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QUESTIONS DE iMÉTRIQDE •
RYTHME POÉTIQUE
ROBERT DE SOUZA
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QUESTIONS DE MÉTRIQUE
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KYTHME POÉTIQUE
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POÈMES
Sources sacrées
QUESTIONS* DE MÉTRIQLE
La valeur réelle des syllabes
QUESTIONS DE MÉTRIQDE
LE
RYTHME POÉTIQUE
ROBERT DE SOUZA.
PERRIN ET C'-. LIBRAlRES-EDlTEUftS
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JEHANNE-AIMÉE
HOMMAGE
de cette prime étude
par le Servant qu'elle a élu.
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B
LE RYTHME POÉTIQUE
INTRODUCTION
4 Depuis quelques années, il ne se produit point
cc> d'étude sur les poètes sans qu'y soient déve-^
loppées des considérations sur le rythme. Ce n'est
pas qu'auparavant on crût possible d'analyser
des œuvres poétiques sans mettre en lumière le
caractère rythmique général par où s'accusent
d'abord les dissemblances ; mais de toutes les par-
ties que comporte la forme de la poésie versifiée,
c'était certainement le rythme qui provoquait le
moins scrupuleux examen. Aujourd'hui, au con-
traire, il semble qu'on comprenne mieux son rôle
prépondérant dans toutes les manifestations du
langage, et en particulier dans les vers on s'est
2 LE RYTHME Poén<|IIB
mieux rendu compte de son influence sur Torigi-
nalité même de la pensée.
La critique d'ailleurs n'a fait que constater par
ses analyses les préoccupations de tous les poètes
contemporains ; elle n'a pu aussi que partager leurs
incertitudes, ou appuyer leurs convictions. Car les
uns considèrent l'évolution du rythme parachevée
par le vers dit romantique ; les autres s'efforcent,
par des tentatives nouvelles, d'atteindre au rythme
idéal qu'ils ne rencontrent pas, en obéissant aux
seules lois qu'a le plus magnifiquement appliquées
Victor Hugo.
- Il existe donc dans la poésie française une ques-
tion du rythme.
Par la théorie l'élucider, par la mise en œuvre
la résoudre, telle est notre ambition, tel notre
espoir.
Nous allons étudier ainsi :
I. — Qu'est-ce qui légitime des préoccupations de
renouvellement dans le rythme poétique;
II. — Gomment la rénovation romantique n'a pas
achevé l'évolution rythmique ;
III. — En quoi consistent les tentatives contem-
poraines, et ce qu'elles ont ajouté à l'évolution
rythmique sans la compléter ;
INTRODUCTION 3
IV. — De quelle manière Ton pourrait atteindre
à l'idéal rythmique par une progression natu-
relle, et cela sans l'apport d'aucun principe
étranger au génie de la langue comme au
domaine de l'art qui nous occupe, — dans le
sens d'une certaine tradition.
C'est bien expressément, et par opposition à la
fantaisie succincte de tant de notes prosodiques,
qui par-ci par-là s'élèvent, en laissant prise à
nombre d'arguments scientifiques et historiques
non objectivés, que nous avons donné à notre
étude une architecture rigoureuse.. Mais sa cons-
truction et les échafaudages techniques ont été res-
treints autant que possible. S'ils ne comportent pas
toute l'étendue qu'on aurait pu attendre du sujet,
c'est qu'ir importait seulement de se hâter au but
principal, au couronnement de l'évolution. Notre
préoccupation a été surtout bornée aux origina-
lités des figures du mouvement; elle s'est privée
de l'intérêt d'analyser à fond tous les phénomènes
de la durée. C'est volontairement aussi qu'a été
négligé le secours des versifications étrangères, car
nous désirions tenir de notre seul patrimoine
I.E RYTHME POETIQUE
national, dont les anglo-saxonnes et les germa*
niques comme les romanes sont du reste tribu-
taires, l'appui nécessaire à toute transformation.
Aussi bien, ces déploiements nous eussent con-
duit trop loin ; et, ne demandant à la science que
d'être utile à l'art, l'on peut oser l'espoir d'avoir
mieux à faire.
Tout ce qui manque ici, on le trouvera dans des
ouvrages pour lesquels nous ne craignons pas de
proclamer notre reconnaissance : le Traité géné-
ral de Versification française de Becq de Fou-
quières ^, dont certaines parties sont loin d'être
à dédaigner; le Vers français ancien et moderne àe
Tobler -^ et les ouvrages de nos plus éminents
médiévistes ; enfin la Métrique naturelle du lan-
gage 3, cette œuvre originale et peu connue, qui,
quoique excessive, jette une lumière nouvelle sur
les rythmes et leur physiologie.
Un côté de cette étude doit nous être une préoc-
cupation particulière : ne pas sacrifier la science
t. Charpentier, éd., 1879.
2. Traduit de l^allt^mand par Karl Breul et Léopold Sudre, avec
une préface de Gaston Paris (Wiewieg, éd.), 1885.
3. Paul Pier^on (Wiowieg, éd.), 1883.
INTRODUCTION &
à l'histoire, l'histoire à la science. Les lois du
rythme sont des lois naturelles comme celles aux-^
quelles obéissent les premiers principes de tout
art ; mais l'histoire, qui témoigne de l'évolution
d'un art, -montre parfois en quel étroit endigue-
ment les petites règles humaines ont resserré ces
lois. Il faut donc les dégager de tout ce qui en a
fait perdre l'exacte et large connaissance, et leur
redonner la liberté qui, seule, permet la féconda-
tion d'un renouveau. Grammairiens et linguistes
s'enferment si bien dans l'histoire, comme en quel-
que fond de navire, que l'oubli les prend des forces
primordiales qui l'animent et l'entraînent. Quant
aux esthéticiens, aux philosophes, ils se penchent
si désespérément sur les eaux obscures qu'ils finis-
sent par n'avoir plus conscience de l'histoire, tout
humaine et limitée, qui les porte. Il faut donc
s appliquer aussi à sentir toujours sous ses pieds
Tappui un peu restreint, mais solide, qui permet
à l'art de se posséder, et qu'a étayé une longue
existence antérieure, la logique dune certaine tra-
dition.
- La portée infinie des lois scientifiques doit être
contenue au gré des temps et, pour un temps, par
la légère et mouvante muraille des lois historiques.
6 LE RYTHME POÉTIQUE
On n'accusera pas de stérilité ces théories I
— selon la bonne parole trop facile qui accom-
pagne les haussements d'épaules, les vagues gestes
de dédain qu'a toujours provoqués l'inconnu des
efficacités lointaines. L'œuvre et la théorie — surtout
la théorie de la forme — doivent se corroborer
mutuellement ; et il n'est pas d'exemples d'un art
renouvelé qui n'ait été préparé, et dans son déve-
loppement soutenu par quelque théorie puissante.
Si en art l'œuvre compte seule, et seule prouve
la nécessité des tentatives originales par le triom-
phe affirmé de son existence, il est des cas où
Tintelligence collective ne s'ouvre et ne s'inté-
resse qu'à ce dont elle est prévenue. Ce sont les
théories énoncées, discutées avant l'apparition de
toute œuvre qui font germer de nouvelles aspira-^
tions. Aujourd'hui la part reste maigre de l'héri-
tage d'un passé trop séculaire ; devant les vieilles
terres appauvries, devant des patrimoines d'une
restauration si difficile, on est inquiet de vivre. Et
cependant, loin de désespérer de la fortune à
venir, l'homme cherche à se refaire une multiple
jeunesse, aussi brillante et du moins plus indépen-
damment personnelle que l'ancienne ; et les théories
appellent les théories : elles se côtoient, elles
INTRODUCTION 7
s'unissent, elles se heurtent: c'est la confusion des
désirs dans l'attente de la conquête !
Toute nouveauté d'art, si elle n'existe que par
la preuve de l'œuvre, demande donc aussi l'ini-
tiation précise d'une étude préparatoire. Et il
importe, dans la mêlée des théories qui se com-
battent, avec pourtant des communes tendances,
d'éclairer toute forme nouvelle; il importe d'en
démontrer la nécessité, d'en assurer et d'en expli-
quer les vraies origines esthétiques.
\
i
I
f
PREMIÈRE PARTIE
Nécessité d'un renouvellement dans notre
rythme poétique
,(
PREMIERE PARTIE
Nécessité d'un renouvellement dans notre rythme
poétique
Au développement des raisons légitimes qui
poussent à des recherches nouvelles sur notre
rythme poétique, devrait peut-être suffire l'exposi-
tion historique du vers français, des lois particu-
lières qui ont présidé à son évolution. Mais, avant
d'arriver à cette partie de notre étude, il est
nécessaire de remonter à des sources d'un ordre
esthétique plus général.
Puisque des lois naturelles commandent à nos
sensations d'art, c'est à elles que nous obéissons
instinctivement d'abord, lorsque nous ressentons
une impression juste^ c'est-à-dire capable d'être
soutenue, après la perspicacité de l'intuition pre-
mière, par la démonstration de ces lois mêmes.
Il faut ainsi, dès qu'on avance quelque théorie,
l'appuyer sur une base générale simple que four-
nissent d'inévitables lois primordiales.
I
RAISONS FONDAMENTALES
I.cs lois nalurelles ; — de l'habitude ; — de la variété ; —
de la variété par évolution.
Pour la question spéciale qui nous occupe, il est
inutile de remonter aux origines rythmiques du
mouvement mécanique. On ne les découvre d'ail-
leurs que par de téméraires hypothèses, et Ton
peut consulter sur ce ^oïnil^s Premiers Principes
de Spencer, et V Esthétique du Mouvement de Sou-
riau. Quant au rythme du langage, dépendant du
mouvement sonore. Spencer, en ^di Philosophie du
Style, en a aussi esquissé une explication natu-
relle, et Guyau, après lui, y a consacré quelques-
unes des meilleures pages de ses Problèmes de
f Esthétique contemporaine.
Il suffira de prendre comme point de départ une
définition générale du rythme, pouvant aussi bien
s'appliquer à toutes les diverses natures du mou-
vement qu'à la seule versification. Les Grecs, ces
premiers et incomparables rythmiciens, en ont
k
NÉCESSITE d'un RENOUVELLEMENT 13
donné d'excellentes. Aussi peut-on s'en tenir à
celle d'Aristide Quintilien:
« Le rythme est un système, un ensemble de
temps, disposés selon un certain ordre*. »
Ce qu'on traduirait en mécanique et en acous-
tique par :
Le rythme est la régularisation, plus ou moins
absolue, du mouvement.
Cette définition est bien la simple constatation de
la loi naturelle qui nous pousse, sous l'influence
d'une idée ou d'une émotion, à répéter plusieurs
fois de suite ^ c'est-à-dire, par le fait même de cette
répétition, à régulariser^ à ordonner^ pendant un
certain temps, un ensemble de sons ou de gestes.
Dès lors tout mouvement (pouvant se décompo-
ser, présentant déjà par lui-même une physionomie
complète, formée de plusieurs-temps) qui est régu-
larisé un grand nombre de fois, sous une forme
rythmique excluant les autres, constitue une liabi-*
tude.
Or, tout rythme qui, répété souvent^ devient une
habitude de nos sens, perd pour nous son origi-
nalité et sa propriété primitives.
En effet, rappelons-nous les premières impres-
sions rythmiques de notre enfance : le trot, le
galop du cheval, le bruit des locomotives, etc. Rien
1. € Pu9{t^ IdTi ïuarryia exxpôvwv xaxS xivôt xàÇtv ffVYxeipi^vwv. »
14 LE RYTHME POETIQUE
ne nous frappait davantage, rien ne nous satisfai-
sait comme Timitation de ces différents rythmes
qui trouvaient place daos la plupart de nos jeux. Ce
nous était un véritable plaisir esthétique *. Et cepen-
dant, aujourd'hui, ces rythmes ne peuvent plus
nous intéresser pour leur cadence même ; le plai-
sir n'en est renouvelable que par la vue animée de
Tobjet qui les produit, et l'impression du rythme
disparaît alors devant des impressions de tout
autre ordre. Si Ton voulait même la rendre spécia-
lement dans un art quelconque, on serait obligé,
pour éveiller une sensation esthétique, de ne pas
noter le rythme avec exactitude, de déformer un
peu son caractère, de le traduire par les côtés le
moins généralement perçus. Ou bien on n'en con-
serverait que la grosse charpente qu'on masquerait
de toute la splendeur d'un rêve indépendant.
Bien que ces remarques soient applicables aux
nombreux rythmes qui résultent des mouvements
périodiques, composant, tous les jours, pour la
vue et l'ouïe, l'animation de la vie extérieure, c'est
évidemment dans les arts qu'elles se trouvent sur-
tout justifiées.
En poésie, comme en musique, le rythme est non
1. Peu importe que reafanl trouve son plaisir dans l'idée de repré'
smler l'animal, la machine, etc. , ou simplement dans les mouvements
rythmiques ; il surût que ce soient ces mouvements qui aient pro-
voqué son attention, que ce soit leur imitation surtout qui Tamuse.
NÉCESSITÉ d'un RENOUVELLEMENT 15
pas le seul principal, mais le premier agent du
plaisir esthétique ; les autres n'ont plus le même
pouvoir dès que Toriginalité de celui-ci est amoin-
drie. C'est ainsi que de très beaux morceaux de
musique, rendus populaires parleur succès, arrivent
à ne plus répondre à leur signification première,
finissent par perdre toute leur puissance émotion-
nelle. Ce résultat est la conséquence d'une habi-
tude, développée non seulement par les auditions
multiples des morceaux popularisés, mais par des
imitations rythmiques successives que des artistes
ont mal dissimulées, sciemment ou inconsciem-
ment, dans des œuvres postérieures, et qui achèvent
peu à peu d'épuiser la valeur esthétique des ori-
ginaux ^ .
// s'ensuit que chaque artiste^ chaque individu
même, chaque peuple épi^ouve, en se développant,
la nécessité de changer de rythmes.
Cela fait partie de leur évolution naturelle au
même titre que tous les changements progressifs
1. Il peut 80 présenter à première vue el être objecté que ce n'est
pas tant le rythme que la mélodie dont Thabitude fatigue notre sou-
venir. Mais cette objection tombera, si Ton remarque que c'est par
le caractère du rythme que presque toujours nous arrivons à nous
rappeler une mélodie, que ce qui nous frappe dans les réminiscences
musicales «st surtout un motif mélodique ayant gardé quelque pa-
renté avec le rythme original.
16 LE RYTHME POETIQUE
(d'idées, de mœurs, de modes, etc.), qui té-
moignent de l'activité d'une existence, qui sont
l'obligation de toute vie matérielle et intellec-
tuelle. Par exemple, pour la danse, qui est la
figuration même de certains rythmes, nous voyons,
à mesure que se déroule la vie des individus
comme celle des peuples, leurs danses se compli-
quer ou se transformer radicalement. L'enfant
s'amuse à satiété de la répétition du même pas
simple, d'une unité rythmique. Au jeune homme,
il faut, pour exciter son intérêt, des complications
où le rythme des pas s'allie aux circonvolutions
d'une marche cadencée, aux mouvements du corps
tournant sur lui-même dans tous les sens K Bien
plus, il lui est nécessaire d'apprendre plusieurs
manières déterminées., de danser, s'il ne veut pas
épuiser son plaisir en peu de temps. Et ce n'est
que par de successifs essais comparatifs qu'il arri-
vera à une prédilection exclusive.
Il en est de même pour un peuple qui change
ses danses favorites à peu près tous les demi-
siècles. Seule la province, jalouse de ses coutumes,
ou la race déclinante qui entretient du passé tout
1. « Dans la plu^iart des exercices physiques auxquels nous nous
livrons, et surtout dans les jeux, ou peut remarquer que nous avons
une tendance à varier le rythme naturel de nos mouvements pour le
seul plaisir de le varier. » — P. Sonrihu, Esthéi. du mouv.t loc, et^,
p. 183.
NÉCESSITE d'un RENOUVELLEMENT 17
ce qui peut lui donner l'illusion d'une vie encore
autonome, garde la tradition des danses nationales.
Et encore celles-ci obéissent-elles, pour la plu-
part, à des rythmes très variés où toutes les inven-
tions individuelles peuvent trouver place.
Le plaisir qu'on prend à ressusciter des danses
anciennes comme la gavotte, le menuet, etc., à
écouter la vieille musique des Gouperin et des
Rameau, n'infirme point cette loi. Tout le monde
se rend compte que l'oubli où tombent pendant
de longues années les vieux chefs-d'œuvre ne
tarde pas à leur recréer ime nouvelle jeunesse.
Leur souvenir s'étant perdu, ils reprennent, au
milieu des formes contemporaines qui n'ont plus
rien de leur caractère, la valeur d'une originalité
récente. Cependant ces résurrections sont loin de
provoquer un aussi vif enthousiasme que des créa-
tions vraiment neuves. Le plaisir qu'elles pro-
curent est empreint d'un charme curieux, mais
naïf, et dont on sourit soi-même comme d'une
joie puérile. C'est qu'en dépit de leur dissem-
blance avec ce qui nous entoure, les formes
oubliées ne rapportent pas, en général, une plus
grande intensité de vie ou de rêve à l'art qui les
révèle. Ainsi leurs rythmes ont des simplicités
par trop symétriques ; et, comme les progrès de
tout art tendent à une expression toujours plus
profonde ou plus passionnée, on sent que ce sont
2
18 LE RYTHME POETIQUE
des résurrections artificielles, des choses un peu
mortes : leur fausse jeunesse et leur grâce angu-
leuse trahissent notre attente.
Néanmoins y toute habitude de rythme a une
chance de durée d'autant plus longue que sa sou-
plesse de construction lui permet de se prêter plus
facilement aux changements réclamés par la
diversité progressive de nos besoins.
Ainsi, pour la danse, le rythme figuré de la
valse vivra certainement encore des années, car
il se prête à bien des transformations originales
où chacun trouve le mouvement propre à sa
nature. Sans rien perdre de son unité, il est varié
comme la nature même, et ses ondulations
peuvent exprimer toutes les nuances des carac-
tères. Si la valse classique allemande est à trois
temps, d'un glissement un peu berceur, uniforme
et doux, la valse, en Russie, à deux temps, devient
fougueuse, emportée, tourbillonnante, tandis qu'en
France elle a pris, sous l'influence des colonies
américaines et espagnoles, une allure des plus
compliquées, fuyante, lente et molle, avec des
heurts insensibles à contre-temps, des reprises
serpentines sur des mouvements tournants laissés
inachevés, — et tout cela admirablement fondu en
une vie de caprice et d'abandon !
NÉCESSITÉ d'un RENOUVELLEMENT 19
Ces exemples sont assez probants pour qu'il ne
soit pas utile d'en ajouter d'autres. Ce qui est
applicable à la danse l'est à toutes les manifesta-
tions du rythme pris en tant que moyen ou efifet
esthétique. Notre insistance sur la démonstration
de lois qui sont d'une évidence absolue (l'habi-
tude en quelque ordre que ce soit enrayant l'acti-
vité et, partant, le progrès) était nécessaire pour
se bien rendre compte de leurs applications géné-
rales» et pour montrer qu'elles doivent par consé-
quent gouverner tout d'abord la poésie dont le
rythme est, peut-être plus que pour la musique,
la base essentielle.
II
RAISONS ARTISTIQUES GÉNÉRALES
Les arts et la poésie le plus complet des arts. — Pourquoi la
poésie cependant reste inférieure à chacun des autres arts
dans l'intensité de l'impression totale que laisse la commu-
nication d'œuvres successives. — Imperfection du rythme.
En quoi la poésie française n'a-t-elle pas obéi à
ces lois de renouvellement, elle, qui depuis ses
vieilles origines semble avoir déjà subi tant de
réformes ? Quelles sont les raisons artistiques gé-
nérales qui peuvent nécessiter une transformation
de son rythme?
Il est reconnu que la poésie est de tous
les arts — chaque art pris individuellement
— celui qui peut renfermer le plus de sugges-
tions de divers ordres. En effet, par ses rythmes
et les sonorités combinées des syllabes, elle évoque
en premier lieu la musique ; par la couleur des
mots (conventionnelle en partie, mais devenue
quelquefois exacte à cause des mêmes rapports
constants établis entre les objets et leur repré-
sentation verbale), par le dessin arrêté des détails.
NECESSITE d'un RENOUVELLEMENT 21
elle évoque la peinture ; elle peut évoquer même
la statuaire, par des vers froids et pleins, par des
strophes pétrifiées dans un moule toujours égale-
ment dur; il n'est point d'art qu'elle ne puisse
à certains moments traduire, et elle ajoute
seule à sa puissance le pouvoir d'exprimer direc-
tement la pensée. Cette suprématie qui lui donne
tant de multiples moyens d'expression a bien été
reconnue de tout temps, en particulier par Hegel,
et jusque par les moins idéalistes de nos derniers
esthéticiens*.
Cependant, comment se fait-il que la poésie est
de tous les arts le plus semblable à lui-même?
que de tous les arts c'est celui qui, dans l'exa-
men d' œuvres successives^ laisse le plus l'esprit,
en dépit de toute différenciation de pensée et
d'expression^ sous l'influence d'un plus grand
nombre d'impressions semblables?
Il suffit pour se le prouver, après avoir vu plu-
sieurs tableaux, écouté diverses œuvres musi-
cales, lu différents poèmes, de comparer Vinten--
t. € La poésie esl bien le plus complet des arls. Inférieure à cha-
cun d*euz pour le mode spécial d'expression qui leur est propre, elle
leur est supérieure à tous par cela môme qu'elle peut les suppléer
tous dans une certaine mesure en ajoutant à ses ressources particu-
lières une partie de celles que possèdent non seulement les autres
arts, mais mômè la prose. > — Eug. Véron, LEsthétique^ p. 448
22 LE RYTHME POETIQUE
site totale des émotions ressenties à chaque
épreuve, — en ne s'attachant qu'à de merveil-
leuses œuvres, bien entendu, et en ne les étudiant
qu'avec la disposition d'esprit la plus propre à
vous rendre toutes leurs beautés sensibles.
Qu'on entre au salon carré du Louvre, et pour
que le plaisir esthétique soit en entier renouvelé,
il n'est besoin de contempler, avec une idée de
comparaison puérile, \e Mariage mystique de sainte
Catherine^ du Correggio^ après le petit tableau
de Hans Mœmling sur le même sujet; ni d'exa-
miner alternativement le sainte Anne, la Vierge
et C Enfant Jésus de Lionardo da Vinci et VAdch
ration des Mages de Rubens. Il est clair que cha-
cune de ces toiles s'ouvre sur un monde nouveau^
fait vivre tour à tour dans des atmosphères si dis-
semblables qu'on ne peut les associer par le plus
léger rapport. Mais de V Adoration des Mages à la
Mise au tombeau du Titien^ œuvres cependant de
deux maîtres coloristes, résultats d'une assimilable
préoccupation visuelle, combien totalement diffé-
rentes sont les impressions que chacun suggère!
D'un tableau à l'autre, le dernier éveille-t-il un
souvenir quelconque du précédent? Et il va de
soi qu'il n'est tenu compte ni de la composition,
ni des tonalités particulières qui forcément
n'offrent aucun rapprochement; seule est en
cause cette impression d'ensemble que peuvent
NÉCESSITÉ d'un RENOUVELLEMENT 23
donner deux œuvres faites avec les mômes matières
et sous l'influence d'une conception analogue de
facture. Or, si Le Titien pénètre, pour ainsi dire,
de la chaleur de la lumière, de ses jeux somp-
tueux dans une harmonie à la fois riche et grave,
Rubens éblouit de sa splendeur, de ses luisantes
clartés, de sa vie brillante et magnifique. L'œil
fait de l'un à l'autre une conquête inatten-
due ; il entre par chacun d'eux en posses-
sion d'un domaine jusqu'alors ignoré de son
expérience, et chaque sensation est neuve, par-
faitement dégagée de toute autre, complète. Et ce
qui est vrai pour le Titien et Rubens, l'est pour
tous les coloristes, pour Véronèze, Vélasquez,
Rembrandt, etc. Sans ce renouvellement total
qu'ils apportent au plaisir esthétique, ils ne
seraient point des maîtres.
Entendez maintenant du Mozart, du Reethoven,
du Wagner, il est certain que ce renouvellement
sera aussi complet après chacune des auditions
qu'après vos contemplations picturales. Point même
ne sera besoin de subir l'influence successive de
génies aussi divers. Reethoven à lui seul, en trans-
portant dans toutes les sphères du sentiment et de
la pensée, éveille chaque fois en vous comme une
nouvelle sorte d'âme formée d'émotions non
encore ressenties. Voici la Symphonie Pastorale
après la Symphonie en La : la profonde diversité
24 LE RYTHME POETIQUE
d'inspiration qui commande aux deux œuvres, a
créé pour chacune des expressions musicales
aussi différentes que les pensées mômes, et ne se
devant rien (du moins en leur enchaînement)
les unes aux autres. Un auditeur très accoutumé
h Beethoven finira sans doute par découvrir
dans son style des formules plus habituelles;
et ces reconnaissances réitérées affaibliront
l'intensité de ses sensations premières. Mais
qu'alors il délaisse un peu le vieux maître pour
un génie aussi puissamment symphonique, pour
Wagner, qui, malgré son originalité, procède
directement de Beethoven, et il se sentira saisi
par la force et la caresse d'un flot inattendu, il
lui semblera être baigné par de nouvelles ondes
sonores.
Selon nous, il n'en est pas de même avec la
poésie, qui, tout en disposant, comme on l'a vu,
des moyens les plus variés, ne garde pas dans
ses manifestations successives une force émotion-
nelle égale à celle de la musique et de la pein-
ture.
Lorsqu'on ne lit qu'un poème, l'esprit assez
profondément captivé pour que tout souvenir de
poèmes antérieurs s'efface, et, si l'on reste sous
l'unique impression de cette lecture, l'intensité de
l'émotion peut être certes aussi grande qu'après
une audition musicale ou la contemplation d'un
NÉCESSITÉ d'un RENOUVELLEMENÎ 25
tableau. Mais, en lisant à la suite — ainsi que cela
se présente d'ordinaire — plusieurs poèmes d'un
même auteur ou d'auteurs différents, l'intensité de
l'émotion, au lieu de se renouveler, s'affaiblit, au
point qu'on ne retrouve pas la jouissance première,
si l'on n'a pas fermé le livre quelques heures, et
attendu, avant de le reprendre, que le souvenir
se soit un peu atténué des précédentes lectures.
D'aucuns répondront que tout art ne peut s'impo-
ser longtemps sans fatigue : et cette impression
résulterait d'une simple fatigue d'esprit, — ren-
due plus prompte avec la poésie par l'effort sup-
plémentaire que demande la compréhension de
la pensée directement exprimée. Cette objection
explique en effet pourquoi la poésie lasse plus
vite l'attention que les autres arts, mais nulle-
ment pourquoi, avec deux lectur^es successives, la
seconde suffit à diminuer l'intensité esthétique
des deux, alors qu'aucune fatigue intellectuelle
normale n'a pu se présenter.
Il est déjà un fait assez généralement prouvé :
pour tout assidu lecteur de vers, il n'existe guère
de poèmes nouveaux capables de produire une
nouvelle impression totale. Ne vous est-il jamais
arrivé, en lisant vos poésies les plus chères, celles
qui répondent sûrement en vous à tout un monde
indéfini, d'éprouver avec agacement, avec désola-
tion même, et malgré les plus originales sugges-
26 LE RYTHME POETIQUE
tions de la langue et de la pensée, comme une
impression certaine de déjà vu? Dans les autres
arts, ce sont des œuvres de troisième ordre qui
donnent une impression de ce genre; en poésie
vous la ressentez avec les génies les plus dissem-
blables. Parcourez-vous des anthologies, où les
œuvres par leurs continuels contrastes devraient
renouveler violemment votre jouissance, vous êtes
au contraire envahi par une telle sensation d'uni-
formité que toutes les pensées semblent pareille-
ment vêtues ^
Pour bien démontrer ces sensations à ceux qui
ne les auraient pas encore éprouvées, il faudrait
des preuves expérimentales que la déclamation
seule pourrait fournir. Nous allons essayer pour-
tant d'y arriver par la lecture de trois extraits
d'œuvres poétiques très différentes. Laissant pour
le moment de côté les poètes de « tout à Theure »,
comme s'ils avaient dépassé le but atteint par
leurs devanciers, on n'empruntera point non plus
ces extraits aux poètes contemporains de ces
1. Quoi qu'on dise de l'anthologie, si elle ne permet point de ju-
ger de toute une œuvre et par conséquent d^un auteur, n*est-elle pas
après tout le musée des poètes? Ses choix même partiaux ne sont-ils
,pas analogues au programme d'un concert? Cependant il est pra-
tiquement difficile de récuser ces deux derniers modes de production
artistique.
NECESSITE d'un RENOUVELLEMENT 27
trente dernières années. En dépit de toute leur
invention, ceux-ci n'ont pas tout à fait délivré leur
verbe de la tyrannie hugotique, et Ton trouve-
rait sans doute entre eux des rapports trop faciles.
On s'en tiendra aux œuvres de ceux qui, nés avec
le siècle, sont déjà pour nous des aïeux, des trois
grands poètes qui, premiers novateurs, n'ayant
l'un avec l'autre aucune parenté, planent encore,
— qui sont des types^ dont les générations pos-
térieures sont demeurées tributaires de principaux
traits distinctifs, à Hugo lui-même, à Lamartine,
à Musset.
Voici la Seconde Légende des siècles^ les Non--
telles Méditations^ le livre des Nuits. Les meil-
leures parts de ces œuvres peuvent, nourrir de la
forme la plus achevée qu'ait réalisée l'idéal de cha-
cun de ces poètes. Mais, admettant que la nourri-
ture vous en ait été quotidienne, on suppose que
vous vous en ravivez seulement le goût, que vous
concentrez toute la puissance d'un poème, dont la
fiction vous est entièrement connue, dans la lec-
ture d'une des plus magnifiques pages.
Ainsi cette vingtaine de vers de Hugo sur les
Jardins de Babylone :
La lumière se fil spectre dans rOrient,
Et fut Sémiramis. Et nous, les arbres sombres
Qui taudis que les toits s'écroulent en décombres,
28 LE RYTHME POETIQUE
Grandissons, rajeunis sans cesse et reverdis,
Nous que sa main posa sur ce sommet jadis,
Nous saluons au fond des nuits cette géante.
Notre verdure semble une ruche béante
Où viennent s'engouiïrerles mille oiseaux du ciel ;
Nos bleus lotus penchés sont des urnes de miel ;
Nos halliers tout chargés de fleurs rouges et blanches
Composent, en mêlant confusément leurs branches,
En inondant de gomme et d'ambre leurs sarments.
Tant d'embûches, d'appeaux et de pièges charmants,
Et de Glets tressés avec les rameaux frêles.
Que le printemps s'est pris dans celte glu les ailes,
Et rit dans notre cage et ne peut plus partir.
Nos rosiers ont Tair peints de la pourpre de Tyr ;
Nos murs prodigieux ont cent portes de cuivre.
Avril s'est fait Titan pour nous, et nous enivre
D'acres parfums qui font végéter le caillou,
Vivre T herbe, et qui font penser l'animal fou.
Et qui, quand l'homme vient errer sous nos pilastres.
Font soudain flamboyer ses yeux comme des astres \
Qu'après cette magnificence on veuille se repo-
ser dans la largeur plus simple de Lamartine, et
qu'on lise :
llalie ! Italie ! adieu, bords que j'aimais !
Mes yeux désenchantés te perdent pour jamais!
terre du passé, que faire en tes collines?
Quand on a mesuré tes arcs et tes ruines,
Et fouillé quelques noms dans l'urne de la mort,
On se retourne en vain vers les vivants; tout dort,
Tout, jusqu'aux souvenirs de ton antique histoire.
Qui du moins te feraient rougir devant ta gloire !
1. Les sept Merveilles du Monde^ II.
J_ L _>
NECESSITE D UN RENOUVELLEMENT 29
Tout dort ! et cependant Tunivers est debout !
Par le siècle emporté tout marche, ailleurs, partout !
Le Scythe et le Breton, de leurs climats sauvages,
Par le bruit de ton nom guidés vers tes rivages,
Jetant sur tes cités un regard de mépris,
Ne t'aperçoivent plus dans tes propres débris.
Et mesurant de Tœil tes arches colossales,
Tes temples, tes palais, tes portes triomphales.
Avec un rire amer demandent vainement
Pour qui l'immensité d'un pareil monument ;
Si Ton attend qu'ici quelque autre César passe.
Ou si Tombre d'un peuple occupe tant d'espace >.
Puis, si Ton veut de la légèreté brillante, de
l'ironie colorée et pleine de verve :
Franchise du vieux temps, muse de la patrie,
Où sont ta verte allure et ta sauvagerie?
Comme ils tressailleraient, les paternels tombeaux
Si ta voix douce et rude en frappait les échos !
Comme elles tomberaient, nos gloires mendiées,
De patois étrangers nos muses barbouillées,
Devant toi qui puisas ton immortalité
Dans ta beauté féconde et dans ta liberté !
Avec quelle rougeur et quel piteux visage
Notre bégueulerie entendrait ton langage ;
Toi qu'un juron gaulois n'a jamais fait bouder.
Et qui, ne craignant rien, ne sait rien marchander!
Quel régiment de tous, que de marionnettes,
Quel troupeau de mulets dandinant leurs sonnettes,
Quelle procession de pantins désolés,
Passeraient devant nous^ par ta voix appelés!
!. Le detnitT xhani de Child'Harold, xm.
30 LE RYTHME POETIQUE
Et qod plaisir de voir sans masque ni lisières,
A travers le chaos de nos folles misère?,
Courir en souriant tes beaux vers ingénus,
Tantôt légers, tantôt boiteux, toujours pieds nus* !
Certes il n'existe pas trois pages de vers d'une
inspiration et d'une langue plus dissemblables. Le
vol d'une rapide lecture suffit pour qu'on aperçoive
quelles différences profondes, dans la conception de
leur art, éloignent l'un de l'autre les trois poètes.
Etablir entre eux un vague rapprochement initial,
comme entre les anciens peintres coloristes, serait
impossible. Et cependant la remarque tout de suite i
s'impose, qu'avec le changement de pensée il se i
produit bien un changement de ton, mais non de »
mouvement. Ce n'est pas qu'on veuille parler du I
mouvement général donné par l'alexandrin : les
pensées les plus diverses peuvent le prendre ;
mais elles ne devraient le pouvoir qu'en gardant
une allure particulière en rapport avec leur diver-
sité. Deux personnes se suivant librement d'un
pas égal, sans idée d'imitation, conservent dans '
ces mouvements du corps qui accompagnent la
marche, un caractère original, inhérent aux diffé-
rences de leur nature. On ne les distingue pas |
seulement l'une de l'autre par leur apparence cor- i
porelle, par la couleur de leurs vêtements, mais
1. Sur la Paresse.
NÉCESSITÉ d'un RENOUVELLEMENT 31
par ces rythmes variés dont s'anime la régularité
de leur pas, qui donnent une vie spéciale à chaque
mouvement semblable.
Or, d'après les poèmes qui viennent d'être cités
— et bien qu'ils contiennent, comme on le verra,
de nombreux exemples des formes multiples que
peut prendre l'alexandrin, — nous voyons qu'une
suite de pensées, tout en acquérant par le vers une
nouvelle force, perd cependant de cette vitalité
naturelle. Le vers, tel qu'il est compris en ces
poèmes, identifie les pensées entre elles : il ne les
soutient pas d'un vol qu'elles dirigent. Pour les
mieux porter, il les tient toutes également immo-
biles en resserrant Tétroitesse du rythme, quelles
que soient les apparences de liberté laissées çà et
là. L'individualité rythmique de chaque pensée
n'existe point. Si elle existait, l'harmonie générale
du rythme ne pourrait résister à l'interversion de
quelques vers — faite complètement en dehors du
sens, — tandis qu'au contraire vous pouvez mêler
des vers des trois poètes sans que rien soit perdu
dans l'équilibre du rythme. En effet, lisez : F/v/n-
ehise du vieux temps ^ muse de la patrie^ etc. ; puis :
Italie! Italie! adieu^ etc. ; Le Scythe et le Breton
de leurs climats sauvages ; Nos bleus lotus pen-
chés^ etc. etc., — et vous verrez que le mouvement
général formé de toutes ces successions hétéro-
clites n'en conserve pas moins un peu de l'homo-
32 LE RYTHME POETIQUE
généité que lui donne le développement logique
d'une période.
Il est donc évident qu'il s'ensuit pour les vers
exprimant même les pensées les plus diverses, et
malgré les accents toniques les plus variés, une
constante similitude créée par le rythme. De là,
résultent à la longue un grand nombre d'impressions
seriiblables, d'impressions qui deviennent par con-
séquent non esthétiques : les habitudes dti rythme
finissant, ainsi qu'il a été prouvé, par enlever toute
force première à l'art qu'elles dominent encore,
par l'empêcher d'atteindre à l'entière expression
de la beauté nouvelle.
III
RAISONS ARTISTIQUES PARTICULIÈRES
Insuffisance rythmique; — des poèmes à formes variées
(les strophes, les mètres, les rimes) ; — des vers libres.
La précédente conclusion ne peut s'admettre
que si Ton analyse et réfute plusieurs objections
sérieuses. Elle peut être probante pour de longues
suites de vers pareils, à rimes plates, mais non :
1° pour des poèmes à formes variées, ayant la
liberté de tous vers et de toutes strophes ; 2° pour
les vers libres. Il n'est presque point de volumes
de poésies qui n'offrent de nombreuses pièces à
coupes différentes. Comment cela ne suffit-il pas
à sauvegarder l'indépendance rythmique des idées?
à renouveler l'intensité de l'impression?
D'abord les combinaisons de vers par groupe-
ments appelés strophes ne sont pas très nom-
breuses : ni par leur longueur, puisque tout grou-
pement, pour être compact, pour former un corps
solide, ne peut être composé que d'un nombre de
vers restreint; ni par la variété, puisque l'agence-
ment des rimes et des mètres est nécessairement
3
34 LE RYTHME POÉTIQUE
borné par la longueur de la strophe. Au-delà de
douze vers, elle perd toute coordination. Le nombre
de douze est même d'un emploi rare, ainsi que
ceux qui le précèdent immédiatement. Comme les
strophes de deux et trois vers sont aussi d'un
usage restreint, vu leur trop dur et rapide mar-
tellement, le chiffre des vers composant d'habi-
tude une strophe n'est guère que de quatre, cinq,
six, sept et huit. Il est vrai que chacune de ces
strophes peut être variée, soit par des change-
ments de rimes, soit surtout par l'alternance des
mètres. Mais il se produit alors des effets analogues
à ceux qui résultent de la construction des strophes :
d'une part (étant données naturellement les habi-
tudes encore florissantes de la vieille et quotidienne
versification), toutes les places que peuvent prendre
les rimes féminines et masculines ne sont pas éga-
lement bonnes ; de l'autre, l'alternance des diffé-
rents mètres ne peut, en général, avoir lieu qu'en
proportion de leur longueur. L'alexandrin alterne
presque toujours avec l'octosyllabe et l'hexasyl-
labe, quelquefois avec le décasyllabe, très rare-
ment avec les autres. Le poète ne dispose donc
pas de moyens indéfinis ; il est obligé de tourner
dans un cercle étroit pour ne point dépasser les
limites de son art. S'il arrive parfois que la pen-
sée crée d'elle-même un nouveau rythme stro-
phique, il lui appartient en propre et ne peut que
NÉCESSITE d'un RENOUVELLEMENT 35
difficilement s'adapter à quelque autre pensée.
Ainsi les strophes n^élargissent pas le domaine
rythmique du poète au point que l'esprit puisse
entièrement renouveler ses impressions. Ce
domaine est d'ailleurs encore appauvri par la cul-
ture de tous. Quelques-uns parviennent-ils à y
découvrir un coin mal connu? à y faire fleurir des
formes neuves, à les greffer sur des rameaux
dédaignés ? Plus les formes seront originales, plus
elles seront d'une difficile culture pour les poètes
postérieurs : leur originalité colorant le premier
poème d'un éclat dont se revêtiraient tous les
autres. '
C'est pourquoi il résulte, de l'obligation de s'en
tenir à un petit nombre de strophes, dont les poètes
se servent tour à tour, et que l'emploi journalier
restreint encore à quatre ou cinq principales, — une
uniformité rythmique, sinon égale, du moins sem-
blable à celle de la marche régulière des vers à
rimes plates : puisque la mémoire, avec le sou-
venir des strophes précédemment connues, retrouve
une analogie d'impression, et qu'elle est encore
plus frappée par la reproduction d'un rythme rare
qui a constitué une originalité plus déterminée.
Cela est si vrai que tout grand poète a su faire
siennes des strophes qu'on ne peut pas réemployer
sans l'imiter. Lorsque Flaubert s'étonne, dans sa
préface biographique des vers posthumes de Louis
36 LE RYTHME POETIQUE
Boiiilhet, que les critiques aient accusé son ami
d'imiter Musset parce qu'il s'était servi dans
Melœnis des sixains A'Une bonne fortune et des
stances à la Malibran^ il nous semble que Flau-
bert, ce rythmicien si parfait de la prose, se laisse
un peu entraîner par l'enthousiasme de son ami-
tié. Tant qu'une strophe particulière consacrée
par un chef-d'œuvre reste vivante dans le souve-
nir, il est naturel et juste de reprocher comme
une imitation ce qui vous donne une si précise
sensation d'analogie. On ne peut pas plus reprendre
— surtout pour de s poèmes d'une certaine impor-
tance, — le sixain de Musset, que le septain des
Destinées d'Alfred de Vigny, celuidela VérandahA^
Leconte de Lisle, certaines strophes de Hugo, de
Baudelaire, et tant d'autres qui ne pourront guère
retrouver une nouvelle vie originale que lorsque
l'oubli les aura transformées en curiosités archéo-
logiques.
La conséquence de cette difficulté à créer des
strophes n'éveillant rien des impressions anciennes
est que les poètes sont forcés de se servir des
rythmes les plus usuels, comme par exemple du
quatrain, dont l'emploi est prédominant dans
presque toutes les œuvres. Ces rythmes ne repré-
sentant plus à la mémoire quelque chose de per-
sonnel permettent à la pensée de s'emparer mieux
des esprits, lui laissent un peu plus de sa natu-
NÉCESSITÉ d'un RENOUVELLEMENT 37
relie puissance. — Or ce moyen empirique n'est-il
pas la meilleure preuve de Tinsuffisance des
strophes à assurer l'entier renouveau de l'im-
pression?
Il reste le vers libre. A première vue, le vers
libre semble résoudre toutes les difficultés. Ce
n'est plus pour le même poème des répétitions de
la même forme fixe, ce sont des suites de vers
aux (mètres et aux rimes paraissant indéfiniment
variés et entrelacés. Le rythme parait suivre la
pensée dans toutes ses transformations, et par con-
séquent se ployer à toutes les souplesses voulues.
Il n'atteint pas cependant à l'idéal : en premier
lieu, parce qu'il y a dans les changements de
mètres prédominance forcée des vers de douze, dix
et huit syllabes, et, dans la succession des vers,
retour à des distances inégales de différentes
strophes, fatalement ramenées par l'alternance
qui ne peut que reproduire les quelques combi-
naisons strophiques^ Ainsi les rappels de rythmes
1. Le quatrain est toujours la strophe qui se retrouve lo plus fré-
quemment. Beaucoup de fables de La Fontaine ne sont que des suc-
cesi^iuns de quatrains. C'est par un quatrain que presque toujours il
débute. Ainsi :
Ne forçons point notre talent ;
Nous ne ferions rien avec grftce :
38 LE RYTHME POETIQUE
ne sont pas assez éloignés les uns des autres pour
que la sensation se renouvelle de périodes en
périodes. Cependant, comme tout art n'obtient
guère d'eflFets absolus, le vers libre est certaine-
ment le rythme qui réaliserait le mieux ce que
réclame l'indépendance de la pensée, si une rai-
son plus importante encore que les précédentes
n'empêchait les poètes de s'en servir dans la plu-
part des pièces lyriques.
En général, une poésie est le développement
Jamais un lourdaud, quoi qu'il fasse,
Ne sauroit passer pour galant.
{L'Ane et le petit Chien.)
Voyez de môrae Le Berger et la Mer^ Le Jardinier et son Seigneur ^
Le Singe et te Dauphin^ Le Geai paré des plumes du Paon, La
Grenouille et le Rai, etc. etc.
Voici une utrophe de cinq vers :
Après mille ans et plus de guerre déclarée,
Les loups firent la paix avecque les brebis.
C'était apparemment le bien des deux partis :
Car, si les loups mangeoient mainte béte égarée,
Les bergers de leur peau se faisoient maints habits.
{Les Loups et les Brebis.)
Voici uae strophe de six vers :
Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire ;
Faites, si vous pouvez, votre cour sans vous nuire :
Le mal se rend chez vous au quadruple du bien.
Les daubeurs ont leur tour d'une ou d'autre manière :
Vous êtes dans une carrière
Où l'on ne se pardonne rien.
{Le Lion, le Loup et le Renard.)
etc. etc.
Presque tous les modèles de strophes se reDcontrent en des suites
de vers libres.
NÉCESSITÉ d'un RENOUVELLEMENT 3^
d'une idée, en dehors de toute manifestation con-
trariante comme c'a lieu au théâtre par la lutte
du dialogue. Dans ce cas, rien ne légitime ces
changements de vitesse dans le rythme qui carac-
térisent les vers libres *. Si La Fontaine les a si
constamment employés, c'est que beaucoup de ses
fables sont de véritables petites scènes aussi mou-
vementées que des comédies. Il doit à chaque
instant changer d'allure selon le caractère ou la
situation de ses personnages. Dans les fables
moins nombreuses où il reste plutôt narrateur
que metteur en scène, son récit rempli de diver-
sités, de procès, de luttes, doit pour atteindre
à la vie recourir aux mêmes procédés. Le vers
libre représente admirablement la vie irrégulière
et les heurts du dialogue ■'^; mais par là même
il ne donnerait dans un poème lyrique aucune
impression d'uniié^ et l'unité du rythme ne peut
être sacrifiée à la variété; au contraire, ces deux
qualités maîtresses de toute œuvre se doivent un
mutuel soutien.
1. Becq de Fouqiiières a fort bien démontré qu'il se produisait des
accélérations ou des retards plus ou moins considérables selon la place
occupée par les différents mètres. ^ Traité général de versifiealion
frauçaUe, ck. xvi.
2. Aussi est-il le vers par excellence du théâtre. Jamais le public
ne prend un plus vif plaisir qu'à VAmphytriqn de Molière, cette
œuvre si vivante et si poétique tout ensemble, dont lu vie et la poésie
(chose rare!) ne se détruisent pas l*une par Tautre.
40 LE RYTHME POETIQUE
Ihi reste, la valeur de ces raisons contre l'insuf-
fisante variété des combinaisons de rimes, de
mètres, de strophes et de vers libres ne serait
pas incontestable, que n'en demeurerait pas moins
probante une seule cause première. Ces combi-
naisons, en effet, dépendant de la répétition cons-
tante ou périodique des mètres mécaniquement
rythmés, comme Talexandrin par exemple, il est
clair que la monotonie provient, en dépit de toutes
les variations possibles, de cette répétition même
aussi réduite soit-elle, — d'une structure trop ru-
dimentaire du vers.
IV
RAISONS SOCIOLOGIQUES
ÀspiratioDs des collectivités iocooscienles et conscieDle»
pour UQ rythme noa symétrique et pourtant perceptible; —
pour des formes d'art non rigoureuses.
Conclusion : Le rythme du vers principal, Talexandrin, peut
satisfaire à la loi de variété par évolution.
Avant de conclure en définitive, pour que la
nécessité d'un renouveau rythmique soit absolue
actuellement^ quelles que soient l'abondance et
l'excellence des raisons qui la commandent, il ne
suffit pas qu'elle s'impose à un seul : il faut qu'elle
soit reconnue consciemment ou inconsciemment
par une collectivité. Or cette nécessité est bien
collectivement reconnue aujourd'hui : la preuve
peut s'en découvrir en des remarques courantes
que nous avons tous faites ou entendues.
Depuis que s'est perdue l'habitude de chanter
le vers, selon la méthode des acteurs tragiques du
xvii* siècle, l'art de la diction fait toujours prédo
miner le sens sur le rythme, et de plus en plus,
suivant en cela le goût du public qui ne peut sup-
porter la monotonie de la cadence classique. Et
cependant, lorsqu'on dit des poèmes où tout est
Uiénagé pour faciliter à la déclamation les effets
42 LE RYTHME POETIQUE
d'asymétrie qu'elle recherche, le public se plaint
de ne pas sentir le vers, dans ces observations
naïves si souvent répétées : « Est-ce que ce sont
des vers ?... On ne dirait pas des vers ?... »
Néanmoins lorsque ce même public entend
déclamer leurs vers aux auteurs qui pour la plu-
part les rj/Z^m^w^ — et théoriquement avec raison,
— il en supporte mal l'audition : cela le choque,
le fatigue, ou l'amuse, comme un rabâchage, comme
un fastidieux bercement.
Cette contradiction apparente n'est-elle pas
la preuve que le public sent inconsciemment:
1° que notre poésie ne peut pas vraiment pos-
séder toute sa force expressive sans un accord
plus parfait entre le sens et le rythme, ainsi que
le montrera la dernière partie de cette étude ;
2** que le rythme actuel ne le satisfait plus ^
Enfin la nécessité d'un renouvellement dans le
rythme n'est-elle pas reconnue par la collectivité
conscieiite de tous ces groupes de poètes aujour-
d'hui préoccupés de rénovations rythmiques ?
A ces preuves, pour ainsi dire tangibles, s'en
ajoute une autre moins saisissable, mais réelle :
1. Cela d'ailleurs est loin dUmpliquer de la part du public une
acceptation de rythmes nouveaux, toute collectivité ne se débarrassant
que très lentement de ses habitudes, même de celles dont elle souffle.
NÉCESSITE d'un RENOUVELLEMENT 43
la confuse aspiration des artistes et de la foule
pour des formes d'art moins délimitées, moins
rigoureuses. Nos yeux et nos oreilles ont soif
d'un ordre plus libre répondante l'activité inquiète
qui travaille en nous. Peinture, sculpture et mu-
sique ont en partie déjà satisfait ce désir. La
poésie ne s'en est pas souciée intrinsèquement;
elle a cru sans doute que les artifices de la dic-
tion pouvaient tout pallier, alors qu'ils sacri-
fiaient au contraire ou la vie de la période syn-
taxique, ou les raisons d'être d'une métrique, de
l'art même des vers. Or, de par la raideur de son
squelette, le rythme, la forme telle qu'encore la
comprend Hugo, ne vit pas librement; un renou-
vellement rythmique répondrait donc autant à
des aspirations vibrantes qu'aux lois imperson-
nelles de la variété.
Ainsi, étant démontré que notre poésie perd
en des manifestations successives une partie
de sa puissance, qu'aucune combinaison de mètres,
de rimes ou de strophes n'y peut remédier, que
cet amoindrissement est dû aux bases rythmiques
restées trop uniformes et usées par un emploi trop
prolongé, — le renouvellement de notre rythme
poétique est devenu nécessaire.
44 LE RYTHME POETIQUE
Il reste à prouver que l'insuffisance rythmique
provient du mécanisme intérieur du vers ; mais
d'abord à rechercher si les limites et les condi-
tions de vitalité d'un vers principal, tel l'alexan-
drin, peuvent se prêter et suffire aux transforma-
tions désirées.
Elles le peuvent, car il est avéré aujourd'hui
que le nombre 12 auquel obéit l'alexandrin est
maître suprême de toutes les souplesses. Non
seulement il se met d'accord, par la simplicité et
la pluralité de ses multiples de l'unité, avec tous
les rythmes naturels des mouvements physiolo-
giques et mécaniques^, mais divers fractionne-
ments, psr les groupements qui le constituent en
rythme, lui permettent de suggérer les seules
cinq sensations différentes que les multiples de
l'unité soient capables de faire ressentir : les mul-
tiples 2, 3, 5, 7 et 9. En effet, élevez en puissance
chacun de ces nombres, et vous n'aurez qu'un
prolongement de la sensation première ; et n'im-
porte quel nombre ne sera que la deuxième, troi-
sième ou dixième, vingtième, etc., puissance d'un
de ces multiples. Donc, par les groupes d'unités
qui le rythment, le nombre 12 peut offrir d'une
façon parfaite les sensations prolongées des mul-
1. Voir B. de Fouquières, loc. ci/., p. 16, et Souriau, le Rythme
naturel des mouvements^ pp. 67 et suivantes, la Beauté mécanique^
pp. 86, 87. — Esthét. du mouv., loc. cit.
NÉCESSITÉ d'un RENOUVELLEMENT 45
tiples 2 et 3, et par composition celles des 5, 7 et
9. Le nombre 12 a encore cet avantage, auquel
l'alexandrin doit sa haute fortune, et qu'il est
devenu un lieu commun de constater, d'être non
seulement exactement divisible par 2 et 3, mais
par leur puissance 4 et 6, et de plus d'être avec
6 puissance à lafoù de 2 et de 3.
On verra que, si l'alexandrin, fondement prin-
cipal de toute notre rythmique, a besoin d'être
rénové, c'est qu'il n'a pas su profiter, ou qu'il n*a
profité que par accident des innombrables com-
binaisons offertes par la richesse de rythmes du
nombre 12.
Enfin ce qui assure à l'alexandrin l'avenir même
de la langue, ce qui doit empêcher de chercher
une rénovation en des limites plus étendues
(bien que des groupements rythmiques particu-
liers permettraient par exception d'aller jusqu'aux
nombre 13 et 14 ; — au-delà ce ne serait plus que
la mise bout à bout, ne formant pas figuration
personnelle, de petits vers existant au mieux de
par leur seule mesure), ce qui doit nous arrê-
ter au nombre fondamental 12, c'est qu'il n'est
point de période syntaxique dépassant 12 unités
de temps, qu'une bonne diction ne soit presque
toujours obligée de couper par un temps d'arrêt
aspiratoire, c'est qu'une série de 12 syllabes
(abstraction faite des muettes) donne à peu près
/
4S LE RYTHME POETIQUE
la durée extrême du mouvement de notre respira-
tion, lorsqu'il es ino)Tnal et inconscienLOn remar-
quera que, quand nous dépassons ce terme de 12,
c'est par un effort plus ou moins calculé : nous
arrivons à prononcer les mots, à continuer de
parler tout en aspirant notre souffle. D'ailleurs
le vers principal de presque tous les autres peuples
est plus court que le nôtre, en durée comme en
nombre; et, si nous avons d'excellentes raisons
pour ne pas raccourcir notre alexandrin, nous n'en
avons aucune pour l'allonger * .
1. Bien que B. de Fouquières ait établi quelques justes rapports
physiologiques avec le rythme poétique, cette théorie se sépare de la
sienae en ce qu^elie est moins arbitraire et porte sur un autre point.
B. de Fouquières croit pouvoir établir Vorigin^ à\i vers fondamenial
de la plupart des peuples sur le rythme respiratoire qu'il estime
égaler en moyenne douze temps. SMl est vrai qu'un vers ne doit pas
dépasser la longueur d^une respiration, doit être avec elle en des
rapports faciles comme d'ailleurs rémisàion de toute partie quelconque
du discours» Thypothèse n'est pas assez simple, et partant plausible,
qui permet de supposer que Thomme ait originairement fixé une unité
de rythme poétique sun* le rythme respiratoire. Ciriginairdment« les
premiers poètes étaient incapables de concevoir un vers fondamental,
et encore moins de se rendre compte de la valeur d'une respiration.
La philologie nous apprend avec plus de vraisemblance qu'un certain
ordre syntaxique ayant été acquis, et par là des cailences qu^amenait
forcément une disposition de mots alors uniforme, les poètes primitifs
y firent la découverte du rythme, de la mesure, d'un vers encore
incertain. Pou à peu ce vers prit une forme assurée. C'est ainsi que
chaque peuple arriva à conquérir un mètre principal qui no fut point
celte mesure-étalon, primordialemout réglée, selon Becq de Fou-
quières, sur la moyenne (impossible à ûxer à douze unités) du temps
respiratoire, mais qui fut simplement une émission de mots à inter-
valles réguliers, rendue conformément au génie de chaque langue,
aussi longue que possible, la plus proche du terme d'une respiration.
NÉCESSITÉ d'un RENOUVELLEMENT 47
De plus, W. Wundt a expérimenté * que le
chiffre de 12 unités rythmiques à la série est le
rf^r/22^r perceptible. Bien, comme l'observe M. Sou-
riau (p. 317), que cette expérience ne puisse pas
avoir la valeur d'un absolu, elle prouve néan-
moins combien est juste l'incitation naturelle
qui pousse à ne point chercher de rythme au-delà
de l'alexandrin.
L'alexandrin peut donc obéir à cette loi de la
variété par évolution que nous avons rappelée au
début : Tout rythme a une chance de durée d au-
tant plus longue^ que sa souplesse lui permet de
se prêter plus facilement aux transformations
progressives de nos besoins.
Or, à part quelques exceptions presque toutes asiatiques, il se trouve
que le vers fondameotal des langues européennes est tantôt de huit,.
de dix, de onze ou au maximum de douze syllabes ou de six pieds :
tout montre ainsi que le nombre 12 donne non point la moyenne,
mais la durée à peu près extrême du mouvement respiratoire.
1. ÈUmenti de psychologie physiologique, Irad., t. II, p. 240.
DEUXIEME PARTIE
Evolution historique du rythme
Son inachèvement par le vers dit
« romantique »
DEUXIÈME PARTIE
Évolution historique du rTthme. — Son inachèvement
par le vers dit « romantique »
LÀ RENAISSANCE DE L'ALEXANDRIN
Jusqu'à Ronsard, ralexandrin avait très impar-
faitement vécu.
Il n'en avait pas moins plus de quatre siècles
d'existence [Voyage de Charlemagne à Jérusalem,,
fin du xi" siècle) ; et, sans compter au xii® le
succès retentissant du Roman d Alexandre qui
lui avait donné son nom, au xiii" siècle et dans la
première moitié du xiv*, il avait été en si grande
faveur, qu'on avait recomposé en alexandrins
un grand nombre de chansons de geste dont la
version primitive était en décasyllabes. Mais il ne
tarda pas à tomber en désuétude sous l'influence
des romans satiriques, des ballades malicieuses
ou sentimentales, des mille jeux de rimes et de
rythmes qui demandaient des mètres plus légers
52 LE RYTHME POETIQUE
et plus prompts. Bientôt, d'un emploi rare et peu
recommandé, on Toublia. Il arriva à inspirer une
certaine crainte comme encore de nos jours Then-
décasyllabe.
Au XVI* siècle, avant Ronsard, le vers de dix
syllabes garde sans lutte la faveur des poètes et
du public ; le vieux vers héroïque des premières
et originales chansons de geste reste victorieux,
après six siècles d'un triomphe sans cesse rajeuni.
C'est à peine si Marot ose jouer en trois ou quatre
épigrammes de l'alexandrin. L'instrument lui
semble d'une résonance lente et majestueuse. Du
reste, les prosodistes de l'époque, comme Fabri
(1521 ), sont avec lui d'accord pour trouver l'alexan-
drin « une antique manière de rythmer». En 1548,
un an ou deux avant la publication du manifeste
de la Pléiade, V Illustration de la langue françoise
de Du Bellay, Thomas Sibilet dit dans son Art
poétique : « Cette espèce ne se peut proprement
appliquer qu'à choses fort graves, comme aussi
au pois de l'oreille se trouve pesante. » C'étaient
en effet « choses fort graves et pesantes » pour les
poètes de ce temps qu'un large sentiment de la
nature, que des pensées d'amour moins badines,
plus passionnées que spirituelles, qu'une idée plus
étendue de la vie, qu'une sensibilité plus sérieuse,
plus indignée devant des spectacles de misère, et
l'alexandrin possédait, pour l'expression de toutes
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 53
ces « choses graves » dont allait s'inspirer la Pléiade,
une ampleur magnifique qui manquait singulière-
ment au décasyllabe.
Le décasyllabe était fort piquant de joliesse gau-
loise, d'alerte raillerie ; il savait trotter menu à
travers les petits jeux de l'imagination ; il n'avait
pas de coup d'aile et restait impuissant au bas des
cimes de la haute poésie. Ce n'était point là de
quoi faire un vers héroïque ; s'il le resta de longs
siècles, c'est que les esprits d'alors ne deman-
daient au vers qu'une certaine grâce, et s'accom-
modaient fort bien d'une célérité toute pédestre.
Toutefois, on trouve dans la manière dont les
vieux poètes en usaient le vague besoin d'un mètre
moins court, qui fût capable de contenir un plus
grand nombre de membres syntaxiques, une plus
grande extension de la pensée. Ils allongeaient leur
décasyllabe « en liant par le sens son dernier élé-
ment rythmique au premier du vers suivant » * ; et
1. B. de Fouquiôres, loc. cit., p. 323. — Exemples :
Nos flagpeolete et douces espinettes
Sont à repos : — et plus n'y a celuy
D'entre bergiers, — qui osast aujourd'huy.
puissant Pan, de ton hault lieu regarde
Ces cas piteux, — et à venir ne tarde
Donner secours à tes simples brebis
Et tes troupeaux errants par les herbis
De ces bas lieux, — qui sans cesse t'invoquent.
La Complainte d'un Pastoureau chrettien.
Cl. Marot.
54 LE RYTHME POETIQUE
ce procédé, en dehors de l'influence de l'antique
hexamètre, provoqua certainement plus que toute
autre cause la résurrection de l'alexandrin, fut
comme le trait d'union caché qui unit la vieille
métrique nationale à la rénovation rythmique de
Ronsard.
Il était utile de rappeler avant d'aborder le vers
de la Pléiade, aussi nécessaire à l'étude du vers
romantique que le vers de Malherbe, de Racine,
de La Fontaine et d'André Chénier, dans quelle
défiance les poètes tenaient l'alexandrin à la veille
même de sa fortune. On comprend alors que pour ces
disciples de Marot, qui honoraient le décasyllabe
d'un culte si exclusif, l'alexandrin ne constituât
pas un rythme égal à la concordance sèche et pré-
cise de leur vers favori. Il devait donc entrer pour
quelque chose dans les attaques qu'ils lancèrent
contre la jeune école. Gela n'empêcha pas cette
dernière de triompher, bien que jamais réforme
ne fût plus radicale, bien qu'aucun art ne fût
comme alors aussi brusquement remanié de fond
en comble. Mais « le choix de certains rapports
C'est une longue et lourde iLaladie
De trois bons mois, — qui m'a toute estourdie
La povre teste
Voilà comment depuis neuf mois en çà
Je suis traicté. — Or ce que me laissa
Mon larronneau.
Épttre au Boy. Pour avoir été dearobé.
Cl. Marot.
EVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 55
dans les sons dépend de circonstances physiolo-
giques qui peuvent changer selon les temps et
selon les lieux * » ; on sait qu'il en est de même
des rythmes, que leur disparition ou leur transfor-
mation est commandée par des exigences progres-
sives. Et les nouveaux sentiments poétiques,
éveillés en partie chez les poètes de la Pléiade par
leur admiration pour les littératures grecque et
latine, appelaient des modes nouveaux qui ne
pouvaient que réussir.
1. Beauq.uier, Philosophie de la musique^ p. 10.
I
DE RONSARD A RACINE
Structures diverses de Talexandrin primitif. — Le vers de
Ronsard (n'a rien rythmiquement du vers romantique) ; —
de Régnier et de Malherbe (similitude de certaines règles
métriques de Malherbe et de Banville) ; — De Boileau. (son
influence déprimante) ; — de Racine (achèvement parfait
de révolution première).
L'examen de l'alexandrin de Ronsard, s'il est
nécessaire à l'étude du vers romantique, l'est
moins en réalité que par l'idée qu'on s'en est faite.
Il existe encore des poètes « parnassiens » qui se
figurent trouver dans cet alexandrin tous les
caractères du vers moderne. Certes celui-ci a peu
ajouté à la vigoureuse richesse de la langue, au
pittoresque naïf et hardi des images, au nombre
divers dont s'est nourri son ancêtre ; mais il ne
faut pas oublier qu'il s'agit exclusivement du
rythme, et sous ce rapport Talexandrin dans
Ronsard est loin de la sûreté que certains lui
reconnaissent.
Tout d'abord, il importe d'y remarquer la fixa-
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 57
tion absolue d'une césure à la sixième syllabe. Le
vers est exactement partagé en deux parties égales^
et de cette articulation dépend le jeu principal
de tout son mécanisme, de toutes les variations
qui jusqu'à nos jours le troubleront en vain.
Par la mise en vigueur de cette loi première,
Ronsard obéissait à la plus ancienne tradition. Le
dodécasyllabe originel (calqué sur le vers rythmique
latin du moyen âge, provenant lui-même de Tasclé-
piade qui tout au moins était son type correspon-
dant)*, présentait une césure d'autant plus rigou-
reuse à la même place, que l'arrêt devait y être
assez long pour qu'on ne tînt pas compte d'une
syllabe muette, ainsi :
L'estore d^Alexandre — vus voel ci commencier :
Néanmoins, sans aller jusqu'à croire (ce qui a
été controuvé) à l'existence de vers de douze syl-
1. Voir Léon Gautier, Les Épopéeê françiisett 3 vol., 1862 (chez
Palmé) : Laverai Ovation des chansons de geste ; — Gaston Paris, Lettre
à M. L. Gautier sur ^i versification latine rythmique ; Étude sur
le. rôle de Vaecent latin dans la langue française ; — Max. Kawczins-
kl. Essai sur l'origine et Phistoire des rythmes (fioniWoiif éd.); —
Le vers français de Tobler.
Vuicl par exemple un asclépiade d^Horace :
Mmeenoê^ atavi» édite regibus ;
des dodécasyllabes accentués d*une hymne du moyen âge :
Sit Deo ghria et benedictio^
Johanni pariter^ Petro^ Laurentio.
(Tobler, p. 118.)
58 LE RYTHME POÉTIQUE
labes divisés absolument en deux membres de
huit et de quatre syllabes, nous pensons que
Ronsard, s'il n'avait pas méprisé, ou plutôt s4l
avait connu nos vieux poètes cycliques, et s'il les
avait étudiés avec quelque scrupule, aurait pu, en
s'appuyant sur des exemples encore assez nombreux,
recréer un alexandrin moins primitif, déterminé
par des rythmes plus variés. Dans les rythmiques
latins, il existait déjà des vers de douze syllabes
avec une autre césure qu'après le sixième temps,
et divisés en cinq et sept.
O tu qui sercas — armis ista moenia
Noli dormire — moneo, sed vigila /... *
Mais on n'a pas à s'occuper d'une coupe latine
dont ne se sont pas servis les premiers poètes
français ; il était seulement curieux de constater
l'existence de cette forme rythmique tant de siècles
avant sa réapparition (encore blâmée du reste)
parmi les vers contemporains.
En nous tenant aux seules origines françaises,
nous allons voir que, contrairement à l'opinion des
philologues, il peut exister dans nos chansons de
1. Ci lés par Kawcziaski : « Il est vrai, comme l'a fait remarquer
M. Gaston Paris, que dans beaucoup de vers latins du moyeu âge
les accents produisent un rythme trochaïque presque régulier, mais
dans la plupart des cas la place des accents n'est constante qu*à la
césure et à la fin des vers. » — {Ess. sur Corig.et Vhist, des ryth.,
p. 137).
EVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 59
geste en dodécasyllabes des vers à différentes
césures. Génin [Variations du langage français)
dit : « Je ne crois pas que dans tout ce que le
moyen âge nous a légué de vers (et il y en aurait de
quoi contre-balancer tout ce qu'on a fait depuis)
on- trouvât un seul exemple du repos de Thérais-
tiche violé. » M. Léon Gautier est du même avis :
pour lui, « l'alexandrin n'offre jamais dans nos
vieux poèmes que la césure après la sixième syl-
labe ». Cependant on n'a qu'à en prendre quelques-
uns au hasard, et dès les premières pages on
s'apercevra que, sous l'influence d'une bonne dic-
tion (et M. Léon Gautier pense avec raison que
nos gestes en alexandrins étaient plutôt lues que
chantées) \ nombre de vers obéissent à des rythmes
que ne commande point la césure médiane. Par
« influence d'une bonne diction » on entend la pré-
dominance forcée du groupement syntaxique sur
le groupement rythmique, quel que soit l'accent
qui semble devoir conserver l'intégrité de celui-ci.
Il est indubitable en effet que tout mot proclitique
ou enclitique (article, pronom, préposition,
1. « L'alexandriD, suivant nous, ne dutgénéralenieni triompher qu*à
Tcpoquc où nos poèmes nationaux cessèrent d'ôlre chantés pour être
lus. Nous ne prétendons pas que les chansons en vers de douze syl-
labes n*aient jamais été chantées ; mais elles le furent moins Tré-
quemment et surtout moins facilement. La mélodie fut impuissante à
soulever ce vers. Celte malheureuse complexité de Talexandrin a
persisté jus'iu*à nos jours. » — Les Ép. fr , 1. 1. La versification des
chansons de geste, p. 313.
60 LE RYTHME POETIQUE
etc.) placé à rhémistiche ne se sépare pas du
mot suivant ou précédent à moins d'une in-
cidente ; un verbe de son complément, lorsque
ce complément ne remplit pas tout le second
hémistiche ; un verbe auxiliaire de son participe ;
un sujet de son- verbe lorsque celui-ci n'a pas de
complément immédiat, etc. etc. : — toutes formes
syntaxiques qui ont pour effet de reporter plus
loin Taccent de la tonique médiane. Ceci étant
admis, on n'hésitera pas à reconnaître comme tout
à fait étrangers à la coupe classique les vers qui
vont être cités, et qui, pour la plupart, sont pris aux
premières laisses des chansons.
Dans la Geste du Roi on lit déjà au vers 250 du
Voyage de Charlemagne à Jérusalem :
Li patriar — ches at Carlemai — gne apelet.
Dans Li romans de Berte :
A cel tans — dont vous ai Testoi — re commencié
La duchés — se estoit suer- Bertain ; — quand j'esgardai.
Pour vous — que ne voloi(e) pas trop — assouploiier.
Dans Li roman de Fougues de Candie de la Geste
de Guillaume:
. Qui les péchiés — parddne à cil — qui merci crie.
Que le po — vre Véu s'arma, — et mil des lor.
Que primerains — voudra les François — encontrer.
lui s'en vêt — Guillaume et Bernart — li aisnés.
Godroès — a choisi nos François — en la plaigne.
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 61
Les chansons du Cycle de la Croisade présentent
aussi bien des exemples de rythmes divers. Voyez
le Chevalier au Cygne^ cette primitive version de
Lohengrin et de Parsifal :
Geste canchoi) — ne veut noi— se, ne bruit, ne ience.
La da — me a ses enfants portés, — si com devoit.
— Que vous Juras — tes si le Pe — re tout poissant
C*une fem — me ne puet avoir — c'un seul enfant
S'a II hom—mes n*estoit livré — e caroelment. —
Justi — ce ne doit on respiler, — taot ne quant.
Voyez Li romans de Bauduin de Sebourc:
Frères fu Bauduin de Biauvais — le poissant. *
Le «anc — nostre Siguour trouva, — o le lion.
Mais aucune gens — vont à le fois — au sermon
Qu'au revenir — n'en scèvent recorder — un non.
Dans les romans d'aventures comme celui
à' Alexandre^ le célèbre, on lit aussi:
Ne devra — avari(se) lever — ne essaucier.
Sous le mantiel — le roi met son cief, — por couvrir.
Ensagne moi — la voi(e) tout sens, — sans compagnie.
Dans Li romans de Brun de la Montaigne :
Car pour les da — mes est mainte honneur — essaucie.
Par destiné — e qui fusta aus — otroïe.
Lijouveosiaos — ot tout en son cuer, — puis ce di.
Si nous quittons les chansons de geste nousren-
62 LE RYTHME POETIQUE
controns des coupes analogues dans les rares alexan-
drins de Rutebeuf :
Mais si con Dieux — trouva Saint Andren — débonère.
En sa venu — e fist de sa char — son serjant.
{Li Diz de la voie de Tunes.)
Li boens Rois — estoit cuens d'Anjou — et de Provence.
{Li Diz de Paille.)
Là déust — estre nii(re) là — où sont li plaié
Car par les mi — res sont li navré — apaié.
{l Diz des Cordelière.)
Ne puis — que notre père Adans — manga la pome.
Ter — re, comment me pues porter — ne souslenir.
Hé, las! — com j'ai été plains — de granl non savoir.
{Le miracle de Théophile.)
Qu'on arrive maintenant à la veille môme de la
Pléiade, aux quarantaines devers alexandrins com-
posés par Marot, on y remarque des rythmes
comme ceux-ci:
Celles à qui — se font prié — res, nuict et jour
Epigr. XVIII.
La Chapel — le, qui est bastie — et consacrée.
Epiçr. CXV.
comme celui-ci surtout :
Et la \oix — ne dit chose h imai —ne, mais divine.
Epigr. III.
On a voulu dans ces coupes, à propos de vers
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 63
modernes construits d'une manière identique, ne
voir que des « prolongements de sens » n'ayant
aucune influence sur la césure; on peut juger, rien
que par ces exemples, que ces prolongements
créent de véritables rythmes nouveaux.
D'accord avec la tradition dans la division de
l'alexandrin en deux parties égales, Ronsard aurait
donc pu cependant s'apercevoir des différentes
césures qui, de tout temps et à l'insu des poètes,
s'étaient introduites en effaçant la médiane dans la
construction du vers ; et puisque son ambition
était d'acquérir la richesse harmonique des hexa-
mètres grecs et latins, il aurait pu en outre recher-
cher si les rythmes qui résultaient de ces césures
n'eussent pas mieux rapproché son vers de l'hexa-
mètre que la forme absolue qu'il avait adoptée du
passé. L'évolution de l'alexandrin eût alors suivi
une tout autre marche ^
1. On objectera que nous établissons ces prémisses sur des atteintes
à la rAgle formelle posée dès Torigine de TalexandriL; que nous ne
pouvons pas être redevables de rythmes particuliers à des effets pro-
duits en dehors de la réalité du rythme, telle que Tavaient voulue
les poètes, en somme à deà fiiiblesses de poètes passagèrement impuis-
sants devant la continue rigueur de la discipline rythmique. Nous
répondrons que nous nous appayons, d'abord, en principe, sur cet
instinct naturel qui pousse tout artiste à défdndre inconsciemment sa
personnalité contre le rigorisme trop étroit d*une règle trop arbitraire ;
que, cet instinct étant né chez les poètes primitifs avec la règle même
de la césure médiane, il eu edt résulté de temps à autre des rythmes
4)4 LE RYTHME POETIQUE
La chose pourtant était impossible à un réno-
vateur comme Ronsard dont l'éducation rythmique
avait été uniformément bercée par la cadence du
décasyllabe, et qui avait grand'peine à retrouver
dans son pseudo-hexamètre une sensation de
rythme précise. Il est vrai qu'on y a découvert
une certaine liberté féconde ; mais cette liberté
n'est pas dirigée, elle ne met guère en lumière le
mot important ; elle n'adoucit nullement la césure
(du moins d'une façon suivie et raisonnée) ainsi
qu'on le prétend encore. C'est plutôt de l'abandon
et comme une course aveugle qui vous porte au-
delà du but. Ainsi le sens dépasse très souvent le
terme d'un vers pour ne s'arrêter qu'à la césure du
suivant * ; et cela non par une suite de rejets
plus conformes au mouvemeut naturel du langage : et qu'en dépit de
la règle absolue ces rythmes existent bien dans la réalité, puisque
tout rythme est dépendant non point de ia syllabe finale d'un mot
sise à une place fixe, mais de Tacceutuation déterminée par la force
souveraine des groupements syntaxiques.
1. Voir B. de Fouquières, toc. cit., pp. 73 et suivantes. — Voici
un passage du Bocage royal, bien curieux à cet égard; et qui présente
an même temps un enjambement tel que nous Tentendrions aujour-
d'hui, mais combien peu significatif dans tout ce désordre!
Mais quaod ua mol aabion par un petit moneeaa
Se coaehe entre les deux, | il fléchit U rudesse
De la mer, j et Tiovite, ainsi que son hôtesse,
A loger en son sein : I alors le flot qui voit
Que le bord lui fait place, j en glissant se reçoit
Au giron de la terre, | appaise son courage,
Et la lichant se joue à Tentour du rirage.
Le Boe. roy. — Patiéçyrique de la Renommée,
Veut-on un autre passage tiré des hymnes?
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 65
habiles, maîtrisés et variés, mais par une sorte
d'impuissance à contenir des membres de phrases
dans les bornes naturelles de l'alexandrin. Ce genre
de variété n'a jamais donné la coupe du vers
romantique, puisqu'il ne rompt pas les six temps
d'un hémistiche ; il ne fait qu'empêcher le vers de
posséder une forme fixe, que l'affaiblir en une marche
flottante et hasardée. D'ailleurs Ronsard lui-même
sentait vaguement que son vers ne rendait pas tout
ce qu'il en avait espéré. lien accuse, il est vrai, le
rythme même, et dans la préface de IsiFranctade^
« poème héroïque » pour lequel il croit devoir
reprendre le décasyllabe héroïque des chansons de
geste, il déclare que « les alexandrins sentent trop
la prose très facile, sont trop énervés et flasques,
si ce n'est pour les traductions, auxquelles, à cause
de leur longueur, ils servent de beaucoup pour
interpréter le sens de l'auteur ». Il trouve aussi
qu'ils ont irop de caquet^ s'ils ne sont bastis de
la main d lin bon artisan. Ses alexandrins en effet
Refont mourir Didon par les vers de Virgile,
Mourants presques eux-mêmes ; | ou de fredons plus haut
De Guine et de Calais retonnent les assauts
Victoires de ton frère. | Adonques il n'est âme
Qui ne laisse le corps, | et toute ne se pftme
. De leur douce chanson. | comme là-haut aux cieux.
Tous les enjambements : Hymne V, Le. Très illustre Prince
Charles, Cardinal de Lorraine, cités par Tobler, à part un, ont le
môme caractère. — Voir Le Vers fr., p. 29.
5
66 LE RYTHME POETIQUE
avaient « trop de caquet » ; ils étaient encore un
peu gauches et dégingandés à la manière des
jeunes poulains.
Mais ce n'était pas la faute du rythme, et Mal-
herbe Fallait montrer.
En dépit de l'antipathie qu'inspire son pédan-
tisme, de tant d'absurdes «regrattages de mots »,.
où nous n'avons pas à le suivre, même du stérile
absolu de sa réglementation rythmique, c'est bien
à Malherbe que l'alexandrin doit une existence
plus expérimentée, plus nette let sûre de sa route.
— A la rigueur, il la doit aussi quelque peu à
Régnier qui, bien qu'amidesderniers disciples sur-
vivants de la Pléiade, et adversaire virulent de Mal-
herbe, sut fort bien — l'habile ! — user d'un vers
qui n'a rien de commun avec celui de Ronsard, et
qui emprunte à la réforme ennemie la meilleure de
ses règles. La franchise d'allure de son alexan-
drin est toute nouvelle, sans compter qu'elle s'allie
à une langue poétique d'une fantaisie et d'une
verdeur autrement intéressantes que le verbe froi-
dement pompeux de son rival. Seulement Régnier
ne pouvait avoir aucune influence sur le goût de
ses contemporains. Il était trop insoucieux et d'une
indépendance qui répugnait trop à toute règle
impérativement promulguée. Malherbe n'eût pas
ÉVOLUTION fflSTORIQUE DU RYTHME 67
existé, qu'il n'aurait en aucune manière amendé le
« caquet » de ses prédécesseurs. On l'admirait de
son temps non comme unmaitre, mais comme un
être à part qui formait à lui seul toute sa race. Il
était de ces originaux qui semblent désespérer toute
imitation, et faire de leur facture un secret qu'ils
prennent cependant au bien commun.
Au contraire, par l'application et la conscience
de sa volonté, par la chaleur de ses convictions
ouvertement et énergiquement déclarées, par
l'étroitesse intransigeante même de son esprit,
Malherbe commandait un enseignement dont l'au-
torité tyrannique s'imposait à tous, malgré tous.
Il avait au plus haut degré le sentiment de l'ordre,
alors que la fécondité déréglée des poètes finissait
par produire des œuvres plus relâchées que fortes.
Et ce sentiment lui fit créer un vers de solide
charpente, où l'idée est bien rythmiquement sou-
tenue par quelques mots serrés dont les accents
toniques sont frappés aux meilleures places.
Certes, en se prolongeant, son influence est
devenue stérilisante, mais parce qu'on a continué
de suivre ses règles à la lettre, qui ne convenaient,
et dans une petite mesure, qu'à son époque. Chose
curieuse, cependant : si on laisse, bien entendu, de
côté l'appauvrissement de la langue, et sa réforme
de l'enjambement qui toutefois n'avait jamais été,
ainsi que nous l'avons vu plus haut, pratiquî5 par
68 LE RYTHME POETIQUE
la Pléiade, comme on l'entend aujourd'hui, c'est
entièrement de Mp,lherbe que relève la technique
des écoles romantique et parnassienne. Ronsard
et ses compagnons n'y sont métriquement pour
rien. Nos aînés ont beau admirer en eux leurs
seuls ancêtres : ils ont toujours considéré comme
de graves fautes d'eurythmie la plupart de leurs
libertés naïves, et particulièrement l'emploi, déjà
condamné par Malherbe, de ces rejets allant d'un
hémistiche à celui du vers suivant. Mais la chose
devient plus frappante par la comparaison entre
les règles d'art poétique consignées par Racan
dans ses Mémoires pour servir à la vie de Malherbe^
et les essentielles qu'a consacrées Théodore de
Ranville dans son Petit traité de poésie française.
Les deux poètes ont presque la même façon
d'être « dans le vers » arrangeurs de syllabes, de
comprendre la menuiserie de leur métier; et par
certains côtés Malherbe semble avoir prévu la
fameuse et déjà caduque théorie de la rime riche ^
1. Comparez ce que dit M. de Banville au chapitre iv de son livre
avec les conseils que donne Malherbe à un jeune disciple : « Il ne
vouloit pas que le poète rimât les mots qui avaient quelques conve-
nances comme montagne et campagnCf défense et offense j père et
mère, loi et moi.,. Il ne vouloit pas que le poète rimât les noms
propres les uns contre les autres, comme Thessalie et Italie^ CaslUle
et Bastille y Alexandre et Lysandre, et sur la un il était devenu si
rigide en ses rimes, qu'il avoit même peine à souffrir que Ton rimât
les verbes de la terminaison en er qui avoient tant soit peu de con-
venance... La raison quMi disoit pourquoi il falloit plutôt rimer des
v^"
EVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 69
Il n'existe donc point entre la versification ou
plutôt la rythmopée du xvi" siècle et celle de Vic-
tor Hugo, par exemple, Tétroite relation qu'on a si
souvent établie. Ronsard a déterré et dégrossi les
formes rouillées de Talexandrin, mais c'est Mal-
herbe qui en a tiré le moule exact d'où sont sor-
ties les ultérieures formes perfectionnées.
Ce moule primitif n'aurait peut-être pu, en effet,
convenir longtemps aux générations suivantes, si
les génies de Racine et de La Fontaine n'avaient
tardé à se produire dans toute leur force près de quar
rante ans après la mort du réformateur, et si sur-
tout Boileau ne s'était mis alors à légiférer sur les
lois du vers au lieu de se contenter, comme il le
faisait avec tant de raison devant les d'Urfé et les
Scudéry, de combattre pour la grandeur de la vérité..
Quelques-uns ont trouvé d'une injustice exces-
sive ra<îhamement contre Boileau de la plupart
des poètes de ce siècle. Ils l'ont mis sur le compte
d'une fantaisie déraisonnable, se révoltant contre
mots éloignés que ceux qui avoieut de la conveuance est que Von
trouvoienl des plus beaitx vers en les rapprochant qu'en rimanl
ceux qui avoienl presque une même significalion ; el s^étudioit fort
à chercher des rimes rares el stériles sur la créance qu'il avoit
qu'^elles lui faisoienl produire quelque nouvelle pensée^ outre qu'il
disoit que cela »entoU son grand poète de tenter les rimes difficiles
qui n'avoieal point encore été rimées. •» — Mémoires pour servir à
la vie de Malherbe.
70 LE RYTHME POETIQUE
un joug alors nécessaire et toujours sensé, au profit
d'une licence de mauvais aloi, attentatoire aux
saines règles de l'art. Mais cette antipathie acri-
monieuse est bien légitimée par le grave tort dont
Boileau s'est rendu coupable envers la forme poé-
tique. S'il n'eût pas existé, ce sont les œuvres de
La Fontaine et de Racine qui auraient servi de
modèles métriques, tandis qu'on ne les a étu-
diées pendant plus d'un siècle que d'après les
arrêts du législateur, et non d'après les lois larges
qui y étaient réellement observées. Ces œuvres
n'ont donc pu conquérir toute l'influence ryth-
mique qu'elles auraient eue, sans l'inopportune
versification de Boileau dont l'autorité grondeuse
inquiétait et malmenait le génie même.
Loin d'adoucir (ainsi qu'il était utile et que Ta
montré principalement La Fontaine) la législation
de Malherbe, il en a au contraire renforcé l'esprit
étroit, consacré, pour tous les âges futurs, des
règles justifiées seulement par une époque, et qui
ne pouvaient vivre sans se transformer ou tout au
moins s'assouplir. Ce qui le prouve est qu'en
somme, au point de vue spécial de la métrique, il
est seul, de son temps ^ à obéira ses propres arrêts,
si ce n'est peut-être le pauvre Chapelain qu'il
avait si cruellement exécuté*. Le malheur, qui
i. Il ne cède que très rarement au mouvement naturel qui a porté.
4
\
r
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 71
ne saurait trop nous arrêter, est, comme il vient
d'être dit, que les poètes de la fin du xvii* siècle
et ceux du xviii* considérèrent que Boileau avait
eu le dernier mot sur la théorie de toute la versi-
fication française, et que les Molière, les La Fon-
taine, les Racine n'avaient atteint la perfection
qu'en pratiquant les mêmes observances.
En considérant seulement les deux de ces trois
poètes plus exclusivement savants et raffinés. Racine
et La Fontaine *, il est certain qu'ils portèrent la
science du vers classique à un point dont Boileau
n'eut jamais idée, qu'ils l'édifièrent splendidement
sur les matériaux de Malherbe propres aux seules
tôuB les poètes au-delà de l'hémistiche : encore s'en excuse-t-il i
Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces ?
Ce n*est pas.
Qu'en plus d'un lieu le sens n'y gêne la mesure,
Et qu'un mot quelquefois n'y brave la césure.
1. Nous passons sur Corneille, parce que, bien qu'on entende quel-
quefois par vers cornélien une sorte de vers d*un relief tout parti-
culier, il n'a rien ajouté au rythme rude de Malherbe; qu'il doit son
▼ers à la seule originalité vigoureuse de son style. Par exemple, de
qui sont ces vers? de Malherbe ou de Corneille?
Quand un roi fainéant, la vergogne des princes,
Laissant à ses flatteurs le soin de ses provinces,
Entre les voluptés indignement s'endort,
Quoique l'on dissimule, on en fait peu d'estime ;
Et si la vérité se peut dire sans crime,
C'est avecque plaisir qu'on survit à sa mort.
)
72 LE RYTHME POETIQUE
fondations : ils eussent ainsi mérité un entretien
plus éclairé de leur monument.
Pour Racine, on sait par les Plaideurs comment
il aurait pu manier un alexandrin rapide, mou-
vementé, plein de force comique et d'audace pit-
tores(}Ue, où le rythme hardi fait vivement saillir
la pensée. Si donc il se sert comme poète tragique
d'un vers non point uniforme (du moment qu'il
n'est pas tenu compte de la monotonie primordiale^
telle qu'elle a été entendue dans la première partie)^
mais seulement uni, fin et lisse, pour ainsi dire,
c'est qu'il convenait merveilleusement à la noblesse^
à la politesse de ses héros. Il semble d'apparence
et dans sa marche générale un rythme de cour, un
rythme un peu froid et d'une réserve trop tran-
quille ; ce n'est tout au plus qu'un certain air de
dignité, n'ayant rien de la roideur à la Malherbe,,
et cachant une vie intense, tout en nuances
infinies. B. de Fouquières a fort bien démontré
que le vers tragique de Racine .>est susceptible
d'autres coupes que de la clg^ique ; cependant
elles sont rares et nullement comparables, pour la
franchise, la variété et le nombre, à toutes celles
que la Fontaine a employées couramment. L'allure
vivante et particulière de son vers est due surtout
aux combinaisons phoniques des syllabes, qui
introduisent dans chacun des hémistiches pris
séparément et unis pour ainsi dire que par la
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 73
correspondance des effets^ le timbre juste et
coloré convenant seul à chacune des idées expri-
mées ou des passions. Car nul mieux que Racine
n'a su allier le caractère des syllabes, ou plutôt
des sons qu'elles représentent à la nature des sen-
timents. La musique de son alexandrin est par elle
seule une expression. Racine n'exprime pas, ne
fait, pas chanter seulement la pensée : il l'har-r
monise. On nous dira que les poètes l'ont toujours
fait, que c'est le but du vers de renforcer la pensée
poétique d'un sens musical qui lui soit parfaite-
ment adapté. Mais jusqu'à Racine aucun ne con-
naissait véritablement V harmonie ; et il est le pre-
mier qui ait su faire de l'alexandrin, malgré l'ini-
tiale défectuosité rythmique de son mécanisme, une
exacte modulation, légère et fluide.
Racine, en somme, acheva et conduisit à sa per-
fection ce qu'on peut appeler l'évolution officielle
de l'alexandrin. Le sourd travail d'évolution
seconde qui, depuis les origines, fermentait en
toutes les œuvres, n'a affleuré vraiment au jour
que chez La Fontaine. C'est en La Fontaine qu'est
l'aube toute crépusculaire encore d'un lumineux
épanouissement nouveau.
I
\ %
II
DE LA FONTAINE A VICTOR HUGO
Les vers de Lu Fontaine (abondance des variétés rythmiques
rencontrées par accident chez tous ses prédécesseurs ; —
l'enjambement) ; — d'André Ghénier (son alexandrin est
presque rythmiquement le môme que celui de Racine); ~
de Victor Hugo (le vers romantique n'offre pas un nouveau
caractère rythmique).
La Fontaine eut sur Racine l'avantage de pouvoir,
par le choix intime de son genre poétique, user de
de tous les rythmes et de leurs structures diverses,
de tous les perfectionnements qu'ils ajoutent à l'ex-
pression. Il ne saurait trop retenir l'admiration et
l'analyse pour l'originalité, si nouvelle alors, qu'il
apporta dans l'industrie de son œuvre, pour son
fécond maniement de l'alexandrin dont il sut, le
premier, faire un outil infiniment souple et créa-
teur. Lui aussi offre bien dans ses vers ce charme
des consonances corroborant de leurs sonorités le
sens psychologique des mots ; mais les effets qu'il
en tire ne sont rien en comparaison de ceux pro-
duits par les nombreuses variétés rythmiques dont
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 75
fourmillent surtout les alexandrins qui, en majeure
partie, composent ses fables. y |^ \A^^
Par ces variétés, il semble que La Fontaine ait
sciemment rassemblé dans son œuvre les coupes
fortuites qui s'étaient glissées dès l'origine parmi
les alexandrins réguliers, et qui, bien qu'inaperçues
de Ronsard, s'étaient perpétuées jusqu'à notre fabu-
liste, à travers Ronsard lui-même, ses émules, et
Régnier, à travers Malherbe même, et Corneille,
Molière, Racine.
Suivons cette filiation, et nous verrons que dans
tous ces poètes beaucoup de vers tantôt peuvent^
tantôt doivent absolument être rythmés avec une
accentuation toute différente de la coutumière.
Ronsard :
Quand la Par— que, ennemie aux Valoîx, — nous ravit.
Qui soigneu — se, Tarrose et la culti— ve, afin. -
Comme aveu— gle, je suis demeuré — sans lumière.
Qui naguè- res faisoient trembler — toute la France.
Et nous, — sacré troupeau de Mu— ses qui ne sommes ! *
Du Bellay :
Combien la Fran -ce doit de la guer— re estre lassé.
Et joué — toute nuict au dez — à la première.
Esprit Royal, — qui prens de lumiè— re éternelle K
r.
.*C
1. Bocage royal^ première el seconde partie.
2. Ltê Regrets,
76 LE RYTHME POETIQUE
D'Aubigné :
Mais l'ai— se leur fut moins dou— ce que la fournaise.
Les cen— dres que fouloit Ro— me parmy sres rues.
Qui à on— des couvroit de nei— ges sans froidure.
L'esprit sans corps — par qui le corps— bruslé, seiche ^.
Régnier :
Relevé, — courageux et cupi— de d'honneur.
Facile au — vice, il hait les vieux — et les dédaigne.
Dilayant, — qui toujours a l'œil — sur l'avenir.
Et qui, — paraphrasant sa gloi— re et son renom ^.
Comme un poë— te qui prend les vers — à la pipée 3.
Malherbe :
Beau ciel, — par qui mes jours sont troubles — ou sont calmes.
Seule ter— re où je prens mes cyprès — et mes palmes,
Calheri- ne, dont l'œil ne luit — que pour les dieux -•...
Corneille :
Tous deuîT, — formés d'un sang no— bie, vaillant, fidèle.
Sans moi, — vous passeriez bientôt — sous d'autres lois.
Je l'ai vu, — tout couvert de sang — et de poussière.
La vaillan— ce et l'honneur de son temps? — Le sais-tu ?
Ton roi — te peut servir de pè— re au lieu de lui ^
1. Le» Tragiques t Livre IF, Les Feux.
2. Satire V.
3. Satire X.
4. Stances pour M, le duc de Monlpensier,
5. Le Cid.
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 77
\
Molière :
Allez, — vous devriez mourir — de pure honte.
Et quand — je vous demande après — quel est cet homme.
Morbleu! — c'est une chose indi— gne, lâche, infâme.
Et je brû— le qu*un nœud d'amitié — nous unisse.
Souffrons donc — que le temps for— me des nœuds si doux K
Racine :
^ Je puis l'aimer — sans être escla— ve de mon père.
j Toujours punir, — toujours trembler, — dans vo? projets.
Quelquefois, — elle appelle Ores— te à son secours.
Que les Scy — thés auraient dérobée — à vos coups ^,
t
Ces exemples, découverts au hasard d'un fouil-
lement rapide, devraient être doublés ou triplés si
Ton voulait établir la proportion exacte de ces
variétés rythmiques avec deux ou trois centaines
de vers de coupe ordinaire. Nous ne savons si, à
vrai dire, ces formes diverses suggérèrent à La.Fon-
taine une plus vivante complexité dans la construc-
tion de ses alexandrins ; il est plus probable qu'il
s'abandonna à la délicatesse de son instinct ryth-
mique. En tout cas, il fut le premier dont l'œuvre
présenta en nombre des coordinations de rythmes
changeants qui, en laissant de côté la succession
1. Le Misanthrope,
2. Exemples tirés des cilalioDS de Becq de Fouquières.
1^
78 LB RYTHME POÉTIQUE
variée des mètres, assouplirent le corps même
du vers aux vivacités de la pensée.
Lorsque Racine construit dans Les Plaideurs un
libre vers dépouillé de toute entrave majestueuse^
il pense moins à profiter de nouvelles ressources
rythmiques qu'à produire une semblance de prose,
et à accentuer par là TefiFet comique. C'est ainsi que
les meilleurs exemples de ses alexandrins indépen-
dants se trouvent dans les discours de Petit-Jean et
de rintimé où la charge des plaidoiries comman-
dait des heurts, des réticences, d'inopinés allonge-
ments de périodes. — La Fontaine au contrai re
cherche l'existence naturelle de l'idée dans le
rythme même. Et il ne se contente pas seulement
des vers libres qui déjà lui offraient des variations
dont en leurs œuvres importantes les poètes d'alors,
si nous exceptons Molière, n'avaient cure * ;mais il
se joue à travers toutes les règles établies comme
si elles n'existaient que pour les autres. Boileau
avait dit :
Que toujours dans vos vers le sens coupaot les mots
Suspende rhéoiistiche, eu marque le repos.
1. Nous De tenons compte nalurellemeDt dI de VAgétilas de Cor-
neille ni des vers destinés à être chantés.
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 79
Et La Fontaine écrit :
L'homme eut peur : — mais comment esquiver ? — et que faire? ♦
Quand je suis seul, — je fais au plus bra— ve un défi ;
Je m'écar— te, je vais détrôner — le sophi ;.,.
Les diadè —mes vont sur ma té —te pleuvant ^.
Tout le jour — il avait Toeil au guet ; — et la nuit \
Un vautour — s'en allait le lier ; — quand des nues *
Un gland tom — be : le nez du dormeur — en pâtit,
Il s'éveil—le; et, portant la main — sur son visage'...
Et pourquoi — sommes-nous les vô— très? Qu'on me die.
Découragés — de mettre au jour —des malheureux®.
Ses lauriers — nous rendront célè— bres dans l'histoire ^
Tout en crè— ve. Comment ranger — cette chevance ® ?
Prétendez— vous — garder ce trésor ? — Pourquoi non ? ^
A Jean, — fils ou neveu de Pier — le ou de Guillaume *^,
Et qui — se mariant sans prê— tre et sans notaire ^K
etc. etc. Ces exemples sont choisis entre des cen-
taines, et Ton a eu soin de ne prendre que des
1. VOui'ê et C Amateur des Jardins,
2. La Laitière et te Pot au lait.
3. Le Savetier et le Financier.
4. Les deux Pigeons.
5. Le Gland et ht CUrouilte.
6. Le Paysan du Danube.
7. Un Animal dans la Lune.
8. Les Souhaits.
9. Le Berger et te Roi.
10. Le Chfit, ta Belette et le petit Lapin.
11. La Discorde.
80 LE RYTHME POETIQUE
alexandrins ayant presque tous des rythmes diffé-
rents ou des différences dans leurs rythmes sem-
blables, et dont le repos à l'hémistiche était le
plus souvent impossible sans absurdité ; mais ces
vers ont nombre de leurs compagnons qui vou-
draient les suivre dans leur nouvel élan; car il
y a beaucoup d'alexandrins où le sens s'arrête,
à la rigueur, à rhémistiche et où il est préférable
de ne pas en tenir compte. Puis dans les vers que
La Fontaine construit rigoureusement selon la for-
mule, il trouve le moyen de variera Tinfini l'accen-
tuation rythmique de chaque hémistiche ; de cette
façon l'arrêta la césure paraît moins considérable,
puisque plusieurs arrêts diminuent. d'autant l'im-
portance d'un seul.
Mais les innovations de La Fontaine sont encore
plus étendues. Boileau avait dit:
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.
Et La Fontaine écrit:
Il partit comme un trait ; mais les élans qu'il fît
Furent vains : \ la tortue arriva la première ^.
Au
... Est-il juste qu'on meure
pied levé f \ dit-il : attendez quelque peu 2.
i. Le Lièvre et la Tortue.
2. La Mort et le Bûcheron.
EVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 81
...Car rhuître tout d'un coup
Se referme. \ Et voilà ce que fait Tigoorance ^
Un rat des plus petits voyait un éléphant
Des plus gros, \ et railloit le marcher un peu lent ^.
Les derniers traits de Tombre empêchent qu'il ne voie
Le filet ; I il y tombe en danger de mourir 3.
... En disant ces mots, il se jette
Sur rare, \ qui se détend, et fait de la sagelte
Un nouveau mort : \ mon loup a les boyaus percés ''.
Enfin me voilà vieille; il me laisse en un coin
Sans herbe : \ s'il voulait encor me laisser paîlre!
Mais je suis attachée : et si j'eusse eu pour mattre
Un serpent, \ eùt*il su jamais pousser si loin
L'ingratitude f | Adieu : j*ai dit ce que je pense'.
Voilà de quelle manière La Fontaine acceptait
le précepte du « législateur du Parnasse ». A vrai jj |
dire il n'y songeait guère, n'obéissant qu'à son
oreille et à un sens du rythme plus raffiné. Donc,
en premier lieu, il affaiblit le temps de repos de la
césure à la sixième syllabe, pour en faire profiter
d'autres selon les cas, rejetant ainsi dans la pra-
tique, sinon en principe, la loi, qui, considérée
dès l'abord par Ronsard comme la base mécanique
de l'alexandrin, puis soutenue par Malherbe et
Boileau, était à son époque plus en honneur que
1. Le Rat etPHuUre.
2. U Rai et VÉUphanL
3 Le Chat et le Rat,
4. Le Loup et le Chasseur.
5 L*Homme et la CoiUeuvre.
îi!.
82 LE RYTHME POETIQUE
jamais. En second lieu, malgré les plus furieuses
prohibitions, il recréa Venjambement^ qui n'avait
jamais été, avant lui, employé d'une façon vrai-
ment rationnelle, tandis que rares sont les pages
où le fabuliste n'en use savamment à notre plus
délicat plaisir. On n'a qu'à lire a,vec attention les
quelques exemples donnés, pour voir combien son
procédé ajoute à l'idée de force subite, et la montre,
au lieu de la décrire, peinte en un trait. L'enjam-
bement est chez La Fontaine une science ^'autant
plus consommée qu'il sait ne pas s'en setvir sans
une raison majeure, ne pas la pousser jusqu'à
l'abus.
D'où vient donc qu'il n'ait pas été la source d'un
xviu** siècle poétique moins abâtardi et moins sté-
rile? qu'il n'ait pas infusé un sang nouveau à toute
cette versification molle et comme lâchement
abandonnée des Voltaire, des Crébillon, des J.-B.
Rousseau, des Lebrun et consorts? C'est que le
« bonhomme » avait un de ces tempéraments à la
Régnier qui sont aimés et admirés de la postérité de
la même manière que de leurs contemporains. On
ne tarit pas sur eux d'éloges enthousiastes, mais
on les traite en enfants gâtés ou terribles, et, dans
le compte fait des génies de son temps, il semble
qu'ils sont de surplus et qu'on peut les oublier. —
Il y a cependant, outre la dictature néfaste de Boi-
leau, de plus directes causes au peu d'influence
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 83
métrique de notre grand La Fontaine. Non seule-
ment il ne pensa jamais faire œuvre de réforma-
teur, mais il s'empressait, sitôt hors de son cadre
ordinaire, d'abdiquer toute hardiesse. Qu'on lise
pour s'en convaincre Philémon et Baucis, conte
plein d'un charme discret et composé d une
langue encore malicieuse, on eût dit qu'avant
de récrire La Fontaine « avait promis (à Des-
préaux) d'être sage » . C'est une suite d'alexandrins
tranquilles et carrés qui se permettent bien timi-
dement quelques vives allures.
Aussi la manière neuve dont il traitait le vers,
dissimulée qu'elle était encore dans l'indépendance
du vers libre, parut-elle à tous comme à lui-même
Tapanage exclusif de la fable, du conte, de
la poésie familière. La Fontaine avait enrichi les
lettres d'un domaine où tendaient à se développer
des plantations nouvelles, rapportées d'îles incon-
nues à l'art poétique de son temps; elles don-
naient déjà des fleurs exquises, bien que discrètes ;
mais, pendant plus d'un siècle, personne n'en pro-
fita: le poèteetses fleurs, universellement admirés,
ne purent féconder que leur solitude.
Ce ne sont point les générations suivantes qui se
préoccupèrent du rythme et de ses épanouisse-
ments divers. Voltaire alors écrivait que dans la
84 LE RYTHME POÉTIQUE
poésie française la rime seule permet de distinguer
la poésie de la prose. On sait que chez lui c'est
tout au plus si la rime même parvient à faire éta-
blir cette distinction ; on sait que par la chanson
et tout ce qui constitue les petits dessous spirituels
de Idimise en vers y le xvni* siècle ne connut guère
ni les formes ni l'âme de la véritable poésie. Il
fallait pour cette éclosion que se produisit, comme
avec Ronsard après les gentillesses des Marot et
des Saint-Gelais, Téveil de Témotion grave en face
des choses. Elle s'éveilla avec les bouillonne-
ments intérieurs qui soulevaient quelques âmes à
l'approche delà Révolution, comme Tintellectuelle
effervescence à la découverte du monde antique
avait provoqué l'exaltation de la Pléiade : et c'est
alors que parut André Chénier ^
Le vers d'André Chénier contraste avec ce-
lui des infimes poètes de son temps, et même
des maîtres du xvji* siècle par le nombre. Le vers
ne peut pas être nombreux lorsqu'il est au service
d'une langue et d'un style épurés par une sagesse
extrême ; il peut être divinement harmonisé, mais
difficilement riche et sonore. Le goût comme il
1. Il est curieux de remarquer, en passant, qu'un renouveau de
l'esprit grec et latin caractérisa diversement ces deux renaissances
poétiques, se mêlant au sentiment large du la nature et des malheurs
publics qui les viviûa ; pénétrant la poéï^ie d*amour au point d'en
changer la légèreté graveleuse en une plus esthétique et voluptueuse
sensnlité; amenant enfin un rajeunissement de Talexandrin.
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 85
était compris sous le règne de Racine devenait par-
fois d'une raréfaction trop grande pour Tatmos-
phère poétique. Il faut au poète non seulement de
la lumière et de Tair pur, mais mille accidents de
nature qui se produisent à toutes les hauteurs res-
pirables. André Chénier sut donc redonner à
Talexandrin ce nombre qui nourrissait déjà tant
de vers de Ronsard, de Du Bellay, de d'Aubigné, et
qu'avait perdu Malherbe avec son dessèchement de
la langue, si inintelligemment absolu.
Il fut ensuite le premier, depuis le xvi* siècle, à
concéder à la vraie poésie lyrique le droit de se
servir du rejet et d'augmenter par là la souplesse
de l'alexandrin. Mais il est loin d'en avoir tiré
un aussi merveilleux parti que La Fontaine. Certes
ses enjambements n'ont rien de commun avec celui
des poètes de la Pléiade, ils sont plus voulus^ et
exécutés d'une main souvent victorieuse ; seulement
il parait avoir soin d'empêcher ses rejets d'atténuer
la force de l'hémistiche ^ Chez La Fontaine, le vers
où tombe l'enjambement oblige presque toujours
la césure à se porter plus loin que la sixième syl-
1. Il offre quelques exemples du contraire, comme :
Les belles font aimer; elles aiment. Les belles
Nous charment tous. | Heureux qui peut être aimé d'elles 1
Mais ces exemples sont trop rares pour infirmer ce que nous venons
de dire.
86 LE RYTHME POETIQUE
labe. Ainsi, dans ces deux vers, le second doit se
scander d'après les tirets marqués :
Enfin me voilà vieille ; il me laisse en un coin
Sans her — be: s'il voulait encor — me laisser paître!
De toute manière, l'adverbe ne peut se séparer
du verbe et la voix est tenue de s'arrêter sur cor
au point que l'accent de l'hémistiche disparaît.
Dans les vers suivants d'André Chénier, au con-
traire, il s'y trouve trois enjambements de suite
qui ne changent rien à l'ordinaire construction
classique :
... Sur sa croupe indomptée avec un cri terrible,
S'élan|ce, va saisir — sa chevelure horrible,
L'entraîlne, et quand sa bouche, —ouverte avec eiïorl.
Crie, I il y plonge ensemble, — et la flamme et la mort.
Il est impossible de faire porter l'accent ryth-
mique sur d'autres syllabes que sii\ bouche et
semble. Si donc ces rejets troublent l'ordre dans la
succession des alexandrins (au plus grand bien
d'ailleurs de la période poétique ainsi animée d'une
vie personnelle, encore que leur correspondance
établisse de trop méthodiques effets qui en dimi-
nuent, la force particulière), ils n'assouplissent
point la cadence de chaque vers^
1. Ces eujambements mêmB soQt liciides, séparés quUls sont de la
proposition principale par des incidences. Mais nous les prenons
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 87
En dehors du rejet, Chénier n'offre pas plus de
variétés dans la coupe intérieure du vers que les
prédécesseurs de La Fontaine. Il ne croit pouvoir
guère se les permettre que pour exprimer quelque
inquiétude ; et encore emploie-t-il presque toujours
la* même forme : 3 — 6 — 3. Ainsi :
Abattue ; — et sa voix altérée, — incertaine.
La plupart des autres formes qu'on peut trouver
dans le courant de ses poèmes ressemblent à celles
des vers tragiques de Racine qui, composés selon
le rythme ordinaire, ne se ramènent à un autre
rythme qu'un peu arbitrairement.
Le quadrupède Hélops fuit ; — Tagile Cranlor,
est un vers dont le semblable ou l'analogue ne se
retrouverait pas dans tout l'œuvre de Chénier et
qui d'ailleurs obtient son effet par un rejet sur la
césure (ainsi que cela se présentera après lui pour
tant de vers romantiques), non par une nouvelle
accentuation rythmique. Lorsque même, comme
dans le Jeu de Paume^ il veut produire avec de
fréquents changements de mètres un effet d'en-
flammé désordre, et qu'il n'aboutit d'ailleurs qu'à
comme exacts, parce quMls donnent véritablement Timpression des
enjambements les plus hardis, la diction étant obligée, pour rendre
leur valeur imitalive, de ne pas les séparer de la fin du vers précédent.
88 LE RYTHME POETIQUE
une prose désordonnée, il rappelle la manière
gauche de Ronsard par ses cbevauchements conti-
nuels d*un hémistiche final sur la totalité du suivant.
Ainsi Chénier est loin d'avoir un idéal rythmique
comparable à celui de La Fontaine. Que penser de
l'opinion étrange de Sainte-Beuve qui, dans son
étude sur Chénier et Régnier, opposant à leur
rythme celui du fabuliste, dit: « Sur ce point ils
sont l'un et lautre bien supérieurs à La Fontaine,
chez qui la forme rythmique manque presque
entièrement et qui n a pour charme de ce côté-là
que sa négligence. »
Après la longue platitude du xvin* siècle, il suffi-
sait à André Chénier, pour renouveler la poésie,
de la nouveauté de son sentiment, de la richesse
et du nombre de sa langue et de ses vers. Lui
prêter l'initiative ou même Tébauche d'une ré-
novation rythmique est un don gratuit et inutile :
il n'avait pas besoin de s'occuper du rythme et de
le varier plus qu'il ne l'a fait par autre chose que
ses quelques rejets éclatants.
Nous arrivons enfin au vers dit romantique,
c'est-à-dire au vers lyrique de Hugo d'après 1850,
d'où datent vraiment les tendances rythmiques du
romantisme. Jusque-là il est incontestable que le
rajeunissement encore si parfaitement classique de
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 89
la poésie de Chénier a été la grande source métrique
du haut lyrisme de 1830". Ni les Méditations et
Harmonies de Lamartine, ni les Feuilles d* Automne ,
Chants du crépuscule^ etc., de Hugo, ni les Poèmes
de Vigny, ni les Nuits de Musset n'assurèrent les
bases d'une rythmique renaissance. On a trop
prétendu que le vers romantique n'était pas le vers
classique de Chénier; il Test toujours. Et si nous
nous sommes attardés à l'historique analyse de
Talexandrin, c'est qu'en fixant certains points,
selon nous erronés, nous n'avons fait qu'analyser
tous les caractères tant de fois attribués exclusive-
ment au vers romantique.
En efifet, le vers romantique se distingue d'abord
de ce qui existait avant lui (comme le vers de
Chénier du reste, mais avec plus de richesse abon-
dante et variée) par la langue et la couleur du son
qui le composent. On a trop souvent confondu la
valeur de son rythme avec la plénitude de sa
puissance phonique qui est plus grande, en géné-
ral, que celle du vers classique'^. Dans son rythme
1. Les Premières poésies, le Mardoohe d'Â de Musset, pas plus
que VAlbertus de Théophile Gaulier et que d^autres œuvres de la
même époque, ne peuvent détruire cette opinion. C*étaient des poésies
de jeunesse et de bravade pour ainsi dire où s^afûrinaient toutes les
outrances du premier feu et que les poètes eux-mêmes, par des œuvres
ultérieures, ont remis au dernier plan.
2. « Les vers de cette espèce sont pleins et immenses, drus et spa-
cieux, tout d'une venue et tout d*un bloc, soufflés d'une seule et
longue haleine... On en trouve très rarement de pareils dans la vieille
école. » — Pensées de Joseph Delorme, VI.
/
90 LE RYTHME POETIQUE
que remarque-t-on? En premier lieu, la fréquence
de Tenjambement. Or, nous venons de voir que
La Fontaine a tiré de ce procédé mille effets de
surprise ou d'imitation qu'on peut reproduire,
agrandir par l'importance du lyrisme, non sur-
passer. Quelle que soit d'ailleurs la multiplicité de
ses rejets, notre fabuliste n'en tire pas une loi néces-
saire à la liberté du vers ; il les considère bien comme
ils doivent l'être, comme des exceptions impé-
rieuses ; il n'a pas l'illogisme de faire de l'enjam-
bement, qui est à la fois l'allongement et la bri-
sure absolue du rythme, le principe vital de sa
variété*.
On remarque, il est vrai, que le vers de Hugo
n'acquiert pas seulement cette variété par l'en-
jambement, mais par ce que Becq de Fou-
quières a dénommé les foi*mules romantiques.
Or ces formules ne sont pas autre chose que
toutes les divisibilités obligatoires du nombre
douze, que toutes les coupes dont nous avons suivi
la perpétuation fortuite de poètes en poètes.
Ce sont les divisions, les principaux fraction-
nements dont est susceptible le nombre douze, et
qui se produisent d'autant plus souvent qu'on dijni-
1. Théod. de Banville {Pelii Traité de poésie française) nie d'une
façon radicale Tulililé significative du mot enjambemenl et l'idée
quMl représente. B. de Fouquières, dans le chapitre xiii de son Traité
général de versification française^ a définitivement fixé la question.
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 91
nue le temps de repos de la césure médiane. Il
en était advenu déjà ainsi, pour bien des vers, dès
l'origine de Talexandrin, et principalement pour
ceux de La Fontaine.
Il existe cependant une différence entre ce vers
et ceux des romantiques. Ces derniers comportent
un plus grand nombre de formes diverses, obte-
nues par des moyens plus variés, tandis que chez
La Fontaine prédomine le mode 3 — 6 — 3, amené
presque toujours par un verbe placé àThémistiche.
m
1nsuff1sa>xe de la variété rythmique dans
l'alexandrin Régulier
La diversité des acceots ne peut pas faire disparaître
runiformité du rythme.
Avant de savoir si les formules qu'on croit
découvrir dans les vers romantiques peuvent être
d'une construction intégrale et parfaitement har-
monique, et pourquoi, si elles le peuvent, leur
multiplicité n'arrive pas à constituer chez les
romantiques un rythme nouveau, il est important
de se demander si elles sont même utiles à la
variété du vers.
Il est évident que Fharmonie de ces formules
serait d'un emploi contestable si les nuances que
l'on peut introduire dans l'intérieur du vers, les
différentes places prises par les accents toniques
dans chacune des divisions 6 et 6, changeaient
le rythme suffisamment.
Faisant remarquer de quelle variété s'enrichit
le rythme de l'alexandrin, Guyau, qui, dans ses
ÉVOLUTION fflSTORIQUE DU RYTHME 93
Problèmes S s'est montré détracteur de toute
innovation rythmique, étudie d'abord ce vers de
Racine:
Si je la haïssais, je ne la fuirais pas,
et observe judicieusement « que la syllabe de
l'hémistiche et celle de la fin du vers, tombant sur
un temps fort, tendent à gagner non seulement
en intensité, mais en durée ; elles se prolongent et
empiètent un peu sur les autres syllabes », qui
s'effacent et laissent triompher les importantes.
« Ainsi la césure allonge la sixième syllabe et en
raccourcit d'autres par compensation, » empêchant
par conséquent une uniforme accentuation de tou-
tes les syllabes. Voilà qui est bien. Mais le capital
est de savoir si la variété de ce vers reste aussi
caractérisée parmi les vers qui l'entourent. Pre-
nons donc Phèdre et lisons à la première scène :
Théramène
Quoi I vous-même, seigneur, la persécutez-vou? ?
Jamais l'aimable sœur des cruels Pallantides
Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides ?
Et devez-vous haïr ses innocents appas ?
Hyppoute
Si je la haïssais, je ne la fuirais pas.
i. Liv. IW.Vave.nir et le» lois du Verê, ch. i. Formation du vers
moderne^ des pp. 182 à 214.
94 LE RYTHME POETIQUE
ThÉR AMÈNE
Seigneur, m*est-il permis d'expliquer votre fuite?
Pourriez-vous n'être plus ce superbe Hippolyte,
Implacable ennemi des amoureuses lois, etc..
Il est évident que cet allongement, dans le vers
dit par Hippolyte de la sixième syllabe, profitable
à la rapidité des autres, loin d'assouplir le rythme,
ne fait que rappeler plus fortement l'insistance de
la voix aux précédentes césures. Quelle qu'en fût
la longueur ou la brièveté, cette insistance s'était
portée sur les mots à l'hémistiche: seigneur,
sœw\ complots^ hdir, avant d'arriver au repos
plus important de haïssais.
Mais ce genre de variété est trop sommaire,
séparant d'une façon trop absolue les deux élé-
ments rythmiques pour que nous en tirions avan-
tage. Les accents toniques doivent former une
bien autre variété, puisqu'ils semblent pouvoir, en
appuyant sur différentes syllabes, diminuer l'insis-
tance de la voix sur la sixième. Ainsi Guyau
remarque dans ce vers de Molière :
La pâle est au jasmin en blancheur comparable,
que « la diction ne fait guère ressortir que pâle^
jasmin^ blancheur^ comparable^ et encore dans
ces mots insiste-t-elle davantage sur les accents
EVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME
95
toniques a, in^ eu^ abl^ les autres syllabes du
vers rentrent dans Tombre... Alors la phrase mu-
sicale de l'alexandrin,, si monotone au premier
abords varie et se nuance de toutes manières. »
Il s'agit de voir par la prosodie, ainsi que nous
l'avons montré au premier chapitre par l'impres-
sion générale esthétique, si « cette monotonie du
premier abord » ne se reconstitue pas dans la suc-
cession de plusieurs alexandrins et, comme pour
le vers de Racine, de n'analyser le rythme de
Molière qu'accompagné de ce qui le précède et
le suit. Nous lisons [Le Misanthrope^ acte II,
scène v)* :
Éliante
2 I 4 6 1
Ils compjteQl les défauts pour des perleclions,!
Et sa vent y donuer | de favora bles noms.)
2 I 4 3 13
La pâ|le est au jasmin en blancheur | comparable ;
2 I 4 - 3 3
La noi|re à faire peur, une bru ne adorable ;
2 4 1 6 I
La mai gre a de la tailjle et de la liberté ; |
2 1 1^ 1 5 I
La grasjse est, dans son port, plei ne de majesté ; |
3 13 1 4 ^1
La malprolpre sur soi, | de peu d'attraits chargée, |
2 , 4 I 3 3 I
Est mi se sous ie nom | de beauté négligée; | etc..
1. Nous avons divisé les vers de la citation suivante en tous leurs
éléments rythmiques, — les syllabes accentuées étant en somme plutôt
rythmiques que tuniques. Ces divisions montrent que l'alexandrin
classique est formé presque toujours de quatre parties, chacun des
deux hémistiches pouvant se scinder en deux éléments Inégaux, il
est vrai trop peu variables.
^ LE RYTHME POÉTIQUE
Ce qui frappe tout de suite dans cette lecture est
qu'un accent tonique de plus ou moins d'impor-
tance marque la sixième syllabe (c'est d'ailleurs
commandé par le repos de l'hémistiche) et la finale
de tous les vers. Dès lors chaque vers a beau être
-diversifié par plusieurs accents toniques différents,
il suffira de ces deux accents fixes pour empêcher
le complet effet de tous les autres. Il est vrai que,
dans ce passage du Misanthrope^ « la pâle est aujas-
mirij » etc., commence une série de quatre vers
qui forment une énumération équivalente, et qui
souffrent une accentuation plus systématiquement
régulière; mais nous avons eu soin de transcrire
les vers qui les annoncent et qui les continuent,
^t nous ne voyons point par ex-emple que cet
alexandrin
La malpropre sur soi, de peu d'attraits chargée
(dont les accents toniques sur propre^ soi, traits et
gée le rendent tout différent des précédents et sur-
tout du dernier placé avant lui
L^i grasse est, dans son port, pleiae de majes^^)
apporte à l'oreille une nette impression de variété
rythmique. D'ailleurs on avait déjà pu se rendre
compte de ce résultat par les vers de Racine qui
EVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 97
présentaient de grandes variétés d'accents toniques,
sans toutefois parvenir à se différencier les uns des
autres sensiblement.
Ainsi, bien qu'il soit juste de dire que « chaque
vers a son individualité », il ne Test point d'a-
vancer que « chacun garde son rythme propre ».
Toutes les nuances que peut présenter chaque
alexandrin en particulier se trouvent comme atté-
nuées, noyées par la reprise immédiate du même
nombre six : cette importance du sixième temps
qui prédomine constamment sur les autres ne
laisse jamais aux nuances diverses toute la valeur
qu'elles atteignent encore dans un vers isolé ^
Mais il n'en pourrait pas être autrement ; et cette
impuissance de l'alexandrin classique à varier son
unité sans la briser rencontre sa cause explicative
et se résume dans la loi suivante : Tout rythme^
divisé en deux parties égales^ dont le caractère
dépend essentiellement de l'équilibre entre ses deux
parties^ gardera toujours une même intégrale
1. Guyau, sentant bien que la répétition constante Je ce sixième
temps formant césure est le grand obstacle à une variété plus féconde
de l'alexandrin, prétend « n'être pas exact de dire que la césure
marque un repos, une suspension de la voix ; car, ai la voix insiste
à cet endroit^ elle peut fort bien ne pas se suspendre, et le doit même
dans la plupart des cas ». — La suspension de la voix, pour marquer
un repos, n*a jamais été nécessaire; il surfit de celte iusislance con-
tinuelle au môme endroit, de ce môme accent tonique où la voix est
toujours forcée d'appuyer, pour marquer un arrêt trop sensible.
7
98 LB RYTHME POETIQUE
fixité en dépit des changements qui se produiront
dans chacune de ses parties.
En somme, la véritable unité rythmique du do-
décasyllabe classique n'est pas douze, mais bien
six. C'est bien à la rigueur de cette division abso-
lue qu'on doit la mortelle paralysie de l'alexandrin,
cette vie prostrée qui l'empêche de jouir de toute la
beauté active, et d'obéir à toute la jeunesse, à toute
l'énergie des pensées. C'est là le point précis,
indéniable, la raison mécanique exacte du grand
nombre d'impressions semblables, de cette réelle
uniformité dont on ne tire la vie que par des arti-
fices de diction qui rompent le rythme existant
sans pouvoir en recréer un autre qui naturellement
n'existe pas \
1. Esthéticiens et linguistes ont toujours été d'accord pour constater
cette antinomie sans y trouver de remède. Cti. Beauquier, après avoir
remarqué < qu*un rythme trop accentué nuit à Pefiat >, observe que
« si en ajoutant Te rythme aux idées, on augmente la signification...»
les modernes ont presque totalement perdu le sentiment du rythme
dans la poésie ». Guyau, dans son eicellente partie sur la théorie
générale du rythme, dit : € On a beau changer les notes d'un thème,
si Ton conserve intact le rythme, l'impression musicale reste à peu
près la même... L'identité de rythme suffit amplement à maintenir
la parenté do deux mélodies. > A plus forte raison en est-il de même
en poésie où les variétés mélodiques sont extraordinairemsnt plus
restreintes. Tous les théoriciens de la versification ont démontré la
monotonie de Talexandrin, soit en la défendant, soit en la déplorant.
Gaston Paris, loc. eiL, regrette tant de facilités perdues qui permet-
taient au poète < d'introduire quelque variété dans la monotonie de
nos vers qu'on accuse à l'étranger de re&sembler à une psalmodie ».
— « Il faut bien avoir le courage de Tavouer, » dit Pierson dans sa
Métrique naturelle du langage, pour éviter cette psalmodie, « le
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 99
La preuve est que Foreille ne s'aperçoit d'un
réel changement rythmique que lorsqu'il y a enjam-
bement, et lorsque, malgré le poète pour ainsi dire,
se manifeste, comme nous l'avons vu, en dehors
de l'hémistiche, une des autres divisions du nombre
douze.
vers français prononcé avec tonte l'expression que réclame le sens de
a phrase n'a plus aucun rythme déterminé et ne se dislingue plus
en rien, sinon peut-ôtre par Tallure du style de la simple déclamation
prosaïque ; du reste, on doit plutôt s'en féliciter que s*en plaindre :
tout le monde conviendra qu^il n'est pas de rythme ptus pauvre que
les vers scandés» »
IV
LES « RYTHMES TERNAIRES »
Analyse erronée des ternaires ^ par Th. de Banville. — Leur
harmonie. — Enuméraiions analytiques des principaux
rythmes ternaires. — A Formules concordantes. — B. For-
mules discordantes. — La valeur des rythmes ne dépend
pas de la mesure. — Différences entre la mesure et le
rythme.
Ce sont les divisions exactes ou les divers frac-
tionnements de Talexandrin, résultats de la vie
naturelle révoltée contre Tordre mécanique d'une
césure immuable, qui ont donné naissance à ce
qu'on a appelé des rythmes ternaires^.
Becq de Fouquières,tout en paraissant ignorer
leur évolution historique, a le premier dénombré
et analysé les rythmes ternaires, alors que ses
prédécesseurs théoriciens de Técole romantique
avaient proclamé la liberté de Talexandrin sans
parvenir à quelque précision. Ainsi Wilhem Tenint
et après lui Théodore de Banville établissent « que
1. Nous préférons ce terme à celai de trimètres dont oa s^est servi
quelquefois, trlmètre impliquanl une égalité de mesures que le ter-
naire 4-4-4 justifierait seul.
EVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 101
le vers alexandrin admet douze combinaisons dif-
férentes, en partant du vers qui a sa césure après
la première syllabe pour arriver au vers qui a sa
césure après la onzième syllabe. Cela revient à
dire qu'en réalité la césure peut être plagiée après
n'importe quelle syllabe^ ».
Or c'est d'une inexactitude flagrante.
Sitôt que se produit une césure en dehors de
celle résultant de la division binaire 6 et 6, et
qui fasse disparaître cette dernière complètement^
il se produit toujours une autre césure correspond
dante dans la plus longue partie restante de
l- alexandrin ; et les deux césures sont dépendantes
l'une de l'autre. Valexandrin se trouve donc di-
visé en trois parties égales ou inégales et peut
posséder non point « une césure variable après
n'importe quelle syllabe », mais deux césures mo-
biles correspondantes.
Le vers ne sera presque jamais rythmique
lorsqu'une des deux césures ne sera pas sensible.
Néanmoins il n'est pas nécessaire que les deux
césures aient la même force. L'alexandrin ainsi cons-
truit est soutenu tantôt par deux césures fortes^ tan-
tôt par une faible et une forte ^ ou par une forte et
une faible. Wilhem Tenint avait dit très justement :
« Dans les anciens prosodistes, les vers de huit, de
1. Pet^ Trait, depoés. franc, ^ p. 96.
102 LE RYTHME POETIQUE
sept OU six syllabes se formaient de toutes les syl-
labes réunies. — Ils ignoraient profondément que
ces vers ont une autre harmonie que celle du nom-
bre ; qu'ils ont aussi leur césure ; seulement cette
césure, ils ne Font pas découverte parce qu'elle
est mobile * . » Aussi est-il étrange que Tenint n'ait
pas découvert qu'après une césure, par exemple à
la quatrième syllabe, il restait dans l'alexandrin
un vers de huit syllabes qui devait fatalement
posséder une césure après sa syllabe quatrième,
ou cinquième, ou sixième, ou troisième, etc..
Qu'on lise le quatrain suivant avec la plus grande
uniformité : sera-ce possible sans les accentua-
tions que nous y marquons ^:
I
Qiéiait — entre les deux allées,
L'une dé houx, — l'autre d'ormeaux :
Je Tattencifatâ— sous lesramaaux,
Toutp^cms — de querelles ailées.
On a beau vouloir accentuer le moins possible :
l'insistance de la voix se fait sentir avant la fin du
vers sur c'était^ houx, Sittendais et plei?2S^. Il se
1. Prosodie de l'École moderne de Wilhem Tenint, p. 26.
2. Ce qui n'a point empêché un poète d*écrire : < U est absolument
Tain et faux, plutôt que subtil, de chercher à reconnaître une césure
dans les vdrs de huit syllabes ; il n^y en a pas. » Fréd. Plessis,
Bev. de l'Enseignement^ août 1890.
EVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 103
produira donc les mêmes effets dans l'alexandrin
lorsqu'une césure après la huitième syllabe laisse
une fin de quatre syllabes. Ainsi :
Nous saluons — au fond des nuits \ celte géante,
analogue à « je Vaiiendais sous les rameaux » ;
on ne peut dire d'un seul trait : « Nous saluons au
fond des nuits. »
C'est ce que comprit Becq de Fouquières, et ce
qui aurait dû lui valoir l'hommage de tous les
jeunes poètes réformateurs. Car, s'il mérite quel-
que défaveur de la part des philologues pour
avoir fondé son Traité sur des premiers principes
en effet trop arbitraires, pour l'absence de toute
considération historique, pour avoir aussi, selon
nous, dérivé les nouvelles formules trop unique-
ment du vers romantique, il a reconnu que l'évo-
lution du vers moderne n'est point encore termi-
née ^ et pressenti, appelé bien des rénovations de
l'heure présente. Les chapitres de V Allitération^ de
V Assonance^ de V Enjambement^ de V Hiatus sont
d'une remarquable science ; on peut dire définitive ;
et il y a devancé sur beaucoup de points la plupart
des notes prosodiques actuelles, sans que les nova-
teurs aient jamais mentionné son nom.
Il semble même qu'on l'ait laissé systématique-
1. P. 152.
i04 LE RYTHME POÉTIQUE
ment dans Toubli pour s'en tenir aux théories de
W. Tenint et de Th. de Banville et arriver jus-
qu'à ces derniers temps encore à une analyse com-
plètement erronée des divisions ternaires, C^est
ainsi qu'un philologue en un récent article *
scande singulièrement des formes nouvelles en
ne leur donnant qu'une césure. Par exemple il
trouve deux hémistiches, Tun de sept, l'autre de
cinq syllabes, dans ce vers de M. de Régnier :
Mais de l'automne | renaîtra Tété plus beau,
«
qui de toute évidence doit se scander comme
suit :
Mais de Tautom— ne renaîtra — l'été plus beau,
et qui offre la division rigoureuse de 4 — 4 — 4. De
même le vers :
Ne vas-tu pas — à Tallégres — se de mes doigts
n'est pas pas simplement d'unrythme binaire 4 —8;
il obéit aussi à la forme 4 — 4 — 4 avec une césure
faible, mais très sensible sur la dernière syllabe
du second élément rythmique. Un moindre dédain
pour le traité de Becq de Fouquières aurait pré-
servé de ces erreurs.
1. La Poésie nouvelle, par Jean Psichari. — Rev. bleue, 6 juin 189 f.
EVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 105
Voici donc un tableau des principaux rythmes
ternaires divisés en deux groupes, et par grada-
tion de complexité : le groupe A^ qui présente
ceux d'un rapport simple et d'une concordance
parfaite; le groupe B, ceux d'un rapport plus com-
plexe :
i4. 4 — 4 — 4
B.
3 4 5
3 5 4
5 4 3
4 5 3
4 3 5
2 6 4
5 3 4
4 6 2
2 5 5
3 6 3
5 5 2
5 2 5
On n'obtient pas ces formules, comme le veut
Becq de Fouquières, en unissant les deux éléments
intérieurs d'un alexandrin ordinaire, comme
3 — 3 — 2 — 4 qui donnerait 3 — 5 — 4 .
Si cela arrive en effet pour les premiers ter-
naires les plus concordants, les subdivisions qua-
ternaires du rythme traditionnel ne sont pas assez
nombreuses pour donner naissance à tous les
groupements nouveaux. Becq de Fouquières a été
ainsi obligé d'en écrire plusieurs que ses exemples
légitiment mal. En réalité, les rythmes ternaires
sont complètement indépendants des éléments
rythmiques du vers normal ; c'est un autre mou-
vement qui les crée, et pour les dénombrer il
y
106 LE RYTHME POETIQUE
suffit de relever les formes que ce mouvement a
fait et peut faire naître.
On va démontrer leur harmonie en se servant
des objections mêmes que leur oppose Guyau qui
les appelle « des espèces de vers vraiment mons-
trueuses ».
A. En se demandant s'il existe vraiment une nou-
velle sorte d'alexandrin, Guyau cite, parmi quel-
ques vers qui lui semblent présenter un caractère
particulier, celui-ci de M. Leconte de Tlsle :
Et. triomphant — dans sa hideu — se déraison,
répondant à la première forme 4 — 4 — 4, et il
ajoute : « Aucune de ces lignes ofifre-t-elle rien de
musical, le moindre rythme saisissable à Toreille? »
Il nie ainsi tout d'abord la valeur du premier
rythme ternaire qui offre cependant une parfaite
égalité de rapports, une concordance absolue. —
Or il ne tarde pas à tomber dans de singulières
contradictions. Il finit par admettre la forme 8 — 4
(ou 4 — 8), oubliant, comme Wilhem Tenint, que
la première partie octosyllabique peut se diviser
en 4 — 4 : ce qui forme avec le dernier 4 une
équivalence rigoureuse, un rythme tout différent
des autres divisions de 8 — 4, qui pourraient être
ou 3 — 5 — 4 ou 2 — 6-^4, etc. C'est d'autant
plus extraordinaire que plus' loin, dans son analyse
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 107
de Toctosyllabe, il reconnaît fort bien que ce
rythme n'existe qu'avec une césure formée par ses
composés. Il reconnaît aussi dans son étude du
vers de neuf syllabes Tharmonie de la division
ternaire 3 — 3 — 3.
Mais, s'il se refuse à regarder comme harmonique
ce premier rythme ternaire de l'alexandrin, c'est
qu'il appuie sa théorie sur ce que le temps fort de
la césure médiane existe et doit se marquer presque
toujours malgré la coupe nouvelle^ qui ajoute
seulement la perception d'un autre nombre à celle
de l'ancien. Selon Guyau, dans tout vers bien fait
la suppression du vieil hémistiche n'est qu'appa-
rente^ Il cite comme preuve des vers qui, en effet,
appartiennent aussi bien au mode classique qu'au
mode soi-disant romantique; qui, dans leur coupe
1. C'est le grand argument de tous ceux qui se refusent à recon*
naître un autre alexandrin que le classique normal. Plutôt que d'ap*
prouver comme harmonieuse la plus simple des coupes ternaires,
ils préfèrent se perdre dans Tinvraisemblance. Ainsi M. Sully
Prudbomme vient de publier des Réflexions sur Vart des vers (Rev*
de famille, n»«des !•', 15 janvier et février 1892) où après d'excel-
lentes généralités il arrive à trouver, par exception, que « le rejet {\\)
est très heureux » dans ce vers de Banville :
Elle filait pensi — vement la blanche laine ;
au lieu d'admettre tout bonnement que la syllabe de l'hémistiche n'a
ici aucune valeur, puisque la quatrième syllabe : lait, ayant son écho
équirythmique dans la huitième : menl, qui elle-même retrouve le
sien dans la douzième : laine, toutes les concordances sout réunies
pour satisfaire, sans le secours de la traditionnelle césure, l'oreille
la plus enfantine.
108 LE RYTHME POÉTIQUE
particulière, gagnent aune légère insistance de la
voix sur la sixième syllabe, faisant davantage sail-
lir par ce contre-temps le mot placé après la cé-
sure. Puis, pour montrer l'infériorité du rythme
nouveau, il retourne les mêmes vers en leur enle-
vant toute apparence de césure primitive. Exemple :
levers suivant de Hugo peut se rattacher au rythme
4 — 5 -3:
V
L'alexanc/rm — saiseïla césu — re ; et la mord,
toutefois il est évident qu'afin de mieux rendre Fac-
tion hardie de cette prise , il devra se produire dans la
diction un léger arrêt sur saisit : ce qui suffit à
marquer le temps normal de l'hémistiche. Mais ce
vers de la coupe 3 — 6 — 3, mis en regard par
Guyau pour montrer combien la destruction de ce
temps normal ruine toute harmonie,
La césu — re dans l'alexandrin — disparaît,
ne prouve absolument rien, sinon que c'est un vers
plat, sans couleur et sans vie, ce dont son rythme
n'est point responsable.
D'ailleurs ce n'est pas en recomposant avec des
rythmes ternaires des vers qui ont pris vie et forme
dans l'ancien moule qu'on peut contester l'harmo-
nie ou même l'existence de ces rythmes. On ne
EVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 109
refait pas un vers. La pensée créatrice lui a donné
un organisme auquel il doit sa beauté solide ou
brillante. C'cc': œuvre de mort que de chercher une
transformation en dehors des lois dont s'est servie
l'initiale force de la pensée.
Guyau, dans son ouvrage posthume : LArt au
point de vue sociologique ^, revient sur la ques-
tion, et, parlant encore de la formule 4 — 4 — 4,
cite ce vers de Hugo :
Apparaissait — dans l'ombre horri — ble, toute rouge
qu'il refait de cette façon (d'après un exemple de
B. de Fouquières qui, lui, ne s'était placé qu'à un
point de vue mécanique) :
Et toute rou— ge apparaissait — dans l'ombre horrible,
Il est clair que le premier vers est de beaucoup
supérieur au second où « un effet et une image
sont perdus, du moment qu'on ne sent plus l'hési-
tation et le déplacement du temps fort qui devrait
tomber sur ombre et glisse sur horrible^ en pro-
duisant une surprise de l'oreille destinée à rendre
le saisissement de l'effroi ». Mais aussi ce vers n'a-
t-il pas été construit en vue de la formule exacte
où le ramène le second, qui, par le simple dépla-
cement des mots, tue en même temps que la vigueur
1. Ghap. X, Lt Style^ § 3; Le Rythme, p. 313.
110 LE RYTHME POÉTIQUE
du premier vers la pensée même qui le vivifie. En
effet, il n'est pas besoin de lire les vers qui le pré-
cèdent pour voir qu'en cet alexandrin le poète a
voulu d'abord frapper l'esprit par une représenta-
tion soudaine^ amenée brusquement par le verbe
«apparaissait ». Ce qu'il importait ensuite était de
mettre en relief V aspect de la vision. Il n'y avait
pas de meilleur moyen que dïsoler « toute rouge »
au sommet du vers par une césure placée immé-
diatement avant l'épithète. C'est pourquoi la der-
nière syllabe des premiers éléments 4 — 4 est la
plus forte intérieure du vers, sans que cependant
cette accentuation empêche l'insistance nécessaire
de la voix à l'hémistiche.
On ne peut donc comparer à cet alexandrin le
rythme ternaire absolu de Guyau qui déforme la
pensée au point de mettre l'incidente : « dans
l'ombre horrible » en pleine évidence, et d'anéantir
l'action principale « d'apparaître » au milieu du vers.
Cette analyse , applicable à tous les autres rythmes
comportant un arrêt facultatif à la sixième syllabe,
et qui montre combien certains alexandrins, en
apparence de forme nouvelle, gardent leur supério-
rité avec le temps marqué de Thémistiche (en vue
duquel d'ailleurs ils ont été faits), n'est toutefois
probante que pour un certain nombre de vers et
n'infirme point l'harmonie rythmique des formules
intégrales. — Des exemples comparatifs, qu'on
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 111
tirera autant que possible des citations précédentes,
sont nécessaires à leur démonstration : on cherchera
moins à donner des exemples nombreux que des
différents, afin qu'on se rende compte que la diver-
sité des formes syntaxiques n'altère en rien Tin-
tégrité des rythmes. Becq de Fouquières, par ses
exemples des formules ternaires, a voulu surtout
montrer qu'elles étaient de création romantique :
le lecteur sait qu'il n'en est rien. Ce tableau va
achever de prouver que le moyen âge, le xvi® et le
XVII® siècle, La Fontaine notamment, avant Hugo,
les ont connues; puis, qu'elles sont parvenues seu-
lement de nos jours à s'affranchir d'une hypocrisie
irrationnelle.
Formule 4 — 4 — 4 *
V /
Qui les péchiès — pardone à cil — qui merci crie.
Rond. Fouques.
V /
Que vous juras — tes si le Pé — re tout poissant
Rond. Fouques.
V V
Ensagoe-moi — la voie tout seas — sans compagnie,
R. d'Alexandre.
/ V
Celles à qui — se font prié — res, nuict et jour.
Marot.
Y V
Facile au vi — ce, il hait les vieux — et les dédaigne.
Régnier.
1. Les forls accents rythmiques sont marqués d*ua cône renversé^
les faibles d'un trait oblique.
112 LE RYTHME POETIQUE
V /
Toujours punir,— toujours trembler — dans vos projets.
V /
Je puis Taimer -— sans être escla — ve de mon père.
Racine.
V V
Découragés— de mettre au jour — des malheureux.
.V /
Venez, Messieurs : — je fais cent tours — de passe-passe.
La Fontaine.
V V
Tantôt légers — tantôt boiteux, — toujours pieds nus.
A. de Musset.
V V
En inondant — de gomme et d'am — bre leurs sarments.
V. Hugo.
V V
Beauté des fem — mes, leurs faibles — ses, et ces mains
[pâles.
V V
Ah ! que du moins — loin des baisers — et des combats.
V /
Une candeur — d'une fraîcheur — délicieuse.
V /
Brouille Tespoir — que votre voix — me révéla.
V V
En attendant — l'assomption — dans la lumière.
Paul Verlaine.
L'harmonie de ce ternaire n'est plus à prouver.
On a seulement à remarquer que la plupart des
exemples n'offrent aucune similitude syntaxique, et
que ni un verbe, ni un substantif, ni un adjectif,
ni un article mis à la place que devrait occuper la
césure du rythme binaire ne trouble l'ordre du
rythme nouveau. Il en est de même pour les
accents toniques, les muettes qui tombent à la
sixième syllabe ou à la première de l'ancien second
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 113
hémistiche, pour celles qui se rencontrent au début
d'un élément rythmique ; ces distinctions colorent
le vers de diverses nuances sans contrarier sa
structure intérieure.
Formule 3 — 5 — 4
/ V
La duchés — se estoit suer Bertain ; — quand j'esgardai.
Rom. de Berte.
V V
Que le Po — vre Véu s*arma, — et mil des lor.
R. de Fouques.
V V
C une fem — me ne peut avoir — c un seul enfant
V
S'a II hom — mes n'estoit livré — e carnelment.
Cher, au Cygne.
V /
Li boens Rois— estoit cuens d'Anjou — et de Provence.
Rutebeuf.
V /
Qui n'aguè— res faisoient trembler — toute la France.
Ronsard.
/ V
Et joué — toute nuict au dez, — à la première.
V V
Combien la Fran — ce doit de la guer— re estre lasse.
Du Bellay.
V /
Dilayant, — qui toujours à l'œil — sur l'avenir.
V /
Comme un poë — te qui prend les vers — à la pipée.
Régnier.
V /
Cathen— ne, dont l'œil ne luit — que pour les dieux.
Malherbe.
V /
Je l'ai vu, — tout couvert de sang — et de poussière.
« Corneille.
114 LE RYTHME POÉTIQUE
V /
Quelquefois — elle appelle Ores — te à son secours.
Racine.
/ V
Et pourquoi — sommes-nous les vô -très? Qu'on me die.
V /
Tout en crô — ve. Gomment ranger — cette chevance.
V /
Il s'éveil — le, et portant la main — sur son visage.
La Fontaine.
V /
Grandissons — rajeunis sans ces — se et reverdis.
V /
Vivre Ther — be, et qui font penser — l'animal fou.
Y V
Font soudain — flamboyer ses yeux — comme des astres.
V. Hugo
/ V
Qui du moins — te feraient rougir — devant ta gloire.
Lamartine.
/ V
Mais en som — me la voix s'en va — comme d'un cor.
V V
J'ai l'exta— se et j'ai la terreur — d'être choisi.
Ce n est pas — la méchanceté : — c'est la bonté.
/ V
D'une joie — extraordinai — re, votre voix.
Paul Verlaine.
Ce rythme est le plus concordant après le ter-
naire aux éléments parfaitement équirythmiques
et semble même d'une harmonie supérieure. On
pourrait d'abord expliquer sa concordance en
ramenant ses éléments au rapport général de 8 — 4,
par conséquent, comme le premier rythme, à des
multiples de 2, les plus facilement saisissables.
Mais cette explication serait trompeuse : la plu-
part des vers ont des accents faibles sur la der-
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 115
nière syllabe du second élément qui unit sur-
tout les nombres 5 et 4 ; cela donne un rapport
général de 3 — 9. Si l'accent faible porte sur le 3,
vous n'avez l'octosyllabe que dans la division im-
paire, et rien ne rappelle à l'oreille, ayant la sen-
sation distincte des trois nombres 3 — 5 — 4 la con-
cordance du nombre 8. Cependant ce rythme se
rencontre peut-être plus souvent que le 4 — 4 —4 ;
les poètes paraissent se complaire à cette espèce
de balancement qu'équilibrent les inégalités
mêmes de ses fluctuations. C'est qu'en effet, à
défaut d'un rapport mathématique simple, le mou-
vement mécanique nous offre la preuve de son
harmonie pleine et gracieuse.
Tout rythme auditif est assimilable à un rythme
visuel correspondant. En observant le vol ou le
sautillement des oiseaux, les yeux oscillants des
poissons dans un aquarium, nos yeux, quand ce
n'est pas l'inconscience des animaux eux-mêmes,
mesurent par des intervalles l'infinité des mouve-
ments. Les arrêts plus ou moins multiples entre
ces intervalles nous créent alors des sensations
de rythmes ; et de ces rythmes, les uns peuvent
être binaires et quaternaires comme l'alexandrin
traditionnel, les autres ternaires comme tant
d'alexandrins fortuitement rénovés. Or, parmi ces
derniers rythmes visuels, on remarquera que,
d'une harmonie parfaite, sont les plus agréables
H6 LE RYTHME POÉTIQUE
ceux dont le premier élément est seulement formé
du quart du temps donné et de la distance parcourue,
le second d'un peu plus du tiers, et le dernier du
tiers. Les ternaires aux parties inégales sont toujours
plus concordants lorsque le premier élément est
plus court que les autres, et le deuxième plus long,
parce qu'ils donnent ainsi une impression de pro-
gressivité lente et souveraine ; ce sont des ascensions
par poussées ondulantes. Us sont descendants,
d'une fin moins assurée, ceux que termine l'élé-
ment le plus court; aussi conviennent-ils moins à
l'élan naturel. La formule 4 — 5 — 3, adverse de la
3 — 5 — 4, se rencontre avec beaucoup moins de
fréquence que celle-ci, bien qu'elle présente des
rapports de nombres plus simples par suite d'une
accentuation en général forte sur la quatrième
syllabe, ce qui laisse l'oreille maîtresse de sentir
toute la concordance de l'octosyllabe.
Les mêmes remarques sont à faire au point de
vue syntaxique que pour le premier rythme. C'est
ainsi qu'il importe fort peu, après le premier élé-
ment de trois syllabes, d'avoir un des composés
du second élément aussi de trois syllabes, de
manière à retrouver le pseudo-sixain de l'ancien
hémistiche. Que cet élément soit d'abord formé de
deux syllabes dans un vers comme celui-ci:
J'ai l'ex — tase et j'ai | la terreur — d'être choisi,
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 117
ce vers ne sera pas inférieur à cet autre:
Grandissons — rajeunis ] sans ces — se et reverdis.
Et cette observation est applicable à toutes les
formules.
Formule 4 — 5 — 3
V /
Li palriar — ches at Carlemai — gne apelel.
Voy. de Charlemagne.
V /
Que primerains — voudra les François — enconirer.
Rom. de Fougues.
V V
Sous le maniiel, — le roi met son cief— pour couvrir.
Alexandre.
V V
Li jouvensiaus — ot tout en son cuer — puis ce di.
Brun de la Montaigne.
V V
Combien la Fran— ce doit de la guer — re estre lasse.
Du Bellay.
V V
Quand je suis seul, — je fais au plus bra — ve uu défi.
V /
Les diadè — mes vont sur ma tê — te pleuvant.
/ V
Prétendez-vous — garder ce trésor ? — Pourquoi non?
La Fontaine.
V V
On croit enten — dre un Dieu de Tabî — me marcher.
/ V
Et le sommeil — de tous les tombeaux, — et la paix.
V. Hugo.
118 LE RYTHME POETIQUE
V /
Gommuniaieat — avec des ferveurs — de novices.
V /
Le temps si grand — dans la patien — ce si grande.
V V
El Thabilant, — grâce à la Foi sau — ve est heureux.
V /
Depuis Eden — pour jusqu'à ce jour — irril(^.
p. Verlaine.
Formule 2 — 6 — 4
/ V
La da — me a ses enfants portés — si com devoit.
Chev. au Cygne. *'
V . V
Le sanc — notre signour trouva, — ô le lion.
Bauduin de Sebourc.
/ V
Ne puis— que notre père Adans — mangea la pomme.
Rutebeuf.
V V
Et nous, — sacré troupeau des Mu — ses, qui ne sommes.
Ronsard.
V /
Et qui, — paraphrasant sa gloi— re et son renom.
Régnier.
V /
Beau ciel — par qui mes jours sont trou — blés ou sont calmes.
Malherbe.
/ V
Ton roi — te veut servir de pè — re au lieu de lui.
Corneille.
/ V
Et quand— je vous demande après — quel est cet homme.
/ V
Morbleu ! — c'est une chose indi — gne,- lâche, infâme.
Molière.
EVOLUTION fflSTORIQUB DU RYTHME 119
V /
A Jean, — fils ou neveu de Pier— re ou de Guillaume.
V . V
Et qui, — se mariant sans prô — tre et sans notaire,
V . , V
Bonhom — me, cest ce coup qu'il faut, —vous m*entendez.
La Fontaine.
V V
Avril — s'est fait Titan pour nous — et nous enivre.
/ V
Joutant — avec le vieux Silè — ne, s'essoufQant.
/ .V
Elle a— des tribunaux d'amour — qu'elle préside.
V. Hugo.
V V
Si blan — ches, les maisons ancien — nés, si bien faites.
V • V
Point hau — tes, çà et là des bran — ches, sur leurs faites.
/ ■ V
Peut-ê — Ire qu'elle est très joyeu— se et qu'elle oublie
/ V
Des cho — ses de la politi — que et du délire.
. V ■ /
Oiseau— sur ce pâle roseau — fleuri jadis.
p. Verlaine.
Ce rythme est comme les 4 — 4 — 4 d'une harmonie
majeure. On le rencontre presque aussi souvent
que le 3 — 5 • 4 ; obéissant au môme essor, il est de
plus que celui-ci entièrement divisible par 2.
Formule 4 — 6 — 2
Presque aussi concordante que la précédente,
cette formule est cependant presque introuvable :
c'est qu'elle ne se présente pas tout de suite à la
120 LE RYTHME POÉtTQUE
pensée. Après le premier élément rythmique 4, il
se produit plus naturellement les formes 4 — 4 et
5 — 3 que 6 — 2 dont le dernier élément demande
une mise en valeur toute particulière. Néanmoins
quelques alexandrins peuvent s'y adapter. Celui-
ci, du roman de Bauduin de Sebourc^ présente en
plus la curiosité d'une muette à l'hémistiche
comptant dans le nombre des syllabes et composé
par conséquent comme le font encore rarement
les nouveaux poètes. (Il est vrai que le Bauduin est
un poème de la décadence, et peut-être après tout
n'est-ce qu'une faute de copiste? Le vers n'en est
pas moins fort bien fait.)
V /
Qu'au reveoir—n'en scèvent recorder — un non.
La Fontaine :
V /
Noire renard — pressé par une faim-— canine.
V. Hugo :
V /
La mélodie — encor quelques instants— se tratne.
Dans Verlaine on en trouve plusieurs d'ab-
solus :
V /
D'une cares — se où le seul vieil Adam— s'embrase.
V y
Et pâle et som— bre, spectre et sceptre noir. — Moi-même I
p. Verlaine.
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 12i
Formule 3 — 6—3
V V
Codroès— a choisi nos François — en la plaigne.
Fouques.
V Y
Quand la Par— que, ennemie aux Valois, — nous ravit.
V /
Gomme aveu— gle, je suis demeuré — sans lumière.
Ronsard.
V /
Seule ter — re, où je prends mes cyprès — et mes palmes.
Malherbe.
/ V
La vaillan— ce et Thonneur de son temps? — Le sais-tu?
Corneille.
V /
Que les Scy— thés auraient dérobée — à vos coups.
Racine.
/ V
Et je brû— le qu'un nœud d'amitié — nous unisse.
Molière.
V V
L*homme eut peur : — mais comment esquiver?— et que faire?
V /
Je m'écar—te, je vais détrôner— le Sophi.
V V
Tout le jour,— il avait Toeil au guet,— et la nuit.
/ V
Un vautour— s'en allait le lier, — quand des nues.
V /
Un gland tom— be, le nez du dormeur— en pâtit.
La Fontaine.
/ V
Qui combat — tent l'épée à la main, — et qu'emporte.
V V
La raci — ne aux rameaux frissonnants — distribue.
V. Hugo.
V V
Je crois boi — re, suivant ma promes— se, au calice.
V
Et toujours, — maternelle endormeu — se des râles.
p. Verlaine.
f22 LE RYTHME POÉTIQUE
Ce rythme se rencontre à chaque pas chez les
classiques ; il n'y en a pas de plus fréquents chez
les poètes du xvu* siècle, parce qu'il donne la
concordance de 3 et de ses multiples, plus large et
pleine que la concordance par 2. Les vers roman-
tiques nous en offrent d'aussi nombreux exemples,
mais ils gardent toujours une apparence de
césure plus marquée qu'avec les autres ternaires.
En ce cas-ci, Verlaine même compose de la
même manière ses éléments rythmiques.
B, N'étant des multiples exacts ni de 2, ni de 3,
les rythmes ternaires du second groupe offrent
une plus grande complexité.
Ces ternaires se ramènent tous à un rapport
entre 5 et 7 ou 7 et 5. Or ce rapport, de par la per-
ception des deux nombres, est-il nettement appré-
ciable pour l'oreille ? et le pourrait-il être esthé-
tiquement?
Il serait fâcheux pour nos sens et, par consé-
quent, pour la variété vivante d'un art rythmique
qu'ils ne pussent percevoir que les multiples exacts
de l'unité (2, 4,8, etc., 3, 6, 12, etc.). Ce sont seule-
ment les plus faciles à apprécier. Mais on compte
aussi, en dehors de 2, de 3 et de leurs multiples,
comme nombres perceptibles, engendrant chacun
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 123
une sensation différente : 5, 7 et 9. Le nombre 5
se perçoit encore en entier sans trop de difficulté.
Il ne peut en être de même pour le nombre 7 dont
Ja perception est la plus compliquée et ne peut se
faire d'un seul coup. Alors il se produit dans
notre esprit, en entendant la répétition des sept
unités, une division sensible et consciente de la
totalité du nombre. Nous reconnaissons d'abord
le nombre 3, puis le nombre 4, ou le contraire,
parce qu'ils sont les plus rapprochés de la division
exacte de 7 : et nous arrivons ainsi à la percep-
tion totale par une ascendance ou descendance
brusque et directe, sans ralentissement ondula-
toire comme pour la concordance parfaite du 3 —
5 — 4, au lieu d'y parvenir ainsi que pour les
nombres 4 (= 2 + 2), 8 (= 4 + 4), etc., par
équivalence, La perception du nombre 5 pourrait
se décomposer de la même manière par la divi-
sion, en ce cas inconsciente^ vu la petitesse des
nombres, en 2 + 3 ou en 3 + 2.
Dès lors, on voit que le rapport réel n'est pas
entre 5 et l'absolu du nombre 7, mais entre 5 et
les composés de 7, ce qui forme un rythme ter-
naire tantôt régulièrement déclinant : 5 — 4 — 3 ;
tantôt ascendant : 3 — 4 — 5.
Les rythmes 5 — 3 — 4 et 4 — 3 — 5 égalent pour
la plupart aussi bien 8 — 4 et 4 — 8 que 5 — 7 et
7 — 5 ; dans ces derniers cas, la complexité n'est
124 LE RYTHME POETIQUE
que légère, par suite du compromis qui existe
toujours un peu avec le rapport 8 — 4.
Mais de même qu'on peut empêcher de saisir
la perception du nombre 8 dans la division natu-
relle parfaite de 4 + 4 par un accent qui force l'es-
prit de s'arrêter sur 3 et 5 ou sur 2 et 6, etc., sans
que l'effet qui en résulte soit moins esthétique,
de môme une accentuation particulière du nombre 7
peut obliger à se porter sur 2 et 5, 5 et 2 au lieil
de 3 et 4. On obtient ainsi les rythmes moins régu-
liers, mais selon les cas légitimes de 5 — 5 — 2,
2 — 5 — 5, qui peuvent équivaloir d'ailleurs à 10-1-2
ou 2 H- 10, et celui de 5 — 2 — 5 parfaitement équi-
libré par l'égalité correspondante de ses. plus longs
éléments.
Ces rythmes donc, s'ils n'ont point la concor-
dance plus pondérée de ceux du premier groupe,
sont loin de présenter des complexités insaisis-
sables ou inharmoniques, puisqu'ils offrent même
pour la plupart un dessin caractéristique arrêté,
en dehors de la répétition qui pourrait en cons-
tituer rharmonie complète. Ils ont été mal et très
rarement employés par les classiques, non parce
que leurs rapports numériques sont impossibles,
ainsi que l'a prétendu Guy au, mais parce qu'ils
rompaient trop brusquement dans la trame des
vers la continuité des rythmes aux concordances
parfaites. Aussi ne chercherons-nous pas à donner
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 125
de nombreux exemples d'alexandrins classiques
de cette sorte (bien qu'il n'eût pas été difficile d'en
réunir quelques-uns), leur discordance étant trop
contraire au principe simple de la versification
d'alors. Chez les romantiques, ces ternaires com-
plexes se présentent plus naturellement, par suite
de l'afifaiblissement plus systématique de la césure
médiane ; mais ils sont toujours rares. C'est seu-
lement de nos jours qu'ils ont conquis une allure
franche, si ce n'est toujours raisonnée.
Formule 3—4 — 5
V V
Là déust — estre mi(re) là — où sont 11 plaie.
Rutebœuf.
V /
Souffrons donc — que le temps for — me des nœuds si doux.
Molière.
V /
La lumiè — re se fit spec— tre dans rOrient.
V V
Par la chai — ne des mœurs pu— res et des lois sages.
V. Hugro.
/ V
Nos mâchoi — res seront du — res et nos bras prompts.
V V
Les pieds sai — gnent, les mains sai— gnent, le côté saigne.
V /
Du bout fin — de la quenot — te de ton souris.
p. Verlaine.
126 LE RYTHME POETIQUE
Formule 5 — 4 — 3
V V
Mais aucune gens — vont à le fois — au sermon.
Bauduin.
V V
Le flot qui mmBa — re^ est-ce une voix — qui raisonoe?
V. Hugo.
V /
Mais un lait de chaux, — clair comme uneao — be qui pleure.
V V
La chair et le sang — pour le cali — ce et Thostie.
p. Verlaioe.
Formule 4 — 3 — 5
V V
Cette canchon— ne veut noi — se, ne bruit, ne tence.
Chev. au Cyg^ie.
V V
Le duel reprend. — La mort pla — ne, le sang ruisselle.
V V
L'être est d'abord — moitié bru — te et moitié forêt.
V. Hugo.
V V
ma nuit clai — re ! ô tes yeux — dans mon clair de lune !
V V
Dont réclair pion — ge, et va lui — re, et se réverbère.
V /
Je suis TEmpi — re, à la un — de la décadence.
p. Verlaine,
Formule 5 — 3 — 4
V V
Partout où l'un d'eux,— calme et gra—ve, apparaissait,
V V .
Le sol l'alourdit, — l'air l'enfiè — vre, l'eau l'isole.
V. Hugo.
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 127
V / I
Et remportera — comme un ai — gle vole un lièvre,
V .V
Vers des serpolets — qu'un ciel cher — vient arroser.
/ V
Où l'après-midi — va mourir. — Et la bonté.
p. Verlaine.
Formule 2 — 5 — 5
V V
Hélas ! — comj'ai été plains— de grant non savoir.
Rutebœuf.
V V
Mais l'ai — se leur fut moins dou — ce que la fournaise.
V V
Les cen — dres que fouloit Ro — me parmi ses rues.
D'Âubigné.
V . V
Tous deux — formés d'un sang no — ble, vaillant fidèle.
Corneille.
V V
Dans lom— bre, d'une voix len — te psalmodiée.
V V
Son ré — vc avec un bruit d'ai— les, vague et farouche.
V. Hugo.
V V
Et tou — tes ! mais encor len— tes, bien éveillées.
/ V
Qui nar— gue ce prochain mê — me qu'il faut qu'on aime.
V V
Et rien: — pas d'arbres ni d'her — bes, pas d'eau pour boire.
p. Verlaine.
Quant aux formules 5 — 5 — 2 et 5 — 2 — 5^
428 LE RYTHME POÉTIQUE
elles ne sont, pour ainsi dire, pas connues des
poètes, bien que résultantes logiques des autres,
parce que leur construction est presque impos-
sible avec la conservation d'un accent tonique (où
Verlaine même encore si souvent s'obstine) à la
place de l'ancien hémistiche.
Ainsi l'on ne peut nier la réalité vivante de
ces rythmes ternaires, qu'ils soient concordants
ou discordants, simples ou complexes. On peut
d'ailleurs appliquer aux rythmes poétiques ce que
dit Pierre Blaserna, dans son livre sur Le Son et la
musique^ à propos des intervalles consonants :
« Il n'existe pas une expression mathématique
pour définir, par un critérium sûr, quand un rap-
port est ou cesse d'être simple. » Rien ne permet
donc de rejeter a priori un de ces rythmes, sur-
tout quand toute l'histoire et l'évolution de l'alexan-
drin en démontrent l'existence ou la possibilité
d'existence *. Ils sont produits par l'élan naturel
de la pensée s'arrêtant à n'importe quelles places
avant la limite que fixe seul le terme même du
mètre, et cela en dépit souvent de la volonté du
1. « La distinction entre un rythme simplement sensible et un
pouvant être reproduit par Part serait excellente si tel rythme aujour-
d'hui non esthétique ne pouvait pas devenir esthétique, en consé-
quence des progrès accomplis par Fart dans la reproduction des
sensations. — Les progrès de Tart en effet ne sont autre chose qu'une
conquête lente et continue de Testhétique sur le non-esthétique. » —
Mélriqne naturelle du langage, par P. Pierson. Int,
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 12?
poète, de la « balance hémistiche » dont il a cru
conserver l'équilibre.
Pour soutenir la valeur esthétique de ces
rythmes, il faut encore répondre à une affir-
mation de Guyau qui a étrangement confondu la
mesure poétique avec la mesure musicale. Selon
lui, « le rythme disparaît là où la césure est
totalement supprimée, là où Con ne peut plus
battre en aucune façon la première des deux
mesures a 6/8 formées par le vers. Les poètes
rejetant la césure de Thémistiche sont donc des
musiciens qui veulent se passer du rythme, c'est-
à-dire du fond même de toute musique et de
tout vers. » Or rien n'est moins exact. Si la
versification offre des rapports généraux avec la
musique, ce sont des lois à la foi beaucoup
moins étendues et moins rigoureuses qui la régis-
sent. D'ailleurs Guyau se trompe même au point
de vue musical : qui dit : « mesure » ne dit point:
« rythme ». Le rythme est une régularisation du
mouvement * à des intervalles plus ou moins égaux
et suivant des dessins infiniment variés. La mesure
est une régularisation de la durée des sons en
1. Aatremeot dit :d*uD6 force qui, agissant sur une suite de sons,
rend leur succession perceptible en déterminant des groupements
caractéristiques.
9
130 LE RYTHME POETIQUE
dehors de toute combinaison mélodique ou ryth-
mique. Ce sont donc deux entités absolument dis-
tinctes.
De plus, la musique moderne se sert d'un trop
petit nombre de mesures pour qu'elles ne soient
pas, la plupart du temps, scientifiquement impar-
faites. Dans les mesures réelles les accents forts
et faibles occupent à chaque instant une autre
place que celle qui devrait leur être fixée pour une
période à deux, trois, quatre, six ou huit temps ;
on remplace alors l'exactitude métrique par des
signes conventionnels comme des soufflets, des
points d'orgue, etc. Les quelques mesures théo-
riques employées ne sont guère que des moyens
mécaniques pour faciliter l'accord d'une poly-
phonie. Elles sont donc tout à fait impropres à
mesurer la durée de nos syllabes, auxquelles on
ne peut pas fixer comme aux notes de valeur
mathématique absolue, et dont la succession
forme un chant aux nuances inexprimables par la
précision trop étroite des signes musicaux.
Aussi, vouloir que l'alexandrin dépende de deux
ou quatre mesures à 6/8, ou de deux à 2/4,
déterminer des mesures strictes dans celle même
formée de tous les temps du mètre qui doit être
une mesure à lui seul, peut-il être utile pour
noter plus clairement les effets de la diction,
mais n'est d'aucune signification rythmique. Vou-
EVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 131
loir en outre que la valeur rythmique des vers
soit tributaire des deux mesures constantes qui les
formeraient, c'est confondre, ainsi qu'il vient d'être
dit, « rythme » avec « mesure », et « rythme et
mesure » avec « symétrie ».
Le rythme jouey selon Pémotion qui le crée, à
travers toute la jnesure à douze temps de l'alexart"
drin, sans qt/il ait besoin pour exister ^ et pour
faire percevoir le mètre ainsi qi^il le doit, de se
résoudre entièrement dans une seule mesure.
Par malheur beaucoup d'oreilles peu subtiles ne
comprennent le rythme que comme une « symé-
trie ».
C'est en ne tenant pas compte de cette façon bor-
née et primitive d'entendre Vordre en art, qu'un
"art peut soutenir son essor vers un idéal toujours
plus achevé, que la musique a atteint une efflores-
cence grandissante, que la poésie, par un progrès
caché, mais de plus en plus sensible, tend à s'enri-
chir de formes neuves, dont l'abondance permet-
trait de plus justes adaptations psychologiques.
zl ztt^ — Lis ifiriÉiJrïS- tr-g î»ei i»:«itir»Œ et trc^p accî-
LV^tL^tiq^ae é:,âi:t pr:;;Tée dt^ formules ter-
Dair^s ii::<égrales, il ivsîe à rechercher pourquoi
le v#-rs romanlî'jue ne conslitue pas un rythme
f nlien ment nouveau, puisqu'il n'offre pas seule-
ment des rvthmes communs avec le vers clas-
siques, mais qu'il fournît quelques exemples
d'originalités rythmiques, sinon inconnues, du
moins plus accusées.
La cause première vient de ce que les poètes
rom 'in tiques ne se sont pas rendu compte initia-
lement des nouveaux rythmes qu'ils pouvaient
cr<^*er. Pour s'en tenir à Victor Hugo, leur père
commun, on a vu par notre analyse de la for-
mule 4 — 4 — 4 que le vers nous servant d'exemple
gagnait à un léger temps d'arrêt sur la sixième
Hyllabe ; ainsi que Guyau l'a démontré ^, il en est
1. Problèmeê de ^Enhélique eonlemporaine^ pp. 208 et 209.
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 433
de même pour le plus grand nombre des rythmes
ternaires tirés de Tœuvre de Hugo, parce qu'en
effet l'intention du poète n'était pas de produire
ces effets rythmiques, mais uniquement d'anni-
hiler le temps de la césure, de déroidir l'alexandrin
par le seul moyen de V enjambement.
L'enjambement est le fondement, la règle mère
de toute la versification romantique. On sait qu'il
est « une extension de la période rythmique nor-
male * » ; or on sait aussi que la période rythmique
normale de l'alexandrin classique est plutôt for-
mée des six temps d'un hémistiche que de l'union
mal soudée des deux éléments rythmiques éga-
lant douze temps. La dislocation empirique du
vers demandait donc d'enjamber non seulement
sur la rime, mais sur la césure. C'est ce qu'ac-
complit Victor Hugo. C'est ce qui produisit de soi-
disant formules romantiques, de soi-disant rythmes
ternaires aux seules réelles apparences.
En réalité, la plupart des combinaisons sont
amenées en vue d'un effet de report au-delà du
terme ordinaire. Ainsi le vers :
La porte tout à coup s'ouvrit — bruyante et claire,
*
qu'on rattacherait inexactement au rythme 2— 6 — 4,
ne garde toute sa beauté rythmique imagée qu'avec
L Becq de Fouquières.
134 LE RYTHME POETIQUE
un arrêt brusque et rapide sur coup. Le pro-
cédé est tellement constant et visible qu'il se
répète le plus souvent sous la même forme : par
le rejet sur Thémistiche d'une épithète, contraste
ou surprise pour le substantif qu'elle qualifie. Par
exemple :
Voit dans la transparence obscu—re du sommeil.
Il arrache la lame illus — tre avec effort.
Cette forme ramenée à satiété n'est pas sans
recréer une nouvelle monotonie à côté de l'an-
cienne K Aussi ne pouvons-nous pas dire avec
Renouvier que Victor Hugo arrive par ce système
à « un développement tout nouveau du rythme 2 ».
La généralisai ion de l'enjambement portant à la
fois sur la césure et le terme du mètre est théo-
riquement la négation même du rythme percep-
tible, puisque des enjambements successifs en
l'allongeant le déforment et l'empêchent de se
reformer 3. Si d'une manière eflfective Hugo garde
1. Contrôlez cette assertion par la critique aiguë de M. Cb. Morire,
en ses études : Paul Verlaine^ chez Vanier, et La LiUérature de
tout à V heure (Perrin, éd.).
2. Critique philosophique^ année 1874, t. II. — Études esthétiques,
3. Nous sommes heureux de nous rencontrer ici avec M. Francis
Viélé Grifûn : « Il existe instinctivement une répulsion pour Penjam-
bepient... Or le romantisme, dans sa dislocation passionnée du vieux
moule classique, a brutalement pratiqué l'enjambement ; et la joie
iconoclastique fut telle qu'on oublia, pour ce leurre de liberté qui est
la négation môme du vers, cette autre réforme accomplie de nos jours
et qui mobilise la césure jusque-là hypocritement respectée par les
plus farouches. » — Entretiens politiques et littéraires, V mars 1890.
EVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME i35
au contraire en sa marche poétique des mouve-
ments rythmiques larges et assurés, c'est qu'il
suit sa route sans s'écarter en somme de la ligne
classique, et que ses écarts, tout fréquents qu'ils
soient, ne se présentent point à de trop rappro-
chées distances, l'éloignent à peine du rigide tracé
de la tradition. Sur une centaine de ses vers, les
trois quarts sont de la coupe racinienne la plus
absolue, et, sur le dernier quart, un bon nombre
par l'abus des enjambements sont comme aryth-
miques.
Qu'on ne nous accuse pas de diminuer chez
Hugo le génie de l'ouvrier, la grandeur si profon-
dément originale de l'artiste qu'elle tyrannise
encore nos frères aînés ! Nous savons de quel
hommage de reconnaissance doivent l'honorer les
poètes, pour son déliement splendide de la langue,
pour sa richesse tonale^ son opulence orchestrale
des mots et des syllabes, ainsi que pour l'ampleur
majestueuse et souple de ses périodes rythmiques,
pour ses trouvailles même d'effets rythmiques
découverts instinctivement en dépit des libertés
destructives qu'il avait érigées en lois ! Mais nous
n'avons pas à voir en ses œuvres un développe-
ment du rythme sur des bases nouvelles, puisque
c'est par un emploi, tantôt empirique et exagéré,
tantôt habilement entendu, des moyens d excep-
tion de la méthode classique — moyens néan-
136 LE RYTHME POÉTIQUE
moins dont elle avait su, en bien des cas, se servir
brillamment, — puisque c'est plutôt même par la
connaissance profonde de tout ce que comportait
lepurrythme classique, de ce qui n'avait pas été lar-
gement, sciemment utilisé, qu'il a obtenu dans le
mouvement de ses alexandrins des résultats tan-
tôt merveilleux, tantôt insuffisants et déréglés.
Aussi bien, le romantisme n'a jamais revendiqué
positivement de réforme rythmique. Sainte-Beuve
dans les débuts écrivait : « Sur vingt bons vers
de Pécole moderne, il y en aura toujours quinze
qu'à la rigueur Racine aurait pu faire ^ » Seize
ans plus tard, W. Tenint déclarait encore : « Nous
n'avons pas osé d'autres hardiesses que les clas-
siques. Nos innovations sont excessivement vieilles.
Les libertés que Racine s'est permises dans les
Plaideurs nous conviennent, nous n'en demandons
pas d'autres -. » Enfin Becq de Fouquières lui-
même, tout en croyant avoir découvert chez les
romantiques d'absolues formules nouvelles aux-
quelles il ramenait un trop grand nombre de vers,
avoue : « Le vers romantique n'a pas remplacé le
vers classique, il s'est glissé dans ses rangs ; car
ce qu'il ne faut pas oublier, dans les œuvres des
poètes modernes, les trois quarts des vers, pour
1. Pensées de Joseph Delorme.
2. Prosodie de Wilhem Tenint, 1844.
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 137
le moins, sont assujettis aux rythmes classiques.
Si les poètes romantiques avaient eu vraiment
conscience des rythmes qu'ils pouvaient créer, ils
n'auraient pas craint de construire des ternaires
sans leur fausse tonique à l'hémistiche. Tout au
contraire ils recommandaient, comme le dit
Tenint, que « le premier hémistiche se terminât
par un son plein ». Et encore, en 1876, Louis de
Grammont, le rénovateur de la sextine, disait
[Les Vers français et leur prosodie) : « La phrase
peut être coupée à n'importe quelle place du vers,
mais la tonique médiane doit être maintenue aussi
rigoureusement que la tonique terminale. Plus
elle sera nette et ferme, plus le vers sera nom-
breux et solide. C'est une des conditions sine qua
non du rythme. On peut dire qu'elle fait le vers
comme la rime fait les vers. » Puis plus loin :
« Les combinaisons rythmiques dont l'alexandrin
est susceptible dépendent entièrement de sa
tonique médiane et n'existent plus si on la sup-
prime, comme on l'a fait quelquefois de notre
temps, en mettant à la place des toniques à la qua-
trième et à la huitième syllabe ^ »
En résumé, Victor Hugo ne délivra pas le vieil
alexandrin, pour avoir coupé hardiment les deux
liens qui le serraient. Il oublia que, s'ils étaient
1. Loc. cil.j ch. V, p. 102.
438 LE RYTHME POÉTIQUE
une gêne oppressive, ils étaient cependant un
soutien. Il lui aurait fallu donner à son libéré
la force et les moyens d'être libre ; mais il ne sut
pas lui assurer une liberté. Et le vieux rythme,
après les plus constants efforts pour se soutenir en
quelque indépendance, reprit trop souvent ses
chaînes des mains de son faux libérateur.
Nous n'oublions pas que Victor Hugo a fourni
nombre d'exemples exacts de rythmes ternaires,
presque introuvables dans les œuvres anté-
rieures ; que çà et là, par conséquent, doivent
surgir d'inattendues sensations nouvelles. Peu
importe que le poète ait voulu ou non ces rythmes
originaux : il suffit que l'élan de son génie les ait
rencontrés ; que le temps d'arrêt, avant le mot
reporté au-delà de l'hémistiche, ne soit pas tou-
jours possible dans une succession d'alexandrins
composés en vue de ce genre d'effet ; que cela
oblige le lecteur, malgré l'apparence officielle de
la césure, à s'arrêter plus loin, à la fin du second
élément rythmique de la division ternaire.
Bien que les rythmes ainsi compris ne se
présentent pas dans les œuvres romantiques
avec une suffisante complaisance, ils forment
dans le tissu poétique de courts dessins par-
ticuliers et changeants; ils y semblent, à la
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 139
vérité, des accidents, mais des accidents heu-
reux, auquel on doit comme une impression d'allé-
geance après la fatigue du monotone ensemble.
Ainsi, dans Tépître de Musset sur la Paresse dont
nous avons cité quelques vers, cette fin ;
...Et quel plaisir de voir sans masque ni lisières,
 travers le chaos de nos folles misères,
Courir en souriant tes beaux vers ingénus,
Tantôt légers, — tantôt boi^ewa?, — toujours pieds nus !
L'efifet n'est-il pas charmant de ce trimètre
terminatif? Malheureusement il ne se reproduit
pas souvent sous des formes similaires ou ana-
logues. Si dans Hugo les ternaires sont à cent ce
qu'est dix, dans Musset ils sont à cent ce qu'est
deux, et dans Lamartine ce qu'est un demi. Il
résulte de ces proportions approximatives que les
rythmes ternaires disséminés de loin en loin dans
le courant d'un poème ne peuvent en rien amoin-
drir, d'une façon durable, l'intensité de monotonie
amenée par la persistance des hémistiches égaux,
ne changent rien à la totalité de l'impression.
En effet, de même que les diverses nuances dont
se distingue chacun des hexasyllabes qui com-
posent l'alexandrin sont absorbées, comme nous
l'avons remarqué, par les martellements équi-
rythmiques du sixième et du douzième temps, de
140 LE RYTHME POETIQUE
même les quelques ternaires accidentels, après:
avoir un instant frappé Coreilley la laissent sous
r impression du rythme le plus répété qui est le
classique K
Le romantisme n'a donc pas clos révolution
rythmique de Talexandrin, qui, à ce point de son
histoire, s'est retrouvé en général fidèle à ses plus
strictes origines. Cette dernière variation de notre
mètre fondamental n'a fait que rendre coutumières
et consacrer en habitudes les nombreuses petites
variétés qui s'étaient manifestées dès le passé le
plus lointain. — Quant aux germes rythmiques
nouveaux que depuis le Roma?i d Alexandre un
bon souffle de nature semait, toujours moins
rares, de poèmes en poèmes, le vers romantique
n'en connut pas vraiment la forte expansion. Maître,
après tant de siècles, d'une langue et d'une syn-
1. M. Faguet, dans son étude si pénétrante sur Hugo, lui fuit jus-
tement un mérite de cette obstinée conservation : « Une coupe des-
tinée à produire un effet particulier n*a cette puissance qu'à la con-
dition qu'elle soit exceptionnelle, et elle ne paraîtra telle que si Tauteur,
au cours ordinaire de son œuvre, commence par bien remettre la
coupe traditionnelle dans Poreille du lenteur. » — Nous nous per-
mettrons d'observer qu'il sulût pour la puissance d'un effet particulier
qu'il soit précédé et suivi de plusieurs effets semblables d'un autre
caractère, mais non de la répétition continue de la même forme
dans le reste du poème, dans toute la suUe d«8 poèmes.
ÉVOLUTION HISTORIQUE DU RYTHME 141
taxe plus sûres et plus libres, il en recueillit seu-
lement, par ce développement même, de plus
riches dépôts, — infructueux encore.
V
p
i
TROISIÈME PARTIE
Evolution rythmique
Ij6S tentatives contemporaines
TROISIÈME PARTIE
Évolution rythmique. — Les tentatives contemporaines
LES DEUX COURANTS DU « PARNASSE »
Après qu'avec la victoire du romantisme eurent
triomphé les moyens empiriques préconisés par
Hugo pour la délivrance de Talexandrin, deux
courants rythmiques opposés se formèrent. Le
groupe jusqu'alors étroitement uni des poètes
se divisa, sans qu'ils s'en doutèrent trop eux-
mêmes, même sans que la critique y ait trop pris
garde, dans cette amalgame du « Parnasse » où
Ton confondit tant d'aspirations et de natures
diverses.
L'un des courants dériva par Alfred de Vigny,
et aussi par Théophile Gauthier en la rectitude de
sa forme dernière, de Leconte de Lisle ; . — l'autre, de
Théodore de Banville.
Si loin qu'aille l'admiration pour la poétique
parnassienne, pour sa condensation de l'idée et
des effets, elle ne peut atteindre sa rythmique.
10
146 LE RYTHME POÉTIQUE
Parce que tous étaient ralliés au drapeau flam-
boyant de la rime, on crut que les poètes se
servaient des mêmes armes. Il n'en était rien. Les
uns, avec Leconte de Lisle, sentirent le besoin de
retremper leur vers dans la pure symétrie classique
et c'est ce qui achève d'accuser certaine roideur
du caractère parnassien ; les autres avec Banville
s'efforcèrent de pousser à leurs dernières consé-
quences les prémisses de la métrique de Hugo.
C'est ainsi (bien que, pour sauver devant la foule
le culte de la Poésie elle-même, il semble y avoir
eu alliance entre tous) que le combat dure tou-
jours de ceux qui comprennent le rythme comme
une parfaite symétrie et de ceux qui l'estiment un
vol aux infinis coups d'ailes.
Entre ces deux courants s'est maintenue l'in-
fluence de Baudelaire qui recommandait comme
plus suggestifs les poèmes courts. — N'est-ce pas
que les poèmes courts, en diminuant la prolonga-
tion du rythme, diminuent d'autant la monotonie
qu'elle implique?
Quoi qu'il en soit, c'est à Théodore de Banville
seul, dont on a voulu que les théories aventureuses
fussent d'ingénieux paradoxes de nulle portée pra-
tique * — et cela sans aucun fondement, les con-
séquences profondes au contraire en étant de
1. Jules Tellier, Nos poète».
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 147
plus en plus visibles, — qu'incombe la responsa-
bilité première de toutes les tentatives rythmiques
qui se sont prononcées depuis moins d'une ving-
taine d'années. Nous allons voir ce qu'elles ont
ajouté au vers romantique, et si des principes
ducteurs consacrés par Banville ne résultèrent
pas — logiquement, bien qu'en dehors de toutes
les prévisions du maître protagoniste — des entre-
prises hasardées sans Tappui, pourtant fonda-
mental, des lois de la perception.
I
APRÈS HUGO; THÉODORE DE BANVILLE, SES PRÉCEPTES^
LEUR INFLUENCE
Conquêtes rythmiques insignifiantes. — La rime riche e
Tenjambement ; perte de l'unité : résultat arythmique.
Avant d'arriver à la connaissance des tentatives
réelles et conscientes d'elles-mêmes, on remarquera
que, depuis plus de vingt ans, la majorité des poètes
admettaient: 1*" que, de très loin en très loin, un
vers ne subit pas la pression de l'accent tonique
à la sixième syllabe encastrée à l'intérieur dun
mot et acceptât par le fait une coupe ternaire
absolue : celle que représente 4 — 4 — 4 par
exemple, presque à l'exclusion de toutes les autres ;
2° que quelques timides essais osassent attaquer les
vers impairs : de neuf syllabes surtout.
Pour ce qui est du premier point c'était un léger
progrès sur la forme hypocrite de Hugo qui avait
toujours eu soin, dans ses plus francs rythmes
ternaires, de laisser à l'oreille la faculté de se leurrer
à plaisir avec une fausse tonique à l'hémistiche.
Toutefois ce progrès n'était point une réelle con-
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 149
quête. Il donnait beau jeu aux partisans de la symé-
trie, par Tavènement trop rare de ces ternaires
qui, surgissant au hasard, semblaient arrêter le
cours du rythme classique comme des débris, des
confusions inexplicables. Car, — si nous exceptons
toujours la forme répondant au schème 4 — 4 — 4
la plupart des alexandrins qui perdaient ainsi tout
accent à la place de l'ancienne césure ne se re-
constituaient pas en véritables ternaires ; alors, au
lieu de reposer Toreille du balancement symétrique
des vers précédents par la sensation d'un nouveau
rythme, tel qu'encore le permettait Hugo, ils ne
faisaient que la heurter en la disparition de tout
rythme déterminé.
Aussi bien, ce n'est point encore à la rénovation
du rythme que songent les poètes de cette heure.
S'ils reconnaissent un ternaire, s'ils en usent, ils
ne se soucient, après Hugo, après Banville, que de
la liberté de l'alexandrin : la liberté, sans plus, en
dehors de toutes les conditions rythmiques qui
peuvent en assurer l'essor. Donner au vers non pas
tant la flexibilité (parfaitement possible, on le
verra) que la fuite échevelée de la prose, c'est-à-
dire couper les ailes au Cheval Divin pour le mon-
ter en course, et, à force de le cravacher de rimes
retentissantes, le rendre au but presque fourbu,
telle est leur ambition ! C'est à ce prix que leur
vers est libre... et qu'en ce temps-là purent cour
150 LE RYTHME POETIQUE
rir récits et monologues pour le plus grand bien
du prosaïque naturel et des escamotages d'une
diction de théâtre, mais au grand préjudice d'un
nouveau chant rythmique.
Il en allait de même de leurs rares et si crain-
tifs essais de vers impairs, deTennéasyllabe, entre
autres, qu'ils traitaient sans façon, sans y trouver
la pondération légère et ondoyante que peuvent
y mettre le jeu de quelques césures choisies.
Ils ne savaient pas faire de sa boiterie une fine
claudication élégante! Ce n'était pour eux qu'une
curiosité dont leur métier se montrait vain ; ils
n'apercevaient point toutes les ressources de cette
infirmité.
Tel était, il y a quelque quinze ans, l'état du
rythme poétique. Un véritable progrès rythmique
n'était point sensible, bien qu'on eût gagné l'avè-^
nement définitif du trimètre 4 — 4 — 4, et que fût
constante la préoccupation de la variété; ou n'aug-
mentait pas le nombre des ternaires et ne dimi-
nuait point par conséquent l'impression de mono-
tonie classique encore persistante chez Hugo, ou
cette variété confinait à la forme prosée, perdait
l'appui solide de tout art, Tunité.
« L'art des vers, dans tous les pays et dans tous
les temps, dit Théodore de Banville, au début des
son Traité, repose sur une seule règle : la variété
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 151
dans Tunité. — Celle-là contient toutes les autres.
Il nous faut l'unité, c'est-à-dire le retour des
mêmes combinaisons, parce que, sans elle, le vers
ne serait pas un être et ne saurait alors nous
intéresser; il nous faut la variété, parce que, sans
elle, le vers nous berce et nous endort. Toutes les
règles de toutes les versifications connues n'ont
pas d'autre origine que ce double besoin, qui est
inhérent à la nature humaine. En fait de vers, on
est toujours bien guidé par la double recherche de
l'unité et de la variété, et, lorsqu'on commet une
faute, c*est toujours parce quon a transgressé une
de ces lois fondamentales. »
Or, Th. de Banville, après avoir énoncé ces sages
principes, forçait presque à leur transgression en
laissant à la rime seule le soin de rythmer les vers *,
en se reposant sur l'enjambement de toutes les
variétés possibles, en permettant que « l'oreille
décide seule », sans lui rappeler comment elle
devait se garder de perdre l'unité. Quelle que soit
la richesse de la rime, lorsque le sens la déborde
perpétuellement, non de toute la longueur du
vers suivant, mais de parties syntaxiques inégales,
elle ne peut marquer aucun, rythme déterminé, et
ne produit à l'audition que l'effet d'une plus ou
1. W. TeniDt avait déjà dit : « La rime est le seul générateur du
vers fraoçais .. » — Prosodie de i' École moderne^ p. 161.
452 LE RYTHME POÉTIQUE
moins complète parité de sons, saisie à des dis-
tances fort irrégulières ^
Il n'y avait point à chercher d'analogie entre
les enjambements des poésies métriques et ceux
de notre poésie rythmique^ ni à provoquer une
plus grande fréquence de nos rejets par des
exemples tirés des versifications anciennes. Nos
enjambements et ceux des mètres grecs et latins
sont d'un tout autre caractère. Ces mètres, formés
d'un certain nombre fixe de pieds^ et qui par ces
pieds ne présentaient guère qu'un mélange plus ou
moins alternatif de deux figurations quantitatives
distinctes (avec encore quelques places détermi-
nées), produisaient par le rejet d'un ou de plusieurs
mots un simple rappel de ces figurations toujours
les mêmes. L'enjambement continu ne pouvait
ainsi rien détruire de l'unité, puisque se refor-
1. Dès le XI* siècle, contes et fabliaux donnent de nombreux
exemples des rimes et des enjambements funamhulesqueê ÔlQ Banville:
La sainte rirge Leocade
En souspirant 11 diat : O, qu'a de
Douceur, | douce pucele, en toi.
Fables et contes du xi* au xiv* siècle. (Barbazan et Méon, éd.)
Quant ying la, or oiiés c'or mi
Avint; | las fui, si m'enc2ormt.
Baudoin de Condé,
N'onc prèterifl presens n*t/u,
Et si vous redi que lifu-
Turs I ni avra ja mes présence.
Jiom. de la Rote,
(Citations de Tobler, Le Vers français, pp. 24 et 25.)
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES i53
maient avec lui les dessins de la mesure, puis-
qu'il ne pouvait pas changer Tordre des temps, et
que même en la plupart des cas il constituait un pied
au moins, une figuration entière. En un mot, dans
la poésie fondée sur la quantité, le vers existant de
par une valeur mathématique absolue, en dehors
de tous les accents du langage^ nulle prolongation
syntaxique, et par le fait, nul arrêt dans le contexte
du mètre n'empêche de le percevoir exactement.
Notre enjambement rythmique cause à l'unité
de bien autres embarras. S'il doit être toujours
une exception — une exception fort souvent heu-
reuse et nécessaire, mais une exception, — c'est que,
le rythme n'existant que par la perception des
syllabes en des groupes sensibles, dans un vers
comme l'alexandrin actuel qui n'est plus formé
de deux groupes égaux et toujours semblables
entre eux, on est obligé de garder au moins la
fixité de toute la mesure à douze temps ; car, la
mesure débordée, l'enjambement ne la reconstitue
que par un artifice linéaire, puisque, en la plupart
des cas, la rime ne suffit pas à marquer le terme
de l'alexandrin, et que le rejet ne reproduit point
la précédente figuration d'un groupe syllabique^
1. On noas dira que les vers de Banville, le mattre ouvrier, ne
souffrent guère de Tezagération de ses théories. C'est que la magni-
ficence de son verbe lyrique masque le désordre de sa rythmique, et
que surtout la prédominance de l'alexandrin primitif est absolue ches
154 LE RYTHME POETIQUE
Nombre de poètes après Leconte de Lisle, et
des plus estimables, servants d'un idéal délicat ou
profond, se rendaient compte de ces répétés phé-
nomènes d'arythmie, et, laissant leurs frères
suivre un peu à la débandade la bannière de Ban-
ville, ils préféraient, pour la conservation de
Tunité, revenir à une certaine réaction de symé-
trie classique, — lorsque, en 1881, dans un silence
dont la fécondité ne devait mûrir que plus tard,
Sagesse parut, de M. Paul Verlaine.
lui comme chez Hago. Ses propres théories onl en réalité plus d'in-
fluence sur les autres, sur le dernier soulèvement de la jeunesse
poétique, que sur lui-même. Leur analyse n'en est que plus néces-
saire.
II
PAUL VERLAINE
Éclosions précises de variétés rythmiques nouvelles ; alter-
nances et successions diverses de rythmes ternaires; —
transition. — Les vers proses. — Les rythmes boiteux :
histoire et rénovation.
Rythmiquement, Sagesse esixxne œuvre capitale ^
Il y éclot, par touffes, ces rythmes qu'il fallait
jadis découvrir en des germes multiples, mais
déguisés ou cachés. C'est la première œuvre qui
témoigne d'une certaine conscience de la sourde
évolution dont la progressivité sapait d'âge en
âge la base trop massive et primitive du vieil
alexandrin.
Nous reconnaissons d'abord en Sagesse l'exis-
tence — cette fois bien absolue — des principaux
ternaires ainsi que le prouvent les exemples de
la seconde partie. Mais la véritable conquête n'est
1. Si nous ne nous oocupuns pas des Poèmes salurnienSi des
Fêtes galantes, de la Bonne Chanson et des Romances sans paroles,
qui vinreut au jour avant Sagesse, c^est qu*en Sagesse sont concen-
trées et développées les esquisses originales des œuvres antérieures.
— Celleâ-ci du reste sont nécessaires à l'élude du vers impair. —
(Vanier, éd.).
156 LE RYTHME POÉTIQUE
pas que dans Texactitude et la pluralité de ces
rythmes, elle est dans la combinaison de leurs
rapports, dans Tharmonie de leurs successions.
Pour arriver à en établir la concordance ou à
en ménager la discordance heureuse, Verlaine se
sert de plusieurs procédés :
1** Le premier et le plus simple consiste, en
gardant la prédominance du rythme classique, à
disposer les ternaires en réponses^ à les faire se
répondre d'un en un, de deux en deux, ou de trois
en trois vers, etc. Ainsi :
... Même ici-bas, — féroce et long y — communément.
Mais Tamour tout-puissant donne à la créature
Le sens de son malheur, qui mène au repentir
Par une rou — le lente et hau — te, mais très sûre ;
ou bien :
Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés.
Mourez à nous, — mourez aux hum — blés vœux cachés
Que nourrit la douceur de la parole forte,
Car notre cœur — n'est plus de ceux — que vous cherchez.
2** Un autre moyen consiste à finir une période
de plusieurs alexandrins uniformes sur un ter-
naire simple ou complexe selon la pensée ou
Témotion conductrice :
Ne t'ai-je pas aimé, jusqu'à la mort moi-môme,
G mon frère en mon Père, ô mon fils en TEsprit,
Et n'ai-je pas souffert, comme c'était écrit?
N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprême,
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 157
Et n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits,
Lamentable ami — qui me cher — ches ou je suis !
Lire encore :
Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements,
Je voudrais que votre omhre au moins vôttt ma honte,
Mais vous n'avez pas d'ombre, ô vous,dont l'amour monte,
vous, fontaine calme, amère aux seuls amants
De leur damnation, ô vous, toute lumière
Sau/auxyeux — dontun lourdbaiser^ tient la paupière!
3** Lorsque Verlaine fait suivre des vers de
coupe traditionnelle de rythmes ternaires com-
plexes, il a soin pour la concordance de les accou-
pler parfois sur le même schème:
... M'aimer ! Oui, mon amour monte sans biaiser
Jusqu'où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre,
Et f emportera — comme un ai — gle vole un lièvre,
Vers des serpolets — qu'un ciel cher — vient arroser !
4* Il a soin aussi parfois d'alterner régulièrement
un ternaire avec un binaire classique, témoin ce
sonnet entier :
— Certes ! — si tu le veux mériter , — monJUs, oui.
Et voici. Laisse aller l'ignorance indécise
De ton cœur — vers les bras ouverts — de mon Église,
Comme la guêpe vole au lis épanoui.
Approche-toi — de mon oreil — le. Épanches-y
L'humiliation d'une brave franchise.
Dis-moi tout — sans un mot d'orgueil — ou de reprise
Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi.
158 LE RYTHME POETIQUE
Puis franchement — et simplement— viens à mutable.
Et je l'y bénirai d'un repas'délectable
Auquel l'an — ge n'aura lui-mê — me qu'assisté.
Et tu boiras le vin de la vigne immuable
Dont lajor—ee, dont la douceur, — dont la bonté
Feront germer ton sang à Timmortalité.
5** Lorsqu'il y a prédominance des ternaires, ou
Verlaine les couronne ou il les encadre de rythmes
classiques :
PuiSy va! — Garde une foi modestie en ce mystère
D'amour — par quoi Je suis ta chair — et ta raison^
Et surtout— reviens très souvent^ dans ma maison
Pour y participer au vin qui désaltère...
Vous voilà, vous voilà, pauvres bonnes pensées !
L'espoir qu'il faut, — regret des grâ — ces dépensées.
Douceur de cœur — avec sévérité — d'esprit,
Et cette vigilance et le calme prescrit,
Et tou — tes ! Mais encor len — tes, bien éveilléeSy
Bien d'aplomb, — mais encor timi — des, débrouillées
A peine du lourd rêve et de la tiède nuit.
6** Lorsque la succession des rythmes ternaires
est constante, il y a toujours prédominance d'une
ou de plusieurs formes, et non succession hasar-
dée de toutes les formes possibles :
4) ... J?n attendant — l'assomption — dans malumièrCy
3) L'éveil sans fin — dans ma charité — coutumière,
2) La musi — que de mes louan—ges à jamais,
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 159
2) FAVexta — se perpétuel-le et la science^
4) Et d'être en moi — parmi ^raima — ble irradiance
1) De tes souffran—ees enfin mien-— nés, que f aimais !
L'ensemble de ces deux tercets est dominé par
le ternaire 4-4-4 des vers 1, 1, 1); le vers 3) se
rattache par son premier élément à cette même
forme générale de 4-8 ; et les vers 2, 2) se suivent
en un mouvement semblable ;
7° Ce qui se passe pour le rapport entre le pre-
mier vers 1) et le vers 3) est un moyen d'unité,
de liaison continue entre une filiation, toute une
suite de ternaires mêlés. Les quatre strophes sui-
vantes sont caractéristiques :
4) Voix de V orgueil: — un cri puissant — comme d'uneor
Des étoiles de saug sur des cuirasses d or.
2) On trébu-^ehe à travers des chaleurs — d'incendie...
2) Mais en som — me la voix s'en va, — comme d'un cor.
[die
i) Voix de la hai—ne : cloche en mer, —fausse, assour-
\) De neige len—te. Il fait si froid! — Lourde, affadie,
1) La vie a peur — et court follement — sur le quai
{) Loin de la clo — che qui devient — plus assourdie.
i) Voix de la chair : — un gros tapa — ge fatigué.
1) Des gens ont hu.— U endroit fait semblant— d'être gai.
\) Des yeux, des noms, — et Vair plein — de parfums
[atroces
i) Où vient mourir — le gros tapa — ge fatigué.
460 LE RYTHME POÉTIQUE
2) Voix d^auirui: — des lointains dans des brouillards,
[ — Des noces.
2) Vont et vien-—nent Des tas (V embarras. — Des né-
[goces,
1) Et tout le eir — que des civilisations
Au son trotte-menu du violon des noces.
Plus de la moitié des vers sont liés entre eux
par la parité de leur premier élément rythmique :
4, tous ceux qui répondent au chiffre 1); et, en
dehors des deux alexandrins absolument classiques,
les quatre restants obéissent à un mouvement ini-
tial semblable, — et deux par deux.
On voit que ce ne sont point tous ces scrupules
de science rythmique qui ont pu faire traiter de
bizarreries étranges les nouvelles successions de
rythmes de Verlaine. Rien n'est plus conforme à
ridée de répétition rapprochée que représentent
les rythmes les plus simples. Aussi bien cette avance
merveilleuse sur Timmobilité passée ofifre, en dépit
de toute sa spontanée hardiesse, un caractère de
transition. Et depuis Sagesse^ jusqu'à ses dernières
œuvres : Parallèlement et Bonheur^ le poète n'a
point accentué sa manière.
L'on remarquera en eflfet qu'en nombre de ses
ses pièces, il laisse entièrement prédominer la
coupe traditionnelle, telle que dans les I, III, IV du
Livre I, III du Livre II, et III, XIX du Livre III de
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 161
Sagesse, Dans la plupart des autres, composées en
alexandrins, le rythme ternaire et le binaire s'en-
tre-croisenten proportions égales. Dans les parties
où n'entrent que des ternaires le rythme 4-i-4 et
lés vers au premier élément de 4 sont de beau-
coup prépondérants. Enfin, dans la structure même
des ternaires, ceux-là sont les moins nombreux qui
ne présentent pas un pseudo-accent tonique à la
place de la césure classique, d'aucune valeur, il
est vrai, mais encore léger trompe-l'œil pour de
muettes lectures.
Ces caractéristiques nous amènent à constater
que, si Verlaine a bien eu l'intuition de tout ce
que commandait Tobscure évolution antérieure de
Talexandrin; que, s'il a su disposer et mouvoir les
ternaires en des suites vivantes et parfaitement
rythmiques, il n'a pas eu la volonté ou n'a pas cru
nécessaire de ne pas laisser au rythme uniforme
binaire une plus grande importance qu'aux autres
rythmes, — il n'a pas rompu sûrement avec le
passé.
Mais ce manque de sûreté vient moins de cette
conservation, encore trop excessive en des cas,
de la coupe traditionnelle que de la continuelle
immixtion, en des marches rythmiques si joliment
déliées et choisies, de l'élément de plus en plus
envahisseur, destructeur : la prose.
it
162 LE RYTHME POETIQUE
M. Charles Morice, à propos des contes de Jadh
et Naguère dont Tapparition suivit celle de Sagesse^
en fait à Verlaine un mérite nouveau ; il Tajoute
à tous ceux qui ont façonné la véritable originalité
du poète. Etudiant les courants parallèles de Tin-
fluence poétique de Sainte-Beuve et de l'influence
de Baudelaire, après avoir rappelé que « Sainte-
Beuve subordonnait toute loi du rythme aa.
désir d'exprimer un sentiment de modernité très
individuelle et descendait volontiers au plus pé-
destre sermon , à une infiniment curieuse prose
rimée»; — que« Baudelaire, au contraire, con-
serva l'amour du vers pour le vers, pour l'être
organisé et personnellement vivant qu'est le
vers ; » il montre la cessation de ce parallélisme,,
l'union de ces deux courants agrandis en Verlaine^
et, par ce résultat unique, Tart comblé.
D'après nous, toutes différentes ont été les con-
séquences de cette union qui a créé, dans Tesprit
d'excellents intellectuels sincèrement ouverts à
tous les renouveaux de l'art, une confusion mal-
heureuse, qui a certainement voilé la réelle valeur
des biens-fonds, des terres vierges et riches offertes
par Verlaine à la fortune poétique.
D'abord, au point de vue général, c'est en partie
grâce à cette subordination, non seulement du
rythme, mais de la langue lyrique, au désir d'ex-
primer un sentiment de modernité (pour ce siècle-
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 163
ci) et d'abandon familier (pour le xvii* et le xvm*),
à la vogue indéfinie de ce qui était jadis les petits
Contes^ les jÉ/??/r^5, devenus aujourd'hui des Récits
et des Lettres^ c'est grâce à cette perversion pué-
rile de l'auteur et du lecteur trouvant leur plaisir
dans une servile reproduction des menues aven-
tures de la vie — ces choses de la prose — par
une poésie prosée, que le dédain s'est développé,
chez tant d'esprits supérieurs, pour pénétrer bien-
tôt les foules, des raisons d'être selon la grandeur
même de l'art de la forme métrique. Tandis que v
le vers s'amusait à marcher, à trottiner même en \
simple bourgeois fureteur (les alexandrins des
seuls grands tragiques, Corneille et Racine, ne pou-
vant suffire à l'activité poétique), la prose des
Pascal, des Bossuet, des Buffon, des J.-J. Rous-
seau, enfin des Chateaubriand, s'enlevait sur toutes
les ailes de la pensée, du nombre, du rythme et
de l'image. Tant de leurs pages n'étaient-elles
pas les magnifiques retraites de la vraie poésie
alors que les étriquements du vers (toujours aussi
funestes, fût-il sans couture, ou déchiré par places)
habillaient les petites idées grêles et ordinaires,
multitudes envahissantes qui forçaient à la fuite
en des envolemehts de prose splendidement ryth-
miques les plus hautes conceptions de l'art! — De
par la grandissante abondance des vers proses, la
balance bientôt ne fut plus égale entre les subli-
164 LE RYTHME POETIQUE
mités de poésie traduites par la prose, et celles que
rendait encore la forme métrique.
Ce n'est pas que l'entreprise à' intimité moderne
tentée par Sainte-Beuve ne fût judicieuse, un juste
repos des décors à profusion et des cavalcades
romantiques, aussi nécessaire d'une autre façon
que l'avaient été Tintimité et la bonhomie de La
Fontaine. Mais notre fablier se soutient dans une
vivifiante atmosphère de poésie en chantant tou-
jours ses petites histoires, en faisant un chant de
la succession de ses rythmes ; Sainte-Beuve au con-
traire parle ses rythmes les plus exacts ; il les
réduit à des formes ayant le lâché trop voulu et in-
colore d'une parole bourgeoise, par une causerie
longue et sèche, amenuisée de toutes manières ; —
ses vers de réaliste abaissent la prose.
Verlaine, avec la fraîcheur de son sens rythmique,
la nouvelle prescience de son instinct naturel,
aurait pu, du moment qu'il tenait à conter envers,
suivre à son allure les traces de La Fontaine.
Ayant en main l'outil dont on vient d'étudier les
prouesses, il pouvait et devait ne point s'en des-
saisir pour ouvrir une route neuve à la marche de
ses récits ; malheureusement il se contente d'ai-
guillonner la prose courante de Sainte-Beuve, —
selon les préceptes de Banville.
Car, si Verlaine s'est révolté contre le despotisme
de la rime, il n'en a pas moins subi l'influence
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 165
des théories banvilliennes, semblant lui aussi, à
certaines heures, ne considérer que la liberté du
vers sans autre moyen qu'un incessant déborde-
ment du rythme, que la négation presque abso-
lue d'une période rythmique normale, — cet enfan-
tin procédé dont la fréquence n'est nullement né-
cessaire, comme le croit M. Ch. Morice avec les
mobilités nouvelles, et qui ramène à laube du
romantisme, autant aux premiers airs de bravoure
de Musset et de Gautier qu'à la prose intime et
dénudée de Sainte-Beuve.
Voyez Musset:
J'ai connu Tan dernier un jeune homme nommé
Mardoche, qui vivait nuit et jour enfermé.
prodige! il n'avait jamais lu de sa vie
Le Journal de Paris, ni n'en avait envie.
Il n'avait vu ni Kean, ni Bonaparte, ni
Monsieur de Metternich ; — quand il avait fini
De souper, se montrait précisément à l'heure *.
Voyez Gautier :
Ce digne chat était du reste l'être unique
Admis dans ce repaire, et pour qui Véronique
Eût de l'affection ; — peut-être bien aussi
Ëlait-il seul au monde à l'aimer ; — vieille, laide
Et pauvre, qui l'eût fait? C'est un mal sans remède ;
Ceux qu'on hait sont méchants, et Ton s'excuse ainsi ^.
1. Mardoche.
2. Albertus, XVI.
166 LE RYTHME POETIQUE
Voyez Sainte-Beuve :
II monte... ; à chaque pas, son audace troublée
L'abandonnait. — Faut-il redescendre ? — Il entend,
Près d'une porte ouverte, et d'un cri mécontent,
Une voix qui gourmande et dont Taccent lésine :
C'était là ! Le projet que son âme dessine
Se déconcerte ; il entre, il essaie un propos.
Le vieillard écoutait sans détourner le dos.
Penché sur une table et tout à sa musique ^
Voyez enfin Verlaine :
Bref, il vit la petite un jour dans un salon,
S'en éprit tout d'un coup comme un fou ; même l'on
Dit qu'il en oublia si bien son infidèle.
Qu'on le voyait le jour d'ensuite avec Adèle.
Temps et mœurs ! La petite (on sait tout aux oiseaux)
Connaissait le roman du cher, et jusques aux
Moindres chapitres : elle en conçut de l'estime ^.
A cinquante ans de distance ces vers ne pas-
tichent-ils pas la même prose, et de la même
manière? Mêmes enjambements volontairement
antirythmiques n*empêchant pas le même souci
(pour Tœil) de la césure traditionnelle ; — un peu
plus de contrainte timide chez Sainte-Beuve, un
peu plus de désinvolture cassante chez Verlaine
accusent à peine quelque différence.
Si cette perte de Tunité rythmique ne se faisait
1. Monsieur Jean,
2. VImpénitenct finale.
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 167
sentir que dans ses contes, on aurait le droit
de leur préférer les poèmes vraiment tels, non
celui d'en critiquer la facture, puisque le poète
l'ayant voulu ainsi avait atteint le but désiré.
Mais cet oubli de runité,'et par suite des lois de la
perception, se présente chez Verlaine tout à coup,
à tout bout devers, comme des gestes vaguement
bizarres et saccadés, au beau milieu d une poésie
arrondie et tranquille. Il y a des cas encore où
c'est voulu pour la production d'effets douloureux,
et brusques, et nerveux, vous agitant soudain en
plein rêve : et la sensation fréquente en est natu-
relle chez Verlaine. Cependant, il est évident que
cette fréquence est loin d'être toujours légitime.
On peut dire que Tarchitecture de ses poèmes
est d'un ordre infiniment composite. Presque tou-
jours les premiers vers (lorsque ce n'est pas le
poème entier) sont d'une forme classique parfaite ;
dans les suivants, se faufilent des entre-croisements
ou des successions de ternaires, qu'interrompent
tout à coup pour plus ou moins longtemps des
gesticulations de prose folles ; puis bientôt les
ternaires reprennent, et aussi la forme classique
parfaite. La pièce A Fernand Langlois dans
Amour ^ est un des plus curieux spécimens de ce
genre de construction.
1. 1888, Vanier, éd.
168 LE RYTHME POETIQUE
La forme de Verlaine, tout instinctive qu'elle
soit, n'en est pas moins le meilleur essor vers un
renouveau sincère de Tart qui se soit dégagé de
Temmaillotage ancien comme des langes de pourpre
du romantisme. Si cet essor ne tend pas à un
renouveau complet, s'il emporte avec lui des
débris de toutes formes, souvenirs encore aimés
du passé, Verlaine sait les colorer de toutes les
libertés vraiment musicales de la rime, des allité-
rations et des assonances les plus merveilleuses,
de toutes les harmonies nouvelles qui peuvent le
mieux faire oublier ou vivre l'uniformité du des-
sin rythmique.
Il ne s'en est pas tenu d'ailleurs à la seule réno-
vation de l'alexandrin. Il s'est efforcé de donner
au décasyllabe, sans toutefois y trop réussir, avec
plus d'inconséquence, la même nouvelle richesse;
et il a renouvelé les combinaisons strophiques,
des petits rythmes de berceuses ou de romances,
le plus souvent par les procédés (si dédaignés d'ha-
bitude et si raffinés dans leur simplesse) des chan-
sons populaires. Mais surtout il a ressuscité, en
une vie multiple et toute personnelle, les rythmes
boiteux^ les mètres impairs de neuf, onze et
treize syllabes.
C'est dans cette tentative que notre poète a été
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 169
le moins compris, — par ses amis mêmes; le plus
attaqué par les partisans les moins intraitables
de la symétrie. Et pourtant qu'y avait-il à la fois
de plus original et de plus légitime !
Historiquement, les vers impairs ont toujours
eu droit d'existence. On se contentait de les décon-
seiller, ils étaient suspects. Plutôt, ils Tétaient
devenus, en passant du latin dans les langues
romanes, car les formes rythmiques latines du
moyen âge sont augmentées des vers impairs —
des vers de onze syllabes, en particulier, qui pré-
sentent tantôt une césure après la cinquième ou
après la sixième syllabe, tantôt deux césures
mobiles ^ — Le plus ancien traité connu de ver-
sification romane, qui date de 1356, Las Flors del
Gay Sabeî\ parle sans aucune remarque de Then-
décasyllabe avec les deux césures facultatives.
Mais, quant aux ennéasyllabes, il fait remarquer
« qu'on n'en doit point faire, car ils n'ont point
une consonance agréable, à moins qu'ils n'aient
un repos avec consonance à la cinquième ou
sixième syllabe. Et encore, même avec cela, c'est
à peine si leur cadence ne déplaît pas, excepté
quand les rimes sont multipliées^ ». Cette appré-
1. Voir Kawczinski, loc. cit. — Ch. vu, pp. 132, 133, 134.
2. ÉdilioD GalieD-Arnoult, p. 103.
170 LE RYTHME POETIQUE
hension des vers impairs était bien naturelle
chez les primitifs qui, obligés de par l'enseigne-
ment du passé rythmique latin de constater leur
existence, les condamnaient néanmoins à l'oubli,
par suite de l'affaiblissement de l'accent latin dans
la transformation romane et de la diminution trop
brusque de la sensation rythmique qui en résul-
tait pour eux, pour cette simplicité de leur oreille
qui demandait encore à être uniformément bercée *.
Or, le mouvement acquis de ce bercement dura
des siècles et se limita même pendant de longs
âges aux petits vers et au décasyllabe. Les impairs
n'existèrent donc plus qu'à titre de curiosités. Seuls,
les poètes archéologues, par amour du bizarre, et
les chansonniers, par condescendance pour la
musique, les ont tirés quelquefois de l'ombre.
Ronsard cependant, Rapin, Scévole de Sainte-
Marthe, Jean Passerat, Baïf, Estienne Pasquier,
sous formes de vers saphiques et phaleuques,
s'essayèrent au vers de onze syllabes.
Malherbe composa une chanson délicieuse (du
moins elle lui est attribuée), dont les quatrains
sont de deux vers ennéasyllabiques et de deux
décasyllabiques se suivant. Pour les ennéasyllabes,
il est le premier, croyons-nous, qui se soit sei"vi
1. Tobler rappelle toulefols qu'hendécasyllabes et eDoéasyllabes
ont élé employés — rarement — dans Tancienne poésie française. -^
Voir loc, ciL^ pp. 121 et 122.
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 171
de la forme ternaire 3-3-3*. Mais, loin de rem-
ployer tout le long des strophes, s'il la garde
comme base par la parité constante du premier
élément, il ne craint point d'en amender la rigueur
au gré de sa pensée. Telles de ces strophes sont
exquises :
3-3-3) Vair est plein — rVune halei — ne de roses :
3-4-2) Tous les cents — tiennent leurs bou^ehes closes ^
Et le soleil semble sortir de Tonde
Pour quelque amour plus que pour luire au monde.
3-3-3) On dirait — à lui voir — sur la tête
3-4-2) Ses rayons — comme un chapeau — de fête^
Qu'il s'en va suivre en si belle journée
Encore un coup la fille de Pénée.
3-3-3) Toute cho — se aux déli — ces conspire^
3-4-2) Mettez'vous — en votre humeur — de rire;
Les soins profonds d'où les rides nous viennent,
A d'autres ans qu'aux vôtres appartiennent.
3-4-2) Il fait chaud : — mais un feuilla—ge sombre
3-4-2) Loin du bruit— nous fournir a — quelque ombre
Où nous ferons parmi les violettes
Mépris de l'ambre et de ses cassolettes ^.
1. A Tëpoque moderne, car il nous semble que les exemples d'en-
oéasyllabes, donnés par Tobler, de Tancienne poésie française, loin
d^ètre sans césure, ainsi qu'il le pense, peuvent répondre parfaite-
ment à ce type :
Je ne sai — > dont li maus — vient que j'ai
Mais adès — loiaument — amardi.
2. Chanson» — Remarquez l'emploi exclusif des rimes féminines.
172 LE RYTHME POETIQUE
Plus tard, les impairs servirent dans un but
comique à Scarron, puis à Voltaire, et de nos
jours à Déranger. — Il est curieux que La Fon-
taine n'en ait pas usé : on a cru découvrir dans sa
fable La cour du Lion un vers de onze syllabes,
mais il était dû à une faute d'impression.
Enfin Banville, dont les fouilles archéologiques
furent souvent plus heureuses, pour la rénova-
tion du rythme, que ses théories sur le vers
moderne, montra, après M"® Desbordes- Valmore,
la possibilité de conquérir les impairs au véritable
lyrisme; il fit des essais de vers de neuf, onze et
treize syllabes. Ce ne furent encore que des essais,
— simples passe-temps fort rares d'un maître
aimant à jouer de sa virtuosité, à se donner des
preuves, singulières de souplesse.
11 était réservé à Verlaine de faire aboutir l'his-
toire de ces rythmes boiteux, de montrer qu'ils ne
sont point des « écueils » rythmiques, et qu'ils
ne doivent pas leur harmonie, comme le pensent
la plupart des critiques, au souvenir de l'alexan-
drin ou du décasyllabe ; enfin, de ne plus les con-
sidérer comme des singidainlés^ mais bien comme
des rythmes aussi appropriés à l'expression de cer-
tains états particuliers de l'âme, que le sont pour
le courant des idées poétiques les rythmes pairs.
Scientifiquement, en effet, comme esthétique-
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 173
ment, il n'y a aucune raison pour qu'un nombre
quelconque ne constitue pas un rythme. Il suffit
de savoir équilibrer ses éléments constitutifs. Si
Ton s'est complu si longtemps à une jalouse dilec-
tion des rythmes pairs, on le doit encore au joug
de la symétrie qui les rendait susceptibles d'une
division en deux parties égales. De là, cette épi-
thète de boiteux dont on caractérise les impairs
parce que soi-disant il leur manque une syllabe
des rythmes normaux. Or, cette boiterie (qui peut
être un charme sans doute) n'existe que parce
qu'on le veut bien, étant donnée la fixation d'une
césure faisant sentir expressément cette perte d'une
unité, par la division en deux parties qui ne peuvent
pas être égales^ par la brutale mise en rapport
d'un nombre pair et d'un impair qui semble ina-
chevé à côté de la concordance parfaite de son
voisin. Et justement, lorsque Verlaine réussit à
animer ses vers impairs d'une vie personnelle,
c'est pour leur enlever toute boiterie, pour ne leur
laisser que l'indécision de l'allure, un charme flot-
tant ne rappelant rien de la cadence des rythmes
pairs.
Voici des vers de neuf syllabes :
3-3-3) Je devi— ne, à travers — un murmure
5-4) Le contour subtil — des voix anciennes
5-4) Et dans les lueurs — musiciennes,
3-3-3) Amour pâ— le, une auro — re future !
174 LE RYTHME POÉTIQUE
3-3-3) Et mon â— me et moQ cœur — en délire
3-3-3) Ne sont plus — qu'une espè— ce d'oeil double
3-3-3) Où tremblo -te à travers — un jour trouble
3-2-4) L'ariet— te, hélas ! — de toutes lyres !
3-4-2) mourir — de cette mort — seulette
3-3-3) Que s'en vont, — cher amour — qui t'épeures,
3-4-2) Balançant — jeunes et vieil— les heures !
3-6) mourir — de cette escarpolette * I
On remarquera d'abord que Tunité de toute la
poésie est appuyée, comme dans la chanson de
Malherbe, sur la parité prépondérante du premier
élément rythmique : 3. Ensuite, les variétés de la
première strophe sont accouplées et encadrées de
deux vers équirythmiques qui garantissent mieux
la concordance du quatrain. Si, après trois vers
d'une concordance absolue, la chute de la seconde
strophe se fait sur un sensible changement de
rythme, c'est afin que le rythme trop vif et pas-
sionné du ternaire 3-3-3 s'alanguisse, néanmoins
sans surprise, avec la tristesse de la pensée. Enfin
la dernière strophe s'établit par des réponses, et
la conclusion par un rythme binaire volontaire-
ment étrange, rapide et enlevé.
Verlaine agit de la même façon avec les vers de
onze syllabes : il les manœuvre par la souplesse,
toujours féconde en ressources, des ternaires, quitte
à se servir par instant d'une seule césure plus ou
1. Romances sanjs paroles, Arietles oubliées, II.
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES
175
moins médiane lorsqu'elle est nécessaire au sens
rythmique de Tidée, et que le heurt en est voulu,
ou qu'il est affaibli, adouci par l'enveloppement
des autres formes. L'exemple en est frappant dans
ce sonnet :
3-4-4
3-4-4
3-5-3
3-4-4
3-4-4
3-5-3
4-3-4
3-5-3
3-4-4
3-4-4
6-5
3-6-2
3-4-4
3-3-5
La tristes — se, la laogueur — du corps humain
M'attendris — sent, me fléchis — sent, m'apitoient.
Ah ! surtout — quand des sommeils noirs— le foudroient,
Quand des draps— zèbrent la peau, — foulent la main !
Et que miè — vre dans la fie — vredu demain,
Tiède encor — du bain de sueur— qui décroît,
Gomme un oiseau — qui grelot — te sur un toit !
Et les pieds — toujours douloureux— du chemin.
Et le sein, — marqué d'un dou — ble coup de poing.
Et la bou — che, une blessu— re rouge encor.
Et la chair frémissan— te, frêle décor,
Et les yeux, — les pauvres yeux si beaux— ^ où point
La douleur — de voir enco — re du fini !...
Triste corps! —Combien fai— bleet combien puni ^ l
Rien par le début n'y révélerait des rythmes
impairs ; le balancement naturel des mots accorde
un équilibre mol et flexible où se fond toute rai-
deur clochante, tout souvenir de l'impair déhan-
ché tel que nous nous attendons à le retrouver.
Puis, par le premier élément, l'unité générale
étant bien assurée, les rythmes se mouvementent
1. Sagesse.
Comme exemple excellent aussi de rythmes hendécasyllablques»
Yoir encore dans Jadis et Nagtière I03 Vers pour être calomnié.
176 LE RYTHME POETIQUE
selon leur passion discordante, seulement lorsque
l'effet s'impose, ainsi qu'en ce vers, où Ton doit
sentir, par le changement brusque de la coupe, le
saisissement du froid :
«•■"
Comme uq oiseau — qui grelot — te sur un toit.
Les vers de treize syllabes sont certainement
ceux que Verlaine a su manier avec le moins de
bonheur. Il les laisse boiter brutalement ; il les
manie en général comme Scarron, comme Banville
en 5 + 8 sans qu'il semble pouvoir leur octroyer
l'ondoyance rythmique où se jouent si joliment
ses autres impairs. On ne peut cependant s'empê-
cher de reconnaître comme curieusement et bien
rythmé ce Sonnet boiteux de Jadis et Naguère
dont le second quatrain a été l'exemple souvent
cité des étrangetés inacceptables de Verlaine. Or
ces étrangetés, qui se produisent dans les deux
derniers vers (les premiers étant l'un avec l'autre
symétriquement rythmés), ne sont autre chose que
de volontaires discordances, des images de rythmes.
5-4-4) Londres fume et crie. — G quelle vil — le de la Bible !
5-4-4) Le gaz flambe et na— ge et les ensei — gnes sont
[vermeilles.
4-7-2) Et les maisons — dans leur ratatinement— terrible
3-5-5) Epouvan — tent comme un sénat— de petites vieilles.
Ne voit-on pas que ce changement de rythme
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 177
avec Et les saisons,., qui d'ailleurs commence
par une simple reprise des derniers éléments du
vers précédent ; que cette fuite soudaine du rythme
en un groupe de sept syllabes précipitamment alli-
tér^es sans pause possible, avec ce sursaut dur sur
Tépithète ; qu'enfin cette brusque mise en lumière
du verbe épouva?iient par une nouvelle variété
initiale du vers suivant qui se termine en un déca-
syllabe à césure médiane, tremblotant et menu,
— n'expriment à miracle la visionnaire sensation
du poète ?
Aussi bien, c'est par les mètres impairs que
Verlaine a été peut-être le plus créateur, sans que
cependant il ait échappé en cette occurrence à l'élé-
ment de destruction, à cette liberté de la prose
plus meurtrière pour des rythmes flottants que
pour ceux d'une concordance précise. Et de même
que pour ses alexandrins, dont une bonne partie,
frappée des qualités et des vices antérieurs, n'at-
teint pas au nouvel idéal, il garde encore trop sou-
vent à ses vers impairs la claudication d'une seule
césure, avec de temps à autre le pire correctif du
désordre romantique.
En cela, en toute son œuvre, Verlaine est un
instinctif, non pas seulement comme doit l'être
tout créateur dont l'instinct est une conscience
obscure, mais comme un fol esclave à la fois des
suggestions d'hier et des confuses aspirations de
12
178 LE RYTHME POETIQUE
demain. Il sait moins que Rutebeuf, moins que
Villon, moins que Régnier, moins que La Fon-
taine 'ses ascendants aussi directs que le per-
mettent des fermentations séculaires), se recon-
naître, se vouloir instinctivement la précision d'un
but renouvelé. Il est plus qu'eux, ces fifres soli-
taires des avant-gardes d'antan, un poète de tran-
sition.
Mais n'oublions pas qu'en cette transition s'an-
noncent et sonnent les inquiétudes et les éveils
rvthmiques du plus hardi précurseur.
III
APRÈS VERLAINE. — LE MOUVEMENT RÉFORMATEUR
PREMIÈRE PHASE
Les novateurs relèvent de Th. de Banville, noQ de Verlaine.
— De 1884 à 1889 : œuvres diverses ; contradiction des
œuvres ti des théories.
Précurseur, Verlaine ne fut pas cependant
revendiqué exactement comme tel dès l'origine du
dernier mouvement poétique. C'est encore de
Banville que se réclamaient uniquement les jeunes
novateurs qui n'étaient point cependant dans
l'ignorance de l'originalité de Paul Verlaine. On
se rendit vaguement compte du renouveau de sa
rythmique ; mais on en étoufifa tout d'abord la
portée féconde, en la traitant d'étrange, d'in-
saisissable, en la tenant d'une pratique impos-
sible pour tout autre poète, — comme si d'indé-
niables beautés d'art échappaient à des lois cer-
taines, qu'il s'agit seulement de découvrir par
l'analyse, ou de sentir par l'instinct, pour avoir la
possibilité (ce qui ne veut point dire certes la
faculté) de reproduire ou plutôt de recréer, en
180 LE RYTHME POETIQUE
d'autres originaux développements, d'analogues
beautés neuves, liées aux premières par un simple
parentage.
Au vrai, les ouvriers du progrès poétique ne
virent, à la première heure, en la métrique de
Verlaine qu'une réalisation des vœux de Banville.
D'aucuns même ont voulu encore n'y voir qu'un
débridement à la manière de Jules Laforgue et
d'Arthur Rimbaud, dont Verlaine aurait subi
l'influence. Mais rien dans l'œuvre connue de
Rimbaud n'approche des fécondités rythmiques, des
nouveautés personnelles qui viennent d'être signa-
lées. Banville avait dit : « J'aurais voulu que le
poète, délivré de toutes les conventions empiriques,
n'eût d'autre maître que son oreille délicate,
subtilisée par les plus douces caresses de la
musique. » Trompés par l'ordre composite des
poèmes de Verlaine, ils ne s'aperçurent point qu'il
avait fertilisé le vague et vide enseignement de cette
phrase jolie, d'une manière qui, en sa perfection,
détruisait presque entièrement l'appareil législatif
de Banville lui-même ; qu'ils devaient donc avec
une claire conscience du renouvellement ryth-
mique et une connaissance réelle de l'œuvre de
Verlaine rencontrer en lui seul un précurseur.
Or, au début de leurs tentatives, il n'en fut rien,
ainsi qu'en témoignent les petites professions de
foi liminaires qu'affiche depuis cinq ou six ans
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 181
toute œuvre poétique à tendance nouvelle, — et
les œuvres mêmes.
Il y eut ainsi au point de vue métrique deux
phases fort distinctes dans l'évolution du mouve-
ment poétique qui naquit après les Romances sans
paroles^ Sagesse, Jadis et Naguère^ pour ne se
développer au large qu'actuellement. — Dans la
première phase, enthousiastes admirateurs de
l'œuvre de Verlaine, sans vrai souci cependant des
révélations de sa rythmique, les poètes ne rele-
vèrent donc que de Banville en continuant, à l'ins-
tar de leurs prédécesseurs, à revendiquer toujours
pour le vers la liberté complète — sans plus, —
en annonçant bien haut l'avènement d'une pro-
sodie nouvelle, alors qu'ils prorogeaient tout
uniment, sous le couvert de quelques théories
révolutionnaires, rarement appliquées, les pou-
voirs despotiques du vieux rythme. — Dans la
deuxième phase, le travail de la révolution est
réel : mais loin d'être une fécondation plus com-
plète et consciente des évolutives trouvailles écloses
chez Verlaine, nous verrons qu'il n'est que la con-
séquence extrême antiscientifique, bien que natu-
relle, des préceptes de Banville, du maître qui
pourtant renia cette œuvre de la dernière heure, et
de qui les anciens disciples à leur tour, en s'éloi-
i. 1884.
182 LE RYTHME POETIQUE
gnant de leur modèle, crurent rejeter renseigne-
ment.
Qu'on suive d'abord la première phase dont Télan
général ne s'arrête guère que vers 1889. Les Pre^
mières armes du Symbolisme * nous rappellent que
dès 1885 les chroniqueurs constataient, chez les
poètes dénommés « décadents » à cette époque,
l'affranchissement définilif de la césure.
Il est vrai que cette année-là parurent les Com-
plaintes de Jules Laforgue, et qu'en une petite
revue, La Vogue ^ morte depuis, furent imprimées,
un an après, pour la première fois, Lesllluminatiojis
d'Arthur Rimbaud. M. Gustave Kahn publia aussi
en 1886 et les années suivantes, tant dans La Vogue
que dans la jR^2;w^ indépendante^ ses diverses théo-
ries sur la poétique et la métrique, corroborées
par des poèmes qu'on retrouva en 1887 dans Les
Palais Nomades, Ces différentes œuvres en effet
attestaient souvent une conception du vers sans
césure ; mais c'étaient des phénomènes alors isolés
dont rinfluence rythmique ne se lit sentir que plus
tard.
A cette époque, les poètes se disant novateurs et
disciples plus ou moins de Verlaine n'étaient pas
plus, dans leur ensemble, affranchis du passé que
1. Chez Vanier. ^
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 183
leurs ainés, les prédécesseurs mêmes de Verlaine.
Par exemple, prenons Centon (1886) de M. Charles
Vignier qui passait pour un absolu verlainien : et
parmi les quelques rares alexandrins qui surnagent
au milieu des vagues imitations des rimes et des
petits rythmes de Toriginal poète, au hasard nous
lisons :
Vague comme un contour de brume qui s'élève,
Au fond d'un bois morose, un faune alourdi d'ans
Erre mélancolique et regrettant son rêve.
Les yeux encore empreints de souvenirs ardents...
Il y a six strophes dans le poème Automne dont
celle-là est la première ; et le même bercement les
marie entre elles. Si nous en exceptons le sonnet
Un séculaire lys,,, où se concentrent la plupart
des coupes bonnes et mauvaises de Verlaine,
presque tous les autres rythmes alexandrins appar-
tiennent à Racine.
On pourrait multiplier les exemples de cette pré-
dominance du bon vers romanticro-classique dans
toutes les œuvres de l'époque, cependant que
M. Jean Moréas — en un manifeste ^ ! — expliquait
ainsi le rythme de la poésie nouvelle : « L'ancienne
métrique avivée ; un désordre savamment ordonné . . .
L'alexandrin à arrêts multiples et mobiles... » Et,
pour soutenir cette brève compréhension du renou-
1. Le Figaro^ feplembre 1886.
184 LE RYTHME POETIQUE
veau rythmique, il en référait simplement le lec-
teur à ce passage du Traité de Théodore de Banville
que nous avons cité lors de notre analyse des
rythmes ternaires : « En réalité, la césure peut être
placée après n'importe quelle syllabe... etc., » res-
treignant le rôle de Verlaine en cette phrase :
« M. Paul Verlaine brisa en l'honneur du mouve-
ment actuel les cruelles entraves du vers que les
doigts prestigieux de M. Théodore de Banville avait
assoupli auparavant. » — Ce fut pourtant bien à
Verlaine que M. Jean Moréas fut redevable des
quelques beautés rythmiques dont se parèrent les
Cantilè?2es, les chants qui appuyèrent son mani-
feste, — à Verlaine seul dont il sut si mal perce-
voir les découvertes, qu'il honora d une si étrange
injustice.
De 1886 à 1889 se signalèrent Les Gammes de
M. Stuart Merrill, Les Paradis de M. Georges Vanor,
surtout Les Cygiies de M. Francis Viélé-Griffin et
Episodes de M. Henri de Régnier. Mais, rythmi-
quement, ces poèmes n'ajoutèrent rien à la vie
traditionnelle des poèmes antérieurs. C'étaient
toujours les mêmes dédicaces aux inspirateurs
premiers d'une franche rénovation, aux Paul
Verlaine toujours, aux Stéphane Mallarmé ; —
c'étaient les mêmes Pour le lecteur^ dans cet
esprit-ci :
« Une chose apparaît intéressante et, peu s'en faut, gêné-
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 185
raie quand on considère le mouvement poétique actuel ; c'est
ce que certains ont appelé « Textériorité » du vers ;
C'est le vers libéré des césures pédantes et inutiles ;
c'est le triomphe du rythme; la variété infinie rendue
au vieil alexandrin^ encore monotone chez les roman^
tiques ; \dL rime libre enfin du joug parnassien, désormais
sans raison d'ôtre, redevenue simple, rare, naïve, éblouis-
sante d'éclat au seul gré du tact poétique de celui qui la ma-
nie ; c'est la réalisation du souhait de Théodore de Ban-
ville : « Victor Hugo pouvait, lui, de sa puissante main, bri-
ser tous les liens dans lesquels le vers est enfermé, et nous
le rendre absolument libre, mâchant seulement dans sa
bouche écumante le frein d'or de la rime... »
Puis, comme exemples de « libérations de
césures pédantes et inutiles », on trouvait en
tournant la page des suites de vers parfaitement
monocordes, qu'éclaircissaient à peine çà et là,
comme jadis, quelques ternaires ou quelques
enjambements.
Ce n'est pas sans doute que des pages ne puissent
point parfois témoigner d'une franchise de ces ter-
naires plus absolue que chez les romantiques, — et
acquise déjà par Verlaine ; mais elle ne rompait
toujours pas assez souvent la monotonie primitive,
l'uniformité prédominante du rythme binaire. Et
aussi, quand une variété rythmique la rompait,
c'était quelquefois par des moyens malheureux,
telle que par cette forme fréquente (dont un grand
tact a préservé Verlaine) qui consiste, après avoir
gardé Tintégrité du premier hémistiche, à faire
186 LE RYTHME POETIQUE
d'une finale muette la première syllabe du second,
ainsi :
L'arbre de la scien — ce du bien el do mal.
L'aurore malveîllaa — le du mauvais délice.
sans que la voix puisse retrouver avant la fin du
vers une tonique où s'appuyer pour quelque con-
cordance. — Des fois, cette forme est rarement
possible avec un relief tout particulier de la
sixième syllabe dont Téclat ou le prolongement
fait croire à Texistence d'une syllabe suivante
non muette, comme :
Vers la FonM né/as — te vibre un cri de mort.
L'arythmie cependant est certaine et d'autant
plus forte, lorsque ces sortes de vers sont encadrées,
ainsi qu'il arrive à l'ordinaire, de purs alexandrins
classiques.
A cette époque, les novateurs employaient bien
aussi à l'imitation de Verlaine les mètres impairs ;
mais ils les laissèrent honteusement boiter sans
ravir au précurseur ces secrets de légèreté
ondoyante dont il sut souvent les animer.
Ces constatations n'incriminent en rien la valeur
poétique des œuvres ; ngus les tenons au contraire,
les Cygnes et Episodes surtout, en la plus haute
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 187
estime. Nous aimerions pouvoir en louer tout au
long la sève vivace et fraîche, la jeune force de vie ;
en détailler les pensées, leurs splendeurs et leurs
délicatesses harmoniques ; mais l'oubli ne doit pas
venir de Tunique objet de cette étude : du rythme
seul, — la plus importante base de Part métrique,
que dans leur reconstruction incertaine les réfor-
mateurs laissaient encore chancelante.
Pour plus de preuves on n'a qu'à lire la plupart
des citations données par M. Charles Morice dans I ]
les Formules nouvelles de sa Litleralure de tout à
l'heure^: ne sont-elles pas toujours en leur plus
grande partie tributaires de la rythmique racinienne?
1. Pcrrin, 1889.
I:
IV
LE MOUVEMENT RÉFORMATEUR : DEUXIÈME PHASE
Conclusion et conséquences suprêmes des théories de Ban-
ville : principales théories des novateurs. — La prose et la
forme métrique. — Rythmes de prose et vers libres.
— Les lai8»es rythmiques de MM. Henri de Régnier et
Francis Viélé Griffin. — L'esprit scientifique et les théories
nouvelles. — Conclusion.
Les mêmes poètes dont on vient de suivre les
incertitudes ne tardèrent pas à s'apercevoir des
désaccords qui séparaient leurs œuvres de leurs
théories. Alors, comme ces timides brusquement
honteux de leur faiblesse, ils fermèrent les yeux et
se jetèrent aveuglément aux plus inutiles audaces.
C'est ainsi que ce furent ces indécis de la première
phase qui, après M"' Marie Krysinska, Arthur Rim-
baud, Jules Laforgue et Gustave Kahn, prirent un
radical parti, et, d'une nécessaire réforme, logique
et féconde, firent une révolution arbitraire, — en
considérant le rythme non comme une dépendance
du nombre, mais comme une libre part du mou-
vement infini pouvant prendre vie et forme sans
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 189
autre élément constitutif que sa puissance d'im-
pulsion.
On ne s*étonnera pas de l'intransigeante extré-
mité de cette théorie vague, si Ton se rappelle le
point de départ donné par Banville sur le jeu de
la césure et les objections qui y ont été opposées.
De sa fausse conception de l'alexandrin moderne,
de son irrationnelle analyse des variétés rythmiques
ternaires, augmentée de ses souhaits de liberté
absolue pour le vers de lavenir, on peut admira-
blement se rendre compte des progressives déduc-
tions qui amenèrent les poètes à cette conclusion
hasardée.
Du principe général qu'elle formule dérivèrent
d'effectives conséquences. On arriva, en bien des
cas, à considérer le rythme comme existant :
1** Dans et par la seule totalité indivisible de
l'alexandrin ;
2** Dans et par d'ininterrompues successions non
ponctuées d'alexandrins indivisibles, — successions
déterminées par les seules parités phoniques des
rimes ;
3° Dans et par d'infinies successions de syllabes,
tantôt dépassant, tantôt ne dépassant pas la lon-
gueur des mètres possibles, et seulement limitées
par des assonances plus ou moins lointaines.
Ces conséquences étaient fatales et se déduisent
190 LE RYTHME POETIQUE
les unes des autres. Théodore de Banville, après
n'avoir réussi par sa technique qu*à faire perdre
le sens de l'unité sans faire retrouver une variété
nouvelle, avait ajouté :
« Osons proclamer la liberté complète... Que
l'oreille décide seule... subtilisée par les plus douces
caresses de la musique. » Et ces paroles sybillines,
corroborées des quelques principes que nous avons
analysés, répondaient mal à ce très juste appel :
« y auvdiisyouln substituer la science, rinspiratioriy
la vie toujours renouvelée et variée à une loi méca--
nique et immobile. »
Sur ces déclarations adroitement ravivées refleu-
rit l'espoir des disciples qui dépérissait (ils le sen-
taient bien), sans la franche rénovation d'un véri-
table résultat, dans la recherche d'une structure
nouvelle de l'alexandrin. Abandonnant le maître à
sa forme ancienne, abandonnant même la base
d'un vers fondamental, ils crurent rencontrer l'iné-
puisable richesse d'une mine rythmique en s'efifor-
çant de réaliser les vœux de Banville en dehors du
nombre. Et à ces vœux proclamés leurs échos
répondirent :
« Le vers est libte; -r- ce qui ne veut nullement dire que
le vieil alexandrin... soit aboli ou instauré ; mais — plus lar-
gement — que nul le/or me Jlxe n'est plus considérée comma
le moule nécessaire à l'expression de toute pensée poé-
tique; que, désormais comme toujours, mais consciemment
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 191
libre cette fois, le poète obéira au rythme personne! auquel il
doit d'être, sans que M. de Banville ou tout autre « législateur
du Parnasse «aient à intervenir... (Francis Viélé-Griffin^ )
« Considérez que le long repos fixe par quoi le décasyllabe
et l'alexandrin sont suspendus les distingue rythmiquement
de tous les autres vers français. Or allonger (jusqu'où? La
nécessité musicale en décidera en chaque occurrence)
V octosyllabe conformément à sa césure muable... Ce dont
nous voulons enchanter le rythme, c'est la divine surprise,
toujours neuve 1 » [Jean Moréas 2.)
« Chaque sensation, chaque aspect de la représentation se
synthétise en strophes^ les apparences un peu semblables^
en des strophes un peu semblables, les sensations adventices
en une sorte de récitatif déclamé sur des assonances
et des valeurs de consonnes et de voyelles. » (Georges
Vanor d'après Gustave Kahn^.)
« ... Ceci nous amène à considérer le vers selon son autre
objectif : l'oreille. Ici la théorie n'a pas à intervenir :
« Poète est maître chez soi. » [Francis Viélé Grifjin^,)
« La liberté la plus grande : qu'importe le nombre du
vers, si le rythme est beau f L'usage de l'alexandrin clas-
sique suivant les besoins... » [Henri de Régnier^,)
« Le vers est partout dans la langue où il y a rythme,
partout, excepté dans les affiches et à la quatrième page des
1. JoieSt préface, 1889.
2. Le Pèlerin poêsionné, l'Auteur au lecteur, 189L
3. VArt symboliste, 1889, p. 26.
4. Entreliens polit, et Hit., i" mars 1890.
5. Enquête sur l'Évolution litléraire. — Écho de Paris du
25 mars 1891.
192 LE RYTHME POETIQUE
journaux. Dans le genre appelé prose il y a des vers, quel-
quefois admir.vbles, de tous rythmes. Mais en vérité il n'y
a pas de prose : il y a l'alphabet, et puis des vers plus ou
moins serrés, plus ou moins diffus. Toutes les fois qu'il y
a effort au style, il y a versification, — Le vers officiel
ne doit servir que dans les moments de crise de Tâme... Et
les poètes actuels, au lieu d'en faire leur principe et leur
point de départ, tout à coup Tout fait surgir comme le cou-
ronnement du poème ou de la période ! » [Stéphane Mal-
larmé^,) S^i-^Cc ^ <re^ Ceci^
« Qu'est-ce qu'un vers? — C'est un arrêt simultané de
la pensée et de la forme de la pensée^ — Qu'est-ce qu'une
strophe? C est le développement par une phrase en vers
d'un point complet de Vidée, — Qu'est-ce qu'un poème ?
C'est la mise en situation par ses facettes prismatiques, qui
sont les strophes, de l'idée tout entière qu'on a voulu invo-
quer.
... Le vers lihrfi^ au lieu d'être comme l'ancien vers des
lignes de prose coupées par des rimes régulières, doit exis-
ter en lui-même par des allitérations de voyelles et de
consonnes parentes, La strophe est engendrée par son
premier vers, le plus important en son évolution verbale,
i/évolution de l'idée génératrice de la strophe crée le poème
particulier ou chapitre en vers d'un poème en vers. »
[Gustave Kahn^,)
Par Taccord plus ou moins étroit de ces théo-
ries les poètes pensent agrandir le domaine de leur
art, le sauver des atteintes de la foule à tout
jamais ; bien au contraire, ils ne tendent qu'à sa
1. Enq, sur VÈvol, litl, — Éeho du 14 mars.
2. Enq. surVÉvol, UU. — Écho du 1" juillet, Lelire de M. G. Kaba.
,-%
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 193
destruction; ils donnent des armes excellentes aux
ennemis de la métrique.
A notre époque, surtout depuis la fin du ro-
mantisme, et depuis raffermissement des lois fon-
damentales de la science moderne, de hauts pen-
seurs, non point seulement des utilitaires absolus,
mais de fins artistes, tel un Renan *, nient, pour
l'élargissement de l'art même en poésie, l'excel-
lence du vers.
Ce n'est pas au nom de la raison qu'ils le
rejettent, au nom de la sincérité de la pen-
sée. Ils ne reprennent point la thèse bornée du
xvni* siècle où, contre les vers, Lamotte-Houdard
s'écriait: « C'est à toi, seule. Eloquence libre et
indépendante, c'est à toi de m'affranchir d'un escla-
vage si injurieux pour la raison. » A cette époque
Duclos disait encore : « Ces vers sont beaux comme ' '*
de la prose ! » Et Beaumarchais, un peu plus Ttard : tTi'^ / ^
« Plus de vers ! arrière le compas de la césure et ^él
l'affectation de la rime ! » C'est dans le même esprit
1. Et beaucoup d*autres âmes de poètes, comme M. Melchior de
Vogué, et la plupart des romanciers, les anciens et les jeunes dont la
pensée est exprimée en cette phrase de M. J.-H, Rosny : « Au surplus
ces instrumentations seront de plus en plus secondaires dans des
races de plus en plus intellectuelles possédant une haute musique
effective et des arts plastiques merveilleux. » — Reoue indépen,"
danle, crit. lilt., juin 1889.
13
f
.•
194 . LE RYTHME * POÉTIQUE
que de ops JQiurs Alexandre Dumas fils ^ écrit
(préface du Bijou de la Reine) : « Tu te Contenteras
de la prose. Elle seule dira bien ce que tu as à dire.
Elle sied mieux maintenant que la form^ rimée
aux mœurs, aux passions, à l'esprit, aux coufunies
de ton temps. » Nos philosophes esthéticiens ont
depuis longtemps compris que la prose peut, aussi
bien que les vers, enchaîner la pensée. Que de
phrases où les plus grands prosateurs ont sacrifié la
sincérité primitive aux fascinations de la plus vieille
rhétorique ! Puis ils savent combien il est enfantin^
sous prétexte de chemin de fer, d'électricité ou
d'habit noir, de faire fi d'une forme d'art quelconque
et de la croire dépendante des mœurs ou des modes
d'un temps. Ils savent au contraire trouver vtile
la musique^poétique du langage, la poésie pour la
poésie, et ils Taiment comme toute expression de
la beauté, comme une nécessité suprême de tous
les âges.
Seulement c'est au nom même de la poésie,
au nom de toutes les possibles combinaisons musi-
cales du langage qu'ils proscrivent toutes les formes
des vers, tous les systèmes. Ils les regardent comme
un vain effort de patience chinoise, comme un reste
de vanité d'enfance, en une humanité trop mûrie
pour se complaire encore longtemps dans les j^ux
d'une harmonie étroite ; ils proclament à bref délai
la déchéance définitive du vers, que remplaceront
i
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 195
♦
les glus amples richesses harmoniques, les infinies
combinaisons rythmiques /za/e/;W?^.5 de la prose. — ^
Rappelons-nous queles poètes s'étaient déjà rendus
complices des détracteurs de la forme métrique :
M.09 primitifs en en faisant un bloc de fer massif,
et pour des siècles inerte, nos derniers aînés en
tirant de ce bloc un petit automate à la Vaucanson
qui, plus disloqué que nature, singeait une prose
de sçiute-ruisseau. Les novateurs actuels, tout en
partant d'un point opposé, s'apprêtent parleurs der-
nières théories antiscientifiques à imiter l'incon-
séquence de leurs devanciers, à servir d'appuis aux
prosateurs-poètes.
Un des importants problèmes esthétique» de
l'heure présente est donc de savoir comment se
doit soutenir la forme métrique au-dessus de la
prose, — qui peut à son gré devenir métrique et
rythmique, s'enrichir de ressources soi-disant infi-
nies ; comment l'art des vers doit rester l'art par
excellence de la poésie, un art spécial comme la
peinture et la sculpture et aussi distinct de la prose
que la musique. A cette phrase de Carlyle : « Lsk
forme métrique estliïTapachronisme, le vers est
une chose du passé, » Guyau a scientifiquement et
4
trioiîiphalement Répondu. On n'a donc pas à y reve-
nir *.* Il a eu le seul tort, capital, il est vrai, devant
1. Voir ses Probl. de l Esth, conl.j loc. cit. il
196 LE RYTHME POETIQUE
les impuissances de Técole romantique, de vouloir
que Talexandrin classique suffise à l'avenir entier
de Fart.
La connaissance s'est bien nettement précisée
chez les nouveaux poètes de cette imperfection, de
cet organisme trop rudimentaire du vieil alexan-
drin pour la vitalité puissante que le vers doit oppo^
ser à Tenvahissement de la prose. Comment donc
n'ont-ils pas compris qu'en rejetant pour le courant
ide la pen^sé^a informe /Σ£^», c'est-à-dire le nombre
délimité du vers officiel, qu'en ne le gardant que
pour(( le couronnement du poème ou de la période»^
qu'en se préoccupant ainsi du rythme en dehors d'un
L », nombre principal fixe, ils^siéffi^tatieni. d'uçLe d^
lois fondamentales de tous les arts?
' ' En efPet, une grande part de la jouissance que
nous offre la communication d'une œuvre d'art,
' qu'elle soit musicale, picturale même, ou autre,
provient A''une unité de nombre^ fournie par des
rappels {jadis symétriques et rapprochés^ aujour-
d'hui parfois simplement analogiques- et plus éloi-
' £inés) de certains mouvements ou de certains sons,
de formes ou de couleurs particulières. Autrement
dit, il y a toujours une dominante^ont tous les arts
visuels participent et à laquelle contribuent toutes
les parties du tableau, de la statue ou du monu-
ment, et que pour les arts auditifs (dans toute ou^
; une .partie de l'œuvre) composent des perceptions
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 197
fréquemment ramenées d'idées, d'harmonies, — et
de nombres restreints figurant des rythmes^ suivis
ou enchevêtrés^ à des distances plus ou moins irré-
gulières. En somme, c'est par une suite de répéti-
tions perceptibles, mais non nécessairement symé-
triques, que l'unité de nombre s'acquiert.
Or les novateurs actuels, en dédaignant le nombre
du vers, arrivent à ne pas s'inquiéter des condi-
tions de la perceptibilité, à ne pas acquérir même
l'incertaine unité de nombre de la prose. Ils arrivent
ainsi à perdre de vue un des points essentiels d'une
œuvre d'art, à déformer leur instrument de rythme
au point qu'il serait aux prosateurs mêmes du plus
nuisible usage, caria complète liberté rythmique de
la prose — le principe que tout nombre peut consti-
tuer un rythme, revendiqué à juste titre pour les
vers — n'implique nullement (comme dans leurmise
en œuvre les nouveaux poètes sembleraient le faire
croire) d es successions d e nombres quelconques, '
Tout au contraire, remarquons, — ce qui donne
une singulière force aux raisons d'être d'une: mé-
trique, — que si toute bonne prose peut se résoudre
en des périodes rythmiques, le nombre dont se
compose chacune de ses périodes n'excède guère
en général celui de l'alexandrin ^ ; et il ne se porte
1. Ce qui prouve qu^uue perceplion facile est aussi nécessaire en
prose qu'en poésie, puisqu'on sait qu'une série de douze unités forme • M^t^^^jT^ÛS
A. f
198 LE RYTHME POETIQUE
en quelques occasions rares qu'à quinze ou seize
syllabes au plus ^ Cela en dehors du parallélisme
des versets bibliques, des pensées, des maximes,
de tout ce qui resserre la prose en un raccourci
symétrique, en une sorte de strophe carrée. De plus,
c'est Taccent naturel, le développement logique
du sens qui, en prose, crée le rythme. En poésie,
de par l'obligation de rompre la monotonie d'une
symétrie prolongée, Taccent naturel brise le dessin
rythmique (car on a cru à tort que le génie de la
langue française permettait au sens et au rythme
de se retrouver en deux chemins différents). Les
novateurs devaient donc au moins, en s'essayant à
la liberté complète, laisser à Taccent naturel son
rôle logiqiie, ne pas vouloir qu'un nombre indéfini
de syllabes ait une valeur rythmique sans un repos
du sens coïncidant avec la fin de toutes les lignes
/ ' inégales. Mais, loin de cette compréhension, ils ne se
soucièrent en rien des lois secrètes auxquelles
obéissent les rythmes proses.
y
le dernier nombre aisément perceptible en son entier et le plus diver-
sement perceptible par des groupes d'unités.
/ 1. Il serait peut-être possible de montrer ainsi que toutes les com-
/ binaisons rythmiques de la prose sont loin d'être infinies; qu'elles
I présentent, comme la métrique, des retours constants des mêmes
1 formules, avec cet énorme désavantage, au point de vue esthétique
Y sur la métrique, qu'elle ne force point la pensée à faire un choix et
\ à rendre ce choix sensible. Tout art n'est-il pas fondé sur un choix
plus ou moins raffiné des multiples effets répétés de la nature?
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 199
Aussi va-t-on se rendre compte, en comparant
des périodes rythmiques de prose avec des suites de
vers libres (ainsi qu'ils dénomment leurs formes,
selon une extension fausse de cette appellation),
dans quel suprême état d'infériorité ils mettent la
métrique, non plus par rapport aux concordances
primitives du vieil alexandrin, mais en face même
de ce que peut présenter encore d'imparfaitement,
de grassement rythmique la prose.
Voici * un passage de Bossuet tiré de cette magni-
ficence : le Sermon sur la Passion:
A la vue d'un lel excès de miséricorde
Y aura-l-il quelque âme assez dure
Pour ne vouloir pas excuser
Tout ce qu'on nous a fait souffrir par faiblesse,
Pour ne vouloir pas pardonner
Tout ce qu'on nous a fait souffrir par malice?
Ah ! pardon, mes Frères, pardon,
Grâce, miséricorde, indulgence
En ce jour de rémission ;
Et que personne ne laisse passer ce jour
Sans avoir donné à Jésus
Quelque injure insigne,
Et pardonné pour l'amour de lui
Quelque offense capitale.
1. Dans son ouvrage posthume, LArl au point de vue sociologique ,
Guyau a donné d*assez nombreux exemples de proses rythmiques,
depuis la Bible jusqu'à Zola. Si nous n'en extrayons pas nos citations,
c^est quMl n'a p|is fait très exactement sentir tous les rythmes dans
leurs éléments sensibles.
200 LE. RYTHME POETIQUE
Du Sermon sur la nécessité des souffrances :
Allez donc, homme de douleurs,
Et qui êtes venu apprendre nos iofirmîtos
11 n'y a plus de souffrances
Dont vous ayez désormais à faire Tépreuve ;
Votre science est consommée.
Vous avez rempli jusqu'au comble
Toute la mesure des peines;
Mourez maintenant quand il vous plaira:
Il est temps de terminer votre vie.
Après Bossuet tirer des exemples de J.-J. Rous-
seau, de Chateaubriand serait encore nous arrêter
à des styles oratoires qui se meuvent en des ba-
lancements rythmiques accentués. — Contentons-
nous des prosateurs contemporains et de ceux
justement qui ont fui l'éloquence.
Voici du Flaubert, non du poète de Salammbô
et surtout de la Tentation de saint Antoine où la
concordance des rythmes est cherchée, mais du
transcripteur de la vérité quotidienne dans J!/arfa;w^
Bovary :
Ils s'en revinrent à Yonville
En suivant le bord de l'eau.
Dans la saison chaude,
La berge plus élargie
Découvrait jusqu'à leur base
Les murs des jardins,
Qui avaient un escalier de quelques marches
Descendant à la rivière.
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 201
Elle coulait sans bruit,
Rapide et froide à l'œil ;
De grandes herbes minces s'y courbaient ensemble
Selon le courant qui les poussait,
Et comme des chevelures vertes abandonnées
S'étalaient dans sa limpidité.
Quelquefois,
A la pointe des joncs,
Ou sur la feuille des nénufars,
Un insecte à pattes fines marchait qu se posait.
Le soleil traversait d'un rayon
Les petits globules bleus des ondes
Qui se succédaient en se crevant;
Les vieux saules ébranchés
Miraient dans l'eau leur écorce grise;
Au delà, tout alentour,
La prairie semblait vide.
C'était l'heure du dîner dans les fermes,
Et la jeune femme et son compagnon
N'entendaient en marchant
Que la cadence de leurs pas sur la terre du sentier.
Les paroles qu'ils se disaient,
Et le frôlement de la robe d'Emma
Qui bruissail tout autour d'elle ^
Mais Flaubert avec son particulier amour de la
phrase arrondit peut-être encore trop ses rythmes.
Prenons des analystes purs, des abstracteurs qui
courent au plus prompt, sans autre souci que
celui de la notion, courte et vive, — les plus éloi-
gnés par conséquent de Testhétique de la poésie.
Et dans Benjamin Constant nous lisons:
1. P. 103.
â02 LE RYTHME POETIQUE
L'amour supplée aux longs souvenirs,
Par une sorte de magie.
Toutes les autres affections ont besoin dupasse;
L'amour crée comme par enciianlement,
Un passé dont il nous entoure.
Il nous donne, pour ainsi dire,
La conscience d'avoir vécu,
Durant des années,
Avec un être qui naguère
Nous était presque étranger.
L'amour n'est qu'un point lumineux.
Et néanmoins il semble s'emparer du temps.
Il y a peu de jours qu'il n'existait pas.
Bientôt il n'existera plus;
Mais, tant qu'il existe.
Il répand sa clarté
Sur l'époque qui l'a précédé.
Gomme sur celle qui doit le suivre'.
Dans Stendhal:
Le timide tempérament mélancolique
Parvient quelquefois à se rapprocher du sanguin,
Comme dit Montaigne,
Par rivresse du vin de Champagne,
Pourvu toutefois
Qu'il ne se la donne pas exprès.
Sa consolation doit être
Que ces gens si brillants qu'il envio,
Et dont jamais il ne saurait approcher,
N'ont jamais ces plaisirs divins,
Ni ces accidents,
1. Adolphe^ cil. iir.
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 203
Et que les beaux-arts,
Qui se nourrissent des timidités de Tamour,
Sont pour eux lettres closes ^
Opposons à ces périodes rythmiques, engen-
drées par le seul élan de la pensée, et cependant
d'une musique tantôt profonde, tantôt suffisante,
ces « synthétisations en strophes », ces « sortes de
récitatifs » des poètes réformateurs presque exclu-
sivement férus de tant de préoccupations musi-
cales. Nous lisons dans les Palais nomades de
M. Gustave Kahn:
Les harpes sont éclatées, les harpes, hymnaires
Aux louanges des mains morbides de la lente souveraine,
Les rênes au long du char désorbité traînent.
Voici l'allégresse des âmes d'automne.
La ville s'évapore eïi illusions proches.
Voici se voiler de violet et d'orangé les porches
Dû la nuit sans lune.
Princesse, qu'as-tu fait de ta tiare orfévrée?
Les œillets charnels de baume s'éploient aux trous de la cuirasse
Les roseaux vers les moires de la robe étalée
Bercent, graciles, leurs chefs fleuris des espérances innées.
Des ailes voletantes attendent aux anses silentes de bonace
Et les reflets de ciel, frissons d'appel, accurvés aux psaumes
[mémorés.
« C'est l'instant chétif de se réunir
Elle est venue, la souveraine,
Dans les épithalames, les forêts de piques et les cavales dans
[l'arène
Et les proues balançaient aux flots bleus, et les carènes.
1. Physiologie de Vamour^ chap. lx. Du fiasco.
204 LE RYTHME POETIQUE
Au havre de paix de ses yeux si bleus, [joyeux *. »
Et cordelettes pourpres, et bandelettes blanches et sistres
D'autres strophes :
Elles quand s'afflige en verticales qui se foncent, le soleil,
« Pourquoi seules?
Pourpres banderoles
Où retirez-vous, vers quel fixe
Vos muettes consolations.
Etirements, affaissements, ô normes,
Quelle fleur d'inconnu fane inutile aux reposoirs de nos soirs
Où frémit et languit une attente d'espérance vaine 2.
Qu'aimais-tu, sinon sa souffrance
et sa lente marche en brèves morts
lent glissement aux suprêmes morts
et ses voix lointaines, et brusques nuits à ses prunelles, et
[brèves fragrances ^.
Voici des « vers libres » de M"'*' Marie Krysinska:
Et je revis le vieux jardin oublié, [d'enfance.
Ingrat ement oublié devant les jours clairs et monotones
Mais ce ne furent point les souvenirs de ce gris matin
Si gris et pourtant si clair.
Que je retrouvais au fuyant des allées.
De ce vieux jardio oublié.
Sur un royal couchant les maronaiers étendaient
Leur tapisserie de haute lice.
1. Les Palais nomades^ p. 132.
2. P. 137.
3. P. 154.
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 205
Ce furent des midis déments, les démentes heures.
Et les espérances envolées des jours proches —
Si lointaines !
Qui se levaient ainsi que des ombres maudites,
De leurs tombeaux ;
Et je crus entendre leurs connues antiennes, —
Menteuses antiennes.
Mais c'était seulement un crapaud,
Qui radotait ^
Voici des « plasticités musiciennes » de M. Jean
Moréas :
Dans la cité au bord de la mer, la cape et la dague lourdes
De pierres jaunes, et sur ton chapeau des plumes de perroquets
Tu t'en venais, devisant telles bourdes.
Tu t'en venais entre tes deux laquais
Si bouffis et tant sots, — en vérité, des happelourdes ! —
Dans la cité au bord de la mer tu t'en venais et tu vaguais
Parmi de grands vieillards qui travaillaient aux felouques.
Le long des môles et des quais ^.
Je dis à Amour, mon ennemi : Toi qui oses, page
Menu, prétendre sur moi quelque avantage.
Regarde le cimier que sur mon casque font [présage
Bel-Accueil aux vertes couleurs, et Beau-Parler, et l'œillade
Des dames belles, qui débonnaires me sont 3.
Où sont donc en tout ceci « les nécessités musi-
cales, qui ont décidé » de « l'allongement » des
mètres ? En quoi ces « strophes » sont-elles « syn-
thétiques », alors que « synthèse » veut dire en-
1. Revi^ indépetidanie, juin 1889.
2. Le Pèlerin passionné j p. 4.
3. P. 69.
206 LE RYTHME POETIQUE
semble, union parfaite, que toute union, tout corps
solide ne peut être nécessairement formé que d'élé-
ments définis dépendants les uns des autres, et
alors que ces strophes ne présentent aucun élément
créateur, — simples groupements arbitraires, sym-
boles linéaires des rythmes qu'on voudrait perce-
voir ? Sont-ils beaux ces rythmes qui se succèdent
sans aucun souci du nombre, comme si la beauté
des rythmes les plus libres ne dépendait pas avant
tout d'une mathématique de plus en plus subtile
mais toujours rigoureuse, de successifs rapports de
nombres, et ensuite de Taccord exact de ces nom-
bres avec la pensée? Cela est si vrai qu' « un » rythme
seul n'a pas d'existence réelle : il est, pour ainsi
parler, en devenir ; ou s'il existe et qu'il soit « beau » ,
c'est qu'il est déjà par lui-même la synthèse de plu-
sieurs petits rythmes qui sont ses éléments cons-
titutifs perceptibles ; — encore peut-il perdre, avec
sa beauté, son existence, selon les rythmes qui le
préparent et qui le suivent. De ce que « partout dans
la langue il y a des rythmes » qui « sont » ou
plutôt peuvent engendrer des vers, il est faux
d'avancer qu' « en vérité il n'y a pas de prose »,
attendu que ces vers ne sont que virtuels par l'in-
certitude de leurs en tours rythmiques, et que ce qui
constitue justement la prose est cette virtualité
dont un art précis n'a pas dégagé la puissance.
Nous savons que la plupart des novateurs n'en-
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 207
tendent pas les termes de synthèse, de rythme^ de
nombre, etc., au sens exact et scientifique que tout
théoricien leur donne. Ce sont pour eux des
entités métaphysiques, des caractérisations psy-
chiques qu'ils appliquent aux spiritualités d'une
forme qu'ils croient pouvoir subtiliser à l'in-
fini. Mais on ne peut admettre ces applications ^
puisque, disposant toujours leurs mètres et leurs
strophes dans un certain ordre, ils les assujettissent
ainsi forcément au nombre et au rythme pris en
tant que principes de lois naturelles irréfragables.
D'ailleurs le développement d'une forme selon ces.
lois n'a jamais nui à la psychique unité.
Il est donc antiscientifique, et d'une témérité qui
pourrait être désastreuse pour l'avenir de toute
rythmique, cet axiome de M. Stéphane Mallarmé :
Toutes les fois qu'il y a effort au style, il y a ver-
sification. Accepter comme loi ce paradoxe serait
rendre les armes aux prosateurs, — et des armes
dont ils pourraient se servir pour ruiner à bon droit |
l'inutile architecture d'une métrique qui n'offre
plus même l'ordre naturel de la prose ; ce serait!
exalter comme esthétiques ces vagues reptations]
de lignes d'aucune correspondance auditive.
Et comment établiraient-ils cette correspon-
dance, alors qu'ils font de l'oreille une complai-
sante contre nature ! Depuis qu'a retenti le grand
coup de cloche de Banville : « Que Toreille décide
^08 LE RYTHME POETIQUE
seule ! » il n'est point de théories novatrices où il
ne se répercute à certain moment sous des formes
diverses.
Il faut pourtant s'entendre. Certes il est de toute
clarté que l'oreille du poète est seule maîtresse
des efiFets dont il compose son originalité ryth-
mique ; toutefois elle ne l'est qu'à la condition
de ne pas transgresser les lois physiologiques qui
constituent son existence. Avant que les reines
autocrates du vieux temps pussent gouverner, et
fussent libres de leurs fantaisies, bien leur fallait
gagner leur trône. Attendons ainsi que l'oreille
soit sacrée souveraine par les lois qui, seules, lui
donnent tous les pouvoirs de l'ouïe, lois qui se
résument en deux mots: La perception par la répé-
tition. C'est après cela seulement que nous sommes
en droit de dire : « Que l'oreille décide seule ! »
D'aucuns des nouveaux poètes n'ont donc guère
ce droit, puisqu'ils récusent ou du moins dédaignent
le principe fondamental. Voyez la conception du
vers de M. Gustave Kahn : « C'est un arrêt simul-
tané de la pensée et de la forme de la pensée. »
Peut-on concevoir définition moins précise ? et
cela ne semble-t-il pas une évidence du seigneur La
Palisse ? Car c'est simplement, et encore vague-
ment, définir en partie ou en totalité la plus ordi-
naire proposition. Le vers, né d'ailleurs sans doute
de la proposition, est avant tout et toujours une
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 209
proposition, mais il n'est vers que parce qu'il est
autre chose ; et cette autre chose est le rythme,
dont cette définition n'éveille pas la moindre
idée. M. Gustave Kahn ajoute, il est vrai : « Le
vers libre, au lieu d'être, comme l'ancien vers,
des lignes de proses coupées par des rimes régu-
lières, doit exister en lui-môme par des allitéra-
tions de voyelles et de consonnes parentes. »
Voilà qui ne précise rien encore, bien au con-
traire. D'abord, l'ancien vers libre est si loin
d'être « des lignes de prose », qu'il obéit à une
symétrie rythmique toujours trop absolue, et
n'importe quel membre de phrase « existera en
lui-même par des allitérations, etc., sans que pour
cela il puisse prétendre d'être sacré « nouveau
vers libre ». Le nouveau vers libre ainsi compris
n'existe pas, puisque aucun caractère rythmique
n'en est déterminé.
« Oh ! les nuages, les merveilleux nuages ! »
que perce et dégage d'un trait de sa lucidité pré-
cise (malgré les apparences et les obscurcissements
passagers) Paul Verlaine. « La poésie est un cla-
vier, le poète un artiste. Il peut tout en sortant |
de la traditionnelle routine, en brisant les vieux L
moules^ tirer des effets nouveaux, en inventant de J!
nouveaux accords; mais, s'il frappe au hasard ou à A
côté, le rythme a disparu, le son n'existe plus, ^'j
l'imagination a dépassé le but à atteindre, et nous
w
210
LE RYTHME POÉTIQUE
pataugeons dans les vers de dix-sept, de dix-huit,
de vingt-quatre pieds avec des métaphores d'une
hardiesse incontestable * ».
Mais on aura remarqué que les poètes ont cru
parfois éveiller la correspondance auditive par la
rime. Bien que les novateurs la dépouillent de
toutes ses richesses, qu'ils la réduisent à la plus pri-
mitive assonance, elle n'en conserve pas moins sur
eux un malfaisant pouvoir. Elle est toujours pour
certains la mère An rythme. Qu'elle se dresse à
la fin d'une ligne, tant longue soit-elle, et selon
eux, cela suffit pour que le rythme y naisse et s'y
développe tout à l'aise ! Nous avons vu que rien
n'est plus faux, et que même, en des suites
d'alexandrins brisés, ^elle était impuissante à sau-
vegarder l'existence des rythmes. Pour ceux dont*
les vers libres sont blancs, ils ne se soucient pas
plus que les autres des deux lois unies — fonde-
ment de toute rythmique — de la perception et de
la répétition.
Ce qu'il y a d'étrange est qu'ils s'imaginent
pouvoir assimiler leur révolution à la dernière
évolution de la musique, qui a abandonné l'anti-
naturelle lourdeur des développements par symé-
trie 'pou^ l'unité vivante d'un enchaînement con-
tinu, où se lient et fusionnent en une marche
1. Une conversalion avec M. P» Verlaine* — Le Figaro du
4 février 1891.
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 211 ^
parfaite toutes les mélodiques, harmoniques et
rythmiques mutations de l'idée. Tandis que les
poètes croient obtenir « la divine surprise tou-
jours neuve » en ne ramenant jamais, ou seulement
à des intervalles trop éloignés pour la mémoire,
les mêmes combinaisons, la nouvelle musique
transforme sans la détruire la sensation de rytjjime,
en frappant Toreille par des perceptions irhs nettes
d'itiitiaux schèmes créateurs, brefs et simples,
répétés à Tinfini (naturellement d'une façon irré-
gulière) dans le tissu musical. La plupart des
leitmotiven de Wagner sont de simples figures
rythmiques, courtes, et, par là, très marquantes,
matrices fécondes de combinaisons multiples
et en un point originel semblables. C'est ainsi
que la «. divine surprise » ne peut s'obtenir en
tout art rythmique que par des retours^ amenés,
il est vrai^ d'une manière inattendue, mais bien
des retours de combinaisons pareilles, ce qui n'est
en somme que la nécessité imposée à chaque
artiste de forcer la mémoire à créer la conscience.
Aucune assimilation n'est donc possible entre
cette logique et enrichissante liberté, et cette
espèce d'abandon aveugle où se complaisent les
poètes qui n'ont point cependant, comme les
musiciens, pour les soutenir en quelque arbi-
traire dérogation, l'étayage de tant d'éléments
divers, simultanément combinés.
212 LE RYTHME POETIQUE
Si cependant le désordre de la nouvelle métrique
présente encore quelque harmonie, c'est que dans
notre lecture nous obéissons aux rythmes natu-
rels qui nous guident légèrement à travers les
poèmes, en dépit des faux rythmes indiqués, c'est
qu'une prose plus ou moins rythmique arrive à se
reformer malgré les obstacles qu'elle rencontre.
D'ailleurs les novateurs, souventesfois, se tiennent
à peu près dans les limites de l'alexandrin ; mais
rien ne prouve que même alors la prose ne par-
vienne pas à reconstituer des rythmes plus heu-
reux. Voici par exemple une strophe de M. Moréas
dont le récitatif offre sans conteste des suites de
consonnances agréables :
Je naquis au bord d'une mer dont la couleur passe
En douceur le saphir oriental. Des lys
Y poussent dans le sable, ah, n'est-ce ta face
Triste, les pâles lys de la mer natale;
N'est-ce ton corps délié, la tige allongée
Des lys de la mer natale I
Ne serait-il pas permis de préférer à ces coupes,
fixées en partie par les rimes, celles que dicte l'ac-
cent naturel en une prose logiquement rythmée ?
Celles-ci :
Je naquis au bord d'une mer
Dont la couleur passe en douceur
Le saphir oriental .
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 213
Des lys y poussent dans le sable,
Ah ! n'est-ce ta face triste,
Les pâles lys de la mer natale ;
N'est-ce ton corps délié,
La tige allongée des lys
De la mer natale !
Telles sont les coupes que la diction commande
selon le sens, — selon le vrai sens du rythme, et non
selon une fantaisie visuelle adaptée au seul dessin
de récriture. Notez que les rythmes ainsi traduits,
s'ils achèvent d*occire des rimes déjà meurtries
par l'enjambement, ne font que ressortir mieux la
correspondance des assonances.
Bien des oreilles peuvent donc, sans être « trop
ignorantes ou mal douées, méconnaître le charme ^ »
des rythmes tels qu'ils sont présentés par les nou-
veaux poètes, pour n'en apprécier que cette flot-
tante musique qu'avec elles entraînent toutes ondes
verbales un peu denses.
Cependant, entre ces mauvaises combinaisons
de proses rythmées, inférieures à la rythmique
prose naturelle, et cette prose même, il y a place,
en dehors d'une mesure principale, pour quelque
incertaine métrique d'une appréciable nécessité.
1. Ch. Morice, Le Symbolisme. — Le Gaulois du 13 février 1891.
214 LE RYTHME POETIQUE
Un des particuliers caractères de la prose est
de donner, malgré une détermination de rythmes
exacte, telle que nous l'avons marquée dans les
exemples précédents, une impression dernière de
fluidité indistincte qui conséquemment vous
empêche d'être vraiment sensible aux rapports des
rythmes avec les pensées. Lorsqu'on détaille un
paragraphe, les rythmes vous apparaissent nets
et clairs ; mais, emportés dans la lecture de la
page entière, ils s'efi'acent, ils ne rendent plus.
C*est que le manque absolu d'un choix dans les
balancements de nombres affaiblit la portée des
accents toniques et rythmiques ; — et que ce sont
ces affaiblissements irréguliers et successifs qui
donnent l'allure prosée. «
Ainsi dans les cas où l'on voudrait produire des
effets spéciaux, où il ne serait pas conforme à la
pensée d'obéir à une métrique précise, tout élargie
qu'elle fût et dépendante du choix le plus complexe,
où toutefois serait nécessaire une incertaine sen-
sation de rythme, comme un enveloppement d'har-
monie, on pourrait rendre aux accents toute
leur valeur, et par des moyens divers capter les
rythmes proses en une suite différant véritablement
de la prose. C'est ce que nous appellerions, d'un
terme dont on dénomme les tirades monorimes
des chansons de geste et qui définirait la chose d'un
mot, des « laisses » rythmiques.
\
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 215
Deux poètes, malgré Timperfection de leurs théo-
ries un peu sommaires, si supérieures pourtant
aux élucubrations parentes, MM. Henri de Régnier
et Francis Viélé-Griffin, ont su maintes fois se servir^
très heureusement des laisses rythmiques. Mais
c'est par des moyens différents qu'ils arrêtent leurs
rythmes sur la pente des proses. D'abord M. Viélé-
Griffin ne dépasse presque jamais la borne des
douze syllabes de l'alexandrin, ce que souvent ne
craint point de faire M. de Régnier. Aussi ce der-
nier retient-il ordinairement ses rythmes en des
strophes de quatre, cinq, six et huit vers par plu-
sieurs liens de rimes ou d'assonances fortes et
redoublées, par des entrelacs de vers indétermi-
nés et d'alexandrins classiques :
En allant vers la Ville où l'on chante aux terrasse?
Sous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancées
En allant vers la Ville où le pavé des places
Vibre au soir rose et bleu d'un silence de danses lassçes
Nous avons rencontré les fllles de la plaine
Qui s'en venaient à la fontaine
Qui s'en venaient à perdre haleine
Et nous avons passé !
La douceur des ciels clairs vivait en leurs yeux tristes
Les oiseaux du matin ciiantaient en leurs voix douces !
si douces avec leurs veux de bonne route
Et si tendres avec leurs voix de colombes indicatrices *...
1. Poèmes anciens et romanesques. — Scènes au crépuscule.
216 LE RYTHME POETIQUE
De cette manière chacun e des strophes est équi-
librée, et néanmoins Tensemble du poème n'est
qu'une laisse (un peu soutenue) par suite des irré-
gularités successives et constantes des rimes, des
vers et des strophes.
M. Viélé-Griffin ne procède pas ainsi. Sans
s'inquiéter d'un groupement strophique (à moins
de quelque chanson intercalée), il laisse absolu-
ment courir les rythmes au long du poème. Seule-
ment, afin de les rendre sensibles, il fait sonner
leur marche à petits pas de un à huit syllabes, de
préférence à de plus longs, et marqués encore de
quelques faibles rimes.
Flavie,
Je l'ai revue, un soir,
Près de la source où je vais boire au soir
Depuis de longs vieux jours de vie
Menant mes porcs ;
Elle s*est penchée à boire à sa main en coupe;
Je n'osai lui parler, songeant aux jours d'alors;
Mais comme je lui dis : Flavie !
Parlant de l'autre vie,
De Marc et Lise et de la troupe,
De ce qu'ils diraient en me voyant là
Avec mes pourceaux et mon vêtement
El mon épieu pour toutes armes,
Elle me regarda si tristement
Que je sentis de chaudes larmes :
pauvre cœur, dit-elle et s'en alla.
Souvent, toutî une nuit, j'ai songé à cela ^
1. Dipl\ique, Le Porcher.
LES TENTATIVES GONTEMPOKÀINES 217
Voilà bien une délicieuse captation de rythmes,
de prose. On voit que le poète va à la ligne « à
chaque complément de l'idée » * ; qu'il proscrit
tout enjambement par le fait, et ne poursuit pas à.
l'aventure d'interminables dessins linéaires.
Pourquoi n'est-il pas toujours conséquent avec
lui-même? Ainsi au début du poème, la suite des
rythmes ne donne qu'une jolie prose curieuse-
ment assonancée, comme il est souvent usité parmi
les prosateurs un peu musiciens :
Ici, parmi les chênes.
L'onfibre est un miroir étrange
De rêveries
Et toutes les fleurs sont telles qu'elles vivent
De vieilles vies
Pensives ;
Et quand je songe, en regardant les plaines
Là-bas,qui roulent par-delà les branches, basses
Comme une frange,
Il passe des cortèges d'h3ures oubliées
— Ou presque — car voici que je suis vieux :
Elles passent
Vers les collines ensoleillées
Gomme en chantant
Comme des filles et des jouvenceaux,
Kt je ferme les yeux... .
La différence entre ce passage et le précédent
est frappante. Beaucoup de mots ici ne sont mis
en valeur que pour les yeux. Par exemple dans :
1. F. Viélé-GrifÛD, Enlreliens polUiguesel liUéraires, l^mars 1890.
218 LE RlfTHME POETIQUE
« L'ombre est un miroir étrange — de rêveries j »
Toreille ne saisit point le relief du deuxième petit
vers, parce que le complément déridée ne finissant
qu'après « rêveries », la rime de « frange », six
vers plus loin, n'est pas assez rapprochée pour faire
sentir la fin d'un rythme au mot « étrange ». —
« Et toutes les fleurs sont telles — qu'elles vivent
de vieilles vies pensives » sont les coupes que,
selon la logique du poète, cette phrase demande-
rait à rythmer : les accents forts de (elles et de
sives ruinant les valeurs même rimées des autres.
— Des démarcations de rythmes comme celles-
ci : « Là-bas, qui roulent par-delà des branches
basses — Comme une frange » sont tout à fait
fausses, même si la rime de « passent » (quatre
vers plus loin) était capable de les rendre sen-
sibles, car on ressentirait alors le heurt d'un
enjambement absolu. Hélas ! ces phénomènes se
présentent trop souvent, et pour quelques bonnes
laisses rythmiques vous avez bien des pages de
prose, — oh ! mais d'une prose enlaçante.
Nous nous permettrons d'avoir un autre grief
contre M. Viélé-Griffin et aussi M. de Régnier:
tantôt, dans une suite de rythmes indéterminés,
de déterminer avec trop de prédilection des
nombres impairs, alors que les rythmes pairs, les
plus naturels, sont l'encontrés d'instinct, avec le
plus de fréquence dans toutes les formes du mou-
\
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 219 ^^
vement ; tantôt, au milieu de solides alexandrins
d'habitude carrément classiques, de laisser le vide
brusque d'un impair isolé. Quelle que soit la
liberté laissée aux rythmes, elle ne comporte pas
tant de brutalité dans les rapports de nombres,
tant d'abandon fantaisiste ; et il est fâcheux qu'à
une forme d'art justifiée se mêlent quelques incon-
séquences, qui la compromettent.
Puis, du moment que MM. de Régnier et Viéîé-
Griffln ont cru devoir adopter pour le courant de
leurs poèmes la forme la plus éloignée du rythme
symétrique, il est étrange que, lorsqu'ils emploient
l'alexandrin, ils le scandent — à l'ordinaire —
(M. Viélé-Griffin surtout) de la primitive césure.
Cette antinomie achève de faire paraître les laisses
trop abandonnées, et ne pourrait guère fournir la
base d'une rénovation^
1. Plusieurs poètes autres que MM. Griffin et de Régnier se sont
servis avec le roôme bonheur et la même inconséquence des laisses
rythmiques. Mais dans celle étude d'un caractère général nous n'avons
àsignaler que ceux qui, suivant nous, sont de tous les types les plus ache-
vés. Nous pensons d'ailleurs, à rencontre de Topinion courante, que
les œuvres des poètes novateurs sont de beaucoup supérieures à leurs
théories. IlsufÛt de les lire d'un peu près, et de ne pas croire l'œuvre
un précipice pour quelques crevasses qui 8*y ouvrent. Le nombre des
beautés de détails y est incroyable. Par exemple, celte laisse rythmique
est parfaite et chormante, de M. G. Kahn, dont nous réprouvons éner-
giquement la fausseté et l'excessivité théoriques et pratiques :
Danse sans rêve et sans trêve;
Il n'est d'inutiles ébats
Que ceux que tu dansas pour moi
Oh toi l'exsangue, oh toi la frêle, oh toi la grêle
A qui mes baisers
\
LE RYTHME POETIQUE
ailleurs ces laisses ne doivent pas être ainsi
lAv^jituelles ; d'un emploi rare, elles seraient réser-
vées forcément ou aux impressions vagues et de
transition, ou aux moments de crise de Uâme^
selon l'expression de M. Stéphane Mallarmé. Mais
M. S. Mallarmé l'applique à contre-sens à l'alexan-
drin classique qui, par sa lourde pondération, son
ordonnance simple, ne peut être au contraire que
le refuge de toutes les émotions calmes les plus
opposées à l'état de crise. Un désordre verbal, une
impuissance complète à atteindre une concordance
aussi régulière que celle de l'alexandrin est la
fatale conséquence de ces moments extrêmes où
l'esprit, serait-ce dans le rêve, touche à quelque
paroxysme. Il ne faut pas oublier la définition
d'Herbert Spencer : « Le rythme... est une idéalisa-
tion du langage naturel à l'émotion, et qui, on le
sait, est plus ou moins cadencé, si l'émotion n'est
pas trop violente ^ .» En poésie, par le fait même de
la traduction de nos idées ou de nos sentiments en
périodes rythmiques, toute violence, toute crise
Firent un tapis triomphal rosé
Des aurores où nous nrenâmes
Nos pas, nos regards et nos âmes,
Nos sens jaloux, nos âmes grêles,
Tu demeures la ruine éclairée par les torches
Tandis que les grands vents ululent sous les porches
Souffletant de folioles errantes les écussons.
Les Palais nomades. — Mémorial, I, p. 130.
1. Essais, Philosophie du Slyle.
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 221
est exclue, — à plus forte raison avec l'alexandrin
surtout classique.
Il fallait s'étendre sur toutes ces dernières
entreprises rythmiques, bien que le rappel des pre-
miers principes eût suffi à les faire rejeter. Car
ces derniers temps, comme on leur a accordé une
importance non justifiée par un examen approfondi,
que rincontestable autorité théorique de M. Mal-
larmé les soutient, que parmi les novateurs plu-
sieurs témoignentpoétiquementd'une invention très
personnelle, il était nécessaire de mettre ces entre-
prises bien en lumière, et d'en montrer le vide
fondamental, si dangereuxpourl'art devant l'action
envahissante de la prose.
On nous accusera sans doute de dogmatisme, de
ne pas sentir des effets d'art inanalysables qui se
font comprendre par d'obscures, mais certaines
communications sympathiques. Certes il est évi-
dent que le dogmatisme des idées ou des sensations
est, en tout art, funeste et inadmissible ; mais ce
n'est point du dogmatisme de vouloir qu'un art ne
laisse point, sous prétexte de transformations, aller
les émondages nécessaires jusqu'à la destruction
de ses racines, — des profondes racines qui lui
permettent de vivre et, seules, d'éternellement
refleurir.
222 LE RYTHME POÉTIQUE
Depuis moins d'un quart de siècle, peinture,
sculpture et musique ne se transforment que pour
s'accorder mieux avec les plus récentes découvertes
psycho-physiologiques de la science. Dans les
manifestations sérieuses, dégagées de tout le char-
latanisme présomptueux qui envahit si facile-
ment une époque de transition et d'incertitude
comme la nôtre, elles atteignent à une pénétrante
intensité d'observation ou de rêve par une union
plus intime avec les lois de la nature*. Seule la
poésie rythmique, en s'écartant des conventions
anciennes trop étroites, a tâtonné en aveugle, pour
tomber dans le néant. Autant les artistes ont rai-
son de rejeter la science comme matière d'art,
autant ils ont tort de ne pas s'en préoccuper dans
l'étude du métier. On peut dire qu'une œuvre d'art
traduisant excellemment une nouvelle manière de
voir ou de sentir est toujours le résultat d'un juste
instinct scientifique.
Cependant les poètes ne se sont pas fait faute
d'invoquer la science à l'appui de leurs théories,
et dans un langage qui en remontrerait au plus
abstrait des savants. Seulement leur science
n'a comme point de départ et n'énonce que
des absolus. Ils considèrent les éléments dont
1. Voir VOplique physiologique de Helmhollz, VEslhétique du'
mouvement de Souriau, et en appliquer les théories aux impressions
éprouvées devant un tableau de Moaet, une statue de Rodin.
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 22^
ils doivent se servir, le rythme et la langue
par exemple, dans leur essence pure ; ils
oublient que ces éléments ne sont plus à Tétat
d'un initial principe de vie ; qu'ils sont des êtres
depuis longtemps actifs et formés ; que l'or-
ganisme équilibré de ces êtres a une longue
histoire dont dépend leur existence présente,
et dont il faut ménager l'influence logique pour
ne pas compromettre à jamais le perfectionne-^
ment de leur évolution ^ Ils appellent encore
la science à leur secours comme M. René Ghil^
(dont la philosophie générale cependant n'est pas
absolument absurde), pour des transpositions d'art '^
où elle n'a que faire, et qui sont les fruits creux /
de ces illusions si facilement créées par nos habi- /
tudes d analogies superficielles.
Quel argument les poètes donnent-ils entre
autres pour renier ou du moins pour reléguer loin
de l'action l'alexandrin ? C'est que l'obligation
d'amalgamer d'avance mentalement les syllabes
qui doivent s'appliquer aux douze temps du vers
est une nécessité ridicule et humiliante ! Comme
si d'abord tous les mètres, toutes les coupes
t. Voir VEslhélique du Verbe de M. Gustave Kahn ; les Notes sur
Mallarmé, p. 18, par M. Téodor de Wyzewa. UArl symboliste de
M. Georges Vanor, etc.. (Vanier, éd.).
2. Voir le Traité du Verbe (Vanier) et la Méthode évolutive ins-
trumenlUle do M. René Ghil. {Revue indèp.j mai 1889.)
^24 LE RYTHME POETIQUE
rythmiques, fussent-elles entrecroisées aussi libre-
ment que possible, n'astreignaient point à des com-
binaisons semblables ! Ensuite tout art ne repose-
\ t-il pas (puisqu'on est tenu de rappeler toujours ce
\ lieu commun) sur un fonds de conventions plus ou
\ moins étendues, c'est-à-dire sur quelques choix de
\moyens, déterminés par des conditions scienti-
mques, irréfragables et éternelles. Le peintre con*
;>idère-t-il comme une infériorité de son art qu'il
i»oit obligé de fixer d'avance, avec toutes les re-
cherches et les accommodements que cela com-
iporte, la dimension de sa toile? Le musicien, la
mesure nécessaire à l'eurythmie de sa pensée ? Si
peintre et musicien peuvent, au gré d'une idée
I nouvelle, changer leur mode d'expression, le poète
dispose de la même liberté. En somme, il est
reconnu que toute expression d'art est une conden-
sation de l'émotion, de l'idée, de la sensation, ou
du sentiment créateur, un « triple extrait » qu'on
ne prépare (bien avant, il va sans dire, l'exécution
immédiate tout intuitive) qu'avec une discipline
profonde : il s'agit seulement d'empêcher cette
discipline d'obéir à un formulaire stérile et non
révisable, de se contenter de règles préconçues ne
«'élargissant pas jusqu'aux confins de la nature.
Le nombre général douze, dont dépendent les
rythmes de l'alexandrin, étant établi par toutes les
sciences qui gouvernent le rythme poétique —
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES 225
la phonétique, l'esthétique, Thistoire, — comme un
des plus heureusement malléables et le plus apte
h former une longue série, les poètes devaient donc
s'appliquer non à le réserver pour des cas extrêmes,
mais, d'une part, à rejeter l a discipline classique qui
en stérilise toutes les propriétés; deTautre, à décou-
vrir une discipline nouvelle d'après une naturelle
évolution, d'après la science, et non point d'après
quelque funeste empirisme *.
Nous voici au terme de l'évolution du rythme
1. Le manque d'un véritable sens scientifique chez les novateurs
se marque en bien des signes extérieurs. Ainsi, iis croient con-
server mieux IMnité psychique d*une stroplie en la soustrayant
à toute ponctuation ; tantôt ils gardent, tantôt ils enlèvent la majus-
cule initiale des mètres, croyaut par ce dernier moyen provoquer
mieux une impression de fluidité. Pour la même raison, sans doute,
ils ne disposent pas les lignes successives des rythmes proportion*
peilement à leur longueur. En ce dernier cas, ils ont pour excuse
rimitation de certaines versifications étrangères ; mais nous n*en
croyons pas moins le procédé contraire à la raison, attendu quMl aug-
mente l'effort du lecteur en ne le guidant pas sur le rapport des
rythmes entre eux. Or il est de toute évidence qu'un artiste doit éviter
dans la communication de son œuvre ce qui peut en retarder l'intel*
ligence, et ne pas en obscurcir rextériorité. G*est ainsi que les musi*
txouB, loin de diminuer les signes matériels qui facilitent la lecture,
accumulent les indications qui permettent à l'œuvre de se montrer
en pleine lumière, et au lecteur d^avoir son entière liberté d^esprit,
en dépensant la moindre somme d'effort possible. — Les poètes nou-
veaux ne semblent en aucune façon se préoccuper de ces qùes*
lions. Ils sMnquiètent de Teffet visuel par des originalités de dispo^
citions et des contre-parties purement arbitraires des habitudes
anciennes, mais le fout aux dépens du véritable résultat harmonique
et esthétique.
15
^
226 LE RYTHME POETIQUE
poétique* On vient de voir que la nécessité de son
renouvellement s'est imposée plus consciemment
que jamais à un grand nombre de poètes contem-
porains. Or, par eux-mêmes, l' alexandrin classicfue
romantisé triomphe toujour s. Tandis (qu'une mo itié
de leurs œuvres déborde en des proses que renie-
f aîT la prose commune ; Tautre moitié traîn e
encore le vieux rythme ; cependant, si l'ancien
rythme ne convient plus au mouvement des pen-
sées, il ne convient pas plus en une .série de
dix ou vingt vers qu'en toutes les suites d'un
même ouvrage ? —/Seul donc Verlaine pgp la
pluralité et les séries si subtilementx-etJînbinées
de ses ternaires avança d'un degîré l'évolution
rythmique ; son œuvre oSjcaAtae fécondes indica-
tions ; mais elles ne^ furent pas exactement
comprises des poèfes* qui, enchaînés aux fausses
théories du 'maître Banville, ne les purent suivre.^
L'enjambement, Tidée. que le sens peut prendre
une route indépendante de celle du rythme, fût-il
le plus complexe possible, ajoutée à la préoccupa-
tion d'éthériser leur forme à l'égal de leur pensée,
finit par égarer les novateurs loin de toute forme
i. Si ce n*e8t de M. Ernest Rayn^ud : lire Leê Cornes du Faune
{fév. 1891) doDt, il est vrai, les vers soat un peu trop décalqués
dans la manière de Verlaine, et où, comme chez le précurseur, se
retrouve la prépondérance absolue du ternaire 4 • 4 - 4 et du binaire
•classique.
LES TENTATIVES CONTEMPORAINES
sensible. Et comme le disait judicieusement M. i
dinand Brunetière dans un article sur le Symb
lisme contemporain : « En poésie comme ailleurs
la forme sera toujours une partie considérable et
constitutive de Tart. Or elle n'existe évidemment
comme forme qu'autant qu'elle est non point du
tout pensée ou conçue, mais effectivement sentie
comme forme ^ »
On pourrait donc créer des suites nouvelles
infiniment souples de réelles formes rythmiques?
Mais sur quelle base ?
1. /?er. des Deux-iâond., l^avril-Wl.
QUATRIÈME PARTIE
Achèvement naturel de l'évolution rythmique
Méthode et poèmes
QUATRIÈME PARTIE
AchèYement naturel de réyolution rythmique
Méthode et poèmes
MÉTHODES NE PARTICIPANT PAS DE L'ÉVOLUTION :
LEUR EMPIRISME
On a cherché de tout temps au vers français des
bases nouvelles, et presque de tout temps, en dehors
du génie de la langue et d'une logique réforme
évolutive. Le sentiment d'une imperfection pre-
mière de notre système rythmique était dominé
par l'idée d'imiter la soi-disant perfection de la
métrique grecque : aussi n'avait-on pas conscience
de ce qui pouvait être, et l'on s'efforçait à des révo-
lutions puériles. Les grands poètes d'ailleurs en
furent causes : ils ne transformèrent la forme poé-
tique qu'en régénérant la langue ; Ronsard, Victor
Hugo lui-même furent des rythmiciens timides;
c'est qu'en somme ils étaient plutôt des écrivains
que des chanteurs. Leur oreille était juste, certes,
232 LE RYTHME POETIQUE
mais simple et un peu facile, plus amie des marches
militaires que des profondes musiques, au surplus
pressée d'être satisfaite par cette hâte de la pensée,
favorisant Thabitude, qui empêche tant d'artistes
de parfaire une plus entière création.
A des poètes mineurs, moins poètes que savants,
à des érudits quelque peu aventureux, incomba
donc la tâche, vaguement désirée de tous, de- tenter
des réformes que devait rendre stériles Tempi-
risme de leur conception initiale.
Le premier moyen, le plus simple qu'on trouva
pour sortir de la tradition, fut de dépouiller les vers
de toute rime, de les rendre blancs. Dès le xv* siècle,
Henry de Croy^ réprouve avec énergie les vers
blancs, et les appellent des baguenaudes^ autrement
dit des niaiseries. Au xvf siècle, les arts poétiques
de Fabri et de Sibilet en parlent encore pour les
condamner avec mépris. Parfois cependant Ron-
sard, Du Bellay baguenaudent. — Deux siècles
plus tard, Voltaire s'en occupe, et Marmontel com-
pose une partie de ses hicas en vers blancs. Enfin,
au commencement de ce siècle, Fabre d'Olivet
prône des vers blancs sous le beau nom de vers
eumolpiques^ du fondateur des mystères d'Eleusis.
Mais ces tentatives ne faisaient que supprimer
1. VArt et Science de Rhétorique {A » VérarJ, 1493).
ACHÈVEMENT DE l'ÉVOLUTION 233
des difficultés et une harmonie, sans rien amender
du rythme même. La Renaissance avait dévoilé la
vie multiple des mètres anciens, et devant leurs
beautés, les poètes de la Pléiade furent hon-
teux de l'indigence de nos vers. De cet amour-
propre naquit le vers baïfin. On sait que Jean-
Antoine de Baïf crut qu'il suffisait d'appliquer à
notre langue l'accentuation quantitative des Grecs
pour retrouver la riche cadence de leur mouvement
rythmique* Il fut difficilement approuvé de ses
amis mêmes qui n'arrivaient pas à goûter dans son
hexamètre une harmonie que lui refusait le carac-
tère instable des syllabes. S'ils le suivirent parfois
dans quelques imitations de mètres plus courts,
c'est que ces mètres correspondaient à des vers
syllabiques, et les pieds à de& césures naturelles.
Nicolas Rapin tâcha en vain de concilier les choses
en renforçant les mètres de la rime. Toute cette
pédantesque tentative sombra avec la Pléiade ; elle
dut attendre le xvm' siècle, et un économiste, pour
être renouvelée^.
Après le poème de Didon du ministre Turgot,
essai qui d'ailleurs n'eut guère de retentissement,
l'accent de quantité sembla perdu dans l'esprit des
prosodistes. Depuis le commencement du siècle
une opinion se forma qui prétendit toutes les ver-
!• CoDBulter pour plus de détails Étude iur la rtme, de Bellanger,
et le Vers françaiSf de Tobler.
234 LE RYTHME POÉTIQUE
sifications anciennes et moden[ies fondées, non
comme certaines, sur des longues et des brèves d'une
valeur absolue inadmissible, mais sur la régularité
^des syllabes accentuées et inaccentuées. Cette théorie
'^assez originale avait certaines apparences de vérité.
Le malheur est qu'on voulut donner à ces syllabes
la portée de l'accentuation quantitative, et recom-
poser ainsi exactement les pieds grecs.
Ce fut l'abbé Scoppa ^ et plus tard l'italien Mabel-
bini qui développèrent les premiers cette théorie.
En 1857, Ducondut la reprit dans Essais sur la
rythmique française^ en vue alors d'une réforme
complète de notre versification, d'une application
pratique immédiate.
L'ouvrage se divise en deux parties : une longue
introduction où l'auteur expose sur le caractère
rythmique de notre langue des idées excellentes,
des idées nouvelles, sustantées par une raison
naturelle, fraîche, dégagées des compressions de
*la routine, et un recueil d'exemples de poésies
rythmiques, chef-d'œuvre de cocasserie, qui ruine
toute la portée des théories préliminaires.
Cette antinomie provenait de plusieurs faux
principes. — Ducondut avait bien montré que, dans
■ 1. Les vrais principes delà versification française, 3 vol., -1812.
2. Pourquoi ne peut-on faire des vers sans rime? Quelles sont
les difficultés qvA s'opposent à l'introduction du rythme desanoient
dans la poésie française? Paris, 1815.
ACHÈVEMENT DE L EVOLUTION 235
la fixation de notre versification, « on négligea le
-principal pour l'accessoire en ne s'occupant point
du vice radical, inhérent à son mécà7iismeq\xi resta
toujours tel quel. Loin d'y introduire le rythme,
on tendit à le rendre impraticable, conséquence
.naturelle de ces réformes plus apparentes que
réelles, mais toutes gênantes et restrictives, dans
lesquelles on voit ce que nous avons perdu en liberté,
et non pas ce que nous avons gagné en compensa-
iion. » C'est très judicieusement qu'il avait écrit
encore, après avoir donné d'excellentes démons-
trations à l'appui : « Le rythme ne rencontre aucun
obstacle intrinsèque et particulier dans notre idiome
susceptible de se prêter à toutes les formes
rythmiques... Le caractère du rythme est naturel-
lement plus prononcé et plus énergique dans notre
langue, à raison de ses désinences la plupart fortes,
accentuées, et de la coïncidence des deux signes de
la ponctuation harmonique, l'accent et la césure,
comme inséparables dans le français. » D'abord
la justesse de ces idées était détruite par des affir-
•mations comme celles-ci : « Le rythme n'est que
Ja cadence régulière et ^ continue... Le nombre
•ne devient appréciable à l'oreille qu'autant qu'il
est distribué, en espaces fixes et déterminés, où
«elle trouve des haltes symétriques qui lui per-
mettent d'embrasser l'ensemble. » En laissant de
côté l'erreur physiologique, il est évident qu'une
236 LE RYTHME POETIQUE
langue, qui « par la coïncidence de l'accent et de
la césure » peut être aussi rythmique que le fran-
çais, n'a pas tant besoin de haltes symétriques
pour fournir un rythme appréciable. Puis, selon
Ducondut, la pluralité des rythmes n'est possible
dans notre langue qu'en multipliant les inversions,
ce qui, ajouté à la préoccupation de reconstruire
avec ses vers syllabiques et rimes les mètres et les
pieds latins, occasionne le plus souvent ou une
monotonie pire que l'ancienne, ou un désordre
indescriptible.
Un Belge, van Hasselt (1874) perfectionna tant
soit peu la méthode. Il ne crut pas notamment
nécessaire d'avoir recours aux inversions. Mais
Johannès Weber [Les Illusions musicales) montre
qu'il se leurra des mêmes mirages que Ducondut.
Aujourd'hui M. Tavan, M. Dumur ^ partent de
ces mêmes principes pour n'arriver guère à un
meilleur résultat. Comme les vers mesurés de la
Pléiade, quand leurs vers obéissent à des rythmes
heureux, c'est en dehors de leurs combinaisons
métriques ; dès que l'influence des signes de quan--
tité prédomine (qu'ils caractérisent des longues et
des brèves, ou seulement des syllabes fortes accen*
tuées, des inaccentuées ou des faibles), le rythme
disparait lorsque ces signes marquent des syllabes
I. Voir le Mercure de France, juin 1890.
ACHÈVEMENT DE i/ÉYOLUTION 237
ayant encore une valeur de convention, ou devient
d'une monotonie insupportable lorsqu'ils mesurent
des groupes syllabiques d'une valeur réelle.
Il faut cependant noter que s'explique très bien
cette obstination à vouloir retrouver, soit par la
quantité, soit par l'accent d'intensité, le rythme
des anciens. On est séduit, à première vue, par la
multiplicité incroyable des pieds de la métrique
grecque. Ils semblent donner au rythme toutes les
libertés, et donnent, il est vrai, presque toutes les
figures rythmiques que soit capable de" former le
mouvement du langage. Les réformateurs oublient
seulement que, selon la méthode des anciens, les
pieds devant occuper dans les mètres des places
déterminées, l'avantage de leur multiplicité est
perdu au point de vue du mètre lui-même, il ne
sert qu'à multiplier les créations métriques sans
rien augmenter de leur liberté propre. Encore
dans les langues anciennes la mobilité de l'ictus,
de l'accent d'intensité, court-elle, à travers les
formes fixes, animer le rythme d'un peu de variété
et de vie naturelle. Mais le français, où tous les
accents sont dominés par l'accent d'intensité, et se
confondent même avec lui, met à nu la pauvreté
rythmique du système grec ; rien ne peut amender
la désespérante symétrie de ces successions de
pieds toujours semblables entre eux.
Conformément à l'évolution, c'est une autre
238 LE RYTHME POETIQUE
logique qui doit présider aux transformations de
notre rythme, c'est une bien autre richesse dont la
conquête nous est nécessaire.
1
I
LOIS PRINCIPALES
La variété du rythme dépend des successions diverses des
petits groupes rythmiques les plus proches de Tunité. —
Force déterminante de Vaeeent oratorie : logique et palhé-i
tique. — Nécessaire intégrité d*uQ rythme principal. —
Alternance des accents forts et faibles. — Loi de répétition.
Si Ton se rappelle nos analyses de Talexandrin
classique usuel et de l'alexandrin accidentellement
rénové, on se souviendra que ces vers acquièrent
leur variété par une succession diverse de rythmes
courts ; le premier, par des subdivisions quater-
naires^ qu'en réalité rend insuffisantes l'intran-
sigeance de la coupe binaire ; le second, par des
subdivisions ternaires ayant quelquefois aussi de*
subdivisions sensibles.
C'est qu'en effet le caractère d'un rythme prin-
cipal délimité par une mesure donnée dépend non
d'une division en larges groupements fixes, mais
de la succession de petits groupes les plus proches:
de l'unilé, quoique proportionnés — en général, — :
avec la mesure donnée y c'est-à-dire n'étant pas
inférieure au quart du nombre qui la délimite. -,
240 LE RYTHME POETIQUE
Dès lors, on voit comme, suivant leur théorie,
varier fondamentalement le caractère de Falexan-
drin était impossible aux classiques et aux roman*
tiques. Loin de faire attention au mouvement
naturel du rythme qui fragmente toujours la
période^ et à leurs vers mêmes donnait 'souvent la
vie malgré eux, ils s'obstinaient ou à la démarca-
tion absolue qu'on sait, ou à son apparence incer-
taine dans un débridement arythmique.
Les rénovateurs issus plus ou moins directe-
ment de Banville s'approchent encore moins de la
vérité puisqu'ils sont arrivés à considérer la période
entière du vers, quelle que soit sa longueur, et
même de la strophe comme suffisant au cara:^tère
de la variété rythmique.
Cette simple loi première (tout dans la nature
et surtout dans les manifestations sonores nous
oblige à la reconnaître) étant admise : — que le
mouvement rythmique non seulement se précise,
mais se nuance à l'infini par petites ondes succès-^
sives différant les unes des autres^ quoique sub-
tilement liées entre elles, — il est évident qu'on
doit, en général, l'appliquer à la mesure d'un
nombre^ déterminé, et le plus communément, d'un
nombre pair.
La cause générique de cette nécessité vient de ce
qu'en poésie il ne doit pas y avoir de déchets ryth-
ACHÈVEMENT DE L*ÉVOLUTION 241
miques, que tous les groupes doivent porter: et ce
sont des mesures de nombres déterminés qui peuvent
seules endiguer fes pertes inévitables. En prose,
après la période principale qui donne Texpres-
sion rythmique complète, il se produit souvent des
successions de mots formant ce que Pierson appelle
unepériodei2idîfférente,cest'h'dirende& accessoires
qui servent à préciser Fobjet principal de la pen-
sée», mais qui n'altèrent pas la figure rythmique.
Seulement ces périodes indifférentes (quand elles
ne noient pas, comme parfois il arrive, Timportance
expressive du rythme) sont comme des pauses,
des solutions de continuité qui comptent la marche
des rythmes pour les mettre mieux en valeur. En
poésie, les délimitations de nombres déterminés,
semblables ou dissemblables, remplacent, avec
l'avantage de moindres hasards, les pauses des
périodes indifférentes. Et ce nombre donne le
rythme principal sans lequel tous les petits groupes
rythmiques courraient les uns après les autres
sans la moindre cohésion. C'est ce rythme, le
lien d'unité qui les oblige à serrer les distances,
à s'unir dans un but commun, sans le vide répété
et fatigant des intervalles trop prononcés que
créerait une marche indépendante et indivi-
duelle. Le rythme principal doit obéir plutôt à un
1 Méth, nat. du lang., seconde partie, p. 162.
16
242 LE RYTHME POETIQUE
nombre pair, parce qu'il s'accorde mieux alors
avec les i-ythmes naturels, physiologiques et
mécaniques, parce qu'il répond au courant de notre
instinct.
Le rythme principal de l'alexandrin se trouve
ainsi, et pour toutes les autres raisons connues, le
plus favorable et le plus fécond.
Maintenant il ne s'agit plus de varier autant que
faire se peut la coupe traditionnelle par quelques
intercalations de ternaires qui lui laisseront encore
la prééminence. Ceci est l'œuvre de Verlaine. C'est
aussi son œuvre que des suites ininterrompues de
ternaires, conduites avec toutes les finesses d'un
magicien, mais rares, et surgissant un peu à
l'aventure, dominées par une formule habituelle
comme la 4 — 4 — 4 qui, de beaucoup, est plus fami-
lière au poète que les autres.
Le grand mérite du Précurseur est d'avoir parfois
laissé les petites ondes rythmiques du mouvement
naturel recouvrir le fond stagnant du vieil alexan-
drin. La vase du vieux canal les connaissait par
des filtrations incessantes ; mais l'écluse n'avait
jamais été ouverte jusqu'à Verlaine, qui l'entr'ou-
vrit alors, seulement comme par jeu, par brusques
saccades, sans écarter franchement, largement, les
portes toutes grandes. En réalité, il ne semble pas
ACHÈVEMENT DE L 'ÉVOLUTION 243
bien sûr de la manœuvre ; il supplée à son incer-
titude en se servant plutôt des percées accidentelles,
des mille fissures faites par les années ; et il se
contente, dans le traditionnel embourbement, d'ou-
vrir un chemin aux petites sources qui découlent.
Ainsi les procédés que nous avons ' relevés,
employés par Verlaine pour Fharmonisation de
ses ternaires, sont des manières d'entrer en com-
position avec les vieilles coutumes. Sa conserva-
tion habituelle de l'ancien état de choses les lui
imposait ; mais ils seraient insuffisants aux libres
poussées rythmiques que nous entendons.
Il ne suffit donc plu^ de marier entre elles quel-
ques formules ternaires, binaires et quaternaires ;
il faut laisser la pensée créatrice former en se
développant les rythmes originaux qui la doivent
porter, sans avoir besoin, pour la concordance,
de la prédominante parité d'un élément. Certes,
les rythmes seront en majorité ternaires, parce
que cette allure de trois en trois est à la fois la
plus large et la plus naturelle ; mais nulle forme
n'aura le droit de s'arroger plus de place que ses
compagnes ; et, sans être bannie, la vieille coupe
tyrannique devra se mettre au rang commun.
Or quelle est la force qui peut nous permettre
de rythmer ainsi le mouvement du langage. Il est
clair que c'est une accentuation, mais laquelle?
/
244 LE RYTHME POETIQUE
On a l'habitude dans récriture vulgaire d'appeler
toniques toutes les syllabes accentuées. Cette déno-
mination prête extraordinairement à Téquivoque;
tout le monde en use, — et nous-même pour plus de
rapidité — en des cas contestables; et c'est tantôt
un accent de quantité, un accent rythmique, un
accent d'acuité ou d'intensité. Exactement, quoique
sommairement, « l'accent tonique est l'élévation
ou le renforcement de la voix sur une des syllabes
du mol * ». Et M. Gaston Paris a démontré que
« la langue française a développé les accents secon-
daires aux dépens de l'accent principal et qu'elle
a donné à l'accent oratoire une puissance excep-
tionnelle ; elle a, en un mot, effacé l'accent tonique,
autant que le lui a permis la nécessité de conser-
ver l'unité et le caractère de ses mots^ ». L'accent
tonique en effet n'a rien à voir dans la création par
l'accentuation de ces divisions du temps qui cons-
tituent la vie du discours, le mouvement ryth-
mique. En français, à considérer les mots isolé-
ment, il est sur la dernière syllabe, lorsqu'elle est
sonore, sur l'avant-dernière, lorsque la dernière est
muette. Mais dans le vivant enchaînement de la
phrase cet ordre est à chaque instant détruit par la
puissance irrégulière de cette ponctuation harmo- J
1. Nouvi. trait.de vers franc,, par Le Goffic et Thieulin.
2. Et. sur le rôle de Vacc. lat. dans la lang. franc., p. 17.
ACHÈVEMENT DE L EVOLUTION 245
nique, marquée par la diction naturelle, qu'on
peut appeler par extension : V accent oratoire.
D'habitude, cette dénomination s'applique sim-
plement aux inflexions de la voix par rapport à la
pensée, en dehors de tout renforcement, lequel se
produit dans le débit le plus uniforme, le plus
dégagé de la variété des inflexions. Cependant, nous
ne voyons que cette expression, prise au sens
strict venant d'être acquis, capable de rendre avec
exactitude le genre d'accentuation qui est le géné-
rateur des rythmes. Le terme à peu près juste
à' accent d'intensité serait insuffisant : attendu qu'il
ne rendrait pas toute la mobilité des passions qui
amènent la variété des groupements rythmiques.
En conservant au mot accent son sens premier
grammatical, on a avec le déterminatif oratoire^
la caractérisation complète de la force fuyante,
pourtant disciplinable par les dominations géné-
rales du nombre, qui gouverne par le rythme et
l'harmonie le mouvement du langage.
C'est donc non seulement par l'accent logique,
résultat trop rigoureux de la ponctuation gram-
maticale, mais par cet accent oratoire, à la fois
tonique, d'acuité, d'intensité, rythmique, c'est-à-
dire ramenant à lui, concentrant toutes les énergies,
et qui souvent, pour le bien du nombre toujours
souverain, ne tient pas compte des divisions syn-
246 LE RYTHME POÉTIQUE
taxiques, que doivent être formés les groupes ryth-
miques de la pensée.
Comme l'accent oratoire frappe toujours une
tonique, on aurait pu être tenté d'attribuer à cette
dernière accentuation seule le rôle de l'autre.
Mais on remarquera que, s'il en était ainsi, ce serait
de la succession des toniques, de la place des mots
déterminée par leur accentuation individuelle que
dépendrait la formation des rythmes. Et il est
clair que ça n'est pas, que ça ne peut pas être,
puisqu'il suffit que les mots soient assemblés pour
perdre souvent la fixité de leur tonique, puisque
c'est du choix de l'accent oratoire principal que
dépend la place des toniques dans le segment de
phrase créé par cet accent principal *.
Mais qu'est-ce qui guide en son choix l'accent
oratoire, qui doit marquer avec précision les
temps d'arrêt ou plutôt les insistances successives
de la voix, tout en dépendant des fluctuantes sug-
gestions du sentiment individuel? Gomme le dit
Pierson : « Dans la détermination despetits rythmes
nous obéissons uniquement à une influence pathé-
tique; dans la détermination des césures^ nous
obéissons à une influence logique ^. » Ces deux
1. Voir Met. nat., pp. 161 et suivantes.
2. P. 160.
ACHÈVEMENT DE l'ÉVOLUTION 247
influences sont bien évidemment les guides pre-
miers de notre accent oratoire, dont le terme
même en résume la conciliation. Or l'influence
pathétique n'est-elle pas d'une mobilité insaisis-
sable, pour chacun de nous différente, destructrice
souvent de l'influence logique sans laquelle il
n'est point de perception?
Rares sont les cas où, tout au contraire, le
sens logique ne maîtrise pas en ses effets de
7ythmesles fantaisies individuelles du pathétique,
qui se produisent surtout dans les effets d'harmo-
nie, de tonalité. Pathétique et logique ne prennent
rythmiquement toute leur force qu'en une alliance
étroite. Dans les cas facultatifs la ponctuation est
là, rendue au besoin plus harmonique que gram-
maticale, pour imposer au lecteur la nature des
rythmes nécessaires.
Ce qui achève ensuite de guider l'accent ora-
toire sont les obligations des rapports de nombres,
la possibilité des rapports conformément au sens.
Et de cette façon l'on arrive à cette large exac-
titude, à cette indépendance seulement dépen-
dante de la nature, qu'on exige du l'ythme musi-
cal: « Une faudrait pas croire qu'il suffit d'intro-
duire d'une manière fortuite des grandes valeurs,
des silences dans une suite de sons pour leur
imprimer un sens. Il faut que ces notes coïncident
avec les moments physiologiques qui impriment à
248 LE RYTHME POETIQUE
notre âme la sensation de repos, de fin plus ou moins
complète *. »
Ainsi le rythme marche d'accord avec le sens,
du moment qu'une division fixe arbitraire ne
l'oblige plus à en être rudoyé ; et il doit s'y allier
de telle manière que le lecteur ne puisse pas faire
autrement que de sentir dans toute leur justesse
la multiplicité des petits groupes, que d^étre porté
sans le moindre effort au gré des ondes.
Faute de cette base, l'oreille flotte incertaine,
abandonnée des rythmes ; et, si même le vers obéit
à quelque balancement rythmique sensible, faute
de cette base, la perception ne peut en être saisie
du premier coup; elle devient un labeur, un dé-
chiflrement pénible, elle arrête l'élan de la jouis-
sance poétique. Et il est évident que l'accentuation
du rythme doit être comprise de façon à ce que
« le travail de la perception ne distraye pas l'es-
prit, qu'il vienne à se confondre avec celui de l'in-
tellection même ^ ».
Par exemple, dans ce vers :
Les glaïeuls défleurissent leur flamme de cierge
où les accents peuvent-ils se poser? D'abord le
sens vous commande de lire en portant l'accent
1. Malhis Lussy, Lt Bythme miAsical, p. 2.
2. MéL nal, du lang. Préface de Gaston Paris, p. xiii.
ACHÈVEMENT DE l'bVOLUTION 249
sur ris^ le sujet, lorsqu'il n'est formé que d'un
substantif, et lorsque surtout il commence une
proposition, ne se séparant pas à l'ordinaire du
verbe ; ensuite, toujours selon la diction naturelle,
un complément déterminatif ne se sépare pas de
ce qu'il détermine, et l'accent se porte d'instinct
sur cierge. Dès lors vous avez :
V V
Les glaïeuls défleumsent leur flamme de cierge
ce que vous ne pouvez rendre rythmique qu'en fai-
sant saillir avec exagération toutes les syllabes :
V V V V
Les ^diîeuls défleur îssent leur flamme de czerge,
rythme passionné, nullement en rapport, presque
en contradiction même, avec l'idée exprimée.
D'analyse en analyse, vous pouvez arriver cepen-
dant à rencontrer l'exacte expression rythmique,
en portant tout le poids de l'accent fort sur GfoëEULs,
et en frappant d'une légère brusque élévation de
voix la syllabe flam^ après avoir couru sur défleu-
rissent^ ce qui vous donne :
Les glaïew/5 défleurissent leur flamme de cierge.
Mais vous n'êtes parvenu à ce résultat que par arti-
fice, un artifice de diction, comme en nécessitent à
^50 LE RYTHME POETIQUE
tout bout de vers les alexandrins classiques, diffi-
cile à trouver et à rendre, et que la nature n'im-
pose pas.
L'obéissance absolue à la force de l'accent ora-
toire est de nécessité première ; seulement, la portée
de cet accent est dépendante de l'mtégrité du
rythme principal.
Les petits groupes rythmiques que forme la
mobilité del'accent, bien que divers, sontensomme
comme autant d'unités qu'il faut grouper à leur
tour pour la composition d'une image rythmique.
Ils ne peuvent avoir de valeur individuelle qu'en
certains cas spéciaux, mais c'est par association de
deux, trois, quatre, cinq groupes au maximum,
par les rapports qu'établit leur union chaque fois
différente, et par le lien de famille qui relie alors
les césures adoucies ou soutenues, qu'ils atteignent
à un idéal de l'expression rythmique: — et l'en-
jambement brise ce lien, détruit toutes les concor-
dances. Il n'y a pas à perdre les bienfaits qu'on
peut en retirer, par exception; toute transgression
est légitimée par la beauté de l'effet obtenu ; mais
avec cette complète liberté du rythme l'enjambe-
ment devient plus que jamais inutile et nuisible.
Ainsi voici cinq vers de Verlaine :
ACHÈVEMENT DE L EVOLUTION 251
V V
. . .Hier encor, — vos pas eux-m^mes tristes, 6
V V
Si tris — tes, mais que si bien tris — tes ! et que vive
V V V
Encore, alors ! — mais pour vous pour Dieu — ce roseau.
V V
Cet oiseau, •» ce roseau sous cet oiseau, — ce blême
^ / • ■ V
Oiseau — sur ce pâle roseau — fleuri jadis . . .
Il faut laisser de côté la bizarrerie syntaxique
pour ne se préoccuper que du rythme. Chaque
alexandrin considéré en dehors de la suite du sens
et de toute accentuation est bien formé de petits
groupes rythmiques dont la concordance même
nous est déjà connue: le premier est le ternaire
4 — 6 — 2 ; le second, le 2 — 6 — 4 ; le troisième, le
4 — 5 — 3, etc. Mais que deviennent-ils avec tous
ces rejets? Tout au plus, avec un peu d'indul-
gence, quelque abandon de laisse rythmique ; et
sans se donner beaucoup de peine M. Francis
Viélé-Griffm pourrait les transcrire ainsi :
..Hier encor,
Vos pas eux-mêmes tristes,
si tristes, mais que si bien tristes I
Et que vive encore alors I
Mais par vous pour Dieu,
Ce roseau.
Cet oiseau,
Ce blême oiseau sur ce pâle roseau
Fleuri jadis...
^52 LE RYTHME POETIQUE
Par Taccent oratoire, nous avons le mouvement
général des petites ondes ; par l'intégrité du rythme
principal , Texacte expression rythmique ; nous
n'avons pas encore les principes qui nous permet-
tront de faire se succéder sans désordre ou sans
monotonie, sans heurt ou sans fluidité inconsis-
tante, les 'rythmes aux rythmes.
Ce sont des accents /or /5 qui nous frappent seuls
en prose dans la sensation rythmique créée par
les accents oratoires. Mais, dans les vers, une suc-
cession ininterrompue d'accents forts serait impos-
sible sans une fatigante uniformité. On a déjà à
l'intérieur du vers toujours deux accents au moins ;
la persistance obligatoire d'un accent fort sur la
dernière syllabe suffit à empêcher que tous les
autres accents aient continuellement et indis-
tinctement la même intensité. Supposez quatre ou
cinq vers représentés par les schèmes suivants (les
syllabes me servent à atténuer l'exagération de
monotonie que causerait la répétition constante
de la syllabe ta et tiennent lieu des inflexions
moindres) :
V V V
Ta me ta ta, — ta la me ta ta, — ta ta ta
V V V
Ta ta, — ta me ta ta me ta, — ta ta ta ta,
ACHÈVEMENT DE L 'ÉVOLUTION 253
V V V ■ V
Ta ta, -r- ta ta ta — ta ta me ta — ta me ta,
V V V
Ta ta ta, — ta ta me ta ta, — ta me la ta,
V ^ V V
Ta me ta ta ta, — ta ta ta ta, — ta ta ta.
Malgré la variété des groupes rythmiques, là
force en aucun cas diminuée de Taccentuation rend
le mouvement haletant et. sec, les césures dures ;
c'est moins de la vie que de l'automatisme.
Ce n^est en effet que le jeu des accents forts et
FAIBLES qui peut achever danimer le mouvement
rythmique.
C'est même de ce jeu que dépend la vie de
tous les mouvements ; de ce môme phénomène
d'ondes, de montagnes et de vallées, qui crée la
variété, l'harmonie des successions syllabiques
comme de toutes les autres. Le poète doit cher-
cher tout particulièrement à distribuer avec art
leurs alternances : de là dépend la souplesse de ses
rythmes, le subtil lien de leur unité. Dans le schème
précédent, mettez seulement des accents faibles
sur la dernière syllabe du premier élément du
premier vers, des premier et troisième du troisième
vers, du premier du cinquième vers, et vous aurez
déjà une animation toute différente, coulante, natu-
relle.
254 LE RYTHME POÉTIQUE
La monotonie écartée, la vie libre complètement
créée, il resterait un élément de désordre dans
l'inobservation de la loi de répétition, presque
aussi importante que la perception. Ainsi il ne fau-
drait paâ croire qu'une suite d'alexandrins pourrait
piésenter des associations de groupes rythmiques
toutes différentes, les unes après les autres. Cer-
taines associations, les plus concordantes, n'ont
pas besoin du secours de leurs semblables; mais
d'autres — à moins de légitimes exceptions tou-
jours possibles — ne parviennent à l'expression
rythmique complète que par une répétition assez
proche de leur figure. Par exemple cette loi n'a pas
d'articles déterminatifs fixes, c'est au poète à sen-
tir lorsque son application est nécessaire, lorsque
de son application il peut même tirer des beautés
plus grandes que de la liberté ininterrompue.
Telles sont, dégagées des minutieux corollaires
scientifiques qui les allongeraient, — sans utilité
présente, — les lois principales qu'impose l'actuelle
évolution rythmique. Des citations de poèmes nou-
veaux les vont pratiquement démontrer.
II
QUELQUES ADJUVANTS DU RYTHME
La valeur réelle des syllabes. — Rimes et assonances.
I/hialus
Lorsque pour fournir nos preuves nous allâmes
trouver le poète dont nous ne sommes que le dé-
positaire théorique, il nou» reçut avec embarras et
nous dit :
— « Je suis très au regret d'avoir à vous livrer
quelques poèmes, j'hésite même à le faire. Les lois
que vous avez énoncées sont exactes, d'une énon-
ciation depuis longtemps nécessaire ; et mes vers
sont avec elles d'accord. Mais ils n'obéissent pas à
des lois qu'une composition jamais satisfaite me
faisait sentir obscurément, et qu'elle m'a enfin
révélées avec précision depuis peu. Il s'agit de la
valeur réelle des syllabes om^ si vous préférez, delà
syllabalion des mots en poésie.
« Il est incontestable — et cela nT)n pas de
l'aveu des poètes trop routiniers et pressés d'écrire
pour ne pas se contenter du vieux stylet de bois
traditionnel, mais de l'aveu de tous les philologues^
256 LE RYTHME POÉTIQUE
c'est-à-dire des vrais connaisseurs par Tanatomie
de la langue — que nous ne tenons pas compte
en nos vers de la prononciation véritable. En-
tendons-nous : on ne doit pas rejeter la con-
vention dont les poètes sont esclaves pour
assujettir toutes les syllabes contestées à la tyran-
nie d'une prononciation uniforme ; ce serait tomber
dans une autre convention plus mauvaise peut-
être que l'actuelle : et la plupart des philologues
n'ont pas évité cette erreur. La syllabation désirée
comporte une foule de lois subtiles aux nuances
toujours changeantes, des lois simples cependant,
c'est-à-dire éloignées de l'artifice comme tout ce
qui est indiqué par l'observation de la nature
môme ; et cette syllabation peut avoir la richesse
d'un traité d'harmonie poétique, comme la ryth-
mopée d'un traité d'orchestration.
« Ces quelques indications suffisent à montrer
que bien des alexandrins sont loin de posséder
leurs douze syllabes. Dans l'alexandrin classique,
dans tous les mètres divers à césure classique,
l'inconvénient n'est pas si grand qu'on a voulu le
voir, attendu que, si plusieurs vers d'une poésie
ont seulement onze ou dix syllabes réelles, l'in-
flexibilité de la démarcation binaire permet de
retrouver aisément l'exactitude du nombre ryth-
mique.
« La conséquence est beaucoup plus grave avec
ACHÈVEMENT DE l'ÉVOLUTION 257
la liberté du rythme telle que vous l'avez comiprise.
Le nombre de chaque groupe rythmique doit être
d'une intégrité absolue sous peine de voir le fil se
rompre des successions diverses. Mais cette inté-
grité lui fait défaut si les syllabes qui le forment
n'ont pas leur valeur réelle ; et le lecteur ou
l'auditeur ne saurait à quoi attribuer certaines
faiblesses de concordances qui proviennent de la
convention syllabique actuelle. Je sais que les
mille et un stratagèmes de la déclamation ou
même d'une simple bonne lecture peuvent y porter
remède. Il y a bien dés manières de garder aux
syllabes leur relief rythmique sans trop les défi-
gurer. La poésie comme la musique a ses exécu-
tants virtuoses dont l'art est admirable pour faire
croire à ce qui n'existe pas. Mais, pour les vers,
ces virtuoses (qu'ils se lisent à eux-mêmes ou
déclament aux autres) sont encore plus insuppor-
tables. Selon moi, la poésie, du moins en son
extériorité, est un art de lecture primaire : il doit
suffire de savoir lire couramment pour que les
effets ressortent d'eux-mêmes comme dans la
parole naturelle, pour que les beautés soient
rendues, même si elles ne sont pas saisies tout de
suite par la conscience. En somme, c'est ce qui se
passe avec la prose la plus élevée, aussi en dehors
du domaine commun que la poésie. En poésie, le
17
258 LE RYTHME POÉTIQUE
grand obstacle à cette simplicité est depuis long-
temps notre syllabation conventionnelle.
« Voilà pourquoi j'hésite à vous livrer de mes
poèmes qui pâtissent encore des errements anciens
sans avoir conquis toute l'indépendance nécessaire^
et toutes les nuances d'harmonie qui devraient
muer d'ondes en ondes. »
« — Permettez-nous, répondis-je à mon poète,
de vous rappeler une des lois dont vous parliez
tout à l'heure, elle fera tomber, j'espère, vos
hésitations.
« La valeur de la plupart des syllabes douteuses
ou atones dépend^ en partie, des nécessités du
nombre*
« En prose même, il est à remarquer que nous
pratiquons une apocope moins absolue ou que
nous diérésons plus fortement (en dehors des cas
où c'est obligatoire) lorsque la suggestion du
nombre le provoque. Ainsi vous venez de dire^
bien que vous servant de la parole courante qui
va le plus vite au but de l'expression, et qui se
soucie, par conséquent, le moins des effets harmo-
niques : En somm% c'est & qui se se passe avec la
pros\ parce que sans doute la recherche ins-
tinctive de la concordance du nombre dix s'est
imposée à vous. Avant cela vous aviez dit : Pour
qu' les effets ressort' d' eux-mêmes , avec une
ACHÈVEMENT DE l'ÉVOLUTION 259
apocope qui serait difficilement acceptable dans
un vers, « ressor tent » ; et un peu après : PourQVE
les beautés soient rendues. Vous avez été dirigé
dans les deux cas par le besoin premier de sentir
une concordance facile, d'éprouver la sensation
rythmique simple du nombre huit.
« Dans les vers, la cadence du nombre étant
indiquée et cherchée d'instinct par Toreille, c'est
fréquemment, et selon la prononciation naturelle^
que l'apocope ne peut avoir lieu. Jamais le vers
suivant de Hugo n'a été, comme on l'a prétendu,
prononcé ainsi :
Ma fiir, va prier — Vois, la nuit est v'nue.
<( Si à la rigueur 1'^ muet de « fille » se soustrait,
c'est en allongeant démesurément l'accentuation
longue de Vi; mais à première vue on dira plutôt :
Ma fill% va prier,,, avec un adoucissement
considérable de Ve qui garde néanmoins une réelle
valeur syllabique. Quant à venue^ ve^ à moins
de tomber dans le charabia, se prononce car-
rément, non avec la consonance d'avEU, mais
d'Œuf et il est inexact de faire sentir les e muets
ainsi : « Ma fill^i/, va prier. — Vois, la nuit est
veunne ». Et la prononciation du vers de Hugo a de
plus pour elle la lenteur d'un début calms, sans
passion, qui commande de s'étendre sur toutes les
2H0 LE RYTHME POETIQUE
syllabes comme l'indiquerait le début du plus
ordinaire discours ^
« Vous voyez qu'en bien des cas l'intégrité de
vos rythmes n'aura rien à craindre ; ils perdront
seulement la nouveauté des multiples bienfaits à
retirer, pour la variété harmonique^ d'une syllaba-
tion plus exacte. Quant aux syllabes absolument
réfractaires à toute disposition double, l'habitude
de notre oreille peu scrupuleuse, et depuis long-
temps rompue aux désaccords factices, peut y
remédier pour cette fois. »
Le poète s'est laissé convaincre et nous a auto-
risé à publier quelques fragments. Mais en nous
les donnant, il ajouta :
« Outre une langue et des développements par-
fois insuffisamment personnels, bien que volon-
1. On volt combien est aventureuse celte affirmation trop absolue :
« Il ne faut pas compter comme vers de douze syllabes les vers où
Il y a des e muets et où entrent, par exemple, ces petits mots : le^ t.e,
cf«, qv^. Ve muet ne se prononce en français que dans le seul cas!
où sa disparition amènerait la rencontre de trois consonnes. » (J. Psi-
chari, La Poés. nouv.^ Rev. hl.) Tout d'abord Tapocope ou la syncope
de l'e muet, amenant la rencontre de trois consonnes, se produit
souvent dans le langage fan>lller facilité par un léger silence après
la première consonne. — Mais nous ne pouvons insister davantage
sur cette question. Elle sera étudiée en ses plus minutieux détails
dans notre ouvrage sur La valeur réelle des syllabes.
ACHEVEMENT DE l'ÉVOLUTION 261
tairement sacrifiés à la préoccupation rythmique,
les poésies que vous emportez présentent en-
core une douloureuse imperfection : elles sont
affligées assez souvent de rimes riches. Elles
empilent de belles et bonnes rimes sonnantes. Je
vous le dis sans ironie : c'est parfaitement inutile
et stérile.
« En principe, la nature de la voyelle seule importe
dans la rime; la voyelle, c'est le son ; aussi, tout
d'abord, s'est-on contenté de V assonance qui est un
chant simple sans accompagnement, mais qui peut
fournir les combinaisons les plus abondantes.
Lorsque l'assonance devient une rime^ un chant
harmonisé, la matière musicale du langage ne
peut déjà plus fournir autant de variétés. Enfin,
avec la rime riche, les vers, comme certains
cuivres, ont des notes éclatantes, mais très peu
nombreuses.
« On n'aurait dû jamais favoriser quelqu'une de
ces combinaisons, de préférence aux autres. Les
trois ont leurs raisons d'être selon les cas. De
toute manière, ce n'est pas lorsque le rythme est
à la fois plus libre et plus exact que j'aurai dû le
discipliner encore aux coups de clairon de la rime
riche. Seulement c'est si facile 1 La gamme peu
étendue rend la richesse forcée, tyrannique. Puis
on se laisse dominer par les habitudes d'une
éducation poétique sommaire, mais commode par
262 LE RYTHME POETIQUE
sa simplicité même, car ces rimes vibrent à faire
croire qu'à côté d'elles aucun son n'existe.
« Dans le plaisir de la rime, une seule chose
importe : ce n'est ni la prolongation symétrique
de l'homophonie, ni l'ordre de succession des
rimes masculines et féminines dont les alter-
nances doivent être commandées par le sens
musical de Fidée, ni surtout les nécessités absurdes
de l'orthographe visuelle, c'est la justesse, la plus
scrupuleuse justesse de l'homophonie. Rien n'est
plus désagréable et contraire à toute esthétique
que de rappeler un son par l'altération de ce son
faussé. Or, dans la nouvelle poésie, le nombre des
rimes fausses a considérablement augmenté, sans
qu'on ait même l'excuse, comme dans les temps
parnassiens, de la recherche d'une consonne d'appui.
On fait rimer « pâles et salles », « aube et robe^ »
« mueite et poète, » « saulaies et vallées, » « gi^âce
et terrasse, » etc. etc. A quoi bon tant de préoccu-
pations de réformes, si l'on doit être satisfait d'har-
monies aussi douteuses ? Autrement musicales et
d'un art parfait sont ces « riches » assonances de
M. de Régnier : lèvres et brèves, fleuves et pleurent,
silences et lentes, fanfares et graves, etc. * ; mais
des assonances comme « grâce et chaste » sont
d'une insuffisance notoire.
1. Poèmes anc. et rom., p. 19.
ACHÈVEMENT DE L EVOLUTION 263
« Figurez-vous — nous dit-il en finissant — que
j'ai même rejeté de prime abord les hi atus , sans
même m'inquiéter des nombreuses conditions qui
les rendent harmonieux ou tout au moins inoffen-
sifs. Vous avez lu Texcellent chapitre de Becq de
Fouquières sur ce sujet ; il ne laisse plus rien à
dire. Mais trop de poètes encore, à côté de si folles
et inutiles audaces, n'osent pas conquérir à fond
cette nécessaire liberté * ».
1. Les philologues ont louché du doigt ces questions, et démontré
la nécessité de les résoudre, ainsi Gaston Paris : « Les poètes, eu
connaissant mieux de quoi est fait et comment s'est fait leur noble
instrument... oseront peut-être le perfectionner à leur tour, lui
rendre les cordes que rien ne force à rester muettes, augmenter la
sonorité de celles qu'il possède encore, écarter celles qui ne résonnent
plus que par convention, et accomplir enfin dans notre versification
une réforme qui devient de plus en plus nécessaire et qui pourrait
être un renouveau pour la poésie elle-même. » Le Vers f^rançaU,
Préface de Gaston Paris, p. x.
« L'interdiction de^ Thiatus et Texigence des rimes masculines et
féminines alternées dispensent les poètes d'étudier par eux-mêmes
les conditions variables de la succession harmonieuse des mots et
des vers ; la fixation de la mesure des mots, par une prosodie surannée,
fait que leurs hémisiiches et leurs vers ne sont complets que sur le
papier, et par conséquent éteint en eux le sentiment vivant du rythme;
la détermination des rimes^ par une orthographe dont le principe est
faux et qui ne suit môme pas fidèlement son principe, efface tellement
chez eux rinstinct naturel auquel répond la Jouissance de l'homo-
ph^Die, qu'ils se privent de rimes excellentes et neuves que la langue
leur fournira en masse dès qu'on aura levé la plus absurde des prohi«
bitions. » P. xiv.
Au point de vue de l'hiatus et de la rime, Guyau (voir Problèmeê)
panade les mêmes fd4(!S. El M. Anatole France a dit : « Je puis recon-
naître que la prosodie qui s'en va était bien livresque quand elle
exigeait que la rime fût aussi exacte pour les yeux que pour l'oreille...
C'est le malheur de notre poésie d'être trop littéraire, trop écrite; 11
/
264 LE RYTHME POETIQUE
ne faut pas exagérer cela... Faut-il blâmer les poètes de se permettra
l'hiatus quand roreille le permet? Non pas: ils ne font là que ca
que faisiit le bon Ronsard. Il est pitoyable, quand on y songe, qu»
les poètes français se soient interdit pendant deux cents ans dé-
mettre dans leurs vers tu as ou tu es. Qui ne sent au contraire quo^
certains hiatus plaisent à l'oreille? Ces chocs de cristal que font les
voyelles dans les noms de Néère ou de Leuconoé et qui ne sont en
somme que des hiatus charmants au dedans d'un mot, par quel sor-
tilège deviendraient-ils inharmonieux en sonnant aux bords voisin»
de deux mo\^ d'un yers? » Le Temps, 21 décembre 1890.
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III
VERS d'un nombre PAIR. l' ALEXANDRIN
Les théories et la pratique. — Poèmes : Scrupules. — Le»
Saint-Jean. ~ Le Portrait, — La Ronde d'angoisse,.
En quittant notre poète, nous sentîmes que?
ses hésitations avaient une autre cause que des
scrupules d'art. Il souffrait visiblement de faire
servir sa pensée à des démonstrations techniques.
Il craignait sans doute que le lecteur ne le crût
quelque ouvrier un peu simple travaillant avec les
théories de son manuel en main. Et il est vrai que
les hommes sont assez peu subtils pour ne voir
que l'artisan dans Tartiste qui découvre de nou-
veaux secrets au métier, et qui les dévoile.
Voici cependant tout ce qui se passe. Un poète,
d'abord ingénu, s'accorde avec la vieille lyre des
ancêtres. Peu à peu, il s'aperçoit que ses idées, ses
images, ses rêves, ne revivent pas en cette union
la jeunesse qui les enchantait. Longtemps ils'accuse
lui-même ; et, les unes après les autres, il jette ses
œuvres au néant. Enfin il a le courage de s'en
prendre à l'instrument de malheur, et il le rejette
à son tour, après avoir bien étudié à fond les défec-
tuosités de son mécanisme. — Dès lors, libre, sans
266 LE RYTHME POETIQUE
relâche, il chante, chante et compose. De poèmes
en poèmes, se forme l'instrument de rénovation,
et s'assure les bases de la liberté désirée. Et le
théoricien arrive, comme la conscience du poète
lui-même, recueillir les lois inévitables qui se
dégagent de toute création et qui éclairent sur la
durée et la portée de toute œuvre*
Mais le poète n'est pas pour cela un pur abs-
tracteur de la raison. Il n'est que le poète, qui,
lorsqu'il chante, est guidé par on ne sait quelle
lumière instinctive. C'est le poème une fois fini,
qu'alors seulement l'analyse fait de cette lumière
une précise conscience, qu'elle détermine exacte-
ment les causes directrices.
Nous n'analyserons pas pied à pied la formation
des vers qui vont suivre. On sait à quelles lois ils
obéissent. La lecture seule doit suffire à montrer
l'excellence plus ou moins achevée de leur applica-
tion. Les limer encore à petits coups réitérés de
preuves explicatives est inutile pour les poètes,
oiseux pour les autres. On se contentera de déter-
miner l'accentuation rythmique des alexandrins *
du premier fragment, ce qui marquera suffisam-
ment de quelle manière l'accent oratoire distribue
les rythmes, en conformité avec la plus libre
marche du sens.
i. Le signet indique une accentuation forte très accentuée; le V«
une très accentuée ; le — , une forte ; le /, une faible accentuée.
ACHÈVEMENT DE l'ÉVOLUTION 267
SCRUPULES (fragment)
V «. -
L'ar^t^te voit monter son osuvre devant lut :
— . V
îiéhuleuse dont il veut Vcisire épanoui.
Y V . . / V
Las ! comme il cherche, en ces gris tourbil/o/w de flammes^
Le noyau clair d'où s'épandront les blanches âmes
V V
Qui doivent, en corps de lumière conden^^e^
Unir les atomes épârs de ses peni^jr,
y
Un nuage ironblant sort de sa conscience...
\L I V
Et sur ce rotle, qui cache rirrarftancc
- V y
De ré&auche où lutte i.éjà tant de rayons,
Dé/fle en de spec/ratio? et nombreux batail/on^
— V y
La ligne «ombre des implacables scrupu^e^ :
Y ■ _
— Déclamer, du haut des amples «éges curw^e^,
En pontifes gardiens des rêves et du beau ;
y V _
Ou passer en chanteurs-apdtres du nout^eau
Pour soutenir Yévëil de Fâme admirafove,
_ y
O provocation d*une fin plus hklive !...
268 ' LE RYTHME POETIQUE
— V V
Epuisements des cérébrales volup^^5,
V ■ •; / V
Vos doux Isibeurs, et ces capitalises gaités
V V . V
Dont ils mow^seni et qui ôrwlent de leurs effluves
_ y
Comme après le pressoir bout la chaleur des cuves ;
. 'y ' _
Epuisemew^*, ô suprêmes enchantewente /
' V \ I ^ . -
Les diflux de vos vii?aces bouillonnement*
/ ' « _ V
Débordent peut-é^re en des morts Rentes plus sûres
V . ' V _
Que la hrus({\xe inondante pourpre des blesswres!...
LA SAINT-JEAN
Plus d'hiver d'une âpre jeunesse ! — Sur le faîte
D'un renouveau qui vêt d'espoir notre horizon,
S'allume enfin la plus éclatante saison
En ce jour d'or, cette gloire du cœur, — ta fête î
Ta fête est le rêve estival, qui sur la crête
De mes pensers, embrasant toute frondaison,
Court dans la chaleur de chaque allègre tison,
Et dans une extase de lumière, s'arrête.
ACHÈVEMENT DE l'eVOLUTION 269
Car jeté dois, ô mon Ultime Déité,
Claire amplitude d*avenir, sérénité...
Je t'offre donc les feux brûlants de ma victoire ;
Et mon corps, et mon esprit, et mon cœur à jour,
— Tout ce lot que tes yeux seuls rendent méritoire, —
Flambent flammes de joie et te dardent l'amour !
LE PORTRAIT
O bénie ! ô vive lumière, dont l'émoi
Surpris au vol d'un tressaillement, vint pour moi,
Sur cette feuille, à ton pur contact préparée,
Fixer la forme exquise entre toutes, sacrée !
Bien grâce à toi que je possède sur mon cœur
Le talisman qui fait du plus faible un vainqueur !
Ombre ravie à la lumière universelle,
La chère image est ma lumière à moi, parcelle
Du grand foyer d'amour, du soleil triomphal,
Radieuse, que je porte comme un fanal.
— Surgissent les deuils : qu'on dresse doubles barrières !
Et sous tous mes pas qu'on creuse des fondrières !
Par devant la nuit de ma course, court et luit
La clarté qui prévoit l'embûche de la nuit !
Surgissez aussi, les Eves des faux beaux Rêves,
Multiples formes d'une attirance si brève,
Qui voilez de votre mensonge tant de mort :
Comme l'astre, en le trop grand faste de son or,
Parfois dérobe aux yeux les splendeurs qu'il éclaire,
Le fanal où j'ai concentré ma foi solaire
Eclaire trop pour que mon cœur puisse vous voir !
270 LE RYTHME POETIQUE
Brûlez donc, les plus chers joyaux de mon avoir,
Noirs éclats de ses yeux et pourpres de ses lèvres,
Votre chaleur brusque a fondu les froides fièvres,
Qui m» peignaient dans l'attente de la beauté,
— vous, primes ^clairs de mon éternité !...
LA RONDE D'ANGOISSE
Auprès de Tâtre, en la grand'salle maternelle,
Où sa vie aspirait le souffle des aïeux,
L'Enfant, que déjà le sommeil touchait d'une aile,
A l'invite du soir laissait prendre ses yeux.
Il n'était plus le fol petit être joyeux
Qui garde en lui l'inconscience de la glèbe ;
Tous ses membres frémissaient parfois, anxieux
Sous la menace lente et le poids d'un érèbe...
^ L'Enfant dormait ,^.déjà grand d'une âme d'éphèbe,
W \^^AAjr4>w ;JL«A \^ <>fvD^
Non loin de sa couche, un haut coffre s'étendait,
Massif et ferré par de puissantes serrures,
D'où la cire encore fraîche d'un sceau pendait.
La Mère, en ayant refondu les diaprures
Qui couraient sur l'exergue en magiques figures.
L'avait marqué d'un doigt grave et sec, le matin.
Puis, elle avait dit : « Toutes les Formes futures
Sont là closes, en un séculaire butin :
Enfant, veille au trésor et mûris ton destin ! »
ACHÈVEMENT DE l'bVOLUTION 271
Tout ce jour ravit à l'Enfant sa part de joie. a
... Et voilà que sur sa couche un lourd cauchemar tf
Surplombe, comme un vol sombre, un monstre de proie. . . ^
— Le coffre s'est soulevé de terre ; et, hagard, r
Sans que le rêve fasse moins clair son regard, ^^^Hx/
Dans les airs, il l'aperçoit tranquille, qui monte ! /J .^
Un instant, le coffre en plein ciel plane, à l'écart /t^^u/^
De toute ombre dont nul vol terrestre l'affronte, ^ J
Mais c'est pour descendre d'une chute plus prompte, hn^ - ./» *^
Et bientôt la frêle poitrine de l'Enfant
Se couvre de Ténorme monstre qui l'oppresse,
Qui va, par degrés implacables, l'étouffant.
Ah, c'est en vain que son maigre corps se redresse,
Se révolte, s'arc-boute contre la détresse :
La mort s'en va le broyer, lente, sous un roc...
Gloire et bonheur ! le désespoir de sa faiblesse
A pu d'un effort suprême vaincre le bloc.
Et le vieux coffre qui roule se brise au choc !
Plus de fers de serrures ! plus de sceaux magiques l
Tout s'est ouvert, tout pêle-mêle est déversé :
Aux ravivés éclairs des cendres léthargiques.
Devant l'âtre, le trésor fulgure, entassé !
— Un avenir va-t^il surgir de ce passé ?
L'Enfant renaît d'un inquiet frisson de joie. —
Çà et là, du brasier des richesses lancé,
Jaillit un point d'or, qui fuse, flambe et rougoie;
Et c'est un incendie étrange qui ondoie.
Par ondoyances, tout ce vif scintillement
S'allonge en nappes miroitantes, en des vagues
Qui se tendent et qui renflent leur déploiement...
Ce ne sont plus des feux solitaires et vagues
272 LE RYTHME POETIQUE
D'incertaines pierres, de quelques croix ou dagues,
Ce sont des feux luisants de robes de galas
Qui s'étalent, et que des doigts chargés de bagues,
Sur des corps, anciens mannequins raides et plats,
Drapent et déroulent dans tous leurs falbalas !
Et des robes, voici qu'éclosent les visages
De mille Grâces aux mêmes charmes coquets ;
Toutes balancent pareillement des corsages
Où sont plantés les mêmes rigides bouquets ;
Toutes du même pas fleurissent les parquets !
Lors, l'Enfant, à ce spectacle pleure, et s'écrie :
« Hélas ! Je ne vois point celles que j'invoquais.
Les libres Vierges de mon intime patrie
Les déesses de ma future idolâtrie. »
Mais les éternelles Grâces, en souriant.
L'emprisonnent au sein d'une jeunesse antique ;
Malgré son cœur qui bat de rage et va criant
Le forcent — à suivre leur ronde automatique.
il doit subir l'uniformité fanatique
De leur élan toujours pareil, toujours égal ;
Ployer toute son espérance à la pratique
D'un culte au séculaire rite machinal.
Et vivre ainsi de mort jusqu'au néant fatal !
O la mort, la torture de ces opulences !
Rubans d'argent, lumières soyeuses, bijoux.
Dont les rayons ont d'inéluctables cadences
Et n'étincellent qu'en des temps fixes sur vous !
«O les bruits toujours semblables de ces joujoux
'Qu'ontles Grâces pour que l'esprit dorme, — et succombe!
(O les angoisses, tournoyant en cercles fous
ACHÈVEMENT DE l' ÉVOLUTION 273
Qui serrent Tavenir au centre de leur tombe !
L'Enfant épuisé, s'évanouit, pâle, et tombe...
Et lorsqu'il revécut — dormeur toujours voyant, —
Il se trouva le corps étendu devant l'âtre
Où se réjouissait un vrai feu flamboyant.
Toutes les Formes avaient fui ! mère et marâtre,
La Nature en avait délivré son théâtre
Avec le seul éclat d'un pur foyer vermeil. ' ' ' ,'
Et comme après la geôle de la nuit le pâtre
Laisse les chèvres s'éparpiller au soleil,
L'Enfant laissa les espoirs courir, du réveil.
Las 1 ô les doutes qui en sa tête confuse
Soufflent quand même et s'entendent pour le saisir ?
« Il n'est point de passé qui tout entier refuse
D'exalter et de combler le plus grand désir, »
Susurre comme une voix de l'avenir ;
« Ta souffrance est peut-être celle d'un malade
Qu'un trop jeune destin aura voulu punir?
Accepte guérison d'une agreste ballade
Qu'embaumerait encor le parfum de l'Hellade... »
Mais tandis que l'Enfant rénovait sa douleur,
Emergea, comme du foyer de la Nature,
Une âme qui s'évaporait de la chaleur.
Et ces mots bruirent : « Cherche une aube future:
C'est ton droit, et c'est ton devoir de créature ;
Sans remords, choisis ta forme de Vérité :
Il suffira que ton espérance soit pure !..,
Va, tu peux me croire, moi, la Sincérité,
La Mère primordiale de la Beauté ! »
1889.
t8
IV
AUTRES VERS d'uN NOMBRE PAIR
Antécédents historiques. — Décasyllabes ; poèmes : Là
Rédemptrice, — Quatorze syllabes : La Cheminée,
Dans notre étude historique de révolution du
rythme, nous nous en sommes tenu à Talexandrin,
parce qu'il fait le fond de toute la poésie française
depuis le xvi* siècle. Mais la variété du mouvement
naturel s'était de tout temps emparée des autres
rythmes pairs de dix et de quatorze syllabes,
comme des impairs de neuf, onze et treize syllabes ;
et cela peut être pour eux d'une aussi importante
conséquence.
Tobler ' nous rappelle qu'au moyen âge on ren-
contre les vers décasyllabiques non seulement
avec la césure ordinaire à la quatrième syllabe ac-
centuée, suivie ou non d'une atone, mais 1° à la
sixième syllabe, concurremment avec la césure
courante :
Moult deveroit -^ a ma dame desplairo
1. Le Vers franc, anc. et rnod,, p. 111.
ai
s.
s;
te
[1-
la
ACHÈVEMENT DE l'ÉVOLUTION â75
Se ceste amors m*ocist, -— bien l'en covaigne^ ;
Sî" à la troisième accentuée suivie d'une atone :
Ma iNTomes — se m*esl tournée à faillir
Ësp^Tiil — ce s*en est de moi alée ;
3* à la cinquième accentuée partageant le vers en
deux hémistiches» %insi que les œuvres de ce siècle
jen donnent des exemples nombreux ; 4° à de diffé-
rentes places comme en ces vers :
St dam — es et puche — les •! garchons.
Mes ho — mes ameroi — e loiataient.
Mes bon chevaliers — près de moi lenroie...
Bons copains — lors seroi - e loiantoMnt.
Comme encore, en ce vers de Froissart :
Quand je l'ai — à Torlo — ge comparée ^,
Si l'on songe que le décasyllabe jouait au moyen
âge le rôle de notre alexandrin, on voit que nos
C- 1. Il est curieux de remarquera quelle extrémité conduit la pure
méthode historique, car Tobler dit à propos de ce genre de vers :
< On fera mieux de les regarder comme des vers sans césure^
*C parce qu'il est contraire à la nature de la poésie sirophique de joindre
des vers de structure différente autrement que d'après un type déter-
miné. »(P. 113.)
Gomme si les formes rythmiques, en dépit de toute dérogation,
n*étaient p&s imposées par la force des groupements syntaxiques ! Ge
n^est pas la volonté du poète qui importe, mais les résultats indé-
' niables de son œuvre.
2. Le Vers franc,, p]^. 111, 112, tl3, 114, 115.
276 LE RYTHMB POÉTIQUE
vieux poètes, dans les moments où ils n'étaient pas
dominés par la tyrannie des préceptes scolaires,
avaient comme nous des heures de révolte et d'in-
dépendance qui les rapprochaient de la nature bien-
faisante.
L'accent oratoire peut donc distribuer dans une
succession de décasvUabes comme d'alexandrins
une grande diversité de groupes rythmiques, et ne
pas laisser se prolonger la fatigue d'une césura-
tion fixe. Mais, comme presque tous les groupe-
ments se ramènent aux divisions principales
4 — 6, 6 — 4, et 5 — 5, n'y a-t-il pas antagonisme
de nombres entre lés deux premières et la der-
nière ; on l'a voulu prétendre, bien à tort, en ana-
lysant des décasyllabes où la prédominance d'une
des coupes était, tout à coup, et pour un seul vers,
arrêtée par le nombre pair ou impair d'une coupe
nouvelle. — On connaît déjà par l'histoire de
l'alexandrin ce défectueux procédé qui n'a rien de
commun avec la suite des groupements rythmiques
telle qu'elle doit être entendue. Or il se représente
dans le décasyllabe les mêmes rapports de nombres
.que dans l'alexandrin ; il s'agit seulement de savoir
les allier entre eux par une conformité absolue
avec la pensée.
Nous espérons que les vers du poème suivant
peuvent répondre à cet idéal :
ACHÈVEMENT DE L 'ÉVOLUTION 277
LA REDEMPTRICE
La retraite d'éden mystérieuse
Où la pensée s'élève à la splendeur
Dans une floraison de tous nos sens,
C'est une grise bise qu'elle sent,
Et qui sur elle pa3se, dans les pleurs
D'une brume froide et mystérieuse...
Ames-Sœurs, Déesses, les habitantes
Sont ces riches d'extases créatrices
Que fécondent mots, lignes, ou couleurs,
Et pour exalter l'homme qui enfantent
Des formes de pensées consolatrices.
Mais ces Sœurs, immortelles inquiètes,
Qui peuplaient jadis, paraient la retraite
De mille et un petits dieux, leurs Enfants :
Les voici d'un mal stérile inquiètes.
Et du mal, tel des humains, nul défend
Leur pâle, faible et pâle géniture.
Toutes font un cercle étroit à l'Aînée,
Et la pressent, l'accablent de murmures :
« — Ah, sois donc clémente à nos destinées
Toi l'aïeule, Sœur-Mère de nos jours !
C'est par toi qu'a revécu la nature
Transfigurée en la chair de nos œuvres.
Et maintenant les chairs tristes sont veuves
De l'éclat dont les vêtait ton secours !
278 LE R YtHMK POETIQUE
Par toi, que nous divinisions les formes,
Les gestes que plus tes esprits n'émeuvent,
La vie enfin qui vivait de ta norme !
Ah rends-nous ton ineffable secours!
Tu vois comme elles vont mourir les œuvres ;
Ah rends-nous ton ineffable secours ! »
Et par la retraite mystérieuse
Où la pensée s'élève à la splendeur
Dans une floraison de tous nos sens,
C'est un tumulte au cercle grandissant
Et battant de ses voix la Reine-Sœur,
Qui reste sereine et mystérieuse.
— « Là, holà ! ô folles Sœurs bien-aimées,
Apaisez-vous au son de ma parole ;
Je vis aussi d'une attente pâmée
Où tout mon être et ses œuvres s'isolent.
Moi, la prime source unique, Tldole,
L'Ame, où toute âme concorde, votre âme,
J*ai soif comme vous d'être ranimée
Aux chants d'une source où fondra mon âme,
Moi, qui ne suis plus apte à vous guérir.
Mais j'avive encor mon espoir en flamme
Car je connais ce qui nous va sourire.
Loin de nous la folle angoisse trop lâche,.
Divine, et par trop merveilleuse tâche.
Est l'action de notre éternité.
Ah certes, que toujours nous fûmes lâches,
Jusqu'à moi, l'élue Déesse du Verbe,
Pour complaire aux moins insignes beautés,
De nourrir des joies qui rampent dans l'herbe
Nos beaux enfants asservis au péché !
ACHÈVEMENT DE iJÈMQUOntm 279
Nous avons péefaécaalie la lumière,
Vflbiaaie, ^ toujours chantante aux clairs yeux,
Tious avons péché contre la matière,
Mouvante, et toujours montante à des cieux*
Mais retenez Félan du désespoir :
Voici, des profondes brumes des cieux,
Pour que rien de nous par Thomme périsse.
Surgir, au courant des brises du soir,
La Sœur Tardive, ultime rédemptrice !
Voici Tâme qui pénètre dans tout,
Seule allège la nature physique :
Respirons là, mes Sœurs, guérissons-nous.
Ouvrez le cercle, et oyez la Musique ! »
Et par la retraite mystérieuse
Où la pensée s'élève à la splendeur
Dans une floraison de tous nos sens,
C'est comme un chœur de brises bruissant
Qui s'exhale en brumes des profondeurs
De la vie féconde et mystérieuse
VERS DE QUATORZE SYLLABES
Les vers de quatorze syllabes ne peuvent être
évidemment que d'un emploi rare, que des allon-
gements de mesure accidentels. Toutefois ils con-
viennent à certaines pensées lentes et graves ; et
des rythmes nerveux y peuvent jouer très bien.
280 LE RYTHME POJÊTIQUE
LA CHEMINEE
Libre et fier solitaire au ciel serein de la mansarde,
Il est Foiseau guetteur, aux plus hautes cimes deTarbre,
Des seuls réveil, nourriciers atomes en tournoîments.
Et c'est le soir ; et comme un feu qui meurt Torbe mourant.
Jusqu'à lui, en pâles fumées d'automne s'évapore...
Libre et fier, le grave solitaire est dans sa mansarde.
Son feu qui meurt d'une fauve lueur torture encore
La longue pensée où veut s'éteindre languissamment,
Où veut froidir Tangoisse d'infini qui le dévore.
Il est là : sa mansarde l'isole de tout vivant,
Dans une épaisse forêt de ces maisons citadines
Où la vie est comme sourde et ne peut atteindre au bruit*
Très haut perdue et très loin, la fenêtre, — d'où l'œil fuit
Que sur 1 es bleus glissoirs des toits mouillés parles bruines.
Que parmi des tuyaux décharnés comme bois d'hiver, —
La fenêtre, bien strictement close aux flèches du froid,
Isole des atteintes bruyantes le solitaire.
Et là, devant son feu, il songe, exalté comme un roi.
...Un cri le réveille en un sursaut du présent rêveur
Tombant tout à coup dans le silence de son foyer.
Avec un alanguissement subit de mélopée.
Plainte sifflante au long prolongement sourd d'un toueur.
Essieux grinçants, clapotis de trots misérables, trompes»
Se mêlent, et choquent leurs voix au cri du revendeur.
Ce sont des tumultes par bouffées soudaines qiii rompent
La paix d*orgueil, altière et douloureuse, mais profonde»
Où l'élévation s'était complue de son exil.
ACHÈVEMENT DE l'ÉVOLUTION 28i
O ces échos étouffés de cendre qui vont au cœur !
« Écoute-nous, entends Tappel de vie, ô solitaire,
Ton ciel résonnera toujours aux rumeurs de la ville ;
Ecoute ces appels d'en haut qui montent de la terre :
C'est trop en vain que tu crois échapper aux troubles vils*
La solitude doit être une halte au solitaire ;
Tout ciel est un immense écho de la rumeur des villes ;
Et sa sérénité s'abaisse aux fumées de la terre [viles. »
Pour mieux splendir dans le contact vaincu des choses
En réponse, Tordre impérieux de la conscience
Fit au solitaire vêtir le froc du voyageur,'
Et coiffant, d'un feutre à Fombre bonasse, son orgueil,
Il saisit le bâton léger dont son adolescence
Jouait hier en une allégrité de jeune marcheur.
Et brusquement franchit sa porte ...
Un long instant, du seuil ,
Son regard perce le crépuscule de la fenêtre.
Et malgré les dernières ombres, jusqu'aux toits pénètre
Où glissait en fuite vers de l'espace sa pensée...
O les regrets des douloureuses joies à délaisser !
Le guetteur n'est plus, du seul rêve, aux cimes de l'arbre :
Redescendu du faîte cristallin de sa mansarde.
Maîtrisant et guidant sa pensée à travers la houle,
Plus libre et fier, le solitaire est maître au sein des foules !
VERS d'un nombre IMPAIR
Ennéasyllabes : Hypostases. — Hendécasyllabes : Le mys-
tère passé. — De Vombre à la lumière. — Treize syl-
labes : U année de veille.
Le maniement des rythmes gouvernés par un
nombre principal impair obéit au même mouve-
ment, aux mêmes conditions de vie qu'avec un
nombre pair. On a seulement à observer des répé-
titions plus fréquentes et plus rapprochées des
'divers groupes rythmiques pour la plupart de ces
groupes, à garder à la strophe une plus particu-
lière homogénéité.
ENNÉASYLLABES
HYPOSTASES
C'est réblouissante Bysantine !
La Vierge dont le nimbe vermeil
Fascine de lumière divine,
Et nous tient, par le rêve, en éveil.
ACHÈVEMENT. DE l'eVOLUTION 283
Elle captive en ses basiliques
Noire brûlante dévotion :
Bientôt Tencens des chaudes suppliques
Voile sa transfiguration.
L'âme lors, par T extase égarée,
Ayant cru de ses bras agrandis.
Voir s'ouvrir le fluide empyrée,
Monté en un nuage au paradis...
Mais, c'est à peine qu'elle repose
En un ciel pur, subtil comme Fair :
Insensiblement, une chair rose
Semble l'inviter à prendre chair.
Il lui semble que des bras Tétreignent
Avec de grands gestes éperdus,
Que les soleils du nimbe la baignent
En l'or de cheveux roux épandus.
A terre, par degrés, la ramène
Un vague d'ambigu sentiment :
C'est la Vierge qui se fait humaine,
Se fait humaine, divinement !
Et tandis qu'une autre extase enflamme
L'être double qui s'épuise en nous,
— Pour la Vierge que n'est plus la Femme
L'âme se revoit seule à genoux !...
284 LE RYTHME POETIQUE
HEMDÉCASYLLABES
LE MYSTÈRE PASSÉ
Notre amour est à tous les cœurs proclamé !
Il le fallait ; injuste serait ma plainte,
Puisque ainsi s'affirme mon droit d*être aimé,
De vous aimer, sans honte ni peur, sans feinte.
certes ! je suis heureux d'être embaumé.
L'âme prise, en de si rares bandelettes.
Par un bonheur, qui presque, me fait éternel,
Auprès d'âmes, qui s'éparpillent, seulettes !
Que tous contemplent à notre doigt Fannel
Clair comme l'amour qui ceint d'or notre vie,
certes ! nous pouvons bien en être heureux
C'est un trésor de gloire que leur envie I
— Mais, ô chère jalouse, n'est-il pas affreux
De tant souffrir, chaque minute, par eux
Jusqu'au fond de la plus chère jalousie !
De jamais pouvoir vraiment s'appartenir
Dans le secret d'un libre intime avenir,
Sans que la foule, d'abord, en soit saisie,
Comme si deux jeunes êtres pour s'unir,
Ne puisaient toute la foi de leur vaillance
Qu'en la source vague de sa bienveillance !
Ne jamais être libres ! seuls possesseurs
Des baumes dont la vertu nous fait renaître
A la joie, à ses plus divines douceurs !
C'est qu'ils sont là, tous, à les vouloir connaître,
A s'approcher, à les presser de leurs doigts,
A profaner notre adorable mystère !...
Il ■--
ACHÈVEMENT DE L 'ÉVOLUTION 285
— O mystère ! où sont les heures et les mois
Où tu gardais en ton ombre solitaire,
L'albe nid, Talbe populeuse couvée
De notre âme et de Tespérance rêvée !
Comme, alors, notre amour vivait loin de terre,
Au plus haut des verts projets et du feuillage
Sous Tabri de notre seule conscience !
Bien inconnus, et sans autre voisinage,
Petits échappés à notre impatience,
Que nos propres désirs duvetés à peine,
Nous vivions d'une paix, alors souveraine.
Et notre empire s'étendait libre encore,
Notre vierge pensée occulte était reine
En l'infini de tout ce qu'une autre ignore...
Ainsi, nul ne nous subjuguait que nous-mêmes
Et nous pouvions nous croire des créateurs !
— Mais, nous les reconquerrons ces biens suprêmes
Malgré tous, et sur de nouvelles hauteurs,
N'est-ce pas, libre enfant que j'aime, qui m'aimes ?...
DE L'OMBRE A LA LUMIÈRE
(Suite d*éveDtail8 japonais)
I
C'est la nuit, la lune froide, l'eau dormante,
Et la peur des roseaux sombres, tout autour...
Là pourtant, un blanc vol glissait d'âme aimante
Lorsque a fondu l'étreinte âpre du vautour.
LE RYTHME POETIQUE
L'âme emportée, invisible, au ciel de neige,
Trois corbeaux suivent sa trace dans les airs ;
Et le vent fait un sinistre manège,
Sous la lune, au fond des nuages déserts.
Mais échappée h l'horreur du ciel livide
An vautour, à tous les corbeaux, & la mort,
Elle revoit une aube rose, et le vide
De l'eau très vague, avec des pécheurs, au bord..
IV
C'est la vie, après la nnit et les secousses,
Dans le vague d'un rose assoupissement ;
Avec ses clartés roses, jaunes et rousses,
C'est la vie aux chrysanthèmes d'un moment.
On revit dans des aubes fraîches, si douces,
Que bientdt le bleu de vos illusions
Y fait s'épanouir dans les lueurs rousses
De plus larges fleurs, des fleurs de visions.
VI
Puis, la réalité vous prend : l'on espère
Pouvoir la vivre, et crûment vivre, en plein jour ;
On veut rire, et près de quelque réverbère
S'oublier dans la grimaoe de l'amour.
&-.^iSFÇi»-^
ACHÈVEMENT DE l'ÉVOLÛTION 287
VII
Ce n*est point par le rire que la souffrance
Fait florir Toubli de sa damnation :
Que Tâme germe en des semis d'espérance
Jetés au champ rouge de la passion !
VIII
Que l'âme monte aux plénitudes sereines
D'un azur mat, calme et pâle, ou transparait,
En de songeuses paix d'esprit souveraines,
Par délicates lueurs, un pur secret!...
IX
Que surtout, soit au bonheur des fières âmes,
Loin des ciels ou des labouri^ de tout éveil,
Le champ unique : l'or éclatant des flammes
Prises à la source même d'un soleil !
X.
Et lorsque est trouvé l'astre : ô Toi, le domaine
Du renouveau dernier si gaîment neigeux,
C'est d'abord une ivresse folle qu'amène
Le splendide triomphe ailé de nos jeux.
XI
C'est enfin la définitive conquête
D'un royaume avant tout autre étincelant,
Par un vol d'âme fixe, en un ciel de fête
Que dore notre seul éblouissement !
^8 LE RYTHME POETIQUE
VERS DE TREIZE SYLLABES
L'ANNEE DE VEILLE
Passe un soufle : et le pollen d'amour baise les fleurs ;
Il suffit, pour que les oiseaux s'aiment, des chaleurs,
Par les primes aubes d'avril, un temps, allumées.
Passe un réye : et de subtiles âmes sont aimées ;
Il suffit, pour qu'aiment tous les êtres, d'un désir,
Rêve, souffle chaud, qui viennent, un temps, les saisir.
Il suffit au péril des amours le vent qui passe..»
O ces amours ! ô les jouets de l'air dans l'espace !
Jouets que la brise a d'une aile molle enfantés,
Pour un rêve, inconscient esclave des étés.
Les élus ne savent pas voir que leur jouissance
Est un acte, en dépit d'eux-mêmes, d'obéissance
Envers les tyrans que sont les aveugles instincts.
Formé par le caprice des plus vagues destins,
Leur bonheur est d'une bien légère nourriture
Car c'est un fruit qui n'est point l'œuvre de leur culture !
— Mais nous, dès qu'une tendre brise eut porté vers nous
Les germes d'un amour subit, infiniment doux,
Réprimant toute confiante ardeur souveraine,
Nous eûmes soin d'éprouver en nous la bonne graine.
De Tenfouir dans les labours profonds de nos cœurs.
Et d'attendre, —avant denousproclamer des vainqueurs.
ACHÈVEMENT DE l'ÉVOLUTION 289
Alors anxieux, bien qu'avec la foi d'un apôtre,
Chacun veillait aux récoltes futures de l'autre...
O la splendeur de nos victorieuses moissons,
Toutes deux pareilles, et sous les mêmes frissons
Roulant des vagues de plein bonheur et de lumière !
Nous aurons nourri, maintenant, notre vie entière.
Pour n'avoir pas vu dans l'amour qu'un fruit de hasard,
Et — malgré la cruelle attente, la maigre part
Faite aux vœux de tous nos désirs de prompte allégresse
Par plus d'un an d'un lent examen dans la tendresse, —
Pour avoir voulu plus longtemps aimer que des fleurs,
Et d'un long penser mûrir la moisson de nos cœurs !
19
VI
LE VERS LIBRE
Poème : L'Avenue
On est loin, très loin, d'avoir donné dans les pré-
cédents chapitres toutes les combinaisons de
rythmes possibles. On n'a cherché qu'à fournir
quelques exemples de ce que pouvaient être des
séries de vers (fussent-ils à rimes plates, et clas-
siques dans leurs développements harmoniques),
libérées de toutes les sujétions dont elles souf-
fraient autrefois.
On n'a surtout pas pu faire remarquer de quelle
importance infinie étaient ces nouvelles succes-
sions de rythmes pour le renouvellement de la
richesse strophique.
Il reste à savoir comment peut s'acquérir un
nouveau vers libre. Nombre de phénomènes par-
ticuliers seraient à noter pour la mise à bien de
ce genre de composition : ils ressortiront du
poème qui va suivre. Qu'il suffise d'observer (car
on sait que tous les dilTérents rythmes d'un mètre
ont leurs types correspondants proportionnels dans
ACHÈVEMENT DE l'ÉVOLUTION Î91
toutes les diverses mesures métriques), que le
poète a moins à s'inquiéter de la succession des
diverses mesures que de celle des différents petits
rythmes.
L'AVENUE
L'avenue, comme un lit de fleuve aux berges plates,
Entre des pentes aux gazons fins et miroitants,
Etjusqu'auxbois, aux lignes là-bas, de mers lointaines,
Entre des arbres, et des corbeilles écarlates.
L'avenue, tel un cours de fleuve intermittent,
Roule et roule les sombres flots de ses ondes humaines.
Et sur un haut peuplier
On voit l'éclair scintiller
D'un hochement de queue fugace :
La pie jacasse,
De l'aube au soir, sur ces ondes humaines,
— Quand l'aube encore agrémente ses traînes
Des plus fixes joyaux des lourdes nuits,
Et jusqu'à l'heure où le jour triste tombe en peine...
La pie jacasse
Sa voix poursuit
Tous les menus piétons
Qui passent, passent, passent ;
Dindes, dindes, dindons !
292 LE RYTHME POETIQUE
Sa voix poursuit
Les flots passants
Des groupes d'âmes basses
Qui vont, qui vont, qui vont,
Dans tous les sens
Du souffle versatile et du mesquin esprit.
La pie jacasse.
Sa voix aigre poursuit
Les hautains cavaliers
Aux éclairs de cravache et d'acier,
Qui piaffent, caracolent et partent.
Et qui partent.
Intrépides danseurs d'étriers !
Intrépides !
Et fendeurs, et brûleurs du vent fol.
Fracassants, ils dévorent le sol.
Dans l'écume et la joie, dans la gloire du vide !...
La pie jacasse.
Mais nuls des piétons, nulles des beautés
Aux courts petits pas vifs de vanité
Qui passent, qui passent ;
Nuls des cavaliers.
Courses sur courses trop folles !
Ni des amazones,
Croupes sur croupes trop folles !
Nuls des voitures,
Bien étalés
Dans une ouverte suffisance,
Ou renfoncés
En des boites de somnolence ;
Nuls, nuls des flots qui passent,
N'entendent la piquante voix des roses,
La pie jacasse !
N'entendent la moqueuse voix des choses !...
ACHÈVEMENT DE l'ÉVOLUTION 293
— « O les fous ! ô quelle ivresse d'imprudence
Vous incite à entr'ouvrir le flanc des cités
A nos conquérantes semences !
Que le dire d'arbre agité
Au sens des brises d'ironie,
Que le dire de fleurs aigries x
Par l'esclavage des corbeilles - '
Vous fasse ouïr des horoscopes mérités,
S'il peut pénétrer vos oreilles :
« O les fous ! ô les malheureux qui dressèrent
L'édifice en dominateur de nos cimes !
Qui firent un quai, au fleuve, un long quai de pierres,
Où sont tristement, nos fleurs et nos vertes ombres
Contraintes de sourire à vos ondes infimes !
Votre salut était notre ombre.
En des palais, bas sous nos branches,
Nos branches, aux niains protégeantes
Tendues sur des murs qui ne montent
Qu'en accord d'harmonie avec l'être,
— Qui s'arrêtent.
Sans orgueil, comme à genoux sous nos branches,
Mitoyens dçsjjgjils et doux mystères des branches,
En union avec toute la vie des moindres êtres...
« O les fous ! par quelle ivresse d'imprudence
Vous êtes-vous condamnés !
Votre audace humilie trop nos destinées
Jusqu'en des murs mal ornés
De nos souffrances.
Car luira, infaillible, un soleil de vengeance !
Avant ce jour, longtemps,
Comme stérilisés sous l'embrun des poussières
Qu'auront soulevé vos torrents.
/
294 LE RYTHME POETIQUE
Nous prendrons des altitudes grises de pierres ;
Tellement,
Qu'il vous viendra de notre expansion l'oubli
Et laisserez vos émondoirs fichés en terre I
C'est alors, que nous croîtrons sans cesse de votre oubli,
Oh, sans cesse ! — jusqu'à l'éclat du châtiment!
« Et voici :
Telles que de noueuses vipères, —
Courent^ et surgissantes s'êïïTuient
Les racines à fleur de terre.
/ "Leurs sournoises poussées
- Ont l'avenue crevassé,
Et tous les nœuds se sont dressés
En pièges,
Pour quelque sûre entrave aux sabots de vos bêtes !
- Plus d'éclairs de cravache et d'acier !
— La nature se fait tempête ! —
Ni vains trotlis de petits pieds !
Mesquins piétons et hautains cavaliers
Tombent aux pièges...
a les amazones :
Chutes sur chutes plus folles !
O les voitures :
Les pièges serrés
Cassent et cassent les jantes,
Et les gros orgueils des chairs suffisantes !
« Les mousses se collent en ventouses
Au front sculpté des monuments ;
Les herbes échappent aux pelouses
Pour mieux disjoindre les ciments ;
»
i
ACHÈVEMENT DE l'eVOLUTION 295
Et comme attendu complice, le vent
Aide d'un coup leurs forces patientes,
Tout bientôt s'écroule
Roule et roule
ËtmeurL....
Meurent pour avoir cru vivre de mouvement.
Et du vide et du bruit de leur seul mouvement.
Les ondes humaines !
Tandis qu'au lit du fleuve un triomphe de fleurs
Déborde, et de ses vagues en grappes entraîne
Dans une abondance infinie du Rêve^
— Là, où périrent vos tristes flots, t-
La victoire de nos couleurs !
« Rieuses d'étouffer, les fleurs,
Leurs fausses téméraires sœurs
Qui croyaient vivre aux plis des robes, des chapeaux ;
Soudain, leur rire penche, et pleure :
Elles ont vu sous l'onde de leurs trames
Luire et onder, pâles corolles d'eau.
Les yeux des bêtes et des femmes,
Si doux des bêtes et vagues des femmes.
Luire d'humaines corolles d'eau...
Et leur bonté pleure
De voir ainsi briller jusqu'en la mort
Tant d'inconscience du sort! »
CONCLUSION
Au terme de cette étude, nous espérons éclatante
l'évidence des principes d'unité comme de variété
qui, traditionnels et scientifiques à la fois, l'ont sou-
tenue ; — qui permettront de croire assurées, lorsque
sera éclaircie la question de la valeur réelle des
syllabes, les fondations d'un ordre nouveau.
L'on est redevable à la tradition de l'intégrité
du nombre principal qui, selon d'irréfragables lois,
donne l'unité. A la nature, aux plus simples et aux
plus larges lois naturelles, l'on doit être reconnais-
sant de la liberté qu'elles ont opposée, peu à peu
victorieusement, à l'arbitraire, à la stérilité d'un
dogme primitif. Nous en avons développé les con-
séquences fatales ; et les richesses de la variété
s'en peuvent accroître.
Il faut que les temps ne reviennent plus oii l'im-
^ pertinence d'un Stendhal avait une certaine raison
l de dire : « Les vers furent inventés pour aider la
♦ mémoire. Plus tard on les conserva pour augmen-
ter le plaisir par la vue de la difficulté vaincue. »
C'est que les vers maintenant ne doivent plus
être des puérils tours de force de rythmes symé-
triques; ou même des endiguements entre des
quais massifs souvent débordés de fuyantes ondes
incertaines. Sans que cela tue notre admiration et
CONCLUSION 297
notre respect pour les beautés artificielles des
canalisations ingénieuses, pour la merveilleuse dis-
cipline de ces jeux d'eau dont Foriginalité gagnera
même à n'être plus imitée, voici que d'apparence
infinie les rythmes des mètres vont jusqu'aux
espaces d'un océan ! Semblables et divers en leurs
périodicités inégales, ils se pressent ou s'alentissent,
ils roulent ou ondoient à tous les souffles de la pen-
sée. L'heure est tantôt berceuse d'une paix de rêye^
ballottée d'inquiétudes et de caprices, irritée, hale-
tante sous les tourmentes de la douleur : les ondes
du rythme poétique sont libres de subir toutes les
influences, et nos oreilles de percevoir les moindres
frémissements de leurs conflits. Il n'y a plus d'obs-
tacle à la nature ; il n'est pour elle d'autre férule
que celle qu'elle tient de ses conditions d'existence.
L'étendue de cette confiance nouvelle nous
amène à un ferme espoir en l'avenir d'une musique
poétique déterminée. Linguistes et poètes (sans
compter les philosophes, les esthéticiens) ont riva-
lisé de désespérance sur la fortune d'une langue
particulière à la poésie, quelque dépendante qu'elle
soit du langage ordinaire.
Pour les philologues, c'est une langue morte,
dont la culture n'est qu'une œuvre de lettrés fan-
taisistes sans grande conséquence, et qui n'a plus
298 LE RYTHME POETIQUE
guère sa raison d'être, « puisque les causes qui
avaient fait naître la formation poétique n'existent
plus, puisque aux époques savantes de la littérature
grecque et latine, de même que de nos jours, elle
n'est plus chantée comme dans le principe, puisque
récriture est d'un usage journalier, et qu'on n'a
plus besoin pour se rappeler les paroles d'un dis-
\ cours de les soumettre à un rythme déterminé
\ d'avance* ». Mais il n'est pas difficile de répondre
qu'après ces causes disparues une dernière est
demeurée, demeurera toujours vivante : le besoin
visible à toutes les époques, chez tous les peuples
et les individus, de transcrire ou d'entendre leurs
chagrins ou leurs joies en une musique précise,
particulière, fournie par les éléments, communs à
tous, de la parole. L'homme se plaît à vivre, con-:
sole, dans les souvenirs de sa vie même. Et la poé-
sie est raffinement suprême des souvenirs ou des
exaltations dont il retrame son existence. Rendue
plus sensible par une forme d'expression qui lui soit
propre^ elle peut, mieux qu'aucun des autres arts,
permettre à l'homme de (revivre la vérité selon le
désir du rêve. La poésie et sa forme spéciale sont donc
des manifestations fatales de la vie. Du plus simplet
poème populaire au plus haut lyrisme, il n'y a que
des différences de degrés dans l'ascension d'une
1 Met. liât., p. 187.
CONCLUSION 299
échelle unique. La fin des primes causes utilitaires
ne ruine en rien la force de la nécessité d^un rythme
poétique. Il suffit que ce rythme soit de temps à
autre retrempé aux sources naturelles.
Les poètes, eux, ne sont pas sérieux lors-;
qu'ils désespèrent de leur art, comme ce pauvre \
Tellier en conclusion d\m livre sur les poètes con- .
temporains. Ils se plaignent qu'on ne les lit plus ;
ils prédisent qu'on les lira de moins en moins, qu'au
XX® siècle poètes et vers seront du domaine archéo-
logique. C'est pitoyable! Les foules ne peuvent se
soucier des poètes ; elles préféreront toujours des
petits vins d'un cru anonyme dont la poésie est à
leur portée et à leur guise. Quant à l'aristocratie
intellectuelle, il ne faut pas lui demander les bien-
faits du nombre, et de ce manque d'une multitude
empressée à l'appas des œuvres, croire la poésie
moins active.
Il est entendu que la poésie ne nourrit pas le
poète; mais quand l'a-t-elle nourri? Elle n'a
jamais été une nourriture, une alimentation de vie
matérielle, mais une essence, mais cette coupelle
de liqueur dont on spiritualise son repas au dessert !
De ce qu'on n'achète pas cette boisson par futailles,
de ce qu'on ne l'épuisé pas en de grandes coupes,
son action n'en est pas moins intense et prolongée.
Dans les époques qui nous semblent les plus
favorables aux poètes (et cela par une illusion d'op-
300 LE RYTHME POETIQUE
tique historique, car on oublie combien était res-
treint le cercle des cours amoureuses d'art et dis-
tributives de renommée) la poésie n'a jamais eu
que quelques fervents comme lecteurs. En eux
seuls, la gloire des poètes éclatait, pour ne s'étendre
que par pénétration lente, et souvent tout indi-
recte, jusqu'aux échos populaires.
Il en est de même de nos jours. Et les poètes ont
moins que jamais raison de se plaindre, car à des
signes multipliés on voit les esprits intellectuels, les
amants de sentiments simples et sincères, les cher-
cheurs de sensations raffinées, se détacher de leurs
anciennes attractions (vers le roman, par exemple,
cette diffusion trop souvent puérile, séductrice
d'imaginations encore en enfance), pour graviter
autour de la condensation supérieure d'idées,
d'émotions, de formes que peut être le^poème.
L'avenir n'est plus aux festins orgiaques d'une prose
grossièrement riche et abondante, mais à l'extase
d'une ivresse profonde contenue en deux doigts
d'une eau de feu.
Et pour y atteindre — étant donnée avant tout
une âme de poète virginalement originale, et la
possibilité d'une haute vision personnelle (le dire
s'impose en conclusion d'un livre de technique), —
pour y atteindre, il n'est pas trop d'une science du
rythme ne laissant rien perdre des sucs de la nature.
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Introduction 1
PREMIÈRE PARTIE
Nécessité d'un renouyellement dans notre lythme
poétique 11
I. — Raisons fondamentales
Les lois naturelles; — de Thabilude; — de la variété;
— de la variété par évolution 12
II. — Raisons artistiques générales
Les arts et la poésie le plus complet des arts. — Pour-
quoi la poésie cependant reste inférieure à chacun
des autres arts dans Tintensité de l'impression totale
que laisse la communication d'œuvres successives. —
Imperfections du rythme 21
III. — Baisons artistiques particulières
Insuffisance rythmique des poèmes à formes variées,
(les strophes, les mètres, les rimes) ; — des vers libres. 33
IV. — Raisons sociologiques
Aspirations de collectivités inconscientes et conscientes
pour un rythme non symétrique et pourtant percep-
tibles ; — pour des formes d'art peu rigoureuses 41
Conclusions. — Le rythme du vers principal, l'alexan-
drin, peut satisfaire à la loi de la variété par évolution. 44
302 TABLE DES MATIÈRES
DEUXIÈME PARTIE
Évolution historique du rythme. — Son inachèvement
par le vers dit « romantique » 51
LA ni'N.USSANCE DE L'ALKXANDUIN
1. — De Ronsard a Racine
Structures diverses de Talt^xandria primitif. — Le vers
de Ronsard (n'a rien rythmiquement du vers roman-
tique) ; — de Régnier et de Malherbe (similitude de
certaines règles métriques de Malherbe et de Banville) ;
— de Boileau (son influence déprimante); — de
Racine (achèvement parfait de l'évolution première). 56
II. — De La Fontaine a Victor Hdgo
•■"'•• -
Le vers de La Fontaine (abondance des variétés rylh-
.miques rencontrées par accident chez tous ses pré-
décesseurs ; — Tenjanibement) ; — d'André Chénier
(son alexandrin est presque rythmiquement le môme
que celui de Racine) ; — de Victor Hugo (le vers
romantique n'offre pas un nouveau caractère ryth-
mique). 74
iil — lixsdfflsance de la variété rythmique dans
l'alexandrin régulier
La diversité des accents ne peut pas faire disparaître
l'uniformité du rythme 92
IV. — Les rythmes « ternaires »
Analyse erronée des ternaires^ par Th. de Banville. —
r harmonie, ^numérations analytiques des priii-
cipau^L rythmes ternaires : — A. Formules concor-
dantes; — B. Formules discordantes. — La valeur
des rythm es ne dépend pas de la mesure : différences
entre la mesure et le rythme 100
■• •- 1^ ^ »^— -I
TABLE DES MATIÈRES 30:i
V. — Causes particolières de l'imperfection et de
L*INSDFFISANGE DU RYTHME DANS LE VERS ROMANTIQUE
L'enjambement, règle mère de toute la versification
romantique. — Les ternaires trop peu nombreux et
trop accidentels 432
Conclusion 140
TROISIÈME PARTIE
Évolution rythmique. — Les tentatives contempo-
raines 145
LES DEUX COURANTS DU « PARNASSE t>
I. — Après Hugo, Théodore de Banville, ses préceptes,
LEUR influence
Conquêtes rythmiques insignifiantes. — La rime riche
et Tenjambement ; perte de l^unité, résultat arythmi.^
que 148
IL — Paul Verlaine
Eclosions précises de variétés rythmiques nouvelles :
alternances et successions diverses de rythmes ter-
naires ; — transition. — Les vers proses. — Les
rythmes boiteux : histoire et rénovation 155
IIL — Après Verlaine. — Le mouvement réformateur :
première phase
Les novateurs relèvent de Banville, non de Verlaine. —
De 1884 à 1889 : œuvres diverses ; contradictions des
œuvres et des théories 179
IV. — Le mouvement réformateur : deuxième phase
Conclusion et conséquences suprêmes des théories de
Banville : principale s théories des nova teurs. — La
prose et la forme métrique. — Rythmes (îè pï*ôse e
TDëPè libre s, — Les laisses rfjlhmiques de MM. Henri
[è Régnier et Francis Viélé-Griffin. — L'esprit scien-
tifique et les théories nouvelles 188
Conclusion 193
304 TABLE DES MATIERES
QUATRIÈME PARTIE
Achèyement naturel de réyolation rythmique. —
Méthode et poèmes 231
MÉTHODES NE PAKTICIPANT PAS DE L'ÉVOLUTION : LEUR
EMPIRISME
I. — Lois prinqpales
La variété du rythme dépend des successions diverses
des petits groupes rythmiques les plus proches de
TuDité. — Force déterminante de Yaeeent oratoire :
logique et pathétique. — Nécessaire intégrité d'un
rythme principal. — Alternance des accents forts et
faibles. — Loi de répétition 239
II. — Quelques adjuvants du rythme
La valeur réelle des syllabes. — Rimes et assonances.
— L'hiatus 2o5
III. — Vers d'un nombre pair. — L'alexandrin
Les théories et la pratique. — Poèmes : Scrupules. —
La Saint- Jean. — Le Portrait. — La Ronde
d angoisse 265
IV. — Autres vers d'un kombre pair
Antécédents historiques. — Décasyllabes : La Rédemp-
trice. — Quatorze syllabes : La Cheminée 274
V. — Vers d'ulX nombre impair
Ennéasyllabes : Hypostases. — Ilendécasyllabes : Le
Mystère passé. — De VOmbre à la Lumière. —
Treize syllabes : L'Année de Veille 282
VI. — Le vers libre
Poème : L'Avenue 290
Conclusion 293
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