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Full text of "Quinze lettres de Richard Wagner"

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QUINZE  LETTRES  DE  RICHARD  WAGNER 


ŒUVRES  DE  W  Eliza  WILLE,  née  SLOMAN 


Der  Sang  des  fremden  Sàngers. 
(Chant  du  poète  étranger,  fantaisie.) 

Hamburg,  Hoffmann  und  Campe,  1835. 

Dichtungen  von  E.  Sloman. 
(Fictions  poétiques.) 

Hamburg,  Hoffmann  und  Campe,  183G. 

Félicitas  (roman  en  deux  parties  . 

Leipzig,  F.- A.  Brockhaus,  1850. 

Johannes  Olaf  (roman  en  trois  parties.) 
Leipzig,  F. -A.  Brockhaus,  1871. 

Stilllehen  in  bewegter  Zeit. 

(Vie  calme  dans  des  temps  agités  ) 

Leipzig,  F. -A.  Brockhaus,  1878. 

Fûnfzehn  Briefe  von  Richard  Wagner,  nebst 
EHnnerungen  und  Erlàuterungen. 

(Quinze  lettres  de  Richard  Wagner,  accompagnées  de 
souvenirs  et  d'éclaircissements.) 

Deutsche  Rundschau,  Februar  und  Marz  1887. 


REL     SEP  1  6 1974 


Quinze  Lettres 


de 


Richard  Wagner 


ACCOMPAGNEES    DE 


SOUVENIRS  ET  D'ECLAIRCISSEMENTS 

PAR 

Eliza  WILLE,  née  SLOMAN 

Traduites  de  l'allemand  par  Augusta  STAPS 


BRUXELLES 

IMPRIMERIE    VEUVE    MONNOM 

32,  rue  de  l'Industrie,  32 

1894 


^  I  61^^ 


w^ 


Tous  ceux  qui  ont  lu  ce  petit  livre  dans  la 
langue  originale  en  ont  éprouvé  une  jouissance 
si  pénétrante  et  si  complète,  que  j'ai  cru  faire 
chose  utile  en  le  rendant  accessible  au  public 
de  langue  française.  Il  appartient  aux  œuvres 
nombreuses  qu'a  suscitées  et  que  suscitera  sans 
cesse  le  nom  magique  de  Wagner,  mais  il 
occupe  une  place  spéciale  dans  cette  merveil- 
leuse bibliothèque,  sa  valeur  étant  toute  psy- 
chique; ce  n'est  pas  sur  la  scène  qu'il  nous 
montre  le  drame,  dans  le  superbe  épanouisse- 


ment  de  la  fusion  de  tous  les  arts  parvenus  à 
leur  degré  suprême  d'intensité,  le  drame  est  dans 
l'âme  même  du  maître,  dans  la  phase  doulou- 
reuse et  fatale  du  sentiment  et  de  la  sensation 
purs  ;  c'est  le  dedans  qu'il  éclaire  et  l'homme 
s'en  dégage  avec  sa  puissante  originalité  et 
son  naïf  abandon,  avec  ses  contradictions  et  ses 
faiblesses,  ses  impatiences  et  ses  colères,  ses 
grands  élancements  vers  ce  que  le  vulgaire 
appelle  l'impossible  et  ses  lourdes  chutes  de 
l'illusion  dans  le  réel,  l'homme  que  l'immensité 
de  ses  aspirations  et  l'acharnement  du  sort 
revêtent  en  ce  moment  d'une  grandeur  tragique 
et  rendent  si  semblable  à  quelqu'un  de  ses  héros. 
—  Lui  aussi  n'a-t-il  pas  lancé  un  fier  défi  aux 
puissances  établies,  n'a-t-il  pas  à  lutter  contre 
une  mer  furieuse  et  tous  les  ports  ne  lui  sont-ils 
pas  fermés?  Pour  que  sa  voie  soit  libre  et  qu'il 
puisse  aborder  en  la  terre  de  son  Désir,  il  faut 
qu'un  miracle  se  fasse  !  —  Ce  miracle,  l'amour 
le  fait  deux  fois  pour  lui  :  la  faveur  et  le  dévoue- 
ment d'un  roi  l'enlèvent  par-delà  les  tempêtes 
dans  le  ciel  de  ses  rêves  et  donnent  la  paix  à 


l'artiste  ;  l'amour  et  le  dévouement  d'une  femme 
donnent  à  l'homme  le  repos  et  le  bonheur. 
L'amie  dévouée  à  qui  Wagner,  dans  un  sen- 
timent d'ardente  gratitude,  adressa  ces  lettres 
et  qui  les  a  publiées  «  afin  que  d'autres,  à  leur 
tour,  aient  part  à  ce  qu'elles  contiennent  de 
vraiment  bon  et  partant  de  vraiment  émou- 
vant »,  M™®  Eliza  Wille  eut  au  plus  haut  degré 
le  don  de  la  sympathie.  C'est  cette  flamme 
divine  qui  a  rendu  sa  longue  vie  si  harmo- 
nieuse et  si  féconde,  qui  a  fait  de  son  foyer, 
plus  encore  peut-être  que  les  lumières  de  l'in- 
telligence, un  centre  béni  où  tout  ce  que  Zurich 
a  compté  de  célébrités  nationales,  tout  ce  qu'il 
a  vu  passer  de  célébrités  étrangères,  est  venu 
s'asseoir  tour  à  tour;  c'est  cette  puissance  de 
vivre  en  autrui  qui,  rayonnant  plus  loin  encore, 
s'est  répandue  dans  ses  livres  avec  un  charme 
profond  et  bienfaisant.  Morte  récemment  à 
Mariafeld,  au  bord  du  lac  de  Zurich  (23  décem- 
bre 1893),  elle  était  née  à  Itzehoe  (Holstein)  le 
9  mars  1809.  Son  enfance  avait  été  bercée  par 
les  fiers  accents  de  la  guerre  de  l'Indépendance  ; 


elle  en  conserva  toute  sa  vie  le  souvenir,  avec 
une  conscience  très  haute  de  la  justice  et  du 
devoir,  une  foi  inébranlable  en  la  nécessité  de 
leur  triomphe  final  et  un  irrésistible  élan  vers 
tous  ceux  qui  revendiquent  leurs  droits  mécon- 
nus, exilés  politiques,  proscrits  dont  elle  vit  si 
souvent  défiler  le  sinistre  cortège,  opprimés  de 
toutes  sortes  ayant  à  lutter  contre  quelque  ini- 
quité sociale  ou  politique. 

Ce  sont  ces  nobles  sentiments  qui  forment  en 
quelque  sorte  l'atmosphère  morale  des  œuvres 
de  M"^^  Wille,  mais  ce  clair  et  judicieux  esprit 
de  femme  était  trop  loyal  envers  lui-même  pour 
ne  point  observer  avec  une  égale  fidélité,  à  côté 
des  grandeurs  de  la  nature  humaine,  ses  fautes 
et  ses  petitesses  caractéristiques.  «  C'est  de  con- 
trastes et  de  contradictions,  de  la  multiplicité 
des  impressions  et  des  expériences  disparates, 
de  beau  et  de  laid,  d'une  part  de  vérité  et  d'une 
autre  part  d'excentricité  que  se  forme  notre 
originalité",  dit-elle  excellemment  d'elle-même: 
il  y  a  de  tout  cela  dans  le  monde  complexe  qu'elle 
a  créé  et  qui  surgit  avec  d'autant  plus  d'inten- 


site  devant  nous,  que  le  style  de  M"^  Wille,  tou- 
jours simple  et  expressif,  s'élève  parfois  à  une 
pureté  et  une  concision  vraiment  classiques. 
Telle  page  que  lui  a  suggérée  la  mer  du  Nord, 
la  terre  désolée  des  Halligen,  avec  quelque 
simple  et  primitive  figure  se  profilant  sur  ces 
horizons  lourds  et  bas,  est  aussi  grandiose  et 
aussi  suggestive  pour  l'esprit  que  tel  tableau  de 
Mesdag  ou  d'Israëls.  Quant  à  sa  magistrale 
description  de  l'incendie  de  Hambourg,  la 
flamme  poursuit  le  lecteur  haletant  de  rue  en 
rue,  de  canal  en  canal,  le  ciel,  la  terre  et  l'eau 
l'enserrant  peu  à  peu  dans  un  gigantesque 
brasier.  (Johannes  Olaf.) 

Le  professeur  Lazarus,  saisi  d'admiration 
pour  cette  riche  nature  si  harmonieusement 
développée  et  se  renouvelant  jusqu'à  la  vieil- 
lesse toute  blanche,  a  dit  d'Éliza  Wille  que  «  ce 
fut  une  des  femmes  les  plus  remarquables  du 
xixe  siècle  » .  Nous  y  associerons  le  souvenir  de 
Wagner  et  de  son  calvaire  qu'elle  l'a  aidé  à 
gravir  et  nous  n'oublierons  pas  cette  parole 
qu'il  lui  écrivait  en  septembre  1864  :  «  Quand 


8 

j'en  étais  en  quelque  sorte  arrivé  à  être  congé- 
dié par  tous  mes  vieux  amis,  vous  seule,  à 
parler  franchement,  vous  croyiez  encore  en 
moi.  » 

Le  traducteur. 

Novembre  1894. 


QUINZE  LETTRES  DE  RICHARD  WAGNER 

ACCOMPAGNÉES  DE 

SOUVENIRS  ET  D'ÉCLAIRCISSEMENTS 

PAR 

Eliza  WILLE,  née  SLOMAN 
Traduites  de  l'allemand,  par  Adgusta  STAPS 


I.  —  INTRODUCTION 

Voilà  déjà  quelques  années  que  des  amis 
enthousiastes  de  Richard  Wagner  m'exhortent 
à  ne  point  considérer  comme  exclusivement 
miennes  les  lettres  du  Maître  dont  les  œuvres 
parcourent  triomphalement  le  monde  et  m'en- 
gagent à  les  préserver  des  risques  de  la  des- 
truction ou  de  la  dispersion  en  les  confiant  à 
la  garde  de  la  nation. 


dO 


Le  Musée  Wagner[à  Bayreuth  serait  évidem- 
ment un  reliquaire  digne  de  ce  trésor,  mais  le 
culte  des  reliques,  les  fouilles  faites  dans  la 
poussière  à  la  recherche  de  quelques  ossements 
morts,  les  collections  d'autographes  et  d'objets 
touchés  par  des  mains  augustes  ne  sont  guère 
de  mon  goût  :  ce  ne  serait  là  qu'un  refuge.  C'est  ' 
dans  la  plénitude  de  la  vie  qu'agit  et  souffle 
l'esprit  de  ces  maîtres  qui,  travaillant  en  créa- 
teurs, imprimant  la  forme  en  artistes,  ont 
vaincu  la  mort  et  l'anéantissement.  Leurs 
œuvres,  qui  appartiennent  au  monde,  sont  les 
propagateurs  de  leur  grandeur. 

J'ai  laissé  ces  exhortations  mûrir  en  moi  : 
maintenant  qu'arrivée  à  un  âge  avancé,  je  mets 
de  l'ordre  dans  mes  papiers,  relisant  et  brûlant 
ce  qui  a  été  confié,  non  pas  à  d'autres,  mais  à 
moi  seule,  afin  que,  sous  le  sceau  d'un  consen- 
tement tacite,  ces  confidences  meurent  d'une 
noble  mort,  maintenant  je  fais  recopier  celles 
d'entre  lesUettres  de  Wagner  qui  se  rapportent 
à  quelque.fait  généralement  connu  ou  à  quelque 
phase  caractéristique  de  sa  vie  ;  de  cette  façon 
les  originaux  resteront  en  possession  de  ma 
famille,  mais  d'autres  à  leur  tour  pourront 
avoir  'part  à  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  bon  et 
partant  de  vraiment  émouvant  dans  ces 
lettres. 


11 


Les  lettres  que  je  mets  de  côté  et  que  je  n'ai 
pas  d'objection  à  livrer  à  la  publicité,  sont  au 
nombre  de  quinze.  Onze  datent  des  années  1864 
et  1865  et  les  chaleureux  témoignages  d'afiec- 
tion  qu'elles  contiennent  correspondent  aux 
jours  que  Wagner  passa  en  ami  dans  notre 
maison  de  Mariafeld,  au  bord  du  lac  de  Zurich. 
Les  difficultés  les  plus  écœurantes  enrayaient 
alors  sa  carrière  et  menaçaient  parfois  de  para- 
lyser momentanément  la  volonté  et  la  force 
créatrice  de  ce  génie  puissant  et  audacieux, 
en  brisant  son  énergie  au  travail. 

Un  bonheur  extraordinaire  mit  fin  à  ce  dou- 
loureux épisode  :  la  main  d'un  roi  le  fit  entrer 
dans  un  monde  enchanté  et  entoura  de  rayons 
le  front  assombri  de  celui  qui  règne  dans  la 
sphère  des  sons.  Un  jeune  homme,  presque 
encore  un  enfant,  étranger  aux  réalités  dé  la 
vie,  ignorant  les  soucis  du  gouvernement,  de 
la  responsabilité  et  des  devoirs  royaux,  dans 
un  bel  élan  vers  l'idéal,  avait  senti  que  sa 
mission  était  de  frayer  la  voie  à  ce  génie  ten- 
dant si  haut. 

Ce  ne  fut  pas  seulement  un  bonheur  pour 
"Wagner,  ce  fut  un  bonheur  pour  le  monde  qui 
admire  le  Maître  dans  ses  œuvres,  que  l'enthou- 
siasme artistique  de  ce  jeune  roi,  appelé  par 
Wagner  dans  la  dédicace  de  la  Walhïcre  «  le 


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gracieux  protecteur  de  sa  vie  ».  C'est  à  Maria- 
feld  que  l'envoyé  du  roi  de  Bavière  vint  cher- 
cher Wagner. 

Les  trois  dernières  lettres  sont  des  années 
1869  et  1870  et  font  allusion  au  bonheur  serein 
dont  Wagner,  arrivé  à  l'un  des  apogées  de  sa 
carrière,  à  l'abri  des  dangers  du  monde,  près 
de  Lucerne,  dans  l'un  des  sites  les  plus  enchan- 
teurs de  la  terre,  put  enfin  jouir,  le  cœur  satis- 
fait et  l'esprit  libre,  auprès  d'une  femme  de 
haute  race  comme  lui,  la  fille  géniale  de  Liszt. 

Qu'est-ce  que  Mariafeld  au  bord  du  lac  de 
Zurich?  Le  nom  de  cette  propriété  ne  se  trouve 
sur  aucune  carte.  Quels  sont  ces  amis  avec 
lesquels  le  Créateur  du  drame  musical  était  si 
intimement  lié  qu'il  allait  les  trouver  à  un 
moment  qui  ne  comptait  certes  point  parmi  les 
moments  lumineux  de  sa  vie  ?  Ils  n'appartien- 
nent point  aux  personnalités  que  tout  le  monde 
connaît. 

Les  bouleversements  de  la  Révolution  de 
1848  avaient  réuni  alors  des  hommes  qui, 
sans  elle,  ne  se  seraient  jamais  rencontrés. 
Pour  placer  les  lettres  de  Wagner  dans  leur 
milieu  naturel,  il  faut  donc  que  je  parle  de 
nous  :  je  le  ferai  brièvement  et  prie  le  lecteur, 
tout  en  tenant  les  yeux  fixés  sur  la  figure  prin- 
cipale, de  bien  vouloir  accorder  un  peu  d'atten- 
tion aux  traits  secondaires. 


13 


En  1851,  par  suite  de  l'effondrement  de  la 
Révolution  de  1848,  qui  avait  ébranlé  chaque 
ville,  chaque  village,  chaque  hameau  et  même 
chaque  cœur  sur  la  terre  allemande,  le  D*"  Fran- 
çois Wille  quitta  Hambourg  avec  sa  famille 
pour  aller  s'établir  en  Suisse;  la  Suisse  était  la 
patrie  de  ses  aïeux  et,  par  son  père,  il  apparte- 
nait au  canton  de  Neuchâtel.  Celui-ci  était  né 
dans  le  comté  de  Valangin,  mais,  marié  à  une 
Hambourgeoise,  il  avait  vécu  et  était  mort  dans 
la  patrie  de  sa  femme.  Pour  rendre  la  pronon- 
ciation de  son  nom  plus  facile  à  ceux  au  milieu 
desquels  il  était  appelé  à  vivre,  le  père  avait 
retranché  une  voyelle  à  son  nom  et  le  fils 
signait  du  nom  moitié  français,  moitié  allemand 
de  «  François  Wille  "  les  articles  qui  l'avaient 
fait  connaître  dans  un  cercle  assez  vaste.  Les 
études  universitaires  allemandes  l'avaient  inti- 
mement uni  à  l'Allemagne,  mais  l'élément  bour- 
guignon était  resté  dans  son  tempérament  et 
même  dans  son  caractère,  l'élément  bourgui- 
gnon, c'est-à-dire  un  élément  germanique,  puis- 
que les  Neuchâtelois ,  quoique  Français  de 
langue,  descendent,  paraît-il,  des  anciens  Bur- 
gondes. 

François  Wille  avait  déjà  une  jeunesse  assez 
tourmentée  derrière  lui  quand  il  était  entré 
dans  le  journalisme  à  Hambourg.  De  mauvaises 


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affaires  et  la  mort  de  sa  mère  bien-aimée 
avaient  dispersé  sa  famille  et  l'avaient  forcé,  à 
peine  sorti  de  l'enfance,  seul  et  sans  ressources, 
à  se  tirer  d'affaires  lui-même;  il  avait  com- 
mencé par  donner  des  leçons  de  latin  et  de 
mathématiques,  puis,  une  épave  de  la  fortune 
paternelle  recueillie  plus  tard,  lui  avait  permis 
de  poursuivre  ses  études.  Affilié  aux  associa- 
tions que  formaient  alors  les  étudiants,  il  s'était 
précipité  avec  toute  l'ardeur  de  la  jeunesse 
dans  cette  vie  turbulente  et  romantique,  mais 
bien  plus  stimulante  pour  l'esprit  que  la  vie  de 
corps  qui  prévaut  de  nos  jours.  Les  circons- 
tances mesquines  dans  lesquelles  végétait  l'Al- 
lemagne arrêtaient  ces  élans  vers  l'idéal  sans 
lesquels  la  jeunesse  s'atrophie  ;  c'est  là  ce  qui 
peut  nous  faire  excuser  la  fondation  de  la 
Société  des  Suicidés,  née  d'un  accès  de  joyeux 
désespoir  et  sur  laquelle  tant  de  légendes  ont 
couru.  La  fête  de  Hambach  et  l'attentat  de 
Francfort  ont  eu  des  causes  semblables.  Wille 
n'avait  pu  s'empêcher  de  répondre  à  l'appel  et 
de  prendre  part  à  la  fête  de  Hambach,  mais  il 
a  souvent  avoué  depuis  que  ses  yeux  s'étaient 
dessillés  en  face  de  ces  agissements  sans  but 
précis,  se  résolvant  en  filandreux  discours  et 
que  la  leçon  n'avait  jamais  été  perdue  pour  lui. 
Par  tempérament,  il  éprouvait  le  besoin  d'ex- 


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poser  sa  vie  :  inhabile  à  l'usage  des  armes,  il 
payait  volontiers  des  paroles  prononcées  à  la 
légère  en  mesurant  son  sang-froiJ  avec  la  science 
d'adversaires  redoutables  et  des  cicatrices  de 
toutes  formes  attestaient  l'activité  que  l'étu- 
diant avait  déployée  dans  cette  sphère.  Sorti 
d'une  forteresse  danoise  où  il  avait  été  incar- 
céré pour  avoir  participé  en  qualité  de  témoin 
à  un  duel  suivi  de  mort  et  dans  les  loisirs  de 
laquelle  il  s'était  fortifié  parle  travail  et  l'étude, 
il  était  rentré  à  Hambourg  et,  associé  à  Franz 
de  Florencourt,  était  devenu  rédacteur  de  la 
Gazette  critique  et  littéraiî'e  de  la  Bourse  ;  il 
s'était  retiré  pourtant,  lorsque,  quelque  haut 
qu'il  plaçât  son  collaborateur,  il  n'avait  plus 
pu  marcher  de  concert  avec  lui.  Il  avait  colla- 
boré alors  avec  Ludolf  Wienbarg,  chef  de  la 
Jeune  Allemagne,  plus  tard  avec  Hecksher, 
ministre  de  l'Empire  au  temps  du  Parlement 
allemand,  comme  rédacteur  du  Nouveau  Jour- 
nal de  Hambourg ,  puis  était  redevenu  copro- 
priétaire et  éditeur  de  la  Gazette  critique  et 
littéraire  de  la  Bourse. 

Wille  n'a  jamais  attaché  beaucoup  d'impor- 
tance à  sa  carrière  de  journaliste,  entravée 
qu'elle  a  été  par  la  censure  timorée  d'un  petit 
État;  pourtant  Hoffmann  von  Fallersleben, 
dans  le  troisième  volume  de  ses  Souvenirs, 


16 


fait  remonter  à  cette  activité  une  grande  part 
de  la  vie  politique  qui  se  manifesta  avant  les 
événements  de  mars  et,  d'un  autre  côté,  on  esti- 
mait fort  le  journaliste  qui,  défiant  une  presse 
asservie,  était  toujours  prêt  à  défendre  les  idées 
libérales  avec  de  bonnes  armes  bien  aiguisées 
et  bien  trempées.  La  parole  et  l'esprit  obéis- 
saient à  son  commandement  et  quoiqu'il  se  tînt 
tous  les  jours  sur  la  brèche,  sans  cesse  exposé 
aux  traits  qui  le  visaient  par  derrière,  jamais 
il  n'a  été  délogé  de  sa  position. 

Ce  qui  est  le  but  même  de  toute  ambition 
bourgeoise,  c'est-à-dire  de  l'avancement,  une 
place  dans  une  classe  quelconque  de  la  société, 
ne  semble  jamais  avoir  été  d'accord  avec  ses 
intentions.  Il  vivait  d'après  la  loi  de  sa  propre 
et  libre  personnalité,  fréquentant  qui  lui  plai- 
sait, désintéressé,  mais  ne  relevant  absolument 
que  de  lui-même. 

Des  hommes  comme  Welcker  et  d'autres 
libéraux  de  l'Allemagne  du  Sud  allaient  le  voir 
chaque  fois  qu'ils  venaient  à  Hambourg;  les 
personnalités  marquantes  du  Schleswig-Hols- 
tein  appréciaient  le  journaliste  dont  les  articles 
défendaient  avec  énergie  les  droits  des  duchés. 
Henri  Heine,  Detmold,  Wienbarg,  Hoffmann 
von  Fallersleben,  d'autres  écrivains  et  littéra- 
teurs dont  le  nom  m'échappe,  étaient  liés  avec 


17 


lui.  On  pouvait  le  rencontrer  dans  d'autres  cer- 
cles encore,  avec  des  hommes  d'esprit,  mais 
^  sans  pilote  et  sans  étoile  ».  Tout  ce  qu'il  y  a 
d'humoristique  dans  la  vie,  attirait  Wille;  les 
bohèmes  dans  le  style  de  Fielding  excitaient 
son  intérêt,  tel,  par  exemple,  le  romancier 
Hermann  Schifï",  branche  folle  de  l'école  roman- 
tique, qui  se  mourait  alors.  Il  ne  pouvait,  au 
contraire,  souffrir  les  natures  surexcitées  qui 
ne  comprennent  que  les  grimaces  superficielles 
et  non  le  comique  irrésistible  qui  se  dégage  de 
certains  phénomènes  biologiques.  Il  se  tenait  à 
l'écart  du  grand  Hebbel,  sur  la  Judith  duquel 
il  avait  pourtant  écrit  un  article  plein  de  pro- 
fondeur. Gutzkow  aussi,  qui  vécut  longtemps 
à  Hambourg  et  qu'il  connaissait  bien,  ne  faisait 
point  partie  de  ceux  qu'il  recherchait. 

Du  reste,  amis  et  ennemis  s'accordaient  pour 
certifier  que  François  Wille  n'était  pas  fait  pour 
le  mariage.  Il  s'était  marié  pourtant  en  1845  et 
doit  avoir  eu  quelque  vocation  pour  la  vie  de 
famille,  puisqu'il  la  pratique  depuis  tantôt 
quarante-deux  ans  et  qu'il  la  pratiquera  encore 
quelques  années,  espérons-le,  pour  le  plus  grand 
bonheur  de  ses  enfants  et  petits-enfants. 

Beaucoup  de  choses  ont  changé  à  Hambourg  : 
la  grande  époque  qui  a  donné  à  l'Allemagne 
cette  unité  que  souhaitaient  beaucoup  d'entre 


18 


ses  loyaux  enfants  et  qu'il  leur  était  défendu 
de  souhaiter  il  y  a  cinquante  ans,  cette  époque 
a  renouvelé,  édifié,  fortifié  et  mis  un  vêtement 
neuf  à  la  vieille  ville  impériale,  mais  il  paraît 
que  le  pavillon  du  Jungfernstieg  avec  son  bal- 
con latéral  donnant  sur  l'Alster,  est  encore 
aujourd'hui  ce  qu'il  était  quand  François  Wille 
avait  l'habitude  d'y  passer  ses  soirées  d'été, 
devisant  joyeusement  et  doctement. 

«  Vous  vous  approchez  de  nouveau,  formes  indécises 
—  apportant  avec  vous  l'image  de  jours  joyeux  —  et 
mainte  ombre  chérie  s'élève  devant  moi.  —  Semblable 
à  une  vieille  légende  à  moitié-  perdue  —  surgit  le  pre- 
mier amour  et  les  vieilles  amitiés.  —  La  douleur  rede- 
vient nouvelle  et  la  mélancolie  se  reprend  —  à  retracer 
l'inextricable  dédale  de  la  vie  —  et  à  énuraérer  les  amis, 
qui,  lésés  de  tant  de  jours  —  de  bonheur,  ont  disparu 
avant  moi  —  et,  comme  aux  jours  d'autrefois,  je  me 
sens  envahi  —  par  le  désir  de  ce  monde  invisible,  serein 
et  grave.  » 

Ces  nobles  paroles  de  Gœthe,  qui  consacrent 
ce  que  le  souvenir  a  de  plus  saint  et  de  meilleur 
pour  la  vieillesse,  m'échappent  involontaire- 
ment quand  je  cherche  à  percer  les  brouillards 
d'un  lointain  passé  pour  ressaisir  les  images  de 
ma  jeunesse;  elles  pourraient  suffire,  mais, 
après  avoir  tracé  l'esquisse  du  mari,  il  faut 
bien  que  la  femme  se  montre,  puisque  c'est  la 


19 


personnalité  qui  est  nécessaire  ici,  quelque 
insignifiante  qu'elle  puisse  être. 

Si  la  jeunesse  de  mon  mari  s'est  passée  dans 
la  lutte,  la  mienne  n'a  rien  connu  des  rigueurs 
de  la  vie  :  jamais  enfants  ne  furent  plus  heu- 
reux dans  la  maison  paternelle,  soutenus  par 
un  amour  plus  profond,  conduits  inconsciem- 
ment au  juste,  au  bon  et  au  beau  par  un  exemple 
plus  entraînant.  Oui,  aujourd'hui  qu'arrivée 
à  l'âge  de  soixante-seize  ans,  je  récapitule  les 
bénédictions  de  ma  jeunesse,  je  sens  qu'elle  fut 
incomparablement  belle  et  que  jamais  jeune 
fille  ne  se  développa  plus  librement  d'après  ses 
sentiments  et  ses  dispositions  naturels. 

Chez  nous,  les  jeunes  filles  n'allaient  point  à 
l'école;  des  professeurs  et  des  gouvernantes 
leur  donnaient  des  leçons,  les  langues  étran- 
gères s'apprenaient  par  la  conversation  ;  mon 
père  parlait  anglais  avec  nous,  c'était  sa  langue 
maternelle;  avec  notre  mère  et  entre  nous, 
nous  parlions  allemand  ;  avec  la  gouvernante, 
français.  Le  dessin,  la  musique,  la  danse,  un 
peu  de  géographie  et  d'histoire,  les  rudiments 
de  la  littérature  formaient  les  matières  de 
l'enseignement,  mais  nos  parents  nous  ensei- 
gnaient à  vivre,  à  aimer,  à  être  reconnaissants, 
à  servir  et  à  obéir.  Mon  père  vénérait  Vâme  de 
vérité  qu'il  y  a  en  toute  religion,  mais,  disciple 


20 


des  moralistes  anglais,  le  devoir  était  pour  lui 
le  bien  suprême  et  c'était  la  force  initiale  qu'il 
développait  dans  nos  consciences.  "  Libre  «, 
disait-il,  «  tu  dois  l'être,  mais  inébranlable- 
ment  ferme,  liée  par  le  devoir  que  tu  as  pris  sur 
toi.  Ce  qui  est  ton  devoir  à  toi,  nul  ne  peut 
l'accomplir  pour  toi.  »  C'est  là  la  pierre  fonda- 
mentale qu'il  avait  posée  et  sur  laquelle  nous 
devions  bâtir,  quelles  que  fussent  les  circons- 
tances de  notre  vie  future. 

Du  temps  de  ma  jeunesse,  l'éducation  scien- 
tifique de  la  femme  n'était  pas  ce  qu'elle  est 
aujourd'hui.  Une  jeune  fille  qui  voulait  étudier, 
n'avait  à  sa  disposition  que  des  livres  qui  ne 
lui  étaient  pas  enlevés,  puis  la  conversation  des 
hommes  instruits.  Il  venait  beaucoup  de  monde 
chez  nous  :  comme  les  oiseaux,  j'allais  à  la 
picorée,  cherchant  les  grains  de  science  dont 
j'avais  besoin  et  quelle  félicité  il  y  avait  à  cher- 
cher et  à  trouver  ! 

La  musique  faisait  partie  de  notre  vie.  Mon 
père  avait  ses  soirées  de  quatuors  ;  j'entends 
encore  aujourd'hui  vibrer  au  fond  de  mon  âme 
le  son  de  son  violon  et  sa  manière  de  phraser. 
Ma  sœur  aînée,  qui  avait  une  voix  admirable, 
avait  pour  professeur  Louise  Reichardt,  fille 
du  maître  de  chapelle  que  nous  vénérions  en 
sa  qualité  d'ami  de  Gœthe;  mon  professeur  à 


21 


moi  était  Clasing  dont  je  conserve  le  souvenir 
avec  reconnaissance,  car  je  sais  et  je  sens  ce 
qu'il  m'a  donné. 

Une  fois  par  mois  nous  avions  des  auditions 
musicales  qui  n'étaient  pas  sans  intérêt,  mais 
peut-être  que  le  souvenir  en  est  plus  beau  que 
ne  l'était  la  réalité  ;  aucun  musicien  n'exécute- 
rait sans  doute  aujourd'hui  le  concerto  dédié 
au  prince  Louis-Ferdinand  avec  l'intérêt  que 
j'y  mettais  ;  —  il  est  vrai  que  le  grand  violon- 
celliste Bernard  Romberg  me  faisait  l'honneur 
de  faire  sa  partie  dans  le  quatuor  qui  m'accom- 
pagnait. 

«  J'entends  retentir  de  sombres  harmonies  :  —  vail- 
lantes, elles  grandissent  dans  le  cœur  dilaté;  — jusqu'au 
fond  de  l'âme  je  les  sens  pénétrer,  —  éveillant  en  moi 
la  douleur  pour  la  patrie.  » 

C'est  ainsi  que  commencent  les  stances 
écrites  par  Korner  pour  le  prince  Ferdinand, 
que  j'aimais  justement  à  cause  de  "  sa  douleur 
pour  la  patrie,  »  qui  l'a  conduit  à  la  mort  après 
la  perte  de  la  bataille  de  Saalfeld. 

J'ai  raconté  ailleurs  comment  mon  père, 
chassé  de  Hambourg,  en  sa  qualité  d'Anglais, 
au  temps  de  Napoléon  (Hambourg  était  alors 
une  ville  française,  la  quatrième  de  l'Empire), 
avait  passé  de  dures  années  dans  le  Holstein, 


S2 


comment  ma  mère,  avec  son  grand  cœur  et  son 
humeur  sereine,  l'avait  soutenu  et  fortifié  et 
combien,  depuis  leur  retour  en  1815,  la  vie 
leur  était  devenue  facile,  grâce  au  développe- 
ment des  affaires  de  mon  père.  Les  sentiments 
qui  avaient  fait  la  grandeur  de  la  guerre  de 
l'Indépendance,  vibraient  encore  quand  je  passai 
de  l'enfance  à  la  première  jeunesse  et  je  pense 
qu'il  y  avait  déjà  quelque  chose  de  cet  enthou- 
siasme dans  l'âme  inconsciente  de  l'enfant. 

La  fleur  bleue  du  romantisme,  telle  qu'elle  a 
fleuri  dans  les  îles  des  Bienheureux,  n'a  jamais 
été  de  mon  goût,  mais  c'est  avec  admiration  que 
je  contemplais  ceux  qui  avaient  pris  part  à  la 
guerre  de  l'Indépendance;  un  ami  de  mon  père, 
qui  en  était  revenu  estropié,  était  mon  idéal. 
Les  nobles  paroles  de  Kôrner  retentissaient 
en  moi  aux  sons  triomphants  des  merveilleuses 
mélodies  de  Weber.  Encore  aujourd'hui  mon 
âme  vibre  à  ce  souvenir.  La  dignité  virile  et 
l'héroïsme!  La  fidélité  jusqu'à  la  mort  à  la 
patrie  et  à  la  femme  aimée!  Tels  étaient  les 
rêves  que  m'inspirait  le  romantisme.  —  L'année 
1830  avait  réveillé  les  champions  de  la  liberté  : 
Polonais  et  Italiens  traversaient  l'Allemagne 
en  bannis  et  en  suspects,  les  persécutés  et  les 
martyrs  de  notre  patrie  étaient  pour  nous  des 
victimes  sacrées. 


Je  passe  les  années  où  j'appris  à  connaître  le 
monde  et  la  vie  dans  le  bonheur  et  le  luxe,  où 
j'en  sondai  aussi  la  gravité  et  la  profondeur 
dans  la  douleur  et  l'épreuve  ;  je  passe  les  six 
années  qui  s'écoulèrent  avant  que  nous  ne  nous 
décidassions,  Wille  et  moi,  à  marcher  ensemble 
à  travers  la  vie. 

J'admirais  et  plaçais  bien  haut  l'Angleterre 
que  chérissait  mon  père,  mais  la  foi  en  une 
Allemagne  forte  comme  la  vie,  héroïque  jusqu'à 
la  mort,  patrie  d'hommes  d'élite,  cette  foi  bril- 
lait à  mon  horizon  comme  une  lointaine  clarté. 
Le  journaliste  qui  travaillait  et  luttait  dans  ce 
but,  avait  pour  moi  quelque  chose  de  la  gran- 
deur d'Ulrich  de  Hutten  —  n'a-t-il  pas  été,  lui 
aussi,  de  son  temps,  un  journaliste? 

Je  ne  sais,  je  ne  veux  pas  soutenir  que 
d'autres  sentiments  plus  féminins  ne  m'aient 
pas  engagée  à  échanger  ma  liberté  contre  la 
dépendance  de  la  femme  mariée.  En  tous  les 
cas,  la  vérité  et  la  réalité  de  la  vie  ne  m'ont 
jamais  apporté  de  déceptions. 

Ce  sont  des  années  d'agitation  et  d'émotions 
écrasantes  que  celles  que  j'ai  passées  pendant 
que  mon  mari  était  au  centre  de  toutes  les 
luttes  politiques.  Qu'ils  étaient  néfastes  pour 
l'Allemagne,  ces  temps  où  la  Révolution  de 
Juillet  forçait  tous  les  regards  à  se  tourner  vers 


24 


la  France,  qui  chantait  le  «  Ça  ira  "  de  la 
liberté.  Comme  l'enthousiasme  dont  les  langues 
de  feu  avaient  jadis  allumé  la  guerre  de  l'Indé- 
pendance, avait  parlé  autrement  ! 

L'année  1830  avait  électrisé  le  monde  : 
l'Italie,  la  Pologne,  l'Allemagne  s'étaient  levées. 
On  avait  remué  beaucoup  de  poussière  et  beau- 
coup de  boue,  mais  le  trésor  que  Ton  cherchait, 
la  perle  de  grand  prix,  nul  ne  l'avait  trouvée. 
Les  meilleurs  expiaient  leurs  espérances  en 
prison  ou  au  bagne  ;  le  désespoir  était  au  cœur 
d'innombrables  familles;  les  chants  que  les 
pères  avaient  chantés,  étaient  défendus  :  la 
honte  et  la  captivité  étaient  la  part  de  ceux 
qui  avaient  osé  rêver  une  Allemagne  unifiée. 

En  1840,  le  grand  courant  qui  portait  le 
siècle  en  avant,  sembla  s'arrêter  comme  pour 
laisser  au  nouveau  roi  de  Prusse  le  temps  de 
s'engager  librement  dans  la  voie  des  réformes 
qu'on  espérait  obtenir  de  lui. 

Lorsque  le  Landtag  prussien  se  réunit  pour 
la  première  fois,  les  espérances  se  bornaient  à 
attendre  avec  confiance  ce  qui  pourrait  résulter 
de  l'entente  établie  entre  le  pouvoir  du  roi  et 
les  droits  du  peuple,  mais  les  désillusions  se 
succédèrent,  anéantissant  toute  espérance  et 
toute  confiance,  et  la  colère  finit  par  éclater  en 
présence  des  serments  violés  et  des  droits  usur- 


25 


pés.  Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  répéter  ce  qu'a 
enregistré  l'Histoire,  qui  est  le  jugement  porté 
par  le  monde.  Je  rappellerai  seulement  l'exal- 
tation avec  laquelle  on  suivit  ce  qui  se  passa 
dans  la  petite  Suisse,  lorsque  l'opinion  publique 
s'y  souleva  contre  le  «  Sonderbund  »,  où  les 
insinuations  des  puissances  étrangères  se  fai- 
saient si  fortement  sentir. 

Cest  dans  la  montagne  qu'est  parti  le 
premier  coup,  chantait  Freiligrath  en  saluant 
le  lever  de  la  lumière  et  comme  l'Allemagne 
tout  entière,  du  sud  au  nord,  se  prononça  pour 
le  Schleswig-Holstein,  qui  était  et  voulait  rester 
allemand  et  revendiquait  contre  la  couronne 
danoise  le  droit  de  faire  partie  des  états  de 
même  race  que  lui.  Luttant  pour  l'unité,  les 
membres  épars  de  l'Allemagne  s'agitaient.  Mon 
mari  appelait  alors  les  duchés,  pour  la  cause 
desquels  il  avait  combattu  par  la  parole  et  par 
l'action,  la  pierre  angulaire  sur  laquelle  allait 
s'élever,  pour  le  salut  de  l'Allemagne,  le  senti- 
ment de  l'unité  allemande. 

Personnages  et  événements  passent  en  fuyant 
devant  moi  et  pourtant,  ce  sont  des  scènes  bien 
vivantes  qui  émergent  des  brouillards  du 
passé. 

Moi  qui  toute  ma  vie  avais  brûlé  pour  la 
liberté  et  pour  les  Droits  de  l'homme,  j'appris 


26 


alors  à  trembler  en  face  des  horreurs  et  des 
puissances  funestes  qui  se  déchaînèrent  en 
mars  1848.  Coup  sur  coup  éclatèrent  les  grands 
événements,  —  Berlin,  Vienne,  Dresde,  le 
grand-duché  de  Bade  firent  leur  révolution,  — 
la  terre  allemande  vibrait  sous  l'effort  gigantes- 
que des  forces  prodigieuses  qui  se  faisaient  jour. 

Dans  notre  vieil  Hambourg  aussi  fermentait 
et  bouillonnait  le  levain  du  moment;  le  vin 
nouveau  ne  pouvait  plus  être  conservé  dans  les 
vieilles  outres.  Je  vois  encore  le  cortège  qui  se 
rendit  à  l'hôtel  de  ville  où  siégeait  la  bourgeoi- 
sie, partant  du  Steinweg  et  oscillant  au  milieu 
d'une  foule  immense.  Parmi  les  spectateurs,  il 
y  avait  bien  des  figures  rendues  livides  par  la 
terreur. 

Avant  la  fin  même  de  mars,  le  Vor-Parla- 
ment  siégeait  à  Francfort  ;  Wille  y  avait  été 
délégué  par  une  députation  des  Marches  du 
Hanovre  ;  son  activité  était  devenue  dévorante  : 
c'est  dans  sa  maison  que  s'enrôlaient  à  son 
appel  les  volontaires  qui  allaient  se  battre  pour 
le  Schleswig-Holstein.  Membre  du  Parlement,  il 
jugea  sainement  et  clairement  maintes  ques- 
tions brûlantes  qui  portaient  à  son  paroxysme 
l'exaltation  de  beaucoup  d'autres. 

Entre-temps  j'avais  reconnu  qu'il  n'y  avait 
rien  en  moi  de  la  femme  Spartiate;  le  désordre 


27 


et  la  licence  m'épouvantaient  et  je  ne  me  sentis 
rassurée  que  lorsque  je  vis  défiler  le  régiment 
d'Alexandre,  que  la  Diète  envoyait  aux  duchés 
comme  troupes  auxiliaires;  le  régiment,  en 
route  pour  Altona,  défila  sur  l'Esplanade,  la 
rue  était  ornée  de  feuillage,  mais  les  soldats 
prussiens  étaient  un  objet  de  répugnance  pour 
le  peuple.  N'étaient-ce  pas  eux  qui  avaient  com- 
battu contre  le  peuple  à  Berlin?  La  décision  de 
leurs  mouvements,  la  fermeté  de  leur  tenue  et 
leur  discipline  annonçaient  l'ordre  et  le  calme  : 
une  espèce  de  pressentiment  traversa  ma  pensée. 

Je  m'arrête  ici,  les  événements  de  cette 
époque  étant  universellement  connus.  Je  dirai 
seulement,  pour  finir,  qu'en  1849,  lorsque  l'As- 
semblée législative  sortie  de  la  Révolution, 
siégeait  à  Hambourg,  mon  mari,  alors  père  de 
famille,  me  fut  rapporté,  le  bras  transpercé 
d'une  balle.  Il  avait  dit  au  leader  de  la  gauche, 
le  D''  Trittau,  sur  le  seuil  de  la  salle  des  délibé- 
rations :  «  Là  je  dois  écouter  vos  discours,  ici 
je  vous  prie  de  me  faire  grâce  de  vos  paroles.  »» 
Comme  dans  toute  rencontre  de  ce  genre,  Wille, 
quoique  blessé,  avait  tiré  en  l'air.  La  distance 
avait  été  de  quinze  pas  et  l'arme,  le  pistolet. 

Mais  en  voilà  bien  assez,  peut-être  même 
trop  ! 

Après  l'échec  de  l'immense  mouvement  natio. 


28 


nal,  quand  le  Schleswig-Holstein,  lui  aussi, 
abandonné  par  la  Confédération,  réduit  à  ses 
propres  forces,  battu  à  Idstedt,  fut  livré  à  la 
diplomatie  et  réintégré  par  elle  dans  sa  vieille 
dépendance  vis-à-vis  du  Danemark,  alors  le 
séjour  à  Hambourg  ne  fut  plus  possible  pour 
ceux  qui  avaient  pris  part  à  la  lutte. 

Ce  n'était  plus  le  temps  de  l'action,  c'était 
celui  de  l'attente,  celui  où  l'on  regarde  venir  ! 
La  lumière  dont  les  rayons  n'avaient  point  fait 
gernaer  des  sentiments  vils,  n'était  pas  éteinte  ! 
Celui  qui  a  foi  en  une  idée,  espère  des  miracles 
et  le  bâton  du  prophète,  qui  peut  faire  jaillir 
des  sources  dans  le  désert,  n'abandonne  point 
sa  main!  Du  reste,  ce  n'était  pas  un  désert 
bien  difficile  à  franchir  que  celui  dans  lequel 
nous  allions  pénétrer  :  c'était  volontairement 
que  nous  partions,  nulle  persécution  politique 
ne  nous  y  contraignait. 

Ma  famille,  qui  se  groupait  avec  quelque 
chose  de  la  fidélité  du  clan  écossais  autour  du 
couple  chéri  qui  en  était  tout  à  la  fois  la  tête  et 
le  lien,  ma  famille  nous  voyait  partir  avec  éton- 
nement  et  regret.  «  Que  diable,  quitter  Ham- 
bourg pour  aller  s'empaysanner  à  la  cam- 
pagne! »  disait  un  franc  bourgeois  de  la  ville, 
artisan  libéral  auquel  mon  mari  voulait  du  bien. 
D'autres,  plus  cultivés,   étaient   d'avis  qu'un 


29 


homme  intelligent,  qui  a  appartenu  à  la  presse, 
ne  peut  vivre  loin  du  tumulte  d'une  grande 
ville.  "  Puisque  j'ai  travaillé  toute  ma  vie  pour 
la  démocratie  et  pour  la  liberté  constitution- 
nelle, "  disait  Wille,  «  il  faut  bien  que  je  m'en 
aille  vivre  ailleurs,  là  où  je  pourrai  voir  fonc- 
tionner ce  que  j'ai  toujours  désiré!  " 

Ce  n'est  qu'après  un  séjour  de  dix  années, 
lorsque  Wille  crut  être  au  fait  de  toutes  les  cir- 
constances favorables  dans  lesquelles  se  trouve 
la  petite  république  fédérale,  qu'il  prit  part  aux 
affaires  publiques.  Son  intention,  dans  le  prin- 
cipe, était  de  s'absorber  dans  l'étude,  tout  en 
s'occupant  de  la  gestion  de  sa  petite  propriété 
et  en  préparant  ses  fils  à  l'Université. 

J'ai  tant  entendu  parler  dans  mes  vieux  jours 
d'hérédité  et  à'atavisme,  que  j'en  suis  arrivée 
à  me  dire  que  mon  mari  a  peut-être  obéi  à  une 
suggestion  semblable,  en  rentrant  dans  la  patrie 
de  ses  pères.  Le  monde  était  ouvert  devant 
nous;  l'Italie,  cette  terre  idéale  des  nomades, 
aurait  pu  nous  séduire;  je  l'avais  vue  souvent 
avec  mes  parents  et  c'était  encore  l'Italie  de 
Gœthe  et  de  Byron,  avec  les  splendeurs  de  sa 
poésie  et  de  sa  nature,  avec  ses  chefs-d'œuvre 
et  les  ruines  de  son  gigantesque  passé.  Mais 
nous  voulions  nous  fixer;  nous  voulions  un 
foyer  et  une  patrie  pour  nos  fils  :  la  poésie  et 


la  splendeur  de  l'Italie  n'étaient  pas  ce  qu'il 
nous  fallait. 

J'avais  aussi  vu  la  Suisse  en  1835.  Il  n'y  avait 
pas  de  chemins  de  fer  alors,  on  voyageait  len- 
tement dans  sa  propre  voiture  et  l'on  voulait 
apprendre  à  connaître  les  petites  villes.  Les 
particularités  si  caractéristiques  des  différents 
cantons,  les  édifices  imposants  des  grandes 
villes  et  les  peintures  naïves  ornant  les  hôtels 
de  ville  et  les  ponts  couverts,  m'avaient  infini- 
ment plu.  Nul  plan  dans  ces  villes,  tout  était  né 
des  besoins  et  des  tendances  du  moment!  Lors- 
que nous  fîmes  l'ascension  du  Rigi,  on  montait 
encore  à  pied  et  on  logeait  dans  un  chalet. 
Comme  je  m'étais  sentie  planer  au-dessus  de  la 
poussière  de  la  terre,  dans  l'air  divinement 
pur  et  dans  la  sérénité  céleste!  Rien  ne  nous 
troublait  :  quelques  voyageurs  regardaient  avec 
nous  le  lever  du  soleil.  Ce  matin-là,  du  fond  des 
nuages  émergeaient  les  pics  des  montagnes  qui, 
depuis  les  temps  primitifs,  gardent  les  vallées  et 
les  plaines  où  se  sont  établis  des  hommes  bons  et 
simples  et  où,  grâce  à  son  travail  et  à  son 
héroïsme,  un  peuple  a  su  conserver  depuis  des 
siècles  son  indépendance,  conquérant  ainsi  une 
place  d'honneur  dans  l'histoire  du  monde. 
J'avais  lu  {'Histoire  de  la  Suisse  par  Johannes 
von  Muller.  Le  nom  seul  de  fédération  {Bidge- 


31 


nossenschafî)  sous  lequel  la  république  s'est 
maintenue  entre  ses  puissants  voisins,  m'atti- 
rait ! 

Il  eût  été  naturel  pourtant  que  mon  mari, 
rentrant  en  Suisse,  se  fût  fixé  dans  le  canton 
de  Neuchàtel  auquel  il  appartenait.  Il  savait 
apprécier  les  avantages  de  la  partie  francisante 
de  la  Fédération,  mais  ni  le  comté  de  Valan- 
gin,  ni  Lassagne  ne  lui  convenaient. 

Il  est  étrange  qu'il  suffise  souvent  d'un  hasard 
pour  donner  à  la  vie  sa  direction  générale. 
Henri  Simon,  l'un  des  régents  de  l'Empire  du 
temps  où  les  débris  du  Parlement  allemand 
siégeaient  à  Stuttgard,  cherchant  un  acquéreur 
pour  une  propriété  qu'il  avait  achetée  dans  les 
environs  de  Zurich  et  dont  il  voulait  se  débar- 
rasser, écrivit  à  Wille,  encore  à  Hambourg.  La 
description  de  la  propriété  et  le  voisinage  de 
Zurich  tranchèrent  la  question  :  Wille  ne 
devait-il  pas  retrouver  à  Zurich  la  culture  et 
la  science  allemandes  dont  il  ne  pouvait  se 
passer? 

Mariafeld  est  situé  à  une  lieue  environ  de  la 
ville,  dans  un  site  que  le  travail  et  l'industrie 
ont  rendu  florissant;  nulle  part  la  pauvreté  en 
guenilles  n'y  attriste  les  yeux.  Dominant  un 
peu  le  pays  du  haut  de  sa  terrasse,  entourée  de 
prairies  et  de  vignobles  en  pente   douce,    la 


32 


maison  s'élève  au  milieu  du  jardin,  toute  simple, 
mais  ayant  retenu  dans  ses  lignes  quelque  chose 
de  la  dignité  patriarcale  et  de  son  origine 
patricienne.  Deux  vieux  noyers  et  un  haut  et 
noble  platane  ombragent  la  cour  par  laquelle 
on  accède  au  perron.  Une  source  d'eau  vive, 
aussi  pure  que  fortifiante,  jaillissant  alors  sous 
deux  saules,  fait  aussi  partie  des  nombreux 
avantages  qu'ofire  Mariafeld.  Du  jardin  et  de 
la  maison  la  vue  embrasse,  par  delà  le  lac,  la 
rive  opposée  où  hameaux  et  villages  s'égrènent 
dans  une  riante  campagne  admirablement  cul- 
tivée. L'imposante  chaîne  des  Alpes  de  Glarus 
ferme  au  loin  l'horizon,  vers  le  sud. 

Lorsque  je  vis  pour  la  première  fois  ces  pics 
neigeux  étinceler  d'une  lumière  rose  dans  la 
pourpre  du  soleil  couchant  et  que,  le  premier 
dimanche  soir,  les  sons  graves  des  cloches  son- 
nant sur  l'autre  rive,  montèrent  jusqu'à  moi 
avec  les  voix  joyeuses  de  mes  enfants  jouant 
dans  le  jardin,  alors  je  sentis  un  lien  fort  et 
doux  qui  m'attirait  vers  ma  nouvelle  patrie. 

J'ai  toujours  évité  autant  quej  e  l'ai  pu,  le  pêle- 
mêle  des  grandes  villes,  les  visites  obligatoires 
et  les  mille  exigences  de  la  vie  mondaine  aussi 
superficielle  qu'agitée.  Les  rapports  avec  Zurich 
n'étant  alors  ni  aussi  faciles  ni  aussi  commodes 
qu'aujourd'hui,   Mariafeld  était   un  lieu  tran- 


33 


quille  et  solitaire.  On  pouvait  s'y  retrouver 
seul  à  seul  avec  soi-même.  Lorsque  l'homme 
qui  pense  et  qui  est  instruit,  peut  disposer 
librement  de  son  temps  et  de  sa  pensée,  des 
trésors  de  connaissances  s'ouvrent  pour  lui  ;  les 
livres,  ces  discrets  amis,  élèvent  la  voix,  quand 
ils  pénètrent  jusqu'au  fond  de  l'être  et  qu'ils 
sont  jugés  dignes  de  devenir  des  compagnons 
de  chaque  jour. 

Puis,  c'était  un  profond  soulagement  que  le 
repos  après  toutes  les  tempêtes  que  nous  avions 
traversées,  après  les  discussions  d'opinions  et 
la  guerre  des  partis,  qui  ne  laissent  plus  sub- 
sister la  vieille  harmonie  de  la  vie  de  famille, 
qui  ne  permettent  plus  aux  amis  d'être  assis 
tranquillement  à  la  même  table,  qui  poussent 
même  les  plus  proches  et  les  plus  aimés  à  se 
lancer  des  paroles  offensantes. 

Mes  pensées  allaient  pourtant  bien  souvent 
chercher  mes  bien-aimés ,  parents ,  frères , 
sœurs.  Le  mal  du  pays  n'est  pas  seulement 
l'aspiration  du  Suisse  vers  sa  montagne  ;  nous 
pouvons  aussi  en  parler,  nous  autres,  enfants 
de  la  plaine!  Il  y  avait  des  heures  où  j'enten- 
dais dans  mes  rêves  le  mugissement  de  la  mer, 
où  le  ciel  gris  me  manquait ,  où  j'avais  la 
nostalgie  de  la  plaine  par-dessûs  laquelle  le 
vent  chevauche,  en  chantant  toutes  ses  folles 


34 


chansons.  J'avais  la  nostalgie  de  ma  vieille  ville 
chérie  avec  ses  tours,  ses  rues  étroites  et  ses 
canaux.  Tout  ce  que  je  n'avais  pas  trouvé  beau 
jadis,  je  le  revoyais  à  présent,  au  fond  de  mon 
âme,  comme  un  pays  enchanté. 

La  correspondance  m'aidait  à  supporter  la 
séparation.  Puis,  j'avais  emporté  mes  meubles, 
parce  que  j'aime  ce  qui  est  vieux  et  que  tout 
objet  me  semble  devenir  vivant,  à  mesure  que 
nous  nous  en  servons.  Mon  mari,  qui  ne  tient 
pourtant  pas  aux  reliques,  attachait  beaucoup 
de  prix  à  la  médaille  qui  lui  avait  été  offerte 
par  le  gouverneur  du  Schleswig-Holstein  en 
témoignage  de  la  reconnaissance  des  duchés.  Il 
la  conserve  encore  aujourd'hui,  avec  le  ruban 
noir,  rouge  et  or.  comme  le  dernier  reste  de 
l'idéal  rêvé  jadis  par  l'étudiant  et  par  l'homme 
fait. 

Pendant  que  je  revenais  peu  à  peu  au  calme 
de  la  vie  ordinaire,  et  que  je  passais  mes  lon- 
gues soirées  d'hiver  auprès  de  mes  enfants  qui 
jouaient  dans  un  coin  de  la  chambre,  moi, 
lisant  dans  l'autre  et  m'édiiiant  naïvement  et 
profondément  à  la  lecture  d^Uli  le  valet  et 
d'Z7/î  le  fermier  ou  de  Kettie  la  grand' mère 
«  qui  me  montrait  la  voie  à  travers  toutes  les 
détresses  »,  Wille  était  mis  en  réquisition  par 
des  amis  politiques,  qui,  arrachés  à  leur  patrie 


35 


dans  les  circonstances  les  plus  diverses,  se 
retrouvaient  à  Zurich.  Beaucoup  de  nécessiteux 
étaient  arrivés  de  Bade,  plusieurs  d'entre  eux 
se  fixèrent  en  Suisse. 

De  nos  compatriotes  du  Nord ,  nul  n'était  par- 
venu jusqu'à  nous.  Nous  savions  combien  de 
Schleswig-Holsteinois  végétaient  à  Hambourg, 
les  yeux  fixés  sur  des  temps  meilleurs.  Des 
amis  personnels  de  mon  mari  avaient  émigré 
en  Amérique  ;  d'autres,  qui  avaient  servi  dans 
le  Holstein,  avaient  été  expédiés  au  Cap  pour 
coloniser  un  territoire  acheté  dans  ce  but  par 
un  Bruns wickois  patriote.  Tout  était  bien 
sérieux  alors  et  il  y  avait  des  choses  désespé- 
rément tristes!  En  décembre  1851,  il  passa 
comme  un  souffle  orageux  d'espérance  sur  les 
exilés  et  sur  les  proscrits,  les  événements  de 
France  produisirent  une  profonde  surexcita- 
tion, même  chez  mon  mari.  «  Le  mythe  napo- 
léonien »,  comme  il  disait,  avait  rendu  le  coup 
d'Etat  possible,  mais  une  révolution  en  faveur 
de  la  liberté  était  à  craindre.  C'était  ce  qu'espé- 
raient quelques  réfugiés,  ils  partirent  pour 
Paris.  D'autres,  qui  prolongeaient  leur  vie  par 
le  travail,  étaient  fatigués  de  combattre  et 
n'avaient  d'espoir  que  dans  la  paix. 

Avec  le  printemps,  une  vie  nouvelle  entra  à 
Mariafeld,  vie  joyeuse  et  facile.  Mon  mari  avait 


36 


à  Zurich  des  amis  avec  lesquels  il  avait  étudié, 
le  D''  Giesker,  qui  fut  plus  tard  professeur  à 
Zurich,  Osenbruggen,  qui  avait  été  son  cama- 
rade à  Kiel,  le  D*^  Luning,  de  Westphalie  ;  nous 
avions  avec  eux  et  leurs  familles  des  rapports 
fréquents  et  agréables.  L'Université  de  Zurich 
pouvait  s'enorgueillir  alors  de  la  présence  de 
Ludwig,  le  physiologiste,  et  de  Mommsen,  le 
grand  historien.  Mommsen  nous  apporta  un 
jour  les  poésies  de  Klaus  Groth  et  nous  fit  la 
lecture  de  la  Pêche  de  Veile  et  d'autres  choses 
encore;  cette  lecture  et  ce  bon  accent  bas- 
allemand  furent  pour  moi  comme  un  salut  de 
la  patrie,  qui  me  réchauffa  le  cœur. 

Il  n'y  a  pas  de  société  plus  agréable  que  celle 
d'un  petit  cercle  d'hommes  cultivés,  restant 
longtemps  à  table  en  face  d'un  verre  de  vin,  et 
laissant  couler  librement  paroles  et  discours. 
Il  va  sans  dire  que  la  bienveillance  doit  être  la 
base  même  de  la  conversation  et  que  le  misé- 
rable sentiment  de  1'  «  ôte-toi  de  là  que  je  m'y 
mette  «  doit  en  être  absolument  absent.   . 

Je  citerai  encore  un  savant  remarquable  qui 
a  fréquenté  Mariafeld  pendant  des  années,  c'est 
le  professeur  Ettmuller,  si  profondément  versé 
dans  la  connaissance  des  antiques  trésors  de  la 
poésie  anglo-saxonne,  norse  et  allemande.  C'est 
lui  qui  nous  annonça  que  Richard  Wagner  était 


37 


à  Zurich,  étudiant  les  sagas  héroïques  et  l'Edda, 
pour  l'explication  et  l'exégèse  desquels  il  allait 
souvent  trouver  le  savant  professeur. 

C'était  du  temps  d'Oken  que  ce  dernier  avait 
été  appelé  à  l'une  des  chaires  de  la  nouvelle 
école  supérieure  de  Zurich  ;  habitué  aux  mœurs 
originales  des  étudiants  d'Iéna,  Ettmuller, 
comme  me  l'a  raconté  une  vieille  amie,  avait 
fait  sensation  lorsqu'il  avait  traversé  la  ville, 
vêtu  d'un  habit  moyen-âge  à  grand  col  de  den- 
telle, et  portant  en  sautoir  une  guitare  aux 
rubans  bleus,  pour  aller  donner  une  sérénade 
à  une  honnête  jeune  fille  de  Zurich,  devenue 
plus  tard  sa  femme. 

Ettmuller  était  des  plus  savants  dans  sa 
partie.  Uhland  lui  rendait  visite  quand  il  venait 
à  Zurich,  c'était  l'un  des  «  habitués  du  diman- 
che ■'  du  comte  de  Benzel-Sternau,  à  Maria- 
Halden,  il  était  lié  avec  Fellen,  le  premier 
protecteur  et  l'ami  de  Georges  Herwegh.  Dans 
les  dernières  années  de  sa  vie,  Ettmuller,  avec 
sa  longue  barbe  blanche  qui  semblait  raidie 
par  tous  les  frimas  du  nord,  ressemblait  à  Bon- 
homme Noël. 

Je  termine  ici  ma  causerie  sur  nous  et  sur 
Mariâfeld  ;  désormais  il  n'en  sera  plus  question, 
si  ce  n'est  en  ce  qui  concerne  Wagner. 


II.  —  WAGNER  ET  MARIAFELD 
DE  1852  A  1855 

Madame, 

Je  viens  de  m'installer  à  la  campagne  dans  les  envi- 
rons de  Zurich,  dans  l'espoir  que  le  grand  air  et  le  beau 
temps  à  venir  me  remettront  de  mes  dernières  fatigues. 
Parmi  mes  moyens  de  guérison,  je  compte  évidemment 
une  et,  si  vous  le  permettez,  plusieurs  visites  à  Mariafeld 
et  je  n'aurais  pas  du  tout  eu  besoin  de  votre  aimable 
invitation  pour  m'y  décider.  Seulement,  je  ne  désirerais 
pas  m'éloigner  si  vite  de  mon  nouvel  asile  et  viens  vous 
demander  de  remettre  à  un  autre  dimanche  ma  visite  et 


40 


celle  de  ma  femme,  qui  vous  remercie  beaucoup  de 
votre  bon  souvenir. 

Vous  priant  de  bien  vouloir  présenter  mes  meilleures 
amitiés  à  M.  Wille,  je  suis 

Votre  reconnaissant  et  dévoué 

Richard  Wagner 

Zurich,  18  mai  1832. 

Tel  fut  le  premier  salut  de  Wagner  à  Maria- 
feld! 

J'avais  appris  à  le  connaître  à  Dresde  en 
1843,  à  une  soirée  donnée  par  le  major  Serre, 
qui  fonda  plus  tard  l'œuvre  philanthropique  de 
l'Institut  Schiller.  Je  n'étais  pas  encore  mariée 
alors,  et  j'étais  allée  rejoindre  ma  sœur  qui 
avait  amené  son  mari  à  Dresde,  pour  l'y  faire 
soigner  par  un  célèbre  médecin.  Nous  n'étions 
pas  d'humeur  à  aller  dans  le  monde  et  nous 
nous  retirâmes  de  bonne  heure,  mais  l'image  de 
Wagner  s'était  gravée  en  moi,  le  corps  élégant 
et  souple,  la  tête  au  front  puissant,  l'œil  perçant 
et  le  trait  énergique  qui  se  creusait  autour  de 
la  bouche  petite  et  décidée.  Un  peintre,  qui 
était  assis  auprès  de  moi,  m'avait  fait  remarquer 
le  menton  droit  et  saillant,  qui  semblait  taillé 
dans  le  marbre  et  donnait  au  visage  un  carac- 
tère tout  particulier.  La  femme  de  Wagner  avait 


41 


un  extérieur  agréable,  était  gaie  et  animée  et 
semblait  se  trouver  remarquablement  heureuse 
en  société.  Il  était  extraordinairement  vif  et, 
tout  en  ayant  conscience  de  sa  valeur,  avait  une 
grande  amabilité  naturelle. 

J'avais  vu  la  veille  le  Vaisseau-Fantôme. 
M""®  Schrôder-Devrient  était  bien  la  Senta  qu'il 
fallait  au  romantique  pays  de  la  légende  que  la 
poésie  et  la  musique  du  Maître  nous  avaient 
ouvert.  Cette  tempête  déchaînée  sous  le  ciel 
du  Nord,  cette  âme  désespérée,  poursuivie  par 
de  sombres  puissances,  ne  pouvant  arriver  au 
repos  que  par  le  sacrifice  que  l'amour  le  plus 
pur  fait  de  lui-même,  pour  conjurer  la  malédic- 
tion et  la  transformer  en  paix  et  en  sérénité, 
tout  cela  m'avait  empoignée  !  Quel  sujet  pour  la 
musique!  Mysticisme,  légende  et  poésie  ne 
sont-ils  pas  de  son  essence?  C'est  au  monde  mer- 
veilleux de  la  polyphonie  que  le  poète  avait 
emprunté  une  langue  pour  celui  qui,  chassé  du 
ciel,  n'appartenant  plus  à  la  terre,  errant  sur 
la  scène  sous  la  forme  humaine,  n'est  pourtant 
point  un  homme  ! 

Hector  Berlioz  était  aussi  à  Dresde  alors  et 
faisait  exécuter  ses  grandes  et  fantastiques 
créations.  J'avais  aussi  vu  Rienzi  dans  la 
splendeur  et  l'illusion  de  la  scène  ;  Tichatchek 
faisait  une  grande  impression  en  tribun,  avec 


42 


sa  voix  puissante,  et  la  Rome  régénérée  saluait 
ses  messagers  de  paix.  Tout  était  riche,  ardent, 
entraînant!  M""^  Schroder-Devrient,  à  qui 
Wagner  rendait  encore  hommage  dans  les 
dernières  années  de  sa  vie  comme  à  son  unique 
initiatrice,  réalisait  le  type  du  jeune  et  féal 
chevalier,  resté  seul  fidèle  au  tribun  que  tous 
abandonnent.  C'était  avec  le  même  enthou- 
siasme que  l'on  admirait  Wagner  dans  ces  deux 
créations  si  opposées. 

Ce  fut  un  dimanche  de  mai  de  l'année  1852 
que  Wagner  vint  chez  nous  pour  la  première 
fois  ;  il  était  accompagné  de  Georges  Herwegh 
dont  les  Poésies  d'un  vivant  avaient  remué 
toute  une  génération  à  laquelle  nous  apparte- 
nions plus  ou  moins  tous  ;  il  s'était  tu  depuis. 
Mon  mari  avait  appris  à  le  connaître  person- 
nellement à  Zurich. 

Les  messieurs  furent  bientôt  plongés  dans 
une  conversation  des  plus  animées  :  le  présent 
et  le  passé  leur  fournissaient  ample  matière. 
L'esprit  artistique  révolutionnaire  qui  devait 
frayer  une  voie  nouvelle  à  la  musique,  avait 
lancé  son  premier  manifeste  dans  Opéra  et 
Drame  et  rendu  le  compositeur  célèbre  comme 
écrivain.  Privé  de  la  jouissance  d'entendre 
exécuter  ses  œuvres,  Wagner  n'en  poursuivait 
pas  moins  son  but  :  il  était  plongé  dans  l'étude 


43 


de  l'Edda,  disait-il,  et  il  fut  à  plusieurs  reprises 
question  du  vers  allitéré.  Il  parlait  avec  recon- 
naissance de  l'asile  qu'il  avait  trouvé  à  Zurich, 
et  du  bien-être  qu'il  ressentait  à  vivre  enfin 
délivré  d'une  position  qui  lui  répugnait  jusqu'au 
fond  de  l'âme. 

De  ce  jour,  il  vint  souvent  à  Mariafeld,  soit 
avec  sa  femme,  soit  avec  Herwegh,  et  restait 
parfois  toute  la  journée.  Souvent  aussi  ils  y 
passaient  la  nuit. 

«  Mon  mari  n'a  rien  fait  de  mal  ",  nous 
raconta  M™®  Minna,  un  jour  que  nous  étions 
assises  au  jardin  sous  les  noyers,  attendant  les 
messieurs  pour  le  café,  «  il  a  seulement  regardé 
du  haut  d'une  tour  les  renforts  qui  sortaient 
des  villages  pour  accourir  au  secours  de  la 
ville.  Il  n'est  pas  monté  sur  les  barricades, 
comme  on  l'a  dit  ;  il  n'avait  pas  d'armes  et  il  n'a 
dû  son  salut  qu'à  la  fuite,  quand  les  soldats 
prussiens  sont  entrés  dans  Dresde.  «  M™®  Minna 
avait  traversé  bien  des  épreuves  avec  son  mari, 
mais  l'horreur  qu'elle  éprouvait  au  souvenir 
des  derniers  temps  passés  en  Saxe,  effaçait  tout 
le  reste.  Elle  revenait  à  la  vie  dans  sa  riante 
demeure  de  Zurich  et  était  pour  son  mari  une 
ménagère  pleine  de  sollicitude.  Elle  aimait  la 
société,  surtout  celle  de  ses  compatriotes.  Les 
amis  enthousiastes  de  Wagner  accueillaient 
aussi  sa  femme  avec  plaisir. 


44 


Herwegh,  à  cette  époque,  était  seul  à  Zurich, 
on  le  disait  en  proie  à  une  passion  tragique  ;  ses 
amis  ne  doutaient  point  que  tout  ne  rentrât  un 
jour  dans  l'ordre,  car  sa  femme  l'aimait  d'un 
amour  sans  bornes  ;  mais  elle  était  alors  séparée 
de  lui  et  vivait  avec  ses  enfants  en  Italie. 

Les  Poésies  cVun  vivant  sont  pleines  de  la 
noble  ardeur  de  la  liberté,  car  les  passions  poli- 
tiques ne  portaient  pas  en  ce  temps-là  le  mas- 
que des  Furies.  Mais  qu'il  était  changé,  ce  poète 
si  admirablement  doué!  A  sa  vue  la  parole 
d'Ophéliame  revenait  involontairement  à  la  pen- 
sée :  «  Oh  !  quel  noble  esprit  a  été  détruit  ici  !  » 

La  nature  lui  avait  donné  une  âme  vibrante, 
mais  il  avait  subi  l'influence  d'hommes  violents, 
organisés  pour  la  lutte,  prêts  à  toutes  les  auda- 
ces révolutionnaires,  tels  que  le  Russe  Bakou- 
nine.  A  Paris,  il  avait  vécu  dans  la  société  de 
Russes  de  distinction,  aux  tendances  socialistes, 
et  avait  appris  à  connaître  le  luxe  et  tous  les 
raffinements  des  jouissances  spirituelles  et  sen- 
suelles. Si  le  succès  éclatant  de  ses  Poésies 
l'avait  mis  en  pleine  lumière,  ses  folles  et  vaines 
entreprises  du  temps  du  «  gâchis  de  Hecker  " 
avaient  jeté  une  ombre  ineffaçable  sur  toute  sa 
vie. 

Herwegh  était  un  homme  du  monde,  un  peu 
blasé,  mais  des  plus  aimables  et  des  plus  fins. 


45 


Sa  voix  avait  un  timbre  caressant  et  doux, 
maig,  quand  elle  s'animait  sous  l'empire  de  la 
passion,  la  force  lui  faisait  défaut;  elle  n'avait 
pas  les  notes  graves  et  pleines  d'une  nature 
virile  en  proie  à  la  colère  ou  à  l'amour.  La 
passion  de  tête  qui  fait  le  fanatique  et  distille 
le  venin  de  la  haine,  avait  fait  dégénérer  sa 
virilité  en  indolence.  Par  tempérament,  il 
aurait  bien  plutôt  été  à  sa  place  parmi  les  com- 
pagnons du  régent,  qu'au  milieu  des  promoteurs 
de  l'anarchie,  qu'il  considérait  comme  l'honneur 
de  la  France.  Quoique  sorti  du  peuple,  ce 
n'était  point  un  tribun  ayant  pour  mission, 
dans  un  temps  dégénéré,  de  proclamer  avec  les 
foudres  de  la  conscience  humaine,  les  droits 
imprescriptibles  de  l'humanité. 

Nous  apprîmes  par  Wagner  que  Herwegh 
avait  écrit,  dans  sa  disposition  d'esprit  actuelle, 
des  sonnets  qui,  par  la  forme  et  par  la  pensée, 
devaient  en  faire  le  poète  immortel  de  l'amour; 
mais  ces  poèmes,  jamais  il  ne  les  livrerait  à  la 
pubhcité. 

Ces  messieurs,  qui  venaient  souvent  et  volon- 
tiers à  Mariafeld,  ne  se  sentaient  pas  gênés  l'un 
par  l'autre  :  quelque  différents  qu'ils  fussent 
physiquement  et  moralement ,  ils  savaient 
apprécier,  sous  toutes  leurs  formes,  l'esprit  et 
la  culture,  la  liberté  et  la  grandeur  des  diverses 
conceptions  de  la  vie. 


46 


Herwegh  n'était  pas  musicien,  mais  Wagner 
aimait  sa  société  ;  il  en  était  de  même  de  Wille. 
"  Vous  n'êtes  pas  musicien!  Vous  dites  que 
vous  n'êtes  pas  créateur!  Qu'est-ce  que  cela 
fait?  Vous  avez  la  vie...  quand  vous  êtes  là, 
on  sent  sa  propre  pensée  qui  se  dégage!  » 
C'est  ce  qu'il  disait  à  Wille. 

Un  joyeux  cercle  s'était  donc  formé  à  Ma- 
riafeld.  Ce  qui  se  disait  entre  hommes  ne  pou- 
vait m'intéresser  que  partiellement.  Herwegh 
suivait  le  cours  de  physiologie  du  professeur 
Ludwig,  Wille  parlait  de  Carlyle  et  de  Stuart 
Mill  ;  mais  la  littérature,  l'art  et  la  philosophie 
étaient  un  sujet  inépuisable  pour  tous. 

Pendant  la  matinée,  ces  messieurs  restaient 
ordinairement  entre  eux,  dans  le  bureau  de 
mon  mari;  quand  j'étais  présente,  je  m'occu- 
pais de  quelque  ouvrage  de  mains,  écoutant 
tout,  mais  parlant  rarement.  Du  temps  auquel 
j'étais  redevable.de  mon  éducation  et  de  mon 
instruction,  on  trouvait  présomptueux  qu'une 
femme  parlât  de  choses  qu'elle  ne  connaissait 
que  superficiellement,  ne  les  ayant  jamais  étu- 
diées à  fond. 

J'avais  immensément  lu  dans  ma  première 
jeunesse  :  un  besoin  ardent  et  inquiet  me  pous- 
sait dans  ce  monde  merveilleux  où  planent  et 
régnent  les  pensées  des  meilleurs  d'entre   les 


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hommes  ;  j'avais  trouvé  là  la  plénitude  du 
bonheur,  de  la  félicité  intérieure,  mais  ni  mon 
père  ni  d'autres  hommes  que  je  vénérais,  n'eus- 
sent été  satisfaits,  si  j'avais  voulu  mettre  mon 
savoir  en  évidence...  ne  savais-je  pas  moi-même 
que  c'était  bien  peu  de  chose  ! 

Une  pédante  !  un  bas-bleu  !  mais  les  hommes 
en  ont  horreur,  à  leur  vue,  les  Grâces  prennent 
la  fuite,  c'est  là  ce  que  j'avais  lu  et  entendu 
dire  en  anglais  comme  en  allemand.  Et  comme 
j'aimais  bien  à  être  agréable  et  que  je  voulais 
plaire  à  ceux  que  j'aimais,  je  préférais  me  taire, 
mais  j'écrivais  ce  que  je  pensais,  ce  qui  me 
touchait  profondément  et,  comme  le  Chœur  de 
la  tragédie  grecque,  mes  observations  rame- 
naient de  l'unité  dans  ce  que  j'avais  entendu. 

Herwegh  avait  apporté  à  Mariafeld  les 
œuvres  de  Schopenhauer,  qui  étaient  toutes 
nouvelles  pour  mon  mari  et  pour  Wagner; 
elles  firent  sur  tous  deux  la  plus  profonde 
impression.  Wille  aime  à  étudier  à  fond  toute 
œuvre  spéculative;  le  philosophe  lui  sembla  si 
remarquable  qu'il  voulut  faire  sa  connaissance 
et,  par  la  suite,  il  allait  tous  les  ans  à  Franc- 
fort pour  causer  avec  lui.  Wagner,  avec  une 
vivacité  de  compréhension  inouïe,  se  fut  bientôt 
assimilé  l'œuvre  de  Schopenhauer.  Lui  et 
Herwegh  étaient  émerveillés  de  voir  l'énigme 


48 


du  monde  ainsi  résolue.  Abstinence  et  ascé- 
tisme! c'est  à  cela  que  l'humanité  devait  par- 
venir! L'abstinence,  vertu  des  saints,  ne  pou- 
vait pourtant  être  qu'un  mot  retentissant,  mais 
vide,  pour  des  hommes  qui  avaient  besoin  du 
monde  pour  créer  et  pour  subsister  et  qui 
n'avaient,  ni  l'un  ni  l'autre,  l'intention  de  dédai- 
gner ou  de  mépriser  les  jouissances  de  la  vie. 

Je  recueillis  alors  bien  des  choses  concernant 
l'antique  philosophie  cosmogonique  des  Hin- 
dous et  j'appris  à  connaître  la  pureté  du  bou- 
dhisme.  Mes  initiateurs  avaient  une  haute 
intelligence  et  parlaient  d'art  et  de  poésie  en 
raffinés,  mais,  que  l'homme  ne  fût  pas  une 
volonté  libre,  qu'il  ne  fût  pas  l'auteur  de  ses 
actes,  que  l'épée  de  combat  par  excellence  qui 
est  le  courage  et  la  noblesse  des  sentiments,  ne 
servît  de  rien,  c'est  ce  que  je  ne  pus  jamais 
admettre  que  comme  une  fable,  à  laquelle  ils  ne 
croyaient  pas  eux-mêmes.  En  ce  temps-là,  du 
reste,  ils  n'émettaient  que  des  opinions  troubles 
ou  extravagantes  sur  tout  ce  qui  concernait  les 
liens  de  la  famille  et  les  devoirs  de  la  vie. 
L'honneur  de  l'homme,  qui  a  sa  racine  dans  la 
fidélité  au  devoir  accepté,  l'humilité  de  la 
femme,  qui,  par  la  force  que  lui  donne  la  pro- 
fondeur de  son  amour,  se  subordonne  à  l'homme, 
tout  cela  devait  battre  en  retraite  devant  le 


49 


droit  divin  de  la  passion!  —  Amour  impi- 
toyable !  c'est  ainsi  que  le  chœur  des  Choé- 
phores  d'Eschyle  appelle  la  puissance  funeste 
qui  règne  dans  l'âme  de  Clytemnestre,  et  fait 
entrer  l'expiation  dans  la  maison  d'Agamem- 
non,  faisant  du  fils  le  meurtrier  de  sa  mère. 

Ce  qui  ne  me  plût  pas  non  plus,  c'est  ce  que 
Wagner  dit,  un  jour  qu'il  décrivait  avec  sa 
fougue  habituelle  la  beauté  empoignante  que 
présenterait  sur  la  scène  le  Prophète  de  Naza- 
reth, aimé  d'un  amour  terrestre  par  Madeleine, 
la  pécheresse.  —  Je  le  regardai  avec  stupeur  et 
quittai  la  chambre.  Je  ne  mentionnerais  pas 
cela  si,  bien  des  années  plus  tard,  Wagner 
n'eut  pas  réalisé  cette  idée,  tout  en  la  présen- 
tant sous  une  autre  forme.  Dans  le  dernier  don 
de  son  génie,  dans  Parsifal,  le  Chevalier- 
Pontife,  et  dans  Kundry  délivrée  de  la  puissance 
des  mauvais  esprits,  se  retrouve  donc  ce  qu'il 
portait  déjà  dans  sa  pensée  en  1852. 

Au  milieu  de  l'été  les  rapports  avec  Maria- 
feld  cessèrent  pour  quelque  temps  d'être  aussi 
fréquents.  La  grande  chaleur  était  venue  ; 
Wagner  voulait  aller  plus  haut  dans  les  irion- 
tagnes,  et  Herwegh  avait  l'intention  de  l'accom- 
pagner; Wille  était  retenu  à  la  maison  par  des 
visites  de  famille  que  nous  attendions.  Une 
grande  joie  m'était  réservée  :  ma  mère,  avec 


50 


une  de  mes  sœurs  accompagnée  de  sa  fille, 
était  déjà  en  route  pour  Mariafeld;  elle  voya- 
geait lentement,  avec  ses  propres  chevaux,  ne 
se  servant  guère  des  chemins  de  fer  ;  elle  avait 
le  temps  !  Mon  père  aussi  voulait  nous  donner 
quelques  jours  à  son  retour  de  Carlsbad,  puis 
les  emmener  toutes. 

J'étais  pleine  de  joie  et  d'espérance,  —  mes 
enfants  jubilaient  comme  moi.  Je  fus  bien 
reconnaissante  aux  amis  qui  vinrent  nous  voir 
le  dernier  dimanche  et  qui  voulurent  bien  rester 
jusqu'au  lendemain.  Dans  ma  joie,  j'était  rede- 
venue jeune,  espiègle  même,  et  quand  j'arrivai 
avec  M™^  Wagner  sur  la  terrasse  où  les  mes- 
sieurs avaient  pris  place  pour  le  café,  je  leur 
dis  :  «  Vraiment,  c'est  un  trio  bien  remarquable 
que  celui  que  nous  avons  sous  les  yeux!  L'un 
est  le  créateur  du  drame  musical  ;  l'autre  est 
un  poète  célèbre;  tous  deux  sont  aimés  des 
Muses!...  Mais,  que  dirai-je  du  maître  de  la 
maison?  «  Alors  AVagner,  m'interrompant  en 
souriant,  récita  ces  vers  que  prononce  Suleika, 
dans  le  Divan  occidental  de  Gœthe  : 

«  Peuples,  valets  et  conquérants  —  tous  déclarent 
en  tous  temps  —  que  le  bonheur  suprême  des  enfants 
de  la  Terre  —  n'est  que  la  personnalité  !  » 

Le  lendemain  matin,  quand  il  rencontra  Wille 
dans  le  jardin,  il  lui  dit  :  -  Bonjour  Adam!  » 


51 


Wagner  n'avait  pas  rencontré  chez  nous 
d'adorateurs  ;  l'occasion  manquait  à  Mariafeld 
pour  que  son  grand  génie  musical  fût  mis  en 
évidence;  ce  qu'il  y  trouvait,  c'était  de  l'amitié 
et  une  franche  hospitalité;  il  s'en  contentait  et 
nous  oubliions  presque  qu'il  pouvait  exiger 
davantage. 

En  automne  1852,  il  nous  fit  le  plaisir  de 
venir  se  reposer  parmi  nous  après  de  fatigants 
travaux  ;  Herwegh  vint  alors  plus  souvent. 
Les  messieurs  étaient  libres  de  s'entretenir  de 
philosophie  tant  qu'ils  étaient  seuls,  mais  il 
était  agréable  aux  dames  que  les  poètes  eussent 
aussi  leur  tour. 

Herwegh  louait  la  langue  et  la  poésie  russes  ; 
il  connaissait  à  fond  Gogol  et  Pouschkine. 
Parmi  les  poètes  anglais,  c'était  Shelley  qu'il 
préférait,  même  à  Bjron.  Calderon,  disait-il, 
était  supérieur  à  Schiller,  car  l'idée  de  Scho- 
penhauer  était  l'âme  même  de  son  drame  :  La 
Vie,  un  songe.  La  recherche  des  racines  pri- 
mitives devait  aussi  être  fort  intéressante,  car 
ce  sujet  était  inépuisable.  —  C'était  une  admi- 
rable fin  d'automne  !  J'aime  à  me  rappeler  les 
heures  sereines  que  nous  passions  en  plein  air. 
Dès  Te  matin,  Wagner  était  disposé  à  se  pro- 
mener; Herwegh,  au  contraire,  aimait  à  rester 
étendu  pendant  des  heures  sur  un  divan,  à  la 


52 


façon  orientale,  méditant  quelqu'un  des  pro- 
blêmes qui  le  préoccupaient.  Quand  il  arrivait 
qu'on  le  dérangeât,  il  se  résignait  avec  l'indif- 
férence que  donne  l'ennui  et,  se  joignant  à  nous, 
traînait  par  derrière,  ce  qui  fit  dire  un  jour 
à  Wille  qu'il  ressemblait  à  un  pied  qui  dort. 

Ma  plus  jeune  sœur,  notre  Benjamine,  était 
alors  avec  sa  fille  à  Mariafeld;  avec  elle,  la 
grâce  y  était  entrée;  si,  d'une  part,  la  petite 
fille  et  les  deux  garçons  prêtaient  à  la  maison  la 
joyeuse  animation  que  donne  la  vie  des  enfants, 
de  l'autre,  les  hommes  ne  pouvaient  plus  régner 
seuls,  les  femmes  exerçant  un  empire  bienfai- 
sant, interrompaient  souvent  leur  solitude. 

Il  arriva  alors  que  "Wagner  vint  nous  trouver 
et,  s'asseyant  au  piano,  joua  des  fragments  de 
Tmmhœuser  et  de  Lohengrin.  Tout  en  jouant, 
il  expliquait  les  mouvements  de  la  scène,  racon- 
tait l'action  et  chantait  le  texte  à  mi-voix.  Il 
avait  une  manière  étrange  et  toute  particulière 
de  nous  faire  saisir,  avec  toute  l'intensité  de 
son  intention  et  de  sa  pensée,  ce  que  nous  ne 
pouvions  voir  de  nos  yeux,  ni  entendre  par  les 
voix  d'un  puissant  orchestre.  Il  ne  parlait 
jamais  de  l'œuvre  qu'il  était  en  train  d'écrire, 
mais  bien  de  l'agrément  qu'il  y  avait  à  se  laisser 
aller  à  un  doux  nonchaloir.  L'amabilité  de  son 
humeur  disait  suffisamment  qu'il  était  content 


53 


du  développement  de  son  travail.  —  Parfois, 
par  les  claires  journées  d'automne,  qui  se  déga- 
geaient des  brouillards  du  matin  en  passant  par 
toutes  les  nuances  d'une  coloration  aussi  fine 
que  vigoureuse,  nous  montions  sur  les  hauteurs 
et  les  enfants  étaient  de  la  partie.  Je  me  rappelle 
encore  avec  plaisir  une  promenade  sur  l'eau,  où 
les  mains  inexpérimentées  des  messieurs  eurent 
fort  à  souffrir  du  poids  des  rames.  —  Nous  visi- 
tâmes aussi  Ufenau,  que  Herwegh  avait  chanté. 

Après  souper,  on  restait  longtemps  à  table  et 
l'on  se  communiquait,  d'après  la  joyeuse  impul- 
sion du  moment,  les  vieux  souvenirs  ou  les  nou- 
velles du  jour. 

Je  suis  d'avis  que  l'esprit  est  comme  l'étincelle 
qui  ne  jaillit  du  silex,  qu'autant  que  celui-ci  est 
mis  en  contact  avec  une  force  étrangère.  «  Il  n'y 
a  rien  d'aussi  plaisant  que  la  folie  d'un  homme 
de  génie,  à  condition  toutefois  que  nul  fou  n'ait 
la  permission  de  l'entendre.  »  Cette  maxime 
pouvait  s'appliquer  à  maint  récit  que  mon  mari 
faisait  du  temps  qu'il  était  étudiant  :  c'étaient 
souvent  des  scènes  singulières,  des  descriptions 
bizarres,  mais  pleines  de  vie  et  éclairées  d'une 
lumière  crue,  à  la  manière  de  Callot.  «  Vous 
auriez  dû  écrire  un  Décaméron  du  Nord  »,  dit 
un  jour  un  des  auditeurs,  mais  le  conteur  n'était 
pas  de  ceux  qui  savent  créer  en  écrivant,  le 


54 


poids  de  la  plume  paralysant  l'essor  de  son 
esprit;  la  réflexion  et  la  critique  étaient  les 
obstacles  qui  l'empêchaient  de  donner  une 
forme  plastique  définitive  à  ces  fantastiques 
épisodes,  appartenant  au  romantisme  d'un 
autre  âge. 

C'était  une  vie  bien  agitée  que  celle  dont  les 
souvenirs  se  pressaient  dans  l'esprit  du  maître 
de  Mariafeld,  depuis  qu'il  s'était  rendu  en  1832, 
en  sa  qualité  d'étudiant  de  Gottingen,  à  la  fête 
de  Hambach;  cette  fête  avait  été  le  premier 
essai  d'opposition  tenté  contre  la  Diète  par  l'opi- 
nion populaire  et  Wille,  Georges  Wirth  et 
Venedey  s'y  étaient  prononcés  contre  la  fra- 
ternisation avec  les  sociétés  secrètes  françaises. 
A  Gottingen,  il  avait  été  président  d'associa- 
tion et  avait  dû  quitter  l'Université  (de  même 
que  notre  chancelier  actuel)  pour  avoir  pris  part 
à  une  assemblée  présidentielle  qui  avait  pro- 
noncé une  interdiction,  A  Kiel,  Franz  de  Flo- 
rencourt  et  lui  avaient  été  les  chefs  de  l'asso- 
ciation générale  des  étudiants,  d'où  était  sortie 
la  lutte  contre  la  royauté  danoise. 

La  vie  d'étudiant  à  cette  époque-là  n'avait 
pas  pour  but  des  résultats  pratiques  ;  les  asso- 
ciations étaient  les  derniers  restes  d'un  concept 
romantique  que  Ton  se  formait  du  monde,  mais 
s'il  était  défendu  de  penser  à  l'unité  et  à  la 


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renaissance  de  l'Allemagne,  cette  pensée  n'en 
était  pas  moins  le  moteur  secret  agissant  en 
tous. 

Il  y  avait  des  jours  où  l'atmosphère  morale 
faisait  présager  l'orage  bien  plus  que  le  beau 
temps.  Une  fois,  la  colère  contre  l'Allemagne 
alla  si  loin  qu'on  déclara  que  tout  ce  qu'elle 
contenait  méritait  d'être  anéanti  :  art,  culture, 
mœurs,  moralité,  tout  était  pourri  jusqu'au 
cœur,  irrémédiablement  perdu.  Les  deux  révo- 
lutionnaires s'étaient  si  bien  monté  la  tête, 
qu'ils  étaient  d'avis  que  le  peuple  brûlât  châ- 
teaux et  palais,  afin  que  ses  tyrans  n'eussent 
plus  de  refuge.  Wille  leur  fit  observer  que  leur 
vœu  avait  été  exaucé  dans  le  Brunswick  et  que 
le  contribuable  avait  dû  rebâtir  à  grands  frais 
le  château. 

Le  débat  apaisé,  ces  messieurs  se  plongèrent 
de  nouveau  dans  les  sciences  naturelles  et  les 
recherches  étymologiques.  Wagner  vint  alors 
nous  trouver  et  nous  dit  :  «  Les  deux  autres 
sont  de  nouveau  à  déterrer  leurs  racines!  ils 
en  ont  pour  longtemps.  »  Il  riait  et  s'assit  au 
piano.  Je  n'ai  jamais  oublié  comme  il  nous  expli- 
qua, avant  de  commencer,  le  caractère  de  la 
Neuvième  Symphonie  ei  nous  indiqua  la  néces- 
sité du  Chœur  et  de  l'Hymne  à  la  Joie,  pour 
couronner  cette  grandiose  création  polypho- 


56 


nique.  Sous  ses  doigts,  le  piano  était  devenu  un 
orchestre.  Tout  à  coup  il  s'arrêta  et  me  dit  : 
«  Écoutez  maintenant  :  les  Muses  entrent,  elles 
amènent  au  milieu  d'accents  belliqueux  une 
phalange  de  jeunes  hommes  !  »  Et  il  murmura 
comme  se  parlant  à  lui-même  : 

«  Joyeux  comme  circulent  ses  soleils  —  à  travers 
l'admirable  voûte  des  cieux,  —  poursuivez,  frères, 
votre  course  —  galment,  comme  un  héros  qui  marche  à 
la  victoire  !  » 

Puis,  il  mit  les  mains  sur  le  clavier.  Depuis, 
j'ai  souvent  entendu  la  Neuvième  Symphonie  à 
grand  orchestre,  mais  cet  Allegro  vivace  alla 
marcia,  je  ne  l'ai  entendu  qu'une  fois!  Aucun 
directeur  et  aucun  orchestre  ne  m'a  fait  saisir 
le  pas  léger,  ferme  et  rythmé  des  Muses  comme 
Wagner  à  mon  piano,  pianissimo,  comme  se 
mouvant  sur  les  nuages,  mais  se  rapprochant, 
se  rapprochant  sans  cesse,  d'un  mouvement 
sûr.  Comme  elle  se  dégagea  du  monde  merveil- 
leux des  sons,  la  grandiose  révélation  que  seul 
le  rythme  fait  apparaître,  le  rythme  qui  con- 
tient toutes  ces  masses.  Une  pulsation  de  plus 
ou  de  moins,  et  l'esprit  de  l'auditeur  prend  son 
essor  ou  reste  inerte!  —  Wagner  avait  l'air 
grave,  recueilli  et  pourtant  très  doux.  Une 
vieille  dame  de  nos  amies,  bien  mesurée  et  peu 
disposée  à  sortir  de  son  calme,  fut  comme  élec- 


57 


trisée  lorsque,  dans  un  transport  d'enthousiasme 
et  avec  une  force  immense,  il  commença  le 
chœur  : 

Etreignez-vous,  millions  d'êtres  ! 

Mais,  au  milieu,  il  s'interrompit  :  «  Je  ne  sais 
pas  jouer  du  piano,  »  dit-il  ;  «  n'applaudissez 
pas,  vous;  suffit.  " 

Un  autre  soir,  nous  eûmes  l'occasion  d'en- 
tendre un  peu  plus  de  la  Neuvième  Symphonie 
dans  les  circonstances  suivantes  :  Un  dimanche 
après-midi,  Wagner  et  Herwegh  étaient  venus, 
malgré  le  mauvais  temps  ;  Wagner  s'étant  pro- 
noncé contre  la  musique  que  Mendelssohn  a 
écrite  pour  les  chœurs  à'Antigone,  la  conver- 
sation continua  sur  ce  sujet.  Nous  avions  devant 
nous  plusieurs  traductions  d'Antigone.  Her- 
wegh donna  la  préférence  à  celle  de  Minckwitz. 
Wagner  se  moqua  de  «  cet  intelligent  Berlin, 
qui,  avec  toute  sa  science  et  toutes  ses  préten- 
tions aux  jouissances  esthétiques,  ne  connais- 
sait rien  du  sens  élevé  particulier  au  mythe 
d'Œdipe,  rien  de  la  grandeur  de  l'action  d'Anti- 
gone. »  On  en  vint  à  une  vive  controverse  et 
comme  celle-ci  menaçait  d'empiéter  sur  le  ter- 
rain de  la  politique,  j'ouvris  les  Poésies  de 
Herwegh  et  priai  mon  mari  de  nous  lire  ce  qu'il 
avait  sous  les  yeux  ;  il  en  est  de  la  lecture  à 


58 


haute  voix  comme  de  tout  autre  art  :  l'auditeur 
devient  le  vibrant  écho  des  sentiments  que  le 
lecteur  fait  naître  en  lui  par  la  parole  magique 
du  poète. 

J'avais  choisi  la  Chevauchée  à  cause  de  sa 
belle  forme. 

«  La  nuit  angoissante  a  fait  son  tour.  —  Nous  chevau- 
chons moroses,  nous  chevauchons  muets —  chevauchons 
à  notre  perte  !  —  Comme  il  est  âpre,  le  vent  du  matin  ! 
—  Dame  Hôtesse,  encore  un  verre,  vite  !  avant  que  nous 
ne  mourions,  que  nous  ne  mourions  ! 

«  Toi,  herbe  fraîche,  pourquoi  t'élever  si  verte?  — 
Tu  fleuriras  bientôt  comme  une  vraie  églantine,  —  c'est 
mon  sang  qui  te  teindra.  —  La  première  gorgée,  à 
l'épée,  la  main  !  —  je  la  bois  afin  que,  pour  la  patrie  — 
nous  mourions,  nous  mourions  !  » 


Je  cite  ces  deux  strophes  pour  rappeler  à  la 
mémoire  ce  beau  lied  qui  m'avait  fait  connaître, 
en  1847,  le  nom  de  Herwegh.  Cette  fois  encore 
il  ne  manqua  pas  son  effet.  Puis  je  voulus 
encore  faire  entendre  le  XXIIP  sonnet  d'un 
recueil  que  Herwegh  a  intitulé  Dissonances. 
Les  deux  tercets  expriment  d'une  manière 
intense  l'esprit  que  respirent  les  autres. 

a  0,  dites,  n'est-ce  pas  le  plus  souvent  l'heure  du 
malheur  —  qui  vous  a  soulevés  vers  l'Éternel  —  et  a 
fait  sortir  de  sa  bouche  la  Révélation  céleste?  —  Non  pas 
la  paix,  mais  la  tempête  nous  porte  là-haut.  —  Les  joies 


59 


suprêmes,  comme  les  étoiles  de  l'éther  —  sont  tissues 
dans  un  fond  sombre.  » 

Nous  nous  taisions  tous  ;  Herwegh  était  là, 
comme  si  rien  de  ce  qu'il  avait  chanté  ne  le 
regardait  plus.  Wagner  s'assit  au  piano  et  joua 
de  la  Neuvième  Symphonie  : 

Joie,  tous  les  êtres  f aspirent! 

Ce  cri  d'allégresse,  jeté  par  les  notes  aiguës 
du  soprano  dans  le  chant  à  quatre  voix,  reten- 
tit en  moi  comme  le  céleste  alléluia  de 
l'âme  délivrée.  Il  me  semblait  que  Herwegh 
devait  être  heureux  d'être  compris  dans  ce  qu'il 
avait  de  plus  noble. 

Ce  soir-là  on  resta  longtemps  à  table.  Wagner 
n'avait  pas  encore  besoin  alors,  pour  calmer 
ses  nerfs,  de  la  demi-bouteille  de  Champagne 
obligatoire  et  Wille  ne  soutint  pas  cette  fois 
que  Herwegh  s'intéressait  plus  à  l'étiquette, 
qu'au  contenu  de  la  bouteille  de  bordeaux.  Ces 
messieurs  ne  dédaignaient  point  les  bons  crus 
qui  émergeaient  du  fond  de  la  cave  pour  fêter 
le  poète. 

Ce  fut  en  1852,  à  Noël,  que  Wagner  fit  la 
première  lecture  d'une  œuvre  gigantesque  dont 
les  proportions  colossales  ont  fait  une  trilogie. 
La  lecture  des  Nibelungen  se  fit  à  Mariafeld 
en  trois  soirées  et  se  prolongea  fort  avant  dans 
la  nuit. 


60 


Plus  tard,  Wagner  a  accordé  cette  jouissance 
à  un  grand  nombre  d'auditeurs  enthousiastes 
réunis  dans  la  grande  salle  de  l'hôtel  Bauer,  à 
Zurich  ;  l'œuvre  était  alors  complète  et  compre- 
nait le  prologue  de  VOr  du  Rhin. 

Le  dernier  soir  de  la  lecture  à  Mariafeld,  j'eus 
le  malheur  de  troubler  la  sérénité  de  Wagner 
en  sortant  de  la  chambre  pendant  qu'il  lisait  : 
mon  petit  garçon  avait  la  fièvre  et  me  deman- 
dait. Le  lendemain  matin,  quand  je  reparus, 
Wagner  fit  observer  que  cela  n'avait  pourtant 
pas  été  un  cas  de  mort  et  il  ajouta  que  c'était 
infliger  une  dure  critique  à  un  auteur  que 
s'esquiver  ainsi  ;  il  m'appela  «  Fricka  » .  Je  ne 
protestai  point  contre  le  nom  et  la  chose  en 
resta  là.  Quelques  jours  après,  nous  partîmes 
pour  Hambourg;  de  là,  mon  mari  se  rendit  à 
Paris.  Ce  ne  fut  qu'au  printemps  que  nous 
revîmes  notre  foyer  et  nos  amis. 

En  1853,  Wagner  demeurait  à  Zurich,  au 
Zeltweg,  et  M"*^  Minna,  qui  aimait  à  voir  du 
monde,  faisait  avec  grâce  les  honneurs  de  son 
joli  intérieur.  Liszt  y  fit  une  apparition.  Il 
avait  monté  Lohengrin  au  théâtre  de  Weimar 
et  Wagner  n'avait  pas  encore  eu  le  bonheur  de 
voir  son  œuvre  à  la  scène.  Les  deux  amis 
s'embrassèrent  avec  efiusion  et  la  journée 
s'écoula  dans  une  joyeuse  surexcitation.  Mon 


61 


mari  était  présent,  il  connaissait  Liszt  de 
longue  date.  Dans  une  lettre  que  Wagner  nous 
écrivit  en  1870,  peu  après  la  bataille  de  Sedan, 
je  trouve  une  allusion  à  cette  journée  passée 
ensemble  :  "  Lorsqu'il  fut  alors  question  de 
l'empereur,  que  Liszt  plaçait  sur  un  piédestal,  » 
écrivait  Wagner,  «  Wille  prophétisa  que  Louis- 
Napoléon  irait  encore  à  la  voirie,  ce  qui  sembla 
choquer  beaucoup  Liszt,  qui  connaissait  person- 
nellement l'empereur.  Nous  en  parlons  jour- 
nellement à  présent  et  Wille  doit  se  résigner  à 
passer  parmi  nous  pour  un  prophète.  " 

Mon  mari  m'a  aussi  raconté  que  lors  de  cette 
réunion  dans  la  maison  de  Wagner,  il  avait 
demandé  à  Liszt  s'il  ne  pourrait  se  servir  de 
son  influence  à  la  cour  de  Weimar  pour  faire 
rentrer  Wagner  en  Allemagne,  à  quoi  Liszt 
répondit  qu'il  ne  connaissait  ni  position,  ni 
théâtre  qui  pût  convenir  à  Wagner.  Scène, 
chanteurs,  orchestre,  il  fallait  que  tout,  en  un 
mot,  fût  recréé  par  lui.  Et  sur  l'observation  de 
Wille  que  pareille  entreprise  coûterait  bieii  un 
million,  il  s'écria  en  français,  se  servant  de  cette 
langue  comme  il  le  faisait  d'ordinaire  quand  il 
était  particulièrement  surexcité  :  «  Il  l'aura! 
Le  million  se  trouvera  !  » 

J'acceptais  peu  d'invitations  en  ville,  mais 
j'allai  pourtant  une  fois  souper  chez  Wagner, 


6? 


qui  avait  réuni  à  sa  table  quelques  amis  de  Saxe 
et  peut-être  aussi  Semper  et  sa  famille,  qui  se 
trouvaient  alors  à  Zurich.  Wagner  disparut  un 
moment  et  reparut  au  dessert  dans  l'uniforme 
de  maître  de  chapelle  du  roi  de  Saxe,  l'échiné 
un  peu  ployée,  se  frottant  les  mains  et  ayant 
sur  les  lèvres  un  fin  sourire  sarcastique  qui 
n'avait  rien  de  méchant;  il  nous  salua  tous  avec 
une  grâce  des  plus  humoristiques,  mais  c'était 
surtout  à  sa  femme  que  s'adressaient  ses 
piquantes  observations  :  «  Oui,  oui,  Minna,  » 
disait-il,  «  c'était  bien  gentil  et  je  te  plaisais 
alors.  C'est  dommage,  pauvre  femme,  que  l'uni- 
forme soit  devenu  trop  étroit  pour  moi!  » 

C'est  vrai,  quand  bien  même  cet  uniforme 
avait  été  porté  avec  satisfaction  parKarl-Maria 
von  \yeber  (qu'il  avait  aimé  dès  l'enfance),  il 
était  réellement  trop  étroit  pour  Richard 
Wagner.  Son  génie,  tendant  toujours  plus 
haut,  ne  lui  laissait  pas  le  loisir  de  s'arrêter 
dans  son  développement. 

Les  vieux  rapports  d'amitié  continuaient  tou- 
jours à  Mariafeld,  seulement  le  cercle  s'était 
élargi  :  Semper,  le  célèbre  architecte,  Gott- 
fried  Keller,  l'auteur  du  Grûner  Heinrich, 
Kochly,  le  philologue,  qui  nous  a  rendu  Aristo- 
phane accessible  en  l'accompagnant  d'une  étin- 
celante  préface,  Rustow,  qui  a  écrit,  avec  la 


collaboration  de  Kôchly,  un  savant  ouvrage 
sur  les  armes  et  l'art  de  la  guerre  chez  les 
Grecs,  Ettmûller,  le  sage  de  l'antiquité  ger- 
manique, Moleschott,  le  physiologiste  ;  com- 
ment les  nommer,  tous  ceux  qui  allaient  et 
venaient,  et  apportaient  la  vie  et  l'animation  à 
Maria  feld. 

Venedey  et  Riige  venaient  aussi  nous  voir 
en  passant.  Tous,  à  l'exception  de  Keller  et  de 
Moleschott,  ne  sont  plus  au  nombre  des  vivants  : 
c'est  parmi  bien  des  morts  qu'errent  mes  sou- 
venirs! 

Quand  le  bon  Venedey,  qui  ne  comptait  ni 
parmi  les  artistes,  ni  parmi  les  hautes  intelli- 
gences, venait  chez  nous,  il  y  jouait  le  rôle 
d'Atta-Troll,  c'est-à-dire,  «  du  noble  Ours  à 
tendances,  de  race  germanique,  dansant  fort 
mal,  mais  logeant  pourtant  quelque  sentiment 
sous  sa  poitrine  rebondie  ",  comme  dit  l'épi- 
taphe  écrite  pour  lui  par  Henri  Heine,  dans 
VIdiome  du  roz  Louis  F"  de  Bavièr^e. 

J'aimais  à  voir  Venedey,  car  il  avait  été 
notre  hôte  à  Hambourg,  et  avec  lui,  je  pouvais 
me  laisser  aller  à  toute  ma  tendresse  pour  la 
vieille  ville  hanséatique,  qui,  malgré  son  pavil- 
lon aux  trois  tours,  avait  montré  de  la  sympathie 
pour  la  jeune  liberté  dans  la  tourmente  de  1848. 

Je  consigne  ici  avec  joie  que  mon  père  avait 


64 


été  le  premier  à  offrir  un  de  ses  vaisseaux,  pour 
aider  à  former  la  flotte  si  nécessaire  à  la  con- 
tinuation de  la  guerre  contre  le  Danemark,  et 
qu'il  avait  engagé  avec  instance  d'autres  arma- 
teurs à  suivre  son  exemple.  Mon  mari  avait 
fait  le  premier  voyage  sous  le  pavillon  noir^ 
or  et  rouge  pour  aller  saluer  un  vaisseau  de 
guerre  américain,  à  l'ancre  à  Bremerhaven. 
Le  vicaire  de  l'Empire  y  avait  envoyé  la  com- 
mission que  l'Autriche  et  la  Prusse  avaient  délé- 
guée à  Hambourg  pour  la  prise  de  possession 
de  la  flotte.  On  sait  comment  cette  flotte  nais- 
sante a  péri  sous  le  marteau  de  la  réaction, 
lors  de  l'anéantissement  de  toutes  les  institu- 
tions nées  de  la  Révolution. 

Je  sus  aussi  par  Venedey  que  le  bon  Kudlich, 
que  j'avais  appris  à  connaître  à  Zurich  comme 
médecin-assistant  de  Giesker  et  qui  avait  soigné 
mes  enfants  pendant  la  fièvre  scarlatine,  était 
arrivé  à  occuper  une  belle  position  à  New-York. 
Je  m'y  étais  toujours  intéressée  :  c'était  lui  qui, 
préparant  son  doctorat  à  Vienne,  avait  été 
envoyé  à  la  Diète  par  le  suffrage  universel,  né 
de  la  Révolution;  là,  au  milieu  de  la  mêlée 
des  nationalités  que  la  révolution  autrichienne 
avait  provoquée,  il  avait  proposé,  en  sa  qualité 
de  plus  jeune  membre,  que  «  la  noble  assemblée 
voulût  bien  abolir  la  dépendance  des  paysans 


65 


vis-à-vis  des  seigneurs  féodaux,  ainsi  que  tous 
les  droits  et  devoirs  en  dérivant  » .  Après  un 
long  combat  et  une  longue  résistance,  la  motion 
de  Kiidlich  était  restée  victorieuse  et  avait  été 
votée.  Hors  cette  unique  et  mémorable  résolu- 
tion, la  Diète  n'a  rien  fait  de  durable.  J'étais 
heureuse  dépenser  que  le  jeune  médecin  empor- 
tait en  Amérique  le  souvenir  d'un  tel  triomphe, 
car  pour  nous  qui  nous  tenions  assis  à  l'écart, 
c'était  un  besoin  profond  et  intime,  que  de  sym- 
pathiser avec  tous  ceux  qui  avaient  fait  quel- 
que chose  pour  aider  l'humanité  à  conquérir 
ses  droits  à  l'affranchissement  et  au  progrès. 

Venedey  était  un  révolutionnaire  ;  théori- 
quement il  ne  reculait  point  devant  les  massacres 
et  la  terreur  ;  il  les  considérait  comme  l'œuvre 
de  génies  puissants  qui  tuent  et  anéantissent 
afin  de  purifier  l'air  et  d'affranchir  le  monde, 
préparant  ainsi  l'avènement  d'un  avenir  meil- 
leur, mais  son  cœur  était  tendre  :  la  haine  et 
la  colère  étaient  trop  lourdes  pour  lui. 

Mon  mari,  qui  connaissait  de  longue  date 
son  vieux  camarade  de  Hambach,  et  qui  savait 
apprécier  à  leur  juste  valeur  sa  noble  vie  de 
travail  consacrée  à  sa  famille  et  son  dévoue- 
ment absolu  aux  idées  de  son  temps,  mon  mari 
disait  de  lui  :  «  C'est  un  garçon  absolument 
honorable  et  digne,  mais  quel  dommage  qu'il 


66 


soit  si  plein  d'onction!  Un  vrai  bonze  poli- 
tique! » 

Je  n'ai  pas  à  parler  ici  de  la  valeur  d'Albert 
Rûge  et  de  ses  Annales  de  Halle,  ni  de  ses  longs 
rapports  avec  mon  mari,  résultant  de  la  com- 
munauté de  leurs  tendances.  Je  me  réjouis 
d'apprendre  à  le  connaître  personnellement  à 
Mariafeld. 

Je  citerai  encore  Rûstow  dont  l'esprit  et  les 
connaissances  faisaient  un  spécialiste  éminent; 
mais  il  m'était  difficile  de  vaincre  une  répulsion 
secrète  pour  un  homme  qui,  foulant  aux  pieds 
l'honneur  de  l'officier  prussien,  avait  été  infi- 
dèle à  son  drapeau. 

Un  soir,  il  nous  amena  un  ami  de  Berlin,  un 
homme  parfaitement  honnête  et  bon,  qui  se  mit 
à  arborer  le  drapeau  rouge  et  prophétisa  à  tous 
ceux  qui  possédaient  quelque  chose,  que  l'huma- 
nité maltraitée  et  méprisée  se  lèverait  pour  les 
anéantir.  Herwegh,  Semper  et  Wagner  étaient 
présents  ;  le  dernier  finit  par  se  réfugier  auprès 
de  moi  dans  une  autre  chambre,  fuyant  le 
tumulte  et  les  vociférations,  qui  faisaient 
ressembler  cette  réunion  à  un  club  de  Jacobins. 
L'une  après  l'autre,  toutes  les  notions  reçues 
étaient  présentées,  discutées,  pesées,  trouvées 
trop  légères  et  supprimées.  L'horreur  me  saisit 
et,  précipitée  en  pleine  réaction,  je  me  mis  à 


6T 


poursuivre  au  fond  de  ma  pensée,  les  consé- 
quences de  ces  condamnations  qui  devaient  pro- 
duire un  monde  d'où  l'honneur  serait  exclu. 
Les  sophismes  et  les  opinions  poussées  jusqu'à 
l'extrême  n'étaient  rien  de  nouveau  pour  moi, 
mais  les  formes  raffinées  donnaient  à  ces  ten- 
dances révolutionnaires  une  sorte  de  »  haut 
goût  »  ;  cette  fois,  la  poésie  et  l'art  manquaient 
avec  leur  entraînante  éloquence. 

Puis,  les  éléments  étrangers  disparurent,  le 
trio  se  retrouva  seul  et  reprit  ses  vieilles  habi- 
tudes ;  on  parla  de  nouveau  de  Gœthe,  même 
de  Schiller.  Le  Romancero  de  Heine  venait  de 
paraître,  on  le  lisait  et  le  discutait  beaucoup. 
Peut-être  ai-je  attaché  toute  ma  vie  plus  de 
prix  à  l'esprit  et  à  l'imagination  que  ne  l'admet 
la  raison,  mais,  c'est  de  contrastes  et  de  contra- 
dictions, de  la  multiplicité  des  impressions  et 
des  expériences  contradictoires,  de  beau  et  de 
laid,  d'une  part  de  vérité  et  d'une  autre  part 
d'excentricité,  que  se  forme  notre  originalité  : 
nous  n'absorbons  que  ce  que  nous  pouvons 
nous  assimiler.  Le  mot  de  Montaigne  convient 
bien  à  ma  vieillesse  :  «  J'aime  la  vie,  je  la  pra- 
tique et  la  cultive  telle  qu'il  a  plu  à  Dieu  de 
me  l'octroyer,  A  mesure  que  l'homme  extérieur 
se  détruit,  l'homme  intérieur  se  renouvelle.  " 

Il  y  eut  un  temps  où  Herwegh  était  profon- 


68 


dément  démoralisé  :  une  situation  des  plus 
énibles  pamenait  forcément  une  solution,  et  elle 
n'était  pas  de  celles  que  les  hommes  ont  l'habi- 
tude de  résoudre  entre  eux.  Wille  chercha, 
mais  inutilement,  à  mettre  fin  aux  explications 
que  l'incident  Herzen-Herwegh  amenait  dans 
les  journaux  et  envoya  au  baron  de  Hei'zen  la 
provocation  de  Herwegh.  Le  baron  refusa,  se 
conformant  à  la  décision  qu'avait  rendue  à 
Londres  un  tribunal  d'honneur  présidé  par 
Mazzini.  Lorsque  Henri  Simon .  et  d'autres 
réfugiés  allemands  de  marque  en  furent 
informés,  ils  voulurent  frapper  Herwegh 
d'interdiction.  Wille  intervint  alors  comme 
champion  du  poète  ;  il  avait  fait  la  même  chose 
jadis  en  faveur  de  Henri  Heine,  et  pris  sa  place 
vis-à-vis  des  philistins  qui  traitaient  le  poète  de 
lâche,  parce  que  la  sensibilité  de  ses  nerfs  lui 
faisait  considérer  un  duel  avec  plus  de  crainte, 
que  n'en  éprouve  en  pareil  cas  le  premier  sou- 
dard venu. 

Ce  fut  peut-être  pour  se  distraire  de  tous  ces 
ennuis  que  le  trio  entreprit  un  voyage  en  com- 
mun. Commencé  à  pied,  ce  voyage  fut  bientôt 
poursuivi  en  voiture;  on  visita  le  lac  des 
Quatre-Cantons,  puis  on  franchit  le  Gothard 
pour  faire  un  tour  aux  lacs  italiens  ;  Wagner 
s'y  trouva  si  bien,  qu'il  voulut  y  prolonger  son 


séjour  et  fit  venir  sa  femme.  Le  favori  de  tous 
deux,  le  petit  chien  Peps,  fut  naturellement  de 
la  partie. 

Au  commencement  de  l'été,  Wagner,  qui 
vivait  pour  ainsi  dire  sans  musique  à  Zurich, 
eut  l'occasion  de  diriger  des  fragments  de  ses 
œuvres  dans  un  grand  concert  donné  au 
théâtre.  Un  ami  enthousiaste  de  Wagner,  riche 
négociant  originaire  du  Rhin,  auquel  d'autres 
admirateurs  s'étaient  joints,  lui  fournit  le 
moyen  de  rendre  cette  exécution  possible,  en 
faisant  entrer  dans  son  orchestre  des  artistes 
étrangers.  Musiciens  et  amateurs  y  mirent 
toute  leur  intelligence  et  toutes  leurs  forces. 
Wagner  ne  savait-il  pas  faire  passer  une  partie 
de  son  âme  dans  ceux  qu'il  dirigeait?  Un  vieux 
monsieur,  grand  amateur  de  musique,  qui 
maniait  l'archet  avec  une  consciencieuse  pédan- 
terie, me  disait  :  "  Oui,  quand  celui-là  est  pré- 
sent, on  devient  un  autre  homme  et  un  autre 
musicien  !  » 

Un  immense  enthousiasme  régna  à  Zurich 
après  ce  concert,  et  la  respectueuse  admiration 
que  l'on  avait  pour  le  géniecréateur  de  Wagner, 
grandit  encore. 

C'est  alors,  qu'à  l'occasion  d'un  festival  fédé- 
ral donné  dans  le  Valais,  on  conçut  l'ambition 
de   l'acclamer    comme  juge  d'honneur.    Mais 


70 


Wagner  désapprouvait  les  chœurs  d'hommes  à 
quatre  parties  :  un  chœur  auquel  les  voix  de 
femmes  manquaient,  à  moins  que  ce  ne  fût  un 
chœur  guerrier,  était  pour  lui  une  chose  mons- 
trueuse. Quant  à  l'importance  des  fêtes  musi- 
cales pour  le  développement  du  peuple,  elle  lui 
échappait  entièrement,  car  le  peuple  n'avait 
pour  Wagner  qu'une  valeur  idéale  dont  il  ne 
songeait  point  à  tenir  compte  dans  la  pratique. 
Il  n'avait  pu  faire  autrement  que  d'accepter 
l'invitation  présentée  d'une  façon  pressante, 
mais,  à  la  dernière  heure,  le  juge  d'honneur  si 
ardemment  attendu,  se  fit  excuser. 

En  hiver,  quand  les  concerts  recommencèrent 
dans  la  salle  du  Vieux  Musée,  Wagner,  avec  des 
forces  moindres,  montra  plus  d'une  fois  la  gran- 
deur de  sa  direction. 

En  pensant  à  ces  concerts,  je  ne  puis  m'em- 
pêcher  de  dire  quelques  mots  de  mon  étonne- 
ment,  quand  j'entendis  pour  la  première  fois, 
dans  les  entr'actes,  la  haute  société  de  Zurich 
échanger  des  propos  de  salon  dans  le  dialecte 
du  pays.  Dans  notre  bon  Hambourg,  le  patois  a 
si  bien  disparu  que  valets  de  chambre  et 
cochers  se  sentiraient  offensés  si  l'on  pouvait 
s'imaginer  se  faire  comprendre  d'eux  de  cette 
façon,  mais  aujourd'hui  comme  alors,  le  Zuri- 
chois cultivé,  le  savant  même,  lient  à  honneur 


71 


le  dialecte  de  ses  pères;  c'est  le  signe  familier  et 
charmant  de  l'intimité  de  la  vie  de  famille 
comme  de  la  vie  populaire. 

Dans  l'un  de  ces  concerts,  Wagner  dirigea 
l'ouverture  du  Freischûiz.  On  sait  comme 
Weber  lui  était  sympathique  et  comme  la  mu- 
sique se  transfigurait  sous  sa  direction,  deve- 
nant la  vibration  de  l'âme  elle-même.  —  Qui  ne 
la  connaît,  la  musique  de  Weber?  Qui  ne  se 
serait  senti  transporté  au  fond  de  l'ombreuse 
et  fraîche  solitude  des  forêts,  quand  Jes  sons  du 
cor  semblent  déchirer  le  voile  de  l'aurore?  Ils 
retentissaient  mystérieusement,  solennellement, 
et  pendant  que  j'écoutais,  un  sentiment  ineffa- 
ble s'élevait  en  moi,  m'envahissant  comme  un 
parfum  subtil.  J'étais  heureuse.  lors  de  ces  con- 
certs, d'être  assise  au  fond  de  la  salle,  de  sorte 
que  le  sens  de  la  vue  ne  pouvait  venir  troubler 
ma  jouissance  ;  avec  quelle  intensité  je  retrou- 
vais cette  jouissance  chaque  fois  que  Wagner 
dirigeait  une  symphonie  de  Beethoven  !  J'étais 
heureuse  alors,  parce  que  le  beau  prospérait 
sur  la  terre! 

Je  trouve  à  présent  une  lacune  dans  mes 
notes  aussi  bien  que  dans  mes  souvenirs,  et  je 
saute  presque  une  année  pendant  laquelle  bien 
des  choses  se  passèrent  à  Mariafeld,  dans  l'éter- 
nelle oscillation  entre  la  joie  et  la  douleur.  Ce 


72 


n'est  qu'en  1854  que  je  reprends  le  récit  de  ce 
qui  peut  intéresser  le  lecteur,  comme  concer- 
nant Wagner. 

Dans  l'automne  de  cette  année,  Liszt  '.revint 
à  Zurich  :  cette  fois  il  était  accompagné  de  sa 
vieille  amie,  la  princesse  de  Wittgenstein  et  de 
sa  fille.  Wagner  avait  terminé  une  partie  de  la 
musique  des  Nibelungen  et  désira  la  soumettre 
au  jugement  de  son  ami.  Une  jeune  et  belle 
Suissesse,  la  femme  de  Heim,  le  chef  d'orchestre, 
qui  avait  une  voix  splendide  et  que  Wagner 
distinguait,  quoique  ce  ne  fût  point  une  musi- 
cienne accomplie,  déchiffra  avec  une  gracieuse 
docilité  les  parties  hérissées  de  difficultés,  en 
présence  d'un  nombreux  auditoire,  convié  par 
Liszt,  me  semble-t-il,  à  cette  solennité  musicale 
qui  eut  lieu  dans  la  grande  salle  de  l'hôtel 
Bauer.  Liszt  était  ravi  de  l'œuvre  de  Wagner 
et  de  la  grandeur  de  ses  Nibelungen  ;  exempt 
de  toute  envie,  il  tendit  ses  deux  mains  au 
Maître  triomphant,  et  je  pense  encore  aujour- 
d'hui avec  joie  à  l'ardeur  et  à  l'abandon  qu'il  y 
avait  dans  leurs  rapports. 

Liszt  vint  souvent  à  Mariafeld  accompagné 
des  princesses  et  de  Wagner.  Il  était  venu  jadis 
à  Hambourg,  peu  après  le  grand  incendie  qui 
avait  réduit  en  cendres  la  moitié  de  la  ville  et, 
avec  sa  générosité  quasi  royale,  avait  donné 


un  concert  au  bénéfice  des  fonds  de  l'orchestre: 
le  succès  avait  été  tel  que  l'institution  prit  dès 
lors  un  grand  développement.  Wille  le  voyait 
alors  tous  les  jours;  mon  mari  m'a  souvent 
conté  comment  Liszt  était  venu  à  lui  au  moment 
où,  ayant  renoncé  à  sa  place  de  rédacteur 
(parce  que  son  directeur  s'arrogeait  le  droit  de 
censurer  et  de  mutiler  ses  articles),  il  avait  pris 
la  résolution,  malgré  son  dénûment,  de  pour- 
suivre la  chose  devant  les  tribunaux;  Liszt 
alors  lui  avait  dit  :  «  Si  j'avais  une  maison  de 
campagne  et  que  je  t'invitasse  à  être  mon 
hôte,  te  sentirais-tu  blessé  dans  ta  fierté?  C'est 
la  même  chose  si  je  t'invite  à  m'accompagner 
dans  mes  voyages.  Que  veux-tu  faire  à  Ham- 
bourg? Ta  place  est  à  Paris.  »  Mais,  quels  que 
fussent  les  obstacles  à  vaincre,  Wille  ne  voulait 
pas  d'autre  voie  que  celle  qu'il  se  traçait  lui- 
même  :  il  avait  ce  que  Wienbarg  appelait 
«  une  monade  inappréhensible  ». 

Pour  ma  part,  j'avais  vu  Liszt  pour  la  pre- 
mière fois  à  Paris  en  1833;  il  était  alors  dans 
tout  l'épanouissement  de  sa  première  jeunesse, 
et  il  y  avait  quelque  chose  de  lumineux  dans 
son  apparition.  J'aime  à  me  rappeler  une  soirée 
intime  où  il  se  mit  à  jouer  des  valses  à  quatre 
mains  avec  Chopin,  et  où  nous  autres,  jeunes 
filles,  nous  eûmes  l'audace  de  danser  à  pareille 


74 


musique.  Chopin,  que  je  voyais  souvent  à  Paris, 
ne  jouait  pas  encore  dans  les  concerts.  Jamais 
je  n'ai  entendu  exécuter  ses  compositions  avec 
l'exquise  délicatesse  et  la  lumineuse  clarté  qu'il 
y  mettait. 

Un  jour,  ému  par  les  stances  que,  dans  mon 
enthousiasme  juvénile,  j'avais  adressées  à  son 
infortunée  patrie,  il  s'assit  au  piano  dans  la 
pénombre  de  la  chambre  voisine  et,  s'abandon- 
nant  à  son  impression  avec  une  merveilleuse 
facilité  d'improvisation,  il  donna  une  forme  aux 
sentiments  qui  avaient  traversé  son  âme  à  la 
lecture  du  Chant  d'un  poète  étranger.  La 
dame  de  la  maison,  celle-là  même  qui  lui  avait 
communiqué  mes  vers,  me  tendit  la  main  en 
souriant  et  me  dit  que  jamais  elle  n'avait 
entendu  Chopin  jouer  ainsi.  Sous  l'impression 
du  moment,  Chopin  voulait  avoir  un  lied  de 
moi  pour  le  mettre  en  musique,  mais  mes  vers 
n'en  valaient  pas  la  peine  ;  je  lui  dis  que  j'atten- 
drais la  messe  solennelle  qu'il  écrirait  pour 
célébrer  la  résurrection  de  sa  patrie. 

Il  me  semble  qu'il  n'est  pas  juste  de  dire, 
comme  je  l'ai  lu  parfois,  que  Wagner  a  connu 
à  Zurich  les  poignantes  douleurs  de  l'exil. 

Le  proscrit  que  tous  appréciaient,  que  beau- 
coup vénéraient,  vivait  dans  la  sécurité  de  son 
propre  foyer;  il  avait  des  amis  qui  répondaient 


75 


de  lui  et  parmi  ceux  là,  il  en  était  un  qui  trou- 
verait difficilement  son  pareil.  Tout  homme  à 
qui  Wagner  adressait  la  parole ,  se  sentait 
honoré  ;  les  musiciens ,  bons  ou  mauvais, 
levaient  les  yeux  vers  lui  comme  vers  le  Maître 
qui  avait  ouvert  à  la  musique  des  voies  nou- 
velles et  admirables.  S'il  s'était  hasardé  sur  les 
flots  en  fureur  de  la  tempête  révolutionnaire, 
le  flux  ne  l'avait  point  porté  sur  une  côte  inhos- 
pitalière. Non,  il  n'a  pas  appris  à  connaître  à 
Zurich  les  longs  et  amers  tourments  des  exilés 
politiques,  cherchant  en  vain  la  sympathie, 
frappant  aux  portes  et  n'en  voyant  s'ouvrir  que 
bien  peu  !  A  Hambourg,  à  Paris  et  surtout  à 
Londres,  en  1840,  j'ai  vu  des  exilés  de  diverses 
nations  et  ceux-là  erraient  dans  un  désert  sans 
bornes  !  Heureusement  que  pour  quelques 
grandes  personnalités  d'entre  eux  il  s'est  trouvé 
une  providence  en  la  personne  de  Lord  Shaf- 
tesbury  !  Mais,  parmi  ceux  que  l'Allemagne 
avait  repoussés,  il  y  en  avait  qui  ne  voulaient 
d'autre  aide  que  le  travail  et  les  privations,  et 
qui  rejetaient  loin  d'eux  le  pain  que  leur  offraient 
des  nations  étrangères. 

Quant  à  la  musique  qui  se  faisait  à  Zurich  pen- 
dant que  Wagner  s'y  trouvait,  je  ne  puis  en 
juger  en  connaissance  de  cause,  mais  il  est 
naturel  qu'elle  ne  put  suffire  à  l'homme  extra- 
ordinaire qui  aspirait  à  la  perfection. 


76 


Ce  n'est  que  beaucoup  plus  tard  que  la  vie 
musicale  a  pris  son  essor  à  Zurich  et  que,  sous 
l'impulsion  du  chef  d'orchestre  Hegar,  l'or- 
chestre et  les  chœurs  ont  atteint  cette  perfection 
qui  a  rendu  inoubliables  le  festival  de  Hsendel  et 
celui  de  Bach.  Les  oratorios  de  Hsendel,  les 
Passions  de  Bach  d'après  saint  Mathieu  et 
d'après  saint  Jean,  la  Grand' Messe  dé*  cet 
artiste  sublime,  la  Messe  solennelle  de  Beetho- 
ven, le  Requiem  de  Brahms  et  son  Hymne  à 
la  Victoire,  le  Faust  de  Schumann,  tous  ces 
chefs-d'œuvre,  je  les  ai  entendus  à  Zurich  et 
que  d'autres  choses  encore  !  Hegar  a  prouvé  ce 
que  peuvent  la  persévérance  et  la  volonté  et 
Zurich  est  devenu  une  ville  musicale  dans  le  sens 
élevé  du  mot.  La  grande  évolution  du  siècle  a 
sans  doute  contribué  à  son  développement,  mais 
ce  qui  est  indispensable,  c'est  le  maître  qui 
domine  la  situation  et  donne  l'impulsion  :  c'est 
avec  joie  que  j'inscris  ici  le  nom  de  Hegar. 

Comme  nul  autre,  Wagner,  avec  ses  exi- 
gences pour  la  musique  dramatique,  a  commu- 
niqué de  la  vie  et  de  l'enthousiasme  à  l'orchestre 
et  aux  chanteurs.  Il  est  à  espérer  à  présent  que 
la  noble  Muse  de  la  musique,  dans  son  haut  et 
fier  essor,  n'oublie  point  qu'il  lui  sied,  à  elle 
aussi,  de  respecter  les  harmonieuses  propor- 
tions de  la  nature. 


III.  —  WAGNER  CHEZ  NOUS 
1855  —  1864 

A  partir  de  l'année  1855  Wagner  vint  moins 
chez  nous  et  nous  allâmes  davantage  à  Zurich; 
nous  y  avions  des  amis  communs.  Herwegh  aussi 
avait  alors  son  intérieur  :  sa  femme  et  ses 
enfants  étaient  auprès  de  lui  et  leur  cercle  était 
égayé  par  le  joyeux  va-et-vient  de  visites  d'Ita- 
lie. Wagner  demeurait  avec  sa  femme  dans  une 
jolie  maison  de  campagne  située  hors  ville,  dans 
des  quartiers  qui  n'avaient  pas  encore  été  bâtis 
et  transformés  en  faubourg.  En  ce  temps  là 
l'existence  était  comme  transfigurée  pour  tous 
ceux  qui  se  rencontraient  dans  la  belle  villa 


s'élevant  sur  la  verdoyante  colline,  non  loin  de 
la  maison  de  Wagner.  La  richesse  et  tous  les 
raffinements  de  l'élégance  et  du  goût  y  poéti- 
saient la  vie.  Le  maître  de  la  maison  était  d'une 
générosité,  d'une  sympathie  inépuisables  dans 
les  efforts  qu'il  faisait  pour  faire  réussir  ce  qui 
excitait  son  intérêt,  d'une  admiration  sans 
bornes  pour  l'homme  extraordinaire  que  le  sort 
avait  rapproché  de  lui,  La  jeune  femme,  gra- 
cieuse et  délicate,  aux  goûts  raffinés,  aux  ten- 
dances idéales,  ne  connaissait  le  monde  et  la 
vie  que  comme  la  surface  d'une  eau  majestueuse 
et  calme;  une  mer  sereine  et  des  vents  cares- 
sants devaient  pousser  sa  barque  vers  les  îles 
des  bienheureux.  Epouse  aimée  et  admirée, 
mère  heureuse,  elle  vivait  dans  l'adoration  de 
ce  que  l'art  et  la  vie  ont  de  grand  et  jamais,  jus- 
qu'alors, le  génie  ne  lui  était  apparu  dans  des 
proportions  aussi  colossales  d'énergie  et  de  force 
créatrice.  L'installation  de  la  maison,  la  richesse 
du  maître  faisaient  de  cette  belle  demeure  un 
centre  de  réunion  dont  le  souvenir  est  resté 
cher  à  tous  ceux  qui  en  ont  fait  pai'tie.  C'est 
ainsi  que  se  formèrent  des  rapports  charmants 
qui,  fondés  sur  l'amitié  et  des  sentiments  élevés, 
se  développèrent  sous  un  ciel  pur,  au  milieu 
d'émotions  et  de  circonstances  diverses. 
Mais  les  dieux  sont  jaloux  et  ils  exigent  des 


79 


sacrifices  des  lieureux.  L  Anneau  du  Nihelung 
ne  fut  pas  achevé  sur  la  colline  verdoyante; 
Wagner  s'en  alla  à  Venise,  où  il  termina  Tristan 
et  Isolde  dont  le  poème  et  une  partie  de  la 
musique  appartiennent  à  cette  période  de  son 
séjour  à  Zurich. 

Sa  femme  était  souffrante  et  était  retournée 
à  Dresde  après  que  le  ménage  avait  été  dissous. 
Wagner  avait  donc  passé  dix  années  de  sa  vie 
à  Zurich,  dans  toute  la  vigueur  de  l'âge  et 
«  sous  l'égide  de  loyaux  amis,  qu'il  s'était  rapi- 
dement acquis  »  (comme  il  le  dit  dans  ses  Com- 
munications), il  avait  puisé  de  la  force  pour 
lancer  le  défi  aux  vainqueurs  de  la  Révolution 
et  leur  contester  le  titre  de  protecteurs  de 
l'Art,  qu'ils  s'arrogeaient  en  leur  qualité  de 
maîtres.  Dans  le  calme  dont  il  avait  joui  à 
Zurich,  l'idée  de  l'œuvre  d'art  de  l'avenir  s'était 
graduellement  développée  en  lui  et  avait  atteint 
toute  son  intensité,  résultant  de  la  convergence 
d'actions  de  tous  les  arts,  qu'il  exigea  pour  la 
représentation  de  «  la  substance  purement 
humaine  »  de  ses  œuvres.  Les  Nibehmgen, 
Tristan  et  Isolde,  les  Maîtres  Chanteurs 
attestent  l'extraordinaire  productivité  de  cette 
époque  de  sa  vie. 

Après  la  dissolution  de  son  propre  ménage, 
Wagner  n'a  plus  fait  de  long  séjour  à  Zurich; 


80 


pendant  une  période  de  plusieurs  années  nous 
ne  l'avons  revu  qu'une  fois  chez  nous;  il  passa 
un  été  à  Lucerne  et  y  travailla  beaucoup.  Je  ne 
puis  le  suivre  dans  ses  différents  voyages  à  Lon- 
dres, Paris  et  Saint-Pétersbourg,  puisqu'il  ne 
m'a  rien  communiqué  personnellement  des  évé- 
nements de  sa  vie,  ni  de  ses  travaux  pendant  ces 
quelques  années.  De  temps  en  temps  nous 
échangions  quelques  lettres;  les  siennes,  comme 
les  nôtres,  attestaient  que  les  heures  heureuses 
passées  ensemble  dans  un  cercle  ami,  nous 
étaient  restées  chères.  Je  crois  pouvoir  dire  ici, 
comme  mon  opinion  personnelle,  que  "  le  loyal 
ami  "  qu'il  avait  laissé  à  Zurich,  a  aussi  pendant 
ces  années  passées  à  l'étranger,  écarté  bien  des 
obstacles  qui  obstruaient  la  carrière  si  doulou- 
reuse de  cet  homme  extraordinaire. 

En  1864  je  reçus  de  Wagner,  que  nous 
croyions  fixé  à  Vienne,  une  lettre  que  je  fais 
imprimer  ici  pour  expliquer  la  situation. 

Vénérée  amie  ! 

• 

Je  vous  prie  de  bien  vouloir  vous  concerter  avec  nos 
amis,  pour  que  je  sache  s'il  leur  est  possible  de  me  rece- 
voir chez  eux  cet  été.  De  cette  façon,  le  but  qui  a  causé 
mes  derniers  tourments,  pourrait  être  atteint.  Ceux-ci 
viennent  de  ce  que,  pour  pouvoir  me  livrer  sans  inter- 
ruption à  mon  travail,  j'ai  essayé  d'échapper  cette  année 


81 


à  la  nécessité  d'une  grande  tournée  artistique  en  Russie, 
en  empruntant  une  somme  correspondant  à  la  valeur 
des  bénéfices  probables.  La  situation  désespérée  dans 
laquelle  je  me  suis  trouvé  lorsque,  par  suite  de  l'aban- 
don du  voyage  en  Russie,  je  n'ai  pu  emprunter  cet 
argent,  est  sur  le  point  de  s'apaiser.  Seuls  ceux  qui  ont 
sous  les  yeux  et  moi  et  ma  situation  et  qui,  consé- 
quemment,  peuvent  juger  de  près,  ont  pu  comprendre, 
excuser  et  aviser. 

Mais,  comme  en  tous  les  cas  il  faut  que  j'abandonne 
mon  installation  actuelle,  afin  de  supprimer  les  grandes 
dépenses  qu'elle  m'occasionne,  il  s'agit  à  présent  de 
me  procurer,  pour  le  temps  nécessaire  à  l'achèvement 
des  Maîtres  Chanteurs  un  abri  tranquille,  convenable  et 
qui  réponde  à  mon  but.  La  situation  étant  donnée,  je 
crois  que  la  maison  des  W...  se  prêterait  le  mieux  à  la 
chose.  Il  est  vrai  qu'il  y  a  des  considérations  qui  m'em- 
pêcheraient de  m'y  fixer  pour  toujours,  mais  ce  n'est 
pas  cela  que  j'ai  en  vue.  Mon  travail  une  fois  achevé, 
c'est-à-dire  vers  la  fin  de  l'été  si  je  jouis  d'une  tran- 
quillité absolue,  je  me  tournerai  du  côté  de  Saint-Péters- 
bourg, probablement  pour  y  rester;  si  je  ne  me  décidais 
point  à  me  fixer  définitivement  à  Saint-Pétersbourg, 
comme  j'ai  absolument  besoin  de  l'appui  d'une  famille, 
je  me  retirerais  très  probablement  chez  des  parents  à 
moi. 

Pour  le  moment,  il  ne  s'agit  que  d'un  asile  oîi  je 
puisse  me  réfugier  immédiatement  pour  terminer  mon 
travail,  lequel,  dans  le  cas  contraire,  courrait  grand 
risque  d'être  abandonné  totalement  et  à  jamais. 


82 


Comme  d'anciennes  invitations,  qui  m'ont  été  adres- 
sées jadis  par  mes  amis  pour  que  j'aille  passer  quelque 
temps  auprès  d'eux,  n'ont  pas  encore  été  retirées,  j'y 
rattache  cette  dernière  tentative,  décisive  cette  fois,  et 
pour  moi  des  plus  importantes,  puisque  le  salut  de  mon 
œuvre  en  dépend. 

jime  y^r  ggt  parfaitement  libre  de  faire  installer  mon 
cabinet  de  travail  dans  le  corps  de  logis  ou  dans  la  petite 
maison  que  j'ai  habitée  anciennement.  Je  dispose  encore 
de  quelques  meubles  ;  ils  pourraient  être  ajoutés  aux 
autres.  Du  reste,  je  ne  demande  que  la  nourriture  et  le 
service,  je  ne  serai  d'aucune  façon  importun. 

Je  vous  prie  de  communiquer  au  plus  vite  ce  que  je 
vous  écris,  et,  si  je  m'adresse  à  vous  d'abord,  c'est  pour 
savoir  avant  toute  autre  chose  si  l'on  considère  mon 
désir  comme  réalisable. 

Soyez  remerciée  du  fond  du  cœur  pour  les  nom- 
breuses et  grandes  preuves  de  votre  sympathie  pour 
moi  et  gardez-moi,  je  vous  prie,  en  toutes  circonstances, 
votre  amitié. 

Votre  très  dévoué, 

Richard  Wagner. 

Penzing,  près  Vienne,  14  mars  1864. 

Les  choses  ne  purent  s'arranger  comme  le 
désirait  Wagner;  il  écrivit  alors  à  mon  mari 
qu'il  viendrait  en  ami  à  Mariafeld,  pour  y  faire 
un  court  séjour  et  pour  y  décider  de  ses  plans 
futurs.  Usant  de  ses  droits  de  vieux  camarade, 


83 


il  partit  sans  attendre  de  réponse  et  suivit  sa 
lettre  de  si  près,  que  j'avais  à  peine  eu  le  temps 
d'arranger  à  son  goût  les  chambres  d'amis  que 
le  froid  de  l'hiver  et  l'abandon  avaient  rendues 
inhabitables.  Mon  mari  n'était  pas  à  la  maison  ; 
nous  avions  l'habitude  de  nous  absenter  plu- 
sieurs mois  tous  les  hivers  ;  cette  année,  mon 
voyage  annuel  à  Hambourg  avait  été  différé 
par  mes  parents.    Mes  fils  étaient  auprès  de 
moi  ;  l'un  avait  terminé  ses  études  à  l'Académie 
de  Hohenheim  ;  l'autre,  qui  étudiait  le  droit  à 
Zurich,  avait  achevé  son  premier  semestre; 
c'était  pour  eux  que  j'étais  restée  à  la  maison. 
Je  m'étais  mis  dans  la  tête  qu'un  petit  regard 
jeté  en  Orient,  exempt  de  fatigues  et  de  peines, 
intéresserait  mon  mari  et  que  ce  qu'il  m'en 
conterait  par  la  suite,  constituerait  une  plus 
grande  jouissance  pour  moi,  qu'un  voyage  par 
mer,  que  je  ne  supportais  que  mal.  Wille  s'était 
donc  joint  aux  excursionnistes  en  destination 
(le  Constantinople  dont  Fritz  Reuter  a  narré 
quelque  chose  dans  les  Montecchi  et  Capuletti 
du  Mecklembourg ,  et  il  a  mis  dans  la  bouche 
de  la  brave  tante  Lining  une  chaleureuse  parole 
en  l'honneur  de  l'ami  sorti  du  fond  de  la  Suisse, 
qui  parle  bas-allemand! 

«  Celui  qui  s'abandonne  à  la  solitude  sera 
bientôt  seul  •>;  cette  parole  s'applique  bien  à 


M 


Mariafeld  et  à  moi,  qui  aime  à  vivre  loin  des 
étrangers.  Mes  fils  avaient  des  amis  que  j'avais 
du  plaisir  à  voir;  il  faut  la  liberté  et  l'espace 
à  la  jeunesse.  Je  m'étais  réjouie  du  fond  du 
cœur  pour  ces  vacances  :  la  visite  de  l'ami  vint 
tout  changer. 

Le  vent  soufflait  en  tempête  et  il  faisait  froid, 
malgré  l'approche  du  printemps;  j'étais  triste 
que  Wagner  se  trouvât  dans  la  solitude  de 
Mariafeld  sans  pouvoir  jouir  de  l'animation  du 
maître  de  la  maison.  Son  séjour  parmi  nous  ne 
fut  égayé  par  'aucun  fait  digne  de  remarque. 
J'avais  installé  notre  hôte  auguste  comme  il  en 
avait  exprimé  le  désir  dans  la  lettre  que  j'ai  fait 
connaître;  il  voulait  travailler,  être  complète- 
ment libre  :  il  avait  son  service  particulier. 
Beaucoup  de  visites  qui  accoururent  de  Zurich, 
soit  par  intérêt,  soit  par  curiosité,  quand  la 
présence  du  grand  homme  à  Mariafeld  eut  été 
ébruitée,  furent  éconduites  par  moi  :  Wagner 
n'était  pas  d'humeur  à  prendre  son  parti  de 
semblables  interruptions.  Il  écrivait  et  recevait 
beaucoup  de  lettres  ;  il  me  pria  de  ne  pas  faire 
attention  à  lui,  de  le  laisser  manger  seul  dans 
sa  chambre  si  cela  ne  dérangeait  pas  trop  le 
service  de  la  maison.  Il  m'était  agréable  de  me 
conformer  autant  que  possible  aux  désirs  de 
mon  hôte.  Il  ne  voulait  pas  aller  à  Zurich,  le 


85 


travail  ne  lui  allait  pas,  il  se  promenait  beau- 
coup seul.  Je  le  vois  encore  arpenter  notre  ter- 
rasse, dans  sa  longue  tunique  de  velours  brun, 
la  toque  noire  sur  la  tête,  semblable  à  quelque 
patricien  des  gravures  d'Albert  Diirer. 

Le  repos  dont  il  avait  besoin  après  les  expé- 
riences écœurantes  qu'il  venait  de  faire,  il  pou- 
vait le  trouver  chez  nous  ;  les  exigences  d'une 
nature  comme  la  sienne  devaient  avoir  leur 
heure,  car  l'excitabilité  de  ses  nerfs  et  le  travail 
incessant  de  son  imagination  transformaient  en 
tortures  les  soucis  du  moment.  Je  le  compris 
et  j'évitai  tout  ce  qui  pouvait  le  blesser.  Quand 
je  lui  disais,  et  c'est  ma  conviction  intime,  qu'il 
n'est  point  d'homme  de  marque  qui  n'ait  à  com- 
battre contre  des  puissances  récalcitrantes,  qui 
sont  quelquefois  du  caractère  le  plus  mesquin, 
mais  que  ne  l'empêchent  point  d'arriver  finale- 
ment à  la  victoire,  Wagner  répondait  par  un 
sourire  négatif,  mais  il  comprenait  mon  inten- 
tion et  elle  ne  l'irritait  point.  Il  était  dans  l'état 
d'esprit  où  un  fils  se  réfugie  auprès  de  sa  mère, 
quand  il  a  le  bonheur  de  la  posséder  encore. 
L'homme  le  plus  fort  a  souvent  besoin  d'un 
cœur  qui  accueille  comme  des  troubles  pas- 
sagers son  mécontentement  et  ses  plaintes,  ses 
colères  injustifiées  et  son  indignation  longtemps 
contenue.  Quand  je  lui  opposais  la  grandeur 


86 


qui  lui  était  propre  dans  le  bonheur  comme 
dans  l'adversité,  et  que  je  lui  parlais  des 
richesses  incommensurables  qui  lui  avaient  été 
prêtées,  et  auprès  desquelles  tous  les  revers 
qu'il  avait  essuyés,  n'étaient  rien  de  plus  que 
des  nuages  qui  passent,  cette  parole  de  consola- 
tion semblait  lui  plaire. 

Que  dirai-je  de  toutes  les  heures  pendant  les- 
quelles l'énergique,  l'indomptable  Richard 
Wagner,  dégoûté  du  travail,  incapable  de  se 
contenir,  me  parlait  de  toutes  les  amertumes 
des  jours  passés,  d'épreuves  et  d'hommes  qui  lui 
avaient  plutôt  barré  le  chemin,  qu'ils  n'avaient 
contribué  à  le  lui  frayer.  Il  parlait  aussi  de  son 
enfance  et  de  sa  première  jeunesse,  comme  s'il 
eût  voulu  mettre  en  fuite  le  souvenir  d'impres- 
sions pénibles  en  évoquant  des  images  sereines. 
Je  crois  que  j'ai  pénétré  alors  dans  plus  d'une 
phase  et  plus  d'un  repli  de  sa  vie  intime  ;  il  avait 
toujours  eu  confiance  en  moi,  et  il  savait  que 
c'était  du  fond  du  cœur  que  je  désirais  lui 
venir  en  aide,  mais  il  savait  aussi  que  je  ne 
voulais  le  faire  qu'autant  que  je  le  jugeais  juste 
et  bien.  Il  est  difficile,  lorsqu'on  aborde  le  ter- 
rain de  la  réalité  positive,  de  donner  la  forme 
exacte  à  ce  que  l'on  raconte  :  le  cri  que  la  réa- 
lité du  moment  arrache  à  l'ami  et  que  le  moment 
suivant  eflace,  ne  peut  être  considéré  comme 


87 


une  caractéristique  suffisante;  les  explosions 
de  l'espérance  déçue  et  martyrisée,  de  l'indigna- 
tion et  de  l'imagination  en  révolte  étaient  à  ce 
moment  pour  Wagner  ce  qu'est  le  bouleverse- 
ment des  éléments  dans  la  nature  :  le  vent 
devait  chasser  les  nuages  pour  que  le  soleil 
brillât  de  nouveau. 

Et  le  soleil  brilla  maintes  fois  quand  Wagner 
se  sentait  disposé  à  s'installer  auprès  de  nous, 
dans  notre  petit  salon.  Quiconque  l'a  connu, 
sait  comme  il  pouvait  être  aimable  et  affec- 
tueux; alors  les  fils  étaient  chaleureusement 
accueillis  à  côté  de  la  mère  ;  il  savait  bien  que 
"  la  bonne  femme  »,  comme  il  m'appelait,  pré- 
férait ses  enfants  à  elle,  à  la  splendeur  divine 
des  adolescents  de  la  Grèce,  et  même  à  celle  du 
Siegfried  germanique.  Wagner  s'entendait  bien 
à  taquiner  et  à  conter.  Vienne  lui  avait  plu, 
c'était  pour  lui  l'unique  ville  musicale  de  l'Alle- 
magne; il  avait  installé  avec  goût  et' à  sa  con- 
venance sa  maison  à  Penzing  ;  il  aimait  à  parler 
des  deux  domestiques,  mari  et  femme,  qui 
avaient  tenu  son  ménage  et  du  grand  chien  qui 
lui  manquait  tant,  le  magnifique  et  fidèle 
animal  ! 

Mais  la  bonne  humeur  disparaissait  bientôt  : 
des  lettres  venaient,  qui  le  démoralisaient;  il 
se  retirait  alors  dans  la  solitude  de  sa  chambre 


88 


et,  s'il  venait  à  me  rencontrer  seule,  c'était  une 
explosion  de  paroles  qui  étaient  rarement  gaies, 
quand  il  s'agissait  de  l'avenir. 

J'ai  déjà  dit  que  je  n'ai  jamais  tenu  de  jour- 
nal, mais  que,  sous  l'impression  du  moment, 
j'avais  l'habitude  de  jeter  quelques  mots  sur  le 
premier  papier  venu;  ce  sont  ces  carrés  de 
papier  qui  m'indiquent  le  chemin  à  travers  le 
passé.  Le  peu  que  j'ai  écrit  à  cette  époque,  se 
trouve  justement  être  ce  qui  est  encore  aujour- 
d'hui le  plus  vivant  dans  ma  pensée.  Réunies 
dans  la  cassette  à  papiers,  à  la  façon  de  Jean- 
Paul,  mes  notes  sont  comme  les  cailloux  blancs 
que  Petit-Poucet  semait  derrière  lui,  afin  de 
retrouver  sa  route  à  travers  la  forêt.  Sinon,  il 
me  serait  bien  difficile  de  raconter  avec  autant 
de  sûreté  que  s'ils  dataient  d'hier,  me  semble- 
t-il,  les  propos  que  Wagner  et  moi,  nous  avons 
échangés  il  y  a  vingt  ans. 

Un  jour  que  je  trouvai  le  grand  homme  si 
profondément  abattu  que  je  ne  savais  si  je 
devais  parler  ou  me  taire,  quoiqu'il  fût  venu 
me  trouver  et  qu'il  attendît  que  je  lui  disse  quel- 
que chose,  je  pensai  qu'il  était  pourtant  navrant 
que  les  affections  les  plus  profondes  eussent 
toutes  disparu  de  la  vie  de  cet  homme  extraor- 
dinaire, la  famille,  les  frères  et  les  sœurs,  les 
amis  d'enfance  et  même  la  femme  qui  avait  été 


89 


sienne  pendant  des  années!  Lorsqu'il  nous 
avait  lu  jadis  la  préface  d'Opéra  et  Drame,  sa 
femme  était  présente  et  elle  avait  entendu  avec 
nous  les  dures  paroles  que  Wagner  avait  pro- 
noncées pour  condamner  les  unions  contractées 
dans  la  jeunesse,  au  milieu  de  circonstances 
déplorables.  Elle  avait  dit  alors  :  «  J'ai  assez  de 
lettres  pour  prouver  qui  l'a  voulu  !  Ce  n'est  certes 
pas  moi  !  »  et  Wagner  avait  répondu  en  riant  : 
"  Pauvre  femme,  qui  croyais  être  heureuse  avec 
un  monstre  de  génie!  "  J'avais  le  sentiment  que 
Wagner  avait  pourtant  aimé  cette  femme  dans 
sa  jeunesse,  quoiqu'elle  fût  à  mille  pieds  en- 
dessous  de  lui,  et  qu'il  pensait  en  ce  moment  à 
son  existence  solitaire  à  Dresde;  je  me  disais  : 
"  Il  sait  que  son  devoir  est  de  lui  envoyer  le 
nécessaire  et  ce  souci  l'oppresse,  en  même  temps 
que  tous  ses  autres  soucis  pécuniaires.  »  Il 
m'avait  parlé  la  veille  de  cette  préoccupation. 
Comme  je  me  taisais  toujours,  il  tira  une  lettre 
et  me  dit  :  "  Grâce  à  cette  lettre,  ce  dont  je 
me  plaignais  hier,  n'a  plus  de  raison  d'être.  On 
est  assez  honnête  à  Paris  pour  payer  un  tan- 
tième au  compositeur  dont  on  a  exécuté  les 
œuvres  en  plein  air  !  » 

Puis,  s'animant  subitement,  il  s'écria:  «  Tout 
aurait  pu  bien  marcher  entre  ma  femme  et  moi  ! 
Mais  je  l'ai  déplorablement  gâtée  !  Je  lui  ai  cédé 


90 


en  toutes  choses.  Elle  ne  sentait  pas  qu'un 
homme  comme  moi  ne  peut  pas  vivre  les  ailes 
bandées  !  Que  savait-e/^e  des  droits  divins  de  la 
passion  que  je  proclame  par  le  bûcher  flam- 
boyant de  la  Walkûre,  bannie  du  ciel  par  les 
dieux!  L'amour  se  sacrifiant  dans  la  mort, 
voilà  le  signal  du  Crépuscule  des  dieux  !  » 

Je  comprenais  plus  clairement  de  jour  en 
jour  qu'il  fallait  que  quelque  chose  d'extra- 
ordinaire arrivât,  qu'un  bonheur  tombât  du 
ciel,  car  ce  n'était  point  par  la  patience  et  les 
forces  personnelles  que  ce  puissant  de  l'Art 
pourrait  s'arracher  du  rocher  où  les  dieux 
ennemis  l'avaient  rivé. 

Ce  que  je  dis  là  est  facile  à  dire,  nfais  que 
c'était  difficile  à  supporter  au  temps  où,  péné- 
trée d'une  profonde  sympathie ,  j'essayais, 
comme  les  impuissantes  Océanides,  de  chanter 
au  captif  des  hymnes  de  consolation. 

Dieu  sait  ce  que  j'allais  chercher  dans  la 
bibliothèque  de  mon  mari  pour  le  porter  dans 
la  chambre  de  Wagner,  des  ouvrages  sur 
Napoléon,  sur  Frédéric  le  Grand,  des  mysti- 
ques allemands  que  Wagner  appréciait,  tandis 
qu'il  repoussait  Feuerbach  et  Strauss  comme 
des  érudits  endurcis. 

Ce  que  je  savais  au  moment  même,  je  le  lui 
communiquais  naïvement,  pour  qu'il  en  fit  ce 


91 


qu'il  voulait,  mais  je  ne  parvenais  pas  à  le 
distraire. 

Je  le  vois  encore  assis  sur  le  siège  qui  se 
trouve  aujourd'hui  comme  alors  dans  l'em- 
brasure de  ma  fenêtre,  écoutant  impatiemment 
ce  que  je  lui  disais  de  la  splendeur  de  l'avenir 
qui  l'attendait.  Le  soleil  venait  de  se  coucher 
dans  toute  sa  beauté,  le  ciel  et  la  terre  n'étaient 
que  lumière  et  que  flammes.  Wagner  me  dit  : 
«  Que  me  parlez-vous  d'avenir  quand  mes  ma- 
nuscrits sont  encore  au  fond  d'une  armoire! 
Qui  fera  représenter-  l'œuvre  d'art  que  je  ne 
puis  laisser  venir  au  jour  qu'avec  la  collabora- 
tion  de  démons  propices,  afin  que  le  monde 
entier  sache  que  c'est  ainsi  que  le  Maître  a  vu 
et  voulu  son  œuvre?  »  Dans  sa  surexcitation,  il 
allait  et  venait  par  la  chambre.  Tout  à  coup  il 
s'arrêta  devant  moi  et  s'écria  :  "  Je  suis  autre- 
ment organisé,  j'ai  des  nerfs  plus  sensibles,  il 
me  faut  la  beauté,  l'éclat  et  la  lumière!  Le 
monde  me  doit  ce  dont  j'ai  besoin?  Je  ne  puis 
pas  vivre  d'une  misérable  place  d'organiste 
comme  votre  Maître  Sébastien  Bach  !  Est-ce 
donc  d'une  exigence  inouïe  que  demander  que 
le  peu  de  luxe  dont  j'ai  envie,  vienne  à  moi? 
Moi  qui  prépare  de  la  jouissance  à  des  milliers 
et  des  milliers  d'êtres  !  » 

En  parlant  ainsi,  il  relevait  la  tète  comme 


s'il  lançait  un  défi,  puis  il  retomba  sur  le  siège 
dans  l'embrasure  de  la  fenêtre  et  regarda  devant 
lui.  Que  lui  faisaient  les  splendeurs  du  paysage 
et  la  sérénité  de  la  nature?  Non,  ce  n'était  pas 
tout  joie  quand  Wagner  était  à  Mariafeld. 

Il  vint  un  temps  où  je  comptais  les  jours  jus- 
qu'au retour  de  mon  mari.  Frapper  en  vain  à 
sa  porte  quand  on  avait  espéré  être  admise, 
faire  des  efforts  sans  jamais  obtenir  de  résultat, 
vouloir  inutilement,  sentir  qu'on  ne  peut  rien, 
c'est  à  de  semblables  écueils  que  mon  courage 
se  brisait.  Je  compris  que  moi  aussi,  je  devais 
avoir  patience  et  laisser  faire  le  temps,  qui 
change  tant  de  choses  et  fait  trouver  une  issue 
là  même  où  l'espoir  manque  Un  matin,  mon 
hôte  vénéré  me  fît  demander  si  j'étais  déjà 
visible  pour  lui.  La  poste  lui  avait  apporté  une 
lettre  de  Saint-Pétersbourg  qu'il  attendait  depuis 
longtemps.  Lors  des  concerts  qu'il  avait  donnés 
dans  cette  ville  pour  y  faire  entendre  des  frag- 
ments de  ses  œuvres,  il  avait  trouvé  beaucoup 
d'accueil  et  de  bienveillance  auprès  de  la  grande- 
duchesse  Hélène,  dont  la  haute  intelligence 
avait  distingué  l'homme  extraordinaire  de  pas- 
sage en  Russie  ;  la  duchesse  de  Leuchtenberg 
aussi,  dans  les  transports  de  son  admiration, 
avait  communiqué  son  enthousiasme  et  sa  sym- 
pathie à  tout  ce  qui  appartenait  à  la  haute 
société. 


93 


«  Je  pouvais  retourner  à  Pétersbourg  et  à 
Moscou  »,  me  dit  Wagner,  «  le  public  était 
ravi,  mais  je  ne  suis  pas  fait  pour  être  un  vir- 
tuose de  concert.  La  grande-duchesse  m'avait 
autorisé  à  compter  en  toutes  circonstances  sur 
son  active  participation,  et  voilà  qu'arrive  cette 
lettre  de  refus  écrite  par  une  dame  de  la  cour. 
Partout,  partout  les  soucis  écœurants  de  la 
détresse  pécuniaire!  Je  pensais,  »  ajouta 
Wagner,  «  que  la  grande-duchesse  aurait  été 
heureuse  de  s'acquitter  de  la  promesse  qu'elle 
m'avait  faite  avec  tant  d'enthousiasme.  Jamais 
on  ne  me  reverra  à  Pétersbourg.  " 

Je  passe  rapidement  tout  un  temps  que 
Wagner,  dans  une  de  ses  lettres,  désigne  comme 
son  calvaire,  qu'il  devait  gravir  afin  de  se  sen- 
tir digne  du  bonheur  qui  lui  était  réservé.  Ses 
derniers  revers  lui  étaient  d'autant  plus  sen- 
sibles, qu'ils  avaient  eu  pour  conséquences  des 
mortifications  qui  le  remplissaient  d'amertume. 
J'ai  trop  de  respect  pour  les  dons  sublimes  de 
l'esprit  et  pour  les  œuvres  des  hommes  de  génie 
pour  ne  point  comprendre  aussi  leurs  faiblesses. 

Des  lettres  partaient,  d'autres  arrivaient.  Peu 
à  peu  un  rayon  de  lumière  brilla  dans  cet  esprit 
assombri. 

Un  jour  que  Wagner  avait  travaillé  toute  la 
matinée,  il  me  dit  :  '•  La  force  que  vous  puisez 


94 


dans  la  résignation,  chère  amie,  n'est  pas  Ce 
qu'il  me  faut.  Je  puis  parler  aussi  bien  que  vous 
d'expériences  personnelles,  que  vous  vénérez 
comme  le  triomphe  de  l'invisible  remporté  au 
fond  de  l'âme  humaine  sur  le  visible.  Je  sais 
bien  ce  que  vous  voulez  insinuer,  quand  vous 
me  dites  que  le  milieu  bourgeois  dans  lequel  je 
place  mon  Hans  Sachs,  est  de  votre  goût.  Mais 
je  crois  que  je  lui  ai  aussi  donné  une  autre  face  : 
le  jour  de  la  Saint- Jean,  il  apparaît  en  plein  air 
sur  la  prairie,  et  peuple  et  bourgeois  l'accla- 
ment, parce  qu'il  est  le  Maître  Chanteur.  Le 
monde  s'étonnera  quand  il  entendra  les  sons  et 
les  accords  que  je  fais  retentir  en  l'honneur  du 
Maître  Chanteur  !  En  moi,  il  y  a  force  et  con- 
viction! —  Mon  Hans  Sachs  est  un  vrai  Ger- 
main, aussi  vrai  que  le  bon  bourgeois  qui  a 
chanté  en  l'honneur  de  votre  Luther  le  Lied 
du  Rossignol  de  Wittenberg.  —  Mon  Maître 
Chanteur,  vous  apprendrez  à  le  priser  haut  !  » 

Quand  Wagner  se  dégageait  ainsi  de  la  puis- 
sance démoralisante  du  moment  présent,  tout 
Sentiment  de  pitié  s'évanouissait  en  moi  :  j'en- 
tendais de  loin  les  fanfares  de  la  victoire. 

Je  ne  nierai  pourtant  pas  que  je  ne  cher- 
chasse parfois  avec  ardeur  la  baguette  magique 
indispensable  au  résultat  final,  et  qui  ne  voulait 
pas  se  laisser  trouver.   Les  promenades  soli- 


95 


taires,  les  lettres  portées  personnellement  à  la 
poste,  tout  cela  devait  avoir  de  nouveau  son 
cours,  et  l'humeur  de  l'ami  variait,   rendant 
toute  distraction  et  tout  travail  impossibles. 
Enfin  le  repos  sembla  venu  pour  Wagner;  il 
s'absorba  dans  son  travail  et  nul  ne  pouvait  le 
déranger.  Quand  le  soir  il  venait  nous  rendre 
visite,  il  était  aussi  aimable  que  douze  ans 
auparavant  ;  la  vie  monotone  de  Mariafeld  lui 
plaisait,  nous  avions  éconduit  tant  de  monde, 
que  nul  ne  semblait  plus  penser  à  nous.  Je  ne 
me  surprenais  plus  à  rêver  avec  une  espèce 
d'envie  au  bonheur  de  venir  en  aide  aux  souf- 
frants, de  contribuer  au  succès  des  agissants, 
car  tout  semblait  s'aplanir  de  soi-même.  Wagner 
n'ayant  plus  rien  à  me  communiquer  et  s'absorr 
bant  dans  son  travail,  j'étais  heureuse  auprès 
de  mes  fils,  nous  nous  amusions  à  faire  des 
plans  qu'ils  devaient  exécuter.  Mais  tout  d'un 
coup,  les  fatales  lettres  reparurent,  Wagner 
remit  son  travail  de  côté  et  la  vieille  amie  fut 
de  nouveau  nécessaire  :  on  lui  confia  bien  des 
choses. 

Le  temps  était  assez  beau  pour  qu'on  se 
hasardât  sur  les  hauteurs,  Wagner  faisait  avec 
moi  des  promenades  aussi  longues  que  je  le 
voulais.  Il  était  souff'rant,  se  plaignait  d'insom- 
nie, buvait  de  l'eau  de  Vichy  et  devait  se  don- 


ner  du  mouvement.  Quand  il  reposait  dans  sa 
chambre,  il  avait  toujours  en  main  un  volume 
de  Schopenhauer. 

«  Nul  n'a  pénétré  plus  profondément  que  moi 
dans  l'esprit  de  ce  philosophe,  »  me  dit-il  un 
jour.  «  Wille  avait  l'habitude  d'aller  le  voir 
tous  les  ans.  Vous  rappelez- vous  »,  ajouta-t-il, 
le  compliment  dont  Schopenhauer  le  chargea 
un  jour  pour  moi  :  «  Remerciez  en  mon  nom 
votre  ami  Wagner  de  l'envoi  de  ses  Nihelun- 
gen,  mais  dites-lui  qu'il  plante  là  la  musique  : 
il  a  plus  de  génie  pour  la  poésie!  Moi,  Schopen- 
hauer, je  reste  fidèle  à  Rossini  et  à  Mozart!  » 
Vous  imaginez-vous  que  j'en  aurais  voulu  pour 
cela  au  philosophe?  Gottfried  Semper  n'a 
jamais  voulu  entendre  parler  de  la  philosophie 
de  Schopenhauer;  il  disait  qu'elle  anéantissait 
toute  tendance  artistique;  ines  œuvres  prou- 
vent le  contraire.  Sempar  ne  pouvait  rien  souf- 
frir de  mesquin,  c'est  par  des  formes  fières  et 
imposantes  que  l'architecte  voulait  montrer  sa 
grandeur  ;  c'est  aussi  ce  que  j'ai  en  vue  dans 
mes  œuvres;  en  cela  nous  ne  sommes  qu'un.  » 
Puis,  se  levant  tout  à  coup,  il  s'écria  :  «  Croyez- 
m'en,  amie,  c'est  un  monde  misérable,  pitoyable, 
hostile  à  toute  grandeur  que  celui  avec  lequel 
il  nous  faut  transiger.  » 

La  matinée  était  exceptionnellement  belle  et 


97 


claire.  Wagner  était  reposé  et  avait  fait  ce  que 
Wille  (dont  nous  commencions  à  espérer  le 
retour)  appelait  une  course  hygiénique.  Il  me 
trouva  occupée  à  divers  ouvrages  de  mains  et 
me  demanda  ce  que  j'avais  l'intention  de  faire. 
«  Des  ouvrages  de  printemps,  "  lui  dis-je  ;  «  il 
faudra  bientôt  nettoyer  et  laver  toute  la  mai- 
son. «  «  Des  ouvrages  de  printemps,  "  dit  Wag- 
gner,  «je  croyais  que  c'était  cueillir  la  violette  ". 
«  Quand  on  est  trop  vieille  pour  aller  cueillir 
des  violettes,  »  répondis-je,  «  un  travail  utile  a 
son  prix.  »  Mais  Wagner  trouva  mes  ouvrages 
de  printemps  si  peu  gracieux,  qu'il  m'appela 
«  Fricka  ". 

Cependant  il  avait  pris  place  et  pendant  qu'il 
me  regardait  coudre,  il  me  raconta  qu'il  avait 
eu  une  mauvaise  nuit  ;  le  soleil  et  l'air  pur  de 
nos  montagnes  avaient  seuls  pu  le  rafraîchir. 
Toute  la  nuit  il  avait  eu  affaire  au  roi  Lear 
banni  par  ses  filles,  que  sa  magnanimité  royale 
a  couronnées  de  tous  ses  biens.  Toute  la  nuit  il 
avait  erré  sur  la  bruyère,  poursuivi  par  l'orage 
et  la  tempête.  C'était  lui  qui  était  le  roi  Lear  ; 
le  fou  lui  avait  chanté  ses  chansons  sardoni- 
ques  ;  Edgar,  le  pauvre  mendiant  devenu  Toms, 
l'insensé,  s'était  lamenté  et  avait  gémi  qu'  «  il 
avait  froid  !  «  Et  Lear,  à  l'âme  royale,  avait  fui 
à  travers  la  nuit  et  la  tempête,  se  sentant  tout 


à  la  fois  grand  et  misérable,  mais  non  abaissé. 
«  Que  dites-vous  de  ce  cas,  amie,  où  l'homme 
se  sent  identique  à  ce  que  le  rêve  évoque  devant 
lui  ?  » 

Il  y  a  des  moments  dans  la  vie  oti  1  ame  a 
plus  soif  de  sons  que  de  paroles.  Depuis  que 
Wagner  était  chez  nous,  je  n'avais  plus  ouvert 
mon  piano,  quelle  qu'en  fût  mon  envie;  la  pen- 
sée que  le  Maître  pourrait  m'entendre,me  para- 
lysait au  point  que  j'aimais  mieux  ne  pas  don- 
ner carrière  à  mes  fantaisies  musicales.  Pour 
moi  la  musique  est  une  puissance  inexplicable 
et  merveilleuse  :  en  présence  de  la  nature  indé- 
finissable de  ses  révélations,  on  croirait  volon- 
tiers que  l'homme  porte  en  son  corps  mortel 
une  âme  qui,  en  vertu  de  son  origine,  connaît 
tout  ce  qui  est  beau,  tout  ce  qui  est  divin  et 
qui,  retenue  par  toutes  les  entraves  de  ce 
monde,  s'élance  à  la  recherche  du  chemin  qui 
conduit  à  la  patrie.  Que  de  choses  elle  a  oubliées 
dupaysd'oti  elle  vient!  Mais,  quand  elle  prend 
son  essor,  poussée  par  le  désir  et  par  le  pressen- 
timent, quand  elle  exhale  ses  plaintes  et  qu'elle 
gémit  sous  la  honte  de  l'exil,  quand  le  senti- 
ment de  sa  gloire  première  l'envahit,  alors 
éclatent  les  accents  de  la  langue  maternelle,  qui 
sommeillait  au  plus  profond  de  son  être. 

Je  ne  parlais  naturellement  jamais  de  tout 


99 


cela  avec  Wagner,  qui  devait  le  savoir  bien 
mieux  que  moi,  mais  je  lui  contai  qu'à  une 
époque  de  grande  douleur,  quand  je  croyais 
que  désormais  tout  était  ténèbres  pour  moi, 
j'avais  entendu  la  Passion  cVaprès  saint  Ma- 
thieu; l'exécution  n'en  était  pas  parfaite,  car 
Bach  alors  était  à  moitié  oublié,  mais  je  lui  dis 
comme  je  m'étais  sentie  allégée  et  adoucie,  éle- 
vée et  délivrée,  portée  comme  sur  des  ailes  par- 
delà  la  souffrance  et  la  fatalité.  "  0  pauvre 
femme  »,  dit  Wagner,  pourquoi  ne  vous  ai-je 
pas  fait  de  musique  pendant  tout  ce  temps? 
Aujourd'hui  même  vous  aurez  ce  qui  vous  fait 
tant  de  bien!  »  Et  il  me  joua  la  scène  de  Tristan 
et  Isolde  où  la  nuit  et  la  mort  sont  célébrées 
avec  les  ineffables  aspirations  de  l'amour.  «  Les 
anciens  déjà,  "  dit  Wagner,  "  avaient  mis  dans 
la  main  d'Eros,  en  sa  qualité  de  génie  de  la  mort, 
un  flambeau  renversé.  »  Dès  lors  Wagner  joua 
souvent  pour  me  faire  plaisir;  il  préférait  le 
piano  à  queue  de  notre  salon  au  piano  droit 
qui  était  dans  son  appartement. 

Un  matin,  des  accords  puissants  pénétrèrent 
dans  ma  chambre  :  j'entrouvris  doucement  la 
porte  et  retins  mon  souffle  pour  entendre  de 
plus  près  ce  qui  me  semblait  jaillir  de  premier 
jet  de  l'inspiration  du  Maître.  Pour  rien  au 
monde  je  n'aurais  éveillé  son  attention  :  il  me 


BiBUOTHECA 


100 


semblait  être  en  présence  de  l'Art  dominateur 
imposant  sa  volonté  toute-puissante  à  une 
matière  récalcitrante.  Qu'est-ce  qui  excitait  si 
puissamment  mon  imagination  et  ma  pensée? 
D'abord,  les  ténèbres,  puis  surgissait  une 
pensée  faite  de  lumière  :  la  joie  éclatait  comme 
l'éclair,  baignant  l'âme  de  clarté.  Je  me  retirai 
comme  j'étais  entrée  et  je  ne  parlai  jamais  à 
Wagner  de  l'impression  que  m'avait  faite  ce 
que  j'avais  entendu  Quelques  jours  après  il  me 
pria  de  venir  le  voir  chez  lui  :  il  me  montra  ses 
manuscrits  rangés  en  portefeuilles  et  me  con- 
sacra toute  sa  soirée.  J'admirai  sa  facilité  au 
travail,  la  beauté  des  copies  faites  de  sa  main 
et  même  ses  esquisses,  toutes  courtes  et  écrites 
d'une  fine  écriture  serrée  :  fleurs  de  beauté 
encore  dans  le  bouton  ! 

C'était  avec  un  mélange  de  respeet  et  d'admi- 
ration que  je  regardais  l'homme  qui  savait 
créer  avec  une  telle  puissance  et  une  telle 
richesse  ! 

Ici  finissent  mes  notes  et  ce  que  j'ajoute,  je 
ne  le  retrouve  que  dans  mes  souvenirs. 

Lorsque,  dans  les  dernières  semaines  du 
séjour  de  Wagner  à  Mariafeld,  le  maître  de  la 
maison  revint  et  que  le  printemps  ramena  la 
gaîté  dans  la  nature,  un  souffle  de  force  et  de 
santé  se  fît  sentir  et  le  sombre  esprit  qui  régnait 


101 


dans  notre  demeure,  disparut.  L'ob:3ervation  de 
l'ordre  de  la  maison,  des  heures  fixes  et  de 
toutes  les  habitudes  concernant  la  vie  de  famille, 
que  mon  mari  exigeait,  quels  que  fussent  ses 
égards  pour  celui  qui  était  son  hôte,  me  donna 
un  point  d'appui  dont  tous  bénéficièrent.  Au 
contact  de  l'homme  indépendant,  ne  relevant 
que  de  lui-même,  qui  apportait  des  nouvelles 
du  monde  et  de  la  vie,  Wagner  se  sentit  tout 
autre  que  pendant  sa  réclusion.  La  sympathie 
que  les  hommes  se  témoignent  entre  eux,  se  tra- 
duit bien  moins  par  la  manifestation  des  senti- 
ments, que  par  l'examen  des  partis  à  prendre 
pour  arriver  au  but.  Wagner  alla  voir  ses  amis 
de  Zurich,  on  parla  même  d'une  joyeuse  réunion 
à  Mariafeld.  C'était  comme  si  une  vie  nouvelle 
jaillissait  dans  le  désert  qu'avait  fait  l'hiver; 
nous  nous  tenions  de  nouveau  sur  la  vérandah, 
sous  le  dôme  léger  du  feuillage  naissant.  Quel- 
que chose  d'heureux  avait  dû  poindre,  qui  dis- 
posait à  la  joie  notre  hôte  bien-aimé  :  quoi  que 
ce  fût,  je  m'en  réjouissais;  ce  n'étaient  pas 
seulement  les  parents,  c'étaient  encore  les  ado- 
lescents, comme  il  les  appelait,  qui  étaient  les 
bienvenus  auprès  de  Wagner.  «  Précipitons- 
nous  dans  les  abîmes  de  la  sensualité  «,  disait-il 
comme  au  bon  temps,  quand  Herwegh  et  quel- 
ques autres  amis  étaient  réunis  avec  lui  à  notre 


102 


table  et  que  j'avais  apporté  uu  soin  particulier 
au  menu  du  jour. 

Une  après-midi,  nous  fîmes  une  promenade  ; 
au  retour,  on  remit  un  paquet  de  lettres  à 
Wagner  et  il  m'annonça  sur-le-champ  qu'il 
partirait  le  surlendemain. 

Nous  ne  le  revîmes  plus  de  la  soirée.  Le  len- 
demain matin,  il  dit  à  mon  mari  qu'il  devait  faire 
d'abord  une  cure  pour  sa  santé,  puis  apprendre 
à  connaître  les  théâtres  de  Stuttgard,  Carls- 
ruhe  et  Hanovre,  pour  voir  si  l'exécution  de  ses 
œuvres  y  serait  possible  ;  toutes  les  dispositions 
nécessaires  étaient  prises,  il  désirait  laisser 
chez  nous  une  partie  de  ses  effets.  «  Je  revien- 
drai vous  demander  si  vous  voulez  de  moi  pour 
voisin,  ^  ajouta-t-il  et,  se  tournant  vers  moi, 
il  me  dit  qu'il  avait  une  vague  idée  de  venir 
s'établir  pour  l'été  dans  la  maison  voisine.  «  Je 
vous  amènerai  Bulow  et  sa  femme;  c'est  alors 
que  vous  entendrez  de  la  musique  et  que  nous 
pourrons  faire  plaisir  à  la  chère  dame!  »  Wille 
était  étonné  et  je  ne  disais  ni  oui  ni  non  ; 
l'angoisse  me  prenait  presque  :  qu'est-ce  qui 
avait  donc  pu  arriver  que  Wagner  s'en  allait  si 
vite?...  Je  ne  le  demandai  point...  Que  signi- 
fiait son  projet?  Il  devait  pourtant  savoir  que 
nous  n'avions  pas  de  maison  à  louer! 

Lorsque  Wagner  me  rencontra  seule  le  soir, 


103 


il  vint  à  moi  et  me  dit  avec  une  gravité  solen- 
nelle :  "  Amie,  vous  ne  connaissez  pas  l'étendue 
de  mes  malheurs,  ni  la  profondeur  de  la  misère 
qui  m'attend  !  »  Ses  paroles  m'effrayèrent,  mais, 
en  le  regardant,  je  ne  sais  quelle  étrange  con- 
fiance jaillit  en  moi  et  je  m'écriai  :  "  Non,  ce 
n'est  pas  la  misère  qui  vous  attend!  Quelque 
chose  surviendra!  Quoi?  Je  n'en  sais  rien! 
Mais  ce  sera  quelque  chose  d'heureux,  de  tout 
autre  que  ce  que  vous  attendez  !  Ayez  patience  ! 
Cela  vous  conduira  au  bonheur!  " 

Le  lendemain  matin,  Wagner  quitta  Maria- 
feld  ;  il  avait  dormi  et  était  bien  disposé.  Quand 
il  descendit  déjeuner,  il  nous  raconta  qu'il  avait 
dit  au  barbier  du  village,  qui  lui  servait  de 
valet  de  chambre  et  le  rasait  :  «  Oui,  oui,  l'ami, 
il  n'y  a  pas  à  dire,  il  faut  que  je  parte,  vous  me 
revenez  par  trop  cher  !  "  A  quoi  le  barbier  avait 
répondu  que  Monsieur  ne  devait  point  partir 
pour  cela,  qu'il  le  ferait  volontiers  à  meilleur 
compte.  Wagner  s'amusait  fort  de  ce  petit  inci- 
dent, et  il  me  fit  observer  que  je  serais  désor- 
mais seule  à  jouir  des  auditions  de  l'admirable 
musicien  qui  jouait  tous  les  soirs  sur  sa  clari- 
nette :  "  A  ton  appel,  ô  patrie  !  " 

Nous  suivîmes  longtemps  des  yeux  le  steamer 
qui  emportait  au  loin  l'homme  dont  le  cerveau 
contenait  un  monde. 


104 


Le  soir  même,  Wagner  envoyait  de  Bâle  un 
salut  à  Mariafeld  et  écrivait  :  «  Je  reviendrai  ; 
conservez-moi  et  la  demeure  et  votre  amitié!  " 

J'écrivis  sur-le-champ  à  Stuttgard  où  il 
m'avait  donné  son  adresse,  non  sans  douleur, 
mais  avec  sincérité,  que  je  ne  donnais  point  mon 
adhésion  à  ses  projets  :  d'autres  choses  nous 
attendaient...  d'autres  choses  l'attendaient,  lui. 

Deux  jours  plus  tard  parut  à  Mariafeld  le 
secrétaire  intime  du  roi  de  Bavière,  M.  de  Pfis- 
termeister;  Wille,  qui  avait  appris  à  le  con- 
naître à  Munich,  ne  s'étonna  pas  de  cette  visite 
faite  en  passant.  Après  que  ces  messieurs  eurent 
pris  leur  café  et  fumé  leur  cigare  en  plein  air, 
il  fut  confidentiellement  communiqué  à  mon 
mari  qu'un  envoyé  de  S.  M.  le  roi  de  Bavière 
s'était  rendu  à  Mariafeld,  dans  l'espoir  d'y  trou- 
ver celui  qu'il  avait  cherché  en  vain  à  Vienne. 
Le  même  soir,  l'envoyé  partit  pour  Stuttgard, 
en  possession  cette  fois  de  l'adresse  exacte  et  ce 
qui  se  passa  alors,  ce;  sont  les  lettres  mêmes  de 
Wagner  qui  le  feront  connaître. 


105 

Chère  et  précieuse  amie  ! 

Je  vous  réponds  brièvement  parce  que  je  vous  en  ai 
déjà  tant  dit  !  Votre  désir  de  ne  pas  me  revoir  à  Maria- 
feld,  est  d'accord  avec  mon  propre  sentiment.  Laissons 
là  cette  orageuse  nuit  de  fièvre  que  le  plus  riant  soleil 
venu  du  dehors,  n'est  pas  parvenu  à  égayer,  jetons  un 
voile  sur  toutes  les  visions  qu'elle  a  fait  naître.  Mon 
sort,  même  le  plus  proche,  est  encore  incertain;  cepen- 
dant un  docteur  que  j'ai  consulté,  me  recommande 
Cannstadt;  la  famille  Eckert  me  plaît  et  il  n'est  pas 
impossible  qu'il  résulte  quelque  chose  des  relations  que 
je  viens  de  nouer  avec  le  baron  Gall,  intendant  du 
Théâtre  royal  de  Stuttgard.  Mais  on  sait  que,  quand  je 
m'y  suis  adonné,  la  vertu  chrétienne  de  l'espérance  m'a 
presque  toujours  mené  à  la  perdition.  Une  représenta- 
tion théâtrale  à  laquelle  j'ai  assisté  hier,  après  m'en  être 
longtemps  abstenu,  m'a  mortellement  démoralisé. 

Saluez  votre  sœur  du  fond  du  cœur  pour  moi  !  Par- 
donnez-moi toutes  deux  les  inénarrables  ennuis  que  je 
vous  ai  occasionnés,  précieuses  amies! 

J'écris  encore  un  mot  à  Wille  pour  lui  faire  amicale- 
ment part  de  ma  résolution  d'abandonner  Jlariafeld. 

Écrivez-moi  une  fois  de  Hambourg,  je  vous  en  prie  : 
adressez  à  Stuttgard,  chez  le  maître  de  chapelle  Eckert. 

Adieu,  noble  et  précieuse  amie  !  Jamais  le  sentiment 
de  mon  ardente  reconnaissance  ne  se  refroidira  ;  jamais  ! 

Du  plus  profond  du  cœur 
Votre 

Richard  Wagner. 

Stuttgard,  2  mai  1864. 


1Ù6 


Munich,  i  mai  1864.. 
Cour  de  Bavière. 


Très  chère  amie, 


Je  serais  le  plus  ingrat  des  hommes  si  je  ne  vous 
faisais  part  sur-le-champ  de  mon  immense  bonheur  ! 

Vous  savez  que  le  jeune  roi  de  Bavière  m'a  fait  cher- 
cher, je  lui  ai  été  présenté  aujourd'hui.  Il  est  malheu- 
reusement si  beau,  si  intelligent,  si  ardent  et  si  grand, 
que  je  crains  que  sa  vie  s'évanouisse  dans  ce  monde 
vulgaire  comme  un  rêve  fugitif  et  divin.  Il  m'aime  avec 
l'ardeur  et  la  ferveur  du  premier  amour,  il  sait  et  con- 
naît tout  ce  qui  me  concerne.  Il  veut  que  je  reste  à 
jamais  près  de  lui,  que  je  travaille,  qne  je  me  repose 
et  que  je  fasse  exécuter  mes  œuvres  ;•  il  veut  me  donner 
tout  ce  dont  j'ai  besoin;  il  veut  que  je  termine  les  Nibe- 
lungen  et  il  les  fera  exécuter  comme  je  le  désire.  Et  tout 
cela,  il  l'entend  sérieusement  et  littéralement,  comme 
vous  et  moi,  quand  nous  parlions  ensemble.  Tout  souci 
pécuniaire  doit  m'être  enlevé;  j'aurai  ce  dont  j'ai  besoin, 
à  la  seule  condition  que  je  reste  auprès  de  lui. 

Que  dites-vous  de  cela?  Qu'en  dites-vous?  N'est-ce  pas 
inouï  ?  Est-ce  que  cela  peut  être  autre  chose  qu'un  rêve  ? 

Pensez  comme  je  suis  ému  ! 

Mille  amitiés  sincères  !  Jlon  bonheur  est  si  grand  que 
j'en  suis  écrasé.  Quant  au  charme  de  son  œil,  vous  ne 
pouvez  vous  en  faire  une  idée  :  pourvu  qu'il  vive  !  C'est 
un  miracle  par  trop  inouï  ! 


107 


Amitiés  sincères  à  Wille  et  aux  adolescents  ! 
A  jamais, 

Votre  reconnaissant 

Richard  Wagner 

Ne  rien  ébruiter  !  Rien  dans  les  journaux  !  Tout  est 
entre  nous  et  doit  v  rester  !  — 


Starnberg  en  Bavière,  26  mai  1864. 

Clière,  précieuse  et  vénérée  amie! 

Je  doute  que  cette  lettre  vous  parvienne  encore  à 
Mariafeld,  mais  je  suppose  qu'on  la  fera  suivre.  A  vrai 
dire,  je  ne  vous  écris  que  pour  ne  pas  laisser  germer  en 
vous  l'idée  que  je  pourrais  être  ingrat  envers  vous.  Les 
horribles  douleurs  de  l'enfantement  de  mon  bonheur, 
c'est  chez  vous  que  je  les  ai  ressenties  et  c'est  vous  qui 
m'avez  aidé  à  l'enfanter  ;  nous  ne  voyions  et  ne  sentions 
que  les  maux  et  les  angoisses  de  cet  enfantement;  peut- 
être  est-ce  chez  les  mères  un  cas  mortel  pendant  lequel 
la  pensée  de  ce  qui  doit  être  enfanté,  disparait  pour  un 
temps,  laissant  les  douleurs  pour  unique  réalité.  Mais  je 
comprends  à  peine  comment  j'aurais  surmonté  tout  cela 
et  comment,  finalement,  j'aurais  été  en  état,  sans  avoir 
une  espérance  visible  devant  moi,  de  prendre  congé  de 
vous  dans  une  disposition  d'esprit  qui,  en  somme,  était 
calme  et  tolérable,  si,  au  plus  profond  de  mon  être,  je 
n'avais  eu  vaguement  conscience  que  mes  souffrances 
inouïes  m'avaient  acquis  un  droit  de  liaute  parlée,  un 


108 


droit  qui,  quand  bien  même  il  n'aurait  pu  exercer  son 
action  sur  le  monde,  m'aurait  élevé  d'autant  plus  au- 
dessus  du  monde  et  aurait  fait  de  moi,  dans  mon  for 
intérieur  et  même  dans  la  plus  profonde  des  misères,  un 
homme  consacré  et  sanctifié. 

Que  j'ai  le  droit  de  coter  si  haut  mes  souffrances,  vous 
le  savez,  amie,  vous  pouvez  en  porter  témoignage.  Pensez 
jusqu'à  quel  point  j'étais  humilié.  Je  n'aurais  pu  l'être 
davantage,  n'est-ce  pas?  Oui,  —  j'en  étais  arrivé  là  !  — 
Voyez-vous,  chère,  précieuse  amie,  cette  extrême  humilia- 
tion a  fini  par  m'élever,  je  sentais  que,  puisque  cela  était 
possible,  puisque  je  pouvais  supporter  cela  et  pourtant 
rester  doux  et  bon,  c'est  que  cela  devait  avoir  pour  moi 
une  signification  plus  haute.  J'eus  la  perception  rapide 
comme  l'éclair,  que  le  rideau  allait  se  lever  soudain,  et 
qu'un  bonheur  merveilleux  devait  m'apparaitre.  Et  vous 
l'aviez  aussi  —  vous  me  l'avez  dit  clairement. —  Avouez- 
le  :  tous  deux  nous  étions  comme  inspirés.  Amie,  voici 
ce  que  je  veux  dire  :  que  le  rideau  se  levât  déjà  pendant 
la  vie  ou  seulement  après  la  mort,  en  vérité,  cela  m'était 
égal,  mais  je  savais  qu'il  se  lèverait.  —  C'est  pour  cela 
que  je  ne  m'effrayai  point  lorsque  mon  merveilleux 
bonheur  m'apparut  — j'en  avais  été  sûr;  seulement,  ce 
qui  m'étonna,  c'est  qu'il  vint  avec  une  telle  rapidité, 
justement  alors,  ce  jour  même,  à  cette  heure  !  L'envoyé 
était  chez  moi  au  moment  où  m'arrivaient  des  lettres  de 
Vienne  qui  m'annonçaient  les  incidents  les  plus  écœu- 
rants, résultant  des  déplorables  démarches  faites  par  les 
amis  à  qui  j'avais  laissé  mes  pleins  pouvoirs;  je  me 
décidai  donc  à  partir  sur-le-champ  pour  Vienne.  Mon 
envoyé  m'accompagna  jusqu'à  Munich  où  je  dus  passer 


109 


la  nuit,  ayant  manqué  le  train  direct  et  où  une  horrible 
indisposition  me  força  le  lendemain  matin  à  ajourner 
mon  voyage.  Pourtant  je  me  remis  assez  vite  pour  pou- 
voir me  rendre  l'après-midi  auprès  du  jeune  roi.  Dès 
lors,  tout  fut  clair  et  précis  :  le  rideau  était  levé.  Quel- 
ques jours  après  je  continuai  mon  voyage  ;  ce  que  seule 
aurait  pu  atteindre  une  énergie  désespérée  jointe  à  l'ab- 
négation de  soi-même,  ne  fut  plus  qu'une  petite  affaire 
à  régler.  Je  revins  avec  mes  domestiques  et  mon  fidèle 
chien  dans  ma  nouvelle  et  dernière  patrie  où,  porté  par 
le  plus  divin  des  amours,  je  jouis  du  bonheur  merveil- 
leux que  nous  avons  enfanté  dans  cette  nuit  de  fièvre 
passée  à  Mariafeld. 

Ne  doutez  point  de  cela,  amie.  C'est  ce  bonheur-là 
qui  seul  répond  pleinement  et  entièrement  aux  souffran- 
ces que  j'ai  dû  subir  jusqu'à  la  plus  profonde  des  misè- 
res. Je  sens  que  même  s'il  n'était  jamais  arrivé,  j'en 
aurais  été  digne  et  cela  me  donne  la  certitude  de  sa 
durée.  Mais  si  vous  voulez  avoir  en  outre  la  preuve  de 
l'origine  divine  de  ce  bonheur,  écoutez-moi.  L'année  de 
la  première  exécution  de  mon  Tannhœuser  (de  l'œuvre 
par  laquelle  j'inaugurai  ma  voie  nouvelle  et  pleine 
d'épines),  au  mois  (août)  où  je  sentis  une  force  créatrice 
si  prodigieuse  que  je  conçus  en  même  temps  le  plan 
de  Loliengrin  et  celui  des  Maîtres  Chanteurs,  une  mère 
enfanta  mon  ange  gardien. 

Au  temps  où  je  terminais  à  Lucerne  mon  Tristan  et 
où  je  me  donnais  une  peine  atroce  pour  qu'il  me  fût 
rendu  possible  de  me  fixer  sur  le  sol  allemand  (Bade) 
et  où,  désespéré,  je  finis  par  me  tourner  vers  Paris  pour 
m'y  fatiguer  à  des  entreprises  qui  étaient  contraires  à 


110 


ma  nature,  —  alors  l'adolescent  de  quinze  ans  assista 
pour  la  première  fois  à  la  représentation  de  mon  Lohen- 
grin  et  il  en  fut  si  profondément  empoigné  que,  depuis 
lors,  c'est  par  l'étude  de  mes  œuvres  et  de  mes  écrits 
qu'il  a  fait  lui-même  son  éducation,  au  point  qu'il  a 
avoué  franchement  à  son  entourage,  comme  il  me 
l'avoue  maintenant  à  moi,  que  c'est  moi  qui  ai  été  son 
unique  éducateur  et  son  unique  professeur.  Il  suit  ma 
vie  et  mes  efforts,  mes  déboires  à  Paris,  ma  chute  en 
Allemagne  et  n'a  qu'un  désir,  celui  d'arriver  au  pouvoir 
pour  me  prouver  son  immense  amour.  L'unique,  la 
dévorante  douleur  de  cet  adolescent,  c'est  de  ne  pouvoir 
trouver  le  moyen  d'inspirer  à  son  insensible  entourage 
la  sympathie  qui  m'est  nécessaire.  Au  commencement 
de  mars  de  cette  année,  je  sais  le  jour,  j'eus  l'entière 
perception  de  l'inanité  de  tous  mes  efforts  pour  me  tirer 
de  la  ruine,  tout  ce  qui  devait  survenir  de  si  abomina- 
blement indigne,  je  le  vis  clairement  venir,  en  proie  à 
un  désespoir  sans  bornes.  Alors,  subitement,  le  roi  de 
Bavière  meurt  et,  contre  toute  attente,  mon  compatissant 
ange  gardien  monte  sur  un  trône.  Quatre  semaines 
après,  son  premier  soin  est  de  me  faire  chercher;  pen- 
dant qu'aidé  de  votre  douloureuse  sympathie,  je  vide 
jusqu'à  la  dernière  goutte  de  lie  le  calice  des  douleurs, 
l'envoyé  royal  me  cherche  dans  ma  demeure  de  Penzing 
déjà  sans  maitre  ;  il  doit  rapporter  à  l'enthousiaste  jeune 
roi  un  crayon,  une  plume  qui  m'appartienne.  Comment 
et  quand  il  finit  par  me  trouver,  vous  le  savez.  Amie,  il 
n'y  a  pas  de  doute  possible  ici  :  Voilà  ce  qui  a  été  et  ce 
qui  est  !  Ah  !  Enfin  un  amour  qui  n'amène  ni  douleurs, 
ni  tourments  !  Ce  que  je  sens  en  voyant  ainsi  devant  mo 


111 


cet  admirable  adolescent  !  A  mon  anniversaire  de  nais- 
sance, il  m'a  donné  son  portrait  à  l'huile  pour  lequel  il 
a  posé  lui-même.  Cette  merveilleuse  image  m'a  appris  à 
prouver  victorieusement  à  autrui  que  j'ai  du  «  génie  »  : 
regardez  donc  là,  vous  autres,  vous  voyez  de  vos  yeux 
mon  «  génie  »  devant  vous  ! 

Un  familier  du  roi  m'a  assuré  qu'il  lui  semble  que 
l'adolescent  n'est  si  sérieux  et  si  sévère  dans  les  affaires 
du  gouvernement,  que  pour  ne  permettre  à  personne  de 
prendre  de  l'influence  et  pour  s'assurer  la  liberté  la 
plus  complète,  afin  que,  sûr  de  son  pouvoir  et  absolu- 
ment indépendant,  il  puisse  vivre  comme  le  comporte 
son  amour  pour  moi.  Il  sait  parfaitement  qui  je  suis  et 
ce  dont  j'ai  besoin  :  je  n'ai  pas  eu  un  mot  à  perdre  à 
propos  de  ma  position.  Il  sait  que  le  pouvoir  d'un  roi 
doit  pourtant  suffire  à  éloigner  de  moi  tout  ce  qu'il  y  a 
de  vulgaire,  à  me  livrer  tout  entier  à  ma  Muse,  à  me 
procurer  tous  les  moyens  nécessaires  pour  faire  repré- 
senter mes  œuvres  quand  et  comme  je  le  désire  !  Il  est 
presque  toujours  à  présent  dans  un  petit  château  tout 
près  d'ici;  en  10  minutes  la  voiture  me  conduit  auprès 
de  lui.  Il  l'envoie  tous  les  jours  une  ou  deux  fois,  alors 
je  vole  comme  vers  la  bien-aimée.  Ce  sont  des  moments 
ravissants  !  Jamais  ce  besoin  d'instruction,  cette  façon 
de  comprendre,  ces  frémissements  et  ces  ardeurs  ne 
me  sont  apparus  avec  une  si  naïve  beauté  !  Et  puis,  ces 
soins  charmants  pour  moi,  cette  exquise  chasteté  du 
cœur,  de  chacune  de  ses  expressions  quand  il  me  parle 
du  bonheur  qu'il  a  à  me  posséder  :  nous  restons  souvent 
assis  des  heures  ensemble,  perdus  dans  la  contemplation 
l'un  de  l'autre.  11  ne  pose  pas  pour  moi  :  nous  sommes 


112 


tout  à  fait  seuls.  Si  je  voulais,  me  dit-on,  la  cour  tout 
entière  tne  serait  ouverte  :  Il  ne  me  comprendrait  pas  si 
j'ambitionnais  d'y  jouer  un  rôle. Tout  est  si  beau,  si  vrai  ! 
—  Comme  il  me  sera  facile,  de  cette  façon,  de  calmer 
toutes  les  appréhensions  :  on  ne  me  remarque  pas,  je 
n'empiète  sur  les  droits  de  personne  ;  tout  ce  que  nous 
méprisons  tous  deux  du  fond  du  cœur,  poursuit  tran- 
quillement sa  route,  nous  ne  nous  en  soucions  pas.  Peu 
à  peu  tous  m'aimeront.  Déjà  l'entourage  immédiat  du 
jeune  roi  est  heureux  de  me  voir  et  de  me  savoir  ainsi, 
parce  que  chacun  sent  que  ma  prodigieuse  influence  sur 
l'esprit  du  prince  ne  peut  que  faire  du  bien  à  tous  et 
ne  fera  de  mal  à  personne.  De  sorte  que,  de  jour  en 
jour,  tout  en  nous  et  autour  de  nous  deviendra  plus 
beau  et  meilleur!  — 

Tel  est  mon  bonheur,  amie  !  Doutez-vous  que  ce  soit 
le  vrai  ?  Le  vrai,  oui,  —  ce  devait  être  le  vrai  :  vous  verrez 
à  présent  comme  il  durera  et  comme  tout  prospérera. 
Ne  doutez  pas  !  — 

[Ecrit  quelques  jours  plus  lard.) 

Si  jamais  quelque  chose  dans  ma  vie  m'a  désespérément 
démoralisé  et  navré,  c'est  une  faculté  que  possède  «  le 
monde  »  et  contre  laquelle  nous  ne  pouvons  absolument 
rien.  C'est  l'outrecuidance  qu'il  y  a  au  fond  de  l'âme  des 
philistins  à  propos  de  «  leur  sagesse  pratique  »  et  leur 
complaisante  présomption,  vis-à-vis  des  rares  esprits 
profonds  et  incompris,  à  se  croire  seuls  prudents  et 
seuls  sages.  Cette  abominable  sagacité,  cette  risible  inca- 
pacité de  comprendre  et  d'apprécier  à  leur  juste  valeur 


H3 


les  choses  de  la  vie,  qui  célèbre  de  temps  à  autre  ses 
triomphes  à  la  face  du  fantasque  cerveau-brûlé,  n'est, 
à  la  bien  considérer  et  pour  des  esprits  plus  profonds, 
qu'une  des  attributions  de  l'instinct,  qui  porte  l'animal 
à  chercher  ce  qui  est  utile  et  nécessaire  au  jour  le  jour  ; 
comme  l'esprit  plus  profond  néglige  fréquemment  et  avec 
intention  (afin  de  pouvoir  embrasser  un  plus  vaste  hori- 
zon) ce  nécessaire  immédiat,  il  est  traité  par  ces  intelli- 
gences pratiques  d'insensé  et  d'ignare.  Nous  sommes 
donc  forcés  de  souffrir  que  le  monde,  que  nous  compre- 
nons parfaitement,  ne  nous  comprenne  jamais  et  qu'il 
se  permette  de  déplorer  notre  manque  d'esprit  pratique. 
Mais  quand  cet  état  de  choses  se  fait  sentir  dans  le 
domaine  de  la  moralité  et  que  le  philistin  se  considère 
seul  comme  moral,  pour  la  seule  raison  qu'il  n'a  aucune 
idée  de  la  véritable  moralité,  n'en  ayant  pas  le  senti- 
ment, alors  cette  condescendance  et  cet  ironique  aban- 
don de  nos  droits  à  nos  adversaires  deviennent  chose 
difficile.  Mais,  — quand  une  âme  féminine  est  à  ce  point 
oublieuse  des  instincts  de  l'amour,  que,  du  haut  de  cette 
morale  philistique,  elle  se  met  à  juger,  à  plaindre,  et...  à 
exhorter  l'objet  de  son  amour,  alors  la  situation  n'est 
plus  tenable.  C'est  devenu  mon  châtiment  que,  pour 
avoir  gâté  ma  propre  femme  en  usant  de  trop  de  con- 
descendance à  cet  égard  vis-à-vis  d'elle,  elle  en  soit 
finalement  arrivée  à  ne  plus  trouver  en  elle-même  un 
point  fixe,  qui  lui  permette  de  me  rendre  une  ombre  de 
justice.  Les  conséquences  ont  suivi... 

Où  êtes-vous  à  présent,  amie?  Écrivez-moi  donc 
encore  une  fois.  Je  suis  tout  seul  ici  :  il  me  manque  de 
la  société  autour  de  moi,  peut-être  aurai-je  la  visite  de 


lU 


Cornélius.  Et«  l'élément  féminin  »,  pourrai-je  m'en  passer 
enlièrement?  Avec  un  profond  soupir  je  dis  non,  mais 
que  je  devrais  presque  le  désirer  !  Un  regard  jeté  à  sa 
chère  image  me  console!  Ah!  l'aimable  enfant!  Il  est 
tout  pour  moi  maintenant,  monde,  femme,  enfant  ! 
Mille  amitiés  ferventes  ! 

Éternellement  voire 

R.  Wagner. 


Starnberg  en  Bavière,  30  juin  1864. 

Chère  et  précieuse  amie  ! 

Je  suis  très  fatigué  et  je  souffre  de  ce  que  j'ai  vécu  : 
maintenant  que  la  surexcitation  a  disparu,  la  douleur 
se  fait  sentir,  comme  après  une  blessure.  Ce  n'est  pas 
si  vite  que  vous  croyez  que  je  pourrai  me  remettre  à 
l'art.  J'en  suis  encore  toujours  à  m'étonner  quand  je  me 
représente  où  j'en  serais  à  présent  si  cette  chose  unique, 
cette  chose  inattendue  ne  m'était  arrivée,  car  tout  ce 
que  je  me  croyais  en  droit  d'attendre,  m'a  et  m'aurait 
lamentablement  manqué!  Je  m'en  rends  compte  à  pré- 
sent et  j'en  frémis.  3Ia  solitude  est  horrible.  Je  ne  puis 
me  soutenir  auprès  de  ce  jeune  roi  que  comme  sur  la 
plus  haute  pointe  d'une  montagne.  L'abandon  de  mon 
ménage,  la  nécessité  de  m'occuper  encore  absolument 
seul  de  choses  pour  lesquelles  je  ne  suis  vraiment  pas 
fait,  paralysent  mes  esprits  :  je  vais  de  nouveau  avoir  à 
changer  de  demeure  ;  j'ai  eu  à  organiser  tout  un  ménage, 


lis 


à  me  préoccuper  de  couteaux,  de  fourchettes,  de  plats 
et  de  casseroles,  de  draps  de  lit,  etc..  3Ioi,  adorateur 
des  femmes  !  Comme,  en  retour,  elles  m'abandonnent 
aimablement  leur  besogne  !  — 

Chérie,  le  plus  beau  dans  votre  belle  lettre  est  l'allu- 
sion à  votre  visite  !  C'est  là-dessus  que  je  compte  à  pré- 
sent et  ne  vous  écris  par  conséquent  pas  davantage,  ce 
qui  vient  à  point  à  ma  paresse.  Vous  pourriez  admira- 
blement loger  chez  moi  :  j'ai  pris,  ne  pouvant  faire 
autrement,  toute  une  grande  maison  et  tout  sera  à  votre 
disposition.  Amenez  aussi  un  secrétaire  et  rien  ne  vous 
empêchera  de  dicter,  tout  en  mangeant,  au  roman  promis. 
Nous  devons  pourtant  une  fois  nous  parler  de  nouveau  à 
cœur  ouvert  :  qui  sait  si  cela  arrivera  jamais  encore  ? 
J'aimerais  tant  à  mourir  à  présent!  — 

Hier  M™«  de  Bulow  est  arrivée  avec  2  enfants  et  une 
bonne;  le  mari  suivra.  Cela  anime  un  peu,  mais  je  suis 
si  étrange  que  je  suis  incapable  d'éprouver  l'impression 
juste.  Peut  être  est-ce  seulement  le  mauvais  temps  qui 
en  est  cause?  —  Xe  le  croyez- vous  pas  aussi?  —  Nous 
autres  artistes,  nous  n'avons  pourtant  pas  l'habitude  de 
prendre  les  choses  si  fort  au  sérieux  !  Enfin,  nous  verrons 
bien.  Venez  seulement  bientôt  et  restez  longtemps.  Un 
mot  encore  de  mon  jeune  roi,  c'est  que  si  je  ne  suis  pas 
tout  à  fait  et  pleinement  heureux,  la  faute  n'en  est  pas 
à  lui.  Du  charme  et  de  la  beauté  de  ces  rapports,  vous 
ne  pouvez  certainement  encore  vous  faire  une  idée 
exacte,  vous  ne  le  comprendrez  que  lorsque  vous  serez 
auprès  de  moi;  en  un  mot,  —  le  sexe  mâle  s'est  complè- 
tement réhabilité  à  mes  yeux  par  ce  représentant.  — 

Vous  verrez  tout  cela  !  —  Adieu,  amie  chère,  précieuse, 


116 


angoissée ,  pleine  de  sollicitude ,  au  regard  profond  1 
—  Mille  fois  merci  pour  votre  amité  ! 
De  cœur 

Votre 


R.  Wagner. 


Starnberg,  9  septembre  1864. 


Chère  et  précieuse  amie  ! 

Je  viens  de  nouveau  à  vous  pour  m'entretcnir  un  peu 
avec  vous,  comme  je  l'ai  eu  si  souvent  à  cœur  dans  ces 
derniers  temps.  Que  vous  ne  m'ayez  pas  rendu  visite 
n'est  vraiment  pas  gentil  de  votre  part,  mais  je  sais  déjà 
que  pour  vous,  au-dessus  de  maison,  mari  et  enfants,  il 
n'y  a  rien,  conséquemment  vous  êtes  du  nombre  des 
absolument  heureux  qui  possèdent  cela  en  tout  ou  en 
partie  et  qui  ne  manquent  jamais  de  prouver,  chaque  fois 
que  la  nécessité  de  choisir  se  présente  pour  eux,  que 
rien  ne  vaut  le  bonheur  qu'ils  possèdent,  —  donc,  abso- 
lument heureuse  !  — 

Eh  bien  !  Je  ne  suis  pas  de  ceux-là  ;  —  pensez  un  peu 
ce  que  je  ressens  :  —  le  plus  complet  dégoût  de  la  vie 
lutte  en  moi  contre  l'intention  formellement  arrêtée 
d'employer  désormais  bien  ma  vie.  C'est  singulier,  mais 
quand  j'ai  cette  intention,  je  ne  me  sens  jamais  à  l'aise, 
je  remarque  alors  que  tout  n'est  vraiment  qu'affec- 
tation et  qu'il  n'y  a  rien  de  vrai  derrière.  Toutefois,  le 


117 


profond  manque  de  foi  en  ma  vie,  se  révèle  alors  sou- 
vent à  moi  sous  une  forme  exquisement  apaisante  ;  il  y 
a  alors  des  moments,  comme  lorsque  le  sommeil  vient, 
où  je  jouis  de  la  véritable  félicité.  — 

J'ai  donc  à  présent  un  jeune  roi  qui  m'aime  avec  exal- 
tation :  vous  ne  pouvez-vous  en  faire  une  idée  !  Je  me 
souviens  d'un  rêve  que  j'ai  fait  dans  les  premières 
années  de  mon  adolescence,  je  rêvai  que  Shakespeare 
vivait  et  que  je  le  voyais  et  lui  parlais  réellement,  cor- 
porellement;  l'impression  m'en  est  à  jamais  restée  et  se 
transforma  en  un  ardent  désir  de  voir  Beethoven  (qui 
était  déjà  mort  aussi).  Quelque  chose  de  semblable  doit 
se  passer  dans  cet  être  charmant  quand  je  suis  auprès 
de  lui.  Il  me  dit  qu'il  en  est  encore  toujours  à  douter 
qu'il  me  possède  véritablement.  Ses  lettres  à  moi,  nul 
ne  peut  les  lire  sans  être  étonné  et  ravi.  Liszt  est  d'avis 
que  sa  réceptivité  est  parfaitement  au  niveau  de  ma  pro- 
ductivité. C'est  une  merveille,  —  soyez-en  sûre  !  —  Et 
cela  pourrait  ne  pas  faire  plaisir?  Cela  doit  en  faire! 
Mais  —  que  de  peine,  que  de  peine  me  coûte  le  plaisir  ! 
Il  n'a  rien  moins  fallu  que  ce  roi  merveilleux,  sinon, 
—  c'était  fini,  absolument  fini! 

J'en  étais  en  quelque  sorte  déjà  arrivé  à  être  congédié 
par  tous  mes  vieux  amis  :  vous  seule,  à  parler  franche- 
ment, vous  croyiez  encore  en  moi.  — 

Depuis  quelque  temps  je  suis  de  nouveau  tout  à  fait 
seul,  comme  dans  un  château  maudit.  Je  ne  nie  pas  que 
cette  solitude  absolue  ne  me  soit  maintenant  fort  per- 
nicieuse :  croyez-m'en,  c'est  un  mal  auquel  je  finirai 
par  succomber.  Malheureusement,  cela  allait  tout  aussi 
horriblement  mal  quand  j'avais  des  amis  auprès  de  moi  : 


,118 


il  n'y  avait  ni  joie  ni  repos.  Le  pauvre  Bulovv  nous  est 
arrivé  au  commencement  de  juillet  dans  le  plus  complet 
,  état  d'épuisement,  avec  des  nerfs  surmenés  et  exaspérés; 
il  n'a  eu  que  du  mauvais  temps,  donc  a  fait  un  séjour 
malsain  et  est  tombé  d'une  maladie  dans  l'autre.  Ajoutez 
à  cela  un  mariage  tragique,  une  jeune  femme  douée 
d'une  façon  rare,  inouïe,  le  merveilleux  pendant  de 
Liszt,  seulement  supérieure  à  lui  au  point  de  vue  intel- 
lectuel. — 

Si,  m'en  tenant  à  la  surface,  il  m'était  possible  de 
me  réserver  la  part  d'agrément  qui  pourrait  me  venir 
des  circonstances  et  des  choses  !  Mais  je  ne  suis  pas  fait 
ainsi  ;  je  suis  assez  fou  pour  tout  prendre  au  sérieux.  Le 
plus  important  était  d'arracher  Bulow  à  son  affolant  sur- 
menage artistique  et  de  lui  fournir  un  plus  noble  champ 
de  travail. 

Il  n'a  pas  été  difficile  de  décider  le  jeune  roi  —  et, 
d'autre  part,  la  chose  était  importante  pour  lui  —  à 
nommer  Bulow  son  pianiste  particulier.  J'espère  donc 
avoir  sous  peu  les  Bulow  chez  moi  et  pour  toujours.  Je 
leur  ai  démontré  à  tous  deux  qu'il  n'est  qu'un  moyen  de 
salut  pour  nous  tous  :  travailler  en  commun  au  grand 
Art,  créer,  agir.  —  Ce  serait  alors  une  nécessité  de  plus 
pour  persévérer  et  lutter,  en  dépit  des  écœurements  du 
dégoût  de  la  vie.  —  Vous  voyez  que  je  ne  prends  rien 
légèrement.  Pas  même  un  cas  comme  la  mortdeLassalle: 
le  malheureux  était  chez  moi  (par  Bulow)  justement 
quinze  jours  avant  sa  mort,  pour  me  supplier  d'inter- 
venir auprès  du  roi  de  Bavière  contre  son  ambassadeur 
en  Suisse,  Dônniges  (il  faut  savoir  que  je  passe  pour  le 
favori  tout-puissant  :   l'autre  jour  les  parents  d'une 


119 


empoisonneuse  se  sont  adressés  à  moi!).  Qu'en  dites- 
vous  ?  Je  ne  connaissais  pas  du  tout  Lassalle  ;  en  cette 
occasion  il  m'a  profondément  déplu  ;  c'était  une  affaire 
d'amour  où  il  n'y  avait  que  vanité  et  pathos.  J'ai  reconnu 
en  lui  le  type  de  l'homme  important  de  notre  avenir, 
que  je  suis  forcé  de  nommer  l'âge  germano-judaïque. 

Je  suis  encore  sans  maison  en  ville  :  j'aimerais  bien 
quelque  chose  de  permanent  et  je  ne  trouve  rien.  Je 
devrais  faire  bâtir,  mais  il  faut  deux  ans  pour  cela.  Est- 
ce  que  je  vivrai  si  lontemps?  Et  pourtant,  il  le  faut.  Mon 
jeune  roi  thésaurise,  ajourne  les  travaux  paternels,  etc., 
pour  conserver  intacte  la  somme  nécessaire  à  l'exécution 
des  IN'ibelungen.  Je  n'ai  pas  encore  eu  un  seul  jour  de 
véritable  repos  comme  avant;  j'hésite,  je  ne  sais  qu'entre- 
prendre en  premier  lieu.  Après  tout,  je  crois  que  je 
laisserai  tout  le  reste  là  et  que  je  terminerai  les  Nibe- 
lungen  :  si  je  dis  cela  au  roi,  il  m'en  choyera  encore 
davantage. 

Mais  maintenant,  écoutez  :  le  2  octobre,  la  première 
fois  que  le  roi  viendra  au  théâtre,  je  lui  donne  une  repré- 
sentation modèle  du  Vaisseau  Fantôme  (le  seul  de  mes 
opéras  malheureusement  qui  puisse  être  bien  donné  à 
présent).  Tout  est  préparé  pour  que  ce  soit  une  repré- 
sentation parfaite.  Au  milieu  d'octobre,  j'ai  un  grand 
concert  eu  je  ferai  exécuter  mes  nouveaux  fragments, 
comme  jadis  à  Carlsruhe.  Viendrez-vous?  —  En  mai, 
l'année  prochaine,  Tristan  avec  les  Schnorr.  —  Vien- 
drez-vous aussi? 

Où  en  est  le  roman?  —  Comment  va  Wille  et  les  fils? 
Veuillez  leur  faire  mes  meilleures  amités.  —  Que  fait  «  la 
contrée  maudite?  »  Me  voulez-vous  toujours  du  bien? 


120 


Croyez- vous  à  ma  reconnaissance?  —  Croyez-vous_  en 
moi?  —  Répondez  avant  le  concert. 
Amitiés  sincères  ! 

Votre 


R.  Wagner. 


Munich,  21,  Rrennerstrasse. 
8  octobre  1864. 

Très  chère  ! 

Votre  silence  m'inquiète.  Vous  avez  pourtant  reçu  il 
y  a  quelque  temps  une  lettre  de  moi.  — 

Je  saisis  un  moyen  pour  vous  amener  à  me  donner 
bientôt  de  vos  nouvelles. 

Je  vous  envoie  une  lettre  de  mon  jeune  roi  et  je  vous 
prie  de  me  la  renvoyer  bien  vite,  comme  restitution 
d'un  dépôt  d'amour  !  — 

Hier,  lorsque  nous  avons  décidé  de  terminer  et  de 
faire  exécuter  mes  Nibelungen,  j'ai  été  si  saisi  d'étonne- 
ment  en  face  des  facultés  merveilleuses  de  ce  divin 
jeune  roi,  que  j'étais  sur  le  point  de  tomber  à  genoux  et 
de  l'adorer.  — 

Au  commencement  de  novembre  :  le  Vaisseau-Fan- 
tôme et  exécution  de  mes  fragments  (avec  Sclmorr).  Au 
printemps  :  Tristan.  Été  de  1867  :  l'Anneau  du  Nibe- 
lung. 

Mille  amitiés  ! 

De  cœur 

Votre 

R.  Wagner. 


121 


Amie! 

Deux  mots  pour  votre  orientation  !  Vous  connaissez 
ma  réponse  (*)  :  la  voici  de  nouveau.  Elle  contient  une 
inexactitude  :  mes  rapports  avec  le  roi  y  sont  repré- 
sentés avec  restriction.  Pour  mon  repos,  je  désirerais 
ardemment  qu'il  en  fût  ainsi.  La  fatale  et  étrangement 
profonde  sympathie  du  roi  pour  moi...  Si,  pour  mon 
repos,  je  renonçais  aux  droits  qu'elle  me  donne,  je  ne 
comprends  pas  comment,  vis-à-vis  de  mon  cœur  et  de 
ma  conscience,  je  pourrais  me  soustraire  aux  devoirs 
qu'elle  m'impose.  Vous  devinez  que  ce  ne  sont  que  des 
hommes  de  paille  qu'on  lâche  ainsi  sur  moi  ;  cela  ne 
signifie  rien  et  la  calomnie  en  est  déjà  arrivée  à  jouer 
un  jeu  désespéré.  5Iais  les  instigateurs!...  Je  frémis,  si 
ne  songeant  qu'à  mon  repos,  je  me  retire  dans  les 
limites  jugées  nécessaires,  de  l'abandonner...  à  son 
entourage!  — 

J'ai  peur  au  plus  profond  de  l'âme  et  je  demande  à 
mon  démon  :  Pourquoi  ce  calice?  —  Pourquoi,  là  où  je 
cherchais  le  repos  et  de  paisibles  loisirs  pour  le  travail, 
être  pris  comme  dans  un  rets  dans  une  responsabilité 
qui  met  entre  mes  mains  le  salut  d'un  homme  divine- 
ment doué  et  peut-être  le  bien  d'un  pays?  —  Comment 
sauver  mon  cœur  ici  ?  Comment  alors  être  encore 
artiste? —  //  lui  manque  tout  homme  qui  lui  serait  néces- 
saire !  Voilà,  voilà  ce  qui  m'obsède  et  me  serre  le  cœur. 


(*)  Voir  dans  V Allgemeine  Zeîtung  du  20  février  1865, 
l'article  écrit  par  Richard  Wagner  lui-même  :  Richard 
Wagner  et  l'opinion  pvblique. 


122 


Le  jeu  que  joue  la  cabale  et  qui  n'est  calculé  que  pour 
me  mettre  hors  de  moi  et  m'arracher  une  indiscrétion, 
finira  de  lui-même.  Mais  quelle  énergie,  qui  m'enlève- 
rait à  jamais  à  mon  repos,  me  faudrait-il  pour  soustraire 
mon  jeune  ami  à  son  entourage  !  —  Il  tient  si  ferme, 
il  est  si  touchant  dans  sa  fidélité  pour  moi  et  pour  le 
moment  ne  veut  rien  savoir  de  tout  cela.  — 

Que  dites-vous  de  mon  sort  ?  —  Mon  aspiration  vers 
le  dernier  repos  est  inexprimable  :  mon  cœur  ne  peut 
plus  supporter  ce  vertige  !  — 

Salut  cordial  à  Wille  !  • 

Votre  très  fidèle 


Richard  Wagner. 


Munich,  26  février  186S. 


Amie  chérie! 

Miracle!  J'ai  enfin  une  heure  de  tranquillité  et  de 
repos  moral  que  j'emploie  à  expédier  une  douzaine  de 
lettres.  C'est  justement  le  tour  de  la  vôtre,  car  vous  devez 
recevoir  deux  ou  trois  lignes,  cela  va  sans  dire,  quoique 
Cosima  m'ait  promis  de  vous  écrire  en  mon  nom.  Il  doit 
pourtant  vous  être  impossible  de  croire  que  j'aie  pu,  à 
cette  époque  de  l'année,  ne  pas  penser  tous  les  jours  à 
vous  avec  reconnaissance,  amour  et  mélancolie?  —  Cer- 
tainement non!   Chaque  brin  d'herbe  qui  croît  dans 


iS3 


mon  jardin,  me  rappelle  le  verdoiement  du  vôtre, 
l'année  passée  ! 

Eh  bien,  —  venez!  Voyez-vous,  c'est  votre  mari  qui 
insiste  pour  que  je  vous  y  engage  !  Eh  !  Comme  c'est 
beau!  —  Comme  je  ris  de  bon  cœur  de  Wille  !  — 

Oui,  venez!  Les  trois  représentations  principales  ont 
lieu  les  15,  18  et  22  mai.  Elles  seront  merveilleuses, 
JAMAIS  on  n'aura  rien  vu  de  semblable.  C'est  pour  cela 
que  j'ai  dû  souffrir,  pour  en  arriver  à  vivre  cela  !  De  la 
splendeur  des  deux  Schnorr,  vous  ne  pouvez  vous  faire 
aucune  idée  !  Toute  la  force  de  leur  vie,  ils  l'ont  con- 
centrée dans  cet  unique  rôle  qu'ils  dominent  à  présent, 
de  toute  la  plénitude  de  leur  valeur  artistique.  —  Mon 
article  décrit  encore  beaucoup  trop  faiblement  les  admi- 
rables conditions  dans  lesquelles  mon  œuvre  va  paraître. 
Quant  aux  dons  divins  de  mon  jeune  roi,  nulle  hymne 
ne  pourrait  les  épuiser  en  les  célébrant.  Tout  est  ici 
comme  en  un  rêve  enchanté;  on  ne  peut  s'imaginer  que 
tant  de  beauté,  de  profondeur  et  d'élévation  puisse  sou- 
dain éclater  dans  une  vie  humaine.  Et  comme  il  est 
sage,  sans  s'en  douter  le  moins  du  monde.  Mais  beau- 
coup de  tristes  choses  planent  au-dessus  de  nous  : 
l'horrible  vulgarité  de  l'entourage  et  de  toutes  les  cir- 
constances et  pourtant,  —  tout  est  dominé  par  lui  sage- 
ment, avec  un  instinct  tout  à  fait  infaillible.  —  Dieu  !  si 
celui-là  vit  et  prospère  !  Alors  la  nation  allemande  aura 
enfin  le  modèle  dont  elle  a  besoin,  —  et  un  autre  que 
Frédéric  II  ! 

Toutes  mes  craintes  se  sont  évanouies,  grâce  à  Son 
incomparable  sûreté  de  sentiment.  Rien  ne  lui  nuit,  — 
il  est  sacré.  — 


124 


Mes  amitiés  les  plus  sincères  à  Wille  !  Ayez  honte  — 
et  venez,  cela  en  vaudra  la  peine. 
Du  fond  du  cœur, 

Votre 

R.  Wagner. 
30  avril  1865. 


Munich,  26  septembre  1865. 

Dites  donc,  chère  amie,  comment  vous  a-t-il  été  pos- 
sible de  passer  si  près  de  moi  cet  été?  Combien  de  fois 
déjà  n'ai-je  pas  voulu  vous  adresser  cette  question  !  Mais 
ma  stupéfaction  en  était  si  grande  que  je  n'y  suis  pas 
encore  parvenu.  — Il  vous  a  même  été  possible  de  résister 
aux  instances  de  votre  mari  !  Ainsi,  vous  avez  donc  passé 
avec  moi  des  périodes  de  ma  vie  aussi  horribles 
qu'étranges,  vous  les  avez  passées  dans  la  plus  profonde 
intimité,  en  moi  et  avec  moi,  vous  avez  senti  et  souffert 
avec  moi,  pour  m'abandonner  tout  d'un  coup  à  l'un  des 
moments  les  plus  importants  de  ma  carrière  !  Comme  c'est 
étrange  ! —  Comme  cela  donne  de  nouveau  à  penser!  — 

Que  vous  dirai-je  de  moi?  — 

J'ai  parlé  d'  «  un  moment  important  »  :  je  n'ai  pas  dit 
«  un  moment  de  joie  ».  Peut-être  avez-vous  pressenti  que 
là  aussi,  à  cette  hauteur,  — il  n'y  aurait,  à  parler  franche- 
ment, que  peines  et  douleurs  pour  moi,  et  vous  sentiez- 
vous  trop  souffrante  pour  m'accorder  votre  pitié?  — 

Il  y  a  eu  une  petite  période  pendant  laquelle  je  croyais 
vraiment  rêver,  tant  je  me  sentais  de  joie  au  cœur. 
C'était  pendant  les  répétitions  de  Tristan. 


125 


Pour  la  première  fois  de  ma  vie,  j'ai  été  couché,  moi 
et  mon  art  tout  entier,  comme  sur  le  lit  de  l'amour.  Cela 
devait  être  ainsi  une  fois  !  Grand,  noble,  libre  et  riche, 
l'atelier  tout  entier  !  puis  un  couple  d'artistes  merveil- 
leux, que  le  ciel  m'avait  dispensé,  intimement  uni, 
ardemment  dévoué,  doué  d'une  façon  stupéfiante.  Mon 
fidèle  ange  gardien  planant  toujours  au-dessus  de  moi, 
rayonnant  de  beauté,  versant  ses  bénédictions,  plein 
d'allégresse  en  face  de  ma  satisfaction,  de  ma  joie  du 
succès  croissant,  ordonnant,  toujours  invisible,  ce  qui 
m'était  utile,  éloignant  ce  qui  pouvait  me  nuire.  Comme 
un  rêve  enchanté  l'œuvre  croissait  et  atteignit  une  réalité 
que  nul  n'avait  pu  pressentir  :  la  première  représenta- 
tion,—  sans  public,  pour  nous  seuls,  —  donnée  comme 
répétition  générale,  ressemblait  à  l'accomplissement  de 
l'impossible  ! 

Le  sentiment  du  rêve  ne  m'abandonna  pas  un  instant  : 
je  m'étonnais  et  m'étonnais  qu'on  pût  vivre  cela  !  —  Ce 
fut  le  point  culminant  et  pourtant,  ce  fut  rendu  amer  par 
—  des  absences  !  —  Oui  :  rendu  amer  !  Comme  vous  me 
semblez  tous  petits,  vous  qui  vous  êtes  dérobés  —  à 
cette  émotion  !  — 

A  partir  de  là,  —  rien  que  douleurs  !  Comme,  à  dire 
vrai,  je  ne  donne  rien  pour  le  soi-disant  succès,  les  expé- 
riences de  ce  genre  faites  sur  le  public,  me  parurent 
importunes  et  avilissantes.  A  la  quatrième  représenta- 
tion, je  fus  envahi  —  au  dernier  acte  —  par  le  sentiment 
de  la  profanation  de  cette  exécution  inouïe,  je  m'écriai  : 
C'est  la  dernière  représentation  de  Tristan  et  plus  jamais 
il  ne  sera  donné  !  Et  maintenant  la  chose  est  accomplie. 
Jlon  admirable  chanteur  me  quitta,  plein  d'allégresse, 


126 


rayonnant  de  fierté  et  de  satisfaction.  Huit  jours  après  je 
volais  à  Dresde  pour  assister  à  son  enterrement  :  la 
goutte  volante,  voilà  le  nom  du  démon  qui  lui  a  sauté  du 
genou  au  cerveau.  Il  gisait  là.  —  Depuis  lors,  tout  est 
triste  pour  moi.  J'ai  été  seul  dans  les  hautes  montagnes 
et  maintenant,  je  suis  seul  ici.  Je  ne  puis  plus  parler  à 
personne  et  l'on  me  croit  toujours  en  voyage.  Le  mer- 
veilleux amour  du  roi  me  tient  en  vie  :  il  a  soin  de  moi 
comme  jamais  homme  n'a  eu  soin  d'autrui.  Je  revis  en 
lui  et  je  veux  encore  lui  créer  mes  œuvres.  Pour  moi- 
même,  je  ne  vis  vraiment  plus.  Mais  il  éloigne  de  moi 
tout  ce  qui  me  rappelle  la  vie  et  la  réalité  :  je  ne  puis 
plus  que  rêver  et  créer. 

Voilà  ce  qui  est  et  ce  qui  sera.  Mon  ardeur  au  travail 
engloutit  toute  ma  pensée.  J'achève  à  présent  les  Nibe- 
lungen  :  un  Parsifal  est  déjà  ébauché.  Tout  est  étrange 
comme  dans  un  rêve  :  sinon,  tout  serait  mortellement 
douloureux. 

Maintenant  donnez-moi  de  vos  nouvelles.  —  Mille 
amitiés,  chère,  intime  amie  !  Vous  souvenez-vous  encore 
de  vos  prophéties?  Non,  ce  n'était  pas  là  la  cause  :  ce 
qui  pouvait  être  accompli,  a  été  accompli,  comme  jamais 
rien  ne  l'a  été,  —  mieux  que  le  plus  beau  des  rêves.  Et 
vous  n'avez  pas  même  voulu  approcher  du  lieu  de  ce 
rêve? 

Que  tout  soit  salué  du  fond  du  cœur  par 

Votre 

Richard  Wagner. 


127 


Genève,  Campagne  des  «  Artichauts  ». 
26  décembre  I860. 


Très  chère  et  vénérée  amie! 

Vous  voyez  que  je  prends  tout  au  sérieux  et  vous  vous 
attendez  certainement  aussi  que  je  m'en  tiendrai  au 
sérieux  de  ma  dernière  lettre.  Soyez  sincèrement  et  pro- 
fondément remerciée  pour  votre  réponse.  Je  n'attendais 
que  l'annonce  de  votre  retour  à  Mariafeld  pour  vous  faire 
connaître  ma  dernière  résolution,  comme  vous  me  le 
demandiez.  — Je  reste  ce  que  j'étais.  — 

En  ce  qui  concerne  mes  rapports  avec  Munich,  je  ne 
puis  vous  dire  grand'chose  :  vous  pouvez  dissiper  vous- 
même  les  vapeurs  mensongères,  si  vous  voulez  y  voir 
clair.  Le  fait  est  que  je  prends  tout  au  sérieux  et  qu'il 
ne  peut  être  question  de  prudence  avec  moi.  Il  s'agit  à 
présent  de  laisser  quelque  temps  au  jeuhe  roi,  afin  qu'il 
apprenne  un  peu  à  régner  et  à  être  le  maître.  L'école 
des  souffrances  actuelles  lui  fera  du  bien.  Son  trop 
grand  amour  pour  moi  l'empêchait  de  regarder  autour 
de  lui  et  de  se  rendre  compte  d'autres  choses  :  il  était 
facile  à  tromper.  Il  ne  connaît  personne  et — doit  d'abord 
apprendre  à  connaître  les  gens.  Mais  j'ai  de  l'espoir 
pour  lui.  De  même  que  je  suis  à  jamais  certain  de  son 
amour,  j'ai  confiance  dans  le  développement  de  ses 
admirables  facultés.  Il  lui  reste  seulement  à  apprendre 
à  connaître  un  peu  plus  les  hommes.  Alors  il  saura  faci- 
lement distinguer  ce  qui  est  juste. 


128 


Envoyez-raoi    Félicitas  et   ne    considérez    pas    ma 
demande  comme  une  flatterie  !  — 
Adieu  !  Bien  des  amitiés  à  Wille. 

Votre 

Richard  Wagner. 

Si  j'ajoute  quelques  mots  aux  deux  dernières 
lettres  de  Wagner,  c'est  qu'il  ressort  de  ces 
lettres  que  c'était  dans  des  circonstances  diffi- 
ciles et  précaires  qu'il  vivait  à  Munich,  de 
sorte  qu'il  aimait  à  se  ménager  un  temps  de 
repos  pour  échapper  à  de  mesquines  persécu- 
tions et  pour  laisser  se  dissiper  «  les  vapeurs 
mensongères  ",  qui  ne  se  rassemblaient  que 
trop  facilement  autour  de  lui. 

La  lettre  que  Wagner  m'écrivit  de  Genève, 
me  parvint  à  Hambourg  et  m'alarma.  Je  ne 
connaissais  pas  Munich,  mais  je  savais  que  les 
savants  et  les  poètes  de  l'Allemagne  du  Nord 
qui  avaient  reçu  les  faveurs  du  roi  Max,  avaient 
excité  l'antipathie  des  Munichois.  Bien  plus 
sérieuse  et  plus  profonde  me  semblait  l'animo- 
sité  que  beaucoup  éprouvaient  contre  l'homme 
extraordinaire  sur  lequel  la  faveur  royale 
n'avait  versé  que  trop  généreusement  la  for- 
tune et  l'éclat. 

Ce  qui,  dès  le  principe,  m'avait  préoccupée, 
c'est  que  les  choses  avaient  été  poussées  d'em- 


129 


blée  jusqu'à  l'extrême,  et  ne  présentaient  aucune 
garantie  de  durée.  C'est  pour  cette  raison  que 
je  n'avais  pas  accepté  les  invitations  de  Wagner, 
que  je  n'avais  pas  assisté  aux  représentations 
de  Tristan  et  Isolde,  que  je  n'avais  pas  été  le 
voir  à  Starnberg  et  je  ne  pouvais  pas  encore 
trouver  la  forme  exacte  pour  lui  écrire  ce  que 
j'avais  sur  le  cœur,  c'est-à-dire  qu'il  n'était  pas 
l'homme  qui  pût  faire  sentir  au  jeune  monar- 
que, que  l'art  et  la  poésie  ne  peuvent  être  le 
but  suprême  des  pensées  royales,  mais  que 
celui  qui  est  appelé  à  porter  un  peuple  dans 
son  cœur  et  à  en  inscrire  les  droits  dans  sa 
conscience,  prend  sur  lui  des  devoirs  plus  diffi- 
ciles et  plus  sérieux.  Je  ne  sais  si  cette  fois  ma 
lettre  formula  ma  pensée,  ni  si  elle  parvint 
jamais  entre  les  mains  de  "Wagner,  en  tous  les 
cas  je  ne  reçus  pas  de  réponse  et  pendant  les 
trois  mois  que  je  restai  à  Hambourg  à  cause  de 
l'état  de  santé  de  mon  père,  nous  n'échan- 
geâmes aucun  signe  de  vie. 

Quand  je  revins  à  la  maison  au  printemps, 
j'appris  que  Wagner  était  rentré  à  Munich  et 
que  le  roi  s'intéressait  à  l'idée  de  faire  bâtir 
dans  les  environs  de  sa  capitale  un  théâtre 
destiné  uniquement  à  la  représentation  des 
drames  lyriques.  Semper  avait  fait,  d'après  le 
projet  et  les  dispositions  de  Wagner,  un  plan 


130 


grandiose  et  de  style  pur,  comme  il  aimait  à 
édifier  ses  œuvres. 

Le  commencement  de  cet  été  fut  un  temps 
pénible  pour  l'Allemagne  :  la  guerre  entre  la 
Prusse  et  l'Autriche  était  dans  l'air  et  l'on 
reculait  bien  moins  devant  la  guerre  que  devant 
la  pensée  d'un  combat  fratricide,  qui  devait 
amener  l'unité  de  l'Allemagne. Wagner  fit  alors 
un  séjour  à  Lucerne,  Wille  alla  le  voir  et 
trouva  chez  lui  Semper,  qui  était  venu  lui  sou- 
mettre le  plan  du  théâtre  projeté.  Ces  messieurs 
étaient  ensemble  lorsque  Wille  essaya  de  per- 
suader à  Wagner  d'employer  son  influence  sur 
le  roi  de  Bavière  pour  qu'il  gardât  la  neutralité 
et  proposât  son  arbitrage  aux  parties  belligé- 
rantes. Wagner,  alors  plein  d'antipathie  pour 
Bismarck  et  la  Prusse,  s'y  refusa  et  dit  qu'il 
n'avait  en  politique  aucune  influence  sur  le  roi, 
qui,  lorsque  lui,  Wagner,  entamait  ce  sujet, 
regardait  en  l'air  et  se  mettait  à  siffler.  —  Puis 
il  parla  de  la  sévérité  de  l'éducation  que  le  roi 
Max  avait  fait  donner  à  ses  fils,  surtout  à  l'hé- 
ritier du  trône.  Semper,  qui  était  présent  à  cet 
entretien,  l'ébruita  et  Wille  fut  attaqué  avec 
violence  par  un  journal  catholique  de  Lucerne. 

Je  laisse  à  présent  passer  quelques  années 
pendant  lesquelles  la  correspondance  entre 
Wagner  et  Mariafeld  sembla  assoupie.  Beau- 


f 


131 


coup  d'événements  ont  dû  alors  marquer  la  vie 
de  Wagner,  beaucoup  d'événements  avaient 
marqué  la  nôtre.  La  faiblesse  toujours  crois- 
sante de  mes  parents  m'avait  enlevée  tous  les 
ans  des  mois  entiers  à  mon  foyer.  Après  leur 
mort,  nous  avions  passé  deux  hivers  en  Italie. 
La  douleur  et  la  joie  s'étaient  succédé  à  Maria- 
feld  :  mon  fils  aîné  s'était  marié  et  m'avait 
amené  la  fille  chérie  qui  m'avait  toujours 
manqué. 

Pendant  ce  temps,  Wagner  avait  terminé 
les  Maîtres  Chanteurs  et  en  juin  1868  devait 
avoir  lieu  la  première  représentation  d'une 
œuvre  que  j'avais  en  quelque  sorte  vue  naître 
sous  mes  yeux.  M™®  de  Bulow  nous  avait  invités 
au  nom  de  Wagner  ;  des  amis  de  Wagner,  de 
loin  et  de  près,  avaient  promis  leur  présence. 
Il  se  trouva  cette  fois  que,  revenant  d'une  visite 
faite  à  ma  sœur  en  Silésie,  je  pouvais  passer  par 
Munich  et  j'étais  heureuse  de  revoir  notre  ami. 

La  représentation  fut  splendide;  quoique 
soufl'rant,  Bulow  animé  de  l'esprit  et  du  souffle 
du  maître,  dirigea  l'orchestre  avec  une  superbe 
énergie.  Le  roi,  qui  était  assis  dans  la  grande 
loge  centrale,  avait  invité  le  poète-compositeur 
à  prendre  place  auprès  de  lui  :  «  Il  faut  que  le 
poète  marche  avec  le  roi.  » 

Après  le  premier  acte,  Wagner  fut  appelé 


132 


avec  enthousiasme,  mais  il  ne  parut  pas  sur  la 
scène,  n'ayant  pu  trouver  le  chemin  qui  y  con- 
duisait. La  représentation  continua  et  lorsqu'elle 
fut  terminée  et  que  le  public  réclama  avec  fré- 
nésie le  créateur  de  ces  joies  profondes,  Wagner, 
sur  l'ordre  du  roi  à  côté  duquel  il  était  assis,  se 
leva  et  du  haut  de  la  loge  royale,  s'inclina  vers 
l'assistance.  Ce  manque  de  formes  m'effraya  et 
me  fit  mal  :  il  est  vrai  que  le  roi  avait  com- 
mandé, le  poète  avait  obéi. 

Wagner  demeurait  alors  au  premier  étage 
de  la  maison  qu'occupait  la  famille  de  Hans  de 
Bulow.  Je  ne  restai  qu'un  jour  à  Munich  :  notre 
ami  était  au  centre  de  son  entourage  artistique, 
peut-être  aussi  n'était-il  pas  sans  appréhension 
par  rapport  aux  suites  de  l'incident  de  la  veille, 
je  n'avais  donc  pas  de  raison  pour  rester 
davantage. 

Je  ne  sais  si  ce  n'est  pas  à  cause  de  cet  inci- 
dent que  Wagner  se  décida  peu  après  à  quitter 
Munich  et  à  s'établir  à  Tribschen,  au  bord  du 
lac  de  Lucerne.  Tout  est  si  loin  déjà  que  j'ai 
perdu  le  souvenir  de  bien  des  choses,  mais 
Wagner  ne  nous  parla  point  des  raisons  qui 
l'avaient  décidé  à  ce  changement,  quand  il  vint 
nous  voir  à  Mariafeld  et  qu'il  passa  quelques 
jours  auprès  de  nous,  aussi  plein  de  cordialité 
et  de  chaleureuse  affection  que  par  le  passé. 


138 


Je  cède  de  nouveau  la  parole  à  trois  lettres 
de  Wagner.  L'une  de  ces  lettres  accompagnait 
une  brochure  et  montre  l'amabilité  de  l'auteur, 
qui  voulait  se  rappeler  au  souvenir  de  sa  vieille 
amie.  Les  deux  autres  nous  mènent  au  temps 
où  la  paix  et  le  bonheur  brillèrent  enfin  pour 
Wagner.  Dans  ces  années  de  solitude,  le  bon- 
heur, qui  lui  avait  manqué  toute  sa  vie,  avait 
enfin  mûri  dans  son  âme  et  dans  son  cœur.  On 
raconta  que,  pendant  que  le  Créateur  du  drame 
musical  séjournait  à  Tribschen  avec  son  amie 
et  les  enfants  de  son  amie,  un  hôte  auguste 
vint  visiter  incognito  cet  asile  de  paix. 


Chère  et  vénérée  amie  ! 

Vohe  fidèle  et  bonne  lettre  m'a  fait  bien  plaisir.  Après 
une  promesse  que  vous  nous  aviez  faite  il  y  a  deux  ans, 
nous  étions  en  droit  d'attendre  une  longue  visite  de  vous 
à  Tribschen.  Tout  l'été  passé  j'en  ai  espéré  l'accomplis- 
sement et  je  n'étais  pas  loin  de  me  faire  des  idées  peu 
agréables  à  propos  de  votre  absence. 

Depuis  lors  je  n'ai  plus  quitté  mon  asile  et  j'ai  bien 
l'intention  d'y  rester  des  années  sans  bouger,  ferme- 
ment résolu  à  ne  me  consacrer  qu'à  mon  travail  et  non 
plus  à  des  efforts  extérieurs,  énervants  et  stériles.  Pour 
le  moment  j'en  suis  à  Siegfried,  interrompu  en  I808. 

Ma  noble  amie  et  consolatrice  est  depuis  longtemps 


134 


auprès  de  moi  avec  ses  enfants.  Nous  ne  voyons  per- 
sonne, mais  nous  aimerions  à  vous  voir  parmi  nous. 

Votre  souvenir  m'a  fait  du  bien.  Conservez-moi  votre 
affection  et  soyez  sereine.  Vous  méritez  une  belle  cou- 
ronne. 

De  coeur, 

Votre 

Richard  Wagner. 

Tribschen,  25  mai  1869. 


Chère  et  vénérée  amie  ! 

Je  prends  la  liberté  de  me  rappeler  à  votre  souvenir 
par  l'envoi  d'une  nouvelle  brochure  de  moi  —  cette  fois 
«  sur  la  Direction  ».  Plusieurs  choses  vous  y  intéresse- 
ront. Peut-être  que  d'autres  exciteront  un  peu  de  scan- 
dale, —  si  ce  n'est  chez  vous,  —  du  moins  quelque  part 
d'autre  à  Zurich,  c'est  pourquoi  je  n'envoie  pas  ce  petit 
livre  d'un  autre  côté. 

Vous  voyez  que  je  tiens  toujours  ferme  et  que  je  ne 
perds  point  courage,  quand  bien  même  j'ai  perdu  toute 
espérance. 

Avec  les  amitiés  les  plus  sincères  et  les  souvenirs  les 
plus  reconnaissants, 

Votre  fidèle, 

Richard  Wagner. 

Lucerne,  26  mars  1870. 


135 


Chère,  vénérée  amie  ! 

Je  n'ai  certainement  pas  besoin  de  vous  dire  le  plaisir 
que  votre  lettre  et  votre  invitation  nous  ont  fait.  Il  est 
sûr  que  nous  viendrons,  car  vous  serez  les  premiers 
à  qui  nous  nous  présenterons  mariés.  Pour  en  venir  là, 
il  nous  a  fallu  beaucoup  de  patience  :  ce  qui  était  inévi- 
table depuis  des  années,  n'a  pu  arriver  à  une  solution 
qu'après  des  souffrances  de  tous  genres.  Depuis  que  je 
vous  ai  vue  en  dernier  lieu  à  Munich,  je  n'ai  plus  quitté 
mon  asile,  dans  lequel  s'est  aussi  réfugiée  depuis  lors 
Celle  qui  devait  prouver  qu'il  y  avait  quelque  chose  à 
faire  pour  moi  et  que  l'axiome  formulé  par  tant  d'amis  : 
«  il  n'y  a  rien  à  faire  pour  Wagner  »,  n'était  pas  juste. 
Elle  savait  qu'il  y  avait  quelque  chose  à  faire  et  elle  l'a 
fait  :  Elle  a  bravé  toutes  les  ignominies  et  pris  sur  elle 
toutes  les  condamnations.  Elle  m'a  donné  un  fils  mer- 
veilleusement beau  et  vigoureux  que  j'ai  hardiment 
appelé  Siegfried  :  il  prospère  à  présent  avec  mes 
œuvres  et  me  donne  une  vie  nouvelle,  qui  a  enfin  trouvé 
sa  raison  d'être. 

Nous  nous  sommes  donc  entr'aidés  en  dépit  du 
«  monde  »,  d'où  nous  nous  sommes  entièrement  retirés. 
De  cette  façon  ce  qui  est  vrai  seul,  nous  est  resté,  et 
plus  touchante  que  la  conquête  de  nouveaux  amis,  a  été 
pour  nous  la  fidélité  des  anciens.  Ma  sœur,  Ottilie  Brock- 
haus,  m'a  déjà  rendu  visite  l'automne  passé  avec  sa 
famille;  j'aurais  aimé  à  vous  voir  parmi  eux.  Maintenant, 
c'est  la  Saint-Jean  qui  vous  amènera.  Soyez  les  bien- 
Ycnus  du  fond  du  cœur  ! 


136 


Mais  maintenant  écoutez  :  ne  trouveriez-vous  pas  juste 
et  significatif  que  je  ne  vous  amène  la  mère  de  mon  fils 
que  comme  ma  femme  légitime?  Ce  n'est  heureusement 
plus  loin  et  nous  espérons  pouvoir  pénétrer  à  Mariafeld 
encore  avant  la  chute  des  feuilles.  Mais  conservez-moi 
tout  entière  votre  vieille  amitié  et  venez  bien,  bien  vite 
chez  nous,  à  Tribschen,  avec  tous  les  chers  vôtres.  Si 
vous  avez  des  petits-enfants,  amenez-les  aussi;  vous 
trouverez  ici  une  nombreuse  jeunesse,  qui  se  groupe 
joyeusement  autour  de  la  mère,  tout  à  la  fois  leur  insti- 
tutrice et  leur  éducatrice.  Outre  cela,  beaucoup  de 
choses  peut-être  qui  vous  feront  plaisir. 

Comme  nous  nous  réjouirions  sérieusement  et  pro- 
fondément si  vous  nous  annonciez  votre  visite  bien  pro- 
chaine !  Chaque  jour  nous  convient,  nous  sommes  tou- 
jours prêts.  — 

Vous  me  l'aviez  prophétisé,  noble  femme  !  Vous  rap- 
pelez-vous, lorsque,  il  y  a  six  ans,  j'ai  pris  congé  de 
votre  hospitalière  maison?  J'étais  misérable.  Mais  vous 
m'avez  regardé  et  —  vous  m'avez  prophétisé,  —  vous 
vous  le  rappelez  bien!  Eh  bien,  amie,  venez  et  convain- 
quez-vous que  vous  avez  le  cœur  qui  fait  les  bons  pro- 
phètes ! 

Soyez  bénie  !  Que  tout  ce  qu'aime  votre  grand  et  noble 
cœur  prospère  !  C'est  mon  souhait  à  moi  ! 
Votre 

Richard  Wagner. 


Tribschen,  25  juin  1870. 


t3T 


J'ajoute  à  cette  dernière  lettre  que  nous  pré- 
vînmes la  visite  des  nouveaux  mariés  à  Maria- 
feld  en  leur  portant  nous-mêmes  nos  vœux  de 
bonheur. 

Ce  fut  un  dimanche,  le  3  septembre  1870, 
que  nous  nous  rendîmes  à  Tribschen.  Dans  la 
salle  d'attente  de  la  gare  de  Zurich  régnait  la 
plus  grande  animation,  car,  avec  la  nouvelle  de 
la  victoire  de  Sedan,  on  venait  d'apprendre  que 
l'empereur  des  Français  s'était  constitué  pri- 
sonnier entre  les  mains  du  roi  de  Prusse.  Ce 
grand  événement  remplit  mon  mari  de  joie  et 
je  partageai  son  sentiment.  Mais,  pendant  que 
le  train  nous  emportait  vers  Lucerne,  fidèle  à 
sa  nature  féminine,  ma  pensée  s'occupait  pour- 
tant de  l'immédiat,  je  songeais  au  douloureux 
épisode  qui,  six  ans  auparavant,  avait  amené 
Wagner  à  Mariafeld  et  l'avait  intimement  rap- 
proché de  moi,  au  changement  subit  survenu 
dans  son  sort,  au  bonheur  qui  lui  était  échu  et 
comment  aujourd'hui,  débarrassé  de  toutes  les 
épines  qui  couvraient  son  chemin  à  Munich,  il 
était  libre  de  travailler,  de  créer  et  d'être  heu- 
reux comme  il  l'entendait.  Affiné  par  des  années 
de  lutte  et  de  persévérance,  son  amour  s'était 
conservé  fidèle  et  profond  pour  la  femme  hé- 
roïque et  de  haute  race  qu'il  pouvait  à  présent 
joyeusement  et  fièrement  proclamer  sienne  à  la 


138 


face  du  monde.  Les  paroles  que  Wagner  a 
adressées  à  son  «  royal  ami  »  me  revinrent 
involontairement  à  l'esprit  : 

«  Tu  es  le  doux  printemps,  qui  m'a  paré  de  nouveau, 

—  qui  renouvelle  la  sève  dans  les  rameaux  et  dans  les 
branches  ;  —  c'est  ton  appel  qui  m'a  soustrait  à  la  nuit, 

—  qui  retenait  mes  forces  dans  l'engourdissement  de 
l'hiver.  —  Comme  ton  auguste  et  gracieux  salut  m'a  ravi, 

—  qui, accumulant  les  délices,  m'a  arraché  à  la  douleur; 

—  fier  de  mon  bonheur,  je  marche  à  présent  par  des 
voies  nouvelles,  —  dans  l'estival  royaume  de  la  Grâce.  » 

Ce  fut  un  jour  charmant  que  celui  que  nous 
passâmes  à  Tribschen,  l'un  des  plus  jolis  points 
du  lac  de  Lucerne,  avec  notre  ami  et  son 
aimable  femme,  entourés  de  beaux  enfants.  Il 
y  aurait  beaucoup  à  dire  de  cette  belle  fête  de 
famille  :  lorsque  les  premières  effusions  de  joie 
après  une  longue  séparation,  eurent  eu  leur 
cours  et  que  mon  mari  et  Wagner  se  furent 
suffisamment  expliqués  à  propos  de  Sedan,  Bis- 
marck et  Napoléon,  des  profondeurs  du  jardin 
s'éleva,  en  mon  honneur,  une  musique  suave, 
entraînant  l'âme  vers  les  régions  d'en  haut, 
comme  Wagner  savait  en  créer. 

Et  ce  ne  fut  pas  le  seul,  il  y  eut  maint  autre 
beau  jour  que  nous  passâmes  avec  Wagner  et 
les  siens,  même  en  hiver,  malgré  les  glaces  et 
les    neiges,    pendant   les    premiers   mois    de 


139 


l'année  1871,  comme  si  la  vieille  amitié  était 
redevenue  nouvelle,  Mon  fils  aîné  et  sa  femme, 
mes  petits-enfants,  les  enfants  que  l'on  amenait 
de  Tribschen,  mon  plus  jeune  fils  et  d'autres 
hôtes  appréciés,  formaient  un  joyeux  cercle. 
Chez  mon  mari  comme  chez  Wagner,  la  source 
de  la  vie  intellectuelle  bouillonnait  fraîche  et 
joyeuse  comme  dix-huit  ans  auparavant,  quand 
ils  se  réunissaient  souvent  et  que  Herwegh  leur 
était  cher. 

J'avais  avec  la  femme  de  Wagner  les  rapports 
les  plus  charmants  :  je  sentais  que  je  lui  étais 
sympathique  et  qu'elle  était  attirée  vers  moi. 
C'était  pour  moi  une  apparition  particulière- 
ment attachante  :  la  fille  géniale  de  Liszt  était 
semblable  à  son  illustre  père  et  pourtant  bien 
différente!  L'intelligence,  l'imagination  et  la 
poésie  qui  l'animaient,  en  faisaient  la  véritable 
compagne  de  Wagner  et  lui  permettaient  de  le 
suivre  en  pleine  connaissance  de  cause,  sur 
toutes  les  hauteurs  vers  lesquelles  l'entraînait 
son  génie.  Elle  s'absorbait  dans  sa  musique  avec 
le  plus  recueilli  des  enthousiasmes,  carie  monde 
où  il  vivait,  était  aussi  le  sien!  Le  génie  de 
Wagner  était  ingénieux  à  trouver  souvent  pour 
elle  quelque  hommage  musical,  délicat  et  tou- 
chant. Dans  sa  maison  elle  était  toute  à  sa 
tâche  d'épouse  et  de  mère,  institutrice  et  éduca- 


140 


trice  de  ses  enfants,  comme  me  l'avait  écrit 
Wagner.  Sa  culture  intellectuelle  et  le  tact  de 
la  femme  qui  connaît  le  monde  et  la  vie,  ren- 
daient sa  conversation  très  attrayante. 

Lepoque  où  nous  nous  voyions  ainsi,  était 
sérieuse  et  grosse  de  conséquences.  Les  com- 
bats et  les  victoires  des  armées  allemandes, 
l'inquiétude  et  les  soucis  pour  les  parents  et  les 
amis  qui  gisaient  blessés  à  l'hôpital,  la  profonde 
douleur  pour  d'autres  qui  étaient  tombés  sur  le 
champ  de  bataille,  la  grandeur  des  événements 
qui  amenaient  forcément  une  solution,  le  long 
siège  de  Paris,  les  princes  et  les  rois  allemands 
qui  posèrent  à  Versailles  la  couronne  impériale 
sur  le  front  du  chef  victorieux  de  l'Allemagne 
unifiée,  tout  ce  qui  arriva  si  précipitamment 
alors,  était  si  grand  historiquement  que  l'on  se 
sentait  soi-même  élevé,  et  que  les  simples  faits 
de  la  vie  ordinaire  semblaient  eu  recevoir  une 
consécration.  Je  me  souviens  comme  nous 
fûmes  profondément  remués  lorsque,  par  une 
froide  et  calme  journée,  la  canonnade  du  siège 
de  Belfort  tonna  jusqu'à  nous. 

Lorsque,  la  guerre  terminée,  le  peuple  alle- 
mand sou^son  glorieux  empereur,  commença  à 
sentir  en  soi  la  force  qui  lui  venait  de  l'unifica- 
tion, lorsque  tout  s'agita  et  tendit  en  avant,  à 
ce  moment-là  Wagner  aussi  se  tourna  vers  la 


141 


patrie.  Il  ne  put  écrire  dans  le  calme  de  son 
bonheur  sa  Messe  solennelle,  comme  je  le  lui 
avais  souhaité.  Ses  Nibelimgen  étaient  achevés 
et  voulaient  apparaître  à  la  lumière  :  ils  appar- 
tenaient à  la  nation,  le  peuple  allemand  devait 
apprendre  à  connaître  ses  dieux,  les  légendes 
héroïques  et  les  mythes  de  ses  antiques  ori- 
gines, sous  la  forme  grandiose  et  plastique  du 
drame.  C'est  ce  que  voulait  Wagner  !  Il  était 
enthousiaste  de  l'idée  de  préparer  à  Bajreuth, 
sous  le  sceptre  du  roi  de  Bavière  et  au  centre 
de  la  grande  patrie,  des  fêtes  olympiques 
auxquelles  le  peuple  affluerait  de  toutes  les 
vallées  allemandes,  et  qui  seraient  telles  que 
l'humanité  moderne  en  a  besoin,  c'est-à-dire 
l'union  intime  de  la  poésie  et  de  la  musique 
avec  la  collaboration  de  tous  les  autres  arts. 

C'est  ce  qu'il  nous  a  dit  plus  d'une  fois  avant 
de  se  rendre  en  Allemagne  pour  s'assurer  que 
son  projet  était  exécutable. 

Nous  avions  passé  en  Italie  les  mois  d'hiver 
de  1872  et  nous  revenions  joyeusement  chez 
nous  pour  célébrer  le  mariage  de  notre  second 
fils,  lorsque  nous  apprîmes  que  Wagner,  avec 
son  énergie  caractéristique,  avait  déjà  pris 
toutes  les  mesures  nécessaires  à  son  installa- 
tion à  Bayreuth  et  que  bientôt  il  ne  serait  plus 
près  de  nous. 


142 


Nous  nous  réunîmes  encore  une  fois  avant 
que  nos  amis  quittassent  le  lieu  où  ils  avaient 
trouvé  le  bonheur  et  le  repos. 

La  vie  de  Wagner  à  Bayreuth,  l'œuvre 
gigantesque  qu'il  a  entreprise  et  qu'il  a  accom- 
plie, la  splendeur  de  ses  drames  et  la  force 
victorieuse  de  son  génie,  n'appartiennent  pas 
au  cadre  de  mes  descriptions.  Je  me  suis  bornée 
à  dire  ce  que  j'ai  vu  et  à  ajouter,  en  me  fondant 
sur  mes  sentiments  d'affection,  quelques  détails 
inoffensifs  empruntés  à  la  vie  privée,  qui  servi- 
ront à  l'éclaircissement  des  lettres  et  peut-être 
à  la  caractéristique  de  Wagner. 


alloth^que 
[t^  d'Ottawa 


The  Library 
UTiversity  of  Ottawa 
Date  Du.^ 


d39003  001!  15731b 


CE     ML        0410 

COO       WAGNER,     PÎCH     OUÎNZF    LFT 


-     

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