3uand la terre trembla...
OUVRAGES DU MEME AUTEUR
Voyage idéal en Italie. 1 vol.
Petite Ville. 1 vol.
Les Bergeries. 1 vol.
La Perse en automobile. 1 vol.
Notes sur l'Amour. 1 vol.
La Révolution Russe. 4 vol. (mars 1917-juin 1918).
Ariane, jeune fille russe. 1 vol.
Les cent quatrains authentiques d'Omar Khayyam,
traduits du persan en collaboration avec Mirza
Muhammed Khan.
Tsar Saltan, traduit de Pouchkine, illustré et décoré
par Natalie Gontcharova. 1 vol.
EN PRÉPARATION
Notes sur l'Amour, avec bois originaux de Pierre
Bonnard.
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset 1921
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CLAUDE ANET
Quand la terre
trembl
cL..
« L'homme survit à des tremblements de
terre, aux épidémies, aux horreurs de la
maladie et à toutes les agonies de 1 ame, mais
de tous temps la tragédie qui l'a tourmenté,
qui le tourmente et le tourmentera le plus,
c'est — et ce sera — la tragédie de l'alcôve. »
L. Tolstoï, cité par M. Gorki.
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PARIS
BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
61, RUE DES SAINTS-PERES
1921
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE QUINZE EXEM-
PLAIRES SUR JAPON NUMÉROTÉS DE 1 A 15 ; CENT
EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER NUMÉ-
ROTÉS DE 16 A 115 ET DEUX CENTS EXEMPLAIRES
SUR VERGÉ PUR FIL LAFUMA, CONSTITUANT LA
PREMIÈRE ÉDITION ET NUMÉROTÉS DE 1 16 à 315.
2é>37
à FÉLIX FÉNÉON,
son ami
C. A.
Quand la terre trembla...
PREMIÈRE PARTIE
I
LA PREMIÈRE SECOUSSE
C'était le samedi 10 mars 1917. Vers les trois heures
de l'après-midi, une jeune fille sortit seule dune maison
de la Znamenskaia. La large rue blanche de neige sous
le soleil clair de cette journée d'hiver présentait un aspect
inaccoutumé. Il y avait peu de passants. Des groupes de
trois ou quatre ouvriers montaient vers la gare Nicolas.
Des femmes du peuple, la tête enveloppée dans des
fichus de laine beige qui encadraient leur visage, regar-
daient immobiles sur les trottoirs. La jeune fille remarqua
qu'un marchand de fruits, au rez-de-chaussée de la maison,
fermait lentement les volets de sa boutique. Une longue
file de tramways était arrêtée dans le haut de la rue, qui
8 QUAND LA TERRE TREMBLA...
était noir de monde. « Que se passe-t-il, se demanda
Lydia, est-ce encore une manifestation sur Nevski ? »
Son frais visage enfantin prit une expression sérieuse.
Mais elle ne put la conserver longtemps. Le sourire qui
lui était naturel reparut sur sa bouche à la lèvre inférieure
un peu forte, creusa deux fossettes sur ses joues rosées
par le froid, éclaira deux grands yeux bleus d'une pureté
de source, et, ayant fermé le col de sa fourrure, elle se
dirigea vers la place Znamenskaia. Plus elle en approchait,
plus la foule devenait dense, et, à une cinquantaine de
pas de la place, elle fut obligée de s'arrêter. Des troupes
barraient la rue. Les soldats du régiment Litovski étaient
là, l'arme au pied ; les baïonnettes au canon accrochaient
des éclats de soleil et, comme ils battaient des pieds sur
la neige glacée pour se réchauffer, leurs grands bonnets
de mouton gris frisé, qui dominaient la masse confuse
des manifestants, avaient un curieux mouvement d'oscil-
lation rythmée. Par moments, Lydia apercevait la place
grouillante de monde et, sous la statue équestre où le
lourd Alexandre III chevauche un plus lourd cheval,
elle vit une rangée de sergents de ville qui faisait une
ligne sombre. Elle aperçut deux ou trois jeunes officiers
devant les troupes et fut frappée de la gravité et de la
tristesse qui se lisaient sur leurs visages pâles. Dans les
groupes, autour d'elle, on discutait avec animation. Il
n y avait là guère que des ouvriers et des étudiants. Ces
derniers, la casquette sur la tête, causaient avec les ouvriers.
Elle se mêla à un groupe. Un tout jeune étudiant, aux
yeux noirs, à la bouche fraîche, mince, délicat et maladif,
parlait à haute voix ; une fièvre le secouait et donnait à
LA PREMIERE SECOUSSE 9
ses paroles un accent singulier. Il y avait quelque chose
en lui à la fois de candide et de passionné qui plut à la
jeune fille. Elle se glissa entre deux ouvriers pour mieux
l'entendre. Il disait :
— Camarades, vous savez que nous sommes avec vous.
Oui, avec vous, nous réglerons le compte du gouverne-
ment. Mais l'heure n'est pas venue. Nous sommes en
guerre. Attendez encore un peu...
A cet instant, son regard rencontra celui de la jeune
fille. Elle était tendue vers lui et il comprit qu'elle approu-
vait ce qu'il disait. Mais la beauté surprenante de ce visage
jeune, la pureté des yeux qui reflétait celle de l'âme, la
passion qu'il y lisait lui causèrent un tel étonnement
qu'il s'arrêta, comme ébloui. Il hésita un instant, chercha
ses mots... Comme il essayait de reprendre la suite de
sa pensée, un grand mouvement se produisit dans la foule;
Les soldats, sur un ordre bref, venaient d'avancer de
vingt pas, et, dans le désordre des gens qui reculaient,
le groupe se dissocia. La jeune fille, sérieuse maintenant,
revint sur ses pas et décida de descendre par les rues
parallèles à Nevski. Elle ne pensait qu'à une chose :
« Les ouvriers veulent-ils vraiment la révolution ? » Des
souvenirs livresques traversaient son esprit. Un beau
jour d'été, le peuple français avait pris la Bastille. Jour
de gloire, disait-on, qui avait mené les soldats français
en vainqueurs à travers toute l'Europe et jusque dans
Moscou. En 1905, il y avait eu ce que les amis de son
père, le prince Serge Volynski, appelaient des troubles,
mais ce que ses amis étudiants nommaient la révolution.
Elle ne se souvenait de rien ; elle avait cinq ans alors,
10 QUAND LA TERRE TREMBLA...
et sa vie d'enfant unique et gâtée n'en avait pas été changée.
Un soir, pourtant, l'électricité manquant, on l'avait cou-
chée aux bougies. Elle-même en avait allumé partout dans
sa chambre. C'était comme une veillée de Noël, et le seul
souvenir qu'elle gardait de la crise était celui d'une fête.
Une révolution pendant la guerre, — non, ce n'était pas
possible. Personne ne la voulait, pas même ces braves
ouvriers si gentils, si bons dans leur rudesse, qui tout à
l'heure la protégeaient contre les mouvements de la foule.
Comme elle se sentait près d'eux, de la même race ! Ils
avaient la même façon de sourire, et des mots très doux.
« Ils peuvent se mettre en colère, pensa-t-elle, comme
papa, mais ce sont de braves gens, incapables d'aucun
mal. » Et puis, elle songeait à la formidable police de
Petrograd et à la garnison qui emplissait les casernes de
la ville. Et voilà que même les étudiants étaient pour
l'ordre, oui, ces étudiants, toujours agités par les idées
nouvelles, ne voulaient pas de la révolution pendant la
guerre. « Il y aura quelques troubles, pensa-t-elle, puis
tout rentrera dans l'ordre. »
Mais quoi qu'elle se dît, elle avait le cœur serré, et sa
tête, qu'elle tenait à l'ordinaire un peu renversée en arrière,
le menton en avant, se penchait maintenant vers les trot-
toirs glissants de neige mal nettoyée. Bientôt un sentiment
plus fort que l'angoisse s'empara d'elle : la curiosité. Elle
voulait voir les acteurs du drame, toucher comme du doigt
ces forces immenses qui s'agitaient là dans la rue à côté
d'elle, regarder les visages, écouter les paroles, deviner
ce que disait l'éclair des yeux. Elle pressa le pas pour
rejoindre par Litiéiny la Perspective Nevski, mais, au
LA PREMIÈRE SECOUSSE 11
coin de Litiéiny, elle fut arrêtée par la foule. Les ouvriers,
lentement, regagnaient le quartier de Wiborg, de l'autre
côté de l'eau. Elle essaya de marcher à contre -courant.
Un grand ouvrier, en touloupe et en bonnet de cuir
fourré, l'arrêta et lui dit doucement :
— Il ne faut pas aller là-bas, ma petite colombe. Cela
va se gâter.
Il sourit et passa.
Elle se réfugia dans l'embrasure d'une porte. Quatre
jeunes ouvriers descendaient, discutant. Elle les suivit
pour entendre ce qu'ils disaient.
— Tu as vu, Vasili, fit le plus petit, dont les yeux
brillaient de plaisir, l'officier a commandé aux cosaques :
« En avant ! », mais les cosaques ne l'ont pas suivi. Si
nous avons les cosaques avec nous, notre affaire est
bonne.
Lydia, pensive, traversa le canal de la Fontanka, gagna
par l'Italianskaia la rue Michel, et, se glissant le long
de l'hôtel de l'Europe, tâcha une fois de plus de parvenir
sur la Perspective Nevski. Des cosaques galopaient légè-
rement sur les trottoirs, retenant leurs petits chevaux.
C'étaient de tout jeunes garçons, blonds et souriants,
fort attentifs à ne pas bousculer les gens avec lesquels
ils échangeaient des propos bienveillants. Une fois de
plus, la jeune fille se sentit pleine de confiance. Tout
cela avait l'air d'une parade de fête. On ne voyait de la
haine sur aucun visage. Il n'y avait pas place pour un
malentendu entre ces joyeux cosaques et ces ouvriers
avec lesquels elle venait de causer. « Oui, tout s'arrangera,
grâce à Dieu, et à l'automne nous gagnerons la guerre ! »
12 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Elle fut fort surprise à cet instant de constater que ses
yeux étaient remplis de larmes et qu elle était émue jus-
qu'au fond d'elle-même. Il fallait croire que l'atmosphère
dans laquelle elle vivait depuis une heure l'avait énervée
plus qu'elle n'avait pensé. « Nous gagnerons la guerre »,
répéta-t-elle avec force.
Comme elle disait ces mots, elle entendit soudain un
coup de fusil, puis, le suivant à une seconde, une péta-
rade de coups secs qui déchirèrent tragiquement l'air
glacé. Alors, ce fut un grand silence, et tout aussitôt une
trombe de gens fuyant Nevski l'entoura. Elle se sentit
soulevée de terre, emportée par le flot furieux ; elle se
retrouva à peu près sur ses pieds et, poussée de droite,
de gauche et par derrière, titubant, elle courut de toutes
ses forces vers la place Michel. Sa seule pensée en ce
moment-là était de ne pas tomber. Elle cessait de s'appar-
tenir ; elle était incapable de lutter contre la peur qui s'était
emparée d'elle comme de toutes les âmes des témoins et
acteurs de cette scène. Tout en courant, elle regardait les
façades des maisons pour voir si elle pourrait se faufiler
sous une porte cochère ou dans un magasin. En une
seconde, toutes les portes avaient été fermées. Il n'y avait
de salut nulle part. Dans la rue, les izvostchiks frappaient
leurs chevaux à tour de bras et les traîneaux volaient sur
la neige. Un grand cocher de la cour, menant un landau
aux armoiries impériales, perdit son chapeau. Au coin
de la place, un traîneau, tournant trop court, versa. Dans
sa fuite éperdue, la jeune fille gardait encore quelque
conscience d'elle-même ; elle se compara à un grain de
sable que le vent emporte quand il souffle dans le désert.
LA PREMIERE SECOUSSE 13
Pourtant elle voyait tout, et elle remarqua à peu de dis-
tance devant elle, un homme, avec une pelisse au col de
loutre, qui — par quel miracle ? — restait immobile. Il
était très grand, avec de larges épaules, et il semblait que
rien ne pût l'émouvoir. Il ne bougeait pas, tandis qu'autour
de lui, la foule coulait avec des remous impétueux, comme
les eaux d'un torrent autour d'un roc. Elle l'aperçut
ainsi une seconde, reçut dans le dos un coup qui la fit
trébucher, fit encore quelques pas sans pouvoir reprendre
son équilibre et vint s'abattre aux pieds de celui qu'elle
venait de distinguer.
Elle resta, quelques secondes à peine, étourdie, à demi
consciente. Quand elle reprit ses sens, elle vit que l'homme
à la pelisse s'était penché vers elle et avait passé le bras
autour de sa taille pour la relever. D'une main, il enlevait
la neige qui s'était attachée à son manteau à la hauteur
des genoux. Quand il eut fini, il tourna la tête vers elle
et elle aperçut sa figure. C'était une figure mâle, bien
dessinée, à la bouche grave surmontée d'une petite
moustache taillée en brosse. Les yeux étaient gris cl
sérieux. Mais, quand il regarda la jeune fille, tout de
suite ils s'éclairèrent. Elle se sentait très bien pies de
lui ; la peur l'avait quittée soudainement. Il donnait
l'impression d'une force tranquille, sûre de soi. Et,
comme il la dévisageait, il lui dit, d'une voix très tim-
brée :
— Vous ne vous êtes pas fait mal, mon enfant ?
— Mais non, dit-elle, avec un demi-sourire... Je ne
sais pas comment c'est arrivé. Quelle absurdité !
— Ce qui est absurde pour une petite fille comme
14 QUAND LA TERRE TREMBLA...
vous, c'est d'être ici toute seule. A quoi pensez-vous ?
Il la grondait doucement, la tenant toujours près de
lui. Elle se redressa tout à fait. C'était bien ennuyeux
de quitter l'asile de ce bras. Il semblait vous enfermer
dans un monde enchanté. Et puis elle devinait que,
seule, elle n'aurait plus de courage. Il le fallait, pour-
tant. Elle se dégagea et lui sourit ; elle avait la grâce
et le charme d'une fille, déjà grande, pourtant enfant
encore.
— Comment vous remercier ? fit-elle. Sans vous,
j'étais piétinée par ces fous.
Elle remarqua seulement alors qu'ils étaient seuls,
absolument seuls. La foule avait disparu, on ne sait où.
Même le traîneau renversé n'était plus là. Dans le pro-
longement de la rue Michel, la Perspective Nevski était
vide devant la petite chapelle. Mais deux rangées de sol-
dats étaient visibles entre le Gostiny Dvor et la maison
qui était en face de l'hôtel de l'Europe.
Et, comme elle regardait, voilà qu'un traîneau, mené
par un izvostchik tout tassé sur son siège, parut dans
l'avenue, se dirigea au trot lent d'un cheval fatigué vers
la troupe. Dans le traîneau, un étudiant était affalé ; de
sa manche coulait du sang qu'une jeune femme pen-
chée vers lui étanchait avec son mouchoir. Le traîneau
approcha, à les toucher, des soldats qui restaient alignés
et immobiles. La jeune femme se leva alors, brandissant
le mouchoir ensanglanté.
— Qu'avez-vous fait, frères ? cria-t-elle à pleine voix...
Voilà que vous tirez sur les vôtres !
Il y eut un léger mouvement d'oscillation dans la troupe,
LA PREMIÈRE SECOUSSE 15
puis les soldats ouvrirent leurs rangs, le traîneau franchit
le barrage et disparut.
Cette scène tragique émut la jeune fille. Elle se tourna
vers son compagnon. Il était impassible et elle ne put
rien lire sur son visage, qui semblait s'être durci. Elle
l'interrogea des yeux.
— Il est temps de s'en aller, dit-il d'une voix triste.
Puis-je vous être utile à quelque chose ? Où habitez-
vous ?
Ce n'était plus l'accent de tout à l'heure. Elle le sentit
et répondit avec timidité :
— Sur le quai du Palais, mais je puis rentrer par
la Millionnaia. Il y a un passage. Et, continua-t-elle
avec un peu de trouble dans la voix, j'irai bien toute
seule.
Sans mot dire, il la prit par le bras et ils se dirigèrent
vers la Millionnaia peu éloignée. Les rues étaient désertes,
le calme complet. Il parut à Lydia qu'elle avait eu un
cauchemar. Sa jambe gauche lui faisait mal et elle boitait
un peu, mais elle tâchait autant que possible de ne pas
le montrer. Ils allaient, silencieusement. Arrivés au coin
de la Millionnaia, il s'arrêta et se pencha vers elle.
— Je vous quitte, maintenant, dit-il. Il n'y a aucun
danger. Et je dois retrouver mon traîneau devant l'hôtel
de l'Europe. Il faut que j'aille à la Douma.
Il parlait brièvement, sans explications, mais de nou-
veau sa voix avait ce quelque chose de caressant que la
jeune fille avait noté tout à l'heure, lorsqu'il lui avait
adressé pour la première fois la parole. Elle ne savait
que dire. Il était peu agréable de quitter ainsi cet ami
16 QUAND LA TERRE TREMBLA...
de quelques minutes ; un ami... Le mot l'arrêta un ins-
tant, un ami d'une demi-heure tout au plus. Mais, un
ami, n'est-ce pas quelqu'un sur qui on peut s'appuyer
et qui vous protège ?... Elle accepta le mot et regarda
son interlocuteur.
— Nous nous reverrons, dit-elle.
— Dieu donne, fit-il.
Il s'inclina devant elle, lui serra la main avec force et
disparut.
Lydia, seule, hésita un instant, puis se décida à passer
par une petite rue pour rentrer chez elle par le quai.
Elle arriva en deux minutes au quai du Palais. Le soleil
venait de se coucher. Il était cinq heures. Une lumière
adoucie tombait des nuages dorés sur le magnifique
paysage qui s'étendait devant elle : la Neva, dont la
neige recouvrait encore les glaces ; à gauche, l'envolée
unique du pont du Palais ; à droite, les piles massives du
pont Troïtski et, en face d'elle, comme un grand animal
accroupi au bord du fleuve, les bâtiments lourds et bas
de la forteresse Pierre -et-Paul. Mais la flèche s'élevait
aiguë dans le ciel, si haut qu'elle semblait devoir accro-
cher un nuage, fine comme une aiguille, et l'or qui la
recouvrait paraissait avoir gardé quelque part de l'éclat
du soleil qui venait de disparaître. Un calme comme on
n'en connaît que dans ces admirables paysages septen-
trionaux régnait sur la nature. « Oui, tout est là, se dit
Lydia, tout est là, comme hier, à sa place. » Et, sans en
comprendre la raison, elle sentit une onde de bonheur
monter en elle.
LA PREMIÈRE SECOUSSE 17
L'hôtel du prince Volynski avait une façade de peu
d'importance. Mais, derrière les petits salons qui donnaient
sur la Neva, on trouvait une salle de bal blanc et or,
une galerie de tableaux, toute une suite d'appartements
riches et magnifiques, dans le style noble des premières
années de Nicolas Ier.
Une fois passées les triples portes qui défendaient la
maison du froid, on arrivait dans un vestibule tiède cette
année encore, malgré la guerre, malgré le manque de
charbon et de naphte. On manquait de combustible dans
les usines, mais les vieux habitants de la capitale avaient
pris leurs précautions dès longtemps, et leurs caves gar-
nies de charbon, leurs cours pleines de beau bois de
bouleau entassé jusqu'à la hauteur du premier étage,
leur assuraient un hiver confortable.
Dès qu'elle rentrait chez elle, et jusqu'à une ou doux
heures du matin, Lydia se rendait chez son père.
C'était un homme déjà âgé et fatigué plus par la maladie
que par les ans. Ses jambes alourdies refusaient leur
service, et le prince ne quittait guère une petite chambre
tapissée de livres dont la fenêtre avait vue sur la Neva
et qui était meublée très simplement de fauteuils et d'un
canapé de cuir vert. Il se tenait assis dans un grand fau-
teuil, entre la table et la cheminée, les jambes recouvertes
d'un plaid à carreaux noirs et blancs, et une canne à
poignée d'ivoire était à portée de sa main. Bien que la
maison fût chauffée par un calorifère, le prince faisait
brûler, d'octobre à mai, un feu de bois dans la cheminée
et une de ses distractions favorites était de lancer dans
les bûches de grands coups d'un tisonnier qui n'avait
2
18 QUAND LA TERRE TREMBLA...
pas moins de quatre pieds de long. Et, tout en tisonnant,
il parlait aux bûches, et leur adressait quelques pro-
pos coupés d'accès de toux qui secouaient son grand
corps d'une extrême maigreur et sa figure creusée, au
nez mince et accentué, aux yeux profonds et caves sous
deux arcades sourcilières hérissées de poils noirs, tandis
que sa barbe, coupée en pointe, était déjà blanche.
— Tu ne te sauveras pas, ma chère, criait-il à une
bûche, en lui appliquant des coups de tisonnier. Il faudra
bien que tu y passes.
Et, avec maladresse, il la poussait et la retournait
jusqu'à ce que la flamme en jaillît.
D'autres fois, il se mettait à causer avec elles et leur
disait :
— D'où viens-tu, hein ? Te souviens-tu des matins
de printemps dans les forêts de Finlande, quand tu avais
encore de la neige sur les pieds, mais que déjà le soleil
jouait dans tes branches, que tu sentais le frisson de la
vie nouvelle au fond de ton cœur engourdi et qu'au bout
de tes rameaux les bourgeons se gonflaient presque
douloureusement tant ils avaient envie de s'ouvrir ?...
Et quel voyage pour venir jusqu'ici ! Les belles barges
coloriées qu'un remorqueur traînait à travers le lac
Ladoga ! Et te voilà ici, ma chère... Tu accomplis ta
destinée, qui est de réchauffer les vieux os du prince
Serge Volynski !
Souvent Lydia, blottie sur le canapé, tout auréolée
de ses beaux cheveux blonds épars, écoutait les conver-
sations de son père avec les bûches. Il avait le don d'animer
tout ce qu'il disait et de faire rêver longtemps son enfant,
LA PREMIERE SECOUSSE 19
qui restait sans mot dire, les yeux grands ouverts. Comme
elle aimait son père ! Il y avait entre eux une entente si
secrète, si profonde, qu'elle échappait à l'analyse et sem-
blait à Lydia tout simplement miraculeuse. Quelles que
fussent les paroles qu'ils échangeassent, elle sentait à un
regard, à un silence, à une inflexion de voix, qu'elle était
pour lui quelque chose d'unique au monde et qu'elle-
même n'aurait jamais pour personne les sentiments
qu'elle avait pour ce vieillard malade aux yeux de feu.
Ses rapports avec sa mère étaient bien différents. La
princesse Hélène avait été très belle, très courtisée.
Longtemps, elle n'avait pas eu d'enfant. Vers la trentaine
seulement, une fille, Lydia, lui était née. La princesse
avait continué de mener une existence brillante, puis peu
à peu, l'âge venant, elle était devenue casanière. Elle
sortait moins, rétrécissait le cercle de ses relations. Elle
se mit à vivre presque entièrement chez elle, s 'occupant
on ne sait à quoi, car elle ne dirigeait même pas son
ménage. Elle n'accompagnait plus, en été, son mari et
sa fille à leur propriété de Petrovskoe, près de Smolensk,
se levait plus tard chaque jour, avait horreur de la lumière
qui n'était pas artificielle, veillait la nuit et se couchait
au matin. La guerre éclata, alors qu'elle était déjà presque
recluse. Ce lui fut une occasion de se renfermer complè-
tement chez elle. Elle ne supportait que la présence d'un
vieil ami, le général Vassilief, qui depuis vingt ans et plus
brûlait pour elle du plus passionné des amours plato-
niques. Il passait de longues heures chaque jour auprès
d'elle et dînait régulièrement à l'hôtel du quai du Palais.
La princesse, dans son isolement, gardait le caractère
20 QUAND LA TERRE TREMBLA...
le plus charmant, le plus aimable, le plus soutenu dans la
même humeur tempérée. Elle voyait peu son mari et sa
fille, mais se passait difficilement d'eux. Lydia l'aimait
tendrement, comme on aime un être faible et qui a besoin
de protection. Mais il n'y avait pas entre elles l'intimité
entière qui régnait entre elle et son père.
Ce dernier, depuis quelque temps, la taquinait par-
fois.
— Eh ! petite, disait-il, tu grandis, te voilà une femme.
Bientôt viendra un bel officier qui t'enlèvera. Ah ! s'il
ne se conduit pas bien avec toi, gare à lui !
Et de sa main sèche il brandissait sa canne.
Lydia répondait :
— Je n'aime pas les jeunes gens, papa. Ils ne trouvent
rien à me dire qui me touche. Et puis, je suis une petite
fille, tu sais.
Le prince toussait pour cacher son émotion.
Ce jour-là, lorsqu'elle entra dans la chambre de son
père, il était occupé à lire le journal du soir. On n'y trou-
vait pas un mot sur les événements qui depuis la veille
agitaient la capitale. Une censure plus habile que la
police supprimait les troubles. L'empereur était au grand
quartier général, à dix-huit heures de Petrograd ; le front
— tranquille comme à l'ordinaire pendant les six mois
d'hiver. Ce qui n'empêchait pas les critiques militaires
d'écrire deux colonnes sur ce néant de guerre. Seule, la
rubrique « Ravitaillement » pouvait donner quelques
inquiétudes aux lecteurs attentifs du journal. On y lisait
que le charbon arrivait mal, que quelques usines avaient
LA PREMIERE SECOUSSE 21
dû interrompre le travail, que les trains de blé étaient
attendus de Sibérie, mais que pour le présent la réserve
de la ville était au plus bas.
Lydia avait l'habitude de raconter à son père tout ce
qu'elle avait vu et fait dans la journée. Mais elle jugea
que, si elle disait que la troupe avait tiré sur Nevski, le
prince s'alarmerait et que peut-être aussi on l'empêcherait
de se rendre le lendemain soir chez une amie où elle
devait danser. Du reste, d'ici demain, tout rentrerait
dans l'ordre. Elle se borna donc à expliquer que la Pers-
pective Nevski était barrée par la police et donna mille
détails sur les conversations qu'elle avait eues avec les
ouvriers, sans oublier de noter le rôle pacificateur des
étudiants de l'Institut polytechnique.
Le prince l 'écouta en silence.
— J'espère que cette honte nous sera épargnée, con-
clut-il.
Et il se mit à bourrer dans la cheminée les bûches qui
reçurent une dégelée de coups de tisonnier.
II
CRAINTES ET JOIES PASSAGÈRES
Le lendemain, l'agitation ne fit qu'augmenter. On se
battait sur Nevski, devant la gare Nicolas, sur la Perspective
Souvarof et en bien d'autres points de la ville. Les troupes
restaient indifférentes et, seule, la police supportait le
poids de la lutte. Des cortèges d'ouvriers se formaient,
peu nombreux, il est vrai. Ils brandissaient des étendards
rouges sur lesquels on lisait : « A bas la guerre ! Vive la
révolution sociale ! » D'aucuns disaient que c'étaient là
des agents provocateurs, que le ministre de l'Intérieur
lui-même avait suscité et organisé l'émeute pour mieux
écraser le parti socialiste, auquel les difficultés du ravi-
taillement et la longueur de la guerre donnaient une force
accrue. D'autres affirmaient que la révolution se ferait
pour mettre fin à la trahison des ministres, pour couper
court aux intrigues de Protopopof avec l'Allemagne et
aux menées germanophiles du parti de l'impératrice.
Mais était-on à la veille de la révolution ?
Il y avait des années et des années qu'on la prédisait.
Les Russes, parlant du régime impérial, disaient : « Ça
ne peut pas durer », par ce besoin naturel qu'ils ont de
CRAINTES ET JOIES PASSAGÈRES 23
déclarer intolérable un état de choses dans lequel ils
s'arrangent cependant pour vivre avec confort, agrément
et profit. Les classes sociales les plus opposées semblaient
désirer la révolution et, dans la famille impériale même,
elle trouvait des partisans qui ne cachaient pas leur
opinion.
Et voilà qu au moment de la réaliser, un revirement
soudain se produisit. Personne n'en voulait plus. Le sen-
timent général était celui de la peur. Où allait-on ? Vers
quel inconnu redoutable était-on entraîné ? Un vent
froid glaça les âmes. Les chefs eux-mêmes des partis
qui avaient travaillé à agiter les esprits et à rendre plus
aigu le malaise tremblaient maintenant. Les Cadets et
leur chef Milioukof, qui avaient attaqué le régime en
pleine guerre avec une violence démagogique, repous-
saient la révolution qui était à portée de leur main. Les
leaders des partis socialistes de la Douma eux-mêmes
étaient opposés au mouvement, et un jeune avocat,
dont on disait qu'il avait un grand talent et qui s'était
fait écouter à la Douma, A. F. Kerenski, essayait, le
samedi soir encore, d'arrêter les ouvriers dans une réunion
qu'il eut avec leurs chefs. La peur du lendemain était
partout.
Par une brusque volte-face, la peur, deux jours plus
tard, se changea en une joie frénétique, et notre petite
amie Lydia y fut participante comme à peu près tous les
habitants de Pétrograd. Le lundi matin 12 mars, la troupe
passa au peuple et, en un clin d'œil, la révolution fut
faite.
24
QUAND LA TERRE TREMBLA.
C'était encore une journée magnifique et froide de
soleil sur la neige. Au commencement de l'après-midi,
un certain nombre de personnes, appartenant à la meil-
leure société de la capitale, étaient réunies dans une maison
de la Millionnaia, qui se trouvait derrière l'hôtel du prince
Serge Volynski, dont elle n'était séparée que par une
vaste cour. L'appartement du rez-de-chaussée était habité
par un certain Ivan Choupof-Karamine, qui avait occupé
un poste élevé au ministère de l'Intérieur, dans un des
derniers cabinets de l'empereur. C'était un personnage
bien connu pour sa causticité, pour ses vices, pour la
splendeur de l'hospitalité qu'il exerçait. Il avait épousé
une femme de vingt ans plus jeune que lui, dont on ne
savait trop d'où elle venait, mais qui, à force d'art et
d'artifice, était arrivée à faire de sa maison l'une des plus
recherchées de Pétrograd. Nathalie Choupof-Karamine
était aimable et souriante, mais la volonté y avait plus
de part que la nature, et le constant sourire qu'elle s'im-
posait avait creusé aux commissures des lèvres de fines
rides, comme on en voit, plus marquées, à la bouche
des hommes politiques. Elle avait un défaut bien rare en
Russie, où le naturel court les rues et même les salons.
Elle avait gagné par une certaine déférence un peu servile
envers les puissances du jour, quelles qu'elles fussent et
si changeantes qu'on les vît, le droit d'être inscrite dans
le Livre des Snobs, dont un nombre infime de pages est
réservé au monde russe. Cette belle dame, ce jour-là,
dès avant midi, voyant l'émeute triompher du gouverne-
ment, avait téléphoné à plusieurs de ses amis de venir
chez elle pour acclamer les vaillants soldats, « ces héros
CRAINTES ET JOIES PASSAGERES 25
de la plus grande et de la plus pacifique des révolu-
tions ».
Une vingtaine de personnes du voisinage, dont Lydia,
étaient là, groupées aux fenêtres du rez-de-chaussée,
regardant passer les héros. Ils défilaient en désordre dans
la rue, un ruban rouge au fusil, une cocarde à la poitrine,
sans officiers, se rendant pêle-mêle au palais de la Douma,
qui, maintenant, appartenait au peuple. Le désagréable
était que ces héros, lâchés à travers la ville, manifestaient
leur enthousiasme en tirant en l'air des coups de fusil ou
de revolver. Lorsque le coup partait droit sous les fenêtres
de l'appartement Choupof-Karamine, les visiteurs qui
l'occupaient avaient bien de la peine à réprimer un mou-
ment nerveux ou une contraction subite du visage.
— Ce n'est qu'un jour à passer, disait la souriante
Nathalie. Nos soldats sont si bons ! Demain, ils rentreront
dans l'ordre, puisqu'ils ont obtenu tout ce qu'ils voulaient
et donné la liberté à notre cher peuple.
— Oui, cria la petite princesse Mirskaia, qui ne cessait
de battre des mains au passage des troupes débandées,
demain, avec le même élan, ils courront à la frontière
et montreront aux Allemands ce qu'est la force d'un
peuple libre.
— Quel admirable spectacle ! dit une autre femme.
Cela ne peut être ainsi que chez nous.
— Nous ferons voir à l'Europe, ajouta un grave per-
sonnage, que la Russie seule peut faire une grande révo-
lution sans verser une goutte de sang.
— Oui, c'est beau, dit à son tour Lydia, dont le jeune
visage était rosé par l'enthousiasme, tout le monde sent
26 QUAND LA TERRE TREMBLA...
la même chose aujourd'hui. Nous sommes tous frères.
Je voudrais aller à la Douma. Il s'y passe des scènes
magnifiques. Pourtant, ajouta-t-elle avec un sourire où
se lisait un peu de confusion, je n'aime pas beaucoup
ces coups de fusil...
— Ce n'est rien, charmante petite amie, reprit Nathalie
Choupof-Karamine, un premier moment d'ivresse, un
peu de désordre bien excusable.
Cependant le flot des soldats avait passé et la rue était
à peu près vide. Quelques civils se hâtaient sur les trot-
toirs pour regagner leur logis.
A ce moment, Lydia vit en face d'elle l'homme qui
l'avait secourue deux jours auparavant à la rue Michel.
Il marchait lentement, mais de sa personne et de sa
démarche se dégageait quelque chose d'autoritaire et de
puissant à quoi Lydia le reconnut immédiatement.
Elle se tourna vers Nathalie et lui demanda :
— Savez-vous qui est ce monsieur sur le trottoir
opposé ?
— Mais oui, ma chère, il est bien connu à Pétrcgrad.
Sa vie est un roman. Jeune homme, il a mené une existence
brillante, a eu tous les succès du monde. A trente ans,
il s'est épris d'une jeune fille, l'a épousée, et depuis il a
disparu. Il est devenu sauvage, renfermé. Sauf pour ses
affaires, qu'il mène admirablement, il ne sort pas de chez
lui. Voilà, je crois, quatorze ans que cela dure. Il ne s'est
pas lassé de sa femme ; elle ne s'est pas fatiguée de lui.
C'est le couple le plus uni de la ville ; ils se suffisent à
eux-mêmes et reçoivent à peine. Il a l'air plus sombre
que d'habitude. Evidemment, la révolution va trou-
CRAINTES ET JOIES PASSAGÈRES 27
bler nos gens d affaires... Bah ! ils s'adapteront vite.
— Vous ne m'avez pas dit son nom, dit Lydia d'une
voix sérieuse, tout en suivant des yeux le passant.
— Il s'appelle Nicolas Vladimirovitch Savinski ; il est
président de la Banque du Nord.
— Savinski, dit le maître de la maison, s 'approchant
soudain. Il faut que je le voie.
On remarqua seulement alors qu'Ivan Choupof-Kara-
mine n'avait pris aucune part à la joie générale et ne s était
même pas approché des fenêtres.
Sa grosse figure pâle et bouffie, ses joues tremblantes,
qui le faisaient ressembler à Louis XVIII, étaient aujour-
d'hui blêmes.
— Savinski, ajouta-t-il très agité, je dois lui parler.
Il regarda par la fenêtre, puis, rassuré :
— Je cours après lui. Mais peut-on sortir ? Tire-t-on
encore ?
Et, de toute la vitesse de ses petites jambes, il roula
vers la porte. Mais il revint brusquement sur ses pas,
se précipita sur une gerbe de fleurs qui ornait le coin du
salon, arracha le large ruban rouge qui la liait, le passa
à sa boutonnière et s'en fit une énorme cocarde.
— Il faut se mettre à la mode, dit-il en ricanant.
Et c'est ainsi qu'Ivan Choupof-Karamine, hier encore
ministre de Sa Majesté Nicolas II, descendit dans la rue,
la boutonnière fleurie de l'emblème rouge, le premier
jour de la révolution.
Mais il ne put rattraper Savinski, qui avait de l'avance
et qu'il vit disparaître au coin de la place Souvarof.
Choupof-Karamine, essoufflé, s'arrêta. L'aspect inaccou-
28
QUAND LA TERRE TREMBLA...
tumé de la rue presque vide lui fit soudainement peur ;
il tourna sur ses talons et rentra chez lui.
Savinski allait d un pas régulier, regardant de droite
et de gauche, cherchant un traîneau. Mais ce lundi, les
izvostchiks de Petrograd étaient restés chez eux, et cela
seul aurait suffi à changer la physionomie de la ville, car
leur corporation avait jusqu'alors semblé indifférente
aux troubles qui agitaient la capitale. Les jours précédents,
on les voyait encore, ou flâner au pas lent de leurs chevaux
et se détourner pour laisser passer alternativement des
troupes de soldats et des cortèges de manifestants qu'ils
ne semblaient pas distinguer les uns des autres, ou sta-
tionner à l'ordinaire au coin des rues, accroupis sur leur
siège, leur bonnet de fourrure enfoncé sur la tête, à demi
endormis, leurs petits yeux à peine ouverts, perdus dans
le rêve éternel qui les possède.
Mais ce lundi de la révolution, ils étaient restés chez
eux à boire du thé et à grignoter une croûte de pain.
Savinski, qui habitait sur la rive droite de la Neva,
s'engagea sur le pont Troïtski. Il ne prêtait aucune atten-
tion au spectacle qui l'environnait. A peine remarqua-t-il
le passage fréquent d'automobiles militaires. Et, sur les
marchepieds d'avant, de chaque côté, un soldat était
couché sur le garde-crotte, le fusil tendu devant lui,
donnant ainsi une image baroque et moderne des Vic-
toires antiques. Près du pont de Litiéiny, des gens
traversaient le large fleuve sur la glace. Le soleil était
déjà bas dans le ciel. Savinski fut surpris de voir que le
drapeau national aux trois couleurs flottait encore sur la
CRAINTES ET JOIES PASSAGÈRES 29
forteresse Pierre-et-Paul. L'air était froid et le vent aigu.
Savinski, après une marche d'une vingtaine de minutes,
s'arrêta devant un grand immeuble de la Perspective
Kamenno-Ostrof, où il avait son appartement. Sa femme
l'attendait et, dès qu'elle entendit le bruit de la porte
qui s'ouvrait, courut à lui et l'embrassa. Sophie Savinskaia
était une belle personne d'une trentaine d'années. Elle
portait les cheveux en bandeaux, ce qui accentuait encore
la régularité de ses traits et donnait une importance plus
grande à ses beaux yeux noirs et tranquilles. Elle aurait
pu avoir les plus grands succès ; elle les méprisait et n'allait
pas dans le monde. Elle s'accordait sur ce point avec
l'humeur nouvelle de l'homme qu'elle aimait. On ne le9
vit nulle part. Au sein de la société la plus libre d'Europe,
ils donnèrent l'exemple rare d'un ménage dont on ne
pouvait dire rien, ni sur la femme, ni sur le mari. Ils
avaient, au moment où commence ce récit, trois enfants,
l'aîné, Boris âgé de douze ans, et deux filles de dix et qua-
tre ans. Mme Savinski attendait un bébé pour l'automne.
Elle serra son mari dans ses bras, plus tendrement
encore que d'habitude, et lui dit d'un ton de voix
anxieux :
— Comme j'ai eu peur ! Où étais-tu ? Donne-moi les
nouvelles.
Nicolas Savinski haussa un peu les épaules.
— Rien de bon, ma chère, dit-il. Comme tu le sais,
les soldats ont passé au peuple.
— Mais, d'après ce que j'ai entendu, il n'y a pas de
désordre, fit-elle, en entraînant son mari dans un petit
salon, pas de sang répandu, grâce à Dieu. Nous aurons
30 QUAND LA TERRE TREMBLA...
un gouvernement de braves gens, ton ami le prince
Lvof sans doute, Rodzianko, Milioukof.
Le front de Savinski se plissa. La préoccupation se
lisait sur son beau visage ; il fit un effort, sourit et dit :
— Ma chère Sonia, nous entrons dans des temps trou-
blés. Ce que sera demain, personne ne peut le prévoir...
Tu ne connais ce pays que par ton cœur. J'ai peur que
tu ne te fasses des illusions. En tout cas, pour toi et pour
les enfants, l'atmosphère de Pétrograd va devenir mauvaise.
Sitôt le dégel venu, vous irez à la campagne, mais pas chez
nous, cette fois-ci. J'écrirai demain à un agent à Hel-
singfors de vous trouver une villa en Finlande, près de
Wiborg. Je pourrai vous voir ainsi et rester en contact
avec vous. Et, si les choses se gâtent trop, je passerai
aussi la frontière. J'ai de l'argent à l'étranger : nous pour-
rons y attendre la fin de la bourrasque... ou de la tem-
pête.
Ce fut au tour de Sophie de froncer les sourcils et de
prendre un air anxieux. Mais elle n'ignorait pas qu'il
fallait éviter de heurter son mari de front et se borna à
dire :
— Tu sais que je n'aurai aucune paix à vivre loin de
toi, te sachant ici. A chaque minute, je m'alarmerai, et
si les journaux annoncent des troubles dans la ville, que
deviendrai -je ?
— Voyons, voyons, ne laisse pas courir ton imagina-
tion. Tout s'est passé le plus tranquillement du monde.
Et le plus dur est fait...
Nicolas développa ces pensées rassurantes, mais son
âme était envahie par de sombres pressentiments. Il
CRAINTES ET JOIES PASSAGERES 31
était resté sensible, bien qu'il s'en défendît. Le spectacle
des trois jours qui venaient de s'écouler, les combats
dans la rue, l'anarchie visible lui avaient fait l'impression
la plus désagréable. Il ne pouvait effacer de sa mémoire
les tableaux qu'il avait eus sous les yeux et, entre tous,
deux se détachaient avec une extrême netteté.
Le premier était celui du samedi dernier, où, alors qu il
attendait son traîneau devant l'hôtel de l'Europe, des coups
de feu tirés par la troupe avaient éclaté sur Nevski. Ces
premiers coups de feu, il ne les oublierait jamais ; ils
étaient les précurseurs de la plus horrible des guerres,
la guerre civile. Puis, le flot tumultueux de la foule épou-
vantée, la peur qui se lisait dans tous les yeux, le désordre
plus affreux que tout, et, finalement, cette petite fille
qui était venue s'abattre à ses pieds. Comme elle était
jolie et fraîche, cette enfant ! Il voyait encore son visage
effrayé, ses yeux implorants, et cette lèvre inférieure un
peu forte, légèrement fendue dans son milieu, et qui
tremblait. Elle semblait un oiseau blessé par un chasseur,
qui tombe, et dont le cœur bat à grands coups dans la
main de l'homme qui le ramasse. Que de corps délicats
seront meurtris dans cette lutte, avait-il pensé alors, et
cette impression avait été si vive qu'elle ne s'était pas
effacée.
La seconde scène, il l'avait vécue le jour même. Dans
la cohue des soldats décorés de rouge qui passaient
sur Nevski où il se trouvait, il s'était réfugié dans le
vestibule d'une maison, dont le suisse qui le connaissait
lui avait entr 'ouvert la porte. Quelques personnes y
avaient cherché asile et, parmi elles, il remarqua un
32 QUAND LA TERRE TREMBLA...
colonel d'état-major, aux épaulettes noires et blanches.
C'était un homme cTim certain âge, à la figure réfléchie
et intelligente. Il était là, affreusement pâle, et Savinski
avait remarqué qu'il tressaillait un peu à chaque coup de
feu. Pourtant, il l'aurait juré, le colonel n'avait pas peur.
C'était autre chose qui le bouleversait, quelque chose
de très profond, d'inexprimable. Et, soudain, un aspirant
officier était entré et était allé au colonel avec lequel û
avait eu une vive conversation à voix basse. Savinski
s'était rapproché. Il entendit l'aspirant :
— Il le faut, il le faut absolument... On a tué le
général commandant la Fonderie à Litiéiny et, tous les
officiers qu'ils rencontrent, ils les dégradent...
Le colonel ne dit rien, mais son visage était bouleversé.
Il haussa les épaules.
— Que faire ? dit-il.
Et l'aspirant se mit à lui enlever ses épaulettes ; il le
faisait avec toute la douceur possible. Puis, quand il eut
terminé, il les tendit au colonel qui les glissa dans sa poche.
Savinski crut voir une larme, une seule larme, dans ses
yeux secs et brillants.
— Allons, fit le colonel.
Il sortit et Savinski, sur ses talons, le suivit le long des
maisons. Il marchait avec peine et semblait avoir vieilli
de vingt ans.
Savinski ne pouvait effacer cette scène de sa mémoire,
et devant ses yeux alternaient les images de la jeune fille
qu'il avait ramassée à ses pieds, et du colonel sur qui se
penchait l'aspirant. Il les voyait encore au moment où,
dans le calme de son petit salon, il disait à sa femme
CRAINTES ET JOIES PASSAGÈRES 33
mille choses tranquillisantes sur l'avenir. Il réussit à la ras-
surer et, lorsque le dîner où ils retrouvèrent leurs enfants
fut servi, Sonia avait repris son humeur paisible. Le petit
Boris, grand pour son âge, bien planté et aux yeux vifs,
voulait avoir des détails sur la journée. Le lycée où il
faisait ses études avait été fermé ce lundi-là et son père
lui avait interdit de sortir, ce que Boris avait fort mal
pris. Il ne savait des événements que ce que les domes-
tiques lui avaient rapporté et leurs récits dramatiques
avaient enfiévré le jeune garçon. A les entendre, des
flots de sang coulaient dans les rues ; la moitié de la gar-
nison était restée fidèle à l'Empereur et des régiments
sûrs, envoyés d'urgence du front du nord distant de
quelques centaines de verstes seulement, allaient rétablir
l'ordre dans la capitale. Nicolas Savinski écoutait avec
plaisir les propos passionnés de son fils et, à la façon dont
il le regardait, il était aisé de voir qu'il aimait cet enfant
et en était fier.
Avec calrm, le père remit les choses au point et
continua devant sa femme à parler de la révolution de
le plus optimiste. Cela ne satisfit pas Boris qui s'écria :
— Mais, papa, cela ne peut pas se passer ainsi ! Tu
n'y penses pas ! On va se battre, pour sûr. Ah ! si j étais
un homme, je prendrais un fusil.
— Pour qui ? interrompit le père.
— Pour la liberté, jeta avec enthousiasme le petit.
— Je crois, mon chéri, dit Savinski, qu'il n'y aura pas
de bataille. Personne ne veut plus se battre.
Et sa voix, sans qu'il le voulût, avait repris une intona-
tion triste et grave.
3
34 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Sonia passa une inquiète semaine. Les événements
se précipitaient avec une rapidité qui donnait le vertige
et la laissait comme essoufflée. En huit jours, il ne restait
rien de l'armature ancienne qui soutenait l'empire russe
et faisait régner l'ordre et la paix d'Arkhangel aux monts
du Caucase, de la Bérésina jusqu'aux rives du Pacifique.
Mais Sonia ne voyait pas si loin. Elle pensait aux réper-
cussions que la crise aurait dans son propre ménage.
Voilà qu'elle allait être obligée de se séparer de son mari,
de le laisser seul dans une ville en anarchie. Elle avait
trouvé le bonheur dans le cercle enchanté qu'éclairait
la lampe familiale et dans lequel se mouvaient son mari
et ses enfants. Elle n'avait d'autre ambition que de con-
server le trésor qui était sien. Elle laissait le soin des
affaires d'Etat à d'autres. Elle voulait l'ordre public pour
son bonheur privé.
Mais les jours coulaient, l'ordre ne venait pas. Avec
tous les habitants de Pétrograd appartenant à sa classe,
elle constatait qu'on se trouvait en face d'un néant. Et
chez elle, comme chez eux, une fois la première semaine
terminée qui vit l'effondrement définitif de l'Empire
par l'abdication du Tsar, de nouveau le sentiment de la
peur domina. Ce n'était pas qu'on fût menacé directement
dans ses biens et dans sa personne. L'effervescence du
début passée, la capitale était redevenue calme. Les soldats
étaient dans les casernes ; les officiers avaient repris leur
place ; les théâtres jouaient à l'ordinaire ; les magasins
étaient ouverts ; personne n'avait quitté la ville ; les rues
étaient pleines d'une foule bourdonnante et mille meetings
joyeux assemblaient les gens aux carrefours. Mais la
CRAINTES" ET JOIES PASSAGERES 35
capitale entière était la proie d'une angoisse très secrète,
dont on ne parlait pas, qu'on affectait d'ignorer, mais
qui était perçue pourtant par tous et qui se révélait,
quoiqu'on en eût, par une nervosité inaccoutumée, par
la fièvre qui agitait chacun, par un éclat soudain du regard,
par un rire trop bruyant. Cette angoisse était faite moins
encore de la peur ressentie pendant la lutte que de l'incer-
titude du lendemain. Il semblait que le grand vaisseau
qui portait la fortune de la Russie eût soudain perdu son
pilote et son équipage pour entrer seul, toutes voiles
gonflées, sur une mer orageuse et semée de récifs.
III
JUNKERS ET RÉVOLUTIONNAIRES
Lydia n'avait pas d'ami plus intime que son cousin
Paul Volynski, garçon de vingt ans avec lequel elle avait
joué gamine et sur lequel, depuis que ses jupes s'étaient
allongées, elle exerçait un despotisme qu'il acceptait avec
la plus extrême faveur. Paul s'était engagé très jeune la
première année de la guerre, avait été blessé en 1916,
envoyé dans un hôpital à Pétrograd, puis était entré à
l'école des junkers (aspirants officiers), dans le Palais d'Eté
où le tsar Paul Ier avait été assassiné, à dix minutes à
peine de l'hôtel de son oncle. Aussi le voyait-on chez ce
dernier à toutes ses heures de liberté. C'était un grand
garçon, qui, malgré la guerre, malgré sa blessure, malgré
ses vingt ans, avait gardé une figure quasi enfantine et
de beaux yeux, bleus comme ceux de sa cousine, qui
faisaient se retourner les femmes dans la rue. Mais Paul
alors rougissait et hâtait le pas. Ce premier dimanche de
la révolution, il vint déjeuner chez Lydia. Il l'avait à peine
vue depuis le changement de régime et il en avait gros
à dire sur les événements de la semaine et les émotions
qu'il avait ressenties.
JUNKERS ET RÉVOLUTIONNAIRES 37
— Tu sais, lui raconta-t-il en arrivant, dimanche
dernier a été le jour le plus terrible de ma vie. J'ai cru
que je me tuerais. Nous étions consignés à l'école ; nous
savions ce qui se passait dans la ville et l'on entendait
des coups de feu sur Nevski. Imagine-toi que, vers une
heure, le bruit a couru que nous allions descendre en
armes dans la rue pour soutenir la police. Aussitôt, je
nous vis en rangs sur la Perspective, et devant nous les
ouvriers qui nous interpellaient. L'officier les sommait
de se disperser. Et ils continuaient d'avancer sur nous.
Et je voyais leurs yeux ; il n'y avait aucune colère chez
eux, je le comprenais bien. C'était une force inexprimable
qui les poussait contre nous. A ce moment, le commande-
ment retentit : « En joue ! », et, alors, j'ai cru...
— Mais, Paul, interrompit Lydia qui avait pâli à
écouter son cousin, tu n'as pas été sur Nevski...
— Mais non, je n'y ai pas été, et ce que je te raconte,
je l'ai pensé au moment où on nous a fait savoir que nous
serions appelés dans la rue et, alors, j'ai vu, comme je te
le dis, ce qui se passerait là-bas... Mon émotion a été
si forte que j'ai pensé à me tuer plutôt que d'y aller.
Il était encore tout ému à l'idée du drame qui s'était
joué en lui.
— Grâce à Dieu, dit-il, l'ordre n'est pas venu.
Après déjeuner, ils sortirent et, par la place du Palais
d'Hiver, gagnèrent la grande artère de la révolution, la
Perspective Nevski. Le temps était brumeux et mou.
Une tempête d'une violence extrême avait éclaté le ven-
dredi et des tas de neige fraîche encombraient encore les
rues. Mais la bourrasque avait mis fin à la période de froid
38 QUAND LA TERRE TREMBLA...
dont avaient souffert cruellement les habitants de Pétro-
grad, et, bien qu'il gelât encore, on pouvait prévoir,
quelques souffles d air plus doux, le dégel prochain.
Nevski avait son aspect accoutumé des dimanches et
un double flot de promeneurs, pour la plupart portant
la cocarde rouge, coulait en sens contraires sur les trottoirs.
Il y avait un nombre infini de soldats, oisifs, errants ;
ils semblaient ne savoir trop que faire de la liberté gagnée,
sauf qu'ils en profitaient pour ne plus saluer les officiers
rencontrés qui avaient replacé leurs épaulettes sur leurs
manteaux. Pourtant, ils ne cachaient pas une certaine
joie naïve. Lydia le fit remarquer à son cousin. Celui-ci
lui répondit aussitôt :
— Ils sont contents parce qu'ils savent qu'ils ne se
battront plus.
— Les pauvres, il faut avouer que c'est bien naturel,
jeta ingénument Lydia.
Paul, après un instant de réflexion, sourit et dit avec
bonne humeur :
— Tu as raison, chérie, être dans les tranchées n'est
pas drôle. Regarde, ajouta-t-il, en désignant un groupe
de soldats portant chacun un sac pesamment chargé.
Sais-tu où ils vont, ces gaillards ? Ils vont à la gare Nicolas
prendre le train qui les ramènera à leur village. La guerre
est finie pour eux. Et sois bien sûre qu'ils n'ont pas de
permission dans leur- poche. Sais-tu comment on les
appelle déjà ? « Les permissionnaires volontaires »...
J'aimerais bien, soupira-t-il, être un permissionnaire
volontaire ; nous irions ensemble à la campagne, chez
nous, cet été, au lieu de suivre les cours et de faire l'exer-
•
JUNKERS ET REVOLUTIONNAIRES 39
cice à l'Ecole militaire. Quand est-ce que tout cela finira ?...
Sa charmante figure prit une expression désolée.
A cet instant, ils entendirent derrière eux une fanfare
bruyante qui jouait une marche militaire. Quelques com-
pagnies d'un régiment arrivaient sur Nevski, musique
en tête. Ils s'arrêtèrent pour le voir défiler et reconnurent
l'uniforme du régiment Préobrajenski. Le nouveau de
ce spectacle était que les rangs des soldats étaient hérissés
de drapeaux rouges et de bannières de même couleur
portant de grandes inscriptions blanches, et le surprenant,
qu'on lisait sur ces bannières des phrases comme celles-
ci : « La guerre jusqu'à la victoire complète », « Patrie et
Liberté ». Les soldats marchaient de ce pas régulier et
lourd qui donnait au défilé d'un régiment russe quelque
chose d'unique comme impression de force massive et
irrésistible. Sur leur passage, la foule les acclamait. Un
élan d'enthousiasme emportait les âmes. Depuis une
semaine, qui avait eu le temps de penser à la guerre ?
Et voilà qu'elle apparaissait à nouveau ! Cette fois-ci,
le drapeau rouge mènerait la Russie à la victoire sur ses
ennemis séculaires. Lydia battait des mains et, sur le
visage enflammé de Paul, des larmes de joie coulaient.
Pourquoi faut-il qu'au même moment Lydia entendît
derrière elle, dans un groupe, une voix sifflante qui
disait :
— Tant qu'il s'agit de parler, nous ne serons jamais
en défaut. J'aimerais voir l'accueil que ferait ce même
iégiment à jj 'ordre £d 'envoyer une relève sur le front.
Il sembla à la jeune fille qu'une douche froide tombait
sur elle. Elle se retourna vivement pour savoir qui avait
40 QUAND LA TERRE TREMBLA...
lancé cette phrase. Elle vit derrière elle un jeune officier
de l'artillerie de la Garde, à la figure sèche et complète-
ment rasée, aux sourcils en circonflexe, à la bouche mince
et longue. Il était de taille moyenne et se tenait très droit.
Son regard fixe était glacé et perçant. Il lui déplut infi-
niment.
— Cet homme est afïreux, dit-elle, allons-nous-en.
Mais elle n'avait plus envie de se promener et ramena
son cousin chez elle. Elle était silencieuse.
Le jeune officier d'artillerie regarda l'heure à l'horloge
sur la tour du bâtiment de la Municipalité. Elle mar-
quait quatre heures et demie. Il se mit à marcher préci-
pitamment jusqu'à la rue des Caravanes où il logeait,
presque en face du manège qui abritait un détachement
d'automobiles blindées. Dans sa chambre, il trouva deux
jeunes gens qui l'attendaient. L'un d'eux était en tenue
d'officier, l'autre en civil. Entre ces trois personnages
commença aussitôt une longue conversation politique
dont le lecteur occidental se lasserait de suivre les infinis
et capricieux méandres.
Le maître du logis, Léon Borissovitch Séméonof, qui
avait reçu une éducation scientifique, affectait de diviser
son discours en parties nettement séparées qu'il énumérait,
avec un certain pédantisme, sous les divisions « primo »,
« secundo », « tertio », auxquelles se mêlaient des grand A,
grand B, etc. Il avait pourtant un réel talent d'orateur,
parlait avec flamme et d'une façon directe. Son collègue,
officier de cosaques taillé en athlète, peinait à l'écouter
et, à chaque instant, l'interrompait, ou pour demander
JUNKERS ET REVOLUTIONNAIRES 41
une explication, ou pour soulever une objection que Léon
Borissovitch réduisait d'un ton sec, en trois phrases, à
néant. Il avait alors pour contempler son adversaire défait
le même regard qui avait glacé l'âme enthousiaste de
Lydia, sur Nevski, une heure plus tôt. Le troisième par-
tenaire restait silencieux. Il portait le nom, bien connu
dans le parti social-révolutionnaire, d'André Ivanovitch
Spasski. Il avait été en Sibérie pendant quelques années,
puis en exil. A la déclaration de guerre, alors qu'il avait
l'autorisation de résider à Pétrograd, il s'était signalé par
son ardeur patriotique, avait prononcé des discours qui
firent sensation et écrit des articles dans lesquels il décla-
rait que, pendant la guerre, un Russe ne pouvait avoir
d'ennemi qu'étranger et que la lutte politique intérieure
était criminelle. Il avait été couvert d'injures par les chefs
des partis révolutionnaires exilés. Il s'était engagé, avait
fait campagne, puis avait été réformé pour cause de santé.
Spasski était un homme qui parlait peu, qui n'avait pas
de brillant, mais on lisait dans les traits de son visage
un peu massif une rare énergie, et ses yeux vifs inspiraient
la confiance. Il s'exprimait avec douceur ; on sentait
qu'il avait réfléchi à ce qu'il disait et qu'on ne l'ébranlerait
pas aisément.
Séméonof arrivait à la fin de son discours qu'il conclut
ainsi avec netteté :
— Je me résume, dit-il. Qu'avons-nous devant nous ?
Un gouvernement honnête, composé de ce qu'il y a de
mieux en Russie, nos chers Cadets, des hommes probes,
des théoriciens, des orateurs. D'expérience politique, pas
l'ombre, et où en auraient-ils pris, les pauvres } Ce n'est
42 QUAND LA TERRE TREMBLA...
pas dans les zemstvos qu'on apprend à gouverner les
hommes. Mais cela n'est rien. Je veux que ce gouverne-
ment ait tous les mérites du monde, mais il est comme
la jument de Roland qui avait toutes les qualités, seule-
ment elle était morte. Où est leur autorité ? Nulle part...
Vous me direz qu'ils représentent les forces morales de
l'Empire. Aux heures de crise, je ne crois pas aux forces
morales, mais aux baïonnettes. Voyez-vous Lvof faisant
élever une guillotine sur la place du Palais -d'Hiver et
raccourcissant ses adversaires politiques ? Les grands
révolutionnaires français ne s'y sont pas trompés. La
machine du docteur Guillotin ne chômait pas sur la place
de la Concorde. Aussi l'énergie farouche des Jacobins
a triomphé et le drapeau tricolore a vaincu l'Europe. En
face du gouvernement, le Soviet, un chaos encore, mais
dans lequel je discerne toutes les forces obscures qui
s'agitent en Russie. Dans ce Soviet, vous trouverez chez
les socialistes révolutionnaires ou démocrates autant de
talents que chez les Cadets. Sans doute, une égale inex-
périence politique, mais un programme plus net, qui va
plus droit aux foules que celui de nos libéraux. A inex-
périence égale, programme plus séduisant. Mais ce qui
emporte tout, c'est que le Soviet a la force matérielle, la
baïonnette des soldats qui ont fait la révolution. Contre
cela, pas d'argument. Je vais où est la force ; je me suis
fait désigner par ma compagnie comme son représentant
au Soviet. C'est là qu'est l'avenir, c'est là que je travail-
lerai.
La voix de l'orateur avait lancé ces deux dernières
phrases avec une force singulière. Il s'arrêta. Il y eut un
JUNKERS ET REVOLUTIONNAIRES 43
silence assez long. Spasski suivait des yeux Séméonof
qui se promenait avec agitation dans la pièce, car c'était
une décision de principe grave qui menait un ancien
officier de la Garde siéger au Soviet socialiste de Pétro-
grad.
Après quelques minutes, Spasski rompit le silence par
trois mots qui emplirent la chambre et prirent soudain
comme un volume palpable :
— Et la guerre ?
Il ne dit rien de plus. Séméonof s'arrêta net. Il avait
pâli. Il hésita un instant, puis, prenant un parti, il ré-
pondit :
— La guerre est finie. Ce pays n'en veut plus. La
révolution ouvre des questions nouvelles et plus graves.
Quand elles seront résolues, alors seulement nous ferons
une autre guerre, à notre heure, à notre choix. L'avenir
est aux gens qui voient clair.
Il y avait du défi dans la façon dont il prononça ces
mots, comme si, n'étant peut-être pas tout à fait sûr de
sa pensée, il cherchait par une affirmation hardie à se
l'imposer à lui-même.
De nouveau, il y eut un silence, plus pesant que le
précédent, et dont l'officier de cosaques lui-même sentit
la gêne jusqu'à un point insupportable. Il se leva à son
tour, s'approcha de la fenêtre. Il faisait nuit déjà. Sur la
place, on voyait à la lueur des réverbères un groupe de
soldats devant le manège d'automobiles. Une auto blindée
manœuvrait pour rentrer dans le garage. Dans la chambre,
il y eut encore quelques minutes de conversation sur des
sujets anecdotiques, sans importance. Puis, Spasski et
44 QUAND LA TERRE TREMBLA...
l'officier de cosaques prirent congé de leur hôte. Dans
la rue, au moment de se quitter, l'officier demanda :
— Et vous, André Ivanovitch, qu'allez-vous faire ?
— Je suis encore à Pétrograd pour une dizaine de
jours, dit-il. Mais l'avouerai-je ? J'ai désiré toute ma vie
la révolution, et voilà qu'au jour où elle m'est donnée,
elle me fait peur, car elle arrive en pleine guerre et la
Russie ne pourra supporter ce double fardeau. Selon moi
il faut régler notre compte avec l'ennemi extérieur d'abord.
Je vais partir à l'armée. Nous aurons des millions de
déserteurs. Comment retenir les soldats sur le front ?
Comment leur faire comprendre qu'ils doivent défendre
à la fois la Russie et la révolution ?... Peut-être est-ce
impossible ? En tout cas,|je vais essayer.
IV
UNE JEUNE FILLE
A certaines heures, Lydia se félicitait que la révolution
eût éclaté alors que, jeune fille déjà, elle pouvait assister
au développement quotidien de ce drame historique.
« J'aurais pu naître dans une époque calme et plate, disait-
elle, où rien n'arrive, comme maman, par exemple, qui
n'avait à songer qu'à ses plaisirs et à ses toilettes. Comme
cela devait être ennuyeux ! » Et la jeune fille sentait une
certaine fierté à l'idée qu'elle « vivait la révolution » et
que plus tard, quand elle serait une vieille dame, on
viendrait lui demander de raconter ses souvenirs de la
grande époque. Personne ne le demandait, ni à son père,
ni à sa mère.
Mais lorsqu'elle essayait de se former une idée claire
de cette révolution qui serait fameuse, elle s'avouait
incapable d'y parvenir. Elle lisait les journaux, ils n'étaient
que lamentations. A les en croire, les dix plaies d'Egypte
s'étaient abattues, toutes ensemble, sur l'infortunée
Russie. Une expression revenait à chaque page : « La
Russie est sur le bord de l'abîme ! » Qu'est-ce que cela
signifiait ? Il était fort difficile de le comprendre. Souvent,
46 QUAND LA TERRE TREMBLA..
le soir, jusque dans son lit, elle restait à y penser, les yeux
fermés. « On peut imaginer, se disait-elle, qu'une personne,
ou une maison, ou même un petit village, au bord d'un
précipice, glissent un jour dans l'abîme. Mais un pays
immense comme la Russie, des terres qui couvrent des
milliers de lieues, qui sont habitées par cent cinquante
millions d'habitants, comment concevoir l'abîme qui les
engloutirait ? Arrive ce qui arrive, les terres seront tou-
jours là et on ne tuera pas cent cinquante millions de
personnes. Non, je ne comprends pas. Est-ce peut-être
parce que, malgré tout, je suis encore une petite fille,
trop jeune pour tirer des faits de chaque jour les consé-
quences prodigieuses et lointaines que les gens y lisent si
facilement ? »
Les semaines se déroulaient, apportant chaque jour
une riche récolte d'événements divers et surprenants ;
les conversations devenaient plus attristées, le ton des
journaux plus lamentable, et Lydia se déclarait de plus
en plus incapable de démêler l'enchevêtrement inextri-
cable des faits qu'ils présentaient à leurs lecteurs.
De leur lecture, un ennui mortel se dégageait. Recom-
mencer chaque matin les mêmes articles lugubres, écouter
les mêmes propos pessimistes, ces redites incessantes
et, du reste, contradictoires, il y avait de quoi lasser l'es-
prit le plus désireux de comprendre. Elle se ferma à
tout ce qui était raisonnement, explication, commentaire.
Elle accepta la révolution comme un spectacle, sans cher-
cher à savoir quel en serait le dénouement. Pris de ce
biais -là, c'étaient des jours à vivre.
Avec ses amies, avec son cousin Paul, elle courait
UNE JEUNE FILLE 47
Pétrograd et regardait pousser les feuilles aux arbres des
jardins et les drapeaux rouges fleurir les murs vénérables
des palais impériaux. Dans la rue, déjà, tout formalisme
ancien était aboli, et les lois non écrites qui règlent les
droits et les devoirs des promeneurs dans les villes mo-
dernes s'étaient évanouies avec l'ancien régime. Une
fraternité de surface régnait entre tous, quels que fussent
les sentiments que gardaient au fond d'eux-mêmes des
êtres venus des couches sociales les plus différentes. Rien
de plus amusant que de courir Nevski, d'aller de groupe
en groupe, d'écouter les orateurs improvisés, de causer
avec les soldats et avec les passants. Les soldats étaient
pour Lydia l'objet d'un étonnement qui ne cessait pas.
Ils gardaient la même bonhomie, la même simplicité
d'âme, la bienveillance naturelle, l'ouverture de cœur
qu'elle avait toujours senties jusqu'alors dans ses rapports
avec les paysans et avec les ouvriers. Abandonnés à eux-
mêmes, nombre d'entre eux avaient regagné leurs villages
lointains, mais beaucoup préféraient jouir à loisir d'une
villégiature urbaine qu'ils prolongeaient. Ils faisaient
d'interminables promenades en tramway dont le gouver-
nement, pour récompenser les héros des journées de
Mars, leur avait offert l'accès gratuit. Pour remplir d'une
façon lucrative leurs heures vides, ils avaient imaginé
de devenir marchands en plein air. Ils faisaient preuve
dans ces métiers nouveaux, d'une ingéniosité remarquable.
Postés au coin des rues ou dans les portes cochères, ils
proposaient aux passants des cigarettes, de la farine, du
sucre, du gruau, pris, sans doute, dans les dépôts régi-
mentaires, et des galoches, de la charcuterie, des bon
48 QUAND LA TERRE TREMBLA...
bons et des poules provenant de sources plus obscures.
A l'un d'eux, Lydia acheta une paire de petits souliers
de bal pour la somme de soixante-dix roubles, et, le soir,
dansant chez des amis, elle disait : « La révolution ma
donné un cordonnier excellent et très modéré dans ses
prix. C'est le soldat Vassili, du Préobrajenski. Il est ins-
tallé au coin de la Morskaia. »
Elle se moquait de son cousin Paul, qui ne goûtait pas
le même plaisir qu'elle au spectacle qu 'offrait la rue.
— Ce n'est pas un divertissement, Lydia, disait-il
parfois.
Et sa figure enfantine prenait une expression grave
qui faisait pouffer de rire son irrévérencieuse cousine.
Un instant, il essayait de garder son sérieux, mais, comme
il était jeune et amoureux, il ne résistait pas longtemps
et se mettait à rire de bon cœur avec Lydia.
Ils se rendirent un jour au palais de la Kchechinsskaia,
de l'autre côté de l'eau, au bout du pont Troïtski. Lénin e
avec un sens merveilleux de la mise en scène, s'était
emparé, dès son arrivée en Russie, de la demeure de la
danseuse, célèbre par un impérial amant. Il en avait fait
la Mecque du communisme, et le gouvernement ne trouvait
pas une poignée de soldats pour l'en expulser. De son
balcon, il haranguait les foules et leur promettait à brève
échéance le renversement de la société bourgeoise, l'avè-
nement du prolétariat et le paradis sur terre. Il était de
mode à Pétrograd d'aller entendre le chef redouté du
bolchévisme, et Lydia était trop curieuse pour se refuser
un spectacle si nouveau.
UNE JEUNE FILLE 49
C'était une charmante journée de fin d'avril. Un beau
ciel bleu infini s'étendait sur la ville et se mirait dans les
eaux gonflées de la Neva, dont les deux jeunes gens sui-
vaient les quais. Paul se redressait dans son uniforme de
junker au grand manteau couleur poil de lièvre. Il ne
s'intéressait pas à Lénine, mais à Lydia. Il l'aurait suivie
jusqu'au bout de la terre, une fois la guerre finie. C'était
un petit garçon très simple et, pour l'instant, très mal-
heureux. Tant qu'il y avait la guerre, il ne fallait songer
qu'à elle. Il s'en faisait une idée mystique, elle était le
premier et unique devoir. Mais, depuis que la révolution
avait éclaté, qui s'occupait de l'armée ? Elle fondait
comme glace au soleil. A l'école des aspirants officiers,
la foi qui soutenait les âmes avait disparu et chacun,
dans le bouleversement général, attendait la paix inévi-
table que la révolution signerait. Alors que les officiers
eux-mêmes quittaient le front, le junker Paul Volynski
rêvait encore d'aller se battre contre l'ennemi. Il savait
que, dans le sud-ouest, le général Broussilof préparait
une offensive, et il avait fait une demande pour être
envoyé dans un des régiments qui y prendraient part.
Mais trouverait-on encore des soldats qui voulussent
suivre leurs officiers ? Et Paul, qui avait de l'imagination,
se voyait, marchant seul sur des terres nues, vers les
tranchées ennemies dont sortait un ouragan de mitraille...
Il fallait quitter Lydia. La retrouverait-il à Pétrograd ?
L'attcndrait-elle ? Sans elle, à quoi bon vivre ? Il était
résolu à lui poser la question dont dépendait son existence.
Mais, de jour en jour, il remettait, tant elle lui semblait
à la fois proche et distante, amie très chère, mais si loin
4
50 QUAND LA TERRE TREMBLA...
des sentiments qui enflammaient son cœur. Du reste,
avant de parler, il avait une confession à lui faire, et il
s'était promis que le jour ne s'achèverait pas sans qu'il
se fût débarrassé de son fardeau.
Cependant, ils avaient traversé le pont Troïtski et
approchaient de l'hôtel de la Kchechinsskaia. Devant la
façade donnant sur les jardins qui s'étendent jusqu'à la
Perspective Kamenno-Ostrof, une foule était assemblée.
On y voyait des bourgeois et des ouvriers, des gens du
monde et des soldats, des fidèles de Lénine et des curieux.
Un drapeau rouge flottait au-dessus du toit ; deux autres
décoraient le balcon où le prophète apparaîtrait à son
peuple.
Lydia, qui ne voulait rien perdre du spectacle, se
glissa peu à peu jusqu'aux premiers rangs des auditeurs.
Elle avait une façon à elle de gagner du terrain et de
sourire aux gens qu'elle dérangeait, de telle façon qu'ils
la laissaient passer sans maugréer. Et Paul suivait.
Un Juif crépu se montra d'abord sur le balcon et se
mit à haranguer la foule. Quelqu'un près de Lydia le
nomma : Zinovief. C'était le disciple préféré. Avec le
maître et sous la protection des autorités impériales, il
avait traversé l'Allemagne, une quinzaine de jours aupa-
ravant. Il avait une grosse tête ronde qui paraissait posée
directement sur les épaules. Il parla avec une rapidité
vertigineuse, comme s'il était obligé de dire en dix minutes
ce qui aurait dû, en d'autres circonstances, lui prendre
une heure. Lydia en restait bouche bée et, lorsqu'il eut
fini, se tourna stupéfaite vers son cousin. Elle n'avait
prêté aucune attention à ce qu'il disait, tout occupée
UNE JEUNE FILLE 51
qu'elle était à suivre le cours rapide des mots qui s'enchaî-
naient les uns aux autres et semblaient débités d'une
seule haleine. Des applaudissements éclatèrent dans la
foule émerveillée d'un tel tour de force. Ils redoublèrent
soudain. Lénine venait d'apparaître.
L'homme qui était là sur le petit balcon dont il tenait
la rampe de ses deux mains blanches étonna la jeune
fille. Elle s'attendait à voir un tribun puissant, à la figure
bouleversée, un monstre dans le genre de Danton, dont
elle avait regardé des portraits dans des livres d'histoire.
Et voilà qu'elle avait devant elle un petit bourgeois,
placide, bénin, souriant, onctueux. Il était vêtu correc-
tement, son linge était blanc, sa cravate bien nouée. Il
avait le teint blafard, les yeux petits, un peu bridés, la
moustache et la barbiche blondes bien brossées et ses
rares cheveux étaient disposés avec soin sur son crâne
chauve. Et la façon dont il parlait ressemblait à l'homme
même. Une mimique modérée, pas d'éclats de voix, pas de
ces images éblouissantes chères aux orateurs de réunions
populaires, que la foule attend et qu'elle acclame. Non, il
débita d'un ton posé une suite de raisonnements abstraits,
sans couleur, sans force extérieure, qu'il appuyait de petits
gestes courts ou qu'il soulignait en se tapotant les mains. 11
fut très bref, mais ses partisans l'applaudirent longuement.
Comme ils traversaient le pont pour rentrer chez eux,
Lydia ne cacha pas sa déception à son cousin.
— Ce n'est que cela, Lénine ? dit-elle. Te paraît-il
bien redoutable ? Il semble un rat de bibliothèque.
J'imagine que Danton et Robespierre avaient une autre
allure. Il ne me fait pas peur...
52 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Mais Paul, tout à ses pensées, n'avait pas envie de parler
de politique. Il ne songeait qu'à ce qu'il avait résolu de
dire à Lydia, à la confession qu'il devait lui faire. Il avait
dans sa vie ce qu'il appelait une tache, dont il fallait se
laver. Il était parti à l'armée très jeune et, alors déjà,
il ne songeait qu'à la guerre. A l'arrière du front, il n'avait
pas suivi ses camarades dans les soirées où cette jeunesse
turbulente se détendait les nerfs, buvant force vin en
compagnie de femmes aimables et faciles. Puis il avait
été blessé et envoyé à l'hôpital. Là, comme il était en con-
valescence, il partageait la chambre dé quelques officiers.
Deux sœurs de charité les soignaient, toutes deux appar-
tenant au monde bourgeois et qui s'étaient engagées
dans la Croix-Rouge. L'une d'elles s'appelait Anna
Pavlovna. Elle était élégante sous l'uniforme, et la coiffe
blanche qui recouvrait ses cheveux noirs encadrait un
visage pâle, maigre, qu'illuminaient deux beaux yeux
bruns. Paul avait remarqué que ces yeux cherchaient les
siens et s'arrêtaient longtemps sur lui. Ses compagnons
l'avaient noté aussi et le plaisantaient souvent. Ces plai-
santeries ne lui étaient pas agréables ; il n'y répondait
jamais. Avec la sœur, il se sentait un peu troublé, plus
gêné encore, et restait de glace. Quand elle pansait son
bras, presque guéri, elle y mettait une douceur infinie,
prolongeait le pansement, découvrait son torse de jeune
adolescent plus qu'il n'était nécessaire, et finalement on
ne savait si, penchée sur lui, c'étaient des caresses qu'elle
lui prodiguait ou des soins. Elle se relevait plus pâle
encore. Un jour, c'était en une après-midi d'été très
chaude, il était resté seul avec un de ses camarades qui,
UNE JEUNE FILLE 53
fiévreux, dormait à moitié sur son lit. Anna Pavlovna
était entrée, bien que ce ne fût pas son heure. Glissant
sans bruit sur le parquet, elle était venue s asseoir à côté
de Paul qui s'assoupissait en écoutant le bourdonnement
dune grosse mouche qui se heurtait à la fenêtre. La sœur
parlait, mais sans suite, et, soudain, elle s'était courbée
vers lui, passant un bras derrière la tête du jeune officier
qu'elle attirait à elle, tandis que son autre main se glissait
sous le drap, et il avait senti sur ses lèvres deux lèvres
qui le pressaient passionnément et une langue fine qui
s'introduisait entre ses dents. Cela avait duré, lui avait-il
paru, un siècle. Puis, à un mouvement du second officier
malade qui se retournait en gémissant, elle s'était déta-
chée de Paul brusquement, en lui disant à mi-voix :
« Comme je t'aime ! » et avait disparu.
Il avait quitté l'hôpital deux jours plus tard, sous
l'impression encore d'une angoisse inexplicable. Le sou-
venir de cette heure pesait lourdement sur lui et, chose
incompréhensible, le hantait surtout lorsqu'il était seul
avec Lydia. Il ne pouvait se pardonner de n'être pas
parfaitement pur comme elle l'était elle-même. Depuis
longtemps, il avait résolu de se confesser à sa cousine
et de lui demander pardon. Alors seulement, une fois
cette souillure lavée, pourrait-il parler librement.
Ils arrivaient sur le quai du Palais, et Paul, qui s'était
tu longtemps, soudainement éclata. Il le fit avec une
maladresse extraordinaire, décrivant la scène de la façon
la plus objective. Il semblait presque s'en vanter ; il en
était conscient, et plus son trouble était grand, plus il
faisait effort pour paraître détaché. Il finit par ces mots :
QUAND LA TERRE TREMBLA...
Voilà ce que j'avais le devoir de te dire.
Lydia le regarda avec stupeur. Sa figure était devenue
sérieuse ; elle n'hésita pas un instant, et lui répondit :
— Je trouve ton histoire très vilaine et très sale. En
outre, elle n est pas intéressante. Pourquoi me la raconter ?
En quoi me touche-t-elle ?
Paul ne sut que balbutier des excuses maladroites et,
au comble du désespoir, regagna l'école des officiers.
Lydia s'arrêta chez elle avant d'aller voir son père. Elle
jugeait le récit de son cousin à la fois puéril et déplaisant.
« C'est un enfant », pensa-t-elle. Et comme elle prononçait
ces mots, elle eut soudain une impression étrange : qu'elle
était une enfant, elle aussi, et seule dans un monde où
s'étaient déchaînées des forces mystérieuses et redoutables.
La révolution lui apparut maintenant comme un monstre
malfaisant qui, peu à peu, dévorerait des milliers de vic-
times. Où trouverait-elle quelqu'un sur qui s'appuyer ?
Traverserait-elle sans un ami véritable ces temps dange-
reux ? Elle eut le sentiment de sa faiblesse et de sa soli-
tude... Lorsque sa vieille bonne Katia entra dans la
chambre, Lydia était en larmes.
Le prince Serge Volynski avait une façon à lui de sentir
et de juger les événements. De tout ce qui se passait dans
la capitale, rien ne le surprenait. Il avait fait une croix
sur Pétrograd, qu'il appelait une « ville maudite ». Pétro-
grad ne pouvait l'étonner dans le mal. C'était une création
de l'Antéchrist, ville cosmopolite, pleine de Juifs et d'étran-
gers, siège d'une bureaucratie immense et pourrie, bâtie
du reste sur des marais, malsaine, fiévreuse, dans les
UNE JEUNE FILLE 55
ténèbres la moitié de l'année, un foyer de corruption
morale qui infectait les éléments purs que la Russie
entière y envoyait et faisait en peu de temps d'un homme
sain quelque chose qui n'a de nom dans aucune langue.
Aussi goûtait-il un plaisir amer à enregistrer la suite
calamiteuse des événements qui s'y déroulaient. Il avait
applaudi à la réception enthousiaste que Lénine avait
reçue à la gare de Finlande et s'était prodigieusement
diverti à le voir s'installer dans le palais de la Kche-
chinsskaia. Les nouvelles qu'on lui apportait du Soviet
et le pullulement des Juifs qui s'y multipliaient le rem-
plissaient d'aise. « Ils poussent comme champignons
après l'orage, disait-il, cette pourriture couvrira tout. »
A d'autres moments, il appelait le feu du ciel sur la capi-
tale. « Qu'il n'en reste pas pierre sur pierre, sinon la
Russie entière est perdue. »
Mais le plus souvent il se refusait ces joies moroses.
Au fond, une seule chose l'occupait : quels étaient les
contre-coups de la révolution dans sa propriété ? Il avait
héréditairement un bien considérable dans le gouverne-
ment de Smolensk. Il y était né. Cet homme qui passait
tout à sa femme, dont il avait été profondément épris,
n'avait montré de la décision avec elle qu'une seule fois
dans sa vie. Lorsqu'elle était enceinte de son premier
enfant, il avait exigé qu'elle vécût pendant sa grossesse
à la campagne et qu'elle y fît ses couches. Il ne pouvait
pas accepter l'idée que son héritier naquît à Saint-Péters-
bourg. La belle princesse Hélène supporta mal cet exil.
Abandonner les enchantements de la capitale était dur.
Mais pour une fois le prince fut inflexible. Il fit venir
56 QUAND LA TERRE TREMBLA...
dans son bien quinze jours à l'avance le premier accou-
cheur de Moscou et Lydia vit le jour, comme disait le prince,
« sur la vraie terre russe ». Depuis, il y passait les étés,
avec les seules exceptions de quelques brefs voyages à
l'étranger, où il allait retrouver parfois sa femme, habituée
des eaux d'Allemagne et des plages de France. Le prince
avait développé la valeur de son bien. Il en tirait des
coupes de bois fructueuses, de l'avoine, du froment,
mais la grande affaire, sa création personnelle, était la
laiterie. Il l'avait mise sous la direction d'un Suisse
nommé Schwarz, qui avait fait venir des vaches de son
pays et du Danemark pour les mêler aux vaches du do-
maine qui descendaient des bêtes données à un ancêtre
par la grande Catherine elle-même. Schwarz avait un
troupeau de quatre cents têtes : la plus grande partie
du lait était expédiée à Moscou chaque jour et, avec le
reste, il fabriquait des fromages de gruyère renommés
en Russie. Lorsqu'ils apprirent le changement de régime,
les paysans furent lents à s'émouvoir. Dès longtemps,
ils se plaisaient à déclarer que la terre leur appartenait.
Mais, entre elle et eux, il y avait mille obstacles à franchir
qu'ils ne savaient comment aborder. Les lettres de Schwarz
donnaient de curieux et inquiétants détails sur lesquels
le prince réfléchissait longuement. « Les paysans faisaient
des coupes de bois dans les forêts », « les paysans s'étaient
approprié le fourrage ». Enfin, un jour, la nouvelle arriva
que les paysans avaient pris une douzaine de vaches.
Lorsqu'il reçut cette lettre, le prince éclata de colère et
les bûches dans la cheminée, bourrées de coups de tison-
nier, semblaient crépiter à l'unisson de sa fureur. Le bois,
UNE JEUNE FILLE 57
le fourrage, le blé, peu importe, mais toucher à ses vaches,
à ces bêtes de prix soigneusement choisies et améliorées
par des croisements savants, cela ne pouvait se supporter !
« Cet âne de Schwarz, criait le prince, ne sait pas se dé-
fendre. Connaît-il seulement nos paysans russes depuis
vingt ans qu'il est chez moi ? Mes vaches dans leurs sales
écuries ! Je voudrais voir cela ! Il faut que j'y aille. »
Et il n'y eut pas moyen de lui faire entendre raison.
Ni l'extrême difficulté de voyager sur des lignes encom-
brées par l'afflux des déserteurs, ni l'impossibilité de
retenir un compartiment, ni son propre état qui empirait,
ses jambes refusant leur service, ni la nécessité de se
faire rouler en chaise sur les quais de la gare Nicolas, ne
purent l'arrêter. Sa femme fit un effort pour le convaincre
de passer l'été en Finlande avec Lydia. Elle ne l'y accom-
pagnerait pas, sa santé lui défendant, disait-elle, un dépla-
cement même de quelques heures. Elle était bien décidée
à ne rien voir de la révolution ; le spectacle d'une gare
pleine de soldats, à l'avance, la terrifiait. Elle ne pouvait
supporter les temps troublés que l'on traversait que dans
le calme familier de sa maison. Pas un bruit du dehors
n'y pénétrait et ses nerfs malades y trouvaient la tran-
quillité à laquelle elle était habituée. Elle ne lisait aucun
journal et défendait à son vieil ami Vassilief de lui apporter
l'écho des agitations extérieures. Si son mari et sa fille
habitaient une villa finlandaise, ils pourraient venir la
voir souvent et garder ainsi un contact qui lui était cher.
Ils y retrouveraient les Choupof-Karamine qui y étaient
déjà, non pas qu'ils désespérassent de l'avenir prochain ;
car la belle Nathalie continuait à affirmer sa foi dans le
58 QUAND LA TERRE TREMBLA...
développement pacifique de la révolution et en admirait
les héros successifs avec une hâte extrême, — pour le
moment Kerenski était son Dieu et le prince Lvof n'était
bon qu'à jeter aux ordures, — mais simplement pour la
plus grande commodité que la Finlande offrait de garder
un contact étroit avec Pétrograd.
Le prince n'écouta pas sa femme. Lydia, consultée,
accepta avec joie l'idée de passer quelques mois à la cam-
pagne. Pétrograd lui était désagréable maintenant. Elle
ne s'amusait plus de la révolution ; elle avait envie de
la fuir ; elle s'y sentait mal à son aise et espérait retrouver
le repos dans la propriété où elle avait vécu tant d'étés
heureux. Vers le 10 mai — il y avait eu, quelques jours
auparavant, une émeute sur Nevski où l'on avait vu
apparaître les peu rassurantes figures de jeunes bolche-
viques armés jusqu'aux dents — le prince et sa fille
partirent pour Smolensk. Le général Vassilief avait eu
encore le crédit de leur assurer, par d'obscures intrigues,
la possession d'un coupé dans lequel les voyageurs firent
un excellent voyage.
Vingt-quatre heures plus tard, Paul Volynski se mettait
en route pour Czernowitz où il allait rejoindre l'armée
du général Kornilof. Il n'avait pas encore été nommé
officier, mais sa demande d'être envoyé sur le front avait
été acceptée.
V
UN HOMME SEUL
Nicolas Savinski avait installé dans une villa, en Fin-
lande, à une cinquantaine de kilomètres de Pétrograd,
sa femme et ses enfants. Il restait seul chez lui, mais,
chaque samedi, il allait en automobile les rejoindre. Sonia,
dès qu'elle retrouvait son mari, l'interrogeait avec passion
et s'efforçait de lire sur son visage les préoccupations
qu'il voudrait essayer de lui cacher. Die s'étonnait de ne
jamais le voir troublé. Il lui apportait à chaque fois une
sérénité ironique et souriante où beaucoup de scepticisme
se révélait. « Est-ce une comédie ? se demandait-elle.
Veut-il, à cause de mon état, m'éviter toute angoisse et
feint-il une tranquillité qu'il ne peut avoir ? »
Savinski racontait la chronique de la semaine. Il sem-
blait ne se prendre à rien. Il disait parfois à sa femme :
— Ma chère, j'ai passé l'âge où l'on se passionne. Je
suis, dans la Russie d'aujourd'hui, comme un homme
sain dans une maison de fous. Je me refuse pour l'instant
à prendre mes contemporains au sérieux. Ce sont des
malades. S'ils deviennent dangereux, je les quitterai sans
regret. Nous vivrons en Angleterre ou ailleurs, à ton
60 QUAND LA TERRE TREMBLA...
choix. J'ai quelques livres sterling. C'est une belle valeur ;
elle montera encore. Boris fera, très jeune, le tour d'Eu-
rope auquel chaque Russe est condamné. Et, quand la
crise sera passée, je reviendrai travailler en Russie, si
tant est qu'il y ait encore une Russie et que j'aie envie
de travailler.
Avec son fils seulement, Sonia remarqua qu'il parlait
avec plus de sérieux.
— Mon petit, lui disait-il un jour, nous entrons dans
une époque intéressante. Ne crois pas ce que te racontent
les gens, ne crois pas qu'il s'agisse d'une crise éphémère
et que nous retrouverons la Russie que j'ai connue. Les
temps nouveaux arrivent. Il y a une poussée énorme
d'en bas vers la lumière. L'âme obscure du peuple russe
s'agite confusément. Dans la société qui se prépare, mon
enfant, il y aura toujours une aristocratie. Mais ce ne
sera plus l'ancienne, qui avait perdu conscience de son
rôle et de ses devoirs. La nouvelle classe dirigeante se
créera par le talent et l'activité. Elle aura un pouvoir
mille fois plus grand que celle qui, incapable, disparaît
aujourd'hui. Il ne s'agit plus de savoir, mon chéri, com-
bien d'argent je te laisserai. Peut-être n'auras-tu rien de
moi. Cela n'a aucune importance. Ce qui comptera, c'est
ce que tu seras, ce que tu sauras, la force que j'aurai
mise en toi. Si tu as une valeur, tu occuperas, dans la
société de demain, une place plus haute que la mienne
dans celle d'hier. Il faut travailler à être un homme, Boris,
voilà l'essentiel.
Le petit l 'écoutait, tendu, passionné. Ses yeux brillaient
de plaisir à s'entendre parler ainsi, à être élevé, en quelque
UN HOMME SEUL 61
sorte, au-dessus de son âge. Il était fier de son père ; il
voulait s'efforcer de l'égaler.
— Au pire, continuait Savinski, nous te mettrons dans
une école en Angleterre pour deux ans.
Le petit intervint, très rouge.
— Mais je ne veux pas être fouetté, dit-il.
La seule idée qu'il se faisait d'une école anglaise était
qu'aux occasions le maître y fouettait ses élèves.
Son père rit.
— De très grands hommes ont été fouettés. Cela nous
paraît bizarre, mais les Anglais, qui ont des qualités de
caractère, prétendent qu'on n'est pas un homme si on
n'a su accepter jeune une bonne correction.
— Jamais, cria Boris, je suis Russe, on ne me touchera
pas, je me battrai, je préfère mourir.
— Allons, allons, conclut Nicolas, alors, ce sera un
lycée français. On y travaille plus sérieusement que chez
les Anglais, et là ta chère peau ne courra pas le risque
d'une fustigation doctorale.
A Pétrograd, Nicolas Savinski montrait la même indif-
férence un peu distante. Il ne se mêlait pas à la chose
publique. Plusieurs fois, le gouvernement provisoire lui
demanda des conseils et même son appui. Il donnait les
conseils, quoiqu'il les sût inutiles, et refusait d'accepter
un poste, si haut fût-il. Il voyait le gouvernement comme
un bouchon flottant sur des eaux agitées. Les braves
gens qui le composaient étaient sans compétence, sans
pouvoir et, chose pire, sans volonté, bonne ou mauvaise.
Ils travaillaient dans le vide. Qu'attendre de ce néant ?
62 QUAND LA TERRE TREMBLA..
Un seul homme le dominait, Alexandre Feodorovitch
Kerenski. Mais chez celui-là non plus Savinski ne décou-
vrait rien de positif. L'apparence de la force seulement.
Il le comparait à un ingénieux hercule de foire qui jon-
glerait, aux applaudissements de la foule ébahie, avec
des poids truqués et creux. Du reste, Savinski, homme
sain, avait horreur des manifestations hystériques qui
signalaient partout, sur le front, à l'arrière, et dans la
capitale, le passage de ce rhéteur ivre de mots. Savinski
attendait une catastrophe, mais il l'attendait avec un
sourire désabusé, avec le fatalisme souriant dont aucun
Russe ne peut se débarrasser. Il comprenait que des
forces immenses, obscures, mal définies, inconscientes,
étaient en jeu et jugeait qu'aucun homme ne pouvait
alors les maîtriser. Comme tous ses compatriotes, il ne
manquait pas de raisonnements ingénieux et subtils pour
justifier son point de vue. « Nous faisons une maladie
grave, disait-il, dont les causes se perdent dans la nuit
des temps. Surveillons le malade, mais il ne dépend
pas de nous de hâter le dénouement, bien moins encore
de prévoir quel il sera. Attendons et regardons. »
En juillet, il crut que l'abcès allait crever. Les extré-
mistes descendirent dans la rue et furent maîtres de la
ville pendant quarante-huit heures. Puis, d'une façon
inexplicable, le gouvernement l'emporta, presque sans
lutte, et la vie reprit son cours paisible et anarchique.
Savinski, à la suite de ces journées hasardeuses, conçut
un grand mépris pour Lénine, qui, ayant la force en mains
(mille mitrailleuses !), s'était montré incapable d'établir
un plan et de prendre une décision, — et un mépris
.
UN HOMME SEUL 63
plus grand encore pour Kerenski, qui, maître de la situa-
tion par une victoire inespérée, n'avait pas su en profiter
pour abattre ses adversaires, fusiller Lénine et Trotski,
ruiner ainsi le parti bolchevique et permettre enfin à la
Russie de respirer un peu dans un ordre si aisément
rétabli. Il eut beau jeu à la campagne pour montrer à sa
femme combien il avait raison de ne pas se passionner et
combien il était vraisemblable que l'anarchie actuelle se
prolongerait indéfiniment, sans incidents graves.
Mais, au fond de lui-même, Savinski, quoi qu'il dît,
et peut-être même sans qu'il voulût se l'avouer, s'inté-
ressait prodigieusement aux événements qui se dérou-
laient sous ses yeux et tâchait d'en prévoir le cours
incertain. Il semblait qu'il y eût deux hommes en lui, le
spectateur curieux, contemplant comme de l'anneau de
Saturne la révolution qui agitait cet empire immense,
et, d'autre part, l'acteur qu'il était, de bon ou de mal
gré, dans cette même révolution. Il se rendait compte
de la dualité de ces points de vue, les jugeait inconciliables,
mais n'en souffrait pas. Jamais il ne travailla autant à sa
banque, préparant l'avenir, usant en maître de ses facultés
pour profiter des moindres occasions, jouant dans des
circonstances difficiles un jeu serré et hardi, se glissant
sans bruit à la faveur du désarroi général dans de nouvelles
affaires qui, l'ordre rétabli, lui donneraient une force
décuple et feraient de lui la première puissance de la
Russie financière. Et il y avait dans tout cela un élément
inconnu, une part laissée à la Fortune, un quelque chose
de hasardeux qui était fort séduisant. Le travail acharné
auquel il se livrait, au lieu de le fatiguer, semblait lui
64 QUAND LA TERRE TREMBLA...
donner des forces nouvelles. Il était dispos et, quand il
sortait de son cabinet, il marchait dans la ville avec une
sorte de joie intime qui lui faisait redresser sa haute
taille, bomber sa poitrine forte. Il était resté jeune. Les
femmes le regardaient encore et, au passage, il voyait
de beaux yeux rieurs ou attendris se tourner vers lui*
Il n'y était pas insensible, et, bien qu'il n'en usât pas,
il lui était agréable de constater qu'il avait gardé le pouvoir
ancien qui lui avait valu jadis tant d'heures agréables
et fugitives.
Il supportait ainsi, mieux qu'il ne l'aurait cru, la sépa-
ration d'avec sa femme, dont il s'était habitué pourtant,
pendant quatorze ans, d'avoir la présence continue près
de lui. Il dîna plus souvent au restaurant et chez des amis,
revit un peu de monde. La société de Pétrograd s'était
dispersée, mais moins qu'à l'ordinaire, et, par la grande
difficulté qu'on avait à voyager, beaucoup étaient restés
dans la capitale dont les terres étaient éloignées. Quelques-
uns, effrayés aux premiers coups de feu, avaient passé la
frontière et s'étaient installés en Finlande ; d'autres,
terrifiés, avaient d'un seul élan gagné la Suède, emportant
ce qu'ils pouvaient de titres, d'argent et de bijoux, et
vivaient luxueusement à Stockholm, vendant une à une
leurs pierres précieuses pour subsister pendant les quelques
mois que, selon eux, durerait la crise. Mais il restait dans
la capitale un noyau de l'ancienne aristocratie et les gens
d'affaires fort préoccupés de sauver dans la tourmente
les épaves de leurs biens. Il régnait dans ce monde -là
une sorte de fièvre assez joyeuse et pas feinte, un désir
d'accepter gaiement, tout au moins en société, les coups
,
UN HOMME SEUL 65
du sort qui pleuvaient comme grêle. On apprenait ainsi
en dînant et par le propriétaire même, qui en faisait
un récit plaisant, que les paysans avaient pillé son château
historique de X... et fait un feu de joie des beaux livres
du XVIIIe siècle français qui ornaient sa bibliothèque.
« Et Ton accuse nos paysans d'obscurantisme, concluait-il,
alors qu'ils se chauffent et s'éclairent à la lumière même
de Voltaire et de Rousseau ! »
Les femmes, dans cette atmosphère si curieuse qui
obligeait à regarder toutes choses sous un angle inaccou-
tumé, s'adaptaient avec la souplesse qui leur est propre
aux conditions nouvelles de vie que la révolution leur
apportait. Elles avaient toujours été insouciantes et, plus
que partout ailleurs, indifférentes à l'ordre d'une société
régulièrement constituée et réglée à l'occidentale dans
ses moindres détails. Elles étaient habituées à suivref
sans calculer trop, leurs caprices ou leurs passions. Les
contraintes auxquelles elles s'assujettissaient ne leur étaient
pas lourdes. Du bouleversement général, elles pensaient
qu'il sortirait un monde inconnu où elles seraient plus
libres. La peur qu'elles avaient éprouvée et qui était
encore en elles leur donnait un goût plus ardent à goûter
les plaisirs d'une existence qu'elles sentaient menacée et
précaire. Elles ne connaissaient plus les heures grises où
naguère elles sombraient dans le néant. On jouait aux cartes
avec frénésie, on dansait, et même, s'armant de courage,
on allait parfois passer la nuit aux Iles chez les Tziganes.
Le risque de l'aventure, la rencontre probable de soldats
maraudeurs, les coups de fusil possibles, ajoutaient un
peu de poivre à l'agrément d'une fête naguère trop banale.
5
66 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Savinski regardait, écoutait, et se mêlait à ces jeux,
sans s'y engager trop. C'était un spectacle dont il ne pre-
nait que les dehors. Il se prêtait et ne se donnait pas. Il
échappait par une plaisanterie légère aux attaques trop
directes et rentrait chez lui où, pourtant, la solitude de
son vaste appartement commençait à lui peser. Il se rendait
compta, aux heures de lucidité, qu'il était peut-être plus
sage de ne pas rester, pendant ces temps troublés, seul
en face de soi-même et que l'époque faisait, même pour
un homme de sa trempe, du divertissement, une néces-
sité.
Il voyait des gens politiques, et son éclectisme désabusé
les lui faisait chercher dans tous les partis. Il accordait
peu d'importance aux programmes et aux étiquettes.
Il croyait aux hommes et s'efforçait d'en trouver autour
de lui. Il causait ainsi avec tous et suivait la voie de quel-
ques-uns. Il ne rencontrait le plus souvent, avec des
qualités d'intelligence parfois rares, que confusion, incer-
titude, brouillamini.
C'est ainsi qu'un jour un ami lui amena André Spasski.
Il revenait de l'armée, terrifié des progrès qu'y faisait
une incomparable propagande bolchevique, laquelle disait
simplement aux soldats : « Vous voulez la paix ? Ne vous
battez pas. Vous voulez la terre ? Rentrez au village avec
votre fusil et prenez-la. » C'était un miracle qu'il restât
encore quelques millions d'hommes sous les drapeaux.
Le généralissime Kornilof espérait arriver à reconstituer,
si on lui en donnait le pouvoir, une armée moins nom-
breuse, il est vrai, mais plus solide, et poursuivre la lutte
avec les Alliés. Spasski rentrait à Pétrograd pour y sou-
.
UN HOMME SEUL 67
tenir par une vigoureuse campagne les efforts du généra-
lissime et s'occupait de la fondation d'un grand journal,
la Russie nouvelle, qui combattrait le parti bolchevique
et le romantisme social-révolutionnaire de Kerenski. Il
plut à Savinski, qui trouva en lui une volonté d agir
qui le portait droit sur l'obstacle. Savinski, en peu de
temps, lui réunit les fonds nécessaires pour lancer son
journal.
La curiosité passionnée et pourtant dédaigneuse de
Savinski l'amena à rencontrer quelques personnalités du
Soviet. C'est ainsi qu'il fit la connaissance de Séméonof,
l'officier de la Garde, ancien ami de Spasski, et qui, dès
les premiers jours de la révolution, s'était jeté dans le
parti bolchevique. Séméonof lui parut une des figures
curieuses de ce temps. Il s'étonna de trouver dans cet
agitateur des manières parfaites et l'habitude du monde.
C'était, en outre, un homme fort instruit et d'une culture
livresque étendue. Il surprenait par la fioideur glacée
de ses raisonnements, par l'enchaînement mathématique
de ses thèses, par la souplesse de sa dialectique et l'ingé-
niosité prodigieuse de ses commentaires, par la multi-
plicité des points de vue dont il envisageait la situation
de la Russie, par l'imprévu des rapprochements qu'il en
faisait avec des crises analogues dans l'histoire ancienne
ou moderne, par l'absence totale dans ses propos de toute
sentimentalité, par le cynisme, enfin, avec lequel il affec-
tait de ne traiter une question humaine que par son côté
politique. Avec cela, de l'allant, une fertilité d'esprit
jamais en défaut et un certain accent d'ironie qui donnait
un étrange ragoût à ses propos.
68 QUAND LA TERRE TREMBLA.,.
A Nicolas Savinski, dont il voulait capter la confiance,
il disait :
— Soyez assuré, Nicolas Vladimirovitch, que nous
n'éviterons pas le bolchévisme. Vous connaissez l'âme
russe ; elle est bien éloignée des théories du juste milieu
chères à nos amis les Français. Elle a le vertige des ex-
trêmes. Elle s'y sent attirée par une force aussi irrésistible
que celle de l'aimant. Elle ne s'effraie de rien. Le commu-
nisme est le plus absolu des systèmes. Voilà une chance
de succès... Peut-être est-il absurde, irréalisable ? Ne
croyez pas que ce soit cela qui en détourne un Russe.
Bien au contraire, notre Russe aime à montrer que rien
ne lui est impossible. Il y a une force prodigieuse en ce
peuple : il a foi en lui-même. Il veut tenter ce qui n'a pas
été tenté. Et comme il est catholique ! Il embrasse le
monde. Qui a dit qu'un Russe ne peut pas se sentir
heureux s'il ne voit avec lui l'univers entier partager
sa joie ? Il ne concevra le communisme qu'universel et
il organisera des signaux lumineux dans la steppe pour
communiquer son bonheur aux planètes de notre système
solaire. Alors seulement il respirera à l'aise. Il reconnaît
en Lénine un homme de son sang. Lénine ne s'arrête
pas à moitié chemin ; il va jusqu'au bout de sa pensée.
Rien ne peut plaire davantage à l'âme russe... Qu'avez-
vous à lui offrir en échange ?... Lorsque la révolution a été
faite, le paysan a compris deux choses : qu'elle devait lui
donner la paix et la terre. Vous ne savez faire ni la paix ni la
guerre, et la terre aujourd'hui n'est à personne. Comment
voulez-vous que notre Ivan russe vous suive ?... Nous, il
nous entend au premier mot. Avec lui, nous l'emporterons.
UN HOMME SEUL 69
— Mais croyez-vous le communisme perfectionné des
social-démocrates possible à cette heure-ci en Russie ?
intervint Savinski. Il me semble, pour autant que je me
souvienne de mes lectures de Marx, que le communisme
ne peut s'installer que dans une société hautement déve-
loppée et industrialisée à son comble. Nous sommes loin
d'être arrivés à ce point en Russie. Une énorme majorité
de paysans obscurs et pour trente paysans un ouvrier à
peine. L'industrie est en enfance chez nous. Nous sommes,
en outre, ruinés par la guerre. Où est l'état de surproduc-
tion qui doit, suivant votre prophète, amener à la socia-
lisation totale ?
— De cela, je ne m'occupe pas, répondit Séméonof.
Je regarde la situation du point de vue politique. Le seul
parti qui peut triompher aujourd'hui est celui qui a
promis la paix et la terre. Pourquoi nous avez-vous laissé
cet admirable programme ?... Je suis pour ceux qui
gagnent, et c'est pour cela que je suis entré dans le parti
bolchevique. Si le communisme est impossible, eh bien,
nous ne serons plus communistes quand nous serons
au pouvoir. Mais nous aurons le pouvoir, le pouvoir en
Russie, un monde entier à nous !... Comprenez-vous bien
ce que cela signifie ? Une fois les maîtres, nous manœu-
vrerons. Mais si vous voulez conduire un bateau, il faut
être dans ce bateau et tenir le gouvernail. C'est à quoi
je me prépare. Et nous aurons besoin de toutes les intel-
ligences, et de vous aussi, mon cher Nicolas VJadimi-
rovitch. Dans quelques mois, il s'agira de choisir : être
un émigré, ou travailler avec nous. Un émigré, ce qu'il
y a de plus affreux au monde. Un Russe à l'étranger perd
70 QUAND LA TERRE TREMBLA...
toute raison d'être. Le Russe, c'est Antée ; il n'a de
force que lorsqu'il pose ses grands pieds sur le sol natal.
Vous êtes trop Russe pour quitter notre « terre riche et
grande. » Je vous le dis, Nicolas Vladimirovitch, les choses
iront de telle sorte que, lorsque vous aurez à prendre un
parti, vous viendrez chez nous plutôt que d'aller à Londres
ou à Paris.
Savinski sourit. Lorsque Séméonof l'eut quitté, il
s'attarda à penser à la figure de ce bolchevique par ambi-
tion. « Celui-là, se dit-il, ne s'arrêtera pas à des scrupules
sentimentaux. Une fois au pouvoir, il installera une guil-
lotine sur la place du Palais d'Hiver. Si beaucoup de jeunes
gens de sa classe partagent ses idées, peut-être verrons-
nous Lénine en tsar rouge de Russie ? »
Cependant, les événements précipitaient leur cours
tumultueux dans le sens prédit par Séméonof. L'arrestation
du général Kornilof avait donné des forces nouvelles au
parti bolchevique. Il avait déjà la majorité au Soviet de
Petrograd et ses journaux annonçaient ouvertement le
coup d'Etat prochain.
Au milieu de cette prodigieuse agitation politique, la
ville restait calme. Elle vivait comme mécaniquement,
chacun ne s'occupant plus que de ses affaires et de ses
plaisirs dans l'attente d'on ne savait quoi qui ne tarderait
pas à arriver.
Mais cette attente était anxieuse. Le sol allait vous
manquer sous les pas. Que serait ce demain redoutable ?
Et l'au jour le jour même était plein d'imprévu et de terreur.
UN HOMME SEUL 71
Savinski, si maître qu'il fût de sa pensée, s'apercevait
à certains moments qu'il vivait sur ses nerfs et qu'ils
étaient soumis à une dure épreuve. C'était une alternative
curieuse de moments de lassitude suivis de périodes
exaltées. Et ce mélange faisait de son existence quelque
chose d'étrangement agité d'où l'ennui tout au moins
était exclu.
Les Choupof-Karamine étaient rentrés à Pétrograd.
La belle Nathalie brûlait Kerenski qu'elle avait adoré.
Selon elle, il n'était que vanité et avait fait la révolution
pour coucher au Palais d'Hiver dans le propre lit du
tasr. Pour satisfaire cette ambition puérile, il n'avait pas
hésité à jeter la Russie dans l'abîme. Toute à l'idée de
précipiter le dictateur du trône où il s'était juché, elle
appelait à grands cris les bolcheviques. « Lénine punira,
comme il convient, ce petit sot », disait-elle. Elle affichait
les idées les plus hardies. La Russie ne pouvait sortir
de la crise actuelle que par une nouvelle révolution.
L'excès du mal lui rendrait la santé. Un mois sous Lénine
serait pour elle le salut. Tant que le communisme restait
à l'état d'idéal, il attirait le peuple entier. Une fois appliqué,
chacun comprendrait qu'il ne peut mener à rien et, de
l'expérience manquée du socialisme intégral, on passerait
enfin et d'un seul coup à l'ancien état monarchique et
autocratique qui avait fait la grandeur de la Russie. Sans
doute, les temps bolcheviques seraient terribles à tra-
verser. Mais c'était la transition nécessaire... Beaucoup
des amis de Nathalie partageaient sa façon de voir.
Cependant, pour s'assurer une vie possible pendant
le régime inévitable et précaire du bolchévisme, elle
72 QUAND LA TERRE TREMBLA...
prenait ses précautions. Elle avait un salon politique.
Que n'eût-elle pas donné pour y recevoir Trotski ? Mais
cet homme farouche, rageur et mal élevé, un Juif, du
reste, était inabordable. A son défaut, elle prit ce qu'elle
trouvait, et Savinski ne fut qu'à moitié étonné d y ren-
contrer un jour Séméonof , dont on commençait à parler
beaucoup.
Il était tout à fait à son aise dans l'appartement luxueux
des Choupof-Karamine. Il y faisait figure d'homme
d'Etat. Assis dans un grand fauteuil, une jambe croisée
sur l'autre, renversé en arrière, le regard froid, mais
avec un demi-sourire sur ses lèvres longues, il citait
Machiavel, Talleyrand et Robespierre, Hegel et Karl
Marx, et assaisonnait de pointes plaisantes les théories
extrémistes qu'il offrait à la méditation de ses auditeurs.
A l'entendre, il semblait qu'il s'agît de pures spéculations
théoriques, et sur ce terrain on le suivait avec intérêt
dans une espèce de griserie d'idées qui ne laissait rien
apercevoir de la réalité. Un jour, André Spasski — car
la belle maîtresse de la maison se l'était aussi attaché —
interrompit le cours de ses dissertations par cette simple
phrase :
— Votre révolution, dit-il, coûtera beaucoup de
sang.
— Sans doute, répondit froidement Séméonof. La
première révolution, celle de Kerenski, périra parce qu'elle
a aboli la peine de mort. On n'édifie de grandes choses
que par la violence, et le sang est le ciment nécessaire de
la société nouvelle.
Quoiqu'on fût habitué aux audaces de langage de
UN HOMME SEUL 73
Séméonof, un frisson secoua les familiers réunis dans le
salon Choupof. Nathalie, avec un charmant sourire et
un coup d'œil vif jeté au théoricien bolchevique, lui
dit:
— Heureusement, Léon Borissovitch, que nous sommes
de vos amis. Vous serez notre guide. C'est vous qui
trouverez à la pauvre abeille inutile que je suis, une
cellule où travailler au bonheur de tous. Avoir la cons-
cience que Ton est une partie active d'un tout immense
et bien ordonné, que l'on sert un idéal, c'est une chose
magnifique... Mais, qu'est-ce que vous ferez de moi ?
A quoi puis-je être bonne ?... Je ne voudrais pas laver
le linge, je le laverais très mal, ni coudre des vêtements...
Elle minaudait, confuse.
— Vous serez ma secrétaire, Nathalie Ivanovna,
interrompit Séméonof. Je vous conseille d'apprendre dès
demain à écrire à la machine et à sténographier.
Il aurait pu dire cela sur un ton qui l'aurait fait passer,
mais il parla sèchement, d'une voix froide et impérieuse.
L'incident laissa une impression désagréable à ceux
qui en avaient été les témoins.
Comme Spasski et Savinski sortaient ensemble de chez
les Choupof -Karamine, Savinski dit à son compagnon,
après un assez long silence et comme en manière de con-
clusion à une suite de pensées non formulées :
— C'est tout de même un monstre, votre ami Séméo-
nof.
Spasski sourit.
— C'est un ambitieux ! Il n'a que cette seule passion.
74 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Il est, du reste, fort intelligent. Il n'est pas plus commu-
niste que tsariste, et vous démontrera avec la même
logique forcenée que ce sont deux termes antithétiques,
mais équivalents, et qu'on peut finalement les égaler
l'un à l'autre. Pour l'instant, son attitude n'est qu un
jeu. Mais qu'il trouve dans le bolchévisme de quoi satis-
faire le désir qu'il a d'exercer la force qu'il sent en lui,
qu'il y voie, je ne sais où, une porte conduisant à quelque
chose de grand, il s'y précipitera et poussera de toutes
ses forces dans cette direction, sans regarder ni à droite,
ni à gauche. Il deviendra redoutable, alors, et nous fera
pendre, vous et moi, si cela lui paraît utile... Il est
d'autant plus dangereux qu'il est honnête, qu'on ne
peut le gagner, ni par l'argent, ni par les femmes, ni par
le vin. Il n'a ni maîtresse, ni ami, il mène une vie d'ascète.
Je le crois vierge... Méfiez-vous des hommes sans passions,
Nicolas Vladimirovitch.
Au milieu d'octobre, Sonia Savinskaia mit au monde
un fils qui reçut le nom de Basile. Elle eut, cette fois-ci,
des couches difficiles et le médecin en craignit les suites.
Nicolas passa une dizaine de jours au chevet de sa femme,
attendant la fin de la période critique. Il faisait avec ses
enfants de longues promenades dans les bois. L'air
était aigre ; il gelait déjà la nuit ; on sentait l'hiver proche.
Et d'abord, Savinski goûta le calme qu'il trouvait
dans la campagne finlandaise. Il semblait qu'on fût à
mille lieues de Petrograd, pourtant toute voisine. Pas un
écho de ses agitations tumultueuses ne parvenait au fond
de ces tranquilles forêts. Mais bientôt Savinski sentit
UN HOMME SEUL 75
l'ennui le gagner. « Pourtant, se disait-il, je suis en paix
auprès de ma femme et de mes enfants que j'aime... »
Sur ce mot, il s'arrêta. « Aimé-je Sonia comme j'aime mes
enfants ? se demanda-t-il. Voilà un beau sujet à réflexions.
Certes, je l'ai aimée. Les femmes que j'ai connues avant
elle ne m'étaient qu'un charmant passe-temps, le plus
agréable des divertissements. Sonia a été autre chose
pour moi ; elle a rempli mon cœur. Elle le remplit encore,
mais pas de la même façon. Sans doute est-ce l'effet de
l'habitude et puis aussi, pourquoi le cacher ? de l'âge.
Voici que j'ai dépassé quarante-cinq ans. Toute une part
de ma vie est finie. Je n'ai pas à me plaindre. J'ai connu
l'amour sans en connaître les orages. Il me reste à m 'ache-
miner lentement vers la vieillesse avec une compagne très
chère et des enfants qui poussent... » Il n'aimait pas à
songer au passé, et, sans qu'il s'en rendît compte, c'était
la preuve la plus certaine qu'il était encore en pleine force
et santé. Mais, voilà qu'aujourd'hui la pensée qu'il avait
vécu la plus belle partie de sa vie soudainement l'attrista.
Il regarda les noirs sapins qui l'entouraient. Leurs bran-
ches, agitées par le vent froid qui venait du nord, semblaient
gémir. Le paysage lui-même évoquait l'idée de la mort ;
toute vie allait s'éteindre pendant le long hiver septen-
trional.
« Mais ces forêts renaîtront, s'écria Savinski. Les bou-
leaux dépouillés se couvriront de feuilles délicates et
jeunes. Les herbes folles pousseront sur ce sol stérile ;
des fleurs se balanceront aux brises tièdes de mai. Le
printemps reviendra pour la nature entière, sauf pour
moi... »
76
QUAND LA TERRE TREMBLA..
Et soudain il eut le désir violent de retourner à 1
grad. La vie y était mauvaise, agitée, elle vous tordait
les nerfs ; mais c'était la vie tout de même, quelque chose
de trouble et de puissant qui vous emportait si vite que
parfois on en perdait le souffle. Il frémit à la pensée d'un
long exil à l'étranger. Mener une existence luxueuse de
grands hôtels internationaux lui parut impossible. Le
souvenir de la prédiction de Séméonof lui revint. « Aurait-
il raison ? se demanda-t-il. Au jour venu de choisir,
préférerai -je la Russie, même sous Lénine ? »
Il sourit. Ces pensées étaient vaines et romanesques.
Non, il partirait à l'étranger si c'était nécessaire. Mais
auparavant, il fallait mettre de l'ordre dans ses affaires.
Le soir même, il annonça à Sonia qu'il rentrerait le len-
demain à Pétrograd. Pour la rassurer, il lui dit qu'il ferait
préparer leur appartement et que, si toutes choses con-
tinuaient dans le train où elles allaient, elle pourrait
revenir chez elle avec ses enfants, une fois sa convalescence
finie, vers le milieu de novembre.
VI
A LA VEILLE DE LA CATASTROPHE
De retour à Pétrograd, dans les derniers jours d'octobre,
Savinski éprouva un moment de joie assez âpre à sentir
battre le pouls fiévreux de la ville. L'automne voyait une
situation chaque jour empirée. La lumière diminuait
dans le ciel chargé de brumes et l'espoir dans les âmes
assombries. Un seul parti montrait une ardeur funeste :
le parti bolchevique. Le ton de ses journaux était d'une
insolence extrême. On y annonçait un coup d'Etat pro-
chain. Les gardes rouges du parti s'exerçaient ouverte-
ment et en armes au métier militaire, cependant que le
chef du gouvernement, A. F. Kerenski, continuait à pro-
noncer des paroles sonores.
Savinski n'était pas sans entendre parler de complots
monarchiques. Les salons en bourdonnaient furieusement.
Mais, à ses yeux, il n'y avait là que vent et agitation. Et
parfois il pensait qu'on n'échapperait pas à un régime
communiste. Du reste, fallait-il souhaiter que les bolche-
viques gardassent le rôle avantageux d'opposants ? S'ils
avaient le pouvoir, y dureraient-ils ? Le cours de la
révolution s'accélérait sans cesse. Rien n'était stable.
QUAND LA TERRE TREMBLA...
Les bolcheviques subiraient le sort commun et ne feraient
que passer.
Sur ce point, Savinski rejoignait la thèse de Nathalie
Choupof-Karamine. Mais cela n'était pas qu une matière
à discussions idéologiques. Les bolcheviques, s'ils étaient
au gouvernement, emploieraient la manière forte. De
toutes parts déjà on prononçait le mot redoutable : la
Terreur. Et, derrière ce mot, on voyait se lever des images
qui remplissaient les âmes d'épouvante. L'annonce d'un
coup d'État prochain tenait tous les esprits suspendus ;
on arrivait à en souhaiter l'exécution et la réussite
pour être soulagé de l'anxiété de l'attente.
Savinski n'échappa pas a l'humeur noire qui s'était
emparée de la ville et dont la contagion se répandait par
les conversations quotidiennement répétées. Malgré
l'énervement que causait la rencontre de gens affolés,
Savinski maintenant acceptait difficilement de rester seul.
Il usait ainsi beaucoup de temps dans des conversations
vaines dont il sortait plus irrité contre les autres et contre
lui-même. Et souvent il se demandait pourquoi il restait
encore à Petrograd, où, autant qu'il en pouvait juger,
rien ne le retenait.
L'automne avançait, l'automne triste du nord ; au
cours des jours, les averses de neige et de pluie se succé-
daient, et Nicolas Savinski nourrissait des pensées chan-
geantes comme le temps et grises comme lui. Une fin
d'après-midi, comme il sortait de son bureau, fatigué,
les nerfs crispés, incapable de supporter la solitude de
son appartement, il décida d'aller passer une heure chez
A LA VEILLE DE LA CATASTROPHE 79
Nathalie Choupof-Karamine qu'il n'avait pas vue depuis
son retour. Il descendit la Perspective Nevski. Les grands
lampadaires, dont un sur deux était allumé, éclairaient
dune lueur blafarde la foule qui coulait continûment
sur les trottoirs. Au coin de l'hôtel de l'Europe, des
gamins criaient les journaux ; les tramways étaient pleins
à déborder. Les passants semblaient être de mauvaise
humeur ; l'atmosphère était aigre et brumeuse. Une neige
fondante rendait le pavé glissant. Savinski pensa à la
villa finlandaise qui abritait sa femme et ses enfants...
Il y avait en Europe des pays loin de la guerre où le soleil
était encore chaud. Il revit Grenade sur ses collines arides
et parfumées. Et, tout aussitôt, il se dit « J'y mourrais
d'ennui ! »
Chez Nathalie Ivanovna, il y avait une société nom-
breuse. Savinski fut d'abord la proie du maître de la
maison qui, le tirant à part dans le premier salon, lui
demanda une consultation sur des affaires qui le préoccu-
paient. Un groupe suédois lui faisait des offres pour ses
mines de fer dans l'Oural.
— Vendez, lui dit Savinski, mais faites-vous payer à
Stockholm. Un jour viendra où vous serez content d'avoir
des couronnes suédoises.
Mais Choupof croyait à la hausse du rouble. Pour des
raisons très obscures, il ne voulait pas quitter Pétrograd,
et surtout le Pétrograd à demi affamé, à demi ruiné de
la révolution dans lequel il était assuré de trouver à vil
prix et avec une impunité assurée par le désordre général
la satisfaction de ses vices. Le fait est qu'on l'avait ren-
contré à différentes reprises dans les quartiers pauvres,
80 QUAND LA TERRE TREMBLA...
entre chien et loup, vêtu assez misérablement, tramant
sur les trottoirs, où jouaient des enfants, son obésité
répugnante.
Savinski le quitta et passa dans le salon où régnait
Nathalie. Elle était fort entourée ce jour-là et, à peine
fut-il entré, Savinski se demanda, comme chaque fois
qu'il arrivait chez elle, quelle fâcheuse idée l'avait de
nouveau amené chez cette femme pour laquelle il
n'avait aucune sympathie. ïl la salua et déjà se retirait.
Mais Nathalie n'allait pas se priver ainsi de la société
d'un homme aussi notable, et, lui indiquant un fauteuil
non loin d'elle, le pria de s'asseoir. Puis, elle se tourna
vers une jeune fille que Savinski ne vit pas et lui dit :
— Lydia Serguêvna, donnez du thé, je vous prie, à
Nicolas Vladimirovitch.
Une minute après, Lydia s'approchait de Savinski,
un verre de thé à la main. Il la regarda venir et soudain
il la reconnut. Cette grande fille, mince, si jolie, elle s'était
abattue à ses pieds devant l'hôtel de l'Europe au premier
jour de la révolution. Il n'avait rien oublié d'elle, ni sa
grâce, ni sa frayeur, ni ce cœur enfantin qui battait sur
son bras tandis qu'il la relevait. Il se leva, prit le verre
de la main gauche et de la droite s'empara de la main
de la jeune fille. Il s'inclina devant elle et lui dit :
— Nous nous connaissons, Lydia Serguêvna. Il n'y
a que votre nom que j'ignorais jusqu'à présent. Vous
souvenez-vous de moi ? Maintenant que je vous ai re-
trouvée, je ne vous quitte plus. Venez causer avec moi
dans un endroit plus tranquille.
Et, sans lâcher la main de la jeune fille qui ne se défen-
A LA VEILLE DE LA CATASTROPHE 81
dait pas, il l'entraîna dans un boudoir contigu où il n'y
avait personne. Il y régnait une paix que l'agitation des
salons voisins rendait plus précieuse encore. La lumière
y était douce et, pour la première fois de la journée,
Savinski se sentit délassé, l'âme libre, comme s'il était
subitement transporté, sur le tapis magique d'un enchan-
teur, à cent mille lieues de Petrograd et de la révolution.
Il interrogeait Lydia sur ce qu'elle avait fait depuis le
jour où elle s'était laissée prendre dans le tourbillon de la
foule. L'expérience qu'elle en avait eue l 'avait-elle guérie
de cet excès de curiosité ? Avait-elle compris qu'une
jeune fille comme elle ne devait pas se risquer dans les
bagarres ? Il parlait à moitié sérieux, à moitié plaisant.
— Je ne serai pas toujours là pour vous relever, disait-
il. Ou bien attachez-moi à votre personne comme garde
du corps et ne sortez qu'avec moi.
— Je veux bien, répondit Lydia. J'ai souvent pensé
à vous depuis ce jour et j'ai décidé qu'avec vous je n'aurai
jamais peur de rien... Pourtant, je suis horriblement pol-
tronne, ajouta-t-elle en souriant.
Elle le regardait bien en face, la tête un peu renversée
en arrière, les yeux larges ouverts. Elle retrouvait près
de Savinski le sentiment de sécurité qu'elle avait eu
soudainement dans ses bras sur le trottoir de la rue
Michel. Il semblait que, par sa seule présence, il mit fin
aux inquiétudes et à l'angoisse, et qu'il vécût dans une
atmosphère dont, par une générosité qui lui était naturelle,
il voulait bien faire partager la sérénité aux rares élus
qu'il admettait près de lui. Elle sentait déjà à on ne sait
quoi, à la façon dont il la regardait, au ton sur lequel
6
82 QUAND LA TERRE TREMBLA...
il lui parlait, qu'il serait un ami pour elle, quelqu'un
sur qui elle pourrait s'appuyer... Paul était délicieux ; elle
l'aimait de tout son cœur, mais il était si jeune, si enfant !
C'était elle qui le guidait...
Tandis qu'ils causaient à bâtons rompus et qu'elle
suivait intérieurement le cours de ses idées. Nicolas
Savinski laissait ses yeux se reposer sur le frais visage
de son interlocutrice, l 'étudiait et réfléchissait à part
lui. « C'est une vraie fille de la terre russe, pensait-il,
une fleur pure que rien n'a souillée, une Tatiana au village.
Heureux le jeune homme qui l'aimera et plus heureux
celui qui sera aimé d'elle ! Est-il en aucun pays du monde
une jeune fille qui vous regarde plus droit dans les yeux
qu'une jeune fille russe ? »
Cependant, il lui demandait où elle avait passé l'été.
— Chez nous, répondit Lydia, à la campagne, près
de Smolensk. Je voulais voir nos paysans pendant la
révolution. Ah ! Nicolas Vladimirovitch, quelle curieuse
expérience j'ai faite là-bas ! Je vous le raconterai un jour,
si cela vous intéresse. Je les connais bien, nos paysans.
Mais...
A cet instant, Nathalie Choupof-Karamine entra dans
le boudoir, suivie de Léon Séméonof.
— Où vous cachez-vous ? dit-elle. Je vous croyais
partis. Voici Léon Borissovitch qui veut faire la connais-
sance de la petite princesse.
Elle le présenta à Lydia, qui avait eu un mouvement de
recul à voir la figure pâle de Séméonof . Elle avait reconnu
le regard qui l'avait glacée sur Nevski. Séméonof s'inclina
cérémonieusement.
A LA VEILLE DE LA CATASTROPHE 83
Mais Savinski la tira à part pour prendre congé d'elle.
— Je ne vous tiens pas quitte de ce que vous avez à
me dire sur les paysans. Je suis bien mal renseigné sur
ce qui se passe au village, et cela a de l'importance.
C'est vous seule qui m'instruirez. Quand puis-je vous
voir ?
— Venez demain chez nous, dit Lydia, avant le dîner.
Je vous raconterai mon été.
Savinski sortit, laissant Séméonof avec la jeune fille.
Quand il quitta la banque le lendemain, après une
journée difficile, Savinski se rendit chez le prince Volynski.
Il le connaissait, mais ne le voyait que rarement. Le
prince était souffrant et ne recevait pas. Il avait à cette
heure -là son médecin près de lui. On introduisit Nicolas
Savinski chez la princesse, qui prenait le thé en compagnie
de sa fille et du général Vassilief. La princesse avait souf-
fert de la solitude où elle était restée. Puis on lui avait
ramené son mari en mauvais état. En descendant de
voiture, il était tombé, ses jambes faibles refusant leur
service, et s'était démis ou cassé le fémur. Il était main-
tenant tout à fait invalide. Il avait fallu le ramener à un
chirurgien de Pétrograd. Le voyage de retour avait été
un cauchemar. Vingt heures dans un wagon sans pouvoir
se lever de sa place ; dix personnes dans le compartiment,
sa fille au milieu des soldats.
Lydia souriait au discours véhément de sa mère. Sa
saine jeunesse ne s'était pas alarmée de ces aventures et
avait supporté allègrement ces fatigues. Une fois le thé
pris, elle emmena Savinski dans un coin du salon et lui
84 QUAND LA TERRE TREMBLA...
raconta ses expériences de l'été. C'était une joie pour elle
de parler ; la vie qui l'emplissait colorait étrangement
ses récits.
— J'étais contente, dit-elle, de retourner dans notre
bien. Vous savez, chez nous, c'est la vraie campagne,
des bois et des plaines à perte de vue. Nous sommes à
deux heures, en voiture, d'une petite station près de Smo-
lensk. Il y a là notre maison qui est très vaste, toute en
bois, et ancienne, car elle a été bâtie à la fin du règne de
Catherine la Grande. A quelques centaines de pas, la
demeure de l'intendant, puis quelques bâtiments où
papa garde ses plus belles vaches. Les autres sont dans
des fermes voisines. Nous avons un village à dix minutes
de la maison, un petit village de trois cents feux qui res-
semble à tous les villages russes. C'est sale et misérable,
bien que les paysans chez nous soient à leur aise et
souvent riches. Papa a fait construire une école et entre-
tient un docteur qui est une femme. C'est une Juive
d'Odessa, aux cheveux courts et à lunettes, une drôle
de personne qui s'habille à moitié comme un homme.
Elle se dispute souvent avec papa, mais pas avec moi,
car nous nous entendons bien toutes les deux. Malgré
sa brusquerie, elle est bonne et se donne beaucoup de
mal pour nos paysans. Ce n'est pas facile. Vous ne savez
pas à quel point ils sont obscurs et méfiants. Quand on
leur prescrit un remède, leur première idée est qu on veut
les empoisonner. Mais Rachel Pappe, c'est ainsi qu'elle
s'appelle, les gronde durement et ils finissent par lui
obéir. C'est elle qui mène les affaires de chacun. Déjà
pendant la guerre, le village a beaucoup changé, en 1916
A LA VEILLE DE LA CATASTROPHE 85
surtout. Tous les jeunes gens et les hommes jusqu'à
quarante ans étaient partis. Il y en avait deux dont on
savait qu'ils avaient été tués et dix qui étaient prisonniers
en Allemagne. Mais on nous avait donné quelques pri-
sonniers autrichiens. C'étaient de très bonnes gens ; ils
vivaient tout à fait libres chez nous et nos babas les
aimaient beaucoup. Elles prétendaient qu'ils étaient bien
meilleurs que leurs maris. Il est vrai qu'ils travaillaient
mieux, ne se grisaient jamais et ne les battaient pas. Leur
chef s'appelait Fritz. Il venait de la Carinthie. C'était un
bel homme qui était arrivé très maigre et qui s'était vite
engraissé chez nous. Imaginez-vous, Nicolas Vladimi-
rovitch, qu'il portait un amour de petit manchon en peau
de taupe ! Il causait en allemand avec Rachel Pappe,
mais en un rien de temps il sut assez de russe pour se
faire comprendre des babas. Il était berger ; il gardait et
soignait les bêtes dans la perfection. Bientôt, il eut toutes
les bêtes du village. Il n'en a pas perdu une seule en
dix-huit mois. Jamais on n'avait vu cela. Enfin, le village,
malgré tant d'hommes partis, vivait très tranquille et très
prospère pendant la guerre. Cette année, j'ai trouvé des
changements. D'abord, une vingtaine de soldats étaient
rentrés ; ils avaient simplement quitté le front et étaient
revenus chez eux avec leurs fusils. Ils parlaient beaucoup
et racontaient des histoires du matin au soir et jusque
tard dans la nuit ; ils ne travaillaient guère. Il y avait
toujours autour d'eux un groupe de paysans pour les
écouter. Il va sans dire que tout le village savait qu'il allait
avoir nos terres. La révolution, pour eux, c'étaient les
terres de papa. Mais comment ils les prendraient, com-
86 QUAND LA TERRE TREMBLA...
ment ils se les partageraient, comment il les cultiveraient,
cela était bien compliqué à résoudre et c'était sur ce point
délicat que les conversations recommençaient chaque
jour. Avec nous, très respectueux, très gentils. Il faut dire
que papa a toujours été bon pour eux. Malgré cela, ils
en ont peur. Alors, toujours de grands saluts et des incli-
naisons de tout le corps. Leur indépendance, ils la mani-
festaient d'une façon bien curieuse... Comment vous
expliquer ?... C'est très difficile...
Lydia fronça un peu son front et se prit à réfléchir.
Puis tout à coup elle reprit :
— Savez-vous comment on chasse le vautour dans les
Pyrénées ? demanda-t-elle.
Savinski se mit à rire.
— Mais non, répondit-il. Du reste, quel rapport entre
la chasse au vautour et les paysans qui veulent la terre ?
— Attendez, attendez, dit Lydia. Vous allez voir.
L'année avant la guerre, nous étions en été dans les
Pyrénées avec un oncle à moi, grand chasseur. On lui
proposa une chasse au vautour dans la montagne. L'homme
qui voulait l'emmener donna des détails si passionnants
que je suppliai mon oncle de me prendre avec lui. Natu-
rellement, comme vous pensez, il ne put me refuser.
— Je comprends très bien qu'on ne vous refuse rien,
Lydia Serguêvna, intervint Savinski.
— Enfin, voilà, nous partîmes vers minuit et, avant le
jour, nous arrivions à une cabane dans un endroit désert.
A deux cents pas à peu près de la cabane, notre guide
jeta un petit agneau mort sur un roc bien en vue. Et
nous attendîmes, cachés dans la cabane. Le jour vint ;
A LA VEILLE DE LA CATASTROPHE 87
j'avais grande envie de dormir, mais maintenant il s'agis-
sait de regarder. A peine le soleil levé, on vit très haut
dans le ciel un point noir qui décrivait de longues
courbes lentes. C'était un vautour qui avait aperçu l'agneau
mort. Et, quelques minutes après, un second vautour se
joignit à lui et se mit à tourner dans les airs. Puis d'autres
encore. Il y en eut bientôt une dizaine. Et, peu à peu,
leurs grands cercles se rétrécissaient, s'abaissaient, et
enfin les vautours s'abattirent sur un roc, à trois cents
pas du cadavre de l'agneau. Alors, cela devint tout à
fait intéressant. Deux ou trois vautours venaient, sau-
tillant, se dandinant, dans la direction de l'agneau. Ils
le regardaient de loin, semblaient conférer ensemble,
puis, pour je ne sais quelle raison, retournaient d'où ils
étaient venus. Et, quelques minutes après, la même
scène recommençait. Je pense que cela dura bien une
heure avant qu'ils arrivassent tout près du cadavre.
Quelle patience ! quelle lenteur ! Et enfin, après un temps
qui me parut interminable, un grand vautour se risqua
à donner un coup de bec dans le ventre de l'agneau. De
ma place, je vis le petit corps tressaillir. Le vautour de
nouveau s'envola, mais, quelques minutes plus tard,
tous les vautours étaient là et s'acharnaient après le
cadavre. C'est alors que mon oncle et le guide tirèrent
dans le tas. Avec un grand fracas d'ailes, les vautours
s'envolèrent à perte de vue. Mais trois d'entre eux res-
taient morts sur le terrain. Eh bien, comprenez-vous,
Nicolas Vladimirovitch, à la campagne, cet été, nos
paysans m'ont fait penser à ces vautours. Comme eux,
ils s'approchaient peu à peu des fermes et de notre maison.
88 QUAND LA TERRE TREMBLA...
On les voyait par groupes de trois ou quatre autour des
bâtiments ; ils regardaient avec attention et causaient
entre eux. Si on les abordait, ils étaient très polis, comme
autrefois. Si on leur demandait ce qu'ils faisaient là, ils
répondaient : « Nous nous promenons, barine, nous nous
promenons seulement. » Mais ils revenaient, regardaient
encore, discutaient à voix basse et, chaque jour, de plus
en plus près de la maison. Cela finissait par créer une
impression d'angoisse dont on ne pouvait se défaire. Une
fois, mon père en rencontra un dans le vestibule même.
Il l'interpella et lui dit : « Que veux-tu, Foma Fomitch ? »
Le paysan s'inclina jusqu'à terre. « Je regarde, barine,
je regarde », dit-il du ton le plus soumis. Mon père
entra dans une grande colère (cela lui arrive, vous savez) :
« Sauve -toi, malheureux, cria-t-il, ou je te fais périr sous
les coups. » Le paysan s'en alla, très tranquillement, à
demi souriant. Et, le lendemain, on le revoyait à quelques
pas devant les fenêtres du salon, causant à voix basse avec
d'autres paysans. Cela devenait intolérable ; cela me rap-
pelait à chaque fois les vautours qui tournent autour de
l'agneau mort, attendant de le manger. Alors, nous
sommes partis. Papa a fait transporter à Smolensk les
plus beaux livres et quelques tableaux anciens. Et main-
tenant que nous ne sommes plus là, les paysans sont
entrés dans la maison. Ils ne l'habitent pas, mais ils ont
pris tous les meubles et les ont emportés chez eux. J'ai-
merais bien savoir qui couche dans mon lit, conclut-elle
avec un sourire.
Savinski passa une heure charmante avec la jeune
fille.
A LA VEILLE DE LA CATASTROPHE 89
— Je ne sais comment vous vous y prenez, lui dit-il.
Vous me racontez des histoires très tristes, mais, quand
elles passent sur vos lèvres, elles ne m'attristent pas. Je
pense que vous êtes une petite fée qui transforme toutes
choses avec sa baguette magique. Je ne verrai plus nos
paysans que comme ces méfiants vautours des Pyré-
nées.
Il y eut un silence. Puis Lydia parla :
— Devinez-vous ce que Séméonof m'a proposé hier ?
Il veut me prendre comme secrétaire quand les bolche-
viques seront au pouvoir. Il jouera un grand rôle, il
l'affirme. Il hésite entre les Affaires étrangères et la Guerre.
Aux Affaires étrangères, il déclare ne pouvoir se passer
de moi, car je sais l'allemand, l'anglais et le français.
Il veut que j'apprenne à écrire à la machine. Je ne l'aime
pas, ce Séméonof ; il me glace, je ne travaillerai pas avec
lui. Mais j'apprendrai tout de même à écrire à la machine.
J'ai commencé mes leçons dès ce matin, tout près de
votre banque, au coin de Litiéiny et de Nevski.
— Si vous voulez une place quand tout le monde sera
obligé de travailler, dit Savinski, c'est moi qui vous l'offrirai
tant que les banques seront ouvertes. Mais, croyez-moi,
ajouta-t-il, suivant la tournure que prendront le6 événe-
ments, il vous faudra émigrer. La Russie ne sera pas
habitable pour une jeune fille comme vous. Nous nous en
irons ensemble en Europe. D'ici là, si cela ne vous ennuie
pas, si vous ne craignez pas la compagnie d'un homme
qui pourrait être votre père, voyons-nous souvent.
Comme il auittait Lydia, Paul Volynski arriva. Il était
de nouveau en uniforme de junker. Il avait fait une déce-
90 QUAND LA TERRE TREMBLA...
vante expérience à l'armée. Le régiment auquel il avait
été attaché n'avait pas pris part à l'offensive ; les soldats
désertaient en si grand nombre que le colonel l'avait
renvoyé à Pétrograd. Là, ne sachant où se rendre utile
et possédé par l'idée de servir, il était rentré à l'École des
junkers pour avoir un grade régulier au jour où l'ordre
se rétablirait en Russie. Il venait dîner chez sa cousine,
revenue depuis peu de Smolensk. Lydia, ce soir-là comme
d'habitude, avait mille choses à lui dire.
— Où se passe-t-il donc, commença-t-elle, des choses
aussi extraordinaires que chez nous ? Comme la vie
doit être ennuyeuse partout ailleurs ! Il paraît que bientôt
nous allons tous être obligés de travailler. Ce sera très
amusant. J'apprends déjà à écrire à la machine. Je gagnerai
ma vie, Paul ; j'aurai un poste important aux Affaires
étrangères. C'est arrangé.
Paul regarda sa cousine et lui dit avec un sérieux in-
croyable qui la fit pouffer de rire :
— Tu es une enfant, Lydia, tu joues avec tout. Mais
Dieu sait ce que l'avenir nous réserve.
— Eh bien, moi, je n'ai pas peur, lança Lydia, dès
qu'elle eut recouvré son sang-froid. On aura un tel
besoin de « capacités », comme ils disent, que nous sommes
sûrs, toi et moi, de nous tirer d'affaire. Regarde : j'ai déjà
deux situations offertes, l'une plus brillante que l'autre.
Et, si tu ne trouves rien, je te prendrai à mon service.
Tu seras le secrétaire de la secrétaire.
Cette perspective rasséréna le jeune Paul. Sa figure
reprit l'expression, qui lui était naturelle, de bonne
humeur et d'insouciance et, pendant toute la soirée,
A LA VEILLE DE LA CATASTROPHE 91
Lydia et lui jouèrent au bolchévisme, en épuisèrent à
l'avance les félicités et le vidèrent de ses terreurs.
— Tout est bien, pourvu que je ne te quitte jamais,
dit Paul en partant.
Et Lydia lui répondit, en l'embrassant sur les deux
joues :
— Mais oui, on ne sépare pas un frère de sa sœur.
Paul n'aima pas cette réponse.
SECONDE PARTIE
LA GRANDE SECOUSSE
Ce soir-là, 6 novembre, Nicolas Savinski rentrait chez
lui avant minuit. Il avait passé quelques heures chez
Nathalie Choupof-Karamine. La nervosité y était grande.
Plusieurs fois dans la soirée, on avait téléphoné des nou-
velles inquiétantes : les bolcheviques faisaient un coup de
force ; leurs troupes étaient mobilisées ; déjà, ils s'étaient
emparés du télégraphe central ; Lénine était arrivé à
Pétrograd ; on n avait trouvé pour défendre le Palais
d'Hiver qu'un bataillon de femmes !...
Ces bruits, qu'on ne pouvait vérifier, affolaient les
gens, et Savinski ne s'attarda pas chez les Choupof. Il se
reprochait d'y être venu. Le fait est qu'il ne pouvait
plus rester seul le soir. La solitude de son appartement
l'effrayait. La lecture ne suffisait pas à l'absorber ; ses
pensées s'échappaient du livre et revenaient sans cesse
tourner dans le même cycle monotone et triste. La situa-
tion de la Russie formait le thème principal de ses médi-
94 QUAND LA TERRE TREMBLA...
tations moroses. Il ne la contemplait pas objectivement.
« Que fais-je ici ? se demandait-il sans cesse. Pourquoi
rester ? L'atmosphère de la révolution est vraiment irres-
pirable. Il faut prendre un parti et quitter la Russie. » Et,
en même temps, il sentait au fond de lui qu'il ne pouvait
s'en aller. Qu'est-ce qui le retenait donc encore dans cette
ville funeste ? Ses affaires ? Elles étaient arrangées au
mieux des circonstances déplorables. « J'aurai de quoi
vivre à l'étranger, se disait-il. Et, au besoin, comme
j'emporterai ma tête avec moi, je pourrai encore gagner
de l'argent, puisque je ne suis plus bon qu'à cela. Voilà
la raison, voilà la sagesse ! Et pourtant je reste. Est-ce
la curiosité qui m'attache ici où finalement je risque ma
vie ? C'est payer bien cher le désir de voir de mes yeux
les folies que font mes compatriotes ! » De guerre lasse,
Savinski renonçait à se poser des questions. Lorsqu'il
réfléchissait, tous les arguments étaient en faveur du
départ. Mais quelles que fussent les raisons qu'il accu-
mulât, il sentait au fond de lui que des causes très obs-
cures, très secrètes, l'enchaînaient à cette vie misérable
de Petrograd. Après de longs débats, il avait décidé de
faire rentrer sa femme et ses enfants. Les lettres de Sonia
montraient une tristesse profonde qui l'avait touché. Il
lui avait écrit de revenir entre le dix et le quinze de ce
mois. « C'est une folie, sans doute, se dit-il, mais quoi ?
A la moindre alerte nous traverserons la frontière. Et
peut-être la présence de ma femme et de mes enfants
contribuera-t-elle à rétablir l'équilibre détruit de mes
nerfs ? Ce vaste appartement où je suis seul m'est insup-
portable. »
LA GRANDE SECOUSSE 95
Savinski passait la soirée au cercle ou chez des amis.
Le plus souvent, il était chez Nathalie Choupof-Karamine.
Il y rencontrait des hommes politiques, des gens d'affaires
et les femmes les plus élégantes de Pétrograd. Le cercle
se rétrécissait peu à peu. Chaque jour, on apprenait
qu'un tel était parti soudainement et en secret pour
l'étranger. Pourtant, la veille il était là, parmi eux, plai-
santant avec bonne humeur sur toutes choses. Qui aurait
pu supposer qu'il était à bout de nerfs et incapable de
supporter ces angoisses un jour de plus ? Alors ceux qui
restaient, tout en souriant et l'air détaché, se regardaient
les uns les autres, chacun se demandant à part soi : « Qui
fera défaut demain ? »
Ainsi, les rapports des êtres dans la société étaient tous
volontairement faux. Chez Nathalie, Savinski voyait
chaque soir sa petite amie Lydia ; elle lui paraissait la
seule personne sincère de l'assistance. Il s'était lié avec
elle d'une singulière amitié où se mêlait beaucoup de
tendresse. C'était un sentiment nouveau pour lui et plein
d'un charme inexplicable. Il sentait que pour Lydia il
représentait un homme très fort, maître de soi, qui échap-
pait à l'irrésolution dans laquelle se complaisaient les
autres personnes qu'elle connaissait. Elle se faisait de
lui l'idée de quelqu'un de fier et de sûr qui serait toujours
supérieur aux événements. « Cela est faux aussi, comme
tout le reste, mais il est bien agréable, pensait-il, qu'une
si jolie tête abrite une image aussi favorable de moi. Mais
si cette enfant charmante voyait les doutes qui m'assiègent,
et ma faiblesse véritable, et l'incapacité où je suis de rester
seul, peut-être changerait-elle vite d'idée... Elle croit
%
QUAND LA TERRE TREMBLA..
que je suis inaccessible à la peur. Quelle erreur ! En fait,
j'ai peur de tout dans l'avenir, j'ai l'imagination poltronne.
Si je me tiens assez bien dans le présent, c'est que j'ai
une bonne santé et aussi que je ne vois pas le danger,
sans doute par une infirmité de ma vue... Tiens, il faudra
que je lui explique cela, la prochaine fois que je la verrai.
Elle est si intelligente et fine qu'elle me comprendra
certainement. Qu'est-ce qu'elle va devenir, cette fille
ravissante ? Elle se mariera. Elle épousera un imbécile,
c'est inévitable, et, dans quelques années, elle mènera
la seule vie que peut avoir une jeune femme très belle,
très séduisante, et qui méprise son mari... Qui choisira-
t-elle ? Son cousin Paul ? C'est un enfant. Spasski, qui
lui fait la cour ? Ce serait un mariage tout à fait nouvelle
Russie. Le vieux prince ne le supporterait pas. Ou un
de ces jeunes secrétaires d'ambassade, si corrects, si élé-
gants, et qui ont perdu au contact de l'étranger toute
originalité ? Elle sera très riche, si tout ne sombre pas
dans la tempête où nous sommes. » Ainsi soliloquait
Nicolas Savinski en traversant le pont Troïtski. Il entendit
dans le lointain quelques coups de feu. Depuis longtemps,
il y avait ainsi des coups de fusil la nuit dans Pétrograd.
Les rues n'étaient rien moins que sûres et les attaques
nocturnes se multipliaient. On n'y accordait à la longue
aucune attention. Cependant, il avait, dans sa poche, la
main droite appuyée sur un revolver.
« Nous voici revenus aux temps, chers à Stendhal, des
républiques italiennes de la Renaissance, où chacun,
lorsqu'il sortait le soir, risquait sa vie et s'armait jusqu'aux
dents. Stendhal prétend que c'est la présence continue
LA GRANDE SECOUSSE 97
du danger qui a contribué à créer de fortes personnalités
dans l'Italie de cette époque. Peut-être sera-ce une école
utile pour mes contemporains ï Mais je ne vois pas qu'ils
en aient tiré, jusqu'à présent, grand avantage. Ils me sem-
blent être plus effrayés et plus neurasthéniques que jamais. »
A ce moment, Savinski aperçut sur la chaussée, à dis-
tance, une troupe d'hommes qui avançait. Lorsqu'elle
fut plus près, il reconnut un peloton d'une soixantaine
de soldats. Ils marchaient bien alignés, sans parler entre
eux. Le spectacle était nouveau. Cinq minutes plus tard,
Savinski croisa un second peloton, plus nombreux, qui
allait silencieusement dans la nuit vers le centre de Pétro-
grad. Les soldats défilaient en bon ordre et leurs pas
cadencés faisaient un bruit régulier dans le silence de
la nuit. Depuis la révolution, Savinski n'avait jamais vu
une troupe d'un aspect aussi militaire. « Qu'est cela ?
se demanda-t-il. Le gouvernement a-t-il fait venir en
secret des troupes sûres du front et va-t-il coffrer les bol-
cheviques cette nuit ? Cela ressemblerait bien peu à
notre cher Alexandre Féodorovitch Kerenski 1 Est-ce
le coup d'Etat de Lénine ? »
Cependant Savinski était rentré chez lui, l'esprit amusé
par cette énigme, et, sans en chercher davantage la solu-
tion, il se coucha et s'endormit. La dernière image qui
passa devant ses yeux avant de plonger dans le sommeil
fut celle de Lydia, assise dans le salon Choupof, ayant à
ses côtés Spasski, qui parlait avec un extrême sérieux,
et le maître de la maison, qui disait des bouffonneries.
La présence de Choupof-Karamine près de la jeune fille
lui était fort désagréable.
7
98 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Le lendemain matin, se rendant à son bureau, il ren-
contra encore des détachements de soldats et de marins,
l'arme sur l'épaule, qui déniaient avec une allure tout à fait
martiale. Mais sitôt arrivé à la banque, il y apprit la sur-
prenante nouvelle que les bolcheviques, dans la nuit,
s'étaient emparés du télégraphe central sans que la moindre
résistance leur eût été opposée, que le gouvernement était
cerné dans le Palais d'Hiver et que Kerenski, plus habile
que ses collègues, avait réussi à s'enfuir. En fait, la ville
appartenait aux bolcheviques.
Le téléphone ne cessa de carillonner dans le cabinet
de Savinski toute la matinée et il n'eut pas une minute
à lui. Les nouvelles étaient surprenantes. Les bolcheviques
s'étaient emparés de Pétrograd sans tirer un coup de feu.
Le néant de gouvernement n'avait pas esquissé un geste
de résistance. Les régiments et les marins avaient passé
aux bolcheviques. Seuls, les soldats du Préobrajenski et
du Siméonovski boudaient et ne sortaient pas de leurs
casernes. On ajoutait qu'ils n'étaient pas agités et passaient
leur temps à jouer aux cartes. Lénine, rentré en secret
à Pétrograd depuis plusieurs jours, allait présider le soir
même avec Trotski le deuxième congrès panrusse des
Soviets et y proclamer le changement de régime. L'Ins-
titut Smolny, fondation de la grande Catherine qui y
faisait élever des filles nobles, était le siège du nouveau
gouvernement. Vers midi, on annonçait déjà — comment
le savait-on ? — que Kerenski avait rejoint les troupes
cosaques du général Krasnof et marchait à leur tête sur
la capitale. Savinski eut dix visites. Tous les gens qui
vinrent le voir étaient terrifiés. Cette fois-ci, il ne s'agissait
LA GRANDE SECOUSSE 99
plus de plaisanter. Chacun pensait que le règne de Lénine,
si court fût-il, serait horriblement sanglant. Choupof-
Karamine accourut chercher de l'argent ; la peur avait
marqué son visage blême de taches noires. Il semblait
que la circulation du sang s'arrêtât dans ce gros corps
pourri.
— Vous savez, dit-il, que la frontière finlandaise est
fermée. Nous sommes pris comme dans une souricière.
Il ne nous reste qu'à aller nous incliner respectueusement
à Smolny. Je vais tâcher de conclure mon affaire avec le
groupe suédois et, à la première accalmie, je file sur
Stockholm.
Il partit à pied, évitant Nevski, et, passant par les petites
rues, courut de toute la vitesse de ses petites jambes s'en-
fermer au fond de son appartement.
Le spectacle de tant de gens apeurés eut pour effet d'un
réactif sur Savinski. Au lieu de se laisser gagner par la
panique générale, il prit une vue plus calme de la situa-
tion. « C'était inévitable, se dit-il ; maintenant, il ne faut
plus songer qu'à vivre, jusqu'au jour où l'on pourra avoir
un passeport pour l'étranger. Il serait bien étonnant, que
l'on entrât tout de suite dans une ère de vertu. La force
du rouble parlera toujours dans les bureaux. » Il pensa à
sa femme, avec un soulagement infini à l'idée qu'elle
était en sûreté en Finlande. Mais quelles seraient son
inquiétude et son angoisse lorsqu'elle apprendrait le coup
d'Etat à Pétrograd ? Il fallait absolument lui faire passer
des nouvelles... Et tout à coup il eut un sursaut. Que
faisait sa petite amie Lydia ? Sans doute était-elle dans
la ville à se promener. Il se précipita au téléphone et la
100 QUAND LA TERRE TREMBLA...
demanda. Il apprit qu'elle était sortie. A peine raccrochait-
il le récepteur, qu'un garçon de bureau lui annonça
qu'une jeune femme le demandait. Elle s'appelait Lydia
Serguêvna Volynskaia. Savinski courut à la porte.
Hésitante un peu, enveloppée de fourrures, le visage
rosé par le froid et par la confusion, Lydia entra. Ses
grands yeux bleus si purs ne disaient pas la crainte, mais
la perplexité, et pourtant il parut à Savinski que la lèvre
inférieure de la jeune fille, lèvre délicatement fendue par
son milieu, tremblait un peu. Emporté par un mouvement
qu'il ne songea pas à réprimer, il passa son bras gauche
autour de la taille de Lydia et l'attira à lui. Il la grondait
doucement comme un père gronde son enfant chérie.
— Petite fille, dit-il, que faites-vous dans la ville
aujourd'hui ? Quel démon de curiosité vous pousse ?
Vous allez vite rentrer chez vous et vous n'en ressortirez
pas avant que je vous en donne la permission.
Lydia sourit. Quand elle était arrivée, elle ne savait
que penser. Maintenant, elle sentait que Savinski lui
pardonnait, et sa sortie de chez elle, et sa venue si inat-
tendue dans son cabinet à la banque. Fière de son succès,
c'est sur un petit ton de bravade qu'elle lui dit :
— Mais, Nicolas Vladimirovitch, jamais la ville n'a
été plus calme. Il règne un ordre parfait, pas d'attrou-
pements, pas de meetings, des pelotons de soldats comme
aux temps du tsar... Et puis, ajouta-t-elle malicieusement,
je voulais savoir ce que vous pensez de ce qui se passe.
A moi toute seule, je n'y comprends rien...
— Ce que je pense, répondit Savinski, c'est que pour
l'instant vous devriez être chez vous. Croyez-vous que
LA GRANDE SECOUSSE 101
les révolutions sont faites pour fournir un spectacle aux
jeunes filles curieuses de Pétrograd ? Je vais vous ramener
chez votre père. Peut-être trouverons-nous une voiture.
Quant à mon automobile, les bolcheviques l'ont prise
au garage. Séméonof l'occupe, sans doute, à ma place.
A cet instant, on frappa à la porte et un garçon tendit
une lettre fermée à Savinski. Il l'ouvrit et réfléchit une
seconde.
— Entrez ici, dit-il, en ouvrant la porte d'un cabinet
voisin. Donnez-moi deux minutes et je vous retrouve.
Lydia passa lentement dans la pièce que lui indiquait
Savinski» et celui-ci, une fois la porte fermée, fit intro-
duire son nouveau visiteur, qui n'était autre qu'André
Spasski.
Savinski constata tout de suite que Spasski n'avait
en rien perdu son sang-froid. Il était calme comme à
l'ordinaire, et on ne voyait pas trace de nervosité sur son
visage.
— J'ai été averti à temps par un coup de téléphone,
dit-il, et j'ai quitté mon appartement sans attendre une
minute. Les bolcheviques me font l'honneur, paraît-il,
d'attacher un certain prix à ma capture. Ils sont chez moi
à l'heure où je vous parle. Mais ils ne m'auront pas faci-
lement.
— Qu'allez-vous faire ? demanda Savinski.
— D'abord, me cacher. Grâce à Dieu, j'ai plus d'une
maison sûre ici, et j'ai aussi un excellent passeport.
Il sortit de sa poche un papier froissé et tendit à Savinski
un passeport déjà couvert de cachets au nom de l'ingé-
nieur Paul Pavlovitch Mouchine, âgé de trente-huit ans.
102 QUAND LA TERRE TREMBLA...
— Je vais passer chez les cosaques de Krasnof. Cela
ne sera pas difficile. Krasnof aura plus de confiance en
moi qu'en Kerenski qu'il méprise. Peut-être prendrons-
nous Pétrograd ! Ces coquins n'aiment pas se battre.
Spasski souriait tout le temps en parlant.
— Mais avez-vous de l'argent ? demanda Savinski.
— J'en ai, répondit le visiteur. Je me sauve. Je suis
un personnage compromettant, ajouta -t-il. Il ne faut pas
qu'on me trouve chez vous. Je vous ferai tenir de mes
nouvelles par un de mes hommes. Il viendra de la part
de l'ingénieur Mouchine. Pour vous, vous n'avez, je
crois, rien à craindre pour le moment. Séméonof sent
qu'il aura besoin de vous. Au pire, vous avez quelques
semaines de répit. Au revoir, Nicolas Vladimirovitch, car
nous nous reverrons.
— Que Dieu soit avec vous, dit Savinski en l'accom-
pagnant à la porte.
Resté seul, Savinski attendit quelques minutes. Il
regarda par la fenêtre. Spasski, d'un pas tranquille, des-
cendait la Perspective Nevski sans se hâter, les mains
dans ses poches, une cigarette à la bouche.
Lydia fut frappée de la bonne humeur de son hôte
lorsqu'il vint la rejoindre. Décidément, elle ne s'était
pas trompée sur lui. Aux heures critiques, il ne gémissait
pas, il ne s'arrachait pas les cheveux. Elle éprouva à
nouveau le sentiment de sécurité qu'elle avait eu dans
ses bras, lorsqu'il l'avait ramassée six mois plus tôt sur
le trottoir devant l'hôtel de l'Europe. Cette fois-ci encore,
Savinski la reconduisit chez elle. Ils prirent un izvostchik
qui flânait sur la Perspective. Le temps était beau et clair ;
LA GRANDE SECOUSSE 103
il y avait sur les trottoirs la foule accoutumée. Personne
ne paraissait se rendre compte qu'un coup d'Etat avait
eu lieu dans la nuit et que les bolcheviques apportaient
au pouvoir leur redoutable programme de guerre civile
et de communisme. Petrograd, pour s'émouvoir après
six mois de révolution, avait besoin d'entendre des coups
de feu dans la rue et de sentir l'odeur de la poudre. Or,
tout était tranquille. Des pelotons de soldats patrouil-
laient dans un ordre parfait. Il fallait un grand
effort d'imagination pour comprendre l'importance de
ce qui venait de se passer en quelques heures. Et qui
parmi ces gens fatigués et neurasthéniques était capable
de cet effort ?
La voiture descendit Nevski. Arrivés à Morskaia,
Savinski et Lydia virent qu'à gauche la rue était barrée
par des troupes à la hauteur du bureau central des télé-
phones. L'izvostchik tourna à droite pour passer sous
l'arche majestueuse qui ouvre sur la place du Palais.
Mais, comme ils y parvenaient, des junkers l'arrêtèrent.
« On ne passe pas. » Lorsque Lydia reconnut l'uniforme
des junkers, elle eut un sursaut et pâlit.
— Heureusement, dit-elle, que mon cousin est malade
depuis hier et ne peut sortir. Comment aurais- je vécu
si je l'avais su ici ?
Savinski la rassura.
— On ne se battra pas, dit-il. On ne se bat jamais.
Il y aura des pourparlers et tout finira pacifiquement.
Vous savez bien comment cela s'arrange chez nous.
La grande place du Palais-d'Hiver était vide, Il fallut
rebrousser chemin et prendre le long du canal de la
104 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Moïka. Là, ils rencontrèrent un détachement de jeunes
soldats, des gosses vraiment, fraîchement débarqués du
front, le casque des tranchées sur la tête. Ils marchaient
pêle-mêle. Comme la voiture était arrêtée pendant qu'ils
défilaient, Savinski demanda à un sous-officier où ils
allaient.
L'homme répondit avec nonchalance :
— Nous sommes commandés pour défendre le Palais
d'Hiver, où le gouvernement est réfugié.
Il parlait d'une voix fatiguée et indifférente. Puis,
haussant les épaules, il reprit sa marche. Savinski fut
stupéfait de voir que les troupes du comité révolutionnaire
qui gardaient le pont aux Chantres laissaient passer les
soldats du front, qui traversèrent sans être inquiétés
la grande place déserte et disparurent dans la porte cen-
trale du Palais.
Il se tourna vers Lydia, qui maintenant souriait.
— Vous avez raison, dit-elle. Ne dirait-on pas qu'il
s'agit d'un spectacle, d'une espèce de parade de cirque ?...
Je ne puis pas prendre les choses au sérieux chez nous.
Ces enfants casqués et en désordre, ces marins qui les
regardent passer, comme si tout était arrangé d'avance,
tout cela me paraît manquer de grandeur, Nicolas Vîadi-
mirovitch... Ou bien est-ce que je suis une trop petite
fille pour comprendre ? ajouta-t-elle avec cet accent de
sincérité et ce naturel qui laissaient voir si profondément
en elle.
— Ce n'est pas un jeu, grande fille que vous êtes,
répondit-il. Il suffit d'un rien pour que la scène, qui est
ridicule, devienne tragique. En tout cas, vous allez me
LA GRANDE SECOUSSE 105
promettre, quoi qu'il arrive, de rester bien sagement
chez vous aujourd'hui. Je passerai un instant avant dîner
pour vous apporter les nouvelles. D'ici là, vous ne bou-
gerez pas. Cherchez vos' poupées ; elles ne doivent pas
être bien loin, et jouez avec elles. Cela vaut mieux aujour-
d'hui que de courir les rues.
Lydia devint sérieuse.
— Eh bien, vous aussi, dit-elle, vous rne promettez
de ne pas faire des imprudences et de ne pas vous exposer
inutilement. Je suis tranquille pour Paul, qui est au lit.
Je ne veux pas avoir d'inquiétudes à votre sujet. Vous ne
quitterez pas votre banque et, 6 'il y a de l'agitation, vous
rentrerez chez vous tout de suite par les petites rues, et
vous me téléphonerez... Ah ! mais, c'est vrai, vous avez
cet affreux pont Troïtski à traverser. C'est tout ce qu'il
y a de plus dangereux. Si l'on se bat, voilà, vous viendrez
coucher chez nous. Vous savez que vous pouvez entrer
par la Millionnaia.
Il y avait dans la voix claire de la jeune fille quelque
chose de pressant, de sérieux, qui toucha délicieusement
Savinski. Il se défendit de se laisser aller à l'émotion qui
l'envahissait et, sur un ton plaisant, il dit :
— Vous me parlez comme une grand'maman à son
petit-enfant, Lydia Serguêvna. Cela me rajeunit... Mais,
soyez tranquille, je suis un grand poltron et ne veux
rien risquer. Au moindre bruit, je me fais enfermer
dans un de nos coffres -forts et attendrai là le calme
revenu.
Il la quitta à la porte de chez elle, sur le quai du Palais
qui était désert.
106 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Contrairement à toute attente, le déjeuner chez les
Volynski fut très gai. Le prince se sentait mieux et le
coup d'Etat, appris le matin même, l'avait mis dans un
état de joie extrême. L'idée que les misérables qui avaient
renversé l'empereur étaient à leur tour précipités du pou-
voir et traqués dans le Palais d'Hiver l'emplissait d'allé-
gresse.
— Il y a donc une justice, ma chère, dit-il à sa femme
en arrivant à table, Je n'ai qu'un regret, c'est de savoir
Kerenski en fuite. Il faut reconnaître qu'il est malin J
Toutes les fois qu'il y a du tapage, il disparaît dans une
trappe comme un diable. Où était-il en juillet, je te prie ?
Quant aux autres, ils sont pris au piège. On va les jeter
dans la Neva et les noyer comme des rats. C'est le com-
mencement de la fin. La prochaine fois, ce sera le tour de
Lénine et de Trotski. Alors, l'expiation sera complète.
En attendant, nous allons boire une bouteille de champagne
pour célébrer ce grand événement.
Il fit monter du vin et insista pour que Lydia en bût
un plein verre. Il trinqua avec le général Vassilief. Ses
yeux creusés brillaient sous leur profonde arcade. Parfois,
un accès de toux le secouait. Il ressentait alors de vives
douleurs à son fémur malade et poussait quelques jurons.
Mais la joie l'emportait et il recommençait à discourir.
— Vois-tu, disait-il à sa fille, il ne faut jamais déses-
pérer de la Russie. Il y a dans l'âme russe un profond
sentiment de justice. Elle ne peut supporter longtemps
ce qui est immoral. Comment admettre que les coquins
qui ont détruit l'Empire restent au pouvoir ? Cela criait
vengeance. Kerenski couchant dans le lit du tsar ! La
LA GRANDE SECOUSSE 107
foudre du ciel devait tomber sur lui. Je respecte Lénine.
Il est l'instrument de la colère de Dieu.
Le général profita d'une quinte de toux du prince pour
intervenir.
— Mais, Serge Borissovitch, dit-il, nous serons châtiés,
nous aussi.
— Eh bien, mon cher, reprit le prince avec un curieux
accent de triomphe, si nous sommes châtiés, nous l'avons
bien mérité. Qu'avons-nous fait pour soutenir l'empereur ?
Rien. Qui de nous a donné sa vie pour lui ? Personne.
Nous serons fouettés pour nos péchés. Et la Russie sortira
de l'épreuve plus grande et plus pure que jamais... Buvons
à la Russie.
Il vida son verre.
Lydia l'écoutait distraitement. Les émotions qu'elle
avait éprouvées dans la matinée, sa visite à Savinski, la
promenade en traîneau, le champagne qu'elle avait bu,
1 avaient comme détachée d'elle-même. Elle vivait dans
un rêve agréable. Sa mère, son père, le général Vassilief,
les domestiques qui servaient lui paraissaient des person-
nages irréels ; elle revoyait la révolution comme elle l'avait
vue quelques heures plus tôt près de la place du Palais-
d Hiver, comme une parade foraine, ou mieux comme
une féerie... On se levait de table ; elle se sentit tout à
coup très fatiguée, monta chez elle, s'étendit sur un divan
et tout aussitôt s'endormit.
Une heure plus tard, elle fut réveillée par quelques
coups à sa porte. Sa vieille bonne Katia entra et lui tendit
un billet. Dans l'adresse écrite au crayon elle reconnut
l'écriture de son cousin. Elle eut une palpitation de
108 QUAND LA TERRE TREMBLA...
cœur. Ce billet, elle le sentait, lui apportait une terrible
nouvelle. Elle l'ouvrit. Il ne contenait que deux lignes :
Je suis au Palais d'Hiver avec mes camarades. Si je
ne te revois pas, je te dis adieu. Je t'aime, je t'ai toujours
aimée.
Paul.
Elle devint très pâle. « C'est affreux, pensa -t-elle, il va
mourir. » En hâte, elle s'habilla pour sortir. Où aller ?
que faire ? elle ne le savait pas, mais il était impossible
de rester là sans essayer quelque chose. Le calme de sa
chambre était intolérable et la chassait de chez elle.
Katia essaya de la rassurer. Puis, n'y réussissant pas,
elle lui dit :
— Mais, tu ne peux pas sortir, Lydotchlou Les gens
sont fous aujourd'hui.
Mais, comme Lydia refusait de l'écouter, elle fit un
grand signe de croix sur elle et la baisa sur l'épaule gauche.
Dans le vestibule, Lydia rencontra une de ses amies
qui venait la voir. C'était une compagne de cours, Hélène
Ivanovna, qui habitait à un quart d'heure de chez elle,
de l'autre côté du Champ-de-Mars, à la Mokhovaia.
Hélène Ivanovna était une grande et forte fille qui passait
dans la vie sans fièvre et sans hâte. Elle paraissait ne rien
ressentir et être toujours en retard d'une heure. Lydia
avait pour elle beaucoup d'amitié.
— C'est Dieu qui t'envoie, dit-elle à Hélène. J'ai
besoin de toi. Nous sortons ensemble, tu veux bien ?
— Pourquoi pas ? dit Hélène avec placidité.
LA GRANDE SECOUSSE 109
Les deux jeunes filles prirent par le quai du Palais,
toujours désert.
Lydia entraînait son amie à une allure rapide. Elles
gagnèrent la Millionnaia et arrivèrent jusque devant le
musée de l'Ermitage. Mais le petit pont traversant le
canal qui sépare le musée du Palais d'Hiver était occupé
par des ouvriers armés. Devant elles, c'était la masse
sombre et rouge du palais. La place était vide comme dans
la matinée. Les ouvriers refusèrent absolument de laisser
passer les jeunes filles, et les supplications de Lydia
restèrent sans effet. Elles revinrent sur leurs pas, prirent
le long du canal de la Moïka et tentèrent de franchir
le barrage des troupes rangées entre le palais du gou-
verneur militaire et le ministère des Affaires étran-
gères.
Là encore, elles n'eurent aucun succès. Lydia ne se
découragea pas.
— Tentons la fortune du côté de l'Amirauté, dit-elle
à son amie.
Celle-ci ne posait aucune question. Elfe suivait Lydia
dans cette promenade aventureuse comme elle l'aurait
accompagnée dans une tournée de magasins pour acheter
une robe.
Près de l'Amirauté, la foule était un peu plus compacte
et le cordon des soldats révolutionnaires plus lâche. Pro-
fitant d'une discussion, du reste amicale, qui s'était engagée
entre un sous-officier et des spectateurs, les deux jeunes
filles passèrent les sentinelles sans qu'on les arrêtât.
Elles avancèrent rapidement vers le Palais d'Hiver. Puis
Lydia soudainement s'immobilisa et regarda autour d'elle.
110 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Bien qu'elle fût toujours sous le coup de l'émotion qui
l'avait fait sortir de chez elle et indifférente à tout ce qui
ne la préoccupait pas, le spectacle qu'elle avait sous les
yeux la frappa d'étonnement. Toutes les issues de la
grande place étaient gardées par les troupes révolution-
naires. Mais, sur la place même, les junkers circulaient
librement, ne se cachaient pas et s'occupaient aux yeux
de leurs ennemis à préparer la défense du Palais. Par
endroits, quelques pas à peine les séparaient des gardes
rouges. Devant la porte centrale, il y avait de grandes
bûches de bois de plus de six pieds de longueur, empilées
les unes sur les autres sur une longueur d'une trentaine
de pas. C'était une partie de la provision de bois amassée
pour l'hiver. Les junkers travaillaient à ménager des jours
entre ces bûches et à y placer des mitrailleuses. Comment
les troupes bolcheviques les laissaient-elles se fortifier
ainsi ? De nouveau, la pensée que tout cela était une
«parade de cirque » traversa l'esprit de Lydia. A ce moment,
par la porte centrale, sortit un détachement de junkers.
Ils défilèrent comme à la parade ; leurs longs manteaux
couleur poil de lièvre leur battaient les mollets. Ils s'ali-
gnèrent sur deux rangs devant le tas de bois et un général
les passa en revue, puis leur adressa une allocution. Les
jeunes filles s'étaient rapprochées. Lydia n'écouta pas
un mot de la harangue. Elle cherchait, parmi ces deux
cents jeunes officiers, à retrouver Paul. Soudain, elle
poussa une exclamation.
— Le voilà, dit-elle à Hélène Ivanovna.
En effet, au premier rang, au tiers à peu près de la
file, était Paul Volynski. Il se tenait très droit, la tête fixe,
LA GRANDE SECOUSSE 1 1 1
la poitrine bombée, les yeux attachés sur le général qui
parlait. Il ne voyait pas sa cousine. Elle remarqua qu'il
était très pâle. « Il est malade, le pauvre petit », pensa-t-
elle. Des larmes lui montèrent aux yeux. Elle n'aurait
jamais cru qu'elle avait une telle tendresse pour ce grand
garçon. Maintenant, elle entendait les paroles du général.
Il terminait d'une voix sonore en disant : « La Russie
compte sur vous, mes enfants !» — « En quoi est-ce que
la Russie a besoin de Paul, se demanda Lydia, au comble
de l'irritation. Où est la Russie, là-dedans ? Est-ce
Kerenski, la Russie ? Paul va-t-il se faire tuer pour Ke-
renski qui est en fuite ? Et qui est-ce qu'il y a dans ce
Palais ? Des ministres socialistes et des bourgeois que
personne ne connaît ? »
Au commandement d'un officier, les junkers se remirent
sur quatre rangs et, d'un pas cadencé, défilèrent pour
rentrer dans le Palais.
Lydia s'approcha du détachement à le toucher. Paul
allait passer près d'elle. Il la regarda et eut un sourire de
joie. Sa pâle figure s'illumina. Lydia fit un pas encore,
comme si elle allait l'aborder. A cet instant, Hélène,
soudain consciente de ce qui se passait, la saisit par le
bras. Lydia tressaillit à ce contact. Paul l'effleura presque
en passant sans détacher les yeux des siens. Elle ne bougea
pas. Lorsque les junkers eurent disparu sous la voûte
couleur de sang, elle ne dit qu'un mot :
— Rentrons.
Elles traversèrent sans difficulté le cordon des soldats
rouges qui ricanaient, et arrivèrent quelques minutes
après, sans que Lydia eût ouvert la bouche, à l'hôtel du
112 QUAND LA TERRE TREMBLA...
prince Volynski. Elle monta seule chez elle et s'enferma.
Vers sept heures, Nicolas Savinski la fit demander. Elle
répondit qu'elle avait la migraine et était incapable de
descendre. Elle ne pouvait supporter de le voir à cet
instant. Elle se répétait avec colère les mots qu'elle avait
prononcés le matin même. « Une parade de cirque !
une parade de cirque ! » Elle se voyait souriante à côté
de son ami et se détestait.
La nuit était venue. Elle refusa de descendre dîner.
Elle était révoltée contre les siens. « Voilà mon père qui
applaudit Lénine. Il a perdu la tête, je pense. C'est Katia
qui a raison : les gens sont devenus fous. Pourquoi se
massacrer les uns les autres ? Qu'est-ce que Paul a fait
à ces soldats ? Pourquoi vont-ils se tirer dessus ? Ils sont
Russes les uns et les autres. Il n'y a là aucune raison. »
Cependant, les heures passaient. Elle allait à la fenêtre.
Devant elle, la Neva roulait lentement ses eaux noires
et gonflées. Pas un bruit ne filtrait à travers les doubles
fenêtres collées. Pas une âme ne se montrait sur le quai
du Palais. Il régnait un silence de tombeau. Il semblait
qu'elle habitât une ville morte. La paix de la cité endormie
la rassura. « On ne se bat pas, se dit-elle. Nicolas Vladimi-
rovitch avait raison. » Un flot d'espérance l'envahit et
ramena le sang à ses joues pâles. « Il a toujours raison,
continua-t-elle. Mais oui, c'est évident, il y a eu des pour-
parlers entre les troupes du Palais et les révolutionnaires.
On discute, on discute sans fin, comme toujours chez nous.
Personne n'a envie de se faire tuer ; on parlera jusqu'au
matin et chacun rentrera chez soi. »
Elle s'en voulait déjà de son exaltation et d'avoir vécu
LA GRANDE SECOUSSE 113
une telle agonie pour rien. Elle en voulait à Paul lui-
même d'avoir été la cause de ces tortures inutiles, « Comme
je me vengerai sur lui demain, lorsque je le verrai »,
pensa-t-elle. Et elle sourit pour la première fois.
A cet instant même, une effroyable fusillade toute
voisine éclata. Il était dix heures. L'assaut du Palais
d'Hiver commençait. Bientôt elle entendit le tic-tac pro-
longé des mitrailleuses. Et soudain un coup violent et
sourd fit vibrer les fenêtres closes. Une lueur éclaira le
ciel noir et lui fit voir, sur l'autre rive de la Neva, la for-
teresse Pierre -et-Paul, couchée au ras des eaux. « Le
canon ! », dit-elle. Il lui parut qu'elle s'arrêtait de vivre.
« Que peuvent-ils faire, les pauvres petits ? » pensa-t-elle.
La fusillade continuait ; parfois, elle entendait l'éclat
plus violent des grenades à main et, de temps à autre,
la détonation profonde du canon qui couvrait tout. Elle
voyait le décor qu'elle avait eu sous les yeux dans l'après-
midi et les junkers cachés derrière les rangées de bûches.
Elle ne pensait plus à rien. A de longs intervalles, tout
s'arrêtait. Puis c'était de nouveau un coup de fusil, puis
une pétarade désordonnée. Cela dura très longtemps.
Elle avait perdu la conscience du temps. Epuisée, elle
s'allongea sur son lit et se cacha la tête sous les oreillers
pour ne plus entendre. Et, comme elle était couchée
ainsi, la fatigue eut raison de ses nerfs et elle tomba dans
un sommeil profond.
Lorsqu'elle se réveilla, on n'entendait plus rien. Elle
regarda sa pendule. Il était trois heures du matin. Elle
frissonna. « J'ai rêvé, se dit-elle. Quel affreux cauche-
mar 1 »
8
114
QUAND LA TERRE TREMBLA...
Elle eut encore la force d'éteindre la lumière électrique
et se rendormit comme un enfant.
Au matin, Katia était près d'elle avec son déjeuner,
ainsi qu'à l'ordinaire. Aussitôt, le souvenir de la nuit lui
revint. Elle frissonna.
— Que s'est-il passé ? demanda-t-elle... Tu as entendu,
cette nuit ?
La vieille bonne souriait.
— Il y a un message de ton cousin Paul, dit-elle. Il
est en sûreté à son école.
Lydia retomba sur son oreiller.
— C'est un affreux cauchemar, murmura -t-elle, et
deux grosses larmes coulèrent le long de ses joues.
II
LE SANG RÉPANDU
Les trois jours qui suivirent la prise du pouvoir par
les bolcheviques furent peut-être ceux qui mirent les
nerfs des habitants de la capitale à la plus rude épreuve.
Les nouvelles les plus contradictoires passaient de bouche
en bouche et faisaient succéder aux espérances les plus
vives le désespoir le plus profond. Puis une nouvelle saute
de vent soufflait sur les espoirs éteints, les ranimait et,
lorsqu'une petite flamme brillait, une averse soudaine
l 'éteignait.
Les bolcheviques, réunis en séance solennelle à l'Ins-
titut Smolny le mercredi soir 7 novembre, avaient fait
éclater la joie de leur triomphe. Jamais, depuis le premier
jour de la révolution, on n'avait entendu des accents
plus enivrés. Jusqu'alors les maîtres de l'heure avaient
composé des chants désolés sur l'éternel thème de la
ruine inéluctable de la Russie. Aujourd'hui, enfin, on
voyait des hommes se féliciter de leur victoire et annoncer
à grands cris une ère de bonheur universel. Ils ne doutaient
pas d'eux-mêmes, et la première séance du second congrès
panrusse des Soviets, présidée par Lénine lui-même,
116
QUAND LA TERRE TREMBLA..
frappa les esprits par la joie farouche et orgueilleuse qui
l'emplissait, par la certitude qui animait les protagonistes
du drame.
Mais il s'en fallait que la réalité répondît aux assurances
des chefs du nouveau gouvernement. En fait, ils étaient
seuls avec les quelques milliers de soldats, de marins et
de gardes rouges qui les avaient portés au pouvoir. Toute
la machine gouvernementale s'était arrêtée d'un seul
coup. L'immense bureaucratie de la capitale s'était mise
en grève. Pas un fonctionnaire, pas un employé de
ministère n'acceptait de travailler pour les commissaires
du peuple. Les bolcheviques s'étaient emparés du télé-
graphe central et envoyaient des messages dans toute la
Russie, mais ils ne recevaient pas une réponse. La Russie
refusait de causer avec eux et se renfermait dans un silence
inquiétant. Les rares nouvelles que l'on avait de l'intérieur
ne leur étaient pas favorables. Les voyageurs arrivés de
Moscou déclaraient que la ville était à feu et à sang et
que les junkers se battaient contre les troupes révolution-
naires. A Pétrograd même, les vainqueurs étaient pour
l'instant si faibles et se sentaient si précaires qu'ils lais-
saient leurs adversaires, les social -révolutionnaires et les
menchéviques, se réunir dans un palais de la Fontanka
pour lutter ouvertement contre eux.
Ils n'osaient pas toucher non plus à la municipalité,
qui était fort active à organiser la résistance au coup
d'Etat. D'autre part, ils avaient des rapports inquiétants
sur les cosaques de Krasnof, qui étaient avancés de
Gatchina à Tsarskoié-Selo et presque jusqu'aux faubourgs
de la ville. Et les habitants de Pétrograd voyaient, ancré
LE SANG RÉPANDU 117
près du pont du Palais, le petit croiseur Aurora, dont l'ar-
tillerie avait contribué à la prise du Palais d'Hiver. Il
était sous pression et chacun savait qu'il offrirait un asile
aux chefs bolcheviques si la fortune changeante les obli-
geait à fuir Pétrograd dont ils venaient de s'emparer. Se
réveillerait-on un matin pour apprendre que Lénine,
Trotski et leurs suppôts cinglaient à toute vapeur vers
une terre étrangère ? En somme, rien ne paraissait plus
branlant que le pouvoir de ces hommes qui parlaient si
haut.
Et, d'autre part, aucun acte de terreur, et même aucun
désordre. La ville était plus calme qu'elle ne l'avait été
depuis six mois. Partout des patrouilles, pas un coup de
feu. On arrêtait les voleurs et les maraudeurs. Les maga-
sins étaient ouverts. Dans chaque maison, des consignes
sévères et rassurantes avaient été données. Chaque habi-
tant de Pétrograd avait reçu, suivant son quartier, le
numéro du téléphone qu'il devait appeler en cas de
trouble, de vol ou de perquisition nocturne. On se sentait
soudain protégé contre mille dangers réels. On respirait
à l'aise... Mais tout aussitôt, lorsqu'on laissait la bride à
son imagination et qu'on essayait de voir plus loin que
les apparences, on était, à la lettre, paralysé par la peur
à l'idée, trop certaine pour être mise en doute, que l'on
appartenait dorénavant, corps et biens, à des hommes
sans scrupules et sans faiblesse, dont l'évangile prêchait
la guerre civile, le communisme et l'anéantissement par
la violence des anciennes classes dirigeantes.
Il y avait là une contradiction si évidente, si palpable,
si à la portée de tous les esprits, que l'on était comme
118 QUAND LA TERRE TREMBLA...
suffoqué. Ivan Choupof-Karamine disait en soupirant :
« Rien n'est plus insupportable que l'incertitude. » Et,
comme il aimait à boulonner, il ajoutait : « Seul le lièvre
préfère attendre. »
Le salon de Nathalie était vide le soir, les gens ne se
hasardant pas à sortir la nuit. Elle recevait maintenant à
cinq heures et, par un curieux effet de la peur, elle avait
plus de monde que jamais. Les gens ne pouvaient rester
chez eux. Isolés, ils sentaient leur faiblesse." Ils couraient
les uns chez les autres et, réunis, ils se faisaient illusion
et croyaient être une force ; ils oubliaient leur solitude
et cherchaient à s'étourdir dans d'interminables conver-
sations. Ils en sortaient plus déprimés encore, car rien
n'égalait dans ces premiers jours la tristesse des propos.
Chacun rentrait chez soi vers huit heures, et Ivan Choupof
voyait avec désespoir s'annoncer une soirée solitaire. Cet
homme si bavard causait d'abondance avec tout le monde,
sauf avec sa femme. Pendant ces trois jours, Nathalie
avait essayé dix fois d'entrer en communication avec
Séméonof. Mais, depuis le coup d'État, il avait quitté
son domicile sans laisser d'adresse. Sans doute, il était à
Smolny. Mais comment l'atteindre là-bas ? L'avenir ne
se dessinait pas avec assez de clarté pour qu'on risquât
de se montrer au quartier général des bolcheviques.
Lydia, à la suite de la nuit qu'elle avait passée, avait
été un peu souffrante et obligée de garder le lit vingt-
quatre heures. Elle n'avait pas revu Paul, car les junkers
étaient consignés dans leurs écoles et ne pouvaient, au
risque de leur vie, sortir en uniforme dans la ville. Le
samedi, elle apprît qu'on en avait tué deux dans la Goro-
LE SANG RÉPANDU 119
khovaia, alors qu'ils patrouillaient la rue en automobile
blindée. L'auto avait eu une panne et ses occupants avaient
été massacrés sans qu'ils essayassent de se défendre. Le
jour même, Katia quitta au crépuscule l'hôtel Volynski
avec un gros paquet. Elle se rendit à l'ancien palais
Michel, où Paul était caserne. Elle remit le paquet et
une lettre au factionnaire à la porte, dont les grilles étaient
fermées. Lydia essaya de téléphoner à son cousin. Le
bureau central répondit qu'on ne donnait pas le numéro.
Elle fit alors demander à Nicolas Savinski de venir la
voir.
Il accourut aussitôt, laissant sans hésitation les affaires
qui l'occupaient. Il trouva Lydia pâlie et changée. Elle
avait dans le regard quelque chose de sérieux qu'il ne
lui connaissait pas et parlait sur un ton où il ne retrouvait
plus l'accent enfantin dont elle ne s'était jamais défait
jusqu'alors. Elle le remercia d'être venu tout de suite
auprès d'elle, lui dit qu'elle avait à causer avec lui et lui
demanda :
— Je voudrais savoir ce que vous pensez de la situa-
tion.
Savinski regarda ce visage si jeune et déjà si douloureux.
Il hésita un instant, puis haussa les épaules.
— Rien, en vérité, Lydia Serguêvna.
Et comme les yeux graves de la jeune fille continuaient
à l'interroger, il poursuivit d'une voix sourde :
— Il faut attendre. On ne voit pas clair pour l'instant.
Qui peut dire ce qui se passera demain ?...
Et il développa les thèmes qui agitaient la ville sur la
précarité du pouvoir des bolcheviques et sur la possibi-
120
QUAND LA TERRE TREMBLA..
lité dune avance des cosaques commandés par Krasnof.
Lydia l'arrêta et, posant sa main sur celle de Savinski,
elle lui dit, tout en le fixant :
— Je sais tout cela, Nicolas Vladimirovitch, mais ce
que je ne sais pas, c'est ce que vous pensez. Dites-le-
moi, je vous prie. J'ai beaucoup réfléchi depuis trois
jours ; il me semble que je ne suis plus la petite fille
que vous connaissiez. Vous êtes mon ami, n'est-ce pas ?
Parlez-moi franchement. Il n'y a que vous au monde
avec qui je puisse causer*
Il y avait dans l'accent de Lydia quelque chose qui
remua Savinski jusqu'au fond de lui-même. Il eut l'in-
tuition qu'elle cherchait auprès de lui un réconfort
à des angoisses dont la cause lui restait inconnue. Que
lui dire dans l'incertitude où il était ? Il se résolut donc
à lui exposer les choses telles qu'il les voyait, mais sur
un ton qui enlevât à la conversation ce qu'elle avait de
tendu et presque de tragique.
— Lydia Serguêvna, dit-il, je ne suis pas prophète.
Si je me trompe, vous ne m'en voudrez pas. Je vous avoue
que je n'ai aucune confiance dans les cosaques de Krasnof.
S'ils avaient voulu prendre la ville, ils l'auraient prise
hier. Nous ne savons pas leur état d'esprit, mais je parie
qu'ils sont indécis, divisés, qu'on discute chez eux au
lieu d'agir, et qu'on se livre à des marchandages sans fin.
C'est la maladie russe. Seuls les bolcheviques paraissent
en être exempts. La façon dont ils ont fait leur coup
mercredi est vraiment remarquable. Quel progrès sur
les journées de juillet ! Ils sont capables d'apprendre.
Nous n'avons pas encore vu au cours de la révolution
LE SANG RÉPANDU 121
des hommes qui profitent de l'expérience acquise. Et si
vous voulez une conclusion...
Il s'arrêta un instant, prit les mains de la jeune fille
dans les siennes et, avec un sourire :
— Voulez-vous vraiment une conclusion, Lydia Ser-
guêvna ? Vous savez qu'il n'y a rien qui soit plus difficile
pour un Russe que de conclure. Nos compatriotes aiment
à accumuler mille arguments ingénieux en faveur de la
thèse et de l'antithèse. Puis, quand ils vous ont ébloui
par la fertilité de leur esprit et les ressources inépuisables
de leur dialectique, ils vous tirent leur révérence.
La jeune fille resta sérieuse et dit simplement :
— Eh bien ?
— Eh bien, reprit Nicolas Savinski, je crois au succès
de Lénine. Mais si vous me demandez ce qu'il fera de
sa victoire, je vous dirai que je n'en sais rien et probable-
ment, à l'heure actuelle, n'en sait-il pas plus que nous...
J'imagine que c'est un homme politique tout autant
qu'un fanatique. La politique est faite de ruse, d'ingé-
niosité, de concessions aux événements. On ne crée pas
un régime social tout nouveau en un jour. Il sera amené
à manœuvrer, à biaiser... Mais, chère petite amie, conclut-
il, voilà une conversation bien sérieuse et assez vaine.
Avant que le communisme règne en Russie, Lénine peut
être renversé, nous pouvons être, vous et moi, en Angle-
terre, les Allemands peuvent avoir pris Pétrograd et remis
un beau tsar tout neuf sur le trône.
Lydia se leva et se mit à marcher de long en large
dans la chambre, les mains croisées derrière le dos.
Elle allait d'un pas lent et décidé, son visage restait se-
122
QUAND LA TERRE TREMBLA.
et fc
Soudi
;lle vint à Savinski et lui dit
neux et terme, ooudam, elle vint a oavmski et lui
— Ce n'est pas une parade de cirque, Nicolas Vladi-
mirovitch. Cela, je l'ai compris. Je pense que tout va
s'écrouler ; je pense qu'il y aura beaucoup de sang.
Elle s'arrêta, tant elle était émue, et à très basse voix,
tout près de Savinski, elle murmura :
— C'est une horreur !
Il y avait dans l'accent de Lydia quelque chose qui fit
tressaillir Savinski. Il voulut parler, il ne trouvait pas les
mots qu'il fallait.
Il y eut un long silence. Lydia se domina la première.
Elle fit encore quelques pas dans la chambre, puis, d'une
voix posée, elle dit :
— Je voulais vous demander, Nicolas Vladimirovitch,
si vous pourriez me procurer un passeport pour un jeune
homme.
Au changement de ton, Savinski se sentit soulagé de
l'oppression inexplicable qui l'accablait.
— Un passeport, fit-il, pour un jeune homme ?... Ce
n'est pas très facile, mais, tout de même, Lydia Serguêvna,
je crois qu'en quelques jours je pourrai vous arranger
cela... J'ai des relations, heureusement.
La figure de la jeune fille pour la première fois se
détendit.
— Je vous dirai tout. C'est pour mon cousin Paul.
Je l'aime comme un frère. C'est un enfant, vous com-
prenez, un véritable enfant. Il était l'autre nuit au Palais
d'Hiver. Je vous demande un peu, Paul, ce petit, risquer
de se faire tuer par des Russes 1 Pour qui ? Cela n'a pas
de sens... Il est enfermé dans son école. Là aussi, on le
LE SANG RÉPANDU 123
tuera, c'est certain... Ce n'est pas une parade de cirque,
Nicolas Vladimirovitch. Je suis heureuse de voir que vous
sentez sur ce point comme moi... Alors, j'ai combiné
tout un plan pour qu'il puisse s'échapper, je crois qu'on
appelle cela déserter, ça m'est bien égal. Si ce sont les
bolcheviques qui sont les maîtres, Paul a le droit de
déserter. Je lui ai envoyé par Katia des vêtements civils.
Il saura trouver le moyen d'aller chez mon amie Hélène
Ivanovna, vous la connaissez, elle habite à Mokhovaia, 27.
Elle est très sûre, elle le cachera quelques jours. Personne
n'ira le chercher là... Mais il faut que vous ayez un passe-
port. Je ne serai tranquille que lorsqu'il sera en Fin-
lande.
— Mais voudra-t-il partir ? demanda Savinski.
— Il n'osera pas me désobéir, dit Lydia avec assu-
rance.
— Eh bien, j'aurai un passeport, mardi ou mercredi,
continua Savinski. Et puis, ajouta-t-il en souriant, je
pense qu'il faudra bientôt m'occuper d'en avoir un pour
vous...
— Oh ! pour moi, n'y pensez pas, Nicolas Vladimi-
rovitch. Qu'est-ce que je risque ? jeta la jeune fille d'une
voix qui, cette fois-ci, était joyeuse. Une fois Paul en
sûreté, je serai tranquille... Je resterai encore un peu ici,
car je suis curieuse, vous savez...
Nicolas Savinski retrouvait enfin la Lydia enfantine
et joyeuse qu'il aimait. Maintenant, elle parlait sans con-
trainte et sa bouche était à chaque instant sur le bord d'un
sourire.
— Je ne sais ce qui s'est passé en moi l'autre jour,
les
124 QUAND LA TERRE TREMBLA...
continua-t-elle, quand j ai su que Paul était avec
junkers au Palais d'Hiver. Paul a été à la guerre. Cela
me paraissait tout naturel. Peut-être cela ne représentait-
il rien à mes yeux. C'était trop loin... C'est absurde,
sans doute, ce que je dis, mais je crois que vous me com-
prenez... Depuis la révolution, je sais bien qu'on a tué
des gens dans la ville même. Je ne les connaissais pas ;
cela m'était indifférent. Je disais comme les autres ces
phrases que tout le monde répète sans y attacher d'impor-
tance : « Les révolutions ne se font pas sans victimes. »
Ou bien on parle « du sang répandu pour une grande
cause ». Qu'était pour moi « du sang répandu » ? Des
mots, et rien de plus. J'ai passé cent fois sur le Champ-
de-Mars près des tombes des « victimes de la révolution ».
Je n'en ai jamais été émue, — pas plus que vous n'êtes
ému lorsque vous entrez dans un cimetière. Et voilà
qu'il y a trois jours, j'ai compris tout à coup ce qu'était
« du sang répandu ». Est-ce parce que j'avais vu de mes
yeux cette barricade que les junkers préparaient ? Est-
ce parce que Paul était tout près de moi ? Est-ce parce
qu'il allait se battre avec ces soldats à qui j'ai si souvent
parlé et qui, eux aussi, m'ont toujours semblé près de
moi ? Est-ce parce que cela se passait à deux pas d'ici,
et que j'entendais la fusillade, et que je voyais le ciel
sombre s'éclairer à chaque coup de canon ?... Je ne sais
pas, Nicolas Vladimirovitch, mais je n'ai pu le supporter...
Sans doute, vous me trouvez ridicule de me laisser aller
ainsi à mes impressions... Enfin, voilà, il faut que Paul
s'en aille, tout simplement, et alors vous verrez que je
deviendrai une grande personne tout à fait raisonnable,
LE SANG RÉPANDU 125
que je parlerai comme les autres et que je dirai d'une
voix très posée : « les victimes de la révolution » et « le
sang répandu ».
Savinski resta longtemps auprès de la jeune fille.
Comme il regagnait à pied son logis, un vers de Pouchkine
chanta dans sa tête :
Quand elle parle, on dirait un ruisseau qui murmure.
Le lendemain, dimanche, Savinski fut obligé de partir
pour la Finlande, Il prit le train. Il n'avait pas de visa
sur son laissez-passer ancien. Mais on ne le lui réclama
pas et il put franchir la frontière. Il trouva sa femme
fort inquiète. Ensemble, ils décidèrent de l'avenir prochain.
Il n'était pas question pour Sonia et les enfants de revenir
à Pétrograd. Nicolas expliqua à sa femme qu'il lui fallait
environ un mois pour régler ses affaires et passer ses
pouvoirs à son remplaçant ; que, d'ici là, il ne courait
aucun danger, car il fallait que les bolcheviques fussent
assurés de leur puissance avant de mettre à exécution
leur programme, qu'il avait du reste des relations dans la
place et qu'enfin jamais Pétrograd n'avait été aussi calme
que ces jours derniers. Il reviendrait donc définitivement
vers la fin de l'année et ils partiraient pour l'Angleterre.
En attendant, il ne doutait pas d'obtenir un visa pour
aller et venir de Pétrograd en Finlande.
Pendant qu'il faisait tous ces arrangements très raison-
nables, Savinski avait l'impression curieuse qu'il était
hors de la réalité, qu'il prononçait les paroles qu'il devait
prononcer, étant donné les circonstances, mais que la
126 QUAND LA TERRE TREMBLA...
vie, comme il se le disait à ce moment même, « était sur
un autre plan ».
Il cacha ses pensées à sa femme.
Le mardi matin, comme il rentrait à Pétrograd, son
domestique lui dit qu'il était prié d assister à la messe
funèbre qui serait dite ce jour-là en l'honneur de l'enseigne
Paul Volynski, tué le dimanche 1 1 novembre, à l'âge de
vingt et un ans.
Savinski n'eut que le temps de courir à l'église. Il y
apprit les détails affreux de la mort du jeune homme.
Le dimanche, pendant qu'il était en Finlande, les bolche-
viques avaient décidé d'en finir avec les junkers et avaient
envoyé des troupes et de l'artillerie contre leurs casernes.
On ne savait pas exactement ce qui s'était passé à l'ancien
palais Michel, où Paul était enfermé. Le fait est que, le
lundi matin de bonne heure, on avait retiré de la Moïka
deux ou trois cadavres d'enseignes qui y avaient été pré-
cipités. Le hasard voulut qu'un domestique du prince
Volynski, passant là et attiré par la foule qui s'était ras-
semblée, s'arrêtât et reconnût dans un des cadavres le
jeune prince Paul. Il avait reçu une balle dans la tête et
une autre dans la poitrine. La balle dans la tête ayant
été tirée à bout portant, il était horriblement défiguré.
III
RÉCLUSION
Les jours passèrent.
Lydia s'était enfermée chez elle, et Nicolas Savinski
n'arrivait pas à la voir. Il lui avait téléphoné pour s'in-
former de sa santé. Elle lui avait répondu une fois elle-
même. Elle était très bien, mais fatiguée et, pour l'instant,
avait besoin de solitude. Lorsqu'elle serait rétablie, elle
l'en avertirait. Elle avait terminé sur un ton un peu
différent.
— Ne m'en voulez pas, avait-elle dit. Je vous reverrai
bientôt. En attendant, pour l'amour de moi, soyez pru-
dent. Que Dieu soit avec vous !
Savinski, tout préoccupé qu'il était du sort malheureux
de sa petite amie, avait renoué des relations avec le prince
Serge Volynski. Maintenant, il était souvent à l'hôtel
du quai du Palais et s'était lié d'amitié avec le pathétique
vieillard. Mais jamais il ne rencontra Lydia, ni chez son
père, ni dans l'escalier, ni dans le vestibule. Le prince
Serge était cloué dans un fauteuil et ne sortait de sa
chambre que pour les repas. Deux domestiques le por-
taient alors jusqu'à la salle à manger et, pendant le trajet,
128 QUAND LA TERRE TREMBLA...
leur maître les accablait de recommandations et d'injures,
car le moindre mouvement réveillait les douleurs de son
fémur malade. Il avait son médecin chaque jour et un
masseur s'efforçait, la matinée durant, d'entretenir la vie
dans ses jambes qui s'engourdissaient. Il avait maigri
encore et ses yeux, plus profondément enfoncés, brillaient
toujours d'un feu vif au fond des arcades sourcilières. Il
passait par des alternatives de confiance extrême et de
découragement total. Un jour, Savinski le trouvait faisant
mille plans de voyage. Il partait pour la Finlande et l'Eu-
rope ; il passerait l'hiver en Egypte.
— Je suis solide encore, disait-il, il me faut du soleil,
mon cher, du soleil tout simplement, le soleil d'Assouan,
et le sable chaud du désert, vous savez, ce sable dont on
sent qu'il est tiède jusqu'à trois pieds de profondeur.
Mais comment voulez-vous guérir dans cette ville sombre ?
Et il montrait par la fenêtre les brouillards bas qui
flottaient sur les eaux grises de la Neva, le ciel triste de
novembre, les gouttelettes accrochées aux fenêtres, les
parapets et les pavés luisants, l'humidité visible de l'atmos-
phère.
— Mes docteurs sont des ânes, continuait-il. Je n'ai
aucune fracture du fémur, — à peine quelques tendons
froissés. La vérité est que je suis perclus de douleurs
parce que j'ai fait la folie d'habiter cette ville fantastique
créée par un fou. Mais je vais partir, et, à ce sujet, mon
cher Nicolas Vladimirovitch, il faut que vous me don-
niez des conseils au sujet d'argent à faire passer à l'étran-
ger.
Il entrait alors dans mille détails sur les arrangements
RÉCLUSION 129
financiers de son voyage. Savinski l 'écoutait avec patience.
Il put s'arranger pour lui sortir de la banque, avec mille
difficultés, une somme assez considérable et pour envoyer
en Suède, par une valise diplomatique, une partie des
bijoux de la princesse Hélène.
A d'autres fois, il trouvait le prince dans un comble
de misère. Comme il essayait un jour de le réconforter,
le prince lui dit, en se soulevant dans son fauteuil :
— Mon cher, je suis fini, je ne sortirai plus d'ici
vivant. Mon seul regret est de n'être pas mort, il y a
six mois, sous l'empereur. La vue des horreurs de la
révolution m'aurait été épargnée... Est-ce une vie que
d'assister à la ruine de la Russie ? Il y a des ruines gran-
dioses devant lesquelles on se signe. Mais nous finissons
dans la pourriture, mon cher. Elle s'étale à plein. Cela
pue... Nous étions pourris depuis longtemps ; cela ne
se voyait pas, car la surface était brillante et cachait les
plaies profondes. Savez-vous ce qu'était la Russie sur
laquelle nos grands hommes ont dit tant de bêtises so-
nores ? Un pot rempli de m... La révolution a brisé le pot.
Il brandissait le long tisonnier en l'air, puis sa main
débile le laissa retomber.
— Ne croyez pas que j'aie peur pour ma carcasse.
Qu'est-ce que les bolcheviques peuvent me faire ? Je suis
à moitié mort. Ils ne m'obligeront pas à balayer la neige
dans les rues. Us me laisseront crever dans mon coin,
comme un chien... Je suis le seul homme de Pétrograd
qui leur échappe... Vous, qui êtes jeune et solide, prenez
garde à vous. Filez. Vous avez quelque chose à défendre.
Quant à moi, je suis résolu à ne pas bouger.
9
130 QUAND LA TERRE TREMBLA.
>
Mais, quelques jours plus tard, Savinski revoyait
prince penché sur des cartes ou feuilletant des livres de
voyage. Il essayait de faire dévier la conversation sur
Lydia Serguêvna et demandait de ses nouvelles. C'était
un sujet qui paraissait ne pas plaire au prince. Il répondait
brièvement :
— Ma fille va bien, elle va très bien.
Puis il s'empressait de passer à autre chose. Savinski,
qui, au fond de lui-même, se rongeait d'inquiétude, y
revenait par des détours. Une fois, enfin, le prince se
décida à parler. Il était dans une crise d'humeur noire.
— Lydia, dit-il, hum !... C'est mon seul souci, Nicolas
Vladimirovitch. Qu'est-ce qu'elle va devenir ici, cette
enfant ?... J'y pense constamment. Cela m'agite. Il fau-
drait qu'elle s'en allât. J'avais arrangé son départ avec les
Saltykof, la semaine dernière. (Savinski ne put retenir
un mouvement en apprenant cette nouvelle.) Tout était
prêt ; elle était sur le passeport de Mme Saltykof... Mais,
au dernier moment, elle a refusé de partir. Elle prétend
qu'elle ne quittera la ville qu'avec moi. C'est une folie...
Je me suis fâché ; nous nous sommes disputés très âpre-
ment ; j'étais en colère, elle aussi, puis tout à coup j'ai
pleuré de joie en la prenant dans mes bras. Elle a un
cœur grand et pur, ma fille...
Des larmes emplissaient les yeux du vieillard.
— Je vous dirai une chose, Nicolas Vladimirovitch.
Ne croyez pas que ce soit par pitié que Lydia reste avec
moi, parce que je suis malade et près de ma fin... C'est
quelque chose de bien plus profond que cela. C'est parce
qu'elle m'aime, tout simplement. Je serais valide comme
RÉCLUSION 131
vous, elle ne me quitterait pas davantage... Elle paraît
à tous une enfant rieuse et légère. Oui, c'est une enfant
rieuse et légère, mais ce n'est qu'une partie d'elle, celle
que chacun voit. Moi seul, je sais combien elle peut aimer.
Vous comprenez, ce n'est pas dans des mots que cela se
dit... Ce sont des choses que l'on sent tout à coup au fond
de soi, à propos de rien, d'un regard qui vous pénètre,
d'un geste presque insignifiant. Et cela vous remplit
l'âme d'une lumière magnifique... Pour le moment, nous
ne nous parlons presque pas. Depuis la mort de son
cousin, elle traverse une crise, la pauvre petite. Elle vient
deux ou trois fois par jour chez moi. Jamais nous n'avons
dit un mot de Paul. Elle est très fière ; elle ne veut pas
qu'on la plaigne. Et puis, je ne sais pas ce qu'il y avait
entre elle et son cousin au moment où il a été tué...
Les cœurs de femmes nous sont impénétrables, et
Lydia est une femme déjà... Elle n'est pas sortie ; elle
n'a vu personne. Il y a là un mystère, mon ami... Je ne
sais pas...
Il s'arrêta un instant, rêva, puis, regardant Savinski :
— Elle vous aime beaucoup, Nicolas Vladimirovitch.
Peut-être vous en dira-t-elle plus long. Peut-être ne vous
dira-t-elle rien du tout... Elle me fait l'effet de quelqu'un
qui lutte avec soi-même. Le jour viendra où la bataille
sera terminée. Alors, nous verrons plus clair... Mais
comment vivra-t-elle dans cette ville maudite ? Si je
ne suis plus là, je vous demande de veiller sur elle. Ma
femme, qui est excellente, n'a pas deux idées claires
dans la tête. Elle ne saura que décider, hésitera entre
mille projets et finalement ne fera rien. Si vous êtes ici
132
QUAND LA TERRE TREMBLA.
encore, je vous la confie. Vous t'emmènerez avec votre
femme et vos enfants à l'étranger.
Il commençait à s'émouvoir et sa voix tremblait. Il
fit un effort pour se reprendre.
— Nous en reparlerons, dit-il, nous en reparlerons...
Voulez-vous être assez bon pour jeter une bûche dans le
feu ? Je crève de froid.
Un quart d'heure plus tard, son humeur avait changé.
Il avait bu un petit verre d'une bouteille de cognac
qu'il avait fait apporter pour Savinski. Les bûches, rude-
ment tisonnées, éclairaient la pièce de leurs flammes
vives. Et, comme Savinski prenait congé, le prince lui
dit:
— Vous connaissez, je crois, le chargé d'affaires d'Es-
pagne. Il faudra me l'amener un jour... Oui, j'aurai à
causer avec lui de certains plans que je forme... J'ai
voyagé en Espagne autrefois, avant mon mariage. Il y
a en Andalousie des femmes admirables... Ah ! ma jeu-
nesse, et les rues étroites de Séville, et l'odeur qui monte
du pavé brûlant quand on l'arrose !... Vous ne savez
pas combien souvent j'y pense... Amenez-moi l'Espagnol,
n'est-ce pas ?
Les quelques mots du prince avaient excité la curiosité
passionnée de Savinski. Quel drame intérieur y avait-il
eu entre ces deux êtres charmants avant la fin tragique
du jeune homme ? Dans l'obscurité où il était, il se décla-
rait incapable de résoudre cette énigme. Et pourtant il
essaya d'en percer les ténèbres. Le seul résultat fut que
l'image de Lydia, à ce moment où il ne la voyait pas,
RÉCLUSION 133
remplissait de plus en plus ses pensées. A un moment
de retour sur lui-même, il s'en étonna :
« Quoi ! se dit-il, je suis là au milieu du chaos le plus
extraordinaire, dans le bouillonnement d une révolution
qui veut faire table rase du monde ancien. Je cours des
risques quotidiens ; je puis être emprisonné comme tant
d autres ou recevoir une balle au coin dune rue. Les
banques vont être saisies par le gouvernement soviétique
un beau matin. Je suis séparé de ma femme et de mes
enfants ; nous sommes environnés de dangers visibles ;
chaque jour, un des nôtres est arrêté ; j'ai mille soucis
d affaires et mille préoccupations personnelles. Il semble-
rait que je dusse être tout entier absorbé dans des pensées
sombres et utilitaires. Et voilà que je perds plus de la
moitié de mon temps à m occuper d une jeune fille qui
pourrait être ma fille et à chercher à comprendre l'état
de son cœur... Je perds mon temps ?... Quelle erreur !
Je gagne du temps. C'est un sort providentiel qui a mis
Lydia Serguêvna devant moi à ce moment terrible. Je
pense à elle, je vois son frais visage devant moi, ses beaux
cheveux blonds qui ondulent comme des vagues, ses yeux
purs, sa bouche enfantine... Délicieuses images qui me
reposent, m'entraînent dans un monde idéal loin des
horreurs présentes... Sans elle, je ne serais occupé qu'à
peser les conjectures de l'heure politique ; je m'alarmerais
comme mes amis du club ; je nourrirais de noires humeurs ;
mes nerfs ne résisteraient pas à la tension et, comme les
autres, je deviendrais neurasthénique. Lydia, même
absente, me sauve. »
Aussi Savinski, bien loin de chasser de son esprit le sou-
134 QUAND LA TERRE TREMBLA...
venir de la jeune fille, lui faisait-il une place toujours
plus grande. C'était un homme d'action ; mais c'était
aussi un rêveur. Et peut-être est-ce toujours le poète
qui anime l'homme d'action. C'était, du reste, une des
théories de Savinski, et il disait volontiers : « Un grand
homme d'affaires est toujours un poète. Sans imagination
à large envergure, vous restez collé au sol. On ne s'envole
que sur des ailes. Napoléon, le plus grand génie pratique
de son temps, en était le plus grand rêveur. Et qui sait
s'il ne doit pas sa prodigieuse fortune à ce qu'il y avait
de chimérique en lui ? Aujourd'hui même, ne voyons-
nous pas le parti des chimères l'emporter ? Pour un
Séméonof, qui n'a que l'esprit politique, il y a cent songe-
creux qui vivent d'éblouissantes visions dans les nuées. »
Revenant à Lydia, il se demandait sans cesse si elle avait
aimé son cousin. Il ne le croyait pas. Mais alors, pourquoi
cette longue retraite ? Il y avait quelque chose d'obscur
dans cette tragique histoire. Le temps, sans doute, le
lui éclercirait. Mais il lui tardait de revoir sa petite amie
et de tâcher de lire au fond de ses yeux le secret que
le prince son père y avait entrevu sans pouvoir le deviner.
Il passa un jour de fin novembre chez Nathalie Choupof-
Karamine. Le désordre s'était soudainement développé
dans la ville et, au sentiment de sécurité extérieure que
l'on avait eu au début du règne des bolcheviques, avait
succédé la panique. Un arrêté du commandant militaire
de la ville enjoignait aux habitants de fermer les portes
RÉCLUSION 135
principales des maisons dès six heures du soir. A la porte
cochère, dont le portillon seul restait ouvert, les locataires
et les portiers devaient monter la garde à deux jusqu'au
matin. Un gong, placé dans la cour, avertissait les habitants
en cas de danger. La consigne était de descendre armé
pour repousser l'agresseur. Ainsi, chaque maison paisible
de Pétrograd était transformée, la nuit venue, en un château
fort prêt à subir un assaut. La publication de cet édit
répandit la terreur, car elle prouvait que les bolcheviques
se sentaient incapables d'assurer l'ordre public et qu'une
fois le soleil caché, la ville appartenait aux soldats en
maraude, aux redoutables marins de Cronstadt et aux
bandits sans uniforme. Et, en effet, les agressions noc-
turnes se multipliaient. Les gens audacieux ou insou-
ciants qui se risquaient hors de chez eux après le dîner
entendaient des coups de fusil, éloignés ou voisins, qui
éclataient dans le silence. Ou bien c'étaient les cris affreux
d'un passant attaqué. On s'attendait au coin des grandes
places désertes pour les traverser à cinq ou six. Faire
un long trajet à pied le soir dans les sombres rues de
Pétrograd était fort hasardeux.
C'est à ce moment-là que Savinski sentit l'inconvénient
d'habiter de l'autre côté de l'eau et d'avoir à traverser
l'immense pont Troïtski à pied ou en traîneau pour rega-
gner son logis. Son automobile lui avait été prise ; il faisait
faire des démarches à Smolny pour la ravoir, mais jus-
qu'à présent sans succès. Son appartement de Kamenno
Ostrovski Prospect était à une demi-heure du centre de la
ville, et il ne se résignait pas à passer chez lui des soirées
solitaires. Aussi se résolut-il à le quitter et à prendre un
136 QUAND LA TERRE TREMBLA...
logement meublé laissé vacant par le départ subit d'un ami
qui avait réussi à fuir à l'étranger. Ce nouvel appartement,
plus petit, était amplement suffisant pour lui. Il était
situé à deux pas des Choupof-Karamine et des Volynski,
au numéro 4 de l'Aptiékarski Péréoulok, qui relie la Mil-
lionnaia à la Moïka. C'était un rez-de-chaussée, assez
élégamment meublé, dans lequel on entrait directement
du passage qui menait à la cour. Savinski n'en occupa
que deux pièces qui donnaient sur le Péréoulok et la
salle à manger qui avait vue sur la grande cour commune
à la maison de la rue et à un vaste immeuble en façade
sur le Champ-de-Mars. Cette double entrée parut à
Savinski avoir son utilité dans les temps troublés où l'on
vivait.
Il annonça à Nathalie Choupof-Karamine qu'il devenait
son voisin. Elle s'en félicita. On ne voyait plus que les
gens qui habitaient à cinq cents pas de chez soi. Il fallait
se grouper, former une petite société très unie pour les
jours dangereux que l'on traversait. Peut-être ainsi pour-
rait-on se réunir pour passer la soirée ensemble. Rester
isolé paraissait à Nathalie la plus terrible des calamités
déchaînées par la révolution bolchevique.
— Vous avez raison, répondit Savinski, comme nos
jours en Russie sont comptés, il s'agit de les vivre bien.
J'ai ouvert un crédit illimité à mon cuisinier. J'ai du
bois pour me chauffer et j'en achète encore pour plusieurs
milliers de roubles. Enfin, je vais faire déménager petit
à petit quelques paniers de champagne qui me restent,
des vins du Rhin que je gardais pour le mariage de ma
fille et du Château-Latour comme il n'y en a plus à Pétro-
RÉCLUSION 137
grad. Je donnerai des dîners à six heures du soir et vous
n'aurez qu'un bond à faire pour rentrer chez vous.
Au besoin, nous soudoierons quelques soldats du Préo-
brajenski pour nous garder. Car vous savez, ajouta-t-il,
à moitié sérieusement et avec un air mystérieux, le Préo-
brajenski qui est là, à deux pas de vous dans la rue, est
l'espoir de la contre -révolution. Ces gaillards ont refusé
de prendre part au coup d'Etat du 7 novembre. Ils em-
pêchent Smolny de dormir. Ils restent chez eux dignement
et regardent avec mépris leurs voisins les soldats du
régiment Paul qui, eux, sont les suppôts des bolcheviques...
Heureusement pour moi, le nombre des Pavlovtzi diminue
chaque jour. Il n'y a déjà plus personne dans la petite
caserne de la place des Écuries. J'en vois chaque jour
qui filent pour la gare, plies sous le poids des objets qui
gonflent leur sac. Ils ont de l'argent, car souvent ils
frètent un izvostchik. Pour peu que cela continue, il n'en
restera plus. Bon débarras !
Une longue conversation s'engagea sur la situation.
Nathalie était optimiste. Les bolcheviques s'useraient
vite. Ils étaient trop faibles pour appliquer leur pro-
gramme. Les ambassades avec lesquelles elle restait en
contact étroit étaient pleines de confiance. En fait, il n'y
avait pas de terreur, et seuls quelques douzaines d anciens
hauts fonctionnaires tenaient compagnie dans leur prison
aux ministres cadets du gouvernement provisoire. On
pouvait donc s'arranger pour vivre les quelques semaines
du règne de Lénine et de Trotski. Du reste, les Allemands
ne laisseraient pas les bolcheviques se fortifier au pouvoir.
Dans l'état de déliquescence où étaient tombés et l'armée
138 QUAND LA TERRE TREMBLA...
et le gouvernement, ils arriveraient à Pétrograd et à
Moscou sans tirer un coup de feu. En attendant, jouant
sur les deux tableaux, elle avait offert l'hospitalité à un
attaché libre à l'ambassade anglaise, lord Douglas, dont
la présence dans leur appartement était une garantie
contre les perquisitions nocturnes et les vexations diurnes
des tyrans maximalistes.
Savinski retint un sourire. Lord Douglas était un jeune
homme d'une extrême et classique beauté qui avait eu
un succès prodigieux à Pétrograd depuis un an qu'il y
était arrivé et qui passait pour être l'amant de la séduisante
Nathalie. « Voilà un coup de partie heureusement joué,
pensa-t-il. Si celle-là ne se tire pas toujours d'affaire... »
Il avait plus d'une raison de penser ainsi, car il avait
appris de source sûre que Nathalie Choupof-Karamine
avait repris contact avec Séméonof. Elle le voyait secrè-
tement, Séméonof ne jugeant pas politique de se montrer
dans le salon Choupof. Que tramait-elle avec l'ancien
officier de la Garde qui était maintenant attaché à Trotski
lui-même aux Affaires étrangères ? Le fait est qu'Ivan
Choupof-Karamine, pourtant si compromis par sa colla-
boration avec Protopopof , ne manifestait aucune inquiétude
et se montrait même d'humeur fort joyeuse.
Comme Savinski prenait congé de la maîtresse de la
maison, elle l'invita à dîner pour le surlendemain.
— J'aurai quelques personnes le soir, dit-elle, de pro-
ches voisins. Ma petite amie Lydia m'a promis de venir.
L'avez-vous revue ? C'est sa première sortie depuis la
mort de son cousin.
Au jour fixé, il se rendit chez Nathalie Choupof-
RÉCLUSION 139
Karamine avec un plaisir qu'il n avait jamais éprouvé
à l'idée de dîner dans cette maison. Le repas était à sept
heures, de façon à permettre aux invités de rentrer tôt
chez eux. Il y avait une douzaine de personnes, toutes,
du reste, habitant le voisinage immédiat. Lydia était là
lorsqu'il arriva. Il la regarda avec anxiété et fut surpris
de la trouver gaie, éclatante de beauté et de jeunesse.
Il crut voir dans ses yeux le reflet des jours cruels qu'elle
avait vécu ; leur azur lui parut plus profond. « Mais
peut-être, se dit-il, est-ce moi qui lui prête des émotions
qu'elle n'a pas ressenties ? » Elle portait pour la première
fois un rang de perles et une robe noire assez largement
décolletée. Elle était assise dans le cercle et il ne put causer
seul avec elle. A table, elle se trouva à côté de l'admirable
lord Douglas, qui avait la droite de la maîtresse de la
maison, tandis que lui, Savinski, était à gauche de Nathalie.
Il remarqua que lord Douglas prêtait beaucoup plus
d'attention à sa jeune voisine qu'à Mme Choupof-Kara-
mine. Lydia acceptait avec plaisir les compliments de
l'Antinous britannique. Après le dîner, Ivan Choupof
rejoignit les deux jeunes gens. Vers les dix heures seule-
ment, alors qu'on se retirait, Lydia quitta brusquement
ses interlocuteurs et vint à Savinski.
— Etes-vous très occupé ces jours-ci, Nicolas Vladimi-
rovitch ? demanda -t-elle. Vous ne savez pas combien
j'ai envie de vous voir.
Nicolas la regarda avec un demi-sourire. Il hésita un
instant avant de répondre, puis gaiement il dit :
— Je fais, comme tout le monde, mille choses pres-
santes et inutiles. Mais je vous les sacrifierais volontiers.
140 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Il y a longtemps que j'ai été privé de ma petite amie.
— Peut-être voudriez-vous sortir avec moi demain
après-midi ? fit-elle. J'ai envie de marcher un peu. Si
cela ne vous dérange pas, vous me prendrez après déjeuner
et je vous rendrai votre liberté vers quatre heures.
Savinski pensa à l'instant même qu'il avait un rendez-
vous important avec un directeur de banque à deux heures.
C'était un vieux monsieur fort ennuyeux et disert. En
un clin d'oeil, il renonça à cet entretien et accepta l'offre
de Lydia Serguêvna. Elle le quitta aussitôt pour rentrer
chez elle par la cour qui était commune à l'hôtel Volynski
et à la maison des Choupof-Karamine. Toujours empressé,
lord Douglas accompagna la jeune fille à travers la vaste
cour où quelques dvorniks montaient la garde dans la
nuit froide de novembre.
Comme Savinski regagnait son logis, distant à -peine
de deux cents pas, et qu'il entrait dans la rue déserte et
sombre où il habitait, un coup de feu grêle déchira le
silence de la nuit ; une balle siffla dans l'air non loin de
lui et alla s'écraser avec un bruit étouffé sur un mur
distant. Il eut un sursaut. Puis il haussa les épaules.
« Il faut s'habituer à cela aussi », pensa-t-il.
Chez lui, il resta à fumer quelques cigarettes dans son
cabinet de travail où la température était douce. Mainte-
nant, on n'entendait plus un bruit. Il semblait qu'il habi-
tat, seul vivant, une ville morte. Sur la table, le portrait
de sa femme et de ses enfants le regardait. Ils étaient
dans la paix de leur villa finlandaise toute voisine.
« J'irai les voir la semaine prochaine, pensa-t-il. Et il
RÉCLUSION 141
faudra s'occuper d'avoir des visas pour l'Angleterre.
Quelle chance que Sonia ait ce petit bébé près d'elle !
Voilà qui l'empêche de s'énerver en pensant à moi. »
Vers minuit, comme il se décidait à se coucher, la sonnerie
du téléphone retentit. Il prit le récepteur et fut surpris
d'entendre une voix sèche et martelée qui disait à l'autre
bout du fil :
« Ici, Séméonof, de l'Institut Smolny. C'est vous,
Nicolas Vladimirovitch ? »
Une longue conversation s'engagea. Séméonof parlait
sur le ton qui lui était naturel, comme s'il avait vu son
interlocuteur la veille, comme si rien n'était survenu
depuis qu'ils s'étaient quittés. De politique, pas un mot.
Un courant d'ironie sous-jacent était sensible dans les
phrases banales qu'il prononçait. Il finit par dire à Savinski
qu'il avait à causer avec lui, qu'une entrevue leur serait
utile à tous deux et que peut-être Savinski voudrait bien
lui réserver un peu de son temps, vers sept heures, le
lendemain. Il lui ferait porter un billet dans la journée,
fixant l'endroit du rendez-vous. Malgré l'air détaché avec
lequel cette invitation était faite, elle avait quelque chose
d'assez pressant. Savinski, qui avait eu le temps de réflé-
chir pendant que la conversation se déroulait, l'accepta
comme la chose la plus naturelle du monde.
« Que peut-il avoir à me proposer ? se dit-il. Me voilà
en coquetterie avec le gouvernement bolchevique comme
un vulgaire Choupof. Mais, au fond, qu'est-ce que je
risque ? Je prends une contre-assurance, et voilà tout. »
Et il pensa que Sonia serait enchantée de savoir que,
pendant les jours qu'il lui restait à vivre à Pétrograd,
142
QUAND LA TERRE TREMBLA...
il était couvert par la protection occulte des Soviets. Et,
derrière cette pensée, il y avait aussi l'idée qu'il pourrait
prolonger un peu, sans trop de danger, son séjour dans
cette ville fantastique. Cela, il ne savait exactement pour
quelle raison, lui souriait.
IV
PROMENADE
Ils remontaient tous deux les quais de la Neva. Devant
le Jardin d'Eté, un cheval mort était étendu sur la neige,
les jambes raidies par le gel. Il y avait plusieurs jours
qu'il était là, sans que personne s'occupât de l'enlever.
Savinski remarqua que la partie supérieure de la croupe
manquait. Sans doute des gens mourant de faim avaient
découpé dans ce cadavre un peu de viande pour en faire
un médiocre pot-au-feu. Ils traversèrent le beau jardin,
dont les allées droites entre les arbres aux branches
noires étaient désertes. La neige gelée crissait sous leurs
pas. Puis ils descendirent la rive gauche de la Fontanka
sur laquelle brillait un pâle soleil de décembre. Malgré
l'hiver, il faisait doux ici et ils marchaient avec lenteur
le long du canal où de grandes barges chargées de bois,
étaient emprisonnées jusqu'au printemps par les glaces. Ils
causaient peu. Mais aux rares paroles qu'ils avaient échan-
gées — des nouvelles demandées et reçues du prince Serge
— Savinski avait senti qu'entre Lydia et lui l'intimité était
plus grande qu'au jour déjà éloigné où il l'avait accompa-
gnée de la banque jusque chez elle. La jeune fille lui par-
144
QUAND LA TERRE TREMBLA...
lait sur un ton qui donnait un prix nouveau aux phrases
banales qu'elle prononçait. Sans doute, dans la longue ré-
clusion qui avait suivi la mort tragique de son cousin, les
sentiments d'amitié et de confiance qu'elle avait pour lui,
Savinski, s'étaient développés et avaient atteint une couche
plus profonde de son être. A la seule façon qu'elle avait
de le regarder, Savinski savait qu'ils étaient parvenus
tous deux dans une région plus pure et plus haute où
rien ne subsistait de la convention des relations mondaines.
Il la taquina sur les attentions que lui prodiguait le beau
lord Douglas.
— Il est charmant, dit-elle. Mais, Nicolas Vladimi-
rovitch, comme je le sens loin de nous... Etes -vous bien
sûr que l'Angleterre soit partie du monde que nous
habitons, nous les Russes ? La vie est si simple pour eux,
si unie, si en surface ! Comme tout semble réglé là-bas !
Il y a des réponses prêtes à chaque question. On n'est
jamais obligé de les chercher, de se creuser pour trouver
une solution. Elle est là, déjà écrite, dans le dictionnaire
des convenances... Ici, on ne comprend rien à rien.
Chez eux, on sait à l'avance tout sur tout... C'est reposant,
mais comme cela me paraît vide !... Je pense que je
mourrais d'ennui si je devais habiter l'Angleterre.
— Ne dites pas cela, interrompit Savinski. Qui sait s'il
n'est pas dans votre destinée et dans la mienne de vivre
d'ici peu de mois dans les brouillards de la Tamise ?
La jeune fille devint sérieuse.
— Je ne sortirai pas de Russie, et vous non plus, dit-
elle, sans regarder son interlocuteur et comme si elle se
parlait à elle-même.
PROMENADE 145
— Où vous serez, je serai, jeta Savinski. Vous com-
prenez bien que quand on a une fois la chance d'avoir
une amie comme vous, on ne la quitte pas. Alors, vous ne
voulez pas vous en aller ?
Lydia hocha la tête.
— Je ne sais comment vous expliquer ce que je sens...
Je déteste les gens affreux qui sont au pouvoir ; nous
vivons une époque horrible. Et pourtant je veux rester
ici... La Russie souffre mille morts. Est-ce le temps de
la laisser ? Il me semble que je l'aime davantage chaque
jour. L'idée de vivre sans souci à l'étranger m'est odieuse.
Je ne me savais pas si Russe que cela. Je viens de l'ap-
prendre. C'est un sentiment très fort, qui fait mal, mais
dont on ne voudrait pas se débarrasser.
— Je l'ai senti comme vous, Lydia Serguêvna, dit
Savinski, d'une voix grave, mais je ne l'avais pas compris
aussi bien avant que vous ayez parlé. Il faut que ce soit
vous qui me l'appreniez.
Ils se turent, plongés chacun dans leurs pensées. Ils
avaient atteint la Perspective NeVski qu'ils traversèrent
et continuaient à descendre la Fontanka. Ils causaient de
choses indifférentes ou gardaient le silence. Par moment,
quand la neige mal balayée sur les trottoirs était glissante,
Lydia s'appuyait sur le bras de Savinski. Il y avait dans
l'atmosphère de ce clair jour d'hiver une grande paix
qui descendait en eux. Mais, comme ils arrivaient au pont
de fer, ils entendirent soudain des cris qui montaient d'une
foule amassée sur l'autre rive du canal, un peu plus loin,
devant les bureaux du ministère de l'Intérieur. Ils virent
des gens qui couraient sur le quai et une douzaine d'hom-
10
146
QUAND LA TERRE TREMBLA...
mes descendus sur la glace qui formaient un groupe et
s'agitaient avec des gestes violents.
Le premier mouvement de Savinski fut de s'arrêter. A
ce moment-là de la vie de Pétrograd, toutes les fois qu'il y
avait du désordre, on pouvait être assuré que l'affaire fini-
rait mal et que la foule laissée à ses instincts irait au pire.
— Retournons sur nos pas, dit-il à Lydia Serguêvna.
— Non, non, fit-elle, à quoi bon ?
Elle hâta le pas pour se rapprocher de la scène. Des
cris partaient de la foule sur le quai. On entendait, par-
fois, dans un silence, quelques mots : « Tue-le ! », « Fais-
lui boire un coup ! »
Le groupe d'hommes sur la glace oscillait de droite,
de gauche et Lydia et Savinski ne pouvaient voir distinc-
tement ce qui se passait. Il se dirigeait lentement vers
un trou qui avait été creusé dans la glace le long d'un
bateau. Ils aperçurent un instant, au centre du groupe,
un homme qui se débattait de toutes ses forces, donnait
des coups de pieds et de poings au hasard. Mais de
solides gaillards qui le tenaient au collet et à la taille
l'entraînaient vers le trou noir dans la glace blanche...
Saisis d'horreur, Lydia et Savinski restaient cloués sur
place. Des cris aigus, désespérés, montaient dans l'air
glacé et dominaient le tumulte... C'était un appel qui
n'avait plus rien d'humain, quelque chose qui déchirait
l'âme. Et, soudain, le groupe sombre fut le long du
bateau... En un clin d'œil, on vit une forme gesticulante
s'effondrer ; à grands coups de bottes dans les reins et
sur la tête, des hommes la poussaient vers le trou. Elle
disparut et fut entraînée sous la glace.
PROMENADE 147
Savinski se tourna alors vers la jeune fille. Il la vit si
pâle qu'il eut peur qu'elle s'évanouît. Elle fit un pas et
chancela. Il passa un bras autour de la taille de Lydia
et la pressa contre lui. Il sentit le poids de son corps contre
le sien. Elle avait presque perdu connaissance.
— Lydia Serguêvna, dit-il, revenez à vous !... Je vous
en prie... Faites un effort !... Pauvre enfant, comme je
vous plains ! Que je suis désolé, Lydia Serguêvna !...
Je vous le disais bien, nous ne pouvons rester ici-
Déjà la jeune fille se redressait.
— Je vous demande pardon, dit-elle. Quelle fai-
blesse !... Allons ! Mais donnez-moi votre bras.
Ils rebroussèrent chemin. Un izvostchik était là.
Savinski fit asseoir Lydia et garda un bras autour
d'elle.
Lydia interrogea le vieux cocher.
— Que s'est-il passé ? demanda-t-elle.
Le vieux haussa les épaules et cligna des yeux.
— C'est un voleur qu'on a pris. Il volait de la farine
dans un magasin... Alors le peuple l'a noyé...
Il se tut un instant et ajouta :
— Les gens sont comme ça, maintenant.
Et il fouetta son cheval qui partit au petit trot.
— Les gens sont comme ça, répéta Lydia. Qu'est-ce
que la vie d'un homme aujourd'hui, Nicolas Vladimi-
rovitch ?... J'y ai beaucoup réfléchi et je croyais l'avoir
bien compris... Oui, je pensais que rien maintenant ne
pouvait m'émouvoir, je pensais être prête à tout... Et
voilà que cette scène banale m'a bouleversée... C'était
horrible I...
148 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Puis, après un instant, elle reprit d'une voix très douce
et se tournant vers son compagnon :
— Vous ne voudrez plus sortir avec moi, Nicolas
Vladimirovitch, avec une fille qui manque de s'évanouir
dans la rue... Et, pourtant, si vous saviez comme j'ai
besoin de vous I II me semble que vous êtes le seul homme
vraiment vivant et noble à Pétrograd. Ne m'abandonnez
pas...
Savinski, bouleversé jusqu'au fond de l'âme, resserra
son étreinte.
— Je vous l'ai dit déjà, petite fille, je ne vous aban-
donnerai jamais. Vous pouvez compter sur moi...
Puis, changeant de ton, il ajouta :
— Mais ne croyez pas que je sois fort. Je ne suis
qu'un homme comme les autres, traversé par toutes
les émotions, un jour bon, le lendemain mauvais. C'est
moi qui aurai besoin de vous, chère petite fille... C'est
vous qui me donnerez des forces... En attendant, ayons
au moins les bénéfices de la révolution, voyons-nous
chaque jour.
Le crépuscule était déjà sur eux, le crépuscule hâtif
des jours de décembre qui, dès avant quatre heures,
étend l'obscurité sur la ville. Le traîneau plongeait dans
les trous, remontait sur les dos d'âne de la neige inégale-
ment tassée qu'aucun service public n'enlevait plus. Les
cahots de l'attelage faisaient vaciller le couple et, par mo-
ments, lorsque Lydia était re jetée sur Savinski, il croyait
sentir battre près de son vieux cœur d'homme désabusé le
cœur vierge et fort de la jeune fille.
V
UN SOUPER
Lorsqu'il rentra chez lui, Savinski avait oublié tout
ce qui n'était pas Lydia. Ni la révolution, ni ses affaires,
ni sa famille n'existaient à ce moment pour lui. Elles
avaient disparu comme un brouillard du matin que le
vent frais dissipe. Il vivait sous un ciel d'un bleu profond
comme les yeux de la jeune fille ; une lumière fraîche
qui semblait être pour la première fois au monde enve-
loppait toutes choses et leur donnait un charme nouveau.
C'était l'aube éclatante qui serait suivie d'un jour plus
beau qu'ils passeraient ensemble. Il cherchait à se rappeler
les moindres paroles qu'il avait entendues au cours de
leur lente promenade. Il avait fallu qu'elle fût bouleversée
par l'émotion de la scène tragique dont ils avaient été
les témoins pour qu'elle lui dît d'une voix dont il sentait
encore vibrer en lui l'accent pathétique : « Ne m'aban-
donnez pas ! » Certes non, il ne la quitterait pas. Il
serait son ami de chaque jour, celui sur lequel on peut
s appuyer. Un homme de cœur pourrait-il laisser seul
dans la tempête un être aussi charmant et aussi vulné-
rable ? Qui avait-elle près d'elle ? Un père infirme qui
150 QUAND LA TERRE TREMBLA...
ne quitterait plus son fauteuil de malade ; une mère qui
vivait dans un cercle étroit de pensées futiles et de projets
sans cesse changeants, incapable, du reste, comme son
éternel ami le général Vassilief, de comprendre quoi que
ce fût à la situation bouleversée dans laquelle elle se trou-
vait et qui, faute de pouvoir agir, entraînerait les siens
d'un cœur léger aux pires catastrophes. « Grâce à moi,
se dit-il, Lydia passera sans danger les quelques mois de
la folie bolchevique. Il ne s'agit que de gagner du temps.
Du reste, à la première menace sérieuse, nous franchirons
la frontière... »
Il en était là de ses réflexions lorsqu'il arriva chez lui.
Tout de suite, il reprit contact avec la réalité. Son valet
de chambre, Vania, qui était depuis dix ans à son service,
vint à lui une lettre à la main. Mais, avant de la lui
remettre, il lui dit avec embarras qu'il avait reçu de
mauvaises nouvelles des siens dans le gouvernement de
Nijni Novgorod et qu'il était obligé d'aller auprès d'eux.
Il avait, du reste, trouvé pour le remplacer auprès de
monsieur, qui, sans doute, ne serait plus longtemps à
Pétrograd, une femme de chambre très sûre dont les
maîtres avaient quitté la Russie.
— Et quand pars-tu ? dit Savinski, qui avait com-
pris tout de suite que rien ne retiendrait Vania à la
ville.
— Demain matin, barine, murmura le domestique.
— C'est bien, fit Savinski, tu as raison de quitter
Pétrograd... Et le cuisinier, me reste-t-il ?
— Il reste, dit Vania, il n'a où aller, celui-là. Il est
d'ici.
UN SOUPER 151
Savinski prit la lettre. « Il a peur, se dit-il, il a peur
comme tout le monde, comme moi, du reste. Et il se
sauve... Mais moi, je ne partirai pas encore. »
Et la Fontanka ensoleillée, ses vieilles maisons peintes,
les barges sur le canal glacé, les arbres morts du Jardin
d'Eté passèrent sous ses yeux.
La lettre ne contenait qu'une ligne :
« A sept heures, au restaurant Donon, demander le
cabinet retenu par Rodionof. »
Elle était signée : « S. »
Savinski trouva Séméonof très brillant. Le sous-com-
missaire aux Affaires étrangères avait commandé un repas
digne des anciens jours de Pétersbourg par son élégance
et par le choix des mets. En l'honneur de son hôte, et
malgré l'interdiction formelle de boire de l'alcool, de la
vodka fut servie et une bouteille de bordeaux. Savinski
pensa à part lui que la possession du pouvoir agissait
sur les bolcheviques comme sur les gens du régime dis-
paru ; cette première impression le mit de bonne humeur
et lui donna le sentiment qu'il y avait au moins un côté
par où on pouvait avoir prise sur l'adamantin Séméonof.
Mais, au cours du repas, il remarqua que Séméonof
n'avait pas touché à la vodka et qu'il se bornait à tremper
ses lèvres dans un verre d'eau à peine rougie. C'était
pour lui, Savinski, qu'alcool et vin avaient été com-
mandés. Il y vit un calcul de Séméonof et se tint sur ses
gardes. La conversation débuta par des questions per-
sonnelles. L'officier s'informa de la santé de leurs amis
communs. Savinski, dont l'attention était tendue, nota
152 QUAND LA TERRE TREMBLA...
qu'il ne demandait pas des nouvelles des Choupof-Kara-
mine et ce fait confirma l'exactitude des renseignements
qu'on lui avait fournis sur les rapports secrets qui s'étaient
établis entre le militant bolchevique et la belle Nathalie.
Il fut surpris, par contre, de voir Séméonof s'intéresser
à Lydia Serguêvna.
Il lui dit qu'elle avait été souffrante à la suite de la mort
de son cousin, « tué dans des circonstances tragiques »,
ajouta-t-il textuellement, tout en dévisageant son inter-
locuteur. Celui-ci eut un geste de la main, comme pour
écarter une chose fâcheuse, mais insignifiante, et dit de
sa voix martelée qui portait sur les nerfs de Savinski :
— Faites-lui savoir que, le jour où elle voudra servir
l'Etat, je lui trouverai un emploi digne d'elle et de ses
rares facultés auprès de moi aux Affaires étrangères.
Nous sommes accablés de travail. Du reste, dans la
Russie nouvelle, personne ne pourra vivre dans l'oisi-
veté.
Il s'interrompit un instant et reprit :
— Et vous aussi, mon cher Nicolas Vladimirovitch,
et c'est à ce sujet que je vous ai demandé de venir ici.
Il se renversa sur le divan où il était assis, croisa ses
bras sur sa poitrine d'un geste qui lui était familier et,
regardant Savinski bien en face, il lui exposa la situation
telle qu'elle se dessinait devant lui.
Savinski remarqua avec plaisir que Séméonof évitait
toute déclamation démagogique et lui parlait comme a
un homme intelligent et non comme à un auditoire popu-
laire. Il ne fut pas question de « l'abjecte tyrannie du
tsar », ni de « l'autocratie corrompue », ni des « longues
UN SOUPER 153
souffrances du peuple », ni de la « guerre abominable »,
ni inversement du triomphe du prolétariat, dont Séméonof
semblait se soucier fort peu en tant que prolétariat. Il
était évident que celui-ci ne l'intéressait que parce qu'il
y trouvait un point d'appui, le levier nécessaire pour
gouverner la Russie, mais que la possession du pouvoir
était, pour Lénine et Trotski, comme pour lui, la chose
essentielle. Il parut à Savinski, dans ce premier entretien,
que c'était une autocratie nouvelle qui montait sur le
trône ancien des tsars et il en eut un sentiment agréable,
car s'il est impossible de discuter avec une foule grossière,
enflammée et envieuse, il reste qu'on peut causer avec
quelques hommes intelligents et tout-puissants, si éloi-
gnés soient-ils de vos idées. Pour Séméonof, il était évident
que les bolcheviques garderaient le pouvoir. Ils allaient
faire la paix avec l'Allemagne.
— Ne vous y trompez pas, dit-il, la paix sera conclue ;
elle sera mauvaise, c'est entendu... Mais une mauvaise
paix vaut mieux que la meilleure des guerres. Et, dans
la paix, nous prendrons notre revanche... Mais, Nicolas
Vladimirovitch, nous sommes jeunes et inexpérimentés
dans les affaires. Sur les questions de principes, il n'y a
pas d'hésitation dans le gouvernement. Le système est
fait et parfait., Mais dans la mécanique des affaires, nous
manquons de spécialistes... Nous allons avoir à discuter
avec les experts allemands des questions économiques et
financières, le gouvernement compte que vous accepterez
la charge de conseiller technique à Brest-Litovsk, ce qui
n'implique nullement, du reste, que vous partagiez nos
idées politiques et sociales.
154 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Si résolu que fût Savinski à ne s'étonner de rîen, il ne
put s'empêcher de sursauter. La poignée d'hommes qui
s'était emparée du pouvoir par la force, cette petite bande
d'exilés et de Juifs, lui semblait avoir perdu dans son
long séjour à l'étranger au moins le sentiment des nuances.
Quoi ! ils avaient la prétention de détruire de fond en
comble la société ancienne, d'en ruiner les principes
mêmes, et voilà qu'à la première difficulté ils venaient
s'adresser à lui, qui était précisément un des soutiens
essentiels de l'ordre contre lequel ils s'acharnaient... Mais
il fallait garder le contact avec Séméonof et le gouverne-
ment de Smolny, et Savinski s'amusa à faire à cette pro-
position si nette la plus longue, la plus enveloppée, la
plus ambiguë des réponses. Il en ressortait avec mille
réserves que si Savinski ne se croyait pas qualifié pour
parler au nom du gouvernement du peuple et de la dic-
tature du prolétariat aux réunions de Brest-Litovsk, il
ne pensait pas, en tant que citoyen russe, avoir le droit
de refuser un conseil technique aux hommes qui seraient
chargés de mener les difficiles négociations économiques
avec les Allemands. Il était donc à leur disposition s'ils
le voulaient venir voir. Il serait préférable que cela se
passât à la Banque du Nord. Des visites de Savinski à
Smolny ne manqueraient pas d'éveiller la curiosité, de
provoquer des commentaires qui ne seraient agréables, ni
aux chefs du gouvernement, ni à lui-même, et Séméonof
l'avait compris puisqu'il lui avait donné un rendez-vous
clandestin entre les quatre murs sans oreilles d'un cabinet
particulier.
Séméonof parut ne pas se satisfaire de cette réponse,
UN SOUPER 155
mais, (levant la fermeté de Savinski, il n'insista plus et
la conversation prit un tour plus technique.
Mais, au moment de se quitter, Savinski ne put s em-
pêcher de lui dire à brûle -pourpoint :
— Quelles sont vos chances de durée, Léon Borisso-
vitch ?
Séméonof répondit :
— Dans ce calcul des probabilités, soyez sûr, Nicolas
Vladimirovitch, que nous mettrons toutes les chances
pour nous. Vous avez entendu ce qu a dit Lénine dans
un de ses derniers discours : « Camarades, travaillons
pour les principes, mais n'oublions pas les baïonnettes. »
Souvenez-vous, dit-il d'une voix où il y avait une menace,
que la terreur est sur notre programme. Nous ne l'avons
pas encore appliquée. Mais donnez-nous du temps et
chacun comprendra bientôt en Russie qu'il n'a pas le choix
et qu'il faut se soumettre...
tes yeux d'acier de Séméonof brillèrent plus vivement.
Savinski eut la sensation nette que si l'ancien officier
était chargé des fonctions de commissaire à la contre -
révolution, personne ne trouverait le chemin de son cœur
et qu'un appel à la pitié le laisserait insensible. Une volonté
sereine et implacable serait au service de l'intelligence
la plus froide, la plus claire, la plus bornée d'œillères qui
fût au monde.
— Et vous serez Robespierre l'incorruptible, répondit
Savinski avec un sourire.
Séméonof haussa les épaules.
— S'il le faut, dit-il froidement.
156 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Comme ils allaient se séparer, Séméonof tendit la main
à Nicolas Vladimirovitch.
— Vous allez être un financier en disponibilité, fit-il.
Je crois que c'est demain matin que nous occupons les
banques.
Il s'arrêta pour laisser à son interlocuteur le temps de
saisir le sens plein de la communication qu'il venait de
lui faire de sa voix la plus froide. Puis il ajouta, comme
avec négligence :
— Personnellement, vous n'avez rien à redouter. Nous
avons besoin de vos talents.
— Eh bien, dit Savinski, qui Jugea toute protestation
inutile, vous seriez sage, Léon Borissovitch, de me garan-
tir, en attendant, la sécurité de mon retour jusqu'à l'Aptié-
karski Péréoulok. Sans reproche, vous nous laissez dans
la nuit, et la Moïka est un coupe -gorge.
— J'ai une automobile, répondit Séméonof, de bonne
humeur maintenant, je vous déposerai. Je cours les
mêmes risques que vous ; mais je n'ai pas le loisir d'y
penser... Dans les temps où nous sommes, mon cher, ma
vie et la vôtre sont hasardées... Qu'importe ! En tout
cas, il n'y aura pour l'instant aucune perquisition chez
vous. Si l'on veut entrer la nuit, n'ouvrez pas et téléphonez
au numéro 4-15. On enverra immédiatement une patrouille.
L'automobile de Séméonof était conduite par un soldat
en uniforme. Il suivit la Millionnaia. Arrivé devant la
maison des Choupof-Karamine, Savinski vit de la lumière
et se fit arrêter.
— Vous présenterez mes hommages respectueux à la
belle Nathalie, dit Séméonof en s'inclinant.
:
UN SOUPER 157
La nouvelle que Savinski venait d'apprendre ne l'émut
pas. Il était très exactement renseigné sur ce qui se passait
à Smolny et, depuis plusieurs jours déjà, avait été averti
que la saisie des banques était imminente. Aussi avait-il
pris ses précautions. Lorsqu'il avait aperçu de la lumière
chez les Choupof-Karamine, il avait aussitôt pensé que
Lydia était peut-être là, qu'il la verrait et lui demanderait
de le conduire à son père, à qui il voulait épargner l'émo-
tion d'une fâcheuse nouvelle le lendemain matin.
Lydia était, en effet, dans le salon de Nathalie. Elle
se leva à l'arrivée de Savinski et courut à lui, disant :
— Je ne savais pas avoir le plaisir de vous voir encore,
mon ami.
— C'est pour vous seule que je suis venu ici, dit
doucement Savinski en gardant sa main dans les deux
siennes. Vous me mènerez tout à l'heure à votre père.
J'ai à lui parler.
Nathalie et lord Douglas les regardaient.
Savinski entra dans le cercle. Les émotions de la journée,
la promenade le long de la Fontanka, l'inattendu et curieux
dîner chez Donon, la partie d'escrime avec Séméonof
où, par moment, il semblait que l'on tirât avec des fleurets
démouchetés, l'accueil enfin que venait de lui faire Lydia
l'avaient mis dans un état de surexcitation fort agréable ;
la vie lui apparaissait comme une féerie à décors chan-
geants, les uns sombres et tragiques, les autres présen-
tant au contraire des vues charmantes sur des campagnes
où les ombres du soir commençaient à tomber, et une
flûte invisible, au fond des vergers, modulait un énervant
appel à l'amour.
158 QUAND LA TERRE TREMBLA...
— Qu'avez-vous ce soir, Nicolas Vladimirovitch ? dit
Nathalie à haute voix. Vous semblez rajeuni de dix ans.
Nous apportez-vous une bonne nouvelle ?
— Une grande nouvelle, en tout cas, répondit Savinski.
Bonne ? cela dépend comment vous l'entendez. La nou-
velle d un fait qui peut hâter la chute des Soviets, est-ce
que vous l'appelez une bonne nouvelle ?
— Mais, sans doute, dit Nathalie, qui menait le dia-
logue pour le chœur muet et attentif.
— Eh bien, réjouissez-vous. Toutes les banques de
Pétrograd seront demain occupées par les bolcheviques.
— Mais qu'est-ce que cela veut dire ? fit une dame
un peu forte. Quel changement cela apportera-t-il dans
les affaires ?
— Oh ! insignifiant, fit Savinski, pour peu qu'on le
regarde du point de vue de l'éternité, comme disent les
philosophes. Vous ne pourrez plus tirer d'argent sur vos
comptes-courants et vos coffres-forts seront séquestrés.
A ce moment, Choupof-Karamine roula sur ses petites
jambes jusqu'à Savinski.
— Cessez de plaisanter, très cher, cria-t-il d'une voix
aigre. Est-ce que la nouvelle est exacte ? Mais savez-
vous que c'est la ruine pour nous tous ? L'argent de nos
comptes -courants !... C'est un vol manifeste.
— C'est une mesure politique exactement conforme
aux déclarations du gouvernement soviétique, dit Savinski.
Il est certain que nous sommes ruinés... Mais j'estime
que notre ruine entraînera celle de l'État et qu'ainsi la
saisie des banques précipitera la chute des bolcheviques.
— Mais quand ? intervint Nathalie, qui semblait avoir
UN SOUPER 159
perdu tout son sang-froid, quand ?... Les coffres-forts
aussi ! Ne nous torturez pas ! Pensez-y... Vous êtes odieux
avec votre ironie.
Elle n'ajouta pas un mot, mais, au ton qu elle avait
pris, on devina qu elle portait plus d'intérêt à ce que
recelait son coffre qu'aux sommes portées à son compte-
courant. Une extrême agitation régnait dans le salon.
Chacun comprenait maintenant qu'avec la saisie des
banques la société ancienne qui, jusqu'ici, malgré des
ruines partielles, subsistait dans ses lignes essentielles,
s'écroulait d'un seul coup.
Lord Douglas restait impassible. Dans le feu des inter-
jections et des questions qui se croisaient, il se pencha
vers Lydia, auprès de qui il était assis.
— Alors, vous êtes ruinée, dear little thingy dit-il.
C'est très intéressant !
Lydia haussa les épaules. Son visage s'éclaira.
— Cela n'a aucune importance, fit-elle.
Profitant du brouhaha soulevé par la nouvelle qu'il
avait jetée dans le cercle, Savinski se tourna vers son
amie et lui demanda de le conduire chez son père. Elle
se leva aussitôt et prit congé de Nathalie. Savinski la
suivit. Bientôt, ils étaient dans la vaste cour qui sépa-
rait les deux hôtels. Des dvorniks s'y chauffaient à un
feu de bois qu'ils avaient allumé près d'une des portes,
et les flammes mouvantes éclairaient dans la nuit les
tas de neige, les piles régulières des bûches entassées
pour l'hiver, les murs nus des maisons et les formes
incertaines des dvorniks qui, enveloppés dans des tou-
loupes, battaient lentement la semelle sur la neige gelée.
160
QUAND LA TERRE TREMBLA.
Au sortir des salons de Nathalie Choupof-Karamine, de
leur luxe ancien, c'était de nouveau un décor de la révo-
lution que Savinski avait sous les yeux. Cette veillée
nocturne contre les dangers pressentis, mais réels, lui
rappela que cette grande ville, qui semblait morte sous
le froid de l'hiver, était pleine d'ennemis contre lesquels
il fallait se défendre. Cette constatation n'eut d'autre
effet que de lui donner un goût plus vif de la vie et de lui
faire sentir plus fortement les liens d'affection qui l'unis-
saient à la jeune fille qui marchait, légère, devant lui.
Ils entrèrent par une porte de service, traversèrent quel-
ques corridors et arrivèrent dans une vaste pièce assez
mal chauffée qui était la galerie de tableaux du prince
Serge. Lydia alluma une lampe électrique et dit :
— Voulez-vous m'attendre chez maman ou ici ? Il faut
que je prévienne papa.
Savinski n'avait aucune envie de voir la princesse
Hélène et son vieil ami Vassilief, dont les puérils bavar-
dages l'irritaient. Il resta dans la galerie de tableaux fai-
blement éclairée par la lampe qui brûlait sur la table.
En face de lui, un grand paysage de Poussin étalait ses
masses de verdures sombres, cernées d'un cadre doré.
Il y distingua une Eurydice fuyante au bord d'une
rivière. Plus loin, la sveltè stature d'un Apollon Sauroc-
tone se dressait, blanche dans l'ombre qui emplissait
l'extrémité de la pièce. Dans le calme de cette vaste
salle où des chefs-d'œuvre évoquaient des civilisations
dès longtemps disparues et la noblesse de vies menées
sous des cieux plus beaux, près des mers retentissantes
sur des rochers brûlés de soleil, l'esprit de Savinski fut
UN SOUPER 161
emporté loin de Pétrograd, vers une Arcadie où Lydia
Taccompagnait.
A ce moment, la jeune fille apparut.
— Papa vous attend, dit-elle. Il n'est pas bien ce soir,
mais il tient à vous voir.
Savinski suivit son amie. Comme ils arrivaient devant
la porte donnant sur le vestibule, il lui prit le bras et
l'arrêta.
Elle n'eut aucune surprise et tourna vers lui le sourire
de ses yeux et de sa bouche entr 'ouverte.
Ils restèrent quelques secondes sans parler.
Savinski se pencha vers elle.
— Je voulais simplement vous dire, fit-il, que je suis
très heureux.
Elle lui serra la main sans répondre et le conduisit chez
le prince Serge.
1!
VI
LE CARREFOUR DOUTEUX
Savinski était exaspéré contre Séméonof . Plus encore
que le cynisme des propositions qu'il lui avait faites,
le ton sur lequel il lui avait demandé sa collaboration
l'irritait. Avait-il eu raison d'accepter de donner des
conseils techniques aux maîtres de l'heure ? Ne prenait-
il pas une part de responsabilité, si petite fût-elle, dans
l'entreprise bolchevique qui menait la Russie aux abîmes ?
Que dirait-on de lui si l'on savait qu'il était en relations
secrètes avec les dictateurs terroristes ? Leur règne serait
de courte durée. Il n'aurait que la honte d'avoir cédé à
leurs injonctions. Et pourquoi l 'avait-il fait, du reste ?
Pourquoi cette obstination à ne pas quitter Petrograd ?
Rien ne lui était plus facile que de passer en Finlande.
Et là, il saurait bien s'arranger pour gagner avec les siens
la Suède et l'Angleterre. Il ne trouvait pas de réponse à
ces questions, auxquelles il revenait sans cesse. « Oserai-je
le dire à Lydia Serguêvna ? », pensa-t-il un jour. Com-
ment le jugerait-elle, elle qui était toute pureté ? Cacher
quelque chose à son amie lui était déjà désagréable.
Elle s'était formé de lui une idée si élevée, qu'elle l'obli-
geait à se hausser au-dessus de lui-même. Chose curieuse,
LE CARREFOUR DOUTEUX 163
elle parlait rarement des bolcheviques. Jamais il ne surprit
d'elle un mot violent contre Lénine ou contre Trotski.
Elle semblait vivre dans une ville que dévaste une horrible
épidémie, dont on cherche à se garer, mais dont on n'ac-
cuse pas les hommes.
La Banque du Nord, comme les autres banques de
Petrograd, était nationalisée. Des gardes rouges l'occu-
paient et un commissaire siégeait dans le cabinet du
directeur. Chaque jour, Savinski voyait une foule de gens
qui attendaient devant la porte pour avoir eux-mêmes la
confirmation de leur ruine. La Banque ne donnait que
150 roubles par mois sur les sommes en dépôt. Les pos-
sesseurs de cofTres-forts étaient appelés en série. On con-
fisquait les bijoux et l'or qui y étaient enfermés. Un
désordre incroyable régnait dans cette maison où, la
veille encore, tout se faisait avec méthode et raison. Ce
spectacle irritait Savinski. Aussi ne passait-il qu'une heure
le matin à la banque, heure perdue en de prodigieuses et
vaines discussions avec le commissaire du gouvernement.
Une fois, il vit arriver un Juif enlunetté qui débarquait
tout droit de l'Institut Smolny avec un mot d'introduction
de Séméonof . Le représentant du gouvernement lui posa
plusieurs questions au sujet des négociations économiques
et financières avec l'Allemagne. Savinski le jugea complè-
tement ignorant des affaires, mais intelligent et désireux
d'apprendre. L'idée qu'un homme tout neuf, pas décrassé,
jamais mêlé à la vie financière, allait discuter des plus
grands problèmes avec les chefs allemands avait quelque
chose de risible... Mais l'entretien qu'il eut avec Savinski
se passa sur un ton convenable.
164 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Ce fut dans le courant de cette semaine-là, alors que
ses nerfs étaient tendus et qu'il se cherchait querelle à
lui-même, que Savinski reçut dans son appartement la
visite d'un soldat à la figure assez fine. Le soldat insista
pour lui parler seul, s'assura que la porte derrière lui
était bien fermée, et dit enfin à mi-voix :
— Je suis envoyé par l'ingénieur Mouchine. Il désire
vous voir. Il est au numéro 58 de la Moïka, au deuxième
étage. Venez après le coucher du soleil et demandez l'ap-
partement Kartachef. C'est moi qui vous ouvrirai la porte.
Le premier mouvement de Savinski fut de plaisir.
« Après tant de coquins des deux partis, je vais enfin
revoir la figure d'un honnête homme, se dit-il. Celui-là
est un Russe qui ne connaît pas les compromissions. »
Et il pensa à la vie errante de Spasski depuis plus d'un
mois qu'il l'avait quitté. Il n'en avait rien su. Où avait-il
disparu dans la tourmente ? La seule chose qu'il avait
apprise était qu'il était encore en vie, car les bolcheviques,
qui redoutaient son énergie et voyaient en lui un de
leurs ennemis les plus redoutables, venaient de faire
passer dans les journaux une note annonçant que cent
mille roubles seraient payés à celui qui livrerait Spasski,
mort ou vif.
Il regarda le soldat qui attendait sa réponse. « Et voilà
un brave homme encore, se dit-il. Il en reste donc. Cent
mille roubles, ce serait une fortune pour lui. »
Il lui serra la main et fit dire à « l'ingénieur Mouchine »
qu'il serait à six heures chez lui. Lorsqu'il fut seul, une
pensée lui traversa l'esprit : « Me voilà lancé dans une
entreprise un peu hasardeuse. Est-ce que par hasard
LE CARREFOUR DOUTEUX 165
l'ingénieux Séméonof me ferait suivre ? Qu est-ce qu'il
y a au bout de cela ? La prison ou une exécution
sommaire. » L'idée que Séméonof le surveillait l'amusa.
« S'il s'occupe de moi, pensa-t-il, il doit savoir que je
vois chaque jour Lydia Serguêvna, à laquelle il s'intéresse
tant. » Mais bientôt il ne songea qu'au plaisir de retrouver
Spasski.
La nuit venue, il raccompagna chez elle Lydia, avec
laquelle il s'était promené pendant une heure le long
de la Neva. Il brûlait de lui dire qu'il allait chez son ami
Spasski, mais il jugea plus sage de se taire. Il ne vit per-
sonne qui semblât s'occuper d'eux. Pour plus de sûreté,
il entra avec elle dans l'hôtel du prince Serge sur le quai,
s'attarda un moment à prendre le thé, et, pour sortir,
traversa la cour et gagna, par la maison des Choupof-
Karamine, la Millionnaia. En quelques minutes, il arriva
à la maison désignée, sur la Moïka.
Le vestibule sur le canal était mal éclairé. Il ne ren-
contra pas le portier et monta sans être interrogé au
deuxième étage. Une minute plus tard, il était en face
de Spasski, dans une petite pièce où un lit était préparé
sur le divan.
Spasski portait un uniforme de simple soldat.
— C'est le meilleur déguisement en Russie aujourd'hui,
dit-il avec un sourire, en voyant la mine étonnée de son
visiteur. Je suis un des trois ou quatre millions de soldats
qui errent à l'heure présente à travers le pays. Et voici
mon livret.
Il tendit à Savinski un livret graisseux au nom de
Karpof, Ivan Fomitch, du gouvernement d'Orel.
166 QUAND LA TERRE TREMBLA...
— Vous comprenez bien, cher ami, que je ne fais pas
aux bolcheviques l'honneur de m'inquiéter de leur police...
J'ai échappé à l'Okhrana du tsar. Les gens d'aujourd'hui
ne sont que de petits enfants auprès des policiers de
naguère.
L'ordonnance de Spasski apporta du thé.
Comme avec Séméonof, la conversation débuta par
des questions personnelles, et Savinski nota que le nom
de Lydia Serguêvna fut le premier cité. Spasski voulut
savoir tout de suite si elle était restée à Petrograd et en
parla en termes qui touchèrent Savinski.
— J'aimerais bien la voir, dit-il, car c'est une fille
charmante, et, sous sa timidité, se cache un caractère
droit et fier. J'ai confiance en elle. Les femmes valent
mieux que les hommes dans notre pays, Nicolas Vladimi-
rovitch. Mais j'ai peur de lui faire courir un risque inu-
tile... Pour cette fois, il faut y renoncer. Je ne la verrai
que si cela est nécessaire. Peut-être voudrez-vous lui
dire que je ne l'ai pas oubliée, que je pense à elle ?...
— Je le lui dirai certainement, répondit Savinski. Je
l'aime aussi, comme ma fille. Nous parlons souvent de
vous. Malgré les horreurs présentes, elle reste pleine de
foi en la Russie. Son enthousiasme juvénile m'est précieux ;
il me réchauffe aux heures nombreuses où j'ai envie de
tout abandonner et de m'enfuir. Nous vivons dans une
mauvaise époque, mon cher André Ivanovitch, on y
devient lâche...
Il s'arrêta sur ce mot qui lui parut remplir la salle. Il
réfléchit un instant, regarda Spasski qui, étonné, ne le
quittait pas des yeux, et soudain il se décida à raconter
LE CARREFOUR DOUTEUX 167
à son ami son entrevue avec Séméonof et l'engrenage
dans lequel il se trouvait pris.
A sa grande surprise, Spasski, au lieu d'élever des
objections, l'approuva d'être entré en contact avec le
gouvernement. Sans doute, ne fallait-il pas se compro-
mettre publiquement et apporter ainsi aux dictateurs
terroristes le prestige moral d'un ralliement si éclatant.
Mais, cette réserve faite, il ne trouvait qu'avantages à
établir des relations officieuses avec les chefs de
Smolny.
— Voyez-vous, dit-il, la seule faute à l'heure présente
est de quitter la Russie. Il faut que tous les Russes pa-
triotes soient ici, que des hommes comme moi mènent
une guerre ouverte contre les bolcheviques, que des
hommes comme vous soient prêts au jour venu à prendre
la direction des affaires... Vous ne pouvez pas vous cacher
sous un uniforme de soldat ; vous devez rester à Pétro-
grad, et si, pour y vivre, vous êtes obligé de causer une
heure ou deux par semaine avec les bolcheviques, je n'y
vois aucun inconvénient... Nous aurons besoin de vous.
Je pars dans le Don retrouver les généraux Alexeief,
Kornilof et Kaledine. Là est le salut... Mais il nous faut
des gens sûrs à Pétrograd. C'est à vous que je ferai passer
une partie des nouvelles nécessaires. Elles vous seront
apportées par des hommes de toute confiance et, le plus
souvent, verbalement. On a la manie d'écrire en Russie.
Rien n'est plus dangereux... Vous n'aurez de lettres de
moi que quand cela sera absolument nécessaire ; il faudra
les lire avec les yeux de l'esprit et comprendre à demi-
mot ; elles ne seront jamais signées, ne porteront pas
168
QUAND LA TERRE TREMBLA...
votre nom et ne seront pas de mon écriture, que ces
coquins connaissent. Vous les distinguerez à ceci que,
dans la seconde phrase, il y aura le mot « encore ». Main-
tenant, voici nos projets, mais je vous avertis à l'avance
qu'il nous faut de l'argent, car on n'a pas le sou dans le
Don, et sans argent, pas d'armée. Il faudra voir les alliés
et leur faire comprendre que la seule façon d'ébranler
les bolcheviques est d'aider à constituer une armée de
volontaires sur les terres cosaques...
La figure de Spasski s'éclairait ; il était en pleine action.
La vie pour lui était simple ; il avait un but vers lequel
il tendait toutes ses facultés. Et ce but était magnifique :
la libération de la Russie tombée dans l'esclavage le plus
avilissant. Que peut-on proposer de plus beau à l'ac-
tivité d'un homme jeune et plein de confiance en ses
forces ?
Il entra dans mille détails sur la façon d'organiser des
relations sûres et rapides entre le Don et Pétrograd. Il
prévoyait tout, et que Savinski pouvait être arrêté ou
simplement surveillé. Il lui fit les recommandations les
plus méticuleuses sur les précautions qu'il avait à prendre
pour dérouter les fileurs, s'il en apercevait autour de sa
maison.
Lorsqu'il le quitta tard dans la soirée, Savinski se sen-
tait à son tour plein de vie et de courage. Et comme la
figure de Spasski revenait devant ses yeux, il se dit :
« J'ai vu un homme heureux... Oui, dans l'horreur de
ce temps, il trouve, par une chance inouïe, le juste emploi
de ses facultés. Il ne le sait pas ; il ne s'en rend pas
compte ; il parle, comme moi, comme nous tous, de la
LE CARREFOUR DOUTEUX 169
honte d'être Russe aujourd'hui, et pourtant il n'a jamais
vécu des heures plus pleines et plus belles... »
Et Savinski, s 'abandonnant à sa manie de philosopher,
se mit à suivre avec fièvre une piste si riche en pensées
nouvelles et qui lui paraissaient singulièrement atti-
rantes.
VII
FINLANDE
Depuis près de trois semaines, pris dans le tourbillon
des événements qui l'entraînaient, Savinski n'avait pas
été voir les siens en Finlande. Il remettait de jour en jour.
Mais un remords tenace occupait son âme, dont il ne
pouvait se défaire. Sa femme l'attendait. Elle ne se plai-
gnait pas. Cela n'était pas dans ses habitudes. Elle ne
parlait pas d'elle, mais de ses enfants qui s'impatientaient,
et surtout Boris. Elle s'inquiétait aussi de savoir son mari
exposé à mille dangers que son imagination, à distance,
grossissait. Mais elle avait en lui une confiance entière,
le savait retenu par des affaires importantes et ne doutait
pas qu'à la minute où il le jugerait possible, il viendrait
les rejoindre pour vivre avec eux en Finlande ou pour
passer en Angleterre. Finalement, Savinski, profitant
d'un moment de calme dans la tempête qui secouait la
ville, décida d'aller pour deux jours de l'autre côté de la
frontière. Il éprouva quelque gêne à faire part de cette
nouvelle à Lydia Serguêvna. Il la voyait chaque jour et
l'intimité qui était née entre eux était telle qu'il lui sem-
blait n'avoir pas le droit de l'abandonner même pour un
FINLANDE 171
temps si bref. Il le lui dit, comme ils se promenaient dans
le jardin près de la Neva, où s'élève la statue de bronze
de Pierre le Grand.
— Vous comprenez, petite amie, fit-il, que je me ferai
beaucoup de soucis à votre sujet. « Que se passe-t-il
dans la ville ? me demanderai-je à chaque heure. Tout
est-il tranquille ? Tire-t-on sur Nevski ? » Il faudra que
vous me promettiez d'être très prudente, de ne faire aucune
folie. Peut-être accepteriez-vous de ne pas sortir ? Je
suis arrivé à croire que vous ne pouvez mettre le pied hors
de chez vous sans moi.
Mais Lydia, sur un ton vif, repoussa cette sugges-
tion.
— Suis-je une petite fille ? dit-elle. La ville est tran-
quille. Je ne vous promets rien du tout. Je sortirai pro-
bablement avec mon amie Hélène. Quant à des folies,
j'aimerais bien en faire, mais cela n'est pas si facile que
vous l'imaginez.
Elle s'arrêta un instant.
— Au fond, je voudrais savoir ce que vous appelez
des folies... Si je vais voir Séméonof aux Affaires étran-
gères, est-ce une folie ? Non, je suis sûre qu'il me recevra
très bien et sera d'une parfaite courtoisie... Irai-je prendre
le thé chez l'admirable lord Douglas qui m'invite depuis
longtemps ? Oh ! pas seule, cher Nicolas Vladimiro-
vitch, non, toujours avec mon amie ? Folies à vos yeux,
aux miens choses bien raisonnables et ennuyeuses... Je
vais vous dire une chose à laquelle j'ai beaucoup réfléchi,
Nicolas Vladimirovitch... Nous sommes cette fois -ci en
pleine révolution. Sous Kerenski, on pouvait avoir des
172 QUAND LA TERRE TREMBLA..
doutes. Vous étiez encore président de la Banque du
Nord. Maintenant, vous n'êtes rien du tout et les bolche-
viques vous ont pris votre auto. Nous sommes tous ruinés
On ne s'en aperçoit pas encore, mais ça viendra... Petit à
petit, nos domestiques nous quittent. On se nourrit
mal ; on se chauffe parce que nous avons quelques réserves
de bois ; la lumière électrique manque souvent au moment
où on en a le plus besoin... On ne peut plus sortir la nuit,
car on est dépouillé à tous les coins de rues. Nous ne
savons pas ce qui nous arrivera demain... Et voilà, nous
menons tous la même petite vie plate, sans imagination,
rétrécie seulement, car on se voit à peine... Cela manque
de grandeur, vraiment... Nous sommes très médiocres,
mon cher ami. Et le pire est que je ne vois pas ce que nous
pouvons inventer de grand. C'est désolant ! Le soir,
quand je suis couchée et près de m'endormir, je m'exa-
mine et je me dis : « Voilà encore un jour de ma jeunesse
qui s'est envolé. Qu'en ai-je fait ? »
Elle parlait mi-riante, mi-sérieuse, mais, à quelques
accents de sa voix dont elle n'était pas complètement
maîtresse, Savinski comprit qu'en elle une corde secrète
vibrait douloureusement. L'impuissance où il était de
la rendre heureuse se présenta soudain à son esprit et
l'accabla. Il ne répondit rien, et des pensées amères mon-
taient en lui. Ils étaient seuls dans le jardin que domine
le cavalier de bronze qui caracolait hardiment au-dessus
d'eux. Un ciel gris de plomb, et bas, couvrait la ville.
D'un côté de la place, les grands palais du Saint-Synode
et du Sénat dressaient leurs colonnes et leurs pilastres
blancs sur le fond jaune des murs ; de l'autre côté, le
FINLANDE 173
palais de l'Amirauté étalait la pompe impériale de son
architecture jusque sur le quai de la Neva. Un petit dra-
peau rouge flottait au faîte du toit et semblait insulter
tout un passé de grandeur, d'ordre et de magnificence.
Savinski eut l'impression que Lydia et lui étaient perdus
dans un pays inconnu et hostile. Une catastrophe les
menaçait. Il fallait fuir... Mais il était trop tard... Il fris-
sonna...
Il se reprit aussitôt, se moqua de ses terreurs irrai-
sonnées. Il se sentit plein de force, et près de lui était
Lydia. N'était-ce pas assez pour défier les destins ?
Comme il raccompagnait la jeune fille chez elle, il fut
frappé de son changement d'humeur. Elle était nerveuse,
irritable. Pour la première fois, elle lui dit des mots assez
piquants. En vain, il essaya de la ramener. Elle restait
fermée et hostile. Quand il la quitta pour ne pas la
revoir avant deux jours, il était au désespoir.
Le lendemain, ayant quitté Pétrograd de bonne heure,
il arriva vers midi auprès des siens. Le temps était bru-
meux et froid ; la campagne finlandaise triste, sans horizon,
d'une couleur morte. Il retrouva l'atmosphère familiale
qu il connaissait, cette quiétude, ce sentiment de sérénité
que Sonia faisait naître et à laquelle il avait été si sensible
au cours déjà long des années de leur mariage. Auprès
d'elle tout semblait appartenir à un ordre de choses dont
l'existence était réglée suivant des lois secrètes qui, par
leur essence même, étaient au-dessus de toute discussion.
Rien ne pouvait étonner ni surprendre dans les rapports
qui existaient entre elle, ses enfants et son mari. Le
174
QUAND LA TERRE TREMBLA...
rayonnement spirituel qui émanait de sa personne était
semblable à la chaleur douce, toujours égale, sans à-
coups, bienfaisante, pénétrant partout, qui se dégage
des grands poêles russes en faïence. Savinski y fut
sensible une fois de plus ; ses nerfs, soumis à une rude
épreuve par l'existence difficile de Pétrograd, se déten-
dirent. Un flot de sensations douces l'envahit. Après le
thé, Sonia se mit au piano et chanta d'une belle voix
grave des airs populaires anciens. Savinski avait sur ses
genoux sa petite fille qui écoutait sans bouger, un bras
passé autour du cou de son père et sa figure fraîche ap-
puyée contre la sienne. Il ne se défendait pas contre
l'émotion qui montait en lui et peu à peu grandissait, le
bouleversait. Un bonheur calme, riche et tranquille, était
là à portée de sa main. Soudain, il se demanda passionné-
ment : « Pourquoi suis-je ému à ce point ? » Et tout
aussitôt, involontairement, la réponse monta à ses lèvres :
« Peut-être ne suis-je plus fait pour ce bonheur-là ! »
Il lui sembla que quelqu'un avait parlé en lui qu'il ne
connaissait pas. La commotion fut si forte que ses yeux
se remplirent de larmes. Il attira sa fille et posa ses lèvres
sur son front pur. L'enfant resserra son étreinte et em-
brassa son père. Il respirait fortement, comme s'il avait
gravi une côte escarpée.
Le dîner fut plein de gaieté. Boris l'anima de ses saillies
et Savinski, dans une détente irrésistible, s'amusa avec
son fils et se laissa emporter par le mouvement juvénile
que Boris imprimait à la conversation. Pourtant, au cours
du repas, il surprit à quelques reprises le regard de sa
FINLANDE 175
femme attaché sur lui. Un instant, il crut y lire une
nuance d'étonnement un peu inquiet. Mais cette impres-
sion passagère se dissipa vite.
Il était près de minuit. Déjà la lampe était éteinte au-
dessus du lit où Savinski était couché à côté de sa femme.
Il la prit dans ses bras et attira sa tête à lui pour lui donner
un baiser avant de s'endormir. Il sentit sur ses joues des
larmes chaudes.
— Tu pleures ? dit-il avec tendresse.
— Pardonne-moi, ce n'est rien, répondit-elle. J'ai été
un peu énervée ces jours derniers. Les temps sont durs
pour moi aussi... Mais je suis heureuse et je t aime.
Elle se serra contre lui. Ses larmes coulaient encore.
Le sommeil la prit dans les bras de son mari qui la cares-
sait doucement et ne parlait pas.
Le lendemain, il regagna Pétrograd avant l'heure du
dîner. Sonia n'avait plus montré aucune faiblesse dans
la journée. Elle l'accompagna jusqu'à la gare avec les
enfants. Savinski disait ses projets. Il fallait attendre un
peu ; la Finlande était calme, bien que des bandes de
matelots et de soldats déserteurs la traversassent. Mais
ils ne s'écartaient pas de la voie ferrée et, malgré l'agitation
du parti socialiste, la situation du gouvernement bourgeois
semblait encore solide. Il surveillerait le développement
de la crise à Pétrograd. Si les bolcheviques étaient chassés
de Smolny, il devait être là. Si, au contraire, ils s'instal-
laient au pouvoir, eh bien ! il serait toujours possible de
franchir la frontière et de passer à l'étranger. Cependant,
il tâcherait de venir chaque semaine auprès des siens et
176 QUAND LA TERRE TREMBLA.
leur ferait, en tout cas, tenir des nouvelles par une voie
sûre.
En wagon, dans l'attente à Bieloostrof, et jusqu'à ce
qu'un traîneau le ramenât de la gare de Finlande chez
lui, il resta sous l'influence des heures passées auprès de
sa femme. Mais, à peine dans son appartement, il se pré-
cipita vers le téléphone et demanda l'hôtel Volynski. Il
apprit avec stupeur que Lydia Serguêvna n'était pas
chez elle. Il téléphona chez Nathalie Choupof-Karamine.
Elle avait la grippe, était seule à la maison et ne recevait
pas. Où avait disparu Lydia ? Il faisait nuit depuis plus
de deux heures. Comment osait-elle rester si tard hors
de chez elle ? Peut-être avait-elle été chez son amie
Hélène à la Mokhovaia ? Celle-ci n'avait pas le téléphone.
Pour revenir de chez elle, il fallait traverser la solitude
dangereuse du Champ-de-Mars. Il vit de ses yeux Lydia
s 'avançant seule le long de la route que bordent d'un côté
le canal, de l'autre les tas de bois faisant partie de la réserve
de la ville. Elle marchait légèrement à son habitude,
insouciante, préoccupée seulement de ne pas tomber dans
les trous du chemin. Et, près du petit pont, trois soldats
silencieux attendaient... L'image fut si nette devant ses
yeux qu'il courut à l'antichambre, prit sa pelisse, et, en
un instant, il était au coin du Champ-de-Mars. La place
était nue et désolée. Le vent du nord s'était levé et une
flamme insuffisante dansait entre les vitres de l'unique
réverbère qui était allumé. Il faisait très froid. De l'autre
côté de la place, de lourds tramways couplés passaient
en grinçant sur les rails gelés. Il avança sur la route ; il
attendit un instant, alluma une cigarette, revint sur ses
ne
FINLANDE 177
pas, et se décida à rentrer. « Cette vie est impossible »,
se surprit-il à dire, quand il fut de nouveau dans la tiédeur
de son petit appartement. Il prit le téléphone. Cette fois-
ci, Lydia était à l'appareil.
— Qu'avez-vous fait ? demanda-t-il. Je suis mort
d'inquiétude.
— Mais je me suis très bien amusée, répondit Lydia.
Pourquoi vous créer des soucis ?... Et puis, j'ai quelque
chose à vous apprendre.
— Quoi donc ? fit Savinski qui, à peine rendu au calme,
était en proie à une nouvelle émotion indéfinissable.
— Je vous le dirai demain, si vous voulez me voir...
Mais je ne puis pas sortir avec vous... Je ne suis pas
libre. Venez vers cinq heures prendre une tasse de thé...
Ce soir ?... Non, je suis fatiguée, je tiendrai compagnie
à papa, qui n'est pas bien... A demain.
Savinski passa une soirée misérable chez lui à lire les
journaux auxquels il ne parvint pas à s'intéresser, bien
qu'ils fussent pleins des télégrammes où étaient relatées
les premières conversations de Brest-Litovsk. Quand il
se coucha enfin, il avait résolu de repartir pour la Finlande
et de quitter définitivement la Russie. Il était impossible
à un honnête homme de s'associer d'une façon indirecte
à un gouvernement de bandits et de participer à la honte
dont ils souillaient le pays.
12
VIII
ILLUMINATION
Savinski eut une journée difficile. Au matin, Séméonof
lui téléphona sur un ton qui lui déplut... Il semblait
qu'il y eût une complicité entre eux et cette idée, surtout
à ce moment-là, était odieuse à Savinski. Séméonof avait
annoncé sa visite à la Banque du Nord le lendemain pour
midi, de telle façon qu il avait été impossible de refuser
le rendez-vous. Puis, comme Savinski allait se mettre à
table, un officier arriva de Moscou en tenue de simple
soldat. Il venait de la part de Spasski. Spasski était plein
d espoir et croyait au succès du mouvement dans le sud.
« Nous allons refaire un noyau vraiment russe sur les
terres cosaques et c'est là qu'est le salut du pays. » Mais,
aux questions posées à l'émissaire, Savinski comprit
qu'une fois de plus les rivalités de personnes jouaient un
grand rôle dans le Don, que l'accord était difficile entre
les généraux, que Spasski lui-même, à cause de son passé
révolutionnaire, n'était pas accepté sans peine, et qu'enfin
dans les villes les bolcheviques avaient des partisans.
Il eut le sentiment très net de la vanité de l'œuvre entre-
prise par son ami. Mais que faire ? Il fallait jouer les
ILLUMINATION 179
cartes que Ton avait et, toute l'après-midi, Savinski courut
à la recherche de quelques personnages financiers et
politiques avec lesquels il avait à se concerter avant de
répondre à Spasski. Et, pendant qu'il parlait interminable-
ment politique et affaires, il pensait au plaisir qu'il aurait
à retrouver Lydia à cinq heures.
Il arriva en retard au rendez-vous, de mauvaise humeui.
et son mécontentement s'accrut lorsqu'il vit auprès de
Lydia son amie Hélène.
Lydia l'accueillit de la façon la plus amicale. Elle était
gaie et riante. Dans le petit salon où elle le reçut, la tem-
pérature était douce. Les deux jeunes filles parlaient de
leurs amies, des jeunes gens qu'elles avaient vus ou dont
elles avaient des nouvelles. Des événements récents, de
politique, pas un mot. On était à cent lieues de la révo-
lution. L'humeur de Savinski se dissipa dans cette atmos-
phère enchantée ; il se mêla à la conversation. Il regardait
le visage animé de Lydia ; elle était redevenue enfant et
il la retrouva telle qu'il l'avait connue avant la mort de
son cousin. Il hésitait à lui demander ce qu'elle avait à
lui apprendre. Mais Lydia y vint d'elle-même. Elle avait
pris le thé la veille chez lord Douglas qui avait conservé
un petit appartement près de l'ambassade d'Angleterre.
Il n'y passait que les après-midi, car il logeait maintenant,
comme Savinski le savait, chez les Choupof-Karamine.
C'était une partie carrée ; il avait invité son amie et un
collègue de l'ambassade. Hélène et elle échangèrent leurs
impressions sur cette réception intime et confrontèrent
leurs souvenirs récents.
Savinski eut soudainement l'impression d'être hors de
180
QUAND LA TERRE TREMBLA.,.
la conversation, d'appartenir à une autre espèce de gens,
de n'avoir plus aucun lien avec Lydia. Son bref voyage
de Finlande avait-il suffi pour créer entre eux un abîme
si profond ? Voilà que Lydia avait dans le Petrograd
même où ils vivaient des intérêts et des souvenirs en
dehors de lui. Il se perdait ainsi dans de moroses pensées,
tandis que les jeunes filles continuaient à bavarder avec
animation. Par moment, il regardait Lydia. Jamais elle
ne lui avait paru plus jolie. Elle semblait faite d'une
essence plus rare que les autres femmes. Auprès d'elle
son amie Hélène, pourtant agréable, semblait destinée
par la nature à être sa servante. Lydia avait une façon
à elle d'ouvrir ses grands yeux et de les fixer sur vous
de telle manière que vous aviez l'impression de lire
jusqu'au fond de son âme. Pouvait-on imaginer en un
corps aussi parfait une pureté plus complète ?
Savinski attendait le départ d'Hélène pour avoir enfin
Lydia seule à lui. Mais, comme Hélène se levait pour
partir, Lydia la retint, lui proposant de dîner avec elle.
Et, sur une objection de la jeune fille qui craignait de
regagner seule la rue Mokhovaia dans la nuit, Lydia
ajouta qu'elle pourrait coucher à l'hôtel Volynski, comme
elle l'avait fait souvent déjà.
N en pouvant plus, Savinski prit congé des deux amies.
Lydia l'accompagna jusque dans l'antichambre. Elle ne
paraissait pas s'apercevoir de l'humeur sombre dans
laquelle était plongé son ami. Comme il allait la quitter,
elle lui dit :
— Vous savez la véritable nouvelle, Nicolas Vladimi-
rovitch. Lord Douglas m'a demandé de l'épouser. Il
ILLUMINATION 181
prétend que cela arrangera tout, qu'auprès de lui je serai
enfin en sécurité et qu'il m'emmènera en Angleterre dès
janvier avec l'ambassadeur qui va regagner Londres.
C'est sur ce ton-là qu'il a pris les choses. N'est-ce pas
très anglais ?
Savinski se sentit pâlir. Il fit un effort pour rester
maître de lui. Il regarda bien en face Lydia. Elle souriait;
mais il crut voir que sa lèvre inférieure un peu gonflée
était légèrement contractée. Il y eut un instant de silence.
Puis, d'une voix très naturelle, il dit :
— Ce serait, en effet, une solution, Lydia Serguêvna.
Adieu.
Et il sortit.
A la lumière de cette scène, Savinski vit tout à coup
clair en lui. « Je me suis trompé, dit-il, sur mes sentiments
pour Lydia. Je croyais avoir pour elle une amitié profonde,
je croyais voir en elle une enfant. Erreur, illusion ! Ce
n'est pas de l'amitié que j'ai pour elle, c'est de l'amour.
Ce n'est pas une enfant que je vois en elle, mais une
jeune fille qui peut devenir demain une femme. » Quatre
vers d'une chanson populaire lui traversèrent la mémoire :
L'herbe a étéfoulée%
Pas par toi.
J'ai été faite femme,
Pas par toi.
« C'est l'évidence même. Pourquoi suis-je restée à
Pétrograd que toiat me commandait de fuir ? A cause
182 QUAND LA TERRE TREMBLA...
d'elle. Pourquoi ne vais-je presque plus en Finlande ?
Pourquoi cette angoisse qui m'a étreint l'autre jour au
milieu des miens ? Parce que je m'en suis senti séparé,
à cause d'elle. Je lui suis attaché, c'est ici le mot propre.
Elle m'est plus chère que tout. Voilà. Elle remplit ma vie,
c'est magnifique, c'est inimaginable. Me serais-je cru
capable d'un sentiment si profond ? J'étais devenu une
espèce de bon ours familial ; j'allais finir mes jours ainsi
dans une douce somnolence. Et puis je la rencontre !
Et puis ces temps troublés où l'on ne sait plus comment
on vit !... Et tout est remis en question ! Je ne suis pas
mort, grâce à Dieu ! Comme j'ai envie de vivre ! »
Tout à l'enthousiasme de cette découverte, Savinski
arpentait son cabinet de travail. Il n'avait pas dîné seul
et son esprit avait été diverti des pensées qui lui étaient
chères par une longue et ennuyeuse conversation d'affaires
avec ses deux hôtes. Mais son cerveau avait travaillé
obscurément et, maintenant qu'il retrouvait la solitude,
il arriva du coup à une vue claire de ses sentiments. La
découverte qu'il en fit l 'étonna et le ravit si fort qu'il
ne songea pour l'instant à rien de plus. Lui, Nicolas
Vladimirovitch Savinski, qui depuis quinze ans et plus
s'était caché dans le cercle étroit de sa famille, y avait
trouvé tous ses plaisirs et tout ce que le bonheur repré-
sentait sur la terre, voilà, il était, à quarante -cinq ans,
amoureux d'une jeune fille qui en avait dix-huit. Il se
regarda dans la glace. L'âge, il est vrai, n'avait pas trop
marqué sur lui. Quelques rides plus creusées, quelques
cheveux blancs, mais le visage restait net et fort, le regard
vif. Au demeurant, une espèce de colosse dont les deux
ILLUMINATION 183
pieds s'appuyaient fortement sur la terre. C'est alors
seulement qu'il se dit : « J'aime Lydia, mais elle, elle ne
m'aime pas. Elle a pour moi de l'amitié, beaucoup d'ami-
tié, un grand attachement, — cela et rien de plus. C'est
l'évidence même. »
Chose curieuse, cette pensée ne lui fit à ce moment
aucune peine. C'était un fait qui se plaçait au-des-
sus de toute discussion. Ce qui restait magnifique et
surprenant était le sentiment né en lui, Savinski... Oui,
mais le lord Douglas ? Allait-il lui enlever Lydia ? Cette
idée, tout de suite, lui parut insupportable. Il voulait
bien aimer Lydia, sans espoir de retour, mais il ne pouvait
admettre ni qu'elle en aimât un autre, ni qu'elle quittât
Pétrograd. Il avait besoin de sa présence continue auprès
de lui. Sans elle maintenant, il n'était rien ; sans elle,
la vie était vide ; un ennui insupportable l'accablerait.
La figure du jeune lord passa devant ses yeux. Il était
beau comme un dieu ; aucune femme ne pouvait lui
résister. Mais Lydia ? Elle n'était pas pareille aux autres.
Elle avait une âme russe ; elle ne s'éprendrait pas de
l 'Antinous britannique... Et puis quitter son père ?
Impossible... Et si le prince Volynski mourait ? L'instinct
de sécurité ne serait-il pas alors plus puissant ? N'accep-
terait-elle pas de vivre d'une existence large et sûre en
Angleterre ?...
Savinski passa une soirée agitée à tourner et retourner
ces idées contraires en son esprit.
Mais, tout au fond de lui-même, rien ne prévalait contre
la joie de la découverte qu'il avait faite : il aimait Lydia
Serguêvna. C'était un don du ciel. Sa vie en était illuminée.
184 QUAND LA TERRE TREMBLA...
L'entrevue qu'il eut avec Séméonof, le lendemain à
midi à la Banque du Nord, se ressentit du trouble de ses
nerfs. Elle fut tumultueuse. Le sang-froid caustique du
jeune chef bolchevique l'exaspéra. Il se laissa aller à lui
répondre sur un ton plus vif qu'il ne voulait. Séméonof
affectait de placer la révolution au-dessus de toute dis-
cussion. « C'est un fait, disait-il. Un esprit raisonnable
n'a qu'à s'incliner devant un fait et à prendre ses mesures
en conséquence. Il ne dépend pas de vous que nous
soyons ou que nous ne soyons pas en pleine révolution.
Cela étant admis, que ferez-vous ?
— Mais votre fait, répondit Savinski, quelle durée
aura-t-il ? Vous avez été au pouvoir deux mois. Combien
y resterez-vous ? Les événements vont vite chez nous.
Kerenski, qui a été l'homme le plus populaire de Russie,
n'a pas tenu six mois dans la tempête. Qui me dit que,
dans quelques semaines peut-être, Lénine et Trotski ne
seront pas en fuite... ou pendus.
A peine eut-il lancé ce dernier mot qu'il eût voulu
le rattraper.
Séméonof sourit de ses lèvres sèches, ouvrit les deux
mains d'un geste qui lui était familier et, fixant son inter-
locuteur, dit avec dureté :
— Vous avez raison sur un point. Nicolas Vladimiro-
vitch, la vie d'un homme ne vaut pas cher aujourd'hui
en Russie. Qu'on ne l'oublie pas.
Et, ayant lancé cette pensée ailée, il s'arrêta pour lui
donner le temps d'atteindre son but.
Il revint à un ton de conversation plus plaisant.
— Si vous connaissez notre pays, dit-il, vous devez
ILLUMINATION 185
comprendre qu'il est avec nous et qu'il y sera longtemps,
car nous apportons à cet homme étonnant qu'est le Russe,
et qui reste complètement incompréhensible aux étrangers,
les deux choses qu'il aime le plus au monde. Le Russe a
le goût de l'absolu ; je m'exprime mal : il en a la passion...
Et il adore le changement ; encore ici suis-je au-dessous
de la vérité ; c'est le bouleversement qu'il aime, le renver-
sement de toutes les valeurs. Nous lui offrons ces deux
idoles. Rien de la société ancienne ne subsistera et nous
lui présenterons un système nouveau, un absolu qui n'a
jamais servi, dont il sera le premier à jouir : le commu-
nisme. Quelle fierté pour un grand peuple que de penser
qu'il impose une vérité neuve au monde ! Avec cela vous
ferez aller loin notre Russe. Pour cela, vous lui ferez sup-
porter mille privations... Et Dieu sait si nous mettrons
sa patience à l'épreuve, ajouta -t-il avec un sourire glacé.
Le Russe étonnera l'univers en montrant qu'il peut vivre
de rien, mais pour une idée. Nous sommes un peuple
religieux, Nicolas Vladimirovitch. Mais les formes
anciennes de la religion sont vidées de tout contenu.
Elles s'écroulent et retournent à la poussière. Avec
nous, c'est un Evangile nouveau qui s'impose à l'huma-
nité.
Il continua à discourir ainsi. Savinski l 'écoutait avec
impatience. Il avait le goût qu'ont tous les Russes pour
les discussions idéologiques. Mais le discours deSéméonof
l'avait irrité et lui avait paru hors de propos. Se perdre
dans une métaphysique politique et sociale est occupation
agréable pour gens oisifs après dîner ; mais, dans ce
cabinet de travail d'une banque d'où il avait dirigé de
186
QUAND LA TERRE TREMBLA...
vastes affaires, il était habitué à un langage plus proche de
la réalité. Par un brusque détour, Séméonof revint à des
questions pratiques. Il s'agissait d'organiser la Banque
du Peuple qui absorberait toutes les banques privées dont
l'Etat avait pris possession et il voulait avoir les conseils
d'un financier aussi éminent que Savinski.
Celui-ci ne put s'empêcher de hausser les épaules.
— Que me racontez-vous là ? dit-il. Savez-vous de
quoi vivent les banques ? Vous croyez qu'elles vivent
d'argent... Pas du tout, elles vivent de crédit. Sans crédit,
pas une banque au monde ne peut garder ses guichets
ouverts une journée. Or, quel est le crédit du gouverne-
ment dont vous faites partie ? Nul. Vous avez saisi les
dépôts. Après cela, qui vous apportera de l'argent ?
Personne. Vous aurez beau multiplier les appels et donner
les assurances les plus formelles, pas un client — et vous-
même, mon cher Léon Borissovitch — ne vous confiera
ses fonds. Vous tirez à toute allure deux cents millions de
roubles par jour. Eh bien, vous ne re verrez jamais un seul
des billets que vous mettez en circulation. Vous êtes
condamnés à la banqueroute... Vous avez voulu mon avis,
le voilà clair et net. Vous ne trouverez pas un homme
connaissant les affaires qui vous parle un autre langage.
Si vous tenez à ce que nous travaillions avec vous, aban-
donnez le communisme dont personne au monde ne peut
établir les finances.
Séméonof réfléchit un instant.
— Vous appartenez aux écoles anciennes, Nicolas
Vladimirovitch. Vous êtes prisonnier des formules dans
lesquelles vous avez été élevé. Est-il possible que vous
ILLUMINATION 187
ne puissiez pas vous adapter aux formes nouvelles de la
société ? Ce serait désirable, croyez-moi... Cela sera né-
cessaire. Je ne renonce pas à l'espoir de vous voir tra-
vailler avec nous.
Savinski avait horreur des banalités de Séméonof. Il
les eût tolérées chez d'autres ; elles étaient inadmissibles
dans la bouche d'un homme de ce caractère et de cette
intelligence. Enfin, dans chaque entretien qu'il avait avec
le commissaire bolchevique, ce dernier s'arrangeait pour lui
faire sentir avec plus ou moins de discrétion qu'ils étaient
les maîtres, qu'ils ne reculeraient devant rien et que,
finalement, si l'on voulait sauver sa peau, il serait sage
d'être en bons termes avec eux.
Si voilées que fussent ces allusions à leur tyrannique
pouvoir, elles étaient, à la lettre, insupportables. C'était
une des épreuves des temps troublés, et non la moindre,
d'être obligé de plier sous la menace d'un dictateur
terroriste. Jamais Savinski ne désirait plus ardemment le
succès de Spasski que lorsqu'il se trouvait en face de
Séméonof.
Celui-ci se leva, fit claquer ses doigts sur le dos de sa
main, arpenta le cabinet, regarda par la fenêtre sur Nevski
et, tout en marchant, dit comme négligemment :
— Nous allons arrêter l'ambassadeur d'Angleterre.
Savinski sursauta.
— Vous êtes fous ! lança -t-il, sans prendre le temps
de réfléchir.
Séméonof eut un regard froid et répondit de la façon
la plus formelle :
— Le gouvernement des Soviets ne peut admettre
188 QUAND LA TERRE TREMBLA».
d'être insulté par le gouvernement britannique qui
garde sous les verrous des hommes comme Tchitcherine
et Petrof .
Cette fois-ci Savinski en avait assez, et, à son tour, de
la façon la plus sèchement polie, il dit :
— Si nous n'avons pas ici des rapports d'homme à
homme, je ne vois pas le but de nos entrevues.
Il y eut encore quelques phrases insignifiantes, puis
Séméonof prit congé.
— Nous nous reverrons, dit-il énigmatiquement.
Si vous avez besoin de moi, n'hésitez pas à me télé-
phoner.
Une fois Séméonof sorti, la colère de Savinski tomba.
Il réfléchit un instant sur la communication du sous-
commissaire aux Affaires étrangères. Soudain sa figure
s'éclaira et il sourit :
« C'est un chantage, se dit-il. Si Trotski avait décidé
d'arrêter l'ambassadeur d'Angleterre, il ne chargerait
pas Séméonof de me l'apprendre. Mais comme ce sont de
rusés compères, ils ont trouvé ce moyen ingénieux d'agir
sur l'ambassadeur de Sa Majesté britannique, car ils
sont persuadés que je m'empresserai de lui raconter
notre conversation.» Il s'arrêta un peu, puis il continua :
« Et, ma foi, il est bien évident qu'il faut aller le
lui dire et qu'ils ont calculé assez juste. Mais le chan-
tage n'en est pas moins évident et ils ne songent pas
une minute à arrêter mon honorable ami. »
Il fit demander à l'ambassadeur d'être reçu vers cinq
heures, de façon à avoir son après-midi libre. Il arriva
très en retard chez lui pour déjeuner. Il trouva un mot
ILLUMINATION 189
de Lydia lui disant que son père était plus malade et
quelle ne pouvait sortir. Elle avait téléphoné plusieurs
fois en vain. Il se rendit à cinq heures à l'ambassade où
il rencontra le lord Douglas. Il s'entretint amicalement avec
lui pendant quelques minutes. « Est-ce qu'il aime Lydia ?
se demanda-t-il, tout en causant avec l'admirable jeune
homme. Mais non, il ne l'aime pas. Elle est belle, elle est
jeune, il lui plaît ; il veut prendre son plaisir avec elle,
mais c'est tout. Il ne l'aime pas, il ne l'aimera jamais.
Peut-il même imaginer ce qiie c'est que d'aimer Lydia ? »
Il souriait de joie, tant cette certitude l'emplissait. Elle
resta en lui pendant la demi-heure qu'il passa avec l'am-
bassadeur.
Au soir, il téléphona à son amie. Le prince Volynski
avait passé une mauvaise journée ; il était agité et deman-
dait à le voir le plus tôt possible. Est-ce que le lendemain
quatre heures lui convenait ?
Il accepta le rendez-vous et s'informa auprès de Lydia
s'il pourrait causer avec elle un peu en sortant de chez
son père.
— Certainement, dit Lydia. J'ai beaucoup de soucis
et je serai contente de vous voir.
IX
PÈRE ET FILLE
On était aux jours les plus courts de l'année et la uuit
était déjà venue quand Savinski tut introduit dans le
petit salon que le prince Serge ne quittait plus. Il était
à sou ordinaire dans son fauteuil, un chàlc sur les épaules,
un autre sur les jambes. Savmski lut trappe de son extrême
maigreur : ses yeux brillants de tièvre étaient enfoncés
sous les arcades sourcilières ; sa main droite, qui reposait
sur le bras du fauteuil, était paie et décharnée ; les ongles
allongés semblaient appartenir déjà à un cadavre. « *
la fin, pensa Savinski. en le voyant. Lydia n'aura plus
que moi. » Déjà il avait oublié le lord Douglas.
Le prince se tourna avec difficulté vers l'arrivant.
— Je suis heureux de vous voir, dit-il d'une voix
basse.*.
Une quinte de toux le secoua. Quand elle fut passée,
il sourit douloureusement.
— Je suis fichu, tit-il. Me voilà revenu d'Andalousie.
C'est dommage... Quel beau pays ! On y sent l'Arabie
encore, l'odeur des épices vous remplit les narines quand
le vent du sud tait monter la poussière des chemins... Je
visa, et nui. 191
mis très sensible aux parfums, Nicolas Vladimirovitch.
C'est peut-être à cause de mon grand nez... Vous avez
remarqué, mon cher, que je n'ai pas un nez russe..
de mes grand mères doit avoir aimé quelque Circassien,
là-bas, au bord de la rr* il fait chaud... A
certains moments, il me semble que je sens encore dans
mes veines la chaleur de l'Orient... Croyez-vous qu'on
ait vécu déjà sur cette terre > Si oui, j ai été un Maure de
Boabdil à Cordoue, près du Guadalquivir que l'été met
presque à sec entre set rives brûlées. Je me souviens, je
me souviens... Et notre Pouchkine descendait d'un
Abyssin...
Il parlait avec pein*:, s 'arrêtant parfois pour avaler
sa salive. Il divaguait un m monologuant. Il
avait oublié la présence de Sevinski. Il renifla.
— Ici, ça sent le moisi ; nous vivons dans la pourriture.
eva, elle, n'est jamais à sec Elle est toujours gonflée
d'eau, cette mâtine... C'est un fleuve impérial ; il n'y a
rien de pareil au monde... Mais c'est un fleuve russe,
énorme et stérile ; il coule dans un marais. Il a fallu la
folie de Pierre le Grand pour entasser des montagnes de
pierre dans ces solitudes humides !... Quelle aberra-
L. Mais pour moi, il n'y a plus qu'un err
l'empire des morts... Vous vous souvenez du vers de
La Fontaine : Et dont les pieds touchaient à Tempirt des
morts. Ah ! ah !... mes pieds y sont déjà entrés ; ils n'en
ressortiront plus... Et je les suis lentement...
Il rit, et son rire amena une crise de toux prolongée.
Un domestique apportait du thé. Le prince revint à
lui, tendit une cigarette à Savinsld, en prit une et dit :
192
QUAND LA TERRE TREMBLA..
— Je vous demande pardon de mes radotages. C'est
l'air de Pétersbourg qui m'a empoisonné. Racontez-
moi les nouvelles, Nicolas Vladimirovitch. J'ai quelque
chose à vous dire, oui, quelque chose de très important,
mais tout à l'heure... tout à l'heure, quand nous aurons
pris le thé...
Savinski le mit au courant de la situation telle qu'il la
voyait. Il ne fallait pas douter que les bolcheviques ne
s'affermissent au pouvoir. Les négociations de paix
allaient grand train depuis que Trotski lui-même était
parti pour Brest-Litovsk. A l'intérieur, le désordre le
plus complet ; la ruine dépassait l'imagination. Et voilà
que déjà les Allemands avaient envoyé une mission finan-
cière et commerciale avec le comte Mirbach. Le vieux
Lamshof, de la Deutsche Bank, était là. Il ne l'avait pas
vu encore, mais il aurait un rendez-vous avec lui au
premier jour.
— Qu'est-ce que les Allemands feront ? conclut
Savinski, nous n'en savons rien. S'ils veulent faire avancer
un corps d'armée ici, qui les en empêchera ? Ils seront
acclamés et votre charmante voisine donnera de grandes
réceptions en leur honneur. Nous irons tous, du reste.
Nous aimons à être du côté du manche, comme disent
les Français. C'est un défaut national. Mais pourront-ils
entreprendre de nourrir cette ville affamée ? Faut-il le
souhaiter ? Je vous avoue que je ne sais plus ce qu'il
faut désirer.
— Je les déteste plus encore que les bolcheviques,
répondit le prince. Dieu m'évitera cette honte ; je ne les
verrai pas... Mais laissons cela. Mettez une bûche au feu,
PERE ET FILLE 193
tenez, cette grosse-là qui attend son tour avec impatience...
Ah ! elle va flamber, la gaillarde, tout à l'heure. Elle était,
il y a un an, dans une belle forêt de Finlande avec ses
sœurs. Et maintenant, elle va réchauffer les vieux os du
prince Volynski... Voilà, mon cher, une destinée bien
remplie : un peu de fumée dans l'air, un peu de chaleur
dans mon maigre corps. Cela passe comme un songe,
et puis rien, voilà, voilà !... A présent, il faut parler
sérieusement, mon ami, dit-il en hochant la tête, très
sérieusement, voyez-vous.
Il s'arrêta un instant, et Savinski se demanda si le faible
vieillard allait, par une saute brusque d'idées, le prier
de combiner le passage difficile de la frontière et de
faire les plans d'un voyage en Egypte, ou en Sicile.
Mais le prince ne le laissa pas longtemps dans le doute.
— C'est de Lydia qu'il s'agit, fit-il, de ma petite
Lydia... Vous comprenez bien, mon cher, que c'est mon
seul souci... Une petite fleur comme elle dans cette ville
de folie ! Les soldats et les bandits dans la rue, et ce
Lénine, ce Trotski à Smolny !... Qu'est-ce qui lui arrivera,
Nicolas Vladimirovitch ? Elle est si jolie, cette enfant...
Vous avez remarqué, où qu'elle passe, les gens s'arrêtent
et la regardent... C'est une beauté, mon cher, je suis
fier d'elle, je vous assure, très fier... Mais tout cela n'est
rien au prix de son âme. Là il n'est rien que de pur,
pas une pensée cachée, pas une restriction, pas un sous-
entendu ; tout est clair, ouvert, bon et généreux ; je lis
en elle, je sais tout ce qu'elle pense et ce qu'elle Sent.
Eh bien, je vous le dis, c'est un cœur incomparable, ma
Lydotchka... Alors, voyez-vous, je tremble pour elle,
13
194 QUAND LA TERRE TREMBLA...
elle va être seule... Seulement, voilà, il y a un fait nou-
veau, oui, je sais bien, vous le connaissez. Lydia vous
Ta dit, elle vous dit tout. Ce lord Douglas veut l'épou-
ser...
Ici le prince soupira et s'arrêta pour reprendre haleine.
Il avait l'air très triste. Savinski, qui s'intéressait prodi-
gieusement à la conversation depuis qu'elle avait comme
thème Lydia, commençait à se demander avec un peu
d'inquiétude où visait le prince Serge.
— Pour dire le vrai, continua le vieillard, j'admire
les Anglais, mais je ne les aime pas... Ce sont des gens
sans méchanceté, mais ils sont durs. Pas de cœur, mon
cher, pas d'ouverture d'âme... Naturellement, je n'aurais
jamais songé à donner Lydia à un Anglais. Seulement,
voilà, Nicolas Vladimirovitch, je suis fini, et puis il y a
la révolution, et Lydia est là dans cette ville qu'elle ne
veut pas quitter... Naturellement, elle nie le danger, vous
la connaissez, mais elle ne me prend pas à ces ruses en-
fantines. C'est à cause de moi qu'elle ne veut pas partir...
— Mais, qu'est-ce qu'elle a répondu à lord Douglas ?
interrompit Savinski, soudainement anxieux de savoir
avec précision ce qui s'était passé.
— Hé I mon cher, fit le vieux prince en riant, elle
n'a rien répondu, comme font toujours les filles. Elle
s'en est tirée en plaisantant, et voilà tout... Seulement,
lord Douglas est revenu la voir, hier avant dîner, et,
cette fois-ci, a insisté... Il paraît qu'il est superbe, ce
garçon. Comment le trouvez-vous ?
— Magnifique et insignifiant, jeta Savinski avec ner-
vosité. 11 a un titre, il est beau comme on ne l'est pas,
PÈRE ET FILLE 195
il est jeune, il est riche. C est un Adonis avec un carnet
de chèques. Et cela dit, il n'y a rien de plus à ajouter.
La seule idée qu'il puisse être un mari pour Lydia Ser-
guêvna est risible.
— Oui, mon ami, je vois, je vois, et vous avez raison-
Mais, dans les circonstances où nous sommes, je suis
obligé de penser autrement... Vous comprenez, Nicolas
Vladimirovitch, c'est un homme honorable, et c'est la
sécurité... S'il épouse Lydia, il l'emmène en Angleterre...
Moi, je crève ici, c'est entendu, mais je n'ai plus de
soucis, mon cher, vous voyez la chose ; je m'endors un
beau jour dans la paix de l'âme parce que je saurai que
ma fille est à l'abri du danger... C'est capital, mon ami..
Il n'y a pas de repos sans cela.
Il parlait sur un ton très bas, avec une assurance calme,
comme s'il n'y avait plus le moindre doute dans son
esprit sur le parti à prendre.
— Seulement, reprit-il, ce n'est ni moi ni vous qui
décidons. C'est Lydia. Lydia, on n'en fait pas ce que l'on
veut. Pourtant, elle est pleine de raison, ma fille. Mais,
dans une question comme celle-là, je n'ai aucune influence
sur elle, parce qu'elle pense que je me sacrifie... Alors,
nous avons des dialogues incroyables, Nicolas Vladimi-
rovitch, et qui m'agitent... Nous nous sommes disputés
sur ce sujet hier soir assez longtemps et, à la fin, elle
m'a dit très sérieusement : « Est-ce que tu ne m'aimes
plus, papa, que tu veux te débarrasser de moi ? Si c'est
vrai, alors dis-le, et je m'en irai d'ici. » Eh bien, moi,
mon cher, je suis vieux et faible, et quand j'ai entendu
ma fille parler ainsi, je l'ai prise dans mes bras ; j'ai
196 QUAND LA TERRE TREMBLA...
pleuré» comme un enfant, et je lai suppliée de rester...
Que voulez-vous, c'est déplorable, mais qu'y faire ? Et
ce qu'il y a de curieux, c'est qu'elle a pleuré avec moi,
je ne sais vraiment pas pourquoi. Elle a aussi les nerfs
malades, nous avons tous les nerfs malades, Nicolas
Vladimirovitch. Je ne puis plus rien dire à ma fille sur
ce sujet. Et c'est pour cela que je vous ai demandé de
venir... Vous êtes la seule personne que Lydia aime...
Oui, elle vous aime, mon ami... Tout ce que vous dites
est pour elle parole d'évangile. Vous êtes un homme fort,
Nicolas Vladimirovitch, et puis vous êtes désintéressé
dans cette affaire... Parlez-lui. Suppliez-la d'accepter ce
lord Douglas (que le diable emporte, du reste !), et dites-
lui la vérité, que je vais mourir, qu'elle sera seule, que
j'aurai trop de chagrin à la laisser dans cette ville maudite...
Je vous en prie, faites tout ce qu'il faut. Moi, je ne peux
plus parler. Nous nous mettrons encore à pleurer tous
deux. Vous comprenez que c'est stupide... Aussi, je
vous demande de m 'aider. Vous la déciderez à accepter,
puisqu'il le faut... Vous êtes son ami.
Le prince se tut ; il était terrassé par l'émotion et res-
pirait avec peine... Ecroulé dans son fauteuil, il ne semblait
plus avoir que quelques étincelles de vie en lui.
Savinski le regardait sans parler. Sa belle figure s'était
durcie ; il avait vieilli. Il se passa la main sur le front et,
sans plus réfléchir, se leva.
— Allons, je vois qu'il faut le faire. Vous avez raison.
Il ne faut penser qu'à elle aujourd'hui. Ni vous ni moi
ne pouvons la protéger... Savez-vous où je la trouverai ?
— Merci, mon ami, merci, fit le prince en lui tendant
PÈRE ET FILLE 197
la main. Attendez, un domestique va vous conduire chez
elle. Ma femme est en bas et, vous savez, on ne peut
plus chauffer que le devant de la maison... Elle vous
recevra dans sa chambre... Cela n'a aucune importance
entre nous... Vous êtes notre ami, notre seul ami... Merci.
Quelques minutes plus tard, Savinski entrait dans la
chambre de Lydia qu'il ne connaissait pas. C'était une
grande pièce dont les deux fenêtres regardaient le quai
de la Neva. Elle était assez sombre. Une lampe électrique
dans un plafonnier répandait une faible lueur, car l'usine
électrique manquant de charbon ne fournissait qu'un
courant insuffisant. Une lampe à pétrole, sous un grand
abat-jour, posée sur une table, éclairait Lydia étendue
sur un divan recouvert d'un châle ancien. Elle avait
dénoué ses cheveux et, lorsqu'elle se leva pour aller
à la rencontre de son ami, ils flottèrent autour d'elle.
Ils descendaient jusqu'aux hanches en nappes légères,
ondées et dorées, qui semblaient absorber toute la lumière
qui était dans la chambre. A la trouver ainsi, le cœur de
Savinski lui défaillit. Jamais il ne l'avait vue décoiffée,
dans ce déshabillé qui suppose une intimité plus grande,
et, pour la première fois, il sentit un obscur et passionné
désir monter en lui de la prendre dans ses bras et de la
garder pour lui seul. C'était à cette femme qu'il fallait
renoncer I Ah ! le sacrifice que lui demandait le prince
Serge était au-dessus des forces humaines. Sous le coup
de l'émotion qui le poignait, il s'arrêta un instant.
Mais déjà Lydia était près de lui.
— Vous m'excuserez, Nicolas Vladimirovitch, de vous
198 QUAND LA TERRE TREMBLA...
recevoir ainsi. J'avais mal à la tête et j'ai défait mes che-
veux dont je ne pouvais supporter le poids.
Elle leva les yeux sur lui.
— Mais vous êtes pâle, mon ami. Qu'avez-vous ?
Etes-vous fatigué ?... Vous n'avez pas d'ennuis, j'espère.
On va nous donner du thé. Asseyez-vous là, près de moi,
sur le divan.
Elle le prit par le bras et l'entraîna. Mais Savinski
refusa de se mettre près d'elle sur le divan et choisit un
fauteuil de l'autre côté de la table. On entendait dans la
pièce voisine, dont la porte était ouverte, les pas de la
nourrice Katia qui allait et venait rangeant le linge de
sa maîtresse. Parfois, elle entrait dans la chambre pour
dire à Lydia quelques mots.
Une femme de chambre apporta du thé. Lydia deman-
dait à Savinski des nouvelles des siens. Avait-il été satisfait
de son séjour en Finlande ? Ses enfants se portaient-ils
bien ?
Savinski, tout troublé qu'il fût, remarqua avec surprise
qu'il y avait un rien de changé dans le ton sur lequel elle
s'exprimait. Elle parlait avec une grande amitié, mais il y
avait pourtant quelque chose d'un peu distant, d'un peu
conventionnel qui ne lui échappait pas et qui était nou-
veau entre eux.
Il donna des détails sur la vie que menaient là-bas sa
femme et ses enfants. Il dit l'impatience de Boris à l'idée
de rentrer à Petrograd et combien il était difficile pour
Sonia de passer ses journées si loin de lui, se rongeant
de soucis à son sujet. Il parla assez longtemps sans regarder
Lydia et, comme il finissait, il leva les yeux. Elle était à
PÈRE ET FILLE 199
moitié renversée sur le divan ; ses cheveux lui faisaient
une couche dorée. Mais il fut frappé de voir qu elle avait
la bouche crispée comme si elle souffrait.
Décidément l'atmosphère de cette chambre était
lourde. II y avait quelque chose d'inexplicable entre eux
dont ils sentaient le poids mystérieux. C'était, sans doute,
la grande question soulevée par la demande de lord
Douglas. Il fallait y arriver et Savinski s'y jeta, sans plus
attendre, comme un homme qui a décidé d'en finir avec
ses jours se précipite dans l'abîme, les yeux fermés.
— Où en êtes-vous avec le lord Douglas, Lydia Ser-
guêvna ? demanda -t-il. J'ai beaucoup pensé à ce que vous
m'avez dit.
Lydia se redressa, fixa son regard sur lui comme si elle
voulait lire au fond de ses pensées et lui dit brusquement :
— Et vous-même, Nicolas Vladimirovitch, où en êtes-
vous avec le lord Douglas ?
L'inattendu de cette question, ce qu'elle avait de direct
et de surprenant par le lien qu'elle établissait soudaine-
ment entre Lydia, lord Douglas et Savinski lui-même,
le laissa stupéfait.
Il y eut un bref silence, puis Savinski, prenant son
parti, mais sans oser regarder la jeune fille qui, elle, ne
le quittait pas des yeux, dit :
— Je pense, Lydia Serguêvna, que, dans les circons-
tances où nous sommes, vous n'avez pas le droit de le
repousser.
— Êtes-vous sûr que ce soit votre opinion à vous ?
dit-elle d'une voix claire. Il ne faut pas me tromper,
Nicolas Vladimirovitch. Faites-y attention. Vous >ave?
200 QUAND LA TERRE TREMBLA...
que j'attache beaucoup de prix à ce que vous me
dites... Je vous en prie, pesez vos paroles. Elles auront
un grand poids aujourd'hui. Réfléchissez sérieusement...
Mon père m'a dit la même chose que vous. Sans doute,
il vous l'a répété tout à l'heure, et peut-être vous a-t-il
influencé ?... C'est vous que je veux entendre et non
lui à travers vous.
Elle s'était animée singulièrement tandis qu'elle parlait.
Pourtant elle avait perdu ses couleurs et ses yeux brillaient
presque sombres dans son visage pâli.
Savinski, qu'on admirait pour son imperturbable sang-
froid et sa bonne humeur souriante dans les discussions
d'affaires les plus chaudes, se troubla devant une mise
en demeure si véhémente. Il ne savait que répondre.
Allait-il trahir le vieux et pathétique prince ? Allait-il
se trahir lui-même ? Il hésita, balbutia, crut s'en tirer
par quelques généralités sur ce que les circonstances
avaient d'exceptionnel, sur le souci naturel qu'on pouvait
se faire en des temps si troublés pour des personnes qui
vous étaient chères. Il avait honte de lui-même et des
propos vagues qu'il tenait dans un moment si grave.
Il termina, enfin, par cette phrase sans signification :
— Nous ne voulons que votre bonheur, ma chère
amie.
Il fut étonné de voir que Lydia paraissait se satisfaire
de cette équivoque réponse et ne le ramenait pas à la
question précise qu'elle lui avait posée. Elle semblait
maintenant plus calme, plus heureuse, et changea de
sujet, lui demandant ce qu'il avait fait depuis qu'il était
rentré à Pétrograd.
PÈRE ET FILLE 201
Dans un soudain besoin d'expansion, Savinski lui dit
qu'il avait eu, la veille, à la Banque, la visite de Séméonof,
que cet homme l'avait exaspéré, l'avait fait sortir du
sang-froid qu'il aurait dû garder et qu'il craignait de
s'en être fait un ennemi. Il lui cita la phrase de Séméonof
sur le prix de la vie d'un homme.
Lydia, qui l 'écoutait avec beaucoup d'intérêt, l'inter-
rompit et lui dit avec vivacité :
— Cet homme peut être très méchant, Nicolas Vladi-
mirovitch... Je ne l'aime pas ; il me fait peur. Prenez garde
qu'il songe à se venger. Il est tout-puissant, paraît-il.
Savinski haussa les épaules.
— Les choses sont ainsi, dit-il avec fatalisme. Nous
sommes dans les mains de Dieu, Lydia Serguêvna.
Il parut à Lydia qu'il avait l'air très fatigué.
Elle réfléchit un instant. De nouveau son visage prit
une expression sérieuse, sa lèvre se crispa.
— Je veux encore vous poser une question. Ne vous
moquez pas de moi, Nicolas Vladimirovitch, si aujour-
d'hui je vous interroge ainsi. A la suite de votre entretien
avec Séméonof, n'avez-vous pas pensé à vous sauver en
Finlande ?
Savinski la regarda d'un air étonné, comme s'il ne com-
prenait pas ce que la jeune fille lui demandait.
— Me sauver en Finlande, moi, pourquoi ?... Je n'y
ai même pas songé, Lydia Serguêvna.
Lydia comprit qu'il disait la vérité. Et, de nouveau,
il y eut un long silence. Un domestique entrant pour
annoncer que le dîner était servi l'interrompit. Savinski
se leva et allait prendre congé. Lydia le retint.
202 QUAND LA TERRE TREMBLA...
— Attendez un instant, dit-elle. Je descends avec
vous. Donnez-moi une minute pour que je me coiffe.
Elle s'assit à la table de toilette et souleva les lourds
cheveux qui couvraient ses épaules et son dos. Elle les
peigna, les roula en deux torsades et les ramena sur le
derrière de la tête où elle les assujettit avec un grand peigne.
Savinski, sans mot dire, la regardait. A assister ainsi à
sa toilette, il semblait qu'une intimité nouvelle était née
entre eux et il sentait de grandes ondes de bonheur couler
en lui. Il ne pensait à rien. La voir près de soi était suffi-
sant.
Lorsqu'elle eut fini, elle se leva et, comme ils descen-
daient, elle lui dit du ton d'une petite fille qui a été mé-
chante et qui tient à savoir si on lui en veut toujours :
— Voudrez-vous encore vous promener avec moi,
Nicolas Vladimirovitch ?... Je vous expliquerai une
grande chose que vous n'avez pas comprise : c'est que
la solution de papa et la vôtre n'est précisément pas une
solution de révolution... Vous comprenez ce que je veux
dire, c'est la solution qu'on ne doit pas prendre précisé-
ment parce que nous sommes en pleine tempête.
Savinski s'arrêta stupéfait.
— Non, je ne comprends pas, je l'avoue, Lydia Ser-
guêvna. Que voulez-vous dire, pour l'amour du ciel ?
— Naturellement vous ne comprenez pas, fit-elle
enchantée, comment pourriez-vous comprendre ? C'est
un peu trop compliqué pour un homme comme vous...
Je vous raconterai ça un jour, je vous le promets.
Elle riait de bonne humeur et se moquait de lui si
gentiment que Savinski se mit à rire avec elle,
X
UNE VISITE DÉSAGRÉABLE
Savinski se réveilla tard le lendemain matin après une
nuit où le sommeil l'avait longtemps fui. Comme il s'ha-
billait lentement, un coup de sonnette retentit. Un instant
après, sa femme de chambre lui remit la carte d'une per-
sonne qui désirait le voir. Il lut sur la carte : « Bogdanof,
sous-commissaire du quartier de Kazan. » Savinski
fronça les sourcils. Que diable lui voulait la police du quar-
tier ? C'était la première fois qu'elle venait chez lui. Jus-
qu'alors il n'avait eu affaire à elle que par l'entremise
du comité de maison.
Le commissaire entra. C'était un petit Juif, sec et
pâle, et nerveux, qui portait des lunettes. Il s'exprimait
avec beaucoup de politesse. En quelques mots, il mit
Savinski au courant de l'objet de sa visite. On faisait une
revision des passeports et il venait demander à Savinski
de lui confier le sien pour peu de temps.
Savinski se récria. Il ne pouvait se dessaisir de son
passeport. Que deviendrait-il sans pièce d'identité dans
une ville où l'on était exposé chaque jour à être arrêté
dans la rue ? En outre, il avait un visa de transit pour la
204 QUAND LA TERRE TEEMBLA...
Finlande où sa famille résidait' et où il pouvait être appelé
d'un instant à l'autre.
Le petit commissaire s'inclina respectueusement.
— Je comprends, Nicolas Vladimirovitch, je com-
prends... Je suis désolé, croyez-le bien. Je donnerais
beaucoup pour vous éviter cet ennui. Mais, hélas ! l'ordre
est formel et général. Tous les passeports doivent être
visés par le commissaire... Il y a, c'est bien regrettable,
beaucoup de faux passeports en circulation. D'où la
mesure que nous sommes obligés de prendre...
Savinski s'obstina. Il téléphonerait lui-même aux
Affaires étrangères pour arranger l'affaire.
Le petit Juif objecta que l'affaire n'était pas du ressort
des Affaires étrangères, mais bien du commissariat du
quartier.
Savinski se montait peu à peu. Le commissaire restait
souriant, respectueux, mais inflexible.
— Mais si vous avez un ordre de Séméonof lui-même,
dit Savinski.
Bogdanof s'inclina à ce nom. Son visage prit une expres-
sion d'ironie qui n'échappa pas à son interlocuteur.
— Sans doute, dit le commissaire, sans doute, si Léon
Borissovitch intervient, l'affaire sera classée... Ce sera
une grande exception, je vous l'assure... Mais je serais
heureux personnellement, croyez-le bien, très heu-
reux...
Déjà Savinski était au téléphone. Malheureusement
Séméonof n'avait pas encore paru au commissariat des
Affaires étrangères. A un appel à son domicile, une voix
d'homme, ayant demandé à Savinski son nom, riposta
UNE VISITE DÉSAGRÉABLE 205
aussitôt que Léon Borissovitch venait de sortir de chez
lui. — Où était-il allé ? — On ne le savait pas.
Savinski raccrocha le récepteur. Il était fort en colère.
— Je suppose, dit-il, que vous pouvez attendre que
j'aie joint Séméonof au téléphone.
Le petit Juif soupira.
— Je dois rapporter le passeport, dit-il. C'est vraiment
désolant... Je suis obligé, comprenez bien. Je voudrais
vous être agréable, pourtant... Mais jugez vous-même.
J'ai des ordres.
Son obséquiosité parut à Savinski exagérée et sonner
faux. Il tira sa montre.
— Il est onze heures, fit-il, donnez-moi jusqu'à midi.
Revenez alors et, d'ici là, j'aurai trouvé Séméonof.
Le commissaire pâlit encore et eut un mouvement
d'effroi.
— Impossible, dit-il, vous voyez pourquoi... Comment
dire ?... Mais vous saisissez.
— Je ne comprends rien du tout, fit Savinski exas-
père.
Et soudain il comprit ; le petit Bogdanof avait peur
qu'il ne profitât de cette heure pour s'enfuir.
— Vous craignez que je me sauve, dit-il en riant.
Ah ! ah ! je vois la chose. Et il va sans dire que vous ne
vous contenterez pas de ma parole d'honneur.
Bogdanof protesta par manière de politesse, mais il
était évident que c'était précisément cela qu'il redoutait.
Savinski prit enfin son parti. Il alla à son bureau, y
chercha un papier et le tendit au petit Juif qui multipliait
les révérences.
206 QUAND LA TERRE TREMBLA...
— Je vous remercie, Nicolas Vladimirovitch. Je vais
vous remettre, comme de droit, un reçu qui vous servira
de pièce d'identité jusqu'à ce que je vous rende votre
passeport.
Et il donna une feuille munie du cachet du commissariat
où il porta le numéro du passeport et les indications néces-
saires sur la personne à laquelle le reçu était délivré.
Puis il sortit.
« Me voilà prisonnier, se dit Savinski ; la prison est
grande, c'est la Russie, mais c'est une prison tout de
même. »
Pendant une heure il poursuivit Séméonof au téléphone.
Il ne le trouva ni chez lui, ni au commissariat des Affaires
étrangères, ni à Smolny. Séméonof semblait avoir disparu
de Pétrograd. De guerre lasse, il renonça à ces vains
appels, se promettant de passer l'après-midi à l'ancien
ministère sur la place du Palais.
Il se rendit chez Ivan Choupof-Karamine. Celui-ci,
était à la maison. Savinski voulait savoir si on lui avait
réclamé son passeport. — Non, il n'en avait pas entendu
parler.
Cela fit réfléchir Savinski. Il y avait là, sans doute, une
manœuvre de l'ingénieux Séméonof qui avait choisi ce
moyen de faire sentir à son honorable ami Savinski la
dépendance dans laquelle il le tenait. Quittant Choupof-
Karamine, il traversa la cour pour aller chez Lydia Ser-
guêna. Il fallait l'avertir qu'il ne pourrait sortir avec elle
l'après-midi, car tant que l'affaire du passeport ne serait
pas réglée, il n'aurait pas de repos.
Il était fort énervé, mais la vue de Lydia qu'il trouva
UNE VISITE DÉSAGRÉABLE 207
seule dans un salon le rasséréna. Avec bonne humeur,
il lui raconta sa matinée. La chose qui parut le plus frapper
Lydia dans son récit fut le fait qu'il ne pouvait quitter
Pétrograd. Elle le lui fit répéter deux fois.
— Vous êtes prisonnier ici, dit-elle.
Ce fut seulement après avoir bien fixé ce point qu'elle
manifesta quelque crainte à l'idée de voir son ami per-
sécuté par les bolcheviques.
— C'est partie du jeu que nous jouons, répondit
celui-ci. Je crois avoir encore assez de prise sur Séméonof
pour arranger cet incident.
Elle resta silencieuse un moment. Puis elle dit :
— Si vous ne réussissez pas, voulez-vous que je voie
Séméonof ?
Savinski sursauta. Quelle folle idée lui passait par la
tête ?
— Mais vous n'y pensez pas, Lydia Serguêvna ! L avez-
vous déjà revu ?
— Non, dit-elle, en souriant.
— Mais alors ? fit-il.
Elle haussa légèrement les épaules.
— C'est une idée que j'ai eue comme cela... Vous
savez qu'il a toujours été très correct avec moi, et il sem-
blait me rechercher quand nous nous rencontrions chez
Nathalie. Alors, j'ai pensé que, pour une petite chose
comme celle-là, il m'accorderait sans doute ce qu'il vous
refuserait. Enfin peut-être aussi cela vous ennuie-t-il
d'avoir quelque chose à lui demander ?
— Non, non, cria Savinski, il ne peut en être question.
C'est une affaire entre lui et moi. Je lui en veux surtout
208 QUAND LA TERRE TREMBLA...
de m'empêcher de vous voir cet après-midi. Cela, je ne
le lui pardonnerai pas.
Comme il quittait Lydia, il lui dit :
— Savez-vous que je n'ai pu dormir... Oui, j'ai cherché
à comprendre le sens de ce que vous m'avez dit hier en
partant. Je n'y ai pas réussi.
Lydia le regarda malicieusement.
— Vous voyez qu'une petite fille en sait plus que vousj
Je vous expliquerai cela demain, si toutefois cela vous
intéresse encore.
Pendant l'après-midi, Savinski n'arriva pas à voir
Séméonof . Il perdit son temps à courir des Affaires étran-
gères à Smolny. Finalement il lui laissa un billet assez
sèchement tourné à son domicile.
Le lendemain, dans la matinée, Séméonof l'appela au
téléphone. Sur un ton d'une politesse exquise, il lui pré-
senta ses excuses les plus complètes. Il avait été pris par
des rendez-vous importants avec la commission des délé-
gués allemands. Quant à l'affaire du passeport, elle était
déjà arrangée. Il avait donné les ordres nécessaires. Il
priait Savinski de ne pas lui en vouloir. Il y avait, hélas !
encore beaucoup de désordre dans les bureaux. Tout
cela s'arrangerait peu à peu à force de travail et de bonne
volonté. Une heure plus tard, le petit Bogdanof rapportait
l'indispensable passeport.
Cet incident laissa une mauvaise impression dans l'es-
prit de Savinski. Ce jeu du chat et de la souris était fort
déplaisant. Pour la première fois, il sentit que sa position
était assez critique. Si Séméonof apprenait qu'il avait
UNE VISITE DESAGREABLE 209
gardé des relations avec Spasski, sa situation deviendrait,
du coup, dangereuse. Il avait le sentiment très net de
n'avoir aucune prise sur Séméonof. C'était une froide
machine politique dont rien n'arrêterait la marche. Il
y réfléchit longtemps. La première chose à faire était
d'avertir Spasski de ne plus lui envoyer directement
ses émissaires. Il fallait trouver une personne interposée,
— car Savinski, à cette heure -ci moins que jamais,
ne voulait renoncer à la lutte contre les tyrans de
Smolny. Bien au contraire, l'incident du passeport
lui donnait une envie plus passionnée de les voir pendus
quelque jour aux réverbères d'un pont sur la Neva. Et,
pris d'un désir soudain d'agir, il sortit pour aller trouver
l'ami dont il avait besoin pour correspondre avec les chefs
de l'armée du Don. En arrivant dans la rue, il eut soin de
regarder s'il était suivi. Non, la rue et le quai étaient dé-
serts. Pour plus de sûreté, il prit par le canal de la Moïka
et traversa une des premières maisons sur la droite qui
se trouvait avoir une sortie sur la Millionnaia. Il n'avait
pas d'espion à ses trousses.
Vers le milieu de l'après-midi, il rencontra Lydia
Serguêvna. Les jeunes filles avaient depuis longtemps en
Russie une grande liberté, sortaient seules ou en com-
pagnie de qui leur plaisait. Si elles ne voulaient point se
compromettre, elles évitaient de se montrer souvent dans
la rue avec le même homme.
Depuis la révolution et surtout depuis la prise du pou-
voir par les bolcheviques, ces restrictions volontaires
étaient abolies ; Savinski et Lydia Serguêvna, s'ils choi-
14
210 QUAND LA TERRE TREMBLA...
sissaient pour leurs promenades des endroits peu hantés,
les quais, le Jardin d'Eté ou celui du Cavalier de Bronze,
c'était par goût et non par prudence, car personne ne se
serait étonné de voir la fille du prince Volynski sortir
avec un ami de son père, surtout quand l'ami était le
très notable Nicolas Vladimirovitch Savinski, dont chacun
qui le connaissait savait qu'il était le modèle des maris
et l'homme le plus casanier de Pétrograd. Aussi, comme
on était à trois jours de Noël et qu'ils avaient tous deux
des emplettes à faire, ils n'hésitèrent pas à prendre l'élé-
gante Morskaia et la Perspective Nevski. Il y avait
beaucoup de monde sur les trottoirs de la grande avenue,
une foule qui allait à ses affaires sans entrain, sans
gaieté. Le sentiment qu'on lisait sur les visages était
la préoccupation. L'inquiétude du présent et le souci
de l'avenir remplissaient les âmes. La disette aug-
mentait chaque jour ; le prix des vivres qu'on se procurait
avec difficulté et du combustible rare s'en accroissaient
d'autant.
Et c'était le moment où les banques étaient prises par
les bolcheviques, où personne ne pouvait retirer l'argent
qu'il y avait en dépôt. Aussi voyait-on venir les fêtes
sans joie. Les boutiques de luxe restaient vides. Seuls les
magasins de victuailles étaient assiégés. Mais à entendre
ce que l'on demandait pour les dindes, les oies ou les
volailles nécessaires au dîner de Noël, quelques-uns s'en
allaient découragés et hochant la tête, mais le plus grand
nombre achetait tout de même avec cette admirable
insouciance de la question d'argent qui est si générale
chez les Russes.
UNE VISITE DÉSAGRÉABLE 211
Lydia et Savinski étaient trop absorbés en eux-mêmes
pour s'intéresser au spectacle de la rue. Ils prirent le thé
dans une boutique que venaient d'ouvrir près de Nevski
des femmes du monde ruinées et d'anciens officiers. Par
hasard Lydia en connaissait un pour l'avoir rencontré au
bal. Il vint causer avec eux. C'était un grand garçon à la
figure régulière ; il prenait son changement de position
avec la meilleure grâce du monde. Il en plaisanta agréa-
blement. En d'autre temps, Savinski l'aurait trouvé
insignifiant, mais sympathique et propre à être rangé
dans une série composée de dix mille individus identiques.
A ce moment de la vie russe, il lui déplut infiniment. Il
acceptait les choses avec une facilité vraiment excessive ;
il se trouvait si bien dans sa position nouvelle qu'il sem-
blait être né pour être domestique et non pas officier
de la garde, pour servir des tasses de thé en souriant à
ses clientes et non pour mener des hommes sur le
champ de bataille. N'avait-il rien de mieux à faire à
cette heure ? Du côté des bolcheviques, au moins, on
travaillait, on dépensait une énergie prodigieuse ; le
haïssable Séméonof avait une volonté qui ne pliait pas.
Et là, devant lui, ce grand dadais d'une famille connue
qui portait des plateaux de thé ! Il songea à Spasski qui
essayait de constituer une armée dans le Don. Il y avait
cent mille officiers dans l'armée qui préféraient fainéanter
dans les villes, vivre d'expédients, descendre degré par
degré de plus en plus bas dans la voie où peu à peu, mais
sûrement, on se dégrade et se salit, qui acceptaient cette
lente déchéance plutôt que d'aller essayer de sauver la
Russie avec l'armée du Don dont le recrutement se faisait
212
QUAND LA TERRE TREMBLA.
avec une peine extrême. Savinski réfléchissait mélancoli-
quement à cela et se taisait.
Lydia, qui le vit absorbé, posa sa main sur la sienne
et lui demanda en se penchant vers lui s'il avait quelque
souci.
Il fut frappé de l'accent qu'elle mit dans ces simples
paroles. Il crut y sentir presque de la tendresse. De
nouveau sa vie fut transformée. Il regarda Lydia et lui
dit:
— Il n'est pas de souci que votre voix n'enlève.
Il ne lui avait jamais parlé aussi directement ; il eut
peur d'en avoir trop dit, car il lui parut que Lydia rou-
gissait. Il resta embarrassé un instant ; puis il se souvint
de la scène de l'avant-veille et de l'explication que lui
devait Lydia des raisons pour lesquelles elle ne voulait
pas du lord Douglas. Il les lui demanda.
— C'est difficile à dire ici, fit-elle. Pourtant, je crois
que j'y arriverai. Seulement, venez un peu plus près de
moi, Nicolas Vladimirovitch. Il ne faut pas qu'on nous
entende.
Savinski rapprocha sa chaise et s'inclina vers elle au
travers de la table. Son visage touchait presque celui
de la jeune fille. Elle commença ainsi avec un peu d'émo-
tion :
— Je comprends très bien, Nicolas Vladimirovitch,
pourquoi papa désire que j'épouse cet Anglais. Papa
ne voit qu'une chose, c'est qu'il est malade et que
Pétrograd, aujourd'hui, n'est pas une ville sûre pour les
gens qui appartiennent à notre classe sociale... Alors,
comme je suis ce qu'il aime le mieux au monde, il consent
UNE VISITE DÉSAGRÉABLE 213
à se priver de moi. Le mariage qu'il me propose, c'est
ce qu'on peut appeler une solution raisonnable... Oui,
c'est très bien de prendre un mari qui est jeune, beau,
riche et qui vous offre une grande situation mondaine ; cela
est plein de sagesse et, écoutez, Nicolas Vladimirovitch,
en d'autres temps, pourquoi ne l'aurais -je pas accepté,
à condition, bien entendu, que je n'eusse aimé personne
d'autre ?... Mais est-ce aujourd'hui qu'on va me parler
d'une solution raisonnable, une solution raisonnable dans
cette ville de fous ? Faire quelque chose de sage, de
réfléchi, qui arrange tout, à l'heure où nous sommes,
Nicolas Vladimirovitch, dans la Russie que nous avons
devant les yeux !... Mais la seule pensée en est horrible,
mais c'est un idéal qui n'est pas pour nous ; vous com-
prenez bien, il n'est pas à notre mesure... Je dis
que vous et papa vous parlez comme vous auriez parlé
il y a un an, quand tout était calme... Mais aujourd'hui,
quand on ne sait pas si l'on vivra demain, prévoir les
choses de si loin et arranger d'un seul coup sa vie,
toute sa vie, pensez-y, mais c'est absurde, mon cher
ami, c'est absurde... Ce que vous me proposez, on ne
peut pas le faire, justement parce que c'est la révolu-
tion. Et comme vous êtes un homme, vous n'y avez rien
compris, et il faut que ce soit moi qui vous ouvre les
yeux...
Elle triomphait en regardant Savinski, comme si elle
se demandait : « Puis -je me moquer ainsi de ce grand
monsieur si intelligent, si connu ? Eh bien, oui, je puis
le faire, et c'est délicieux. »
Savinski ne répondit pas. Le sophisme de Lydia était
214 QUAND LA TERRE TREMBLA...
palpable, évident, mais il avait quelque chose de si sédui-
sant que Savinski n avait ni le goût ni la force de le réfuter.
Et puis il sentait au fond de lui qu'ils vivaient une heure
charmante de leur étrange vie à deux. Pourquoi chercher
plus loin ? Les choses s'arrangeraient d'elles-mêmes.
XI
UN INCIDENT
Il passa Noël à Pétrograd. Il avait vu longuement le
vieux Lamshof, de la Deutsche Bank. L'entretien avait
été si intéressant qu'ils s'étaient donné un second rendez-
vous pour la veille même de Noël. Il y avait là une occa-
sion unique de savoir ce qu'étaient les intentions des
Allemands, quelles vues ils avaient sur les bolcheviques,
comment ils entendaient vivre avec eux, et surtout pen-
dant combien de temps ils les laisseraient au pouvoir.
Car il n'était pas douteux pour Savinski que l'existence
de Lénine et de Trotski était entre les mains des Parques
de Berlin. Il fit donc passer un message à sa femme pour
lui dire que des affaires le retenaient, mais qu'il serait
auprès d'elle et de ses enfants la veille du jour de l'an.
Il lui écrivit sur le ton le plus amical. Il était plein de ten-
dresse pour elle. Maintenant qu'il en aimait une autre,
il sentait avec plus de force que jamais les liens d'amitié
qui l'unissaient à Sonia. La figure de sa femme lui appa-
raissait d'une noblesse rare. Il avait en elle une entière
confiance. Elle était toute bonté. Il aurait voulu lui dire les
sentiments nouveaux qui l'agitaient. Il ne pouvait avoir
216 QUAND LA TERRE TREMBLA...
qu'elle comme confidente. Il y eut un souper d'une quin-
zaine de personnes chez Nathalie. On but du champagne
et la gaieté fut grande. Cette fois-ci, Nathalie, qui s'était
aperçue d'une froideur croissante chez lord Douglas a
son endroit, et du plaisir qu'il prenait à s'entretenir avec
Lydia Serguêvna, mit cette dernière près de Savinski.
Celui-ci pensait être rajeuni de vingt ans. Mais même
alors avait-il ce goût prodigieux à la vie qu'il se sentait
maintenant, cette exaltation qui prenait sa source au plus
profond de lui ? Son passé, sur lequel il ne jetait qu'un
regard indifférent, lui paraissait terne, sans couleur. La
jeune enchanteresse, qu'il avait à son côté, lui avait
versé un élixir par quoi le monde entier était revêtu de
beauté. Il regardait avec indulgence les gens qui l'entou-
raient. Le lord Douglas lui-même lui paraissait charmant.
Cet Antinous de Thulé ne gardait aucune rancune à
Lydia du refus par lequel elle avait répondu à sa demande.
Sans doute ne le tenait-il pas pour valable ? Sans doute
pensait-il gagner sûrement, avec les cartes qu'il avait
en main, la partie engagée. Il riait et plaisantait avec la
jeune fille et Savinski n'en prenait nul ombrage. Et
même lorsqu'il s'agit de raccompagner Lydia chez son
père, Savinski le vit partir sans émoi avec elle, tant la
certitude était forte en lui qu'une fille comme Lydia
n'épouserait jamais cet homme d une race si différente
de la sienne.
Quelques jours plus tard il y eut entre Lydia et lui
un incident qui lui parut incompréhensible. Ce fut un
coup si brusque qu'il en resta ébranlé. Voici comment
UN INCIDENT 217
les choses se passèrent. Il était sorti avec la jeune fille
pour faire des courses sur Nevski et, comme ils passaient
devant un magasin de jouets, ils y entrèrent. Il avait des
cadeaux à acheter pour ses enfants à l'occasion de la
nouvelle année. Jusqu'alors Lydia avait été de l'humeur
la plus gaie et même la plus tendre. Dans le magasin,
il parut à Savinski qu'elle était préoccupée. Il fut assez
longtemps à choisir ce qu'il voulait. Lydia ne parlait pas.
Lorsqu'il la questionnait, elle répondait par monosyllabes
et Savinski était incapable de comprendre la raison de ce
brusque changement.
Le hasard voulut qu'à ce moment le lord Douglas
parût dans le magasin. Lydia fut aimable avec lui. Lord
Douglas, riant et léger à l'ordinaire. Il s'intéressa aux
jouets que Savinski examinait. Il lui demanda des nou-
velles de sa femme et le félicita de l'avoir installée en
Finlande, quoique Pétrograd fût une ville bien curieuse
en ce moment-ci. Savinski lui présenterait ses hommages
quand il la verrait.
Savinski le remercia et dit :
— Je passerai le jour de Tan avec eux. Je pars après -
demain.
Puis il se remit à regarder les jouets qu'on lui appor-
tait. Un instant après, Lydia dit à haute voix à lord
Douglas :
— Voulez-vous me ramener jusque chez moi ? Il se
fait tard et j'ai un rendez-vous.
Douglas, enchanté, acquiesça. Lydia s'avança alors
vers Savinski, lui tendit la main et dit :
— Au revoir, Nicolas Vladimirovitch, je suis désolée
218 QUAND LA TERRE TREMBLA...
de vous quitter, mais je suis en retard. A bientôt, n'est-ce
pas ?
Elle prononça ces phrases du ton mondain et conven-
tionnel sur lequel les eût dites Nathalie Choupof-Karamine
elle-même et sortit sans que Savinski, dans l'extrême de
son étonnement devant une manœuvre si imprévue, ait
pu la retenir. Il ne sut que balbutier quelques phrases
banales. Déjà elle était partie, laissant Savinski déconte-
nancé en face d'une rangée de poupées russes, aux joues
hautement enluminées, qui le regardaient de leurs yeux
fixes.
Que se passait-il en Lydia ? Comment expliquer ce
mouvement subit d'humeur ? Comment admettre qu'après
ce qui avait été dit entre eux elle l'eût quitté délibérément
pour aller vers le lord Douglas ? Qu'était ce rendez-vous
dont elle n'avait pas parlé ? Savinski admettait qu'il se
trouvait incapable de comprendre l'âme de cette jeune
fille. Il était perdu sur des terres inconnues... Que savait-
il des femmes, après tout? Une longue période de mariage
l'avait séparé du monde. Sa femme était sans complica-
tions, sans feintes, sans détours. Il lisait en elle comme
en un livre ouvert et jamais il n'avait eu à se poser des
questions à son sujet. La simplicité de son caractère,
l'égalité de son humeur ne laissaient place à aucune
énigme. Elle était sa femme d'abord, et ne serait jamais
à aucun autre ; puis elle était la mère de ses enfants.
Et il avait vécu quinze ans auprès d'elle dans un comble
de tranquillité sentimentale, toute son activité étant prise
par les grandes affaires qu'il avait à manier... Avant elle,
de vingt à trente ans, il avait eu mainte aventure. Il était
UN INCIDENT 219
alors très beau garçon, assez en vue, et il vivait dans une
société aussi éloignée des principes puritains que la
Nouvelle -Angleterre l'est des terres russes. Il avait connu
des succès dont il ne s'était pas glorifié parce qu'ils ne
lui avaient rien coûté et des ruptures qui ne lui avaient
laissé que l'agréable sensation d'une liberté retrouvée
après avoir été perdue quelques semaines ou quelques
mois... Il ne s'était jamais placé en présence de problèmes
compliqués. Les équations qu'il avait eu à résoudre
n'étaient pas de celles qui demandent un effort intellec-
tuel. Aussi se trouvait-il stupide devant le mouvement
capricieux de Lydia. Que fallait-il y voir ? Il y réfléchit
longuement. L'avait-il blessée de quelque manière invo-
lontaire ? Il s'examina. Non, il avait conscience de ne
l'avoir heurtée en rien. Avait-elle deviné que les senti-
ments de Savinski envers elle n'étaient pas ceux de l'ami
qu'il prétendait être ? Cette idée avait quelque chose de
séduisant et Savinski s'y attarda. Avait-elle pris ainsi cons-
cience de sa force, du pouvoir qu'elle avait sur lui, et,
comme toute autre femme, voulait-elle immédiatement
en abuser ? Même si la première de ces hypothèses était
vraie, il fallait, pour que la seconde fût admissible, sup-
poser une Lydia bien différente de la jeune fille dont
il portait l'image chérie en lui. Ces idées contradictoires
se heurtèrent longtemps dans la tête douloureuse de
Savinski. Il renonça à trouver une réponse à un problème
si difficile et décida de questionner un jour prochain
Lydia avec la simplicité qui était entre eux.
Mais les choses tournèrent de telle façon qu'il ne put
la voir avant son départ pour la Finlande. Elle était,
220 QUAND LA TERRE TREMBLA...
lui fut-il répondu au téléphone, légèrement souffrante et
obligée de garder le lit. Il lui écrivit un billet pour lui
souhaiter une bonne année et lui dire au revoir. Il serait
rentré à Pétrograd le 2 ou le 3 janvier. Il n'eut pas de
réponse. Il n'en avait pas demandé, il est vrai, mais il
fut désappointé de n'en pas recevoir. La veille du jour
de l'an, il partit de bon matin par le premier train. A la
frontière, une difficulté s'éleva. Le commissaire bolche-
vique déclara que les visas anciens n'étaient plus valables.
Il fallait maintenant un visa des Affaires étrangères apposé
dans une forme qu'il lui indiqua. Et de nouveau Savinski
sentit qu'il était inutile d'essayer de forcer la consigne.
Il était fort exaspéré pourtant. Il pensait à la déception
de sa femme et de ses enfants. Il lui semblait qu'il les
trahissait en ne passant pas avec eux le jour de l'an. Un
officier, qui était employé au bureau des passeports et
qui avait appartenu à l'ancienne administration impériale
dans le même poste, connaissait depuis longtemps Sa-
vinski. Profitant d'un moment où le commissaire bolche-
vique, qui était un grand diable de matelot de Cronstadt
aux yeux farouches, s'était absenté, il dit à Savinski
qu'il allait à Pétrograd en automobile pour affaire de
service et qu'il l'emmènerait volontiers. Il n'y avait qu'une
trentaine de kilomètres. Si tout allait bien, ils seraient
là avant midi et peut-être Savinski pourrait-il avoir son
visa au commissariat des Affaires étrangères de façon
à prendre le train du commencement de l'après-midi.
Pour éviter d'éveiller la susceptibilité du chef de poste,
Savinski l'attendrait un peu plus loin sur le chemin.
Savinski laissa ses bagages à la douane et s'en fut
UN INCIDENT 221
attendre l'automobile. Un quart d'Heure plus tard, ils
roulaient lentement sur la neige tassée de la route dans la
direction de Pétrograd.
Le compagnon de Savinski était un homme intelligent
et agréable. Il avait gardé sa place pour ne pas mourir
de faim et, en outre, il pouvait rendre à la frontière bien
des services à ses anciens amis. Du reste, quand il en aurait
assez, il passerait le fameux pont de bois qui sépare la
Finlande de l'empire. Ils eurent une longue conversation
en français pour éviter d'être compris par le soldat qui
conduisait la voiture. Savinski apprit ainsi une nouvelle
qui l'intéressa fort. L'officier, par suite d'un hasard
heureux, se trouvait être assez exactement renseigné sur
la force et les projets du parti communiste en Finlande.
Il n'était pas douteux que les bolcheviques finlandais
eussent trouvé un appui, de l'argent et des armes en
Russie ; des émissaires de Lénine et de Trotski faisaient
constamment la navette entre Helsingfors et Pétrograd,
et, d'après certains renseignements, on pouvait s attendre,
dans la seconde quinzaine de janvier, à un coup d'Etat
des extrémistes qui renverseraient le faible gouvernement
bourgeois. L'officier ne mettait pas en doute leur succès.
Cela donna beaucoup à réfléchir à Savinski. Il avait les
siens en Finlande. Quelle serait leur sécurité si le parti
rouge était au pouvoir ? Ne faudrait-il pas les faire passer
à l'étranger ? Mais Sonia accepterait-elle de partir sans
lui ?... Et puis il avait des fonds importants dans plusieurs
banques d 'Helsingfors. Il fallait les en retirer, car les
banques finlandaises subiraient la même fortune que' celles
de Russie.
222 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Au commissariat des Affaires étrangères, il eut la
chance de rencontrer dans un couloir Séméonof. Celui-ci
le reçut de la façon la plus aimable et lui demanda à
quoi il pouvait lui être utile. Savinski lui expliqua qu'il
avait été arrêté à la frontière de Finlande. Séméonof aus-
sitôt devint sérieux.
— Nous ne donnons plus de visas, dit-il. Il y a eu des
fuites. Des gens ont profité du désordre des bureaux
finlandais où, comme vous savez, nous gardons nos
agents, pour passer en Suède.
— Mais je n'ai pas l'intention d aller en Suède, dit
Savinski vivement.
— Je n'en doute pas, répondit Séméonof avec l'ébauche
d'un sourire. Je suis persuadé que vous avez d'excellentes
raisons de ne pas quitter Pétrograd...
11 s'arrêta un instant et reprit sur un ton de voix un
peu différent :
— Ne serait-ce que pour continuer vos utiles entretiens
avec Lamshof.
« Il sait tout ce que je fais, pensa Savinski. Il y avait
une allusion à Lydia dans la première partie de sa phrase. »
Un sentiment de colère monta en lui. Il se domina et
dit avec insistance :
— Je vous assure que je ne partirai pas. Mais j'ai les
raisons les plus graves pour aller en Finlande où sont
ma femme et mes enfants... J'ai l'intention de les envoyer
en Angleterre pour l'éducation de mon fils et je suis
sûr que vous ne me refuserez pas de viser leur passeport.
— Oui, dit Séméonof, je comprends, pour l'instant
les écoles anglaises sont meilleures que les nôtres.
UN INCIDENT 223
Il réfléchit un peu.
— Je vous donnerai votre visa, Nicolas Vladimirovitch,
oui, je vous le donnerai, et, si vous me rapportez le pas-
seport de votre femme et de vos enfants, je m'engage à
le viser pour la sortie de Finlande... Mais, n'est-ce pas ?
nous parlons ici d'homme à homme ; puis-je avoir la
promesse que vous rentrerez à Pétrograd dans les premiers
jours de l'année ? Nous aurons à causer, voyez-vous ;
une conversation avec un homme de votre valeur est
toujours précieuse pour moi.
Savinski, fort exaspéré, donna la promesse demandée»
Le même soir, il était chez les siens et rassurait Sonia
dont l'inquiétude avait été grande à ne pas le voir arriver
dans la matinée.
Il eut beaucoup de peine à lui persuader de lui remettre
son passeport pour avoir le visa de sortie.
— Je ne veux pas quitter la Finlande, disait Sonia
avec force. C'est déjà beaucoup que j'accepte de ne pas
rentrer à Pétrograd près de toi. Si nous partons, partons
ensemble. Pourquoi ne restes-tu pas ici ? Nous tenterons
notre chance à Abo.
Savinski allégua l'engagement qu'il avait pris de retour-
ner à Pétrograd. Du reste, les relations qu'il avait avec
Séméonof le mettaient à l'abri de tout danger. Et puis,
à ce moment, qui savait ce qu'allaient faire les Allemands ?
Peut-être dans un mois occuperaient-ils Pétrograd et y
apporteraient-ils au moins l'ordre et la sécurité. En atten-
dant, comme la situation en Finlande pouvait, d'un jour
à l'autre, devenir dangereuse, il suppliait sa femme, pour
le salut de ses enfants, d'aller l'attendre à Stockholm. Un
224 QUAND LA TERRE TREMBLA...
homme seul trouverait toujours moyen d'y arriver, dût-il
franchir la frontière nuitamment. Sonia finit par se laisser
convaincre, mais, malgré l'empire qu'elle avait sur elle-
même, elle ne put cacher sa tristesse.
Le 2 janvier, Savinski l'emmena avec lui à Helsingfors
où il avait à voir ses banquiers. Il y régla ses affaires au
mieux. Ils déjeunèrent en tête à tête à l'hôtel Kemp.
Sonia restait sérieuse et Savinski essaya en vain de l'égayer.
Ces dernières heures passées avec celle qui avait été la
fidèle compagne de sa vie pesaient lourdement sur son
humeur aussi. Il allait rentrer à Pétrograd. Qu'arriverait-il
de lui ? Jamais l'avenir n'avait été aussi incertain. L'image
même de Lydia était obscurcie. Comment la retrouverait-
il ? La sagesse n'était-elle pas de rester auprès des siens ?
Il ne pouvait s'arracher aux pressentiments sombres qui
pesaient sur lui. Et, lorsqu'il partit le lendemain, la sépa-
ration leur fut déchirante à tous deux.
Cependant Lydia attendait Savinski. Il avait dû rentrer
ce jour même, tard peut-être. Il aurait pu être là, la veille
déjà. Qu'est-ce qui le retenait en Finlande ? Lydia mar-
chait de long en large dans sa chambre. Par moment,
ses sourcils se fronçaient ; des rides se dessinaient sur
son front pur. Elle ne se décidait pas à se coucher. Elle
savait que le sommeil la fuirait. Elle allait ainsi de la
fenêtre à son lit, de son lit à la fenêtre. Au-dessus de
Pierre -et-Paul, des étoiles brillaient claires dans le ciel
noir d'hiver. Tant de calme là-haut, tant de trouble dans
cette petite chambre !... Elle s'arrêta enfin ; elle était
lasse, elle aurait voulu mourir. Et soudain l'expression
UN INCIDENT 225
de son visage se modifia. Elle murmura : « Oui, je le
ferai. » Ses yeux étincelaient, sa face changeante prit
une expression de triomphe. « Je le ferai », dit-elle encore
une fois en baissant les paupières. Elle avait retrouvé le
calme.
Lentement elle se déshabilla, se coucha, et s'endormit
aussitôt, — car, quelle que fût la violence de la tempête
qui lavait agitée, elle n avait encore que dix-huit ans,
et, à cet âge-là, il n'est pas de soucis que la nuit ne calme.
15
XII
UN COUP DE TÉLÉPHONE
Le lendemain matin, à la lumière grise du jour d'hiver
qui entrait par ses fenêtres, elle n'osa pas regarder sa
décision en face ; elle ne lui jetait que des coups d'œil
comme en passant. Oui, ce qu elle avait décidé était
toujours là devant elle ; il n'y avait rien de changé ; elle
ne revenait pas sur le parti qu'elle avait pris. Mais il
valait mieux ne pas rester à contempler un but si éblouis-
sant qu'il vous aveuglait. Elle était certaine d'y arriver
un jour. Mais quand ? comment ? Il était impossible de
le prévoir et de dresser un plan. Cependant elle éprouvait
une impression fort agréable de paix avec elle-même.
Elle goûtait un repos délicieux.
La nourrice Katia allait et venait, un peu courbée,
dans la chambre. « Elle n'est pourtant pas âgée, se dit
Lydia. Elle n'a pas cinquante ans. Comme les femmes
vieillissent vite ! Elles ont quelques années à elle, et puis
c'est la fin... »
— Katia, Katia, appela-t-elle. Pourquoi te tiens-tu
courbée ainsi ?
Katia vint à elle. Elle hocha la tête.
UN COUP DE TÉLÉPHONE 227
— J'ai attrapé des douleurs, ma petite colombe.
Tout en parlant, elle sourit de sa grande bouche et
découvrit ses mâchoires où manquaient plusieurs dents.
— Combien te reste-t-il de dents ? demanda avec
intérêt Lydia allongée dans son lit, les deux mains passées
sous sa tête.
— Mais je ne sais pas, ma petite âme, dit la nourrice,
je ne les ai jamais comptées. Il m'en reste assez pour ce
que j'en fais.
— Eh bien, moi, j'en ai vingt-huit, Katia ; elles sont
solides et je puis mordre très fort, si je veux. Regarde.
Elle dégagea un de ses bras, l'approcha de sa bouche
qu'elle ouvrit toute grande et mordit dans la chair tendre
à pleines dents. Lorsqu'elle lâcha prise, on voyait dessinées
en petits carrés rouges deux rangées de dents régulières
sur la peau blanche.
— Mais tu es folle, Lydotchka, ce matin !
Et la nourrice, prenant le bras de sa maîtresse, le frotta
doucement.
— Écoute, nourrice, dit Lydia, raconte-moi l'histoire
d'Ivan le Simple, mais seulement à partir du moment
où il arrive au château où est enfermée la princesse. Il
y a là un passage que j'aime beaucoup. Tu sais, quand la
fille du roi est sur la tour et regarde vers l'orient. Te
souviens-tu des mots ?
— C'est ainsi, dit Katia : « Ivan, ayant fait encore du
chemin, vit devant lui un riche palais d'or et de cristal
d'où venait une musique divine qui le plongeait dans
l'extase. Il découvrit que, sur le sommet de la plus haute
tour, une jeune fille d'une beauté merveilleuse jouait
228 QUAND LA TERRE TREMBLA...
du luth... Elle regardait attentivement du côté où était
Ivan, car sa vieille nourrice en mourant lui avait dit :
« Ne pleure pas. Ne t'afflige pas. De là-bas (elle montrait
de la main l'orient) viendra un homme hardi, et glorieux,
et russe, qui te délivrera... »
— Nourrice, interrompit brusquement Lydia, quel
âge avait Ivan le Simple quand il épousa la fille du roi ?
— On ne le dit pas dans l'histoire, mon enfant. Il
était tout jeune, sans doute. Peut-être avait-il vingt ans.
— Vingt ans ! fit Lydia avec véhémence, vingt ans !
Epouser un homme de vingt ans ! C'est horrible... Je
n'y avais jamais pensé quand tu me racontais ce conte...
Et, maintenant, je ne l'aime plus.
Ce même jour, vers cinq heures, Savinski vint la voir
après avoir passé chez le prince. Elle le reçut, cette fois-ci,
dans une petite pièce attenant au salon où sa mère et le
général Vassilief discutaient avec gravité sur des minuties.
On entendait le murmure continu de leurs voix qui se
mêlait au chant monotone du samovar. Avant même de
se rencontrer, Lydia et Savinski étaient inquiets et énervés.
Savinski, depuis plusieurs jours, avait l'impression qu'il
marchait sur un terrain dangereux ; mais rien ne lui aidait
à reconnaître les endroits où il ne fallait pas appuyer. Il
redoutait une nouvelle saute d'humeur chez Lydia. Com-
ment l'éviter ? Il y réfléchissait encore au moment de la
revoir. Mais, lorsqu'il fut en face d'elle, il éprouva une telle
joie à la retrouver qu'il ne pensa plus à rien d'autre. Pour-
tant, il évita de parler de la Finlande et du départ pro-
chain de sa femme. Il lui semblait avoir compris que toute
UN COUP DE TÉLÉPHONE 229
allusion à un voyage était insupportable à son amie.
Etait-ce parce qu elle savait ne pouvoir quitter la Russie ?
Lydia, de son côté, fut au début charmante comme à son
ordinaire. Elle raconta à Savinski les mille riens de sa
vie. De lord Douglas, il ne fut pas dit un mot. Ils parlèrent
d'abord légèrement de toutes choses. Mais, peu à peu,
un malaise s'éleva entre eux. Savinski s'en rendit compte
assez vite. Ils semblaient qu'ils fussent possédés tous
deux par un peu de fièvre ; il y avait un rien d'affectation
dans le ton presque indifférent qu'avait adopté Lydia
et il sentait sous cette surface unie un courant de pensées
secrètes et tumultueuses. Il y avait certains silences,
certains regards, du reste aussitôt détournés qu'aperçus,
quelque mouvement brusque de la tête, deux mains qui
ne pouvaient rester tranquilles.
A constater ces signes de nervosité chez la jeune fille,
Savinski se troubla lui-même. A son tour, il montra de
l'agitation, de l'inquiétude. Finalement, n'en pouvant
plus, il se leva. Elle se leva aussi, sans réfléchir. Il se
rapprocha d'elle, prit ses deux mains entre les siennes et
lui dit :
— Qu'avez-vous, Lydia Serguêvna ? Que se passe-
t-il ? Ne suis-je pas votre ami ? N'avez-vous plus con-
fiance en moi ? Je ne comprends rien...
Elle le regarda longuement, sans répondre. Ses yeux
avaient une fixité inquiétante et, soudain, Savinski les
vit se remplir de larmes.
Il ne put supporter ce spectacle. Sans songer qu'on
pourrait le voir du salon voisin, il attira Lydia dans ses
bras et, au comble de l'agitation, il lui disait les paroles
QUAND LA TERRE TREMBLA...
sans suite avec lesquelles on apaise la douleur des enfants
et des femmes.
— Lydia, Lydotchka, ma chère petite Lydia, je vous
en supplie... Calmez-vous. Voyons, voyons, pourquoi ce
gros chagrin ? Vous pleurez ! Est-ce parce que vous
savez que les larmes vous rendent plus belle encore ?...
Là, là, cela va mieux... Dites -moi ce qui vous peine...
Non, ne pleurez plus... je ne puis le supporter. Vraiment,
si vous pleurez, je me mettrai à pleurer aussi... Voyez,
le beau spectacle que nous donnerons...
Et, tout en lui parlant à mi-voix, il la pressait contre
lui et, au même temps où, bouleversé, il essayait de la
consoler, le contact de ce corps flexible et charmant lui
causait une étrange sensation de plaisir à laquelle il avait
peine à s'arracher. La chaleur de Lydia, sa fièvre sem-
blaient passer en lui, couler à travers ses veines. L'émo-
tion fut si aiguë qu'il faillit en perdre la tête. Il eut encore
la force de repousser doucement la jeune fille et de l'as-
seoir dans un fauteuil.
Dans le salon voisin, le murmure des voix continuait
à bruire comme l'eau d'un ruisseau qui descend une pente
rapide.
Lydia s'essuya les yeux et se reprit. La crise était passée.
Bientôt elle put parler et dit :
— Vous êtes bon, Nicolas Vladimirovitch... Il faut
me pardonner encore une fois... Je ne sais pourquoi je
suis nerveuse à ce point ces jours-ci... Ne croyez pas que
je sois une petite fille. J'ai beaucoup réfléchi ; j'ai pensé
longtemps, trop longtemps... C'est cela qui m'a fait
mal, mais je crois que c'est fini maintenant et que je ne
UN COUP DE TÉLÉPHONE 231
serai plus jamais ridicule comme je l'ai été aujourd'hui.
— Oui, oui, fit Savinski, nous sommes tous malades,
voyez-vous, Lydia Serguêvna ; ce sont les temps qui
veulent cela. Moi-même, je suis effrayé quand je vois ce
dont je serais capable... Oublions ce qui vient de se passer,
mais, si vous êtes assez bien, pouvez-vous me confier la
cause de votre chagrin ?
La jeune fille réfléchit un instant.
— Je crois, fit-elle, que je puis vous dire l'essentiel...
Je ne sais pourquoi cela m'a pris si brusquement, mais
j'ai eu la sensation horrible que j'étais seule au monde.
Savinski eut un sursaut et allait répondre. Elle le pré-
vint.
— Vous me direz que j'ai mes parents. Mais, Nicolas
Vladimirovitch, mes parents ont fait leur vie. La mienne
est devant moi et je ne vois pas clair ; je ne vois rien,
un grand isolement, et plus loin le vide. C'est une idée
affreuse...
Elle se tut et Savinski resta longtemps silencieux. Que
pouvait-il donner à cette jeune fille palpitante ? Pourrait-
il être le compagnon de cette enfant à travers l'existence ?
Il était âgé, il n'était pas libre. Il n'avait rien à lui offrir.
Le sentiment de son impuissance à soulager cette douleur
l'accabla.
— Chère petite, dit-il enfin, vous êtes très jeune.
Il faut prendre patience. Les choses ne seront pas tou-
jours ainsi. Pour traverser ces temps difficiles, vous
savez que vous pouvez compter sur moi, que je suis
votre ami. Cela n'est pas grand'chose, évidemment, mais
enfin...
232
QUAND LA TERRE TREMBLA.
Lydia l'interrompit vivement.
— Je sais tout cela, je sais que vous m'aimez vraiment.
Mais, vous aussi, votre vie est faite, vous avez votre
femme, vos enfants...
Et, de nouveau, elle parut agitée. Savinski, accablé,
ne trouvait que répondre.
A ce moment, la princesse traversa le salon et adressa
la parole à Savinski. Le repas allait être servi. Voudrait-
il partager avec eux un médiocre dîner de révolution ?
Savinski refusa. Déjà il ne supportait plus d'être avec
Lydia en compagnie. Il avait été si loin dans son intimité
avec elle que seul le tête-à-tête pouvait le satisfaire.
Lorsqu'il revit Lydia, elle paraissait avoir oublié l'émou-
vante scène qui les avait rapprochés l'un de l'autre. La
seule différence que Savinski put remarquer fut une
nuance de sérieux dans toute sa façon d'être, quelque
chose de plus volontaire, comme si elle avait arrêté un
plan auquel elle était décidée de se tenir. De lord Douglas,
il n'était plus question entre eux. De Finlande, il parla
une fois seulement sans nommer ni sa femme, ni ses
enfants, mais pour dire qu'il avait encore des affaires à
y régler. Les nouvelles qu'on en recevait étaient mau-
vaises. On avait l'impression d'être à la veille d'une crise.
Lydia laissa passer ces explications sans y répondre.
Pendant quelques jours, ils ne purent sortir ensemble.
Un matin — la veille ils ne s'étaient pas vus — , elle l'ap-
pela au téléphone. D'abord, il eut de la peine à reconnaître
sa voix. Le timbre en était changé et l'accent. Il le lui dit
et lui en demanda la cause. Elle répondit sur un ton plus
UN COUP DE TÉLÉPHONE 233
ouvert. Elle n'était pas libre dans l'après-midi, mais s'il
dînait chez lui ce soir, elle lui téléphonerait vers sept
heures, pour causer avec lui un moment.
— Je dîne seul chez moi, dit Savinski, et j'attendrai
votre téléphone. Mais comment passerai -je la journée
sans vous voir ?
— Bah ! répondit-elle, nous nous verrons demain,
Nicolas Vladimirovitch. Et à ce soir, en tout cas ; j'aurai
quelque chose à vous dire.
De nouveau la voix redevint grave. Savinski voulait
continuer la conversation. Mais déjà Lydia avait raccroché
l'appareil.
XIII
IN SUCH A NIGHT AS THIS "
The mer chant of Venice
Savinski rentra chez lui avant six heures. Il était fatigué
et triste. Il se fit servir du thé, s'étendit sur un divan et
se laissa aller quelques instants, sans réagir, au cours de
ses pensées. Elles l'entraînèrent dans un monde à l'atmos-
phère lourde, où la moindre chose se faisait avec une
difficulté extrême, où l'on était comme écrasé sous une
impression de peur don ne savait quoi, qui était mille
fois plus difficile à supporter que la vue d'un danger réel,
si grand fût-il. On avait le sentiment d'aller à une catas-
trophe, par des chemins bordés de haies hautes et épi-
neuses qui empêchaient de voir ni devant soi, ni à côté
de soi et qui se fermaient derrière vous à mesure que vous
avanciez. Une force irrésistible, encore que sans brutalité,
vous poussait à faire chaque jour un pas de plus dans
cette voie au bout de laquelle un abîme s'ouvrirait devant
vous. L'idée de la fatalité obscure qui pesait sur lui comme
sur toute la Russie accablait aujourd'hui Savinski. Il
avait ainsi des moments où il ne pouvait se reprendre,
où il était la proie sans défense des démons de la nuit*
« IN SUCH A NIGHT AS THIS » 235
Il traversait une de ces crises. Une visite qu'il avait eue
de Séméonof avait contribué à le mettre en ce fâcheux
état. Celui-ci était venu le voir au sujet de ses entretiens
avec le vieux Lamshof, mais ne s'était-il pas arrangé,
au cours de la conversation et en parlant de l'armée
réactionnaire du Don, pour introduire d'une façon inat-
tendue le nom de Spasski et pour dire textuellement :
« Nous savons qu'il a des correspondants à Pétrograd » ?
Il avait, du reste, passé aussitôt. Mais le coup avait porté
et, comme une pierre jetée dans un étang y forme des
cercles de plus en plus grands, l'ébranlement qu'il avait
causé en Savinski s'était peu à peu étendu et avait touché
à des régions qui jusqu'alors n'avaient pas été agitées.
D'un jour à l'autre il pouvait être arrêté comme complice
de Spasski dans son œuvre contre -révolutionnaire. Il
était à la merci ou d'un hasard, ou d'une trahison. Un
membre du parti pouvait avoir un instant les nerfs trop
faibles et, sous l'empire de la peur, aller se vendre aux
bolcheviques. On ne plaisantait pas avec les maîtres de
Smolny. Combien d'exécutions sommaires n'avaient-elles
pas été faites ? Les ravelins de Pierre-et-Paul, les fossés
de Cronstadt, la cour même de la préfecture à la Goro-
khovaia pouvaient le dire. Pour la première fois depuis
longtemps, on avait enfin au pouvoir des hommes éner-
giques. Les gens du Don, ces officiers sans volonté, ces
généraux qui se disputaient, pourraient-ils les renverser ?
Savinski, dans l'humeur où il était, ne gardait pas l'ombre
d'une espérance. « Mais alors, se dit-il, ne suis-je pas fou
de risquer ma liberté et peut-être ma vie pour une cause
qui est juste certainement, mais de l'échec de laquelle
236
QUAND LA TERRE TREMBLA..
je ne puis pas plus douter que de ma présence dans
cette chambre ? Qu on se sacrifie quand on croit au
succès, admettons-le, mais lorsqu'on est certain d'échouer,
c'est le fait de gens illuminés, de mystiques, de rêveurs.
Je ne suis ni mystique, ni rêveur ; je suis un homme
d affaires. Pourquoi me suis -je embarqué dans cette
aventure ? Au fond, si je veux admettre la vérité, unique-
ment parce que Spasski est un charmant garçon et que
j'ai de la sympathie pour lui ; mais il faut avouer que
c'est une sympathie qui peut me coûter cher. » Et en
même temps Savinski sentait de la façon la plus claire
qu'il n'aurait jamais la force de rompre avec Spasski,
et cette constatation ajouta momentanément à sa mau-
vaise humeur. « Le diable l'emporte », dit-il, en se rele-
vant.
Il alluma une cigarette et regarda sa montre. Près de
six heures et demie. Pourquoi Lydia ne téléphonait-
elle pas ? Lydia ! Qu'était-il pour elle ? Elle ne verrait
jamais en lui qu'un ami. Sans doute il était capable de
jouer ce rôle de second plan. Il en souffrirait certaine-
ment, et, à la fin, elle s'en irait, au bras de quelque
jeune homme. Ici aussi il ne pouvait espérer aucun suc-
cès. Mais ici encore, il savait qu'il ne trouverait en lui
ni le désir, ni le pouvoir de se séparer d'elle. Il pré-
voyait de longues souffrances, mais les souffrances causées
par Lydia lui étaient plus chères que les joies données
par d'autres. « Ah ! tout cela est absurde, soupira-t-il,
et je déraisonne. Mais les choses sont ainsi et, pour
rien au monde, je ne voudrais qu'elles fussent autre-
ment. »
« IN SUCH A NIGHT AS THIS » 237
La femme de chambre entra. La remplaçante du domes-
tique qui avait jugé plus prudent de quitter Pétrograd
était une femme déjà d'un certain âge, à la bonne et pai-
sible figure. Savinski s'était accoutumé à Annouchka
qui avait pour lui les soins les plus attentifs. Elle lui
parlait souvent de ses enfants qu'elle ne connaissait pas,
non plus que sa femme, mais dont elle voyait la photo-
graphie sur le bureau. Boris était son préféré. Elle regarda
son maître assis sur le divan. Il semblait accablé.
— Vous êtes fatigué, banne, aujourd'hui. Faut-il vous
faire dîner un peu plus tôt ?
Savinski haussa les épaules.
— Comme vous voudrez, Annouchka, je n'ai pas
faim.
— Il n'est pas bon de vivre seul dans ces temps-ci,
barine, dit-elle doucement. Allons, je vais vous servir
tout à l'heure. Cela vous fera du bien.
Elle alla tâter le poêle.
— Vous n'aurez pas froid ce soir, dit-elle. Et elle sortit
tranquillement.
A ce moment, Savinski entendit un coup de sonnette
à la porte d'entrée. Il avait les nerfs en si mauvais état
qu'il tressaillit. Quel ennui était-ce encore ? Il fut sur
le point d'appeler la vieille bonne pour lui dire qu'il
n'y était pour personne. Mais elle était déjà à la porte.
Il était trop tard.
Il attendit quelques secondes, la tête baissée. Un bruit
de pas légers sur le tapis : il leva les yeux. Lydia était
devant lui.
Elle avait gardé sa fourrure. Elle se tenait droite, la
!38
QUAND LA TERRE TREMBLA...
tête un peu renversée en arrière, les yeux attachés sur
Savinski, et l'émotion de ce dernier était telle qu'il ne
vit pas le trouble qu'elle essayait de cacher. Elle fut la
première à se remettre, et à Savinski qui était resté immo
bile, comme stupéfié par cette apparition, elle dit d'une
voix qui ne tremblait pas :
— Eh bien, Nicolas Vladimirovitch, est-ce ainsi que
vous accueillez vos hôtes ? Est-ce ainsi que vous me
recevez à la première visite que je vous fais ?
— Lydia Serguêvna, dit-il, pardonnez-moi... Je ne
sais si je rêve. J'étais plongé dans d'affreuses idées noires
Et vous voilà !...
Il lui avait pris les deux mains et se tenait tout contn
elle. Un parfum de jeunesse avait rempli la pièce où il
se morfondait seul il y a quelques instants. La chaleur
qui rayonnait du poêle semblait plus forte, l'électricité
plus brillante.
— C'est vous, reprit-il, chez moi !... Et je vous laisse
là debout ; je ne vous fais même pas asseoir, je ne vous
offre rien... Mais j'espère que vous pouvez rester quelques
minutes... Je vous raccompagnerai tout à l'heure...
Enlevez votre manteau, Lydia Serguêvna, vous prendriez
froid en sortant. Vous voyez, j'ai un appartement tout
petit, mais il y fait chaud, comme aux temps bénis des
tsars.
Il lui prit sa fourrure et fut surpris de découvrir que
Lydia était en toilette décolletée, comme il l'avait vue aux
soirées de Nathalie.
— Allez-vous dîner quelque part ? demanda-t-il. Chez
notre voisine, sans doute ?
« IN SUCH A NIGHT AS THIS » 239
Avec un peu de confusion, Lydia dit sans oser le
regarder :
— J'avais pensé, Nicolas Vladimirovitch, qu aujour-
d'hui vous m'inviteriez à dîner... si je ne vous gêne pas,
cependant. Peut-être avez-vous à travailler ?... Dites-le
franchement, et je m'en irai tout de suite...
Elle semblait de nouveau avoir perdu confiance en
soi ; elle était redevenue une petite fille toute simple et
Savinski vit qu'elle rougissait.
— Ah ! dit-il, quelle fée êtes-vous pour me faire un
cadeau pareil ? Si je vous garde !... Que pensez-vous
donc ?
Il mourait d'envie de la prendre dans ses bras pour la
réconforter, pour lui faire sentir la joie qu'elle lui appor-
tait. Mais le désarroi de ses pensées était si grand qu'il
n'osait bouger. Il ne savait que faire, quelle contenance
adopter. Il s'écarta brusquement.
— Il faut que j'avertisse ma vieille femme de chambre,
fit-il. Il y a un bon dîner, à ce qu'elle m'a dit.
Il courut jusqu'à l'office. Quand il revint, Lydia n'avait
pas bougé de place, mais elle avait repris possession d'elle-
même et lui sourit.
— Votre appartement me plaît, dit-elle.
— C'est l'appartement qu'a habité jusqu'à moi la
princesse Dolly R..., répondit Savinski. Je crois que c'est
elle qui l'a tendu de ces vieilles toiles de Jouy qui sont si
gaies. Comme vous avez vu, je touche à la caserne et mes
voisins immédiats sont ces Pavlovtsi qui forment le plus
mauvais des régiments de Pétrograd. Qu'est-ce qui les
empêche d'entrer chez moi et de venir s'installer ici à
240
QUAND LA TERRE TREMBLA...
ma table et dans mon lit ? Je n'en sais rien. Je les trouve
bien aimables de rester chez eux, car s'il leur chantait
de changer de logement, je n'aurais qu'à leur céder le
mien sans mot dire.Séméonof lui-même n'y pourrait rien.
Lydia s'était levée et parcourait la pièce. Elle s'approcha
d'une double porte qui avait été enlevée et qui conduisait
dans la chambre voisine où Savinski couchait. Un grand
lit de milieu l'occupait, un lit de femme élégante, car il
était couvert d'un dessus de dentelles et de soie.
Lydia revint dans le cabinet de travail. Elle jeta un
coup d'oeil sur le bureau, où, dans un cadre d'argent,
était la photographie de Sonia entourée de ses enfants.
Elle la regarda longtemps.
— Votre femme est belle, dit-elle enfin.
— Mais ne la connaissez-vous pas ? fit Savinski
étonné.
— Je ne l'ai jamais vue, répondit Lydia... Est-ce une
photographie ancienne ? Votre femme est encore très
jeune.
— Sonia, fit Savinski, quel âge a-t-elle ? Trente-deux
ans, je crois. Elle s'est mariée à dix-huit ans.
— C'est mon âge, fit Lydia d'une voix changée.
Elle resta un moment sans parler. Savinski se taisait
aussi. De nouveau il avait cette impression que quelque
chose de mystérieux avait surgi entre eux. Mais il ne
s'attarda pas à en chercher la cause. La joie qui était
en lui à voir Lydia dans son appartement dominait tout
et l'emplissait d'une ivresse telle qu'elle ne laissait place
à aucun autre sentiment. Elle était là, éblouissante de
jeunesse et d'éclat ; le seul mouvement imperceptible-
« IN SUCH A NIGHT AS THIS » 241
ment rythmé de ses hanches quand elle marchait, la façon
dont elle redressait son buste juvénile et effaçait ses
épaules un peu grêles, le halètement léger de ses seins
quand elle respirait, la manière dont l'air était aspiré et
expiré entre ses lèvres, la profondeur de ses yeux et
leur couleur azurée qui évoquait des cieux orientaux, la
blonde torsade enfin de ses cheveux dorés et fins qui sem-
blaient rendre à la lumière ce que la lumière leur avait
donné, étaient un spectacle dont il ne pouvait s'arra-
cher. Il n'était pas besoin de parler. A quoi bon ? Elle
était là, vivante, près de lui. Que demander de plus ?
La vieille Annouchka survint. Elle regarda son maître
qui ne s'était pas aperçu de son entrée. Il avait rajeuni
de dix ans. Elle avait laissé un homme fatigué, presque
un vieillard. Et voilà qu'elle retrouvait un homme fort,
vigoureux, aux yeux brillants, au visage rayonnant de
bonheur. C'est d'une voix pleine de douceur qu'elle dit :
— Barine, le dîner est servi.
A table, elle approcha la chaise de la jeune fille et lui
témoigna une déférence particulière et, comme Lydia
la remerciait, elle s'inclina très bas. Puis, ayant servi le
potage et les pirochkit elle sortit.
— Votre servante est bien, dit Lydia.
— C'est une brave femme, répondit Savinski. Elle est
pleine d'attentions pour moi.
— Je crois que je l'aimerai beaucoup, fit Lydia.
Savinski sursauta. Que voulait dire Lydia ? Avait-il
bien compris ?... A partir de ce mot, Savinski sentit
qu'il était de moins en moins maître de lui. Par ins-
tant il se reprenait et examinait la situation avec calme.
16
242 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Lydia avait eu le caprice de venir voir son appartement
et de s'inviter à dîner, chose impossible en d'autres
temps, toute naturelle aujourd'hui où le monde était à
l'envers. Les rapports si amicaux qu'il y avait entre eux
expliquaient une démarche qui n'était qu'en apparence
osée. Il suffisait, du reste, de regarder la jeune fille assise
en face de lui pour comprendre aussitôt la simplicité et
l'innocence qui étaient en elle. « Il n'y a rien que de pur
en ma fille », avait dit le vieux prince... Il avait raison,
tout devait être considéré de cet angle-là.
Mais, à d'autres moments, ces sages réflexions étaient
bousculées par un assaut de pensées tumultueuses. Il n'y
avait plus qu'une réalité : la femme qu'il adorait était
venue chez lui ; elle était là à portée de ses bras ; elle
savait — il n'était pas possible qu'elle ignorât — les
sentiments qu'il avait pour elle et qui depuis longtemps
avaient franchi les bornes de l'amitié... Il s'approcherait
d'elle... Il se pencherait vers la fleur entr 'ouverte de sa
bouche et y porterait les lèvres...
Tandis qu'il était partagé entre deux sentiments, tantôt
se laissant emporter par les rêves passionnés que la pré-
sence de Lydia faisait naître, tantôt réfléchissant avec
calme sur une situation si inattendue, et dont il fallait
savourer les moindres délices car cette rencontre serait
brève et ne se renouvellerait pas, la conversation conti-
nuait à bâtons rompus entre Lydia et lui. Maintenant ils
avaient trouvé le ton juste ; il n'y avait pas de fausses
notes. Ils ne parlaient de rien de sérieux. La nouveauté
de ce tête-à-tête, une pointe de champagne dont elle
avait bu un verre, l'avaient rendue à elle-même et libérée
« IN SUCH A NIGHT AS THIS » 243
des préoccupations qu'elle avait eues ces jours derniers,
préoccupations dont Savinski avait vu encore le reflet
sur son front pur avant dîner.
Savinski fut frappé du naturel exquis avec lequel elle
s'adaptait à cette position nouvelle. Elle ne témoignait ni
embarras, ni excès de confiance. La petite fille qui parfois
réapparaissait en elle avait disparu. Il avait à sa table une
jeune femme qui manifestement ne semblait surprise en
rien de ce que sa place dans cette salle à manger pouvait
avoir d'extraordinaire. Elle semblait presque être la maî-
tresse de la maison et, comme Savinski, beaucoup plus trou-
blé qu'elle ne l'était, négligeait de manger, c'est elle qui lui
offrit de reprendre d'un plat laissé sur la table. Savinski,
s il mangeait peu, buvait moins encore. Il se sentait dans
un équilibre si instable qu il craignait que la moindre
chose lui fît perdre la tête. C'est à peine s'il prit un verre
de champagne. La présence de Lydia le grisait plus
sûrement que le vin, et il passait son temps à se jurer de
garder son sang-froid, car ce n'était pas une femme qu'il
avait en face de lui, une jolie femme habituée aux hom-
mages des hommes aussi bien qu'à leurs brusqueries, et
qui sait à quoi elle court lorsqu'elle va dîner chez un
garçon, c'était une jeune fille à l'aube de la vie, dont l'ha-
leine était aussi fraîche que celle du vent avant l'aurore,
une amie pure qui lui faisait la grâce de venir passer une
heure chez lui dans des circonstances que son imagination
seule à lui, Savinski, rendait romanesques. En somme,
au sein des délices où le plongeait la présence de Lydia,
il se sentait horriblement gêné par le combat qui se livrait
en lui.
244 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Cette gêne s'accrut lorsqu'ils eurent passé dans le
cabinet de travail. A table, leur position était exactement
fixée, — il y a des règles et une tradition. Au salon, ils
redevenaient libres et Savinski ne savait que faire de sa
liberté. Lydia, elle, gardait plus de simplicité. Elle s'ins-
talla sur le divan, se renversa un peu en arrière sur les cous-
sins et alluma une cigarette. Elle suivait de l'œil Savinski et
paraissait s'amuser à le voir aller et venir sans trouver
de repos. D'abord, il s'était assis près d'elle. Puis soudain,
comme si un diable l'avait poussé, il avait bondi à l'autre
bout de la pièce sous prétexte de chercher des allumettes,
alors qu'une boîte était sur le guéridon à côté du divan.
Puis il s'était laissé tomber sur un fauteuil voisin et,
alors, comme il lui avait parlé avec douceur ! A ce mo-
ment-là, sans peut-être même qu'il s'en rendît compte,
il voulait lui plaire, la gagner, faire sa conquête. Ses yeux
semblaient vouloir lire à travers elle et pénétrer jusqu'à
son cœur et, sous la caresse de ce regard, Lydia, elle-
même, perdait peu à peu conscience ; ses idées flottaient
devant elle comme des poussières qu'emporte le vent ;
elle n'était plus que sensations ; c'était une ivresse légère
et délicieuse. Elle ne revint même pas à elle à un mouve-
ment brusque de son ami. Voilà que, sans raison appa-
rente, il s'était mis à marcher de long en large, tirant des
bouffées rapides de sa cigarette, se taisant et laissant échap-
per, au milieu d'un long silence, un mot qui sortit du mono-
logue intérieur auquel il se livrait : « Impossible. » Ce mot
résonna dans la chambre et fit sursauter Savinski lui-même.
Il se tourna vers Lydia, lui sourit et dit :
— Pardonnez-moi, je crois que j'ai perdu la tête...
« IN SUCH A NIGHT AS THIS » 245
Mais il s arrêta et son sourire ne s'acheva pas, tant il
fut frappé de l'expression qu'avait prise la jeune fille.
Elle était pâle et ses yeux restaient attachés sur Savinski.
Il n'apercevait que ces yeux sombres dans l'ombre ;
il ne pouvait s'en détourner. Elle regardait Savinski :
mais le voyait-elle ? Elle paraissait emportée par un
rêve à cent lieues de la scène présente. Même le mot
« impossible », lorsqu'il avait éclaté dans la chambre,
n'était pas parvenu à ses oreilles. Mais toujours ces yeux
intenses, comme consumés d'un feu intérieur. Il alla
jusqu'à elle et, tandis qu'il hésitait, cherchant ses mots,
elle lui dit avec simplicité :
— N'êtes-vous pas fatigué de marcher, Nicolas Vladi-
mirovitch ? Asseyez-vous près de moi... Il semble que
je vous fasse peur, ce soir.
Elle lui tendit la main qu'il prit et garda dans la sienne,
puis il s'assit et la porta à ses lèvres, et ses lèvres remon-
tèrent jusqu'au poignet, le franchirent, arrivèrent au
bras nu, le parcoururent de bas en haut, et de haut en
bas. C'était une sensation à la fois exquise et torturante
dont il se demandait combien de temps elle pourrait se
prolonger impunément. Soudain il sentit le bras de Lydia
resté libre s'allonger autour de son cou, l'attirer vers
elle. Lorsqu'il fut tout près, elle se blottit sur sa poitrine
et, tournant son visage vers lui, elle lui donna ses lèvres.
Il la serra éperdument contre lui, se coucha presque sur
elle ; leurs deux corps exactement joints ne se touchaient
que par leurs bouches unies. Il sembla à Savinski qu'il
ne vivait plus que par ses lèvres collées à celles de sa
maîtresse. Cela dura longtemps, une minute, un siècle ?
246
QUAND LA TERRE TREMBLA..
Il eut un éclair de lucidité. « Quelle heure est-il ? Il
faut rentrer... Et puis, non, non, c'est impossible... Pour-
tant, le vieux prince... une jeune fille... » Il s'arracha aux
bras de Lydia. De nouveau il était en proie à une grande
agitation. Il paraissait ne plus songer qu'à une chose.
Il tira sa montre. Dix heures déjà... Ah ! il n'y avait plus
personne dans les rues... Il courut à Lydia, s'agenouilla
devant elle. Il la caressait, lui disait mille choses tendres
et folles et il finit sur un ton plus sérieux :
— Je vais vous accompagner chez vous, Lydia, Ly-
dotchka ; il est tard ; on sera inquiet, on vous cherchera...
A propos, où vous croit-on ?
— Chez mon amie Hélène, à la Mokhovaia, dit Lydia,
et elle ajouta en pesant chacun de ses mots :
— C'est là que je suis censée coucher, car vous savez
bien qu'il n'est pas agréable de circuler le soir dans
Pétrograd. C'est donc là que vous m'accompagnerez si
vraiment vous ne pouvez vous décider à me garder chez
vous jusqu'à demain...
Tard dans la nuit, il était deux heures du matin, l'élec-
tricité brûlait au-dessus du grand lit où ils étaient couchés.
Épuisée de fatigue, Lydia se redressa, se pencha vers
son amant étendu près d'elle, le regarda jusqu'au fond
des yeux et dit :
— 0 toi qui es à moi, tu n'iras plus en Finlande,
maintenant !
Elle se glissa dans ses bras et s'endormit.
XIV
LE RÉVEIL
La nuit, le repos, deux respirations alternées dans le
silence de la nuit. Si ce n'était le bruit léger de ces souffles
qui scandent le silence, on pourrait croire qu'il n'y a plus
de vie dans les deux corps qui sont étendus là, tant le
sommeil où ils sont ensevelis est profond. L'obscurité
les enveloppe et maternellement berce ses enfants. Ils
dorment, l'un à côté de l'autre... Et soudain Savinski sent
une impression étrange sur ses yeux, quelque chose qui
irrite et gêne ; il entr 'ouvre les paupières, les referme
aussitôt, les rouvre... La chambre est inondée de lumière;
l'électricité brûle dans le plafonnier et, près de lui, la
vieille Annouchka qui lui touche l'épaule.
— Barine, il y a une perquisition chez nous, murmure -
t-elle à son oreille.
Tout de suite, comme à la lueur d'un éclair, Savinski
vit l'avenir proche s'ouvrir devant lui : l'abîme. Une
perquisition, un mandat d'arrêt, Lydia compromise dans
l'affaire, arrêtée peut-être, menée en prison avec lui,
cette petite dans l'horrible promiscuité des geôles bol-
cheviques ! Et en outre l'affreux scandale qui retentirait
248 QUAND LA TERRE TREMBLA...
de tous côtés, chez le vieux prince, plus loin encore en
Finlande où Sonia l'attendait...
— Je me lève, dit-il à voix basse à Annouchka.
Lydia dormait toujours. Rien ne pouvait déranger son
innocent sommeil. Elle était allongée, le bras droit sous
la tête, ses cheveux défaits en désordre autour d'elle ;
l'épaule un peu frêle sortait nue de la chemise qui, entr 'ou-
verte, laissait voir un jeune sein délicatement fleuri.
Savinski, tandis qu'il s'habillait hâtivement, la regardait.
L'angoisse lui tenaillait le cœur... Eût-il été seul, l'aventure
était déjà dangereuse, mais y mêler cette enfant ! Fallait-il
la réveiller ?... Pourrait-il éviter qu'on l'arrêtât ?... Mais,
en tout cas, le commissaire chargé de la perquisition
entrerait dans la chambre... Il alla vers elle, se pencha
sur le lit, la prit dans ses bras, la baisa sur le front et sur
les lèvres. Elle répondit à son baiser, murmura sans
ouvrir les yeux un « je t'aime », voulut se retourner pour
reprendre son sommeil.
— Lydia, dit Savinski, Lydia, ma petite âme, il faut
te réveiller...
La tête de la jeune fille roula sur l'oreiller ; elle revint
à elle et demanda :
— Qu'y a-t-il ? Est-il tard déjà ?
Elle regarda les fenêtres qui restaient sombres.
— Mais c'est la nuit encore ; il faut me laisser dormir.
— Mon cher cœur, dit Savinski, il y a une perqui-
sition ici. Il faut te lever... J'espère que tout se passera
bien ; en tout cas, tu ne cours aucun danger... Habille-
toi, je suis obligé de passer à côté... A tout à l'heure.
Il la serra contre sa poitrine. Elle mit les bras autour
LE RÉVEIL 249
du cou de Savînski comme pour ne pas le laisser partir.
Il les dénoua doucement et sortit de la chambre. Il passa
par le cabinet de travail, regarda sa montre. Elle marquait
quatre heures... Il avait tout son sang-froid : « Le diable
emporte les gens qui choisissent une heure pareille pour
une visite domiciliaire », se dit-il. Il entra dans la salle
à manger, il y avait là une dizaine de personnes, presque
tous des gardes rouges en uniforme de soldats, baïonnette
au canon, et deux civils. Il reconnut le président du comité
de la maison, un architecte à la maigre moustache, au
teint maladif, qui avait ses bureaux sur la cour. La seconde
personne en civil se détacha du groupe, vint à lui et se
présenta fort poliment : « Alexandre Ivanovitch Zoubof,
commissaire à la Section des recherches pour la contre -
révolution. » Il lui tendit un papier jaune imprimé, muni
de plusieurs cachets. D'un coup d'oeil, Savinski le lut.
Ordre était donné de perquisitionner chez Nicolas Vladi-
mirovitch Savinski et de l'arrêter, ainsi que toutes per-
sonnes présentes dans son appartement... Songeant à
Lydia, il sentit ses jambes se dérober sous lui et dut
faire un grand effort pour cacher son trouble. Il s'appuya
à la table.
— Je suppose que ce papier est légal, dit-il. Mais
peut-être y a-t-il une erreur ?... Puis -je téléphoner à
Léon Borissovitch Séméonof ?
Le commissaire s'inclina et, sur un ton de voix très
déférent, répondit :
— Je crains, Nicolas Vladimirovitch, que la chose soit
inutile. Vous serez sans doute interrogé aujourd'hui à la
Gorokhovaia et, à ce moment, si vous le jugez nécessaire,
250
QUAND LA TERRE TREMBLA...
Léon Borissovitch pourra intervenir. Mais nous ne
dépendons pas des Affaires étrangères...
Le commissaire avait les manières d'un homme bien
élevé. C'était, probablement, un ancien employé de la
police secrète du tsar, entré au service des bolcheviques.
Il était rasé de frais, portait une courte moustache sur
une lèvre un peu bouffie et s'exprimait avec élégance.
Il n'avait pas trente ans. Savinski eut un instant l'espoir
qu'il pourrait arranger avec lui l'affaire de Lydia. Il
comprendrait, sans doute, la situation, et il ne devait
pas être insensible à l'idée d'obliger un homme tel que
lui.
— Je voudrais vous parler une minute, dit-il à demi-
voix, d'une question assez délicate.
L'autre s'inclina.
— A vos ordres, fit-il, et il suivit Savinski qui l'entraî-
nait vers l'entrée du cabinet de travail.
A ce moment, un second personnage, en uniforme
celui-là, se détacha du groupe des soldats et vint se joindre
à eux. Le commissaire civil, sans montrer d'embarras,
le présenta :
— Le lieutenant Ivanof, dit-il.
Savinski, habitué à regarder les hommes et à les juger,
prit sa mesure d'un coup d'oeil. Il était convenablement
habillé et avait l'allure d'un officier de carrière. C'était
un jeune homme aussi. Il se tenait droit, les épaules
effacées. « Il a appartenu à l'ancienne armée, pensa Sa-
vinski, je puis réussir encore. »
— Messieurs, dit-il en souriant, c'est d'une affaire
personnelle que je veux vous entretenir. Vous compren-
LE RÉVEIL 251
drez tout de suite... Ce n'est pas aux fonctionnaires du
gouvernement, qui remplissent ici leur devoir...
— Très pénible, je vous assure, Nicolas Vladimirovitch,
très pénible en vérité, intervint le commissaire civil en
s'inclinant.
— Oui, reprit Savinski avec plus d'assurance, c est à
des hommes que je m'adresse, d'homme à homme... Le
fait est que je suis ici, aujourd'hui, dans une situation
assez particulière... Cela peut arriver à chacun de nous,
à vous comme à moi... J'ai une femme, à côté, une toute
jeune femme qui est venue me voir et que j'ai gardée
cette nuit, car les rues ne sont pas très sûres, comme vous
savez... Elle ignore tout des choses politiques, c'est une
enfant encore... Elle n'a pas vingt ans, voyez-vous...
Maintenant, je puis vous donner ma parole d'honneur
qu'elle n'est en rien mêlée à ma vie, qu'elle ne sait rien
de ce que je fais, et qu'en réalité c'est la première fois,
aujourd'hui, qu'elle est entrée dans mon appartement...
Mes domestiques, si vous voulez bien les interroger sur
ce point, pourront vous confirmer la vérité de ce que
je vous dis... Les choses étant ainsi, messieurs, je vous
supplie de la laisser libre... Vous comprenez, sans que j'en
dise davantage, de quoi il s'agit... Et je vous assure que
je n'oublierai jamais le service que vous me rendrez...
A mesure qu'il parlait, il avait peu à peu perdu le
sang-froid qu'il avait au début. L'émotion à laquelle
il était en proie faisait vibrer sa voix.
Les deux commissaires parurent partager son émoi,
et le civil plus encore que le militaire. Tandis que Zoubof
hochait la tête approbativement, l'officier eut un demi-
252 QUAND LA TERRE TREMBLA...
sourire presque respectueux pour faire comprendre qu'
lui était, en efîet, arrivé d'être en bonne fortune et que
c'étaient là choses sur lesquelles un homme ayant vécu
savait fermer les yeux. Cependant, lorsque Savinski eut
terminé, un grand embarras se peignit sur leurs figures.
Ils s'écartèrent un instant et commencèrent à discuter.
La conversation se prolongeait. Evidemment, ils se heur-
taient à un obstacle difficile à surmonter. Ils revinrent
à Savinski.
— Vous pourriez peut-être nous dire le nom de la
personne qui est chez vous ? dit le commissaire civil
avec un peu de gêne.
— Je préférerais le tenir secret, répondit Savinski,
il s'agit de l'honneur d'une femme, vous comprenez...
— Je comprends, je comprends, fit l'officier, cepen-
dant...
— En tout cas, nous pourrions interroger votre domes-
tique, suggéra Zoubof, qui paraissait fort désireux de
faire preuve de bonne volonté.
Annouchka fut appelée. Les deux commissaires lui
posèrent des questions. La vieille servante répondit avec
simplicité et assurance. Elle n'avait jamais vu la jeune
femme qui avait dîné chez son maître. C'était elle, An-
nouchka, qui ouvrait toujours la porte. Cette jeune femme
n'était pas encore venue à l'appartement. Cette déposition
parut faire impression sur les deux commissaires. Cepen-
dant, seuls, ils recommencèrent à discuter. Savinski
avait, à ce moment, la certitude que la chose était arrangée.
Il respirait librement. Que lui arriverait-il ? Il ne s'en
souciait pas. Seule Lydia importait. Les commissaires
LE RÉVEIL 253
s'approchèrent, de nouveau, de lui. Cette fois-ci, ce fut
l'officier qui parla.
— Il nous paraît, Nicolas Vladimirovitch, que la ques-
tion est, en effet, fort délicate. Notre ordre est formel...
Nous prendrions une grande responsabilité en ne l'exé-
cutant pas à la lettre... Cependant, peut-être, pour vous
obliger... dans les circonstances actuelles... Mais il va
sans dire, n'est-ce pas, que vous nous garderiez le plus
grand secret... Personne ne doit le savoir, pas même les
soldats qui sont ici...
On voyait les soldats dans la salle à manger par la porte
restée ouverte et Savinski, la poitrine gonflée de joie,
n'osa pas serrer la main de ses interlocuteurs. Du reste,
à cette seconde même, un incident nouveau se produisit
qui modifia, hélas ! la situation de fond en comble. Lydia
entra rapidement dans le cabinet de travail. Elle était
dans un comble d'anxiété et, depuis un quart d'heure
qu'elle était prête, se rongeait à se demander ce que
signifiaient ces interminables conciliabules. N'en pou-
vant plus, le cœur déchiré, elle se décida à rejoindre son
amant.
— Que se passe-t-il ? Que veut-on faire de toi ?
demanda-t-elle, avant que Savinski, atterré, pût l'ar-
rêter.
Il lui parut que le sol s'ouvrait sous ses pieds. L'entrée
de la jeune fille avait fait sensation. Les deux commis-
saires, interdits, la regardaient fixement. La beauté de
Lydia, l'éclat de ses yeux, l'indifférence qu'elle montrait
pour tous les gens réunis dans l'appartement, l'unique
préoccupation qu'on lisait sur son visage pour le sort de
254 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Savinski, les laissaient stupéfiés d'admiration. Les soldats
eux-mêmes s'étaient rapprochés de la porte du cabinet
de travail et leurs regards curieux ne quittaient pas la
jeune fille.
— Très pénible, murmura le commissaire Zoubof,
lorsqu'il revint à lui, très pénible, en vérité... Je crains,
dit-il à voix basse à Savinski, qui avait été obligé de
s asseoir sur la table et qui gardait dans sa main la main
de Lydia, je crains que nous ne soyons obligés d'exécuter
notre ordre dans sa rigueur.
Savinski ne répondit pas. Il sentait la main de Lydia
qui serrait la sienne. C'était une étreinte que rien ne
pourrait défaire. Il eut l'impression qu'il irait avec elle
jusqu'à la mort.
La perquisition commença. Le bureau fut fouillé. On
n'y trouva rien. Ici Savinski était tranquille. Il n'avait
pas un papier compromettant. Du reste, depuis que
Lydia était près de lui, il avait recouvré son calme. Il
avait l'impression d'assister à un spectacle où il ne tenait
aucun rôle. Ses nerfs, après tant de secousses, étaient
insensibles. Il regardait avec curiosité les deux commis-
saires poursuivre leurs recherches. Ils s'y montraient
assez maladroits. « Ils ne savent pas leur métier, pensa-
t-il d'abord. Autrefois la police travaillait mieux. » Ils
ne trouvèrent même pas une somme importante en billets
de banque que Savinski avait cachée sous un coin du
tapis qu'il avait décloué. Il y avait plus d'une centaine
de mille roubles en billets anciens. Mais leur maladresse,
à la regarder de plus près, lui parut jouée. Oui, manifes-
tement, ils faisaient semblant de chercher avec zèle de
LE REVEIL 255
façon à n'être pas dénoncés par les gardes rouges, mais
ils voulaient aussi que Savinski ne fût pas leur dupe.
Ce jeu l'amusa un instant.
Soudain une idée lui vint. Peut-être pourrait-il encore
sauver Lydia qui se tenait étroitement serrée contre lui
et dont le souffle frais effleurait sa joue.
— Messieurs, dit-il, avez-vous à cette heure-ci à la
Gorokhovaia un chef responsable avec qui entrer en
communication ?
— Sans doute, Nicolas Vladimirovitch, sans doute,
répondit le commissaire Zoubof. Notre chef, le camarade
Ouritski, doit être encore a la préfecture... En réalité,
notre travail se fait surtout de nuit.
— Eh bien, alors, voudriez-vous être assez aimable
pour lui exposer, par téléphone, le cas particulier dans
lequel je me trouve? L'affaire pourrait être arrangée
ainsi et je vous garderai une longue reconnaissance de
votre bonne volonté...
Les commissaires consentirent, mais l'officier fit
remarquer qu'il faudrait transmettre le nom de ma-
dame...
Lydia écoutait depuis un instant sans arriver à com-
prendre de quoi il s'agissait. Il y avait là un mystère
qu'il fallait percer.
— Vous voulez mon nom, leur dit-elle, le voici sur
une pièce d'identité...
Elle leur tendit une pièce officielle où son nom, son
âge, sa résidence étaient portés...
Zoubof se mit au téléphone et, en un clin d'oeil, eut
la communication avec la préfecture à la Gorokhovaia.
256 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Il commença à exposer la demande de Savinski... Lorsque
Lydia vit de quoi il s'agissait, elle se leva aussitôt et,
s 'adressant à son ami avec une extrême agitation, elle
lui dit à voix basse :
— Quoi, Nicolas, on t'arrête... Je croyais qu'il ne
s'agissait que d'une perquisition... Es-tu en danger ?
Que va-t-on faire de toi ?
— Il ne s'agit pas de moi, chère petite, fit Savinski.
Oui, on va me mener en prison, mais tu sais que cela
arrive à beaucoup de braves gens aujourd'hui ; j'y serai
deux ou trois jours, puis on me relâchera. Cela est sans
intérêt, mais c'est de toi que je me préoccupe. L'ordre
est si sottement conçu que toute personne trouvée dans
mon appartement doit être arrêtée aussi. Et quand même
tu serais libérée presque tout de suite, je voudrais t'éviter
cette horrible prison...
Il n'en dit pas davantage, déjà Lydia s'enflammait :
— Puisque tu vas en prison, j'y serai avec toi...
Un débat s'engagea entre eux, Savinski voulant lui
persuader qu'elle lui serait mille fois plus utile en restant
libre, mais Lydia se butait à l'idée de ne pas le quitter.
Pendant leur entretien qui se faisait à voix basse,
on entendait des bribes de conversation de Zoubof au
téléphone :
— Oui, camarade Ouritski... Je comprends... Dix-
huit ans... Ah ! ah !... charmante, oui... C'est pour cela
que je me suis permis de vous appeler...
Et soudain, il raccrocha le récepteur, se gratta la tête,
et, se tournant vers Savinski :
— Rien à faire, dit-il, il faut aller à la Gorokhovaia,
LE RÉVEIL 257
mais pour vous, Lydia Serguêvna, il est probable que
vous n'y resterez pas longtemps.
Il fut bien étonné de voir que le visage de la jeune fille
montrait la plus grande satisfaction.
Cependant il restait à perquisitionner dans les autres
pièces de l'appartement. Les soldats, las d'attendre,
avaient gagné la cuisine. La fatigue prenait peu à peu
Savinski et Lydia. Ils ne parlaient pas. Savinski était
plongé dans de noires réflexions ; pour l'instant, Lydia,
plus jeune, ne songeait qu'à lutter contre le sommeil.
La vieille Annouchka le vit ; elle eut pitié d'elle et s'ap-
procha de la jeune fille :
— Je vais vous préparer à déjeuner, dit-elle. Vous
n'aurez pas grand 'chose à manger là-bas. J'ai allumé le
fourneau, le café sera prêt dans un instant...
Elle caressa le bras de Lydia et retourna à son travail.
Quelques moments plus tard, elle revint, apportant du
café chaud, du pain et du beurre. Savinski invita les com-
missaires à déjeuner avec eux et l'on improvisa ainsi un
repas matinal. A peine à table, Lydia se mit à dévorer
des tartines. Elle but coup sur coup deux grandes tasses
de café. Elle était soudain, sans qu'elle pût s'en expliquer
la raison, si heureuse que sa bonne humeur devint conta-
gieuse et arracha Savinski à ses préoccupations. Quant aux
deux commissaires, ils étaient radieux. Jamais, dans l'exer-
cice de leurs fonctions, ils n'avaient rencontré pareille bonne
fortune. La conversation, grâce à Lydia, fut animée ; il n'y
avait là ni chasseurs bolcheviques, ni proie bourgeoise. Il
n'y avait que des êtres humains réunis par le hasard de la
vie et qui trouvaient fort agréable, après une nuit quasi-
17
258 QUAND LA TERRE TREMBLA...
blanche, de s asseoir à une table et de se restaurer.
Il fallut pourtant partir. Il était passé six heures. Avant
de quitter la maison, Savinski donna Tordre à Annouchka
de téléphoner dès neuf heures chez Séméonof pour lui
faire savoir qu'il était en prison à la Gorokhovaia. « Vous
ne parlerez que de moi », lui dit-il.
Ils sortirent. Deux soldats furent laissés dans l'appar-
tement, à la grande indignation d 'Annouchka, qui redou-
tait les vols probables.
Une automobile attendait à la porte. L'obscurité était
encore complète et le froid vif. Les deux commissaires,
avec beaucoup de politesse, installèrent Savinski et Lydia
dans le fond de la voiture et s'assirent sur le siège de
devant.
A travers une ville morte, ils arrivèrent en quelques
minutes à la Gorokhovaia.
XV
A LA GOROKHOVAIA
Le vestibule de la préfecture, à la Gorokhovaia, était
plein de soldats. Savinski et Lydia furent conduits dans
une grande pièce, au premier étage.
Lydia, sûre de n'être pas séparée de Savinski, n'avait
pour l'instant aucun souci ; l'excellent déjeuner qu'elle
avait pris avant de partir avait fait disparaître la fatigue
d'une mauvaise nuit. Elle n'était plus que curiosité. Ils
se trouvaient dans un viste salo 1 qui avait dû faire partie
des appartements de réception du préfet. Il en conservait
encore quelques fauteuils et chaises capitonnés et recou-
verts d'une soie bleu pâle, et un tapis à la machine,
moderne, dont les couleurs étaient effacées. Dans un
angle de la pièce, derrière quelques tables rangées en arc
de cercle, deux employés travaillaient. Devant eux, un
accusé se tenait debout. C'était, à en juger par sa tenue,
ce qu'on appelait alors un « bourgeois », état suffisant
pour être classé comme suspect. Les employés remplis-
saient lentement des fiches, des formulaires, ouvraient
des registres. Cet ordre administratif surprit Lydia à
260 QUAND LA TERRE TREMBLA...
qui il paraissait incompatible avec l'idée qu'elle se faisait
des procédés employés sous le règne de la Terreur,
décrété par les bolcheviques. Et puis le calme de cette
pièce, son aspect tranquille et riche, le manque de tragique
qu'il y avait en tout cela ! Elle fit part de ses réflexions à
Savinski à mi-voix.
Il haussa les épaules et sourit.
— La bureaucratie ne mourra jamais chez nous. Lénine
sera impuissant à la détruire. Même les actes illégaux seront
toujours faits dans les formes.
Il tâchait de ne pas paraître soucieux, de montrer la
liberté de son esprit, de façon à ne pas alarmer la jeune
fille, et l'effort qu'il faisait dans cette direction finissait
par avoir le plus heureux effet sur son humeur.
Leur tour vint de passer devant les fonctionnaires
dans le coin de la pièce. Ils multipliaient les formalités
d écrou. Il fallut enfin remettre son portefeuille. Les
employés donnèrent un reçu en forme de l'argent qu'il
contenait. Mais Savinski, qui avait suivi avec intérêt
ce qui s'était passé quand le précédent « bourgeois » avait
été incarcéré, avait prudemment glissé quelques centaines
de roubles dans la poche de son pantalon.
Deux soldats les attendaient à la porte. C'étaient deux
Lettons à la figure dure et maigre. Ils gravirent un escalier
en colimaçon dont les jours intérieurs donnaient sar le
vestibule d'entiée. A chaque fenêtre, une mitrailleuse était
braquée sur la porte qui ouvrait sur la Gorokhovaia et un
soldat montait la garde. « Comme ils ont peur d'un coup
de force ! pensa Savinski. Ils ne se sentent pas très so-
lides. » Ils s'arrêtèrent devant une petite antichambre pleine
A LA GOROKHOVAIA 261
de gardes rouges. Leurs conducteurs échangèrent quelques
mots avec le chef du poste.
— C'est plein chez nous, dit celui-ci avec bonne
humeur.
Au troisième étage, même réponse.
Au dernier étage, enfin, ils furent admis dans la petite
antichambre où cinq ou six soldats fumaient. A une table
était assis un tout jeune homme à peine âgé de vingt ans,
un petit juif à l'air farouche et important, aux cheveux
noirs, crépus, en broussailles, qui avait devant lui un
registre où il couchait les noms de ses hôtes. Il prit celui
de Lydia d'abord et lui demanda pour quelle cause
elle était arrêtée. Lydia, qui le dévisageait avec curio-
sité, répondit d'une voix claire et sans trahir le moindre
embarras :
— Je n'en sais rien. Si vous voulez me l'apprendre,
vous me ferez plaisir.
Les soldats sourirent, mais le petit employé fronça le
sourcil.
— Je pense que vous êtes arrêtée pour raisons poli-
tiques, fit-il gravement. Nous allons mettre « contre-
révolution ».
Cette fois-ci, un des soldats, un grand diable dégin-
gandé qui ne quittait pas des yeux cette enfant si belle,
rit ouvertement.
— Fouillez la prisonnière, dit le gamin d'une voix
rèche à un soldat debout près de lui.
Savinski eut un sursaut et s'approcha de Lydia.
Elle se tourna vers lui et, d'un coup d'œil, le supplia
de ne pas intervenir. Le soldat hésita, regarda Lydia,
262 QUAND LA TERRE TREMBLA...
se balança sur ses deux jambes, haussa les épaules et
finalement répondit :
— C'est inutile, Léon Davidovitch. Vous voyez bien
que c'est une enfant...
Tous les soldats présents montraient par leur conte-
nance qu'ils approuvaient l'attitude de leur camarade.
Le petit employé blêmit de rage, mais il n'osa pas renou-
veler son ordre. Il murmura quelques mots inintelligibles
dont on entendit seulement la fin.
— ... La consigne est formelle, je le ferai moi-même.
Il se leva, vint à Lydia, et, comme pour la forme,
se contenta de tapoter légèrement sa fourrure à la hauteur
des hanches.
Lorsque Savinski eut répondu aux questions posées
et qu'on se fut assuré qu'il ne portait pas de revolver,
un des soldats poussa une porte vitrée et ils furent intro-
duits dans le logement qui leur était destiné.
C'était une grande pièce carrée, basse de plafond,
à peine éclairée par une lampe électrique pendant au
bout d'un fil au centre de la chambre. Par l'unique
fenêtre qui regardait sur la cour, pénétrait une pâle lueur
qui annonçait la prochaine et tardive arrivée de l'aube.
Une odeur acre, tiède, suffocante, faite de la respiration
des hôtes de la prison, de leur sueur, du cuir de leurs
bottes, de la paille de leurs matelas, des planches à moitié
pourries du parquet, de la fumée rance des cigarettes,
arrêta Lydia et Savinski à leur premier pas et les cloua
sur place. L'épreuve était plus dure encore que ne l'avait
imaginée ce dernier. Il sentit la pression du bras de Lydia
sur le sien, mais elle ne dit rien. Cependant leurs yeux
A LA COROKHOVAIA 263
s'habituaient à la demi-clarté qui régnait dans la salle
et le spectacle qu'elle offrait leur serra le cœur. Des lits
de camp, pressés les uns contre les autres, l'emplissaient
toute, laissant à peine un étroit passage libre au centre
et deux allées qui conduisaient à des portes ouvertes
dans la cloison, à leur gauche ; sur une table, un homme
était couché, enveloppé d'un manteau militaire qui lui
couvrait la tête ; on ne voyait de lui que l'extrémité de
ses bottes en porte-à-faux. Sur les lits de camp, et parfois
à même le plancher, des hommes étaient étendus dans un
affreux désordre, souvent trois d'entre eux occupant
deux lits. La plus grande partie de ces prisonniers dor-
maient d'un sommeil agité, parfois coupé de gémisse-
ments ; des mouvements nerveux les secouaient, les fai-
saient se retourner sur leur couche dure et étroite ; des
bras étaient brandis en l'air ; des mains fiévreuses grat-
taient des nuques piquées par la vermine. D'autres,
allongés sur le dos, la bouche ouverte, ronflaient. Dans
un angle, la petite pointe rouge d'une cigarette brillait
comme un ver luisant égaré dans un jardin infernal.
Un petit bossu, hagard, la figure frénétique, surgit sou-
dain de sa couche, courut sous la lampe, tira un calepin
de sa poche et, fébrilement, y inscrivit quelques mots...
Puis, jetant un regard méfiant sur les nouveaux arrivés,
il regagna sa place.
Savinski aperçut enfin, près de la table, un banc sur
lequel il y avait une place libre. Il y conduisit Lydia,
s'assit et la prit sur ses genoux. Elle se serra contre lui,
l'embrassa doucement sans parler. De nouveau, une
fatigue insurmontable l'accablait. Elle s'endormit aus-
QUAND LA TERRE TREMBLA...
sitôt. Lorsqu'elle se réveilla une heure plus tare
c'était déjà le jour, le jour gris, triste, des matinées
d'hiver de Pétrograd, un jour si pâle qu'il fait re-
gretter la nuit. Elle ouvrit les yeux et vit qu'elle était
dans les bras de Savinski. Que lui étaient la prisoi
et ses terreurs ? Elle sourit tendrement à son amanl
dont la figure grave et fatiguée s'éclaira. Il caressait
avec douceur la main de la jeune fille appuyée sur sa
poitrine.
Déjà la grande salle s'animait. Des prisonniers se
levaient ; ils semblaient harassés et se détendaient en
soupirant. Beaucoup allumaient tout de suite une ciga-
rette.
Une heure de sommeil avait rendu à Lydia sa fraîcheur.
Elle avait repris une entière tranquillité d'esprit et accep-
tait avec bonne humeur ce qu'elle appelait une aven-
ture.
— Cette fois-ci, dit-elle en plaisantant à Savinski, je
sais au moins quelque chose de la révolution, c'est que
cela sent très mauvais.
Des gens venaient à eux, des conversations s'enga-
geaient. La présence de Lydia faisait sensation. Elle avait
gardé sa fourrure, mais, à cause de la chaleur de la pièce,
l'avait entr 'en verte par le haut. Son cou frais et la poitrine
légèrement décolletée apparaissaient. C'était comme si
l'on eût apporté des fleurs dans l'air empoisonné d'une
chambre de malade. Savinski demandait des détails sur
la vie do la prison. La seule chose qui le préoccupait
pour l'instant était de savoir à quelle heure on les inter-
rogerait, car il était essentiel que Lydia pût rentrer chez
A LA GOROKHOVAIA 265
elle pour le déjeuner. Ainsi personne ne saurait où elle
avait passé la nuit. Les renseignements furent mauvais.
Une douzaine de prisonniers affirmèrent aussitôt qu'ils
étaient là depuis trois, quatre ou cinq jours, sans avoir
été appelés par Ouritski, sans connaître le motif de leur
arrestation. Un officier causait avec Lydia. C'était un
homme jeune, il riait et plaisantait. Il avait l'air de s'adap-
ter sans peine à l'existence de la prison. Elle remarqua
avec étonnement que ses mains tremblaient tandis qu'il
lui parlait. « Comme il a peur ! » pensa -t-elle. Cette
impression lui fut désagréable, mais ne fit que l'effleurer.
Il y avait en elle une source de bonheur si abondante
que rien ne pouvait la tarir. Elle ne songeait même pas
à la possibilité d'une longue détention pour Savinski.
Tant d'autres avaient déjà été arrêtés ainsi, puis relâchés
au bout de quelques jours ! Les prisons de Pétrograd,
pourtant immenses, ne pouvaient suffire à loger la moitié
de la population... Pour l'instant, elle était entourée de
gens aimables qui s'empressaient pour lui plaire ; elle
avait son amant à côté d'elle ; elle ne voulait pas voir plus
loin.
Il y avait dans cette salle le mélange le plus étonnant
qu'on pût imaginer. Des contre -révolutionnaires, c est-à-
dire des officiers de tous grades, quelques bourgeois no-
tables, puis des spéculateurs, un groupe de quatre per-
sonnes qui avaient fait un coup hardi en accaparant du
platine, puis des prisonniers de droit commun, des
escrocs, de simples voleurs arrêtés dans la rue. L aristo-
cratie de ce groupe -là était composée par une petite bande
de faux monnayeurs qui avaient adroitement mis en cir-
266 QUAND LA TERRE TREMBLA...
culation quelques milliers de faux billets « Kerenski ».
Ils avaient l'air satisfait d'eux-mêmes et portaient haut
la tête. Un tiers au moins des prisonniers étaient des
bolcheviques arrêtés pour concussion. Un homme fort
occupé à préparer du thé sur une table à laide d'une
lampe à esprit de vin, en apporta un verre à Lydia, qui
l'accepta avec grand plaisir. Et comme elle allait boire,
il lui dit : « Attendez, attendez », tira triomphalement
de sa poche assez sale un morceau de sucre et prononça :
— C'est le seul qui me reste !
Lydia n'osa pas le refuser. Elle apprit d'un de ses
voisins que l'homme au sucre était un commissaire qui,
envoyé en Sibérie poiter de l'argent aux troupes, avait
prétendu avoir été volé en route.
Cependant, le chef de la chambrée vint présenter ses
respects à Savinski et à Lydia. C'était lui qui réglait les
rapports des prisonniers entre eux, fixait le tour des cor-
vées, l'ordre dans lequel ils descendaient aux lavabos,
organisait les équipes pour le partage des bidons de soupe,
dressait la liste des objets à faire acheter au dehors par
un garde rouge. Ce personnage important était un homme
d'à peine trente ans, à la figure énergique et plaisante,
aux cheveux roux, à l'allure décidée. Il avait eu un emploi
élevé à l 'état-major de l'armée rouge. Un jour, quatre
cent mille roubles avaient disparu de son bureau et il
avait été arrêté. Il mena Savinski et Lydia faire le tour
du domaine sur lequel il régnait maintenant, et, comme
des prisonniers balayaient la salle, il fit passer ses nou-
veaux hôtes dans une petite pièce voisine où une douzaine
de lits de camp se touchaient. Une femme était couchée
A LA GOROKHOVAIA 267
sur l'un d'eux et tenait entre ses bras une fillette de six
ans environ, qui dormait encore. Sur la figure fatiguée de
la mère, on lisait qu'elle n'avait d'autre préoccupation
que cette petite, qui était pâle, chétive, comme tant d'en-
fants poussés sur la terre humide de Pétrograd. Lydia,
à demi-voix, causa avec elle. Elle avait été prise comme
otage avec sa fille, car son mari, accusé de contre -révo-
lution, avait pu s'enfuir. Tant qu'il ne se rendrait pas,
elle resterait là avec son enfant. Elle avait l'air à moitié
folle de douleur.
— S'il revient, dit-elle, ils le fusilleront... S'il ne revient
pas, qu*arrivera-t-il à ma petite ?... Elle ne pourra sup-
porter longtemps cet emprisonnement. Regardez comme
elle est maigre !
Elle souleva une couverture. Lydia vit des jambes
minces comme des flûtes où les genoux et les chevilles
faisaient de grosses bosses osseuses.
Le chef de la chambrée dit à Savinski :
— Vous logerez ici ce soir, c'est le quartier bour-
geois.
Savinski s'assit sur un lit. Il était accablé. Depuis deux
heures que les prisonniers étaient réveillés, il n'avait pu
échanger un mot avec Lydia. La matinée avançait. Il
allait être onze heures. Il fallait qu'il causât seul à seule
avec elle. Il craignait maintenant le pire, une longue sépa-
ration. Les bolcheviques le garderaient. Il y avait eu, sans
doute, une imprudence commise du côté de Spasski. Voilà
où l'avait mené sa sympathie pour ce contre -révolution-
naire à la réussite de qui il n'avait jamais cru. Il maudit
cette facilité avec laquelle il se laissait entraîner par ses
268 QUAND LA TERRE TREMBLA...
sentiments dans des aventures qui pouvaient devenir tra-
giques. Il était impardonnable, car il était un homme
habitué aux affaires et au plus matériel côté de la vie. A
Lydia, il ne pouvait rien dire de ses préoccupations. Il
voulait l'amener à comprendre qu'elle le quitterait dans
quelques heures. La chose n'était pas facile. La jeune
fille refusa nettement.
— Où tu seras, dit-elle, je serai... Je n'ai que toi
au monde et, sache -le, dès maintenant tu n'as plus que
moi.
Il fallut une longue insistance pour que Savinski
arrivât à lui démontrer qu'elle lui serait mille fois plus
utile en liberté qu'auprès de lui. Qui lui ferait parvenir
de la nourriture chaque matin, qui ferait des démarches
pour obtenir sa liberté ? Il la convainquit enfin. Mais la
jeune fille avait les yeux pleins de larmes.
— Que tu me fais de la peine ! dit-elle. Mais, hélas !
je vois bien que tu as raison...
Comme elle parlait ainsi, son nom fut appelé à haute
voix à la porte de la salle. Un employé agitait un papier.
Elle se leva.
— Suivez-moi, dit-il. Vous êtes attendue à l'interro-
gatoire.
Il y eut un brouhaha dans la chambre. On entendait
des voix qui se mêlaient et disaient : « Jamais on n'a été
interrogé aussi vite. C'est un miracle !» — « Nous le
savions bien, vous partez déjà !» — « Hélas ! » murmurait
un autre.
Il fallut se quitter. Lydia se jeta au cou de Savinski
et, oublieuse des prisonniers qui, tous, la regardaient,
;
A LA GOROKHOVAIA 269
l'embrassa passionnément. Elle ne pouvait se détacher
de lui. Il semblait que ce fût la dernière minute de sa
vie qu'elle passât dans ses bras. L'employé, à la porte,
était gagné par la sympathie générale qui allait à la jeune
fille. C'était d'une voix molle et presque machinalement
qu'il répétait : « Il faut se hâter, il faut se hâter ! »
Soudain Lydia eut une idée nouvelle.
— Je veux te revoir, dit-elle, même si on me libère.
Elle enleva rapidement sa fourrure qu'elle avait gardée
sur elle et la laissa dans les bras de son amant. Et, main-
tenant, en toilette de bal, décolletée, éclatante de fraîcheur
et de beauté, droite et la tête en arrière à sa façon, elle
marcha vers la porte qui se referma sur elle, laissant les
spectateurs de cette scène éblouis et retenant leur souffle
à cette fugitive vision.
Un quart d'heure s'écoula. Savinski était sans pensées.
Assis sur un banc, la tête entre ses mains, il restait comme
endormi. Il n'avait conscience ni du temps, ni du bruit
de la chambrée. Soudain il y eut un brouhaha. Lydia
reparaissait. Elle courut à son amant.
— Je suis libre, dit-elle... J'ai eu affaire à un homme
très poli. Il s'est excusé fort aimablement de la déplorable
erreur par suite de laquelle j'ai été arrêtée... Il va t'inter-
roger tout de suite. Tu vas descendre avec moi... Mais
je suis sûre, dit-elle avec frénésie, sûre, tu m'entends,
qu'il va te libérer aussi.
La joie rayonnait d'elle, et, comme l'employé appelait :
« Nicolas Vladimirovitch Savinski », il suivit la jeune fille
qui lui montrait le chemin.
Ils furent introduits à nouveau dans le salon où ils
270 QUAND LA TERRE TREMBLA...
étaient entrés six heures auparavant. Là, Lydia eut une
grande déception. Elle n'eut pas la permission d accom-
pagner Savinski chez le commissaire chargé de l'interro-
gatoire. Elle devait quitter la prison sur-le-champ. Mais
la certitude de le revoir dans peu d'instants l'emplissait
encore et elle le laissa sans angoisse.
Quelques secondes plus tard, Savinski était en face du
redoutable Ouritski, dont la renommée remplissait déjà
la ville. Ouritski, qui était assis devant une grande table
sur laquelle il consultait un dossier, se leva à l'entrée de
l'inculpé et vint lui serrer la main. C'était un homme de
taille moyenne, très maigre, à la figure intelligente, rasé,
de mouvements vifs et nerveux, au type sémite assez
élégant, mais très accentué. Il avait l'air exténué de fatigue.
Il offrit une chaise à Savinski et retourna à son dossier
qu'il feuilleta quelques instants. Ces minutes parurent
un siècle à Savinski. Il ne pouvait supporter l'anxiété du
doute. Qu'avait-on contre lui ? Tout était préférable à
l'attente... Et, cependant, il faisait un effort extrême
pour garder son sang-froid... Cette lutte contre soi-même
était harassante.
Enfin, Ouritski prit une liasse de papiers, leur passa
un caoutchouc et les tendit à Savinski.
— Voici vos papiers, dit-il d'une voix blanche. Je
vous les rends... Je vais vous mettre en liberté. (Savinski
baissa les yeux pour que la joie de son regard ne le trahît
pas.) Mais, si vous le voulez bien, je vous poserai d'abord,
pour le procès -verbal, quelques questions que vous aurez
l'obligeance d'écrire vous-même avec votre réponse...
Une sonnerie de téléphone l'interrompit. Le commis-
A LA GOROKHOVAIA 271
saire, d'un geste las, décrocha un récepteur à un des
quatre appareils fixés au mur derrière lui, écouta un ins-
tant, donna un ordre bref et reprit :
— Vous connaissez Spasski ? demanda -t-il.
— Oui, répondit Savinski.
— Veuillez l'écrire.
— Avez-vous eu des relations avec lui depuis le 7 no-
vembre 1917, par lettre, par personne interposée, ou
directement ?
— Non, répondit Savinski.
— Veuillez l'écrire.
— Avez-vous son adresse actuelle ?
— Non.
— Veuillez l'écrire.
Les mêmes questions furent posées au sujet des géné-
raux commandant l'état-major du Don. Les réponses de
Savinski furent négatives. Soudain Ouritski, qui marchait
fébrilement dans la pièce, s'arrêta devant Savinski et lui
demanda à brûle-pourpoint :
— Connaissez-vous l'ingénieur Mouchine ?
Savinski hésita un instant, puis se reprit et d'une voix
nette dit :
— Non.
Ouritski prit alors le procès -verbal, le lut à haute
voix.
— Veuillez signer, dit-il. Vous êtes libre.
Il se leva et le salua. Savinski se dirigea vers la porte.
Comme il allait l'ouvrir, la voix blanche d'Ouritski
l'arrêta.
— Il serait très peu sage de votre part, Nicolas Vladi-
272 QUAND LA TERRE TREMBLA...
mirovitch, de revoir Spasski, ni d'avoir quelques relations
que ce soit avec lui, et non plus avec l'ingénieur Mou-
chine. C'est un conseil que je vous donne... Au revoir.
Savinski sortit, mais, pendant qu'on accomplissait les
formalités de levée d'écrou, les dernières paroles du com-
missaire retentissaient encore en lui et le glaçaient. « Quelle
insolence à me parler ainsi ! pensa-t-il. Pouvait-il me
faire plus explicitement comprendre qu'il n'ajoutait
aucune foi à mes déclarations ?... Cet homme joue avec
moi. Cette histoire n'est pas finie... » Toute sa joie avait
disparu.
Sur le trottoir seulement de la préfecture, il échappa à
l'angoisse qui, de nouveau, l'étreignait. Il était midi.
C'était une claire journée d'hiver. La neige des jardins
de l'Amirauté étincelait sous le soleil. Au sortir de la
geôle puante, il respira librement l'air sec et glacé. Il
semblait pour la première fois de sa vie être capable de
goûter la joie d'un jour lumineux et froid. « Que c'est
bon ! Que c'est beau ! », répétait-il immobile devant la
porte du bâtiment.
A cet instant, d'une embrasure de magasin sur le
trottoir d'en face, une jeune femme sortit et vint à lui.
C'était Lydia.
Il la serra contre son cœur.
— Je suis heureux ! dit-il, je t'aime 1
Ils rentrèrent à pied par le quai du Palais. Ils croyaient
avoir vécu un rêve troublé. La seule réalité était l'aube
éblouissante de leur amour. Quelques minutes plus tard,
ils se quittèrent devant l'hôtel du prince Serge Volynski.
A LA GOROKHOVAIA 273
Ils se retrouveraient à la fin de la journée... Où ? Ils ne sa-
vaient encore. L'appartement de Savinski était-il toujours
occupé par les soldats ?... Et même, libre, était-il prudent
de s'y rencontrer ?... Cela se réglerait par téléphone dans
Japrès-midi. Ils se re verraient... Qu'importait le reste !
18
XVI
UN PONT EST COUPÉ
La vieille Annouchka fit à son maître un accueil tou-
chant. La joie qu elle montra à le revoir témoignait de
la crainte qu'elle avait ressentie à le croire perdu. Les
soldats, rappelés par un ordre téléphonique, venaient de
quitter l'appartement. Il ne restait d'eux que l'odeur
tenace du cuir de leurs bottes. Pendant que le cuisinier
préparait le déjeuner, elle fit chauffer un bain, déchaussa
elle-même Savinski, lui apporta une robe de chambre.
— Grâce à Dieu, dit-elle, vous voilà en sûreté, barine.
Et cette belle demoiselle aussi, je pense.
— Oui, fit Savinski, grâce à Dieu, elle est sauvée.
Les larmes lui montaient aux yeux.
Après avoir mangé, une fatigue invincible le jeta sur
son divan. Il dormit longtemps, d'un sommeil lourd
coupé de rêves affreux. Il revoyait les jambes maigres, aux
genoux osseux, d'une petite fille dans les bras de sa mère,
et la petite fille sanglotait, sanglotait sans fin... Puis ce
fut un homme au nez busqué, trépidant, qui sautillait
autour de lui, exécutant une danse satanique... Et soudain,
il s'arrêtait, le regardait dans les yeux et, d'une voix
UN PONT EST COUPÉ 275
blanche, demandait : « Voulez-vous me donner l'adresse
de Spasski ? » Et, tandis qu'il parlait, les sonneries de
quatre téléphones derrière lui retentissaient sans interrup-
tion. Le vacarme dont elles remplissaient la salle ne cessait
pas, faisait bourdonner les oreilles de Savinski qui était
comme cloué sur son divan par les yeux fixes de cet
homme... Tout à coup, il se réveilla, la sonnerie du télé-
phone appelait, appelait continûment. Il courut à l'appa-
reil. Un message de Séméonof le priait de passer vers
quatre heures au commissariat des Affaires étrangères...
Il frissonna, se secoua pour chasser les lambeaux du cau-
chemar qui restaient accrochés à lui... Il regarda au dehors.
Déjà la nuit venait. Il tira sa montre. Il était quatre heures
moins le quart. Il n'avait que le temps d'aller au rendez-
vous. Mais auparavant il demanda le numéro de Lydia.
Où voulait-elle le voir ?... Il ne pouvait être chez lui
avant cinq heures. Et peut-être serait-il en retard. Mais
elle l'attendrait et Annouchka lui donnerait du thé...
La voix claire de Lydia au bout du fil acquiesça.
Vingt minutes plus tard, il était en face de Séméonof
dans le grand cabinet Empire jaune et rouge où, plus
d'une fois, il s'était entretenu avec M. Sazonof. Il y arri-
vait plein de ressentiment à la fois et de crainte. L'impu-
dence de ce Séméonof dépassait les bornes. Le faire arrêter
ainsi au milieu de la nuit, cela ne pouvait se tolérer.
Mais le sentiment que Séméonof appartenait à un parti
tout-puissant et sans scrupules l'obligeait à se contraindre.
Il fallait patienter encore.
Séméonof se précipita au-devant de lui. Il paraissait
276 QUAND LA TERRE TREMBLA...
avoir perdu cette réserve glacée dans laquelle il était
toujours enfermé. Il manifesta une colère véritable à
l'idée que son ami Savinski avait pu être arrêté ainsi et
mené en prison. Il y avait là l'imbécillité d'une commission
indépendante qui agissait à l'aveugle et voulait faire du
zèle. Informé par Annouchka dès neuf heures, le matin
même, il n'avait pas perdu une minute, avait appelé au
téléphone Ouritski qui dormait encore après une nuit
de travail, et lui avait enjoint, sous sa propre responsa-
bilité, de relâcher Savinski sans perdre un instant.
— J'ai répondu de vous, Nicolas Vladimirovitch,
comme de moi-même, ajouta-t-il avec un pâle sourire...
Vous savez toutes mes pensées, je ne vous ai rien caché.
Vous nous êtes indispensable. Vous travaillerez un jour
avec nous.
La scène fut brève et, lorsque Savinski le quitta, il
pouvait avoir l'impression que son interlocuteur avait
joué franc jeu et que sa position était, dès maintenant,
plus sûre. Mais, tandis qu'il regagnait son appartement,
des doutes lui vinrent. « Est-ce encore une comédie ?
se dit-il. Savait-il tout à l'avance ? N'a-t-il pas machiné
lui-même mon arrestation ?... Ne veut-il pas ainsi exercer
une pression sur moi et me faire sentir que je suis dans
ses mains ?... Et Lydia ? Sait-il que Lydia était chez
moi ? Il est impossible qu'il l'ignore... Va-t-il se servir
de cette arme-là aussi ? » Il remarqua enfin que Séméonof
n'avait pas fait la moindre allusion à ce qui avait motivé
l'ordre de perquisition et d'arrêt. Pas un mot de Spasski I
Cela était étrange et donnait à penser. Ce ne pouvait être
par hasard qu'il avait passé sous silence un sujet d une
UN PONT EST COUPÉ 277
telle importance. A ce moment, en pleins pourpar-
lers de paix avec les empires centraux, la question du
Don préoccupait vivement les commissaires du peuple.
Le front de Savinski se plissait. Il allait à pas rapides,
la tête baissée. Il releva les yeux ; il était en face de chez
lui. Les fenêtres de son cabinet de travail étaient éclairées.
Lydia était là... Tout fut oublié.
Quelques minutes après, elle était dans ses bras. Les
lèvres sur la nuque de la jeune fille, il respirait le parfum
enivrant de la jeunesse. Une minute comme celle-là ne
valait-elle pas d'être payée par les angoisses de la nuit,
par l'odeur acre de la prison ? Il écoutait Lydia parler.
La musique seule de sa voix était un dictame à tous les
maux. Elle racontait son retour chez elle, la joie de retrou-
ver sa chambre, ses meubles, l'atmosphère pure qui y
régnait, et puis le déjeuner en famille, le grand appétit
qu'elle avait.
— Mon père, dit-elle en riant, m'a assuré que je n'avais
jamais eu si bonne mine. Il m'a emmenée chez lui un
moment. Ah ! si tu savais comme j'avais envie de lui dire
que je suis à toi... Peut-être l'avait-il deviné... Non,
non, ce n'est pas impossible ; à la façon dont il me regarde
parfois, j'imagine qu'il voit très loin en moi et des choses
qui doivent rester secrètes... Au fond, il n'a, je crois,
qu'un désir : il veut que je sois heureuse... Comment ?
Peu lui importe. Il n'a qu'une peur véritable, c'est que
les temps où nous vivons me privent du bonheur qui
m'est dû. Mais tu comprends qu'il ne peut pas dire ce
qu'il sent... Alors, cela va de lui à moi dans des silences
où il semble que nous parlions sans prononcer un mot...
278 QUAND LA TERRE TREMBLA.
Rien que dos pensées qui volent, tièdes, caressantes,
muettes... Je n'ai pas osé parler non plus et je l'ai laissé
se reposer... Et puis j'ai dormi longtemps jusqu'à ce que
tu me réveilles... Et me voilà enfin près de toi, dans tes
bras, à ma place. Je t'aime... Je t'ai toujours aimé, ne le
sais-tu pas ?Te souviens-tu, la première fois, quand je suis
tombée à tes pieds... Tu m'as relevée ; j'étais comme
étourdie et tu me soutenais avec tant de fermeté et de dou-
ceur... J'ai vite repris mes sens, — mais faut-il te le dire?
que penseras-tu de moi ? — j'ai fait semblant d'être
encore sans connaissance pour rester un moment de plus
serrée contre toi... Et puis je ne t'ai pas vu pendant
longtemps ! Où avais -tu disparu, méchant ?... Tu étais
enfermé chez toi, près des tiens... Ah ! je te battrai, je
crois, dit-elle d'une voix changée. Six mois, tu t'es caché ;
six mois tu m'as abandonnée... Tu étais heureux, sans
doute... Dis, je t'en supplie, dis que tu n'étais pas heureux
sans moi !... (Une douleur véritable faisait vibrer ses
paroles...) Mais enfin, tu pouvais vivre ; tu ne me cher-
chais pas. Il a fallu que le hasard nous réunît chez Natha-
lie... Moi j'avais appris qui tu étais, naturellement...
Mais toi, savais-tu même mon nom ?... C'est encore
bien beau que tu m'aies reconnue. Tu ne m'avais pas
oubliée, dis ?
— Je sentais toujours ton corps souple et charmant
dans mes bras, répondit Savinski.
Il la reconduisit chez elle à l'heure du dîner. La Mil-
lionnaia était déserte. Au coin d'Aptiékarski Pereoulok
qui était plongé dans l'obscurité, un petit groupe de sol-
k«a
UN PONT EST COUPÉ 279
dats attendait, silencieux, dans la nuit glacée. Un seul
réverbère brûlait et éclaira un instant la figure souriante
de la jeune fille. Les soldats la regardèrent et laissèrent
passer le couple, sans mot dire. Savinski et Lydia, tout
occupés qu'ils étaient l'un de l'autre, ne les virent même
pas. Ayant mis Lydia chez elle, Savinski hésita un instant,
puis se décida à aller dîner au club voisin au lieu de
rentrer chez lui. Savinski ne se douta pas qu'il avait échappé
ainsi à une nouvelle expérience de la vie révolutionnaire
et, qu'eût-il repassé seul devant les soldats, il aurait laissé
entre leurs mains son portefeuille, sa fourrure, ses habits
et peut-être jusqu'à ses souliers.
Il s'endormit tard dans les draps où il croyait retrouver
le parfum de Lydia. C'était une odeur légère, presque
insaisissable, qui venait et disparaissait, laissant après
elle quelque chose de frais et de brûlant à la fois, quelque
chose de presque palpable qui prenait une forme, puis
s'évanouissait...
Au matin, Annouchka, en lui servant son déjeuner,
posa les journaux sur son lit, et, en manchette, au sommet
des colonnes des Isvestia, il lut ces mots : La Révolution
en Finlande. Le Gouvernement bourgeois chassé. Les Soviets
au pouvoir.
D'une main tremblante, il déploya le journal. Les
bolcheviques finlandais, soutenus par les marins et les
soldats russes, avaient fait un coup d'Etat. Ils étaient
maîtres d'Helsingfors et de tout le sud de la Finlande.
Le gouvernement bourgeois avait pu gagner le nord du
pays.
280 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Les matins tristes d'hiver à Petrograd, comment y
sentir sa force ? Les plus solides se réveillent affaiblis ,
sans audace. Ce sont des heures où la vie reste incertaine
au cœur des hommes, sans flamme, comme la lumière
indécise au-dessus de la ville dans un ciel pâle qui se
souvient d'une trop longue nuit et lutte péniblement
pour triompher de l'obscurité. Savinski était atterré.
Sonia, ses enfants dans la tourmente ! Sans lui !...
Son imagination ne lui présentait que les images les plus
sombres... Des soldats envahissaient la villa... Ils l'occu-
paient en maîtres ; un désordre affreux ; les pleurs des
enfants. Et Sonia jeune et belle, au milieu de ces for-
cenés !... Ah ! si seulement il s'était hâté davantage !
Que n'eût-il pas donné en ce moment pour la savoir
dans la paisible Suède ? Et que faire ?... Y aller ? C'était
son devoir... Mais Lydia ?... A prononcer ce mot, il y
eut une révolte en lui. Il ne pouvait abandonner la jeune
fille et même pour un jour la laisser seule sans la prévenir...
Elle avait maintenant des droits sur lui et il sentait
qu'il était impossible de lui annoncer par téléphone qu'il
partait pour la Finlande retrouver les siens à l'heure du
danger...
Il s'habilla lentement, en proie aux plus tristes préoc-
cupations. Vers onze heures, comme machinalement, il
se rendit à l 'état-major de la place, car il fallait à présent
un nouveau visa pour chaque voyage en Finlande. Au
bureau des passeports, un commis déclara qu'on ne
donnait pas de visa aujourd'hui et qu'on ne pouvait aller
en Finlande que pour affaire de service. Qu'il repassât
le lendemain... L'obligation de différer son voyage sou-
UN PONT EST COUPÉ 281
lagea Savinski. Il se heurtait à une impossibilité maté-
rielle qui lui permettait au moins de vivre en paix avec
sa conscience.
Tôt dans l'après-midi, Lydia était chez lui. Elle était
de la plus souriante et de la plus tendre humeur. Savinski
se laissa emporter dans le monde féerique que ses caresses
lui ouvraient. Quand Lydia était là, il ne pensait qu'à
elle. Un instant, comme elle allait partir, il fut sur le
point de lui parler de la révolution en Finlande. « Il sera
temps demain, dit-il, si l'on me donne un visa. » Et il
serra sa maîtresse dans ses bras.
Ils se revirent le soir chez Natacha. C'était la première
fois qu'ils se retrouvaient en public. Savinski désirait
et redoutait cette épreuve. Saurait-il modérer le feu de
ses yeux en regardant la jeune fille ? Elle-même aurait-
elle la force de jouer l'indifférence ? Il entra. La première
personne qu'il vit dans le cercle fut Lydia. Elle avait
choisi de porter la robe noire qu'elle avait eue sur elle en
prison, la robe même que Savinski, deux jours auparavant,
avait défaite de ses mains fiévreuses lorsque Lydia s'était
donnée... Un flot de souvenirs monta en lui ; il s'ar-
rêta. La voix de Nathalie Choupof-Karamine le ramena
à lui-même et la phrase qu'elle lui jeta à travers le salon
le fit sursauter.
— Eh bien, Nicolas Vladimirovitch, dit-elle, venez
nous raconter vos impressions de prison.
Savinski avait jugé plus sage de ne pas dire qu il avait
été arrêté et le hasard propice avait voulu qu'il ne ren-
contrât à la Gorokhovaia personne qu'il connût. Qui
donc avait renseigné Nathalie ? Un nom immédiatement
282 QUAND LA TERRE TREMBLA...
lui vint à l'esprit : Séméonof. Depuis longtemps il soup
çonnait une intrigue secrète entre la belle Nathalie et le
commissaire bolchevique... Mais que lui avait-il raconté ?
Avait-il parlé de Lydia ?... Quelque maître qu'il fût de
soi, il se sentit rougir. Instinctivement il regarda la jeune
fille qui, comme tous les invités, avait entendu la phrase
fatale. Elle rayonnait de bonheur. Sans doute l'évocation,
surgie en plein salon, de la nuit à la Gorokhovaia avait-elle
pour elle un charme secret... A la voir, il semblait que,
emportée par le désir de confesser une vérité dont elle
était fière, elle fût sur le point de dire : « J'y étais aussi. »
Savinski l'en aima davantage, mais il la prévint, et, ayant
repris son sang-froid, il s'avança vers Nathalie et, sur
un ton indifférent, jeta :
— En vérité, cela est si peu de chose que je n'avais
pas jugé intéressant d'en parler. Qui n'a été et qui
n'ira passer quelques heures ou quelques jours à la
Gorokhovaia ?
Mais Nathalie et ses hôtes voulaient des détails. Il fut
obligé d'en donner. Il fallut tout raconter. Seule Lydia
ne posa pas de questions. Elle écoutait, les yeux fixés
sur Savinski, approuvait de la tête comme pour confirmer
l'exactitude de son récit. Au début, Savinski n'osait la
regarder ; peu à peu, il s'enhardit ; et, levant les yeux
sur la jeune fille, il l'évoquait quelques heures plus
tôt dans ses bras. Elle était là devant lui, vêtue d'une robe
qui la couvrait toute et ne laissait voir que ses bras encore
un peu maigres et la naissance de sa poitrine. Mais, pour
Savinski, la robe tombait : Lydia n'était plus vêtue que
de linge fin qui cachait à peine ses seins purs... Il hésitait
UN PONT EST COUPÉ 283
maintenant sur le choix des mots, revenait sur des choses
déjà dites et, finalement, s'arrêta court.
Nathalie manifestait une vive curiosité.
— Vous êtes le premier de notre cercle qui ait été
arrêté, dit-elle. C est un grand honneur.
— Je l'aurais laissé volontiers à d'autres, répondit
Savinski d'une façon assez bourrue. Je pense que ceux
qui voudront éviter pareille aventure feront bien de
passer la frontière.
Nathalie se moqua de lui. Pourquoi était-il si noir ?
La situation présente avait déjà duré au delà de tout ce
qu'on aurait pu prévoir. Qui aurait imaginé les bolche-
viques conservant le pouvoir trois mois ? Ils avaient pu
réussir leur coup en trompant des simples d'esprit. Mais,
aujourd'hui, l'ouvrier d'usine et le dernier des moujiks
avaient compris qu'ils n'avaient apporté que la ruine ;
ils s'effondreraient subitement comme était tombé Ke-
renski...
— A moins que les Allemands ne viennent régler leurs
comptes, interrompit Ivan Choupof-Karamine. C'est la
solution la plus probable.
Savinski n'écoutait plus. Il manœuvrait pour se rap-
procher de Lydia. Il ne fut seul avec elle que pendant
quelques secondes.
— Si tu savais, murmura-t-il, ce que je donnerais pour
t'emmener chez moi !...
Le lendemain matin, comme il se trouvait une fois de
plus en proie aux idées grises et que les préoccupations
284 QUAND LA TERRE TREMBLA..
qui lavaient bouleversé la veille redevenaient vivantes en
lui, il eut la surprise de recevoir, vers dix heures, une
lettre de sa femme apportée par un chef de train de la
gare de Finlande. Sonia lui écrivait que la révolution
n'avait amené aucun trouble chez eux ; les petites villes
de villégiature, entre Wiborg et la frontière, n'avaient pas
été touchées. Les administrations bolcheviques finlan-
daises semblaient ne pas vouloir inquiéter la population
bourgeoise. Les trains circulaient comme à l'ordinaire.
En somme, pour l'instant, il ne devait se faire aucun
souci. Elle espérait qu'un jour prochain, ses affaires étant
réglées, ils passeraient tous ensemble en Suède. La lettre
était écrite sur le ton calme que Sonia apportait en toutes
choses ; elle était affectueuse, ouverte, franche et droite
ainsi qu'à l'ordinaire.
Savinski, en la lisant, sentait l'émotion grandir en lui.
Quelle femme admirable était la sienne ! Il semblait
qu'elle eût été créée pour lui éviter toutes difficultés et
toutes peines. Maintenant il respirait à l'aise. Grâce à
Dieu, les siens n'étaient pas en danger. Il pouvait donc,
sans se condamner lui-même, rester à Pétrograd... Un
post-scriptum attira son attention. « Tu peux me faire
passer une réponse par le porteur de cette lettre. C'est
un homme sûr. Sa femme et ses enfants habitent à côté
de chez nous et je m'occupe d'eux. »
Savinski fit entrer le chef de train qui attendait dans la
salle à manger.
— Vous pouvez prendre une lettre pour ma femme ?
demanda -t-il.
— Certainement, Votre Honneur, répondit l'homme,
UN PONT EST COUPÉ 285
Je repars ce soir, à 1 1 heures. Si Votre Honneur veut
préparer une lettre, je passerai la chercher vers 8 heures.
— Je vous attendrai, dit Savinski. Venez sans faute.
Resté seul, Savinski se mit à marcher de long en large
dans son cabinet de travail. Longtemps, il ne fit qu'aller
et venir, fumant des cigarettes. Lorsqu'il s'arrêta, sa
résolution était prise et il se mit à son bureau. Il
écrivit une lettre à sa femme. Il lui envoyait les pas-
seports pour elle, ses enfants et la femme de cham-
bre, visés pour la Suède et l'Angleterre. Il la suppliait
de profiter des quelques jours de calme qui restaient
encore devant elle (l'exemple du début pacifique de la
révolution russe était là) pour gagner Abo et, par le ser-
vice des traîneaux sur la glace, le port des îles Aland où
l'on s'embarquait pour Stockholm. Voyage facile avec
brèves étapes. En trois jours, sans fatigues et sans risques,
ils seraient en sûreté. Il lui remettait une double lettre
pour les directeurs des banques où il avait ses fonds en
Suède et à Londres. Elle serait ainsi à l'abri du besoin.
Lui-même la rejoindrait à la première occasion. Pour
l'instant, la frontière était fermée, mais cela n'était que
temporaire. Grâce à ses relations au commissariat des
Affaires étrangères, il obtiendrait dans peu de temps un
visa pour l'étranger. (Emporté par le mouvement de sa
pensée, Savinski écrivit cette phrase sans faire de retour
sur lui-même). Elle pourrait lui donner de ses nouvelles
par la valise suédoise. Il se servirait de la même voie
pour lui faire tenir des siennes. Les temps étaient tels
qu'il ne pouvait engager une discussion sur un projet
mûrement pensé et il comptait sur elle pour l'exécuter
286
QUAND LA TERRE TREMBLA...
sans délai. Sa lettre était affectueuse et tendre, mais
impérative. Il fut occupé ensuite à régler les questions
matérielles, pour assurer à sa femme la libre disposition
de sa fortune. Tout cela le mena jusque bien après le
déjeuner.
Lorsque tout fut terminé, il resta a réfléchir, enfoui
dans un fauteuil. Il se sentait plus léger. C'était comme
s'il respirait maintenant l'air plus pur, plus subtil d'une
autre planète. Tout s'arrangeait d'une façon inespérée.
Sa femme et ses enfants seraient à l'abri des coups du
sort. Pas un instant il ne songea aux dangers qu'il courait
à Pétrograd. Pétrograd était, en ce moment, la seule ville
du monde qui pouvait lui donner le bonheur. Il y restait
maître de sa vie, dont un dieu favorable venait de tourner
une page...
Un coup de sonnette retentit. Lydia arrivait.
TROISIÈME PARTIE
LES PLUS BEAUX DE NOS JOURS
L'hiver passa. La ville fut agitée. De grands mouve-
ments — craintes, espérances — la secouèrent. A la fin
de février, les Allemands approchaient. Déjà ils étaient
à Pskof, à quelques heures par chemin de fer de Pétro-
grad. Viendraient-ils sauver les malheureux qui mouraient
de peur, de froid, de faim ? Au camp des bolcheviques, la
panique régnait. Les chefs s'étaient enfuis à Moscou et
suppliaient, à coups de télégrammes, les Empires centraux
de signer la paix, n'importe quelle paix. Trotski avait
démissionné. Séméonof l'avait suivi dans sa retraite. Il
était à Moscou, lui aussi, intriguant dans les cercles des
Soviets, plus passionné encore de pouvoir depuis qu'il
l'avait perdu.
Savinski l'avait vu partir sans regret. Il ne pouvait plus
supporter la tyrannie occulte qu'il avait senti peser sur
lui.
Lydia et Savinski bénéficièrent du trouble de la cité.
288
QUAND LA TERRE TREMBLA...
La police bolchevique, prise par le déménagement de ses
dossiers à Moscou, ne mettait plus la même ardeur à
traquer les particuliers. Il y eut ainsi comme une trêve
où ils vécurent l'un pour l'autre dans un isolement presque
complet. Ils se voyaient chaque jour, déjeunaient et
dînaient plusieurs fois la semaine à deux, et parfois Lydia
s'arrangeait pour passer la nuit chez son amant. Il avait
maintenant un second appartement à sa disposition par
le départ précipité d'un de ses amis, locataire d'un loge-
ment agréable sur la Fontanka. C'était là, le plus souvent,
qu'il recevait la jeune fille, par l'extrême commodité
d'une solitude que personne ne viendrait rompre, par le
charme d'une précaire sécurité. Les fenêtres donnaient
sur le canal de la Fontanka, en face du jardin qui borde
la rive droite, au-dessus de l'ancien palais de Paul Ier.
Le dégel était venu tôt cette année-là. Les rues, mal
entretenues et peu balayées pendant l'hiver sous l'admi-
nistration bolchevique, étaient transformées en lacs
boueux. Lydia sautait de pavé en pavé comme une berge-
ronnette et riait de voir patauger son amant plus lourd.
Lorsqu'il y avait du soleil, il emplissait la chambre où se
tenaient l'après-midi Lydia et Savinski. Il se couchait
dans leurs fenêtres au ras des arbres non encore feuilles
sur l'autre rive. Il venait alors caresser de ses derniers
rayons le lit où ils étaient étendus et faisait resplendir
l'or des cheveux dont la tête de la jeune fille était nimbée.
Savinski la regardait. La chair blonde de son corps pre-
nait la transparence d'un marbre antique pétri de
lumière.
— Reste immobile, disait-il. Il semble que Vénus
LES PLUS BEAUX DE NOS JOURS 28ç
adolescente, avant qu elle ait tenté le désir des dieux et
des hommes, soit venue partager ma couche. Ne bouge
pas, je t'en supplie. Laisse-moi te contempler.
Lydia n'aimait pas cette immobilité ordonnée et ne
la gardait que pour plaire à son amant. Mais celui-ci était
le premier à s'en lasser.
— Petite déesse, disait-il, êtes -vous endormie ? Ne
m'aimeriez-vous plus, par hasard ? Voulez-vous me dire
par quel ordre des Immortels vous êtes venue dans cette
froide Scythie au moment où les hommes y sont en proie
à une crise de folie triste et furieuse !
— Uniquement pour vous satisfaire, répondait Lydia,
se relevant et lui faisant un beau salut. Uniquement pour
que vous puissiez prendre votre plaisir avec moi, mon
maître, jusqu'au jour où vous en aurez assez de ma per-
sonne et me renverrez d'où je suis venue.
Et d'autres jours elle disait, couvrant son amant de
caresses :
— Je ne comprends pas encore comment tu peux
m'aimer. Je ne suis qu'une petite fille, après tout, igno-
rante et maladroite. Je suis sûre que tu te moques de
moi quand je t'embrasse... Que sais -je ? En vérité, rien.
Comme je dois te paraître insipide... J'enrage quand j'y
pense. Dépêche-toi de m'apprendre tout pour que je
ne rougisse pas devant toi.
Et, d'autres fois, elle chantait les louanges de son
amant :
— Tu es comme un rocher, disait-elle. C'est la pre-
mière impression que j'ai eue de toi... te souviens -tu ?
devant l'hôtel de l'Europe au jour où l'on a tiré sur Nevski.
19
290 QUAND LA TERRE TREMBLA..,
Autour de toi les gens fuyaient en trombe. Mais tu étais
immobile, comme fixé au sol. Je suis venue tomber à
tes pieds et j'y suis restée. C'est ma véritable position
devant toi. Je tremblais de peur, mais, dès que tu m'as
relevée, la peur a disparu. Je sentais que tu avais été
créé pour me protéger... Et tu es beau !... (Savinski se
prit à rire.) Oui tu es beau, ce n'est pas parce que je
t'aime que je parle ainsi. Je l'ai vu tout de suite et, main-
tenant encore, sois sûr que je puis aussi te regarder objec-
tivement... Tu as la beauté qu'un homme doit avoir.
Lord Douglas est ravissant ; mais c'est un enfant. Peut-
on se donner à un enfant quand on est une petite fille
soi-même ? Tu es arrivé, juste pour moi, à ton heure de
perfection...
— Avec beaucoup de rides, interrompit Savinski.
— Des rides ! dit Lydia en colère, qui oserait dire que
tu as des rides ! Ce sont les traits qui accentuent ta beauté
et lui donnent le caractère que j'aime en toi.
— Ne me parle pas ainsi, dit Savinski en la pressant
dans ses bras. Mon bonheur est trop grand. C'est un défi
aux dieux.
Une après-midi, comme ils prenaient le thé dans l'ap-
partement de la Fontanka et que leur conversation pas-
sionnée revenait sur les débuts de leur liaison, ils évoquèrent
les premiers jours de la révolution bolchevique. Savinski,
qui avait souvent pensé à la fin tragique du cousin de
Lydia et à la longue retraite de la jeune fille, éprouva
une irrésistible envie de savoir ce qu'il y avait eu entre
les deux jeunes gens. Lydia l 'avait-elle aimé ?... Mais il
LES PLUS BEAUX DE NOS JOURS 291
craignait de réveiller une douleur endormie dans le cœur
de la jeune fille et, tournant autour du sujet, n'osait
l'aborder directement. Le nom de Paul ayant été prononcé,
Savinski s'informa auprès de Lydia du caractère de son
cousin. Et longtemps la jeune fille ne répondit que par
des phrases brèves. Peu à peu, cependant, le voile se
levait. La figure de Paul se dessinait plus nette et, finale-
ment, Lydia, reprise par l'émotion ancienne, raconta à
Savinski ce qu'avait été pour elle la mort de son cousin.
— Paul, dit-elle, était un enfant encore, il avait gardé
une âme merveilleusement pure et droite. Il était inca-
pable d'une lâcheté, même d'une faiblesse... Il m'aimait ;
je l'aimais aussi, mais d'une autre manière, comme un
frère. Il en avait beaucoup de chagrin... Je ne sais pour-
quoi, mais je n'étais pas toujours très bonne avec lui. Je
connaissais mon pouvoir et quelquefois j'en abusais. Je
voulais que Paul m 'obéît en tout ; je ne supportais pas
de trouver en lui une résistance... Et puis, vois-tu, à ce
moment-là, j'étais encore une très petite fille ; je ne me
rendais compte de rien, sauf de l'envie constante que
j'avais de te voir, toi... J'étais sotte pour toutes choses ;
je traversais les jours de la révolution sans les comprendre.
Tu te souviens, du reste, tout cela me paraissait un spec-
tacle que je regardais du dehors, mais où rien de moi
n'était mêlé... Et voilà qu'éclata soudain ce coup de ton-
nerre : l'assaut du Palais d'Hiver où Paul était enfermé.
Je te l'ai dit alors, je crois. L'idée que Paul pouvait être
tué, si près de moi, me bouleversa. Ce n'est qu'à ce
moment-là que je sentis le prix de la vie humaine, de la
sienne qui était en jeu à cette minute, de la tienne, de la
292 QUAND LA TERRE TREMBLA...
mienne qui pouvaient être menacées le lendemain... J'ai
vécu en quelques heures des années, et ce que j'ai pensé
alors a eu une grande influence sur ce qui nous est arrivé,
à toi et à moi, depuis... Tout cela, je crois que tu l'as
deviné il y a longtemps, toi qui sais tout ce qui est en
moi... Mais la fin même de mon cousin est arrivée dans
des circonstances intolérables. J'avais décidé de le faire
évader ; tout était arrangé. Il pouvait sans peine quitter
l'école. Je lui en avais fourni les moyens... Mais ce que
tu ne sais pas, c'est que Paul a refusé de partir. Il m'a
écrit une longue lettre — que je n'ai plus, hélas ! je l'ai
brûlée dans un premier mouvement de colère — pour
m'expliquer qu'il devait partager le sort de ses cama-
rades... Je me suis fâchée, j'étais irritée contre lui, je lui
ai répondu que, s'il ne m'aimait pas assez pour faire sans
discuter ce que je lui demandais, je ne tenais plus à
le voir... C'est la dernière lettre qu'il a eue de moi, le
pauvre petit... Je suis sûre qu'au moment où on l'a tué,
c'est à moi qu'il a pensé. Il est mort comme un courageux
garçon, mais le cœur déchiré à l'idée que je ne l'aimais
plus... Et cela m'a fait tellement de peine que je ne me le
pardonnai pas... J'ai cru que je ne pourrais pas vivre.
J'étais seule au monde... Tu étais parti pour la Finlande,
naturellement... Comme je détestais déjà tes voyages en
Finlande !... Puis, j'ai réfléchi beaucoup. Toutes les pen-
sées que j'avais eues, rapides comme des éclairs, le soir
de la prise du Palais d'Hiver, se sont développées, ont
éclairé des parties de moi restées obscures... Je voyais
la vie comme une chose tout à fait nouvelle. C'est très
difficile à t 'expliquer... Et, un jour, j'ai éprouvé le besoin
LES PLUS BEAUX DE NOS JOURS 293
de sortir de mon isolement et de te revoir. Je n'étais plus
la même. J avais été malade et, tout à coup, la maladie
s'est épuisée, j'avais envie d'être heureuse, passionnément ;
j'avais tout oublié ; je sentais que je n'avais plus de
temps devant moi, qu'il fallait se hâter, que mes jours
seraient brefs... et voilà, je suis venue chez toi.
Ils vécurent ainsi quelques mois dans un comble de
félicité. Tout conspirait à entretenir l'enchantement de
l'heure présente. S'ils pensaient aux dangers courus, ils
se souvenaient qu'ils les avaient partagés, et l'évocation
des jours périlleux traversés ensemble leur rendait plus
chère la tranquillité dont ils jouissaient. Ils ne songeaient
pas à l'avenir. L'avenir, pour eux, était leur prochain
rendez-vous. Leur ivresse était si profonde qu'ils ne fai-
saient aucun projet. Qu'arriverait-il d'eux ? Ils ne se
le demandaient pas. Libre à ceux qui se meuvent dans
des sociétés régulières, ordonnées, faites pour durer, de
se projeter dans le futur et de calculer ce que sera leur
existence dans six mois ou dans un an. Pendant le trem-
blement de terre qui secouait la vieille Russie, qui aurait
été assez fou pour se soucier de ce que serait demain ?
C'était aujourd'hui qu'il fallait vivre. Le sentiment de
l'au jour le jour de leur bonheur lui donnait quelque
chose de plus précieux. Les tares inévitables d un amour
qui se développe dans la sécurité leur étaient épargnées.
Ils ne connaissaient ni les querelles que l'oisiveté fait
naître, ni les tracas d'une liaison mêlée au monde et qu il
faut lui cacher, ni l'ennui qui accompagne la satiété, ni
ces heures mortes qui naissent parfois dans la certitude
294 QUAND LA TERRE TREMBLA...
d'une possession que rien ne menace. Chaque minute avait j
son prix car ils sentaient obscurément qu'elle pouvait être I
la dernière et qu'il fallait épuiser en elle un infini de passion.
La nature âpre de Pétrograd leur souriait. Le printemps
était en avance, cette année-là. Les jours grandissaient ;
la lumière peu à peu s'emparait du ciel plus intense et
plus clair, et des souffles d'une incroyable douceur pas-
saient sur les branches encore mortes des arbres, réveil-
laient la sève endormie dans leurs troncs et apportaient
de confuses espérances au cœur des hommes.
Cependant la crise de politique extérieure se calmait.
La paix avait été signée. Les Allemands qui avaient pensé
un jour à intervenir dans les affaires intérieures de la
Russie, ainsi que le manifeste de Léopold de Bavière
l'avait fait entrevoir, avaient renoncé à leur projet. Lénine
allait pouvoir développer à plein son programme commu-
niste et faire de la guerre civile une sanglante réalité.
Partout on poursuivait les hommes en vue de l'ancien
régime ou de la première phase de la révolution ; on les
emprisonnait ; on commençait à en fusiller sans jugement
un grand nombre. A Pétrograd, Mark Salomonovitch
Ouritski, chef du service des recherches pour la contre-
révolution, avait reçu des pouvoirs absolus et déployait
une grande activité. Il ne se passait pas de jour qu'on
n'apprît l'arrestation de quelques gens notoires.
Le salon de Nathalie Choupof-Karamine avait passé
d'un excès de joie à l'idée que les Allemands allaient
rétablir l'ordre en Russie, à un extrême de désespoir en
voyant qu'ils s'immobilisaient à deux cents verstes de la
LES PLUS BEAUX DE NOS JOURS 295
capitale. Il retentissait des gémissements que les quelques
fidèles qui lui restaient poussaient en chœurs alternés. La
maîtresse de la maison avait fait une double perte qui lui
avait été sensible. Le lord Douglas était parti pour l'An-
gleterre avec son ambassadeur et Séméonof avait quitté
Pétrograd pour Moscou.
Elle était privée ainsi de la présence chez elle d'un mem-
bre du corps diplomatique qui la préserverait, croyait-
elle, des perquisitions bolcheviques. Il est vrai que, depuis
l'incarcération de M. Diamandi, ministre de Roumanie,
les dictateurs terroristes avaient montré qu'ils ne faisaient
pas grand cas de l'immunité diplomatique. D'autre part,
l'absence de Séméonof lui enlevait un allié secret, mais
puissant. Pourtant Ivan Choupof-Karamine et sa femme
supportaient mieux que leurs amis la misère des temps.
Le gros homme, toujours blême, restait gouailleur et
Savinski se demandait quelle était la cause cachée de leur
assurance. Il les voyait peu maintenant. Le rôle des
Choupof-Karamine avait quelque chose d'inexplicable
et de louche. Il jugeait prudent de faire attention aux
propos qu'il tenait devant eux. A des occasions rares, le
soir, il s'y rencontrait avec Lydia, lorsqu'il ne pouvait la
voir autrement.
Il était plus souvent chez le prince Serge, qui le faisait
appeler constamment et semblait ne pouvoir se passer
de lui ; une étrange intimité était née entre eux. Lydia
était le lien secret qui les unissait et parfois Savinski se
demandait avec étonnement si Lydia n'avait pas raison
lorsqu'elle pensait que son père voyait beaucoup plus
loin en elle qu'on ne l'imaginait. En fait, il ne lui parlait
296 QUAND LA TERRE TREMBLA...
guère que de sa fille. Elle était le thème constant de
leurs conversations. Il n'avait jamais un mot de regret
sur le mariage manqué avec lord Douglas. Au con-
traire, il paraissait heureux que Lydia eût refusé le jeune
Anglais.
— Je savais bien, disait-il avec une joie qui perçait
dans ses propos, quelle n'accepterait pas ce garçon,
si beau qu'il fût. C'est ma fille, je la connais... Elle ne fera
jamais rien de médiocre.
Et il regardait son interlocuteur bien en face, comme
pour chercher son approbation.
Un autre jour, il fut plus explicite.
— Je pense que vous comprenez bien ce que je veux
dire... Je garde ma fille près de moi, j'en suis fier ; je la
garde jusqu'à la fin qui viendra quand Dieu voudra...
Ne croyez pas que c'est l'égoïsme qui me fait parler ainsi.
Je ne m'occupe pas de moi, mais d'elle seule... Je sens,
et je ne me trompe pas, qu'aujourd'hui Lydia est heu-
reuse... Comment est-ce que je le sais ? C'est difficile
à dire. Peut-être les gens malades comme moi et qui
vivent en face d'eux-mêmes voient-ils des choses qui
restent cachées pour les autres ?... Et puis, Nicolas
Vladimirovitch, il y a plus encore... Il me semble que
beaucoup de questions s'éclairent aujourd'hui à mes
yeux... Oui, lorsqu'on est près de sa fin et qu'on assiste,
comme nous, depuis un an, à la chute d'un monde, la
vie se montre peu à peu différente de ce qu'elle nous
apparaissait, plus simple en fait... Je crois que, pour
nous, à l'heure actuelle, beaucoup de problèmes qui
paraissaient insolubles n'existent pas en réalité, et que
LES PLUS BEAUX DE NOS JOURS 297
les hommes ont élevé des barrières factices entre eux
et leur bonheur... Il faut ces jours d'épreuve et le voi-
sinage avec la mort pour le comprendre...
Il avait débité cette longue tirade avec lenteur, d une
voix basse, s 'arrêtant parfois comme s'il faisait un grand
effort pour chercher sa pensée.
Il se tut et il y eut un silence où Savinski croyait voir
passer entre eux ce flot de pensées caressantes et muettes
auxquelles Lydia, une fois, avait fait allusion. Il était
ému à ne pouvoir parler.
Lorsqu'il le quitta, une demi-heure plus tard, le prince
l'attira à lui doucement.
— Voulez-vous m'embrasser, Nicolas Vladimirovitch ?
dit-il. Je vous aime beaucoup...
Savinski se pencha vers lui. La bouche maigre et la
barbe hérissée du prince se posèrent sur sa figure et il
sentit en même temps que le baiser du vieillard une
grosse larme couler sur sa joue.
Cependant les jours passaient et le mois de mai déjà
mettait des feuilles tendres aux branches noires des arbres.
Savinski et Lydia, profitant des après-midi prolongées
et des claires soirées, se promenaient dans la ville. Ils
allaient le long des quais de la Neva, dont les murs de
granit avaient peine à contenir les eaux gonflées où filaient
lentement à la dérive, comme de grands nénuphars flot-
tants, quelques blocs de glace attardés venant du lac
Ladoga. Au delà des flots bleus du large fleuve, les palais
élevaient leurs architectures diverses dans la limpidité
ambrée des crépuscules. C'étaient les briques rouges du
298 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Corps des pages, la colonnade antique de la Bourse, le
noble bâtiment de l'Académie des sciences. L'air était
d'une transparence lumineuse qu'on ne connaît que dans
ces printemps septentrionaux. Parfois ils s'asseyaient sur
le parapet du quai et restaient à rêver, laissant leurs regards
errer sur les lourdes barques amarrées près des rives. La
beauté des heures silencieuses emplissait leurs âmes. Ils
se taisaient. Où étaient-ils ? Loin du monde, de la révo-
lution, de ses terreurs, de sa famine. Ils habitaient les
terres lointaines et mystérieuses où ont vécu Lorenzo et
Jessica, Troïlus et Cressida, Héro et Léandre, tous ceux
que la passion a séparés du cercle des vivants.
Il fallait rentrer enfin. Ils ne se décidaient pas à se
quitter :
— Restons jusqu'à la nuit, disait Lydia.
Et la nuit se faisant sa complice, le jour traînait dans
le ciel des clartés qui ne voulaient pas mourir ; les étoiles
déjà apparaissaient sans que le crépuscule eût disparu.
Il était près de onze heures. Lentement, ils regagnaient
l'hôtel Volynski, et souvent, sans se soucier de ce qu'en
penseraient les domestiques, Savinski entrait un instant
prendre une tasse de thé chez Lydia.
Tard, il regagnait son appartement.
Ils eurent les nuits blanches où l'on ne peut dormir
et où les caresses plus énervantes se prolongent autant
que le jour ; ils traversèrent l'été chaud, orageux, humide
de Pétrograd où, dans les appartements clos, l'air étouffant
rend insupportable le poids des vêtements.
Autour d'eux, la ville s'enfiévrait. L'assassinat des
deux commissaires, Volodarski et Ouritski, avait déchaîné
LES PLUS BEAUX DE NOS JOURS 299
la terreur. Les vi times des représailles bolcheviques se
comptaient par centaines. Le cercle de leurs relations
s? rétrécissait. Les uns fuyaient, les autres étaient arrêtés.
Lydia et Savinski passaient sans entendre les cris
d'angoisse qui montaient de toutes parts.
II
UNE VISITE
Savinski eut des nouvelles de Spasski. Il vivait secrè-
tement à Moscou, à quelques pas du Kremlin, organisant
une association d'officiers contre -révolutionnaires. Il
envoya un message à Savinski. Il serait pour quelques
jours à la fin d'août à Pétrograd, où il devait absolument
le rencontrer.
Savinski ne le cacha pas à Lydia. Il pensait tout haut
devant elle et l'idée ne lui serait pas venue de lui dissi-
muler quoi que ce fût. Mais lorsqu'elle sut que son amant
verrait Spasski, elle déclara qu'elle irait avec lui. S'il y
avait un danger dans cette visite, elle le devait partager.
Du reste, Spasski lui était fort sympathique et elle serait
contente de le retrouver. Elle n'ajoutait pas que le senti-
ment véritable qui la poussait à faire cette visite était
simplement le désir de se montrer en compagnie de son
amant à un ami de naguère et d'afficher devant lui son
bonheur.
Savinski attendait Lydia. Il devait se rendre avec elle
dans un appartement éloigné, de l'autre côté de la Neva,
où Spasski était descendu. Comme il regardait par la
UNE VISITE 301
fenêtre pour voir si la jeune fille arrivait, il aperçut un
fiacre à sa porte. Le cocher était un vieil homme à barbe
blanche, au nez tout petit. Il sembla à Savinski qu'il le
connaissait. Il fit un effort de mémoire. Où lavait-il
vu ? — Ah ! à sa porte même, il y avait deux ou trois
jours. « C'est un izvostchik de l'Okhrana, pensa-t-il
soudain. Ils ne sont pas malins, vraiment. Ils pourraient
le changer et ne pas envoyer deux fois de suite le même,
surtout dans une rue aussi déserte que la mienne. » —
Mais, en même temps, l'idée qu'il était de nouveau suivi
lui était fort désagréable. Quel danger encore les menaçait,
Lydia et lui ? Il faudrait y penser, prendre des précautions.
Ce brusque rappel aux réalités du temps le glaça pendant
quelques minutes.
La venue de Lydia fit rentrer la paix dans son cœur.
Ils sortirent ensemble. Savinski s'adressa au vieil izvost-
chik :
— Combien veux-tu pour aller à Zabalkanski ?
— A quel numéro, barine ?
— Je ne sais pas le numéro, mais je connais la maison,
dit Savinski. C'est à peu près au milieu de la Perspec-
tive.
— Vingt-cinq roubles pour vous, fit le cocher. Ce n'est
pas cher.
— C'est encore trop cher pour un bourgeois comme
moi aujourd'hui, répondit Savinski de bonne humeur.
Je prendrai le tramway.
Le fiacre ne répondit pas. Savinski gagna avec Lydia
la Millionnaia. Et cependant que l'izvostchik, au petit
trot de son cheval, partait pour le sud de Pétrograd,
302 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Savinski et Lydia, en voiture, se dirigeaient vers la ban-
lieue nord.
Arrivés près de la rue où ils se rendaient, ils mirent
pied à terre pour gagner la maison convenue. La
vue d'un soldat assis à une table dans le vestibule
inquiéta Savinski. La présence de Lydia l'avait jusque-là
empêché de réfléchir à l'imprudence qu'il commettait en
mêlant gratuitement la jeune fille à une aventure qui
pouvait être périlleuse. Mais le soldat ne les regarda
même pas et ils montèrent à l'appartement dont ils avaient
le numéro.
Une gracieuse jeune femme leur ouvrit la porte. La
présence de Lydia parut la surprendre. Elle interrogea
des yeux Savinski avec embarras. Il sourit.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il, madame est avec
moi.
« Madame » plut à Lydia.
Sans répondre un mot, la jeune femme les introduisit
dans un salon où elle les laissa seuls.
C'était une vaste pièce, nue et froide. Dans un angle,
une petite table non desservie montrait que deux personnes
avaient déjeuné là.
— Chez qui sommes-nous ? demanda Lydia à voix
basse.
— Chez de braves gens, pour sûr, répondit Savinski,
mais je ne sais comment ils s'appellent. Notre ami a
ainsi plusieurs logements où on le cache, mais même à
moi il n'a jamais dit le nom de ses hôtes... Il a raison ; il
joue un jeu dangereux pour lui et pour ceux qui le re-
çoivent.
UNE VISITE 303
A cet instant une porte s'ouvrit et André Ivanovitch
Spasski apparut devant eux. Sa figure énergique s'éclaira
d'un sourire joyeux lorsqu'il vit Lydia. C'est à elle qu'il
courut.
— Lydia Serguêvna, dit-il, quel plaisir vous me faites !
Vous ne savez pas combien j'ai pensé à vous. Mais je
n'aurais jamais osé vous demander de venir ici.
En un rien de temps, ils étaient tous trois dans une
intimité charmante. Au début, Savinski disait « vous »
à Lydia, mais celle-ci ayant répondu par le tutoiement,
il s'y était rangé aussi et maintenant ils causaient tous
trois comme de vrais amis. Spasski leur expliquait ses
projets. Il avait une organisation de combat sérieuse qui,
déjà, avait failli remporter la victoire dans le soulèvement
de Iaroslaf. Perm était entre leurs mains. Koltchak et les
Tchéco -Slovaques les y avaient rejoints. Toute la Sibérie
était libre du joug des Soviets. Il partait retrouver Koltchak,
qui paraissait mal entouré.
— Je voulais vous proposer de venir avec moi, Nicolas
Vladimirovitch. Pétrograd n'offre plus d'intérêt. Il n'y
a rien à faire ici. Les Alliés sont à Arkhangel. Nous nous
réunirons à eux. Au printemps prochain, nous marcherons
tous ensemble sur Moscou.
Savinski le retrouvait tel qu'il l'avait laissé, inaccessible
à la peur, avec le même enthousiasme, la même volonté
de réussir qu'aucun échec ne pouvait abattre. Ils par-
lèrent assez longuement de la situation actuelle. Spasski
insistait pour que son ami acceptât sa proposition.
— Et moi ? dit tout à coup Lydia.
— Vous, Lydia Serguêvna, mais vous viendrez tra-
304 QUAND LA TERRE TREMBLA...
vailler avec nous, cela va sans dire. Un voyage un peu
fatigant jusqu'à l'Oural ne vous effraie pas et les troisièmes
classes ne seront pas trop dures pour vous, ni peut-être
une centaine de verstes en télègue. J'ai déjà un passeport
pour Nicolas Vladimirovitch. Il va changer son nom
trop connu contre celui plus obscur de Petrof.
— Je serai Mme Petrova, dit Lydia enchantée.
— Nous mettrons donc que le camarade Petrof voyage
avec sa femme.
Ils se quittèrent en prenant rendez-vous à une autre
adresse pour le surlendemain.
Mais le lendemain, comme Savinski déjeunait seul, un
soldat vint le retrouver avec un billet de Spasski, — très
laconique : « On sait ici que je suis arrivé. Je ne puis
rester et pars tout à l'heure. Voici votre passeport. Je
vous attends à Perm. — S. »
Le passeport était au nom d'Ivan Iliitch Petrof, courtier
en lin, de Vladimir. Mme Petrova accompagnait son mari-
Ce même jour, Savinski alla remettre le passeport à la
domestique de son appartement sur la Fontanka, qui le
donna au chef-gardien et Savinski se trouva avoir ainsi
une double personnalité légale à Pétrograd.
— Il ne me reste qu a laisser pousser ma barbe, dit-il
à Lydia.
— Crois-tu que ce soit nécessaire ? fit celle-ci avec
inquiétude.
— Hélas ! il y a trop de gens qui me connaissent,
répondit-il, mais, pour l'instant, Nicolas Vladimirovitch
Savinski peut encore habiter cette ville.
III
NUAGES A L'HORIZON
L'automne vint, et les pluies. Bientôt les premières
neiges apparurent.
— Nous aurons froid, mon enfant, dit Savinski à Lydia.
— Dans tes bras, je n aurai jamais froid, répondit-elle
en riant.
Dans l'appartement de l'Aptiékarski Péréoulok, Savinski
fut obligé de fermer la salle à manger pour économiser
sa provision de bois qu'il renouvelait avec peine. On ne
chauffa plus que le cabinet de travail et la chambre à
coucher. A la Fontanka, il restait du bois pour deux
ou trois mois seulement. On avait de grandes difficultés
à se nourrir, quelque argent que l'on dépensât. Dans
l'hôtel du prince Serge, seules les pièces sur le quai
étaient habitables. Chez les Choupof-Karamine, la situa-
tion était moins tendue, car Nathalie avait reçu — on ne
savait d'où — une vingtaine de sagènes du plus beau
bouleau. Des camions militaires les avaient apportées un
jour. Son cercle s'était restreint encore. Elle n'avait plus
qu'une dizaine d'amis russes et quelques ministres des
légations neutres auxquels elle prodiguait ses amabilités.
20
306 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Séméonof avait refait son apparition à Pétrograd. Sous
Trotski, ministre de la Guerre, il était rentré en faveur
et avait reçu le commandement militaire de la ville.
Savinski avait appris son retour sans plaisir. Pourtant,
il le voyait quelquefois. Il semblait qu'avec le succès
Séméonof fût devenu un peu plus humain. Le triomphe
du bolchévisme, sur lequel il avait spéculé, le comblait
d'aise. Il était tout à la tâche d organiser l'armée rouge,
qui était la grande pensée du règne de Trostki.
— Nous allons rétablir l'empire dans ses frontières
naturelles, dit-il un jour à Savinski, et peut-être même
lui donner une étendue qu'il n'a jamais eue. La tâche
nous est facile maintenant. La guerre a épuisé l'Europe.
Le mécontentement est partout. Les sacrifices ont été
trop grands. Et puis, tous les peuples aujourd'hui se
haïssent. Il n'y a plus d'Europe, mais une confusion pro-
digieuse de passions et d'intérêts antagonistes. Nous
seuls avons une doctrine et une foi en face d'adversaires
divisés. Nous ferons de grandes choses, je vous l'avais
prédit... Jusqu'à quand continuerez-vous à nous bouder ?
Voyez quelles positions nous pouvons offrir à ceux qui
se rallient sincèrement à nous ! Vous avez lu le mot de
Lénine disant qu'il donnerait un demi-milliard au finan-
cier qui pourrait mettre sur pied les finances de l'Etat.
Savinski haussa les épaules avec lassitude. Il ne se
sentait pas la force de discuter. Il se borna à dire :
— Vous avez peut-être raison, Léon Borissovitch.
Hélas ! je ne me sens pas de taille à entreprendre cette
tâche -là.
— Réfléchissez encore, Nicolas Vladimirovitch, mais
NUAGES A LHORIZON 307
les temps sont tels qu'il faut être avec nous ou contre
nous. Dans la période où nous sommes, les dilettantes
seront écrasés. Souvenez-vous de ce que je vous dis. Je
ne vous prends pas en traître.
C'était le Séméonof de naguère qui parlait encore et
Savinski le quitta l'âme glacée.
Se rallier au bolchevisme était hors de question. Se
faire le complice des atrocités qui ensanglantaient la
Russie et abattaient autour de lui tous ses anciens amis,
il ne fallait pas y songer. Et, du reste, quelle action y
exercerait-il ? Comment arrêter la catastrophe économique,
la chute à l'abîme où roulait la Russie ?
Mais alors, combien de temps pourrait-il continuer à
y vivre ? Chaque jour ajoutait aux difficultés et aux dan-
gers. Où aller ? Perm et Koltchak ? L'Ukraine ? Com-
ment emmener Lydia, dont il ne pouvait se passer ? Le
vieux prince impotent. La princesse, de volonté malade,
incapable de quitter son petit salon. Gagner la Finlande
avec eux tous, s'il les pouvait décider ? Mais y retrouve-
rait-il les facilités qu'il avait à Pétrograd de voir Lydia
librement cinq ou six heures par jour ? Sa femme et ses
enfants étaient en Angleterre. Sonia ne voudrait-elle pas
revenir alors auprès de lui ? Comment pourrait-il ne pas
la recevoir ? Et la même réponse se faisait entendre sans
cesse : il ne renoncerait pas à Lydia.
L'angoisse parfois lui serrait le cœur. Il ne retrouvait
la paix qu'auprès de sa maîtresse. Il ne se lassait pas
d'elle ; elle ne se fatiguait pas de lui. Chaque jour, au
contraire, rendait plus étroits et plus forts les liens qui
les liaient. Avait-il vécu avant de la connaître ? Pourrait-il
308 QUAND LA TERRE TREMBLA...
continuer d'être sans elle ? Il causait librement avec Lydia ;
il ne lui cachait aucune de ses préoccupations ; il n'y
avait entre eux pas l'ombre d'un secret. Devant elle, il
« pensait à haute voix », comme il disait, et rien n'était
plus précieux, dans l'étouffement que la terreur faisait
planer sur la ville, que cette entière ouverture d'âme à
deux.
La première fois qu'il parla à cœur ouvert de la situation
telle qu'il la voyait, il n'aborda qu'avec crainte l'hypothèse
d'un retour possible de sa femme en Finlande.
Lydia l'arrêta aussitôt qu'elle comprit où il voulait
en venir. Elle se jeta dans ses bras en pleurant.
— Est-ce que je ne te suffis donc pas ? dit-elle au
milieu de ses sanglots. Es-tu las de moi ?... Ne m'aimes-tu
déjà plus ?...
Elle étouffait de douleur ; elle ne pouvait parler. En
vain, Savinski essayait-il de la raisonner, de lui montrer
l'absurdité de ses craintes. Elle n'écoutait rien. Lorsque
cette crise eut épuisé sa violence, elle sembla tout à coup
transformée. Elle avait repris son sang-froid. Elle discu-
tait avec un calme apparent.
— Je comprends bien, dit-elle à Savinski stupéfait,
que tu cours de grands risques ici et que tu ne les sup-
portes qu'à cause de moi. Tu peux être jeté en prison ;
il peut t'arriver pire encore. Si tu as peur, comment t'en
vouloir ?... A ta place, je sentirais comme toi... Alors,
pourquoi discuter ? Il n'y a rien à dire... Prépare ton départ.
Je t'aiderai en toutes choses. Mais moi, je ne quitterai
pas la Russie... J'aime mieux mourir ici que vivre ail-
leurs...
NUAGES A L'HORIZON 309
Mais elle ne put soutenir plus longtemps cet effort.
Elle tomba sur le divan, la tête enfouie dans les coussins,
toute frissonnante de mouvements nerveux. Et comme
Savinski se penchait vers elle, elle prit la tête de son amant
entre ses deux mains.
— Pardonne-moi, balbutia-t-elle, pardonne -moi... Je
suis une méchante fille... Mais j'ai trop de chagrin... Ne
me quitte pas, toi qui es à moi... Je te suivrai où tu vou-
dras... Tu es le maître ; je serai ta servante...
Elle le couvrait de baisers passionnés. La serrant contre
lui, sa joue mouillée des larmes de sa maîtresse, Savinski
ne pouvait que répéter :
— Lydotchka, je te l'ai dit il y a longtemps déjà, je
ne te quitterai jamais.
Le lendemain de cette scène qui avait brisé les nerfs
des deux amants, lorsque Lydia arriva, vers les trois
heures, chez Savinski, elle trouva Annouchka dans la
consternation. A dix heures, ce même matin, un commis-
saire et un soldat étaient venus chercher son maître en
automobile pour l'emmener à la Gorokhovaia. On ne
lui avait pas laissé le temps d'écrire, mais il faisait dire
à Lydia Serguêvna qu'il ne s'agissait vraisemblablement
que d'un interrogatoire et qu'il serait relâché dans l'après-
midi. Sinon, elle recevrait le lendemain un billet qu'il
lui ferait passer par un des prisonniers qu'on libérait
quotidiennement. Lydia pâlit et s'appuya sur la vieille
Annouchka, qui la soutint. Savinski en prison !... Sans
elle !... A cause d'elle, sans doute... Un remords affreux
lui déchirait l'âme au souvenir des paroles dites la veille.
310 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Comment attendre ? Comment perdre un instant ? Il
fallait courir chez Séméonof... La nécessité d'agir lui
rendit des forces. Elle se dirigea à pas rapides vers l'état-
major, sur la place du Palais, et demanda à voir le
général.
Le hasard voulut qu'il fût à son bureau. Lorsque le
nom de Lydia Serguêvna lui fut passé, il la fit entrer aus-
sitôt. Il y avait plus d'un an qu'ils ne s'étaient vus, et
l'insensible Séméonof resta stupéfait du changement
qu'un temps si bref avait apporté dans l'expression de la
jeune fille. Il l'avait quittée, elle était presque une enfant.
Il avait devant lui une femme dont les traits bouleversés
ne pouvaient altérer la beauté. Et ce visage tout vibrant
d'émotion faisait comprendre même à Séméonof la pro-
fondeur d'une vie passionnelle qu'il n'avait jusqu'alors
pas soupçonnée. Pour la première fois, il sentit un cœur
d'homme battre dans sa poitrine, et, comme Lydia lui
disait : « Nicolas Vladimirovitch est en prison », il la
rassura et, en même temps, un curieux sentiment, jamais
éprouvé, et qui ressemblait singulièrement à de la jalousie,
monta en lui.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il, je vais m'occuper de
lui tout de suite.
Il saisit le téléphone. Mais Lydia lui prit la main.
— Il est à côté d'ici, fit-elle d'une voix altérée, à deux
pas, à la Gorokhovaia. Allons -y ensemble.
Séméonof la regarda, étonné. Comme elle l'aimait !
Mais il ne résista pas et suivit la jeune fille. Arrivé au
bas de l'escalier, avant de sortir sur la place du Palais,
il lui dit :
NUAGES A L'HORIZON 311
— Restez ici, Lydia Serguêvna. Je ne puis vous
emmener à la Gorokhovaia. Je reviens dans un instant.
Mais Lydia refusa...
— Je vous attendrai dans la rue, dit-elle, chaque ins-
tant compte...
Sur la place et dans les quelques minutes du trajet,
Séméonof dit à Lydia :
— Puisque je vous vois enfin et puisque vous avez de
l'influence sur Nicolas Vladimirovitch, laissez-moi vous
faire comprendre que vous pouvez lui rendre un grand
service. Il est menacé, c'est vrai... Je pourrai peut-être
encore le tirer d'affaire, mais, Lydia Serguêvna, il faut
qu'il se rallie à nous, qu'il travaille avec nous. Nous
avons besoin de lui. Persuadez-le... Sinon, je ne serai
pas toujours assez puissant pour le sauver...
— Oui, oui, disait Lydia, qui paraissait ne pas entendre.
Je vous le promets... Mais hâtons -nous... Je vous reverrai
plus tard. Vous m'expliquerez alors ce que je dois faire.
Ils étaient à la porte de la préfecture. Séméonof entra
seul. Dix minutes plus tard, il retrouva Lydia, immobile
et pâle, sur le trottoir.
— La chose est arrangée, dit-il. Notre ami sera libéré,
mais il y a des formalités à remplir. J'ai dit qu'on l'amène
à l'état-major. Si vous voulez l'attendre, venez chez moi
vous chauffer. Je ne veux pas vous laisser sur ce trottoir
glacé.
Lydia le suivit sans protester. Elle avait froid ; elle
était fatiguée. Depuis qu'elle appartenait à Savinski,
elle n'avait pas connu une heure où elle se sentît aussi
misérable.
312
QUAND LA TERRE TREMBLA...
Séméonof reprit le thème qu'il avait abordé en se ren-
dant à la prison. Savinski risquait gros maintenant ;
aujourd'hui déjà, sa libération n'avait pas été accordée
sans difficulté. Et, comme il savait Lydia ardente patriote,
il développa avec ingéniosité le thème de la réunion
des terres russes sous le drapeau rouge et l'anéantisse-
ment de l'œuvre impie de dislocation menée par la pre-
mière révolution. Sur ce terrain, il était à son mieux.
Il y fut brillant. Il évoqua les grands souvenirs de la
Révolution française, et si Lydia ne voulut pas comprendre
ce que pouvait avoir d'ingénieux l'allusion au jeune
Bonaparte inconnu, cherchant sa voie dans la suite de
Robespierre, c'est qu'elle n'y mit pas de bonne volonté.
Mais, en vérité, Lydia écoutait à peine. Savinski tardait,
à quoi pouvait-elle penser d'autre ? Tant qu'il ne serait
pas là, elle n'aurait pas la paix du cœur. Et, du reste, ce
cœur était profondément troublé. C'était à nouveau la
question du départ qui se posait, la Finlande, le retour
de Sonia... Lydia était comme morte. Pourtant, il lui
fallut répondre à une question directe de Séméonof qui
lui expliquait la nécessité pour elle aussi d'accepter une
place dans les bureaux du gouvernement. Personne ne
vivrait sans travailler pour les Soviets. Il pourrait la
prendre à l 'état-major comme secrétaire et lui donnerait
une besogne intéressante à faire.
Elle sourit faiblement.
— Je vous remercie, Léon Borissovitch, vous êtes
très aimable...
Et soudain, elle bondit sur la porte. Savinski entrait.
— Te voilà, dit-elle, je te revois !
NUAGES A L HORIZON 313
Elle avait oublié jusqu'à la présence de Séméonof qui
la regardait sans parler. Quelques minutes plus tard, elle
emmenait son amant, lui laissant à peine le temps de
remercier Léon Borissovitch.
Quelques semaines passèrent. Une fois de plus, les
fêtes de Noël et du Jour de Tan furent célébrées dans la
tristesse et la misère générales. Les espérances de salut
reculaient chaque jour. Il faudrait attendre maintenant
Tété pour voir l'amiral Koltchak et le général Denikine
reprendre l'offensive en Sibérie et dans le Sud. Réussi-
raient-ils ? Rien n'était moins certain, et cependant il
fallait traverser les mois glacés de l'hiver avec une nour-
riture et un chauffage insuffisants. Lydia était souvent
soucieuse et s'en voulait de sa tristesse. Elle aurait
voulu ne donner avec sa jeunesse que de la gaieté et de
la joie à son amant. Elle se disait qu'elle devait aujourd'hui
lui tenir lieu de tout. N'était-il pas à Pétrograd pour elle
seule, séparé des siens ?... Et pourtant, comment se
résigner à partir ? Et si elle en avait la force, comment
déciderait-elle sa mère murée chez elle, son père incapable
de subir les fatigues d'un voyage difficile ? Et puis,
auraient-ils un visa ? Ces obstacles lui paraissaient insur-
montables, et, le plus grand, c'était en elle qu'elle le trou-
vait.
C'est alors qu'un événement imprévu vint, une fois
de plus, modifier la situation et lui donner un aspect
nouveau.
Elle arriva une après-midi de janvier chez Savinski,
à peine avait-il fini de déjeuner solitaire sur une petite
314 QUAND LA TERRE TREMBLA...
table collée au poêle de son cabinet de travail. Le visage
de la jeune fille était animé et, dès les premiers mots,
elle apprit à Savinski ce qui s'était passé.
— Imagine-toi, lui dit-elle, que nous avons eu, nous
aussi, une perquisition cette nuit. Mais, grâce à Dieu,
personne de nous n'a été arrêté. On venait voir si nous
avions des armes cachées et des documents compromet-
tants... Et puis, cela s'est fait à une heure convenable,
au moins. Il n'était pas minuit et personne n'était couché...
Le plus drôle, chéri, était que le commissaire militaire
était ce même Ivanof qui est venu ici, tu te souviens...
Il m'a reconnue, cela va sans dire, mais il n'a pas eu un
mot devant ma mère... Seulement, quand nous étions
seuls un instant, il m'a souri et m'a dit que j'étais toujours
aussi belle, imagine-toi... Mon pauvre papa a été très bien.
Aucune frayeur, pas même un étonnement. Il semblait
qu'il escomptât leur arrivée et qu'il ne fût surpris
que de leur venue si tardive. Ivanof s'est excusé auprès
de lui et ils sont à peine restés dix minutes dans son appar-
tement... Quant à maman, ça été bien autre chose. Il a
fallu attendre à sa porte longtemps... Elle était enfermée
avec sa femme de chambre et, quand elle a ouvert — le
croirais -tu ? — elle s'était mise en grande toilette de bal
avec tous les bijoux qui lui restent. Elle tremblait comme
la feuille, ma pauvre maman, mais elle était pleine de
dignité et dit aux commissaires : « Messieurs, je suis
prête à vous suivre, excusez-moi de vous avoir fait atten-
dre. » Elle ne voulait pas écouter un mot de ce qu'ils lui
disaient. En vain Ivanof essayait de la rassurer... Elle
répétait à chaque instant : « Je vous montrerai, messieurs,
NUAGES A LHORIZON 315
comment une vraie Russe sait mourir. » Et, d'abord,
j'avais envie de rire, tu comprends, et puis j'ai eu telle-
ment pitié d'elle que les larmes me sont montées aux
yeux... Par moment, elle me prenait dans ses bras et
disait : « Je pense que la mère vous suffira, messieurs,
permettez que j'embrasse ma fille. » C'était une scène
déchirante. Ils sont sortis, enfin, la laissant à moitié
évanouie avec Katia... Et moi j'ai été obligée de les accom-
pagner dans le reste de l'hôtel où on grelottait de froid...
Ils sont partis à une heure et demie, n'ayant rien trouvé,
ni papiers, ni armes, sauf un vieux sabre de papa qu'ils
ont laissé... Les soldats, cette fois-ci, ont volé quelques
objets...
Lydia s'arrêta brusquement, comme si elle avait
quelque chose à dire encore devant lequel elle s'arrêtait.
Savinski, qui ne la quittait pas des yeux, la vit devenir
songeuse ; son front s'était plissé ; ses regards fuyaient
ceux de son amant. Elle se rapprocha de lui, mit sa tête
sur l'épaule de Savinski et resta longtemps silencieuse.
— Comment vont tes parents, aujourd'hui ? demanda-
t-il enfin.
Lydia eut un mouvement brusque.
— Je te dirai tout, dit-elle... Papa est bien ; c'est même
surprenant. Il y a longtemps qu'il n'a pas été en aussi
bonne santé. Ce matin, il a fait quelques pas tout seul
dans sa chambre avec ses deux cannes, et il chantonnait
une vieille chanson qu'il aime et que je n'avais pas enten-
due depuis la révolution... Mais ma pauvre maman est
tout à fait bouleversée... C'est un drame véritable... Pense
un peu qu'elle ne s'est pas couchée. Non, elle n'a plus
QUAND LA TERRE TREMBLA...
qu'une idée : quitter la Russie. Pendant la nuit même,
elle a commencé à faire ses malles ; elle y a travaillé avec
Katia toute la matinée. Elle répète sans cesse : « Je ne
resterai pas un jour de plus dans un pays où les femmes
sont traitées ainsi... » Je ne sais pas, mais je crois qu'elle
a un peu perdu la tête... Ce matin, elle a voulu absolument
envoyer le général Vassilief prendre des places à la gare
de Finlande pour Stockholm. Elle croyait qu'on avait
encore des billets pour l'étranger comme jadis... Il a fallu
que le pauvre général y allât et, lorsqu'il est revenu les
mains vides, elle lui a fait une scène, lui a dit que c'était
de sa faute, qu'il n'était bon à rien et, finalement, a déclaré
qu'elle voulait te voir, que seul tu saurais lui arranger
toutes choses. C'est elle qui m'a envoyé chez toi. Elle
t'attend...
De nouveau, il y eut un long silence. Lydia restait
serrée contre Savinski, comme si elle n'osait le regarder.
Il entendait les battements pressés de son cœur. Il n'était
pas besoin de la questionner ; il savait quelle passion elle
souffrait à cette heure. Il la caressait doucement et à basse
voix il lui dit :
— Où que nous soyons, nous vivrons ensemble, ma
petite âme... Console -toi, je t'en prie.
— Je sens que je vais te perdre, disait Lydia en san-
glotant.
Et elle s'accrochait désespérément à son amant.
IV
LE DÉPART
Il fallut préparer le départ et obtenir des visas du
gouvernement. Lydia avait déclaré qu'elle ne quitterait
la Russie qu'au jour où Savinski aurait son passeport
en règle pour l'étranger. Il était impossible de le demander
sous son nom. Heureusement avait-il le passeport d'Ivan
Iliitch Petrof, courtier en lin, que lui avait remis Spasski.
Devait-il essayer de gagner sous ce nom l'Esthonie voi-
sine ? Il y avait à Reval, en ce moment, des acheteurs
de lin pour l'Europe et peut-être le prétexte serait-il
suffisant. Vaudrait-il mieux, au contraire, s'enfuir clan-
destinement par la Finlande ? Des agences de contre-
bandiers se chargeaient de vous faire passer la frontière
moyennant une vingtaine de mille roubles. Lydia était
très opposée à ce projet qui lui paraissait dangereux,
alors qu'à Savinski il semblait facile. Elle ne voulait
l'adopter que comme dernière ressource si le visa pour
Reval était refusé. Savinski s'en occupa sans perdre de
temps.
Cependant Lydia ne désespérait pas d'obtenir par
Séméonof, pour elle et les siens, un laissez-passer qui
318 QUAND LA TERRE TREMBLA...
leur permettrait de gagner en quelques heures la Finlande.
Le vieux prince, bien que l'amélioration de sa santé
persistât, ne pourrait supporter un trajet plus long. La
princesse vivait dans une grande agitation. Ses malles
étaient prêtes et fermées dès le lendemain du jour où la
perquisition avait eu lieu. Elle ne quittait pas son costume
de voyage. Ses relations avec son vieil ami Vassilief
avaient subi un étrange changement. Elle le traitait main-
tenant comme un homme sans valeur, comme un être
inutile qu'on tolère auprès de soi, mais dont on n'attend
rien. Elle ne lui pardonnait pas de n'avoir su lui procurer à
la gare de Finlande les billets qu'elle l'avait envoyé cher-
cher. Elle affectait de se désintéresser de lui et lorsque
le pauvre général, qui se sentait oublié dans la fièvre
qui tenait tous les hôtes de la maison, se risquait à deman-
der : « Et que ferai-je, moi ? », elle se bornait à répondre :
« Vous n'êtes pas un enfant, que je sache. Si vous voulez
nous suivre, arrangez-vous. » Quant au prince Serge, il
s'entraînait chaque jour à faire quelques pas dans son
cabinet tout en sifflotant une marche guerrière. Il se
préoccupait du sort de Savinski. Lydia, sans lui donner
de détails, le rassura. Savinski serait à Helsingfors deux
ou trois jours après eux.
Les bureaux refusant les visas pour l'étranger, il fallut
aller voir Séméonof. Lydia s'y rendit seule.
Séméonof l 'écouta avec une bienveillante politesse et ne
fit aucune difficulté pour le visa du prince et de la prin-
cesse qu'il tâcher lit d'obtenir du commissaire des Affaires
étrangères. La détestable santé du prince justifiait une
cure à l'étranger. Un médecin Tirait voir et donnerait son
LE DÉPART 319
opinion. Mais la chose pouvait être regardée comme
acquise.
Lydia éprouvait une étrange sensation à se trouver en
face de Séméonof . Elle avait peine à imaginer, en le voyant,
qu'il était un des chefs de ce terrible parti bolchevique
qui répandait la terreur en Russie et pour qui la vie des
gens ne comptait guère. Il était d une courtoisie par-
faite avec elle, plus encore qu'aux jours de naguère où
elle le rencontrait chez Nathalie Choupof-Karamine. Il
était élégant, soigné. Se pouvait-il que cette main blanche
eût signé tant de condamnations à mort ?... Il avait sauvé
Savinski... Mais n'était-ce pas lui qui l'avait fait empri-
sonner ?... Comme il était énigmatique, impénétrable !
Cependant il se montrait fort aimable et il traitait sa
visiteuse avec beaucoup d'égards. Manifestement il vou-
lait lui plaire.
— Je comprends, dit-il, que votre père et votre mère
veuillent quitter Pétrograd et je ferai ce qui dépend de
moi pour faciliter leur départ. Mais vous, Lydia Ser-
guêvna, pourquoi partir ?... Si vous étiez une jeune fille
ordinaire, je trouverais naturel que vous ayez peur d'ha-
biter une ville où l'ordre n'est pas encore parfait, tant
s'en faut, où l'on est mal chauffé et où l'on mange médio-
crement. Mais vous êtes bien au-dessus de ces craintes
vulgaires... Vous êtes courageuse, je le sais. On ne vous
effraie pas facilement... Est-ce que vous ne sentez pas le
prodigieux intérêt qu'il y a à vivre en Russie aujourd'hui ?
Jamais notre pays n'a été le champ d'une expérience
humaine plus passionnante que celle que nous y tentons.
Le monde entier a les yeux sur nous. Notre fièvre a passé
320 QUAND LA TERRE TREMBLA...
les frontières, gagné l'Europe et franchi les mers. De
cette maladie, une humanité nouvelle va naître. C'est ici
qu'elle verra le jour... C'est la Russie qui en fera cadeau
au monde. Jamais la Russie n'a vécu une heure plus noble
et plus émouvante... Pensez à nos grands hommes, à nos
panslavistes, à Dostoïevski que vous aimez tant. Ils
ont tous senti qu'il était réservé à la Russie de dire la
parole nouvelle que l'univers attend. Eh bien ! cette
parole, c'est nous qui l'apportons, Lydia Serguêvna, et
c'est au moment où la Russie est en enfantement que vous
voulez aller vivre une existence facile d'oisifs, à l'étran-
ger, et cela pour éviter l 'inconfort de Pétrograd d'aujour-
d'hui ?... Lydia Serguêvna, permettez-moi de vous le
dire, cela n'est pas digne de vous.
Il tenait à Lydia le langage même qu'elle attendait.
Il n'était pas de jour où elle ne se désolât d'être obligée
de quitter la Russie et les arguments nouveaux que lui
apportait Séméonof trouvaient audience en elle. Aussi
suivit-elle ce dernier sur le terrain où il l'appelait et une
vive conversation s'engagea entre eux, à laquelle l'officier
prit le plus vif plaisir.
Mais Lydia revint à son point de départ.
— Mon père est à la fin de ses jours, dit-elle. Il n'aime
que moi au monde ; je ne puis le quitter, mais croyez
bien, Léon Borissovitch, que je serai désolée de vivre à
Helsingfors. D'abord, je déteste les Finlandais...
— Bravo ! cria Séméonof enchanté, j'entends une
vraie Russe... Vous verrez, Lydia Serguêvna, ce que nous
allons faire avec notre armée. Mais si vous partez...
Il s'arrêta, hésita, regarda Lydia bien en face et ajouta :
LE DÉPART 321
— Est-ce que vous aurez vraiment le courage de
nous laisser ?...
Et, sans lui laisser le temps de répondre, il continua :
— Eh bien, si vous vous en allez, je suis certain que
vous reviendrez, à moins que ce soit nous qui allions
vous chercher en Finlande.
Et, tout à coup, il dit :
— A propos, que pense de tout cela notre ami Nicolas
Vladimirovitch ? Vous savez que nous ne le laissons pas
partir.
Lydia, surprise par cette attaque inattendue, ne put
s'empêcher de rougir. Ce Séméonof était décidément un
homme dangereux, elle l'avait bien jugé dès le premier
jour. Comme elle aurait voulu crier la vérité à Séméonof,
qui s'imaginait pouvoir lui plaire ! Elle se mordit les
lèvres et se borna à répondre :
— Vous le lui demanderez vous-même, Léon Boris-
sovitch.
Une dizaine de jours plus tard, la famille Volynski
avait ses passeports en règle, Katia elle-même y était
portée.
Savinski, cependant, travaillait à obtenir un visa pour
Ivan Iliitch Petrof. L'argent joua un rôle efficace dans
les bureaux du commissariat et, un soir, comme Lydia
venait dîner avec lui, il lui montra le papier officiel qui
permettait au courtier en lin de se rendre à Reval. Une
fois là, Savinski n'aurait aucune difficulté à gagner Hel-
singfors. Par crainte d'une perquisition, il laissa le passe-
port dans son appartement de la Fontanka.
Les Volynski partiraient un matin pour la Finlande.
21
322 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Le même soir, Savinski prendrait le train pour Reval
Depuis une quinzaine de jours, il laissait pousser sa barbe
et il avait acheté un pince-nez un peu teinté, de façon a
n'être pas reconnu, s'il rencontrait quelqu'un de connais-
sance à la gare ou dans le train.
La veille du départ, au matin, Lydia fut surprise d'être
appelée au téléphone par Séméonof. Le commandant en
chef de l'armée du nord souhaitait un bon voyage et un
prompt retour à la jeune fille. Des ordres étaient donnés
à la frontière pour que les formalités leur fussent facilitées.
Séméonof, enfin, pour épargner au vieux prince la fatigue
d'un trajet en traîneau, se permettrait de lui envoyer son
automobile pour le conduire à la gare. Il termina sur cette
phrase :
— Je fais en sorte d'être assuré de vous revoir, Lydia
Serguêvna.
Que voulaient dire ces mots énigmatiques ? Ils inquié-
tèrent k jeune fille. Séméonof lui apparaissait comme un
être doué d'un pouvoir diabolique. Jusqu'où pouvaient
s'étendre ses machinations ténébreuses ?... Mais dans
l'affairement de la matinée, elle n'eut guère le loisir d'y
songer. La princesse accepta comme chose naturelle et
due l'offre de l'automobile. Séméonof n'avait-il pas
appartenu jadis à un des régiments de la Garde ? C'était,
en somme, un homme de son monde. La bonne éducation
était en dehors et au-dessus des questions politiques.
Lydia passa l'après-midi chez Savinski. Elle ne lui
communiqua pas les dernières paroles de Séméonof. A
quoi bon l'inquiéter ? Du reste, elle ne songeait qu'à ce
départ du lendemain matin qui, pour trois ou quatre
LE DÉPART 323
jours au moins, allait la séparer de son amant. Elle ne
pouvait se faire à l'idée de le laisser seul même quelques
heures à Pétrograd. Elle lui fit promettre de ne pas se
montrer de la journée dans les rues ; il devait passer
l'après-midi à la Fontanka et, à la nuit, gagner la gare
Baltique. Il ne devait parler à personne dans le wagon
et, dès qu'il serait à Reval, il lui télégraphierait à l'hôtel
Kemp à Helsingfors. Ces détails précis, qu'elle répéta
plusieurs fois, n'arrivaient pas à dissiper son inquiétude.
Elle essayait de la cacher à son ami ; elle n'y parvenait pas.
Et Savinski, lui-même, voyant devant lui sa belle et jeune
maîtresse, avait le cœur serré à l'idée qu'il la contemplait
pour la dernière fois. Les plus sombres pressentiments
les agitaient ainsi. L'atmosphère, dans le petit apparte-
ment, était devenue si chargée qu'ils le quittèrent presque
soulagés lorsque l'heure vint pour Lydia de rentrer chez
elle. Savinski l'accompagna jusque dans sa chambre.
C'est là qu'ils se firent leurs adieux.
Comme il retournait à Aptiékarski Péréoulok, il lui
sembla que deux hommes en civil le suivaient. Il s'arrêta
au coin de la Millionnaia pour allumer une cigarette.
Les deux hommes le devancèrent et continuèrent leur
chemin sans paraître prendre garde à lui. Mais, alors
qu'il pénétrait sous sa porte cochère, il crut les apercevoir
sur le trottoir opposé, un peu derrière lui, dans sa rue
même.
Le lendemain, il ne sortit de chez lui que vers deux
heures. Il eut la précaution de passer par l'escalier de
service et de traverser la maison qui donnait sur le Champ-
de-Mars. Il y avait plusieurs passants sur la route qui longe
324 QUAND LA TERRE TREMBLA...
le canal, mais il ne remarqua rien de suspect et arriva
sans être inquiété à la Fontanka.
Dans l'appartement, il se précipita à la fenêtre et, de
derrière les rideaux, il regarda le quai. Appuyés contre
le parapet, devant des barques chargées de bois, il vit
quelques bateliers qui attendaient des clients. Le ciel
d'hiver était pur, et le soleil déjà bas. La sérénité du
paysage qu'il avait sous les yeux le calma un peu. Depuis
qu'il avait quitté Lydia, il avait une peur constante d'être
arrêté, une peur irraisonnée qui ne le lâchait pas, qui le
faisait trembler malgré lui. A chaque instant, il regardait
sa montre. « Encore quinze heures, encore douze heures,
encore dix heures avant d'être à la frontière. » Et, à chaque
minute qui coulait, le temps qui lui restait à vivre en Russie
semblait s'allonger démesurément ; il ne pensait à rien ;
son cerveau vide n'était occupé qu'à compter les secondes.
Vers cinq heures, il prit du thé et mangea quelque chose.
A six heures, par une nuit sombre, il descendit sur la
Fontanka. L'air froid lui fit du bien ; ses nerfs se cal-
mèrent. Il marcha d'un bon pas jusqu'à Nevski et là
prit un traîneau et se fit mener à quelque distance de la
gare Baltique. Il ne portait avec lui qu'une légère valise.
Il franchit à pied les quelques centaines de pas qui le
séparaient de la gare. Une foule de gens se pressaient le
long de barrières de bois dont deux soldats gardaient
l'entrée. Il fallait montrer un laissez-passer pour pénétrer
à l'intérieur. Savinski tira le permis dont il s'était muni
et entra sans difficulté. Dans la gare, l'affluence était
moins grande. Le train pour Reval était déjà formé.
Il se dirigea vers un wagon de seconde classe.
LE DÉPART 325
Comme il mettait le pied sur les marches, une voix
derrière lui dit :
— Nicolas Vladimirovitch...
Instinctivement, il se retourna.
Un homme de taille moyenne, en civil, à la courte
barbe blonde, le regardait.
— Veuillez m 'accompagner jusqu'au commissariat de
la gare, Nicolas Vladimirovitch.
Savinski, sans élever une protestation, le suivit.
Après les heures d'angoisse qu'il venait de vivre, il
éprouvait une étrange impression de calme, de détente.
Le destin avait parlé.
Une heure plus tard, il était enfermé à la Gorokhovaia.
Sa fiche d'écrou portait : « A soutenu de Pétrograd tous
les mouvements d'insurrection contre la République des
Soviets, était en liaison avec Spasski, arrêté le 1er mars 1919
à la gare Baltique au moment où il essayait de franchir
la frontière, porteur d'un faux passeport. »
V
PSKOF
Une journée grise d'octobre dans la vieille ville de
Pskof. Un ciel brumeux et léger que, par places, le soleil
semblait vouloir percer, s'étendait au-dessus des remparts
datant du moyen-âge et de l'antique église aux cinq cou-
poles d'or qui domine le Kremlin. Une grande agitation
avait régné les jours précédents dans les rues étroites
de Pskof. Des partis de soldats débandés, appartenant au
corps de l'armée blanche de Youdenitch opérant dans le
sud, la traversaient en désordre, tandis que l'armée princi-
pale, qui avait été jusqu'aux portes de Pétrograd, battait
en retraite, le long du golfe de Finlande, dans la direction
de Narva. La ville endormie de Pskof avait été remplie
du bruit des charrettes qui roulaient sur les pavés pointus.
Trop chargées de vivres et de fuyards, elles gémissaient
le long des trottoirs de la Sergievskaia. Les maigres petits
chevaux qui les tiraient étaient couverts de boue, car les
pluies d'automne avaient changé le pays en marécages.
Et maintenant, c'était le silence. Seuls quelques rares
soldats attardés passaient encore sans armes et remontaient
vers le nord.
pskof 327
Il ne restait, ce jour-là, à midi, qu'un petit détachement
de la Croix-Rouge qui, à son tour, allait quitter la ville.
Il était logé dans une maison en bois de style Empire,
à l'extrémité septentrionale de la cité, sur la rive gauche
qui surplombe les flots gonflés et jaunâtres de la Vileika.
Cette maison spacieuse avait été, au temps de la grande
guerre, la demeure du général Rousski, alors qu'il com-
mandait l'armée du nord contre les Allemands. Pendant
l'offensive de Youdenitch sur Pétrograd, en octobre 1919,
la Croix-Rouge s'y était installée. Les blessés, peu nom-
breux, avaient été évacués depuis deux jours. Il n'y avait
plus qu'un soldat, originaire du gouvernement de Tambof,
qui était en train de mourir du typhus. Le major l'avait
vu le matin même et avait jugé qu'il ne supporterait pas
le voyage. « Il en a pour vingt-quatre heures à peine,
avait-il dit. La servante de la maison en prendra soin. »
Et, montant à cheval, il était parti en souhaitant bon voyage
à la princesse Lise Babarine, supérieure des sœurs de
charité, qui devait le suivre quelques heures plus tard avec
la seule infirmière restant auprès d'elle et un jeune étu-
diant en médecine qui avait demandé à accompagner les
deux femmes. Cet étudiant, à peine âgé de vingt ans et
répondant au nom d'Anton Antonovitch Loukomski,
était un charmant garçon plein de bonne humeur et de
grâce, prêt à rendre service à chacun et aimé de tous.
Il récitait des vers de Lermontof aux sœurs, à l'heure du
thé, ou fredonnait des romances en s 'accompagnant sur la
balaie ika.
Il allait et venait dans la pièce où était servi un frugal
repas et où le samovar commençait à chanter. Tout en
328 QUAND LA TERRE TREMBLA...
marchant, il causait avec la princesse Babarine, qui ter-
minait ses comptes sur une table près d'une fenêtre. La
princesse était une femme de passé la cinquantaine,
grande, nommasse, laide. Mais on oubliait sa laideur dès
que son regard se posait sur vous, car on n'y lisait que
bonté et tendresse, un oubli total de soi-même pour ne
penser qu'aux souffrances d'autrui. Son mari, général à
l'armée du Don, avait été assassiné à côté d'elle par les
bolcheviques dans les rues de Novo-Tcherkas un an aupa-
ravant. Elle avait gagné la Crimée, Constantinople, la
France. Mais elle ne s'y était pas arrêtée, était repartie
pour la Finlande, où elle était entrée, malgré son âge,
dans la Croix-Rouge destinée au corps expéditionnaire de
Youdenitch.
— Eh bien, disait Loukomski, tout est prêt, Lise
Ivanovna. Dans une demi-heure, notre équipage sera à
la porte... Vous verrez les trois chevaux que je vous ai
trouvés. Ce sont des bêtes excellentes... Si vite qu'aillent
les diables rouges, ils ne seront pas ici avant demain dans
la journée. Nous serons en sûreté déjà... J'ai du thé, du
pain, du sucre, des œufs, deux poulets froids, et un officier
anglais m'a donné un pot de marmelade... Mais où est
Lydia Serguêvna ?
— Elle est encore dans notre chambre, dit la princesse
Babarine.
L'étudiant en médecine regarda la vieille dame, qui
gardait les yeux sur ses papiers. Mais, comme il avait
une irrésistible envie de parler de Lydia Serguêvna, il ne
s'arrêta pas à cet obstacle et continua :
— Quelle admirable fille 1 fit-il. Elle est toujours à son
FSKOF 329
travail. Rien ne la rebute... Il n'y a pas beaucoup de sœurs
de charité qui accepteraient les besognes dont elle se
charge... Mais comme elle est sérieuse, Lise Ivanovna f
Je ne suis jamais arrivé à la faire rire. Et pourtant, en ai-je
dit des bêtises, vous le savez. Le mieux que j'en ai pu
avoir, c'est un sourire... Ah ! si nous avions beaucoup de
femmes comme elle, la Russie redeviendrait vite le pre-
mier pays du monde...
Cette fois-ci, la princesse laissa son travail et se tourna
vers Loukomski, dont l'enthousiasme était commu-
nicatif.
A cet instant, la servante, un fichu blanc noué autour
de la tête, entra et demanda au jeune étudiant de venir
auprès du malade qui délirait. Loukomski la suivit.
La princesse resta seule à la fenêtre, laissant ses yeux
errer sur la Vileika qui coulait au-dessous d'elle. Mais
ses pensées étaient avec celle dont l'étudiant venait de
prononcer le nom. Depuis qu'elle avait fait la connaissance
de Lydia, elle s'était attachée étroitement à la jeune
fille. Dans la peine où elle était, Lydia ne lui avait rien
caché : Savinski arrêté le jour même où elle quittait la
Russie, emprisonné depuis huit mois dans la prison des
Kristi à Petrograd. Elle en avait eu de rares nouvelles,
souvent verbales, par des prisonniers qui avaient été relâ-
chés. Il était en assez bonne santé ; il ne se plaignait pas.
Il n'avait pas passé devant le tribunal révolutionnaire.
Il était évident, par le ton de ses communications, qu'il ne
voulait pas alarmer Lydia. La jeune fille, sur ces rensei-
gnements, fondait de grands espoirs. Sans doute, Séméonof,
très puissant par la faveur de Trotski, protégeait son
330 QUAND LA TERRE TREMBLA...
amant. Quelque sentiment humain vivait encore au fonc
du cœur de cet être desséché et l'avait empêché de laisser
fusiller un homme avec lequel il avait eu des relations
amicales. La vie de Savinski était entre ses mains. Aussi
Lydia suivait-elle fiévreusement le jeu des influences
changeantes dans la politique des Soviets et faisait-elle
des vœux pour que Trotski restât au pouvoir. Elle n'avait
qu'un but devant elle : rentrer à Pétrograd.
Son père, tant qu'il avait vécu, ne s'était jamais opposé
à ce projet, en apparence insensé. Mais la mort était
venue le prendre près d'Helsingfors, à la fin de l'été.
Il avait succombé au chagrin plus qu'à la maladie. Le
fait est qu'il ne supportait pas de voir sa fille malheureuse
et, les derniers temps de sa vie, par un caprice inexplicable
de malade, il refusait de recevoir sa femme et n'acceptait
que Lydia auprès de lui. Il s'intéressait fiévreusement aux
démarches vaines qu'elle tentait pour obtenir des autorités
la permission de retourner en Russie. Cette figure de
grand vieillard rongé par le souci avait laissé une impres-
sion ineffaçable à la princesse Babarine. Il avait voulu
la voir une fois avant que Lydia traversât avec elle sur
Reval, et, cherchant ses mots avec oeine, lui avait recom-
mandé sa fille.
La vieille dame soupira.
Quel drame depuis qu'elles avaient quitté Helsingfors !
D'abord, des espérances magnifiques. Tambour battant,
l'armée Youdenitch était arrivée jusque dans les faubourgs
de Pétrograd. Lydia, alors, était transfigurée. Comment
oublier le feu intérieur qui brûlait au fond de ses beaux
yeux ? Puis les mauvais jours étaient venus, l'échec, la
PSKOF 331
retraite, et des bruits sinistres qui couraient d'exécutions
en masse à Pétrograd. Lydia s était fermée. Pas une plainte
ne lui avait échappé. Elle restait obstinément silencieuse,
comme en proie à une idée fixe, méditant on ne savait
quel projet désespéré. Jusqu'où cette âme ardente irait-
elle ?
La princesse Babarine n'osait y penser.
Et voilà qu'aujourd'hui il fallait quitter Pskof, rentrer
en Esthonie. Le drapeau rouge flotterait longtemps encore
sur le Palais d'Hiver de Pétrograd et sur le Kremlin de
Moscou.
Cependant, Loukomski reparut. Sa joyeuse humeur
à l'idée de voyager auprès de Lydia Serguêvna était insup-
portable à la princesse, dont le cœur était déchiré.
— Il faut déjeuner, dît-il. Le temps presse.
A ce moment, Lydia reparut et vint s'asseoir silencieuse-
ment à table.
Elle portait l'uniforme noir des sœurs de charité. Elle
avait coiffé ses cheveux blonds en deux tresses serrées
qu'elle ramenait au-dessus du front, à la mode russe, et,
sous la coiffe des infirmières, l'ovale de son visage amaigri
se dessinait plus pur. Pourtant, quelques mèches folles
et frisées refusaient de se plier à cette stricte discipline,
comme pour affirmer, plus forte que la volonté, la puis-
sance et la sève de la jeunesse. Ses yeux étaient presque
sombres dans la figure pâle. Ils ne laissaient pas lire en
elle.
Même Loukomski, si peu observateur qu'il fût — car,
dans le grand mouvement d'amour qui l'emportait loin
des réalités, comment eût-il eu le sang-froid d'étudier
332 QUAND LA TERRE TREMBLA...
Lydia ? — s'en aperçut. Avec l'ardeur que lui commu
niquait la présence de la jeune fille, il s'écria :
— Quels yeux avez-vous depuis quelque temps, Lydi
Serguêvna ? Ils sont comme l'eau limpide et profond
des lacs de montagne, Les rives s'y réfléchissent, les arbres
les rochers, les neiges et le ciel. Mais ils ne laissent riei
voir de ce qu'ils recouvrent...
Lydia sourit faiblement et ne répondit pas.
Ils déjeunèrent sans parler d'abord. Puis l'étudiant
qui ne pouvait garder le silence, raconta la promenade
qu'il avait faite en ville le matin même.
— On ne voit plus un bourgeois, dit-il. Où ces mal*
heureux se sont-ils cachés ?... Les gens du peuple eux-
mêmes ont peur. J'ai causé avec quelques femmes. « Que
peut-on nous prendre ? disent-elles. Nous n'avons rien, s
Mais ils craignent tous les représailles des rouges, des
fusillades, des exécutions sommaires. C'est un cauchemar,
je vous assure...
La princesse Babarine, qui ne regardait que Lydia,
frissonna.
— Ne parlez pas de ces horreurs, Anton Antonovitch,
je vous en prie...
L'étudiant s'arrêta, étonné, à l'accent de cette voix.
Il reprit un instant plus tard, en s 'adressant à la jeune
sœur de charité :
— La guerre civile est la plus cruelle de toutes. Et
c'est la seule que je connaisse... Ce sont des soldats russes
qui ont quitté Pskof hier, ce sont des soldats russes qui
y entreront demain... Et cette population misérable qui
souffre sans comprendre. Pourquoi cela ?... Quelle folie
pskof 333
sanglante s'est emparée de ce pays ?... Vous souvenez-
vous de la complainte du mendiant dans Boris Godounof :
« 0 malheur, ô malheur ! laisse couler tes pleurs, peuple
affamé... » Et nous, que serons -nous ?... Des exilés.
Sommes-nous faits pour vivre à l'étranger ? Je me de-
mande souvent, Lydia Serguêvna, pourquoi je ne suis pas
resté à Moscou. Peut-être y balaierais-je la neige dans
les rues ? Mais quoi, ce serait au moins de la neige russe.
. Et puis, là-bas, je connais toutes les maisons de la ville...
La princesse suivait l'effet de ces paroles sur le visage
de sa jeune amie. Elle la vit pâlir d'abord, puis, à sa
grande surprise, une expression de paix profonde apparut
sur ses traits. Elle semblait ne plus souffrir. La supérieure
se sentit à ce moment elle-même en proie à une émotion
qui la faisait trembler. Elle ne pouvait plus supporter
le silence de Lydia et ces yeux insondables... Elle se
tourna assez brusquement vers Loukomski, lui disant :
— Allez donc voir, Anton Antonovitch, je vous prie,
si l'équipage est prêt.
Comme si Lydia avait lu dans les pensées de la prin-
cesse, elle se leva dès que l'étudiant fut sorti, vint s'asseoir
tout contre sa vieille amie, lui passa un bras autour du
cou et glissa sa tête sur l'épaule de la princesse qui lui
baisa le front.
— Il faut que je vous parle, Lise Ivanovna, dit-elle
très doucement. J'ai déjà trop tardé... Mais je vais vous
faire de la peine, je le sais, et c'est pour cela que j'ai
tant remis... Enfin, c'est la dernière minute, il est temps...
Seulement, peut-être avez-vous déjà deviné ce que je vais
vous dire ?... Il me semble que oui... Je vais rester ici.
334 QUAND LA TERRE TREMBLA...
La princesse eut un geste d'effroi.
Lydia, lui mettant avec douceur les doigts sur le
lèvres, continua :
— Oui, je sais... Ne dites rien... Mais quoi, chez le
rouges aussi il y a des êtres humains... Et puis, je n*
plus le choix... C'est le seul moyen de retourner à Pél
grad.
Elle tourna vers le visage ridé de la princesse ses yei
purs. Celle-ci la regarda longtemps, sans mot dire. Elle
lisait au fond de l'âme de Lydia. Elle y voyait une réso-
lution calme, sûre d'elle-même, une flamme qui brûlait
et que rien ne pourrait éteindre. Elle baisa ce frêle et
courageux visage trois fois, fit sur la jeune fille un grand
signe de croix et dit simplement :
— Que Dieu soit avec toi, mon enfant.
Un quart d'heure plus tard, l'équipage à trois chevaux
emportait de Pskof la vieille princesse, droite sous ses
voiles, et un étudiant en médecine qui n'essayait pas de
cacher ses larmes.
Vienne, juillet 1920.
Paris, mai 1921.
TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE
I. La première secousse 7
II Craintes et joies passagères 22
III. Junkers et révolutionnaires 36
IV. Une jeune fille 45
V. Un homme seul 59
VI. A la veille de la catastrophe 77
SECONDE PARTIE
I. La grande secousse 93
II. Le sang répandu 115
III. Réclusion 127
IV. Promenade 143
V. Un souper 149
VI. Le carrefour douteux 162
VII. Finlande 170
VIII. Illumination 178
IX. Père et fille 190
X. Une visite désagréable 203
XI. Un incident 215
XII. Un coup de téléphone , 226
XIII. «/n such a night as this » .' 234
XIV. Le réveil 247
XV. A la Corokhovaia 259
XVI. Un pont est coupé 274
TROISIÈME PARTIE
I. Les plus beaux de nos jours 287
II. Une visite 300
III. Nuages à l'horizon 305
IV. Le départ 317
V. Pskof 326
ACHEVÉ D'IMPRIMER
LE 27 OCTOBRE 1921
PAR L'IMPRIMERIE
FRÉDÉRIC PAILLART
A ABBEVILLE (SOMME)
Schopfer, Jean
2637 Quand la terre trembla
C63QS
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