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Full text of "Quand la terre trembla...par Claude Anet"

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3uand  la  terre  trembla... 


OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUR 


Voyage  idéal  en  Italie.  1  vol. 

Petite  Ville.  1  vol. 

Les  Bergeries.  1  vol. 

La  Perse  en  automobile.  1  vol. 

Notes  sur  l'Amour.  1  vol. 

La  Révolution  Russe.  4  vol.  (mars  1917-juin  1918). 

Ariane,  jeune  fille  russe.  1  vol. 

Les  cent  quatrains  authentiques  d'Omar  Khayyam, 

traduits  du   persan  en  collaboration  avec  Mirza 

Muhammed  Khan. 
Tsar   Saltan,  traduit  de  Pouchkine,  illustré  et  décoré 

par  Natalie  Gontcharova.  1  vol. 

EN  PRÉPARATION 

Notes  sur    l'Amour,  avec  bois  originaux    de   Pierre 
Bonnard. 


Tous  droits  de  traduction,  de  reproduction  et  d'adaptation 

réservés  pour  tous  pays. 

Copyright  by  Bernard  Grasset  1921 


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CLAUDE    ANET 


Quand  la  terre 


trembl 


cL.. 


«  L'homme  survit  à  des  tremblements  de 
terre,  aux  épidémies,  aux  horreurs  de  la 
maladie  et  à  toutes  les  agonies  de  1  ame,  mais 
de  tous  temps  la  tragédie  qui  l'a  tourmenté, 
qui  le  tourmente  et  le  tourmentera  le  plus, 
c'est  —  et  ce  sera  —  la  tragédie  de  l'alcôve.  » 
L.  Tolstoï,  cité  par  M.  Gorki. 


\ 

PARIS 
BERNARD    GRASSET,    ÉDITEUR 

61,   RUE   DES    SAINTS-PERES 
1921 


IL  A  ÉTÉ  TIRÉ  DE  CET  OUVRAGE  QUINZE  EXEM- 
PLAIRES SUR  JAPON  NUMÉROTÉS  DE  1  A  15  ;  CENT 
EXEMPLAIRES  SUR  HOLLANDE  VAN  GELDER  NUMÉ- 
ROTÉS DE  16  A  115  ET  DEUX  CENTS  EXEMPLAIRES 
SUR  VERGÉ  PUR  FIL  LAFUMA,  CONSTITUANT  LA 
PREMIÈRE  ÉDITION  ET  NUMÉROTÉS  DE   1 16  à  315. 


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à    FÉLIX    FÉNÉON, 


son  ami 


C.  A. 


Quand  la  terre  trembla... 


PREMIÈRE    PARTIE 


I 

LA  PREMIÈRE  SECOUSSE 

C'était  le  samedi  10  mars  1917.  Vers  les  trois  heures 
de  l'après-midi,  une  jeune  fille  sortit  seule  dune  maison 
de  la  Znamenskaia.  La  large  rue  blanche  de  neige  sous 
le  soleil  clair  de  cette  journée  d'hiver  présentait  un  aspect 
inaccoutumé.  Il  y  avait  peu  de  passants.  Des  groupes  de 
trois  ou  quatre  ouvriers  montaient  vers  la  gare  Nicolas. 
Des  femmes  du  peuple,  la  tête  enveloppée  dans  des 
fichus  de  laine  beige  qui  encadraient  leur  visage,  regar- 
daient immobiles  sur  les  trottoirs.  La  jeune  fille  remarqua 
qu'un  marchand  de  fruits,  au  rez-de-chaussée  de  la  maison, 
fermait  lentement  les  volets  de  sa  boutique.  Une  longue 
file  de  tramways  était  arrêtée  dans  le  haut  de  la  rue,  qui 


8  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

était  noir  de  monde.  «  Que  se  passe-t-il,  se  demanda 
Lydia,  est-ce  encore  une  manifestation  sur  Nevski  ?  » 
Son  frais  visage  enfantin  prit  une  expression  sérieuse. 
Mais  elle  ne  put  la  conserver  longtemps.  Le  sourire  qui 
lui  était  naturel  reparut  sur  sa  bouche  à  la  lèvre  inférieure 
un  peu  forte,  creusa  deux  fossettes  sur  ses  joues  rosées 
par  le  froid,  éclaira  deux  grands  yeux  bleus  d'une  pureté 
de  source,  et,  ayant  fermé  le  col  de  sa  fourrure,  elle  se 
dirigea  vers  la  place  Znamenskaia.  Plus  elle  en  approchait, 
plus  la  foule  devenait  dense,  et,  à  une  cinquantaine  de 
pas  de  la  place,  elle  fut  obligée  de  s'arrêter.  Des  troupes 
barraient  la  rue.  Les  soldats  du  régiment  Litovski  étaient 
là,  l'arme  au  pied  ;  les  baïonnettes  au  canon  accrochaient 
des  éclats  de  soleil  et,  comme  ils  battaient  des  pieds  sur 
la  neige  glacée  pour  se  réchauffer,  leurs  grands  bonnets 
de  mouton  gris  frisé,  qui  dominaient  la  masse  confuse 
des  manifestants,  avaient  un  curieux  mouvement  d'oscil- 
lation rythmée.  Par  moments,  Lydia  apercevait  la  place 
grouillante  de  monde  et,  sous  la  statue  équestre  où  le 
lourd  Alexandre  III  chevauche  un  plus  lourd  cheval, 
elle  vit  une  rangée  de  sergents  de  ville  qui  faisait  une 
ligne  sombre.  Elle  aperçut  deux  ou  trois  jeunes  officiers 
devant  les  troupes  et  fut  frappée  de  la  gravité  et  de  la 
tristesse  qui  se  lisaient  sur  leurs  visages  pâles.  Dans  les 
groupes,  autour  d'elle,  on  discutait  avec  animation.  Il 
n  y  avait  là  guère  que  des  ouvriers  et  des  étudiants.  Ces 
derniers,  la  casquette  sur  la  tête,  causaient  avec  les  ouvriers. 
Elle  se  mêla  à  un  groupe.  Un  tout  jeune  étudiant,  aux 
yeux  noirs,  à  la  bouche  fraîche,  mince,  délicat  et  maladif, 
parlait  à  haute  voix  ;  une  fièvre  le  secouait  et  donnait  à 


LA  PREMIERE  SECOUSSE  9 

ses  paroles  un  accent  singulier.  Il  y  avait  quelque  chose 
en  lui  à  la  fois  de  candide  et  de  passionné  qui  plut  à  la 
jeune  fille.  Elle  se  glissa  entre  deux  ouvriers  pour  mieux 
l'entendre.  Il  disait  : 

—  Camarades,  vous  savez  que  nous  sommes  avec  vous. 
Oui,  avec  vous,  nous  réglerons  le  compte  du  gouverne- 
ment. Mais  l'heure  n'est  pas  venue.  Nous  sommes  en 
guerre.  Attendez  encore  un  peu... 

A  cet  instant,  son  regard  rencontra  celui  de  la  jeune 
fille.  Elle  était  tendue  vers  lui  et  il  comprit  qu'elle  approu- 
vait ce  qu'il  disait.  Mais  la  beauté  surprenante  de  ce  visage 
jeune,  la  pureté  des  yeux  qui  reflétait  celle  de  l'âme,  la 
passion  qu'il  y  lisait  lui  causèrent  un  tel  étonnement 
qu'il  s'arrêta,  comme  ébloui.  Il  hésita  un  instant,  chercha 
ses  mots...  Comme  il  essayait  de  reprendre  la  suite  de 
sa  pensée,  un  grand  mouvement  se  produisit  dans  la  foule; 
Les  soldats,  sur  un  ordre  bref,  venaient  d'avancer  de 
vingt  pas,  et,  dans  le  désordre  des  gens  qui  reculaient, 
le  groupe  se  dissocia.  La  jeune  fille,  sérieuse  maintenant, 
revint  sur  ses  pas  et  décida  de  descendre  par  les  rues 
parallèles  à  Nevski.  Elle  ne  pensait  qu'à  une  chose  : 
«  Les  ouvriers  veulent-ils  vraiment  la  révolution  ?  »  Des 
souvenirs  livresques  traversaient  son  esprit.  Un  beau 
jour  d'été,  le  peuple  français  avait  pris  la  Bastille.  Jour 
de  gloire,  disait-on,  qui  avait  mené  les  soldats  français 
en  vainqueurs  à  travers  toute  l'Europe  et  jusque  dans 
Moscou.  En  1905,  il  y  avait  eu  ce  que  les  amis  de  son 
père,  le  prince  Serge  Volynski,  appelaient  des  troubles, 
mais  ce  que  ses  amis  étudiants  nommaient  la  révolution. 
Elle  ne  se  souvenait  de  rien  ;  elle  avait  cinq  ans  alors, 


10  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

et  sa  vie  d'enfant  unique  et  gâtée  n'en  avait  pas  été  changée. 
Un  soir,  pourtant,  l'électricité  manquant,  on  l'avait  cou- 
chée aux  bougies.  Elle-même  en  avait  allumé  partout  dans 
sa  chambre.  C'était  comme  une  veillée  de  Noël,  et  le  seul 
souvenir  qu'elle  gardait  de  la  crise  était  celui  d'une  fête. 
Une  révolution  pendant  la  guerre,  —  non,  ce  n'était  pas 
possible.  Personne  ne  la  voulait,  pas  même  ces  braves 
ouvriers  si  gentils,  si  bons  dans  leur  rudesse,  qui  tout  à 
l'heure  la  protégeaient  contre  les  mouvements  de  la  foule. 
Comme  elle  se  sentait  près  d'eux,  de  la  même  race  !  Ils 
avaient  la  même  façon  de  sourire,  et  des  mots  très  doux. 
«  Ils  peuvent  se  mettre  en  colère,  pensa-t-elle,  comme 
papa,  mais  ce  sont  de  braves  gens,  incapables  d'aucun 
mal.  »  Et  puis,  elle  songeait  à  la  formidable  police  de 
Petrograd  et  à  la  garnison  qui  emplissait  les  casernes  de 
la  ville.  Et  voilà  que  même  les  étudiants  étaient  pour 
l'ordre,  oui,  ces  étudiants,  toujours  agités  par  les  idées 
nouvelles,  ne  voulaient  pas  de  la  révolution  pendant  la 
guerre.  «  Il  y  aura  quelques  troubles,  pensa-t-elle,  puis 
tout  rentrera  dans  l'ordre.  » 

Mais  quoi  qu'elle  se  dît,  elle  avait  le  cœur  serré,  et  sa 
tête,  qu'elle  tenait  à  l'ordinaire  un  peu  renversée  en  arrière, 
le  menton  en  avant,  se  penchait  maintenant  vers  les  trot- 
toirs glissants  de  neige  mal  nettoyée.  Bientôt  un  sentiment 
plus  fort  que  l'angoisse  s'empara  d'elle  :  la  curiosité.  Elle 
voulait  voir  les  acteurs  du  drame,  toucher  comme  du  doigt 
ces  forces  immenses  qui  s'agitaient  là  dans  la  rue  à  côté 
d'elle,  regarder  les  visages,  écouter  les  paroles,  deviner 
ce  que  disait  l'éclair  des  yeux.  Elle  pressa  le  pas  pour 
rejoindre  par  Litiéiny  la  Perspective  Nevski,   mais,  au 


LA  PREMIÈRE  SECOUSSE  11 

coin  de  Litiéiny,  elle  fut  arrêtée  par  la  foule.  Les  ouvriers, 
lentement,  regagnaient  le  quartier  de  Wiborg,  de  l'autre 
côté  de  l'eau.  Elle  essaya  de  marcher  à  contre -courant. 
Un  grand  ouvrier,  en  touloupe  et  en  bonnet  de  cuir 
fourré,  l'arrêta  et  lui  dit  doucement  : 

—  Il  ne  faut  pas  aller  là-bas,  ma  petite  colombe.  Cela 
va  se  gâter. 

Il  sourit  et  passa. 

Elle  se  réfugia  dans  l'embrasure  d'une  porte.  Quatre 
jeunes  ouvriers  descendaient,  discutant.  Elle  les  suivit 
pour  entendre  ce  qu'ils  disaient. 

—  Tu  as  vu,  Vasili,  fit  le  plus  petit,  dont  les  yeux 
brillaient  de  plaisir,  l'officier  a  commandé  aux  cosaques  : 
«  En  avant  !  »,  mais  les  cosaques  ne  l'ont  pas  suivi.  Si 
nous  avons  les  cosaques  avec  nous,  notre  affaire  est 
bonne. 

Lydia,  pensive,  traversa  le  canal  de  la  Fontanka,  gagna 
par  l'Italianskaia  la  rue  Michel,  et,  se  glissant  le  long 
de  l'hôtel  de  l'Europe,  tâcha  une  fois  de  plus  de  parvenir 
sur  la  Perspective  Nevski.  Des  cosaques  galopaient  légè- 
rement sur  les  trottoirs,  retenant  leurs  petits  chevaux. 
C'étaient  de  tout  jeunes  garçons,  blonds  et  souriants, 
fort  attentifs  à  ne  pas  bousculer  les  gens  avec  lesquels 
ils  échangeaient  des  propos  bienveillants.  Une  fois  de 
plus,  la  jeune  fille  se  sentit  pleine  de  confiance.  Tout 
cela  avait  l'air  d'une  parade  de  fête.  On  ne  voyait  de  la 
haine  sur  aucun  visage.  Il  n'y  avait  pas  place  pour  un 
malentendu  entre  ces  joyeux  cosaques  et  ces  ouvriers 
avec  lesquels  elle  venait  de  causer.  «  Oui,  tout  s'arrangera, 
grâce  à  Dieu,  et  à  l'automne  nous  gagnerons  la  guerre  !  » 


12  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Elle  fut  fort  surprise  à  cet  instant  de  constater  que  ses 
yeux  étaient  remplis  de  larmes  et  qu  elle  était  émue  jus- 
qu'au fond  d'elle-même.  Il  fallait  croire  que  l'atmosphère 
dans  laquelle  elle  vivait  depuis  une  heure  l'avait  énervée 
plus  qu'elle  n'avait  pensé.  «  Nous  gagnerons  la  guerre  », 
répéta-t-elle  avec  force. 

Comme  elle  disait  ces  mots,  elle  entendit  soudain  un 
coup  de  fusil,  puis,  le  suivant  à  une  seconde,  une  péta- 
rade de  coups  secs  qui  déchirèrent  tragiquement  l'air 
glacé.  Alors,  ce  fut  un  grand  silence,  et  tout  aussitôt  une 
trombe  de  gens  fuyant  Nevski  l'entoura.  Elle  se  sentit 
soulevée  de  terre,  emportée  par  le  flot  furieux  ;  elle  se 
retrouva  à  peu  près  sur  ses  pieds  et,  poussée  de  droite, 
de  gauche  et  par  derrière,  titubant,  elle  courut  de  toutes 
ses  forces  vers  la  place  Michel.  Sa  seule  pensée  en  ce 
moment-là  était  de  ne  pas  tomber.  Elle  cessait  de  s'appar- 
tenir ;  elle  était  incapable  de  lutter  contre  la  peur  qui  s'était 
emparée  d'elle  comme  de  toutes  les  âmes  des  témoins  et 
acteurs  de  cette  scène.  Tout  en  courant,  elle  regardait  les 
façades  des  maisons  pour  voir  si  elle  pourrait  se  faufiler 
sous  une  porte  cochère  ou  dans  un  magasin.  En  une 
seconde,  toutes  les  portes  avaient  été  fermées.  Il  n'y  avait 
de  salut  nulle  part.  Dans  la  rue,  les  izvostchiks  frappaient 
leurs  chevaux  à  tour  de  bras  et  les  traîneaux  volaient  sur 
la  neige.  Un  grand  cocher  de  la  cour,  menant  un  landau 
aux  armoiries  impériales,  perdit  son  chapeau.  Au  coin 
de  la  place,  un  traîneau,  tournant  trop  court,  versa.  Dans 
sa  fuite  éperdue,  la  jeune  fille  gardait  encore  quelque 
conscience  d'elle-même  ;  elle  se  compara  à  un  grain  de 
sable  que  le  vent  emporte  quand  il  souffle  dans  le  désert. 


LA  PREMIERE  SECOUSSE  13 

Pourtant  elle  voyait  tout,  et  elle  remarqua  à  peu  de  dis- 
tance devant  elle,  un  homme,  avec  une  pelisse  au  col  de 
loutre,  qui  —  par  quel  miracle  ?  —  restait  immobile.  Il 
était  très  grand,  avec  de  larges  épaules,  et  il  semblait  que 
rien  ne  pût  l'émouvoir.  Il  ne  bougeait  pas,  tandis  qu'autour 
de  lui,  la  foule  coulait  avec  des  remous  impétueux,  comme 
les  eaux  d'un  torrent  autour  d'un  roc.  Elle  l'aperçut 
ainsi  une  seconde,  reçut  dans  le  dos  un  coup  qui  la  fit 
trébucher,  fit  encore  quelques  pas  sans  pouvoir  reprendre 
son  équilibre  et  vint  s'abattre  aux  pieds  de  celui  qu'elle 
venait  de  distinguer. 

Elle  resta,  quelques  secondes  à  peine,  étourdie,  à  demi 
consciente.  Quand  elle  reprit  ses  sens,  elle  vit  que  l'homme 
à  la  pelisse  s'était  penché  vers  elle  et  avait  passé  le  bras 
autour  de  sa  taille  pour  la  relever.  D'une  main,  il  enlevait 
la  neige  qui  s'était  attachée  à  son  manteau  à  la  hauteur 
des  genoux.  Quand  il  eut  fini,  il  tourna  la  tête  vers  elle 
et  elle  aperçut  sa  figure.  C'était  une  figure  mâle,  bien 
dessinée,  à  la  bouche  grave  surmontée  d'une  petite 
moustache  taillée  en  brosse.  Les  yeux  étaient  gris  cl 
sérieux.  Mais,  quand  il  regarda  la  jeune  fille,  tout  de 
suite  ils  s'éclairèrent.  Elle  se  sentait  très  bien  pies  de 
lui  ;  la  peur  l'avait  quittée  soudainement.  Il  donnait 
l'impression  d'une  force  tranquille,  sûre  de  soi.  Et, 
comme  il  la  dévisageait,  il  lui  dit,  d'une  voix  très  tim- 
brée : 

—  Vous  ne  vous  êtes  pas  fait  mal,  mon  enfant  ? 

—  Mais  non,  dit-elle,  avec  un  demi-sourire...  Je  ne 
sais  pas  comment  c'est  arrivé.  Quelle  absurdité  ! 

—  Ce  qui  est  absurde    pour   une    petite  fille  comme 


14  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

vous,  c'est  d'être  ici  toute  seule.  A  quoi  pensez-vous  ? 
Il  la  grondait  doucement,  la  tenant  toujours  près  de 
lui.  Elle  se  redressa  tout  à  fait.  C'était  bien  ennuyeux 
de  quitter  l'asile  de  ce  bras.  Il  semblait  vous  enfermer 
dans  un  monde  enchanté.  Et  puis  elle  devinait  que, 
seule,  elle  n'aurait  plus  de  courage.  Il  le  fallait,  pour- 
tant. Elle  se  dégagea  et  lui  sourit  ;  elle  avait  la  grâce 
et  le  charme  d'une  fille,  déjà  grande,  pourtant  enfant 
encore. 

—  Comment  vous  remercier  ?  fit-elle.  Sans  vous, 
j'étais  piétinée  par  ces  fous. 

Elle  remarqua  seulement  alors  qu'ils  étaient  seuls, 
absolument  seuls.  La  foule  avait  disparu,  on  ne  sait  où. 
Même  le  traîneau  renversé  n'était  plus  là.  Dans  le  pro- 
longement de  la  rue  Michel,  la  Perspective  Nevski  était 
vide  devant  la  petite  chapelle.  Mais  deux  rangées  de  sol- 
dats étaient  visibles  entre  le  Gostiny  Dvor  et  la  maison 
qui  était  en  face  de  l'hôtel  de  l'Europe. 

Et,  comme  elle  regardait,  voilà  qu'un  traîneau,  mené 
par  un  izvostchik  tout  tassé  sur  son  siège,  parut  dans 
l'avenue,  se  dirigea  au  trot  lent  d'un  cheval  fatigué  vers 
la  troupe.  Dans  le  traîneau,  un  étudiant  était  affalé  ;  de 
sa  manche  coulait  du  sang  qu'une  jeune  femme  pen- 
chée vers  lui  étanchait  avec  son  mouchoir.  Le  traîneau 
approcha,  à  les  toucher,  des  soldats  qui  restaient  alignés 
et  immobiles.  La  jeune  femme  se  leva  alors,  brandissant 
le  mouchoir  ensanglanté. 

—  Qu'avez-vous  fait,  frères  ?  cria-t-elle  à  pleine  voix... 
Voilà  que  vous  tirez  sur  les  vôtres  ! 

Il  y  eut  un  léger  mouvement  d'oscillation  dans  la  troupe, 


LA  PREMIÈRE  SECOUSSE  15 

puis  les  soldats  ouvrirent  leurs  rangs,  le  traîneau  franchit 
le  barrage  et  disparut. 

Cette  scène  tragique  émut  la  jeune  fille.  Elle  se  tourna 
vers  son  compagnon.  Il  était  impassible  et  elle  ne  put 
rien  lire  sur  son  visage,  qui  semblait  s'être  durci.  Elle 
l'interrogea  des  yeux. 

—  Il  est  temps  de  s'en  aller,  dit-il  d'une  voix  triste. 
Puis-je  vous  être  utile  à  quelque  chose  ?  Où  habitez- 
vous  ? 

Ce  n'était  plus  l'accent  de  tout  à  l'heure.  Elle  le  sentit 
et  répondit  avec  timidité  : 

—  Sur  le  quai  du  Palais,  mais  je  puis  rentrer  par 
la  Millionnaia.  Il  y  a  un  passage.  Et,  continua-t-elle 
avec  un  peu  de  trouble  dans  la  voix,  j'irai  bien  toute 
seule. 

Sans  mot  dire,  il  la  prit  par  le  bras  et  ils  se  dirigèrent 
vers  la  Millionnaia  peu  éloignée.  Les  rues  étaient  désertes, 
le  calme  complet.  Il  parut  à  Lydia  qu'elle  avait  eu  un 
cauchemar.  Sa  jambe  gauche  lui  faisait  mal  et  elle  boitait 
un  peu,  mais  elle  tâchait  autant  que  possible  de  ne  pas 
le  montrer.  Ils  allaient,  silencieusement.  Arrivés  au  coin 
de  la  Millionnaia,  il  s'arrêta  et  se  pencha  vers  elle. 

—  Je  vous  quitte,  maintenant,  dit-il.  Il  n'y  a  aucun 
danger.  Et  je  dois  retrouver  mon  traîneau  devant  l'hôtel 
de  l'Europe.  Il  faut  que  j'aille  à  la  Douma. 

Il  parlait  brièvement,  sans  explications,  mais  de  nou- 
veau sa  voix  avait  ce  quelque  chose  de  caressant  que  la 
jeune  fille  avait  noté  tout  à  l'heure,  lorsqu'il  lui  avait 
adressé  pour  la  première  fois  la  parole.  Elle  ne  savait 
que  dire.  Il  était  peu  agréable  de  quitter  ainsi  cet  ami 


16  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

de  quelques  minutes  ;  un  ami...  Le  mot  l'arrêta  un  ins- 
tant, un  ami  d'une  demi-heure  tout  au  plus.  Mais,  un 
ami,  n'est-ce  pas  quelqu'un  sur  qui  on  peut  s'appuyer 
et  qui  vous  protège  ?...  Elle  accepta  le  mot  et  regarda 
son  interlocuteur. 

—  Nous  nous  reverrons,  dit-elle. 

—  Dieu  donne,  fit-il. 

Il  s'inclina  devant  elle,  lui  serra  la  main  avec  force  et 
disparut. 

Lydia,  seule,  hésita  un  instant,  puis  se  décida  à  passer 
par  une  petite  rue  pour  rentrer  chez  elle  par  le  quai. 
Elle  arriva  en  deux  minutes  au  quai  du  Palais.  Le  soleil 
venait  de  se  coucher.  Il  était  cinq  heures.  Une  lumière 
adoucie  tombait  des  nuages  dorés  sur  le  magnifique 
paysage  qui  s'étendait  devant  elle  :  la  Neva,  dont  la 
neige  recouvrait  encore  les  glaces  ;  à  gauche,  l'envolée 
unique  du  pont  du  Palais  ;  à  droite,  les  piles  massives  du 
pont  Troïtski  et,  en  face  d'elle,  comme  un  grand  animal 
accroupi  au  bord  du  fleuve,  les  bâtiments  lourds  et  bas 
de  la  forteresse  Pierre -et-Paul.  Mais  la  flèche  s'élevait 
aiguë  dans  le  ciel,  si  haut  qu'elle  semblait  devoir  accro- 
cher un  nuage,  fine  comme  une  aiguille,  et  l'or  qui  la 
recouvrait  paraissait  avoir  gardé  quelque  part  de  l'éclat 
du  soleil  qui  venait  de  disparaître.  Un  calme  comme  on 
n'en  connaît  que  dans  ces  admirables  paysages  septen- 
trionaux régnait  sur  la  nature.  «  Oui,  tout  est  là,  se  dit 
Lydia,  tout  est  là,  comme  hier,  à  sa  place.  »  Et,  sans  en 
comprendre  la  raison,  elle  sentit  une  onde  de  bonheur 
monter  en  elle. 


LA  PREMIÈRE  SECOUSSE  17 

L'hôtel  du  prince  Volynski  avait  une  façade  de  peu 
d'importance.  Mais,  derrière  les  petits  salons  qui  donnaient 
sur  la  Neva,  on  trouvait  une  salle  de  bal  blanc  et  or, 
une  galerie  de  tableaux,  toute  une  suite  d'appartements 
riches  et  magnifiques,  dans  le  style  noble  des  premières 
années  de  Nicolas  Ier. 

Une  fois  passées  les  triples  portes  qui  défendaient  la 
maison  du  froid,  on  arrivait  dans  un  vestibule  tiède  cette 
année  encore,  malgré  la  guerre,  malgré  le  manque  de 
charbon  et  de  naphte.  On  manquait  de  combustible  dans 
les  usines,  mais  les  vieux  habitants  de  la  capitale  avaient 
pris  leurs  précautions  dès  longtemps,  et  leurs  caves  gar- 
nies de  charbon,  leurs  cours  pleines  de  beau  bois  de 
bouleau  entassé  jusqu'à  la  hauteur  du  premier  étage, 
leur  assuraient  un  hiver  confortable. 

Dès  qu'elle  rentrait  chez  elle,  et  jusqu'à  une  ou  doux 
heures  du  matin,  Lydia  se  rendait  chez  son  père. 

C'était  un  homme  déjà  âgé  et  fatigué  plus  par  la  maladie 
que  par  les  ans.  Ses  jambes  alourdies  refusaient  leur 
service,  et  le  prince  ne  quittait  guère  une  petite  chambre 
tapissée  de  livres  dont  la  fenêtre  avait  vue  sur  la  Neva 
et  qui  était  meublée  très  simplement  de  fauteuils  et  d'un 
canapé  de  cuir  vert.  Il  se  tenait  assis  dans  un  grand  fau- 
teuil, entre  la  table  et  la  cheminée,  les  jambes  recouvertes 
d'un  plaid  à  carreaux  noirs  et  blancs,  et  une  canne  à 
poignée  d'ivoire  était  à  portée  de  sa  main.  Bien  que  la 
maison  fût  chauffée  par  un  calorifère,  le  prince  faisait 
brûler,  d'octobre  à  mai,  un  feu  de  bois  dans  la  cheminée 
et  une  de  ses  distractions  favorites  était  de  lancer  dans 
les  bûches  de  grands  coups  d'un  tisonnier  qui  n'avait 

2 


18  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

pas  moins  de  quatre  pieds  de  long.  Et,  tout  en  tisonnant, 
il  parlait  aux  bûches,  et  leur  adressait  quelques  pro- 
pos coupés  d'accès  de  toux  qui  secouaient  son  grand 
corps  d'une  extrême  maigreur  et  sa  figure  creusée,  au 
nez  mince  et  accentué,  aux  yeux  profonds  et  caves  sous 
deux  arcades  sourcilières  hérissées  de  poils  noirs,  tandis 
que  sa  barbe,  coupée  en  pointe,  était  déjà  blanche. 

—  Tu  ne  te  sauveras  pas,  ma  chère,  criait-il  à  une 
bûche,  en  lui  appliquant  des  coups  de  tisonnier.  Il  faudra 
bien  que  tu  y  passes. 

Et,  avec  maladresse,  il  la  poussait  et  la  retournait 
jusqu'à  ce  que  la  flamme  en  jaillît. 

D'autres  fois,  il  se  mettait  à  causer  avec  elles  et  leur 
disait  : 

—  D'où  viens-tu,  hein  ?  Te  souviens-tu  des  matins 
de  printemps  dans  les  forêts  de  Finlande,  quand  tu  avais 
encore  de  la  neige  sur  les  pieds,  mais  que  déjà  le  soleil 
jouait  dans  tes  branches,  que  tu  sentais  le  frisson  de  la 
vie  nouvelle  au  fond  de  ton  cœur  engourdi  et  qu'au  bout 
de  tes  rameaux  les  bourgeons  se  gonflaient  presque 
douloureusement  tant  ils  avaient  envie  de  s'ouvrir  ?... 
Et  quel  voyage  pour  venir  jusqu'ici  !  Les  belles  barges 
coloriées  qu'un  remorqueur  traînait  à  travers  le  lac 
Ladoga  !  Et  te  voilà  ici,  ma  chère...  Tu  accomplis  ta 
destinée,  qui  est  de  réchauffer  les  vieux  os  du  prince 
Serge  Volynski  ! 

Souvent  Lydia,  blottie  sur  le  canapé,  tout  auréolée 
de  ses  beaux  cheveux  blonds  épars,  écoutait  les  conver- 
sations de  son  père  avec  les  bûches.  Il  avait  le  don  d'animer 
tout  ce  qu'il  disait  et  de  faire  rêver  longtemps  son  enfant, 


LA  PREMIERE  SECOUSSE  19 

qui  restait  sans  mot  dire,  les  yeux  grands  ouverts.  Comme 
elle  aimait  son  père  !  Il  y  avait  entre  eux  une  entente  si 
secrète,  si  profonde,  qu'elle  échappait  à  l'analyse  et  sem- 
blait à  Lydia  tout  simplement  miraculeuse.  Quelles  que 
fussent  les  paroles  qu'ils  échangeassent,  elle  sentait  à  un 
regard,  à  un  silence,  à  une  inflexion  de  voix,  qu'elle  était 
pour  lui  quelque  chose  d'unique  au  monde  et  qu'elle- 
même  n'aurait  jamais  pour  personne  les  sentiments 
qu'elle  avait  pour  ce  vieillard  malade  aux  yeux  de  feu. 

Ses  rapports  avec  sa  mère  étaient  bien  différents.  La 
princesse  Hélène  avait  été  très  belle,  très  courtisée. 
Longtemps,  elle  n'avait  pas  eu  d'enfant.  Vers  la  trentaine 
seulement,  une  fille,  Lydia,  lui  était  née.  La  princesse 
avait  continué  de  mener  une  existence  brillante,  puis  peu 
à  peu,  l'âge  venant,  elle  était  devenue  casanière.  Elle 
sortait  moins,  rétrécissait  le  cercle  de  ses  relations.  Elle 
se  mit  à  vivre  presque  entièrement  chez  elle,  s 'occupant 
on  ne  sait  à  quoi,  car  elle  ne  dirigeait  même  pas  son 
ménage.  Elle  n'accompagnait  plus,  en  été,  son  mari  et 
sa  fille  à  leur  propriété  de  Petrovskoe,  près  de  Smolensk, 
se  levait  plus  tard  chaque  jour,  avait  horreur  de  la  lumière 
qui  n'était  pas  artificielle,  veillait  la  nuit  et  se  couchait 
au  matin.  La  guerre  éclata,  alors  qu'elle  était  déjà  presque 
recluse.  Ce  lui  fut  une  occasion  de  se  renfermer  complè- 
tement chez  elle.  Elle  ne  supportait  que  la  présence  d'un 
vieil  ami,  le  général  Vassilief,  qui  depuis  vingt  ans  et  plus 
brûlait  pour  elle  du  plus  passionné  des  amours  plato- 
niques. Il  passait  de  longues  heures  chaque  jour  auprès 
d'elle  et  dînait  régulièrement  à  l'hôtel  du  quai  du  Palais. 
La  princesse,  dans  son   isolement,  gardait  le   caractère 


20  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

le  plus  charmant,  le  plus  aimable,  le  plus  soutenu  dans  la 
même  humeur  tempérée.  Elle  voyait  peu  son  mari  et  sa 
fille,  mais  se  passait  difficilement  d'eux.  Lydia  l'aimait 
tendrement,  comme  on  aime  un  être  faible  et  qui  a  besoin 
de  protection.  Mais  il  n'y  avait  pas  entre  elles  l'intimité 
entière  qui  régnait  entre  elle  et  son  père. 

Ce  dernier,  depuis  quelque  temps,  la  taquinait  par- 
fois. 

—  Eh  !  petite,  disait-il,  tu  grandis,  te  voilà  une  femme. 
Bientôt  viendra  un  bel  officier  qui  t'enlèvera.  Ah  !  s'il 
ne  se  conduit  pas  bien  avec  toi,  gare  à  lui  ! 

Et  de  sa  main  sèche  il  brandissait  sa  canne. 
Lydia  répondait  : 

—  Je  n'aime  pas  les  jeunes  gens,  papa.  Ils  ne  trouvent 
rien  à  me  dire  qui  me  touche.  Et  puis,  je  suis  une  petite 
fille,  tu  sais. 

Le  prince  toussait  pour  cacher  son  émotion. 

Ce  jour-là,  lorsqu'elle  entra  dans  la  chambre  de  son 
père,  il  était  occupé  à  lire  le  journal  du  soir.  On  n'y  trou- 
vait pas  un  mot  sur  les  événements  qui  depuis  la  veille 
agitaient  la  capitale.  Une  censure  plus  habile  que  la 
police  supprimait  les  troubles.  L'empereur  était  au  grand 
quartier  général,  à  dix-huit  heures  de  Petrograd  ;  le  front 
—  tranquille  comme  à  l'ordinaire  pendant  les  six  mois 
d'hiver.  Ce  qui  n'empêchait  pas  les  critiques  militaires 
d'écrire  deux  colonnes  sur  ce  néant  de  guerre.  Seule,  la 
rubrique  «  Ravitaillement  »  pouvait  donner  quelques 
inquiétudes  aux  lecteurs  attentifs  du  journal.  On  y  lisait 
que  le  charbon  arrivait  mal,  que  quelques  usines  avaient 


LA  PREMIERE  SECOUSSE  21 

dû  interrompre  le  travail,  que  les  trains  de  blé  étaient 
attendus  de  Sibérie,  mais  que  pour  le  présent  la  réserve 
de  la  ville  était  au  plus  bas. 

Lydia  avait  l'habitude  de  raconter  à  son  père  tout  ce 
qu'elle  avait  vu  et  fait  dans  la  journée.  Mais  elle  jugea 
que,  si  elle  disait  que  la  troupe  avait  tiré  sur  Nevski,  le 
prince  s'alarmerait  et  que  peut-être  aussi  on  l'empêcherait 
de  se  rendre  le  lendemain  soir  chez  une  amie  où  elle 
devait  danser.  Du  reste,  d'ici  demain,  tout  rentrerait 
dans  l'ordre.  Elle  se  borna  donc  à  expliquer  que  la  Pers- 
pective Nevski  était  barrée  par  la  police  et  donna  mille 
détails  sur  les  conversations  qu'elle  avait  eues  avec  les 
ouvriers,  sans  oublier  de  noter  le  rôle  pacificateur  des 
étudiants  de  l'Institut  polytechnique. 

Le  prince  l 'écouta  en  silence. 

—  J'espère  que  cette  honte  nous  sera  épargnée,  con- 
clut-il. 

Et  il  se  mit  à  bourrer  dans  la  cheminée  les  bûches  qui 
reçurent  une  dégelée  de  coups  de  tisonnier. 


II 

CRAINTES  ET  JOIES  PASSAGÈRES 


Le  lendemain,  l'agitation  ne  fit  qu'augmenter.  On  se 
battait  sur  Nevski,  devant  la  gare  Nicolas,  sur  la  Perspective 
Souvarof  et  en  bien  d'autres  points  de  la  ville.  Les  troupes 
restaient  indifférentes  et,  seule,  la  police  supportait  le 
poids  de  la  lutte.  Des  cortèges  d'ouvriers  se  formaient, 
peu  nombreux,  il  est  vrai.  Ils  brandissaient  des  étendards 
rouges  sur  lesquels  on  lisait  :  «  A  bas  la  guerre  !  Vive  la 
révolution  sociale  !  »  D'aucuns  disaient  que  c'étaient  là 
des  agents  provocateurs,  que  le  ministre  de  l'Intérieur 
lui-même  avait  suscité  et  organisé  l'émeute  pour  mieux 
écraser  le  parti  socialiste,  auquel  les  difficultés  du  ravi- 
taillement et  la  longueur  de  la  guerre  donnaient  une  force 
accrue.  D'autres  affirmaient  que  la  révolution  se  ferait 
pour  mettre  fin  à  la  trahison  des  ministres,  pour  couper 
court  aux  intrigues  de  Protopopof  avec  l'Allemagne  et 
aux  menées  germanophiles  du  parti  de  l'impératrice. 

Mais  était-on  à  la  veille  de  la  révolution  ? 

Il  y  avait  des  années  et  des  années  qu'on  la  prédisait. 
Les  Russes,  parlant  du  régime  impérial,  disaient  :  «  Ça 
ne  peut  pas  durer  »,  par  ce  besoin  naturel  qu'ils  ont  de 


CRAINTES  ET  JOIES   PASSAGÈRES  23 

déclarer  intolérable  un  état  de  choses  dans  lequel  ils 
s'arrangent  cependant  pour  vivre  avec  confort,  agrément 
et  profit.  Les  classes  sociales  les  plus  opposées  semblaient 
désirer  la  révolution  et,  dans  la  famille  impériale  même, 
elle  trouvait  des  partisans  qui  ne  cachaient  pas  leur 
opinion. 

Et  voilà  qu  au  moment  de  la  réaliser,  un  revirement 
soudain  se  produisit.  Personne  n'en  voulait  plus.  Le  sen- 
timent général  était  celui  de  la  peur.  Où  allait-on  ?  Vers 
quel  inconnu  redoutable  était-on  entraîné  ?  Un  vent 
froid  glaça  les  âmes.  Les  chefs  eux-mêmes  des  partis 
qui  avaient  travaillé  à  agiter  les  esprits  et  à  rendre  plus 
aigu  le  malaise  tremblaient  maintenant.  Les  Cadets  et 
leur  chef  Milioukof,  qui  avaient  attaqué  le  régime  en 
pleine  guerre  avec  une  violence  démagogique,  repous- 
saient la  révolution  qui  était  à  portée  de  leur  main.  Les 
leaders  des  partis  socialistes  de  la  Douma  eux-mêmes 
étaient  opposés  au  mouvement,  et  un  jeune  avocat, 
dont  on  disait  qu'il  avait  un  grand  talent  et  qui  s'était 
fait  écouter  à  la  Douma,  A.  F.  Kerenski,  essayait,  le 
samedi  soir  encore,  d'arrêter  les  ouvriers  dans  une  réunion 
qu'il  eut  avec  leurs  chefs.  La  peur  du  lendemain  était 
partout. 

Par  une  brusque  volte-face,  la  peur,  deux  jours  plus 
tard,  se  changea  en  une  joie  frénétique,  et  notre  petite 
amie  Lydia  y  fut  participante  comme  à  peu  près  tous  les 
habitants  de  Pétrograd.  Le  lundi  matin  12  mars,  la  troupe 
passa  au  peuple  et,  en  un  clin  d'œil,  la  révolution  fut 
faite. 


24 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA. 


C'était  encore  une  journée  magnifique  et  froide  de 
soleil  sur  la  neige.  Au  commencement  de  l'après-midi, 
un  certain  nombre  de  personnes,  appartenant  à  la  meil- 
leure société  de  la  capitale,  étaient  réunies  dans  une  maison 
de  la  Millionnaia,  qui  se  trouvait  derrière  l'hôtel  du  prince 
Serge  Volynski,  dont  elle  n'était  séparée  que  par  une 
vaste  cour.  L'appartement  du  rez-de-chaussée  était  habité 
par  un  certain  Ivan  Choupof-Karamine,  qui  avait  occupé 
un  poste  élevé  au  ministère  de  l'Intérieur,  dans  un  des 
derniers  cabinets  de  l'empereur.  C'était  un  personnage 
bien  connu  pour  sa  causticité,  pour  ses  vices,  pour  la 
splendeur  de  l'hospitalité  qu'il  exerçait.  Il  avait  épousé 
une  femme  de  vingt  ans  plus  jeune  que  lui,  dont  on  ne 
savait  trop  d'où  elle  venait,  mais  qui,  à  force  d'art  et 
d'artifice,  était  arrivée  à  faire  de  sa  maison  l'une  des  plus 
recherchées  de  Pétrograd.  Nathalie  Choupof-Karamine 
était  aimable  et  souriante,  mais  la  volonté  y  avait  plus 
de  part  que  la  nature,  et  le  constant  sourire  qu'elle  s'im- 
posait avait  creusé  aux  commissures  des  lèvres  de  fines 
rides,  comme  on  en  voit,  plus  marquées,  à  la  bouche 
des  hommes  politiques.  Elle  avait  un  défaut  bien  rare  en 
Russie,  où  le  naturel  court  les  rues  et  même  les  salons. 
Elle  avait  gagné  par  une  certaine  déférence  un  peu  servile 
envers  les  puissances  du  jour,  quelles  qu'elles  fussent  et 
si  changeantes  qu'on  les  vît,  le  droit  d'être  inscrite  dans 
le  Livre  des  Snobs,  dont  un  nombre  infime  de  pages  est 
réservé  au  monde  russe.  Cette  belle  dame,  ce  jour-là, 
dès  avant  midi,  voyant  l'émeute  triompher  du  gouverne- 
ment, avait  téléphoné  à  plusieurs  de  ses  amis  de  venir 
chez  elle  pour  acclamer  les  vaillants  soldats,  «  ces  héros 


CRAINTES  ET  JOIES  PASSAGERES  25 

de  la  plus  grande  et  de  la  plus  pacifique  des  révolu- 
tions ». 

Une  vingtaine  de  personnes  du  voisinage,  dont  Lydia, 
étaient  là,  groupées  aux  fenêtres  du  rez-de-chaussée, 
regardant  passer  les  héros.  Ils  défilaient  en  désordre  dans 
la  rue,  un  ruban  rouge  au  fusil,  une  cocarde  à  la  poitrine, 
sans  officiers,  se  rendant  pêle-mêle  au  palais  de  la  Douma, 
qui,  maintenant,  appartenait  au  peuple.  Le  désagréable 
était  que  ces  héros,  lâchés  à  travers  la  ville,  manifestaient 
leur  enthousiasme  en  tirant  en  l'air  des  coups  de  fusil  ou 
de  revolver.  Lorsque  le  coup  partait  droit  sous  les  fenêtres 
de  l'appartement  Choupof-Karamine,  les  visiteurs  qui 
l'occupaient  avaient  bien  de  la  peine  à  réprimer  un  mou- 
ment  nerveux  ou  une  contraction  subite  du  visage. 

—  Ce  n'est  qu'un  jour  à  passer,  disait  la  souriante 
Nathalie.  Nos  soldats  sont  si  bons  !  Demain,  ils  rentreront 
dans  l'ordre,  puisqu'ils  ont  obtenu  tout  ce  qu'ils  voulaient 
et  donné  la  liberté  à  notre  cher  peuple. 

—  Oui,  cria  la  petite  princesse  Mirskaia,  qui  ne  cessait 
de  battre  des  mains  au  passage  des  troupes  débandées, 
demain,  avec  le  même  élan,  ils  courront  à  la  frontière 
et  montreront  aux  Allemands  ce  qu'est  la  force  d'un 
peuple  libre. 

—  Quel  admirable  spectacle  !  dit  une  autre  femme. 
Cela  ne  peut  être  ainsi  que  chez  nous. 

—  Nous  ferons  voir  à  l'Europe,  ajouta  un  grave  per- 
sonnage, que  la  Russie  seule  peut  faire  une  grande  révo- 
lution sans  verser  une  goutte  de  sang. 

—  Oui,  c'est  beau,  dit  à  son  tour  Lydia,  dont  le  jeune 
visage  était  rosé  par  l'enthousiasme,  tout  le  monde  sent 


26  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

la  même  chose  aujourd'hui.  Nous  sommes  tous  frères. 
Je  voudrais  aller  à  la  Douma.  Il  s'y  passe  des  scènes 
magnifiques.  Pourtant,  ajouta-t-elle  avec  un  sourire  où 
se  lisait  un  peu  de  confusion,  je  n'aime  pas  beaucoup 
ces  coups  de  fusil... 

—  Ce  n'est  rien,  charmante  petite  amie,  reprit  Nathalie 
Choupof-Karamine,  un  premier  moment  d'ivresse,  un 
peu  de  désordre  bien  excusable. 

Cependant  le  flot  des  soldats  avait  passé  et  la  rue  était 
à  peu  près  vide.  Quelques  civils  se  hâtaient  sur  les  trot- 
toirs pour  regagner  leur  logis. 

A  ce  moment,  Lydia  vit  en  face  d'elle  l'homme  qui 
l'avait  secourue  deux  jours  auparavant  à  la  rue  Michel. 
Il  marchait  lentement,  mais  de  sa  personne  et  de  sa 
démarche  se  dégageait  quelque  chose  d'autoritaire  et  de 
puissant  à  quoi  Lydia  le  reconnut  immédiatement. 

Elle  se  tourna  vers  Nathalie  et  lui  demanda  : 

—  Savez-vous  qui  est  ce  monsieur  sur  le  trottoir 
opposé  ? 

—  Mais  oui,  ma  chère,  il  est  bien  connu  à  Pétrcgrad. 
Sa  vie  est  un  roman.  Jeune  homme,  il  a  mené  une  existence 
brillante,  a  eu  tous  les  succès  du  monde.  A  trente  ans, 
il  s'est  épris  d'une  jeune  fille,  l'a  épousée,  et  depuis  il  a 
disparu.  Il  est  devenu  sauvage,  renfermé.  Sauf  pour  ses 
affaires,  qu'il  mène  admirablement,  il  ne  sort  pas  de  chez 
lui.  Voilà,  je  crois,  quatorze  ans  que  cela  dure.  Il  ne  s'est 
pas  lassé  de  sa  femme  ;  elle  ne  s'est  pas  fatiguée  de  lui. 
C'est  le  couple  le  plus  uni  de  la  ville  ;  ils  se  suffisent  à 
eux-mêmes  et  reçoivent  à  peine.  Il  a  l'air  plus  sombre 
que    d'habitude.   Evidemment,    la    révolution   va  trou- 


CRAINTES  ET  JOIES  PASSAGÈRES  27 

bler   nos   gens    d  affaires...    Bah  !    ils   s'adapteront  vite. 

—  Vous  ne  m'avez  pas  dit  son  nom,  dit  Lydia  d'une 
voix  sérieuse,  tout  en  suivant  des  yeux  le  passant. 

—  Il  s'appelle  Nicolas  Vladimirovitch  Savinski  ;  il  est 
président  de  la  Banque  du  Nord. 

—  Savinski,  dit  le  maître  de  la  maison,  s 'approchant 
soudain.  Il  faut  que  je  le  voie. 

On  remarqua  seulement  alors  qu'Ivan  Choupof-Kara- 
mine  n'avait  pris  aucune  part  à  la  joie  générale  et  ne  s  était 
même  pas  approché  des  fenêtres. 

Sa  grosse  figure  pâle  et  bouffie,  ses  joues  tremblantes, 
qui  le  faisaient  ressembler  à  Louis  XVIII,  étaient  aujour- 
d'hui blêmes. 

—  Savinski,  ajouta-t-il    très  agité,  je  dois  lui  parler. 
Il  regarda  par  la  fenêtre,  puis,  rassuré  : 

—  Je  cours  après  lui.  Mais  peut-on  sortir  ?  Tire-t-on 
encore  ? 

Et,  de  toute  la  vitesse  de  ses  petites  jambes,  il  roula 
vers  la  porte.  Mais  il  revint  brusquement  sur  ses  pas, 
se  précipita  sur  une  gerbe  de  fleurs  qui  ornait  le  coin  du 
salon,  arracha  le  large  ruban  rouge  qui  la  liait,  le  passa 
à  sa  boutonnière  et  s'en  fit  une  énorme  cocarde. 

—  Il  faut  se  mettre  à  la  mode,  dit-il  en  ricanant. 

Et  c'est  ainsi  qu'Ivan  Choupof-Karamine,  hier  encore 
ministre  de  Sa  Majesté  Nicolas  II,  descendit  dans  la  rue, 
la  boutonnière  fleurie  de  l'emblème  rouge,  le  premier 
jour  de  la  révolution. 

Mais  il  ne  put  rattraper  Savinski,  qui  avait  de  l'avance 
et  qu'il  vit  disparaître  au  coin  de  la  place  Souvarof. 
Choupof-Karamine,  essoufflé,  s'arrêta.  L'aspect  inaccou- 


28 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


tumé  de  la  rue  presque  vide  lui  fit  soudainement  peur  ; 
il  tourna  sur  ses  talons  et  rentra  chez  lui. 


Savinski  allait  d  un  pas  régulier,  regardant  de  droite 
et  de  gauche,  cherchant  un  traîneau.  Mais  ce  lundi,  les 
izvostchiks  de  Petrograd  étaient  restés  chez  eux,  et  cela 
seul  aurait  suffi  à  changer  la  physionomie  de  la  ville,  car 
leur  corporation  avait  jusqu'alors  semblé  indifférente 
aux  troubles  qui  agitaient  la  capitale.  Les  jours  précédents, 
on  les  voyait  encore,  ou  flâner  au  pas  lent  de  leurs  chevaux 
et  se  détourner  pour  laisser  passer  alternativement  des 
troupes  de  soldats  et  des  cortèges  de  manifestants  qu'ils 
ne  semblaient  pas  distinguer  les  uns  des  autres,  ou  sta- 
tionner à  l'ordinaire  au  coin  des  rues,  accroupis  sur  leur 
siège,  leur  bonnet  de  fourrure  enfoncé  sur  la  tête,  à  demi 
endormis,  leurs  petits  yeux  à  peine  ouverts,  perdus  dans 
le  rêve  éternel  qui  les  possède. 

Mais  ce  lundi  de  la  révolution,  ils  étaient  restés  chez 
eux  à  boire  du  thé  et  à  grignoter  une  croûte  de  pain. 

Savinski,  qui  habitait  sur  la  rive  droite  de  la  Neva, 
s'engagea  sur  le  pont  Troïtski.  Il  ne  prêtait  aucune  atten- 
tion au  spectacle  qui  l'environnait.  A  peine  remarqua-t-il 
le  passage  fréquent  d'automobiles  militaires.  Et,  sur  les 
marchepieds  d'avant,  de  chaque  côté,  un  soldat  était 
couché  sur  le  garde-crotte,  le  fusil  tendu  devant  lui, 
donnant  ainsi  une  image  baroque  et  moderne  des  Vic- 
toires antiques.  Près  du  pont  de  Litiéiny,  des  gens 
traversaient  le  large  fleuve  sur  la  glace.  Le  soleil  était 
déjà  bas  dans  le  ciel.  Savinski  fut  surpris  de  voir  que  le 
drapeau  national  aux  trois  couleurs  flottait  encore  sur  la 


CRAINTES  ET  JOIES  PASSAGÈRES  29 

forteresse  Pierre-et-Paul.  L'air  était  froid  et  le  vent  aigu. 

Savinski,  après  une  marche  d'une  vingtaine  de  minutes, 
s'arrêta  devant  un  grand  immeuble  de  la  Perspective 
Kamenno-Ostrof,  où  il  avait  son  appartement.  Sa  femme 
l'attendait  et,  dès  qu'elle  entendit  le  bruit  de  la  porte 
qui  s'ouvrait,  courut  à  lui  et  l'embrassa.  Sophie  Savinskaia 
était  une  belle  personne  d'une  trentaine  d'années.  Elle 
portait  les  cheveux  en  bandeaux,  ce  qui  accentuait  encore 
la  régularité  de  ses  traits  et  donnait  une  importance  plus 
grande  à  ses  beaux  yeux  noirs  et  tranquilles.  Elle  aurait 
pu  avoir  les  plus  grands  succès  ;  elle  les  méprisait  et  n'allait 
pas  dans  le  monde.  Elle  s'accordait  sur  ce  point  avec 
l'humeur  nouvelle  de  l'homme  qu'elle  aimait.  On  ne  le9 
vit  nulle  part.  Au  sein  de  la  société  la  plus  libre  d'Europe, 
ils  donnèrent  l'exemple  rare  d'un  ménage  dont  on  ne 
pouvait  dire  rien,  ni  sur  la  femme,  ni  sur  le  mari.  Ils 
avaient,  au  moment  où  commence  ce  récit,  trois  enfants, 
l'aîné,  Boris  âgé  de  douze  ans,  et  deux  filles  de  dix  et  qua- 
tre ans.  Mme  Savinski  attendait  un  bébé  pour  l'automne. 

Elle  serra  son  mari  dans  ses  bras,  plus  tendrement 
encore  que  d'habitude,  et  lui  dit  d'un  ton  de  voix 
anxieux  : 

—  Comme  j'ai  eu  peur  !  Où  étais-tu  ?  Donne-moi  les 
nouvelles. 

Nicolas  Savinski  haussa  un  peu  les  épaules. 

—  Rien  de  bon,  ma  chère,  dit-il.  Comme  tu  le  sais, 
les  soldats  ont  passé  au  peuple. 

—  Mais,  d'après  ce  que  j'ai  entendu,  il  n'y  a  pas  de 
désordre,  fit-elle,  en  entraînant  son  mari  dans  un  petit 
salon,  pas  de  sang  répandu,  grâce  à  Dieu.  Nous  aurons 


30  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

un   gouvernement  de   braves   gens,   ton   ami   le   prince 
Lvof  sans  doute,  Rodzianko,  Milioukof. 

Le  front  de  Savinski  se  plissa.  La  préoccupation  se 
lisait  sur  son  beau  visage  ;  il  fit  un  effort,  sourit  et  dit  : 

—  Ma  chère  Sonia,  nous  entrons  dans  des  temps  trou- 
blés. Ce  que  sera  demain,  personne  ne  peut  le  prévoir... 
Tu  ne  connais  ce  pays  que  par  ton  cœur.  J'ai  peur  que 
tu  ne  te  fasses  des  illusions.  En  tout  cas,  pour  toi  et  pour 
les  enfants,  l'atmosphère  de  Pétrograd  va  devenir  mauvaise. 
Sitôt  le  dégel  venu,  vous  irez  à  la  campagne,  mais  pas  chez 
nous,  cette  fois-ci.  J'écrirai  demain  à  un  agent  à  Hel- 
singfors  de  vous  trouver  une  villa  en  Finlande,  près  de 
Wiborg.  Je  pourrai  vous  voir  ainsi  et  rester  en  contact 
avec  vous.  Et,  si  les  choses  se  gâtent  trop,  je  passerai 
aussi  la  frontière.  J'ai  de  l'argent  à  l'étranger  :  nous  pour- 
rons y  attendre  la  fin  de  la  bourrasque...  ou  de  la  tem- 
pête. 

Ce  fut  au  tour  de  Sophie  de  froncer  les  sourcils  et  de 
prendre  un  air  anxieux.  Mais  elle  n'ignorait  pas  qu'il 
fallait  éviter  de  heurter  son  mari  de  front  et  se  borna  à 
dire  : 

—  Tu  sais  que  je  n'aurai  aucune  paix  à  vivre  loin  de 
toi,  te  sachant  ici.  A  chaque  minute,  je  m'alarmerai,  et 
si  les  journaux  annoncent  des  troubles  dans  la  ville,  que 
deviendrai -je  ? 

—  Voyons,  voyons,  ne  laisse  pas  courir  ton  imagina- 
tion. Tout  s'est  passé  le  plus  tranquillement  du  monde. 
Et  le  plus  dur  est  fait... 

Nicolas  développa  ces  pensées  rassurantes,  mais  son 
âme   était   envahie    par   de   sombres    pressentiments.    Il 


CRAINTES  ET  JOIES  PASSAGERES  31 

était  resté  sensible,  bien  qu'il  s'en  défendît.  Le  spectacle 
des  trois  jours  qui  venaient  de  s'écouler,  les  combats 
dans  la  rue,  l'anarchie  visible  lui  avaient  fait  l'impression 
la  plus  désagréable.  Il  ne  pouvait  effacer  de  sa  mémoire 
les  tableaux  qu'il  avait  eus  sous  les  yeux  et,  entre  tous, 
deux  se  détachaient  avec  une  extrême  netteté. 

Le  premier  était  celui  du  samedi  dernier,  où,  alors  qu  il 
attendait  son  traîneau  devant  l'hôtel  de  l'Europe,  des  coups 
de  feu  tirés  par  la  troupe  avaient  éclaté  sur  Nevski.  Ces 
premiers  coups  de  feu,  il  ne  les  oublierait  jamais  ;  ils 
étaient  les  précurseurs  de  la  plus  horrible  des  guerres, 
la  guerre  civile.  Puis,  le  flot  tumultueux  de  la  foule  épou- 
vantée, la  peur  qui  se  lisait  dans  tous  les  yeux,  le  désordre 
plus  affreux  que  tout,  et,  finalement,  cette  petite  fille 
qui  était  venue  s'abattre  à  ses  pieds.  Comme  elle  était 
jolie  et  fraîche,  cette  enfant  !  Il  voyait  encore  son  visage 
effrayé,  ses  yeux  implorants,  et  cette  lèvre  inférieure  un 
peu  forte,  légèrement  fendue  dans  son  milieu,  et  qui 
tremblait.  Elle  semblait  un  oiseau  blessé  par  un  chasseur, 
qui  tombe,  et  dont  le  cœur  bat  à  grands  coups  dans  la 
main  de  l'homme  qui  le  ramasse.  Que  de  corps  délicats 
seront  meurtris  dans  cette  lutte,  avait-il  pensé  alors,  et 
cette  impression  avait  été  si  vive  qu'elle  ne  s'était  pas 
effacée. 

La  seconde  scène,  il  l'avait  vécue  le  jour  même.  Dans 
la  cohue  des  soldats  décorés  de  rouge  qui  passaient 
sur  Nevski  où  il  se  trouvait,  il  s'était  réfugié  dans  le 
vestibule  d'une  maison,  dont  le  suisse  qui  le  connaissait 
lui  avait  entr 'ouvert  la  porte.  Quelques  personnes  y 
avaient   cherché  asile   et,   parmi   elles,   il   remarqua   un 


32  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

colonel  d'état-major,  aux  épaulettes  noires  et  blanches. 
C'était  un  homme  cTim  certain  âge,  à  la  figure  réfléchie 
et  intelligente.  Il  était  là,  affreusement  pâle,  et  Savinski 
avait  remarqué  qu'il  tressaillait  un  peu  à  chaque  coup  de 
feu.  Pourtant,  il  l'aurait  juré,  le  colonel  n'avait  pas  peur. 
C'était  autre  chose  qui  le  bouleversait,  quelque  chose 
de  très  profond,  d'inexprimable.  Et,  soudain,  un  aspirant 
officier  était  entré  et  était  allé  au  colonel  avec  lequel  û 
avait  eu  une  vive  conversation  à  voix  basse.  Savinski 
s'était  rapproché.  Il  entendit  l'aspirant  : 

—  Il  le  faut,  il  le  faut  absolument...  On  a  tué  le 
général  commandant  la  Fonderie  à  Litiéiny  et,  tous  les 
officiers  qu'ils  rencontrent,  ils  les  dégradent... 

Le  colonel  ne  dit  rien,  mais  son  visage  était  bouleversé. 
Il  haussa  les  épaules. 

—  Que  faire  ?  dit-il. 

Et  l'aspirant  se  mit  à  lui  enlever  ses  épaulettes  ;  il  le 
faisait  avec  toute  la  douceur  possible.  Puis,  quand  il  eut 
terminé,  il  les  tendit  au  colonel  qui  les  glissa  dans  sa  poche. 
Savinski  crut  voir  une  larme,  une  seule  larme,  dans  ses 
yeux  secs  et  brillants. 

—  Allons,  fit  le  colonel. 

Il  sortit  et  Savinski,  sur  ses  talons,  le  suivit  le  long  des 
maisons.  Il  marchait  avec  peine  et  semblait  avoir  vieilli 
de  vingt  ans. 

Savinski  ne  pouvait  effacer  cette  scène  de  sa  mémoire, 
et  devant  ses  yeux  alternaient  les  images  de  la  jeune  fille 
qu'il  avait  ramassée  à  ses  pieds,  et  du  colonel  sur  qui  se 
penchait  l'aspirant.  Il  les  voyait  encore  au  moment  où, 
dans  le  calme  de  son  petit  salon,  il  disait  à  sa  femme 


CRAINTES  ET  JOIES  PASSAGÈRES  33 

mille  choses  tranquillisantes  sur  l'avenir.  Il  réussit  à  la  ras- 
surer et,  lorsque  le  dîner  où  ils  retrouvèrent  leurs  enfants 
fut  servi,  Sonia  avait  repris  son  humeur  paisible.  Le  petit 
Boris,  grand  pour  son  âge,  bien  planté  et  aux  yeux  vifs, 
voulait  avoir  des  détails  sur  la  journée.  Le  lycée  où  il 
faisait  ses  études  avait  été  fermé  ce  lundi-là  et  son  père 
lui  avait  interdit  de  sortir,  ce  que  Boris  avait  fort  mal 
pris.  Il  ne  savait  des  événements  que  ce  que  les  domes- 
tiques lui  avaient  rapporté  et  leurs  récits  dramatiques 
avaient  enfiévré  le  jeune  garçon.  A  les  entendre,  des 
flots  de  sang  coulaient  dans  les  rues  ;  la  moitié  de  la  gar- 
nison était  restée  fidèle  à  l'Empereur  et  des  régiments 
sûrs,  envoyés  d'urgence  du  front  du  nord  distant  de 
quelques  centaines  de  verstes  seulement,  allaient  rétablir 
l'ordre  dans  la  capitale.  Nicolas  Savinski  écoutait  avec 
plaisir  les  propos  passionnés  de  son  fils  et,  à  la  façon  dont 
il  le  regardait,  il  était  aisé  de  voir  qu'il  aimait  cet  enfant 
et  en  était  fier. 

Avec  calrm,  le    père    remit    les    choses  au  point   et 

continua  devant  sa  femme  à  parler  de  la    révolution  de 

le  plus  optimiste.  Cela  ne  satisfit  pas  Boris  qui  s'écria  : 

—  Mais,  papa,  cela  ne  peut  pas  se  passer  ainsi  !  Tu 
n'y  penses  pas  !  On  va  se  battre,  pour  sûr.  Ah  !  si  j  étais 
un  homme,  je  prendrais  un  fusil. 

—  Pour  qui  ?  interrompit  le  père. 

—  Pour  la  liberté,  jeta  avec  enthousiasme  le  petit. 

—  Je  crois,  mon  chéri,  dit  Savinski,  qu'il  n'y  aura  pas 
de  bataille.  Personne  ne  veut  plus  se  battre. 

Et  sa  voix,  sans  qu'il  le  voulût,  avait  repris  une  intona- 
tion triste  et  grave. 

3 


34  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Sonia  passa  une  inquiète  semaine.  Les  événements 
se  précipitaient  avec  une  rapidité  qui  donnait  le  vertige 
et  la  laissait  comme  essoufflée.  En  huit  jours,  il  ne  restait 
rien  de  l'armature  ancienne  qui  soutenait  l'empire  russe 
et  faisait  régner  l'ordre  et  la  paix  d'Arkhangel  aux  monts 
du  Caucase,  de  la  Bérésina  jusqu'aux  rives  du  Pacifique. 
Mais  Sonia  ne  voyait  pas  si  loin.  Elle  pensait  aux  réper- 
cussions que  la  crise  aurait  dans  son  propre  ménage. 
Voilà  qu'elle  allait  être  obligée  de  se  séparer  de  son  mari, 
de  le  laisser  seul  dans  une  ville  en  anarchie.  Elle  avait 
trouvé  le  bonheur  dans  le  cercle  enchanté  qu'éclairait 
la  lampe  familiale  et  dans  lequel  se  mouvaient  son  mari 
et  ses  enfants.  Elle  n'avait  d'autre  ambition  que  de  con- 
server le  trésor  qui  était  sien.  Elle  laissait  le  soin  des 
affaires  d'Etat  à  d'autres.  Elle  voulait  l'ordre  public  pour 
son  bonheur  privé. 

Mais  les  jours  coulaient,  l'ordre  ne  venait  pas.  Avec 
tous  les  habitants  de  Pétrograd  appartenant  à  sa  classe, 
elle  constatait  qu'on  se  trouvait  en  face  d'un  néant.  Et 
chez  elle,  comme  chez  eux,  une  fois  la  première  semaine 
terminée  qui  vit  l'effondrement  définitif  de  l'Empire 
par  l'abdication  du  Tsar,  de  nouveau  le  sentiment  de  la 
peur  domina.  Ce  n'était  pas  qu'on  fût  menacé  directement 
dans  ses  biens  et  dans  sa  personne.  L'effervescence  du 
début  passée,  la  capitale  était  redevenue  calme.  Les  soldats 
étaient  dans  les  casernes  ;  les  officiers  avaient  repris  leur 
place  ;  les  théâtres  jouaient  à  l'ordinaire  ;  les  magasins 
étaient  ouverts  ;  personne  n'avait  quitté  la  ville  ;  les  rues 
étaient  pleines  d'une  foule  bourdonnante  et  mille  meetings 
joyeux  assemblaient   les   gens   aux  carrefours.   Mais   la 


CRAINTES"  ET  JOIES  PASSAGERES  35 

capitale  entière  était  la  proie  d'une  angoisse  très  secrète, 
dont  on  ne  parlait  pas,  qu'on  affectait  d'ignorer,  mais 
qui  était  perçue  pourtant  par  tous  et  qui  se  révélait, 
quoiqu'on  en  eût,  par  une  nervosité  inaccoutumée,  par 
la  fièvre  qui  agitait  chacun,  par  un  éclat  soudain  du  regard, 
par  un  rire  trop  bruyant.  Cette  angoisse  était  faite  moins 
encore  de  la  peur  ressentie  pendant  la  lutte  que  de  l'incer- 
titude du  lendemain.  Il  semblait  que  le  grand  vaisseau 
qui  portait  la  fortune  de  la  Russie  eût  soudain  perdu  son 
pilote  et  son  équipage  pour  entrer  seul,  toutes  voiles 
gonflées,  sur  une  mer  orageuse  et  semée  de  récifs. 


III 

JUNKERS  ET  RÉVOLUTIONNAIRES 


Lydia  n'avait  pas  d'ami  plus  intime  que  son  cousin 
Paul  Volynski,  garçon  de  vingt  ans  avec  lequel  elle  avait 
joué  gamine  et  sur  lequel,  depuis  que  ses  jupes  s'étaient 
allongées,  elle  exerçait  un  despotisme  qu'il  acceptait  avec 
la  plus  extrême  faveur.  Paul  s'était  engagé  très  jeune  la 
première  année  de  la  guerre,  avait  été  blessé  en  1916, 
envoyé  dans  un  hôpital  à  Pétrograd,  puis  était  entré  à 
l'école  des  junkers  (aspirants  officiers),  dans  le  Palais  d'Eté 
où  le  tsar  Paul  Ier  avait  été  assassiné,  à  dix  minutes  à 
peine  de  l'hôtel  de  son  oncle.  Aussi  le  voyait-on  chez  ce 
dernier  à  toutes  ses  heures  de  liberté.  C'était  un  grand 
garçon,  qui,  malgré  la  guerre,  malgré  sa  blessure,  malgré 
ses  vingt  ans,  avait  gardé  une  figure  quasi  enfantine  et 
de  beaux  yeux,  bleus  comme  ceux  de  sa  cousine,  qui 
faisaient  se  retourner  les  femmes  dans  la  rue.  Mais  Paul 
alors  rougissait  et  hâtait  le  pas.  Ce  premier  dimanche  de 
la  révolution,  il  vint  déjeuner  chez  Lydia.  Il  l'avait  à  peine 
vue  depuis  le  changement  de  régime  et  il  en  avait  gros 
à  dire  sur  les  événements  de  la  semaine  et  les  émotions 
qu'il  avait  ressenties. 


JUNKERS  ET  RÉVOLUTIONNAIRES  37 

—  Tu  sais,  lui  raconta-t-il  en  arrivant,  dimanche 
dernier  a  été  le  jour  le  plus  terrible  de  ma  vie.  J'ai  cru 
que  je  me  tuerais.  Nous  étions  consignés  à  l'école  ;  nous 
savions  ce  qui  se  passait  dans  la  ville  et  l'on  entendait 
des  coups  de  feu  sur  Nevski.  Imagine-toi  que,  vers  une 
heure,  le  bruit  a  couru  que  nous  allions  descendre  en 
armes  dans  la  rue  pour  soutenir  la  police.  Aussitôt,  je 
nous  vis  en  rangs  sur  la  Perspective,  et  devant  nous  les 
ouvriers  qui  nous  interpellaient.  L'officier  les  sommait 
de  se  disperser.  Et  ils  continuaient  d'avancer  sur  nous. 
Et  je  voyais  leurs  yeux  ;  il  n'y  avait  aucune  colère  chez 
eux,  je  le  comprenais  bien.  C'était  une  force  inexprimable 
qui  les  poussait  contre  nous.  A  ce  moment,  le  commande- 
ment retentit  :  «  En  joue  !  »,  et,  alors,  j'ai  cru... 

—  Mais,  Paul,  interrompit  Lydia  qui  avait  pâli  à 
écouter  son  cousin,  tu  n'as  pas  été  sur  Nevski... 

—  Mais  non,  je  n'y  ai  pas  été,  et  ce  que  je  te  raconte, 
je  l'ai  pensé  au  moment  où  on  nous  a  fait  savoir  que  nous 
serions  appelés  dans  la  rue  et,  alors,  j'ai  vu,  comme  je  te 
le  dis,  ce  qui  se  passerait  là-bas...  Mon  émotion  a  été 
si  forte  que  j'ai  pensé  à  me  tuer  plutôt  que  d'y  aller. 

Il  était  encore  tout  ému  à  l'idée  du  drame  qui  s'était 
joué  en  lui. 

—  Grâce  à  Dieu,  dit-il,  l'ordre  n'est  pas  venu. 
Après  déjeuner,  ils  sortirent  et,  par  la  place  du  Palais 

d'Hiver,  gagnèrent  la  grande  artère  de  la  révolution,  la 
Perspective  Nevski.  Le  temps  était  brumeux  et  mou. 
Une  tempête  d'une  violence  extrême  avait  éclaté  le  ven- 
dredi et  des  tas  de  neige  fraîche  encombraient  encore  les 
rues.  Mais  la  bourrasque  avait  mis  fin  à  la  période  de  froid 


38  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


dont  avaient  souffert  cruellement  les  habitants  de  Pétro- 
grad,  et,  bien  qu'il  gelât  encore,  on  pouvait  prévoir, 
quelques  souffles  d  air  plus  doux,  le  dégel  prochain. 

Nevski  avait  son  aspect  accoutumé  des  dimanches  et 
un  double  flot  de  promeneurs,  pour  la  plupart  portant 
la  cocarde  rouge,  coulait  en  sens  contraires  sur  les  trottoirs. 
Il  y  avait  un  nombre  infini  de  soldats,  oisifs,  errants  ; 
ils  semblaient  ne  savoir  trop  que  faire  de  la  liberté  gagnée, 
sauf  qu'ils  en  profitaient  pour  ne  plus  saluer  les  officiers 
rencontrés  qui  avaient  replacé  leurs  épaulettes  sur  leurs 
manteaux.  Pourtant,  ils  ne  cachaient  pas  une  certaine 
joie  naïve.  Lydia  le  fit  remarquer  à  son  cousin.  Celui-ci 
lui  répondit  aussitôt  : 

—  Ils  sont  contents  parce  qu'ils  savent  qu'ils  ne  se 
battront  plus. 

—  Les  pauvres,  il  faut  avouer  que  c'est  bien  naturel, 
jeta  ingénument  Lydia. 

Paul,  après  un  instant  de  réflexion,  sourit  et  dit  avec 
bonne  humeur  : 

—  Tu  as  raison,  chérie,  être  dans  les  tranchées  n'est 
pas  drôle.  Regarde,  ajouta-t-il,  en  désignant  un  groupe 
de  soldats  portant  chacun  un  sac  pesamment  chargé. 
Sais-tu  où  ils  vont,  ces  gaillards  ?  Ils  vont  à  la  gare  Nicolas 
prendre  le  train  qui  les  ramènera  à  leur  village.  La  guerre 
est  finie  pour  eux.  Et  sois  bien  sûre  qu'ils  n'ont  pas  de 
permission  dans  leur-  poche.  Sais-tu  comment  on  les 
appelle  déjà  ?  «  Les  permissionnaires  volontaires  »... 
J'aimerais  bien,  soupira-t-il,  être  un  permissionnaire 
volontaire  ;  nous  irions  ensemble  à  la  campagne,  chez 
nous,  cet  été,  au  lieu  de  suivre  les  cours  et  de  faire  l'exer- 


• 


JUNKERS  ET  REVOLUTIONNAIRES  39 

cice  à  l'Ecole  militaire.  Quand  est-ce  que  tout  cela  finira  ?... 

Sa  charmante  figure  prit  une  expression  désolée. 

A  cet  instant,  ils  entendirent  derrière  eux  une  fanfare 
bruyante  qui  jouait  une  marche  militaire.  Quelques  com- 
pagnies d'un  régiment  arrivaient  sur  Nevski,  musique 
en  tête.  Ils  s'arrêtèrent  pour  le  voir  défiler  et  reconnurent 
l'uniforme  du  régiment  Préobrajenski.  Le  nouveau  de 
ce  spectacle  était  que  les  rangs  des  soldats  étaient  hérissés 
de  drapeaux  rouges  et  de  bannières  de  même  couleur 
portant  de  grandes  inscriptions  blanches,  et  le  surprenant, 
qu'on  lisait  sur  ces  bannières  des  phrases  comme  celles- 
ci  :  «  La  guerre  jusqu'à  la  victoire  complète  »,  «  Patrie  et 
Liberté  ».  Les  soldats  marchaient  de  ce  pas  régulier  et 
lourd  qui  donnait  au  défilé  d'un  régiment  russe  quelque 
chose  d'unique  comme  impression  de  force  massive  et 
irrésistible.  Sur  leur  passage,  la  foule  les  acclamait.  Un 
élan  d'enthousiasme  emportait  les  âmes.  Depuis  une 
semaine,  qui  avait  eu  le  temps  de  penser  à  la  guerre  ? 
Et  voilà  qu'elle  apparaissait  à  nouveau  !  Cette  fois-ci, 
le  drapeau  rouge  mènerait  la  Russie  à  la  victoire  sur  ses 
ennemis  séculaires.  Lydia  battait  des  mains  et,  sur  le 
visage  enflammé  de  Paul,  des  larmes  de  joie  coulaient. 

Pourquoi  faut-il  qu'au  même  moment  Lydia  entendît 
derrière  elle,  dans  un  groupe,  une  voix  sifflante  qui 
disait  : 

—  Tant  qu'il  s'agit  de  parler,  nous  ne  serons  jamais 
en  défaut.  J'aimerais  voir  l'accueil  que  ferait  ce  même 
iégiment  à jj 'ordre £d 'envoyer  une  relève  sur  le  front. 

Il  sembla  à  la  jeune  fille  qu'une  douche  froide  tombait 
sur  elle.  Elle  se  retourna  vivement  pour  savoir  qui  avait 


40  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

lancé  cette  phrase.  Elle  vit  derrière  elle  un  jeune  officier 
de  l'artillerie  de  la  Garde,  à  la  figure  sèche  et  complète- 
ment rasée,  aux  sourcils  en  circonflexe,  à  la  bouche  mince 
et  longue.  Il  était  de  taille  moyenne  et  se  tenait  très  droit. 
Son  regard  fixe  était  glacé  et  perçant.  Il  lui  déplut  infi- 
niment. 

—  Cet  homme  est  afïreux,    dit-elle,    allons-nous-en. 

Mais  elle  n'avait  plus  envie  de  se  promener  et  ramena 
son  cousin  chez  elle.  Elle  était  silencieuse. 

Le  jeune  officier  d'artillerie  regarda  l'heure  à  l'horloge 
sur  la  tour  du  bâtiment  de  la  Municipalité.  Elle  mar- 
quait quatre  heures  et  demie.  Il  se  mit  à  marcher  préci- 
pitamment jusqu'à  la  rue  des  Caravanes  où  il  logeait, 
presque  en  face  du  manège  qui  abritait  un  détachement 
d'automobiles  blindées.  Dans  sa  chambre,  il  trouva  deux 
jeunes  gens  qui  l'attendaient.  L'un  d'eux  était  en  tenue 
d'officier,  l'autre  en  civil.  Entre  ces  trois  personnages 
commença  aussitôt  une  longue  conversation  politique 
dont  le  lecteur  occidental  se  lasserait  de  suivre  les  infinis 
et  capricieux  méandres. 

Le  maître  du  logis,  Léon  Borissovitch  Séméonof,  qui 
avait  reçu  une  éducation  scientifique,  affectait  de  diviser 
son  discours  en  parties  nettement  séparées  qu'il  énumérait, 
avec  un  certain  pédantisme,  sous  les  divisions  «  primo  », 
«  secundo  »,  «  tertio  »,  auxquelles  se  mêlaient  des  grand  A, 
grand  B,  etc.  Il  avait  pourtant  un  réel  talent  d'orateur, 
parlait  avec  flamme  et  d'une  façon  directe.  Son  collègue, 
officier  de  cosaques  taillé  en  athlète,  peinait  à  l'écouter 
et,  à  chaque  instant,  l'interrompait,  ou  pour  demander 


JUNKERS  ET  REVOLUTIONNAIRES  41 

une  explication,  ou  pour  soulever  une  objection  que  Léon 
Borissovitch  réduisait  d'un  ton  sec,  en  trois  phrases,  à 
néant.  Il  avait  alors  pour  contempler  son  adversaire  défait 
le  même  regard  qui  avait  glacé  l'âme  enthousiaste  de 
Lydia,  sur  Nevski,  une  heure  plus  tôt.  Le  troisième  par- 
tenaire restait  silencieux.  Il  portait  le  nom,  bien  connu 
dans  le  parti  social-révolutionnaire,  d'André  Ivanovitch 
Spasski.  Il  avait  été  en  Sibérie  pendant  quelques  années, 
puis  en  exil.  A  la  déclaration  de  guerre,  alors  qu'il  avait 
l'autorisation  de  résider  à  Pétrograd,  il  s'était  signalé  par 
son  ardeur  patriotique,  avait  prononcé  des  discours  qui 
firent  sensation  et  écrit  des  articles  dans  lesquels  il  décla- 
rait que,  pendant  la  guerre,  un  Russe  ne  pouvait  avoir 
d'ennemi  qu'étranger  et  que  la  lutte  politique  intérieure 
était  criminelle.  Il  avait  été  couvert  d'injures  par  les  chefs 
des  partis  révolutionnaires  exilés.  Il  s'était  engagé,  avait 
fait  campagne,  puis  avait  été  réformé  pour  cause  de  santé. 
Spasski  était  un  homme  qui  parlait  peu,  qui  n'avait  pas 
de  brillant,  mais  on  lisait  dans  les  traits  de  son  visage 
un  peu  massif  une  rare  énergie,  et  ses  yeux  vifs  inspiraient 
la  confiance.  Il  s'exprimait  avec  douceur  ;  on  sentait 
qu'il  avait  réfléchi  à  ce  qu'il  disait  et  qu'on  ne  l'ébranlerait 
pas  aisément. 

Séméonof  arrivait  à  la  fin  de  son  discours  qu'il  conclut 
ainsi  avec  netteté  : 

—  Je  me  résume,  dit-il.  Qu'avons-nous  devant  nous  ? 
Un  gouvernement  honnête,  composé  de  ce  qu'il  y  a  de 
mieux  en  Russie,  nos  chers  Cadets,  des  hommes  probes, 
des  théoriciens,  des  orateurs.  D'expérience  politique,  pas 
l'ombre,  et  où  en  auraient-ils  pris,  les  pauvres  }  Ce  n'est 


42  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

pas  dans  les  zemstvos  qu'on  apprend  à  gouverner  les 
hommes.  Mais  cela  n'est  rien.  Je  veux  que  ce  gouverne- 
ment ait  tous  les  mérites  du  monde,  mais  il  est  comme 
la  jument  de  Roland  qui  avait  toutes  les  qualités,  seule- 
ment elle  était  morte.  Où  est  leur  autorité  ?  Nulle  part... 
Vous  me  direz  qu'ils  représentent  les  forces  morales  de 
l'Empire.  Aux  heures  de  crise,  je  ne  crois  pas  aux  forces 
morales,  mais  aux  baïonnettes.  Voyez-vous  Lvof  faisant 
élever  une  guillotine  sur  la  place  du  Palais -d'Hiver  et 
raccourcissant  ses  adversaires  politiques  ?  Les  grands 
révolutionnaires  français  ne  s'y  sont  pas  trompés.  La 
machine  du  docteur  Guillotin  ne  chômait  pas  sur  la  place 
de  la  Concorde.  Aussi  l'énergie  farouche  des  Jacobins 
a  triomphé  et  le  drapeau  tricolore  a  vaincu  l'Europe.  En 
face  du  gouvernement,  le  Soviet,  un  chaos  encore,  mais 
dans  lequel  je  discerne  toutes  les  forces  obscures  qui 
s'agitent  en  Russie.  Dans  ce  Soviet,  vous  trouverez  chez 
les  socialistes  révolutionnaires  ou  démocrates  autant  de 
talents  que  chez  les  Cadets.  Sans  doute,  une  égale  inex- 
périence politique,  mais  un  programme  plus  net,  qui  va 
plus  droit  aux  foules  que  celui  de  nos  libéraux.  A  inex- 
périence égale,  programme  plus  séduisant.  Mais  ce  qui 
emporte  tout,  c'est  que  le  Soviet  a  la  force  matérielle,  la 
baïonnette  des  soldats  qui  ont  fait  la  révolution.  Contre 
cela,  pas  d'argument.  Je  vais  où  est  la  force  ;  je  me  suis 
fait  désigner  par  ma  compagnie  comme  son  représentant 
au  Soviet.  C'est  là  qu'est  l'avenir,  c'est  là  que  je  travail- 
lerai. 

La  voix  de  l'orateur  avait  lancé  ces  deux  dernières 
phrases  avec  une  force  singulière.  Il  s'arrêta.  Il  y  eut  un 


JUNKERS  ET  REVOLUTIONNAIRES  43 

silence  assez  long.  Spasski  suivait  des  yeux  Séméonof 
qui  se  promenait  avec  agitation  dans  la  pièce,  car  c'était 
une  décision  de  principe  grave  qui  menait  un  ancien 
officier  de  la  Garde  siéger  au  Soviet  socialiste  de  Pétro- 
grad. 

Après  quelques  minutes,  Spasski  rompit  le  silence  par 
trois  mots  qui  emplirent  la  chambre  et  prirent  soudain 
comme  un  volume  palpable  : 

—  Et  la  guerre  ? 

Il  ne  dit  rien  de  plus.  Séméonof  s'arrêta  net.  Il  avait 
pâli.  Il  hésita  un  instant,  puis,  prenant  un  parti,  il  ré- 
pondit : 

—  La  guerre  est  finie.  Ce  pays  n'en  veut  plus.  La 
révolution  ouvre  des  questions  nouvelles  et  plus  graves. 
Quand  elles  seront  résolues,  alors  seulement  nous  ferons 
une  autre  guerre,  à  notre  heure,  à  notre  choix.  L'avenir 
est  aux  gens  qui  voient  clair. 

Il  y  avait  du  défi  dans  la  façon  dont  il  prononça  ces 
mots,  comme  si,  n'étant  peut-être  pas  tout  à  fait  sûr  de 
sa  pensée,  il  cherchait  par  une  affirmation  hardie  à  se 
l'imposer  à  lui-même. 

De  nouveau,  il  y  eut  un  silence,  plus  pesant  que  le 
précédent,  et  dont  l'officier  de  cosaques  lui-même  sentit 
la  gêne  jusqu'à  un  point  insupportable.  Il  se  leva  à  son 
tour,  s'approcha  de  la  fenêtre.  Il  faisait  nuit  déjà.  Sur  la 
place,  on  voyait  à  la  lueur  des  réverbères  un  groupe  de 
soldats  devant  le  manège  d'automobiles.  Une  auto  blindée 
manœuvrait  pour  rentrer  dans  le  garage.  Dans  la  chambre, 
il  y  eut  encore  quelques  minutes  de  conversation  sur  des 
sujets   anecdotiques,   sans   importance.  Puis,  Spasski   et 


44  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

l'officier  de  cosaques  prirent  congé  de  leur  hôte.  Dans 
la  rue,  au  moment  de  se  quitter,  l'officier  demanda  : 

—  Et  vous,  André  Ivanovitch,  qu'allez-vous  faire  ? 

—  Je  suis  encore  à  Pétrograd  pour  une  dizaine  de 
jours,  dit-il.  Mais  l'avouerai-je  ?  J'ai  désiré  toute  ma  vie 
la  révolution,  et  voilà  qu'au  jour  où  elle  m'est  donnée, 
elle  me  fait  peur,  car  elle  arrive  en  pleine  guerre  et  la 
Russie  ne  pourra  supporter  ce  double  fardeau.  Selon  moi 
il  faut  régler  notre  compte  avec  l'ennemi  extérieur  d'abord. 
Je  vais  partir  à  l'armée.  Nous  aurons  des  millions  de 
déserteurs.  Comment  retenir  les  soldats  sur  le  front  ? 
Comment  leur  faire  comprendre  qu'ils  doivent  défendre 
à  la  fois  la  Russie  et  la  révolution  ?...  Peut-être  est-ce 
impossible  ?  En  tout  cas,|je  vais  essayer. 


IV 
UNE  JEUNE  FILLE 


A  certaines  heures,  Lydia  se  félicitait  que  la  révolution 
eût  éclaté  alors  que,  jeune  fille  déjà,  elle  pouvait  assister 
au  développement  quotidien  de  ce  drame  historique. 
«  J'aurais  pu  naître  dans  une  époque  calme  et  plate,  disait- 
elle,  où  rien  n'arrive,  comme  maman,  par  exemple,  qui 
n'avait  à  songer  qu'à  ses  plaisirs  et  à  ses  toilettes.  Comme 
cela  devait  être  ennuyeux  !  »  Et  la  jeune  fille  sentait  une 
certaine  fierté  à  l'idée  qu'elle  «  vivait  la  révolution  »  et 
que  plus  tard,  quand  elle  serait  une  vieille  dame,  on 
viendrait  lui  demander  de  raconter  ses  souvenirs  de  la 
grande  époque.  Personne  ne  le  demandait,  ni  à  son  père, 
ni  à  sa  mère. 

Mais  lorsqu'elle  essayait  de  se  former  une  idée  claire 
de  cette  révolution  qui  serait  fameuse,  elle  s'avouait 
incapable  d'y  parvenir.  Elle  lisait  les  journaux,  ils  n'étaient 
que  lamentations.  A  les  en  croire,  les  dix  plaies  d'Egypte 
s'étaient  abattues,  toutes  ensemble,  sur  l'infortunée 
Russie.  Une  expression  revenait  à  chaque  page  :  «  La 
Russie  est  sur  le  bord  de  l'abîme  !  »  Qu'est-ce  que  cela 
signifiait  ?  Il  était  fort  difficile  de  le  comprendre.  Souvent, 


46  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.. 


le  soir,  jusque  dans  son  lit,  elle  restait  à  y  penser,  les  yeux 
fermés.  «  On  peut  imaginer,  se  disait-elle,  qu'une  personne, 
ou  une  maison,  ou  même  un  petit  village,  au  bord  d'un 
précipice,  glissent  un  jour  dans  l'abîme.  Mais  un  pays 
immense  comme  la  Russie,  des  terres  qui  couvrent  des 
milliers  de  lieues,  qui  sont  habitées  par  cent  cinquante 
millions  d'habitants,  comment  concevoir  l'abîme  qui  les 
engloutirait  ?  Arrive  ce  qui  arrive,  les  terres  seront  tou- 
jours là  et  on  ne  tuera  pas  cent  cinquante  millions  de 
personnes.  Non,  je  ne  comprends  pas.  Est-ce  peut-être 
parce  que,  malgré  tout,  je  suis  encore  une  petite  fille, 
trop  jeune  pour  tirer  des  faits  de  chaque  jour  les  consé- 
quences prodigieuses  et  lointaines  que  les  gens  y  lisent  si 
facilement  ?  » 

Les  semaines  se  déroulaient,  apportant  chaque  jour 
une  riche  récolte  d'événements  divers  et  surprenants  ; 
les  conversations  devenaient  plus  attristées,  le  ton  des 
journaux  plus  lamentable,  et  Lydia  se  déclarait  de  plus 
en  plus  incapable  de  démêler  l'enchevêtrement  inextri- 
cable des  faits  qu'ils  présentaient  à  leurs  lecteurs. 
De  leur  lecture,  un  ennui  mortel  se  dégageait.  Recom- 
mencer chaque  matin  les  mêmes  articles  lugubres,  écouter 
les  mêmes  propos  pessimistes,  ces  redites  incessantes 
et,  du  reste,  contradictoires,  il  y  avait  de  quoi  lasser  l'es- 
prit le  plus  désireux  de  comprendre.  Elle  se  ferma  à 
tout  ce  qui  était  raisonnement,  explication,  commentaire. 
Elle  accepta  la  révolution  comme  un  spectacle,  sans  cher- 
cher à  savoir  quel  en  serait  le  dénouement.  Pris  de  ce 
biais -là,  c'étaient  des  jours  à  vivre. 

Avec  ses   amies,   avec  son   cousin  Paul,   elle   courait 


UNE  JEUNE  FILLE  47 

Pétrograd  et  regardait  pousser  les  feuilles  aux  arbres  des 
jardins  et  les  drapeaux  rouges  fleurir  les  murs  vénérables 
des  palais  impériaux.  Dans  la  rue,  déjà,  tout  formalisme 
ancien  était  aboli,  et  les  lois  non  écrites  qui  règlent  les 
droits  et  les  devoirs  des  promeneurs  dans  les  villes  mo- 
dernes   s'étaient   évanouies    avec   l'ancien    régime.    Une 
fraternité  de  surface  régnait  entre  tous,  quels  que  fussent 
les  sentiments  que  gardaient  au  fond  d'eux-mêmes  des 
êtres  venus  des  couches  sociales  les  plus  différentes.  Rien 
de  plus  amusant  que  de  courir  Nevski,  d'aller  de  groupe 
en  groupe,  d'écouter  les  orateurs  improvisés,  de  causer 
avec  les  soldats  et  avec  les  passants.  Les  soldats  étaient 
pour  Lydia  l'objet  d'un  étonnement  qui  ne  cessait  pas. 
Ils   gardaient   la   même    bonhomie,   la   même   simplicité 
d'âme,   la   bienveillance   naturelle,   l'ouverture   de   cœur 
qu'elle  avait  toujours  senties  jusqu'alors  dans  ses  rapports 
avec  les  paysans  et  avec  les  ouvriers.  Abandonnés  à  eux- 
mêmes,  nombre  d'entre  eux  avaient  regagné  leurs  villages 
lointains,  mais  beaucoup  préféraient  jouir  à  loisir  d'une 
villégiature    urbaine    qu'ils    prolongeaient.    Ils    faisaient 
d'interminables  promenades  en  tramway  dont  le  gouver- 
nement,  pour   récompenser   les    héros   des   journées   de 
Mars,  leur  avait  offert  l'accès  gratuit.  Pour  remplir  d'une 
façon  lucrative  leurs   heures  vides,   ils  avaient  imaginé 
de  devenir  marchands  en  plein  air.  Ils  faisaient  preuve 
dans  ces  métiers  nouveaux,  d'une  ingéniosité  remarquable. 
Postés  au  coin  des  rues  ou  dans  les  portes  cochères,  ils 
proposaient  aux  passants  des  cigarettes,  de  la  farine,  du 
sucre,  du  gruau,  pris,  sans  doute,  dans  les  dépôts  régi- 
mentaires,   et  des  galoches,  de  la  charcuterie,  des  bon 


48  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

bons  et  des   poules  provenant  de  sources  plus  obscures. 

A  l'un  d'eux,  Lydia  acheta  une  paire  de  petits  souliers 
de  bal  pour  la  somme  de  soixante-dix  roubles,  et,  le  soir, 
dansant  chez  des  amis,  elle  disait  :  «  La  révolution  ma 
donné  un  cordonnier  excellent  et  très  modéré  dans  ses 
prix.  C'est  le  soldat  Vassili,  du  Préobrajenski.  Il  est  ins- 
tallé au  coin  de  la  Morskaia.  » 

Elle  se  moquait  de  son  cousin  Paul,  qui  ne  goûtait  pas 
le  même  plaisir  qu'elle  au  spectacle  qu 'offrait  la  rue. 

—  Ce  n'est  pas  un  divertissement,  Lydia,  disait-il 
parfois. 

Et  sa  figure  enfantine  prenait  une  expression  grave 
qui  faisait  pouffer  de  rire  son  irrévérencieuse  cousine. 
Un  instant,  il  essayait  de  garder  son  sérieux,  mais,  comme 
il  était  jeune  et  amoureux,  il  ne  résistait  pas  longtemps 
et  se  mettait  à  rire  de  bon  cœur  avec  Lydia. 

Ils  se  rendirent  un  jour  au  palais  de  la  Kchechinsskaia, 
de  l'autre  côté  de  l'eau,  au  bout  du  pont  Troïtski.  Lénin  e 
avec  un  sens  merveilleux  de  la  mise  en  scène,  s'était 
emparé,  dès  son  arrivée  en  Russie,  de  la  demeure  de  la 
danseuse,  célèbre  par  un  impérial  amant.  Il  en  avait  fait 
la  Mecque  du  communisme,  et  le  gouvernement  ne  trouvait 
pas  une  poignée  de  soldats  pour  l'en  expulser.  De  son 
balcon,  il  haranguait  les  foules  et  leur  promettait  à  brève 
échéance  le  renversement  de  la  société  bourgeoise,  l'avè- 
nement du  prolétariat  et  le  paradis  sur  terre.  Il  était  de 
mode  à  Pétrograd  d'aller  entendre  le  chef  redouté  du 
bolchévisme,  et  Lydia  était  trop  curieuse  pour  se  refuser 
un  spectacle  si  nouveau. 


UNE  JEUNE  FILLE  49 

C'était  une  charmante  journée  de  fin  d'avril.  Un  beau 
ciel  bleu  infini  s'étendait  sur  la  ville  et  se  mirait  dans  les 
eaux  gonflées  de  la  Neva,  dont  les  deux  jeunes  gens  sui- 
vaient les  quais.  Paul  se  redressait  dans  son  uniforme  de 
junker  au  grand  manteau  couleur  poil  de  lièvre.  Il  ne 
s'intéressait  pas  à  Lénine,  mais  à  Lydia.  Il  l'aurait  suivie 
jusqu'au  bout  de  la  terre,  une  fois  la  guerre  finie.  C'était 
un  petit  garçon  très  simple  et,  pour  l'instant,  très  mal- 
heureux. Tant  qu'il  y  avait  la  guerre,  il  ne  fallait  songer 
qu'à  elle.  Il  s'en  faisait  une  idée  mystique,  elle  était  le 
premier  et  unique  devoir.  Mais,  depuis  que  la  révolution 
avait  éclaté,  qui  s'occupait  de  l'armée  ?  Elle  fondait 
comme  glace  au  soleil.  A  l'école  des  aspirants  officiers, 
la  foi  qui  soutenait  les  âmes  avait  disparu  et  chacun, 
dans  le  bouleversement  général,  attendait  la  paix  inévi- 
table que  la  révolution  signerait.  Alors  que  les  officiers 
eux-mêmes  quittaient  le  front,  le  junker  Paul  Volynski 
rêvait  encore  d'aller  se  battre  contre  l'ennemi.  Il  savait 
que,  dans  le  sud-ouest,  le  général  Broussilof  préparait 
une  offensive,  et  il  avait  fait  une  demande  pour  être 
envoyé  dans  un  des  régiments  qui  y  prendraient  part. 
Mais  trouverait-on  encore  des  soldats  qui  voulussent 
suivre  leurs  officiers  ?  Et  Paul,  qui  avait  de  l'imagination, 
se  voyait,  marchant  seul  sur  des  terres  nues,  vers  les 
tranchées  ennemies  dont  sortait  un  ouragan  de  mitraille... 
Il  fallait  quitter  Lydia.  La  retrouverait-il  à  Pétrograd  ? 
L'attcndrait-elle  ?  Sans  elle,  à  quoi  bon  vivre  ?  Il  était 
résolu  à  lui  poser  la  question  dont  dépendait  son  existence. 
Mais,  de  jour  en  jour,  il  remettait,  tant  elle  lui  semblait 
à  la  fois  proche  et  distante,  amie  très  chère,  mais  si  loin 

4 


50  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

des  sentiments  qui  enflammaient  son  cœur.  Du  reste, 
avant  de  parler,  il  avait  une  confession  à  lui  faire,  et  il 
s'était  promis  que  le  jour  ne  s'achèverait  pas  sans  qu'il 
se  fût  débarrassé  de  son  fardeau. 

Cependant,  ils  avaient  traversé  le  pont  Troïtski  et 
approchaient  de  l'hôtel  de  la  Kchechinsskaia.  Devant  la 
façade  donnant  sur  les  jardins  qui  s'étendent  jusqu'à  la 
Perspective  Kamenno-Ostrof,  une  foule  était  assemblée. 
On  y  voyait  des  bourgeois  et  des  ouvriers,  des  gens  du 
monde  et  des  soldats,  des  fidèles  de  Lénine  et  des  curieux. 
Un  drapeau  rouge  flottait  au-dessus  du  toit  ;  deux  autres 
décoraient  le  balcon  où  le  prophète  apparaîtrait  à  son 
peuple. 

Lydia,  qui  ne  voulait  rien  perdre  du  spectacle,  se 
glissa  peu  à  peu  jusqu'aux  premiers  rangs  des  auditeurs. 
Elle  avait  une  façon  à  elle  de  gagner  du  terrain  et  de 
sourire  aux  gens  qu'elle  dérangeait,  de  telle  façon  qu'ils 
la  laissaient  passer  sans  maugréer.  Et  Paul  suivait. 

Un  Juif  crépu  se  montra  d'abord  sur  le  balcon  et  se 
mit  à  haranguer  la  foule.  Quelqu'un  près  de  Lydia  le 
nomma  :  Zinovief.  C'était  le  disciple  préféré.  Avec  le 
maître  et  sous  la  protection  des  autorités  impériales,  il 
avait  traversé  l'Allemagne,  une  quinzaine  de  jours  aupa- 
ravant. Il  avait  une  grosse  tête  ronde  qui  paraissait  posée 
directement  sur  les  épaules.  Il  parla  avec  une  rapidité 
vertigineuse,  comme  s'il  était  obligé  de  dire  en  dix  minutes 
ce  qui  aurait  dû,  en  d'autres  circonstances,  lui  prendre 
une  heure.  Lydia  en  restait  bouche  bée  et,  lorsqu'il  eut 
fini,  se  tourna  stupéfaite  vers  son  cousin.  Elle  n'avait 
prêté  aucune  attention  à  ce  qu'il  disait,  tout  occupée 


UNE  JEUNE  FILLE  51 

qu'elle  était  à  suivre  le  cours  rapide  des  mots  qui  s'enchaî- 
naient les  uns  aux  autres  et  semblaient  débités  d'une 
seule  haleine.  Des  applaudissements  éclatèrent  dans  la 
foule  émerveillée  d'un  tel  tour  de  force.  Ils  redoublèrent 
soudain.  Lénine  venait  d'apparaître. 

L'homme  qui  était  là  sur  le  petit  balcon  dont  il  tenait 
la  rampe  de  ses  deux  mains  blanches  étonna  la  jeune 
fille.  Elle  s'attendait  à  voir  un  tribun  puissant,  à  la  figure 
bouleversée,  un  monstre  dans  le  genre  de  Danton,  dont 
elle  avait  regardé  des  portraits  dans  des  livres  d'histoire. 
Et  voilà  qu'elle  avait  devant  elle  un  petit  bourgeois, 
placide,  bénin,  souriant,  onctueux.  Il  était  vêtu  correc- 
tement, son  linge  était  blanc,  sa  cravate  bien  nouée.  Il 
avait  le  teint  blafard,  les  yeux  petits,  un  peu  bridés,  la 
moustache  et  la  barbiche  blondes  bien  brossées  et  ses 
rares  cheveux  étaient  disposés  avec  soin  sur  son  crâne 
chauve.  Et  la  façon  dont  il  parlait  ressemblait  à  l'homme 
même.  Une  mimique  modérée,  pas  d'éclats  de  voix,  pas  de 
ces  images  éblouissantes  chères  aux  orateurs  de  réunions 
populaires,  que  la  foule  attend  et  qu'elle  acclame.  Non,  il 
débita  d'un  ton  posé  une  suite  de  raisonnements  abstraits, 
sans  couleur,  sans  force  extérieure,  qu'il  appuyait  de  petits 
gestes  courts  ou  qu'il  soulignait  en  se  tapotant  les  mains.  11 
fut  très  bref,  mais  ses  partisans  l'applaudirent  longuement. 

Comme  ils  traversaient  le  pont  pour  rentrer  chez  eux, 
Lydia  ne  cacha  pas  sa  déception  à  son  cousin. 

—  Ce  n'est  que  cela,  Lénine  ?  dit-elle.  Te  paraît-il 
bien  redoutable  ?  Il  semble  un  rat  de  bibliothèque. 
J'imagine  que  Danton  et  Robespierre  avaient  une  autre 
allure.  Il  ne  me  fait  pas  peur... 


52  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Mais  Paul,  tout  à  ses  pensées,  n'avait  pas  envie  de  parler 
de  politique.  Il  ne  songeait  qu'à  ce  qu'il  avait  résolu  de 
dire  à  Lydia,  à  la  confession  qu'il  devait  lui  faire.  Il  avait 
dans  sa  vie  ce  qu'il  appelait  une  tache,  dont  il  fallait  se 
laver.  Il  était  parti  à  l'armée  très  jeune  et,  alors  déjà, 
il  ne  songeait  qu'à  la  guerre.  A  l'arrière  du  front,  il  n'avait 
pas  suivi  ses  camarades  dans  les  soirées  où  cette  jeunesse 
turbulente  se  détendait  les  nerfs,  buvant  force  vin  en 
compagnie  de  femmes  aimables  et  faciles.  Puis  il  avait 
été  blessé  et  envoyé  à  l'hôpital.  Là,  comme  il  était  en  con- 
valescence, il  partageait  la  chambre  dé  quelques  officiers. 
Deux  sœurs  de  charité  les  soignaient,  toutes  deux  appar- 
tenant au  monde  bourgeois  et  qui  s'étaient  engagées 
dans  la  Croix-Rouge.  L'une  d'elles  s'appelait  Anna 
Pavlovna.  Elle  était  élégante  sous  l'uniforme,  et  la  coiffe 
blanche  qui  recouvrait  ses  cheveux  noirs  encadrait  un 
visage  pâle,  maigre,  qu'illuminaient  deux  beaux  yeux 
bruns.  Paul  avait  remarqué  que  ces  yeux  cherchaient  les 
siens  et  s'arrêtaient  longtemps  sur  lui.  Ses  compagnons 
l'avaient  noté  aussi  et  le  plaisantaient  souvent.  Ces  plai- 
santeries ne  lui  étaient  pas  agréables  ;  il  n'y  répondait 
jamais.  Avec  la  sœur,  il  se  sentait  un  peu  troublé,  plus 
gêné  encore,  et  restait  de  glace.  Quand  elle  pansait  son 
bras,  presque  guéri,  elle  y  mettait  une  douceur  infinie, 
prolongeait  le  pansement,  découvrait  son  torse  de  jeune 
adolescent  plus  qu'il  n'était  nécessaire,  et  finalement  on 
ne  savait  si,  penchée  sur  lui,  c'étaient  des  caresses  qu'elle 
lui  prodiguait  ou  des  soins.  Elle  se  relevait  plus  pâle 
encore.  Un  jour,  c'était  en  une  après-midi  d'été  très 
chaude,  il  était  resté  seul  avec  un  de  ses  camarades  qui, 


UNE  JEUNE  FILLE  53 

fiévreux,  dormait  à  moitié  sur  son  lit.  Anna  Pavlovna 
était  entrée,  bien  que  ce  ne  fût  pas  son  heure.  Glissant 
sans  bruit  sur  le  parquet,  elle  était  venue  s  asseoir  à  côté 
de  Paul  qui  s'assoupissait  en  écoutant  le  bourdonnement 
dune  grosse  mouche  qui  se  heurtait  à  la  fenêtre.  La  sœur 
parlait,  mais  sans  suite,  et,  soudain,  elle  s'était  courbée 
vers  lui,  passant  un  bras  derrière  la  tête  du  jeune  officier 
qu'elle  attirait  à  elle,  tandis  que  son  autre  main  se  glissait 
sous  le  drap,  et  il  avait  senti  sur  ses  lèvres  deux  lèvres 
qui  le  pressaient  passionnément  et  une  langue  fine  qui 
s'introduisait  entre  ses  dents.  Cela  avait  duré,  lui  avait-il 
paru,  un  siècle.  Puis,  à  un  mouvement  du  second  officier 
malade  qui  se  retournait  en  gémissant,  elle  s'était  déta- 
chée de  Paul  brusquement,  en  lui  disant  à  mi-voix  : 
«  Comme  je  t'aime  !  »  et  avait  disparu. 

Il  avait  quitté  l'hôpital  deux  jours  plus  tard,  sous 
l'impression  encore  d'une  angoisse  inexplicable.  Le  sou- 
venir de  cette  heure  pesait  lourdement  sur  lui  et,  chose 
incompréhensible,  le  hantait  surtout  lorsqu'il  était  seul 
avec  Lydia.  Il  ne  pouvait  se  pardonner  de  n'être  pas 
parfaitement  pur  comme  elle  l'était  elle-même.  Depuis 
longtemps,  il  avait  résolu  de  se  confesser  à  sa  cousine 
et  de  lui  demander  pardon.  Alors  seulement,  une  fois 
cette  souillure  lavée,  pourrait-il  parler  librement. 

Ils  arrivaient  sur  le  quai  du  Palais,  et  Paul,  qui  s'était 
tu  longtemps,  soudainement  éclata.  Il  le  fit  avec  une 
maladresse  extraordinaire,  décrivant  la  scène  de  la  façon 
la  plus  objective.  Il  semblait  presque  s'en  vanter  ;  il  en 
était  conscient,  et  plus  son  trouble  était  grand,  plus  il 
faisait  effort  pour  paraître  détaché.  Il  finit  par  ces  mots  : 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Voilà  ce  que  j'avais  le  devoir  de  te  dire. 

Lydia  le  regarda  avec  stupeur.  Sa  figure  était  devenue 
sérieuse  ;  elle  n'hésita  pas  un  instant,  et  lui  répondit  : 

—  Je  trouve  ton  histoire  très  vilaine  et  très  sale.  En 
outre,  elle  n  est  pas  intéressante.  Pourquoi  me  la  raconter  ? 
En  quoi  me  touche-t-elle  ? 

Paul  ne  sut  que  balbutier  des  excuses  maladroites  et, 
au  comble  du  désespoir,  regagna  l'école  des  officiers. 
Lydia  s'arrêta  chez  elle  avant  d'aller  voir  son  père.  Elle 
jugeait  le  récit  de  son  cousin  à  la  fois  puéril  et  déplaisant. 
«  C'est  un  enfant  »,  pensa-t-elle.  Et  comme  elle  prononçait 
ces  mots,  elle  eut  soudain  une  impression  étrange  :  qu'elle 
était  une  enfant,  elle  aussi,  et  seule  dans  un  monde  où 
s'étaient  déchaînées  des  forces  mystérieuses  et  redoutables. 
La  révolution  lui  apparut  maintenant  comme  un  monstre 
malfaisant  qui,  peu  à  peu,  dévorerait  des  milliers  de  vic- 
times. Où  trouverait-elle  quelqu'un  sur  qui  s'appuyer  ? 
Traverserait-elle  sans  un  ami  véritable  ces  temps  dange- 
reux ?  Elle  eut  le  sentiment  de  sa  faiblesse  et  de  sa  soli- 
tude... Lorsque  sa  vieille  bonne  Katia  entra  dans  la 
chambre,  Lydia  était  en  larmes. 

Le  prince  Serge  Volynski  avait  une  façon  à  lui  de  sentir 
et  de  juger  les  événements.  De  tout  ce  qui  se  passait  dans 
la  capitale,  rien  ne  le  surprenait.  Il  avait  fait  une  croix 
sur  Pétrograd,  qu'il  appelait  une  «  ville  maudite  ».  Pétro- 
grad  ne  pouvait  l'étonner  dans  le  mal.  C'était  une  création 
de  l'Antéchrist,  ville  cosmopolite,  pleine  de  Juifs  et  d'étran- 
gers, siège  d'une  bureaucratie  immense  et  pourrie,  bâtie 
du  reste  sur  des  marais,  malsaine,  fiévreuse,  dans  les 


UNE  JEUNE  FILLE  55 

ténèbres  la  moitié  de  l'année,  un  foyer  de  corruption 
morale  qui  infectait  les  éléments  purs  que  la  Russie 
entière  y  envoyait  et  faisait  en  peu  de  temps  d'un  homme 
sain  quelque  chose  qui  n'a  de  nom  dans  aucune  langue. 
Aussi  goûtait-il  un  plaisir  amer  à  enregistrer  la  suite 
calamiteuse  des  événements  qui  s'y  déroulaient.  Il  avait 
applaudi  à  la  réception  enthousiaste  que  Lénine  avait 
reçue  à  la  gare  de  Finlande  et  s'était  prodigieusement 
diverti  à  le  voir  s'installer  dans  le  palais  de  la  Kche- 
chinsskaia.  Les  nouvelles  qu'on  lui  apportait  du  Soviet 
et  le  pullulement  des  Juifs  qui  s'y  multipliaient  le  rem- 
plissaient d'aise.  «  Ils  poussent  comme  champignons 
après  l'orage,  disait-il,  cette  pourriture  couvrira  tout.  » 
A  d'autres  moments,  il  appelait  le  feu  du  ciel  sur  la  capi- 
tale. «  Qu'il  n'en  reste  pas  pierre  sur  pierre,  sinon  la 
Russie  entière  est  perdue.  » 

Mais  le  plus  souvent  il  se  refusait  ces  joies  moroses. 
Au  fond,  une  seule  chose  l'occupait  :  quels  étaient  les 
contre-coups  de  la  révolution  dans  sa  propriété  ?  Il  avait 
héréditairement  un  bien  considérable  dans  le  gouverne- 
ment de  Smolensk.  Il  y  était  né.  Cet  homme  qui  passait 
tout  à  sa  femme,  dont  il  avait  été  profondément  épris, 
n'avait  montré  de  la  décision  avec  elle  qu'une  seule  fois 
dans  sa  vie.  Lorsqu'elle  était  enceinte  de  son  premier 
enfant,  il  avait  exigé  qu'elle  vécût  pendant  sa  grossesse 
à  la  campagne  et  qu'elle  y  fît  ses  couches.  Il  ne  pouvait 
pas  accepter  l'idée  que  son  héritier  naquît  à  Saint-Péters- 
bourg. La  belle  princesse  Hélène  supporta  mal  cet  exil. 
Abandonner  les  enchantements  de  la  capitale  était  dur. 
Mais  pour  une  fois  le  prince  fut  inflexible.  Il  fit  venir 


56  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

dans  son  bien  quinze  jours  à  l'avance  le  premier  accou- 
cheur de  Moscou  et  Lydia  vit  le  jour,  comme  disait  le  prince, 
«  sur  la  vraie  terre  russe  ».  Depuis,  il  y  passait  les  étés, 
avec  les  seules  exceptions  de  quelques  brefs  voyages  à 
l'étranger,  où  il  allait  retrouver  parfois  sa  femme,  habituée 
des  eaux  d'Allemagne  et  des  plages  de  France.  Le  prince 
avait  développé  la  valeur  de  son  bien.  Il  en  tirait  des 
coupes  de  bois  fructueuses,  de  l'avoine,  du  froment, 
mais  la  grande  affaire,  sa  création  personnelle,  était  la 
laiterie.  Il  l'avait  mise  sous  la  direction  d'un  Suisse 
nommé  Schwarz,  qui  avait  fait  venir  des  vaches  de  son 
pays  et  du  Danemark  pour  les  mêler  aux  vaches  du  do- 
maine qui  descendaient  des  bêtes  données  à  un  ancêtre 
par  la  grande  Catherine  elle-même.  Schwarz  avait  un 
troupeau  de  quatre  cents  têtes  :  la  plus  grande  partie 
du  lait  était  expédiée  à  Moscou  chaque  jour  et,  avec  le 
reste,  il  fabriquait  des  fromages  de  gruyère  renommés 
en  Russie.  Lorsqu'ils  apprirent  le  changement  de  régime, 
les  paysans  furent  lents  à  s'émouvoir.  Dès  longtemps, 
ils  se  plaisaient  à  déclarer  que  la  terre  leur  appartenait. 
Mais,  entre  elle  et  eux,  il  y  avait  mille  obstacles  à  franchir 
qu'ils  ne  savaient  comment  aborder.  Les  lettres  de  Schwarz 
donnaient  de  curieux  et  inquiétants  détails  sur  lesquels 
le  prince  réfléchissait  longuement.  «  Les  paysans  faisaient 
des  coupes  de  bois  dans  les  forêts  »,  «  les  paysans  s'étaient 
approprié  le  fourrage  ».  Enfin,  un  jour,  la  nouvelle  arriva 
que  les  paysans  avaient  pris  une  douzaine  de  vaches. 
Lorsqu'il  reçut  cette  lettre,  le  prince  éclata  de  colère  et 
les  bûches  dans  la  cheminée,  bourrées  de  coups  de  tison- 
nier, semblaient  crépiter  à  l'unisson  de  sa  fureur.  Le  bois, 


UNE  JEUNE  FILLE  57 

le  fourrage,  le  blé,  peu  importe,  mais  toucher  à  ses  vaches, 
à  ces  bêtes  de  prix  soigneusement  choisies  et  améliorées 
par  des  croisements  savants,  cela  ne  pouvait  se  supporter  ! 
«  Cet  âne  de  Schwarz,  criait  le  prince,  ne  sait  pas  se  dé- 
fendre. Connaît-il  seulement  nos  paysans  russes  depuis 
vingt  ans  qu'il  est  chez  moi  ?  Mes  vaches  dans  leurs  sales 
écuries  !  Je  voudrais  voir  cela  !  Il  faut  que  j'y  aille.  » 

Et  il  n'y  eut  pas  moyen  de  lui  faire  entendre  raison. 
Ni  l'extrême  difficulté  de  voyager  sur  des  lignes  encom- 
brées par  l'afflux  des  déserteurs,  ni  l'impossibilité  de 
retenir  un  compartiment,  ni  son  propre  état  qui  empirait, 
ses  jambes  refusant  leur  service,  ni  la  nécessité  de  se 
faire  rouler  en  chaise  sur  les  quais  de  la  gare  Nicolas,  ne 
purent  l'arrêter.  Sa  femme  fit  un  effort  pour  le  convaincre 
de  passer  l'été  en  Finlande  avec  Lydia.  Elle  ne  l'y  accom- 
pagnerait pas,  sa  santé  lui  défendant,  disait-elle,  un  dépla- 
cement même  de  quelques  heures.  Elle  était  bien  décidée 
à  ne  rien  voir  de  la  révolution  ;  le  spectacle  d'une  gare 
pleine  de  soldats,  à  l'avance,  la  terrifiait.  Elle  ne  pouvait 
supporter  les  temps  troublés  que  l'on  traversait  que  dans 
le  calme  familier  de  sa  maison.  Pas  un  bruit  du  dehors 
n'y  pénétrait  et  ses  nerfs  malades  y  trouvaient  la  tran- 
quillité à  laquelle  elle  était  habituée.  Elle  ne  lisait  aucun 
journal  et  défendait  à  son  vieil  ami  Vassilief  de  lui  apporter 
l'écho  des  agitations  extérieures.  Si  son  mari  et  sa  fille 
habitaient  une  villa  finlandaise,  ils  pourraient  venir  la 
voir  souvent  et  garder  ainsi  un  contact  qui  lui  était  cher. 
Ils  y  retrouveraient  les  Choupof-Karamine  qui  y  étaient 
déjà,  non  pas  qu'ils  désespérassent  de  l'avenir  prochain  ; 
car  la  belle  Nathalie  continuait  à  affirmer  sa  foi  dans  le 


58  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

développement  pacifique  de  la  révolution  et  en  admirait 
les  héros  successifs  avec  une  hâte  extrême,  —  pour  le 
moment  Kerenski  était  son  Dieu  et  le  prince  Lvof  n'était 
bon  qu'à  jeter  aux  ordures,  —  mais  simplement  pour  la 
plus  grande  commodité  que  la  Finlande  offrait  de  garder 
un  contact  étroit  avec  Pétrograd. 

Le  prince  n'écouta  pas  sa  femme.  Lydia,  consultée, 
accepta  avec  joie  l'idée  de  passer  quelques  mois  à  la  cam- 
pagne. Pétrograd  lui  était  désagréable  maintenant.  Elle 
ne  s'amusait  plus  de  la  révolution  ;  elle  avait  envie  de 
la  fuir  ;  elle  s'y  sentait  mal  à  son  aise  et  espérait  retrouver 
le  repos  dans  la  propriété  où  elle  avait  vécu  tant  d'étés 
heureux.  Vers  le  10  mai  —  il  y  avait  eu,  quelques  jours 
auparavant,  une  émeute  sur  Nevski  où  l'on  avait  vu 
apparaître  les  peu  rassurantes  figures  de  jeunes  bolche- 
viques armés  jusqu'aux  dents  —  le  prince  et  sa  fille 
partirent  pour  Smolensk.  Le  général  Vassilief  avait  eu 
encore  le  crédit  de  leur  assurer,  par  d'obscures  intrigues, 
la  possession  d'un  coupé  dans  lequel  les  voyageurs  firent 
un  excellent  voyage. 

Vingt-quatre  heures  plus  tard,  Paul  Volynski  se  mettait 
en  route  pour  Czernowitz  où  il  allait  rejoindre  l'armée 
du  général  Kornilof.  Il  n'avait  pas  encore  été  nommé 
officier,  mais  sa  demande  d'être  envoyé  sur  le  front  avait 
été  acceptée. 


V 
UN  HOMME  SEUL 


Nicolas  Savinski  avait  installé  dans  une  villa,  en  Fin- 
lande, à  une  cinquantaine  de  kilomètres  de  Pétrograd, 
sa  femme  et  ses  enfants.  Il  restait  seul  chez  lui,  mais, 
chaque  samedi,  il  allait  en  automobile  les  rejoindre.  Sonia, 
dès  qu'elle  retrouvait  son  mari,  l'interrogeait  avec  passion 
et  s'efforçait  de  lire  sur  son  visage  les  préoccupations 
qu'il  voudrait  essayer  de  lui  cacher.  Die  s'étonnait  de  ne 
jamais  le  voir  troublé.  Il  lui  apportait  à  chaque  fois  une 
sérénité  ironique  et  souriante  où  beaucoup  de  scepticisme 
se  révélait.  «  Est-ce  une  comédie  ?  se  demandait-elle. 
Veut-il,  à  cause  de  mon  état,  m'éviter  toute  angoisse  et 
feint-il  une  tranquillité  qu'il  ne  peut  avoir  ?  » 

Savinski  racontait  la  chronique  de  la  semaine.  Il  sem- 
blait ne  se  prendre  à  rien.  Il  disait  parfois  à  sa  femme  : 

—  Ma  chère,  j'ai  passé  l'âge  où  l'on  se  passionne.  Je 
suis,  dans  la  Russie  d'aujourd'hui,  comme  un  homme 
sain  dans  une  maison  de  fous.  Je  me  refuse  pour  l'instant 
à  prendre  mes  contemporains  au  sérieux.  Ce  sont  des 
malades.  S'ils  deviennent  dangereux,  je  les  quitterai  sans 
regret.  Nous  vivrons  en  Angleterre  ou  ailleurs,  à  ton 


60  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

choix.  J'ai  quelques  livres  sterling.  C'est  une  belle  valeur  ; 
elle  montera  encore.  Boris  fera,  très  jeune,  le  tour  d'Eu- 
rope auquel  chaque  Russe  est  condamné.  Et,  quand  la 
crise  sera  passée,  je  reviendrai  travailler  en  Russie,  si 
tant  est  qu'il  y  ait  encore  une  Russie  et  que  j'aie  envie 
de   travailler. 

Avec  son  fils  seulement,  Sonia  remarqua  qu'il  parlait 
avec  plus  de  sérieux. 

—  Mon  petit,  lui  disait-il  un  jour,  nous  entrons  dans 
une  époque  intéressante.  Ne  crois  pas  ce  que  te  racontent 
les  gens,  ne  crois  pas  qu'il  s'agisse  d'une  crise  éphémère 
et  que  nous  retrouverons  la  Russie  que  j'ai  connue.  Les 
temps  nouveaux  arrivent.  Il  y  a  une  poussée  énorme 
d'en  bas  vers  la  lumière.  L'âme  obscure  du  peuple  russe 
s'agite  confusément.  Dans  la  société  qui  se  prépare,  mon 
enfant,  il  y  aura  toujours  une  aristocratie.  Mais  ce  ne 
sera  plus  l'ancienne,  qui  avait  perdu  conscience  de  son 
rôle  et  de  ses  devoirs.  La  nouvelle  classe  dirigeante  se 
créera  par  le  talent  et  l'activité.  Elle  aura  un  pouvoir 
mille  fois  plus  grand  que  celle  qui,  incapable,  disparaît 
aujourd'hui.  Il  ne  s'agit  plus  de  savoir,  mon  chéri,  com- 
bien d'argent  je  te  laisserai.  Peut-être  n'auras-tu  rien  de 
moi.  Cela  n'a  aucune  importance.  Ce  qui  comptera,  c'est 
ce  que  tu  seras,  ce  que  tu  sauras,  la  force  que  j'aurai 
mise  en  toi.  Si  tu  as  une  valeur,  tu  occuperas,  dans  la 
société  de  demain,  une  place  plus  haute  que  la  mienne 
dans  celle  d'hier.  Il  faut  travailler  à  être  un  homme,  Boris, 
voilà  l'essentiel. 

Le  petit  l 'écoutait,  tendu,  passionné.  Ses  yeux  brillaient 
de  plaisir  à  s'entendre  parler  ainsi,  à  être  élevé,  en  quelque 


UN  HOMME  SEUL  61 

sorte,  au-dessus  de  son  âge.  Il  était  fier  de  son  père  ;  il 
voulait  s'efforcer  de  l'égaler. 

—  Au  pire,  continuait  Savinski,  nous  te  mettrons  dans 
une  école  en  Angleterre  pour  deux  ans. 

Le  petit  intervint,  très  rouge. 

—  Mais  je  ne  veux  pas  être  fouetté,  dit-il. 

La  seule  idée  qu'il  se  faisait  d'une  école  anglaise  était 
qu'aux  occasions  le  maître  y  fouettait  ses  élèves. 
Son  père  rit. 

—  De  très  grands  hommes  ont  été  fouettés.  Cela  nous 
paraît  bizarre,  mais  les  Anglais,  qui  ont  des  qualités  de 
caractère,  prétendent  qu'on  n'est  pas  un  homme  si  on 
n'a  su  accepter  jeune  une  bonne  correction. 

—  Jamais,  cria  Boris,  je  suis  Russe,  on  ne  me  touchera 
pas,  je  me  battrai,  je  préfère  mourir. 

—  Allons,  allons,  conclut  Nicolas,  alors,  ce  sera  un 
lycée  français.  On  y  travaille  plus  sérieusement  que  chez 
les  Anglais,  et  là  ta  chère  peau  ne  courra  pas  le  risque 
d'une  fustigation  doctorale. 

A  Pétrograd,  Nicolas  Savinski  montrait  la  même  indif- 
férence un  peu  distante.  Il  ne  se  mêlait  pas  à  la  chose 
publique.  Plusieurs  fois,  le  gouvernement  provisoire  lui 
demanda  des  conseils  et  même  son  appui.  Il  donnait  les 
conseils,  quoiqu'il  les  sût  inutiles,  et  refusait  d'accepter 
un  poste,  si  haut  fût-il.  Il  voyait  le  gouvernement  comme 
un  bouchon  flottant  sur  des  eaux  agitées.  Les  braves 
gens  qui  le  composaient  étaient  sans  compétence,  sans 
pouvoir  et,  chose  pire,  sans  volonté,  bonne  ou  mauvaise. 
Ils  travaillaient  dans  le  vide.  Qu'attendre  de  ce  néant  ? 


62  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.. 


Un  seul  homme  le  dominait,  Alexandre  Feodorovitch 
Kerenski.  Mais  chez  celui-là  non  plus  Savinski  ne  décou- 
vrait rien  de  positif.  L'apparence  de  la  force  seulement. 
Il  le  comparait  à  un  ingénieux  hercule  de  foire  qui  jon- 
glerait, aux  applaudissements  de  la  foule  ébahie,  avec 
des  poids  truqués  et  creux.  Du  reste,  Savinski,  homme 
sain,  avait  horreur  des  manifestations  hystériques  qui 
signalaient  partout,  sur  le  front,  à  l'arrière,  et  dans  la 
capitale,  le  passage  de  ce  rhéteur  ivre  de  mots.  Savinski 
attendait  une  catastrophe,  mais  il  l'attendait  avec  un 
sourire  désabusé,  avec  le  fatalisme  souriant  dont  aucun 
Russe  ne  peut  se  débarrasser.  Il  comprenait  que  des 
forces  immenses,  obscures,  mal  définies,  inconscientes, 
étaient  en  jeu  et  jugeait  qu'aucun  homme  ne  pouvait 
alors  les  maîtriser.  Comme  tous  ses  compatriotes,  il  ne 
manquait  pas  de  raisonnements  ingénieux  et  subtils  pour 
justifier  son  point  de  vue.  «  Nous  faisons  une  maladie 
grave,  disait-il,  dont  les  causes  se  perdent  dans  la  nuit 
des  temps.  Surveillons  le  malade,  mais  il  ne  dépend 
pas  de  nous  de  hâter  le  dénouement,  bien  moins  encore 
de  prévoir  quel  il  sera.  Attendons  et  regardons.  » 

En  juillet,  il  crut  que  l'abcès  allait  crever.  Les  extré- 
mistes descendirent  dans  la  rue  et  furent  maîtres  de  la 
ville  pendant  quarante-huit  heures.  Puis,  d'une  façon 
inexplicable,  le  gouvernement  l'emporta,  presque  sans 
lutte,  et  la  vie  reprit  son  cours  paisible  et  anarchique. 
Savinski,  à  la  suite  de  ces  journées  hasardeuses,  conçut 
un  grand  mépris  pour  Lénine,  qui,  ayant  la  force  en  mains 
(mille  mitrailleuses  !),  s'était  montré  incapable  d'établir 
un  plan  et  de  prendre  une  décision,  —  et  un  mépris 


. 


UN  HOMME  SEUL  63 

plus  grand  encore  pour  Kerenski,  qui,  maître  de  la  situa- 
tion par  une  victoire  inespérée,  n'avait  pas  su  en  profiter 
pour  abattre  ses  adversaires,  fusiller  Lénine  et  Trotski, 
ruiner  ainsi  le  parti  bolchevique  et  permettre  enfin  à  la 
Russie  de  respirer  un  peu  dans  un  ordre  si  aisément 
rétabli.  Il  eut  beau  jeu  à  la  campagne  pour  montrer  à  sa 
femme  combien  il  avait  raison  de  ne  pas  se  passionner  et 
combien  il  était  vraisemblable  que  l'anarchie  actuelle  se 
prolongerait  indéfiniment,  sans  incidents  graves. 

Mais,  au  fond  de  lui-même,  Savinski,  quoi  qu'il  dît, 
et  peut-être  même  sans  qu'il  voulût  se  l'avouer,  s'inté- 
ressait prodigieusement  aux  événements  qui  se  dérou- 
laient sous  ses  yeux  et  tâchait  d'en  prévoir  le  cours 
incertain.  Il  semblait  qu'il  y  eût  deux  hommes  en  lui,  le 
spectateur  curieux,  contemplant  comme  de  l'anneau  de 
Saturne  la  révolution  qui  agitait  cet  empire  immense, 
et,  d'autre  part,  l'acteur  qu'il  était,  de  bon  ou  de  mal 
gré,  dans  cette  même  révolution.  Il  se  rendait  compte 
de  la  dualité  de  ces  points  de  vue,  les  jugeait  inconciliables, 
mais  n'en  souffrait  pas.  Jamais  il  ne  travailla  autant  à  sa 
banque,  préparant  l'avenir,  usant  en  maître  de  ses  facultés 
pour  profiter  des  moindres  occasions,  jouant  dans  des 
circonstances  difficiles  un  jeu  serré  et  hardi,  se  glissant 
sans  bruit  à  la  faveur  du  désarroi  général  dans  de  nouvelles 
affaires  qui,  l'ordre  rétabli,  lui  donneraient  une  force 
décuple  et  feraient  de  lui  la  première  puissance  de  la 
Russie  financière.  Et  il  y  avait  dans  tout  cela  un  élément 
inconnu,  une  part  laissée  à  la  Fortune,  un  quelque  chose 
de  hasardeux  qui  était  fort  séduisant.  Le  travail  acharné 
auquel  il  se  livrait,  au  lieu  de  le  fatiguer,  semblait  lui 


64  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


donner  des  forces  nouvelles.  Il  était  dispos  et,  quand  il 
sortait  de  son  cabinet,  il  marchait  dans  la  ville  avec  une 
sorte  de  joie  intime  qui  lui  faisait  redresser  sa  haute 
taille,  bomber  sa  poitrine  forte.  Il  était  resté  jeune.  Les 
femmes  le  regardaient  encore  et,  au  passage,  il  voyait 
de  beaux  yeux  rieurs  ou  attendris  se  tourner  vers  lui* 
Il  n'y  était  pas  insensible,  et,  bien  qu'il  n'en  usât  pas, 
il  lui  était  agréable  de  constater  qu'il  avait  gardé  le  pouvoir 
ancien  qui  lui  avait  valu  jadis  tant  d'heures  agréables 
et  fugitives. 

Il  supportait  ainsi,  mieux  qu'il  ne  l'aurait  cru,  la  sépa- 
ration d'avec  sa  femme,  dont  il  s'était  habitué  pourtant, 
pendant  quatorze  ans,  d'avoir  la  présence  continue  près 
de  lui.  Il  dîna  plus  souvent  au  restaurant  et  chez  des  amis, 
revit  un  peu  de  monde.  La  société  de  Pétrograd  s'était 
dispersée,  mais  moins  qu'à  l'ordinaire,  et,  par  la  grande 
difficulté  qu'on  avait  à  voyager,  beaucoup  étaient  restés 
dans  la  capitale  dont  les  terres  étaient  éloignées.  Quelques- 
uns,  effrayés  aux  premiers  coups  de  feu,  avaient  passé  la 
frontière  et  s'étaient  installés  en  Finlande  ;  d'autres, 
terrifiés,  avaient  d'un  seul  élan  gagné  la  Suède,  emportant 
ce  qu'ils  pouvaient  de  titres,  d'argent  et  de  bijoux,  et 
vivaient  luxueusement  à  Stockholm,  vendant  une  à  une 
leurs  pierres  précieuses  pour  subsister  pendant  les  quelques 
mois  que,  selon  eux,  durerait  la  crise.  Mais  il  restait  dans 
la  capitale  un  noyau  de  l'ancienne  aristocratie  et  les  gens 
d'affaires  fort  préoccupés  de  sauver  dans  la  tourmente 
les  épaves  de  leurs  biens.  Il  régnait  dans  ce  monde -là 
une  sorte  de  fièvre  assez  joyeuse  et  pas  feinte,  un  désir 
d'accepter  gaiement,  tout  au  moins  en  société,  les  coups 


, 


UN  HOMME  SEUL  65 

du  sort  qui  pleuvaient  comme  grêle.  On  apprenait  ainsi 
en  dînant  et  par  le  propriétaire  même,  qui  en  faisait 
un  récit  plaisant,  que  les  paysans  avaient  pillé  son  château 
historique  de  X...  et  fait  un  feu  de  joie  des  beaux  livres 
du  XVIIIe  siècle  français  qui  ornaient  sa  bibliothèque. 
«  Et  Ton  accuse  nos  paysans  d'obscurantisme,  concluait-il, 
alors  qu'ils  se  chauffent  et  s'éclairent  à  la  lumière  même 
de  Voltaire  et  de  Rousseau  !  » 

Les  femmes,  dans  cette  atmosphère  si  curieuse  qui 
obligeait  à  regarder  toutes  choses  sous  un  angle  inaccou- 
tumé, s'adaptaient  avec  la  souplesse  qui  leur  est  propre 
aux  conditions  nouvelles  de  vie  que  la  révolution  leur 
apportait.  Elles  avaient  toujours  été  insouciantes  et,  plus 
que  partout  ailleurs,  indifférentes  à  l'ordre  d'une  société 
régulièrement  constituée  et  réglée  à  l'occidentale  dans 
ses  moindres  détails.  Elles  étaient  habituées  à  suivref 
sans  calculer  trop,  leurs  caprices  ou  leurs  passions.  Les 
contraintes  auxquelles  elles  s'assujettissaient  ne  leur  étaient 
pas  lourdes.  Du  bouleversement  général,  elles  pensaient 
qu'il  sortirait  un  monde  inconnu  où  elles  seraient  plus 
libres.  La  peur  qu'elles  avaient  éprouvée  et  qui  était 
encore  en  elles  leur  donnait  un  goût  plus  ardent  à  goûter 
les  plaisirs  d'une  existence  qu'elles  sentaient  menacée  et 
précaire.  Elles  ne  connaissaient  plus  les  heures  grises  où 
naguère  elles  sombraient  dans  le  néant.  On  jouait  aux  cartes 
avec  frénésie,  on  dansait,  et  même,  s'armant  de  courage, 
on  allait  parfois  passer  la  nuit  aux  Iles  chez  les  Tziganes. 
Le  risque  de  l'aventure,  la  rencontre  probable  de  soldats 
maraudeurs,  les  coups  de  fusil  possibles,  ajoutaient  un 
peu  de  poivre  à  l'agrément  d'une  fête  naguère  trop  banale. 

5 


66  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


Savinski  regardait,  écoutait,  et  se  mêlait  à  ces  jeux, 
sans  s'y  engager  trop.  C'était  un  spectacle  dont  il  ne  pre- 
nait que  les  dehors.  Il  se  prêtait  et  ne  se  donnait  pas.  Il 
échappait  par  une  plaisanterie  légère  aux  attaques  trop 
directes  et  rentrait  chez  lui  où,  pourtant,  la  solitude  de 
son  vaste  appartement  commençait  à  lui  peser.  Il  se  rendait 
compta,  aux  heures  de  lucidité,  qu'il  était  peut-être  plus 
sage  de  ne  pas  rester,  pendant  ces  temps  troublés,  seul 
en  face  de  soi-même  et  que  l'époque  faisait,  même  pour 
un  homme  de  sa  trempe,  du  divertissement,  une  néces- 
sité. 

Il  voyait  des  gens  politiques,  et  son  éclectisme  désabusé 
les  lui  faisait  chercher  dans  tous  les  partis.  Il  accordait 
peu  d'importance  aux  programmes  et  aux  étiquettes. 
Il  croyait  aux  hommes  et  s'efforçait  d'en  trouver  autour 
de  lui.  Il  causait  ainsi  avec  tous  et  suivait  la  voie  de  quel- 
ques-uns. Il  ne  rencontrait  le  plus  souvent,  avec  des 
qualités  d'intelligence  parfois  rares,  que  confusion,  incer- 
titude, brouillamini. 

C'est  ainsi  qu'un  jour  un  ami  lui  amena  André  Spasski. 
Il  revenait  de  l'armée,  terrifié  des  progrès  qu'y  faisait 
une  incomparable  propagande  bolchevique,  laquelle  disait 
simplement  aux  soldats  :  «  Vous  voulez  la  paix  ?  Ne  vous 
battez  pas.  Vous  voulez  la  terre  ?  Rentrez  au  village  avec 
votre  fusil  et  prenez-la.  »  C'était  un  miracle  qu'il  restât 
encore  quelques  millions  d'hommes  sous  les  drapeaux. 
Le  généralissime  Kornilof  espérait  arriver  à  reconstituer, 
si  on  lui  en  donnait  le  pouvoir,  une  armée  moins  nom- 
breuse, il  est  vrai,  mais  plus  solide,  et  poursuivre  la  lutte 
avec  les  Alliés.  Spasski  rentrait  à  Pétrograd  pour  y  sou- 


. 


UN   HOMME  SEUL  67 

tenir  par  une  vigoureuse  campagne  les  efforts  du  généra- 
lissime et  s'occupait  de  la  fondation  d'un  grand  journal, 
la  Russie  nouvelle,  qui  combattrait  le  parti  bolchevique 
et  le  romantisme  social-révolutionnaire  de  Kerenski.  Il 
plut  à  Savinski,  qui  trouva  en  lui  une  volonté  d  agir 
qui  le  portait  droit  sur  l'obstacle.  Savinski,  en  peu  de 
temps,  lui  réunit  les  fonds  nécessaires  pour  lancer  son 
journal. 

La  curiosité  passionnée  et  pourtant  dédaigneuse  de 
Savinski  l'amena  à  rencontrer  quelques  personnalités  du 
Soviet.  C'est  ainsi  qu'il  fit  la  connaissance  de  Séméonof, 
l'officier  de  la  Garde,  ancien  ami  de  Spasski,  et  qui,  dès 
les  premiers  jours  de  la  révolution,  s'était  jeté  dans  le 
parti  bolchevique.  Séméonof  lui  parut  une  des  figures 
curieuses  de  ce  temps.  Il  s'étonna  de  trouver  dans  cet 
agitateur  des  manières  parfaites  et  l'habitude  du  monde. 
C'était,  en  outre,  un  homme  fort  instruit  et  d'une  culture 
livresque  étendue.  Il  surprenait  par  la  fioideur  glacée 
de  ses  raisonnements,  par  l'enchaînement  mathématique 
de  ses  thèses,  par  la  souplesse  de  sa  dialectique  et  l'ingé- 
niosité prodigieuse  de  ses  commentaires,  par  la  multi- 
plicité des  points  de  vue  dont  il  envisageait  la  situation 
de  la  Russie,  par  l'imprévu  des  rapprochements  qu'il  en 
faisait  avec  des  crises  analogues  dans  l'histoire  ancienne 
ou  moderne,  par  l'absence  totale  dans  ses  propos  de  toute 
sentimentalité,  par  le  cynisme,  enfin,  avec  lequel  il  affec- 
tait de  ne  traiter  une  question  humaine  que  par  son  côté 
politique.  Avec  cela,  de  l'allant,  une  fertilité  d'esprit 
jamais  en  défaut  et  un  certain  accent  d'ironie  qui  donnait 
un  étrange  ragoût  à  ses  propos. 


68  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.,. 

A  Nicolas  Savinski,  dont  il  voulait  capter  la  confiance, 
il  disait  : 

—  Soyez  assuré,  Nicolas  Vladimirovitch,  que  nous 
n'éviterons  pas  le  bolchévisme.  Vous  connaissez  l'âme 
russe  ;  elle  est  bien  éloignée  des  théories  du  juste  milieu 
chères  à  nos  amis  les  Français.  Elle  a  le  vertige  des  ex- 
trêmes. Elle  s'y  sent  attirée  par  une  force  aussi  irrésistible 
que  celle  de  l'aimant.  Elle  ne  s'effraie  de  rien.  Le  commu- 
nisme est  le  plus  absolu  des  systèmes.  Voilà  une  chance 
de  succès...  Peut-être  est-il  absurde,  irréalisable  ?  Ne 
croyez  pas  que  ce  soit  cela  qui  en  détourne  un  Russe. 
Bien  au  contraire,  notre  Russe  aime  à  montrer  que  rien 
ne  lui  est  impossible.  Il  y  a  une  force  prodigieuse  en  ce 
peuple  :  il  a  foi  en  lui-même.  Il  veut  tenter  ce  qui  n'a  pas 
été  tenté.  Et  comme  il  est  catholique  !  Il  embrasse  le 
monde.  Qui  a  dit  qu'un  Russe  ne  peut  pas  se  sentir 
heureux  s'il  ne  voit  avec  lui  l'univers  entier  partager 
sa  joie  ?  Il  ne  concevra  le  communisme  qu'universel  et 
il  organisera  des  signaux  lumineux  dans  la  steppe  pour 
communiquer  son  bonheur  aux  planètes  de  notre  système 
solaire.  Alors  seulement  il  respirera  à  l'aise.  Il  reconnaît 
en  Lénine  un  homme  de  son  sang.  Lénine  ne  s'arrête 
pas  à  moitié  chemin  ;  il  va  jusqu'au  bout  de  sa  pensée. 
Rien  ne  peut  plaire  davantage  à  l'âme  russe...  Qu'avez- 
vous  à  lui  offrir  en  échange  ?...  Lorsque  la  révolution  a  été 
faite,  le  paysan  a  compris  deux  choses  :  qu'elle  devait  lui 
donner  la  paix  et  la  terre.  Vous  ne  savez  faire  ni  la  paix  ni  la 
guerre,  et  la  terre  aujourd'hui  n'est  à  personne.  Comment 
voulez-vous  que  notre  Ivan  russe  vous  suive  ?...  Nous,  il 
nous  entend  au  premier  mot.  Avec  lui,  nous  l'emporterons. 


UN  HOMME  SEUL  69 

—  Mais  croyez-vous  le  communisme  perfectionné  des 
social-démocrates  possible  à  cette  heure-ci  en  Russie  ? 
intervint  Savinski.  Il  me  semble,  pour  autant  que  je  me 
souvienne  de  mes  lectures  de  Marx,  que  le  communisme 
ne  peut  s'installer  que  dans  une  société  hautement  déve- 
loppée et  industrialisée  à  son  comble.  Nous  sommes  loin 
d'être  arrivés  à  ce  point  en  Russie.  Une  énorme  majorité 
de  paysans  obscurs  et  pour  trente  paysans  un  ouvrier  à 
peine.  L'industrie  est  en  enfance  chez  nous.  Nous  sommes, 
en  outre,  ruinés  par  la  guerre.  Où  est  l'état  de  surproduc- 
tion qui  doit,  suivant  votre  prophète,  amener  à  la  socia- 
lisation totale  ? 

—  De  cela,  je  ne  m'occupe  pas,  répondit  Séméonof. 
Je  regarde  la  situation  du  point  de  vue  politique.  Le  seul 
parti  qui  peut  triompher  aujourd'hui  est  celui  qui  a 
promis  la  paix  et  la  terre.  Pourquoi  nous  avez-vous  laissé 
cet  admirable  programme  ?...  Je  suis  pour  ceux  qui 
gagnent,  et  c'est  pour  cela  que  je  suis  entré  dans  le  parti 
bolchevique.  Si  le  communisme  est  impossible,  eh  bien, 
nous  ne  serons  plus  communistes  quand  nous  serons 
au  pouvoir.  Mais  nous  aurons  le  pouvoir,  le  pouvoir  en 
Russie,  un  monde  entier  à  nous  !...  Comprenez-vous  bien 
ce  que  cela  signifie  ?  Une  fois  les  maîtres,  nous  manœu- 
vrerons. Mais  si  vous  voulez  conduire  un  bateau,  il  faut 
être  dans  ce  bateau  et  tenir  le  gouvernail.  C'est  à  quoi 
je  me  prépare.  Et  nous  aurons  besoin  de  toutes  les  intel- 
ligences, et  de  vous  aussi,  mon  cher  Nicolas  VJadimi- 
rovitch.  Dans  quelques  mois,  il  s'agira  de  choisir  :  être 
un  émigré,  ou  travailler  avec  nous.  Un  émigré,  ce  qu'il 
y  a  de  plus  affreux  au  monde.  Un  Russe  à  l'étranger  perd 


70  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

toute  raison  d'être.  Le  Russe,  c'est  Antée  ;  il  n'a  de 
force  que  lorsqu'il  pose  ses  grands  pieds  sur  le  sol  natal. 
Vous  êtes  trop  Russe  pour  quitter  notre  «  terre  riche  et 
grande.  »  Je  vous  le  dis,  Nicolas  Vladimirovitch,  les  choses 
iront  de  telle  sorte  que,  lorsque  vous  aurez  à  prendre  un 
parti,  vous  viendrez  chez  nous  plutôt  que  d'aller  à  Londres 
ou  à  Paris. 

Savinski  sourit.  Lorsque  Séméonof  l'eut  quitté,  il 
s'attarda  à  penser  à  la  figure  de  ce  bolchevique  par  ambi- 
tion. «  Celui-là,  se  dit-il,  ne  s'arrêtera  pas  à  des  scrupules 
sentimentaux.  Une  fois  au  pouvoir,  il  installera  une  guil- 
lotine sur  la  place  du  Palais  d'Hiver.  Si  beaucoup  de  jeunes 
gens  de  sa  classe  partagent  ses  idées,  peut-être  verrons- 
nous  Lénine  en  tsar  rouge  de  Russie  ?  » 


Cependant,  les  événements  précipitaient  leur  cours 
tumultueux  dans  le  sens  prédit  par  Séméonof.  L'arrestation 
du  général  Kornilof  avait  donné  des  forces  nouvelles  au 
parti  bolchevique.  Il  avait  déjà  la  majorité  au  Soviet  de 
Petrograd  et  ses  journaux  annonçaient  ouvertement  le 
coup  d'Etat  prochain. 

Au  milieu  de  cette  prodigieuse  agitation  politique,  la 
ville  restait  calme.  Elle  vivait  comme  mécaniquement, 
chacun  ne  s'occupant  plus  que  de  ses  affaires  et  de  ses 
plaisirs  dans  l'attente  d'on  ne  savait  quoi  qui  ne  tarderait 
pas  à  arriver. 

Mais  cette  attente  était  anxieuse.  Le  sol  allait  vous 
manquer  sous  les  pas.  Que  serait  ce  demain  redoutable  ? 
Et  l'au  jour  le  jour  même  était  plein  d'imprévu  et  de  terreur. 


UN  HOMME  SEUL  71 

Savinski,  si  maître  qu'il  fût  de  sa  pensée,  s'apercevait 
à  certains  moments  qu'il  vivait  sur  ses  nerfs  et  qu'ils 
étaient  soumis  à  une  dure  épreuve.  C'était  une  alternative 
curieuse  de  moments  de  lassitude  suivis  de  périodes 
exaltées.  Et  ce  mélange  faisait  de  son  existence  quelque 
chose  d'étrangement  agité  d'où  l'ennui  tout  au  moins 
était  exclu. 

Les  Choupof-Karamine  étaient  rentrés  à  Pétrograd. 
La  belle  Nathalie  brûlait  Kerenski  qu'elle  avait  adoré. 
Selon  elle,  il  n'était  que  vanité  et  avait  fait  la  révolution 
pour  coucher  au  Palais  d'Hiver  dans  le  propre  lit  du 
tasr.  Pour  satisfaire  cette  ambition  puérile,  il  n'avait  pas 
hésité  à  jeter  la  Russie  dans  l'abîme.  Toute  à  l'idée  de 
précipiter  le  dictateur  du  trône  où  il  s'était  juché,  elle 
appelait  à  grands  cris  les  bolcheviques.  «  Lénine  punira, 
comme  il  convient,  ce  petit  sot  »,  disait-elle.  Elle  affichait 
les  idées  les  plus  hardies.  La  Russie  ne  pouvait  sortir 
de  la  crise  actuelle  que  par  une  nouvelle  révolution. 
L'excès  du  mal  lui  rendrait  la  santé.  Un  mois  sous  Lénine 
serait  pour  elle  le  salut.  Tant  que  le  communisme  restait 
à  l'état  d'idéal,  il  attirait  le  peuple  entier.  Une  fois  appliqué, 
chacun  comprendrait  qu'il  ne  peut  mener  à  rien  et,  de 
l'expérience  manquée  du  socialisme  intégral,  on  passerait 
enfin  et  d'un  seul  coup  à  l'ancien  état  monarchique  et 
autocratique  qui  avait  fait  la  grandeur  de  la  Russie.  Sans 
doute,  les  temps  bolcheviques  seraient  terribles  à  tra- 
verser. Mais  c'était  la  transition  nécessaire...  Beaucoup 
des  amis  de  Nathalie  partageaient  sa  façon  de  voir. 

Cependant,  pour  s'assurer  une  vie  possible  pendant 
le   régime   inévitable   et   précaire   du   bolchévisme,   elle 


72  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

prenait  ses  précautions.  Elle  avait  un  salon  politique. 
Que  n'eût-elle  pas  donné  pour  y  recevoir  Trotski  ?  Mais 
cet  homme  farouche,  rageur  et  mal  élevé,  un  Juif,  du 
reste,  était  inabordable.  A  son  défaut,  elle  prit  ce  qu'elle 
trouvait,  et  Savinski  ne  fut  qu'à  moitié  étonné  d  y  ren- 
contrer un  jour  Séméonof ,  dont  on  commençait  à  parler 
beaucoup. 

Il  était  tout  à  fait  à  son  aise  dans  l'appartement  luxueux 
des  Choupof-Karamine.  Il  y  faisait  figure  d'homme 
d'Etat.  Assis  dans  un  grand  fauteuil,  une  jambe  croisée 
sur  l'autre,  renversé  en  arrière,  le  regard  froid,  mais 
avec  un  demi-sourire  sur  ses  lèvres  longues,  il  citait 
Machiavel,  Talleyrand  et  Robespierre,  Hegel  et  Karl 
Marx,  et  assaisonnait  de  pointes  plaisantes  les  théories 
extrémistes  qu'il  offrait  à  la  méditation  de  ses  auditeurs. 
A  l'entendre,  il  semblait  qu'il  s'agît  de  pures  spéculations 
théoriques,  et  sur  ce  terrain  on  le  suivait  avec  intérêt 
dans  une  espèce  de  griserie  d'idées  qui  ne  laissait  rien 
apercevoir  de  la  réalité.  Un  jour,  André  Spasski  —  car 
la  belle  maîtresse  de  la  maison  se  l'était  aussi  attaché  — 
interrompit  le  cours  de  ses  dissertations  par  cette  simple 
phrase  : 

—  Votre  révolution,  dit-il,  coûtera  beaucoup  de 
sang. 

—  Sans  doute,  répondit  froidement  Séméonof.  La 
première  révolution,  celle  de  Kerenski,  périra  parce  qu'elle 
a  aboli  la  peine  de  mort.  On  n'édifie  de  grandes  choses 
que  par  la  violence,  et  le  sang  est  le  ciment  nécessaire  de 
la  société  nouvelle. 

Quoiqu'on   fût   habitué  aux  audaces   de   langage   de 


UN  HOMME  SEUL  73 

Séméonof,  un  frisson  secoua  les  familiers  réunis  dans  le 
salon  Choupof.  Nathalie,  avec  un  charmant  sourire  et 
un  coup  d'œil  vif  jeté  au  théoricien  bolchevique,  lui 
dit: 

—  Heureusement,  Léon  Borissovitch,  que  nous  sommes 
de  vos  amis.  Vous  serez  notre  guide.  C'est  vous  qui 
trouverez  à  la  pauvre  abeille  inutile  que  je  suis,  une 
cellule  où  travailler  au  bonheur  de  tous.  Avoir  la  cons- 
cience que  Ton  est  une  partie  active  d'un  tout  immense 
et  bien  ordonné,  que  l'on  sert  un  idéal,  c'est  une  chose 
magnifique...  Mais,  qu'est-ce  que  vous  ferez  de  moi  ? 
A  quoi  puis-je  être  bonne  ?...  Je  ne  voudrais  pas  laver 
le  linge,  je  le  laverais  très  mal,  ni  coudre  des  vêtements... 

Elle  minaudait,  confuse. 

—  Vous  serez  ma  secrétaire,  Nathalie  Ivanovna, 
interrompit  Séméonof.  Je  vous  conseille  d'apprendre  dès 
demain  à  écrire  à  la  machine  et  à  sténographier. 

Il  aurait  pu  dire  cela  sur  un  ton  qui  l'aurait  fait  passer, 
mais  il  parla  sèchement,  d'une  voix  froide  et  impérieuse. 

L'incident  laissa  une  impression  désagréable  à  ceux 
qui  en  avaient  été  les  témoins. 

Comme  Spasski  et  Savinski  sortaient  ensemble  de  chez 
les  Choupof -Karamine,  Savinski  dit  à  son  compagnon, 
après  un  assez  long  silence  et  comme  en  manière  de  con- 
clusion à  une  suite  de  pensées  non  formulées  : 

—  C'est  tout  de  même  un  monstre,  votre  ami  Séméo- 
nof. 

Spasski  sourit. 

—  C'est  un  ambitieux  !  Il  n'a  que  cette  seule  passion. 


74  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Il  est,  du  reste,  fort  intelligent.  Il  n'est  pas  plus  commu- 
niste que  tsariste,  et  vous  démontrera  avec  la  même 
logique  forcenée  que  ce  sont  deux  termes  antithétiques, 
mais  équivalents,  et  qu'on  peut  finalement  les  égaler 
l'un  à  l'autre.  Pour  l'instant,  son  attitude  n'est  qu  un 
jeu.  Mais  qu'il  trouve  dans  le  bolchévisme  de  quoi  satis- 
faire le  désir  qu'il  a  d'exercer  la  force  qu'il  sent  en  lui, 
qu'il  y  voie,  je  ne  sais  où,  une  porte  conduisant  à  quelque 
chose  de  grand,  il  s'y  précipitera  et  poussera  de  toutes 
ses  forces  dans  cette  direction,  sans  regarder  ni  à  droite, 
ni  à  gauche.  Il  deviendra  redoutable,  alors,  et  nous  fera 
pendre,  vous  et  moi,  si  cela  lui  paraît  utile...  Il  est 
d'autant  plus  dangereux  qu'il  est  honnête,  qu'on  ne 
peut  le  gagner,  ni  par  l'argent,  ni  par  les  femmes,  ni  par 
le  vin.  Il  n'a  ni  maîtresse,  ni  ami,  il  mène  une  vie  d'ascète. 
Je  le  crois  vierge...  Méfiez-vous  des  hommes  sans  passions, 
Nicolas  Vladimirovitch. 

Au  milieu  d'octobre,  Sonia  Savinskaia  mit  au  monde 
un  fils  qui  reçut  le  nom  de  Basile.  Elle  eut,  cette  fois-ci, 
des  couches  difficiles  et  le  médecin  en  craignit  les  suites. 
Nicolas  passa  une  dizaine  de  jours  au  chevet  de  sa  femme, 
attendant  la  fin  de  la  période  critique.  Il  faisait  avec  ses 
enfants  de  longues  promenades  dans  les  bois.  L'air 
était  aigre  ;  il  gelait  déjà  la  nuit  ;  on  sentait  l'hiver  proche. 

Et  d'abord,  Savinski  goûta  le  calme  qu'il  trouvait 
dans  la  campagne  finlandaise.  Il  semblait  qu'on  fût  à 
mille  lieues  de  Petrograd,  pourtant  toute  voisine.  Pas  un 
écho  de  ses  agitations  tumultueuses  ne  parvenait  au  fond 
de  ces  tranquilles  forêts.  Mais   bientôt  Savinski  sentit 


UN   HOMME  SEUL  75 

l'ennui  le  gagner.  «  Pourtant,  se  disait-il,  je  suis  en  paix 
auprès  de  ma  femme  et  de  mes  enfants  que  j'aime...  » 
Sur  ce  mot,  il  s'arrêta.  «  Aimé-je  Sonia  comme  j'aime  mes 
enfants  ?  se  demanda-t-il.  Voilà  un  beau  sujet  à  réflexions. 
Certes,  je  l'ai  aimée.  Les  femmes  que  j'ai  connues  avant 
elle  ne  m'étaient  qu'un  charmant  passe-temps,  le  plus 
agréable  des  divertissements.  Sonia  a  été  autre  chose 
pour  moi  ;  elle  a  rempli  mon  cœur.  Elle  le  remplit  encore, 
mais  pas  de  la  même  façon.  Sans  doute  est-ce  l'effet  de 
l'habitude  et  puis  aussi,  pourquoi  le  cacher  ?  de  l'âge. 
Voici  que  j'ai  dépassé  quarante-cinq  ans.  Toute  une  part 
de  ma  vie  est  finie.  Je  n'ai  pas  à  me  plaindre.  J'ai  connu 
l'amour  sans  en  connaître  les  orages.  Il  me  reste  à  m 'ache- 
miner lentement  vers  la  vieillesse  avec  une  compagne  très 
chère  et  des  enfants  qui  poussent...  »  Il  n'aimait  pas  à 
songer  au  passé,  et,  sans  qu'il  s'en  rendît  compte,  c'était 
la  preuve  la  plus  certaine  qu'il  était  encore  en  pleine  force 
et  santé.  Mais,  voilà  qu'aujourd'hui  la  pensée  qu'il  avait 
vécu  la  plus  belle  partie  de  sa  vie  soudainement  l'attrista. 
Il  regarda  les  noirs  sapins  qui  l'entouraient.  Leurs  bran- 
ches, agitées  par  le  vent  froid  qui  venait  du  nord,  semblaient 
gémir.  Le  paysage  lui-même  évoquait  l'idée  de  la  mort  ; 
toute  vie  allait  s'éteindre  pendant  le  long  hiver  septen- 
trional. 

«  Mais  ces  forêts  renaîtront,  s'écria  Savinski.  Les  bou- 
leaux dépouillés  se  couvriront  de  feuilles  délicates  et 
jeunes.  Les  herbes  folles  pousseront  sur  ce  sol  stérile  ; 
des  fleurs  se  balanceront  aux  brises  tièdes  de  mai.  Le 
printemps  reviendra  pour  la  nature  entière,  sauf  pour 
moi...  » 


76 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.. 


Et  soudain  il  eut  le  désir  violent  de  retourner  à  1 
grad.  La  vie  y  était  mauvaise,  agitée,  elle  vous  tordait 
les  nerfs  ;  mais  c'était  la  vie  tout  de  même,  quelque  chose 
de  trouble  et  de  puissant  qui  vous  emportait  si  vite  que 
parfois  on  en  perdait  le  souffle.  Il  frémit  à  la  pensée  d'un 
long  exil  à  l'étranger.  Mener  une  existence  luxueuse  de 
grands  hôtels  internationaux  lui  parut  impossible.  Le 
souvenir  de  la  prédiction  de  Séméonof  lui  revint.  «  Aurait- 
il  raison  ?  se  demanda-t-il.  Au  jour  venu  de  choisir, 
préférerai -je  la  Russie,  même  sous  Lénine  ?  » 

Il  sourit.  Ces  pensées  étaient  vaines  et  romanesques. 
Non,  il  partirait  à  l'étranger  si  c'était  nécessaire.  Mais 
auparavant,  il  fallait  mettre  de  l'ordre  dans  ses  affaires. 
Le  soir  même,  il  annonça  à  Sonia  qu'il  rentrerait  le  len- 
demain à  Pétrograd.  Pour  la  rassurer,  il  lui  dit  qu'il  ferait 
préparer  leur  appartement  et  que,  si  toutes  choses  con- 
tinuaient dans  le  train  où  elles  allaient,  elle  pourrait 
revenir  chez  elle  avec  ses  enfants,  une  fois  sa  convalescence 
finie,  vers  le  milieu  de  novembre. 


VI 
A  LA  VEILLE  DE  LA  CATASTROPHE 


De  retour  à  Pétrograd,  dans  les  derniers  jours  d'octobre, 
Savinski  éprouva  un  moment  de  joie  assez  âpre  à  sentir 
battre  le  pouls  fiévreux  de  la  ville.  L'automne  voyait  une 
situation  chaque  jour  empirée.  La  lumière  diminuait 
dans  le  ciel  chargé  de  brumes  et  l'espoir  dans  les  âmes 
assombries.  Un  seul  parti  montrait  une  ardeur  funeste  : 
le  parti  bolchevique.  Le  ton  de  ses  journaux  était  d'une 
insolence  extrême.  On  y  annonçait  un  coup  d'Etat  pro- 
chain. Les  gardes  rouges  du  parti  s'exerçaient  ouverte- 
ment et  en  armes  au  métier  militaire,  cependant  que  le 
chef  du  gouvernement,  A.  F.  Kerenski,  continuait  à  pro- 
noncer des  paroles  sonores. 

Savinski  n'était  pas  sans  entendre  parler  de  complots 
monarchiques.  Les  salons  en  bourdonnaient  furieusement. 
Mais,  à  ses  yeux,  il  n'y  avait  là  que  vent  et  agitation.  Et 
parfois  il  pensait  qu'on  n'échapperait  pas  à  un  régime 
communiste.  Du  reste,  fallait-il  souhaiter  que  les  bolche- 
viques gardassent  le  rôle  avantageux  d'opposants  ?  S'ils 
avaient  le  pouvoir,  y  dureraient-ils  ?  Le  cours  de  la 
révolution    s'accélérait   sans    cesse.    Rien    n'était   stable. 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Les  bolcheviques  subiraient  le  sort  commun  et  ne  feraient 
que  passer. 

Sur  ce  point,  Savinski  rejoignait  la  thèse  de  Nathalie 
Choupof-Karamine.  Mais  cela  n'était  pas  qu  une  matière 
à  discussions  idéologiques.  Les  bolcheviques,  s'ils  étaient 
au  gouvernement,  emploieraient  la  manière  forte.  De 
toutes  parts  déjà  on  prononçait  le  mot  redoutable  :  la 
Terreur.  Et,  derrière  ce  mot,  on  voyait  se  lever  des  images 
qui  remplissaient  les  âmes  d'épouvante.  L'annonce  d'un 
coup  d'État  prochain  tenait  tous  les  esprits  suspendus  ; 
on  arrivait  à  en  souhaiter  l'exécution  et  la  réussite 
pour  être  soulagé  de  l'anxiété  de  l'attente. 

Savinski  n'échappa  pas  a  l'humeur  noire  qui  s'était 
emparée  de  la  ville  et  dont  la  contagion  se  répandait  par 
les  conversations  quotidiennement  répétées.  Malgré 
l'énervement  que  causait  la  rencontre  de  gens  affolés, 
Savinski  maintenant  acceptait  difficilement  de  rester  seul. 
Il  usait  ainsi  beaucoup  de  temps  dans  des  conversations 
vaines  dont  il  sortait  plus  irrité  contre  les  autres  et  contre 
lui-même.  Et  souvent  il  se  demandait  pourquoi  il  restait 
encore  à  Petrograd,  où,  autant  qu'il  en  pouvait  juger, 
rien  ne  le  retenait. 

L'automne  avançait,  l'automne  triste  du  nord  ;  au 
cours  des  jours,  les  averses  de  neige  et  de  pluie  se  succé- 
daient, et  Nicolas  Savinski  nourrissait  des  pensées  chan- 
geantes comme  le  temps  et  grises  comme  lui.  Une  fin 
d'après-midi,  comme  il  sortait  de  son  bureau,  fatigué, 
les  nerfs  crispés,  incapable  de  supporter  la  solitude  de 
son  appartement,  il  décida  d'aller  passer  une  heure  chez 


A  LA  VEILLE  DE  LA  CATASTROPHE  79 

Nathalie  Choupof-Karamine  qu'il  n'avait  pas  vue  depuis 
son  retour.  Il  descendit  la  Perspective  Nevski.  Les  grands 
lampadaires,  dont  un  sur  deux  était  allumé,  éclairaient 
dune  lueur  blafarde  la  foule  qui  coulait  continûment 
sur  les  trottoirs.  Au  coin  de  l'hôtel  de  l'Europe,  des 
gamins  criaient  les  journaux  ;  les  tramways  étaient  pleins 
à  déborder.  Les  passants  semblaient  être  de  mauvaise 
humeur  ;  l'atmosphère  était  aigre  et  brumeuse.  Une  neige 
fondante  rendait  le  pavé  glissant.  Savinski  pensa  à  la 
villa  finlandaise  qui  abritait  sa  femme  et  ses  enfants... 
Il  y  avait  en  Europe  des  pays  loin  de  la  guerre  où  le  soleil 
était  encore  chaud.  Il  revit  Grenade  sur  ses  collines  arides 
et  parfumées.  Et,  tout  aussitôt,  il  se  dit  «  J'y  mourrais 
d'ennui  !  » 

Chez  Nathalie  Ivanovna,  il  y  avait  une  société  nom- 
breuse. Savinski  fut  d'abord  la  proie  du  maître  de  la 
maison  qui,  le  tirant  à  part  dans  le  premier  salon,  lui 
demanda  une  consultation  sur  des  affaires  qui  le  préoccu- 
paient. Un  groupe  suédois  lui  faisait  des  offres  pour  ses 
mines  de  fer  dans  l'Oural. 

—  Vendez,  lui  dit  Savinski,  mais  faites-vous  payer  à 
Stockholm.  Un  jour  viendra  où  vous  serez  content  d'avoir 
des  couronnes  suédoises. 

Mais  Choupof  croyait  à  la  hausse  du  rouble.  Pour  des 
raisons  très  obscures,  il  ne  voulait  pas  quitter  Pétrograd, 
et  surtout  le  Pétrograd  à  demi  affamé,  à  demi  ruiné  de 
la  révolution  dans  lequel  il  était  assuré  de  trouver  à  vil 
prix  et  avec  une  impunité  assurée  par  le  désordre  général 
la  satisfaction  de  ses  vices.  Le  fait  est  qu'on  l'avait  ren- 
contré à  différentes  reprises  dans  les  quartiers  pauvres, 


80  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

entre  chien  et  loup,  vêtu  assez  misérablement,  tramant 
sur  les  trottoirs,  où  jouaient  des  enfants,  son  obésité 
répugnante. 

Savinski  le  quitta  et  passa  dans  le  salon  où  régnait 
Nathalie.  Elle  était  fort  entourée  ce  jour-là  et,  à  peine 
fut-il  entré,  Savinski  se  demanda,  comme  chaque  fois 
qu'il  arrivait  chez  elle,  quelle  fâcheuse  idée  l'avait  de 
nouveau  amené  chez  cette  femme  pour  laquelle  il 
n'avait  aucune  sympathie.  ïl  la  salua  et  déjà  se  retirait. 
Mais  Nathalie  n'allait  pas  se  priver  ainsi  de  la  société 
d'un  homme  aussi  notable,  et,  lui  indiquant  un  fauteuil 
non  loin  d'elle,  le  pria  de  s'asseoir.  Puis,  elle  se  tourna 
vers  une  jeune  fille  que  Savinski  ne  vit  pas  et  lui  dit  : 

—  Lydia  Serguêvna,  donnez  du  thé,  je  vous  prie,  à 
Nicolas  Vladimirovitch. 

Une  minute  après,  Lydia  s'approchait  de  Savinski, 
un  verre  de  thé  à  la  main.  Il  la  regarda  venir  et  soudain 
il  la  reconnut.  Cette  grande  fille,  mince,  si  jolie,  elle  s'était 
abattue  à  ses  pieds  devant  l'hôtel  de  l'Europe  au  premier 
jour  de  la  révolution.  Il  n'avait  rien  oublié  d'elle,  ni  sa 
grâce,  ni  sa  frayeur,  ni  ce  cœur  enfantin  qui  battait  sur 
son  bras  tandis  qu'il  la  relevait.  Il  se  leva,  prit  le  verre 
de  la  main  gauche  et  de  la  droite  s'empara  de  la  main 
de  la  jeune  fille.  Il  s'inclina  devant  elle  et  lui  dit  : 

—  Nous  nous  connaissons,  Lydia  Serguêvna.  Il  n'y 
a  que  votre  nom  que  j'ignorais  jusqu'à  présent.  Vous 
souvenez-vous  de  moi  ?  Maintenant  que  je  vous  ai  re- 
trouvée, je  ne  vous  quitte  plus.  Venez  causer  avec  moi 
dans  un  endroit  plus  tranquille. 

Et,  sans  lâcher  la  main  de  la  jeune  fille  qui  ne  se  défen- 


A  LA  VEILLE  DE  LA  CATASTROPHE  81 

dait  pas,  il  l'entraîna  dans  un  boudoir  contigu  où  il  n'y 
avait  personne.  Il  y  régnait  une  paix  que  l'agitation  des 
salons  voisins  rendait  plus  précieuse  encore.  La  lumière 
y  était  douce  et,  pour  la  première  fois  de  la  journée, 
Savinski  se  sentit  délassé,  l'âme  libre,  comme  s'il  était 
subitement  transporté,  sur  le  tapis  magique  d'un  enchan- 
teur, à  cent  mille  lieues  de  Petrograd  et  de  la  révolution. 
Il  interrogeait  Lydia  sur  ce  qu'elle  avait  fait  depuis  le 
jour  où  elle  s'était  laissée  prendre  dans  le  tourbillon  de  la 
foule.  L'expérience  qu'elle  en  avait  eue  l 'avait-elle  guérie 
de  cet  excès  de  curiosité  ?  Avait-elle  compris  qu'une 
jeune  fille  comme  elle  ne  devait  pas  se  risquer  dans  les 
bagarres  ?  Il  parlait  à  moitié  sérieux,  à  moitié  plaisant. 

—  Je  ne  serai  pas  toujours  là  pour  vous  relever,  disait- 
il.  Ou  bien  attachez-moi  à  votre  personne  comme  garde 
du  corps  et  ne  sortez  qu'avec  moi. 

—  Je  veux  bien,  répondit  Lydia.  J'ai  souvent  pensé 
à  vous  depuis  ce  jour  et  j'ai  décidé  qu'avec  vous  je  n'aurai 
jamais  peur  de  rien...  Pourtant,  je  suis  horriblement  pol- 
tronne, ajouta-t-elle  en  souriant. 

Elle  le  regardait  bien  en  face,  la  tête  un  peu  renversée 
en  arrière,  les  yeux  larges  ouverts.  Elle  retrouvait  près 
de  Savinski  le  sentiment  de  sécurité  qu'elle  avait  eu 
soudainement  dans  ses  bras  sur  le  trottoir  de  la  rue 
Michel.  Il  semblait  que,  par  sa  seule  présence,  il  mit  fin 
aux  inquiétudes  et  à  l'angoisse,  et  qu'il  vécût  dans  une 
atmosphère  dont,  par  une  générosité  qui  lui  était  naturelle, 
il  voulait  bien  faire  partager  la  sérénité  aux  rares  élus 
qu'il  admettait  près  de  lui.  Elle  sentait  déjà  à  on  ne  sait 
quoi,  à  la  façon  dont  il  la  regardait,  au  ton  sur  lequel 

6 


82  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

il  lui  parlait,  qu'il  serait  un  ami  pour  elle,  quelqu'un 
sur  qui  elle  pourrait  s'appuyer...  Paul  était  délicieux  ;  elle 
l'aimait  de  tout  son  cœur,  mais  il  était  si  jeune,  si  enfant  ! 
C'était  elle  qui  le  guidait... 

Tandis  qu'ils  causaient  à  bâtons  rompus  et  qu'elle 
suivait  intérieurement  le  cours  de  ses  idées.  Nicolas 
Savinski  laissait  ses  yeux  se  reposer  sur  le  frais  visage 
de  son  interlocutrice,  l 'étudiait  et  réfléchissait  à  part 
lui.  «  C'est  une  vraie  fille  de  la  terre  russe,  pensait-il, 
une  fleur  pure  que  rien  n'a  souillée,  une  Tatiana  au  village. 
Heureux  le  jeune  homme  qui  l'aimera  et  plus  heureux 
celui  qui  sera  aimé  d'elle  !  Est-il  en  aucun  pays  du  monde 
une  jeune  fille  qui  vous  regarde  plus  droit  dans  les  yeux 
qu'une  jeune  fille  russe  ?  » 

Cependant,  il  lui  demandait  où  elle  avait  passé  l'été. 

—  Chez  nous,  répondit  Lydia,  à  la  campagne,  près 
de  Smolensk.  Je  voulais  voir  nos  paysans  pendant  la 
révolution.  Ah  !  Nicolas  Vladimirovitch,  quelle  curieuse 
expérience  j'ai  faite  là-bas  !  Je  vous  le  raconterai  un  jour, 
si  cela  vous  intéresse.  Je  les  connais  bien,  nos  paysans. 
Mais... 

A  cet  instant,  Nathalie  Choupof-Karamine  entra  dans 
le  boudoir,  suivie  de  Léon  Séméonof. 

—  Où  vous  cachez-vous  ?  dit-elle.  Je  vous  croyais 
partis.  Voici  Léon  Borissovitch  qui  veut  faire  la  connais- 
sance de  la  petite  princesse. 

Elle  le  présenta  à  Lydia,  qui  avait  eu  un  mouvement  de 
recul  à  voir  la  figure  pâle  de  Séméonof .  Elle  avait  reconnu 
le  regard  qui  l'avait  glacée  sur  Nevski.  Séméonof  s'inclina 
cérémonieusement. 


A  LA  VEILLE  DE  LA  CATASTROPHE  83 

Mais  Savinski  la  tira  à  part  pour  prendre  congé  d'elle. 

—  Je  ne  vous  tiens  pas  quitte  de  ce  que  vous  avez  à 
me  dire  sur  les  paysans.  Je  suis  bien  mal  renseigné  sur 
ce  qui  se  passe  au  village,  et  cela  a  de  l'importance. 
C'est  vous  seule  qui  m'instruirez.  Quand  puis-je  vous 
voir  ? 

—  Venez  demain  chez  nous,  dit  Lydia,  avant  le  dîner. 
Je  vous  raconterai  mon  été. 

Savinski  sortit,  laissant  Séméonof  avec  la  jeune  fille. 

Quand  il  quitta  la  banque  le  lendemain,  après  une 
journée  difficile,  Savinski  se  rendit  chez  le  prince  Volynski. 
Il  le  connaissait,  mais  ne  le  voyait  que  rarement.  Le 
prince  était  souffrant  et  ne  recevait  pas.  Il  avait  à  cette 
heure -là  son  médecin  près  de  lui.  On  introduisit  Nicolas 
Savinski  chez  la  princesse,  qui  prenait  le  thé  en  compagnie 
de  sa  fille  et  du  général  Vassilief.  La  princesse  avait  souf- 
fert de  la  solitude  où  elle  était  restée.  Puis  on  lui  avait 
ramené  son  mari  en  mauvais  état.  En  descendant  de 
voiture,  il  était  tombé,  ses  jambes  faibles  refusant  leur 
service,  et  s'était  démis  ou  cassé  le  fémur.  Il  était  main- 
tenant tout  à  fait  invalide.  Il  avait  fallu  le  ramener  à  un 
chirurgien  de  Pétrograd.  Le  voyage  de  retour  avait  été 
un  cauchemar.  Vingt  heures  dans  un  wagon  sans  pouvoir 
se  lever  de  sa  place  ;  dix  personnes  dans  le  compartiment, 
sa  fille  au  milieu  des  soldats. 

Lydia  souriait  au  discours  véhément  de  sa  mère.  Sa 
saine  jeunesse  ne  s'était  pas  alarmée  de  ces  aventures  et 
avait  supporté  allègrement  ces  fatigues.  Une  fois  le  thé 
pris,  elle  emmena  Savinski  dans  un  coin  du  salon  et  lui 


84  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

raconta  ses  expériences  de  l'été.  C'était  une  joie  pour  elle 
de  parler  ;  la  vie  qui  l'emplissait  colorait  étrangement 
ses  récits. 

—  J'étais  contente,  dit-elle,  de  retourner  dans  notre 
bien.  Vous  savez,  chez  nous,  c'est  la  vraie  campagne, 
des  bois  et  des  plaines  à  perte  de  vue.  Nous  sommes  à 
deux  heures,  en  voiture,  d'une  petite  station  près  de  Smo- 
lensk.  Il  y  a  là  notre  maison  qui  est  très  vaste,  toute  en 
bois,  et  ancienne,  car  elle  a  été  bâtie  à  la  fin  du  règne  de 
Catherine  la  Grande.  A  quelques  centaines  de  pas,  la 
demeure    de    l'intendant,    puis    quelques    bâtiments    où 
papa  garde  ses  plus  belles  vaches.  Les  autres  sont  dans 
des  fermes  voisines.  Nous  avons  un  village  à  dix  minutes 
de  la  maison,  un  petit  village  de  trois  cents  feux  qui  res- 
semble à  tous  les  villages  russes.  C'est  sale  et  misérable, 
bien  que  les  paysans  chez   nous    soient    à  leur    aise  et 
souvent  riches.  Papa  a  fait  construire  une  école  et  entre- 
tient un  docteur  qui  est  une  femme.  C'est  une  Juive 
d'Odessa,  aux  cheveux  courts  et  à  lunettes,  une  drôle 
de  personne  qui  s'habille  à  moitié  comme  un  homme. 
Elle  se  dispute  souvent  avec  papa,  mais  pas  avec  moi, 
car  nous  nous  entendons  bien  toutes  les  deux.  Malgré 
sa  brusquerie,  elle  est  bonne  et  se  donne  beaucoup  de 
mal  pour  nos  paysans.  Ce  n'est  pas  facile.  Vous  ne  savez 
pas  à  quel  point  ils  sont  obscurs  et  méfiants.  Quand  on 
leur  prescrit  un  remède,  leur  première  idée  est  qu  on  veut 
les  empoisonner.  Mais  Rachel  Pappe,  c'est  ainsi  qu'elle 
s'appelle,  les  gronde  durement  et  ils  finissent  par  lui 
obéir.  C'est  elle  qui  mène  les  affaires  de  chacun.  Déjà 
pendant  la  guerre,  le  village  a  beaucoup  changé,  en  1916 


A  LA  VEILLE  DE  LA  CATASTROPHE  85 

surtout.  Tous  les  jeunes  gens  et  les  hommes  jusqu'à 
quarante  ans  étaient  partis.  Il  y  en  avait  deux  dont  on 
savait  qu'ils  avaient  été  tués  et  dix  qui  étaient  prisonniers 
en  Allemagne.  Mais  on  nous  avait  donné  quelques  pri- 
sonniers autrichiens.  C'étaient  de  très  bonnes  gens  ;  ils 
vivaient  tout  à  fait  libres  chez  nous  et  nos  babas  les 
aimaient  beaucoup.  Elles  prétendaient  qu'ils  étaient  bien 
meilleurs  que  leurs  maris.  Il  est  vrai  qu'ils  travaillaient 
mieux,  ne  se  grisaient  jamais  et  ne  les  battaient  pas.  Leur 
chef  s'appelait  Fritz.  Il  venait  de  la  Carinthie.  C'était  un 
bel  homme  qui  était  arrivé  très  maigre  et  qui  s'était  vite 
engraissé  chez  nous.  Imaginez-vous,  Nicolas  Vladimi- 
rovitch,  qu'il  portait  un  amour  de  petit  manchon  en  peau 
de  taupe  !  Il  causait  en  allemand  avec  Rachel  Pappe, 
mais  en  un  rien  de  temps  il  sut  assez  de  russe  pour  se 
faire  comprendre  des  babas.  Il  était  berger  ;  il  gardait  et 
soignait  les  bêtes  dans  la  perfection.  Bientôt,  il  eut  toutes 
les  bêtes  du  village.  Il  n'en  a  pas  perdu  une  seule  en 
dix-huit  mois.  Jamais  on  n'avait  vu  cela.  Enfin,  le  village, 
malgré  tant  d'hommes  partis,  vivait  très  tranquille  et  très 
prospère  pendant  la  guerre.  Cette  année,  j'ai  trouvé  des 
changements.  D'abord,  une  vingtaine  de  soldats  étaient 
rentrés  ;  ils  avaient  simplement  quitté  le  front  et  étaient 
revenus  chez  eux  avec  leurs  fusils.  Ils  parlaient  beaucoup 
et  racontaient  des  histoires  du  matin  au  soir  et  jusque 
tard  dans  la  nuit  ;  ils  ne  travaillaient  guère.  Il  y  avait 
toujours  autour  d'eux  un  groupe  de  paysans  pour  les 
écouter.  Il  va  sans  dire  que  tout  le  village  savait  qu'il  allait 
avoir  nos  terres.  La  révolution,  pour  eux,  c'étaient  les 
terres  de  papa.  Mais  comment  ils  les  prendraient,  com- 


86  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

ment  ils  se  les  partageraient,  comment  il  les  cultiveraient, 
cela  était  bien  compliqué  à  résoudre  et  c'était  sur  ce  point 
délicat  que  les  conversations  recommençaient  chaque 
jour.  Avec  nous,  très  respectueux,  très  gentils.  Il  faut  dire 
que  papa  a  toujours  été  bon  pour  eux.  Malgré  cela,  ils 
en  ont  peur.  Alors,  toujours  de  grands  saluts  et  des  incli- 
naisons de  tout  le  corps.  Leur  indépendance,  ils  la  mani- 
festaient d'une  façon  bien  curieuse...  Comment  vous 
expliquer  ?...  C'est  très  difficile... 

Lydia  fronça  un  peu  son  front  et  se  prit  à  réfléchir. 
Puis  tout  à  coup  elle  reprit  : 

—  Savez-vous  comment  on  chasse  le  vautour  dans  les 
Pyrénées  ?  demanda-t-elle. 

Savinski  se  mit  à  rire. 

—  Mais  non,  répondit-il.  Du  reste,  quel  rapport  entre 
la  chasse  au  vautour  et  les  paysans  qui  veulent  la  terre  ? 

—  Attendez,  attendez,  dit  Lydia.  Vous  allez  voir. 
L'année  avant  la  guerre,  nous  étions  en  été  dans  les 
Pyrénées  avec  un  oncle  à  moi,  grand  chasseur.  On  lui 
proposa  une  chasse  au  vautour  dans  la  montagne.  L'homme 
qui  voulait  l'emmener  donna  des  détails  si  passionnants 
que  je  suppliai  mon  oncle  de  me  prendre  avec  lui.  Natu- 
rellement, comme  vous  pensez,  il  ne  put  me  refuser. 

—  Je  comprends  très  bien  qu'on  ne  vous  refuse  rien, 
Lydia  Serguêvna,  intervint  Savinski. 

—  Enfin,  voilà,  nous  partîmes  vers  minuit  et,  avant  le 
jour,  nous  arrivions  à  une  cabane  dans  un  endroit  désert. 
A  deux  cents  pas  à  peu  près  de  la  cabane,  notre  guide 
jeta  un  petit  agneau  mort  sur  un  roc  bien  en  vue.  Et 
nous  attendîmes,  cachés  dans  la  cabane.  Le  jour  vint  ; 


A  LA  VEILLE  DE  LA  CATASTROPHE  87 

j'avais  grande  envie  de  dormir,  mais  maintenant  il  s'agis- 
sait de  regarder.  A  peine  le  soleil  levé,  on  vit  très  haut 
dans  le  ciel  un  point  noir  qui  décrivait  de  longues 
courbes  lentes.  C'était  un  vautour  qui  avait  aperçu  l'agneau 
mort.  Et,  quelques  minutes  après,  un  second  vautour  se 
joignit  à  lui  et  se  mit  à  tourner  dans  les  airs.  Puis  d'autres 
encore.  Il  y  en  eut  bientôt  une  dizaine.  Et,  peu  à  peu, 
leurs  grands  cercles  se  rétrécissaient,  s'abaissaient,  et 
enfin  les  vautours  s'abattirent  sur  un  roc,  à  trois  cents 
pas  du  cadavre  de  l'agneau.  Alors,  cela  devint  tout  à 
fait  intéressant.  Deux  ou  trois  vautours  venaient,  sau- 
tillant, se  dandinant,  dans  la  direction  de  l'agneau.  Ils 
le  regardaient  de  loin,  semblaient  conférer  ensemble, 
puis,  pour  je  ne  sais  quelle  raison,  retournaient  d'où  ils 
étaient  venus.  Et,  quelques  minutes  après,  la  même 
scène  recommençait.  Je  pense  que  cela  dura  bien  une 
heure  avant  qu'ils  arrivassent  tout  près  du  cadavre. 
Quelle  patience  !  quelle  lenteur  !  Et  enfin,  après  un  temps 
qui  me  parut  interminable,  un  grand  vautour  se  risqua 
à  donner  un  coup  de  bec  dans  le  ventre  de  l'agneau.  De 
ma  place,  je  vis  le  petit  corps  tressaillir.  Le  vautour  de 
nouveau  s'envola,  mais,  quelques  minutes  plus  tard, 
tous  les  vautours  étaient  là  et  s'acharnaient  après  le 
cadavre.  C'est  alors  que  mon  oncle  et  le  guide  tirèrent 
dans  le  tas.  Avec  un  grand  fracas  d'ailes,  les  vautours 
s'envolèrent  à  perte  de  vue.  Mais  trois  d'entre  eux  res- 
taient morts  sur  le  terrain.  Eh  bien,  comprenez-vous, 
Nicolas  Vladimirovitch,  à  la  campagne,  cet  été,  nos 
paysans  m'ont  fait  penser  à  ces  vautours.  Comme  eux, 
ils  s'approchaient  peu  à  peu  des  fermes  et  de  notre  maison. 


88  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

On  les  voyait  par  groupes  de  trois  ou  quatre  autour  des 
bâtiments  ;  ils  regardaient  avec  attention  et  causaient 
entre  eux.  Si  on  les  abordait,  ils  étaient  très  polis,  comme 
autrefois.  Si  on  leur  demandait  ce  qu'ils  faisaient  là,  ils 
répondaient  :  «  Nous  nous  promenons,  barine,  nous  nous 
promenons  seulement.  »  Mais  ils  revenaient,  regardaient 
encore,  discutaient  à  voix  basse  et,  chaque  jour,  de  plus 
en  plus  près  de  la  maison.  Cela  finissait  par  créer  une 
impression  d'angoisse  dont  on  ne  pouvait  se  défaire.  Une 
fois,  mon  père  en  rencontra  un  dans  le  vestibule  même. 
Il  l'interpella  et  lui  dit  :  «  Que  veux-tu,  Foma  Fomitch  ?  » 
Le  paysan  s'inclina  jusqu'à  terre.  «  Je  regarde,  barine, 
je  regarde  »,  dit-il  du  ton  le  plus  soumis.  Mon  père 
entra  dans  une  grande  colère  (cela  lui  arrive,  vous  savez)  : 
«  Sauve -toi,  malheureux,  cria-t-il,  ou  je  te  fais  périr  sous 
les  coups.  »  Le  paysan  s'en  alla,  très  tranquillement,  à 
demi  souriant.  Et,  le  lendemain,  on  le  revoyait  à  quelques 
pas  devant  les  fenêtres  du  salon,  causant  à  voix  basse  avec 
d'autres  paysans.  Cela  devenait  intolérable  ;  cela  me  rap- 
pelait à  chaque  fois  les  vautours  qui  tournent  autour  de 
l'agneau  mort,  attendant  de  le  manger.  Alors,  nous 
sommes  partis.  Papa  a  fait  transporter  à  Smolensk  les 
plus  beaux  livres  et  quelques  tableaux  anciens.  Et  main- 
tenant que  nous  ne  sommes  plus  là,  les  paysans  sont 
entrés  dans  la  maison.  Ils  ne  l'habitent  pas,  mais  ils  ont 
pris  tous  les  meubles  et  les  ont  emportés  chez  eux.  J'ai- 
merais bien  savoir  qui  couche  dans  mon  lit,  conclut-elle 
avec  un  sourire. 

Savinski   passa  une   heure   charmante   avec  la  jeune 
fille. 


A  LA  VEILLE  DE  LA  CATASTROPHE  89 

—  Je  ne  sais  comment  vous  vous  y  prenez,  lui  dit-il. 
Vous  me  racontez  des  histoires  très  tristes,  mais,  quand 
elles  passent  sur  vos  lèvres,  elles  ne  m'attristent  pas.  Je 
pense  que  vous  êtes  une  petite  fée  qui  transforme  toutes 
choses  avec  sa  baguette  magique.  Je  ne  verrai  plus  nos 
paysans  que  comme  ces  méfiants  vautours  des  Pyré- 
nées. 

Il  y  eut  un  silence.  Puis  Lydia  parla  : 

—  Devinez-vous  ce  que  Séméonof  m'a  proposé  hier  ? 
Il  veut  me  prendre  comme  secrétaire  quand  les  bolche- 
viques seront  au  pouvoir.  Il  jouera  un  grand  rôle,  il 
l'affirme.  Il  hésite  entre  les  Affaires  étrangères  et  la  Guerre. 
Aux  Affaires  étrangères,  il  déclare  ne  pouvoir  se  passer 
de  moi,  car  je  sais  l'allemand,  l'anglais  et  le  français. 
Il  veut  que  j'apprenne  à  écrire  à  la  machine.  Je  ne  l'aime 
pas,  ce  Séméonof  ;  il  me  glace,  je  ne  travaillerai  pas  avec 
lui.  Mais  j'apprendrai  tout  de  même  à  écrire  à  la  machine. 
J'ai  commencé  mes  leçons  dès  ce  matin,  tout  près  de 
votre  banque,  au  coin  de  Litiéiny  et  de  Nevski. 

—  Si  vous  voulez  une  place  quand  tout  le  monde  sera 
obligé  de  travailler,  dit  Savinski,  c'est  moi  qui  vous  l'offrirai 
tant  que  les  banques  seront  ouvertes.  Mais,  croyez-moi, 
ajouta-t-il,  suivant  la  tournure  que  prendront  le6  événe- 
ments, il  vous  faudra  émigrer.  La  Russie  ne  sera  pas 
habitable  pour  une  jeune  fille  comme  vous.  Nous  nous  en 
irons  ensemble  en  Europe.  D'ici  là,  si  cela  ne  vous  ennuie 
pas,  si  vous  ne  craignez  pas  la  compagnie  d'un  homme 
qui  pourrait  être  votre  père,  voyons-nous  souvent. 

Comme  il  auittait  Lydia,  Paul  Volynski  arriva.  Il  était 
de  nouveau  en  uniforme  de  junker.  Il  avait  fait  une  déce- 


90  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

vante  expérience  à  l'armée.  Le  régiment  auquel  il  avait 
été  attaché  n'avait  pas  pris  part  à  l'offensive  ;  les  soldats 
désertaient  en  si  grand  nombre  que  le  colonel  l'avait 
renvoyé  à  Pétrograd.  Là,  ne  sachant  où  se  rendre  utile 
et  possédé  par  l'idée  de  servir,  il  était  rentré  à  l'École  des 
junkers  pour  avoir  un  grade  régulier  au  jour  où  l'ordre 
se  rétablirait  en  Russie.  Il  venait  dîner  chez  sa  cousine, 
revenue  depuis  peu  de  Smolensk.  Lydia,  ce  soir-là  comme 
d'habitude,  avait  mille  choses  à  lui  dire. 

—  Où  se  passe-t-il  donc,  commença-t-elle,  des  choses 
aussi  extraordinaires  que  chez  nous  ?  Comme  la  vie 
doit  être  ennuyeuse  partout  ailleurs  !  Il  paraît  que  bientôt 
nous  allons  tous  être  obligés  de  travailler.  Ce  sera  très 
amusant.  J'apprends  déjà  à  écrire  à  la  machine.  Je  gagnerai 
ma  vie,  Paul  ;  j'aurai  un  poste  important  aux  Affaires 
étrangères.  C'est  arrangé. 

Paul  regarda  sa  cousine  et  lui  dit  avec  un  sérieux  in- 
croyable qui  la  fit  pouffer  de  rire  : 

—  Tu  es  une  enfant,  Lydia,  tu  joues  avec  tout.  Mais 
Dieu  sait  ce  que  l'avenir  nous  réserve. 

—  Eh  bien,  moi,  je  n'ai  pas  peur,  lança  Lydia,  dès 
qu'elle  eut  recouvré  son  sang-froid.  On  aura  un  tel 
besoin  de  «  capacités  »,  comme  ils  disent,  que  nous  sommes 
sûrs,  toi  et  moi,  de  nous  tirer  d'affaire.  Regarde  :  j'ai  déjà 
deux  situations  offertes,  l'une  plus  brillante  que  l'autre. 
Et,  si  tu  ne  trouves  rien,  je  te  prendrai  à  mon  service. 
Tu  seras  le  secrétaire  de  la  secrétaire. 

Cette  perspective  rasséréna  le  jeune  Paul.  Sa  figure 
reprit  l'expression,  qui  lui  était  naturelle,  de  bonne 
humeur  et   d'insouciance   et,   pendant   toute   la   soirée, 


A  LA  VEILLE  DE  LA  CATASTROPHE  91 

Lydia  et  lui  jouèrent  au  bolchévisme,  en  épuisèrent  à 
l'avance  les  félicités  et  le  vidèrent  de  ses  terreurs. 

—  Tout  est  bien,  pourvu  que  je  ne  te  quitte  jamais, 
dit  Paul  en  partant. 

Et  Lydia  lui  répondit,  en  l'embrassant  sur  les  deux 
joues   : 

—  Mais  oui,  on  ne  sépare  pas  un  frère  de  sa  sœur. 
Paul  n'aima  pas  cette  réponse. 


SECONDE    PARTIE 


LA  GRANDE  SECOUSSE 


Ce  soir-là,  6  novembre,  Nicolas  Savinski  rentrait  chez 
lui  avant  minuit.  Il  avait  passé  quelques  heures  chez 
Nathalie  Choupof-Karamine.  La  nervosité  y  était  grande. 
Plusieurs  fois  dans  la  soirée,  on  avait  téléphoné  des  nou- 
velles inquiétantes  :  les  bolcheviques  faisaient  un  coup  de 
force  ;  leurs  troupes  étaient  mobilisées  ;  déjà,  ils  s'étaient 
emparés  du  télégraphe  central  ;  Lénine  était  arrivé  à 
Pétrograd  ;  on  n  avait  trouvé  pour  défendre  le  Palais 
d'Hiver  qu'un  bataillon  de  femmes  !... 

Ces  bruits,  qu'on  ne  pouvait  vérifier,  affolaient  les 
gens,  et  Savinski  ne  s'attarda  pas  chez  les  Choupof.  Il  se 
reprochait  d'y  être  venu.  Le  fait  est  qu'il  ne  pouvait 
plus  rester  seul  le  soir.  La  solitude  de  son  appartement 
l'effrayait.  La  lecture  ne  suffisait  pas  à  l'absorber  ;  ses 
pensées  s'échappaient  du  livre  et  revenaient  sans  cesse 
tourner  dans  le  même  cycle  monotone  et  triste.  La  situa- 
tion de  la  Russie  formait  le  thème  principal  de  ses  médi- 


94  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

tations  moroses.  Il  ne  la  contemplait  pas  objectivement. 
«  Que  fais-je  ici  ?  se  demandait-il  sans  cesse.  Pourquoi 
rester  ?  L'atmosphère  de  la  révolution  est  vraiment  irres- 
pirable. Il  faut  prendre  un  parti  et  quitter  la  Russie.  »  Et, 
en  même  temps,  il  sentait  au  fond  de  lui  qu'il  ne  pouvait 
s'en  aller.  Qu'est-ce  qui  le  retenait  donc  encore  dans  cette 
ville  funeste  ?  Ses  affaires  ?  Elles  étaient  arrangées  au 
mieux  des  circonstances  déplorables.  «  J'aurai  de  quoi 
vivre  à  l'étranger,  se  disait-il.  Et,  au  besoin,  comme 
j'emporterai  ma  tête  avec  moi,  je  pourrai  encore  gagner 
de  l'argent,  puisque  je  ne  suis  plus  bon  qu'à  cela.  Voilà 
la  raison,  voilà  la  sagesse  !  Et  pourtant  je  reste.  Est-ce 
la  curiosité  qui  m'attache  ici  où  finalement  je  risque  ma 
vie  ?  C'est  payer  bien  cher  le  désir  de  voir  de  mes  yeux 
les  folies  que  font  mes  compatriotes  !  »  De  guerre  lasse, 
Savinski  renonçait  à  se  poser  des  questions.  Lorsqu'il 
réfléchissait,  tous  les  arguments  étaient  en  faveur  du 
départ.  Mais  quelles  que  fussent  les  raisons  qu'il  accu- 
mulât, il  sentait  au  fond  de  lui  que  des  causes  très  obs- 
cures, très  secrètes,  l'enchaînaient  à  cette  vie  misérable 
de  Petrograd.  Après  de  longs  débats,  il  avait  décidé  de 
faire  rentrer  sa  femme  et  ses  enfants.  Les  lettres  de  Sonia 
montraient  une  tristesse  profonde  qui  l'avait  touché.  Il 
lui  avait  écrit  de  revenir  entre  le  dix  et  le  quinze  de  ce 
mois.  «  C'est  une  folie,  sans  doute,  se  dit-il,  mais  quoi  ? 
A  la  moindre  alerte  nous  traverserons  la  frontière.  Et 
peut-être  la  présence  de  ma  femme  et  de  mes  enfants 
contribuera-t-elle  à  rétablir  l'équilibre  détruit  de  mes 
nerfs  ?  Ce  vaste  appartement  où  je  suis  seul  m'est  insup- 
portable. » 


LA  GRANDE  SECOUSSE  95 

Savinski  passait  la  soirée  au  cercle  ou  chez  des  amis. 
Le  plus  souvent,  il  était  chez  Nathalie  Choupof-Karamine. 
Il  y  rencontrait  des  hommes  politiques,  des  gens  d'affaires 
et  les  femmes  les  plus  élégantes  de  Pétrograd.  Le  cercle 
se  rétrécissait  peu  à  peu.  Chaque  jour,  on  apprenait 
qu'un  tel  était  parti  soudainement  et  en  secret  pour 
l'étranger.  Pourtant,  la  veille  il  était  là,  parmi  eux,  plai- 
santant avec  bonne  humeur  sur  toutes  choses.  Qui  aurait 
pu  supposer  qu'il  était  à  bout  de  nerfs  et  incapable  de 
supporter  ces  angoisses  un  jour  de  plus  ?  Alors  ceux  qui 
restaient,  tout  en  souriant  et  l'air  détaché,  se  regardaient 
les  uns  les  autres,  chacun  se  demandant  à  part  soi  :  «  Qui 
fera  défaut  demain  ?  » 

Ainsi,  les  rapports  des  êtres  dans  la  société  étaient  tous 
volontairement  faux.  Chez  Nathalie,  Savinski  voyait 
chaque  soir  sa  petite  amie  Lydia  ;  elle  lui  paraissait  la 
seule  personne  sincère  de  l'assistance.  Il  s'était  lié  avec 
elle  d'une  singulière  amitié  où  se  mêlait  beaucoup  de 
tendresse.  C'était  un  sentiment  nouveau  pour  lui  et  plein 
d'un  charme  inexplicable.  Il  sentait  que  pour  Lydia  il 
représentait  un  homme  très  fort,  maître  de  soi,  qui  échap- 
pait à  l'irrésolution  dans  laquelle  se  complaisaient  les 
autres  personnes  qu'elle  connaissait.  Elle  se  faisait  de 
lui  l'idée  de  quelqu'un  de  fier  et  de  sûr  qui  serait  toujours 
supérieur  aux  événements.  «  Cela  est  faux  aussi,  comme 
tout  le  reste,  mais  il  est  bien  agréable,  pensait-il,  qu'une 
si  jolie  tête  abrite  une  image  aussi  favorable  de  moi.  Mais 
si  cette  enfant  charmante  voyait  les  doutes  qui  m'assiègent, 
et  ma  faiblesse  véritable,  et  l'incapacité  où  je  suis  de  rester 
seul,   peut-être   changerait-elle   vite   d'idée...   Elle   croit 


% 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.. 


que  je  suis  inaccessible  à  la  peur.  Quelle  erreur  !  En  fait, 
j'ai  peur  de  tout  dans  l'avenir,  j'ai  l'imagination  poltronne. 
Si  je  me  tiens  assez  bien  dans  le  présent,  c'est  que  j'ai 
une  bonne  santé  et  aussi  que  je  ne  vois  pas  le  danger, 
sans  doute  par  une  infirmité  de  ma  vue...  Tiens,  il  faudra 
que  je  lui  explique  cela,  la  prochaine  fois  que  je  la  verrai. 
Elle  est  si  intelligente  et  fine  qu'elle  me  comprendra 
certainement.  Qu'est-ce  qu'elle  va  devenir,  cette  fille 
ravissante  ?  Elle  se  mariera.  Elle  épousera  un  imbécile, 
c'est  inévitable,  et,  dans  quelques  années,  elle  mènera 
la  seule  vie  que  peut  avoir  une  jeune  femme  très  belle, 
très  séduisante,  et  qui  méprise  son  mari...  Qui  choisira- 
t-elle  ?  Son  cousin  Paul  ?  C'est  un  enfant.  Spasski,  qui 
lui  fait  la  cour  ?  Ce  serait  un  mariage  tout  à  fait  nouvelle 
Russie.  Le  vieux  prince  ne  le  supporterait  pas.  Ou  un 
de  ces  jeunes  secrétaires  d'ambassade,  si  corrects,  si  élé- 
gants, et  qui  ont  perdu  au  contact  de  l'étranger  toute 
originalité  ?  Elle  sera  très  riche,  si  tout  ne  sombre  pas 
dans  la  tempête  où  nous  sommes.  »  Ainsi  soliloquait 
Nicolas  Savinski  en  traversant  le  pont  Troïtski.  Il  entendit 
dans  le  lointain  quelques  coups  de  feu.  Depuis  longtemps, 
il  y  avait  ainsi  des  coups  de  fusil  la  nuit  dans  Pétrograd. 
Les  rues  n'étaient  rien  moins  que  sûres  et  les  attaques 
nocturnes  se  multipliaient.  On  n'y  accordait  à  la  longue 
aucune  attention.  Cependant,  il  avait,  dans  sa  poche,  la 
main  droite  appuyée  sur  un  revolver. 

«  Nous  voici  revenus  aux  temps,  chers  à  Stendhal,  des 
républiques  italiennes  de  la  Renaissance,  où  chacun, 
lorsqu'il  sortait  le  soir,  risquait  sa  vie  et  s'armait  jusqu'aux 
dents.  Stendhal  prétend  que  c'est  la  présence  continue 


LA  GRANDE  SECOUSSE  97 

du  danger  qui  a  contribué  à  créer  de  fortes  personnalités 
dans  l'Italie  de  cette  époque.  Peut-être  sera-ce  une  école 
utile  pour  mes  contemporains  ï  Mais  je  ne  vois  pas  qu'ils 
en  aient  tiré,  jusqu'à  présent,  grand  avantage.  Ils  me  sem- 
blent être  plus  effrayés  et  plus  neurasthéniques  que  jamais.  » 

A  ce  moment,  Savinski  aperçut  sur  la  chaussée,  à  dis- 
tance, une  troupe  d'hommes  qui  avançait.  Lorsqu'elle 
fut  plus  près,  il  reconnut  un  peloton  d'une  soixantaine 
de  soldats.  Ils  marchaient  bien  alignés,  sans  parler  entre 
eux.  Le  spectacle  était  nouveau.  Cinq  minutes  plus  tard, 
Savinski  croisa  un  second  peloton,  plus  nombreux,  qui 
allait  silencieusement  dans  la  nuit  vers  le  centre  de  Pétro- 
grad.  Les  soldats  défilaient  en  bon  ordre  et  leurs  pas 
cadencés  faisaient  un  bruit  régulier  dans  le  silence  de 
la  nuit.  Depuis  la  révolution,  Savinski  n'avait  jamais  vu 
une  troupe  d'un  aspect  aussi  militaire.  «  Qu'est  cela  ? 
se  demanda-t-il.  Le  gouvernement  a-t-il  fait  venir  en 
secret  des  troupes  sûres  du  front  et  va-t-il  coffrer  les  bol- 
cheviques cette  nuit  ?  Cela  ressemblerait  bien  peu  à 
notre  cher  Alexandre  Féodorovitch  Kerenski  1  Est-ce 
le  coup  d'Etat  de  Lénine  ?  » 

Cependant  Savinski  était  rentré  chez  lui,  l'esprit  amusé 
par  cette  énigme,  et,  sans  en  chercher  davantage  la  solu- 
tion, il  se  coucha  et  s'endormit.  La  dernière  image  qui 
passa  devant  ses  yeux  avant  de  plonger  dans  le  sommeil 
fut  celle  de  Lydia,  assise  dans  le  salon  Choupof,  ayant  à 
ses  côtés  Spasski,  qui  parlait  avec  un  extrême  sérieux, 
et  le  maître  de  la  maison,  qui  disait  des  bouffonneries. 
La  présence  de  Choupof-Karamine  près  de  la  jeune  fille 
lui  était  fort  désagréable. 

7 


98  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


Le  lendemain  matin,  se  rendant  à  son  bureau,  il  ren- 
contra encore  des  détachements  de  soldats  et  de  marins, 
l'arme  sur  l'épaule,  qui  déniaient  avec  une  allure  tout  à  fait 
martiale.  Mais  sitôt  arrivé  à  la  banque,  il  y  apprit  la  sur- 
prenante nouvelle  que  les  bolcheviques,  dans  la  nuit, 
s'étaient  emparés  du  télégraphe  central  sans  que  la  moindre 
résistance  leur  eût  été  opposée,  que  le  gouvernement  était 
cerné  dans  le  Palais  d'Hiver  et  que  Kerenski,  plus  habile 
que  ses  collègues,  avait  réussi  à  s'enfuir.  En  fait,  la  ville 
appartenait  aux  bolcheviques. 

Le  téléphone  ne  cessa  de  carillonner  dans  le  cabinet 
de  Savinski  toute  la  matinée  et  il  n'eut  pas  une  minute 
à  lui.  Les  nouvelles  étaient  surprenantes.  Les  bolcheviques 
s'étaient  emparés  de  Pétrograd  sans  tirer  un  coup  de  feu. 
Le  néant  de  gouvernement  n'avait  pas  esquissé  un  geste 
de  résistance.  Les  régiments  et  les  marins  avaient  passé 
aux  bolcheviques.  Seuls,  les  soldats  du  Préobrajenski  et 
du  Siméonovski  boudaient  et  ne  sortaient  pas  de  leurs 
casernes.  On  ajoutait  qu'ils  n'étaient  pas  agités  et  passaient 
leur  temps  à  jouer  aux  cartes.  Lénine,  rentré  en  secret 
à  Pétrograd  depuis  plusieurs  jours,  allait  présider  le  soir 
même  avec  Trotski  le  deuxième  congrès  panrusse  des 
Soviets  et  y  proclamer  le  changement  de  régime.  L'Ins- 
titut Smolny,  fondation  de  la  grande  Catherine  qui  y 
faisait  élever  des  filles  nobles,  était  le  siège  du  nouveau 
gouvernement.  Vers  midi,  on  annonçait  déjà  —  comment 
le  savait-on  ?  —  que  Kerenski  avait  rejoint  les  troupes 
cosaques  du  général  Krasnof  et  marchait  à  leur  tête  sur 
la  capitale.  Savinski  eut  dix  visites.  Tous  les  gens  qui 
vinrent  le  voir  étaient  terrifiés.  Cette  fois-ci,  il  ne  s'agissait 


LA  GRANDE  SECOUSSE  99 

plus  de  plaisanter.  Chacun  pensait  que  le  règne  de  Lénine, 
si  court  fût-il,  serait  horriblement  sanglant.  Choupof- 
Karamine  accourut  chercher  de  l'argent  ;  la  peur  avait 
marqué  son  visage  blême  de  taches  noires.  Il  semblait 
que  la  circulation  du  sang  s'arrêtât  dans  ce  gros  corps 
pourri. 

—  Vous  savez,  dit-il,  que  la  frontière  finlandaise  est 
fermée.  Nous  sommes  pris  comme  dans  une  souricière. 
Il  ne  nous  reste  qu'à  aller  nous  incliner  respectueusement 
à  Smolny.  Je  vais  tâcher  de  conclure  mon  affaire  avec  le 
groupe  suédois  et,  à  la  première  accalmie,  je  file  sur 
Stockholm. 

Il  partit  à  pied,  évitant  Nevski,  et,  passant  par  les  petites 
rues,  courut  de  toute  la  vitesse  de  ses  petites  jambes  s'en- 
fermer au  fond  de  son  appartement. 

Le  spectacle  de  tant  de  gens  apeurés  eut  pour  effet  d'un 
réactif  sur  Savinski.  Au  lieu  de  se  laisser  gagner  par  la 
panique  générale,  il  prit  une  vue  plus  calme  de  la  situa- 
tion. «  C'était  inévitable,  se  dit-il  ;  maintenant,  il  ne  faut 
plus  songer  qu'à  vivre,  jusqu'au  jour  où  l'on  pourra  avoir 
un  passeport  pour  l'étranger.  Il  serait  bien  étonnant,  que 
l'on  entrât  tout  de  suite  dans  une  ère  de  vertu.  La  force 
du  rouble  parlera  toujours  dans  les  bureaux.  »  Il  pensa  à 
sa  femme,  avec  un  soulagement  infini  à  l'idée  qu'elle 
était  en  sûreté  en  Finlande.  Mais  quelles  seraient  son 
inquiétude  et  son  angoisse  lorsqu'elle  apprendrait  le  coup 
d'Etat  à  Pétrograd  ?  Il  fallait  absolument  lui  faire  passer 
des  nouvelles...  Et  tout  à  coup  il  eut  un  sursaut.  Que 
faisait  sa  petite  amie  Lydia  ?  Sans  doute  était-elle  dans 
la  ville  à  se  promener.  Il  se  précipita  au  téléphone  et  la 


100  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

demanda.  Il  apprit  qu'elle  était  sortie.  A  peine  raccrochait- 
il  le  récepteur,  qu'un  garçon  de  bureau  lui  annonça 
qu'une  jeune  femme  le  demandait.  Elle  s'appelait  Lydia 
Serguêvna  Volynskaia.  Savinski  courut  à  la  porte. 

Hésitante  un  peu,  enveloppée  de  fourrures,  le  visage 
rosé  par  le  froid  et  par  la  confusion,  Lydia  entra.  Ses 
grands  yeux  bleus  si  purs  ne  disaient  pas  la  crainte,  mais 
la  perplexité,  et  pourtant  il  parut  à  Savinski  que  la  lèvre 
inférieure  de  la  jeune  fille,  lèvre  délicatement  fendue  par 
son  milieu,  tremblait  un  peu.  Emporté  par  un  mouvement 
qu'il  ne  songea  pas  à  réprimer,  il  passa  son  bras  gauche 
autour  de  la  taille  de  Lydia  et  l'attira  à  lui.  Il  la  grondait 
doucement  comme  un  père  gronde  son  enfant  chérie. 

—  Petite  fille,  dit-il,  que  faites-vous  dans  la  ville 
aujourd'hui  ?  Quel  démon  de  curiosité  vous  pousse  ? 
Vous  allez  vite  rentrer  chez  vous  et  vous  n'en  ressortirez 
pas  avant  que  je  vous  en  donne  la  permission. 

Lydia  sourit.  Quand  elle  était  arrivée,  elle  ne  savait 
que  penser.  Maintenant,  elle  sentait  que  Savinski  lui 
pardonnait,  et  sa  sortie  de  chez  elle,  et  sa  venue  si  inat- 
tendue dans  son  cabinet  à  la  banque.  Fière  de  son  succès, 
c'est  sur  un  petit  ton  de  bravade  qu'elle  lui  dit  : 

—  Mais,  Nicolas  Vladimirovitch,  jamais  la  ville  n'a 
été  plus  calme.  Il  règne  un  ordre  parfait,  pas  d'attrou- 
pements, pas  de  meetings,  des  pelotons  de  soldats  comme 
aux  temps  du  tsar...  Et  puis,  ajouta-t-elle  malicieusement, 
je  voulais  savoir  ce  que  vous  pensez  de  ce  qui  se  passe. 
A  moi  toute  seule,  je  n'y  comprends  rien... 

—  Ce  que  je  pense,  répondit  Savinski,  c'est  que  pour 
l'instant  vous  devriez   être  chez  vous.  Croyez-vous  que 


LA  GRANDE  SECOUSSE  101 

les  révolutions  sont  faites  pour  fournir  un  spectacle  aux 
jeunes  filles  curieuses  de  Pétrograd  ?  Je  vais  vous  ramener 
chez  votre  père.  Peut-être  trouverons-nous  une  voiture. 
Quant  à  mon  automobile,  les  bolcheviques  l'ont  prise 
au  garage.  Séméonof  l'occupe,  sans  doute,  à  ma  place. 
A  cet  instant,  on  frappa  à  la  porte  et  un  garçon  tendit 
une  lettre  fermée  à  Savinski.  Il  l'ouvrit  et  réfléchit  une 
seconde. 

—  Entrez  ici,  dit-il,  en  ouvrant  la  porte  d'un  cabinet 
voisin.  Donnez-moi  deux  minutes  et  je  vous  retrouve. 

Lydia  passa  lentement  dans  la  pièce  que  lui  indiquait 
Savinski»  et  celui-ci,  une  fois  la  porte  fermée,  fit  intro- 
duire son  nouveau  visiteur,  qui  n'était  autre  qu'André 
Spasski. 

Savinski  constata  tout  de  suite  que  Spasski  n'avait 
en  rien  perdu  son  sang-froid.  Il  était  calme  comme  à 
l'ordinaire,  et  on  ne  voyait  pas  trace  de  nervosité  sur  son 
visage. 

—  J'ai  été  averti  à  temps  par  un  coup  de  téléphone, 
dit-il,  et  j'ai  quitté  mon  appartement  sans  attendre  une 
minute.  Les  bolcheviques  me  font  l'honneur,  paraît-il, 
d'attacher  un  certain  prix  à  ma  capture.  Ils  sont  chez  moi 
à  l'heure  où  je  vous  parle.  Mais  ils  ne  m'auront  pas  faci- 
lement. 

—  Qu'allez-vous   faire  ?   demanda  Savinski. 

—  D'abord,  me  cacher.  Grâce  à  Dieu,  j'ai  plus  d'une 
maison  sûre  ici,  et  j'ai  aussi  un  excellent  passeport. 

Il  sortit  de  sa  poche  un  papier  froissé  et  tendit  à  Savinski 
un  passeport  déjà  couvert  de  cachets  au  nom  de  l'ingé- 
nieur Paul  Pavlovitch  Mouchine,  âgé  de  trente-huit  ans. 


102  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

—  Je  vais  passer  chez  les  cosaques  de  Krasnof.  Cela 
ne  sera  pas  difficile.  Krasnof  aura  plus  de  confiance  en 
moi  qu'en  Kerenski  qu'il  méprise.  Peut-être  prendrons- 
nous  Pétrograd  !  Ces  coquins  n'aiment  pas  se  battre. 

Spasski  souriait  tout  le  temps  en  parlant. 

—  Mais  avez-vous  de  l'argent  ?  demanda  Savinski. 

—  J'en  ai,  répondit  le  visiteur.  Je  me  sauve.  Je  suis 
un  personnage  compromettant,  ajouta -t-il.  Il  ne  faut  pas 
qu'on  me  trouve  chez  vous.  Je  vous  ferai  tenir  de  mes 
nouvelles  par  un  de  mes  hommes.  Il  viendra  de  la  part 
de  l'ingénieur  Mouchine.  Pour  vous,  vous  n'avez,  je 
crois,  rien  à  craindre  pour  le  moment.  Séméonof  sent 
qu'il  aura  besoin  de  vous.  Au  pire,  vous  avez  quelques 
semaines  de  répit.  Au  revoir,  Nicolas  Vladimirovitch,  car 
nous  nous  reverrons. 

—  Que  Dieu  soit  avec  vous,  dit  Savinski  en  l'accom- 
pagnant à  la  porte. 

Resté  seul,  Savinski  attendit  quelques  minutes.  Il 
regarda  par  la  fenêtre.  Spasski,  d'un  pas  tranquille,  des- 
cendait la  Perspective  Nevski  sans  se  hâter,  les  mains 
dans  ses  poches,  une  cigarette  à  la  bouche. 

Lydia  fut  frappée  de  la  bonne  humeur  de  son  hôte 
lorsqu'il  vint  la  rejoindre.  Décidément,  elle  ne  s'était 
pas  trompée  sur  lui.  Aux  heures  critiques,  il  ne  gémissait 
pas,  il  ne  s'arrachait  pas  les  cheveux.  Elle  éprouva  à 
nouveau  le  sentiment  de  sécurité  qu'elle  avait  eu  dans 
ses  bras,  lorsqu'il  l'avait  ramassée  six  mois  plus  tôt  sur 
le  trottoir  devant  l'hôtel  de  l'Europe.  Cette  fois-ci  encore, 
Savinski  la  reconduisit  chez  elle.  Ils  prirent  un  izvostchik 
qui  flânait  sur  la  Perspective.  Le  temps  était  beau  et  clair  ; 


LA  GRANDE  SECOUSSE  103 

il  y  avait  sur  les  trottoirs  la  foule  accoutumée.  Personne 
ne  paraissait  se  rendre  compte  qu'un  coup  d'Etat  avait 
eu  lieu  dans  la  nuit  et  que  les  bolcheviques  apportaient 
au  pouvoir  leur  redoutable  programme  de  guerre  civile 
et  de  communisme.  Petrograd,  pour  s'émouvoir  après 
six  mois  de  révolution,  avait  besoin  d'entendre  des  coups 
de  feu  dans  la  rue  et  de  sentir  l'odeur  de  la  poudre.  Or, 
tout  était  tranquille.  Des  pelotons  de  soldats  patrouil- 
laient dans  un  ordre  parfait.  Il  fallait  un  grand 
effort  d'imagination  pour  comprendre  l'importance  de 
ce  qui  venait  de  se  passer  en  quelques  heures.  Et  qui 
parmi  ces  gens  fatigués  et  neurasthéniques  était  capable 
de  cet  effort  ? 

La  voiture  descendit  Nevski.  Arrivés  à  Morskaia, 
Savinski  et  Lydia  virent  qu'à  gauche  la  rue  était  barrée 
par  des  troupes  à  la  hauteur  du  bureau  central  des  télé- 
phones. L'izvostchik  tourna  à  droite  pour  passer  sous 
l'arche  majestueuse  qui  ouvre  sur  la  place  du  Palais. 
Mais,  comme  ils  y  parvenaient,  des  junkers  l'arrêtèrent. 
«  On  ne  passe  pas.  »  Lorsque  Lydia  reconnut  l'uniforme 
des  junkers,  elle  eut  un  sursaut  et  pâlit. 

—  Heureusement,  dit-elle,  que  mon  cousin  est  malade 
depuis  hier  et  ne  peut  sortir.  Comment  aurais- je  vécu 
si  je  l'avais  su  ici  ? 

Savinski  la  rassura. 

—  On  ne  se  battra  pas,  dit-il.  On  ne  se  bat  jamais. 
Il  y  aura  des  pourparlers  et  tout  finira  pacifiquement. 
Vous  savez  bien  comment  cela  s'arrange  chez  nous. 

La  grande  place  du  Palais-d'Hiver  était  vide,  Il  fallut 
rebrousser  chemin  et  prendre  le  long  du  canal  de  la 


104  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Moïka.  Là,  ils  rencontrèrent  un  détachement  de  jeunes 
soldats,  des  gosses  vraiment,  fraîchement  débarqués  du 
front,  le  casque  des  tranchées  sur  la  tête.  Ils  marchaient 
pêle-mêle.  Comme  la  voiture  était  arrêtée  pendant  qu'ils 
défilaient,  Savinski  demanda  à  un  sous-officier  où  ils 
allaient. 

L'homme  répondit  avec  nonchalance  : 

—  Nous  sommes  commandés  pour  défendre  le  Palais 
d'Hiver,  où  le  gouvernement  est  réfugié. 

Il  parlait  d'une  voix  fatiguée  et  indifférente.  Puis, 
haussant  les  épaules,  il  reprit  sa  marche.  Savinski  fut 
stupéfait  de  voir  que  les  troupes  du  comité  révolutionnaire 
qui  gardaient  le  pont  aux  Chantres  laissaient  passer  les 
soldats  du  front,  qui  traversèrent  sans  être  inquiétés 
la  grande  place  déserte  et  disparurent  dans  la  porte  cen- 
trale du  Palais. 

Il  se  tourna  vers  Lydia,  qui  maintenant  souriait. 

—  Vous  avez  raison,  dit-elle.  Ne  dirait-on  pas  qu'il 
s'agit  d'un  spectacle,  d'une  espèce  de  parade  de  cirque  ?... 
Je  ne  puis  pas  prendre  les  choses  au  sérieux  chez  nous. 
Ces  enfants  casqués  et  en  désordre,  ces  marins  qui  les 
regardent  passer,  comme  si  tout  était  arrangé  d'avance, 
tout  cela  me  paraît  manquer  de  grandeur,  Nicolas  Vîadi- 
mirovitch...  Ou  bien  est-ce  que  je  suis  une  trop  petite 
fille  pour  comprendre  ?  ajouta-t-elle  avec  cet  accent  de 
sincérité  et  ce  naturel  qui  laissaient  voir  si  profondément 
en  elle. 

—  Ce  n'est  pas  un  jeu,  grande  fille  que  vous  êtes, 
répondit-il.  Il  suffit  d'un  rien  pour  que  la  scène,  qui  est 
ridicule,  devienne  tragique.  En  tout  cas,  vous  allez  me 


LA  GRANDE  SECOUSSE  105 

promettre,  quoi  qu'il  arrive,  de  rester  bien  sagement 
chez  vous  aujourd'hui.  Je  passerai  un  instant  avant  dîner 
pour  vous  apporter  les  nouvelles.  D'ici  là,  vous  ne  bou- 
gerez pas.  Cherchez  vos'  poupées  ;  elles  ne  doivent  pas 
être  bien  loin,  et  jouez  avec  elles.  Cela  vaut  mieux  aujour- 
d'hui que  de  courir  les  rues. 
Lydia  devint  sérieuse. 

—  Eh  bien,  vous  aussi,  dit-elle,  vous  rne  promettez 
de  ne  pas  faire  des  imprudences  et  de  ne  pas  vous  exposer 
inutilement.  Je  suis  tranquille  pour  Paul,  qui  est  au  lit. 
Je  ne  veux  pas  avoir  d'inquiétudes  à  votre  sujet.  Vous  ne 
quitterez  pas  votre  banque  et,  6 'il  y  a  de  l'agitation,  vous 
rentrerez  chez  vous  tout  de  suite  par  les  petites  rues,  et 
vous  me  téléphonerez...  Ah  !  mais,  c'est  vrai,  vous  avez 
cet  affreux  pont  Troïtski  à  traverser.  C'est  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  dangereux.  Si  l'on  se  bat,  voilà,  vous  viendrez 
coucher  chez  nous.  Vous  savez  que  vous  pouvez  entrer 
par  la  Millionnaia. 

Il  y  avait  dans  la  voix  claire  de  la  jeune  fille  quelque 
chose  de  pressant,  de  sérieux,  qui  toucha  délicieusement 
Savinski.  Il  se  défendit  de  se  laisser  aller  à  l'émotion  qui 
l'envahissait  et,  sur  un  ton  plaisant,  il  dit  : 

—  Vous  me  parlez  comme  une  grand'maman  à  son 
petit-enfant,  Lydia  Serguêvna.  Cela  me  rajeunit...  Mais, 
soyez  tranquille,  je  suis  un  grand  poltron  et  ne  veux 
rien  risquer.  Au  moindre  bruit,  je  me  fais  enfermer 
dans  un  de  nos  coffres -forts  et  attendrai  là  le  calme 
revenu. 

Il  la  quitta  à  la  porte  de  chez  elle,  sur  le  quai  du  Palais 
qui  était  désert. 


106  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Contrairement  à  toute  attente,  le  déjeuner  chez  les 
Volynski  fut  très  gai.  Le  prince  se  sentait  mieux  et  le 
coup  d'Etat,  appris  le  matin  même,  l'avait  mis  dans  un 
état  de  joie  extrême.  L'idée  que  les  misérables  qui  avaient 
renversé  l'empereur  étaient  à  leur  tour  précipités  du  pou- 
voir et  traqués  dans  le  Palais  d'Hiver  l'emplissait  d'allé- 
gresse. 

—  Il  y  a  donc  une  justice,  ma  chère,  dit-il  à  sa  femme 
en  arrivant  à  table,  Je  n'ai  qu'un  regret,  c'est  de  savoir 
Kerenski  en  fuite.  Il  faut  reconnaître  qu'il  est  malin J 
Toutes  les  fois  qu'il  y  a  du  tapage,  il  disparaît  dans  une 
trappe  comme  un  diable.  Où  était-il  en  juillet,  je  te  prie  ? 
Quant  aux  autres,  ils  sont  pris  au  piège.  On  va  les  jeter 
dans  la  Neva  et  les  noyer  comme  des  rats.  C'est  le  com- 
mencement de  la  fin.  La  prochaine  fois,  ce  sera  le  tour  de 
Lénine  et  de  Trotski.  Alors,  l'expiation  sera  complète. 
En  attendant,  nous  allons  boire  une  bouteille  de  champagne 
pour  célébrer  ce  grand  événement. 

Il  fit  monter  du  vin  et  insista  pour  que  Lydia  en  bût 
un  plein  verre.  Il  trinqua  avec  le  général  Vassilief.  Ses 
yeux  creusés  brillaient  sous  leur  profonde  arcade.  Parfois, 
un  accès  de  toux  le  secouait.  Il  ressentait  alors  de  vives 
douleurs  à  son  fémur  malade  et  poussait  quelques  jurons. 
Mais  la  joie  l'emportait  et  il  recommençait  à  discourir. 

—  Vois-tu,  disait-il  à  sa  fille,  il  ne  faut  jamais  déses- 
pérer de  la  Russie.  Il  y  a  dans  l'âme  russe  un  profond 
sentiment  de  justice.  Elle  ne  peut  supporter  longtemps 
ce  qui  est  immoral.  Comment  admettre  que  les  coquins 
qui  ont  détruit  l'Empire  restent  au  pouvoir  ?  Cela  criait 
vengeance.  Kerenski  couchant  dans  le  lit  du  tsar  !  La 


LA  GRANDE  SECOUSSE  107 

foudre  du  ciel  devait  tomber  sur  lui.  Je  respecte  Lénine. 
Il  est  l'instrument  de  la  colère  de  Dieu. 

Le  général  profita  d'une  quinte  de  toux  du  prince  pour 
intervenir. 

—  Mais,  Serge  Borissovitch,  dit-il,  nous  serons  châtiés, 
nous  aussi. 

—  Eh  bien,  mon  cher,  reprit  le  prince  avec  un  curieux 
accent  de  triomphe,  si  nous  sommes  châtiés,  nous  l'avons 
bien  mérité.  Qu'avons-nous  fait  pour  soutenir  l'empereur  ? 
Rien.  Qui  de  nous  a  donné  sa  vie  pour  lui  ?  Personne. 
Nous  serons  fouettés  pour  nos  péchés.  Et  la  Russie  sortira 
de  l'épreuve  plus  grande  et  plus  pure  que  jamais...  Buvons 
à  la  Russie. 

Il  vida  son  verre. 

Lydia  l'écoutait  distraitement.  Les  émotions  qu'elle 
avait  éprouvées  dans  la  matinée,  sa  visite  à  Savinski,  la 
promenade  en  traîneau,  le  champagne  qu'elle  avait  bu, 
1  avaient  comme  détachée  d'elle-même.  Elle  vivait  dans 
un  rêve  agréable.  Sa  mère,  son  père,  le  général  Vassilief, 
les  domestiques  qui  servaient  lui  paraissaient  des  person- 
nages irréels  ;  elle  revoyait  la  révolution  comme  elle  l'avait 
vue  quelques  heures  plus  tôt  près  de  la  place  du  Palais- 
d  Hiver,  comme  une  parade  foraine,  ou  mieux  comme 
une  féerie...  On  se  levait  de  table  ;  elle  se  sentit  tout  à 
coup  très  fatiguée,  monta  chez  elle,  s'étendit  sur  un  divan 
et  tout  aussitôt  s'endormit. 

Une  heure  plus  tard,  elle  fut  réveillée  par  quelques 
coups  à  sa  porte.  Sa  vieille  bonne  Katia  entra  et  lui  tendit 
un  billet.  Dans  l'adresse  écrite  au  crayon  elle  reconnut 
l'écriture   de   son   cousin.   Elle   eut   une   palpitation   de 


108  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

cœur.  Ce  billet,  elle  le  sentait,  lui  apportait  une  terrible 
nouvelle.  Elle  l'ouvrit.  Il  ne  contenait  que  deux  lignes  : 

Je  suis  au  Palais  d'Hiver  avec  mes  camarades.  Si  je 
ne  te  revois  pas,  je  te  dis  adieu.  Je  t'aime,  je  t'ai  toujours 
aimée. 

Paul. 

Elle  devint  très  pâle.  «  C'est  affreux,  pensa -t-elle,  il  va 
mourir.  »  En  hâte,  elle  s'habilla  pour  sortir.  Où  aller  ? 
que  faire  ?  elle  ne  le  savait  pas,  mais  il  était  impossible 
de  rester  là  sans  essayer  quelque  chose.  Le  calme  de  sa 
chambre  était  intolérable  et  la  chassait  de  chez  elle. 
Katia  essaya  de  la  rassurer.  Puis,  n'y  réussissant  pas, 
elle  lui  dit  : 

—  Mais,  tu  ne  peux  pas  sortir,  Lydotchlou  Les  gens 
sont  fous  aujourd'hui. 

Mais,  comme  Lydia  refusait  de  l'écouter,  elle  fit  un 
grand  signe  de  croix  sur  elle  et  la  baisa  sur  l'épaule  gauche. 

Dans  le  vestibule,  Lydia  rencontra  une  de  ses  amies 
qui  venait  la  voir.  C'était  une  compagne  de  cours,  Hélène 
Ivanovna,  qui  habitait  à  un  quart  d'heure  de  chez  elle, 
de  l'autre  côté  du  Champ-de-Mars,  à  la  Mokhovaia. 
Hélène  Ivanovna  était  une  grande  et  forte  fille  qui  passait 
dans  la  vie  sans  fièvre  et  sans  hâte.  Elle  paraissait  ne  rien 
ressentir  et  être  toujours  en  retard  d'une  heure.  Lydia 
avait  pour  elle  beaucoup  d'amitié. 

—  C'est  Dieu  qui  t'envoie,  dit-elle  à  Hélène.  J'ai 
besoin  de  toi.  Nous  sortons  ensemble,  tu  veux  bien  ? 

—  Pourquoi  pas  ?  dit  Hélène  avec  placidité. 


LA  GRANDE  SECOUSSE  109 

Les  deux  jeunes  filles  prirent  par  le  quai  du  Palais, 
toujours  désert. 

Lydia  entraînait  son  amie  à  une  allure  rapide.  Elles 
gagnèrent  la  Millionnaia  et  arrivèrent  jusque  devant  le 
musée  de  l'Ermitage.  Mais  le  petit  pont  traversant  le 
canal  qui  sépare  le  musée  du  Palais  d'Hiver  était  occupé 
par  des  ouvriers  armés.  Devant  elles,  c'était  la  masse 
sombre  et  rouge  du  palais.  La  place  était  vide  comme  dans 
la  matinée.  Les  ouvriers  refusèrent  absolument  de  laisser 
passer  les  jeunes  filles,  et  les  supplications  de  Lydia 
restèrent  sans  effet.  Elles  revinrent  sur  leurs  pas,  prirent 
le  long  du  canal  de  la  Moïka  et  tentèrent  de  franchir 
le  barrage  des  troupes  rangées  entre  le  palais  du  gou- 
verneur militaire  et  le  ministère  des  Affaires  étran- 
gères. 

Là  encore,  elles  n'eurent  aucun  succès.  Lydia  ne  se 
découragea  pas. 

—  Tentons  la  fortune  du  côté  de  l'Amirauté,  dit-elle 
à  son  amie. 

Celle-ci  ne  posait  aucune  question.  Elfe  suivait  Lydia 
dans  cette  promenade  aventureuse  comme  elle  l'aurait 
accompagnée  dans  une  tournée  de  magasins  pour  acheter 
une  robe. 

Près  de  l'Amirauté,  la  foule  était  un  peu  plus  compacte 
et  le  cordon  des  soldats  révolutionnaires  plus  lâche.  Pro- 
fitant d'une  discussion,  du  reste  amicale,  qui  s'était  engagée 
entre  un  sous-officier  et  des  spectateurs,  les  deux  jeunes 
filles  passèrent  les  sentinelles  sans  qu'on  les  arrêtât. 
Elles  avancèrent  rapidement  vers  le  Palais  d'Hiver.  Puis 
Lydia  soudainement  s'immobilisa  et  regarda  autour  d'elle. 


110  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Bien  qu'elle  fût  toujours  sous  le  coup  de  l'émotion  qui 
l'avait  fait  sortir  de  chez  elle  et  indifférente  à  tout  ce  qui 
ne  la  préoccupait  pas,  le  spectacle  qu'elle  avait  sous  les 
yeux  la  frappa  d'étonnement.  Toutes  les  issues  de  la 
grande  place  étaient  gardées  par  les  troupes  révolution- 
naires. Mais,  sur  la  place  même,  les  junkers  circulaient 
librement,  ne  se  cachaient  pas  et  s'occupaient  aux  yeux 
de  leurs  ennemis  à  préparer  la  défense  du  Palais.  Par 
endroits,  quelques  pas  à  peine  les  séparaient  des  gardes 
rouges.  Devant  la  porte  centrale,  il  y  avait  de  grandes 
bûches  de  bois  de  plus  de  six  pieds  de  longueur,  empilées 
les  unes  sur  les  autres  sur  une  longueur  d'une  trentaine 
de  pas.  C'était  une  partie  de  la  provision  de  bois  amassée 
pour  l'hiver.  Les  junkers  travaillaient  à  ménager  des  jours 
entre  ces  bûches  et  à  y  placer  des  mitrailleuses.  Comment 
les  troupes  bolcheviques  les  laissaient-elles  se  fortifier 
ainsi  ?  De  nouveau,  la  pensée  que  tout  cela  était  une 
«parade  de  cirque  »  traversa  l'esprit  de  Lydia.  A  ce  moment, 
par  la  porte  centrale,  sortit  un  détachement  de  junkers. 
Ils  défilèrent  comme  à  la  parade  ;  leurs  longs  manteaux 
couleur  poil  de  lièvre  leur  battaient  les  mollets.  Ils  s'ali- 
gnèrent sur  deux  rangs  devant  le  tas  de  bois  et  un  général 
les  passa  en  revue,  puis  leur  adressa  une  allocution.  Les 
jeunes  filles  s'étaient  rapprochées.  Lydia  n'écouta  pas 
un  mot  de  la  harangue.  Elle  cherchait,  parmi  ces  deux 
cents  jeunes  officiers,  à  retrouver  Paul.  Soudain,  elle 
poussa  une  exclamation. 

—  Le  voilà,  dit-elle  à  Hélène  Ivanovna. 

En  effet,  au  premier  rang,  au  tiers  à  peu  près  de  la 
file,  était  Paul  Volynski.  Il  se  tenait  très  droit,  la  tête  fixe, 


LA  GRANDE  SECOUSSE  1 1 1 

la  poitrine  bombée,  les  yeux  attachés  sur  le  général  qui 
parlait.  Il  ne  voyait  pas  sa  cousine.  Elle  remarqua  qu'il 
était  très  pâle.  «  Il  est  malade,  le  pauvre  petit  »,  pensa-t- 
elle.  Des  larmes  lui  montèrent  aux  yeux.  Elle  n'aurait 
jamais  cru  qu'elle  avait  une  telle  tendresse  pour  ce  grand 
garçon.  Maintenant,  elle  entendait  les  paroles  du  général. 
Il  terminait  d'une  voix  sonore  en  disant  :  «  La  Russie 
compte  sur  vous,  mes  enfants  !»  —  «  En  quoi  est-ce  que 
la  Russie  a  besoin  de  Paul,  se  demanda  Lydia,  au  comble 
de  l'irritation.  Où  est  la  Russie,  là-dedans  ?  Est-ce 
Kerenski,  la  Russie  ?  Paul  va-t-il  se  faire  tuer  pour  Ke- 
renski  qui  est  en  fuite  ?  Et  qui  est-ce  qu'il  y  a  dans  ce 
Palais  ?  Des  ministres  socialistes  et  des  bourgeois  que 
personne  ne  connaît  ?  » 

Au  commandement  d'un  officier,  les  junkers  se  remirent 
sur  quatre  rangs  et,  d'un  pas  cadencé,  défilèrent  pour 
rentrer  dans  le  Palais. 

Lydia  s'approcha  du  détachement  à  le  toucher.  Paul 
allait  passer  près  d'elle.  Il  la  regarda  et  eut  un  sourire  de 
joie.  Sa  pâle  figure  s'illumina.  Lydia  fit  un  pas  encore, 
comme  si  elle  allait  l'aborder.  A  cet  instant,  Hélène, 
soudain  consciente  de  ce  qui  se  passait,  la  saisit  par  le 
bras.  Lydia  tressaillit  à  ce  contact.  Paul  l'effleura  presque 
en  passant  sans  détacher  les  yeux  des  siens.  Elle  ne  bougea 
pas.  Lorsque  les  junkers  eurent  disparu  sous  la  voûte 
couleur  de  sang,  elle  ne  dit  qu'un  mot  : 

—  Rentrons. 

Elles  traversèrent  sans  difficulté  le  cordon  des  soldats 
rouges  qui  ricanaient,  et  arrivèrent  quelques  minutes 
après,  sans  que  Lydia  eût  ouvert  la  bouche,  à  l'hôtel  du 


112  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

prince  Volynski.  Elle  monta  seule  chez  elle  et  s'enferma. 
Vers  sept  heures,  Nicolas  Savinski  la  fit  demander.  Elle 
répondit  qu'elle  avait  la  migraine  et  était  incapable  de 
descendre.  Elle  ne  pouvait  supporter  de  le  voir  à  cet 
instant.  Elle  se  répétait  avec  colère  les  mots  qu'elle  avait 
prononcés  le  matin  même.  «  Une  parade  de  cirque  ! 
une  parade  de  cirque  !  »  Elle  se  voyait  souriante  à  côté 
de  son  ami  et  se  détestait. 

La  nuit  était  venue.  Elle  refusa  de  descendre  dîner. 
Elle  était  révoltée  contre  les  siens.  «  Voilà  mon  père  qui 
applaudit  Lénine.  Il  a  perdu  la  tête,  je  pense.  C'est  Katia 
qui  a  raison  :  les  gens  sont  devenus  fous.  Pourquoi  se 
massacrer  les  uns  les  autres  ?  Qu'est-ce  que  Paul  a  fait 
à  ces  soldats  ?  Pourquoi  vont-ils  se  tirer  dessus  ?  Ils  sont 
Russes  les  uns  et  les  autres.  Il  n'y  a  là  aucune  raison.  » 

Cependant,  les  heures  passaient.  Elle  allait  à  la  fenêtre. 
Devant  elle,  la  Neva  roulait  lentement  ses  eaux  noires 
et  gonflées.  Pas  un  bruit  ne  filtrait  à  travers  les  doubles 
fenêtres  collées.  Pas  une  âme  ne  se  montrait  sur  le  quai 
du  Palais.  Il  régnait  un  silence  de  tombeau.  Il  semblait 
qu'elle  habitât  une  ville  morte.  La  paix  de  la  cité  endormie 
la  rassura.  «  On  ne  se  bat  pas,  se  dit-elle.  Nicolas  Vladimi- 
rovitch  avait  raison.  »  Un  flot  d'espérance  l'envahit  et 
ramena  le  sang  à  ses  joues  pâles.  «  Il  a  toujours  raison, 
continua-t-elle.  Mais  oui,  c'est  évident,  il  y  a  eu  des  pour- 
parlers entre  les  troupes  du  Palais  et  les  révolutionnaires. 
On  discute,  on  discute  sans  fin,  comme  toujours  chez  nous. 
Personne  n'a  envie  de  se  faire  tuer  ;  on  parlera  jusqu'au 
matin  et  chacun  rentrera  chez  soi.  » 

Elle  s'en  voulait  déjà  de  son  exaltation  et  d'avoir  vécu 


LA  GRANDE  SECOUSSE  113 

une  telle  agonie  pour  rien.  Elle  en  voulait  à  Paul  lui- 
même  d'avoir  été  la  cause  de  ces  tortures  inutiles,  «  Comme 
je  me  vengerai  sur  lui  demain,  lorsque  je  le  verrai  », 
pensa-t-elle.  Et  elle  sourit  pour  la  première  fois. 

A  cet  instant  même,  une  effroyable  fusillade  toute 
voisine  éclata.  Il  était  dix  heures.  L'assaut  du  Palais 
d'Hiver  commençait.  Bientôt  elle  entendit  le  tic-tac  pro- 
longé des  mitrailleuses.  Et  soudain  un  coup  violent  et 
sourd  fit  vibrer  les  fenêtres  closes.  Une  lueur  éclaira  le 
ciel  noir  et  lui  fit  voir,  sur  l'autre  rive  de  la  Neva,  la  for- 
teresse Pierre -et-Paul,  couchée  au  ras  des  eaux.  «  Le 
canon  !  »,  dit-elle.  Il  lui  parut  qu'elle  s'arrêtait  de  vivre. 
«  Que  peuvent-ils  faire,  les  pauvres  petits  ?  »  pensa-t-elle. 

La  fusillade  continuait  ;  parfois,  elle  entendait  l'éclat 
plus  violent  des  grenades  à  main  et,  de  temps  à  autre, 
la  détonation  profonde  du  canon  qui  couvrait  tout.  Elle 
voyait  le  décor  qu'elle  avait  eu  sous  les  yeux  dans  l'après- 
midi  et  les  junkers  cachés  derrière  les  rangées  de  bûches. 
Elle  ne  pensait  plus  à  rien.  A  de  longs  intervalles,  tout 
s'arrêtait.  Puis  c'était  de  nouveau  un  coup  de  fusil,  puis 
une  pétarade  désordonnée.  Cela  dura  très  longtemps. 
Elle  avait  perdu  la  conscience  du  temps.  Epuisée,  elle 
s'allongea  sur  son  lit  et  se  cacha  la  tête  sous  les  oreillers 
pour  ne  plus  entendre.  Et,  comme  elle  était  couchée 
ainsi,  la  fatigue  eut  raison  de  ses  nerfs  et  elle  tomba  dans 
un  sommeil  profond. 

Lorsqu'elle  se  réveilla,  on  n'entendait  plus  rien.  Elle 
regarda  sa  pendule.  Il  était  trois  heures  du  matin.  Elle 
frissonna.  «  J'ai  rêvé,  se  dit-elle.  Quel  affreux  cauche- 
mar 1  » 

8 


114 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


Elle  eut  encore  la  force  d'éteindre  la  lumière  électrique 
et  se  rendormit  comme  un  enfant. 

Au  matin,  Katia  était  près  d'elle  avec  son  déjeuner, 
ainsi  qu'à  l'ordinaire.  Aussitôt,  le  souvenir  de  la  nuit  lui 
revint.  Elle  frissonna. 

—  Que  s'est-il  passé  ?  demanda-t-elle...  Tu  as  entendu, 
cette  nuit  ? 

La  vieille  bonne  souriait. 

—  Il  y  a  un  message  de  ton  cousin  Paul,  dit-elle.  Il 
est  en  sûreté  à  son  école. 

Lydia  retomba  sur  son  oreiller. 

—  C'est  un  affreux  cauchemar,  murmura -t-elle,  et 
deux  grosses  larmes  coulèrent  le  long  de  ses  joues. 


II 

LE  SANG  RÉPANDU 


Les  trois  jours  qui  suivirent  la  prise  du  pouvoir  par 
les  bolcheviques  furent  peut-être  ceux  qui  mirent  les 
nerfs  des  habitants  de  la  capitale  à  la  plus  rude  épreuve. 
Les  nouvelles  les  plus  contradictoires  passaient  de  bouche 
en  bouche  et  faisaient  succéder  aux  espérances  les  plus 
vives  le  désespoir  le  plus  profond.  Puis  une  nouvelle  saute 
de  vent  soufflait  sur  les  espoirs  éteints,  les  ranimait  et, 
lorsqu'une  petite  flamme  brillait,  une  averse  soudaine 
l 'éteignait. 

Les  bolcheviques,  réunis  en  séance  solennelle  à  l'Ins- 
titut Smolny  le  mercredi  soir  7  novembre,  avaient  fait 
éclater  la  joie  de  leur  triomphe.  Jamais,  depuis  le  premier 
jour  de  la  révolution,  on  n'avait  entendu  des  accents 
plus  enivrés.  Jusqu'alors  les  maîtres  de  l'heure  avaient 
composé  des  chants  désolés  sur  l'éternel  thème  de  la 
ruine  inéluctable  de  la  Russie.  Aujourd'hui,  enfin,  on 
voyait  des  hommes  se  féliciter  de  leur  victoire  et  annoncer 
à  grands  cris  une  ère  de  bonheur  universel.  Ils  ne  doutaient 
pas  d'eux-mêmes,  et  la  première  séance  du  second  congrès 
panrusse   des  Soviets,   présidée    par   Lénine   lui-même, 


116 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.. 


frappa  les  esprits  par  la  joie  farouche  et  orgueilleuse  qui 
l'emplissait,  par  la  certitude  qui  animait  les  protagonistes 
du  drame. 

Mais  il  s'en  fallait  que  la  réalité  répondît  aux  assurances 
des  chefs  du  nouveau  gouvernement.  En  fait,  ils  étaient 
seuls  avec  les  quelques  milliers  de  soldats,  de  marins  et 
de  gardes  rouges  qui  les  avaient  portés  au  pouvoir.  Toute 
la  machine  gouvernementale  s'était  arrêtée  d'un  seul 
coup.  L'immense  bureaucratie  de  la  capitale  s'était  mise 
en  grève.  Pas  un  fonctionnaire,  pas  un  employé  de 
ministère  n'acceptait  de  travailler  pour  les  commissaires 
du  peuple.  Les  bolcheviques  s'étaient  emparés  du  télé- 
graphe central  et  envoyaient  des  messages  dans  toute  la 
Russie,  mais  ils  ne  recevaient  pas  une  réponse.  La  Russie 
refusait  de  causer  avec  eux  et  se  renfermait  dans  un  silence 
inquiétant.  Les  rares  nouvelles  que  l'on  avait  de  l'intérieur 
ne  leur  étaient  pas  favorables.  Les  voyageurs  arrivés  de 
Moscou  déclaraient  que  la  ville  était  à  feu  et  à  sang  et 
que  les  junkers  se  battaient  contre  les  troupes  révolution- 
naires. A  Pétrograd  même,  les  vainqueurs  étaient  pour 
l'instant  si  faibles  et  se  sentaient  si  précaires  qu'ils  lais- 
saient leurs  adversaires,  les  social -révolutionnaires  et  les 
menchéviques,  se  réunir  dans  un  palais  de  la  Fontanka 
pour  lutter  ouvertement  contre  eux. 

Ils  n'osaient  pas  toucher  non  plus  à  la  municipalité, 
qui  était  fort  active  à  organiser  la  résistance  au  coup 
d'Etat.  D'autre  part,  ils  avaient  des  rapports  inquiétants 
sur  les  cosaques  de  Krasnof,  qui  étaient  avancés  de 
Gatchina  à  Tsarskoié-Selo  et  presque  jusqu'aux  faubourgs 
de  la  ville.  Et  les  habitants  de  Pétrograd  voyaient,  ancré 


LE  SANG  RÉPANDU  117 

près  du  pont  du  Palais,  le  petit  croiseur  Aurora,  dont  l'ar- 
tillerie avait  contribué  à  la  prise  du  Palais  d'Hiver.  Il 
était  sous  pression  et  chacun  savait  qu'il  offrirait  un  asile 
aux  chefs  bolcheviques  si  la  fortune  changeante  les  obli- 
geait à  fuir  Pétrograd  dont  ils  venaient  de  s'emparer.  Se 
réveillerait-on  un  matin  pour  apprendre  que  Lénine, 
Trotski  et  leurs  suppôts  cinglaient  à  toute  vapeur  vers 
une  terre  étrangère  ?  En  somme,  rien  ne  paraissait  plus 
branlant  que  le  pouvoir  de  ces  hommes  qui  parlaient  si 
haut. 

Et,  d'autre  part,  aucun  acte  de  terreur,  et  même  aucun 
désordre.  La  ville  était  plus  calme  qu'elle  ne  l'avait  été 
depuis  six  mois.  Partout  des  patrouilles,  pas  un  coup  de 
feu.  On  arrêtait  les  voleurs  et  les  maraudeurs.  Les  maga- 
sins étaient  ouverts.  Dans  chaque  maison,  des  consignes 
sévères  et  rassurantes  avaient  été  données.  Chaque  habi- 
tant de  Pétrograd  avait  reçu,  suivant  son  quartier,  le 
numéro  du  téléphone  qu'il  devait  appeler  en  cas  de 
trouble,  de  vol  ou  de  perquisition  nocturne.  On  se  sentait 
soudain  protégé  contre  mille  dangers  réels.  On  respirait 
à  l'aise...  Mais  tout  aussitôt,  lorsqu'on  laissait  la  bride  à 
son  imagination  et  qu'on  essayait  de  voir  plus  loin  que 
les  apparences,  on  était,  à  la  lettre,  paralysé  par  la  peur 
à  l'idée,  trop  certaine  pour  être  mise  en  doute,  que  l'on 
appartenait  dorénavant,  corps  et  biens,  à  des  hommes 
sans  scrupules  et  sans  faiblesse,  dont  l'évangile  prêchait 
la  guerre  civile,  le  communisme  et  l'anéantissement  par 
la  violence  des  anciennes  classes  dirigeantes. 

Il  y  avait  là  une  contradiction  si  évidente,  si  palpable, 
si  à  la  portée  de  tous  les  esprits,  que  l'on  était  comme 


118  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

suffoqué.  Ivan  Choupof-Karamine  disait  en  soupirant  : 
«  Rien  n'est  plus  insupportable  que  l'incertitude.  »  Et, 
comme  il  aimait  à  boulonner,  il  ajoutait  :  «  Seul  le  lièvre 
préfère  attendre.  » 

Le  salon  de  Nathalie  était  vide  le  soir,  les  gens  ne  se 
hasardant  pas  à  sortir  la  nuit.  Elle  recevait  maintenant  à 
cinq  heures  et,  par  un  curieux  effet  de  la  peur,  elle  avait 
plus  de  monde  que  jamais.  Les  gens  ne  pouvaient  rester 
chez  eux.  Isolés,  ils  sentaient  leur  faiblesse."  Ils  couraient 
les  uns  chez  les  autres  et,  réunis,  ils  se  faisaient  illusion 
et  croyaient  être  une  force  ;  ils  oubliaient  leur  solitude 
et  cherchaient  à  s'étourdir  dans  d'interminables  conver- 
sations. Ils  en  sortaient  plus  déprimés  encore,  car  rien 
n'égalait  dans  ces  premiers  jours  la  tristesse  des  propos. 
Chacun  rentrait  chez  soi  vers  huit  heures,  et  Ivan  Choupof 
voyait  avec  désespoir  s'annoncer  une  soirée  solitaire.  Cet 
homme  si  bavard  causait  d'abondance  avec  tout  le  monde, 
sauf  avec  sa  femme.  Pendant  ces  trois  jours,  Nathalie 
avait  essayé  dix  fois  d'entrer  en  communication  avec 
Séméonof.  Mais,  depuis  le  coup  d'État,  il  avait  quitté 
son  domicile  sans  laisser  d'adresse.  Sans  doute,  il  était  à 
Smolny.  Mais  comment  l'atteindre  là-bas  ?  L'avenir  ne 
se  dessinait  pas  avec  assez  de  clarté  pour  qu'on  risquât 
de  se  montrer  au  quartier  général  des  bolcheviques. 

Lydia,  à  la  suite  de  la  nuit  qu'elle  avait  passée,  avait 
été  un  peu  souffrante  et  obligée  de  garder  le  lit  vingt- 
quatre  heures.  Elle  n'avait  pas  revu  Paul,  car  les  junkers 
étaient  consignés  dans  leurs  écoles  et  ne  pouvaient,  au 
risque  de  leur  vie,  sortir  en  uniforme  dans  la  ville.  Le 
samedi,  elle  apprît  qu'on  en  avait  tué  deux  dans  la  Goro- 


LE  SANG  RÉPANDU  119 

khovaia,  alors  qu'ils  patrouillaient  la  rue  en  automobile 
blindée.  L'auto  avait  eu  une  panne  et  ses  occupants  avaient 
été  massacrés  sans  qu'ils  essayassent  de  se  défendre.  Le 
jour  même,  Katia  quitta  au  crépuscule  l'hôtel  Volynski 
avec  un  gros  paquet.  Elle  se  rendit  à  l'ancien  palais 
Michel,  où  Paul  était  caserne.  Elle  remit  le  paquet  et 
une  lettre  au  factionnaire  à  la  porte,  dont  les  grilles  étaient 
fermées.  Lydia  essaya  de  téléphoner  à  son  cousin.  Le 
bureau  central  répondit  qu'on  ne  donnait  pas  le  numéro. 
Elle  fit  alors  demander  à  Nicolas  Savinski  de  venir  la 
voir. 

Il  accourut  aussitôt,  laissant  sans  hésitation  les  affaires 
qui  l'occupaient.  Il  trouva  Lydia  pâlie  et  changée.  Elle 
avait  dans  le  regard  quelque  chose  de  sérieux  qu'il  ne 
lui  connaissait  pas  et  parlait  sur  un  ton  où  il  ne  retrouvait 
plus  l'accent  enfantin  dont  elle  ne  s'était  jamais  défait 
jusqu'alors.  Elle  le  remercia  d'être  venu  tout  de  suite 
auprès  d'elle,  lui  dit  qu'elle  avait  à  causer  avec  lui  et  lui 
demanda  : 

—  Je  voudrais  savoir  ce  que  vous  pensez  de  la  situa- 
tion. 

Savinski  regarda  ce  visage  si  jeune  et  déjà  si  douloureux. 
Il  hésita  un  instant,  puis  haussa  les  épaules. 

—  Rien,  en  vérité,  Lydia  Serguêvna. 

Et  comme  les  yeux  graves  de  la  jeune  fille  continuaient 
à  l'interroger,  il  poursuivit  d'une  voix  sourde  : 

—  Il  faut  attendre.  On  ne  voit  pas  clair  pour  l'instant. 
Qui  peut  dire  ce  qui  se  passera  demain  ?... 

Et  il  développa  les  thèmes  qui  agitaient  la  ville  sur  la 
précarité  du  pouvoir  des  bolcheviques  et  sur  la  possibi- 


120 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.. 


lité  dune  avance  des  cosaques  commandés  par  Krasnof. 
Lydia  l'arrêta  et,  posant  sa  main  sur  celle  de  Savinski, 
elle  lui  dit,  tout  en  le  fixant  : 

—  Je  sais  tout  cela,  Nicolas  Vladimirovitch,  mais  ce 
que  je  ne  sais  pas,  c'est  ce  que  vous  pensez.  Dites-le- 
moi,  je  vous  prie.  J'ai  beaucoup  réfléchi  depuis  trois 
jours  ;  il  me  semble  que  je  ne  suis  plus  la  petite  fille 
que  vous  connaissiez.  Vous  êtes  mon  ami,  n'est-ce  pas  ? 
Parlez-moi  franchement.  Il  n'y  a  que  vous  au  monde 
avec  qui  je  puisse  causer* 

Il  y  avait  dans  l'accent  de  Lydia  quelque  chose  qui 
remua  Savinski  jusqu'au  fond  de  lui-même.  Il  eut  l'in- 
tuition qu'elle  cherchait  auprès  de  lui  un  réconfort 
à  des  angoisses  dont  la  cause  lui  restait  inconnue.  Que 
lui  dire  dans  l'incertitude  où  il  était  ?  Il  se  résolut  donc 
à  lui  exposer  les  choses  telles  qu'il  les  voyait,  mais  sur 
un  ton  qui  enlevât  à  la  conversation  ce  qu'elle  avait  de 
tendu  et  presque  de  tragique. 

—  Lydia  Serguêvna,  dit-il,  je  ne  suis  pas  prophète. 
Si  je  me  trompe,  vous  ne  m'en  voudrez  pas.  Je  vous  avoue 
que  je  n'ai  aucune  confiance  dans  les  cosaques  de  Krasnof. 
S'ils  avaient  voulu  prendre  la  ville,  ils  l'auraient  prise 
hier.  Nous  ne  savons  pas  leur  état  d'esprit,  mais  je  parie 
qu'ils  sont  indécis,  divisés,  qu'on  discute  chez  eux  au 
lieu  d'agir,  et  qu'on  se  livre  à  des  marchandages  sans  fin. 
C'est  la  maladie  russe.  Seuls  les  bolcheviques  paraissent 
en  être  exempts.  La  façon  dont  ils  ont  fait  leur  coup 
mercredi  est  vraiment  remarquable.  Quel  progrès  sur 
les  journées  de  juillet  !  Ils  sont  capables  d'apprendre. 
Nous  n'avons  pas  encore  vu  au  cours  de  la  révolution 


LE  SANG  RÉPANDU  121 

des  hommes  qui  profitent  de  l'expérience  acquise.  Et  si 
vous  voulez  une  conclusion... 

Il  s'arrêta  un  instant,  prit  les  mains  de  la  jeune  fille 
dans  les  siennes  et,  avec  un  sourire  : 

—  Voulez-vous  vraiment  une  conclusion,  Lydia  Ser- 
guêvna  ?  Vous  savez  qu'il  n'y  a  rien  qui  soit  plus  difficile 
pour  un  Russe  que  de  conclure.  Nos  compatriotes  aiment 
à  accumuler  mille  arguments  ingénieux  en  faveur  de  la 
thèse  et  de  l'antithèse.  Puis,  quand  ils  vous  ont  ébloui 
par  la  fertilité  de  leur  esprit  et  les  ressources  inépuisables 
de  leur  dialectique,  ils  vous  tirent  leur  révérence. 

La  jeune  fille  resta  sérieuse  et  dit  simplement  : 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien,  reprit  Nicolas  Savinski,  je  crois  au  succès 
de  Lénine.  Mais  si  vous  me  demandez  ce  qu'il  fera  de 
sa  victoire,  je  vous  dirai  que  je  n'en  sais  rien  et  probable- 
ment, à  l'heure  actuelle,  n'en  sait-il  pas  plus  que  nous... 
J'imagine  que  c'est  un  homme  politique  tout  autant 
qu'un  fanatique.  La  politique  est  faite  de  ruse,  d'ingé- 
niosité, de  concessions  aux  événements.  On  ne  crée  pas 
un  régime  social  tout  nouveau  en  un  jour.  Il  sera  amené 
à  manœuvrer,  à  biaiser...  Mais,  chère  petite  amie,  conclut- 
il,  voilà  une  conversation  bien  sérieuse  et  assez  vaine. 
Avant  que  le  communisme  règne  en  Russie,  Lénine  peut 
être  renversé,  nous  pouvons  être,  vous  et  moi,  en  Angle- 
terre, les  Allemands  peuvent  avoir  pris  Pétrograd  et  remis 
un  beau  tsar  tout  neuf  sur  le  trône. 

Lydia  se  leva  et  se  mit  à  marcher  de  long  en  large 
dans  la  chambre,  les  mains  croisées  derrière  le  dos. 
Elle  allait  d'un  pas  lent  et  décidé,  son  visage  restait  se- 


122 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA. 


et  fc 


Soudi 


;lle  vint  à  Savinski  et  lui  dit 


neux  et  terme,  ooudam,  elle  vint  a  oavmski  et  lui 

—  Ce  n'est  pas  une  parade  de  cirque,  Nicolas  Vladi- 
mirovitch.  Cela,  je  l'ai  compris.  Je  pense  que  tout  va 
s'écrouler  ;  je  pense  qu'il  y  aura  beaucoup  de  sang. 

Elle  s'arrêta,  tant  elle  était  émue,  et  à  très  basse  voix, 
tout  près  de  Savinski,  elle  murmura  : 

—  C'est  une  horreur  ! 

Il  y  avait  dans  l'accent  de  Lydia  quelque  chose  qui  fit 
tressaillir  Savinski.  Il  voulut  parler,  il  ne  trouvait  pas  les 
mots  qu'il  fallait. 

Il  y  eut  un  long  silence.  Lydia  se  domina  la  première. 
Elle  fit  encore  quelques  pas  dans  la  chambre,  puis,  d'une 
voix  posée,  elle  dit  : 

—  Je  voulais  vous  demander,  Nicolas  Vladimirovitch, 
si  vous  pourriez  me  procurer  un  passeport  pour  un  jeune 
homme. 

Au  changement  de  ton,  Savinski  se  sentit  soulagé  de 
l'oppression  inexplicable  qui  l'accablait. 

—  Un  passeport,  fit-il,  pour  un  jeune  homme  ?...  Ce 
n'est  pas  très  facile,  mais,  tout  de  même,  Lydia  Serguêvna, 
je  crois  qu'en  quelques  jours  je  pourrai  vous  arranger 
cela...  J'ai  des  relations,  heureusement. 

La  figure  de  la  jeune  fille  pour  la  première  fois  se 
détendit. 

—  Je  vous  dirai  tout.  C'est  pour  mon  cousin  Paul. 
Je  l'aime  comme  un  frère.  C'est  un  enfant,  vous  com- 
prenez, un  véritable  enfant.  Il  était  l'autre  nuit  au  Palais 
d'Hiver.  Je  vous  demande  un  peu,  Paul,  ce  petit,  risquer 
de  se  faire  tuer  par  des  Russes  1  Pour  qui  ?  Cela  n'a  pas 
de  sens...  Il  est  enfermé  dans  son  école.  Là  aussi,  on  le 


LE  SANG   RÉPANDU  123 

tuera,  c'est  certain...  Ce  n'est  pas  une  parade  de  cirque, 
Nicolas  Vladimirovitch.  Je  suis  heureuse  de  voir  que  vous 
sentez  sur  ce  point  comme  moi...  Alors,  j'ai  combiné 
tout  un  plan  pour  qu'il  puisse  s'échapper,  je  crois  qu'on 
appelle  cela  déserter,  ça  m'est  bien  égal.  Si  ce  sont  les 
bolcheviques  qui  sont  les  maîtres,  Paul  a  le  droit  de 
déserter.  Je  lui  ai  envoyé  par  Katia  des  vêtements  civils. 
Il  saura  trouver  le  moyen  d'aller  chez  mon  amie  Hélène 
Ivanovna,  vous  la  connaissez,  elle  habite  à  Mokhovaia,  27. 
Elle  est  très  sûre,  elle  le  cachera  quelques  jours.  Personne 
n'ira  le  chercher  là...  Mais  il  faut  que  vous  ayez  un  passe- 
port. Je  ne  serai  tranquille  que  lorsqu'il  sera  en  Fin- 
lande. 

—  Mais  voudra-t-il  partir  ?  demanda  Savinski. 

—  Il  n'osera  pas  me  désobéir,  dit  Lydia  avec  assu- 
rance. 

—  Eh  bien,  j'aurai  un  passeport,  mardi  ou  mercredi, 
continua  Savinski.  Et  puis,  ajouta-t-il  en  souriant,  je 
pense  qu'il  faudra  bientôt  m'occuper  d'en  avoir  un  pour 
vous... 

—  Oh  !  pour  moi,  n'y  pensez  pas,  Nicolas  Vladimi- 
rovitch. Qu'est-ce  que  je  risque  ?  jeta  la  jeune  fille  d'une 
voix  qui,  cette  fois-ci,  était  joyeuse.  Une  fois  Paul  en 
sûreté,  je  serai  tranquille...  Je  resterai  encore  un  peu  ici, 
car  je  suis  curieuse,  vous  savez... 

Nicolas  Savinski  retrouvait  enfin  la  Lydia  enfantine 
et  joyeuse  qu'il  aimait.  Maintenant,  elle  parlait  sans  con- 
trainte et  sa  bouche  était  à  chaque  instant  sur  le  bord  d'un 
sourire. 

—  Je  ne  sais  ce  qui  s'est  passé  en  moi  l'autre  jour, 


les 


124  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

continua-t-elle,  quand  j  ai  su  que  Paul  était  avec 
junkers  au  Palais  d'Hiver.  Paul  a  été  à  la  guerre.  Cela 
me  paraissait  tout  naturel.  Peut-être  cela  ne  représentait- 
il  rien  à  mes  yeux.  C'était  trop  loin...  C'est  absurde, 
sans  doute,  ce  que  je  dis,  mais  je  crois  que  vous  me  com- 
prenez... Depuis  la  révolution,  je  sais  bien  qu'on  a  tué 
des  gens  dans  la  ville  même.  Je  ne  les  connaissais  pas  ; 
cela  m'était  indifférent.  Je  disais  comme  les  autres  ces 
phrases  que  tout  le  monde  répète  sans  y  attacher  d'impor- 
tance :  «  Les  révolutions  ne  se  font  pas  sans  victimes.  » 
Ou  bien  on  parle  «  du  sang  répandu  pour  une  grande 
cause  ».  Qu'était  pour  moi  «  du  sang  répandu  »  ?  Des 
mots,  et  rien  de  plus.  J'ai  passé  cent  fois  sur  le  Champ- 
de-Mars  près  des  tombes  des  «  victimes  de  la  révolution  ». 
Je  n'en  ai  jamais  été  émue,  —  pas  plus  que  vous  n'êtes 
ému  lorsque  vous  entrez  dans  un  cimetière.  Et  voilà 
qu'il  y  a  trois  jours,  j'ai  compris  tout  à  coup  ce  qu'était 
«  du  sang  répandu  ».  Est-ce  parce  que  j'avais  vu  de  mes 
yeux  cette  barricade  que  les  junkers  préparaient  ?  Est- 
ce  parce  que  Paul  était  tout  près  de  moi  ?  Est-ce  parce 
qu'il  allait  se  battre  avec  ces  soldats  à  qui  j'ai  si  souvent 
parlé  et  qui,  eux  aussi,  m'ont  toujours  semblé  près  de 
moi  ?  Est-ce  parce  que  cela  se  passait  à  deux  pas  d'ici, 
et  que  j'entendais  la  fusillade,  et  que  je  voyais  le  ciel 
sombre  s'éclairer  à  chaque  coup  de  canon  ?...  Je  ne  sais 
pas,  Nicolas  Vladimirovitch,  mais  je  n'ai  pu  le  supporter... 
Sans  doute,  vous  me  trouvez  ridicule  de  me  laisser  aller 
ainsi  à  mes  impressions...  Enfin,  voilà,  il  faut  que  Paul 
s'en  aille,  tout  simplement,  et  alors  vous  verrez  que  je 
deviendrai  une  grande  personne  tout  à  fait  raisonnable, 


LE  SANG  RÉPANDU  125 

que  je  parlerai  comme  les  autres  et  que  je  dirai  d'une 
voix  très  posée  :  «  les  victimes  de  la  révolution  »  et  «  le 
sang  répandu  ». 

Savinski  resta  longtemps  auprès  de  la  jeune  fille. 
Comme  il  regagnait  à  pied  son  logis,  un  vers  de  Pouchkine 
chanta  dans  sa  tête  : 

Quand  elle  parle,  on  dirait  un  ruisseau  qui  murmure. 

Le  lendemain,  dimanche,  Savinski  fut  obligé  de  partir 
pour  la  Finlande,  Il  prit  le  train.  Il  n'avait  pas  de  visa 
sur  son  laissez-passer  ancien.  Mais  on  ne  le  lui  réclama 
pas  et  il  put  franchir  la  frontière.  Il  trouva  sa  femme 
fort  inquiète.  Ensemble,  ils  décidèrent  de  l'avenir  prochain. 
Il  n'était  pas  question  pour  Sonia  et  les  enfants  de  revenir 
à  Pétrograd.  Nicolas  expliqua  à  sa  femme  qu'il  lui  fallait 
environ  un  mois  pour  régler  ses  affaires  et  passer  ses 
pouvoirs  à  son  remplaçant  ;  que,  d'ici  là,  il  ne  courait 
aucun  danger,  car  il  fallait  que  les  bolcheviques  fussent 
assurés  de  leur  puissance  avant  de  mettre  à  exécution 
leur  programme,  qu'il  avait  du  reste  des  relations  dans  la 
place  et  qu'enfin  jamais  Pétrograd  n'avait  été  aussi  calme 
que  ces  jours  derniers.  Il  reviendrait  donc  définitivement 
vers  la  fin  de  l'année  et  ils  partiraient  pour  l'Angleterre. 
En  attendant,  il  ne  doutait  pas  d'obtenir  un  visa  pour 
aller  et  venir  de  Pétrograd  en  Finlande. 

Pendant  qu'il  faisait  tous  ces  arrangements  très  raison- 
nables, Savinski  avait  l'impression  curieuse  qu'il  était 
hors  de  la  réalité,  qu'il  prononçait  les  paroles  qu'il  devait 
prononcer,  étant  donné  les  circonstances,  mais  que  la 


126  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

vie,  comme  il  se  le  disait  à  ce  moment  même,  «  était  sur 
un  autre  plan  ». 

Il  cacha  ses  pensées  à  sa  femme. 

Le  mardi  matin,  comme  il  rentrait  à  Pétrograd,  son 
domestique  lui  dit  qu'il  était  prié  d  assister  à  la  messe 
funèbre  qui  serait  dite  ce  jour-là  en  l'honneur  de  l'enseigne 
Paul  Volynski,  tué  le  dimanche  1 1  novembre,  à  l'âge  de 
vingt  et  un  ans. 

Savinski  n'eut  que  le  temps  de  courir  à  l'église.  Il  y 
apprit  les  détails  affreux  de  la  mort  du  jeune  homme. 
Le  dimanche,  pendant  qu'il  était  en  Finlande,  les  bolche- 
viques avaient  décidé  d'en  finir  avec  les  junkers  et  avaient 
envoyé  des  troupes  et  de  l'artillerie  contre  leurs  casernes. 
On  ne  savait  pas  exactement  ce  qui  s'était  passé  à  l'ancien 
palais  Michel,  où  Paul  était  enfermé.  Le  fait  est  que,  le 
lundi  matin  de  bonne  heure,  on  avait  retiré  de  la  Moïka 
deux  ou  trois  cadavres  d'enseignes  qui  y  avaient  été  pré- 
cipités. Le  hasard  voulut  qu'un  domestique  du  prince 
Volynski,  passant  là  et  attiré  par  la  foule  qui  s'était  ras- 
semblée, s'arrêtât  et  reconnût  dans  un  des  cadavres  le 
jeune  prince  Paul.  Il  avait  reçu  une  balle  dans  la  tête  et 
une  autre  dans  la  poitrine.  La  balle  dans  la  tête  ayant 
été  tirée  à  bout  portant,  il  était  horriblement  défiguré. 


III 

RÉCLUSION 


Les  jours  passèrent. 

Lydia  s'était  enfermée  chez  elle,  et  Nicolas  Savinski 
n'arrivait  pas  à  la  voir.  Il  lui  avait  téléphoné  pour  s'in- 
former de  sa  santé.  Elle  lui  avait  répondu  une  fois  elle- 
même.  Elle  était  très  bien,  mais  fatiguée  et,  pour  l'instant, 
avait  besoin  de  solitude.  Lorsqu'elle  serait  rétablie,  elle 
l'en  avertirait.  Elle  avait  terminé  sur  un  ton  un  peu 
différent. 

—  Ne  m'en  voulez  pas,  avait-elle  dit.  Je  vous  reverrai 
bientôt.  En  attendant,  pour  l'amour  de  moi,  soyez  pru- 
dent. Que  Dieu  soit  avec  vous  ! 

Savinski,  tout  préoccupé  qu'il  était  du  sort  malheureux 
de  sa  petite  amie,  avait  renoué  des  relations  avec  le  prince 
Serge  Volynski.  Maintenant,  il  était  souvent  à  l'hôtel 
du  quai  du  Palais  et  s'était  lié  d'amitié  avec  le  pathétique 
vieillard.  Mais  jamais  il  ne  rencontra  Lydia,  ni  chez  son 
père,  ni  dans  l'escalier,  ni  dans  le  vestibule.  Le  prince 
Serge  était  cloué  dans  un  fauteuil  et  ne  sortait  de  sa 
chambre  que  pour  les  repas.  Deux  domestiques  le  por- 
taient alors  jusqu'à  la  salle  à  manger  et,  pendant  le  trajet, 


128  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

leur  maître  les  accablait  de  recommandations  et  d'injures, 
car  le  moindre  mouvement  réveillait  les  douleurs  de  son 
fémur  malade.  Il  avait  son  médecin  chaque  jour  et  un 
masseur  s'efforçait,  la  matinée  durant,  d'entretenir  la  vie 
dans  ses  jambes  qui  s'engourdissaient.  Il  avait  maigri 
encore  et  ses  yeux,  plus  profondément  enfoncés,  brillaient 
toujours  d'un  feu  vif  au  fond  des  arcades  sourcilières.  Il 
passait  par  des  alternatives  de  confiance  extrême  et  de 
découragement  total.  Un  jour,  Savinski  le  trouvait  faisant 
mille  plans  de  voyage.  Il  partait  pour  la  Finlande  et  l'Eu- 
rope ;  il  passerait  l'hiver  en  Egypte. 

—  Je  suis  solide  encore,  disait-il,  il  me  faut  du  soleil, 
mon  cher,  du  soleil  tout  simplement,  le  soleil  d'Assouan, 
et  le  sable  chaud  du  désert,  vous  savez,  ce  sable  dont  on 
sent  qu'il  est  tiède  jusqu'à  trois  pieds  de  profondeur. 
Mais  comment  voulez-vous  guérir  dans  cette  ville  sombre  ? 

Et  il  montrait  par  la  fenêtre  les  brouillards  bas  qui 
flottaient  sur  les  eaux  grises  de  la  Neva,  le  ciel  triste  de 
novembre,  les  gouttelettes  accrochées  aux  fenêtres,  les 
parapets  et  les  pavés  luisants,  l'humidité  visible  de  l'atmos- 
phère. 

—  Mes  docteurs  sont  des  ânes,  continuait-il.  Je  n'ai 
aucune  fracture  du  fémur,  —  à  peine  quelques  tendons 
froissés.  La  vérité  est  que  je  suis  perclus  de  douleurs 
parce  que  j'ai  fait  la  folie  d'habiter  cette  ville  fantastique 
créée  par  un  fou.  Mais  je  vais  partir,  et,  à  ce  sujet,  mon 
cher  Nicolas  Vladimirovitch,  il  faut  que  vous  me  don- 
niez des  conseils  au  sujet  d'argent  à  faire  passer  à  l'étran- 
ger. 

Il  entrait  alors  dans  mille  détails  sur  les  arrangements 


RÉCLUSION  129 

financiers  de  son  voyage.  Savinski  l 'écoutait  avec  patience. 
Il  put  s'arranger  pour  lui  sortir  de  la  banque,  avec  mille 
difficultés,  une  somme  assez  considérable  et  pour  envoyer 
en  Suède,  par  une  valise  diplomatique,  une  partie  des 
bijoux  de  la  princesse  Hélène. 

A  d'autres  fois,  il  trouvait  le  prince  dans  un  comble 
de  misère.  Comme  il  essayait  un  jour  de  le  réconforter, 
le  prince  lui  dit,  en  se  soulevant  dans  son  fauteuil  : 

—  Mon  cher,  je  suis  fini,  je  ne  sortirai  plus  d'ici 
vivant.  Mon  seul  regret  est  de  n'être  pas  mort,  il  y  a 
six  mois,  sous  l'empereur.  La  vue  des  horreurs  de  la 
révolution  m'aurait  été  épargnée...  Est-ce  une  vie  que 
d'assister  à  la  ruine  de  la  Russie  ?  Il  y  a  des  ruines  gran- 
dioses devant  lesquelles  on  se  signe.  Mais  nous  finissons 
dans  la  pourriture,  mon  cher.  Elle  s'étale  à  plein.  Cela 
pue...  Nous  étions  pourris  depuis  longtemps  ;  cela  ne 
se  voyait  pas,  car  la  surface  était  brillante  et  cachait  les 
plaies  profondes.  Savez-vous  ce  qu'était  la  Russie  sur 
laquelle  nos  grands  hommes  ont  dit  tant  de  bêtises  so- 
nores ?  Un  pot  rempli  de  m...  La  révolution  a  brisé  le  pot. 

Il  brandissait  le  long  tisonnier  en  l'air,  puis  sa  main 
débile  le  laissa  retomber. 

—  Ne  croyez  pas  que  j'aie  peur  pour  ma  carcasse. 
Qu'est-ce  que  les  bolcheviques  peuvent  me  faire  ?  Je  suis 
à  moitié  mort.  Ils  ne  m'obligeront  pas  à  balayer  la  neige 
dans  les  rues.  Us  me  laisseront  crever  dans  mon  coin, 
comme  un  chien...  Je  suis  le  seul  homme  de  Pétrograd 
qui  leur  échappe...  Vous,  qui  êtes  jeune  et  solide,  prenez 
garde  à  vous.  Filez.  Vous  avez  quelque  chose  à  défendre. 
Quant  à  moi,  je  suis  résolu  à  ne  pas  bouger. 

9 


130  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA. 


> 


Mais,  quelques  jours  plus  tard,  Savinski  revoyait 
prince  penché  sur  des  cartes  ou  feuilletant  des  livres  de 
voyage.  Il  essayait  de  faire  dévier  la  conversation  sur 
Lydia  Serguêvna  et  demandait  de  ses  nouvelles.  C'était 
un  sujet  qui  paraissait  ne  pas  plaire  au  prince.  Il  répondait 
brièvement  : 

—  Ma  fille  va  bien,  elle  va  très  bien. 

Puis  il  s'empressait  de  passer  à  autre  chose.  Savinski, 
qui,  au  fond  de  lui-même,  se  rongeait  d'inquiétude,  y 
revenait  par  des  détours.  Une  fois,  enfin,  le  prince  se 
décida  à  parler.  Il  était  dans  une  crise  d'humeur  noire. 

—  Lydia,  dit-il,  hum  !...  C'est  mon  seul  souci,  Nicolas 
Vladimirovitch.  Qu'est-ce  qu'elle  va  devenir  ici,  cette 
enfant  ?...  J'y  pense  constamment.  Cela  m'agite.  Il  fau- 
drait qu'elle  s'en  allât.  J'avais  arrangé  son  départ  avec  les 
Saltykof,  la  semaine  dernière.  (Savinski  ne  put  retenir 
un  mouvement  en  apprenant  cette  nouvelle.)  Tout  était 
prêt  ;  elle  était  sur  le  passeport  de  Mme  Saltykof...  Mais, 
au  dernier  moment,  elle  a  refusé  de  partir.  Elle  prétend 
qu'elle  ne  quittera  la  ville  qu'avec  moi.  C'est  une  folie... 
Je  me  suis  fâché  ;  nous  nous  sommes  disputés  très  âpre- 
ment  ;  j'étais  en  colère,  elle  aussi,  puis  tout  à  coup  j'ai 
pleuré  de  joie  en  la  prenant  dans  mes  bras.  Elle  a  un 
cœur  grand  et  pur,  ma  fille... 

Des  larmes  emplissaient  les  yeux  du  vieillard. 

—  Je  vous  dirai  une  chose,  Nicolas  Vladimirovitch. 
Ne  croyez  pas  que  ce  soit  par  pitié  que  Lydia  reste  avec 
moi,  parce  que  je  suis  malade  et  près  de  ma  fin...  C'est 
quelque  chose  de  bien  plus  profond  que  cela.  C'est  parce 
qu'elle  m'aime,  tout  simplement.  Je  serais  valide  comme 


RÉCLUSION  131 

vous,  elle  ne  me  quitterait  pas  davantage...  Elle  paraît 
à  tous  une  enfant  rieuse  et  légère.  Oui,  c'est  une  enfant 
rieuse  et  légère,  mais  ce  n'est  qu'une  partie  d'elle,  celle 
que  chacun  voit.  Moi  seul,  je  sais  combien  elle  peut  aimer. 
Vous  comprenez,  ce  n'est  pas  dans  des  mots  que  cela  se 
dit...  Ce  sont  des  choses  que  l'on  sent  tout  à  coup  au  fond 
de  soi,  à  propos  de  rien,  d'un  regard  qui  vous  pénètre, 
d'un  geste  presque  insignifiant.  Et  cela  vous  remplit 
l'âme  d'une  lumière  magnifique...  Pour  le  moment,  nous 
ne  nous  parlons  presque  pas.  Depuis  la  mort  de  son 
cousin,  elle  traverse  une  crise,  la  pauvre  petite.  Elle  vient 
deux  ou  trois  fois  par  jour  chez  moi.  Jamais  nous  n'avons 
dit  un  mot  de  Paul.  Elle  est  très  fière  ;  elle  ne  veut  pas 
qu'on  la  plaigne.  Et  puis,  je  ne  sais  pas  ce  qu'il  y  avait 
entre  elle  et  son  cousin  au  moment  où  il  a  été  tué... 
Les  cœurs  de  femmes  nous  sont  impénétrables,  et 
Lydia  est  une  femme  déjà...  Elle  n'est  pas  sortie  ;  elle 
n'a  vu  personne.  Il  y  a  là  un  mystère,  mon  ami...  Je  ne 
sais  pas... 

Il  s'arrêta  un  instant,  rêva,  puis,  regardant  Savinski  : 
—  Elle  vous  aime  beaucoup,  Nicolas  Vladimirovitch. 
Peut-être  vous  en  dira-t-elle  plus  long.  Peut-être  ne  vous 
dira-t-elle  rien  du  tout...  Elle  me  fait  l'effet  de  quelqu'un 
qui  lutte  avec  soi-même.  Le  jour  viendra  où  la  bataille 
sera  terminée.  Alors,  nous  verrons  plus  clair...  Mais 
comment  vivra-t-elle  dans  cette  ville  maudite  ?  Si  je 
ne  suis  plus  là,  je  vous  demande  de  veiller  sur  elle.  Ma 
femme,  qui  est  excellente,  n'a  pas  deux  idées  claires 
dans  la  tête.  Elle  ne  saura  que  décider,  hésitera  entre 
mille  projets  et  finalement  ne  fera  rien.  Si  vous  êtes  ici 


132 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA. 


encore,  je  vous  la  confie.  Vous  t'emmènerez  avec  votre 
femme  et  vos  enfants  à  l'étranger. 

Il  commençait  à  s'émouvoir  et  sa  voix  tremblait.  Il 
fit  un  effort  pour  se  reprendre. 

—  Nous  en  reparlerons,  dit-il,  nous  en  reparlerons... 
Voulez-vous  être  assez  bon  pour  jeter  une  bûche  dans  le 
feu  ?  Je  crève  de  froid. 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  son  humeur  avait  changé. 
Il  avait  bu  un  petit  verre  d'une  bouteille  de  cognac 
qu'il  avait  fait  apporter  pour  Savinski.  Les  bûches,  rude- 
ment tisonnées,  éclairaient  la  pièce  de  leurs  flammes 
vives.  Et,  comme  Savinski  prenait  congé,  le  prince  lui 
dit: 

—  Vous  connaissez,  je  crois,  le  chargé  d'affaires  d'Es- 
pagne. Il  faudra  me  l'amener  un  jour...  Oui,  j'aurai  à 
causer  avec  lui  de  certains  plans  que  je  forme...  J'ai 
voyagé  en  Espagne  autrefois,  avant  mon  mariage.  Il  y 
a  en  Andalousie  des  femmes  admirables...  Ah  !  ma  jeu- 
nesse, et  les  rues  étroites  de  Séville,  et  l'odeur  qui  monte 
du  pavé  brûlant  quand  on  l'arrose  !...  Vous  ne  savez 
pas  combien  souvent  j'y  pense...  Amenez-moi  l'Espagnol, 
n'est-ce  pas  ? 


Les  quelques  mots  du  prince  avaient  excité  la  curiosité 
passionnée  de  Savinski.  Quel  drame  intérieur  y  avait-il 
eu  entre  ces  deux  êtres  charmants  avant  la  fin  tragique 
du  jeune  homme  ?  Dans  l'obscurité  où  il  était,  il  se  décla- 
rait incapable  de  résoudre  cette  énigme.  Et  pourtant  il 
essaya  d'en  percer  les  ténèbres.  Le  seul  résultat  fut  que 
l'image  de  Lydia,  à  ce  moment  où  il  ne  la  voyait  pas, 


RÉCLUSION  133 

remplissait  de  plus  en  plus  ses  pensées.  A  un  moment 
de  retour  sur  lui-même,  il  s'en  étonna  : 

«  Quoi  !  se  dit-il,  je  suis  là  au  milieu  du  chaos  le  plus 
extraordinaire,  dans  le  bouillonnement  d  une  révolution 
qui  veut  faire  table  rase  du  monde  ancien.  Je  cours  des 
risques  quotidiens  ;  je  puis  être  emprisonné  comme  tant 
d  autres  ou  recevoir  une  balle  au  coin  dune  rue.  Les 
banques  vont  être  saisies  par  le  gouvernement  soviétique 
un  beau  matin.  Je  suis  séparé  de  ma  femme  et  de  mes 
enfants  ;  nous  sommes  environnés  de  dangers  visibles  ; 
chaque  jour,  un  des  nôtres  est  arrêté  ;  j'ai  mille  soucis 
d  affaires  et  mille  préoccupations  personnelles.  Il  semble- 
rait que  je  dusse  être  tout  entier  absorbé  dans  des  pensées 
sombres  et  utilitaires.  Et  voilà  que  je  perds  plus  de  la 
moitié  de  mon  temps  à  m  occuper  d  une  jeune  fille  qui 
pourrait  être  ma  fille  et  à  chercher  à  comprendre  l'état 
de  son  cœur...  Je  perds  mon  temps  ?...  Quelle  erreur  ! 
Je  gagne  du  temps.  C'est  un  sort  providentiel  qui  a  mis 
Lydia  Serguêvna  devant  moi  à  ce  moment  terrible.  Je 
pense  à  elle,  je  vois  son  frais  visage  devant  moi,  ses  beaux 
cheveux  blonds  qui  ondulent  comme  des  vagues,  ses  yeux 
purs,  sa  bouche  enfantine...  Délicieuses  images  qui  me 
reposent,  m'entraînent  dans  un  monde  idéal  loin  des 
horreurs  présentes...  Sans  elle,  je  ne  serais  occupé  qu'à 
peser  les  conjectures  de  l'heure  politique  ;  je  m'alarmerais 
comme  mes  amis  du  club  ;  je  nourrirais  de  noires  humeurs  ; 
mes  nerfs  ne  résisteraient  pas  à  la  tension  et,  comme  les 
autres,  je  deviendrais  neurasthénique.  Lydia,  même 
absente,  me  sauve.  » 

Aussi  Savinski,  bien  loin  de  chasser  de  son  esprit  le  sou- 


134  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

venir  de  la  jeune  fille,  lui  faisait-il  une  place  toujours 
plus  grande.  C'était  un  homme  d'action  ;  mais  c'était 
aussi  un  rêveur.  Et  peut-être  est-ce  toujours  le  poète 
qui  anime  l'homme  d'action.  C'était,  du  reste,  une  des 
théories  de  Savinski,  et  il  disait  volontiers  :  «  Un  grand 
homme  d'affaires  est  toujours  un  poète.  Sans  imagination 
à  large  envergure,  vous  restez  collé  au  sol.  On  ne  s'envole 
que  sur  des  ailes.  Napoléon,  le  plus  grand  génie  pratique 
de  son  temps,  en  était  le  plus  grand  rêveur.  Et  qui  sait 
s'il  ne  doit  pas  sa  prodigieuse  fortune  à  ce  qu'il  y  avait 
de  chimérique  en  lui  ?  Aujourd'hui  même,  ne  voyons- 
nous  pas  le  parti  des  chimères  l'emporter  ?  Pour  un 
Séméonof,  qui  n'a  que  l'esprit  politique,  il  y  a  cent  songe- 
creux  qui  vivent  d'éblouissantes  visions  dans  les  nuées.  » 
Revenant  à  Lydia,  il  se  demandait  sans  cesse  si  elle  avait 
aimé  son  cousin.  Il  ne  le  croyait  pas.  Mais  alors,  pourquoi 
cette  longue  retraite  ?  Il  y  avait  quelque  chose  d'obscur 
dans  cette  tragique  histoire.  Le  temps,  sans  doute,  le 
lui  éclercirait.  Mais  il  lui  tardait  de  revoir  sa  petite  amie 
et  de  tâcher  de  lire  au  fond  de  ses  yeux  le  secret  que 
le  prince  son  père  y  avait  entrevu  sans  pouvoir  le  deviner. 


Il  passa  un  jour  de  fin  novembre  chez  Nathalie  Choupof- 
Karamine.  Le  désordre  s'était  soudainement  développé 
dans  la  ville  et,  au  sentiment  de  sécurité  extérieure  que 
l'on  avait  eu  au  début  du  règne  des  bolcheviques,  avait 
succédé  la  panique.  Un  arrêté  du  commandant  militaire 
de  la  ville  enjoignait  aux  habitants  de  fermer  les  portes 


RÉCLUSION  135 

principales  des  maisons  dès  six  heures  du  soir.  A  la  porte 
cochère,  dont  le  portillon  seul  restait  ouvert,  les  locataires 
et  les  portiers  devaient  monter  la  garde  à  deux  jusqu'au 
matin.  Un  gong,  placé  dans  la  cour,  avertissait  les  habitants 
en  cas  de  danger.  La  consigne  était  de  descendre  armé 
pour  repousser  l'agresseur.  Ainsi,  chaque  maison  paisible 
de  Pétrograd  était  transformée,  la  nuit  venue,  en  un  château 
fort  prêt  à  subir  un  assaut.  La  publication  de  cet  édit 
répandit  la  terreur,  car  elle  prouvait  que  les  bolcheviques 
se  sentaient  incapables  d'assurer  l'ordre  public  et  qu'une 
fois  le  soleil  caché,  la  ville  appartenait  aux  soldats  en 
maraude,  aux  redoutables  marins  de  Cronstadt  et  aux 
bandits  sans  uniforme.  Et,  en  effet,  les  agressions  noc- 
turnes se  multipliaient.  Les  gens  audacieux  ou  insou- 
ciants qui  se  risquaient  hors  de  chez  eux  après  le  dîner 
entendaient  des  coups  de  fusil,  éloignés  ou  voisins,  qui 
éclataient  dans  le  silence.  Ou  bien  c'étaient  les  cris  affreux 
d'un  passant  attaqué.  On  s'attendait  au  coin  des  grandes 
places  désertes  pour  les  traverser  à  cinq  ou  six.  Faire 
un  long  trajet  à  pied  le  soir  dans  les  sombres  rues  de 
Pétrograd  était  fort  hasardeux. 

C'est  à  ce  moment-là  que  Savinski  sentit  l'inconvénient 
d'habiter  de  l'autre  côté  de  l'eau  et  d'avoir  à  traverser 
l'immense  pont  Troïtski  à  pied  ou  en  traîneau  pour  rega- 
gner son  logis.  Son  automobile  lui  avait  été  prise  ;  il  faisait 
faire  des  démarches  à  Smolny  pour  la  ravoir,  mais  jus- 
qu'à présent  sans  succès.  Son  appartement  de  Kamenno 
Ostrovski  Prospect  était  à  une  demi-heure  du  centre  de  la 
ville,  et  il  ne  se  résignait  pas  à  passer  chez  lui  des  soirées 
solitaires.  Aussi  se  résolut-il  à  le  quitter  et  à  prendre  un 


136  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

logement  meublé  laissé  vacant  par  le  départ  subit  d'un  ami 
qui  avait  réussi  à  fuir  à  l'étranger.  Ce  nouvel  appartement, 
plus  petit,  était  amplement  suffisant  pour  lui.  Il  était 
situé  à  deux  pas  des  Choupof-Karamine  et  des  Volynski, 
au  numéro  4  de  l'Aptiékarski  Péréoulok,  qui  relie  la  Mil- 
lionnaia  à  la  Moïka.  C'était  un  rez-de-chaussée,  assez 
élégamment  meublé,  dans  lequel  on  entrait  directement 
du  passage  qui  menait  à  la  cour.  Savinski  n'en  occupa 
que  deux  pièces  qui  donnaient  sur  le  Péréoulok  et  la 
salle  à  manger  qui  avait  vue  sur  la  grande  cour  commune 
à  la  maison  de  la  rue  et  à  un  vaste  immeuble  en  façade 
sur  le  Champ-de-Mars.  Cette  double  entrée  parut  à 
Savinski  avoir  son  utilité  dans  les  temps  troublés  où  l'on 
vivait. 

Il  annonça  à  Nathalie  Choupof-Karamine  qu'il  devenait 
son  voisin.  Elle  s'en  félicita.  On  ne  voyait  plus  que  les 
gens  qui  habitaient  à  cinq  cents  pas  de  chez  soi.  Il  fallait 
se  grouper,  former  une  petite  société  très  unie  pour  les 
jours  dangereux  que  l'on  traversait.  Peut-être  ainsi  pour- 
rait-on se  réunir  pour  passer  la  soirée  ensemble.  Rester 
isolé  paraissait  à  Nathalie  la  plus  terrible  des  calamités 
déchaînées  par  la  révolution  bolchevique. 

—  Vous  avez  raison,  répondit  Savinski,  comme  nos 
jours  en  Russie  sont  comptés,  il  s'agit  de  les  vivre  bien. 
J'ai  ouvert  un  crédit  illimité  à  mon  cuisinier.  J'ai  du 
bois  pour  me  chauffer  et  j'en  achète  encore  pour  plusieurs 
milliers  de  roubles.  Enfin,  je  vais  faire  déménager  petit 
à  petit  quelques  paniers  de  champagne  qui  me  restent, 
des  vins  du  Rhin  que  je  gardais  pour  le  mariage  de  ma 
fille  et  du  Château-Latour  comme  il  n'y  en  a  plus  à  Pétro- 


RÉCLUSION  137 

grad.  Je  donnerai  des  dîners  à  six  heures  du  soir  et  vous 
n'aurez  qu'un  bond  à  faire  pour  rentrer  chez  vous. 
Au  besoin,  nous  soudoierons  quelques  soldats  du  Préo- 
brajenski  pour  nous  garder.  Car  vous  savez,  ajouta-t-il, 
à  moitié  sérieusement  et  avec  un  air  mystérieux,  le  Préo- 
brajenski  qui  est  là,  à  deux  pas  de  vous  dans  la  rue,  est 
l'espoir  de  la  contre -révolution.  Ces  gaillards  ont  refusé 
de  prendre  part  au  coup  d'Etat  du  7  novembre.  Ils  em- 
pêchent Smolny  de  dormir.  Ils  restent  chez  eux  dignement 
et  regardent  avec  mépris  leurs  voisins  les  soldats  du 
régiment  Paul  qui,  eux,  sont  les  suppôts  des  bolcheviques... 
Heureusement  pour  moi,  le  nombre  des  Pavlovtzi  diminue 
chaque  jour.  Il  n'y  a  déjà  plus  personne  dans  la  petite 
caserne  de  la  place  des  Écuries.  J'en  vois  chaque  jour 
qui  filent  pour  la  gare,  plies  sous  le  poids  des  objets  qui 
gonflent  leur  sac.  Ils  ont  de  l'argent,  car  souvent  ils 
frètent  un  izvostchik.  Pour  peu  que  cela  continue,  il  n'en 
restera  plus.  Bon  débarras  ! 

Une  longue  conversation  s'engagea  sur  la  situation. 
Nathalie  était  optimiste.  Les  bolcheviques  s'useraient 
vite.  Ils  étaient  trop  faibles  pour  appliquer  leur  pro- 
gramme. Les  ambassades  avec  lesquelles  elle  restait  en 
contact  étroit  étaient  pleines  de  confiance.  En  fait,  il  n'y 
avait  pas  de  terreur,  et  seuls  quelques  douzaines  d  anciens 
hauts  fonctionnaires  tenaient  compagnie  dans  leur  prison 
aux  ministres  cadets  du  gouvernement  provisoire.  On 
pouvait  donc  s'arranger  pour  vivre  les  quelques  semaines 
du  règne  de  Lénine  et  de  Trotski.  Du  reste,  les  Allemands 
ne  laisseraient  pas  les  bolcheviques  se  fortifier  au  pouvoir. 
Dans  l'état  de  déliquescence  où  étaient  tombés  et  l'armée 


138  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

et  le  gouvernement,  ils  arriveraient  à  Pétrograd  et  à 
Moscou  sans  tirer  un  coup  de  feu.  En  attendant,  jouant 
sur  les  deux  tableaux,  elle  avait  offert  l'hospitalité  à  un 
attaché  libre  à  l'ambassade  anglaise,  lord  Douglas,  dont 
la  présence  dans  leur  appartement  était  une  garantie 
contre  les  perquisitions  nocturnes  et  les  vexations  diurnes 
des  tyrans  maximalistes. 

Savinski  retint  un  sourire.  Lord  Douglas  était  un  jeune 
homme  d'une  extrême  et  classique  beauté  qui  avait  eu 
un  succès  prodigieux  à  Pétrograd  depuis  un  an  qu'il  y 
était  arrivé  et  qui  passait  pour  être  l'amant  de  la  séduisante 
Nathalie.  «  Voilà  un  coup  de  partie  heureusement  joué, 
pensa-t-il.  Si  celle-là  ne  se  tire  pas  toujours  d'affaire...  » 

Il  avait  plus  d'une  raison  de  penser  ainsi,  car  il  avait 
appris  de  source  sûre  que  Nathalie  Choupof-Karamine 
avait  repris  contact  avec  Séméonof.  Elle  le  voyait  secrè- 
tement, Séméonof  ne  jugeant  pas  politique  de  se  montrer 
dans  le  salon  Choupof.  Que  tramait-elle  avec  l'ancien 
officier  de  la  Garde  qui  était  maintenant  attaché  à  Trotski 
lui-même  aux  Affaires  étrangères  ?  Le  fait  est  qu'Ivan 
Choupof-Karamine,  pourtant  si  compromis  par  sa  colla- 
boration avec  Protopopof ,  ne  manifestait  aucune  inquiétude 
et  se  montrait  même  d'humeur  fort  joyeuse. 

Comme  Savinski  prenait  congé  de  la  maîtresse  de  la 
maison,  elle  l'invita  à  dîner  pour  le  surlendemain. 

—  J'aurai  quelques  personnes  le  soir,  dit-elle,  de  pro- 
ches voisins.  Ma  petite  amie  Lydia  m'a  promis  de  venir. 
L'avez-vous  revue  ?  C'est  sa  première  sortie  depuis  la 
mort  de  son  cousin. 

Au   jour   fixé,   il   se   rendit   chez   Nathalie   Choupof- 


RÉCLUSION  139 

Karamine  avec  un  plaisir  qu'il  n  avait  jamais  éprouvé 
à  l'idée  de  dîner  dans  cette  maison.  Le  repas  était  à  sept 
heures,  de  façon  à  permettre  aux  invités  de  rentrer  tôt 
chez  eux.  Il  y  avait  une  douzaine  de  personnes,  toutes, 
du  reste,  habitant  le  voisinage  immédiat.  Lydia  était  là 
lorsqu'il  arriva.  Il  la  regarda  avec  anxiété  et  fut  surpris 
de  la  trouver  gaie,  éclatante  de  beauté  et  de  jeunesse. 
Il  crut  voir  dans  ses  yeux  le  reflet  des  jours  cruels  qu'elle 
avait  vécu  ;  leur  azur  lui  parut  plus  profond.  «  Mais 
peut-être,  se  dit-il,  est-ce  moi  qui  lui  prête  des  émotions 
qu'elle  n'a  pas  ressenties  ?  »  Elle  portait  pour  la  première 
fois  un  rang  de  perles  et  une  robe  noire  assez  largement 
décolletée.  Elle  était  assise  dans  le  cercle  et  il  ne  put  causer 
seul  avec  elle.  A  table,  elle  se  trouva  à  côté  de  l'admirable 
lord  Douglas,  qui  avait  la  droite  de  la  maîtresse  de  la 
maison,  tandis  que  lui,  Savinski,  était  à  gauche  de  Nathalie. 
Il  remarqua  que  lord  Douglas  prêtait  beaucoup  plus 
d'attention  à  sa  jeune  voisine  qu'à  Mme  Choupof-Kara- 
mine.  Lydia  acceptait  avec  plaisir  les  compliments  de 
l'Antinous  britannique.  Après  le  dîner,  Ivan  Choupof 
rejoignit  les  deux  jeunes  gens.  Vers  les  dix  heures  seule- 
ment, alors  qu'on  se  retirait,  Lydia  quitta  brusquement 
ses  interlocuteurs  et  vint  à  Savinski. 

—  Etes-vous  très  occupé  ces  jours-ci,  Nicolas  Vladimi- 
rovitch  ?  demanda -t-elle.  Vous  ne  savez  pas  combien 
j'ai  envie  de  vous  voir. 

Nicolas  la  regarda  avec  un  demi-sourire.  Il  hésita  un 
instant  avant  de  répondre,  puis  gaiement  il  dit  : 

—  Je  fais,  comme  tout  le  monde,  mille  choses  pres- 
santes et  inutiles.  Mais  je  vous  les  sacrifierais  volontiers. 


140  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Il  y  a  longtemps   que   j'ai   été  privé  de  ma  petite  amie. 

—  Peut-être  voudriez-vous  sortir  avec  moi  demain 
après-midi  ?  fit-elle.  J'ai  envie  de  marcher  un  peu.  Si 
cela  ne  vous  dérange  pas,  vous  me  prendrez  après  déjeuner 
et  je  vous  rendrai  votre  liberté  vers  quatre  heures. 

Savinski  pensa  à  l'instant  même  qu'il  avait  un  rendez- 
vous  important  avec  un  directeur  de  banque  à  deux  heures. 
C'était  un  vieux  monsieur  fort  ennuyeux  et  disert.  En 
un  clin  d'oeil,  il  renonça  à  cet  entretien  et  accepta  l'offre 
de  Lydia  Serguêvna.  Elle  le  quitta  aussitôt  pour  rentrer 
chez  elle  par  la  cour  qui  était  commune  à  l'hôtel  Volynski 
et  à  la  maison  des  Choupof-Karamine.  Toujours  empressé, 
lord  Douglas  accompagna  la  jeune  fille  à  travers  la  vaste 
cour  où  quelques  dvorniks  montaient  la  garde  dans  la 
nuit  froide  de  novembre. 

Comme  Savinski  regagnait  son  logis,  distant  à -peine 
de  deux  cents  pas,  et  qu'il  entrait  dans  la  rue  déserte  et 
sombre  où  il  habitait,  un  coup  de  feu  grêle  déchira  le 
silence  de  la  nuit  ;  une  balle  siffla  dans  l'air  non  loin  de 
lui  et  alla  s'écraser  avec  un  bruit  étouffé  sur  un  mur 
distant.  Il  eut  un  sursaut.  Puis  il  haussa  les  épaules. 

«  Il  faut  s'habituer  à  cela  aussi  »,  pensa-t-il. 

Chez  lui,  il  resta  à  fumer  quelques  cigarettes  dans  son 
cabinet  de  travail  où  la  température  était  douce.  Mainte- 
nant, on  n'entendait  plus  un  bruit.  Il  semblait  qu'il  habi- 
tat, seul  vivant,  une  ville  morte.  Sur  la  table,  le  portrait 
de  sa  femme  et  de  ses  enfants  le  regardait.  Ils  étaient 
dans  la  paix  de  leur  villa  finlandaise  toute  voisine. 
«  J'irai  les  voir  la   semaine    prochaine,  pensa-t-il.  Et  il 


RÉCLUSION  141 

faudra  s'occuper  d'avoir  des  visas  pour  l'Angleterre. 
Quelle  chance  que  Sonia  ait  ce  petit  bébé  près  d'elle  ! 
Voilà  qui  l'empêche  de  s'énerver  en  pensant  à  moi.  » 
Vers  minuit,  comme  il  se  décidait  à  se  coucher,  la  sonnerie 
du  téléphone  retentit.  Il  prit  le  récepteur  et  fut  surpris 
d'entendre  une  voix  sèche  et  martelée  qui  disait  à  l'autre 
bout  du  fil  : 

«  Ici,  Séméonof,  de  l'Institut  Smolny.  C'est  vous, 
Nicolas  Vladimirovitch  ?  » 

Une  longue  conversation  s'engagea.  Séméonof  parlait 
sur  le  ton  qui  lui  était  naturel,  comme  s'il  avait  vu  son 
interlocuteur  la  veille,  comme  si  rien  n'était  survenu 
depuis  qu'ils  s'étaient  quittés.  De  politique,  pas  un  mot. 
Un  courant  d'ironie  sous-jacent  était  sensible  dans  les 
phrases  banales  qu'il  prononçait.  Il  finit  par  dire  à  Savinski 
qu'il  avait  à  causer  avec  lui,  qu'une  entrevue  leur  serait 
utile  à  tous  deux  et  que  peut-être  Savinski  voudrait  bien 
lui  réserver  un  peu  de  son  temps,  vers  sept  heures,  le 
lendemain.  Il  lui  ferait  porter  un  billet  dans  la  journée, 
fixant  l'endroit  du  rendez-vous.  Malgré  l'air  détaché  avec 
lequel  cette  invitation  était  faite,  elle  avait  quelque  chose 
d'assez  pressant.  Savinski,  qui  avait  eu  le  temps  de  réflé- 
chir pendant  que  la  conversation  se  déroulait,  l'accepta 
comme  la  chose  la  plus  naturelle  du  monde. 

«  Que  peut-il  avoir  à  me  proposer  ?  se  dit-il.  Me  voilà 
en  coquetterie  avec  le  gouvernement  bolchevique  comme 
un  vulgaire  Choupof.  Mais,  au  fond,  qu'est-ce  que  je 
risque  ?  Je  prends  une  contre-assurance,  et  voilà  tout.  » 

Et  il  pensa  que  Sonia  serait  enchantée  de  savoir  que, 
pendant  les  jours  qu'il  lui  restait  à  vivre  à  Pétrograd, 


142 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


il  était  couvert  par  la  protection  occulte  des  Soviets.  Et, 
derrière  cette  pensée,  il  y  avait  aussi  l'idée  qu'il  pourrait 
prolonger  un  peu,  sans  trop  de  danger,  son  séjour  dans 
cette  ville  fantastique.  Cela,  il  ne  savait  exactement  pour 
quelle  raison,  lui  souriait. 


IV 

PROMENADE 


Ils  remontaient  tous  deux  les  quais  de  la  Neva.  Devant 
le  Jardin  d'Eté,  un  cheval  mort  était  étendu  sur  la  neige, 
les  jambes  raidies  par  le  gel.  Il  y  avait  plusieurs  jours 
qu'il  était  là,  sans  que  personne  s'occupât  de  l'enlever. 
Savinski  remarqua  que  la  partie  supérieure  de  la  croupe 
manquait.  Sans  doute  des  gens  mourant  de  faim  avaient 
découpé  dans  ce  cadavre  un  peu  de  viande  pour  en  faire 
un  médiocre  pot-au-feu.  Ils  traversèrent  le  beau  jardin, 
dont  les  allées  droites  entre  les  arbres  aux  branches 
noires  étaient  désertes.  La  neige  gelée  crissait  sous  leurs 
pas.  Puis  ils  descendirent  la  rive  gauche  de  la  Fontanka 
sur  laquelle  brillait  un  pâle  soleil  de  décembre.  Malgré 
l'hiver,  il  faisait  doux  ici  et  ils  marchaient  avec  lenteur 
le  long  du  canal  où  de  grandes  barges  chargées  de  bois, 
étaient  emprisonnées  jusqu'au  printemps  par  les  glaces.  Ils 
causaient  peu.  Mais  aux  rares  paroles  qu'ils  avaient  échan- 
gées —  des  nouvelles  demandées  et  reçues  du  prince  Serge 
—  Savinski  avait  senti  qu'entre  Lydia  et  lui  l'intimité  était 
plus  grande  qu'au  jour  déjà  éloigné  où  il  l'avait  accompa- 
gnée de  la  banque  jusque  chez  elle.  La  jeune  fille  lui  par- 


144 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


lait  sur  un  ton  qui  donnait  un  prix  nouveau  aux  phrases 
banales  qu'elle  prononçait.  Sans  doute,  dans  la  longue  ré- 
clusion qui  avait  suivi  la  mort  tragique  de  son  cousin,  les 
sentiments  d'amitié  et  de  confiance  qu'elle  avait  pour  lui, 
Savinski,  s'étaient  développés  et  avaient  atteint  une  couche 
plus  profonde  de  son  être.  A  la  seule  façon  qu'elle  avait 
de  le  regarder,  Savinski  savait  qu'ils  étaient  parvenus 
tous  deux  dans  une  région  plus  pure  et  plus  haute  où 
rien  ne  subsistait  de  la  convention  des  relations  mondaines. 
Il  la  taquina  sur  les  attentions  que  lui  prodiguait  le  beau 
lord  Douglas. 

—  Il  est  charmant,  dit-elle.  Mais,  Nicolas  Vladimi- 
rovitch,  comme  je  le  sens  loin  de  nous...  Etes -vous  bien 
sûr  que  l'Angleterre  soit  partie  du  monde  que  nous 
habitons,  nous  les  Russes  ?  La  vie  est  si  simple  pour  eux, 
si  unie,  si  en  surface  !  Comme  tout  semble  réglé  là-bas  ! 
Il  y  a  des  réponses  prêtes  à  chaque  question.  On  n'est 
jamais  obligé  de  les  chercher,  de  se  creuser  pour  trouver 
une  solution.  Elle  est  là,  déjà  écrite,  dans  le  dictionnaire 
des  convenances...  Ici,  on  ne  comprend  rien  à  rien. 
Chez  eux,  on  sait  à  l'avance  tout  sur  tout...  C'est  reposant, 
mais  comme  cela  me  paraît  vide  !...  Je  pense  que  je 
mourrais  d'ennui  si  je  devais  habiter  l'Angleterre. 

—  Ne  dites  pas  cela,  interrompit  Savinski.  Qui  sait  s'il 
n'est  pas  dans  votre  destinée  et  dans  la  mienne  de  vivre 
d'ici  peu  de  mois  dans  les  brouillards  de  la  Tamise  ? 

La  jeune  fille  devint  sérieuse. 

—  Je  ne  sortirai  pas  de  Russie,  et  vous  non  plus,  dit- 
elle,  sans  regarder  son  interlocuteur  et  comme  si  elle  se 
parlait  à  elle-même. 


PROMENADE  145 

—  Où  vous  serez,  je  serai,  jeta  Savinski.  Vous  com- 
prenez bien  que  quand  on  a  une  fois  la  chance  d'avoir 
une  amie  comme  vous,  on  ne  la  quitte  pas.  Alors,  vous  ne 
voulez  pas  vous  en  aller  ? 

Lydia  hocha  la  tête. 

—  Je  ne  sais  comment  vous  expliquer  ce  que  je  sens... 
Je  déteste  les  gens  affreux  qui  sont  au  pouvoir  ;  nous 
vivons  une  époque  horrible.  Et  pourtant  je  veux  rester 
ici...  La  Russie  souffre  mille  morts.  Est-ce  le  temps  de 
la  laisser  ?  Il  me  semble  que  je  l'aime  davantage  chaque 
jour.  L'idée  de  vivre  sans  souci  à  l'étranger  m'est  odieuse. 
Je  ne  me  savais  pas  si  Russe  que  cela.  Je  viens  de  l'ap- 
prendre. C'est  un  sentiment  très  fort,  qui  fait  mal,  mais 
dont  on  ne  voudrait  pas  se  débarrasser. 

—  Je  l'ai  senti  comme  vous,  Lydia  Serguêvna,  dit 
Savinski,  d'une  voix  grave,  mais  je  ne  l'avais  pas  compris 
aussi  bien  avant  que  vous  ayez  parlé.  Il  faut  que  ce  soit 
vous  qui  me  l'appreniez. 

Ils  se  turent,  plongés  chacun  dans  leurs  pensées.  Ils 
avaient  atteint  la  Perspective  NeVski  qu'ils  traversèrent 
et  continuaient  à  descendre  la  Fontanka.  Ils  causaient  de 
choses  indifférentes  ou  gardaient  le  silence.  Par  moment, 
quand  la  neige  mal  balayée  sur  les  trottoirs  était  glissante, 
Lydia  s'appuyait  sur  le  bras  de  Savinski.  Il  y  avait  dans 
l'atmosphère  de  ce  clair  jour  d'hiver  une  grande  paix 
qui  descendait  en  eux.  Mais,  comme  ils  arrivaient  au  pont 
de  fer,  ils  entendirent  soudain  des  cris  qui  montaient  d'une 
foule  amassée  sur  l'autre  rive  du  canal,  un  peu  plus  loin, 
devant  les  bureaux  du  ministère  de  l'Intérieur.  Ils  virent 
des  gens  qui  couraient  sur  le  quai  et  une  douzaine  d'hom- 

10 


146 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


mes  descendus  sur  la  glace  qui  formaient  un  groupe  et 
s'agitaient  avec  des  gestes  violents. 

Le  premier  mouvement  de  Savinski  fut  de  s'arrêter.  A 
ce  moment-là  de  la  vie  de  Pétrograd,  toutes  les  fois  qu'il  y 
avait  du  désordre,  on  pouvait  être  assuré  que  l'affaire  fini- 
rait mal  et  que  la  foule  laissée  à  ses  instincts  irait  au  pire. 

—  Retournons  sur  nos  pas,  dit-il  à  Lydia  Serguêvna. 

—  Non,  non,  fit-elle,  à  quoi  bon  ? 

Elle  hâta  le  pas  pour  se  rapprocher  de  la  scène.  Des 
cris  partaient  de  la  foule  sur  le  quai.  On  entendait,  par- 
fois, dans  un  silence,  quelques  mots  :  «  Tue-le  !  »,  «  Fais- 
lui  boire  un  coup  !  » 

Le  groupe  d'hommes  sur  la  glace  oscillait  de  droite, 
de  gauche  et  Lydia  et  Savinski  ne  pouvaient  voir  distinc- 
tement ce  qui  se  passait.  Il  se  dirigeait  lentement  vers 
un  trou  qui  avait  été  creusé  dans  la  glace  le  long  d'un 
bateau.  Ils  aperçurent  un  instant,  au  centre  du  groupe, 
un  homme  qui  se  débattait  de  toutes  ses  forces,  donnait 
des  coups  de  pieds  et  de  poings  au  hasard.  Mais  de 
solides  gaillards  qui  le  tenaient  au  collet  et  à  la  taille 
l'entraînaient  vers  le  trou  noir  dans  la  glace  blanche... 
Saisis  d'horreur,  Lydia  et  Savinski  restaient  cloués  sur 
place.  Des  cris  aigus,  désespérés,  montaient  dans  l'air 
glacé  et  dominaient  le  tumulte...  C'était  un  appel  qui 
n'avait  plus  rien  d'humain,  quelque  chose  qui  déchirait 
l'âme.  Et,  soudain,  le  groupe  sombre  fut  le  long  du 
bateau...  En  un  clin  d'œil,  on  vit  une  forme  gesticulante 
s'effondrer  ;  à  grands  coups  de  bottes  dans  les  reins  et 
sur  la  tête,  des  hommes  la  poussaient  vers  le  trou.  Elle 
disparut  et  fut  entraînée  sous  la  glace. 


PROMENADE  147 

Savinski  se  tourna  alors  vers  la  jeune  fille.  Il  la  vit  si 
pâle  qu'il  eut  peur  qu'elle  s'évanouît.  Elle  fit  un  pas  et 
chancela.  Il  passa  un  bras  autour  de  la  taille  de  Lydia 
et  la  pressa  contre  lui.  Il  sentit  le  poids  de  son  corps  contre 
le  sien.  Elle  avait  presque  perdu  connaissance. 

—  Lydia  Serguêvna,  dit-il,  revenez  à  vous  !...  Je  vous 
en  prie...  Faites  un  effort  !...  Pauvre  enfant,  comme  je 
vous   plains  !  Que  je  suis  désolé,   Lydia  Serguêvna  !... 
Je  vous  le  disais  bien,  nous  ne  pouvons  rester  ici- 
Déjà  la  jeune  fille  se  redressait. 

—  Je  vous  demande  pardon,  dit-elle.  Quelle  fai- 
blesse !...  Allons  !  Mais  donnez-moi  votre  bras. 

Ils  rebroussèrent  chemin.  Un  izvostchik  était  là. 
Savinski  fit  asseoir  Lydia  et  garda  un  bras  autour 
d'elle. 

Lydia  interrogea  le  vieux  cocher. 

—  Que  s'est-il  passé  ?  demanda-t-elle. 

Le  vieux  haussa  les  épaules  et  cligna  des  yeux. 

—  C'est  un  voleur  qu'on  a  pris.  Il  volait  de  la  farine 
dans  un  magasin...  Alors  le  peuple  l'a  noyé... 

Il  se  tut  un  instant  et  ajouta  : 

—  Les  gens  sont  comme  ça,  maintenant. 
Et  il  fouetta  son  cheval  qui  partit  au  petit  trot. 

—  Les  gens  sont  comme  ça,  répéta  Lydia.  Qu'est-ce 
que  la  vie  d'un  homme  aujourd'hui,  Nicolas  Vladimi- 
rovitch  ?...  J'y  ai  beaucoup  réfléchi  et  je  croyais  l'avoir 
bien  compris...  Oui,  je  pensais  que  rien  maintenant  ne 
pouvait  m'émouvoir,  je  pensais  être  prête  à  tout...  Et 
voilà  que  cette  scène  banale  m'a  bouleversée...  C'était 
horrible  I... 


148  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Puis,  après  un  instant,  elle  reprit  d'une  voix  très  douce 
et  se  tournant  vers  son  compagnon  : 

—  Vous  ne  voudrez  plus  sortir  avec  moi,  Nicolas 
Vladimirovitch,  avec  une  fille  qui  manque  de  s'évanouir 
dans  la  rue...  Et,  pourtant,  si  vous  saviez  comme  j'ai 
besoin  de  vous  I  II  me  semble  que  vous  êtes  le  seul  homme 
vraiment  vivant  et  noble  à  Pétrograd.  Ne  m'abandonnez 
pas... 

Savinski,  bouleversé  jusqu'au  fond  de  l'âme,  resserra 
son  étreinte. 

—  Je  vous  l'ai  dit  déjà,  petite  fille,  je  ne  vous  aban- 
donnerai jamais.  Vous  pouvez  compter  sur  moi... 

Puis,  changeant  de  ton,  il  ajouta  : 

—  Mais  ne  croyez  pas  que  je  sois  fort.  Je  ne  suis 
qu'un  homme  comme  les  autres,  traversé  par  toutes 
les  émotions,  un  jour  bon,  le  lendemain  mauvais.  C'est 
moi  qui  aurai  besoin  de  vous,  chère  petite  fille...  C'est 
vous  qui  me  donnerez  des  forces...  En  attendant,  ayons 
au  moins  les  bénéfices  de  la  révolution,  voyons-nous 
chaque  jour. 

Le  crépuscule  était  déjà  sur  eux,  le  crépuscule  hâtif 
des  jours  de  décembre  qui,  dès  avant  quatre  heures, 
étend  l'obscurité  sur  la  ville.  Le  traîneau  plongeait  dans 
les  trous,  remontait  sur  les  dos  d'âne  de  la  neige  inégale- 
ment tassée  qu'aucun  service  public  n'enlevait  plus.  Les 
cahots  de  l'attelage  faisaient  vaciller  le  couple  et,  par  mo- 
ments, lorsque  Lydia  était  re jetée  sur  Savinski,  il  croyait 
sentir  battre  près  de  son  vieux  cœur  d'homme  désabusé  le 
cœur  vierge  et  fort  de  la  jeune  fille. 


V 
UN  SOUPER 


Lorsqu'il  rentra  chez  lui,  Savinski  avait  oublié  tout 
ce  qui  n'était  pas  Lydia.  Ni  la  révolution,  ni  ses  affaires, 
ni  sa  famille  n'existaient  à  ce  moment  pour  lui.  Elles 
avaient  disparu  comme  un  brouillard  du  matin  que  le 
vent  frais  dissipe.  Il  vivait  sous  un  ciel  d'un  bleu  profond 
comme  les  yeux  de  la  jeune  fille  ;  une  lumière  fraîche 
qui  semblait  être  pour  la  première  fois  au  monde  enve- 
loppait toutes  choses  et  leur  donnait  un  charme  nouveau. 
C'était  l'aube  éclatante  qui  serait  suivie  d'un  jour  plus 
beau  qu'ils  passeraient  ensemble.  Il  cherchait  à  se  rappeler 
les  moindres  paroles  qu'il  avait  entendues  au  cours  de 
leur  lente  promenade.  Il  avait  fallu  qu'elle  fût  bouleversée 
par  l'émotion  de  la  scène  tragique  dont  ils  avaient  été 
les  témoins  pour  qu'elle  lui  dît  d'une  voix  dont  il  sentait 
encore  vibrer  en  lui  l'accent  pathétique  :  «  Ne  m'aban- 
donnez pas  !  »  Certes  non,  il  ne  la  quitterait  pas.  Il 
serait  son  ami  de  chaque  jour,  celui  sur  lequel  on  peut 
s  appuyer.  Un  homme  de  cœur  pourrait-il  laisser  seul 
dans  la  tempête  un  être  aussi  charmant  et  aussi  vulné- 
rable ?  Qui  avait-elle  près  d'elle  ?  Un  père  infirme  qui 


150  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

ne  quitterait  plus  son  fauteuil  de  malade  ;  une  mère  qui 
vivait  dans  un  cercle  étroit  de  pensées  futiles  et  de  projets 
sans  cesse  changeants,  incapable,  du  reste,  comme  son 
éternel  ami  le  général  Vassilief,  de  comprendre  quoi  que 
ce  fût  à  la  situation  bouleversée  dans  laquelle  elle  se  trou- 
vait et  qui,  faute  de  pouvoir  agir,  entraînerait  les  siens 
d'un  cœur  léger  aux  pires  catastrophes.  «  Grâce  à  moi, 
se  dit-il,  Lydia  passera  sans  danger  les  quelques  mois  de 
la  folie  bolchevique.  Il  ne  s'agit  que  de  gagner  du  temps. 
Du  reste,  à  la  première  menace  sérieuse,  nous  franchirons 
la  frontière...  » 

Il  en  était  là  de  ses  réflexions  lorsqu'il  arriva  chez  lui. 
Tout  de  suite,  il  reprit  contact  avec  la  réalité.  Son  valet 
de  chambre,  Vania,  qui  était  depuis  dix  ans  à  son  service, 
vint  à  lui  une  lettre  à  la  main.  Mais,  avant  de  la  lui 
remettre,  il  lui  dit  avec  embarras  qu'il  avait  reçu  de 
mauvaises  nouvelles  des  siens  dans  le  gouvernement  de 
Nijni  Novgorod  et  qu'il  était  obligé  d'aller  auprès  d'eux. 
Il  avait,  du  reste,  trouvé  pour  le  remplacer  auprès  de 
monsieur,  qui,  sans  doute,  ne  serait  plus  longtemps  à 
Pétrograd,  une  femme  de  chambre  très  sûre  dont  les 
maîtres  avaient  quitté  la  Russie. 

—  Et  quand  pars-tu  ?  dit  Savinski,  qui  avait  com- 
pris tout  de  suite  que  rien  ne  retiendrait  Vania  à  la 
ville. 

—  Demain  matin,  barine,  murmura  le  domestique. 

—  C'est  bien,  fit  Savinski,  tu  as  raison  de  quitter 
Pétrograd...  Et  le  cuisinier,  me  reste-t-il  ? 

—  Il  reste,  dit  Vania,  il  n'a  où  aller,  celui-là.  Il  est 
d'ici. 


UN  SOUPER  151 

Savinski  prit  la  lettre.  «  Il  a  peur,  se  dit-il,  il  a  peur 
comme  tout  le  monde,  comme  moi,  du  reste.  Et  il  se 
sauve...  Mais  moi,  je  ne  partirai  pas  encore.  » 

Et  la  Fontanka  ensoleillée,  ses  vieilles  maisons  peintes, 
les  barges  sur  le  canal  glacé,  les  arbres  morts  du  Jardin 
d'Eté  passèrent  sous  ses  yeux. 

La  lettre  ne  contenait  qu'une  ligne  : 

«  A  sept  heures,  au  restaurant  Donon,  demander  le 
cabinet  retenu  par  Rodionof.  » 

Elle  était  signée  :  «  S.  » 

Savinski  trouva  Séméonof  très  brillant.  Le  sous-com- 
missaire aux  Affaires  étrangères  avait  commandé  un  repas 
digne  des  anciens  jours  de  Pétersbourg  par  son  élégance 
et  par  le  choix  des  mets.  En  l'honneur  de  son  hôte,  et 
malgré  l'interdiction  formelle  de  boire  de  l'alcool,  de  la 
vodka  fut  servie  et  une  bouteille  de  bordeaux.  Savinski 
pensa  à  part  lui  que  la  possession  du  pouvoir  agissait 
sur  les  bolcheviques  comme  sur  les  gens  du  régime  dis- 
paru ;  cette  première  impression  le  mit  de  bonne  humeur 
et  lui  donna  le  sentiment  qu'il  y  avait  au  moins  un  côté 
par  où  on  pouvait  avoir  prise  sur  l'adamantin  Séméonof. 
Mais,  au  cours  du  repas,  il  remarqua  que  Séméonof 
n'avait  pas  touché  à  la  vodka  et  qu'il  se  bornait  à  tremper 
ses  lèvres  dans  un  verre  d'eau  à  peine  rougie.  C'était 
pour  lui,  Savinski,  qu'alcool  et  vin  avaient  été  com- 
mandés. Il  y  vit  un  calcul  de  Séméonof  et  se  tint  sur  ses 
gardes.  La  conversation  débuta  par  des  questions  per- 
sonnelles. L'officier  s'informa  de  la  santé  de  leurs  amis 
communs.  Savinski,  dont  l'attention  était  tendue,  nota 


152  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

qu'il  ne  demandait  pas  des  nouvelles  des  Choupof-Kara- 
mine  et  ce  fait  confirma  l'exactitude  des  renseignements 
qu'on  lui  avait  fournis  sur  les  rapports  secrets  qui  s'étaient 
établis  entre  le  militant  bolchevique  et  la  belle  Nathalie. 
Il  fut  surpris,  par  contre,  de  voir  Séméonof  s'intéresser 
à  Lydia  Serguêvna. 

Il  lui  dit  qu'elle  avait  été  souffrante  à  la  suite  de  la  mort 
de  son  cousin,  «  tué  dans  des  circonstances  tragiques  », 
ajouta-t-il  textuellement,  tout  en  dévisageant  son  inter- 
locuteur. Celui-ci  eut  un  geste  de  la  main,  comme  pour 
écarter  une  chose  fâcheuse,  mais  insignifiante,  et  dit  de 
sa  voix  martelée  qui  portait  sur  les  nerfs  de  Savinski  : 

—  Faites-lui  savoir  que,  le  jour  où  elle  voudra  servir 
l'Etat,  je  lui  trouverai  un  emploi  digne  d'elle  et  de  ses 
rares  facultés  auprès  de  moi  aux  Affaires  étrangères. 
Nous  sommes  accablés  de  travail.  Du  reste,  dans  la 
Russie  nouvelle,  personne  ne  pourra  vivre  dans  l'oisi- 
veté. 

Il  s'interrompit  un  instant  et  reprit  : 

—  Et  vous  aussi,  mon  cher  Nicolas  Vladimirovitch, 
et  c'est  à  ce  sujet  que  je  vous  ai  demandé  de  venir  ici. 

Il  se  renversa  sur  le  divan  où  il  était  assis,  croisa  ses 
bras  sur  sa  poitrine  d'un  geste  qui  lui  était  familier  et, 
regardant  Savinski  bien  en  face,  il  lui  exposa  la  situation 
telle  qu'elle  se  dessinait  devant  lui. 

Savinski  remarqua  avec  plaisir  que  Séméonof  évitait 
toute  déclamation  démagogique  et  lui  parlait  comme  a 
un  homme  intelligent  et  non  comme  à  un  auditoire  popu- 
laire. Il  ne  fut  pas  question  de  «  l'abjecte  tyrannie  du 
tsar  »,  ni  de  «  l'autocratie  corrompue  »,  ni  des  «  longues 


UN  SOUPER  153 

souffrances  du  peuple  »,  ni  de  la  «  guerre  abominable  », 
ni  inversement  du  triomphe  du  prolétariat,  dont  Séméonof 
semblait  se  soucier  fort  peu  en  tant  que  prolétariat.  Il 
était  évident  que  celui-ci  ne  l'intéressait  que  parce  qu'il 
y  trouvait  un  point  d'appui,  le  levier  nécessaire  pour 
gouverner  la  Russie,  mais  que  la  possession  du  pouvoir 
était,  pour  Lénine  et  Trotski,  comme  pour  lui,  la  chose 
essentielle.  Il  parut  à  Savinski,  dans  ce  premier  entretien, 
que  c'était  une  autocratie  nouvelle  qui  montait  sur  le 
trône  ancien  des  tsars  et  il  en  eut  un  sentiment  agréable, 
car  s'il  est  impossible  de  discuter  avec  une  foule  grossière, 
enflammée  et  envieuse,  il  reste  qu'on  peut  causer  avec 
quelques  hommes  intelligents  et  tout-puissants,  si  éloi- 
gnés soient-ils  de  vos  idées.  Pour  Séméonof,  il  était  évident 
que  les  bolcheviques  garderaient  le  pouvoir.  Ils  allaient 
faire  la  paix  avec  l'Allemagne. 

—  Ne  vous  y  trompez  pas,  dit-il,  la  paix  sera  conclue  ; 
elle  sera  mauvaise,  c'est  entendu...  Mais  une  mauvaise 
paix  vaut  mieux  que  la  meilleure  des  guerres.  Et,  dans 
la  paix,  nous  prendrons  notre  revanche...  Mais,  Nicolas 
Vladimirovitch,  nous  sommes  jeunes  et  inexpérimentés 
dans  les  affaires.  Sur  les  questions  de  principes,  il  n'y  a 
pas  d'hésitation  dans  le  gouvernement.  Le  système  est 
fait  et  parfait., Mais  dans  la  mécanique  des  affaires,  nous 
manquons  de  spécialistes...  Nous  allons  avoir  à  discuter 
avec  les  experts  allemands  des  questions  économiques  et 
financières,  le  gouvernement  compte  que  vous  accepterez 
la  charge  de  conseiller  technique  à  Brest-Litovsk,  ce  qui 
n'implique  nullement,  du  reste,  que  vous  partagiez  nos 
idées  politiques  et  sociales. 


154  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Si  résolu  que  fût  Savinski  à  ne  s'étonner  de  rîen,  il  ne 
put  s'empêcher  de  sursauter.  La  poignée  d'hommes  qui 
s'était  emparée  du  pouvoir  par  la  force,  cette  petite  bande 
d'exilés  et  de  Juifs,  lui  semblait  avoir  perdu  dans  son 
long  séjour  à  l'étranger  au  moins  le  sentiment  des  nuances. 
Quoi  !  ils  avaient  la  prétention  de  détruire  de  fond  en 
comble  la  société  ancienne,  d'en  ruiner  les  principes 
mêmes,  et  voilà  qu'à  la  première  difficulté  ils  venaient 
s'adresser  à  lui,  qui  était  précisément  un  des  soutiens 
essentiels  de  l'ordre  contre  lequel  ils  s'acharnaient...  Mais 
il  fallait  garder  le  contact  avec  Séméonof  et  le  gouverne- 
ment de  Smolny,  et  Savinski  s'amusa  à  faire  à  cette  pro- 
position si  nette  la  plus  longue,  la  plus  enveloppée,  la 
plus  ambiguë  des  réponses.  Il  en  ressortait  avec  mille 
réserves  que  si  Savinski  ne  se  croyait  pas  qualifié  pour 
parler  au  nom  du  gouvernement  du  peuple  et  de  la  dic- 
tature du  prolétariat  aux  réunions  de  Brest-Litovsk,  il 
ne  pensait  pas,  en  tant  que  citoyen  russe,  avoir  le  droit 
de  refuser  un  conseil  technique  aux  hommes  qui  seraient 
chargés  de  mener  les  difficiles  négociations  économiques 
avec  les  Allemands.  Il  était  donc  à  leur  disposition  s'ils 
le  voulaient  venir  voir.  Il  serait  préférable  que  cela  se 
passât  à  la  Banque  du  Nord.  Des  visites  de  Savinski  à 
Smolny  ne  manqueraient  pas  d'éveiller  la  curiosité,  de 
provoquer  des  commentaires  qui  ne  seraient  agréables,  ni 
aux  chefs  du  gouvernement,  ni  à  lui-même,  et  Séméonof 
l'avait  compris  puisqu'il  lui  avait  donné  un  rendez-vous 
clandestin  entre  les  quatre  murs  sans  oreilles  d'un  cabinet 
particulier. 

Séméonof  parut  ne  pas  se  satisfaire  de  cette  réponse, 


UN  SOUPER  155 

mais,  (levant  la  fermeté  de  Savinski,  il  n'insista  plus  et 
la  conversation  prit  un  tour  plus  technique. 

Mais,  au  moment  de  se  quitter,  Savinski  ne  put  s  em- 
pêcher de  lui  dire  à  brûle -pourpoint  : 

—  Quelles  sont  vos  chances  de  durée,  Léon  Borisso- 
vitch  ? 

Séméonof  répondit  : 

—  Dans  ce  calcul  des  probabilités,  soyez  sûr,  Nicolas 
Vladimirovitch,  que  nous  mettrons  toutes  les  chances 
pour  nous.  Vous  avez  entendu  ce  qu  a  dit  Lénine  dans 
un  de  ses  derniers  discours  :  «  Camarades,  travaillons 
pour  les  principes,  mais  n'oublions  pas  les  baïonnettes.  » 
Souvenez-vous,  dit-il  d'une  voix  où  il  y  avait  une  menace, 
que  la  terreur  est  sur  notre  programme.  Nous  ne  l'avons 
pas  encore  appliquée.  Mais  donnez-nous  du  temps  et 
chacun  comprendra  bientôt  en  Russie  qu'il  n'a  pas  le  choix 
et  qu'il  faut  se  soumettre... 

tes  yeux  d'acier  de  Séméonof  brillèrent  plus  vivement. 
Savinski  eut  la  sensation  nette  que  si  l'ancien  officier 
était  chargé  des  fonctions  de  commissaire  à  la  contre - 
révolution,  personne  ne  trouverait  le  chemin  de  son  cœur 
et  qu'un  appel  à  la  pitié  le  laisserait  insensible.  Une  volonté 
sereine  et  implacable  serait  au  service  de  l'intelligence 
la  plus  froide,  la  plus  claire,  la  plus  bornée  d'œillères  qui 
fût  au  monde. 

—  Et  vous  serez  Robespierre  l'incorruptible,  répondit 
Savinski  avec  un  sourire. 

Séméonof  haussa  les  épaules. 

—  S'il  le  faut,  dit-il  froidement. 


156  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


Comme  ils  allaient  se  séparer,  Séméonof  tendit  la  main 
à  Nicolas  Vladimirovitch. 

—  Vous  allez  être  un  financier  en  disponibilité,  fit-il. 
Je  crois  que  c'est  demain  matin  que  nous  occupons  les 
banques. 

Il  s'arrêta  pour  laisser  à  son  interlocuteur  le  temps  de 
saisir  le  sens  plein  de  la  communication  qu'il  venait  de 
lui  faire  de  sa  voix  la  plus  froide.  Puis  il  ajouta,  comme 
avec  négligence  : 

—  Personnellement,  vous  n'avez  rien  à  redouter.  Nous 
avons  besoin  de  vos  talents. 

—  Eh  bien,  dit  Savinski,  qui  Jugea  toute  protestation 
inutile,  vous  seriez  sage,  Léon  Borissovitch,  de  me  garan- 
tir, en  attendant,  la  sécurité  de  mon  retour  jusqu'à  l'Aptié- 
karski  Péréoulok.  Sans  reproche,  vous  nous  laissez  dans 
la  nuit,  et  la  Moïka  est  un  coupe -gorge. 

—  J'ai  une  automobile,  répondit  Séméonof,  de  bonne 
humeur  maintenant,  je  vous  déposerai.  Je  cours  les 
mêmes  risques  que  vous  ;  mais  je  n'ai  pas  le  loisir  d'y 
penser...  Dans  les  temps  où  nous  sommes,  mon  cher,  ma 
vie  et  la  vôtre  sont  hasardées...  Qu'importe  !  En  tout 
cas,  il  n'y  aura  pour  l'instant  aucune  perquisition  chez 
vous.  Si  l'on  veut  entrer  la  nuit,  n'ouvrez  pas  et  téléphonez 
au  numéro  4-15.  On  enverra  immédiatement  une  patrouille. 

L'automobile  de  Séméonof  était  conduite  par  un  soldat 
en  uniforme.  Il  suivit  la  Millionnaia.  Arrivé  devant  la 
maison  des  Choupof-Karamine,  Savinski  vit  de  la  lumière 
et  se  fit  arrêter. 

—  Vous  présenterez  mes  hommages  respectueux  à  la 
belle  Nathalie,  dit  Séméonof  en  s'inclinant. 


: 


UN  SOUPER  157 

La  nouvelle  que  Savinski  venait  d'apprendre  ne  l'émut 
pas.  Il  était  très  exactement  renseigné  sur  ce  qui  se  passait 
à  Smolny  et,  depuis  plusieurs  jours  déjà,  avait  été  averti 
que  la  saisie  des  banques  était  imminente.  Aussi  avait-il 
pris  ses  précautions.  Lorsqu'il  avait  aperçu  de  la  lumière 
chez  les  Choupof-Karamine,  il  avait  aussitôt  pensé  que 
Lydia  était  peut-être  là,  qu'il  la  verrait  et  lui  demanderait 
de  le  conduire  à  son  père,  à  qui  il  voulait  épargner  l'émo- 
tion d'une  fâcheuse  nouvelle  le  lendemain  matin. 

Lydia  était,  en  effet,  dans  le  salon  de  Nathalie.  Elle 
se  leva  à  l'arrivée  de  Savinski  et  courut  à  lui,  disant  : 

—  Je  ne  savais  pas  avoir  le  plaisir  de  vous  voir  encore, 
mon  ami. 

—  C'est  pour  vous  seule  que  je  suis  venu  ici,  dit 
doucement  Savinski  en  gardant  sa  main  dans  les  deux 
siennes.  Vous  me  mènerez  tout  à  l'heure  à  votre  père. 
J'ai  à  lui  parler. 

Nathalie  et  lord  Douglas  les  regardaient. 

Savinski  entra  dans  le  cercle.  Les  émotions  de  la  journée, 
la  promenade  le  long  de  la  Fontanka,  l'inattendu  et  curieux 
dîner  chez  Donon,  la  partie  d'escrime  avec  Séméonof 
où,  par  moment,  il  semblait  que  l'on  tirât  avec  des  fleurets 
démouchetés,  l'accueil  enfin  que  venait  de  lui  faire  Lydia 
l'avaient  mis  dans  un  état  de  surexcitation  fort  agréable  ; 
la  vie  lui  apparaissait  comme  une  féerie  à  décors  chan- 
geants, les  uns  sombres  et  tragiques,  les  autres  présen- 
tant au  contraire  des  vues  charmantes  sur  des  campagnes 
où  les  ombres  du  soir  commençaient  à  tomber,  et  une 
flûte  invisible,  au  fond  des  vergers,  modulait  un  énervant 
appel  à  l'amour. 


158  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

—  Qu'avez-vous  ce  soir,  Nicolas  Vladimirovitch  ?  dit 
Nathalie  à  haute  voix.  Vous  semblez  rajeuni  de  dix  ans. 
Nous  apportez-vous  une  bonne  nouvelle  ? 

—  Une  grande  nouvelle,  en  tout  cas,  répondit  Savinski. 
Bonne  ?  cela  dépend  comment  vous  l'entendez.  La  nou- 
velle d  un  fait  qui  peut  hâter  la  chute  des  Soviets,  est-ce 
que  vous  l'appelez  une  bonne  nouvelle  ? 

—  Mais,  sans  doute,  dit  Nathalie,  qui  menait  le  dia- 
logue pour  le  chœur  muet  et  attentif. 

—  Eh  bien,  réjouissez-vous.  Toutes  les  banques  de 
Pétrograd  seront  demain  occupées  par  les  bolcheviques. 

—  Mais  qu'est-ce  que  cela  veut  dire  ?  fit  une  dame 
un  peu  forte.  Quel  changement  cela  apportera-t-il  dans 
les  affaires  ? 

—  Oh  !  insignifiant,  fit  Savinski,  pour  peu  qu'on  le 
regarde  du  point  de  vue  de  l'éternité,  comme  disent  les 
philosophes.  Vous  ne  pourrez  plus  tirer  d'argent  sur  vos 
comptes-courants  et  vos  coffres-forts  seront  séquestrés. 

A  ce  moment,  Choupof-Karamine  roula  sur  ses  petites 
jambes  jusqu'à  Savinski. 

—  Cessez  de  plaisanter,  très  cher,  cria-t-il  d'une  voix 
aigre.  Est-ce  que  la  nouvelle  est  exacte  ?  Mais  savez- 
vous  que  c'est  la  ruine  pour  nous  tous  ?  L'argent  de  nos 
comptes -courants  !...  C'est  un  vol  manifeste. 

—  C'est  une  mesure  politique  exactement  conforme 
aux  déclarations  du  gouvernement  soviétique,  dit  Savinski. 
Il  est  certain  que  nous  sommes  ruinés...  Mais  j'estime 
que  notre  ruine  entraînera  celle  de  l'État  et  qu'ainsi  la 
saisie  des  banques  précipitera  la  chute  des  bolcheviques. 

—  Mais  quand  ?  intervint  Nathalie,  qui  semblait  avoir 


UN  SOUPER  159 

perdu  tout  son  sang-froid,  quand  ?...  Les  coffres-forts 
aussi  !  Ne  nous  torturez  pas  !  Pensez-y...  Vous  êtes  odieux 
avec  votre  ironie. 

Elle  n'ajouta  pas  un  mot,  mais,  au  ton  qu  elle  avait 
pris,  on  devina  qu  elle  portait  plus  d'intérêt  à  ce  que 
recelait  son  coffre  qu'aux  sommes  portées  à  son  compte- 
courant.  Une  extrême  agitation  régnait  dans  le  salon. 
Chacun  comprenait  maintenant  qu'avec  la  saisie  des 
banques  la  société  ancienne  qui,  jusqu'ici,  malgré  des 
ruines  partielles,  subsistait  dans  ses  lignes  essentielles, 
s'écroulait  d'un  seul  coup. 

Lord  Douglas  restait  impassible.  Dans  le  feu  des  inter- 
jections et  des  questions  qui  se  croisaient,  il  se  pencha 
vers  Lydia,  auprès  de  qui  il  était  assis. 

—  Alors,  vous  êtes  ruinée,  dear  little  thingy  dit-il. 
C'est  très  intéressant  ! 

Lydia  haussa  les  épaules.  Son  visage  s'éclaira. 

—  Cela  n'a  aucune  importance,  fit-elle. 

Profitant  du  brouhaha  soulevé  par  la  nouvelle  qu'il 
avait  jetée  dans  le  cercle,  Savinski  se  tourna  vers  son 
amie  et  lui  demanda  de  le  conduire  chez  son  père.  Elle 
se  leva  aussitôt  et  prit  congé  de  Nathalie.  Savinski  la 
suivit.  Bientôt,  ils  étaient  dans  la  vaste  cour  qui  sépa- 
rait les  deux  hôtels.  Des  dvorniks  s'y  chauffaient  à  un 
feu  de  bois  qu'ils  avaient  allumé  près  d'une  des  portes, 
et  les  flammes  mouvantes  éclairaient  dans  la  nuit  les 
tas  de  neige,  les  piles  régulières  des  bûches  entassées 
pour  l'hiver,  les  murs  nus  des  maisons  et  les  formes 
incertaines  des  dvorniks  qui,  enveloppés  dans  des  tou- 
loupes,  battaient  lentement  la  semelle  sur  la  neige  gelée. 


160 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA. 


Au  sortir  des  salons  de  Nathalie  Choupof-Karamine,  de 
leur  luxe  ancien,  c'était  de  nouveau  un  décor  de  la  révo- 
lution que  Savinski  avait  sous  les  yeux.  Cette  veillée 
nocturne  contre  les  dangers  pressentis,  mais  réels,  lui 
rappela  que  cette  grande  ville,  qui  semblait  morte  sous 
le  froid  de  l'hiver,  était  pleine  d'ennemis  contre  lesquels 
il  fallait  se  défendre.  Cette  constatation  n'eut  d'autre 
effet  que  de  lui  donner  un  goût  plus  vif  de  la  vie  et  de  lui 
faire  sentir  plus  fortement  les  liens  d'affection  qui  l'unis- 
saient à  la  jeune  fille  qui  marchait,  légère,  devant  lui. 
Ils  entrèrent  par  une  porte  de  service,  traversèrent  quel- 
ques corridors  et  arrivèrent  dans  une  vaste  pièce  assez 
mal  chauffée  qui  était  la  galerie  de  tableaux  du  prince 
Serge.  Lydia  alluma  une  lampe  électrique  et  dit  : 

—  Voulez-vous  m'attendre  chez  maman  ou  ici  ?  Il  faut 
que  je  prévienne  papa. 

Savinski  n'avait  aucune  envie  de  voir  la  princesse 
Hélène  et  son  vieil  ami  Vassilief,  dont  les  puérils  bavar- 
dages l'irritaient.  Il  resta  dans  la  galerie  de  tableaux  fai- 
blement éclairée  par  la  lampe  qui  brûlait  sur  la  table. 
En  face  de  lui,  un  grand  paysage  de  Poussin  étalait  ses 
masses  de  verdures  sombres,  cernées  d'un  cadre  doré. 
Il  y  distingua  une  Eurydice  fuyante  au  bord  d'une 
rivière.  Plus  loin,  la  sveltè  stature  d'un  Apollon  Sauroc- 
tone  se  dressait,  blanche  dans  l'ombre  qui  emplissait 
l'extrémité  de  la  pièce.  Dans  le  calme  de  cette  vaste 
salle  où  des  chefs-d'œuvre  évoquaient  des  civilisations 
dès  longtemps  disparues  et  la  noblesse  de  vies  menées 
sous  des  cieux  plus  beaux,  près  des  mers  retentissantes 
sur  des  rochers  brûlés  de  soleil,  l'esprit  de  Savinski  fut 


UN  SOUPER  161 

emporté  loin  de  Pétrograd,  vers   une  Arcadie  où  Lydia 
Taccompagnait. 

A  ce  moment,  la  jeune  fille  apparut. 

—  Papa  vous  attend,  dit-elle.  Il  n'est  pas  bien  ce  soir, 
mais  il  tient  à  vous  voir. 

Savinski  suivit  son  amie.  Comme  ils  arrivaient  devant 
la  porte  donnant  sur  le  vestibule,  il  lui  prit  le  bras  et 
l'arrêta. 

Elle  n'eut  aucune  surprise  et  tourna  vers  lui  le  sourire 
de  ses  yeux  et  de  sa  bouche  entr 'ouverte. 

Ils  restèrent  quelques  secondes  sans  parler. 

Savinski  se  pencha  vers  elle. 

—  Je  voulais  simplement  vous  dire,  fit-il,  que  je  suis 
très  heureux. 

Elle  lui  serra  la  main  sans  répondre  et  le  conduisit  chez 
le  prince  Serge. 


1! 


VI 

LE  CARREFOUR  DOUTEUX 


Savinski  était  exaspéré  contre  Séméonof .  Plus  encore 
que  le  cynisme  des  propositions  qu'il  lui  avait  faites, 
le  ton  sur  lequel  il  lui  avait  demandé  sa  collaboration 
l'irritait.  Avait-il  eu  raison  d'accepter  de  donner  des 
conseils  techniques  aux  maîtres  de  l'heure  ?  Ne  prenait- 
il  pas  une  part  de  responsabilité,  si  petite  fût-elle,  dans 
l'entreprise  bolchevique  qui  menait  la  Russie  aux  abîmes  ? 

Que  dirait-on  de  lui  si  l'on  savait  qu'il  était  en  relations 
secrètes  avec  les  dictateurs  terroristes  ?  Leur  règne  serait 
de  courte  durée.  Il  n'aurait  que  la  honte  d'avoir  cédé  à 
leurs  injonctions.  Et  pourquoi  l 'avait-il  fait,  du  reste  ? 
Pourquoi  cette  obstination  à  ne  pas  quitter  Petrograd  ? 
Rien  ne  lui  était  plus  facile  que  de  passer  en  Finlande. 
Et  là,  il  saurait  bien  s'arranger  pour  gagner  avec  les  siens 
la  Suède  et  l'Angleterre.  Il  ne  trouvait  pas  de  réponse  à 
ces  questions,  auxquelles  il  revenait  sans  cesse.  «  Oserai-je 
le  dire  à  Lydia  Serguêvna  ?  »,  pensa-t-il  un  jour.  Com- 
ment le  jugerait-elle,  elle  qui  était  toute  pureté  ?  Cacher 
quelque  chose  à  son  amie  lui  était  déjà  désagréable. 
Elle  s'était  formé  de  lui  une  idée  si  élevée,  qu'elle  l'obli- 
geait à  se  hausser  au-dessus  de  lui-même.  Chose  curieuse, 


LE  CARREFOUR  DOUTEUX  163 

elle  parlait  rarement  des  bolcheviques.  Jamais  il  ne  surprit 
d'elle  un  mot  violent  contre  Lénine  ou  contre  Trotski. 
Elle  semblait  vivre  dans  une  ville  que  dévaste  une  horrible 
épidémie,  dont  on  cherche  à  se  garer,  mais  dont  on  n'ac- 
cuse pas  les  hommes. 

La  Banque  du  Nord,  comme  les  autres  banques  de 
Petrograd,  était  nationalisée.  Des  gardes  rouges  l'occu- 
paient et  un  commissaire  siégeait  dans  le  cabinet  du 
directeur.  Chaque  jour,  Savinski  voyait  une  foule  de  gens 
qui  attendaient  devant  la  porte  pour  avoir  eux-mêmes  la 
confirmation  de  leur  ruine.  La  Banque  ne  donnait  que 
150  roubles  par  mois  sur  les  sommes  en  dépôt.  Les  pos- 
sesseurs de  cofTres-forts  étaient  appelés  en  série.  On  con- 
fisquait les  bijoux  et  l'or  qui  y  étaient  enfermés.  Un 
désordre  incroyable  régnait  dans  cette  maison  où,  la 
veille  encore,  tout  se  faisait  avec  méthode  et  raison.  Ce 
spectacle  irritait  Savinski.  Aussi  ne  passait-il  qu'une  heure 
le  matin  à  la  banque,  heure  perdue  en  de  prodigieuses  et 
vaines  discussions  avec  le  commissaire  du  gouvernement. 
Une  fois,  il  vit  arriver  un  Juif  enlunetté  qui  débarquait 
tout  droit  de  l'Institut  Smolny  avec  un  mot  d'introduction 
de  Séméonof .  Le  représentant  du  gouvernement  lui  posa 
plusieurs  questions  au  sujet  des  négociations  économiques 
et  financières  avec  l'Allemagne.  Savinski  le  jugea  complè- 
tement ignorant  des  affaires,  mais  intelligent  et  désireux 
d'apprendre.  L'idée  qu'un  homme  tout  neuf,  pas  décrassé, 
jamais  mêlé  à  la  vie  financière,  allait  discuter  des  plus 
grands  problèmes  avec  les  chefs  allemands  avait  quelque 
chose  de  risible...  Mais  l'entretien  qu'il  eut  avec  Savinski 
se  passa  sur  un  ton  convenable. 


164  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Ce  fut  dans  le  courant  de  cette  semaine-là,  alors  que 
ses  nerfs  étaient  tendus  et  qu'il  se  cherchait  querelle  à 
lui-même,  que  Savinski  reçut  dans  son  appartement  la 
visite  d'un  soldat  à  la  figure  assez  fine.  Le  soldat  insista 
pour  lui  parler  seul,  s'assura  que  la  porte  derrière  lui 
était  bien  fermée,  et  dit  enfin  à  mi-voix  : 

—  Je  suis  envoyé  par  l'ingénieur  Mouchine.  Il  désire 
vous  voir.  Il  est  au  numéro  58  de  la  Moïka,  au  deuxième 
étage.  Venez  après  le  coucher  du  soleil  et  demandez  l'ap- 
partement Kartachef.  C'est  moi  qui  vous  ouvrirai  la  porte. 

Le  premier  mouvement  de  Savinski  fut  de  plaisir. 
«  Après  tant  de  coquins  des  deux  partis,  je  vais  enfin 
revoir  la  figure  d'un  honnête  homme,  se  dit-il.  Celui-là 
est  un  Russe  qui  ne  connaît  pas  les  compromissions.  » 
Et  il  pensa  à  la  vie  errante  de  Spasski  depuis  plus  d'un 
mois  qu'il  l'avait  quitté.  Il  n'en  avait  rien  su.  Où  avait-il 
disparu  dans  la  tourmente  ?  La  seule  chose  qu'il  avait 
apprise  était  qu'il  était  encore  en  vie,  car  les  bolcheviques, 
qui  redoutaient  son  énergie  et  voyaient  en  lui  un  de 
leurs  ennemis  les  plus  redoutables,  venaient  de  faire 
passer  dans  les  journaux  une  note  annonçant  que  cent 
mille  roubles  seraient  payés  à  celui  qui  livrerait  Spasski, 
mort  ou  vif. 

Il  regarda  le  soldat  qui  attendait  sa  réponse.  «  Et  voilà 
un  brave  homme  encore,  se  dit-il.  Il  en  reste  donc.  Cent 
mille  roubles,  ce  serait  une  fortune  pour  lui.  » 

Il  lui  serra  la  main  et  fit  dire  à  «  l'ingénieur  Mouchine  » 
qu'il  serait  à  six  heures  chez  lui.  Lorsqu'il  fut  seul,  une 
pensée  lui  traversa  l'esprit  :  «  Me  voilà  lancé  dans  une 
entreprise  un  peu   hasardeuse.  Est-ce  que  par  hasard 


LE  CARREFOUR  DOUTEUX  165 

l'ingénieux  Séméonof  me  ferait  suivre  ?  Qu  est-ce  qu'il 
y  a  au  bout  de  cela  ?  La  prison  ou  une  exécution 
sommaire.  »  L'idée  que  Séméonof  le  surveillait  l'amusa. 
«  S'il  s'occupe  de  moi,  pensa-t-il,  il  doit  savoir  que  je 
vois  chaque  jour  Lydia  Serguêvna,  à  laquelle  il  s'intéresse 
tant.  »  Mais  bientôt  il  ne  songea  qu'au  plaisir  de  retrouver 
Spasski. 

La  nuit  venue,  il  raccompagna  chez  elle  Lydia,  avec 
laquelle  il  s'était  promené  pendant  une  heure  le  long 
de  la  Neva.  Il  brûlait  de  lui  dire  qu'il  allait  chez  son  ami 
Spasski,  mais  il  jugea  plus  sage  de  se  taire.  Il  ne  vit  per- 
sonne qui  semblât  s'occuper  d'eux.  Pour  plus  de  sûreté, 
il  entra  avec  elle  dans  l'hôtel  du  prince  Serge  sur  le  quai, 
s'attarda  un  moment  à  prendre  le  thé,  et,  pour  sortir, 
traversa  la  cour  et  gagna,  par  la  maison  des  Choupof- 
Karamine,  la  Millionnaia.  En  quelques  minutes,  il  arriva 
à  la  maison  désignée,  sur  la  Moïka. 

Le  vestibule  sur  le  canal  était  mal  éclairé.  Il  ne  ren- 
contra pas  le  portier  et  monta  sans  être  interrogé  au 
deuxième  étage.  Une  minute  plus  tard,  il  était  en  face 
de  Spasski,  dans  une  petite  pièce  où  un  lit  était  préparé 
sur  le  divan. 

Spasski  portait  un  uniforme  de  simple  soldat. 

—  C'est  le  meilleur  déguisement  en  Russie  aujourd'hui, 
dit-il  avec  un  sourire,  en  voyant  la  mine  étonnée  de  son 
visiteur.  Je  suis  un  des  trois  ou  quatre  millions  de  soldats 
qui  errent  à  l'heure  présente  à  travers  le  pays.  Et  voici 
mon  livret. 

Il  tendit  à  Savinski  un  livret  graisseux  au  nom  de 
Karpof,  Ivan   Fomitch,  du  gouvernement  d'Orel. 


166  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

—  Vous  comprenez  bien,  cher  ami,  que  je  ne  fais  pas 
aux  bolcheviques  l'honneur  de  m'inquiéter  de  leur  police... 
J'ai  échappé  à  l'Okhrana  du  tsar.  Les  gens  d'aujourd'hui 
ne  sont  que  de  petits  enfants  auprès  des  policiers  de 
naguère. 

L'ordonnance  de  Spasski  apporta  du  thé. 

Comme  avec  Séméonof,  la  conversation  débuta  par 
des  questions  personnelles,  et  Savinski  nota  que  le  nom 
de  Lydia  Serguêvna  fut  le  premier  cité.  Spasski  voulut 
savoir  tout  de  suite  si  elle  était  restée  à  Petrograd  et  en 
parla  en  termes  qui  touchèrent  Savinski. 

—  J'aimerais  bien  la  voir,  dit-il,  car  c'est  une  fille 
charmante,  et,  sous  sa  timidité,  se  cache  un  caractère 
droit  et  fier.  J'ai  confiance  en  elle.  Les  femmes  valent 
mieux  que  les  hommes  dans  notre  pays,  Nicolas  Vladimi- 
rovitch.  Mais  j'ai  peur  de  lui  faire  courir  un  risque  inu- 
tile... Pour  cette  fois,  il  faut  y  renoncer.  Je  ne  la  verrai 
que  si  cela  est  nécessaire.  Peut-être  voudrez-vous  lui 
dire  que  je  ne  l'ai  pas  oubliée,  que  je  pense  à  elle  ?... 

—  Je  le  lui  dirai  certainement,  répondit  Savinski.  Je 
l'aime  aussi,  comme  ma  fille.  Nous  parlons  souvent  de 
vous.  Malgré  les  horreurs  présentes,  elle  reste  pleine  de 
foi  en  la  Russie.  Son  enthousiasme  juvénile  m'est  précieux  ; 
il  me  réchauffe  aux  heures  nombreuses  où  j'ai  envie  de 
tout  abandonner  et  de  m'enfuir.  Nous  vivons  dans  une 
mauvaise  époque,  mon  cher  André  Ivanovitch,  on  y 
devient  lâche... 

Il  s'arrêta  sur  ce  mot  qui  lui  parut  remplir  la  salle.  Il 
réfléchit  un  instant,  regarda  Spasski  qui,  étonné,  ne  le 
quittait  pas  des  yeux,  et  soudain  il  se  décida  à  raconter 


LE  CARREFOUR  DOUTEUX  167 

à  son  ami  son  entrevue  avec  Séméonof  et  l'engrenage 
dans  lequel  il  se  trouvait  pris. 

A  sa  grande  surprise,  Spasski,  au  lieu  d'élever  des 
objections,  l'approuva  d'être  entré  en  contact  avec  le 
gouvernement.  Sans  doute,  ne  fallait-il  pas  se  compro- 
mettre publiquement  et  apporter  ainsi  aux  dictateurs 
terroristes  le  prestige  moral  d'un  ralliement  si  éclatant. 
Mais,  cette  réserve  faite,  il  ne  trouvait  qu'avantages  à 
établir  des  relations  officieuses  avec  les  chefs  de 
Smolny. 

—  Voyez-vous,  dit-il,  la  seule  faute  à  l'heure  présente 
est  de  quitter  la  Russie.  Il  faut  que  tous  les  Russes  pa- 
triotes soient  ici,  que  des  hommes  comme  moi  mènent 
une  guerre  ouverte  contre  les  bolcheviques,  que  des 
hommes  comme  vous  soient  prêts  au  jour  venu  à  prendre 
la  direction  des  affaires...  Vous  ne  pouvez  pas  vous  cacher 
sous  un  uniforme  de  soldat  ;  vous  devez  rester  à  Pétro- 
grad,  et  si,  pour  y  vivre,  vous  êtes  obligé  de  causer  une 
heure  ou  deux  par  semaine  avec  les  bolcheviques,  je  n'y 
vois  aucun  inconvénient...  Nous  aurons  besoin  de  vous. 
Je  pars  dans  le  Don  retrouver  les  généraux  Alexeief, 
Kornilof  et  Kaledine.  Là  est  le  salut...  Mais  il  nous  faut 
des  gens  sûrs  à  Pétrograd.  C'est  à  vous  que  je  ferai  passer 
une  partie  des  nouvelles  nécessaires.  Elles  vous  seront 
apportées  par  des  hommes  de  toute  confiance  et,  le  plus 
souvent,  verbalement.  On  a  la  manie  d'écrire  en  Russie. 
Rien  n'est  plus  dangereux...  Vous  n'aurez  de  lettres  de 
moi  que  quand  cela  sera  absolument  nécessaire  ;  il  faudra 
les  lire  avec  les  yeux  de  l'esprit  et  comprendre  à  demi- 
mot  ;  elles  ne  seront  jamais  signées,  ne  porteront  pas 


168 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


votre  nom  et  ne  seront  pas  de  mon  écriture,  que  ces 
coquins  connaissent.  Vous  les  distinguerez  à  ceci  que, 
dans  la  seconde  phrase,  il  y  aura  le  mot  «  encore  ».  Main- 
tenant, voici  nos  projets,  mais  je  vous  avertis  à  l'avance 
qu'il  nous  faut  de  l'argent,  car  on  n'a  pas  le  sou  dans  le 
Don,  et  sans  argent,  pas  d'armée.  Il  faudra  voir  les  alliés 
et  leur  faire  comprendre  que  la  seule  façon  d'ébranler 
les  bolcheviques  est  d'aider  à  constituer  une  armée  de 
volontaires  sur  les  terres  cosaques... 

La  figure  de  Spasski  s'éclairait  ;  il  était  en  pleine  action. 
La  vie  pour  lui  était  simple  ;  il  avait  un  but  vers  lequel 
il  tendait  toutes  ses  facultés.  Et  ce  but  était  magnifique  : 
la  libération  de  la  Russie  tombée  dans  l'esclavage  le  plus 
avilissant.  Que  peut-on  proposer  de  plus  beau  à  l'ac- 
tivité d'un  homme  jeune  et  plein  de  confiance  en  ses 
forces  ? 

Il  entra  dans  mille  détails  sur  la  façon  d'organiser  des 
relations  sûres  et  rapides  entre  le  Don  et  Pétrograd.  Il 
prévoyait  tout,  et  que  Savinski  pouvait  être  arrêté  ou 
simplement  surveillé.  Il  lui  fit  les  recommandations  les 
plus  méticuleuses  sur  les  précautions  qu'il  avait  à  prendre 
pour  dérouter  les  fileurs,  s'il  en  apercevait  autour  de  sa 
maison. 

Lorsqu'il  le  quitta  tard  dans  la  soirée,  Savinski  se  sen- 
tait à  son  tour  plein  de  vie  et  de  courage.  Et  comme  la 
figure  de  Spasski  revenait  devant  ses  yeux,  il  se  dit  : 
«  J'ai  vu  un  homme  heureux...  Oui,  dans  l'horreur  de 
ce  temps,  il  trouve,  par  une  chance  inouïe,  le  juste  emploi 
de  ses  facultés.  Il  ne  le  sait  pas  ;  il  ne  s'en  rend  pas 
compte  ;  il  parle,  comme  moi,  comme  nous  tous,  de  la 


LE  CARREFOUR  DOUTEUX  169 

honte  d'être  Russe  aujourd'hui,  et  pourtant  il  n'a  jamais 
vécu  des  heures  plus  pleines  et  plus  belles...  » 

Et  Savinski,  s 'abandonnant  à  sa  manie  de  philosopher, 
se  mit  à  suivre  avec  fièvre  une  piste  si  riche  en  pensées 
nouvelles  et  qui  lui  paraissaient  singulièrement  atti- 
rantes. 


VII 
FINLANDE 


Depuis  près  de  trois  semaines,  pris  dans  le  tourbillon 
des  événements  qui  l'entraînaient,  Savinski  n'avait  pas 
été  voir  les  siens  en  Finlande.  Il  remettait  de  jour  en  jour. 
Mais  un  remords  tenace  occupait  son  âme,  dont  il  ne 
pouvait  se  défaire.  Sa  femme  l'attendait.  Elle  ne  se  plai- 
gnait pas.  Cela  n'était  pas  dans  ses  habitudes.  Elle  ne 
parlait  pas  d'elle,  mais  de  ses  enfants  qui  s'impatientaient, 
et  surtout  Boris.  Elle  s'inquiétait  aussi  de  savoir  son  mari 
exposé  à  mille  dangers  que  son  imagination,  à  distance, 
grossissait.  Mais  elle  avait  en  lui  une  confiance  entière, 
le  savait  retenu  par  des  affaires  importantes  et  ne  doutait 
pas  qu'à  la  minute  où  il  le  jugerait  possible,  il  viendrait 
les  rejoindre  pour  vivre  avec  eux  en  Finlande  ou  pour 
passer  en  Angleterre.  Finalement,  Savinski,  profitant 
d'un  moment  de  calme  dans  la  tempête  qui  secouait  la 
ville,  décida  d'aller  pour  deux  jours  de  l'autre  côté  de  la 
frontière.  Il  éprouva  quelque  gêne  à  faire  part  de  cette 
nouvelle  à  Lydia  Serguêvna.  Il  la  voyait  chaque  jour  et 
l'intimité  qui  était  née  entre  eux  était  telle  qu'il  lui  sem- 
blait n'avoir  pas  le  droit  de  l'abandonner  même  pour  un 


FINLANDE  171 

temps  si  bref.  Il  le  lui  dit,  comme  ils  se  promenaient  dans 
le  jardin  près  de  la  Neva,  où  s'élève  la  statue  de  bronze 
de  Pierre  le  Grand. 

—  Vous  comprenez,  petite  amie,  fit-il,  que  je  me  ferai 
beaucoup  de  soucis  à  votre  sujet.  «  Que  se  passe-t-il 
dans  la  ville  ?  me  demanderai-je  à  chaque  heure.  Tout 
est-il  tranquille  ?  Tire-t-on  sur  Nevski  ?  »  Il  faudra  que 
vous  me  promettiez  d'être  très  prudente,  de  ne  faire  aucune 
folie.  Peut-être  accepteriez-vous  de  ne  pas  sortir  ?  Je 
suis  arrivé  à  croire  que  vous  ne  pouvez  mettre  le  pied  hors 
de  chez  vous  sans  moi. 

Mais  Lydia,  sur  un  ton  vif,  repoussa  cette  sugges- 
tion. 

—  Suis-je  une  petite  fille  ?  dit-elle.  La  ville  est  tran- 
quille. Je  ne  vous  promets  rien  du  tout.  Je  sortirai  pro- 
bablement avec  mon  amie  Hélène.  Quant  à  des  folies, 
j'aimerais  bien  en  faire,  mais  cela  n'est  pas  si  facile  que 
vous  l'imaginez. 

Elle  s'arrêta  un  instant. 

—  Au  fond,  je  voudrais  savoir  ce  que  vous  appelez 
des  folies...  Si  je  vais  voir  Séméonof  aux  Affaires  étran- 
gères, est-ce  une  folie  ?  Non,  je  suis  sûre  qu'il  me  recevra 
très  bien  et  sera  d'une  parfaite  courtoisie...  Irai-je  prendre 
le  thé  chez  l'admirable  lord  Douglas  qui  m'invite  depuis 
longtemps  ?  Oh  !  pas  seule,  cher  Nicolas  Vladimiro- 
vitch,  non,  toujours  avec  mon  amie  ?  Folies  à  vos  yeux, 
aux  miens  choses  bien  raisonnables  et  ennuyeuses...  Je 
vais  vous  dire  une  chose  à  laquelle  j'ai  beaucoup  réfléchi, 
Nicolas  Vladimirovitch...  Nous  sommes  cette  fois -ci  en 
pleine  révolution.  Sous  Kerenski,  on  pouvait  avoir  des 


172  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.. 


doutes.  Vous  étiez  encore  président  de  la  Banque  du 
Nord.  Maintenant,  vous  n'êtes  rien  du  tout  et  les  bolche- 
viques vous  ont  pris  votre  auto.  Nous  sommes  tous  ruinés 
On  ne  s'en  aperçoit  pas  encore,  mais  ça  viendra...  Petit  à 
petit,  nos  domestiques  nous  quittent.  On  se  nourrit 
mal  ;  on  se  chauffe  parce  que  nous  avons  quelques  réserves 
de  bois  ;  la  lumière  électrique  manque  souvent  au  moment 
où  on  en  a  le  plus  besoin...  On  ne  peut  plus  sortir  la  nuit, 
car  on  est  dépouillé  à  tous  les  coins  de  rues.  Nous  ne 
savons  pas  ce  qui  nous  arrivera  demain...  Et  voilà,  nous 
menons  tous  la  même  petite  vie  plate,  sans  imagination, 
rétrécie  seulement,  car  on  se  voit  à  peine...  Cela  manque 
de  grandeur,  vraiment...  Nous  sommes  très  médiocres, 
mon  cher  ami.  Et  le  pire  est  que  je  ne  vois  pas  ce  que  nous 
pouvons  inventer  de  grand.  C'est  désolant  !  Le  soir, 
quand  je  suis  couchée  et  près  de  m'endormir,  je  m'exa- 
mine et  je  me  dis  :  «  Voilà  encore  un  jour  de  ma  jeunesse 
qui  s'est  envolé.  Qu'en  ai-je  fait  ?  » 

Elle  parlait  mi-riante,  mi-sérieuse,  mais,  à  quelques 
accents  de  sa  voix  dont  elle  n'était  pas  complètement 
maîtresse,  Savinski  comprit  qu'en  elle  une  corde  secrète 
vibrait  douloureusement.  L'impuissance  où  il  était  de 
la  rendre  heureuse  se  présenta  soudain  à  son  esprit  et 
l'accabla.  Il  ne  répondit  rien,  et  des  pensées  amères  mon- 
taient en  lui.  Ils  étaient  seuls  dans  le  jardin  que  domine 
le  cavalier  de  bronze  qui  caracolait  hardiment  au-dessus 
d'eux.  Un  ciel  gris  de  plomb,  et  bas,  couvrait  la  ville. 
D'un  côté  de  la  place,  les  grands  palais  du  Saint-Synode 
et  du  Sénat  dressaient  leurs  colonnes  et  leurs  pilastres 
blancs  sur  le  fond  jaune  des  murs  ;  de  l'autre  côté,  le 


FINLANDE  173 

palais  de  l'Amirauté  étalait  la  pompe  impériale  de  son 
architecture  jusque  sur  le  quai  de  la  Neva.  Un  petit  dra- 
peau rouge  flottait  au  faîte  du  toit  et  semblait  insulter 
tout  un  passé  de  grandeur,  d'ordre  et  de  magnificence. 
Savinski  eut  l'impression  que  Lydia  et  lui  étaient  perdus 
dans  un  pays  inconnu  et  hostile.  Une  catastrophe  les 
menaçait.  Il  fallait  fuir...  Mais  il  était  trop  tard...  Il  fris- 
sonna... 

Il  se  reprit  aussitôt,  se  moqua  de  ses  terreurs  irrai- 
sonnées. Il  se  sentit  plein  de  force,  et  près  de  lui  était 
Lydia.  N'était-ce  pas  assez  pour  défier  les  destins  ? 

Comme  il  raccompagnait  la  jeune  fille  chez  elle,  il  fut 
frappé  de  son  changement  d'humeur.  Elle  était  nerveuse, 
irritable.  Pour  la  première  fois,  elle  lui  dit  des  mots  assez 
piquants.  En  vain,  il  essaya  de  la  ramener.  Elle  restait 
fermée  et  hostile.  Quand  il  la  quitta  pour  ne  pas  la 
revoir  avant  deux  jours,  il  était  au  désespoir. 

Le  lendemain,  ayant  quitté  Pétrograd  de  bonne  heure, 
il  arriva  vers  midi  auprès  des  siens.  Le  temps  était  bru- 
meux et  froid  ;  la  campagne  finlandaise  triste,  sans  horizon, 
d'une  couleur  morte.  Il  retrouva  l'atmosphère  familiale 
qu  il  connaissait,  cette  quiétude,  ce  sentiment  de  sérénité 
que  Sonia  faisait  naître  et  à  laquelle  il  avait  été  si  sensible 
au  cours  déjà  long  des  années  de  leur  mariage.  Auprès 
d'elle  tout  semblait  appartenir  à  un  ordre  de  choses  dont 
l'existence  était  réglée  suivant  des  lois  secrètes  qui,  par 
leur  essence  même,  étaient  au-dessus  de  toute  discussion. 
Rien  ne  pouvait  étonner  ni  surprendre  dans  les  rapports 
qui  existaient  entre  elle,  ses  enfants  et  son  mari.  Le 


174 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


rayonnement  spirituel  qui  émanait  de  sa  personne  était 
semblable  à  la  chaleur  douce,  toujours  égale,  sans  à- 
coups,  bienfaisante,  pénétrant  partout,  qui  se  dégage 
des  grands  poêles  russes  en  faïence.  Savinski  y  fut 
sensible  une  fois  de  plus  ;  ses  nerfs,  soumis  à  une  rude 
épreuve  par  l'existence  difficile  de  Pétrograd,  se  déten- 
dirent. Un  flot  de  sensations  douces  l'envahit.  Après  le 
thé,  Sonia  se  mit  au  piano  et  chanta  d'une  belle  voix 
grave  des  airs  populaires  anciens.  Savinski  avait  sur  ses 
genoux  sa  petite  fille  qui  écoutait  sans  bouger,  un  bras 
passé  autour  du  cou  de  son  père  et  sa  figure  fraîche  ap- 
puyée contre  la  sienne.  Il  ne  se  défendait  pas  contre 
l'émotion  qui  montait  en  lui  et  peu  à  peu  grandissait,  le 
bouleversait.  Un  bonheur  calme,  riche  et  tranquille,  était 
là  à  portée  de  sa  main.  Soudain,  il  se  demanda  passionné- 
ment :  «  Pourquoi  suis-je  ému  à  ce  point  ?  »  Et  tout 
aussitôt,  involontairement,  la  réponse  monta  à  ses  lèvres  : 
«  Peut-être  ne  suis-je  plus  fait  pour  ce  bonheur-là  !  » 
Il  lui  sembla  que  quelqu'un  avait  parlé  en  lui  qu'il  ne 
connaissait  pas.  La  commotion  fut  si  forte  que  ses  yeux 
se  remplirent  de  larmes.  Il  attira  sa  fille  et  posa  ses  lèvres 
sur  son  front  pur.  L'enfant  resserra  son  étreinte  et  em- 
brassa son  père.  Il  respirait  fortement,  comme  s'il  avait 
gravi  une  côte  escarpée. 


Le  dîner  fut  plein  de  gaieté.  Boris  l'anima  de  ses  saillies 
et  Savinski,  dans  une  détente  irrésistible,  s'amusa  avec 
son  fils  et  se  laissa  emporter  par  le  mouvement  juvénile 
que  Boris  imprimait  à  la  conversation.  Pourtant,  au  cours 
du  repas,  il  surprit  à  quelques  reprises  le  regard  de  sa 


FINLANDE  175 

femme  attaché  sur  lui.  Un  instant,  il  crut  y  lire  une 
nuance  d'étonnement  un  peu  inquiet.  Mais  cette  impres- 
sion passagère  se  dissipa  vite. 

Il  était  près  de  minuit.  Déjà  la  lampe  était  éteinte  au- 
dessus  du  lit  où  Savinski  était  couché  à  côté  de  sa  femme. 
Il  la  prit  dans  ses  bras  et  attira  sa  tête  à  lui  pour  lui  donner 
un  baiser  avant  de  s'endormir.  Il  sentit  sur  ses  joues  des 
larmes  chaudes. 

—  Tu  pleures  ?  dit-il  avec  tendresse. 

—  Pardonne-moi,  ce  n'est  rien,  répondit-elle.  J'ai  été 
un  peu  énervée  ces  jours  derniers.  Les  temps  sont  durs 
pour  moi  aussi...  Mais  je  suis  heureuse  et  je  t  aime. 

Elle  se  serra  contre  lui.  Ses  larmes  coulaient  encore. 
Le  sommeil  la  prit  dans  les  bras  de  son  mari  qui  la  cares- 
sait doucement  et  ne  parlait  pas. 

Le  lendemain,  il  regagna  Pétrograd  avant  l'heure  du 
dîner.  Sonia  n'avait  plus  montré  aucune  faiblesse  dans 
la  journée.  Elle  l'accompagna  jusqu'à  la  gare  avec  les 
enfants.  Savinski  disait  ses  projets.  Il  fallait  attendre  un 
peu  ;  la  Finlande  était  calme,  bien  que  des  bandes  de 
matelots  et  de  soldats  déserteurs  la  traversassent.  Mais 
ils  ne  s'écartaient  pas  de  la  voie  ferrée  et,  malgré  l'agitation 
du  parti  socialiste,  la  situation  du  gouvernement  bourgeois 
semblait  encore  solide.  Il  surveillerait  le  développement 
de  la  crise  à  Pétrograd.  Si  les  bolcheviques  étaient  chassés 
de  Smolny,  il  devait  être  là.  Si,  au  contraire,  ils  s'instal- 
laient au  pouvoir,  eh  bien  !  il  serait  toujours  possible  de 
franchir  la  frontière  et  de  passer  à  l'étranger.  Cependant, 
il  tâcherait  de  venir  chaque  semaine  auprès  des  siens  et 


176  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA. 


leur  ferait,  en  tout  cas,  tenir  des  nouvelles  par  une  voie 
sûre. 

En  wagon,  dans  l'attente  à  Bieloostrof,  et  jusqu'à  ce 
qu'un  traîneau  le  ramenât  de  la  gare  de  Finlande  chez 
lui,  il  resta  sous  l'influence  des  heures  passées  auprès  de 
sa  femme.  Mais,  à  peine  dans  son  appartement,  il  se  pré- 
cipita vers  le  téléphone  et  demanda  l'hôtel  Volynski.  Il 
apprit  avec  stupeur  que  Lydia  Serguêvna  n'était  pas 
chez  elle.  Il  téléphona  chez  Nathalie  Choupof-Karamine. 
Elle  avait  la  grippe,  était  seule  à  la  maison  et  ne  recevait 
pas.  Où  avait  disparu  Lydia  ?  Il  faisait  nuit  depuis  plus 
de  deux  heures.  Comment  osait-elle  rester  si  tard  hors 
de  chez  elle  ?  Peut-être  avait-elle  été  chez  son  amie 
Hélène  à  la  Mokhovaia  ?  Celle-ci  n'avait  pas  le  téléphone. 
Pour  revenir  de  chez  elle,  il  fallait  traverser  la  solitude 
dangereuse  du  Champ-de-Mars.  Il  vit  de  ses  yeux  Lydia 
s 'avançant  seule  le  long  de  la  route  que  bordent  d'un  côté 
le  canal,  de  l'autre  les  tas  de  bois  faisant  partie  de  la  réserve 
de  la  ville.  Elle  marchait  légèrement  à  son  habitude, 
insouciante,  préoccupée  seulement  de  ne  pas  tomber  dans 
les  trous  du  chemin.  Et,  près  du  petit  pont,  trois  soldats 
silencieux  attendaient...  L'image  fut  si  nette  devant  ses 
yeux  qu'il  courut  à  l'antichambre,  prit  sa  pelisse,  et,  en 
un  instant,  il  était  au  coin  du  Champ-de-Mars.  La  place 
était  nue  et  désolée.  Le  vent  du  nord  s'était  levé  et  une 
flamme  insuffisante  dansait  entre  les  vitres  de  l'unique 
réverbère  qui  était  allumé.  Il  faisait  très  froid.  De  l'autre 
côté  de  la  place,  de  lourds  tramways  couplés  passaient 
en  grinçant  sur  les  rails  gelés.  Il  avança  sur  la  route  ;  il 
attendit  un  instant,  alluma  une  cigarette,  revint  sur  ses 


ne 


FINLANDE  177 

pas,  et  se  décida  à  rentrer.  «  Cette  vie  est  impossible  », 
se  surprit-il  à  dire,  quand  il  fut  de  nouveau  dans  la  tiédeur 
de  son  petit  appartement.  Il  prit  le  téléphone.  Cette  fois- 
ci,  Lydia  était  à  l'appareil. 

—  Qu'avez-vous  fait  ?  demanda-t-il.  Je  suis  mort 
d'inquiétude. 

—  Mais  je  me  suis  très  bien  amusée,  répondit  Lydia. 
Pourquoi  vous  créer  des  soucis  ?...  Et  puis,  j'ai  quelque 
chose  à  vous  apprendre. 

—  Quoi  donc  ?  fit  Savinski  qui,  à  peine  rendu  au  calme, 
était  en  proie  à  une  nouvelle  émotion  indéfinissable. 

—  Je  vous  le  dirai  demain,  si  vous  voulez  me  voir... 
Mais  je  ne  puis  pas  sortir  avec  vous...  Je  ne  suis  pas 
libre.  Venez  vers  cinq  heures  prendre  une  tasse  de  thé... 
Ce  soir  ?...  Non,  je  suis  fatiguée,  je  tiendrai  compagnie 
à  papa,  qui  n'est  pas  bien...  A  demain. 

Savinski  passa  une  soirée  misérable  chez  lui  à  lire  les 
journaux  auxquels  il  ne  parvint  pas  à  s'intéresser,  bien 
qu'ils  fussent  pleins  des  télégrammes  où  étaient  relatées 
les  premières  conversations  de  Brest-Litovsk.  Quand  il 
se  coucha  enfin,  il  avait  résolu  de  repartir  pour  la  Finlande 
et  de  quitter  définitivement  la  Russie.  Il  était  impossible 
à  un  honnête  homme  de  s'associer  d'une  façon  indirecte 
à  un  gouvernement  de  bandits  et  de  participer  à  la  honte 
dont  ils  souillaient  le  pays. 


12 


VIII 
ILLUMINATION 


Savinski  eut  une  journée  difficile.  Au  matin,  Séméonof 
lui  téléphona  sur  un  ton  qui  lui  déplut...  Il  semblait 
qu'il  y  eût  une  complicité  entre  eux  et  cette  idée,  surtout 
à  ce  moment-là,  était  odieuse  à  Savinski.  Séméonof  avait 
annoncé  sa  visite  à  la  Banque  du  Nord  le  lendemain  pour 
midi,  de  telle  façon  qu  il  avait  été  impossible  de  refuser 
le  rendez-vous.  Puis,  comme  Savinski  allait  se  mettre  à 
table,  un  officier  arriva  de  Moscou  en  tenue  de  simple 
soldat.  Il  venait  de  la  part  de  Spasski.  Spasski  était  plein 
d  espoir  et  croyait  au  succès  du  mouvement  dans  le  sud. 
«  Nous  allons  refaire  un  noyau  vraiment  russe  sur  les 
terres  cosaques  et  c'est  là  qu'est  le  salut  du  pays.  »  Mais, 
aux  questions  posées  à  l'émissaire,  Savinski  comprit 
qu'une  fois  de  plus  les  rivalités  de  personnes  jouaient  un 
grand  rôle  dans  le  Don,  que  l'accord  était  difficile  entre 
les  généraux,  que  Spasski  lui-même,  à  cause  de  son  passé 
révolutionnaire,  n'était  pas  accepté  sans  peine,  et  qu'enfin 
dans  les  villes  les  bolcheviques  avaient  des  partisans. 
Il  eut  le  sentiment  très  net  de  la  vanité  de  l'œuvre  entre- 
prise par  son  ami.  Mais  que  faire  ?  Il  fallait  jouer  les 


ILLUMINATION  179 

cartes  que  Ton  avait  et,  toute  l'après-midi,  Savinski  courut 
à  la  recherche  de  quelques  personnages  financiers  et 
politiques  avec  lesquels  il  avait  à  se  concerter  avant  de 
répondre  à  Spasski.  Et,  pendant  qu'il  parlait  interminable- 
ment politique  et  affaires,  il  pensait  au  plaisir  qu'il  aurait 
à  retrouver  Lydia  à  cinq  heures. 

Il  arriva  en  retard  au  rendez-vous,  de  mauvaise  humeui. 
et  son  mécontentement  s'accrut  lorsqu'il  vit  auprès  de 
Lydia  son  amie  Hélène. 

Lydia  l'accueillit  de  la  façon  la  plus  amicale.  Elle  était 
gaie  et  riante.  Dans  le  petit  salon  où  elle  le  reçut,  la  tem- 
pérature était  douce.  Les  deux  jeunes  filles  parlaient  de 
leurs  amies,  des  jeunes  gens  qu'elles  avaient  vus  ou  dont 
elles  avaient  des  nouvelles.  Des  événements  récents,  de 
politique,  pas  un  mot.  On  était  à  cent  lieues  de  la  révo- 
lution. L'humeur  de  Savinski  se  dissipa  dans  cette  atmos- 
phère enchantée  ;  il  se  mêla  à  la  conversation.  Il  regardait 
le  visage  animé  de  Lydia  ;  elle  était  redevenue  enfant  et 
il  la  retrouva  telle  qu'il  l'avait  connue  avant  la  mort  de 
son  cousin.  Il  hésitait  à  lui  demander  ce  qu'elle  avait  à 
lui  apprendre.  Mais  Lydia  y  vint  d'elle-même.  Elle  avait 
pris  le  thé  la  veille  chez  lord  Douglas  qui  avait  conservé 
un  petit  appartement  près  de  l'ambassade  d'Angleterre. 
Il  n'y  passait  que  les  après-midi,  car  il  logeait  maintenant, 
comme  Savinski  le  savait,  chez  les  Choupof-Karamine. 
C'était  une  partie  carrée  ;  il  avait  invité  son  amie  et  un 
collègue  de  l'ambassade.  Hélène  et  elle  échangèrent  leurs 
impressions  sur  cette  réception  intime  et  confrontèrent 
leurs  souvenirs  récents. 

Savinski  eut  soudainement  l'impression  d'être  hors  de 


180 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.,. 


la  conversation,  d'appartenir  à  une  autre  espèce  de  gens, 
de  n'avoir  plus  aucun  lien  avec  Lydia.  Son  bref  voyage 
de  Finlande  avait-il  suffi  pour  créer  entre  eux  un  abîme 
si  profond  ?  Voilà  que  Lydia  avait  dans  le  Petrograd 
même  où  ils  vivaient  des  intérêts  et  des  souvenirs  en 
dehors  de  lui.  Il  se  perdait  ainsi  dans  de  moroses  pensées, 
tandis  que  les  jeunes  filles  continuaient  à  bavarder  avec 
animation.  Par  moment,  il  regardait  Lydia.  Jamais  elle 
ne  lui  avait  paru  plus  jolie.  Elle  semblait  faite  d'une 
essence  plus  rare  que  les  autres  femmes.  Auprès  d'elle 
son  amie  Hélène,  pourtant  agréable,  semblait  destinée 
par  la  nature  à  être  sa  servante.  Lydia  avait  une  façon 
à  elle  d'ouvrir  ses  grands  yeux  et  de  les  fixer  sur  vous 
de  telle  manière  que  vous  aviez  l'impression  de  lire 
jusqu'au  fond  de  son  âme.  Pouvait-on  imaginer  en  un 
corps  aussi  parfait  une  pureté  plus  complète  ? 

Savinski  attendait  le  départ  d'Hélène  pour  avoir  enfin 
Lydia  seule  à  lui.  Mais,  comme  Hélène  se  levait  pour 
partir,  Lydia  la  retint,  lui  proposant  de  dîner  avec  elle. 
Et,  sur  une  objection  de  la  jeune  fille  qui  craignait  de 
regagner  seule  la  rue  Mokhovaia  dans  la  nuit,  Lydia 
ajouta  qu'elle  pourrait  coucher  à  l'hôtel  Volynski,  comme 
elle  l'avait  fait  souvent  déjà. 

N  en  pouvant  plus,  Savinski  prit  congé  des  deux  amies. 
Lydia  l'accompagna  jusque  dans  l'antichambre.  Elle  ne 
paraissait  pas  s'apercevoir  de  l'humeur  sombre  dans 
laquelle  était  plongé  son  ami.  Comme  il  allait  la  quitter, 
elle  lui  dit  : 

—  Vous  savez  la  véritable  nouvelle,  Nicolas  Vladimi- 
rovitch.   Lord   Douglas  m'a  demandé  de  l'épouser.   Il 


ILLUMINATION  181 

prétend  que  cela  arrangera  tout,  qu'auprès  de  lui  je  serai 
enfin  en  sécurité  et  qu'il  m'emmènera  en  Angleterre  dès 
janvier  avec  l'ambassadeur  qui  va  regagner  Londres. 
C'est  sur  ce  ton-là  qu'il  a  pris  les  choses.  N'est-ce  pas 
très  anglais  ? 

Savinski  se  sentit  pâlir.  Il  fit  un  effort  pour  rester 
maître  de  lui.  Il  regarda  bien  en  face  Lydia.  Elle  souriait; 
mais  il  crut  voir  que  sa  lèvre  inférieure  un  peu  gonflée 
était  légèrement  contractée.  Il  y  eut  un  instant  de  silence. 

Puis,  d'une  voix  très  naturelle,  il  dit  : 

—  Ce  serait,  en  effet,  une  solution,  Lydia  Serguêvna. 
Adieu. 

Et  il  sortit. 

A  la  lumière  de  cette  scène,  Savinski  vit  tout  à  coup 
clair  en  lui.  «  Je  me  suis  trompé,  dit-il,  sur  mes  sentiments 
pour  Lydia.  Je  croyais  avoir  pour  elle  une  amitié  profonde, 
je  croyais  voir  en  elle  une  enfant.  Erreur,  illusion  !  Ce 
n'est  pas  de  l'amitié  que  j'ai  pour  elle,  c'est  de  l'amour. 
Ce  n'est  pas  une  enfant  que  je  vois  en  elle,  mais  une 
jeune  fille  qui  peut  devenir  demain  une  femme.  »  Quatre 
vers  d'une  chanson  populaire  lui  traversèrent  la  mémoire  : 

L'herbe  a  étéfoulée% 
Pas  par  toi. 
J'ai  été  faite  femme, 
Pas  par  toi. 

«  C'est  l'évidence  même.  Pourquoi  suis-je  restée  à 
Pétrograd  que  toiat  me  commandait  de  fuir  ?  A  cause 


182  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

d'elle.  Pourquoi  ne  vais-je  presque  plus  en  Finlande  ? 
Pourquoi  cette  angoisse  qui  m'a  étreint  l'autre  jour  au 
milieu  des  miens  ?  Parce  que  je  m'en  suis  senti  séparé, 
à  cause  d'elle.  Je  lui  suis  attaché,  c'est  ici  le  mot  propre. 
Elle  m'est  plus  chère  que  tout.  Voilà.  Elle  remplit  ma  vie, 
c'est  magnifique,  c'est  inimaginable.  Me  serais-je  cru 
capable  d'un  sentiment  si  profond  ?  J'étais  devenu  une 
espèce  de  bon  ours  familial  ;  j'allais  finir  mes  jours  ainsi 
dans  une  douce  somnolence.  Et  puis  je  la  rencontre  ! 
Et  puis  ces  temps  troublés  où  l'on  ne  sait  plus  comment 
on  vit  !...  Et  tout  est  remis  en  question  !  Je  ne  suis  pas 
mort,  grâce  à  Dieu  !  Comme  j'ai  envie  de  vivre  !  » 

Tout  à  l'enthousiasme  de  cette  découverte,  Savinski 
arpentait  son  cabinet  de  travail.  Il  n'avait  pas  dîné  seul 
et  son  esprit  avait  été  diverti  des  pensées  qui  lui  étaient 
chères  par  une  longue  et  ennuyeuse  conversation  d'affaires 
avec  ses  deux  hôtes.  Mais  son  cerveau  avait  travaillé 
obscurément  et,  maintenant  qu'il  retrouvait  la  solitude, 
il  arriva  du  coup  à  une  vue  claire  de  ses  sentiments.  La 
découverte  qu'il  en  fit  l 'étonna  et  le  ravit  si  fort  qu'il 
ne  songea  pour  l'instant  à  rien  de  plus.  Lui,  Nicolas 
Vladimirovitch  Savinski,  qui  depuis  quinze  ans  et  plus 
s'était  caché  dans  le  cercle  étroit  de  sa  famille,  y  avait 
trouvé  tous  ses  plaisirs  et  tout  ce  que  le  bonheur  repré- 
sentait sur  la  terre,  voilà,  il  était,  à  quarante -cinq  ans, 
amoureux  d'une  jeune  fille  qui  en  avait  dix-huit.  Il  se 
regarda  dans  la  glace.  L'âge,  il  est  vrai,  n'avait  pas  trop 
marqué  sur  lui.  Quelques  rides  plus  creusées,  quelques 
cheveux  blancs,  mais  le  visage  restait  net  et  fort,  le  regard 
vif.  Au  demeurant,  une  espèce  de  colosse  dont  les  deux 


ILLUMINATION  183 

pieds  s'appuyaient  fortement  sur  la  terre.  C'est  alors 
seulement  qu'il  se  dit  :  «  J'aime  Lydia,  mais  elle,  elle  ne 
m'aime  pas.  Elle  a  pour  moi  de  l'amitié,  beaucoup  d'ami- 
tié, un  grand  attachement,  —  cela  et  rien  de  plus.  C'est 
l'évidence  même.  » 

Chose  curieuse,  cette  pensée  ne  lui  fit  à  ce  moment 
aucune  peine.  C'était  un  fait  qui  se  plaçait  au-des- 
sus de  toute  discussion.  Ce  qui  restait  magnifique  et 
surprenant  était  le  sentiment  né  en  lui,  Savinski...  Oui, 
mais  le  lord  Douglas  ?  Allait-il  lui  enlever  Lydia  ?  Cette 
idée,  tout  de  suite,  lui  parut  insupportable.  Il  voulait 
bien  aimer  Lydia,  sans  espoir  de  retour,  mais  il  ne  pouvait 
admettre  ni  qu'elle  en  aimât  un  autre,  ni  qu'elle  quittât 
Pétrograd.  Il  avait  besoin  de  sa  présence  continue  auprès 
de  lui.  Sans  elle  maintenant,  il  n'était  rien  ;  sans  elle, 
la  vie  était  vide  ;  un  ennui  insupportable  l'accablerait. 

La  figure  du  jeune  lord  passa  devant  ses  yeux.  Il  était 
beau  comme  un  dieu  ;  aucune  femme  ne  pouvait  lui 
résister.  Mais  Lydia  ?  Elle  n'était  pas  pareille  aux  autres. 
Elle  avait  une  âme  russe  ;  elle  ne  s'éprendrait  pas  de 
l 'Antinous  britannique...  Et  puis  quitter  son  père  ? 
Impossible...  Et  si  le  prince  Volynski  mourait  ?  L'instinct 
de  sécurité  ne  serait-il  pas  alors  plus  puissant  ?  N'accep- 
terait-elle pas  de  vivre  d'une  existence  large  et  sûre  en 
Angleterre  ?... 

Savinski  passa  une  soirée  agitée  à  tourner  et  retourner 
ces  idées  contraires  en  son  esprit. 

Mais,  tout  au  fond  de  lui-même,  rien  ne  prévalait  contre 
la  joie  de  la  découverte  qu'il  avait  faite  :  il  aimait  Lydia 
Serguêvna.  C'était  un  don  du  ciel.  Sa  vie  en  était  illuminée. 


184  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

L'entrevue  qu'il  eut  avec  Séméonof,  le  lendemain  à 
midi  à  la  Banque  du  Nord,  se  ressentit  du  trouble  de  ses 
nerfs.  Elle  fut  tumultueuse.  Le  sang-froid  caustique  du 
jeune  chef  bolchevique  l'exaspéra.  Il  se  laissa  aller  à  lui 
répondre  sur  un  ton  plus  vif  qu'il  ne  voulait.  Séméonof 
affectait  de  placer  la  révolution  au-dessus  de  toute  dis- 
cussion. «  C'est  un  fait,  disait-il.  Un  esprit  raisonnable 
n'a  qu'à  s'incliner  devant  un  fait  et  à  prendre  ses  mesures 
en  conséquence.  Il  ne  dépend  pas  de  vous  que  nous 
soyons  ou  que  nous  ne  soyons  pas  en  pleine  révolution. 
Cela  étant  admis,  que  ferez-vous  ? 

—  Mais  votre  fait,  répondit  Savinski,  quelle  durée 
aura-t-il  ?  Vous  avez  été  au  pouvoir  deux  mois.  Combien 
y  resterez-vous  ?  Les  événements  vont  vite  chez  nous. 
Kerenski,  qui  a  été  l'homme  le  plus  populaire  de  Russie, 
n'a  pas  tenu  six  mois  dans  la  tempête.  Qui  me  dit  que, 
dans  quelques  semaines  peut-être,  Lénine  et  Trotski  ne 
seront  pas  en  fuite...  ou  pendus. 

A  peine  eut-il  lancé  ce  dernier  mot  qu'il  eût  voulu 
le  rattraper. 

Séméonof  sourit  de  ses  lèvres  sèches,  ouvrit  les  deux 
mains  d'un  geste  qui  lui  était  familier  et,  fixant  son  inter- 
locuteur, dit  avec  dureté  : 

—  Vous  avez  raison  sur  un  point.  Nicolas  Vladimiro- 
vitch,  la  vie  d'un  homme  ne  vaut  pas  cher  aujourd'hui 
en  Russie.  Qu'on  ne  l'oublie  pas. 

Et,  ayant  lancé  cette  pensée  ailée,  il  s'arrêta  pour  lui 
donner  le  temps  d'atteindre  son  but. 

Il  revint  à  un  ton  de  conversation  plus  plaisant. 

—  Si  vous  connaissez  notre  pays,  dit-il,  vous  devez 


ILLUMINATION  185 

comprendre  qu'il  est  avec  nous  et  qu'il  y  sera  longtemps, 
car  nous  apportons  à  cet  homme  étonnant  qu'est  le  Russe, 
et  qui  reste  complètement  incompréhensible  aux  étrangers, 
les  deux  choses  qu'il  aime  le  plus  au  monde.  Le  Russe  a 
le  goût  de  l'absolu  ;  je  m'exprime  mal  :  il  en  a  la  passion... 
Et  il  adore  le  changement  ;  encore  ici  suis-je  au-dessous 
de  la  vérité  ;  c'est  le  bouleversement  qu'il  aime,  le  renver- 
sement de  toutes  les  valeurs.  Nous  lui  offrons  ces  deux 
idoles.  Rien  de  la  société  ancienne  ne  subsistera  et  nous 
lui  présenterons  un  système  nouveau,  un  absolu  qui  n'a 
jamais  servi,  dont  il  sera  le  premier  à  jouir  :  le  commu- 
nisme. Quelle  fierté  pour  un  grand  peuple  que  de  penser 
qu'il  impose  une  vérité  neuve  au  monde  !  Avec  cela  vous 
ferez  aller  loin  notre  Russe.  Pour  cela,  vous  lui  ferez  sup- 
porter mille  privations...  Et  Dieu  sait  si  nous  mettrons 
sa  patience  à  l'épreuve,  ajouta -t-il  avec  un  sourire  glacé. 
Le  Russe  étonnera  l'univers  en  montrant  qu'il  peut  vivre 
de  rien,  mais  pour  une  idée.  Nous  sommes  un  peuple 
religieux,  Nicolas  Vladimirovitch.  Mais  les  formes 
anciennes  de  la  religion  sont  vidées  de  tout  contenu. 
Elles  s'écroulent  et  retournent  à  la  poussière.  Avec 
nous,  c'est  un  Evangile  nouveau  qui  s'impose  à  l'huma- 
nité. 

Il  continua  à  discourir  ainsi.  Savinski  l 'écoutait  avec 
impatience.  Il  avait  le  goût  qu'ont  tous  les  Russes  pour 
les  discussions  idéologiques.  Mais  le  discours  deSéméonof 
l'avait  irrité  et  lui  avait  paru  hors  de  propos.  Se  perdre 
dans  une  métaphysique  politique  et  sociale  est  occupation 
agréable  pour  gens  oisifs  après  dîner  ;  mais,  dans  ce 
cabinet  de  travail  d'une  banque  d'où  il  avait  dirigé  de 


186 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


vastes  affaires,  il  était  habitué  à  un  langage  plus  proche  de 
la  réalité.  Par  un  brusque  détour,  Séméonof  revint  à  des 
questions  pratiques.  Il  s'agissait  d'organiser  la  Banque 
du  Peuple  qui  absorberait  toutes  les  banques  privées  dont 
l'Etat  avait  pris  possession  et  il  voulait  avoir  les  conseils 
d'un  financier  aussi  éminent  que  Savinski. 

Celui-ci  ne  put  s'empêcher  de  hausser  les  épaules. 

—  Que  me  racontez-vous  là  ?  dit-il.  Savez-vous  de 
quoi  vivent  les  banques  ?  Vous  croyez  qu'elles  vivent 
d'argent...  Pas  du  tout,  elles  vivent  de  crédit.  Sans  crédit, 
pas  une  banque  au  monde  ne  peut  garder  ses  guichets 
ouverts  une  journée.  Or,  quel  est  le  crédit  du  gouverne- 
ment dont  vous  faites  partie  ?  Nul.  Vous  avez  saisi  les 
dépôts.  Après  cela,  qui  vous  apportera  de  l'argent  ? 
Personne.  Vous  aurez  beau  multiplier  les  appels  et  donner 
les  assurances  les  plus  formelles,  pas  un  client  —  et  vous- 
même,  mon  cher  Léon  Borissovitch  —  ne  vous  confiera 
ses  fonds.  Vous  tirez  à  toute  allure  deux  cents  millions  de 
roubles  par  jour.  Eh  bien,  vous  ne  re verrez  jamais  un  seul 
des  billets  que  vous  mettez  en  circulation.  Vous  êtes 
condamnés  à  la  banqueroute...  Vous  avez  voulu  mon  avis, 
le  voilà  clair  et  net.  Vous  ne  trouverez  pas  un  homme 
connaissant  les  affaires  qui  vous  parle  un  autre  langage. 
Si  vous  tenez  à  ce  que  nous  travaillions  avec  vous,  aban- 
donnez le  communisme  dont  personne  au  monde  ne  peut 
établir  les  finances. 

Séméonof  réfléchit  un   instant. 

—  Vous  appartenez  aux  écoles  anciennes,  Nicolas 
Vladimirovitch.  Vous  êtes  prisonnier  des  formules  dans 
lesquelles  vous  avez  été  élevé.  Est-il  possible  que  vous 


ILLUMINATION  187 

ne  puissiez  pas  vous  adapter  aux  formes  nouvelles  de  la 
société  ?  Ce  serait  désirable,  croyez-moi...  Cela  sera  né- 
cessaire. Je  ne  renonce  pas  à  l'espoir  de  vous  voir  tra- 
vailler avec  nous. 

Savinski  avait  horreur  des  banalités  de  Séméonof.  Il 
les  eût  tolérées  chez  d'autres  ;  elles  étaient  inadmissibles 
dans  la  bouche  d'un  homme  de  ce  caractère  et  de  cette 
intelligence.  Enfin,  dans  chaque  entretien  qu'il  avait  avec 
le  commissaire  bolchevique,  ce  dernier  s'arrangeait  pour  lui 
faire  sentir  avec  plus  ou  moins  de  discrétion  qu'ils  étaient 
les  maîtres,  qu'ils  ne  reculeraient  devant  rien  et  que, 
finalement,  si  l'on  voulait  sauver  sa  peau,  il  serait  sage 
d'être  en  bons  termes  avec  eux. 

Si  voilées  que  fussent  ces  allusions  à  leur  tyrannique 
pouvoir,  elles  étaient,  à  la  lettre,  insupportables.  C'était 
une  des  épreuves  des  temps  troublés,  et  non  la  moindre, 
d'être  obligé  de  plier  sous  la  menace  d'un  dictateur 
terroriste.  Jamais  Savinski  ne  désirait  plus  ardemment  le 
succès  de  Spasski  que  lorsqu'il  se  trouvait  en  face  de 
Séméonof. 

Celui-ci  se  leva,  fit  claquer  ses  doigts  sur  le  dos  de  sa 
main,  arpenta  le  cabinet,  regarda  par  la  fenêtre  sur  Nevski 
et,  tout  en  marchant,  dit  comme  négligemment  : 

—  Nous  allons  arrêter  l'ambassadeur  d'Angleterre. 
Savinski  sursauta. 

—  Vous  êtes  fous  !  lança -t-il,  sans  prendre  le  temps 
de  réfléchir. 

Séméonof  eut  un  regard  froid  et  répondit  de  la  façon 
la  plus  formelle   : 

—  Le   gouvernement  des   Soviets   ne   peut  admettre 


188  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA». 

d'être  insulté  par  le  gouvernement  britannique  qui 
garde  sous  les  verrous  des  hommes  comme  Tchitcherine 
et  Petrof . 

Cette  fois-ci  Savinski  en  avait  assez,  et,  à  son  tour,  de 
la  façon  la  plus  sèchement  polie,  il  dit  : 

—  Si  nous  n'avons  pas  ici  des  rapports  d'homme  à 
homme,  je  ne  vois  pas  le  but  de  nos  entrevues. 

Il  y  eut  encore  quelques  phrases  insignifiantes,  puis 
Séméonof  prit  congé. 

—  Nous  nous  reverrons,  dit-il  énigmatiquement. 
Si  vous  avez  besoin  de  moi,  n'hésitez  pas  à  me  télé- 
phoner. 

Une  fois  Séméonof  sorti,  la  colère  de  Savinski  tomba. 
Il  réfléchit  un  instant  sur  la  communication  du  sous- 
commissaire  aux  Affaires  étrangères.  Soudain  sa  figure 
s'éclaira  et  il  sourit  : 

«  C'est  un  chantage,  se  dit-il.  Si  Trotski  avait  décidé 
d'arrêter  l'ambassadeur  d'Angleterre,  il  ne  chargerait 
pas  Séméonof  de  me  l'apprendre.  Mais  comme  ce  sont  de 
rusés  compères,  ils  ont  trouvé  ce  moyen  ingénieux  d'agir 
sur  l'ambassadeur  de  Sa  Majesté  britannique,  car  ils 
sont  persuadés  que  je  m'empresserai  de  lui  raconter 
notre  conversation.»  Il  s'arrêta  un  peu,  puis  il  continua  : 

«  Et,  ma  foi,  il  est  bien  évident  qu'il  faut  aller  le 
lui  dire  et  qu'ils  ont  calculé  assez  juste.  Mais  le  chan- 
tage n'en  est  pas  moins  évident  et  ils  ne  songent  pas 
une  minute  à  arrêter  mon  honorable  ami.  » 

Il  fit  demander  à  l'ambassadeur  d'être  reçu  vers  cinq 
heures,  de  façon  à  avoir  son  après-midi  libre.  Il  arriva 
très  en  retard  chez  lui  pour  déjeuner.  Il  trouva  un  mot 


ILLUMINATION  189 

de  Lydia  lui  disant  que  son  père  était  plus  malade  et 
quelle  ne  pouvait  sortir.  Elle  avait  téléphoné  plusieurs 
fois  en  vain.  Il  se  rendit  à  cinq  heures  à  l'ambassade  où 
il  rencontra  le  lord  Douglas.  Il  s'entretint  amicalement  avec 
lui  pendant  quelques  minutes.  «  Est-ce  qu'il  aime  Lydia  ? 
se  demanda-t-il,  tout  en  causant  avec  l'admirable  jeune 
homme.  Mais  non,  il  ne  l'aime  pas.  Elle  est  belle,  elle  est 
jeune,  il  lui  plaît  ;  il  veut  prendre  son  plaisir  avec  elle, 
mais  c'est  tout.  Il  ne  l'aime  pas,  il  ne  l'aimera  jamais. 
Peut-il  même  imaginer  ce  qiie  c'est  que  d'aimer  Lydia  ?  » 
Il  souriait  de  joie,  tant  cette  certitude  l'emplissait.  Elle 
resta  en  lui  pendant  la  demi-heure  qu'il  passa  avec  l'am- 
bassadeur. 

Au  soir,  il  téléphona  à  son  amie.  Le  prince  Volynski 
avait  passé  une  mauvaise  journée  ;  il  était  agité  et  deman- 
dait à  le  voir  le  plus  tôt  possible.  Est-ce  que  le  lendemain 
quatre  heures  lui  convenait  ? 

Il  accepta  le  rendez-vous  et  s'informa  auprès  de  Lydia 
s'il  pourrait  causer  avec  elle  un  peu  en  sortant  de  chez 
son  père. 

—  Certainement,  dit  Lydia.  J'ai  beaucoup  de  soucis 
et  je  serai  contente  de  vous  voir. 


IX 
PÈRE  ET  FILLE 


On  était  aux  jours  les  plus  courts  de  l'année  et  la  uuit 

était  déjà  venue  quand  Savinski  tut  introduit  dans  le 

petit  salon  que  le  prince  Serge  ne  quittait  plus.  Il  était 
à  sou  ordinaire  dans  son  fauteuil,  un  chàlc  sur  les  épaules, 
un  autre  sur  les  jambes.  Savmski  lut  trappe  de  son  extrême 
maigreur  :  ses  yeux  brillants  de  tièvre  étaient  enfoncés 
sous  les  arcades  sourcilières  ;  sa  main  droite,  qui  reposait 
sur  le  bras  du  fauteuil,  était  paie  et  décharnée  ;  les  ongles 
allongés  semblaient  appartenir  déjà  à  un  cadavre.  «  * 
la  fin,  pensa  Savinski.  en  le  voyant.  Lydia  n'aura  plus 
que  moi.  »  Déjà  il  avait  oublié  le  lord  Douglas. 

Le  prince   se   tourna   avec  difficulté  vers   l'arrivant. 

—  Je   suis    heureux   de    vous    voir,   dit-il   d'une    voix 

basse.*. 

Une  quinte  de  toux  le  secoua.  Quand  elle  fut  passée, 
il  sourit  douloureusement. 

—  Je  suis  fichu,  tit-il.  Me  voilà  revenu  d'Andalousie. 
C'est  dommage...  Quel  beau  pays  !  On  y  sent  l'Arabie 
encore,  l'odeur  des  épices  vous  remplit  les  narines  quand 
le  vent  du  sud  tait  monter  la  poussière  des  chemins...  Je 


visa,  et  nui.  191 

mis  très  sensible  aux  parfums,  Nicolas  Vladimirovitch. 
C'est  peut-être  à  cause  de  mon  grand  nez...  Vous  avez 
remarqué,  mon  cher,  que  je  n'ai  pas  un  nez  russe.. 
de  mes  grand  mères  doit  avoir  aimé  quelque  Circassien, 
là-bas,  au  bord  de  la  rr*  il  fait  chaud...  A 

certains  moments,  il  me  semble  que  je  sens  encore  dans 
mes  veines  la  chaleur  de  l'Orient...  Croyez-vous  qu'on 
ait  vécu  déjà  sur  cette  terre  >  Si  oui,  j  ai  été  un  Maure  de 
Boabdil  à  Cordoue,  près  du  Guadalquivir  que  l'été  met 
presque  à  sec  entre  set  rives  brûlées.  Je  me  souviens,  je 
me  souviens...  Et  notre  Pouchkine  descendait  d'un 
Abyssin... 

Il  parlait  avec  pein*:,  s 'arrêtant  parfois  pour  avaler 
sa  salive.  Il  divaguait  un  m  monologuant.  Il 

avait  oublié  la  présence  de  Sevinski.  Il  renifla. 

—  Ici,  ça  sent  le  moisi  ;  nous  vivons  dans  la  pourriture. 
eva,  elle,  n'est  jamais  à  sec  Elle  est  toujours  gonflée 
d'eau,  cette  mâtine...  C'est  un  fleuve  impérial  ;  il  n'y  a 
rien  de  pareil  au  monde...  Mais  c'est  un  fleuve  russe, 
énorme  et  stérile  ;  il  coule  dans  un  marais.  Il  a  fallu  la 
folie  de  Pierre  le  Grand  pour  entasser  des  montagnes  de 
pierre   dans   ces   solitudes    humides  !...   Quelle   aberra- 

L.   Mais   pour  moi,   il   n'y  a   plus  qu'un  err 
l'empire  des  morts...  Vous  vous  souvenez  du  vers  de 
La  Fontaine  :  Et  dont  les  pieds  touchaient  à  Tempirt  des 
morts.  Ah  !  ah  !...  mes  pieds  y  sont  déjà  entrés  ;  ils  n'en 
ressortiront  plus...  Et  je  les  suis  lentement... 

Il  rit,  et  son  rire  amena  une  crise  de  toux  prolongée. 
Un  domestique  apportait  du  thé.  Le  prince  revint  à 
lui,  tendit  une  cigarette  à  Savinsld,  en  prit  une  et  dit  : 


192 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.. 


—  Je  vous  demande  pardon  de  mes  radotages.  C'est 
l'air  de  Pétersbourg  qui  m'a  empoisonné.  Racontez- 
moi  les  nouvelles,  Nicolas  Vladimirovitch.  J'ai  quelque 
chose  à  vous  dire,  oui,  quelque  chose  de  très  important, 
mais  tout  à  l'heure...  tout  à  l'heure,  quand  nous  aurons 
pris  le  thé... 

Savinski  le  mit  au  courant  de  la  situation  telle  qu'il  la 
voyait.  Il  ne  fallait  pas  douter  que  les  bolcheviques  ne 
s'affermissent  au  pouvoir.  Les  négociations  de  paix 
allaient  grand  train  depuis  que  Trotski  lui-même  était 
parti  pour  Brest-Litovsk.  A  l'intérieur,  le  désordre  le 
plus  complet  ;  la  ruine  dépassait  l'imagination.  Et  voilà 
que  déjà  les  Allemands  avaient  envoyé  une  mission  finan- 
cière et  commerciale  avec  le  comte  Mirbach.  Le  vieux 
Lamshof,  de  la  Deutsche  Bank,  était  là.  Il  ne  l'avait  pas 
vu  encore,  mais  il  aurait  un  rendez-vous  avec  lui  au 
premier  jour. 

—  Qu'est-ce  que  les  Allemands  feront  ?  conclut 
Savinski,  nous  n'en  savons  rien.  S'ils  veulent  faire  avancer 
un  corps  d'armée  ici,  qui  les  en  empêchera  ?  Ils  seront 
acclamés  et  votre  charmante  voisine  donnera  de  grandes 
réceptions  en  leur  honneur.  Nous  irons  tous,  du  reste. 
Nous  aimons  à  être  du  côté  du  manche,  comme  disent 
les  Français.  C'est  un  défaut  national.  Mais  pourront-ils 
entreprendre  de  nourrir  cette  ville  affamée  ?  Faut-il  le 
souhaiter  ?  Je  vous  avoue  que  je  ne  sais  plus  ce  qu'il 
faut  désirer. 

—  Je  les  déteste  plus  encore  que  les  bolcheviques, 
répondit  le  prince.  Dieu  m'évitera  cette  honte  ;  je  ne  les 
verrai  pas...  Mais  laissons  cela.  Mettez  une  bûche  au  feu, 


PERE  ET  FILLE  193 

tenez,  cette  grosse-là  qui  attend  son  tour  avec  impatience... 
Ah  !  elle  va  flamber,  la  gaillarde,  tout  à  l'heure.  Elle  était, 
il  y  a  un  an,  dans  une  belle  forêt  de  Finlande  avec  ses 
sœurs.  Et  maintenant,  elle  va  réchauffer  les  vieux  os  du 
prince  Volynski...  Voilà,  mon  cher,  une  destinée  bien 
remplie  :  un  peu  de  fumée  dans  l'air,  un  peu  de  chaleur 
dans  mon  maigre  corps.  Cela  passe  comme  un  songe, 
et  puis  rien,  voilà,  voilà  !...  A  présent,  il  faut  parler 
sérieusement,  mon  ami,  dit-il  en  hochant  la  tête,  très 
sérieusement,  voyez-vous. 

Il  s'arrêta  un  instant,  et  Savinski  se  demanda  si  le  faible 
vieillard  allait,  par  une  saute  brusque  d'idées,  le  prier 
de  combiner  le  passage  difficile  de  la  frontière  et  de 
faire  les  plans  d'un  voyage  en  Egypte,  ou  en  Sicile. 

Mais  le  prince  ne  le  laissa  pas  longtemps  dans  le  doute. 

—  C'est  de  Lydia  qu'il  s'agit,  fit-il,  de  ma  petite 
Lydia...  Vous  comprenez  bien,  mon  cher,  que  c'est  mon 
seul  souci...  Une  petite  fleur  comme  elle  dans  cette  ville 
de  folie  !  Les  soldats  et  les  bandits  dans  la  rue,  et  ce 
Lénine,  ce  Trotski  à  Smolny  !...  Qu'est-ce  qui  lui  arrivera, 
Nicolas  Vladimirovitch  ?  Elle  est  si  jolie,  cette  enfant... 
Vous  avez  remarqué,  où  qu'elle  passe,  les  gens  s'arrêtent 
et  la  regardent...  C'est  une  beauté,  mon  cher,  je  suis 
fier  d'elle,  je  vous  assure,  très  fier...  Mais  tout  cela  n'est 
rien  au  prix  de  son  âme.  Là  il  n'est  rien  que  de  pur, 
pas  une  pensée  cachée,  pas  une  restriction,  pas  un  sous- 
entendu  ;  tout  est  clair,  ouvert,  bon  et  généreux  ;  je  lis 
en  elle,  je  sais  tout  ce  qu'elle  pense  et  ce  qu'elle  Sent. 
Eh  bien,  je  vous  le  dis,  c'est  un  cœur  incomparable,  ma 
Lydotchka...  Alors,   voyez-vous,   je   tremble   pour  elle, 

13 


194  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

elle  va  être  seule...  Seulement,  voilà,  il  y  a  un  fait  nou- 
veau, oui,  je  sais  bien,  vous  le  connaissez.  Lydia  vous 
Ta  dit,  elle  vous  dit  tout.  Ce  lord  Douglas  veut  l'épou- 
ser... 

Ici  le  prince  soupira  et  s'arrêta  pour  reprendre  haleine. 
Il  avait  l'air  très  triste.  Savinski,  qui  s'intéressait  prodi- 
gieusement à  la  conversation  depuis  qu'elle  avait  comme 
thème  Lydia,  commençait  à  se  demander  avec  un  peu 
d'inquiétude  où  visait  le  prince  Serge. 

—  Pour  dire  le  vrai,  continua  le  vieillard,  j'admire 
les  Anglais,  mais  je  ne  les  aime  pas...  Ce  sont  des  gens 
sans  méchanceté,  mais  ils  sont  durs.  Pas  de  cœur,  mon 
cher,  pas  d'ouverture  d'âme...  Naturellement,  je  n'aurais 
jamais  songé  à  donner  Lydia  à  un  Anglais.  Seulement, 
voilà,  Nicolas  Vladimirovitch,  je  suis  fini,  et  puis  il  y  a 
la  révolution,  et  Lydia  est  là  dans  cette  ville  qu'elle  ne 
veut  pas  quitter...  Naturellement,  elle  nie  le  danger,  vous 
la  connaissez,  mais  elle  ne  me  prend  pas  à  ces  ruses  en- 
fantines. C'est  à  cause  de  moi  qu'elle  ne  veut  pas  partir... 

—  Mais,  qu'est-ce  qu'elle  a  répondu  à  lord  Douglas  ? 
interrompit  Savinski,  soudainement  anxieux  de  savoir 
avec  précision  ce  qui  s'était  passé. 

—  Hé  I  mon  cher,  fit  le  vieux  prince  en  riant,  elle 
n'a  rien  répondu,  comme  font  toujours  les  filles.  Elle 
s'en  est  tirée  en  plaisantant,  et  voilà  tout...  Seulement, 
lord  Douglas  est  revenu  la  voir,  hier  avant  dîner,  et, 
cette  fois-ci,  a  insisté...  Il  paraît  qu'il  est  superbe,  ce 
garçon.  Comment  le  trouvez-vous  ? 

—  Magnifique  et  insignifiant,  jeta  Savinski  avec  ner- 
vosité. 11  a  un  titre,  il  est  beau  comme  on  ne  l'est  pas, 


PÈRE  ET  FILLE  195 

il  est  jeune,  il  est  riche.  C  est  un  Adonis  avec  un  carnet 
de  chèques.  Et  cela  dit,  il  n'y  a  rien  de  plus  à  ajouter. 
La  seule  idée  qu'il  puisse  être  un  mari  pour  Lydia  Ser- 
guêvna  est  risible. 

—  Oui,  mon  ami,  je  vois,  je  vois,  et  vous  avez  raison- 
Mais,  dans  les  circonstances  où  nous  sommes,  je  suis 
obligé  de  penser  autrement...  Vous  comprenez,  Nicolas 
Vladimirovitch,  c'est  un  homme  honorable,  et  c'est  la 
sécurité...  S'il  épouse  Lydia,  il  l'emmène  en  Angleterre... 
Moi,  je  crève  ici,  c'est  entendu,  mais  je  n'ai  plus  de 
soucis,  mon  cher,  vous  voyez  la  chose  ;  je  m'endors  un 
beau  jour  dans  la  paix  de  l'âme  parce  que  je  saurai  que 
ma  fille  est  à  l'abri  du  danger...  C'est  capital,  mon  ami.. 
Il  n'y  a  pas  de  repos  sans  cela. 

Il  parlait  sur  un  ton  très  bas,  avec  une  assurance  calme, 
comme  s'il  n'y  avait  plus  le  moindre  doute  dans  son 
esprit  sur  le  parti  à  prendre. 

—  Seulement,  reprit-il,  ce  n'est  ni  moi  ni  vous  qui 
décidons.  C'est  Lydia.  Lydia,  on  n'en  fait  pas  ce  que  l'on 
veut.  Pourtant,  elle  est  pleine  de  raison,  ma  fille.  Mais, 
dans  une  question  comme  celle-là,  je  n'ai  aucune  influence 
sur  elle,  parce  qu'elle  pense  que  je  me  sacrifie...  Alors, 
nous  avons  des  dialogues  incroyables,  Nicolas  Vladimi- 
rovitch, et  qui  m'agitent...  Nous  nous  sommes  disputés 
sur  ce  sujet  hier  soir  assez  longtemps  et,  à  la  fin,  elle 
m'a  dit  très  sérieusement  :  «  Est-ce  que  tu  ne  m'aimes 
plus,  papa,  que  tu  veux  te  débarrasser  de  moi  ?  Si  c'est 
vrai,  alors  dis-le,  et  je  m'en  irai  d'ici.  »  Eh  bien,  moi, 
mon  cher,  je  suis  vieux  et  faible,  et  quand  j'ai  entendu 
ma  fille  parler  ainsi,  je  l'ai  prise  dans  mes  bras  ;  j'ai 


196  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

pleuré»  comme  un  enfant,  et  je  lai  suppliée  de  rester... 
Que  voulez-vous,  c'est  déplorable,  mais  qu'y  faire  ?  Et 
ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  qu'elle  a  pleuré  avec  moi, 
je  ne  sais  vraiment  pas  pourquoi.  Elle  a  aussi  les  nerfs 
malades,  nous  avons  tous  les  nerfs  malades,  Nicolas 
Vladimirovitch.  Je  ne  puis  plus  rien  dire  à  ma  fille  sur 
ce  sujet.  Et  c'est  pour  cela  que  je  vous  ai  demandé  de 
venir...  Vous  êtes  la  seule  personne  que  Lydia  aime... 
Oui,  elle  vous  aime,  mon  ami...  Tout  ce  que  vous  dites 
est  pour  elle  parole  d'évangile.  Vous  êtes  un  homme  fort, 
Nicolas  Vladimirovitch,  et  puis  vous  êtes  désintéressé 
dans  cette  affaire...  Parlez-lui.  Suppliez-la  d'accepter  ce 
lord  Douglas  (que  le  diable  emporte,  du  reste  !),  et  dites- 
lui  la  vérité,  que  je  vais  mourir,  qu'elle  sera  seule,  que 
j'aurai  trop  de  chagrin  à  la  laisser  dans  cette  ville  maudite... 
Je  vous  en  prie,  faites  tout  ce  qu'il  faut.  Moi,  je  ne  peux 
plus  parler.  Nous  nous  mettrons  encore  à  pleurer  tous 
deux.  Vous  comprenez  que  c'est  stupide...  Aussi,  je 
vous  demande  de  m 'aider.  Vous  la  déciderez  à  accepter, 
puisqu'il  le  faut...  Vous  êtes  son  ami. 

Le  prince  se  tut  ;  il  était  terrassé  par  l'émotion  et  res- 
pirait avec  peine...  Ecroulé  dans  son  fauteuil,  il  ne  semblait 
plus  avoir  que  quelques  étincelles  de  vie  en  lui. 

Savinski  le  regardait  sans  parler.  Sa  belle  figure  s'était 
durcie  ;  il  avait  vieilli.  Il  se  passa  la  main  sur  le  front  et, 
sans  plus  réfléchir,  se  leva. 

—  Allons,  je  vois  qu'il  faut  le  faire.  Vous  avez  raison. 
Il  ne  faut  penser  qu'à  elle  aujourd'hui.  Ni  vous  ni  moi 
ne  pouvons  la  protéger...  Savez-vous  où  je  la  trouverai  ? 

—  Merci,  mon  ami,  merci,  fit  le  prince  en  lui  tendant 


PÈRE  ET  FILLE  197 

la  main.  Attendez,  un  domestique  va  vous  conduire  chez 
elle.  Ma  femme  est  en  bas  et,  vous  savez,  on  ne  peut 
plus  chauffer  que  le  devant  de  la  maison...  Elle  vous 
recevra  dans  sa  chambre...  Cela  n'a  aucune  importance 
entre  nous...  Vous  êtes  notre  ami,  notre  seul  ami...  Merci. 

Quelques  minutes  plus  tard,  Savinski  entrait  dans  la 
chambre  de  Lydia  qu'il  ne  connaissait  pas.  C'était  une 
grande  pièce  dont  les  deux  fenêtres  regardaient  le  quai 
de  la  Neva.  Elle  était  assez  sombre.  Une  lampe  électrique 
dans  un  plafonnier  répandait  une  faible  lueur,  car  l'usine 
électrique  manquant  de  charbon  ne  fournissait  qu'un 
courant  insuffisant.  Une  lampe  à  pétrole,  sous  un  grand 
abat-jour,  posée  sur  une  table,  éclairait  Lydia  étendue 
sur  un  divan  recouvert  d'un  châle  ancien.  Elle  avait 
dénoué  ses  cheveux  et,  lorsqu'elle  se  leva  pour  aller 
à  la  rencontre  de  son  ami,  ils  flottèrent  autour  d'elle. 
Ils  descendaient  jusqu'aux  hanches  en  nappes  légères, 
ondées  et  dorées,  qui  semblaient  absorber  toute  la  lumière 
qui  était  dans  la  chambre.  A  la  trouver  ainsi,  le  cœur  de 
Savinski  lui  défaillit.  Jamais  il  ne  l'avait  vue  décoiffée, 
dans  ce  déshabillé  qui  suppose  une  intimité  plus  grande, 
et,  pour  la  première  fois,  il  sentit  un  obscur  et  passionné 
désir  monter  en  lui  de  la  prendre  dans  ses  bras  et  de  la 
garder  pour  lui  seul.  C'était  à  cette  femme  qu'il  fallait 
renoncer  I  Ah  !  le  sacrifice  que  lui  demandait  le  prince 
Serge  était  au-dessus  des  forces  humaines.  Sous  le  coup 
de  l'émotion  qui  le  poignait,  il  s'arrêta  un  instant. 

Mais  déjà  Lydia  était  près  de  lui. 

—  Vous  m'excuserez,  Nicolas  Vladimirovitch,  de  vous 


198  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

recevoir  ainsi.  J'avais  mal  à  la  tête  et  j'ai  défait  mes  che- 
veux dont  je  ne  pouvais  supporter  le  poids. 

Elle  leva  les  yeux  sur  lui. 

—  Mais  vous  êtes  pâle,  mon  ami.  Qu'avez-vous  ? 
Etes-vous  fatigué  ?...  Vous  n'avez  pas  d'ennuis,  j'espère. 
On  va  nous  donner  du  thé.  Asseyez-vous  là,  près  de  moi, 
sur  le  divan. 

Elle  le  prit  par  le  bras  et  l'entraîna.  Mais  Savinski 
refusa  de  se  mettre  près  d'elle  sur  le  divan  et  choisit  un 
fauteuil  de  l'autre  côté  de  la  table.  On  entendait  dans  la 
pièce  voisine,  dont  la  porte  était  ouverte,  les  pas  de  la 
nourrice  Katia  qui  allait  et  venait  rangeant  le  linge  de 
sa  maîtresse.  Parfois,  elle  entrait  dans  la  chambre  pour 
dire  à  Lydia  quelques  mots. 

Une  femme  de  chambre  apporta  du  thé.  Lydia  deman- 
dait à  Savinski  des  nouvelles  des  siens.  Avait-il  été  satisfait 
de  son  séjour  en  Finlande  ?  Ses  enfants  se  portaient-ils 
bien  ? 

Savinski,  tout  troublé  qu'il  fût,  remarqua  avec  surprise 
qu'il  y  avait  un  rien  de  changé  dans  le  ton  sur  lequel  elle 
s'exprimait.  Elle  parlait  avec  une  grande  amitié,  mais  il  y 
avait  pourtant  quelque  chose  d'un  peu  distant,  d'un  peu 
conventionnel  qui  ne  lui  échappait  pas  et  qui  était  nou- 
veau entre  eux. 

Il  donna  des  détails  sur  la  vie  que  menaient  là-bas  sa 
femme  et  ses  enfants.  Il  dit  l'impatience  de  Boris  à  l'idée 
de  rentrer  à  Petrograd  et  combien  il  était  difficile  pour 
Sonia  de  passer  ses  journées  si  loin  de  lui,  se  rongeant 
de  soucis  à  son  sujet.  Il  parla  assez  longtemps  sans  regarder 
Lydia  et,  comme  il  finissait,  il  leva  les  yeux.  Elle  était  à 


PÈRE  ET  FILLE  199 

moitié  renversée  sur  le  divan  ;  ses  cheveux  lui  faisaient 
une  couche  dorée.  Mais  il  fut  frappé  de  voir  qu  elle  avait 
la  bouche  crispée  comme  si  elle  souffrait. 

Décidément  l'atmosphère  de  cette  chambre  était 
lourde.  II  y  avait  quelque  chose  d'inexplicable  entre  eux 
dont  ils  sentaient  le  poids  mystérieux.  C'était,  sans  doute, 
la  grande  question  soulevée  par  la  demande  de  lord 
Douglas.  Il  fallait  y  arriver  et  Savinski  s'y  jeta,  sans  plus 
attendre,  comme  un  homme  qui  a  décidé  d'en  finir  avec 
ses  jours  se  précipite  dans  l'abîme,  les  yeux  fermés. 

—  Où  en  êtes-vous  avec  le  lord  Douglas,  Lydia  Ser- 
guêvna  ?  demanda -t-il.  J'ai  beaucoup  pensé  à  ce  que  vous 
m'avez  dit. 

Lydia  se  redressa,  fixa  son  regard  sur  lui  comme  si  elle 
voulait  lire  au  fond  de  ses  pensées  et  lui  dit  brusquement  : 

—  Et  vous-même,  Nicolas  Vladimirovitch,  où  en  êtes- 
vous  avec  le  lord  Douglas  ? 

L'inattendu  de  cette  question,  ce  qu'elle  avait  de  direct 
et  de  surprenant  par  le  lien  qu'elle  établissait  soudaine- 
ment entre  Lydia,  lord  Douglas  et  Savinski  lui-même, 
le  laissa  stupéfait. 

Il  y  eut  un  bref  silence,  puis  Savinski,  prenant  son 
parti,  mais  sans  oser  regarder  la  jeune  fille  qui,  elle,  ne 
le  quittait  pas  des  yeux,  dit  : 

—  Je  pense,  Lydia  Serguêvna,  que,  dans  les  circons- 
tances où  nous  sommes,  vous  n'avez  pas  le  droit  de  le 
repousser. 

—  Êtes-vous  sûr  que  ce  soit  votre  opinion  à  vous  ? 
dit-elle  d'une  voix  claire.  Il  ne  faut  pas  me  tromper, 
Nicolas  Vladimirovitch.   Faites-y  attention.  Vous  >ave? 


200  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

que  j'attache  beaucoup  de  prix  à  ce  que  vous  me 
dites...  Je  vous  en  prie,  pesez  vos  paroles.  Elles  auront 
un  grand  poids  aujourd'hui.  Réfléchissez  sérieusement... 
Mon  père  m'a  dit  la  même  chose  que  vous.  Sans  doute, 
il  vous  l'a  répété  tout  à  l'heure,  et  peut-être  vous  a-t-il 
influencé  ?...  C'est  vous  que  je  veux  entendre  et  non 
lui  à  travers  vous. 

Elle  s'était  animée  singulièrement  tandis  qu'elle  parlait. 
Pourtant  elle  avait  perdu  ses  couleurs  et  ses  yeux  brillaient 
presque  sombres  dans  son  visage  pâli. 

Savinski,  qu'on  admirait  pour  son  imperturbable  sang- 
froid  et  sa  bonne  humeur  souriante  dans  les  discussions 
d'affaires  les  plus  chaudes,  se  troubla  devant  une  mise 
en  demeure  si  véhémente.  Il  ne  savait  que  répondre. 
Allait-il  trahir  le  vieux  et  pathétique  prince  ?  Allait-il 
se  trahir  lui-même  ?  Il  hésita,  balbutia,  crut  s'en  tirer 
par  quelques  généralités  sur  ce  que  les  circonstances 
avaient  d'exceptionnel,  sur  le  souci  naturel  qu'on  pouvait 
se  faire  en  des  temps  si  troublés  pour  des  personnes  qui 
vous  étaient  chères.  Il  avait  honte  de  lui-même  et  des 
propos  vagues  qu'il  tenait  dans  un  moment  si  grave. 
Il  termina,  enfin,  par  cette  phrase  sans  signification  : 

—  Nous  ne  voulons  que  votre  bonheur,  ma  chère 
amie. 

Il  fut  étonné  de  voir  que  Lydia  paraissait  se  satisfaire 
de  cette  équivoque  réponse  et  ne  le  ramenait  pas  à  la 
question  précise  qu'elle  lui  avait  posée.  Elle  semblait 
maintenant  plus  calme,  plus  heureuse,  et  changea  de 
sujet,  lui  demandant  ce  qu'il  avait  fait  depuis  qu'il  était 
rentré  à  Pétrograd. 


PÈRE  ET  FILLE  201 

Dans  un  soudain  besoin  d'expansion,  Savinski  lui  dit 
qu'il  avait  eu,  la  veille,  à  la  Banque,  la  visite  de  Séméonof, 
que  cet  homme  l'avait  exaspéré,  l'avait  fait  sortir  du 
sang-froid  qu'il  aurait  dû  garder  et  qu'il  craignait  de 
s'en  être  fait  un  ennemi.  Il  lui  cita  la  phrase  de  Séméonof 
sur  le  prix  de  la  vie  d'un  homme. 

Lydia,  qui  l 'écoutait  avec  beaucoup  d'intérêt,  l'inter- 
rompit et  lui  dit  avec  vivacité  : 

—  Cet  homme  peut  être  très  méchant,  Nicolas  Vladi- 
mirovitch...  Je  ne  l'aime  pas  ;  il  me  fait  peur.  Prenez  garde 
qu'il  songe  à  se  venger.  Il  est  tout-puissant,  paraît-il. 

Savinski  haussa  les  épaules. 

—  Les  choses  sont  ainsi,  dit-il  avec  fatalisme.  Nous 
sommes  dans  les  mains  de  Dieu,  Lydia  Serguêvna. 

Il  parut  à  Lydia  qu'il  avait  l'air  très  fatigué. 
Elle  réfléchit  un  instant.  De  nouveau  son  visage  prit 
une  expression  sérieuse,  sa  lèvre  se  crispa. 

—  Je  veux  encore  vous  poser  une  question.  Ne  vous 
moquez  pas  de  moi,  Nicolas  Vladimirovitch,  si  aujour- 
d'hui je  vous  interroge  ainsi.  A  la  suite  de  votre  entretien 
avec  Séméonof,  n'avez-vous  pas  pensé  à  vous  sauver  en 
Finlande  ? 

Savinski  la  regarda  d'un  air  étonné,  comme  s'il  ne  com- 
prenait pas  ce  que  la  jeune  fille  lui  demandait. 

—  Me  sauver  en  Finlande,  moi,  pourquoi  ?...  Je  n'y 
ai  même  pas  songé,  Lydia  Serguêvna. 

Lydia  comprit  qu'il  disait  la  vérité.  Et,  de  nouveau, 
il  y  eut  un  long  silence.  Un  domestique  entrant  pour 
annoncer  que  le  dîner  était  servi  l'interrompit.  Savinski 
se  leva  et  allait  prendre  congé.  Lydia  le  retint. 


202  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

—  Attendez  un  instant,  dit-elle.  Je  descends  avec 
vous.  Donnez-moi  une  minute  pour  que  je  me  coiffe. 

Elle  s'assit  à  la  table  de  toilette  et  souleva  les  lourds 
cheveux  qui  couvraient  ses  épaules  et  son  dos.  Elle  les 
peigna,  les  roula  en  deux  torsades  et  les  ramena  sur  le 
derrière  de  la  tête  où  elle  les  assujettit  avec  un  grand  peigne. 
Savinski,  sans  mot  dire,  la  regardait.  A  assister  ainsi  à 
sa  toilette,  il  semblait  qu'une  intimité  nouvelle  était  née 
entre  eux  et  il  sentait  de  grandes  ondes  de  bonheur  couler 
en  lui.  Il  ne  pensait  à  rien.  La  voir  près  de  soi  était  suffi- 
sant. 

Lorsqu'elle  eut  fini,  elle  se  leva  et,  comme  ils  descen- 
daient, elle  lui  dit  du  ton  d'une  petite  fille  qui  a  été  mé- 
chante et  qui  tient  à  savoir  si  on  lui  en  veut  toujours  : 

—  Voudrez-vous  encore  vous  promener  avec  moi, 
Nicolas  Vladimirovitch  ?...  Je  vous  expliquerai  une 
grande  chose  que  vous  n'avez  pas  comprise  :  c'est  que 
la  solution  de  papa  et  la  vôtre  n'est  précisément  pas  une 
solution  de  révolution...  Vous  comprenez  ce  que  je  veux 
dire,  c'est  la  solution  qu'on  ne  doit  pas  prendre  précisé- 
ment parce  que  nous  sommes  en  pleine  tempête. 

Savinski  s'arrêta  stupéfait. 

—  Non,  je  ne  comprends  pas,  je  l'avoue,  Lydia  Ser- 
guêvna.  Que  voulez-vous  dire,  pour  l'amour  du  ciel  ? 

—  Naturellement  vous  ne  comprenez  pas,  fit-elle 
enchantée,  comment  pourriez-vous  comprendre  ?  C'est 
un  peu  trop  compliqué  pour  un  homme  comme  vous... 
Je  vous  raconterai  ça  un  jour,  je  vous  le  promets. 

Elle  riait  de  bonne  humeur  et  se  moquait  de  lui  si 
gentiment  que  Savinski  se  mit  à  rire  avec  elle, 


X 
UNE  VISITE  DÉSAGRÉABLE 


Savinski  se  réveilla  tard  le  lendemain  matin  après  une 
nuit  où  le  sommeil  l'avait  longtemps  fui.  Comme  il  s'ha- 
billait lentement,  un  coup  de  sonnette  retentit.  Un  instant 
après,  sa  femme  de  chambre  lui  remit  la  carte  d'une  per- 
sonne qui  désirait  le  voir.  Il  lut  sur  la  carte  :  «  Bogdanof, 
sous-commissaire  du  quartier  de  Kazan.  »  Savinski 
fronça  les  sourcils.  Que  diable  lui  voulait  la  police  du  quar- 
tier ?  C'était  la  première  fois  qu'elle  venait  chez  lui.  Jus- 
qu'alors il  n'avait  eu  affaire  à  elle  que  par  l'entremise 
du  comité  de  maison. 

Le  commissaire  entra.  C'était  un  petit  Juif,  sec  et 
pâle,  et  nerveux,  qui  portait  des  lunettes.  Il  s'exprimait 
avec  beaucoup  de  politesse.  En  quelques  mots,  il  mit 
Savinski  au  courant  de  l'objet  de  sa  visite.  On  faisait  une 
revision  des  passeports  et  il  venait  demander  à  Savinski 
de  lui  confier  le  sien  pour  peu  de  temps. 

Savinski  se  récria.  Il  ne  pouvait  se  dessaisir  de  son 
passeport.  Que  deviendrait-il  sans  pièce  d'identité  dans 
une  ville  où  l'on  était  exposé  chaque  jour  à  être  arrêté 
dans  la  rue  ?  En  outre,  il  avait  un  visa  de  transit  pour  la 


204  QUAND  LA  TERRE  TEEMBLA... 

Finlande  où  sa  famille  résidait'  et  où  il  pouvait  être  appelé 
d'un  instant  à  l'autre. 

Le  petit  commissaire  s'inclina  respectueusement. 

—  Je  comprends,  Nicolas  Vladimirovitch,  je  com- 
prends... Je  suis  désolé,  croyez-le  bien.  Je  donnerais 
beaucoup  pour  vous  éviter  cet  ennui.  Mais,  hélas  !  l'ordre 
est  formel  et  général.  Tous  les  passeports  doivent  être 
visés  par  le  commissaire...  Il  y  a,  c'est  bien  regrettable, 
beaucoup  de  faux  passeports  en  circulation.  D'où  la 
mesure  que  nous  sommes  obligés  de  prendre... 

Savinski  s'obstina.  Il  téléphonerait  lui-même  aux 
Affaires  étrangères  pour  arranger  l'affaire. 

Le  petit  Juif  objecta  que  l'affaire  n'était  pas  du  ressort 
des  Affaires  étrangères,  mais  bien  du  commissariat  du 
quartier. 

Savinski  se  montait  peu  à  peu.  Le  commissaire  restait 
souriant,  respectueux,  mais  inflexible. 

—  Mais  si  vous  avez  un  ordre  de  Séméonof  lui-même, 
dit  Savinski. 

Bogdanof  s'inclina  à  ce  nom.  Son  visage  prit  une  expres- 
sion d'ironie  qui  n'échappa  pas  à  son  interlocuteur. 

—  Sans  doute,  dit  le  commissaire,  sans  doute,  si  Léon 
Borissovitch  intervient,  l'affaire  sera  classée...  Ce  sera 
une  grande  exception,  je  vous  l'assure...  Mais  je  serais 
heureux  personnellement,  croyez-le  bien,  très  heu- 
reux... 

Déjà  Savinski  était  au  téléphone.  Malheureusement 
Séméonof  n'avait  pas  encore  paru  au  commissariat  des 
Affaires  étrangères.  A  un  appel  à  son  domicile,  une  voix 
d'homme,  ayant  demandé  à  Savinski  son  nom,  riposta 


UNE  VISITE  DÉSAGRÉABLE  205 

aussitôt  que  Léon  Borissovitch  venait  de  sortir  de  chez 
lui.  —  Où  était-il  allé  ?  —  On  ne  le  savait  pas. 
Savinski  raccrocha  le  récepteur.  Il  était  fort  en  colère. 

—  Je  suppose,  dit-il,  que  vous  pouvez  attendre  que 
j'aie  joint  Séméonof  au  téléphone. 

Le  petit  Juif  soupira. 

—  Je  dois  rapporter  le  passeport,  dit-il.  C'est  vraiment 
désolant...  Je  suis  obligé,  comprenez  bien.  Je  voudrais 
vous  être  agréable,  pourtant...  Mais  jugez  vous-même. 
J'ai  des  ordres. 

Son  obséquiosité  parut  à  Savinski  exagérée  et  sonner 
faux.  Il  tira  sa  montre. 

—  Il  est  onze  heures,  fit-il,  donnez-moi  jusqu'à  midi. 
Revenez  alors  et,  d'ici  là,  j'aurai  trouvé  Séméonof. 

Le  commissaire  pâlit  encore  et  eut  un  mouvement 
d'effroi. 

—  Impossible,  dit-il,  vous  voyez  pourquoi...  Comment 
dire  ?...  Mais  vous  saisissez. 

—  Je  ne  comprends  rien  du  tout,  fit  Savinski  exas- 
père. 

Et  soudain  il  comprit  ;  le  petit  Bogdanof  avait  peur 
qu'il  ne  profitât  de  cette  heure  pour  s'enfuir. 

—  Vous  craignez  que  je  me  sauve,  dit-il  en  riant. 
Ah  !  ah  !  je  vois  la  chose.  Et  il  va  sans  dire  que  vous  ne 
vous  contenterez  pas  de  ma  parole  d'honneur. 

Bogdanof  protesta  par  manière  de  politesse,  mais  il 
était  évident  que  c'était  précisément  cela  qu'il  redoutait. 

Savinski  prit  enfin  son  parti.  Il  alla  à  son  bureau,  y 
chercha  un  papier  et  le  tendit  au  petit  Juif  qui  multipliait 
les  révérences. 


206  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

—  Je  vous  remercie,  Nicolas  Vladimirovitch.  Je  vais 
vous  remettre,  comme  de  droit,  un  reçu  qui  vous  servira 
de  pièce  d'identité  jusqu'à  ce  que  je  vous  rende  votre 
passeport. 

Et  il  donna  une  feuille  munie  du  cachet  du  commissariat 
où  il  porta  le  numéro  du  passeport  et  les  indications  néces- 
saires sur  la  personne  à  laquelle  le  reçu  était  délivré. 
Puis  il  sortit. 

«  Me  voilà  prisonnier,  se  dit  Savinski  ;  la  prison  est 
grande,  c'est  la  Russie,  mais  c'est  une  prison  tout  de 
même.  » 

Pendant  une  heure  il  poursuivit  Séméonof  au  téléphone. 
Il  ne  le  trouva  ni  chez  lui,  ni  au  commissariat  des  Affaires 
étrangères,  ni  à  Smolny.  Séméonof  semblait  avoir  disparu 
de  Pétrograd.  De  guerre  lasse,  il  renonça  à  ces  vains 
appels,  se  promettant  de  passer  l'après-midi  à  l'ancien 
ministère  sur  la  place  du  Palais. 

Il  se  rendit  chez  Ivan  Choupof-Karamine.  Celui-ci, 
était  à  la  maison.  Savinski  voulait  savoir  si  on  lui  avait 
réclamé  son  passeport.  —  Non,  il  n'en  avait  pas  entendu 
parler. 

Cela  fit  réfléchir  Savinski.  Il  y  avait  là,  sans  doute,  une 
manœuvre  de  l'ingénieux  Séméonof  qui  avait  choisi  ce 
moyen  de  faire  sentir  à  son  honorable  ami  Savinski  la 
dépendance  dans  laquelle  il  le  tenait.  Quittant  Choupof- 
Karamine,  il  traversa  la  cour  pour  aller  chez  Lydia  Ser- 
guêna.  Il  fallait  l'avertir  qu'il  ne  pourrait  sortir  avec  elle 
l'après-midi,  car  tant  que  l'affaire  du  passeport  ne  serait 
pas  réglée,  il  n'aurait  pas  de  repos. 

Il  était  fort  énervé,  mais  la  vue  de  Lydia  qu'il  trouva 


UNE  VISITE  DÉSAGRÉABLE  207 

seule  dans  un  salon  le  rasséréna.  Avec  bonne  humeur, 
il  lui  raconta  sa  matinée.  La  chose  qui  parut  le  plus  frapper 
Lydia  dans  son  récit  fut  le  fait  qu'il  ne  pouvait  quitter 
Pétrograd.  Elle  le  lui  fit  répéter  deux  fois. 

—  Vous  êtes  prisonnier  ici,  dit-elle. 

Ce  fut  seulement  après  avoir  bien  fixé  ce  point  qu'elle 
manifesta  quelque  crainte  à  l'idée  de  voir  son  ami  per- 
sécuté par  les  bolcheviques. 

—  C'est  partie  du  jeu  que  nous  jouons,  répondit 
celui-ci.  Je  crois  avoir  encore  assez  de  prise  sur  Séméonof 
pour  arranger  cet  incident. 

Elle  resta  silencieuse  un  moment.  Puis  elle  dit  : 

—  Si  vous  ne  réussissez  pas,  voulez-vous  que  je  voie 
Séméonof  ? 

Savinski  sursauta.  Quelle  folle  idée  lui  passait  par  la 
tête  ? 

—  Mais  vous  n'y  pensez  pas,  Lydia  Serguêvna  !  L  avez- 
vous  déjà  revu  ? 

—  Non,  dit-elle,  en  souriant. 

—  Mais  alors  ?  fit-il. 

Elle   haussa  légèrement  les   épaules. 

—  C'est  une  idée  que  j'ai  eue  comme  cela...  Vous 
savez  qu'il  a  toujours  été  très  correct  avec  moi,  et  il  sem- 
blait me  rechercher  quand  nous  nous  rencontrions  chez 
Nathalie.  Alors,  j'ai  pensé  que,  pour  une  petite  chose 
comme  celle-là,  il  m'accorderait  sans  doute  ce  qu'il  vous 
refuserait.  Enfin  peut-être  aussi  cela  vous  ennuie-t-il 
d'avoir  quelque  chose  à  lui  demander  ? 

—  Non,  non,  cria  Savinski,  il  ne  peut  en  être  question. 
C'est  une  affaire  entre  lui  et  moi.  Je  lui  en  veux  surtout 


208  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

de  m'empêcher  de  vous  voir  cet  après-midi.  Cela,  je  ne 
le  lui  pardonnerai  pas. 

Comme  il  quittait  Lydia,  il  lui  dit  : 

—  Savez-vous  que  je  n'ai  pu  dormir...  Oui,  j'ai  cherché 
à  comprendre  le  sens  de  ce  que  vous  m'avez  dit  hier  en 
partant.  Je  n'y  ai  pas  réussi. 

Lydia  le  regarda  malicieusement. 

—  Vous  voyez  qu'une  petite  fille  en  sait  plus  que  vousj 
Je  vous  expliquerai  cela  demain,  si  toutefois  cela  vous 
intéresse  encore. 

Pendant  l'après-midi,  Savinski  n'arriva  pas  à  voir 
Séméonof .  Il  perdit  son  temps  à  courir  des  Affaires  étran- 
gères à  Smolny.  Finalement  il  lui  laissa  un  billet  assez 
sèchement  tourné  à  son  domicile. 

Le  lendemain,  dans  la  matinée,  Séméonof  l'appela  au 
téléphone.  Sur  un  ton  d'une  politesse  exquise,  il  lui  pré- 
senta ses  excuses  les  plus  complètes.  Il  avait  été  pris  par 
des  rendez-vous  importants  avec  la  commission  des  délé- 
gués allemands.  Quant  à  l'affaire  du  passeport,  elle  était 
déjà  arrangée.  Il  avait  donné  les  ordres  nécessaires.  Il 
priait  Savinski  de  ne  pas  lui  en  vouloir.  Il  y  avait,  hélas  ! 
encore  beaucoup  de  désordre  dans  les  bureaux.  Tout 
cela  s'arrangerait  peu  à  peu  à  force  de  travail  et  de  bonne 
volonté.  Une  heure  plus  tard,  le  petit  Bogdanof  rapportait 
l'indispensable  passeport. 

Cet  incident  laissa  une  mauvaise  impression  dans  l'es- 
prit de  Savinski.  Ce  jeu  du  chat  et  de  la  souris  était  fort 
déplaisant.  Pour  la  première  fois,  il  sentit  que  sa  position 
était  assez  critique.  Si  Séméonof  apprenait  qu'il  avait 


UNE  VISITE  DESAGREABLE  209 

gardé  des  relations  avec  Spasski,  sa  situation  deviendrait, 
du  coup,  dangereuse.  Il  avait  le  sentiment  très  net  de 
n'avoir  aucune  prise  sur  Séméonof.  C'était  une  froide 
machine  politique  dont  rien  n'arrêterait  la  marche.  Il 
y  réfléchit  longtemps.  La  première  chose  à  faire  était 
d'avertir  Spasski  de  ne  plus  lui  envoyer  directement 
ses  émissaires.  Il  fallait  trouver  une  personne  interposée, 
—  car  Savinski,  à  cette  heure -ci  moins  que  jamais, 
ne  voulait  renoncer  à  la  lutte  contre  les  tyrans  de 
Smolny.  Bien  au  contraire,  l'incident  du  passeport 
lui  donnait  une  envie  plus  passionnée  de  les  voir  pendus 
quelque  jour  aux  réverbères  d'un  pont  sur  la  Neva.  Et, 
pris  d'un  désir  soudain  d'agir,  il  sortit  pour  aller  trouver 
l'ami  dont  il  avait  besoin  pour  correspondre  avec  les  chefs 
de  l'armée  du  Don.  En  arrivant  dans  la  rue,  il  eut  soin  de 
regarder  s'il  était  suivi.  Non,  la  rue  et  le  quai  étaient  dé- 
serts. Pour  plus  de  sûreté,  il  prit  par  le  canal  de  la  Moïka 
et  traversa  une  des  premières  maisons  sur  la  droite  qui 
se  trouvait  avoir  une  sortie  sur  la  Millionnaia.  Il  n'avait 
pas  d'espion  à  ses  trousses. 

Vers  le  milieu  de  l'après-midi,  il  rencontra  Lydia 
Serguêvna.  Les  jeunes  filles  avaient  depuis  longtemps  en 
Russie  une  grande  liberté,  sortaient  seules  ou  en  com- 
pagnie de  qui  leur  plaisait.  Si  elles  ne  voulaient  point  se 
compromettre,  elles  évitaient  de  se  montrer  souvent  dans 
la  rue  avec  le  même  homme. 

Depuis  la  révolution  et  surtout  depuis  la  prise  du  pou- 
voir par  les  bolcheviques,  ces  restrictions  volontaires 
étaient  abolies  ;  Savinski  et  Lydia  Serguêvna,  s'ils  choi- 

14 


210  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

sissaient  pour  leurs  promenades  des  endroits  peu  hantés, 
les  quais,  le  Jardin  d'Eté  ou  celui  du  Cavalier  de  Bronze, 
c'était  par  goût  et  non  par  prudence,  car  personne  ne  se 
serait  étonné  de  voir  la  fille  du  prince  Volynski  sortir 
avec  un  ami  de  son  père,  surtout  quand  l'ami  était  le 
très  notable  Nicolas  Vladimirovitch  Savinski,  dont  chacun 
qui  le  connaissait  savait  qu'il  était  le  modèle  des  maris 
et  l'homme  le  plus  casanier  de  Pétrograd.  Aussi,  comme 
on  était  à  trois  jours  de  Noël  et  qu'ils  avaient  tous  deux 
des  emplettes  à  faire,  ils  n'hésitèrent  pas  à  prendre  l'élé- 
gante Morskaia  et  la  Perspective  Nevski.  Il  y  avait 
beaucoup  de  monde  sur  les  trottoirs  de  la  grande  avenue, 
une  foule  qui  allait  à  ses  affaires  sans  entrain,  sans 
gaieté.  Le  sentiment  qu'on  lisait  sur  les  visages  était 
la  préoccupation.  L'inquiétude  du  présent  et  le  souci 
de  l'avenir  remplissaient  les  âmes.  La  disette  aug- 
mentait chaque  jour  ;  le  prix  des  vivres  qu'on  se  procurait 
avec  difficulté  et  du  combustible  rare  s'en  accroissaient 
d'autant. 

Et  c'était  le  moment  où  les  banques  étaient  prises  par 
les  bolcheviques,  où  personne  ne  pouvait  retirer  l'argent 
qu'il  y  avait  en  dépôt.  Aussi  voyait-on  venir  les  fêtes 
sans  joie.  Les  boutiques  de  luxe  restaient  vides.  Seuls  les 
magasins  de  victuailles  étaient  assiégés.  Mais  à  entendre 
ce  que  l'on  demandait  pour  les  dindes,  les  oies  ou  les 
volailles  nécessaires  au  dîner  de  Noël,  quelques-uns  s'en 
allaient  découragés  et  hochant  la  tête,  mais  le  plus  grand 
nombre  achetait  tout  de  même  avec  cette  admirable 
insouciance  de  la  question  d'argent  qui  est  si  générale 
chez  les  Russes. 


UNE  VISITE  DÉSAGRÉABLE  211 

Lydia  et  Savinski  étaient  trop  absorbés  en  eux-mêmes 
pour  s'intéresser  au  spectacle  de  la  rue.  Ils  prirent  le  thé 
dans  une  boutique  que  venaient  d'ouvrir  près  de  Nevski 
des  femmes  du  monde  ruinées  et  d'anciens  officiers.  Par 
hasard  Lydia  en  connaissait  un  pour  l'avoir  rencontré  au 
bal.  Il  vint  causer  avec  eux.  C'était  un  grand  garçon  à  la 
figure  régulière  ;  il  prenait  son  changement  de  position 
avec  la  meilleure  grâce  du  monde.  Il  en  plaisanta  agréa- 
blement. En  d'autre  temps,  Savinski  l'aurait  trouvé 
insignifiant,  mais  sympathique  et  propre  à  être  rangé 
dans  une  série  composée  de  dix  mille  individus  identiques. 
A  ce  moment  de  la  vie  russe,  il  lui  déplut  infiniment.  Il 
acceptait  les  choses  avec  une  facilité  vraiment  excessive  ; 
il  se  trouvait  si  bien  dans  sa  position  nouvelle  qu'il  sem- 
blait être  né  pour  être  domestique  et  non  pas  officier 
de  la  garde,  pour  servir  des  tasses  de  thé  en  souriant  à 
ses  clientes  et  non  pour  mener  des  hommes  sur  le 
champ  de  bataille.  N'avait-il  rien  de  mieux  à  faire  à 
cette  heure  ?  Du  côté  des  bolcheviques,  au  moins,  on 
travaillait,  on  dépensait  une  énergie  prodigieuse  ;  le 
haïssable  Séméonof  avait  une  volonté  qui  ne  pliait  pas. 
Et  là,  devant  lui,  ce  grand  dadais  d'une  famille  connue 
qui  portait  des  plateaux  de  thé  !  Il  songea  à  Spasski  qui 
essayait  de  constituer  une  armée  dans  le  Don.  Il  y  avait 
cent  mille  officiers  dans  l'armée  qui  préféraient  fainéanter 
dans  les  villes,  vivre  d'expédients,  descendre  degré  par 
degré  de  plus  en  plus  bas  dans  la  voie  où  peu  à  peu,  mais 
sûrement,  on  se  dégrade  et  se  salit,  qui  acceptaient  cette 
lente  déchéance  plutôt  que  d'aller  essayer  de  sauver  la 
Russie  avec  l'armée  du  Don  dont  le  recrutement  se  faisait 


212 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA. 


avec  une  peine  extrême.  Savinski  réfléchissait  mélancoli- 
quement à  cela  et  se  taisait. 

Lydia,  qui  le  vit  absorbé,  posa  sa  main  sur  la  sienne 
et  lui  demanda  en  se  penchant  vers  lui  s'il  avait  quelque 
souci. 

Il  fut  frappé  de  l'accent  qu'elle  mit  dans  ces  simples 
paroles.  Il  crut  y  sentir  presque  de  la  tendresse.  De 
nouveau  sa  vie  fut  transformée.  Il  regarda  Lydia  et  lui 
dit: 

—  Il  n'est  pas  de  souci  que  votre  voix  n'enlève. 

Il  ne  lui  avait  jamais  parlé  aussi  directement  ;  il  eut 
peur  d'en  avoir  trop  dit,  car  il  lui  parut  que  Lydia  rou- 
gissait. Il  resta  embarrassé  un  instant  ;  puis  il  se  souvint 
de  la  scène  de  l'avant-veille  et  de  l'explication  que  lui 
devait  Lydia  des  raisons  pour  lesquelles  elle  ne  voulait 
pas  du  lord  Douglas.  Il  les  lui  demanda. 

—  C'est  difficile  à  dire  ici,  fit-elle.  Pourtant,  je  crois 
que  j'y  arriverai.  Seulement,  venez  un  peu  plus  près  de 
moi,  Nicolas  Vladimirovitch.  Il  ne  faut  pas  qu'on  nous 
entende. 

Savinski  rapprocha  sa  chaise  et  s'inclina  vers  elle  au 
travers  de  la  table.  Son  visage  touchait  presque  celui 
de  la  jeune  fille.  Elle  commença  ainsi  avec  un  peu  d'émo- 
tion : 

—  Je  comprends  très  bien,  Nicolas  Vladimirovitch, 
pourquoi  papa  désire  que  j'épouse  cet  Anglais.  Papa 
ne  voit  qu'une  chose,  c'est  qu'il  est  malade  et  que 
Pétrograd,  aujourd'hui,  n'est  pas  une  ville  sûre  pour  les 
gens  qui  appartiennent  à  notre  classe  sociale...  Alors, 
comme  je  suis  ce  qu'il  aime  le  mieux  au  monde,  il  consent 


UNE  VISITE  DÉSAGRÉABLE  213 

à  se  priver  de  moi.  Le  mariage  qu'il  me  propose,  c'est 
ce  qu'on  peut  appeler  une  solution  raisonnable...  Oui, 
c'est  très  bien  de  prendre  un  mari  qui  est  jeune,  beau, 
riche  et  qui  vous  offre  une  grande  situation  mondaine  ;  cela 
est  plein  de  sagesse  et,  écoutez,  Nicolas  Vladimirovitch, 
en  d'autres  temps,  pourquoi  ne  l'aurais -je  pas  accepté, 
à  condition,  bien  entendu,  que  je  n'eusse  aimé  personne 
d'autre  ?...  Mais  est-ce  aujourd'hui  qu'on  va  me  parler 
d'une  solution  raisonnable,  une  solution  raisonnable  dans 
cette  ville  de  fous  ?  Faire  quelque  chose  de  sage,  de 
réfléchi,  qui  arrange  tout,  à  l'heure  où  nous  sommes, 
Nicolas  Vladimirovitch,  dans  la  Russie  que  nous  avons 
devant  les  yeux  !...  Mais  la  seule  pensée  en  est  horrible, 
mais  c'est  un  idéal  qui  n'est  pas  pour  nous  ;  vous  com- 
prenez bien,  il  n'est  pas  à  notre  mesure...  Je  dis 
que  vous  et  papa  vous  parlez  comme  vous  auriez  parlé 
il  y  a  un  an,  quand  tout  était  calme...  Mais  aujourd'hui, 
quand  on  ne  sait  pas  si  l'on  vivra  demain,  prévoir  les 
choses  de  si  loin  et  arranger  d'un  seul  coup  sa  vie, 
toute  sa  vie,  pensez-y,  mais  c'est  absurde,  mon  cher 
ami,  c'est  absurde...  Ce  que  vous  me  proposez,  on  ne 
peut  pas  le  faire,  justement  parce  que  c'est  la  révolu- 
tion. Et  comme  vous  êtes  un  homme,  vous  n'y  avez  rien 
compris,  et  il  faut  que  ce  soit  moi  qui  vous  ouvre  les 
yeux... 

Elle  triomphait  en  regardant  Savinski,  comme  si  elle 
se  demandait  :  «  Puis -je  me  moquer  ainsi  de  ce  grand 
monsieur  si  intelligent,  si  connu  ?  Eh  bien,  oui,  je  puis 
le  faire,  et  c'est  délicieux.  » 

Savinski  ne  répondit  pas.  Le  sophisme  de  Lydia  était 


214  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

palpable,  évident,  mais  il  avait  quelque  chose  de  si  sédui- 
sant que  Savinski  n  avait  ni  le  goût  ni  la  force  de  le  réfuter. 
Et  puis  il  sentait  au  fond  de  lui  qu'ils  vivaient  une  heure 
charmante  de  leur  étrange  vie  à  deux.  Pourquoi  chercher 
plus  loin  ?  Les  choses  s'arrangeraient  d'elles-mêmes. 


XI 
UN  INCIDENT 


Il  passa  Noël  à  Pétrograd.  Il  avait  vu  longuement  le 
vieux  Lamshof,  de  la  Deutsche  Bank.  L'entretien  avait 
été  si  intéressant  qu'ils  s'étaient  donné  un  second  rendez- 
vous  pour  la  veille  même  de  Noël.  Il  y  avait  là  une  occa- 
sion unique  de  savoir  ce  qu'étaient  les  intentions  des 
Allemands,  quelles  vues  ils  avaient  sur  les  bolcheviques, 
comment  ils  entendaient  vivre  avec  eux,  et  surtout  pen- 
dant combien  de  temps  ils  les  laisseraient  au  pouvoir. 
Car  il  n'était  pas  douteux  pour  Savinski  que  l'existence 
de  Lénine  et  de  Trotski  était  entre  les  mains  des  Parques 
de  Berlin.  Il  fit  donc  passer  un  message  à  sa  femme  pour 
lui  dire  que  des  affaires  le  retenaient,  mais  qu'il  serait 
auprès  d'elle  et  de  ses  enfants  la  veille  du  jour  de  l'an. 
Il  lui  écrivit  sur  le  ton  le  plus  amical.  Il  était  plein  de  ten- 
dresse pour  elle.  Maintenant  qu'il  en  aimait  une  autre, 
il  sentait  avec  plus  de  force  que  jamais  les  liens  d'amitié 
qui  l'unissaient  à  Sonia.  La  figure  de  sa  femme  lui  appa- 
raissait d'une  noblesse  rare.  Il  avait  en  elle  une  entière 
confiance.  Elle  était  toute  bonté.  Il  aurait  voulu  lui  dire  les 
sentiments  nouveaux  qui  l'agitaient.  Il  ne  pouvait  avoir 


216  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

qu'elle  comme  confidente.  Il  y  eut  un  souper  d'une  quin- 
zaine de  personnes  chez  Nathalie.  On  but  du  champagne 
et  la  gaieté  fut  grande.  Cette  fois-ci,  Nathalie,  qui  s'était 
aperçue  d'une  froideur  croissante  chez  lord  Douglas  a 
son  endroit,  et  du  plaisir  qu'il  prenait  à  s'entretenir  avec 
Lydia  Serguêvna,  mit  cette  dernière  près  de  Savinski. 
Celui-ci  pensait  être  rajeuni  de  vingt  ans.  Mais  même 
alors  avait-il  ce  goût  prodigieux  à  la  vie  qu'il  se  sentait 
maintenant,  cette  exaltation  qui  prenait  sa  source  au  plus 
profond  de  lui  ?  Son  passé,  sur  lequel  il  ne  jetait  qu'un 
regard  indifférent,  lui  paraissait  terne,  sans  couleur.  La 
jeune  enchanteresse,  qu'il  avait  à  son  côté,  lui  avait 
versé  un  élixir  par  quoi  le  monde  entier  était  revêtu  de 
beauté.  Il  regardait  avec  indulgence  les  gens  qui  l'entou- 
raient. Le  lord  Douglas  lui-même  lui  paraissait  charmant. 
Cet  Antinous  de  Thulé  ne  gardait  aucune  rancune  à 
Lydia  du  refus  par  lequel  elle  avait  répondu  à  sa  demande. 
Sans  doute  ne  le  tenait-il  pas  pour  valable  ?  Sans  doute 
pensait-il  gagner  sûrement,  avec  les  cartes  qu'il  avait 
en  main,  la  partie  engagée.  Il  riait  et  plaisantait  avec  la 
jeune  fille  et  Savinski  n'en  prenait  nul  ombrage.  Et 
même  lorsqu'il  s'agit  de  raccompagner  Lydia  chez  son 
père,  Savinski  le  vit  partir  sans  émoi  avec  elle,  tant  la 
certitude  était  forte  en  lui  qu'une  fille  comme  Lydia 
n'épouserait  jamais  cet  homme  d  une  race  si  différente 
de  la  sienne. 

Quelques  jours  plus  tard  il  y  eut  entre  Lydia  et  lui 
un  incident  qui  lui  parut  incompréhensible.  Ce  fut  un 
coup  si  brusque  qu'il  en  resta  ébranlé.  Voici  comment 


UN  INCIDENT  217 

les  choses  se  passèrent.  Il  était  sorti  avec  la  jeune  fille 
pour  faire  des  courses  sur  Nevski  et,  comme  ils  passaient 
devant  un  magasin  de  jouets,  ils  y  entrèrent.  Il  avait  des 
cadeaux  à  acheter  pour  ses  enfants  à  l'occasion  de  la 
nouvelle  année.  Jusqu'alors  Lydia  avait  été  de  l'humeur 
la  plus  gaie  et  même  la  plus  tendre.  Dans  le  magasin, 
il  parut  à  Savinski  qu'elle  était  préoccupée.  Il  fut  assez 
longtemps  à  choisir  ce  qu'il  voulait.  Lydia  ne  parlait  pas. 
Lorsqu'il  la  questionnait,  elle  répondait  par  monosyllabes 
et  Savinski  était  incapable  de  comprendre  la  raison  de  ce 
brusque   changement. 

Le  hasard  voulut  qu'à  ce  moment  le  lord  Douglas 
parût  dans  le  magasin.  Lydia  fut  aimable  avec  lui.  Lord 
Douglas,  riant  et  léger  à  l'ordinaire.  Il  s'intéressa  aux 
jouets  que  Savinski  examinait.  Il  lui  demanda  des  nou- 
velles de  sa  femme  et  le  félicita  de  l'avoir  installée  en 
Finlande,  quoique  Pétrograd  fût  une  ville  bien  curieuse 
en  ce  moment-ci.  Savinski  lui  présenterait  ses  hommages 
quand  il  la  verrait. 

Savinski  le  remercia  et  dit  : 

—  Je  passerai  le  jour  de  Tan  avec  eux.  Je  pars  après  - 
demain. 

Puis  il  se  remit  à  regarder  les  jouets  qu'on  lui  appor- 
tait. Un  instant  après,  Lydia  dit  à  haute  voix  à  lord 
Douglas  : 

—  Voulez-vous  me  ramener  jusque  chez  moi  ?  Il  se 
fait  tard  et  j'ai  un  rendez-vous. 

Douglas,  enchanté,  acquiesça.  Lydia  s'avança  alors 
vers  Savinski,  lui  tendit  la  main  et  dit  : 

—  Au  revoir,  Nicolas  Vladimirovitch,  je  suis  désolée 


218  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

de  vous  quitter,  mais  je  suis  en  retard.  A  bientôt,  n'est-ce 
pas  ? 

Elle  prononça  ces  phrases  du  ton  mondain  et  conven- 
tionnel sur  lequel  les  eût  dites  Nathalie  Choupof-Karamine 
elle-même  et  sortit  sans  que  Savinski,  dans  l'extrême  de 
son  étonnement  devant  une  manœuvre  si  imprévue,  ait 
pu  la  retenir.  Il  ne  sut  que  balbutier  quelques  phrases 
banales.  Déjà  elle  était  partie,  laissant  Savinski  déconte- 
nancé en  face  d'une  rangée  de  poupées  russes,  aux  joues 
hautement  enluminées,  qui  le  regardaient  de  leurs  yeux 
fixes. 

Que  se  passait-il  en  Lydia  ?  Comment  expliquer  ce 
mouvement  subit  d'humeur  ?  Comment  admettre  qu'après 
ce  qui  avait  été  dit  entre  eux  elle  l'eût  quitté  délibérément 
pour  aller  vers  le  lord  Douglas  ?  Qu'était  ce  rendez-vous 
dont  elle  n'avait  pas  parlé  ?  Savinski  admettait  qu'il  se 
trouvait  incapable  de  comprendre  l'âme  de  cette  jeune 
fille.  Il  était  perdu  sur  des  terres  inconnues...  Que  savait- 
il  des  femmes,  après  tout?  Une  longue  période  de  mariage 
l'avait  séparé  du  monde.  Sa  femme  était  sans  complica- 
tions, sans  feintes,  sans  détours.  Il  lisait  en  elle  comme 
en  un  livre  ouvert  et  jamais  il  n'avait  eu  à  se  poser  des 
questions  à  son  sujet.  La  simplicité  de  son  caractère, 
l'égalité  de  son  humeur  ne  laissaient  place  à  aucune 
énigme.  Elle  était  sa  femme  d'abord,  et  ne  serait  jamais 
à  aucun  autre  ;  puis  elle  était  la  mère  de  ses  enfants. 
Et  il  avait  vécu  quinze  ans  auprès  d'elle  dans  un  comble 
de  tranquillité  sentimentale,  toute  son  activité  étant  prise 
par  les  grandes  affaires  qu'il  avait  à  manier...  Avant  elle, 
de  vingt  à  trente  ans,  il  avait  eu  mainte  aventure.  Il  était 


UN  INCIDENT  219 

alors  très  beau  garçon,  assez  en  vue,  et  il  vivait  dans  une 
société  aussi  éloignée  des  principes  puritains  que  la 
Nouvelle -Angleterre  l'est  des  terres  russes.  Il  avait  connu 
des  succès  dont  il  ne  s'était  pas  glorifié  parce  qu'ils  ne 
lui  avaient  rien  coûté  et  des  ruptures  qui  ne  lui  avaient 
laissé  que  l'agréable  sensation  d'une  liberté  retrouvée 
après  avoir  été  perdue  quelques  semaines  ou  quelques 
mois...  Il  ne  s'était  jamais  placé  en  présence  de  problèmes 
compliqués.  Les  équations  qu'il  avait  eu  à  résoudre 
n'étaient  pas  de  celles  qui  demandent  un  effort  intellec- 
tuel. Aussi  se  trouvait-il  stupide  devant  le  mouvement 
capricieux  de  Lydia.  Que  fallait-il  y  voir  ?  Il  y  réfléchit 
longuement.  L'avait-il  blessée  de  quelque  manière  invo- 
lontaire ?  Il  s'examina.  Non,  il  avait  conscience  de  ne 
l'avoir  heurtée  en  rien.  Avait-elle  deviné  que  les  senti- 
ments de  Savinski  envers  elle  n'étaient  pas  ceux  de  l'ami 
qu'il  prétendait  être  ?  Cette  idée  avait  quelque  chose  de 
séduisant  et  Savinski  s'y  attarda.  Avait-elle  pris  ainsi  cons- 
cience de  sa  force,  du  pouvoir  qu'elle  avait  sur  lui,  et, 
comme  toute  autre  femme,  voulait-elle  immédiatement 
en  abuser  ?  Même  si  la  première  de  ces  hypothèses  était 
vraie,  il  fallait,  pour  que  la  seconde  fût  admissible,  sup- 
poser une  Lydia  bien  différente  de  la  jeune  fille  dont 
il  portait  l'image  chérie  en  lui.  Ces  idées  contradictoires 
se  heurtèrent  longtemps  dans  la  tête  douloureuse  de 
Savinski.  Il  renonça  à  trouver  une  réponse  à  un  problème 
si  difficile  et  décida  de  questionner  un  jour  prochain 
Lydia  avec  la  simplicité  qui  était  entre  eux. 

Mais  les  choses  tournèrent  de  telle  façon  qu'il  ne  put 
la  voir  avant  son  départ  pour  la  Finlande.  Elle  était, 


220  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

lui  fut-il  répondu  au  téléphone,  légèrement  souffrante  et 
obligée  de  garder  le  lit.  Il  lui  écrivit  un  billet  pour  lui 
souhaiter  une  bonne  année  et  lui  dire  au  revoir.  Il  serait 
rentré  à  Pétrograd  le  2  ou  le  3  janvier.  Il  n'eut  pas  de 
réponse.  Il  n'en  avait  pas  demandé,  il  est  vrai,  mais  il 
fut  désappointé  de  n'en  pas  recevoir.  La  veille  du  jour 
de  l'an,  il  partit  de  bon  matin  par  le  premier  train.  A  la 
frontière,  une  difficulté  s'éleva.  Le  commissaire  bolche- 
vique déclara  que  les  visas  anciens  n'étaient  plus  valables. 
Il  fallait  maintenant  un  visa  des  Affaires  étrangères  apposé 
dans  une  forme  qu'il  lui  indiqua.  Et  de  nouveau  Savinski 
sentit  qu'il  était  inutile  d'essayer  de  forcer  la  consigne. 
Il  était  fort  exaspéré  pourtant.  Il  pensait  à  la  déception 
de  sa  femme  et  de  ses  enfants.  Il  lui  semblait  qu'il  les 
trahissait  en  ne  passant  pas  avec  eux  le  jour  de  l'an.  Un 
officier,  qui  était  employé  au  bureau  des  passeports  et 
qui  avait  appartenu  à  l'ancienne  administration  impériale 
dans  le  même  poste,  connaissait  depuis  longtemps  Sa- 
vinski. Profitant  d'un  moment  où  le  commissaire  bolche- 
vique, qui  était  un  grand  diable  de  matelot  de  Cronstadt 
aux  yeux  farouches,  s'était  absenté,  il  dit  à  Savinski 
qu'il  allait  à  Pétrograd  en  automobile  pour  affaire  de 
service  et  qu'il  l'emmènerait  volontiers.  Il  n'y  avait  qu'une 
trentaine  de  kilomètres.  Si  tout  allait  bien,  ils  seraient 
là  avant  midi  et  peut-être  Savinski  pourrait-il  avoir  son 
visa  au  commissariat  des  Affaires  étrangères  de  façon 
à  prendre  le  train  du  commencement  de  l'après-midi. 
Pour  éviter  d'éveiller  la  susceptibilité  du  chef  de  poste, 
Savinski  l'attendrait  un  peu  plus  loin  sur  le  chemin. 
Savinski  laissa  ses  bagages  à  la  douane  et  s'en  fut 


UN  INCIDENT  221 

attendre  l'automobile.  Un  quart  d'Heure  plus  tard,  ils 
roulaient  lentement  sur  la  neige  tassée  de  la  route  dans  la 
direction  de  Pétrograd. 

Le  compagnon  de  Savinski  était  un  homme  intelligent 
et  agréable.  Il  avait  gardé  sa  place  pour  ne  pas  mourir 
de  faim  et,  en  outre,  il  pouvait  rendre  à  la  frontière  bien 
des  services  à  ses  anciens  amis.  Du  reste,  quand  il  en  aurait 
assez,  il  passerait  le  fameux  pont  de  bois  qui  sépare  la 
Finlande  de  l'empire.  Ils  eurent  une  longue  conversation 
en  français  pour  éviter  d'être  compris  par  le  soldat  qui 
conduisait  la  voiture.  Savinski  apprit  ainsi  une  nouvelle 
qui  l'intéressa  fort.  L'officier,  par  suite  d'un  hasard 
heureux,  se  trouvait  être  assez  exactement  renseigné  sur 
la  force  et  les  projets  du  parti  communiste  en  Finlande. 
Il  n'était  pas  douteux  que  les  bolcheviques  finlandais 
eussent  trouvé  un  appui,  de  l'argent  et  des  armes  en 
Russie  ;  des  émissaires  de  Lénine  et  de  Trotski  faisaient 
constamment  la  navette  entre  Helsingfors  et  Pétrograd, 
et,  d'après  certains  renseignements,  on  pouvait  s  attendre, 
dans  la  seconde  quinzaine  de  janvier,  à  un  coup  d'Etat 
des  extrémistes  qui  renverseraient  le  faible  gouvernement 
bourgeois.  L'officier  ne  mettait  pas  en  doute  leur  succès. 
Cela  donna  beaucoup  à  réfléchir  à  Savinski.  Il  avait  les 
siens  en  Finlande.  Quelle  serait  leur  sécurité  si  le  parti 
rouge  était  au  pouvoir  ?  Ne  faudrait-il  pas  les  faire  passer 
à  l'étranger  ?  Mais  Sonia  accepterait-elle  de  partir  sans 
lui  ?...  Et  puis  il  avait  des  fonds  importants  dans  plusieurs 
banques  d 'Helsingfors.  Il  fallait  les  en  retirer,  car  les 
banques  finlandaises  subiraient  la  même  fortune  que' celles 
de  Russie. 


222  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Au  commissariat  des  Affaires  étrangères,  il  eut  la 
chance  de  rencontrer  dans  un  couloir  Séméonof.  Celui-ci 
le  reçut  de  la  façon  la  plus  aimable  et  lui  demanda  à 
quoi  il  pouvait  lui  être  utile.  Savinski  lui  expliqua  qu'il 
avait  été  arrêté  à  la  frontière  de  Finlande.  Séméonof  aus- 
sitôt devint  sérieux. 

—  Nous  ne  donnons  plus  de  visas,  dit-il.  Il  y  a  eu  des 
fuites.  Des  gens  ont  profité  du  désordre  des  bureaux 
finlandais  où,  comme  vous  savez,  nous  gardons  nos 
agents,  pour  passer  en  Suède. 

—  Mais  je  n'ai  pas  l'intention  d  aller  en  Suède,  dit 
Savinski  vivement. 

—  Je  n'en  doute  pas,  répondit  Séméonof  avec  l'ébauche 
d'un  sourire.  Je  suis  persuadé  que  vous  avez  d'excellentes 
raisons  de  ne  pas  quitter  Pétrograd... 

11  s'arrêta  un  instant  et  reprit  sur  un  ton  de  voix  un 
peu  différent  : 

—  Ne  serait-ce  que  pour  continuer  vos  utiles  entretiens 
avec  Lamshof. 

«  Il  sait  tout  ce  que  je  fais,  pensa  Savinski.  Il  y  avait 
une  allusion  à  Lydia  dans  la  première  partie  de  sa  phrase.  » 
Un  sentiment  de  colère  monta  en  lui.  Il  se  domina  et 
dit  avec  insistance  : 

—  Je  vous  assure  que  je  ne  partirai  pas.  Mais  j'ai  les 
raisons  les  plus  graves  pour  aller  en  Finlande  où  sont 
ma  femme  et  mes  enfants...  J'ai  l'intention  de  les  envoyer 
en  Angleterre  pour  l'éducation  de  mon  fils  et  je  suis 
sûr  que  vous  ne  me  refuserez  pas  de  viser  leur  passeport. 

—  Oui,  dit  Séméonof,  je  comprends,  pour  l'instant 
les  écoles  anglaises  sont  meilleures  que  les  nôtres. 


UN  INCIDENT  223 

Il  réfléchit  un  peu. 

—  Je  vous  donnerai  votre  visa,  Nicolas  Vladimirovitch, 
oui,  je  vous  le  donnerai,  et,  si  vous  me  rapportez  le  pas- 
seport de  votre  femme  et  de  vos  enfants,  je  m'engage  à 
le  viser  pour  la  sortie  de  Finlande...  Mais,  n'est-ce  pas  ? 
nous  parlons  ici  d'homme  à  homme  ;  puis-je  avoir  la 
promesse  que  vous  rentrerez  à  Pétrograd  dans  les  premiers 
jours  de  l'année  ?  Nous  aurons  à  causer,  voyez-vous  ; 
une  conversation  avec  un  homme  de  votre  valeur  est 
toujours  précieuse  pour  moi. 

Savinski,  fort  exaspéré,  donna  la  promesse  demandée» 
Le  même  soir,  il  était  chez  les  siens  et  rassurait  Sonia 
dont  l'inquiétude  avait  été  grande  à  ne  pas  le  voir  arriver 
dans  la  matinée. 

Il  eut  beaucoup  de  peine  à  lui  persuader  de  lui  remettre 
son  passeport  pour  avoir  le  visa  de  sortie. 

—  Je  ne  veux  pas  quitter  la  Finlande,  disait  Sonia 
avec  force.  C'est  déjà  beaucoup  que  j'accepte  de  ne  pas 
rentrer  à  Pétrograd  près  de  toi.  Si  nous  partons,  partons 
ensemble.  Pourquoi  ne  restes-tu  pas  ici  ?  Nous  tenterons 
notre  chance  à  Abo. 

Savinski  allégua  l'engagement  qu'il  avait  pris  de  retour- 
ner à  Pétrograd.  Du  reste,  les  relations  qu'il  avait  avec 
Séméonof  le  mettaient  à  l'abri  de  tout  danger.  Et  puis, 
à  ce  moment,  qui  savait  ce  qu'allaient  faire  les  Allemands  ? 
Peut-être  dans  un  mois  occuperaient-ils  Pétrograd  et  y 
apporteraient-ils  au  moins  l'ordre  et  la  sécurité.  En  atten- 
dant, comme  la  situation  en  Finlande  pouvait,  d'un  jour 
à  l'autre,  devenir  dangereuse,  il  suppliait  sa  femme,  pour 
le  salut  de  ses  enfants,  d'aller  l'attendre  à  Stockholm.  Un 


224  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

homme  seul  trouverait  toujours  moyen  d'y  arriver,  dût-il 
franchir  la  frontière  nuitamment.  Sonia  finit  par  se  laisser 
convaincre,  mais,  malgré  l'empire  qu'elle  avait  sur  elle- 
même,  elle  ne  put  cacher  sa  tristesse. 

Le  2  janvier,  Savinski  l'emmena  avec  lui  à  Helsingfors 
où  il  avait  à  voir  ses  banquiers.  Il  y  régla  ses  affaires  au 
mieux.  Ils  déjeunèrent  en  tête  à  tête  à  l'hôtel  Kemp. 
Sonia  restait  sérieuse  et  Savinski  essaya  en  vain  de  l'égayer. 
Ces  dernières  heures  passées  avec  celle  qui  avait  été  la 
fidèle  compagne  de  sa  vie  pesaient  lourdement  sur  son 
humeur  aussi.  Il  allait  rentrer  à  Pétrograd.  Qu'arriverait-il 
de  lui  ?  Jamais  l'avenir  n'avait  été  aussi  incertain.  L'image 
même  de  Lydia  était  obscurcie.  Comment  la  retrouverait- 
il  ?  La  sagesse  n'était-elle  pas  de  rester  auprès  des  siens  ? 
Il  ne  pouvait  s'arracher  aux  pressentiments  sombres  qui 
pesaient  sur  lui.  Et,  lorsqu'il  partit  le  lendemain,  la  sépa- 
ration leur  fut  déchirante  à  tous  deux. 

Cependant  Lydia  attendait  Savinski.  Il  avait  dû  rentrer 
ce  jour  même,  tard  peut-être.  Il  aurait  pu  être  là,  la  veille 
déjà.  Qu'est-ce  qui  le  retenait  en  Finlande  ?  Lydia  mar- 
chait de  long  en  large  dans  sa  chambre.  Par  moment, 
ses  sourcils  se  fronçaient  ;  des  rides  se  dessinaient  sur 
son  front  pur.  Elle  ne  se  décidait  pas  à  se  coucher.  Elle 
savait  que  le  sommeil  la  fuirait.  Elle  allait  ainsi  de  la 
fenêtre  à  son  lit,  de  son  lit  à  la  fenêtre.  Au-dessus  de 
Pierre -et-Paul,  des  étoiles  brillaient  claires  dans  le  ciel 
noir  d'hiver.  Tant  de  calme  là-haut,  tant  de  trouble  dans 
cette  petite  chambre  !...  Elle  s'arrêta  enfin  ;  elle  était 
lasse,  elle  aurait  voulu  mourir.  Et  soudain  l'expression 


UN  INCIDENT  225 

de  son  visage  se  modifia.  Elle  murmura  :  «  Oui,  je  le 
ferai.  »  Ses  yeux  étincelaient,  sa  face  changeante  prit 
une  expression  de  triomphe.  «  Je  le  ferai  »,  dit-elle  encore 
une  fois  en  baissant  les  paupières.  Elle  avait  retrouvé  le 
calme. 

Lentement  elle  se  déshabilla,  se  coucha,  et  s'endormit 
aussitôt,  —  car,  quelle  que  fût  la  violence  de  la  tempête 
qui  lavait  agitée,  elle  n  avait  encore  que  dix-huit  ans, 
et,  à  cet  âge-là,  il  n'est  pas  de  soucis  que  la  nuit  ne  calme. 


15 


XII 
UN  COUP  DE  TÉLÉPHONE 


Le  lendemain  matin,  à  la  lumière  grise  du  jour  d'hiver 
qui  entrait  par  ses  fenêtres,  elle  n'osa  pas  regarder  sa 
décision  en  face  ;  elle  ne  lui  jetait  que  des  coups  d'œil 
comme  en  passant.  Oui,  ce  qu  elle  avait  décidé  était 
toujours  là  devant  elle  ;  il  n'y  avait  rien  de  changé  ;  elle 
ne  revenait  pas  sur  le  parti  qu'elle  avait  pris.  Mais  il 
valait  mieux  ne  pas  rester  à  contempler  un  but  si  éblouis- 
sant qu'il  vous  aveuglait.  Elle  était  certaine  d'y  arriver 
un  jour.  Mais  quand  ?  comment  ?  Il  était  impossible  de 
le  prévoir  et  de  dresser  un  plan.  Cependant  elle  éprouvait 
une  impression  fort  agréable  de  paix  avec  elle-même. 
Elle  goûtait  un  repos  délicieux. 

La  nourrice  Katia  allait  et  venait,  un  peu  courbée, 
dans  la  chambre.  «  Elle  n'est  pourtant  pas  âgée,  se  dit 
Lydia.  Elle  n'a  pas  cinquante  ans.  Comme  les  femmes 
vieillissent  vite  !  Elles  ont  quelques  années  à  elle,  et  puis 
c'est  la  fin...  » 

—  Katia,  Katia,  appela-t-elle.  Pourquoi  te  tiens-tu 
courbée  ainsi  ? 

Katia  vint  à  elle.  Elle  hocha  la  tête. 


UN  COUP  DE  TÉLÉPHONE  227 

—  J'ai  attrapé  des  douleurs,  ma  petite  colombe. 
Tout  en  parlant,  elle  sourit  de  sa  grande  bouche  et 

découvrit  ses  mâchoires  où  manquaient  plusieurs  dents. 

—  Combien  te  reste-t-il  de  dents  ?  demanda  avec 
intérêt  Lydia  allongée  dans  son  lit,  les  deux  mains  passées 
sous  sa  tête. 

—  Mais  je  ne  sais  pas,  ma  petite  âme,  dit  la  nourrice, 
je  ne  les  ai  jamais  comptées.  Il  m'en  reste  assez  pour  ce 
que  j'en  fais. 

—  Eh  bien,  moi,  j'en  ai  vingt-huit,  Katia  ;  elles  sont 
solides  et  je  puis  mordre  très  fort,  si  je  veux.  Regarde. 

Elle  dégagea  un  de  ses  bras,  l'approcha  de  sa  bouche 
qu'elle  ouvrit  toute  grande  et  mordit  dans  la  chair  tendre 
à  pleines  dents.  Lorsqu'elle  lâcha  prise,  on  voyait  dessinées 
en  petits  carrés  rouges  deux  rangées  de  dents  régulières 
sur  la  peau  blanche. 

—  Mais  tu  es  folle,  Lydotchka,  ce  matin  ! 

Et  la  nourrice,  prenant  le  bras  de  sa  maîtresse,  le  frotta 
doucement. 

—  Écoute,  nourrice,  dit  Lydia,  raconte-moi  l'histoire 
d'Ivan  le  Simple,  mais  seulement  à  partir  du  moment 
où  il  arrive  au  château  où  est  enfermée  la  princesse.  Il 
y  a  là  un  passage  que  j'aime  beaucoup.  Tu  sais,  quand  la 
fille  du  roi  est  sur  la  tour  et  regarde  vers  l'orient.  Te 
souviens-tu  des  mots  ? 

—  C'est  ainsi,  dit  Katia  :  «  Ivan,  ayant  fait  encore  du 
chemin,  vit  devant  lui  un  riche  palais  d'or  et  de  cristal 
d'où  venait  une  musique  divine  qui  le  plongeait  dans 
l'extase.  Il  découvrit  que,  sur  le  sommet  de  la  plus  haute 
tour,  une   jeune   fille   d'une   beauté  merveilleuse   jouait 


228  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

du  luth...  Elle  regardait  attentivement  du  côté  où  était 
Ivan,  car  sa  vieille  nourrice  en  mourant  lui  avait  dit  : 
«  Ne  pleure  pas.  Ne  t'afflige  pas.  De  là-bas  (elle  montrait 
de  la  main  l'orient)  viendra  un  homme  hardi,  et  glorieux, 
et  russe,  qui  te  délivrera...  » 

—  Nourrice,  interrompit  brusquement  Lydia,  quel 
âge  avait  Ivan  le  Simple  quand  il  épousa  la  fille  du  roi  ? 

—  On  ne  le  dit  pas  dans  l'histoire,  mon  enfant.  Il 
était  tout  jeune,  sans  doute.  Peut-être  avait-il  vingt  ans. 

—  Vingt  ans  !  fit  Lydia  avec  véhémence,  vingt  ans  ! 
Epouser  un  homme  de  vingt  ans  !  C'est  horrible...  Je 
n'y  avais  jamais  pensé  quand  tu  me  racontais  ce  conte... 
Et,  maintenant,  je  ne  l'aime  plus. 

Ce  même  jour,  vers  cinq  heures,  Savinski  vint  la  voir 
après  avoir  passé  chez  le  prince.  Elle  le  reçut,  cette  fois-ci, 
dans  une  petite  pièce  attenant  au  salon  où  sa  mère  et  le 
général  Vassilief  discutaient  avec  gravité  sur  des  minuties. 
On  entendait  le  murmure  continu  de  leurs  voix  qui  se 
mêlait  au  chant  monotone  du  samovar.  Avant  même  de 
se  rencontrer,  Lydia  et  Savinski  étaient  inquiets  et  énervés. 
Savinski,  depuis  plusieurs  jours,  avait  l'impression  qu'il 
marchait  sur  un  terrain  dangereux  ;  mais  rien  ne  lui  aidait 
à  reconnaître  les  endroits  où  il  ne  fallait  pas  appuyer.  Il 
redoutait  une  nouvelle  saute  d'humeur  chez  Lydia.  Com- 
ment l'éviter  ?  Il  y  réfléchissait  encore  au  moment  de  la 
revoir.  Mais,  lorsqu'il  fut  en  face  d'elle,  il  éprouva  une  telle 
joie  à  la  retrouver  qu'il  ne  pensa  plus  à  rien  d'autre.  Pour- 
tant, il  évita  de  parler  de  la  Finlande  et  du  départ  pro- 
chain de  sa  femme.  Il  lui  semblait  avoir  compris  que  toute 


UN  COUP  DE  TÉLÉPHONE  229 

allusion  à  un  voyage  était  insupportable  à  son  amie. 
Etait-ce  parce  qu  elle  savait  ne  pouvoir  quitter  la  Russie  ? 
Lydia,  de  son  côté,  fut  au  début  charmante  comme  à  son 
ordinaire.  Elle  raconta  à  Savinski  les  mille  riens  de  sa 
vie.  De  lord  Douglas,  il  ne  fut  pas  dit  un  mot.  Ils  parlèrent 
d'abord  légèrement  de  toutes  choses.  Mais,  peu  à  peu, 
un  malaise  s'éleva  entre  eux.  Savinski  s'en  rendit  compte 
assez  vite.  Ils  semblaient  qu'ils  fussent  possédés  tous 
deux  par  un  peu  de  fièvre  ;  il  y  avait  un  rien  d'affectation 
dans  le  ton  presque  indifférent  qu'avait  adopté  Lydia 
et  il  sentait  sous  cette  surface  unie  un  courant  de  pensées 
secrètes  et  tumultueuses.  Il  y  avait  certains  silences, 
certains  regards,  du  reste  aussitôt  détournés  qu'aperçus, 
quelque  mouvement  brusque  de  la  tête,  deux  mains  qui 
ne  pouvaient  rester  tranquilles. 

A  constater  ces  signes  de  nervosité  chez  la  jeune  fille, 
Savinski  se  troubla  lui-même.  A  son  tour,  il  montra  de 
l'agitation,  de  l'inquiétude.  Finalement,  n'en  pouvant 
plus,  il  se  leva.  Elle  se  leva  aussi,  sans  réfléchir.  Il  se 
rapprocha  d'elle,  prit  ses  deux  mains  entre  les  siennes  et 
lui  dit  : 

—  Qu'avez-vous,  Lydia  Serguêvna  ?  Que  se  passe- 
t-il  ?  Ne  suis-je  pas  votre  ami  ?  N'avez-vous  plus  con- 
fiance en  moi  ?  Je  ne  comprends  rien... 

Elle  le  regarda  longuement,  sans  répondre.  Ses  yeux 
avaient  une  fixité  inquiétante  et,  soudain,  Savinski  les 
vit  se  remplir  de  larmes. 

Il  ne  put  supporter  ce  spectacle.  Sans  songer  qu'on 
pourrait  le  voir  du  salon  voisin,  il  attira  Lydia  dans  ses 
bras  et,  au  comble  de  l'agitation,  il  lui  disait  les  paroles 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

sans  suite  avec  lesquelles  on  apaise  la  douleur  des  enfants 
et  des  femmes. 

—  Lydia,  Lydotchka,  ma  chère  petite  Lydia,  je  vous 
en  supplie...  Calmez-vous.  Voyons,  voyons,  pourquoi  ce 
gros  chagrin  ?  Vous  pleurez  !  Est-ce  parce  que  vous 
savez  que  les  larmes  vous  rendent  plus  belle  encore  ?... 
Là,  là,  cela  va  mieux...  Dites -moi  ce  qui  vous  peine... 
Non,  ne  pleurez  plus...  je  ne  puis  le  supporter.  Vraiment, 
si  vous  pleurez,  je  me  mettrai  à  pleurer  aussi...  Voyez, 
le  beau  spectacle  que  nous  donnerons... 

Et,  tout  en  lui  parlant  à  mi-voix,  il  la  pressait  contre 
lui  et,  au  même  temps  où,  bouleversé,  il  essayait  de  la 
consoler,  le  contact  de  ce  corps  flexible  et  charmant  lui 
causait  une  étrange  sensation  de  plaisir  à  laquelle  il  avait 
peine  à  s'arracher.  La  chaleur  de  Lydia,  sa  fièvre  sem- 
blaient passer  en  lui,  couler  à  travers  ses  veines.  L'émo- 
tion fut  si  aiguë  qu'il  faillit  en  perdre  la  tête.  Il  eut  encore 
la  force  de  repousser  doucement  la  jeune  fille  et  de  l'as- 
seoir dans  un  fauteuil. 

Dans  le  salon  voisin,  le  murmure  des  voix  continuait 
à  bruire  comme  l'eau  d'un  ruisseau  qui  descend  une  pente 
rapide. 

Lydia  s'essuya  les  yeux  et  se  reprit.  La  crise  était  passée. 
Bientôt  elle  put  parler  et  dit  : 

—  Vous  êtes  bon,  Nicolas  Vladimirovitch...  Il  faut 
me  pardonner  encore  une  fois...  Je  ne  sais  pourquoi  je 
suis  nerveuse  à  ce  point  ces  jours-ci...  Ne  croyez  pas  que 
je  sois  une  petite  fille.  J'ai  beaucoup  réfléchi  ;  j'ai  pensé 
longtemps,  trop  longtemps...  C'est  cela  qui  m'a  fait 
mal,  mais  je  crois  que  c'est  fini  maintenant  et  que  je  ne 


UN  COUP  DE  TÉLÉPHONE  231 

serai  plus  jamais  ridicule  comme  je  l'ai  été  aujourd'hui. 

—  Oui,  oui,  fit  Savinski,  nous  sommes  tous  malades, 
voyez-vous,  Lydia  Serguêvna  ;  ce  sont  les  temps  qui 
veulent  cela.  Moi-même,  je  suis  effrayé  quand  je  vois  ce 
dont  je  serais  capable...  Oublions  ce  qui  vient  de  se  passer, 
mais,  si  vous  êtes  assez  bien,  pouvez-vous  me  confier  la 
cause  de  votre  chagrin  ? 

La  jeune  fille  réfléchit  un  instant. 

—  Je  crois,  fit-elle,  que  je  puis  vous  dire  l'essentiel... 
Je  ne  sais  pourquoi  cela  m'a  pris  si  brusquement,  mais 
j'ai  eu  la  sensation  horrible  que  j'étais  seule  au  monde. 

Savinski  eut  un  sursaut  et  allait  répondre.  Elle  le  pré- 
vint. 

—  Vous  me  direz  que  j'ai  mes  parents.  Mais,  Nicolas 
Vladimirovitch,  mes  parents  ont  fait  leur  vie.  La  mienne 
est  devant  moi  et  je  ne  vois  pas  clair  ;  je  ne  vois  rien, 
un  grand  isolement,  et  plus  loin  le  vide.  C'est  une  idée 
affreuse... 

Elle  se  tut  et  Savinski  resta  longtemps  silencieux.  Que 
pouvait-il  donner  à  cette  jeune  fille  palpitante  ?  Pourrait- 
il  être  le  compagnon  de  cette  enfant  à  travers  l'existence  ? 
Il  était  âgé,  il  n'était  pas  libre.  Il  n'avait  rien  à  lui  offrir. 
Le  sentiment  de  son  impuissance  à  soulager  cette  douleur 
l'accabla. 

—  Chère  petite,  dit-il  enfin,  vous  êtes  très  jeune. 
Il  faut  prendre  patience.  Les  choses  ne  seront  pas  tou- 
jours ainsi.  Pour  traverser  ces  temps  difficiles,  vous 
savez  que  vous  pouvez  compter  sur  moi,  que  je  suis 
votre  ami.  Cela  n'est  pas  grand'chose,  évidemment,  mais 
enfin... 


232 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA. 


Lydia   l'interrompit  vivement. 

—  Je  sais  tout  cela,  je  sais  que  vous  m'aimez  vraiment. 
Mais,  vous  aussi,  votre  vie  est  faite,  vous  avez  votre 
femme,  vos  enfants... 

Et,  de  nouveau,  elle  parut  agitée.  Savinski,  accablé, 
ne  trouvait  que  répondre. 

A  ce  moment,  la  princesse  traversa  le  salon  et  adressa 
la  parole  à  Savinski.  Le  repas  allait  être  servi.  Voudrait- 
il  partager  avec  eux  un  médiocre  dîner  de  révolution  ? 

Savinski  refusa.  Déjà  il  ne  supportait  plus  d'être  avec 
Lydia  en  compagnie.  Il  avait  été  si  loin  dans  son  intimité 
avec  elle  que  seul  le  tête-à-tête  pouvait  le  satisfaire. 


Lorsqu'il  revit  Lydia,  elle  paraissait  avoir  oublié  l'émou- 
vante scène  qui  les  avait  rapprochés  l'un  de  l'autre.  La 
seule  différence  que  Savinski  put  remarquer  fut  une 
nuance  de  sérieux  dans  toute  sa  façon  d'être,  quelque 
chose  de  plus  volontaire,  comme  si  elle  avait  arrêté  un 
plan  auquel  elle  était  décidée  de  se  tenir.  De  lord  Douglas, 
il  n'était  plus  question  entre  eux.  De  Finlande,  il  parla 
une  fois  seulement  sans  nommer  ni  sa  femme,  ni  ses 
enfants,  mais  pour  dire  qu'il  avait  encore  des  affaires  à 
y  régler.  Les  nouvelles  qu'on  en  recevait  étaient  mau- 
vaises. On  avait  l'impression  d'être  à  la  veille  d'une  crise. 
Lydia  laissa  passer  ces  explications  sans  y  répondre. 

Pendant  quelques  jours,  ils  ne  purent  sortir  ensemble. 
Un  matin  —  la  veille  ils  ne  s'étaient  pas  vus  — ,  elle  l'ap- 
pela au  téléphone.  D'abord,  il  eut  de  la  peine  à  reconnaître 
sa  voix.  Le  timbre  en  était  changé  et  l'accent.  Il  le  lui  dit 
et  lui  en  demanda  la  cause.  Elle  répondit  sur  un  ton  plus 


UN  COUP  DE  TÉLÉPHONE  233 

ouvert.  Elle  n'était  pas  libre  dans  l'après-midi,  mais  s'il 
dînait  chez  lui  ce  soir,  elle  lui  téléphonerait  vers  sept 
heures,  pour  causer  avec  lui  un  moment. 

—  Je  dîne  seul  chez  moi,  dit  Savinski,  et  j'attendrai 
votre  téléphone.  Mais  comment  passerai -je  la  journée 
sans  vous  voir  ? 

—  Bah  !  répondit-elle,  nous  nous  verrons  demain, 
Nicolas  Vladimirovitch.  Et  à  ce  soir,  en  tout  cas  ;  j'aurai 
quelque  chose  à  vous  dire. 

De  nouveau  la  voix  redevint  grave.  Savinski  voulait 
continuer  la  conversation.  Mais  déjà  Lydia  avait  raccroché 
l'appareil. 


XIII 
IN  SUCH  A  NIGHT  AS  THIS  " 

The  mer  chant  of  Venice 


Savinski  rentra  chez  lui  avant  six  heures.  Il  était  fatigué 
et  triste.  Il  se  fit  servir  du  thé,  s'étendit  sur  un  divan  et 
se  laissa  aller  quelques  instants,  sans  réagir,  au  cours  de 
ses  pensées.  Elles  l'entraînèrent  dans  un  monde  à  l'atmos- 
phère lourde,  où  la  moindre  chose  se  faisait  avec  une 
difficulté  extrême,  où  l'on  était  comme  écrasé  sous  une 
impression  de  peur  don  ne  savait  quoi,  qui  était  mille 
fois  plus  difficile  à  supporter  que  la  vue  d'un  danger  réel, 
si  grand  fût-il.  On  avait  le  sentiment  d'aller  à  une  catas- 
trophe, par  des  chemins  bordés  de  haies  hautes  et  épi- 
neuses qui  empêchaient  de  voir  ni  devant  soi,  ni  à  côté 
de  soi  et  qui  se  fermaient  derrière  vous  à  mesure  que  vous 
avanciez.  Une  force  irrésistible,  encore  que  sans  brutalité, 
vous  poussait  à  faire  chaque  jour  un  pas  de  plus  dans 
cette  voie  au  bout  de  laquelle  un  abîme  s'ouvrirait  devant 
vous.  L'idée  de  la  fatalité  obscure  qui  pesait  sur  lui  comme 
sur  toute  la  Russie  accablait  aujourd'hui  Savinski.  Il 
avait  ainsi  des  moments  où  il  ne  pouvait  se  reprendre, 
où  il  était  la  proie  sans  défense  des  démons  de  la  nuit* 


«  IN  SUCH  A  NIGHT  AS  THIS  »  235 

Il  traversait  une  de  ces  crises.  Une  visite  qu'il  avait  eue 
de  Séméonof  avait  contribué  à  le  mettre  en  ce  fâcheux 
état.  Celui-ci  était  venu  le  voir  au  sujet  de  ses  entretiens 
avec  le  vieux  Lamshof,  mais  ne  s'était-il  pas  arrangé, 
au  cours  de  la  conversation  et  en  parlant  de  l'armée 
réactionnaire  du  Don,  pour  introduire  d'une  façon  inat- 
tendue le  nom  de  Spasski  et  pour  dire  textuellement  : 
«  Nous  savons  qu'il  a  des  correspondants  à  Pétrograd  »  ? 
Il  avait,  du  reste,  passé  aussitôt.  Mais  le  coup  avait  porté 
et,  comme  une  pierre  jetée  dans  un  étang  y  forme  des 
cercles  de  plus  en  plus  grands,  l'ébranlement  qu'il  avait 
causé  en  Savinski  s'était  peu  à  peu  étendu  et  avait  touché 
à  des  régions  qui  jusqu'alors  n'avaient  pas  été  agitées. 
D'un  jour  à  l'autre  il  pouvait  être  arrêté  comme  complice 
de  Spasski  dans  son  œuvre  contre -révolutionnaire.  Il 
était  à  la  merci  ou  d'un  hasard,  ou  d'une  trahison.  Un 
membre  du  parti  pouvait  avoir  un  instant  les  nerfs  trop 
faibles  et,  sous  l'empire  de  la  peur,  aller  se  vendre  aux 
bolcheviques.  On  ne  plaisantait  pas  avec  les  maîtres  de 
Smolny.  Combien  d'exécutions  sommaires  n'avaient-elles 
pas  été  faites  ?  Les  ravelins  de  Pierre-et-Paul,  les  fossés 
de  Cronstadt,  la  cour  même  de  la  préfecture  à  la  Goro- 
khovaia  pouvaient  le  dire.  Pour  la  première  fois  depuis 
longtemps,  on  avait  enfin  au  pouvoir  des  hommes  éner- 
giques. Les  gens  du  Don,  ces  officiers  sans  volonté,  ces 
généraux  qui  se  disputaient,  pourraient-ils  les  renverser  ? 
Savinski,  dans  l'humeur  où  il  était,  ne  gardait  pas  l'ombre 
d'une  espérance.  «  Mais  alors,  se  dit-il,  ne  suis-je  pas  fou 
de  risquer  ma  liberté  et  peut-être  ma  vie  pour  une  cause 
qui  est  juste  certainement,  mais  de  l'échec  de  laquelle 


236 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.. 


je  ne  puis  pas  plus  douter  que  de  ma  présence  dans 
cette  chambre  ?  Qu  on  se  sacrifie  quand  on  croit  au 
succès,  admettons-le,  mais  lorsqu'on  est  certain  d'échouer, 
c'est  le  fait  de  gens  illuminés,  de  mystiques,  de  rêveurs. 
Je  ne  suis  ni  mystique,  ni  rêveur  ;  je  suis  un  homme 
d  affaires.  Pourquoi  me  suis -je  embarqué  dans  cette 
aventure  ?  Au  fond,  si  je  veux  admettre  la  vérité,  unique- 
ment parce  que  Spasski  est  un  charmant  garçon  et  que 
j'ai  de  la  sympathie  pour  lui  ;  mais  il  faut  avouer  que 
c'est  une  sympathie  qui  peut  me  coûter  cher.  »  Et  en 
même  temps  Savinski  sentait  de  la  façon  la  plus  claire 
qu'il  n'aurait  jamais  la  force  de  rompre  avec  Spasski, 
et  cette  constatation  ajouta  momentanément  à  sa  mau- 
vaise humeur.  «  Le  diable  l'emporte  »,  dit-il,  en  se  rele- 
vant. 

Il  alluma  une  cigarette  et  regarda  sa  montre.  Près  de 
six  heures  et  demie.  Pourquoi  Lydia  ne  téléphonait- 
elle  pas  ?  Lydia  !  Qu'était-il  pour  elle  ?  Elle  ne  verrait 
jamais  en  lui  qu'un  ami.  Sans  doute  il  était  capable  de 
jouer  ce  rôle  de  second  plan.  Il  en  souffrirait  certaine- 
ment, et,  à  la  fin,  elle  s'en  irait,  au  bras  de  quelque 
jeune  homme.  Ici  aussi  il  ne  pouvait  espérer  aucun  suc- 
cès. Mais  ici  encore,  il  savait  qu'il  ne  trouverait  en  lui 
ni  le  désir,  ni  le  pouvoir  de  se  séparer  d'elle.  Il  pré- 
voyait de  longues  souffrances,  mais  les  souffrances  causées 
par  Lydia  lui  étaient  plus  chères  que  les  joies  données 
par  d'autres.  «  Ah  !  tout  cela  est  absurde,  soupira-t-il, 
et  je  déraisonne.  Mais  les  choses  sont  ainsi  et,  pour 
rien  au  monde,  je  ne  voudrais  qu'elles  fussent  autre- 
ment. » 


«  IN  SUCH  A  NIGHT  AS  THIS  »  237 

La  femme  de  chambre  entra.  La  remplaçante  du  domes- 
tique qui  avait  jugé  plus  prudent  de  quitter  Pétrograd 
était  une  femme  déjà  d'un  certain  âge,  à  la  bonne  et  pai- 
sible figure.  Savinski  s'était  accoutumé  à  Annouchka 
qui  avait  pour  lui  les  soins  les  plus  attentifs.  Elle  lui 
parlait  souvent  de  ses  enfants  qu'elle  ne  connaissait  pas, 
non  plus  que  sa  femme,  mais  dont  elle  voyait  la  photo- 
graphie sur  le  bureau.  Boris  était  son  préféré.  Elle  regarda 
son  maître  assis  sur  le  divan.  Il  semblait  accablé. 

—  Vous  êtes  fatigué,  banne,  aujourd'hui.  Faut-il  vous 
faire  dîner  un  peu  plus  tôt  ? 

Savinski  haussa  les  épaules. 

—  Comme  vous  voudrez,  Annouchka,  je  n'ai  pas 
faim. 

—  Il  n'est  pas  bon  de  vivre  seul  dans  ces  temps-ci, 
barine,  dit-elle  doucement.  Allons,  je  vais  vous  servir 
tout  à  l'heure.  Cela  vous  fera  du  bien. 

Elle  alla  tâter  le  poêle. 

—  Vous  n'aurez  pas  froid  ce  soir,  dit-elle.  Et  elle  sortit 
tranquillement. 

A  ce  moment,  Savinski  entendit  un  coup  de  sonnette 
à  la  porte  d'entrée.  Il  avait  les  nerfs  en  si  mauvais  état 
qu'il  tressaillit.  Quel  ennui  était-ce  encore  ?  Il  fut  sur 
le  point  d'appeler  la  vieille  bonne  pour  lui  dire  qu'il 
n'y  était  pour  personne.  Mais  elle  était  déjà  à  la  porte. 
Il  était  trop  tard. 

Il  attendit  quelques  secondes,  la  tête  baissée.  Un  bruit 
de  pas  légers  sur  le  tapis  :  il  leva  les  yeux.  Lydia  était 
devant  lui. 

Elle  avait  gardé  sa  fourrure.  Elle  se  tenait  droite,  la 


!38 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


tête  un  peu  renversée  en  arrière,  les  yeux  attachés  sur 
Savinski,  et  l'émotion  de  ce  dernier  était  telle  qu'il  ne 
vit  pas  le  trouble  qu'elle  essayait  de  cacher.  Elle  fut  la 
première  à  se  remettre,  et  à  Savinski  qui  était  resté  immo 
bile,  comme  stupéfié  par  cette  apparition,  elle  dit  d'une 
voix  qui  ne  tremblait  pas  : 

—  Eh  bien,  Nicolas  Vladimirovitch,  est-ce  ainsi  que 
vous  accueillez  vos  hôtes  ?  Est-ce  ainsi  que  vous  me 
recevez  à  la  première  visite  que  je  vous  fais  ? 

—  Lydia  Serguêvna,  dit-il,  pardonnez-moi...  Je  ne 
sais  si  je  rêve.  J'étais  plongé  dans  d'affreuses  idées  noires 
Et  vous  voilà  !... 

Il  lui  avait  pris  les  deux  mains  et  se  tenait  tout  contn 
elle.  Un  parfum  de  jeunesse  avait  rempli  la  pièce  où  il 
se  morfondait  seul  il  y  a  quelques  instants.  La  chaleur 
qui  rayonnait  du  poêle  semblait  plus  forte,  l'électricité 
plus  brillante. 

—  C'est  vous,  reprit-il,  chez  moi  !...  Et  je  vous  laisse 
là  debout  ;  je  ne  vous  fais  même  pas  asseoir,  je  ne  vous 
offre  rien...  Mais  j'espère  que  vous  pouvez  rester  quelques 
minutes...  Je  vous  raccompagnerai  tout  à  l'heure... 
Enlevez  votre  manteau,  Lydia  Serguêvna,  vous  prendriez 
froid  en  sortant.  Vous  voyez,  j'ai  un  appartement  tout 
petit,  mais  il  y  fait  chaud,  comme  aux  temps  bénis  des 
tsars. 

Il  lui  prit  sa  fourrure  et  fut  surpris  de  découvrir  que 
Lydia  était  en  toilette  décolletée,  comme  il  l'avait  vue  aux 
soirées  de  Nathalie. 

—  Allez-vous  dîner  quelque  part  ?  demanda-t-il.  Chez 
notre  voisine,  sans  doute  ? 


«  IN  SUCH  A  NIGHT  AS  THIS  »  239 

Avec  un  peu  de  confusion,  Lydia  dit  sans  oser  le 
regarder  : 

—  J'avais  pensé,  Nicolas  Vladimirovitch,  qu  aujour- 
d'hui vous  m'inviteriez  à  dîner...  si  je  ne  vous  gêne  pas, 
cependant.  Peut-être  avez-vous  à  travailler  ?...  Dites-le 
franchement,  et  je  m'en  irai  tout  de  suite... 

Elle  semblait  de  nouveau  avoir  perdu  confiance  en 
soi  ;  elle  était  redevenue  une  petite  fille  toute  simple  et 
Savinski  vit  qu'elle  rougissait. 

—  Ah  !  dit-il,  quelle  fée  êtes-vous  pour  me  faire  un 
cadeau  pareil  ?  Si  je  vous  garde  !...  Que  pensez-vous 
donc  ? 

Il  mourait  d'envie  de  la  prendre  dans  ses  bras  pour  la 
réconforter,  pour  lui  faire  sentir  la  joie  qu'elle  lui  appor- 
tait. Mais  le  désarroi  de  ses  pensées  était  si  grand  qu'il 
n'osait  bouger.  Il  ne  savait  que  faire,  quelle  contenance 
adopter.  Il  s'écarta  brusquement. 

—  Il  faut  que  j'avertisse  ma  vieille  femme  de  chambre, 
fit-il.  Il  y  a  un  bon  dîner,  à  ce  qu'elle  m'a  dit. 

Il  courut  jusqu'à  l'office.  Quand  il  revint,  Lydia  n'avait 
pas  bougé  de  place,  mais  elle  avait  repris  possession  d'elle- 
même  et  lui  sourit. 

—  Votre  appartement  me  plaît,  dit-elle. 

—  C'est  l'appartement  qu'a  habité  jusqu'à  moi  la 
princesse  Dolly  R...,  répondit  Savinski.  Je  crois  que  c'est 
elle  qui  l'a  tendu  de  ces  vieilles  toiles  de  Jouy  qui  sont  si 
gaies.  Comme  vous  avez  vu,  je  touche  à  la  caserne  et  mes 
voisins  immédiats  sont  ces  Pavlovtsi  qui  forment  le  plus 
mauvais  des  régiments  de  Pétrograd.  Qu'est-ce  qui  les 
empêche  d'entrer  chez  moi  et  de  venir  s'installer  ici  à 


240 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


ma  table  et  dans  mon  lit  ?  Je  n'en  sais  rien.  Je  les  trouve 
bien  aimables  de  rester  chez  eux,  car  s'il  leur  chantait 
de  changer  de  logement,  je  n'aurais  qu'à  leur  céder  le 
mien  sans  mot  dire.Séméonof  lui-même  n'y  pourrait  rien. 

Lydia  s'était  levée  et  parcourait  la  pièce.  Elle  s'approcha 
d'une  double  porte  qui  avait  été  enlevée  et  qui  conduisait 
dans  la  chambre  voisine  où  Savinski  couchait.  Un  grand 
lit  de  milieu  l'occupait,  un  lit  de  femme  élégante,  car  il 
était  couvert  d'un  dessus  de  dentelles  et  de  soie. 

Lydia  revint  dans  le  cabinet  de  travail.  Elle  jeta  un 
coup  d'oeil  sur  le  bureau,  où,  dans  un  cadre  d'argent, 
était  la  photographie  de  Sonia  entourée  de  ses  enfants. 
Elle  la  regarda  longtemps. 

—  Votre  femme  est  belle,  dit-elle  enfin. 

—  Mais  ne  la  connaissez-vous  pas  ?  fit  Savinski 
étonné. 

—  Je  ne  l'ai  jamais  vue,  répondit  Lydia...  Est-ce  une 
photographie  ancienne  ?  Votre  femme  est  encore  très 
jeune. 

—  Sonia,  fit  Savinski,  quel  âge  a-t-elle  ?  Trente-deux 
ans,  je  crois.  Elle  s'est  mariée  à  dix-huit  ans. 

—  C'est  mon  âge,  fit  Lydia  d'une  voix  changée. 
Elle  resta  un  moment  sans  parler.  Savinski  se  taisait 

aussi.  De  nouveau  il  avait  cette  impression  que  quelque 
chose  de  mystérieux  avait  surgi  entre  eux.  Mais  il  ne 
s'attarda  pas  à  en  chercher  la  cause.  La  joie  qui  était 
en  lui  à  voir  Lydia  dans  son  appartement  dominait  tout 
et  l'emplissait  d'une  ivresse  telle  qu'elle  ne  laissait  place 
à  aucun  autre  sentiment.  Elle  était  là,  éblouissante  de 
jeunesse  et  d'éclat  ;  le  seul  mouvement  imperceptible- 


«  IN  SUCH  A  NIGHT  AS  THIS  »  241 

ment  rythmé  de  ses  hanches  quand  elle  marchait,  la  façon 
dont  elle  redressait  son  buste  juvénile  et  effaçait  ses 
épaules  un  peu  grêles,  le  halètement  léger  de  ses  seins 
quand  elle  respirait,  la  manière  dont  l'air  était  aspiré  et 
expiré  entre  ses  lèvres,  la  profondeur  de  ses  yeux  et 
leur  couleur  azurée  qui  évoquait  des  cieux  orientaux,  la 
blonde  torsade  enfin  de  ses  cheveux  dorés  et  fins  qui  sem- 
blaient rendre  à  la  lumière  ce  que  la  lumière  leur  avait 
donné,  étaient  un  spectacle  dont  il  ne  pouvait  s'arra- 
cher. Il  n'était  pas  besoin  de  parler.  A  quoi  bon  ?  Elle 
était  là,  vivante,  près  de  lui.  Que  demander  de  plus  ? 

La  vieille  Annouchka  survint.  Elle  regarda  son  maître 
qui  ne  s'était  pas  aperçu  de  son  entrée.  Il  avait  rajeuni 
de  dix  ans.  Elle  avait  laissé  un  homme  fatigué,  presque 
un  vieillard.  Et  voilà  qu'elle  retrouvait  un  homme  fort, 
vigoureux,  aux  yeux  brillants,  au  visage  rayonnant  de 
bonheur.  C'est  d'une  voix  pleine  de  douceur  qu'elle  dit  : 

—  Barine,  le  dîner  est  servi. 

A  table,  elle  approcha  la  chaise  de  la  jeune  fille  et  lui 
témoigna  une  déférence  particulière  et,  comme  Lydia 
la  remerciait,  elle  s'inclina  très  bas.  Puis,  ayant  servi  le 
potage  et  les  pirochkit  elle  sortit. 

—  Votre  servante  est  bien,  dit  Lydia. 

—  C'est  une  brave  femme,  répondit  Savinski.  Elle  est 
pleine  d'attentions  pour  moi. 

—  Je  crois  que  je  l'aimerai  beaucoup,  fit  Lydia. 
Savinski  sursauta.   Que  voulait  dire   Lydia  ?   Avait-il 

bien  compris  ?...  A  partir  de  ce  mot,  Savinski  sentit 
qu'il  était  de  moins  en  moins  maître  de  lui.  Par  ins- 
tant il  se  reprenait  et  examinait  la  situation  avec  calme. 

16 


242  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Lydia  avait  eu  le  caprice  de  venir  voir  son  appartement 
et  de  s'inviter  à  dîner,  chose  impossible  en  d'autres 
temps,  toute  naturelle  aujourd'hui  où  le  monde  était  à 
l'envers.  Les  rapports  si  amicaux  qu'il  y  avait  entre  eux 
expliquaient  une  démarche  qui  n'était  qu'en  apparence 
osée.  Il  suffisait,  du  reste,  de  regarder  la  jeune  fille  assise 
en  face  de  lui  pour  comprendre  aussitôt  la  simplicité  et 
l'innocence  qui  étaient  en  elle.  «  Il  n'y  a  rien  que  de  pur 
en  ma  fille  »,  avait  dit  le  vieux  prince...  Il  avait  raison, 
tout  devait  être  considéré  de  cet  angle-là. 

Mais,  à  d'autres  moments,  ces  sages  réflexions  étaient 
bousculées  par  un  assaut  de  pensées  tumultueuses.  Il  n'y 
avait  plus  qu'une  réalité  :  la  femme  qu'il  adorait  était 
venue  chez  lui  ;  elle  était  là  à  portée  de  ses  bras  ;  elle 
savait  —  il  n'était  pas  possible  qu'elle  ignorât  —  les 
sentiments  qu'il  avait  pour  elle  et  qui  depuis  longtemps 
avaient  franchi  les  bornes  de  l'amitié...  Il  s'approcherait 
d'elle...  Il  se  pencherait  vers  la  fleur  entr 'ouverte  de  sa 
bouche  et  y  porterait  les  lèvres... 

Tandis  qu'il  était  partagé  entre  deux  sentiments,  tantôt 
se  laissant  emporter  par  les  rêves  passionnés  que  la  pré- 
sence de  Lydia  faisait  naître,  tantôt  réfléchissant  avec 
calme  sur  une  situation  si  inattendue,  et  dont  il  fallait 
savourer  les  moindres  délices  car  cette  rencontre  serait 
brève  et  ne  se  renouvellerait  pas,  la  conversation  conti- 
nuait à  bâtons  rompus  entre  Lydia  et  lui.  Maintenant  ils 
avaient  trouvé  le  ton  juste  ;  il  n'y  avait  pas  de  fausses 
notes.  Ils  ne  parlaient  de  rien  de  sérieux.  La  nouveauté 
de  ce  tête-à-tête,  une  pointe  de  champagne  dont  elle 
avait  bu  un  verre,  l'avaient  rendue  à  elle-même  et  libérée 


«  IN  SUCH  A  NIGHT  AS  THIS  »  243 

des  préoccupations  qu'elle  avait  eues  ces  jours  derniers, 
préoccupations  dont  Savinski  avait  vu  encore  le  reflet 
sur  son  front  pur  avant  dîner. 

Savinski  fut  frappé  du  naturel  exquis  avec  lequel  elle 
s'adaptait  à  cette  position  nouvelle.  Elle  ne  témoignait  ni 
embarras,  ni  excès  de  confiance.  La  petite  fille  qui  parfois 
réapparaissait  en  elle  avait  disparu.  Il  avait  à  sa  table  une 
jeune  femme  qui  manifestement  ne  semblait  surprise  en 
rien  de  ce  que  sa  place  dans  cette  salle  à  manger  pouvait 
avoir  d'extraordinaire.  Elle  semblait  presque  être  la  maî- 
tresse de  la  maison  et,  comme  Savinski,  beaucoup  plus  trou- 
blé qu'elle  ne  l'était,  négligeait  de  manger,  c'est  elle  qui  lui 
offrit  de  reprendre  d'un  plat  laissé  sur  la  table.  Savinski, 
s  il  mangeait  peu,  buvait  moins  encore.  Il  se  sentait  dans 
un  équilibre  si  instable  qu  il  craignait  que  la  moindre 
chose  lui  fît  perdre  la  tête.  C'est  à  peine  s'il  prit  un  verre 
de  champagne.  La  présence  de  Lydia  le  grisait  plus 
sûrement  que  le  vin,  et  il  passait  son  temps  à  se  jurer  de 
garder  son  sang-froid,  car  ce  n'était  pas  une  femme  qu'il 
avait  en  face  de  lui,  une  jolie  femme  habituée  aux  hom- 
mages des  hommes  aussi  bien  qu'à  leurs  brusqueries,  et 
qui  sait  à  quoi  elle  court  lorsqu'elle  va  dîner  chez  un 
garçon,  c'était  une  jeune  fille  à  l'aube  de  la  vie,  dont  l'ha- 
leine était  aussi  fraîche  que  celle  du  vent  avant  l'aurore, 
une  amie  pure  qui  lui  faisait  la  grâce  de  venir  passer  une 
heure  chez  lui  dans  des  circonstances  que  son  imagination 
seule  à  lui,  Savinski,  rendait  romanesques.  En  somme, 
au  sein  des  délices  où  le  plongeait  la  présence  de  Lydia, 
il  se  sentait  horriblement  gêné  par  le  combat  qui  se  livrait 
en  lui. 


244  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Cette  gêne  s'accrut  lorsqu'ils  eurent  passé  dans  le 
cabinet  de  travail.  A  table,  leur  position  était  exactement 
fixée,  —  il  y  a  des  règles  et  une  tradition.  Au  salon,  ils 
redevenaient  libres  et  Savinski  ne  savait  que  faire  de  sa 
liberté.  Lydia,  elle,  gardait  plus  de  simplicité.  Elle  s'ins- 
talla sur  le  divan,  se  renversa  un  peu  en  arrière  sur  les  cous- 
sins et  alluma  une  cigarette.  Elle  suivait  de  l'œil  Savinski  et 
paraissait  s'amuser  à  le  voir  aller  et  venir  sans  trouver 
de  repos.  D'abord,  il  s'était  assis  près  d'elle.  Puis  soudain, 
comme  si  un  diable  l'avait  poussé,  il  avait  bondi  à  l'autre 
bout  de  la  pièce  sous  prétexte  de  chercher  des  allumettes, 
alors  qu'une  boîte  était  sur  le  guéridon  à  côté  du  divan. 
Puis  il  s'était  laissé  tomber  sur  un  fauteuil  voisin  et, 
alors,  comme  il  lui  avait  parlé  avec  douceur  !  A  ce  mo- 
ment-là, sans  peut-être  même  qu'il  s'en  rendît  compte, 
il  voulait  lui  plaire,  la  gagner,  faire  sa  conquête.  Ses  yeux 
semblaient  vouloir  lire  à  travers  elle  et  pénétrer  jusqu'à 
son  cœur  et,  sous  la  caresse  de  ce  regard,  Lydia,  elle- 
même,  perdait  peu  à  peu  conscience  ;  ses  idées  flottaient 
devant  elle  comme  des  poussières  qu'emporte  le  vent  ; 
elle  n'était  plus  que  sensations  ;  c'était  une  ivresse  légère 
et  délicieuse.  Elle  ne  revint  même  pas  à  elle  à  un  mouve- 
ment brusque  de  son  ami.  Voilà  que,  sans  raison  appa- 
rente, il  s'était  mis  à  marcher  de  long  en  large,  tirant  des 
bouffées  rapides  de  sa  cigarette,  se  taisant  et  laissant  échap- 
per, au  milieu  d'un  long  silence,  un  mot  qui  sortit  du  mono- 
logue intérieur  auquel  il  se  livrait  :  «  Impossible.  »  Ce  mot 
résonna  dans  la  chambre  et  fit  sursauter  Savinski  lui-même. 
Il  se  tourna  vers  Lydia,  lui  sourit  et  dit  : 
—  Pardonnez-moi,  je  crois  que  j'ai  perdu  la  tête... 


«  IN  SUCH  A  NIGHT  AS  THIS  »  245 

Mais  il  s  arrêta  et  son  sourire  ne  s'acheva  pas,  tant  il 
fut  frappé  de  l'expression  qu'avait  prise  la  jeune  fille. 
Elle  était  pâle  et  ses  yeux  restaient  attachés  sur  Savinski. 
Il  n'apercevait  que  ces  yeux  sombres  dans  l'ombre  ; 
il  ne  pouvait  s'en  détourner.  Elle  regardait  Savinski  : 
mais  le  voyait-elle  ?  Elle  paraissait  emportée  par  un 
rêve  à  cent  lieues  de  la  scène  présente.  Même  le  mot 
«  impossible  »,  lorsqu'il  avait  éclaté  dans  la  chambre, 
n'était  pas  parvenu  à  ses  oreilles.  Mais  toujours  ces  yeux 
intenses,  comme  consumés  d'un  feu  intérieur.  Il  alla 
jusqu'à  elle  et,  tandis  qu'il  hésitait,  cherchant  ses  mots, 
elle  lui  dit  avec  simplicité  : 

—  N'êtes-vous  pas  fatigué  de  marcher,  Nicolas  Vladi- 
mirovitch  ?  Asseyez-vous  près  de  moi...  Il  semble  que 
je  vous  fasse  peur,  ce  soir. 

Elle  lui  tendit  la  main  qu'il  prit  et  garda  dans  la  sienne, 
puis  il  s'assit  et  la  porta  à  ses  lèvres,  et  ses  lèvres  remon- 
tèrent jusqu'au  poignet,  le  franchirent,  arrivèrent  au 
bras  nu,  le  parcoururent  de  bas  en  haut,  et  de  haut  en 
bas.  C'était  une  sensation  à  la  fois  exquise  et  torturante 
dont  il  se  demandait  combien  de  temps  elle  pourrait  se 
prolonger  impunément.  Soudain  il  sentit  le  bras  de  Lydia 
resté  libre  s'allonger  autour  de  son  cou,  l'attirer  vers 
elle.  Lorsqu'il  fut  tout  près,  elle  se  blottit  sur  sa  poitrine 
et,  tournant  son  visage  vers  lui,  elle  lui  donna  ses  lèvres. 
Il  la  serra  éperdument  contre  lui,  se  coucha  presque  sur 
elle  ;  leurs  deux  corps  exactement  joints  ne  se  touchaient 
que  par  leurs  bouches  unies.  Il  sembla  à  Savinski  qu'il 
ne  vivait  plus  que  par  ses  lèvres  collées  à  celles  de  sa 
maîtresse.  Cela  dura  longtemps,  une  minute,  un  siècle  ? 


246 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.. 


Il  eut  un  éclair  de  lucidité.  «  Quelle  heure  est-il  ?  Il 
faut  rentrer...  Et  puis,  non,  non,  c'est  impossible...  Pour- 
tant, le  vieux  prince...  une  jeune  fille...  »  Il  s'arracha  aux 
bras  de  Lydia.  De  nouveau  il  était  en  proie  à  une  grande 
agitation.  Il  paraissait  ne  plus  songer  qu'à  une  chose. 
Il  tira  sa  montre.  Dix  heures  déjà...  Ah  !  il  n'y  avait  plus 
personne  dans  les  rues...  Il  courut  à  Lydia,  s'agenouilla 
devant  elle.  Il  la  caressait,  lui  disait  mille  choses  tendres 
et  folles  et  il  finit  sur  un  ton  plus  sérieux  : 

—  Je  vais  vous  accompagner  chez  vous,  Lydia,  Ly- 
dotchka  ;  il  est  tard  ;  on  sera  inquiet,  on  vous  cherchera... 
A  propos,  où  vous  croit-on  ? 

—  Chez  mon  amie  Hélène,  à  la  Mokhovaia,  dit  Lydia, 
et  elle  ajouta  en  pesant  chacun  de  ses  mots  : 

—  C'est  là  que  je  suis  censée  coucher,  car  vous  savez 
bien  qu'il  n'est  pas  agréable  de  circuler  le  soir  dans 
Pétrograd.  C'est  donc  là  que  vous  m'accompagnerez  si 
vraiment  vous  ne  pouvez  vous  décider  à  me  garder  chez 
vous  jusqu'à  demain... 


Tard  dans  la  nuit,  il  était  deux  heures  du  matin,  l'élec- 
tricité brûlait  au-dessus  du  grand  lit  où  ils  étaient  couchés. 
Épuisée  de  fatigue,  Lydia  se  redressa,  se  pencha  vers 
son  amant  étendu  près  d'elle,  le  regarda  jusqu'au  fond 
des  yeux  et  dit  : 

—  0  toi  qui  es  à  moi,  tu  n'iras  plus  en  Finlande, 
maintenant  ! 

Elle  se  glissa  dans  ses  bras  et  s'endormit. 


XIV 
LE  RÉVEIL 


La  nuit,  le  repos,  deux  respirations  alternées  dans  le 
silence  de  la  nuit.  Si  ce  n'était  le  bruit  léger  de  ces  souffles 
qui  scandent  le  silence,  on  pourrait  croire  qu'il  n'y  a  plus 
de  vie  dans  les  deux  corps  qui  sont  étendus  là,  tant  le 
sommeil  où  ils  sont  ensevelis  est  profond.  L'obscurité 
les  enveloppe  et  maternellement  berce  ses  enfants.  Ils 
dorment,  l'un  à  côté  de  l'autre...  Et  soudain  Savinski  sent 
une  impression  étrange  sur  ses  yeux,  quelque  chose  qui 
irrite  et  gêne  ;  il  entr 'ouvre  les  paupières,  les  referme 
aussitôt,  les  rouvre...  La  chambre  est  inondée  de  lumière; 
l'électricité  brûle  dans  le  plafonnier  et,  près  de  lui,  la 
vieille  Annouchka  qui  lui  touche  l'épaule. 

—  Barine,  il  y  a  une  perquisition  chez  nous,  murmure - 
t-elle  à  son  oreille. 

Tout  de  suite,  comme  à  la  lueur  d'un  éclair,  Savinski 
vit  l'avenir  proche  s'ouvrir  devant  lui  :  l'abîme.  Une 
perquisition,  un  mandat  d'arrêt,  Lydia  compromise  dans 
l'affaire,  arrêtée  peut-être,  menée  en  prison  avec  lui, 
cette  petite  dans  l'horrible  promiscuité  des  geôles  bol- 
cheviques !  Et  en  outre  l'affreux  scandale  qui  retentirait 


248  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


de  tous  côtés,  chez  le  vieux  prince,  plus  loin  encore  en 
Finlande  où  Sonia  l'attendait... 

—  Je  me  lève,  dit-il  à  voix  basse  à  Annouchka. 
Lydia  dormait  toujours.  Rien  ne  pouvait  déranger  son 

innocent  sommeil.  Elle  était  allongée,  le  bras  droit  sous 
la  tête,  ses  cheveux  défaits  en  désordre  autour  d'elle  ; 
l'épaule  un  peu  frêle  sortait  nue  de  la  chemise  qui,  entr 'ou- 
verte, laissait  voir  un  jeune  sein  délicatement  fleuri. 
Savinski,  tandis  qu'il  s'habillait  hâtivement,  la  regardait. 
L'angoisse  lui  tenaillait  le  cœur...  Eût-il  été  seul,  l'aventure 
était  déjà  dangereuse,  mais  y  mêler  cette  enfant  !  Fallait-il 
la  réveiller  ?...  Pourrait-il  éviter  qu'on  l'arrêtât  ?...  Mais, 
en  tout  cas,  le  commissaire  chargé  de  la  perquisition 
entrerait  dans  la  chambre...  Il  alla  vers  elle,  se  pencha 
sur  le  lit,  la  prit  dans  ses  bras,  la  baisa  sur  le  front  et  sur 
les  lèvres.  Elle  répondit  à  son  baiser,  murmura  sans 
ouvrir  les  yeux  un  «  je  t'aime  »,  voulut  se  retourner  pour 
reprendre  son  sommeil. 

—  Lydia,  dit  Savinski,  Lydia,  ma  petite  âme,  il  faut 
te  réveiller... 

La  tête  de  la  jeune  fille  roula  sur  l'oreiller  ;  elle  revint 
à  elle  et  demanda  : 

—  Qu'y  a-t-il  ?  Est-il  tard  déjà  ? 

Elle  regarda  les  fenêtres  qui  restaient  sombres. 

—  Mais  c'est  la  nuit  encore  ;  il  faut  me  laisser  dormir. 

—  Mon  cher  cœur,  dit  Savinski,  il  y  a  une  perqui- 
sition ici.  Il  faut  te  lever...  J'espère  que  tout  se  passera 
bien  ;  en  tout  cas,  tu  ne  cours  aucun  danger...  Habille- 
toi,  je  suis  obligé  de  passer  à  côté...  A  tout  à  l'heure. 

Il  la  serra  contre  sa  poitrine.  Elle  mit  les  bras  autour 


LE  RÉVEIL  249 

du  cou  de  Savînski  comme  pour  ne  pas  le  laisser  partir. 
Il  les  dénoua  doucement  et  sortit  de  la  chambre.  Il  passa 
par  le  cabinet  de  travail,  regarda  sa  montre.  Elle  marquait 
quatre  heures...  Il  avait  tout  son  sang-froid  :  «  Le  diable 
emporte  les  gens  qui  choisissent  une  heure  pareille  pour 
une  visite  domiciliaire  »,  se  dit-il.  Il  entra  dans  la  salle 
à  manger,  il  y  avait  là  une  dizaine  de  personnes,  presque 
tous  des  gardes  rouges  en  uniforme  de  soldats,  baïonnette 
au  canon,  et  deux  civils.  Il  reconnut  le  président  du  comité 
de  la  maison,  un  architecte  à  la  maigre  moustache,  au 
teint  maladif,  qui  avait  ses  bureaux  sur  la  cour.  La  seconde 
personne  en  civil  se  détacha  du  groupe,  vint  à  lui  et  se 
présenta  fort  poliment  :  «  Alexandre  Ivanovitch  Zoubof, 
commissaire  à  la  Section  des  recherches  pour  la  contre  - 
révolution.  »  Il  lui  tendit  un  papier  jaune  imprimé,  muni 
de  plusieurs  cachets.  D'un  coup  d'oeil,  Savinski  le  lut. 
Ordre  était  donné  de  perquisitionner  chez  Nicolas  Vladi- 
mirovitch  Savinski  et  de  l'arrêter,  ainsi  que  toutes  per- 
sonnes présentes  dans  son  appartement...  Songeant  à 
Lydia,  il  sentit  ses  jambes  se  dérober  sous  lui  et  dut 
faire  un  grand  effort  pour  cacher  son  trouble.  Il  s'appuya 
à  la  table. 

—  Je  suppose  que  ce  papier  est  légal,  dit-il.  Mais 
peut-être  y  a-t-il  une  erreur  ?...  Puis -je  téléphoner  à 
Léon  Borissovitch  Séméonof  ? 

Le  commissaire  s'inclina  et,  sur  un  ton  de  voix  très 
déférent,  répondit  : 

—  Je  crains,  Nicolas  Vladimirovitch,  que  la  chose  soit 
inutile.  Vous  serez  sans  doute  interrogé  aujourd'hui  à  la 
Gorokhovaia  et,  à  ce  moment,  si  vous  le  jugez  nécessaire, 


250 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


Léon    Borissovitch    pourra    intervenir.    Mais    nous    ne 
dépendons  pas  des  Affaires  étrangères... 

Le  commissaire  avait  les  manières  d'un  homme  bien 
élevé.  C'était,  probablement,  un  ancien  employé  de  la 
police  secrète  du  tsar,  entré  au  service  des  bolcheviques. 
Il  était  rasé  de  frais,  portait  une  courte  moustache  sur 
une  lèvre  un  peu  bouffie  et  s'exprimait  avec  élégance. 
Il  n'avait  pas  trente  ans.  Savinski  eut  un  instant  l'espoir 
qu'il  pourrait  arranger  avec  lui  l'affaire  de  Lydia.  Il 
comprendrait,  sans  doute,  la  situation,  et  il  ne  devait 
pas  être  insensible  à  l'idée  d'obliger  un  homme  tel  que 
lui. 

—  Je  voudrais  vous  parler  une  minute,  dit-il  à  demi- 
voix,  d'une  question  assez  délicate. 

L'autre  s'inclina. 

—  A  vos  ordres,  fit-il,  et  il  suivit  Savinski  qui  l'entraî- 
nait vers  l'entrée  du  cabinet  de  travail. 

A  ce  moment,  un  second  personnage,  en  uniforme 
celui-là,  se  détacha  du  groupe  des  soldats  et  vint  se  joindre 
à  eux.  Le  commissaire  civil,  sans  montrer  d'embarras, 
le  présenta  : 

—  Le  lieutenant  Ivanof,  dit-il. 

Savinski,  habitué  à  regarder  les  hommes  et  à  les  juger, 
prit  sa  mesure  d'un  coup  d'oeil.  Il  était  convenablement 
habillé  et  avait  l'allure  d'un  officier  de  carrière.  C'était 
un  jeune  homme  aussi.  Il  se  tenait  droit,  les  épaules 
effacées.  «  Il  a  appartenu  à  l'ancienne  armée,  pensa  Sa- 
vinski, je  puis  réussir  encore.  » 

—  Messieurs,  dit-il  en  souriant,  c'est  d'une  affaire 
personnelle  que  je  veux  vous  entretenir.  Vous  compren- 


LE  RÉVEIL  251 

drez  tout  de  suite...  Ce  n'est  pas  aux  fonctionnaires  du 
gouvernement,  qui  remplissent  ici  leur  devoir... 

—  Très  pénible,  je  vous  assure,  Nicolas  Vladimirovitch, 
très  pénible  en  vérité,  intervint  le  commissaire  civil  en 
s'inclinant. 

—  Oui,  reprit  Savinski  avec  plus  d'assurance,  c est  à 
des  hommes  que  je  m'adresse,  d'homme  à  homme...  Le 
fait  est  que  je  suis  ici,  aujourd'hui,  dans  une  situation 
assez  particulière...  Cela  peut  arriver  à  chacun  de  nous, 
à  vous  comme  à  moi...  J'ai  une  femme,  à  côté,  une  toute 
jeune  femme  qui  est  venue  me  voir  et  que  j'ai  gardée 
cette  nuit,  car  les  rues  ne  sont  pas  très  sûres,  comme  vous 
savez...  Elle  ignore  tout  des  choses  politiques,  c'est  une 
enfant  encore...  Elle  n'a  pas  vingt  ans,  voyez-vous... 
Maintenant,  je  puis  vous  donner  ma  parole  d'honneur 
qu'elle  n'est  en  rien  mêlée  à  ma  vie,  qu'elle  ne  sait  rien 
de  ce  que  je  fais,  et  qu'en  réalité  c'est  la  première  fois, 
aujourd'hui,  qu'elle  est  entrée  dans  mon  appartement... 
Mes  domestiques,  si  vous  voulez  bien  les  interroger  sur 
ce  point,  pourront  vous  confirmer  la  vérité  de  ce  que 
je  vous  dis...  Les  choses  étant  ainsi,  messieurs,  je  vous 
supplie  de  la  laisser  libre...  Vous  comprenez,  sans  que  j'en 
dise  davantage,  de  quoi  il  s'agit...  Et  je  vous  assure  que 
je  n'oublierai  jamais  le  service  que  vous  me  rendrez... 

A  mesure  qu'il  parlait,  il  avait  peu  à  peu  perdu  le 
sang-froid  qu'il  avait  au  début.  L'émotion  à  laquelle 
il  était  en  proie  faisait  vibrer  sa  voix. 

Les  deux  commissaires  parurent  partager  son  émoi, 
et  le  civil  plus  encore  que  le  militaire.  Tandis  que  Zoubof 
hochait  la  tête  approbativement,  l'officier  eut  un  demi- 


252  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

sourire  presque  respectueux  pour  faire  comprendre  qu' 
lui  était,  en  efîet,  arrivé  d'être  en  bonne  fortune  et  que 
c'étaient  là  choses  sur  lesquelles  un  homme  ayant  vécu 
savait  fermer  les  yeux.  Cependant,  lorsque  Savinski  eut 
terminé,  un  grand  embarras  se  peignit  sur  leurs  figures. 
Ils  s'écartèrent  un  instant  et  commencèrent  à  discuter. 
La  conversation  se  prolongeait.  Evidemment,  ils  se  heur- 
taient à  un  obstacle  difficile  à  surmonter.  Ils  revinrent 
à  Savinski. 

—  Vous  pourriez  peut-être  nous  dire  le  nom  de  la 
personne  qui  est  chez  vous  ?  dit  le  commissaire  civil 
avec  un  peu  de  gêne. 

—  Je  préférerais  le  tenir  secret,  répondit  Savinski, 
il  s'agit  de  l'honneur  d'une  femme,  vous  comprenez... 

—  Je  comprends,  je  comprends,  fit  l'officier,  cepen- 
dant... 

—  En  tout  cas,  nous  pourrions  interroger  votre  domes- 
tique, suggéra  Zoubof,  qui  paraissait  fort  désireux  de 
faire  preuve  de  bonne  volonté. 

Annouchka  fut  appelée.  Les  deux  commissaires  lui 
posèrent  des  questions.  La  vieille  servante  répondit  avec 
simplicité  et  assurance.  Elle  n'avait  jamais  vu  la  jeune 
femme  qui  avait  dîné  chez  son  maître.  C'était  elle,  An- 
nouchka, qui  ouvrait  toujours  la  porte.  Cette  jeune  femme 
n'était  pas  encore  venue  à  l'appartement.  Cette  déposition 
parut  faire  impression  sur  les  deux  commissaires.  Cepen- 
dant, seuls,  ils  recommencèrent  à  discuter.  Savinski 
avait,  à  ce  moment,  la  certitude  que  la  chose  était  arrangée. 
Il  respirait  librement.  Que  lui  arriverait-il  ?  Il  ne  s'en 
souciait  pas.  Seule   Lydia  importait.  Les  commissaires 


LE  RÉVEIL  253 

s'approchèrent,  de  nouveau,  de  lui.  Cette  fois-ci,  ce  fut 
l'officier  qui  parla. 

—  Il  nous  paraît,  Nicolas  Vladimirovitch,  que  la  ques- 
tion est,  en  effet,  fort  délicate.  Notre  ordre  est  formel... 
Nous  prendrions  une  grande  responsabilité  en  ne  l'exé- 
cutant pas  à  la  lettre...  Cependant,  peut-être,  pour  vous 
obliger...  dans  les  circonstances  actuelles...  Mais  il  va 
sans  dire,  n'est-ce  pas,  que  vous  nous  garderiez  le  plus 
grand  secret...  Personne  ne  doit  le  savoir,  pas  même  les 
soldats  qui  sont  ici... 

On  voyait  les  soldats  dans  la  salle  à  manger  par  la  porte 
restée  ouverte  et  Savinski,  la  poitrine  gonflée  de  joie, 
n'osa  pas  serrer  la  main  de  ses  interlocuteurs.  Du  reste, 
à  cette  seconde  même,  un  incident  nouveau  se  produisit 
qui  modifia,  hélas  !  la  situation  de  fond  en  comble.  Lydia 
entra  rapidement  dans  le  cabinet  de  travail.  Elle  était 
dans  un  comble  d'anxiété  et,  depuis  un  quart  d'heure 
qu'elle  était  prête,  se  rongeait  à  se  demander  ce  que 
signifiaient  ces  interminables  conciliabules.  N'en  pou- 
vant plus,  le  cœur  déchiré,  elle  se  décida  à  rejoindre  son 
amant. 

—  Que  se  passe-t-il  ?  Que  veut-on  faire  de  toi  ? 
demanda-t-elle,  avant  que  Savinski,  atterré,  pût  l'ar- 
rêter. 

Il  lui  parut  que  le  sol  s'ouvrait  sous  ses  pieds.  L'entrée 
de  la  jeune  fille  avait  fait  sensation.  Les  deux  commis- 
saires, interdits,  la  regardaient  fixement.  La  beauté  de 
Lydia,  l'éclat  de  ses  yeux,  l'indifférence  qu'elle  montrait 
pour  tous  les  gens  réunis  dans  l'appartement,  l'unique 
préoccupation  qu'on  lisait  sur  son  visage  pour  le  sort  de 


254  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Savinski,  les  laissaient  stupéfiés  d'admiration.  Les  soldats 
eux-mêmes  s'étaient  rapprochés  de  la  porte  du  cabinet 
de  travail  et  leurs  regards  curieux  ne  quittaient  pas  la 
jeune  fille. 

—  Très  pénible,  murmura  le  commissaire  Zoubof, 
lorsqu'il  revint  à  lui,  très  pénible,  en  vérité...  Je  crains, 
dit-il  à  voix  basse  à  Savinski,  qui  avait  été  obligé  de 
s  asseoir  sur  la  table  et  qui  gardait  dans  sa  main  la  main 
de  Lydia,  je  crains  que  nous  ne  soyons  obligés  d'exécuter 
notre  ordre  dans  sa  rigueur. 

Savinski  ne  répondit  pas.  Il  sentait  la  main  de  Lydia 
qui  serrait  la  sienne.  C'était  une  étreinte  que  rien  ne 
pourrait  défaire.  Il  eut  l'impression  qu'il  irait  avec  elle 
jusqu'à  la  mort. 

La  perquisition  commença.  Le  bureau  fut  fouillé.  On 
n'y  trouva  rien.  Ici  Savinski  était  tranquille.  Il  n'avait 
pas  un  papier  compromettant.  Du  reste,  depuis  que 
Lydia  était  près  de  lui,  il  avait  recouvré  son  calme.  Il 
avait  l'impression  d'assister  à  un  spectacle  où  il  ne  tenait 
aucun  rôle.  Ses  nerfs,  après  tant  de  secousses,  étaient 
insensibles.  Il  regardait  avec  curiosité  les  deux  commis- 
saires poursuivre  leurs  recherches.  Ils  s'y  montraient 
assez  maladroits.  «  Ils  ne  savent  pas  leur  métier,  pensa- 
t-il  d'abord.  Autrefois  la  police  travaillait  mieux.  »  Ils 
ne  trouvèrent  même  pas  une  somme  importante  en  billets 
de  banque  que  Savinski  avait  cachée  sous  un  coin  du 
tapis  qu'il  avait  décloué.  Il  y  avait  plus  d'une  centaine 
de  mille  roubles  en  billets  anciens.  Mais  leur  maladresse, 
à  la  regarder  de  plus  près,  lui  parut  jouée.  Oui,  manifes- 
tement, ils  faisaient  semblant  de  chercher  avec  zèle  de 


LE  REVEIL  255 

façon  à  n'être  pas  dénoncés  par  les  gardes  rouges,  mais 
ils  voulaient  aussi  que  Savinski  ne  fût  pas  leur  dupe. 

Ce  jeu  l'amusa  un  instant. 

Soudain  une  idée  lui  vint.  Peut-être  pourrait-il  encore 
sauver  Lydia  qui  se  tenait  étroitement  serrée  contre  lui 
et  dont  le  souffle  frais  effleurait  sa  joue. 

—  Messieurs,  dit-il,  avez-vous  à  cette  heure-ci  à  la 
Gorokhovaia  un  chef  responsable  avec  qui  entrer  en 
communication  ? 

—  Sans  doute,  Nicolas  Vladimirovitch,  sans  doute, 
répondit  le  commissaire  Zoubof.  Notre  chef,  le  camarade 
Ouritski,  doit  être  encore  a  la  préfecture...  En  réalité, 
notre  travail  se  fait  surtout  de  nuit. 

—  Eh  bien,  alors,  voudriez-vous  être  assez  aimable 
pour  lui  exposer,  par  téléphone,  le  cas  particulier  dans 
lequel  je  me  trouve?  L'affaire  pourrait  être  arrangée 
ainsi  et  je  vous  garderai  une  longue  reconnaissance  de 
votre  bonne  volonté... 

Les  commissaires  consentirent,  mais  l'officier  fit 
remarquer  qu'il  faudrait  transmettre  le  nom  de  ma- 
dame... 

Lydia  écoutait  depuis  un  instant  sans  arriver  à  com- 
prendre de  quoi  il  s'agissait.  Il  y  avait  là  un  mystère 
qu'il  fallait  percer. 

—  Vous  voulez  mon  nom,  leur  dit-elle,  le  voici  sur 
une  pièce  d'identité... 

Elle  leur  tendit  une  pièce  officielle  où  son  nom,  son 
âge,  sa  résidence  étaient  portés... 

Zoubof  se  mit  au  téléphone  et,  en  un  clin  d'oeil,  eut 
la  communication  avec  la  préfecture  à  la  Gorokhovaia. 


256  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Il  commença  à  exposer  la  demande  de  Savinski...  Lorsque 
Lydia  vit  de  quoi  il  s'agissait,  elle  se  leva  aussitôt  et, 
s 'adressant  à  son  ami  avec  une  extrême  agitation,  elle 
lui  dit  à  voix  basse  : 

—  Quoi,  Nicolas,  on  t'arrête...  Je  croyais  qu'il  ne 
s'agissait  que  d'une  perquisition...  Es-tu  en  danger  ? 
Que  va-t-on  faire  de  toi  ? 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  moi,  chère  petite,  fit  Savinski. 
Oui,  on  va  me  mener  en  prison,  mais  tu  sais  que  cela 
arrive  à  beaucoup  de  braves  gens  aujourd'hui  ;  j'y  serai 
deux  ou  trois  jours,  puis  on  me  relâchera.  Cela  est  sans 
intérêt,  mais  c'est  de  toi  que  je  me  préoccupe.  L'ordre 
est  si  sottement  conçu  que  toute  personne  trouvée  dans 
mon  appartement  doit  être  arrêtée  aussi.  Et  quand  même 
tu  serais  libérée  presque  tout  de  suite,  je  voudrais  t'éviter 
cette  horrible  prison... 

Il  n'en  dit  pas  davantage,  déjà  Lydia  s'enflammait  : 

—  Puisque  tu  vas  en  prison,  j'y  serai  avec  toi... 

Un  débat  s'engagea  entre  eux,  Savinski  voulant  lui 
persuader  qu'elle  lui  serait  mille  fois  plus  utile  en  restant 
libre,  mais  Lydia  se  butait  à  l'idée  de  ne  pas  le  quitter. 
Pendant  leur  entretien  qui  se  faisait  à  voix  basse, 
on  entendait  des  bribes  de  conversation  de  Zoubof  au 
téléphone  : 

—  Oui,  camarade  Ouritski...  Je  comprends...  Dix- 
huit  ans...  Ah  !  ah  !...  charmante,  oui...  C'est  pour  cela 
que  je  me  suis  permis  de  vous  appeler... 

Et  soudain,  il  raccrocha  le  récepteur,  se  gratta  la  tête, 
et,  se  tournant  vers  Savinski  : 

—  Rien  à  faire,  dit-il,  il  faut  aller  à  la  Gorokhovaia, 


LE  RÉVEIL  257 

mais  pour  vous,  Lydia  Serguêvna,  il  est  probable  que 
vous  n'y  resterez  pas  longtemps. 

Il  fut  bien  étonné  de  voir  que  le  visage  de  la  jeune  fille 
montrait  la  plus  grande  satisfaction. 

Cependant  il  restait  à  perquisitionner  dans  les  autres 
pièces  de  l'appartement.  Les  soldats,  las  d'attendre, 
avaient  gagné  la  cuisine.  La  fatigue  prenait  peu  à  peu 
Savinski  et  Lydia.  Ils  ne  parlaient  pas.  Savinski  était 
plongé  dans  de  noires  réflexions  ;  pour  l'instant,  Lydia, 
plus  jeune,  ne  songeait  qu'à  lutter  contre  le  sommeil. 
La  vieille  Annouchka  le  vit  ;  elle  eut  pitié  d'elle  et  s'ap- 
procha de  la  jeune  fille  : 

—  Je  vais  vous  préparer  à  déjeuner,  dit-elle.  Vous 
n'aurez  pas  grand 'chose  à  manger  là-bas.  J'ai  allumé  le 
fourneau,  le  café  sera  prêt  dans  un  instant... 

Elle  caressa  le  bras  de  Lydia  et  retourna  à  son  travail. 
Quelques  moments  plus  tard,  elle  revint,  apportant  du 
café  chaud,  du  pain  et  du  beurre.  Savinski  invita  les  com- 
missaires à  déjeuner  avec  eux  et  l'on  improvisa  ainsi  un 
repas  matinal.  A  peine  à  table,  Lydia  se  mit  à  dévorer 
des  tartines.  Elle  but  coup  sur  coup  deux  grandes  tasses 
de  café.  Elle  était  soudain,  sans  qu'elle  pût  s'en  expliquer 
la  raison,  si  heureuse  que  sa  bonne  humeur  devint  conta- 
gieuse et  arracha  Savinski  à  ses  préoccupations.  Quant  aux 
deux  commissaires,  ils  étaient  radieux.  Jamais,  dans  l'exer- 
cice de  leurs  fonctions,  ils  n'avaient  rencontré  pareille  bonne 
fortune.  La  conversation,  grâce  à  Lydia,  fut  animée  ;  il  n'y 
avait  là  ni  chasseurs  bolcheviques,  ni  proie  bourgeoise.  Il 
n'y  avait  que  des  êtres  humains  réunis  par  le  hasard  de  la 
vie  et  qui  trouvaient  fort  agréable,  après  une  nuit  quasi- 

17 


258  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

blanche,    de   s  asseoir  à   une   table   et  de  se  restaurer. 

Il  fallut  pourtant  partir.  Il  était  passé  six  heures.  Avant 
de  quitter  la  maison,  Savinski  donna  Tordre  à  Annouchka 
de  téléphoner  dès  neuf  heures  chez  Séméonof  pour  lui 
faire  savoir  qu'il  était  en  prison  à  la  Gorokhovaia.  «  Vous 
ne  parlerez  que  de  moi  »,  lui  dit-il. 

Ils  sortirent.  Deux  soldats  furent  laissés  dans  l'appar- 
tement, à  la  grande  indignation  d 'Annouchka,  qui  redou- 
tait les  vols  probables. 

Une  automobile  attendait  à  la  porte.  L'obscurité  était 
encore  complète  et  le  froid  vif.  Les  deux  commissaires, 
avec  beaucoup  de  politesse,  installèrent  Savinski  et  Lydia 
dans  le  fond  de  la  voiture  et  s'assirent  sur  le  siège  de 
devant. 

A  travers  une  ville  morte,  ils  arrivèrent  en  quelques 
minutes  à  la  Gorokhovaia. 


XV 
A  LA  GOROKHOVAIA 


Le  vestibule  de  la  préfecture,  à  la  Gorokhovaia,  était 
plein  de  soldats.  Savinski  et  Lydia  furent  conduits  dans 
une  grande  pièce,  au  premier  étage. 

Lydia,  sûre  de  n'être  pas  séparée  de  Savinski,  n'avait 
pour  l'instant  aucun  souci  ;  l'excellent  déjeuner  qu'elle 
avait  pris  avant  de  partir  avait  fait  disparaître  la  fatigue 
d'une  mauvaise  nuit.  Elle  n'était  plus  que  curiosité.  Ils 
se  trouvaient  dans  un  viste  salo  1  qui  avait  dû  faire  partie 
des  appartements  de  réception  du  préfet.  Il  en  conservait 
encore  quelques  fauteuils  et  chaises  capitonnés  et  recou- 
verts d'une  soie  bleu  pâle,  et  un  tapis  à  la  machine, 
moderne,  dont  les  couleurs  étaient  effacées.  Dans  un 
angle  de  la  pièce,  derrière  quelques  tables  rangées  en  arc 
de  cercle,  deux  employés  travaillaient.  Devant  eux,  un 
accusé  se  tenait  debout.  C'était,  à  en  juger  par  sa  tenue, 
ce  qu'on  appelait  alors  un  «  bourgeois  »,  état  suffisant 
pour  être  classé  comme  suspect.  Les  employés  remplis- 
saient lentement  des  fiches,  des  formulaires,  ouvraient 
des  registres.   Cet  ordre   administratif  surprit   Lydia  à 


260  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

qui  il  paraissait  incompatible  avec  l'idée  qu'elle  se  faisait 
des  procédés  employés  sous  le  règne  de  la  Terreur, 
décrété  par  les  bolcheviques.  Et  puis  le  calme  de  cette 
pièce,  son  aspect  tranquille  et  riche,  le  manque  de  tragique 
qu'il  y  avait  en  tout  cela  !  Elle  fit  part  de  ses  réflexions  à 
Savinski  à  mi-voix. 

Il  haussa  les  épaules  et  sourit. 

—  La  bureaucratie  ne  mourra  jamais  chez  nous.  Lénine 
sera  impuissant  à  la  détruire.  Même  les  actes  illégaux  seront 
toujours  faits  dans  les  formes. 

Il  tâchait  de  ne  pas  paraître  soucieux,  de  montrer  la 
liberté  de  son  esprit,  de  façon  à  ne  pas  alarmer  la  jeune 
fille,  et  l'effort  qu'il  faisait  dans  cette  direction  finissait 
par  avoir  le  plus  heureux  effet  sur  son  humeur. 

Leur  tour  vint  de  passer  devant  les  fonctionnaires 
dans  le  coin  de  la  pièce.  Ils  multipliaient  les  formalités 
d  écrou.  Il  fallut  enfin  remettre  son  portefeuille.  Les 
employés  donnèrent  un  reçu  en  forme  de  l'argent  qu'il 
contenait.  Mais  Savinski,  qui  avait  suivi  avec  intérêt 
ce  qui  s'était  passé  quand  le  précédent  «  bourgeois  »  avait 
été  incarcéré,  avait  prudemment  glissé  quelques  centaines 
de  roubles  dans  la  poche  de  son  pantalon. 

Deux  soldats  les  attendaient  à  la  porte.  C'étaient  deux 
Lettons  à  la  figure  dure  et  maigre.  Ils  gravirent  un  escalier 
en  colimaçon  dont  les  jours  intérieurs  donnaient  sar  le 
vestibule  d'entiée.  A  chaque  fenêtre,  une  mitrailleuse  était 
braquée  sur  la  porte  qui  ouvrait  sur  la  Gorokhovaia  et  un 
soldat  montait  la  garde.  «  Comme  ils  ont  peur  d'un  coup 
de  force  !  pensa  Savinski.  Ils  ne  se  sentent  pas  très  so- 
lides. »  Ils  s'arrêtèrent  devant  une  petite  antichambre  pleine 


A  LA  GOROKHOVAIA  261 

de  gardes  rouges.  Leurs  conducteurs  échangèrent  quelques 
mots  avec  le  chef  du  poste. 

—  C'est  plein  chez  nous,  dit  celui-ci  avec  bonne 
humeur. 

Au  troisième  étage,  même  réponse. 

Au  dernier  étage,  enfin,  ils  furent  admis  dans  la  petite 
antichambre  où  cinq  ou  six  soldats  fumaient.  A  une  table 
était  assis  un  tout  jeune  homme  à  peine  âgé  de  vingt  ans, 
un  petit  juif  à  l'air  farouche  et  important,  aux  cheveux 
noirs,  crépus,  en  broussailles,  qui  avait  devant  lui  un 
registre  où  il  couchait  les  noms  de  ses  hôtes.  Il  prit  celui 
de  Lydia  d'abord  et  lui  demanda  pour  quelle  cause 
elle  était  arrêtée.  Lydia,  qui  le  dévisageait  avec  curio- 
sité, répondit  d'une  voix  claire  et  sans  trahir  le  moindre 
embarras  : 

—  Je  n'en  sais  rien.  Si  vous  voulez  me  l'apprendre, 
vous  me  ferez  plaisir. 

Les  soldats  sourirent,  mais  le  petit  employé  fronça  le 
sourcil. 

—  Je  pense  que  vous  êtes  arrêtée  pour  raisons  poli- 
tiques, fit-il  gravement.  Nous  allons  mettre  «  contre- 
révolution  ». 

Cette  fois-ci,  un  des  soldats,  un  grand  diable  dégin- 
gandé qui  ne  quittait  pas  des  yeux  cette  enfant  si  belle, 
rit  ouvertement. 

—  Fouillez  la  prisonnière,  dit  le  gamin  d'une  voix 
rèche  à  un  soldat  debout  près  de  lui. 

Savinski  eut  un  sursaut  et  s'approcha  de  Lydia. 
Elle  se  tourna  vers  lui  et,  d'un  coup  d'œil,  le  supplia 
de  ne  pas  intervenir.  Le  soldat  hésita,  regarda  Lydia, 


262  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

se  balança  sur  ses  deux  jambes,  haussa  les  épaules  et 
finalement  répondit   : 

—  C'est  inutile,  Léon  Davidovitch.  Vous  voyez  bien 
que  c'est  une  enfant... 

Tous  les  soldats  présents  montraient  par  leur  conte- 
nance qu'ils  approuvaient  l'attitude  de  leur  camarade. 
Le  petit  employé  blêmit  de  rage,  mais  il  n'osa  pas  renou- 
veler son  ordre.  Il  murmura  quelques  mots  inintelligibles 
dont  on  entendit  seulement  la  fin. 

—  ...  La  consigne  est  formelle,  je  le  ferai  moi-même. 
Il  se  leva,  vint  à  Lydia,  et,  comme  pour  la  forme, 

se  contenta  de  tapoter  légèrement  sa  fourrure  à  la  hauteur 
des  hanches. 

Lorsque  Savinski  eut  répondu  aux  questions  posées 
et  qu'on  se  fut  assuré  qu'il  ne  portait  pas  de  revolver, 
un  des  soldats  poussa  une  porte  vitrée  et  ils  furent  intro- 
duits dans  le  logement  qui  leur  était  destiné. 

C'était  une  grande  pièce  carrée,  basse  de  plafond, 
à  peine  éclairée  par  une  lampe  électrique  pendant  au 
bout  d'un  fil  au  centre  de  la  chambre.  Par  l'unique 
fenêtre  qui  regardait  sur  la  cour,  pénétrait  une  pâle  lueur 
qui  annonçait  la  prochaine  et  tardive  arrivée  de  l'aube. 
Une  odeur  acre,  tiède,  suffocante,  faite  de  la  respiration 
des  hôtes  de  la  prison,  de  leur  sueur,  du  cuir  de  leurs 
bottes,  de  la  paille  de  leurs  matelas,  des  planches  à  moitié 
pourries  du  parquet,  de  la  fumée  rance  des  cigarettes, 
arrêta  Lydia  et  Savinski  à  leur  premier  pas  et  les  cloua 
sur  place.  L'épreuve  était  plus  dure  encore  que  ne  l'avait 
imaginée  ce  dernier.  Il  sentit  la  pression  du  bras  de  Lydia 
sur  le  sien,  mais  elle  ne  dit  rien.  Cependant  leurs  yeux 


A  LA  COROKHOVAIA  263 

s'habituaient  à  la  demi-clarté  qui  régnait  dans  la  salle 
et  le  spectacle  qu'elle  offrait  leur  serra  le  cœur.  Des  lits 
de  camp,  pressés  les  uns  contre  les  autres,  l'emplissaient 
toute,  laissant  à  peine  un  étroit  passage  libre  au  centre 
et  deux  allées  qui  conduisaient  à  des  portes  ouvertes 
dans  la  cloison,  à  leur  gauche  ;  sur  une  table,  un  homme 
était  couché,  enveloppé  d'un  manteau  militaire  qui  lui 
couvrait  la  tête  ;  on  ne  voyait  de  lui  que  l'extrémité  de 
ses  bottes  en  porte-à-faux.  Sur  les  lits  de  camp,  et  parfois 
à  même  le  plancher,  des  hommes  étaient  étendus  dans  un 
affreux  désordre,  souvent  trois  d'entre  eux  occupant 
deux  lits.  La  plus  grande  partie  de  ces  prisonniers  dor- 
maient d'un  sommeil  agité,  parfois  coupé  de  gémisse- 
ments ;  des  mouvements  nerveux  les  secouaient,  les  fai- 
saient se  retourner  sur  leur  couche  dure  et  étroite  ;  des 
bras  étaient  brandis  en  l'air  ;  des  mains  fiévreuses  grat- 
taient des  nuques  piquées  par  la  vermine.  D'autres, 
allongés  sur  le  dos,  la  bouche  ouverte,  ronflaient.  Dans 
un  angle,  la  petite  pointe  rouge  d'une  cigarette  brillait 
comme  un  ver  luisant  égaré  dans  un  jardin  infernal. 
Un  petit  bossu,  hagard,  la  figure  frénétique,  surgit  sou- 
dain de  sa  couche,  courut  sous  la  lampe,  tira  un  calepin 
de  sa  poche  et,  fébrilement,  y  inscrivit  quelques  mots... 
Puis,  jetant  un  regard  méfiant  sur  les  nouveaux  arrivés, 
il  regagna  sa  place. 

Savinski  aperçut  enfin,  près  de  la  table,  un  banc  sur 
lequel  il  y  avait  une  place  libre.  Il  y  conduisit  Lydia, 
s'assit  et  la  prit  sur  ses  genoux.  Elle  se  serra  contre  lui, 
l'embrassa  doucement  sans  parler.  De  nouveau,  une 
fatigue   insurmontable   l'accablait.   Elle   s'endormit  aus- 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

sitôt.  Lorsqu'elle  se  réveilla  une  heure  plus  tare 
c'était  déjà  le  jour,  le  jour  gris,  triste,  des  matinées 
d'hiver  de  Pétrograd,  un  jour  si  pâle  qu'il  fait  re- 
gretter la  nuit.  Elle  ouvrit  les  yeux  et  vit  qu'elle  était 
dans  les  bras  de  Savinski.  Que  lui  étaient  la  prisoi 
et  ses  terreurs  ?  Elle  sourit  tendrement  à  son  amanl 
dont  la  figure  grave  et  fatiguée  s'éclaira.  Il  caressait 
avec  douceur  la  main  de  la  jeune  fille  appuyée  sur  sa 
poitrine. 

Déjà  la  grande  salle  s'animait.  Des  prisonniers  se 
levaient  ;  ils  semblaient  harassés  et  se  détendaient  en 
soupirant.  Beaucoup  allumaient  tout  de  suite  une  ciga- 
rette. 

Une  heure  de  sommeil  avait  rendu  à  Lydia  sa  fraîcheur. 
Elle  avait  repris  une  entière  tranquillité  d'esprit  et  accep- 
tait avec  bonne  humeur  ce  qu'elle  appelait  une  aven- 
ture. 

—  Cette  fois-ci,  dit-elle  en  plaisantant  à  Savinski,  je 
sais  au  moins  quelque  chose  de  la  révolution,  c'est  que 
cela  sent  très  mauvais. 

Des  gens  venaient  à  eux,  des  conversations  s'enga- 
geaient. La  présence  de  Lydia  faisait  sensation.  Elle  avait 
gardé  sa  fourrure,  mais,  à  cause  de  la  chaleur  de  la  pièce, 
l'avait  entr 'en verte  par  le  haut.  Son  cou  frais  et  la  poitrine 
légèrement  décolletée  apparaissaient.  C'était  comme  si 
l'on  eût  apporté  des  fleurs  dans  l'air  empoisonné  d'une 
chambre  de  malade.  Savinski  demandait  des  détails  sur 
la  vie  do  la  prison.  La  seule  chose  qui  le  préoccupait 
pour  l'instant  était  de  savoir  à  quelle  heure  on  les  inter- 
rogerait, car  il  était  essentiel  que  Lydia  pût  rentrer  chez 


A  LA  GOROKHOVAIA  265 

elle  pour  le  déjeuner.  Ainsi  personne  ne  saurait  où  elle 
avait  passé  la  nuit.  Les  renseignements  furent  mauvais. 
Une  douzaine  de  prisonniers  affirmèrent  aussitôt  qu'ils 
étaient  là  depuis  trois,  quatre  ou  cinq  jours,  sans  avoir 
été  appelés  par  Ouritski,  sans  connaître  le  motif  de  leur 
arrestation.  Un  officier  causait  avec  Lydia.  C'était  un 
homme  jeune,  il  riait  et  plaisantait.  Il  avait  l'air  de  s'adap- 
ter sans  peine  à  l'existence  de  la  prison.  Elle  remarqua 
avec  étonnement  que  ses  mains  tremblaient  tandis  qu'il 
lui  parlait.  «  Comme  il  a  peur  !  »  pensa -t-elle.  Cette 
impression  lui  fut  désagréable,  mais  ne  fit  que  l'effleurer. 
Il  y  avait  en  elle  une  source  de  bonheur  si  abondante 
que  rien  ne  pouvait  la  tarir.  Elle  ne  songeait  même  pas 
à  la  possibilité  d'une  longue  détention  pour  Savinski. 
Tant  d'autres  avaient  déjà  été  arrêtés  ainsi,  puis  relâchés 
au  bout  de  quelques  jours  !  Les  prisons  de  Pétrograd, 
pourtant  immenses,  ne  pouvaient  suffire  à  loger  la  moitié 
de  la  population...  Pour  l'instant,  elle  était  entourée  de 
gens  aimables  qui  s'empressaient  pour  lui  plaire  ;  elle 
avait  son  amant  à  côté  d'elle  ;  elle  ne  voulait  pas  voir  plus 
loin. 

Il  y  avait  dans  cette  salle  le  mélange  le  plus  étonnant 
qu'on  pût  imaginer.  Des  contre -révolutionnaires,  c  est-à- 
dire  des  officiers  de  tous  grades,  quelques  bourgeois  no- 
tables, puis  des  spéculateurs,  un  groupe  de  quatre  per- 
sonnes qui  avaient  fait  un  coup  hardi  en  accaparant  du 
platine,  puis  des  prisonniers  de  droit  commun,  des 
escrocs,  de  simples  voleurs  arrêtés  dans  la  rue.  L  aristo- 
cratie de  ce  groupe -là  était  composée  par  une  petite  bande 
de  faux  monnayeurs  qui  avaient  adroitement  mis  en  cir- 


266  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

culation  quelques  milliers  de  faux  billets  «  Kerenski  ». 
Ils  avaient  l'air  satisfait  d'eux-mêmes  et  portaient  haut 
la  tête.  Un  tiers  au  moins  des  prisonniers  étaient  des 
bolcheviques  arrêtés  pour  concussion.  Un  homme  fort 
occupé  à  préparer  du  thé  sur  une  table  à  laide  d'une 
lampe  à  esprit  de  vin,  en  apporta  un  verre  à  Lydia,  qui 
l'accepta  avec  grand  plaisir.  Et  comme  elle  allait  boire, 
il  lui  dit  :  «  Attendez,  attendez  »,  tira  triomphalement 
de  sa  poche  assez  sale  un  morceau  de  sucre  et  prononça  : 

—  C'est  le  seul  qui  me  reste  ! 

Lydia  n'osa  pas  le  refuser.  Elle  apprit  d'un  de  ses 
voisins  que  l'homme  au  sucre  était  un  commissaire  qui, 
envoyé  en  Sibérie  poiter  de  l'argent  aux  troupes,  avait 
prétendu  avoir  été  volé  en  route. 

Cependant,  le  chef  de  la  chambrée  vint  présenter  ses 
respects  à  Savinski  et  à  Lydia.  C'était  lui  qui  réglait  les 
rapports  des  prisonniers  entre  eux,  fixait  le  tour  des  cor- 
vées, l'ordre  dans  lequel  ils  descendaient  aux  lavabos, 
organisait  les  équipes  pour  le  partage  des  bidons  de  soupe, 
dressait  la  liste  des  objets  à  faire  acheter  au  dehors  par 
un  garde  rouge.  Ce  personnage  important  était  un  homme 
d'à  peine  trente  ans,  à  la  figure  énergique  et  plaisante, 
aux  cheveux  roux,  à  l'allure  décidée.  Il  avait  eu  un  emploi 
élevé  à  l 'état-major  de  l'armée  rouge.  Un  jour,  quatre 
cent  mille  roubles  avaient  disparu  de  son  bureau  et  il 
avait  été  arrêté.  Il  mena  Savinski  et  Lydia  faire  le  tour 
du  domaine  sur  lequel  il  régnait  maintenant,  et,  comme 
des  prisonniers  balayaient  la  salle,  il  fit  passer  ses  nou- 
veaux hôtes  dans  une  petite  pièce  voisine  où  une  douzaine 
de  lits  de  camp  se  touchaient.  Une  femme  était  couchée 


A  LA  GOROKHOVAIA  267 

sur  l'un  d'eux  et  tenait  entre  ses  bras  une  fillette  de  six 
ans  environ,  qui  dormait  encore.  Sur  la  figure  fatiguée  de 
la  mère,  on  lisait  qu'elle  n'avait  d'autre  préoccupation 
que  cette  petite,  qui  était  pâle,  chétive,  comme  tant  d'en- 
fants poussés  sur  la  terre  humide  de  Pétrograd.  Lydia, 
à  demi-voix,  causa  avec  elle.  Elle  avait  été  prise  comme 
otage  avec  sa  fille,  car  son  mari,  accusé  de  contre -révo- 
lution, avait  pu  s'enfuir.  Tant  qu'il  ne  se  rendrait  pas, 
elle  resterait  là  avec  son  enfant.  Elle  avait  l'air  à  moitié 
folle  de  douleur. 

—  S'il  revient,  dit-elle,  ils  le  fusilleront...  S'il  ne  revient 
pas,  qu*arrivera-t-il  à  ma  petite  ?...  Elle  ne  pourra  sup- 
porter longtemps  cet  emprisonnement.  Regardez  comme 
elle  est  maigre  ! 

Elle  souleva  une  couverture.  Lydia  vit  des  jambes 
minces  comme  des  flûtes  où  les  genoux  et  les  chevilles 
faisaient  de  grosses  bosses  osseuses. 

Le  chef  de  la  chambrée  dit  à  Savinski  : 

—  Vous  logerez  ici  ce  soir,  c'est  le  quartier  bour- 
geois. 

Savinski  s'assit  sur  un  lit.  Il  était  accablé.  Depuis  deux 
heures  que  les  prisonniers  étaient  réveillés,  il  n'avait  pu 
échanger  un  mot  avec  Lydia.  La  matinée  avançait.  Il 
allait  être  onze  heures.  Il  fallait  qu'il  causât  seul  à  seule 
avec  elle.  Il  craignait  maintenant  le  pire,  une  longue  sépa- 
ration. Les  bolcheviques  le  garderaient.  Il  y  avait  eu,  sans 
doute,  une  imprudence  commise  du  côté  de  Spasski.  Voilà 
où  l'avait  mené  sa  sympathie  pour  ce  contre -révolution- 
naire à  la  réussite  de  qui  il  n'avait  jamais  cru.  Il  maudit 
cette  facilité  avec  laquelle  il  se  laissait  entraîner  par  ses 


268  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

sentiments  dans  des  aventures  qui  pouvaient  devenir  tra- 
giques. Il  était  impardonnable,  car  il  était  un  homme 
habitué  aux  affaires  et  au  plus  matériel  côté  de  la  vie.  A 
Lydia,  il  ne  pouvait  rien  dire  de  ses  préoccupations.  Il 
voulait  l'amener  à  comprendre  qu'elle  le  quitterait  dans 
quelques  heures.  La  chose  n'était  pas  facile.  La  jeune 
fille  refusa  nettement. 

—  Où  tu  seras,  dit-elle,  je  serai...  Je  n'ai  que  toi 
au  monde  et,  sache -le,  dès  maintenant  tu  n'as  plus  que 
moi. 

Il  fallut  une  longue  insistance  pour  que  Savinski 
arrivât  à  lui  démontrer  qu'elle  lui  serait  mille  fois  plus 
utile  en  liberté  qu'auprès  de  lui.  Qui  lui  ferait  parvenir 
de  la  nourriture  chaque  matin,  qui  ferait  des  démarches 
pour  obtenir  sa  liberté  ?  Il  la  convainquit  enfin.  Mais  la 
jeune  fille  avait  les  yeux  pleins  de  larmes. 

—  Que  tu  me  fais  de  la  peine  !  dit-elle.  Mais,  hélas  ! 
je  vois  bien  que  tu  as  raison... 

Comme  elle  parlait  ainsi,  son  nom  fut  appelé  à  haute 
voix  à  la  porte  de  la  salle.  Un  employé  agitait  un  papier. 
Elle  se  leva. 

—  Suivez-moi,  dit-il.  Vous  êtes  attendue  à  l'interro- 
gatoire. 

Il  y  eut  un  brouhaha  dans  la  chambre.  On  entendait 
des  voix  qui  se  mêlaient  et  disaient  :  «  Jamais  on  n'a  été 
interrogé  aussi  vite.  C'est  un  miracle  !»  —  «  Nous  le 
savions  bien,  vous  partez  déjà  !»  —  «  Hélas  !  »  murmurait 
un  autre. 

Il  fallut  se  quitter.  Lydia  se  jeta  au  cou  de  Savinski 
et,  oublieuse  des  prisonniers  qui,  tous,  la  regardaient, 


; 


A  LA  GOROKHOVAIA  269 

l'embrassa  passionnément.  Elle  ne  pouvait  se  détacher 
de  lui.  Il  semblait  que  ce  fût  la  dernière  minute  de  sa 
vie  qu'elle  passât  dans  ses  bras.  L'employé,  à  la  porte, 
était  gagné  par  la  sympathie  générale  qui  allait  à  la  jeune 
fille.  C'était  d'une  voix  molle  et  presque  machinalement 
qu'il  répétait  :  «  Il  faut  se  hâter,  il  faut  se  hâter  !  » 
Soudain   Lydia  eut  une  idée  nouvelle. 

—  Je  veux  te  revoir,  dit-elle,  même  si  on  me  libère. 
Elle  enleva  rapidement  sa  fourrure  qu'elle  avait  gardée 

sur  elle  et  la  laissa  dans  les  bras  de  son  amant.  Et,  main- 
tenant, en  toilette  de  bal,  décolletée,  éclatante  de  fraîcheur 
et  de  beauté,  droite  et  la  tête  en  arrière  à  sa  façon,  elle 
marcha  vers  la  porte  qui  se  referma  sur  elle,  laissant  les 
spectateurs  de  cette  scène  éblouis  et  retenant  leur  souffle 
à  cette  fugitive  vision. 

Un  quart  d'heure  s'écoula.  Savinski  était  sans  pensées. 
Assis  sur  un  banc,  la  tête  entre  ses  mains,  il  restait  comme 
endormi.  Il  n'avait  conscience  ni  du  temps,  ni  du  bruit 
de  la  chambrée.  Soudain  il  y  eut  un  brouhaha.  Lydia 
reparaissait.  Elle  courut  à  son  amant. 

—  Je  suis  libre,  dit-elle...  J'ai  eu  affaire  à  un  homme 
très  poli.  Il  s'est  excusé  fort  aimablement  de  la  déplorable 
erreur  par  suite  de  laquelle  j'ai  été  arrêtée...  Il  va  t'inter- 
roger  tout  de  suite.  Tu  vas  descendre  avec  moi...  Mais 
je  suis  sûre,  dit-elle  avec  frénésie,  sûre,  tu  m'entends, 
qu'il  va  te  libérer  aussi. 

La  joie  rayonnait  d'elle,  et,  comme  l'employé  appelait  : 
«  Nicolas  Vladimirovitch  Savinski  »,  il  suivit  la  jeune  fille 
qui  lui  montrait  le  chemin. 

Ils  furent  introduits  à  nouveau  dans  le  salon  où  ils 


270  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

étaient  entrés  six  heures  auparavant.  Là,  Lydia  eut  une 
grande  déception.  Elle  n'eut  pas  la  permission  d  accom- 
pagner Savinski  chez  le  commissaire  chargé  de  l'interro- 
gatoire. Elle  devait  quitter  la  prison  sur-le-champ.  Mais 
la  certitude  de  le  revoir  dans  peu  d'instants  l'emplissait 
encore  et  elle  le  laissa  sans  angoisse. 

Quelques  secondes  plus  tard,  Savinski  était  en  face  du 
redoutable  Ouritski,  dont  la  renommée  remplissait  déjà 
la  ville.  Ouritski,  qui  était  assis  devant  une  grande  table 
sur  laquelle  il  consultait  un  dossier,  se  leva  à  l'entrée  de 
l'inculpé  et  vint  lui  serrer  la  main.  C'était  un  homme  de 
taille  moyenne,  très  maigre,  à  la  figure  intelligente,  rasé, 
de  mouvements  vifs  et  nerveux,  au  type  sémite  assez 
élégant,  mais  très  accentué.  Il  avait  l'air  exténué  de  fatigue. 
Il  offrit  une  chaise  à  Savinski  et  retourna  à  son  dossier 
qu'il  feuilleta  quelques  instants.  Ces  minutes  parurent 
un  siècle  à  Savinski.  Il  ne  pouvait  supporter  l'anxiété  du 
doute.  Qu'avait-on  contre  lui  ?  Tout  était  préférable  à 
l'attente...  Et,  cependant,  il  faisait  un  effort  extrême 
pour  garder  son  sang-froid...  Cette  lutte  contre  soi-même 
était  harassante. 

Enfin,  Ouritski  prit  une  liasse  de  papiers,  leur  passa 
un  caoutchouc  et  les  tendit  à  Savinski. 

—  Voici  vos  papiers,  dit-il  d'une  voix  blanche.  Je 
vous  les  rends...  Je  vais  vous  mettre  en  liberté.  (Savinski 
baissa  les  yeux  pour  que  la  joie  de  son  regard  ne  le  trahît 
pas.)  Mais,  si  vous  le  voulez  bien,  je  vous  poserai  d'abord, 
pour  le  procès -verbal,  quelques  questions  que  vous  aurez 
l'obligeance  d'écrire  vous-même  avec  votre  réponse... 

Une  sonnerie  de  téléphone  l'interrompit.  Le  commis- 


A  LA  GOROKHOVAIA  271 

saire,  d'un  geste  las,  décrocha  un  récepteur  à  un  des 
quatre  appareils  fixés  au  mur  derrière  lui,  écouta  un  ins- 
tant, donna  un  ordre  bref  et  reprit  : 

—  Vous   connaissez  Spasski  ?  demanda -t-il. 

—  Oui,   répondit  Savinski. 

—  Veuillez  l'écrire. 

—  Avez-vous  eu  des  relations  avec  lui  depuis  le  7  no- 
vembre 1917,  par  lettre,  par  personne  interposée,  ou 
directement  ? 

—  Non,  répondit  Savinski. 

—  Veuillez  l'écrire. 

—  Avez-vous  son  adresse  actuelle  ? 

—  Non. 

—  Veuillez  l'écrire. 

Les  mêmes  questions  furent  posées  au  sujet  des  géné- 
raux commandant  l'état-major  du  Don.  Les  réponses  de 
Savinski  furent  négatives.  Soudain  Ouritski,  qui  marchait 
fébrilement  dans  la  pièce,  s'arrêta  devant  Savinski  et  lui 
demanda  à  brûle-pourpoint  : 

—  Connaissez-vous    l'ingénieur   Mouchine  ? 
Savinski  hésita  un  instant,  puis  se  reprit  et  d'une  voix 

nette  dit  : 

—  Non. 

Ouritski  prit  alors  le  procès -verbal,  le  lut  à  haute 
voix. 

—  Veuillez  signer,  dit-il.  Vous  êtes  libre. 

Il  se  leva  et  le  salua.  Savinski  se  dirigea  vers  la  porte. 
Comme  il  allait  l'ouvrir,  la  voix  blanche  d'Ouritski 
l'arrêta. 

—  Il  serait  très  peu  sage  de  votre  part,  Nicolas  Vladi- 


272  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

mirovitch,  de  revoir  Spasski,  ni  d'avoir  quelques  relations 
que  ce  soit  avec  lui,  et  non  plus  avec  l'ingénieur  Mou- 
chine.  C'est  un  conseil  que  je  vous  donne...  Au  revoir. 

Savinski  sortit,  mais,  pendant  qu'on  accomplissait  les 
formalités  de  levée  d'écrou,  les  dernières  paroles  du  com- 
missaire retentissaient  encore  en  lui  et  le  glaçaient.  «  Quelle 
insolence  à  me  parler  ainsi  !  pensa-t-il.  Pouvait-il  me 
faire  plus  explicitement  comprendre  qu'il  n'ajoutait 
aucune  foi  à  mes  déclarations  ?...  Cet  homme  joue  avec 
moi.  Cette  histoire  n'est  pas  finie...  »  Toute  sa  joie  avait 
disparu. 

Sur  le  trottoir  seulement  de  la  préfecture,  il  échappa  à 
l'angoisse  qui,  de  nouveau,  l'étreignait.  Il  était  midi. 
C'était  une  claire  journée  d'hiver.  La  neige  des  jardins 
de  l'Amirauté  étincelait  sous  le  soleil.  Au  sortir  de  la 
geôle  puante,  il  respira  librement  l'air  sec  et  glacé.  Il 
semblait  pour  la  première  fois  de  sa  vie  être  capable  de 
goûter  la  joie  d'un  jour  lumineux  et  froid.  «  Que  c'est 
bon  !  Que  c'est  beau  !  »,  répétait-il  immobile  devant  la 
porte  du  bâtiment. 

A  cet  instant,  d'une  embrasure  de  magasin  sur  le 
trottoir  d'en  face,  une  jeune  femme  sortit  et  vint  à  lui. 
C'était  Lydia. 

Il  la  serra  contre  son  cœur. 

—  Je  suis  heureux  !  dit-il,  je  t'aime  1 

Ils  rentrèrent  à  pied  par  le  quai  du  Palais.  Ils  croyaient 
avoir  vécu  un  rêve  troublé.  La  seule  réalité  était  l'aube 
éblouissante  de  leur  amour.  Quelques  minutes  plus  tard, 
ils  se  quittèrent  devant  l'hôtel  du  prince  Serge  Volynski. 


A  LA  GOROKHOVAIA  273 

Ils  se  retrouveraient  à  la  fin  de  la  journée...  Où  ?  Ils  ne  sa- 
vaient encore.  L'appartement  de  Savinski  était-il  toujours 
occupé  par  les  soldats  ?...  Et  même,  libre,  était-il  prudent 
de  s'y  rencontrer  ?...  Cela  se  réglerait  par  téléphone  dans 
Japrès-midi.  Ils  se  re verraient...  Qu'importait  le  reste  ! 


18 


XVI 
UN  PONT  EST  COUPÉ 


La  vieille  Annouchka  fit  à  son  maître  un  accueil  tou- 
chant. La  joie  qu  elle  montra  à  le  revoir  témoignait  de 
la  crainte  qu'elle  avait  ressentie  à  le  croire  perdu.  Les 
soldats,  rappelés  par  un  ordre  téléphonique,  venaient  de 
quitter  l'appartement.  Il  ne  restait  d'eux  que  l'odeur 
tenace  du  cuir  de  leurs  bottes.  Pendant  que  le  cuisinier 
préparait  le  déjeuner,  elle  fit  chauffer  un  bain,  déchaussa 
elle-même  Savinski,  lui  apporta  une  robe  de  chambre. 

—  Grâce  à  Dieu,  dit-elle,  vous  voilà  en  sûreté,  barine. 
Et  cette  belle  demoiselle  aussi,  je  pense. 

—  Oui,  fit  Savinski,  grâce  à  Dieu,  elle  est  sauvée. 
Les  larmes  lui  montaient  aux  yeux. 

Après  avoir  mangé,  une  fatigue  invincible  le  jeta  sur 
son  divan.  Il  dormit  longtemps,  d'un  sommeil  lourd 
coupé  de  rêves  affreux.  Il  revoyait  les  jambes  maigres,  aux 
genoux  osseux,  d'une  petite  fille  dans  les  bras  de  sa  mère, 
et  la  petite  fille  sanglotait,  sanglotait  sans  fin...  Puis  ce 
fut  un  homme  au  nez  busqué,  trépidant,  qui  sautillait 
autour  de  lui,  exécutant  une  danse  satanique...  Et  soudain, 
il  s'arrêtait,  le  regardait  dans  les  yeux  et,  d'une  voix 


UN  PONT  EST  COUPÉ  275 

blanche,  demandait  :  «  Voulez-vous  me  donner  l'adresse 
de  Spasski  ?  »  Et,  tandis  qu'il  parlait,  les  sonneries  de 
quatre  téléphones  derrière  lui  retentissaient  sans  interrup- 
tion. Le  vacarme  dont  elles  remplissaient  la  salle  ne  cessait 
pas,  faisait  bourdonner  les  oreilles  de  Savinski  qui  était 
comme  cloué  sur  son  divan  par  les  yeux  fixes  de  cet 
homme...  Tout  à  coup,  il  se  réveilla,  la  sonnerie  du  télé- 
phone appelait,  appelait  continûment.  Il  courut  à  l'appa- 
reil. Un  message  de  Séméonof  le  priait  de  passer  vers 
quatre  heures  au  commissariat  des  Affaires  étrangères... 
Il  frissonna,  se  secoua  pour  chasser  les  lambeaux  du  cau- 
chemar qui  restaient  accrochés  à  lui...  Il  regarda  au  dehors. 
Déjà  la  nuit  venait.  Il  tira  sa  montre.  Il  était  quatre  heures 
moins  le  quart.  Il  n'avait  que  le  temps  d'aller  au  rendez- 
vous.  Mais  auparavant  il  demanda  le  numéro  de  Lydia. 
Où  voulait-elle  le  voir  ?...  Il  ne  pouvait  être  chez  lui 
avant  cinq  heures.  Et  peut-être  serait-il  en  retard.  Mais 
elle  l'attendrait  et  Annouchka  lui  donnerait  du  thé... 
La  voix  claire  de  Lydia  au  bout  du  fil  acquiesça. 

Vingt  minutes  plus  tard,  il  était  en  face  de  Séméonof 
dans  le  grand  cabinet  Empire  jaune  et  rouge  où,  plus 
d'une  fois,  il  s'était  entretenu  avec  M.  Sazonof.  Il  y  arri- 
vait plein  de  ressentiment  à  la  fois  et  de  crainte.  L'impu- 
dence de  ce  Séméonof  dépassait  les  bornes.  Le  faire  arrêter 
ainsi  au  milieu  de  la  nuit,  cela  ne  pouvait  se  tolérer. 
Mais  le  sentiment  que  Séméonof  appartenait  à  un  parti 
tout-puissant  et  sans  scrupules  l'obligeait  à  se  contraindre. 
Il  fallait  patienter  encore. 

Séméonof  se  précipita  au-devant  de  lui.  Il  paraissait 


276  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

avoir  perdu  cette  réserve  glacée  dans  laquelle  il  était 
toujours  enfermé.  Il  manifesta  une  colère  véritable  à 
l'idée  que  son  ami  Savinski  avait  pu  être  arrêté  ainsi  et 
mené  en  prison.  Il  y  avait  là  l'imbécillité  d'une  commission 
indépendante  qui  agissait  à  l'aveugle  et  voulait  faire  du 
zèle.  Informé  par  Annouchka  dès  neuf  heures,  le  matin 
même,  il  n'avait  pas  perdu  une  minute,  avait  appelé  au 
téléphone  Ouritski  qui  dormait  encore  après  une  nuit 
de  travail,  et  lui  avait  enjoint,  sous  sa  propre  responsa- 
bilité, de  relâcher  Savinski  sans  perdre  un  instant. 

—  J'ai  répondu  de  vous,  Nicolas  Vladimirovitch, 
comme  de  moi-même,  ajouta-t-il  avec  un  pâle  sourire... 
Vous  savez  toutes  mes  pensées,  je  ne  vous  ai  rien  caché. 
Vous  nous  êtes  indispensable.  Vous  travaillerez  un  jour 
avec  nous. 

La  scène  fut  brève  et,  lorsque  Savinski  le  quitta,  il 
pouvait  avoir  l'impression  que  son  interlocuteur  avait 
joué  franc  jeu  et  que  sa  position  était,  dès  maintenant, 
plus  sûre.  Mais,  tandis  qu'il  regagnait  son  appartement, 
des  doutes  lui  vinrent.  «  Est-ce  encore  une  comédie  ? 
se  dit-il.  Savait-il  tout  à  l'avance  ?  N'a-t-il  pas  machiné 
lui-même  mon  arrestation  ?...  Ne  veut-il  pas  ainsi  exercer 
une  pression  sur  moi  et  me  faire  sentir  que  je  suis  dans 
ses  mains  ?...  Et  Lydia  ?  Sait-il  que  Lydia  était  chez 
moi  ?  Il  est  impossible  qu'il  l'ignore...  Va-t-il  se  servir 
de  cette  arme-là  aussi  ?  »  Il  remarqua  enfin  que  Séméonof 
n'avait  pas  fait  la  moindre  allusion  à  ce  qui  avait  motivé 
l'ordre  de  perquisition  et  d'arrêt.  Pas  un  mot  de  Spasski  I 
Cela  était  étrange  et  donnait  à  penser.  Ce  ne  pouvait  être 
par  hasard  qu'il  avait  passé  sous  silence  un  sujet  d  une 


UN  PONT  EST  COUPÉ  277 

telle  importance.  A  ce  moment,  en  pleins  pourpar- 
lers de  paix  avec  les  empires  centraux,  la  question  du 
Don  préoccupait  vivement  les  commissaires  du  peuple. 
Le  front  de  Savinski  se  plissait.  Il  allait  à  pas  rapides, 
la  tête  baissée.  Il  releva  les  yeux  ;  il  était  en  face  de  chez 
lui.  Les  fenêtres  de  son  cabinet  de  travail  étaient  éclairées. 
Lydia  était  là...  Tout  fut  oublié. 

Quelques  minutes  après,  elle  était  dans  ses  bras.  Les 
lèvres  sur  la  nuque  de  la  jeune  fille,  il  respirait  le  parfum 
enivrant  de  la  jeunesse.  Une  minute  comme  celle-là  ne 
valait-elle  pas  d'être  payée  par  les  angoisses  de  la  nuit, 
par  l'odeur  acre  de  la  prison  ?  Il  écoutait  Lydia  parler. 
La  musique  seule  de  sa  voix  était  un  dictame  à  tous  les 
maux.  Elle  racontait  son  retour  chez  elle,  la  joie  de  retrou- 
ver sa  chambre,  ses  meubles,  l'atmosphère  pure  qui  y 
régnait,  et  puis  le  déjeuner  en  famille,  le  grand  appétit 
qu'elle  avait. 

—  Mon  père,  dit-elle  en  riant,  m'a  assuré  que  je  n'avais 
jamais  eu  si  bonne  mine.  Il  m'a  emmenée  chez  lui  un 
moment.  Ah  !  si  tu  savais  comme  j'avais  envie  de  lui  dire 
que  je  suis  à  toi...  Peut-être  l'avait-il  deviné...  Non, 
non,  ce  n'est  pas  impossible  ;  à  la  façon  dont  il  me  regarde 
parfois,  j'imagine  qu'il  voit  très  loin  en  moi  et  des  choses 
qui  doivent  rester  secrètes...  Au  fond,  il  n'a,  je  crois, 
qu'un  désir  :  il  veut  que  je  sois  heureuse...  Comment  ? 
Peu  lui  importe.  Il  n'a  qu'une  peur  véritable,  c'est  que 
les  temps  où  nous  vivons  me  privent  du  bonheur  qui 
m'est  dû.  Mais  tu  comprends  qu'il  ne  peut  pas  dire  ce 
qu'il  sent...  Alors,  cela  va  de  lui  à  moi  dans  des  silences 
où  il  semble  que  nous  parlions  sans  prononcer  un  mot... 


278  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA. 


Rien  que  dos  pensées  qui  volent,  tièdes,  caressantes, 
muettes...  Je  n'ai  pas  osé  parler  non  plus  et  je  l'ai  laissé 
se  reposer...  Et  puis  j'ai  dormi  longtemps  jusqu'à  ce  que 
tu  me  réveilles...  Et  me  voilà  enfin  près  de  toi,  dans  tes 
bras,  à  ma  place.  Je  t'aime...  Je  t'ai  toujours  aimé,  ne  le 
sais-tu  pas  ?Te  souviens-tu,  la  première  fois,  quand  je  suis 
tombée  à  tes  pieds...  Tu  m'as  relevée  ;  j'étais  comme 
étourdie  et  tu  me  soutenais  avec  tant  de  fermeté  et  de  dou- 
ceur... J'ai  vite  repris  mes  sens,  —  mais  faut-il  te  le  dire? 
que  penseras-tu  de  moi  ?  —  j'ai  fait  semblant  d'être 
encore  sans  connaissance  pour  rester  un  moment  de  plus 
serrée  contre  toi...  Et  puis  je  ne  t'ai  pas  vu  pendant 
longtemps  !  Où  avais -tu  disparu,  méchant  ?...  Tu  étais 
enfermé  chez  toi,  près  des  tiens...  Ah  !  je  te  battrai,  je 
crois,  dit-elle  d'une  voix  changée.  Six  mois,  tu  t'es  caché  ; 
six  mois  tu  m'as  abandonnée...  Tu  étais  heureux,  sans 
doute...  Dis,  je  t'en  supplie,  dis  que  tu  n'étais  pas  heureux 
sans  moi  !...  (Une  douleur  véritable  faisait  vibrer  ses 
paroles...)  Mais  enfin,  tu  pouvais  vivre  ;  tu  ne  me  cher- 
chais pas.  Il  a  fallu  que  le  hasard  nous  réunît  chez  Natha- 
lie... Moi  j'avais  appris  qui  tu  étais,  naturellement... 
Mais  toi,  savais-tu  même  mon  nom  ?...  C'est  encore 
bien  beau  que  tu  m'aies  reconnue.  Tu  ne  m'avais  pas 
oubliée,  dis  ? 

—  Je  sentais  toujours  ton  corps  souple  et  charmant 
dans  mes  bras,  répondit  Savinski. 

Il  la  reconduisit  chez  elle  à  l'heure  du  dîner.  La  Mil- 
lionnaia  était  déserte.  Au  coin  d'Aptiékarski  Pereoulok 
qui  était  plongé  dans  l'obscurité,  un  petit  groupe  de  sol- 


k«a 


UN  PONT  EST  COUPÉ  279 

dats  attendait,  silencieux,  dans  la  nuit  glacée.  Un  seul 
réverbère  brûlait  et  éclaira  un  instant  la  figure  souriante 
de  la  jeune  fille.  Les  soldats  la  regardèrent  et  laissèrent 
passer  le  couple,  sans  mot  dire.  Savinski  et  Lydia,  tout 
occupés  qu'ils  étaient  l'un  de  l'autre,  ne  les  virent  même 
pas.  Ayant  mis  Lydia  chez  elle,  Savinski  hésita  un  instant, 
puis  se  décida  à  aller  dîner  au  club  voisin  au  lieu  de 
rentrer  chez  lui.  Savinski  ne  se  douta  pas  qu'il  avait  échappé 
ainsi  à  une  nouvelle  expérience  de  la  vie  révolutionnaire 
et,  qu'eût-il  repassé  seul  devant  les  soldats,  il  aurait  laissé 
entre  leurs  mains  son  portefeuille,  sa  fourrure,  ses  habits 
et  peut-être  jusqu'à  ses  souliers. 

Il  s'endormit  tard  dans  les  draps  où  il  croyait  retrouver 
le  parfum  de  Lydia.  C'était  une  odeur  légère,  presque 
insaisissable,  qui  venait  et  disparaissait,  laissant  après 
elle  quelque  chose  de  frais  et  de  brûlant  à  la  fois,  quelque 
chose  de  presque  palpable  qui  prenait  une  forme,  puis 
s'évanouissait... 

Au  matin,  Annouchka,  en  lui  servant  son  déjeuner, 
posa  les  journaux  sur  son  lit,  et,  en  manchette,  au  sommet 
des  colonnes  des  Isvestia,  il  lut  ces  mots  :  La  Révolution 
en  Finlande.  Le  Gouvernement  bourgeois  chassé.  Les  Soviets 
au  pouvoir. 

D'une  main  tremblante,  il  déploya  le  journal.  Les 
bolcheviques  finlandais,  soutenus  par  les  marins  et  les 
soldats  russes,  avaient  fait  un  coup  d'Etat.  Ils  étaient 
maîtres  d'Helsingfors  et  de  tout  le  sud  de  la  Finlande. 
Le  gouvernement  bourgeois  avait  pu  gagner  le  nord  du 
pays. 


280  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Les  matins  tristes  d'hiver  à  Petrograd,  comment  y 
sentir  sa  force  ?  Les  plus  solides  se  réveillent  affaiblis , 
sans  audace.  Ce  sont  des  heures  où  la  vie  reste  incertaine 
au  cœur  des  hommes,  sans  flamme,  comme  la  lumière 
indécise  au-dessus  de  la  ville  dans  un  ciel  pâle  qui  se 
souvient  d'une  trop  longue  nuit  et  lutte  péniblement 
pour  triompher  de  l'obscurité.  Savinski  était  atterré. 

Sonia,  ses  enfants  dans  la  tourmente  !  Sans  lui  !... 
Son  imagination  ne  lui  présentait  que  les  images  les  plus 
sombres...  Des  soldats  envahissaient  la  villa...  Ils  l'occu- 
paient en  maîtres  ;  un  désordre  affreux  ;  les  pleurs  des 
enfants.  Et  Sonia  jeune  et  belle,  au  milieu  de  ces  for- 
cenés !...  Ah  !  si  seulement  il  s'était  hâté  davantage  ! 
Que  n'eût-il  pas  donné  en  ce  moment  pour  la  savoir 
dans  la  paisible  Suède  ?  Et  que  faire  ?...  Y  aller  ?  C'était 
son  devoir...  Mais  Lydia  ?...  A  prononcer  ce  mot,  il  y 
eut  une  révolte  en  lui.  Il  ne  pouvait  abandonner  la  jeune 
fille  et  même  pour  un  jour  la  laisser  seule  sans  la  prévenir... 
Elle  avait  maintenant  des  droits  sur  lui  et  il  sentait 
qu'il  était  impossible  de  lui  annoncer  par  téléphone  qu'il 
partait  pour  la  Finlande  retrouver  les  siens  à  l'heure  du 
danger... 

Il  s'habilla  lentement,  en  proie  aux  plus  tristes  préoc- 
cupations. Vers  onze  heures,  comme  machinalement,  il 
se  rendit  à  l 'état-major  de  la  place,  car  il  fallait  à  présent 
un  nouveau  visa  pour  chaque  voyage  en  Finlande.  Au 
bureau  des  passeports,  un  commis  déclara  qu'on  ne 
donnait  pas  de  visa  aujourd'hui  et  qu'on  ne  pouvait  aller 
en  Finlande  que  pour  affaire  de  service.  Qu'il  repassât 
le  lendemain...  L'obligation  de  différer  son  voyage  sou- 


UN  PONT  EST  COUPÉ  281 

lagea  Savinski.  Il  se  heurtait  à  une  impossibilité  maté- 
rielle qui  lui  permettait  au  moins  de  vivre  en  paix  avec 
sa  conscience. 

Tôt  dans  l'après-midi,  Lydia  était  chez  lui.  Elle  était 
de  la  plus  souriante  et  de  la  plus  tendre  humeur.  Savinski 
se  laissa  emporter  dans  le  monde  féerique  que  ses  caresses 
lui  ouvraient.  Quand  Lydia  était  là,  il  ne  pensait  qu'à 
elle.  Un  instant,  comme  elle  allait  partir,  il  fut  sur  le 
point  de  lui  parler  de  la  révolution  en  Finlande.  «  Il  sera 
temps  demain,  dit-il,  si  l'on  me  donne  un  visa.  »  Et  il 
serra  sa  maîtresse  dans  ses  bras. 

Ils  se  revirent  le  soir  chez  Natacha.  C'était  la  première 
fois  qu'ils  se  retrouvaient  en  public.  Savinski  désirait 
et  redoutait  cette  épreuve.  Saurait-il  modérer  le  feu  de 
ses  yeux  en  regardant  la  jeune  fille  ?  Elle-même  aurait- 
elle  la  force  de  jouer  l'indifférence  ?  Il  entra.  La  première 
personne  qu'il  vit  dans  le  cercle  fut  Lydia.  Elle  avait 
choisi  de  porter  la  robe  noire  qu'elle  avait  eue  sur  elle  en 
prison,  la  robe  même  que  Savinski,  deux  jours  auparavant, 
avait  défaite  de  ses  mains  fiévreuses  lorsque  Lydia  s'était 
donnée...  Un  flot  de  souvenirs  monta  en  lui  ;  il  s'ar- 
rêta. La  voix  de  Nathalie  Choupof-Karamine  le  ramena 
à  lui-même  et  la  phrase  qu'elle  lui  jeta  à  travers  le  salon 
le  fit  sursauter. 

—  Eh  bien,  Nicolas  Vladimirovitch,  dit-elle,  venez 
nous  raconter  vos  impressions  de  prison. 

Savinski  avait  jugé  plus  sage  de  ne  pas  dire  qu  il  avait 
été  arrêté  et  le  hasard  propice  avait  voulu  qu'il  ne  ren- 
contrât à  la  Gorokhovaia  personne  qu'il  connût.  Qui 
donc  avait  renseigné  Nathalie  ?  Un  nom  immédiatement 


282  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


lui  vint  à  l'esprit  :  Séméonof.  Depuis  longtemps  il  soup 
çonnait  une  intrigue  secrète  entre  la  belle  Nathalie  et  le 
commissaire  bolchevique...  Mais  que  lui  avait-il  raconté  ? 
Avait-il  parlé  de  Lydia  ?...  Quelque  maître  qu'il  fût  de 
soi,  il  se  sentit  rougir.  Instinctivement  il  regarda  la  jeune 
fille  qui,  comme  tous  les  invités,  avait  entendu  la  phrase 
fatale.  Elle  rayonnait  de  bonheur.  Sans  doute  l'évocation, 
surgie  en  plein  salon, de  la  nuit  à  la  Gorokhovaia  avait-elle 
pour  elle  un  charme  secret...  A  la  voir,  il  semblait  que, 
emportée  par  le  désir  de  confesser  une  vérité  dont  elle 
était  fière,  elle  fût  sur  le  point  de  dire  :  «  J'y  étais  aussi.  » 
Savinski  l'en  aima  davantage,  mais  il  la  prévint,  et,  ayant 
repris  son  sang-froid,  il  s'avança  vers  Nathalie  et,  sur 
un  ton  indifférent,  jeta  : 

—  En  vérité,  cela  est  si  peu  de  chose  que  je  n'avais 
pas  jugé  intéressant  d'en  parler.  Qui  n'a  été  et  qui 
n'ira  passer  quelques  heures  ou  quelques  jours  à  la 
Gorokhovaia  ? 

Mais  Nathalie  et  ses  hôtes  voulaient  des  détails.  Il  fut 
obligé  d'en  donner.  Il  fallut  tout  raconter.  Seule  Lydia 
ne  posa  pas  de  questions.  Elle  écoutait,  les  yeux  fixés 
sur  Savinski,  approuvait  de  la  tête  comme  pour  confirmer 
l'exactitude  de  son  récit.  Au  début,  Savinski  n'osait  la 
regarder  ;  peu  à  peu,  il  s'enhardit  ;  et,  levant  les  yeux 
sur  la  jeune  fille,  il  l'évoquait  quelques  heures  plus 
tôt  dans  ses  bras.  Elle  était  là  devant  lui,  vêtue  d'une  robe 
qui  la  couvrait  toute  et  ne  laissait  voir  que  ses  bras  encore 
un  peu  maigres  et  la  naissance  de  sa  poitrine.  Mais,  pour 
Savinski,  la  robe  tombait  :  Lydia  n'était  plus  vêtue  que 
de  linge  fin  qui  cachait  à  peine  ses  seins  purs...  Il  hésitait 


UN  PONT  EST  COUPÉ  283 

maintenant  sur  le  choix  des  mots,  revenait  sur  des  choses 
déjà  dites  et,  finalement,  s'arrêta  court. 
Nathalie  manifestait  une  vive  curiosité. 

—  Vous  êtes  le  premier  de  notre  cercle  qui  ait  été 
arrêté,  dit-elle.  C  est  un  grand  honneur. 

—  Je  l'aurais  laissé  volontiers  à  d'autres,  répondit 
Savinski  d'une  façon  assez  bourrue.  Je  pense  que  ceux 
qui  voudront  éviter  pareille  aventure  feront  bien  de 
passer  la  frontière. 

Nathalie  se  moqua  de  lui.  Pourquoi  était-il  si  noir  ? 
La  situation  présente  avait  déjà  duré  au  delà  de  tout  ce 
qu'on  aurait  pu  prévoir.  Qui  aurait  imaginé  les  bolche- 
viques conservant  le  pouvoir  trois  mois  ?  Ils  avaient  pu 
réussir  leur  coup  en  trompant  des  simples  d'esprit.  Mais, 
aujourd'hui,  l'ouvrier  d'usine  et  le  dernier  des  moujiks 
avaient  compris  qu'ils  n'avaient  apporté  que  la  ruine  ; 
ils  s'effondreraient  subitement  comme  était  tombé  Ke- 
renski... 

—  A  moins  que  les  Allemands  ne  viennent  régler  leurs 
comptes,  interrompit  Ivan  Choupof-Karamine.  C'est  la 
solution  la  plus  probable. 

Savinski  n'écoutait  plus.  Il  manœuvrait  pour  se  rap- 
procher de  Lydia.  Il  ne  fut  seul  avec  elle  que  pendant 
quelques  secondes. 

—  Si  tu  savais,  murmura-t-il,  ce  que  je  donnerais  pour 
t'emmener  chez  moi  !... 


Le  lendemain  matin,  comme  il  se  trouvait  une  fois  de 
plus  en  proie  aux  idées  grises  et  que  les  préoccupations 


284  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.. 


qui  lavaient  bouleversé  la  veille  redevenaient  vivantes  en 
lui,  il  eut  la  surprise  de  recevoir,  vers  dix  heures,  une 
lettre  de  sa  femme  apportée  par  un  chef  de  train  de  la 
gare  de  Finlande.  Sonia  lui  écrivait  que  la  révolution 
n'avait  amené  aucun  trouble  chez  eux  ;  les  petites  villes 
de  villégiature,  entre  Wiborg  et  la  frontière,  n'avaient  pas 
été  touchées.  Les  administrations  bolcheviques  finlan- 
daises semblaient  ne  pas  vouloir  inquiéter  la  population 
bourgeoise.  Les  trains  circulaient  comme  à  l'ordinaire. 
En  somme,  pour  l'instant,  il  ne  devait  se  faire  aucun 
souci.  Elle  espérait  qu'un  jour  prochain,  ses  affaires  étant 
réglées,  ils  passeraient  tous  ensemble  en  Suède.  La  lettre 
était  écrite  sur  le  ton  calme  que  Sonia  apportait  en  toutes 
choses  ;  elle  était  affectueuse,  ouverte,  franche  et  droite 
ainsi  qu'à  l'ordinaire. 

Savinski,  en  la  lisant,  sentait  l'émotion  grandir  en  lui. 
Quelle  femme  admirable  était  la  sienne  !  Il  semblait 
qu'elle  eût  été  créée  pour  lui  éviter  toutes  difficultés  et 
toutes  peines.  Maintenant  il  respirait  à  l'aise.  Grâce  à 
Dieu,  les  siens  n'étaient  pas  en  danger.  Il  pouvait  donc, 
sans  se  condamner  lui-même,  rester  à  Pétrograd...  Un 
post-scriptum  attira  son  attention.  «  Tu  peux  me  faire 
passer  une  réponse  par  le  porteur  de  cette  lettre.  C'est 
un  homme  sûr.  Sa  femme  et  ses  enfants  habitent  à  côté 
de  chez  nous  et  je  m'occupe  d'eux.  » 

Savinski  fit  entrer  le  chef  de  train  qui  attendait  dans  la 
salle  à  manger. 

—  Vous  pouvez  prendre  une  lettre  pour  ma  femme  ? 
demanda -t-il. 

—  Certainement,  Votre  Honneur,  répondit  l'homme, 


UN  PONT  EST  COUPÉ  285 

Je  repars  ce  soir,  à  1 1  heures.  Si  Votre  Honneur  veut 
préparer  une  lettre,  je  passerai  la  chercher  vers  8  heures. 

—  Je  vous  attendrai,  dit  Savinski.  Venez  sans  faute. 

Resté  seul,  Savinski  se  mit  à  marcher  de  long  en  large 
dans  son  cabinet  de  travail.  Longtemps,  il  ne  fit  qu'aller 
et  venir,  fumant  des  cigarettes.  Lorsqu'il  s'arrêta,  sa 
résolution  était  prise  et  il  se  mit  à  son  bureau.  Il 
écrivit  une  lettre  à  sa  femme.  Il  lui  envoyait  les  pas- 
seports pour  elle,  ses  enfants  et  la  femme  de  cham- 
bre, visés  pour  la  Suède  et  l'Angleterre.  Il  la  suppliait 
de  profiter  des  quelques  jours  de  calme  qui  restaient 
encore  devant  elle  (l'exemple  du  début  pacifique  de  la 
révolution  russe  était  là)  pour  gagner  Abo  et,  par  le  ser- 
vice des  traîneaux  sur  la  glace,  le  port  des  îles  Aland  où 
l'on  s'embarquait  pour  Stockholm.  Voyage  facile  avec 
brèves  étapes.  En  trois  jours,  sans  fatigues  et  sans  risques, 
ils  seraient  en  sûreté.  Il  lui  remettait  une  double  lettre 
pour  les  directeurs  des  banques  où  il  avait  ses  fonds  en 
Suède  et  à  Londres.  Elle  serait  ainsi  à  l'abri  du  besoin. 
Lui-même  la  rejoindrait  à  la  première  occasion.  Pour 
l'instant,  la  frontière  était  fermée,  mais  cela  n'était  que 
temporaire.  Grâce  à  ses  relations  au  commissariat  des 
Affaires  étrangères,  il  obtiendrait  dans  peu  de  temps  un 
visa  pour  l'étranger.  (Emporté  par  le  mouvement  de  sa 
pensée,  Savinski  écrivit  cette  phrase  sans  faire  de  retour 
sur  lui-même).  Elle  pourrait  lui  donner  de  ses  nouvelles 
par  la  valise  suédoise.  Il  se  servirait  de  la  même  voie 
pour  lui  faire  tenir  des  siennes.  Les  temps  étaient  tels 
qu'il  ne  pouvait  engager  une  discussion  sur  un  projet 
mûrement  pensé  et  il  comptait  sur  elle  pour  l'exécuter 


286 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


sans  délai.  Sa  lettre  était  affectueuse  et  tendre,  mais 
impérative.  Il  fut  occupé  ensuite  à  régler  les  questions 
matérielles,  pour  assurer  à  sa  femme  la  libre  disposition 
de  sa  fortune.  Tout  cela  le  mena  jusque  bien  après  le 
déjeuner. 

Lorsque  tout  fut  terminé,  il  resta  a  réfléchir,  enfoui 
dans  un  fauteuil.  Il  se  sentait  plus  léger.  C'était  comme 
s'il  respirait  maintenant  l'air  plus  pur,  plus  subtil  d'une 
autre  planète.  Tout  s'arrangeait  d'une  façon  inespérée. 
Sa  femme  et  ses  enfants  seraient  à  l'abri  des  coups  du 
sort.  Pas  un  instant  il  ne  songea  aux  dangers  qu'il  courait 
à  Pétrograd.  Pétrograd  était,  en  ce  moment,  la  seule  ville 
du  monde  qui  pouvait  lui  donner  le  bonheur.  Il  y  restait 
maître  de  sa  vie,  dont  un  dieu  favorable  venait  de  tourner 
une  page... 

Un  coup  de  sonnette  retentit.  Lydia  arrivait. 


TROISIÈME    PARTIE 


LES  PLUS  BEAUX  DE  NOS  JOURS 


L'hiver  passa.  La  ville  fut  agitée.  De  grands  mouve- 
ments —  craintes,  espérances  —  la  secouèrent.  A  la  fin 
de  février,  les  Allemands  approchaient.  Déjà  ils  étaient 
à  Pskof,  à  quelques  heures  par  chemin  de  fer  de  Pétro- 
grad.  Viendraient-ils  sauver  les  malheureux  qui  mouraient 
de  peur,  de  froid,  de  faim  ?  Au  camp  des  bolcheviques,  la 
panique  régnait.  Les  chefs  s'étaient  enfuis  à  Moscou  et 
suppliaient,  à  coups  de  télégrammes,  les  Empires  centraux 
de  signer  la  paix,  n'importe  quelle  paix.  Trotski  avait 
démissionné.  Séméonof  l'avait  suivi  dans  sa  retraite.  Il 
était  à  Moscou,  lui  aussi,  intriguant  dans  les  cercles  des 
Soviets,  plus  passionné  encore  de  pouvoir  depuis  qu'il 
l'avait  perdu. 

Savinski  l'avait  vu  partir  sans  regret.  Il  ne  pouvait  plus 
supporter  la  tyrannie  occulte  qu'il  avait  senti  peser  sur 
lui. 

Lydia  et  Savinski  bénéficièrent  du  trouble  de  la  cité. 


288 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


La  police  bolchevique,  prise  par  le  déménagement  de  ses 
dossiers  à  Moscou,  ne  mettait  plus  la  même  ardeur  à 
traquer  les  particuliers.  Il  y  eut  ainsi  comme  une  trêve 
où  ils  vécurent  l'un  pour  l'autre  dans  un  isolement  presque 
complet.  Ils  se  voyaient  chaque  jour,  déjeunaient  et 
dînaient  plusieurs  fois  la  semaine  à  deux,  et  parfois  Lydia 
s'arrangeait  pour  passer  la  nuit  chez  son  amant.  Il  avait 
maintenant  un  second  appartement  à  sa  disposition  par 
le  départ  précipité  d'un  de  ses  amis,  locataire  d'un  loge- 
ment agréable  sur  la  Fontanka.  C'était  là,  le  plus  souvent, 
qu'il  recevait  la  jeune  fille,  par  l'extrême  commodité 
d'une  solitude  que  personne  ne  viendrait  rompre,  par  le 
charme  d'une  précaire  sécurité.  Les  fenêtres  donnaient 
sur  le  canal  de  la  Fontanka,  en  face  du  jardin  qui  borde 
la  rive  droite,  au-dessus  de  l'ancien  palais  de  Paul  Ier. 
Le  dégel  était  venu  tôt  cette  année-là.  Les  rues,  mal 
entretenues  et  peu  balayées  pendant  l'hiver  sous  l'admi- 
nistration bolchevique,  étaient  transformées  en  lacs 
boueux.  Lydia  sautait  de  pavé  en  pavé  comme  une  berge- 
ronnette et  riait  de  voir  patauger  son  amant  plus  lourd. 
Lorsqu'il  y  avait  du  soleil,  il  emplissait  la  chambre  où  se 
tenaient  l'après-midi  Lydia  et  Savinski.  Il  se  couchait 
dans  leurs  fenêtres  au  ras  des  arbres  non  encore  feuilles 
sur  l'autre  rive.  Il  venait  alors  caresser  de  ses  derniers 
rayons  le  lit  où  ils  étaient  étendus  et  faisait  resplendir 
l'or  des  cheveux  dont  la  tête  de  la  jeune  fille  était  nimbée. 
Savinski  la  regardait.  La  chair  blonde  de  son  corps  pre- 
nait la  transparence  d'un  marbre  antique  pétri  de 
lumière. 
—  Reste   immobile,   disait-il.    Il   semble   que   Vénus 


LES  PLUS  BEAUX  DE  NOS  JOURS  28ç 

adolescente,  avant  qu  elle  ait  tenté  le  désir  des  dieux  et 
des  hommes,  soit  venue  partager  ma  couche.  Ne  bouge 
pas,  je  t'en  supplie.  Laisse-moi  te  contempler. 

Lydia  n'aimait  pas  cette  immobilité  ordonnée  et  ne 
la  gardait  que  pour  plaire  à  son  amant.  Mais  celui-ci  était 
le  premier  à  s'en  lasser. 

—  Petite  déesse,  disait-il,  êtes -vous  endormie  ?  Ne 
m'aimeriez-vous  plus,  par  hasard  ?  Voulez-vous  me  dire 
par  quel  ordre  des  Immortels  vous  êtes  venue  dans  cette 
froide  Scythie  au  moment  où  les  hommes  y  sont  en  proie 
à  une  crise  de  folie  triste  et  furieuse  ! 

—  Uniquement  pour  vous  satisfaire,  répondait  Lydia, 
se  relevant  et  lui  faisant  un  beau  salut.  Uniquement  pour 
que  vous  puissiez  prendre  votre  plaisir  avec  moi,  mon 
maître,  jusqu'au  jour  où  vous  en  aurez  assez  de  ma  per- 
sonne et  me  renverrez  d'où  je  suis  venue. 

Et  d'autres  jours  elle  disait,  couvrant  son  amant  de 
caresses  : 

—  Je  ne  comprends  pas  encore  comment  tu  peux 
m'aimer.  Je  ne  suis  qu'une  petite  fille,  après  tout,  igno- 
rante et  maladroite.  Je  suis  sûre  que  tu  te  moques  de 
moi  quand  je  t'embrasse...  Que  sais -je  ?  En  vérité,  rien. 
Comme  je  dois  te  paraître  insipide...  J'enrage  quand  j'y 
pense.  Dépêche-toi  de  m'apprendre  tout  pour  que  je 
ne  rougisse  pas  devant  toi. 

Et,  d'autres  fois,  elle  chantait  les  louanges  de  son 
amant  : 

—  Tu  es  comme  un  rocher,  disait-elle.  C'est  la  pre- 
mière impression  que  j'ai  eue  de  toi...  te  souviens -tu  ? 
devant  l'hôtel  de  l'Europe  au  jour  où  l'on  a  tiré  sur  Nevski. 

19 


290  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA.., 

Autour  de  toi  les  gens  fuyaient  en  trombe.  Mais  tu  étais 
immobile,  comme  fixé  au  sol.  Je  suis  venue  tomber  à 
tes  pieds  et  j'y  suis  restée.  C'est  ma  véritable  position 
devant  toi.  Je  tremblais  de  peur,  mais,  dès  que  tu  m'as 
relevée,  la  peur  a  disparu.  Je  sentais  que  tu  avais  été 
créé  pour  me  protéger...  Et  tu  es  beau  !...  (Savinski  se 
prit  à  rire.)  Oui  tu  es  beau,  ce  n'est  pas  parce  que  je 
t'aime  que  je  parle  ainsi.  Je  l'ai  vu  tout  de  suite  et,  main- 
tenant encore,  sois  sûr  que  je  puis  aussi  te  regarder  objec- 
tivement... Tu  as  la  beauté  qu'un  homme  doit  avoir. 
Lord  Douglas  est  ravissant  ;  mais  c'est  un  enfant.  Peut- 
on  se  donner  à  un  enfant  quand  on  est  une  petite  fille 
soi-même  ?  Tu  es  arrivé,  juste  pour  moi,  à  ton  heure  de 
perfection... 

—  Avec  beaucoup  de  rides,  interrompit  Savinski. 

—  Des  rides  !  dit  Lydia  en  colère,  qui  oserait  dire  que 
tu  as  des  rides  !  Ce  sont  les  traits  qui  accentuent  ta  beauté 
et  lui  donnent  le  caractère  que  j'aime  en  toi. 

—  Ne  me  parle  pas  ainsi,  dit  Savinski  en  la  pressant 
dans  ses  bras.  Mon  bonheur  est  trop  grand.  C'est  un  défi 
aux  dieux. 

Une  après-midi,  comme  ils  prenaient  le  thé  dans  l'ap- 
partement de  la  Fontanka  et  que  leur  conversation  pas- 
sionnée revenait  sur  les  débuts  de  leur  liaison,  ils  évoquèrent 
les  premiers  jours  de  la  révolution  bolchevique.  Savinski, 
qui  avait  souvent  pensé  à  la  fin  tragique  du  cousin  de 
Lydia  et  à  la  longue  retraite  de  la  jeune  fille,  éprouva 
une  irrésistible  envie  de  savoir  ce  qu'il  y  avait  eu  entre 
les  deux  jeunes  gens.  Lydia  l 'avait-elle  aimé  ?...  Mais  il 


LES  PLUS  BEAUX  DE  NOS  JOURS  291 

craignait  de  réveiller  une  douleur  endormie  dans  le  cœur 
de  la  jeune  fille  et,  tournant  autour  du  sujet,  n'osait 
l'aborder  directement.  Le  nom  de  Paul  ayant  été  prononcé, 
Savinski  s'informa  auprès  de  Lydia  du  caractère  de  son 
cousin.  Et  longtemps  la  jeune  fille  ne  répondit  que  par 
des  phrases  brèves.  Peu  à  peu,  cependant,  le  voile  se 
levait.  La  figure  de  Paul  se  dessinait  plus  nette  et,  finale- 
ment, Lydia,  reprise  par  l'émotion  ancienne,  raconta  à 
Savinski  ce  qu'avait  été  pour  elle  la  mort  de  son  cousin. 
—  Paul,  dit-elle,  était  un  enfant  encore,  il  avait  gardé 
une  âme  merveilleusement  pure  et  droite.  Il  était  inca- 
pable d'une  lâcheté,  même  d'une  faiblesse...  Il  m'aimait  ; 
je  l'aimais  aussi,  mais  d'une  autre  manière,  comme  un 
frère.  Il  en  avait  beaucoup  de  chagrin...  Je  ne  sais  pour- 
quoi, mais  je  n'étais  pas  toujours  très  bonne  avec  lui.  Je 
connaissais  mon  pouvoir  et  quelquefois  j'en  abusais.  Je 
voulais  que  Paul  m 'obéît  en  tout  ;  je  ne  supportais  pas 
de  trouver  en  lui  une  résistance...  Et  puis,  vois-tu,  à  ce 
moment-là,  j'étais  encore  une  très  petite  fille  ;  je  ne  me 
rendais  compte  de  rien,  sauf  de  l'envie  constante  que 
j'avais  de  te  voir,  toi...  J'étais  sotte  pour  toutes  choses  ; 
je  traversais  les  jours  de  la  révolution  sans  les  comprendre. 
Tu  te  souviens,  du  reste,  tout  cela  me  paraissait  un  spec- 
tacle que  je  regardais  du  dehors,  mais  où  rien  de  moi 
n'était  mêlé...  Et  voilà  qu'éclata  soudain  ce  coup  de  ton- 
nerre :  l'assaut  du  Palais  d'Hiver  où  Paul  était  enfermé. 
Je  te  l'ai  dit  alors,  je  crois.  L'idée  que  Paul  pouvait  être 
tué,  si  près  de  moi,  me  bouleversa.  Ce  n'est  qu'à  ce 
moment-là  que  je  sentis  le  prix  de  la  vie  humaine,  de  la 
sienne  qui  était  en  jeu  à  cette  minute,  de  la  tienne,  de  la 


292  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

mienne  qui  pouvaient  être  menacées  le  lendemain...  J'ai 
vécu  en  quelques  heures  des  années,  et  ce  que  j'ai  pensé 
alors  a  eu  une  grande  influence  sur  ce  qui  nous  est  arrivé, 
à  toi  et  à  moi,  depuis...  Tout  cela,  je  crois  que  tu  l'as 
deviné  il  y  a  longtemps,  toi  qui  sais  tout  ce  qui  est  en 
moi...  Mais  la  fin  même  de  mon  cousin  est  arrivée  dans 
des  circonstances  intolérables.  J'avais  décidé  de  le  faire 
évader  ;  tout  était  arrangé.  Il  pouvait  sans  peine  quitter 
l'école.  Je  lui  en  avais  fourni  les  moyens...  Mais  ce  que 
tu  ne  sais  pas,  c'est  que  Paul  a  refusé  de  partir.  Il  m'a 
écrit  une  longue  lettre  —  que  je  n'ai  plus,  hélas  !  je  l'ai 
brûlée  dans  un  premier  mouvement  de  colère  —  pour 
m'expliquer  qu'il  devait  partager  le  sort  de  ses  cama- 
rades... Je  me  suis  fâchée,  j'étais  irritée  contre  lui,  je  lui 
ai  répondu  que,  s'il  ne  m'aimait  pas  assez  pour  faire  sans 
discuter  ce  que  je  lui  demandais,  je  ne  tenais  plus  à 
le  voir...  C'est  la  dernière  lettre  qu'il  a  eue  de  moi,  le 
pauvre  petit...  Je  suis  sûre  qu'au  moment  où  on  l'a  tué, 
c'est  à  moi  qu'il  a  pensé.  Il  est  mort  comme  un  courageux 
garçon,  mais  le  cœur  déchiré  à  l'idée  que  je  ne  l'aimais 
plus...  Et  cela  m'a  fait  tellement  de  peine  que  je  ne  me  le 
pardonnai  pas...  J'ai  cru  que  je  ne  pourrais  pas  vivre. 
J'étais  seule  au  monde...  Tu  étais  parti  pour  la  Finlande, 
naturellement...  Comme  je  détestais  déjà  tes  voyages  en 
Finlande  !...  Puis,  j'ai  réfléchi  beaucoup.  Toutes  les  pen- 
sées que  j'avais  eues,  rapides  comme  des  éclairs,  le  soir 
de  la  prise  du  Palais  d'Hiver,  se  sont  développées,  ont 
éclairé  des  parties  de  moi  restées  obscures...  Je  voyais 
la  vie  comme  une  chose  tout  à  fait  nouvelle.  C'est  très 
difficile  à  t 'expliquer...  Et,  un  jour,  j'ai  éprouvé  le  besoin 


LES  PLUS  BEAUX  DE  NOS  JOURS  293 

de  sortir  de  mon  isolement  et  de  te  revoir.  Je  n'étais  plus 
la  même.  J  avais  été  malade  et,  tout  à  coup,  la  maladie 
s'est  épuisée,  j'avais  envie  d'être  heureuse,  passionnément  ; 
j'avais  tout  oublié  ;  je  sentais  que  je  n'avais  plus  de 
temps  devant  moi,  qu'il  fallait  se  hâter,  que  mes  jours 
seraient  brefs...  et  voilà,  je  suis  venue  chez  toi. 

Ils  vécurent  ainsi  quelques  mois  dans  un  comble  de 
félicité.  Tout  conspirait  à  entretenir  l'enchantement  de 
l'heure  présente.  S'ils  pensaient  aux  dangers  courus,  ils 
se  souvenaient  qu'ils  les  avaient  partagés,  et  l'évocation 
des  jours  périlleux  traversés  ensemble  leur  rendait  plus 
chère  la  tranquillité  dont  ils  jouissaient.  Ils  ne  songeaient 
pas  à  l'avenir.  L'avenir,  pour  eux,  était  leur  prochain 
rendez-vous.  Leur  ivresse  était  si  profonde  qu'ils  ne  fai- 
saient aucun  projet.  Qu'arriverait-il  d'eux  ?  Ils  ne  se 
le  demandaient  pas.  Libre  à  ceux  qui  se  meuvent  dans 
des  sociétés  régulières,  ordonnées,  faites  pour  durer,  de 
se  projeter  dans  le  futur  et  de  calculer  ce  que  sera  leur 
existence  dans  six  mois  ou  dans  un  an.  Pendant  le  trem- 
blement de  terre  qui  secouait  la  vieille  Russie,  qui  aurait 
été  assez  fou  pour  se  soucier  de  ce  que  serait  demain  ? 
C'était  aujourd'hui  qu'il  fallait  vivre.  Le  sentiment  de 
l'au  jour  le  jour  de  leur  bonheur  lui  donnait  quelque 
chose  de  plus  précieux.  Les  tares  inévitables  d  un  amour 
qui  se  développe  dans  la  sécurité  leur  étaient  épargnées. 
Ils  ne  connaissaient  ni  les  querelles  que  l'oisiveté  fait 
naître,  ni  les  tracas  d'une  liaison  mêlée  au  monde  et  qu  il 
faut  lui  cacher,  ni  l'ennui  qui  accompagne  la  satiété,  ni 
ces  heures  mortes  qui  naissent  parfois  dans  la  certitude 


294  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


d'une  possession  que  rien  ne  menace.  Chaque  minute  avait  j 
son  prix  car  ils  sentaient  obscurément  qu'elle  pouvait  être  I 
la  dernière  et  qu'il  fallait  épuiser  en  elle  un  infini  de  passion. 
La  nature  âpre  de  Pétrograd  leur  souriait.  Le  printemps 
était  en  avance,  cette  année-là.  Les  jours  grandissaient  ; 
la  lumière  peu  à  peu  s'emparait  du  ciel  plus  intense  et 
plus  clair,  et  des  souffles  d'une  incroyable  douceur  pas- 
saient sur  les  branches  encore  mortes  des  arbres,  réveil- 
laient la  sève  endormie  dans  leurs  troncs  et  apportaient 
de  confuses  espérances  au  cœur  des  hommes. 

Cependant  la  crise  de  politique  extérieure  se  calmait. 
La  paix  avait  été  signée.  Les  Allemands  qui  avaient  pensé 
un  jour  à  intervenir  dans  les  affaires  intérieures  de  la 
Russie,  ainsi  que  le  manifeste  de  Léopold  de  Bavière 
l'avait  fait  entrevoir,  avaient  renoncé  à  leur  projet.  Lénine 
allait  pouvoir  développer  à  plein  son  programme  commu- 
niste et  faire  de  la  guerre  civile  une  sanglante  réalité. 
Partout  on  poursuivait  les  hommes  en  vue  de  l'ancien 
régime  ou  de  la  première  phase  de  la  révolution  ;  on  les 
emprisonnait  ;  on  commençait  à  en  fusiller  sans  jugement 
un  grand  nombre.  A  Pétrograd,  Mark  Salomonovitch 
Ouritski,  chef  du  service  des  recherches  pour  la  contre- 
révolution,  avait  reçu  des  pouvoirs  absolus  et  déployait 
une  grande  activité.  Il  ne  se  passait  pas  de  jour  qu'on 
n'apprît  l'arrestation  de  quelques  gens  notoires. 

Le  salon  de  Nathalie  Choupof-Karamine  avait  passé 
d'un  excès  de  joie  à  l'idée  que  les  Allemands  allaient 
rétablir  l'ordre  en  Russie,  à  un  extrême  de  désespoir  en 
voyant  qu'ils  s'immobilisaient  à  deux  cents  verstes  de  la 


LES  PLUS  BEAUX  DE  NOS  JOURS  295 

capitale.  Il  retentissait  des  gémissements  que  les  quelques 
fidèles  qui  lui  restaient  poussaient  en  chœurs  alternés.  La 
maîtresse  de  la  maison  avait  fait  une  double  perte  qui  lui 
avait  été  sensible.  Le  lord  Douglas  était  parti  pour  l'An- 
gleterre avec  son  ambassadeur  et  Séméonof  avait  quitté 
Pétrograd  pour  Moscou. 

Elle  était  privée  ainsi  de  la  présence  chez  elle  d'un  mem- 
bre du  corps  diplomatique  qui  la  préserverait,  croyait- 
elle,  des  perquisitions  bolcheviques.  Il  est  vrai  que,  depuis 
l'incarcération  de  M.  Diamandi,  ministre  de  Roumanie, 
les  dictateurs  terroristes  avaient  montré  qu'ils  ne  faisaient 
pas  grand  cas  de  l'immunité  diplomatique.  D'autre  part, 
l'absence  de  Séméonof  lui  enlevait  un  allié  secret,  mais 
puissant.  Pourtant  Ivan  Choupof-Karamine  et  sa  femme 
supportaient  mieux  que  leurs  amis  la  misère  des  temps. 
Le  gros  homme,  toujours  blême,  restait  gouailleur  et 
Savinski  se  demandait  quelle  était  la  cause  cachée  de  leur 
assurance.  Il  les  voyait  peu  maintenant.  Le  rôle  des 
Choupof-Karamine  avait  quelque  chose  d'inexplicable 
et  de  louche.  Il  jugeait  prudent  de  faire  attention  aux 
propos  qu'il  tenait  devant  eux.  A  des  occasions  rares,  le 
soir,  il  s'y  rencontrait  avec  Lydia,  lorsqu'il  ne  pouvait  la 
voir  autrement. 

Il  était  plus  souvent  chez  le  prince  Serge,  qui  le  faisait 
appeler  constamment  et  semblait  ne  pouvoir  se  passer 
de  lui  ;  une  étrange  intimité  était  née  entre  eux.  Lydia 
était  le  lien  secret  qui  les  unissait  et  parfois  Savinski  se 
demandait  avec  étonnement  si  Lydia  n'avait  pas  raison 
lorsqu'elle  pensait  que  son  père  voyait  beaucoup  plus 
loin  en  elle  qu'on  ne  l'imaginait.  En  fait,  il  ne  lui  parlait 


296  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

guère  que  de  sa  fille.  Elle  était  le  thème  constant  de 
leurs  conversations.  Il  n'avait  jamais  un  mot  de  regret 
sur  le  mariage  manqué  avec  lord  Douglas.  Au  con- 
traire, il  paraissait  heureux  que  Lydia  eût  refusé  le  jeune 
Anglais. 

—  Je  savais  bien,  disait-il  avec  une  joie  qui  perçait 
dans  ses  propos,  quelle  n'accepterait  pas  ce  garçon, 
si  beau  qu'il  fût.  C'est  ma  fille,  je  la  connais...  Elle  ne  fera 
jamais  rien  de  médiocre. 

Et  il  regardait  son  interlocuteur  bien  en  face,  comme 
pour  chercher  son  approbation. 
Un  autre  jour,  il  fut  plus  explicite. 

—  Je  pense  que  vous  comprenez  bien  ce  que  je  veux 
dire...  Je  garde  ma  fille  près  de  moi,  j'en  suis  fier  ;  je  la 
garde  jusqu'à  la  fin  qui  viendra  quand  Dieu  voudra... 
Ne  croyez  pas  que  c'est  l'égoïsme  qui  me  fait  parler  ainsi. 
Je  ne  m'occupe  pas  de  moi,  mais  d'elle  seule...  Je  sens, 
et  je  ne  me  trompe  pas,  qu'aujourd'hui  Lydia  est  heu- 
reuse... Comment  est-ce  que  je  le  sais  ?  C'est  difficile 
à  dire.  Peut-être  les  gens  malades  comme  moi  et  qui 
vivent  en  face  d'eux-mêmes  voient-ils  des  choses  qui 
restent  cachées  pour  les  autres  ?...  Et  puis,  Nicolas 
Vladimirovitch,  il  y  a  plus  encore...  Il  me  semble  que 
beaucoup  de  questions  s'éclairent  aujourd'hui  à  mes 
yeux...  Oui,  lorsqu'on  est  près  de  sa  fin  et  qu'on  assiste, 
comme  nous,  depuis  un  an,  à  la  chute  d'un  monde,  la 
vie  se  montre  peu  à  peu  différente  de  ce  qu'elle  nous 
apparaissait,  plus  simple  en  fait...  Je  crois  que,  pour 
nous,  à  l'heure  actuelle,  beaucoup  de  problèmes  qui 
paraissaient  insolubles  n'existent  pas  en  réalité,  et  que 


LES  PLUS  BEAUX  DE  NOS  JOURS  297 

les  hommes  ont  élevé  des  barrières  factices  entre  eux 
et  leur  bonheur...  Il  faut  ces  jours  d'épreuve  et  le  voi- 
sinage avec  la  mort  pour  le  comprendre... 

Il  avait  débité  cette  longue  tirade  avec  lenteur,  d  une 
voix  basse,  s 'arrêtant  parfois  comme  s'il  faisait  un  grand 
effort  pour  chercher  sa  pensée. 

Il  se  tut  et  il  y  eut  un  silence  où  Savinski  croyait  voir 
passer  entre  eux  ce  flot  de  pensées  caressantes  et  muettes 
auxquelles  Lydia,  une  fois,  avait  fait  allusion.  Il  était 
ému  à  ne  pouvoir  parler. 

Lorsqu'il  le  quitta,  une  demi-heure  plus  tard,  le  prince 
l'attira  à  lui  doucement. 

—  Voulez-vous  m'embrasser,  Nicolas  Vladimirovitch  ? 
dit-il.  Je  vous  aime  beaucoup... 

Savinski  se  pencha  vers  lui.  La  bouche  maigre  et  la 
barbe  hérissée  du  prince  se  posèrent  sur  sa  figure  et  il 
sentit  en  même  temps  que  le  baiser  du  vieillard  une 
grosse  larme  couler  sur  sa  joue. 

Cependant  les  jours  passaient  et  le  mois  de  mai  déjà 
mettait  des  feuilles  tendres  aux  branches  noires  des  arbres. 
Savinski  et  Lydia,  profitant  des  après-midi  prolongées 
et  des  claires  soirées,  se  promenaient  dans  la  ville.  Ils 
allaient  le  long  des  quais  de  la  Neva,  dont  les  murs  de 
granit  avaient  peine  à  contenir  les  eaux  gonflées  où  filaient 
lentement  à  la  dérive,  comme  de  grands  nénuphars  flot- 
tants, quelques  blocs  de  glace  attardés  venant  du  lac 
Ladoga.  Au  delà  des  flots  bleus  du  large  fleuve,  les  palais 
élevaient  leurs  architectures  diverses  dans  la  limpidité 
ambrée  des  crépuscules.  C'étaient  les  briques  rouges  du 


298  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Corps  des  pages,  la  colonnade  antique  de  la  Bourse,  le 
noble  bâtiment  de  l'Académie  des  sciences.  L'air  était 
d'une  transparence  lumineuse  qu'on  ne  connaît  que  dans 
ces  printemps  septentrionaux.  Parfois  ils  s'asseyaient  sur 
le  parapet  du  quai  et  restaient  à  rêver,  laissant  leurs  regards 
errer  sur  les  lourdes  barques  amarrées  près  des  rives.  La 
beauté  des  heures  silencieuses  emplissait  leurs  âmes.  Ils 
se  taisaient.  Où  étaient-ils  ?  Loin  du  monde,  de  la  révo- 
lution, de  ses  terreurs,  de  sa  famine.  Ils  habitaient  les 
terres  lointaines  et  mystérieuses  où  ont  vécu  Lorenzo  et 
Jessica,  Troïlus  et  Cressida,  Héro  et  Léandre,  tous  ceux 
que  la  passion  a  séparés  du  cercle  des  vivants. 

Il  fallait  rentrer  enfin.  Ils  ne  se  décidaient  pas  à  se 
quitter  : 

—  Restons  jusqu'à  la  nuit,  disait  Lydia. 

Et  la  nuit  se  faisant  sa  complice,  le  jour  traînait  dans 
le  ciel  des  clartés  qui  ne  voulaient  pas  mourir  ;  les  étoiles 
déjà  apparaissaient  sans  que  le  crépuscule  eût  disparu. 
Il  était  près  de  onze  heures.  Lentement,  ils  regagnaient 
l'hôtel  Volynski,  et  souvent,  sans  se  soucier  de  ce  qu'en 
penseraient  les  domestiques,  Savinski  entrait  un  instant 
prendre  une  tasse  de  thé  chez  Lydia. 

Tard,  il  regagnait  son  appartement. 

Ils  eurent  les  nuits  blanches  où  l'on  ne  peut  dormir 
et  où  les  caresses  plus  énervantes  se  prolongent  autant 
que  le  jour  ;  ils  traversèrent  l'été  chaud,  orageux,  humide 
de  Pétrograd  où,  dans  les  appartements  clos,  l'air  étouffant 
rend  insupportable  le  poids  des  vêtements. 

Autour  d'eux,  la  ville  s'enfiévrait.  L'assassinat  des 
deux  commissaires,  Volodarski  et  Ouritski,  avait  déchaîné 


LES  PLUS  BEAUX  DE  NOS  JOURS  299 

la  terreur.  Les  vi  times  des  représailles  bolcheviques  se 
comptaient  par  centaines.  Le  cercle  de  leurs  relations 
s?  rétrécissait.  Les  uns  fuyaient,  les  autres  étaient  arrêtés. 
Lydia  et  Savinski  passaient  sans  entendre  les  cris 
d'angoisse  qui  montaient  de  toutes  parts. 


II 

UNE  VISITE 


Savinski  eut  des  nouvelles  de  Spasski.  Il  vivait  secrè- 
tement à  Moscou,  à  quelques  pas  du  Kremlin,  organisant 
une  association  d'officiers  contre -révolutionnaires.  Il 
envoya  un  message  à  Savinski.  Il  serait  pour  quelques 
jours  à  la  fin  d'août  à  Pétrograd,  où  il  devait  absolument 
le  rencontrer. 

Savinski  ne  le  cacha  pas  à  Lydia.  Il  pensait  tout  haut 
devant  elle  et  l'idée  ne  lui  serait  pas  venue  de  lui  dissi- 
muler quoi  que  ce  fût.  Mais  lorsqu'elle  sut  que  son  amant 
verrait  Spasski,  elle  déclara  qu'elle  irait  avec  lui.  S'il  y 
avait  un  danger  dans  cette  visite,  elle  le  devait  partager. 
Du  reste,  Spasski  lui  était  fort  sympathique  et  elle  serait 
contente  de  le  retrouver.  Elle  n'ajoutait  pas  que  le  senti- 
ment véritable  qui  la  poussait  à  faire  cette  visite  était 
simplement  le  désir  de  se  montrer  en  compagnie  de  son 
amant  à  un  ami  de  naguère  et  d'afficher  devant  lui  son 
bonheur. 

Savinski  attendait  Lydia.  Il  devait  se  rendre  avec  elle 
dans  un  appartement  éloigné,  de  l'autre  côté  de  la  Neva, 
où  Spasski  était  descendu.  Comme  il  regardait  par  la 


UNE  VISITE  301 

fenêtre  pour  voir  si  la  jeune  fille  arrivait,  il  aperçut  un 
fiacre  à  sa  porte.  Le  cocher  était  un  vieil  homme  à  barbe 
blanche,  au  nez  tout  petit.  Il  sembla  à  Savinski  qu'il  le 
connaissait.  Il  fit  un  effort  de  mémoire.  Où  lavait-il 
vu  ?  —  Ah  !  à  sa  porte  même,  il  y  avait  deux  ou  trois 
jours.  «  C'est  un  izvostchik  de  l'Okhrana,  pensa-t-il 
soudain.  Ils  ne  sont  pas  malins,  vraiment.  Ils  pourraient 
le  changer  et  ne  pas  envoyer  deux  fois  de  suite  le  même, 
surtout  dans  une  rue  aussi  déserte  que  la  mienne.  »  — 
Mais,  en  même  temps,  l'idée  qu'il  était  de  nouveau  suivi 
lui  était  fort  désagréable.  Quel  danger  encore  les  menaçait, 
Lydia  et  lui  ?  Il  faudrait  y  penser,  prendre  des  précautions. 
Ce  brusque  rappel  aux  réalités  du  temps  le  glaça  pendant 
quelques  minutes. 

La  venue  de  Lydia  fit  rentrer  la  paix  dans  son  cœur. 
Ils  sortirent  ensemble.  Savinski  s'adressa  au  vieil  izvost- 
chik : 

—  Combien  veux-tu  pour  aller  à  Zabalkanski  ? 

—  A  quel  numéro,  barine  ? 

—  Je  ne  sais  pas  le  numéro,  mais  je  connais  la  maison, 
dit  Savinski.  C'est  à  peu  près  au  milieu  de  la  Perspec- 
tive. 

—  Vingt-cinq  roubles  pour  vous,  fit  le  cocher.  Ce  n'est 
pas  cher. 

—  C'est  encore  trop  cher  pour  un  bourgeois  comme 
moi  aujourd'hui,  répondit  Savinski  de  bonne  humeur. 
Je  prendrai  le  tramway. 

Le  fiacre  ne  répondit  pas.  Savinski  gagna  avec  Lydia 
la  Millionnaia.  Et  cependant  que  l'izvostchik,  au  petit 
trot  de  son  cheval,  partait  pour  le  sud  de  Pétrograd, 


302  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Savinski  et  Lydia,  en  voiture,  se  dirigeaient  vers  la  ban- 
lieue nord. 

Arrivés  près  de  la  rue  où  ils  se  rendaient,  ils  mirent 
pied  à  terre  pour  gagner  la  maison  convenue.  La 
vue  d'un  soldat  assis  à  une  table  dans  le  vestibule 
inquiéta  Savinski.  La  présence  de  Lydia  l'avait  jusque-là 
empêché  de  réfléchir  à  l'imprudence  qu'il  commettait  en 
mêlant  gratuitement  la  jeune  fille  à  une  aventure  qui 
pouvait  être  périlleuse.  Mais  le  soldat  ne  les  regarda 
même  pas  et  ils  montèrent  à  l'appartement  dont  ils  avaient 
le  numéro. 

Une  gracieuse  jeune  femme  leur  ouvrit  la  porte.  La 
présence  de  Lydia  parut  la  surprendre.  Elle  interrogea 
des  yeux  Savinski  avec  embarras.  Il  sourit. 

—  Ne  vous  inquiétez  pas,  dit-il,  madame  est  avec 
moi. 

«  Madame  »  plut  à  Lydia. 

Sans  répondre  un  mot,  la  jeune  femme  les  introduisit 
dans  un  salon  où  elle  les  laissa  seuls. 

C'était  une  vaste  pièce,  nue  et  froide.  Dans  un  angle, 
une  petite  table  non  desservie  montrait  que  deux  personnes 
avaient  déjeuné  là. 

—  Chez  qui  sommes-nous  ?  demanda  Lydia  à  voix 
basse. 

—  Chez  de  braves  gens,  pour  sûr,  répondit  Savinski, 
mais  je  ne  sais  comment  ils  s'appellent.  Notre  ami  a 
ainsi  plusieurs  logements  où  on  le  cache,  mais  même  à 
moi  il  n'a  jamais  dit  le  nom  de  ses  hôtes...  Il  a  raison  ;  il 
joue  un  jeu  dangereux  pour  lui  et  pour  ceux  qui  le  re- 
çoivent. 


UNE  VISITE  303 

A  cet  instant  une  porte  s'ouvrit  et  André  Ivanovitch 
Spasski  apparut  devant  eux.  Sa  figure  énergique  s'éclaira 
d'un  sourire  joyeux  lorsqu'il  vit  Lydia.  C'est  à  elle  qu'il 
courut. 

—  Lydia  Serguêvna,  dit-il,  quel  plaisir  vous  me  faites  ! 
Vous  ne  savez  pas  combien  j'ai  pensé  à  vous.  Mais  je 
n'aurais  jamais  osé  vous  demander  de  venir  ici. 

En  un  rien  de  temps,  ils  étaient  tous  trois  dans  une 
intimité  charmante.  Au  début,  Savinski  disait  «  vous  » 
à  Lydia,  mais  celle-ci  ayant  répondu  par  le  tutoiement, 
il  s'y  était  rangé  aussi  et  maintenant  ils  causaient  tous 
trois  comme  de  vrais  amis.  Spasski  leur  expliquait  ses 
projets.  Il  avait  une  organisation  de  combat  sérieuse  qui, 
déjà,  avait  failli  remporter  la  victoire  dans  le  soulèvement 
de  Iaroslaf.  Perm  était  entre  leurs  mains.  Koltchak  et  les 
Tchéco -Slovaques  les  y  avaient  rejoints.  Toute  la  Sibérie 
était  libre  du  joug  des  Soviets.  Il  partait  retrouver  Koltchak, 
qui  paraissait  mal  entouré. 

—  Je  voulais  vous  proposer  de  venir  avec  moi,  Nicolas 
Vladimirovitch.  Pétrograd  n'offre  plus  d'intérêt.  Il  n'y 
a  rien  à  faire  ici.  Les  Alliés  sont  à  Arkhangel.  Nous  nous 
réunirons  à  eux.  Au  printemps  prochain,  nous  marcherons 
tous  ensemble  sur  Moscou. 

Savinski  le  retrouvait  tel  qu'il  l'avait  laissé,  inaccessible 
à  la  peur,  avec  le  même  enthousiasme,  la  même  volonté 
de  réussir  qu'aucun  échec  ne  pouvait  abattre.  Ils  par- 
lèrent assez  longuement  de  la  situation  actuelle.  Spasski 
insistait  pour  que  son  ami  acceptât  sa  proposition. 

—  Et  moi  ?  dit  tout  à  coup  Lydia. 

—  Vous,   Lydia  Serguêvna,   mais  vous  viendrez  tra- 


304  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

vailler  avec  nous,  cela  va  sans  dire.  Un  voyage  un  peu 
fatigant  jusqu'à  l'Oural  ne  vous  effraie  pas  et  les  troisièmes 
classes  ne  seront  pas  trop  dures  pour  vous,  ni  peut-être 
une  centaine  de  verstes  en  télègue.  J'ai  déjà  un  passeport 
pour  Nicolas  Vladimirovitch.  Il  va  changer  son  nom 
trop  connu  contre  celui  plus  obscur  de  Petrof. 

—  Je  serai  Mme  Petrova,  dit  Lydia  enchantée. 

—  Nous  mettrons  donc  que  le  camarade  Petrof  voyage 
avec  sa  femme. 

Ils  se  quittèrent  en  prenant  rendez-vous  à  une  autre 
adresse  pour  le  surlendemain. 

Mais  le  lendemain,  comme  Savinski  déjeunait  seul,  un 
soldat  vint  le  retrouver  avec  un  billet  de  Spasski,  —  très 
laconique  :  «  On  sait  ici  que  je  suis  arrivé.  Je  ne  puis 
rester  et  pars  tout  à  l'heure.  Voici  votre  passeport.  Je 
vous  attends  à  Perm.  —  S.  » 

Le  passeport  était  au  nom  d'Ivan  Iliitch  Petrof,  courtier 
en  lin,  de  Vladimir.  Mme  Petrova  accompagnait  son  mari- 
Ce  même  jour,  Savinski  alla  remettre  le  passeport  à  la 
domestique  de  son  appartement  sur  la  Fontanka,  qui  le 
donna  au  chef-gardien  et  Savinski  se  trouva  avoir  ainsi 
une  double  personnalité  légale  à  Pétrograd. 

—  Il  ne  me  reste  qu  a  laisser  pousser  ma  barbe,  dit-il 
à  Lydia. 

—  Crois-tu  que  ce  soit  nécessaire  ?  fit  celle-ci  avec 
inquiétude. 

—  Hélas  !  il  y  a  trop  de  gens  qui  me  connaissent, 
répondit-il,  mais,  pour  l'instant,  Nicolas  Vladimirovitch 
Savinski  peut  encore  habiter  cette  ville. 


III 

NUAGES  A  L'HORIZON 


L'automne  vint,  et  les  pluies.  Bientôt  les  premières 
neiges  apparurent. 

—  Nous  aurons  froid,  mon  enfant,  dit  Savinski  à  Lydia. 

—  Dans  tes  bras,  je  n  aurai  jamais  froid,  répondit-elle 
en  riant. 

Dans  l'appartement  de  l'Aptiékarski  Péréoulok,  Savinski 
fut  obligé  de  fermer  la  salle  à  manger  pour  économiser 
sa  provision  de  bois  qu'il  renouvelait  avec  peine.  On  ne 
chauffa  plus  que  le  cabinet  de  travail  et  la  chambre  à 
coucher.  A  la  Fontanka,  il  restait  du  bois  pour  deux 
ou  trois  mois  seulement.  On  avait  de  grandes  difficultés 
à  se  nourrir,  quelque  argent  que  l'on  dépensât.  Dans 
l'hôtel  du  prince  Serge,  seules  les  pièces  sur  le  quai 
étaient  habitables.  Chez  les  Choupof-Karamine,  la  situa- 
tion était  moins  tendue,  car  Nathalie  avait  reçu  —  on  ne 
savait  d'où  —  une  vingtaine  de  sagènes  du  plus  beau 
bouleau.  Des  camions  militaires  les  avaient  apportées  un 
jour.  Son  cercle  s'était  restreint  encore.  Elle  n'avait  plus 
qu'une  dizaine  d'amis  russes  et  quelques  ministres  des 
légations  neutres  auxquels  elle  prodiguait  ses  amabilités. 

20 


306  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Séméonof  avait  refait  son  apparition  à  Pétrograd.  Sous 
Trotski,  ministre  de  la  Guerre,  il  était  rentré  en  faveur 
et  avait  reçu  le  commandement  militaire  de  la  ville. 
Savinski  avait  appris  son  retour  sans  plaisir.  Pourtant, 
il  le  voyait  quelquefois.  Il  semblait  qu'avec  le  succès 
Séméonof  fût  devenu  un  peu  plus  humain.  Le  triomphe 
du  bolchévisme,  sur  lequel  il  avait  spéculé,  le  comblait 
d'aise.  Il  était  tout  à  la  tâche  d  organiser  l'armée  rouge, 
qui  était  la  grande  pensée  du  règne  de  Trostki. 

—  Nous  allons  rétablir  l'empire  dans  ses  frontières 
naturelles,  dit-il  un  jour  à  Savinski,  et  peut-être  même 
lui  donner  une  étendue  qu'il  n'a  jamais  eue.  La  tâche 
nous  est  facile  maintenant.  La  guerre  a  épuisé  l'Europe. 
Le  mécontentement  est  partout.  Les  sacrifices  ont  été 
trop  grands.  Et  puis,  tous  les  peuples  aujourd'hui  se 
haïssent.  Il  n'y  a  plus  d'Europe,  mais  une  confusion  pro- 
digieuse de  passions  et  d'intérêts  antagonistes.  Nous 
seuls  avons  une  doctrine  et  une  foi  en  face  d'adversaires 
divisés.  Nous  ferons  de  grandes  choses,  je  vous  l'avais 
prédit...  Jusqu'à  quand  continuerez-vous  à  nous  bouder  ? 
Voyez  quelles  positions  nous  pouvons  offrir  à  ceux  qui 
se  rallient  sincèrement  à  nous  !  Vous  avez  lu  le  mot  de 
Lénine  disant  qu'il  donnerait  un  demi-milliard  au  finan- 
cier qui  pourrait  mettre  sur  pied  les  finances  de  l'Etat. 

Savinski  haussa  les  épaules  avec  lassitude.  Il  ne  se 
sentait  pas  la  force  de  discuter.  Il  se  borna  à  dire  : 

—  Vous  avez  peut-être  raison,  Léon  Borissovitch. 
Hélas  !  je  ne  me  sens  pas  de  taille  à  entreprendre  cette 
tâche -là. 

—  Réfléchissez  encore,  Nicolas  Vladimirovitch,  mais 


NUAGES  A  LHORIZON  307 

les  temps  sont  tels  qu'il  faut  être  avec  nous  ou  contre 
nous.  Dans  la  période  où  nous  sommes,  les  dilettantes 
seront  écrasés.  Souvenez-vous  de  ce  que  je  vous  dis.  Je 
ne  vous  prends  pas  en  traître. 

C'était  le  Séméonof  de  naguère  qui  parlait  encore  et 
Savinski  le  quitta  l'âme  glacée. 

Se  rallier  au  bolchevisme  était  hors  de  question.  Se 
faire  le  complice  des  atrocités  qui  ensanglantaient  la 
Russie  et  abattaient  autour  de  lui  tous  ses  anciens  amis, 
il  ne  fallait  pas  y  songer.  Et,  du  reste,  quelle  action  y 
exercerait-il  ?  Comment  arrêter  la  catastrophe  économique, 
la  chute  à  l'abîme  où  roulait  la  Russie  ? 

Mais  alors,  combien  de  temps  pourrait-il  continuer  à 
y  vivre  ?  Chaque  jour  ajoutait  aux  difficultés  et  aux  dan- 
gers. Où  aller  ?  Perm  et  Koltchak  ?  L'Ukraine  ?  Com- 
ment emmener  Lydia,  dont  il  ne  pouvait  se  passer  ?  Le 
vieux  prince  impotent.  La  princesse,  de  volonté  malade, 
incapable  de  quitter  son  petit  salon.  Gagner  la  Finlande 
avec  eux  tous,  s'il  les  pouvait  décider  ?  Mais  y  retrouve- 
rait-il les  facilités  qu'il  avait  à  Pétrograd  de  voir  Lydia 
librement  cinq  ou  six  heures  par  jour  ?  Sa  femme  et  ses 
enfants  étaient  en  Angleterre.  Sonia  ne  voudrait-elle  pas 
revenir  alors  auprès  de  lui  ?  Comment  pourrait-il  ne  pas 
la  recevoir  ?  Et  la  même  réponse  se  faisait  entendre  sans 
cesse  :  il  ne  renoncerait  pas  à  Lydia. 

L'angoisse  parfois  lui  serrait  le  cœur.  Il  ne  retrouvait 
la  paix  qu'auprès  de  sa  maîtresse.  Il  ne  se  lassait  pas 
d'elle  ;  elle  ne  se  fatiguait  pas  de  lui.  Chaque  jour,  au 
contraire,  rendait  plus  étroits  et  plus  forts  les  liens  qui 
les  liaient.  Avait-il  vécu  avant  de  la  connaître  ?  Pourrait-il 


308  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


continuer  d'être  sans  elle  ?  Il  causait  librement  avec  Lydia  ; 
il  ne  lui  cachait  aucune  de  ses  préoccupations  ;  il  n'y 
avait  entre  eux  pas  l'ombre  d'un  secret.  Devant  elle,  il 
«  pensait  à  haute  voix  »,  comme  il  disait,  et  rien  n'était 
plus  précieux,  dans  l'étouffement  que  la  terreur  faisait 
planer  sur  la  ville,  que  cette  entière  ouverture  d'âme  à 
deux. 

La  première  fois  qu'il  parla  à  cœur  ouvert  de  la  situation 
telle  qu'il  la  voyait,  il  n'aborda  qu'avec  crainte  l'hypothèse 
d'un  retour  possible  de  sa  femme  en  Finlande. 

Lydia  l'arrêta  aussitôt  qu'elle  comprit  où  il  voulait 
en  venir.  Elle  se  jeta  dans  ses  bras  en  pleurant. 

—  Est-ce  que  je  ne  te  suffis  donc  pas  ?  dit-elle  au 
milieu  de  ses  sanglots.  Es-tu  las  de  moi  ?...  Ne  m'aimes-tu 
déjà  plus  ?... 

Elle  étouffait  de  douleur  ;  elle  ne  pouvait  parler.  En 
vain,  Savinski  essayait-il  de  la  raisonner,  de  lui  montrer 
l'absurdité  de  ses  craintes.  Elle  n'écoutait  rien.  Lorsque 
cette  crise  eut  épuisé  sa  violence,  elle  sembla  tout  à  coup 
transformée.  Elle  avait  repris  son  sang-froid.  Elle  discu- 
tait avec  un  calme  apparent. 

—  Je  comprends  bien,  dit-elle  à  Savinski  stupéfait, 
que  tu  cours  de  grands  risques  ici  et  que  tu  ne  les  sup- 
portes qu'à  cause  de  moi.  Tu  peux  être  jeté  en  prison  ; 
il  peut  t'arriver  pire  encore.  Si  tu  as  peur,  comment  t'en 
vouloir  ?...  A  ta  place,  je  sentirais  comme  toi...  Alors, 
pourquoi  discuter  ?  Il  n'y  a  rien  à  dire...  Prépare  ton  départ. 
Je  t'aiderai  en  toutes  choses.  Mais  moi,  je  ne  quitterai 
pas  la  Russie...  J'aime  mieux  mourir  ici  que  vivre  ail- 
leurs... 


NUAGES  A  L'HORIZON  309 

Mais  elle  ne  put  soutenir  plus  longtemps  cet  effort. 
Elle  tomba  sur  le  divan,  la  tête  enfouie  dans  les  coussins, 
toute  frissonnante  de  mouvements  nerveux.  Et  comme 
Savinski  se  penchait  vers  elle,  elle  prit  la  tête  de  son  amant 
entre  ses  deux  mains. 

—  Pardonne-moi,  balbutia-t-elle,  pardonne -moi...  Je 
suis  une  méchante  fille...  Mais  j'ai  trop  de  chagrin...  Ne 
me  quitte  pas,  toi  qui  es  à  moi...  Je  te  suivrai  où  tu  vou- 
dras... Tu  es  le  maître  ;  je  serai  ta  servante... 

Elle  le  couvrait  de  baisers  passionnés.  La  serrant  contre 
lui,  sa  joue  mouillée  des  larmes  de  sa  maîtresse,  Savinski 
ne  pouvait  que  répéter  : 

—  Lydotchka,  je  te  l'ai  dit  il  y  a  longtemps  déjà,  je 
ne  te  quitterai  jamais. 

Le  lendemain  de  cette  scène  qui  avait  brisé  les  nerfs 
des  deux  amants,  lorsque  Lydia  arriva,  vers  les  trois 
heures,  chez  Savinski,  elle  trouva  Annouchka  dans  la 
consternation.  A  dix  heures,  ce  même  matin,  un  commis- 
saire et  un  soldat  étaient  venus  chercher  son  maître  en 
automobile  pour  l'emmener  à  la  Gorokhovaia.  On  ne 
lui  avait  pas  laissé  le  temps  d'écrire,  mais  il  faisait  dire 
à  Lydia  Serguêvna  qu'il  ne  s'agissait  vraisemblablement 
que  d'un  interrogatoire  et  qu'il  serait  relâché  dans  l'après- 
midi.  Sinon,  elle  recevrait  le  lendemain  un  billet  qu'il 
lui  ferait  passer  par  un  des  prisonniers  qu'on  libérait 
quotidiennement.  Lydia  pâlit  et  s'appuya  sur  la  vieille 
Annouchka,  qui  la  soutint.  Savinski  en  prison  !...  Sans 
elle  !...  A  cause  d'elle,  sans  doute...  Un  remords  affreux 
lui  déchirait  l'âme  au  souvenir  des  paroles  dites  la  veille. 


310  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Comment  attendre  ?  Comment  perdre  un  instant  ?  Il 
fallait  courir  chez  Séméonof...  La  nécessité  d'agir  lui 
rendit  des  forces.  Elle  se  dirigea  à  pas  rapides  vers  l'état- 
major,  sur  la  place  du  Palais,  et  demanda  à  voir  le 
général. 

Le  hasard  voulut  qu'il  fût  à  son  bureau.  Lorsque  le 
nom  de  Lydia  Serguêvna  lui  fut  passé,  il  la  fit  entrer  aus- 
sitôt. Il  y  avait  plus  d'un  an  qu'ils  ne  s'étaient  vus,  et 
l'insensible  Séméonof  resta  stupéfait  du  changement 
qu'un  temps  si  bref  avait  apporté  dans  l'expression  de  la 
jeune  fille.  Il  l'avait  quittée,  elle  était  presque  une  enfant. 
Il  avait  devant  lui  une  femme  dont  les  traits  bouleversés 
ne  pouvaient  altérer  la  beauté.  Et  ce  visage  tout  vibrant 
d'émotion  faisait  comprendre  même  à  Séméonof  la  pro- 
fondeur d'une  vie  passionnelle  qu'il  n'avait  jusqu'alors 
pas  soupçonnée.  Pour  la  première  fois,  il  sentit  un  cœur 
d'homme  battre  dans  sa  poitrine,  et,  comme  Lydia  lui 
disait  :  «  Nicolas  Vladimirovitch  est  en  prison  »,  il  la 
rassura  et,  en  même  temps,  un  curieux  sentiment,  jamais 
éprouvé,  et  qui  ressemblait  singulièrement  à  de  la  jalousie, 
monta  en  lui. 

—  Ne  vous  inquiétez  pas,  dit-il,  je  vais  m'occuper  de 
lui  tout  de  suite. 

Il  saisit  le  téléphone.  Mais  Lydia  lui  prit  la  main. 

—  Il  est  à  côté  d'ici,  fit-elle  d'une  voix  altérée,  à  deux 
pas,  à  la  Gorokhovaia.  Allons -y  ensemble. 

Séméonof  la  regarda,  étonné.  Comme  elle  l'aimait  ! 
Mais  il  ne  résista  pas  et  suivit  la  jeune  fille.  Arrivé  au 
bas  de  l'escalier,  avant  de  sortir  sur  la  place  du  Palais, 
il  lui  dit  : 


NUAGES  A  L'HORIZON  311 

—  Restez  ici,  Lydia  Serguêvna.  Je  ne  puis  vous 
emmener  à  la  Gorokhovaia.  Je  reviens  dans  un  instant. 

Mais  Lydia  refusa... 

—  Je  vous  attendrai  dans  la  rue,  dit-elle,  chaque  ins- 
tant compte... 

Sur  la  place  et  dans  les  quelques  minutes  du  trajet, 
Séméonof  dit  à  Lydia  : 

—  Puisque  je  vous  vois  enfin  et  puisque  vous  avez  de 
l'influence  sur  Nicolas  Vladimirovitch,  laissez-moi  vous 
faire  comprendre  que  vous  pouvez  lui  rendre  un  grand 
service.  Il  est  menacé,  c'est  vrai...  Je  pourrai  peut-être 
encore  le  tirer  d'affaire,  mais,  Lydia  Serguêvna,  il  faut 
qu'il  se  rallie  à  nous,  qu'il  travaille  avec  nous.  Nous 
avons  besoin  de  lui.  Persuadez-le...  Sinon,  je  ne  serai 
pas  toujours  assez  puissant  pour  le  sauver... 

—  Oui,  oui,  disait  Lydia,  qui  paraissait  ne  pas  entendre. 
Je  vous  le  promets...  Mais  hâtons -nous...  Je  vous  reverrai 
plus  tard.  Vous  m'expliquerez  alors  ce  que  je  dois  faire. 

Ils  étaient  à  la  porte  de  la  préfecture.  Séméonof  entra 
seul.  Dix  minutes  plus  tard,  il  retrouva  Lydia,  immobile 
et  pâle,  sur  le  trottoir. 

—  La  chose  est  arrangée,  dit-il.  Notre  ami  sera  libéré, 
mais  il  y  a  des  formalités  à  remplir.  J'ai  dit  qu'on  l'amène 
à  l'état-major.  Si  vous  voulez  l'attendre,  venez  chez  moi 
vous  chauffer.  Je  ne  veux  pas  vous  laisser  sur  ce  trottoir 
glacé. 

Lydia  le  suivit  sans  protester.  Elle  avait  froid  ;  elle 
était  fatiguée.  Depuis  qu'elle  appartenait  à  Savinski, 
elle  n'avait  pas  connu  une  heure  où  elle  se  sentît  aussi 
misérable. 


312 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


Séméonof  reprit  le  thème  qu'il  avait  abordé  en  se  ren- 
dant à  la  prison.  Savinski  risquait  gros  maintenant  ; 
aujourd'hui  déjà,  sa  libération  n'avait  pas  été  accordée 
sans  difficulté.  Et,  comme  il  savait  Lydia  ardente  patriote, 
il  développa  avec  ingéniosité  le  thème  de  la  réunion 
des  terres  russes  sous  le  drapeau  rouge  et  l'anéantisse- 
ment de  l'œuvre  impie  de  dislocation  menée  par  la  pre- 
mière révolution.  Sur  ce  terrain,  il  était  à  son  mieux. 

Il  y  fut  brillant.  Il  évoqua  les  grands  souvenirs  de  la 
Révolution  française,  et  si  Lydia  ne  voulut  pas  comprendre 
ce  que  pouvait  avoir  d'ingénieux  l'allusion  au  jeune 
Bonaparte  inconnu,  cherchant  sa  voie  dans  la  suite  de 
Robespierre,  c'est  qu'elle  n'y  mit  pas  de  bonne  volonté. 
Mais,  en  vérité,  Lydia  écoutait  à  peine.  Savinski  tardait, 
à  quoi  pouvait-elle  penser  d'autre  ?  Tant  qu'il  ne  serait 
pas  là,  elle  n'aurait  pas  la  paix  du  cœur.  Et,  du  reste,  ce 
cœur  était  profondément  troublé.  C'était  à  nouveau  la 
question  du  départ  qui  se  posait,  la  Finlande,  le  retour 
de  Sonia...  Lydia  était  comme  morte.  Pourtant,  il  lui 
fallut  répondre  à  une  question  directe  de  Séméonof  qui 
lui  expliquait  la  nécessité  pour  elle  aussi  d'accepter  une 
place  dans  les  bureaux  du  gouvernement.  Personne  ne 
vivrait  sans  travailler  pour  les  Soviets.  Il  pourrait  la 
prendre  à  l 'état-major  comme  secrétaire  et  lui  donnerait 
une  besogne  intéressante  à  faire. 

Elle  sourit  faiblement. 

—  Je  vous  remercie,  Léon  Borissovitch,  vous  êtes 
très  aimable... 

Et  soudain,  elle  bondit  sur  la  porte.  Savinski  entrait. 

—  Te  voilà,  dit-elle,  je  te  revois  ! 


NUAGES  A  L  HORIZON  313 

Elle  avait  oublié  jusqu'à  la  présence  de  Séméonof  qui 
la  regardait  sans  parler.  Quelques  minutes  plus  tard,  elle 
emmenait  son  amant,  lui  laissant  à  peine  le  temps  de 
remercier   Léon   Borissovitch. 

Quelques  semaines  passèrent.  Une  fois  de  plus,  les 
fêtes  de  Noël  et  du  Jour  de  Tan  furent  célébrées  dans  la 
tristesse  et  la  misère  générales.  Les  espérances  de  salut 
reculaient  chaque  jour.  Il  faudrait  attendre  maintenant 
Tété  pour  voir  l'amiral  Koltchak  et  le  général  Denikine 
reprendre  l'offensive  en  Sibérie  et  dans  le  Sud.  Réussi- 
raient-ils ?  Rien  n'était  moins  certain,  et  cependant  il 
fallait  traverser  les  mois  glacés  de  l'hiver  avec  une  nour- 
riture et  un  chauffage  insuffisants.  Lydia  était  souvent 
soucieuse  et  s'en  voulait  de  sa  tristesse.  Elle  aurait 
voulu  ne  donner  avec  sa  jeunesse  que  de  la  gaieté  et  de 
la  joie  à  son  amant.  Elle  se  disait  qu'elle  devait  aujourd'hui 
lui  tenir  lieu  de  tout.  N'était-il  pas  à  Pétrograd  pour  elle 
seule,  séparé  des  siens  ?...  Et  pourtant,  comment  se 
résigner  à  partir  ?  Et  si  elle  en  avait  la  force,  comment 
déciderait-elle  sa  mère  murée  chez  elle,  son  père  incapable 
de  subir  les  fatigues  d'un  voyage  difficile  ?  Et  puis, 
auraient-ils  un  visa  ?  Ces  obstacles  lui  paraissaient  insur- 
montables, et,  le  plus  grand,  c'était  en  elle  qu'elle  le  trou- 
vait. 

C'est  alors  qu'un  événement  imprévu  vint,  une  fois 
de  plus,  modifier  la  situation  et  lui  donner  un  aspect 
nouveau. 

Elle  arriva  une  après-midi  de  janvier  chez  Savinski, 
à  peine  avait-il  fini  de  déjeuner  solitaire  sur  une  petite 


314  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

table  collée  au  poêle  de  son  cabinet  de  travail.  Le  visage 
de  la  jeune  fille  était  animé  et,  dès  les  premiers  mots, 
elle  apprit  à  Savinski  ce  qui  s'était  passé. 

—  Imagine-toi,  lui  dit-elle,  que  nous  avons  eu,  nous 
aussi,  une  perquisition  cette  nuit.  Mais,  grâce  à  Dieu, 
personne  de  nous  n'a  été  arrêté.  On  venait  voir  si  nous 
avions  des  armes  cachées  et  des  documents  compromet- 
tants... Et  puis,  cela  s'est  fait  à  une  heure  convenable, 
au  moins.  Il  n'était  pas  minuit  et  personne  n'était  couché... 
Le  plus  drôle,  chéri,  était  que  le  commissaire  militaire 
était  ce  même  Ivanof  qui  est  venu  ici,  tu  te  souviens... 
Il  m'a  reconnue,  cela  va  sans  dire,  mais  il  n'a  pas  eu  un 
mot  devant  ma  mère...  Seulement,  quand  nous  étions 
seuls  un  instant,  il  m'a  souri  et  m'a  dit  que  j'étais  toujours 
aussi  belle,  imagine-toi...  Mon  pauvre  papa  a  été  très  bien. 
Aucune  frayeur,  pas  même  un  étonnement.  Il  semblait 
qu'il  escomptât  leur  arrivée  et  qu'il  ne  fût  surpris 
que  de  leur  venue  si  tardive.  Ivanof  s'est  excusé  auprès 
de  lui  et  ils  sont  à  peine  restés  dix  minutes  dans  son  appar- 
tement... Quant  à  maman,  ça  été  bien  autre  chose.  Il  a 
fallu  attendre  à  sa  porte  longtemps...  Elle  était  enfermée 
avec  sa  femme  de  chambre  et,  quand  elle  a  ouvert  —  le 
croirais -tu  ?  —  elle  s'était  mise  en  grande  toilette  de  bal 
avec  tous  les  bijoux  qui  lui  restent.  Elle  tremblait  comme 
la  feuille,  ma  pauvre  maman,  mais  elle  était  pleine  de 
dignité  et  dit  aux  commissaires  :  «  Messieurs,  je  suis 
prête  à  vous  suivre,  excusez-moi  de  vous  avoir  fait  atten- 
dre. »  Elle  ne  voulait  pas  écouter  un  mot  de  ce  qu'ils  lui 
disaient.  En  vain  Ivanof  essayait  de  la  rassurer...  Elle 
répétait  à  chaque  instant  :  «  Je  vous  montrerai,  messieurs, 


NUAGES  A  LHORIZON  315 

comment  une  vraie  Russe  sait  mourir.  »  Et,  d'abord, 
j'avais  envie  de  rire,  tu  comprends,  et  puis  j'ai  eu  telle- 
ment pitié  d'elle  que  les  larmes  me  sont  montées  aux 
yeux...  Par  moment,  elle  me  prenait  dans  ses  bras  et 
disait  :  «  Je  pense  que  la  mère  vous  suffira,  messieurs, 
permettez  que  j'embrasse  ma  fille.  »  C'était  une  scène 
déchirante.  Ils  sont  sortis,  enfin,  la  laissant  à  moitié 
évanouie  avec  Katia...  Et  moi  j'ai  été  obligée  de  les  accom- 
pagner dans  le  reste  de  l'hôtel  où  on  grelottait  de  froid... 
Ils  sont  partis  à  une  heure  et  demie,  n'ayant  rien  trouvé, 
ni  papiers,  ni  armes,  sauf  un  vieux  sabre  de  papa  qu'ils 
ont  laissé...  Les  soldats,  cette  fois-ci,  ont  volé  quelques 
objets... 

Lydia  s'arrêta  brusquement,  comme  si  elle  avait 
quelque  chose  à  dire  encore  devant  lequel  elle  s'arrêtait. 
Savinski,  qui  ne  la  quittait  pas  des  yeux,  la  vit  devenir 
songeuse  ;  son  front  s'était  plissé  ;  ses  regards  fuyaient 
ceux  de  son  amant.  Elle  se  rapprocha  de  lui,  mit  sa  tête 
sur  l'épaule  de  Savinski  et  resta  longtemps  silencieuse. 

—  Comment  vont  tes  parents,  aujourd'hui  ?  demanda- 
t-il  enfin. 

Lydia  eut  un  mouvement  brusque. 

—  Je  te  dirai  tout,  dit-elle...  Papa  est  bien  ;  c'est  même 
surprenant.  Il  y  a  longtemps  qu'il  n'a  pas  été  en  aussi 
bonne  santé.  Ce  matin,  il  a  fait  quelques  pas  tout  seul 
dans  sa  chambre  avec  ses  deux  cannes,  et  il  chantonnait 
une  vieille  chanson  qu'il  aime  et  que  je  n'avais  pas  enten- 
due depuis  la  révolution...  Mais  ma  pauvre  maman  est 
tout  à  fait  bouleversée...  C'est  un  drame  véritable...  Pense 
un  peu  qu'elle  ne  s'est  pas  couchée.  Non,  elle  n'a  plus 


QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

qu'une  idée  :  quitter  la  Russie.  Pendant  la  nuit  même, 
elle  a  commencé  à  faire  ses  malles  ;  elle  y  a  travaillé  avec 
Katia  toute  la  matinée.  Elle  répète  sans  cesse  :  «  Je  ne 
resterai  pas  un  jour  de  plus  dans  un  pays  où  les  femmes 
sont  traitées  ainsi...  »  Je  ne  sais  pas,  mais  je  crois  qu'elle 
a  un  peu  perdu  la  tête...  Ce  matin,  elle  a  voulu  absolument 
envoyer  le  général  Vassilief  prendre  des  places  à  la  gare 
de  Finlande  pour  Stockholm.  Elle  croyait  qu'on  avait 
encore  des  billets  pour  l'étranger  comme  jadis...  Il  a  fallu 
que  le  pauvre  général  y  allât  et,  lorsqu'il  est  revenu  les 
mains  vides,  elle  lui  a  fait  une  scène,  lui  a  dit  que  c'était 
de  sa  faute,  qu'il  n'était  bon  à  rien  et,  finalement,  a  déclaré 
qu'elle  voulait  te  voir,  que  seul  tu  saurais  lui  arranger 
toutes  choses.  C'est  elle  qui  m'a  envoyé  chez  toi.  Elle 
t'attend... 

De  nouveau,  il  y  eut  un  long  silence.  Lydia  restait 
serrée  contre  Savinski,  comme  si  elle  n'osait  le  regarder. 
Il  entendait  les  battements  pressés  de  son  cœur.  Il  n'était 
pas  besoin  de  la  questionner  ;  il  savait  quelle  passion  elle 
souffrait  à  cette  heure.  Il  la  caressait  doucement  et  à  basse 
voix  il  lui  dit  : 

—  Où  que  nous  soyons,  nous  vivrons  ensemble,  ma 
petite  âme...  Console -toi,  je  t'en  prie. 

—  Je  sens  que  je  vais  te  perdre,  disait  Lydia  en  san- 
glotant. 

Et  elle  s'accrochait  désespérément  à  son  amant. 


IV 
LE  DÉPART 


Il  fallut  préparer  le  départ  et  obtenir  des  visas  du 
gouvernement.  Lydia  avait  déclaré  qu'elle  ne  quitterait 
la  Russie  qu'au  jour  où  Savinski  aurait  son  passeport 
en  règle  pour  l'étranger.  Il  était  impossible  de  le  demander 
sous  son  nom.  Heureusement  avait-il  le  passeport  d'Ivan 
Iliitch  Petrof,  courtier  en  lin,  que  lui  avait  remis  Spasski. 
Devait-il  essayer  de  gagner  sous  ce  nom  l'Esthonie  voi- 
sine ?  Il  y  avait  à  Reval,  en  ce  moment,  des  acheteurs 
de  lin  pour  l'Europe  et  peut-être  le  prétexte  serait-il 
suffisant.  Vaudrait-il  mieux,  au  contraire,  s'enfuir  clan- 
destinement par  la  Finlande  ?  Des  agences  de  contre- 
bandiers se  chargeaient  de  vous  faire  passer  la  frontière 
moyennant  une  vingtaine  de  mille  roubles.  Lydia  était 
très  opposée  à  ce  projet  qui  lui  paraissait  dangereux, 
alors  qu'à  Savinski  il  semblait  facile.  Elle  ne  voulait 
l'adopter  que  comme  dernière  ressource  si  le  visa  pour 
Reval  était  refusé.  Savinski  s'en  occupa  sans  perdre  de 
temps. 

Cependant  Lydia  ne  désespérait  pas  d'obtenir  par 
Séméonof,  pour  elle  et  les  siens,  un  laissez-passer  qui 


318  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

leur  permettrait  de  gagner  en  quelques  heures  la  Finlande. 
Le  vieux  prince,  bien  que  l'amélioration  de  sa  santé 
persistât,  ne  pourrait  supporter  un  trajet  plus  long.  La 
princesse  vivait  dans  une  grande  agitation.  Ses  malles 
étaient  prêtes  et  fermées  dès  le  lendemain  du  jour  où  la 
perquisition  avait  eu  lieu.  Elle  ne  quittait  pas  son  costume 
de  voyage.  Ses  relations  avec  son  vieil  ami  Vassilief 
avaient  subi  un  étrange  changement.  Elle  le  traitait  main- 
tenant comme  un  homme  sans  valeur,  comme  un  être 
inutile  qu'on  tolère  auprès  de  soi,  mais  dont  on  n'attend 
rien.  Elle  ne  lui  pardonnait  pas  de  n'avoir  su  lui  procurer  à 
la  gare  de  Finlande  les  billets  qu'elle  l'avait  envoyé  cher- 
cher. Elle  affectait  de  se  désintéresser  de  lui  et  lorsque 
le  pauvre  général,  qui  se  sentait  oublié  dans  la  fièvre 
qui  tenait  tous  les  hôtes  de  la  maison,  se  risquait  à  deman- 
der :  «  Et  que  ferai-je,  moi  ?  »,  elle  se  bornait  à  répondre  : 
«  Vous  n'êtes  pas  un  enfant,  que  je  sache.  Si  vous  voulez 
nous  suivre,  arrangez-vous.  »  Quant  au  prince  Serge,  il 
s'entraînait  chaque  jour  à  faire  quelques  pas  dans  son 
cabinet  tout  en  sifflotant  une  marche  guerrière.  Il  se 
préoccupait  du  sort  de  Savinski.  Lydia,  sans  lui  donner 
de  détails,  le  rassura.  Savinski  serait  à  Helsingfors  deux 
ou  trois  jours  après  eux. 

Les  bureaux  refusant  les  visas  pour  l'étranger,  il  fallut 
aller  voir  Séméonof.  Lydia  s'y  rendit  seule. 

Séméonof  l 'écouta  avec  une  bienveillante  politesse  et  ne 
fit  aucune  difficulté  pour  le  visa  du  prince  et  de  la  prin- 
cesse qu'il  tâcher  lit  d'obtenir  du  commissaire  des  Affaires 
étrangères.  La  détestable  santé  du  prince  justifiait  une 
cure  à  l'étranger.  Un  médecin  Tirait  voir  et  donnerait  son 


LE  DÉPART  319 

opinion.  Mais  la  chose  pouvait  être  regardée  comme 
acquise. 

Lydia  éprouvait  une  étrange  sensation  à  se  trouver  en 
face  de  Séméonof .  Elle  avait  peine  à  imaginer,  en  le  voyant, 
qu'il  était  un  des  chefs  de  ce  terrible  parti  bolchevique 
qui  répandait  la  terreur  en  Russie  et  pour  qui  la  vie  des 
gens  ne  comptait  guère.  Il  était  d  une  courtoisie  par- 
faite avec  elle,  plus  encore  qu'aux  jours  de  naguère  où 
elle  le  rencontrait  chez  Nathalie  Choupof-Karamine.  Il 
était  élégant,  soigné.  Se  pouvait-il  que  cette  main  blanche 
eût  signé  tant  de  condamnations  à  mort  ?...  Il  avait  sauvé 
Savinski...  Mais  n'était-ce  pas  lui  qui  l'avait  fait  empri- 
sonner ?...  Comme  il  était  énigmatique,  impénétrable  ! 

Cependant  il  se  montrait  fort  aimable  et  il  traitait  sa 
visiteuse  avec  beaucoup  d'égards.  Manifestement  il  vou- 
lait lui  plaire. 

—  Je  comprends,  dit-il,  que  votre  père  et  votre  mère 
veuillent  quitter  Pétrograd  et  je  ferai  ce  qui  dépend  de 
moi  pour  faciliter  leur  départ.  Mais  vous,  Lydia  Ser- 
guêvna,  pourquoi  partir  ?...  Si  vous  étiez  une  jeune  fille 
ordinaire,  je  trouverais  naturel  que  vous  ayez  peur  d'ha- 
biter une  ville  où  l'ordre  n'est  pas  encore  parfait,  tant 
s'en  faut,  où  l'on  est  mal  chauffé  et  où  l'on  mange  médio- 
crement. Mais  vous  êtes  bien  au-dessus  de  ces  craintes 
vulgaires...  Vous  êtes  courageuse,  je  le  sais.  On  ne  vous 
effraie  pas  facilement...  Est-ce  que  vous  ne  sentez  pas  le 
prodigieux  intérêt  qu'il  y  a  à  vivre  en  Russie  aujourd'hui  ? 
Jamais  notre  pays  n'a  été  le  champ  d'une  expérience 
humaine  plus  passionnante  que  celle  que  nous  y  tentons. 
Le  monde  entier  a  les  yeux  sur  nous.  Notre  fièvre  a  passé 


320  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

les  frontières,  gagné  l'Europe  et  franchi  les  mers.  De 
cette  maladie,  une  humanité  nouvelle  va  naître.  C'est  ici 
qu'elle  verra  le  jour...  C'est  la  Russie  qui  en  fera  cadeau 
au  monde.  Jamais  la  Russie  n'a  vécu  une  heure  plus  noble 
et  plus  émouvante...  Pensez  à  nos  grands  hommes,  à  nos 
panslavistes,  à  Dostoïevski  que  vous  aimez  tant.  Ils 
ont  tous  senti  qu'il  était  réservé  à  la  Russie  de  dire  la 
parole  nouvelle  que  l'univers  attend.  Eh  bien  !  cette 
parole,  c'est  nous  qui  l'apportons,  Lydia  Serguêvna,  et 
c'est  au  moment  où  la  Russie  est  en  enfantement  que  vous 
voulez  aller  vivre  une  existence  facile  d'oisifs,  à  l'étran- 
ger, et  cela  pour  éviter  l 'inconfort  de  Pétrograd  d'aujour- 
d'hui ?...  Lydia  Serguêvna,  permettez-moi  de  vous  le 
dire,  cela  n'est  pas  digne  de  vous. 

Il  tenait  à  Lydia  le  langage  même  qu'elle  attendait. 
Il  n'était  pas  de  jour  où  elle  ne  se  désolât  d'être  obligée 
de  quitter  la  Russie  et  les  arguments  nouveaux  que  lui 
apportait  Séméonof  trouvaient  audience  en  elle.  Aussi 
suivit-elle  ce  dernier  sur  le  terrain  où  il  l'appelait  et  une 
vive  conversation  s'engagea  entre  eux,  à  laquelle  l'officier 
prit  le  plus  vif  plaisir. 

Mais  Lydia  revint  à  son  point  de  départ. 

—  Mon  père  est  à  la  fin  de  ses  jours,  dit-elle.  Il  n'aime 
que  moi  au  monde  ;  je  ne  puis  le  quitter,  mais  croyez 
bien,  Léon  Borissovitch,  que  je  serai  désolée  de  vivre  à 
Helsingfors.  D'abord,  je  déteste  les  Finlandais... 

—  Bravo  !  cria  Séméonof  enchanté,  j'entends  une 
vraie  Russe...  Vous  verrez,  Lydia  Serguêvna,  ce  que  nous 
allons  faire  avec  notre  armée.  Mais  si  vous  partez... 

Il  s'arrêta,  hésita,  regarda  Lydia  bien  en  face  et  ajouta  : 


LE  DÉPART  321 

—  Est-ce  que  vous  aurez  vraiment  le  courage  de 
nous  laisser  ?... 

Et,  sans  lui  laisser  le  temps  de  répondre,  il  continua  : 

—  Eh  bien,  si  vous  vous  en  allez,  je  suis  certain  que 
vous  reviendrez,  à  moins  que  ce  soit  nous  qui  allions 
vous  chercher  en  Finlande. 

Et,  tout  à  coup,  il  dit  : 

—  A  propos,  que  pense  de  tout  cela  notre  ami  Nicolas 
Vladimirovitch  ?  Vous  savez  que  nous  ne  le  laissons  pas 
partir. 

Lydia,  surprise  par  cette  attaque  inattendue,  ne  put 
s'empêcher  de  rougir.  Ce  Séméonof  était  décidément  un 
homme  dangereux,  elle  l'avait  bien  jugé  dès  le  premier 
jour.  Comme  elle  aurait  voulu  crier  la  vérité  à  Séméonof, 
qui  s'imaginait  pouvoir  lui  plaire  !  Elle  se  mordit  les 
lèvres  et  se  borna  à  répondre  : 

—  Vous  le  lui  demanderez  vous-même,  Léon  Boris- 
sovitch. 

Une  dizaine  de  jours  plus  tard,  la  famille  Volynski 
avait  ses  passeports  en  règle,  Katia  elle-même  y  était 
portée. 

Savinski,  cependant,  travaillait  à  obtenir  un  visa  pour 
Ivan  Iliitch  Petrof.  L'argent  joua  un  rôle  efficace  dans 
les  bureaux  du  commissariat  et,  un  soir,  comme  Lydia 
venait  dîner  avec  lui,  il  lui  montra  le  papier  officiel  qui 
permettait  au  courtier  en  lin  de  se  rendre  à  Reval.  Une 
fois  là,  Savinski  n'aurait  aucune  difficulté  à  gagner  Hel- 
singfors.  Par  crainte  d'une  perquisition,  il  laissa  le  passe- 
port dans  son  appartement  de  la  Fontanka. 

Les  Volynski  partiraient  un  matin  pour  la  Finlande. 

21 


322  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Le  même  soir,  Savinski  prendrait  le  train  pour  Reval 
Depuis  une  quinzaine  de  jours,  il  laissait  pousser  sa  barbe 
et  il  avait  acheté  un  pince-nez  un  peu  teinté,  de  façon  a 
n'être  pas  reconnu,  s'il  rencontrait  quelqu'un  de  connais- 
sance à  la  gare  ou  dans  le  train. 

La  veille  du  départ,  au  matin,  Lydia  fut  surprise  d'être 
appelée  au  téléphone  par  Séméonof.  Le  commandant  en 
chef  de  l'armée  du  nord  souhaitait  un  bon  voyage  et  un 
prompt  retour  à  la  jeune  fille.  Des  ordres  étaient  donnés 
à  la  frontière  pour  que  les  formalités  leur  fussent  facilitées. 
Séméonof,  enfin,  pour  épargner  au  vieux  prince  la  fatigue 
d'un  trajet  en  traîneau,  se  permettrait  de  lui  envoyer  son 
automobile  pour  le  conduire  à  la  gare.  Il  termina  sur  cette 
phrase  : 

—  Je  fais  en  sorte  d'être  assuré  de  vous  revoir,  Lydia 
Serguêvna. 

Que  voulaient  dire  ces  mots  énigmatiques  ?  Ils  inquié- 
tèrent k  jeune  fille.  Séméonof  lui  apparaissait  comme  un 
être  doué  d'un  pouvoir  diabolique.  Jusqu'où  pouvaient 
s'étendre  ses  machinations  ténébreuses  ?...  Mais  dans 
l'affairement  de  la  matinée,  elle  n'eut  guère  le  loisir  d'y 
songer.  La  princesse  accepta  comme  chose  naturelle  et 
due  l'offre  de  l'automobile.  Séméonof  n'avait-il  pas 
appartenu  jadis  à  un  des  régiments  de  la  Garde  ?  C'était, 
en  somme,  un  homme  de  son  monde.  La  bonne  éducation 
était  en  dehors  et  au-dessus  des  questions  politiques. 

Lydia  passa  l'après-midi  chez  Savinski.  Elle  ne  lui 
communiqua  pas  les  dernières  paroles  de  Séméonof.  A 
quoi  bon  l'inquiéter  ?  Du  reste,  elle  ne  songeait  qu'à  ce 
départ  du  lendemain  matin  qui,  pour  trois  ou  quatre 


LE  DÉPART  323 

jours  au  moins,  allait  la  séparer  de  son  amant.  Elle  ne 
pouvait  se  faire  à  l'idée  de  le  laisser  seul  même  quelques 
heures  à  Pétrograd.  Elle  lui  fit  promettre  de  ne  pas  se 
montrer  de  la  journée  dans  les  rues  ;  il  devait  passer 
l'après-midi  à  la  Fontanka  et,  à  la  nuit,  gagner  la  gare 
Baltique.  Il  ne  devait  parler  à  personne  dans  le  wagon 
et,  dès  qu'il  serait  à  Reval,  il  lui  télégraphierait  à  l'hôtel 
Kemp  à  Helsingfors.  Ces  détails  précis,  qu'elle  répéta 
plusieurs  fois,  n'arrivaient  pas  à  dissiper  son  inquiétude. 
Elle  essayait  de  la  cacher  à  son  ami  ;  elle  n'y  parvenait  pas. 
Et  Savinski,  lui-même,  voyant  devant  lui  sa  belle  et  jeune 
maîtresse,  avait  le  cœur  serré  à  l'idée  qu'il  la  contemplait 
pour  la  dernière  fois.  Les  plus  sombres  pressentiments 
les  agitaient  ainsi.  L'atmosphère,  dans  le  petit  apparte- 
ment, était  devenue  si  chargée  qu'ils  le  quittèrent  presque 
soulagés  lorsque  l'heure  vint  pour  Lydia  de  rentrer  chez 
elle.  Savinski  l'accompagna  jusque  dans  sa  chambre. 
C'est  là  qu'ils  se  firent  leurs  adieux. 

Comme  il  retournait  à  Aptiékarski  Péréoulok,  il  lui 
sembla  que  deux  hommes  en  civil  le  suivaient.  Il  s'arrêta 
au  coin  de  la  Millionnaia  pour  allumer  une  cigarette. 
Les  deux  hommes  le  devancèrent  et  continuèrent  leur 
chemin  sans  paraître  prendre  garde  à  lui.  Mais,  alors 
qu'il  pénétrait  sous  sa  porte  cochère,  il  crut  les  apercevoir 
sur  le  trottoir  opposé,  un  peu  derrière  lui,  dans  sa  rue 
même. 

Le  lendemain,  il  ne  sortit  de  chez  lui  que  vers  deux 
heures.  Il  eut  la  précaution  de  passer  par  l'escalier  de 
service  et  de  traverser  la  maison  qui  donnait  sur  le  Champ- 
de-Mars.  Il  y  avait  plusieurs  passants  sur  la  route  qui  longe 


324  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

le  canal,  mais  il  ne  remarqua  rien  de  suspect  et  arriva 
sans  être  inquiété  à  la  Fontanka. 

Dans  l'appartement,  il  se  précipita  à  la  fenêtre  et,  de 
derrière  les  rideaux,  il  regarda  le  quai.  Appuyés  contre 
le  parapet,  devant  des  barques  chargées  de  bois,  il  vit 
quelques  bateliers  qui  attendaient  des  clients.  Le  ciel 
d'hiver  était  pur,  et  le  soleil  déjà  bas.  La  sérénité  du 
paysage  qu'il  avait  sous  les  yeux  le  calma  un  peu.  Depuis 
qu'il  avait  quitté  Lydia,  il  avait  une  peur  constante  d'être 
arrêté,  une  peur  irraisonnée  qui  ne  le  lâchait  pas,  qui  le 
faisait  trembler  malgré  lui.  A  chaque  instant,  il  regardait 
sa  montre.  «  Encore  quinze  heures,  encore  douze  heures, 
encore  dix  heures  avant  d'être  à  la  frontière.  »  Et,  à  chaque 
minute  qui  coulait,  le  temps  qui  lui  restait  à  vivre  en  Russie 
semblait  s'allonger  démesurément  ;  il  ne  pensait  à  rien  ; 
son  cerveau  vide  n'était  occupé  qu'à  compter  les  secondes. 
Vers  cinq  heures,  il  prit  du  thé  et  mangea  quelque  chose. 
A  six  heures,  par  une  nuit  sombre,  il  descendit  sur  la 
Fontanka.  L'air  froid  lui  fit  du  bien  ;  ses  nerfs  se  cal- 
mèrent. Il  marcha  d'un  bon  pas  jusqu'à  Nevski  et  là 
prit  un  traîneau  et  se  fit  mener  à  quelque  distance  de  la 
gare  Baltique.  Il  ne  portait  avec  lui  qu'une  légère  valise. 

Il  franchit  à  pied  les  quelques  centaines  de  pas  qui  le 
séparaient  de  la  gare.  Une  foule  de  gens  se  pressaient  le 
long  de  barrières  de  bois  dont  deux  soldats  gardaient 
l'entrée.  Il  fallait  montrer  un  laissez-passer  pour  pénétrer 
à  l'intérieur.  Savinski  tira  le  permis  dont  il  s'était  muni 
et  entra  sans  difficulté.  Dans  la  gare,  l'affluence  était 
moins  grande.  Le  train  pour  Reval  était  déjà  formé. 
Il  se  dirigea  vers  un  wagon  de  seconde  classe. 


LE  DÉPART  325 

Comme  il  mettait  le  pied  sur  les  marches,  une  voix 
derrière  lui  dit  : 

—  Nicolas  Vladimirovitch... 
Instinctivement,  il  se  retourna. 

Un  homme  de  taille  moyenne,  en  civil,  à  la  courte 
barbe  blonde,  le  regardait. 

—  Veuillez  m 'accompagner  jusqu'au  commissariat  de 
la  gare,  Nicolas  Vladimirovitch. 

Savinski,  sans  élever  une  protestation,  le  suivit. 

Après  les  heures  d'angoisse  qu'il  venait  de  vivre,  il 
éprouvait  une  étrange  impression  de  calme,  de  détente. 
Le  destin  avait  parlé. 

Une  heure  plus  tard,  il  était  enfermé  à  la  Gorokhovaia. 
Sa  fiche  d'écrou  portait  :  «  A  soutenu  de  Pétrograd  tous 
les  mouvements  d'insurrection  contre  la  République  des 
Soviets,  était  en  liaison  avec  Spasski,  arrêté  le  1er  mars  1919 
à  la  gare  Baltique  au  moment  où  il  essayait  de  franchir 
la  frontière,  porteur  d'un  faux  passeport.  » 


V 
PSKOF 


Une  journée  grise  d'octobre  dans  la  vieille  ville  de 
Pskof.  Un  ciel  brumeux  et  léger  que,  par  places,  le  soleil 
semblait  vouloir  percer,  s'étendait  au-dessus  des  remparts 
datant  du  moyen-âge  et  de  l'antique  église  aux  cinq  cou- 
poles d'or  qui  domine  le  Kremlin.  Une  grande  agitation 
avait  régné  les  jours  précédents  dans  les  rues  étroites 
de  Pskof.  Des  partis  de  soldats  débandés,  appartenant  au 
corps  de  l'armée  blanche  de  Youdenitch  opérant  dans  le 
sud,  la  traversaient  en  désordre,  tandis  que  l'armée  princi- 
pale, qui  avait  été  jusqu'aux  portes  de  Pétrograd,  battait 
en  retraite,  le  long  du  golfe  de  Finlande,  dans  la  direction 
de  Narva.  La  ville  endormie  de  Pskof  avait  été  remplie 
du  bruit  des  charrettes  qui  roulaient  sur  les  pavés  pointus. 
Trop  chargées  de  vivres  et  de  fuyards,  elles  gémissaient 
le  long  des  trottoirs  de  la  Sergievskaia.  Les  maigres  petits 
chevaux  qui  les  tiraient  étaient  couverts  de  boue,  car  les 
pluies  d'automne  avaient  changé  le  pays  en  marécages. 

Et  maintenant,  c'était  le  silence.  Seuls  quelques  rares 
soldats  attardés  passaient  encore  sans  armes  et  remontaient 
vers  le  nord. 


pskof  327 

Il  ne  restait,  ce  jour-là,  à  midi,  qu'un  petit  détachement 
de  la  Croix-Rouge  qui,  à  son  tour,  allait  quitter  la  ville. 
Il  était  logé  dans  une  maison  en  bois  de  style  Empire, 
à  l'extrémité  septentrionale  de  la  cité,  sur  la  rive  gauche 
qui  surplombe  les  flots  gonflés  et  jaunâtres  de  la  Vileika. 
Cette  maison  spacieuse  avait  été,  au  temps  de  la  grande 
guerre,  la  demeure  du  général  Rousski,  alors  qu'il  com- 
mandait l'armée  du  nord  contre  les  Allemands.  Pendant 
l'offensive  de  Youdenitch  sur  Pétrograd,  en  octobre  1919, 
la  Croix-Rouge  s'y  était  installée.  Les  blessés,  peu  nom- 
breux, avaient  été  évacués  depuis  deux  jours.  Il  n'y  avait 
plus  qu'un  soldat,  originaire  du  gouvernement  de  Tambof, 
qui  était  en  train  de  mourir  du  typhus.  Le  major  l'avait 
vu  le  matin  même  et  avait  jugé  qu'il  ne  supporterait  pas 
le  voyage.  «  Il  en  a  pour  vingt-quatre  heures  à  peine, 
avait-il  dit.  La  servante  de  la  maison  en  prendra  soin.  » 
Et,  montant  à  cheval,  il  était  parti  en  souhaitant  bon  voyage 
à  la  princesse  Lise  Babarine,  supérieure  des  sœurs  de 
charité,  qui  devait  le  suivre  quelques  heures  plus  tard  avec 
la  seule  infirmière  restant  auprès  d'elle  et  un  jeune  étu- 
diant en  médecine  qui  avait  demandé  à  accompagner  les 
deux  femmes.  Cet  étudiant,  à  peine  âgé  de  vingt  ans  et 
répondant  au  nom  d'Anton  Antonovitch  Loukomski, 
était  un  charmant  garçon  plein  de  bonne  humeur  et  de 
grâce,  prêt  à  rendre  service  à  chacun  et  aimé  de  tous. 
Il  récitait  des  vers  de  Lermontof  aux  sœurs,  à  l'heure  du 
thé,  ou  fredonnait  des  romances  en  s 'accompagnant  sur  la 
balaie  ika. 

Il  allait  et  venait  dans  la  pièce  où  était  servi  un  frugal 
repas  et  où  le  samovar  commençait  à  chanter.  Tout  en 


328  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 


marchant,  il  causait  avec  la  princesse  Babarine,  qui  ter- 
minait ses  comptes  sur  une  table  près  d'une  fenêtre.  La 
princesse  était  une  femme  de  passé  la  cinquantaine, 
grande,  nommasse,  laide.  Mais  on  oubliait  sa  laideur  dès 
que  son  regard  se  posait  sur  vous,  car  on  n'y  lisait  que 
bonté  et  tendresse,  un  oubli  total  de  soi-même  pour  ne 
penser  qu'aux  souffrances  d'autrui.  Son  mari,  général  à 
l'armée  du  Don,  avait  été  assassiné  à  côté  d'elle  par  les 
bolcheviques  dans  les  rues  de  Novo-Tcherkas  un  an  aupa- 
ravant. Elle  avait  gagné  la  Crimée,  Constantinople,  la 
France.  Mais  elle  ne  s'y  était  pas  arrêtée,  était  repartie 
pour  la  Finlande,  où  elle  était  entrée,  malgré  son  âge, 
dans  la  Croix-Rouge  destinée  au  corps  expéditionnaire  de 
Youdenitch. 

—  Eh  bien,  disait  Loukomski,  tout  est  prêt,  Lise 
Ivanovna.  Dans  une  demi-heure,  notre  équipage  sera  à 
la  porte...  Vous  verrez  les  trois  chevaux  que  je  vous  ai 
trouvés.  Ce  sont  des  bêtes  excellentes...  Si  vite  qu'aillent 
les  diables  rouges,  ils  ne  seront  pas  ici  avant  demain  dans 
la  journée.  Nous  serons  en  sûreté  déjà...  J'ai  du  thé,  du 
pain,  du  sucre,  des  œufs,  deux  poulets  froids,  et  un  officier 
anglais  m'a  donné  un  pot  de  marmelade...  Mais  où  est 
Lydia  Serguêvna  ? 

—  Elle  est  encore  dans  notre  chambre,  dit  la  princesse 
Babarine. 

L'étudiant  en  médecine  regarda  la  vieille  dame,  qui 
gardait  les  yeux  sur  ses  papiers.  Mais,  comme  il  avait 
une  irrésistible  envie  de  parler  de  Lydia  Serguêvna,  il  ne 
s'arrêta  pas  à  cet  obstacle  et  continua  : 

—  Quelle  admirable  fille  1  fit-il.  Elle  est  toujours  à  son 


FSKOF  329 

travail.  Rien  ne  la  rebute...  Il  n'y  a  pas  beaucoup  de  sœurs 
de  charité  qui  accepteraient  les  besognes  dont  elle  se 
charge...  Mais  comme  elle  est  sérieuse,  Lise  Ivanovna  f 
Je  ne  suis  jamais  arrivé  à  la  faire  rire.  Et  pourtant,  en  ai-je 
dit  des  bêtises,  vous  le  savez.  Le  mieux  que  j'en  ai  pu 
avoir,  c'est  un  sourire...  Ah  !  si  nous  avions  beaucoup  de 
femmes  comme  elle,  la  Russie  redeviendrait  vite  le  pre- 
mier pays  du  monde... 

Cette  fois-ci,  la  princesse  laissa  son  travail  et  se  tourna 
vers  Loukomski,  dont  l'enthousiasme  était  commu- 
nicatif. 

A  cet  instant,  la  servante,  un  fichu  blanc  noué  autour 
de  la  tête,  entra  et  demanda  au  jeune  étudiant  de  venir 
auprès  du  malade  qui  délirait.  Loukomski  la  suivit. 

La  princesse  resta  seule  à  la  fenêtre,  laissant  ses  yeux 
errer  sur  la  Vileika  qui  coulait  au-dessous  d'elle.  Mais 
ses  pensées  étaient  avec  celle  dont  l'étudiant  venait  de 
prononcer  le  nom.  Depuis  qu'elle  avait  fait  la  connaissance 
de  Lydia,  elle  s'était  attachée  étroitement  à  la  jeune 
fille.  Dans  la  peine  où  elle  était,  Lydia  ne  lui  avait  rien 
caché  :  Savinski  arrêté  le  jour  même  où  elle  quittait  la 
Russie,  emprisonné  depuis  huit  mois  dans  la  prison  des 
Kristi  à  Petrograd.  Elle  en  avait  eu  de  rares  nouvelles, 
souvent  verbales,  par  des  prisonniers  qui  avaient  été  relâ- 
chés. Il  était  en  assez  bonne  santé  ;  il  ne  se  plaignait  pas. 
Il  n'avait  pas  passé  devant  le  tribunal  révolutionnaire. 
Il  était  évident,  par  le  ton  de  ses  communications,  qu'il  ne 
voulait  pas  alarmer  Lydia.  La  jeune  fille,  sur  ces  rensei- 
gnements, fondait  de  grands  espoirs.  Sans  doute,  Séméonof, 
très  puissant  par  la  faveur  de  Trotski,  protégeait  son 


330  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

amant.  Quelque  sentiment  humain  vivait  encore  au  fonc 
du  cœur  de  cet  être  desséché  et  l'avait  empêché  de  laisser 
fusiller  un  homme  avec  lequel  il  avait  eu  des  relations 
amicales.  La  vie  de  Savinski  était  entre  ses  mains.  Aussi 
Lydia  suivait-elle  fiévreusement  le  jeu  des  influences 
changeantes  dans  la  politique  des  Soviets  et  faisait-elle 
des  vœux  pour  que  Trotski  restât  au  pouvoir.  Elle  n'avait 
qu'un  but  devant  elle  :  rentrer  à  Pétrograd. 

Son  père,  tant  qu'il  avait  vécu,  ne  s'était  jamais  opposé 
à  ce  projet,  en  apparence  insensé.  Mais  la  mort  était 
venue  le  prendre  près  d'Helsingfors,  à  la  fin  de  l'été. 

Il  avait  succombé  au  chagrin  plus  qu'à  la  maladie.  Le 
fait  est  qu'il  ne  supportait  pas  de  voir  sa  fille  malheureuse 
et,  les  derniers  temps  de  sa  vie,  par  un  caprice  inexplicable 
de  malade,  il  refusait  de  recevoir  sa  femme  et  n'acceptait 
que  Lydia  auprès  de  lui.  Il  s'intéressait  fiévreusement  aux 
démarches  vaines  qu'elle  tentait  pour  obtenir  des  autorités 
la  permission  de  retourner  en  Russie.  Cette  figure  de 
grand  vieillard  rongé  par  le  souci  avait  laissé  une  impres- 
sion ineffaçable  à  la  princesse  Babarine.  Il  avait  voulu 
la  voir  une  fois  avant  que  Lydia  traversât  avec  elle  sur 
Reval,  et,  cherchant  ses  mots  avec  oeine,  lui  avait  recom- 
mandé sa  fille. 

La  vieille  dame  soupira. 

Quel  drame  depuis  qu'elles  avaient  quitté  Helsingfors  ! 
D'abord,  des  espérances  magnifiques.  Tambour  battant, 
l'armée  Youdenitch  était  arrivée  jusque  dans  les  faubourgs 
de  Pétrograd.  Lydia,  alors,  était  transfigurée.  Comment 
oublier  le  feu  intérieur  qui  brûlait  au  fond  de  ses  beaux 
yeux  ?  Puis  les  mauvais  jours  étaient  venus,  l'échec,  la 


PSKOF  331 

retraite,  et  des  bruits  sinistres  qui  couraient  d'exécutions 
en  masse  à  Pétrograd.  Lydia  s  était  fermée.  Pas  une  plainte 
ne  lui  avait  échappé.  Elle  restait  obstinément  silencieuse, 
comme  en  proie  à  une  idée  fixe,  méditant  on  ne  savait 
quel  projet  désespéré.  Jusqu'où  cette  âme  ardente  irait- 
elle  ? 

La  princesse  Babarine  n'osait  y  penser. 

Et  voilà  qu'aujourd'hui  il  fallait  quitter  Pskof,  rentrer 
en  Esthonie.  Le  drapeau  rouge  flotterait  longtemps  encore 
sur  le  Palais  d'Hiver  de  Pétrograd  et  sur  le  Kremlin  de 
Moscou. 

Cependant,  Loukomski  reparut.  Sa  joyeuse  humeur 
à  l'idée  de  voyager  auprès  de  Lydia  Serguêvna  était  insup- 
portable à  la  princesse,  dont  le  cœur  était  déchiré. 

—  Il  faut  déjeuner,  dît-il.  Le  temps  presse. 

A  ce  moment,  Lydia  reparut  et  vint  s'asseoir  silencieuse- 
ment à  table. 

Elle  portait  l'uniforme  noir  des  sœurs  de  charité.  Elle 
avait  coiffé  ses  cheveux  blonds  en  deux  tresses  serrées 
qu'elle  ramenait  au-dessus  du  front,  à  la  mode  russe,  et, 
sous  la  coiffe  des  infirmières,  l'ovale  de  son  visage  amaigri 
se  dessinait  plus  pur.  Pourtant,  quelques  mèches  folles 
et  frisées  refusaient  de  se  plier  à  cette  stricte  discipline, 
comme  pour  affirmer,  plus  forte  que  la  volonté,  la  puis- 
sance et  la  sève  de  la  jeunesse.  Ses  yeux  étaient  presque 
sombres  dans  la  figure  pâle.  Ils  ne  laissaient  pas  lire  en 
elle. 

Même  Loukomski,  si  peu  observateur  qu'il  fût  —  car, 
dans  le  grand  mouvement  d'amour  qui  l'emportait  loin 
des  réalités,  comment  eût-il  eu  le  sang-froid  d'étudier 


332  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

Lydia  ?  —  s'en  aperçut.  Avec  l'ardeur  que  lui  commu 
niquait  la  présence  de  la  jeune  fille,  il  s'écria  : 

—  Quels  yeux  avez-vous  depuis  quelque  temps,  Lydi 
Serguêvna  ?  Ils  sont  comme  l'eau  limpide  et  profond 
des  lacs  de  montagne,  Les  rives  s'y  réfléchissent,  les  arbres 
les  rochers,  les  neiges  et  le  ciel.  Mais  ils  ne  laissent  riei 
voir  de  ce  qu'ils  recouvrent... 

Lydia  sourit  faiblement  et  ne  répondit  pas. 

Ils  déjeunèrent  sans  parler  d'abord.  Puis  l'étudiant 
qui  ne  pouvait  garder  le  silence,  raconta  la  promenade 
qu'il  avait  faite  en  ville  le  matin  même. 

—  On  ne  voit  plus  un  bourgeois,  dit-il.  Où  ces  mal* 
heureux  se  sont-ils  cachés  ?...  Les  gens  du  peuple  eux- 
mêmes  ont  peur.  J'ai  causé  avec  quelques  femmes.  «  Que 
peut-on  nous  prendre  ?  disent-elles.  Nous  n'avons  rien,  s 
Mais  ils  craignent  tous  les  représailles  des  rouges,  des 
fusillades,  des  exécutions  sommaires.  C'est  un  cauchemar, 
je  vous  assure... 

La  princesse  Babarine,  qui  ne  regardait  que  Lydia, 
frissonna. 

—  Ne  parlez  pas  de  ces  horreurs,  Anton  Antonovitch, 
je  vous  en  prie... 

L'étudiant  s'arrêta,  étonné,  à  l'accent  de  cette  voix. 
Il  reprit  un  instant  plus  tard,  en  s 'adressant  à  la  jeune 
sœur  de  charité  : 

—  La  guerre  civile  est  la  plus  cruelle  de  toutes.  Et 
c'est  la  seule  que  je  connaisse...  Ce  sont  des  soldats  russes 
qui  ont  quitté  Pskof  hier,  ce  sont  des  soldats  russes  qui 
y  entreront  demain...  Et  cette  population  misérable  qui 
souffre  sans  comprendre.  Pourquoi  cela  ?...  Quelle  folie 


pskof  333 

sanglante  s'est  emparée  de  ce  pays  ?...  Vous  souvenez- 
vous  de  la  complainte  du  mendiant  dans  Boris  Godounof  : 
«  0  malheur,  ô  malheur  !  laisse  couler  tes  pleurs,  peuple 
affamé...  »  Et  nous,  que  serons -nous  ?...  Des  exilés. 
Sommes-nous  faits  pour  vivre  à  l'étranger  ?  Je  me  de- 
mande souvent,  Lydia  Serguêvna,  pourquoi  je  ne  suis  pas 
resté  à  Moscou.  Peut-être  y  balaierais-je  la  neige  dans 
les  rues  ?  Mais  quoi,  ce  serait  au  moins  de  la  neige  russe. 
.  Et  puis,  là-bas,  je  connais  toutes  les  maisons  de  la  ville... 
La  princesse  suivait  l'effet  de  ces  paroles  sur  le  visage 
de  sa  jeune  amie.  Elle  la  vit  pâlir  d'abord,  puis,  à  sa 
grande  surprise,  une  expression  de  paix  profonde  apparut 
sur  ses  traits.  Elle  semblait  ne  plus  souffrir.  La  supérieure 
se  sentit  à  ce  moment  elle-même  en  proie  à  une  émotion 
qui  la  faisait  trembler.  Elle  ne  pouvait  plus  supporter 
le  silence  de  Lydia  et  ces  yeux  insondables...  Elle  se 
tourna  assez  brusquement  vers  Loukomski,  lui  disant  : 

—  Allez  donc  voir,  Anton  Antonovitch,  je  vous  prie, 
si  l'équipage  est  prêt. 

Comme  si  Lydia  avait  lu  dans  les  pensées  de  la  prin- 
cesse, elle  se  leva  dès  que  l'étudiant  fut  sorti,  vint  s'asseoir 
tout  contre  sa  vieille  amie,  lui  passa  un  bras  autour  du 
cou  et  glissa  sa  tête  sur  l'épaule  de  la  princesse  qui  lui 
baisa  le  front. 

—  Il  faut  que  je  vous  parle,  Lise  Ivanovna,  dit-elle 
très  doucement.  J'ai  déjà  trop  tardé...  Mais  je  vais  vous 
faire  de  la  peine,  je  le  sais,  et  c'est  pour  cela  que  j'ai 
tant  remis...  Enfin,  c'est  la  dernière  minute,  il  est  temps... 
Seulement,  peut-être  avez-vous  déjà  deviné  ce  que  je  vais 
vous  dire  ?...  Il  me  semble  que  oui...  Je  vais  rester  ici. 


334  QUAND  LA  TERRE  TREMBLA... 

La  princesse  eut  un  geste  d'effroi. 
Lydia,  lui  mettant  avec  douceur  les   doigts   sur  le 
lèvres,  continua  : 

—  Oui,  je  sais...  Ne  dites  rien...  Mais  quoi,  chez  le 
rouges  aussi  il  y  a  des  êtres  humains...  Et  puis,  je  n* 
plus  le  choix...  C'est  le  seul  moyen  de  retourner  à  Pél 
grad. 

Elle  tourna  vers  le  visage  ridé  de  la  princesse  ses  yei 
purs.  Celle-ci  la  regarda  longtemps,  sans  mot  dire.  Elle 
lisait  au  fond  de  l'âme  de  Lydia.  Elle  y  voyait  une  réso- 
lution calme,  sûre  d'elle-même,  une  flamme  qui  brûlait 
et  que  rien  ne  pourrait  éteindre.  Elle  baisa  ce  frêle  et 
courageux  visage  trois  fois,  fit  sur  la  jeune  fille  un  grand 
signe  de  croix  et  dit  simplement  : 

—  Que  Dieu  soit  avec  toi,  mon  enfant. 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  l'équipage  à  trois  chevaux 
emportait  de  Pskof  la  vieille  princesse,  droite  sous  ses 
voiles,  et  un  étudiant  en  médecine  qui  n'essayait  pas  de 
cacher  ses  larmes. 

Vienne,      juillet  1920. 
Paris,      mai  1921. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


PREMIÈRE  PARTIE 

I.  La  première  secousse 7 

II    Craintes  et  joies  passagères 22 

III.  Junkers   et  révolutionnaires 36 

IV.  Une  jeune  fille 45 

V.  Un  homme  seul 59 

VI.  A  la  veille  de  la  catastrophe 77 

SECONDE  PARTIE 

I.  La  grande  secousse 93 

II.  Le  sang  répandu 115 

III.  Réclusion 127 

IV.  Promenade 143 

V.  Un  souper 149 

VI.  Le  carrefour  douteux 162 

VII.  Finlande 170 

VIII.  Illumination 178 

IX.  Père  et  fille 190 

X.  Une  visite  désagréable 203 

XI.  Un  incident 215 

XII.  Un  coup  de  téléphone  , 226 

XIII.  «/n  such  a  night  as  this » .' 234 

XIV.  Le  réveil 247 

XV.  A  la  Corokhovaia 259 

XVI.  Un  pont  est  coupé 274 

TROISIÈME  PARTIE 

I.  Les  plus  beaux  de  nos  jours 287 

II.  Une  visite 300 

III.  Nuages  à  l'horizon 305 

IV.  Le  départ 317 

V.  Pskof 326 


ACHEVÉ  D'IMPRIMER 
LE  27  OCTOBRE  1921 
PAR  L'IMPRIMERIE 
FRÉDÉRIC  PAILLART 
A  ABBEVILLE  (SOMME) 


Schopfer,  Jean 
2637       Quand  la  terre  trembla 
C63QS 


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