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QUINZE LETTRES DE RICHARD WAGNER
ŒUVRES DE W Eliza WILLE, née SLOMAN
Der Sang des fremden Sàngers.
(Chant du poète étranger, fantaisie.)
Hamburg, Hoffmann und Campe, 1835.
Dichtungen von E. Sloman.
(Fictions poétiques.)
Hamburg, Hoffmann und Campe, 183G.
Félicitas (roman en deux parties .
Leipzig, F.- A. Brockhaus, 1850.
Johannes Olaf (roman en trois parties.)
Leipzig, F. -A. Brockhaus, 1871.
Stilllehen in bewegter Zeit.
(Vie calme dans des temps agités )
Leipzig, F. -A. Brockhaus, 1878.
Fûnfzehn Briefe von Richard Wagner, nebst
EHnnerungen und Erlàuterungen.
(Quinze lettres de Richard Wagner, accompagnées de
souvenirs et d'éclaircissements.)
Deutsche Rundschau, Februar und Marz 1887.
REL SEP 1 6 1974
Quinze Lettres
de
Richard Wagner
ACCOMPAGNEES DE
SOUVENIRS ET D'ECLAIRCISSEMENTS
PAR
Eliza WILLE, née SLOMAN
Traduites de l'allemand par Augusta STAPS
BRUXELLES
IMPRIMERIE VEUVE MONNOM
32, rue de l'Industrie, 32
1894
^ I 61^^
w^
Tous ceux qui ont lu ce petit livre dans la
langue originale en ont éprouvé une jouissance
si pénétrante et si complète, que j'ai cru faire
chose utile en le rendant accessible au public
de langue française. Il appartient aux œuvres
nombreuses qu'a suscitées et que suscitera sans
cesse le nom magique de Wagner, mais il
occupe une place spéciale dans cette merveil-
leuse bibliothèque, sa valeur étant toute psy-
chique; ce n'est pas sur la scène qu'il nous
montre le drame, dans le superbe épanouisse-
ment de la fusion de tous les arts parvenus à
leur degré suprême d'intensité, le drame est dans
l'âme même du maître, dans la phase doulou-
reuse et fatale du sentiment et de la sensation
purs ; c'est le dedans qu'il éclaire et l'homme
s'en dégage avec sa puissante originalité et
son naïf abandon, avec ses contradictions et ses
faiblesses, ses impatiences et ses colères, ses
grands élancements vers ce que le vulgaire
appelle l'impossible et ses lourdes chutes de
l'illusion dans le réel, l'homme que l'immensité
de ses aspirations et l'acharnement du sort
revêtent en ce moment d'une grandeur tragique
et rendent si semblable à quelqu'un de ses héros.
— Lui aussi n'a-t-il pas lancé un fier défi aux
puissances établies, n'a-t-il pas à lutter contre
une mer furieuse et tous les ports ne lui sont-ils
pas fermés? Pour que sa voie soit libre et qu'il
puisse aborder en la terre de son Désir, il faut
qu'un miracle se fasse ! — Ce miracle, l'amour
le fait deux fois pour lui : la faveur et le dévoue-
ment d'un roi l'enlèvent par-delà les tempêtes
dans le ciel de ses rêves et donnent la paix à
l'artiste ; l'amour et le dévouement d'une femme
donnent à l'homme le repos et le bonheur.
L'amie dévouée à qui Wagner, dans un sen-
timent d'ardente gratitude, adressa ces lettres
et qui les a publiées « afin que d'autres, à leur
tour, aient part à ce qu'elles contiennent de
vraiment bon et partant de vraiment émou-
vant », M™® Eliza Wille eut au plus haut degré
le don de la sympathie. C'est cette flamme
divine qui a rendu sa longue vie si harmo-
nieuse et si féconde, qui a fait de son foyer,
plus encore peut-être que les lumières de l'in-
telligence, un centre béni où tout ce que Zurich
a compté de célébrités nationales, tout ce qu'il
a vu passer de célébrités étrangères, est venu
s'asseoir tour à tour; c'est cette puissance de
vivre en autrui qui, rayonnant plus loin encore,
s'est répandue dans ses livres avec un charme
profond et bienfaisant. Morte récemment à
Mariafeld, au bord du lac de Zurich (23 décem-
bre 1893), elle était née à Itzehoe (Holstein) le
9 mars 1809. Son enfance avait été bercée par
les fiers accents de la guerre de l'Indépendance ;
elle en conserva toute sa vie le souvenir, avec
une conscience très haute de la justice et du
devoir, une foi inébranlable en la nécessité de
leur triomphe final et un irrésistible élan vers
tous ceux qui revendiquent leurs droits mécon-
nus, exilés politiques, proscrits dont elle vit si
souvent défiler le sinistre cortège, opprimés de
toutes sortes ayant à lutter contre quelque ini-
quité sociale ou politique.
Ce sont ces nobles sentiments qui forment en
quelque sorte l'atmosphère morale des œuvres
de M"^^ Wille, mais ce clair et judicieux esprit
de femme était trop loyal envers lui-même pour
ne point observer avec une égale fidélité, à côté
des grandeurs de la nature humaine, ses fautes
et ses petitesses caractéristiques. « C'est de con-
trastes et de contradictions, de la multiplicité
des impressions et des expériences disparates,
de beau et de laid, d'une part de vérité et d'une
autre part d'excentricité que se forme notre
originalité", dit-elle excellemment d'elle-même:
il y a de tout cela dans le monde complexe qu'elle
a créé et qui surgit avec d'autant plus d'inten-
site devant nous, que le style de M"^ Wille, tou-
jours simple et expressif, s'élève parfois à une
pureté et une concision vraiment classiques.
Telle page que lui a suggérée la mer du Nord,
la terre désolée des Halligen, avec quelque
simple et primitive figure se profilant sur ces
horizons lourds et bas, est aussi grandiose et
aussi suggestive pour l'esprit que tel tableau de
Mesdag ou d'Israëls. Quant à sa magistrale
description de l'incendie de Hambourg, la
flamme poursuit le lecteur haletant de rue en
rue, de canal en canal, le ciel, la terre et l'eau
l'enserrant peu à peu dans un gigantesque
brasier. (Johannes Olaf.)
Le professeur Lazarus, saisi d'admiration
pour cette riche nature si harmonieusement
développée et se renouvelant jusqu'à la vieil-
lesse toute blanche, a dit d'Éliza Wille que « ce
fut une des femmes les plus remarquables du
xixe siècle » . Nous y associerons le souvenir de
Wagner et de son calvaire qu'elle l'a aidé à
gravir et nous n'oublierons pas cette parole
qu'il lui écrivait en septembre 1864 : « Quand
8
j'en étais en quelque sorte arrivé à être congé-
dié par tous mes vieux amis, vous seule, à
parler franchement, vous croyiez encore en
moi. »
Le traducteur.
Novembre 1894.
QUINZE LETTRES DE RICHARD WAGNER
ACCOMPAGNÉES DE
SOUVENIRS ET D'ÉCLAIRCISSEMENTS
PAR
Eliza WILLE, née SLOMAN
Traduites de l'allemand, par Adgusta STAPS
I. — INTRODUCTION
Voilà déjà quelques années que des amis
enthousiastes de Richard Wagner m'exhortent
à ne point considérer comme exclusivement
miennes les lettres du Maître dont les œuvres
parcourent triomphalement le monde et m'en-
gagent à les préserver des risques de la des-
truction ou de la dispersion en les confiant à
la garde de la nation.
dO
Le Musée Wagner[à Bayreuth serait évidem-
ment un reliquaire digne de ce trésor, mais le
culte des reliques, les fouilles faites dans la
poussière à la recherche de quelques ossements
morts, les collections d'autographes et d'objets
touchés par des mains augustes ne sont guère
de mon goût : ce ne serait là qu'un refuge. C'est '
dans la plénitude de la vie qu'agit et souffle
l'esprit de ces maîtres qui, travaillant en créa-
teurs, imprimant la forme en artistes, ont
vaincu la mort et l'anéantissement. Leurs
œuvres, qui appartiennent au monde, sont les
propagateurs de leur grandeur.
J'ai laissé ces exhortations mûrir en moi :
maintenant qu'arrivée à un âge avancé, je mets
de l'ordre dans mes papiers, relisant et brûlant
ce qui a été confié, non pas à d'autres, mais à
moi seule, afin que, sous le sceau d'un consen-
tement tacite, ces confidences meurent d'une
noble mort, maintenant je fais recopier celles
d'entre lesUettres de Wagner qui se rapportent
à quelque.fait généralement connu ou à quelque
phase caractéristique de sa vie ; de cette façon
les originaux resteront en possession de ma
famille, mais d'autres à leur tour pourront
avoir 'part à ce qu'il y a de vraiment bon et
partant de vraiment émouvant dans ces
lettres.
11
Les lettres que je mets de côté et que je n'ai
pas d'objection à livrer à la publicité, sont au
nombre de quinze. Onze datent des années 1864
et 1865 et les chaleureux témoignages d'afiec-
tion qu'elles contiennent correspondent aux
jours que Wagner passa en ami dans notre
maison de Mariafeld, au bord du lac de Zurich.
Les difficultés les plus écœurantes enrayaient
alors sa carrière et menaçaient parfois de para-
lyser momentanément la volonté et la force
créatrice de ce génie puissant et audacieux,
en brisant son énergie au travail.
Un bonheur extraordinaire mit fin à ce dou-
loureux épisode : la main d'un roi le fit entrer
dans un monde enchanté et entoura de rayons
le front assombri de celui qui règne dans la
sphère des sons. Un jeune homme, presque
encore un enfant, étranger aux réalités dé la
vie, ignorant les soucis du gouvernement, de
la responsabilité et des devoirs royaux, dans
un bel élan vers l'idéal, avait senti que sa
mission était de frayer la voie à ce génie ten-
dant si haut.
Ce ne fut pas seulement un bonheur pour
"Wagner, ce fut un bonheur pour le monde qui
admire le Maître dans ses œuvres, que l'enthou-
siasme artistique de ce jeune roi, appelé par
Wagner dans la dédicace de la Walhïcre « le
12
gracieux protecteur de sa vie ». C'est à Maria-
feld que l'envoyé du roi de Bavière vint cher-
cher Wagner.
Les trois dernières lettres sont des années
1869 et 1870 et font allusion au bonheur serein
dont Wagner, arrivé à l'un des apogées de sa
carrière, à l'abri des dangers du monde, près
de Lucerne, dans l'un des sites les plus enchan-
teurs de la terre, put enfin jouir, le cœur satis-
fait et l'esprit libre, auprès d'une femme de
haute race comme lui, la fille géniale de Liszt.
Qu'est-ce que Mariafeld au bord du lac de
Zurich? Le nom de cette propriété ne se trouve
sur aucune carte. Quels sont ces amis avec
lesquels le Créateur du drame musical était si
intimement lié qu'il allait les trouver à un
moment qui ne comptait certes point parmi les
moments lumineux de sa vie ? Ils n'appartien-
nent point aux personnalités que tout le monde
connaît.
Les bouleversements de la Révolution de
1848 avaient réuni alors des hommes qui,
sans elle, ne se seraient jamais rencontrés.
Pour placer les lettres de Wagner dans leur
milieu naturel, il faut donc que je parle de
nous : je le ferai brièvement et prie le lecteur,
tout en tenant les yeux fixés sur la figure prin-
cipale, de bien vouloir accorder un peu d'atten-
tion aux traits secondaires.
13
En 1851, par suite de l'effondrement de la
Révolution de 1848, qui avait ébranlé chaque
ville, chaque village, chaque hameau et même
chaque cœur sur la terre allemande, le D*" Fran-
çois Wille quitta Hambourg avec sa famille
pour aller s'établir en Suisse; la Suisse était la
patrie de ses aïeux et, par son père, il apparte-
nait au canton de Neuchâtel. Celui-ci était né
dans le comté de Valangin, mais, marié à une
Hambourgeoise, il avait vécu et était mort dans
la patrie de sa femme. Pour rendre la pronon-
ciation de son nom plus facile à ceux au milieu
desquels il était appelé à vivre, le père avait
retranché une voyelle à son nom et le fils
signait du nom moitié français, moitié allemand
de « François Wille " les articles qui l'avaient
fait connaître dans un cercle assez vaste. Les
études universitaires allemandes l'avaient inti-
mement uni à l'Allemagne, mais l'élément bour-
guignon était resté dans son tempérament et
même dans son caractère, l'élément bourgui-
gnon, c'est-à-dire un élément germanique, puis-
que les Neuchâtelois , quoique Français de
langue, descendent, paraît-il, des anciens Bur-
gondes.
François Wille avait déjà une jeunesse assez
tourmentée derrière lui quand il était entré
dans le journalisme à Hambourg. De mauvaises
14
affaires et la mort de sa mère bien-aimée
avaient dispersé sa famille et l'avaient forcé, à
peine sorti de l'enfance, seul et sans ressources,
à se tirer d'affaires lui-même; il avait com-
mencé par donner des leçons de latin et de
mathématiques, puis, une épave de la fortune
paternelle recueillie plus tard, lui avait permis
de poursuivre ses études. Affilié aux associa-
tions que formaient alors les étudiants, il s'était
précipité avec toute l'ardeur de la jeunesse
dans cette vie turbulente et romantique, mais
bien plus stimulante pour l'esprit que la vie de
corps qui prévaut de nos jours. Les circons-
tances mesquines dans lesquelles végétait l'Al-
lemagne arrêtaient ces élans vers l'idéal sans
lesquels la jeunesse s'atrophie ; c'est là ce qui
peut nous faire excuser la fondation de la
Société des Suicidés, née d'un accès de joyeux
désespoir et sur laquelle tant de légendes ont
couru. La fête de Hambach et l'attentat de
Francfort ont eu des causes semblables. Wille
n'avait pu s'empêcher de répondre à l'appel et
de prendre part à la fête de Hambach, mais il
a souvent avoué depuis que ses yeux s'étaient
dessillés en face de ces agissements sans but
précis, se résolvant en filandreux discours et
que la leçon n'avait jamais été perdue pour lui.
Par tempérament, il éprouvait le besoin d'ex-
15
poser sa vie : inhabile à l'usage des armes, il
payait volontiers des paroles prononcées à la
légère en mesurant son sang-froiJ avec la science
d'adversaires redoutables et des cicatrices de
toutes formes attestaient l'activité que l'étu-
diant avait déployée dans cette sphère. Sorti
d'une forteresse danoise où il avait été incar-
céré pour avoir participé en qualité de témoin
à un duel suivi de mort et dans les loisirs de
laquelle il s'était fortifié parle travail et l'étude,
il était rentré à Hambourg et, associé à Franz
de Florencourt, était devenu rédacteur de la
Gazette critique et littéraiî'e de la Bourse ; il
s'était retiré pourtant, lorsque, quelque haut
qu'il plaçât son collaborateur, il n'avait plus
pu marcher de concert avec lui. Il avait colla-
boré alors avec Ludolf Wienbarg, chef de la
Jeune Allemagne, plus tard avec Hecksher,
ministre de l'Empire au temps du Parlement
allemand, comme rédacteur du Nouveau Jour-
nal de Hambourg , puis était redevenu copro-
priétaire et éditeur de la Gazette critique et
littéraire de la Bourse.
Wille n'a jamais attaché beaucoup d'impor-
tance à sa carrière de journaliste, entravée
qu'elle a été par la censure timorée d'un petit
État; pourtant Hoffmann von Fallersleben,
dans le troisième volume de ses Souvenirs,
16
fait remonter à cette activité une grande part
de la vie politique qui se manifesta avant les
événements de mars et, d'un autre côté, on esti-
mait fort le journaliste qui, défiant une presse
asservie, était toujours prêt à défendre les idées
libérales avec de bonnes armes bien aiguisées
et bien trempées. La parole et l'esprit obéis-
saient à son commandement et quoiqu'il se tînt
tous les jours sur la brèche, sans cesse exposé
aux traits qui le visaient par derrière, jamais
il n'a été délogé de sa position.
Ce qui est le but même de toute ambition
bourgeoise, c'est-à-dire de l'avancement, une
place dans une classe quelconque de la société,
ne semble jamais avoir été d'accord avec ses
intentions. Il vivait d'après la loi de sa propre
et libre personnalité, fréquentant qui lui plai-
sait, désintéressé, mais ne relevant absolument
que de lui-même.
Des hommes comme Welcker et d'autres
libéraux de l'Allemagne du Sud allaient le voir
chaque fois qu'ils venaient à Hambourg; les
personnalités marquantes du Schleswig-Hols-
tein appréciaient le journaliste dont les articles
défendaient avec énergie les droits des duchés.
Henri Heine, Detmold, Wienbarg, Hoffmann
von Fallersleben, d'autres écrivains et littéra-
teurs dont le nom m'échappe, étaient liés avec
17
lui. On pouvait le rencontrer dans d'autres cer-
cles encore, avec des hommes d'esprit, mais
^ sans pilote et sans étoile ». Tout ce qu'il y a
d'humoristique dans la vie, attirait Wille; les
bohèmes dans le style de Fielding excitaient
son intérêt, tel, par exemple, le romancier
Hermann Schifï", branche folle de l'école roman-
tique, qui se mourait alors. Il ne pouvait, au
contraire, souffrir les natures surexcitées qui
ne comprennent que les grimaces superficielles
et non le comique irrésistible qui se dégage de
certains phénomènes biologiques. Il se tenait à
l'écart du grand Hebbel, sur la Judith duquel
il avait pourtant écrit un article plein de pro-
fondeur. Gutzkow aussi, qui vécut longtemps
à Hambourg et qu'il connaissait bien, ne faisait
point partie de ceux qu'il recherchait.
Du reste, amis et ennemis s'accordaient pour
certifier que François Wille n'était pas fait pour
le mariage. Il s'était marié pourtant en 1845 et
doit avoir eu quelque vocation pour la vie de
famille, puisqu'il la pratique depuis tantôt
quarante-deux ans et qu'il la pratiquera encore
quelques années, espérons-le, pour le plus grand
bonheur de ses enfants et petits-enfants.
Beaucoup de choses ont changé à Hambourg :
la grande époque qui a donné à l'Allemagne
cette unité que souhaitaient beaucoup d'entre
18
ses loyaux enfants et qu'il leur était défendu
de souhaiter il y a cinquante ans, cette époque
a renouvelé, édifié, fortifié et mis un vêtement
neuf à la vieille ville impériale, mais il paraît
que le pavillon du Jungfernstieg avec son bal-
con latéral donnant sur l'Alster, est encore
aujourd'hui ce qu'il était quand François Wille
avait l'habitude d'y passer ses soirées d'été,
devisant joyeusement et doctement.
« Vous vous approchez de nouveau, formes indécises
— apportant avec vous l'image de jours joyeux — et
mainte ombre chérie s'élève devant moi. — Semblable
à une vieille légende à moitié- perdue — surgit le pre-
mier amour et les vieilles amitiés. — La douleur rede-
vient nouvelle et la mélancolie se reprend — à retracer
l'inextricable dédale de la vie — et à énuraérer les amis,
qui, lésés de tant de jours — de bonheur, ont disparu
avant moi — et, comme aux jours d'autrefois, je me
sens envahi — par le désir de ce monde invisible, serein
et grave. »
Ces nobles paroles de Gœthe, qui consacrent
ce que le souvenir a de plus saint et de meilleur
pour la vieillesse, m'échappent involontaire-
ment quand je cherche à percer les brouillards
d'un lointain passé pour ressaisir les images de
ma jeunesse; elles pourraient suffire, mais,
après avoir tracé l'esquisse du mari, il faut
bien que la femme se montre, puisque c'est la
19
personnalité qui est nécessaire ici, quelque
insignifiante qu'elle puisse être.
Si la jeunesse de mon mari s'est passée dans
la lutte, la mienne n'a rien connu des rigueurs
de la vie : jamais enfants ne furent plus heu-
reux dans la maison paternelle, soutenus par
un amour plus profond, conduits inconsciem-
ment au juste, au bon et au beau par un exemple
plus entraînant. Oui, aujourd'hui qu'arrivée
à l'âge de soixante-seize ans, je récapitule les
bénédictions de ma jeunesse, je sens qu'elle fut
incomparablement belle et que jamais jeune
fille ne se développa plus librement d'après ses
sentiments et ses dispositions naturels.
Chez nous, les jeunes filles n'allaient point à
l'école; des professeurs et des gouvernantes
leur donnaient des leçons, les langues étran-
gères s'apprenaient par la conversation ; mon
père parlait anglais avec nous, c'était sa langue
maternelle; avec notre mère et entre nous,
nous parlions allemand ; avec la gouvernante,
français. Le dessin, la musique, la danse, un
peu de géographie et d'histoire, les rudiments
de la littérature formaient les matières de
l'enseignement, mais nos parents nous ensei-
gnaient à vivre, à aimer, à être reconnaissants,
à servir et à obéir. Mon père vénérait Vâme de
vérité qu'il y a en toute religion, mais, disciple
20
des moralistes anglais, le devoir était pour lui
le bien suprême et c'était la force initiale qu'il
développait dans nos consciences. " Libre «,
disait-il, « tu dois l'être, mais inébranlable-
ment ferme, liée par le devoir que tu as pris sur
toi. Ce qui est ton devoir à toi, nul ne peut
l'accomplir pour toi. » C'est là la pierre fonda-
mentale qu'il avait posée et sur laquelle nous
devions bâtir, quelles que fussent les circons-
tances de notre vie future.
Du temps de ma jeunesse, l'éducation scien-
tifique de la femme n'était pas ce qu'elle est
aujourd'hui. Une jeune fille qui voulait étudier,
n'avait à sa disposition que des livres qui ne
lui étaient pas enlevés, puis la conversation des
hommes instruits. Il venait beaucoup de monde
chez nous : comme les oiseaux, j'allais à la
picorée, cherchant les grains de science dont
j'avais besoin et quelle félicité il y avait à cher-
cher et à trouver !
La musique faisait partie de notre vie. Mon
père avait ses soirées de quatuors ; j'entends
encore aujourd'hui vibrer au fond de mon âme
le son de son violon et sa manière de phraser.
Ma sœur aînée, qui avait une voix admirable,
avait pour professeur Louise Reichardt, fille
du maître de chapelle que nous vénérions en
sa qualité d'ami de Gœthe; mon professeur à
21
moi était Clasing dont je conserve le souvenir
avec reconnaissance, car je sais et je sens ce
qu'il m'a donné.
Une fois par mois nous avions des auditions
musicales qui n'étaient pas sans intérêt, mais
peut-être que le souvenir en est plus beau que
ne l'était la réalité ; aucun musicien n'exécute-
rait sans doute aujourd'hui le concerto dédié
au prince Louis-Ferdinand avec l'intérêt que
j'y mettais ; — il est vrai que le grand violon-
celliste Bernard Romberg me faisait l'honneur
de faire sa partie dans le quatuor qui m'accom-
pagnait.
« J'entends retentir de sombres harmonies : — vail-
lantes, elles grandissent dans le cœur dilaté; — jusqu'au
fond de l'âme je les sens pénétrer, — éveillant en moi
la douleur pour la patrie. »
C'est ainsi que commencent les stances
écrites par Korner pour le prince Ferdinand,
que j'aimais justement à cause de " sa douleur
pour la patrie, » qui l'a conduit à la mort après
la perte de la bataille de Saalfeld.
J'ai raconté ailleurs comment mon père,
chassé de Hambourg, en sa qualité d'Anglais,
au temps de Napoléon (Hambourg était alors
une ville française, la quatrième de l'Empire),
avait passé de dures années dans le Holstein,
S2
comment ma mère, avec son grand cœur et son
humeur sereine, l'avait soutenu et fortifié et
combien, depuis leur retour en 1815, la vie
leur était devenue facile, grâce au développe-
ment des affaires de mon père. Les sentiments
qui avaient fait la grandeur de la guerre de
l'Indépendance, vibraient encore quand je passai
de l'enfance à la première jeunesse et je pense
qu'il y avait déjà quelque chose de cet enthou-
siasme dans l'âme inconsciente de l'enfant.
La fleur bleue du romantisme, telle qu'elle a
fleuri dans les îles des Bienheureux, n'a jamais
été de mon goût, mais c'est avec admiration que
je contemplais ceux qui avaient pris part à la
guerre de l'Indépendance; un ami de mon père,
qui en était revenu estropié, était mon idéal.
Les nobles paroles de Kôrner retentissaient
en moi aux sons triomphants des merveilleuses
mélodies de Weber. Encore aujourd'hui mon
âme vibre à ce souvenir. La dignité virile et
l'héroïsme! La fidélité jusqu'à la mort à la
patrie et à la femme aimée! Tels étaient les
rêves que m'inspirait le romantisme. — L'année
1830 avait réveillé les champions de la liberté :
Polonais et Italiens traversaient l'Allemagne
en bannis et en suspects, les persécutés et les
martyrs de notre patrie étaient pour nous des
victimes sacrées.
Je passe les années où j'appris à connaître le
monde et la vie dans le bonheur et le luxe, où
j'en sondai aussi la gravité et la profondeur
dans la douleur et l'épreuve ; je passe les six
années qui s'écoulèrent avant que nous ne nous
décidassions, Wille et moi, à marcher ensemble
à travers la vie.
J'admirais et plaçais bien haut l'Angleterre
que chérissait mon père, mais la foi en une
Allemagne forte comme la vie, héroïque jusqu'à
la mort, patrie d'hommes d'élite, cette foi bril-
lait à mon horizon comme une lointaine clarté.
Le journaliste qui travaillait et luttait dans ce
but, avait pour moi quelque chose de la gran-
deur d'Ulrich de Hutten — n'a-t-il pas été, lui
aussi, de son temps, un journaliste?
Je ne sais, je ne veux pas soutenir que
d'autres sentiments plus féminins ne m'aient
pas engagée à échanger ma liberté contre la
dépendance de la femme mariée. En tous les
cas, la vérité et la réalité de la vie ne m'ont
jamais apporté de déceptions.
Ce sont des années d'agitation et d'émotions
écrasantes que celles que j'ai passées pendant
que mon mari était au centre de toutes les
luttes politiques. Qu'ils étaient néfastes pour
l'Allemagne, ces temps où la Révolution de
Juillet forçait tous les regards à se tourner vers
24
la France, qui chantait le « Ça ira " de la
liberté. Comme l'enthousiasme dont les langues
de feu avaient jadis allumé la guerre de l'Indé-
pendance, avait parlé autrement !
L'année 1830 avait électrisé le monde :
l'Italie, la Pologne, l'Allemagne s'étaient levées.
On avait remué beaucoup de poussière et beau-
coup de boue, mais le trésor que Ton cherchait,
la perle de grand prix, nul ne l'avait trouvée.
Les meilleurs expiaient leurs espérances en
prison ou au bagne ; le désespoir était au cœur
d'innombrables familles; les chants que les
pères avaient chantés, étaient défendus : la
honte et la captivité étaient la part de ceux
qui avaient osé rêver une Allemagne unifiée.
En 1840, le grand courant qui portait le
siècle en avant, sembla s'arrêter comme pour
laisser au nouveau roi de Prusse le temps de
s'engager librement dans la voie des réformes
qu'on espérait obtenir de lui.
Lorsque le Landtag prussien se réunit pour
la première fois, les espérances se bornaient à
attendre avec confiance ce qui pourrait résulter
de l'entente établie entre le pouvoir du roi et
les droits du peuple, mais les désillusions se
succédèrent, anéantissant toute espérance et
toute confiance, et la colère finit par éclater en
présence des serments violés et des droits usur-
25
pés. Ce n'est point ici le lieu de répéter ce qu'a
enregistré l'Histoire, qui est le jugement porté
par le monde. Je rappellerai seulement l'exal-
tation avec laquelle on suivit ce qui se passa
dans la petite Suisse, lorsque l'opinion publique
s'y souleva contre le « Sonderbund », où les
insinuations des puissances étrangères se fai-
saient si fortement sentir.
Cest dans la montagne qu'est parti le
premier coup, chantait Freiligrath en saluant
le lever de la lumière et comme l'Allemagne
tout entière, du sud au nord, se prononça pour
le Schleswig-Holstein, qui était et voulait rester
allemand et revendiquait contre la couronne
danoise le droit de faire partie des états de
même race que lui. Luttant pour l'unité, les
membres épars de l'Allemagne s'agitaient. Mon
mari appelait alors les duchés, pour la cause
desquels il avait combattu par la parole et par
l'action, la pierre angulaire sur laquelle allait
s'élever, pour le salut de l'Allemagne, le senti-
ment de l'unité allemande.
Personnages et événements passent en fuyant
devant moi et pourtant, ce sont des scènes bien
vivantes qui émergent des brouillards du
passé.
Moi qui toute ma vie avais brûlé pour la
liberté et pour les Droits de l'homme, j'appris
26
alors à trembler en face des horreurs et des
puissances funestes qui se déchaînèrent en
mars 1848. Coup sur coup éclatèrent les grands
événements, — Berlin, Vienne, Dresde, le
grand-duché de Bade firent leur révolution, —
la terre allemande vibrait sous l'effort gigantes-
que des forces prodigieuses qui se faisaient jour.
Dans notre vieil Hambourg aussi fermentait
et bouillonnait le levain du moment; le vin
nouveau ne pouvait plus être conservé dans les
vieilles outres. Je vois encore le cortège qui se
rendit à l'hôtel de ville où siégeait la bourgeoi-
sie, partant du Steinweg et oscillant au milieu
d'une foule immense. Parmi les spectateurs, il
y avait bien des figures rendues livides par la
terreur.
Avant la fin même de mars, le Vor-Parla-
ment siégeait à Francfort ; Wille y avait été
délégué par une députation des Marches du
Hanovre ; son activité était devenue dévorante :
c'est dans sa maison que s'enrôlaient à son
appel les volontaires qui allaient se battre pour
le Schleswig-Holstein. Membre du Parlement, il
jugea sainement et clairement maintes ques-
tions brûlantes qui portaient à son paroxysme
l'exaltation de beaucoup d'autres.
Entre-temps j'avais reconnu qu'il n'y avait
rien en moi de la femme Spartiate; le désordre
27
et la licence m'épouvantaient et je ne me sentis
rassurée que lorsque je vis défiler le régiment
d'Alexandre, que la Diète envoyait aux duchés
comme troupes auxiliaires; le régiment, en
route pour Altona, défila sur l'Esplanade, la
rue était ornée de feuillage, mais les soldats
prussiens étaient un objet de répugnance pour
le peuple. N'étaient-ce pas eux qui avaient com-
battu contre le peuple à Berlin? La décision de
leurs mouvements, la fermeté de leur tenue et
leur discipline annonçaient l'ordre et le calme :
une espèce de pressentiment traversa ma pensée.
Je m'arrête ici, les événements de cette
époque étant universellement connus. Je dirai
seulement, pour finir, qu'en 1849, lorsque l'As-
semblée législative sortie de la Révolution,
siégeait à Hambourg, mon mari, alors père de
famille, me fut rapporté, le bras transpercé
d'une balle. Il avait dit au leader de la gauche,
le D'' Trittau, sur le seuil de la salle des délibé-
rations : « Là je dois écouter vos discours, ici
je vous prie de me faire grâce de vos paroles. »»
Comme dans toute rencontre de ce genre, Wille,
quoique blessé, avait tiré en l'air. La distance
avait été de quinze pas et l'arme, le pistolet.
Mais en voilà bien assez, peut-être même
trop !
Après l'échec de l'immense mouvement natio.
28
nal, quand le Schleswig-Holstein, lui aussi,
abandonné par la Confédération, réduit à ses
propres forces, battu à Idstedt, fut livré à la
diplomatie et réintégré par elle dans sa vieille
dépendance vis-à-vis du Danemark, alors le
séjour à Hambourg ne fut plus possible pour
ceux qui avaient pris part à la lutte.
Ce n'était plus le temps de l'action, c'était
celui de l'attente, celui où l'on regarde venir !
La lumière dont les rayons n'avaient point fait
gernaer des sentiments vils, n'était pas éteinte !
Celui qui a foi en une idée, espère des miracles
et le bâton du prophète, qui peut faire jaillir
des sources dans le désert, n'abandonne point
sa main! Du reste, ce n'était pas un désert
bien difficile à franchir que celui dans lequel
nous allions pénétrer : c'était volontairement
que nous partions, nulle persécution politique
ne nous y contraignait.
Ma famille, qui se groupait avec quelque
chose de la fidélité du clan écossais autour du
couple chéri qui en était tout à la fois la tête et
le lien, ma famille nous voyait partir avec éton-
nement et regret. « Que diable, quitter Ham-
bourg pour aller s'empaysanner à la cam-
pagne! » disait un franc bourgeois de la ville,
artisan libéral auquel mon mari voulait du bien.
D'autres, plus cultivés, étaient d'avis qu'un
29
homme intelligent, qui a appartenu à la presse,
ne peut vivre loin du tumulte d'une grande
ville. " Puisque j'ai travaillé toute ma vie pour
la démocratie et pour la liberté constitution-
nelle, " disait Wille, « il faut bien que je m'en
aille vivre ailleurs, là où je pourrai voir fonc-
tionner ce que j'ai toujours désiré! "
Ce n'est qu'après un séjour de dix années,
lorsque Wille crut être au fait de toutes les cir-
constances favorables dans lesquelles se trouve
la petite république fédérale, qu'il prit part aux
affaires publiques. Son intention, dans le prin-
cipe, était de s'absorber dans l'étude, tout en
s'occupant de la gestion de sa petite propriété
et en préparant ses fils à l'Université.
J'ai tant entendu parler dans mes vieux jours
d'hérédité et à'atavisme, que j'en suis arrivée
à me dire que mon mari a peut-être obéi à une
suggestion semblable, en rentrant dans la patrie
de ses pères. Le monde était ouvert devant
nous; l'Italie, cette terre idéale des nomades,
aurait pu nous séduire; je l'avais vue souvent
avec mes parents et c'était encore l'Italie de
Gœthe et de Byron, avec les splendeurs de sa
poésie et de sa nature, avec ses chefs-d'œuvre
et les ruines de son gigantesque passé. Mais
nous voulions nous fixer; nous voulions un
foyer et une patrie pour nos fils : la poésie et
la splendeur de l'Italie n'étaient pas ce qu'il
nous fallait.
J'avais aussi vu la Suisse en 1835. Il n'y avait
pas de chemins de fer alors, on voyageait len-
tement dans sa propre voiture et l'on voulait
apprendre à connaître les petites villes. Les
particularités si caractéristiques des différents
cantons, les édifices imposants des grandes
villes et les peintures naïves ornant les hôtels
de ville et les ponts couverts, m'avaient infini-
ment plu. Nul plan dans ces villes, tout était né
des besoins et des tendances du moment! Lors-
que nous fîmes l'ascension du Rigi, on montait
encore à pied et on logeait dans un chalet.
Comme je m'étais sentie planer au-dessus de la
poussière de la terre, dans l'air divinement
pur et dans la sérénité céleste! Rien ne nous
troublait : quelques voyageurs regardaient avec
nous le lever du soleil. Ce matin-là, du fond des
nuages émergeaient les pics des montagnes qui,
depuis les temps primitifs, gardent les vallées et
les plaines où se sont établis des hommes bons et
simples et où, grâce à son travail et à son
héroïsme, un peuple a su conserver depuis des
siècles son indépendance, conquérant ainsi une
place d'honneur dans l'histoire du monde.
J'avais lu {'Histoire de la Suisse par Johannes
von Muller. Le nom seul de fédération {Bidge-
31
nossenschafî) sous lequel la république s'est
maintenue entre ses puissants voisins, m'atti-
rait !
Il eût été naturel pourtant que mon mari,
rentrant en Suisse, se fût fixé dans le canton
de Neuchàtel auquel il appartenait. Il savait
apprécier les avantages de la partie francisante
de la Fédération, mais ni le comté de Valan-
gin, ni Lassagne ne lui convenaient.
Il est étrange qu'il suffise souvent d'un hasard
pour donner à la vie sa direction générale.
Henri Simon, l'un des régents de l'Empire du
temps où les débris du Parlement allemand
siégeaient à Stuttgard, cherchant un acquéreur
pour une propriété qu'il avait achetée dans les
environs de Zurich et dont il voulait se débar-
rasser, écrivit à Wille, encore à Hambourg. La
description de la propriété et le voisinage de
Zurich tranchèrent la question : Wille ne
devait-il pas retrouver à Zurich la culture et
la science allemandes dont il ne pouvait se
passer?
Mariafeld est situé à une lieue environ de la
ville, dans un site que le travail et l'industrie
ont rendu florissant; nulle part la pauvreté en
guenilles n'y attriste les yeux. Dominant un
peu le pays du haut de sa terrasse, entourée de
prairies et de vignobles en pente douce, la
32
maison s'élève au milieu du jardin, toute simple,
mais ayant retenu dans ses lignes quelque chose
de la dignité patriarcale et de son origine
patricienne. Deux vieux noyers et un haut et
noble platane ombragent la cour par laquelle
on accède au perron. Une source d'eau vive,
aussi pure que fortifiante, jaillissant alors sous
deux saules, fait aussi partie des nombreux
avantages qu'ofire Mariafeld. Du jardin et de
la maison la vue embrasse, par delà le lac, la
rive opposée où hameaux et villages s'égrènent
dans une riante campagne admirablement cul-
tivée. L'imposante chaîne des Alpes de Glarus
ferme au loin l'horizon, vers le sud.
Lorsque je vis pour la première fois ces pics
neigeux étinceler d'une lumière rose dans la
pourpre du soleil couchant et que, le premier
dimanche soir, les sons graves des cloches son-
nant sur l'autre rive, montèrent jusqu'à moi
avec les voix joyeuses de mes enfants jouant
dans le jardin, alors je sentis un lien fort et
doux qui m'attirait vers ma nouvelle patrie.
J'ai toujours évité autant quej e l'ai pu, le pêle-
mêle des grandes villes, les visites obligatoires
et les mille exigences de la vie mondaine aussi
superficielle qu'agitée. Les rapports avec Zurich
n'étant alors ni aussi faciles ni aussi commodes
qu'aujourd'hui, Mariafeld était un lieu tran-
33
quille et solitaire. On pouvait s'y retrouver
seul à seul avec soi-même. Lorsque l'homme
qui pense et qui est instruit, peut disposer
librement de son temps et de sa pensée, des
trésors de connaissances s'ouvrent pour lui ; les
livres, ces discrets amis, élèvent la voix, quand
ils pénètrent jusqu'au fond de l'être et qu'ils
sont jugés dignes de devenir des compagnons
de chaque jour.
Puis, c'était un profond soulagement que le
repos après toutes les tempêtes que nous avions
traversées, après les discussions d'opinions et
la guerre des partis, qui ne laissent plus sub-
sister la vieille harmonie de la vie de famille,
qui ne permettent plus aux amis d'être assis
tranquillement à la même table, qui poussent
même les plus proches et les plus aimés à se
lancer des paroles offensantes.
Mes pensées allaient pourtant bien souvent
chercher mes bien-aimés , parents , frères ,
sœurs. Le mal du pays n'est pas seulement
l'aspiration du Suisse vers sa montagne ; nous
pouvons aussi en parler, nous autres, enfants
de la plaine! Il y avait des heures où j'enten-
dais dans mes rêves le mugissement de la mer,
où le ciel gris me manquait , où j'avais la
nostalgie de la plaine par-dessûs laquelle le
vent chevauche, en chantant toutes ses folles
34
chansons. J'avais la nostalgie de ma vieille ville
chérie avec ses tours, ses rues étroites et ses
canaux. Tout ce que je n'avais pas trouvé beau
jadis, je le revoyais à présent, au fond de mon
âme, comme un pays enchanté.
La correspondance m'aidait à supporter la
séparation. Puis, j'avais emporté mes meubles,
parce que j'aime ce qui est vieux et que tout
objet me semble devenir vivant, à mesure que
nous nous en servons. Mon mari, qui ne tient
pourtant pas aux reliques, attachait beaucoup
de prix à la médaille qui lui avait été offerte
par le gouverneur du Schleswig-Holstein en
témoignage de la reconnaissance des duchés. Il
la conserve encore aujourd'hui, avec le ruban
noir, rouge et or. comme le dernier reste de
l'idéal rêvé jadis par l'étudiant et par l'homme
fait.
Pendant que je revenais peu à peu au calme
de la vie ordinaire, et que je passais mes lon-
gues soirées d'hiver auprès de mes enfants qui
jouaient dans un coin de la chambre, moi,
lisant dans l'autre et m'édiiiant naïvement et
profondément à la lecture d^Uli le valet et
d'Z7/î le fermier ou de Kettie la grand' mère
« qui me montrait la voie à travers toutes les
détresses », Wille était mis en réquisition par
des amis politiques, qui, arrachés à leur patrie
35
dans les circonstances les plus diverses, se
retrouvaient à Zurich. Beaucoup de nécessiteux
étaient arrivés de Bade, plusieurs d'entre eux
se fixèrent en Suisse.
De nos compatriotes du Nord , nul n'était par-
venu jusqu'à nous. Nous savions combien de
Schleswig-Holsteinois végétaient à Hambourg,
les yeux fixés sur des temps meilleurs. Des
amis personnels de mon mari avaient émigré
en Amérique ; d'autres, qui avaient servi dans
le Holstein, avaient été expédiés au Cap pour
coloniser un territoire acheté dans ce but par
un Bruns wickois patriote. Tout était bien
sérieux alors et il y avait des choses désespé-
rément tristes! En décembre 1851, il passa
comme un souffle orageux d'espérance sur les
exilés et sur les proscrits, les événements de
France produisirent une profonde surexcita-
tion, même chez mon mari. « Le mythe napo-
léonien », comme il disait, avait rendu le coup
d'Etat possible, mais une révolution en faveur
de la liberté était à craindre. C'était ce qu'espé-
raient quelques réfugiés, ils partirent pour
Paris. D'autres, qui prolongeaient leur vie par
le travail, étaient fatigués de combattre et
n'avaient d'espoir que dans la paix.
Avec le printemps, une vie nouvelle entra à
Mariafeld, vie joyeuse et facile. Mon mari avait
36
à Zurich des amis avec lesquels il avait étudié,
le D'' Giesker, qui fut plus tard professeur à
Zurich, Osenbruggen, qui avait été son cama-
rade à Kiel, le D*^ Luning, de Westphalie ; nous
avions avec eux et leurs familles des rapports
fréquents et agréables. L'Université de Zurich
pouvait s'enorgueillir alors de la présence de
Ludwig, le physiologiste, et de Mommsen, le
grand historien. Mommsen nous apporta un
jour les poésies de Klaus Groth et nous fit la
lecture de la Pêche de Veile et d'autres choses
encore; cette lecture et ce bon accent bas-
allemand furent pour moi comme un salut de
la patrie, qui me réchauffa le cœur.
Il n'y a pas de société plus agréable que celle
d'un petit cercle d'hommes cultivés, restant
longtemps à table en face d'un verre de vin, et
laissant couler librement paroles et discours.
Il va sans dire que la bienveillance doit être la
base même de la conversation et que le misé-
rable sentiment de 1' « ôte-toi de là que je m'y
mette « doit en être absolument absent. .
Je citerai encore un savant remarquable qui
a fréquenté Mariafeld pendant des années, c'est
le professeur Ettmuller, si profondément versé
dans la connaissance des antiques trésors de la
poésie anglo-saxonne, norse et allemande. C'est
lui qui nous annonça que Richard Wagner était
37
à Zurich, étudiant les sagas héroïques et l'Edda,
pour l'explication et l'exégèse desquels il allait
souvent trouver le savant professeur.
C'était du temps d'Oken que ce dernier avait
été appelé à l'une des chaires de la nouvelle
école supérieure de Zurich ; habitué aux mœurs
originales des étudiants d'Iéna, Ettmuller,
comme me l'a raconté une vieille amie, avait
fait sensation lorsqu'il avait traversé la ville,
vêtu d'un habit moyen-âge à grand col de den-
telle, et portant en sautoir une guitare aux
rubans bleus, pour aller donner une sérénade
à une honnête jeune fille de Zurich, devenue
plus tard sa femme.
Ettmuller était des plus savants dans sa
partie. Uhland lui rendait visite quand il venait
à Zurich, c'était l'un des « habitués du diman-
che ■' du comte de Benzel-Sternau, à Maria-
Halden, il était lié avec Fellen, le premier
protecteur et l'ami de Georges Herwegh. Dans
les dernières années de sa vie, Ettmuller, avec
sa longue barbe blanche qui semblait raidie
par tous les frimas du nord, ressemblait à Bon-
homme Noël.
Je termine ici ma causerie sur nous et sur
Mariâfeld ; désormais il n'en sera plus question,
si ce n'est en ce qui concerne Wagner.
II. — WAGNER ET MARIAFELD
DE 1852 A 1855
Madame,
Je viens de m'installer à la campagne dans les envi-
rons de Zurich, dans l'espoir que le grand air et le beau
temps à venir me remettront de mes dernières fatigues.
Parmi mes moyens de guérison, je compte évidemment
une et, si vous le permettez, plusieurs visites à Mariafeld
et je n'aurais pas du tout eu besoin de votre aimable
invitation pour m'y décider. Seulement, je ne désirerais
pas m'éloigner si vite de mon nouvel asile et viens vous
demander de remettre à un autre dimanche ma visite et
40
celle de ma femme, qui vous remercie beaucoup de
votre bon souvenir.
Vous priant de bien vouloir présenter mes meilleures
amitiés à M. Wille, je suis
Votre reconnaissant et dévoué
Richard Wagner
Zurich, 18 mai 1832.
Tel fut le premier salut de Wagner à Maria-
feld!
J'avais appris à le connaître à Dresde en
1843, à une soirée donnée par le major Serre,
qui fonda plus tard l'œuvre philanthropique de
l'Institut Schiller. Je n'étais pas encore mariée
alors, et j'étais allée rejoindre ma sœur qui
avait amené son mari à Dresde, pour l'y faire
soigner par un célèbre médecin. Nous n'étions
pas d'humeur à aller dans le monde et nous
nous retirâmes de bonne heure, mais l'image de
Wagner s'était gravée en moi, le corps élégant
et souple, la tête au front puissant, l'œil perçant
et le trait énergique qui se creusait autour de
la bouche petite et décidée. Un peintre, qui
était assis auprès de moi, m'avait fait remarquer
le menton droit et saillant, qui semblait taillé
dans le marbre et donnait au visage un carac-
tère tout particulier. La femme de Wagner avait
41
un extérieur agréable, était gaie et animée et
semblait se trouver remarquablement heureuse
en société. Il était extraordinairement vif et,
tout en ayant conscience de sa valeur, avait une
grande amabilité naturelle.
J'avais vu la veille le Vaisseau-Fantôme.
M""® Schrôder-Devrient était bien la Senta qu'il
fallait au romantique pays de la légende que la
poésie et la musique du Maître nous avaient
ouvert. Cette tempête déchaînée sous le ciel
du Nord, cette âme désespérée, poursuivie par
de sombres puissances, ne pouvant arriver au
repos que par le sacrifice que l'amour le plus
pur fait de lui-même, pour conjurer la malédic-
tion et la transformer en paix et en sérénité,
tout cela m'avait empoignée ! Quel sujet pour la
musique! Mysticisme, légende et poésie ne
sont-ils pas de son essence? C'est au monde mer-
veilleux de la polyphonie que le poète avait
emprunté une langue pour celui qui, chassé du
ciel, n'appartenant plus à la terre, errant sur
la scène sous la forme humaine, n'est pourtant
point un homme !
Hector Berlioz était aussi à Dresde alors et
faisait exécuter ses grandes et fantastiques
créations. J'avais aussi vu Rienzi dans la
splendeur et l'illusion de la scène ; Tichatchek
faisait une grande impression en tribun, avec
42
sa voix puissante, et la Rome régénérée saluait
ses messagers de paix. Tout était riche, ardent,
entraînant! M""^ Schroder-Devrient, à qui
Wagner rendait encore hommage dans les
dernières années de sa vie comme à son unique
initiatrice, réalisait le type du jeune et féal
chevalier, resté seul fidèle au tribun que tous
abandonnent. C'était avec le même enthou-
siasme que l'on admirait Wagner dans ces deux
créations si opposées.
Ce fut un dimanche de mai de l'année 1852
que Wagner vint chez nous pour la première
fois ; il était accompagné de Georges Herwegh
dont les Poésies d'un vivant avaient remué
toute une génération à laquelle nous apparte-
nions plus ou moins tous ; il s'était tu depuis.
Mon mari avait appris à le connaître person-
nellement à Zurich.
Les messieurs furent bientôt plongés dans
une conversation des plus animées : le présent
et le passé leur fournissaient ample matière.
L'esprit artistique révolutionnaire qui devait
frayer une voie nouvelle à la musique, avait
lancé son premier manifeste dans Opéra et
Drame et rendu le compositeur célèbre comme
écrivain. Privé de la jouissance d'entendre
exécuter ses œuvres, Wagner n'en poursuivait
pas moins son but : il était plongé dans l'étude
43
de l'Edda, disait-il, et il fut à plusieurs reprises
question du vers allitéré. Il parlait avec recon-
naissance de l'asile qu'il avait trouvé à Zurich,
et du bien-être qu'il ressentait à vivre enfin
délivré d'une position qui lui répugnait jusqu'au
fond de l'âme.
De ce jour, il vint souvent à Mariafeld, soit
avec sa femme, soit avec Herwegh, et restait
parfois toute la journée. Souvent aussi ils y
passaient la nuit.
« Mon mari n'a rien fait de mal ", nous
raconta M™® Minna, un jour que nous étions
assises au jardin sous les noyers, attendant les
messieurs pour le café, « il a seulement regardé
du haut d'une tour les renforts qui sortaient
des villages pour accourir au secours de la
ville. Il n'est pas monté sur les barricades,
comme on l'a dit ; il n'avait pas d'armes et il n'a
dû son salut qu'à la fuite, quand les soldats
prussiens sont entrés dans Dresde. « M™® Minna
avait traversé bien des épreuves avec son mari,
mais l'horreur qu'elle éprouvait au souvenir
des derniers temps passés en Saxe, effaçait tout
le reste. Elle revenait à la vie dans sa riante
demeure de Zurich et était pour son mari une
ménagère pleine de sollicitude. Elle aimait la
société, surtout celle de ses compatriotes. Les
amis enthousiastes de Wagner accueillaient
aussi sa femme avec plaisir.
44
Herwegh, à cette époque, était seul à Zurich,
on le disait en proie à une passion tragique ; ses
amis ne doutaient point que tout ne rentrât un
jour dans l'ordre, car sa femme l'aimait d'un
amour sans bornes ; mais elle était alors séparée
de lui et vivait avec ses enfants en Italie.
Les Poésies cVun vivant sont pleines de la
noble ardeur de la liberté, car les passions poli-
tiques ne portaient pas en ce temps-là le mas-
que des Furies. Mais qu'il était changé, ce poète
si admirablement doué! A sa vue la parole
d'Ophéliame revenait involontairement à la pen-
sée : « Oh ! quel noble esprit a été détruit ici ! »
La nature lui avait donné une âme vibrante,
mais il avait subi l'influence d'hommes violents,
organisés pour la lutte, prêts à toutes les auda-
ces révolutionnaires, tels que le Russe Bakou-
nine. A Paris, il avait vécu dans la société de
Russes de distinction, aux tendances socialistes,
et avait appris à connaître le luxe et tous les
raffinements des jouissances spirituelles et sen-
suelles. Si le succès éclatant de ses Poésies
l'avait mis en pleine lumière, ses folles et vaines
entreprises du temps du « gâchis de Hecker "
avaient jeté une ombre ineffaçable sur toute sa
vie.
Herwegh était un homme du monde, un peu
blasé, mais des plus aimables et des plus fins.
45
Sa voix avait un timbre caressant et doux,
maig, quand elle s'animait sous l'empire de la
passion, la force lui faisait défaut; elle n'avait
pas les notes graves et pleines d'une nature
virile en proie à la colère ou à l'amour. La
passion de tête qui fait le fanatique et distille
le venin de la haine, avait fait dégénérer sa
virilité en indolence. Par tempérament, il
aurait bien plutôt été à sa place parmi les com-
pagnons du régent, qu'au milieu des promoteurs
de l'anarchie, qu'il considérait comme l'honneur
de la France. Quoique sorti du peuple, ce
n'était point un tribun ayant pour mission,
dans un temps dégénéré, de proclamer avec les
foudres de la conscience humaine, les droits
imprescriptibles de l'humanité.
Nous apprîmes par Wagner que Herwegh
avait écrit, dans sa disposition d'esprit actuelle,
des sonnets qui, par la forme et par la pensée,
devaient en faire le poète immortel de l'amour;
mais ces poèmes, jamais il ne les livrerait à la
pubhcité.
Ces messieurs, qui venaient souvent et volon-
tiers à Mariafeld, ne se sentaient pas gênés l'un
par l'autre : quelque différents qu'ils fussent
physiquement et moralement , ils savaient
apprécier, sous toutes leurs formes, l'esprit et
la culture, la liberté et la grandeur des diverses
conceptions de la vie.
46
Herwegh n'était pas musicien, mais Wagner
aimait sa société ; il en était de même de Wille.
" Vous n'êtes pas musicien! Vous dites que
vous n'êtes pas créateur! Qu'est-ce que cela
fait? Vous avez la vie... quand vous êtes là,
on sent sa propre pensée qui se dégage! »
C'est ce qu'il disait à Wille.
Un joyeux cercle s'était donc formé à Ma-
riafeld. Ce qui se disait entre hommes ne pou-
vait m'intéresser que partiellement. Herwegh
suivait le cours de physiologie du professeur
Ludwig, Wille parlait de Carlyle et de Stuart
Mill ; mais la littérature, l'art et la philosophie
étaient un sujet inépuisable pour tous.
Pendant la matinée, ces messieurs restaient
ordinairement entre eux, dans le bureau de
mon mari; quand j'étais présente, je m'occu-
pais de quelque ouvrage de mains, écoutant
tout, mais parlant rarement. Du temps auquel
j'étais redevable.de mon éducation et de mon
instruction, on trouvait présomptueux qu'une
femme parlât de choses qu'elle ne connaissait
que superficiellement, ne les ayant jamais étu-
diées à fond.
J'avais immensément lu dans ma première
jeunesse : un besoin ardent et inquiet me pous-
sait dans ce monde merveilleux où planent et
régnent les pensées des meilleurs d'entre les
47
hommes ; j'avais trouvé là la plénitude du
bonheur, de la félicité intérieure, mais ni mon
père ni d'autres hommes que je vénérais, n'eus-
sent été satisfaits, si j'avais voulu mettre mon
savoir en évidence... ne savais-je pas moi-même
que c'était bien peu de chose !
Une pédante ! un bas-bleu ! mais les hommes
en ont horreur, à leur vue, les Grâces prennent
la fuite, c'est là ce que j'avais lu et entendu
dire en anglais comme en allemand. Et comme
j'aimais bien à être agréable et que je voulais
plaire à ceux que j'aimais, je préférais me taire,
mais j'écrivais ce que je pensais, ce qui me
touchait profondément et, comme le Chœur de
la tragédie grecque, mes observations rame-
naient de l'unité dans ce que j'avais entendu.
Herwegh avait apporté à Mariafeld les
œuvres de Schopenhauer, qui étaient toutes
nouvelles pour mon mari et pour Wagner;
elles firent sur tous deux la plus profonde
impression. Wille aime à étudier à fond toute
œuvre spéculative; le philosophe lui sembla si
remarquable qu'il voulut faire sa connaissance
et, par la suite, il allait tous les ans à Franc-
fort pour causer avec lui. Wagner, avec une
vivacité de compréhension inouïe, se fut bientôt
assimilé l'œuvre de Schopenhauer. Lui et
Herwegh étaient émerveillés de voir l'énigme
48
du monde ainsi résolue. Abstinence et ascé-
tisme! c'est à cela que l'humanité devait par-
venir! L'abstinence, vertu des saints, ne pou-
vait pourtant être qu'un mot retentissant, mais
vide, pour des hommes qui avaient besoin du
monde pour créer et pour subsister et qui
n'avaient, ni l'un ni l'autre, l'intention de dédai-
gner ou de mépriser les jouissances de la vie.
Je recueillis alors bien des choses concernant
l'antique philosophie cosmogonique des Hin-
dous et j'appris à connaître la pureté du bou-
dhisme. Mes initiateurs avaient une haute
intelligence et parlaient d'art et de poésie en
raffinés, mais, que l'homme ne fût pas une
volonté libre, qu'il ne fût pas l'auteur de ses
actes, que l'épée de combat par excellence qui
est le courage et la noblesse des sentiments, ne
servît de rien, c'est ce que je ne pus jamais
admettre que comme une fable, à laquelle ils ne
croyaient pas eux-mêmes. En ce temps-là, du
reste, ils n'émettaient que des opinions troubles
ou extravagantes sur tout ce qui concernait les
liens de la famille et les devoirs de la vie.
L'honneur de l'homme, qui a sa racine dans la
fidélité au devoir accepté, l'humilité de la
femme, qui, par la force que lui donne la pro-
fondeur de son amour, se subordonne à l'homme,
tout cela devait battre en retraite devant le
49
droit divin de la passion! — Amour impi-
toyable ! c'est ainsi que le chœur des Choé-
phores d'Eschyle appelle la puissance funeste
qui règne dans l'âme de Clytemnestre, et fait
entrer l'expiation dans la maison d'Agamem-
non, faisant du fils le meurtrier de sa mère.
Ce qui ne me plût pas non plus, c'est ce que
Wagner dit, un jour qu'il décrivait avec sa
fougue habituelle la beauté empoignante que
présenterait sur la scène le Prophète de Naza-
reth, aimé d'un amour terrestre par Madeleine,
la pécheresse. — Je le regardai avec stupeur et
quittai la chambre. Je ne mentionnerais pas
cela si, bien des années plus tard, Wagner
n'eut pas réalisé cette idée, tout en la présen-
tant sous une autre forme. Dans le dernier don
de son génie, dans Parsifal, le Chevalier-
Pontife, et dans Kundry délivrée de la puissance
des mauvais esprits, se retrouve donc ce qu'il
portait déjà dans sa pensée en 1852.
Au milieu de l'été les rapports avec Maria-
feld cessèrent pour quelque temps d'être aussi
fréquents. La grande chaleur était venue ;
Wagner voulait aller plus haut dans les irion-
tagnes, et Herwegh avait l'intention de l'accom-
pagner; Wille était retenu à la maison par des
visites de famille que nous attendions. Une
grande joie m'était réservée : ma mère, avec
50
une de mes sœurs accompagnée de sa fille,
était déjà en route pour Mariafeld; elle voya-
geait lentement, avec ses propres chevaux, ne
se servant guère des chemins de fer ; elle avait
le temps ! Mon père aussi voulait nous donner
quelques jours à son retour de Carlsbad, puis
les emmener toutes.
J'étais pleine de joie et d'espérance, — mes
enfants jubilaient comme moi. Je fus bien
reconnaissante aux amis qui vinrent nous voir
le dernier dimanche et qui voulurent bien rester
jusqu'au lendemain. Dans ma joie, j'était rede-
venue jeune, espiègle même, et quand j'arrivai
avec M™^ Wagner sur la terrasse où les mes-
sieurs avaient pris place pour le café, je leur
dis : « Vraiment, c'est un trio bien remarquable
que celui que nous avons sous les yeux! L'un
est le créateur du drame musical ; l'autre est
un poète célèbre; tous deux sont aimés des
Muses!... Mais, que dirai-je du maître de la
maison? « Alors AVagner, m'interrompant en
souriant, récita ces vers que prononce Suleika,
dans le Divan occidental de Gœthe :
« Peuples, valets et conquérants — tous déclarent
en tous temps — que le bonheur suprême des enfants
de la Terre — n'est que la personnalité ! »
Le lendemain matin, quand il rencontra Wille
dans le jardin, il lui dit : - Bonjour Adam! »
51
Wagner n'avait pas rencontré chez nous
d'adorateurs ; l'occasion manquait à Mariafeld
pour que son grand génie musical fût mis en
évidence; ce qu'il y trouvait, c'était de l'amitié
et une franche hospitalité; il s'en contentait et
nous oubliions presque qu'il pouvait exiger
davantage.
En automne 1852, il nous fit le plaisir de
venir se reposer parmi nous après de fatigants
travaux ; Herwegh vint alors plus souvent.
Les messieurs étaient libres de s'entretenir de
philosophie tant qu'ils étaient seuls, mais il
était agréable aux dames que les poètes eussent
aussi leur tour.
Herwegh louait la langue et la poésie russes ;
il connaissait à fond Gogol et Pouschkine.
Parmi les poètes anglais, c'était Shelley qu'il
préférait, même à Bjron. Calderon, disait-il,
était supérieur à Schiller, car l'idée de Scho-
penhauer était l'âme même de son drame : La
Vie, un songe. La recherche des racines pri-
mitives devait aussi être fort intéressante, car
ce sujet était inépuisable. — C'était une admi-
rable fin d'automne ! J'aime à me rappeler les
heures sereines que nous passions en plein air.
Dès Te matin, Wagner était disposé à se pro-
mener; Herwegh, au contraire, aimait à rester
étendu pendant des heures sur un divan, à la
52
façon orientale, méditant quelqu'un des pro-
blêmes qui le préoccupaient. Quand il arrivait
qu'on le dérangeât, il se résignait avec l'indif-
férence que donne l'ennui et, se joignant à nous,
traînait par derrière, ce qui fit dire un jour
à Wille qu'il ressemblait à un pied qui dort.
Ma plus jeune sœur, notre Benjamine, était
alors avec sa fille à Mariafeld; avec elle, la
grâce y était entrée; si, d'une part, la petite
fille et les deux garçons prêtaient à la maison la
joyeuse animation que donne la vie des enfants,
de l'autre, les hommes ne pouvaient plus régner
seuls, les femmes exerçant un empire bienfai-
sant, interrompaient souvent leur solitude.
Il arriva alors que "Wagner vint nous trouver
et, s'asseyant au piano, joua des fragments de
Tmmhœuser et de Lohengrin. Tout en jouant,
il expliquait les mouvements de la scène, racon-
tait l'action et chantait le texte à mi-voix. Il
avait une manière étrange et toute particulière
de nous faire saisir, avec toute l'intensité de
son intention et de sa pensée, ce que nous ne
pouvions voir de nos yeux, ni entendre par les
voix d'un puissant orchestre. Il ne parlait
jamais de l'œuvre qu'il était en train d'écrire,
mais bien de l'agrément qu'il y avait à se laisser
aller à un doux nonchaloir. L'amabilité de son
humeur disait suffisamment qu'il était content
53
du développement de son travail. — Parfois,
par les claires journées d'automne, qui se déga-
geaient des brouillards du matin en passant par
toutes les nuances d'une coloration aussi fine
que vigoureuse, nous montions sur les hauteurs
et les enfants étaient de la partie. Je me rappelle
encore avec plaisir une promenade sur l'eau, où
les mains inexpérimentées des messieurs eurent
fort à souffrir du poids des rames. — Nous visi-
tâmes aussi Ufenau, que Herwegh avait chanté.
Après souper, on restait longtemps à table et
l'on se communiquait, d'après la joyeuse impul-
sion du moment, les vieux souvenirs ou les nou-
velles du jour.
Je suis d'avis que l'esprit est comme l'étincelle
qui ne jaillit du silex, qu'autant que celui-ci est
mis en contact avec une force étrangère. « Il n'y
a rien d'aussi plaisant que la folie d'un homme
de génie, à condition toutefois que nul fou n'ait
la permission de l'entendre. » Cette maxime
pouvait s'appliquer à maint récit que mon mari
faisait du temps qu'il était étudiant : c'étaient
souvent des scènes singulières, des descriptions
bizarres, mais pleines de vie et éclairées d'une
lumière crue, à la manière de Callot. « Vous
auriez dû écrire un Décaméron du Nord », dit
un jour un des auditeurs, mais le conteur n'était
pas de ceux qui savent créer en écrivant, le
54
poids de la plume paralysant l'essor de son
esprit; la réflexion et la critique étaient les
obstacles qui l'empêchaient de donner une
forme plastique définitive à ces fantastiques
épisodes, appartenant au romantisme d'un
autre âge.
C'était une vie bien agitée que celle dont les
souvenirs se pressaient dans l'esprit du maître
de Mariafeld, depuis qu'il s'était rendu en 1832,
en sa qualité d'étudiant de Gottingen, à la fête
de Hambach; cette fête avait été le premier
essai d'opposition tenté contre la Diète par l'opi-
nion populaire et Wille, Georges Wirth et
Venedey s'y étaient prononcés contre la fra-
ternisation avec les sociétés secrètes françaises.
A Gottingen, il avait été président d'associa-
tion et avait dû quitter l'Université (de même
que notre chancelier actuel) pour avoir pris part
à une assemblée présidentielle qui avait pro-
noncé une interdiction, A Kiel, Franz de Flo-
rencourt et lui avaient été les chefs de l'asso-
ciation générale des étudiants, d'où était sortie
la lutte contre la royauté danoise.
La vie d'étudiant à cette époque-là n'avait
pas pour but des résultats pratiques ; les asso-
ciations étaient les derniers restes d'un concept
romantique que Ton se formait du monde, mais
s'il était défendu de penser à l'unité et à la
55
renaissance de l'Allemagne, cette pensée n'en
était pas moins le moteur secret agissant en
tous.
Il y avait des jours où l'atmosphère morale
faisait présager l'orage bien plus que le beau
temps. Une fois, la colère contre l'Allemagne
alla si loin qu'on déclara que tout ce qu'elle
contenait méritait d'être anéanti : art, culture,
mœurs, moralité, tout était pourri jusqu'au
cœur, irrémédiablement perdu. Les deux révo-
lutionnaires s'étaient si bien monté la tête,
qu'ils étaient d'avis que le peuple brûlât châ-
teaux et palais, afin que ses tyrans n'eussent
plus de refuge. Wille leur fit observer que leur
vœu avait été exaucé dans le Brunswick et que
le contribuable avait dû rebâtir à grands frais
le château.
Le débat apaisé, ces messieurs se plongèrent
de nouveau dans les sciences naturelles et les
recherches étymologiques. Wagner vint alors
nous trouver et nous dit : « Les deux autres
sont de nouveau à déterrer leurs racines! ils
en ont pour longtemps. » Il riait et s'assit au
piano. Je n'ai jamais oublié comme il nous expli-
qua, avant de commencer, le caractère de la
Neuvième Symphonie ei nous indiqua la néces-
sité du Chœur et de l'Hymne à la Joie, pour
couronner cette grandiose création polypho-
56
nique. Sous ses doigts, le piano était devenu un
orchestre. Tout à coup il s'arrêta et me dit :
« Écoutez maintenant : les Muses entrent, elles
amènent au milieu d'accents belliqueux une
phalange de jeunes hommes ! » Et il murmura
comme se parlant à lui-même :
« Joyeux comme circulent ses soleils — à travers
l'admirable voûte des cieux, — poursuivez, frères,
votre course — galment, comme un héros qui marche à
la victoire ! »
Puis, il mit les mains sur le clavier. Depuis,
j'ai souvent entendu la Neuvième Symphonie à
grand orchestre, mais cet Allegro vivace alla
marcia, je ne l'ai entendu qu'une fois! Aucun
directeur et aucun orchestre ne m'a fait saisir
le pas léger, ferme et rythmé des Muses comme
Wagner à mon piano, pianissimo, comme se
mouvant sur les nuages, mais se rapprochant,
se rapprochant sans cesse, d'un mouvement
sûr. Comme elle se dégagea du monde merveil-
leux des sons, la grandiose révélation que seul
le rythme fait apparaître, le rythme qui con-
tient toutes ces masses. Une pulsation de plus
ou de moins, et l'esprit de l'auditeur prend son
essor ou reste inerte! — Wagner avait l'air
grave, recueilli et pourtant très doux. Une
vieille dame de nos amies, bien mesurée et peu
disposée à sortir de son calme, fut comme élec-
57
trisée lorsque, dans un transport d'enthousiasme
et avec une force immense, il commença le
chœur :
Etreignez-vous, millions d'êtres !
Mais, au milieu, il s'interrompit : « Je ne sais
pas jouer du piano, » dit-il ; « n'applaudissez
pas, vous; suffit. "
Un autre soir, nous eûmes l'occasion d'en-
tendre un peu plus de la Neuvième Symphonie
dans les circonstances suivantes : Un dimanche
après-midi, Wagner et Herwegh étaient venus,
malgré le mauvais temps ; Wagner s'étant pro-
noncé contre la musique que Mendelssohn a
écrite pour les chœurs à'Antigone, la conver-
sation continua sur ce sujet. Nous avions devant
nous plusieurs traductions d'Antigone. Her-
wegh donna la préférence à celle de Minckwitz.
Wagner se moqua de « cet intelligent Berlin,
qui, avec toute sa science et toutes ses préten-
tions aux jouissances esthétiques, ne connais-
sait rien du sens élevé particulier au mythe
d'Œdipe, rien de la grandeur de l'action d'Anti-
gone. » On en vint à une vive controverse et
comme celle-ci menaçait d'empiéter sur le ter-
rain de la politique, j'ouvris les Poésies de
Herwegh et priai mon mari de nous lire ce qu'il
avait sous les yeux ; il en est de la lecture à
58
haute voix comme de tout autre art : l'auditeur
devient le vibrant écho des sentiments que le
lecteur fait naître en lui par la parole magique
du poète.
J'avais choisi la Chevauchée à cause de sa
belle forme.
« La nuit angoissante a fait son tour. — Nous chevau-
chons moroses, nous chevauchons muets — chevauchons
à notre perte ! — Comme il est âpre, le vent du matin !
— Dame Hôtesse, encore un verre, vite ! avant que nous
ne mourions, que nous ne mourions !
« Toi, herbe fraîche, pourquoi t'élever si verte? —
Tu fleuriras bientôt comme une vraie églantine, — c'est
mon sang qui te teindra. — La première gorgée, à
l'épée, la main ! — je la bois afin que, pour la patrie —
nous mourions, nous mourions ! »
Je cite ces deux strophes pour rappeler à la
mémoire ce beau lied qui m'avait fait connaître,
en 1847, le nom de Herwegh. Cette fois encore
il ne manqua pas son effet. Puis je voulus
encore faire entendre le XXIIP sonnet d'un
recueil que Herwegh a intitulé Dissonances.
Les deux tercets expriment d'une manière
intense l'esprit que respirent les autres.
a 0, dites, n'est-ce pas le plus souvent l'heure du
malheur — qui vous a soulevés vers l'Éternel — et a
fait sortir de sa bouche la Révélation céleste? — Non pas
la paix, mais la tempête nous porte là-haut. — Les joies
59
suprêmes, comme les étoiles de l'éther — sont tissues
dans un fond sombre. »
Nous nous taisions tous ; Herwegh était là,
comme si rien de ce qu'il avait chanté ne le
regardait plus. Wagner s'assit au piano et joua
de la Neuvième Symphonie :
Joie, tous les êtres f aspirent!
Ce cri d'allégresse, jeté par les notes aiguës
du soprano dans le chant à quatre voix, reten-
tit en moi comme le céleste alléluia de
l'âme délivrée. Il me semblait que Herwegh
devait être heureux d'être compris dans ce qu'il
avait de plus noble.
Ce soir-là on resta longtemps à table. Wagner
n'avait pas encore besoin alors, pour calmer
ses nerfs, de la demi-bouteille de Champagne
obligatoire et Wille ne soutint pas cette fois
que Herwegh s'intéressait plus à l'étiquette,
qu'au contenu de la bouteille de bordeaux. Ces
messieurs ne dédaignaient point les bons crus
qui émergeaient du fond de la cave pour fêter
le poète.
Ce fut en 1852, à Noël, que Wagner fit la
première lecture d'une œuvre gigantesque dont
les proportions colossales ont fait une trilogie.
La lecture des Nibelungen se fit à Mariafeld
en trois soirées et se prolongea fort avant dans
la nuit.
60
Plus tard, Wagner a accordé cette jouissance
à un grand nombre d'auditeurs enthousiastes
réunis dans la grande salle de l'hôtel Bauer, à
Zurich ; l'œuvre était alors complète et compre-
nait le prologue de VOr du Rhin.
Le dernier soir de la lecture à Mariafeld, j'eus
le malheur de troubler la sérénité de Wagner
en sortant de la chambre pendant qu'il lisait :
mon petit garçon avait la fièvre et me deman-
dait. Le lendemain matin, quand je reparus,
Wagner fit observer que cela n'avait pourtant
pas été un cas de mort et il ajouta que c'était
infliger une dure critique à un auteur que
s'esquiver ainsi ; il m'appela « Fricka » . Je ne
protestai point contre le nom et la chose en
resta là. Quelques jours après, nous partîmes
pour Hambourg; de là, mon mari se rendit à
Paris. Ce ne fut qu'au printemps que nous
revîmes notre foyer et nos amis.
En 1853, Wagner demeurait à Zurich, au
Zeltweg, et M"*^ Minna, qui aimait à voir du
monde, faisait avec grâce les honneurs de son
joli intérieur. Liszt y fit une apparition. Il
avait monté Lohengrin au théâtre de Weimar
et Wagner n'avait pas encore eu le bonheur de
voir son œuvre à la scène. Les deux amis
s'embrassèrent avec efiusion et la journée
s'écoula dans une joyeuse surexcitation. Mon
61
mari était présent, il connaissait Liszt de
longue date. Dans une lettre que Wagner nous
écrivit en 1870, peu après la bataille de Sedan,
je trouve une allusion à cette journée passée
ensemble : " Lorsqu'il fut alors question de
l'empereur, que Liszt plaçait sur un piédestal, »
écrivait Wagner, « Wille prophétisa que Louis-
Napoléon irait encore à la voirie, ce qui sembla
choquer beaucoup Liszt, qui connaissait person-
nellement l'empereur. Nous en parlons jour-
nellement à présent et Wille doit se résigner à
passer parmi nous pour un prophète. "
Mon mari m'a aussi raconté que lors de cette
réunion dans la maison de Wagner, il avait
demandé à Liszt s'il ne pourrait se servir de
son influence à la cour de Weimar pour faire
rentrer Wagner en Allemagne, à quoi Liszt
répondit qu'il ne connaissait ni position, ni
théâtre qui pût convenir à Wagner. Scène,
chanteurs, orchestre, il fallait que tout, en un
mot, fût recréé par lui. Et sur l'observation de
Wille que pareille entreprise coûterait bieii un
million, il s'écria en français, se servant de cette
langue comme il le faisait d'ordinaire quand il
était particulièrement surexcité : « Il l'aura!
Le million se trouvera ! »
J'acceptais peu d'invitations en ville, mais
j'allai pourtant une fois souper chez Wagner,
6?
qui avait réuni à sa table quelques amis de Saxe
et peut-être aussi Semper et sa famille, qui se
trouvaient alors à Zurich. Wagner disparut un
moment et reparut au dessert dans l'uniforme
de maître de chapelle du roi de Saxe, l'échiné
un peu ployée, se frottant les mains et ayant
sur les lèvres un fin sourire sarcastique qui
n'avait rien de méchant; il nous salua tous avec
une grâce des plus humoristiques, mais c'était
surtout à sa femme que s'adressaient ses
piquantes observations : « Oui, oui, Minna, »
disait-il, « c'était bien gentil et je te plaisais
alors. C'est dommage, pauvre femme, que l'uni-
forme soit devenu trop étroit pour moi! »
C'est vrai, quand bien même cet uniforme
avait été porté avec satisfaction parKarl-Maria
von \yeber (qu'il avait aimé dès l'enfance), il
était réellement trop étroit pour Richard
Wagner. Son génie, tendant toujours plus
haut, ne lui laissait pas le loisir de s'arrêter
dans son développement.
Les vieux rapports d'amitié continuaient tou-
jours à Mariafeld, seulement le cercle s'était
élargi : Semper, le célèbre architecte, Gott-
fried Keller, l'auteur du Grûner Heinrich,
Kochly, le philologue, qui nous a rendu Aristo-
phane accessible en l'accompagnant d'une étin-
celante préface, Rustow, qui a écrit, avec la
collaboration de Kôchly, un savant ouvrage
sur les armes et l'art de la guerre chez les
Grecs, Ettmûller, le sage de l'antiquité ger-
manique, Moleschott, le physiologiste ; com-
ment les nommer, tous ceux qui allaient et
venaient, et apportaient la vie et l'animation à
Maria feld.
Venedey et Riige venaient aussi nous voir
en passant. Tous, à l'exception de Keller et de
Moleschott, ne sont plus au nombre des vivants :
c'est parmi bien des morts qu'errent mes sou-
venirs!
Quand le bon Venedey, qui ne comptait ni
parmi les artistes, ni parmi les hautes intelli-
gences, venait chez nous, il y jouait le rôle
d'Atta-Troll, c'est-à-dire, « du noble Ours à
tendances, de race germanique, dansant fort
mal, mais logeant pourtant quelque sentiment
sous sa poitrine rebondie ", comme dit l'épi-
taphe écrite pour lui par Henri Heine, dans
VIdiome du roz Louis F" de Bavièr^e.
J'aimais à voir Venedey, car il avait été
notre hôte à Hambourg, et avec lui, je pouvais
me laisser aller à toute ma tendresse pour la
vieille ville hanséatique, qui, malgré son pavil-
lon aux trois tours, avait montré de la sympathie
pour la jeune liberté dans la tourmente de 1848.
Je consigne ici avec joie que mon père avait
64
été le premier à offrir un de ses vaisseaux, pour
aider à former la flotte si nécessaire à la con-
tinuation de la guerre contre le Danemark, et
qu'il avait engagé avec instance d'autres arma-
teurs à suivre son exemple. Mon mari avait
fait le premier voyage sous le pavillon noir^
or et rouge pour aller saluer un vaisseau de
guerre américain, à l'ancre à Bremerhaven.
Le vicaire de l'Empire y avait envoyé la com-
mission que l'Autriche et la Prusse avaient délé-
guée à Hambourg pour la prise de possession
de la flotte. On sait comment cette flotte nais-
sante a péri sous le marteau de la réaction,
lors de l'anéantissement de toutes les institu-
tions nées de la Révolution.
Je sus aussi par Venedey que le bon Kudlich,
que j'avais appris à connaître à Zurich comme
médecin-assistant de Giesker et qui avait soigné
mes enfants pendant la fièvre scarlatine, était
arrivé à occuper une belle position à New-York.
Je m'y étais toujours intéressée : c'était lui qui,
préparant son doctorat à Vienne, avait été
envoyé à la Diète par le suffrage universel, né
de la Révolution; là, au milieu de la mêlée
des nationalités que la révolution autrichienne
avait provoquée, il avait proposé, en sa qualité
de plus jeune membre, que « la noble assemblée
voulût bien abolir la dépendance des paysans
65
vis-à-vis des seigneurs féodaux, ainsi que tous
les droits et devoirs en dérivant » . Après un
long combat et une longue résistance, la motion
de Kiidlich était restée victorieuse et avait été
votée. Hors cette unique et mémorable résolu-
tion, la Diète n'a rien fait de durable. J'étais
heureuse dépenser que le jeune médecin empor-
tait en Amérique le souvenir d'un tel triomphe,
car pour nous qui nous tenions assis à l'écart,
c'était un besoin profond et intime, que de sym-
pathiser avec tous ceux qui avaient fait quel-
que chose pour aider l'humanité à conquérir
ses droits à l'affranchissement et au progrès.
Venedey était un révolutionnaire ; théori-
quement il ne reculait point devant les massacres
et la terreur ; il les considérait comme l'œuvre
de génies puissants qui tuent et anéantissent
afin de purifier l'air et d'affranchir le monde,
préparant ainsi l'avènement d'un avenir meil-
leur, mais son cœur était tendre : la haine et
la colère étaient trop lourdes pour lui.
Mon mari, qui connaissait de longue date
son vieux camarade de Hambach, et qui savait
apprécier à leur juste valeur sa noble vie de
travail consacrée à sa famille et son dévoue-
ment absolu aux idées de son temps, mon mari
disait de lui : « C'est un garçon absolument
honorable et digne, mais quel dommage qu'il
66
soit si plein d'onction! Un vrai bonze poli-
tique! »
Je n'ai pas à parler ici de la valeur d'Albert
Rûge et de ses Annales de Halle, ni de ses longs
rapports avec mon mari, résultant de la com-
munauté de leurs tendances. Je me réjouis
d'apprendre à le connaître personnellement à
Mariafeld.
Je citerai encore Rûstow dont l'esprit et les
connaissances faisaient un spécialiste éminent;
mais il m'était difficile de vaincre une répulsion
secrète pour un homme qui, foulant aux pieds
l'honneur de l'officier prussien, avait été infi-
dèle à son drapeau.
Un soir, il nous amena un ami de Berlin, un
homme parfaitement honnête et bon, qui se mit
à arborer le drapeau rouge et prophétisa à tous
ceux qui possédaient quelque chose, que l'huma-
nité maltraitée et méprisée se lèverait pour les
anéantir. Herwegh, Semper et Wagner étaient
présents ; le dernier finit par se réfugier auprès
de moi dans une autre chambre, fuyant le
tumulte et les vociférations, qui faisaient
ressembler cette réunion à un club de Jacobins.
L'une après l'autre, toutes les notions reçues
étaient présentées, discutées, pesées, trouvées
trop légères et supprimées. L'horreur me saisit
et, précipitée en pleine réaction, je me mis à
6T
poursuivre au fond de ma pensée, les consé-
quences de ces condamnations qui devaient pro-
duire un monde d'où l'honneur serait exclu.
Les sophismes et les opinions poussées jusqu'à
l'extrême n'étaient rien de nouveau pour moi,
mais les formes raffinées donnaient à ces ten-
dances révolutionnaires une sorte de » haut
goût » ; cette fois, la poésie et l'art manquaient
avec leur entraînante éloquence.
Puis, les éléments étrangers disparurent, le
trio se retrouva seul et reprit ses vieilles habi-
tudes ; on parla de nouveau de Gœthe, même
de Schiller. Le Romancero de Heine venait de
paraître, on le lisait et le discutait beaucoup.
Peut-être ai-je attaché toute ma vie plus de
prix à l'esprit et à l'imagination que ne l'admet
la raison, mais, c'est de contrastes et de contra-
dictions, de la multiplicité des impressions et
des expériences contradictoires, de beau et de
laid, d'une part de vérité et d'une autre part
d'excentricité, que se forme notre originalité :
nous n'absorbons que ce que nous pouvons
nous assimiler. Le mot de Montaigne convient
bien à ma vieillesse : « J'aime la vie, je la pra-
tique et la cultive telle qu'il a plu à Dieu de
me l'octroyer, A mesure que l'homme extérieur
se détruit, l'homme intérieur se renouvelle. "
Il y eut un temps où Herwegh était profon-
68
dément démoralisé : une situation des plus
énibles pamenait forcément une solution, et elle
n'était pas de celles que les hommes ont l'habi-
tude de résoudre entre eux. Wille chercha,
mais inutilement, à mettre fin aux explications
que l'incident Herzen-Herwegh amenait dans
les journaux et envoya au baron de Hei'zen la
provocation de Herwegh. Le baron refusa, se
conformant à la décision qu'avait rendue à
Londres un tribunal d'honneur présidé par
Mazzini. Lorsque Henri Simon . et d'autres
réfugiés allemands de marque en furent
informés, ils voulurent frapper Herwegh
d'interdiction. Wille intervint alors comme
champion du poète ; il avait fait la même chose
jadis en faveur de Henri Heine, et pris sa place
vis-à-vis des philistins qui traitaient le poète de
lâche, parce que la sensibilité de ses nerfs lui
faisait considérer un duel avec plus de crainte,
que n'en éprouve en pareil cas le premier sou-
dard venu.
Ce fut peut-être pour se distraire de tous ces
ennuis que le trio entreprit un voyage en com-
mun. Commencé à pied, ce voyage fut bientôt
poursuivi en voiture; on visita le lac des
Quatre-Cantons, puis on franchit le Gothard
pour faire un tour aux lacs italiens ; Wagner
s'y trouva si bien, qu'il voulut y prolonger son
séjour et fit venir sa femme. Le favori de tous
deux, le petit chien Peps, fut naturellement de
la partie.
Au commencement de l'été, Wagner, qui
vivait pour ainsi dire sans musique à Zurich,
eut l'occasion de diriger des fragments de ses
œuvres dans un grand concert donné au
théâtre. Un ami enthousiaste de Wagner, riche
négociant originaire du Rhin, auquel d'autres
admirateurs s'étaient joints, lui fournit le
moyen de rendre cette exécution possible, en
faisant entrer dans son orchestre des artistes
étrangers. Musiciens et amateurs y mirent
toute leur intelligence et toutes leurs forces.
Wagner ne savait-il pas faire passer une partie
de son âme dans ceux qu'il dirigeait? Un vieux
monsieur, grand amateur de musique, qui
maniait l'archet avec une consciencieuse pédan-
terie, me disait : " Oui, quand celui-là est pré-
sent, on devient un autre homme et un autre
musicien ! »
Un immense enthousiasme régna à Zurich
après ce concert, et la respectueuse admiration
que l'on avait pour le géniecréateur de Wagner,
grandit encore.
C'est alors, qu'à l'occasion d'un festival fédé-
ral donné dans le Valais, on conçut l'ambition
de l'acclamer comme juge d'honneur. Mais
70
Wagner désapprouvait les chœurs d'hommes à
quatre parties : un chœur auquel les voix de
femmes manquaient, à moins que ce ne fût un
chœur guerrier, était pour lui une chose mons-
trueuse. Quant à l'importance des fêtes musi-
cales pour le développement du peuple, elle lui
échappait entièrement, car le peuple n'avait
pour Wagner qu'une valeur idéale dont il ne
songeait point à tenir compte dans la pratique.
Il n'avait pu faire autrement que d'accepter
l'invitation présentée d'une façon pressante,
mais, à la dernière heure, le juge d'honneur si
ardemment attendu, se fit excuser.
En hiver, quand les concerts recommencèrent
dans la salle du Vieux Musée, Wagner, avec des
forces moindres, montra plus d'une fois la gran-
deur de sa direction.
En pensant à ces concerts, je ne puis m'em-
pêcher de dire quelques mots de mon étonne-
ment, quand j'entendis pour la première fois,
dans les entr'actes, la haute société de Zurich
échanger des propos de salon dans le dialecte
du pays. Dans notre bon Hambourg, le patois a
si bien disparu que valets de chambre et
cochers se sentiraient offensés si l'on pouvait
s'imaginer se faire comprendre d'eux de cette
façon, mais aujourd'hui comme alors, le Zuri-
chois cultivé, le savant même, lient à honneur
71
le dialecte de ses pères; c'est le signe familier et
charmant de l'intimité de la vie de famille
comme de la vie populaire.
Dans l'un de ces concerts, Wagner dirigea
l'ouverture du Freischûiz. On sait comme
Weber lui était sympathique et comme la mu-
sique se transfigurait sous sa direction, deve-
nant la vibration de l'âme elle-même. — Qui ne
la connaît, la musique de Weber? Qui ne se
serait senti transporté au fond de l'ombreuse
et fraîche solitude des forêts, quand Jes sons du
cor semblent déchirer le voile de l'aurore? Ils
retentissaient mystérieusement, solennellement,
et pendant que j'écoutais, un sentiment ineffa-
ble s'élevait en moi, m'envahissant comme un
parfum subtil. J'étais heureuse. lors de ces con-
certs, d'être assise au fond de la salle, de sorte
que le sens de la vue ne pouvait venir troubler
ma jouissance ; avec quelle intensité je retrou-
vais cette jouissance chaque fois que Wagner
dirigeait une symphonie de Beethoven ! J'étais
heureuse alors, parce que le beau prospérait
sur la terre!
Je trouve à présent une lacune dans mes
notes aussi bien que dans mes souvenirs, et je
saute presque une année pendant laquelle bien
des choses se passèrent à Mariafeld, dans l'éter-
nelle oscillation entre la joie et la douleur. Ce
72
n'est qu'en 1854 que je reprends le récit de ce
qui peut intéresser le lecteur, comme concer-
nant Wagner.
Dans l'automne de cette année, Liszt '.revint
à Zurich : cette fois il était accompagné de sa
vieille amie, la princesse de Wittgenstein et de
sa fille. Wagner avait terminé une partie de la
musique des Nibelungen et désira la soumettre
au jugement de son ami. Une jeune et belle
Suissesse, la femme de Heim, le chef d'orchestre,
qui avait une voix splendide et que Wagner
distinguait, quoique ce ne fût point une musi-
cienne accomplie, déchiffra avec une gracieuse
docilité les parties hérissées de difficultés, en
présence d'un nombreux auditoire, convié par
Liszt, me semble-t-il, à cette solennité musicale
qui eut lieu dans la grande salle de l'hôtel
Bauer. Liszt était ravi de l'œuvre de Wagner
et de la grandeur de ses Nibelungen ; exempt
de toute envie, il tendit ses deux mains au
Maître triomphant, et je pense encore aujour-
d'hui avec joie à l'ardeur et à l'abandon qu'il y
avait dans leurs rapports.
Liszt vint souvent à Mariafeld accompagné
des princesses et de Wagner. Il était venu jadis
à Hambourg, peu après le grand incendie qui
avait réduit en cendres la moitié de la ville et,
avec sa générosité quasi royale, avait donné
un concert au bénéfice des fonds de l'orchestre:
le succès avait été tel que l'institution prit dès
lors un grand développement. Wille le voyait
alors tous les jours; mon mari m'a souvent
conté comment Liszt était venu à lui au moment
où, ayant renoncé à sa place de rédacteur
(parce que son directeur s'arrogeait le droit de
censurer et de mutiler ses articles), il avait pris
la résolution, malgré son dénûment, de pour-
suivre la chose devant les tribunaux; Liszt
alors lui avait dit : « Si j'avais une maison de
campagne et que je t'invitasse à être mon
hôte, te sentirais-tu blessé dans ta fierté? C'est
la même chose si je t'invite à m'accompagner
dans mes voyages. Que veux-tu faire à Ham-
bourg? Ta place est à Paris. » Mais, quels que
fussent les obstacles à vaincre, Wille ne voulait
pas d'autre voie que celle qu'il se traçait lui-
même : il avait ce que Wienbarg appelait
« une monade inappréhensible ».
Pour ma part, j'avais vu Liszt pour la pre-
mière fois à Paris en 1833; il était alors dans
tout l'épanouissement de sa première jeunesse,
et il y avait quelque chose de lumineux dans
son apparition. J'aime à me rappeler une soirée
intime où il se mit à jouer des valses à quatre
mains avec Chopin, et où nous autres, jeunes
filles, nous eûmes l'audace de danser à pareille
74
musique. Chopin, que je voyais souvent à Paris,
ne jouait pas encore dans les concerts. Jamais
je n'ai entendu exécuter ses compositions avec
l'exquise délicatesse et la lumineuse clarté qu'il
y mettait.
Un jour, ému par les stances que, dans mon
enthousiasme juvénile, j'avais adressées à son
infortunée patrie, il s'assit au piano dans la
pénombre de la chambre voisine et, s'abandon-
nant à son impression avec une merveilleuse
facilité d'improvisation, il donna une forme aux
sentiments qui avaient traversé son âme à la
lecture du Chant d'un poète étranger. La
dame de la maison, celle-là même qui lui avait
communiqué mes vers, me tendit la main en
souriant et me dit que jamais elle n'avait
entendu Chopin jouer ainsi. Sous l'impression
du moment, Chopin voulait avoir un lied de
moi pour le mettre en musique, mais mes vers
n'en valaient pas la peine ; je lui dis que j'atten-
drais la messe solennelle qu'il écrirait pour
célébrer la résurrection de sa patrie.
Il me semble qu'il n'est pas juste de dire,
comme je l'ai lu parfois, que Wagner a connu
à Zurich les poignantes douleurs de l'exil.
Le proscrit que tous appréciaient, que beau-
coup vénéraient, vivait dans la sécurité de son
propre foyer; il avait des amis qui répondaient
75
de lui et parmi ceux là, il en était un qui trou-
verait difficilement son pareil. Tout homme à
qui Wagner adressait la parole , se sentait
honoré ; les musiciens , bons ou mauvais,
levaient les yeux vers lui comme vers le Maître
qui avait ouvert à la musique des voies nou-
velles et admirables. S'il s'était hasardé sur les
flots en fureur de la tempête révolutionnaire,
le flux ne l'avait point porté sur une côte inhos-
pitalière. Non, il n'a pas appris à connaître à
Zurich les longs et amers tourments des exilés
politiques, cherchant en vain la sympathie,
frappant aux portes et n'en voyant s'ouvrir que
bien peu ! A Hambourg, à Paris et surtout à
Londres, en 1840, j'ai vu des exilés de diverses
nations et ceux-là erraient dans un désert sans
bornes ! Heureusement que pour quelques
grandes personnalités d'entre eux il s'est trouvé
une providence en la personne de Lord Shaf-
tesbury ! Mais, parmi ceux que l'Allemagne
avait repoussés, il y en avait qui ne voulaient
d'autre aide que le travail et les privations, et
qui rejetaient loin d'eux le pain que leur offraient
des nations étrangères.
Quant à la musique qui se faisait à Zurich pen-
dant que Wagner s'y trouvait, je ne puis en
juger en connaissance de cause, mais il est
naturel qu'elle ne put suffire à l'homme extra-
ordinaire qui aspirait à la perfection.
76
Ce n'est que beaucoup plus tard que la vie
musicale a pris son essor à Zurich et que, sous
l'impulsion du chef d'orchestre Hegar, l'or-
chestre et les chœurs ont atteint cette perfection
qui a rendu inoubliables le festival de Hsendel et
celui de Bach. Les oratorios de Hsendel, les
Passions de Bach d'après saint Mathieu et
d'après saint Jean, la Grand' Messe dé* cet
artiste sublime, la Messe solennelle de Beetho-
ven, le Requiem de Brahms et son Hymne à
la Victoire, le Faust de Schumann, tous ces
chefs-d'œuvre, je les ai entendus à Zurich et
que d'autres choses encore ! Hegar a prouvé ce
que peuvent la persévérance et la volonté et
Zurich est devenu une ville musicale dans le sens
élevé du mot. La grande évolution du siècle a
sans doute contribué à son développement, mais
ce qui est indispensable, c'est le maître qui
domine la situation et donne l'impulsion : c'est
avec joie que j'inscris ici le nom de Hegar.
Comme nul autre, Wagner, avec ses exi-
gences pour la musique dramatique, a commu-
niqué de la vie et de l'enthousiasme à l'orchestre
et aux chanteurs. Il est à espérer à présent que
la noble Muse de la musique, dans son haut et
fier essor, n'oublie point qu'il lui sied, à elle
aussi, de respecter les harmonieuses propor-
tions de la nature.
III. — WAGNER CHEZ NOUS
1855 — 1864
A partir de l'année 1855 Wagner vint moins
chez nous et nous allâmes davantage à Zurich;
nous y avions des amis communs. Herwegh aussi
avait alors son intérieur : sa femme et ses
enfants étaient auprès de lui et leur cercle était
égayé par le joyeux va-et-vient de visites d'Ita-
lie. Wagner demeurait avec sa femme dans une
jolie maison de campagne située hors ville, dans
des quartiers qui n'avaient pas encore été bâtis
et transformés en faubourg. En ce temps là
l'existence était comme transfigurée pour tous
ceux qui se rencontraient dans la belle villa
s'élevant sur la verdoyante colline, non loin de
la maison de Wagner. La richesse et tous les
raffinements de l'élégance et du goût y poéti-
saient la vie. Le maître de la maison était d'une
générosité, d'une sympathie inépuisables dans
les efforts qu'il faisait pour faire réussir ce qui
excitait son intérêt, d'une admiration sans
bornes pour l'homme extraordinaire que le sort
avait rapproché de lui, La jeune femme, gra-
cieuse et délicate, aux goûts raffinés, aux ten-
dances idéales, ne connaissait le monde et la
vie que comme la surface d'une eau majestueuse
et calme; une mer sereine et des vents cares-
sants devaient pousser sa barque vers les îles
des bienheureux. Epouse aimée et admirée,
mère heureuse, elle vivait dans l'adoration de
ce que l'art et la vie ont de grand et jamais, jus-
qu'alors, le génie ne lui était apparu dans des
proportions aussi colossales d'énergie et de force
créatrice. L'installation de la maison, la richesse
du maître faisaient de cette belle demeure un
centre de réunion dont le souvenir est resté
cher à tous ceux qui en ont fait pai'tie. C'est
ainsi que se formèrent des rapports charmants
qui, fondés sur l'amitié et des sentiments élevés,
se développèrent sous un ciel pur, au milieu
d'émotions et de circonstances diverses.
Mais les dieux sont jaloux et ils exigent des
79
sacrifices des lieureux. L Anneau du Nihelung
ne fut pas achevé sur la colline verdoyante;
Wagner s'en alla à Venise, où il termina Tristan
et Isolde dont le poème et une partie de la
musique appartiennent à cette période de son
séjour à Zurich.
Sa femme était souffrante et était retournée
à Dresde après que le ménage avait été dissous.
Wagner avait donc passé dix années de sa vie
à Zurich, dans toute la vigueur de l'âge et
« sous l'égide de loyaux amis, qu'il s'était rapi-
dement acquis » (comme il le dit dans ses Com-
munications), il avait puisé de la force pour
lancer le défi aux vainqueurs de la Révolution
et leur contester le titre de protecteurs de
l'Art, qu'ils s'arrogeaient en leur qualité de
maîtres. Dans le calme dont il avait joui à
Zurich, l'idée de l'œuvre d'art de l'avenir s'était
graduellement développée en lui et avait atteint
toute son intensité, résultant de la convergence
d'actions de tous les arts, qu'il exigea pour la
représentation de « la substance purement
humaine » de ses œuvres. Les Nibehmgen,
Tristan et Isolde, les Maîtres Chanteurs
attestent l'extraordinaire productivité de cette
époque de sa vie.
Après la dissolution de son propre ménage,
Wagner n'a plus fait de long séjour à Zurich;
80
pendant une période de plusieurs années nous
ne l'avons revu qu'une fois chez nous; il passa
un été à Lucerne et y travailla beaucoup. Je ne
puis le suivre dans ses différents voyages à Lon-
dres, Paris et Saint-Pétersbourg, puisqu'il ne
m'a rien communiqué personnellement des évé-
nements de sa vie, ni de ses travaux pendant ces
quelques années. De temps en temps nous
échangions quelques lettres; les siennes, comme
les nôtres, attestaient que les heures heureuses
passées ensemble dans un cercle ami, nous
étaient restées chères. Je crois pouvoir dire ici,
comme mon opinion personnelle, que " le loyal
ami " qu'il avait laissé à Zurich, a aussi pendant
ces années passées à l'étranger, écarté bien des
obstacles qui obstruaient la carrière si doulou-
reuse de cet homme extraordinaire.
En 1864 je reçus de Wagner, que nous
croyions fixé à Vienne, une lettre que je fais
imprimer ici pour expliquer la situation.
Vénérée amie !
•
Je vous prie de bien vouloir vous concerter avec nos
amis, pour que je sache s'il leur est possible de me rece-
voir chez eux cet été. De cette façon, le but qui a causé
mes derniers tourments, pourrait être atteint. Ceux-ci
viennent de ce que, pour pouvoir me livrer sans inter-
ruption à mon travail, j'ai essayé d'échapper cette année
81
à la nécessité d'une grande tournée artistique en Russie,
en empruntant une somme correspondant à la valeur
des bénéfices probables. La situation désespérée dans
laquelle je me suis trouvé lorsque, par suite de l'aban-
don du voyage en Russie, je n'ai pu emprunter cet
argent, est sur le point de s'apaiser. Seuls ceux qui ont
sous les yeux et moi et ma situation et qui, consé-
quemment, peuvent juger de près, ont pu comprendre,
excuser et aviser.
Mais, comme en tous les cas il faut que j'abandonne
mon installation actuelle, afin de supprimer les grandes
dépenses qu'elle m'occasionne, il s'agit à présent de
me procurer, pour le temps nécessaire à l'achèvement
des Maîtres Chanteurs un abri tranquille, convenable et
qui réponde à mon but. La situation étant donnée, je
crois que la maison des W... se prêterait le mieux à la
chose. Il est vrai qu'il y a des considérations qui m'em-
pêcheraient de m'y fixer pour toujours, mais ce n'est
pas cela que j'ai en vue. Mon travail une fois achevé,
c'est-à-dire vers la fin de l'été si je jouis d'une tran-
quillité absolue, je me tournerai du côté de Saint-Péters-
bourg, probablement pour y rester; si je ne me décidais
point à me fixer définitivement à Saint-Pétersbourg,
comme j'ai absolument besoin de l'appui d'une famille,
je me retirerais très probablement chez des parents à
moi.
Pour le moment, il ne s'agit que d'un asile oîi je
puisse me réfugier immédiatement pour terminer mon
travail, lequel, dans le cas contraire, courrait grand
risque d'être abandonné totalement et à jamais.
82
Comme d'anciennes invitations, qui m'ont été adres-
sées jadis par mes amis pour que j'aille passer quelque
temps auprès d'eux, n'ont pas encore été retirées, j'y
rattache cette dernière tentative, décisive cette fois, et
pour moi des plus importantes, puisque le salut de mon
œuvre en dépend.
jime y^r ggt parfaitement libre de faire installer mon
cabinet de travail dans le corps de logis ou dans la petite
maison que j'ai habitée anciennement. Je dispose encore
de quelques meubles ; ils pourraient être ajoutés aux
autres. Du reste, je ne demande que la nourriture et le
service, je ne serai d'aucune façon importun.
Je vous prie de communiquer au plus vite ce que je
vous écris, et, si je m'adresse à vous d'abord, c'est pour
savoir avant toute autre chose si l'on considère mon
désir comme réalisable.
Soyez remerciée du fond du cœur pour les nom-
breuses et grandes preuves de votre sympathie pour
moi et gardez-moi, je vous prie, en toutes circonstances,
votre amitié.
Votre très dévoué,
Richard Wagner.
Penzing, près Vienne, 14 mars 1864.
Les choses ne purent s'arranger comme le
désirait Wagner; il écrivit alors à mon mari
qu'il viendrait en ami à Mariafeld, pour y faire
un court séjour et pour y décider de ses plans
futurs. Usant de ses droits de vieux camarade,
83
il partit sans attendre de réponse et suivit sa
lettre de si près, que j'avais à peine eu le temps
d'arranger à son goût les chambres d'amis que
le froid de l'hiver et l'abandon avaient rendues
inhabitables. Mon mari n'était pas à la maison ;
nous avions l'habitude de nous absenter plu-
sieurs mois tous les hivers ; cette année, mon
voyage annuel à Hambourg avait été différé
par mes parents. Mes fils étaient auprès de
moi ; l'un avait terminé ses études à l'Académie
de Hohenheim ; l'autre, qui étudiait le droit à
Zurich, avait achevé son premier semestre;
c'était pour eux que j'étais restée à la maison.
Je m'étais mis dans la tête qu'un petit regard
jeté en Orient, exempt de fatigues et de peines,
intéresserait mon mari et que ce qu'il m'en
conterait par la suite, constituerait une plus
grande jouissance pour moi, qu'un voyage par
mer, que je ne supportais que mal. Wille s'était
donc joint aux excursionnistes en destination
(le Constantinople dont Fritz Reuter a narré
quelque chose dans les Montecchi et Capuletti
du Mecklembourg , et il a mis dans la bouche
de la brave tante Lining une chaleureuse parole
en l'honneur de l'ami sorti du fond de la Suisse,
qui parle bas-allemand!
« Celui qui s'abandonne à la solitude sera
bientôt seul •>; cette parole s'applique bien à
M
Mariafeld et à moi, qui aime à vivre loin des
étrangers. Mes fils avaient des amis que j'avais
du plaisir à voir; il faut la liberté et l'espace
à la jeunesse. Je m'étais réjouie du fond du
cœur pour ces vacances : la visite de l'ami vint
tout changer.
Le vent soufflait en tempête et il faisait froid,
malgré l'approche du printemps; j'étais triste
que Wagner se trouvât dans la solitude de
Mariafeld sans pouvoir jouir de l'animation du
maître de la maison. Son séjour parmi nous ne
fut égayé par 'aucun fait digne de remarque.
J'avais installé notre hôte auguste comme il en
avait exprimé le désir dans la lettre que j'ai fait
connaître; il voulait travailler, être complète-
ment libre : il avait son service particulier.
Beaucoup de visites qui accoururent de Zurich,
soit par intérêt, soit par curiosité, quand la
présence du grand homme à Mariafeld eut été
ébruitée, furent éconduites par moi : Wagner
n'était pas d'humeur à prendre son parti de
semblables interruptions. Il écrivait et recevait
beaucoup de lettres ; il me pria de ne pas faire
attention à lui, de le laisser manger seul dans
sa chambre si cela ne dérangeait pas trop le
service de la maison. Il m'était agréable de me
conformer autant que possible aux désirs de
mon hôte. Il ne voulait pas aller à Zurich, le
85
travail ne lui allait pas, il se promenait beau-
coup seul. Je le vois encore arpenter notre ter-
rasse, dans sa longue tunique de velours brun,
la toque noire sur la tête, semblable à quelque
patricien des gravures d'Albert Diirer.
Le repos dont il avait besoin après les expé-
riences écœurantes qu'il venait de faire, il pou-
vait le trouver chez nous ; les exigences d'une
nature comme la sienne devaient avoir leur
heure, car l'excitabilité de ses nerfs et le travail
incessant de son imagination transformaient en
tortures les soucis du moment. Je le compris
et j'évitai tout ce qui pouvait le blesser. Quand
je lui disais, et c'est ma conviction intime, qu'il
n'est point d'homme de marque qui n'ait à com-
battre contre des puissances récalcitrantes, qui
sont quelquefois du caractère le plus mesquin,
mais que ne l'empêchent point d'arriver finale-
ment à la victoire, Wagner répondait par un
sourire négatif, mais il comprenait mon inten-
tion et elle ne l'irritait point. Il était dans l'état
d'esprit où un fils se réfugie auprès de sa mère,
quand il a le bonheur de la posséder encore.
L'homme le plus fort a souvent besoin d'un
cœur qui accueille comme des troubles pas-
sagers son mécontentement et ses plaintes, ses
colères injustifiées et son indignation longtemps
contenue. Quand je lui opposais la grandeur
86
qui lui était propre dans le bonheur comme
dans l'adversité, et que je lui parlais des
richesses incommensurables qui lui avaient été
prêtées, et auprès desquelles tous les revers
qu'il avait essuyés, n'étaient rien de plus que
des nuages qui passent, cette parole de consola-
tion semblait lui plaire.
Que dirai-je de toutes les heures pendant les-
quelles l'énergique, l'indomptable Richard
Wagner, dégoûté du travail, incapable de se
contenir, me parlait de toutes les amertumes
des jours passés, d'épreuves et d'hommes qui lui
avaient plutôt barré le chemin, qu'ils n'avaient
contribué à le lui frayer. Il parlait aussi de son
enfance et de sa première jeunesse, comme s'il
eût voulu mettre en fuite le souvenir d'impres-
sions pénibles en évoquant des images sereines.
Je crois que j'ai pénétré alors dans plus d'une
phase et plus d'un repli de sa vie intime ; il avait
toujours eu confiance en moi, et il savait que
c'était du fond du cœur que je désirais lui
venir en aide, mais il savait aussi que je ne
voulais le faire qu'autant que je le jugeais juste
et bien. Il est difficile, lorsqu'on aborde le ter-
rain de la réalité positive, de donner la forme
exacte à ce que l'on raconte : le cri que la réa-
lité du moment arrache à l'ami et que le moment
suivant eflace, ne peut être considéré comme
87
une caractéristique suffisante; les explosions
de l'espérance déçue et martyrisée, de l'indigna-
tion et de l'imagination en révolte étaient à ce
moment pour Wagner ce qu'est le bouleverse-
ment des éléments dans la nature : le vent
devait chasser les nuages pour que le soleil
brillât de nouveau.
Et le soleil brilla maintes fois quand Wagner
se sentait disposé à s'installer auprès de nous,
dans notre petit salon. Quiconque l'a connu,
sait comme il pouvait être aimable et affec-
tueux; alors les fils étaient chaleureusement
accueillis à côté de la mère ; il savait bien que
" la bonne femme », comme il m'appelait, pré-
férait ses enfants à elle, à la splendeur divine
des adolescents de la Grèce, et même à celle du
Siegfried germanique. Wagner s'entendait bien
à taquiner et à conter. Vienne lui avait plu,
c'était pour lui l'unique ville musicale de l'Alle-
magne; il avait installé avec goût et' à sa con-
venance sa maison à Penzing ; il aimait à parler
des deux domestiques, mari et femme, qui
avaient tenu son ménage et du grand chien qui
lui manquait tant, le magnifique et fidèle
animal !
Mais la bonne humeur disparaissait bientôt :
des lettres venaient, qui le démoralisaient; il
se retirait alors dans la solitude de sa chambre
88
et, s'il venait à me rencontrer seule, c'était une
explosion de paroles qui étaient rarement gaies,
quand il s'agissait de l'avenir.
J'ai déjà dit que je n'ai jamais tenu de jour-
nal, mais que, sous l'impression du moment,
j'avais l'habitude de jeter quelques mots sur le
premier papier venu; ce sont ces carrés de
papier qui m'indiquent le chemin à travers le
passé. Le peu que j'ai écrit à cette époque, se
trouve justement être ce qui est encore aujour-
d'hui le plus vivant dans ma pensée. Réunies
dans la cassette à papiers, à la façon de Jean-
Paul, mes notes sont comme les cailloux blancs
que Petit-Poucet semait derrière lui, afin de
retrouver sa route à travers la forêt. Sinon, il
me serait bien difficile de raconter avec autant
de sûreté que s'ils dataient d'hier, me semble-
t-il, les propos que Wagner et moi, nous avons
échangés il y a vingt ans.
Un jour que je trouvai le grand homme si
profondément abattu que je ne savais si je
devais parler ou me taire, quoiqu'il fût venu
me trouver et qu'il attendît que je lui disse quel-
que chose, je pensai qu'il était pourtant navrant
que les affections les plus profondes eussent
toutes disparu de la vie de cet homme extraor-
dinaire, la famille, les frères et les sœurs, les
amis d'enfance et même la femme qui avait été
89
sienne pendant des années! Lorsqu'il nous
avait lu jadis la préface d'Opéra et Drame, sa
femme était présente et elle avait entendu avec
nous les dures paroles que Wagner avait pro-
noncées pour condamner les unions contractées
dans la jeunesse, au milieu de circonstances
déplorables. Elle avait dit alors : « J'ai assez de
lettres pour prouver qui l'a voulu ! Ce n'est certes
pas moi ! » et Wagner avait répondu en riant :
" Pauvre femme, qui croyais être heureuse avec
un monstre de génie! " J'avais le sentiment que
Wagner avait pourtant aimé cette femme dans
sa jeunesse, quoiqu'elle fût à mille pieds en-
dessous de lui, et qu'il pensait en ce moment à
son existence solitaire à Dresde; je me disais :
" Il sait que son devoir est de lui envoyer le
nécessaire et ce souci l'oppresse, en même temps
que tous ses autres soucis pécuniaires. » Il
m'avait parlé la veille de cette préoccupation.
Comme je me taisais toujours, il tira une lettre
et me dit : " Grâce à cette lettre, ce dont je
me plaignais hier, n'a plus de raison d'être. On
est assez honnête à Paris pour payer un tan-
tième au compositeur dont on a exécuté les
œuvres en plein air ! »
Puis, s'animant subitement, il s'écria: « Tout
aurait pu bien marcher entre ma femme et moi !
Mais je l'ai déplorablement gâtée ! Je lui ai cédé
90
en toutes choses. Elle ne sentait pas qu'un
homme comme moi ne peut pas vivre les ailes
bandées ! Que savait-e/^e des droits divins de la
passion que je proclame par le bûcher flam-
boyant de la Walkûre, bannie du ciel par les
dieux! L'amour se sacrifiant dans la mort,
voilà le signal du Crépuscule des dieux ! »
Je comprenais plus clairement de jour en
jour qu'il fallait que quelque chose d'extra-
ordinaire arrivât, qu'un bonheur tombât du
ciel, car ce n'était point par la patience et les
forces personnelles que ce puissant de l'Art
pourrait s'arracher du rocher où les dieux
ennemis l'avaient rivé.
Ce que je dis là est facile à dire, nfais que
c'était difficile à supporter au temps où, péné-
trée d'une profonde sympathie , j'essayais,
comme les impuissantes Océanides, de chanter
au captif des hymnes de consolation.
Dieu sait ce que j'allais chercher dans la
bibliothèque de mon mari pour le porter dans
la chambre de Wagner, des ouvrages sur
Napoléon, sur Frédéric le Grand, des mysti-
ques allemands que Wagner appréciait, tandis
qu'il repoussait Feuerbach et Strauss comme
des érudits endurcis.
Ce que je savais au moment même, je le lui
communiquais naïvement, pour qu'il en fit ce
91
qu'il voulait, mais je ne parvenais pas à le
distraire.
Je le vois encore assis sur le siège qui se
trouve aujourd'hui comme alors dans l'em-
brasure de ma fenêtre, écoutant impatiemment
ce que je lui disais de la splendeur de l'avenir
qui l'attendait. Le soleil venait de se coucher
dans toute sa beauté, le ciel et la terre n'étaient
que lumière et que flammes. Wagner me dit :
« Que me parlez-vous d'avenir quand mes ma-
nuscrits sont encore au fond d'une armoire!
Qui fera représenter- l'œuvre d'art que je ne
puis laisser venir au jour qu'avec la collabora-
tion de démons propices, afin que le monde
entier sache que c'est ainsi que le Maître a vu
et voulu son œuvre? » Dans sa surexcitation, il
allait et venait par la chambre. Tout à coup il
s'arrêta devant moi et s'écria : " Je suis autre-
ment organisé, j'ai des nerfs plus sensibles, il
me faut la beauté, l'éclat et la lumière! Le
monde me doit ce dont j'ai besoin? Je ne puis
pas vivre d'une misérable place d'organiste
comme votre Maître Sébastien Bach ! Est-ce
donc d'une exigence inouïe que demander que
le peu de luxe dont j'ai envie, vienne à moi?
Moi qui prépare de la jouissance à des milliers
et des milliers d'êtres ! »
En parlant ainsi, il relevait la tète comme
s'il lançait un défi, puis il retomba sur le siège
dans l'embrasure de la fenêtre et regarda devant
lui. Que lui faisaient les splendeurs du paysage
et la sérénité de la nature? Non, ce n'était pas
tout joie quand Wagner était à Mariafeld.
Il vint un temps où je comptais les jours jus-
qu'au retour de mon mari. Frapper en vain à
sa porte quand on avait espéré être admise,
faire des efforts sans jamais obtenir de résultat,
vouloir inutilement, sentir qu'on ne peut rien,
c'est à de semblables écueils que mon courage
se brisait. Je compris que moi aussi, je devais
avoir patience et laisser faire le temps, qui
change tant de choses et fait trouver une issue
là même où l'espoir manque Un matin, mon
hôte vénéré me fît demander si j'étais déjà
visible pour lui. La poste lui avait apporté une
lettre de Saint-Pétersbourg qu'il attendait depuis
longtemps. Lors des concerts qu'il avait donnés
dans cette ville pour y faire entendre des frag-
ments de ses œuvres, il avait trouvé beaucoup
d'accueil et de bienveillance auprès de la grande-
duchesse Hélène, dont la haute intelligence
avait distingué l'homme extraordinaire de pas-
sage en Russie ; la duchesse de Leuchtenberg
aussi, dans les transports de son admiration,
avait communiqué son enthousiasme et sa sym-
pathie à tout ce qui appartenait à la haute
société.
93
« Je pouvais retourner à Pétersbourg et à
Moscou », me dit Wagner, « le public était
ravi, mais je ne suis pas fait pour être un vir-
tuose de concert. La grande-duchesse m'avait
autorisé à compter en toutes circonstances sur
son active participation, et voilà qu'arrive cette
lettre de refus écrite par une dame de la cour.
Partout, partout les soucis écœurants de la
détresse pécuniaire! Je pensais, » ajouta
Wagner, « que la grande-duchesse aurait été
heureuse de s'acquitter de la promesse qu'elle
m'avait faite avec tant d'enthousiasme. Jamais
on ne me reverra à Pétersbourg. "
Je passe rapidement tout un temps que
Wagner, dans une de ses lettres, désigne comme
son calvaire, qu'il devait gravir afin de se sen-
tir digne du bonheur qui lui était réservé. Ses
derniers revers lui étaient d'autant plus sen-
sibles, qu'ils avaient eu pour conséquences des
mortifications qui le remplissaient d'amertume.
J'ai trop de respect pour les dons sublimes de
l'esprit et pour les œuvres des hommes de génie
pour ne point comprendre aussi leurs faiblesses.
Des lettres partaient, d'autres arrivaient. Peu
à peu un rayon de lumière brilla dans cet esprit
assombri.
Un jour que Wagner avait travaillé toute la
matinée, il me dit : '• La force que vous puisez
94
dans la résignation, chère amie, n'est pas Ce
qu'il me faut. Je puis parler aussi bien que vous
d'expériences personnelles, que vous vénérez
comme le triomphe de l'invisible remporté au
fond de l'âme humaine sur le visible. Je sais
bien ce que vous voulez insinuer, quand vous
me dites que le milieu bourgeois dans lequel je
place mon Hans Sachs, est de votre goût. Mais
je crois que je lui ai aussi donné une autre face :
le jour de la Saint- Jean, il apparaît en plein air
sur la prairie, et peuple et bourgeois l'accla-
ment, parce qu'il est le Maître Chanteur. Le
monde s'étonnera quand il entendra les sons et
les accords que je fais retentir en l'honneur du
Maître Chanteur ! En moi, il y a force et con-
viction! — Mon Hans Sachs est un vrai Ger-
main, aussi vrai que le bon bourgeois qui a
chanté en l'honneur de votre Luther le Lied
du Rossignol de Wittenberg. — Mon Maître
Chanteur, vous apprendrez à le priser haut ! »
Quand Wagner se dégageait ainsi de la puis-
sance démoralisante du moment présent, tout
Sentiment de pitié s'évanouissait en moi : j'en-
tendais de loin les fanfares de la victoire.
Je ne nierai pourtant pas que je ne cher-
chasse parfois avec ardeur la baguette magique
indispensable au résultat final, et qui ne voulait
pas se laisser trouver. Les promenades soli-
95
taires, les lettres portées personnellement à la
poste, tout cela devait avoir de nouveau son
cours, et l'humeur de l'ami variait, rendant
toute distraction et tout travail impossibles.
Enfin le repos sembla venu pour Wagner; il
s'absorba dans son travail et nul ne pouvait le
déranger. Quand le soir il venait nous rendre
visite, il était aussi aimable que douze ans
auparavant ; la vie monotone de Mariafeld lui
plaisait, nous avions éconduit tant de monde,
que nul ne semblait plus penser à nous. Je ne
me surprenais plus à rêver avec une espèce
d'envie au bonheur de venir en aide aux souf-
frants, de contribuer au succès des agissants,
car tout semblait s'aplanir de soi-même. Wagner
n'ayant plus rien à me communiquer et s'absorr
bant dans son travail, j'étais heureuse auprès
de mes fils, nous nous amusions à faire des
plans qu'ils devaient exécuter. Mais tout d'un
coup, les fatales lettres reparurent, Wagner
remit son travail de côté et la vieille amie fut
de nouveau nécessaire : on lui confia bien des
choses.
Le temps était assez beau pour qu'on se
hasardât sur les hauteurs, Wagner faisait avec
moi des promenades aussi longues que je le
voulais. Il était souff'rant, se plaignait d'insom-
nie, buvait de l'eau de Vichy et devait se don-
ner du mouvement. Quand il reposait dans sa
chambre, il avait toujours en main un volume
de Schopenhauer.
« Nul n'a pénétré plus profondément que moi
dans l'esprit de ce philosophe, » me dit-il un
jour. « Wille avait l'habitude d'aller le voir
tous les ans. Vous rappelez- vous », ajouta-t-il,
le compliment dont Schopenhauer le chargea
un jour pour moi : « Remerciez en mon nom
votre ami Wagner de l'envoi de ses Nihelun-
gen, mais dites-lui qu'il plante là la musique :
il a plus de génie pour la poésie! Moi, Schopen-
hauer, je reste fidèle à Rossini et à Mozart! »
Vous imaginez-vous que j'en aurais voulu pour
cela au philosophe? Gottfried Semper n'a
jamais voulu entendre parler de la philosophie
de Schopenhauer; il disait qu'elle anéantissait
toute tendance artistique; ines œuvres prou-
vent le contraire. Sempar ne pouvait rien souf-
frir de mesquin, c'est par des formes fières et
imposantes que l'architecte voulait montrer sa
grandeur ; c'est aussi ce que j'ai en vue dans
mes œuvres; en cela nous ne sommes qu'un. »
Puis, se levant tout à coup, il s'écria : « Croyez-
m'en, amie, c'est un monde misérable, pitoyable,
hostile à toute grandeur que celui avec lequel
il nous faut transiger. »
La matinée était exceptionnellement belle et
97
claire. Wagner était reposé et avait fait ce que
Wille (dont nous commencions à espérer le
retour) appelait une course hygiénique. Il me
trouva occupée à divers ouvrages de mains et
me demanda ce que j'avais l'intention de faire.
« Des ouvrages de printemps, " lui dis-je ; « il
faudra bientôt nettoyer et laver toute la mai-
son. « « Des ouvrages de printemps, " dit Wag-
gner, «je croyais que c'était cueillir la violette ".
« Quand on est trop vieille pour aller cueillir
des violettes, » répondis-je, « un travail utile a
son prix. » Mais Wagner trouva mes ouvrages
de printemps si peu gracieux, qu'il m'appela
« Fricka ".
Cependant il avait pris place et pendant qu'il
me regardait coudre, il me raconta qu'il avait
eu une mauvaise nuit ; le soleil et l'air pur de
nos montagnes avaient seuls pu le rafraîchir.
Toute la nuit il avait eu affaire au roi Lear
banni par ses filles, que sa magnanimité royale
a couronnées de tous ses biens. Toute la nuit il
avait erré sur la bruyère, poursuivi par l'orage
et la tempête. C'était lui qui était le roi Lear ;
le fou lui avait chanté ses chansons sardoni-
ques ; Edgar, le pauvre mendiant devenu Toms,
l'insensé, s'était lamenté et avait gémi qu' « il
avait froid ! « Et Lear, à l'âme royale, avait fui
à travers la nuit et la tempête, se sentant tout
à la fois grand et misérable, mais non abaissé.
« Que dites-vous de ce cas, amie, où l'homme
se sent identique à ce que le rêve évoque devant
lui ? »
Il y a des moments dans la vie oti 1 ame a
plus soif de sons que de paroles. Depuis que
Wagner était chez nous, je n'avais plus ouvert
mon piano, quelle qu'en fût mon envie; la pen-
sée que le Maître pourrait m'entendre,me para-
lysait au point que j'aimais mieux ne pas don-
ner carrière à mes fantaisies musicales. Pour
moi la musique est une puissance inexplicable
et merveilleuse : en présence de la nature indé-
finissable de ses révélations, on croirait volon-
tiers que l'homme porte en son corps mortel
une âme qui, en vertu de son origine, connaît
tout ce qui est beau, tout ce qui est divin et
qui, retenue par toutes les entraves de ce
monde, s'élance à la recherche du chemin qui
conduit à la patrie. Que de choses elle a oubliées
dupaysd'oti elle vient! Mais, quand elle prend
son essor, poussée par le désir et par le pressen-
timent, quand elle exhale ses plaintes et qu'elle
gémit sous la honte de l'exil, quand le senti-
ment de sa gloire première l'envahit, alors
éclatent les accents de la langue maternelle, qui
sommeillait au plus profond de son être.
Je ne parlais naturellement jamais de tout
99
cela avec Wagner, qui devait le savoir bien
mieux que moi, mais je lui contai qu'à une
époque de grande douleur, quand je croyais
que désormais tout était ténèbres pour moi,
j'avais entendu la Passion cVaprès saint Ma-
thieu; l'exécution n'en était pas parfaite, car
Bach alors était à moitié oublié, mais je lui dis
comme je m'étais sentie allégée et adoucie, éle-
vée et délivrée, portée comme sur des ailes par-
delà la souffrance et la fatalité. " 0 pauvre
femme », dit Wagner, pourquoi ne vous ai-je
pas fait de musique pendant tout ce temps?
Aujourd'hui même vous aurez ce qui vous fait
tant de bien! » Et il me joua la scène de Tristan
et Isolde où la nuit et la mort sont célébrées
avec les ineffables aspirations de l'amour. « Les
anciens déjà, " dit Wagner, " avaient mis dans
la main d'Eros, en sa qualité de génie de la mort,
un flambeau renversé. » Dès lors Wagner joua
souvent pour me faire plaisir; il préférait le
piano à queue de notre salon au piano droit
qui était dans son appartement.
Un matin, des accords puissants pénétrèrent
dans ma chambre : j'entrouvris doucement la
porte et retins mon souffle pour entendre de
plus près ce qui me semblait jaillir de premier
jet de l'inspiration du Maître. Pour rien au
monde je n'aurais éveillé son attention : il me
BiBUOTHECA
100
semblait être en présence de l'Art dominateur
imposant sa volonté toute-puissante à une
matière récalcitrante. Qu'est-ce qui excitait si
puissamment mon imagination et ma pensée?
D'abord, les ténèbres, puis surgissait une
pensée faite de lumière : la joie éclatait comme
l'éclair, baignant l'âme de clarté. Je me retirai
comme j'étais entrée et je ne parlai jamais à
Wagner de l'impression que m'avait faite ce
que j'avais entendu Quelques jours après il me
pria de venir le voir chez lui : il me montra ses
manuscrits rangés en portefeuilles et me con-
sacra toute sa soirée. J'admirai sa facilité au
travail, la beauté des copies faites de sa main
et même ses esquisses, toutes courtes et écrites
d'une fine écriture serrée : fleurs de beauté
encore dans le bouton !
C'était avec un mélange de respeet et d'admi-
ration que je regardais l'homme qui savait
créer avec une telle puissance et une telle
richesse !
Ici finissent mes notes et ce que j'ajoute, je
ne le retrouve que dans mes souvenirs.
Lorsque, dans les dernières semaines du
séjour de Wagner à Mariafeld, le maître de la
maison revint et que le printemps ramena la
gaîté dans la nature, un souffle de force et de
santé se fît sentir et le sombre esprit qui régnait
101
dans notre demeure, disparut. L'ob:3ervation de
l'ordre de la maison, des heures fixes et de
toutes les habitudes concernant la vie de famille,
que mon mari exigeait, quels que fussent ses
égards pour celui qui était son hôte, me donna
un point d'appui dont tous bénéficièrent. Au
contact de l'homme indépendant, ne relevant
que de lui-même, qui apportait des nouvelles
du monde et de la vie, Wagner se sentit tout
autre que pendant sa réclusion. La sympathie
que les hommes se témoignent entre eux, se tra-
duit bien moins par la manifestation des senti-
ments, que par l'examen des partis à prendre
pour arriver au but. Wagner alla voir ses amis
de Zurich, on parla même d'une joyeuse réunion
à Mariafeld. C'était comme si une vie nouvelle
jaillissait dans le désert qu'avait fait l'hiver;
nous nous tenions de nouveau sur la vérandah,
sous le dôme léger du feuillage naissant. Quel-
que chose d'heureux avait dû poindre, qui dis-
posait à la joie notre hôte bien-aimé : quoi que
ce fût, je m'en réjouissais; ce n'étaient pas
seulement les parents, c'étaient encore les ado-
lescents, comme il les appelait, qui étaient les
bienvenus auprès de Wagner. « Précipitons-
nous dans les abîmes de la sensualité «, disait-il
comme au bon temps, quand Herwegh et quel-
ques autres amis étaient réunis avec lui à notre
102
table et que j'avais apporté uu soin particulier
au menu du jour.
Une après-midi, nous fîmes une promenade ;
au retour, on remit un paquet de lettres à
Wagner et il m'annonça sur-le-champ qu'il
partirait le surlendemain.
Nous ne le revîmes plus de la soirée. Le len-
demain matin, il dit à mon mari qu'il devait faire
d'abord une cure pour sa santé, puis apprendre
à connaître les théâtres de Stuttgard, Carls-
ruhe et Hanovre, pour voir si l'exécution de ses
œuvres y serait possible ; toutes les dispositions
nécessaires étaient prises, il désirait laisser
chez nous une partie de ses effets. « Je revien-
drai vous demander si vous voulez de moi pour
voisin, ^ ajouta-t-il et, se tournant vers moi,
il me dit qu'il avait une vague idée de venir
s'établir pour l'été dans la maison voisine. « Je
vous amènerai Bulow et sa femme; c'est alors
que vous entendrez de la musique et que nous
pourrons faire plaisir à la chère dame! » Wille
était étonné et je ne disais ni oui ni non ;
l'angoisse me prenait presque : qu'est-ce qui
avait donc pu arriver que Wagner s'en allait si
vite?... Je ne le demandai point... Que signi-
fiait son projet? Il devait pourtant savoir que
nous n'avions pas de maison à louer!
Lorsque Wagner me rencontra seule le soir,
103
il vint à moi et me dit avec une gravité solen-
nelle : " Amie, vous ne connaissez pas l'étendue
de mes malheurs, ni la profondeur de la misère
qui m'attend ! » Ses paroles m'effrayèrent, mais,
en le regardant, je ne sais quelle étrange con-
fiance jaillit en moi et je m'écriai : " Non, ce
n'est pas la misère qui vous attend! Quelque
chose surviendra! Quoi? Je n'en sais rien!
Mais ce sera quelque chose d'heureux, de tout
autre que ce que vous attendez ! Ayez patience !
Cela vous conduira au bonheur! "
Le lendemain matin, Wagner quitta Maria-
feld ; il avait dormi et était bien disposé. Quand
il descendit déjeuner, il nous raconta qu'il avait
dit au barbier du village, qui lui servait de
valet de chambre et le rasait : « Oui, oui, l'ami,
il n'y a pas à dire, il faut que je parte, vous me
revenez par trop cher ! " A quoi le barbier avait
répondu que Monsieur ne devait point partir
pour cela, qu'il le ferait volontiers à meilleur
compte. Wagner s'amusait fort de ce petit inci-
dent, et il me fit observer que je serais désor-
mais seule à jouir des auditions de l'admirable
musicien qui jouait tous les soirs sur sa clari-
nette : " A ton appel, ô patrie ! "
Nous suivîmes longtemps des yeux le steamer
qui emportait au loin l'homme dont le cerveau
contenait un monde.
104
Le soir même, Wagner envoyait de Bâle un
salut à Mariafeld et écrivait : « Je reviendrai ;
conservez-moi et la demeure et votre amitié! "
J'écrivis sur-le-champ à Stuttgard où il
m'avait donné son adresse, non sans douleur,
mais avec sincérité, que je ne donnais point mon
adhésion à ses projets : d'autres choses nous
attendaient... d'autres choses l'attendaient, lui.
Deux jours plus tard parut à Mariafeld le
secrétaire intime du roi de Bavière, M. de Pfis-
termeister; Wille, qui avait appris à le con-
naître à Munich, ne s'étonna pas de cette visite
faite en passant. Après que ces messieurs eurent
pris leur café et fumé leur cigare en plein air,
il fut confidentiellement communiqué à mon
mari qu'un envoyé de S. M. le roi de Bavière
s'était rendu à Mariafeld, dans l'espoir d'y trou-
ver celui qu'il avait cherché en vain à Vienne.
Le même soir, l'envoyé partit pour Stuttgard,
en possession cette fois de l'adresse exacte et ce
qui se passa alors, ce; sont les lettres mêmes de
Wagner qui le feront connaître.
105
Chère et précieuse amie !
Je vous réponds brièvement parce que je vous en ai
déjà tant dit ! Votre désir de ne pas me revoir à Maria-
feld, est d'accord avec mon propre sentiment. Laissons
là cette orageuse nuit de fièvre que le plus riant soleil
venu du dehors, n'est pas parvenu à égayer, jetons un
voile sur toutes les visions qu'elle a fait naître. Mon
sort, même le plus proche, est encore incertain; cepen-
dant un docteur que j'ai consulté, me recommande
Cannstadt; la famille Eckert me plaît et il n'est pas
impossible qu'il résulte quelque chose des relations que
je viens de nouer avec le baron Gall, intendant du
Théâtre royal de Stuttgard. Mais on sait que, quand je
m'y suis adonné, la vertu chrétienne de l'espérance m'a
presque toujours mené à la perdition. Une représenta-
tion théâtrale à laquelle j'ai assisté hier, après m'en être
longtemps abstenu, m'a mortellement démoralisé.
Saluez votre sœur du fond du cœur pour moi ! Par-
donnez-moi toutes deux les inénarrables ennuis que je
vous ai occasionnés, précieuses amies!
J'écris encore un mot à Wille pour lui faire amicale-
ment part de ma résolution d'abandonner Jlariafeld.
Écrivez-moi une fois de Hambourg, je vous en prie :
adressez à Stuttgard, chez le maître de chapelle Eckert.
Adieu, noble et précieuse amie ! Jamais le sentiment
de mon ardente reconnaissance ne se refroidira ; jamais !
Du plus profond du cœur
Votre
Richard Wagner.
Stuttgard, 2 mai 1864.
1Ù6
Munich, i mai 1864..
Cour de Bavière.
Très chère amie,
Je serais le plus ingrat des hommes si je ne vous
faisais part sur-le-champ de mon immense bonheur !
Vous savez que le jeune roi de Bavière m'a fait cher-
cher, je lui ai été présenté aujourd'hui. Il est malheu-
reusement si beau, si intelligent, si ardent et si grand,
que je crains que sa vie s'évanouisse dans ce monde
vulgaire comme un rêve fugitif et divin. Il m'aime avec
l'ardeur et la ferveur du premier amour, il sait et con-
naît tout ce qui me concerne. Il veut que je reste à
jamais près de lui, que je travaille, qne je me repose
et que je fasse exécuter mes œuvres ;• il veut me donner
tout ce dont j'ai besoin; il veut que je termine les Nibe-
lungen et il les fera exécuter comme je le désire. Et tout
cela, il l'entend sérieusement et littéralement, comme
vous et moi, quand nous parlions ensemble. Tout souci
pécuniaire doit m'être enlevé; j'aurai ce dont j'ai besoin,
à la seule condition que je reste auprès de lui.
Que dites-vous de cela? Qu'en dites-vous? N'est-ce pas
inouï ? Est-ce que cela peut être autre chose qu'un rêve ?
Pensez comme je suis ému !
Mille amitiés sincères ! Jlon bonheur est si grand que
j'en suis écrasé. Quant au charme de son œil, vous ne
pouvez vous en faire une idée : pourvu qu'il vive ! C'est
un miracle par trop inouï !
107
Amitiés sincères à Wille et aux adolescents !
A jamais,
Votre reconnaissant
Richard Wagner
Ne rien ébruiter ! Rien dans les journaux ! Tout est
entre nous et doit v rester ! —
Starnberg en Bavière, 26 mai 1864.
Clière, précieuse et vénérée amie!
Je doute que cette lettre vous parvienne encore à
Mariafeld, mais je suppose qu'on la fera suivre. A vrai
dire, je ne vous écris que pour ne pas laisser germer en
vous l'idée que je pourrais être ingrat envers vous. Les
horribles douleurs de l'enfantement de mon bonheur,
c'est chez vous que je les ai ressenties et c'est vous qui
m'avez aidé à l'enfanter ; nous ne voyions et ne sentions
que les maux et les angoisses de cet enfantement; peut-
être est-ce chez les mères un cas mortel pendant lequel
la pensée de ce qui doit être enfanté, disparait pour un
temps, laissant les douleurs pour unique réalité. Mais je
comprends à peine comment j'aurais surmonté tout cela
et comment, finalement, j'aurais été en état, sans avoir
une espérance visible devant moi, de prendre congé de
vous dans une disposition d'esprit qui, en somme, était
calme et tolérable, si, au plus profond de mon être, je
n'avais eu vaguement conscience que mes souffrances
inouïes m'avaient acquis un droit de liaute parlée, un
108
droit qui, quand bien même il n'aurait pu exercer son
action sur le monde, m'aurait élevé d'autant plus au-
dessus du monde et aurait fait de moi, dans mon for
intérieur et même dans la plus profonde des misères, un
homme consacré et sanctifié.
Que j'ai le droit de coter si haut mes souffrances, vous
le savez, amie, vous pouvez en porter témoignage. Pensez
jusqu'à quel point j'étais humilié. Je n'aurais pu l'être
davantage, n'est-ce pas? Oui, — j'en étais arrivé là ! —
Voyez-vous, chère, précieuse amie, cette extrême humilia-
tion a fini par m'élever, je sentais que, puisque cela était
possible, puisque je pouvais supporter cela et pourtant
rester doux et bon, c'est que cela devait avoir pour moi
une signification plus haute. J'eus la perception rapide
comme l'éclair, que le rideau allait se lever soudain, et
qu'un bonheur merveilleux devait m'apparaitre. Et vous
l'aviez aussi — vous me l'avez dit clairement. — Avouez-
le : tous deux nous étions comme inspirés. Amie, voici
ce que je veux dire : que le rideau se levât déjà pendant
la vie ou seulement après la mort, en vérité, cela m'était
égal, mais je savais qu'il se lèverait. — C'est pour cela
que je ne m'effrayai point lorsque mon merveilleux
bonheur m'apparut — j'en avais été sûr; seulement, ce
qui m'étonna, c'est qu'il vint avec une telle rapidité,
justement alors, ce jour même, à cette heure ! L'envoyé
était chez moi au moment où m'arrivaient des lettres de
Vienne qui m'annonçaient les incidents les plus écœu-
rants, résultant des déplorables démarches faites par les
amis à qui j'avais laissé mes pleins pouvoirs; je me
décidai donc à partir sur-le-champ pour Vienne. Mon
envoyé m'accompagna jusqu'à Munich où je dus passer
109
la nuit, ayant manqué le train direct et où une horrible
indisposition me força le lendemain matin à ajourner
mon voyage. Pourtant je me remis assez vite pour pou-
voir me rendre l'après-midi auprès du jeune roi. Dès
lors, tout fut clair et précis : le rideau était levé. Quel-
ques jours après je continuai mon voyage ; ce que seule
aurait pu atteindre une énergie désespérée jointe à l'ab-
négation de soi-même, ne fut plus qu'une petite affaire
à régler. Je revins avec mes domestiques et mon fidèle
chien dans ma nouvelle et dernière patrie où, porté par
le plus divin des amours, je jouis du bonheur merveil-
leux que nous avons enfanté dans cette nuit de fièvre
passée à Mariafeld.
Ne doutez point de cela, amie. C'est ce bonheur-là
qui seul répond pleinement et entièrement aux souffran-
ces que j'ai dû subir jusqu'à la plus profonde des misè-
res. Je sens que même s'il n'était jamais arrivé, j'en
aurais été digne et cela me donne la certitude de sa
durée. Mais si vous voulez avoir en outre la preuve de
l'origine divine de ce bonheur, écoutez-moi. L'année de
la première exécution de mon Tannhœuser (de l'œuvre
par laquelle j'inaugurai ma voie nouvelle et pleine
d'épines), au mois (août) où je sentis une force créatrice
si prodigieuse que je conçus en même temps le plan
de Loliengrin et celui des Maîtres Chanteurs, une mère
enfanta mon ange gardien.
Au temps où je terminais à Lucerne mon Tristan et
où je me donnais une peine atroce pour qu'il me fût
rendu possible de me fixer sur le sol allemand (Bade)
et où, désespéré, je finis par me tourner vers Paris pour
m'y fatiguer à des entreprises qui étaient contraires à
110
ma nature, — alors l'adolescent de quinze ans assista
pour la première fois à la représentation de mon Lohen-
grin et il en fut si profondément empoigné que, depuis
lors, c'est par l'étude de mes œuvres et de mes écrits
qu'il a fait lui-même son éducation, au point qu'il a
avoué franchement à son entourage, comme il me
l'avoue maintenant à moi, que c'est moi qui ai été son
unique éducateur et son unique professeur. Il suit ma
vie et mes efforts, mes déboires à Paris, ma chute en
Allemagne et n'a qu'un désir, celui d'arriver au pouvoir
pour me prouver son immense amour. L'unique, la
dévorante douleur de cet adolescent, c'est de ne pouvoir
trouver le moyen d'inspirer à son insensible entourage
la sympathie qui m'est nécessaire. Au commencement
de mars de cette année, je sais le jour, j'eus l'entière
perception de l'inanité de tous mes efforts pour me tirer
de la ruine, tout ce qui devait survenir de si abomina-
blement indigne, je le vis clairement venir, en proie à
un désespoir sans bornes. Alors, subitement, le roi de
Bavière meurt et, contre toute attente, mon compatissant
ange gardien monte sur un trône. Quatre semaines
après, son premier soin est de me faire chercher; pen-
dant qu'aidé de votre douloureuse sympathie, je vide
jusqu'à la dernière goutte de lie le calice des douleurs,
l'envoyé royal me cherche dans ma demeure de Penzing
déjà sans maitre ; il doit rapporter à l'enthousiaste jeune
roi un crayon, une plume qui m'appartienne. Comment
et quand il finit par me trouver, vous le savez. Amie, il
n'y a pas de doute possible ici : Voilà ce qui a été et ce
qui est ! Ah ! Enfin un amour qui n'amène ni douleurs,
ni tourments ! Ce que je sens en voyant ainsi devant mo
111
cet admirable adolescent ! A mon anniversaire de nais-
sance, il m'a donné son portrait à l'huile pour lequel il
a posé lui-même. Cette merveilleuse image m'a appris à
prouver victorieusement à autrui que j'ai du « génie » :
regardez donc là, vous autres, vous voyez de vos yeux
mon « génie » devant vous !
Un familier du roi m'a assuré qu'il lui semble que
l'adolescent n'est si sérieux et si sévère dans les affaires
du gouvernement, que pour ne permettre à personne de
prendre de l'influence et pour s'assurer la liberté la
plus complète, afin que, sûr de son pouvoir et absolu-
ment indépendant, il puisse vivre comme le comporte
son amour pour moi. Il sait parfaitement qui je suis et
ce dont j'ai besoin : je n'ai pas eu un mot à perdre à
propos de ma position. Il sait que le pouvoir d'un roi
doit pourtant suffire à éloigner de moi tout ce qu'il y a
de vulgaire, à me livrer tout entier à ma Muse, à me
procurer tous les moyens nécessaires pour faire repré-
senter mes œuvres quand et comme je le désire ! Il est
presque toujours à présent dans un petit château tout
près d'ici; en 10 minutes la voiture me conduit auprès
de lui. Il l'envoie tous les jours une ou deux fois, alors
je vole comme vers la bien-aimée. Ce sont des moments
ravissants ! Jamais ce besoin d'instruction, cette façon
de comprendre, ces frémissements et ces ardeurs ne
me sont apparus avec une si naïve beauté ! Et puis, ces
soins charmants pour moi, cette exquise chasteté du
cœur, de chacune de ses expressions quand il me parle
du bonheur qu'il a à me posséder : nous restons souvent
assis des heures ensemble, perdus dans la contemplation
l'un de l'autre. 11 ne pose pas pour moi : nous sommes
112
tout à fait seuls. Si je voulais, me dit-on, la cour tout
entière tne serait ouverte : Il ne me comprendrait pas si
j'ambitionnais d'y jouer un rôle. Tout est si beau, si vrai !
— Comme il me sera facile, de cette façon, de calmer
toutes les appréhensions : on ne me remarque pas, je
n'empiète sur les droits de personne ; tout ce que nous
méprisons tous deux du fond du cœur, poursuit tran-
quillement sa route, nous ne nous en soucions pas. Peu
à peu tous m'aimeront. Déjà l'entourage immédiat du
jeune roi est heureux de me voir et de me savoir ainsi,
parce que chacun sent que ma prodigieuse influence sur
l'esprit du prince ne peut que faire du bien à tous et
ne fera de mal à personne. De sorte que, de jour en
jour, tout en nous et autour de nous deviendra plus
beau et meilleur! —
Tel est mon bonheur, amie ! Doutez-vous que ce soit
le vrai ? Le vrai, oui, — ce devait être le vrai : vous verrez
à présent comme il durera et comme tout prospérera.
Ne doutez pas ! —
[Ecrit quelques jours plus lard.)
Si jamais quelque chose dans ma vie m'a désespérément
démoralisé et navré, c'est une faculté que possède « le
monde » et contre laquelle nous ne pouvons absolument
rien. C'est l'outrecuidance qu'il y a au fond de l'âme des
philistins à propos de « leur sagesse pratique » et leur
complaisante présomption, vis-à-vis des rares esprits
profonds et incompris, à se croire seuls prudents et
seuls sages. Cette abominable sagacité, cette risible inca-
pacité de comprendre et d'apprécier à leur juste valeur
H3
les choses de la vie, qui célèbre de temps à autre ses
triomphes à la face du fantasque cerveau-brûlé, n'est,
à la bien considérer et pour des esprits plus profonds,
qu'une des attributions de l'instinct, qui porte l'animal
à chercher ce qui est utile et nécessaire au jour le jour ;
comme l'esprit plus profond néglige fréquemment et avec
intention (afin de pouvoir embrasser un plus vaste hori-
zon) ce nécessaire immédiat, il est traité par ces intelli-
gences pratiques d'insensé et d'ignare. Nous sommes
donc forcés de souffrir que le monde, que nous compre-
nons parfaitement, ne nous comprenne jamais et qu'il
se permette de déplorer notre manque d'esprit pratique.
Mais quand cet état de choses se fait sentir dans le
domaine de la moralité et que le philistin se considère
seul comme moral, pour la seule raison qu'il n'a aucune
idée de la véritable moralité, n'en ayant pas le senti-
ment, alors cette condescendance et cet ironique aban-
don de nos droits à nos adversaires deviennent chose
difficile. Mais, — quand une âme féminine est à ce point
oublieuse des instincts de l'amour, que, du haut de cette
morale philistique, elle se met à juger, à plaindre, et... à
exhorter l'objet de son amour, alors la situation n'est
plus tenable. C'est devenu mon châtiment que, pour
avoir gâté ma propre femme en usant de trop de con-
descendance à cet égard vis-à-vis d'elle, elle en soit
finalement arrivée à ne plus trouver en elle-même un
point fixe, qui lui permette de me rendre une ombre de
justice. Les conséquences ont suivi...
Où êtes-vous à présent, amie? Écrivez-moi donc
encore une fois. Je suis tout seul ici : il me manque de
la société autour de moi, peut-être aurai-je la visite de
lU
Cornélius. Et« l'élément féminin », pourrai-je m'en passer
enlièrement? Avec un profond soupir je dis non, mais
que je devrais presque le désirer ! Un regard jeté à sa
chère image me console! Ah! l'aimable enfant! Il est
tout pour moi maintenant, monde, femme, enfant !
Mille amitiés ferventes !
Éternellement voire
R. Wagner.
Starnberg en Bavière, 30 juin 1864.
Chère et précieuse amie !
Je suis très fatigué et je souffre de ce que j'ai vécu :
maintenant que la surexcitation a disparu, la douleur
se fait sentir, comme après une blessure. Ce n'est pas
si vite que vous croyez que je pourrai me remettre à
l'art. J'en suis encore toujours à m'étonner quand je me
représente où j'en serais à présent si cette chose unique,
cette chose inattendue ne m'était arrivée, car tout ce
que je me croyais en droit d'attendre, m'a et m'aurait
lamentablement manqué! Je m'en rends compte à pré-
sent et j'en frémis. 3Ia solitude est horrible. Je ne puis
me soutenir auprès de ce jeune roi que comme sur la
plus haute pointe d'une montagne. L'abandon de mon
ménage, la nécessité de m'occuper encore absolument
seul de choses pour lesquelles je ne suis vraiment pas
fait, paralysent mes esprits : je vais de nouveau avoir à
changer de demeure ; j'ai eu à organiser tout un ménage,
lis
à me préoccuper de couteaux, de fourchettes, de plats
et de casseroles, de draps de lit, etc.. 3Ioi, adorateur
des femmes ! Comme, en retour, elles m'abandonnent
aimablement leur besogne ! —
Chérie, le plus beau dans votre belle lettre est l'allu-
sion à votre visite ! C'est là-dessus que je compte à pré-
sent et ne vous écris par conséquent pas davantage, ce
qui vient à point à ma paresse. Vous pourriez admira-
blement loger chez moi : j'ai pris, ne pouvant faire
autrement, toute une grande maison et tout sera à votre
disposition. Amenez aussi un secrétaire et rien ne vous
empêchera de dicter, tout en mangeant, au roman promis.
Nous devons pourtant une fois nous parler de nouveau à
cœur ouvert : qui sait si cela arrivera jamais encore ?
J'aimerais tant à mourir à présent! —
Hier M™« de Bulow est arrivée avec 2 enfants et une
bonne; le mari suivra. Cela anime un peu, mais je suis
si étrange que je suis incapable d'éprouver l'impression
juste. Peut être est-ce seulement le mauvais temps qui
en est cause? — Xe le croyez- vous pas aussi? — Nous
autres artistes, nous n'avons pourtant pas l'habitude de
prendre les choses si fort au sérieux ! Enfin, nous verrons
bien. Venez seulement bientôt et restez longtemps. Un
mot encore de mon jeune roi, c'est que si je ne suis pas
tout à fait et pleinement heureux, la faute n'en est pas
à lui. Du charme et de la beauté de ces rapports, vous
ne pouvez certainement encore vous faire une idée
exacte, vous ne le comprendrez que lorsque vous serez
auprès de moi; en un mot, — le sexe mâle s'est complè-
tement réhabilité à mes yeux par ce représentant. —
Vous verrez tout cela ! — Adieu, amie chère, précieuse,
116
angoissée , pleine de sollicitude , au regard profond 1
— Mille fois merci pour votre amité !
De cœur
Votre
R. Wagner.
Starnberg, 9 septembre 1864.
Chère et précieuse amie !
Je viens de nouveau à vous pour m'entretcnir un peu
avec vous, comme je l'ai eu si souvent à cœur dans ces
derniers temps. Que vous ne m'ayez pas rendu visite
n'est vraiment pas gentil de votre part, mais je sais déjà
que pour vous, au-dessus de maison, mari et enfants, il
n'y a rien, conséquemment vous êtes du nombre des
absolument heureux qui possèdent cela en tout ou en
partie et qui ne manquent jamais de prouver, chaque fois
que la nécessité de choisir se présente pour eux, que
rien ne vaut le bonheur qu'ils possèdent, — donc, abso-
lument heureuse ! —
Eh bien ! Je ne suis pas de ceux-là ; — pensez un peu
ce que je ressens : — le plus complet dégoût de la vie
lutte en moi contre l'intention formellement arrêtée
d'employer désormais bien ma vie. C'est singulier, mais
quand j'ai cette intention, je ne me sens jamais à l'aise,
je remarque alors que tout n'est vraiment qu'affec-
tation et qu'il n'y a rien de vrai derrière. Toutefois, le
117
profond manque de foi en ma vie, se révèle alors sou-
vent à moi sous une forme exquisement apaisante ; il y
a alors des moments, comme lorsque le sommeil vient,
où je jouis de la véritable félicité. —
J'ai donc à présent un jeune roi qui m'aime avec exal-
tation : vous ne pouvez-vous en faire une idée ! Je me
souviens d'un rêve que j'ai fait dans les premières
années de mon adolescence, je rêvai que Shakespeare
vivait et que je le voyais et lui parlais réellement, cor-
porellement; l'impression m'en est à jamais restée et se
transforma en un ardent désir de voir Beethoven (qui
était déjà mort aussi). Quelque chose de semblable doit
se passer dans cet être charmant quand je suis auprès
de lui. Il me dit qu'il en est encore toujours à douter
qu'il me possède véritablement. Ses lettres à moi, nul
ne peut les lire sans être étonné et ravi. Liszt est d'avis
que sa réceptivité est parfaitement au niveau de ma pro-
ductivité. C'est une merveille, — soyez-en sûre ! — Et
cela pourrait ne pas faire plaisir? Cela doit en faire!
Mais — que de peine, que de peine me coûte le plaisir !
Il n'a rien moins fallu que ce roi merveilleux, sinon,
— c'était fini, absolument fini!
J'en étais en quelque sorte déjà arrivé à être congédié
par tous mes vieux amis : vous seule, à parler franche-
ment, vous croyiez encore en moi. —
Depuis quelque temps je suis de nouveau tout à fait
seul, comme dans un château maudit. Je ne nie pas que
cette solitude absolue ne me soit maintenant fort per-
nicieuse : croyez-m'en, c'est un mal auquel je finirai
par succomber. Malheureusement, cela allait tout aussi
horriblement mal quand j'avais des amis auprès de moi :
,118
il n'y avait ni joie ni repos. Le pauvre Bulovv nous est
arrivé au commencement de juillet dans le plus complet
, état d'épuisement, avec des nerfs surmenés et exaspérés;
il n'a eu que du mauvais temps, donc a fait un séjour
malsain et est tombé d'une maladie dans l'autre. Ajoutez
à cela un mariage tragique, une jeune femme douée
d'une façon rare, inouïe, le merveilleux pendant de
Liszt, seulement supérieure à lui au point de vue intel-
lectuel. —
Si, m'en tenant à la surface, il m'était possible de
me réserver la part d'agrément qui pourrait me venir
des circonstances et des choses ! Mais je ne suis pas fait
ainsi ; je suis assez fou pour tout prendre au sérieux. Le
plus important était d'arracher Bulow à son affolant sur-
menage artistique et de lui fournir un plus noble champ
de travail.
Il n'a pas été difficile de décider le jeune roi — et,
d'autre part, la chose était importante pour lui — à
nommer Bulow son pianiste particulier. J'espère donc
avoir sous peu les Bulow chez moi et pour toujours. Je
leur ai démontré à tous deux qu'il n'est qu'un moyen de
salut pour nous tous : travailler en commun au grand
Art, créer, agir. — Ce serait alors une nécessité de plus
pour persévérer et lutter, en dépit des écœurements du
dégoût de la vie. — Vous voyez que je ne prends rien
légèrement. Pas même un cas comme la mortdeLassalle:
le malheureux était chez moi (par Bulow) justement
quinze jours avant sa mort, pour me supplier d'inter-
venir auprès du roi de Bavière contre son ambassadeur
en Suisse, Dônniges (il faut savoir que je passe pour le
favori tout-puissant : l'autre jour les parents d'une
119
empoisonneuse se sont adressés à moi!). Qu'en dites-
vous ? Je ne connaissais pas du tout Lassalle ; en cette
occasion il m'a profondément déplu ; c'était une affaire
d'amour où il n'y avait que vanité et pathos. J'ai reconnu
en lui le type de l'homme important de notre avenir,
que je suis forcé de nommer l'âge germano-judaïque.
Je suis encore sans maison en ville : j'aimerais bien
quelque chose de permanent et je ne trouve rien. Je
devrais faire bâtir, mais il faut deux ans pour cela. Est-
ce que je vivrai si lontemps? Et pourtant, il le faut. Mon
jeune roi thésaurise, ajourne les travaux paternels, etc.,
pour conserver intacte la somme nécessaire à l'exécution
des IN'ibelungen. Je n'ai pas encore eu un seul jour de
véritable repos comme avant; j'hésite, je ne sais qu'entre-
prendre en premier lieu. Après tout, je crois que je
laisserai tout le reste là et que je terminerai les Nibe-
lungen : si je dis cela au roi, il m'en choyera encore
davantage.
Mais maintenant, écoutez : le 2 octobre, la première
fois que le roi viendra au théâtre, je lui donne une repré-
sentation modèle du Vaisseau Fantôme (le seul de mes
opéras malheureusement qui puisse être bien donné à
présent). Tout est préparé pour que ce soit une repré-
sentation parfaite. Au milieu d'octobre, j'ai un grand
concert eu je ferai exécuter mes nouveaux fragments,
comme jadis à Carlsruhe. Viendrez-vous? — En mai,
l'année prochaine, Tristan avec les Schnorr. — Vien-
drez-vous aussi?
Où en est le roman? — Comment va Wille et les fils?
Veuillez leur faire mes meilleures amités. — Que fait « la
contrée maudite? » Me voulez-vous toujours du bien?
120
Croyez- vous à ma reconnaissance? — Croyez-vous_ en
moi? — Répondez avant le concert.
Amitiés sincères !
Votre
R. Wagner.
Munich, 21, Rrennerstrasse.
8 octobre 1864.
Très chère !
Votre silence m'inquiète. Vous avez pourtant reçu il
y a quelque temps une lettre de moi. —
Je saisis un moyen pour vous amener à me donner
bientôt de vos nouvelles.
Je vous envoie une lettre de mon jeune roi et je vous
prie de me la renvoyer bien vite, comme restitution
d'un dépôt d'amour ! —
Hier, lorsque nous avons décidé de terminer et de
faire exécuter mes Nibelungen, j'ai été si saisi d'étonne-
ment en face des facultés merveilleuses de ce divin
jeune roi, que j'étais sur le point de tomber à genoux et
de l'adorer. —
Au commencement de novembre : le Vaisseau-Fan-
tôme et exécution de mes fragments (avec Sclmorr). Au
printemps : Tristan. Été de 1867 : l'Anneau du Nibe-
lung.
Mille amitiés !
De cœur
Votre
R. Wagner.
121
Amie!
Deux mots pour votre orientation ! Vous connaissez
ma réponse (*) : la voici de nouveau. Elle contient une
inexactitude : mes rapports avec le roi y sont repré-
sentés avec restriction. Pour mon repos, je désirerais
ardemment qu'il en fût ainsi. La fatale et étrangement
profonde sympathie du roi pour moi... Si, pour mon
repos, je renonçais aux droits qu'elle me donne, je ne
comprends pas comment, vis-à-vis de mon cœur et de
ma conscience, je pourrais me soustraire aux devoirs
qu'elle m'impose. Vous devinez que ce ne sont que des
hommes de paille qu'on lâche ainsi sur moi ; cela ne
signifie rien et la calomnie en est déjà arrivée à jouer
un jeu désespéré. 5Iais les instigateurs!... Je frémis, si
ne songeant qu'à mon repos, je me retire dans les
limites jugées nécessaires, de l'abandonner... à son
entourage! —
J'ai peur au plus profond de l'âme et je demande à
mon démon : Pourquoi ce calice? — Pourquoi, là où je
cherchais le repos et de paisibles loisirs pour le travail,
être pris comme dans un rets dans une responsabilité
qui met entre mes mains le salut d'un homme divine-
ment doué et peut-être le bien d'un pays? — Comment
sauver mon cœur ici ? Comment alors être encore
artiste? — // lui manque tout homme qui lui serait néces-
saire ! Voilà, voilà ce qui m'obsède et me serre le cœur.
(*) Voir dans V Allgemeine Zeîtung du 20 février 1865,
l'article écrit par Richard Wagner lui-même : Richard
Wagner et l'opinion pvblique.
122
Le jeu que joue la cabale et qui n'est calculé que pour
me mettre hors de moi et m'arracher une indiscrétion,
finira de lui-même. Mais quelle énergie, qui m'enlève-
rait à jamais à mon repos, me faudrait-il pour soustraire
mon jeune ami à son entourage ! — Il tient si ferme,
il est si touchant dans sa fidélité pour moi et pour le
moment ne veut rien savoir de tout cela. —
Que dites-vous de mon sort ? — Mon aspiration vers
le dernier repos est inexprimable : mon cœur ne peut
plus supporter ce vertige ! —
Salut cordial à Wille ! •
Votre très fidèle
Richard Wagner.
Munich, 26 février 186S.
Amie chérie!
Miracle! J'ai enfin une heure de tranquillité et de
repos moral que j'emploie à expédier une douzaine de
lettres. C'est justement le tour de la vôtre, car vous devez
recevoir deux ou trois lignes, cela va sans dire, quoique
Cosima m'ait promis de vous écrire en mon nom. Il doit
pourtant vous être impossible de croire que j'aie pu, à
cette époque de l'année, ne pas penser tous les jours à
vous avec reconnaissance, amour et mélancolie? — Cer-
tainement non! Chaque brin d'herbe qui croît dans
iS3
mon jardin, me rappelle le verdoiement du vôtre,
l'année passée !
Eh bien, — venez! Voyez-vous, c'est votre mari qui
insiste pour que je vous y engage ! Eh ! Comme c'est
beau! — Comme je ris de bon cœur de Wille ! —
Oui, venez! Les trois représentations principales ont
lieu les 15, 18 et 22 mai. Elles seront merveilleuses,
JAMAIS on n'aura rien vu de semblable. C'est pour cela
que j'ai dû souffrir, pour en arriver à vivre cela ! De la
splendeur des deux Schnorr, vous ne pouvez vous faire
aucune idée ! Toute la force de leur vie, ils l'ont con-
centrée dans cet unique rôle qu'ils dominent à présent,
de toute la plénitude de leur valeur artistique. — Mon
article décrit encore beaucoup trop faiblement les admi-
rables conditions dans lesquelles mon œuvre va paraître.
Quant aux dons divins de mon jeune roi, nulle hymne
ne pourrait les épuiser en les célébrant. Tout est ici
comme en un rêve enchanté; on ne peut s'imaginer que
tant de beauté, de profondeur et d'élévation puisse sou-
dain éclater dans une vie humaine. Et comme il est
sage, sans s'en douter le moins du monde. Mais beau-
coup de tristes choses planent au-dessus de nous :
l'horrible vulgarité de l'entourage et de toutes les cir-
constances et pourtant, — tout est dominé par lui sage-
ment, avec un instinct tout à fait infaillible. — Dieu ! si
celui-là vit et prospère ! Alors la nation allemande aura
enfin le modèle dont elle a besoin, — et un autre que
Frédéric II !
Toutes mes craintes se sont évanouies, grâce à Son
incomparable sûreté de sentiment. Rien ne lui nuit, —
il est sacré. —
124
Mes amitiés les plus sincères à Wille ! Ayez honte —
et venez, cela en vaudra la peine.
Du fond du cœur,
Votre
R. Wagner.
30 avril 1865.
Munich, 26 septembre 1865.
Dites donc, chère amie, comment vous a-t-il été pos-
sible de passer si près de moi cet été? Combien de fois
déjà n'ai-je pas voulu vous adresser cette question ! Mais
ma stupéfaction en était si grande que je n'y suis pas
encore parvenu. — Il vous a même été possible de résister
aux instances de votre mari ! Ainsi, vous avez donc passé
avec moi des périodes de ma vie aussi horribles
qu'étranges, vous les avez passées dans la plus profonde
intimité, en moi et avec moi, vous avez senti et souffert
avec moi, pour m'abandonner tout d'un coup à l'un des
moments les plus importants de ma carrière ! Comme c'est
étrange ! — Comme cela donne de nouveau à penser! —
Que vous dirai-je de moi? —
J'ai parlé d' « un moment important » : je n'ai pas dit
« un moment de joie ». Peut-être avez-vous pressenti que
là aussi, à cette hauteur, — il n'y aurait, à parler franche-
ment, que peines et douleurs pour moi, et vous sentiez-
vous trop souffrante pour m'accorder votre pitié? —
Il y a eu une petite période pendant laquelle je croyais
vraiment rêver, tant je me sentais de joie au cœur.
C'était pendant les répétitions de Tristan.
125
Pour la première fois de ma vie, j'ai été couché, moi
et mon art tout entier, comme sur le lit de l'amour. Cela
devait être ainsi une fois ! Grand, noble, libre et riche,
l'atelier tout entier ! puis un couple d'artistes merveil-
leux, que le ciel m'avait dispensé, intimement uni,
ardemment dévoué, doué d'une façon stupéfiante. Mon
fidèle ange gardien planant toujours au-dessus de moi,
rayonnant de beauté, versant ses bénédictions, plein
d'allégresse en face de ma satisfaction, de ma joie du
succès croissant, ordonnant, toujours invisible, ce qui
m'était utile, éloignant ce qui pouvait me nuire. Comme
un rêve enchanté l'œuvre croissait et atteignit une réalité
que nul n'avait pu pressentir : la première représenta-
tion,— sans public, pour nous seuls, — donnée comme
répétition générale, ressemblait à l'accomplissement de
l'impossible !
Le sentiment du rêve ne m'abandonna pas un instant :
je m'étonnais et m'étonnais qu'on pût vivre cela ! — Ce
fut le point culminant et pourtant, ce fut rendu amer par
— des absences ! — Oui : rendu amer ! Comme vous me
semblez tous petits, vous qui vous êtes dérobés — à
cette émotion ! —
A partir de là, — rien que douleurs ! Comme, à dire
vrai, je ne donne rien pour le soi-disant succès, les expé-
riences de ce genre faites sur le public, me parurent
importunes et avilissantes. A la quatrième représenta-
tion, je fus envahi — au dernier acte — par le sentiment
de la profanation de cette exécution inouïe, je m'écriai :
C'est la dernière représentation de Tristan et plus jamais
il ne sera donné ! Et maintenant la chose est accomplie.
Jlon admirable chanteur me quitta, plein d'allégresse,
126
rayonnant de fierté et de satisfaction. Huit jours après je
volais à Dresde pour assister à son enterrement : la
goutte volante, voilà le nom du démon qui lui a sauté du
genou au cerveau. Il gisait là. — Depuis lors, tout est
triste pour moi. J'ai été seul dans les hautes montagnes
et maintenant, je suis seul ici. Je ne puis plus parler à
personne et l'on me croit toujours en voyage. Le mer-
veilleux amour du roi me tient en vie : il a soin de moi
comme jamais homme n'a eu soin d'autrui. Je revis en
lui et je veux encore lui créer mes œuvres. Pour moi-
même, je ne vis vraiment plus. Mais il éloigne de moi
tout ce qui me rappelle la vie et la réalité : je ne puis
plus que rêver et créer.
Voilà ce qui est et ce qui sera. Mon ardeur au travail
engloutit toute ma pensée. J'achève à présent les Nibe-
lungen : un Parsifal est déjà ébauché. Tout est étrange
comme dans un rêve : sinon, tout serait mortellement
douloureux.
Maintenant donnez-moi de vos nouvelles. — Mille
amitiés, chère, intime amie ! Vous souvenez-vous encore
de vos prophéties? Non, ce n'était pas là la cause : ce
qui pouvait être accompli, a été accompli, comme jamais
rien ne l'a été, — mieux que le plus beau des rêves. Et
vous n'avez pas même voulu approcher du lieu de ce
rêve?
Que tout soit salué du fond du cœur par
Votre
Richard Wagner.
127
Genève, Campagne des « Artichauts ».
26 décembre I860.
Très chère et vénérée amie!
Vous voyez que je prends tout au sérieux et vous vous
attendez certainement aussi que je m'en tiendrai au
sérieux de ma dernière lettre. Soyez sincèrement et pro-
fondément remerciée pour votre réponse. Je n'attendais
que l'annonce de votre retour à Mariafeld pour vous faire
connaître ma dernière résolution, comme vous me le
demandiez. — Je reste ce que j'étais. —
En ce qui concerne mes rapports avec Munich, je ne
puis vous dire grand'chose : vous pouvez dissiper vous-
même les vapeurs mensongères, si vous voulez y voir
clair. Le fait est que je prends tout au sérieux et qu'il
ne peut être question de prudence avec moi. Il s'agit à
présent de laisser quelque temps au jeuhe roi, afin qu'il
apprenne un peu à régner et à être le maître. L'école
des souffrances actuelles lui fera du bien. Son trop
grand amour pour moi l'empêchait de regarder autour
de lui et de se rendre compte d'autres choses : il était
facile à tromper. Il ne connaît personne et — doit d'abord
apprendre à connaître les gens. Mais j'ai de l'espoir
pour lui. De même que je suis à jamais certain de son
amour, j'ai confiance dans le développement de ses
admirables facultés. Il lui reste seulement à apprendre
à connaître un peu plus les hommes. Alors il saura faci-
lement distinguer ce qui est juste.
128
Envoyez-raoi Félicitas et ne considérez pas ma
demande comme une flatterie ! —
Adieu ! Bien des amitiés à Wille.
Votre
Richard Wagner.
Si j'ajoute quelques mots aux deux dernières
lettres de Wagner, c'est qu'il ressort de ces
lettres que c'était dans des circonstances diffi-
ciles et précaires qu'il vivait à Munich, de
sorte qu'il aimait à se ménager un temps de
repos pour échapper à de mesquines persécu-
tions et pour laisser se dissiper « les vapeurs
mensongères ", qui ne se rassemblaient que
trop facilement autour de lui.
La lettre que Wagner m'écrivit de Genève,
me parvint à Hambourg et m'alarma. Je ne
connaissais pas Munich, mais je savais que les
savants et les poètes de l'Allemagne du Nord
qui avaient reçu les faveurs du roi Max, avaient
excité l'antipathie des Munichois. Bien plus
sérieuse et plus profonde me semblait l'animo-
sité que beaucoup éprouvaient contre l'homme
extraordinaire sur lequel la faveur royale
n'avait versé que trop généreusement la for-
tune et l'éclat.
Ce qui, dès le principe, m'avait préoccupée,
c'est que les choses avaient été poussées d'em-
129
blée jusqu'à l'extrême, et ne présentaient aucune
garantie de durée. C'est pour cette raison que
je n'avais pas accepté les invitations de Wagner,
que je n'avais pas assisté aux représentations
de Tristan et Isolde, que je n'avais pas été le
voir à Starnberg et je ne pouvais pas encore
trouver la forme exacte pour lui écrire ce que
j'avais sur le cœur, c'est-à-dire qu'il n'était pas
l'homme qui pût faire sentir au jeune monar-
que, que l'art et la poésie ne peuvent être le
but suprême des pensées royales, mais que
celui qui est appelé à porter un peuple dans
son cœur et à en inscrire les droits dans sa
conscience, prend sur lui des devoirs plus diffi-
ciles et plus sérieux. Je ne sais si cette fois ma
lettre formula ma pensée, ni si elle parvint
jamais entre les mains de "Wagner, en tous les
cas je ne reçus pas de réponse et pendant les
trois mois que je restai à Hambourg à cause de
l'état de santé de mon père, nous n'échan-
geâmes aucun signe de vie.
Quand je revins à la maison au printemps,
j'appris que Wagner était rentré à Munich et
que le roi s'intéressait à l'idée de faire bâtir
dans les environs de sa capitale un théâtre
destiné uniquement à la représentation des
drames lyriques. Semper avait fait, d'après le
projet et les dispositions de Wagner, un plan
130
grandiose et de style pur, comme il aimait à
édifier ses œuvres.
Le commencement de cet été fut un temps
pénible pour l'Allemagne : la guerre entre la
Prusse et l'Autriche était dans l'air et l'on
reculait bien moins devant la guerre que devant
la pensée d'un combat fratricide, qui devait
amener l'unité de l'Allemagne. Wagner fit alors
un séjour à Lucerne, Wille alla le voir et
trouva chez lui Semper, qui était venu lui sou-
mettre le plan du théâtre projeté. Ces messieurs
étaient ensemble lorsque Wille essaya de per-
suader à Wagner d'employer son influence sur
le roi de Bavière pour qu'il gardât la neutralité
et proposât son arbitrage aux parties belligé-
rantes. Wagner, alors plein d'antipathie pour
Bismarck et la Prusse, s'y refusa et dit qu'il
n'avait en politique aucune influence sur le roi,
qui, lorsque lui, Wagner, entamait ce sujet,
regardait en l'air et se mettait à siffler. — Puis
il parla de la sévérité de l'éducation que le roi
Max avait fait donner à ses fils, surtout à l'hé-
ritier du trône. Semper, qui était présent à cet
entretien, l'ébruita et Wille fut attaqué avec
violence par un journal catholique de Lucerne.
Je laisse à présent passer quelques années
pendant lesquelles la correspondance entre
Wagner et Mariafeld sembla assoupie. Beau-
f
131
coup d'événements ont dû alors marquer la vie
de Wagner, beaucoup d'événements avaient
marqué la nôtre. La faiblesse toujours crois-
sante de mes parents m'avait enlevée tous les
ans des mois entiers à mon foyer. Après leur
mort, nous avions passé deux hivers en Italie.
La douleur et la joie s'étaient succédé à Maria-
feld : mon fils aîné s'était marié et m'avait
amené la fille chérie qui m'avait toujours
manqué.
Pendant ce temps, Wagner avait terminé
les Maîtres Chanteurs et en juin 1868 devait
avoir lieu la première représentation d'une
œuvre que j'avais en quelque sorte vue naître
sous mes yeux. M™® de Bulow nous avait invités
au nom de Wagner ; des amis de Wagner, de
loin et de près, avaient promis leur présence.
Il se trouva cette fois que, revenant d'une visite
faite à ma sœur en Silésie, je pouvais passer par
Munich et j'étais heureuse de revoir notre ami.
La représentation fut splendide; quoique
soufl'rant, Bulow animé de l'esprit et du souffle
du maître, dirigea l'orchestre avec une superbe
énergie. Le roi, qui était assis dans la grande
loge centrale, avait invité le poète-compositeur
à prendre place auprès de lui : « Il faut que le
poète marche avec le roi. »
Après le premier acte, Wagner fut appelé
132
avec enthousiasme, mais il ne parut pas sur la
scène, n'ayant pu trouver le chemin qui y con-
duisait. La représentation continua et lorsqu'elle
fut terminée et que le public réclama avec fré-
nésie le créateur de ces joies profondes, Wagner,
sur l'ordre du roi à côté duquel il était assis, se
leva et du haut de la loge royale, s'inclina vers
l'assistance. Ce manque de formes m'effraya et
me fit mal : il est vrai que le roi avait com-
mandé, le poète avait obéi.
Wagner demeurait alors au premier étage
de la maison qu'occupait la famille de Hans de
Bulow. Je ne restai qu'un jour à Munich : notre
ami était au centre de son entourage artistique,
peut-être aussi n'était-il pas sans appréhension
par rapport aux suites de l'incident de la veille,
je n'avais donc pas de raison pour rester
davantage.
Je ne sais si ce n'est pas à cause de cet inci-
dent que Wagner se décida peu après à quitter
Munich et à s'établir à Tribschen, au bord du
lac de Lucerne. Tout est si loin déjà que j'ai
perdu le souvenir de bien des choses, mais
Wagner ne nous parla point des raisons qui
l'avaient décidé à ce changement, quand il vint
nous voir à Mariafeld et qu'il passa quelques
jours auprès de nous, aussi plein de cordialité
et de chaleureuse affection que par le passé.
138
Je cède de nouveau la parole à trois lettres
de Wagner. L'une de ces lettres accompagnait
une brochure et montre l'amabilité de l'auteur,
qui voulait se rappeler au souvenir de sa vieille
amie. Les deux autres nous mènent au temps
où la paix et le bonheur brillèrent enfin pour
Wagner. Dans ces années de solitude, le bon-
heur, qui lui avait manqué toute sa vie, avait
enfin mûri dans son âme et dans son cœur. On
raconta que, pendant que le Créateur du drame
musical séjournait à Tribschen avec son amie
et les enfants de son amie, un hôte auguste
vint visiter incognito cet asile de paix.
Chère et vénérée amie !
Vohe fidèle et bonne lettre m'a fait bien plaisir. Après
une promesse que vous nous aviez faite il y a deux ans,
nous étions en droit d'attendre une longue visite de vous
à Tribschen. Tout l'été passé j'en ai espéré l'accomplis-
sement et je n'étais pas loin de me faire des idées peu
agréables à propos de votre absence.
Depuis lors je n'ai plus quitté mon asile et j'ai bien
l'intention d'y rester des années sans bouger, ferme-
ment résolu à ne me consacrer qu'à mon travail et non
plus à des efforts extérieurs, énervants et stériles. Pour
le moment j'en suis à Siegfried, interrompu en I808.
Ma noble amie et consolatrice est depuis longtemps
134
auprès de moi avec ses enfants. Nous ne voyons per-
sonne, mais nous aimerions à vous voir parmi nous.
Votre souvenir m'a fait du bien. Conservez-moi votre
affection et soyez sereine. Vous méritez une belle cou-
ronne.
De coeur,
Votre
Richard Wagner.
Tribschen, 25 mai 1869.
Chère et vénérée amie !
Je prends la liberté de me rappeler à votre souvenir
par l'envoi d'une nouvelle brochure de moi — cette fois
« sur la Direction ». Plusieurs choses vous y intéresse-
ront. Peut-être que d'autres exciteront un peu de scan-
dale, — si ce n'est chez vous, — du moins quelque part
d'autre à Zurich, c'est pourquoi je n'envoie pas ce petit
livre d'un autre côté.
Vous voyez que je tiens toujours ferme et que je ne
perds point courage, quand bien même j'ai perdu toute
espérance.
Avec les amitiés les plus sincères et les souvenirs les
plus reconnaissants,
Votre fidèle,
Richard Wagner.
Lucerne, 26 mars 1870.
135
Chère, vénérée amie !
Je n'ai certainement pas besoin de vous dire le plaisir
que votre lettre et votre invitation nous ont fait. Il est
sûr que nous viendrons, car vous serez les premiers
à qui nous nous présenterons mariés. Pour en venir là,
il nous a fallu beaucoup de patience : ce qui était inévi-
table depuis des années, n'a pu arriver à une solution
qu'après des souffrances de tous genres. Depuis que je
vous ai vue en dernier lieu à Munich, je n'ai plus quitté
mon asile, dans lequel s'est aussi réfugiée depuis lors
Celle qui devait prouver qu'il y avait quelque chose à
faire pour moi et que l'axiome formulé par tant d'amis :
« il n'y a rien à faire pour Wagner », n'était pas juste.
Elle savait qu'il y avait quelque chose à faire et elle l'a
fait : Elle a bravé toutes les ignominies et pris sur elle
toutes les condamnations. Elle m'a donné un fils mer-
veilleusement beau et vigoureux que j'ai hardiment
appelé Siegfried : il prospère à présent avec mes
œuvres et me donne une vie nouvelle, qui a enfin trouvé
sa raison d'être.
Nous nous sommes donc entr'aidés en dépit du
« monde », d'où nous nous sommes entièrement retirés.
De cette façon ce qui est vrai seul, nous est resté, et
plus touchante que la conquête de nouveaux amis, a été
pour nous la fidélité des anciens. Ma sœur, Ottilie Brock-
haus, m'a déjà rendu visite l'automne passé avec sa
famille; j'aurais aimé à vous voir parmi eux. Maintenant,
c'est la Saint-Jean qui vous amènera. Soyez les bien-
Ycnus du fond du cœur !
136
Mais maintenant écoutez : ne trouveriez-vous pas juste
et significatif que je ne vous amène la mère de mon fils
que comme ma femme légitime? Ce n'est heureusement
plus loin et nous espérons pouvoir pénétrer à Mariafeld
encore avant la chute des feuilles. Mais conservez-moi
tout entière votre vieille amitié et venez bien, bien vite
chez nous, à Tribschen, avec tous les chers vôtres. Si
vous avez des petits-enfants, amenez-les aussi; vous
trouverez ici une nombreuse jeunesse, qui se groupe
joyeusement autour de la mère, tout à la fois leur insti-
tutrice et leur éducatrice. Outre cela, beaucoup de
choses peut-être qui vous feront plaisir.
Comme nous nous réjouirions sérieusement et pro-
fondément si vous nous annonciez votre visite bien pro-
chaine ! Chaque jour nous convient, nous sommes tou-
jours prêts. —
Vous me l'aviez prophétisé, noble femme ! Vous rap-
pelez-vous, lorsque, il y a six ans, j'ai pris congé de
votre hospitalière maison? J'étais misérable. Mais vous
m'avez regardé et — vous m'avez prophétisé, — vous
vous le rappelez bien! Eh bien, amie, venez et convain-
quez-vous que vous avez le cœur qui fait les bons pro-
phètes !
Soyez bénie ! Que tout ce qu'aime votre grand et noble
cœur prospère ! C'est mon souhait à moi !
Votre
Richard Wagner.
Tribschen, 25 juin 1870.
t3T
J'ajoute à cette dernière lettre que nous pré-
vînmes la visite des nouveaux mariés à Maria-
feld en leur portant nous-mêmes nos vœux de
bonheur.
Ce fut un dimanche, le 3 septembre 1870,
que nous nous rendîmes à Tribschen. Dans la
salle d'attente de la gare de Zurich régnait la
plus grande animation, car, avec la nouvelle de
la victoire de Sedan, on venait d'apprendre que
l'empereur des Français s'était constitué pri-
sonnier entre les mains du roi de Prusse. Ce
grand événement remplit mon mari de joie et
je partageai son sentiment. Mais, pendant que
le train nous emportait vers Lucerne, fidèle à
sa nature féminine, ma pensée s'occupait pour-
tant de l'immédiat, je songeais au douloureux
épisode qui, six ans auparavant, avait amené
Wagner à Mariafeld et l'avait intimement rap-
proché de moi, au changement subit survenu
dans son sort, au bonheur qui lui était échu et
comment aujourd'hui, débarrassé de toutes les
épines qui couvraient son chemin à Munich, il
était libre de travailler, de créer et d'être heu-
reux comme il l'entendait. Affiné par des années
de lutte et de persévérance, son amour s'était
conservé fidèle et profond pour la femme hé-
roïque et de haute race qu'il pouvait à présent
joyeusement et fièrement proclamer sienne à la
138
face du monde. Les paroles que Wagner a
adressées à son « royal ami » me revinrent
involontairement à l'esprit :
« Tu es le doux printemps, qui m'a paré de nouveau,
— qui renouvelle la sève dans les rameaux et dans les
branches ; — c'est ton appel qui m'a soustrait à la nuit,
— qui retenait mes forces dans l'engourdissement de
l'hiver. — Comme ton auguste et gracieux salut m'a ravi,
— qui, accumulant les délices, m'a arraché à la douleur;
— fier de mon bonheur, je marche à présent par des
voies nouvelles, — dans l'estival royaume de la Grâce. »
Ce fut un jour charmant que celui que nous
passâmes à Tribschen, l'un des plus jolis points
du lac de Lucerne, avec notre ami et son
aimable femme, entourés de beaux enfants. Il
y aurait beaucoup à dire de cette belle fête de
famille : lorsque les premières effusions de joie
après une longue séparation, eurent eu leur
cours et que mon mari et Wagner se furent
suffisamment expliqués à propos de Sedan, Bis-
marck et Napoléon, des profondeurs du jardin
s'éleva, en mon honneur, une musique suave,
entraînant l'âme vers les régions d'en haut,
comme Wagner savait en créer.
Et ce ne fut pas le seul, il y eut maint autre
beau jour que nous passâmes avec Wagner et
les siens, même en hiver, malgré les glaces et
les neiges, pendant les premiers mois de
139
l'année 1871, comme si la vieille amitié était
redevenue nouvelle, Mon fils aîné et sa femme,
mes petits-enfants, les enfants que l'on amenait
de Tribschen, mon plus jeune fils et d'autres
hôtes appréciés, formaient un joyeux cercle.
Chez mon mari comme chez Wagner, la source
de la vie intellectuelle bouillonnait fraîche et
joyeuse comme dix-huit ans auparavant, quand
ils se réunissaient souvent et que Herwegh leur
était cher.
J'avais avec la femme de Wagner les rapports
les plus charmants : je sentais que je lui étais
sympathique et qu'elle était attirée vers moi.
C'était pour moi une apparition particulière-
ment attachante : la fille géniale de Liszt était
semblable à son illustre père et pourtant bien
différente! L'intelligence, l'imagination et la
poésie qui l'animaient, en faisaient la véritable
compagne de Wagner et lui permettaient de le
suivre en pleine connaissance de cause, sur
toutes les hauteurs vers lesquelles l'entraînait
son génie. Elle s'absorbait dans sa musique avec
le plus recueilli des enthousiasmes, carie monde
où il vivait, était aussi le sien! Le génie de
Wagner était ingénieux à trouver souvent pour
elle quelque hommage musical, délicat et tou-
chant. Dans sa maison elle était toute à sa
tâche d'épouse et de mère, institutrice et éduca-
140
trice de ses enfants, comme me l'avait écrit
Wagner. Sa culture intellectuelle et le tact de
la femme qui connaît le monde et la vie, ren-
daient sa conversation très attrayante.
Lepoque où nous nous voyions ainsi, était
sérieuse et grosse de conséquences. Les com-
bats et les victoires des armées allemandes,
l'inquiétude et les soucis pour les parents et les
amis qui gisaient blessés à l'hôpital, la profonde
douleur pour d'autres qui étaient tombés sur le
champ de bataille, la grandeur des événements
qui amenaient forcément une solution, le long
siège de Paris, les princes et les rois allemands
qui posèrent à Versailles la couronne impériale
sur le front du chef victorieux de l'Allemagne
unifiée, tout ce qui arriva si précipitamment
alors, était si grand historiquement que l'on se
sentait soi-même élevé, et que les simples faits
de la vie ordinaire semblaient eu recevoir une
consécration. Je me souviens comme nous
fûmes profondément remués lorsque, par une
froide et calme journée, la canonnade du siège
de Belfort tonna jusqu'à nous.
Lorsque, la guerre terminée, le peuple alle-
mand sou^son glorieux empereur, commença à
sentir en soi la force qui lui venait de l'unifica-
tion, lorsque tout s'agita et tendit en avant, à
ce moment-là Wagner aussi se tourna vers la
141
patrie. Il ne put écrire dans le calme de son
bonheur sa Messe solennelle, comme je le lui
avais souhaité. Ses Nibelimgen étaient achevés
et voulaient apparaître à la lumière : ils appar-
tenaient à la nation, le peuple allemand devait
apprendre à connaître ses dieux, les légendes
héroïques et les mythes de ses antiques ori-
gines, sous la forme grandiose et plastique du
drame. C'est ce que voulait Wagner ! Il était
enthousiaste de l'idée de préparer à Bajreuth,
sous le sceptre du roi de Bavière et au centre
de la grande patrie, des fêtes olympiques
auxquelles le peuple affluerait de toutes les
vallées allemandes, et qui seraient telles que
l'humanité moderne en a besoin, c'est-à-dire
l'union intime de la poésie et de la musique
avec la collaboration de tous les autres arts.
C'est ce qu'il nous a dit plus d'une fois avant
de se rendre en Allemagne pour s'assurer que
son projet était exécutable.
Nous avions passé en Italie les mois d'hiver
de 1872 et nous revenions joyeusement chez
nous pour célébrer le mariage de notre second
fils, lorsque nous apprîmes que Wagner, avec
son énergie caractéristique, avait déjà pris
toutes les mesures nécessaires à son installa-
tion à Bayreuth et que bientôt il ne serait plus
près de nous.
142
Nous nous réunîmes encore une fois avant
que nos amis quittassent le lieu où ils avaient
trouvé le bonheur et le repos.
La vie de Wagner à Bayreuth, l'œuvre
gigantesque qu'il a entreprise et qu'il a accom-
plie, la splendeur de ses drames et la force
victorieuse de son génie, n'appartiennent pas
au cadre de mes descriptions. Je me suis bornée
à dire ce que j'ai vu et à ajouter, en me fondant
sur mes sentiments d'affection, quelques détails
inoffensifs empruntés à la vie privée, qui servi-
ront à l'éclaircissement des lettres et peut-être
à la caractéristique de Wagner.
alloth^que
[t^ d'Ottawa
The Library
UTiversity of Ottawa
Date Du.^
d39003 001! 15731b
CE ML 0410
COO WAGNER, PÎCH OUÎNZF LFT
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