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are reasons for disciplinary action and may
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University of Illinois Library
JUN2 3 19;D
L161— 01096
RÉGIT
D'UNE SœUR
Pan- - liiip. BoLKDitn, C.AnyMORT fils cl C*, 6, rue des Puiltvius.
RECIT
D'UNE SŒUR
SOUVENIRS DE FAMILLE
BBCUK1LLI8
PAR Mme AUGUSTUS GRAVEN
NÉE LA FERRONNAYS
On ne perd jamais ceux qu'on aime
en Celui qu'on ne peut perdre.
Saikt Aogustik.
Dixième Édition
TOMK PREMIEK
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET C'^ LIBHAIRES-ÉDITEIJHS
35, QOAI DBS ADGOSTINS, 35
luuit droiU réserves.
v.l
MON DIEU
Votre nom est le premier que je veux écrire en
commençant ces pages. Je désire qu'elles vous
fassent aimer, plus encore que je ne désire faire
aimer ceux à qui elles sont consacrées.
Londres, 1852.
REGIT D'UNE SŒUR
PREMIERE PARTIE,
CivQ me the pleastire with the pais,
80 would I live and love again.
(Bysom.)
« Rendez-moi la joie avec la douleur et je veux bien
vivre comme j'ai vécu, aimer comme j*ai aimé! » VoiHi
à peu près en quels termes uTi des poètes de notre
temps a exprimé un sentiment analogue à celui qui
nous fait accepter les plus douloureux souvenirs , plutôt
que Toubli qui anéantirait ensemble l'amertume et la
douceur du passé. Cette manière de sentir est la mienne,
et je ne trouve point de vérité générale aux vers fameux
du Dante :
Nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria...
Oh! non, je ne désire Toubli ni des joies, ni des pei-
nes que j*ai connues. Je bénis Dieu des unes et des au-
tres, et je le bénis encore de la disposition qu'il m'a
donnée à revenir sans cesse sur les traces qu'ont laissées
après eux ceux avec lesquels il m'a été «i doux de vivre.
RECIT D'UNE SŒUR.
Le souvenir des jours heureux passés ensemble est de-
meuré pour moi une joie et non une douleur; et, bien
loin de désirer l'oubli, je demande au ciel de me conser-
ver toujours la mémoire vive et fidèle des jours évanouis,
et la faculté de laire comprendre quels furent ceux avec
lesquels s'écoulèrent ces jours , et quel fut le bonheur
qu'y répandit leur présence. Penser à eux et parler d'eux
m'a été doux depuis qu'ils ne sont plus, comme il m'était
doux de leur parler et de vivre près d'eux quand ils étaient
là. Aussi l'occupation favorite de ma vie a-t-elle été de
lire et de rassembler les lettres et les papiers de tout
genre dans lesquels est demeurée gravée l'empreinte
fidèle de leurs âmes. Ce n'est pas sans un tendre orgueil
que je les ai parfois fait connaître à d'autres, et que j'ai
vu, même des indifférents, s'attendrir ou s'émerveiller en
lisant quelques-unes des pages que j'entreprends aujour-
d'hui de réunir d'une façon plus complète. Je voudrais, je
l'avoue, que la mémoire de ceux qui les ont écrites ré-
pandît son doux parfum un peu au delà du cercle de ceux
qui les ont aimés, et je voudrais les faire aimer de ceux
qui les ont vus passer sans les connaître, mais non sans
les remarquer peut-être. Et, s'il s'en trouve à qui l'amour
de Dieu soit étranger, ces pages pourront peut-être leur
inspirer le désir de connaître le divin sentiment qui les
remplit et qui s'y mêle à tout. J'ose croire qu'ils y trou-
veraient d'ailleurs quelque intérêt et quelque charme, et
qu'ils n'achèveraient pas cette lecture sans se demander
s'il est bien vrai, comme quelques-uns le prétendent, que
les pieuses habitudes de la vie catholique « nuisent au
développement de l'intelligence, asservissent Tâme^ )> ou
refroidissent le cœur, — et s'il n'est pas certain, au con-
traire, que ces personnes si agréables à Dieu auraient
1. Lord John Russell. Lettre à Vévêque de Durham.
BéCIT D'UNB SŒUB.
perdu, même humainement, le plus grand de leurs char-
mes en perdant cette piété qui a tout vivifié en elles. Oh!
oui, je conviens encore qu'il me serait doux que ceux
qui, de nos jours, font des portraits si repoussants (et
qu'ils croient si fidèles) du cœur des /emmes, pussent
lire attentivement ce recueil, où se trouvent exprimées
toutes les émotions qui viennent agiter la jeunesse. Trou-
veraient-ils que ces cœurs si remplis de Dieu aient man-
qué de tendresse pour ceux qu'ils aimaient sur la terre,
ou d'enthousiasme pour les beautés de la nature et de
Fart? Trouveraient-ils que la pensée des choses de l'autre
vie ait troublé leur gaieté ou leur naturel ; qu'elles aient
été austères ou ennuyeuses enfin , ces chères créatures
dont le charme extérieur a frappé tant de personnes qui
ignoraient leurs âmes ? Sous ce rapport, et précisément
parce qu'elles ont vécu , non dans un cloître , mais au
milieu du monde, et parce qu'elles ont éprouvé et exprimé
les sentiments les plus ordinaires et en même temps les
plus vifs de la vie, je pense que ces pages peuvent être
utiles à quelques-uns de ceux que des exemples plus hé-
roïques effrayent et découragent. C'est pourquoi j'ai osé
dire, en commençant, que je consacrais ce travail à Dieu
plus encore qu'à ceux dont je vais parler, mon espérance
étant de servir leur amour pour lui, plus encore que de
satisfaire ma tendresse pour eux.
Ma principale difficulté est causée par l'abondance
même des richesses que la mort a amoncelées autour de
moi, et par l'embarras de choisir entre ce que je puis
prendre et ce que je dois laisser. Aux lettres nombreuses
que je possédais déjà, sont venus s'ajouter peu à peu
une foule de notes , de journaux , de manuscrits de tout
genre dont je n'avais jamais cru avoir la triste fortune
de rester dépositaire, et qui forment aujourd'hui le tré-
sor dans lequel j'ai à puiser. •
RECIT D'UNE SŒUR.
Eiïtre tous ces manuscrits, il s'en trouve un toutefois
si intéressant et si complet, qu'il pourrait presque sup-
pléer à tous les autres, et c'est celui-là surtout qui me
fournira presque en entier le contenu de ce volume. Ce
manuscrit est l'Histoire de celle que son mariage avec
mon frère Albert rendit ma sœur, — sœur si intime et
si chère, que le sang n'aurait pu nous unir davantage.
Rencontrée pour la première fois en Russie, au sortir de
notre enfance, retrouvée en Italie dans les plus beaux
jours de notre jeunesse, Alexandrine m'était unie par la
conformité d'âge et de goûts qui forme toutes les affec-
tions de jeunes filles, mais aussi, dès lors, par le lien de
plus sérieuses pensées; et notre amitié a été de celles
que rien, dans la vie, ne saurait altérer, et que la mort
ne peut rompre. Lorsque, par suite de circonstances heu-
reuses et singulières , cette amie si chère fut amenée à
faire partie de notre famille, elle s'y confondit tellement,
que je ne sais si le cœur même de notre mère la distin-
guait parmi ses filles. Après ce moment. Dieu nous fit
partager ensemble les heures les plus heureuses et les
heures les plus sombres. 11 nous donna en commun des
jouissances et des peines également rares en ce monde,
et consacra enfin tant de liens par le lien le plus sacré et
le plus fort de tous. Réunies depuis tant d'années par le
goût, l'attrait, la sympathie, par tant de joies communes
et de communes douleurs, il nous fut donné de' l'être
dans l'unité de la foi, et de goûter ensemble, dans de
nouvelles épreuves, des consolations si profondes et si
divines, que cette époque de notre amitié et de notre
vie devint et demeure la plus précieuse et la plus ineffa-
çable de toutes.
Cette époque partagea la vie d' Alexandrine en deux
parts : l'une remplie par les incidents les plus variés et
les émotions les plus diverses , l'autrf par Dieu seul,
RBCIT D'UNB SŒUR.
Cherché et trouvé dans Tacceptation complète du sacri-
fice, — acceptation qui devint si entier*^ et si douce,
que c'est à cette seconde partie et non à l'autre qu'on
peut, dans cette vie courte et pleine, appliquer le mot
(le bonheur. Elle le trouva en effet serein et immortel
«!ans l'abîme même où elle avait cru le voir disparaître.
Mais avant d'atteindre ce terme, au moment où s'éva-
nouissait pour elle la terre avec tout ce que l'amour, la
jeunesse et le bonheur peuvent lui prêter de charmes, et
où l'avenir ne lui présentait plus que l'aspect rigoureux
du sacrifice accepté mais non encore adouci ; en ce mo-
ment, jetant un dernier regard sur ce passé si cher et
si récent, elle trouva une première consolation à recueil-
lir les traces de tout ce qui s'était passé dans sa vie de-
puis le jour où elle avait rencontré Albert, jusqu'à celui
où elle l'avait vu mourir. Elle nomma ce travail : Xotre
Amour et notre Vie et elle le rendit si minutieux et si
complet que, bien qu'il n'embrasse que l'espace de qua-
tre années, il remplit, en lignes et en pages serrées, un
naanuscrit de trois épais volumes, dont le premier est
intitulé : Amour, le second : Amour. Mariage, et le troi-
sième : Amour, Mariage, Mort.
Là se trouvent racontées des cnoses simpres ei subli-
mes, romanesques et passionnées, pieuses et déchirantes,
dans un style si naïf, si touchant et toujours si vrai,
qu'il semble regrettable d'en rien supprimer. Toutefois,
il est certain que, dans un récit fait, heure par heure,
d'une suite d'années , sorte de photographie de la vie
dans ses moindres détails, il s'en trouve que l'intérêt
seul des amis de celle qui parle et de ceux dont elle
parle, peut suivre sans fatigue. Outre cela , le caractère
il'Alexandrine la portait à avoir ce que je nommerai des
scrupules de véracité. Le besoin d'être exacte et vraie, la
peur d'exagérer, le désir de dire le mal crmme le bien.
RECIT D'UNE SŒUR.
lui faisaient noter une foule de superfluités qui allon-
geaient inutilement son récit. Je^ cherchais souvent à les
lui faire retrancher, dans ces moments où , penchée sur
son épaule, je lisais ce qu'elle écrivait, ou bien lorsque,
assise près d'elle, j'écoutais la lecture de ces pages où
mes propres souvenirs se trouvaient mêlés aux siens,
iîélas.' <îui m'eût dit qu'un jour je les relirais sans elle-
Qui m'eût dit que, survivant à ceux qui dans ce récit
sont le plus souvent nommés, aussi bien qu'à elle-même,
j*aurais pour occupat.^on de les faire connaître, non-seu-
lement aux amis avec lesquels ils ont vécu, mais encore
aux inconnus; et qu'un jour même je songerais peut-
être à apprendre leurs pensées avec leur nom à ce monde
effrayant qui s'appelle \e public !... Une telle prévision
nous eût semblé bien étrange, et elle était assurément
aussi loin de notre pensée que l'était celle des malheurs
par lesquels elle devait se réaliser !
Mon intention est donc de faire de longs extraits du
manuscrit d'Alexandrine, non-seulement parce que rien
ne peut la peindre mieux elle-même, mais aussi parce
que tous ceux dont je veux parler y figurent, et que c'est
déjà les bien connaître que d'avoir lu ce qu'elle en a
écrit. A côté d'Albert, au portrait duquel il n'y a rien à
ajouter, après celui qu'elle en a tracé , apparaît cette
sœur charmante et chérie dont le souvenir plane dans
mon cœur au-dessus de tous les autres : Eugénie, dont la
tendresse fut le souverain banheur de ma vie, et dont la
mort demeure, après tant d'années et tant d'autres dou-
leurs, une douleur distincte, aiguë, ineffaçable, inconso-
lable entre toutes. — Eugénie occupa dans la vie d'Alexan-
drine une place presque aussi importante que dans la
mienne, et elle paraît souvent dans ce manuscrit, qui,
pour la durée des années qu'il embrasse, suffit à tout.
Mais il se termine à la mort d'Albert en 1836 et j'aurai?
RÉCIT D'UNE SŒUR.
eu de la peine à achever , si la narration ne se conti-
nuait pas naturellement dans les lettres d'Eugénie et
dans celles d'Alexandrine elle-même. Puis, à ces lettres
s'ajoutent encore celles de ma jeune sœur Olga, qui mar-
cha vite aussi dans cette voie au bout de laquelle, à
vingt ans, nous lui vîmes rendre à Dieu son âme avec ki
paix d'un enfant et le courage d'une sainte!
Tel est l'ensemble des souvenirs que je veux rassem-
bler dans ces pages, où se retrouvera sans cesse aussi
celui de mes parents bien-aimés. J'espère que, parmi
ceux qui les liront, il ne se rencontrera point d'esprit
critique et malveillant, et qu'elles iront là où seulement
elles sont adressées, toucher quelques âmes pieuses et
consoler quelques cœurs souffrants. Ceux-là sont ordi-
nairement indulgents et ne songeront point à me repro-
cher le rôle de panégyriste des miens, dont, vis-à-vis
d'autres lecteurs, je pourrais me sentir embarrassée. Mais
il est un autre point sur lequel, je le sens, j'ai à m' excu-
ser davantage, c'est l'obligation où je serai souvent de
transcrire les louanges qui me sont adressées par mon
frère ou par mes sœurs. On pensera peut-être qu'au lieu
de m' excuser, le plus court eût été d'omettre ces passa-
ges; mais supprimer l'expression, même exagérée, de leur
tendresse eût été une grande inexactitude. Je les ai donc
conservés, surtout dans les lettres d'Eugénie, où ces pas-
sages sont, en réalité, plus honorables encore pour elle
que consolants pour moi ; car entre celle dont le cœur fut
capable d'une affection si généreuse et si dévouée, et celle
qui en fut l'objet, la meilleure part, on le verra bien,
doit être donnée à la première.
Je dois dire encore pourquoi, de temps en temps, j*ai
reproduit des pages écrites par moi-même. J'ai cru de-
voir le faire lorsqu'elles pouvaient servir à compléter
l'ensemble de ces souvenirs , pensant que ce que j'ai
10 KÉCIT D'UNB SŒUR.
écrit autrefois serait plus fidèle que ce que me suggérerait
ma mémoire aujourd'hui. Je m'efforcerai toutefois de ne
pas rendre trop décousu un récit composé de tant de
fragments divers. Mais quand même j'échouerais, quand
même ce récit serait jugé entièrement défectueux pour
la forme, je ne m'en plaindrais pas, pourvu que le fond
soit goûté des âmes religieuses et simples auxquelles
surtout je l'adresse, ou dont le suffrage seul m'importe.
— Dieu me préserve de porter dans une telle œuvre la
moindre vanité littéraii-e, ou d'y chercher la moindre
louange pour moi-même.
Charles, mon frère aîné, ne vint au monde que plu-
",ieurs années après le mariage de mes parents ^ et fut
fendant longtemps leur unique enfant. Puis ils en eurent
dix. De cette nombreuse famille, quatre leur furent enle-
vés en bas âge; mais sept grandirent autour d'eux , et
ce fut là, pendant longtemps, sur terre, le nombre de
i. Mon père et m» mère se marièrent à Clagenfurth, en Carinthie,
où était cantonnée, en 1802, l'armée de Gondé, dont faisaient partie
mes deux grands-pères, le comte de La Ferronnays et le comte de
Montsoreau. Dans des souvenirs précieux pour nous, ma mère nous
a laissé le récit de ces années de leur jeunesse si remplies de misères
et de dangers, mais aussi de gaieté courageuse et résignée, — cette
vie de l'émigration enfin, si sévèrement jugée après coup, et durant
laqpielle la noblesse de France déploya, il me semble, assez de vertus
pour se faire pardonner l'erreur politique qu*on lui a tant reprochée
depuis. Et cependant, tandis qu'un juste attendrissement et une
:\dmiration méritée sont accordés, sans peine, aux victimes de la
même cause dont le sang coulait alors sur tous les échafuuds, le
blâme et la dérision sont parfois versés sans mesure sur ceux qui,
portant dans l'exil leur fidélité et leur pauvreté, surent y vivre
dignes de leu.-s noms, indépendants et simples, inspirant aux étran-
RÉCIT D'UNE SŒUR.
11
notre heureuse famille. C'est aussi au nombre de sept
qu'ils sont au ciel aujourd'hui, trois ayant rejoint, dans
la maturité de leur jeunesse, ceux qui les avaient précé-
dés au berceau ^
Mon père fut nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg
en 1819, et ce fut là que s'écoulèrent les années de noire
heureuse et joyeuse enfance. Mais , quelque charmant
que me paraissent encore, à l'heure qu'it est , ces loin-
tains souvenirs, je n'ai point ici à les rappeler ; 'car
Eugénie, plus jeune que moi de plusieurs années, n'y
occupe pas encore une place importante. A cette époque
de la vie, la différence d'âge produit des différences
d'études, de récréations et d'occupations qui s'effacent
plus tard, mais qui séparent véritablement pendant
quelques années, et Eugénie disait souvent en riant
que ce n'était qu'en 1829 qu'elle avait fait ma connais-
sance.
Cette heureuse rencontre eut lieu en Italie , et j'en
trouve les circonstances racontées dans une sorte de
narration de notre vie commune , entreprise par moi à
l'époque où il me fallut apprendre à vivre sans elle.
Cette narration est inachevée, mais elle arrive cepen-
dant jusqu'à l'année 1831, où commence le manuscrit
d'Alexandrine , auquel elle me semble pouvoir servir
d'introduction. Je lui emprunte donc ce qui suit :
gère le respect, sans jamais implorer leur pitié, et, par tous pays,
faisant honneur au nom français... — Ou nous pardonnera, du
moins à nous, enfants et petits-enfants d'émigrés, de ressentir plus
de fierté que de regret au souvenir de cette époque, et d'être indul-
gents pour une faute politique (puisque faute il y a) qui nous a valu
des exemples que tous, dans ces temps malheureux, ne reçurent pas
des leurs, aussi honorables et aussi purs !
i. Lorsque ces lignes furent écrites, il en était encore ainsi. Nous
étions alors quatre : nous ne sommes plus, hélas! aujourd'hui que
trois survivants à ceux dont j'ai entrepris de raconter l'histoire.
IS RECIT D'UNE SŒUR.
« J'avais quitté Paris au mois de janvier 1829, et j'étais
avec mon père en Italie \ lorsque ma mère et Eugénie y
arrivèrent au mois de juillet de la même année, et nous
nous établîmes à la villa Çitadella, près de Lucques, pour
y passer le reste de l'été... C'est dans ce même lieu et
dans une villa voisine que, treize ans après, mon père
et Eugénie passèrent le dernier été de leur vie... Mais
nous n'en étions pas là en^ 1829! De longues années de
bonheur étaient devant nous; et quand je pense à l'épo-
que qui commençait alors, pour nous tous, cette année,
la première de celles que j'ai passées en Italie, me paraît
radieuse. La gouvernante d'Eugénie ne l'avait pas accom-
pagnée. Il nous semblait être ensemble pour la pre-
mière fois de notre vie, et, en tiers, nous avions notre
excellente cousine Elisabeth de Bellevue, qui ne gênait
en rien notre intimité, mais qui, au contraire, nous
communiquait une foule de pieuses pensées dont son
âme était pleine. Eugénie m'avait toujours tendrement
aimée, mais elle ne s'était pas jusqu'à ce jour trouvée tout
à fait à l'aise avec moi; elle commença à l'être entière-
ment, et, de ce temps, date notre si étroite union, com-
mencée alors pour ne finir jamais. J'avais déjà été dans
le monde, et je m'y étais amusée : il me tardait d'y aller
avec elle, mais elle reculait toujours l'occasion d'y paraître.
Elle n'était pas pressée de voir ni d'être vue. Elle eut mal
au pied quelques jours avant un bal que le duc de Luc-
ques devait donner à Marlia, et elle était bien aise de pen-
ser que ce serait un obstacle; il n'en fut pas ainsi, elle put
y aller, et , ayant trouvé cela moins embarrassant qu'elle
ne se le figurait, elle s'y amusa et moi aussi. Depuis ce
1. Mon père, à son retour de Russie, avait été appelé à faire partie
du ministère de 1828. ]1 était ministre des affaires étrangères en
1829, lorsqu'une maladie grave l'obligea de donner sa démission et
le partir pour l'Italie.
RBCIT D'UNB SŒUR. ]«
jour il n*y eut plus de bonnes fêtes pour l'une sans l'autre.
« Nous commençâmes à faire des lectures ensemble.
Je lui lus tout haut plusieurs poëmes anglais. Elle avait
toujours prétendu n'avoir pas assez d'esprit pour s'inté-
resser à ce genre de lecture » et , voyant au contraire
combien elle y était sensible et combien tout ce qui était
beau la charmait, elle s'en étonnait d'une façon origi-
nale, et prétendait que c'était moi qui en étais cause;
et toujours elle a répété que, sans moi , elle n'eût rien
compris, rien apprécié, rien aimé! Cette illusion bizarre,
produite par sa tendresse pour moi et par son incroyable
modestie, m'a valu d'elle ces paroles si tendres, si dou-
ces, qui se trouvent si souvent répétées dans ses lettres,
où ce temps de notre vie est toujours rappelé de la
manière la plus vive et la plus touchante.
a Nous restâmes à la villa Citadella jusqu'au mois de
septembre, puis nous fîmes, avec nos parents et nos
excellents et aimables amis, M. et M'"'' de Marcellus *,
un charmant voyage dans le nord de l'Italie. Nous
allâmes à Venise, à Milan, à Côrae, à Lecco, puis nous
revînmes à Bellagio pour gagner Menaggio, et de là,
par terre, le lac de Lugano, que nous traversâmes
dans toute sa longueur pour aller coucher le même
soir à Magadino, sur le lac Majeur. Le lendemaih,
nous visitâmes les îles Borromées, et, après une
excursion à Arona, nous vînmes coucher à Baveno ,
lieu ravissant, situé au bord du 'lac Majeur, du côté du
i. Valentine de Forbin, comtesse de Marccllus, fille du comte de
Forbin, direcleur des Beaux-Arts sous la Restauration, et distingué
par son talent et son goût pour les arts, non moins que par sa nais-
sance. Elle est aujourd'hui veuve du comte de Marcellus, prématuré-
ment enlevé à sa famille, à ses amis et aux lettres, qu'il cultivait avec
amour et auxquelles il avait consacré les loisirs recou prés par
l'abandon volontaire de la carrière diplomatique en 183U.
14 RECIT D'UNE SŒUR.
Simplon, et ce fut là que mon père fut rejoint par un
courrier qui lui apportait sa nomination d'ambassadeur
à Rome. Cette nouvelle hâta notre retour en France, et
nous y revînmes en traversant pour la première fois le
magnifique Simplon, dans toute la joie d'un heureux
présent et d'un brillant et riant avenir.
« Nous n'allâmes point à Paris d'abord, mais à Montigny,
terre située non loin de Vendôme, au bord du Loir, et
qui était alors la propriété de nos parents. Nous l'avons
habitée plus en espérance qu'en réalité, et jamais aussi
gaiement que pendant les derniers mois de cette année.
Au mois de janvier, mon père partit pour Rome, accom-
pagné de mon frère Charles (marié depuis peu), et de
notre jeune belle-sœur*; et nous allâmes, Eugénie et
moi, à Paris, où ma mère devait passer avec nous l'hiver
avant de partir pour l'Italie. Ce ne fut qu'au mois d'avril
1830 que nous nous mîmes en route pour rejoindre mon
père à Rome.
« Retourner en Italie est, selon moi , une plus douce
chose encore que d'y aller pour la première fois. Aussi,
bien que ma joie eût été grande à mon premier départ,
je fus encore beaucoup plus heureuse à celui-ci. Je par«
tais d'ailleurs pour Rome, où je n'avais jamais été, ei
pour laquelle j'avais soupiré d'une façon extraordinaire
depuis mon enfance. Je partais dans la plus belle saison
de l'année, avec ma .sœur qui partageait et doublait
toutes mes joies. J'allais, avec ma mère, rejoindre mon
fère et jouir près de lui d'une agréable et brillante exis-
tence , dans le lieu que je préférais , avant de le con-
naître comme depuis , à tous les lieux de la terre. Pas
i. Charles avait épousé, au mois de janvier précédent, Emma de
Lagrange, fille cadette du général comte de Lagrange et de Françoise
de Talhouet, comtesse de Lagrange. Ses deux sœurs aînées étaient
déjà mariées alors, l'une au duc de Cadore, l'autre au duc d'Istrie.
EBCIT O'ITKB SŒUK.
une ombre n'obscurcissait mes beureuses^ pensées. Tout
me semblait beau dans le présent, plus beau encore
dans l'avenir, et, parmi tant d'heureux jours dont ma
jeunesse fut remplie» ces jours ra'apparaissejii encore
comme meilleurs que les autres.
« Ge fut dans la nuit du l^»" au 2 mai que nous entrâmes
dans Rome. 11 faisait un brouillard assez épais , que la
lune perçait cependant de temps en temps. C'est à cette
lueur incertaine que je vis Rome pour la première fois.
Malgré cela, l'impression que me fit notre entrée par la
place du Peuple fut grande. L'ambassade de France était
alors au palais Simonetti, dans le Gorso. Nous y des-
cendîmes donc peu après. Mon père et ma belle-sœur
Emma étaient venus à notre rencontre, et les revoir
avait été notre premier bonheur. Puis en arrivant, mon
père nous fit monter le long escalier qui conduisait à
l'appartement (arrangé par lui avec un tendre soin) qui
devait être le nôtre, et qui nous parut charmant. Nous
l'habitâmes peu de temps, mais nous y fûmes bien heu-
reuses, et nos pensées s'y reportèrent souvent depuis,
quoique ce premier et trop court séjour à Rome ait laissé
des traceà moins profondes dans notre souvenir que
ceux que nous y fîmes plus tard. Ce qui l'y fixa surtout,
ce furent les événements si proches déjà , et si loin de
nos prévisions, qui terminèrent brusquement, trois mois
après, notre brillante existence, et qui rendirent ces trois
premiers mois de notre séjour à Rome les derniers de
notre prospérité d'un certain genre en ce monde.
« Nous partîmes pour Naples vere le 15 juillet. La cha-
leur avait fait mal à mon père, et le changement d'air
lui était ordonné. Nous n'avions pas dû l'accompagner
d'abord , ce qui me désolait , parce qu'il me semblait
toujours alors que ce qui était retardé était perdu. Il
est de fait que cette fois, par hasard, je n'avais pas tort.
16 RECIT D'UNB SŒUR.
car si la nouvelle de la révolution de Juillet nous fût
parvenue à Rome, il est probable que nous n'aurions
plus songé à aller à Naples, et nous aurions sans doute
quitté sur-le-champ l'Italie, ce qui eût bien changé
notre vie à tous. Il en fut autrement par la volonté de
Dieu, et nous étions à Naples depuis trois semaines
lorsque tomba sur nous, comme la foudre, la nouvelle
des événements survenus à Paris les 28 , 29 et 30
juillet!
« Mon père , comme on le sait, donna sa démission, et,
au premier moment, il fut question de retourner tous
sur-le-champ à Rome, pour y faire nos paquets et quitter
l'Italie. Mais, sur ces entrefaites, mes deux petites sœurs,.
Olga et Albertine, tombèrent malades , et cette circon-
stance, qui empêcha ma mère départir, retarda la déci-
sion à prendre pour l'avenir, et contribua à changer tous
les projets qui avaient été formés d'abord.
(( Emma et moi, nous accompagnâmes seules mon père
à Rome. Nous revîmes notre pauvre maison bien autre-
ment que nous ne nous y étions attendus, — déjà déman-
telée et à moitié démeublée. De beaux chevaux et une
calèche venaient d'arriver de Vienne pour mon père. Nous
y fîmes une première et dernière promenade autour des
murs de Rome : cet équipage devait être vendu le lende-
main avec tout le reste. Je ne dirai pas que je fusse fort
gaie ce soir-là. Je regrettais excessivement Rome, et plus
encore l'agréable genre de vie que j'avais mené depuis
mon enfance et qui finissait pour moi. Je me sentais donc
assez mélancolique. Mais ce ne fut pas très-long. Mon bon
père nous avait tellement accoutumés à l'idée que la posi-
tion dans laquelle nous avions vécu tenait, par son côté
le plus brillant, à des circonstances qui pouvaient chan-
ger d'un jour à l'autre, que, lorsque ce jour arriva, il me
sembla que je m'y étais toujours attendue. Je repris donc
RBCIT D'UNB SŒUR.
assez vite ma bonne humeur, et surtout la résolution de
ne pas me laisser abattre par ce revers de fortune, ni
d'augmenter, par la moindre tristesse, celle ^ue mon
pauvre père ressentait, pour nous plus que pour lui-
mtMne, et pour la France plus encore que pour lui ou
pour nous.
(i Je retournai à Naples au commencement de septem-
bre, bien contente de rejoindre ma mère et Eugénie, que
nous trouvâmes établies à Castellamare, dans une petite
villa qu'on nous avait, je crois, prêtée pour quelque
temps. Cette villa, qui n'était pas en réalité plus laide que
beaucoup d'autres, nous parut cependant très-triste et
très-délabrée, et en contraste parfait avec l'établissement
que nous quittions. Ce qui Tétait plus que tout, c'était la
petitechambre dans laquelle je couchais avec Eugénie et
Emma; mais la vue en était si belle, qu'il n'y avait pas
moyen d'être triste. Nous ne le fûmes guère non plus. Il se
trouvait au même étage une espèce de grande salle tota-
lement démeublée, mais dominant de ses nombreuses
fenêtres la vue du golfe et des montagnes de Castella-
mare. Nous portâmes là chacun notre table et notre chaise,
Emma, Charles, Albert, Eugénie et moi, et nous y pas-
sions nos matinées à lire, écrire, causer et rire beaucoup,
malgré les prévisions sérieuses qui faisaient souvent
l'objet de nos discours; car nous ne savions pas trop
alors quel sort serait le nôtre. Nous nous imaginions
qu'il allait peut-êtrie ressembler à celui de nos parents
pendant la première émigration, c'est-à-dire, être voisin
de la misère, et nous faisions nos projets en conséquence.
Eugénie disait qu'elle pourrait enseigner la musique, et
moi, je me trouvais capable d'être gouvernante de très-
jeunes enfants.
« Au lieu de cela, je ne sais comment les choses s'arran-
gèrent, mais au mois de janvier 1831, nous étions établis
I. . «
18 RÉCIT D'UNE SŒUR.
à Chiaja, dans une jolie maison, voisine de celle de sir
Richard Acton\ dont lady Acton, sa mère, faisait les hon-
neurs; et, au lieu delà vie obscure et misérable à laquelle
nous nous étions résignés d'avance, cet hiver fut pour
nous très-brillant. Lady Acton réunissait chez elle une
jeunesse nombreuse; on dansait, on chantait, on faisait
des tableaux, on jouait la comédie, on s'amusait beau-
coup enfin. Plus tard, Eugénie eut une sorte de remords
de notre gaieté d'alors. A une autre époque, jugeant les
choses à la seule lumière de la foi, elle devint sévère
pour ce temps d'enfantillage et de joie, et disait quel-
quefois qu'elle n'en aimait pas le souvenir. Pour moi,
j'étais et je demeure moins scrupuleuse , et c'est un
moment que j'aime toujours à me rappeler. Notre vie
ensemble était si heureuse! Et lorsque je me retrace son
humilité si grande toujours, sa simplicité que rien n'al-
térait, sa gaieté si franche et si contagieuse, je ne con-
çois pas qu'elle ait jamais pu se reprocher même une
densée pendant cette époque soi-disant mondaine de sa
vie. Je ne me souviens pas de l'avoir vue un seul jour
vaine, frivole et occupée d'elle-même. Jamais elle n'a cessé
d'être humble, désintéressée, dévouée. Il m'est donc per-
mis d'espérer que Dieu aura été, pour elle, moins sévère
qu'elle-même.
(( Il y avait des moments où nous sentions, plus encore
que dans d'autres, le bonheur d'être ensemble. Je me
souviens surtout d'une promenade de chaque jour que
nous faisions, vers les cinq heures, dans le jardin du
i. Sir Richard Acton était fils de sir John Acton, le célèbre ministre
qui joua un si grand rôle à Naples, sous le règne de Ferdinand I*'
et de la reine Caroline, et frère du cardinal Acton, mort en 18i7.Sir
Richard Acton épousa en 1831 Marie-Pelline, fille du duc de Dal-
berg. Leur fils unique, sir John Dalberg Acton, siège aujourd'hui au
Parlement d'Angleterre.
RÂCIT D'UNB SŒXJSL
palais Aclon, et qui avait pour but de cueillir des fleurs
pour en faire des bouquets que nous portions le soir.
C'était alors que nous causions avec le plus d'abandon»
H je suis sûre que bien peu de jours se sont passés sans
rue nous nous soyons dit mutuellement pendant ces
promenades : Oh ! qu'on est bien avec toi ! Nous parlions
souvent de Dieu et de l'autre vie. Il m'est doux de pen-
ser que, même alors, ces sujets-là étaient rarement
absents de nos discours, quoique bien souvent, sans
doute, ils eussent pour objet le plaisir de la veille et
celui que nous nous promettions pour la soirée. Ces
bouquets demeurèrent pour nous un de ces souvenirs
auxquels la pensée ramène souvent plus vivement qu'à
d'autres plus importants en eux-mêmes; et jamais,
plus tard, nous n'avons retrouvé l'odeur du mélange
des fleurs qui les composaient habituellement sans nous
sentir transportées à ce jardin, à ce temps, à cet âge...
C'est dans des circonstances bien différentes, dans des
lieux bien éloignés de celui-là, que, bien des années
plus tard, nous avons toutes les deux éprouvé ce sou-
dain retour de la mémoire causé par une bouffée de ce
même parfum.
« Au mois de mai 1831, nous nmes une course char-
mante à risola de Sora, chez M. Lefebvre*, dont la fille
aînée, Flavie (devenue depuis marquise deRaigecourt),
aimait Eugénie avec une tendresse qui ne se démentit
jamais. Souvent séparées pendant la vie, elles furent
rapprochées l'une de l'autre dans un moment doulou-
reux et suprême, et furent enfin bien promptement réu-
nies pour toujours dans l'asile éternel de toutes les
affections bénies I
î. Créé depuis comte de Balsoraqo par le roi de Naples, Fordl-
nsnd II.
20 RECIT D'UNE SŒUR.
« Charles et Emma nous avaient quittés avant ce voyage,
au retour duquel nous vînmes nous établir à Castella-
mare pour le reste de l'été. Fernand était absent. Albert
était le seul de nos frères qui ne nous eût pas quittés.
Notre sympathie sur tous les points était si complète, que
je n'étais guère moins liée avec lui qu'avec Eugénie. Je
n'ai pas à dire ici ce qu'était Albert. Le travail que je
poursuis le fera bien connaître. Mais tout en l'aimant
comme le plus doux et le plus tendre des frères, nous ne
savions pas encore tout ce qu'il y avait à admirer dans
son esprit, et à vénérer dans son âme. Albert avait joui
autant que nous de cette vie si animée de Naples, mai?
elle avait eu plus de dangers pour lui que pour nous.
Plusieurs fois, pendant l'hiver, il nous avait dit qu'il
n'était pas bon pour lui de demeurer dans un lieu où
la vie sérieuse était impossible, et qu'un beau matin il
nous quitterait tous pour aller « se retremper dans quel-
que solitude. » Cela arriva, en effet, dans le courant de
l'automne suivant. Je le trouvai un jour triste et seul
sur la terrasse de notre maison. Nous nous y prome-
nâmes longtemps ensemble, et il me dit « qu'il était
très-malheureux et très-mécontent de lui-même; qu'il
sentait le besoin d'être bon, et de remplir son âme et
son esprit de choses sérieuses et élevées,, mais qu'à
Naples il était trop facile de tout oublier: qu'il fallait
plus de force qu'il n'en avait pour tenir aux résolu-
tions prises et ne pas céder au courant; qu'il venait de
parler à mon père,' et que mon père consentait à ce
qu'il partît; que nous allions donc nous séparer pdur
quelque temps... » Cela me fit beaucoup de peine :
aucune société ne m'était plus agréable et plus chère
que la sienne, et son départ allait faire un grand vide
parmi nous.
« Il partit, en effet, huit jours après, et alla rejoindre,
KÂCIT 0*UNB SOBUB.
à Florence, son ami, M. Rio*, avec qui il fit une tournée
en Toscane. Ils visitèrent ensemble tous les lieux histo-
riquement et religieusement célèbres dans cette partie
de rilalie; et, se plongeant dans toutes les études néces-
saires à rintérét d'un tel voyage, Albert recouvra bien
promptement l'énergie des bonnes impressions que Na-
ples avait affaiblies et se « retrempan effectivement, ainsi
qu'il l'avait courageusement vouli^.
« En revenant à Florence, au retour de cette tournée,
il fit une sorte de retraite après laquelle il se confessa,
et il communia dans des sentiments de vive ferveur-, et,
depuis ce moment, il embrassa un genre de vie dont
jusqu'à rheure de sa mort il ne s'est plus départi. Tou-
tes ces bonnes résolutions, ainsi que la bonne direction
donnée à sa vie, furent confirmées par la rencontre qu'il
1. Mon père, étant l'année précédente aux affaires étrangères,
avait eu l'occasion de connaître et d'apprécier son compatriote,
M. Rio, qui dès lors était devenu son ami. A l'époque où M. Rio s©
trouva ainsi rapproché d'Albert, celui-ci était dans un accès de som-
bre découragement causé par le temps que sa santé délicate lui avait
fait perdre, et par la conviction qu'à son âge (il avait alors dix-neuf
ans) cette perte était irréparable. M. Rio sut démêler tout ce qu'il y
avait de sincérité et d'énergie dans ce regret. Il comprit aussi la dis-
tinction de cet esprit humblement défiant de lui-même et la noblesse
de cette âme modeste. Il prit à tâche de relever son courage, de lui
rendre confiance en ses propres forces; et, avec une intelligence
affectueuse égale à son profond savoir, il lui proposa un plan d'é-
tndes, à l'aide duquel il put regagner le temps perdu. Ainsi encou-
ragé, Albert se remit à l'œuvre, avec ardeur et succès, et ce fut
dans cet effort que se développèrent toutes les fcrcultés et tous le»
goûts qui jetèrent ensuite tant d'intérêt et tant de jouissances dans
«a vie. Aussi le moment de cette transformation ne s'effaça-t-il
Jamais dé son souvenir, et il conserva toute sa vie la plus tendre
reconnaissance ainsi que l'affection la plus vive pour celui qui l'avait
opérée. M. Rio nous accompagna h Rome en 1830, et c'est alors
qu'il commença les études et les recherclies qui ont depuis fait con-
naître son nom, et l'ont rendu s^i familier et si cher à tous les amis
de la religion et de TarU
RéCIT D'UNE SŒUR.
fît à Florence, cette même année, du comte Charles de
Montalembert, avec lequel il se lia d'une amitié qui a
été l'un des sentiments les plus vifs de son cœur jus-
qu'au dernier instant de sa vie^ Il passa quelque temps
encore à Florence avec ses amis: puis, tous les trois
ensemble, ils partirent pour Rome (au mois de janvier
1832), et là Dieu récompensa Albert de ses efforts, de ses
résolutions , de sa volonté pure, en lui faisant rencontrer
Alexandrine, et trouver enfin, en elle, le véritable amour,
le véritable bonheur et le véritable but de sa vie ! )>
Me voici parvenue à l'époque où commence le manu-
scrit d' Alexandrine, que j'appellerai, comme elle le fai-
sait, son Histoire, laquelle est non-seulement la sienne,
mais la leur à tous, du moins pour les premières années
qui suivent, pendant lesquelles je n'aurai à peu près
plus besoin de puiser dans mes propres souvenirs. Cette
histoire n'est point une narration suivie, c'est un simple
recueil de tous les papiers où elle a pu retrouver quel-
ques traces des quatre années dont elle voulait fixer
le souvenir. Il se composa principalement : de son Jour-
nal de chaque jour, recopit^ presque en entier; de celui
d'Albert; des lettres qu'ils reçurent l'un et l'autre pen-
dant cette période, et de celles qu'ils écrivirent et qu'elle
se fit rendre par ceux qui les avaient conservées, afin
de les insérer avec les autres. Elle n'a cherché que rare-
ment à lier régulièrement ce travail qu'elle a seule-
ment interrompu parfois parles réflexions qu'il lui sug-
gérait, ou par les pensées qui lui traversaient l'esprit en
transcrivant.
1. M. de Montalembert allait alors à Rome rejoindre l'abbé de
La Mennais et l'abbé Lacordaire, pour soumettre avec eux au
Saint-Siège les opinions qu'ils avaient défendues dans l'Avenir,
mÉCIT D'UNE SŒUR.
Au moment de commencer œs extraits, je dois encore
faire observer que, fille d'une mère allemande, et d'un
père suédois*, Alexandrine n'avait jamais habité la France
avant son mariage. Ce fait fera, sans doute, remarquer
avec surprise la correction de son style. Mais il a une
autre portée plus importante, car il servira de réponse
aux objections que soulèveront peut-être, dans l'esprit de
quelques lecteurs fran(^ais, les passages de cette histoire,
qui, plus que son langage, témoignent de la naissance
et de réducation étrangères d'Alexandrine. Il leur rap-
pellera en effet, qu'en certains pays l'idée d'un mariage
où l'inclination n'ait point de part est aussi éloignée
des esprits, qu'elle leur est familière dans le nôtre ; que
s'épouser sans se connaître (et. à plus forte raison, sans
s'aimer) semble à ceux-là aussi étrange, — je dirai pres-
que aussi coupable, qu'il semble, en France, naturel et
même convenable qu'il en .soit autrement.
Il ne m'appartient point de décider lequel de ces deux
systèmes est îe meilleur, mais seulement d'expliquer
qu'Alexandrine avait été élevée selon le premier et dans
riiabitude (qui en est la suite) d'une indépendance
beaucoup plus grande que celle qui est accordée, en
France, aux jeunes filles. Cette histoire manifeste assez
visiblement les inconvénients, ainsi que les avantages
de ce système; mais si la question pouvait être tranchée
par un seul exemple, il me semble que celui d'Albert et
d'Alexandrine ferait pencher la balance en faveur d'un
mariage tel que fut le leur, précédé d'un noble et pur
amour, devenu, dans l'union, plus profond et plus tendre
et transformé par la mort en un lien céleste, plus indis-
soluble et plus sacré que celui de la vie!
1. Ale\andrine était fille du comte U'Alopeus (Suédois de nais-
•anœ), longtemps ministre de Russie à Berlin, et de Jeanne de
SA RECIT D'UNE SŒUR.
HISTOIRE D'ALEXANDRINE.
(«C'était un mardi (le jour consacré aux Anges gardiens);
j'étais encore en grand deuil de mon père, à Rome, le
17 janvier 1832, et ne sortant jamais, lorsque je fis la
connaissance d'Albert. Il faisait une visite à ma mère,
et moi j'étais en bas, chez une amie qui logeait dans la
»\Venkstern, comtesse d'Alopeus, dont la rare beauté était encore
célèbre à l'époque où sa fille devint mon amie.
Alexandrine naquit à Pétersbourg en 1808 et eut pour parrain
l'empereur Alexandre. Par cette raison (chose bizarre assurément),
bien que née de parents luthériens et destinée à professer leur foi,
elle fut baptisée selon le rit de l'Église grecque, c'est-à-dire par
immersion. Ce fut, plus tard, cette .circonstance qui- fit que le baptême
sous condition ne lui fut point administré- lorsqu'elle se fit catho-
lique, le doute de validité n'existant pas pour ceux qui, ont été
baptisés ainsi.
La comtesse d'Alopeus, devenue veuve en 1831, épousa, en 1834, le
prince Paul Lapoukhyn, et habita presque toujours, depuis lors, le
magnifique château de Korsen, qu'il possède en Ukraine. Ce fut là
qu'en 18i8 lui parvint l'accablante nouvelle du malheur qui fut le
nôtre comme le sien.
Séparée d'elle depuis plus de vingt-cinq ans, je n'ai jamais cessé
de penser à elle avec affection, et le souvenir de ce beau visage est
demeuré intimement lié pour moi à celui d'une époque à tant de
titres ineffaçable.
Alexandrine n'était pas belle comme sa mère, mais elle avait sa
taille noble et gracieuse, et, quoique son visage fût moins parfait,
l'expression de ses yeux lui prêtait un charme qui, peut-être encore
plus que celui de sa mère, le gravait dans la mémoire. Ceux qui les
ont connues à l'époque où commence ce récit, n'ont pas oublié
combien l.i jeunesse de l'une s'alliait gracieusement à la beauté de
l'uulre, et combien il était facile de comprendre cette parole qui fut
dite un jour à leur sujet : « On ne sait jamais si on aime la fille
pour la mère, ou la mère pour la fille. »
RÉCIT D'UNE SŒUR. £3
même maison que nous (la casa Margherita) , causant
avec elle d'une façon fort animée. Je ne remontai que
longtemps après qu'on m'eut avertie que le frère de
Pauline de la Ferronnays était là-haut. J'avais cependant
très-envie de le voir, et , la veille , j'avais môme cru
l'apercevoir dans une église, mais je m'étais trompée...
Je remontai enfin. Je l'ai regardé avec indifférence. Je
0 3 l'ai pas trouvé beau, quoiqu'il me semble avoir
remarqué l'expression de ses yeux, et qu'il m'ait fait une
impression agréable. Quant à lui, il m'a dit, depuis,
que cette première vue avait décidé de son amour pour
moi; qu'il avait conté cette vive impression à ses amis,
qu'ils en avaient ri, et qu'alors il avait cessé de leur
parler de moi.
H Le 5 février. — J'allai avec Mar^' M. (ma jeune voisine)
entendre chanter les religieuses à la Trinité-du-Mont.
J'y vis M. de la Ferronnays (comme j'appelais alors
Albert) toujours à genoux. Il m'intéressait sans que
je m'en rendisse compte, et surtout je me sentais déjà
une singulière confiance en lui, car en sortant de l'église,
me trouvant près de lui, je lui dis combien j'aurais
voulu aussi me mettre à genoux comme lui , et que , si
j'avais été avec ses sœurs, je l'aurais fait. — a Alors
pourquoi neie faites-vous pas tout de suite? me dit-il,
pourquoi ce respect humain? » Cette hardiesse (car il me
connaissait si peu) dans un homme de vingt ans me
plut. Jamais un homme ne m'avait fait une représenta-
tion aussi sage. En descendant avec lui le bel escalier
de la Trinité-du-Mont , je remarquai sa figure , surtout
son expression. Je désirai qu'il vînt le soir. 11 vint.
« Le jeudi 9 février. — Je crachai un peu de sang. Mon
gosier était encore délicat, par suite d'une maladie que
j'avais faite récemment à Berlin. Je vis qu'Albert était
fort inquiet de ma santé, et je commençai à me sentir
RÉCIT D'UNE SŒUR.
on peu embarrassée avec lui. Il vint davantage et M. Rio
aussi. Peu à peu je chantai devant eux. Ils en furent
^oiis les deux dans une folle extase, surtout de la ro-
mance de « Mœris, » Cette romance était sympathique
à tous les trois, car plus tard elle charma aussi M. de
Montalembert.
({ Je chantai aussi avec Albert, dont j'admirais la voix
de basse si belle et si pleine , forte et douce à la fois.
Elle retentissait dans mon cœur, mais je ne pensais pas
l'aimer encore. Je ne l'aimais pas. Mais alors ce grand
plaisir de chanter avec lui, si grand que je le sens
encore, était donc bien étrange! Lui, il se moquait de
sa voix. A-t-il jamais trouvé quelque chose de bon en
lui ? Mais il chantait simplement quand je le lui deman-
dais, sans y attacher d'importance.
« Le 24 février. — Nous fîmes, lui et moi, avec ma
mère et M. Rio , une mémorable promenade à la villa
Pamphili; avant cela, nous avions été à la villa Mattei.
Tout ce qu'Albert m'avait dit là m'avait déjà beaucoup
plu; mai-s à la villa Pamphili, en face de cette belle vue,
au milieu de ces grands arbres, nous marchions un peu
séparés de ma mère pour causer sans qu'on nous enten-^
dît. Oh! quelle douce sympathie nous devinâmes alors
entre nous! Nous causâmes, je crois, pendant une heure
de religion, d'immortalité, et de mort, qui serait douce,
disions-nous, dans ces beaux jardins. Cette conversation,
si différente de toutes celles qui avaient fatigué mes
oreilles «ians le monde, cette conversation descendit au
fond de mon cœur.
« Le 1" mars. — Au milieu des fohes du carnaval, au
Corso, où tout à Rome est si animé et si gai , Albert me
jeta un immense bouquet de violettes. Cela me plut. Ce
Corso m'amusait beaucoup. Albert était si adroit à me
jeter des fleurs ou à recevoir ce que je lui jetais ! Maman
RÉCIT D'UNE 6CEDB.
lui fit un cordon que je lui jetai un jour ainsi attaché
autour d'un bouquet.
« Le mardi gras, 6 mars. — M. de Montalembert vint
chez nous le soir pour la première fois. Il ne revint pas
souvent ensuite. Albert me dit plus tard qu'il en avait
aussi été jaloux. Sa modestie si parfaite lui faisait tou-
jours croire qu'un autre devait plaire plus que lui. Mais
moi, j'aimais déjà dans ce temps-là mieux voir Albert
que les deux autres.
(( Le 1 9 mars. — J'allai à un concert chez la princesse
Zenaïde Volkonsky, que je trouvai agréable parce qu'Albert
était là , mais je ne me rendais pas compte de cela. I'
nous mit en voiture, et, en descendant, il nous suppliait
de nous laisser conduire au Colisée, où il allait au clair
de lune avec quelques amis. Je me souviens que j'avais
bien envie d'y aller avec lui!
{( Le 31 mars — Catiche * vint me réveiller de bonne
heure pour me dire que M. Rio était là et me suppliait
d'écrire à Albert, qui était très-malade et refusait de voir
un médecin. Je me levai effarée, et, avec le consentement
de ma mère, j'écrivis à la hâte à Albert un billet suppliant
pour qu'il se laissât soigner « au nom de sa famille et.
de nous aussi. » Le lendemain il fut plus mal; cependant
M. Rio vint le soir et m'apporta un billet d'Albert qu'il
me remit un peu mystérieusement, ce qui m'embarrassa.
Je le pris cependant de même involontairement. Mais par
conscience je le lus sur-le-champ, de manière à ce que
ma mère pût voir que j'avais reçu ce billet et que je le
lisais. Au fond pourtant j'avais envie de le lire seule et
de tenir secrète la douceur que me causa cette lecture.
i. Uoe olèce de la comtesse d*Âlopeus qui habitait avec elle. Elle
était excellente et dévouée à Alexandrine et à sa mère, mais pré-
sentait en beaucoup de choses un gi-and contraste avec l'une et
l'autre : elle s«ra souvent nommée dans ce récit.
88 RÉCIT D'UNE SŒUR.
« Voici ce billet :
« -Non, ce n'est pas un rêve. Depuis hier je l'ai
relu cent fois, et je recommencerai chaque jour après
ma prière du matin... Oh! que je serai docile main-
tenant ! Ce que je refusais à mes deux meilleurs amis,
un mot do vous a suffi pour l'obtenir. D'où vient
l'ascendant que vous avez sur moi? Personne n'aura-
t-il sur vous celui qui vous serait nécessaire pour vous
guider aussi sur ce point qui vous rend si souvent
triste et rêveuse? Oh! joignez-vous à moi pour deman-
der au Seigneur cette joie qui donne le bonheur!
Que vous êtes bonne de prier pour moi, quoique j'en
sois bien indigne... Faites-le, oh! oui, car j'en ai bien
besoin. « Albert. »
« 0 mon Dieu ! dans 3on premier billet — tu l'as vu —
plus encore que son amour,' il exprimait le désir de me voir
posséder la foi *. J'ai -plus vite acquis la certitude de son
désir de me voir catholique, que celle de ses sentiments
pour moi. Mon Dieu! veuille lui en tenir compte, ou plu-
tôt, que cette bénédiction retombe sur moi, car lui, je le
crois, il est suffisamment béni !
« Après que M. Rio m'eut laissée ainsi assez embarras-
sée, M. de Montalembert vint un instant nous dire qu'Al-
bert allait plus mal et qu'il allait être saigné. Je souffris
becTucoup ce soir-là : embarras cruel, craintes très-
fortes pour la santé d'Albert, et, au milieu de tout cela,
une certaine émotion à la pensée que, si malade, il avait
1. A l'époque où Alexandrine commençait son histoire et écrivait
ces lignes, elle n'était catholique que depuis quelques mois; c'est
pourquoi elle se sert encore du tutoiement qii, en français, est par-
ticulier aux protestants dans leurs prières (rar, dans presque toutes
les autres langues, les catholiques s'en servent comme eux). Plus
tard Alexandrine se défit de cette habitude.
KÉCIT D'UNB SŒUR.
pu m'écrire un pareil billet. Tout cela m'agitait beau-
coup, mais surtout la peur de l'effet que produirait sur
ma mère le passage religieux qui le terminait. J^hésitais
à le lui montrer, et plus j'en éloignais le moment, plus
cela devenait difficile. Je fus bien aise le lendemain matin"
d'avoir un prétexte de ne pas le lui montrer de bonne
heure, parce que je sortais, à p3ine levée, pour aller voir
la galerie du cardinal Fesch. Ma mère cependant exprima
sa surprise de ne l'avoir pas vu encore. Cela me-fit entrer
dans ma chambre pour le chercher, mais ce passage reli-
gieux m'inquiétait tant que j'essayai de le couper. En
faisant cela, je me piquai le doigt et il tomba du sang
sur ce papier; cela me fit un effet superstitieux et solen-
nel. Je revins plus troublée que jamais et j'allai à la
galerie hors d'état de voir un seul des tableaux. Puis
enfin je donnai ce billet à ma mère en priant Dieu qu'elle
fît plus d'attention au com.nencement qu'à la fin. Et
cela arriva en effet, car elle remarqua seulement que ce
billet était un peu trop tenc're.
{( Le 27 mars (mercredi).— Albert vint nous voir, réta-
bli, et si heureux qu'il me sembla n'avoir jamais vu une
telle expression de joie, quoiqu'il cherchât à la contenir.
Je n'oubliai pas non plus comment, ce jour-là, il baisa la
main de ma mère et la mienne !
« Ce que je n'appris que bien plus tard, c'est que ce
fut à cette époque qu'un jour, de grand matin, il fit
nu-pieds, pour moi, revêtu d'un froc de pèlerin, le pèle-
rinage des Sept-Basiliques ^
i. Ce pèlerinage avait pour but d'obtenir la conversion d'alexan-
DRINE, ET IL FIT ALORS, ET A CETTZ INTENTION, l'oFFRANDE DE SA VIE
A DIEU. — Les cœurs catholiques (mais eux seuls) con>prendront
cette preuve extraordinaire d'amour et de foi que la suite de ce rtScit
rendra plus frappante, et ils la rapprocheront d'une prière faite par
Alexandrine elle-m^me à T&ge de quinze ans. A cette époque, oui
RECIT D'UNE SŒUR.
« Ma chambre avait une vue charmante. D'un côté, je
voyais au-dessous de moi Saint-Pierre et presque tout
Piome : de l'autre, au-dessus de moi, la Trinité-du-Mont
avec son bel obélisque ; plus près de ma fenêtre , et en
plongeant mes yeux à quelque profondeur, j'apercevais;
une touffe de rosiers, qui complétait pour moi le charme
de cette vue. Albert s'arrêtait souvent sur le Pincio, et
de là il regardait ma fenêtre, et se plaignait de m'y aper-
cevoir si rarement.
« Le jeudi, 5 avril.— Nous devions aller tous à un grand
pique-nique organisé par la princesse Zenaïde Volkonsky.
Albert vint me prendre pour descendre chez miss M. (ma
jeune amie anglaise) , avec laquelle je devais m'y rendre...
Rien que de descendre ensemble l'escalier nous charma.
Je crois que c'est alors qu'il me dit que nous avions l'air
d'être frère et sœur. Le rendez-vous était à la porta Mag-
^iore, et la fête à Terra nuova. L'on voyait, du milieu
des beaux arbres sous lesquels nous étions, les montagnes
d'Albano, colorées des teintes les plus douces. Au dîner,
Albert était assis à côté de moi, et son autre voisine était
Louise VernetSdont la beauté excitait mon admiration et
même mon envie. Il s'occupait un peu d'elle , mais cela
ne m'inspirait pas d'inquiétude ni de jalousie. Il est vrai
qu'alors je ne l'aimais pas encore, quoique maintenant
était celle de sa confirmation luthérienne, déjà préoccupée de doutes
religieux, et plutôt troublée que satisfaite par les réponses du pas-
teur qu'elle interrogea sur ces sujets à Berlin; elle fit à Dieu, un
jour, LE SOLENNEL ABANDON DE SON BONHEUR EN CETTE VIE, ET DEMANDA,
A CE PRIX, LA GLAIRE ME DE LA VÉRITÉ. Elle avait écrlt Cette prière
dans un livre où je la lus avec édification avant son accomplissement,
et la relus ensuite avec une émotion profonde, lorsque Dieu eut
accepté ces deux offrandes faites à l'insu l'une de l'autre, et eut
accordé en retour à chacun des deux l'accomplissement de sa prière.
i. Fille d'Horace Vernet, mariée plus tard à Paul Delaroche, et
morte si jeune aussi et si regrettée de tous ceux qv\ la connurent.
RéCIT D^UIfB SCBUR.
je ne puisse me figurer un temps où je ne l'aimais pas.
« On joua à une foule de jeux ; puis on alla se promener
pour regarder la vue, et là, sur une colline où nous nous
trouvions tous, je ne sais comment il me supplia de l'aj)-
peler 7720*1 frère. Je le fis, et cela me fut doux et le rendit
bien heureux. Remontés en calèche, la nuit commençait.
Mbcrt, assis devant moi, levant les yeux vers un ciel ma-
^aii tique, me dit : « Oh ! remercions un moment Dieu tous
les deux du bonheur que vous m* avez donné aujour-
d'hui. )) Je fus surprise. Une personne qui jusque-là
n'avait entendu que des compliments de salon devait
l'être... Mais cependant j'admirai ce sentiment, et mon
cœur s'éleva avec le sien vers Dieu. Seulement je trouvai
qu'Albert évaluait mille fois trop haut mon amitié pour
lui.
« Je faisais depuis longtemps la collection des cartes de
visite que nous recevions. Je les collais dans un livre ;
Albert m'aidait de temps en temps. Il y plaça la sienne et
écrivit dessus : Quelle douce immortalité que celle qui
commence ici-bas dans le cœur de ceuœ qui vous regrettent î
Paroles singulières et mélancoliques dans un album de
folies. Quelques jours après, M. de G,, feuilletant cet
album, y vit cette carte; il lut les mots qui y étaient
écrits, et me dit en riant : « Il est complètement fou, ce
jeune homme-là. » Beaucoup plus tard Albert arracha
cette carte (mais je la conserve) et là remplaça par une
carte blanche.
« Je commençai dans ce temps à me dire que j'aimerais
beaucoup Albert, quand même il ne serait pas le frère de
Pauline ; mais je me disais aussi que je n'avais pas plus
que de l'amitié pour lui.
« Le mercredi saint (18 avril). — Les M. me menèrent à
la chapelle Sixtine pour y entendre chanter le Miserere.
Albert nous accompagnait. Cachée par miss M. , je me
32 RECIT D'UNE SŒUR.
mis à genoux sans que sa tante (dont je redoutais les cri-
tiques) pût m'apcrcevoir, et je crois que j'ai pensé avec
plaisir que peut-être Albert me voyait...
(( Le jeudi saint, 19 avril.— J'allai (toujours avec les M.)
prendre encore Albert pour aller à Saint-Pierre entendre
chanter l'admirable Miserere dans la chapelle du chœur.
Oh ! je me sentais bien plus intime avec lui qu'avec mes
amies, auxquelles je parlais cependant davantage qu'à
lui. Nous vîmes toutes les autres cérémonies de Saint-
Pierre ce soir-là, ce qui fit que nous ne rentrâmes qu*s
neuf heures. Albert partagea le dîner qu'on m'avait gardé.
Je ne sais comment il fut question du pédantisme et du
rigorisme de ***. J'en parlai si vivement et avec tant
d'impatience qu'il en fut étonné, et me dit que sa sœur
me rendrait de la douceur, qu'elle était si douce! La
manière dont il me parlait de ses sœurs me touchait
toujours I
« Depuis que la société d'Albert me plaisait tant, celle
de mes pauvres amies anglaises m'était moins agréable.
J'allai cependant engore à Saint-Pierre avec elles, M. de
G. et Albert, le vendredi saint (20 avril). M. de G. me
donna le bras dans l'église. Je fus fâchée de ne pas le
donner à Albert, surtout dans un lieu si saint, et je devi-
nai qu'il en souffrait aussi. En sortant, il m'exprima vive-
ment la peine qu'il en avait ressentie, et longtemps en-
core après (lorsque nous étions mariés depuis plusieurs
mois), il me dit qu'il n'avait jamais oublié cette sensation
désagréable. Ce jour-là, sur les marches de Saint-Pierre,
par le crépuscule du soir qui embellissait- encore toute
cette éclatante beauté, il me dit : « Il y a de la jalousie
en amitié... » Ce fut sur ces mêmes marches de Saint-
Pierre, la veille ou lô lendemain, qu'il me dit : « Oh î je
suis bien heureux, j'ai communié ce matin et je vous
aime I » Ce mot me parut bien fort, quoiqu'il fût dit de
RéCIT D'UNB SŒUR.
manière à ce qu'il n*eût Tair de s'appliquer qu'à Tami-
tié dont il parlait toujours.
« Le mercredi, 25 avril. — Nous nous mîmes en route
pour Naples. — Albert était parti Tavant-veille. Quoique
triste de quitter quelques amis à Rome, je me sentais
•me vague mais grande joie à la pensée de vivre avec les
sœurs d'Albert et près de lui. Cette belle route, surtout
depuis Terracina, était embaumée d'orangers; le temps
était beau , et cette magnifique arrivée de Naples , qui
frappe les plus indifférents, m'a toujours causé des trans-
ports d'admiration. Nous descendîmes à la maison Pa-
retti , à Chiaja. Avant que notre voiture entrât sous la
porte cochère, je vis Albert à la portière , ce qui me ren-
dit joyeuse. Lui avait l'air transporté. Il monta avec nous,
puis nous quitta pour aller chercher Pauline, avec la-
quelle il revint peu après. Ce soir-là , j'écrivis dans mon
journal : « Je te remercie, mon Dieu ! je suis à Naples,
et j'ai revu Pauline de la Ferronnays. »
« Le lendemain, je vis toute sa famille et fis connais-
sance avec ceux que je ne connaissais pas encore. Je n'a-
vais vu Eugénie que lorsqu'elle avait treize ans. Je la
trouvai maintenant bien belle aussi.
« Nous fîmes, les jours suivants, de longues promenades
ensemble ; puis ils allèrent tous s'établir au Vomero,
dans la charmante villa Trecase , et peu après (non sans
mille incertitudes et mille projets différents) ma mère se
décida à louer pour le reste de l'été une villa voisine de
la leur. Cette villa n'était pas jolie et avait un jardin
assez triste. La vue si belle de tous les points de cette
crête du Vomero ne s'apercevait que de la terrasse qui
formait le toit de notre maison. Mais les jours que nous
y passâmes furent si doux, qu'elle nous parut charmante
plus tard, et demeura telle dans nos souvenirs à tous.
u Le mercredi, 9 mai.— Je passai quelques heures déli-
I. 3
RBCIT D'UNE SŒUR.
cieuses avec Pauline sur la terrasse de leur villa. Il faisait
an temps divin, et nous étions en face d'une vue comme
il n'y en a pas de pareille sur la terre. Albert était allé
à Amalfi avec M. de Montalembert et M. Rio (arrivés de-
puis peu). Pauline avait découvert un petit livre où Albert
écrivait ensemble ses pensées et celles qui le frappaient
dans les livres qu'il lisait. Elle l'apporta et elle me lut
ce qui suit :
« Une journée comme celle d'aujourd'hui me remplit
le cœur de reconnaissance envers Dieu... J'ai eu avec ma
bonne Pauline un moment de sympathie complète. J'ai
compris comme jamais ce que d'être frère et sœur a de
délicieux î Je ressentais positivement ce qui se passait en
elle, par ce que j'éprouvais moi-même. Comment se fait-il
cependant qu'il me manquât quelque chose, et que fal-
lait-il encore à mon bonheur ? Quoi de plus tendre qu'une
telle amitié ? Je vois cependant que, dans l'amitié, nous
aimons d'une manière plus égoïste, plus personnelle,
plus pour être aimés, tandis que, dans un sentiment plus
fort, nous nous oublions nous-mêmes pour ne plus voir
que l'objet de notre amour. Nous sommes capables alors
des plus incroyables sacrifices : nous donnerions sans
hésiter notre vie, si elle nous était demandée.
(( J'ai vu en quittant Pauline que ce qui avait semblé
remplir mon cœur n'avait fait que le bien disposer à res-
sentir des émotions plus fortes. Mais la fin de la journée
n*a pas ressemblé au commencement... Je l'ai vue ce-
pendant, et j'ai été heureux. Mais en la quittant j'étais
triste, tandis qu'elle semblait si gaie! »
« Au-dessous de ce passage, les vers suivants du Tasse
se trouvaient soulignés dans ce cher petit livre :
SâCXT D'UMB SŒDIt
Brama assai-poco spera-nulla chiede
Ne sa scoprirsi o non ardisce : ed eila
O lo sprezza-o nol vede-o non t'aovede.
Cosi finora, il misera ha servi to
0 non visto, o mal noto, o mal gradito.
« Tout ce qui finit est si court! est encore écrit un peu
plus bas, et cette exclamation de saint Augustin est
répétée quatre fois dans ce petit livre. Pauline, qui
m'ouvrait ainsi le cœur de son frère, croyait être un
peu moins indiscrète en ne me permettant pas de tou-
cher moi-même à ce livre. Cependant je m'en saisis et
je découvris, attaché à une de ses feuilles, le petit bou-
quet noué d'un ruban rouge, que je lui avais jeté au
Corso, à Rome... Oh! mon Dieu! il y est encore, là, de-
vant moi ! Lui ne s'est pas détaché!
« Sur la même page, des vers de Victor ilugo, dont
l'un me frappe, souligné ainsi :
Je m'en irai bientôt au milieu de la fêle.
« Et plus loin : « On craint moins la mort quand on est
tranquille sur ses suites. » (Massillon.) Et encore : « Je
meurs jeune et je l'ai toujours désiré. Je meurs jeune
et j'ai beaucoup vécu. Je ne voudrais troubler ni son
sommeil, ni son cœur. Non, non, quelques larmes seu-
lement et un de ces longs souvenirs qui durent toute la
vie sans la déchirer, »
« A côté de cela, il avait écrit : « Rome le 8 avril. —
Spleen affreux. Il me semble que je traîne des siècles
après moi, au lieu de jours. Rien ne m'émeut, pas même
sa pensée, A peine ai-je la force de me regretter. Je me
sens comme mort, quoique je marche et que je respire
encore. Quelle est donc cette terrible maladie, cette lan-
RÉCIT D'UNE SŒUR.
gueur qui parfois me fait penser que je ne suis plus
susceptible d'aucune passion, ni même d'aucun intérêt
vif, et qiii me fait envier les" gens les plus médiocres,
parce qu'ils ont l'air d'attacher de l'importance aux choses
qui n'en ont pas? »
« Sur la page suivante je trouvai : « Rome, après une
lettre de Naples, 30 mars 1832. — Ah! mon père, les
hommes appellent romanesques ceux qui ne veulent
vivre que de ce qui honore la vie, et l'exaltation ne leur-
paraît qu'une fièvre dangereuse. Insensés! ils n'osent
dem-ander au ciel du bonheur, ils demandent à la terre
des plaisirs, et le ciel et la teiTe les déshéritent tous
deux !»
« Il avait noté, le 5 avril 1832 : « Promenade dans la
plaine de Rome avec:., (c'était le jour où je l'avais
appelé mon frère), et il avait mis dessous :
f( Le nom de sœur a quelque chose de si doux, de si
pur, qu'il rassure même celui qui s'en sert pour cacher
un sentiment plus tendre que l'amitié.
« Tout fortifie sa naissante amitié : tout alimente ma
passion... Mais l'univers reste le même pour elle, tan-
disque tout est changé pour moi »
« Portrait, — écrit en petites lettres, — suivi des lignes
suivantes :
(( Elle a tout ce qui fait les fortes passions : là grâce,
la timidité,*la décence, avec une de ces âmes passionnées
pour le bien, qui aiment parce qu'elles vivent... Elle a
un corps délicat et tout ce qui annonce la faiblesse et
la dépendance, mais une âme forte et courageuse qui
braverait la mort pour la vertu. »
RÉCIT D'UNB SŒU&. 8)
« Il n'y avait point de passage où il ne me semblât
trouver directement ou indirectement une preuve de son
souvenir. Le dernier que je lus fut celui-ci :
« Vomero. 3 mai 1832.
« J'éprouve une joie incroyable à trouver en vers ou
en prose l'expression de mes sentiments; car, depuis
quelque temps, il m'est impossible de le faire par moi-
même. Je suis dans un tel état de trouble et de vague
inquiétude, que je ne saurais m'arrêter à aucune de3
nombreuses pensées qui me passent par la tête... Désirs,
inquiétudes, regrets et bonheur, tout se confond et pro-
duit en mon cœur une agitation qui pourrait me rendre
fou. »
« Quel plaisir entra dans mon cœur en lisant ce petit
livre! Je ne le cachai pas à Pauline. Je m'en allai plus
contente que lorsque j'étais venue, et trouvant bien
ravissante cette vue, ce bleu incomparable de la mer et
du ciel ! J'avais une grande satisfaction intérieure de
vivre et d'être où j'étais, et si cependant on m'avait de-
mandé si j'étais heureuse, j'aurais peut-être dit que non.
Je ne m'avouais pas encore que je l'étais, mais je me
sentais comme à l'aurore d'un beau jour!
« Pendant ce temps Albert était à Amalfi, et voici, de
son côté, ce qu'il écrivait dans son journal (dont je n'eus
connaissance que bien longtemps après) :
« Amalfi, 10 mai 1832.
^ Quel blasphème, que de dire qu'on n'est au monde
RECIT D'UNE SŒUR.
que pour être malheureux! Oh ! mon Dieu! avez-vous
jamais créé une âme pour autre chose que le bonheur,
et quand on vous aime, une idée aussi absurde peut-
elle entrer dans le cœur? Quelle ingratitude aussi ! Et
combien de fois pourtant ne m'en suis-je pas rendu
coupable !
(( Toi ! qu'en mon cœur seul je nomme, je te vois par-
tout et, en toi, je vois Dieu! »
« Amalfi, 11 mai.
« Oh! que j'aurais voulu passer ici de longs jours!
Quand, au pied de ces sublimes montagnes, j'admirais
leur immensité, j'étais étonné de me sentir encore plus
grand qu'elles, et, franchissant leurs cimes dorées, de
les trouver petites auprès de ma pensée ; car Dieu seul
remplissait mon cœur enivré...
« Cette délicieuse nature me semblait être créée pour
elle et pour moi !... Illusions charmantes détruites avant
d'être conçues. Demain je m'en vais, et, en la revoyant,
et mes rêves et ma joie s'évanouiront comme de la fu-
mée!... Je la verrai douce et charmante, me traiter en
ami et en frère; mais quant à ces autres biens : se com-
prendre sans parler, sentir son âme à la sienne répondre,
il n'y faut pas songer. Et quand, inquiet, tremblant,
j'irai l'interroger, son air indifférent viendra me glacer
et m'apprendre, hélas! que tout m'a menti! »
« Peu de jours après leur retour d'Amalfi, ses amis par-
tirent, et le 18 mai Albert écrivit la lettre suivante à
M. de Montalembert, qui était allé rejoindre M. de La
Mennais à Rome :
« Cher bon ami,
« Qu'il me tarde d'avoir de tes nouvelles! Je ne sau-
RBCIT D'UNB SŒUK.
rais te dire la peine que j*ai ressentie à te laisser partir
sans moi... Tu m'as devenu nécessaire. Nous nous com-
prenions et nous nous aimions tant I Nos cœurs éprou-
vaient Tun pour l'autre une sympathie si difficile à
retrouver... Tu n'étais pour moi ni froid ni railleur. Tu
comprenais tout et depuis que tu n'es plus là, j'ai si
besoin de toi! car je sens mon malheur faire dans moo
cœur des progrès effrayants. Oui, mon cher bon, je
l'aime bien plus que je ne le croyais. Que dirai-je?
U faudrait partir, et je sens que, quand même je le
pourrais, je ne le ferais pas. Dans ce moment ma vie est
ici! .Mais écris-moi, dis-moi que tu me comprends. Ne
me dis pas que je suis fou ! Je viens de prendre une réso-
lution... Je ne sais si j'aurai la force de l'exécuter. Je
veux rester quelques jours sans la voir. Peut-être trou-
verai-je que ce qui me semble si profondément enraciné
dans mon cœur n'a fait que l'effleurer. — Voilà, mon
cher, la peur qui me prend de te paraître bien enfant et
misérable. Tu vas rire de ce qui est peut-être risible,
mais de ce qui me fait pourtant souffrir. Adieu. J'ai la
fièvre, j'étouffe, je t'aime et je ne puis te dire à quel
point tu me manques. Donne-moi l'espoir de te revoir :
j'ai besoin de toi. Je ne ferme pas ma lettre afin de te
dire si j'ai eu la force de faire ce que je veux. Ne te
moque pas de moi, car je souffre*. »
« Le 26 mai il écrit encore à M. de Montalembert :
«fai reçu ta bonne lettre-, elle m'a fait un bien que
1. Toutes ces lettres, Alexaadrine ne les lut qu'après la mort
d'Albert.
2. Cette lettre, à laquelle il répond, est, je crois, la suivante :
M. LE COMTE DE MOKTALEMBERT A ALBKRT.
* « Albano, le 19 mai 1832.
« Mon bon ami, tu ne te figures pas combien j'ai souffert ces deux
40 1 RECIT D'UNE SŒUR.
je ne puis te rendre. Écris-moi souvent. Donne-moi de
la force et du courage. Si je t'avais là, que d'actions
inconsidérées tu m'éviterais. . . Ah ! si elle pouvait voir
ce qui se passe dans mon cœur quand elle me parle,
quand elle chante ! Elle est si délicieuse ! cette timidité,
cette faiblesse, ces manières d'enfant, et en même temps
cette âme passionnée pour le bien, et tant de penchant
pour notre religion, que je regrette que tu n'aies pu la
connaître davantage.
« Je sens pourtant que je suis fou, — mais, en amour,
Tespoir, quoique combattu, n'expire qu'avec la passion
elle-même.
(t Enfin je n'ai que ce que j'ai demandé au ciel : la
grâce d'aimer autant qu'il est possible d'aimer, quand
même, en retour, je ne devrais rencontrer que la plus
grande indifférence.
(( Jusqu'à présent j'ai eu la force de renfermer inté-
rieurement ce que j'éprouve. Mais je sens que si je me
trouvais bien seul, je n'y tiendrais pas et je lui dirais
tout, quand même je devrais me perdre. »
jours-ci, à l'idée de la ruine totale de nos plans. J'ai senti profori'
dément combien tout mon voyage (si tant est que je le continue)
en sera décoloré. Je voulais t'écrire au long sur ce sujet, te faire
connaître quelques-unes des émotions dont mon cœur déborde. Mais
je n'ai pas le temps, car le courrier va passer immédiatement. Je
veux seulement te dire et te répéter combien je t'aime. Je ne me
«royais plus capable de m'attacher si tendrement à un nouvel ami.
J'espère que tu ne m'oublieras pas, et que, sous le ciel perfide de
Naples, tu ne perdras pas cette énergie de sentiments religieux et
politiques que je voyais avec tant de joie grandir dans ton cœur.
Adieu. Je t'écrirai bien plus au long quand je serai à Rome ou à
Frascati. Mon refrain éternel sera : conserve-toi, ménage-toi pour ta
famille, pour tes sœurs, pour celle dont tu dois un jour faire le bon-
heur, un peu aussi pour moi qui ai déjà tant perdu.
« Mille affectueux souvenirs à Alexandrine et à sa mère.
a Charles de Montalembert. 9
■ BBCIT O'UNB SŒUR. 41
a Quelques jours après la date de cette lettre, un
dimanche, le 3 juin, j'étais venue voir Pauline et nous
étions restées longtemps ensemble à causer au jardin.
M°« de la Ferronnays appela ses filles pour aller à la
bénédiction, et je me mis en marche avec elles. Albert
nous accompagnait. L'église était à moitié chemin entre
leur villa et la nôtre; je leur dis adieu à la porte, et,
escortée par lui, je continuai mon chemin, devant retour^
ner chez moi. Dans la petite ruelle qui commence à la
\illa Belvedera et avant d'arriver à la Floridiana, Albert
me dit tout d'un coup après un long silence : « Je vous
aime comme un fou ! »
({ C'est ainsi qu'il m'a dit pour la première fois qu'il
m'aimait, pendant que sa mère et ses sœurs priaient à
l'église, et peut-être priaient pour nous ! »
ALBERT, DANS SON JOURNAL.
« Le lendemain k juin. — ... Combien cet état de
froideur fatigue et impatiente ! On sent au fond du cœur
le besoin d'éprouver ces émotions dont on jouit si rare-
ment, et l'on ne peut repousser je ne sais quel obstacle
qui les retient loin de vous. Depuis quelque temps je
sens tarir en moi les sensations ravissantes que l'amour
de Dieu'seul me faisait éprouver. Je voudrais être seul pen-
dant plusieurs jours. Je sens que mon âme a besoin d'être
retrempée. Je crois vraiment que les habitudes sont plus
puissantes que les principes. A Rome, j'étais positivement
meilleur. J'éprouvais tant de bonheur à remplir exacte-
ment tous mes devoirs! Je me sentais si attendri en en-
trant dans une église, et mon cœur était rempli d'une foi
si vive! 11 me semble que tout cela est affaibli. Et quelle
différence dans mon amour! Jamais ce que j'ai fait hier
ne me serait venu dans la pensée! J'étais si heureux de
RECIT D'UNE SŒUR.
mon admiration silencieuse ! Je jouissais de contempler
son âme, et un sentiment délicieux, pur, désintéressé,
m'agitait alors et allumait en moi un enthousiasme si
plein de dévotion ! Pourquoi lui ai-je dévoilé ce qu'elle
me fait éprouver? Mes sentiments ont-ils changé de
nature? Qu'importai t-il qu'elle lût dans mon âme? Quelle
folie s'est donc emparée de moi , pour qu'en m' appro-
chant d'elle, j'aie cessé de m'oublier moi-même et de
voir en elle un ciel impossible à atteindre. — J'en rou-
gis. — Comme j'ai dû lui faire pitié! Et quel étonne-
ment j'ai dû lui causer ! »
« Le 5 juin*, — J'ai beau vouloir prendre sur moi, il
m'est impossible d'en venir à bout; quand je lui parle,
quand elle me tend la main, j'oublie totalement ce que
je fais. Je ne sais plus où je suis. J'ai peur que ce ne
soit de l'exagération, et qu'un pareil sentiment ne puisse
durer. Pourtant je n'imagine personne qui puisse lui
être comparée, si ce n'est ma sœur Pauline. Je lui trouve
pourtant trop de raison... c'est mal peut-être. Mais ce
1. Ce même jour, 5 juin 1832, M. de Montalembert écrivait de
Rome à Albert :
u Je ne saurai jamais assez te dire combien j'ai été touché et heu-
reux de ta confiance, et combien les preuves que tu m'en donnes
dans tes dernières lettres m'ont été au cœur. Sois bien persuadé que,
si tu as éprouvé quelque consolation à m'ouvrir le fond de ton âme
souffrante, c'a été pour moi un véritable bonheur de te lire. Seule-
ment, je t'en supplie, ne fais pas tant de façons, ne dis pas tant de
fois que je te prendrai pour un fou ; parle-moi toujours avec simpli-
cité et franchise, et sois toujours persuadé que j'ai, dans mon cœur
comme dans mon imagination, de quoi comprendre toutes tes dou-
leurs et sympathiser profondément avec elles. Tu sais bien d'ailleur*
combien je te comprends, toi spécialement; personne, à ce qu'il me
semble, ne peut mieux juger que moi la nature de ta passion actuelle.
Il doit seulement m'être permis de déplorer que le bon Dieu n'ait
pas permis à notre beau projet de voyage de s'accomplir. C'eût été,
j'en ai la conviction', pour ton bien comme pour le mien.
« Ch. de M. »
KéClT D'UNE SŒUB.
que j'aime tant en elle, c'est qu'elle est si naïve, un peu
déraisonnable, un peu extravagante quelquefois, ipais si
délicieuse! Elle a besoin d'un ami, d'un soutien. Elle
est si faible!... Quel portrait!.,. Je suis absurde! »
« Le 6 juin. — .Mon Dieu! je vous en prie, donnez-
moi la ferveur que je n*ai plus! On est si heureux en
priant bien, et c'est un bonheur qui doit durer toujours!
Tous les sentiments vagues et passionnés qu'on éprouve
lorsqu'on est jeune, donnent à la religion quelque chose
qui calme et satisfait tellement Tàme... Oh! mon Dieu !
j'ai oublié cette langue qui n'est comprise que de ceux
qui n'aiment que vous. Cette langue, qu'on ne parle
que dans une église, tout seul, je la savais autrefois, je
la trouvais si belle, j'aimais tant à la parler! Mon
Dieu! rendez-la-moi!
<( Que le temps où j'allais à chaque instant à l'église
prier pour elle est loin!... J'étais heureux! il me sem-
blait que je priais de manière à être exaucé. 0 mon
Dieu ! quand je vous demandais sa conversion au détri-
ment de ma vie et de mon bonheur, était-ce de celui
de vous aimer? Oh! en la sauvant. Seigneur, faites que
je ne me perde pas! Retirez-moi les jouissances que
fait éprouver l'enthousiasme, mais laissez-moi l'amour
du bien. Oh ! celui-là, que je ne cesse jamais de le res-
sentir! »
« Le 8 juin 1832. — Autrefois le mot de patrie embra-
sait tous les cœurs. Aujourd'hui que l'intérêt le plus
froid, l'intérêt personnel fait seul agir, la patrie est là
seulement où le cœur éprouve sans réserve ces sensations
qui font chérir tout ce qui est bien, tout ce qui est beau»
et les concitoyens sont ceux qui vous comprennent et
qui ont soif de la même vie que vous. »
RéCIT D*UN^ SŒUR.
ALBERT A M. DE MONTALEMBERT.
« Le même jour.
« ... Je n'ose te parler de moi. J'en aurais cependant
grand besoin. Mon bon Charles , rallume en moi cette
ardeur qui me faisait tant aimer le bien près de toi. Je
remplis mes devoirs religieux avec moins de bonheur. Je
cherche en vain la cause de ce changement, et je suis
tenté de l'attribuer à l'air de Naples. Naples, depuis
quelque temps , se lève devant moi avec mes horribles
souvenirs et un avenir qui me fait peur. Pourtant je re-
prends confiance en pensant qu'un ange veille ici près de
moi. Oh ! non, je n'ai rien à craindre, tant que je laver-
rai : elle, si belle et si pure! Pourquoi donc alors ai-je
perdu cette poésie que j'avais dans l'âme? Dieu nous
ôte-t-il quelquefois sa grâce pour nous éprouver? Je le
crois vraiment, car hier soir, arrivant dans le salon, j'y
trouvai ma sœur Pauline pleurant. Nous allâmes sur la
terrasse, où il faisait le plus beau clair de lune du
monde. Elle ne tarda pas à redevenir ce qu'elle est tou-
jours. Elle me fit comprendre que cette impression vague
n'était chez moi que passagère , et je sentis me revenir
cette ferveur qui fait vivre doublement. Elle me parla
d'Alexandrine. — J'étais tout à fait heureux ! Je lui dis
tout ce que je souffrais depuis quelque temps, et après
être restés une heure à causer ensemble, nous rentrâmes
totalement guéris et heureux.
AD MÊME.
« Quelques jours plus tard.
« Cher bon ami, ce matin j'ai reçu ta délicieuse lettre
et, sans un déjeuner en ville, je t'aurais répondu sur-le-
KBCIT D'UNE SŒUR. 4?
champ. Si tu avais pu vœr le bien que tu m'as fait! Mille
fois merci de ta confiance. J'en suis touché, carjen*ai
d'autre droit que cehii de t' aimer tendrement, tandis
qu'il est naturel que je ne puisse rien te cacher, à toi si
complètement bon , à toi à qui je dois des émotions si
pures, si ineffables, à toi, enfin, qui m'es devenu indis-
pensable. Je voudrais tant te montrer tout ce qui se
passe en moi! Je me sens froid pour tout ce que j'aimais
quand nous étions ensemble. Je suis dans un état d'in-
différence inexplicable, car je l'aime. Mais je la vois là
devant moi, comme un point lumineux à l'horizon, qu'on
ne peut atteindre, et dont on ne peut détacher ses yeux,
parce qu'il nous semble beau , et qu'il nous apparaît
comme un pressentiment, comme une destinée ! — Tu
ne pourras sans doute me comprendre, ce que j'éprouve
est presque aussi diffus. Ce qu'il y a de positif, c'est
mon amour. »
AU MÊME.
« Jeudi matin, 4 heures.
« ... J'ai passé toute la nuit à travailler. Je n'aurais
pu dormir et j'avais besoin de dévorer le temps, en m'ef-
forçant d'éloigner ma pensée d'Alexandrine. Je voudrais
savoir travailler. Je sens que je suis dans un de ces mo-
ments où l'on répare bien du temps perdu. Aide-moi, je
veux travailler tant que je le pourrai. Guide-moi, je ne
reculerai devant aucune étude. Je tenterai tout, j'ai
besoin de m' occuper pour ne pas devenir fou. — J'aime
si fort!
« Je ne me sens pas fort bien. Voilà deux nuits que
je ne ferme pas l'œil, et la nuit dernière, je ne me suis
pas môme couché. Il faisait le plus beau temps du
monde. J'ai travaillé à ma fenêtre jusqu'à cinq heures
du matin.
RECIT D'UNE SŒUR.
« Cher ami, quand retrouverons-DOus nos bons rires
et notre boinie vie d'Amalfi! »
« Ce fut pendant une de ces nuits où il ne dormait
pas qu'il m'écrivit le billet suivant :
« 2 heures du matin, mercredi.
« Que direz-vous en reconnaissant mon écriture ! G*est
mal à moi, je le sais. Vous avez le droit de vous fâcher.
Mais que* voulez-vous! vous m'avez fait sentir que
j'avais une âme ; vous y avez allumé de l'enthousiasme
pour tout ce qui est beau. Je vous dois la ferveur. Je
vous dois d'adorer le bien. Mais quand je suis auprès
de vous, je ne puis rien dire. Vous m'imposez, je crois.
Que vous étiez bonne ce soir ! Vous vous efforciez de
me rendre heureux. Ne me croyez pas tant de présomp-
tion, et gardez pour ceux qui en sont dignes des paroles
que vous prononcez sam y penser. Permettez-moi seule-
ment de jouir en silence du bonheur de vous voir.
Laissez-moi puiser dans votre âme ce qui fera vivre la
mienne ! — Si je pouvais être avec vous quelques in-
stants, quel bien cela me ferait! Ici, l'on me croit dis-
trait et l'on rit, mais je vous assure que j'éprouve quel-
que chose qiii fait souffrir. Oh! oui, je me reproche de
vous aimer, de vous le dire , et pourtant ce qui m'en-
traîne est plus fort que moi. Dites-moi que vous me
pardonnez. J'ai été sur le point de partir pour Amalfi
pour y passer quinze jours, non pas pour tâcher de vous
oublier, je n'en aurais pas la force, ni surtout la volonté,
mais pour vous débarrasser un peu de ma présence. J'ai
pensé ensuite que vendredi vous n'auriez pas d'homme
pour vous donner le bras en sortant du théâtre. S'il vous
arrivait quelque chose ! Je ne connais pas M"'^K..., mais
màClT D'DNB SŒUE. 4*:
je serai là., à la porte , quand vous sortirez , afin que
vous me trouviez si vous avez besoin de quelqu'un.
Dites-moi seulement si vous comptez rester jusqu'à la fin.
« Je ne vous ai rien dit , et je tremble de vous avoir
déplu. Ln peu d'indulgence! Je suis seul, il fait beau, e^
vous m'êtes tellement présente que je ne puis dormir.
« Je vous jure que, lorsque je suis près de vous, ce que
j'éprouve me semble être le présage d'une autre vie.
Comment des émotions de ce genre ne franchissent-elles
pas la tombe?
a Oh I non , je ne crois pas qu'on puisse aimer avec
innocence, avec profondeur ; je ne crois pas qu'on puisse
vous aimer enfin sans être pénétré de religion et d'im-
mortalité.
« Adieu , je vous quitte. Je rendrais mal ce qui s'em-
pare de moi. Appelez-le délire, folie, extase, mais je crois
entendre une musique d'anges... Vous êtes avec eux. Ohl
que vous êtes belle ! »
« Il avait écrit sur l'adresse : Pour vous, ne vous
fâchez pas, et il me le remit le lendemain avec plusieurs
choses qu'il m'apportait.
« Le vendredi dont il parle , je devais aller à Naples
dîner chez la comtesse K... et, avec elle (car ma mère
ne voulait pas encore aller au théâtre), je devais aller
entendre Anna Boîena.
u Pour la première fois depuis la mort de mon père, je
mis une robe blanche, ce jour-là. 11 y avait deux ans que
je n'avais été au spectacle. Le théâtre de Saint-Charles
était illuminé en l'honneur de la fête de la reine mère.
J'écrivis le soir dans mon journal :
« Cette journée m'a paru longue et presque un rêve. »
4S RÉCIT D'UNE SCEUR.
« Cette voix charmante d'Ivanoff chantant le rôle de
Percy, ce magnifique théâtre ainsi éclairé, la joie d'aimer
et d'être aimée , tout rendit cette soirée magique pour
moi. Le comte de Lebzeltern* vint me chercher dans le
courant de la soirée pour me conduire dans sa loge qu'il
avait prêtée à W°^ de la Ferronnays. Je me sentais assez
jolie pour désirer me montrer le plus possible à Albert
et aussi à Pauline, afin qu'elle me jugeât. Je ne rejoignis
qu'à une heure du matin ma mère, qui m'attendait chez
la comtesse de Maistre pour retourner au Vomero. Si
j'avais su que, pendant que j'étais étendue en voiture,
fatiguée , mais gaie et heureuse de ma soirée , Albert
marchait à côté de nous dans ce rude chemin de la
montée du Vomero, poussant à la roue de notre voiture
dans les passages difficiles , se cachant pour que notre
domestique ne le vît pas lorsqu'il descendait de son
siège afin de nous aider, et tout cela pour apercevoir
encore une fois ma robe blanche dans notre cour, où il
entra pendant que nous descendions de voiture et crai-
gnant beaucoup d'être aperçu!
« Oh! cela lui a fait mal à la poitrine! Je l'af su après
par Pauline, à qui il l'avait confié.
« Le lendemain soir, samedi, il écrivit le billet suivant :
« Que vous lisiez ou non cette lettre, je veux causer
un moment avec vous. C'est un bonheur qui m'est tou-
jours interdit lorsque je vais vous voir,et si vous ne ms
permettez pas de vous écrire, les émotions qui me rem-
plissent le cœur me suffoqueront... Dans le temps où
j'avais le plus de ferveur, où j'éprouvais le plus de joie
d'aimer Dieu, quelque chose me manquait. J'étais trop
i . Le comte Lebzeltern était, à cette époque, ministre d'Autriche
à Naples. Il avait été longtemps collègue de mon père h Saint-
Pétersbourg.
RBCIT D'UNB SŒUR.
mauvais encore pour oser prier le ciel directement, et,
le dimanche, lorsque je priais près de vous, j'aurais
voulu la protection de vos prières. C'était à Rome. Ohl
si vous aviez pu lire dans mon cœur, vous auriez été
touchée de voir combien vous me faisiez aimer Dieu, à
quel enthousiasme mon àme était ouverte! Je vous
aimais bien fort, et vous ne le saviez point. Je trouvais
une sorte de charme à ce mystère. Ici, moins bon, moins
heureux, j'ai tout perdu en vous ouvrant mon cœur. J'ai
cru... non , je n'ai rien cru... je ne sais ce que j'ai fait.
J'ai perdu cette sécurité, cette tranquillité que j'avais !
« Vous m'accusez d'exagération. Mes paroles m'en
donnent l'apparence, mais si vous pouviez lire dans mon
cœur, vous y trouveriez quelque chose de plus vrai. Je
ne sais point parler : ne m' écoutez pas, mais comprenez-
moi. Que direz-vous si vous voyez cette lettre? Vous
rirez peut-être encore.
(( Eh bien, oui, riez; je suis un enfant, je suis uo
fou, mais je ne suis pas ridicule, car je vous aime. Adieu.
Soyez heureuse surtout. — Il est trois heures. Je n'ai
pas la moindre envie de dormir. A quoi bon, au fait?
Je rêve si délicieusement éveillé! »
« Je n'ai pas encore dit que ma mère aimait beaucoup
.Albert, — « comme un fils, » disait-elle. Et elle disait
encore : « Il a tout un ciel dans ses yeux. » Un soir qu'il
venait de partir, et que nous lui avions crié adieu du
balcon, il descendit l'avenue en chantant cette romance
du duc (depuis cardinal) de Rohan, qu'il m'avait chantée
quelques jours auparavant pour la première fois :
Ton souvenir est toujours là,
0 toi qui ne peux plus m'entendrel
« Je me souviens qu'une ombre douloureuse passa sur
T. I. 4
50 RÉCIT D'UNE SŒUR.
mon âme en entendant cette voix s'éloigner et s'e'teindre!
Oh! mon Dieu! et quatre ans plus tard — pas plus de
quatre ans! — avec quels sanglots je devais écouter cette
même romance, lorsque Fernand, à ma prière, me la
chanta à Boury'
« Albert se faisait des reproches de n'avoir pas encore
clairement avoué à ma mère ses sentiments pour moi.
La peur de la trouver sévère l'arrêtait, et moi aussi.
(( Le l*"" août 1832, il écrivit à M. de Montalembert une
lettre dont voici un passage dans lequel il parle de ses
scrupules à ce sujet ;
(( Je partis de Castellàmare à cinq heures du soir : à
huit heures j'étais au Vomero. Je m'habillai, je restai
un peu avec les miens , puis je courus chez Alexandrine.
Le cœur me battait bien fort. Je la trouvai seule. Sa
mère était sur la terrasse avec le prince L... dont je
te parlerait Je fus un instant seul avec elle, ne pou-
vant parler. Elle me donna la main. Je vis bien dans ses
yeux qu'elle sentait ce qui se passait en moi, et mon
silence était plus éloquent que tout ce que j'aurais pu
dire. Je restai là jusqu'à minuit, ivre de joie, car je suis
sûr qu'elle m'aime un peu.
(( Cher ami, comment cela finira-t-il ? Pourrai-je jamais
renoncer à elle? Je passe des rêves les plus délicieux
aux plus affreux pressentiments !
« La bonté de sa mère pour moi ne fait qu'augmenter
chaque jour; aussi je l'aime presque comme si j'étais
son fils. Hier Alexandrine jouait du piano. M™^ d'Alo-
peus était à la fenêtre, regardant la plus belle nuit du
1. La comtesse d'Alopeus était, à cette époque, veuve depuis plus
d'un an. Le prince Lapoukliyn était venu en Italie dans le but de
•olliciter sa main, qu'elle lui accorda en eô'st l'année suivante.
RÉCIT D'UNB SCBUB.
monde. Je m'approchai d'elle et je lui dis : « Je snis
poursuivi par la crainte d'avoir l'air faux. — Vous! me
dit-elle. Avec de grands yeux comme les vôtres on n'a
pas l'air faux, et je lis jusqu'au plus profond de votre
âme. » J'étais ému. Je la suppliai de me dire ce qu'elle
y voyait. — « Oh! plus tard, me dit-elle, on ne dit pas
ces choses-là de but en blanc; plus tard nous en parle-
rons. »
« Le prince L., dont je veux te dire deux mots, est
distingué et il a l'air de la franchise même. Il est immen-
sément riche, et je crois qu'il veut épouser M"^ d'Alopeus.
Écoute un peu ce qu'il disait l'autre jour, mais jure-moi
de n'en pas dire un mot à qui que ce soit. M"* d'Alopeus
faisait une patience (à sa manière, tirant des horoscopes),
il s'y trouva le mot fiançailles. « Oh ! dit le prince, ce
ne sont pas les miennes, c'est un mariage que je médite »
(regardant de notre côté). De plus, je sais qu'il a dit à la
comtesse : « Albert aime votre fille... et pourquoi pas? »
« Oh ! comme je me souviens de ce jour, de ce retour
qu'il décrit au commencement de cette lettre! Pauline
avait causé longtemps avec moi dans ma chambre, qui
était devenue obscure, puis elle était partie, et il n'était
pas arrivé. En entrant dans le salon, j'avais eu un vague
espoir de le trouver : il n'y était pas. Il était dix heures,
je ne voulais pas encore cesser d' espérer; Maman pro-
posa au prince de monter sur la terrasse. Je les laissai
monter, et suivis le plus lentement possible, car je me
disais : Dans ce moment il va entrer peut-être ! Et cela
arriva, comme H l'a conté. Et moi, de la joie de le voir,
je ne pouvais parler. Cependant, comme ce silence pro^
longé en disait plus que je n'osais vouloir en dire, ce
fut moi, je crois, qui le rompis la première, et toute la
soirée je fus si joyeuse I Oh ! mon Dieu ! mon Dieu I Dieu
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UNIVERSITY OF ILLINOIS
AT URBANA-CHAMPAIGN
RÉCIT D'UNB SŒUR.
tout amour! cette pure extase, cette joie infinie, cet
amour qui fait trouver parfait l'objet qu'on aime, n'est-ce
pas un avant-goût de la manière dont tu nous permet-
tras d'aimer pour toujours ceux que nous aimons déjà
ainsi sur terre?
(( Notre vie devenait de plus en plus délicieuse. Albert,
plus sûr d'être aimé, se laissait aljer à cette charmante
gaieté que Pauline m'avait dit être un des traits de
son caractère. Cette maison, dépourvue d'élégance,
dont la vue même n'était belle que de la terrasse,
s'illumina, pour nous d'un charme magique, et nous
aimions mieux y être que dans la charmante villa de
ses parents, où nous pouvions moins bien nous parler.
Mais j'en aimais le retour, parce qu'il m'accompagnait,
et quelquefois nous rentrions par l'avenue, au lieu de
prendre par la ruelle, qui était le chemin le plus court
(mais je n'ai pas osé faire cela souvent, parce que
j'avais peur qu'on ne s'en aperçût et qu'on ne devinât
pourquoi j'aimais mieux le plus long chemin). Nous pas-
sions la plus grande partie de nos soirées sur la terrasse
d'en haut. Gela était enchanteur! ces deux golfes, ces
rivages, ce Vésuve d'où ruisselaient des rivières de feu,
un ciel toujours étoile, un air toujours embaumé! Et avec
tout cela, s'aimer! s'aimer en osant parler de Dieu!...
(( Je n'avais pas envie de tromper Albert sur mon
caractère, son amour dût-il diminuer en me connaissant
telle que j'étais; je voulais le mettre à l'épreuve, ou
pour le guérir entièrement, ou pour me fier à lui pour
toujours, s'il résistait à cela. Je lui donnai donc un petit
livre vert, premier confident de mes pensées. 11.1e lut et
voici ce qu'il écrivit dans son journal, après cette lecture :
« 6 heures du matin. — J'ai la fièvre. La nuit que je
BéCIT D'UNB SŒUB. 63
viens de passer à lire ce petit livre m'a donné on accès
de folie. Cest en vain que je voudrais décrire les divers
sentiments qui ont rempli mon âme : tristesse pour ses
souffrances, épanouissement de tendresse, jalousie jus-
qu'aux larmes, enfin de l'amour... amour qui me tue.
« 11 est six heures du matin, et je ne me suis pas
encore couché. Je ne puis dormir. J'ai seulement besoin
de la voir, de lui parler, de lui dire tout ce qu'elle me
fait souffrir... »
« Et moi aussi je souffrais. Je craignais l'effet de ce
petit livre. Albert nous manqua dans le commencement
de la soirée, et cela prolongea mon anxiété. Nous allions
au théâtre voir la Gazza Ladra. Je me sentais comme
une coupable, lorsqu'enfin il entra dans notre loge. Je le
vis triste, sombre. 11 me demanda la permission de me
remettre un billet parce que le lendemain il allait à
Castellamare, et il le mit dans l'étui de ma lorgnette.
Mille craintes m'agitaient. Je ne savais ce que je faisais,
et de tout l'auditoire je fus bien certainement celle à
laquelle l'opéra fit le moins d'effet. M"** Malibran faisait
pleurer tout le monde, et la musique était bien d'accord
avec nos sensations; mais, malgré la douleur de le quitter
pour plusieurs jours, j'étais pressée de rentrer pour lire
son billet : il contenait peut-être un adieu. Oh ! je pen-
sais que je saurais bien voir si son amour était diminué.
Seule enfin dans ma chambre, je lus ceci :
« Je ne pourrai pas vous parler aujourd'hui, et comme
demain je pars pour Castellamare, vous me pardonnerez
bien cette violation du traité. Je me suis couché ce
matin à 6 heures 1/2, car vous pensez bien que votre
petit livre m'avait ôté toute envie de dormir... Je ne
saurais vous dire les . sensations diverses qui m'ont
agité cette nuit. J'étais si malheureux de vos souf-
54 RBCIT D'UNE SŒUR.
rances, de vos scrnpules, de vos tourments, de vos
inquiétudes sur votre caractère, que j'en ai eu bien
promptement la fièvre. Dieu ! comme chaque page ajou-
tait à mon amitié pour vous! Je me suis surpris plu-
sieurs fois vous consolant, vous rassurant. Il me sem-
blait vous avoir près de moi et que vous me parliez
comme à votre meilleur ami... Je vous aimais, comme je
ne l'avais pas fait encore... Vos prières à Dieu, vos
divines émotions en entrant dans nos églises, vos craintes
d'être coupable, le sacrifice que vous faites si souvent
à Dieu de votre bonheur (et quelquefois pour d'autres
que vous-même), enfin vous tout entière exposée à mes
regards par vous-même! Je vous jure que ma pauvre
tête n'y tenait plus, et j'ai été forcé d'ouvrir ma fenêtre
pour respirer Tair du matin, car le jour était déjà levé.
« Que ce soir est loin encore ! J'ai peur de vous voir.
Pourrai-je me contenir? Oh! parlez-moi, dites-moi tout
ce qui vous occupe. Vous êtes mon âme! ma vie! Parlez-
moi de tout ce qui est bon — de vous. Montrez-moi
votre second livre. Oh ! n'ayez pas de meilleur ami que
moi. C'est vrai, il avait. de l'esprit, et je n'en ai pas. Il
avait tout pour plaire, moi je n'ai rien. Mais il vous a
dit : Je vous aime. Dites-moi qui paraissait le plus vrai,
— lui ou moi ^. »
ALBERT (dans SON JOORNAL).
« 29 août 1832. — Puis-je me rendre compte à moi-
i. Alexandrine avait été l'objet. Tannée précédente, à Berlin, d'un
sentiment qui semblait sincère, et auquel, avant de connaître Albert,
elle n'avait pas été tout à fait indifférente. C'est là ce qui la rendait
défiante d'elle-même et lui faisait craindre que ce qu'elle ressentait
maintenant ne fût l'effet de l'inconstance de son caractère ; car cette
personne qui fut ensuite si ferme, si tendre et si dévouée, avait par
nature (ou du moins croyait avoir) un caractère incertain et vacillant.
RÉCIT D'UNB SCBUH. ôl
même de ce que j*éprouve?... Depuis quelques jours
je souffre tout à fait : il me semble que l'intérieur de
ma tête s'est détaché. On doit éprouver cela quand on
devient fou. J'en suis content. Je voudrais mourir en
l'aimant. Comment se^ fait-il cependant qu'un caractère
aussi changeant ne me refroidisse pas?... Mais comment
se fait-il aussi qu'avec un cœur si facile à toucher, un
amour aussi profond, aussi tendre, aussi passionné que
le mien ne lui inspire qu'un peu d'amitié en retour?
Quand je la vois, un bonheur mêfé d'angoisses me brise
le cœur, et parfois j'aimerais mieux la voir morte que de
la savoir heureuse sans moi »
(( Puis se trouve une sorte de rêverie au bout de laquelle
se lisent ces mots :
« Je ne puis mourir sans toi, nous sommes liés en-
semble. Quel bonheur alors de mourir! Nous nous envo-
lerons tous deux vers notre patrie ! Vois-tu le Seigneur
nous tendre les bras? Qu'il est beau! Quelle clarté
l'environne! Qu'est-ce qui brille ainsi? Oh! ce sont les
âmes des bienheureux. Ohl viens! viens! Je saurai t'y
porter! »
« Parmi toutes les romances qu'il me chanta dans ce
temps-là, je me souviens surtout de celle-ci , dont les
paroles sont attribuées à Thibault, comte de Champagne,
et qui est adressée à la reine Blanche. 11 la chantait
souvent, et c'est la seule romance qu'il m'ait jamais
copiée :
Hélas! amour, quelle douleur.
D'aller loin de sa souveraine !
Las ! je ressens autant d'ardeur
Qu'en la quittant ai de douleur :
Mais lais.» auprès d'elle mon cœur
Qui doit i-ester en son domaine.
Z5 RÉCIT D'UNE SŒUR.
Tous les chevaliers partiront
Pour ce guerrier pèlerinage,
Et si dames qui resteront
Manquent à ceux qui s'en iront,
Pour lâches seuls les trahiront,
Car tous les preux sont du voyage.
Qui ne veut vivre pour rougir,
Mourant pour Dieu doit faire envie,
Pour Dieu doit s'en aller mourir
Qui ne veut vivre pour rougir.
Que dis-je? Un seul ne doit périr,
Naîtront tous à plus belle vie!...
« L'idée de la mort se trouve dans cette romance comme
(/ans celle qu'il m'a chantée plus que toutes les autres
(Son souvenir est toujours là). — Oh! la mort est tou-
jours mêlée à la poésie et à l'amour, parce qu'elle mène
à la réahsation de l'une et de Tautre !
(( Le soir du 31 aoiàt, je lui donnai mon second livre,,
ayant collé du papier sur les dernières pages, où il était
question de lui, et me fiant à lui pour ne pas le détacher.
Iléias ! il y avait encore bien des folies dans ce livre qui
auraient pu le détacher de moi. Je n'en avais nulle envie,
mais je voulais agir bien honnêtement, et, au fond,
comme on n'est jamais sûr de ses motifs, je ne jurerais
pas que je n'aie aimé lui laisser lire l'expression de
ceux de mes sentiments que je savais devoir lui plaire.
Cependant ce que lui avait fait éprouver mon livre vert
ma rendait inquiète pour le contenu du bleu.
(t La veille, ou le jour même, il avait écrit dans son
journal les lignes suivantes, après lesquelles ce volume se
termine par une prière à la sainte Vierge (le Memorare
tant répété par nous tous depuis) 2
RÉCIT D'UKK SŒUR. S7
« Oh! mon Dieu, ne vous retirez pas de moi? Par-
donnez-moi mes fautes, donnez-moi l'énergie que je n*ai
jamais eue. Rendez-moi cette ferveur dont j'étais si
rempli et qui, depuis qu'elle ma quitté, m'a laissé sans
défense contre Tennemi sans cesse éveillé et rôdant
autour de moi. Oh! mon Dieu, je vois cet hiver s'appro-
cher avec efTroi. Et qu'il sera différent du dernier! Oh!
Marie , ma mère , priez pour moi , ne m'abandonnez pas
et donnez -moi du courage pour étouffer tout respect
humain. Que je puisse faire rougir mes ennemis, mais
non les faire rire! J'ai honte do le dire, mais je crains
les moqueries des gens du monde. Je voudrais prendre
une attitude noble et indépendante; indulgent pour les
autres, sévère pour moi-même; ne point souffrir de plai-
santeries sur ma manière d'être, mais aussi ne point m'é-
riger en censeur; aller beaucoup dans le monde , parce
qu'on peut s'y amuser sans faire de mal; aimer toujours
A... sans être ridicule; être homme et ne pas la compro-
mettre par des enfantillages; et, par-dessus toutes choses,
mon Dieu, chérir la vertu. Oh ! rendez-moi cette sensibilité
que j'avais pour le bien. Rallumez dans mon cœur le
feu de votre amour tout divin. Purifiez ce sentiment qui
est ma vie aujourd'hui. Donnez-moi , ô mon Dieu ! de
l'empire sur moi-même, et ne permettez pas que. dans
le trouble de mon émotion, je blesse ses oreilles par des
discours déréglés. Que je la respecte plus que tout au
monde et que je me rende digne de l'aimer sans jamais
aspirer à un plus grand bonheur!
({ Oh ! mon Dieu ! donnez-moi des larmes, de la ferveur,
de l'enthousiasme, de l'amour, u
58 RÉCIT D'UNE SŒUR.
ALBERT A M. DE MONTALEMBERT.
H 29 juillet 1832.
« Chaque jour est un nouveau pas vers ma perte : je
vois devant moi un abîme. Cher ami, si tu savais ce que
je souffre! Et cependant je devrais être au comble du
bonheur, car je ne lui suis plus aussi indifférent. Elle
a vu ce qui se passait dans mon cœur, elle en a été tou-
chée. Eh bien! je n'en suis que plus triste. Parfois je
crois que ce n'est qu'un peu de reconnaissance , et je
m'en sens hcmilié; et si je me laisse un instant bercer
par la douce illusion d'être véritablement aimé, j'éprouve
une angoisse indéfinissable ! Qu'elle était belle ce soir!...
Après avoir chanté, elle est venue à moi : — « Ne soyez
donc pas triste , m'a-t-elle dit. — Comment pourrais-je
être gai? lui ai-je répondu. La vie me pèse; puis-je
jamais être heureux? Votre bonté m'accable, car je sais
que je ne puis être aimé. Non, faites-moi grâce de votre
pitié. J'aime mieux être haï. Je ne serai pas humilié. »
Si tu savais comme je souffrais! Et, pour m' achever, elle
me dit : « Vous êtes toujours exagéré. Laissez donc !
vous m'oublierez, vous retournerez à » Oh! m.on
cher, si tu savais comment elle me dit ces dernières
paroles ! Je ne pouvais répondre. — « Vous ai-je fait de
la peine? reprit-elle. Eh bien! non, je vous crois, mais
vous avez changé si souvent, et on m'a toujours oubliée! »
Oh! Charles, j'aurais voulu mourir! Et quand je songe
qu'elle ne pourra jamais être à moi, puisque je n'ai pas
de fortune. Tu dois comprendre tout ce que je souffre,
toutes mes pensées, tous mes désirs! J'ai tellement pris
l'habitude de la voir, d'être avec elle , qu'il me semble
qu'elle est à moi, qu'on ne peut plus me l'enlever. Quand
je l'entends louer, j'en suis heureux et fier. Elle me
BéCIT D'UNB SŒUB.
parle souvent de toi, et si tu savais de quelle manière 1
Je pourrais être jaloux, je te le jure. Je te raconterai cela
quand nous nous reverrons. Si tu savais, mon bon ami,
comme tu me manques, comme je t'aime! Moi, autrefois
si malheureusement confiant avec tout le monde, tu es
aujourd'hui le seul à qui j'ouvre entièrement mon
cœurl »
l»U MÊME AU MÊME.
« Voœero, 8^ septembre 1832.
« Te le dirai-je? Notre genre de relation m'inquiète.
Depuis quelque temps nous n'avons qu'un seul sujet
d'entretien, et tout a l'air fondé en ce moment sur une
base qui pourrait nous manquer un jour. Il faut que
notre confiance réciproque soit la conséquence d'une
amitié forte, tendre, à toute épreuve, et non pas que
notre affection soit l'effet d'un intérêt commun et d'une
sympathie momentanée. Je crois qu'on ne peut avoir
qu'un seul ami et confident. Cet ami , je l'ai trouvé en
toi! Je te parle à toi seul de ce qui est renfermé dans
mon cœur. Je me sens néanmoins bien loin de toi. Ta
t'occupes de nobles questions, tandis que je suis livré à
la nullité. Mais, mon ami , pour les sentiments intimes
et secrets de l'àme, j'espère avoir reçu de Dieu la faculté
de les comprendre, de les sentir, de les chérir! C'est
cet épanchement dans un cœur ami qui rend l'amitié
inviolable. — Une légère différence d'opinions politiques
ne saurait porter atteinte à un lien aussi sacré.
« Mes affections, dis-tu, perdent en prolondeur ce qu'el-
les ont de trop en effervescence. » Cette phrase m'a fait
mal. Oh! non, ce n'est pas un rêve, ce n'est pas de l'exa-
gération, ce n'est pas de la légèreté, qui agite mon cœur. Il
est complètement rempli I Elle m'a livré son journal. Là,
je vois jusqu'aux plus secrètes pensées de son cœur. Ce
60 RÉCIT D'UNE SŒUR.
livre lui tient lieu de confesseur, et toutes les actions de sa
vie y sont renfermées. L'article qui me concerne est à la
fin. Elle m'a prié de n'y pas regarder, se fiant à ma bonne
foi. — C'est là, je n'ai qu'à le lire. Mais elle a confiance
en moi, je ne la trahirai pas. Cher ami ! crois-tu vraiment
que mon amour ne soit pas profond? Après t* avoir ouvert
mon cœur, est-ce ainsi que tu as su y lire? Je n'essayerai
pas de te dépeindre ce qui se passe en moi. Je le ren-
drais sûrement mal. Si tu crois qu'il y a de l'exagération,
patience ! le temps sera juge. Dans ces sortes de choses-là,
les serments sont absurdes. Attendons , et nous verrons
si dans cette vie tout doit finir, si rien n'est sûr, s'il ne
faut s'attacher et ne croire à rien.
« Adieu , mon bon Charles. Je t'aime comme mon
meilleur ami. Songe que c'est ton amitié tout entière
qu'il me faut, et que je ne me contente pas de ce que
tu m'accordes: — « une large part d'affection et de gra-
titude pour la part que j'ai prise à l'intérêt actuel de ta
vie. )) — Cette phrase m'a fait cruellement souffrir. Tu
as l'air de me' jeter un salaire pour ce que tu appelles
mes bontés. »
« Albert était parti pour Castellamare. Ses parents et
ses sœurs y étaient aussi depuis quelques jours, et nous
devions les rejoindre et y passer quelque temps avec
eux. Le prince Lapoukhyn se trouvait aussi à Castella-
mare. Le 15 septembre, il écrivit à ma mère, et le
même messager lui apporta une lettre d'Albert, et à moi
une autre de Pauline.
({ Voici la lettre d'Albert à ma mère :
« Quelle trahison ! C'était avec une peine infinie que
nous consentions à rester jusqu'à vendredi sans vous
voir, et vous nous menacez de prolonger notre tourment
RÉCIT D'UNB SŒUR.
de quatre ou cinq jours 1... Détrompez-vous et attendez-
yoiis à nous voir tomber dans votre salon un de ces
jours. Je ne saurais vous dire quelle est ma joie quand
je rencontre le prince. Il me semble trouver en lui un
compagnon d'infortune exilé comme moi... Je vous jure
bien sans plaisanterie que» loin de vous, la vie est insup-
portable.
« Si ce n'est pas trop exiger, je vous en prie , répon-
dez-moi deux bonnes petites lignes par le porteur de ce
stupide billet. Je vous baise les mains. Je suis aux pieds
de M"« Alexandrine. Je vous en conjure, même si vous
ne le pensez pas, dites que vous regrettez un peu vos
pauvres habitués. Au revoir bien vite, car il est absurde
de songer à vivre longtemps loin de vous. J'aurais besoin
de causer avec vous , mais je n'ose. Je ne sais comment
vous appeler. « Madame... » est si froid. « Chère
comtesse... » qacsto poi... Je voudrais trouver un mezzo
termine impossible. — Je ferme ma lettre, car si je
vous disais tout ce que j'ai dans le cœur, vous feriez
peut-être semblant de vous fâcher, et j'aurais peur! »
« Ma mère se mit de suite à répondre à ce billet, et
moi j'écrivis sur la même feuille :
(( Bonjour, Albert. Je suis tout étonnée de notre soli-
tude, et aussi de l'idée de la quitter pour aller nous
jeter dans ce monde de Gastellamare. J'ai une espèce de
peur d'y aller. J'ai voulu m' occuper, mais je n'ai rien
fait; j'ai seulement achevé le livre que vous m'avez prêté.
Le piano est resté dans un affreux désordre et n'a
pas même été ouvert depuis deux jours. Depuis votre
départ le vent gémit dans les bois qui nous entou-
rent, de manière à inspirer des histoires à la Radcliffo;
mais je ne suis pas en train de composer. — Que fait
ma petite Pauline? Pourquoi n'en parlez-vous pas? Je
vais lui écrire un mot; remettez-le-lui. — Demain nous
RÉCIT D'UNE SŒUR.
dînons chez les Stackelberg, après-demain nous faisons
nos paquets — et lundi nous nous revoyons. »
« J'écrivis cela et je rentrai dans ma chambre, d'où j'en-
tendis peu après annoncer M. de Pietracatella et M. de
Sass. Puis, tout de suite après des cris de surprise et des
voix bien connues ! C'était Albert et le prince qui étaient
partis à la dérobée de Castellamare pour venir nous voir,
et qui se faisaient annoncer ainsi. Oh! quelle joie d'a-
voir ainsi, par surprise, une de nos chères soirées! J'é-
tais si gaie!... Je chantais au piano l'air de la Muette :
(( Oh ! moment enchanteur, » lorsqu' Albert, vis-à-vis de
moi et me parlant debout, me demanda ce que je pense-
rais s'il avait lu dans le livTe bleu ce que j'avais caché
avec le plus de soin. Je fus effrayée, mais je répondis
que j'étais bien sûre qu'il en était incapable. — a Si je
l'avais fait? — C'est impossible, je ne le croirai jamais. —
Je l'ai fait! — Non. » Mon angoisse allait un peu crois-
sant, cependant je refusais absolument de le croire.
— (( Voulez-vous que je vous cite une phrase pour vous
convaincre? — Vous ne pourriez pas, vous l'inventeriez.»
— Je crois que faime Albert! » me dit-il alors en me
regardant le plus profondément possible. Mes yeux, qui
étaient levés sur les siens , retombèrent , mais non sans
avoir changé de regard, de manière à l'attrister pour
toute la soirée. Certes, je ne sentis pas dans ce moment
là que je l'aimais. Mais cela revint bientôt, quand je le
vis tout à fait malheureux.
« Le 18 septembre nous quittâmes le Vomero pour aller
à Castellamare, où Albert vint à notre rencontre et nous
conduisit à l'appartement préparé pour nous à l'Albergo
Reale. Il avait l'air aussi triste que lorsque nous nous
étions quittés au Vomero; je n'y tins plus et je lui dis
quelques mots qui nous remirent à notre aise et nous
mtcn iruiTs scbub.
rendirent aussi heureux qu'autrefois — plus heureux»
car il n'y avait plus entre nous cette barrière de dégui-
sement qui existait auparavant. Pauline vint me voir;
elle me dit qu'Albert lui avait avoué sa trahison, et elle
me conta que, lorsqu'il avait commencé cet aveu, il s'é-
tait servi de termes si forts que, tout effrayée, elle lui
avait demandé s'il avait osé m'embrasser! et que, à son
tour, Albert avait reculé d'effroi à cette question, tant \\
se sentait incapable d'une telle hardiesse.
« Nos réunions du soir à Castellamare avaient lieu chez
la comtesse K. On se rassemblait là en grand nombre
et on y dansait sur une vaste et charmante terrasse trans-
formée en salon, où elle se tenait toujours. Ce premier
soir (mardi 18 septembre), je dansais la mazurka avec
le comte d'A... Albert, dans une des figures, passa brus^
quement devant mon danseur, qui, étant d'un naturel
prompt à saisir tout motif de querelle, eut l'air de se
trouver offensé par cette circonstance insignifiante. J'en-
tendis quelques mots qui m'inquiétèrent, et je ne fus
pas rassurée par la manière dont Albert répondit aux
questions que je lui fis pendant qu'il nous reconduisait
chez nous. Ceci se passait la veille d'un grand déjeuner
à Pompéia, auquel nous étions tous priés.
« Le lendemain matin (mercredi 19 septembre), après
une nuit bien inquiète , je fus ravie d'entendre la voix
d'Albert au salon. Ensuite l'idée me vint qu'ils s'étaient
peut-être battus le matin , avant cette partie que nous
allions faire tous ensemble. Mais bientôt il me sembla
deviner que tout n'était pas encore arrangé entre eux. Le
rendez-vous des voitures était au café Nuovo. Pauline
monta dans la nôtre. (Albert était à cheval.) Elle me
regarda, et me dit : — « Qu' as-tu? Tu as l'air d'avoir vu
un revenant. » Je me taisais, ne voulant pas l'effrayer
peut-être inutilement. Quand nous fûmes arrivés à Pom
64 RECIT D'UNE. SŒUR.
peîa, j'aperçus de loin Albert et le comte d'A..., qui
marchaient ensemble dans un chemin écarté. Puis j'en-
tendis son père, à ce qu'il me sembla, demander avec
un visage inquiet : — «Où est Albert? » Alors je ne pus
retenir mes larmes. Pauline seule les vit, et je ne vou-
lus pas les lui expliquer, mais je cherchais dans ma tête
comment sauver Albert. Je vis Fernand seul devant moi
(à qui je n'avais jamais parlé ^). Je m'approchai de lui,
et je ne pus rien proférer qu'en pleurant : — « Où est
Albert? où est Albert?» Fernand, devinant que je savais
tout, me donna des détails et me jura qu'ils causaient
ensemble pour se raccommoder. On vint nous appeler
pour le déjeuner, un grand déjeuner de cinquante per-
sonnes au milieu des ruines de ce lieu. Je mourais de
honte d'y aller avec ma figure en pleurs ; il le fallut
cependant. Je choisis ma place entre Pauline et Hedwige
Lubomirska-, chez laquelle j'espérais trouver de la sym-
pathie. Fernand venait souvent derrière moi m* assurer
que tout allait bien. Je revis Albert. Maman me regardait.
Toute l'histoire commençait à se répandre, mon embarras
redoublait. Enfin on se leva de table, et on alla regarder
une fouille, pendant laquelle Albert, passant près de
moi, me dit dans l'oreille : — « Oh ! je fous aime plus
que la vie! »
u Plus tard, on dansa dans le Forum. J'y dansai le cotil-
lon avec Albert. A sa prière,, je fus une fois chercher
pour valser le terrible ennemi que j'avais tant craint. Oh !
ce que je sentis en pensant que ce bras qui me faisait
danser aurait pu tuef mon Albert^ !
1. 11 était arrivé depuis peu.
2. Depuis princesse de Ligne.
3. Celui qui avait provoqué Albert, ce jour-là périt lai-même mal-
heureusement dans un affreux duel, trois ans après.
BÉOIT D'UNB SŒUR.
ALBERT A^ COMTE DE MONTÂLEMBERT.
« Castellamare, 29 septembre 1832.
« Depuis longtemps je remets le plaisir de t' écrire»
car j'ai la tête si peu à moi que j'ai de la peine à ras-
sembler deux idées. J*ai lu ce matin votre soumission.
Que c'est beau, mon cher ! mon père en est transporté* !
(( Écris-moi donc vite ce que tu vas devenir. Reviens-
tu en Italie ? Restes-tu à Paris? Ai-je quelque chance de
te retrouver? Je crois aller à Rome au mois de décembre,
d'abord pour travailler un peu, ensuite pour m'éprouver
en m' éloignant d'elle pour quelque temps,
«... Cher bon, tu vas m'en vouloir, mais il faut que
je te parle de moi. Depuis ma dernière lettre, que de
choses se sont passées ! Je ne croyais pas possible de
résister à tant de bonheur! Je t'ai parlé de son journal
qu'elle m'a donné à lire. Après avoir lu et relu ce livre,
et, en la connaissant, avoir appris à l'aimer plus que
jamais, j'arrivai à la fin qu'elle m'avait interdite., en
enfermant dans une bande de papier les pages qui con-
tenaient pour moi plus que la vie. Tu vas te récrier
contre cet abus de confiance : qu'aurais-tu fait à ma
place? Je luttai plusieurs jours, mais enfin, dans un
moment de déUre, j'enlevai ce faible obstacle ! Et là, je
ne tenterai pas de te dire ce que je devins , je l'ignore
moi-même Elle m'aime, mon cher. Comprends-tu ce
1. Il parle de la soumission de MM. de Lamennais, Lacordaire et
Montalcmbert à l'arrêt du Saint-Siège relativeipcnt à l'Avenir; sou-
mission honorable et féconde pour les deux derniers, qai, après cet
acte d'obéissance, se relevèrent forts et fidèles, et demeurèrent les
glorieux chan»pions de TÉglise. Mais, hélas! celle de M. de Lamen-
nais n'eut pas les mêmes conditions d'humilité et de sincérité; du.
moins, ce qui suiyit de si près peut le faire craindre.
I, 5
RECIT D'UNE SŒUR.
que je veux dire? Elle a de l'amour pour moi!... Le
moment où je lui appris ma trahison fut affreux! Il y
avait du mépris dans ses yeux ! L'enfer ne fait pas tant
souffrir. Je fus longtemps à me remettre. Mais enfin ma
faute est oubliée, et elle ne m'en veut plus de savoir
son secret. Je ne parle pas de ce qui se passe en moi, tu
le devines*. L'autre jour je fus au moment d'avoir un
duel pour une bêtise. Le lendemain de la dispute, je
trouvai mon adversaire à Pompéia , où nous étions tous
à un grand déjeuner. Là, j'eus une dernière explication,
et l'affaire s'arrangea. Pendant tout le temps, mon ami»
elle ne me perdait pas de vue. Elle pleurait , elle san-
glotait. Que se passait-il en moi? Était-ce de la douleur
ou de la joie ? Je n'en sais plus rien. Enfin, tu vois dans
quel état je suis; les émotions me suffoquent. Est-ce
affreux pressentiment, ou seulement crainte, inquiétude
de la perdre? Perdre mon âme, plus que ma vie, est-ce
possible? Charles, je ne vis pas, chaque nouveau jour
me fait peur, et je voudrais retenir les heures. Chaque
jour qui finit était si beau! Oh! jamais je n'ai mieux
compris le malheur que depuis que mon âme est si rem-
plie de joie ! Un si beau bouquet doit-il se faner ? Oh
non! c'est pour toujours, ce bonheur doit vivre par delà
le tombeau, et c'est le ciel qui s'ouvre pour moi dès
ici-bas !
« Tu vas me dire qu'il y a de l'exagération. Oh non!
mon ami. Cette délicieuse sérénité qui me remplit l'ame
1. Il ne paraît pas que l'indignation de M. de Montalembert aa
sujet de cet abus de confiance ait été aussi grande qu'Albert le crai-
gnait.. Voici sa réponse : « Quant à ton affaire de journal, je ne
trouve aucun tort cbez toi, et je suis sûr que la colère n'a été ni vive
ni profonde, et surtout qu'il n'y avait pas, comme tu le dis, du mé-
pris dans ses yeux. On ne met pas une feuille de papier enfi'e
l homme et son bonheur, quand on ne veut pas qu'il s'en doute. »
RéCIT D'UNB SŒUR.
m'est un sûr garant que mon bonheur est vrai et pro-
fond. Demain elle me donne de ses cheveux. Je les por-
terai toujours dans un médaillon suspendu à mon cou.
Quel talisman contre le mal ! J*ai la fièvre ; tant de bon-
heur me remplit Tâme d'une vie qui me tue !
« Sa mère sait tout. Si tu savais comme elle est bonne
et tendre ! Tu n'as pu la connaître et pourtant tu l'aimes
déjà. Adieu. Quand te reverrai-je? Je n'ai jamais eu si
besoin de toi I J'ai le mal du pays. Je souffre de ne rien
faire d'utile, et je voudrais me rendre digne du bonheur
qui m' arrive.
« Ton ami pour la vie,
« Albert. »
« Nous quittâmes Castellamare le 29 septembre, et je ne
sais pourquoi , mais au moment de partir je me mis à
pleurer un peu. Je le cachai aux autres, mais lui s'en
aperçut, et sa pitié me fut si douce ! Je ne pus pourtant
pas lui dire ce qui me faisait pleurer, — je devais le
revoir le lendemain. Était-ce parce qu'une jolie époque
de ma vie finissait? Était-ce parce que je regrettais la fin
de ce séjour pendant lequel, pour la «première fois , nos
âmes s'étaient vues sans détour?
a Un de ces soirs, à Castellamare, nous étions ensemble
au balcon à regarder le coucher du soleil dans la mer.
Maman n'était pas même dans la chambre. Il nous sem-
blait être seuls au monde avec Dieu. Albert suivait avec
extase le soleil, et il dit : — « Oh ! si nous pouvions aller
où il va ! On se sent si envie de le suivre , de voir un
nouveau pays ! » Je suis sûre qu'en ce moment il eût
aimé mourir ! J'admirais son enthousiasme, mais je n'en
partageais qu'une faible partie; je pensais plus à lui, et
lai, plus au ciel, fadmirais le ciel par lui, lui y allait
tout seul. Oh I après des moments comme ceux-là, comme
68 RÉCIT D UNH SŒUR.
la soirée qui suivait me semblait sanctifiée! Avec quel
délicieux et calme bonheur j'allai m' occuper de ma toi-
lette, pour apparaître ensuite un peu plus jolie aux yeux
de celui qui me rendait meilleure* 1 »
Les pages de l'histoire d'Alexandrine et d'Albert que
l'on vient de lire, et qui rendent compte de cette période
enchantée de leur vie , contiennent l'expression de sen-
timents que quelques personnes trouveront sans doute
trop passionnés et trop romanesques. Toutefois, l'idée de
supprimer un seul de ces passages ne m'est pas venue.
Ne fallait-il pas, en effet, qu'on sût ce qu'avait été cet
amour consacré et sanctifié, depuis, de toutes les maniè-
res? Et n'est-il pas toujours utile d'ailleurs d'apprendre
au monde, qui se plaît à croire froids et insensibles ceux
qui savent rester maîtres d'eux-mêmes et fidèles à la loi
de Dieu, quels sentiments vifs et tendres peuvent rem-
plir le cœur pur d'un chrétien ? Si ensuite l'on me repro-
chait le charme même d'une telle peinture, comme un
danger de plus, je demanderai encore une fois aux esprits
assez austères pour le craindre, de suspendre leur juge-
i. Alexandrine avait laissé à Berlin une amie qui lui était infi-
niment chèrq, M^" de Splitgerber (depuis M"* Wolff). Elle portait le
même nom que moi, et Alexandrine l'appelait Pauline V^ parce
qu'elle l'avait connue avant moi. Ayant l'habitude de lui- ouvrir son
cœur, elle n'avait pas tardé à lui parler d'Albert, et voici en quels
termes, dans une lettre écrite à son amie le 10 août 1832 (du Vomero)
« Maintenant je vais vous parler de moi. Je le fais presque en trem-
blant. Oh! Pauline, ne vous moquez pas de moi si je suis folle,
extravagante, coupable, ridicule. Je suis en même temps trop mal-
heureuse pour qu'il soit permis à mes amies de se moquer de moi.
Allons, je veux secouer l'espèce de sentiment de honte que j'éprouve,
et vous dire sans plus de retard que j'aime Albert... C'est écrit, et je
vous répète ma prière de ne pas vous moquer de moi. Excepté son
âge, il est de tous les hommes que j'ai rencontrés celui qui ressemble
RÉCIT D'UMB SŒUR. C9
uient et de lire avec indulgence tout ce qai , dans ce
genre, pourra encore les surprendre dans la suite de
cette histoire. S'ils veulent bien Pachever, ils y verront
Tamour de Dieu surmonter l'amour humain; ils y ver-
ront la foi tout dominer, la douleur tout purifier. Ils ver-
ront enfin comment surent souffrir et mourir ceux qui
surent aimer ainsi.
C^st à regret que je prends maintenant, pour un
instant, la place d'Alexandrine dans le récit des faits. Mais
je dois me souvenir que j'écris pour ceux qui ne la sui-
vraient peut-être pas avec autant d'intérêt que moi dans
les détails minutieux de ce passé où tout m'est cher et pré-
sent. Je dirai donc, sans revenir aux heures et aux jours
marqués par elle avec tant de soin, qu'après le séjour à
Castellamare , dont elle vient de faire le récit , nous re-
tournâmes tous achever le mois d'octobre au Vomero ;
puis que nous revînmes à Naples, où le hasard (qui nous
était si favorable en ce temps-là) ayant rendu vacants les
deux appartements d'une même maison à Chiaja, nous
nous y établîmes tous ensemble pour l'hiver, M"* d'Alo-
peus et Alexandrine au premier étage, et toute notre
famille au second.
le plus à l'idéal que je m'étais formé. Une sympathie extraordinaire a
fait naître mon amitié pour sa sœur, — la même existe entre lui et
moi... Oh! chère amie, que je voudrais vous le faire connaître! vous
concevriez ce que j'éprouve. C'est l'âme la plus tendre, la plus pas.
sionnée, en même temps le cœur le plus droit, les sentiments les
plus nobles. 11 a beaucoup de modestie, d'humilité même; et cepec»
dant il a une noble fierté, du courage, de l'exaltation ; et avec cela,
quand il est gai, une gaieté enfantine, car (et cela doit vous plaire)
il ne se donne jamais l'air plus âgé qu'il ne Test véritablement;
il est parfaitement naturel et simple dans tout ce qu'il fait.
Je ne nomme pas sa plus grande qualité,. — ses sentiments reli-
gieux, profonds, inébranlables. Ajoutez à tout cela un amour pour
moi comme je n'en ai jamais inspiré, et jugez si je puis rester in-
•ensible. »
RECIT D'UNE SŒUR.
Fernand nous avait rejoints deux mois auparavant, et,
depuis le jour du déjeuner de Pompéia, il s'était lié avec
Alexandrine d'une amitié fraternelle et intime qui ne s'est
jamais affaiblie depuis. Il aimait tendrement Albert et ne
se croyait nullement obligé d'être son mentor; il était
au contraire disposé à trouver bien tout ce qu'il faisait
et tout ce qu'on faisait pour lui. Alexandrine ne pouvait
donc avoir à la fois un ami plus dévoué ni un confident
plus indulgent et plus discret. Au reste, après cette scène
de Pompéia, mon bon père, ma mère , celle d'Alexan-
drine, et même l'excellent prince Lapoukhyn, qui, agréé
alors comme le futur époux de M™"^ d'Alopeus, se trou-
vait avoir un certain droit à se mêler des affaires de sa
fille, commencèrent à songer aux moyens de rendre leur
mariage possible; et, malgré bien des difficultés surve-
nues plus tard, qui furent autant d'épreuves pour Albert
et Alexandrine, il ne vint plus dans l'esprit de personne
de penser à une autre destinée, ni pour l'un, ni pour
l'autre.
Toutefois mon père trouva nécessaire qu'Albert éprou-
vât un peu la solidité de ses sentiments en s' éloignant
pour quelque temps, et il fut décidé qu'il irait à Rome
passer une partie de cet hiver que nous commencions si
joyeusement sous le même toit. Dans ce temps-là , nous
ignorions ce que c'est que le malheur, et nous trouvions
fort lourds les moindres chagrins. Aussi cette sentence
nous parut-elle sévère, et tous, hormis Albert, nous étions
disposés à en murmurer un peu. Mais pour lui, il était
empressé à accepter tout ce qui pouvait servir à prouver
la réalité de ses sentiments , et il désirait complaire à
mon père de toutes les façons. Il croyait lui causer une
sorte d'anxiété en cette circonstance, et il en souffrait,
tout en bénissant la tendresse de nos parents et le^ur
condescendance pour des vœux qu'ils ne pouvaient com-
KÉCIT D'UNE SŒUR.
bler sans avoir plus d^nne difficulté à vaincre et plus
d'un sacrifice à faire.
Albert n'avait pas du reste attendu l'époque du déjeu-
ner de Pompéia pour ouvrir son cœur à mon père , et
voici un billet qu'il lui avait adressé quelque temps
auparavant au Vomero, mais dont j'ignore la date pré-
cise. Je crois cependant qu'il fut écrit peu de jours après
celui où il avait dit à Âlexandrine près de la Floridiana :
« Je vous aime. »
« Mon bon père,
« Je me reproche depuis longtemps de n'être pas plus
sincère avec vous et de ne pas vous dire simplement ce
qui se passe en moi. Mais vous l'avouerai-je? la crainte
de vous voir rire de ce qui, au fait, peut bien y prêter,
mais qui me fait pourtant souffrir, cette crainte donc
m'a fait prendre un air tranquille quand vous me
demandiez ce que j'avais. Tranquille ! personne ne l'est
moins que moi, et je vous jure qu'il y a des moments
où ce que j'éprouve ressemble à de la folie. Vous le
savez, pourquoi ne pas vous en parler? je suis amoureux.
L'activité qui me dévore en est-elle la cause, ou bien
est-ce le contraire? je ne saurais vous le dire. Depuis
trois mois, je tâche de tuer cette disposition par le tra-
vail ; mais loin d'y panenir, c'est ce que je veux détruire
qui nourrit mon zèle, et, comme ces chevaux de Rome,
plus je cours, plus je m'enfonce l'aiguillon dans le
flanc.
« J'avais pensé à rejoindre mes deux amis, mais dans
la disposition où je suis, ils me rendraient fou. Si vous
aviez quelques affaires à Paris, le mouvement qui y règne
en ce moment m'aurait peut-être distrait et je vous serais
., r
73 RÉCIT D'UNE SŒUR.
revenu avec Charles*. Enfin vous voyez, mon bon père,
que j'ai bien besoin dC sortir de cet état. J'ai eu beau
me raisonner (et ma sœur Pauline a fait aussi ce qu'elle
a pu pour cela), je sais tout le mal que je fais en me
livrant à ce sentiment, en le lui montrant surtout : je ne
puis m' arrêter. Elle sait ce que j'éprouve, je le lui ai dit;
et maintenant j'ai peur. Je n'ai pourtant pas la force de
prendre sur moi. Qu'allez-vous dire en lisant ces mots?
Vous férai-je peine ou pitié? Je ne sais moi-même ce que
je dois inspirer, je sais que je souffre, voilà tout. Je vous
aurais dit tout ceci de vive voit, mais je ne Siais pas
encore parler. J'ai une foule de choses à vous dire, et si
nous causons, j'espère vous ouvrir entièrement mon
cœur. Je suis content de ce que je viens de faire , il me
serait impossible de vivre sans avoir une entière con-
fiance en vous, mon père. Si je vous fais rire , épargnez-
moi, car tout m'humilie. »
A l'époque de notre retour à Naples, Albert était,
comme je l'ai dît, tellement heureux de se trouver pres-
que autorisé à espérer la réalisation de ses vœux , qu'il
accepta avec empressement l'exil qui lui était proposé
comme épreuve, et qu'il se soumit à l'absence avec plus
de résignation peut-être que celle à qui elle était impo-
sée comme à lui. Il devait quitter Naples le k novembre.
Je laisse Alexandrine rendre compte de la soirée qui pré-
céda ce jour :
« Le départ d'Albert était fixé pour le soir. Je devais
à peine le revoir, car nous allions à un grand opéra. A
dîner, seule avec maman, je fondis en larmes. Maman
1. Il n'est pas ici question de M. de Montalembert, mais du frèrs
d'Albert.
RéCIT D'DNB SŒUR.
fut délicieuse, elle me dit qu'elle me comprenait et me
donna de l'espoir. Cependant, à Saint-Charles, la douleur
que je ressentais fit apparaître à mes yeux la salle , les
lumières, la scène, tout ce qui m'entourait enfin, sous
un aspect absolument changé. Au lieu de l'air de fête
que cela avait pour moi lorsque je goûtais tranquillement
la joie d'y voir Albert, il me sembla tout d'un coup être
dans un tombeau illuminé. Mais cette impression se trans^
forma à son tour bien vite dès qu'Albert m'eut dit : —
Je ne pars plus cette nuit, mais demain, soir ; f ai obtenu
un jour de plus. Ce délai nous donna des forces et de
la résignation. Nous passâmes encore avec une certaine
gaieté notre soirée du lendemain. Il partit enfin à 5 heu-
res du matin. »
Durant son absence , il n'y eut qu'une infraction à la
résolution prise par tous les deux de ne pas communiquer
ensemble directement, et ce fut Fernand (peu scrupuleux
lorsqu'il s'agissait de faire plaisir à Albert) qui obtint un
jour d'Alexandrine quelques lignes à renfermer dans une
de ses lettres. Les voici :
« Fernand, n'ayant pu obtenir de moi de vous écrire,
a fini par me dire que vous le désiriez, et cela m'a
décidée. Au nom de Dieu, et si vous m'aimez, soyez'
heureux, soyez heureux à* tout prix, à mes dépens , de
quelque manière que ce soit , pourvu que cela n'offense
pas Dieu. Cest. pourquoi il ne faut affliger votre père en
rien; faites tout ce qu'il veut et quand il le voudra.
Aimez-en une autre, je vous jure que j'aimerais mieux
vous savoir heureux en en aimant une . autre que triste
en continuant à m' aimer. Votre bonheur, quel qu'il soit»
fera le mien. Permettez-moi d'avoir Fernand pour con-
fident : il vous aime tant, il me semble, plus encore que
74 RECIT D'UNE SŒUR.
VOS sœurs ne vous aiment ; cela me le rend si cher ; rien
ne me console davantage que lorsqu'il me parle de
vous.
« Gela me pèsera de ne pas dire ce que je fais à Pau-
line. Si on me questionne, je serai obligée de mentir,
pour ne pas vous obliger à la même chose. Je vous sup-
plie de ne pas me répondre; mais dites à Fernand tout
ce que vous voudrez pour moi. Votre père a dit une fois
à Pauline qu'il ne croirait à la durée de notre attache-
ment que si nous restions deux ans sans nous voir et
sans nous écrire le moindre mot ; il ne faut pas tromper,
c'est la dernière fois que je vous écris secrètement.
« Adieu , c'est pour vous que je prie le mieux , et
j'espère que Dieu m'accordera votre bonheur. Ne crai-
gnez pas de me rendre malheureuse en m' oubliant :
pourvu que vous soyez heureux, je le serai aussi. A revoir.
Je prévois que je ne pourrai pas cacheter, mais ne vous
en offensez pas, Fernand ne le lira pas. »
Et Fernand écrivait en même temps :
« Tu vas être furieux, mais souviens-toi que c'est con-
tre moi seul que tu dois diriger tes coups. Je t'envoie ce
petit mot d'A... Je le lui ai arraché par la ruse, en pré-
tendant que cela te ferait plaisir et que tu me l'avais écrit.
Mon bon Albert, ne sois pas trop fâché, j'ai pensé que
cela te ferait du bien. Comme je t'aime, et comme je.
suis triste! Je viens de voir A... Elle m'a dit que mon
père venait de t' écrire une lettre pour te dire de ne pas
revenir. Si tu l'avais vue, elle , tu reviendrais. La poste
part. Je ne puis te dire que ce mot aujourd'hui. J'avais
promis à Alexandrine de t' écrire; j'ai voulu, en tenant
ma promesse, te dire tout ce que je fais de vœux pour
votre bonheur à tous deux. Adieu, écris-moi, je t'en
supplie. Alex, te prie de le faire souvent. Elle aime à me
voir. Je ne lui parle que de toi, ce qui m'a valu sa con-
RBCIT D'UNB SŒUR.
ûance et son amitié dont fe suis très-fier. Adieu, je
f aime de toute mou àme. Reviens-nous vite. Fernano.
H Tu peux être sûr que je n'ai pas lu le papier qu'A.*«
m'a remis, je t'en donne ma parole. i>
BipoNSE d'albert a fernand.
« Frère mille fois chéri ,
« C'est mal , mais je crois que je t'aime encore plus
que jamais. Sais*-tu le bien que tu es venu me faire , à
moi pauvre diable seul et loin de tout ce que j'aime? Ce
mot chéri a été comme une goutte d'eau donnée à un
malheureux mourant de la fièvre, et cependant je ne
veux plus qu*eUe m'écrive. Je tâche de me distraire. Mais
le soir, quand je rentre, je sens que je l'aime et qu'elle
n'a pas changé, et je me couche en priant Dieu pour
nous. Mais je n'ai pas encore dormi ; du reste, je ne
demande plus rien. Je supporterai tout ce que le ciel
voudra m'infliger. Ma part de félicité est plus que com-
plète et le malheur aura beau faire ; que m'importe , j'ai
vécu, et ma vie est à tout jamais embellie! Une seule
chose pourrait me faire souffrir mille morts, ce serait de
la savoir malheureuse. — Oh ! plutôt perdre le souvenir
de ces beaux jours, les seuls beaux de ma vie... Je lui
avais écrit une longue lettre, j'en avais si besoin ! mais
je l'ai déchirée. Elle me dit de ne pas lui répondre, et
cela vaut mieux. Nous nous reverrons un jour, et alors
il lui sera facile de voir tout ce qu'aura souffert mon
cœur, qui lui appartient à jamais. Comme elle le dit,
il ne faut pas tromper. Ainsi, mon bon Fernand , malgré
le sacrifice, ne lui surprends plus de lettre pour moi.
Tâchons d'être heureux sans cela. Si elle m'oublie , cela
RECIT D'UNE SŒUR.
sera pour son plus grand bien; alors je serai comme
mort, et je ne vivrai plus que de ma belle vie passée.
« Aime-la de tout ton cœur, demande-lui de te donner
sa confiance, et parle-moi beaucoup d'elle. Tu seras peut-
être étonné, mais je n'en ferai pas autant, et cette lettre
«st la dernière où je t'en parle si longuement.
(( Mais toi» qu'as-tu? Dans ta dernière lettre tu étais
triste. Écris-moi bien tout ce qui te fait de la peine. Et
puis, cher frère, tâche de prendre sur toi, devant notre
pauvre père, notre si bonne mère : nous voir malheureux
augmente leurs tourments, et ils en ont tant! Occupe-
toi, car le vide que cause l'oisiveté est une grande source
de chagrins involontaires. Je te fais là de la morale, et
je devrais bien me l'appliquer un peu. Je fais ce que je
puis, mais il m'est impossible de donner une heure d'at-
tention à ce que je fais. »
Notre vie redevint à peu près ce qu'elle avait été
durant les deux hivers précédents, moins gaie peut-être,
mais plus douce à cause de la présence d'Alexandrin e. Je
vois, dans mon journal déjà cité, que « à l'heure où,
l'année d'avant, nous allions, Eugénie et moi, cueillir des
bouquets, nous montions, cette année-ci, sur la terrasse
qui était au haut de la maison, et que, là, sous ce beau
ciel et en face de cette belle vue , nous disions notre
chapelet. »
Puis, vers le crépuscule, on se réunissait chez la com-
tesse d'Alopeus, dont le cercle était augmenté maintenant
par le comte Maurice Putbus , ami dévoué et excellent
d'Alexandrine et de sa mère, et le comte Malte Putbus,
son neveu. L'un des deux (le comte Maurice) reparaîtra
souvent dans ces souvenirs ; l'autre, le plus jeune, comme
tant d'autres des plus jeunes de ce cercle, fut enlevé par
une mabdie rapide au milieu de sa jeunesse et de sa
RBCIT D'UNB SŒUft.
vie, peu de temps après Albert, qu'il aimait, quoiqu'il
lui ressemblât fort peu.
Ainsi se passait notre temps en l'absence d'Albert; dans
une de ses lettres à Eugénie, il dit : « Tu me fais une
bonne description de votre manière d'être tous ensemble.
Vous avez l'air contents, intimes; ne m'en parlez pas
tant, je vous envie. » M"» d'Alopeus, souvent malade,
confiait Alexandrine à ma mère, et nous allions déjà
ensemble dans le monde, comme si nous eussions été
trois sœurs. Enfin, à peu près un mois avant l'expiration
du terme fixé, nos bons parents s'attendrirent sur l'exil
d'Albert, il lui fut permis de revenir, et, à notre grande
joie, le 7 janvier 1833, il reparut au milieu de nous.
Je reprends maintenant le récit d'Alexandrine , depuis
ce jour jusqu'à celui de notre séparation, trois mois
après.
HISTOIRE D'ALEXANDRINE.
(Suite.)
« Dieu! merci!... Dieu bénisse tout! » •
« Voilà ce qu'il y a dans mon journal, le 7 janvier 1833,
un lundi. J'étais en haut, chez Pauline, lorsque tout
d'un coup nous vîmes ouvrir la porte et entrer précipi-
tamment Albert. C'était bien lui ! avec sa tendre vivacité,
avec sa cordialité, avec toute sa charmante joie en em-
brassant Pauline, lui, que je n'avais pas vu depuis deux
mois ! Quoique nous n'eussions rien de caché pour Pau-
line, nous ne lui laissâmes voir qu'une bien petite partie
RÉCIT D'UNE SŒUR.
de la joie que nous éprouvions de nous trouver réunis,
et d'ailleurs ce bonheur nous étonnait tous deux. Il fal-
lait quelque temps pour y croire vraiment, pour croire
qu'il était réellement en notre pouvoir de recommencer
ces jours si doux , dont nous venions d'être privés pen-
dant si longtemps. — Si longtemps ! Deux mois !... deux
mois! Pour ma part, dans cette première journée, j'é-
prouvai un peu d'embarras de me retrouver avec celui
qui savait si bien combien je l'aimais. Mais comme tout
cela était doux !
« Nous fûmes tous au bal le même soir. Je me sentais
vivre et, mieux que cela, tout était transfiguré en fête
pour moi. En valsant avec Albert, je me disais bien un
peu : « On nous regarde, on nous observe, on plaisante
et on pense : les voilà bien heureux ! » Mais l'embarras
même ne pouvait altérer mon bonheur. D'ailleurs, je
dédaignais tout ce qu'on disait de nous, et j'aurais perdu
quelque chose de mon bonheur de m'en occuper. Pen-
dant le cotillon (que je dansais aussi avec Albert), je
m'approchai exprès de Pauline pour lui dire avec trans-
port : ((Oh ! Pauline ! je sens que je suis bien heureuse! »
et mon accent l'attendrit.
(( Je rentrai à trois heures du matin, avec la famille
d'Albert. Eugéniç m'envoya du thé dans ma chambre. Je
me sentais de la famille. La vie la plus douce était
devant moi , et je ne m'en figurais plus la fin. Je me
couchai ravie !
(( Je fus bien heureuse pendant plusieurs jours, quoique
notre vie fût bien mondaine, bien en l'air , mais grâce à
Dieu , je voyais assez Albert pour la remplir. Il y eut
beaucoup de bals, plusieurs costumés, un entre autres
le 5 février, où j'allai vêtue de noir et d'or, avec voiles
et perles, d'après une gravure représentant Francesca de
Rimini.
RÉCIT D*nNB SŒfJft.
« A propos de ce bal, voici un billet qae f écrivis quel-
ques jours auparavant, de notre salon où j'étais seule, à
mes amis d'en haut. II fit nre toute la famille, et Albert
le garda toujours, car je l'ai retrouvé parmi ses let-
tres :
u Chères personnes, quand vous aurez dîné, vous me
ferez un extrême plaisir de descendre en masse, mais
cependant comme s'il n'en venait qu'une, car la porte
de la chambre de maman est grande ouverte. Eugénie,
aie la bonté de m* apporter les galons d'or, et tout ce que
vous avez en or, si tu en as le temps. Pauline, j'ai besoin
que tu me voies pour me dire si je n'aurais pas été en
beauté pour le bal de lady Drummond*. Vous tous, si
vous venez, ne faites pas plus de bruit qu'un. »
a Ah ! quelle douce vie de famille nous menions déjà
alors ! — Vivre dans la même maison que les parents
d'Albert, le voyant toute la journée, et sachant l'un et
Tautre, sans nous en parler, qu'on s'occupait de notre
mariage! Quand je me réveillais le matin, je pensais que
dans peu d'heures je le verrais, et ce peu d'heures, je les
perdais en rêveries agréables, entremêlées d'une inter-
minable toilette*, et d'un peu de causerie avec maman
à déjeuner. Pendant ce temps , rien que d'entendre le
bruit des pas ou le son d'une des voix de cette chère
famille voisine était du bonheur pour moi. Puis enfin
venait le moment où je pouvais m'attendre à le voir
entrer dans le salon.
1. Uq bal où elle avait dû venir avec nous, mais auquel elle avait
renoncé, quoique sa toilette îàt déjà faite, parce que sa mère était
un peu souffrante.
2. Alexandrine, pas plus dans ce tcmps-Ià que plus tard, n'était
occupée de sa toilette. Mais elle y était fort longue, et malgré tous
ses efforts à une époque bien différente, et lorsque sa mise était deve-
nue tout ce qu'on pouvait imaginer de plus simple, jamais elle ne
put parvenir à faire ces arrangements-là aussi vite qu'une autre.
60 RECIT n'UNE SŒUR.
« Quelquefois il assistait à ma leçon de chant, quelque-
fois je le trouvais chez ses sœurs. Mais presque toujours
je le voyais une fois avant cette jolie heure du crépuscule
qui rassemblait nos intimes à notre foyer. Le dîner ne
nous séparait que pour peu d'instants, puis la soirée se
prC'tongeait longtemps. Devant les intimes, je faisais un
peu de tapisserie, ou bien je chantais, ou bien je copiais
mes passages favoris dans les livres que je lisais. Je les
vois là encore devant moi, ces passages, et ces mots sou-
lignés me rappellent les délicieux sentiments qui sont
toujours les mêmes dans mon cœur :
u Methinks it is heaven orUy to gaze uponhim.,, îo set
down as food for memory every look and every move-
ment^.
(( Oh ! que j*avais raison dépenser qu'il était bon pour
moi de faire un recueil de tous les regards et de tous
les mots d'Albert! . '
« Le samedi 9 février est souligné deux fois dans mon
journal, ce qui veut dire que quelque chose de remar-
quable s'était passé ce jour-là, et je n'ai pas oubHé ce
que c'était!...
« Ma mère dînait chez le comte Stakelberg ainsi que les
parents d'Albert; moi, il me fut permis de dîner en haut
avec Fernand, Albert et leiirs quatre sœurs. Cela nous
îimusait. Après le dîner, Pauline et Eugénie eurent leur
toilette à faire , et elles rentrèrent pour cela dans leur
chambre avant que je fusse redescendue. Leurs deux
petites sœurs jouaient ensemble du piano. Fernand était
donc à peu près en tiers avec nous. Il trouvait cela gau-
che , il plaisantait , il disait qu'il allait dormir, et pour
1. u II me semble que rien que de le contempler, que de con-
server comme un aliment pour la mémoire le souvenir de chacun de
ses regards, de chacune de ses actions., c'est le ciel. » Bilwer. .
mftCIT.D'UNB SŒUR. ftl
8*isoler davantage, disait-il, il se couvrit en riant la
figure d'un mouchoir. Au bout de quelque temps (Alben
et moi nous causions près de la cheminée), je voulais
m'en aller, car je pensais qu'il ne paraîtrait guère conve-
nable que je restasse plus longtemps en haut, seulement
avec les frères de mes amies et leurs petites sœurs. Mais
je traînais, ne pouvant m'y décider, lorsque Albert m'ef-
fleura très-légèrement le front de ses lèvres, et ce fut si
rapidement que j'en restai encore plus étonnée. Je fus
fâchée, et, sans rien dire, je pris gravement mon chàk*
et je redescendis.
« Seule, chez moi , je ne pus que penser, mais je no
savais que penser. Décidément j'étais fâchée , et il me
semblait que notre délicieuse existence venait de changer
d'aspect, et à son désavantage. Je n'étais plus sûre dans
ce moment-là de l'aimer autant , et j'espérais qu'il ne
descendrait pas avant que maman fût rentrée , ou que
quelqu'un fût en tiers avec nous. Malte vint, et bientôt
après Albert, l'air très-triste. Quand il le put, il me dit
que je l'avais bien afïligé par mon regard. 11 parut repen-
tant, et il ne chercha pas à s'excuser; mais son éloquence
fut si grande , il parla si bien , que tout nuage s'enfuit
de mon âme.
«( Le lendemain de ce jour, je copiai dans Eugène Aram
ce qui y est dit des douceurs d'une absence remplie
d'espérance. L'auteur dit que <( alors, la femme qui aime
sent quel pouvoir de consécration il y a dans la seule
présence de celui qu'elle aime ; que l'endroit où il a
marché, la livre qu'il a lu, deviennent une partie de lui-
niême et ne sont plus sans âme, et que le cœur alors
apaisé, en découvrant tant de nouveaux trésors dans ce
si délicieux monde des souvenirs , n*a pas encore appris
à connaître cet ennui , ce sentiment d'épuisement et de
solitude, qui sont les vraies i)eines de l'absence et qui
I. 6
RéCIT D'UNE SŒUR.
appartiennent non à l'absence remplie d'espéran(ies,mais
à l'absence pleine de regrets. »
« Hélas! maintenant je connais l'une et l'autre, ô mon
Dieu!
« Je copiai aussi ces jours-là du même livre ce passage
qu'Albert aimait et copia aussi :
u J'ai souvent lu et entendu parler de la défiance et
« de la jalousie qui accompagnent l'amour. Je pense
« qu'un pareil amour doit être un sentiment bas et vi^-
« gaire ; il me semble qu'il y a une religion dans l'a-
ie mour, et sa vraie base est la foi. »
^ « Puis encore :
« Plus mon âme est émue, plus je suis disposé à prier.
« La tristesse, la joie, la tendresse, toute émotion élève
« mon âme vers Dieu. Et quel délicieux épanchement
« du cœur se fait dans la prière ! Quand je suis près de
« vous et que je sens que vous m'aimez , mon bonheur
« serait pénible, s'il n'y avait pas de Dieu que je pusse
« bénir de son excès. Est-ce que ceux qui ne croient pas
<( aiment? Ont-ils des émotions profondes? peuvent-ils
« être véritablement dévoués? »
« Oh ! notre amour nous enivrait beaucoup trop peut-
être. Cependant jamais, je crois, il ne nous a fait oublier
Dieu, et il n'y avait pas de sujet dont nous aimions plus
à parler.
(( Samedi, 11 février. — Les parents d'Albert me menè-
rent au bal de l'Académie, et je rentrai aussi avec Albert,
sa mère et ses sœurs. On voulut me donner du thé et on
me fit monter en prendre chez eux. Ses sœurs allèrent
dans leur chambre jeter leurs manteaux. Je restai seule
avec Albert, préparant mon thé debout, voulant vite
redescendre. Il admirait, je crois , mes longues boucles ;
il en prit une dans sa main et l'approcha doucement de
ses lèvres. Je me fâchai , mais moins que l' avant-veille.
RÉCIT D'UNB SŒUR.
Gela me semblait mmns mal que œ qu'il avait fait Ce
jour-là.
« Le lundi U (le lundi gras).— Nous passâmes la mati-
née au Corso, dont le bruit, la foule et la folle gaieté
m* enivraient. Le prince Lapoukhyn avait pris un balcon
d'où nous jetions des dragées , après en avoir beaucoup
reçu pendant une course en calèche avec Pauline et son
père. Ce fut là que nous attendîmes le passage du char
illuminé du roi*. Nous l'avions attendu si longtemps que»
ni^us avions fini par aller nous reposer dans le fond de
ia petite chambre à laquelle appartenait notre balcon. Le
char du roi ne passa qu'à sept heures, et nous eûmes à
rentrer en hâte pour dîner et nou3 habiller pour le bal.
Je me souviens que, pendant que je sommeillais dans ce
cabinet, en attendant ces jolis chars illuminés, j'étais
excessivement heureuse. Je voyais là Albert, j'allais le
revoir au bal, et puis, je ne sais, quoique je visse le
carême s'approcher sans peine, j'aimais à marquer ainsi
dé fêtes et d'apparence de joie ces heures où je le voyais;
et une certaine surabondance de bonheur et de gaieté
me faisait aimer ces plaisirs, et mettre une sorte di
triomphe à en faire le plus possible.
« Oh ! pauvre légèreté humaine 1
(i Le carême commencé, je me sentis encore de jour en
jour plus heureuse. Nous pouvions, plus que dans le
temps des bals, avoir ensemble des conversations sérieu-
1. Le roi de Naples et les princes avaient, à cette époque, l'habi-
tude de parcourir la rue de Tolède pendant les derniers jours du
carnaval, en grande mascarade, jetant des dragées aux passants, avec
la gaieté qui caractérise ce divertissement, à la contagion duquel
tout le inonde succooibe en Italie. — Cette année-là, le char du roi
représentait une pagode chinoise, et l'ensemble des lumières et des
couleurs de cette magnifique décoration, ainsi que les costumes des
personnages qui composaient le cortège royal, étaient d'un elTet
magique.
84 RÉCIT D'UNE SŒUR.
ses, et il me parlait beaucoup de Dieu, des anges et aussi
de sa chère religion, pour laquelle je sentais croître mon
amour. Je goûtais un bonheur si complet, si inattendu,
surpassant tellement tout ce que j'avais rêvé dans ce
genre, que cela remplissait mon cœur de reconnaissance
envers Dieu, et mettait plus de douceur et d'indulgence
dans mon caractèie. Quelquefois je remerciais Dieu avec
déliceà de ce qu'Albert valait tellement mieux que les
•autres, et je sentais si bien moo bonheur plus grand
que celui de tant de femmes aimées frivolement dans le
monde, et qui cependant ne pensaient sans doute guère
à m' envier.
« Le mardi saint, 2 avril. — J'éprouvai un grand ravis-
sement d'amour pour Dieu et pour Albert, qui me fit
mettre dans mon journal, pour m'en souvenir, les pre-
mières lettres des mots : a Pour toujours » et : a Que
Dieu soit avec nous. »
({ Le jeudi saint, k avril. — Ma mère me permit d'aller
c^vec mes amis aux ténèbres, à là. chapelle du palais , où
la musique était charmante.
« Malgré ma frivolité, cette belle chapelle, ces chants,
et plus que tout cela peut-être la douceur de prier près
de mon Albert m'inspirèrent tellement, que je priai avec
un doux recueillement. J'étais contente d'avoir l'air ca-
tholique. Je me souviens que , bien longtemps avant de
l'être, j'avais cette espèce de plaisir à être crue catholique.
M. de la Ferronnays vint nous prendre là, et le retour à
pied fut délicieux. Il y avait pleine lune, et le printemps
de Naples se sentait dans l'air. Nous entrâmes dans plu-
sieurs églises pour prier devant le saint tombeau (car
ce jour-là on fait à Naples une visite dans sept églises).
Là, Albert et moi , nous nous mettions à genoux l'un à
côté de Tautre sur le pavé de l'église. Je me souviens
que ce que j'éprouvai fut d'une douceur inexprimable.
KBCIT D'UNE SŒUR 85
Je ne sais plus ce que je demandais à Dieu, mais je sens
que tous deux nous implorions sa protection sur nous,
et que nous la goûtions comme assurée.
(( Le long de la Villa Reale je marchais avec lui et ses
sœurs ; leurs parents fermaient la marche. Nous chemi-
nions ainsi presque déjà en famille, éclairés par une
lune charmante et les plus belles étoiles, que nous re-
gardions avec adoration pour Dieu, remplis d'amour ou
^amitié les uns pour les autres.*.
« Albertécrivit vers ce temps une lettre à Tabbé Martin
deTS'oirlieu*, pour lequel il avait une grande amitié et
une grande déférence. Il en reçut la réponse suivante
qu'il me montra.
L*ABB£ MARTIN DE NOIRLIEU A ALBERT.
« J*ai reçu, mon cher ami, les livres que vous m'avez
renvoyés. Je ne puis vous dire combien je suis touché
d'apprendre que vous aviez copié le plus petit en entier.
Voilà ce que j'appelle du zèle inspiré par un pur et véri-
table amour. Je vous avoue que j'ai peine à croire, d'après
1. Je dois noter ici une petite circonstance omise et qui eut de
rimportance plus tard. Le prince Lapoukhyn donna un grand souper
le jour de Pâques, et ce jour-là M"** de Marcellus, qui y était, portait
dans SCS cheveux un bijou en émail d'un travail singulier, et où se
trouvaient sculptées en or deux petites figures, un roi et une reine
du moyen âge; mais il fallait de bons yeux et regarder de près pour
distinguer ce détail. Alexandrine avait la vue basse et était toujours
obligée de se servir d'un lorgnon ; mais comme tous ceux qui voient
mal de loin, elle y voyait de très-près mieux qu'une autre. Elle
s'était approchée de M""* de Marcellus et avait bien regardé ce bijou.
On verra plus tard pourquoi je note ici ces petites circonstances.
2. L'abbé Martin de Noirlieu, le premier prêtre auquel Alexan-
drine ait jamais parlé, est aujourd'hui curé de Saint-Louis-d'Aiitin,
à Paris. Ce fut cet ami excellent et vénéré d'Albert qui reçut l'abju-
ration d'Alcxandriue, peu d'années nprôs l'époque de leur première
rencuutro à Romo.
RECIT D'UNE SŒUR.
cela, qu'elle ne soit pas la compagne que le ciel vous des-
tine. La Providence esc si bonne, si puissante dans ses
moyens, que les obstacles humains ne doivent jamais
nous effrayer. Le secours nous vient ordinairement du
côté où nous l'attendons le moins. Continuez, mon bon
Albert, à cultiver cette âme qui vous est si chère. Si vous
l'amenez à la vérité, elle sera votre conquête et Dieu
vous en fera don à jamais. C'est surtout dans la prière
qu'il faut traitei* cette grande affaire, car la lumière vient
d'en haut, aussi bien que la force si nécessaire pour
vaincre les préjugés et les répugnances qu'on a sucés
avec le lait.
« Je ne suis pas étonné de ce que vous me dites au
sujet des agitations qu'elle éprouve. L'abjuration lui
paraît comme un abîme à franchir, et quelque courage
que l'on ait, il est naturel qu'on recule à la vue d'un
abîme. Les protestants s'imaginent faussement que, pour
abjurer l'hérésie, il faut fouler aux pieds et anathémati-
ser tous ceux qu'on laisse dans l'erreur. A Dieu ne plaise
qu'il en soit ainsi!... Nous ne maudissons que l'erreur,
mais nous aimons et nous plaignons ceux qui en sont
victimes. Le jour où elle abjurera, elle ne fera autre chose
que de déclarer qu'elle rentre dans le sein de l'Église où
ses ancêtres avaient vécu pendant quinze siècles, et
qu'elle renonce-aux erreurs qui ont séparé de l'unité ceux
des siens qui vivaient il y a trois siècles. Elle laissera à
Dieu le soin de les juger, car lui seul peut savoir à quel
point ils ont été de bonne ou mauvaise foi dans leur
schisme. Elle ne détestera que leurs erreurs, comme elle
détestera les vices qui auraient pu les déshonorer; car
enfin, si tendrement qu'une fille aimât sa mère, elle ne
pourrait approuver sa conduite, si elle était déréglée, et ne
négligerait rien pour ramener à la vertu ce qu'elle a de plus
cher au monde. Pourquoi ne ferions-nous pas le même
RÉCIT D'UNB BCBUK.
raisonnement lorsqu'il s'agit de rerreur qui, après tout,
est le vice de l'esprit? En résumé» mon cher ami, dites-
lui quMl s'agit pour elle de revenir à la foi de ses ancê-
tres, qu'il n'y a de salut que pour ceux qui sont dans
l'unité catholique, ou pour ceux qui, nés dans l'hérésie,
sont complètement dans la bonne foi et dans une dispo-
sition telle qu'ils seraient catholiques sur-le-champ s'ils
croyaient qu'il est nécessaire de le devenir pour plaire à
Dieu. Mais quant à ceux qui ont des doutes et qui négli-
gent de s'instruire, ou, ce qui est pire encore, qui sont
persuadés que leurs pères ont mal fait de rompre l'unité
et qui cependant restent dans le schisme, ceux-là sont
horriblement coupables.
« Combien cette âme m'intéresse, cher Albert! Déjà
aujourd'hui j'ai prié pour elle au saint sacrifice : je com-
patis à ses peines d'esprit. Dites-lui qu'elle ait confiance,
qu'elle prie beaucoup. Demandez-lui aussi ce qu'elle
ferait si on lui disait que la mère du Sauveur est sur
terre et qu'elle habite à une petite distance d'elle. Elle
répondra à coup sûr qu'elle irait la trouver et qu'elle se
recommanderait à ses prières. Eb bien! cette bonne
mère est au ciel. Qu'elle s'adresse à elle avec confiance,
elle en sera écoutée. »
« Le livre dont parle l'abbé Martin formait un grand
cahier copié par Albert. C'était là ce qu'il voulait que
j'emportasse pendant notre absence qui s'approchait.
C'était là le cadeau qu'il me faisait en souvenir de lui
et que je reçus avec un extrême plaisir et intérêt. Ce fut
ma première instruction catholique.
« Le 11 avril, nos amis firent une course àPœstum.
Albert les y accompagna, quoique souffrant d'un grand
mal d'oreille auquel il ne faisait pas attention. Personne
n'a jamais été plus courageux que lui pour supporter la
88 RECIT D'UNE SŒUR.
soufl'ranœ. Sa santé était déjà mauvaise alors, mais je
ne m'en inquiétais nullement. Je pense souvent que des
anges compatissants ont écarté de moi tout présage
funeste, car jusqu'aux derniers mois de sa vie j'ai été
dans un aveuglement étrange sur sa santé. A cette
époque, à Naples, pendant les derniers temps de notre
séjour, je me souviens qu'il me disait qu'il avait la fièvre
la nuit; mais notre séparation le désolait, et je croyais
que ce n'était que cela. Nous ne pouvions nous figurer
comment nous pourrions vivre séparés. Mais le plus sou-
vent nous tâchions de nous calmer, de nous consoler
même par notre belle confiance dans l'avenir, et par
l'espérance de notre revoir dans quelques mois — revoir
que nous espérions bien autrement durable.
« Dans les derniers jours, où chaque instant nous était
précieux, ma mère, qui était un peu souffrante, se retirait
de bonne heure, laissant ouverte la porte de sa chambre,
et jusqu'à ce qu'elle fût couchée, il était permis à Albert
de rester dans le salon. Je ne voulais pas la mécon-
tenter, et je craignais qu'elle ne le fût s'il restait trop
longtemps. Je le pressais donc de partir. Il s'en alla
ainsi un de ces derniers soirs, puis je vis que maman
était bien loin d'être prête à se mettre au lit, et j'eus
du regret d'avoir ainsi perdu quelques instants. J'écrivis
sur un tout petit chiffon de papier : « Ami chéri, j'ai
perdu quelques minutes, maman n'est pas encore cou-
chée, que Dieu vous protège ! » et je le jetai par le bal-
con à Albert. Une voiture passa rapidement et j'eus
peur qu'il ne se fît mal en se précipitant pour ramasser
ce petit brin de papier; mais avec son adresse ordi-
naire et ses bons yeux, il le découvrit et le ramassa.
Cette petite scène romanesque nous amusa, et l'autre
jour — plus d'un an après sa mort! — j*ai retrouvé ce
même papier dans un livre qu'il lisait pendant notre
RÉCIT D'DNB SŒUR.
voyage d'Orient. Je ne sais comment il s'est trouvé là,
j'ignorais qu'Albert l'eût gardé.
tt Le 28 avril j'écrivis dans mon journal : « Je ne puis me
figurer que nous partions après-demain. » J'ai toujours
eu cette impossibilité de croire à la fin de ce qui mv
rendait heureuse. Quelle preuve innée de l'immortalité,
et de l'immortalité bienheureuse!
« Pauline écrivit la journée dans ce môme jouraal et y
mit en finissant : « Que Dieu veuille nous bénir tous
et nous accorder la grâce de nous revoir tous bientôt,
et plus heureux qu'en nous quittant! »
« Cette dernière soirée, Albert resta longtemps auprès
de moi, d'abord avec Fernand, Eugénie et Malte, ce qui
était presque comme d'être seuls < puis encore après
leur départ. Je ne sais ce que nous sentions le plus en
ce moment, de la douleur de nous séparer,. ou du bon-
heur de sentir combien nous nous aimions. Ses sœurs
redescendirent et nous restâmes encore tous les quatre
tristement ensemble , puis ils s'en allèrent ! Oh ! cette
nuit fut si douloureuse que, maintenant même que son
souvenir a été suivi par celui de tant de bonheur et de
tant d'autres nuits mille fois plus cruelles, il est encore
déchk*ant pour moi ! — C'était du reste la dernière fois
que nous nous séparions sur cette terre. Nous nous
sommes revus, et jusqu'à la mort, plus douloureuse à
la faiblesse, mais qui sépare neut-être moins que les
absences de la terre!
« Cette nuit-là je lui dis encore adieu du balcon, et en
me couchant vers le matin, je priai Dieu, avec toute la
vivacité dont j*étais capable, d'avoir pitié de nous, et il
me semble que cette prière me donna du courage.
u Le lendemain matin (mardi 30 avril 1833), le jour
des adieux, nous voulions avoi' du courage, nous vou-
lions espérer : envisager cette absence sous ses plus
RECIT D'UNE SŒUR.
noires couleurs était impossible. A huit heures du matin
ses sœurs étaient déjà dans ma chambre. Plus tard, je
montai avec elles chez leur mère qui me donna une
bague en turquoises, ce qui me fit fondre en larmes.
Vers les deux heures nous allâmes tous (nos amis ainsi
que nous) aux Crocelle, auberge à Chiatamone, où le
prince Lapoukhyn nous donnait à dîner. Quel dîner I
Je ne pouvais plus arrêter mes pleurs, mes sanglots.
Eugénie, assise près de moi, voulait me calmer, craignant
que cette vive douleur ne déplût à ma mère.
(( Enfin, à quatre heures moins un quart, nous leur
avions dit adieu à tous, et nous étions dans notre voi-
ture de voyage. En descendant l'escalier, au moment de
me mettre en voiture, Albert me demanda de lui per-
mettre de tout espérer. Je le regardai et lui répondis,
étonnée qu'il eût encore besoin de cette assurance.
Ce furent nos dernières paroles avant cette grande
absence. Albert et Fernand nous suivirent assez long-
temps dans une voiture découverte, par une pluie bat-
tante qui les mouilla horriblement. Je le voyais donc
encore un peu ainsi, mais déjà séparés, ne pouvant plus
nous parler; enfin après beaucoup de signes d'adieu
d'Albert et aussi de Fernand, leur voiture resta en
arrière. Cette pluie, qui contribua à faire tant de mal à
Albert, retarda d'un jour le départ du Sully, sur lequel
il avait dû s'embarquer le soir même pour la France
avec sa mère et ses deux sœurs Pauline et Eugénie.
M. de la Ferronnays allait conduire ses deux plus jeunes
filles à Rome et il s'embarquait avec les autres, mais il
devait les auitter à Civita-Vecchia. n
Ainsi que le dit Alexandrine, notre départ n*eut lieu
BéCIT D'UNE SŒUR.
que le lendemain \^ mai. Nous étions tous tristes,
d'abord d'avoir quitté Alexandrine, ensuite de la crainte
que notre absence de Naples ne fût pas aussi courte
que nous le désirions, enfin et surtout du regret de
quitter notre bon père et nos petites sœurs à Civita-
Vecchia. Ma mère allait avec nous en France pour des
affaires. Mon père conduisait mes sœurs au couvent de
la Trinité-du-Mont, à Rome, où elles allaient passer trois
mois, au bout desquels Olga devait y faire sa première
communion. Nous comptions nous retrouver tous à Rome
pour cette époque. Cette séparation ne devait donc pas
être longue; mais, dans ce temps-là, l'habitude du bon-
heur nous rendait exigeants. Nous touchions au moment
où cette douce habitude allait être rompue, et où, pour
la première fois, nous allions savoir ce que c'était
qu'une inquiétude fondée et une angoisse véritable.
Albert , comme on Ta pu voir dans les dernières pages
du récit d'Alexandrine , était souffrant depuis plusieurs
jours, et la pluie dont il avait été trempé la veille en la
suivant le plus longtemps possible, lui avait fait un
mal bien plus grand que nous ne le savions encore. Il
nous parut changé pendant les premières heures de
notre traversée, mais nous pensions que le chagrin de
leur séparation en était cause. 11 fit bientôt nuit. Le
temps était mauvais. Nous allâmes tous nous coucher,
et ce ne fut qu'en débarquant le lendemain à Civita-
Vecchia qu'Albert, sans nous dire toutefois qu'il se sen-
tait fort malade, demanda à ma mère de le laisser
attendre jusqu'au bateau du surlendemain, parce qu'il
sentait qu'il avait besoin de se faire saigner; il lui dit
qu'il nous rejoindrait ensuite, et serait à Paris aussi vite
que nous. Cette habitude de se faire saigner, si com-
mune et si fatale en Italie, n'avait été que trop adoptée
par Albert, qui sentait souvent le sang lui porter à la
«3 RÉCIT D'.UNE. SŒUR.
tête ou à la poitrine, et qni avait alors recours à ce
remède, à l'insu de tout le monde et sans l'ordonnance
du médecin. En cette occasion, ma mère, quoique bien
loin de le croire réellement malade, eût été effrayée de
le laisser seul; mais mon père et mes sœurs restant â
(jvita-Vecchia, cela rendait ce parti le plus simple et le
plus prudent. L'heure pi^essait. Le bateau allait repartir.
Il n'y avait plus le temps d'hésiter et de discuter. Mon
père décida qu'il garderait Albert et que nous continue-
rions notre route. A trois heures nous étions à bord , le
cœur bien plus gros cette fois que la veille. Cependant
nous étions loin de nous douter de la terrible menace
de malheur, qui, à l'heure même oii nous levions l'an-
cre, était suspendue sur nos têtes.
Nous étions encore en vue, mon pauvre père pouvait
encore voir à l'horizon le bateau qui nous emmenait,
et déjà notre Albert était en proie à une fièvre ardente.
Une inflammation rapide et violente s'était déclarée et
le médecin prononçait sa vie en danger, en danger pres-
que désespéré!
J'ai souvent pensé que ma mère (à laquelle tant
d'autres douleurs étaient réservées) avait été miséricor-
dieusement éloignée cette fois-ci. Car, malgré son regret
en partant et son inquiétude pendant toute la durée de
notre triste voyage, il est certain que beaucoup de ter-
reur lui fut épargnée , puisqu'elle ne sut quel avait été
le danger qu'en apprenant qu'il était passé.
On peut s'imaginer néanmoins avec quelle angoisse
nous voyagions, avec quelle impatience d'arriver pour
avoir des nouvelles, et enfin quelle émotion nous causa
la lettre suivante, reçue par ma mère deux jours après
DOtre arrivée à Paris,
KâClT U'DNB S<BUR.
MON PÈRE A MA MÈRE.
« Civita-Yeccbia, 5 mai 1833.
« Pour mettre un peu d'ordre dans le long récit quo
j*ai à te faire et que tu attends avec tant d'impatience,
il faudrait pouvoir en mettre d'abord dans mes idées, et
cela n'est pas facile. Avant tout respire, et rassure-toi,
le danger est passé!...
« Remercie le ciel, car nous pourrions être bien plus
malheureux que nous ne sommes. Remercie-le encore
puisque c'est de lui que viennent les bonnes idées, et
que nous avons eu celle de ne pas embarquer notre
enfant. // ne serait pas arrivé vivant à Livourne. Remer-
cions-le enfin de ce que, par un double effet de sa
volonté, miss Mac-Carthy * se soit trouvée à bord avec
nous et qu'un bâtiment de guerre se soit trouvé dans
le port. Sans ces deux circonstances. Dieu sait ce qui
serait arrivé! Maintenant j'arrive au récit.
« Au moment où tu partais, tu te souviens que le
petit médecin du brick était venu te dire que ce n'était
qu'un refroidissement; en retournant à terre (après
t' avoir conduite à bord ) , je l'engageai à remonter avec
moi dans la chambre d'Albert. Il y avait à peine vingt
minutes que nous l'avions quitté. Tu juges de ce que je
dus éprouver en voyant le petit médecin , à la première
inspection de la figure du malade , jeter bas son habit,
i. Miss Mac-Carthy était Tancienne gourernante d'Eugénie, que
.nous avions rencontrée à Naples où elle donnait des leçons d'anglais,
et qui, se rendant à Rome à cette époque, se trouva par bonheur sur
le même bateau que nous. C'était une personne excellente et dé-
voua, comme le prouvèrent bien les soins qu'elle rendit en cette
circonstance à Albert, qu'elle connaissait presque depuis son enfance,
et pour lequel elle avait aoe prédilection particulière.
94 RECIT D'UNE SŒUR.
chercher précipitamment sa lancette, s'emparer du bras
d'Albert et lui ouvrir une veine. Tout cela en moins
d'une minute. Je lui demande avec effroi ce qui motive
cette précipitation. « Tàtez ses jambes et vous le verrez. »
Elles étaient froides. Une demi-minute plus tard notre
fils était mort. La saignée abondante qui fut faite a sauvé
sa vie. La chaleur revint, il s'assoupit. C'est donc à
ce petit homme que nous devons la vie de notre en-
fant.
« Depuis ce moment la bonne, l'excellente Mao-
Carthy devint mon guide, ma boussole, mon Dieu tuté-
îaire. Tu connais son habileté à soigner les malades,
mais tu ne peux te faire une idée de son zèle, de sa
tendresse, de ses soins pour Albert. Dirigé par elle , je
l'ai secondée de mon mieux, et tu peux te figurer la nuit
que nous avons passée, entre Albert sur son lit de dou-
leur et nos deux pauvres petites filles dans le leur, dans
la chambre d'à côté, réveillées souvent par les cris de
souffrance de leur pauvre frère. Je te fais grâce des
détails, j'ai plus d'une fois béni le ciel que tu n'en aies
pas été témoin. Le matin la fièvre s'était calmée. Ras-
suré pour le moment par le médecin, inquiet d'un autre
côté de l'effet que pourrait produire sur nos deux petites
la prolongation de ce séjour, ne sachant d'ailleurs que
faire, ni à qui confier ces deux chères enfants, je me
suis décidé à partir pour Rome et à les conduire au
couvent. Lapoukhyn est venu m'y voir sur-le-champ, il a
été excellent, et, de lui-même, m'a offert ce que je vou-
lais lui demander, d'emmener son médecin. Une autre
fois je te parlerai de la douce et angélique Alexandrine.
Elle aime trop celui pour lequel je tremblais, pour avoir
pu dissimuler ses impressions. Son secret, qui n'en était
plus un pour nous, est aujourd'hui connu de bien du
monde. Non imporLa! Si, comme le croit l'abbé Martin,
RéCIT D'UMB SŒUR.
cette union est écrite dans le ciel , elle se fera et tour-
nera bien. Tous les deux méritent le bonheur *.
a J'ai quitté Rome à quatre heures et je suis arrivé
ici en compagnie du bon et très-habile docteur Sauvan.
Nous avons trouvé notre Albert moins bien que je ne
Tavais laissé. La fièvre était violente , la langue sèche,
la toux déchirante. Un quart d'heure après notre arrivée,
Sauvan avait fait ouvrir une large saignée, et non con-
tent de lui avoir Uré douze onces de sang, il lui a fait
immédiatement appliquer des sinapismes aux pieds. Chère
amie, je ne te dirai pas ce que j'ai éprouvé en voyant
ainsi torturer notre malheureux enfant, qui ne s'est
refusé à rien et qui cependant souffrait horriblement...
A huit heures du matin, Sauvan a jugé une nouvelle
saignée nécessaire, et au moment où je t'écris, à côté
de son lit, il se trouve presque bien.
« Je ne t'ai pas écrit par le courrier d'hier, parce que
je n'avais que des inquiétudes à te donner, que j'étais
fou de douleur et que je ne t'aurais dit que des bêtises.
Sauvan, qui part demain, mettra cette lettre à la poste.
Mes yeux se remplissent de larmes quand je pense que
tu ne la recevras que dans quinze jours et que d'ici là
tu pourras tout croire, tout craindre, tout souffrir. Ohl
mon Dieu ! mon Dieu ! quelle épreuve ! Je ne sais ce que
je pourrai faire pour prouver ma reconnaissance à cette
chère vieille Mac-Carthy ; de l'argent tant que je pour-
rai lui en donner, de l'amitié tant que mon cœur en
pourra éprouver, des services tant que je pourrai lui en
rendre, et rien de tout cela ne pourra payer ce que je
lui dois. Oh! que l'on aime bien, que l'on trouve aima-
ble et spirituelle celle qui donne des soins, qui soulage.
1. Oa lira plus loiu le journal (TAlexandrine écrit pendant cm
mêmes jours d'inquiétude.
98 RECIT D'UNE SŒUR.
qui empêche de mourir l'être que Ton aime! Sans elle
je crois que j'aurais entièrement perdu la tête. Ce n'est
qu'à grande peine qu'avec elle j'en conserve une partie.
La pauvre femme est encore dans le même costume où
elle était gisante sur le pont du bâtiment. Elle n'a pres-
que rien mangé, rien bu, et n'a pas dormi un quart
d'heure depuis quatre jours... tout cela pour notre enfant!
Crois-tu que cela se paye? alors dis-moi avec quoi. C'est
de la vertu, de la religion; cela du moins fait aimer
Tune et l'autre.
« Pendant que je t'écris, je regarde ce pauvre garçon
si horriblement changé; sa maigreur est quelque chose
d'effrayant; ses yeux sont larges et ouverts, ils ont l'air
d'être au fond de sa tête. Cependant il est mieux , il le
serit lui-même, il me le dit, il veut que je te le dise , il
veut que tu saches qu'il t'adore, qu'il adore ses sœurs.
11 n'est triste que parce qu'il n'est pas avec vous. Il
parle, il tousse moins, il respire mieux, et moi je pleure
de tristesse et de joie, car je le crois sauvé; mais ce
pauvre visage si maigre, ces traits décomposés par la
douleur, tout cela fait bien mal à voir. Comme je con-
çois bien qu'on se dévoue pour ses enfants! Avec quel
plaisir maintenant je prendrais sa place dans ce lit où
il souffre tant! Enfin je demande grâce à Dieu. Je le
prie de ne pas porter l'épreuve plus loin. Il m'exaucera,
car tu pries aussi toi , toi dont il est si accoutumv^ à
entendre la voix, toi qu'il trouve toujours si résignée,
si douce pour toutes les croix qu'il t'envoie. Voilà, ma
bonne amie, une rude épreuve. Enfin j'en suis quitte
pour la frayeur et pour ce que je souffre encore; je pro-
mets d'en bénir Dieu.
« Un autre jour encore je te raconterai ce que j'ai
éprouvé quand j'ai vu s'éloigner le bateau qui vous
emmenait toutes les trois; comme quoi mon cœur s'est
SBCIT D'UNB S(BUR.
serré, comprimé, sans qu*une seule larme ait pa^ tom-
ber de mes yeux, quand je l*ai vu devenir toujours plu^
petit, puis disparaître derrière le dernier horizon, quand
j'ai vu longtemps encore dans le ciel la trace de la
fumée, puis quand celle-ci s*est aussi effacée-, comme
quoi je me suis trouvé seul dans le nK)nde auprès de
mon fils agonisant. Oh ! voilà un triste et long souvenir!
Nous nous reverrons, ma chère Albertine, je reverrai
mes filles; peut-être alors ooblierai-je que j'ai souffert
et combien encore je me sens malheureux-, mais jus-
que là!...
« En résumé, Albert est mieux. Je ne saurais te le
dire s'il en était autrement, et je veux que tu partages
toutes les espérances que Ton me donne. Le médecin
vient de me faire un singulier bien en me disant le
régime qu'il devra suivre pendant sa convalescence,
quand je devrai partir pour Rome, les précautions que
je devrai prendre pour Ty conduire. Il est donc réelle-
ment sincère et de bonne foi. 11 croit qu'il est mieux,
il ne me trompe pas , il est sûr qu'il est sauvé ; je le
crois aussi, tu le croiras de même. Si tu savais ce que
je souffre depuis quatre jours, tu comprendrais que cette
confiance dans un avenir qui doit se réaliser dans quatre
jours soit déjà du bonheur : tout est comparaison.
« Il est convenu avec M"» Barat * qu'on commencera
tout de suite la préparation d'Olga à sa première com-
munion, mais qu'on ne la lui laissera faire qu'à son
1. M»* Barat, qui vient de moarir environDée de la vénération
universelle, et dont le nom vivra dans l'Église à côté de celui des
grands fondateurs de ces familles religieuses qui remplissent le
monde de leurs œuvres. M** Barat était, on le sait, la fondatrice de
Tordre du Sacré-Cœur. Le couvent de la Trinité-dn-Mont, à Rome,
est Tune des qpatre-vingtrooq maisons établies par elle, de son
Tivant. Elle t'y trouvait eo 1833, lonque mes jeunes sœurs y arri-
vèrent.
t. 1
9«^ RECIT D'UNE SŒUR.
retour, dans l'espoir que nous pourrons tous être pré-
sents et témoins de ce premier grand acte de sa vie. • —
Tu aurais été contente de moi si tu m'avais vu les soi-
gner et les veiller pendant leur sommeil.
« J'ai, en finissant cette lettre, l'esprit un peu plus
libre qu'en la commençant : c'est que notre Albert me
paraît plus calme, plus tranquille, que sa respiration est
plus naturelle, que la fièvre est de moitié moins forte
qu'hier au soir, que sa peau est bonne, douce, et sem-
-ble promettre cette transpiration qu'on attend avec
tant d'impatience; c'est qu'en un mot il est véritable-
ment mieux et que j'espère!...
« Adieu, ma bien chère amie, pardonne-moi le désor-
dre de cette lettre : ma tête, mon cœur, mon coi-ps,
tout cela est si fatigué, que j'ai moi-même une sorte de
fièvre. J'espère que ma raison sera plus lucide et plus à
sa place la première fois que je t'écrirai. Adieu , chère
amie, embrasse mille fois mes bonnes et chères filles,
embrasse mon bon et loyal Charles , embrasse tout le
monde. Aimez-moi tous un peu et priez pour moi et
pour lui. Oh! oui, pour lui, priez beaucoup! Pauvre
cher Albert l Combien il a souffert! Adieu M »
DE MON PÈRE A MA MÈRE.
« Givita-Vecchia, 10 mai 1833.
« Albert est sauvé I ma bonne amie. Rassure-toi et
remercions Dieu! C'est le lundi 6 que nos alarmes ont
été le plus graves et le mieux fondées, et alors nous
étions livrés aux seuls médecins de Civita-Vecchia , qui
1. Mon pauvre père nous rassurait et cherchait à se rassurer lui-
même, mais il dissimulait mal les inquiétudes qu'il conservait encore
et qui étaient loin d'être calmées dans ce moment-là. Albert fut plus
mal après le départ de cette lettre.
KÉCIT D'UNB SŒUB. 99
se sont montrés plus habiles que je ne pensais. La crise
se déclara à midi ; elle fut terrible, effrayante. Si elle se
fût prolongée quelques heures de plus, il est probable
que je n'aurais eu aujourd'hui à t* envoyer que des lar-
mes et un douloureux souvenir du plus excellent enfant
que le ciel ait jamais accordé à des parents. Dieu a eu
pitié de nous. Dans moins de deux heures la pouls s'é-
tait élevé à 170 pulsations, Toppression était effrayante,
la langue sèche comme du bois, la peau brûlante comme
un charbon , l'agitation excessive. J'avais enwyé cher-
cher les deux médecins, qui furent effrayés de ces symp-
tômes et ordonnèrent sur-le-champ une forte saignée.
Notre pauvre enfant en éprouva un assez grand soula-
gement. Le pouls s'abaissa , la respiration devint beau-
coup plus libre; mais l'oppression était toujours trop
forte, et, malgré l'application de tous les remèdes indi-
qués par Fart et par Texpérience, il était permis do
craindre une seconde crise. Albert n'y eût pas résisté.
Nous sommes restés dans ce doute insupportable depuis
3 heures jusqu'à 7 heures du soir. Enfin, à 7 heures, la
transpiration , qui jusqu'alors avait résisté à toutes les
provocations , cette bienheureuse transpiration se mani-
festa et bientôt elle devint prodigieuse. Oh ! mon amie:
avec quelle bonne foi, avec quelle véritable ferveur j'en
ai remercié le ciel ! Tu peux seule te le figurer, car tu
sais aimer tes enfants! Je crois en vérité que j'aurais bu
cette sueur bienfaisante qui sauvait notre enfant! Comme
tout change de nature et d'aspect quand on soigne un
malade qu'on aime!... A mesure que cette crise favora-
ble s'opérait, Albert recouvrait la vie. 11 sentait son mal
diminuer, son visage reprenait une expression douce,
naturelle et presque gaie. A une heure du matin , la
transpiration commença à s'arrêter. Tout était préparé,
linges brûlants, un bon lit bien sec et bien chaud placé
100 RECIT D'UNB SŒUR.
auprès du sien et qui le reçut sans qu'il eût éprouvé la
moindre impression de l'air extérieur. A peine dans cet
autre lit il s'endormit du sommeil le plus paisible , res-
pirant doucement, librement, comme dans son état
ordinaire, et ce sommMl réparateur se prolongea jus-
qu'au matin.
(( Fernand, à qui j'avais écrit dans le premier moment
de mon effroi, le laissant libre de venir ou non, est
arrivé ce matin à franc étrier. J'en ai été bien aise et
Ubert a été heureux de le revoir.
« Je ne m'occupe pas encore des embarras dans les-
quels je pourrai me trouver plus tard. J'ai à penser à
autre chose. La bonne Mac-Carthy me quitte demain à
peu près morte de fatigue. Elle me manquera; cepen-
dant j'ai pris d'elle de bonnes leçons et je suis assez
habile dans l'art de tripoter un malade, de le changer,
de le servir, de le soigner; et puis, j'ai un dowesiiqiie ;
pourquoi me refuserais-je mes aises pendant que la for-
tune me sourit? Cette dépense était indispensable, elle
était donc raisonnable ^
« J'enverrai Albert aux eaux d'Ems. (11 ne s'y ennuie-
rait pas, car il n'y serait pas seul,) Il faudra payer et
Dous tenir pour bien heureux d'en être quittes pour de
l'argent. Mais d'ici là, il me sera peut-être venu d'au-
tres idées, et si je les trouve bonnes, je les suivrai sans
attendre ton autorisation, quitte à recevoir plus tard de
toi un bill d'indemnité.
« Chère Albertine, toutes ces tristes secousses me tien-
nent l'esprit dans une grande agitation et me compri-
ment terriblement le cœur.- Cependant le malheur qui
nous poursuit semble réveiller en moi une énergie que
i. J'ose rappeler que, lorsque mon père écnvait ces lignes, il n*y )
avait pas trois ans qu'il avait cessé d'être ambassadeur. ]
RÉCIT D'UMB 8CBUB. Itl
je croyais éteinte, et j'éprouve que je puis souffrir long-
temps encore avant de me dire vaincu. Quant à ma
santé, ne t*en mets pas en peine. Je croyais mon corps
fatigué, comme j'accusais mon âme d'être engourdie.
Cela n'est vrai ni pour l'un ni pour l'autre. Je mène une
dure vie depuis que je t'ai quittée, eh bien! je te jure
que, depuis longtemps, je ne me suis senti aussi bien
portant Le bonheur m'assoupissait, le malheur me ré-
veille.
« Donne-moi des détails sur mes filles; comme je dé-
vorerai chaque ligne où il sera question d'elles ! Tu me
diras qu'elles se portent bien, très-bien, que fraîcheur et
santé brillent sur leurs visages. — Oh! oui, demande-
leur de toujours bien se porter, il est affreux de voir
souffrir ses enfants, et cependant ce n'est qu'alors qu'on
sent bien comment on les aime!... Oh! si le ciel voulait
frapper sur moi seul ! toujours frapper sur moi et ensuite
épargner mes enfants et ne leur donner que du bonheur,
avec queUe reconnaissance je bénirais ses coups! Comme
je baiserais la main qui me donnerait la misère et leur
prodiguerait la joie!
« Tu me diras que nous iie saurons plus bientôt où
donner de la tête, ni où trouver un abri pour celle de
nos enfants. A cela je te répondrai : Que faire? Ce n'est
pas ma faute , et puisque Dieu est grand et sa miséri-
corde infinie, il aura pitié de nous et viendra à notrs
secours quand nous n'aurons plus que lui pour nous
tirer d'affaire.
« Adieu , amie bonne et chérie, tâchons de nous réu-
nir, car je ne vaux pas le diable quand je suis loin de
toi. Embrasse , non pas une , mais mille fois ma Pauline
bien-aimée, ma Jane*. Embrasse notre bon Chariot, la
1. Eugénie.
102 RÉCIT D'UNE SŒUR.
blanche et gentille Emma et tutti quanti. Aimez -moi
tous autant que je vous aime. Vous aurez beaucoup à
faire.
(( Voilà mon pauvre malade qui, d'une voix qui ne res-
semble guère à celle de M'"^.., me dit de t' embrasser de
toute son âme, ainsi que ses sœurs. 11 te demande par-
don de ne t' avoir pas accompagnée : tu peux lui faire
grâce, il ne l'a pas fait exprès. Fernand, qui crève de
santé, veut aussi que, de sa part, on baise et on embrasse
tout le monde. Adieu, je vais manger un morceau , puis
me mettre à la fenêtre pour humer un peu d'air frais;
puis je reviendrai auprès d'Albert, et s'il continue à être
tranquille, comme dans ce moment, je te promets de
me coucher, de dormir, et, si je le puis, de rêver à toi
et à des temps plus heureux. Adieu. »
DE MON PÈRE A MA MÈRE.
« Civita-Vecchia, le 12 mai 1833.
« Albert est bien. La convalescence est commencée.
Elle sera un peu lente, mais il n'y a plus îii maladie, ni
fièvre... On ne lui permettra cependant de se lever que
dans quelques jours. Il a été si terriblement éprouvé
qu'on ne peut trop multiplier les précautions. Je les
pousserai, s'il le faut, jusqu'à l'exagération. Fernand est
excellent et plein de tendresse pour son .frère, ils font
du bien à voir ensemble. Si je puis trouver le moyen
d'envoyer notre cher Albert à Ems, je le ferai, non-
seulement comme chose salutaire à sa santé, mais aussi
pour lui donner une vive satisfaction et pour prévenir
l'effet des idées noires auxquelles il se livre loin d'elle...
Je sais les commentaires que cela fera faire, mais qu'im-
porte! Il est bien diflicile au point où, de part et d'au-
tre, oa a laissé venir les choses, qu'elles ne se terminent
RECIT D'UNB S<BU&. 109
pas au gré de leurs désirs mutuels. Il faut en prendre
son parti. Ils seront pauvres sans doute, mais ils con«'
naîtront quelques jours de véritable bonheur. Je n'ai ni
le courage, ni la volonté d'y mettre opposition, et je
pense que tu ne leur seras pas plus cruelle que moi. Tu
peux être bien sûre que tant qu'Alex, sera libre, tu n'ob-
tiendras pas d'Albert qu'il se marie, et réciproquement.
Faut-il les condamner à sécher l'un loin de l'autre et à
passer leur vie à se regretter? Je ne le pense pas. Je suis
donc décidé, si j'en ai la possibilité et que tu n'y mettes
pas d'opposition, à donner à notre bon Albert le moyen
d'aller se rétablir aux eaux d'Ems^
« Je n'ai reçu que ce matin la lettre que vous m'écri-
viez de Livourne. Pauvres amies, vous étiez sans inquié-
tude sur notre Albert, vous parliez de vous l'envoyer. La
mort était alors bien près de lui et parlait d'un autre
voyage. Il a bien fallu disputer et lutter avec elle pour
obtenir qu'elle nous le laissât. Nous le retenons, ce cher
et bon enfant, et j'espère bien maintenant que c'est lui
qui nous embarquera pour l'autre monde. Les médecins
disent , et je pense comme eux , que cette épouvantable
crise, à vingt et un ans, va refaire sa santé, et que, s'il
veut se soigner, il se portera supérieurement bien et
pour longtemps. Il le voudra, car il nous aime et il a pu
voir comme nous l'aimons. Pauvre garçon ! comme il te
ferait pitié si tu pouvais le voir en cet instant, si long,
si faible, si pâle; et c'est cette pâleur qui fait ma joie,
car elle annonce sa guérison : il n'était pas pâle il y a
trois jours! Comme je verrai longtemps ce visage cra-
moisi et ces yeux allumés! Oh! mon Dieu! je vous re-
i. Ce projet fut malheureusement abandonne. Les médecins jugé*
reat la guérison d'Albert assez complète, après cette terrible maladie,
pwirqae les eanx d'Ems ne lui fussont plus néessaîres.
104 RéClT D'UNE SŒUR.
mercie! car aujourd'hui je ne me sens qu'heureux! Toi
qui es bien avec le ciel, remercie-le de s'être laissé désar-
mer, demande-lui de frapper sur moi , mais d'épargner
nos pauvres enfants. Les lettres de nos deux petites
m'ont fait pleurer. J'aime à leur entendre dire que je
leur suis nécessaire , et cependant cela me fait grande
peine. Depuis longtemps elles devraient avoir un autre
appui, une autre protection. Embrasse-les mille fois pour
moi. Je tâcherai de leur écrire quand j'en aurai le temps.
Leurs lettres me font un bien immense, mais je n'ose
pas leur en demander ; ne leur en parle pas, laisse l'idée
leur en venir tout naturellement. Adieu , amie bien-
aimée. Embrasse encore tout le monde et tâchez de
m' aimer. »
DE MON PÈRE A. MA MÈRE.
« Civita-Veccllia, 14 mai 1833.
« J'arrive de Rome, ma bonne amie. J'ai été y passer
vingt-quatre heures. Cest la meilleure preuve que je
puisse te donner du bon état dans lequel se trouve notre
.Albert. Sa convalescence est en bon train , et les méde-
cins sont étonnés eux-mêmes de la promptitude avec la-
quelle il se rétablit. Pendant mon absence, je l'avais
confié aux soins de Fernand , beaucoup plus sévère geô-
lier que moi, et qui observe la consigne avec une exacti-
tude encore plus grande , mais qui est bon , excellent et
touchant à voir auprès de son frère, qu'il amuse, qu'il
fait rire et qu'il dorlote ensuite comme pourrait le faire
une nourrice. Il a fait établir son lit à côté de celui d'Al-
bert, et cette nuit, quand je suis arrivé, je les ai trouvés
dormant et ronflant tous les deux, et presque dans les
bras l'un de l'autre.
« En partant de Gênes, vous aurez eu toute la journée
KBCIT D'UNB SŒUB. 105
SOUS les yeux un tableau enchanteur. Toute cette rivière
de Qênes et les montagnes qui la dominent sont admi-
rables; tout est si vert, si vif, si brillant! Le lendemain
au réveil vous aurez eu les côtes arides, incultes et dé-
peuplées de la Provence, vilaine couleur grise, formes
de montagnes plates et sans grâce; le contraste est im-
mense et attristant, et l'on a besoin de réflexion et de
se rappeler : A tous les cœurs bien nés que la patrie est
chère, pour ne pas se laisser saisir Tesprit par la tris-
tesse en abordant aux rivages de France.
(t D'ici à quatre mois, les jours de courrier vont être
les seuls qui m'aideront à supporter les autres. Le grand
intérêt du moment n'est, pour moi, ni ceci, ni cela :
c'est ta correspondance.
« Ce que Charles a fait*, il ne l'a bien certainement
fait que par amour pour moi, et tu peux être sûre que
sa conduite est en opposition avec sa conviction et ses
sentiments. Cela me tourmente à mon tour et me donne
presque des remords, car *** et tant d'autres ont beau
dire, ce n'est ni un mal ni un tort de servir son pays, et
c'est, selon moi, un crime de lui faire la guerre, ou de
travailler à la rendre inévitable. Pauvre Charles ! qu'ai-
je à lui donner en retour du sacriflce qu'il m'a fait? —
Rien ! Cette idée est triste. Embrasse-le bien pour moi,
et dis-lui, de ma part, de ne pas se laisser aller au décou-
ragement.
(( A présent que je suis rassuré sur Albert , je com-
mence à m' effrayer de ce qu'il va m'en coûter. Mais
quand je pense aux terreurs que j'ai eues, je remercie
le ciel, je le bénis, je trouve qu'il m'en tient quitte à
bon marché, et je ne songe pas à disputer pour le prix.
Il en résultera que mon petit trésor de Naples ne me
1. Il s'agit de mon frère Charles, qui venait de quitter Tarmée.
lOG RECIT D'UNE SŒUR.
conduira pas aussi loin que je Tespérais et sera épuisé
un mois plus tôt que je ne l'avais calculé. Dieu y pour-
voira! Embrasse bien mes chères petites que j'adore. »
11 est inutile de dire ce que ces lettres de mon bon
père firent successivement éprouver à ma mère et à
nous. Nos impressions sont faciles à deviner, et, au lieu
de m'y arrêter, j'en reviens à l'histoire d'Alexandrine,
où se trouve le récit de ce que furent , pour elle , ces
jours de la maladie d'Albert.
HISTOIRE D'ALEXANDRINE.
(Suite.)
« Après avoir voyagé toute la nuit, nous arrivâmes mer-
credi soir, le l*'" mai, à Rome, par cette délicieuse porte
de Saint-Jean-de-Latran. — Rome aussi était devenue
pour moi une autre ville depuis que j'aimais Albert,
mon pieux Albert, et il y eut du plaisir pour moi, quoi-
que sans lui, à entrer dans cette sainte ville qu'il
aimait tant et où son amour pour moi avait commencé.
Nous descendîmes chez Seri^y. De nos fenêtres je vis
sur-le-champ celles de notre ancienne maison, la Casa
Margherita ! Je vis l'Académie de France illuminée. Oh !
tous ces lieux avaient été magiquement transformés pour
moi depuis que je ne les avais vus, et ce qui était sur-
venu depuis avait donné du prix à ce qui n'en avait pas
auparavant à mes yeux.
RÉCIT D'UNB SŒUR. lOTÏ
« Le lendemain» 2 mai, je revis les M... En me retrou-
vant chez eux, j*eus une sensation d'étonnement de tout
ce qui arrive dans la vie. J*étais si changée depuis le
• dernier jour où je les avais vus dans cette môme cham-
!bre! Je fus bien aise de ra'entendre dire par M... que
j'étais rajeunie et que mon teint était plus beau. Elle
4 me parla aussi d'Albert. Mais cela m'embarrassa. J'ai-
mais mieux en parler à Malte, car il avait été témoin
de tout, et son bon cœur nous comprenait bien.
« Cette nuit du jeudi au vendredi (2 au 3 mai), je fis
un rêve si sinistre que, dès que je fus levée, j'allai m'as-
seoir sur le lit de maman pour le lui raconter. Le voici,
je m'en souviens et d'une manière très-distincte. Je m'é-
tais vue avec Albert et maman au-dessus d'un enfonce-
ment de terrain qui contenait un grand nombre de
croix placées sur des tombes. Albert m'avait dit : .4u-
riez-vous bien le courage de marcher au milieu de toutes
ces croix? Je m'en sentais une étrange frayeur, mais
je me disais intérieurement : Puisqu'il me le demande,
oui. Alors je pris la main de maman et la fis descen-
dre et faire avec moi un tour au milieu de ces tombes;
de là je levai les yeux sur Albert qui était resté en haut,
et je me sentais contente d'avoir eu la force de faire
ce qui, dans mon rêve, m'avait inspiré tant de répu-
gnance avant qu'Albert me l'eût proposé.
« Je disais à maman : C'est un mauvais rêve, c'est un
mauvais signe, et je crois que cela nous fit parler de la
santé d'Albert. Elle me dit que, lors même qu'il n'y
aurait d'autre obstacle entre Albert et moi que cette
santé peu rassurante, il faudrait y penser. Mais jamais
je ne voulus admettre que cela en fût un.
« Le jour même, je fus avec M... à la délicieuse villa
Pamphilc. Quels souvenirs pour moi, mais, dans ce
moment-là, encore remplis d'espérance!
108 RECIT D'UNE SŒUR.
K Quelques heures plus tard, après le dîner (chez les
M...) je remarquai que le comte Maurice Putbus n'était
plus dans la chambre. On nous dit qu'on Pavait appelé
dehors. Je le vois rentrer, parler à maman, et maman
s'effrayer beaucoup. Je cherche à écouter ce qui se dit,
et je vois que c'est quelque chose que l'on ne veut pas
me dire. Je saisis ou crois saisir les mots de « vaisseau
français. » Oh! mon Dieu, l'idée d'un naufrage me vint,
je crois. Heureusement ma mère se leva et partit avec
moi, ne voulant rien me dire devant le monde. Mais en
voiture, elle m'avoua qu'Albert était resté malade à
Civita-Vecchia, et que son père était venu à Rome cher-
cher un médecin. Je crois que, dans ce premier moment,
je respirai, car je m'étais imaginé quelque chose de
pire encore. Mais peu après, combien j'eus de terreur
que ma mère ne m'eût pas tout dit! Je savais que M. de
la Ferronnays était dans la même auberge que nous, je
brûlais de le voir, mais, par une suite de confusions, la
soirée se passa sans que nous pussions y parvenir. Déses-
pérée quand je fus seule, j'écrivis à Pauline les lignes
suivantes, sans avoir l'intention de les lui envoyer, mais
parce que je n'avais personne à qui dire cela :
«Pauline, je suffoque! je n'ai personne à qui parler
de mes atroces angoisses, je t'écris. Dieu! que n'es-tu
là! et figure-toi que dans ce moment d'inquiétude si
poignante, maman vient de me dire qu'il faudrait peut-
être, par conscience, ne pas me. laisser épouser un
homme d'une santé si menaçante ! Quand ce sont préci-
sément les chagrins qui lui font du mal et le bonheur
qui le remet!
(( Oh! mon Dieu, ne prends pas ma vie, puisque ce
serait faire son malheur, mais du reste fais-moi, à moi
seule, et non aux autres, souffrir tout ce que tu voudras
d'affreux physiquement et moralement; mais rends-le
EÉCIT D'UNB SŒUR. 109
encore heureux pour longtemps, sur cette terre, au nom
de Notre-Seigneur.
(i Pauline, je ne sais comment empêcher ma tête de
s'^arer. Que Dieu vienne à mon secours et ne me pu-
nisse pas de l'aimer ainsi l »
« Chaque fois que ma mère me représentait combien je
boufirirais de voir mon mari malade, et que ce serait
encore plus cruel alors, je m*écriais : « Oh! non; si du
moins j'étais sa femme, si du moins je pouvais le soi-
gner, cela me serait plus doux! » Et ces paroles venaient
tellement du plus profond de mon cœur, qu'elles firent
comprendre à ma mère combien j'aimais Albert et lui
firent prendre la ferme résolution de tout faire pour
conclure notre mariage; — elle nous l'a dit depuis. D'un
autre côté, le père d'Albert vit aussi dans cette maladie
combien son fils m'aimait; il vit aussi mes angoisses, et
dès lors crut davantage à la force et à la profondeur de notre
affection. De part et d'autre nous nous sommes donc soo-
vent dit que nous devions notre bonheur, notre mariage
à cette maladie. Hélas! cela est vrai; mais elle eut aussi
d'autres suites plus tardives; elle fît à la santé d'Albert
un mal que nous ne comprimes que longtemps après.
« Le même jour je reçus, par leur père, des nouvelles
de Pauline et d'Eugénie, et, en même temps, mon petit
li\Te de pensées que j'avais laissé à Albert, qui, déjà
haletant de fièvre, avait dit à Eugénie : « Prends dans
le vaisseau le petit livre d'Alex..., au-dessus de mon lit,
ainsi que le coussin qu'elle m'a fait. Prends-bien garde.»
Eugénie donna ce livre à son père, qui les conduisait à
bord, croyant qu'il serait remis sur-le-champ à Albert.
Mais lorsque M. de la Ferronnays, après avoir embar-
qué sa femme et ses filles, remonta à l'auberge où était
resté Albert, il le trouva à la mort. Et c'est ainsi que
de la fenêtre, ce pauvre père jeta un dernier regard sur
ilO RÉCIT D'UNE SŒUR.
le bateau qui s'éloignait et auquel il aurait voulu pou-
voir crier : (( Albert se meurt ! Revenez ! )>
« La vue de mon petit livre me remplit d'un étonne-
ment sinistre. Il avait dû le garder pendant tout le
temps de notre absence, et il m'était déjà rendu! Albert
devait ne pas avoir sa tête!
a L'abbé Martin nous fit une visite. Maman lui apprit
la maladie d'Albert, et il en eut un chagrin qui me le
fit aimer encore plus que je ne le faisais déjà sans le
connaître. Si j'avais pu lui dire quelques mots seule, je
crois que je lui aurais sur-le-champ ouvert mon cœur
sur mes deux amours pour Albert et pour la religion
catholique. Ne les savait-il pas tous deux? Il ne vit que
mes yeux remplis de larmes, que je cherchais encore
moins à lui cacher qu'à un autre. Mon amour et ma
douleur ont, à cette époque, comme changé mon carac-
tère. J'acquis tout d'un coup une fermeté, un courage
que je n'avais eus contre les oppositions et les opinions
du monde, et en même temps un calme étrange. Je me
sentais sûre de moi-même, sûre d'Albert, sûre de la
bonté de notre amour!
(( Quand M. de la Ferronnays repartit pour Civita-Vec-
chia, emmenant le médecin du prince Lapoukhyn,
M. Sauvan, maman et moi nous l'accompagnâmes jus-
que sur l'escalier. Quels adieux! Albert serait-il vivant
quand nous nous reverrions? Ne sachant comment lui
exprimer mes sentiments, je lui baisai la main. A 5
heures, le même jour, je fus à la Trinité-du-Mont avec
maman voir Olga et Albertine. Que de souvenirs là
aussi! Olga nous reçut en pleurant. Maman tâcha de la
rassurer un peu sur Albert, tandis que moi, prenant à '
part une des religieuses, je lui remis deux piastres pour
les pauvres en lui demandant des prières pour le frère
dos deux petites.
KBCIT D'UNE SŒUR. lU
« Le prince Lapoukhyn demeurait dans la même au-
berge que nous. Sa chambre était près de la mienne, et,
dans sa compassion, il me disait de ne pas craindre de
le réveiller la nuit quand je serais trop inquiète. Je ne
faisais pas cela, mais souvent, bien tard, au moment de
me coucher, je lui parlais à travers la porte, rien que
pour lui dire : « Qu'en pensez -vous? — Il allait déjà
un peu mieux; Sauvan lui fera du bien. » J'avais besoin
d'entendre quelqu'un me dire : « Cela ira bien. » Quelles
nuits je passais ainsi! Oh! il est quelque chose de plus
cruel que de voir, mourir celui qu'on aime, c'est de
penser qu'il meurt sans qu'on soit là. Quelquefois cette
idée trop naturelle me venait : « C'est peut-être fini dans
ce moment même. » J'aimais cependant mieux ces heures
d'angoisses, seule, à genoux devant ma fenêtre, que les
heures d'empire sur moi-même devant les autres. Mais
les étoiles me semblaient menaçantes. Leur lumière,
qui m'avait toujours paru si bienfaisante, était deve-
nue effrayante pour moi; tout l'univers me parais-
sait terrible si Albert devait mourir! Une seule fois
depuis dans ma vie, une seule autre nuit encore, la
lune a produit sur moi le même horrible effet que je
décris ici.
. « Je ne sais ce qu'en ce moment mon cœur ressentait,
mais ma volonté et ma bouche disaient dans toutes mes
ardentes prières : « Mon Dieu ! que ta volonté soit faite !»
Une fois que je priais ainsi dans un de mes plus grands
moments de crainte et de douleur, je fus soudainement
remplie d'une joie extraordinaire. J'acquis la certitude
de revoir Albert, et que nous serions heureux. Les
étoiles que je regardais n'étaient plus effrayantes, au
contraire elles me parlaient de bonheur. Oh! ce mo-
ment fut délicieux et indéfinissable. Je me souviens que,
pour ne pas 1: pordre, car je craignais de retomber dans
lia RÉCIT D'UNE SŒUR.
mes angoisses, je me couchai bien vite, voulant m'en-
dormir là-dessus.
(( Nous allâmes encore voir les sœurs 'd'Albert à la Tri-
nité-du-Mont. C'était le moment de la journée que j'ai-
mais le mieux. J'entendis de loin, ce jour-là, des chants
à la sainte Vierge. En rentrant nous trouvâmes de meil-
leures nouvelles de Civita-Vecchia, et on nous dit que la
princesse Zenaide Volkonsky était venue nous voir pen-
dant que nous étions dehors et nous avait attendues. Je
me mis à regarder un papier sur lequel elle avait grif-
fonné, comme on fait quand on ne fait rien, et j'y trou-
vai écrit de plusieurs manières : « La speranza non si
deve mai cMandonare. » Cela me fit plaisir. La moindre
chose me paraissait de bon ou de mauvais augure.
• (( Le lundi 6 mai. — Nous allâmes dîner à la vigne de
la princesse Volkonsky, près de Saint-Jean-de-Latran.Ohl
que je regardais tristement toute cette campagne de
Rome, et pourtant j'espérais!
(( En rentrant le soir, nous trouvâmes iM. Sauvan, qui
nous apportait de meilleures nouvelles. Mais quelle ma-
ladie! Il nous dit qu'Albert ne pourrait, au plus tôt, être
transporté à Rome que dans huit jours. Cela faisait éva-
nouir le petit espoir que je concevais de l'y voir arriver!
J'écrivis le même soir à Pauline et à Eugénie, sans leur
dire toute l'étendue des craintes que j'avais eues :
« Chères amies Dieu veuille augmenter encore la
joie que j'éprouve depuis hier au soir ! Ce matin j'avais
un vague espoir de rester ici jusqu'à ce qu'Albert y
vienne. Mais il paraît décidé que nous partons après-
demain. Enfin , c'est égal , pourvu qu'il soit bien por-
tant! Maintenant j'ai appris à supporter l'absence. Que
la volonté de Dieu soit faite! Je suis sûre que tout ce
qu'il fait est bien fait. D'ailleurs je serais bien ingrate
si, même malgré tout ce que j'ai souffert dans m.a vie.
BéCIT D'UNE SŒUR. 119
Je ne trouvais pas que Dieu m'a rendue encore cent fois
plus heureuse que je ne le méritais... oh! bien plus de
cent fois! »
« Le même jour, Fernand entra tout d'un coup chez
nous. II venait de Naples à cheval, et allait à Civita-
Vecchia soigner son frère. Un peu plus tard j'allai avec
lui au couvent voir ses sœurs. En attendant qu'on nous
les amenât, Fernand et moi nous entrâmes dans la jolie
église où autrefois avec Albert j'avais entendu des chants
si délicieux! Oh! il me fut consolant d'y prier avec son
frère pour lui, et d'y prier à genoux. Je souffrais tant de
ne pas oser le faire toujours !
« Quand Olga nous vit, elle regarda quelques instants
Fernand étonnée , puis elle dit : « Ah ! c'est toi ! Je ne
savais pas qui ce pouvadt être. Je pensais à Charles et à
Emma, car on nous avait dit : M. et 3/'"* ck la Ferronnays.»
Ces mots nous firent sourire et me parurent aussi de bon
augure.
(( Après dîner, Fernand s'assit sur le canapé à côté de
moi pour protéger un projet que je lui avais confié, qui
était d'écrire à miss Mac-Carthy, c'est-à-dire à Albert, à
qui Fernand devait remettre ma lettre dès qu'il serait
en état de la lire.
«Voici mon billet, où je n'osais pas lui dire toutes mes
craintes. En l'écrivant, cette idée me traversa l'esprit :
Est-ce qu'il pourra le lire ? — idée que je n'osais pas
achever ;
u N'est-ce pas inutile de vous écrire? Ne savez-vous
pas tout ce que je pouiTais vous dire? Mais n'importe,
mon écriture vous fera plaisir à voir et peut-être ce que
je vais vous dire vous fera quelque bien. Ami chéri , —
mais vous le savez d'avance , — je n'aime que vous , je
crois n'avoir jamais aimé que vous et je n'aimerai que
vous. Je puis bien supporter l'absence quand je ne vous
I. »
114 RÉCIT D'UNE SŒUE.
sais pas malade; mais, pour Tamour de Dieu, faites tout
ce que vous pourrez pour être bien portant! De grâce,
pensez à m'épargner des inquiétudes si cruelles. Soignez-
vous comme vous voudriez me soigner. Si vous m'aimez,
suivez tous les conseils que vous donnent ceux qui vous
entourent; il vaut mieux être trop prudent que pas
assez. Dieu soit mille fois béni de ce que vous êtes
mieux! Demain soir, à Viterbe, Fernand nous enverra
de vos nouvelles. J'espère, avec l'aide de Dieu , qu'elles
seront bonnes. Savez-vous qu'on vous conseille les eaux
d'Ems? Ne vous y opposez pas, bien au contraire, témoi-
gnez-en le désir; car Ems est à une journée de distance
de Kissingen où nous allons, et alors il serait possible
que nous nous revissions dans sept semaines d'ici. Jugez !
mon Albert, cela ne serait-il pas heureux? Oh! oui, j'es-
père que Dieu nous aime. Je suis embarrassée de vous
écrire ainsi devant tout le monde. Enfin c'est égal , je
veux vous dire que , si vous désirez quelque chose qui
dépende de moi, vous pouvez le regarder comme accordé,
— pourvu que cela ne soit pas mal , cela va sans dire.
Si cette assurance peut vous faire quelque plaisir, pen-
sez-y toujours.
« Adieu , mon ami chéri. Prions Dieu , prions-le d(
nous regarder avec compassion, et promettons-lui d'être
aussi bons que possible. A revoir, à revoir, avec l'aide
de Dieu qui est si bon, qui fait toujours tout pour le
mieux. « Ajl.... »•
« J'ai retrouvé ce billet, ainsi qu'à peu près tous ceux
que je lui ai écrits, dans un petit portefeuille qu'il a tou-
jours porté sur lui, où se trouve son ruban de première
communion , une prière que Sa mère y a cousue et une
relique de saint Alphonse de Liguori,
« A 11 heures du matin, le 7 mai, Fernand partit pour
Rtcn D'UNB SŒUJL 11$
Givita-Vecchia; il prit congé de moi com&e le plus ten-
dre des frères, et moi je me sentais tellement sa sœur!
11 nous comprenait si biea, Albert et moi, et il allait le
revoir dans quelques heures! Quand et comment devais-
je le revoir? Je me demandais cela en le quittant. Quelle
absence? et personne à qui dire mes pensées!
« Pourtant j'éprouvai du soulagement à avoir revu
Femand, à le savoir retourné près d'Albert et aussi à
avoir écrit à Albert
« Le lendemain nous quittâmes Rome.
« A Viterbe, où nous couchâmes, j'entendis parler de la
mort d'un jeune homme, dont le corps était exposé dans
l'église voisine. Cela me fit mal. Je ne pouvais pas sup-
porter d'entendre dire quelque chose qui me rappelait
qu'Albert pouvait mourir. Voilà comme j'étais alors ! Je
croyais au ciel, mais je n^aimais que la terre.
« Le lendemain jeudi, 9 mai, on heurta à notre porte
de bonne heure, et on nous remit des lettres. Oh ! Dieu
merci I elles apportaient de bien meilleures nouvelles! a
La convalescence d'Albert fut rapide. Quinze jours
après le départ d'Alexandrine, il était lui-même à Rome
presque entièrement rétabli et de là il écrivait à ma mère
la lettre suivante :
ALBERT A SA MÈRE..
« Rome, le 20 mai 1833. •
«Enfin, ma mère chérie, on me permet de vous écrire
deux mots. A peine si je puis croire à ce qui m'est ar-
rivé! Vous à Dangu, et moi tout simplement à Romel
1J6 RECIT D'UNE SŒUR.
Avouez que c'est au moins drôle. Ce qui est plus sérieux,
c'est l'inquiétude que j'ai causée à mon bon père. On
dit qu'une demi-heure de plus , et je ne vous revoyais
jamais. Ma mère chérie, est-il possible? Quant à moi, je
vous jure que je ne me suis douté de rien. A mesure
que les minutes s'écoulaient, je les oubliais, et cette se-
maine où il paraît que je fus si mal a été pour moi un
je ne sais quoi de singulier, oii il me semble que je n'ai
pas souffert. Je ne sais si j'oubliais la souffrance en
même temps que je l'éprouvais , mais il est de fait que
je ne me souviens de rien et que j'aurais passé dans
l'autre monde absolument sans m'en douter. Heureuse-
ment Dieu a bien voulu retarder ce voyage ; car, comme
je ne m'attendais à rien, je n'avais pas fait de prépara-
tifs. 11 a voulu me montrer qu'à tout instant il fallait
être prêt à s'embarquer. Je l'en remercie du fond de
mon âme. En attendant la première fois , je vais passer
tout bonnement l'été à Castellamare avec mon père mille
fois chéri et mon bon Fernand , mourant d'impatience
en vous attendant. Ne faites pas durer n'otre épreuve
trop longtemps. Revenez tous, y compris Emma et notre
bon Charles. Embrassez-les tous deux pour moi, et dites-
leur que , quoique je ne sois pas fort pour écrire , ils
n'ont pas bougé au fond de mon cœur.
« Adieu, ma mère chérie. Je vous aime plus que la
vie. Comment donc ne suis-je pas avec vous et mes
chères sœurs!
« Écrivez-moi quand vous pourrez et aimez-moi
chaqu2 instant du jour. « Votre Albert. » ^
DE MON PÈRE A MA MÈRE.
« Rome, 30 mai 1833.
« Cela te paraîtra ridicule, mais je ne t'écrirai vérita-
R6r;iT D'UNE SŒUK. 111
blement qu'un mot aujourd'hui parce que je n*ai pas le
temps d'en écrire deux. Albert a très-bien supporté notre
voyage de huit heures. 11 n'a pas toussé une seule fois
et ne se sentait nullement fatigué. Je lui ai permis de
t'écrire une petite lettre. Je crois donc que tout va bien,
très-bien. Il est impossible de voir une plus belle et plus
rapide convalescence. Il s'agit maintenant d'éviter les
imprudences , et c'est une affaire que d'y veiller. Voilà
pourquoi je ne le quitte pas. J'espère qu'il continuera à
être bon et soumis comme il l'a été jusqu'à présent. Il
est impossible d'imaginer un être plus excellent.
a ... Cet extraordinaire m'écrase. Mais Dieu sait que
cela n'a pas été une fantaisie , et puisqu'il le sait , il
m'aidera, je l'espère, à sortir du trou où je ne suis que
par sa volonté. Les petites vont en perfection et sont
gentilles. Adieu; je t'écrirai une vraie lettre après-
demain. Adieu, amie chérie, mille fois chérie. »
ALBERT A M. DE MONTALE MBERT.
« Rome, 30 mai 1833.
« Eh bien , mon cher bon ami , l'homme propose et
Dieu dispose. Je croyais bien à cette époque être près de
toi, et avoir déjà passé de bons jours ensemble. Au lieu
de cela, je suis à Home pour quelques jours, et de là je
m'en vais passer l'été à Castellamare avec mon père et
Fernand. J'ai tout simplement manqué partir pour l'au-
tre monde. Un quart d'heure plus tard et c'en était fait
d'Albert. Dieu a bien voulu en disposer autrement; tant
mieux ! Mais quand nous reverrons-nous ? Cher ami !
écrivons-nous souvent, car je crois que notre amitié est
destinée à souffrir une longue épreuve. Je ne reçois plus
de lettres de toi , c'est mal. Voilà un mois que je n'ai
118 RÉCIT D'TÎNE SŒUR.
pu t'écrire. On ne me le permet que depuis quelques
jours.
a La nouvelle que M. de Bunsen m'a donnée est-elle
vraie? Ce cher Rio e'pouse-t-il vraiment une Anglaise
aimable et riche ? Que je le voudrais ! et que Dieu le
rende aussi heureux que je le désire ! Dis-moi bien si la
nouvelle est vraie.
« Cher ami, et toi, que deviens-tu? Si tu pouvais n'être
pas seul à ce point, prendre aussi sur toi , et domptor
ton imagination qui te fait souvent voir les choses autre-
ment qu'elles ne sont et désirer des améliorations im-
possibles! Quand je te parle d'exagération, ne va pas
croire que je traite ainsi tous les sentiments de ton
cœur; non, tu me comprends , je te parle de cette poli-
tique qui te tue. Moi, je l'avoue franchement, je n'ai
point d'opinion arrêtée ; car je ne vois de tranquillité et
de bonheur parfait d'aucun côté. Nous sommes dans un
temps de transition ; tant pis pour nous, car nous som-
mes loin d'avoir bu tout le calice. Ce qui me rassure ,
c'est que la base de tout bonheur, la religion , ne peut
périr, et dans ces temps d'épreuve, elle seule semble
devoir triompher de tous ses ennemis. Quant au reste,
mon cher, j'ai pitié de l'acharnement avec lequel les
partis se déchirent et s'accablent d'injures et de malé-
dictions. A quoi servent ces cris, ces pitoyables intrigues?
La révolution dans laquelle nous sommes se fera et se
fera seule : quant à moi , il ne me reste qu'un parti à
prendre, mais je te l'avoue, je vois aussi l'horizon très-
sombre de ce côté. Une dynastie renversée trois fois me
j semble avoir fini son temps. Cependant je ne reconnais
|le droit que là. Mais un enfant élevé hors de France,
dans des idées probablement toutes contraires à son
siècle, pourra-t-il nous amener le bonheur? j'en doute
un peu. Pourtant patience; nous ne voyons pas l'avenir.
RÉCIT D'UNE SŒUR. |19
Peut-être ce dernier reste d'un principe d'ordre est-il
destiné à nous tirer de Tanarchie où nous sommes main-
tenant. En attendant la religion prospère , et,, si nous
avons une nouvelle restauration , fasse le ciel que notre
clergé ne s'associe point au pouvoir, contre lequel le
peuple est toujours en méfiance, et avec lequel il le con-
fond, les trouvant réunis. Que nos prêtres abandonnent
la scène politique... N'ont-ils pas une mission bien plus
élevée?
a J'ai peut-être dit bien des folies; je m'attends à
être sévèrement jugé par toi. N'importe, j'attends; que
Dieu me conduise. Ce dont je suis sûr, c'est que ma
conscience seule me guidera. Donc alors, advienne que
pourra !
« Adieu, écris-moi à Naples. Parle-moi de Rio. Nous
avons tous les deux de grands torts d'amitié, mais qu'il
soit sûr que mon cœur n'a pas changé. Toi, je t'aime
plus que jamais. Dis-moi tes projets pour l'hiver.
tt Albert. »
• ALBERT A OLGA.
(Elle avait alors un peu plus de 12 ans.)
« Castellamare, 5 juin 1833.
« Ma sœur chérie, mon père, étant trop occupé aujour-
d'hui, n'a pas le temps de t'écrire avant le départ de la
poste, il me charge donc de t'embrasser. Juge si j'ai
accepté avec plaisir, et en m' acquittant de sa commis-
sion, j'en fais autant pour mon propre compte. Cette...
« Ne t'inquiète pas de ce mot placé là tout seul , j «-
vais commencé une phrase, mon père est venu me par-
ler, j'ai oublié ce que je voulais te dire ; c'est égal.
ItO RECIT D'UNE SŒUR.
« Je vais d'abord te dire ce dont mon père m'a chargé.
Tu verras arriver un de ces jours un M. Guillet ou Guil-
lot. C'est toujours pour tes yeux*. Il les regardera, puis
il écrira à mon père ce qu'il faut faire. Montre cette
lettre à M™« de Corialis afin que cet individu puisse par-
venir jusqu'à toi. Je crois que voilà tout. M'as-tu bien
compris ?
« Maintenant je te dirai que nous sommes à Castella-
mare. Nous vivons en ermites, surtout mon père et moi,
cai' Fernand court un peu davantage. Cependant il est
i. Olga avait depuis l'âge de huit ans la vue faible; ses yeux cau-
saient à mes parents, dès cette époque, une inquiétude qui ne se
dissipa jamais, et qui, si sa vie eût été plus longue, aurait pu être
plus fatalement justifiée encore. Telle qu'elle fût, cette demi-infirmité
servit à mûrir son âme, car, à chaque instant de sa vie, elle rofi*rit
à Dieu sans murmure, renouvelant son sacrifice chaque fois qu'une
occasion quelconque le lui rendait plus sensible. Ces occasions étaient
fréquentes, car jamais personne n'eut plus qu'elle le goût de l'étude,
et ne posséda davantage les facultés qui font aimer les arts et jouir
des beautés de la nature, et, sur tous ces points, ses sacrifices étaient
perpétuels et journaliers. Je ne sais comment les oculistes expli-
quaient ce symptôme, mais c'était, pour ainsi dire, le soleil qui l'em-
pêchait de voir. A une lumière douce et tempérée, dans une chambre,
ou après le coucher du soleil, en plein air, elle voyait comme une
autre; mais dès que le jour devenait brillant, elle en était éblouie et
cessait de voir distinctement. On ne peut imaginer à combien de
privations cette imperfection de sa vue la soumettait. Tantôt c'était
dans une galerie de tableaux, un rayon de soleil tombant d'en haut
et éclairant ce qui en valait le plus la peine, qui lui en dérobait
complètement la vue ; tantôt c'était dans une promenade faite exprès
pour aller voir un point de vue, qu'en arrivant au but et lorsque tous
se récriaient, elle était comme frappée d'aveuglement, parce qu^une
lumière brillante éclairait le paysage; tantôt c'était à une cérémonie,
tantôt à l'église où on la voyait souvent fermer son livre, sans tris*
tesse, sans impatience, et se mettre à penser, comme elle disait,
parce qu'elle ne pouvait plus lire. C'est là sans doute ce qui contribua
à rendre son âme si méditative, et à lui donner dès l'âge de seize ans
une grande facilité à se recueillir et à élever son âme et son esprit
plus haut qu'il n'est d'ordinaire de le faire à cet âge. Entre mille
occasions où je fus frappée et touchée de sa douceur et de sa rési»
RÉCIT D'UNB SŒUR. Itl
souvent avec nous, et quand nous sommes là tous trois
ensemble , nous ne parlons que des absents. Ton tour
revient souvent et ces conversations Onissent toujours
par cette phrase : « Quand donc irons-nous les chercher
tous? Quel beau jour que celui-là! se revoir! s'embras-
ser! après quatre longs mois de séparation!
a Chère amie, n'oublie jamais dans tes prières ton
vieux Albert. Le plus beau jour de ta vie approche et tes
vœux seront bien accueillis là-haut. Prie pour nous tous.
C'est toi en ce moment qui es notre protectrice. Dieu ne
te refusera rieni Ma lettre est bien courte, mais je ne
puis écrire longtemps sans me fatiguer. Je t'écrirai sou-
vent, mais réponds à notre bon père, tes lettres lui font
tant de bien. Â la un mets un petit mot pour moi. Adieu.
Je t'aime de tout mon cœur. Embrasse bien Albertine.
<t Encore un peu de temps et nous nous reverrons et
nous serons bien heureux.
a Ton frère qui t'embrasse, « Albert. »
LETTRE d'aLBEBT A ALEXANDRINC.
K (Renfermée dans une lettre de Pernand, qui, depuis la maladie d'Albert,
JL *Tait consenré le privilège d'écrire tantôt à Alezandrine, tantôt à sa
' mère, pour leur donner des nouvelles d'Albert.)
« Chère , chère amie , un mot seulement pour vous
dire le bien que m'a fait votre lettre. Si je ne craignais
gnatioo, je me sonriens d'un Jour, en 1840, à Naples (elle avait alors
dix-sept ans), où noos étions allées voir ensemble la procession de
la Fête-Dieu qui passait dans la ruo de Tolède. Eu marchant à
Tombre dans la rue de Chbja, elle y voyait k merveille, ei nous cau-
sions gaiemcnu Arrivés au coin de la me, nous y attendîmes quel-
ques instants, puis la procession passa; mais Olga n'en entendit que
û musique, car, dès que parurent les bannières, le soleil les éclairant
vivement ainsi que les armes de» soldats, elle cessa absolument de
122 RECIT D'UNE SŒUR.
que ce fût de la folie, je dirais qu'elle m'a guéri. Je suis
si étonné de n'être pas malheureux! au contraire je suis
gai , j'ai la plus grande confiance. Vous êtes toujours
là près de moi , il me semble que je vous parle. Enfin
vous et moi, c'est un. Non, je n'irai pas vous rejoin-
dre; patience! je trouve que le temps passe vite. L'hi-
ver prochain sera beau! Je demande tous les jours
à Dieu que , si vous pouvez être plus heureuse avec
un autre, vous me sacrifiiez sans hésitation. J'ai du
bonheur pour toute ma vie, pourv^u que vous soyez heu-
reuse ! Vous sentez bien pourtant qu'il y a autre chose
que je préfère î Enfin, espérons. Dieu est si bon! Ce n'est
pas pour rien que je ne suis pas mort à Civita-Vecchia.
Oui, je me soigne, je veux vous revoir. Est-ce que votre
mère trouverait malce petit mot! Je ne le crois pas. En
tout cas, faites comme vous voudrez. Dites-moi si je puis
continuer à vous écrire tout ce qui se passera en moi.
Ma première lettre sera pour votre bonne mère. J'ai
commencé par vous, c'est bien simple , n'est-ce pas? Je
passerai l'été avec mon père et mon bon Fernand. Je ne
crois pas m'ennuyer, car vous êtes là avec moi. Adieu.
Mon épître n'est pas longue, c'est égal, vous savez ce
qu'il y a dans mon cœur. Je vous aime. Dieu est si bon.
Confiance. • ' « A. »
EUGÉNIE A ALEXANDRINE.
« Je prie tant pour toi, pour toi et Pauline! — Pauline
et toi — pas autre chose. Je ne parle pas d'Albert, Albert
voir. Alors elle resta en silence quelques instants, puis elle me dit :
« Je n'ai rien vu, mais je ne suis pas, triste, je viens môme d'avoir un
vif mouvement de joie en pensant à tout ce que Dieu me fera voir dé
beau en paradis pour me dédommager de tous ces plaisirs perdus. »
Chère douce petite sœur, quels grands exemples elle nous a donnés I
et que de paroles profondes sont sorties de sa bouche d'enfant I
KéCIT 1>'XrSB 8ŒTIB. 1»
est compris dans toi , c'est une même prière. Dieu l*a
aimé, Dieu Ta sauvé. Dieu le bénira, et le bénir, c'est
te bénir. Comme j'ai repris avec ardeur ma prière favo-
rite! Comme elle est de jour en jour plus sincère! Je
conjure le bon Dieu de prendre ma chance de bonheur,
de la réunir à celle de Pauline et à la tienne et de vous
rendre heureuses. Ce n'est pas, pour cela, demander à
être malheureuse; ma prière exaucée serait une certitude
de bonheur. »
Alexandrine lui répond :
0 Que Dieu te bénisse et te. récompense , chère déli-
cieuse petite amie. Sais-tu qu'en demandant si vivement
mon bonheur et celui de Pauline, c'est le tien en toutes
lettres que tu te demandes, car pourrions - nous être
heureuses l'une ou l'autre, si tu n'avais pas une dose de
félicité égale à la nôtre? »
ALBERT A OLGA.
« Castellamare, i*' juillet 1833.
« Olga chérie , je t'embrasse de la part de mon père
qui ne peut t'écrire aujourd'hui, car le temps lui man-
que encore. C'est toujours un plaisir pour moi quand il
me charge de prendre sa place, parce que cela me force
à faire ce qui m'est agréable , mais ce. que la paresse
pourrait parfois me faire remettre. Je te dirai en "pre-
mier lieu que tes gentilles lettres n'ont qu'un défaut,
c'est celui d'être trop rares. En second lieu,, je t'annon-
cerai que tu es tante d'un beau garçon, et que Charles
est le plus heureux du monde. Son fils, qui va s'appeler
Alfred , le comble de joie.
c Et toi, tous les jours te rapprochent de celui de ta
première communion. C'est le plus beau moment de la
124 RECIT D'UNE SŒUR.
vie, et il ne m'est jamais sorti du cœur. J'étais bien bon
alors, et je suis sûr que mes prières furent exaucées;
aussi je te prie de ne pas m'oublier dans les tiennes.
« Je fis ma première communion à Paris , à Saint-
Sulpice. Nous étions très-nombreux, le ciel était beau et
semblait nous regarder avec amour. Nous entrâmes dans
réglise après une procession que nous avions faite au
dehors; l'orgue accompagnait notre marche. Au moment
de la communion, on se levait et on allait à Tautel deux
à deux, puis on retournait à sa place le cœur plein de
bonheur. La messe finie, chacun alla se jeter dans les
bras de ses parents, puis on se retira. Chère amie, tu
auras de plus le bonheur de te trouver à Rome pour ce
beau jour. Ce sera toujours un délicieux souvenir pour
.toi. Prie bien pour nous tous. Demande à Dieu de nous
rendre aussi bons et aussi heureux que nous l'étions ce
jour-là. Prie pour notre bon père, notre mère chérie, et,
si tu y penses, je te demande une petite prière pour
moi qui t*aime de toute mon âme. Adieu. Je t'embrasse
ainsi que ma bonne Albertine. Rends-la bien sage et
bien bonne.
« Ton frère qui te chérit,
u Albert. »
« Prie aussi beaucoup pour A..., pas ma sœur. Tu me
comprends. »
ALBERT A PAULINE.
« Castellamare, 19 juillet 1833.
« Ma chère amie, j'ai reçu ta trop délicieuse lettre, et
je dirai tout bas que je me suis attendri. Si j'avais eu
quelque chose à donner à la vanité, elle a certes pu être
RÂCIT D'UNE SŒUtt 1«5
flattée; mais d'autres sentiments remplissaient mon
cœur. J'ai savouré avec délices le bonheur d'être aimé
comme je le suis des miens; et puis j'en ai ressenti de
rétonnement, car, sans modestie , je me trouve indigne
de tout intérêt. N'importe, garde, je t'en prie, tes illu-
sions, car je trouve cela fort doux.
<( Je regrette de ne pas être avec vous. J'ai tant de
tranquillité, tant de gaieté, tant d'espoir! Je remercie
Dieu de cet état. Oh! mes amies! prenez de ce calme,
que la mauvaise route ne vous effraye pas! Ne voyez
devant vous qu'un bel avenir!
« J'ai bien souffert, chère Pauline, en lisant la seconde
partie de ta lettre. Ma pauvre amie ! la voilà donc encore
en proie à ses agitations. A propos de quoi la tourmen-
ter maintenant? Sa mère ne lui a-t-elle pas dit un jour :
« qu'elle comprenait qu'on changeât de religion pour
son mari? » Était-ce donc qu'elle pensait à se faire
grecque? Non. Mais voilà bien comme sont ceux qui ne
voient dans la religion qu'une opinion. En opinion , vos
antécédents et une foule de considérations inférieures
peuvent et doivent même vous enchaîner; mais en
religion, on ne doit compte de ses actions et de ses sen-
tiçients qu'à Dieu, et Dieu ne permet pas qu'on résiste
à sa conscience, voix dont il se sert pour nous avertir
de nos erreurs aussi bien que de nos fautes. Pauvre
amie ! tandis que je suis si tranquille , elle est en proie
à de violentes agitations. Voilà le pis, car du reste j*ai
confiance. Dieu veille sur elle, et si elle ne souffrait pas,
je rirais aussi de cela. Dis-lui de ne se tourmenter de
rien, de mettre fin à ses craintes, scrupules, remords et
autres petites misères, c'est du temps perdu. Dieu ne
veut pas qu'on se tourmenté. Le trouble est ami du mal.
Ayons du calme, mes amis, n'ayons que cela. Quand tu
lui écriras, dis-lui que je l'aime absolument comme
126 RECIT D'UNE SŒUR.
avant, peut-être même un peu plus, je ne sais. Je ne lui
écris pas, car je n'aimerais pas que mes lettres fassent
décachetées avant de lui parvenir. Adieu. Je t'aime de
tout mon cœur ainsi que ma chère Eugénie. Quand tu
écriras à ma pauvre amie, tâche de faire renaître la
paix dans son cœur. Qu'elle ne s'agite pas, mais qu'elle
ait confiance! »
Pendant que la douce confiance d'Albert remplissait
son cœur de sérénité, et que, de notre côté, en France,
nous passions très-bien notre temps , la pauvre Alexan-
drine faisait en effet un voyage fort agité en Allemagne.
Sa mère, bonne, douce, compatissante, avait subi elle-
même, pendant qu'elle était à Naples, le charme du
sentiment d'Albert pour sa fille; elle l'aimait, elle s'é-
tait attendrie mille fois sur son amour, et on peut dire
qu'elle n'avait rien fait pour y mettre obstacle, dans le
temps où cela eût encore été possible , sans les rendre
malheureux l'un et l'autre. Mais, une fois loin de l'Italie,
séparée de nous, rapprochée de.s siens, transportée
dans une atmosphère toute différente de celle dans
laquelle nous vivions tous depuis un an, elle ressentit
l'effet de ces nouvelles influences, et sembla, pendant
quelque temps, ne plus voir que les côtés désavantageux
et inquiétants de l'union qu'elle avait déjà presque sanc-
tionnée, et elle exprima plus d'une fois à cet. égard des
regrets qui étaient une vraie torture pour Alexandrine.
Ces regrets avaient pour objet tantôt l'âge, tantôt la
santé d'Albert, puis son manque de fortune et de car-
rière, son pays même que l'empereur de Russie avait en
déplaisance dans ce temps-là, ce qui, malgré ses ancien-
nes bontés pour mon père, rendait son consentement
fort improbable, — et Alexandrine, étant l'une des demoi-
selles d'honneur de l'impératrice , ne pouvait se mariiir.
BéCIT D'UNE SŒUR. Itl
sans le demander. Les amis que Ton rencontrait sem-
blaient tous frappés de ces objections, aucun d'eux jae
prenant en considération des sentiments que Ton suppo-
sait fragiles et passagers, comme le sont souvent ceux
du même genre. A toutes ces raisons venait se joindre
celle de la religion , qui semblait préoccuper M™« d'Alo-
peus en Allemagne beaucoup plus qu'elle ne l'avait fait
en Italie. Sur ce point, les conversations les plus pénibles
avaient lieu entre Alexandrine et sa mère, appuyée sur
celui-ci plus encore que sur tous les autres, par les
parents et amis dont elle se trouvait entourée. Parmi
eux et prête à seconder toutes les objections était
M"« Catiche de B..., déjà nommée dans cette histoire,
qui était excellente et dévouée à Alexandrin^ et à
sa mère (avec lesquelles elle demeurait presque toujours) ,
mais une de ces personnes qui n'estiment, en ce monde,
que les choses positives et ne font cas que de ce qui a
une valeur matérielle. Or, jugé à ce point de vue, notre
Albert lui semblait peu digne du bonheur auquel il aspi-
rait, et Catiche exaspérait Alexandrine en ayant l'air de
trouver qu'elle lui faisait un grand honneur en l'épou-
sant. Un jour qu'elle se lamentait au souvenir des géné-
raux, ambassadeurs, princes russes ou allemands, aux-
quels, en pensée, elle avait destiné la main d' Alexan-
drine, elle s'écria : « Hélas ! Sacha * ! toi qui faisais ma
gloire! » Cette exclamation avait fait rire Alexandrine
qui nous l'avait écrit. Nous lui avions répondu que nous
espérions que la bonne Catiche lui pardonnerait de ne
pas faire sa gloire, si Albert parv^enait à faire son bon-
heur! Eugénie lui écrivait aussi dans le même temps :
« Oh! Alexandrine, aime mon père chérî et avoue
qu'il est doux d'avoir pour ami et pour confident des
1. Diminutif d'Alexandrin», en
128 RECIT D'UNE SŒUR.
sentiments môme romanesques de sa jeunesse un père
qui les comprend et les protège. Il me semble que je
l'aime plus que jamais. Dis-moi aussi qu'il est bon et
que tu l'aimes, et livre-toi à des idées consolantes et
douces, l'avenir sera beau, tu verras. »
Catiche était peu versée en controverse, mais elle sai-
sissait à merveille tous les inconvénients matériels qu'au-
rait pour Alexandrine un changement de religion ; elle
appuyait sans cesse sur l'extrême mécontentement qu'en
aurait l'empereur, lui représentait toutes les^ manières
dont ce mécontentement pourrait se manifester, et s'é-
tonnait qu'elle fût assez infatuée pour songer à ajouter
ce grief à celui d'épouser un Français. Ces raisonne-
ments faisaient, comme on peut le croire, assez peu
d'impression sur Alexandrine; mais un obstacle plus
fort et plus puissant que tous les arguments plaidait
auprès d'elle la même cause. Cet obstacle était l'opposi-
tion de sa mère et la terreur que lui causait la pensée
de l'affliger. Devant celui-là, elle s'arrêta si longtemps,
qu'elle lui sacrifia le bonheur qui eût complété son
union avec Albert ici-bas, et qu'elle ne goûta l'intime
douceur de communier avec lui qu'une seule, première,
dernière, suprême fois.
Peut-être fut-ce la mystérieuse volonté de Dieu qu'il
en arrivât ainsi ; peut-être aussi Alexandrine aurait-elle
eu plus tôt le courage d'affliger sa mère et de réjouir le
cœur de son mari, sans ses scrupules de droiture, qui,
plus que jamais, se manifestèrent au sujet de cette
grande action et lui inspirèrent la volonté de tout exa-
miner, de tout approfondir longuement, et aussi celle
de résister à l'attrait que, dès son enfance, elle avait
éprouvé pour le catholicisme, de peur qu'il ne fût le
produit de son imagination ou le résultat de sa ten-
dresse pour Albert, — motifs que, à bon droit, elle fou-
RÉCIT D'UNE SŒUR. lit
vait insuffisants pour justifier un changement de reli-
gion. A œs; excellentes raisons se joignit, à son insu, je
le crois, le désir de reculer Theure où la conviction
atteindrait chez elle ce degré au delà duquel une àrae
ne peut plus résister, et où il faudrait enfin se décider
à affliger sa mère ou à déplaire à Dieu. Le fait est que
ses recherches se prolongèrent bien au delà de ce
qu'aurait pu faire prévoir et le goût naturel qu'elle avait
pour le catholicisme, et le penchant qui la portait vers
la religion d'Albert, et qu'elles amenèrent des délais
que ne purent comprendre plus tard ceux qui la connu-
rent dans toute la joie, toute la ferveur et toute la conso-
lation de la foi embrassée.
A l'époque de ces discussions de Berlin, elle était donc
bien loin encore d'être catholique; mais promettre de
ne jamais le devenir, c'est ce qu'il fut impossible à sa
mère d'obtenir d'elle ; et c'était d'ailleurs une promesse
qu'en aucun temps de sa vie elle n'aurait voulu faire.
J outes ces discussions cependant étaient pour elle la
source de mille peines, et elles lui rendirent les bons
jours fort rares pendant ce voyage où son journal est
rempli du récit de ses petites agitations, calmées seule-
ment par la pensée du retour en Italie pour l'automne,
époque qui devait encore une fois nous réunir tous. •
Elle se plut à Boklet plus qu'ailleurs, durant ce
voyage. « C'était, dit-elle, un lieu solitaire et ombragé
entouré de collines vertes et touffues, et, de ma fenêtre,
je voyais, au delà d'une prairie charmante, la route par
laquelle nous devions partir, la route qui, dans ma
pensée, étiiit celle de Naples. »
Ce fut dans ce lieu qu'elle écrivit les lignes suivantes:
« Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! Je ne sais plus
dire que cela, je crois ; mes idées se combattent toutes,
et il y a des moments où je crois vraiment que je doute
u 0
130 ^ RÉCIT lyuWE SŒUR.
de ce que je crois le plus. J'ai bien souffert depuis que
j'ai quitté ces chers amis. I>' abord ce départ, ces adieux;
puis, tout de suite après, ces inexprimables angoisses a
Rome, à Florence; puis tout ce long voyage sans pou-
voir avoir un mot de nouvelle de lui; puis, à Berlin,
toutes ces piqûres au cœur, et, après tout- cela, l'idée
que vraisemblablement je ne passerais pas l'hiver avec
lui.
« Je sens avec bonheur cependant que mon amour
n'a subi aucune altération, et je puis dire, ô nîon Dieu!
que je suis prête à tout supporter, pourvu qu'Albert
soit heureux ; seulement je ne veux pas qu'il le soit aux
dépens de ceux que je chéris. Si donc, ô mon IMeuî tu
as décidé que nous ne pouvions pas être heureux tous
les deux et ensemble, donne — à lui l'oubli, une heu-
reuse inconstance, et un bonheur sans regrets et sans
remords avec une autre, mais qu'elle soit digne de lui,
ô mon Dieu! — et à moi, laisse-moi un peu de courage
pour ne pas ennuyer les . autres de ma mélancolie, et
une entière résignation à ta volonté, mon Dieu ! pour
qu'en mourant je puisse espérer retrouver, un jour, au
ciel ceux que je chéris ici-bas. Mon sort est dans la plus
grande incertitude ; la seule chose que je sache de ma
vie, c'est que je n'épouserai jamais qu'Albert. Lui, je
ne puis non plus me figurer qu'il m'oublie, où que du
moins il en aime jamais une autre autant que moi. 11
me semble que nos âmes ont de quoi s'aimer et se
comprendre pour la vie et pour l'éternité ! Sans doute,
mon Dieu, ce ne serait pas trop d'avoir souffert toute la
vie pour avoir toute l'éternité avec ceux qu'on chérit.
(( Je te rends grâces, ô mon Dieu! de ce que jamais
l'espoir d'une bienheureuse éternité ne s'éteint dans
mon cœur. Je te remercie aussi, Dieu de bonté, de
faire que l'espoir ne me quitte jamais non plus tout
ftécrr D'umi amxnu m
à fait de passer encore ht plus grande partie de ma vie
sur ia terre avec Albert. Je t'en remercie, toi, ô mon
Dieu ! parce que je veux que cet espoir vienne de toi!
Tu le sais, je ne veux rien d*heureux qui ne vienne du
ciel, et, si je me trompe en croyant ce désir sincère»
rends-le tel, ô mon Dieu! tu peux tout. Mon Dieu, ao
nom de Notre-Seigneur, récompense ma mère de tout
ce qu'elle a fait pour moi...
« Je ne rouvrirai ce livre que là où nous passerons
l'hiver — je n'ose pas dire à Naples. »
A Stuttgard, où elles allèrent ensuite, les pénibles
discussions qui avaient déjà eu lieu ailleurs au sujet du
mariage d'Alexandrine se renouvelèrent plus vives que
jamais, et il paraît que les amis rencontrés là se récriaient,
plus que sur autre chose, sur Tabsence de carrière d'Al-
bert, qui diminuait encore grandement ses chances de
fortune. On juge si Catiche était de leur avis, et si
toutes leurs réflexions étaient commentées et amplifiées
par elle, lorsqu'elle se retrouvait seule avec Alexandrine.
Celle-ci, fatiguée de contradictions, ennuyée, impatientée»
soulagea sa mauvaise humeur par l'efl'usion suivante,
qu'elle écrivit en voiture le jour de leur départ de Stutt-
gard :
« J'ai quelquefois une certaine curiosité de savoir s'il
y aura des carrières ati ciel ! Si les généraux» les minis-
tres y seront plus considérés que ceux qui n'auront pas
fait parler d'eux! Qu'est-ce que la gloire pour une
dignité de la terre? Que ne cherche-t-on plutôt à acqué-
rir une dignité dans le ciel? Ne pense-fr-on jamais que
celles-là sont incorruptibles? Carrière! ce mot m'est
j devenu insupportable! Contribuer à la défense de son
I pays quand il eu a besoin» voilà q^ui est bien; mais
I pour atteindre ce but éloigné» languir pendant nombre
132 RECIT D'UNE SŒUR.
d'années dans des occupations à peu près mécaniques,
qui ne servent qu'à perdre le temps que Ton pourrait
donner à Dieu, qu'est-ce?
« Que l'on dise à une jeune personne : Ne vous
mariez pas avant d'avoir l'assurance (autant qu'on peut
ravoir de quelque chose sur terre) que la misère vous
épargnera, cela est raisonnable et prend sa source dans
une bonté prévoyante; mais qu'un peu plus ou un peu
moins d'argent excite la considération ou le dédain,
voilà ce qui crie vengeance au ciel.
{( Mademoiselle, quand vous aurez rencontré quel-
qu'un qui, vous le pensez, pourra vous plaire, avant de
vous laisser trop charmer, ne vous informez pas s'il a
de la religion et des principes : pourvu qu'il n'ait pas
volé et qu'il n'ait commis aucun crime, cela suffît.
N'ayez pas de prétentions trop élevées ou ridicules,
mais informez-vous s'il a de quoi vous donner pour
toute votre vie et au delà à vos enfants plus que le
superflu nécessaire pour connaître toutes les aises de la
vie. Si vous pouvez vous assurer de ce point, le plus
essentiel de tous, alors épousez-le sans crainte, vous
serez heureuse. Mais si, au contraire, celui que vous
êtes disposée à aimer n'a que juste ce qu'il faut pour
vivre, et que vous entendiez des têtes romanesques
vous dire que la femme qu'il épousera sera digne d'en-
vie, que la solidité de son caractère lui garantit des
procédés toujours également bons, que ses principes
religieux sont inébranlables, que ses goûts modestes ne
l'entraîneront jamais dans de folles dépenses, etc., etc.,
n'écoutez pas des paroles si exaltées, si dénuées de rai-
son et de connaissance du monde M »
1. Alexandrine a mis en marge à cet endroit : a e n'ai fait que
délayer là un passage de la Bruyère que j'ai toujours beaucoup aimé.»
RÉCIT D'UNE SŒUR. ItS
Alexandrine ajoute :
« Peu après avoir jeté ce fiel, je me retrouvai tout à
fait heureuse — tout dissentiment ayant disparu entre
ma mère et moi — et en disposition de jouir de notre
voyage et de la délicieuse pensée qui depuis Francfort
ne me quittait plus, que, chaque pas, même le plus petit
que nous faisions, me rapprochait d'Albert, n
ALBERT AU COMTE DE MONTALEMBERT.
« Castellamare, 5 septembre 1833.
« Cher bon ami, merci de ta douce sollicitude au
sujet de ma santé. Je ne fais nulle imprudence, je me
porte même à merveille. Dans ce moment, peu importe
d'ailleurs; car, quoique j*aie toujours beaucoup d'espoir,
l'horizon s'obscurcit terriblement. Je ne sais ce que cela
annonce, mais, malgré moi, je n'ai plus la même con-
fiance. Que la seule volonté de Dieu se fasse et que
tout bonheur soit pour elle. Quant à moi, dans la ruine
de tout mon espoir, j'entrevois encore de grandes jouis-
sances; un bonheur comme celui que j'ai déjà reçu peut
bien suffire pour toute une vie, pourvu qu'il ne soit
pas troublé par la pensée de la peine de celle pour
qui on donnerait plus que la vie. »
11 raconte les difficultés survenues, puis il continue :
« Ces difficultés, Al. les a mandées à ma sœur, et sa
lettre étant parvenue à mon père, je l'ai lue. Cher ami,
si tu la lisais, tu comprendrais que tant d'amour puisse
briser un cœur qui cesse d'espérer. Voici un des pas-
sages de cette lettre que je garde et que je te montrerai
quand nous nous reverrons :
(t 11 me semble que c'est Dieu lui-même qui me dit
■ d'espérer. Il me semble pouvoir être sûre qu'il
134 RÉCIT D'UNE SŒUR.
« approuve notre amour et que tôt on tard il le bénira.
« Mais , si ce ne devait être qu'au ciel! »
(( Eh bien! le croirais-tu? Je n'ai pas été transporté.
Je l'aime trop pour pouvoir éprouver de ces accès mo-
mentanés. Mon amour est parvenu au plus haut degré
9t s'y maintient. Cela n'a été qu'un baume délicieux au
moment où mon cœur en avait le plus besoin. J'en
remercie le ciel de tout mon cœur; certes, voilà déjà
bien du bonheur, et je sais que je ne mérite pas l'ac-
complissement de ce qui est déjà si miraculeusement
commencé. Parfois cependant je me trouve à plaindre,^
car il est dans la nature de toujours désirer; mais, cher
ami, quand je pense à toi qui es tellement plus que
moi digne de bonheur, je me tais et je reste confus.
Oh ! mes amis ! que je voudrais vous voir heureux ! Que
je sois le seul sacrifié! J'ai tant de souvenirs! cher ami,
je crois que ce n'est pas une simple phrase que je pro-
fère là; mais cependant, si je puis avoir une petite part
du bonheur que je vous désire, je l'accepterai avec joie
et reconnaissance.
(( Adieu , je t'aime autant que possible. J'attends ma
famille dans douze ou quinze jours, et Alexandrine dans
trois semaines. Quelle perspective de jouissances! J'irai
peut-être chercher ma mère à Rome où ma petite sœur
Olga fait sa première communion. »
ALEXANDRINE A PAULINE ET A EUGÉNIE.
« Milan, 10 septembre 1833. Mardi.
« Mes chères amies! Dieu merci, je suis en Italie, j'ai
franchi ces Alpes formidables qui me séparaient de vous !
Je sens combien je me suis rapprochée de vous tous, et
j'adore l'Italie plus que jamais!
« Nous sommes arrivées ici avant- hier soir. J'ai
RECIT D'UNB SŒUR. 18S
Biandë si voes aviez été dans cette même auberge, et,
à ma très-grande satisfaction, j'ai appris que oui, et que
vous en étiez reparties depuis trois jours. Pauline , j'es-
père que tu ne vas plus me trouver exigeante envers le
sort, puisque je me réjouis lorsque j'apprends que je
▼DOS ai manquéos de trois jours! Je pourrais remplir
quatre pages de ce que j'ai ressenti en apprenant que
vous aviez été ici il y a si peu de temps, dans la même
auberge où nous sommes logés maintenant , et je vais
tâcher de vous expliquer ce qu'il y avait d'heureux
espoir pour moi dans cette réponse affirmative à ma ques-
tion : « La comtesse de la Ferronnays, con due figlie, a-t-elle
logé icit » et qu'on a ajouté que il visconte avec sa
iemme avait logé en face, n'ayant plus trouvé de place
dans cette maison.
« Mercredi 11 se{>teinbre.
« Les marionnettes de Fiano, auxquelles nous avons
été, m'ont empêchée de continuer à vous écrire hier, et
aujourd'hui je suis montée avec Gatiche au haut de la
cathédrale, si haut qu'on peut monter. J'en reviens à vous
dire ce qu*il y avait de si heureux pour moi dans « l'in-
telligence* » que vous aviez été ici. D'abord cela m'ap-
prenait que vous aviez passé heureusement le Simplon,
ensuite que vous étiez bien sûrement en Italie et que
nous nous retrouvions dans le même pays; enfin vous
comprendrez que cela m'a donné un avant-goût de votre
chère présence, moi qui depuis longtemps me sens sépa-
rée de vous, d'une année de temps et de distance, et que
cela était infiniment doux pour moi d'apprendre que
vous veniez de quitter l'endroit où j'arrivais. J'en ai res-
senti la même joie et la même émotion que si j'avais vu
1. Intelligeoce, en anglais : nouveU9*
RECIT D'UNE SŒUR.
VOS ombres de loin sur un chemin. Me trouvez -vous
drôle? ou bien m'admirez-vous d'avoir su ne pas éprou-
ver de regret en songeant que nous aurions pu si fcKîi-
lement nous rencontrer?
« Pauline! Eugénie! je commence à ressentir de tels
transports et quelque chose de si sunny * dans mon cœur
à l'idée de vous revoir, que quelquefois je m'efforce de
réprimer un peu ces mouvements en me disant que je
n'ai pas encore atteint ce bonheur, et que plusieurs
semaines se passeront encore avant que j'y sois vraimevit.
Mais c'est égal, Dieu est mille fois trop bon pour moi. ii
n'y a pas moyen du reste de songer à être à Naples avant
le l®"" novembre — trop heureuse encore d'y être alors!
Enfin patience ! Bagatelles et choses importantes , nous
nous dirons tout alors, et comme autrefois, ma Pauline,
tu me condamneras ou tu m'absoudras.
<( J'ai une grande curiosité de voir Emma. Chères
amies, malgré tout le bonheur dont je jouis, il y a un
grand nombre d'inquiétudes dans mon âme et beaucoup
d'inquiétude dans ma tête. Mes idées seront-elles jamais
settled -? Au ciel ! Je l'espère. Faites savoir à Albert de
nos nouvelles. Oh! comme je vous aime tous! »
Nous avions en effet passé à Milan quelques jours au-
paravant avec mon frère Charles et sa femme , qui cette
fois revenaient avec nous à Naples. Je ne me souviens
plus de ce qui nous avait fait changer de route, mais je
sais que nous prîmes celle de Genève et du Simplon , au
Heu de celle de Lyon et du Mont-Cenis que nous avions
dû prendre, ce qui fut cause que ma mère manqua toutes
1. Sunny : rayonnant, littéralement : biHllant du soleil,
2, Fixées.
RéCIT D'UNB SŒUR. If7
les lettres qui lai avaient été adressées sur la route, et
que nous arrivâmes jusqu'à Florence sans nous douter
de ce qui avait eu lieu sur ces entrefaites et croyant tou-
jours que nous allions retrouver mon père à Rome. Ce
fut la princesse de Beauffremont qui, au moment où
nous venions de descendre à l'hôtel de 1* Europe, à Flo-
rence, nous apprit que M"* la duchesse de Berr>' s'y
trouvait en ce moment , qu'elle y avait fait venir mon
père quinze jours auparavant, que depuis dix jours
il était parti chargé par elle d'une mission pour Prague,
et qu'elle attendait maintenant son retour à Florence.
Ma mère, en apprenant ces nouvelles inattendues, se
décida donc à s'y arrêter pour l'attendre aussi.
Nous vîmes alors, plusieurs fois, madame la duchesse
de BerrN' qui venait à cette époque de sortir de Blaye, et
ce fut auprès d'elle que, pour la première fois, je vis
mademoiselle de Feauveau, dont le costume étrange, les
récits vendéens, la verve, l'éloquence, la passion pour le
moyen âge italien, le grand talent, nous frappèrent beau-
coup et charmèrent agréablement ce temps d'attente.
J'écrivis à Alexandrine une lettre que je laissai pour
elle à Florence, où je savais qu'elle devait arriver, comme
à Milan, peu de jours après notre départ. J'y laissai
aussi pour elle un bracelet auquel était suspendu un
médaillon qui contenait une grosse boucle de mes che-
veux, en lui disant <i qu'elle y ajouterait ce qu'elle vou-
drait. ') Elle y ajouta en effet plus tard à Naples une
boucle des cheveux d'Albert, et elle se plaisait à les por-
ter ainsi mêlés aux miens dont on ne pouvait pas les
distinguer, sans s'en cacher, et sans pourtant qu'on pût
y trouver à redire.
Dans cette même lettre je lui disais :
« Va, pour l'amour de moi, pendant ton séjour ici,
dans l'église Santa-Maria Novella. Cest d'abord une
188 RBCIT I>'UNE SŒUR.
église curieuse et intéressante pour tout le monde. Mais
toi, vas-y avec Jes autres, mais pas comme les autres,
pense à Albert et à moi là, et prie : c'est son église
favorite*. »
Mon père revint enfin. Ce n'est pas ici le lieu de par-
ler de la mission qu'il venait de remplir. Tout ce que
j'en veux dire, c'est qu'il réussit, et qu'il se sépara de
madame la duchesse de Berry en recevant d'elle de vifs
témoignages de satisfaction et de gratitude.
Le 20 septembre nous arrivâmes à Rome et le 21
Eugénie écrivit à Alexandrine :
(( Sais-tu oii nous avons été ce matin à six heures et
demie avec ma mère? A la Scala Sancta, que nous avons
montée a genoux pour toi ! Nous avons bien prié. Que
Dieu nous entende, amie chérie! cela nous a fait plaisir
de faire complètement un acte de pèlerins, j'ai fait ce
que j'ai pu pour être aussi humble qu'eux. »
A ce passage, Alexandrine, après l'avoir copié, a joint
ces mots : ^'
({ Mon Dieu! quelles sœurs m'attendaient, et quelles
prières se sont élevées pour moi à Rome ! les plus fer-
ventes qui aient jamais été faites pour moi , les plus
pures et les plus désintéressées de mon Albert (car il les
faisait sans espoir de retour, et seulement pour obtenir
que je devinsse catholique, offrant pour cela tout ce qu'il
pouvait offrir) , puis ces prières de. sa mère et de ses
sœurs, celles d'Olga au moment de sa première com-
munion... Merci , mon Dieu ! vous les avez exaucées ! Vous
m'avez donnée à Albert et Albert m'a donnée à vous ! »
Olga fit sa première communion le 23 septembre, et
comme je trouve dans mon journal de ce temps-là un
1. C'était dans cette église qu'Albert avait fait ea 1832 de si fer-
ventes prières et formé des résolutions si fidèlement tenues depuis.
IléCIT D'UNE SŒJTSL Itf
récit détaillé de oe beau jour, je vais le transcrire ici,
préférant toujours à mes souvenirs, même à ceux qui
me sont le plus présents , tout ce qui , par moi ou par
d'autres, a été écrit sous l'impression des faits et au
moment même où ils se passaient :
« Rome, 23 septembre 1833. Jour de la première com-
munion d*01ga.
« Samedi soir, nous étions seules dans F église de la
Trinité-du-Mont; Olga passa devant nous pour aller rece-
voir l'absolution. Elle avait un voile noir sur la tête. En
sortant du confessionnal , on lui en mit un blanc , elle
repassa devant nous, salua profondément l'autel et alla
se mettre à genoux loin de l'endroit où nous étions. Olga
a été heureuse et privilégiée d'être à Home le jour de sa
première communion. Mais, jamais les grâces de Dieu ne
sont tombées sur une âme plus digne de les recevoir. La
religion a développé son intelligence et son imagination,
et s'est emparée de l'une et de l'autre. Elle comprend les
choses du ciel mieux que tout; du reste, elle est plus
enfant qu'une autre pour son âge -.c'est bien là, je orois,
ce que Dieu aime.
« Nous assistâmes à la.bénédiction, puis une religieuse
vint nous chercher pour aller embrasser notre chère
petite sœur. Nous sortîmes par ce beau cloître tout
éclairé par une lune brillante. Nous trouvâmes Olga heu-
reuse et calme comme un ange. Ensuite nous rentrâmes,
et maman, Eugénie et moi, nous nous mîmes à arranger
dans une corbeille la blanche toilette d'Olga pour le len-
demain, son voile, sa robe de mousseline, sa couronne
de roses blanches. Oh ! tout cela était doux ! c'étaient des
préparatifs pour un jour si parfaitement beau ! Les anges
que notre Olga aime et prie tant pouvaient la regarder
140 RECIT D'UNE SŒUR.
avec complaisance s'embellir, car c'était bien pour Dieu,
et lui seul était empreint sur son visage lorsqu'elle parut
ainsi vêtue le lendemain matin. Elle avait l'air de n'être
jolie que parce qu'elle était bonne.
f( Elle devait être confirmée avant la messe, ainsi
qu'AlbertineS et, comme j'étais sa marraine, j'étais à
genoux à côté d'elle tout le temps", ce qui me faisait grand
plaisir. C'était le cardinal Lambruschini qui officiait. Je
ne crois pas que personne au monde eût pu voir sans
attendrissement le spectacle de cette matinée , et , pour
moi, je vous demande, mon Dieu! d'être fidèle aux réso-
lutions que j'ai prises au pied de cet autel et de me sou-
venir toujours de cette allocution touchante , et du mo-
ment où Olga marcha ensuite vers la table sainte et où
nous la suivîmes. L'union douce et complète qui régnait
entre nous tous, l'action de grâces si calme et silencieuse
qui suivit, et enfin le moment où Olga se jeta dans nos
bras en sortant de l'église , si sereine et si gaie , tandis
que nous étions presque aussi joyeux et aussi paisibles
qu'elle, tout cela ne peut s'oublier jamais.
(( A trois heures nous retournâmes à l'église, où Olga
renouvela les vœux de son baptême la main' sur l'Évan-
gile, et ensuite à la chapelle de la Vierge, où elk^ pro-
nonça un acte de consécration d'une ^^^ix distincte, ealme
et fervente.
({ A cinq heures et demie eut lieu le salut, magnifique,
solennel, avec des chants ravissants et tout cet appareil
si propre à élever la faiblesse de nos sentiments au-dessus
d'eux-mêmes. Quel bonheur que celui de pouvoir éprou-
ver dans une église le dernier degré de transport et d^en-
thousiasme dont l'âme soit capable ici-bas! On peut bien
1. Celle-là recevait la confirmation, mais ne faisait pas sa prenjière
communion ce jour-lJu , ,
RÉCIT D'ONB SŒUR. Ml
défier le monde, quand on est catholique , de vous rien
montrer qui égale ce que la religion vous fait voir, ou
de vous faire éprouver rien qui surpasse ce qu'elle vous
fait sentir.
« Oh! j'ai bien remercié Dieu de m* avoir fait naître
dans son Église.
« Ce fut la fin de cette belle journée.
« Le lendemain, à sept heures et demie, nous enten-
dîmes une messe d'action de grâces; puis, à deux heu-
res, je retournai seule dans l'église, et au pied de Tautel
de la sainte Vierge, je fis une bonne prière, la meilleure
peut-être des trois jours, parce que j'étais plus calme...
« Après ma prière dans l'église, j'allai dans le jardin,
où je rencontrai la bonne et douce mère Olympe avec
laquelle j'eus une bonne et longue conversation, en mar-
chant dans la partie élevée du jardin d'où l'on découvre
une si admirable vue ; le soleil se couchait derrière Saint-
Pierre, le ciel était brillant, brûlant, sans nuages; tout
était bien beau, et nous parlions de ce qui fait regarder
le ciel avec tant de plaisir!
« Enfin j'ai joui et senti beaucoup de bonnes choses.
Le soir, nous sommes revenues, cette fois, pour emmener
mes sœurs, qui, tout en étant bien aises de revenir avec
nous, faisaient des adieux fort longs, fort tristes et fort
tendres au cher couvent où elles venaient de passer trois
heureux mois, et dont Olga, en particulier, remportait un
ineffable souvenir. Le clair de lune le plus pur et le plus
brillant éclairait le cloître. Je l'ai traversé pour aller
revoir une dernière fois l'église. Il y faisait tout à fait
sombre. J'y ai fait encore une prière, puis j'ai été dire
adieu à plusieurs personnes que j'aimais et que je regret-
tais dans le couvent. Enfin nous sommes sorties, et quand
la porte s'est refermée sur nous, il m'a semblé que nous
nous retrouvions dans un monde effrayant, agité, tandis
14S RÉCIT D'UNE SŒUR.
: « .
que la paix , la joie et tout ce qu'il y a de doux ici-bas
restait derrière ces murs.
(( Je crois que rien n'égale la grâce que Dieu fait à
ceux auxquels il accorde une véritable . vocation reli-
gieuse. C'est le bonheur sur terre pour obtenir le bon-
heur au ciel. »
C'est ainsi que se termine ce passage de mon journal
en 1833, non pas que. j'eusse la moindre vocation de
me faire religieuse; mais alors, comme toujours, il me
semblait que les créatures les plus heureuses et les
'plus satisfaites de ce monde devaient évidemment être
celles auxquelles Dieu inspirait l'heureuse volonté de .
vivre pour lui seul, et l'heureuse faculté de n'aimer que
lui !
Peu de jours après la première communion d'Olga
nous repartîmes pour Naples, où nous eûmes le bon-
heur de rétrouver Albert, et de le retrouver si bien
portant que jamais sa santé ne nous avait paru si alïer-
mie. Nous allions habiter le même appartement que
l'année précédente, mais cette année, c'était Charles qui
(avec Emma et leur fils nouveau-né, Alfred) occupait
l'étage qui avait été celui de M'"'^ d'Alopeus, et celle-ci,
qui avait besoin d'une plus grande maison , puisqu'elle-
revenait mariée, avait loué celle qui était contiguë à
la nôtre, de sorte que tout s'arrangea encore cette fois
de la manière la plus favorable à nos désirs, car noua
allions nous retrouver, pour l'hiver, presque aussi près
d'Alexandrine que si nous avions habité sous le même
toit. Nous espérions la précéder d'aussi peu à Naplej
que nous l'avions fait à Mjlan et à Florence; mais il
n'en fut pas tout à fait ainsi, et nous devions acheter
ce bonheur par quelques inquiétudes et quelques tris^
tesses encore, comme on va le voir.
ftéCIT D'UTfB SŒUB.
ALEXANDRINE A PAOLINE ET A EUGÉÎflE.
« Florence, jeudi 10 octobre 1833.
« Chères amies, les fameux papiers sont arrivés, et
le mariage de maman se fera de dimanche en huit, le
20 octobre. Priez bien pour elle. Je suis toute folle et
si pressée que je ne puis malheureusement rien vous
dire de plus. Comprenez si vous pouvez. Dieu merci!
maman et le prince sont très-satisfaits. Oh ! que Dieu
rende ce mariage heureux !
u Je ne puis pas tout à fait me passer sous silence,
malgré la gravité des circonstances pour d'autres que
pour moi. La lettre de ma mère à votre père me donne
bien des anxiétés de plus*. Serez-vous affligées, désap-
pointées de son contenu? Aurez-vous envie de reculer?
Au nom du ciel, sœurs chéries, rassurez-moi si vous pou-
vez. Calculez si vous pouvez encore me répondre ici
avant le 20. Nous ne quitterons décidément pas Flo-
rence auparavant. Ayez pitié de mes angoisses; dites-
moi tout; si vous saviez quel poids j'ai sur le cœur!
ici on m'a troavée xîhangée, maigrie, pâlie depuis cinq
mois. Attendez-vous à me trouver bien enlaidie ; cela me
désole.
« J'ai eu, il y a quelques jours, les idées les plus
noires; un remède de Sauvan m'a fait du bien. Quand
1. Cette lettre apprenait à mon père que la comtesse tfAlopeus
avait échoué dans des arrangements qu'elle avait espéi*e pouvoir
Caire pour faciliter le mariage d'Alexandriae.
H. de Moutalembert, qui voyageait alors en Allemagne, vit par
liasard cette lettre affichée au bureau de poste de Francfort, parmi
les lettres ue pouvant être expédiées faute d'affranchissement. L'a-
dresse le frappa, et, avec un secret instinct qu'elle contenait quelque
chose d'inté}'essant pour Albert, il prit sur lui de l'affranchie et de la
faire arriver ainsi à sa destination.
144 RECIT D'UNE SŒUR.
je pourrai vous parler, vous verrez que mes plaintes ne
sont pas exagérées. Mon Dieu! mon Dieu! ai-je tort?
suis-je coupable ? il n'y aurait que la voix de Dieu même
qui pût changer mon cœur pour vous. Adieu, mes
amies! Nous reverrons-nous ? Oh! on ne peut pas aimer
de vraies sœurs plus que je ne vous aime. Ne montrez
pas cette lettre à Albert, elle est trop triste, trop agitée.
Ne vous inquiétez pas, mais aimez-moi toujours bien. A
revoir, avec l'aide de Dieu. »
Alexandrine continue, dans son journal :
(c Le soir de ce jour, Catiche et moi étant à la fenêtre
de notre salon, vis-à-vis de cette église de San-Gaétaiio
qui m'avait frappée tristement à notre premier passage
•à Florence, elle me dit, à ma grande surprise, qu'elle
aimerait entrer un moment dans cette église. J'en avais
plus envie qu'elle, et nous nous y glissâmes en cachette.
Catiche voulait, je crois, y prier pour le mariage de
maman, dont le dernier obstacle venait d'être levé par
l'arrivée des papiers de Russie ; moi, j'y joignais une
seconde intention. L'heure était des plus lugubres;
l'église très-sombre. Quand nos yeux se furent un peu
accoutumés à l'obscurité, nous vîmes un cercueil: cela
m'affligea. La pensée occupée, comme l'était la mienne,
du mariage de ma mère et de celui que je désirais pour
moi-même, je me demandais pour laquelle de nous deux
cela était un présage. Il me fut pourtant doux de prier
là pendant quelques instants, et à genoux (c^r devant
Catiche je ne me gênais pas), et je vis avec plaisir qu'elle
aussi s'était mise à genoux, w
RÉCIT D'ONB SŒDR. 14^
âLBERT AD COUTE DC M ONTALEMBBRT.
• Naplcs, iO octobre 1833.
« Mon cher ami, voilà line lettre pour Rio, il doit être
auprès de toi; dans le cas contraire» fais-la-lui parvenir.
Je n'entrerai pas dans le détail de nos torts respectifs,
j'attendrai notre première réunion poi/r cette explica-
tion, si toutefois elle est nécessaire; on s'entend tou-
jours moins bien par lettre. Une expression mal em-
ployée suffit pour donner une autre forme à notre
pensée. En ce moment, ne pensons qu'à notre amitié,
que rien ne doit altérer. Nous sommes dans un temps
où chacun se range sous sa bannière, et n'oublions pas
que, tous trois, nous avons la même. Si l'accord et
l'union manquent à ceux qui se rencontrent au pied de
la croix, que sera-ce des hommes qui n'ont pas ce lien
d'amour T
« 16 octobre.
« Cher ami, j'avais commencé cette lettre il y a huit
jours. Ne m'accuse pas de paresse, car depuis ce temps
j'ai eu plus que jamais besoin de t'écrire. Que n'es-tu
ici ! J'approche du terme où je vais sortir d'incertitude.
Maintenant je voudrais en éloigner le moment; car,
mon ami, deux années de bonheur sans mélange vont
peut-être être couronnées par toute une vie ûe souf-
rances! Mon père a reçu, il y a trois jours, une lettre
de M"* d'Alopeus*.
(II lui en raconte le contenu.)
« ... Je ne sais ce que j'éprouve; ma confiance en
notre bonheur était si ferme, si grande , que je ne puis
comprendre encore la portée du coup qui me frappe, et
1. La lettre affranchie^ Francfort par M. de Montalembert.
I. 10
146 RECIT D'UNE SŒUR.
l'espérance est tellement enracinée dans mon cœur, que
le désespoir ni même la crainte n'y peuvent pénétrer.
Je ne ressens qu'un trouble fatigant, mes idées se pres-
sent sans laisser de traces. Elle vivre en Russie! Toi qui
la connais, juge si elle pourrait le supporter. Dans huit
jours, je l'aurai revue et nous pourrons mesurer l'abîme
qui nous arrête et qui va bientôt nous séparer. Je n'ai
pas encore bien songé à l'idée de m' éloigner. J'étouffe
cette pensée. Il faudra pourtant me décider à partir. Je
te rejoindrai en ce cas, mon ami. Dis-moi tous tes pro-
jets, ne les change pas pour moi. Un climat froid ne
m'effraye pas. J'y souffrirai peut-être moins. L'étude
m'apportera les distractions dont j'aurai besoin. Notre
vie sera aussi calme que possible. Après un pareil coup,
je ne pourrai pas trouver de meilleur soutien que toi.
Ma pauvre amie trouvera dans mes sœurs le même
appui. Ohî pourtant la fin d'un si beau jour est impos-
sible! Je te le dis tout bas, je ne crois pas qu'une telle
fin soit celle que Dieu nous prépare; il veut seulement
nous éprouver.
(( Je suis fatigué, je ne sais que penser, ni à quoi
m' arrêter. Je supporterais cet exil avec joie, si j'y voyais
une fin, ou du moins si je la savais entourée de cœurs
amis. Mais seule! et en Russie! 0 mon Dieu! gar-
dez-la!
« Mon cher, ma tête se fend ; cette lettre est devenue
absurde, c'est égal; que se passera-t-il d'ici à ce qu'elle
te parvienne? Je désirais tant de sortir d'incertitude!
Maintenant, chaque jour qui commence m'effraye. Adieu,
mon bon cher ami. Quelle joie ce sera du moins que
celle de nous revoir ! »
Tandis qu'Albert écrivait cette lettreàson ami, Alexan-
drine, de son côté, écrivait dans son journal les tristci.
lignes qui suivent :
RéCIT D'UNE SŒUB. ICI
■ Florence, 7 octobre 1833.
« ... Mon âme se courbe sous un fardeau insuppor-
table. Je ne puis prévoir comment tout va se débrouiller,
s'éclaircir un peu, et comment jamais les langues
piquantes parviendront à se taire! Je me sens dans un
labyrinthe inquiétant. J*ai assez de force pour braver
Topinion du monde, pour agir dans un sens opposé à
elle. Mais je n*ai pas celle de dédaigner tout ce que
j'entends dire. Mon âme, mon sang, s'empoisonnent de
tout cela. Je viens de me demander s'il ne vaudrait pas
mieux que je meure; car, souffrant ainsi de mille dards
qui me percent le cœur, puis-je conserver la force de
rendre Albert heureux? »
Et moi, à mon tour, vers cette même époque, j'adres-
sais de Naples à Alexandrine une lettre où se trouve le
passage suivant : '
« Naples, 7 octobre 1833.
« ... Albert et moi nous passons notre vie ensemble;
jamais nous n'avons si bien causé, jamais je ne Tai tant
aimé. Dieu a tout fait pour moi en me le donnant pour
frère. Nous parlons de son religieux, de son divin amour.
Il me disait qu'en récapitulant les événements de sa vie,
a était forcé d'y reconnaître une bonté de Dieu si rare à son
égard, que toute sa vie ne saurait la reconnaître. D*abord
ce départ de Naples il y a deux ans, sa retraite avec M. Rio,
en Toscane, son repentir, ses remords, ses résolutions,
cette époque enfin de purification et de progrès qui a
précédé celle de son arrivée à Rome , où l'attendait la
récompense de Dieu, puis ces émotions , ces agitations,
et après cela ce bonheur, le Vomero, l'hiver dernier!
enfin ce calme, cette paix, qui lui feraient tout suppor-
ter maintenant! Il ne craint plus que tu* sois jamais à
un autre, et, du reste, il se livre et te livre à Dieu. II a
148 RECIT D'UTÏE SŒUR.
fait des progrès de tout genre, et, avec ce caractère,
cette vertu, il trouve moyen de plaire à ceux qui lui
ressemblent le moins, parce qu'il est si bon et si natu-
rel, que tout le monde l'aime autant qu'on le respecte.
Albert a moins de talent , moins d'instruction que son
ami Charles de Montalerabert, mais il a autant d'esprit,
autant d'enthousiasme pour les belles choses, et plus de
douceur dans les opinions, les expressions et les maniè-
res. En un mot, tel qu'il est, tu serais coupable de
t' attrister des misérables paroles qui ne peuvent attein-
dre ni lui , ni toi. Chaque jour, du reste, son esprit se
développe, et je suis sûre que , d'ici à bien peu d'an-
nées, tu seras fière de ce que diront de lui les indiffé-
rents, comme tu peux déjà l'être de ce que pensent de
lui ses amis. Tu vis dans une grande agitation, ma chère
Alex, mais cependant, au fond, tu dois avoir du calme.
Pourvu que nous puissions nous revoir et causer ! Enfin,
Dieu fera tout, les plus grandes ainsi que les plus petites
choses de notre vie ! »
Cette lettre, qui aurait pu peut-être consoler un peu
Alexandrine, la trouva hors d'état de la lire ; soit que
l'état d'agitation dans lequel elle était depuis quelque
temps tînt à un commencement de maladie , soit que ce
fût le contraire, elle tomba gravement malade. Le
mariage de sa nière fut retardé, aussi bien que leur
départ pour Naples. Les inquiétudes qu'elle causa furent
extrêmes, et non moins grandes pour nous, qui les par-
tagions de loin, que pour ceux qui l'entouraieijt. La veille
du jour où Alexandrine tomba malade, elle écrivait, dans
son journal, que le prince Lapoukhyn avait donné un
dîner où se trouvait le comte Malte Putbus, qui traversait
Florence, et qui avait pris congé d'elle ensuite « bien fra-
ternellement en lui souhaitant, à elle et à sa mère, tout
le bonheur imaginable. » Elle ne devait plus le revoir.
RÉCIT D'UNB SŒUB. U»
AJexandrine continue :
« Le lendemain de ce jour, l'agitation de mon âme
était arrivée à son comble. Je dis à Catiche que , par
moments, il me semblait que je devenais folle. Ce fm
dans cet état que je répondis à lady D..., qui m'avait
écrit une lettre un peu blessante sur mon mariage, et je
répondis d'une manière qui me mit toute la tête en feu,
Inmiédiatement après, je dînai, m' efforçant de dissimu-
ler ce que j'éprouvais : cela contribua , je le pense , à
me rendre malade. Je ne pus reprendre mon journal
que le 27 (le jour où je l'avais interrompu était le
15 octobre) , et alors j'écrivis que , dans cette journée
du 15, j'éprouvais des souffrances d'àme épouvantables
et un malaise de corps toujours croissant. Un dentiste
m'avait fait mettre de l'opium sur une dent, sans me
dire ce que c'était, et j'en avais trop mis. Ten avalais
ainsi sans le savoir depuis quelques jours. Cela, joint à
mes agitations morales, me causa une forte fièvre et des
maux de tête affreux pendant sept jours que je restai
dans mon lit, causant des inquiétudes horribles à ma
pauvre mère, tourmentant et occupant de moi tous ceux
qui m'entouraient; on me soigna, on me gâta de toutes
les manières. De mon lit, je voyais cette sombre église
de San-Gaetano, dont j'ai déjà tant parlé et qui m'in-
spirait toujours de la mélancolie. Mais ce qui m'attristail
le plus , c'était la pensée que ma maladie retardait 1&
moment de notie départ pour Naples. »
Àlexandrine relevait de cette maladie lorsqu'elle reçut
là lettre suivante , qui était ma réponse à celle où elle
me parlait de toutes les difficullés survenues et m'ap-
prenait que sa mère avait écrit à mon père une lettre
décourageante. Par un hasard inexplicable , cette lettre
ne lui parvint que près de quinze jours plus tard qu'elle
n'aurait dû la recevoir.
IZQ RECIT D'UNE SŒUR.
PAULINE A ALEXANDRINE*.
« ... Je prierai pour ta mère le jour de son mariage
et pour toi aussi, ma bien-aimée , que Dieu ne saurait
abandonner, quelque épreuve qu'il faille encore suppor-
ter. L'affection que mon père et ma mère ont pour toi
ressemble tellement à celle qu'ils ont pour nous, que je
suis sûre qu'il n'y a nulle différence entre les inquié-
tudes et les réllexions que leur cause ton sort et celles
auxquelles ils se livreraient pour le mien, et cette lettre
de ta mère a été plutôt l'occasion que la cause de tout
ce qu'il a exprimé à ce sujet. Nous avons passé une
triste heure à causer de toutes ces choses prosaïques,
positives et si odieusement indispensables. Mon père
disait : « Pour ceux-là , on peut calculer à la rigueur
sans rien accorder au luxe, ils sont si parfaitement rai-
sonnables l'un et l'autre! » Eh bien! Alex, même ainsi,
il pansait que vous auriez des difficultés que vous ne
pouvez vous figurer, mais auxquelles doivent penser ceux
dont la volonté vous y aurait exposés. Quant à Albert,
tu sais ce qu'il éprouve et tu comprends ce que doit être
pour lui la pensée de t'imposer de tels sacrifices. Mais
au lieu de ces réflexions désolantes, mon père, ma mère
€t nous tous, nous sentons une sorte de confiance, chez
moi entière, dans l'avenir. Aussi jamais , même lorsque
la raison parle le plus haut, moh père ne songe à autre
chose qu'à attendre. C'est là le pire; la pensée de vous
voir renoncer l'un à l'autre ne vient plus à personne,
pas plus, je l'espère, à ta mère qu'à la nôtre I Oh! dis-
moi si je t'ai fait beaucoup de peine : j'écris en trem-
blant et presque en pleurant. De tout cela il résulte un
i. Toutes les lettres de moi citées dans ce volume sont extraites
du manuscrit d'Alexandrine, où elle les avait insérées.
RÉCIT D'UNE SŒUR. 151
découragement passager, mais, au fond du cœur, j'ai
une espérance que rien ne peut détruire, et qui reprend
le dessus presque tout de suite.
(i Dieu viendra à notre secours, ma sœur chérie,
sois-en bien sûre. Mais abandonne-toi à lui sans réserve,
songe que, tant qu'on est sûr l'un de l'autre et que les
chagrins sont indépendants de raflectioji qu'on se porte,
on n'est point, ou, du moins, pas tout à fait à plaindre.
Albert le trouve aussi. Songe encore à tout ce que Dieu
a déjà répandu d'amour, de poésie, de religion, sur votre
vie; elle en est illuminée pour toujours, et s'il veut vous
faire acheter encore , par quelques preuves , le bonheur
de n'être plus séparés, mes amis chéris, ayez courage,
mais surtout foi et confiance. Du reste, nous allons nous
revoir et causer de cela et de tout. Oh! que ce mois
passe donc! tenons-nous bien fermes, les yeux au ciel,
et Dieu ne détournera pas les siens de dessus nous. Nos
combats, nos agitations, nos peines, rien de tout cela
n'est perdu, et sois sûre que nous serons sœurs un jour
et que nous prierons ensemble dans les mêmes églises. En
attendant, prions et aimons-nous! »
HISTOIRE D'ALEXANDRINE,
(Suite.)
« J'ai quelquefois pensé que Dieu n'avait pas voulu
que cette lettre de Pauline (qui, par un singulier hasard,
était aussi restée à la poste) me parvînt pendant ma
maladie, qu'elle aurait probablement augmentée. Je ne
pus m'empêcher de la montrer à ma mère, qui était
fort curieuse de l'effet qu'avait produit sa lettre; mais je
152 RECIT D'UNE SŒUR.
tremblais de l'effet sur elle de ces mots si doux : « Nous
prierons ensemble dans les mêmes églises. » Elle les lut
sans faire de réflexion : mais elle s'en souvint bien, et
sut bien me les rappeler trois ans plus tard ! Avec Pau-
line aussi, je les relus, à Paris, au mois de juin 1836...
« Ce jour, où je reçus la lettre de Pauline, était le
29 octobre, veille de celui du mariage de ma mère; il
m'avait été permis, pour la première fois, ce jour-là, de
sortir en voiture ouverte. J'en fus émue de plaisir, et
j'écrivis dans mon journal : « Il faut qu'il y ait quelque-
fois des interruptions aux plaisirs de la vie, pour en
sentir tout le prix. Notre promenade à Pbggio-Impériale
m'a enchantée! » ,
« Quand on est jeune, quand on a encore du bonheur
devant soi, il est très-doux, il y a un charme tout par-
ticulier à relever de maladie, la terre paraît roite. Mon
Dieu! quand on relèvera de la vie, qui n'est qu'une
maladie, quand on se lèvera de ce lit du tombeau,
quelle jeunesse se sentira-t-on alors! Et l'on verra
devaat soi, non un bonheur toujours incertain et fugitif,
mais un bonheur sans fm et sans nuages! 0 mon Dieu!
donnez-m'en la foi et puis l'accomplissement!
« Ma mère se maria le lendemain, 30 octobre, au
prince Paul Lapoukhyn. Le mariage eut lieu d'abord à
l'église grecque, puis à la chapelle protestante. Moi
j'étais si faible encore, que je ne savais pas trop ce que
je pensais. J'avais les lèvres pâles et tremblantes, et je
pouvais à peine me tenir debout. Je me souviens que,
pendant la cérémonie, je pensais qu'il n'y aurait plus
sur terre ni noces, ni fêtes, ni fleurs pour moi, et,
cependant, je trouvais que cela me convenait mieux
qu'à ma mère. Mon état de faiblesse me rendait fort
mélancolique. J'avoue, cependant, que j'éprouvai bien-
tôt un vif sentiment de joie égoïste en voyant accom-
RéCIT D'UNB 8ŒUR. 133
plie cette grande chose pçur laquelle nous étions restés
à Florence, et que ma maladie avait retardée en y
allongeant d'une manière contrariante notre séjour.
« Enfin, le 31 octobre Qeudi), nous quittiimes Flo-
rence. A l'arrivée des chevaux de poste, Catiche et ma-
man se glissèrent dans l'église de San-Gaetano, sans me
le dire, parce qu'on avait peur que cela ne me fît mal
d'y entrer. On me couvrit de fourrures, quoiqu'il fît
chaud comme l'été en Allemagne, et l'on me mit dans
la grande voiture avec Krûger*. J'étais toute remplie de
joie d'être enfin repartie, de refaire des pas vers lui...
Oh ! je désirais seulement le revoir, seulement qu'il ne
partît pas avant que j'arrivasse! et alors je m'embar-
rassais bien peu de tous les obstacles! il me semblait
qu'ils devaient tous tomber!
« Le voyage me rendit des forces. Samedi, 2 novem-
bre, jour des Morts, arrivés à Viterbe, ma mère y fut si
souffrante que nous crûmes être obligés d'y rester;
mais le médecin, trouvant de la difficulté à y faire faire
les remèdes nécessaires, conseilla de faire un effort
pour aller jusqu'à Rome, où, en effet, nous arrivâmes
le lendemain, 3 novembre. Vive joie en passant le Ponte
Mole, vive joie, pour moi, d'être à Rome!
« Ma mère y fut malade, et cela retarda notre départ;
puis je fus encore souffrante et cela me donna de nou-
velles craintes. Enfin, enfin, le samedi 9 novembre,
f eus le bonheur de me mettre en route pour Naples, où
nous devions arriver le lendemain; mais à Velletri il y
eut encore des incertitudes qui m'agitèrent pour savoir
si, à cause des brigands et de nos santés, nous ne ferions
pas mieux d'y passer la nuit. Je ne sais ce que j'au-
rais bravé pour arriver enfin à ce but si souvent reculé;
1. Femme de chambre de la princesse Lapoukhyn,
J54 RECIT D'UNE SŒUR.
on vit que je mourais d'envie ^e continuer, on continua.
Nous voyageâmes pendant douze heures de nuit. Je
n'avais pas encore le bonheur, mais n'était-ce pas
ravissant de penser que chaque pas en avant m'en
rapprochait? Il y avait pour moi un charme singulier
jusque dans l'obscurité; il me semblait être plus seule
avec mes heureuses pensées! Enfin le jour parut, puis
Mola di Gaeta dans toute sa séduisante beauté... Mola di
Gaeta, que baigne la mer de Naples, et d'où l'on voit
distinctement Ischia et le Vésuve... Mola di Gaeta, déjà si
beau et tout parfumé des orangers qui remplissent ses
jardins, et où, quelques années auparavant (en 1829),
je m'étais mise à genoux dans une allée d'orangers au-
dessus de la mer, -en regardant le ciel et la mer avec
extase et j'avais joint les mains avec la plus grande fer-
veur, en demandant à Dieu de me faire revoir Naples,
et de m' accorder en ce monde un peu de bonheur!
« Cette foi3-ci nous y avons déjeuné, attendant horri-
blement les chevaux; nous avons même cru un moment
qu'il faudrait y passer la nuit ; mais lorsqu'on annonça
les chevaux!... lorsqu'ils vinrent enfin!...
« Mon Dieu! il n'y a plus maintenant d'endroit de la
terre vers lequel je désire m' élancer! Il n'y a plus un
seul moment de cette vie terrestre qui puisse me faire
jouir autant que ce moment où je n'avais pourtant pas
encore revu Albert,^ ce moment d'impatience si vive que
lorsque le bonheur l'eut suivi, je m'en souvenais comme
d'une souffrance I
« Au commencement de la nuit, nous arrivâmes à Ca-
poue, puis nous fûmes encore horriblement mal menés
après cela jusqu'à Averse. Enfin, enfin nous entrâmes
dans Naples! mais au pas. A Chiaja, on raccommodait
le pavé, et je fus tout étonnée de cette persistance de
retard qui fit encore, au dernier moment, tourner la
RÉCIT D'UNE SŒUR. ]&5
voiture où j'étais, ddius levicofreddo, ce qui me fit enfin
arriver la dernière (moi la seule transportée de joie
d'arriver!) à la maison où nous allions demeurer. En
passant devant celle d'à côté, j'avais agité mon mou-
choir, pensant que les uns ou les autres étaient à leur
fenêtre. Je ne pensais pas qu'ils étaient déjà chez nous.
J'étais hors de moi ! Kntrée sous la porte cochère, la
première personne que je vis, ce fut Eugénie, qui ou-
vrait la portière et baissait le marchepied. Je m'y jetai,
je levai les yeux, je vis sur l'escalier Albert, vraiment
Albert! Je le voyais vivre (ce fut, je crois, ma première
pensée, car Civita-Vecchia m'était toujours présent). Il
se tenait calme et cela me rendit calme aussi. Je vis
Pauline, Fernand, tous!.... Oh! quelle délicieuse montée
d'escalier! On goûte dans ces moments-là, on goûte
avec folie, mais enfin on goûte, même sur terre, la cer-
titude du bonheur, je dirai presque son immortalité,
car on ne croit plus à sa fin! Pauvres mortels!... Mais,
Père adoré, si votre paradis est une durée continuelle
d'une pareille ivresse, alors il est bien beau!
« M'"« de la Ferronnays était en haut, M. de la Fer-
ronnays «vint ensuite. Je trouvais Albert mieux que lors-
que je l'avais quitté. Je ne sentais que de la joie. Notre
appartement était charmant; j'avais une jolie chambre
au bout de la maison , touchant à celle des la Ferron-
nays ; je pouvais leur parler de mon balcon quand ils
étaient sur le leur.
« Le lendemain, quel doux réveil fut le mien! J'éprou-
vais un bonheur céleste que j'avais cru ne devoir jamais
atteindre. Avant d'être habillée je vis Pauline et Eugénie
entrer comme autrefois; plus tard, au salon, mon
Albert. Ce fut ce jour-là que je fis connaissance avec
Emma et avec Charles, et que j'embrassai le petit
Alfred pour la première fois.
156 RECIT D'UNE SŒUR.
<( Nos parents commencèrent peu de jours après à
discuter entre eux la possibilité de nous marier. Cela
m'effrayait parce que cela donnait lieu à de pénibles
discussions, et puis j'aimais mieux qu'on nous laissât
jouir en paix du bonheur de nous revoir.
« Le dimanche 17 novembre, je fus encore assez souf-
frante, et ce jour-là, M. Sauvan m' ayant demandé d'une
façon un peu inquisitive si mon indisposition n'avait
pas une cause morale, me fit fondre en larmes. Je ne
répondis certainement pas autre chose que, oui. Mes
larmes, il est vrai, en disaient beaucoup; mais il résulta
de cela un commérage qui parvint jusqu'à M. de la
Ferronnays, et il parla à Pauline de la manière déses-
pérés dont j'avais roulé la tête sur mon oreiller en par-
lant à M. Sauvan (j'étais debout lorsqu'il m'avait parlé,
et point du tout au lit). Je fus bien aise de pouvoir
dire à Pauline (qui trouvait que cela ne me ressemblait
pas) le peu qui avait donné lieu à ce commérage qui
blessait ma fierté. Je voulais bien qu'on me sût affligée
et inquiète tant qu'il resterait incertain si Albert et
moi nous passerions notre vie ensemble ; mais ce déses-
poir, cette passion qu'on me prétait, me déplaisaient.
« Dans la soirée du même jour, étant mélancolique-
ment étendue sur un canapé, je vis entrer Eugénie. Je
me souviendrai toujours de ce doux moment de ma vie.
Le crépuscule commençait : Eugénie s'approcha de moi,
me regarda avec pitié parce que j'étais encore souffrante,
mais ne répondit rien aux plaintes que je lui fis sur ce
que notre bonheur ne semblait pas s'arranger. Enfin
elle me dit : Tu ne sais donc pas? Oh!' ce mot, je
l'entends encore résonner à mon oreille î Alors elle me
conta ce qu'elle savait; puis Pauline vint, et- ce fat el-le
qui m'apprit que je pouvais regarder Albert comme mon
futur mari. »
RÉCIT D'UNB SŒUB.- iSV
ALBERT AC COMTE DE MOWTALEMBItRT.
• Naples, 10 décembre 1832.
« Voyons, mon ami, si je parviendrai enfin à te tracer
ce peu de mots. Depuis quinze jours j'essaye en vain
de t'écrire, je oe puis jamais terminer une lettre.
AppieedB, pour me comprendre, que Pâques est fixé
pour le terme de notre épreuve. Cher ami ! je te laisse à
deviner tout le bonheur qui inonde mon cœur. Je ne
puis t*en parler. Cette lettre ne sera qu'une sorte de
billet de faire part. Je sais que tu me comprendras, et
que tu n'attribueras pas mon silence à un manque de
confiance. J'ai un besoin de te voir que je ne puis te
rendre. Quels sont tes nouveaux projets? Ne te ramène-
ront-ils pas auprès de moi pour assister au plus beau
jour de ma vie? J'ai besoin de savoir ce qui se passe en
toi,, où tu en es. Que je voudrais répandre sur toi une
partie de mon bonheur ! moi si peu digne de tant de
bénédictions, et de cette vie de joie et d'amour com-
mencée il y a deux ans, et qui ne finira plus!
« Cette lettre n'aura pas de suite , car je suis dans un
état de distraction incroyable. Mais voici nos projets : je
me marie après Pâques, et nous partons le jour même
pour Francfort, où nous quittons ma belle-mère pour
nous établir à Montigny. Ma famille viendra nous y re-
joindre à peu près à la même époque. Je te parle de ceci
comme d'une chose toute simple, tandis que je ne me
sens pas vivre. Ne te fâche pas de l'incohérence de cette
lettre, je t'écrirai mieux une autre fois. J'ai un besoin de
te parler que je ne puis rendre.
« Cher ami , prie pour nous , et remercie le ciel avec
nous. Je ne puis me retracer ma vie passée sans t'y asso-
cier; tu as été constamment mêlé à mon bonheur, et
c*est près de toi qu'il a commencé.
158 RECIT D'UNE SŒUR.
« Que deviendrons-nous ? Sommes-nous destinés à
nous retrouver, et à passer encore comme autrefois des
heures célestes? Parfois la peur me prend que l'agitation
et le mouvement où tu as jusqu'à ce m.oment plongé ta
vie ne puissent se rencontrer avec le calme qui s'ouvre
devant moi. Les deux routes que nous suivons sont s.
différentes! et pourtant j'ai besoin de toi. L'étoile que
j'ai suivie près de toi m' éclairera toute ma vie; ton nom,
ton souvenir, y sont éternellement gravés. Cher ami, je
t'aime plus qu'un frère. Adieu , écris-moi. Alexandrine
me dit tous les jours de la rappeler à ton souvenir.
Songe que ton amitié doit à l'avenir se réunir sur elle et
sur moi. Si tu écris à M. de Lamennais, demande-lui
une prière pour moi. »
ALBERT AU COMTE DE MONTALEMBERT*.
«Naples, le 20 décembre 1833.
« Cher et malheureux ami, ta lettre de Francfort vient
de m'arriver; j'en suis tout bouleversé. Et maintenant,
que ne donnerais-je pas pour être avec toi ! Je ne sais si
je présume trop de mes forces en pensant que je te serais
de ressource, et que je pourrais apporter quelque adou-
cissement à toutes tes peines. Je voudrais te parler de la
première partie de ta lettre; mais la seconde me poiir-
1. Albert venait d'apprendre la résistance de M. de Lamennais à
l'arrêt du Saint-Siège. L'influence qu'il avait exercée jusqu'alors sur
M. de Montalembert (si jeune et si naturellement subjugué par son
génie) causa à Albert une inquiétude si vive en ce moment, qu'elle
domina tout et sembla lui faire oublier son propre bonheur. On verra
quels conseils lui inspirèrent, en cette circonstance, sa foi et sa ten-
dresse pour son ami, qui était alors en Allemagne, d"où M. de
Lamennais le rappelait avec insistance à Paris. Il revenait d^; ce
pèlerinage à Marbourg, où il avait découvert sainte Elisabeth, le
jour même de sa fête, le 19 novembre 1833,
BéClT D'UNE SŒUB. 159
suit comme un rêve affreux. Ami chéri» au nom du cioî,
ne retourne pas en France en ce moment. Sonde l'abîme
où tu, te précipites, et songe qu'une fois parti, le retour
te sera peut-être impossible. Il n'y eut qu'une voix pour
admirer l'abbé de Lamennais lors de sa soumission.
Quelques mauvais esprits voulurent douter de la bonne
foi de cet acte ; mais on méprisa leurs doutes, et la sainte
autorité de l'Église triompha de nouveau par ce fait. Les
paroles que vous avez jetées dans le monde sont peut-
être envoyées du ciel, mais tout vous porte à croire que
c'est assez. Si elles sont vraiment nées de Dieu , elles
fructifieront et brilleront un jour de tout l'éclat de la
vérité. Nous ne sommes peut-être pas encore mûrs pour
recevoir les bienfaits qu'elles doivent nous assurer. Fré-
missons à la vue des malheurs que trop de zèle pour-
rait enfanter. Tremblons d'horreur à la vue d'un schisme
et serrons-nous au pied de la croix, base de l'Église, non
pour la saper, mais pour la chérir et la défendre. De
grâce, mon ami, /brce-foi à ne pas te rendre aux instances
de M. de Lamennais. Que Dieu t'accompagne et te sauve!
Tiens-toi à l'écart et mets à exécution ton projet de
voyager pendant un an ou deux. Je donnerais tout, te
dis-je, pour être près de toi; ta solitude m'effraye, je
suis à me creuser la tête pour trouver le moyen d'aller
te rejoindre; mais que de difficultés! Si tu as re(iu ma
dernière lettre, tu sais le bonheur qui m'attend au prin-
temps, mais je jure que je le retarderai volontiers pour
voler près de toi, pauvre ami! Mais comment faire? La
princesse part au mois d'avril. Si elle emmenait sa lîlle,
je ne sais ce qui adviendrait; ce bonheur dont je doute
toujours, bien que toutes les difficultés soient aplanies,
serait peut-être perdu sans retour! Je m'en vais en par-
ler avec mon père, et je te dirai sûrement par* le cour-
rier prochain ce que je pourrai faire. Avec quelle impa-
160 RECIT D'UNE SŒUR.
tience je vais attendi^e tes lettres ! Si j'apprends ton
départ pour Paris, je ne sais ce qui m' arrivera! Au nom
de notre amitié, de tout ce qui te chérit, de Dieu, notre
lien indissoluble, que le devoir l'emporte sur toutes les
considérations qu'on pourra t' opposer! Tous les miens,
qui t'aiment comme un des leurs , tremblent de te voir
dans une telle alternative. Mon père me parle de toi
avec une sollicitude paternelle, et moi , mon ami chéri,
je ne puis te dire dans quelle angoisse ta lettre m'a jeté.
Je serai plus calme lundi , et je t'écrirai , j'espère , plus
longuement. D'ici là, je veux voir s'il me sera décidément
possible de te rejoindre. Adieu, mon cher bon ami. Oh!
je ne t'ai jamais tant aimé. Mes sœurs et Alexandrine te
disent tout ce que peut inspirer la plus vive amitié. Je
ne puis t' exprimer leur effroi à la pensée de te voir aller
à Paris.
« Ton ami pour la vie. »
HISTOIRE D'ALEXANDRINE.
(Suite.)
« Ne fallait-il pas qu'Albert m'aimât d'un bien grand
amour, pour qu'une pareille amitié, dont il ne me cachait
rien , ne me rendît pas jalouse? Si cependant il m'avait
quittée alors pour aller voir M. de Montalembert , cela
m'eût affligée, mais non fait douter de lui. Il avait tant
de dévouement dans l'âme que son premier mouvement
était de sacrifier son amour, parce qu'il lui donnait plus
de bonheur personnel, et cette générosité me plaisait en
lui; mais ce qui faisait que, malgré le grand nombre de
RÉCIT D'UNE SŒUR.
ceux qui aimaient Albert, chacun était toujours content
de son affection sans envier les autres, c'est qu'à tous
cette àme si tendre donnait beaucoup , et qu'elle aurait
toujours pu s'ouvrir à une nouvelle bonne affection sans
nuire aux autres. 0 mon cher doux ami ! tu aimais déjà
sur terre comme on aime au ciel, ton amour avait déjà
quelque chose d'inûni et d'immense! »
ALBERT AU COMTE DE MONTALEMBERT.
«24 décembre 1833.
« Mon cher ami , tu as dû recevoir une lettre que je
t*ai écrite immédiatement après la réception de la tienne :
elle est sûrement bien confuse , bien incomplète , car tu
m'avais jeté dans un trouble inexprimable. Que n'aurais-
je pas donné pour voler vers toi ! Je crois même te l'avoir
à peu près promis. Depuis j'ai vu que je m'étais
flatté d'un vain espoir. Je ne puis partir, et tout me porte
à croire que le printemps ne nous réunira qu'un instant.
J'éprouve alors sans cesse le vif regret d'avoir passé ces
deux années loin de toi , puis le souvenir de tout mon
bonheur vient effacer une pensée qui, bien que très-vive,
n'est plus que passagère. Cher ami, je ne crains pas de te
faire cet aveu, car tu sais que tu occupes une des places
chéries de mon cœur. Que ne puis-je te faire lire dans
mes yeux ce que tes peines me font éprouver et adoucir
l'amertume de ton âme par la plus vive sympathie ! Com-
ment ne souffrirais-je pas de ta douleur, moi dont le
cœur est dans le ciel ! Dieu a versé ses bénédictions sur
moi, si peu digne de sa bonté, et toi, mon ami, jusqu'ici
la douleur a été ton partage.
a Oui, je tremble en songeant à ta solitude; écris-moi
vite et souvent, et dis-moi les projets de M. de Lamen-
I. 11
162 RECIT D'UNE SŒUR.
nais. Je n'ose y arrêter ma pense'e ; tout le monde a les
yeux sur lui : que va-t-il faire dans cette crise? Pourquoi
te rappelle-t-il ? Si Rome vous condamne, ami , ne vous
soumettrez-vous pas? C'est impossible. Je n'ai pas com-
pris, n'est-il pas vrai? Pourquoi cette idée me poursuit-
elle comme un rêve? et d'où vient que je vois l'hérésie
attentive prête à applaudir à cette nouvelle désertion?
Incompatibilité. de la liberté avec la religion, me dis-tu:
c'est-à-dire, division d'une même âme. Est-ce possible?
Oh! non, ce sont de vaines terreurs. Liberté veut dire
la croix, et Dieu l'a plantée pour être le foyer du genre
humain. Regarde les progrès toujours croissants de cette
liberté depuis sa descente du ciel. Elle a grandi, grandi,
mais sa marche est lente, parce qu'elle veut la foi dans
tous- les cœurs. Ne la croyons donc pas morte parce qu'elle
n'avance pas au gré de nos désirs. Quoi! désespérerons-
nous de l'avenir, quand jamais il n'a paru plus resplen-
dissant? Si tout est fini, d'où vient donc cette sympathie
immense entre tous les peuples? D'où vient ce besoin
universel de vie, de religion? Non, mon ami, loin de
nous les coupables terreurs! Que nos cœurs soient rem-
plis de joie! Je vois le doigt de Dieu dans la halte que
la cour de Rome vous impose. Laissez à ceux qui sont
jeunes le temps de vous rejoindre, et vous reprendrez
votre marche. Songez que le feu dont vous brûlez les
éclaire à peine encore. Cher ami, mon entendement en
politique est borné, et ce n'est qu'à toi que je fais part
de mes espèces d'opinions ou plutôt de mes sentiments,
car ce que je dis, c'est ce que je sens, voilà tout. A cha-
cun sa vocation , la mienne est le calme et l'obscurité.
Pourtant , dans ces courses lointaines de l'âme , ma vie
change d'aspect et mon bonheur change de nature! Je
me sens alors près de toi. Mon œil, fixé snr toi, cherche
à te deviner, et il me semble que je suis là pour te sui-
RÉCIT D'UNB SŒUB.
vre dans ta course et te tendre les bras quand tu es
fatigué!...
« ... J'avais laissé cette lettre sur ma table, et à mon
retour, j*y ai trouvé ces mots de ma sœur Pauline. Tu
trouveras aussi, ci-jointe, une lettre de mon Alexandrine.
Elle m'a demandé tout de suite si elle ne pouvait pas
f adresser quelques lignes. Tu vois donc que tu as ici
plus d'un ami. Quelle joie j'en ressens! Oh! de grâce,
du courage , tu verras encore de beaux jours. Écris-moi
souvent, car je ne puis plus supporter les intervalles que
tu laisses entre tes lettres, maintenant que je te sais
triste et malheureux. Mon père regrette aussi que tu ne
te forces pas à te distraire. 11 tremble que tu n'ailles à
Paris, où tu ne serais peut-être pas maître de toi. Cher
bon, aie pitié de tes amis; j'ai toujours foi dans le bon-
heur qui tfest dû, et je l'ai plus vive que jamais, malgré
les nuages qui nous entourent. Conserve-moi ta douce
amitié, dont je ne puis désormais me passer.
u Ton meilleur ami,
« Albert. »
ï "
rUTTRE D*ÂLEXÂNDRINE AO COMTE DE MONTALEMBERT.
(Contenue dans la précédente.)
a Cher monsieur de Montalembert, il faut que je vous
dise moi-même tout l'intérêt que m'inspire votre situa-
tion. Je sais que vous n'en voudrez pas à Albert de m'a-
voir parlé de tout ce qui vous concerne. Je ne croirais
pas à sa confiance en moi, s'il cherchait à me cacher la
peine que lui causent vos chagrins; il en est si malheu-
reux, qu'il me semble que je dois vous prier, vous sup-
plier de ne rien faire qui puisse augmenter les tourments
I auxquels vous êtes livré. Quelque singulier que cela
164 RECIT D'UNE SŒUR.
puisse VOUS paraître, je joins donc mes prières à celles
qu'Albert vous a faites de rester bien tranquillement à
Munich, et puis de venir nous voir en Italie. Je ne crois
pas qu'il y ait de la présomption à croire que vous m'é-
couterez un peu , car je sais que vous avez eu la bonté
de me dire que vous m'aimiez, parce que j'aime Albert.
Je me répète souvent ces paroles de vous, parce que
c'est la manière dont je préfère maintenant être aimée.
Quoique le bonheur dont je jouis me sufiise entièrement,
je regarderai votre amitié comme un grand bonheur de
plus dans ma vie, et, grâce à Albert, j'espère qu'il ne
me sera pas tout à fait impossible de l'obtenir un jour.
Dès aujourd'hui, j'ai pour vous les sentiments qu'une
sœur pourrait avoir. Que ne puis-je faire quelque chose
pour vous? Mais je vous en conjure , ne vous croyez ja-
mais abandonné! Ne croyez jamais qu'il n'y a pas d'es-
poir pour vous! Dieu donne du bonheur à tous, et vous,
bien plus qu'un autre, êtes fait pour en éprouver. J'es-
père qu'il écoutera nos prières pour vous , je dis nos
prières parce que, moi aussi, je prierai pour vous. Vous
ne me le défendez pas, n'est-ce pas? malgré votre sévé-
rité pour nous autres, qui est le seul reproche que je
puisse vous faire. Pardonnez-moi tout ce que je vous dis,
et tâchez de comprendre toute l'amitié que j'ai pour
vous, amitié bien inutile malheureusement, mais que j'es-
père pourtant que vous ne dédaignerez pas. Adieu, pro-
mettez-moi de venir dans quelques mois , et ne cessez
jamais d'espérer en la bonté de Dieu. Je sens si bien
qu'elle est inépuisable ! « Alexandrine^ »
1. En réponse à ces lettres, Albert en reçut une de M, de Monta-
lembert datée de Munich, le 3 janvier 1834, où se trouve le passage
suivant :
(( J'avoue que j'ai été on ne peut plus surpris en lisant les ré- '
flexions que vous a inspirées à tous trois ma lettre de Francfort.il
RÉCIT O'UNB SŒUB. I«
ALDERT AU COMTE DE MONTALEMBERT.
« 25 janvier 183 i.
« Je commence à ne plus douter de mon avenir, i]
m^apparait brillant» éclatant» et je ne vois pas de nuage
qui puisse ternir mon ciel. Pourtant» je sens une sorte de
mélancolie à voir ma destinée nécessairement moins liée
a la tienne. Parfois» mon cœur se serre à cette pensée»
je la fuis» mais elle me poursuit, et j'ai été heureux de
voir que tu la partageais. Oui, souvent je regrette notre
chère communauté» et je ne triomphe de mon abatte-
faut donc que Je m'y sois bien mal exprimé» si j'ai pu vous laisser
soupçonner un moment que je ne suivrais pas absolument tout ce
que vous me conseillez. Il me semble cependant que je t'annonçais
bien expressément que j'allais à Munich» et que, si j'avais pensé un
moment à aller à Paris, ce n'était que pour user de ma faible in-
fluence sur M. de Lamennais pour le détourner de toute idée do
résistance. Toutes les excellentes pensées que tu exprimes avec tant
d'affection, tant de raison et cette véritable éloquence qui vient du
cœur» je les ai toutes eues» et il n'y a pas un mot de tes lettres qui
ne soii parfaitement d'accord avec tout ce que j'ai pensé et voulu
depuis la lecture du fatal bref du 5 octobre. Il n'y a pas même un
mot que je n'aie dit et écrit à M. de Lamennais pour le déterminer
à faire comme moi : à se retirer de l'arène» à se courber sous la
main sévère de Dieu» et à attendre humblement et docilement l'ac-
complissement des voloutés d'en haut. Mais, chose incroyable et que
j'hésite à te raconter, M. de Lamennais s'est senti blessé de ces
conseils» quoique j'y aie mis plus de tendresse» plus de sollicitude»
plus d'abandon qu'envers aucun être vivant.. Sa réponse ne me
prouve que trop que ce dissentiment l'a affligé, et que son cœur
n'est plus le même pour moi ! Je ne l'aurais jamais cru» et j'ai la
conscience de ne l'avoir point mérité. Et cependant il a adopté le
parti que Je lui conseillais; il a plus fait encore» car non-seulement
il a renoncé à tous ses projets d'action politique, mais il a adhéré
purement et simplement à l'encyclique, sans distinction aucune, s'en-
gagcant, selon la formule prescrite par le saint-père, à ne rien écrire
ni approuver qtu soit contraire à cette encyclique. •
166 BÉCIT D'UNE SŒUR.
ment qu'en espérant que ce changement ne te fera trou-
ver près de moi qu'un surcroît d'affection, et que mon^
amitié ne fera que grandir en s* unissant à celle que
mon amie chérie ressent déjà pour toi. 0 mon ami !
notre foyer ne sera-t-il pas toujours le tien, et tout ce
que l'amitié peut donner de bonheur et de calme, ne le
trouveras-tu pas toujours dans nos cœurs?
« Je conçois que tu aies été surpris en lisant le prin-
cipal contenu de nos trois lettres , car nous te connais-
sions' assez pour ne pas douter de ta conduite dans une
telle circonstance. Néanmoins, mon ami, j'ai eu peur, je
l'avoue; je te voyais dans une si grande extrémité, tel-
lement poussé à bout et dénué de toute consolation, que
j'ai craint ton désespoir. Tu me disais bien que ta ferme
intention était de fuir Paris et de te retirer pour l'hiver
à Munich, mais tu me disais aussi que M. de Laijiennais
te redemandait avec instance, et, bien que je n'eusse
jamais dû douter de ton âme, j'ai tout conçu et tout
craint. Pardonne-moi, mon ami, ce qui ne fut qu'excès
d'amitié...
« Oh! mon cher Charles, relève-toi! Ne te laisse pas
abattre! Remercions le ciel de t' avoir éclairé, s'il est
vrai que tu marchais dans les ténèbres, et ne te repro-
che pas ce qui pour toi n'était qu'excès de zèle, fièvre
d'amour du bien. De grâce, calme-toi. Malgré toute la
joie que j'éprouvais en entendant parler de tcfi, en voyant
cette gloire qui s'était attachée à ton nom, j'éprouve un
bonheur indicible en te voyant décidé à te retirer de
l'arène et à demeurer à l'écart. Je connais ton âme, j«
sais le feu qui t'anime, je sais que tu étais disposé à
mépriser ce qui ressemblait à de la prudence , que ta.
aimais le danger ; je voyais en même temps s'accroître
chaque jour l'envie, et peut-être la haine; je ne puis te
dire les craintes, que f avais pour toi , et j'aurais donné
EéCIT D'UNB SŒUR. |f|
ma vie pour détourner les orages que tu semblais vouloir
attirer sur ta tête! Quelle joie si« quittant enfin la cime
de la montagne, toujours tourmentée par la tempête, tu
viens te réfugier dans notre vallée de paix et d'amour!
Viens. Bientôt tu sentiras la joie pénétrer ton pauvre
cœur; j'ai le doux pressentiment que le moment appro-
che où Dieu fera pleuvoir sur toi les preuves de sa béné-
diction, le prix de ta constance et de ta foL O mon pau-
vre ami ! que Dieu te bénisse donc! >»
HISTOIRE D'ALEXANDRINE.
(Suite.)
« Le !*»■ janvier 1834, j'écrivis dans mon journal :
« 0 mon Dieu ! au nom de Notre-Seigneur, bénis cette
année pour nous tous! »
<( Et ce fut la veille ou ce jour-là même que je copiai
ce passage :
<( Aux légei-s plaisirs, les légères souffrances; aux
grands bonheurs, les maux inouïs. » Quel arrêt! S'il est
vrai, ne devons-nous pas frissonner, nous qui sommes
si heureux? Dans quel abîme allons-nous donc tomber?
« Le vendredi,7marst83/j S j'entrai par hasard dans
la chambre de ma mère à une heure où je n'y entrais
1. Le 18 décembre précédent, en sortant d*nn bal chez le comte de
Stackelberg, nous avions appris qu'un toI considérable avait été
oommis chez M. et M'^de HarceUus, qui étaient aussi à ce bal. Argent
et bijoux, presque tout avait été enlevé de chez eux, et tous les soup^
cens étaient tombés sur un serviteur napolitain, nommé Carminello,
qui était à leur service, et qui fut sur-le-champ mis en prison mal-
gn'i toutes ses protestations 4'innocence.
168 RECIT D'UNE SŒUR.
pas ordinairement; elle achevait sa toilette, et je vis sur
ses genoux des bijoux d'un genre ancien, qu'aimait beau-
coup le prince Lapoukhyn , auquel on en apportait sans
cesse à acheter. Je me mis à les regarder avec noncha-
lance (car j'étais bien nonchalante dans ce temps-là) et
je dis à ma mère, sans me douter de l'importance de
ma remarque : « Voilà un petit bijou absolument sem-
(( blable à celui que M"® de Marcellus portait sur son
front au souper du jour de Pâques ^ » Ces mots la frap-
pèrent à l'instant, et lui rappelèrent le vol qui avait été
commis chez M'"^ de Marcellus, le 18 décembre. On dou-
tait un peu de ma mémoire. Mais en regardant ce bijou
avec plus d'attention, je protestai et soutins que c'était
le même que j'avais vu sur le front de M™® de Marcellus :
une petite châsse en émail , contenant deux figures , un
roi et une reine couronnés. Cet ornement était assez re-
marquable pour qu'il ne fût pas très-probable d'en ren-
contrer un second absolument pareil. On l'envoya chez
]\jine de Marcellus qui le reconnut sur-le-champ. Cette
découverte mit sur les traces du véritable auteur de ce
vol, et le pauvre Carminello, qui en avait été accusé à
tort et avait été en prison depuis ce jour-là, fut déclaré
innocent et rendu à la liberté. Il vint,- le 15 mars, me
remercier, car il me regardait comme sa libératrice. IJ
avait souffert de vraies tortures, il avait une plaie à la
jambe, on. l'avait pendu la tête en bas, battu, inondé
d'eau froide , et , au milieu de tout cela , on lui répétait'
toujours : « Tu iras aux galères pour vingt-cinq ans. »
L'autre, le vrai coupable, y est maintenant.
« Cela m'avait semblé de bon augure, au moment de
mon mariage, d'avoir été l'instrument dont Dieu avait
daigné se servir pour sauver un innocent, cçir il n'y
1. Voir note 1, page 85.
r6CIT D'UNE 6<BUS.
avait que moi qui eusse reconnu ce bijou. Le pauvre
Carrainello, chaque fois qu*il m*a revue depuis, m'a
témoigné la reconnaissance qu'il croyait me devoir, et y
enveloppait Albert avec moi. Et tout cela m'était doux.
0 Le dimanche 9 mars, j'écrivis dans mon livre fernif'»
à clef, que j'avais ouvert pour la dernière fois à Bocklet ,
après y avoir écrit ces mots : « Où le rouvrirai-je ? Oh !
si j'osais dire à Naples ! » '
« A Naples ! à Naples ! mon Dieu ! N'y a-t-il pas de
l'ingratitude à moi à n'avoir pas rouvert ce livre depuis
.près de huit mois , à n'y avoir pas dit encore que mes
vœux étaient comblés? Mon Dieu! Je suis heureuse! je
Tai été délicieusement , j'espère que je puis croire que
je le serai encore ; et cependant il y a en moi un tel
mélange ! quelquefois je m'imagine que je l'aime trop,
et j'en suis humiliée ; quelquefois je trouve que je ne
l'aime pas assez , que je ne sais pas aimer. Je ne suis
pas contente de moi , et souvent je ne le suis pas des
autres. Je trouve souvent que je ne vaux rien, et cepen-
•dant j'en veux aux autres de ne pas assez bien me trai-
ter. Oh ! si je me sentais plus digne d'être heureuse , je
crois que je le serais. Au moins, ô mon Dieu ! fais que
je ne cause le malheur de personne, je t'en prie au nom
de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! Je vais donc me marier
dans quelques semaines. Mon Dieu! tu exauceras ma
prière, n'est-ce pas ? de me faire mourir avant de causer
de la peine à Albert! Oh ! que ne suis-je digne de lui !
« J'ai si peur de lui déplaire que je ne sais ce que je
ferais pour être ce que je voudrais être pour lui , et
pourtant je me néglige. Je pense encore quelquefois que
rien ne me suffit, pas même son amour, qui est tout
pour moi. Et pourtant je ne suis pas assez bonne pour
que le ciel me suffise. Au moins faudra-t-il que je change
extrêmement pour cela. Je suis si singulière! soupçon-
170 RECIT D'UNE SŒUR.
neuse, fière, et faible, et irritable, et apathique tout à la
fois^ Oh! comment serai-je plus tard? déplairai-je ou
serai-je malheureuse?
u Mon Dieu, je te remercie de tout ce que tu as fait
pour moi. Je n'ai pas de ferveur, mais ne permets pas
que je sois ingrate ni envers toi ni envers ceux qui m'ont
fait du bien. Récompense-les tous, mais surtout ma mère,
et accorde-moi le bonheur éternel et temporel de tous
ceux que je chéris Mon Dieu! au nom de ton fils Jésus-
Christ, fais qu'il ne m' arrive rien contre ta volonté, et
je te fais la même prière pour ceux que j'aime! »
(( Un des soirs suivants (je crois, mardi le 18), j'écri-
vis à Albert le billet suivant :
« Ami chéri, pourquoi êtes-vous parti? Mon frère s'en
est allé tout de suite après vous et mon cœur saigne au
point que je suis obligée de vous l'écrire. Nous aurions
pu passer une heure et demie ensemble. 0 mon Dieu!
mon Dieu! j'espère qu'il ne me punira pas de tant souf-
frir d'une chose au fond si importante, puisque nous
devons passer ensemble tous les jours de la vie ^ Je suis
trop exigeante; mais quelle soirée! et je tremble que ce
ne soit la même chose demain. Tâchons que non. Oh !
mon ami, je sens bien que je vous aime ! et comme il
m'est doux de sentir aussi qu'il m'est permis de vous le
dire!... Vous allez prier peut-être dans ce moment. Oh!
dites-moi que Dieu a voulu tout ce qui nous arrive, qu'il
a voulu que nous passions notre vie ensemble î
a A demain, que Dieu soit toujours avec vous! »
« Il a aussi gardé toujours ce billet dans le petit porte-
feuille dont j'ai parlé, et c'est devant son cercueil que
je l'ai retrouvé et relu deux ans plus tard...
1. Plus tard, Alexandrine a écrit à la marge : a Oh ! la vie! qu'est-
ce que « tous les jours de la vie? u
RECIT D'UNE SŒUR. 1*31
« Le même jour m'était venUe la réponse de M. de
Montalembert à mon billet, dans laquelle il me parlait
de rattachement vif et profond qu'Albert lui avait inspiré
dès le premier jour où il l'avait vu, et il me disait que
mon affection était la réœmpense que Dieu avait réser-
vée à « ce cœur si plein d'amour et de dévouement pour
ses semblables, ce cœur le plus tendre et le plus sûr
qu'il eût jamais rencontré jusqu'ici sur la terre. »
« Doux éloge et bien mérité de mon Albert! »
Ce fut dans ce même temps, et au milieu de tant
J-autres préoccupations personnelles, qu'Albert écrivit la
lettre suivante à un jeune Anglais avec lequel il s'était
un peu lié à Rome l'année précédente. Elle est trop inté-
ressante pour n'être pas citée ici.
ALBERT A. M. A. S. O.
« Mon cher ami , je ne croyais pas, quand nous avons
abordé un sujet aussi grave, que nous en viendrions à
l'approfondir. Je vous avais parlé de ma religion comme
étant parfaitement en harmonie avec les sentiments que
fait naître une belle nature. Voilà, si je ne me trompe,
d'où nous sommes partis; mais enfin, puisque nous
en sommes venus à un sujet plus intime, je suiâ heu-
reux d'en causer avec vous. J'ai peu lu la Bible, comme
je vous l'ai dit, mais je vous exposerai de mon mieux
les prédilections pour ma foi. Je regarde comme une
bonté infinie de Dieu de nous avoir donné une croyance
qui ne nous expose pas à errer en matière de dogme.
S'il était vrai que nous eussions tous la mission et le
droit de déterminer nous-mêmes notre foi, et de ne
«aous en rapporter qu'à nos propres lumières pour cela.
172 RÉCIT D'UNE SŒUR.
dites-moi, mon cher ami , quelle est la conviction qui
serait la même chez deux individus. La croyance de
chacun ne se trouverait-elle pas subordonnée à son plus
ou moins de capacité, à la bonté plus ou moins grande
de son cœur? Quel chaos ce serait! Ne voyez-vous pas,
d'une part, à quel- point l'imagination pourrait nous
entraîner, et, de l'autre côté, à quelle distance en arrière
resterait l'homme sans capacité et sans éducation? Où
serait la justice si les lumières et les recherches pou-
vaient seules nous montrer la vérité?
« Dieu, dans sa bonté, nous a, au lieu de cela, donné
un flambeau pour nous préserver de l'erreur. L'Église
est la forme visible de la foi. Elle est la base de laquelle
nous devons nous élancer vers le ciel par notre amélio-
ration constante; tandis que si nous passions notre vie
à chercher le point de départ, la mort nous sui'prendrait
sans que nous eussions commencé l'œuvre principale.
« Vous ne pouvez comprendre notre confession ; je ne
vous parlerai pas du bonheur qu'elle procure : il faut y
avoir foi et l'avoir goûté pour en sentir tout le prix.
Mais, mon cher ami, parce que, comme vous le dites, cha-
cun sait qu'il doit être bon , pensez-vous qu'il soit inu-
tile de se l'entendre répéter et que nos réflexions suffi-
sent? Il y a dans la parole humaine une vie, un à-propos,
qu'on chercherait en vain dans les livres et dans ses
propres pensées. Cet homme, dont la vie est une lutte
perpétuelle contre ses passions, est initié, par sa propre
expérience , à toutes nos misères et à toutes nos souf-
frances. Il sait où est le mal et comment en triompher;
il nous réveille de notre apathie, nous console dans notre
affliction , nous rend de l'espérance et de la confiance
dans notre abattement. Ce ne sera pas une excuse devant
Dieu, me dites-vous, que mes erreurs m'aient été incul-
quées par un prêtre ; mais voilà justement ce dont nous
RECIT D'UNE SŒUR. lit
sommes à Tabri. Le prêtre ne peut ni se tromper, ni
nous tromper, car la doctrine qu'il nous enseigne n*cst
pas la sienne. 11 nous transmet celle dont est dépositaire
l'Église, en laquelle nous n'avons tous qu'une seule et
même foi et ne formons qu'un seul et même corps.
<( Vous êtes effrayé, me dites-vous, de l'immense incon-
vénient du célibat des prêtres : d'abord, ceci est un
simple point de discipline; mais je voudrais vous mon-
trer combien cette institution renferme de sagesse et de
beauté. « Tous les hommes qui ont voulu toucher par
la pensée aux choses élevées, soit en religion , soit en
philosophie, se sont abstenus en quelque sorte de tout
contact humain. Les premiers chrétiens avaient cette
vertu en si haute estime, qu'ils pensaient qu'aucune
autre ne pouvait germer ni atteindre son plus haut degré
de perfection dans une àme d'où celle-là était absente.
Ne me demandez pas comment cela est possible : pour
le comprendre, il faut admettre que, lorsque le sanc-
tuaire est préparé, Dieu ne dédaigne pas d'y descendre;
et qu'il y ait de grandes jouissances dans cet état lors-
que cette vertu est dans toute sa plénitude, que Dieu
accorde à ceux qui se livrent ainsi à son influence abso-
lue, des joies ineffables qui les dédommagent ample-
ment des misérables joies de ce monde : c'est ce que
les visions du désert, les hautes inspirations des caver-
nes, les extases des saintes cellules ne permettent pas
de contester. Les révélations authentiques ne manquent
pas aux défiances les plus prononcées, et certes il n'est
' pas miraculeux qu'une âme dès longtemps séparée des
besoins et des espérances de cette chair pesante par-
vienne enfin à cette exaltation sublime qui s'appelle folie
dans le monde et suprême sagesse dans l'éternité M... »
1. Des guillemets qui se trouvent dans le brouillon de cette lettre.
174 RÉCIT* D'UNE SŒUR
« Mon cher ami , je suis loin d'avoir épuisé tout ce
qu'il y a à dire sur un pareil sujet; je regrette d'en
avoir parlé si imparfaitement, et je voudrais de tout
mon cœur que vous pussiez rencontrer quelqu'un qui
fût plus en état que moi de continuer une conversatioa
aussi intéressante. »
« A vous de cœur,
« Albert. »
JOURNAL D'ALBERT.
Commencé le 21 mars 1834. — (Extraits.) — Naplei.
(( Je me décide à écrire un journal. Pourquoi aujour-
d'hui plutôt qu'hier? Je ne sais, sinon que j'ai pensé
que l'obligation de noter chaque jour de sa vie force
peut-être à la mieux employer.
(( Lu Byron; levé tard; écrit quelques lignes à Monta-
lembert; traduit Moore , et depuis deux heures , ma vie
s'est passée comme à l'ordinaire dans un bonheur uni-
forme ; beaucoup pensé et parlé de notre voyage à Jéru-
salem. Certes, je n'y crois pas; que ne donnerais-je pas
cependant pour le faire, avec elle bien entendu!
« Naples, 22 mars.
« Levé tard; mal dormi; lu de l'anglais avec miss
Mac-Carthy ; sorti à cheval ; accès de joie sur le bord de
la mer; au galop. Je voudrais souvent me plonger dans
la mer pour être au milieu de quelque chose d'immense.
C'est peut^tre ce qui fait gue j'aime tant à être seul.
qu'Albert avait conservé, indiquent peut-être que ce beau passage est
une citation, mais je ne sais d'où elle est tirée.
RéCIT D'UNE SŒU», PJ
« F!n rentrant, ma visite accoutumée. Salons du
monde où l'on perd le plus de temps. On ne m'y ver-
rait pas souvent si, par bonheur pour eux, ils n'avaient
pas au milieu d'eux un ange qui remplit tout le vide
qu'ils y creusent! *** est un drôle d'homme; je l'aime;
il m'intéresse, il est malheureux , sa vie est manquée ;
mais je ne sais ce qui lui eût convenu. Une longue
habitude d'indépendance rend insupportables toutes
chaînes, quelque douces qu'elles soient. Je bénis le ciel
de m'avoir lié de bonne heure,
«sa mars.
« Levé de bonne heure; lu; trouvé le portrait d'une
femme, par Moore, qui ressemble, suivant moi, beau-
coup à ma Pauline.
u Reprenons mon journal. Je suis allé à la messe :
bonne; à deux heures chez Alex. Pauvre amie! Je l'ai
trouvée triste. Elle s'inquiète de l'idée qu'il eût mieux
valu pour moi que cela ne fût pas, et moi, à charge de
revanche. Pourtant, après tout, je pense bien vraiment
que c'est pour notre bonheur, à tous les deux, que nous
nous sommes rencontrés , et que Dieu nous a bénis : je
parle ici bien froidement , car je me tais sur tout le
bien-être intime de mon âme. Notre amour est en Dieu
et béni par lui. J'ai la plus entière foi dans l'accomplis-
sement de mon rêve. 0 Seigneur I que votre amour se
répande sur nous comme une sainte rosée *.
1. Alexandrine a ajouté à côté de ce passage : « O mon Dieu ! ces
prières de mon Albert ont été jusqu'à vous. Ce sont de ces prières
qui percent les nues et arrivent jusqu'à votre trône. Ce jour-là,
j'avais été à une confirmation protestante, et ce fut, je crois, au
retour que, dans une conversation que mon frère (arrivé depuis peu)
entama sur la religion, je refusai de promettre à ma mère de ne pas
devenir catholique, et, le soir sans doute, je parlai à Albert d'une
RECIT D'UNB SŒUR.
« Samedi 24 mars.
« Levé de bonne heure; chez M»"" Porta; je ne mérite
3as tant de miséricorde : absous; entendu la messe;
rentré; déjeuné. Je voudrais suivre exactement une espèce
de régime, non pour ma santé, mais parce que je crois
cela favorable à l'intelligence. Monté à cheval; écrit un
peu à Montalembert; mon amitié pour lui semble s'ac-
croître tous les jours. Chez Alex, en bonne disposition;
nous avons peu causé; elle a été s'habiller pour aller
dîner chez le comte Stackelberg : jolie toilette; elle était
charmante. Le soir resté un peu dans le salon d'Emma;
je m'y suis plu ; pourtant il me semble que j'ai entière-
ment perdu l'habitude du monde, car tout ce qui y res-
semble m'étonne, je ne m'y sens pas at home. J'aime
tant ma solitude de chaque soir! Chers entretiens! qui
peut vous être comparé?
(( La princesse rentrée, j'y ai été; parlé de choses et
d'autres; dispute avec *** : quel esprit de contradiction!
11 serait sûrement de mon avis s'il causait avec un autre
qui fût de mon opinion, car je suis sûr qu'au fond il
pensait comme moi. A onze heures, Dieu merci, tous
partis; heure ravissante! si vite passée! Oh! je l'aime
au delà de toute expression ! plus qu'elle ne le croit elle-
même! Quelle peine j'ai à la quitter! C'est toujours un
déchirement*.
« Promené sur le bord de la mer, clair de lune , mer
agitée* vent, j'aime ce temps; rentré; écrit ce journal;
continué ma lettre à Montalembert; couché à une heure;
je n'ai pas fini ma lettre, mais j'ai sommeil; bonsoir.
manière qui lui fit écrire ces mots : « J'ai la foi la plus entière dans
l'accomplissement de mon rêve. »
i. Alexandrine met en marge : « Oh! mon Dieu, oui; cette
courte absence était toujours un déchirement. C'est que le cœur est
insatiable de bonheur! Il le lui faut éternel et parfait! » .
EBCIT D*UNB SŒUIt
«Le 26 mars.
« Levé à huit heures, persuadé que j*avais une foule
de choses à faire ; erreur, je n'avais rien. Entendu la
messe; reçu du curé l'attestation de la publication de
nos bans; c'est fait, est-ce croyable? La vie est singu-
lière; quand je pense comme je suis indigne de mon
bonheur, j'en suis effrayé. Pâques est dans quelques
jours, point disposé ou mal. Mon Dieu! pardon, ayez-
pitié de moi, de nous.
« Sorti à cheval, promenade délicieuse : jamais je ne
me sens plus content , plus libre que seul à cheval ; à
neuf heures chez ma belle-mère. Commencement de
soirée, comme à l'ordinaire, ennuyeux; nous ne sommes
restés seuls qu'à onze heures,
« 11 est minuit; je vais me coucher. 0 mon Dieu! ayez
pitié de nous, et remplissez notre vie de ferveur et
d'amour !
« Naples, le 27 mars, jeudi saint.
« Levé de bomie heure; entendu Toflice; revenu à
midi ; il était près d'une heure quand nous avons déjeuné.
u A deux heures chez Alex; nous étions dans une
mauvaise disposition : elle a pleuré, pauvre ange! de
belles grosses larmes! Que je l'aimais ainsi!
(( A quatre heures, je l'ai quittée pour aller à Ténè-
bres; visité les églises en y allant; j'aime cet usage
d'interdire les voitures le jeudi et le vendredi saint; les
troupes portent bas les armes, tout cela en signe de
deuil : touchante et belle idée; il y a tant de poésie
versée sur les usages méridionaux!
M Dîné à sept heures, à huit chez Alex, délicieux
moment avec elle près de la cheminée dans la chambre
du prince. Je me sens toujours plus fertile, plus riciie
I. 13
178 RECIT D'UNE SŒUR.
quand je suis seul avec elle : un tiers m'effarouche, un.'
société m'anéantit.
(( Est-il possible? une heure moins vingt minutes; je
me couche; mon Dieu! bénissez-nous.
« Naples, 28 mars, vendredi saint.
« A la chapelle du château , bel office ; déjeuné à près
d'une heure; à deux heures chez la princesse. Alexan-
drine était à son église, elle est rentrée une heure après;
au bout d'une demi-heure, je l'ai quittée pour aller aux
Ténèbres; rentré à huit heures. Toujours du monde; un
instant seulement nous avons été seuls, près de la table
du thé. Alex m'a parlé de ne point aller à Mola, mais
seulement à Castellamare. Je l'aime autant, peut-être
mieux. Nous en reparlerons. Quels jours de bonheur
s'ouvrent devant moi! Mon père était parti à près de
minuit; je suis parti avec lui. Rentré; prié; couché à
minuit passé.
« Samedi saint, 29 mars.
« Levé à huit heures; j*eusse désiré communier, quoi-
que bien indigne; je suis allé chez M?'' Porta, il officiait :
ordination, touchante cérémonie. Quelle vie dans notre
culte! Comme 11 sait remuer et toucher l'ameî Celte
belle figure vénérable, cette piété patriarcale répandue
sur ses traits, cette pureté et cette ferveur sur ceux des
feunes prêtres qui l'assistaient, un franciscain et un
bénédictin, je crois. J'ai été heureusement inspiré d'y
aller; mon cœur était froid, j'en ai rapporté de la fer-
ve,ur, je me sens vivre ; MK'" Porta était trop fatigué pour
m'entendre, il m'a remis à demain.
« Chez Emma, où Alexandrine est venue. Je i'ai
reconduite chez elle et j'y suis resté jusqu'au dîner. Le
soir j'y suis retourné, nous avons parlé de la dévotion à
RÉCIT D'UNE SŒUK. llf
la sainte vierge, sur la protection de laquelle elle a des
doutes. Yen suis affligé, je voudrais la convaincre. Mon
Dieu! donnez-lui ki foi, la simplicité du cœur! Rentré,
j'ai cherché dans mes livres les passages qui se rappor-
tent à cette dévotion, j'en ai trouvé un que je vais copier
pour moi, et traduire pour elle.
« A 9 heures, retouraé chez elle ; bonne soirée. Je suis
parti de bonne heure. Ange ! mon Dieu ! veillez sur elle.
Rentré, j'ai trouvé encore du monde chez Emma; à minuit
et demi retiré; resté au coin du feu à penser et à lire. »
Ce même soir, Alexandrine écrivit dans son livre
fermé à clef :
(c Je vais communier demain et mon cœur est si sec !
Je suis comme si je ne sentais rien, même pour les
affections terrestres, et pour les choses célestes je n'ai
aucune ferveur et bien peu de foi. Cependant mon cœur
ne se refuse pas à croire... 0 mon Dieu! soutiens-moi à
chaque pas, afin que, dans cet état, je ne commette pas
de péchés dont, dans un meilleur temps pour mon àme,
j'aurais cru davantage me tenir éloignée. Mon Dieu, je
te supplie, au nom de ton Fils, de me faire mourir à
l'instant même plutôt que de communier indignement.
Je te supplie de me faire mourir plutôt que de me lais-
ser pécher directement contre toi, mon Dieu! Quanta
ceux qui communieront avec moi et qui, quoiqu'ils aient
péché, ne se croient pas en danger, mon Dieu! j'ai l'as-
surance que tu ne trahiras pas leur confiance. Ton Fils
t'a demandé de pardonner à ceux qui ne savent pas ce
qu'ils font.
(( Mon Dieu! Dieu de compassion I Dieu qui me fais
peur et que pourtant j'aime à me figurer plein de douceur
et de miséricorde infinie! mon Père céleste, ne m'aban-
donne pas dans ma sécheresse, rends-moi la foi, l'amour
180 KÉCIT D'UNE SŒUR.
et l'espérance, et éclaire-moi sur tout ce que je dois
croire. Enseigne-moi la véritable religion, je t'en supplie
au nom de Jésus-Christ^.
« 0 mon Dieu ! pardonne moi tout et pardonne de
même tout à ceux que je chéris, et fais que, pour moi,
je ne garde pas la plus petite rancune contre qui que
ce soit au monde. 0 mon Dieu ! je suis si mauvaise !
viens à mon secours, ne te retire pas de moi. Amen. »
, JOURNAL D'ALBERT.
(Suite.)
1 21 mars 1834. Lundi.
« Sorti à cheval avec mon père à huit heures du
matin ; nous avons été aux Camaldules, et nous y avons
entendu la messe; c'était beau! Quelle vie se répand
dans le cœur en priant I ces moines ont une belle des-
tinée ! Ce calme semble si imposant, si rempli de grandes
pensées! Loin des villes et du monde, ils n'en soupçon-
nent pas le trouble, et vous voyez, à la sérénité de leurs
visages, que le bonheur n'est que dans le bien, dont la
source est en Dieu. Et cependant le monde, les sectes,
l'ennemi tend toujours, mais en vain, à ternir l'éclat de
la pureté de ces hommes-anges. — Oh! que suis-je donc
en comparaison de ces êtres qui ont fait du sacrifice le
bonheur de leur vie, moi qui me sens triste à la moin-
dre affliction ou contrariété, au moindre obstacle que
rencontrent mes passions? J'admire la mortification, car
rien n'est beau comme la pureté !
1 Alexandrine a mis en marge à ce passage : « Jamais une pareille
prière n'a été prononcée en vain. »
BÉCIT D'UNB SCBUB. 181
« Ce soir, j'ai causé avec Alexandre ; je lui voudrais
plus de foi. Dieu chérit les enfants pour leur simplicité,
leur candeur, leur amour : la foi est belle comme le
ciel. Obi des paroles! des paroles!
« Bfardi 1» avril.
« Levé tard; leçon d'anglais. A k heures chez Alexan-
dre. Causé d'arrangements. Le jour fixé pour notre
mariage est le 17. Nous partirons ce jour-là pour Castel-
lamare; au bout de trois ou quatre jours, ma belle-
mère viendra nous y voir; nous parcourrons ensemble
les environs, puis Alexandrine et moi nous la recondui-
rons à Naples pour la mettre en voiture. Quel bonheur !
Je me meurs de peuir de n'y pas arriver; quelque événe-
ment ne viendra-t-il pas troubler toutes mes espérances?
Dieu de bonté ! bénissez-nous.
a Ce soir, du monde chez la princesse, c'était ennuyeux;
une demi-heure avec mon ange, demandé un anneau
.où c'est pour la vie était gravé : elle me l'a refusé, car
iiotre amour ne doit pas avoir de fin, il vient du ciel
et doit y retourner*. Rentré; écrit mon joural; lu Byron
et V Imitation; couché à une heure et demie. J'ai som-
meil, et mon dernier chapitre de V Imitation en a souf-
fert.
m Mercredi 2 avril.
« Sorti pour courir avec Ventignano; demain, les
témoins se réunissent chez le comte Stackelberg, pour
attester le baptême d' Alexandrine. A quatre heures, chez
1. Alexandrine met en marge ces mots : u Oh ! je me souviens bien
de cette soirée : en regardant mes bagues, il eut envie de celle-là
qui avait appartenu à mon père, et je la lui refusai en souriant et en
lui disant : « C'est trop court, Ja vie ! »
182 RECIT D'UNE SŒUR.
ma belle-mère; bon moment avec Alexandrine, dîné
chez eux; j'ai fait la sottise d'y rester jusqu'à la fin. La
soirée n'en a pas fini, grâce aux ***, qui m'ennuient à
mourir. Elles m'ont mis dans un tel état nerveux, que
peu s'en est fallu que je n'aie fait une scène de déses-
poir. Vingt fois j'ai voulu partir; j'aurais mieux fait,
car, après leur départ et celui de mon père, mon impa-
tience étant à son comble, un tête-à-tête avec Alexan-
drine ne put calmer mon irritation, et je suis parti.
C'est mal, et je consentirais à retarder mon mariage de
deux jours pour ne Tavoir pas fait. Je suis sot. Je vais
lire un peu de Vlmilalion et des Confessions de saint
Augustin, et puis je me coucherai; je voudrais être à
domain et l'avoir revue.
« Jeudi 3 avril.
(( Levé à huit heures, couru chez Ventignano, puis chez
le bijoutier ; puis à trois heures grand train ; réuni sept
témoins, tous à peu près grands fonctionnaires, conseil-
lers d'État, généraux, etc., tout cela, je crois, pour faire
un faux ou à peu près touchant le baptême de ma
fiancée K Le maudit huissier a trouvé moyen de remplir
quatre pages d'une affaire de six lignes. Remercié ces
messieurs et mis en voiture le juge, voiture que j'ai
payée... Fripon !
« Revenu chez Lapoukhyn; dîné; commencement de
1. Par une absurde formalité, on avait exigé que sept personnes
vinssent affirmer qu' Alexandrine avait été baptisée. Ceci, je crois,
devait suppléer à un papier qui manquait, et ce qui fait qu'Albert
appelait cela un faux ou à peu près, c'était que, comme de juste,
ces sept personnes n'avaient point été présentes au baptême d'Alexan-
drine et affirmaient seulement qu'il avait eu lieu sur la parole
de sa mère, qui, par conséquent, aurait dû suffire sans leur témoi-
gnage.
RECIT D'UNE SŒUR. 181
soirée stupide ; restés seuls une demi-heure : bon mo-
ment. Cher angel il lui faut me prendre tel que je suis,
deux hommes distincts en moi; elle les aime tous deux,
tant mieux ou tant pis, je ne sais; somme toute, je
Tadore. Encore douze jours, que Dieu soit avec nous! »
LETTRE D ALBERT A M. DE MONTALEMBERT.
« Naples, le 5 avril 1834.
« Je suis en retard avec toi; mon cher ami; mais tu ne
peux te figurer la distraction dans laquelle me jette mon
mariage : c'est assez naturel. Mon bonheur est impos-
sible à t'expliquer, et j'en suis tout troublé ; pourtant,
comme il faut que je fasse toujours un peu de noir, je
me trouve souvent triste, et, outre que c'est absurde,
c'est peut-être ingrat : enfin prends-moi tel que je suis.
Je m'effraye donc de la responsabilité qui va peser sur
moi lorsqu'il me faudra conduire cet ange à travers les
angoisses qui nous attendent peut-être dans la vie. Mon
caractère m'épouvante, ma variabilité, mon peu d'expé-
rience, et ce que je redoute encore plus que tout ceci,
cher ami, c'est mon manque de valeur véritable. Je me
sons de l'amour pour tout ce qui est beau, je redoute
tout ce qui rapetisse et avilit; mais cette valeur due soit
h l'instruction, soit au caractère ou à l'esprit, je ne l'ai
point. Tu ne saurais croire combien cette pensée me
poursuit et m'afflige. Je connais mon infériorité, et ma
timidité naturelle diminue encore le peu que je puis
avoir en partage; tes lettres seules, mon ami, me remon-
tent un peu. Tu as le talent de me donner de moi-même
une opinion que je n'ai pas. Si ce n'était toi, je croirais
que c'est de la flatterie uniquement; et Alexandrine
avait raison l'autre jour en me disant ; « Je voudrais que
184 RECIT D'UNE SŒUB.
ceux qui ne vous connaissent pas pussent lire les lettres
de vos amis. » Certes elles me font voir sous un jour
bien favorable. — A ce sujet-là, tu me fais un bien
grand plaisir par la manière dont tu parles de mon style.
Cher ami, j'en ai été flatté, et cette impression agréable
n'a point été effacée par ce que tu me dis sur le man-
que d'ordre dans mes idées. Je reconnais bien toute la
vérité de cet amical conseil : ne crois pas que je pèche
sans connaissance de cause, je ne suis que trop con-
vaincu du trouble de mon imagination. Cela passera-
t-il? Oh! mon ami, cherche bien et reconnais la cause
du mal au lieu de te faire illusion sur mon compte,
pleure avec moi de ma stérilité : je n'ai rien recueilli
d'une éducation que de mauvais instituteurs, ma pauvre
santé, et peut-être plus que tout cela, mon manque de
bonne volonté, rendirent nulle. C'est un état que tu ne
connais pas, un état qui tue. Je voudrais tout réparer,
et, malgré les distractions qui m'environnent et celles
que j'ai devant moi, la liberté que me laisse mon man-
que de carrière me donne la faculté de combler un peu
le vide que l'absence de savoir fait en moi. Mais, mon
ami, savoir travailler est déjà la moitié de la besogne
et c'est ce que je ne sais pas faire. Je voudrais tout
entreprendre, bon moyen pour ne rien faire; uijb habi-
tude de rêverie, que je reconnais être pernicieuse, m'a
rendu d'une distraction déplorable : somme totale, j'ai
soif et je ne sais point boire. Je t'ai déjà mandé ce
qui avait rendu pendant quelque temps mon mariage
douteux, et ce qui m'avait fait craindre que mes espé-
rances ne fussent tout d'un coup déçues. Mais le ciel en
a voulu autrement, et toutes les difficultés ont été
aplanies. C'est à ma belle-mère que je devrai tout mon
bonheur, car tout dépendait d'elle. Le prince Lapou-
khyn est excellent pour Âlexandrine. Mon beau-frère est
r6cit D'UNB sœus.
celui qui me chérit le moins, ce qui ne Fempôche pas
d'être très-bien, il a de l'instruction, de nobles senti-
ments, Tâme bien placée, mais un esprit frondeur et
contradictoire empêche de jouir de ses bonnes qualités.
F.lle a un autre frère plus doux, dit-on, et bon garçon,
que je ne connais pas. Un individu dont je ne t'ai
jamais parlé et que tu connais de vue, c'est le comte
Putbus; tu peux te le rappeler à Rome. Eh bien! mon
ami, cet excellent homme n'avait d'autre intérieur que
celui d'Alexandrine et de sa mère : depuis vingt ans il
les suivait partout, elles étaient son unique famille.
Lors du mariage de madame d'Alopeus à Florence, il
tomba dans un violent accès de tristesse, et, pendant
la cérémonie nuptiale, de grosses larines remplissaient
les yeux de cet homme si froid et si blasé. 11 soutint
pourtant bravement cette épreuve et il vint ici après
elles. Je ne sais trop distinguer la nature du sentiment
qu*il éprouve pour Alexandrine. Si, comme je le pense
bien, ce n*est que de l'amitié, elle est si forte que,
voyant un autre que lui posséder la partie la plus chère
de ses affections, l'épreuve devient trop difficile à sup-
porter. 11 nous quitte dans quelques jours, il est impos-
sible de lui persuader de rester. A chaque instant je
vois une larme dans ses yeux; il essaye de me le
cacher, mais cela prouve combien l'enveloppe de froideur
dont il se revêt est loin d'être la vérité. Au bout du
compte je ne doute pas qu'il ne nous revienne dans
quelque tenaps. Il tâche de nous persuader de faire une
course en Egypte où il nous accompagnerait. Ce serait
un beau rêve; tu ferais nartie de la caravane. Qu'en
penses-tu?
« Je voulais commencer par répondre à ce que tu
me dis de M. de Lamennais. Parle-lui de moi, je t'en
supplie, raconte-lui notre histoire, demande-lui d'attirer
386 RECIT D'UNE SŒUR.
sur nous, par ses prières, les bénédictions du ciel : si je
ne craignais pas de l'importuner, je le ferais moi-même.
Demande-lui de me conserver un peu de sa bienveil-
lance, et qu'il me permette de conserver cette admira-
tion que chacun éprouve pour lui, et cet attacliement
que, bien que tacitement, j'ai le droit, par ses bontés,
de toujours éprouver. Rappelle-moi aussi au souvenir de
M. Lacordaire. Le séjour de Rome est à jamais gravé
dans mon cœur.
(( Tu me parles de Montigny! Montigny est vendu*/
et tu ne saurais croire la peine que j'en ressens, car, si
l'on manque de point de réunion dans son pays, main-
tenant que la politique a tout dispersé, on court le
risque d'être condamné à errer sans fm en pays étran-
ger. Que de châteaux en Espagne n'avais-je pas faits!
car, cher ami, après s'être bien nourri d'impressions
sous ce beau ciel d'Italie, la félicité n'est pas complète,
si on ne peut pas venir les savourer at home. J'avoue
que je sens bien souvent le mal du pays.
« Albert. »
« Parle-moi de Rio et longuement de toi. 0 cher ami!
aie foi dans ma confiance en ton bonheur.
<' P. S. A Rome, Pierre de Brézé* a dit l'autre jour sa
première messe, à l'édification générale. »
1. Mon père vendit à cette époque cette terre au duc de Laval-
Montmorency; c'est son petit-fils, le comte de Levis-Mirepoix, qui
la possède aujourd'hui.
2. Aujourd'hui évêque de Moulins.
RBCIT D'UNB SŒUR. 187
JOURNAL D'ALBERT.
(Suite.)
« Naples, dimanche 6 avriL
« Sorti à huit heures pour faire l'emplette d'un pré-
sent pour Catiche, commandé mes cartes et celles de ma
femme : chose vraiment singulière d'en être arrivé là.
Dîné chez le comte Stackelberg; jusqu'à dix heures chez
Emma, puis chez Alexandrine. Point rentrées du spec-
tacle. Revenues enfin , cause avec Putbus , tous partis.
Rien ne peut être comparé à ma vie depuis deux ans, et
maintenant mon bonheur est si grand et si complet! De
tels liens sont indissolubles.
tt Rentré à minuit, trouvé du monde chez Emma;
après leur départ, bien causé avec elle.
« Me voici maintenant dans ma chambre, je n'ai point
sommeil , mais je n'ai pas de feu , et le froid m'avertit
que je serai mieux dans mon lit.
« J'aime à veiller dans ma chambre, j'en aime le
silence, personne ne me voit, et si Alexandrine dort,
personne ne pense à moi , ce qui me phdt quelquefois
beaucoup.
u Voilà un petit poëme de Campagna sur Buondel-
monte; je vais le finir, c'est joli, intéressant. Quelle
importance avaient alors les scènes privées! Maintenant
la vie est plus commune; les nobles passions dorment
ou elles sont mortes, l'égoïsme pénètre tout, chacun tire
à soi. La société croulerait si nous n^étions à la veille
d'une régénération qui se fait pressentir confusément.
Nous sentons les secousses premières d'un prochain bou-
leversement, mais les esprits se préparent, et je croirais
assez que l'ère nouvelle, trouvant le terrain préparé.
RECIT D'UNE SŒUR.
prendra place sans commotion, sans secousse. Brevet de
stabilité et de durée. La religion , je crois , est l'âme de
notre avenir, dernière transformation de la société. Notre
perfectibilité, ayant atteint le terme de son essor, nous
rendra notre première destinée, l'éclat, le jour, la blan-
cheur, le bonheur, le ciel.
• Mardi 8 avril.
« Enfin acheté quelque chose pour Catiche , c'est laid,
mais je suis hors d'incertitude , ce qui est l'important.
Commandé une Casquette écossaise jolie qui m' ira bien;
tant mieux! je voudrais être beau.
u Perdu mon temps à peu près toute la journée, monté
achevai, détestable disposition. Fini Baondelmonte. Il
meurt assassiné le jour de son mariage avec la femme
qu'il aime : mort peut-être enviable, avant qu'aucun
nuage ne se soit glissé entre son ciel et lui !
« Jeudi 10 avril.
« Dans huit jours, à cette heure-ci, je serai marié
depuis onze heures!
« Soirée chez les Lapoukhyn, Alexandrine triste de
ridée de quitter sa mère. Elle a pleuré; cela passera,
j'espère. Si pourtant j'allais ne pas remplacer le vide
que laissera le départ de sa mère : ou j'en mourrais, ou
bien j'irais vivre avec elle en Russie , sorte de suicide
moral, intellectuel et peut-être physique. Je suis bête,
fou, ou quelque chose de semblable. Je suis poursuivi
du pressentiment de rendre Alexandrine à peu près très-
malheureuse. Je voudrais être moine. Mais non, je
déraisonne; je vais plonger ma tête dans mon oreiller
à m'y ensevelir, jusqu'à ce que je sois transformé en
quelque chose qui ait le sens commun.
EBCIT D'UNE 6ŒUR.
•« Naples, vendredi 11 avril.
« A la mairie. Puis chez Uf^ Porta; causé longtemps
avec lui. 11 veut racheter le couvent d'Amalfi; je conçois
son désir, jamais site ne fut plus approprié à cet objt^t.
Que peut offrir le monde auprès des jouissances si pleines
et si pures de ces grandes vocations, auprès de cet amour
inmiense qui va se perdre en Dieu , c'est-à-dire qui est
inextinguible*?
« Samedi 12 avril.
« A huit heures parti pour Castellamare pour y dis-
poser notre logement, qui sera fort bien. Quels jours de
bonheur s'ouvrent devant moi !
u Revenu à Naples. Dîner chez Temple* d'une lon-
gueur à mourir.
« Après dmer chez la princesse, longue scène de mélo-
drame. Putbus part, tout le monde le retient, il résiste,
il est absurde, je l'aime de tout mon cœur, et je désire
sincèrement le voir regarder notre maison comme la
sienne : il ne croit pas à l'intérêt des gens, ou n'y veut
pas croire; encore une fois , absurde et injuste. Je vou-
lais rester un peu seul avec Alexandrine, qui était tout
en pleurs, mais il était minuit et demi. Ils ne s'en
allaient pas, je les ai devancés. »
1. MR' Porta était supérieur des capucins, et il cherchait à rache-
ter le couvent de son ordre, transformé en auberge et situé à Amalfl,
dans ce site iucompai-able que connaissent tous les peintre& et tous
les voyageurs qui ont visité cette côte.
2. Sir William Temple, frère de lord Palmerston, alors et long-
temps après ministre d'Angleterre à Naples (de 1832 à 1858).
190 RECIT D'UNE SŒUR.
HISTOIRE D'ALEXANDRINE.
(Suite.'»
« Maurice Putbus partit en effet cette nuit-là. Depuis
quelques jours on m'avait trouvée un peu mélancolique.
Je n'avais pas d'inquiétude sur mon bonheur, mon Albert
m'était plus cher que tout le reste du monde ; mais rap-
proche du plus grand changement dans la vie a quelque
chose de solennel qui rend sérieux ; puis ma séparation
d'avec ma mère était devant moi , comme un fantôme.
Celle même d'avec Putbus me faisait de la peine. Quitter
des choses que j'aurais voulu garder en même temps
que j'en obtenais de plus heureuses, tout cela me cau-
sait une vague mélancolie, mais qui était toujours dissi-
pée par celui qui en était la cause première ; puis ne
venait-elle pas aussi de ce que, dans cette vie incertaine,
lorsqu'on est bien heureux, tout changement effraye?....
{( J'étais si heureuse ainsi dans le salon de ma mère,
puis dans ma petite chambrette, en pensant a ce qu'il
m'avait dit, à ce qu'il me dirait ! Cependant mon cœur
avait besoin de lui faire, devant Dieu et les hommes , le
serment d'un amour éternel.
« Albert dîna chez nous le \k avec sa mère, ses sœurs,
et M. Valette, notre ministre protestant, dont il dit ces
mots dans son Journal :
« Il a bien l'air d'un réformé. Pourquoi se sont-ils
séparés?... Pourquoi ont-ils morcelé et déchiré l'Église?
L'unité est si belle! Pourquoi avoir divisé le cri d'amour
de la terre vers le ciel qui ne devrait être qu'un ? »
« Le 16 avril (mercredi), — Albert me mena chez ses
parents, et là, devant Me"" Porta, je fis la promesse que
tous mes enfaûts seraient catholiques. Je me souviens
KéClT D'UNE SŒUR. 191
que lorsqu'il fallut dire oui , M"* de la Ferronnays me
regarda, comme craignant un peu que cela ne me fît de la
peine, et me dit avec douceur : « Vous le voulez bien,
n'est-ce pas? » Elle ignorait le plaisir que j'éprouvais à
faire cette promesse, et qu'elle me remplissait d'une joie
suave. Il est singulier qu'à aucun temps de ma vie je
n'aie désiré avoir des enfants protestants; je les aurais
préférés grecs , mais toujours et avant tout catholiques.
(( Ce fut un de ces jours-là, peut-être ce jour-là même,
que, causant avec Pauline, je lui dis que trois morts ou
une naissance me rendraient catholique moi-même à
rinstant. Je voulais dire ma propre mort (car je sentais
dès lors que je n'aurais pas voulu mourir dans une autre
foi) ou bien celle de ma mère, qui m'eût délivrée de la
douleur de l'affliger, ou enfin celle de mon Albert. Jt*
pensais aussi que si j'avais un jour un enfant, cela me
donnerait le courage de braver le chagrin de ma mère.
« La plus douloureuse de toutes ces prévisions fut celle
qui se réalisa.
« Le 16 avril , la veille de mon mariage , Albert dîna
avec nous. Le soir, je fus quelque temps seule avec lui,
et il me parla d'une manière qui me remplit d'amour
et d'admiration pour lui; tout ce qu'il me dit, toute sa
manière d'être me le fit chérir et vénérer à la fois comme
un être plus angélique que le reste des hommes. Il m'a-
vait souvent fait cette impression , mais jamais elle ne
fut si vive que ce soir-là, la veille de notre mariage;
aussi me fit-€lle éprouver un bonheur plus que terrestre,
que la tristesse même de ma mère, lorsque j'allai ensuite
l'embrasser dans son lit , ne put troubler.
« Rentrée dans ma chambre, j'écrivis, dans mon livre
fermé à clef, les lignes suivantes :
c( Mon Dieu! demain j'épouse Albert et je me sens
indigne de lui à tous égards. Je m'en afflige et je te
192 RECIT D'UNE SŒUB.
demande, au nom de ton fils N.-S. J.-C., de rompre ces
liens par ma mort, si jamais ils pèsent à Albert de quel-
que manière que ce soit. Je te recommande tout autant
le bonheur de ma pauvre mère. Mon Dieu ! mon Dieu !
Le bonheur de ma mère , d'Albert , de mes frères pour
toujours au ciel, et encore, s'il est possible, sur la terre.
Et pour moi , mon Dieu , éclaire-moi. Prends Albert et
moi dans ton amour, accorde-moi la bénédiction de mon
père qui est allé au ciel et qui m'a tant chérie en ce
monde. Ah ! mon Dieu ! sois avec nous ! Mon Dieu ! fais
qu'un jour pour tous il n'y ait qu'innocence et bon-
heur. »
« Puis j'arrangeai ce livre pour être porté à Pauline
avec le billet suivant :
« Ma bonne Pauline, je te lègue ce livre, je l'aime
mieux, tu me le» rapporteras là-bas. Il est minuit passé.
Je me sens de la mélancolie à cause de maman ; mais
du reste, je jouis d'un calme délicieux, grâce à Albert,
qui est un ange dont je suis indigne. J'espère que tu
seras contente de cette disposition, elle me promet pour
demain une tranquillité et môme un bonheur étonnant.
Oh ! cornment en remercier Dieu ? Bonsoir, mes sœurs
chéries, à demain; aimez-moi bien. Priez toutes deux
pour maman.
« Alexàndrine d'Alopeus. »
« Le dernier mot de mon journal , à la fin de cett
époque de ma vie, fut :
« Mon Dieu ! bénis-nous au nom de N.-S. »
« Et dans mon livre de copies, je voulus aussi que le
dernier passage transcrit fût pieux, et j'y avais écrit ce
dernier jour :
« Que chacun donne selon qu'il l'a résolu en son
RÉCIT D'UNB SŒUR. 198
cœur, non à regret ni par contrainte, car Dieu aime
celui qui donne gaiement. » (Il Cor., ix, 7.)
" .Mais cependant combien j'étais loin de mener une
vie chrétienne ! Quelquefois je crains que ce ne soit
pour me punir de mes fréquents oublis , de rna négli-
gence à le remercier de mon bonheur, que Dieu me l'a
ôté !
« Le maim ae mon mariage , le 17, avril 183Z|, ce fut
Catiche qui me réveilla à 7 heures. Je lui demandai sur-
le-champ quel temps il faisait. Il ne pleuvait pas, mais
le temps était un peu couvert. J'attachais une importance
superstitieuse à ce qu'il ne plût pas ce jour-là. Je me
levai, j'allai chez ma mère, et je déjeunai avec elle, puis
je revins m' habiller.
« Avant la fin de ma toilette, Pauline et Eugénie arri-
vèrent ; elles étaient toutes les deux en bleu de ciel ; ma
mère avait une robe de cachemire blanc doublée de rouge.
Ma robe, à moi, était en dentelle doublée de satin blanc,
montante; mon voile était retenu par une couronne de
roses blanches et de myrte*. Ma mère ne voulut pas ma
laisser mettre le collier de perles qu'elle m'avait donné,
parce qu'elle disait que « les perles présageaient des
larmes, Perlen deùten Thrànen , proverbe et superstition
allemande; mais on me laissa porter une croix qu'Albert
m'avait donnée. Croix belle, précieuse, tout en diamants,
croix qui m'était bien plus chère puisqu'elle me venait
de lui , et aussi parce qu'elle était un signe de salut.
Croix d'amour, donnée par l'amour, et qui, depuis, me
parut bien significative !
u Pendant ce long temps de ma toilette, ma mère
était fort agitée, moi heureuse et calme. Pauline conte
1 . Le myrte est, en Allemagne, la parure des mariées, et la prin-
ssc Lapoukhyn y avait tenu pour sa Dlle, à cause de cela.
L i3
cesse
h
194 RECIT D'UNB SŒUB-
éncore des mots que je disais en m'habillant et qui la
faisaient rire, parce qu'elle trouvait étonnant que je
fusse aussi peu différente de moi-même dans un jour si
mémorable. Albert arriva, j'étais prête, j'entrai dans la
chambre de ma mère, et là, à genoux, je lui demandai
sa bénédiction, et lui demandai aussi de me la donner
pour mon père.
(( On m'a fait ensuite signer notre contrat, puis nous
sommes tous partis pour le palais Acton (où devait se
faire le mariage catholique). Dans ce moment-là, j'ai
remarqué un léger rayon de soleil qui me fit plaisir,
mais il fut pâle et court.
(( M»"" Porta nous a bénis dans la chapelle. 11 portait de
beaux ornements, et sa belle barbe blanche lui donnait
l'air le plus doux et le plus imposant. Je me mis à ge-
noux près de mon Albert , je faisais ce qu'on me disait
de faire. J'étais complètement ignorante de tout ce que
prescrivait la liturgie catholique; puis, comme dans
toutes les grandes circonstances de la vie, j'étais étour-
die et ne me rendais pas bien compte de ce qui arrivait.
(( Le mariage fait, tout le monde m'entoura et m'em-
brassa, puis nous partîmes pour la chapelle protestante,
où M. Valette nous fit un très-beau discours qui , à la
grande satisfaction de maman, attendrit les catholiques
présents.
« En revenant à la maison, maman nous fit mettre,
Albert et moi, dans le fond de la voiture, et se plaça
sur le devant , et nous revînmes chez les parents d'Al-
bert , où se donnait un grand déjeuner. Je fis ensuite,
telle que j'étais en robe de mariée, une visite à la com-
tesse Stackelberg, qui, par un mésentendu, n'avait pas
été invitée. Puis je revins chez ma mère, et je rentrai
dans la chambre que j'allais quitter pour toujours. Là,
j'ôtai ma robe blanche, j'en mis une de soie grise et un
RÉCIT D*nMB SŒUR. 19s
chapeau de paille doublé de rose, pour partir avec Albert
pour Castellamare. Une fois prête, je me sentais bien
émue et même triste en regardant autour de moi toutes
les personnes et tous les lieux que j'allais quitter. Je
voulus aller regarder encore une fois toutes les cham-
bres. J'embrassai encore ma mère et les autres. Puis
enfin je montai avec Albert dans notre calèche, et nous
partîmes..,. Tous les deux nous croyions rêver !.. »
DEUXIEME PARTIE.
Celui qui n'a pas souffert,
que sail-il?
BCCLE-, XXXIV, 9.
Si cette histoire était uo roman, ou bien si elle était
consacrée au seul souvenir des jours heureux, elle serait
bien près d'être achevée, et il y aurait peu de pages à
ajouter à celles qui précèdent. Mais ceux dont elle con-
tient la vie ne sont point des personnages imaginaires.
Ce sont des chrétiens qui furent trouvés dignes de souf-
iTrir, et dont le bonheur terrestre ne demeure un souve-
nir béni que, parce qu'après avoir été accepté avec actions
de grâces, il fut rendu sans murmure. Aussi, l'histoire
continue, et Ton pourrait même dire qu'elle commence
maintenant, tant l'importance de ce qui suit l'emporte
sur celle de ce qui pré[:ède.
Le temps des épreuves n'était pas encore venu toute-
fois, lorsque, peu de jours après le mariage d'Albert et
d'Alexandrine , nous les rejoignîmes dans la charmante
maison où ils nous avaient précédés à Castellamare. Cet
été même fut peut-être le plus heureux de notre vie;
mais, sans le savoir, nous étions parvenus au point cul-
minant du bonheur, et c'était pour la dernière fois en
ce monde, que nous nous trouvions tous réunis ensemble.
198 RÉCIT D'UNE SŒUR.
Un escalier couvert d'un berceau de vigne et de roses
conduisait de la route à cette joHe maison , dont le rez-
de-chaussée, occupé par Albert et Alexandrine, s'ouvrait
par de grandes fenêtres sur le jardin. Charles et Emma
habitèrent le premier étage; mes parents, Fernand, mes
sœurs et moi, le second, et à chaque étage se trouvaient
des terrasses communiquant les unes avec les autres par
des escaliers extérieurs. Outre les repas que nous fai-
sions en commun et les lectures qui nous réunissaient,
nous étions sans cesse en communication les uns avec
les autres par ces terrasses et toujours charmés de tous
les prétextes pour nous retrouver, car jamais, je le crois,
frères, sœurs, beaux-frères et bellès-sœurs n'ont été plus
joyeusement, plus cordialement unis.
Ce fut pendant le courant de cet été qu'eut lieu mon
mariage, et cet événement ne préoccupa guère moins
que moi-même la chère tribu d'amis dont j'étais entourée.
Les jours qui suivirent celui où il fut irrévocablement
décidé furent très-paisibles et très-heureux, et il y en
a un, entre autres , dont le souvenir me revient comme
de l'un des plus beaux et des plus calmes de cette heu-
reuse époque.
J'ai dit qu'Albert et Alexandrine occupaient le rez-de-
chaussée, dont les fenêtres s'ouvraient sur le jardin, où
l'on descendait par quelques marches. Le soir dent je me
souviens, leur salon était rempli de lumières, de fleurs
et de musique. Eugénie chantait, et nous, assis en dehors
sur les marches du perron, nous écoutions son incom-
parable voix, tout en causant^ en respirant la bonne odeur
des roses et des orangers, et en regardant une vue à nulle
autre pareille, éclairée par la lune et les étoiles, éclairée
aussi par le feu qui jaillissait cette année-là du Vésuve
et dont un large ruisseau, débordant du haut du volcan,
descendait vers la plaine dans la direction d'Ottagano.
RECIT D'UNB SŒUR. IM
Ah ! nous étions tous parfaitement heureux dans ce mo-
ment-là. Le bonheur d'Albert et d'Alexandrine nous sem-
blait un présage et une garantie du nôtre : le nôtre
complétait le leur. La tendresse dévouée d'Eugénie, plus
épanouie que jamais, la rendait gaie comme un oiseau,
brillante comme un rayon de soleil, et Fernand contribuait
avec elle à égayer des jours que leur importance môme
aurait pu rendre sérieux. La soirée s'achevait ordinaire-
ment chez Charles et Emma (dont la tendre et cordiale
sympathie ne laissait rien non plus à désirer). Ils étaient
en possession de la plus spacieuse de nos terrasses, et
c'était là que nous nous réunissions tous et que nous res-
tions souvent ensemble jusque bien avant dans la nuit,
— ces nuits d'Italie dont on ne se lasse pas de jouir et
qui sont, en été, encore plus belles que le jour! Jamais
la tendresse de nos parents n'avait été plus complètement
satisfaite, jamais peut-être ils n'avaient joui avec un plus
grand repos du bonheur de nous voir tous réunis autour
d'eux. Nous étions, hélas! au sommet, mais il faut con-
venir que ce sommet était doré, et que, si jamais on a pu
dire d'un bonheur qu'il était trop grand , trop complet
pour pouvoir durer, on a pu le dire du nôtre alors ^
Le nuage qui devait si tôt l'obscurcir projetait cepen-
dant déjà son ombre; déjà, six semaines auparavant,
nous avions eu un jour d'alarme pour Albert; mais l'in-
quiétude, ce ver rongeur du bonheur, respectait encore le
nôtre, et, quoique effrayés un instant, nous avions vite
repris la sécurité de l'inexpérience. Ce ne fut que beau-
coup plus tard , et lorsque Alexandrine fut parvenue au
terme de son épreuve, que, remontant d'angoisse en
i. Cest pendant cet été, et au milieu même de toute cette gaieté,
qu*Eugéaie me disait souvent: « Oh! ma chère, que la vie est jolie!
Que sera alors le ci0l2 La mort vùut donc nûêux que tout cela? •
JOO RECIT D'UNE SŒUR.
angoisse jusqu'à la première inquiétude qui avait troublé
sa sérénité, elle en arrivait à ce jour où, pour la première
fois, elle avait vu Albert porter vivement son mouchoir à
ses lèvres et le retirer taché de sang-. Et ce jour.... c'était
le dixième api'ès celui de son mariage !
Dix jours sans trouble, sans inquiétude, sans nuage;
dix jours de possession pleine et entière de tout le bon-
heur imaginé sur terre : voilà ce qui a été accordé à unC;
vie, heureuse néanmoins et privilégiée; car yen a-t-il
beaucoup qui obtiennent ici-bas, même pour un seul
instant, la parfaite réalisation de toutes leurs espérances,
la complète satisfaction de tous leurs désirs? Et, pour
Alexandrine, il en fut ainsi; elle posséda un instant tout
ce qu'elle avait rêvé. Non-seulement elle trouva dans son
mari toutes les qualités qu'elle avait le plus désirées et
le plus désespéré de rencontrer réunies; non-seulement
elle lui inspira et elle éprouva pour lui un sentiment qui
dépassait tout ce qu'elle avait imaginé de plus vif et de
plus profond; mais, sous d'autres points encore, moins
essentiels, quoique importants dans l'ensemble du bon-
heur, elle fut servie au gré de ses souhaits. N'ayant jamais
eu de sœurs, ayant toujours vécu loin de ses frères et
seule avec ses parents, et ayant beaucoup scruffert de cet
isolement, elle avait mis au nombre de ses désirs celui
d'appartenir à une famille nombreuse et unie. La nôtre
lui avait inspiré de l'attrait dès notre première rencontre
(longtemps avant qu'elle connût Albert) ; et, depuis cette
époque, l'amitié qu'elle avait pour moi s'était étendue à
Eugénie et à mes frères. Elle avait aussi appris à aimer
et à admirer mon père, à chérir et à vénérer ma mère,
et il est certain qu'être leur fille et notre sœur ajoutait
pour elle au bonheur d'être la femme d'Albert. Ensuite il
appartenait au pays qu'elle avait toujours aimé de préfé-
rence, et devenir Française en se mariant, était au nom-
RÉCIT D'UMB SŒITR. tOl
bre des choses souhaitées par elle. Enfin le nom qu'il
portait lui était agréable à prendre. On peut donc dire
que le sort qui fut le sien fut celui qu'elle se fût créé à
plaisir, s'il lui eût été donné d'avance d'arranger sa vie
à son gré. Quant à la richesse , qu elle ne posséda pas,
elle ne l'avait jamais désirée, et elle prouva plus tard
que ce mépris de la fortune, assez commun chez les jeu-
nes filles, mais fort suspect tant qu'il demeure à l'état de
rêve — et de rêve formé au milieu de toutes les aises de
la vie — que ce mépris, dis-je, était chez elle sérieux et
sincère. Quoique sortant d'une maison où régnaient toute
la magnificence et toute la profusion habituelles dans
celles des Russes, elle ne se démentit pas un seul instant
depuis le jour de son mariage jusqu'à celui de sa mort,
et, à force d'ordre et d'économie, elle sut toujours ren-
dre plus que suffisant leur modeste revenu, conserver,
au milieu de la plus grande simplicité , l'élégance et le
bon goût, et rester magnifique dans sa générosité. Plus
tard sans doute, elle renonça à tout, mais ce fut à la cha-
rité, et non pas à la nécessité, qu'elle sacrifia enfin tout
le bien-être que sa sage économie lui avait toujours
permis de conserver.
Le léger accident dont j'ai parlé, et qui n'avait pas eu
de suites d'abord, fut bientôt suivi d'autres souffrances
qui firent juger que l'air de Castellamare ne convenait
pas à Albert, et on lui conseilla d'aller passer quelque
temps à Sorrento. C'était déjà une séparation qui trou-
blait beaucoup notre bonne vie de famille : aussi fut-ce
avec un vif chagrin que , le 27 juillet au soir, nous les
conduisîmes à la marine de Castellamare, où ils devaient
s'embarquer. La magnifique roUtequi mène actuellement
de Castellamare à Sorrento n'existait pas encore alors;
il fallait, si l'on y allait par terre, faire la route à cheval
ou à âne ; la voie de mer était la plus habituelle et la
SOS RECIT D'UNE SŒUR.
moins fatigante. Mais ce soir-là, le temps était orageux,
le ciel couvert, et lorsque nous vîmes leur petite bar-
que s'éloigner du rivage sur une mer sombre et agitée,
cela nous parut si triste qu'Eugénie se mit à fondre' en
larmes. C'était exagéré, puisque nous devions les revoir
le surlendemain. Mais si cette tristesse était un pres-
sentiment, il fut justifié, car cette séparation était le
prélude de toutes celles qui allaient suivre, et ce jour-îà
finissait pour eux, à peu près sans retour, cette vie de.
famille tant désirée par elle avec lui, tant appréciée par
tous les deux !
Quelques heures plus tard, nous reçûmes d'Alexan-
drine le billet suivant, qui nous fut apporté par leur
ba^lier :
A MES SŒURS.
« Sorrento, villa Cesari, lundi soir.
« Mes sœurs, toutes trois, Pauline, Eugénie, Emma, si
je ne vous aimais pas comme je vous aime , je ne vous
écrirais pas, car je suis a Knocked up. » Imaginez que
j'ai eu le mal de mer, moi! Mais le ravissement où je
suis de ce logement et un thé exquis m* ont ranimée au
point de pouvoir écrire quelques lignes. Vous n'imaginez
point à quel point nous sommes logés « a mio genio. )>
Avez-vous eu un peu peur pour nous? Cela avait l'air aven-
tureux certainement, mais j'ai été trop malade pour jouir
le moins du monde du romanesque de la position. J'es-
père que le batelier vous aura remis l'assurance (tracée
par Albert à la lueur des éclairs) que nous étions arrivés
sains et saufs. Il faut une heure et un quart jusqu'à la
marine de Cassano, et de là jusqu'à notre villa Cesari,
une demi-heure au moins. Demain j'attends Alexandre,
puis après-demain ma petite Eugénie et son père: des
EBCIT D'UNB SCÇUR. tOt
revoirs tous les jours , cela est fort doux. Ten ai déjà la
smania, malgré les délices de ce lieu... Ma petfle Eugé-
nie, rends-moi le service de te bien informer demain s'il
y a des lettres de maman pour moi. Ce manque de nou-
velles empoisonne mon bonheur. Que Dieu vous bénisse
tous ! A revoir tous bientôt. Ne donnez pas notre vraie
adresse aux ennuyeux. Je crois que nous sommes fort
cachés et difficiles à découvrir» ce qui est assez heureux.
N^est-ce pas que nous vous manquons plus que vous ne
le pensiez? 4^hl ah! » a Votre Alex. »
On voit qu'elle n'avait pas éprouvé la même triste
impression que nous, ce jour-là. Mais lorsque, plus tard,
elle inséra ce billet dans son histoire, elle y ajouta ces
mots : « Je n'ai peut-être jamais rien écrit depuis avec
autant de gaieté de cœur. » •
Nous allâmes tous les voir deux jours après. Nous les
trouvâmes en effet très-bien établis, et, pendant leur
séjour à Sorrento, Eugénie, Fernand ou moi, et quelque-
fois tous ensemble , nous allions avec mon père et ma
mère leur faire des visites plus ou moins longues, de
sorte que cette séparation n'en était réellement pas une,
et que ce mois s'écoula rapidement. Mais pendant sa
durée, Albert fut plusieurs fois malade; une fois encore
il eut un crachement de sang, et les médecins déclarèrent,
qu'au lieu de rester avec nous pendant l'hiver, il fallait'
qu'il prît le parti de quitter Naples et d'aller s'établir à
Pise. Tout cela était déjà bien attristant, mais dans ce
moment-là, nous étions, pour ainsi dire, si imprégnés
de bonheur, que l'inquiétude ne parvenait pas à péné-
trer dans nos esprits et à nous troubler sérieusement.
Pendant ce séjour à Sorrento, le journal d'Alexandrine
continue à être gai , ainsi que les lettres d'Albert. Et
cependant cette gaieté est mêlée parfois de douloureuses
lueurs qu'on ne peut appeler des pressentiments, car la
«04 RÉCIT D'UNE SŒUR.
menace du malheur n'était déjà que trop évidente , et
quand la crainte s'en faisait sentir, ce n'était alors que
la réalité même qui saisissait la pauvre Alexandrine , en
dépit de ses efforts pour croire à la durée de son bon-
heur. C'était cette terreur et cette mélancolie involon-
taires qui lui causaient, à l'aspect d'un convoi, l'impres-
sion qu'elle décrit ainsi :
« Comme nous demeurions près d'une église , il pas-
sait assez souvent des morts sous notre fenêtre, et là ils
ont la figure découverte et une fleur dans la bouche; j'en
avais vu passer plus d'un sans effroi; maintenant (elle
veut dire depuis qu'Albert avait été malade), quand j'en-
tendais un convoi, j'allais encore le regarder, mais avec
un tout autre sentiment, un sentiment vague, mais si ter-
rible que, ma pensée n'osait le formuler, et je me souviens
que j'éprouvais une superstitieuse satisfaction quand le
mort qui passait était une femme, un vieillard, un petit
enfant... Je craignais de voir passer un jeune homme. »
Ce fut pendant ce même mois que l'inquiétude et,
ainsi qu'elle l'exprime elle-même, « la prose » que la
maladie jette sur la vie et l'amour, lui firent exhaler
un soupir vers l'éternité, et pousser ce cri plaintif :
« Mon Dieu ! mon Dieu ! n'y a-t-il donc vraiment que
l'ombre du bonheur sur la terre? Ce que l'on voit de
loin peut-il seul paraître charmant? et tout ce qu'on
saisit doit-il perdre seâ couleurs? N'y a-t-il donc de
poésie véritable que dans l'amour de Dieu, et sommes-
nous donc si misérables que cela ne puisse nous suffire
et qu'il nous reste toujours la soif d'idéaliser, de déifier
même sur terre?... Oh! n'est-on pas souvent consumé
du désir d'un pays où l'on est sûr de ce que l'on voit,
où l'on est sûr d'aimer toujours, où l'on n'a pas de
fausses craintes, où l'on peut, sans inquiétude, chérir de
tout son être un autre être égal à soi ? Ce pays-là, si
RÉCIT D'UNE SŒUR. 8ûi
nous l'atteignons, c'est le ciel; nous en mourons de
désir, et pourtant, par faiblesse, par nonchalance, nous
ne faisons rien pour y parvenir. »
La lettre suivante, qui ne porte pas de date, fut écrite
par Albert pendant son séjour à Sorrento.
ALBERT A M. l'aBBÉ MARTIN DE IfOIRLIEU.
« Sorrento.
(( Que j'ai ressenti de joie à la vue de votre écriture!
Je ne doutais pas de votre amitié pour moi, mais votre
silence prolongé me faisait craindre quelque tort de ma
part. Je ne savais pas votre adresse et déjà une ou deux
lettres étaient restées sans réponse. Je suis au comble
du bonheur. Ah! Monsieur et si bon ami, que je vous
ai regretté en cette circonstance, et que je voudrais
vous avoir encore près de nous! Avec quelle joie je
recueillerais vos paroles pour les verser ensuite dans un
cœur que mon insuftisance ne saurait féconder seule !
Alexandrine n'est pas femme à cédera un simple attrait,
à une influence seulement de goût, et, quelque portée
qu'elle soit vers nous, il lui faut pourtant une autre au-
torité que son cœur. Quel jour eussent répandu parmi
nous vos saintes paroles ! C'est toujours avec une vive
émotion que je me reporte au temps de nos doux entre-
tiens, dont malheureusement je profitai si peu alors, car
notre nature est ainsi faite qu'on jouit rarement d'un
trésor que l'on possède, et ce n'est qu'après l'avoir
perdu que l'on découvre toutes les richesses que l'on
aurait pu recueillir. J'ai regretté bien souvent ce temps
passé près de vous, et j'ai plus d'une fois senti tout le
bien qu'il eût pu produire dans ma vie. Enfin je viens
vous demander de suppléer un peu par correspondance
'à l'impossibilité de causer avec vous. Dieu sait quand
806 RÉCIT D*UNE SŒUR.
se lèvera le jour où j'aurai le bonheur de regarder mon
ange comme irrévocablement des nôtres ! En attendant,
j'ai la consolation de la voir chaque jour rechercher
d*^lîe-même nos églises, s*y plaire et les aimer. Le
dimanche, elle semble avoir rangé la messe au nombre
de ses devoirs. Mais quand la conviction entière aura
pénétré son cœur, il lui restera encore la répugnance
d'abjurer la religion d'une mère qu'elle chérit et qui,
jusqu'ici, s'est montrée tout à fait contraire à ce change-
ment. Espérons en Dieu pour ceci. Nous lisons un livre
qui a paru il y a quelque temps et que vous connaîtrez
peut-être; il a pour titre : Voyage d'un gentilhomme
irlandais à la recherche dCune religion, avec des notes de
Thomas Moore. Il remonte aux premiers jours du chris-
tianisme et prouve, par tout ce qu'il cite, que le catho-
licisme en est la constitution , si Ton peut parler ainsi,
et que ce que nous croyons aujourd'hui, était la foi des
apôtres. Il prouve que le jeûne , la transsubstantiation,
la suprématie du pape, la messe, la tradition orale, le
respect dû aux images , les prières pour les morts, le
purgatoire, la confession, faisaient partie de la pratique
et de la foi primitive. Il rappelle aussi l'institution du
secret chez les premier? chrétiens, qui a sans doute dû
prêter souvent à des interprétations fausses et donner
contre nous, aux protestants, des armes qu'il est cepen-
dant facile de leur briser entre les mains.
« J'espère que vous aurez reçu une lettre de ma sœur
Pauline ; dans le cas contraire , je répéterai la nouvelle
qu'elle vous annonçait : elle se marie, et nous en som-
mes tous heureux. Cependant, nous, zélés catholiques,
n'épouser que des protestants, cela peut paraître sus-
pect. Nous avons toutefois à remercier Dieu , s'il se sert
de nous pour faire aimer l'Église et la religion. Il n'en-
tre pas la moindre présomption dans cette espérance.
RÉCIT O'UNB SŒUR. Wl
car la part que nous prenons à œs conversions est bien
indirecte, et elles se seraient accomplies sans notre par-
ticipation. Mon futur beau-frère est catholique dans le
cœur, et son abjuration suivra de près Pacte qui assu-
rera son bonheur. La seule crainte de fausses et calom-
nieuses interprétations est cause du retard. Je voudrais
être aussi près du même bonheur; mais je crains que
ce beau jour ne soit encore bien reculé. Si >-ous eussiez
passé cet hiver en Italie, quelle joie c'eût été pour ma
sœur et pour moi, que d'être bénies par vous! Ms'Acton
vous remplacera, il vient de Rome marier Pauline, qu'il
a connue enfant... Nous avons ici en circulation l'ou-
vrage de M. l'abbé de La Mennais *. Il a fait rumeur,
comme vous devez le penser-, mais, grâce à la mobilité
d'une société toute mondaine , trois jours ont suffi pour
faire tomber dans l'oubli un ouvrage qui a agité, en
tant de lieux, les esprits au suprême degré. Bien qu'en
partie la surprise de chacun fût la mienne , je souffrais
de voir un tel 'lomme jugé par de tels antagonistes.
Quel mélange de tendresse et de fureur on trouve à
chaque page 1 La poésie de cet ouvrage ne peut-elle
couvrir un peu les tempêtes que soufflent son zèle et son
ardente imagination? Je l'avoue aussi cependant, c'est
avec une certaine joie que j'entends ces prédictions d'une
nouvelle société. L'égoïsme ne finira-t-il donc pas un
jour dans le monde? et n'est-ce pas avec soif que nous
devons désirer cette rosée qui humectera la dureté de
nos cœurs? Otez le sang des pages de M. de Lamennais,
et dites-moi si vous ne bénissez pas son espérance. En
même temps que ce livre, il en a paru un autre de
Silvio Pellico, un frappant contraste avec lui par son
angélique douceur. La vie de l'homme est tout entière
I . Les paroles d'un croytn^
208 RÉCIT I>'UNE SŒUR.
dans ce peu de mots : Dei dove-ri degV uommi. Ce calme
remplit l'âme du bien-être que Pellico semble éprouver;
la surabondance de tendresse qui est en lui rejaillit sur
vous, et vous purifie en vous donnant des larmes. Com-
bien je voudrais, cher monsieur l'abbé, me procurer
votre ouvrage! Vous êtes aussi un de ces êtres qui, par
la pureté et le calme de votre âme, nous transportez
dans un monde meilleur. Je suis impatient de le lire,
moi qui ai pour ainsi dire assisté à sa naissance. Adieu!
pardon de mon bavardage ; c'est que , voyez-vous, je
n'ai plus de conversation au clair de la lune, dans une
chambre au troisième étage sur une certaine place de
lîome S et que je n'entends plus cette voix qui, pendant
quelques heures remplissait mon cœur de calme et de
saints transports. »
Ils revinrent à Castellamare un peu avant que le mois
se fût écoulé , et le passage suivant se trouve dans le
journal d'Eugénie le 19 août : « J'ai dîné chez ladyMary
Paget-, à Boccapiano (c'était la villa la plus voisine de
la nôtre qu'habitait cette année-là le marquis d'Anglesey
et sa famille, avec laquelle nous étions liés). Après le
dîner, nous avons regardé de la terrasse Albert et Alexan-
drine, Pauline et Auguste, qui se promenaient dans le
jardin; — causé agréablement avec lady Mary sur les
mariages anglais et les mariages français. Les quatre,
reviennent deux à deux, s'arrêtant tous les cinq pas
comme des vieux, pour se parler plus à leur aise. »
Alexandrine, après avoir cité ce passage du journal d'Eu-
génie, ajoute : (( Oh! je me souviens bien de cette pro-
menade à quatre. Je fus longtemps assise ce jour-là
1. Palazzo Panfili, sur la place Navone, où I*abbé Martin (Je Noir-
iieu avait habité en 1831.
2. Mariée, en 1838, à lord Sandwich, et, elle aussi, enlevée jeune
t regE«^i±ée à sa famille et à ses enfants.
EBCIT D'UNB 8Œ0%
devant la plus belle vue du monde, avec Albert, qui était
obligé de se reposer souvent. Les deux autres devaient
se marier dans huit jours. Nous étions tous les quatre
heureux et bien ensemble, et nous faisions des projets
que troublait pour moi seule, je crois, un peu d'inquiér
tude pour l'avenir. » Elle raconte ensuite que, deux jours
après , elle impatienta Albert en n'ayant pas l'air de-
s'intéresser à un livre qu'il lisait, parce qu'elle était tout
occupée à essayer la robe qu'elle comptait mettre le jour
de mon mariage , et elle s'était placée , ainsi en robe
rose, au balcon, afin que mes deux autres frères, qui
étaient sur la terrasse d'en bas, pussent donner leur avis
sur cette toilette projetée. Elle revint pourtant bien vite
à Albert et se mit à lire avec lui , ne voulant pas qu'il
pût la croire indifférente à ce qui l'intéressait.
Le livre qui le préoccupait tant, ce jour-là, était de
Victor Hugo; il se nommait Claude Gueux, et le passage
qu'il lisait était celui-ci :
<( Donnez , donnez au peuple qui travaille, au peuple
qui souffre , au peuple pour lequel ce monde-ci devient
mauvais, la croyance à un meilleur monde fait pour lui,
il sera tranquille, il sera patient. La patience est faite
d'espérance. Quoi que vous fassiez, le sort de la grande
foule , de la multitude , de la majorité , sera toujours
relativement pauvre, malheureux et triste. A elle le dur
travail , les fardeaux à pousser, les fardeaux à porter.
Examinez cette balance : toutes les jouissances dans le
plateau du riche, toutes les misères dans le plateau du
pauvre. Les deux parts ne sont-elles pas inégales? La
balance ne doit-elle pas nécessairement pencher et l'État
avec elle? Et maintenant, dans le lot du pauvre, dans
le plateau des misères, jetez la certitude d'un avenir
céleste , jetez l'aspiration au bonheur éternel , jetez le
paradis, contre-poids magnifique, vous rétablissez Véc^w
u 14
210 RECIT D'UNE SŒUR.
libre. L\ part du pauvre est aussi riche que celle du
riche. C'est ce que Jésus savait. »
•Victor Hugo pensait bien, le jour où il écrivait ces
lignes, et de telles pensées trouvaient facilement de l'écho
dans l'âme généreuse d'Albert.
Je me mariai le 28 août, et mes parents retournèrent
à Castellamare quelques heures après notre départ pour
Rome, qui eut lieu le même jour. Ma pauvre Eugénie
éprouva, en rentrant dans la chambre que nous avions
longtemps occupée ensemble, une douleur si vive, qu'elle
ressembla presque à celle que je connus plus tard , en
me retrouvant dans les lieux qu'elle avait habités, mais
où je ne devais jamais la revoir. Elle m'écrivit sur-le-
champ, et cette lettre est la première de la correspon-
dance qui commença ce jour-là entre nous , et que mes
fréquentes absences rendirent ensuite si considérable.
La voici, ainsi que toutes les autres: je l'ai conservée et
elle doit prendre sa place dans ces Mémoires ; mais j'avoue
que, s'il y a un moment où le travail que j'ai entrepris
•me semble au-dessus de mes forces, c'est lorsque j'ap-
proche de ce souvenir trop cher, trop tendre, lors-
qu'il me faut toucher cette corde toujours trop doulou-
reuse. J'ai connu d'autres tristesses et des tristesses non
moins profondes , mais celle-ci est accompagnée d'un
attendrissement que je ne puis surmonter, et auquel je
ne puis me livrer sans souffrance ; celle-ci s'empare de
moi tout entière et me rend incapable de tout, hormis
de pleurer. Parler d'elle n'est point cependant ce qui
m'émeut à ce point, non — car j'aime à mêla retracer, à
la peindre telle qu'elle était; j'y ai pris plaisir, j'y revien-
drai;— mais c'est de réveiller vivement en moi le souvenir
de sa tendresse, de cette tendresse passionnée, sans
RÉCIT D'UNB SŒUR. 311
exemple, exagérée môme, mais dont, tant que je vivrai,
je ne pourrai jamais retrouver les expressions sans que
tout mon cœur se fonde en regrets tendres , inconsola-
bles, et en retours poignants vers ce passé dont la réalité
ne me sera rendue que dans l'éternelle béatitude de
l'amour sans fin.
EUGÉNIE A PAULINE.
« Castellamare, 28 août 1834, à minuit, et bien senle.
« Ma Pauline, est-ce bien possible? On me dit d'aller
me coucher, mais je ne veux pas. J'ai cru que je m'étais
accoutumée à cette pensée, que tu ne me manquerais
pas beaucoup; mais où avais-je pris cela? Cette maison
est affreuse sans toi, et cette chambre! oh! Pauline,
cette chambre sans toi!... Je n'en puis plus... mais c'est
bien mal à moi de te dire tout cela!
(' Après ton départ (Dieu! que cela sonne singulière-
ment, ton départ!) mon père, Emma, Alexandrine, tous
enfin, excepté maman et moi , sont partis ; alors je me
suis déjà bien sentie tiraillée, je me suis trouvée seule ;
je baisais l'un après l'autre tout ce que je trouvais à toi:
tes chers petits gants, ton bouquet, et tout cela en pleu-
rant, pleurant à m'en fondre les yeux!
(c Puis maman et moi nous sommes allées chez toi
porter tes robes. Il faisait obscur, mais autant que j'ai
pu voir l'appartement , il m'a semblé joli. Enfin nous
sommes parties et nous avons fait un détour pour aller
remercier Me' Porta. Ma Pauline ! là j'ai encore pleuré.
Il nous a parlé longtemps de vous deux, et il a fini en
vous bénissant encore, et en promettant de le faire
tous les jours en priant pour vous ; puis nous sommes
reparties et arrivées ici tard. On allait dîner. Le salon
d'en haut était éclairé, cela m'a tant rappelé les pre-
212 RÉCIT D'UNE SŒUB.
miers temps de notre séjour ! Gcmime cela a passé vite l
(( Pauline, j'entends des bruits singuliers, j'ai peur
dans cette chambre toute seule. Quand j'y suis rentrée
en arrivant, j'ai senti que j'allais la prendre en horreur.
Je ne puis pas te dire comment je suis en cet instant. Je
t'appelle , je me promène dans cette triste chambre sans
essayer de prendre sur moi. Comme c'est mal ! Et puis
je me reproche de te dire cela, mais ne t'en attriste
pas , mon ange , c'est le premier moment. Décidément
j'ai peur, je crois que je vais aller chez maman... mais
toutes les portes sont fermées. '
« Pauline, ma Pauline... non, je ne te dirai pas cela, et
d'ailleurs cela n'est pas vrai. Je serais bien fâchée que
tu ne sois pas partie. Oij êtes-vous maintenant? Ils
disaient qu'à minuit vous seriez à Mola : il l'est. Oh ! que
ce mois passe donc vite! Je crois que je vais me cou-
cher; mais j'ai peur, le Vésuve fait un singulier bruit
lugubre. Bonsoir, je crois que je vais recommencer à
pleurer, je suis triste à en mourir ; que c'est mal à moi !
C'est le premier effet du ïetour dans cette maison, dans
cette chambre, seule. Bonsoir, Pauline, Auguste. Oh! je
vous aime bien tous deux !
« J'ai lu ce que tu as écrit dans mon journal , ma
petite -aimée ; mille fois, que tu es gentille!
« Vendredi 29 août, sept heures du matin.
« Je suis bien mieux, je ne pleure plus et je me
remonte. Quand je pense au jour où je te reverrai , le
cœur me bat. Je n'aurais jamais pu croire que ce
départ me causerait tant de douleur.
« Le Vésuve continue à tout incendier. .Nous y allons
tous ce soir. On va en voiture jusqu'à la lave; elle est
si loin!
EtCtT O'UNB SCBUR. 118
■ Trois heures, vendredi.
« Mon bon ange, je vais mieux. Depuis deux jours J6
n*ai pas pleuré. Je t*aime, est-ce permis de le faire au-
tant? c'est presque de l'adoration. Alexandrine vient de
me mettre ton portrait sous les yeux, cela m'a fait
recommencer. Je ne suis pas bien encore. Ta chère
figure, tes yeux, oh ! reviens vite que je les revoie. Mon
cher Auguste, dans trois semaines, pas davantage, n'est-
ce pas?
■ Vendredi sofr.
« Emma, Charles et Femand sont allés au Vésuve, j'ai
dit que j'étais fatiguée. Mais le fond de mon idée, c'est
qu'en y allant, je n'aurais pas pu t' écrire de la soirée,
et iln'y a que cela pour moi. Je ne suis pas encore gué-
rie; tout à l'heure l'idée d'avoir une lettre de toi, de
revoir ton écriture, m'a rempli les yeux de grosses
larmes.
(( Mon père me charge de te dire qu'il a baisé vingt
fois ton portrait dans la journée, qu'il t'aime et qu'il te
bénit.
a Et ma mère!... elle est si triste... mais elle t'aime,
oh ! quanto ! Elle est si tendre ! Elle est si bonne !
« 11 n'y a pas de raison pour que cette lettre finisse.
Hier soir, je ne puis pas te dire quel effet d'abandon
j'ai ressenti, et puis cette nouvelle figure de femme de
rhambre me déplaisait, j'aimais mieux Saunois; j'ai eu
du plaisir à la voir entrer ce matin, elle t'aime tant!
l'ai retrouvé tous tes chers petits souliers, j'ai eu du
chagrin de m'en séparer... Mon cher petit frère, reve-
nez, revenez vite.
« Vendredi, minuit
« Bonsoir. Je suis, bien ce soir, point trop triste ; mon
£14 RÉCIT D'UNE SŒUB.
vilain accès d'égoïsme se passe , je ne pleure plus , je
suis contente que tu sois heureuse, il m'en prend des
accès de folle joie.
« J'ai passé longtemps sur la terrasse, pensant au
temps où vous étiez là, où nous vous chaperonnions;
vous ne regrettez pas cela, je pense. — Voilà Emma qui
rentre; c'est magnifique, cette lave, ils disent; mais le
spectacle de cette foule énorme de gens chassés de leurs
maisons est atroce. Cela commence à s'éteindre, Dieu
merci !
(( Il est deux heures, je ne puis parvenir à avoir som-
meil. Maman , en me quittant, m'a dit de t' embrasser.
Ma Pauline , je viens de prier et bien , car c'était pour
toi ; oh ! que Dieu te bénisse !
« Samedi matin , 30 août.
« Bonjour, je me lève, j'ai bien dormi; je n'ai plus
qu'un fond de tristesse que je m'efforce de secouer, et
que je veux qui s'en aille. J'ai déjà prié pour toi, et
pour vous, mon bon ami : înaintenant, l'un n'est plus
jamais séparé de l'autre.
« Je suis bien triste du départ d'Alexandrine *. Elle est
si tendre, si bonne pour moi, plus encore depuis que tu
n'y es plus! Ils partent ce soir pour Naples, où je vais
avec eux, et je reviens demain par mer. Lundi, à deux
heures du matin , je vais avec Marie de Mortemart - à
Capri, et nous revenons par Sorrento. Cela ne m'amuse
pas beaucoup, j'ai peur d'être malade. Que cela me
i. Us allaient partir pour Pise.
2. Fille du prince Borghèse et sœur de celui qui porte aujourd'hui
ce titre. Elle était alors mariée depuis peu à Henri, vicomte de
Mortemart (représentant du peuple en 1849); elle mourut peu
d'années après, laissant d'elle un doux et charmant souvenir et d'in-
consolables regrets.
RÉCIT D'UNB SŒDB. 2Va
paraît singulier de faire tous ces projets où tu n*es
plus pour rien, d* aller partout sans toil C'est trop
étrange pour que je puisse m'y accoutumer prompte-
ment. Je continuerai ma lettre de Naples. Je t'aime,
ma Pauline! j'ai une vraie smania de te revoir.
• NapIeSf Vittoria, neur heures du soir, 30 août.
« Nous sommes ici, à la Vittoria. Albert a été un peu
malade avant le voyage; c'est inquiétant. Je voudrais
les savoir arrivés.
« J'écris aussi serré que possible pour prendre moins
de place. Tu ne pourras peut-être pas lire. J'ai eu ton
petit mot d'Averse. Chère amie Paule, oh! ton écriture,
quel plaisir !
(( Allons, il faut unir!... mais ce ne sera pas pour
longtemps. Ma bien -aimée, je t'aime presque trop!
Adieu, mon bon ami, mes deux chers amis.
« Mon père m'a dit de mettre au bas de chaque
page, comme un refrain, qu'il t'aime... Et ma mère,
ma chère pauvre mère, tu es son unique pensée.
« Adieu. »
Ma mère!... Oh! Eugénie avait raison. Elle nous
aimait tous tendrement, mais s'il y avait dans son cœur
une légère prédilection pour l'un de ses enfants, je crois
que c'était pour moi, et de mon côté, il me semble
aussi que je l'ai aimée avec plus d'épanchement encore
que les autres, avec une admiration plus vive, surtout
avec une confiance plus illimitée Cette confiance avait
été telle, dès mon enfance, que je ne pouvais lui cacher
la moindre pensée, même pour une heure, et je me
souviens que, lorsque j'avais quinze ou seize ans, ei
qu'elle allait dans le monde le soir, sans moi, il m'ar-
rivait souvent de lui écrire tout ce qui m'avait passé
«16 RÉCIT D'UNB SŒUR.
par l'esprit en son absence, et d'attacher cette espèce
d'examen de conscience sur la pelote qui était sur sa
toilette, afin qu'elle pût le trouver et le lire en rentrant.
Je n'aurais pas pu m' endormir tranquillement si j'avais
cru qu'elle ignorait une seule de mes pensées. Cette
circonstance suffit pour faire comprendre ce qu'elle
était, car il n'est pas beaucoup de mères (même parmi
les meilleures, je le crois) auxquelles leurs filles éprou-
vent ainsi le besoin d'ouvrir leur cœur en entier. Pour
mériter une telle confiance, il ne suffit pas d'une bonté,
d'une sagesse, d'une tendresse ordinaire, et il ne dépend
pas de la fille, même la plus soumise et la plus tendre,
de ressentir ce sentiment qui fut la bénédiction et la
sauvegarde de ma jeunesse. 11 tient à celle qui l'inspire,
non à celle qui l'éprouve. Ma mère! quand je pense
qu'elle est maintenant là où nulle huniilité ne peut lui
ravir la gloire, où nulle abnégation ne peut la soustraire"
au bonheur, où chaque vertu a sa récompense , chaque
souffrance sa félicité proportionnée, il y a des moments
où je me sens transportée de joie , et où il me semble
que je suis consolée et presque heureuse de vivre sans
elle!
Notre retour de Rome eut lieu dans les premiers
jours d'octobre. Nous allâmes directement à Castella-
mare (où se trouvaient encore mes parents), puis nous
vînmes tous nous établir à Naples. Eux, cette fois, au
palais Gallo ^, dont ils occupèrent le second étage pen-
dant la durée de cet hiver, nous au palais Serra-Capriola,
.peu éloigné du leur et où je pris possession pour la pr e-
mière fois d'un appartement à moi. Eugénie y venait
passer tant d'heures avec nous qu'il nous semblaii
presque être encore sous le même toit, et cet hiver se
1. A Chiaja.
XÉCIT D'UVB 8<BV«.
serait écoulé aussi doucemeqt que les précédents , sans
le grand vide que l'absence d'Albert et d*Alexandrine
laissait dans notre cercle, jusque-là si complet et si nom-
breux.
Ils s'étaient établis le 9 septembre à Pise, dans la
Casa-Soldaïni, au Lungo TArno, n° 672, et d'abord
Alexandrine avait trouvé un peu triste cet exil, loin du
cercle au milieu duquel elle aimait tant à vivre. Voici
comment elle parle de cette impression , qui fut passa-
gère et qu'elle semble presque se reprocher :
« Je ne crois pas que ce fut de ma part un défaut de
tendresse pour Albert qui me fit trouver notre première
installation à Pise mélancolique, après la vie de famJlle
si douce et si gaie que nous venions de mener, car lui
aussi éprouva cette sensation pendant les premiers mo-
ments de notre séjour dans cette maison dont la vue,
bien que la plus riante de Pise , Tétait beaucoup moins
que celle de Naples. Mais je me souviens avec plaisir
que cette impression ne dura pas longtemps et qu'au
bout de bien peu de jours nos petites chambres nous
semblèrent gaies, et nous ne nous trouvâmes plus
trop seuls à deux. Il me semble même que cela est un
meilleur signe que si nous avions commencé à nous
amuser d'être seuls et de la nouveauté de notre situa-
tion , et si nous avions fini par nous en lasser. Je crois,
du reste, que je puis bien me pardonner d'avoir toujours
aimé mieux encore vivre avec mon mari au milieu de sa
famille que seule avec lui. Les moments passés ensemble
font mieux jouir des tête-a-tête. Les repas sont plus gais;
enfin j'ai toujours aimé les familles nombreuses et les
amis intimes, et Albert aussi aimait cela. Je ne pense
pas que les affections nuisent aux affections. Notre âme
est faite à l'image de Dieu, et il y a dans sa puissance
d'aimer quelque chose d'infini. »
818 RECIT D'UNE SŒUR.
Alexandrine, quelque temps après leur arrivée à Pise,
fut un peu malade. On attribua ses souffrances à une
cause qui, malheureusement, n'existait pas (car le
bonheur d'être mère lui fut toujours refusé). Et ce fut
pendant le temps que dura cette espérance qu'Albert
écrivit à sa belle-mère les paroles suivantes :
(( J'ai la tête remplie de cette pensée et ce n'ei:t pour-
tant qu'une fausse joie peut-être. Dieu semble vouloir
éprouver mes émotions. Que sa volonté soit faite. Il sait
ce qui nous convient, il sait ce qu'il nous faut; ainsi
donc, autant je me réjouirai, autant mon cœur bondira de
joie s'il nous bénit ainsi, autant je lui rendrai grâces
s'il épargne à ma pauvre femme des souffrances qu'elle
ne pourrait peut-être pas supporter, et toujours je dirai :
Que sa volonté soit faite, r.
C'est dans la même lettre que , parlant du change-
ment de religion de son beau-frère, il dit :
« Il a changé de religion , mais nullement par les mo-
tifs que le monde lui suppose. Mon père, ma mère et
Pauline elle-même n'auraient jamais consenti à ce chan-
gement, si des intérêts aussi indignes en eussent été le
moteur. Une telle action ne peut être dictée que par la
conscience et par une bien entière conviction ; sans quoi
elle serait impie. Autant je sens que le cri de la con-
science doit devenir impérieux lorsqu'elle nous fait croire
fermement, que la vérité est d'un côté et non d'un autre,
autant je condamne et je blâme les conversions fondées
sur des considérations humaines d'intérêt ou même de
tendresse. »
La mère d'Alexandrine, si indulgente, si tolérante au-
trefois, et qui, pendant la maladie d'Albert, avait prié
dans nos églises, avait allumé des cierges devant nos
images et s'y était agenouillée avec un sentiment qui
alors ressemblait fort à celui des catholiques, avait en-
RÉCIT D'UNE SCBUR. 219
fièrement changé , à cet égard , depuis le naariage de sa
ûlle, et, bien loin d'avoir l'air de comprendre qu'elle pût
dôsirer embrasser un jour la foi de son mari , elle lui
écrivait que son changement de religion , si jamais il
avait lieu, a la clouerait dans l& cercueil, » Lugubres
paroles qui ne contribuèrent pas peu à faire lutter
Alexandrine contre la conviction qui se faisait peu à peu
jour dans son âme. Hélas! pauvre mère! jamais il n'y
en eut de moins prophétiques. Car, non-seulement elle
supporta ce changement tant redouté, non-seulement
elle vit pendant plusieurs années et avec une admiration
qu'elle ne put lui refuser, la vie pieuse et sainte que
mena Alexandrine après son entrée dans l'Église , mais
le plus imprévu des malheure la condamna elle-même à'
lui survivre. Et si, après la perte de cette fille si chère,
une consolation humaine put adoucir sa douleur, ne la
dut-elle pas précisément au souvenir des vertus et des
œuvres qui, vivifiées par la vérité, jetèrent sur les der-
niers jours d' Alexandrine un éclat si pur, si doux, si
voisin de celui de la sainteté ?
Mais à l'époque où nous en sommes, Alexandrine
était bien loin d'en être arrivée à cette conviction qui
triomphe de tout. Il semblait au contraire que, depuis
qu'elle était entourée de catholiques, une espèce d'an-
tagonisme avait réveillé en elle le besoin de défendre le
protestantisme avec une vivacité qu'elle n'y avait jamais
mise. Elle m'écrivait dans cette disposition des lettres
remplies d'objections et d'attaques, auxquelles je répon-
dais de mon mieux, avec la liberté qui avait toujours
régné entre nous à ce sujet. Elle paraissait, en tout, être
moins rapprochée de nous sur les sujets religieux , de-
puis qu'elle vivait au milieu de nous, qu'auparavant. Et
cependant elle dit elle-même, dans son journal, qu'il ne
lui serait pas venu en tête, à Pise. de s'informer où était
820 RECIT D'UNE SŒUR-
l'église protestante, et qu'elle avait le plus grand plaisir
à suivre Albert à la messe. « Singulier état d'indépen-
dance spirituelle, dit-elle, assez conséquent du reste
avec ma croyance d'alors. »
Je trouve, sur tout cela, le passage suivant dans une
de mes lettres, insérée par elle dans son Histoire :
..... « J'ai fini par déchiffrer la partie de ta lettre où
tu me fais toutes tes objections religieuses. Il n'y a
qu'une chose à te répondre sur la principale, cette ter-
rible séparation d'avec ta mère, dont tu parles toujours.
Je le sens, rien ne doit être plus affreux qu'une idée
semblable, mais tu oublies toujours quelle est, à cet
égard, notre croyance. Nous pensons que notre religion
est la bonne, par conséquent la, seule bonne, car tu con-
viendras qu'on ne peut pas admettre que Dieu en ait
laissé plus d'une sur la terre. Nous croyons donc qu'il
faut être catholique .pour être dans la bonne voie, à
moins que ce ne soit tout à fait de bonne foi qu'on reste
dans l'erreur, sans que la pensée d'un doute soit jamais
venue. Or je crois que ta mère est dans ce cas et que tu
n'y es plus. Je crois qu'une idée d'incertitude sérieuse
sur la vérité du protestantisme n'a jamais traversé l'es-
prit de ta mère. Peux-tu en dire autant? Et ne trouvera-
t-elle pas davantage grâce aux yeux de Dieu en restant
dans une croyance qu'elle croit bonne, que toi en y per-
sévérant sans conviction? En un mot, le plus sûr moyen
d'être ensemble dans l'autre vie ne serait-il pas de sui-
vre la voix de ta conscience comme elle obéit à la sienne?
le crois t'avoir déjà fait ce raisonnement, mais tu l'ou-
blies toujours et tu recommences les tiens, ainsi que
l'histoire de ton roi païen, qui n'est pas applicable,
comme tu vois, puisque, dans la rigueur de ce- que je
viens de te dire, ses parents, païens de bonne foi, au-
EBCIT D*UNB SŒUB.
raient pu être sauvés, tandis que lui; pour avoir persé-
véré dans un culte qu'il savait être faux, aurait été
damnée »
Dans une autre lettre je lui disais encore :
« Je vois avec chagrin que Tair protestant était meil-
leur pour toi et qu'il te jetait plus de notre côté. En
attendant, quand choisiras-tu? Ou bien dis-moi si tu
crois qu'il n'est pas indispensable de choisir, et qu'on
peut ainsi passer sa vie sans être décidément ni catho-
lique, ni protestant? Je te voudrais de bonne foi ou l'un
ou l'autre. »
Alexandrine dit ensuite à ce sujet :
<t Pauline avait raison de dire que l'air protestant
m'était meilleur parce qu'il me jetait davantage de leur
côté , et que, depuis que j'étais parmi eux , je faisais de
l'opposition. Hélas! on est souvent fait ainsi. Seule, au
milieu d'eux , de mon espèce , je sentais comme si ma
religion était humiliée, et j'éprouvais un peu le besoin dé
lui faire relever la tête. Pourtant, je n'eus jamais ce sen-
timent-là avec mon Albert; sa foi, sa piété, m'inspiraient
le plus grand respect, et jamais il n'avait l'air de vouloir
m'attaquer. Je voyais seulement en lui un tendre et
constant espoir que nous aurions un jour la même foi.
Et cet espoir, je le partageais sans peut-être m'en
rendre bien compte, parce que dans ce temps-là je n'au-
rais pas osé faire le moindre pas en avant à cause de
ma mère. »
Vers la fin d'octobre, Albert eut la joie inattendue
1. Alexandrine avait trouvé, je ne sais où, Thistoire d'an roi paien,
qui, bien que convaincu de la vérité du christianisme, avait refusé
de se laisser baptiser, disant qu'il aimait mieux être damné avec ses
parents que sauvé sans eut. Elle trouvait cela généreux à ce roi, et
prétendait n'être pas éloignée de penser comme lui.
B2« SECIT D'UNE SŒUR.
d'apprendre que M. de Montalembert était en Italie et se
disposait à venir leur faire une visite à Pise.
ALBERT A M. DE MONTALEMBERT.
« Pise, 29 octobre 1834.
« ton projet de passer ici deux mois avec nous
m'enchante ; cela réparera un peu notre trop longue sé-
paration. Nous ferons ensemble des châteaux en Espagne.
C*est un passe-temps qui ne cause que de légers mé-
comptes. Alexandrine et moi nous formons bien souvent
celui de nous retrouver en France réunis à tout ce que
nous aimons. Car je suis las de l'Italie, et, quelque blas-
phématoire que cela puisse te paraître , je t'assure que
si , comme moi , tu avais passé quatre ans avec les Ita-
liens , tu commencerais un peu à ressentir le mal du
pays... Je me fais une vraie fête de la vie que je pourrai
mener en France, au sein de toutes mes affections et
d'intérêts extérieurs qui, après tout, doivent être, un jour
ou l'autre , ceux de ma vie. J'espère que ma santé ne
s'opposera pas à ce désir. Il me semble qu'elle s'amé-
liore, grâce aux chers bons soins de mon ange. Je sais,
mon cher ami, que tu m'aimes assez pour ne pas te
lasser de la vue de mon bonheur. Je n'avais jamais rêvé
qu'il pût être aussi complet. »
DU MÊME AU MÊME.
« Pise, 5 novembre 1834.
« Cher ami, avant de quitter Florence, fais pour moi
un pèlerinage à Santa-Maria-Novella. Là, fais une courte
prière à la sainte Vierge. Dans la première ou la seconde
chapelle à droite du maître-autel, derrière l'autel, tu trou-
veras un tombeau de marbre noir, surmonté d'un groupe
IBCIT D'UNB S(BUB. S33
représentant !a vierge Marie entourée d'anges. Il y a
trois ans , j'y allais souvent prier et f ai toujours con-
servé la pensée que je dois mon bonheur aux prière?
que j'ai laissées derrière cet autel, car c'est cette année-
là qu'en quittant Florence je rencontrai Alexandrine (»
Morne. Je suis superstitieux , c'est que je suis heureux.
Prie donc là pour toi-même, demande du bonheur...
Qui sait? tout est possible à Dieu, et. il accorde bien des
choses à la foi! Puis demandes-y la santé pour moi.
Est-ce mal? Après tant de bonheur, ne pourrais-je sup-
porter quelques souffrances? Enfin que la volonté de
Dieu se fasse. Mais j'espère que mes demandes ne lui dé-
plairont pas. Entends-tu ? pries-y bien de ma part.
« Ensuite, avant de partir encore, va voir M"* de Fau-
veau; elle est sculpteur et fait, dit-on, des choses ravis-
santes dans le genre de l'école florentine. En cherchant
dans le dictionnaire si sculpteur avait un féminin, je
trouve : f< Ce n'est pas le sculpteur qlii fait les dieux,
c'est celui qui les prie.» Eh bien ! c'est cela. Ses ouvrages
respirent, m'a-t-on dit, toute cette dévotion qu'on trouve
chez le Pérugin ; de plus , elle est Vendéenne et s' ex-
prime sur son pays d'une façon excessivement intéres-
sante , quand elle est en confiance avec ceux à qui elle
parle. Tout ce portrait, je te le fais sans la connaître et
d'après ce qu'on m'a dit d'elle.
« Tâche, mon cher ami, de ne quitter Lucques que
vers midi, parce qu'il m'est défendu de sortir avant deux
heures et que je voudrais aller à ta rencontre ; à moins
cependant que ton intention ne fût de partir d'assez
grand matin pour arriver ici avant l'heure de ma sortie.
Oh! alors c'est différent. Ne retarde pas d'uûe minute.
J'ai trop envie de te voir. A bientôt. »
RECIT D'UNE SŒUR.
HISTOIRE D'ALEXANDRINE.
« Le dix novembre, lundi. — Montai * est arrivé à sept
heures du soir. Albert en a été si heureux ! Nous avons
été au-devant de lui sur l'escalier. Il m'a dit plusieurs
fois depuis que la cordialité de mon accueil l'avait sur-
pris et mis à son aise : il avait été un peu effarouché de
l'idée de me trouver en tiers entre Albert et lui. Com-
menfne l'aurais-je pas bien reçu? Albert Taimait comme
je n'avais jamais vu d'amitié.
(( Mardi, 18 novembre. — J'ai été avec Montalembert
voir le Campo-Santo au clair de lune , ce que j'ai trouvé
admirable, solennel!... Albert, si fait pour sentir ces
beautés, a dû renoncer à ce plaisir à cause de sa santé.
Mais jamais il ne voulait que d'autres partageassent ses
sacrifices.
« Nous faisons de longues promenades à pied, pendant
lesquelles Albert nous suit en calèche. Une fois Monta-
lembert, en me parlant de l'âme si tendre .d'Albert, a dit
qu'il ne croyait pas qu'il pût survivre à la perte d'aucun
de ceux qu'il aimait.
« Que de fois je me suis rappelé ces paroles depuis !
Albert n'a pas connu cette douleur : c'est lui, hélas ! c'est
lui qui nous l'a fait connaître!..,
« Mercredi, 26 décembre. — Ce matin, mon Albert chéri
•d communié dans l'église de Saint-François, devant l'autel
de Sainte-Philomène où on a fait une neuvaine pour lui-.
1. Ce nom fut celui qu'Alexandrine donna toute sa vie à l'ami
d'Albert.
2. On avait retrouvé, depuis peu, les reliques de sainte Philomène,
et la dévotion à cette martyre inconnue jusqu'alors et dont les restes
étaient si singulièrement rendus à la vénération des fidèles, était
grande en Italie. Ma mère avait demandé à Albert de faire faire uue
ftÉCIT D'DNB SŒUR.
11 s*est confessé hier avec une humilité touchante à un
franciscain. Tout cela a fait du bien à son àme, mais la
un peu fatigué. Pourtant Betti (le médecin) Ta revu
l'autre jour et Ta trouvé mieux.
a Avant-hier, je suis allée à la messe de minuit avec
Montai, à la cathédrale. Jamais je n'oublierai ce magni-
fique coup d'œil. Cette église est une de celles que j'aime
le mieux au monde. Toutes ces colonnes, avec beaucoup
de lumières et pas beaucoup de monde, faisaient un effet
admirable.
« Quelle peine cela m'a fait d'y aller sans Albert, qui
aurait été si heureux de venir! il était un peu souffrant
ce jour-là, et il avait dû se coucher; mais en rentrant
nous Tavons trouvé levé encore, nous attendant avec du
thé, si amicalement résigné et d'une humeur si gaie et
si charmante !
« J'avais parlé de la communion d'Albert à Eugénie,
mais je. ne lui avais pas dit une chose que je n'aurais
pas voulu lui dire peut-être, c'est que cette communion
m'avait fait fondre en larmes. Moi-même je fus surprise
de la douleur que j'éprouvai en le voyant aller s'age-
oeuvaine dans la chapelle qui lui était consacrée à Pise et de la
suivre. Voici ce que répond Albert à ce sujet, dans une lettre à mon
père : « Dites à ma bonne mère que la neuvaine est commencée
depuis cinq jours. J'ai de la foi, et rien n'est impossible à Dieu;
mais je ne mérite pas qu'un miracle s'opère en ma faveur. J'ose à
peine demander la santé du corps, quand je récapitule ce que j'ai
déjà obtenu de bien plus important, et surtout ce que J'ai encore à
obtenir. Mais aussi ajoutons toujours : Mon Dieu, que votre volonté
<oit faite ! Le bon moine que j'ai questionné sur l'histoire de la
sainte n'est pas fort. Il n'a répondu que vaguement à mes questions;
rela n'empêche pas que je ne croie que Dieu puisse opérer un miracle,
même en faveur d'un aussi indigne serviteur; aussi je n'en prierai
pas moins sainte Philomèae d'offrir mes prières au Seigneur en les
joignant aux siennes. Cette voie est meilleure que si Je m'en char-
^'eait seul. »
15
«S^ RECIT D'UNE SŒUR.
n'^iiiller devant Fautel. Était-ce une douleur causée par
le regret de n'être pas unie à lui dans un pareil moment?
Était-ce un pressentiment de la vérité à laquelle je ne
voulais pas céder encore? C'était, je crois, l'un et l'autre
dé ces deux sentiments *.
« Le soir du 28 décembre , Montai nous commença la
lecture de son manuscrit de Sainte Elisabeth, qui nous
charma, Albert et moi. Albert fut très-touché de ce nom
de frère et de sœur qu'Elisabeth et son mari se don-
naient, et, depuis ce temps-là, quand nous étions seuls,
il me nommait souvent : « ma sœur, » et je me souviens
de l'expression de tendresse angélique que sa figure pre-
nait alors. Je racontai à Montai ce jour-là, devant Albert,
comment je l'avais appelé u mon frère, » le jour d'une
promenade dans la plaine de Rome, en 1831. Nous alter-
nions ainsi nos lectures de bonnes causeries*.
1. Ce passage, on s'en aperçoit, fut, ainsi que plusieurs autres de
cette partie du récit, écrit plus tard, en recopiant dans cette Histoire
cette partie du journal de Pise ; et plus tard encore, se retrouvant à
Pise avec mes parents, en 1841 (cinq ans après la mort d'Albert),
elle y ajouta les mots suivants : « 11 y a peu de jours que moi aussi,
dans cette chapelle, j'ai eu le même bonheur qu'Albert a eu ce jour-
là, plus unie à lui que la première fois, quoiqu'il n'y fût plus. Je ne
versais plus de larmes comme alors. Le sentiment qui remplissait
mon cœur était la reconnaissance envers Dieu, qui me permettait de
communier là, à cette môme place. »
2. Alexandrine raconte ainsi ses lectures dans une lettre à Eugé-
nie : « Outre le Dante que je lis, Montalembert nous lit des légendes,
et dans ce moment il en lit de délicieuses sur saint François d'As-
sise, un bien bon saint, qui nommait toutes les créatures ses frères
et sœurs. 11 dit : u fratre lupo, » il parle longtemps à ce loup, et
appelle les tourterelles mes sœtrs, etc. Montai écrit aussi la vie de
sainte Elisabeth, allemande et reine. 11 a fait beaucoup de voyages
pour elle en Allcmngne. Il nous lira cela quand ce sera achevé;
cela sera sûrement charmant, mais je t'en supplie, n'en dis rien à
personne, excepté à Pauline. Je suis sûre qu'il lui serait désagréable
qu'on en parlât d'avance. Ainsi, que cela reste entre nous deux, de
«race. Il aime tant cette sainte Elisabeth! li recueille les plus
e6ctt d'xtne sœur. n7
« Le mardi, 13 janvier 1835. Nous avons été aux Cas-
éines, puis (ce qui nous a mis fort en gaieté) nous avons
tous été me commander un chapeau. A dîner, Albert a
pris tout d'un coup la résolution d'aller à un bal qui se
donnait ce soir-là, mais que nous avions refusé tous les
trois. J'ai résisté, tremblant que cela ne lui fit mal, mais
il insista et finit par dire : Je le veux. Il alla dire à ma
femme de chambre de tout préparer, et peu à peu je me
laissai faire la douce violence de me faire aussi belle
que possible. J'y passai certainement deux heures. Pour
rendre la plaisanterie complète, nous forçâmes Montai à
venir avec nous. 11 se fit beaucoup prier, il n'avait rien
à mettre. Albert lui prêta presque tout. Puis il fallut lui
chercher un cordonnier, et un coifîeur pour lui couper
les cheveux; tout cela nous égaya beaucoup, et enfin,
ce qui nous fit rire au moins autant que le reste, fut que,
nous trouvant en ce moment-là sans domestique , nous
nous fîmes suivre au bal par le garçon dv cordon-
nier. »
Albert, dans une lettre qu'il écrivait le lendemain à
Eugénie, dit : « Ma santé va de mieux en mieux. Hier,
j*ai forcé ma femme à aller au bal J'y ai traîné idem
Montai, et, après une heure de satisfaction modérée,
nous sommes rentrés prendre le thé chez nous. Ma petite
petits, les plus minutieux détails à son sujet. Il nous a conté l'histoire
d'un chevalier qui avait porté les couleurs d'une sainte qui lui était
apparue dans une vision : c'est joli! L'histoire n'est pas finie là, mais
elle est trop longue pour pouvoir la conter dans une lettre. Dis-moi
ce que tu penses de cette vie que nous menons? Moi, je l'aime.
Outre cela, nous sommes abonnés au cabinet de lecture de Livourne,
et nos tables sont couvertes de revues, de journaux (pour Montai
cela), de romans de W. Scott pour Albert et autres livres de tout
genre pour lui et moi. Albert commence à apprendre l'allemand,
mais il n'y met pas ton louable acharnement. Je suis sûre que tu va
le savoir bientôt, m
RECIT D'UNE SŒUR.
Alex était charmante avec sa belle robe bleue et ses dia-
mants. »
Il continue :
(( J'apprends l'allemand, mais c'est un sournois qui ne
se laisse pas connaître facilement; on dirait qu'il ne croit
pas tout le monde digne de le comprendre et qu'il ne se
soucie point de se livrer aux profanes. Montai a fait un
recueil ravissant d'airs allemands pendant son séjour
en Allemagne. Il ne s'y est occupé que de recueillir des
légendes et des traditions populaires sur la vie des saints,
ce qui est une douce occupation à laquelle il doit de bien
grands adoucissements aux peines qu'il a eues depuis
quelques années. Tu peux t'imaginer qu'il ne rend pas
notre petite vie moins jolie. C'est si bon, si singulier, si
bien dans nos trois natures de couler nos jours sans obli-
gations de société, dans une parfaite intimité, n'ayant
poiir liens que èeux de» cœur! Quand cela ne devrait
plus se retrouver, je remercierais toujours Dieu de nous
avoir accordé, pendant un temps, une vie si douce et si
pleine. »
HISTOIRE D'ALEXANDRINE.
« Le soir du 15 janvier, je montai avec Albert chez
Montai, qui faisait ses paquets, devant nous quitter le
lendemain. C'était la première fois que j'y montais.
Albert y allait régulièrement tous les matins. Pendant
ces petites absences je m'habillais, je lisais ou j'écrivais,
et je savourais d'avance les bons moments qui m'atten-
daient pendant tout le reste du jour. Je me souviens
qu'une apros-dhiée, j'étais restée dans un fauteuil près
RéCIT D'UNB SŒUR. U9
de la cheminée à lire une revue, pendant qu'Albert était
monté chez son ami. Albert revint avec Montai, et alors
je me hâtai de lui conter que, dans cette revue, il y avait
un horrible article (de Heine, je crois), d'un scepticisme
achevé, et qui se terminait par une infâme dérision de
la clochette qui annonçait le Très-Saint-Sacrement. Je
dis à Albert qu'en lisant ce passage, je m'étais préci-
pitamment jetée à genoux! flors sa figure prit une
expression de bonheur et d'éiL^ ^tion mêlée à un peu de
surprise, — oh! une expression que je n'oublierai Jamais,
non plus que l'accent dont il me dit alors quelques mots
de tendresse. Je crois pouvoir le dire, jamais nous ne
nous aimions tant que lorsque nous voyions que, l'un et
l'autre, nous aimions Dieu.
« Mais j'en reviens à cette dernière soirée chez Montai.
11 perdait la tête au milieu de ses paquets, de ses livres,
de ses papiers. Je regardai un peu ses livres , presque
tous avaient un but religieux, mais il y avait aussi beau-
coup de légendes et d'histoires nationales. Je l'aidai à
emballer, et pendant ce temps-là , nous discutâmes un
peu sur des sujets religieux. Il me lut en triom-phe îin
beau passage d'Alphonse de Liguori sur le culte de la
sainte Vierge, auquel je ne croyais pas encore, et m'in-
vita à brûler le Père Clément (un livre soi-disant antidote
du catholicisme, que m'avaient prêté des amis protes-
tants, et qui avait eu plutôt l'effet contraire à celui quM!
devait produire). Puis nous descendîmes et nous fume?
encore bien gais. Montai me fit chanter une foule de
romances et d'airs nationaux, qu'il avait recueillis dans
ses voyages; parmi ceux-ci se trouvait un charmant can-
tique allemand, sur des paroles traduites de saint Ber-
nard (Jesu wie sus, wer dein gedenkt), qui disaient que
rien n'était si doux que de penser à Jésus , rien de si
doux que sa présence. Montai me le demandait sans
S80 RÉCIT D'UNE SŒUK.
<:esse, quoique d'abord ii= eût trouvé que c'était presque
une profanation de me le laisser chanter. Puis il avait
été étonné d'entendre que je le chantais avec une expres-
sion approchant, disait-il , de celle qu'y mettaient trois
pieuses jeunes filles à Ratisbonne , qui chantaient ce
cantique pendant leur travail. »
ALEXANDRINS A EUGÉNIE.
« Pise, le 16 janvier 1835.
« Chère amie, il est parti, notre cher Montalembert,
nous n'avons pu le retenir plus longtemps. Nous avons
veillé avec lui cette nuit jusqu'à deux heures et demie,
et alors il s'est mis en route. Il pleurait en nous quittant
et regrette tant cette bonne vie de famille, comme il dit,
que nous menions et à laquelle il s'était si bien habitué
avec nous ! C'est notre ami pour la vie, et c'est bien doux.
« Dis à Pauline que j'ai reçu sa lettre et que je vais
lui répondre ; mais nous sommes encore sans domesti-
que, et maintenant que nous n'avons plus même Monta-
lembert pour une foule de petits services qu'il nous
rendait avec tant d'amitié et de bonne humeur (tels que
d'aller porter toutes nos lettres à la poste , d'aller nous
acheter des marrons, etc., etc.), nous sommes fort em-
barrassés. Notre petite servante ne veut pas aller à la
poste la nuit; d'ailleurs j'ai peur qu'elle ne fasse des
confusions entre les lettres qu'il faut et celles qu'il ne
faut ])as affranchir, de sorte que cette disette de servi-
teurs m'empêche même d'écrire. »
BéCIT D'UN» SŒUR.
ALBERT AU GOMTB DE IIOlfTALEMBERT.
• Piae« lundi 19 janyier 1835.
a Dérision et mépris! » Cher ami, tu as dû avoir un
temps abominable, car depuis ton départ la pluie n'a pas
cessé: « c'est dégoûtant^ rien que d'y penser * / » 11 nous
tarde terriblement d'avoir de tes nouvelles et de savoir
si le voyage n'a pas fait mal à la joue dont tu commen-
çais à souffrir. Nous sommes encore tout dépaysés depuis
que tu nous as quittés. Notre vie était si bonne ainsi!
quand la retrouverons-nous de nouveau? En France
même, renouerons-nous jamais nos soirées de Pise?
Alexandrine est souffrante depuis deux jours, mais ce
n'est rien d'alarmant, et le plus grand inconvénient de
cette indisposition , c'est de nous avoir procuré la visite
de Punta (le médecin) trois fois en deux jours. — Nous
n'avons encore rien pu savoir des conjectures que
devaient faire naître nos habitudes mystérieuses pendant
ton séjour avec nous. Notre projet de voyage à Odessa
semble se consolider. J'ai reçu une lettre de Naples, et
je vois que mes parents commencent à trouver la chose
plus simple , voire même naturelle, et ton idée d'emme-
ner Fernand avec nous a eu le plus grand succès. Cher
bon ami, que ne peux-tu y venir aussi? Quelle bonne
vie ! Si pourtant , après tout , ce voyage ne se fait pas ,
je veux tâcher d'aller aux Pyrénées; alors tu es obligé
1. Ces denx exclamations étaient tirées d'ane comédie jouée à
Naples l'année d'avant. Albert s'amusait à les appliquer à tout
propos.
RÉCIT D'UNE SŒUR.
d'y venir, car il faut sérieusement que tu fasses aussi
quelque chose pour ta santé.
(( Tu n'as pas idée du vide que tu as laissé dans notre
pauvre petit home, tu nous étais devenu nécessaire.
Mes visites du matin dans ta chambre, nos promenades
ensemble, tes courses à la poste, et enfin nos chères soi-
rées; il y avait dans tous les instants de la journée un
parfum d'amitié incomparable! L'indisposition d'Alexan-
drine l'ayant empêchée de chanter, le contraste est '
encore plus grand.
« C'est elle du reste qui achèvera cette lettre, elle a
retenu d'avance cette dernière feuille ; ainsi je vous laisse
ensemble et vais m' imaginer vous suivre dans une de
vos promenades sur les Argini! Adieu, mon meilleur
ami, écris-moi souvent, et pense que ce ne sera encore
qu'une faible compensation pour la cessation de nos
journées passées ensemble. »
Alexandrine (dans la même lettre) :
« Cher bon ami, Albert vous a déjà dit une foule de
choses, mais cela ne m'empêchera pas de vous dire aussi
comme lui, que nous vous regrettons beaucoup, beaucoup,
et je ne sais pas si nous pourrons reprendre la gaieté
que nous avions avant votre arrivée ; car maintenant, au
dîner et au thé, il y a toujours une place vide qui nous
rappelle douloureusement l'excellent ami qui la remplis-
sait si bien! et depuis avant hier, c'est Punta qui a pris
le thé avec nous, au lieu de vous. Quel échange!...
jugez! J'ai eu la bêtise d'être malade, et cela a ajouté à
ma tristesse, car deux êtres souffrants ont absolument
besoin d'une troisième personne. Enfin, cela n'était
rien et c'est fini. Que je voudrais savoir comment s'est
passé votre voyage, et comment va votre joue, et si vous
avez encore eu quelques-uns de ces guignons dont vous
vous imaginez trop être poursuivi I Ne m'en voulez pas
SéCIT D'UIfB 8CBUK.
de ce que je vous dis là. Je voudrais tant vous persuader
que vous serez encore heureux! Quand une vie ne l'est
pas au commencement, elle Y est plus tard. Avez -vous
jamais vu qu'une vie tout entière se passât dans le cha-
grin? Pensez que vous avez deux vrais amis qui deman-
dent tous les jours à Dieu votre bonheur, et que les
prières que Ton fait pour les autres sont toujours les
mieux exaucées.
« Instruisez-nous toujours bien exactement du sort de
notre chère sainte Elisabeth , vous savez combien nous
nous y intéressons; et vous qui écrivez .si vite, écrivez-
nous bien des détails sur vous, illisiblement et aussi à la
hâte que vbus voudrez , nous saurons bien vous lire. Je
n'ai pu chanter vos airs qu'une fois depuis votre départ;
depuis je n'ai plu3 été assez bien. A propos, ne soyez
pas inquiet d'un certain petit livre de copiages que vous
avez laissé sur la table à écrire d'Albert, et qui contient
le joli morceau de Corinne et celui du comte de Maistre.
11 est en bonnes mains, c'est-à-dire dans les nôtres, et
nous vous le renverrons par une occasion, si vous voulez,
ou bien voulez-vous nous le laisser? Que n'est-ce le petit
noir que vous avez laissé aussi!
M™* de C. est venue le lendemain de votre départ, et
î été des plus gracieuses. Ma modestie se refuse à vous
répéter ce qu'elle m'a dit sur mon apparition au bal.
%'otre serviteur n'est pas arrivé. Je l'attends avec moins
l'impatience depuis votre départ, parce que je m'étais
fait une fête de rire avec vous de ses débuts. C'est Marie
qui vous a remplacé pour porter nos lettres à la poste.
Le lendemain de votre départ, nous avons fait en calèche
le dernier tour que nous avons fait ensemble, seulement
en sens inverse, c'est-à-dire de la route de Florence aux
Capucins, et, en revenant, nous avons laissé une de vos
cartes avec p. p. c. dessus, chez la comtesse Mastiani.
«ECIT D'UIJB SŒUR.
En entrant , nous avons rencontré Thérèse *, qui a fait
un geste expressif de douleur en parlant de vous. Elle
a levé son bras à son front d'un air désespéré. Voilà, cher
Montai, tous les petits souvenirs de Pise évoqués selon
votre désir. Vous y pensez bien encore, mais une fois à
Paris, ils pâliront bien, ces pauvres petits souvenirs,
devant vos grands intérêts. Vous connaissez notre atti-
rail pour écrire, je ne vous fais donc pas d'excuses de
nos griffonnages. A revoir, je l'espère bien encore cette
année. Je n'oublierai pas vos bonnes paroles en me quit-
f>iit Que 1 )ieu vous rende heureux ! Priez pour nous.
a [ie nous oubliez pas auprès des Rio. »
ALBERT A MA MERE^.
« 30 janvier.
« Je commence sur cette grande feuille de papier sans
savoir si je la remplirai , mais il me semble en ce mo-
ment que tout ce que j'ai dans le cœur pour vous , ma
bonne mère, n'y trouvera pas encore assez de place. Je
n'ai jamais senti si vivement le bonheur que j'ai d'être
aimé comme je le suis de vous, ma mère, et de mon
bon père. Vous n'avez pas oublié le 21 janvier, et moi.
1. Une servante que M. de Montalembert avait eue à son service
pendant son séjour à Pise.
2. Albert avait eu vingt-trois ans le 21 janvier, et ma mère lui
avait adressé, ce jour-là, une lettre où se trouvaient les paroles sui-
vantes : « Il y a aujourd'hui vingt-trois ans que je t'ai embrassé
pour la première fois. Il me semble y être encore, et, depuis ce
jour, il n'en est pas un seul où mon cœur n'ait été rempli de toi...
Tu as toujours été si excellent, que jamais le plus léger nuage n'a
obscurci ma tendresse pour toi ; jamais l'ombre d'une petite irrita-
tion ne s'est glissée entre toi et moi. Aussi, mon enfant chéri, \l me
serait impossible de t'exprimer à quel point tu m'es cher, et le
besoin que j'ai de te savoir heureux et de te voir bien portant. »
USCIT D'UNE SŒUR. 235
de mon côté , j'ai bien senti ce jour-là tout mon amour
pour vous. Je ne sais si le désir que j'éprouve d'avoir
moi-même un enfant a contribué à l'attend rissement
que m'ont causé les paroles que vous me dites au sujet
des vingt-trois années qui se' sont écoulées depuis le
jour où vous m'avez embrassé pour la première fois, ou
bien si plutôt je le dois à la pensée de ces vingt-trois
années de preuves non interrompues de votre tendresse
i)0ur moi ; mais je crois que cette dernière raison en est
la seule cause, et la première n'en serait qu'une consé-
quence : le besoin de rendre à un enfant toute la dou-
ceur et la tendresse que vous avez versées sur moi.
Jamais, dites-vous, Tombre d'une irritation ne s'est glis-
sée entre vous et moi. Oh! j'en bénis le ciel! et rien ne
pouvait me rendre plus heureux que cette assurance de
votre part, ma mère chérie. Moi qui craignais^ au con-
traire, de m'être rendu quelquefois coupable d'ingrati-
tude envers vous, par mon manque de douceur et de
docilité à vos chers avis et à ceux de mon père I »
Ce fut vers le mois de février de cette année qu'Albert
commença à écrire régulièrement son journal , auquel il
donne de temps en temps la forme d'une lettre, adres-
sée , je le crois , à l'abbé Martin de Noirlieu , quoique
sans intention de le lui communiquer.
JOURNAL D'ALBERT.
« IMse, férrier 1835.
« Vous savez, cher ami, que vous m'avez souvent
accusé de me faire plus mauvais que je ne le suis. Si
vous connaissiez toute ma vie, vous pourriez bien chan-
ger de sentiment, et trouver au contraire que ma bonne
238 RÉCIT D'UNE SŒUR.
réputation est terriblement usurpée, à tel point que je
suis parfois tourmenté de la crainte qu'il n'y ait de la
fausseté dans mon caractère. Ce qui est vrai , c'est que
je n'ai jamais été complètement mauvais, et que je n'ai
jamais non plus renié les éclairs brillants, mais fugitifs,
qui ont parfois sillonné mon âme. Mais n'en suis-je pas
encore plus coupable? Le Dante, en dépeignant ces
âmes timorées, les fait repousser également et par le
ciel et par l'enfer. Je prends tout au premier abord avec
chaleur, et, presque en même temps, ce qui m'aura
trouvé le plus ardent me laissera émoussé, dégoûté.
Souvent, avant mon mariage, dans le temps même le
plus exalté de ma passion , je sentais en moi du décou-
ragement.
a J'aurais voulu éloigner à jamais le moment que je
sentais bien cependant, dans d'autres instants, pouvoir
seul faire le^ bonheur de ma vie. Je ne voulais rien de
distinct, si ce n'est parfois ma liberté. Oui,. ma liberté.
Je me souviens que souvent, à cheval, au bord de la
mer, cela me transportait de fendre l'air. Il me semblait
alors fuir les liens que je voulais me donner et me fuir
moi-même. Une fois je partis pour Amalfi, j'y restai
plusieurs jours, heureux de m'y sentir seul, et je ne
revins à Naples que presque contre ma volonté.
({ Ce caractère faible et inconstant, je le dois d'abord
à ma complexion débile, à mon tempérament irritable
et délicat, puis à une éducation sans direction positive.
Mon père fit pour moi tous les sacrifices imaginables,
mais les hommes auxquels il me confia trompèrent sa
confiance. J'avais naturellement un caractère doux et
actif; sans eux j'aurais peut-être commis de plus grandes
fautes, mais j'aurais conservé plus d'énergie. Je sortis
de leurs mains ayant perdu cette fraîcheur de cœur que
quelques âmes privilégiées gardent encore longtemps
RÉCIT D'UNE SŒUB. «SI
après leur entrée dans la vie, et cependant timide comme
lin enfant. C/est alors que je vins en Italie, dont le cli-
mat m'a fait, à la longue, plus de mal que de bien, car il
a contribuée augmenter l'exaltation.de mon imagination,
ainsi que l'irritabilité de mon tempérament. Depuis lors,
je suis toujours le jouet des deux êtres que nous avons
en nous, tantôt bon et m'élevant aux régions les plu.ç
élevées qu'il me soit donné d'atteindre, tantôt me lais-
sant entrîàner ou ma seconde vie sepjaît à me conduire;
souvent encore tiraillé par mes deux natures à la fois,
sans avoir la force de me rendre maître de l'une et do
l'autre, et, les dirigeant à mon gré, les faire contribuer
à mon perfectionnement physique et moral. Aussi ne
tardai-je pas à subir le résultat naturel de cette agita-
tion contradictoire. Je fis une maladie inflammatoire qui
me conduisit à deux pas du tombeau... Ai-je bien fait
de rentrer dans la vie?
« Je ne vous parle pas de ce qui a ae'cidé du bon lie ur
de ma vie. Les détails de cet amour de trois ans, que
Dieu a daigné bénir, vous les connaissez. Maintenant que
me voilà arrivé à ne plus parler que du présent et de
l'avenir, je le ferai jour par jour, et je vous avoue que
c'est moins pour converser avec vous, que pour voir si,
en me rendant compte de tous mes sentiments contra-
dictoires, je pourrai devenir leur maître, au lieu d'en
être Tesclave.
« Lundi, 9 février.
« Bien que je me sois imposé la tâche de mettre jour
par jour dans ce livre l'emploi de ma journée, le cours
de mes pensées, mes résolutions, etc.» etc., voilà trois
jours que je ne l'ai fait. Je ne sais si c'est l'effet du
temps, ou si c'est ma faiblessç seule qui en est cause,
mais j'ai été dans un état d'irritation nerveuse qui m'a
RÉCIT D'UNB SŒUR.
empêché de poursuivre une idée quelconque. Ma tête
me semblait creuse ; aujourd'hui je suis calme et je n'ai
presque pas toussé. Ma pauvre Alexandrine est souffrante
depuis deux jours, elle est bien délicate, et la moindre
indisposition chez elle m'effraye; ses traits s'altèrent si
vite; j'ai fait venir le médecin, mais j'espère que ce ne
sera rien. Je n'ai pas grand' chose à dire. La journée
s'est passée en grande partie à lutter encore contre le
reste de cette irritation nerveuse, vagué ou vide. Il est
minuit. Dieu soit avec nous !
« Jeudi, 12 février.
(( Je fais tous les jours de nouvelles acquisitions de
forces, du moins à mon avis, et j'espère que. Dieu ai-
dant, je serai bientôt délivré de cette tribulation de
soins et de précautions. Je ne sais si c'est l'approche du
printemps, mais j'ai besoin d'air, de mouvement, dévie.
Vous connaissez cette disposition et vous avez éprouvé
ces frémissements de l'âme et du corps. On sent l'air
devant soi et le cœur bondit de foi, d'espérance. L'âme
a faim et soif de Dieu , et en se prosternant on appelle à
grands cris le pain de vie.
(( Nos projets de voyage d'outre-mer ont pris de la
consistance, mais je pense qu'avant de les exécuter,
nous aurons plus d'un embarras à surmonter.
« J'ai achevé ce soir les Souvenirs de Nodier, Ils m'ont
vraiment intéressé. J'admire la jeunesse, l'enthousiasme,
le vrai courage de leur auteur. Il a une âme brûlante et
pure qui vous réconcilie avec les hommes, et on a besoin
de l'être après avoir passé en revue toutes les misères
humaines qu'il nous détaille dans ce journal. J'ai pensé
de nouveau à mon regret de voir mon père passer ses
plus belles années sans pouvoir être utile à son pays,
car Nodier dit avec raison, dans son épilogue : « Ce qui
RÉCIT D'UNB 6ŒUK. BSft
est indispensablement social , c'est 1* harmonie des hon-
nêtes gens, sous quelque drapeau que le hasard des cir-
constances et la nécessité des positions les aient placés. »
Mais le serment est une barrière pour les consciences
pures et délicates. Que soit aboli ce serment dérisoire
dans les chambres, et mon pore pourrait y revenir
prendre sa place parmi les défenseurs de nos libertés.
« Vendredi 13 février.
« Je suis tout joyeux de pouvoir lire Shakespeare et
de le comprendre. Je lis Hamlet, qui me transporte. Je
frémis en lisant; je n'avais aucune idée de ce style, et
j'espère bien des jouissances. Ma vie calme et solitaire,
près de mon angélique femme, est enviable. Hier au
soir, j'ai eu un long attendrissement en me rappelant
Sorrento! Oh! mon ami» que de parfums sur tous mes
souvenirs depuis trois ans. Oh ! je ne suis pas blasé ! Je
savoure dans mon cœur des trésors de poésie et de vie.
Enviez-moi I car je sens bien pleinement le prix de tout
ce que Dieu m'a accordé.
« Je lis Ayesha, et cela m'intéresse; et puis c'est en-
core l'Orient, et j'aime l'Orient !
« Samedi 14 février.
« Ma passion pour les voyages augmente chaque jour.
Il y a des instants où l'àme semble vouloir vous entraî-
ner vers des régions inconnues , où tout semble devoir
être plus beau que ce que nous avons sous les yeux.
N'est-ce point un pressentiment de notre céleste patrie,
en effet, que ce besoin de courir, de changer, de se fuir
soi-même, que cette soif d'immensité, de liberté? Byron
dit bien : (( Les hommes lâches appellent les voyages
une folie, et s'étonnent que d'autres, plus hardis, aban-
donnent leurs coussins voluptueux pour braver les fa-
240 RECIT D'UNE SŒUR.
tigues des longues courses. Il y a dans l'air des mon-
tagnes une suavité et une source de vie que la paresse
ne connaîtra jamais. »
u Vous avez déjà blâmé ces transports en moi , mon
sage ami, et vous m'avez dit avec vérité que l'âme étaii
bien appelée à ces divins élans et à connaître l'infini,
mars seulement lorsqu'elle aura déposé sa dépouille
mortelle. Mais est-ce notre faute si notre âme, ne pou-
vant hf son gré se défaire de son immonde enveloppe,
l'entraîne parfois avec elle vers cette région céleste?
(( Il y a longtemps que je n'ai eu, comme aujourd'hui,
an étatçoutenu d'activité et de ferveur. Ma faible et pa-
resseuse nature s'est laissé mieux dompter qu'à l'ordi-
naire, et je dois l'attribuer en grande partie à l'amélio-
ration de ma santé. Je sens avec joie mes forces renaître
et j'en bénis Dieu, car j'en ai besoin pour jouir complè-
tement de mon bonheur.
« Je suis loin d'avoir esquissé la plénitude de mes
sensations d'aujourd'hui. Je me sens ému d'amour, en
me retraçant mes souvenirs du passé , mon ciel présent
et l'infini de mon bonheur à venir.
({ On blâmait ma sauvagerie ! Mais que sera pour moi
le bruit d'un salon, maintenant que les jouissances si
douces et si pleines de la vie m'ont été révélées? Le cher
crépuscule de ma lampe éclairant sa tête chérie, n'est-
ce pas préférable à tout au monde ?
« Lundi 16 février.
« lîier, à la fin de la journée, ma disposition nerveuse
était grandement calmée. Après ma prière faite, il ne
restait plus l'apparence d'un nuage. J'ai embrassé ma
femme au front. Nous avons prié ensemble, et, ce matin,
je me suis levé le visage serein et reflétant tout le bon-
heur qui remplit mon âme. J'ai écrit une longue lettre à
RÉCIT D'UNE SŒUR. 941
ma mère , et j'attends sa réponse pour savoir si nous
irons à Naples. J'ai aussi écrit à Alexandre. D'ailleurs,
rien de remarquable dans toute la journée. Je n'ai pres-
que rien fait et, en général» je perds terriblement mon
temps. Rien n'est aussi pernicieux que de n'avoir pas un
uixi d'étude ou d'occupation déterminé. Ce n'est pas
seulement à cause du peu qu'on acquiert par cette pro-
digalité de la vie, mais c'est que, faute d'aliment, ce
qu'on a dans l'esprit s'épuise pour faire place à une
foule de puérilités qui produisent bientôt à leur tour le
vide, et nous sommes, un beau matin, surpris de trouver
notre trésor dévasté. Nous pleurons alors sur l'impuis-
sance où nous sommes de le reconquérir, et nous gé-
missons de la perte de ce feu sacré que Dieu nous
avait confié et que nous avons laissé éteindre par notre
faute. 0 Seigneur! ne permettez pas qu'il en soit ainsi
de votre serviteur, dont le cœur est comblé des richesses
que vous avez voulu y verser. Ne me livrez pas à moi-
même, car sans vous, mon Dieu, je ne suis rien. « Sou-
venez'vov^ de vos miséricordes et remplissez mon cœur de
votre grâce, vous qui ne voulez pas de vide dans vos oun
vrages, » [Imitation de Jésus-Christ.) Lecture de ce soir*.
« 16 février.
Je déteste les gens nerveux, et je le suis devenu à un
point qui me dégoûte, car c'est dégradant pour un homme.
Mais qui ne le serait au bout de deux ans de soins , de
veilles, de tortures, de saignées et de visites de mé-
decin? Oh! Yabachou! Bonsoir, à demain.
« J'ai été de mauvaise humeur une partie de la jour-
1. Âlex a mis en marge : « Grâce à Albert, nous avions pris la
^ bonne habitude de finir toutes nos soirées par un chapitre de
I Vlmilalion,
t. 1«
t43 RÉCIT D'UNE SŒUR.
née ; quelques pages d'Ayesha m'ont remis ce soir, et un
chapitre de Vlmitation a achevé do me rendre bon et
doux.
« Mardi 17 février.
« Ma journée a commencé par un triste spectacle.
Huit galériens balayaient le devant de notre porte, en-
chaînés deux à deux par de lourdes chaînes, vêtus en
rouge, ce qui est ici le signe des galères à temps; deux
seuls étaient entièrement vêtus de jaune, signe de ga-
lère à vie. Ces deux derniers avaient de plus sur la poi-
trine un grand écriteau, sur lequel était écrit en grands
caractères : Furto violente. Ils sont condamnés depuis
peu, je le crois, à en juger par leurs habits neufs, et ce
furent sans doute les mêmes qui furent exposés, il y a
quelques jours, sur la place publique et condamnés pour
ce même délit ! C'est un horrible spectacle que ces huit
hommes rayés de la société, et n'ayant plus à attendre
d'elle que le mépris, la crainte ou la pitié. Quels senti-
ments amers doivent remplir leurs âmes ! 0 Dieu clé-
ment. Dieu juste! faites que la résignation leur amène
le calme, l'espérance en une vie meilleure, et que
l'exemple de Jésus notre sauveur leur fasse accepter leur
ame^ calice, en songeant que ce divin modèle de résigna-
tion et de souffrance était en même temps un modèle de
vertu et d'amour. 0 Seigneur, mon doux Jésus! aban-
donné des hommes, vos anges vinrent vous soutenir et
verser des larmes sur les douleurs de leur maître ! Per-
mettez aussi, quoique indignes d'une telle grâce, que là
où ÎGS hommes abandonnent le malheureux, les anges
du ciel viennent soutenir ceux qui, ne pouvant plus
avoir d'espoir qu'en vous, ruccomberaient sans votre
aide! Oh! grâce pour eux! une larme sur leur cœur
avant leur mort !
KÉCIT D'UNE SŒUR.
H Ce qui me fait toujours trembler, ce n'est phs la
rigueur de la peine juste ou injuste à laquelle la sociét<«
condamne ces malheureux, mais c'est le désespoir au-
quel les réduisent si souvent les mauvais traitements do
leurs gardiens , trop souvent eux-mêmes le rebut de la
société. C'est là que deviennent sublimes les fonctions
de ceux chargés de faire entrer une espérance ardente,
une douceur que rien ne peut altérer, l'amour enfin,
dans le cœur de l'homme auquel, sur terre, il ne reste
que la haine et l'anathème de ses semblables. Mon
Dieu!. multipliez le noinbre de vos vrais lévites, de* vos
vrais pasteurs !
u Mardi 17 (suite).
(( J'ai trouvé hier , dans un numéro de la presse bri-
tannique, un article sur les chemins de fer. Combien il
est remarquable que , lorsque toutes ces nouvelles idées
de fusion — encore obscures, il est vrai, mais idées cepen-
dant— occupent la majorité, l'industrie et les découvertes
nouvelles viennent si parfaitement les seconder ! On ne
saurait sans présomption, il me semble, se refuser à
voir le doigt de Dieu dans cet accord. L'expérience nous
a déjà montré combien la facilité avec laquelle on
voyage à présent a détruit de préjugés et de haines
nationales, et combien de liens se sont formés entre
nations jadis ennemies. L'esprit de nationalité, de pa-
triotisme, beau en lui-même, mais dans lequel, du point
de vue le plus élevé, on trouve encore trop d'égoïsme,
fera place tous les jours davantage à l'esprit d'union
qui, j'en suis convaincu, doit un jour régner sur le
monde christianisé. Mais je croirai cette immense révo-
lution bien plus certaine et plus prochaine, si les inté-
rêts matériels des peuples y trouvent un avantage tel que
celui qui sera immanquablement produit par la facilité
«*l • Ré-CIT Dt'UirE SCEUR.
inconcevable des communications^ bien éloignées encore
d'avoir atteint le degré de rapidité auquel les portera
un jour l'application de la vapeur.
« Comment former un seul peuple de tant ,de peuples
divers? Certes ce n'est pas non plus une seule nation, un
seul royaume que je me figure, mais là où je vois l'unité,
c'est dans cette association des nations par laquelle les
besoins matériels et moraux de toutes peuvent seuls être
satisfaits. Et cette vérité, l'intérêt des peuples la leur fera
bientôt comprendre. Cela ne m'empêche pas de jeter un
regard de regret sur le charme de tant de nationalités
qui, peu à peu, va s'effacer; et ce bouleversement complet
ne peut d'ailleurs nous apparaître qu'au delà d'une con-
fusion qui ne nous permet d'apercevoir que de bien loin
ses résultats. Génération de transition, ne tenant déjà
plus au passé et ne faisant pas encore partie de l'avenir,
nous sommes encore placés sur une montagne, d'où nous
voyons d'un côté l'horizon coloré des teintes brillantes
du soleil couchant, tandis que de l'autre se lève déjà une
aurore fraîche et nouvelle. Pour moi, je m'oublie souvent,
perdu dans les pensées qui m'assiègent, à ce spectacle
que rien ne peut rendre, et parfois une douce et triste
rêverie s'empare de moi, lorsque je songe à l'adieu qu'il
faut dire à ce passé poétique, dont les monuments attes-
tent tantd' enthousiasme, dedésintéressement et d'amour;
à ce passé dont les richesses vont disparaître dans la
société qui va commencer, et au sein de laquelle tout
s'unira, se simplifiera et s'égalisera I
« Mercredi 18 février.
« Vous souvenez-vous de ce pauvre enfant dont je vous
ai déjà parlé une fois? Nous avions été ce matin, Alexan-
drine et moi , chez sa mère pour lui commander du
cordon; l'enfant était à la mort! Nous sommes montés
BÉCIT D'UlfB BŒfm.
pour le voir. Il semblait tout en feu, son œil était gonflé
par l'eau qu'il a, dit-on, dans la tête. 11 ne répondait
plus à sa mère. J'y ai envoyé notre n)édecin. Les pauvre»
parents font pitié, et le désordre a remplacé cette activité
laborieuse qui régnait dans leur demeure , et tout leur
bonbeur à disparu!
« Vendredi 20 février.
« Le pauvre enfant n'était pas mort ce matin, il allait
même un peu mieux. Je crains qu'il n'ait été bien mal
soigné, et de plus, ses pauvres parents n'ont pas cessé
déparier de leurs craintes devant lui. Ce soir, on devait
venir chercher Marie (la femme de chambre d'Alexan-
drine), personne n'est venu : je ne sais, que penser et je
crains un malheur. J'y enverrai de bonne heure demain.
Fasse le ciel qu'il se rétablisse!
<c .Mon Alexandrine était, ce soir, d'une beauté ravis-
sante. Elle ne croit pas peut-être avoir produit sur moi
une telle impression. Elle est toujours charmante, mais
il y a des moments où ses traits et sa physionomie pren-
nent un éclat qui m'abasourdit toujours. Cher ange!
quelle patience! quelle douceur! Et cependant, le croi-
riez-vous ? même de sa part, je ne supporte pas la moin-
dre opposition, la plus petite contradiction. Si cette irri-
tabilité ne passe pas complètement avec le retour de mes
forces, il faut que je sois une vraie brute.
« Le chapitre de ce soir était ; De V épreuve du vérita-
ble amour : admirable! mais qui ne peint que trop bien»
hélas! notre lâcheté et notre misère. 0 mon Seigneur!
sans vous , sans votre souffle divin , nous ne pouvons
rien. Autant nous sommes forts quand vous nous assistez
de votre grâce, autant nous sommes misérables et sans
ressources quand vous nous la retirez. Fortiûez notre
pauvre nature , ô mon Seigntur et mon Dieu I et per-
•46. . ' .RÉCIT D*UNE SŒUR.
mettez-moi d'espérer vous recevoir dans mon âme ; car
sans vous, que puis-je? mais avec vous, mon Dieu, que
ne puis-je pas?
' « Dimanche 22 février.
« Le pauvre enfant est mort hier au soir. On était
venu, vers dix heures nous dire qu'il vivait encore. A
minuit, il s'est envolé vers Dieu. Le père est parti avec
la petite fille qui lui reste pour échapper au triste spec-
tacle qu'il avait sous les yeux. La mère est restée; après
la messe, nous avons été voir le corps, qu'on enterre ce
soir. Pauvre petit ange ! ses traits avaient repris leur
calme naturel ! 11 était vêtu de blanc, couvert de fleurs
et de rubans roses, et placé au milieu d'une guirlande
de fleurs.
« Lundi 23 février.
« Nous avons été au cimetière voir la tombe du pau-
vre enfant. Il y a une partie de ce cimetière réservée
aux enfants, mais où l'on n'enterrera plus d'ici à deux
ans, parce qu'elle est comble! Le custode nous disait :
Qui sono tutti angeli. Que d'anges, en efl'et, se sont
envolés des dépouilles ensevelies dans toutes ces petites
tombes ! Il me semblait que ce champ contenait une terre
bénie. Dans un coin du même enclos se trouve , séparé
de celui des enfants par un mur d'appui, le lieu de
sépulture des gens morts sans sacrements. Je ne sais
pourquoi ce rapprochement m'a touché. Qui sait si
toutes ces âmes innocentes ne plaident pas en faveur des
âmes coupables ou surprises, dont les dépouilles sont
voisines des leurs? »
Ce même jour Albert reçut une lettre de mon père,
qui renfermait, sans doute, l'expression d'une inquiétude
BâOlT D*UNB 8ŒUB. 847
•qui le préoccupait souvent, Albert répond à ce sujet i
« Mon père bien-aimé, ce qui me fait grand'peine»
c*est votre extrême préoccupation de la modicité de notre
fortune. Je sais que nous ne sommes pas immensément
riches : ni Alex ni moi nous n'avons fait un mariage
d'argent, mais j'avoue que j'ai beau chercher, je ne puis
voir que nous soyons si mal à l'aise. Dites-moi, je vous
prie , s'il est beaucoup de jeunes ménages qui arrivent
au bout de leur première année de mariage ayant fait
des économies. La seconde année n'est-elle pas d'ordi-
nuire employée à combler le déficit de la première, dans
quelque proportion de fortune que l'on soit? Vous qui
connaissez la simplicité de nos goûts et de nos habitu-
des, comment se peut-il faire, mon bon père, que vous
ayez autant d'inquiétude ? Figurez-vous mêftie qu'ici
nous menons un train qui fait croire que nous sommes
très-loin d'être pauvres. Il est très-peu de monde qui,
comme nous, ait ici une voiture tous les jours. De plus,
nous supportons, sans en être gênés, la dépense de deux
médecins dont l'un est une célébrité.,. Adieu, mon bon
père; aimez toujours votre Albert, je vous en conjure,
et soyez sûr que la plénitude de notre bonheur ne sau-
rait être surpassée. »
Et le même jour Alexandrine écrivait à Eugénie :
« Conçois-tu que ton bon père écrive à Albert a qu*il
« verse de tJraies larmes, quand il songe à quel point nous
«< sommes mal à l'aise, quant à la fortune?... » Nous qui
aurons fait, au bout de cette première année, quatre ou
cinq mille francs d'économies ! Et cependant que de
dépenses extraordinaires nous avons eues cette année!
Médecins, voyages, voyages de domestiques, etc. En
vérité , je suis aise d'avoir vu de pareils accès d'inquié-
tude à ton père pour d'autres et sans raison , car sans
cela je serais profondément peinée de le voir se tour-
2^ RÉCIT D'UNE SŒUR.
menter ainsi pour nous. Montalembert nous trouvait
tout bonnement riches, et en effet rien ne nous manque,
surtout pour des gens en voyage comme nous. »
11 me semble qu*il y a quelque chose de caractéristiqae
et de touchant à voir à quel point fls se trouvaient satis-
faits d'une fortune qui aurait semblé insuffisante à tant
d'autres. Cela prouve aussi quel ordre et quelle économie
ils savaient faire régner dans leur ménage, et peut servir
à démontrer que les gens prosaïques, dénués de toute
imagination , et incapables de la moindre action roma-
nesque, n'ont pas toujours ce monopole de la raison pra-
tique qu'ils aiment tant à s'adjuger (par compensation
peut-être j)our tout ce qui leur manque).
JOURNAL D'ALBERT.
(Suite.)
tt Mardi 2i février.
« Tai relu ce soir plusieurs lettres de ma chère Elisa-
beth*, dont vous connaissez l'âme tendre et dévouée.
Toutes ces lettres remontent au temps où je versais dans
son cœur ami tous mes sentiments confus et passionnés
pour la première femme que j'aie aimée. Cette femme,
que je ne nommerai pas, est souvent présente à ma
pensée, et son souvenir ne s'effacera jamais; mais, j'en
remercie le ciel, ce souvenir n'est terni par aucun
remords, et je puis au contraire le nourrir avec ten-
dresse et reconnaissance. L'existence d'un homme ne
dépend-elle pas souvent de l'accueil que reçoivent ses
i. Elisabeth de Bellevue, qui a été nommée dans les premières
pages de ce récit, fille du marquis de Bellevue, ceusin germain de
mon père, mariée, en 1831, au comte de la Tour du BreuiL
SéCIT D'UNB S(BUS.
premiers épanchemenls? Les miens; tout passionnés et
répréhensibles qu'ils étaient, s'adressaient à une âme
généreuse et charmante. Sa sévérité alors me coûta bien
des pleurs; mais je lui dois d'avoir cru au ciel qui rem-
plit le cœur d'une femme, et de n*avoir jamais désespéré
du bonheur.
« Mercredi 25 février.
« Nous avons aujourd'hui une matinée de printemps.
Quel climat! Nous sommes sortis en calèche et nous
nous sommes promenés à travers les champs et les bois.
Rien n'est comparable à ce qu'on ressent par une de ces
premières journées du printemps. Nous ne pouvions nous
résoudre à rentrer; plus que jamais nous nous sentons
la fièvre des voyages, et bientôt j'espère que nous quit-
terons Pise, dont je ne garde pourtant qu'un souvenir
doux comme les impressions que j'y ai ressenties,
comme le bonheur sans mélange que j'y ai goûté. Mais
enfin la source de . mt de jouissances, je l'emporte avec
moi, et vous savei ce que c'est que la plénitude de satis-
faction qu'éprouvent en voyageant ensemble deux êtres
unis par la plus étroite sympathie. Vous ne regarderez
donc pas comme une preuve d'inconstance mon amour
persistant pour les voyages.
« Que de fois, dans d'autres temps, ai-je envié un
jeune couple voyageant dans une bonne calèche, perdu
dans un ciel de jeunesse ,^ d'espérance et d'amour ! Eh
bien ! ce bonheur, je le possède et je vois que je ne m'é-
tais pas trompé, et que la félicité répandue sur les traits
de ceux qui faisaient l'objet de mon envie ne me fai-
sait comprendre qu'indistinctement l'ivresse qui remplis-
sait leur âme !
« Nous avons eu ce soir la visite du père et de la
mèie du pauvre enfant; mais jugez un peu de l'incon-
250 RECIT D'UNE SŒUR.
cevable légèreté et superficie des sentiments italiens : en
nous quittant ils allaient au spectacle!.. »
Alexandrine , à ce sujet, dit qu'Albert avait grondé
Julien (son domestique) de ce qu'il avait semblé ne pas
croire à la profonde douleur de ces pauvres gens. A côté
de cette note se trouve la mention d'une visite faite le
même jour parle P. Luigi Galligani, confesseur d'Albert,
qui , dans la conversation , parla d'une jeune Anglaise
qui s'était faite catholique , et qui disait qu'il lui sem-
blait être en paradis. « Je fus fort étonnée de cela, con-
tinue Alexandrine, et j'étais si terrestre, que je pensai
qu'il fallait avoir bien de l'imagination pour mettre ainsi
tout son bonheur dans les choses invisibles! Je ne pou-
vais pas du tout le comprendre, et je restais de même
étonnée lorsqu'Albert me disait : Oh ! si tu savais quel
bonheur c'est que de recevoir l'absolution! MaisTexpres-
sion de sa figure était telle en disant cela, qu'elle est
encore gravée dans mon âme ! »
Peu de jours après, ils allèrent au couvent des fran-
ciscains de Santa-Croce, où Albert voulait parler au P.
Luigi. Pendant qu'il était dans l'intérieur, un bon frère
convers, fra Clementino, vint donner, dans le réfectoire,
du café à Alexandrine, qui l'avalait avec un mélange de
reconnaissance et de dégoût. Pendant ce repas, le bon
frère lui conseillait de se faire catholique, et lui promet-
tait de lui donner son chapelet de Jérusalem, si jamais
il la revoyait lorsqu'elle le serait devenue ^
i. « Cinq ans plus tard, dit Alexandrine, seule, en habit de
veuve, je m'acheminais vers ce môme couvent. En approchant, je
rencontrai un frère chargé de sa besace. Je lui demandai si te P.
Luigi Galligani était au couvent. Il me répondit qu^il était absent.
Alors je lui demandai si fra Clementino s'y trouvait.. C'était lui-
môme. Il me reconnut, et sa.joie de me revoir fut aussi grande, me
RBCIT D'DNB SŒUm. Kl
JOURNAL D'ALBERT.
(Suite.)
« Lundi soir, 2 mars.
« Il est possible maintenant que nous allions en Russie
par Vienne, et qu*en allant en Russie par Vienne, nous
voyions f***, qu*Alexandrine n'a point revu depuis qu'elle
me donna le bonheur de ma vie, son amour. Ce soir,
nous avons parlé de lui, et je l'ai vue s'animer à ce sou-
venir. Cher ange! elle ne se doutait pas du vif intérêt
avec lequel je Técoutais ! Ce n-est pourtant pas la pre-
mière fois qu'elle m'ouvre ainsi sa chère âme. C'est
comme sa vive douleur à la mort de son père. Le moindre
mot qui lui rappelle cette dure épreuve lui fait reprendre
le récit de ses sentiments à cette époque dans tous ses
détails. Oh! combien je m'identifie à tout ce qui se passe
on toi ! Ne crains pas de recommencer : tu trouveras tou-
jours des larmes dans mes yeux quand les tiens en ver-
seront. De même, ne crains pas de me lasser en me
parlant de cet autre temps de ta vie dont tu conserves
le souvenir, car j'y retrouve ta chère ànâe qui s'est depuis
tellement ouverte et donnée à moi, à moi pour plus que
(lit-il, « que s'tl iioyaU sa mère ressuscUée. » Il alla chercher bien
vite son cUapclet dç Jérusalem , et me le donna comme il me
Pavait promis. Lui aussi avait pleuré Albert; il pleurait encore de
pitié et de tendresse en m*en parlant. Toutefois une joie suave fut
le principal sentiment de cette entrevue, carnotre foi adorée console
de tout et ne détruit que le péché. »
Et cinq ans auparavant, à Tépoque où nous en sommes, Alexan-
drine ne comprenait pas qu'il fût possible de mettre son bonheur
dans les choses invisibles!
1. Le même dont il a été question p. 54.
85J RECIT D'UNE SŒUR.
la vie. Merci de ne .pas croire que je puisse m* alarmer
en t'entendant dire que tu as cru l'aimer!... Oh! ncai.
J'éprouve alors je ne sais quelle affection protectrice et
paternelle qui te rend doublement chère à mon cœur. Et
puis n'ai-je pas aussi mes petites larmes bien douces et
bien chéries au fond de mon cœur? Et toi, ne m'écoutes-
tu pas, lorsque je te raconte ce qui a tellement rempli
mon âme avant de te connaître? Tu trouves tout simple
qu'il y ait des souvenirs que l'on chérisse, que pour
rien au monde on ne voudrait jeter, et, comme tu le
dis, effacer ce qui retrace ces époques de la vie, cela
ressemble trop à la mort. Oh ! tu as raison î Tant que
le cœur ne contient que de l'anaour, croyons, espérons
en Dieu! »
ALEXANDRINE AU COMTE DE MONTALEMBER T.
« Cher Montai, il y a déjà plusieurs jours qu'Albert vl
reçu votre chère longue lettre d'Alexandrie et de Genève,
et nous voulions y répondre depuis longtemps. Nous
sommes impatients devons savoir arrivé à Paris! Quelle
plume! quelle encre! quel papier! Je vous écris ce soir
pour ne pas vous écrire demain, parce que demain je
veux travailler. Vous ne pouvez vous imaginer la passion
d'ouvrage à l'aiguille qui m'a prise. Je regrette de ne
pas l'cToir eue de votre temps, d'abord parce que je ne
trouve Tien de plus amusant que de travailler en écou-
tant une lecture, puis parce que vous auriez admiré les
Vraiment délicieux ouvrages que je fais, et ensuite parce
que cela vous eût donné une opinion plus favorable de
mon caractère , de me voir occupée ainsi fémiiiinement,
et vous aurait convaincu que ce n'était pas par pédan-
terie que je lisais au lieu de coudre. Du reste vous ne
BiBCIT- D'UNB SIEUR. «58
me jugez déjà que trop favorablement. Vous ne pouviez
bonnement prétendre que je ne lise pas toutes vos
h'ttres à Albert. J*ai donc lu la dernière d'un bout à
l'autre, et j*y ai vu avec une agréable confusion les
éloges que vous me donnez. Malgré cela , est-ce vanité
ou connaissance de moi-môme? Tout en me trouvant
moins bonne que vous ne pensez, je crois réfléchir plus
que vous ne l'imaginez. Puis je vous dirai que j'ai été
un peu choquée des termes de dissipée et dangereuse
dont vous vous servez en parlant de la vie que j'ai menée
avant mon mariage. Cela me blesse à cause de mes
parents. Cher bon ami, il me semble que vous êtes tou-
jours trop sévère pour ce pauvre monde. Il s'y trouve
des dangers, je veux bien le croire, mais aussi bien
plus de vertus que vous n'avez l'air de l'imaginer, et des
vertus plus méritoires alors que celles que l'on prati-
que hors de ce cercle dissipé. Ma vie, du reste, a été
celle de toutes les jeunes filles de notre temps ; vous
trouverez peut-être que ce n'est pas une excuse, mais
enfin de bien meilleures que moi l'ont menée. Pour en
revenir à mes parents, ce n'est pas à eux qu'il faut
vous en prendre des 379 admirateurs (ou tout autre
nombre qu'il vous plaise d'invenjer) que vous me prêtez.
En cela, il n'y a eu que de ma faute; mais cette simpli-
cité d'affection que vous dites remarquer en moi, je la
tiens de mes parents. Que de fois elle m'a touchée et
enchantée dans mon père, qui, jusqu'à la fin de sa vie,
a su aimer et a su jouir de tout ce qu'un enfant aime,
de tout ce dont un enfant peut jouir! Et ma mère!
quelle âme tendre elle a , et ouverte à toutes les choses
douces et naturelles. Oh! je vous assure qi|e, s'il y a
de la douceur, de la tendresse,, du naturel en moi, c'est
à eux que je le dois.
u Cher ami , il m'est doux de penser que vous priez
254 RECIT D'UNB SŒUR.
pour moi. Ten ai bien besoin; mais quand vous pensez
à prier pour moi , je vous supplie aussi de prier pour
Tâme de mon père et pour ceux que je chéris sur la
terre. Ce sont les prières que j'aime le mieux, et comme
j'ai confiance dans les vôtres, je vous les demande et
vous le ferez; j'y compte, parce que je crois à votre
amitié.
(( Albert m'a fait présent de la charmante Spi7ia en
albâtre. Je voudrais vous la laisser à garder pendant
notre voyage. Je veux vous faire un ouvrage pendant
que je suis en verve, mais vous êtes si difficile que vous
le trouverez sûrement laid. Écrivez-nous Aussi souvent et
autant que possible. A propos , notre Jocrisse est arrivé.
Il se, nomme Julien. 11 n'est pas trop rustaud. Il dit
Cependant bien « M'sieu » comme vous nous Taviez pré-
dit, mais il dit : « Madame est servie, » ce qui me
semble assez élégant, et « Madame » est encore pour mes
oreilles un son nouveau et amusant. Il ne sait ni lire, ni
écrire, mais il ne se tire pourtant pas mal d'affaire. Il
est bien laid. Albert dit qu'il est bossu. Tous ces détails,
c'est votre faute, vous les voulez. Adieu, je n'ai plus de
place. Que Dieu vous rende aussi heureux que je le
désire. A revoir. )>
Pour compléter le tableau de la vie et des occupations
d'Albert et d'Alexandrine pendant ce séjour à Pise, qui
approchait de sa fin, je vais citer quelques-uns des pas-
sages copiés par eux, à cette époque, dans leurs livres
d'extraits. Alexandrine les a conservés elle-même dans
son Histoire, dans le but « de se rappeler les préoccupa-
tions flottantes de son âme pendant ce temps. » Et il me
semble qu'à ce titre ces extraits ne sont pas déplacés ici.
Le premier est tiré d'une des Harmonies de Lamartine
les plus connues.
BÉCIT D'UNB SŒUR.
LA PENSÉE DES MORTS,
Dieu du pardon, leur Dieu, Dieu de leurs pères
Toi que leur bouche a si souvent nommé!
Entends pour eux les larmes de leurs frères ,
Prions pour eux, nous cpi'ils ont tant aihié!
Ils t'ont prié pendant leur courte vie,
Ils t'ont souri quand tu les as frappés.
Ils ont crié : Que ta main soit bénie I
Dieu tout espoir, les aurais-tu trompés?
Où vivent-ils? Quel astre à leur paupière
Répand un jour plus durable et plus doux?
Vont-ils peupler ces tles de lumière,
Ou planent-ils entre le ciel et nous?
Ont-ils perdu ces doux noms d'ici^bas?..,
A ces appels ne répondront-ils pas?
Oh! non, mon Dieu! Si la céleste gloire
Leur eût ravi tout souvenir humain.
Tu nous aurais enlevé leur mémoire;
Nos pleurs sur eux couleraient-ils en vain?
Ah! dans ton sein que leur âme se noie.
Mais garde-nous nos places dans leur cœur;
Eux qui jadis ont goûté notre joie.
Pouvons-nous être heureux sans leur bonheur?
Étends sur eux la main <le ta clémence :
Ils ont péché, mais le ciel est un don ;
Ils ont souffert, — c'est une autre innocence;
Ils ont aimé, — c'est le sceau du pardon.
(Copié par AiexaodriiM.)
256 RECIT D'UNE SŒUR.
Le passage qui suit sur le célibat ecclésiastique est copié
par Albert dans V Histoire de France de Michelet :
« Certes ce n'est pas moi qui parlerai contre le ma-
riage, cette vie a aussi sa sainteté. Toutefois ce virginal
hymen du prêtre et de l'Église n'est-il pas quelque peu
troublé par un hymen moins pur? Se souviendra-t-il du
peuple qu'il a adopté selon l'esprit, celui à qui la nature
donne des enfants selon la chair? La paternité mystique
tiendra-t-elle contre l'autre? Le prêtre pourra se priver
pour donner aux pauvres, mais il ne privera pas ses
enfants. Et quand il résisterait, quand le prêtre vaincrait
le père , quand il accomplirait toutes les œuvres du
sacerdoce, je craindrais encore qu'il n'en conservât pas
l'esprit. Non, il y a dans le plus saint mariage, il y a
dans la femme et dans la famille quelque chose de mol
et d'énervant qui brise le fer et fléchit Tacier. Le plus
ferme co&ur y perd quelque chose de soi. C'était plus
qu'un homme, ce n'est plus qu'un homme! »
Puis, de la main d' Alexandrins, ce passage de Nodier:
(( Le Dieu souverainement bon qui se trouvera peut-
être de l'indulgence pour le crime, serait-il inexorable
pour une erreur pieuse et sincère ? Je ne saurais le croire,
et Dieu ne peut pas avoir permis que la pensée de sa
faible créature fût plus bienveillante que lui. »
Alexandrine met en marge que « ce passage dangereux
lui avait été au cœur, »
Elle le nomme dangereux à cause de la portée encou-
rageante qu'il pouvait avoir pour la aïoilesbO avec laquelle
(suivant le jugement qu'elle en porta plus tard) elle
recherchait la vérité, à cette époque où son âme flottait
encore incertaine entre ses deux croyances.
Le voyage d'Odessa, dont il a été plusieurs fois quesr
tion, était décidé. II avait pour but de mener Alexan-
RéCll! D'UNB- SŒUR. «27
drine à sa mère et de passer avec elle l'été dans la
magnifique terre du prince Lapoukhyn, entre Odessa et
Kieff, Lès médecins avaient vu un avantage à ce voyage
pour Albert , à cause de la longue traversée , et , après
quelques indécisions, il avait été^nfin résolu qu'ils vien-
draient à Naples y prendre le bateau de Malte , où ils
devaient s'embarquer pour Constantinople , et de là se
rendre à Odessa. C'était une grande entreprise et une
grande séparation, mais on en espérait un bon résultat
pour la santé d'Albert , et pour Alexandrine c'était une
grande joie d'aller revoir sa mère. Quant au long voyage,
ni l'un ni l'autre n'en étaient effrayés. Le comte Putbus,
en apprenant cette détermination , s'était offert comme
le compagnon et le protecteur de leur route, avec cette
amitié dévouée dont il fit preuve en toute occasion, et
ils lui avaient donné rendez-vous à Naples, où ils étaient
attendus par nous avec toute l'impatience qu'on peut se
figurer, heureux de les revoir, et tristes de penser qu'ils
devaient sitôt nous quitter encore.
Ce fut, je crois, l'avant veiK^ de leur depan de Pise,
qu'Albert écrivit en italien une lorgue lettre au P. Luigi
Galligani qui la conserva et, cinq ans plus tard, la ren-
dit à Alexandrine. Le commencement s'en est perdu,
mais voici la traduction de la partie qui en reste :
« Je sens donc qu'il ne m'est pas permis de dou-
ter que Dieu ne continue à regarder ma femme bien-
aimée (la mia diletta sposa) avec ces yeux de miséricorde
et de tendresse qu'il jette toujours sur les âmes droites,
simples et cherchant la vérité. Ces qualités, vous avez
pu juger qu'elle les possède, et vous avez discerné faci-
lement, mon père, combien il y a en elle de tendresse et
de charité. C'est à la grâce de Dieu que je dois ce qu'elle
est, ainsi que le bonheur qu'il m'a accordé de la rencon-
trer en ce monde, et de permettre qu'elle devînt ma
u lî
RÉCIT D'UNE SŒUR.
femme, et le trésor et la joie de toute ma vie. Jd ne ces-
serai donc jamais de bénir le Seigneur, et de tout espérer
de son infatigable miséricorde. J'emporte de Pise un sou-
venir qui me sera toujours très-cher (una rimembranza
che mi sarà sempre tenerissima). Je n'oublierai jamais
votre chère et paternelle sollicitude pour nous. J'espère
que vous n'en doutez pas.
(( Je finis, mon père, en vous demandant votre béné-
diction, et en vous assurant que vous avez, en nous, deux
enfants qui conserveront toujours pour vous ie respec-
tueux attachement auquel vous avez tant de droits. '
« Albert de la Ferronnays. »
« P. S. J'espère que vous pourrez comprendre mon
mauvais italien, et que vous excuserez, mon père, toutes
les fautes qui ont pu tomber de ma plume, peu habituée
à se servir de la langue dans laquelle je vous écris. »
Alexandrine, lisant cette lettre pour la première fois
cinq ans plus tard, y ajouta ces vives paroles :
(( 0 mon Albert! avec quels yeux tu me voyais! Mais
comme ta foi a été récompensée, ainsi que ta certitude
que Dieu me regarderait avec miséricorde! 0 mon Dieu!
continuez, continuez ! car je ne suis pas encore sauvée.
Mon ange intercède pour moi ! )>
Sauvée! non, elle ne l'était pas alors puisqu'elle vivait
encore. Mais aujourd'hui, aujourd'hui, mon Dieu, que, à
mon tour, je copie ces lignes écrites par elle, ne m'est-il
pas permis d'espérer avec une douce confiance qu'elle a
enfin réellement atteint le but et reçu en inaliénable
partage la béatitude, la paix et le salut!
Le 23 mars, ils s'embarquèrent à Livourne sur le Sully,
et le 26, Eugénie écrivit en grosses lettres dans la Ga-
zette des événements de la famille (qu'elle avait commen-
cée le jour du mariage d'Alexandrine et qu'elle conti-
AÉCIT DT^B S(BU&.
nuait toujours)* : «Arrivée des Albert. A huit heures,
mon père nous annonce que le bateau est signalé et
qu'ils arrivent. Emma, maman, mon père et moi au
port. Grand bonheur en nous revoyant; revenus avec
eux, ce soir à la maison , tous ensemble et heureux.
Albert va beaucoup mieux l »
ALEXANDRINS A MONSIEUR DE MONTALEMBERT.
« 28 mars, Naples.
« Mon cher Montai , vous voyez où nous sommes ar-
rivés heureusement par le Sully, et Dieu merci Albert va
bien. Notre grand voyage est décidé. Nous supportons
tous deux très-bien la mer et évidemment elle fait grand
bien à Albert. Nous nous embarquerons donc probable-
ment à Malte, mais nous attendons Putbus, qui a re-
noncé à son voyage de Paris. Vous jugez du plaisir que
j'ai à revoir mes sœurs. Je n'ai pas de temps , excepté
celui de penser à vous, mais pas du tout celui de vous
écrire. Je suis fort élégante, c'est dommage que vous ne
puissiez pas me voir, et je n'ai pas encore fait de bêtise.
Adieu, cher bon ami, mon amitié pour vous est grande
et ne changera pas.
« Soyez heureux, je le demande à Dieu, et priez pour
nous. Votre amie « Alex. «
1. Cette Gazette était une suite de Tancien Journal qu'Alexandrine
avait nommé ainsi, et qu'elle termina le jour de son mariage. Ce
n*était point là le journal où elle écrivait ses impressions et ses
pensées, et dont tant de passages ont été cités. A l'époque où nous
en sommes, elle continuait toujours à écrire ce second journal, et
elle conserva cette habitude pendant quelques années encore. L:i
Gazette dont il est ici question, et dont Eugénie s*était faite rédacteur
après le mariage d'AIexandrine, ne contenait que le récit des inci-
dents de chaque jour. Il demeurait ouvert sur la table , et cliaque
membre de la rainiile y écrivait à ton tour ce qui s'était passé dans
la journée.
f60 RECIT D'UNE SŒUR.
ALBERT (dans LA MÊME LETTRE).
« Cher ami, nous avons été dans une telle agitation
depuis quelque temps, que je n'ai pu répondre à ta der-
nière lettre, et je n'y répondrai pas encore aujourd'hui,
pressé comme je le suis par l'heure du départ du
bateau. Je crains bien qu'on ne me fasse encore passer
r hiver prochain en Italie. Mais mon père va en
France, à la fin de ce mois, y préparer enfin un établis-
sement qui pourra, je l'espère, nous contenir tous. J'ai
hâte d'en être là, car mon mal du pays augmente cha-
que jour. Rappelle-moi au souvenir de l'abbé Lacordaire.
Que ne donnerais-je pas pour suivre ses conférences \
et en tout pour me trouver un peu au milieu de tout ce
mouvement de cœur et d'esprit que l'Italie connaît si
peu! Cher bon ami, voilà encore probablement une bien
longue séparation entre nous deux, mais ne cesse jamais
de nous regarder, Alex et moi, comme tes meilleurs
amis. Écrivons-nous souvent. Dans ma prochaine lettre,
je te dirai quelle adresse tu dois mettre sur les tiennes.
Une bonne poignée de main à Rio et mes respectueux
hommages à sa femme. Si tu vois l'abbé Martin, assure-k
de mon inaltérable attachement. »
- JOURNAL D'ALBERT.
(Suite.)
Naplcs, 29 mars 1835.
« Les derniers jours de mon séjour à Pise ont été si
i. C'est au carême de cette même année 1835 que l'abbé Lacor-
daire commença les conférences qui ont immortalisé sa mémoire et
la chaire de Notre-Dame.
RBCIT D'UNE SCBUE. Ml
occupés, si agités, que mon journal ne>s*est rouvert qu*ici.
Nous avons eu la traversée la plus heureuse, peu de
monde à bord, ma femme seule dans la cabine des
dames. Ni elle ni moi n'avons souffert. C'est le premier
voyage que nous ayons encore fait entièrement seuls
ensemble. Nous nous sommes arrêtés à Civita-Vecchia.
Que de souvenirs pour nous, sur toute cette route! Arri-
vés à Naples, je ne pouvais en croire mes yeux. La vue
de ces côtes, empreintes toutes, plus ou moins, pour
moi de souvenirs ineffaçables, tout ce parfum qui n'est
l'âme que de Naples au monde, que Ton ne retrouve
qu'à Naples, tout cela se mêlait à mes chères impressions
passées, qui venaient à ma rencontre, et qui, charmantes
et toujours aussi jeunes qu'à l'époque de mon départ,
semblaient m'entourer à Tenvi et chercher à effacer les
émotions que j'avais pu ressentir ailleurs. Et moi, vous
connaissez ma faiblesse, je me livrais tout entier et je
donnais accès dans mon cœur à toutes leurs chères
séductions. Naples! je te dois les battements les plus
violents de mon cœur!
« Que de nuances renferme ce mot de volupté! Qu'ai-je
ressenti si vivement à Pise, sinon de la volupté? Mais, ô
mon Dieu! celle-là devait vous être plus agréable! D'où
vient qu'à Pise vous étiez mêlé à tout ce que je sentais?
L'état de mon àme y était moins fiévreux. D'où vient
qu'à Pise je rapportais tout à vous? Je ne jouissais de
rien sans vous. Et à Naples , la beauté de ce qui m'en-
toure fixe mes sens, et mon àme s'arrête et se perd
dans la beauté de votre ouvrage. Pourtant, mon Dien,
vous ne condamnez pas non plus cette volupté. Elle
s'humanise davantage, il est vrai, mais le cri de l'àme
après s'être ébattue, après avoir tout traversé, n'en arrive
pas moins jusqu'à vous, et faites, ô mon Dieu, qu'il n'en
soit pas moins pur pour cela. La faute en est, seule, à
RECIT D'UNE SŒUR.
cette nature si belle, si resplendissante ! Notre pauvre et
faible cœur se perd dans tant de merveilles, et il ne
vous cherche plus, parce qu'il croit vous posséder. »
HISTOIRE D'ALEXANDRINE.
■ (Suite.)
« Vendredi 3 avril. — j'ai fait des courses avec Albert.
Nous avons trouvé l'excellent monseigneur Porta au lit,
et malade. Il me remerciait tant ! et me répétait souvent
son mot sur la famille d'Albert, son : « tutti santi! » et,
à moi, il me dit que je serai « santà pure. » De là, chez
M. Valette, le ministre protestant, qui nous accueillit fort
bien et nous parla de pauvres trappistes qu'il assistait.
(( Dimanche 5 avril. — Albert -et 'moi nous avons été
parler à un médecin qui se trouvait chez la comtesse
de Maistre; puis j'ai été déjeuner chez Pauline, oîj la
conversation tomba sur les différents genres d'affection,
et devint bientôt une discussion. Albert vint me repren-
dre et nous trouva au plus fort de la dispute. Il m'em-
mena et marcha un peu avec moi à la Villa Reale , et là
il me gronda en me disant qu'il détestait les disputes ;
en toutes choses, il n'aimait que de la paix.
<( Soirée, musique et assez de monde. J'aimais, en ce
temps-là, à me parer et à circuler au milieu d'un peu de
monde dans ce grand et beau salon ^. Albert, tout au
contraire, quand il y avait du monde, aimait à se retirer
dans sa chambre et regrettait souvent le temps de Pise.
« Lundi 6 avril. — Je fus avec Pauline à une soirée
chez la duchesse de Santo-Teodoro , et c'est la dernière
fois que nous ayons été dans le monde ensemble. Cette
circonstance grava dans la mémoire de Pauline le sou-
1. Au "palais Gallo.
BâCIT D'UNB SŒUK.
Tenir de ma toilette, ce jour-là. et elle me Ta rappelée
depuis. J^avais une robe de velours noir, et dans mes
cheveux, au cou et sur le corsage de ma robe, des rubis
roses montés en émail noir.
<{ Je ne sais plus quel jour, mais ce fut un de ceux-là,
qu^Albert se plaignit d'une manière assez sérieuse de ce
qu'il avait été cinq heures sans me voir. J'étais sortie
pour d'indispensables courses, en sorte que je m'écriai :
m Est-ce ma faute? Est-ce que cela m'amuse? » Et impa-
tientée de l'injustice d'Albert, qui avait l'air encore
fâché, je lui griffai le doigt comme aurait pu faire un
4:hat. A l'instant il se mit à rire et à regarder si drôle-
ment son doigt que je vis avec joie que la querelle était
finie. Mais je restai bie:i honteuse de ma vivacité et j'al-
lai la confesser à Pauline, qui en rit aux éclats.
« Samedi 11 avril. — Ce jour-là je fus bien triste.
Cela venait d'une lettre qu'Albert avait écrite à Montai et
que je lus. Cette lettre, la voici :
ALBERT. AU COMTE DE MONTALEMBERT.
« Cher bon ami, tu me disais dans ta dernière lettre
que tu étais honteux de n'avoir pas encore répondu à la
nôtre du 8 février. Combien je dois plus encore me repro-
cher mon impardonnable silence! Comment va ton frère?
Que devîent-il? Et toi-même, es-tu toujours aussi triste?
Quand renouerons-nous notre chère vie de Pise? Mon
père part à la fin du mois pour Paris, où j'espère que tu
le verras. Il va chercher à acheter où à louer une terre
pour plusieurs années. J'espère qu'il trouvera ce qu'il
cherche et que nous aurons enfin un Jwme, nous rappe-
lant nécessairement en France. Je me vois menacé de
passer encore l'hiver prochain en Italie, mais je n'y veux
point songer d'avance, car j'ai un désir poignant de ren-
trer en France. Et plus cette sorte d'émigration forcée se
284 RECIT D'UNB SŒUR.
prolonge, plus je crains qu'elle ne me soit funeste. Il y
a, dans ce moment-ci, un mouvement parmi la jeunesse
de France dont je regrette chaque jour de ne pas ressen-
tir l'influence. Cette vie , ce besoin de croyance , cette
nouvelle et brillante aurore de la foi que l'impiété avait
obscurcie, rien n'est plus beau, et, auprès de cela, l'Italie
semble bien morte!
« En attendant , nous partons à la fin du mois pouï
Constantinople. C'est un bien beau voyage et je te regret*:
terai à chaque instant. Nous touchons à Palerme, à Gir
gente, à Malte, àSmyrne, etc.; puis, vers le mois d'août,
nous reviendrons probablement par la même route, et
alors Dieu sait où nous passerons l'hiver : fais des vœux
pour que ce voyage de mer me préserve de la nécessité
^e le passer hors de France. Cher ami, tu dois compren-
dre mieux qu'un autre l'urgence de notre retour, car ce
ne sera que revenu de nos courses interminables qu'il
me sera permis d'espérer voir s'accomplir l'acte qUi com-
plétera le bonheur calme et sans nuage dont ma vie serait
frustrée sans cela ! Nous voici bientôt à Pâques et je ne
le dis qu'à toi, mais je souffre autant que tu peux le com-
prendre, de voir mon Alex ne s'associer que d'intention,
dans ces jours-ci, au bonheur dont le cœur de tous est
rempli. Cet état qui n'en est pas un, ce moment d'in-
certitude, de doute, de transition, est affreux. Il'lui fau-
drait un de ces prêtres que l'on rencontre en France, mais
que l'on ne retrouve pas id. Tu comprendras facilement
ce que je souffre à l'idée de passer encore un an dans
cette position, et, je te le répète, je n'ai d'espoir que
dans la France pour trouver celui qui saura verser dans
son âme le besoin de fixité, dont l'absence (quand cet
état se prolonge) doit finir par avoir la plus triste influence
sur les sentiments religieux.
« Parle de nous à l'abbé Lacordaire. Dis-lui combien
Mtcn D'UNB SŒDR.
f envie tous ceux qui assistent à ses conférences. Il n'y a
que Paris pour ces ressources intimes dont l'àme ne peut
se passer. Celte vive émotion qui vous rapproche de Dieu
de se fait bien sentir que là où cet amour est actif! Ici
la somnolence, la nonchalance vous pénètre de toutes
parts. On a besoin d'amour, mais celui qu*on ressent en
Italie est énervant ; même dans les élans de l'àme vers
Dieu, il y a je ne sais quoi de mou, de lâche, de téné-
breux. Rien n'est clair, tout y est vague. Comment les
idées les plus fondamentales ne s'en ressentiraient-elles
pas? LTtalie est un parfum qui demande une âme forte;
encore finirait-elle par être domptée si elle le respirait
trop longtemps sans aller se retremper dans une chanté
plus active et plus vivifiante, dans un amour plus aus-
1ère. Combien ce que tu me dis de l'abbé de Lamennai.-
doit navrer ses amis ! Mais quel est le fond de sa peo-
sée? Car chacun interprèle l'état de son âme a sa
manière et ses ennemis ne manquent pas'de profiter de
l'mcertitude où il nous laisse sur la forme précise qu'il
voudrait donner à son utopie, pour lui prêter les pen-
sées les plus désastreuses. Dis-moi aussi quel est l'ou-
vrage auquel travaille Rio. Tu penses bien que cela est
du plus grand intérêt pour moi. Je te quitte , mon bien
cher 'jrai. Prie pour mon Alex, prie pour nous!... «
m Albert. »
. HISTOIRE D'ALEXANDRINE.
(Suite.)
« rétais bien triste, je ne pouvais penser à cette
lettre sans londre en larmes. N'ayant en aucune façon
communiqué avec le culte protestant à Pise (n'y ayant
pas même pensé) Albert se demandait pourquoi je
2C6 RECIT D'UNE SŒUR.
voulais faire autrement à ^îaples. Je sentais que c'était
parce que je ne voulais pas qu'il revînt à ma mère
que je n'y avais pas été, et que c'était aussi par respect
humain, à cause des protestants de Naples et de M. Valette.
J'étais bien douloureusement agitée. La nuit de ce jour,
je veillai jusqii'à trois heures du matin avec Eugénie,
qui me consolait de son mieux au milieu de mes larmes
et me promettait que tout s'arrangerait. Nous ouvrîmes
pendant cette nuit le petit livre de textes que ma mère
m'avait donné au moment de mon mariage S et je fus
bien contente dé tomber sur ce passage :
« Éphraïm n'a-t-il pas été pour moi un enfant chéri?
Ne m'a-t-il pas été agréable? Car depuis que je lui ai
parlé, je n'ai pas manqué de m'en souvenir. C'est pour-
quoi mes entrailles se sont émues à cause de lui et j'au-
rai certainement pitié de lui : dit l'Éternel. » (Jérémie,
XXXI, 20.)
« Lundi 13 mars. — J'allai à la chapelle protestante,
conduite par Albert, qui me laissa à la porte.
« Je souffris beaucoup de me séparer ainsi de mon
mari pour m' approcher de Dieu , et ce fut avec un vif
sentiment de soulagement que je me retrouvai ensuite
près de lui. Dieu merci! ce fut la dernière fois de ma vie
que je participai au culte protestant.
« Jeudi 16 avril. — Albert a communié avec toute sa
famijle. J'ai été malade. Le chagrin que je ressentais
de notne séparation spirituelle ajoutait encore à mon
malaise. »
1 . Un petit livre relié en velours violet et monté en or.
b6cit D'UNB sœub.
ALBERT AU COMTE DE M.01fTALEMBERT.
« 17 avril.
« Cher ami, nous partons lundi et c'est aujourd'hui
vendredi. Mon père qu\ part pour Paris, te portera ma
lettre. Nous revenons d'Odessa au mois d'août pour pas-
ser l'hiver d»ins ce pauvre Pise.
« J'ai le mal " du pays , et cette obligation de passer
encore un an hors de France^ me désespère. La réaction
qui s'y opère en ce moment est si grande, si intéres-
sante! Pourvu que cette ardeur n'entraîne personne au
delà des bornes! pourvu aussi que ceux qui sont char-
gés de nous contenir, comprennent bien le pas immense
que nous faisons en ce moment, et qu'au lieu de l'ar-
rêter, ils se mettent à la t6te pour nous donner foi,
amour, espérance !
« Je lis en ce moment le livre de l'abbé Bautain {Phi-
losophie du Christianisme). Il m'intéresse vivement. Je
troiive qu'il développe admirablement l'histoire de la
vraie religion, la suite incontestable des promesses et de
leur accomplissement. Que lui reproche-t-on donc? Tout
ce que j'ai lu de lui me semble parfaitement orthodoxe,
et cependant mon frère Fernand, qui l'admire beaucoup,
nous écrit que l'évêque de Strasbourg lui a interdit de
prêcher. Ce qui est désolant de nos jours, c'est cette
opposition de la tête, l-jiûn ! la Providence ne permet
rien sans intention, et peut-être cet arrêt des c^efs de
l'Église estr-il voulu de plus haut, pour tempérer l'ardeur
de tant d'âmes jeunes et ferventes qui, avec cette soif
d'avenir, pourraient (livrées à tout leur chaleureux vou-
loir du bien) outre-passer les limites salutaires. Quoi
qu'il en soit, je remercie le ciel de m'avoir fait naître
dans notre temps, car nous verrons de belles choses
s'accomplir. »
SCS RECIT D'UNE SŒUR.
Le 30 avril 1835, vers les trois heures de raprès-midi,
Albert et Alexandrine étaient à bord du bâtiment anglais
qui devait les conduire à Malte S à l'heure même où
mon père et ma sœur Albertine, qui partaient pour la
France, s'embarquaient sur le Sully pour aller à Mar-
seille, et, nous qui restions, nous allions en petite
barque, d*un bâtiment à l'autre , disant bien tristement
adieu à ceux qui partaient, et surtout à ceux qui allaient
le plus loin, et dont rabsen(5e devait être la plus longue.
Ce fut ainsi dans la baie de Naples, sur le pont de ce
bâtiment anglais d'où il nous parla longtemps encore,
que je vis pour la dernière fois Albert debout et bien
portant. Sa figure animée , l'expression tendre et triste
de ses yeux m'est encore présente.
Lorsque je le revis, hélas! après ce jour, ce ne fut plus
que pour lui dire un autre et plus long adieu! Mais cette
crainte était encore bien loin de mon esprit au moment
dçnt je parle. On s'en étonnera peut-être, et la longue
illusion que nous conservâmes tous peut paraître étrange
aux indifférents ou aux gens assez heureux pour ne pas
savoir ce que c'est que de trembler pour une vie pré-
cieuse et chérie. Mais ceux qui ont connu cette angoisse
savent quel voile jettent alors à la fois sur les yeux l'es-
pérance et la terreur. Je crois d'ailleurs que Dieu per-
met parfois que cette illusion prolonge le bonheur jus-
qu'au jour où, en face de la dernière épreuve, sa main
puissante raffermit enfin les cœurs, et leur donne tout
d'un coup le courage qu'ils n'avaient jamais eu jusqu'a-
lors.
1 . Le comte Putbus était arrivé deux jours auparavant afin de
s'embarquer avec eux. Il voulut partager la fatigue de ce ,grand
voyage, dans la pensée qu'il leur serait utile. L'inexpérience d'Alexan-
drine et la santé si délicate d'Albert rendirent en effet inappréciables
pour tous deux l'appui et la présence de cet excellent ami et com-
pagnon de voyage.
/ .
mâCIT D'UNE SŒUR. SOI
Il est certain, du reste, que plusieurs médecins avaient
regardé cette longue traversée comme un remède elTicace
pour Albert ; leur opinion motivait notre confiance , et,
ainsi qu'oa le verra, l'événement sembla d'abord la jus-
tifier. Notre principal motif de tristesse au moment de
leur départ était donc la grande distance qui allait nous
séparer et la difficulté d'avoir d'eux, pendant cette ah-
sence, des nouvelles fréquentes et faciles. Mais au jourd' lui i ,
grâce à leurs lettres et au journal de tous les deux pen-
dant ce long voyage, nous pouvons facilement les suivre
voguant vers l'Orient et racontant, chemin faisant, les
incidents et les impressions de chaque jour. Cette nar-
ration est, il est vrai, souvent brève et incomplète, mais
elle me semble cependant préférable à toute autre, et il
me serait impossible de chercher à lui substituer un
récit plus suivi.
JOURNAL d'alEXANDRINE (a BORD).
«30 avril 1835.
«... A trois heures, nous sommes tous montés à bord
Ju Sully, pour dire adieu à mon beau-père et à Aiber-
tine. Ceux qui restaient nous ont ensuite accompagnés à
bord de notre bateau. Hector de Béarn est venu nous
dire adieu. Ils sont tous restés quelques instants, puis ils
nous ont quittés! 0 mon Dieu! protége-nous tous, tous,
tous, et tous ceux que chacun de nous, nous aimons...
La barque de ma belle-mère avec Pauline, Eugénie,
Olga, est restée longtemps entre les deux bâtiments qui
emmenaient d'un côté leur père et Albertine, de l'autre
Albert et moi... Musique sur notre bateau... Mer calme. »
no RECIT D'UNE SŒUR.
JOURNAL d'aLBERT (a BORD).
« Me voici écrivant dans la cabine du bateau qui nous
emporte vers l'Orient. Au fond , c'-est un vo-yage assez
extravagant, et, pour le faire passer pour raisonnable, il
faudra me voir revenir fort comme un Turc.
« Nous sommes partis à trois heures de Naples. Mon
bon père partait à la même heure pour la France. Ma
mère et mes sœurs nous regardaient d'une petite embar-
cation, ne sachant auquel aller. Les adieux sont tristes,
^t si l'on avait assez de courage pour se les épargner,
cela vaudrait bien mieux. Le commencement de notre
navigation se passe à merveille. Les officiers sont d'une
extrême good nature. Le commandant ne parle pas fran-
çais, je lui parle anglais et je laisse à penser combien
nous causons fluently de la sorte... Nous avons longé les
chères côtes de Sorrento et vu Amalfi, après quoi doublé
Capri, puis nous n'avons plus rien vu. »
a Malte, 2 mai 1835.
« Le lendemain du jour où je vous écrivais, nous
étions à la pointe du jour près du Stromboli. Il fumait
comme à son ordinaire, mais comme il faisait grand
jour, nous ne vîmes pas de feu. Le temps était très-
couvert quand nous passâmes le détroit de Messine. Les
dernières côtes de la Calabre doivent être charmantes,
celles de la Sicile le sont aussi ; mais pour voyager par
terre on doit avoir de grandes difficultés à surmonter, la
plage étant coupée de distance en distance par des
ravins par où s'écoulent les torrents venant des monta-
gnes. Quand nous sommes arrivés devant l'Etna, les
nuages qui nous cachaient sa cime se sont dissipés et
nous avons pu le voir en entier. Le lendemain matin.
RÉCIT D'UKB SŒUR. fU
nous étions en vue de Malte, où nous sommes arrivés à
midi. Cest avec assez de peine que nous sommes par-
venus à nous loger; enfin le soir nous sommes entrés
dans un charmant appartement. Hier dimanche, nous
avons entendu la messe à la cathédrale, qui est belle et
d'un' grand intérêt. Le pavé est couvert des tombes
des chevaliers sur lesquelles sont incrustées leurs
armoiries. Du reste je crois que je partirai sans avoir
vu grand'chose, la chaleur étant excessive et ma toux
assez loin de me laisser en repos, ce qui ne me rend
pas fort gai. Personne plus que oioi n'est content de
voyager, mais quitter une auberge pour aller dans une
autre, avoir Tunique satisfaction de se dire : Je suis à
Malte, à SmjTne et à Constantinople, et ne les connaître
que par ouï-dire, vous m'avouerez qu'à cette manière
de voyager, une petite vie bien calme, bien monotone,
mais réelle, est préférable.
« Nous faisons tous nos préparatifs pour aller à Smyrne,
c'est-à-dire que le cher comte Putbus s'agite pour nous,
car, pour moi, je ne quitte pas la maison. 11 a pris un
bâtiment pour nous seuls. On nous mène à Smyrne
pour cent piastres. Il faut maintenant que nous ache-
tions lits, linge, assiettes, chandeliers, couvertures,
verres, etc. ; et puis nous allons faire nos provisions. 11
y a ici un homme qui a un magasin très-bien assorti de
comestibles que l'on peut conserver, et nous emporte-
rons, outre cela, un bon nombre de poulets vivants, force
macaroni, etc.
« Cette ville me paraît charmante , mais si je ne puis
m*y promener plus que je ne l'ai fait jusqu'à présent,
j'en emporterai une idée fort vague. De belles maisons,
des rues fort propres , tout le monde parlant anglais.
Quant à la langue indigène, c'est un mélange d'arabe
et d'italien incompréhensible. »
872 RÉCIT D'UNE SŒUR.
« Malte, il mai.
« Ma mère bien-aimée, je ne veux pas quitter Malte
sans vous demander encore votre chère bénédiction.
Écrivez-nous souvent et les moindres détails, songez à la
soif que nous avons de vos écritures. Nous quittons
Malte en bonne santé. Que Dieu nous protège. La partie
intéressante de notre voyage est devant nous, et je me
promets une grande jouissance en longeant les îles de la
Grèce et en voyant Smyrne, Gallipoli, les Dardanelles,
Canstantinople. J'ai seulement un trop grand mal de
vous tous et de la France, en sorte que mes yeux, trop
souvent tournés en arrière, perdent parfois le charme
de ce qui est devant eux. Malte m'a fort intéressé. Nous
avons vu et revu la belle cathédrale et les tombes des
pauvres chevaliers qui s'y trouvent en si grand nombre.
Les femmes sont ravissantes. Adieu, ma mère bien-
aimée. Bénissez-nous et, avec l'aide de Dieu, nous pas-
serons, d'ici à un an, d'heureux joitrs ensemble dans
notre chère France. Embrassez notre Jane, Paule, Olgette,
Auguste. Il est minuit, nous partons demain à onze
heures. Votre Albert qui vous chérit. »
Alexandrine ajoute : « Ma bonne mère, votre Alexan-
drine vous embrasse de tout son cœur. Soyez tous bien
heureux, comme nous le demandons à Dieu, et espérons
être un jour et bientôt tous réunis, n
ALBERT A MON PÈRE^.
• « Malte, 11 mai.
« Nous sommes encore bien près de Naples et cepen-
i . A Naples.
2. A Paris.
KéCIT D'UNE SŒUB. SIS
dant nous ne savons rien de ceux que nous y avons
laisses, tandis que vous, qui en ^tes tellement plus loin,
avez déjà reçu de leurs nouvelles. Prions Dieu qu'il
nous réunisse bientôt tous. Que fait mon bon Fernand ?
Quel compagnon de voyage il eût été! D'un autre côté,
je l'envie bien, ainsi que vous, d'être en France. Si vous
voyez notre cher Montai, donnez-lui de nos nouvelles;
il devine tout ce que nous lui adressons de tendres sou-
venirs, je le regrette bien dans ce voyage.
« C'est le bateau à vapeur autrichien le Marie^Dorothée
qui nous conduira de Smyrne à Constantinople. Si loin
de vous ! Diable ! mon mal du pays ne diminue pas I
Enfin que Dieu soit avec vous tous. A la fin d'août, nous
mettrons le cap vers vous. Mon Alex se porte à ravir, et
je l'aime encore cent mille fois plus, s'il est possible,
qu'en Europe.
« Putbus se rappelle à votre souvenir. Il est excellent
et fait tous nos arrangements dans la perfection. Je me
suis laissé voler comme un imbécile une bourse conte-
nant 15 des louis que vous m'avez donnés. Je ne voulais
pas, mon bon père, que vous fussiez aussi généreux,
vous le savez ! Que Dieu vous le rende au centuple et vous
comble de bénédictions. Bénissez-nous aussi, au fond de
votre chère France. Plus je m'éloigne, plus elle me sem-
ble aimable et belle. »
ALEZAND&llfE A PAULINE ET A EUGÉNIE.
«Malte, 40- mai.
a Chères sœurs, un mot à vous deux à la hâte. Il ne
faut pas que vous m'en vouliez de ne pas vous écrire les
petits détails. Je suis trop ébahie de notre voyage. Nous
avons été délicieusement établis ici. De grandes cham-
1. i«
274 RECIT D'UNE SŒUR.
bres hautes, jolies, riantes, avec tous les conforts ima-
ginables.
(( J'espère que vous vous plaisez dans votre nouveau
home ^ Vous êtes peu nombreux en ce moment, mais ce
qu'il y a d'agréable dans une aussi nombreuse famille,
c'est qu'il en reste toujours quelques-uns ensemble. Il
n'y a que Fernand qui soit seul en ce moment. Votre
père va rejoindre les Charles, n'est-ce pas? Que fait ma
petite chère Eugénie?... Oh! priez bien pour nous!
Quand vous recevrez cette lettre, où serons-nous? Dieu
veuille du moins que cela fasse du bien à mon Albert.
« Mes sœurs chéries, pensez bien à nous et priez pour
nous. Que Dieu nous protège sans cesse. Ma petite Eugé-
nie, ma petite Paule, je vous embrasse bien. »
JOURNAL Û ALBERT.
u Lundi 11 mai , une heure.
« Je vous écris du port de Malte-. Nous sommes à
bord du New-Fame qui nous conduit à Smyrne, et nous
attendons que le capitaine du bord ait la bonté de nous
délivrer les papiers sans lesquels nous ne pouvons
partir.
(( Les Français qui devaient s'embarquer avec nous
partent par un bâtiment de guerre. Mais du reste nous
ne manquons pas de compagnons de voyage pour cela,
car le pont est encombré de femmes incroyables, de
1. Nous venions de nous établir avec ma mère dans une grande
maison entourée de jardins, située à Santa-Teresa, non loin de Chiaja.
2^ On n'a pas oublié l'habitude d'Albert de donner à son journal
la forme d'une lettre.
I
RéCIT D'UlfB SŒUR. «73
Turcs, d'hommes de toute espèce, hormis de l'espèce
propre. Heureusement nous sommes seuls en bas. Nous
avons en ce moment auprès du bâtiment trois sourds et
deux aveugles, qui nous font une musique à briser les
oreilles pour célébrer notre départ. Edwardes* est à
bord, et nous sommes à côté de son yacht, dans lequel
il est arrivé hier en 80 heures- de Marseille. Me savoir
si près de la France m'a un instant rendu mon mal du
pays dans toute sa force. Mais je me suis secoué, et me
voilà voguant vers d'autres rives avec toute l'activité et
la curiosité d'un voyageur,
« Nous sommes sortis du port, et une belle brise,
dont nous avons perdu la meilleure partie, gonfle encore
assez bien nos voiles. Une heure après notre départ, le
pont s'est peu à peu déblayé; nous y sommes maintenant
presque seuls, filant nos cinq nœuds et nous éloignant
assez promptement de Malte.
« Mardi 12. — Nous allons lentement ce matin, et si
le vent ne vient pas à notre aide, nous pourrions bien
être 12 jours en route, pendant lesquels je ne vous
écrirai pas, la vie du bord étant tout ce qu'il y a au
monde de plus monotone, à moins que nous ne fassions
la rencontre de quelque corsaire ou de quelque orage. >>
JOURNAL D'aLEXANDRINE.
Ce matin, Thomas- a mis deux rosiers de mai dan?
notre chambre.
a Hier soir, je suis montée sur le pont avec Putbus
pour voir la lune , dont l'effet sur la mer, et aperçue à
travers les voiles, était ravissant. J'ai joui de ce spectacle
1. L*bonorable Richard Edwardes, fils cadet de lord Kcnsington.
1. Domestique du comte Putbus.
jfTC RÉCIT D'UNB SŒUR.
toui nouveau pour moi. Mon Albert, qui eût tant aimé
cela, n'a pas osé s'exposer à l'air de la nuit. Dieu merci,
cependant, il va bien. Il tousse moins qu'à Malte et son
pouls est bon. Grâce à Dieu !
« Mercredi 13 mai. — G* est Julien qui r/ous fait la
cuisine. Une chèvre que nous avons à bord contribue à
notre nourriture, surtout à celle d*Albert. Et tous ceux
qui nous aiment, que pensent-ils de nous maintenant ?
(( Jeudi \h m^i. — Aujourd'hui il y a eu beaucoup de
mouvement, tout craquait et tombait autour de nous,
Albert a eu le mal de mer. J'en ai été bien aise : ceux
qui ont mal à la poitrine n'en souffrent pas.
« On m'a dit qu'une tourterelle nous suivait. Ce soir,
pendant que je me reposais dans mon horrible cabine,
j'ai entendu mes voisines et un de leurs maris dire et
chanter des prières pendant assez longtemps.
« Vendredi 15 mai. — J'ai éprouvé une sensation assez
vive en voyant les côtes de la Grèce ; revoir la terre m'a
fait plaisir aussi. J'avais eu un peu peur cette nuit.
« Une tourterelle, peut-être celle d'hier, a été prise ce
matin.
« Je reviens du pont, il y a des éclairs, et dans la mer,
des poissons étincelants (des palamides) ; cela m'a beau-
coup plu! »
JOURNAL d'aLBERT.
(( Samedi 16 mai. — Hier, nous avons vu la terre
pour la première fois depuis mardi. Les cotes de la
Grèce, d'abord imperceptibles, devinrent peu à peu plus
visibles, et, vers le soir, nous étions en face de la Laco-
nie. Le cap Matapan se dessinait tout entier, coloré
délicieusement par les dernières teintes du soleil cou-
chant. Le vent était frais, et le capitaine craignant d'ar-
KÉCIT D*UHB 6<BVft.
river la nuit sur nie de Cërigo (Cythère), flanquée de
petites roches, nous avons pris le large; mais ce matin,
en montant sur le pont , je vis Cérigo derrière nous,
nous venions de la dépasser. Maintenant- le calme noua
empêche d'avancer.
<> Dimanche 17 mai. — En montant sur le pont, je
me suis trouvé nez à nez avec les mêmes rivages. Comme
hier, nous avons à peu près calme plat.
« Après le dîner, la brise s'est levée un peu et nous
avons dépassé les îles de Falionara et de Caravi.
. « Le soleil s'est couché magnifiquement derrière les
montagnes de Napoli de Malvoisie, ses derniers rayons
répandaient sur toutes ces côtes une teinte brûlante plus
belle encore peut-être que celle dont se colorent les mon-
tagnes d'Italie au mois de juillet.
<( La journée a été étouffante, et bien que je me sen-
tisse infiniment mieux qu'à Naples, je ne puis surmonter
une certaine mauvaise humeur en voyant combien de
soins enchaînent encore mes actions et les enchaîneront
peut-être ainsi pendant des années encore ! Et ensuite,
habitué pendant si longtemps à des privations de tous
genres, pourrai-je jamais reprendre d'autres allyres?
Cette idée me rend morose, ennuyé de moi-même,
ennuyeux aux autres. Cela me met dans une irritation
qui influe sur mon humeur. Ma pauvre Alex, qu'un rien
tourmente, se figure que je lui cache ce que je ressens.
Pauvre chère amie ! je crains de lui faire passer de tristes
jours dans le courant de ma vie!
(( Putbus est un bien excellent homme. Cest même un
ami pour lequel je me sens un véritable et profond atta-
chement; mais ce manque total d'accord dans nos sym-
pathies et nos espérances sera toujours un obstacle à
une grande intimité entre nous. Oh ! que j'aime à ren-
contrer excès de foi, excès d'amour! Combien alors mon
a78 RÉCIT D'UNE SŒUR.
cœur a.soif d'épànchement! mais vis-à-vis du doute, du
non-croire, je me sens le besoin de me taire, de rentrer
en moi-même , comme un limaçon qui s'épanouit au
soleil et se retire dans sa coquille quand il disparaît. »
JOURNAL D*ALEXANDRINE.
« Syra.
« Mercredi 20 mai. — Tapage affreux. Cette nuit j'ai
eu peur. Je n'ai pu me lever de toute la journée ; il a
fait un véritable gros temps. Albert a été malade ; grâce
au ciel il est maintenant tout à fait bien.
(( 11 vient de la terre une odeur parfumée qui me fait
du bien.
(( Jeudi 21 mai. — Il y a eu cette nuit une tempête
effroyable que je n'ai pas entendue. Albert et Putbus
sont montés sur le pont. On a été obligé de jeter une
ancre de plus.
« J'ai dormi une partie de. la journée. Vers une heure,
Albert m'a réveillée en me faisant respirer des fleurs
venues de la ville. . . Ah ! chère maman ! as-tu peur pour
nous maintenant! Et Alexandre, et Fedor, et ceux de
Naples!... que pensent-ils de nous? que font-ils eux-
mêmes?
« Vendredi 22 mai. — J'ai été de très -mauvaise
humeur: c'est ce vent si violent qui m'impatiente, mais
je me reproche mon ingratitude; car enfin, s'il nous était
arrivé un incident sur mer, ou si Albert était malade, si
moi-même j'avais le mal de mer, ou notre pauvre cher
Putbus ! Mon Dieu ! nous sommes si ingrats 1 » ^
RÉCIT D'UNB SŒUR.
JOURNAL D ALBERT.
« Syra.
« Vendredi 22 mai, 10 heures du soir. — Enfin Kou-
ragan qui n*a cessé de souiller depuis mardi est calmé.
Nous espérions partir hier, mais le vent était encore trop
violent. Aujourd'hui il a tourné, mais en changeant de
direction il a perdu toute sa force et nous sommes rete-
nus maintenant par le calme. Il faut jouer de malheur»
car nous l'aurions en ce moment très-favorable. Que
vous dirai-je de Syra? Je n'y suis descendu qu'une seule
fois pendant quatre jours, et je n'ai point été tenté d'y
retourner une seconde fois. Il n'y a qu'une seule rue
principale remplie de boutiques : comestibles, fruits
secs, boulangeries, tailleurs, marchands d'étoffes et de
bonnets grecs, dont un a été acheté pour moi par Alexan-
drine. Nous sommes entrés dans une église grecque
assez jolie, mais incroyablement légère de construction.
Une sorte de lanterne couverte d'images, bancs pour les
hommes en bas, tribunes circulaires en haut pour les
femmes. Je n'ai point vu l'église catholique qui est à
l'entrée de la ville. Nous avons été accostés par un Grec
très-bien vêtu, qui se disait prince, puis il nous a tendu
la main. Nous lui avons donné une pièce de 5 francs et
il s'en est allé fort content. L'odeur de la terre parvient
jusqu'à notiie bord et nous la respirons en vrais affamés.
« Le bruit court ici que le couronnement du roi Othon
est remis à la fin d'août. Les nouveaux gens d'armes,
dont j'ai vu un échantillon dans les rues de Syra, ont
une singulière figure. Je crois que c'est l'uniforme bava-
rois, pourtant ce sont les couleurs grecques, blanc et
bleu. Ils ont une petite casquette d'étudiants allemands,
un petit habit bleu, galons blancs, boutons de métal
RECIT D'UNE SŒUR.
blanc; cela contraste affreusement avec le joli costume
grec. Vous voyez que je n'ai rien à dire, je suis ennuyeux
à périr. J'entends les matelots travailler sur le pont.
Dieu veuille que ce soit le signal du départ, que demain
nous ayons dépassé Tino 3t Myconi et qu'après-demain
nous soyons à Smyrne. »
JOURNAL D ALEXANDRINS.
« Le même jour. — Aujourd'hui lisant dans las Con--
fessions de samt Augustin sa conversion opérée par ces
mots : « Prenez et lisez » qu'il crut entendre et qui lui
firent ouvrir les Épîtres de saint Paul, je voulus faire de-
même, et, après une petite prière, j'ouvris à ce passage
(Hébr.,x, 35 ) : « N'abandonnez pas votre confiance qui
doit avoir une si grande récompense. » Cela me frappa
et je le dis toute joyeuse à Albert. »
JOURNAL D ALBERT.
« Dimanche 2k mai, à 6 heures du matin. — Nous
sommes partis de Syra. Le vent n'a pas cessé de nous
contrarier. Nous avons louvoyé toute la journée entre
Délos et Tino. Nous nous sommes assez rapprochés de
l'île de Tino pour distinguer la ville, qui^ de la mer, a
la plus ravissante apparence. Une magnifique église d'un
style gothique et mauresque frappe surtout les regards.
Nous avons parjfaitement pu la distinguer. Que ne som-
mes-nous restés là au lieu de perdre notre temps dans
cet affreux Syra ! Après avoir croisé toute la journée
devant Tino et Myconi, nous avons passé entre ces deux
îles vers minuit. /
RéCIT D'UNE SŒUm. t61
« Mercredi 27 mai. — A Smyrne enfin ! Dieu merci.
Arrivés à i h, 1|2. Juste seize grands jours et seizp
grandes nuits à bonL
« Smyrne.
« 27 mai 1835. — Plus nous approchions de la ville
re matin, plus j'étais enchanté. Un vent favorable, nous
poussant avec rapidité, faisait passer devant nous ces
rives si riches de végétation. Nous avons promptement
dépassé le château fort avec ses murailles bknches. Ln
Turc s'est approché de nous dans un caïque et nous a
demandé si nous venions d'Alexandrie, dont les prove-
nances sont repoussées à cause des ravages qu'y fait la
peste. Bientôt nous avons distingué Smyrne, la haute
citadelle du mont Pagus, les minarets de la ville , les
cyprès des cimetières auprès desquels se trouve la ville
des Mahométans. Un grand nombre de bâtiments étaient
dans le port : deux bricks de guerre français, une cor-
vette anglaise et un petit schooner autrichien embellis-
saient encore l'aspect du port. Tous les consuls habitent
la ville basse, et leurs différents pavillons, ainsi que les
divers minarets qu'on aperçoit, rompent la monotonie
qui existe d'ailleurs dans les maisons de Smyrne. La ville
est divisée en deux grandes parties, la ville haute et la
ville basse ; la première est habitée par les Turcs et par
les Juifs, la seconde par les Grecs, les Arméniens et les
Francs. Notre auberge est sur le bord de la mer, et notre
bâtiment est venu mouiller à cinquante pas du port. Le^
auberges à Smyrne sont loin d'être bonnes, et nous
avons été fort heureux de nous trouver où nous sommes.
Jugez de notre surprise lorsqu'en regardant nos cham-
bres, j'aperçois, dans un petit salon objet de notre con-
voitise, M. de ***, que je ne reconnais pas d'abord, mais
qui, ayant entendu mon nom, se fait annoncer. Il venait
282 RÉCIT D'UNE SŒUR.
d'arriver d'Alep et se rendait à Constantinople. Il nous
force aussitôt de prendre le salon dont il s'était emparé
à fort bon droit. J'ai quelques scrupules à lui enlever
ainsi la meilleure chambre, fatigué comme il l'était. Mais
enfin j'accepte, en mettant pour condition qu'il partagera
ce salon avec nous.
« 28 mai, jour de l'Ascension. — Nous avons été,
Alexandrine et moi, à l'église catholique. J'ai éprouvé
une sensation d'amour de la patrie en y entrant. Dans
ce pays où l'on a le spectacle de tant de divisions sur le
point qui devrait unir le plus étroitement les hommes,
on a besoin de se reposer parmi des frères. »
JOURNAL d'aLEXANDRINE.
a 28 mai. — Nous avons été dans la rue des Roses,
et nous y avons vu , assises devant leur porte ou sur
leurs balcons, une foule de femmes vraiment charmantes.
Elles laissent leur visage à découvert et montrent leurs
traits fins , réguliers et doux. Elles sont délicieusement '
coiffées de leurs bonnets grecs (sactikos) entourés d'une
belle tresse de cheveux, des fleurs d'un côté et de l'autre
souvent un long gland bleu. Après le dîner nous avons
fait une promenade sur mer en caïque et joui de la
beauté du soleil couchant. M. de *** m'amuse. Je \e
trouve drôle. 11 me fait des compliments, c'est peut-être
cela qui m'amuse, et aussi de m'entendre appeler
(( Madame » et <( Madame de la Ferronnays, » ce qui
m'est fort peu arrivé, quoique je sois mariée depuis plus
d'un an.
Vendredi 29 mai. — Lu avec Albert les Confessions
de saint Augustin et avec admiration; puis visite de
M. V..., notre banquier et consul de Hollande, puis en
caïque à Bournabat, promenade élégante de Smyrne,
RÉCIT D'UNB S(BUK. S8S
vue charmante. Visite ensuite à la belle campagne de
M. Tricon, médecin français, que nous avons dérangé
dans sa sieste et qui ne nous a pas moins bien reçus,
offert du café, et donné, à mol, des fleurs charmantes.
« Dimanche 31 mai. — Albert et moi à l'église catho-
lique autrichienne. J'y lus Tépître de saint Jean où
Smyrne est nommée. Vu Textérieur du palais (sérail) du
pacha et la caserne, aperçu un cimetière turc; vu le
bazar des esclaves, où se trouvaient quelques femmes
noires attendant l'heure d'être vendues, couvertes de
haillons, mais avec des petits pieds charmants. Cela m'a
serré le cœur, de voir un spectacle aussi dégradant. Il y
avait là une charmante jeune juive qui les regardait avec
des cheveux flottants et ondes. En tout, il y a ici de bien
jolies figures de femmes. Beaucoup d'entre elles portent
un énorme turban en gaze qui contraste fort singulière-
ment avec leurs robes de toile.
« Lundi 1*' juin. A bord du Marie-Dorothée. — J'ai
été ravie ce matin de penser que nous allions partir,
d'autant mieux que M. V..., qui est venu nous voir, nous
a dit qu'un homme venait d'être attaqué de ia peste en
ouvrant une malle qui par hasard ne l'avait pas été à
Syra, où il avait fait quarantaine en venant d'Alexandrie.
Ceci a redoublé mon désir de quitter Smyrne. Nous
sommes partis à deux heures et demie par une chaleur
atroce.' Notre équipage du Netv-Fame nous a fait un
nombre inflni de signes d'adieu.
u Mardi 2 juin. — C^e matin , je me suis fait réveiller
pour voir la plaine de Troie et l'île de Ténédos. J'ai
regardé avec intérêt ces lieux consacrés par une si anti-
que célébrité. Nous avons voyagé toute la journée entre
l'Europe et l'Asie. A onze heures et demie, nous nous
sommes arrêtés devant Gallipoli pour prendre quelques
RÉCIT D'UNE SŒUR.
passagers. Nous en avions déjà pris aux Dardanelles. Il
y. avait des femmes. Je me suis amusée à causer avec
elles par interprète. Il y avait une charmante petite fille,
nièce d'un marchand d'esclaves, qui m'a trouvée jolie et
m'a estimée assez cher. Ce marchand a parlé d'une
femme qu'il venait de vendre et qui n'avait pas, disait-
il, autant de grâce que moi. II est gai et bavard, ce
Turc, ce que les autres ne sont pas. Leur tranquillité et
leur immobilité à bord est étonnante. On dit qu'ils ont
peur sur mer, mais ils ne le témoignent jamais. Hier,
au coucher du soleil , je les ai vus prier gravement et
longtemps, après avoir étendu leurs tapis et ôté leurs
babouches.
(( Nous avons aussi un prêtre grec revêtu de son cos-
tume patriarcal; du reste, un mélange de Juifs, Armé-
niens, Turcs, nègres, Grecs, Abyssiniens, Anglais, Italiens,
Français, Russes, voilà ce que nous sommes à bord. J'ai
vu avec plaisir que je n'avais pas aussi peur de la peste
que je me l'imaginais; car, sans y penser le moins
du monde, je me suis approchée de ces femmes, j'ai
prêté ma lorgnette à l'une d'elles, ainsi qu'au mar-
chand d'esclaves jusqu'à ce que l'Abyssinien qui accom-
pagne M. de *** soit venu lui dire de ne pas toucher ces
gens puisqu'ils venaient du bain. J'ai été plus prudente
après cela.
« La plupart des femmes turques que j'ai vues jusqu'à
présent sont couvertes d'un voile à peu près comme des
religieuses. Seulement, ce voile (blanc) cache encore plus
leur visage et est recouvert d'une espèce de mante noire.
II y en a quelques-unes sur ce bateau qui viennent de la
Mecque. Leur mante noire est en soie et ressemble à
celle des Italiennes, et elles se cachent tellement le visage
qu'une bande blanche leur couvre le nez aussi bien que
XBCIT D'UNE SŒUR.
la bouche. Ce soir, j*ai vu qu'elles se débarrassaient uo
instant de tous ces voiles pour prendre un peu d'air.
« Parnai ces Turcs, il y a la plus belle figure d'homme
que j'aie jamais vue. En général, les Turcs sont beaux
et les Grecs aussi.
« Constantinople, 3 juin. — Nous arrivons, mais à la
pointe du jour, trop tôt pour pouvoir recevoir une impres-
sion décisive. Nous pouvons cependant discerner les Sept-
Tours, les faubourgs, la pointe du sérail qui est le com-
mencement du Bosphore, la caserne de Scutari en face
(en Asie). Nous avons pu juger que le soleil, en éclairant
ce spectacle, doit le rendre magnifique. Nous voyons
Sainte-Sophie, la mosquée du sultan Achraet. Nous
entrons dans le port, et nous jetons l'ancre à quatre
heures et demie. »
ALBERT A MA M^RB.
« Constantinople, 3 juin 1835.
« Nous sommes arrivés ce matin bien portants et
enchantés, ravis de notre voyage, ayant navigué depuis
Smyme sur le meilleur bateau à vapeur où je me sois
trouvé de ma vie. Les Dardanelles ont surpassé mon
attente ; rien ne peut se comparer à ces rives ravissantes,
à gauche, celles d'Europe, et à droite celles d'Asie. Nous
étions de plus entourés des costumes les plus pittores-
ques, grecs, turcs, arabes; enfin l'aspect de l'Orient nous
environnait de toutes parts. Malheureusement le bateau
avançait si terriblement vite que le grand jour a manqué
à notre première impression de la vue de Constantinople.
Mais enfin, plus tard, le soleil nous a montré les mer-
veilles du Bosphore. Cela est ma foi beau, admirable-
ment beau, et ne pouvant pas plus être comparé à
Naples que deux choses qui ne se ressemblent pas du
RÉGIT D'UNE SŒUR.
tout. L* aspect de Naples est ravissant, celui-ci est ma-
gnifique.
« Remercions bien le ciel de nous avoir accordé un
si heureux voyage. Nous avons trouvé ici une lettre de
ma belle-mère, du 25, bien inquiète de notre voyage.
Comme le bateau est parti il y a quatre jours, nous n'a-
vons pas pu lui écrire , et elle n'aura de nos nouvelles
qu'en nous voyant arriver.
« Adieu, ma mère mille fois chérie, votre Alexandrine
vous embrasse de toutes ses forces... Quand nous rever-
rons-nous? »
A MON PÈRE.
«... Smyrne m'a fait le plus grand plaisir, mais
depuis que j'ai vu les Dardanelles et Constantinople,
toutes mes autres impressions admiratives s'évanouis-
sent
« M, de Bouteniefî a été des plus aimables ; bien qu'il
soit à Térapia, il nous a écrit pour nous offrir sa maison
de Péra. Nous avons tous refusé, en nous confondant en
remercîments. J'irai voir l'amiral Roussin , que je con-
nais depuis l'époque du voyage de Fernand sous ses
ordres.
« Adieu, mon bon père, aimez-nous et priez pour
nous. Fasse le ciel que vous veniez nous rejoindre à Pise,
au mois de septembre. Si vous voyez Montai, dites-lui
que je lui écrirai incessamment, et qu'il est bien souvent
de tiers dans nos entretiens. Putbus me charge de ses
souvenirs pour vous. Il est excellent et le meilleur com-
pagnon de voyage du monde. Mon Alexandrine est belle
et bien portante et vous aime de toute son âme. »
EBCiT D'UNE SCBUK. fl87
JOURNAL D ALEXANDRINS.
« Jeudi, h juin. — Nous avons vu arriver ce matin
M. Sabouroff venant d'Egypte, ayant l'air d'un Turc. Peu
après, le ministre de Prusse, le comte de Kœnigsmarck,
est venu aous prendre, et nous sommes sortis accom-
pagnés de son drogman et du nôtre, d*un kawas (janis-
saire), en hideux costume européanisé et marchant en
avant, un bâton à la main, pour écarter les Grecs dont
le contact pourrait être dangereux, et du chasseur du
comte de Kœnigsmarck.
u Embarqués dans le caïque fort élégant de la léga-
tion de Prusse, visité plusieurs bazars , fait des achats
de parfums, et marchandé des châles que j'ai maniés
témérairement, à ce que m'a dit M. de BouteniefT, qui
m'a appris qu'il fallait les aérer avant de les toucher. 11
y a, au fait, toujours des accidents de peste à Constan-
tinople, pas à Péra heureusement.
« Vu l'hippodrome, superbe mosquée du sultan Achmet,
dont nous avons aperçu de loin l'intérieur qui ressem-
ble à la nef d'une église chrétienne. On nous a montré
ensuite le serpent (jadis Trépied de Delphes), dont les
Turcs ont coupé les trois têtes, puis la charmante cour
du sultan Bajazet, et la tour du Seraskier, au haut de
laquelle nous sommes montés. J'avais supplié Albert de
demeurer en bas, mais à peine en avais-je atteint le
sommet que je l'ai vu à côté de moi. Quelle imprudence!
Il faisait tant de vent là-haut ! Dieu veuille que cela ne
lui ait pas fait de mal. La vue était admirable de cette
hauteur, et, sans cette crainte, j'en aurais beaucoup
joui.
« Vendredi, 5 juin. — Aujourd'hui vendredi, qui est
le dimanche des musulmans, nous nous sommes mis
RÉCIT D'UNE SŒUR.
en marche vers onze heures, pour aller voir le sultan se
reridre à une mosquée. Nous étions près de son char-
mant palais en Asie, lorsque nous l'avons vu sortir, et
nous l'avons suivi de loin. Les canons placés sur le rivage
ont tiré. Les vaisseaux ont salué. Le Bosphore était plus
beau que jamais. Le palais est grand, riant, doré, et on
entrevoit, au delà, des jardins délicieux. Nous avons
entendu de la musique au moment où le sultan en sor-
tait, et, à son retour de la mosquée, nous nous sommes
trouvés assez près pour respirer l'odeur des pastilles du
sérail qu'on brûlait devant lui. Trois chevaux avec des
selles brodées de perles, d'émeraudes et de rubi^ atten-
daient dans la cour. Le sultan en a monté un. Il a une
belle figure, grave, sombre et remarquable, malgré
l'affreux fez rouge dont il était coiffé. Nous l'avons
regardé passer, puis nous nous sommes remis dans notre
barque pour nous rendre aux Eaux-Douces d'Asie, où
nous nous sommes trouvés sous des arbres magnifiques,
entourés de la plus belle verdure, et environnés de gens
revêtus de toute sorte de costumes, se promenant, s' amu-
sant, et avalant une foule de rafraîchissements dont nous
avons pris notre part. Je vois de loin une jeune Turque,
assise sur des coussins avec d'autres femmes. Je m'ap-
proche d'elle, elle me fait asseoir avec une grâce ami-
cale. Mon interprète m'aide un peu, puis il s'éloigna
avec Albert. Elle baisse alors la partie inférieure de son
voile, pour me laisser voir en entier la plus charmante
figure du monde ; elle a dix-huit ans. Elle me montre
aussi ses habillements et regarde les miens avec curio-
sité. La finesse de ma taille a l'air de la surprendre
(ces dames n'en ont aucune), un châle de cachemire est
serré autour de la sienne. Un peu après, elle appelle
^M. Pétracké (mon drogman), et, avec beaucoup d'em-
pressement et de grâce, elle lui dit qu'elle m'invite à
RECIT D*UNB SŒUR.
aller chez elle le lendemain avant midi, ou plus tard
chez une de ses amies à Bujukdèré. La manière de saluer
turque est on ne saurait plus gracieuse. On porte la
main à la poitrine, puis à la bouche, puis au front.
« Samedi 6 juin. — Partis à onze heures et demie,
avec notre drogman, pour aller trouver ma belle petite
Turque : elle était partie pour Bujukdèré. De là à Téra-
pia, où Albert voulait faire une visite à l'amiral Roussin;
puis, après une visite à une parente de notre drogman
qui m-a fort intéressée, à la légation de Russie, à Bujuk-
dèré, où l'on nous a renvoyés en disant qu'on ne rece-
vait qu'après dîner. II était quatre heures. Sur cela , je
me décide à aller à la recherche de ma jeune Turque.
Nous étions déjà près de la maison qu'elle m'avait indi-
quée, lorsqu'un domestique du ministre de Russie
accourt pour nous dire qu'on nous attend chez lui pour
dîner. Putbus me conseille néanmoins d'aller voir un
instant ces femmes q«i m'inspirent beaucoup de curio-
sité. Je m'y décide, me croyant à deux pas de leur mai-
son; au lieu de cela, on me fait gravir une haute colline,
j'arrive essoufflée, agitée, de peur d'être trop en retard
pour le dîner. J'aperçois une vue admirable, dont je suis
trop pressée pour jouir; enfin je suis introduite dans un
kiosque où ma Turque était assise avec son amie et d'au-
tres encore, à visage découvert, des roses dans leurs
cheveux. On leur apporte des bonbons d'Europe, dont je
m'étais munie pour elles, en échange des confitures que
je savais qu'elles m'offriraient. Mais elles n'en ont pas
eu le temps, car je n'ai fait que m' asseoir et me lever,
talonnée par la hâte dans laquelle j'étais, et un peu aussi
par l'embarras de ne pouvoir rien dire. Ma petite belle,
plus belle que jamais, se lève aussi et me suit jusqu'à
la porte, et là me retient enc^ire pour parler à mon drog-
I. 10
290 RECIT D'UNE SŒU*R.
man (sans se donner la peine de 'remettre son voile) et
le charger pour moi d'une foule de politesses.
{( Enfin nous arrivons , Albert et moi , chez monsieur
et madame de Boutenieff, qui nous reçoivent avec une
bonté extrême. On cherche Putbus, qui s'était caché ; on
le découvre enfin, et on l'amène pour dîner avec nous.
(( Après le dîner, nous avons été prendre le café au
jardin, et M. de Furhmann, le secrétaire de la légation,
nous a montré un kiosque charmant, qui lui appartient,
et qu'il nous avait offert, à Albert et à moi. Là j'ai
trouvé et revu avec plaisir le jeune Grégoire Gagarin.
Nous ne les avons quittés que tard ; à notre retour, la
lune était levée, le temps magnifique, et la soirée a bien
terminé cette agréable journée.
(( Dimanche 7 juin. — A 10 heures, Albert et moi à la
messe à Sainte-Marie (des Francs). On m'a conduite
dans une galerie séparée où il n'y avait que des femmes.
L'orgue,, la grand'messe, la pensée de chrétiens réunis
ainsi pour prier, sous la domination d'un sultan, tout
cela, je ne sais pourquoi, m'a attendrie ^
« A une heure, avec le comte de Kœnigsmar,ck, aux Eaux-
Douces d'Europe, où, grâce aux prérogatives de mon com-
pagnon, j'ai vu le palais du sultan, très-bien situé,
construit en bois, comme tout l'est ici, et assez beau
intérieurement; quelques jolis plafonds; quelques salons
passablement beaux, ornés sans goût et bariolés; assez
d'élégance cependant et de fraîcheur, et une nature char-
mante, qu'on aperçoit à travers la profusion de fenêtres
qui se trouvent là comme partout. Nous avons vu de loin
une grande et magnifique tente verte, et, dans le même
i. Voici ce qu'Alex met en marge, à ce passage de son Journal :
« J'ai eu làune de ces touches invisibles du Saint-Esprit, dont le
souvenir est plus vif que celui de bien des choses matérielles. La
messe me faisait alors, je pense, le même effet que le soleil aux
aveugles. »
RECIT D'UNE SOUR.
liea, une foule de gens qui venaient s'y divertir, et nous
nous sommes arrêtés pour voir des Grecs exécuter, les che-
veux épars, la danse la plus incroyïible et la plus absurde.
fi Nous avons aussi visité aujourd'hui Ayoub, où se
trouve la mosquée du sacre, dont rentrée est absolument
interdite. Mais la cour, ornée de deux magnifiques pla-
tanes, en est charmante. Les tombeaux qui environnent
ce lieu le sont aussi. 11 en sort des rosiers en fleurs, et
des grilles, ou plutôt des cages d*or, entourent quelques-
unes de ces tombes, entre lesquelles croissent les plus
beaux arbres du monde. La chapelle funéraire de la
sultane est surtout remarquablement belle. Les tombes
y sont revêtues de nacre de perles, et des châles de
cachemire étaient jetés sur quelques-unes.
« Mardi 9 juin. — Accompagnés de M. Texier \ nous
avons aujourd'hui commencé nos courses par la mos-
quée Jcnigané, bâtie par la sultane Validé. L'intérieur
m'a frappée, non moins que ne l'avait fait la charmante
architecture mauresque de l'extérieur; cette architecture
est grande, solennelle, et me plaît. Le pavé était couvert
de nattes (en hiver elles servent de tapis). J'avais ôté
mes galoches; quelques-uns de ceux qui étaient avec
nous leurs souliers. Il suffit aux Turcs qu'on entre dans
leurs temples avec des chaussures propres. Une foule de
lampions d'une forme bizarre, et quelques-uns de cou-
leur, étaient suspendus dans la mosquée. Quelques Turcs
lisaient le coran sur un ton de récitatif à moitié. chanté,
à moitié parlé. La totalité du coran doit se lire entre eux
tous les jours, chacun comme de juste en lisant une
partie différente. Nous sommes montés dans une galerie
pour regarder l'ensemble. Cette grande coupole des mos-
quées est d'un effet admirable.
i . M. Charles Texier, aujourdliai membre de l'Académie des
inscripUoos, et conna par son Voyage en Asie Mineure,
892 RÔCIT D'UNE SŒUR.
« . De là, à la mosquée construite par le grand Soli- ,
man, dont nous avons commencé par voir la chapelle
funéraire. La bière qui contient ses restes est énorme,
car la dimension des cercueils est en proportion du rang
de ceux qui les occupent. D'autres cercueils l'entourent
et sont couverts avec la profusion ordinaire de nacre et
de châles. La voûte de cette chapelle est magnifique et il
s'y trouve enchâssés, dit-on, des diamants véritables qu'on
enlève à mesure que les réparations de cet énorme bâti-
ment deviennent plus nécessaires.
« Vu l'intérieur de la mosquée, plus belle encore que
l'autre , peut-êtr» , puis visité des bazars , et rentrée
exténuée de fatigue; jetée sur un canapé, de mauvaise
humeur, réveillée par une visite de M. de Francqueville
(troisième drogman de l'ambassade de France), qui
venait me proposer de regarder des châles. Le marchand
de châles et M. de Francqueville commencent par causer
ensemble pendant plus d'un quart d'heure. Le beau et
majestueux Persan demande solennellement ce qu'il
peut m'offrir, des fleurs, des fruits ou des confitures. Il
ne faut jamais entamer le négoce avec eux tout de suite,
mais commencer par les traiter comme s'ils venaient on
visite simplement. Il me fait apporter des narguilés
charmants et du café excellent. Enfin M. de Francque-
ville commence doucement à parler de châles, et le
Persan finit par nous en montrer de magnifiques, noirs,
verts et rouges.
<( Après cela, nous avons fait le tour des murs, c'est-
à-dire que nous avons été jusqu'aux Sept-Tours. Les
murs, qui datent du temps de Constantin, sont bien
conservés et ornés de lierre et de verdure. Du haut de
l'une de ces tours, nous avons eu une vue plus belle
encore que du haut de celle du Seraskier, ce qui m'a
fait m' écrier pour la première fois que « Constantinople
BàClT D'UNB SŒUR.
était vraiment le plus bel endroit du monde, »> chose
que je n'avais jamais dite encore, ayant toujours jusque-
là donné la préférence à Naples.
« Jeudi 11 juin. — M. Texier est venu nous prendre
pour essayer d'aller voir Sainte-Sophie ; en passant, nous
avons admiré les fontaines, qui sont si nombreuses et
Fi charmantes à Constantinople , et nous nous sommes
arrêtés un instant devant la Sublime-Porte. Arrivés à
Sainte-Sophie, cet excellent et aimable M. Texier a con-
féré longtemps avec un softa, pour tenter de le gagner.
Nous attendions avec anxiété le résultat de la conférence;
enfin le softa vint dire que deux personnes (Albert et
moi) pouvaient entrer. Puis on nous laissa entrer dans
rintérieur; mais c'est à peine si nous avons pu regarder
par Tune des trois portes qui conduisent à l'enceinte
véritable de cette célèbre égh'se et mosquée. Je n'ai
donc pas pu voir sa belle et fameuse coupole, mais j'ai
vu un des quatre anges qui y sont peints, et que les
Turcs y ont laissés , en en effaçant toutefois le visage,
pour rester fidèles à leur horreur pour toute représen-
tation d'une chose vivante.
« Au sérail (grâce à M. Texier), nous avons été plus
heureux, et nous avons vu la plus grande partie de ces
beaux portiques et de ces jardins, dont la végétation
est magnifique , quoiqu'il ne s'y trouve pas de fleurs.
Nous avons été jusqu'à la grande et ravissante terrasse
qui domine la mer ; puis nous avons pris un caïque, et
nous sommes allés à Scutari, en Asie. Là, nous sommes
tous montés à cheval, et, jouissant tout le long du che-
min d'une vue admirable, nous avons été visiter le champ
des morts de Scutari, où se trouvent une multitude de
tombes environnées de cyprès incomparables en nombre
et en beauté.
« Au retour, la mer était agitée. Le soir, nous nous
294 RECIT D'UNE SŒUR.
sommes reposés, et plusieurs personnes sont venues
nous voir, entre autres M. de Francqueville et le docteur
Maroncelli , frère de celui que les Mémoires de Silvio
Pellico ont rendu célèbre.
« Vendredi 12 juin. — Quitté Constantinople ce matin,
conduits à bord de la Newa par M. de Boutenieff, M. de
Fuhrmann et le prince Gagarin, qui nous ont donné des
fleurs et des fruits; puis tout de suite, en entrant dans
la mer Noire, roulis affreux, grand malaise.
« Samedi 13 juin. — Je me suis réveilla en larmes.
Mon Dieu! il y a aujourd'hui quatre ans de la mort de
mon père.
(( Nous n'avons vu toute cette journée que le ciel et
la mer.
« Odessa, dimanche 14 juin 1835.
« Ohl quel bienheureux moment que celui où j'ai vu
Odessa, où l'on m'a apporté une lettre de maman datée
du jour même! Mon Dieu! votre bonté est grande! Je
suis descendue dans une petite barque avec Albert et
M. Sabouroff. Nous nous sommes approchés du rivage
et bientôt l'un et l'autre se sont écriés qu'ils voyaient
ma mère! Ma vue m'empêchait d'en dire autant; mais
nous approchons encore un peu et enfin je la vois, je la
vois s'avancer! Oh! mon Dieu! quel moment de béati-
tude! Que j'étais heureuse! Je ne regrettais pas de ne
pas pouvoir l'embrasser. Mon cœur débordait de recon-
naissance et de joie. Après avoir été séparée d'elle
depuis si longtemps, et par une telle distance, la voir,
l'entendre, voir cette chère belle figure qui me regarde,
qui me parle, n'était-ce pas immense! Ils m'ont jeté des
fleurs et une bague que maman m'apportait. Nous étions
assez près pour nous voir et nous parler, mais un agent
sanitaire était en sentinelle pour nous empêcher de nous
RéCIT D'UNB SCBUR. . «M
jtoucher. Au coucher du soleil nous nous sommes sépa-
rés, car nous devons encore coucher à bord aujour-
d'hui. »
ALBEQT A MA MÈRE.
« Odessa, 15 Juin 1833.
« Ma mère* mille fois chérie, nous voici en quaran-
bine et à peu près au terme de notre voyage, nous
portant tous à ravir et arrivés à Odessa depuis hier
matin. Ma belle-mère y était déjà. Elle fut avertie sur-
le-champ, et, une heure après notre arrivée , elle était
avec Lapoukhyn et Catiche au lazaret, à quatre pas de
nous, pouvant nous parler, mais non nous approcher.
Du plus loin qu'Alex et sa mère se sont vues, elles ont
fondu en larmes, l'une criant : « Liebe, liebe mama! »
(et vous connaissez ces belles grosses larmes d'Alex)
de l'autre côté sa mère pleurant et criant aussi :
'( Sacha! » Enfin tout s'est calmé et nous nous sommes
mis à causer doucement pendant plus d'une heure.
« Ce matin nous sommes en quarantaine, établis au
lazaret, qui est un lieu complètement magnifique. Nous
avons une maison pour nous seuls, une autre pour
Putbus, un emplacement immense pour nous promener.»
( Le reste de cette lettre est rendue illisible par la
fumigation.)
JOURNAL D*ALEXANDRINB.
« Odessa, lundi 15 juin. — Nous voici établis pour
quatorze jours, pendant lesquels nous pourrons voir ma
mère pendant la plus grande partie de la journée.
« Mardi 16. — Aujourd'hui le comte de Woronzoff,
gouverneur d'Odessa, est venu nous voir.
S9« RÉCIT D'UNE SŒU».
« 20 juin. — ... Les jours passent et nous continuons
ce joli train de vie. Quelle agréable quarantaine! Non-
seulement ma mère et Lapoukhyn passent la journée!
avec nous, mais une foule d'amis et de connaissances
viennent nous voir. Le comte Apraxin et le comte Wo-'
ronzoff aujourd'hui, puis M^^Narishkin, M'"« de Choiseul
(née Galitzin) et d'autres encore.
« Hier nous avons fait attendre maman afin de mettre
à exécution une idée bouffonne de Sabouroff. Il s'est
revêtu d'un superbe costume turc qu'il possède , il en
a prêté un (également parfait) d'Albanais à Albert. Moi
je me suis coiffée comme les femmes le sont à Smyrne,
j*ai attaché une sorte de robe de chambre avec un châle
serré autour de ma taille, dans lequel j'ai mis mon poi-
gnard; puis je me suis assise à côté de M. Sabouroff
sous une magnifique tente qui lui appartient aussi,
ayant pour siège le tapis que m'a donné M. Boutenieff,
Albert près de nous, debout, le petit nègre ^ derrière,
M. Tchefkine^ en Circassien, Putbus en Bédouin devant
l'entrée de la tente. Nous avons alors fait entrer maman
et le prince , qui ont beaucoup ri et beaucoup joui de
cette plaisanterie. »
ALBERT A MON PÈRE.
« Odessa, au lazaret, 22 juin 1835.
«Vous ne sauriez croire, mon père chéri, combien
tout le monde a été bon pour nous à Constantinople. Il
3st impossible d'être plus gracieux et "meilleur que cha-
cun de ceux auxquels nous avons eu affaire. Je com-
mencerai par M. de Boutenieff, ministre de Russie, qui
1 . Appartenant à M. Sabouroff.
2. Un autre de leurs compagnons de voyage.
RéCIT D*UNB SŒUR. tff}
nous a comblés de bontés. Il connaissait Alexandrine
depuis son enfance, et l'amitié qu'il lui a témoignée m'a
bien touché. L'amiral Roussin a aussi été très-bon pour
moi et m'a parlé de Fernand avec un vif intérêt. Mais
Texcellent M. d'Eyragues, qui vous conserve un tendre
Utachement, ainsi qu'à tous les miens, a été pour nous
d'une hospitalité et d'une bonté qui dépassent toute
expression. 11 m'a parlé de vous avec la plus vive recon-
naissance. Il y avait encore à la légation de France l'in-
terprète de M. de Francqueville, un jeune homme char-
mant, qur s'est aussi mis en quatre pour nous être
agréable. Enfin , je n'oublierai jamais la réception de
tous ceux que j'ai vus* à Constantinople. Je dois vous
dire, du reste, pour expliquer un peu ce chorus d'em-
pressement, que mon Alex possède un je ne sais quoi
qui lui gagne tous les cœurs, et je sais assez, par expé-
rience, combien est charmant cet attrait qu'elle inspire.
« Nous sommes ici au lazaret, comme dans une jolie
campagne. Tous les jours, ma belle-mère vient passer
la matinée wec nous, s'en va pour dîner et revient le
soir. Nous passons ainsi la journée à bavarder à quatre
pas les uns des autres ; encore quelques jours de patience
et nous nous embrasserons. Lapoukhyn avait pensé
d'avance à nous procurer un excellent cuisinier qu'il a
claquemuré avec nous en quarantaine. Vous voyez que,
nous sommes bien loin d'être à plaindre. On est aux
petits soins pour nous, et le gouverneur général, le
comte Woronzoff , ne nous laisse manquer de rien, pas
même de journaux français, qu'il nous envoie tous les
jours. A notre lil)erté près, nous sommes absolument
comme chez nous. »
•08 RECIT D'UNE SŒUR.
ALBERT A M. DE MONTALEMBERT.
« Lazaret d'Odessa, 25 juin.
(Cette lettre contient le récit de leur séjour à Gon-
stantinople et de leur voyage, puis la description de leur
vie au lazaret, après quoi Albert continue) :
(( Dans quatre jours nous sortons et, après deux jours
de séjour à Odessa, nous partons pour Korsen. Dans la
première moitié de septembre , nous nous acheminons
vers l'Italie, et Tété prochain nous irons enfin rejoindre
mon père en France. Mon mal du pays m'étouffe. J'ai
lu, dans le Journal de Francfort, que M. de bamennais
était arrivé à Paris pour défendre les accusés d'avril.
Bon Dieu! quelle idée! Gomment a-t-elle pu lui venir!
Remercie bien M. Lacordaire de son bon souvenir. Ses
conférences seront publiées, je l'espère, car un pauvre
exilé comme moi ne peut renoncer à prendre part à ce
qui émeut si vivement la jeunesse parisienne. Alex est
bien touchée, cher ami, de ta constante amitié, et je
suis sûr qu'elle ne me pardonnera pas de lui avoir laissé
si peu de place pour t'écrire. Je te dirai comme à un
ami qui prend un vif intérêt à mon sort, que les succès
la poursuivent partout où elle passe. A Smyrne, elle a
fait une passion, à Gonstantinople, trois, dont une réci-
proque! Ici, en quarantaine, les déclarations pleuvent
de tous les coins. J'en suis réduit à la prier de n'en-
courager que les amusants. »
ALEXANDRINE (dANS LA MÊME LETTRE).
« Il m'a laissé, en effet, bien peu de place. J'ajouterai
que ces quatre individus dont il parle sont tous des
Français : ce qui confirme la remarque de Pauline, que
&BCIT O'UNB SŒUR.
j'ai le don de leur plaire plus qu'à d'autres. Que devien-
dra la France quand j'y résiderai! J'ai trop de choses à
vous conter, aussi je ne vous dirai rien; d'ailleurs, plus
de place! Donnez-nous toujours de vos nouvelles. Vous
êtes notre ami, notre irère. En Asie, comme en Europe,
je vous ai toujours nommé dans mes pauvres prières, et
j'espère que Dieu vous rendra heureux et nous réunira
tous, tous! Ici, en quarantaine, un livre de Swedenborg
nous est tombé sous la main, il nous a fort étonnés et
intéressés. Que pensez-vous de cet homme? Quelle vie
singulière! toujours en conversation avec les esprits,
dont il parle comme nous d'autres hommes. Et tout ce
qu'il conte des anges!... 11 paraît que sa vie a été très-
vertueuse et paisible. Mais je suis sûre, malgré cela, que
vous Tanathématisez de la belle façon; — ou peut-être,
par esprit de contradiction et parce que je crois cela ,
allez-vous l'excuser!
« Je ne vous parle pas du bonheur céleste que j'ai eu
a revoir ma mère. Dieu merci! je Tai trouvée mieux
que je ne l'espérais. Dieu merci ! aussi mon Albert va
bien. Notre bon ami, venez passer l'hiver avec nous!
Qu'avez-vous de mieux à faire? »
JOURNAL d'aLEXANDRINE.
« Lundi 29 juin. — Enfin, aujourd'hui, j'ai pu me
jeter dans les bras de ma mère. Cela a été comme un
second revoir et un second délicieux moment. Et ma
bonne Catiche, et le prince aussi! Quel bon jour! Arri-
vée à l'hôtel de Richelieu, j'ai revu avec tant de joie
tous les objets quf me rappellent la présence de maman.
Puis, la bonne Krùger est venue m'embrasser, et deux
autres petites suivantes (et esclaves) de maman se sont
approchées pour ^ne voir et faire connaissance.
RÉCIT D'UNE SŒUR.
« Dîné tous ensemble. Tout me paraissait si singulier
et si agréable! La bonne Catiche a fait le thé. Je me
rejette dans la paresse et je laisse tout le monde tout
faire pour moi.
« Jeudi 2 juillet. — A sept heures quitté Odessa;
Albert, Putbus, maman et moi, accompagnés de Kruger
et de Cléophile ^ : le prince était parti hier.
(( Terrible chaleur. Steppes, véritable désert sans arbre,
sans moissons, sans habitants...
« Nicolaieff, où nous avons couché, est cependant bien
situé. Les églises sont toujours soignées, même dans les
plus vilains petits villages , et leur architecture est gra-
cieuse et rappelle celle des mosquées. »
ALBERT A MA MÈRE, EUGÉNIE ET MOI.
I « Korsen, 4 juillet 1835.
« Vite, vite, un mot à la hâte pour vous dire que nous
sommes arrivés ce soir dans ce ravissant Korsen , mais
je suis tellement suffoqué d'admiration que je ne pour-
rai point vous le décrire. Position charmante, château
magnifique, comble de conforts de toute nature. Appar-
tement pour Alex et pour moi, tel que je n'en désirerais
pas d'autre pour le reste de ma vie. La chambre d'Alex
ravissante. Notre salon un vrai bijou. Ma chambre char-
mante, et ornée d'une vaste toilette d'argent. L'appar-,
tement de ma belle-mère, comme je n'en ai jamais vu
de semblable, ainsi que celui du prince. Les salons et
une grande salle de bal remplie de copies des plus bel-
les statues des galeries d'Italie; tout cela est magnifique,
et j'oublie encore l'orangerie qu'il faut traverser pour
venir chez nous! Le château est sur un rocher, entouré
i. Femme de chambre d'Alexandiine.
RÉCIT D'UNE SŒUR. SOI
de cascades, et au delà on voit des barques pavoisées.
Enfin tout est très-bien, tout est au mieux, voire même
nos santés qui sont incomparables , à la fatigue près.
Que je voudrais vous tenir ici , ne fût-ce que pour une
seule journée ! Quand recevrons-nous de vos nouvelles ?
J'en ai soif. Que faites-vous? Que se décide-t-il? Où
allez-vous cet hiver? Pas de nouvelles de vous, et depuis
si longtemps nous sommes partis!
(( Vous ne sauriez vous imaginer, ma bonne mère, la
bonté de ma belle-mère. Je serais son propre fils qu'elle
n'aurait pas pour moi de plus tendres petits soins, et le
bon prince ne sait qu'inventer pour nous témoigner sa
sollicitude. Ils me chargent tous deux de les rappeler à
votre souvenir, et ma belle-mère vous demande de ne
pas être inquiète des soins qu'on me donnera, car elle
m'aime comme un fils , et cela je vous l'écris aussi de
ma part, ma mère chérie. Il est impossible d'être meil-
leure. Ah! que ne pouvons-nous vous tenir! Quelle bonne
vie de château nous mènerions! A. propos de vie de
château, mandez-nous donc si mon bon père a loué ou
acheté une maison de campagne. Embrassez-bien mes
sœurs chéries, et vous, ma bonne mère, je vous embrasse
de toute mon âme. »
(d'alexandbine dans la même lettre) :
« Nous voici donc, Dieu merci , arrivés ici , où tout a
surpassé notre attente. C'est d'un nanti d'un confort!
d'une élégance ! Figurez-vous , mes sœurs , ma chambre
toute rose; lit, rideaux, stores, tout cela en soie rose,
un charmant paravent qui entoure le lit, en soie de la
même couleur, ainsi que les meubles en velours. Dans
le salon où je suis en ce moment se trouvent deux bel-
les statues en marbre blanc. Toute la chambre est ten-
due et meublée en soie rouge, et, de la délicieuse table
802 RECIT D'UNE SŒUR.
sur laquelle je vous écris, j'aperçois par toutes les fenê-
tres une vue charmante. Des parterres de fleurs entou-
rent le château de tous côtés. Enfin il est impossible de
vous décrire tout cela ce soir; ceci est seulement pour
vous en donner une idée et vous ff 'rc jouir avec nous!
Ce qui vaut mieux que tout, c'est que, Dieu merci, notre
Albert a supporté admirablement la fatigue. J'en suis tout
étonnée, et je 5uis convaincue maintenant que le voyage,
soit par mer, soit autrement , lui est salutaire.
(( J'ai besoin de repos et il faut absolument que je
fasse de longues ablutions avant d'aller me mettre dans
mon délicieux lit. Bonsoir donc,
« J'espère qu'à vous autres les joies ne vous man-
quent pas non plus. Dieu veuille que tout s'arrange pour
le bonheur de tous ! Je pense à vous sans cesse , mes
bonnes sœurs, malgré mes distractions sans nombre. Ma
bonne mère, je vous écrirai bientôt et mieux. Je prie
Dieu- de Vous bénir tous. »
Pendant environ quinze jours, rien ne troubla l'agré-
ment et le repos Ju séjour de Korsen. Alexandrine jouis-
sait avec transport du bonheur d'être réunie à sa mère
dans ce beau lieu. Albert était mieux qu'il n'avait été
depuis longtemps et pouvait tout partager avec elle. Ils
étaient satisfaits du succès de leur grand voyage et ils
en projetaient d'autres; enfin, ces jours furent au nom-
bre des plus heureux de leur courte union. Mais ils
furent bien rapides, car, le H juillet, un léger crache-
ment de sang vint obliger Albert à reprendre sa vie de
privations et de soins, et. fut le • premier avertissement
de tristesses plus grandes qui se préparaient. Alexan-
RÉCIT D*UNB SŒUB. «ot
drine, vers ce temps-là, raconte que « écrivant un soir,
seule et très-tard dans son joli salon , elle fut assez
effrayée par une chauve-souris qui traversa la chambre
où elle était, entra dans sa chambre à coucher et alla se
placer sur le haut de son lit, où elle se mit à crier, ce
qui lui causa une terreur sinistre. Ne voulant réveiller
personne, elle eut beaucoup de peine à se débarrasser
de cet hôte de mauvais augure, et il lui resta, malgré
elle, de cette circonstance, une impression pénible et
superstitieuse. »
Peu de jours après Albert reçut de ma mère une let-
tre qui lui causa une vive satisfaction en lui apprenant
l'acquisition que venait de faire mon père du château
de Boury. Cette nouvelle le comblait de joie, car elle
réalisait son vœu si ardent d'avoir un .domicile, un lieu
,de réunion avec les siens en France. « Il avait ri, chanté,
et avait été toute cette matinée, dit Alexandrine, d'une
gaieté folle. » Elle fut donc étonnée , le soir, de remar-
quer qu'il était tout d'un coup devenu très-grave. Quand
elle se retrouva avec lui dans sa chambre, il lui dit
qu'il se sentait moins bien et qu'il croyait qu'il allait
avoir un nouveau crachement de sang (il ne vou-
lut pas lui dire qu'il avait déjà commencé). Il se promena
une partie de cette nuit dans une sorte d'agitation ner-
veuse qu'il ne pouvait maîtriser. Enfin, à la prière de
sa femme, il se coucha et parut beaucoup plus calme
pendant plusieurs heures. Mais le lendemain, dans
l'après-midi , le crachement de sang recommença plus
fort; on le saigna à l'instant, et le médecin crut que,
pour cette fois, le danger était passé. Vers le soir
Alexandrine était allée se déshabiller dans sa chambre,
elle avait laissé Albert dormant ; mais en retournant près
de lui peu d'instants après, doucement, le croyant tou-
jours endormi, elle l'entendit tousser. Elle s'avance alors
S04 RECIT D JNB SŒUR.
plus vite, et arrive à temps pour le soutenir au milieu
d'un nouveau crachement de sang tellement plus vio-
lent que les autres, que, glacée d'épouvante, elle se
demandait s*il allait mourir entre ses bras, faute de
secours, et n'osait cependant le quitter pour aller en
chercher. Un instant elle s'échappe pour aller jusqu'à la
porte et crier : « Julien ! Cléophile ! » Albert l'entend et
lui dit à haute voix de ne pas faire de bruit. Alexan-
drine comprend qu'il y a un danger mortel pour lui à
parler en ce moment et revient à la hâte. Cet horrible
crachement de sang continuant cependant et personne
ne venant, elle se précipite une seconde fois hors do la
chambre tout éperdue; elle parvient ainsi au bout de
l'orangerie où elle rencontre enfin Cléophile , à laquelle
elle crie : « De la glace ! un médecin ! » puis revient en
courant auprès d'x\lbert, où elle est bientôt entourée de
tout le monde. De la glace et une nouvelle saignée arrê-
tèrent en effet cette effrayante hémorragie; mais pen-
dant trois jours, le médecin déclara qu'il ne pouvait
répondre de sa vie et ordonna l'immobilité et le silence
le plus complet. « Un de ces jours, dit Alexandrine,
j'étais levée de grand matin , je venais de chez lui , je
rentrais dans ma chambre dans un état de silencieuse
angoisse sur l'avenir qui m'attendait, je n'osais l'envi-
sager ; je regardai autour de moi , et ma jolie chambre
ne me parut plus rose; je me mis à la fenêtre et la
couleur du matin ne me sembla plus riante. Il me vint
subitement l'idée d'entr' ouvrir l'Évangile et d'y cher-
cher quel serait mon sort. J'ouvre mon Nouveau Testa-
ment et je lis : « Honore les veuves qui sont véritablement
veuves » (saint Paul). Je crus avoir vu un fantôme et je
poussai presque un cri. Jamais encore ma pensée n*avait
formulé cet horrible mot : veuve J »
Albert allait beaucoup mieux cependant, et un peu de
RéCIT D'UIfB SŒUR.
sécurité renaissait, lorsque, le IS août, Catiche dit à
Alexandrine qu'elle croyait encore avoir vu du sang dans
le bassin d'argent placé à côté de lui, mais qu'elle pen-
sait que ce n'était peut-être que le jus des fruiu qu'il
avait mangés pour toute nourriture depuis le matin.
Alexandrine savait qu'un renouvellement si prompt do
ce crachement de sang était la mort pour lui : l'excès
de son inquiétude et de sa tendresse lui fit faire alors
une action étrange, qui paraîtra peut-être choquante et
même repoussante à quelques-uns, mais que je ne puis
omettre, car elle peint un dévouement et un oubli de
soi, plus grand peut-être que celui qui fait sucer une
plaie empoisonnée pour sauver là vie d'un blessé. Elle
prit le bassin dès qu'elle fut seule et l'approcha de ses
lèvres afin de s'assurer que ce n'était pas le sang d'Al-
bert, et que la fatale veine ne s'était pas rouverte!
Encore un mois de soins, de précautions, de remèdes,
un mieux décidé enfin, et peu, à peu la vie reprise à peu
près comme auparavant : c'est ainsi que se passa la fin
de ce séjour troublé, mais doux encore, de Korsen.
A peine remis , le charme et la gaieté du caractère-
d'Albert reparaissaient à l'instant. Il s'oubliait si facile-
ment lui-même, que c'est à peine si on trouve dans ses
lettres et son journal la moindre trace dii danger qu'il
venait de courir ; sa tendresse pour les siens et sa gaieté
y paraissent seules. Ce fut l'un de ces jours où il était
encore malade qu'il écrivit ceci dans son journal :
« Dans la nuit du 15 au 16 août j'ai rêvé que mon
bien-aimé frère Cbarles s'était battu en duel , avait tiré
le premier et de loin, et avait été tué par son adversaire
qui s'était avancé à quatre pas et ne l'avait pas manqué!
Heureusement que cet adversaire était C..., tué lui-
même, le pauvre malheureux, en duel, il y a plus de
i 2U
3e« RÉCIT D'UNE SŒUR.
trois mois *. Mais néanmoins je serai bien aise quand je
recevrai une lettre -de France datée du 16 août 1835. »
Peu après il écrivit à Eugénie, et, après lui avoir parlé
un instant sérieusement et de lui et d'elle-même, il con-
tinue sur un autre ton :
(( Quant à l'élégance, je me fie à toi et je suis sûr que
tu as celle que tu sais, celle que j'aime, ce bon goût
cosmopolite qui n'est d'aucun pays et qui est de tous,
un cachet étranger, qui n'est ni anglais, ni allemand, ri
italien, ni français, ni espagnol, mais de tout un peu,
de rien en entier, une tournure à part, une mise à part»
un parfum à part : tu me comprends, n'est-ce pas? Enfin,
mes sœurs, ne devenez ni Anglaises, ni Françaises, cela
vous gâterait. Ici, je suis à la source de l'élégance cos-
mopolite, ma belle-mère en a le cachet et je sais que ce
qui plaît tant dans Aîex , c'est encore cela en grande
partie. Adieu , chère , chère amie. C'est maintenant à
Pise qu'il faut adresser vos lettres, car nous allons bien-
tôt nous acheminer vers l'Italie en faisant encore un
délicieux voyage. Donne-moi des nouvelles de Charles,
car j'ai fait sur lui un stupide rêve qui me tracasse;
embrasse -le pour moi ainsi que ma bonne Emma et
Alfred... Qu'il me tarde de vous revoir et de vous
embrasser tous! »
La gaieté d'Albert, on le voit, semblait revenue; mais,
pour Alexandrine, il en fut autrement. Jusque-là, mal-
gré l'inquiétude. sourde qui, depuis son mariage, avait
plus ou moins troublé son bonheur, jamais sa confiance
dans l'avenir n'avait été ébranlée. Elle se disait toujours
qu'Albert guérirait entièrement un jour, et que toutes
1. Le môme qui avait voulu se battre avec Albert le jour du
•iéjcuner de Pompôia, en 1832. J
HBCIT D'UNB SŒUR.
les privations qu'il s'imposait lui assureraient de longues
années de santé et de bonheur. Mais, après cet accident
de Korsen, quoiqu'elle eût encore gardé de Tespérance,
elle ne recouvra jamais sa sécurité. Pour la première
fois, l'avenir qui l'attendait s'était offert à sa pensée et,
quoiqu'elle en détournât les yeux le plus possible, elle
ne fut plus la même après ce jour et perdit presque sans
retour la gaieté enfantine qu'elle avait conservée jus-
qu'alors. On verra, par la lettre suivante, quelle mélan-
colie commence à s'emparer d'elle, en dépit de toutes les
illusions qu'elle se faisait encore.
ALEXANORINE A PAULINE.
« Korsen, 26 août 1835.
u Ma chère Pauline, j'ai envie de t' écrire une longue
lettre pour me débarrasser un peu le cœur. Il est si
plein qu'il déborde, et mes nerfs sont malades, je t'en
préviens d'avance. Oh! je pourrais verser des larmes
amères lorsque je pense qu'Albert est malade ! lorsque
je pense à tout ce qu'il a déjà souffert...
« J'ai laissé là cette lettre, parce que je n'en pouvais
plus de fatigue. Me voici un peu calmée et un peu moins
triste, parce que, grâce au ciel! Albert va mieux, et (ce
que nous trouvons un bien bon signe) il est peu éprouvé,
et peu ciangé depuis ce dernier accident , sur lequel je
ne veux plus revenir, tant ce souvenir m'effraye encore!
Ah! Pauline, je suis un peu remise, mais cependant,
quelle vie d'inquiétude je mène, et combien de terreurs
viennent me tourmenter! Lorsque je mets les choses au
mieux, je pense quelquefois que, lorsqu'il aura atteint
ce bienheureux âge de trente ans que je désire avec tant
d'impatience — puisqu'on n'ose pas me faire espérer sa
808 B.ÉCIT D'UNE SŒUR.
guérison plus tôt — je peiise qu'alors il sera beau, fort,
brillant, plein de jeunesse et de vie, jouissant à chaque
minute de sa santé revenue ; et que moi je serai vieille,
plus vieille encore par les inquiétudes que par les années,
et ma santé détruite par tout ce que j'aurai craint pour
lui! Mais cela, c'est le mieux, et je voudrais bien en être
déjà à cette sensation douloureuse de ne pas être assez
jeune et assez jolie pour lui!... Enfin que tout soit comme
Dieu le veut!
« Voilà des idées douloureuses que j* ai versées de mon
cœur dans le tien;» cela fait du bien de se plaindre, mais
que Dieu m'empêche de murmurer ! Je reconnais n'êtiie
pas assez patiente , mais j'espère que ce n'est pas de
l'envie, lorsque, par exemple, je compare ton sort au
mien. Ton mari est celui de ton choix comme le mien,
mais tu n'as pas eu, jusqu'à ce jour, un seul instant
d'inquiétude pour lui. Votre religion est la même, et
pour que cela fût , vous n'avez eu à supporter qu'un
nuage passager : vous n'avez pas eu de cœur à déchirer.
Ma Pauline, sens bien ton bonheur, et avec ton peu
d'espérance, ne te crée pas de chagrins imaginaires!
Pardonne ce sermon à ta pauvre vieille sœur. Cependant
je puis bien assurer que je ne voudrais changer mon
sort contre celui de personne au monde , et c'est là ce
qui fait que je ne crains pas de dire tout ceci.
« Tu juges de l'effet qu'ont dû me faire ces paroles de
ta lettre : u Ceci est le dédommagement de toutes les
tristesses de l'année dernière. Qui nous eût dit, lorsque
tu étais si inquiète à S. Aniello, que cette année serait
rempHe par un beau et brillant voyage? » 0 Pauline!
tu croyais, tu écrivais cela, et, malgré ce beau voyage,^
malgré ce bonheur de revoir ma mère, je suis plus triste
cette année qu'à S. Aniello, non pas qu'Albert soit pire
(Dieu merci, il est même positivement mieux), mais je
mÉCIT D'UNB SŒUl. SO^
safe maintenant quel est le danger, et je rfgnorais
alors. »
Cette lettre fut écrite dans les derniers jours de leur
séjour à Korsen. Il était important pour eux de ne point
s'y laisser surprendre par 1* arrière-saison, et le !•' sep-
tembre 1835, ils commencèrent leur long voyagea
VOYAGEL
JOURNAL D*ÂLEXÂNDRINB.
• Korsen, mardi 1" septembre 1833.
« Ce matin , ma bonne mère est montée chez moi
avant que. je ne fusse prête. Nous devions partir à huit
heures. Je suis descendue pour prendre encore une fois
le thé avec elle dans ce cher joli petit salon. Enfin nos
terribles adieux ont commencé. Maman et moi, nous
nous tenions embrassées, de sorte que nous n'enten-
dions pas d*abord une grande rumeur qui se faisait. La
calèche de Putbus avait versé et on croyait le cocher
tué. Dieu merci , il n*a rien eu. Nous avons attendu
quelque temps pour nous en assurer, et puis enfin,
après que ma pauvre mère m'a eu mille fois embrassée
et bénie , j'ai eu le courage de monter en voiture. Je
l'ai laissée en arrière, pleurant, sanglotant à étouffer. »
JOURNAL d'aLBERT.
« Bielotierkoff, l** septembre.
et Nous avons quitté ce matin ce cher Korsen. Que les
1. Vers la même époque, noiis quittâmes, de notre côté, Naples,
pour aller nous établir en France, au cb&teaa de Boury, où mou
père noua avait précédés.
CIO RECIT D'UNE SŒUR.
séparations sont tristes! Cela découragerait des voyages.
Ma pauvre belle-mère est tombée dans un terrible état
en nous voyant partir. Comme ces deux mois ont vite
passé! 11 me serait impossible de dire avec quelle ten-
drfêse le bon prince ainsi que la mère d'Alex m'ont
traité. J'aurais été leur propre fils qu'ils n'auraient pas
pu être autrement pour moi ;;_ aussi ma tendresse pour
eux égale presque celle que je porte aux miens. Pour-
quoi cette terre n'est-elle pas au bord du Rhin ou en
Italie: Combien ce serait différent et quel bonheur ce
serait que de nous partager entre nos deux familles l
<c Je regrette aussi beaucoup la bonne et excellente
Catiche. Elle a été pour nous une véritable sœur. 11 y a
des êtres dont la destinée est de se dévouer. Elle est de
ceux-là.
« Au nK)ment de partir, un terrible accident est arrivé
•à la calèche de Putbus. J'en suis à comprendre com-
ment le cocher n'a pas été tué. Sa vsiture a été abîmée,
et nous sommes partis sans lui. Nous espérons qu'il
nous rejoindra demain, après avoir voyagé toute la nuit.
'Quant à nous, après souper, nous allons vite nous cou-
cher. Nous avons eu une magnifique journée , et je ne
me sens plus le moins du monde fatigué, et je crois
que, conmie à l'ordinaire, le voyage me fait grand bien.
Je \iens de pousser dehors une nuée de juifs, la plaie
de ce pays.
«t Au moment où j'allais me coucher, surprise ! Putbus
est arrivé ! 11 faut qu'il ait tué ses chevaux. Il nous a
apporté une lettre de Korsen, écrite une heure après
notre départ.
« Berdit?chefif (Podolie), 3 septembre.
« Après une belle journée et après avoir traversé un
Joli pays, nous sommes arrivés hier soir à Berditscheff,
RECIT D'UNE SŒUR. 311
petite ville peuplée de juifs. On en est assailli. C*est
bien la plus infâme race qui existe, quoique intelligente;
c'est par eux que se font ici toutes les affaires. Quand
nous sommes arrivés, la ville était encombrée de voi-
tures, de chevaux, de monde, de seigneurs polo-
nais, etc., etc. Nous avons logé dans une maison parti-
culière tenue par une bonne Allemande et où nous
avons manqué de tout. Nous repartons tout à l'heure,
mais point en poste. Nous nous confions aux juifs, qui
nous font. abréger la route de cent verstes; mais j'ima-
gine que nous allons aller mortellement lentement.
« Novogorod, 4 septembre.
« Ces juifs, indigne race de voleurs, au moment de
partir, nous ont fait tant de difficultés , que nous les
avons envoyés promener et que nous avons pris la poste.
Nous avons couru hier toute la journée à travers un pays
très-boisé, et nous sommes venus coucher à Novogorod,
qui me paraît être une assez grande ville. Mais quelles
auberges! On manque absolument de tout. Rien à man-
ger comme de raison. Heureusement nos provisions ne
sont pas encore épuisées. Ces gueux de juifs, maîtres de
notre auberge, ont envoyé hier au soir chercher des
assiettes dehors pour notre souper, bien qu'ils en eus-
sent, parce que, disaient-ils, ils ne voulaient plus man-
ger dans des assiettes qui avaient servi à des chrétiens!
({ Il fait un froid de loup. Il va être dix heures, et
nous allons partir.
m Ostrog, 5 septembre 1835.
« Nous sommes arrivés ici hier dès quatre heures.
Maison épouvantable tenue par des juifs. On se fait à
tout cependant, et nous ne nous sommes pas trouvés
31i RECIT D'UNE SŒUR.
trop mal dans ce chenil. Ostro^ est une petite* ville où
Ton aperçoit quelques ruines de vieilles murailles. Sur
la place se trouve une grande église en ruine, propriété
jadis, nous a-t-on dit, des jésuites expulsés sous l'em-
pereur Alexandre. L'architecture de Téglise est italienne,
ainsi que le cloître qui en fait partie. Toutes les femmes
juives de ces contrées portent des bonnets brodés de
perles, parfois très-belles. Celui de la maîtresse de cette
maison-ci est en outre enrichi de diamants ! Nous par-
tons dans une heure, et c'est aujourd'hui que nous pas-
sons la frontière, à moins qu'on ne npus retienne à
Radziviloff pour nos passe-ports. Là, nous quittons le
bon médecin (Heinrich Trùtschel, de Westphalie),.qui
retourne à Korsen.
« RadzÎTiloff, 6 septembre.
(( Nous voici au moment de sortir de Russie. Nous
sommes arrivés ici hier d'assez bonne heure. Mais quel
site! Dans deux heures nous partons pour Brody, où
nous arriverons au bout d'une heure , et où nous serons
retenus probablement deux ou trois jours pour nos passe-
ports.
« Brody, 6 septembre.
« Les barrières russes et autrichiennes se touchent»
Ainsi, après avoir longuement rempli les formalités
qu'exigeait la première, nous avons fait un pas, et les
Autrichiens, à leur tour, ont mis un peu notre patience
à l'épreuve. Cependant il faut convenir qu'ils ne nous
ont nullement tourmentés pour la douane. Bientôt après
nous sommes arrivés à Brody, qui ressemble enfin un
peu à une ville européenne. Les postillons nous avaient
d'abord conduits de force à une auberge qu'ils proté-
geaient, mais nous sommes venus malgré eux à l'hôtel
RÉCIT D'UNB SŒUR.
de Russie, où Ton est vraiment bien. Nous y resterons,
je le crains, longtemps, car il faut attendre nos passe-
ports, que nous avons envoyés à Lemberg. Depuis quel-
ques jours déjà , nous sommes en pays presque catho-
lique. C'est la religion dominante en Podolie, mais ici
elle est presque la seule'.
u Brody est une ville libre, apparemment pour faci-
liter la contrebande, car je ne vois pas pour quel motif
on placerait une ville libre au fond de la Gallicie et aux
portes de la Russie. C'est ici que Tété dernier cent
soixante maisons ont brûlé.
« Lemberg, mercredi 9 septembre.
« Après un séjour fort ennuyeux d'un jour et demi à
Brody, nous sommes partis pour Leniberç. La route m'a
paru jolie. Un pays varié, des collines, beaucoup de bois,
des villages propres, une bonne chaussée. Nous sommes
arrivés tard. L'hôtel de Russie était plein. Nous avons
été obligés de venir coucher dans une infâme auberge.
Mauvais souper. Je me suis couché en arrivant, assez
fatigué et souffrant. Après une bonne nuit, je me suis
réveillé beaucoup mieux.
« J'ai été entendre la messe dans une belle église, un
peu gâtée par une foule d'ornements de mauvais goût
dont la ferveur des habitants de cette paroisse a sur-
chargé les autels et les murailles. Beaucoup d'hommes,
presque tous jeunes , assistaient à la messe ou priaient
sans affectation et sans respect humain devant les diffé-
rents autels. Le caractère de toutes ces figures, tant
d'hommes que de femmes, m'a frappé. Les hommes
1. On ne doit pas oublier que ces notes rapides datent de 1835.
Tout a changé et grandement empiré depuis, dans ces mallieureuses
provinces.
314 RECIT D'UNE SŒUK.
étaient plutôt bien, ainsi que les jeunes filles. Les yeux
de plusieurs de celles-ci m*ont rappelé ceux d'Hedwige,
mais il y avait une foule de repoussantes figures de
vieilles femmes dans le genre de la bonne M™« ***.
« J'ai été heureux d'entrer dans une église catholique
et d'y entendre la messe. Depuis quelque temps je suis
d'une tiédeur funeste. Où est donc cette fei^veur dont
j'étais si rempli! Oh! mon Dieu! l'ai-je étouffée par ma
nonchalance? Vous êtes-vous retiré de moi parce que je
n'avais plus de "pensée pour vous, bien moins encore
d'élan? Oh! comme l'âme s'obscurcit dès qu'elle cesse,
de vous demander la vie ! Comme elle rampe dès qu'elle
ne s'élève plus vers vous ! Oh ! honte ! honte sur moi I
Mais aussi pitié, mon Dieu ! Revenez à votre serviteur
qui vous a si* souvent lâchement abandonné.
« Landçlmt, vendredi i I septembre.
« Nous sommes arrivés ici hier après une exécrable
journée, la pluie n'ayant pas cessé un instant pendant
tout le temps de notre marche. Les propriétés des sei-
gneurs polonais couvrent tout ce pays. Hier nous avons
traversé Przeworsk, la terre du prince Henri Lubomirsky.
Quelle singulière chose ! Qui m'eût dit, lorsque je les ai
tant vus à Naples, il y a deux ans, que je passerais cette
année chez eux dans ce lointain pays? Le château a l'air-
ch armant et situé au milieu d'un magnifique parc. Mais
on nous dit que toute la famille était absente en ce
moment, ils sont tous à Prague. Ce lieu-ci appartient au
comte Alfred Potocki. Il est fâcheux que la manière dont
nous voyageons nous prive du plaisir de voir mieux ces
belles habitations et de profiter un peu de cette hospi-
talité polonaise" qu'on dit si grande.
SÉCIT D'UNB SŒUR. tlS
« Tarnow, samedi iS septembre.
a Tarnow appartient à la famille Sangusko. C'est une
assez grande ville, et Thôtel de Cracovie où nous nous
trouvons est tenu par un ancien valet de chambre du
prince Henri Lubomirsky qui était avec lui à Naples, il
y a deux ans. J'ai appris ici que le prince Henri était
dans ses terres, lorsque nous les avons traversées. Je
regrette beaucoup de ne Tavoir pas su. Sa femme et sa
fille sont en voyage. 11 ne me paraît pas impossible que
nous les rencontrions h Vienne. Les journaux disent que
le choléra est décidément à Livourne. Que ferons-nous
alors? et où irons-nous?
« Cracorie, lundi 14 septembre.
« Nous voici à Cracovie depuis avant-hier logés dans
un chenil, toutes les bonnes auberges étant remplies.
Hier matin le baron de Sternberg est arrivé. Alex et lui
se sont revus très-tendrement. C'est un ancien ami du
comte d*Alopeus, et, comme tous ceux qu'Alex a connus
lors de la mort de son pauvre père, elle l'aime comme
un véritable ami. H m'a beaucoup plu et a l'air d'un
excellent homme. Nous sommes montés en calèche avec
lui et nous avons été voir la ville. Le château, ancienne
résidence des rois de Pologne, la cathédrale, très-belle
église dédiée à la sainte Vierge et qui renferme les tom-
bes de plusieurs princes et rois de Pologne, cela nous a
vivement intéressés*. La ville est charmante, remplie de
magnifiques églises et de toutes parts une vue ravissante
1. Au milieu se trouve 4a tombe ea argent de saint Stanislas. La
plus riche de toutes les chapelles est celle des JagcUons; l'extérieur
en est entièrement doré, l*iniérieur principalement revêtu de marbre
Doir.
{Journal (TAl^xandrine.)
316 RECIT D'UNE SŒUR.
et on ne peut plus variée. Les monts Krapacks nous
séparent de la Hongrie. Cette ville, seul reste du royaume
de Pologne, est curieuse, ville libre, ayant son président,
son sénat, sa petite armée, et cernée par l'Autriche, la-
Prusse et la Russie. Le territoire autrichien commence à
Tune des portes de la ville. C'est véritablement une sin-
gulière chose que ce petit reste du pauvre royaume de
Pologne, que les puissances ont conservé, ne voulant le
céder à aucune d'elles. Serait-ce un rayon autour duquel
nous verrons tôt ou tard se reformer la Pologne, ou bien
plutôt ne la verrons-nous pas un de ces jours devenir la
proie de Tune de ses trois grandes et jalouses voisines ?
A deux milles d'ici sont de fameuses salines que l'on dit
être une merveille incomparable. Alex est partie ce
matin avec Putbus et M. de Sternberg pour aller les
visiter. Quant à moi , je n'ai pu les accompagner, les
salines étant d'un froid et d'une humidité que je n'au-
rais pu braver. Encore une occasion pour moi d'apprécier
mon agréable santé.
(( Hier nous ayons dîné chez M. de Sternberg; il m'a
montré un portrait d*Alexandrine qui m'a enchanté; je
voudrais bien le lui voler. Les yeux sont ravissants et
fort ressemblants, ainsi que sa bouche; du reste indi-
gnement coiffée et arrangée. Mais je ferais facilement
réparer ces deux défauts s'il était à moi !
« A leur retour ce soir, nous dînons tous chez Put-
bus, et demain nous nous remettons en route pour
Vienne. »
JOURNAL d'ALEXANDRINE.
« Le même jour, lundi 14 septembre.
« Ce matin, avant neuf heures, j'ai quitté mon Albert,
mon pauvre Albert, et je suis partie avec Putbus et Stern-
RÉCIT D'UNB SŒUR. 817
berg pour Wiliczka. On nous a fait entrer dans une
maison œuverte d*un grand toit. Là on soulève des
planches et vous plongez dans les profondeurs de la
ten-e. En voyant cela et les cordes qui y font descendre,
j'ai eu peur. Je me suis pourtantT)ientôt décidée à m'as-
seoir sur un des cinq sièges qui vous conduisent dans
cet abîme. On nous a fait mettre à tous une espèce de
robe de chambre blanche par-dessus nos vêtements, alin
de ne pas les salir. Le trajet dure peut-être cinq mijiu-
tes. Quelle sensation singulière et nouvelle! Heureuse-
ment nous n'allions pas très-vite. D'autres sièges sem-
blables aux nôtres et placés plus bas étaient occupés par
des hommes tenant des torches pour nous éclairer. La
terre était d'abord humide, elle redevint tout à fait sèche
eu descendant plus bas.
« La premièi'e chose que nous avons vue en touchant
terre, est un vaste emplacement dont les murs sont de
sel. Des chevaux tournaient plusieurs machines, mais
aucun homme ne demeure longtemps dans cette partie
de la saline. Nous sommes alors descendus, à pied, un
peu plus bas, et nous nous sommes trouvés tout à coup
en présence - d'un spectacle magique. Un grand lustre
(fait en sel) rempli de bougies éclairait ces voûtes im-
menses et brillantes, et jetait sa lumière de tous côtés
dans des grottes et des profondeurs revêtues de la même
matière. Oh! mon Dieu! que de merveilles sous la teiTe
aussi bien que sur sa surface et au-dessus d'elle! Plus nous
avancions, plus nous voyions d'aspects pittoresques et
imposants éclairés d'une manière frappante par les tor-
ches de nos conducteurs. Après avoir marché assez long-
temps, nous sommes arrivés au bord d'un lac dont Teau
était noire comme de l'encre; nous l'avons traversé en
bac, et de l'autre côté nous avons trouvé l'immense sta-
tue en sel de saint Jean Népomucène qui, ici comme
818 RECIT D'UNE SŒUR.
partout, se trouve placée au bord de l'eau, afin de rap-
peler la mort héroïque qu'il subit plutôt que de trahir
le secret qu'il avait reçu en confession de la reine,
femme de celui qui le fit précipiter dans la rivière. Un
peu plus loin, nous avons plongé, à Taide des torches
dans des profondeurs incroyables. Enfin nous sommes
arrivés à une délicieuse chapelle taillée dans le sel, où
se trouvaient une foule de personnages sculptés de
même. Cela est magnifique et extraordinaire. Nous avons
vu ensuite une illumination préparée pour nous dans une
grande salle de bal, dont les lustres étaient en sel,
comme le reste. On nous a dit que SouvarofT y avait
donné un bal et qu'un officier russe y avait célébré ses
noces. Après une course de plus de deux heures dans
ces majestueuses merveilles, nous nous sommes fait
remonter comme nous étions descendus. Mais cette fois
j'étais enhardie, et j'ai regardé au-dessous et au-dessus
de moi. On croit toujours qu'on va aller frapper contre
le mur; cela n'arrive pas cependant, grâce à l'adresse
des guides armés d'une petite hache dont ils se servent
pour diriger la machine. Sternberg nous a fait faire un
léger repas à "Wiliczka, puis je suis revenue trouver mon
Albert. J'ai dormi, et ensutte j'ai été avec lui dîner chez
Putbus, et nous avons tous pris le thé chez moi ce soir.
« Mardi 15 septembre. — Couché à Wadowice, où
nous avons été parfaitement bien.
« Mercredi 16 septembre. — A Teschen, où nous avons
entendu une musique militaire qui m'a transportée.
« Jeudi 17 septembre. — Traversé Friedeck, lieu déli-
cieusement situé dans un pays pittoresque, riant, varié
et fertile. Je voudrais que Boury fût ainsi situé. Couché
à Weisskirch.
« Vendredi 18 septembre. — Mauvais rêves cette nuit.,.
J'ai rêvé qu'Albert crachait le sang. Notre calèche s'est
RÉCIT D'UNE SŒUR. tl9
cassée dans la journée; nous avons été obligés de
gagner à pied et par un vent affreux la voiture de Put-
bus, puis forcés de coucher à Rosnitz et d*y rester uo
jour.
« Dimanche 20 septembre, Vienne. — Levés à quatre
heures du matin. Belle matinée. C'était la fin de lapartio
la plus pénible du voyage, pendant lequel cependant
nous avons eu de doux moments. Enfin nous avons
aperçu Vienne (Péglise de Saint-Étienne se voit de Icin),
et bientôt nous sommes entrés par cette belle arrivée et
descendus à l'hôtel de l'archiduc Charles, où nous som-
mes établis pour quelques jours. »
ALBERT A MA MÈRE.
« Vienne, 22 septembre.
« Ma mère chérie, nous voici enfin à Vienne après un
long voyage de vingt jours que j'ai fort bien supporté ;
en général, le meilleur des remèdes pour moi semble
être de voyager.
« Nous avons eu le plaisir de trouver ici votre lettre
du !•''" septembre, et, comme vous, nous sommes dans la
plus grande incertitude sur#nos projets. Voilà ce triste
choléra en Italie. 11 fait d'assez grands ravages à Livoume,
et deux cas se sont manifestés à Pise. Qu' allons-nous
faire? Au fond du cœur, certes, je réponds à votre invi-
tation d'aller vous rejoindre, et j'y réponds avec plaisir
et empressement. Nous y avons déjà sérieusement pensé,
mais nous attendons l'avis des médecins. Ce matin,
nous avons été voir le célèbre Malfati, qui m'a demandé
si j'étais le fils « du comte de La Ferronnays, ambassa-
deur et ministre, qu'il estimait particulièrement. » —
Lui môme, lui ai-je répondu. 11 viendra demain Alex lui
fera Hre toutes les consultations qui ont été écrites sur
RÉCIT D'UNE SŒUR.
moi, lui fera de longues amplifications , et , après avoir
bien écouté, savouré, réfléchi et approfondi, il me tàtera
le pouls et me donnera son avis sur le lieu où nous
devons passer l'hiver.
« Mercredi 23 septembre. — Je termine ce hideux
griffonnage en vous rendant compte de la décision de
Malfati. 11 nous envoie à Venise, disant que la mer est
ce qui me convient le mieux, et que Venise, étant un
grand vaisseau, est préférable pour moi à tout autre
séjour. Je ne puis vous cacher cependant que d'aller en
Italie au moment où tout le monde s'en sauve me sem-
ble assez absurde. Malfati se persuade que le choléra ne
viendra pas de ce côté, et s'il y parvenait, nous pren-
drions la fuite, soit par Trieste , soit par Ancône, s'il
n'est pas dans les États romains. Je crois, en effet, qu'il
n'attaquera pas l'Italie dans tous les sens à la fois, et
que, s'il suit le côté de Livoùme jusqu'à ce pauvre
Naples, alors Venise sera sauvée, ou du moins la conta-
gion n'y parviendra que beaucoup plus tard. Ne vous
inquiétez pas en tous cas , et fiez-vous à moi pour être
prudent en cette circonstance.
(( Je n'ai rien à vous dire de Vienne , que vous con-
naissez de reste. Mais la fie que nous y menons -nous
donne une grande envie de gagner le plus tôt possible
nos quartiers d'hiver. Nous courons toute la journée,
car il y a un grand nombre de choses et de personnes à
voir. La princesse Lubomirska est ici, ainsi que le comte
Zichy : les Gagliati arrivent dans quelques jours. Tout
cela ajoute une foule de visites à tout ce que nous avons
à faire, et remplit un peu trop nos journées. Vous vous
plaignez du froid : ici personne ne compreYid rien à la
beauté du temps que nous avons , c'est un vrai climat
d'Italie; mais, selon toute apparence, la durée de cette
température ne sera pas longue. »
BSCIT D'ONB SOIOB. ttl
ALBERT A MA MÈRB.
a Vienne^ mardi 29 septembre.
« Ma mère chérie» nous partons après -demain pour
Venise, où nous nous établirons décidément pour rhiver,
si le choléra ne nous en chasse pas. Mais avant de vous
pai^t^r de nous, je veux vous narrer le singulier guignon
que nous venons d'avoir. Nous étions déjà depuis plu-
sieui*s jours ici, lorsqu'il me revint à la mémoire que
Louis de Blacas étant au. service autrichien, il se pour-
rait qu'il fût en ce moment à Vienne. Je m'informe. Je
découvre qu'il habite ordinairement l'hôtel de Londres.
J'y cours, et je découvre que : « le duc *, la duchesse et
(es petits ducs, )' y sont depuis six jours! Et nous de crier
et de vouloir aller embrasser ma tante-, mais tout le
monde était sorti. Le soir, nous y retournons, et nous
sommes renvoyés par un imbécile de portier, bien que
ma tante nous attendît de pied ferme. Enfin , ce matin,
ma tante, accompagnée de ses trois fils, est arrivée chez
nous à neuf heures, et a trouvé Alexandrine sortant à
\ye\t\c du lit et plus qu'en négligé. Au bout d'un quart
d'heure mon oncle est arrivé lui-même, puis ils sont
retournés chez eux, d'où ils devaient partir à onze heu-
res. Alex s'est habillée à la hâte, et, ô prodige! eHe a
terminé tous ses lavages et sa toilette en unedemi-h-eure,
et nous avons couru chez ma tante , pour passer encore
quelques instants avec elle. A onze heures ils sont par-
lis pour Prague, et nous avons reconduit Louis à son
quartier de cavalerie. Il d'!ne aujourd'hui chez nous. 11
i. Le duc de Blacas, compagnon d'exil de Louis XVIII, premier
ministre de la Restauration en 1814, ambassadeur de France à Rome
et à Naplcs jusqu'en 1830, mort en 1839. La duchesse de Blacas était
la sœur de ma mère.
I. «t
8Î2 RÉCIT D'UNE SCBUR.
est grandi; le service a achevé de rendre sa tournure
charmante. Ma tante a été, comme elle Test toujours,
bonne et parfaite. Mon oncle a été aimable au possible
et cordial pour Alexandrine. J'espère qu'ils l'auront trou-
vée bien, vous me le manderez. Mais vous avouerez
qu'il est bizarre et contrariant d'être sept jours entiers
dans la même ville sans nous douter de nos présences
respectives. Stanislas est très-grandi et ressemble à Fer-
nand; Xavier a le moins changé, il a toujours sa jolie
mine d'enfant.
« Malfati nous dit de telles merveilles du climat de
Venise, qu'il ne nous reste plus d'incertitude sur ce
séjour, si le choléra nous permet d'y demeurer. Il me
fait commencer une cure d'or qui doit, dit-il, me guérir
radicalement. Cela consiste à se mettre quelques par-
celles de poudre d'or sur la langue tous les matins. Cela
m'a tout l'air d'une plaisanterie. Nous verrons.
« Nous avons retrouvé ici *** qui est fort aimable
pour nous. Il dîne ce soir chez nous, et, sans y penser,
j'ai invité Louis en même temps ! Qu'eût dit M. de ***
de cette liaison , ainsi que de notre intimité avec
M. O'Sullivan, le chargé d'affaires de Belgique? J'ai beau
faire, je ne parviens pas à m' agiter le sang pour ces
petites tracasseries de parti. Aussi, quelques-uns des
miens dussent-ils me renier en me voyant hanter de
telles gens, je sens que sur ce chapitre-là je me résigne-
rai à leur déplaire. »
Alexandrine sépara, pour la dernière fois de sa vie, le
1" octobre 1835, veille du jour de leur départ de Vienne,
pour aller à un dîner que leur donna le comte Hippo-
lyte de la Rochefoucauld *. Elle mit, ce jour-là, une robe
1. Le comte de la Rochefoucauld était, à cette époque, chargé d'af-
faires de France à Vienne.
KÉCIT D'UNE SŒUI.
blanche et une parure complète de bijoux du moyen àgo
qu'elle portait souvent, sans se douter que c'était la der-
nière' fois qu'elle paraissait dans le monde ainsi vôtue.
Après ce dîner, ils allèrent à TOpéra, où l'on donnait
Norma, et ce fut aussi la dernière fois qu'elle entra dans
une salle de spectacle*
Le lendemain, vendredi 2 octobre, ils quittèrent Vienne,
et, voyageant à petites journées, ils arrivèrent le 8 octo-
bre à la frontière d'Italie. Le comte Putbus ne les accom-
pagnait plus cette fois, il était parti pour Paris le même
jour où Albert et Alexandrine avaient pris la route de
Venise. Il devait les y rejoindre plus tard.
A Ponteba, Alexandrine écrit : « Cette entrée, comme
toutes celles d'Italie, est belle et majestueuse; elle n'est
pas cependant, suivant mon goût, aussi surprenante que
les autres, mais enfin peu à peu nous retrouvons les
figuiers et toute la végétation du Midi. 0 chère Italie!
voilà la cinquième fois que j'y entre, et toujours avec
délices! L'Italie! ô mon Dieu! permets qu'elle rende la
santé à mon Albert! Cette différence de température, déjà
si sensible, fait grand bien, et toutes les habitations, si
différentes de celles d'Allemagne, me font plaisir à re-
voir! Mais Albert, quand je lui ai dit bonsoir à Ospe-
daletto, m*a dit quMl avait le pressentiment que Tltalie
lui porterait malheur... 0 mon Dieu! mon bon Dieu! »
Arrivée à ce passage de son journal , Alexandrine , en
le transcrivant dans son histoire, sept ans après (à Bruxel-
les, en 1843), s'interrompt pour écrire les lignes sui-
vantef ; « Et maintenant, après tant de douleurs, ma
passion pour ce pays est toujours la même, ou plutôt plus
forte, car à présent je sais pourquoi je l'aime; je sais
quelle est la source d'où ce délicieux parfum se répand
sur r Italie.
824 RECIT D'UNE SŒUR.
« Oh! oui, j'aime et j'aimerai toujours ce pays, dont
le peuple croit à une patrie éternelle, à des amis invisi-
bles auxquels il parle dans ses joies et dans ses peines;
ce pays, dont presque chaque ville voit son Dieu réelle-
ment présent exposé continuellement aux yeux d'une
foule qui adore! J'aime ce pays, qui a connu toutes les
gloires et qui les a toutes rapportées à Dieu ; ce pays,
dont les habitants ont su atteindre la perfection du beau
en toutes choses, et qui cependant connaissent moins
que d'autres l'ambition et la fatuité!
« J'aime ce pays, où les âmes et les fleurs répandent
plus de parfum qu'ailleurs; ce pays, qui vit naître saint
François d'Assise et l'autre doux François , et tant d'au-
tres saints et saintes au cœur brûlant; ce pays, où tou-
tes les fêtes sont religieuses; où l'on rencontre sur son
chemin l'habit que portèrent saint Benoît, saint Domini-
que, saint François, saint Ignace et d'autres dont le
nom est écrit avec les leurs au livre de vie; ce pays, où
tant de vies humbles et obscures s'achèvent au fond des
villages, comme au fond des cloîtres, par une sainte
mort. J'aime ce pays, qui renferme la ville où règne le
représentant de Jésus-Christ, la ville sainte où tant de
vertus se sont pratiquées de tout temps et où est venue
se fortifier celle de tous les grands bienfaiteurs de l'hu-
manité.
« Oh! j'aime ce pays, où le blé et la vigne semblent
se presser de croître pour servir au plus sacré des mys-
tères; ce pays si doux à l'âme, si enchanteur aux yeux,
qu'il me semble qu'en mourant on pourrait se dire :
u Je vais voir bien mieux que l'Italie! »
Après cette interruption, Aiexandrine reprend sa tâche,
et continue à insérer dans son recueil les pages et les
lettres écrites par elle en 1835, et qui venaient de lui
inspirer ces lignes éloquentes et ferventes.
RiCIT D'UNB SŒUK.
ALEXANDRINS A PAULINE.
« PordeDone, 9 octobre, vendredi soir.
« Ma petite belle sœur (sans trait d'union entre belle
et sœur), nous sommes en Italie depuis hier soir. J'en
bénis Dieu, et j'espère qu'il voudra que ce soit pour le
rétablissement d'Albert. J'aime de passion cette chère
Italie, plus que jamais peut-être. J'éprouve toujours tant
de délices à y rentrer ! Il y a en ce moment de la musi-
que dans la rue, de belles voix, des airs conous si bien
chantés! Cela enchante mon Albert autant que moi.
J'aime à l'écrire en entendant cela. 11 y a un parfum
dans cette Italie, un charme, un attrait indéfinissable
qui s'exhale de tout, et qui est d'autant plus étonnant
qu'on trouve de tous côtés à redire à bien des choses.
N'éprouves-tu pas aussi cette smania pour l'Italie? Tous
les autres pays me semblent si froids , si prosaïques en
comparaison; il n'y a, je crois, que l'Espagne et l'Orient
qui puissent être aussi empreints de poésie que celui-ci.
« Que vas-tu dire de ces élans? Mes lettres depuis
quelque temps ont été plus prosaïques. Enfin , comme
tu le vois, nous sommes heureusement arrivés jusqu'ici,
et demain nous serons à Venise, avec l'aide de Dieu.
« Figure-toi que ces. chanteurs auxquels nous avons
octroyé un swanziger sont montés et viennent de nous
chanter et de nous jouer : Un segrcto (fimportanza, pen-
dant que je t'écrivais ce qui précède. Ils déclament à
merveille et je voudrais que tu pusses entendre, Eugénie,
la manière dont la prima donna nous a chanté « 5e
Romeo ! »
Us arrivèrent en effet le lendemain, samedi 10 octo-
bre, et la lettre suivante d'Alexandrine à M. de Monta-
lembert est datée de Venise, le 15 octobre 1835.
RECIT D'UNE S<EUR.
Au haut de la première page se trouvent ces mots :
« (Albert est fâché de la première page de ma lettre.
Vous, cher ami, je vous supplie de ne pas m'en vouloir,
et de n*y pas voir de mauvaise intention. Je vous ren-
voie telle que je l'ai écrite.)
« Mon cher Montai, je vais vous écrire un volume,
quoique j'aie peu de temps, parce que depuis qu'Albert
a reçu, à Vienne, votre lettre du 31 août, je le compose
en idée (ce volume) pour vous. Que vous ayez ou non le
temps de le lire, n'importe, il faut que je vous l'écrive.
« Si vous connaissiez. davantage la vie d'Albert, vous
ne le croiriez pas tellement plus heureux que vous. Il a
certes aussi ses épreuves. Quel est l'homme de son âge
qui ne regardei'aitpas comme un malheur d'être enchaîné
pendant ses plus belles années par des soins qui entra-
vent tout pour lui, d'être condamné, avec la plus grande
vivacité et beaucoup d'activité, au repos le plus complet,
et avec cela souffrir tous les jours plus ou moins et voir
qu'on inquiète une femme qu'on aime? D'ailleurs moi,
voyez-vous, je ne crois pas à cette inégalité du bonheur.
Je crois aux compensations ; il me semble qu'elles ne
sont pas indignes de la justice de Dieu, et j'ai fait tant
de remarques sur l'erreur des jugements qui ont pour
objet le bonheur ou le malheur des autres, que je suis
tentée de croire que le mendiant qui ncendie son pain
n'est pas plus à plaindre que celui auquel il le demande ;
et, si celui-ci a des remords et que l'autre n'en ait pas,
il est même sûr alors que c'est l'autre qui est le plus
heureux. Depuis dix-huit mois que je suis mariée, je
n'ai pas eu, sans exagération et en tout, quinze jours de
tranquillité sur la santé d'Albert. Depuis que je le con-
nais, de quels tourments, de quelles inquiétudes a tou-
jours été mêlé mon lonheur! Mon Dieu! que n'ai-je pas
RÉCIT D'TTlflS S(Bni. Ml
souffert quand je Tai cru mourant à Civita-Vecchia,
quand il ne m'était pas permis alors d'aller l'y voir!...
Croyez-vous, pher ami, que ces continuelles angoisses,
cette maladie si tenace, ne soient pas pour moi une peine
au moins aussi vive que peut l'être pour vous celle dont
vous nous parlez?....
« Jeudi, 23 octobre. — J'ai laissé là cette lettre depuis
plus de huit jours; mais je n'en continuerai pas moins
mon discours, car il faut que je vous dise tout ce que
j'ai sur le cœur. Laissez-moi vous parler avec la plus
grande franchise. A votre égard, celle d'une sœur m'est
permise, car une sœur ne vous aimerait pas davantage.
J'ai, moi aussi, dans le même sens, une peine qui m'oc-
cupe sans cesse. Mon bonheur serait d'être de la même
religion qu'Albert ; mars, outre les doutes qui me res-
tent encore, ce qui me retient le plus, c'est qu'en l'adop-
tant je briserais le cœur de ma mère chérie, — de ma
mère à laquelle je dois ce bonheur même d'avoir épousé
Albert ! Je briserais son cœur physiquement aussi bien
que moralement! Je le sais, elle ne peut pas croire que
les catholiques regardent comme possible le salut de
ceux d'une autre foi, et elle penserait toujours qu'en
changeant je mettrais non-seulement pour la terre, mais
pour l'éternité , un affreux abîme entre ma famille et
moi! A cette idée, quelle mère consentirait? En effet,
moi-même, si on me disait que mon pauvre père a la
mauvaise part et qu'Albert est destiné à avoir la bonne,
et qu'après en avoir choisi une, je me sépare de l'autre
j, jamais, je crois que, puisque le bonheur serait promis
à Albert, je l'y laisserais aller seul, et que je voudrais
rejoindre mon pauvre père, comme ce prince païen... »
( Ici elle lui raconte tout au long l'histoire du roi
trison déjà citée et qu'elle aimait tant.)
« Vous, avec votre sévérité, vous m'accuserez de fai-
828 RÉCIT D'UNE SŒUR.
blesse. Mais je vous ai vu fort touché de ce que la mère
de Tobie pleurait et ne voulait pas être consolée du départ
de son fils, quoique ce départ eût été ordonné par Dieu.
Eh bien ! c'est aussi une faiblesse, et elle ne lui a pas
été reprochée. Ma position est cruelle, et j'en suis à me
réjouir de n'être pas décidée encore à désirer de ne pas
m'instruire davantage, pour ne pas en arriver à voir que
c'est mon devoir de braver sur ce point ma mère ! Cher
ami, si vous êtes charitable, vous me plaindrez plutôt
que de me blâmer. Enfin, je jette tant que je puis ce
fardeau dans les bras de mon bon Sauveur; je prie
quelquefois aussi la Vierge et les saints de prier pour
moi ; car, je ne sais comment, mais la croyance à l'in-
tercession des saints est plus que d'autres descendue
dans mon âme. C'est à votre pape que je ne puis croire
encore*. Enfin j'espère dans la bonté, de Dieu pour me
tirer hors de cette douleur et de cet embarras qui em-
poisonne ma vie. f espère, car j'ai plus que vous, mon
ami, ce bonheur dont la miséricorde de Dieu a fait une
vertu. Qui donc a dit ce joli mot: « Oh! oui, c'est une
religion révélée que celle qui a fait de Vespérance une
vertu? » Cher ami, je voulais vous dire cela : vous n'es-
pérez pas assez. C'est non-seulement un malheur, mais
un défaut. Voyez d'abord qu'Albert et moi, que vous
enviez, nous avons des peines, quoique Dieu nous garde
aussi de ne pas reconnaître notre bonheur. Et vous ! ne
vous croyez-vous pas envié par un nombre infini de
gens? La religion, l'étude et la poésie sont vos amis
d'abord : quelle belle société I Et, outre cela, que d'in-
térêts vous avez dans la vie! Et notre amitié n'est-elle
4. Alexandrine a mis en marge :
u Et aujourd'hui, si je ne croyais pas au pape, H me semblerait ne
plus être chrétienne! •
RÉCIT D'UNB 8ŒUB.
rien? Mon Dieu! comme voas nous oubliez toujours,
Albert et moi!
« Quand je me souviens qu'après les premiers jours
de craintive vénération que vous m'avez inspirée je me
suis familiarisée au point de vous jeter de l'eau de Colo-
gne et de la poudre d'iris à la tête, et de me faire com-
mander un chapeau par vous, je pense que vous devez
tout me pardonner
«... Mais, cher ami, je cesse pourtant, car je dois
horriblement vous ennuyer par tout ce que je vous grif-
fonne; qui sait même si vous le lirez? Répondez-moi,
de grâce, et bien vite. On nous a parlé du discours que
vous venez de prononcer à la chambre des Pairs : je
voudrais bien le lire. A revoir bientôt, j'espère; je prit-
Dieu pour votre bonheur. Connaissez-vous Venise*? C'est
bien intéressant. A jamais votre amie et sœur.
(( Alex. »
àlexandrinb a pauline et a eugénie.
« Venise, 27 octobre 1835.
« Bonsoir, mes sœurs, je ne suis pas du tout en train
d'écrire, il fait un sirocco épouvantable. Chose tout aussi
sensible à Venise qu'à Naples, et je m'aperçois pour la
1. Ce fut dans les premiers temps de ce nouveau séjour, le dernier
pour Albert en Italie, qu'Âlexandrine copia ces vers de Cliilde Harold,
si connus, mais toujours si beaux :
And eTen since, aod now, fair Italy,
Thou art the garden of the world ! the hom«
Of ail art yields and nature can decree
Bven in thy Désert wbat is like to tlteef
Tby Tery weeds are beauUruI, thy wast«
More rich than other climes' fertility
Thy wreck a Glory, and thy Roin graced
WUh an inunaculate charm wbich cannot be defaccd.
830 EBCIT D'UNE SŒUR.
première fois de cet effet du mal de nerfs dont Albert et
ma mère se plaignaient, qui est l'impossibilité de foruier
ses lettres en écrivant; ainsi lisez comme vous pourrez.
J*ai une grande smania de vous revoir, mes sœurs. 11
faut avouer que nous nous voyons bien peu depuis que
nous le sommes devenues ! Nous étions bien plus sou-
vent réunies dans le temps où nous n'étions qn' amies.
Est-ce qu'il y aurait quelqu'un parmi vous qui pût avoir
l'ombre d'un doute relativement à ce que nous aurions
choisi, par plaisir, pour cet hiver entre Boury et Venise?
avec cette charmante réunion de famille à laquelle nous
seuls manquons! Si votre père l'a eu, ce doute, j'avoue
que j*en serais triste. Pour sa propre satisfaction, je vou-
drais qu'il fût bien convaincu que Boury n'aurait pas pu
être aussi bon pour la santé d'Albert que Venise ou
Pise. Quant au bien moral et au bonheur que cela lui
eût causé de passer cet hiver parmi vous, il ne peut en
douter, et on sait assez combien, moi aussi, j'aime et
je jouis de nos grandes réunions. Mais après cela, quand
je suis sûre que ceci vaut mille fois mieux pour la santé
d'Albert, je me réjouis d'y être ; et puis on ne peut
s'empêcher d'aimer toujours l'Italie et de trouver Venise
au plus haut point intéressant ; de sorte que je supporte
gaiement notre décision qui, après tout, n'est que celle
des médecins.
(( Et maintenant. Madame et Mademoiselle, comment
se fait-il que vous ne donniez pas le plus petit signe de
^vie à votre pauvre belle-sœur Alex, qui vous a cependant
écrit des lettres volumineuses auxquelles elle ne reçoit
pas l'ombre de réponse? Elle qui aime tant qu'on réponde
à ce qu'elle dit. Mademoiselle Eugénie, bien faussement,
le jour de son arrivée à Paris, griffonne à cette pauvre
Alex un mot où elle lui dit : a Comment veux-tu que
J'aime Paris, puisque je n'ai pas le temps de t'y écrire ? »
RâCIT D'UKB SŒUS. tSl
Oh ! mensonge ! et après cela elle n'écrit pas le plus
petit mot depuis qu'elle est hors de Paris, pas une pau- [
vre petite description de Boury que je me meurs d 3 \
curiosité de pouvoir me figurer un peu!
« Madame Pauline m'a écrit le 12 septembre Une let-
tre qui m*a entièrement satisfaite (chose qui n'arrivt
pas toujours); mais, dans cette lettre, elle m'en pro-
mettait très-promptement une autre, et un mois s'est
écoulé sans que cette promesse ait été tenue!... Vos
parents nous écrivent bien plus que vous, ayez-en bonté,
jeunes personnes! Un autre défaut de la famHIe, c'est
de ne pas relire les lettres reçues et de redemander des
choses auxquelles on a déjà répondu. Tout cela ne vous
empêche pas de faire un ensemble fort agréable. Mon
beau-père loue beaucoup notre chérie Eugénie dans sa
dernière lettre, et Albert (fort impoliment pour sa femme,
je trouve) dit qu'elle est. de nous trois, la plus sédui-
sante et la plus agréable.
a Adieu, Eugénie, aime-moi, écris-moi, je t'aime tant!
Que Dieu te garde ! Dis à Fernand de m* apporter quel-
ques romances quand il viendra , et toute la musique
qu'il pourra dérober au piano de Boury, sans faire pous-
ser trop de cris, car j'ai tout laissé à Livoume et je ne
veux rien faire venir. »
EUGÉNIE A ALEXANDRINE,
« Boory, le 5 novembre i835.
« Est-ce que personne t'a jamais écrit qu'il nous pas-
sait par la tète de soupçonner que c'était par plaisir que
vous passiez l'hiver à Venise, au lieu de le passer avec
nous? quand on ne parle pas d'autre chose, ici, que de
ton goût pour les réunions de famille, pour la vie de
château, et que tous sont impatients de te voir arriver,
33S RÉCIT D'UNE SŒUR.
sachant combien tu ajouterais au charme de rintéricur!
Mais en effet un instant nous avons eu la folie de pen-
ser que vous auriez pu passer l'hiver à Boury; et alors,
la tête remplie de cette idée, nous avons été comme
désappointés quand la décision de Venise nous est par-
venue. Et maintenant si tu savais comme je serais
fâchée de vous voir ici! Nous n'en sommes qu'au mois
de novembre et nous avons tellement froid, que nous ne
savons où nous mettre, ni quel feu allumer. Il fait un
vent perçant, et je frémis en me représentant notre pau-
vre cher Albert traversant ces grands corridors ,. descen-
dant ces escaliers où un froid vif vous saisit partout.
Oh! non, chers amis! que Dieu vous garde de tout mal
en Italie ! car si la différence du climat est si sensible
pour nous, que serait-ce pour lui!
« Oh! Alex, que je me désire souvent près de toi à
Venise, recommençant, non pas les inquiétudes, mais
l'intimité de Sorrento, te suivant dans tes soins, tes
soins si minutieux, sœur bien, bien-aimée! Tu es si
bonne à voir ainsi de près ! »
Fernand, dans la même lettre :
« Bonjour, petits. Pendant qu'Eugénie s'interrompt
pour écrire un billet que je dois porter à Emma, moi je
me suis emparé de la plume pour vous annoncer mon
arrivée près de vous. Chers bons, que je voudrais pou-
voir vous amuser un peu ! mais j'ai peur pour vous de
n'être pas fort bouffon. Je le suis fort peu, en effet.
Voici le billet écrit, il faut que je parte, adieu donc, ou
plutôt à revoir, mes chers petits. J'embrasse Albert, ce
bon cher vieux, j'apporterai force musique, romans,
pièces, sirops et cancans pour vous divertir cet hiver.
A revoir. »
Eugénie continue :
u Ce Fernand , comme il écrit large ! quel papier il
RÉCIT D'UNB 8ŒUR.
perd ! Sais-tu ce qui est en bien mauvais état depuif
mon retour en France? C'est mon gosier. Figure- toi
<iu'il me fait tellement souiïrir, que, depuis quelque
temps on me défend absolument de chanter, de lire tout
haut, et qu'on me menace môme de m'empôcher d^
parler. Je n*ai presque plus de voix, et quand je chante
une minute, je n'en peux plus. Je prends un certain
sirop qui me fera, dit-on, du bien, mais jusqu'à présent
il me fait plutôt du mal; dans tout ceci, c'est mon pau-
vre chant que je regrette. Le médecin a dit l'autre
jour que si je voulais guérir, il fallait être un an sans
chanter. C'est ce froid si vif qui m'a tout de suite saisie
à la gorge, comme un voleur. Les yeux d'Olga vont
moins bien aussi, le froid n'est pas bon pour elle non
plus. Juge avec tous ces exemples, si je suis heureuse
de n'y pas voir ton cher mari! Albertine est au cou-
vent, bien portante, sage, gagnant des médailles et
espérant faire bientôt sa première communion. Mes
chers amis, voici encore une lettre de vous, merci.
Chère Alex, comme je te reconnais, cherchant tout de
suite toutes les manières d'encourager toi-même et les
autres. Cet Anglais dont tu nous parles, je suis sûre que
ru l'aimes à la folie, le tout parce qu'il a été plus malade
qu'Albert, qu'il se porte bien et qu'il s'est guéri à
Venise.
u Ah ça, je finis. Ai-je bien réparé? Ma lettre est-elle
assez longue? Ai-je bien répondu à la tienne? Je ne l'ai
pas perdue de vue, et dorénavant je ferai toujours comme
cela, je lirai ta lettre tout le temps que j'écris, afiiî
d'être sûre de bien répondre.
« Adieu, vraie amie, que j'aime avec ferveur, avec
admiration! Que Dieu vous garde bien, car deux petits
êtres comme vous sont rares sur la terre I »
S34 RÉCIT D'UNB SŒUR.
ALBERT A MES PARENTS.
« Venise, 17 novembre.
« Mon bon père et ma mère chérie ,
« Je re'ponds à la fois à vos deux bonnes lettres du 30
et du 31. 11 me paraît certain que vous avez renonce à
toute idée d'une course en Italie pour le moment. Cela
nous attriste, quoique je comprenne toutes les difficul-
tés qui vous en empêchent. Mais tout ce que vous me
dites de votre santé, mon père, me fait pourtant redou-
ter pour vous l'hiver à Paris ou à Boury.
« Savez-vous, ma bonne mère, que vous m'avez écrit
une lettre ravissante? Mais je ne puis répondre à toutes
vos questions, car je n'ai vu encore que deux fois l'église
de Saint-Marc, dont la merveilleuse et mystérieuse archi-
tecture m'a en effet charmé, et a bien réalisé mon attente.
Venise ne saurait être jugée en un jour, mois plus je
revois cette magnifique place, ce dôme, ces procuraties,
ce campanile, plus j'en deviens amoureux. Notre loge-
ment vraiment charmant, notre vue, la plus . belle de
Venise, contribuent encore, en dehors de tout cela, à
nous faire mille fois préférer ce séjour à celui de Pi se.
« Vous me demandez par où nous sommes entrés en
ItaMe, cette fois : comme vous jadis, par la Ponteba.
Quoique cette porte de l'Italie soit moins belle que les
autres, nous avons éprouvé un sentiment d'amour du
pays lorsque le « si signore » a résonné à nos oreilles,
au lieu du langage de nos lourds et assommants postillons
allemands. Nous avons passé par Klagenfurth, et nous
avons pensé que là vous vous étiez mariés, père et mère
chéris! Il me prend un redoublement d'amour pour vous
lorsque je pense que ces lieux que nous venons de voir
et ceux que nous voyons ici, vous vous y trouviez dans
RéClT D'UNB SQSDK.
ces premiers jours de votre mariage. Dame! c'est inté-
ressant pour nous! Sans cela, où diable serions-nous?
nous, vos enfants! Nous ne savons, comme de raison,
rien encore de nos projets, mais vers le printemps nous
comptons bien prendre le chemin de la France. Je brûle
d*y être. Nous vous chérissons de toutes les forces de
notre àme et vivons toujours en pensée au milieu de
vous. Qu'il me tarde d'être au jour où nous pourrons
aussi partager cette chère vie de famille! Nous attendons
Fernand à bras ouverts et ne parlons que de ce que
nous comptons faire avec lui. Selon ma louable habitude
je ne vous dis rien de ma santé, pour la raison ihalit is
capital!.,, n
Malgré l'apparente sécurité qui règne dans ces lettres,
la page suivante d'une de celles d^Alexandrine, à cette
époque, peint bien tristement l'agitation de son âme.
Elle la surmontait souvent et se calmait par la confiance,
mais ce temps où le bonheur cherché sur terre lui
échappait, où celui que Dieu seul donne n'était pas
trouvé encore, est celui peut-être où elle eut le plus de
ces heures de sombre mélancolie qu'elle ne connut plus
à une autre époque :
« Ah ! si dans le tombeau on sent qu'on dort , qu'on
attend le jugement de Dieu , que de grands crimes ne
^ous le font pas craindre, ce repos mêlé de vagues idées,
mais plus de ces idées embrouillantes de la terre, cette
sensation d'avoir accompli sa destinée, est peut-être pré-
férable à tout ce qu'offre la terre; car, quelque délicieux
que cela puisse être, tout y est toujours mêlé de diver-
ses inquiétudes et de diverses hontes, — mélange insup-
portable. Je m'explique mal, mais le mot de l'énigme,
c'est que j'ai soif de repos , et que si la vieillesse ou
même la mort m'en donnent, je les bénirai. Si ce que je
838 - RECIT D'UNE SŒUR.
VOUS dis là vous semble triste, n'y faites pas attention,
fai mal à la tête; mais je suis gaie malgré ces idées, n
Aux mots : « J'ai soif de repos; si la vieillesse ou la mort
m'en donnent, je les bénirai, » elle a mis en marge, en
relisant cette lettre sept ans plus tard :
« Avant la vieillesse et la mort, la Foi m'en a donaé,
du repos! »
EUGÉNIE A ALEXANDRIlfE.
« Boury, 13 norembre, vendredi soir, dans ma chambre, au coin d'un
si bon feu ! Seulement je suis fâchée que ce soit vendredi et le 13.
« Mon pauvre Fernand est là près de moi à causer
pour la dernière fois; demain il part, et, quoique je sois
bien contente de vous l'envoyer, cela me fait un gros
chagrin de me séparer de lui. Nous sommes si bien
ensemble! nous faisons si bon ménage!
« J'ai eu une querelle avec Pauline l'autre jour. J'ai
lu par hasard une phrase de sa lettre à toi, et cette
phrase en a été cause. Nous avons pleuré toutes deux,
puis nous nous sommes embrassées, nous avons fini par
dire que nous allions tout te conter et que tu étais un
bien charmant tiers , une bien précieuse confidente , à
laquelle tout pouvait se dire. Mais sais-tii ce que nous
nous sommes encore dit? C'est que rien ne rend ce
temps de quinze à vingt ans , et qu'on a beau faire , et
quel que soit le bonheur même le plus complet qu'on
ait plus tard , ces années-là sont cependant les plus
heureuses, peut-être même parce qu'on s'en rend moins
compte. On a un vague besoin de bonheur, d'affection,
de plaisir, et on ne met pas en doute qu'on les obtien-
dra, et la route pour y arriver paraît si jolie, si fraîche!
C'est dans ce temps-là qu'on est fou en sentant des
bAcit d'une sœus.
fleurs et que le beau temps veus fait bondir de joie! On
pense à tout et on ne pense à rien. C'est une bien lon-
gue idée que j'ai entamée là, je n*ai pas le temps de la
finir. Voilà mon pauvre cher Femand qui me dit adieu :
il part à cinq heures du matin, ainsi c'est fini. Oh! jo
suis bien triste! Pauvre frère! Il faut donc toujours se
quitter? »
Cette querelle dont parle Eugénie tenait à ce que,
dans une circonstance récente, je m'étais imaginé qu'elle
ne m'avait pas ouvert son cœur avec toute sa franchise
accoutumée, et j'avais exprimé ce doute et cette crainte
à Alexandrine dans une de mes lettres. Le passage tomba
sous les yeux d'Eugénie et l'affligea, car c'était la pre-
mière fois qu'il m'arrivait de dire à Tune d'elles ce que
je n'avais pas dit à l'autre. Et Alexandrine, érigée en
juge du différend, me donna tous les torts. Sa réponse à
ma lettre me parvint à Paris, où j'avais été passer quel-
ques jours, et je renvoyai à Eugénie qui était restée à
Boury. Mais ma chère Eugénie, on le sait déjà, était
rarement d'humeur à supporter qu'on lui donnât raison
à mes dépens-, aussi fut-elle fort mécontente de ce juge-
ment d'Alexandrine et m'écrivit-elle la douce lettre que
voici, en me renvoyant la sienne :
EUGÉNIE A PÂDLINE.
« Boury, manfi.
« Ma chère petite chérie Pauline, tu fais bien de me
défendre d'écrire à Alex, car je lui en veux terrible-
ment. N'aie pas peur, je ne t'accuserai pas, moi I Tac-
cuser! toi! j'en pleure. Et puis d'ailleurs n'est-ce pas
moi qui ai eu tous les torts? Ne me suis-je pas plainte
de toi à elle? et tout ce mauvais accès ne venait-il pis
I. . 22
S38 RÉCIT D'UNE SCHUR.
de moi seule? C'était mal, mal, et c'est moi qui ai tout
fiit. Pardonne-moi, à ton tour, car c'est moi qui suis
cause de tout,
« Rien, rien, tu le sais, ne peut amener un froid
entre nous, nos âmes sont liées, comme les corps des
Siamois; une blessure à Tune fait mal à l'autre. Nous
pouvons vivre et agir différemment, mais il est impossi-
ble que nous ne sentions pas , que nous n'aimions pas
de même.
« Ma petite Pauline, pardonne-moi les mots durs que
je t'ai attirés de notre amie commune. Que n'étais-je là
pour essuyer les larmes de tes chers yeux aimés, en les
embrassant! Promets-moi que tu vas écrire à Alex, que
tu lui diras ce que j'écris aujourd'hui. Vois-tu bien, tout
ceci prouve seulement combien notre amitié est impos-
sible à altérer, »
ALBERT A MON PÈRK.
« Venise, 17 novembre 1835.
« Mon père chéri, j'ai reçu votre lettre si bonne du
30 octobre, jamais il n'en fut écrit une plus tendre et
plus délicieuse. Mon bon père, combien je vous aime, et
combien Alexandrine est touchée de ce que vous nous
dites l
(( Je tremble que cet hiver de France ne vous fasse
mal. Venez, dès que vous le pourrez, vous réchauffer en
Italie, où le bon soleil n'est jamais longtemps sans se
montrer. Le pauvre Fernand aura un froid de loup pen-
dant son voyage. C'est un bien grand sacrifice qu'il nous
fait là, je lui en sais bien bon gré et me le reproch(^
presque. Je lui ferai faire de l'exercice en lui imposant
l'obligation de se promener avec Alexandrine qui con-
sentirait voloDtiers, si on la laissait faire, à passer l'hi-
1
EÂCIT B'UNB SŒUR.
ver tout entier sans remuer les pieds. Klle croit que
rexercice qu'elle prend à la maison lui suffit. Il est vrai
qu'elle en prend beaucoup ainsi. Je voudrais que vous
pussiez la voir à la tête de son ménage, ayant ses pro-
visions de riz, de bougie, de café, de sucre, etc., et
faisant chaque jour, elle-même, la distribution néces-
saire de tous ces ingrédients. Nous avons une cuisinière
qu'elle dirige; enfin la maison marche avec ordre, éco-
nomie, régularité. Ne trouvez-vous pas cela bien pour
une personne que l'on soupçonnait capable de tout,
hormis de savoir mener un ménage? Vous me direz à
cela que la poésie en souffre. Dans les moments d'in
spection et de coup de feu, peut-être un peu ; mais, une
fois rentrée dans le salon, vous retrouvez l'élégante,
charmante, ravissante Alexandrine d'autrefois. Enfin,
mon bon père, le bon Dieu semble avoir fabriqué mon
intérieur exprès pour mon bonheur, car une femme
uniquement ménagère m'eût assommé, comme aussi
j'eusse été fort impatienté d'avoir une belle compagne
qui n'eût été bonne à rien dans le ménage.
« Nous connaissons déjà ici beaucoup de monde.
Gomme on n'exige pas que je rende les visites qu'on me
fait, je suis charmé de ces politesses.
« Adieu, mon père chéri, Alex et moi nous vous em*
brassons et tous les deux nous vous aimons plus que
nous ne pouvons le dire, n
Au bout d'une lettre de mol, de la môme époque, so
trouvent ces lignes d'Eugénie à Alexandrine :
« Quand je prie pour devenir bonne, je te vois bien
loin devant moi sur ce long chemin de la perfection. Je
trouve ton caractère si admirable, si estimable, si fort,
« doux, courageux, tendre et fidèle, si lent à se décou-
rager, si prompt à se relever l Ohî Dieu a bien béni
840 RÉCIT D'UNB SŒUR.
notre Albert et il achèvera son bonheur; aussi n'ai-je
point de crainte pour notre grande idée. Dieu lui-même
te conduira ! Tu es sa douce brebis, qu'il veut ramener
sans Teffaroucher. Il nous accordera un doux consente-
ment, et permettra que ce soit sans froisser le cher cœur
de ta mère. Mon Alex, je veux prier avec tant dé ferveur
pour toil »
ALBERT A PAULINE.
« Venise, 28 novembre.
« Chère Pauline, Alex a reçu ta lettre qui, faute d'af-
franchissement, avait été si longtemps à nous parvenir.
Vous êtes bien gentilles, toutes les deux, et toutes les
jolies choses que vous lui dites font que je vous aime
dix fois davantage encore, si cela est possible. Elle mérite
bien toute votre tendresse, et il n'y a pas beaucoup de
femmes qui lui ressemblent. Il .faut être l'objet de sa
sollicitude, comme je le suis, pour comprendre ce que
son dévouement a de continuelle douceur et de chère
tendresse. Que Dieu la bénisse et l'en récompense !
« Tu nous donnes une furieuse envie de lire le discours
de Montai, et, sans le connaître, je pressens que je l'ai-
merai, car son contenu, enthousiaste ou non, a sa source
dans le cœur de mon cher ami, et un tel moteur ne
peut jamais rien produire de mauvais. ***, dis-tu, le
trouve singulier : qu'est-ce que cela veut dire? C'est
une de ces phrases qui ne dépeignent un jugement d'au-
cune sorte. C'est un juste milieu entre l'approbation et
la désapprobation qui ne traduit aucune pensée. D'au-
tres personnes , dis-tu , trouvent qu'on ne devrait pas
mêler la religion avec la politique. Ces braves gens ne
voient donc pas que l'un des caractères du temps où
nous sommes, c'est que des idées religieuses semblent
1
JUCIT D'UNB SŒUI. Ml
découler toutes les autres, et que cette religion dont ils
parlent avec tant de protection ou de pitié devient Tàme
de tout et même de celte politique dont ils veulent l'ex-
clure ! Les esprits forts que voilai »
ALBXANDRINB A M. DE MONTâLBMBERT.
« Venise, jeudi 3 décembre 1835.
« Reconnaissez-vous ce papier? Cest vous qui me
l'avez acheté à Livourne!
« Comment se fait-il que j'aie pu laisser sans réponse,
non pas une semaine, mais un seul jour, une lettre
comme celle que j'ai reçue de vous et qui m'a causé
tant de joie? J'avais peur de votre réponse à la mieniie,
et voilà que vous me parlez plus amicalement que jamais.
Comme je vous remercie ! et quel plaisir vous m'avez
fait! Cher ami, quand j'ai parlé de votre susceptibilité,
certes ce n'était pas que nous ayons jamais eu à nous
en apercevoir, car nous avons , au contraire , bien sou-
vent dit et pensé que peu d'amis, même intimes comme
vous, seraient à ce point fraternels et sans façon, et tels
que nous vous avons toujours trouvé; mais c'est votre
sévérité pour d'autres qui nous avait fait craindre pour
nous-mêmes.
« Si vous saviez, cher ^îontal, comme je suis enfouie
corps et esprit dans le ménage, cela vous feraix pitié, et
en même temps vous ririez bien. Il ne reste plus vestige
de la poétique Alex, entourée comme elle Test de provi-
sions d'huile, de pommes de terre, de riz, de chandelles,
et sachant, je vous prie de le croire, ce que tout cela
vaut et jusqu'au pnx d'un œuf! Notre bgeraent vous
ferait plaisir à voir, nous sommes six fois mieux qu'à
Pise, dans la meilleure situation et ayant la plus belle
vue de Venise. Je ne m'occupe à peu près de rien. Ou
m. mmïxfiï^Tc: '^ : ^Tum le Me» qpm
îàoia
lÉOlT O'ONl f oioa.
permettre de quitter la maison. Ea^ce que voin laiiU^
efli enti^:n;ment booiie7 Hépondes.
ji AUHTt trouve que It f^reinièro feuille do ma lettre
acnt I iifnit la cuiiilne. C*ott vrai, f en rougiM. par-
don; Mil i'» que notre pauvre petite vieille
eAi iii f)f'ii nxoi, Je lui apprendu h faire de t
I m fut ni nouveau que J'en infonnit toutt
i^ • • rne auifi Iniftaé entraîner par votre fra-
t4!rnelle <)• l<! voum donner toutea aortea de ù^iUtilê
1 «rdonl
^ '• danx votre lettre à Allnsrt qui
n<)ii<i II fait rire toute la Journée. Qui pcjnaerait que voua
1' pareilldf ctXM6t du food d*un couvent? Cher
toute votre gnivild, vom avei un euprit hk-n
amuMint!
M Voufl n*aurez Jamais, même en mol, d*aml auAsi
umdre qu'Allxrt. Moi, Je tfx>uve à redire en vou», mais
à ses yeux votii» ôtes une perle, el il supporterait tout
de vous sans se plaindre. Au revoir, slmes-nous { que
Dieu vous donne le bonheur
u Votre sceur (n*ef(-€e pMf vous le voulez tiienf).
« Priât pour moi el rondes-mol. •
ALSCST* DANS LA MltlfK LCrTSS.
« Cher ami, Je no sitli pas en train d'écrire anjour-
d'haï, et Alex ayant longuement répondu à (a bonne
lettre du 10 novembre, Je remeta à un autre Jour h le
faire, le veux seulement te dire que plus le ternp<t
s*écoule, plus Je trouve de dooceur dans ton amiti<^. et
Je noierdo ardemment le cM de oof relations intimes t
y voir asiodée ma feoune ffl'eet d*OM douceur indiciiito.
i (Mi» UMf fui u éfuièn é'Mbm à M. a« Mmtàkmhm,
S44 RÉCIT D'UNE SŒUR.
Reste son ami * ; les affections de cette nature ne peu-
vent que se fortifier avec le temps. Tes lettres sont tou-
jours attendues et reçues comme celles d'un frère.
Écris-nous donc souvent, à elle plutôt qu' à moi. Tu peux
lui faire grand bien. Il est un sujet qu'un ami seul peut
aborder, et un ami dont le cœur et les idées nous sont
aussi chers qu'en toi et qui est plus que tout autre
capable de parler avec succès. Du reste de telles conver-
sations ne peuvent que m'être fort utiles à moi-même,
car je suis d'une tiédeur qui me désole.
« Ce qui me peine le plus, c'est que ce vague qui
s'est emparé de moi n'est, je le crains, que le fruit de
ma mollesse, de mon laisser aller. Cette vie de malade,
de, soins minutieux, m'énerve au dernier point. J'ai
moins d'énergie que jamais, moi qui en ai toujours eu
si peu. Si je pouvais rendre à mon corps de l'activité,
de l'élasticité, mon âme reprendrait en même temps ses
forces.
« D'après ce peu de mots, tu comprends que je suis
peu fait pour produire quelque bien sur l'esprit de mon
angélique femme, et, loin d'être son guide en quoi que
ce soit, je lui dois d'échapper à l'anéantissement. »
ALEXANDRINE A PAULINE ET A EUGÉNIE. '
« Venise, 8 décembre, mardi soir.
« C'est folie à moi, petites sœurs, à minuit passé, de
me mettre à vous écrire, mais j'ai une singulière pas-
sion pour écrire la nuit; puis le matin les lettres par-
tent avant deux heures. Les soins du ménage qui aug-
i. Alexandrine dit avec raison en marge : « Cette expression son,
au lieu de notre, dans sa dernière lettre, n'a-t-elle pas l'air d'un
adieu? »
RBCIT DTOMB SfETHL
mentent tous les jours pour moi, les allées, les venues,
les pertes de temps dans la chambre d'Albert, tout cela
(et pas ma pauvre toilette, comme vous le pensez peut-
être) me fait perdre une bonne partie de la matinée.
Hélas! je suis bien moins soignée que je ne Tétais. J'ai
mis de côté non-seulement bien des choses que vous
trouviez exagérées, mais quelques-unes de celles qui
vous semblaient essentielles. Je me déséligantise, je me
désuavise, je vais devenir une vraie cuisinière, une fer-
mière, ou tout ce que vous voudrez, et c'est effrayant à
quel point je me trouve faite pour cela. Je me déplais à
moi-même plus que jamais, du reste. Mes soins pour
Albert que vous exaltez n'ont aucune valeur- demandez
à Putbus, il vous dira, comme il me l'a dit à moi-même,
que j*ai un goût tout naturel pour ces sortes de soins,
que j*aime les tripotages, les petits arrangements, etc. ,etc.;
que je m'ennuierai quand Albert sera bien portant, que
cela me manquera; qu'il n'y a pas de plus grand amu-
sement pour moi que de droguer, soigner, ranger, etc.
Ou'avez-vous à répondre à cela, surtout quand moi-'
même je sens que cela est vrai? Non, je n'ai pas de
vertu, mais j*ai peut-être, sans qu'on s'en doute, un
\ieureux caractère; car j'aime à faire le ménage, et puis
j'aime tout autant n'avoir pas l'ombre de besoin de m'en
occuper; j'aime à voyager, et puis j'ainrie^à rester en
place ; j'aime les aventures et j'aime le repos ; f aime la
paresse et j'aime l'occupation ; j'aime à soigner les
malades, j'y trouve mille petits plaisirs, puis, quand ils
sont bien portants, je trouve cela bien plus agréable.
Mes chères amies, vous êtes folles de me faire des excu
ses lorsque vous me parlez de vous-mêmes; voyez, je
vous parle de moi pendant toute une lettre ; je devrais
donc vous dire pardon, à mon tour.
« 0 mes sœurs, que vous êtes heureuses d'être en
34« KBCIT D'UNE SŒUR.
repos sur la religion ! Quand sortirai-je d'où je suis ?
Ma pauvre mère m'écrit des lettres si touchantes. Oh !
que Dieu ne m'abandonne pas, et rende la santé à
Albert! Ma mère, qui a fait le bonheur de ma vie, ma
mère, à qui je dois d'avoiii épousé un catholique, qui a
fait pour moi autant qu'une mère peut faire, je ne puis
pas briser son cœur. Si j'étais libre de mes actions
cependant, j'examinerais, j'étudierais... je tacherais de
devenir catholique *. Mais c'est le pape qui me dérange...
je crois que j'accorde quasi tout le reste !... Merci, ma
petite Eugénie, des paroles consolantes que tu me dis
sur ce sujet.
(( A revoir tous avec l'aide de Dieu. Si vous saviez
comme je vous aime! »
ALEXANDRINE A PAULINE ET A EUGÉNIE
Le même jour,
« Chères sœurs, si vous pouviez nous voir avec notre
Fernand! Nous menons une si bonne petite vie, si flâ-
neuse ! Nous ne faisons rien du tout. Ce n'est pas là le
charme, mais enfin, nos causeries sont si douces, si
intimes, si gaies. C'est charmant, et ce cher Fernand est
très-gai ! Il n'a pas du tout l'air fâché d'être enfermé ici
avec no is. »
ALBERT A MA MERE.
« Venise, 23 décembre 1835.
« Ma pauvre bonne mère adorée, que j'ai besoin de
i. En marge, AlexandriuÊ a mis : « Dieu a été bien patient envers
moil »
KBCIT D'UNB 8ŒUE. Kl
VOUS serrer sur mon cœur! Que le printemps est loin
encore f Le bon Fernand est encore venu augmenter, si
c'est possible, cette sjuania que j*ai de vous revoir. Son
arrivée a été une joie immense pour nous. Il venait do
vous voir tous et il était encore tout imprégné, tout frais
de vos baisers, je vous croyais voir tous en le revoyant;
et puis vous savez, ma mère, que j'ai un grand faible
pour Fernand, mon frère d'enfance, mon compagnon de
souffre-douleurs et de joies. Nous avons grandi , poussé
ensemble, cela fait beaucoup. Je lui ai trouvé bonne et
belle mine et mon amour-propre pour lui est flatté à
cbaque nouveau personnage auquel je le présente. Vous
savez combien Alex Taime aussi. D'abord il a été le
grand protecteur de nos amours, c'est bien le moins que
nous lui en prouvions, à l'envi, notre reconnaissance;
dans ce genre de choses, les figures qui ont été hostiles
comme celles dont on a gagné les sympathies vous
demeurent gravées dans le cœur, les dernières surtout.
J'espère donc que nous allons très-bien passer notre
hiver à nous entr'aimer à qui mieux mieux, et, au prin-
temps enfin, je vous reverrai et vous serrerai tous et
toutes dans mes bras. Tout ce qu'il m'a conté de
Bour^ m'a ravi. Nous ne nous lassons pas de le faire
jaser sur ce sujet et de lui faire décrire le lieu et ses
environs. Quel bon été nous passerons ! J'aime tant la
vie de château et Alex en raffole ! Nous faisons toutes
sortes de plans pour arranger délicieusement noire
appartement. Puisqu'enfîn nous avons un home, que ce
home est des plus confortables, et que le nôtre en par-
ticulier ne se compose que de deux chambres, il nous
semble facile de le rendre joli, et nous avons le projet
qu'il le soit. Nous apporterons d'ici des étoffes anciennes
qui ne contribueront pas peu à le rendre tel. Si nos
petits moyens nous le permettent, nous en achèterons
348 RECIT D'UNE SŒUR.
de quoi faire la tenture complète. Che ne dite? Et à ne
s'en tenir qu'aux rideaux, ne serait-ce pas déjà assez
galant?
(( Alexandrine et Fernand me pressent comme de vrais
apothicaires pour envoyer les lettres à la poste, et je ne
vous ai dit que des bêtises, mais cette lettre ne compte
pas ; je voulais seulement vous écrire un mot pour vous
embrasser moi-même. Faites-nous donner chaque jour
de poste de vos chères nouvelles. Adieu, mère adorée.
Alex vous aime comme une de vos filles, aimez-la aussi
toujours. Embrassez bien mon père bien-aimé, mes
sœurs, frères, belles-sœurs, beaux-frères.
« Votre Albert. »
ALBERT A PAULINE.
« Venise, 29 décembre 1835.
« Ma sœur chérie , je réponds à ta bonne lettre du
7 décembre. Merci de m' avoir écrit, tes lettres me font
toujours un plaisir inouï.
• ••••••••«•.•••••• •••••••
« Il faut que tu voies Constantinople, ma chère. C'est
plus beau que tout ce que tu connais. Mon- amour pour
l'Orient est bien loin d'être épuisé , et nous pensons
sérieusement à y passer une partie de l'hiver prochain.
Jérusalem est mon idée fixe. Rien ne peut être aussi
intéressant que de suivre les traces de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, l'Évangile à la main ! Je trouve que chaque
chrétien devrait, une fois dans sa vie, aller retremper
sa foi à la source. Si je voyais ces lieux, il me semble
que la mienne, si tiède souvent, se vivifierait à jamais.
»6CIT D'UNB SŒUR. 84t
Car où y a-t-il un intérêt comparable à celui que nous
trouvons dans ce qui a rapport à la religion ? Comme, à
côté de celui-là, tout autre intérêt- devient sec et froid !
Cest que la source de cet intérêt, étant divine, est iné-
puisable et inaltérable!
« Constantinople m'a du reste fait une singulière im-
pression. Il semble que ce ne soit qu'un lieu de passage;
tout m'a fait l'effet d'être campé, tout m*a semblé joli,
riant, mais rien de ce qui indique la présence d'un
peuple établi là pour longtemps, sentant un avenir de-
vant lui et travaillant à l'amélioration de sa condition et
de celle de ses enfants. Non, chacun a l'air d'avoir
planté une tente pour faire une halte en face d'une si
belle vue. Est-ce insouciance naturelle chez eux? ou
sont-ils sous une influence inévitable, sous une sorte de
fatalité qui leur cache l'entrée de la mer Noire prête à
vomir sur eux la flotte russe qui doit les engloutir? C'est
ainsi que Mahomet II battait les murs de Constantinople
en 1453, tandis que des prêtres et des savants insou-
ciants ne pensaient qu'à de folles controverses théologi-
ques. Quand les peuples arrivent au dernier degré de
leur décadence, la Providence peut-être permet cet
engourdissement, afin de rendre moins douloureux leurs
derniers moments
(( Je reprends cette lettre après r* avoir interrompue
I^endant deux jours. Notre cher comte Putbus est arrivé,,
et il a apporté à Alexandrine et à moi une' foule de char-
mantes choses; mais ce qu'il ne nous a pas apporté et
ce que nous espérions bien recevoir, ce sont des lettres
de vous.
« Il fait en ce moment une de ces belles journées
d'Italie qui font oublier tous les mauvais jours. Venise
est dans son beau, tout a un air de fête, cette atmo-
sphère si pure, ces palais, cette eau, ces gondoles ! Chère
850 RÉCIT D'UNE SŒUR.
amie , n*adores-tu pas Venise ? Pour moi c'est , après
Rome, la ville d'Italie que je préfère, et elle a sur Rome
Tavantage qu'on y vit seul et sans être assommé d'é-
trangers.
« ïu ne peux lu ngurer combien mon Alex est de
jour en jour plus charmante; c'est la seule femme qu-
eût pu me rendre heureux. Ce naturel, cette tendresse
que tu connais en elle, cette égalité d'humeur, tout est
charmant. Rien ne peut se comparer à mon bonheur !
Tu sais que je suis passablement sauvage : quelle peste
c'eût été pour moi que d'avoir une femme qui ne pré-
férât pas son intérieur à tout! Oh ! ma chère, combien
on vit doublement quand tout l'intérêt est concentré
dans un même cercle d'affections, de goûts, de manière
de voir et de sentir! Tous ses sentiments sont si vrais!
Elle, pas la moindre affectation ! Et je ne sais si mon
état de souffrance augmente son attachement, mais ce
que je puis dire, c'est que rien n'est comparable à la
douceur de nos rapports. La singularité de notre vie en
augmente peut-être encore le charme. Ces relations de
frère et de sœur, embaumées d'un parfum de tendre
amour, ont quelque chose de si intime, de si suave!
C'est le plus joli temps de ma vie; c'est plus que frère
et sœur, et c'est autre chose que mari et femme. Si
j'étais meilleur, moins terrestre, moins amoureux, notre
vie se pourrait comparer à celle de l'Ange tel que je me
le figure, composé d'une âme d'homme et d'une âme de
femme, ne vivant que d'amour, mais de pur amour!
V elle, il ne manque rien pour cela; à moi, il me fau-
drait du calme, il me faudrait être complètement le
maître de mon cœur qui aime tout dans l'amour...
(( Décidément cette lettre ne doit jamais partir, voilà
la troisième fois que je l'interromps. Je tern-.ine ce que
je te raconte sur l'autre feuille en te disant qu'il n'y a
KéCIT D'UNB SŒUB. tSl
de concevables que les mariages d'inclination. Il n'y a,
selon moi, do tout à fait heureux que ceux-là, quand on
s'est assez éprouvé pour espérer que des liens essentiels
vous lient Tun à Tautre, et qu'on est sûr enfin que l'àine
et l'esprit vivent le plus en vous. J'avoue que j'ai la plus
grande admiration pour le courage de ceux qui se
marient par calcul et sans entraînement. Il en faut plus
pour cela que pour rester debout près d'une mine prête
à éclater. Je ne l'aurais jamais eu, et probablement, sans
la rencontre de mon Alex , sans cette délicieuse atmo-
sphère qui l'entourait à Rome, cette vie retirée et pres-
que monastique qu'elle menait et au sein de laquell'^
naquit mon amour, sans tout cela, je crois que je ne
me serais marié de ma vie. Je trouve que le mot mariage,
par lui-même, est un mot qui fait peur.
c( Adieu, ma chère amie, embrasse mon père chéri,
ma mère bien-aimée, notre Eugénie que Dieu bénisse,
Olgette et le bon Chariot; embrasse aussi Emmy et son
cher Alfred.
« Ton frère A. »
ALBERT A LA PRINCESSE LAPOUKHTN.
« Venise, !•' janvier i836.
« Ma mère, laissez-moi commencer l'année en vous
parlant de votre Alex et de tout mon bonheur, que je
vous dois; plus nous allons, plus ce bonheur prend de
profondeur et de solidité. Vous qui saviez quel ange
était votre fille, quelle reconnaissance ne vous dois-je
pas pour avoir eu la confiance que je la rendrais heu-
reuse! Que Dieu m'accorde de ne pas vous causer de
mécompte à ce sujet. Mais si je suffis à Alex, c'est à sou
BéCIT D*UNB SŒUB.
cher caractère et non à moi qu'il faut en attribuer le
mérite. Cest la seule femme non-seulement qui eût pu
me rendre heureux, mais la seule, je crois, que j'eusse
pu rendre heureuse. Elle a une égalité de caractère
indispensable à mon humeur. Une femme inégale ou
capricieuse m'eût rendu fou. Et ce qui fait son plus grand
charme, c'est son incroyable naturel; jamais je ne vois en
elle la plus légère affectation. Si vous pouviez la voir s'oc-
cuper de son ménage et de tous les ennuyeux détails qui
forment cette occupation, avec tant de gaieté, tant de
persévérance! Où a-t-elle acquis un talent de ce genre,
l'élégante mademoiselle d'Alopeus? où a-t-elle appris à
se transformer dans sa cuisine en vraie ménagère , sans
rien perdre cependant de cette même élégance et de ce
charme qui fait tourner les têtes? Et ce n'est rien encore,
car elle est en tout admirable. -Toutes ses qualités se
seraient peut-être moins montrées dans un autre mariage;
mais une union exceptionnelle comme la nôtre, bien
loin de se désunir par la monotonie et l'habitude , doit
se resserrer à chauque heure davantage , et je sens dans
mon bonheur un immense avenir. L'habitude! j'ai
toujours redouté l'habitude ; je me suis si souvent enthou-
siasmé et si souvent désillusionné que, vous l'avouerai-je?
au moment de mon mariage, j'ai eu quelques jours d'une
inquiétude qui vous aarait fait peur pour le bonheur à
venir de votre fille. J'avais envie de me sauver. Dieu
merci, je ne l'ai pas fait; mais plus je vais, plus je con-
çois les émotions qui m'agitaient alors, et plus je trouve
qu'il faut de courage pour se marier, comme le font tant
d'autres. Pour moi, quand je vois tout ce qu'Alexandrine
a d'adorable, je frémis en pensant qu'elle aurait pu si
ficilement ne pas être à moi, et je me sens vous aimer
comme je né l'ai jamais fait , vous ma mère , à qui je
dois tant! Et ce bon comte Putbus à qui» dans cette
RÉCIT D'UlfB 8<BUK.
occasion, j'eos de si grandes obligations! Quel char-
mant caractère il a, cet homme si naturel, si simple,
si modeste! Mais figurez-vous que je n'ose jamais lui
parler de l'attachement que je lui ai voué et de mon
inaltérable reconnaissance, de peur de l'embarrasser, de
peur aussi d'être soupçonné par lui de faire des phrases;
aussi je me tais, mais j'espère qu'il ne doute pas de mon
attachement, s'il y a jamais pensé. Ce cher homme est
avec nous depuis cinq jours et va passer le reste de
l'hiver ici. Mon bon Femand est aussi avec nous. Il a
quitté les délices de Paris pour venir nous tenir com-
pagnie, et je vous assure que notre vie se passe très-
gaiement. Que n'y êtes-vousî ma bonne mère, comme
nous jouirions davantage alors de notre bonheur ! Voas
venez à Paris l'été prochain , j'aurai tant de plaisir à
vous y voirî... Alex a fait hier avec Putbus le relevé de
ses économies, et ils ont été enchantés de la trouver si
riche. Cela est fort heureux pour notre voyage à Paris,
où je veux qu'elle soit bien élégante; du reste elle l'est
toujours, quelque simplement qu'elle soit mise. Elle tient
cela de vous, ma bonne mère. Il y a un certain parfum
d'élégance que je n'ai jamais rencontré en personne
comme en vous deux; c'est ce qui m'a si vite colpito à
Rome, — cela, et cette atmosphère mystérieuse et ravis-
sante qui vous entourait et vous caractérisait, ainsi que
votre salon.
(( Comme je vous ai ennuyée de mon bavardage î Je
m'arrête, vous devez trouver qu'il en est bien temps, mais
j'avais tant envie de causer avec vous! et plus encore
que je ne l'ai fait ; car je cause plus volontiers par let-
tre que de vive voix, étant d'une timidité ridicule pour
an homme et surtout absurde avec voas, ma mère,
qui avez toujours, été si bonne et â tendre pour moi.
Mais enfin cela ne m'empêche pas de vous aimer à
u 23 •
854 BBCIT D'UNE SŒUR.
la folie et de vous prier de me conserver votre bieii-
veillance.
(( Adieu, ma mère, agréez, ainsi que le bon prince et
la chère Catiche, tous les^ vœux que je fais pour votre
bonheur pendant l'année qui va commencer et bien d'au-
tres après.
« Votre fils dévoué et resp^3ctueux ,
« A. F. ))
Cette lettre d'Albert, datée du premier jour de Tannée
dont il ne devait pas voir la fin , fut la dernière qu'il
éciivit à sa belle-mère. Ne semble-t-elle pas (ainsi que
celle qui précède) être un adieu au bonheur qui finis-
sait, un acte de tendre reconnaissance pour 'tout ce qui
lui avait été accordé en ce monde, pour tout ce qu'il
allait sitôt quitter?
Le 17 janvier, qui devait être plus tard une date dou-
loureuse pour nous tous ^ , fut aussi tristement mémo-
rable pour Albert et Alexandrine en 1836. Ge jour-là ils
allèrent faire une promenade au Lido, et, pour la der-
nière fois en ce monde, ils y goûtèrent encore ensembk
un de ces instants de joie qu'ils ne devaient plus con-
naître, et qui jusque-là avaient sillonné , comme des
éclairs d'une vie meilleure, leur bonheur si grand, mai**
si troublé!
Albert avait semblé mieux ce jour-là qu'à l'ordinaire.
« En arrivant au Lido , dit Alexandrine , je disais que
mon pauvre Albert avait l'air d'un oiseau échappé de sa
cage, et moi-même je trouvais si joli de me retrouver
en plein air avec lui! Il faisait si beau et cette île était
si riante, quoique couverte de tombeaux! Oh! ce fut ià
ma dernière promenade dorée pour la terre! Depuis, j'en
i. Ce fut la à-àtp de la mort de mon père en 1842.
BàClT O'OMB S(BOB.
ai fait d*autre& où j'ai retrouvé ce môme sentiment
« doré et rosé, » mais alors c'était* pour une autre vie!
« Je suis revenue seule en gondole avec Albert , quoi-
qu'il craignît que cela ne fit de la peine à Putbus, qui
était avec Femand dans l'autre; mais moi, je ne m'en
embarrassais pas, et je trouvais une heure trop longue
pour la passer sans Albert. Cette heure fut délicieuse,
seuls, sur cette mer ravissante, feuilletant un livre que
nous avait,prêté Putbus, et en appliquant les beaux pas-
sages à notre amour et, entre autres, celui-ci qui nous
charma : N'est-ce pas souffrir que cC aimer four une vie
seulemeiUf\T as-tu pas senti le goût des éternelles amours?
Ah! Tun de nous deux devait bientôt les connaître, ces
étemelles amours ! Une seule inquiétude troublait cette
heure si heureuse. pour moi. Albert en marchant s'était
mouillé les pieds sur le sable humide du Lido; cela me
tourmentait : j'aurais voulu les sécher dans mes mains. »
Alexandrine ne se tourmentait pas à tort. Le lende-
main de ce jour, Albert fut beaucoup moins bien, et peu
à peu tous les symptômes de sa fatale maladie reparurent
et s'aggravèrent bientôt* La fin de janvier et tout février
se passèrent sans amener de mieux, mais sans toutefois
qu'aucune crise vînt encore éclairer Alexandrine sur
rétendue du danger qui s'approchait, et, pendant ce triste
mois, ses dernières illusions ne l'abandonnèrent pas
encore. Je ne veux pas trop interrompre maintenant ce
pénible récit, cependant les passages suivants des let-
tres de l'un et de l'autre et quelques extraits des écrits
d'Alexandrine sont nécessaires pour faire juger de l'état
de son ame pendant ces jours qui précédèrent la grande
et terrible épreuve de sa viel
RECIT D'UNE SŒUR.
ALBERT (sa DBRTilÈRE LETTRE A MON PÈRE.)
« Venise, 31 janvier 1836.
« ... J'ai frisé une inflammation, et si on ne m'en eût
préservé à temps, nous aurions vu si elle eût été céré-
brale ou de poitrine. Dieu merci, tout a été prévenu, et
en voilà pour jusqu'à nouvel ordre. Fiat voluntas Dei!
mais c'est peu gai, à vingt-quatre ans, et quand on
aurait tout pour être heureux! Pardon de mes plaintes,
mais la maladie me fait vieux. Je sens que je perds patience
et courage ; il n'y a que mon doux ange Alex qui me
remonte et qui me fait rougir de mon découragement.
Aimez-la de toutes vos forces, aucune femme ne peut
Jui être comparée. »
Peu de joure après Alexandrine écrivait dans son livre
fermé à clef :
« Venise, dans la nuit du 12 au 13 février 1836.
«... Mon Dieu, tu m'as accordé de vives jouissances
dans ma vie, mais tu m'as refusé le repos... Mon Dieu,
j'espère que je ne murmure pas. Que ta volonté soit
faite. Oh oui! J'espère que je suis persuadée que tout ce
que tu fais est bien fait. Mais, Père adoré, je te demande
(car tu as permis de demander), je te demande, au nom
de ton fils Notre-Seigneur Jésus-Christ , à qui tu as pro-
mis de ne rien refuser, je te demande de vivre, mourir
et renaître avec mon Albert chéri! Je l'aime, mon Dieu,
je l'aime beaucoup en toi, et je l'aime beaucoup parce
qu'il t'aime , ô mon Dieu ! Oh ! garde-nous toujours
ensemble dans ton amour, ne nous sépare jamais ! Ohl
chers bons saints! priez pour moi! Oh! Jésus! écoute-
moi. Laisse ma voix t'atteindre comme t'atteignirent celle
BéCIT D'UNB SŒUK. 197
des pauvres femmes, celle du Centenier et de tant d'au-
tres! Mon Dieu, comme un de ceux-là, je te dis : « Je
crois, Seigneur! aide mon incrédulité, n Oh! daigno
m'éclairer toi-même ! faire toi-même luire la vérité dans
mon cœur! Mais permets-moi, doux Jésus, toi qui as eu
pitié de ta mère, permets-moi de ménager le cœur de la
mienne !
« Mon âme était bien triste , bien inquiète hier. Le
soleil était beau, la mer si belle et si calme ! De pareil-
les vues m'ont souvent fait croire à un bonheur éternel
et étendu à tout et à tous. Eh bien ! hier je n'ai senti
que la douleur et le danger qui sont à côté de tout ce
qui est doux et heureux ! J'ai pensé que ce soleil , qui
est si superbe, est souvent la cause de bien des morts et
de grandes souffrances. Et la mer! quand elle est si
calme, unie et azurée, ne s'y noie-t-on pas tout de
même? Le danger et la souffrance nous environnent.
Notre vie, la vie de tous ceux que nous aimons, ne tient
qu'à un fil, et encore ce fil ne se romptnl pas sans
d'affreuses souffrances!
« Oh ! n'est-on pas quelquefois tenté de se dire : C'est
vrai ! Dieu , cet être immense , incompréhensible , tout-
puissant, a bien certainement le droit de créer ses créa-
tures à différents usages, les unes à la peine, les autres
au bonheur. Qu'y pouvons-nous? Pas même murmurer :
ce serait absurde. Nous sommes assurément, vis-à-vis de
Dieu, nàoins que la pâte dont le potier fait différentes
choses, ou la cire que le sculpteur façonne à son gré. Je
suis moins devant Dieu que le grain de poussière qui
voitige devant moi. Ne dois-je pas lui être tout aussi
indifférente?...
« J'avais des pensées pareilles hier, assise sur U
fenêtre devant cette belle vue, et alors, soufflées peut-
être par un des anges qui s'intéressent à moi, sont venues
RECIT D'UNE SŒUR.
à mon esprit ces paroles si consolantes : « que le moindre
de nos cheveux est compté. » Ainsi, nos peines ont donc
toutes un but. Oh ! je sens qu'il m'est bon d'être éprou-
vée! Cela me fait pensera Dieu et me rend, j'espère, un
peu meilleure. Et puis (autre parole céleste qui m'est
dussi venue) : <( Bienheureux ceux qui pleurent, car ils
seront consolés. »
ALEXANDRINE A PAULINE.
« 25 février, jeudi soir.
a Ma f^auline chérie , ne trouvez-vous pas étrange,
toutes, que je ne vous aie pas écrit depuis tant de.semai-
nes ? C'eût été un supplice pour moi , et c'est bien bon
signe que je le. puisse aujourd'hui. Dieu merci! hier
Albert s'est levé pour la première fois î Pourtant je me
metjrs encore de peur que cette violente crisQ n'ait nui à
sa pauvre chérie poitrine.
« Oh! Pauline, comme les roses que je voyais dans
l'avenir se sont changées en épines! Toutes mes fleurs
sont séchées ou penchent la tête. Est-ce que la rosée
d'un beau jour ne la leur fera jamais relever?
« J'ai été surprise de cette parole d'Eugénie, mais j'en
ai été surprise apathiquement. Et peut-être, dans la dis-
position où je suis, né suis-je point affligée de lui enten-
dre dire : « Pourquoi aurais-je envie de trouver rien de
plus doux que la mort? » Oh! heureux, oui, heureux
ceux qui peuvent aimer cette terrible chose , et dont la
foi est assez vive pour la leur faire regarder comme le
plus grand bonheur ! Toutes les délices de la terre îie
pourraient donner à Eugénie autant de bonheur que
cette grave prédilection I »
BBCIT D'UNB S(BUR. V»
ALEXANOaiMB A PA0LIIfE.
• MArdi soir, 1'' mars.
« Ma Pauline, il va mieux, mieux encore, j'ose le
croire, que lorsque je t'ai écrit, il y a quelques jours.
Oh! je remercie bien Dieu, mais je demeure bien effrayée.
Ohl pauvre âme humaine! J'espère bien que je n'ai pas
la témérité de penser que Dieu aurait pu se passer de
créer les douleurs; mais j'avoue que je me suis peut-
être souvent demandé pourquoi il pouvait être salutaire
que l'àme fût tellement déchiréa; pourquoi Dieu, qui est
tout-puissant et tout amour, regarde de si cruelles angois-
ses et les laisse subsister. Et pendant que j'écris cela,
je pense que, si de pareilles interrogations se sont pré-
sentées à mon esprit , elles sont bien absurdes ; car je
reconnais moi-même qu*il est salutaire pour mon âme
de souffrir ainsi, que cela la détache de la terre qu'elle
aime tant, et la fait prier avec un peu plus de ferveur
ce bon Dieu qu'elle néglige quand elle est heureuse.
u Oh ! nous sommes des êtres vils et ingrats, de nous
occuper tellement plus de Dieu quand nous sentons le
besoin que nous avons de lui, que lorsque nous sommes
comblés de ses bontés ! Je compte sur vos prières , mes
sœurs; je plains votre angoisse, celle de vos parents,
que vous aurez lorsque nous, nous sommes plu^ rassu-
rés. Mais, chérie, je voudrais être plainte et consolée
aussi. Je voudrais me jeter dans les bras de quelqu'un
que j'aime, y sangloter et y soulager mon cœur qui
déborde, y calmer, y dissiper par des larmes l'agitation
que je conceotre sans cesse ! Fernand et Putbus , quoi-
(juo bien bons, ne peuvent nullement suffire. 11 me fau-
diait les bras de ma mère, les vôtres, mes sœurs! Je
suis solitairement, silencieusement assise à vous écrire
360 RECIT D'UNE SŒUR.
dans la chambre de mon Albert , qui dort. Je voudrais
quelqu'un d'éveillé près de moi, vous concevez cela. Et
Fernand, dans ce même moment, écrit seul au salon
qui est bien loin! Cela me ferait du bien qu'il fût là;
mais il fait un peu plus de bruit que moi près de notre
cher malade et il vaut mieux que tout soit, bien tran-
quille. Je déteste la solitude! Savez-vous que, pendant ce
cruel mois, quand Fernand et moi nous avons veillé
ensemble notre cher ami, nous avons ri quelquefois?
Ce n'était, il est vrai, que comme un éclair de gaieté;
mais ma pauvre faible âme a besoin de compagnie et
d'épanchement. Enfin ce que je souffre de plus est égal,
pourvu qu'il soit mieux, et il l'est. J'espère que Dieu
me permet de le croire. »
ALEXANDRINE. (JOURNAL ET NOTES.)
... « Le 3 ou le 4 mars, il me vit pleurer, il m'appela
et me dit doucement des mots dont je n'entendis que
ceux-c/ : « Eh bim! chère amie, si Dieu veut me rappeler
a lui ! » Plus tard, je ne sais ce que je disais ou ce t[ue
je voulais dire , mais ma langue tourna et je dis : a Je
boirai le bon Dieu. » Puis je souris de ma méprise;
mais lui, avec une douceur très-grave, et un regard que
je n'oublierai jamais, me dit : «Quand? quand 6oira5-îw
le bon Dieu? » Je restai interdite.
« Samedi 5 mars. — Mon Dieu! cette douleur aiguë,
ce point lui a repris vivement!... Il vient de se recou-
cher à trois heures. Oh! mon Dieu! que la vie est misé-
rable! et l'on pare ces misères de luxe et de fêtes! »
« Voilà les mots (mots de désillusionnement) qui ter-
minèrent ma vie jusque-là ; car depuis ce moment une
màClT D'UNB eOBUR.
vie nouvelle a commencé pour moi... Au milieu des
ténèbres de la mort, l'aurore allait luire!
« Je n*eus le courage de recommencer mon journal
que le 28 mars; mais voici ce qui s'était passé :
« Cette douleur aiguë dans la poitrine augmenta;
(le 5) horriblement!... Oh! mon Dieu! s'il était mort
dans ce moment! que serais-je devenue, moi, alors si
ignorante et sauvage? et cela eût pu si facilement
aiTiver !
« Dimanche 6 mars. — La nuit, Albert a dormi, mais
en se réveillant, il étouffait, et vers le matin sa douleur
avait passé, du côté de l'épaule, au milieu de la poitrine.
Il me dit qu'il avait eu la sensation d'étouffer à en
mourir. A cinq heures et demie, j'ai été réveiller Fer-
nand, lui dire tout, et il a couru chercher Brera.
« Je surveillais mon Albert avec anxiété en attendant
le retour de Fernand. Il rentre. Je vois ses lèvres entiè-
rement pâles ; il me parle avec effort , et me dit qu'il
faut faire venir un confesseur... « En sommes-nous là?
en sommes-nous vraiment là? » m'écriai-je; puis j'ajou-
tai presque à l'instant : « a présent je suis catholique. »
Et ces mots proférés, la fermeté, sinon le bonheur, ren-
tra dans mon àme.
0 Je demandai avec une sorte d'impatience quel était
le nom de cette horrible maladie. *( Phlhisie pulmonaire, »
me répondit enfin Fernand. Alors je sentis tout espoir
m'abandonner.
« Ceci se passait tout près d'Albert, dans la chambre
de Cléophile. Il fallut rentrer dans la sienne.
« Fernand ouvrait les volets. Je regardais la matinée,
les palais qui étaient dorés comnne à l'ordinaire, mais
802 RECIT D'UNE SŒUR.
je ne comprenais plus rien. Je regardais le jour tomber
'sur la figure d'Albert, qui me semblait si blanche, et je
me sentais une sorte de stupeur, mais intérieure, car
je hi'étais exercée depuis plusieurs jours à déguiser mes
craintes. Et ce cher Albert, en regardant ce nouveau
jour dont il ne savait pas l'importance, se mit à dire
tristement et doucement : « Oh ! je voudrais qu'ils y
fussent tous ! fat peur de ne plus les revoir! » Puis : « Oh !
la France ! la France ! Que j'y arrive, et je baisserai la
tête /...))
u Fernand lui dit que les religieuses de la Visitation
de Venise lui envoyaient une relique de saint François
de Sales à vénérer; cela était vrai. Albert avait une
lettre de sa tante, supérieure des Visitandines de Nantes,
pour les religieuses du même ordre à Venise; il n'avait
pu la porter lui-même, et maintenant Fernand l'avait
portée et était revenu du couvent avec la relique appor-
tée par le père Catullo, leur confesseur.
<( Quand Albert vit l'excellent P. Catullo, il en fut
content; sur-le-champ (et de lui-même) il lui demanda
d'entendre sa confession. Puis,- avec une expression si
charmante, il se tourna vers moi et me dit de sortir de
la chambre. Je fis une foule "de recommandations de
soins au bon père avant de sortir. Puis je restai près
de la porte, pleine d'inquiétude, et faisant tous mes
efforts pour entendre, sans me douter que ce fût mal.
(( Le bon père Catullo resta longtemps avec nous. Il
me dit d'un, air pénétré « qu'Albert était un bien bon
chrétien. » Il lui fit le plus grand bien, et à moi, il
m'en faisait aussi, et, malgré Thorreur de cette journée,
il y avait dans la résolution irrévocable que j'avais prise
un germe de joie que je pressentais.
« Peu après les terribles paroles de Fernand, j'avais
ouvert par une sorte de superstition le petit livre de
mÉCIT D'XJNB SŒUK.
textes dont f ai déjà parlé , et j'y avais vu , pour le
6 mars, ces mots : « Il n'a point méprisé, ni dédaigné
VafJlicHon de V affligé. »
« Fernand, ce même jour, à quatre heures, partit à
cheval pour aller cliercher son père, sa mère et Eugénie,
et les ramener ici. »
« Après le départ de Fernand , qui m'avait effrayée,
je ressentis un calme qui m*étonna. Il est vrai qu'Albert
commença presque sur-le-champ à aller un peu mieux.
Depuis ce jour, je ne voulus plus lire de romans; je
laissai inachevé celui que nous avions commencé. Pour
me distraire, je prenais la Bible ou un autre livre pieux.
Albert, ce jour-là, me fit dîner dans sa chambre. Quel
dîner! La soirée fut cependant plus calme que je n'avais
osé l'espérer. Je dis à Albert que le remède que lui avait
donné Brera lui avait fait du bien'. « Non, reprit-il, avec
un délicieux sourire, et en baisant la -relique de saint
François de Sales, voila ce qui m'a fait du bien, n
ALEXANDRINE A PAULINE.
«Venise, 7 mars 1836.
« Il vît!... Pauline, mon Dieu! ma mère! mes sœurs!
vous tous! il vit! et même il y a plus d'espoir, beaucoup
plus même peut-être, si j'osais le croire; mais j'ai été si
Fouvent rejetée de Tespoir à la crainte! Je pense que,
quand vous recevrez ceci , Fernand sera arrivé. Dieu I
quelle épouvante il vous causera! Puis, si quelque chose
l'a retardé, quelle frayeur alors vous causera cette lettre!
\h! si vous étiez tous ici! Mon Eugénie, seras-tu partie
quand ceci arrivera ? Oh ! que mon cœur est déchiré !
Puis, cependant, c'est surprenant comme, lorsque tous
les secours humains vous abandonnent. Dieu vous sou-
364 RÉCIT D'UNE SŒUE.
tient! Car hier soir, après cette horrible journée, j'ai
éprouvé une tranquillité incroyable... L'excellent Putbus
m'a fait du bien aussi, car c'est étonnant comme j'ai
besoin de faire partager mes angoisses à quelqu'un.
Nous avons passé la soirée dans la chambre d'Albert,
qui ne voulait que trop causer, qui était gai. Je suis
sûre quo de le voir comme cela vous rendrait de l'es-
IX)ir! Mais hélas! dans ces maladies tQutcela ne prouve
rien. J'ai besoin de me répéter cela pour ne pas trop
reprendre à l'espoir, ce qui a toujours été mon défaut!
Cependant je dois vous dire qu'hier, ce matin encore, le
médecin a dit que c'était un miracle qu'il fût comme il
est. Oh ! si Dieu voulait ! Fernand vous aura parlé de
cette relique de saint François de Sales que les reli-
gieuses de la Visitation lui ont envoyée. Il la tient tou-
jours, et je crois que j'y crois autant que lui. 0 mon
Dieu! qu'arrivera-t-il ? Oh! Eugénie! Oh! mon père!
Oh! ma mère! arrivez vite. Je n'ai pas besoin de vous
recommander de prier. »
La lettre qu'on va lire et qui suit la précédente, fut écrite
pendant que durait encore l'angoisse de cette incertitude
et de cette attente. Les larmes dont elle est couverte la
rendent presque illisible. — Bien des années , et bien
des jours douloureux ont suivi le jour où je la reçus,
mais rien n'a jamais effacé de ma mémoire le souvenir
du lieu et de l'heure où je lus cette lettre déchirante e^
de ce que je ressentis en la lisant :
ALEXANDRINE A PAULINE.
« Venise, mercredi 9 mars 1836, minuit.
« Il vit, Pauline, mais je n'ai plus d'espoir. C'est une
chose qui se perd si difficilement, que je ne l'ai encore
ftâClT D'UNB SŒUR.
perdu que ce soir, malgré la quantité de fois qu*on m*a
déjà dit qu*il pouvait mourir d'un instant à l'autre....
Oh ! mais il est si difficile, même quand on l'a éprouvé
une fois, de croire que ce que l'on chérit puisse mourir!
je suis là, seule dans sa chambre, lui dormant, seule à
p.'nser qu'il est mourant, sans mère, sans sœurs, sans
frères, dans les bras desquels je puisse un instant faire
éclater mon horrible douleur, moi qui dans toutes les
occasions de la vie ai toujours eu un si grand- besoin
d'épanchement!... 11 faut donc que j'écrive pour ne pas
suffoquer.
« Voilà donc le but de notre pauvre amour!... dix
jours de bonheur, dans pas encore deux ans de mariage, •
et s' aimant autant qu'on peut aimer! Oh Dieu! dix
jours!... car je n'ai pas été plus de dix jours entièrement
sans craintes pour sa santé. Dieu m'a préparée lente-
ment, imperceptiblement même, — peut-être par pitié,
car j'ai toujours mieux aimé les longues douleurs que
les secousses.
a Je suis donc là à calculer à froid ce que je devien-
drai. D'abord, ô mon Dieu ! que cet ange chéri ne souffre
plus, comme il l'a déjà tant fait, et que toutes les joies
célestes l'enveloppent et lui donnent un bonheur éternel !
Puis moi, dont la vie sera tenace , je le sais , il ne me
restera plus sur la terre d'autre bonheur que l'amour de
Dieu. Pourvu que j'aie assez d'énergie pour m'y jeter!
Cela devrait être le plus grand amour, mais j'ai toujours
été si faible ! j'ai toujours eu si besoin de tendresse, que,
de me dire, à mon âge, que toutes ces douceurs sont
finies , cela m'épouvante ! Et pourtant mon seul repos
sera de me sentir entièrement inconsolable; car j'aurais
horreur de moi si je pouvais encore remettre le pied
dans un lieu de fête , ou reprendre à la terre par quoi
que ce soit. Cependant je désire revoir ceux que je ché-
3d«- RECIT D'UNB SŒUB.
ris encoFe. Un instant j'ai pensé que je me ferais reli-
gieuse, puis j'ai réfléchi que ma fermeté ne serait pas
assez grande pour cela ; et puis Tenvie de revoir ma
mère, vous autres, mes frères, me troublerait; et, s'il
est possible , je voudrais goûter encore du calme, du
repos en Dieu. 11 me faut donc une solitude libre avec
quelqu'un que j'aime; et qui m'aimera mieux que ma
mère? Je crois donc que j'irai là. Mais, chez ma mère,
j'aurai la foi d'Albert, je ne veux et ne peux croire autre
chose que ce qu*i/ croit... Te souviens-tu, Pauline, quand
je te disais que trois morts ou une naissance pourraient
seuls me rendre catholique? C'était un pressentiment
T[ue Dieu a bien vite réalisé, et, hélas ! pas de la seule
heureuse manière!
« Puis, si après quelques années j'avais le courage de
venir me faire sœur grise en France, de voir encore des
douleurs, des morts, de sauver peut-être, par (les soins
minutieux, un poitrinaire, en remerciant Dieu que d'au-
tres soient plus heureux que moi... Oh! je voudrais faire
cela. Mais non, je n'aurais jamais de grandes vertus.
Aussi, pour ne pas trop pécher, il faudrait que Dieu me
retire bientôt? Oh!, qu'il me fasse revoir Albert et mon
père ! Cette impossibilité qu'on a de croire qu'on ne
reverra pas ceux que l'on chérit n'est-elle pas, à elle
seule, une preuve qu'on les reverra? L'homme ne peut
pas penser quelque chose de plus grand, de plus beau,
de plus doux que ce qui existe en efl'et quelque part
dans une meilleure vie que cette vie d'ici-bas, qui me
dégoûte et où je ne crois plus qu'il y ait un seul jour
de bonheur.
« Que Dieu veuille m'assister, m'empécher de mur-
murer, de douter-; me donner le goût des choses céles-
tes!* Je déteste la terre et ses bonheurs trompeurs, et
cependant je ne m'élance pas vers le ciel. Eugénie,
KéClT D'DNB SŒUR. Ml
donne-moi de ton amour pour la mort, pour moi et pour
tous ceux que j'aime le mieux!.
« Ohl pourvu que je ne^sois pas seule à lui fermer
les yeux! — je n'osjrajs pas me fier à ma force seule,
— ces yeux si beaux, ^i beaux toujours! dont je me
rappelle si bien le regard d'amour si vif, si doux ! Ce
regard depuis longtemps n'a plus brillé en eux, mais ils
ont conservé icur belle et douce expression, et quelque-
fois cette expression est tnste à me fendre le cœur. El
je dois m'efibrcer de lui paraître gaie !.. Ah ! j'étouffe do
ce secret entre nousJ et quelque déchirant que ce fût,
je crois que souvent je préférerais lui parler ouverte-
ment de sa mprt et tâclieir. de nous en consoler mutuel-
lement par la foi, Tamour et l'espérance!
« Le médecin n'a pas été mécontent aujourd'hui, mais
tout cela ne donne pas d'es|X)ir... Et dix jours encore
avant qu'ils puissent arriver, c'est trop long!
« 0 Dieu! Dieu d'amour et dé miséricorde, si de
pareilles douleurs sont -suivies d'une béatitude, d'une
réunion éternelle, il est sûr que nous te remercierons,
môme de nous avoir fait connaître ces angoisses, car leur
souvenir doit doubler les joies éternelles !
a Fais plus que jamais des prières pour moi, ma Pau-
line, car je prie mal.
a Sais-tu, Pauline, qu'il y a encore une idée bien
triste au milieu de ma douleur, c'est que, peut-être, mes
taquineries, mes contradictions lui ont fait mal, puisque
la moindre irritation augmentait les plaies de sa poi-
trine! Oh! j'ai hâté cet horrible état, et peut-être qu'il
eût pu guérir si j'eusse été meilleure 1
« Mon Dieu î Le bonheur est-il quelque part?
a Jeudi 10 mars. — Pauline, je t'envoie cette lettre
telle qu'elle est. J'ai vu un nouveau médecin ce matin,
qui ne croit pas le danger pressant , quoiqu'il ne me
RECIT D'UNB SŒUR.
cache pas qu'il soit très-grand. Hélas! Je n'ai plus rien
à apprendre là-dessus. Après-demain, Albert doit rece-
voir le viatique. Il m'a dit : « Si on savait cela à Boury,
on aurait une belle peur ! »
a Que Dieu vous console tous, et qu'un jour il n*y
ait plus que bonheur pour tous! Oh! plus que jamais
dans ma douleur j'ai besoin de penser qu'un jour la'
douleur cessera pour tous.
« Dieu avec vous! Alex. » -
JOURNAL d'aLEXANDRINB.
«Samedi, le 12 mars. — Aujourd'hui Albert s'est levé
à 6 heures du matin, a fait une partie de sa toilette,
puis s'est recouché. A 8 heures, son confesseur est venu,
à 9 heures le vicaire lui apportait le viatique.
« Dans la jouçnée nous avons reçu un numéro de YUjiir
versité catholique dans lequel se trouve Vlntroduclion
de l'Histoire de sainte Elisabeth, de Montalembert. Albert
était si impatient de la connaître, que je la lui ai lue.
Nous l'avons fort admirée et Putbus même en a été
frappé.
« Ce même jour il m'appela près de son lit. Je me mis
à genoux près de ce bien-aimé, comme je le fa'-- "t si
souvent. Il me parla (je ne sais plus en quels tenues)
de me remarier après sa mort, et mes larmes coulant
précipitamment , et m' écriant contre une semblable
idée, il me dit : « Oh! tu es trop jeune!... tu te rema-
rieras. )) Et il me dit cela avec douleur et mélancolie.
(( Il me dit encore : « Si je meurs, reste Française, n'a^
bandonne pas les miens. Ne retourne pas chez ta mère. «
« Depuis l'instant où j'eus dit : Maintenant je suis catho-
lique, jamais, même pour une seconde, la pensée ne me
vint qu'une autre religion pût être la vraie. Le 14 mars
RÉCIT D'UNB SŒUB.
je mis dans mon journal ces mots : Moment d'inspirer
tion^ et je marquai ainsi ce jour, parce que, écrivant à
ma mère pour la première fois depuis le danger d'Albert,
je voulus tout lui dire. Je me mis donc à genoux avant
de commencer ma lettre , et je demandai à ceux de
.mes aïeux catholiques qui étaient au ciel, de m' aider. Je
me sentais délicieusement ranimée par un beau rayon
de soleil, qui traversait la chambre et qui était parfai-
tement d'accord avec l'état de mon âme. Mon Albert,
dans son lit, ne se doutait pas de son bonheur, du
mien! »
On va lire maintenant la lettre qu'Alexandrine adressa
à sa mère, dans ce moment solennel. Elle nesenible pas
l'avoir nommé à tort elle-même : « Un moment cTinspir
ration. »
ALEXAIIDRJNE A SA MèRB^*
m Venise, 13 mars, dimanche soir. -
« Il vit! Dieii soit loué !
« Ma chère maman, je puis donc recommencer à t*é-
crire. Quelle impression singulière je ressens ! Ah I comme
tu me plaindrais!... Ce que j'ai souffert et ce que je
souffre est inexprimable. Il est surprenant que je le
supporte et qu'au milieu de tout, je sois tranquille. Put-
bus t'aura écrit (comme je l'en ai toujours prié) que tu
[pouvais être tout à fait tranquille pour ma santé. Je ne
suis pas du tout malade. Mais, ô grand Dieu! par quel-
les douleurs faut-il donc que F âme passe! Albert est
mieux pour le moment; le docteur dit que c'est un
miracle. J'ose croire que le danger s*est éloigné. Mais,
t. Cette leure est en allemand.
. 3T0 RÉCIT D'UNE SŒUE.
»
de près ou de loin , il subsiste toujours. Mon sort est
encore incertain, mais tout me présage qu'il sera bien-
tôt fixé par l'accomplissement de tout ce qui le menace...
11 ne nous est pas permis de juger les voies de Dieu, et
il ne nous l'est pas non plus de nous plaindre. Et, dans
^ ce monde, il n'y a pas de bonheur; cela est sûr, per-
sonne n'est heureux.
« Mardi 14 mars. — Ah! tous les matins j'ai à ren-
dre grâces quand je puis dire : Il vit! Dieu soit loué!
« J'ai tant souffert! J'ai eu une telle angoisse au
moment du départ de Fernand, et plus tard lorsque j'en
suis venue à demander à Dieu qu'il vécût seulement
assez pour revoir son père! Oh! et comme c'est difficile
de s'accoutumer à penser que tout, l'amour, le bonheur
et la jeunesse, l'avenir sur terre, que tout cela est fini;
que toutes les espérances, tous les rêves de félicité ter-
restre sont à tout jamais anéantis!... Dans une lettre que
j'ai reçue de toi, il y a peu de temps, tu me dis : « Je
dois maintenant passer la vie loin de toi. » ïu ne te
doutais pas que la Providence allait peut-être nous réunir
par un si horrible malheur. Mais ici , ma mère bien-
aimée, je veux t'ouvrir mon âme tout entière et ne plus-
avoir une seule pensée, un seul désir caché pour toi.
J'éprouve un besoin irrésistible d'appartenir à la même
foi que mon pauvre Albert, et je te donne ma parole
d'honneur que je ne l'ai ressenti, à ce point, que depuis
ces terribles derniers jours. Mais je veux te dire aussi
que, jusqu'à ce moment, c'est par amour et par respect
pour toi que je n'ai pas voulu me faire instruire dans la
religion catholique, de peur de découvrir qu'elle était la
vraie et alors d'être forcée de l'embrasser; car, lorsqu'on
découvre quelque chose de plus vrai que ce qu'on a
connu jusqu'alors, il est clair que cela devient un devoir
de l'adopter. Si un homme devait demeurer dans une
BÉCIT D'UNB SaUE. • Wtl
religion par la seule raison qu'il y est né, un juif ou un
païen ne deviendrait jamais chrétien.
(( Mon amour et mon respect pour toi ne sont pas
moindres aujourd'hui, mais je me sens poussée d'une
manière invincible, et en môme temps intimement per-
suadée que tu me pardonneras et même que tu sentira.<
qu'à ma place tu penserais, tu agirais comme je le fais.
u Donner à un mari si aimé , qui peut vivre encore
quelques mois, mais dont les jours sont comptés, une
dernière grande joie : communier ensemble pour la pre-
mière, peut-être pour la dernière fois!... Ah! ton cœur,
ma mère, n*y résisterait pas , si toutefois ta conscience
n*y mettait pas d'obstacle; car à aucun prix, fût-ce pour
adoucir lîi mort à mon mari, je ne voudrais agir déloya-
lement vis-à-vis de Dieu, et ce serait agir déloyalement
que d'embrasser une religion sans conviction et par
amour pour qui que ce fût au monde. Sois entièrement
tranquille là-dessus et crois bien que je n'agirai point
sans conviction ; mais permets-moi d'examiner, de m'in-
stiiiire, puis de choisir.
« Tu me connais assez, ma mère, pour penser que je
n'aurais pas pu devenir catholique, si j'avais dû croire
que mes parents, frères ou amis protestants seront
damnés. Mais je m'en suis assurée, je l'ai lu avec atten-
tion, ce n'est point là leur foi. Ils ne croient point dam-
nés ceux qui sont de bonne foi dans leur croyance, mais
ils croient la leur la meilleure de toutes *, et c'est, je te
l'avoue, ce que je me suis sentie , depuis mon enfance ,
disposée à croire. C'est la plus ancienne; il me semble
donc qu'elle- a pu recueillir le mieux les premières
croyances, et n'est-ce pas d'eux que nous avons reçu
ri^vangile?
1. Ce a'était pM assez dire, uuis eoAo, ello o'était pas catholique
872 RéCIT D'UNE SŒUR.
« Que mon changement puisse contrister mon père,
•c'est ce que je ne puis croire, car là où il se trouve, on
ne juge plus les choses comme sur terre. Il voit main •
tenant plus clair que tous les protestants et tous les
catholiques ensemble, et si, dans cette sagesse lumineuse,
il voit la vérité dans l'Église catholique, ne se réjouira-
t-il pas, au ciel, de voir sa fille l'embrasser dès cette terre?
D'ailleurs, chère maman, ce n'est point une chose nou-
velle que j'ad(^te, c'est, au contraire, à une croyance
bien ancienne, à la croyance de tous nos ancêtres que je
retourae. Le grand-père de mon père était catholique,
et, dans ta famille qui est si ancienne , tu comptes un
bien plus grand nombre d'aïeux catholiques que protes-
tants, et Ceux-là pommaient, à meilleur droit, s'affliger au
ciel" de voir leurs descendants professer une autre foi
que celle de l'antique religion qui était la leur! "
« Ah ! douce mère, permets-moi donc de m'instruire !
Et si tu revois ta pauvre fille veuve , ah î tu supporteras
bien qu'elle soit catholique, n'est-ce pas? et tu ne la
repousseras pas de ton cœur maternel. Elle t'aimera, le
chérira plus que jamais, et jamais sa religion ne te
touraientera. Cette petite chapelle qjue Lapoukhyn a eu
la bonté de faire arranger pour Albert sera ma chapelle
de deuil, où je prierai pour mon pauvre bîen-aimé et
pour tous ceux qui me sont chers. Ahî ma mère, quand
la religion catholique n'aurait &ur la nôtre que l'avan-
tage de prier pour les morts, je la préférerais , et c'est
en tant d'autres choses une si douce croyance ! Ma vie
te sera consacrée, et, si tu le veux, nousja terminerons
ensemble à Korsen. J'aurai besoin de tranquillité et de
repos. » •
Tandis . que cette grande transformation s'opérait
dans l'âme d'Alexandrine, Fernand était arrivé à Bour}'
RéCIT D'UNB SŒUft. f»
(le 17 mars) et il en était reparti, le soir du même jour,
avec mon père, ma mère et Eugénie.
On trouvera dans I91 lettre qu'Eugénie m'écrivit à son
arrivée à Venise le 24 mars» le récit de ce qui s'était
passé, depuis le jour où Alexandrine avait écrit la lettre
précédente ;
EOGÉxNlE A PAULIiNE.
m Venise, jeudi matia, 24 mars 1836.
« Hier matin, nous sommes arrivés. Ohî mon Dieu!
vais-je pouvoir rassembler mes esprits pour tout te dire?
Ma Pauline, je ne sais où j'en suis! On n'a le cœur,' ou
plutôt la tête capable d'aucune sensation trop forte. On
tombe dans un état d'hébétement qui ressemble à l'in-
sensibilité, et cependant le cœur déborde et ne peut
s'exprimer.
« Hier donc, à deux heures, nous sommes arrivés à
Mestre. Grand Dieu, quelle angoisse! car toutes les
craintes nous revenaient à ce moment décisif. Avec bat-
tement de cœur, nous demandons à la poste si une lettre
ne nous attend pas là. . Non ! Mon Dieu, quel signe est-
ce? Sans nous en rien dire, tous tremblants,' et tous
voulant nous jassurer, nous, nous embarquons et nous
approchons de cette triste ville. .
« Pauline, que Dieu était bon! il avait pitié même de
cette incertitude cruelle, et il nous l'épargnait. Au milieu
de la lagune, là où on donne les passe-ports, Tidée nous
vint de demander si une lettre n'y est pas pour nous :
« Si, signor, de una kUera. » Oh ! ce qu'on a le temps
d'éprouver en une seconde, tout ce qu'on peut penser,
c^est inexprimable ! Elle était là, cette chère lettre, ou-
verte, lue. 11 était mieux, toujours mieux. Nous le trou-
verions peut-être sur le balcon. Pauline, ma chérie , je
RÉCIT D'UNE SŒUR.
l'écris incohéremment, comme j'ai pensé tout ce que je
le raconte. J'en éprouve une seconde fois toute l'agi-
tation en l'écrivant. Je voudrais t'en faire partager im-
pitoyablement l'angoisse pour être sûre que tu en aurais
aussi la joie, comme je l'ai eue, avec son ineffable
surprise.
(( Âlexandrine recommandait dans sa lettre les pré-
cautions les plus inouïes, car toute émotion devait être
évitée à Albert, et ce ne devait être qu'après de nom-
breus:s préparations à notre arrivée qu'il devait nous
voir paraître.
(( Enfin après beaucoup d'allées et de venues et en
lui rendant l'agitation aussi graduelle que possible, on
est venu lui dire l'arrivée de voyageurs à l'auberge, puis
Alex entre en disant que c'est nous, puis mon père
d'abord, puis nous à la fin ; et Dieu avait tout protégé,
et il était calme, et ce danger affreux d'une secousse
était passé. Ob ! Pauline, il fallait plus d'une pensée de
reconnaissance, n'est-ce pas?
« La soirée finie, mon père et ma mère sont retournés
à l'auberge, j'ai été déshabiller maman, puis je suis
revenue coucher chez Alex. Alors, Pauline, j'ai eu le
récit de cette douleur inouïe , alors j'ai pensé que Dieu
aimait notre Alex, car lui seul peut donner tant de force,
tant de douceur, tant de mélange d'amertume et de
consolation! Elle a eu près de lui des heures d'agonie,
toujours calme et sans larmes en apparence, pour ne pas
l'effrayer ; elle sentait ses mains se glacer, et ses genoux
trenïbler à cette pensée : « C'est peut-être à présent:
Voilà peut-être le moment! » Pendant deux jours , n'espé-
rant plus, elle ne faisait plus que cette prière : u Mon Dieu!
qu'il ne meure pas sans communion. » Puis, après que
cette prière fut exaucée, vint celle-ci : « Mon Dieu, faites
qu'il ne meure point sans révoir son père et sa mère! a
RéCIT D'UNB SOBDB.
Après ces deux espoirs réalisés , elle se sentait résignée.
Mais, Pauline, que c'est bizarre d'oser ainsi tout aborder,
tout articuler, d'envisager ainsi de face et de si près la
douleur! Je crois que ce qui fait qu'on le peut, c'est la
pensée constante de l'autre vie; c'est l'assurance que le
bonheur n'est que là , que la vie dans ce monde n*est
réellement qu'un voyage dont on désire le but, où se
reposera la fatigue, s*éclaircira l'obscurité et où sera sa-
tisfait ce grand besoin d'amour, ainsi que cette soif de
bonheur. Alex et moi nous parlions hier avec douceur et
paix de ce grand malheur; le supposant arrivé, nous
comprenions, nous expliquions, non pas une consolation,
mais une possibilité telle de s'identifier au bonheur à
venir et déjà atteint par celui qu'on aimait tant, que
nécessairement la douleur terrestre devait en être allégée :
se détacher de la terre n'est pas une chose si difficile :
cela fait, la mort perd son horreur.
« Pauvre Alex îqueje te parle maintenant de \^ grande
chose! Elle n'est pas faite, mais presque mieux que faite.
Dans ce jour de danger pour Albert, elle n'a eu que cette
seule pensée, de ne pas le laisser mourir sans la conso-
lation de communier avec elle. Elle a écrit à sa mère.
Cette lettre, tu la liras. Je ne sais si elle te fera le même
efl'et qu'à moi, mais elle m'a frappé comme ayant un
admirable cachet de fermeté et dVrévoca6i7i(é. Elle est si
catholique! si tu savais, elle a soif de notre religion.
Dans la lettre qu'elle écrit aujourd'hui à M.- de Monta-
lembert se trouve cette phrase bien forte. Écoute-la :
M Je serais plus heureuse, veuve et catholique, que toujoui's
la femme d Albert et toujours protestante. » Que dis-tu de
ces mots, Pauline? ils me semblent tout ce qu'on peut
dire de plus.
« Maintenant que je t'ai un peu fendu Tespoir, comme
je l'avais repris moi-même, je vais de nouveau te dé-
W6 RÉCIT D'UNB SŒUB
coùrager. Si c'est cruel, pardonne-moi, mais il faut que
tu éprouves toutes les sensations que nous éprouvons
nous-mêmes, comme.si tu les partageais ici, et cette triste
maladie d'Albert n'est qu'un passage continuel de la
crainte à l'espoir, de l'espoir à la crainte.
« Nous sommes là, espérant et désespérant tour à
tour. Le médecin croit qu'il pourra partir dans quinze
jours ou trois semaines. Mais, Pauline, quel voyage ce
serai Car^ à enterjdre combien le médecin nous désire
arrivés, il est facile de voir combien il redoute la possi-
bilité d'une crise pendant cette longue route, et il neca-
che pas qu'une crise serait une fin. Hélas ! ii ne flatte
pas. Il disait à mon père hier : « Monsieur, je ne puis
plus rien dire. Je viens de voir un mii'acle. Dieu en peut
un second. Puisque M. votre fils vit par un miracle, par
un miracle aussi il peut guérir ! Humainement parlant,
on ne peut rien dire, maié Dieu peut tout. »
« Oh! Pauline, c'est triste ^ tellement triste que la tête
en tournemit si on pensait à la terre, à la vie ! On dé-
couvre qu'on ne supporte tout cela que parce qu'on
pense toujours à Dieu, toujours à cette autre vie où en-
fin on se reposera. Voilà ce que nous disions avec Alexan-
drine. Voilà ce qui fait qu'elle n'est pas folle, et qu'elle
ne le deviendra pas, si elle le perd.
« Adieu, ma Pauline chérie. Quand aurai-jé une lettre
de toi? Quand serons-nous de retour? Oh! des ailes pour
le ramener, si cela est possible.
« Aussitôt que nous serons partis, tu prieras et tu fe-
ras prier la ville entière.
« A la grâce de Dieu ! que tout ce qu'il voudra ar-
rive.
« Adieu, mes amis ; à bientôt. »
r6CIT D'eNB SCBUR.
ALEXANDRINB (OANS SON JOORNAt).
Le même jour.
«... Oh ! souvent les longues et cruelles attentes sont
suivies de joies excessives. Dieu de bonté! Dieu d'amour!
j'ai eu le bonheur de voir Albert dans les bras de ses
parents! Je me suis mise doucement à genoux derrière
eux pendant qu'ils s'embrassaient pour remercier Dieu.
« Eugénie a passé la nuit dans ma chambre. Oh!
quelle douce causerie mêlée de larmes! Elle m'a apporté,
de la part de Montai, un chapelet et une lettre qu'elle ne
voulait pas me donner d'abord, parce qu'il l'avait écrite me
croyant plus malheureuse encore que je ne l'étais. Je me
doutais bien cependant qu'en m'envoyant ce chapelet il
m'avait écrit, et elle vit bien qu'il n'y avait plus à me
ménager. Elle me donna donc Cette lettre et la voici :
LE COMTE DE MONTALEMfiERT A ALEXANDRINE.
« Ma chère et malheureuse amie, je ne sais en quel
état vous trouvera ce peu de lignes, que je confie à votre
belle-mère, mais je ne sais que trop que vous serez en
proie aux plus cruelles inquiétudes, si ce n'est à la plus
déchirante douleur. Je sais encore que vous m'avez sou-
vent nommé votre frère, que vous avez été pour moi une
véritable sœur, qu'à ce titre je me sens le droit de m'ap-
procher de vous dans cet affreux moment et de m' associer
à vos souffrances. N'ayant pas reçu un mot de vous depuis
votre lettre du 3 décembre, j'ignorais totalement la rechute
de notre pauvre cher Albert, vos nouvelles craintes, ses
nouveaux dangers, et j'ea étais resté à l'impression fa-
vorable que m'avaient laissée vos lettres de Venise... et
878 RÉCIT D'UNE SŒUR.
voilà que j'apprends à la fois cette crise terrible et ses
résultats funestes. Hélas! et pendant que je vous écris
où en êtes-vous? Est-il encore près de vous? Avez vous
encore cette force d'âme et cet admirable courage que
j'ai appris à connaître en vous?... Cette cruelle et lugubre
incertitude me fait tomber la plume des mains, je ne me
sens plus le courage de vous rien dire, surtout pas celui de
vous parler de ce rayon d'espérance, qui se fait jour à
travers même les convictions les plus désespérantes. Je
crains que chacune de mes paroles ne vous paraisse une
dérision involontaire, une contradiction cruelle avec ce
que vous êtes, et ce que vous sentez en ce moment. Je
les connais si bien, ces affreuses alternatives, ces tran-
sitions subites de la confiance au désespoir, ces retours
instinctifs vers l'espérance, cette foi en la miséricorde
divine que rien ne peut déraciner jusqu'au moment où
elle est sans objet! Moi aussi j'ai veillé pendant six mois
à côté d'un objet bien-aimé, que je disputais à la mort,
de ma pauvre sœur dont la destinée fut si triste. J'ai donc
des souvenirs qui me rendent toutes vos douleurs, à
part même cette science intime que ^onne l'attache-
ment.
« Je ne puis me taire, même en ce triste moment, sur
la consolation que j'ai éprouvée en apprenant que vous
étiez décidée à vous unir à Albert par le seul lien qui
vous manquait encore. Oh ! chère sœur (car vous l'êtes
vraiment devenue par cet acte suprême et inspiré d'en
haut), quelle consolation il y a là, non-seulement pour
vous, mais pour lui, puisque ce sera certes à cause de
lui que vous serez devenue fille de la vérité éternelle, et
que votre âme sera la conquête précieuse dont il pourra
se parer aux yeux de son juge miséricordieux. Vous
aussi, chère Alexandrine, vous aurez pu désaltérer votre
àme avide de consolations à cette source inépuisable.
RÉCIT D'UNB SŒUR. 119
Vous aurez goûté le pain des forts. Dieu vous tiendra
compte du sacrifice qu'il vous aura fallu faire. 11 vous
on récompensera au centuple dans ce monde et dans
«'autre. Il vous fera comprendre l'immense et incalcu-
lable différence qu'il y a entre souffrir quand on est ca-
tholique et quand on a part à toutes les douces et abon-
ilantes richesses que TKglise prodigue à ses enfants, et
souffrir quand on n'a d'autre refuge que la foi stérile
et froide des pauvres protestants.
« Adieu, je n'ai pas le courage de vous en dire da-
vantage. Je n'ose rien dire d'Albert I Vous comprenez
cet affreux silence! Acceptez, je vous en prie, ce pau-
vre petit chapelet. Puisse-t-il vous inspirer souvent la
pensée de vous abandonner tout entière à la tendre
pitié de la Mère des Douleurs, Consolatrice des affligés.
Salut des infirmes ! c'est un humble gage de sympathie
et de compassion. Quand vous le pourrez, écrivez un
mot à celui qui ne craint pas de se dire votre frère, et qui
le sera toujours par une foi commune, ainsi que par
le plus sincère attachement.
« M.
« 15 mars 1836. »
BÉPONSE d'aLEXANDRINE AU c'« DE MOHTALEMBERT.
« Veniset 24 mars, jeudi soir.
« Nfbn ami !... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu 1 Je ne sais
plus comment commencer à vous écrire, mes idées ont
été si bouleversées depuis quelque temps ! D'abord que je
remercie Dieu! Sa bonté a été pour moi, comme elle est
toujours, infinie. Vous avez tout su, le terrible comme
le consolant, et je serais ingrate de ne pas dire qu'il y a
eu des moments de consolation, quoique toujours .mêlés à
880 RÉCIT D'UNE SŒUR.
d'affreux dangers, à des craintes journalières et bien fa-
tigantes ; mais enfin, il se lève, il marche, il respire
l'air au balcon. Il peut causer longtemps sans tousser, et
depuis hier, il jouit de ce bonheur qu'il désirait si ar-
demment, de ravoir son père, sa mère, Eugénie. Pendant
bien des jours, j'ai seulement prié Dieu de ne pas le
laisser mourir sans communion, et je l'ai obtenu. Puis
j'ai supplié qu'il pût encore revoir son père, et je l'ai ob-
tenu! J'ai bien dit à Dieu que, si j'obtenais cela, je de-
manderais encore davantage, mais que j'étais assurée que
sa miséricorde excuserait ces exigences.^
« Eugénie m'a remis, hier au soir, votre petit chape-
let qui m'a touchée plus que je ne puis vous dire;
comme preuve d'attachement, de compassion, cela ne
me surprenait pas^ mais l'espèce de considération pour
moi que ce présent témoignait m'a étonnée. Gela m'a été
expliqué plus tard. Je pressais Eugénie de mQ dire tout
ce que vous aviez dit. Enfin j'ai fini par découvrir qu'il
y avait une lettre, mais que vous lui aviez dit qu'il se-
rait cruel de me la donner si Dieu m'avait épargnée.
Alors vous comprenez bien que j'en ai pris possession,
et combien j'eusse regretté d'en avoir été privée l
« Hélas-! cher ami, jugez de ce que j'ai dû entendre et
de ce que j'ai dû dire, et des mots auxquels je suis en-
tièrement habituée, si je vous dis que votre lettre ne m'a
pas causé d'effroi et que cette amitié et cette sympathie
qu'elle renferme m'ont fait du bien. Que Dieu vous
récompense d'avoir une âme aussi compatissante! Je suis
presque contente, du reste, que vous craigniez encoi'e ma
faiblesse, que votre zèle cruel vous ait fait dire : a Si
par bonheur pour Albert et par malheur pour elle, iJ est
mieux, le lendemain elle reculera. » Cher ami, dix jours
après celui de son danger, j'ai écrit à ma mère une lettre
que je yous prie de me permettre de vous copier tout
RÂCIT D'UNE BŒUR. 181
entière. Vous savez rallemand aussi bien que moi, la
voilà donc telle que je l'ai écrite.
« D'avance, je vous prie de songer que maman est la
meilleure des mères , et que, si je puis accomplir la vo-
lonté de Dieu sans déchirer son cœur, cela vaudra sans
doute mieux.
« Cette lettre est si longue que j'ai peur que cela ne
vous ennuie; mais je l'ai écrite dans de bonnes inten-
tions, et j'ai prié, avant de l'écrire, ceux de ma famille
qui étaient catholiques et qui sont au ciel, de prier pour
moi.
(( Cher ami, j'ai hâte d'être des vôtres. Vous me croyez
capable de faiblesse, de froideur, d'indifférçnce, et,
moi, je crois pourtant que j'ai senti que je serais proba-
blement plus heureuse veuve et catholique, que toujours
femme (T Albert et toujours protestante, ou entreles deux^,..
Oh! mon Dieu!
« Oui, mon ami, à moins que Dieu ne me foudroie, je
communierai avec Albert pour la mort ou pour la vie.
C'est ma ferme résolution, Dieu veuille en permettre
l'exécution. Ou je doute de tout, ou je crois à l'Eucha-
ristie aussi bien qu'à la Trinité. Puis, dans mon Nouveau
Testament protestant, j'ai vu que les vêtements et les
mouchoirs de saint Paul avaient le pouvoir de guérir.
Pourquoi est-ce que Dieu aurait fait entièrement cesser
une pareille manifestation de sa grâce? Je n'ai pas une
foi vive, mais je craindrais de dire une impiété, en disant
qu'il est impossible qu'un petit morceau des ossements
d'un saint guérisse un malade par la grâce de Dieu. Oh!
que de choses j'aurais à vous dire... Priez cependant que
1. En relisant cette lettre, Alexandrine met en marge : « Oh ! que
1a vérité est séduisante, puisque un seul de ses rayons, frappant sur
mon cœur, même avant de l'avoir . embrassée, pouvait ainsi se faire
préférer à Albert ! n
RÉCIT D'UNE SŒDB,
mon ami, à qui Dieu lui-même a lié ma vie, vive, meure,
et renaisse pour le ciel aussi bien que moi!... et ne con-
damnez personne, vous, mon bon , cher , doux ami et
frère, dont l'âme n'est faite que pour aimer. Ne con-
damnez pas ma mère, dont vous avez aimé la pieuse
devise : a Wie, was, und toann GoUxcill!.,. » Vous avez
raison : par une tendre faiblesse pour elle , j'ai tardé à
devenir catholique, et par une autre tendre faiblesse
j'en accélère le moment... Mais Dieu pardonne tout cela,
je l'espère!
« Vendredi Î5 mars, AnnonciatioD.
« Mon ami, j'ai bien prié pour vous à la messe. J'y ai
porté votre chapelet que vous m'enseignerez à dire, et
je vous demande un autre présent. Je veux que mou
premier livre catholique me vienne de vous : vous avez
encore quelque temps pour le choisir avant que je n'en
aie tout à fait besoin; et s'il est possible, qu'il soit en
allemand, cette langue que nous aimons tous deux, si
tendre, si expressive, cette langue de mon enfance et de
mes parents, qui me semblera être un lien entre eux et
la religion qu'ils n'ont pas.
tt A revoir, je l'espère, bientôt. Priez tous les jours pour
moi. Albert, Dieu merci, continue à être bien pour les
circonstances actuelles!... Dieu avec nous tous, tous,
tous ! tt Alex. »
• Le même jour, 35 mars (dans son Journal}.
« Ce jour-là, Eugénie a encore dîné avec moi, et nous
avons été ensuite à la bénédiction à Saint-Moîse,où nous
avons été le matin à la messe.
« C'est un de ces soirs-là que j'ai eu, dans cette église,
à la bénédiction , un transport de foi , on éclair qui me
RéCIT D'UNB SŒUR.
fit voir Dieu, la religion, la sainte Vierge, les saints,
comme une vérité matérielle et palpable (puisque, dans
lîotre grossièreté , nous sommes tentés de croire que ce
que nous voyons et que nous touchons est tout ce qu'il
y a de plus certain). Je m'en réjouis beaucoup et je con-
tai cela à F.ugénie, dans la petite ruelle en revenant. »
ALBXANDRINË (DANS UNE LETTRE A PAULINE).
« Samedi, 16 mar».
«Oh! tu as raison, appliquons-nous, comme Eugénie, à
aimer la mort par-dessus tout. Cela ne trompe pas.
Écoute, Pauline, jamais moi je ne devrais me plaindre
de rien. Après la mort de mon père j'ai demandé avec
toute la ferveur, toute la sincérité dont je suis capabjo,
de ne plus avoir un seul instant de bonheur sur la terre,
mais qu'il soit heureux éternellement, et combien d'in-
stants de bonheur j'ai eus pourtant depuis ! ,.. « Mon Dieu!
fais-moi souffrir à la place de mon père , » a été ma
prière journalière , seulement depuis ces affreux mois je
l'ai changée en disant : « Mets les souffrances que j'ai et
que j'ai eues à la place de celles de mon père. » Ma fai-
blesse n'a plus eu le courage d'en demander de nou-
velles. »
EOGéNIB A PAULINE.
« Venise, 2 arril 1836.
« .Ma Pauline, comme tu es triste! mais, grâce au ciel,
tu pries bien. Décidément il n'y a pas de malheur sans
soulagement, car toujours on peut prier, et cela est iné-
puisable de consolation; je l'ai tant senti, tant éprouvé,
RÉCIT D'UNE SŒUB.
pendant cette dernière semaine réellement sainte ! Jamais
je ne l'ai sentie aussi sainte!,..
« Si le temps le remet, nous partons jeudi, et nous
commençons notre long, lent et inquiétant voyage. Je
t'écrirai tout le long de la route , car jusqu'à la fm nos
lettres arriveront avant nous.
« Ma Pauline chérie, combien je bénis Dieu de m' avoir
fait la grâce de conserver la bonne ferveur que j'avais
en partant! Tai eu des moments de bonheur complet, ne
sentant si exclusivement de l'amour que pour Dieu! Je
ne me trompe pas, c'était bien de l'amour avec son
transport de joie brûlante. Je me sentais le cœur si com-
plètement , si enviablement rempli , et avec cela une si
•entière affection pour le monde entier! Je ne sentais
pas qu'il y eût un seul être sur la terre, non-seulement
à qui j'aurais pu en vouloir , mais pour qui je n'aurais
pas pu prier, et même souffrir. C'était divin, puisque
c'étaft de Dieu : aussi, c'était complet. »
JOURNAL D*ALEXANDRINE.
« Lundi de Pâques, 4 avril.
« Fernand m'a apporté aujourd'hui deux petits cahiers
qu'il avait dérobés à Eugénie. Albert dormait, j'étais
seule tard, ce soir. J'ai ouvert ces cahiers, et je les ai lus
en entier ^
(( Que suis -je devenue moi, pauvre sauvage, en
lisant tout ceci dans cette chambre silencieuse d'Albert
1. Le récit eût été trop longtemps interrompu si les pages du
journal d'Eugénie qui tombèrent en ce moment entre les mains
d'Alexandrine eussent été insérées à cette place; c'est pourquoi
elles ont été toutes réunies à la fin de ce volume. (V. Appendice.)
Mais ceux qui y jetteront les yeux comprendront sans peine, je le
crois» l& vive et profonde impression que cette lecture fit sur elle.
RÂCIT D'UNB SŒUR.
endormi ? j'ai arraché une page d'un livre de comptes,
et je me suis mise à écrire à Eugénie les lignes sui-
vantes :
a Minuit. — Eugénie , ma sœur chérie, je te dois de
m'être agenouillée deux fois pendant la lecture de tes
pensées et d* avoir prié avec ferveur. Cher ange, j'ai foi
en toi : dis-moi que tu as de l'espoir, et j'en aurai !
« On trouve que je fais quelque chose, parce que je
lui donne assez bien ses remèdes, parce que je n'ai pas
perdu la tête au moment de son danger. Et toi qui te
donnes tout entière pour lui *, — et avec quelle ardeur,
quelle sincérité! — ni toi, ni les autres ne t'admireront.
Oh ! ma sœur angélique, c'est toi que je prie t'intercéder
pour nous !
{( Ahl que seras-tu dans quelques années?... toujours
heureuse en tous cas, heureuse d'un bonheur que rien
ne peut t*ôter. Va , donne-toi à Dieu comme tu l'as déjà
fait , mais reste nous encore un peu pour faire notre
1. Voici le passage du cahier d'Eugénie auquel elle fait allusion :
« Mon Dieu, acceptez cette prière que je vous fais avec tant de foi,
d'un échange d'épreuve. Guérissez Albert, donnez-moi sa maladie.
Faites-m'en souffrir longtemps pour me rendre digne de vous, puis
laissez-moi aller à vous. Voyez, mon Dieu, ce sera toujours une
épreuve, car, moi aussi, ils me regretteront. Ce n'est donc pas à
cause de cela que je vous demande de la retirer, je sais que le seul
moyen d'être à vous est d'être éprouvé. Mon Dieu, tout vous est pos-
sible. Souvenez-vous du Centenier, souvenez-vous de la fille de
Xidre ; eux vous disaient avec foi : Seigneur, guérissez ! Eh bien !
▼oyez dans mon cœur, voyez comme il déborde de foi quand je vous
dis : Seigneur, guérissez Albert. Mon Dieu, donnez-la-moi, cette
maladie; qu'elle soit terrible, qu'elle me brûle la poitrine entière-
ment pour purifier mon cœur. Faites-bien souffrir mon gosier dont
j'ai si souvent en vanité, à cause de ma voix, dont avec tant de plai-
sir j'entends faire l'élc^. Le monde dira surpris : « C'est inexpli-
cable ! lui, si faible, si malade, il se guérit; elle, si forte, si peu
délicate, elle meurt! » Et moi, je penserai: Dieu l'a voulu, voilà qui
explique toot. »
I. 25
388 . EECIT D'UNE SCEUR.
bonheur et nous rendre meilleurs. Tu m'aides à entre-
voir le ciel, et si quelqu'un pouvait me faire cesser d'ai-
mer la terre, ce serait toi. Je crois vraiment que de te
savoir catholique eût suffi pour me faire adopter cette
religion comme la meilleure. Que ta modestie ne s'a-
larme pas. 11 est impossible que cela ne te fasse pas plai-
sir, et Dieu te permet ce plaisir . Réfléchis , et tu verra?
que tu dois même t'en réjouir. Ne crains pas que mon
admiration pour toi m'aveugle jamais. Nous resterons
ensemble, j'espère, et alors ne t'inquiète pas de ta con-
duite, je la regarderai : ce n'est pas avec présomption
que je veux prendre ce rôle, mais je sais que celle qui
a la poutre dans l'œil voit très-bien la paille dans l'œil
d'une autre , et je ferai bien attention pour voir si toi,
belle petite perle de Dieu, tu ne te ternis pas. Oh! quel
bonheur ignoré du monde, que d'avoir une sœur comme
toi, et de l'aimer comme je le fais! Merci, mon Dieu! »
(( Voilà le billet que j'envoyai à Eugénie le lendemain
matin ; puis elle arriva chez moi toute confuse et rou-
gissant... Mais cène fut que plus tard que je lus en tota-
lité tout ce qu'elle avait écrit dans ces cahiers ^. »
EUGÉNIE A PAULINE-.
« Venise, samedi 9 avril.
« Nous sommes encore ici, et dans quelles incertitudes
nous avons passé la matinée ! En nous levant, il faisait
beau; on avait décidé le départ. Albert avait eu une
bonne nuit, il était calme et heurelix d'en être enfin au
moment de partir. La pluie commence, le médecin con-
1. Voir à la fin du volume, Appendicç n° 2.
2. Nous avions quitté Paris après la nouvelle de leur heureuse
arrivée à Venise. Cette lettre me parvint en Angleterre.
Etorr D^KB sqtus.
sefUe alors de fcsler, ce qai aghe tellement Albert qu'on
ne sait plus que faire.
« Alex et moi, nons nous promenions comme des âmes
en peine, ne sachant que désirer. Au fond, plutôt partir,
parce qu'elle attache une idée superstitieuse à remettre
une chose décidée. Et moi, je pensais à ce que m'avait
dit le bon prêtre à l'église ce matin , malgré la pluie :
« Andate, andate, non importa la piove ; fidatevi a Dio,
ptti'tite. Iddio vi benedica, fidatevi, partite. » Enfin donc
j'étais fâchée du retard, mais que dire? Qui oserait
prendre nne pareille responsabilité? Mon père vient de
décider de rester»
« Alex et moi , nous sommes seules avec Albert , qui
ne cesse de répéter : « J'ai toujours en le pressentiment
que je ne quitterais pas Venise! » Tu juges si ceci nous
assombrit. Puis, Pauline, tu compatiras à un petit cha-
grin que nous Venons d'avoir. Pendant qu'Albert nous
parlait comme je te l'ai dit et se faisait de plus en plus
triste, j'ouvre mon écritoire et je trouve ma pauvre
bague, ma bague rouge, si solide... la pierre cassée...
l'ancre* fendue en deux!... Notre pauvre espérance!,..
Cela nous a fait un choc, à Alex et à moi. Les larmes nous
sont venues aux yeux. Je n'imagine pas quand et com-
ment cela a pu se faire, mais nous sommes démontées.
Pazienza! demain Tiendra et sera heureux, si Dieu le
permet : notre présage et notre espérance brisée ne signi-
fieront rien.
« 5 heures.
. a Chérie, puisque nous nous sommes lamentés à toi, il
faut vite te dire que nous sommes mieux. Albert , après
1. H y avait sur cette bague une cornaline rouge sur laquelle
était gnivce une ancre.
RÉCIT D'UNE SŒUR.
son accès sombre, a dormi, et il est très-bien, même gai
à présent, et après avoir été, comme nous, « funestato n
de notre bague brisée, il disait tout à l'heure : « C'est
r ancre qui nous tenait à Venise, elle se brise pour nous
laisser partir. »
« Dimanche, 10 avril.
« Il n'y a rien de tel que les présages , les pressenti-
ments, les ancres brisées pour porter bonheur. Il fait
superbe. Nous partons. Albert est mieux et si heureux!
Adieu, chère petite sœur , que Dieu ne nous abandonne
pas! Priez pour nous M »
;
EUGÉNIE A PAULINE
« Padoue... (Nous y sommes! mon Dieu, est-ce possible?
avec Albert, le ramenant!) dimanche, 10 avril 1836.
«'Chérie! chérie! nous sommes à Padoue. Si j'avais
écrit tout de suite, ma lettre serait partie aujourd'hui;
mais, avant de penser à toi, il a fallu penser à Dieu et
aller le remercier, car nous étions partis et nous étions
arrivés, et Albert n'était pas trop fatigué, étonnamment
peu. Aussitôt que nous l'avons vu établi dans son lit, calme,
nous avons été à la cathédrale. Oh! il fallait cela, il fal-
lait répéter mille fois : Dieu soit loué! Dieu soit béni!
pour se soulager le cœur. Cette belle église était rem-
plie de monde, éclairée, l'orgue jouant. Nous avons eu
i. Cette ancre brisée dont elle parle servit, hélas! deux mois
après, à cacheter la lettre où elle m'apprenait la fin de toutes nos
espérances pour Albert. Six ans plus tard, le hasard voulut que ce
même cachet fût celui de la lettre qui contenait la nouvelle de la
mort de mon père. Enfin, par une bien étrange coïncidence, la même
empreinte se trouve sur la plus douloureuse lettre qui me soit
jamais parvenue, la lettre que je reçus de Palerme, après la mort
d'Eugénie elle-même 1 . ' » .
BBCIT D'UNB SŒUR. Sa»
la bénédiction du Saint-Sacrement. Oh ! pour le coup,
c'était un bon présage, cette divine fin d'une journée
déjà si protégée.
« Pauline, crois-tu réellement que ce soit vrai? Arri-
verons-nous? Enfin, espérons, espérons et confions-nous
à Dieu! Qu'importe ce qui arrivera! lui ne peut pas mal
faire.
« Je pense avec bonheur que tous les jours, avant de
partir, nous pourrons entendre la messe! Oh! que la
pensée de Dieu est douce, Pauline ! qu'elle est adorablel
et quand elle devient dominante, tout devient facile,
rien n'est très-triste. Tous les matins, la messe; tous les
soirs encore un moment béni, à l'église, remercier Dieu
si la journée a été bonne, demander son secours si elle
a ét^ mauvaise. Car ce voyage doit être un voyage de
prières, n'est-ce pas ? Oh ! ma Pauline, nous te reverrons.
J'espère ! j'espère!
« Toi qui, comme nous, as une sorte de foi aux pas^
sages trouvés par hasard, regarde ce qui était dans le
petit livre de textes que nous avons ouvert en sortant
de Venise : « Et il aiTivera qu'avant qu'ils crient, je les
exaucerai; et lorsqu'ils parleront encore, je les aurai déjà
entendus. (Isaïe.)
« Approchons-nous de lui avec un cœur sincère, avec vme
confiance pleine et parfaite. (Hébr. , u.)
« Qu'en dis-tu? Bonsoir, chérie. »
EUGÉNIE A PAULINE. '
« Vérone, mercredi 13 avril 1836.
« Chère amie, mon Dieu! comme Albert va bien
jusqu'à présent! Nous en sommes tout surpris et re-
connaissants envers Dieu si bon, si protecteur! Oh!
j. pourvu qvLQ ce mieux continue I II est bien! si gai! U
RECIT D'UNB SŒUR".
jouit de se sentir comme il ne s'était plus senti depuis
longtemps. Oh ! Pauline, Dieu nous protège et nous
exauce ; et, quel que soit l'avenir, soyons toujours recon-
naissants. Prions et aimons toujours, même si cette ré-
surrection inespérée ne doit être qu'un soulagement et
ane consolation à Thorrible malïîeur, tellement aggravé
par la manière dont nous avons pu le craindre. Même
si Dieu veut cette épreuve pour nous, ne murmurons
jamais contre sa volonté et rappelbns-nous le bonheur
fervent de ce temps-ci. »
ALEXANDRINE A M. DE MONTALEMBERT.
« Gêiiea^22.avadl 183&-
« Cher ami, Dieu nous a permis d'arriver heureuse-
ment jusqu'ici... Mais je vis au jour le jour; mes pen-
sées né dépassent guère le lendemain, et encore ne vont
jusque-là qu^avec terreur. Je passe d'angoisse en an-
goisse, et quand un petit rayon d'espoir les. traverse, je
me sens comparativement heureuse. Rien n'est plus fa-
tigant que cette existence, et cependant elle ne m'em-
pêche pas d'être bien portante. Je n'y conçois rien ;
seulement, l'aspect de toutes choses est renversé...
J'éprouve parfois une bizarre insensibilité et d'autres
impressions singulières. Les objets de cette malheureuse
vie prennent entièrement la couleur qui règne dans
rame. Oh ! qu'est-ce que Dieu veut encore faire de moi ? Je
tremble souvent qn'il ne mt punisse de ne vouloir pas
tout lui donner, d'aimer toujours tant le bonheur de la
terre... Hélas! c'est là que j'avais placé mon idéal! et
maintenant, je vois qu'il n'y a sur la terre que de faux
semblants de féficité. Je dévrais donc chercher cette
félicité ailleure, mais je ne m'élance pas!... Je ne com-
prends pas- le ciel, et pourtant je vois d'autres^âmes qui
RÉCIT &'BlfB SCIUR.
en ont des avant-goûts qui les détachent de terre! Mais,
cher ami, malgré cette matière épaisse qui environne
mon âme, je vénère les choses célestes, et j'espère que
cette vénération me conduira peu à peu à les aimer. J'ai
vivement admiré, dans votre Introduction, la peinture
que vous faites des liens qui unissent les saints du ciel
avec les hommes sur la terre. Oh ! je crois que je n'ai
pas, ou que j*ai bien perdu Torgueil du jugement indi-
viduel. Bien souvent j'ai pensé que, pour être catholique,
il pourrait me suffire qu'Albert, ses sœurs, et vous le
fussiez. Ma faible raison pourrait donc plus justement se
plier devant ce qu'ont cru les saints qui cependant va-
lent encore un peu mieux que vous !
« Merci de votre chère lettre, de vos représentations
et de vos conseils, que j'ai trouvés ici. J'aurais mille
choses à vous dire, mais je tombe de sommeil... J'ai
montré à Albert votre chapelet, sans la lettre, comme de
raison; il ne s'étonne cependant pas de votre silence. Il
a l'âme trop tendre, trop confiante pour cela, et il vous
adore comme toujours... Oh! causerai-je bientôt avec
vous? Ne craignez pas que je vous cache jamais mes
doutes ou mes impressions religieuses. Vous saurez tou-
jours ce qui se passe en moi, si vous le voulez ; c'est là
la vraie fraternité. Ce que j'ai peut-être de meilleur, c'est
de la franchise et de la confiance. Priez tous les jours
pour moi, car je prie mal, mais j'aime Dieu pourtant.
« Eugénie est bien touchée de votre souvenir. Je suis
iharmée que vous l'ayez trouvée si bonne. Il n'y a pas,
je le crois, sur la terre, une seule femme aussi ressem-
blante à un ange qu'elle.
« Ah ! cher Montai ! Dieu nous conduira-t-ii jusqu'à
Paris? Je vous écrirai encore de la route.
• Al revoir avec l'aide de Dieu touft^ tous, tous. »
392 EBCIT D'UNE SŒUR.
EUGÉNIE A PAULINE.
« Paris (nous y sommes !), vendredi 13 maK
« Ma Pauline ! Nous y voilà ! Que Dieu soit béni ! mais
quelle agitation! Arrivés depuis avant-hier et n*avoirpas
eu un moment pour t' écrire!
« Je suis agitée, étourdie de mille manières. Que n'es-
tu ici ! Tant de choses à te dire ! Que n'es-tu ici ! Que
ne vois-tu tout par toi-même ! Voyons que je remette
mes esprits. MercrvCdi à six heures du soir, nous
sommes arrivés à Yillejuif. Nous avons trouvé madame
de Lagrange,Emmaet Charles, etc., etc. Cela a été une
première émotion pour Albert, puis ici Montai, et, le
soir, une foule d'autre monde...
« Hahnemann^ est venu hier à cinq heures. C*est un
brave, bon petit vieillard. Alexandrine Ta tellement tou-
ché, qu'en sortant il lui a pris la main en disant: « De-
puis soixante ans que je soigne, je n'ai pas vu une seule
femme qui aimât autant son mari. » Il veut que nous
quittions cet appartement dont les chambres sont trop
petites. Nous allons en chercher un autre aux environs
du Luxembourg. »
ALEXANDRINE (dANS SON JOURNAL).
a 19 mai.
« Hier pendant une course que j'ai faite avec Eugénie,
elle m'a dit que la pensée de la mort lui faisait remuer
le cœur de joie! Cela m'a ébahie; mais ces choses-là
affermissent ma foi.
1 . Hahnemann, le célèbre inventeur de l'homœopathie, alors âgé
de plus de quatre-vingts ans. Il est mort à Paris en 1843.
.RÉCIT D'UNB SŒUR.
« ti mai, dimanche de la Pentecôte.
« Mon Dieu, de tant de manières déjà tu as cherché
à me dégoûter entièrement de la terre, et je l'aime tou-
jours! Cher ciel, pourquoi ne puis-je te désirer et t'ai-
mer I
« Depuis hier (21), nous sommes établis rue de Ma-
dame, n° 13.
« Je serai catholique avant la Fête-Dieu. L'abbé Ger-
bet sera mon confesseur *. Mais l'abbé Martin de Noir-
lieu (le premier prêtre catholique que j'aie connu) rece-
vra mon abjuration.
« L'appartement où nous sommes est joli, spacieux,
et nos chambres donnent sur les beaux arbres du
Luxembourg.
« Dimanche, en revenant de la messe, j*ai vu à notre
fenêtre mon Albert me souriant, et lorsque je suis entrée
dans la chambre, j'ai vu une charmante petite table et
une chaise en bois sculpté. Son père, qui était là, médit
que c'était un présent d'Albert pour moi, et qu'il avait
voulu qu'elles fussent couvertes en drap bleu de ciel,
parce qu'il savait que c'était ma couleur.
« Mercredi, 25 mai.
« Cette après-dînée, j'allais avec Eugénie au mois de
Marie à Saint-Étienne du Mont. Avant de' sortir, nous
1. Elle ne Tavait jamais vu alors. Mais un jour, à Venise, elle
avait lu un article de lui dans VUniversité catholique, et Timpression
qu'elle en reçut fut si grande, qu'elle résolut alors, si jamais elle se
faisait catholique, de n'avoir pas d'autre confesseur que lui. L'abbé
Gerbet était absent de Paris lorsqu'elle y arriva; mais elle n'en
persista pas moins dans cette résolution, prise avant de le connaître,
et elle dut ensuite, à ce choix, tant de consolation, qu'il fut permis 'de
le considérer comme ayant été véritablement inspiré à Alexandrine
par la velouté miséricordieuse de Diea.
RECIT D'UNE SŒUR.
avons dit adieu à Albert, et nous l'avons vu écrire dans
le livre de velours vert que je lui ai brodé à Venise. Cela
m'a préoccupée. Avant de nous coucher, Eugénie et moi,
restées seules, nous avons pris ce livre, et nous Tavons
ouvert dans le salon. Mon Dieu! que suis-je devenue en
lisant ceci :
« Seigneur, autrefois je vous disais nuit et jour : Per-
« mettez qu'elle soit mienne, accordez-moi ce bonheur,
« sa durée ne dût-elle être que d'un jour. Vous m'avez
« écouté, mon Dieu ! Qu'ai-je à me plaindre? Mon bonheur
<( fut indicible, s'il fut court; et maintenant que le reste
« de ma demande va s'accomplir \ votre volonté divine
« permet que mon ange rentre dans le sein de l'Église,
« me donnant ainsi Tassurance de la revoir dans peu où
« nous nous perdrons dans votre immense amour^ »
« Oh ! quelle fut mon émotion en lisant à la fois, dans
ce peu de lignes, tant d'amour pour Dieu, tant d'amour
pour moi et une si tranquille résignation à la mort ! la
mort qu'il me semblait encore si épouvantable qu'il dût
envisager î
(( Et plus tard , combien ai-je baisé ce mot : dans
peu! »
EUGÉNIE A PAULINE,
« Paris, samedi 28 mai i836.
« Je commence ce soir, demain je finirai. Pauline , de-
main Alexandrine sera catholique, et tu n'es pas ici !
Nous en consolerons-nous jamais? Au moins, situ pouvais
i. Il avait oËfert sa vie pour lui obtenir la foi.
2. Ce sont ces lignes que l'abbé Gerbet appela, plus tard, « le
« {îlus sublime testament de résignation tendre et d'héroïque amour
« que l'àme d'un chrétien ait jamais inspiré au cœur d'un époux. .»
Et ces mots sont les derniers qu'iVlbert ait écrits.
I
BBCIT D'UN» SŒUH 895
7 être pour jeudi! fen ai quelque espoir. Aussi j'écris
cette lettre comptant un pea que tu ne la recevras pas.
Jeudi, elle fera sa première communion. Pauline, ce sont
pourtant de grands bonheurs'au milieu de nos tristesses.
Connnent se plainchre, quand on a de si réels sujets de
reconnaissance envers Dieu !
a Chérie, je ne veux rien te dire de plus, car j*espère
te tenir avant que cette lettre ne te parvienne. Enfin, si
tu la reçois, adieu. Je f aime, oh! plus que jamais dans
.les plus beaux jours de notre « lovmg » enfance. Que
Dieu bénisse notre Alexandrine demain. »
ALEXANDRINE (dANS SON JOURNAL).
« 29 mai 1836 (dimanche de la Trinité).
t Ce matin , j'ai été de bonne heure à la messe , puis
je me suis habillée. J'ai mis une robe blanche et un large
ruban bleu croisé sur ma poitrine : les couleurs de la
Vierge qui ont toujours été mes couleurs favorites! Et
c'était son mois aussi, et je devais cette grâce à son in-
tercession que ce bon franciscain de Pise m'avait dit
d'implorer. Je devais aussi cette grâce à mon Albert qui
s'était offert en holocauste pour moi, qui avait tout offert
à Dieu pour ma conversion, même l'enthousiasme, et qui
n'avait voulu conserver que l'amour du bien.
« L'abbé Martin de Noirlieu a dit la messe (à un autel
préparé dans lai chambre d'Albert) ; puis il m'a fait ap-
procher, mettre à genoux devant lui. Il m'a dit alors de
faire le signe de la croix, et , après l'avoir fait, j'ai lu à
haute voix l'abjuration suivante i
190 RECIT D'UNE SŒUR.
« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
« Je crois d'une foi ferme et professe, tant en géné-
ral qu'en particulier, tous les articles contenus dans le
symbole de la sainte Église catholique , apostolique et
romaine.
« Je crois que ce serait une détestable idolâtrie que de
rendre le culte d'adoration à un autre qu'à Dieu , Père,
Fils et Saint-Esprit. Je crois , avec l'Église catholique,
qu'il est bon et utile d'invoquer d'une manière sup-
pliante la sainte Vierge et les Saints et de recourir à leur
aide et à leur secours pour obtenir de Dieu ses bien-
faits par N.-S. J.-G. qui seul est notre Sauveur et Ré-
dempteur.
(( En vénérant les images de la sainte Vierge et des
Saints, je ne leur attribue aucune vertu ou divinité pour
laquelle on doive les vénérer, leur demander aucune
grâce et y accorder sa confiance, puisque tout l'hon-
neur qu'on leur rend se rapporte à ceux qu'elles repré-
sentent.
« Je crois qu'il y a sept sacrements institués par Jésus-
Christ.
« Je crois que Jésus-Christ a donné à l'Église le pou-
voir d'accorder des indulgences et que l'usage en est
salutaire.
(( Je crois que les âmes qui sortent de cette vie avec
la grâce et la charité , mais redevables encore à la jus-
tice divine, souffrent, pendant un certain temps, dans le
purgatoire et qu'on peut les soulager par des prières,
des aumônes et par le saint sacrifice de la messe.
« Je crois que , par la vertu des paroles de la consé-
cration, le pain et le vin offerts sur l'autel sont changés '
RBCIT D'UNB SŒUR. 897
au corps et au sang de Jésus-Christ et qu'on peut rece-
voir cet adorable Sauveur tout entier sous une seule
espèce.
t( Je crois qu'il n'y a qu'une foi, qu'un baptême, comme
il n'y a qu'un Seigneur, et qu'il est impossible de plaire
à Dieu et d'être sauvé, par conséquent, sans cette foi et
ce baptême.
« Je crois que la vraie foi n'est que dans l'Église catho-
lique qui, par la succession de ses pasteurs, remonte
sans interruption jusqu'aux Apôtres : c'est l'Église établie
par Jésus-Christ, qui a promis de l'assister de son esprit
tous les joure jusqu'à la consommation des siècles.
« Je crois qu'on ne peut être sauvé hors de l'Église
catholique , mais je ne condamne en particulier aucun
de ceux qui ont eu le malheur de vivre et de mourir
hors de sa communion.Il n'appartient qu'à Dieu de les
juger; lui seul sait à quel point leur ignorance de la
vraie foi a été volontaire et coupable.
« Je crois que le pouvoir d'interpréter les divines Écri-
tures n'a été donné qu'aux Apôtres et à leurs légitimes
successeurs, auxquels Jésus-Christ a dit : Allez, ensei-
gnez toutes les nations.
u Je crois donc d'esprit et de cœur à la doctrine de
l'Église catholique. Je veux vivre et mourir dans le sein
de cette Église, moyennant la grâce de Dieu, que je
bénirai tous les jours de ma vie de m' avoir appelée à la
religion de mes ancêtres.
« Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.
■ Parte, le 29 mai 1836, le jour de la fête de la Très-Sainte Trinité,
tt Martin de NoinuEU,
« Aleianorine d'Alopei/S ds la Ferronnayi.
^98 RECIT D'UNE SŒUIL
*( Ed présence des soussignés :
« Al.BERT DE LA FeRRONNAYS,
« Comte DE LA Ferronnays,
« MoNTSOREAU, comtesse DE LA Ferronnays
« Eugénie de la Ferhonîvays,
« F£RNAND DE LA FeRRONNAYS.
« (MoDtalembert était présent, j'ai oublié de le faire
signer.)
« Quand tout fut fini, je me jetai dans les bras de
mon Albert, puis j'embrassai tous les autres de notre
famille chérie. L'abbé Martin, s' approchant de moi, me
dit : « Maintenant, Madame , vous avez des frères dans
le monde entier. » Et je me sentis comme dans une
nouvelle vie, heureuse! heureuse! que j'en étais toute
surprise, et que je craignis d'avoir été, à côté de mon
Albert, trop joyeuse et trop gaie le reste du jour.
«r Eugénie écrivit ce jour-là dans son cahier ces lignes
que j'y lus le soir :
« Seigneur! Comment vous parler et que vous dire,
« mon Dieu, pour les grâces de cette journée? Elle est ca-
« tholique ; votre petite brebis vous est revenue, mon Dieu!
« Réjouissez sa douce âme , bénissez-la, consolez-la de
(( ses longues années d'exil, comblez de joie son retour
(i dans la véritable patrie; bénissez-la de tous vos dons,
« et, si vous l'aimez assez pour l'éprouver, donnez-luî
« donc alors Timmense amour de vous seul pour tout
« supporter, pour tout chérir de votre main adorée.
« Anges chéris, veillez sur elle pour que sa paix soit
« grande, pour que son âme soit sereine ! »
(( Cette nuit du 29 au 30 mai (je Tai su depuis), ma
mère a rêve qu'elle me voyait assise, redevenue petite
enfant, en chemise, ayant sur la tête une énorme cou-
RÉCIT D'UNE SŒUR.
ronne de fleurs qui étaient comme des dards et que tout
ce costume lui déplaisait, puis que je lui offrais de ces
grandes fleurs de ma couronne et qu'elle les refusait,
— Oh! jusqu'à quand?...
« Le 30 mai. Lundi. — Montai vint et amena Tabbé
Gerbet. Albert était au salon lorsqu'il entra, et bien des
années après l'abbé Gerbet m'a dit qu'il se rappelait et
qu'il se rappellerait toujours le vif regard de joie qui
s'alluma dans ses yeux en voyant entrer celui qui devait
rendre la vie de la grâce à son Alex. Ce regard le frappa
d'autant plus que les magnifiques yeux d'Albert étaient
la seule chose vivante encore dans sa figure, hélas I si
changée alors.
« Mardi le 31 mai. — J'ai été avec Eugénie, à pied, a
la chapelle du collège Stanislas. Une fois là, et lorsque
j'ai vu l'abbé Gerbet dans le confessionnal, j'ai eu peur,
et j'ai été bien longtemps à me décider à y entrer. Eu-
génie m'a dit de prier pour me calmer. »
ALEXANDRINE (dANS SON JOURNAL).
« Mercredi 1*'" juin. — Mon Dieu! mon bon Dieu!
j'ose croire que ta main m'a guidée malgré mon indi-
gnité. Ohl cher bon Dieu! je vois tant de fils qui se
tiennent! tant de prières exaucées! Tu as doucement
conduit mes pas, doucement, quoique tu aies aplani la
voie parla foudre! 0 mon Dieu! mon père céleste! oui,
la foi et plus de bonheur au moins sur la terre, ou plu-
tôt la foi, pour avoir immanquablement le bonheur par-
tout, ici et là-haut. Foi désirée et adorée, je t'ai davan-
tage, et je t'aurai encore plus, car je t'ai demandée, et
il sera accordé à qui demandera. Il faut que je l'aie bien
belle pour dimanche.
« Je suis si aise d'être catholique , si aise que je
400 RBCIT D'UNE SŒUR.
trouve que c'est miraculeux, et que cela me persuade
davantage de la vérité de cette chère religion. Oh î mon
Dieu! merci! Oh! vous tous, merci, qui m'avez aidéel -*
Et la confession que j'aime tant, malgré les terribles ;i
souffrances qu'elle me fait éprouver. Mon Jésus, fais-
moi naître de nouveau, mais permets-moi de garder
toutes mes chères affections. Sauve-les toutes, rends
tout ce que j'aime heureux, et tout ce qu'aime Albert, à
jamais.
« J'ai cru, oh! si bien cru aujourd'hui! Et j'en ai eu
de telles jouissances, malgré ma profonde humiliation,
malgré le supplice qui m'attend encore samedi en avouant
le reste de mes fautes.
(( 0 mon père céleste ! quel prêtre tu m'as envoyé,
surpassant tout ce que j'avais désiré trouver dans un>
confesseur !
« Mon Dieu ! fais que, même pour toi, je n'oublie pas
ma mère, mes frères chéris, mon père dans l'autre vie,'
et les soins que je dois donner à mon Albert. Mon Jésus !
fais que j'accompagne mon pauvre ami, que toi-même
tu m'as donné pour mari, que je l'accompagne partout,
dans les ombres de la mort, comme dans toute la force
de la vie, dans le sommeil du tombeau, comme auprès
de son lit de souffrance, que je sois là toujours sous ses
yeux, une figure connue et aimée, une voix encoura-
geante, une compagne pour tout supporter! Mon Jésus!
préserve ma pensée de désirer autre chose. Amen. Chère
Vierge, chers saints ! priez pour moi !
« Pendant la nuit suivante (du 1" au 2 juin) j'étais à
une heure du matin dans la chambre d'Eugénie. Je
croyais Albert endormi. Tout d'un coup nous avons en-
tendu des accords sur le piano, cela nous a fait un effet
EBCIT D*DICB 8ŒUB. 401
sinistre. J'ai reconnu que c'était Albert, j'ai eu l'impres-
sion que c'était pour la dernière fois qu'il jouait du
piano. J'ai été me mettre près de lui. Il était si touchant
à voir! 11 était plongé dans une mélancolique, mais très-
douce rêverie. Sa fidèle garde, la sœur de Bon-Secours
ctait là aussi.
« Montalembert admirait beaucoup cet amour qu*Al-
l)ert conservait pour la musique. Il disait que d'autres
malades comme lui la prenaient en haine. Mais ceci était
digne de la suave et douce âme d'Albert ; . il l'aima tou-
jours : seulement, il ne pouvait plus, à la fin, la suppor-
ter que très-douce.
« La nuit qui suivit celîe-là (celle du 2 au 3 juin) , à
1 heure et demie, Albert s'est levé et a passé une grande
partie de la nuit dans son fauteuil, et là, je lui ai donné
ma confession à lire. 11 m'a beaucoup aidée dans cet
examen avec la plus grande lucidité et droiture de con-
science. Mais le matin il s'est remis dans son lit où il a
souffert cruellement.
« Je voyais qu'il empirait. Je pris, par désespoir, un
accès de courage, je chargeai Eugénie d'aller chez
Hahnemann, et de lui demander toute la vérité. Pen-
dant qu'elle était allée là, je pris un livre de prières,
que m'avait donné ma belle-mère, et j'y écrivis les pas-
sages suivants :
u 7. Les choses que je regardais comme des avan ta-
it ges m'ont paru , en regardant Jésus-Christ , des désa-
« vantages et des pertes.
« 8. Je dis plus, tout me semble une perte au prix de
« cette haute connaissance de Jésus-Christ, notre Sei-
« gneur, pour l'amour duquel je me suis résolu à perdre
« toutes choses, les regardant conmie des ordures, afin
« de gagner Jésus-Christ. »
(Saint Paul aux Philipp., lu, 7, 8.)
b 26
402 RÉCIT D'UNB SŒUR.
<( J*ai appris à être content de l'état où je me trouve, n
«Je puis tout en celui qui me fortifie. »
(Saint Paul aux Philipp.,iv.)
« Eugénie revint; elle répondit doucement à mes pres-
santes questions , mais ce qu'elle me dit me causa une
secousse qui l'effraya.
« Je n'avais pas cru avoir encore tant d'espoir à
perdr4. Lorsqu'elle ajouta qu'Hahnemann disait qu'il y
avait pour moi un danger mortel à dormir dans la
même chambre qu'Albert, cela me fit sourire, et la sen-
sation que je ressentis me causa une sorte de bon-
heur *. »
EUGÉNIE A PAULINE.
« Paris, vendredi 3 juin 1836.
« Dieu fait de grandes grâces à Alexandrine, il l'aime
comme un enfant chéri ; depuis qu'elle est catholique,
son calme, son repos, sa fermeté, sont inouïs. Au milieu
de cette affreuse douleur, elle est d'une sérénité que Dieu
seul peut donner. Pauvre chère! elle s'est déjà confessée
deux fois, et demain, elle recevra l'absolution.
(( Te figures-tu ce que cela a dû être pour elle, une
confession générale, avec son imperturbable mémoire,
qui la reporte à des années indéfinies et son exactitude
i. Elle était parfois, dans ce temps de douleur, obsédée de la folle
pensée qu'elle n'avait pas aimé Albert avec assez de tendresse, qu'elle
n'avait pas eu pour lui tout l'amour et tout le dévouement qu'il méri-
tait. Alors elle éprouvait comme une sorte de soulagement à se
donner à elle-même des preuves en quelque sorte tangibles de son
affection. Son indifférence pour son propre danger, en cette circon-
stance, en était une qui lui fit cet étrange plaisir dont elle parle. Il
paraîtra surprenant qu'elle ait pu avoir de pareils doutes, mais ces
tourments sans raison, que l'imagination ajoute à la douleur, seront
compris de ceux qui ont réellement aimé et réellement souffert.
MOIT D'UTfB SŒUR. 40S
scnipuleuse! Je fai accompagnée, les deux fois, à la cha-
pelle du collège Stanislas. Elle y est restée si longtemps
que je m*endormais complètement. G^la nous a fait
rire, car nous rions encore, et souvent même, malgré
tout. Mais ce n'est pas mal , nous le sentons. Cette es-
pèce de gaieté n'est pas du monde, mais bien mise dans
le cœur par le calme que donne la prière. C'est aussi
l'avis de l'abbé Gerbet.
« Ohl Pauline, quelle grande grâce pour Alex, de
l'avoir rencontré maintenant ! Elle le répète sans cesse et
dit qu'il est précisément tout ce qu'elle désirait. 11 est
d'une douceur extrême, et l'immense charité qui règne
dans ses écriLs perce dans toutes ses paroles, et même
dans toute sa personne.
« Alexandrine fera sa première communion dimanche.
Si Albert peut y aller, ce sera dans cette chapelle de
l'Enfant-Jésus, où toi, tu as reçu aussi l'absolution avant
ta première communion. Oh! Pauline, viens, ma chérie,
si tu peux; vois-la, viens la voir forte de foi, d'amour et
d'espérance. Elle est calme , je te dis. Elle parle de son
malheur, elle voit cette séparation comme si Albert la
quittait pour un voyage. Prions, aimons toujours. Je
t'écrirai tous les jours, ne fût-ce qu'un mot. Adieu, cher
ange. Que Dieu soit dans tous nos cœurs pour y imprimer
sa volonté. »
EUGÉNIE A PAULINE.
€ Vendredi, 3 juin, minuit.
l « Chère amie , ce matin ma lettre est partie... ce soîr
je récommence...
<i L'archevêque a permis qu'on dise la messe, à mi-
nuit, dimanche, dans la chambre d'Albert, afin qu'il
404 RECIT D'TTNB SŒUIt
puisse y. communier à jeun. Autrement, pour communier
à- cette même messe où Alexandrine fera sa première
communion, il aurait fallu que ce fût en viatique (puis-
qu'il ne peut rester à jeun jusqu'au matin), et c'eût été
trop triste pour cette occasion. Mais t'imagines-tu ce
mélange de doux, de solennel et de funeste? A minuit
dans sa chambre., un autel paré, des fleurs, des lumières,
Alexandrine, sa première communion, Albert, peut-être
sa dernière!..,
m 4 juin, samedi.
« Nous attendons Tabbé Gerbet qui va arriver. Alexan-
drine va se confesser et recevoir l'absolution. L'abbé
Dupanloup va aussi venir confesser Albert, et nous allons
aller nous-mêmes le faire à l'église ; puis , ce soir, mon
père, ma mère, Albert, Alexandrine, Olga, M. de Monta-
lembert et moi, nous communierons tous ensemble.
« Ma Pauline, ta place est trop là, tu nous manques
trop!
« Oh! si j'étais sûre de rester avec Alexandrine! On
aurait la folie de ne pas appeler cela uû but ; on me di-
rait : Vous ne pouvez pas passer votre vie sans but! N'en
est-ce pas un que de se dévouer entièrement, de donner
tout son temps, tous ses soins, toute sa vie à celle d'une
amie, d'une sœur tant chérie ? On le fait bien pour un
mari et cependant on l'aime moins... bien souvent. »
ALEXANDRINE (dANS SON JOURNAL).
« Le même jour, samedi 4 juin.
.« Avant d'aller me confesser à l'abbé Gerbet, je lui
avais fait la lecture, et, dans une des réflexions qui
suivent les chapitres de Vlmitation, j'avais lu les mots :
<( U amour est plus fort que la mort ! »
MMGIW •'<nc« S«C«. 403
« Ces parolGS ra*ODt relevé Vkme,
« L'amour est plus fort que la mort. » Mon Dieu!
merci, merci. Quelle grande grâce! 6t comment, après
cela, |K>urrais-je n'avoir pas de foi, quand tu as telle-
ment 6Kaucé ma prièi^ de me faire sentir combien je
i'aimais! Ces horribles idées de doute étaient donc des
illusions; et maintenant, doux et glorieux sentiment! je
sens que je desceodiMis volontiers avec lui dans le gouf-
fre de la mort, que j'ai cependant toujours craint. Mou
Dieu! jamais séparée de lui, jamais, mon Dieu! 11 a be-
soin de moi, et stoi je puis me passer de tout ce que je
laisserai sur la terre.
a Doux ami, si éprouvé, qui m'as tant aimée quand
tu ne souffrais pas, ne crains pas que, dans tes souf-
frances, tes dernières souffrances, je t'abandonne. Notre
Dieu me fera la grâce, je l'espère, que je ne sois pas ab-
sente; et alors, amicliéri, ton agonie sera cependant un
peu moins cruelle. Oh ! ne crains pas ! Que tes beaux
yeux ne me regardent pas comme si j'allais m' éloigner.
Je te tiendrai toujours, quand même mes os se brise-
raient de la douleur de te voir mourir; mes bras, mes
yeux ne se détacheront pas de toi, et ton dernier regard
verra que je suis toujours là.
a Et après, mon Dieu, comme tu veux, tout ce que tu
veux, quand tu veux! Si je vis, je serai heureuse; si je
meurs, pourvu que je sois avec lui, je le serai aussi. Et,
quant à ma vie sur la terre sans lui, je ne veux pas
même craindre de me consoler. Ce sera tout ~ ce que tu
voudras, mon Dieu; que ce ne soit seulement pas le pé-
ché et le remords! Mon Dieu! mon Jésus I la foi, la vive,
vraie foi pour (noil Je ne veux rien et Je veux tout.
Amen.
« En disant adieu à Albert pour aller me confesser, je
lui ai demandé pardon de tout ce que j'avais fait contre
406 RECIT D'UNB SŒUR.
iui. Il m'a répondu si tendrement et si humblement I
u Vers le soir, le docteur est venu. Je m'habillais. Je
faisais ma toilette de première communion. Je chargeai
Kugénie de le suivre sur l'escalier et de lui demander si
Albert était mal, au point de pouvoir mourir cette nuit
même; il lui répondit que oui. Mais je ne sentais plus
rien comme à l'ordinaire: je me sentais exaltée, comme
hors de ce monde; Eugénie aussi. Je fis donc ti'anquilie-
ment ma toilette toute de mousseline blanche, et, sur ma
tête, quel voile? mon voile de mariée?
(( Pour la première fois j'eus un véritable mouvement de
contrition, en me voyant ainsi vêtue tout de blanc, et, en
lisant haut à Albert et à Eugénie un chapitre de Y Imita-
tion, je dis à Eugénie ce que j'éprouvais : elle me ras-
sura et me dit que maintenant j'étais réellement toute
blanche, puisque je venais de recevoir l'absolution.
« Un autre que moi^ a parlé de cette soirée, de cette
nuit, mais voici ce qu'il n'a pas dit :
« Albert était au lit, il n'avait pas pu rester levé. Je me
mis à genoux près de lui, je pris sa main, et c'est ainsi
que commença la messe de l'abbé Gerbet. Je ne savais
où j'étais, ce qui m'amvait, lorsque, la messe s' avançant,
Albert me fit quitter sa main, cette main que je regar-
dais comme si sacrée, que, dans le moment le plus saint
de ma vie, je ne croyais pas manquer à Dieu en la té-
tant. Albert me la fit quitter en me disant : a Va, va ,
« sois toute à Dieu. »
« L'abbé Gerbet m'adressa quelques paroles avant de
me donner la communion, ensuite il la donna à Albert,
puis je repris sa main chérie. Je m'attendais à le voir
mourir cette nuit-là même ! »
1. Elle veut dire l'abbé Gerbet, dont les pagosàce sujet furent
Imprimées peu après. V. Appendice n° 1.
RÉCIT D'UNB 8<BUI. *4in
II n*eD fut pas ainsi : Dieu permit que quelques jours
fussent encore laissés à Albert pour jouir de la der-
nière et suprême joie de leur union. Le lendemain de ce
jour, Alexandrine écrivit dans son journal :
« Je fus à la grand'messe à Saint-Sulpice. C'était la
Fête-Dieu. Tout y était charmant, les chants, les encen-
soirs, les fleurs jetées. Eugénie me disait de regarder
autour de moi, mais je baissais toujours la tête, je res-
sentais de nouveau cette vive contrition et douleur de
mes péchés que j'avais eue la veille.
« Dans celte même église, avant mon abjuration,
j'avais souvent fait vivement cette prière : « Oh ! un mo-
ment de foi, d'espérance et d'amour, et y mourir!» Car
alors je n'avais pas encore la foi, mais je voulais l'avoir, »
ALEXANDRINS (OANS SON JOURNAL).
« Dimanche 5 juin.
« Communier avec Albert pour la première et la der-
nière fois! — lui pour la dernière, moi pour la première!
Union complète maintenant, et maintenant brisée ! Mon
Dieu, n'importe de quelle manière que tu nous le donnes,
il faut bien te remercier de nous avoir donné ce que no Js
désirions tous les deux.
« Le monde, qui réprouve l'exaltation religieuse, qui
la regarde comme un malheur, quelles belles consola-
lions a-t-il donc à donner dans la souffrance? Il me sem-
ble que, par prudence seule, on devrait faire une petite
provision de remèdes contre les innombrables et fré-
quentes peines de la vie. Stupide monde ! — surtout
stupide! Aimer trop Dieu ! Qu'on aime peu Dieu, je le
conçois, hélas! mais qu'on dise qu'on peut l'aimer trop,
c'est avoir toute son intelligence changée en folie.
RÉCIT D'UNE SŒUE.
« Mercredi, le 8 juin.
« Albert eut Tair un instant de trouver que je m'occu-
pais moins de lui, et, comme il vit que<îela m'avaitfait
])leurer, il en fut si affligé qu'il m'en demanda tendre-
ment pardon ; puis il dit à Eugénie et à moi : « J'ai été
« mauvais, j'ai été jaloux de Dieu. »
« Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! je viens de penser que
j'aimerais à exhaler ma vie dans un profond soupir, à
soupirer comme je souffre. Oh! misérable moi! Je ne
voulais plus de bonheur, je ne voulais que l'absence de
remords, ne plus affliger personne, et voilà que mon
mari me fait éprouver ces deux terribles maux, contre
lesquels je n'ai pas de courage. Je l'ai affligé et j'ai des
remords à cause de lui. Hélas ! il a raison, je ne suis pas
une bonne garde-malade, je ne suis pas à comparer à
Eugénie. Ma douleur lui a fait de la peine et il m'a de-
mandé pardon, ce pauvre ami. 11 a dit : «J'ai été jaloux
(( de Dieu. » Oui, je l'ai négligé, j'ai trop laissé Eugénie
le soigner. Oh! mon Dieu! qu'en expiation, Albert, du
haut du ciel, me voie sur la terre mourir de regret pour
lui. Ohî qu'il n'ait plus jamais ni là, ni ici, une ombre
de jalousie, pas même de toi, mon Dieu!
« J'ai bien trop de pensées depuis quelque temps, cela
pèse énormément dans mon esprit, et même physique-
ment la tête me fait mal. Oh! mon Dieu! de la clarté!
du repos !»
Cest au soulagement qu'elle trouvait à écrire, au mi-
lieu de tous ses tourments, que nous devons ces souve-
nirs si exacts et si précieux que je recueille aujourd'hui.
Ce même jour elle vendit son collier de perles, et cela
lui fit penser à écrire les mots suivants :
&BCIT D'UNB SŒUR.
M Perles ! symbole de larmes I
« Perles ! larmes de la mer,
« Recueillies avec larmes au fond de ses abîmes,
« Portées souvent avec larmes au milieu des plaisirs
du monde,
u Quittées aujourd'hui avec larmes dans la plus grande
des douleurs terrestres :
(( Allez enfm «édier des larmes, en vous changeant en
pain '. »
d'alexandrine (dans son journal).
■ Dans la nuit du mercredi au Jeudi (du 8 au 9 juiu).
t Mon Dieu! est-ce que je ne m'abuse pas? Est-ce que
je forme sincèrement le désir de ne plus rien savoir des
bonheurs, des chai*mes de cette terre, mais d'avoir la
foi et la paix de la conscience? Pourrai-je oublier entiè-
rement qu'il y a de l'amour, de l'ardeur, des illusions
charmantes?
« Mais, au fait, est-ce que Dieu n'est pas la perfection
de tout cela, avec la seule différence que, chez lui, elle
ne vieillit ni ne trompe jamais? et n'y a-t-il pas déjà bien
longtemps que j'ai pensé que tous les amours terrestres
sont des rayons détournés de l'amour que l'on doit à
Dieu? Ne pourra-t-il donc pas me suffire, ce meilleur, ce
plus doux des amours? Oh ! quelquefois, je l'espère; cai*,
bien que mon cœur ne brûle pas pour Dieu, comme celui
d'Eugénie, je sens pour lui ces commencements d'aimer
qu*on a de ne pouvoir souffrir d'entendre outrager, ou
seulement oublier Têtre qu'on aime. Et puis je crois que
je n'aime plus que les livres qui me parlent de lui!
i. La vente de ce beau collier de perles fat le premier acte de cet
abandon complet qu^elle fit peu à peu aux pauvres de tout ce qo*eIle
possédait.
410 UECIT D'UNE SŒUR.
« Dans ce moment, et lorsque j'en étais là, Pauline
arriva, Pauline que je n'avais pas vue depuis notre sépa-
ration à Naples, au palais Gallo. »
Jamais je n'oublierai l'angoisse de cette arrivée, de
cette attente dans la rue pendant qu'on ouvrait la porte,
pendant que mon mari faisait la question dont j'osais à
peine écouter la réponse. Minuit sonna pendant cet in-
tervalle, et j'en comptai machinalement les coups. « Ar-
rivons-nous à temps ?»
La réponse fut: « Oui, et depuis ce matin il est plutôt
mieux. »
Je montai , et presque sur-le-champ j'entrai dans sa
chambre, car il ne dormait pas. Je me jetai à son cou,
et j'entends encore le son de sa voix altérée, mais si ten-
dre et si douce toujours : « Oh! ma Pauline I »
Dieu ne permit pourtant pas que je fusse présente à
sa mort.
Un de ces mieux qui, jusqu'au dernier jour, se pro-
duisent et font illusion, dans ces cruelles maladies, eut
lieu au moment même de notre arrivée et dura pendant
tout le temps de notre séjour, ne donnant aucun espoir
de guérison sans doute, mais laissant croire à une pro-
longation qui aurait permis de le transporter à Boury,
où il désirait si vivement aller.
Lorsque le temps que mon mari pouvait passer à Paris
fut expiré, je repartis avec lui.
Aujourd'hui, seulement aujourd'hui, en relisant ces
papiers et ces lettres, je comprends quelle fut la con-
solation cachée, et j'ose le dire, la signification de cet
éloignement qui, alors, aggrava tellement ma douleur.
Ce fut grâce à mon absence, que mes sœurs écrivirent
KÉCIT D'UNB SŒUR. 411
si régulièrement le récit de tout ce qui suivit mon dé-
part, comme de tout ce qui avait précédé mon arrivée.
Si j'eusse été là, non-seulement je n'aurais pas leurs let-
tres, mais même le journal de chaque jour eût été moins
exact, car c'était en partie pour moi que tout était si
scrupuleusement inscrit, et je serais obligée aujourd'hui,
pour raconter ces jours solennels , de m'en rapporter à
ma mémoire tioublée, qui ne me retrace plus que con-
fusément les détails de ceux que je passai alors avec
elles et près de lui, bien que l'impression que j'en reçus
soit demeurée ineffaçable.
Cette impression produite par tout ce que je vis et en-
tendis pendant ce temps, par Alexandrine si transformée
par sa douleur et sa foi, par Eugénie si inspirée pour
partager l'une et fortifier l'autre, cette impression fut
tout inattendue et étrange. C'était la première fois que
je voyais de près la douleur et la mort. Humainement
parlant, on ne pouvait assister à un spectacle plus déchi-
rant, et cependant l'impression étrange dont je parle fut
celle d'un bonheur auprès duquel celui de tous les heu-
reux que j'allai? retrouver en les quittant me parut une
illusion.
Eugénie et Alexandrine n'étaient plus sur terre pendant
ces jours de douleur et, dans l'atmosphère qui les en-
tourait, il semblait (ainsi que l'exprima si bien l'abbé
Gerbet) « que le voile qui sépare les deux mondes était
devenu transparent, » et qu'il leur était donné de goûter
un instant d'avance cette réalité qui n'existe dans aucune
des félicités de la terre.
Et aujourd'hui, quand je relis en les copiant ces pen-
sées et ces prières si touchantes d' Alexandrine, quand la
mémoire me la retrace telle que je la vis au moment où
s'accomplissait son sacrifice, où elle commençait à prati-
quer ce dépouillement qu'elle sut rendre si complet plus
412 RECIT D'UNE SŒUR.
tard ; puis, quand je me dis que ce rêve de douleur est
passé, qu'aussi vrai que je vis encore, elle -a atteint ce
but si ardemment désiré, qu'elle a rejoint Albert pour ne
plus jamais en être séparée, qu'ils en sont pour toujours
à ce moment dont elle parle, où toutes les peines de la
vie, vues du sein de l'éternelle récompense, ne semble-
ront plus rien du tout : ah! je trouve qu'il serait bien
égoïste de ne pas supporter paisiblement, à mon tour, le
vide de leur absence et toutes les autres douleurs de la
terre, avec une patience à laquelle sont moins obligés
que moi ceux qui n'ont, pas vu de tels exemples et reçu
de telles leçons !
Mais j'achève ce récit. Un moment, ma pensée m'a
transportée de cet avant-goût du ciel, qu'elle me fit voir
alors, à cette réalité qu'elle possède à présent, par delà
notre vue. J'en reviens à ce combat qui n'était point
achevé et qui, bien qu'allégé par la grâce, fut cependant
l'un des plus rudes qu'ait jamais livrés un pauvre cœur
mortel I
ALEXANDRINE (dans SON JOURNAL).
« 16 juin, jeudi.
« Mon Albert, ami chéri, je ne puis plus même te dire:
Te souviens-tu de nos beaux jours ? Beaux jours î jamais
un seul beau jour entier, mais de nos belles heures, où
j'étais parée, heureuse de te paraître jolie, où nous étions
si intimes au milieu de la foule; ou bien ces autres
heures si chéries où nous étions seuls, loin du monde?
Frivole et oubliant le malheur, j'ai dansé avec toi! Et to
voilà accablé de souffrances, sur ton lit de mort ! Béni
soit Dieu que je sois là aussi, et qu'après avoir partagé
la plupart de tes fêtes, je sois aussi à partager ton ago-
I
itEcrr D'xrxB sœuk. «3
nie, ef si entre les deux il eôt faltu choisir, c'est tou-
jours la dernière part que j'aurais voulue! Le plus grand
amour de ma vie fut une vertu, grâce à Dieu, et a servi
à m'en donner. Après cela s'il fut le plus malheureux
selon la terre, qu'ai-je à me plaindre? Peut-être m'ouvre-
t-il le ciel? El puis, sais-je ce qui se passe dans le con-
seil céleste? Sais-je si ma sincère demande de souffrir
pour mon père, à sa place, que je répète depuis sa mort,
n'a pas été accueillie, et si maintenant à cause de mes
grandes épreuves, il n'est pas beaucoup plus heureux
qu'autrefois! Oh! si j^avais pu souffrir pour lui!... »
u 3e crois que ce fut après avoir écrit cela, que, le
cœur trop rempli, je m'approchai d'Albert et lui dis :
« Oh! te souviens-tu... » j'allaisdire : de nos beaux jours-,
il m'aiTêta et me dit doucement : — « C'étaient d'autres
temps. »
« U ne fallait pas moins que tout cela pour creuser
jusqu'au fimd âe mon cœur et y porter enlin un coup
vigoureux à ma légèreté ! »
L'âBBÉ GERBET A ALEXANDBINB.
« Tnieux, jeadi soir, 16 juin.
« Je suis frappé du double signe dont Dieu a marqué
l'époque de votre vie où vous êtes arrivée. La souffrance
et la foi, les deux plus grandes choses de ce monde, ont
fait en même temps leur entrée dans votre âme. Cest en
embrassant la croix que vous avez fait votre première
communion. 11 y a là un mystère saint de la Providence,
dont vous découvrirez sans doute plus tard la significa-
tion et le but. En attendant, continuez à répondre aux
414 RÉCIT D'UNE SŒUR.
vues de Dieu, en vous appliquant à ce qu'il demande
principalement de volis en ce moment : la sanctification
de vos souffrances. Ne préoccupez pas votre esprit d'au-
tres degrés de dévotion, qui viendront à leur temps. Ne
vous inquiétez pas de ne pas transformer tout d'un coup
tout ce qui, dans votre âme, vous semble devoir être amé-
lioré. Votre grande perfection doit être de savoir bien
souffrir. Faites cela, et cela suffît; le reste vous sera
donné par surcroît.
« L'abbé Ph. Gerbet. »
ALEXANDRINE (dANS SON JOURNAL).
a Vendredi, le 17 juin.
« Éternelle beauté, jeunesse, amour ! c'est toi que je
veux aimer, c'est toi dont je veux être aimée, parce que
la corruption et l'imperfection ne sont point en toi. C'est
toi que je veux servir, parce que toi seule mérites d'être
servie.
« Hélas ! mon Dieu ! voilà de ces idées qui me viennent,
mais mon cœur ne s'en nourrit pas. 11 y a quelque chose
en moi qui prononce ces mots, et il y a quelque chose
qui refuse. Il y a une voix qui me dit que c'est folie et
petitesse de chercher autre chose que Dieu, et il y a une
voix qui dit : N'importe, je n'aime pas la sainteté, je ne
voudrais pas être sainte, cela m'ennuierait; la perfection,
l'éternité, sont trop grandes pour moi, sont incompréhen-
sibles, ne me séduisent pas. Donnez-moi de l'imparfait,
donnez-moi de ce qui se gâte.
<( Saints habitants du ciel, priez pour que mon âme
n'ait pas l'inconcevable folie de choisir ce qui est mau-
vais, en reconnaissant que c'est mauvais, et de rejeter
ce qui est bon, en reconnaissant que c'est bon ! Que di-
KÉCIT D'UNB 8ŒUB. 413
rait-on d*un homme qui verrait du poison, qui craindrait
morteliement la douleur que cause le poison, et qui pour-
tant le boirait? n
lOG^NIB A PAULINE.
« Lundi 20 jain.
« Pacesiaconnoiî
« Pauvre chère belle petite, toi, te voilà donc partie !
Tout passe si vite! C'était doux de t' avoir. Tu nous man-
ques à toutes les deux séparément, et nos tête-à-tête ne
servent qu*à nous prouver combien est nécessaire et chéri
Dotre troisième indispensable.
« Il n*est rien survenu depuis ton départ. Albert vient
de me dire : « Si c'est à Pauline que tu écris, embrasse-
t la encore pour moi. »
Parmi ceux qui venaient les voir pendant cette dou-
loureuse période, il se trouva une personne qui, ne com-
prenant pas l'immense force que la religion prêtait en ce
moment à Eugénie et à Alexandrine, crut voir dans leur
ferveur un excès à combattre. Cette parole leur fut ré-
pétée, et Alexandrine écrivit rapidement une lettre où se
trouve la page suivante :
ALEXANDRINE A ***.
• Dans la nuit du Jeudi au vendredi 24 Juin.
« •**, permettez-moi de défendre un peu une chose
dont je tiens maintenant tout mon bonheur ; car, quoique
je ne puisse pas du tout comparer mes sentiments aux
sentiments angéliques d'Eugénie, j'ai assez de cette exal-
tation religieuse que vous blâmez pour m'élever au-des-
sus de mon malheur. Que signifie exaltation ? Élévation
416 RÉCIT D'UNE S<EUR.
au^essus delà terre, qui sert à toucher les seules choses
étemelles, les seules choses heureuses. Oh! dites-le-moi,
ce qui fait supporter un malheur comme le mien, ce qui
ferait tout supporter, ce qui, vous le savez, a fait endu-
rer les supplices les plus atroces, non-seulement avec
courage, mais avecjoie, est-ce donc là quelque chose de si
malheureux? Peut-on craindre de voir ceux qu'on aime
posséder une si belle garantie contre toute espèce de
malheur? En vérité, je ne puis m'empêcher de trouver
bien étranges ceux qui jugent ains.i, et quand un coup
bien sensible les frappe, ou bien à l'heure de leur mort,
je suis bien sûre qu'ils ont comme une espèce de vague
regret (dont ils ne se rendent peut-être pas compte) de
ne pas avoir cette exaltation qui rend tout léger, qui
remplit tout d'espérance.
« Blâmer l'exaltation religieuse, n'est-ce pas, en d*au-
tres termes, blâmer l'exagération de l'amour de Dieu?
Et de bonne foi, dites-moi si vous croyez qu'il soit pos-
sible de trop aimer Dieu. Quand même on en deviendrait
fou, oh! la belle et naturelle folie ! Les avares deviennent
bien fous par amour pour leurs trésors, et quelquefois
un homme par amour pour une femme! Et c'est ce qu'on
ne crftiquepas, c'est ce qu'on ne nomme pas folie ! »
d'alexandrine (dans son journal).
« Un de ces jours Albert, en me jetant tout d*un coup
un bras autour du cou, s'est écrié : « Je meurs et nous
« aurions été si heureux ! » Oh ! mon Dieu ! mon cœur
s'est tout à fait déchiré!
« Dimanche 26 juin. — Avant la messe qu'on nous a
encore dite cette nuit, à minuit, Albert m'a regardée
longtemps et m'a dit avec expression : « Que Dieu te bé-
« nisse ! » Puis il m'a fait un petit signe de croix sur le
bAcit D'UNB 8<BU». 4n
front et a ajouté: « Que Dieu bénisse ta mère ! » en répé-
tant le môme signe. Puis, après un intervalle, il m*a dit:
« Adieu. » Je l'ai regardé étonnée et effrayée peut-être.
Alors il me dit : « Bonsoir, » comme s'il avait voulu
changer en un mot moins triste celui qu'il venait de
prononcer. Oh ! moi qui désirais tellement parler ouver-
tement de sa mort avec lui! C'est peut-être moi qui l'en
ai souvent empêché par la crainte de l'agiter.
« Pendant cette dernière messe, chaque fois que je le
regardais, il me faisait signe de regarder l'autel. La fe-
nêtre était ouverte, mais la nuit était noire. A la commu-
nion, Pabbé Martin de Noirlieu, qui disait cette messe,
s'avança vers Albert (avec son père qui la servait). 11
plaça sur ses lèvres la moitié de l'hostie sainte et me
donna, à moi, l'autre moitié. Je ressentis de la dou-
ceur de cette circonstance que je remarquai même
en ce moment solennel. Albert ne pouvait sans souffrir
ouvrir la bouche, c'est pourquoi l'abbé Martin avait par-
tagé l'hostie; même ainsi, il eut un peu d'angoisse en
ravalant, il fallut lui donner de l'eau, et ce petit inci-
dent l'avait inquiété, mais l'abbé Gerbet, qui était là
aussi, le rassura. Alors Albert s'écria : « Mon Dieu, que
votre volonté soit faite! »
« 0 mon Dieu! cela a été une action de grâces qui
a dû vous plaire!
(( Avant la messe il avait dit à l'abbé Martin, qui lui
parlait de ses souffrances : « Je ne demande plus à Dieu
« que la force d'achever mon sacrifice. » — « Vous voilà
« attaché à la croix avec N.-S. J.-C., » avait dit l'abbé
Martin. Et Albert, avec une délicieuse et humble expres-
sion avait répondu : « Oh! mais que suis-je, moi, raisé-
o rable pécheur!»
« L'autel était couvert de moire bleue et de fleurs.
(Tétait Eugénie qui Pavait arrangé ainsi. La moire bleue
I. 21
418 RECIT D'UNE SŒUR-
était une des robes de ma corbeille qui n'avait jamais
été faite. Ce fut là l'usage auquel elle servit.
« Lundi 27 juin. — Albert a eu le délire, pendant le-
quel il parlait toujours d'aller à la campagne et répétait
en me désignant vivement : « Elle vient avec moi ! Elle
vient avec moi ! »
« Je notais dans ces derniers jours chacun des mots
qu'il disait; ceux-ci : « Elle vient avec moi » furent les
derniers que j'écrivis.
(c Après dîner, cç même jour, nous étions assis près
de lui sans rien dire. Eugénie s'approcha de lui et lui
proposa doucement l' extrême-onction. Je ne vis pas la
plus légère altération sur son visage. Il dit seulement
avec le plus grand calme et la plus grande douceur :
« N'est-ce pas abuser des grâces de l'Éghse ? »
'( L'extrême-onction lui fut administrée le même soir.
Pendant tout le temps j'étais près de lui et j'avais ma main
droite sur son épaule. Eugénie était près de moi de
l'autre côté. Une explication, que nous avions lue en-
semble dans le temps de notre bonheur, servit alors à
me faire comprendre tout ce qui se faisait. Ce fut avec
un sentiment étourdissant de douleur que je pensai :
« Quoi ! voilà pour le purifier de son vif amour pour
moi ! Quoi ! détruire cela ! » Mais je ne pleurais pas : son
calme, à lui, était si saint I
« Dès que ce fut fini, Albert fit un petit signe de croix
sur le front de l'abbé Dupanloup ^ qui le reçut avec bonté
et respect et l'embrassa : ensuite je m'avançai, sentant
que c'était mon tour, et il me fit aussi ce cher signe de
la croix, douce habitude de notre bonheur, et m'em-
brassa aussi, puis il fit de même à ses parents, Eugénie,
1. C'était lui qui venait de Tadmiiiistrer.
RÉCIT iy*VllB SCBUK. 4j»
Femand, Montai, Julien qui sanglotait. Arrivé à lui, Al-
bert fondit un instant en larmes, c'est ce qui me brisa.
Mais il se remit sur-le-champ avec son grand courage,
pendant que je Tembrassais, et il fît signe à la sœur de
s'approcher , ne voulant pas l'oublier dans ce tendre et
général adieu; mais, toujours avec son délicieux senti-
ment de tout ce qui se doit, il lui baisa la main, mal-
gré elle, cette main qui le soignait, pour l'en remer-
cier.
(( M. Tabbé Dupanloup, qui lui donnait ce jour-là l'ex-
tr<5me-onction , l'avait aussi préparé à sa première com-
munion et n'avait jamais oublié l'édification qu'il avait
éprouvée en trouvant Albert à genoux en prières, à la
même place où il l'avait laissé trois heures auparavant,
dans cette même église de Saint-Sulpice, où son cher
corps allait bientôt rentrer pour la dernière fois.
u Je m'assis près de lui ; il dormait. Je lui tins bien
longtemps la main, et, pendant ce temps, Eugénie écri-
vait ces lignes à Pauline -
« Oh I Pauline! Pauline! quelle nuit! et cependant pas
a terrible , douce , douce autant que possible. Albert
a vient de recevoir l'extrême -onction. Combien de
a grâces Dieu fait, et que n'étais-tu là pour être aussi
« bénie par ce véritable ange -qui, meilleur que nous»
« part le premier... »
a Elle fait tout le récit qui précède, puis continue :
« Pauline, jamais je n'ai rien imaginé de plus touchant,
« de plus saint, de plus doux. Quel calme du ciel ! Et
« comme je bénis Dieu que rien ne soit venu démentir
« mes idées de bonheur à la morti »
4S0 RÉCIT D UNE SŒUR.
BILLET d'aLEXANDRINE A L*ABBÉ GERBET,
(Le même jour.)
^ « Je regarderais comme une bien grande grâce de
Dieu que vous puissiez venir; mais, du reste, je suis
calme.
« Veuillez me continuer vos prières. Je ne prie plus.
Je pense seulement à Dieu et je le prie de se souvenir
que je lui ai demandé la foi au lieu du bonheur.
« Alexandrine. »
alexandrine (dans son journal).
« 28 juin. — Ce soir j'ai fait remarquer à Albert la
lune se levant. Elle me paraissait effrayante, et c'était
là cette même sensation que j'avais eue à Rome, lors-
qu'il était mourant à Civita-Vecchia.
« La fenêtre était presque toujours ouverte sur ces
beaux arbres du Luxembourg, et il nous venait par là
des parfums quelquefois trop forts de chèvrefeuille, etc.
« Plus tard. Montai vint et m'apporta les anciennes
lettres d'Albert à lui que je lui avais demandées. C'était
retourner le poignard dans mon cœur. Je me mis pour-
tant de suite à lire ces mots dont la douceur me déchi-
rait.
c( L'abbé Martin lui donna l'absolution et l'indulgence
plénière pour la nuit. J'étais à genoux près de son lit, je
lui dis après cela : « Oh ! embrasse-moi. » Il souleva sa
tête si faible , avança ses lèvres et m'embrassa , puis je
lui demandai à baiser ses yeux; il les ferma en signe de
consentement.
(( Plus tard encore , ne pouvant plus supporter de ne
pas épancher nos âmes l'une dans l'autre et voulant
I
RéCIT D'UNB SŒUR. «il
profiter des dernières minutes qui me restaient encore,
jo lui dis : (( Oh! Albert, Montai m'a apporté tes lettres,
(( elles sont si ravissantes pour moi ! » 11 m'arrêta : « Assez,
t( assez, ne m'agite pas, dit-il. « — Oh! Albert, je t'adore!
Voilà le cri qui sortit de mon cœur déchiré de ne pou-
voir lui parler. De crainte de le troubler, je dus me
taire, mais ma bouche se ferma sur le dernier mot d'a-
mour qu'elle ait prononcé, et lui l'entendit, comme il
l'avait autrefois souhaité, en mourant.
a Vous, mon Dieu, que seul j*adore maintenant, vous
m'avez pardonné ce mot que je ne veux plus dire que
pour vous, et qu'encore maintenant, pardonnez ma
faiblesse, je suis aise d'avoir dit à mon pauvre ami mou-
rant.
<fr Je voulus veiller, mais je n'avais plus ma tête, et je
ne sais si ce fut douleur ou sommeil , mais elle s'égara
au point que je crus parler à Fernand dans l'embrasure
d'une fenêtre, et il n'y était pas. Alors j'eus peur de de-
venir folle, et Eugénie me força de me jeter sur mon lit.
C'était toujours à elle plus qu'à tout le monde, que je re-
commandais de me réveiller à temps. Déjà, une ou deux
fois, j'avais eu l'épouvantable secousse , en sortant du
sommeil, de penser qu'il était venu, le moment terrible
auquel, à tout prix, je voulais assister.
(( Vers trois heures cette nuit-là (du 28 au 29 juin),
je vis Eugénie devant mon lit. Je fus saisie. Elle me
calma. Albert lui avait dit : « Où est Alex? — Tu la
veux? lui avait demandé Eugénie. — Je crois bien que
je la veux! » avait-il dit. Puis il avait eu du délire. Je fis
alors encore un acte de. tête égarée, je passai deux fois
devant le lit d'Albert et j'allai dans l'autre chambre san?
savoir ce que je faisais.
482 RÉCIT D'UNE SŒUR.
« Eugénie s'approcha, tenant sei:*ré contre sa poitrine
un crucifix indulgencié pour l'heure de la mort, que lui
avait prêté l'abbé Dupanloup. Elle apparut là comme un
doux ange de la mort, car ce crucifix était le signe des
derniers instants. Albert l'aperçut, le saisit de lui-même,
le baisa avec transport en s' écriant: « Merci ! mon Dieu î »
Puis il se calma.
« On le changea de place, on lui plaça la tête en face
du soleil levant. 11 s'était endormi, sa tête chérie appuyée
sur mon bras, gauche. J'étais debout, j'avais peur do
glisser, la sœur voulait absolument prendre ma place ;
Eugénie Ten empêcha en lui disant que j'étais bien, que
j'étais heureuse comme cela. En se réveillant, il avait re-
trouvé sa voix ordinaire et parlait d'une manière très-r
naturelle à Fernand.
« A six heures (il était alors placé dans un fauteuil
près de la fenêtre ouverte) je vis, j'entendis que le mo-
ment était venu... Alors je sentis venir en moi une force
telle que ri^n ne m'eût arrachée de ma place à genoux
à côté de lui. Ma sœur Eugénie vint près de moi.
« Son père était à genoux de l'autre côté, sa pauvre
mère debout, penchée sur sa tête , l'abbé Martin à côté
d'elle.
« Oh ! mon Dieu I il n*y eut plus d*autres paroles que
celles de son père, paroles toutes de bénédiction, sublime
accompagnement de l'agonie d'un fils : « Toi qui ne
« nous as jamais affligés... le meilleur des enfants, sois
« béni î Va, m'entends-tu encore ? Tu regardes ton Alexan-
« drine (ses yeux déjà fixés s'étaient tournés vers moi), tu
« la bénis aussi! »
« La sœur disait les litanies des agonisants.
« Et moi, sa femme!... je sentis ce que je n'aurais ja-
mais imaginé, je sentis que la mort était le bonheur! et
KÉCTT D'UNB SCBUE.
je disais intérieurement : « Maintenant, Jésus, le paradis
pour lui! »
« L'abbé Martin commença les paroles de Tabsolution
dernière et l'âme d'Albert s'envola avant qu'elles fussent
achevées I »
VHistoire (T Alexandrine est achevée, du moins nous
avons atteint la fin de la période qu'elle a nommée ainsi
€t dont elle a voulu garder le souvenir. Après ce jour, ce
n'est plus elle qui a cherché à conserver la trace du reste
des événements de sa vie.
Je m'arrête donc avec elle, en présence des souvenirs
qu'elle vient de réveiller. Je m'arrête aussi pour repren-
dre la force ^ qui me manquerait maintenant, de pour-
suivre ce récit.
Mais auparavaiit, j'ajoute encore à ce qui précède la
lettre suivante, car ce fut peu d'heures après la consom-
mation de son sacrifice qu'Alexandrine eut la force de
récrire :
ALEXANDRINE A M. L*A6BÉ 6ERBET.
« Monsieur, il y a quelques heures qu'Albert m*a
quittée. Oh ! mon Dieu! sa mort a été douce, et il est
mort appuyé sur moi. Un de mes plus grands désirs a
été rempli ; le plus grand désir de ma vie ne l'est pas
encore. La foi telle que je la désire n'est encore chez moi
qu'une gratide espérance, mais celle-là, je l'ai bien douce
pour mon Albert, car il a si peu offensé Dieu pendant sa
vie, et il l'a tant aimé par-dessus tout!...
« A cette dernière messe que vous lui avez dite, quand
424
RÉCIT D'UNE SŒUR.
je le regardais, né me faisait-il pas toujours signe de re-
garder l'autel, et m'aurait-il aimée comme il Ta fait s'il
n'avait pas encore beaucoup plus aimé Dieu que moi?
Mais certes, après Dieu c'est moi que cette âme chérie a
le plus aimée, j'ose le dire; et cela a été le plus grand
bonheur de la terre. Maintenant contribuez aussi à ob-
tenir que je sois unie à son bonheur au ciel.
« Mon regret est immense, mais ma douleur ne l'est
pas : l'espérance est au fond et remonte toujours. Ne
serais-je pas indignement ingrate de douter encore de
l'immense amour de Dieu, puisqu'au milieu de toutes
ces souffrances de la terre, dont je ne comprends pas la
nécessité, il m'a accordé ce que je désirais le plus? Car
ce n'était pas la vie d'Albert que je désirais le plus, mais
c'est d'être unie à lui pour l'éternité ; c'est d'aimer Dieu
comme lui en tous points, de la même manière, c'est
d'avoir été aimée par lui, et de l'avoir aimé comme on
ne peut pas le faire davantage sur cette terre imparfaite-,
puis aussi, que sa mort fût douce, qije son dernier re-
gard tombât sur moi, et que son âme en s'en allant vît
que je ne redoutais rien pour lui.
« Sans doute, il m'eût été doux de passer toute ma
vie avec lui; mais pour peu qu'oncroie au ciel et qu'on
aime, peut-on être si triste de voir ceux qu'on chérit heu-
reux plus vite que nous!
« Je n'ai pas besoin de vous dire combien je désire
votre présence ; pour vos prières, je suis bien sûre que je
les ai toujours eues et qu'elles ont contribué à me don-
ner de la force. Que Dieu vous récompense de tout le
bien que vous m'avez fait. »
Et la nuit qui suivit ce jour de douleur et de grâce,
elle écrivit encore ces lignes :
« Albert ! Albert ! ami chéri ! tu n'es plus avec moi.
RÉCIT D'DNB SŒUR. 4S3
Aini, frère, mari, confident, je dois vivre sans toi ! Ohl
Dieu soit loué, du moins, que je sente ta perte irré'
parablel Ami! maintenant je sens comme je te chéris,
comme je t'ai toujours chéri. Je sens si bien qu'il n'y avait
qi'o toi pour moi sur la terre! J*ai souvent été indigne
de loi, cela est vrai, mais pourtant comme je t'ai aimé et
apprécié! comme je le fais encore plus maintenant! Quel
noble cœur! quelle àme charmante ! quelle loyauté! quelle
tendresse! Oh! cher ami si modeste, apprends dans le
séjour heureux où tu es maintenant, apprends ce que tu
valais sur terre, et apprends aussi combien je t'ai aimé !
Si, comme j'en ai eu l'épouvantable crainte, tu étais mort
sans que je sois là, je me serais cru rejetée de Dieu. Au
lieu de cela. Dieu a permis que tu t'endormes sur mon
bras du sommeil qui conduit au bonheur, ta main ces-
sant de sentir dans la mienne, tes yeux cessant de voir
en me regardant, et si tu as eu encore une ombre de
sensation, tu as senti une vague douceur à me savoir là,
à te savoir soutenu par moi !
« Oh! douce union éternelle! Mon Dieu! merci de
m' avoir fait goûter un si délicieux bonheur, d'avoir telle-
ment rempli ma .vie!
« Jésus! je t'ai donné mon bonheur : donne-moi ta
foit »
Alexandrine ne cessa point d'écrire son journal pen-
dant les jours déchirants qui suivirent ce jour. Mais il faut
suspendre ce récit.
Je n'y ajouterai donc que les lignes suivantes, parce
qu'elles me semblent résumer tout l'amour et toute la
douleur dont se compose cette histoire, ainsi que l'espé-
rance immortelle qui la couronne.
498 SâCIT D'UNB SŒUR.
Ces lignes sont datées du 6 juillet 1836, huit jours
après la mort d'Albert :
« Mon Dieu I ne sépare pas ce que toi-même tu as
uni! Souviens-toi, mon Dieu, mon père, et pardonne-
moi ma hardiesse. Souviens-toi que nous nous sommes
toujours souvenus de toi ! Souviens-toi qu'il n'y a pas
même eu un billet d'amour écrit entre nous où ton nom
n'ait été prononcé et ta bénédiction appelée ! Souviens-
tôi que nous t'avons beaucoup prié ensemble ! Souviens-
toi que nous avons toujours voulu que notre amour fût
éternell »
nm l>V TOUS thJOUBM.
APPENDICE
APPENDICE.
Les pages suivantes furent insérées par Tabbé Gerbci
dans Y Université catholique, trois mois après la mort
d'Albert, et elles y furent grandement remarquées à cette
époque.
Maintenant que les laits et les personnages auxquels
elles se rapportent ont été plus clairement révélés par le
volume qu'on vient d'achever, il m'a semblé que tous
reliraient avec intérêt le récit de cette communion su-
prême dans les pages éloquentes du témoin et de l'ami
vénérable, qui fut en même temps un si grand écrivain.
EXTRAIT D'UN DIALOGUE ENTRE FÉNELON
ET PLATON,
PARM. l'aBBÉGERBET.
( Voir page 408.)
c 0 VOUS qui avez écrit le Phedon, vous le peintre h jamais
admiré d'une immorlèile agonie, que ne vous est-il donné d'être
le témoin de ce que nous voyons de nos yeux, de ce que nous
entendons de nos oreilles, de ce que nous saisissons de tous les
*ens intimes de l'àme, lorsque, par un concours de circon-
stances que Dieu a faites, par une complication rare de joie et
de douleurs, la mort chrétienne, se révélant sous un demi-jour
nouveau, ressemble à ces soirées extraordinaires, dont le cré'
430 APPBNDICB.
pusctile a des teintes inconnues et sans nom! Quels tableau!^
alors! quelles apparitions! Tous en citerai-je une, ô Platon t
Oui, an nom da ciel , je vous la dirai. Je l'ai vue il y a quel-
ques jours; mais dans cent ans, je dirais encore qu'il nV a que
quelques jours que je l'ai ¥ue. Vous ne comprendrez pas tout
ce que je vais vous dire : je ne peux vous parler de ces choses
que dans la langue nouvelle que le Christianisme a faite; mais
vous en comprendrez toujours assez. Sachez donc que de deux
âmes qui s'étaient attendues sur la terre, et qui s'v étaient
rencontrées, et que Dieu avait unies par le nom d'époux et
d'épouse en ouvrant devant elles une longue perspective de ce
qu'on appelle bonheur; que de ces deux âmes, l'une arrivait
par une volonté pure, à la vraie foi, an moment où l'autre arri-
vait, par une sainte rnori^ à la vraie vie; l'une sortait des om-
bres de l'erreur, comme Fautre était près de sortir des ombres
de la terre ; l'une se di^>osait à participer, pour la première
Ibis, au plus auguste mystère du Christ, lorsque l'autre allait le
recevoir conmie une transition donière à la coonnunion éter-
nelle. Or, c*était une chose sainte, consolante, désirée des anges
et des hommes, que ces deux âmes pussmt accomplir chacune
sa conmiunion, ou plutôt cette communion une et double dans
le même lieu, à la même heure, à côté l'une de l'autre, comme,
à la veille d'un voyage qui sépare, on prend en commun un
donier repas de fiimille. H était juste aussi, pour celui qui allait
partir et qui avait demandé avec tant d'instance la foi pour celle
qui restait) il était juste qu'il vît, de ses derniers regards, des-
cendre en elle le Dieu qu'il allait rejoindre, afin qu'il pût dire
dans toute l'étendue de son cœur : Maintenant, Seigneur,
laissez alier voire sermteur en paix, puisque mes yeux ont
vu votre salut, ni n'est ni le mien, ni le sien, mais le nôtre,
.6 mon Dien! Et comme le pauvre malade ne pouvait aller à
l'élise assister au saint sacrifice, le sacrifice vint à lui ; et, par
une dispense miséricordieuse, sa chambre, presque funèbre, fut
transfiormée en sanctuaire. En êk» de ce lit, qui était d^
comme une espèce d'autel, où l'ami mourant du Christ offrait
à Die« sa propre mort, on éleva un crucifix et un autd, où le
mystère da Chrât mourant aUail » renouveler. Elle y
▲ PPBKDICB.
dit des ornemeots et des fleuis, car une première conamonion
eit toujours une fête, liais les broderies que sa main aUacba
aa devant de Tautel rapyelaiflat une autre lèie, elles avaient été
portées dans une autre cérémonie, dans un autre jour que le
jour de la séparation ; et, après avoir été depuis mises à l'écart,
eiJes sortaient de nouveau, elles reparaissaient là comme pour
nous dire que la joie de ce monde n'est qu'un tissu à jour, bien
f^le, et que nos espérances ne sont guère qu'une parure qui
m dëcliire. Tout à coup celte chambre, sombre jusqu'alors
s'éclaira de la lumière qui jaillissait des flambeaux de l'auteL,
comme la mort la plus ténébreuse s'illumine, pour le juste, des
rayons que Dieu tient en réserve pour ses derniers regards. Le
sacriGce commença, et il était minuit. Pourquoi fut-il célébré à
•tte heure? Je vous en dirais bien une raison que les hommes
-ivent; mais je crois que les anges de Dieu en savent d'autres
encore, parce qu'ils connaissent toutes les mystérieuses concor-
dan«:es des moments, des heures et des nombres sacrés. C'était
l'heure de la naissance du Christ, consommateur de notre foi,
auteur de notre ciel ; et il y avait là aussi, je vous l'ai dit, entre
ce lit de mort et cet autel, une double naissance, l'une au ciel,
lautre à la foi : réunion rare et privilégiée. Je crois à ces har-
monies des heures en faveur de certaines âmes; je crois que le
temps, si fantasque, si souvent rebelle à nos arrangements pro-
Êines, est, sous la main de Dieu, un rhythme souple et docile,
qui obéit, mieux que nous ne le pensons, aux convenances des
élus Le sacrifice donc commença à minuit. Toute une famille
y assistait, et, avec elle, un ami fidèle à toutes les douleurs. De
vjus dire quelles pensées, quelles émotions passèrent aiors dans
toutes ces âmes, je ne l'essaierai pas : nulle d'entre elles ne sait
elle-même tout ce que Dieu lui a fait sentir. Comme en un
jour où le ciel est moitié sombre, moitié serein, un éclair n'en
traverse pas moins en un instant tout l'espace d'un pôle à
Tautre; ainsi en était-il du sentiment et de la prière, au milieu
de cette admirable scène. Ces éclairs de l'âme étaient en quel-
que sorte présents à la fois sur tous les points de l'étendue que
Dieu a donnée au cœur de l'homme, depuis les pensées les
plus douces jusqu'aux plus déchirantes ; car tous les contrastes
43S APPENDICE.
étaient réunis dans cette chambre sacrée, ils y étaient repré-
sentés, sensibles, vivants : cet autel paré, qui gemblait adossé
à un cercueil ; ces fleurs qui prédisaient, parmi les glaces de la
mort, l'approche de l'éternel et invisible printemps ; cette garde-
vnalade au sombre habit, qui se tenait, comme une morte voi-
lée, en face de l'aube et de l'étole du prêtre, symbo'e d'immor-
talité; ces vêtements blancs de la première communiante, de
l'épouse de Dieu, qui allaient se changer en la robe noire de la
veuve de l'homme; cette première et cette dernière communion
mêlées ensemble; ces sanglots et ces actions de grâces qui se
confondaient dans chaque âme ; cette hostie, partagée entre
l'époux et l'épouse, double viatique, pour lui de la mort, pour
elle de la douleur; toute cette famille ensevelie dans un pieux
silence, où l'on n'entendait que des larmes qui tombaient sur
les livres de prières, et, au milieu de ce prosternement général,
la tête seule du mourant soulevée sur sa couche, dominant,
calme et sereine, toutes ces têtes inclinées par la douleur! Et
si ce divin spectacle, si expressif, si parlant, n'était lui-même
qu'un voile qui couvrait d'autres merveilles saintes: si je vous
disais que celle qui restait avait demandé la foi au lieu du bon-
heur, et que celui qui partait avait, jeune et heureux, offert sa
vie pour lui obtenir la foi ; si, lorsqu'il vit cette grâce des-
cendre enfin du ciel, mais comme une flamme qui venait, en
consumant sa vie, accomplir l'holocauste qu'il avait préparé ;
si, dis-je, à cette vue, recueillant ses forces défaillantes, il avait
tracé en quelques lignes, et sous la forme d'une élévation vers
Dieu, un des plus sublimes testaments de résignation tendre et
d'héroïque amour que l'âme d'un chrétien ait jamais inspirés
au cœur d'un époux; si, portant tour à tour ses pensées vers
les anges du ciel, et ses regards sur les êtres chéris qui entou-
raient son lit de mort, ces deux apparitions se confondaient
parfois dans son esprit, de telle sorte qu'il semblait prendre les
unes pour les autres, Dieu permettant cette douce méprise pour
que la transition de ce monde à l'autre lui fût plus unie et plus
simple; si, au moment oij il venait de quitter la terre, son image,
peinte sous des traits si beaux dans tous les cœurs qui le con-
naissaient mtimement, commença à y grandir encore, à s'y trans-
APPBNDICR 43S
figurer, parce qo'ils déccmyrirent tout à coap, dans de modestes
papiers qu'il avait cachés, des traces, des reflets de son âme jus-
qu'alors inconnus, semblables à ces sillons de lumière que laisse
après elle une apparition qui s'évanouit! Non, je ne puis vous
dire ce que j'ai vu et senti. J'ai lu autrefois les méditations des
sages sur le monde futur, je les ai interrogés sur les secrets do
la mort et de la vie ; mais les clartés que j'en ai reçues sont
bien ternes près des révélations qui ont éclairé cette sainte et
i^nde nuit! Jamais je n'ai senti si vivement, en deçà de la
tombe, la présence de ce qui est au delà; jamais le voile qui
s'étend entre les deux mondes ne m'a paru si transparent;
jamais je n'ai eu une pareille intuition de notre immortalité! Je
prie Dieu de me réserver ce souvenir pour l'instant de ma
mort ; car, s'il me réapparaît alors, il me semble que mon der-
nier rêve de la terre ira se joindre, par une gradation presque
insensible, à la première vision qui suit le grand réveil! »
{Université catholique, tome II, page 9.)
!!• IL
Les premiers cahiers qu'on va lire sont ceux qu'un
soir, à Venise (le h avril 1836), Fernand avait apportés à
Alexandrine (v. p. 38/j) , et qu'elle lut alors avec une si
vive émotion. Dans ce moment où son àmc cherchait
avec tant de douleur et tant d* ardeur à s'ouvrir pleine-
ment à la foi, à la vérité, à l'amour do Dieu, on com-
prendra facilement l'effet produit sur elle par ces pages
ferventes. On comprendra aussi en les lisant (et c'est
pourquoi elles appartiennent essentiellement à ce récit)
combien l'élan de l'àme d'Eugénie dut aider celle d'A-
lexandrine à s'élever au-dessus de la terre , à cette épo-
que si douloureuse et si solennelle de sa vie.
I. '2S
434 APPENDICE.
CAHIERS D'EUGÉNIE.
1835-1836.
« Mon Dieu I n'est-ce pas une présomption que ce désir de
mourir? Suis-je donc sûre d'aller à vous?... Vous voyez bien
ce que je pense, n'est-ce pas? Vous voyez bien que c'est vous
qui me laissez dans cette heureuse position où je n'ai pas d'oc-
vcasion de faire mal. Je ne m'en fais pas un mérite, car je sais
bien que s'il vient la moindre occasion je ferai mal tout de
suite, car je suis mauvaise et d'autant plus mauvaise que vous
me donnez de si bons moments de ferveur!... J'ai envie de
mourir, c'est vrai, parce que j'ai envie de vous voir, mon
Dieu! mais cela, c'est vous qui me le donnez, je sais bien cela;
je ne puis en sentir la présomption. Oh! sauvez-moi du dan-
ger de me croire bonne ! Gardez mon cœur , et quand je serai
dans le monde où ma tête tourne si facilement, pour ce- bci
temps de ferveur que je passe en ce moment, soutenez-moi.
Vous me soutiendrez, parce que vous voyez bien que, tout en
trouvant le monde dangereux, je m'y amuse, je n'y ai plus ma
tète, et mon pauvre cœur se ferme , parce que je n'ai plus le
temps de l'écouter. Eh bien, mon Dieu! aidez-moi un peu,
parce que je suis votre enfant. N'est-ce pas que je suis votre
enfant? Mon Dieu I si je dois faire mal dans le monde, fajtes-
moi mourir auparavant. Mourir est une récompense, puisque
c'est le ciel, et si je fais mal, il faudra attendre bien longtemps
avant de l'obtenir.
« Venez, mon Dieu, je vous aime umc! Mon cœur brûle quand
je pense à vous, au ciel où je veux aller ; vous m'y prendrez,
n'est-ce pas? Pourvu qu'au dernier moment je n'aie pas peur.
Mon Dieu! envoyez-moi des épreuves, mais pas celle-là! L'idée
favorite de toute ma vie, la mort qui m'a toujours fait sourire,
oh! non, vous ne ferez pas qu'à ce dernier instant, cette idée
constante d'aller à vous m'abandonne. Vous savez que je me
suis posé, comme épreuve, des petites questions. Je me suis
vue bien malade, mourante au milieu de tous les appareils lu-
APPBNDICB. 48S
gubres d'une chambre attristée par la maladie et la souffrance .
eh bien ! je ne pouvais amener dans mon cœur un sentiment
de crainte. Je me suis vue encore entourée do tout le bonheur
que peut donner la terre, allant à l'autel pour épouser un
homme que j'aimerais et qui m'aimerait et mourant avant d'y
arriver. Kh bien! vous savez encore que l'idée de ce bonheur
de la terre disparaissait devant celle du bonheur d'aller à vous.
Je me suis figuré encore que je mourais subitement , que je
mourais assassinée, empoisonnée (ce qui n'est pas du tout pro-
bable), et toujours pourtant cette pensée : A vous, mon Dieu I
mon Dieu, prenez-moi ! était la plus forte. Rien n'a jamais pu
rendre pour moi la mort effrayante, rien n'a pu rendre pour
moi le mot de mort lugubre. Je le vois toujours là, clair, bril-
lant. Rien ne peut le séparer pour moi de ces deux mots char-
mants : amour et espoir. Et vous ne m'accorderiez pas de
mourir sans crainte? Oh! non, mon père adoré! vous ne le
ferez pas, n'est-ce pas? car je suis votre enfant. Vous ne pouvez
pas me refuser, je vous aime! Vous savez tout ce que vous avez
promis à ce mot !
u Bénissez-moi, mon Dieu!
(Sans date.)
c II y a en moi un drôle de mélange de vanité et d'embarras ;
ma vanité fait que souvent j'ai envie de parler devant les per-
sonnes dont l'opinion a du prix à mes yeux ; je voudrais alors
montrer que je suis à la hauteur de certains sentiments et de
certaines connaissances; puis, tout d'un coup, je me trouve
gauche, embarrassée et je sens que si je voulais parler, les mots
ne viendraient pas, et tout mon désir de me produire disparaît. Je
prends vite l'air d'être à la fois indifférente et ignorante, dans
la crainte qu'on ne me soupçonne de comprendre et qu'on ne
fn'adresse la parole. Cela m'est arrivé avec l'abbé Martin, l'aulre
jour. J'avais eu envie de lui demander si c'était présomption
à moi de toujours penser au ciel quand je pense à la mort. Par
deux ou trois mots qu'il m'a dits, j'ai cru voir qu'il ne me
croyait pas capable de m'occuper de choses sérieuses, qu'il
craignait de m'ennuyer par une conversation sur des sujets
436 APPBNDICB.
trop graves; alors l'envie m'a prise de lui montrer qiiMl n'en
était pas ainsi. Mais voilà que, dès que j'ai voulu parler, je me
suis sentie rougir, puis m'embarrasser, et alors je me suis dit :
« Oh! comme c'est plus facile de ne rien savoir, ou du moins
d'en avoir l'air, même de passer pour une sotte ! Là! là! quelle
bêtise de m'imposer de temps en temps ce petit supplice pour
me donner un moment de vanité satisfaite, et, au bout du
compte, pour montrer quoi? Je suis bien contente que tout le
monde me croie plus ignorante encore que je ne le suis. Bien-
heureux les pauvres d'esprit! Ceci vaut mieux que toute science
et surtout que toute vanité. »
« 9 janvier 1836.
« La vie est fatigante, en ce qu'il faut continuellement passer
d'accès en accès. C'est épuisant, quoique assez consolant aussi
quand vient le tour des mauvais, parce qu'on peut se dire avec
assurance qu'ils ne dureront pas; et je comprends bien ensuite,
d'un autre côté, que Dieu ne laisse pas durer longtemps ces
bienheureux moments de ferveur brûlante, enivrante, qui fait
qu'on ne tient plus sur terre, qu'on aime Dieu, qu'on a soif du
ciel. Ce sont les plus grandes grâces de Dieu, que ces moments-
là, il ne peut les accorder que de loin en loin. Une seule foisi
dans la vie vaudrait une éternité de reconnaissance, car ce bon-]
heur est un avant-goût du ciel.
« Donc, pour en revenir à ce que je dis, on passe d'accès en ac-J
ces, et après celui, si bon et si long, que je viens d'avoir, voilà
que je sens que je me refroidis; c'est désagréable, je prie moins]
bien. Si j'allais dans le monde, je pense que le tourbillon
tourbillonnerait comme auparavant. J'espère pourtant que
ne serait pas à un point fou, car il me semble que Dieu m^
bien établi au fond du cœur un solide amour du bien et de li
que je sens toujours, même dans mes moments d'étourdis
ment, ce qui empêche cette illusion de plaisir de m'entraîne
tout à fait et m'aide à revenir à Dieu. Je ne cesse jamais éi
lui parler, au bon Dieu, et je crois que c'est un bon système,
parce qu'il écoute toujours. Ainsi, dans ces temps-ci, je le re-
AFPBIfDICB. «n
[
merciais de la veine qu'il m'accordait parce qu'elle était bonne
et toute pour lui. Maintenant qu'elle passe, je lui dis :
« Eh bien! comme il vous plaira, ni»is ne vous en allez pa«
tout à faiL Voyez-vous, mon Dieu, c'est justement dans le
monde que j'ai besoin que vous soyez là, parce que tous com-
prenez bien que, c'est là que sont les écueils; que c'est là
que le diable m'attend. Il faut que vous me teniez, mon Dieu,
quand vous ne m'abandonnez poB Un petit brin de monde
n'est pas mauvais pour moi : c'est môme bon, car cela m'ap-
prend combien il est peu, et je me sens avec plus d'amour me
rapprocher de vous. Mais, pour cela, il faut que vous me lâchiez
seulement un peu, puisque vous le voulez pour m'éprouver;
mais il ne Lwxl pas m'abandonner tout à fait : vous comprenez
cela, mon Dieu! Je veux tenir à vous, ne me refusez pas... »
Et autres choses de ce genre que je dis au bon Dieu, car tout
ce qu'on dit à Dieu, c'est une prière, de sorte que, quand l'es-
prit ne peut s'appliquer aux prières habituelles, une conversa-
tion avec Dieu en devient une. Il faut toujours penser à lui,
quand ce serait pour penser qu'on y pense moins; il faut le lui
dire, et peu à peu il vous ramène; il est si bon! Aloi, c'est
donc mon système; je lui parle, je lui parle toujours, au point
qu'il doit me trouver une bavarde inouTe. Ainsi voilà. Mon
Dieu! comme vous voudrez, je veux tout ce que vous voulez.
parce que la seule chose que je ne veux pas , vous ne la
voulez pas non plus : cela, c'est de ne pas être votre enfant.
Mais puisque le temps de froideur arrive, je vous Poffre, moi
Dieu! vous m'en rendrez un meilleur, et le diable sera biea
attrapé! 11 n'y gagnera rien du tout. Sur ce, je vais me cou-
cher. Bonsoir, mon Dieu 1 bénissez-moi cette nuit, que votre
ange me garde!
t 4 férrier 1838.
« Ek bien ! oi*y voilà donc, dans ce terrible accès de froideur
que je redoutais tellement I Mon Dieu ! vous voyez comme je
suis, n'est-ce pas? comme je vous prie! avec quelle distrac^
tion ! quelle légèreté 1 C'est bien terrible, mon Dieu t De toutes
Ws épreuves que vous envoyez, e'«l la plus difidcile à sup-
438 APPBNDICB.
porter, celle qui fait le plus craindre d'être abandonné de
vous ; quelles que soient les souffrances, tant qu'on peut vous
parler et vous prier, on est bien sûr que vous êtes là, et alors
tout devient facile. Car, mon Dieu, je ne vous demande pas
d'éloigner de moi les épreuves; au contraire, j'en veux; j'en
veux pour ne pas être trop heureuse. Je suis si effrayée de
n'avoir eu encore que du bonheur en cette vie... Je n'aime pas
cela, j'ai peur du bonheur de ce monde, j'ai toujours la pensée
qu'il retardera celui de l'autre et qu'une vie toute heureuse ne
peut pas gagner ce même prix que d'autres achètent par
une vie toute de souffrances. Mon Dieu! vous arrangez tout
bien; ainsi, il n'y a rien à dire. C'est vous qui m'avez faite ce
que je suis et qui avez disposé de ma vie de façon à me rendre
le mot de reconnaissance familier et facile en me comblant de
bénédictions. Qu'il soit fait comme vous le voulez ; peut-être
me préparez-vous des épreuves pour l'avenir. Mais, mon Dieu,
faites seulement que je puisse toujours vous prier. Tenez, je
souffre ce soir. C'est une peine infinie que de ne pouvoir vous
parler avec amour, à vous, mon Dieu, à qui je voudrais appar-
tenir uniquement. Ayez pitié de moi! Tout faillit en moi quand
ma seule force m'abandonne. Les jours sans prière sont des
}0urs sans vie; ranimez-moi, mon Dieu! mon Dieu!
« Mourir, pour être Sûre qu'on ne fera plus de mal, qu'on
n'offensera plus Dieu , pour être délivré de cette crainte hor-
lible!...
a Vous offenser ! vous, mon Dieu, que j'aime indéfinissablç-
ment ! ... Et pourtant je vous offense mille fois par jour. Offenses
peut-être légères en elles-mêmes, mais graves à vos yeux, de
la part de ceux auxquels vous faites sentir ce bonheur inouï
d'amour et de prière, de ceux auxquels vous montrez le mal si
diflBcile et le bien si facile à faire. Oh ! non, mon Dieu ! une
légère offense est un crime pour moi; faire mal, voilà ma
crainte de tous les instants. Envoyez-moi des chagrins, des
maladies, des épreuves, mais pas celle-là, pas l'épreuve du mal
sous la forme du bien , pas l'épreuve dfi se tromper soi-même
▲ PPBNDICB.
et de se faire une fausse conscience, voilà celle qu'avant toutes
les autres, je redoute.
« Oh I mon Dieu ! vous avez dit : c On ne peut servir deux
maîtres. » Mon cœur est trop uniquement à vous pour pouvoir
être dans le monde, de là ce trouble que j'éprouve au milieu
de la vie la plus heureuse. Je voudrais n'avoir de bonheur qu'à
vos pieds, mon Dieu ! qu'en prononçant votre nom, et cela
seul au fond m'en donne complètement. Le cœur me bat en
entrant à l'église, je répète votre nom mille fois, puis celui de
Marie, parce que vous, mon Dieu, vous l'avez prononcé.
Fjites-moi mourir si je dois vous offenser. Je vous aime, je vous
aime, vous, vous seulement, mon Dieu !
• 1836, Boiny.
« C'est étrange comme le hasard vous fait tomber sous les
yeux, dans les livres qu'on lit, des passages d'accord avec la
disposition où on est : cela m'arrive sans cesse. Ce matin, après
avoir bien longtemps pensé qu'il n'y avait que l'amour de
Dieu qui pût rendre heureux sur la terre, puis mourir pour
aller à lui, j'ouvre mon petit Daily Monitor^, et j'y trouve
juste pour aujourd'hui :
Take my poor heart and let it be
For ever closed it ail but thee.
Seal thou my breast and let me wear
That pledge of love for ever tbere*.
« Mon Dieu! mon Dieu! oui, c'est à vous que je veux être
parce que je veux rêver à vous sans distraction, rêver au jour
où je vous verrai ! rêver à mourir pour mourir en rêvant à
vous! Oh! que le monde est bizarre! On trouvera simple, na-
turel d'être absorbé par l'amour d'un homme, et l'on ne com-
prendra pas la possibilité de l'être par l'amour de Dieu. Et
pourtant que ne peut-on ouvrir mon cœur poor voir combien
je suis vraie! Aimer ici-bas, autant qu'on peut aimer, c'est
1. Le CotuHUer de chaque jowr, c'était on petit livre anglais intitulé ainsi.
%. Prenez mon cœur et qu'il toit fermé i tout le reste. Scelles-li et laite*
qu'il porte ce tceau comme on gage d'amour pour toujours.
440 APPBNDICB.
assurément bien doux, mais il n'y a pas de bonheur qui puisse
être aussi doux que celui de mourir et d'aller à vous. Mon
Dieu ! que j'adore uniquement, que faire? Vous avez dit : « On
ne petit servir deux maîtres, » que ferai-je donc ? Car je
suis à vous, vous êtes le mien ; prenez-moi alors.
« 4 . Du fond de l'abîmp. Seigneur, je pousse des cris vers
vous! Seigneur, écoutez ma voix.
a 2. Si vous tenez un compte exact des iniquités, qui pourra.
Seigneur, subsister devant vous ?
« 3. Mais vous êtes plein de miséricorde, Seigneur; j'espère
en vous. Seigneur, à cause de votre loi. .
« 4. Mon âme attend l'effet de vos promesses; mon âme a mis
toute sa confiance dans le Seigneur.
« 5. Que, depuis le matin jusqu'au soir, Israël espère dans
le Seigneur.
« 6. Car le Seigneur est rempli de bonté et la rédemption
qu'il nous a préparée est abondante.
« 7. C'est lui qui rachètera Israël de toutes ses iniquités. »
« Quand je pense que c'est là une prière de mort! Chaque mot
est un mot joyeux d'espoir et de confiance. Une seule chose donc
est défendue par Dieu, c'est de désespérer, c'est de renoncer
à se sauver. Dieu pardonne toujours. Que d'amour dans chaque
parole de Dieu pour nous! Combien peu dans nos pensées pour
lui!...
c Mars 1836.
« Mon Dieu ! tout vous est possible, je ho murmure pas contre
les épreuves que vous envoyez en ce monde; seulement, mon
Dieu, acceptez cette prière que je vous fais avec tant de foi,
d'un échange d'épreuves. Guérissez Albert, donnez-moi sa ma-
ladie, faites-m'en souffrir longtemps pour me rendre digne de
mourir, puis laissez-moi aller à vous. Voyez, mon Dieu, ce
sera toujours une épreuve, car moi aussi ils me regretteront ,
ce n'est donc pas pour leur épargner l'épreuve que je vous de-
mande de transformer celle-ci. Je reconnais que le seul moyen
d'être à vous, c'est dêtre éprouvée. Mon Dieu! tout vous est
▲FPSNDKOB. Ul
possible, souvenez- vous du Centenier, souvenez-vous de la fille
de Jaïre; eux vous disaient avec foi : « Seigneur, guérissez. »
Eh bien! voyez dans mon cœur» voyez comme il déborde de
foi, lorsque je vous dis : « Seigneur, guérissez Albert!... »
Mon Dieu! donnez-la-moi, cette maladie, et qu'elle soit ter-
rible ! qu*elle brûle ma poitrine entièrenient, pour purifier mon
cœur. Faites bien souffrir mon gosier dont j'ai si souvent eu
vanité, à cause de ma voix qu'on admire et que je me complais
à &ire entendre. Punissez-moi, car je suis vaine. Mon Dieu, je
bénirai chaque douleur, mais alors, quand j'aurai été bien ma-
lade, vous permettrez que je meure ! Oh ! tout pour gagner
cela! pour gagner d'aller à vous, mon Dieu, mon amour!... Tout
vous est possible, acceptez ma prière. Le monde dira, surpris:
t C'est inexplicable ; lui si malade et si faible, il guérit; et elle
si forte, si peu délicate, elle meurt! » Et moi je penserai :
Dieu ne peut-il pas tout ? Dieu l'a voulu, voilà qui explique
tout.
« Mon Dieu, est-ce comme un instinct que vous exaucerez ma
demande ? mais je ne puis parvenir à fixer mes pensées sur un
avenir quelconque pour moi en ce monde. Quand j'entends
parler de mariage, il me semble toujours qu'une voix intérieure
répond en moi : « Ne vous pressez pas, c'est inutile. » Est-ce
la voix de mon ange gardien? Ange chéri , portez ma prière à
Dieu, dites-lui que le voir est la vie pour moi, qu'il me fasse
mourir pour vivre. Mon Dieu! d'un côté je me figure la vie
heureuse,, environnée de l'affection d'une famille chérie : tout
le bonheur possible ici-bas enfin. De l'autre, je vois une longue
maladie, mais vous! mais aller à vous! Mon Dieu, je choisis la
meilleure part; ne direz-vous pas comme de Marie : « EUens
lui sera pas ôtée f »
« âttU 1836.
« ...Je me reconnais bien mauvaise, mais plus que jamais je
viens à vous. Oh! je ne me trompe pas lorsque je pense que je
vous aime. N'est-ce pas? c'est bien moi cela? Mon Dieu, ac-
ceptez mon amour , acceptez le désir que j'ai de n'être qu'à
vous dans ce monde , et si votre volonté décide que mon chc*
APPENDICB.
min sera plus difificile que celui de vous servir uniquement,
gardez-moi alors et protégez la plus faible de toutes vos faibles
créatures 1
c Venise, 4 avril 1836.
« Mon Dieu, je suis avide de vos églises, avide d'entendre
parler de vous, avide de votre amour. Donnez-moi l'immense
chari lé, prenez mon cœur, puriûez-le, puis faites-le vous aimer.
Que faire, mon Dieu ! pour que mon cœur soit toujours près
de vous? Que faire pour s'isoler? Que mes lèvres parlent, que
mes mains agissent pour cette ennuyeuse vie , mais que mon
cœur ne vous quitte pas. Seulement que toutes mes actions
soient douces, patientes pour ne pas souiller l'enveloppe de ce
cœur que je vous prie de prendre, que je vous conjure de
sanctiûer. Préservez-le de la vanité et de l'orgueil, humiliez-le,
mais donnez-lui de vous aimer. Vous aimer! mon Dieu, cela
seul, je vous le demande.
• Venise, 5 avril 1836.
« ... Oh! l'amour n*a été mis dans le cœur que pour vous,
mon Dieu ! Le cœur a besoin d'être rempli, et vous, vous seul
pouvez le remplir, combler, satisfaire... Oh! que de joies sans
cesse renouvelées quand on vous aime ! Partout on vous re-
trouve ; vous ne trahissez pas, vous n'abandonnez pas, et quand
d'une main vous éprouvez, de l'autre vous consolez, vous nous
faites chérir nos épreuves, car vous aimer entraîne le désir *de
souffrir pour vous. Vos églises me font l'effet d'une patrie, j'y
respire joyeusement, mon Dieu, je vous aime! mais faites-mo'
vous aimer plus encore. J'aime tous les hommes, mais augmen-
tez dans mon cœur la bienheureuse charité. Ce matin, vous en
avez laissé tomber sur moi un rayon pendant cette bénédiction
des vaisseaux. Cette foule énorme à genoux... Pendant que je
la regardais, je me suis senti une affection tendre pour tous
ceux qui la composaient, pour tous les hommes de la terre. J'ai
prié pour tous, j'ai senti que pour chacun d'eux je consentirais
à souffrir, à mourir. Mon Dieu ! c'est bien rarement que j'é-
▲ PPBNOICB.
prouve h ce point le sentiment complet d'amour fraternel pour
tous les hommes. C'est une gréce que vous me faites, car tout
vient de vous. Rendez vive en moi celte pensée, et que jamais,
jamais je ne m'attribue rien de bon. Humiliez-moi toujours, et
acceptez du moins ce désir violent que vous voyez dans mon
cœur, de n'y laisser jamais pénétrer ni orgueil ni vanité. •
La partie du journal d'Eugénie qui tomba sous les
yeux d'Alexandrine à Venise s'arrête ici. Les pages sui-
vantes furent recueillies plus tard dans les cahiers vo-
lants, où elle continua à ^rire ses pensées pendant cette
même année 1836.
c Venise, 5 avril 1896.
« Oh! mon Dieu! comme vous avez bien dit que vous étiez
la vie et que vous la donniez à ceux qui vous la demandaient !
Hier, j'étais morte, puisque j'étais froide en priant, et la prière
sans vie est pire que la mort. J'ai été à vous pour que vous me
ranimiez. Ce matin, pendant que le prêtre me donnait l'absolu-
tion , j'ai senti comme du feu dans mon cœur refroidi; j'ai
pleuré, j'ai été heureuse. Merci, mon Dieu! Oh! que doit donc
être l'amour des saints et des anges, que doit donc être l'amour
dans le ciel, puisque déjà celui que j'éprouve, et qui ne doit
<**lre que Vombrc de l'ombre de l'amour divin, me remplit, me
brûle le cœur, et je sens que s'il durait toujours, comme dans
ces courts moments où vous me bénissez, je ne pourrais pas
vivre! Je conçois comme cela que l'excès d'amour doit être la
Bn de tout. Quand on est arrivé à ce point, où rien, rien ne distrait
plus de la contemplation, de l'adoration, alors on est trop près
de vous pour rester sur la terre, on est un ange, il faut mourir.
Voilà comme cela a été pour les saints.
c VeaiM. • avril 1836.
«Je pleure en ce moment, je pleure en pensant que je retour-
nerai dans le monde, que j'y oublierai peut-être ce bon temps
de fen'eur, que peut-être j'y serai comme j'y ai déjà été, vous
APPENDICE.
oubliant, vous offensant. Mon ange gardien! mon ange cliéri,
qui êtes près de moi en ce moment et qui me voyez pleurer,
prenez mes larmes, portez-les à Dieu et priez-le de les accepter
et de les faire retomber jsur moi en secours, en force, en con-
solation , quand je serai distraite et découragée et que je vous
oublierai.
« Venise, 10 avril 1836.
«r Demain nous quittons Venise. Eh bien I quelque triste et
funeste que nous ait été cette ville, j'ai en ce moment la sensation
de regret qu'on ressent en quittant un lieu où on hisse un objet
chéri. J'éprouve toujours cela quand j'ai été quelque part heu-
reuse par la ferveur. Il me semble qu'en changeant de place je
vais changer de dispositions. Hélas! et comme cela m'arrive
souvent, j'en ai peur. Je ms distrais si vite! et ici, mon Dieu!
je vous ai si bien aimé! Chaque église que je regarde de loin
me cause la douce impression que fait la vue d'un lieu où l'on
a été heureux. Il ne peut pas y avoir de tristesse quand on vous
aime. Votre amour produit dans le cœur trop de confiance et
trop d'espérance. Aussi n'ai-je pas un triste souvenir de Venise,
malgré ma douleur et mon effroi pour Albert, mais c'est que
nulle part je n'ai prié pour lui avec tant de foi!... Il me sem-
blait toujours que vous m'écoutiez, et à présent je pars. Merci,
raon^Dieu ! de m' avoir donné ici ces moments d'amour fervent,
de pensées du ciel , de détachements de la terre. Ne m'aban-
donnez pas, mon Dieu! Ob! je me connais! Que ferai-je, si
vous ne m'aidez! Je suis faible au delà de toute expression et
un rien me fera dévier de cette route chérie où je marche main-
tenant. Peut-être même le permetlrez-vous pour me punir des
pensées d'orgueil que j'ai eues...
« Mon Dieu ! tout ce que vous voudrez comme épreuve, je le
supporterai, pas de moi-même, mais je vous prierai et vous
m'en donnerez la force. Seulement dans ce monde, où l'on perd
^si vite ce que l'on a trouvé loin de lui, faites que mon cœur ne
devienne pas froid à votre pensée. Faites qu'elle soit toujours
dominante comme une pensée d'amour; je voudrais n'en res-
sentir que pour vous. Protégez ce désir, protégez ma faiblesse.
APFBMDICB. 4«S
absorbezHoooi, si je dois vivre dans le monde. Mon cœnr est à
vous, isoiez-Ie. Qu'il vous airao toujours et que lui ne soit ja-
mais au monde dont je ne veux poê.
m 11 arrU 18M.
c Servez V Étemel avec allégresse, »
c Oh ! oui, mion Dieu, c'est avec joie, c'est avec ivresse que je
▼eux vous aimer, vous servir, vous plaire en toutes choses. Je
me sens le cœur gai en entrant à l'église. Je n'étais pas comme
cela autrefois. Je sois changée. Mais qu'étais-je donc aupara-
▼ant, si je suis meilleure à présent où pourtant je suis si mau-
vaise, si misérable, si pauvre de volonté dans le bien? Oh!
mon Dieul nous ne pouvons rien, rien de nous-mêmes, pas
même désirer d'être bons. Merci donc, mon Dieu, d'avoir mis
ce désir dans mon cœur. Oh 1 cela, j'en suis sûre, j'ai le désir
de vous aimer d'une façon inexprimable, de vous aimer avec
toute la vivacité possible au cœur humain, et, parvenue là, de
vous prier encore pour obtenir une grâce d'amour surhumain,
car il UmK fondre tout son être en amour, avoir l'amour des
anges pour aller à vous I
« Mon Dieu ! donnez-moi la reconnaissance pour vous remer-
cier! donnez-moi la prière pour vous prier! donnez-moi l'amcur
pour vous aimer!
« ... Mon dégoût du monde augmente. Que ferai-je, si je dois
y vivre? Oh ! que ferai-je ? Faudra-t-il lui consacrer ce temps
que vous m'avez appris à rendre précieux en vous le donnant?
Fauùra-t-il me distraire de vous ?
« Enfin j'attends. Quelle que soit ma vie, j'ai confiance, mon
Dieu, que vous aurez pitié de votre pauvre enfant et que vous
ne l'abandonnerez pas. Après lui avoir donné de voir et de
comprendre qu'il n'y a dans l'univers que vous, que vous seul,
et que le bonheur n'est qu'en vous; après avoir béni son cœur
de la haute ambition de ne vouloir que vous pour être heu-
reuse, vous ne permettrez pas qu'un seul ipstant elle soit éblouie
par le monde et qu'elle vous oublie. Si vous voulez qu'elle soit
riche et brillante, vous permettrez alors que jamais elle ne s'en-
APPENDICE.
orgucillisse et que toujours, toujours le désir dominant de son
âme soit de tout abandonner pour vous. Partout on peut vous
aimer, et, si vous ne voulez pas que ce soit avec la liberté, le
calme, l'abandon d'une vie uniquement consacrée à vous, que
votre volonté soit faite. Mais alors, mon Dieu, augmentez trois
fois plus en moi la prière et la persévérance, car le chemin sera
bien plus difficile. Je vous appellerai, mon Dieu! mon Jésus!
mon amour ! Venez à moi alors.
« Shakespeare a dit : « Le bonheur, c'est de n'être pas né. »
Oh ! non, pas cela, puisqu'il faut naître pour connaître et aimer
Dieu. Mais le bonheur, c'est de mourir.
« Avignon, 24 avril 1836.
« Alexandrine disait l'autre jour : « Ceux qui aiment le ciel
n'ont pas le sentiment de l'amour de la patrie. » Oh ! que cela
est vrai, mon Dieu! Je me sens dans le cœur une égale indiffé-
rence pour tous les lieux de la terre, je quitterais, les uns après
les autres, tous les endroits que j'aurais le plus aimés, si je
croyais qu'en marchant, en changeant de pays, je me rappro-
cherais de vous.
a Patrie ! c'est le lieu oij l'on vit, où l'on aime, oii l'on vou-
drait être, vers lequel on soupire. La patrie ne peut être que le
ciel, et s'il faut s'en choisir une sur la terre, elle est dans \ os
églises, dans le lieu où l'on vous adore; elle est dans la croix
qui rappelle vos souflFrances; elle est dans le cœur qui désire
votre amour.
« Oh! oui, toute la terre m'est indifférente, je puis à peine voir
comme vous l'avez faite belle. Quand on me montre une belle
me, mes yeux, malgré moi, se lèvent vers le ciel, toujours plu?
oeau que tout et j'oublie d'admirer la terre. J'aime, j'aime a
regarder le ciel ! à le fixer, à m'en éblouir, à m'en épuiser les
yeux! Je ne sais pas de chagrin dont ne me consolerait la vue
du ciel, car le seul chagrin inconsolable^ c'esl de vous offenser,
mon Dieu î et même alors, je regarderais le ciel, car là seulement
je trouverais le pardon. Mon Dieu! soyezseul mon rêve, ma
pensée, mon amour, ma patrie l
▲ PPBNDICB. 4C7
• Aiz, tO àrril 1830.
a Oh î le ciel! le ciel! y scrai-je jamais? Que le désir d'amour
me fasse pardonner de n'avoir pas la patience de vivre ! Wun
Dieu! est-ce donc mal de désirer de mourir quand c'est pour
vous voir? Ce n'est pas par crainte des souffrances et des
épreuves, ce n'est pas non plus par de fausses idées de décou-
ragement. Quand je puis ne pas penser à vous, je la trouve
folie, la vie, mon Dieu! Vous lisez dans mon cœur; si ce désir
d'aller à vous est une offense, éloignez-le de moi. La soumission
et riiumililé, donnez-les-moi, et voilà tout.
« 21 avril 1886.
1 Je suis sûre que je vivrai jusqu'à cent ans. Dieu punira mon
présomptueux désir de mourir par une interminable vie. —
90 ans d'attente, — 90 chances de pécher ! Oh ! mon Dieu !
voudrez-vous cela? Que de mal je puis faire pendant ces lon-
gues années! Mériterai-je de mourir alors? Mon Dieu! jamais
je ne serai di ne d'aller à vous, mais du moins, plus je mourrai
jeune, moins l'espace qui me sépare de vous sera difiBcile ii
franchir.
t Le purgatoire vaut mieux que la vie. On esî; plus prés do
Dieu en purgatoire que sur terre. On s'y purifie pour Dieu.
< Paris, 14 mai I83(t
« Oh ! celte nuit a été beJle ! J'ai veillé*, j'ai prié et vous avez
permis que ce fût sans froideur jusqu'au jour. Mon Dieu, soyez
béni, je vous adore ! Merci, merci, vous avez eu pitié de moi!
Après une triste journée de crainte, vous êtes venu ranimer
mon cœur découragé, vous m'avez fait sentir que jamais vous
ne m'abandonneriez. Oh! Dieu! celte nuit, j'ai senti an instant
mon cœur comme trop rempli et prêt à se briser. Oh! que
j'étais heureuse! Je me sentais si calme, si sereine! C'était
triste de revenir à cette ennuyeuse vie après ce moment d'oubli
divin. Oui, mon Dieu, ce mot n'est pas trop fort, j'ose l'art icu-
Icr, car tout ce que j'ai éprouvé celte nuit venait de vous. Je
1. Prêt d'Albert.
440 APPENDICE.
orgucillisse et que toujours, toujours le désir dominant de son
âme soit de tout abandonner pour vous. Partout on peut vous
aimer, et, si vous ne voulez pas que ce soit avec la liberté, le
calme, l'abandon d'une vie uniquement consacrée à vous, que
votre volonté soit faite. Mais alors, mon Dieu, augmentez trois
fois plus en moi la prière et la persévérance, car le chemin sera
bien plus difficile. Je vous appellerai, mon Dieu! mon Jésus!
mon amour! Venez à moi alors.
« Shakespeare a dit : « Le bonheur, c'est de n'être pas né. »
Oh ! non, pas cela, puisqu'il faut naître pour connaître et aimer
Dieu. Mais le bonheur, c'est de mourir.
« Avignon, 24 avril 1836.
« Alexandrine disait l'autre jour : « Ceux qui aiment le ciel
n'ont pas le sentiment de l'amour de la patrie. » Oh ! que cela
est vrai, mon Dieu! Je me sens dans le cœur une égale indiffé-
rence pour tous les lieux de la terre, je quitterais, les uns après
les autres, tous les endroits que j'aurais le plus aimés, si je
croyais qu'en marchant, en changeant de pays, je me rappro-
cherais de vous.
(( Patrie ! c'est le lieu oii l'on vit, on l'on aime, oii l'on vou-
drait être, vers lequel on soupire. La patrie ne peut être que le
ciel, et s'il faut s'en choisir une sur la terre, elle est dans \os
églises, dans le lieu où l'on vous adore; elle est dans la croix
qui rappelle vos souffrances; elle est dans le cœur qui désire
votre amour.
« Oh! oui, toute la terre m'est indifférente, je puis à peine voir
comme vous l'avez faite belle. Quand on me montre une belle
t'ue, mes yeux, malgré moi, se lèvent vers le ciel, toujours plus
oeau que tout et j'oublie d'admirer la terre. J'aime, j'aime a
regarder le ciel ! à le fixer, à m'en éblouir, à m'en épuiser les
yeux! Je ne sais pas de chagrin dont ne me consolerait la vue
du ciel, car le seul chagrin inconsolable ^ c'esl de vous offenser,
mon Dieu ! et même alors, je regarderais le ciel, car là seulement
je trouverais le pardon. Mon Dieu! soyez; seul mon rêve, ma
pensée, mon amour, ma patrie!
▲ PPBNDICB. 4«7
• Aiz. M àThl 1838.
« Oh! le ciel! le ciel! y scrai-je jamais? Que le désir d'amour
me fasse pardonner de n'avoir pas la patience de vivre ! hivu
Dieu! est-ce donc mal de désirer de mourir quand c'est pour
vous voir? Ce n'est pas par crainte des souffrances et des
épreuves, ce n'est pas non plus par de fausses idées de décou-
ragement. Quand je puis ne pas penser à vous, je la trouve
folie, la vie, mon Dieu! Vous lisez dans mon cœur; si ce désir
d'aller à vous est une offense, éloignez-le de moi. La soumission
et riiumilité, donnez-les-moi, et voilà tout.
« n avril 1836.
1 Je suis sûre que je vivrai jusqu'à cent ans. Dieu punira mon
présomptueux désir de mourir par une interminable vie. —
90 ans d'attente, — 90 chances de pécher ! Oh ! mon Dieu !
voudrez-vous cela? Que de mal je puis faire pendant ces lon-
gues années! Mériterai-jc de mourir alors? Mon Dieu! jamais
je ne serai di ne d'aller à vous, mais du moins, plus je mourrai
jeune, moins l'espace qui me sépare de vous sera diflBcile à
franchir.
« Le purgatoire vaut mieux que la vie. On est plus près do
Dieu en purgatoire que sur terre. On s'y purifie pour Dieu.
c Paris, 14 mai 1839
« Ob ! cette nuit a été belle ! J'ai veillé ^ j'ai prié et vous avez
permis que ce fût sans froideur jusqu'au jour. Mon Dieu, soyez
béni, je vous adore ! Merci, merci, vous avez eu pitié de moi!
Après une triste journée de crainte, vous êtes venu ranimer
mon cœur découragé, vous m'avez fait sentir que jamais vous
ne m'abandonneriez. Oh! Dieu! cette nuit, j'ai senti an instant
mon cœur comme trop rempli et prêt à se briser. Oh! que
jetais heureuse! Je me sentais si calme, si sereine! C'était
triste de revenir à cette ennuyeuse vie après ce moment d'oubli
divin. Oui, mon Dieu, ce mot n'est pas trop fort, j'ose l'articu-
ler, car tout ce que j'ai éprouvé celte nuit venait de vous. Je
1. Près d'Albert.
448 APPBNDIICB.
ne suis pas troublée par la pensée qu*il y a présomption à le
croire. Je ne songe pas à moi , c'est vovls que j'aime dans ces
grâces de ferveur ; je ne m'inquiète pas et ce calme me donne
^le sentiment de votre présence adorée, car le Seigneur n'est pas
dans le trouble. Mon Dieu! je vous aime! J'ai crié cela cette
nuit, les anges l'ont-ils portée jusqu'à vous, cette parole par la-
quelle je voudrais mourir? Oui, mon Dieu, je voudrais la pro-
noncer avec assez de force pour qu'elle me tuât. J'oubliais tout
cette nuit, excepté vous. Je me suis presque crue hors de cette
terre. Mais cependant, lorsque je revenais auprès d'Albert, là
aussi j'étais calmie et heureuse.
« Je viens de l'église, je n'ai pas eu de messe, je n'ai pas ou-
vert mon livre, mais c'est égal. Oh ! cette première communion
m'a fait si doucement, si tendrement penser! Mon Dieu! je
vous remercie, car là, ce matin, j'ai eu, comme à Venise, un
sentiment, un rayon de la grande charité, un amour réel pour
tous les hommes, mais surtout pour tous ces enfants bénis par
vous aujourd'hui ; j'ai senti que si, pour le plus petit d'entre
eux, on me disait : « En souffrant, en mourant pour lui, vous
le préserverez du mal, jamais il n'offensera Dieu, » oh! bien
réellement j'ai senti que je n'hésiterais pas! Mon cœur se gon-
flait de joie et de bonheur à cette pensée : « Jamais il n'offensera
Dieu. » Oh! mon Dieu, si je pouvais mourir mille fois pour
ôter le mal du cœur de chacun des hommes, je le ferais. Voyez
la sincérité de ce désir. Augmentez-le, établissez-le dans mon
cœur pour toujours, car ce sentiment, c'est la charité que je
désire si ardemment. Oh! bénissez ces enfants, bénissez-les du
souvenir constant de ce beau jour o\x ils vous ont reçu pour la
première fois. Quelle sincîère horreur ils ont du mal aujour-
d'hui! Quelles promesses ils vous font de plutôt mourir que de
vous offenser! Oh ! que ces saintes pensées demeurent toujours
dans leurs âmes; que le souvenir de ce jour les éclaire, les
gardé et les défende contre l'horrible mal !
« Et moi, mon Dieu, rendez-moi ce que j'étais le jour de ma
première communion, rendez mon cœur aussi simple et aussi
pur que celui de ces pieux enfants d'aujourd'hui.
▲ PPBNDICB.
f PaHt. M mai 1 839.
. ••. Hier et aujourd'hui j'ai été frivole, j'ai pensé à ma
(oiiette, je me suis re£;nrdée dan« la glace; il est vrai que je ne
me suis pas trouvée très-jolie, mais j'ai fait ce que j'ai pu pour
l'être davantage. A mesure que ces folles idées me traversent
il^prit, je sens la grâce de Dieu s'éloigner et mon cœur se
ferhier dans une douloureuse indifférence. Bfa vanité se ranime
sur louslt^ points. Hier, BI.*** a dit que j'avais une belle voix,
j'en ai été inconcevablomont llaltée, et comme une sotte, j'ai
pris grand pi.^isir à chanter devant lui. Mon Dieu, desséchez-
le, mon gosier, co côté le plus vulnérable de ma vanité. Je ne
suis pas assez jolie pour qu'un compliment sur ma figure me
llaltc beaucoup. Je ne le crois pas facilement, j'ai le temps de
me mettre en garde ; mais pour ma voix, j'entends qu'elle est
belle et je pense qu'on doit la trouver telle lorsque je chante
devant du monde. Je la déteste quelquefois, ma voix. Otez-Ia-
moi, mon Dieu, puisqu'elle ne sera pas uniquement destinée à
chanter vos louanges; c'est un bien dont vous m'avez piirée,
reprenez-le, car j'en use mal!... Oh! je le sens à présent, si
j'étais religieuse, n'entendant rien du monde, je ne le regrette-
rais jamais. Mais aussi, qui sait? lancée au milieu de ce niAme
monde avec toutes mes mist'res et toute ma faiblesse, je serai
peut-Atre à lui avec une force d'attrait égale à ma haine ac-
tuelle. Oh! un couvent, un couvent! un lieu de la terre où le
mal ne soit pas, que je quitte tout pouraller y déposer ce grand
désir d'amour et de ferveur. Oh! Dieu seul à servir! Dieu .seul
à aimer ! mais aussi n'oublions pas ceci, n'obéir qu*à Dieu seul
Ainsi, que tout se taise, pas de murmure, pas de révolte, que
votre volonté soit faite, mon Dieu! mais si je mérite la paix,
accordez-moi cette bénédiction, sinon soyez toujours aimé et
remercié. Tout est à chérir de vous!
• Parii, 89 mai ]83«. Dimanche de la Trinité,
jour de l'abjnr.ition d'A.lexandrioe.
« Seignf^ur! comment vous fwrler, que vous dire, mon Dieu,
pour les grâces de celle journée? Elle est catholique, votre
450 APPENDICE.
belle petite brebis vous est revenue, mon Dieu! Oh! réjouissez
son âme, chérissez-la, consolez-la de ses longues années d'exil»
comblez de joie son retour dans la véritable patrie, bénissez-la
de tous vos dons, et, si vous l'aimez assez pour l'éprouver,
donnez-lui l'immense amour de vous seul pour tout supporter,
pour tout chérir de votre main adorée.
a Anges de Dieu, veillez sur elle, entourez-la, pour que sa
paix soit grande, pour que son âme soit sereine!
Paris, 18 juin 1836.
« J'ai cru m'apercevoir que j'avais un fonds d'insouciance qui
ressemble tout bonnement à de l'insensibilité. Je crois que
prendre aussi peu vivement que je le fais part à toutes les choses
de ce monde pourrait bien indiquer un certain manque de cœur.
J'ai aussi pensé que j'avais une ferveur répréhensible, que je
prenais tout pat' accès ; tantôt accès du monde et oubli de Dieu,
tantôt accès et excès de ferveur presque jusqu'à l'exagération,
pendant lesquels je suis capable d'accuser les plus saints de
tiédeur. Ohl tout cela n'est point selon Dieu. Une sainte solide
piété ne s'établira-t-elle jamais dans mon cœur ? J'en suis en-
core bien loin! Oh! j'ai Tesprit et le cœur tristes ce soir, j'ai
tant pensé, et à tant de choses contradictoires! J'ai la tête sotte.
Mon cher bon Dieu! vous aurais-je trop fâché pour que vous
me consoliez? Voulez-vous venir un peu? Voulez-vous me faire
gentir qu'au fond de tout, je vous aime, et alors cette tristesse
de mon cœur s'oubliera dans une joie infinie. Me suis- je trompée
quand j'ai cru vous aimer? Me suis-je trompée quand j'ai désiré
votre amour? Tout cela est-il donc faux dans mon cœur? Et
ce désir d'absolue soumission à votre volonté est-il donc faux
aussi? Qu'est-ce que tout cela, ô mon Dieu! et que suis-je?
• 19 juin 1836.
« On vient de m'appeler pour chanter; j'ai toujours une vague
envie de plaire. La vanité doit être, de toutes les fâcheuses
habitudes du cœur, la plus difficile à déraciner. Oh! que de
misères! J'ai l'esprit faux et le cœur faible: quelle espèce de
▲ PPBNDICB.
personne est-on avec un assemblage pareil ? Mon Dieu t telle
que je suis, je me donne à vous et je vous donne tout, ma mi-
sère, mon orgueil, ma vanité, tout, et ce n'est {>as un beau
présent que je vous fais, mais où porter la faiblesse si ce o'eai
là où se trouve la force, là où tout se pardonne, là où tout ae
purifie et où tout mal se change en bien ? Les hommes ne
voudraient pas de ma misère ; mais Dieu t... Les hommes sont
bien sévères, mais Dieu!... Dieu aime nos imperfections,
pourvu que nous le laissions les pardonner. Je dis : que nous
le laUsians, parce que ce n'est que lorsque l'acharnement de
notre volonté s'y oppose qu'il refuse, et encore, refuser n'est
pas le mot; il ne le connaît pas, il ne refuse jamais : c*est nous
qui ne demandons pas toujours. Il accepte tout, il recueille tout;
jamais, jamais, il ne repousse. Oh ! que cette pensée est im-
mense, immense d'espoir, de joie, de consolation! 0 mon
Dieu ! soyez béni, béni, adoré, glorifié. Vous êtes le bonheur
du cœur!
trop. Bonrdier et O, ro« de» PoUetlM, t.
V
VI y.
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