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Full text of "Récit d'une soeur : souvenirs de famille"

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1867 
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The  person  charging  this  material  is  re- 
sponsible  for  its  return  on  or  before  thc 
Latest  Date  stamped  below. 

Theft,  mutilation,  and  underlining  of  beokt 
are  reasons  for  disciplinary  action  and  may 
resuit  in  dismissal  from  the  University. 

University  of  Illinois  Library 


JUN2  3  19;D 


L161— 01096 


RÉGIT 

D'UNE    SœUR 


Pan-     -    liiip.  BoLKDitn,  C.AnyMORT  fils  cl  C*,  6,  rue  des  Puiltvius. 


RECIT 

D'UNE   SŒUR 

SOUVENIRS  DE  FAMILLE 

BBCUK1LLI8 

PAR  Mme    AUGUSTUS    GRAVEN 

NÉE    LA    FERRONNAYS 

On  ne  perd  jamais  ceux  qu'on  aime 
en  Celui  qu'on  ne  peut  perdre. 

Saikt  Aogustik. 

Dixième     Édition 
TOMK  PREMIEK 


PARIS 

LIBRAIRIE    ACADÉMIQUE 

DIDIER  ET  C'^   LIBHAIRES-ÉDITEIJHS 

35,   QOAI    DBS   ADGOSTINS,    35 
luuit  droiU  réserves. 


v.l 

MON    DIEU 


Votre  nom  est  le  premier  que  je  veux  écrire  en 
commençant  ces  pages.  Je  désire  qu'elles  vous 
fassent  aimer,  plus  encore  que  je  ne  désire  faire 
aimer  ceux  à  qui  elles  sont  consacrées. 

Londres,  1852. 


REGIT  D'UNE  SŒUR 


PREMIERE  PARTIE, 


CivQ  me  the  pleastire  with  the  pais, 
80  would  I  live  and  love  again. 
(Bysom.) 


«  Rendez-moi  la  joie  avec  la  douleur  et  je  veux  bien 
vivre  comme  j'ai  vécu,  aimer  comme  j*ai  aimé!  »  VoiHi 
à  peu  près  en  quels  termes  uTi  des  poètes  de  notre 
temps  a  exprimé  un  sentiment  analogue  à  celui  qui 
nous  fait  accepter  les  plus  douloureux  souvenirs ,  plutôt 
que  Toubli  qui  anéantirait  ensemble  l'amertume  et  la 
douceur  du  passé.  Cette  manière  de  sentir  est  la  mienne, 
et  je  ne  trouve  point  de  vérité  générale  aux  vers  fameux 
du  Dante  : 

Nessun  maggior  dolore 

Che  ricordarsi  del  tempo  felice 
Nella  miseria... 

Oh!  non,  je  ne  désire  Toubli  ni  des  joies,  ni  des  pei- 
nes que  j*ai  connues.  Je  bénis  Dieu  des  unes  et  des  au- 
tres, et  je  le  bénis  encore  de  la  disposition  qu'il  m'a 
donnée  à  revenir  sans  cesse  sur  les  traces  qu'ont  laissées 
après  eux  ceux  avec  lesquels  il  m'a  été  «i  doux  de  vivre. 


RECIT    D'UNE    SŒUR. 


Le  souvenir  des  jours  heureux  passés  ensemble  est  de- 
meuré pour  moi  une  joie  et  non  une  douleur;  et,  bien 
loin  de  désirer  l'oubli,  je  demande  au  ciel  de  me  conser- 
ver toujours  la  mémoire  vive  et  fidèle  des  jours  évanouis, 
et  la  faculté  de  laire  comprendre  quels  furent  ceux  avec 
lesquels  s'écoulèrent  ces  jours ,  et  quel  fut  le  bonheur 
qu'y  répandit  leur  présence.  Penser  à  eux  et  parler  d'eux 
m'a  été  doux  depuis  qu'ils  ne  sont  plus,  comme  il  m'était 
doux  de  leur  parler  et  de  vivre  près  d'eux  quand  ils  étaient 
là.  Aussi  l'occupation  favorite  de  ma  vie  a-t-elle  été  de 
lire  et  de  rassembler  les  lettres  et  les  papiers  de  tout 
genre  dans  lesquels  est  demeurée  gravée  l'empreinte 
fidèle  de  leurs  âmes.  Ce  n'est  pas  sans  un  tendre  orgueil 
que  je  les  ai  parfois  fait  connaître  à  d'autres,  et  que  j'ai 
vu,  même  des  indifférents,  s'attendrir  ou  s'émerveiller  en 
lisant  quelques-unes  des  pages  que  j'entreprends  aujour- 
d'hui de  réunir  d'une  façon  plus  complète.  Je  voudrais,  je 
l'avoue,  que  la  mémoire  de  ceux  qui  les  ont  écrites  ré- 
pandît son  doux  parfum  un  peu  au  delà  du  cercle  de  ceux 
qui  les  ont  aimés,  et  je  voudrais  les  faire  aimer  de  ceux 
qui  les  ont  vus  passer  sans  les  connaître,  mais  non  sans 
les  remarquer  peut-être.  Et,  s'il  s'en  trouve  à  qui  l'amour 
de  Dieu  soit  étranger,  ces  pages  pourront  peut-être  leur 
inspirer  le  désir  de  connaître  le  divin  sentiment  qui  les 
remplit  et  qui  s'y  mêle  à  tout.  J'ose  croire  qu'ils  y  trou- 
veraient d'ailleurs  quelque  intérêt  et  quelque  charme,  et 
qu'ils  n'achèveraient  pas  cette  lecture  sans  se  demander 
s'il  est  bien  vrai,  comme  quelques-uns  le  prétendent,  que 
les  pieuses  habitudes  de  la  vie  catholique  «  nuisent  au 
développement  de  l'intelligence,  asservissent  Tâme^  )>  ou 
refroidissent  le  cœur,  —  et  s'il  n'est  pas  certain,  au  con- 
traire, que  ces  personnes  si  agréables  à  Dieu   auraient 

1.  Lord  John  Russell.  Lettre  à  Vévêque  de  Durham. 


BéCIT    D'UNB   SŒUB. 


perdu,  même  humainement,  le  plus  grand  de  leurs  char- 
mes en  perdant  cette  piété  qui  a  tout  vivifié  en  elles.  Oh! 
oui,  je  conviens  encore  qu'il  me  serait  doux  que  ceux 
qui,  de  nos  jours,  font  des  portraits  si  repoussants  (et 
qu'ils  croient  si  fidèles)  du  cœur  des  /emmes,  pussent 
lire  attentivement  ce  recueil,  où  se  trouvent  exprimées 
toutes  les  émotions  qui  viennent  agiter  la  jeunesse.  Trou- 
veraient-ils que  ces  cœurs  si  remplis  de  Dieu  aient  man- 
qué de  tendresse  pour  ceux  qu'ils  aimaient  sur  la  terre, 
ou  d'enthousiasme  pour  les  beautés  de  la  nature  et  de 
Fart?  Trouveraient-ils  que  la  pensée  des  choses  de  l'autre 
vie  ait  troublé  leur  gaieté  ou  leur  naturel  ;  qu'elles  aient 
été  austères  ou  ennuyeuses  enfin ,  ces  chères  créatures 
dont  le  charme  extérieur  a  frappé  tant  de  personnes  qui 
ignoraient  leurs  âmes  ?  Sous  ce  rapport,  et  précisément 
parce  qu'elles  ont  vécu  ,  non  dans  un  cloître ,  mais  au 
milieu  du  monde,  et  parce  qu'elles  ont  éprouvé  et  exprimé 
les  sentiments  les  plus  ordinaires  et  en  même  temps  les 
plus  vifs  de  la  vie,  je  pense  que  ces  pages  peuvent  être 
utiles  à  quelques-uns  de  ceux  que  des  exemples  plus  hé- 
roïques effrayent  et  découragent.  C'est  pourquoi  j'ai  osé 
dire,  en  commençant,  que  je  consacrais  ce  travail  à  Dieu 
plus  encore  qu'à  ceux  dont  je  vais  parler,  mon  espérance 
étant  de  servir  leur  amour  pour  lui,  plus  encore  que  de 
satisfaire  ma  tendresse  pour  eux. 

Ma  principale  difficulté  est  causée  par  l'abondance 
même  des  richesses  que  la  mort  a  amoncelées  autour  de 
moi,  et  par  l'embarras  de  choisir  entre  ce  que  je  puis 
prendre  et  ce  que  je  dois  laisser.  Aux  lettres  nombreuses 
que  je  possédais  déjà,  sont  venus  s'ajouter  peu  à  peu 
une  foule  de  notes ,  de  journaux ,  de  manuscrits  de  tout 
genre  dont  je  n'avais  jamais  cru  avoir  la  triste  fortune 
de  rester  dépositaire,  et  qui  forment  aujourd'hui  le  tré- 
sor dans  lequel  j'ai  à  puiser.  • 


RECIT    D'UNE    SŒUR. 


Eiïtre  tous  ces  manuscrits,  il  s'en  trouve  un  toutefois 
si  intéressant  et  si  complet,  qu'il  pourrait  presque  sup- 
pléer à  tous  les  autres,  et  c'est  celui-là  surtout  qui  me 
fournira  presque  en  entier  le  contenu  de  ce  volume.  Ce 
manuscrit  est  l'Histoire  de  celle  que  son  mariage  avec 
mon  frère  Albert  rendit  ma  sœur,  —  sœur  si  intime  et 
si  chère,  que  le  sang  n'aurait  pu  nous  unir  davantage. 
Rencontrée  pour  la  première  fois  en  Russie,  au  sortir  de 
notre  enfance,  retrouvée  en  Italie  dans  les  plus  beaux 
jours  de  notre  jeunesse,  Alexandrine  m'était  unie  par  la 
conformité  d'âge  et  de  goûts  qui  forme  toutes  les  affec- 
tions de  jeunes  filles,  mais  aussi,  dès  lors,  par  le  lien  de 
plus  sérieuses  pensées;  et  notre  amitié  a  été  de  celles 
que  rien,  dans  la  vie,  ne  saurait  altérer,  et  que  la  mort 
ne  peut  rompre.  Lorsque,  par  suite  de  circonstances  heu- 
reuses et  singulières ,  cette  amie  si  chère  fut  amenée  à 
faire  partie  de  notre  famille,  elle  s'y  confondit  tellement, 
que  je  ne  sais  si  le  cœur  même  de  notre  mère  la  distin- 
guait parmi  ses  filles.  Après  ce  moment.  Dieu  nous  fit 
partager  ensemble  les  heures  les  plus  heureuses  et  les 
heures  les  plus  sombres.  11  nous  donna  en  commun  des 
jouissances  et  des  peines  également  rares  en  ce  monde, 
et  consacra  enfin  tant  de  liens  par  le  lien  le  plus  sacré  et 
le  plus  fort  de  tous.  Réunies  depuis  tant  d'années  par  le 
goût,  l'attrait,  la  sympathie,  par  tant  de  joies  communes 
et  de  communes  douleurs,  il  nous  fut  donné  de'  l'être 
dans  l'unité  de  la  foi,  et  de  goûter  ensemble,  dans  de 
nouvelles  épreuves,  des  consolations  si  profondes  et  si 
divines,  que  cette  époque  de  notre  amitié  et  de  notre 
vie  devint  et  demeure  la  plus  précieuse  et  la  plus  ineffa- 
çable de  toutes. 

Cette  époque  partagea  la  vie  d' Alexandrine  en  deux 
parts  :  l'une  remplie  par  les  incidents  les  plus  variés  et 
les  émotions   les  plus  diverses ,  l'autrf  par  Dieu  seul, 


RBCIT   D'UNB   SŒUR. 


Cherché  et  trouvé  dans  Tacceptation  complète  du  sacri- 
fice, —  acceptation  qui  devint  si  entier*^  et  si  douce, 
que  c'est  à  cette  seconde  partie  et  non  à  l'autre  qu'on 
peut,  dans  cette  vie  courte  et  pleine,  appliquer  le  mot 
(le  bonheur.  Elle  le  trouva  en  effet  serein  et  immortel 
«!ans  l'abîme  même  où  elle  avait  cru  le  voir  disparaître. 

Mais  avant  d'atteindre  ce  terme,  au  moment  où  s'éva- 
nouissait pour  elle  la  terre  avec  tout  ce  que  l'amour,  la 
jeunesse  et  le  bonheur  peuvent  lui  prêter  de  charmes,  et 
où  l'avenir  ne  lui  présentait  plus  que  l'aspect  rigoureux 
du  sacrifice  accepté  mais  non  encore  adouci  ;  en  ce  mo- 
ment, jetant  un  dernier  regard  sur  ce  passé  si  cher  et 
si  récent,  elle  trouva  une  première  consolation  à  recueil- 
lir les  traces  de  tout  ce  qui  s'était  passé  dans  sa  vie  de- 
puis le  jour  où  elle  avait  rencontré  Albert,  jusqu'à  celui 
où  elle  l'avait  vu  mourir.  Elle  nomma  ce  travail  :  Xotre 
Amour  et  notre  Vie  et  elle  le  rendit  si  minutieux  et  si 
complet  que,  bien  qu'il  n'embrasse  que  l'espace  de  qua- 
tre années,  il  remplit,  en  lignes  et  en  pages  serrées,  un 
naanuscrit  de  trois  épais  volumes,  dont  le  premier  est 
intitulé  :  Amour,  le  second  :  Amour.  Mariage,  et  le  troi- 
sième :  Amour,  Mariage,  Mort. 

Là  se  trouvent  racontées  des  cnoses  simpres  ei  subli- 
mes, romanesques  et  passionnées,  pieuses  et  déchirantes, 
dans  un  style  si  naïf,  si  touchant  et  toujours  si  vrai, 
qu'il  semble  regrettable  d'en  rien  supprimer.  Toutefois, 
il  est  certain  que,  dans  un  récit  fait,  heure  par  heure, 
d'une  suite  d'années ,  sorte  de  photographie  de  la  vie 
dans  ses  moindres  détails,  il  s'en  trouve  que  l'intérêt 
seul  des  amis  de  celle  qui  parle  et  de  ceux  dont  elle 
parle,  peut  suivre  sans  fatigue.  Outre  cela ,  le  caractère 
il'Alexandrine  la  portait  à  avoir  ce  que  je  nommerai  des 
scrupules  de  véracité.  Le  besoin  d'être  exacte  et  vraie,  la 
peur  d'exagérer,  le  désir  de  dire  le  mal  crmme  le  bien. 


RECIT   D'UNE    SŒUR. 


lui  faisaient  noter  une  foule  de  superfluités  qui  allon- 
geaient inutilement  son  récit.  Je^  cherchais  souvent  à  les 
lui  faire  retrancher,  dans  ces  moments  où ,  penchée  sur 
son  épaule,  je  lisais  ce  qu'elle  écrivait,  ou  bien  lorsque, 
assise  près  d'elle,  j'écoutais  la  lecture  de  ces  pages  où 
mes  propres  souvenirs  se  trouvaient  mêlés  aux  siens, 
iîélas.'  <îui  m'eût  dit  qu'un  jour  je  les  relirais  sans  elle- 
Qui  m'eût  dit  que,  survivant  à  ceux  qui  dans  ce  récit 
sont  le  plus  souvent  nommés,  aussi  bien  qu'à  elle-même, 
j*aurais  pour  occupat.^on  de  les  faire  connaître,  non-seu- 
lement aux  amis  avec  lesquels  ils  ont  vécu,  mais  encore 
aux  inconnus;  et  qu'un  jour  même  je  songerais  peut- 
être  à  apprendre  leurs  pensées  avec  leur  nom  à  ce  monde 
effrayant  qui  s'appelle  \e  public  !...  Une  telle  prévision 
nous  eût  semblé  bien  étrange,  et  elle  était  assurément 
aussi  loin  de  notre  pensée  que  l'était  celle  des  malheurs 
par  lesquels  elle  devait  se  réaliser  ! 

Mon  intention  est  donc  de  faire  de  longs  extraits  du 
manuscrit  d'Alexandrine,  non-seulement  parce  que  rien 
ne  peut  la  peindre  mieux  elle-même,  mais  aussi  parce 
que  tous  ceux  dont  je  veux  parler  y  figurent,  et  que  c'est 
déjà  les  bien  connaître  que  d'avoir  lu  ce  qu'elle  en  a 
écrit.  A  côté  d'Albert,  au  portrait  duquel  il  n'y  a  rien  à 
ajouter,  après  celui  qu'elle  en  a  tracé ,  apparaît  cette 
sœur  charmante  et  chérie  dont  le  souvenir  plane  dans 
mon  cœur  au-dessus  de  tous  les  autres  :  Eugénie,  dont  la 
tendresse  fut  le  souverain  banheur  de  ma  vie,  et  dont  la 
mort  demeure,  après  tant  d'années  et  tant  d'autres  dou- 
leurs, une  douleur  distincte,  aiguë,  ineffaçable,  inconso- 
lable entre  toutes.  —  Eugénie  occupa  dans  la  vie  d'Alexan- 
drine une  place  presque  aussi  importante  que  dans  la 
mienne,  et  elle  paraît  souvent  dans  ce  manuscrit,  qui, 
pour  la  durée  des  années  qu'il  embrasse,  suffit  à  tout. 
Mais  il  se  termine  à  la  mort  d'Albert  en  1836  et  j'aurai? 


RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


eu  de  la  peine  à  achever ,  si  la  narration  ne  se  conti- 
nuait pas  naturellement  dans  les  lettres  d'Eugénie  et 
dans  celles  d'Alexandrine  elle-même.  Puis,  à  ces  lettres 
s'ajoutent  encore  celles  de  ma  jeune  sœur  Olga,  qui  mar- 
cha vite  aussi  dans  cette  voie  au  bout  de  laquelle,  à 
vingt  ans,  nous  lui  vîmes  rendre  à  Dieu  son  âme  avec  ki 
paix  d'un  enfant  et  le  courage  d'une  sainte! 

Tel  est  l'ensemble  des  souvenirs  que  je  veux  rassem- 
bler dans  ces  pages,  où  se  retrouvera  sans  cesse  aussi 
celui  de  mes  parents  bien-aimés.  J'espère  que,  parmi 
ceux  qui  les  liront,  il  ne  se  rencontrera  point  d'esprit 
critique  et  malveillant,  et  qu'elles  iront  là  où  seulement 
elles  sont  adressées,  toucher  quelques  âmes  pieuses  et 
consoler  quelques  cœurs  souffrants.  Ceux-là  sont  ordi- 
nairement indulgents  et  ne  songeront  point  à  me  repro- 
cher le  rôle  de  panégyriste  des  miens,  dont,  vis-à-vis 
d'autres  lecteurs,  je  pourrais  me  sentir  embarrassée.  Mais 
il  est  un  autre  point  sur  lequel,  je  le  sens,  j'ai  à  m' excu- 
ser davantage,  c'est  l'obligation  où  je  serai  souvent  de 
transcrire  les  louanges  qui  me  sont  adressées  par  mon 
frère  ou  par  mes  sœurs.  On  pensera  peut-être  qu'au  lieu 
de  m' excuser,  le  plus  court  eût  été  d'omettre  ces  passa- 
ges; mais  supprimer  l'expression,  même  exagérée,  de  leur 
tendresse  eût  été  une  grande  inexactitude.  Je  les  ai  donc 
conservés,  surtout  dans  les  lettres  d'Eugénie,  où  ces  pas- 
sages sont,  en  réalité,  plus  honorables  encore  pour  elle 
que  consolants  pour  moi  ;  car  entre  celle  dont  le  cœur  fut 
capable  d'une  affection  si  généreuse  et  si  dévouée,  et  celle 
qui  en  fut  l'objet,  la  meilleure  part,  on  le  verra  bien, 
doit  être  donnée  à  la  première. 

Je  dois  dire  encore  pourquoi,  de  temps  en  temps,  j*ai 
reproduit  des  pages  écrites  par  moi-même.  J'ai  cru  de- 
voir le  faire  lorsqu'elles  pouvaient  servir  à  compléter 
l'ensemble  de   ces  souvenirs ,  pensant  que  ce  que  j'ai 


10  KÉCIT    D'UNB   SŒUR. 

écrit  autrefois  serait  plus  fidèle  que  ce  que  me  suggérerait 
ma  mémoire  aujourd'hui.  Je  m'efforcerai  toutefois  de  ne 
pas  rendre  trop  décousu  un  récit  composé  de  tant  de 
fragments  divers.  Mais  quand  même  j'échouerais,  quand 
même  ce  récit  serait  jugé  entièrement  défectueux  pour 
la  forme,  je  ne  m'en  plaindrais  pas,  pourvu  que  le  fond 
soit  goûté  des  âmes  religieuses  et  simples  auxquelles 
surtout  je  l'adresse,  ou  dont  le  suffrage  seul  m'importe. 
—  Dieu  me  préserve  de  porter  dans  une  telle  œuvre  la 
moindre  vanité  littéraii-e,  ou  d'y  chercher  la  moindre 
louange  pour  moi-même. 


Charles,  mon  frère  aîné,  ne  vint  au  monde  que  plu- 
",ieurs  années  après  le  mariage  de  mes  parents  ^  et  fut 
fendant  longtemps  leur  unique  enfant.  Puis  ils  en  eurent 
dix.  De  cette  nombreuse  famille,  quatre  leur  furent  enle- 
vés en  bas  âge;  mais  sept  grandirent  autour  d'eux ,  et 
ce  fut  là,  pendant  longtemps,  sur  terre,  le  nombre  de 


i.  Mon  père  et  m»  mère  se  marièrent  à  Clagenfurth,  en  Carinthie, 
où  était  cantonnée,  en  1802,  l'armée  de  Gondé,  dont  faisaient  partie 
mes  deux  grands-pères,  le  comte  de  La  Ferronnays  et  le  comte  de 
Montsoreau.  Dans  des  souvenirs  précieux  pour  nous,  ma  mère  nous 
a  laissé  le  récit  de  ces  années  de  leur  jeunesse  si  remplies  de  misères 
et  de  dangers,  mais  aussi  de  gaieté  courageuse  et  résignée,  —  cette 
vie  de  l'émigration  enfin,  si  sévèrement  jugée  après  coup,  et  durant 
laqpielle  la  noblesse  de  France  déploya,  il  me  semble,  assez  de  vertus 
pour  se  faire  pardonner  l'erreur  politique  qu*on  lui  a  tant  reprochée 
depuis.  Et  cependant,  tandis  qu'un  juste  attendrissement  et  une 
:\dmiration  méritée  sont  accordés,  sans  peine,  aux  victimes  de  la 
même  cause  dont  le  sang  coulait  alors  sur  tous  les  échafuuds,  le 
blâme  et  la  dérision  sont  parfois  versés  sans  mesure  sur  ceux  qui, 
portant  dans  l'exil  leur  fidélité  et  leur  pauvreté,  surent  y  vivre 
dignes  de  leu.-s  noms,  indépendants  et  simples,  inspirant  aux  étran- 


RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


11 


notre  heureuse  famille.  C'est  aussi  au  nombre  de  sept 
qu'ils  sont  au  ciel  aujourd'hui,  trois  ayant  rejoint,  dans 
la  maturité  de  leur  jeunesse,  ceux  qui  les  avaient  précé- 
dés au  berceau  ^ 

Mon  père  fut  nommé  ambassadeur  à  Saint-Pétersbourg 
en  1819,  et  ce  fut  là  que  s'écoulèrent  les  années  de  noire 
heureuse  et  joyeuse  enfance.  Mais ,  quelque  charmant 
que  me  paraissent  encore,  à  l'heure  qu'it  est ,  ces  loin- 
tains souvenirs,  je  n'ai  point  ici  à  les  rappeler  ; 'car 
Eugénie,  plus  jeune  que  moi  de  plusieurs  années,  n'y 
occupe  pas  encore  une  place  importante.  A  cette  époque 
de  la  vie,  la  différence  d'âge  produit  des  différences 
d'études,  de  récréations  et  d'occupations  qui  s'effacent 
plus  tard,  mais  qui  séparent  véritablement  pendant 
quelques  années,  et  Eugénie  disait  souvent  en  riant 
que  ce  n'était  qu'en  1829  qu'elle  avait  fait  ma  connais- 
sance. 

Cette  heureuse  rencontre  eut  lieu  en  Italie ,  et  j'en 
trouve  les  circonstances  racontées  dans  une  sorte  de 
narration  de  notre  vie  commune ,  entreprise  par  moi  à 
l'époque  où  il  me  fallut  apprendre  à  vivre  sans  elle. 
Cette  narration  est  inachevée,  mais  elle  arrive  cepen- 
dant jusqu'à  l'année  1831,  où  commence  le  manuscrit 
d'Alexandrine ,  auquel  elle  me  semble  pouvoir  servir 
d'introduction.  Je  lui  emprunte  donc  ce  qui  suit  : 


gère  le  respect,  sans  jamais  implorer  leur  pitié,  et,  par  tous  pays, 
faisant  honneur  au  nom  français...  —  Ou  nous  pardonnera,  du 
moins  à  nous,  enfants  et  petits-enfants  d'émigrés,  de  ressentir  plus 
de  fierté  que  de  regret  au  souvenir  de  cette  époque,  et  d'être  indul- 
gents pour  une  faute  politique  (puisque  faute  il  y  a)  qui  nous  a  valu 
des  exemples  que  tous,  dans  ces  temps  malheureux,  ne  reçurent  pas 
des  leurs,  aussi  honorables  et  aussi  purs  ! 

i.  Lorsque  ces  lignes  furent  écrites,  il  en  était  encore  ainsi.  Nous 
étions  alors  quatre  :  nous  ne  sommes  plus,  hélas!  aujourd'hui  que 
trois  survivants  à  ceux  dont  j'ai  entrepris  de  raconter  l'histoire. 


IS  RECIT    D'UNE   SŒUR. 

«  J'avais  quitté  Paris  au  mois  de  janvier  1829,  et  j'étais 
avec  mon  père  en  Italie  \  lorsque  ma  mère  et  Eugénie  y 
arrivèrent  au  mois  de  juillet  de  la  même  année,  et  nous 
nous  établîmes  à  la  villa  Çitadella,  près  de  Lucques,  pour 
y  passer  le  reste  de  l'été...  C'est  dans  ce  même  lieu  et 
dans  une  villa  voisine  que,  treize  ans  après,  mon  père 
et  Eugénie  passèrent  le  dernier  été  de  leur  vie...  Mais 
nous  n'en  étions  pas  là  en^  1829!  De  longues  années  de 
bonheur  étaient  devant  nous;  et  quand  je  pense  à  l'épo- 
que qui  commençait  alors,  pour  nous  tous,  cette  année, 
la  première  de  celles  que  j'ai  passées  en  Italie,  me  paraît 
radieuse.  La  gouvernante  d'Eugénie  ne  l'avait  pas  accom- 
pagnée. Il  nous  semblait  être  ensemble  pour  la  pre- 
mière fois  de  notre  vie,  et,  en  tiers,  nous  avions  notre 
excellente  cousine  Elisabeth  de  Bellevue,  qui  ne  gênait 
en  rien  notre  intimité,  mais  qui,  au  contraire,  nous 
communiquait  une  foule  de  pieuses  pensées  dont  son 
âme  était  pleine.  Eugénie  m'avait  toujours  tendrement 
aimée,  mais  elle  ne  s'était  pas  jusqu'à  ce  jour  trouvée  tout 
à  fait  à  l'aise  avec  moi;  elle  commença  à  l'être  entière- 
ment, et,  de  ce  temps,  date  notre  si  étroite  union,  com- 
mencée alors  pour  ne  finir  jamais.  J'avais  déjà  été  dans 
le  monde,  et  je  m'y  étais  amusée  :  il  me  tardait  d'y  aller 
avec  elle,  mais  elle  reculait  toujours  l'occasion  d'y  paraître. 
Elle  n'était  pas  pressée  de  voir  ni  d'être  vue.  Elle  eut  mal 
au  pied  quelques  jours  avant  un  bal  que  le  duc  de  Luc- 
ques devait  donner  à  Marlia,  et  elle  était  bien  aise  de  pen- 
ser que  ce  serait  un  obstacle;  il  n'en  fut  pas  ainsi,  elle  put 
y  aller,  et ,  ayant  trouvé  cela  moins  embarrassant  qu'elle 
ne  se  le  figurait,  elle  s'y  amusa  et  moi  aussi.  Depuis  ce 

1.  Mon  père,  à  son  retour  de  Russie,  avait  été  appelé  à  faire  partie 
du  ministère  de  1828.  ]1  était  ministre  des  affaires  étrangères  en 
1829,  lorsqu'une  maladie  grave  l'obligea  de  donner  sa  démission  et 
le  partir  pour  l'Italie. 


RBCIT   D'UNB   SŒUR.  ]« 

jour  il  n*y  eut  plus  de  bonnes  fêtes  pour  l'une  sans  l'autre. 

«  Nous  commençâmes  à  faire  des  lectures  ensemble. 
Je  lui  lus  tout  haut  plusieurs  poëmes  anglais.  Elle  avait 
toujours  prétendu  n'avoir  pas  assez  d'esprit  pour  s'inté- 
resser à  ce  genre  de  lecture  »  et ,  voyant  au  contraire 
combien  elle  y  était  sensible  et  combien  tout  ce  qui  était 
beau  la  charmait,  elle  s'en  étonnait  d'une  façon  origi- 
nale, et  prétendait  que  c'était  moi  qui  en  étais  cause; 
et  toujours  elle  a  répété  que,  sans  moi ,  elle  n'eût  rien 
compris,  rien  apprécié,  rien  aimé!  Cette  illusion  bizarre, 
produite  par  sa  tendresse  pour  moi  et  par  son  incroyable 
modestie,  m'a  valu  d'elle  ces  paroles  si  tendres,  si  dou- 
ces, qui  se  trouvent  si  souvent  répétées  dans  ses  lettres, 
où  ce  temps  de  notre  vie  est  toujours  rappelé  de  la 
manière  la  plus  vive  et  la  plus  touchante. 

a  Nous  restâmes  à  la  villa  Citadella  jusqu'au  mois  de 
septembre,  puis  nous  fîmes,  avec  nos  parents  et  nos 
excellents  et  aimables  amis,  M.  et  M'"''  de  Marcellus  *, 
un  charmant  voyage  dans  le  nord  de  l'Italie.  Nous 
allâmes  à  Venise,  à  Milan,  à  Côrae,  à  Lecco,  puis  nous 
revînmes  à  Bellagio  pour  gagner  Menaggio,  et  de  là, 
par  terre,  le  lac  de  Lugano,  que  nous  traversâmes 
dans  toute  sa  longueur  pour  aller  coucher  le  même 
soir  à  Magadino,  sur  le  lac  Majeur.  Le  lendemaih, 
nous  visitâmes  les  îles  Borromées,  et,  après  une 
excursion  à  Arona,  nous  vînmes  coucher  à  Baveno , 
lieu  ravissant,  situé  au  bord  du 'lac  Majeur,  du  côté  du 


i.  Valentine  de  Forbin,  comtesse  de  Marccllus,  fille  du  comte  de 
Forbin,  direcleur  des  Beaux-Arts  sous  la  Restauration,  et  distingué 
par  son  talent  et  son  goût  pour  les  arts,  non  moins  que  par  sa  nais- 
sance. Elle  est  aujourd'hui  veuve  du  comte  de  Marcellus,  prématuré- 
ment enlevé  à  sa  famille,  à  ses  amis  et  aux  lettres,  qu'il  cultivait  avec 
amour  et  auxquelles  il  avait  consacré  les  loisirs  recou  prés  par 
l'abandon  volontaire  de  la  carrière  diplomatique  en  183U. 


14  RECIT   D'UNE   SŒUR. 

Simplon,  et  ce  fut  là  que  mon  père  fut  rejoint  par  un 
courrier  qui  lui  apportait  sa  nomination  d'ambassadeur 
à  Rome.  Cette  nouvelle  hâta  notre  retour  en  France,  et 
nous  y  revînmes  en  traversant  pour  la  première  fois  le 
magnifique  Simplon,  dans  toute  la  joie  d'un  heureux 
présent  et  d'un  brillant  et  riant  avenir. 

«  Nous  n'allâmes  point  à  Paris  d'abord,  mais  à  Montigny, 
terre  située  non  loin  de  Vendôme,  au  bord  du  Loir,  et 
qui  était  alors  la  propriété  de  nos  parents.  Nous  l'avons 
habitée  plus  en  espérance  qu'en  réalité,  et  jamais  aussi 
gaiement  que  pendant  les  derniers  mois  de  cette  année. 
Au  mois  de  janvier,  mon  père  partit  pour  Rome,  accom- 
pagné de  mon  frère  Charles  (marié  depuis  peu),  et  de 
notre  jeune  belle-sœur*;  et  nous  allâmes,  Eugénie  et 
moi,  à  Paris,  où  ma  mère  devait  passer  avec  nous  l'hiver 
avant  de  partir  pour  l'Italie.  Ce  ne  fut  qu'au  mois  d'avril 
1830  que  nous  nous  mîmes  en  route  pour  rejoindre  mon 
père  à  Rome. 

«  Retourner  en  Italie  est,  selon  moi ,  une  plus  douce 
chose  encore  que  d'y  aller  pour  la  première  fois.  Aussi, 
bien  que  ma  joie  eût  été  grande  à  mon  premier  départ, 
je  fus  encore  beaucoup  plus  heureuse  à  celui-ci.  Je  par« 
tais  d'ailleurs  pour  Rome,  où  je  n'avais  jamais  été,  ei 
pour  laquelle  j'avais  soupiré  d'une  façon  extraordinaire 
depuis  mon  enfance.  Je  partais  dans  la  plus  belle  saison 
de  l'année,  avec  ma  .sœur  qui  partageait  et  doublait 
toutes  mes  joies.  J'allais,  avec  ma  mère,  rejoindre  mon 
fère  et  jouir  près  de  lui  d'une  agréable  et  brillante  exis- 
tence ,  dans  le  lieu  que  je  préférais ,  avant  de  le  con- 
naître comme  depuis ,  à  tous  les  lieux  de  la  terre.  Pas 

i.  Charles  avait  épousé,  au  mois  de  janvier  précédent,  Emma  de 
Lagrange,  fille  cadette  du  général  comte  de  Lagrange  et  de  Françoise 
de  Talhouet,  comtesse  de  Lagrange.  Ses  deux  sœurs  aînées  étaient 
déjà  mariées  alors,  l'une  au  duc  de  Cadore,  l'autre  au  duc  d'Istrie. 


EBCIT   O'ITKB  SŒUK. 


une  ombre  n'obscurcissait  mes  beureuses^  pensées.  Tout 
me  semblait  beau  dans  le  présent,  plus  beau  encore 
dans  l'avenir,  et,  parmi  tant  d'heureux  jours  dont  ma 
jeunesse  fut  remplie»  ces  jours  ra'apparaissejii  encore 
comme  meilleurs  que  les  autres. 

«  Ge  fut  dans  la  nuit  du  l^»"  au  2  mai  que  nous  entrâmes 
dans  Rome.  11  faisait  un  brouillard  assez  épais ,  que  la 
lune  perçait  cependant  de  temps  en  temps.  C'est  à  cette 
lueur  incertaine  que  je  vis  Rome  pour  la  première  fois. 
Malgré  cela,  l'impression  que  me  fit  notre  entrée  par  la 
place  du  Peuple  fut  grande.  L'ambassade  de  France  était 
alors  au  palais  Simonetti,  dans  le  Gorso.  Nous  y  des- 
cendîmes donc  peu  après.  Mon  père  et  ma  belle-sœur 
Emma  étaient  venus  à  notre  rencontre,  et  les  revoir 
avait  été  notre  premier  bonheur.  Puis  en  arrivant,  mon 
père  nous  fit  monter  le  long  escalier  qui  conduisait  à 
l'appartement  (arrangé  par  lui  avec  un  tendre  soin)  qui 
devait  être  le  nôtre,  et  qui  nous  parut  charmant.  Nous 
l'habitâmes  peu  de  temps,  mais  nous  y  fûmes  bien  heu- 
reuses, et  nos  pensées  s'y  reportèrent  souvent  depuis, 
quoique  ce  premier  et  trop  court  séjour  à  Rome  ait  laissé 
des  traceà  moins  profondes  dans  notre  souvenir  que 
ceux  que  nous  y  fîmes  plus  tard.  Ce  qui  l'y  fixa  surtout, 
ce  furent  les  événements  si  proches  déjà ,  et  si  loin  de 
nos  prévisions,  qui  terminèrent  brusquement,  trois  mois 
après,  notre  brillante  existence,  et  qui  rendirent  ces  trois 
premiers  mois  de  notre  séjour  à  Rome  les  derniers  de 
notre  prospérité  d'un  certain  genre  en  ce  monde. 

«  Nous  partîmes  pour  Naples  vere  le  15  juillet.  La  cha- 
leur avait  fait  mal  à  mon  père,  et  le  changement  d'air 
lui  était  ordonné.  Nous  n'avions  pas  dû  l'accompagner 
d'abord ,  ce  qui  me  désolait ,  parce  qu'il  me  semblait 
toujours  alors  que  ce  qui  était  retardé  était  perdu.  Il 
est  de  fait  que  cette  fois,  par  hasard,  je  n'avais  pas  tort. 


16  RECIT   D'UNB    SŒUR. 

car  si  la  nouvelle  de  la  révolution  de  Juillet  nous  fût 
parvenue  à  Rome,  il  est  probable  que  nous  n'aurions 
plus  songé  à  aller  à  Naples,  et  nous  aurions  sans  doute 
quitté  sur-le-champ  l'Italie,  ce  qui  eût  bien  changé 
notre  vie  à  tous.  Il  en  fut  autrement  par  la  volonté  de 
Dieu,  et  nous  étions  à  Naples  depuis  trois  semaines 
lorsque  tomba  sur  nous,  comme  la  foudre,  la  nouvelle 
des  événements  survenus  à  Paris  les  28 ,  29  et  30 
juillet! 

«  Mon  père ,  comme  on  le  sait,  donna  sa  démission,  et, 
au  premier  moment,  il  fut  question  de  retourner  tous 
sur-le-champ  à  Rome,  pour  y  faire  nos  paquets  et  quitter 
l'Italie.  Mais,  sur  ces  entrefaites,  mes  deux  petites  sœurs,. 
Olga  et  Albertine,  tombèrent  malades ,  et  cette  circon- 
stance, qui  empêcha  ma  mère  départir,  retarda  la  déci- 
sion à  prendre  pour  l'avenir,  et  contribua  à  changer  tous 
les  projets  qui  avaient  été  formés  d'abord. 

((  Emma  et  moi,  nous  accompagnâmes  seules  mon  père 
à  Rome.  Nous  revîmes  notre  pauvre  maison  bien  autre- 
ment que  nous  ne  nous  y  étions  attendus,  —  déjà  déman- 
telée et  à  moitié  démeublée.  De  beaux  chevaux  et  une 
calèche  venaient  d'arriver  de  Vienne  pour  mon  père.  Nous 
y  fîmes  une  première  et  dernière  promenade  autour  des 
murs  de  Rome  :  cet  équipage  devait  être  vendu  le  lende- 
main avec  tout  le  reste.  Je  ne  dirai  pas  que  je  fusse  fort 
gaie  ce  soir-là.  Je  regrettais  excessivement  Rome,  et  plus 
encore  l'agréable  genre  de  vie  que  j'avais  mené  depuis 
mon  enfance  et  qui  finissait  pour  moi.  Je  me  sentais  donc 
assez  mélancolique.  Mais  ce  ne  fut  pas  très-long.  Mon  bon 
père  nous  avait  tellement  accoutumés  à  l'idée  que  la  posi- 
tion dans  laquelle  nous  avions  vécu  tenait,  par  son  côté 
le  plus  brillant,  à  des  circonstances  qui  pouvaient  chan- 
ger d'un  jour  à  l'autre,  que,  lorsque  ce  jour  arriva,  il  me 
sembla  que  je  m'y  étais  toujours  attendue.  Je  repris  donc 


RBCIT   D'UNB   SŒUR. 


assez  vite  ma  bonne  humeur,  et  surtout  la  résolution  de 
ne  pas  me  laisser  abattre  par  ce  revers  de  fortune,  ni 
d'augmenter,  par  la  moindre  tristesse,  celle  ^ue  mon 
pauvre  père  ressentait,  pour  nous  plus  que  pour  lui- 
mtMne,  et  pour  la  France  plus  encore  que  pour  lui  ou 
pour  nous. 

(i  Je  retournai  à  Naples  au  commencement  de  septem- 
bre, bien  contente  de  rejoindre  ma  mère  et  Eugénie,  que 
nous  trouvâmes  établies  à  Castellamare,  dans  une  petite 
villa  qu'on  nous  avait,  je  crois,  prêtée  pour  quelque 
temps.  Cette  villa,  qui  n'était  pas  en  réalité  plus  laide  que 
beaucoup  d'autres,  nous  parut  cependant  très-triste  et 
très-délabrée,  et  en  contraste  parfait  avec  l'établissement 
que  nous  quittions.  Ce  qui  Tétait  plus  que  tout,  c'était  la 
petitechambre  dans  laquelle  je  couchais  avec  Eugénie  et 
Emma;  mais  la  vue  en  était  si  belle,  qu'il  n'y  avait  pas 
moyen  d'être  triste.  Nous  ne  le  fûmes  guère  non  plus.  Il  se 
trouvait  au  même  étage  une  espèce  de  grande  salle  tota- 
lement démeublée,  mais  dominant  de  ses  nombreuses 
fenêtres  la  vue  du  golfe  et  des  montagnes  de  Castella- 
mare. Nous  portâmes  là  chacun  notre  table  et  notre  chaise, 
Emma,  Charles,  Albert,  Eugénie  et  moi,  et  nous  y  pas- 
sions nos  matinées  à  lire,  écrire,  causer  et  rire  beaucoup, 
malgré  les  prévisions  sérieuses  qui  faisaient  souvent 
l'objet  de  nos  discours;  car  nous  ne  savions  pas  trop 
alors  quel  sort  serait  le  nôtre.  Nous  nous  imaginions 
qu'il  allait  peut-êtrie  ressembler  à  celui  de  nos  parents 
pendant  la  première  émigration,  c'est-à-dire,  être  voisin 
de  la  misère,  et  nous  faisions  nos  projets  en  conséquence. 
Eugénie  disait  qu'elle  pourrait  enseigner  la  musique,  et 
moi,  je  me  trouvais  capable  d'être  gouvernante  de  très- 
jeunes  enfants. 

«  Au  lieu  de  cela,  je  ne  sais  comment  les  choses  s'arran- 
gèrent, mais  au  mois  de  janvier  1831,  nous  étions  établis 
I.  .  « 


18  RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 

à  Chiaja,  dans  une  jolie  maison,  voisine  de  celle  de  sir 
Richard  Acton\  dont  lady  Acton,  sa  mère,  faisait  les  hon- 
neurs; et,  au  lieu  delà  vie  obscure  et  misérable  à  laquelle 
nous  nous  étions  résignés  d'avance,  cet  hiver  fut  pour 
nous  très-brillant.  Lady  Acton  réunissait  chez  elle  une 
jeunesse  nombreuse;  on  dansait,  on  chantait,  on  faisait 
des  tableaux,  on  jouait  la  comédie,  on  s'amusait  beau- 
coup enfin.  Plus  tard,  Eugénie  eut  une  sorte  de  remords 
de  notre  gaieté  d'alors.  A  une  autre  époque,  jugeant  les 
choses  à  la  seule  lumière  de  la  foi,  elle  devint  sévère 
pour  ce  temps  d'enfantillage  et  de  joie,  et  disait  quel- 
quefois qu'elle  n'en  aimait  pas  le  souvenir.  Pour  moi, 
j'étais  et  je  demeure  moins  scrupuleuse ,  et  c'est  un 
moment  que  j'aime  toujours  à  me  rappeler.  Notre  vie 
ensemble  était  si  heureuse!  Et  lorsque  je  me  retrace  son 
humilité  si  grande  toujours,  sa  simplicité  que  rien  n'al- 
térait, sa  gaieté  si  franche  et  si  contagieuse,  je  ne  con- 
çois pas  qu'elle  ait  jamais  pu  se  reprocher  même  une 
densée  pendant  cette  époque  soi-disant  mondaine  de  sa 
vie.  Je  ne  me  souviens  pas  de  l'avoir  vue  un  seul  jour 
vaine,  frivole  et  occupée  d'elle-même.  Jamais  elle  n'a  cessé 
d'être  humble,  désintéressée,  dévouée.  Il  m'est  donc  per- 
mis d'espérer  que  Dieu  aura  été,  pour  elle,  moins  sévère 
qu'elle-même. 

((  Il  y  avait  des  moments  où  nous  sentions,  plus  encore 
que  dans  d'autres,  le  bonheur  d'être  ensemble.  Je  me 
souviens  surtout  d'une  promenade  de  chaque  jour  que 
nous  faisions,  vers  les  cinq  heures,  dans  le  jardin  du 

i.  Sir  Richard  Acton  était  fils  de  sir  John  Acton,  le  célèbre  ministre 
qui  joua  un  si  grand  rôle  à  Naples,  sous  le  règne  de  Ferdinand  I*' 
et  de  la  reine  Caroline,  et  frère  du  cardinal  Acton,  mort  en  18i7.Sir 
Richard  Acton  épousa  en  1831  Marie-Pelline,  fille  du  duc  de  Dal- 
berg.  Leur  fils  unique,  sir  John  Dalberg  Acton,  siège  aujourd'hui  au 
Parlement  d'Angleterre. 


RÂCIT    D'UNB   SŒXJSL 


palais  Aclon,  et  qui  avait  pour  but  de  cueillir  des  fleurs 
pour  en  faire  des  bouquets  que  nous  portions  le  soir. 
C'était  alors  que  nous  causions  avec  le  plus  d'abandon» 
H  je  suis  sûre  que  bien  peu  de  jours  se  sont  passés  sans 
rue  nous  nous  soyons  dit  mutuellement  pendant  ces 
promenades  :  Oh  !  qu'on  est  bien  avec  toi  !  Nous  parlions 
souvent  de  Dieu  et  de  l'autre  vie.  Il  m'est  doux  de  pen- 
ser que,  même  alors,  ces  sujets-là  étaient  rarement 
absents  de  nos  discours,  quoique  bien  souvent,  sans 
doute,  ils  eussent  pour  objet  le  plaisir  de  la  veille  et 
celui  que  nous  nous  promettions  pour  la  soirée.  Ces 
bouquets  demeurèrent  pour  nous  un  de  ces  souvenirs 
auxquels  la  pensée  ramène  souvent  plus  vivement  qu'à 
d'autres  plus  importants  en  eux-mêmes;  et  jamais, 
plus  tard,  nous  n'avons  retrouvé  l'odeur  du  mélange 
des  fleurs  qui  les  composaient  habituellement  sans  nous 
sentir  transportées  à  ce  jardin,  à  ce  temps,  à  cet  âge... 
C'est  dans  des  circonstances  bien  différentes,  dans  des 
lieux  bien  éloignés  de  celui-là,  que,  bien  des  années 
plus  tard,  nous  avons  toutes  les  deux  éprouvé  ce  sou- 
dain retour  de  la  mémoire  causé  par  une  bouffée  de  ce 
même  parfum. 

«  Au  mois  de  mai  1831,  nous  nmes  une  course  char- 
mante à  risola  de  Sora,  chez  M.  Lefebvre*,  dont  la  fille 
aînée,  Flavie  (devenue  depuis  marquise  deRaigecourt), 
aimait  Eugénie  avec  une  tendresse  qui  ne  se  démentit 
jamais.  Souvent  séparées  pendant  la  vie,  elles  furent 
rapprochées  l'une  de  l'autre  dans  un  moment  doulou- 
reux et  suprême,  et  furent  enfin  bien  promptement  réu- 
nies pour  toujours  dans  l'asile  éternel  de  toutes  les 
affections  bénies  I 

î.  Créé  depuis  comte  de  Balsoraqo  par  le  roi  de  Naples,  Fordl- 
nsnd  II. 


20  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

«  Charles  et  Emma  nous  avaient  quittés  avant  ce  voyage, 
au  retour  duquel  nous  vînmes  nous  établir  à  Castella- 
mare  pour  le  reste  de  l'été.  Fernand  était  absent.  Albert 
était  le  seul  de  nos  frères  qui  ne  nous  eût  pas  quittés. 
Notre  sympathie  sur  tous  les  points  était  si  complète,  que 
je  n'étais  guère  moins  liée  avec  lui  qu'avec  Eugénie.  Je 
n'ai  pas  à  dire  ici  ce  qu'était  Albert.  Le  travail  que  je 
poursuis  le  fera  bien  connaître.  Mais  tout  en  l'aimant 
comme  le  plus  doux  et  le  plus  tendre  des  frères,  nous  ne 
savions  pas  encore  tout  ce  qu'il  y  avait  à  admirer  dans 
son  esprit,  et  à  vénérer  dans  son  âme.  Albert  avait  joui 
autant  que  nous  de  cette  vie  si  animée  de  Naples,  mai? 
elle  avait  eu  plus  de  dangers  pour  lui  que  pour  nous. 
Plusieurs  fois,  pendant  l'hiver,  il  nous  avait  dit  qu'il 
n'était  pas  bon  pour  lui  de  demeurer  dans  un  lieu  où 
la  vie  sérieuse  était  impossible,  et  qu'un  beau  matin  il 
nous  quitterait  tous  pour  aller  «  se  retremper  dans  quel- 
que solitude.  »  Cela  arriva,  en  effet,  dans  le  courant  de 
l'automne  suivant.  Je  le  trouvai  un  jour  triste  et  seul 
sur  la  terrasse  de  notre  maison.  Nous  nous  y  prome- 
nâmes longtemps  ensemble,  et  il  me  dit  «  qu'il  était 
très-malheureux  et  très-mécontent  de  lui-même;  qu'il 
sentait  le  besoin  d'être  bon,  et  de  remplir  son  âme  et 
son  esprit  de  choses  sérieuses  et  élevées,,  mais  qu'à 
Naples  il  était  trop  facile  de  tout  oublier:  qu'il  fallait 
plus  de  force  qu'il  n'en  avait  pour  tenir  aux  résolu- 
tions prises  et  ne  pas  céder  au  courant;  qu'il  venait  de 
parler  à  mon  père,' et  que  mon  père  consentait  à  ce 
qu'il  partît;  que  nous  allions  donc  nous  séparer  pdur 
quelque  temps...  »  Cela  me  fit  beaucoup  de  peine  : 
aucune  société  ne  m'était  plus  agréable  et  plus  chère 
que  la  sienne,  et  son  départ  allait  faire  un  grand  vide 
parmi  nous. 

«  Il  partit,  en  effet,  huit  jours  après,  et  alla  rejoindre, 


KÂCIT   0*UNB  SOBUB. 


à  Florence,  son  ami,  M.  Rio*,  avec  qui  il  fit  une  tournée 
en  Toscane.  Ils  visitèrent  ensemble  tous  les  lieux  histo- 
riquement et  religieusement  célèbres  dans  cette  partie 
de  rilalie;  et,  se  plongeant  dans  toutes  les  études  néces- 
saires à  rintérét  d'un  tel  voyage,  Albert  recouvra  bien 
promptement  l'énergie  des  bonnes  impressions  que  Na- 
ples  avait  affaiblies  et  se  «  retrempan  effectivement,  ainsi 
qu'il  l'avait  courageusement  vouli^. 

«  En  revenant  à  Florence,  au  retour  de  cette  tournée, 
il  fit  une  sorte  de  retraite  après  laquelle  il  se  confessa, 
et  il  communia  dans  des  sentiments  de  vive  ferveur-,  et, 
depuis  ce  moment,  il  embrassa  un  genre  de  vie  dont 
jusqu'à  rheure  de  sa  mort  il  ne  s'est  plus  départi.  Tou- 
tes ces  bonnes  résolutions,  ainsi  que  la  bonne  direction 
donnée  à  sa  vie,  furent  confirmées  par  la  rencontre  qu'il 


1.  Mon  père,  étant  l'année  précédente  aux  affaires  étrangères, 
avait  eu  l'occasion  de  connaître  et  d'apprécier  son  compatriote, 
M.  Rio,  qui  dès  lors  était  devenu  son  ami.  A  l'époque  où  M.  Rio  s© 
trouva  ainsi  rapproché  d'Albert,  celui-ci  était  dans  un  accès  de  som- 
bre découragement  causé  par  le  temps  que  sa  santé  délicate  lui  avait 
fait  perdre,  et  par  la  conviction  qu'à  son  âge  (il  avait  alors  dix-neuf 
ans)  cette  perte  était  irréparable.  M.  Rio  sut  démêler  tout  ce  qu'il  y 
avait  de  sincérité  et  d'énergie  dans  ce  regret.  Il  comprit  aussi  la  dis- 
tinction de  cet  esprit  humblement  défiant  de  lui-même  et  la  noblesse 
de  cette  âme  modeste.  Il  prit  à  tâche  de  relever  son  courage,  de  lui 
rendre  confiance  en  ses  propres  forces;  et,  avec  une  intelligence 
affectueuse  égale  à  son  profond  savoir,  il  lui  proposa  un  plan  d'é- 
tndes,  à  l'aide  duquel  il  put  regagner  le  temps  perdu.  Ainsi  encou- 
ragé, Albert  se  remit  à  l'œuvre,  avec  ardeur  et  succès,  et  ce  fut 
dans  cet  effort  que  se  développèrent  toutes  les  fcrcultés  et  tous  le» 
goûts  qui  jetèrent  ensuite  tant  d'intérêt  et  tant  de  jouissances  dans 
«a  vie.  Aussi  le  moment  de  cette  transformation  ne  s'effaça-t-il 
Jamais  dé  son  souvenir,  et  il  conserva  toute  sa  vie  la  plus  tendre 
reconnaissance  ainsi  que  l'affection  la  plus  vive  pour  celui  qui  l'avait 
opérée.  M.  Rio  nous  accompagna  h  Rome  en  1830,  et  c'est  alors 
qu'il  commença  les  études  et  les  recherclies  qui  ont  depuis  fait  con- 
naître son  nom,  et  l'ont  rendu  s^i  familier  et  si  cher  à  tous  les  amis 
de  la  religion  et  de  TarU 


RéCIT   D'UNE    SŒUR. 


fît  à  Florence,  cette  même  année,  du  comte  Charles  de 
Montalembert,  avec  lequel  il  se  lia  d'une  amitié  qui  a 
été  l'un  des  sentiments  les  plus  vifs  de  son  cœur  jus- 
qu'au dernier  instant  de  sa  vie^  Il  passa  quelque  temps 
encore  à  Florence  avec  ses  amis:  puis,  tous  les  trois 
ensemble,  ils  partirent  pour  Rome  (au  mois  de  janvier 
1832),  et  là  Dieu  récompensa  Albert  de  ses  efforts,  de  ses 
résolutions ,  de  sa  volonté  pure,  en  lui  faisant  rencontrer 
Alexandrine,  et  trouver  enfin,  en  elle,  le  véritable  amour, 
le  véritable  bonheur  et  le  véritable  but  de  sa  vie  !  )> 


Me  voici  parvenue  à  l'époque  où  commence  le  manu- 
scrit d' Alexandrine,  que  j'appellerai,  comme  elle  le  fai- 
sait, son  Histoire,  laquelle  est  non-seulement  la  sienne, 
mais  la  leur  à  tous,  du  moins  pour  les  premières  années 
qui  suivent,  pendant  lesquelles  je  n'aurai  à  peu  près 
plus  besoin  de  puiser  dans  mes  propres  souvenirs.  Cette 
histoire  n'est  point  une  narration  suivie,  c'est  un  simple 
recueil  de  tous  les  papiers  où  elle  a  pu  retrouver  quel- 
ques traces  des  quatre  années  dont  elle  voulait  fixer 
le  souvenir.  Il  se  composa  principalement  :  de  son  Jour- 
nal de  chaque  jour,  recopit^  presque  en  entier;  de  celui 
d'Albert;  des  lettres  qu'ils  reçurent  l'un  et  l'autre  pen- 
dant cette  période,  et  de  celles  qu'ils  écrivirent  et  qu'elle 
se  fit  rendre  par  ceux  qui  les  avaient  conservées,  afin 
de  les  insérer  avec  les  autres.  Elle  n'a  cherché  que  rare- 
ment à  lier  régulièrement  ce  travail  qu'elle  a  seule- 
ment interrompu  parfois  parles  réflexions  qu'il  lui  sug- 
gérait, ou  par  les  pensées  qui  lui  traversaient  l'esprit  en 
transcrivant. 

1.  M.  de  Montalembert  allait  alors  à  Rome  rejoindre  l'abbé  de 
La  Mennais  et  l'abbé  Lacordaire,  pour  soumettre  avec  eux  au 
Saint-Siège  les  opinions  qu'ils  avaient  défendues  dans  l'Avenir, 


mÉCIT  D'UNE   SŒUR. 


Au  moment  de  commencer  œs  extraits,  je  dois  encore 
faire  observer  que,  fille  d'une  mère  allemande,  et  d'un 
père  suédois*,  Alexandrine  n'avait  jamais  habité  la  France 
avant  son  mariage.  Ce  fait  fera,  sans  doute,  remarquer 
avec  surprise  la  correction  de  son  style.  Mais  il  a  une 
autre  portée  plus  importante,  car  il  servira  de  réponse 
aux  objections  que  soulèveront  peut-être,  dans  l'esprit  de 
quelques  lecteurs  fran(^ais,  les  passages  de  cette  histoire, 
qui,  plus  que  son  langage,  témoignent  de  la  naissance 
et  de  réducation  étrangères  d'Alexandrine.  Il  leur  rap- 
pellera en  effet,  qu'en  certains  pays  l'idée  d'un  mariage 
où  l'inclination  n'ait  point  de  part  est  aussi  éloignée 
des  esprits,  qu'elle  leur  est  familière  dans  le  nôtre  ;  que 
s'épouser  sans  se  connaître  (et.  à  plus  forte  raison,  sans 
s'aimer)  semble  à  ceux-là  aussi  étrange,  —  je  dirai  pres- 
que aussi  coupable,  qu'il  semble,  en  France,  naturel  et 
même  convenable  qu'il  en  .soit  autrement. 

Il  ne  m'appartient  point  de  décider  lequel  de  ces  deux 
systèmes  est  îe  meilleur,  mais  seulement  d'expliquer 
qu'Alexandrine  avait  été  élevée  selon  le  premier  et  dans 
riiabitude  (qui  en  est  la  suite)  d'une  indépendance 
beaucoup  plus  grande  que  celle  qui  est  accordée,  en 
France,  aux  jeunes  filles.  Cette  histoire  manifeste  assez 
visiblement  les  inconvénients,  ainsi  que  les  avantages 
de  ce  système;  mais  si  la  question  pouvait  être  tranchée 
par  un  seul  exemple,  il  me  semble  que  celui  d'Albert  et 
d'Alexandrine  ferait  pencher  la  balance  en  faveur  d'un 
mariage  tel  que  fut  le  leur,  précédé  d'un  noble  et  pur 
amour,  devenu,  dans  l'union,  plus  profond  et  plus  tendre 
et  transformé  par  la  mort  en  un  lien  céleste,  plus  indis- 
soluble et  plus  sacré  que  celui  de  la  vie! 


1.  Ale\andrine  était  fille  du  comte  U'Alopeus  (Suédois  de  nais- 
•anœ),  longtemps  ministre  de  Russie  à  Berlin,  et  de  Jeanne  de 


SA  RECIT    D'UNE    SŒUR. 


HISTOIRE   D'ALEXANDRINE. 


(«C'était  un  mardi  (le  jour  consacré  aux  Anges  gardiens); 
j'étais  encore  en  grand  deuil  de  mon  père,  à  Rome,  le 
17  janvier  1832,  et  ne  sortant  jamais,  lorsque  je  fis  la 
connaissance  d'Albert.  Il  faisait  une  visite  à  ma  mère, 
et  moi  j'étais  en  bas,  chez  une  amie  qui  logeait  dans  la 


»\Venkstern,  comtesse  d'Alopeus,  dont  la  rare  beauté  était  encore 
célèbre  à  l'époque  où  sa  fille  devint  mon  amie. 

Alexandrine  naquit  à  Pétersbourg  en  1808  et  eut  pour  parrain 
l'empereur  Alexandre.  Par  cette  raison  (chose  bizarre  assurément), 
bien  que  née  de  parents  luthériens  et  destinée  à  professer  leur  foi, 
elle  fut  baptisée  selon  le  rit  de  l'Église  grecque,  c'est-à-dire  par 
immersion.  Ce  fut,  plus  tard,  cette  .circonstance  qui-  fit  que  le  baptême 
sous  condition  ne  lui  fut  point  administré- lorsqu'elle  se  fit  catho- 
lique, le  doute  de  validité  n'existant  pas  pour  ceux  qui, ont  été 
baptisés  ainsi. 

La  comtesse  d'Alopeus,  devenue  veuve  en  1831,  épousa,  en  1834,  le 
prince  Paul  Lapoukhyn,  et  habita  presque  toujours,  depuis  lors,  le 
magnifique  château  de  Korsen,  qu'il  possède  en  Ukraine.  Ce  fut  là 
qu'en  18i8  lui  parvint  l'accablante  nouvelle  du  malheur  qui  fut  le 
nôtre  comme  le  sien. 

Séparée  d'elle  depuis  plus  de  vingt-cinq  ans,  je  n'ai  jamais  cessé 
de  penser  à  elle  avec  affection,  et  le  souvenir  de  ce  beau  visage  est 
demeuré  intimement  lié  pour  moi  à  celui  d'une  époque  à  tant  de 
titres  ineffaçable. 

Alexandrine  n'était  pas  belle  comme  sa  mère,  mais  elle  avait  sa 
taille  noble  et  gracieuse,  et,  quoique  son  visage  fût  moins  parfait, 
l'expression  de  ses  yeux  lui  prêtait  un  charme  qui,  peut-être  encore 
plus  que  celui  de  sa  mère,  le  gravait  dans  la  mémoire.  Ceux  qui  les 
ont  connues  à  l'époque  où  commence  ce  récit,  n'ont  pas  oublié 
combien  l.i  jeunesse  de  l'une  s'alliait  gracieusement  à  la  beauté  de 
l'uulre,  et  combien  il  était  facile  de  comprendre  cette  parole  qui  fut 
dite  un  jour  à  leur  sujet  :  «  On  ne  sait  jamais  si  on  aime  la  fille 
pour  la  mère,  ou  la  mère  pour  la  fille.  » 


RÉCIT   D'UNE    SŒUR.  £3 


même  maison  que  nous  (la  casa  Margherita) ,  causant 
avec  elle  d'une  façon  fort  animée.  Je  ne  remontai  que 
longtemps  après  qu'on  m'eut  avertie  que  le  frère  de 
Pauline  de  la  Ferronnays  était  là-haut.  J'avais  cependant 
très-envie  de  le  voir,  et ,  la  veille ,  j'avais  môme  cru 
l'apercevoir  dans  une  église,  mais  je  m'étais  trompée... 
Je  remontai  enfin.  Je  l'ai  regardé  avec  indifférence.  Je 
0  3  l'ai  pas  trouvé  beau,  quoiqu'il  me  semble  avoir 
remarqué  l'expression  de  ses  yeux,  et  qu'il  m'ait  fait  une 
impression  agréable.  Quant  à  lui,  il  m'a  dit,  depuis, 
que  cette  première  vue  avait  décidé  de  son  amour  pour 
moi;  qu'il  avait  conté  cette  vive  impression  à  ses  amis, 
qu'ils  en  avaient  ri,  et  qu'alors  il  avait  cessé  de  leur 
parler  de  moi. 

H  Le  5  février. — J'allai  avec  Mar^'  M.  (ma  jeune  voisine) 
entendre  chanter  les  religieuses  à  la  Trinité-du-Mont. 
J'y  vis  M.  de  la  Ferronnays  (comme  j'appelais  alors 
Albert)  toujours  à  genoux.  Il  m'intéressait  sans  que 
je  m'en  rendisse  compte,  et  surtout  je  me  sentais  déjà 
une  singulière  confiance  en  lui,  car  en  sortant  de  l'église, 
me  trouvant  près  de  lui,  je  lui  dis  combien  j'aurais 
voulu  aussi  me  mettre  à  genoux  comme  lui ,  et  que ,  si 
j'avais  été  avec  ses  sœurs,  je  l'aurais  fait.  —  a  Alors 
pourquoi  neie  faites-vous  pas  tout  de  suite?  me  dit-il, 
pourquoi  ce  respect  humain?  »  Cette  hardiesse  (car  il  me 
connaissait  si  peu)  dans  un  homme  de  vingt  ans  me 
plut.  Jamais  un  homme  ne  m'avait  fait  une  représenta- 
tion aussi  sage.  En  descendant  avec  lui  le  bel  escalier 
de  la  Trinité-du-Mont ,  je  remarquai  sa  figure ,  surtout 
son  expression.  Je  désirai  qu'il  vînt  le  soir.  11  vint. 

«  Le  jeudi  9  février. — Je  crachai  un  peu  de  sang.  Mon 
gosier  était  encore  délicat,  par  suite  d'une  maladie  que 
j'avais  faite  récemment  à  Berlin.  Je  vis  qu'Albert  était 
fort  inquiet  de  ma  santé,  et  je  commençai  à  me  sentir 


RÉCIT   D'UNE    SŒUR. 


on  peu  embarrassée  avec  lui.  Il  vint  davantage  et  M.  Rio 
aussi.  Peu  à  peu  je  chantai  devant  eux.  Ils  en  furent 
^oiis  les  deux  dans  une  folle  extase,  surtout  de  la  ro- 
mance de  «  Mœris,  »  Cette  romance  était  sympathique 
à  tous  les  trois,  car  plus  tard  elle  charma  aussi  M.  de 
Montalembert. 

({  Je  chantai  aussi  avec  Albert,  dont  j'admirais  la  voix 
de  basse  si  belle  et  si  pleine ,  forte  et  douce  à  la  fois. 
Elle  retentissait  dans  mon  cœur,  mais  je  ne  pensais  pas 
l'aimer  encore.  Je  ne  l'aimais  pas.  Mais  alors  ce  grand 
plaisir  de  chanter  avec  lui,  si  grand  que  je  le  sens 
encore,  était  donc  bien  étrange!  Lui,  il  se  moquait  de 
sa  voix.  A-t-il  jamais  trouvé  quelque  chose  de  bon  en 
lui  ?  Mais  il  chantait  simplement  quand  je  le  lui  deman- 
dais, sans  y  attacher  d'importance. 

«  Le  24  février.  —  Nous  fîmes,  lui  et  moi,  avec  ma 
mère  et  M.  Rio ,  une  mémorable  promenade  à  la  villa 
Pamphili;  avant  cela,  nous  avions  été  à  la  villa  Mattei. 
Tout  ce  qu'Albert  m'avait  dit  là  m'avait  déjà  beaucoup 
plu;  mai-s  à  la  villa  Pamphili,  en  face  de  cette  belle  vue, 
au  milieu  de  ces  grands  arbres,  nous  marchions  un  peu 
séparés  de  ma  mère  pour  causer  sans  qu'on  nous  enten-^ 
dît.  Oh!  quelle  douce  sympathie  nous  devinâmes  alors 
entre  nous!  Nous  causâmes,  je  crois,  pendant  une  heure 
de  religion,  d'immortalité,  et  de  mort,  qui  serait  douce, 
disions-nous,  dans  ces  beaux  jardins.  Cette  conversation, 
si  différente  de  toutes  celles  qui  avaient  fatigué  mes 
oreilles  «ians  le  monde,  cette  conversation  descendit  au 
fond  de  mon  cœur. 

«  Le  1"  mars.  — Au  milieu  des  fohes  du  carnaval,  au 
Corso,  où  tout  à  Rome  est  si  animé  et  si  gai ,  Albert  me 
jeta  un  immense  bouquet  de  violettes.  Cela  me  plut.  Ce 
Corso  m'amusait  beaucoup.  Albert  était  si  adroit  à  me 
jeter  des  fleurs  ou  à  recevoir  ce  que  je  lui  jetais  !  Maman 


RÉCIT   D'UNE   6CEDB. 


lui  fit  un  cordon  que  je  lui  jetai  un  jour  ainsi  attaché 
autour  d'un  bouquet. 

«  Le  mardi  gras,  6  mars.  —  M.  de  Montalembert  vint 
chez  nous  le  soir  pour  la  première  fois.  Il  ne  revint  pas 
souvent  ensuite.  Albert  me  dit  plus  tard  qu'il  en  avait 
aussi  été  jaloux.  Sa  modestie  si  parfaite  lui  faisait  tou- 
jours croire  qu'un  autre  devait  plaire  plus  que  lui.  Mais 
moi,  j'aimais  déjà  dans  ce  temps-là  mieux  voir  Albert 
que  les  deux  autres. 

((  Le  1 9  mars.  —  J'allai  à  un  concert  chez  la  princesse 
Zenaïde  Volkonsky,  que  je  trouvai  agréable  parce  qu'Albert 
était  là ,  mais  je  ne  me  rendais  pas  compte  de  cela.  I' 
nous  mit  en  voiture,  et,  en  descendant,  il  nous  suppliait 
de  nous  laisser  conduire  au  Colisée,  où  il  allait  au  clair 
de  lune  avec  quelques  amis.  Je  me  souviens  que  j'avais 
bien  envie  d'y  aller  avec  lui! 

{(  Le  31  mars  —  Catiche  *  vint  me  réveiller  de  bonne 
heure  pour  me  dire  que  M.  Rio  était  là  et  me  suppliait 
d'écrire  à  Albert,  qui  était  très-malade  et  refusait  de  voir 
un  médecin.  Je  me  levai  effarée,  et,  avec  le  consentement 
de  ma  mère,  j'écrivis  à  la  hâte  à  Albert  un  billet  suppliant 
pour  qu'il  se  laissât  soigner  «  au  nom  de  sa  famille  et. 
de  nous  aussi.  »  Le  lendemain  il  fut  plus  mal;  cependant 
M.  Rio  vint  le  soir  et  m'apporta  un  billet  d'Albert  qu'il 
me  remit  un  peu  mystérieusement,  ce  qui  m'embarrassa. 
Je  le  pris  cependant  de  même  involontairement.  Mais  par 
conscience  je  le  lus  sur-le-champ,  de  manière  à  ce  que 
ma  mère  pût  voir  que  j'avais  reçu  ce  billet  et  que  je  le 
lisais.  Au  fond  pourtant  j'avais  envie  de  le  lire  seule  et 
de  tenir  secrète  la  douceur  que  me  causa  cette  lecture. 


i.  Uoe  olèce  de  la  comtesse  d*Âlopeus  qui  habitait  avec  elle.  Elle 
était  excellente  et  dévouée  à  Alexandrine  et  à  sa  mère,  mais  pré- 
sentait en  beaucoup  de  choses  un  gi-and  contraste  avec  l'une  et 
l'autre  :  elle  s«ra  souvent  nommée  dans  ce  récit. 


88  RÉCIT   D'UNE   SŒUR. 


«  Voici  ce  billet  : 

«  -Non,  ce  n'est  pas  un  rêve.  Depuis  hier  je  l'ai 
relu  cent  fois,  et  je  recommencerai  chaque  jour  après 
ma  prière  du  matin...  Oh!  que  je  serai  docile  main- 
tenant !  Ce  que  je  refusais  à  mes  deux  meilleurs  amis, 
un  mot  do  vous  a  suffi  pour  l'obtenir.  D'où  vient 
l'ascendant  que  vous  avez  sur  moi?  Personne  n'aura- 
t-il  sur  vous  celui  qui  vous  serait  nécessaire  pour  vous 
guider  aussi  sur  ce  point  qui  vous  rend  si  souvent 
triste  et  rêveuse?  Oh!  joignez-vous  à  moi  pour  deman- 
der au  Seigneur  cette  joie  qui  donne  le  bonheur! 
Que  vous  êtes  bonne  de  prier  pour  moi,  quoique  j'en 
sois  bien  indigne...  Faites-le,  oh!  oui,  car  j'en  ai  bien 
besoin.  «  Albert.  » 

«  0  mon  Dieu  !  dans  3on  premier  billet  —  tu  l'as  vu  — 
plus  encore  que  son  amour,' il  exprimait  le  désir  de  me  voir 
posséder  la  foi  *.  J'ai -plus  vite  acquis  la  certitude  de  son 
désir  de  me  voir  catholique,  que  celle  de  ses  sentiments 
pour  moi.  Mon  Dieu!  veuille  lui  en  tenir  compte,  ou  plu- 
tôt, que  cette  bénédiction  retombe  sur  moi,  car  lui,  je  le 
crois,  il  est  suffisamment  béni  ! 

«  Après  que  M.  Rio  m'eut  laissée  ainsi  assez  embarras- 
sée, M.  de  Montalembert  vint  un  instant  nous  dire  qu'Al- 
bert allait  plus  mal  et  qu'il  allait  être  saigné.  Je  souffris 
becTucoup  ce  soir-là  :  embarras  cruel,  craintes  très- 
fortes  pour  la  santé  d'Albert,  et,  au  milieu  de  tout  cela, 
une  certaine  émotion  à  la  pensée  que,  si  malade,  il  avait 


1.  A  l'époque  où  Alexandrine  commençait  son  histoire  et  écrivait 
ces  lignes,  elle  n'était  catholique  que  depuis  quelques  mois;  c'est 
pourquoi  elle  se  sert  encore  du  tutoiement  qii,  en  français,  est  par- 
ticulier aux  protestants  dans  leurs  prières  (rar,  dans  presque  toutes 
les  autres  langues,  les  catholiques  s'en  servent  comme  eux).  Plus 
tard  Alexandrine  se  défit  de  cette  habitude. 


KÉCIT   D'UNB   SŒUR. 


pu  m'écrire  un  pareil  billet.  Tout  cela  m'agitait  beau- 
coup, mais  surtout  la  peur  de  l'effet  que  produirait  sur 
ma  mère  le  passage  religieux  qui  le  terminait.  J^hésitais 
à  le  lui  montrer,  et  plus  j'en  éloignais  le  moment,  plus 
cela  devenait  difficile.  Je  fus  bien  aise  le  lendemain  matin" 
d'avoir  un  prétexte  de  ne  pas  le  lui  montrer  de  bonne 
heure,  parce  que  je  sortais,  à  p3ine  levée,  pour  aller  voir 
la  galerie  du  cardinal  Fesch.  Ma  mère  cependant  exprima 
sa  surprise  de  ne  l'avoir  pas  vu  encore.  Cela  me-fit  entrer 
dans  ma  chambre  pour  le  chercher,  mais  ce  passage  reli- 
gieux m'inquiétait  tant  que  j'essayai  de  le  couper.  En 
faisant  cela,  je  me  piquai  le  doigt  et  il  tomba  du  sang 
sur  ce  papier;  cela  me  fit  un  effet  superstitieux  et  solen- 
nel. Je  revins  plus  troublée  que  jamais  et  j'allai  à  la 
galerie  hors  d'état  de  voir  un  seul  des  tableaux.  Puis 
enfin  je  donnai  ce  billet  à  ma  mère  en  priant  Dieu  qu'elle 
fît  plus  d'attention  au  com.nencement  qu'à  la  fin.  Et 
cela  arriva  en  effet,  car  elle  remarqua  seulement  que  ce 
billet  était  un  peu  trop  tenc're. 

{(  Le  27  mars  (mercredi).— Albert  vint  nous  voir,  réta- 
bli, et  si  heureux  qu'il  me  sembla  n'avoir  jamais  vu  une 
telle  expression  de  joie,  quoiqu'il  cherchât  à  la  contenir. 
Je  n'oubliai  pas  non  plus  comment,  ce  jour-là,  il  baisa  la 
main  de  ma  mère  et  la  mienne  ! 

«  Ce  que  je  n'appris  que  bien  plus  tard,  c'est  que  ce 
fut  à  cette  époque  qu'un  jour,  de  grand  matin,  il  fit 
nu-pieds,  pour  moi,  revêtu  d'un  froc  de  pèlerin,  le  pèle- 
rinage des  Sept-Basiliques  ^ 


i.  Ce  pèlerinage  avait  pour  but  d'obtenir  la  conversion  d'alexan- 

DRINE,  ET  IL    FIT  ALORS,   ET  A  CETTZ  INTENTION,    l'oFFRANDE   DE   SA    VIE 

A  DIEU.  —  Les  cœurs  catholiques  (mais  eux  seuls)  con>prendront 
cette  preuve  extraordinaire  d'amour  et  de  foi  que  la  suite  de  ce  rtScit 
rendra  plus  frappante,  et  ils  la  rapprocheront  d'une  prière  faite  par 
Alexandrine  elle-m^me  à  T&ge  de  quinze  ans.  A  cette  époque,  oui 


RECIT    D'UNE    SŒUR. 


«  Ma  chambre  avait  une  vue  charmante.  D'un  côté,  je 
voyais  au-dessous  de  moi  Saint-Pierre  et  presque  tout 
Piome  :  de  l'autre,  au-dessus  de  moi,  la  Trinité-du-Mont 
avec  son  bel  obélisque  ;  plus  près  de  ma  fenêtre ,  et  en 
plongeant  mes  yeux  à  quelque  profondeur,  j'apercevais; 
une  touffe  de  rosiers,  qui  complétait  pour  moi  le  charme 
de  cette  vue.  Albert  s'arrêtait  souvent  sur  le  Pincio,  et 
de  là  il  regardait  ma  fenêtre,  et  se  plaignait  de  m'y  aper- 
cevoir si  rarement. 

«  Le  jeudi,  5  avril.— Nous  devions  aller  tous  à  un  grand 
pique-nique  organisé  par  la  princesse  Zenaïde  Volkonsky. 
Albert  vint  me  prendre  pour  descendre  chez  miss  M.  (ma 
jeune  amie  anglaise) ,  avec  laquelle  je  devais  m'y  rendre... 
Rien  que  de  descendre  ensemble  l'escalier  nous  charma. 
Je  crois  que  c'est  alors  qu'il  me  dit  que  nous  avions  l'air 
d'être  frère  et  sœur.  Le  rendez-vous  était  à  la  porta  Mag- 
^iore,  et  la  fête  à  Terra  nuova.  L'on  voyait,  du  milieu 
des  beaux  arbres  sous  lesquels  nous  étions,  les  montagnes 
d'Albano,  colorées  des  teintes  les  plus  douces.  Au  dîner, 
Albert  était  assis  à  côté  de  moi,  et  son  autre  voisine  était 
Louise  VernetSdont  la  beauté  excitait  mon  admiration  et 
même  mon  envie.  Il  s'occupait  un  peu  d'elle ,  mais  cela 
ne  m'inspirait  pas  d'inquiétude  ni  de  jalousie.  Il  est  vrai 
qu'alors  je  ne  l'aimais  pas  encore,  quoique  maintenant 


était  celle  de  sa  confirmation  luthérienne,  déjà  préoccupée  de  doutes 
religieux,  et  plutôt  troublée  que  satisfaite  par  les  réponses  du  pas- 
teur qu'elle  interrogea  sur  ces  sujets  à  Berlin;  elle  fit  à  Dieu,  un 

jour,  LE  SOLENNEL  ABANDON  DE  SON  BONHEUR  EN  CETTE  VIE,  ET  DEMANDA, 

A  CE  PRIX,  LA  GLAIRE  ME  DE  LA  VÉRITÉ.  Elle  avait  écrlt  Cette  prière 
dans  un  livre  où  je  la  lus  avec  édification  avant  son  accomplissement, 
et  la  relus  ensuite  avec  une  émotion  profonde,  lorsque  Dieu  eut 
accepté  ces  deux  offrandes  faites  à  l'insu  l'une  de  l'autre,  et  eut 
accordé  en  retour  à  chacun  des  deux  l'accomplissement  de  sa  prière. 
i.  Fille  d'Horace  Vernet,  mariée  plus  tard  à  Paul  Delaroche,  et 
morte  si  jeune  aussi  et  si  regrettée  de  tous  ceux  qv\  la  connurent. 


RéCIT    D^UIfB   SCBUR. 


je  ne  puisse  me  figurer  un  temps  où  je  ne  l'aimais  pas. 

«  On  joua  à  une  foule  de  jeux  ;  puis  on  alla  se  promener 
pour  regarder  la  vue,  et  là,  sur  une  colline  où  nous  nous 
trouvions  tous,  je  ne  sais  comment  il  me  supplia  de  l'aj)- 
peler  7720*1  frère.  Je  le  fis,  et  cela  me  fut  doux  et  le  rendit 
bien  heureux.  Remontés  en  calèche,  la  nuit  commençait. 
Mbcrt,  assis  devant  moi,  levant  les  yeux  vers  un  ciel  ma- 
^aii tique,  me  dit  :  «  Oh  !  remercions  un  moment  Dieu  tous 
les  deux  du  bonheur  que  vous  m* avez  donné  aujour- 
d'hui. ))  Je  fus  surprise.  Une  personne  qui  jusque-là 
n'avait  entendu  que  des  compliments  de  salon  devait 
l'être...  Mais  cependant  j'admirai  ce  sentiment,  et  mon 
cœur  s'éleva  avec  le  sien  vers  Dieu.  Seulement  je  trouvai 
qu'Albert  évaluait  mille  fois  trop  haut  mon  amitié  pour 
lui. 

«  Je  faisais  depuis  longtemps  la  collection  des  cartes  de 
visite  que  nous  recevions.  Je  les  collais  dans  un  livre  ; 
Albert  m'aidait  de  temps  en  temps.  Il  y  plaça  la  sienne  et 
écrivit  dessus  :  Quelle  douce  immortalité  que  celle  qui 
commence  ici-bas  dans  le  cœur  de  ceuœ  qui  vous  regrettent  î 
Paroles  singulières  et  mélancoliques  dans  un  album  de 
folies.  Quelques  jours  après,  M.  de  G,,  feuilletant  cet 
album,  y  vit  cette  carte;  il  lut  les  mots  qui  y  étaient 
écrits,  et  me  dit  en  riant  :  «  Il  est  complètement  fou,  ce 
jeune  homme-là.  »  Beaucoup  plus  tard  Albert  arracha 
cette  carte  (mais  je  la  conserve)  et  là  remplaça  par  une 
carte  blanche. 

«  Je  commençai  dans  ce  temps  à  me  dire  que  j'aimerais 
beaucoup  Albert,  quand  même  il  ne  serait  pas  le  frère  de 
Pauline  ;  mais  je  me  disais  aussi  que  je  n'avais  pas  plus 
que  de  l'amitié  pour  lui. 

«  Le  mercredi  saint  (18  avril). — Les  M.  me  menèrent  à 
la  chapelle  Sixtine  pour  y  entendre  chanter  le  Miserere. 
Albert  nous  accompagnait.  Cachée  par  miss  M. ,  je  me 


32  RECIT  D'UNE    SŒUR. 

mis  à  genoux  sans  que  sa  tante  (dont  je  redoutais  les  cri- 
tiques) pût  m'apcrcevoir,  et  je  crois  que  j'ai  pensé  avec 
plaisir  que  peut-être  Albert  me  voyait... 

((  Le  jeudi  saint,  19  avril.— J'allai  (toujours  avec  les  M.) 
prendre  encore  Albert  pour  aller  à  Saint-Pierre  entendre 
chanter  l'admirable  Miserere  dans  la  chapelle  du  chœur. 
Oh  !  je  me  sentais  bien  plus  intime  avec  lui  qu'avec  mes 
amies,  auxquelles  je  parlais  cependant  davantage  qu'à 
lui.  Nous  vîmes  toutes  les  autres  cérémonies  de  Saint- 
Pierre  ce  soir-là,  ce  qui  fit  que  nous  ne  rentrâmes  qu*s 
neuf  heures.  Albert  partagea  le  dîner  qu'on  m'avait  gardé. 
Je  ne  sais  comment  il  fut  question  du  pédantisme  et  du 
rigorisme  de  ***.  J'en  parlai  si  vivement  et  avec  tant 
d'impatience  qu'il  en  fut  étonné,  et  me  dit  que  sa  sœur 
me  rendrait  de  la  douceur,  qu'elle  était  si  douce!  La 
manière  dont  il  me  parlait  de  ses  sœurs  me  touchait 
toujours  I 

«  Depuis  que  la  société  d'Albert  me  plaisait  tant,  celle 
de  mes  pauvres  amies  anglaises  m'était  moins  agréable. 
J'allai  cependant  engore  à  Saint-Pierre  avec  elles,  M.  de 
G.  et  Albert,  le  vendredi  saint  (20  avril).  M.  de  G.  me 
donna  le  bras  dans  l'église.  Je  fus  fâchée  de  ne  pas  le 
donner  à  Albert,  surtout  dans  un  lieu  si  saint,  et  je  devi- 
nai qu'il  en  souffrait  aussi.  En  sortant,  il  m'exprima  vive- 
ment la  peine  qu'il  en  avait  ressentie,  et  longtemps  en- 
core après  (lorsque  nous  étions  mariés  depuis  plusieurs 
mois),  il  me  dit  qu'il  n'avait  jamais  oublié  cette  sensation 
désagréable.  Ce  jour-là,  sur  les  marches  de  Saint-Pierre, 
par  le  crépuscule  du  soir  qui  embellissait-  encore  toute 
cette  éclatante  beauté,  il  me  dit  :  «  Il  y  a  de  la  jalousie 
en  amitié...  »  Ce  fut  sur  ces  mêmes  marches  de  Saint- 
Pierre,  la  veille  ou  lô  lendemain,  qu'il  me  dit  :  «  Oh  î  je 
suis  bien  heureux,  j'ai  communié  ce  matin  et  je  vous 
aime  I  »  Ce  mot  me  parut  bien  fort,  quoiqu'il  fût  dit  de 


RéCIT   D'UNB   SŒUR. 


manière  à  ce  qu'il  n*eût  Tair  de  s'appliquer  qu'à  Tami- 
tié  dont  il  parlait  toujours. 

«  Le  mercredi,  25  avril.  —  Nous  nous  mîmes  en  route 
pour  Naples.  —  Albert  était  parti  Tavant-veille.  Quoique 
triste  de  quitter  quelques  amis  à  Rome,  je  me  sentais 
•me  vague  mais  grande  joie  à  la  pensée  de  vivre  avec  les 
sœurs  d'Albert  et  près  de  lui.  Cette  belle  route,  surtout 
depuis  Terracina,  était  embaumée  d'orangers;  le  temps 
était  beau  ,  et  cette  magnifique  arrivée  de  Naples ,  qui 
frappe  les  plus  indifférents,  m'a  toujours  causé  des  trans- 
ports d'admiration.  Nous  descendîmes  à  la  maison  Pa- 
retti ,  à  Chiaja.  Avant  que  notre  voiture  entrât  sous  la 
porte  cochère,  je  vis  Albert  à  la  portière ,  ce  qui  me  ren- 
dit joyeuse.  Lui  avait  l'air  transporté.  Il  monta  avec  nous, 
puis  nous  quitta  pour  aller  chercher  Pauline,  avec  la- 
quelle il  revint  peu  après.  Ce  soir-là ,  j'écrivis  dans  mon 
journal  :  «  Je  te  remercie,  mon  Dieu  !  je  suis  à  Naples, 
et  j'ai  revu  Pauline  de  la  Ferronnays.  » 

«  Le  lendemain,  je  vis  toute  sa  famille  et  fis  connais- 
sance avec  ceux  que  je  ne  connaissais  pas  encore.  Je  n'a- 
vais vu  Eugénie  que  lorsqu'elle  avait  treize  ans.  Je  la 
trouvai  maintenant  bien  belle  aussi. 

«  Nous  fîmes,  les  jours  suivants,  de  longues  promenades 
ensemble  ;  puis  ils  allèrent  tous  s'établir  au  Vomero, 
dans  la  charmante  villa  Trecase ,  et  peu  après  (non  sans 
mille  incertitudes  et  mille  projets  différents)  ma  mère  se 
décida  à  louer  pour  le  reste  de  l'été  une  villa  voisine  de 
la  leur.  Cette  villa  n'était  pas  jolie  et  avait  un  jardin 
assez  triste.  La  vue  si  belle  de  tous  les  points  de  cette 
crête  du  Vomero  ne  s'apercevait  que  de  la  terrasse  qui 
formait  le  toit  de  notre  maison.  Mais  les  jours  que  nous 
y  passâmes  furent  si  doux,  qu'elle  nous  parut  charmante 
plus  tard,  et  demeura  telle  dans  nos  souvenirs  à  tous. 

u  Le  mercredi,  9  mai.— Je  passai  quelques  heures  déli- 

I.  3 


RBCIT   D'UNE    SŒUR. 


cieuses  avec  Pauline  sur  la  terrasse  de  leur  villa.  Il  faisait 
an  temps  divin,  et  nous  étions  en  face  d'une  vue  comme 
il  n'y  en  a  pas  de  pareille  sur  la  terre.  Albert  était  allé 
à  Amalfi  avec  M.  de  Montalembert  et  M.  Rio  (arrivés  de- 
puis peu).  Pauline  avait  découvert  un  petit  livre  où  Albert 
écrivait  ensemble  ses  pensées  et  celles  qui  le  frappaient 
dans  les  livres  qu'il  lisait.  Elle  l'apporta  et  elle  me  lut 
ce  qui  suit  : 

«  Une  journée  comme  celle  d'aujourd'hui  me  remplit 
le  cœur  de  reconnaissance  envers  Dieu...  J'ai  eu  avec  ma 
bonne  Pauline  un  moment  de  sympathie  complète.  J'ai 
compris  comme  jamais  ce  que  d'être  frère  et  sœur  a  de 
délicieux  î  Je  ressentais  positivement  ce  qui  se  passait  en 
elle,  par  ce  que  j'éprouvais  moi-même.  Comment  se  fait-il 
cependant  qu'il  me  manquât  quelque  chose,  et  que  fal- 
lait-il encore  à  mon  bonheur  ?  Quoi  de  plus  tendre  qu'une 
telle  amitié  ?  Je  vois  cependant  que,  dans  l'amitié,  nous 
aimons  d'une  manière  plus  égoïste,  plus  personnelle, 
plus  pour  être  aimés,  tandis  que,  dans  un  sentiment  plus 
fort,  nous  nous  oublions  nous-mêmes  pour  ne  plus  voir 
que  l'objet  de  notre  amour.  Nous  sommes  capables  alors 
des  plus  incroyables  sacrifices  :  nous  donnerions  sans 
hésiter  notre  vie,  si  elle  nous  était  demandée. 

((  J'ai  vu  en  quittant  Pauline  que  ce  qui  avait  semblé 
remplir  mon  cœur  n'avait  fait  que  le  bien  disposer  à  res- 
sentir des  émotions  plus  fortes.  Mais  la  fin  de  la  journée 
n*a  pas  ressemblé  au  commencement...  Je  l'ai  vue  ce- 
pendant, et  j'ai  été  heureux.  Mais  en  la  quittant  j'étais 
triste,  tandis  qu'elle  semblait  si  gaie!  » 

«  Au-dessous  de  ce  passage,  les  vers  suivants  du  Tasse 
se  trouvaient  soulignés  dans  ce  cher  petit  livre  : 


SâCXT  D'UMB  SŒDIt 


Brama  assai-poco  spera-nulla  chiede 
Ne  sa  scoprirsi  o  non  ardisce  :  ed  eila 
O  lo  sprezza-o  nol  vede-o  non  t'aovede. 
Cosi  finora,  il  misera  ha  servi to 
0  non  visto,  o  mal  noto,  o  mal  gradito. 

«  Tout  ce  qui  finit  est  si  court!  est  encore  écrit  un  peu 
plus  bas,  et  cette  exclamation  de  saint  Augustin  est 
répétée  quatre  fois  dans  ce  petit  livre.  Pauline,  qui 
m'ouvrait  ainsi  le  cœur  de  son  frère,  croyait  être  un 
peu  moins  indiscrète  en  ne  me  permettant  pas  de  tou- 
cher moi-même  à  ce  livre.  Cependant  je  m'en  saisis  et 
je  découvris,  attaché  à  une  de  ses  feuilles,  le  petit  bou- 
quet noué  d'un  ruban  rouge,  que  je  lui  avais  jeté  au 
Corso,  à  Rome...  Oh!  mon  Dieu!  il  y  est  encore,  là,  de- 
vant moi  !  Lui  ne  s'est  pas  détaché! 

«  Sur  la  même  page,  des  vers  de  Victor  ilugo,  dont 
l'un  me  frappe,  souligné  ainsi  : 

Je  m'en  irai  bientôt  au  milieu  de  la  fêle. 

«  Et  plus  loin  :  «  On  craint  moins  la  mort  quand  on  est 
tranquille  sur  ses  suites.  »  (Massillon.)  Et  encore  :  «  Je 
meurs  jeune  et  je  l'ai  toujours  désiré.  Je  meurs  jeune 
et  j'ai  beaucoup  vécu.  Je  ne  voudrais  troubler  ni  son 
sommeil,  ni  son  cœur.  Non,  non,  quelques  larmes  seu- 
lement et  un  de  ces  longs  souvenirs  qui  durent  toute  la 
vie  sans  la  déchirer,  » 

«  A  côté  de  cela,  il  avait  écrit  :  «  Rome  le  8  avril. — 
Spleen  affreux.  Il  me  semble  que  je  traîne  des  siècles 
après  moi,  au  lieu  de  jours.  Rien  ne  m'émeut,  pas  même 
sa  pensée,  A  peine  ai-je  la  force  de  me  regretter.  Je  me 
sens  comme  mort,  quoique  je  marche  et  que  je  respire 
encore.  Quelle  est  donc  cette  terrible  maladie,  cette  lan- 


RÉCIT   D'UNE    SŒUR. 


gueur  qui  parfois  me  fait  penser  que  je  ne  suis  plus 
susceptible  d'aucune  passion,  ni  même  d'aucun  intérêt 
vif,  et  qiii  me  fait  envier  les"  gens  les  plus  médiocres, 
parce  qu'ils  ont  l'air  d'attacher  de  l'importance  aux  choses 
qui  n'en  ont  pas?  » 

«  Sur  la  page  suivante  je  trouvai  :  «  Rome,  après  une 
lettre  de  Naples,  30  mars  1832.  —  Ah!  mon  père,  les 
hommes  appellent  romanesques  ceux  qui  ne  veulent 
vivre  que  de  ce  qui  honore  la  vie,  et  l'exaltation  ne  leur- 
paraît  qu'une  fièvre  dangereuse.  Insensés!  ils  n'osent 
dem-ander  au  ciel  du  bonheur,  ils  demandent  à  la  terre 
des  plaisirs,  et  le  ciel  et  la  teiTe  les  déshéritent  tous 
deux  !» 

«  Il  avait  noté,  le  5  avril  1832  :  «  Promenade  dans  la 
plaine  de  Rome  avec:.,  (c'était  le  jour  où  je  l'avais 
appelé  mon  frère),  et  il  avait  mis  dessous  : 

f(  Le  nom  de  sœur  a  quelque  chose  de  si  doux,  de  si 
pur,  qu'il  rassure  même  celui  qui  s'en  sert  pour  cacher 
un  sentiment  plus  tendre  que  l'amitié. 

«  Tout  fortifie  sa  naissante  amitié  :  tout  alimente  ma 
passion...  Mais  l'univers  reste  le  même  pour  elle,  tan- 
disque  tout  est  changé  pour  moi » 

«  Portrait, —  écrit  en  petites  lettres, — suivi  des  lignes 
suivantes  : 

((  Elle  a  tout  ce  qui  fait  les  fortes  passions  :  là  grâce, 
la  timidité,*la  décence,  avec  une  de  ces  âmes  passionnées 
pour  le  bien,  qui  aiment  parce  qu'elles  vivent...  Elle  a 
un  corps  délicat  et  tout  ce  qui  annonce  la  faiblesse  et 
la  dépendance,  mais  une  âme  forte  et  courageuse  qui 
braverait  la  mort  pour  la  vertu.  » 


RÉCIT   D'UNB    SŒU&.  8) 


«  Il  n'y  avait  point  de  passage  où  il  ne  me  semblât 
trouver  directement  ou  indirectement  une  preuve  de  son 
souvenir.  Le  dernier  que  je  lus  fut  celui-ci  : 

«  Vomero.  3  mai  1832. 

«  J'éprouve  une  joie  incroyable  à  trouver  en  vers  ou 
en  prose  l'expression  de  mes  sentiments;  car,  depuis 
quelque  temps,  il  m'est  impossible  de  le  faire  par  moi- 
même.  Je  suis  dans  un  tel  état  de  trouble  et  de  vague 
inquiétude,  que  je  ne  saurais  m'arrêter  à  aucune  de3 
nombreuses  pensées  qui  me  passent  par  la  tête...  Désirs, 
inquiétudes,  regrets  et  bonheur,  tout  se  confond  et  pro- 
duit en  mon  cœur  une  agitation  qui  pourrait  me  rendre 
fou.  » 


«  Quel  plaisir  entra  dans  mon  cœur  en  lisant  ce  petit 
livre!  Je  ne  le  cachai  pas  à  Pauline.  Je  m'en  allai  plus 
contente  que  lorsque  j'étais  venue,  et  trouvant  bien 
ravissante  cette  vue,  ce  bleu  incomparable  de  la  mer  et 
du  ciel  !  J'avais  une  grande  satisfaction  intérieure  de 
vivre  et  d'être  où  j'étais,  et  si  cependant  on  m'avait  de- 
mandé si  j'étais  heureuse,  j'aurais  peut-être  dit  que  non. 
Je  ne  m'avouais  pas  encore  que  je  l'étais,  mais  je  me 
sentais  comme  à  l'aurore  d'un  beau  jour! 

«  Pendant  ce  temps  Albert  était  à  Amalfi,  et  voici,  de 
son  côté,  ce  qu'il  écrivait  dans  son  journal  (dont  je  n'eus 
connaissance  que  bien  longtemps  après)  : 

«  Amalfi,  10  mai  1832. 
^  Quel  blasphème,  que  de  dire  qu'on  n'est  au  monde 


RECIT    D'UNE    SŒUR. 


que  pour  être  malheureux!  Oh  !  mon  Dieu!  avez-vous 
jamais  créé  une  âme  pour  autre  chose  que  le  bonheur, 
et  quand  on  vous  aime,  une  idée  aussi  absurde  peut- 
elle  entrer  dans  le  cœur?  Quelle  ingratitude  aussi  !  Et 
combien  de  fois  pourtant  ne  m'en  suis-je  pas  rendu 
coupable  ! 

((  Toi  !  qu'en  mon  cœur  seul  je  nomme,  je  te  vois  par- 
tout et,  en  toi,  je  vois  Dieu!  » 

«  Amalfi,  11  mai. 

«  Oh!  que  j'aurais  voulu  passer  ici  de  longs  jours! 
Quand,  au  pied  de  ces  sublimes  montagnes,  j'admirais 
leur  immensité,  j'étais  étonné  de  me  sentir  encore  plus 
grand  qu'elles,  et,  franchissant  leurs  cimes  dorées,  de 
les  trouver  petites  auprès  de  ma  pensée  ;  car  Dieu  seul 
remplissait  mon  cœur  enivré... 

«  Cette  délicieuse  nature  me  semblait  être  créée  pour 
elle  et  pour  moi  !...  Illusions  charmantes  détruites  avant 
d'être  conçues.  Demain  je  m'en  vais,  et,  en  la  revoyant, 
et  mes  rêves  et  ma  joie  s'évanouiront  comme  de  la  fu- 
mée!... Je  la  verrai  douce  et  charmante,  me  traiter  en 
ami  et  en  frère;  mais  quant  à  ces  autres  biens  :  se  com- 
prendre sans  parler,  sentir  son  âme  à  la  sienne  répondre, 
il  n'y  faut  pas  songer.  Et  quand,  inquiet,  tremblant, 
j'irai  l'interroger,  son  air  indifférent  viendra  me  glacer 
et  m'apprendre,  hélas!  que  tout  m'a  menti!  » 

«  Peu  de  jours  après  leur  retour  d'Amalfi,  ses  amis  par- 
tirent, et  le  18  mai  Albert  écrivit  la  lettre  suivante  à 
M.  de  Montalembert,  qui  était  allé  rejoindre  M.  de  La 
Mennais  à  Rome  : 

«  Cher  bon  ami, 
«  Qu'il  me  tarde  d'avoir  de  tes  nouvelles!  Je  ne  sau- 


RBCIT    D'UNB   SŒUK. 


rais  te  dire  la  peine  que  j*ai  ressentie  à  te  laisser  partir 
sans  moi...  Tu  m'as  devenu  nécessaire.  Nous  nous  com- 
prenions et  nous  nous  aimions  tant  I  Nos  cœurs  éprou- 
vaient Tun  pour  l'autre  une  sympathie  si  difficile  à 
retrouver...  Tu  n'étais  pour  moi  ni  froid  ni  railleur.  Tu 
comprenais  tout  et  depuis  que  tu  n'es  plus  là,  j'ai  si 
besoin  de  toi!  car  je  sens  mon  malheur  faire  dans  moo 
cœur  des  progrès  effrayants.  Oui,  mon  cher  bon,  je 
l'aime  bien  plus  que  je  ne  le  croyais.  Que  dirai-je? 
U  faudrait  partir,  et  je  sens  que,  quand  même  je  le 
pourrais,  je  ne  le  ferais  pas.  Dans  ce  moment  ma  vie  est 
ici!  .Mais  écris-moi,  dis-moi  que  tu  me  comprends.  Ne 
me  dis  pas  que  je  suis  fou  !  Je  viens  de  prendre  une  réso- 
lution... Je  ne  sais  si  j'aurai  la  force  de  l'exécuter.  Je 
veux  rester  quelques  jours  sans  la  voir.  Peut-être  trou- 
verai-je  que  ce  qui  me  semble  si  profondément  enraciné 
dans  mon  cœur  n'a  fait  que  l'effleurer.  —  Voilà,  mon 
cher,  la  peur  qui  me  prend  de  te  paraître  bien  enfant  et 
misérable.  Tu  vas  rire  de  ce  qui  est  peut-être  risible, 
mais  de  ce  qui  me  fait  pourtant  souffrir.  Adieu.  J'ai  la 
fièvre,  j'étouffe,  je  t'aime  et  je  ne  puis  te  dire  à  quel 
point  tu  me  manques.  Donne-moi  l'espoir  de  te  revoir  : 
j'ai  besoin  de  toi.  Je  ne  ferme  pas  ma  lettre  afin  de  te 
dire  si  j'ai  eu  la  force  de  faire  ce  que  je  veux.  Ne  te 
moque  pas  de  moi,  car  je  souffre*.  » 

«  Le  26  mai  il  écrit  encore  à  M.  de  Montalembert  : 

«fai  reçu  ta  bonne  lettre-,  elle  m'a  fait  un  bien  que 

1.  Toutes  ces  lettres,  Alexaadrine  ne  les  lut  qu'après  la  mort 
d'Albert. 

2.  Cette  lettre,  à  laquelle  il  répond,  est,  je  crois,  la  suivante  : 

M.    LE    COMTE    DE    MOKTALEMBERT    A    ALBKRT. 

*  «  Albano,  le  19  mai  1832. 

«  Mon  bon  ami,  tu  ne  te  figures  pas  combien  j'ai  souffert  ces  deux 


40  1  RECIT   D'UNE    SŒUR. 

je  ne  puis  te  rendre.  Écris-moi  souvent.  Donne-moi  de 
la  force  et  du  courage.  Si  je  t'avais  là,  que  d'actions 
inconsidérées  tu  m'éviterais. . .  Ah  !  si  elle  pouvait  voir 
ce  qui  se  passe  dans  mon  cœur  quand  elle  me  parle, 
quand  elle  chante  !  Elle  est  si  délicieuse  !  cette  timidité, 
cette  faiblesse,  ces  manières  d'enfant,  et  en  même  temps 
cette  âme  passionnée  pour  le  bien,  et  tant  de  penchant 
pour  notre  religion,  que  je  regrette  que  tu  n'aies  pu  la 
connaître  davantage. 

«  Je  sens  pourtant  que  je  suis  fou,  —  mais,  en  amour, 
Tespoir,  quoique  combattu,  n'expire  qu'avec  la  passion 
elle-même. 

(t  Enfin  je  n'ai  que  ce  que  j'ai  demandé  au  ciel  :  la 
grâce  d'aimer  autant  qu'il  est  possible  d'aimer,  quand 
même,  en  retour,  je  ne  devrais  rencontrer  que  la  plus 
grande  indifférence. 

((  Jusqu'à  présent  j'ai  eu  la  force  de  renfermer  inté- 
rieurement ce  que  j'éprouve.  Mais  je  sens  que  si  je  me 
trouvais  bien  seul,  je  n'y  tiendrais  pas  et  je  lui  dirais 
tout,  quand  même  je  devrais  me  perdre.  » 

jours-ci,  à  l'idée  de  la  ruine  totale  de  nos  plans.  J'ai  senti  profori' 
dément  combien  tout  mon  voyage  (si  tant  est  que  je  le  continue) 
en  sera  décoloré.  Je  voulais  t'écrire  au  long  sur  ce  sujet,  te  faire 
connaître  quelques-unes  des  émotions  dont  mon  cœur  déborde.  Mais 
je  n'ai  pas  le  temps,  car  le  courrier  va  passer  immédiatement.  Je 
veux  seulement  te  dire  et  te  répéter  combien  je  t'aime.  Je  ne  me 
«royais  plus  capable  de  m'attacher  si  tendrement  à  un  nouvel  ami. 
J'espère  que  tu  ne  m'oublieras  pas,  et  que,  sous  le  ciel  perfide  de 
Naples,  tu  ne  perdras  pas  cette  énergie  de  sentiments  religieux  et 
politiques  que  je  voyais  avec  tant  de  joie  grandir  dans  ton  cœur. 
Adieu.  Je  t'écrirai  bien  plus  au  long  quand  je  serai  à  Rome  ou  à 
Frascati.  Mon  refrain  éternel  sera  :  conserve-toi,  ménage-toi  pour  ta 
famille,  pour  tes  sœurs,  pour  celle  dont  tu  dois  un  jour  faire  le  bon- 
heur, un  peu  aussi  pour  moi  qui  ai  déjà  tant  perdu. 
«  Mille  affectueux  souvenirs  à  Alexandrine  et  à  sa  mère. 

a  Charles  de  Montalembert.  9 


■  BBCIT   O'UNB  SŒUR.  41 


a  Quelques  jours  après  la  date  de  cette  lettre,  un 
dimanche,  le  3  juin,  j'étais  venue  voir  Pauline  et  nous 
étions  restées  longtemps  ensemble  à  causer  au  jardin. 
M°«  de  la  Ferronnays  appela  ses  filles  pour  aller  à  la 
bénédiction,  et  je  me  mis  en  marche  avec  elles.  Albert 
nous  accompagnait.  L'église  était  à  moitié  chemin  entre 
leur  villa  et  la  nôtre;  je  leur  dis  adieu  à  la  porte,  et, 
escortée  par  lui,  je  continuai  mon  chemin,  devant  retour^ 
ner  chez  moi.  Dans  la  petite  ruelle  qui  commence  à  la 
\illa  Belvedera  et  avant  d'arriver  à  la  Floridiana,  Albert 
me  dit  tout  d'un  coup  après  un  long  silence  :  «  Je  vous 
aime  comme  un  fou  !  » 

({  C'est  ainsi  qu'il  m'a  dit  pour  la  première  fois  qu'il 
m'aimait,  pendant  que  sa  mère  et  ses  sœurs  priaient  à 
l'église,  et  peut-être  priaient  pour  nous  !  » 

ALBERT,  DANS  SON  JOURNAL. 

«  Le  lendemain  k  juin.  —  ...  Combien  cet  état  de 
froideur  fatigue  et  impatiente  !  On  sent  au  fond  du  cœur 
le  besoin  d'éprouver  ces  émotions  dont  on  jouit  si  rare- 
ment, et  l'on  ne  peut  repousser  je  ne  sais  quel  obstacle 
qui  les  retient  loin  de  vous.  Depuis  quelque  temps  je 
sens  tarir  en  moi  les  sensations  ravissantes  que  l'amour 
de  Dieu'seul  me  faisait  éprouver.  Je  voudrais  être  seul  pen- 
dant plusieurs  jours.  Je  sens  que  mon  âme  a  besoin  d'être 
retrempée.  Je  crois  vraiment  que  les  habitudes  sont  plus 
puissantes  que  les  principes.  A  Rome,  j'étais  positivement 
meilleur.  J'éprouvais  tant  de  bonheur  à  remplir  exacte- 
ment tous  mes  devoirs!  Je  me  sentais  si  attendri  en  en- 
trant dans  une  église,  et  mon  cœur  était  rempli  d'une  foi 
si  vive!  11  me  semble  que  tout  cela  est  affaibli.  Et  quelle 
différence  dans  mon  amour!  Jamais  ce  que  j'ai  fait  hier 
ne  me  serait  venu  dans  la  pensée!  J'étais  si  heureux  de 


RECIT   D'UNE    SŒUR. 


mon  admiration  silencieuse  !  Je  jouissais  de  contempler 
son  âme,  et  un  sentiment  délicieux,  pur,  désintéressé, 
m'agitait  alors  et  allumait  en  moi  un  enthousiasme  si 
plein  de  dévotion  !  Pourquoi  lui  ai-je  dévoilé  ce  qu'elle 
me  fait  éprouver?  Mes  sentiments  ont-ils  changé  de 
nature? Qu'importai t-il  qu'elle  lût  dans  mon  âme?  Quelle 
folie  s'est  donc  emparée  de  moi ,  pour  qu'en  m' appro- 
chant d'elle,  j'aie  cessé  de  m'oublier  moi-même  et  de 
voir  en  elle  un  ciel  impossible  à  atteindre.  —  J'en  rou- 
gis. —  Comme  j'ai  dû  lui  faire  pitié!  Et  quel  étonne- 
ment  j'ai  dû  lui  causer  !  » 

«  Le  5  juin*, —  J'ai  beau  vouloir  prendre  sur  moi,  il 
m'est  impossible  d'en  venir  à  bout;  quand  je  lui  parle, 
quand  elle  me  tend  la  main,  j'oublie  totalement  ce  que 
je  fais.  Je  ne  sais  plus  où  je  suis.  J'ai  peur  que  ce  ne 
soit  de  l'exagération,  et  qu'un  pareil  sentiment  ne  puisse 
durer.  Pourtant  je  n'imagine  personne  qui  puisse  lui 
être  comparée,  si  ce  n'est  ma  sœur  Pauline.  Je  lui  trouve 
pourtant  trop  de  raison...  c'est  mal  peut-être.  Mais  ce 

1.  Ce  même  jour,  5  juin  1832,  M.  de  Montalembert  écrivait  de 
Rome  à  Albert  : 

u  Je  ne  saurai  jamais  assez  te  dire  combien  j'ai  été  touché  et  heu- 
reux de  ta  confiance,  et  combien  les  preuves  que  tu  m'en  donnes 
dans  tes  dernières  lettres  m'ont  été  au  cœur.  Sois  bien  persuadé  que, 
si  tu  as  éprouvé  quelque  consolation  à  m'ouvrir  le  fond  de  ton  âme 
souffrante,  c'a  été  pour  moi  un  véritable  bonheur  de  te  lire.  Seule- 
ment, je  t'en  supplie,  ne  fais  pas  tant  de  façons,  ne  dis  pas  tant  de 
fois  que  je  te  prendrai  pour  un  fou  ;  parle-moi  toujours  avec  simpli- 
cité et  franchise,  et  sois  toujours  persuadé  que  j'ai,  dans  mon  cœur 
comme  dans  mon  imagination,  de  quoi  comprendre  toutes  tes  dou- 
leurs et  sympathiser  profondément  avec  elles.  Tu  sais  bien  d'ailleur* 
combien  je  te  comprends,  toi  spécialement;  personne,  à  ce  qu'il  me 
semble,  ne  peut  mieux  juger  que  moi  la  nature  de  ta  passion  actuelle. 
Il  doit  seulement  m'être  permis  de  déplorer  que  le  bon  Dieu  n'ait 
pas  permis  à  notre  beau  projet  de  voyage  de  s'accomplir.  C'eût  été, 
j'en  ai  la  conviction',  pour  ton  bien  comme  pour  le  mien. 

«  Ch.  de  M.  » 


KéClT    D'UNE   SŒUB. 


que  j'aime  tant  en  elle,  c'est  qu'elle  est  si  naïve,  un  peu 
déraisonnable,  un  peu  extravagante  quelquefois,  ipais  si 
délicieuse!  Elle  a  besoin  d'un  ami,  d'un  soutien.  Elle 
est  si  faible!...  Quel  portrait!.,.  Je  suis  absurde!  » 

«  Le  6  juin.  —  .Mon  Dieu!  je  vous  en  prie,  donnez- 
moi  la  ferveur  que  je  n*ai  plus!  On  est  si  heureux  en 
priant  bien,  et  c'est  un  bonheur  qui  doit  durer  toujours! 
Tous  les  sentiments  vagues  et  passionnés  qu'on  éprouve 
lorsqu'on  est  jeune,  donnent  à  la  religion  quelque  chose 
qui  calme  et  satisfait  tellement  Tàme...  Oh!  mon  Dieu  ! 
j'ai  oublié  cette  langue  qui  n'est  comprise  que  de  ceux 
qui  n'aiment  que  vous.  Cette  langue,  qu'on  ne  parle 
que  dans  une  église,  tout  seul,  je  la  savais  autrefois,  je 
la  trouvais  si  belle,  j'aimais  tant  à  la  parler!  Mon 
Dieu!  rendez-la-moi! 

<(  Que  le  temps  où  j'allais  à  chaque  instant  à  l'église 
prier  pour  elle  est  loin!...  J'étais  heureux!  il  me  sem- 
blait que  je  priais  de  manière  à  être  exaucé.  0  mon 
Dieu  !  quand  je  vous  demandais  sa  conversion  au  détri- 
ment de  ma  vie  et  de  mon  bonheur,  était-ce  de  celui 
de  vous  aimer?  Oh!  en  la  sauvant.  Seigneur,  faites  que 
je  ne  me  perde  pas!  Retirez-moi  les  jouissances  que 
fait  éprouver  l'enthousiasme,  mais  laissez-moi  l'amour 
du  bien.  Oh  !  celui-là,  que  je  ne  cesse  jamais  de  le  res- 
sentir! » 

«  Le  8  juin  1832.  —  Autrefois  le  mot  de  patrie  embra- 
sait tous  les  cœurs.  Aujourd'hui  que  l'intérêt  le  plus 
froid,  l'intérêt  personnel  fait  seul  agir,  la  patrie  est  là 
seulement  où  le  cœur  éprouve  sans  réserve  ces  sensations 
qui  font  chérir  tout  ce  qui  est  bien,  tout  ce  qui  est  beau» 
et  les  concitoyens  sont  ceux  qui  vous  comprennent  et 
qui  ont  soif  de  la  même  vie  que  vous.  » 


RéCIT    D*UN^    SŒUR. 


ALBERT    A     M.     DE     MONTALEMBERT. 

«  Le  même  jour. 

«  ...  Je  n'ose  te  parler  de  moi.  J'en  aurais  cependant 
grand  besoin.  Mon  bon  Charles ,  rallume  en  moi  cette 
ardeur  qui  me  faisait  tant  aimer  le  bien  près  de  toi.  Je 
remplis  mes  devoirs  religieux  avec  moins  de  bonheur.  Je 
cherche  en  vain  la  cause  de  ce  changement,  et  je  suis 
tenté  de  l'attribuer  à  l'air  de  Naples.  Naples,  depuis 
quelque  temps ,  se  lève  devant  moi  avec  mes  horribles 
souvenirs  et  un  avenir  qui  me  fait  peur.  Pourtant  je  re- 
prends confiance  en  pensant  qu'un  ange  veille  ici  près  de 
moi.  Oh  !  non,  je  n'ai  rien  à  craindre,  tant  que  je  laver- 
rai  :  elle,  si  belle  et  si  pure!  Pourquoi  donc  alors  ai-je 
perdu  cette  poésie  que  j'avais  dans  l'âme?  Dieu  nous 
ôte-t-il  quelquefois  sa  grâce  pour  nous  éprouver?  Je  le 
crois  vraiment,  car  hier  soir,  arrivant  dans  le  salon,  j'y 
trouvai  ma  sœur  Pauline  pleurant.  Nous  allâmes  sur  la 
terrasse,  où  il  faisait  le  plus  beau  clair  de  lune  du 
monde.  Elle  ne  tarda  pas  à  redevenir  ce  qu'elle  est  tou- 
jours. Elle  me  fit  comprendre  que  cette  impression  vague 
n'était  chez  moi  que  passagère ,  et  je  sentis  me  revenir 
cette  ferveur  qui  fait  vivre  doublement.  Elle  me  parla 
d'Alexandrine.  —  J'étais  tout  à  fait  heureux  !  Je  lui  dis 
tout  ce  que  je  souffrais  depuis  quelque  temps,  et  après 
être  restés  une  heure  à  causer  ensemble,  nous  rentrâmes 
totalement  guéris  et  heureux. 


AD    MÊME. 

«  Quelques  jours  plus  tard. 

«  Cher  bon  ami,  ce  matin  j'ai  reçu  ta  délicieuse  lettre 
et,  sans  un  déjeuner  en  ville,  je  t'aurais  répondu  sur-le- 


KBCIT    D'UNE   SŒUR.  4? 


champ.  Si  tu  avais  pu  vœr  le  bien  que  tu  m'as  fait!  Mille 
fois  merci  de  ta  confiance.  J'en  suis  touché,  carjen*ai 
d'autre  droit  que  cehii  de  t' aimer  tendrement,  tandis 
qu'il  est  naturel  que  je  ne  puisse  rien  te  cacher,  à  toi  si 
complètement  bon ,  à  toi  à  qui  je  dois  des  émotions  si 
pures,  si  ineffables,  à  toi,  enfin,  qui  m'es  devenu  indis- 
pensable. Je  voudrais  tant  te  montrer  tout  ce  qui  se 
passe  en  moi!  Je  me  sens  froid  pour  tout  ce  que  j'aimais 
quand  nous  étions  ensemble.  Je  suis  dans  un  état  d'in- 
différence inexplicable,  car  je  l'aime.  Mais  je  la  vois  là 
devant  moi,  comme  un  point  lumineux  à  l'horizon, qu'on 
ne  peut  atteindre,  et  dont  on  ne  peut  détacher  ses  yeux, 
parce  qu'il  nous  semble  beau ,  et  qu'il  nous  apparaît 
comme  un  pressentiment,  comme  une  destinée  !  —  Tu 
ne  pourras  sans  doute  me  comprendre,  ce  que  j'éprouve 
est  presque  aussi  diffus.  Ce  qu'il  y  a  de  positif,  c'est 
mon  amour.  » 

AU     MÊME. 

«  Jeudi  matin,  4  heures. 

«  ...  J'ai  passé  toute  la  nuit  à  travailler.  Je  n'aurais 
pu  dormir  et  j'avais  besoin  de  dévorer  le  temps,  en  m'ef- 
forçant  d'éloigner  ma  pensée  d'Alexandrine.  Je  voudrais 
savoir  travailler.  Je  sens  que  je  suis  dans  un  de  ces  mo- 
ments où  l'on  répare  bien  du  temps  perdu.  Aide-moi,  je 
veux  travailler  tant  que  je  le  pourrai.  Guide-moi,  je  ne 
reculerai  devant  aucune  étude.  Je  tenterai  tout,  j'ai 
besoin  de  m' occuper  pour  ne  pas  devenir  fou.  —  J'aime 
si  fort! 

«  Je  ne  me  sens  pas  fort  bien.  Voilà  deux  nuits  que 
je  ne  ferme  pas  l'œil,  et  la  nuit  dernière,  je  ne  me  suis 
pas  môme  couché.  Il  faisait  le  plus  beau  temps  du 
monde.  J'ai  travaillé  à  ma  fenêtre  jusqu'à  cinq  heures 
du  matin. 


RECIT   D'UNE    SŒUR. 


«  Cher  ami,  quand  retrouverons-DOus  nos  bons  rires 
et  notre  boinie  vie  d'Amalfi!  » 


«  Ce  fut  pendant  une  de  ces  nuits  où  il  ne  dormait 
pas  qu'il  m'écrivit  le  billet  suivant  : 

«  2  heures  du  matin,  mercredi. 

«  Que  direz-vous  en  reconnaissant  mon  écriture  !  G*est 
mal  à  moi,  je  le  sais.  Vous  avez  le  droit  de  vous  fâcher. 
Mais  que*  voulez-vous!  vous  m'avez  fait  sentir  que 
j'avais  une  âme  ;  vous  y  avez  allumé  de  l'enthousiasme 
pour  tout  ce  qui  est  beau.  Je  vous  dois  la  ferveur.  Je 
vous  dois  d'adorer  le  bien.  Mais  quand  je  suis  auprès 
de  vous,  je  ne  puis  rien  dire.  Vous  m'imposez,  je  crois. 
Que  vous  étiez  bonne  ce  soir  !  Vous  vous  efforciez  de 
me  rendre  heureux.  Ne  me  croyez  pas  tant  de  présomp- 
tion, et  gardez  pour  ceux  qui  en  sont  dignes  des  paroles 
que  vous  prononcez  sam  y  penser.  Permettez-moi  seule- 
ment de  jouir  en  silence  du  bonheur  de  vous  voir. 
Laissez-moi  puiser  dans  votre  âme  ce  qui  fera  vivre  la 
mienne  !  —  Si  je  pouvais  être  avec  vous  quelques  in- 
stants, quel  bien  cela  me  ferait!  Ici,  l'on  me  croit  dis- 
trait et  l'on  rit,  mais  je  vous  assure  que  j'éprouve  quel- 
que chose  qiii  fait  souffrir.  Oh!  oui,  je  me  reproche  de 
vous  aimer,  de  vous  le  dire ,  et  pourtant  ce  qui  m'en- 
traîne est  plus  fort  que  moi.  Dites-moi  que  vous  me 
pardonnez.  J'ai  été  sur  le  point  de  partir  pour  Amalfi 
pour  y  passer  quinze  jours,  non  pas  pour  tâcher  de  vous 
oublier,  je  n'en  aurais  pas  la  force,  ni  surtout  la  volonté, 
mais  pour  vous  débarrasser  un  peu  de  ma  présence.  J'ai 
pensé  ensuite  que  vendredi  vous  n'auriez  pas  d'homme 
pour  vous  donner  le  bras  en  sortant  du  théâtre.  S'il  vous 
arrivait  quelque  chose  !  Je  ne  connais  pas  M"'^K...,  mais 


màClT   D'DNB    SŒUE.  4*: 

je  serai  là.,  à  la  porte ,  quand  vous  sortirez ,  afin  que 
vous  me  trouviez  si  vous  avez  besoin  de  quelqu'un. 
Dites-moi  seulement  si  vous  comptez  rester  jusqu'à  la  fin. 

«  Je  ne  vous  ai  rien  dit ,  et  je  tremble  de  vous  avoir 
déplu.  Ln  peu  d'indulgence!  Je  suis  seul,  il  fait  beau,  e^ 
vous  m'êtes  tellement  présente  que  je  ne  puis  dormir. 

«  Je  vous  jure  que,  lorsque  je  suis  près  de  vous,  ce  que 
j'éprouve  me  semble  être  le  présage  d'une  autre  vie. 
Comment  des  émotions  de  ce  genre  ne  franchissent-elles 
pas  la  tombe? 

a  Oh  I  non ,  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  aimer  avec 
innocence,  avec  profondeur  ;  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse 
vous  aimer  enfin  sans  être  pénétré  de  religion  et  d'im- 
mortalité. 

«  Adieu ,  je  vous  quitte.  Je  rendrais  mal  ce  qui  s'em- 
pare de  moi.  Appelez-le  délire,  folie,  extase,  mais  je  crois 
entendre  une  musique  d'anges...  Vous  êtes  avec  eux.  Ohl 
que  vous  êtes  belle  !  » 

«  Il  avait  écrit  sur  l'adresse  :  Pour  vous,  ne  vous 
fâchez  pas,  et  il  me  le  remit  le  lendemain  avec  plusieurs 
choses  qu'il  m'apportait. 

«  Le  vendredi  dont  il  parle ,  je  devais  aller  à  Naples 
dîner  chez  la  comtesse  K...  et,  avec  elle  (car  ma  mère 
ne  voulait  pas  encore  aller  au  théâtre),  je  devais  aller 
entendre  Anna  Boîena. 

u  Pour  la  première  fois  depuis  la  mort  de  mon  père,  je 
mis  une  robe  blanche,  ce  jour-là.  11  y  avait  deux  ans  que 
je  n'avais  été  au  spectacle.  Le  théâtre  de  Saint-Charles 
était  illuminé  en  l'honneur  de  la  fête  de  la  reine  mère. 
J'écrivis  le  soir  dans  mon  journal  : 

«  Cette  journée  m'a  paru  longue  et  presque  un  rêve.  » 


4S  RÉCIT    D'UNE    SCEUR. 


«  Cette  voix  charmante  d'Ivanoff  chantant  le  rôle  de 
Percy,  ce  magnifique  théâtre  ainsi  éclairé,  la  joie  d'aimer 
et  d'être  aimée ,  tout  rendit  cette  soirée  magique  pour 
moi.  Le  comte  de  Lebzeltern*  vint  me  chercher  dans  le 
courant  de  la  soirée  pour  me  conduire  dans  sa  loge  qu'il 
avait  prêtée  à  W°^  de  la  Ferronnays.  Je  me  sentais  assez 
jolie  pour  désirer  me  montrer  le  plus  possible  à  Albert 
et  aussi  à  Pauline,  afin  qu'elle  me  jugeât.  Je  ne  rejoignis 
qu'à  une  heure  du  matin  ma  mère,  qui  m'attendait  chez 
la  comtesse  de  Maistre  pour  retourner  au  Vomero.  Si 
j'avais  su  que,  pendant  que  j'étais  étendue  en  voiture, 
fatiguée ,  mais  gaie  et  heureuse  de  ma  soirée ,  Albert 
marchait  à  côté  de  nous  dans  ce  rude  chemin  de  la 
montée  du  Vomero,  poussant  à  la  roue  de  notre  voiture 
dans  les  passages  difficiles ,  se  cachant  pour  que  notre 
domestique  ne  le  vît  pas  lorsqu'il  descendait  de  son 
siège  afin  de  nous  aider,  et  tout  cela  pour  apercevoir 
encore  une  fois  ma  robe  blanche  dans  notre  cour,  où  il 
entra  pendant  que  nous  descendions  de  voiture  et  crai- 
gnant beaucoup  d'être  aperçu! 

«  Oh!  cela  lui  a  fait  mal  à  la  poitrine!  Je  l'af  su  après 
par  Pauline,  à  qui  il  l'avait  confié. 

«  Le  lendemain  soir,  samedi,  il  écrivit  le  billet  suivant  : 

«  Que  vous  lisiez  ou  non  cette  lettre,  je  veux  causer 
un  moment  avec  vous.  C'est  un  bonheur  qui  m'est  tou- 
jours interdit  lorsque  je  vais  vous  voir,et  si  vous  ne  ms 
permettez  pas  de  vous  écrire,  les  émotions  qui  me  rem- 
plissent le  cœur  me  suffoqueront...  Dans  le  temps  où 
j'avais  le  plus  de  ferveur,  où  j'éprouvais  le  plus  de  joie 
d'aimer  Dieu,  quelque  chose  me  manquait.  J'étais  trop 

i .  Le  comte  Lebzeltern  était,  à  cette  époque,  ministre  d'Autriche 
à  Naples.  Il  avait  été  longtemps  collègue  de  mon  père  h  Saint- 
Pétersbourg. 


RBCIT   D'UNB   SŒUR. 


mauvais  encore  pour  oser  prier  le  ciel  directement,  et, 
le  dimanche,  lorsque  je  priais  près  de  vous,  j'aurais 
voulu  la  protection  de  vos  prières.  C'était  à  Rome.  Ohl 
si  vous  aviez  pu  lire  dans  mon  cœur,  vous  auriez  été 
touchée  de  voir  combien  vous  me  faisiez  aimer  Dieu,  à 
quel  enthousiasme  mon  àme  était  ouverte!  Je  vous 
aimais  bien  fort,  et  vous  ne  le  saviez  point.  Je  trouvais 
une  sorte  de  charme  à  ce  mystère.  Ici,  moins  bon,  moins 
heureux,  j'ai  tout  perdu  en  vous  ouvrant  mon  cœur.  J'ai 
cru...  non ,  je  n'ai  rien  cru...  je  ne  sais  ce  que  j'ai  fait. 
J'ai  perdu  cette  sécurité,  cette  tranquillité  que  j'avais  ! 

«  Vous  m'accusez  d'exagération.  Mes  paroles  m'en 
donnent  l'apparence,  mais  si  vous  pouviez  lire  dans  mon 
cœur,  vous  y  trouveriez  quelque  chose  de  plus  vrai.  Je 
ne  sais  point  parler  :  ne  m' écoutez  pas,  mais  comprenez- 
moi.  Que  direz-vous  si  vous  voyez  cette  lettre?  Vous 
rirez  peut-être  encore. 

((  Eh  bien,  oui,  riez;  je  suis  un  enfant,  je  suis  uo 
fou,  mais  je  ne  suis  pas  ridicule,  car  je  vous  aime.  Adieu. 
Soyez  heureuse  surtout.  —  Il  est  trois  heures.  Je  n'ai 
pas  la  moindre  envie  de  dormir.  A  quoi  bon,  au  fait? 
Je  rêve  si  délicieusement  éveillé!  » 

«  Je  n'ai  pas  encore  dit  que  ma  mère  aimait  beaucoup 
.Albert,  —  «  comme  un  fils,  »  disait-elle.  Et  elle  disait 
encore  :  «  Il  a  tout  un  ciel  dans  ses  yeux.  »  Un  soir  qu'il 
venait  de  partir,  et  que  nous  lui  avions  crié  adieu  du 
balcon,  il  descendit  l'avenue  en  chantant  cette  romance 
du  duc  (depuis  cardinal)  de  Rohan,  qu'il  m'avait  chantée 
quelques  jours  auparavant  pour  la  première  fois  : 

Ton  souvenir  est  toujours  là, 

0  toi  qui  ne  peux  plus  m'entendrel 

«  Je  me  souviens  qu'une  ombre  douloureuse  passa  sur 

T.  I.  4 


50  RÉCIT   D'UNE    SŒUR. 


mon  âme  en  entendant  cette  voix  s'éloigner  et  s'e'teindre! 
Oh!  mon  Dieu!  et  quatre  ans  plus  tard  —  pas  plus  de 
quatre  ans! — avec  quels  sanglots  je  devais  écouter  cette 
même  romance,  lorsque  Fernand,  à  ma  prière,  me  la 
chanta  à  Boury' 

«  Albert  se  faisait  des  reproches  de  n'avoir  pas  encore 
clairement  avoué  à  ma  mère  ses  sentiments  pour  moi. 
La  peur  de  la  trouver  sévère  l'arrêtait,  et  moi  aussi. 

((  Le  l*""  août  1832,  il  écrivit  à  M.  de  Montalembert  une 
lettre  dont  voici  un  passage  dans  lequel  il  parle  de  ses 
scrupules  à  ce  sujet  ; 

((  Je  partis  de  Castellàmare  à  cinq  heures  du  soir  :  à 
huit  heures  j'étais  au  Vomero.  Je  m'habillai,  je  restai 
un  peu  avec  les  miens ,  puis  je  courus  chez  Alexandrine. 
Le  cœur  me  battait  bien  fort.  Je  la  trouvai  seule.  Sa 
mère  était  sur  la  terrasse  avec  le  prince  L...  dont  je 
te  parlerait  Je  fus  un  instant  seul  avec  elle,  ne  pou- 
vant parler.  Elle  me  donna  la  main.  Je  vis  bien  dans  ses 
yeux  qu'elle  sentait  ce  qui  se  passait  en  moi,  et  mon 
silence  était  plus  éloquent  que  tout  ce  que  j'aurais  pu 
dire.  Je  restai  là  jusqu'à  minuit,  ivre  de  joie,  car  je  suis 
sûr  qu'elle  m'aime  un  peu. 

((  Cher  ami,  comment  cela  finira-t-il  ?  Pourrai-je  jamais 
renoncer  à  elle?  Je  passe  des  rêves  les  plus  délicieux 
aux  plus  affreux  pressentiments  ! 

«  La  bonté  de  sa  mère  pour  moi  ne  fait  qu'augmenter 
chaque  jour;  aussi  je  l'aime  presque  comme  si  j'étais 
son  fils.  Hier  Alexandrine  jouait  du  piano.  M™^  d'Alo- 
peus  était  à  la  fenêtre,  regardant  la  plus  belle  nuit  du 

1.  La  comtesse  d'Alopeus  était,  à  cette  époque,  veuve  depuis  plus 
d'un  an.  Le  prince  Lapoukliyn  était  venu  en  Italie  dans  le  but  de 
•olliciter  sa  main,  qu'elle  lui  accorda  en  eô'st  l'année  suivante. 


RÉCIT   D'UNB   SCBUB. 


monde.  Je  m'approchai  d'elle  et  je  lui  dis  :  «  Je  snis 
poursuivi  par  la  crainte  d'avoir  l'air  faux.  —  Vous!  me 
dit-elle.  Avec  de  grands  yeux  comme  les  vôtres  on  n'a 
pas  l'air  faux,  et  je  lis  jusqu'au  plus  profond  de  votre 
âme.  »  J'étais  ému.  Je  la  suppliai  de  me  dire  ce  qu'elle 
y  voyait.  — «  Oh!  plus  tard,  me  dit-elle,  on  ne  dit  pas 
ces  choses-là  de  but  en  blanc;  plus  tard  nous  en  parle- 
rons. » 

«  Le  prince  L.,  dont  je  veux  te  dire  deux  mots,  est 
distingué  et  il  a  l'air  de  la  franchise  même.  Il  est  immen- 
sément riche,  et  je  crois  qu'il  veut  épouser  M"^  d'Alopeus. 
Écoute  un  peu  ce  qu'il  disait  l'autre  jour,  mais  jure-moi 
de  n'en  pas  dire  un  mot  à  qui  que  ce  soit.  M"*  d'Alopeus 
faisait  une  patience  (à  sa  manière,  tirant  des  horoscopes), 
il  s'y  trouva  le  mot  fiançailles.  «  Oh  !  dit  le  prince,  ce 
ne  sont  pas  les  miennes,  c'est  un  mariage  que  je  médite  » 
(regardant  de  notre  côté).  De  plus,  je  sais  qu'il  a  dit  à  la 
comtesse  :  «  Albert  aime  votre  fille...  et  pourquoi  pas?  » 

«  Oh  !  comme  je  me  souviens  de  ce  jour,  de  ce  retour 
qu'il  décrit  au  commencement  de  cette  lettre!  Pauline 
avait  causé  longtemps  avec  moi  dans  ma  chambre,  qui 
était  devenue  obscure,  puis  elle  était  partie,  et  il  n'était 
pas  arrivé.  En  entrant  dans  le  salon,  j'avais  eu  un  vague 
espoir  de  le  trouver  :  il  n'y  était  pas.  Il  était  dix  heures, 
je  ne  voulais  pas  encore  cesser  d' espérer;  Maman  pro- 
posa au  prince  de  monter  sur  la  terrasse.  Je  les  laissai 
monter,  et  suivis  le  plus  lentement  possible,  car  je  me 
disais  :  Dans  ce  moment  il  va  entrer  peut-être  !  Et  cela 
arriva,  comme  H  l'a  conté.  Et  moi,  de  la  joie  de  le  voir, 
je  ne  pouvais  parler.  Cependant,  comme  ce  silence  pro^ 
longé  en  disait  plus  que  je  n'osais  vouloir  en  dire,  ce 
fut  moi,  je  crois,  qui  le  rompis  la  première,  et  toute  la 
soirée  je  fus  si  joyeuse  I  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  I  Dieu 


LIBRARY 
UNIVERSITY  OF  ILLINOIS 
AT  URBANA-CHAMPAIGN 


RÉCIT   D'UNB   SŒUR. 


tout  amour!  cette  pure  extase,  cette  joie  infinie,  cet 
amour  qui  fait  trouver  parfait  l'objet  qu'on  aime,  n'est-ce 
pas  un  avant-goût  de  la  manière  dont  tu  nous  permet- 
tras d'aimer  pour  toujours  ceux  que  nous  aimons  déjà 
ainsi  sur  terre? 

((  Notre  vie  devenait  de  plus  en  plus  délicieuse.  Albert, 
plus  sûr  d'être  aimé,  se  laissait  aljer  à  cette  charmante 
gaieté  que  Pauline  m'avait  dit  être  un  des  traits  de 
son  caractère.  Cette  maison,  dépourvue  d'élégance, 
dont  la  vue  même  n'était  belle  que  de  la  terrasse, 
s'illumina,  pour  nous  d'un  charme  magique,  et  nous 
aimions  mieux  y  être  que  dans  la  charmante  villa  de 
ses  parents,  où  nous  pouvions  moins  bien  nous  parler. 
Mais  j'en  aimais  le  retour,  parce  qu'il  m'accompagnait, 
et  quelquefois  nous  rentrions  par  l'avenue,  au  lieu  de 
prendre  par  la  ruelle,  qui  était  le  chemin  le  plus  court 
(mais  je  n'ai  pas  osé  faire  cela  souvent,  parce  que 
j'avais  peur  qu'on  ne  s'en  aperçût  et  qu'on  ne  devinât 
pourquoi  j'aimais  mieux  le  plus  long  chemin).  Nous  pas- 
sions la  plus  grande  partie  de  nos  soirées  sur  la  terrasse 
d'en  haut.  Gela  était  enchanteur!  ces  deux  golfes,  ces 
rivages,  ce  Vésuve  d'où  ruisselaient  des  rivières  de  feu, 
un  ciel  toujours  étoile,  un  air  toujours  embaumé!  Et  avec 
tout  cela,  s'aimer!  s'aimer  en  osant  parler  de  Dieu!... 

((  Je  n'avais  pas  envie  de  tromper  Albert  sur  mon 
caractère,  son  amour  dût-il  diminuer  en  me  connaissant 
telle  que  j'étais;  je  voulais  le  mettre  à  l'épreuve,  ou 
pour  le  guérir  entièrement,  ou  pour  me  fier  à  lui  pour 
toujours,  s'il  résistait  à  cela.  Je  lui  donnai  donc  un  petit 
livre  vert,  premier  confident  de  mes  pensées.  11.1e  lut  et 
voici  ce  qu'il  écrivit  dans  son  journal, après  cette  lecture  : 

«  6  heures  du  matin.  —  J'ai  la  fièvre.  La  nuit  que  je 


BéCIT  D'UNB  SŒUB.  63 


viens  de  passer  à  lire  ce  petit  livre  m'a  donné  on  accès 
de  folie.  Cest  en  vain  que  je  voudrais  décrire  les  divers 
sentiments  qui  ont  rempli  mon  âme  :  tristesse  pour  ses 
souffrances,  épanouissement  de  tendresse,  jalousie  jus- 
qu'aux larmes,  enfin  de  l'amour...  amour  qui  me  tue. 

«  11  est  six  heures  du  matin,  et  je  ne  me  suis  pas 
encore  couché.  Je  ne  puis  dormir.  J'ai  seulement  besoin 
de  la  voir,  de  lui  parler,  de  lui  dire  tout  ce  qu'elle  me 
fait  souffrir...  » 

«  Et  moi  aussi  je  souffrais.  Je  craignais  l'effet  de  ce 
petit  livre.  Albert  nous  manqua  dans  le  commencement 
de  la  soirée,  et  cela  prolongea  mon  anxiété.  Nous  allions 
au  théâtre  voir  la  Gazza  Ladra.  Je  me  sentais  comme 
une  coupable,  lorsqu'enfin  il  entra  dans  notre  loge.  Je  le 
vis  triste,  sombre.  11  me  demanda  la  permission  de  me 
remettre  un  billet  parce  que  le  lendemain  il  allait  à 
Castellamare,  et  il  le  mit  dans  l'étui  de  ma  lorgnette. 
Mille  craintes  m'agitaient.  Je  ne  savais  ce  que  je  faisais, 
et  de  tout  l'auditoire  je  fus  bien  certainement  celle  à 
laquelle  l'opéra  fit  le  moins  d'effet.  M"**  Malibran  faisait 
pleurer  tout  le  monde,  et  la  musique  était  bien  d'accord 
avec  nos  sensations;  mais,  malgré  la  douleur  de  le  quitter 
pour  plusieurs  jours,  j'étais  pressée  de  rentrer  pour  lire 
son  billet  :  il  contenait  peut-être  un  adieu.  Oh  !  je  pen- 
sais que  je  saurais  bien  voir  si  son  amour  était  diminué. 
Seule  enfin  dans  ma  chambre,  je  lus  ceci  : 

«  Je  ne  pourrai  pas  vous  parler  aujourd'hui,  et  comme 
demain  je  pars  pour  Castellamare,  vous  me  pardonnerez 
bien  cette  violation  du  traité.  Je  me  suis  couché  ce 
matin  à  6  heures  1/2,  car  vous  pensez  bien  que  votre 
petit  livre  m'avait  ôté  toute  envie  de  dormir...  Je  ne 
saurais  vous  dire  les .  sensations  diverses  qui  m'ont 
agité  cette  nuit.  J'étais   si   malheureux  de   vos  souf- 


54  RBCIT  D'UNE  SŒUR. 


rances,  de  vos  scrnpules,  de  vos  tourments,  de  vos 
inquiétudes  sur  votre  caractère,  que  j'en  ai  eu  bien 
promptement  la  fièvre.  Dieu  !  comme  chaque  page  ajou- 
tait à  mon  amitié  pour  vous!  Je  me  suis  surpris  plu- 
sieurs fois  vous  consolant,  vous  rassurant.  Il  me  sem- 
blait vous  avoir  près  de  moi  et  que  vous  me  parliez 
comme  à  votre  meilleur  ami...  Je  vous  aimais,  comme  je 
ne  l'avais  pas  fait  encore...  Vos  prières  à  Dieu,  vos 
divines  émotions  en  entrant  dans  nos  églises,  vos  craintes 
d'être  coupable,  le  sacrifice  que  vous  faites  si  souvent 
à  Dieu  de  votre  bonheur  (et  quelquefois  pour  d'autres 
que  vous-même),  enfin  vous  tout  entière  exposée  à  mes 
regards  par  vous-même!  Je  vous  jure  que  ma  pauvre 
tête  n'y  tenait  plus,  et  j'ai  été  forcé  d'ouvrir  ma  fenêtre 
pour  respirer  Tair  du  matin,  car  le  jour  était  déjà  levé. 
«  Que  ce  soir  est  loin  encore  !  J'ai  peur  de  vous  voir. 
Pourrai-je  me  contenir?  Oh!  parlez-moi,  dites-moi  tout 
ce  qui  vous  occupe.  Vous  êtes  mon  âme!  ma  vie!  Parlez- 
moi  de  tout  ce  qui  est  bon  —  de  vous.  Montrez-moi 
votre  second  livre.  Oh  !  n'ayez  pas  de  meilleur  ami  que 
moi.  C'est  vrai,  il  avait. de  l'esprit,  et  je  n'en  ai  pas.  Il 
avait  tout  pour  plaire,  moi  je  n'ai  rien.  Mais  il  vous  a 
dit  :  Je  vous  aime.  Dites-moi  qui  paraissait  le  plus  vrai, 
—  lui  ou  moi  ^.  » 

ALBERT    (dans    SON    JOORNAL). 

«  29  août  1832.  —  Puis-je  me  rendre  compte  à  moi- 

i.  Alexandrine  avait  été  l'objet.  Tannée  précédente,  à  Berlin,  d'un 
sentiment  qui  semblait  sincère,  et  auquel,  avant  de  connaître  Albert, 
elle  n'avait  pas  été  tout  à  fait  indifférente.  C'est  là  ce  qui  la  rendait 
défiante  d'elle-même  et  lui  faisait  craindre  que  ce  qu'elle  ressentait 
maintenant  ne  fût  l'effet  de  l'inconstance  de  son  caractère  ;  car  cette 
personne  qui  fut  ensuite  si  ferme,  si  tendre  et  si  dévouée,  avait  par 
nature  (ou  du  moins  croyait  avoir)  un  caractère  incertain  et  vacillant. 


RÉCIT    D'UNB   SCBUH.  ôl 


même  de  ce  que  j*éprouve?...  Depuis  quelques  jours 
je  souffre  tout  à  fait  :  il  me  semble  que  l'intérieur  de 
ma  tête  s'est  détaché.  On  doit  éprouver  cela  quand  on 
devient  fou.  J'en  suis  content.  Je  voudrais  mourir  en 
l'aimant.  Comment  se^  fait-il  cependant  qu'un  caractère 
aussi  changeant  ne  me  refroidisse  pas?...  Mais  comment 
se  fait-il  aussi  qu'avec  un  cœur  si  facile  à  toucher,  un 
amour  aussi  profond,  aussi  tendre,  aussi  passionné  que 
le  mien  ne  lui  inspire  qu'un  peu  d'amitié  en  retour? 
Quand  je  la  vois,  un  bonheur  mêfé  d'angoisses  me  brise 
le  cœur,  et  parfois  j'aimerais  mieux  la  voir  morte  que  de 
la  savoir  heureuse  sans  moi » 

((  Puis  se  trouve  une  sorte  de  rêverie  au  bout  de  laquelle 
se  lisent  ces  mots  : 

«  Je  ne  puis  mourir  sans  toi,  nous  sommes  liés  en- 
semble. Quel  bonheur  alors  de  mourir!  Nous  nous  envo- 
lerons tous  deux  vers  notre  patrie  !  Vois-tu  le  Seigneur 
nous  tendre  les  bras?  Qu'il  est  beau!  Quelle  clarté 
l'environne!  Qu'est-ce  qui  brille  ainsi?  Oh!  ce  sont  les 
âmes  des  bienheureux.  Ohl  viens!  viens!  Je  saurai  t'y 
porter!  » 

«  Parmi  toutes  les  romances  qu'il  me  chanta  dans  ce 
temps-là,  je  me  souviens  surtout  de  celle-ci ,  dont  les 
paroles  sont  attribuées  à  Thibault,  comte  de  Champagne, 
et  qui  est  adressée  à  la  reine  Blanche.  11  la  chantait 
souvent,  et  c'est  la  seule  romance  qu'il  m'ait  jamais 
copiée  : 

Hélas!  amour,  quelle  douleur. 
D'aller  loin  de  sa  souveraine  ! 
Las  !  je  ressens  autant  d'ardeur 
Qu'en  la  quittant  ai  de  douleur  : 
Mais  lais.»  auprès  d'elle  mon  cœur 
Qui  doit  i-ester  en  son  domaine. 


Z5  RÉCIT   D'UNE    SŒUR. 


Tous  les  chevaliers  partiront 
Pour  ce  guerrier  pèlerinage, 
Et  si  dames  qui  resteront 
Manquent  à  ceux  qui  s'en  iront, 
Pour  lâches  seuls  les  trahiront, 
Car  tous  les  preux  sont  du  voyage. 

Qui  ne  veut  vivre  pour  rougir, 
Mourant  pour  Dieu  doit  faire  envie, 
Pour  Dieu  doit  s'en  aller  mourir 
Qui  ne  veut  vivre  pour  rougir. 
Que  dis-je?  Un  seul  ne  doit  périr, 
Naîtront  tous  à  plus  belle  vie!... 

«  L'idée  de  la  mort  se  trouve  dans  cette  romance  comme 
(/ans  celle  qu'il  m'a  chantée  plus  que  toutes  les  autres 
(Son  souvenir  est  toujours  là).  —  Oh!  la  mort  est  tou- 
jours mêlée  à  la  poésie  et  à  l'amour,  parce  qu'elle  mène 
à  la  réahsation  de  l'une  et  de  Tautre  ! 

((  Le  soir  du  31  aoiàt,  je  lui  donnai  mon  second  livre,, 
ayant  collé  du  papier  sur  les  dernières  pages,  où  il  était 
question  de  lui,  et  me  fiant  à  lui  pour  ne  pas  le  détacher. 
Iléias  !  il  y  avait  encore  bien  des  folies  dans  ce  livre  qui 
auraient  pu  le  détacher  de  moi.  Je  n'en  avais  nulle  envie, 
mais  je  voulais  agir  bien  honnêtement,  et,  au  fond, 
comme  on  n'est  jamais  sûr  de  ses  motifs,  je  ne  jurerais 
pas  que  je  n'aie  aimé  lui  laisser  lire  l'expression  de 
ceux  de  mes  sentiments  que  je  savais  devoir  lui  plaire. 
Cependant  ce  que  lui  avait  fait  éprouver  mon  livre  vert 
ma  rendait  inquiète  pour  le  contenu  du  bleu. 

(t  La  veille,  ou  le  jour  même,  il  avait  écrit  dans  son 
journal  les  lignes  suivantes,  après  lesquelles  ce  volume  se 
termine  par  une  prière  à  la  sainte  Vierge  (le  Memorare 
tant  répété  par  nous  tous  depuis)  2 


RÉCIT  D'UKK   SŒUR.  S7 


«  Oh!  mon  Dieu,  ne  vous  retirez  pas  de  moi?  Par- 
donnez-moi mes  fautes,  donnez-moi  l'énergie  que  je  n*ai 
jamais  eue.  Rendez-moi  cette  ferveur  dont  j'étais  si 
rempli  et  qui,  depuis  qu'elle  ma  quitté,  m'a  laissé  sans 
défense  contre  Tennemi  sans  cesse  éveillé  et  rôdant 
autour  de  moi.  Oh!  mon  Dieu,  je  vois  cet  hiver  s'appro- 
cher avec  efTroi.  Et  qu'il  sera  différent  du  dernier!  Oh! 
Marie ,  ma  mère ,  priez  pour  moi ,  ne  m'abandonnez  pas 
et  donnez -moi  du  courage  pour  étouffer  tout  respect 
humain.  Que  je  puisse  faire  rougir  mes  ennemis,  mais 
non  les  faire  rire!  J'ai  honte  do  le  dire,  mais  je  crains 
les  moqueries  des  gens  du  monde.  Je  voudrais  prendre 
une  attitude  noble  et  indépendante;  indulgent  pour  les 
autres,  sévère  pour  moi-même;  ne  point  souffrir  de  plai- 
santeries sur  ma  manière  d'être,  mais  aussi  ne  point  m'é- 
riger  en  censeur;  aller  beaucoup  dans  le  monde ,  parce 
qu'on  peut  s'y  amuser  sans  faire  de  mal;  aimer  toujours 
A...  sans  être  ridicule;  être  homme  et  ne  pas  la  compro- 
mettre par  des  enfantillages;  et,  par-dessus  toutes  choses, 
mon  Dieu,  chérir  la  vertu.  Oh  !  rendez-moi  cette  sensibilité 
que  j'avais  pour  le  bien.  Rallumez  dans  mon  cœur  le 
feu  de  votre  amour  tout  divin.  Purifiez  ce  sentiment  qui 
est  ma  vie  aujourd'hui.  Donnez-moi ,  ô  mon  Dieu  !  de 
l'empire  sur  moi-même,  et  ne  permettez  pas  que.  dans 
le  trouble  de  mon  émotion,  je  blesse  ses  oreilles  par  des 
discours  déréglés.  Que  je  la  respecte  plus  que  tout  au 
monde  et  que  je  me  rende  digne  de  l'aimer  sans  jamais 
aspirer  à  un  plus  grand  bonheur! 

({  Oh  !  mon  Dieu  !  donnez-moi  des  larmes,  de  la  ferveur, 
de  l'enthousiasme,  de  l'amour,  u 


58  RÉCIT   D'UNE   SŒUR. 


ALBERT    A     M.     DE     MONTALEMBERT. 

H  29  juillet  1832. 

«  Chaque  jour  est  un  nouveau  pas  vers  ma  perte  :  je 
vois  devant  moi  un  abîme.  Cher  ami,  si  tu  savais  ce  que 
je  souffre!  Et  cependant  je  devrais  être  au  comble  du 
bonheur,  car  je  ne  lui  suis  plus  aussi  indifférent.  Elle 
a  vu  ce  qui  se  passait  dans  mon  cœur,  elle  en  a  été  tou- 
chée. Eh  bien!  je  n'en  suis  que  plus  triste.  Parfois  je 
crois  que  ce  n'est  qu'un  peu  de  reconnaissance ,  et  je 
m'en  sens  hcmilié;  et  si  je  me  laisse  un  instant  bercer 
par  la  douce  illusion  d'être  véritablement  aimé,  j'éprouve 
une  angoisse  indéfinissable  !  Qu'elle  était  belle  ce  soir!... 
Après  avoir  chanté,  elle  est  venue  à  moi  :  —  «  Ne  soyez 
donc  pas  triste ,  m'a-t-elle  dit.  —  Comment  pourrais-je 
être  gai?  lui  ai-je  répondu.  La  vie  me  pèse;  puis-je 
jamais  être  heureux?  Votre  bonté  m'accable,  car  je  sais 
que  je  ne  puis  être  aimé.  Non,  faites-moi  grâce  de  votre 
pitié.  J'aime  mieux  être  haï.  Je  ne  serai  pas  humilié.  » 
Si  tu  savais  comme  je  souffrais!  Et,  pour  m' achever,  elle 
me  dit  :    «  Vous  êtes  toujours  exagéré.  Laissez  donc  ! 

vous  m'oublierez,  vous  retournerez  à »  Oh!   m.on 

cher,  si  tu  savais  comment  elle  me  dit  ces  dernières 
paroles  !  Je  ne  pouvais  répondre.  —  «  Vous  ai-je  fait  de 
la  peine?  reprit-elle.  Eh  bien!  non,  je  vous  crois,  mais 
vous  avez  changé  si  souvent,  et  on  m'a  toujours  oubliée!  » 
Oh!  Charles,  j'aurais  voulu  mourir!  Et  quand  je  songe 
qu'elle  ne  pourra  jamais  être  à  moi,  puisque  je  n'ai  pas 
de  fortune.  Tu  dois  comprendre  tout  ce  que  je  souffre, 
toutes  mes  pensées,  tous  mes  désirs!  J'ai  tellement  pris 
l'habitude  de  la  voir,  d'être  avec  elle ,  qu'il  me  semble 
qu'elle  est  à  moi,  qu'on  ne  peut  plus  me  l'enlever.  Quand 
je  l'entends  louer,  j'en  suis  heureux  et  fier.  Elle  me 


BéCIT   D'UNB   SŒUB. 


parle  souvent  de  toi,  et  si  tu  savais  de  quelle  manière  1 
Je  pourrais  être  jaloux,  je  te  le  jure.  Je  te  raconterai  cela 
quand  nous  nous  reverrons.  Si  tu  savais,  mon  bon  ami, 
comme  tu  me  manques,  comme  je  t'aime!  Moi,  autrefois 
si  malheureusement  confiant  avec  tout  le  monde,  tu  es 
aujourd'hui  le  seul  à  qui  j'ouvre  entièrement  mon 
cœurl  » 

l»U    MÊME    AU    MÊME. 

«  Voœero,  8^  septembre  1832. 

«  Te  le  dirai-je?  Notre  genre  de  relation  m'inquiète. 
Depuis  quelque  temps  nous  n'avons  qu'un  seul  sujet 
d'entretien,  et  tout  a  l'air  fondé  en  ce  moment  sur  une 
base  qui  pourrait  nous  manquer  un  jour.  Il  faut  que 
notre  confiance  réciproque  soit  la  conséquence  d'une 
amitié  forte,  tendre,  à  toute  épreuve,  et  non  pas  que 
notre  affection  soit  l'effet  d'un  intérêt  commun  et  d'une 
sympathie  momentanée.  Je  crois  qu'on  ne  peut  avoir 
qu'un  seul  ami  et  confident.  Cet  ami ,  je  l'ai  trouvé  en 
toi!  Je  te  parle  à  toi  seul  de  ce  qui  est  renfermé  dans 
mon  cœur.  Je  me  sens  néanmoins  bien  loin  de  toi.  Ta 
t'occupes  de  nobles  questions,  tandis  que  je  suis  livré  à 
la  nullité.  Mais,  mon  ami ,  pour  les  sentiments  intimes 
et  secrets  de  l'àme,  j'espère  avoir  reçu  de  Dieu  la  faculté 
de  les  comprendre,  de  les  sentir,  de  les  chérir!  C'est 
cet  épanchement  dans  un  cœur  ami  qui  rend  l'amitié 
inviolable.  —  Une  légère  différence  d'opinions  politiques 
ne  saurait  porter  atteinte  à  un  lien  aussi  sacré. 

«  Mes  affections,  dis-tu,  perdent  en  prolondeur  ce  qu'el- 
les ont  de  trop  en  effervescence.  »  Cette  phrase  m'a  fait 
mal.  Oh!  non,  ce  n'est  pas  un  rêve,  ce  n'est  pas  de  l'exa- 
gération, ce  n'est  pas  de  la  légèreté,  qui  agite  mon  cœur.  Il 
est  complètement  rempli  I  Elle  m'a  livré  son  journal.  Là, 
je  vois  jusqu'aux  plus  secrètes  pensées  de  son  cœur.  Ce 


60  RÉCIT   D'UNE    SŒUR. 


livre  lui  tient  lieu  de  confesseur,  et  toutes  les  actions  de  sa 
vie  y  sont  renfermées.  L'article  qui  me  concerne  est  à  la 
fin.  Elle  m'a  prié  de  n'y  pas  regarder,  se  fiant  à  ma  bonne 
foi.  —  C'est  là,  je  n'ai  qu'à  le  lire.  Mais  elle  a  confiance 
en  moi,  je  ne  la  trahirai  pas.  Cher  ami  !  crois-tu  vraiment 
que  mon  amour  ne  soit  pas  profond?  Après  t* avoir  ouvert 
mon  cœur,  est-ce  ainsi  que  tu  as  su  y  lire?  Je  n'essayerai 
pas  de  te  dépeindre  ce  qui  se  passe  en  moi.  Je  le  ren- 
drais sûrement  mal.  Si  tu  crois  qu'il  y  a  de  l'exagération, 
patience  !  le  temps  sera  juge.  Dans  ces  sortes  de  choses-là, 
les  serments  sont  absurdes.  Attendons ,  et  nous  verrons 
si  dans  cette  vie  tout  doit  finir,  si  rien  n'est  sûr,  s'il  ne 
faut  s'attacher  et  ne  croire  à  rien. 

«  Adieu ,  mon  bon  Charles.  Je  t'aime  comme  mon 
meilleur  ami.  Songe  que  c'est  ton  amitié  tout  entière 
qu'il  me  faut,  et  que  je  ne  me  contente  pas  de  ce  que 
tu  m'accordes:  —  «  une  large  part  d'affection  et  de  gra- 
titude pour  la  part  que  j'ai  prise  à  l'intérêt  actuel  de  ta 
vie.  ))  —  Cette  phrase  m'a  fait  cruellement  souffrir.  Tu 
as  l'air  de  me'  jeter  un  salaire  pour  ce  que  tu  appelles 
mes  bontés.  » 


«  Albert  était  parti  pour  Castellamare.  Ses  parents  et 
ses  sœurs  y  étaient  aussi  depuis  quelques  jours,  et  nous 
devions  les  rejoindre  et  y  passer  quelque  temps  avec 
eux.  Le  prince  Lapoukhyn  se  trouvait  aussi  à  Castella- 
mare. Le  15  septembre,  il  écrivit  à  ma  mère,  et  le 
même  messager  lui  apporta  une  lettre  d'Albert,  et  à  moi 
une  autre  de  Pauline. 

({  Voici  la  lettre  d'Albert  à  ma  mère  : 

«  Quelle  trahison  !  C'était  avec  une  peine  infinie  que 
nous  consentions  à  rester  jusqu'à  vendredi  sans  vous 
voir,  et  vous  nous  menacez  de  prolonger  notre  tourment 


RÉCIT   D'UNB   SŒUR. 


de  quatre  ou  cinq  jours  1...  Détrompez-vous  et  attendez- 
yoiis  à  nous  voir  tomber  dans  votre  salon  un  de  ces 
jours.  Je  ne  saurais  vous  dire  quelle  est  ma  joie  quand 
je  rencontre  le  prince.  Il  me  semble  trouver  en  lui  un 
compagnon  d'infortune  exilé  comme  moi...  Je  vous  jure 
bien  sans  plaisanterie  que»  loin  de  vous,  la  vie  est  insup- 
portable. 

«  Si  ce  n'est  pas  trop  exiger,  je  vous  en  prie ,  répon- 
dez-moi deux  bonnes  petites  lignes  par  le  porteur  de  ce 
stupide  billet.  Je  vous  baise  les  mains.  Je  suis  aux  pieds 
de  M"«  Alexandrine.  Je  vous  en  conjure,  même  si  vous 
ne  le  pensez  pas,  dites  que  vous  regrettez  un  peu  vos 
pauvres  habitués.  Au  revoir  bien  vite,  car  il  est  absurde 
de  songer  à  vivre  longtemps  loin  de  vous.  J'aurais  besoin 
de  causer  avec  vous ,  mais  je  n'ose.  Je  ne  sais  comment 
vous  appeler.  «  Madame...  »  est  si  froid.  «  Chère 
comtesse...  »  qacsto  poi...  Je  voudrais  trouver  un  mezzo 
termine  impossible.  —  Je  ferme  ma  lettre,  car  si  je 
vous  disais  tout  ce  que  j'ai  dans  le  cœur,  vous  feriez 
peut-être  semblant  de  vous  fâcher,  et  j'aurais  peur!  » 

«  Ma  mère  se  mit  de  suite  à  répondre  à  ce  billet,  et 
moi  j'écrivis  sur  la  même  feuille  : 

((  Bonjour,  Albert.  Je  suis  tout  étonnée  de  notre  soli- 
tude, et  aussi  de  l'idée  de  la  quitter  pour  aller  nous 
jeter  dans  ce  monde  de  Gastellamare.  J'ai  une  espèce  de 
peur  d'y  aller.  J'ai  voulu  m' occuper,  mais  je  n'ai  rien 
fait;  j'ai  seulement  achevé  le  livre  que  vous  m'avez  prêté. 
Le  piano  est  resté  dans  un  affreux  désordre  et  n'a 
pas  même  été  ouvert  depuis  deux  jours.  Depuis  votre 
départ  le  vent  gémit  dans  les  bois  qui  nous  entou- 
rent, de  manière  à  inspirer  des  histoires  à  la  Radcliffo; 
mais  je  ne  suis  pas  en  train  de  composer.  —  Que  fait 
ma  petite  Pauline?  Pourquoi  n'en  parlez-vous  pas?  Je 
vais  lui  écrire  un  mot;  remettez-le-lui.  —  Demain  nous 


RÉCIT   D'UNE   SŒUR. 


dînons  chez  les  Stackelberg,  après-demain  nous  faisons 
nos  paquets  —  et  lundi  nous  nous  revoyons.  » 

«  J'écrivis  cela  et  je  rentrai  dans  ma  chambre,  d'où  j'en- 
tendis peu  après  annoncer  M.  de  Pietracatella  et  M.  de 
Sass.  Puis,  tout  de  suite  après  des  cris  de  surprise  et  des 
voix  bien  connues  !  C'était  Albert  et  le  prince  qui  étaient 
partis  à  la  dérobée  de  Castellamare  pour  venir  nous  voir, 
et  qui  se  faisaient  annoncer  ainsi.  Oh!  quelle  joie  d'a- 
voir ainsi,  par  surprise,  une  de  nos  chères  soirées!  J'é- 
tais si  gaie!...  Je  chantais  au  piano  l'air  de  la  Muette  : 
((  Oh  !  moment  enchanteur,  »  lorsqu' Albert,  vis-à-vis  de 
moi  et  me  parlant  debout,  me  demanda  ce  que  je  pense- 
rais s'il  avait  lu  dans  le  livTe  bleu  ce  que  j'avais  caché 
avec  le  plus  de  soin.  Je  fus  effrayée,  mais  je  répondis 
que  j'étais  bien  sûre  qu'il  en  était  incapable.  —  a  Si  je 
l'avais  fait? — C'est  impossible,  je  ne  le  croirai  jamais.  — 
Je  l'ai  fait!  —  Non.  »  Mon  angoisse  allait  un  peu  crois- 
sant,   cependant  je   refusais    absolument  de  le  croire. 

—  ((  Voulez-vous  que  je  vous  cite  une  phrase  pour  vous 
convaincre?  —  Vous  ne  pourriez  pas,  vous  l'inventeriez.» 

—  Je  crois  que  faime  Albert!  »  me  dit-il  alors  en  me 
regardant  le  plus  profondément  possible.  Mes  yeux,  qui 
étaient  levés  sur  les  siens ,  retombèrent ,  mais  non  sans 
avoir  changé  de  regard,  de  manière  à  l'attrister  pour 
toute  la  soirée.  Certes,  je  ne  sentis  pas  dans  ce  moment 
là  que  je  l'aimais.  Mais  cela  revint  bientôt,  quand  je  le 
vis  tout  à  fait  malheureux. 

«  Le  18  septembre  nous  quittâmes  le  Vomero  pour  aller 
à  Castellamare,  où  Albert  vint  à  notre  rencontre  et  nous 
conduisit  à  l'appartement  préparé  pour  nous  à  l'Albergo 
Reale.  Il  avait  l'air  aussi  triste  que  lorsque  nous  nous 
étions  quittés  au  Vomero;  je  n'y  tins  plus  et  je  lui  dis 
quelques  mots  qui  nous  remirent  à  notre  aise  et  nous 


mtcn  iruiTs  scbub. 


rendirent  aussi  heureux  qu'autrefois  —  plus  heureux» 
car  il  n'y  avait  plus  entre  nous  cette  barrière  de  dégui- 
sement qui  existait  auparavant.  Pauline  vint  me  voir; 
elle  me  dit  qu'Albert  lui  avait  avoué  sa  trahison,  et  elle 
me  conta  que,  lorsqu'il  avait  commencé  cet  aveu,  il  s'é- 
tait servi  de  termes  si  forts  que,  tout  effrayée,  elle  lui 
avait  demandé  s'il  avait  osé  m'embrasser!  et  que,  à  son 
tour,  Albert  avait  reculé  d'effroi  à  cette  question,  tant  \\ 
se  sentait  incapable  d'une  telle  hardiesse. 

«  Nos  réunions  du  soir  à  Castellamare  avaient  lieu  chez 
la  comtesse  K.  On  se  rassemblait  là  en  grand  nombre 
et  on  y  dansait  sur  une  vaste  et  charmante  terrasse  trans- 
formée en  salon,  où  elle  se  tenait  toujours.  Ce  premier 
soir  (mardi  18  septembre),  je  dansais  la  mazurka  avec 
le  comte  d'A...  Albert,  dans  une  des  figures,  passa  brus^ 
quement  devant  mon  danseur,  qui,  étant  d'un  naturel 
prompt  à  saisir  tout  motif  de  querelle,  eut  l'air  de  se 
trouver  offensé  par  cette  circonstance  insignifiante.  J'en- 
tendis quelques  mots  qui  m'inquiétèrent,  et  je  ne  fus 
pas  rassurée  par  la  manière  dont  Albert  répondit  aux 
questions  que  je  lui  fis  pendant  qu'il  nous  reconduisait 
chez  nous.  Ceci  se  passait  la  veille  d'un  grand  déjeuner 
à  Pompéia,  auquel  nous  étions  tous  priés. 

«  Le  lendemain  matin  (mercredi  19  septembre),  après 
une  nuit  bien  inquiète ,  je  fus  ravie  d'entendre  la  voix 
d'Albert  au  salon.  Ensuite  l'idée  me  vint  qu'ils  s'étaient 
peut-être  battus  le  matin ,  avant  cette  partie  que  nous 
allions  faire  tous  ensemble.  Mais  bientôt  il  me  sembla 
deviner  que  tout  n'était  pas  encore  arrangé  entre  eux.  Le 
rendez-vous  des  voitures  était  au  café  Nuovo.  Pauline 
monta  dans  la  nôtre.  (Albert  était  à  cheval.)  Elle  me 
regarda,  et  me  dit  :  —  «  Qu' as-tu?  Tu  as  l'air  d'avoir  vu 
un  revenant.  »  Je  me  taisais,  ne  voulant  pas  l'effrayer 
peut-être  inutilement.  Quand  nous  fûmes  arrivés  à  Pom 


64  RECIT    D'UNE.  SŒUR. 


peîa,  j'aperçus  de  loin  Albert  et  le  comte  d'A...,  qui 
marchaient  ensemble  dans  un  chemin  écarté.  Puis  j'en- 
tendis son  père,  à  ce  qu'il  me  sembla,  demander  avec 
un  visage  inquiet  :  —  «Où  est  Albert?  »  Alors  je  ne  pus 
retenir  mes  larmes.  Pauline  seule  les  vit,  et  je  ne  vou- 
lus pas  les  lui  expliquer,  mais  je  cherchais  dans  ma  tête 
comment  sauver  Albert.  Je  vis  Fernand  seul  devant  moi 
(à  qui  je  n'avais  jamais  parlé ^).  Je  m'approchai  de  lui, 
et  je  ne  pus  rien  proférer  qu'en  pleurant  :  —  «  Où  est 
Albert?  où  est  Albert?»  Fernand,  devinant  que  je  savais 
tout,  me  donna  des  détails  et  me  jura  qu'ils  causaient 
ensemble  pour  se  raccommoder.  On  vint  nous  appeler 
pour  le  déjeuner,  un  grand  déjeuner  de  cinquante  per- 
sonnes au  milieu  des  ruines  de  ce  lieu.  Je  mourais  de 
honte  d'y  aller  avec  ma  figure  en  pleurs  ;  il  le  fallut 
cependant.  Je  choisis  ma  place  entre  Pauline  et  Hedwige 
Lubomirska-,  chez  laquelle  j'espérais  trouver  de  la  sym- 
pathie. Fernand  venait  souvent  derrière  moi  m* assurer 
que  tout  allait  bien.  Je  revis  Albert.  Maman  me  regardait. 
Toute  l'histoire  commençait  à  se  répandre,  mon  embarras 
redoublait.  Enfin  on  se  leva  de  table,  et  on  alla  regarder 
une  fouille,  pendant  laquelle  Albert,  passant  près  de 
moi,  me  dit  dans  l'oreille  :  —  «  Oh  !  je  fous  aime  plus 
que  la  vie!  » 

u  Plus  tard,  on  dansa  dans  le  Forum.  J'y  dansai  le  cotil- 
lon avec  Albert.  A  sa  prière,,  je  fus  une  fois  chercher 
pour  valser  le  terrible  ennemi  que  j'avais  tant  craint.  Oh  ! 
ce  que  je  sentis  en  pensant  que  ce  bras  qui  me  faisait 
danser  aurait  pu  tuef  mon  Albert^  ! 


1.  11  était  arrivé  depuis  peu. 

2.  Depuis  princesse  de  Ligne. 

3.  Celui  qui  avait  provoqué  Albert,  ce  jour-là  périt  lai-même  mal- 
heureusement dans  un  affreux  duel,  trois  ans  après. 


BÉOIT   D'UNB   SŒUR. 


ALBERT    A^    COMTE     DE     MONTÂLEMBERT. 

«  Castellamare,  29  septembre  1832. 

«  Depuis  longtemps  je  remets  le  plaisir  de  t' écrire» 
car  j'ai  la  tête  si  peu  à  moi  que  j'ai  de  la  peine  à  ras- 
sembler deux  idées.  J*ai  lu  ce  matin  votre  soumission. 
Que  c'est  beau,  mon  cher  !  mon  père  en  est  transporté*  ! 

((  Écris-moi  donc  vite  ce  que  tu  vas  devenir.  Reviens- 
tu  en  Italie  ?  Restes-tu  à  Paris?  Ai-je  quelque  chance  de 
te  retrouver? Je  crois  aller  à  Rome  au  mois  de  décembre, 
d'abord  pour  travailler  un  peu,  ensuite  pour  m'éprouver 
en  m' éloignant  d'elle  pour  quelque  temps, 

«...  Cher  bon,  tu  vas  m'en  vouloir,  mais  il  faut  que 
je  te  parle  de  moi.  Depuis  ma  dernière  lettre,  que  de 
choses  se  sont  passées  !  Je  ne  croyais  pas  possible  de 
résister  à  tant  de  bonheur!  Je  t'ai  parlé  de  son  journal 
qu'elle  m'a  donné  à  lire.  Après  avoir  lu  et  relu  ce  livre, 
et,  en  la  connaissant,  avoir  appris  à  l'aimer  plus  que 
jamais,  j'arrivai  à  la  fin  qu'elle  m'avait  interdite.,  en 
enfermant  dans  une  bande  de  papier  les  pages  qui  con- 
tenaient pour  moi  plus  que  la  vie.  Tu  vas  te  récrier 
contre  cet  abus  de  confiance  :  qu'aurais-tu  fait  à  ma 
place?  Je  luttai  plusieurs  jours,  mais  enfin,  dans  un 
moment  de  déUre,  j'enlevai  ce  faible  obstacle  !  Et  là,  je 
ne  tenterai  pas  de  te  dire  ce  que  je  devins ,  je  l'ignore 
moi-même Elle  m'aime,  mon  cher.  Comprends-tu  ce 

1.  Il  parle  de  la  soumission  de  MM.  de  Lamennais,  Lacordaire  et 
Montalcmbert  à  l'arrêt  du  Saint-Siège  relativeipcnt  à  l'Avenir;  sou- 
mission honorable  et  féconde  pour  les  deux  derniers,  qai,  après  cet 
acte  d'obéissance,  se  relevèrent  forts  et  fidèles,  et  demeurèrent  les 
glorieux  chan»pions  de  TÉglise.  Mais,  hélas!  celle  de  M.  de  Lamen- 
nais n'eut  pas  les  mêmes  conditions  d'humilité  et  de  sincérité;  du. 
moins,  ce  qui  suiyit  de  si  près  peut  le  faire  craindre. 

I,  5 


RECIT    D'UNE    SŒUR. 


que  je  veux  dire?  Elle  a  de  l'amour  pour  moi!...  Le 
moment  où  je  lui  appris  ma  trahison  fut  affreux!  Il  y 
avait  du  mépris  dans  ses  yeux  !  L'enfer  ne  fait  pas  tant 
souffrir.  Je  fus  longtemps  à  me  remettre.  Mais  enfin  ma 
faute  est  oubliée,  et  elle  ne  m'en  veut  plus  de  savoir 
son  secret.  Je  ne  parle  pas  de  ce  qui  se  passe  en  moi,  tu 
le  devines*.  L'autre  jour  je  fus  au  moment  d'avoir  un 
duel  pour  une  bêtise.  Le  lendemain  de  la  dispute,  je 
trouvai  mon  adversaire  à  Pompéia ,  où  nous  étions  tous 
à  un  grand  déjeuner.  Là,  j'eus  une  dernière  explication, 
et  l'affaire  s'arrangea.  Pendant  tout  le  temps,  mon  ami» 
elle  ne  me  perdait  pas  de  vue.  Elle  pleurait ,  elle  san- 
glotait. Que  se  passait-il  en  moi?  Était-ce  de  la  douleur 
ou  de  la  joie  ?  Je  n'en  sais  plus  rien.  Enfin,  tu  vois  dans 
quel  état  je  suis;  les  émotions  me  suffoquent.  Est-ce 
affreux  pressentiment,  ou  seulement  crainte,  inquiétude 
de  la  perdre?  Perdre  mon  âme,  plus  que  ma  vie,  est-ce 
possible?  Charles,  je  ne  vis  pas,  chaque  nouveau  jour 
me  fait  peur,  et  je  voudrais  retenir  les  heures.  Chaque 
jour  qui  finit  était  si  beau!  Oh!  jamais  je  n'ai  mieux 
compris  le  malheur  que  depuis  que  mon  âme  est  si  rem- 
plie de  joie  !  Un  si  beau  bouquet  doit-il  se  faner  ?  Oh 
non!  c'est  pour  toujours,  ce  bonheur  doit  vivre  par  delà 
le  tombeau,  et  c'est  le  ciel  qui  s'ouvre  pour  moi  dès 
ici-bas  ! 

«  Tu  vas  me  dire  qu'il  y  a  de  l'exagération.  Oh  non! 
mon  ami.  Cette  délicieuse  sérénité  qui  me  remplit  l'ame 


1.  Il  ne  paraît  pas  que  l'indignation  de  M.  de  Montalembert  aa 
sujet  de  cet  abus  de  confiance  ait  été  aussi  grande  qu'Albert  le  crai- 
gnait.. Voici  sa  réponse  :  «  Quant  à  ton  affaire  de  journal,  je  ne 
trouve  aucun  tort  cbez  toi,  et  je  suis  sûr  que  la  colère  n'a  été  ni  vive 
ni  profonde,  et  surtout  qu'il  n'y  avait  pas,  comme  tu  le  dis,  du  mé- 
pris dans  ses  yeux.  On  ne  met  pas  une  feuille  de  papier  enfi'e 
l  homme  et  son  bonheur,  quand  on  ne  veut  pas  qu'il  s'en  doute.  » 


RéCIT   D'UNB   SŒUR. 


m'est  un  sûr  garant  que  mon  bonheur  est  vrai  et  pro- 
fond. Demain  elle  me  donne  de  ses  cheveux.  Je  les  por- 
terai toujours  dans  un  médaillon  suspendu  à  mon  cou. 
Quel  talisman  contre  le  mal  !  J*ai  la  fièvre  ;  tant  de  bon- 
heur me  remplit  Tâme  d'une  vie  qui  me  tue  ! 

«  Sa  mère  sait  tout.  Si  tu  savais  comme  elle  est  bonne 
et  tendre  !  Tu  n'as  pu  la  connaître  et  pourtant  tu  l'aimes 
déjà.  Adieu.  Quand  te  reverrai-je?  Je  n'ai  jamais  eu  si 
besoin  de  toi  I  J'ai  le  mal  du  pays.  Je  souffre  de  ne  rien 
faire  d'utile,  et  je  voudrais  me  rendre  digne  du  bonheur 
qui  m' arrive. 

«  Ton  ami  pour  la  vie, 
«  Albert.  » 

«  Nous  quittâmes  Castellamare  le  29  septembre,  et  je  ne 
sais  pourquoi ,  mais  au  moment  de  partir  je  me  mis  à 
pleurer  un  peu.  Je  le  cachai  aux  autres,  mais  lui  s'en 
aperçut,  et  sa  pitié  me  fut  si  douce  !  Je  ne  pus  pourtant 
pas  lui  dire  ce  qui  me  faisait  pleurer,  —  je  devais  le 
revoir  le  lendemain.  Était-ce  parce  qu'une  jolie  époque 
de  ma  vie  finissait?  Était-ce  parce  que  je  regrettais  la  fin 
de  ce  séjour  pendant  lequel,  pour  la  «première  fois ,  nos 
âmes  s'étaient  vues  sans  détour? 

a  Un  de  ces  soirs,  à  Castellamare,  nous  étions  ensemble 
au  balcon  à  regarder  le  coucher  du  soleil  dans  la  mer. 
Maman  n'était  pas  même  dans  la  chambre.  Il  nous  sem- 
blait être  seuls  au  monde  avec  Dieu.  Albert  suivait  avec 
extase  le  soleil,  et  il  dit  : — «  Oh  !  si  nous  pouvions  aller 
où  il  va  !  On  se  sent  si  envie  de  le  suivre ,  de  voir  un 
nouveau  pays  !  »  Je  suis  sûre  qu'en  ce  moment  il  eût 
aimé  mourir  !  J'admirais  son  enthousiasme,  mais  je  n'en 
partageais  qu'une  faible  partie;  je  pensais  plus  à  lui,  et 
lai,  plus  au  ciel,  fadmirais  le  ciel  par  lui,  lui  y  allait 
tout  seul.  Oh  I  après  des  moments  comme  ceux-là,  comme 


68  RÉCIT    D  UNH    SŒUR. 

la  soirée  qui  suivait  me  semblait  sanctifiée!  Avec  quel 
délicieux  et  calme  bonheur  j'allai  m' occuper  de  ma  toi- 
lette, pour  apparaître  ensuite  un  peu  plus  jolie  aux  yeux 
de  celui  qui  me  rendait  meilleure*  1  » 


Les  pages  de  l'histoire  d'Alexandrine  et  d'Albert  que 
l'on  vient  de  lire,  et  qui  rendent  compte  de  cette  période 
enchantée  de  leur  vie ,  contiennent  l'expression  de  sen- 
timents que  quelques  personnes  trouveront  sans  doute 
trop  passionnés  et  trop  romanesques.  Toutefois,  l'idée  de 
supprimer  un  seul  de  ces  passages  ne  m'est  pas  venue. 
Ne  fallait-il  pas,  en  effet,  qu'on  sût  ce  qu'avait  été  cet 
amour  consacré  et  sanctifié,  depuis,  de  toutes  les  maniè- 
res? Et  n'est-il  pas  toujours  utile  d'ailleurs  d'apprendre 
au  monde,  qui  se  plaît  à  croire  froids  et  insensibles  ceux 
qui  savent  rester  maîtres  d'eux-mêmes  et  fidèles  à  la  loi 
de  Dieu,  quels  sentiments  vifs  et  tendres  peuvent  rem- 
plir le  cœur  pur  d'un  chrétien  ?  Si  ensuite  l'on  me  repro- 
chait le  charme  même  d'une  telle  peinture,  comme  un 
danger  de  plus,  je  demanderai  encore  une  fois  aux  esprits 
assez  austères  pour  le  craindre,  de  suspendre  leur  juge- 

i.  Alexandrine  avait  laissé  à  Berlin  une  amie  qui  lui  était  infi- 
niment chèrq,  M^"  de  Splitgerber  (depuis  M"*  Wolff).  Elle  portait  le 
même  nom  que  moi,  et  Alexandrine  l'appelait  Pauline  V^  parce 
qu'elle  l'avait  connue  avant  moi.  Ayant  l'habitude  de  lui-  ouvrir  son 
cœur,  elle  n'avait  pas  tardé  à  lui  parler  d'Albert,  et  voici  en  quels 
termes,  dans  une  lettre  écrite  à  son  amie  le  10  août  1832  (du  Vomero) 
«  Maintenant  je  vais  vous  parler  de  moi.  Je  le  fais  presque  en  trem- 
blant. Oh!  Pauline,  ne  vous  moquez  pas  de  moi  si  je  suis  folle, 
extravagante,  coupable,  ridicule.  Je  suis  en  même  temps  trop  mal- 
heureuse pour  qu'il  soit  permis  à  mes  amies  de  se  moquer  de  moi. 
Allons,  je  veux  secouer  l'espèce  de  sentiment  de  honte  que  j'éprouve, 
et  vous  dire  sans  plus  de  retard  que  j'aime  Albert...  C'est  écrit,  et  je 
vous  répète  ma  prière  de  ne  pas  vous  moquer  de  moi.  Excepté  son 
âge,  il  est  de  tous  les  hommes  que  j'ai  rencontrés  celui  qui  ressemble 


RÉCIT    D'UMB    SŒUR.  C9 


uient  et  de  lire  avec  indulgence  tout  ce  qai ,  dans  ce 
genre,  pourra  encore  les  surprendre  dans  la  suite  de 
cette  histoire.  S'ils  veulent  bien  Pachever,  ils  y  verront 
Tamour  de  Dieu  surmonter  l'amour  humain;  ils  y  ver- 
ront la  foi  tout  dominer,  la  douleur  tout  purifier.  Ils  ver- 
ront enfin  comment  surent  souffrir  et  mourir  ceux  qui 
surent  aimer  ainsi. 

C^st  à  regret  que  je  prends  maintenant,  pour  un 
instant,  la  place  d'Alexandrine  dans  le  récit  des  faits.  Mais 
je  dois  me  souvenir  que  j'écris  pour  ceux  qui  ne  la  sui- 
vraient peut-être  pas  avec  autant  d'intérêt  que  moi  dans 
les  détails  minutieux  de  ce  passé  où  tout  m'est  cher  et  pré- 
sent. Je  dirai  donc,  sans  revenir  aux  heures  et  aux  jours 
marqués  par  elle  avec  tant  de  soin,  qu'après  le  séjour  à 
Castellamare ,  dont  elle  vient  de  faire  le  récit ,  nous  re- 
tournâmes tous  achever  le  mois  d'octobre  au  Vomero  ; 
puis  que  nous  revînmes  à  Naples,  où  le  hasard  (qui  nous 
était  si  favorable  en  ce  temps-là)  ayant  rendu  vacants  les 
deux  appartements  d'une  même  maison  à  Chiaja,  nous 
nous  y  établîmes  tous  ensemble  pour  l'hiver,  M"*  d'Alo- 
peus  et  Alexandrine  au  premier  étage,  et  toute  notre 
famille  au  second. 


le  plus  à  l'idéal  que  je  m'étais  formé.  Une  sympathie  extraordinaire  a 
fait  naître  mon  amitié  pour  sa  sœur,  —  la  même  existe  entre  lui  et 
moi...  Oh!  chère  amie,  que  je  voudrais  vous  le  faire  connaître!  vous 
concevriez  ce  que  j'éprouve.  C'est  l'âme  la  plus  tendre,  la  plus  pas. 
sionnée,  en  même  temps  le  cœur  le  plus  droit,  les  sentiments  les 
plus  nobles.  11  a  beaucoup  de  modestie,  d'humilité  même;  et  cepec» 
dant  il  a  une  noble  fierté,  du  courage,  de  l'exaltation  ;  et  avec  cela, 
quand  il  est  gai,  une  gaieté  enfantine,  car  (et  cela  doit  vous  plaire) 
il  ne  se  donne  jamais  l'air  plus  âgé  qu'il  ne  Test  véritablement; 
il  est  parfaitement  naturel  et  simple  dans  tout  ce  qu'il  fait. 
Je  ne  nomme  pas  sa  plus  grande  qualité,. —  ses  sentiments  reli- 
gieux, profonds,  inébranlables.  Ajoutez  à  tout  cela  un  amour  pour 
moi  comme  je  n'en  ai  jamais  inspiré,  et  jugez  si  je  puis  rester  in- 
•ensible.  » 


RECIT    D'UNE   SŒUR. 


Fernand  nous  avait  rejoints  deux  mois  auparavant,  et, 
depuis  le  jour  du  déjeuner  de  Pompéia,  il  s'était  lié  avec 
Alexandrine  d'une  amitié  fraternelle  et  intime  qui  ne  s'est 
jamais  affaiblie  depuis.  Il  aimait  tendrement  Albert  et  ne 
se  croyait  nullement  obligé  d'être  son  mentor;  il  était 
au  contraire  disposé  à  trouver  bien  tout  ce  qu'il  faisait 
et  tout  ce  qu'on  faisait  pour  lui.  Alexandrine  ne  pouvait 
donc  avoir  à  la  fois  un  ami  plus  dévoué  ni  un  confident 
plus  indulgent  et  plus  discret.  Au  reste,  après  cette  scène 
de  Pompéia,  mon  bon  père,  ma  mère ,  celle  d'Alexan- 
drine,  et  même  l'excellent  prince  Lapoukhyn,  qui,  agréé 
alors  comme  le  futur  époux  de  M™"^  d'Alopeus,  se  trou- 
vait avoir  un  certain  droit  à  se  mêler  des  affaires  de  sa 
fille,  commencèrent  à  songer  aux  moyens  de  rendre  leur 
mariage  possible;  et,  malgré  bien  des  difficultés  surve- 
nues plus  tard,  qui  furent  autant  d'épreuves  pour  Albert 
et  Alexandrine,  il  ne  vint  plus  dans  l'esprit  de  personne 
de  penser  à  une  autre  destinée,  ni  pour  l'un,  ni  pour 
l'autre. 

Toutefois  mon  père  trouva  nécessaire  qu'Albert  éprou- 
vât un  peu  la  solidité  de  ses  sentiments  en  s' éloignant 
pour  quelque  temps,  et  il  fut  décidé  qu'il  irait  à  Rome 
passer  une  partie  de  cet  hiver  que  nous  commencions  si 
joyeusement  sous  le  même  toit.  Dans  ce  temps-là ,  nous 
ignorions  ce  que  c'est  que  le  malheur,  et  nous  trouvions 
fort  lourds  les  moindres  chagrins.  Aussi  cette  sentence 
nous  parut-elle  sévère,  et  tous,  hormis  Albert,  nous  étions 
disposés  à  en  murmurer  un  peu.  Mais  pour  lui,  il  était 
empressé  à  accepter  tout  ce  qui  pouvait  servir  à  prouver 
la  réalité  de  ses  sentiments ,  et  il  désirait  complaire  à 
mon  père  de  toutes  les  façons.  Il  croyait  lui  causer  une 
sorte  d'anxiété  en  cette  circonstance,  et  il  en  souffrait, 
tout  en  bénissant  la  tendresse  de  nos  parents  et  le^ur 
condescendance  pour  des  vœux  qu'ils  ne  pouvaient  com- 


KÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


bler  sans  avoir  plus  d^nne  difficulté  à  vaincre  et  plus 
d'un  sacrifice  à  faire. 

Albert  n'avait  pas  du  reste  attendu  l'époque  du  déjeu- 
ner de  Pompéia  pour  ouvrir  son  cœur  à  mon  père ,  et 
voici  un  billet  qu'il  lui  avait  adressé  quelque  temps 
auparavant  au  Vomero,  mais  dont  j'ignore  la  date  pré- 
cise. Je  crois  cependant  qu'il  fut  écrit  peu  de  jours  après 
celui  où  il  avait  dit  à  Âlexandrine  près  de  la  Floridiana  : 
«  Je  vous  aime.  » 


«  Mon  bon  père, 

«  Je  me  reproche  depuis  longtemps  de  n'être  pas  plus 
sincère  avec  vous  et  de  ne  pas  vous  dire  simplement  ce 
qui  se  passe  en  moi.  Mais  vous  l'avouerai-je?  la  crainte 
de  vous  voir  rire  de  ce  qui,  au  fait,  peut  bien  y  prêter, 
mais  qui  me  fait  pourtant  souffrir,  cette  crainte  donc 
m'a  fait  prendre  un  air  tranquille  quand  vous  me 
demandiez  ce  que  j'avais.  Tranquille  !  personne  ne  l'est 
moins  que  moi,  et  je  vous  jure  qu'il  y  a  des  moments 
où  ce  que  j'éprouve  ressemble  à  de  la  folie.  Vous  le 
savez,  pourquoi  ne  pas  vous  en  parler?  je  suis  amoureux. 
L'activité  qui  me  dévore  en  est-elle  la  cause,  ou  bien 
est-ce  le  contraire?  je  ne  saurais  vous  le  dire.  Depuis 
trois  mois,  je  tâche  de  tuer  cette  disposition  par  le  tra- 
vail ;  mais  loin  d'y  panenir,  c'est  ce  que  je  veux  détruire 
qui  nourrit  mon  zèle,  et,  comme  ces  chevaux  de  Rome, 
plus  je  cours,  plus  je  m'enfonce  l'aiguillon  dans  le 
flanc. 

«  J'avais  pensé  à  rejoindre  mes  deux  amis,  mais  dans 
la  disposition  où  je  suis,  ils  me  rendraient  fou.  Si  vous 
aviez  quelques  affaires  à  Paris,  le  mouvement  qui  y  règne 
en  ce  moment  m'aurait  peut-être  distrait  et  je  vous  serais 


.,  r 


73  RÉCIT   D'UNE    SŒUR. 

revenu  avec  Charles*.  Enfin  vous  voyez,  mon  bon  père, 
que  j'ai  bien  besoin  dC  sortir  de  cet  état.  J'ai  eu  beau 
me  raisonner  (et  ma  sœur  Pauline  a  fait  aussi  ce  qu'elle 
a  pu  pour  cela),  je  sais  tout  le  mal  que  je  fais  en  me 
livrant  à  ce  sentiment,  en  le  lui  montrant  surtout  :  je  ne 
puis  m' arrêter.  Elle  sait  ce  que  j'éprouve,  je  le  lui  ai  dit; 
et  maintenant  j'ai  peur.  Je  n'ai  pourtant  pas  la  force  de 
prendre  sur  moi.  Qu'allez-vous  dire  en  lisant  ces  mots? 
Vous  férai-je  peine  ou  pitié?  Je  ne  sais  moi-même  ce  que 
je  dois  inspirer,  je  sais  que  je  souffre,  voilà  tout.  Je  vous 
aurais  dit  tout  ceci  de  vive  voit,  mais  je  ne  Siais  pas 
encore  parler.  J'ai  une  foule  de  choses  à  vous  dire,  et  si 
nous  causons,  j'espère  vous  ouvrir  entièrement  mon 
cœur.  Je  suis  content  de  ce  que  je  viens  de  faire ,  il  me 
serait  impossible  de  vivre  sans  avoir  une  entière  con- 
fiance en  vous,  mon  père.  Si  je  vous  fais  rire ,  épargnez- 
moi,  car  tout  m'humilie.  » 

A  l'époque  de  notre  retour  à  Naples,  Albert  était, 
comme  je  l'ai  dît,  tellement  heureux  de  se  trouver  pres- 
que autorisé  à  espérer  la  réalisation  de  ses  vœux ,  qu'il 
accepta  avec  empressement  l'exil  qui  lui  était  proposé 
comme  épreuve,  et  qu'il  se  soumit  à  l'absence  avec  plus 
de  résignation  peut-être  que  celle  à  qui  elle  était  impo- 
sée comme  à  lui.  Il  devait  quitter  Naples  le  k  novembre. 
Je  laisse  Alexandrine  rendre  compte  de  la  soirée  qui  pré- 
céda ce  jour  : 

«  Le  départ  d'Albert  était  fixé  pour  le  soir.  Je  devais 
à  peine  le  revoir,  car  nous  allions  à  un  grand  opéra.  A 
dîner,  seule  avec  maman,  je  fondis  en  larmes.  Maman 


1.  Il  n'est  pas  ici  question  de  M.  de  Montalembert,  mais  du  frèrs 
d'Albert. 


RéCIT    D'DNB    SŒUR. 


fut  délicieuse,  elle  me  dit  qu'elle  me  comprenait  et  me 
donna  de  l'espoir.  Cependant,  à  Saint-Charles,  la  douleur 
que  je  ressentais  fit  apparaître  à  mes  yeux  la  salle ,  les 
lumières,  la  scène,  tout  ce  qui  m'entourait  enfin,  sous 
un  aspect  absolument  changé.  Au  lieu  de  l'air  de  fête 
que  cela  avait  pour  moi  lorsque  je  goûtais  tranquillement 
la  joie  d'y  voir  Albert,  il  me  sembla  tout  d'un  coup  être 
dans  un  tombeau  illuminé.  Mais  cette  impression  se  trans^ 
forma  à  son  tour  bien  vite  dès  qu'Albert  m'eut  dit  :  — 
Je  ne  pars  plus  cette  nuit,  mais  demain,  soir  ;  f  ai  obtenu 
un  jour  de  plus.  Ce  délai  nous  donna  des  forces  et  de 
la  résignation.  Nous  passâmes  encore  avec  une  certaine 
gaieté  notre  soirée  du  lendemain.  Il  partit  enfin  à  5  heu- 
res du  matin.  » 

Durant  son  absence ,  il  n'y  eut  qu'une  infraction  à  la 
résolution  prise  par  tous  les  deux  de  ne  pas  communiquer 
ensemble  directement,  et  ce  fut  Fernand  (peu  scrupuleux 
lorsqu'il  s'agissait  de  faire  plaisir  à  Albert)  qui  obtint  un 
jour  d'Alexandrine  quelques  lignes  à  renfermer  dans  une 
de  ses  lettres.  Les  voici  : 

«  Fernand,  n'ayant  pu  obtenir  de  moi  de  vous  écrire, 
a  fini  par  me  dire  que  vous  le  désiriez,  et  cela  m'a 
décidée.  Au  nom  de  Dieu,  et  si  vous  m'aimez,  soyez' 
heureux,  soyez  heureux  à*  tout  prix,  à  mes  dépens ,  de 
quelque  manière  que  ce  soit ,  pourvu  que  cela  n'offense 
pas  Dieu.  Cest. pourquoi  il  ne  faut  affliger  votre  père  en 
rien;  faites  tout  ce  qu'il  veut  et  quand  il  le  voudra. 
Aimez-en  une  autre,  je  vous  jure  que  j'aimerais  mieux 
vous  savoir  heureux  en  en  aimant  une .  autre  que  triste 
en  continuant  à  m' aimer.  Votre  bonheur,  quel  qu'il  soit» 
fera  le  mien.  Permettez-moi  d'avoir  Fernand  pour  con- 
fident :  il  vous  aime  tant,  il  me  semble,  plus  encore  que 


74  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

VOS  sœurs  ne  vous  aiment  ;  cela  me  le  rend  si  cher  ;  rien 
ne  me  console  davantage  que  lorsqu'il  me  parle  de 
vous. 

«  Gela  me  pèsera  de  ne  pas  dire  ce  que  je  fais  à  Pau- 
line. Si  on  me  questionne,  je  serai  obligée  de  mentir, 
pour  ne  pas  vous  obliger  à  la  même  chose.  Je  vous  sup- 
plie de  ne  pas  me  répondre;  mais  dites  à  Fernand  tout 
ce  que  vous  voudrez  pour  moi.  Votre  père  a  dit  une  fois 
à  Pauline  qu'il  ne  croirait  à  la  durée  de  notre  attache- 
ment que  si  nous  restions  deux  ans  sans  nous  voir  et 
sans  nous  écrire  le  moindre  mot  ;  il  ne  faut  pas  tromper, 
c'est  la  dernière  fois  que  je  vous  écris  secrètement. 

«  Adieu ,  c'est  pour  vous  que  je  prie  le  mieux ,  et 
j'espère  que  Dieu  m'accordera  votre  bonheur.  Ne  crai- 
gnez pas  de  me  rendre  malheureuse  en  m' oubliant  : 
pourvu  que  vous  soyez  heureux,  je  le  serai  aussi.  A  revoir. 
Je  prévois  que  je  ne  pourrai  pas  cacheter,  mais  ne  vous 
en  offensez  pas,  Fernand  ne  le  lira  pas.  » 

Et  Fernand  écrivait  en  même  temps  : 

«  Tu  vas  être  furieux,  mais  souviens-toi  que  c'est  con- 
tre moi  seul  que  tu  dois  diriger  tes  coups.  Je  t'envoie  ce 
petit  mot  d'A...  Je  le  lui  ai  arraché  par  la  ruse,  en  pré- 
tendant que  cela  te  ferait  plaisir  et  que  tu  me  l'avais  écrit. 
Mon  bon  Albert,  ne  sois  pas  trop  fâché,  j'ai  pensé  que 
cela  te  ferait  du  bien.  Comme  je  t'aime,  et  comme  je. 
suis  triste!  Je  viens  de  voir  A...  Elle  m'a  dit  que  mon 
père  venait  de  t' écrire  une  lettre  pour  te  dire  de  ne  pas 
revenir.  Si  tu  l'avais  vue,  elle ,  tu  reviendrais.  La  poste 
part.  Je  ne  puis  te  dire  que  ce  mot  aujourd'hui.  J'avais 
promis  à  Alexandrine  de  t' écrire;  j'ai  voulu,  en  tenant 
ma  promesse,  te  dire  tout  ce  que  je  fais  de  vœux  pour 
votre  bonheur  à  tous  deux.  Adieu,  écris-moi,  je  t'en 
supplie.  Alex,  te  prie  de  le  faire  souvent.  Elle  aime  à  me 
voir.  Je  ne  lui  parle  que  de  toi,  ce  qui  m'a  valu  sa  con- 


RBCIT    D'UNB   SŒUR. 


ûance  et  son  amitié  dont  fe  suis  très-fier.  Adieu,  je 
f  aime  de  toute  mou  àme.  Reviens-nous  vite.    Fernano. 

H  Tu  peux  être  sûr  que  je  n'ai  pas  lu  le  papier  qu'A.*« 
m'a  remis,  je  t'en  donne  ma  parole.  i> 

BipoNSE   d'albert   a   fernand. 

«  Frère  mille  fois  chéri , 

«  C'est  mal ,  mais  je  crois  que  je  t'aime  encore  plus 
que  jamais.  Sais*-tu  le  bien  que  tu  es  venu  me  faire ,  à 
moi  pauvre  diable  seul  et  loin  de  tout  ce  que  j'aime?  Ce 
mot  chéri  a  été  comme  une  goutte  d'eau  donnée  à  un 
malheureux  mourant  de  la  fièvre,  et  cependant  je  ne 
veux  plus  qu*eUe  m'écrive.  Je  tâche  de  me  distraire.  Mais 
le  soir,  quand  je  rentre,  je  sens  que  je  l'aime  et  qu'elle 
n'a  pas  changé,  et  je  me  couche  en  priant  Dieu  pour 
nous.  Mais  je  n'ai  pas  encore  dormi  ;  du  reste,  je  ne 
demande  plus  rien.  Je  supporterai  tout  ce  que  le  ciel 
voudra  m'infliger.  Ma  part  de  félicité  est  plus  que  com- 
plète et  le  malheur  aura  beau  faire  ;  que  m'importe ,  j'ai 
vécu,  et  ma  vie  est  à  tout  jamais  embellie!  Une  seule 
chose  pourrait  me  faire  souffrir  mille  morts,  ce  serait  de 
la  savoir  malheureuse.  —  Oh  !  plutôt  perdre  le  souvenir 
de  ces  beaux  jours,  les  seuls  beaux  de  ma  vie...  Je  lui 
avais  écrit  une  longue  lettre,  j'en  avais  si  besoin  !  mais 
je  l'ai  déchirée.  Elle  me  dit  de  ne  pas  lui  répondre,  et 
cela  vaut  mieux.  Nous  nous  reverrons  un  jour,  et  alors 
il  lui  sera  facile  de  voir  tout  ce  qu'aura  souffert  mon 
cœur,  qui  lui  appartient  à  jamais.  Comme  elle  le  dit, 
il  ne  faut  pas  tromper.  Ainsi,  mon  bon  Fernand ,  malgré 
le  sacrifice,  ne  lui  surprends  plus  de  lettre  pour  moi. 
Tâchons  d'être  heureux  sans  cela.  Si  elle  m'oublie ,  cela 


RECIT    D'UNE    SŒUR. 


sera  pour  son  plus  grand  bien;  alors  je  serai  comme 
mort,  et  je  ne  vivrai  plus  que  de  ma  belle  vie  passée. 

«  Aime-la  de  tout  ton  cœur,  demande-lui  de  te  donner 
sa  confiance,  et  parle-moi  beaucoup  d'elle.  Tu  seras  peut- 
être  étonné,  mais  je  n'en  ferai  pas  autant,  et  cette  lettre 
«st  la  dernière  où  je  t'en  parle  si  longuement. 

((  Mais  toi»  qu'as-tu?  Dans  ta  dernière  lettre  tu  étais 
triste.  Écris-moi  bien  tout  ce  qui  te  fait  de  la  peine.  Et 
puis,  cher  frère,  tâche  de  prendre  sur  toi,  devant  notre 
pauvre  père,  notre  si  bonne  mère  :  nous  voir  malheureux 
augmente  leurs  tourments,  et  ils  en  ont  tant!  Occupe- 
toi,  car  le  vide  que  cause  l'oisiveté  est  une  grande  source 
de  chagrins  involontaires.  Je  te  fais  là  de  la  morale,  et 
je  devrais  bien  me  l'appliquer  un  peu.  Je  fais  ce  que  je 
puis,  mais  il  m'est  impossible  de  donner  une  heure  d'at- 
tention à  ce  que  je  fais.  » 

Notre  vie  redevint  à  peu  près  ce  qu'elle  avait  été 
durant  les  deux  hivers  précédents,  moins  gaie  peut-être, 
mais  plus  douce  à  cause  de  la  présence  d'Alexandrin e.  Je 
vois,  dans  mon  journal  déjà  cité,  que  «  à  l'heure  où, 
l'année  d'avant,  nous  allions,  Eugénie  et  moi,  cueillir  des 
bouquets,  nous  montions,  cette  année-ci,  sur  la  terrasse 
qui  était  au  haut  de  la  maison,  et  que,  là,  sous  ce  beau 
ciel  et  en  face  de  cette  belle  vue ,  nous  disions  notre 
chapelet.  » 

Puis,  vers  le  crépuscule,  on  se  réunissait  chez  la  com- 
tesse d'Alopeus,  dont  le  cercle  était  augmenté  maintenant 
par  le  comte  Maurice  Putbus ,  ami  dévoué  et  excellent 
d'Alexandrine  et  de  sa  mère,  et  le  comte  Malte  Putbus, 
son  neveu.  L'un  des  deux  (le  comte  Maurice)  reparaîtra 
souvent  dans  ces  souvenirs  ;  l'autre,  le  plus  jeune,  comme 
tant  d'autres  des  plus  jeunes  de  ce  cercle,  fut  enlevé  par 
une  mabdie  rapide  au  milieu  de  sa  jeunesse  et  de  sa 


RBCIT   D'UNB    SŒUft. 


vie,  peu  de  temps  après  Albert,  qu'il  aimait,  quoiqu'il 
lui  ressemblât  fort  peu. 

Ainsi  se  passait  notre  temps  en  l'absence  d'Albert;  dans 
une  de  ses  lettres  à  Eugénie,  il  dit  :  «  Tu  me  fais  une 
bonne  description  de  votre  manière  d'être  tous  ensemble. 
Vous  avez  l'air  contents,  intimes;  ne  m'en  parlez  pas 
tant,  je  vous  envie.  »  M"»  d'Alopeus,  souvent  malade, 
confiait  Alexandrine  à  ma  mère,  et  nous  allions  déjà 
ensemble  dans  le  monde,  comme  si  nous  eussions  été 
trois  sœurs.  Enfin,  à  peu  près  un  mois  avant  l'expiration 
du  terme  fixé,  nos  bons  parents  s'attendrirent  sur  l'exil 
d'Albert,  il  lui  fut  permis  de  revenir,  et,  à  notre  grande 
joie,  le  7  janvier  1833,  il  reparut  au  milieu  de  nous. 

Je  reprends  maintenant  le  récit  d'Alexandrine ,  depuis 
ce  jour  jusqu'à  celui  de  notre  séparation,  trois  mois 
après. 


HISTOIRE  D'ALEXANDRINE. 
(Suite.) 

«  Dieu!  merci!...  Dieu  bénisse  tout!  »  • 

«  Voilà  ce  qu'il  y  a  dans  mon  journal,  le  7  janvier  1833, 
un  lundi.  J'étais  en  haut,  chez  Pauline,  lorsque  tout 
d'un  coup  nous  vîmes  ouvrir  la  porte  et  entrer  précipi- 
tamment Albert.  C'était  bien  lui  !  avec  sa  tendre  vivacité, 
avec  sa  cordialité,  avec  toute  sa  charmante  joie  en  em- 
brassant Pauline,  lui,  que  je  n'avais  pas  vu  depuis  deux 
mois  !  Quoique  nous  n'eussions  rien  de  caché  pour  Pau- 
line, nous  ne  lui  laissâmes  voir  qu'une  bien  petite  partie 


RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


de  la  joie  que  nous  éprouvions  de  nous  trouver  réunis, 
et  d'ailleurs  ce  bonheur  nous  étonnait  tous  deux.  Il  fal- 
lait quelque  temps  pour  y  croire  vraiment,  pour  croire 
qu'il  était  réellement  en  notre  pouvoir  de  recommencer 
ces  jours  si  doux ,  dont  nous  venions  d'être  privés  pen- 
dant si  longtemps.  — Si  longtemps  !  Deux  mois  !...  deux 
mois!  Pour  ma  part,  dans  cette  première  journée,  j'é- 
prouvai un  peu  d'embarras  de  me  retrouver  avec  celui 
qui  savait  si  bien  combien  je  l'aimais.  Mais  comme  tout 
cela  était  doux  ! 

«  Nous  fûmes  tous  au  bal  le  même  soir.  Je  me  sentais 
vivre  et,  mieux  que  cela,  tout  était  transfiguré  en  fête 
pour  moi.  En  valsant  avec  Albert,  je  me  disais  bien  un 
peu  :  «  On  nous  regarde,  on  nous  observe,  on  plaisante 
et  on  pense  :  les  voilà  bien  heureux  !  »  Mais  l'embarras 
même  ne  pouvait  altérer  mon  bonheur.  D'ailleurs,  je 
dédaignais  tout  ce  qu'on  disait  de  nous,  et  j'aurais  perdu 
quelque  chose  de  mon  bonheur  de  m'en  occuper.  Pen- 
dant le  cotillon  (que  je  dansais  aussi  avec  Albert),  je 
m'approchai  exprès  de  Pauline  pour  lui  dire  avec  trans- 
port :  ((Oh  !  Pauline  !  je  sens  que  je  suis  bien  heureuse!  » 
et  mon  accent  l'attendrit. 

((  Je  rentrai  à  trois  heures  du  matin,  avec  la  famille 
d'Albert.  Eugéniç  m'envoya  du  thé  dans  ma  chambre.  Je 
me  sentais  de  la  famille.  La  vie  la  plus  douce  était 
devant  moi ,  et  je  ne  m'en  figurais  plus  la  fin.  Je  me 
couchai  ravie  ! 

((  Je  fus  bien  heureuse  pendant  plusieurs  jours,  quoique 
notre  vie  fût  bien  mondaine,  bien  en  l'air ,  mais  grâce  à 
Dieu ,  je  voyais  assez  Albert  pour  la  remplir.  Il  y  eut 
beaucoup  de  bals,  plusieurs  costumés,  un  entre  autres 
le  5  février,  où  j'allai  vêtue  de  noir  et  d'or,  avec  voiles 
et  perles,  d'après  une  gravure  représentant  Francesca  de 
Rimini. 


RÉCIT   D*nNB  SŒfJft. 


«  A  propos  de  ce  bal,  voici  un  billet  qae  f écrivis  quel- 
ques jours  auparavant,  de  notre  salon  où  j'étais  seule,  à 
mes  amis  d'en  haut.  II  fit  nre  toute  la  famille,  et  Albert 
le  garda  toujours,  car  je  l'ai  retrouvé  parmi  ses  let- 
tres : 

u  Chères  personnes,  quand  vous  aurez  dîné,  vous  me 
ferez  un  extrême  plaisir  de  descendre  en  masse,  mais 
cependant  comme  s'il  n'en  venait  qu'une,  car  la  porte 
de  la  chambre  de  maman  est  grande  ouverte.  Eugénie, 
aie  la  bonté  de  m* apporter  les  galons  d'or,  et  tout  ce  que 
vous  avez  en  or,  si  tu  en  as  le  temps.  Pauline,  j'ai  besoin 
que  tu  me  voies  pour  me  dire  si  je  n'aurais  pas  été  en 
beauté  pour  le  bal  de  lady  Drummond*.  Vous  tous,  si 
vous  venez,  ne  faites  pas  plus  de  bruit  qu'un.  » 

a  Ah  !  quelle  douce  vie  de  famille  nous  menions  déjà 
alors  !  —  Vivre  dans  la  même  maison  que  les  parents 
d'Albert,  le  voyant  toute  la  journée,  et  sachant  l'un  et 
Tautre,  sans  nous  en  parler,  qu'on  s'occupait  de  notre 
mariage!  Quand  je  me  réveillais  le  matin,  je  pensais  que 
dans  peu  d'heures  je  le  verrais,  et  ce  peu  d'heures,  je  les 
perdais  en  rêveries  agréables,  entremêlées  d'une  inter- 
minable toilette*,  et  d'un  peu  de  causerie  avec  maman 
à  déjeuner.  Pendant  ce  temps ,  rien  que  d'entendre  le 
bruit  des  pas  ou  le  son  d'une  des  voix  de  cette  chère 
famille  voisine  était  du  bonheur  pour  moi.  Puis  enfin 
venait  le  moment  où  je  pouvais  m'attendre  à  le  voir 
entrer  dans  le  salon. 

1.  Uq  bal  où  elle  avait  dû  venir  avec  nous,  mais  auquel  elle  avait 
renoncé,  quoique  sa  toilette  îàt  déjà  faite,  parce  que  sa  mère  était 
un  peu  souffrante. 

2.  Alexandrine,  pas  plus  dans  ce  tcmps-Ià  que  plus  tard,  n'était 
occupée  de  sa  toilette.  Mais  elle  y  était  fort  longue,  et  malgré  tous 
ses  efforts  à  une  époque  bien  différente,  et  lorsque  sa  mise  était  deve- 
nue tout  ce  qu'on  pouvait  imaginer  de  plus  simple,  jamais  elle  ne 
put  parvenir  à  faire  ces  arrangements-là  aussi  vite  qu'une  autre. 


60  RECIT    n'UNE    SŒUR. 

«  Quelquefois  il  assistait  à  ma  leçon  de  chant,  quelque- 
fois je  le  trouvais  chez  ses  sœurs.  Mais  presque  toujours 
je  le  voyais  une  fois  avant  cette  jolie  heure  du  crépuscule 
qui  rassemblait  nos  intimes  à  notre  foyer.  Le  dîner  ne 
nous  séparait  que  pour  peu  d'instants,  puis  la  soirée  se 
prC'tongeait  longtemps.  Devant  les  intimes,  je  faisais  un 
peu  de  tapisserie,  ou  bien  je  chantais,  ou  bien  je  copiais 
mes  passages  favoris  dans  les  livres  que  je  lisais.  Je  les 
vois  là  encore  devant  moi,  ces  passages,  et  ces  mots  sou- 
lignés me  rappellent  les  délicieux  sentiments  qui  sont 
toujours  les  mêmes  dans  mon  cœur  : 

u  Methinks  it  is  heaven  orUy  to  gaze  uponhim.,,  îo  set 
down  as  food  for  memory  every  look  and  every  move- 
ment^. 

((  Oh  !  que j*avais raison  dépenser  qu'il  était  bon  pour 
moi  de  faire  un  recueil  de  tous  les  regards  et  de  tous 
les  mots  d'Albert!    .  ' 

«  Le  samedi  9  février  est  souligné  deux  fois  dans  mon 
journal,  ce  qui  veut  dire  que  quelque  chose  de  remar- 
quable s'était  passé  ce  jour-là,  et  je  n'ai  pas  oubHé  ce 
que  c'était!... 

«  Ma  mère  dînait  chez  le  comte  Stakelberg  ainsi  que  les 
parents  d'Albert;  moi,  il  me  fut  permis  de  dîner  en  haut 
avec  Fernand,  Albert  et  leiirs  quatre  sœurs.  Cela  nous 
îimusait.  Après  le  dîner,  Pauline  et  Eugénie  eurent  leur 
toilette  à  faire ,  et  elles  rentrèrent  pour  cela  dans  leur 
chambre  avant  que  je  fusse  redescendue.  Leurs  deux 
petites  sœurs  jouaient  ensemble  du  piano.  Fernand  était 
donc  à  peu  près  en  tiers  avec  nous.  Il  trouvait  cela  gau- 
che ,  il  plaisantait ,  il  disait  qu'il  allait  dormir,  et  pour 


1.  u  II  me  semble  que  rien  que  de  le  contempler,  que  de  con- 
server comme  un  aliment  pour  la  mémoire  le  souvenir  de  chacun  de 
ses  regards,  de  chacune  de  ses  actions.,  c'est  le  ciel.  »  Bilwer.  . 


mftCIT.D'UNB   SŒUR.  ftl 


8*isoler  davantage,  disait-il,  il  se  couvrit  en  riant  la 
figure  d'un  mouchoir.  Au  bout  de  quelque  temps  (Alben 
et  moi  nous  causions  près  de  la  cheminée),  je  voulais 
m'en  aller,  car  je  pensais  qu'il  ne  paraîtrait  guère  conve- 
nable que  je  restasse  plus  longtemps  en  haut,  seulement 
avec  les  frères  de  mes  amies  et  leurs  petites  sœurs.  Mais 
je  traînais,  ne  pouvant  m'y  décider,  lorsque  Albert  m'ef- 
fleura très-légèrement  le  front  de  ses  lèvres,  et  ce  fut  si 
rapidement  que  j'en  restai  encore  plus  étonnée.  Je  fus 
fâchée,  et,  sans  rien  dire,  je  pris  gravement  mon  chàk* 
et  je  redescendis. 

«  Seule,  chez  moi ,  je  ne  pus  que  penser,  mais  je  no 
savais  que  penser.  Décidément  j'étais  fâchée ,  et  il  me 
semblait  que  notre  délicieuse  existence  venait  de  changer 
d'aspect,  et  à  son  désavantage.  Je  n'étais  plus  sûre  dans 
ce  moment-là  de  l'aimer  autant ,  et  j'espérais  qu'il  ne 
descendrait  pas  avant  que  maman  fût  rentrée ,  ou  que 
quelqu'un  fût  en  tiers  avec  nous.  Malte  vint,  et  bientôt 
après  Albert,  l'air  très-triste.  Quand  il  le  put,  il  me  dit 
que  je  l'avais  bien  afïligé  par  mon  regard.  11  parut  repen- 
tant, et  il  ne  chercha  pas  à  s'excuser;  mais  son  éloquence 
fut  si  grande ,  il  parla  si  bien ,  que  tout  nuage  s'enfuit 
de  mon  âme. 

«(  Le  lendemain  de  ce  jour,  je  copiai  dans  Eugène  Aram 
ce  qui  y  est  dit  des  douceurs  d'une  absence  remplie 
d'espérance.  L'auteur  dit  que  <(  alors,  la  femme  qui  aime 
sent  quel  pouvoir  de  consécration  il  y  a  dans  la  seule 
présence  de  celui  qu'elle  aime  ;  que  l'endroit  où  il  a 
marché,  la  livre  qu'il  a  lu,  deviennent  une  partie  de  lui- 
niême  et  ne  sont  plus  sans  âme,  et  que  le  cœur  alors 
apaisé,  en  découvrant  tant  de  nouveaux  trésors  dans  ce 
si  délicieux  monde  des  souvenirs ,  n*a  pas  encore  appris 
à  connaître  cet  ennui ,  ce  sentiment  d'épuisement  et  de 
solitude,  qui  sont  les  vraies  i)eines  de  l'absence  et  qui 
I.  6 


RéCIT   D'UNE   SŒUR. 


appartiennent  non  à  l'absence  remplie  d'espéran(ies,mais 
à  l'absence  pleine  de  regrets.  » 

«  Hélas!  maintenant  je  connais  l'une  et  l'autre,  ô  mon 
Dieu! 

«  Je  copiai  aussi  ces  jours-là  du  même  livre  ce  passage 
qu'Albert  aimait  et  copia  aussi  : 

u  J'ai  souvent  lu  et  entendu  parler  de  la  défiance  et 
«  de  la  jalousie  qui  accompagnent  l'amour.  Je  pense 
«  qu'un  pareil  amour  doit  être  un  sentiment  bas  et  vi^- 
«  gaire  ;  il  me  semble  qu'il  y  a  une  religion  dans  l'a- 
ie mour,  et  sa  vraie  base  est  la  foi.  » 
^  «  Puis  encore  : 

«  Plus  mon  âme  est  émue,  plus  je  suis  disposé  à  prier. 
«  La  tristesse,  la  joie,  la  tendresse,  toute  émotion  élève 
«  mon  âme  vers  Dieu.  Et  quel  délicieux  épanchement 
«  du  cœur  se  fait  dans  la  prière  !  Quand  je  suis  près  de 
«  vous  et  que  je  sens  que  vous  m'aimez ,  mon  bonheur 
«  serait  pénible,  s'il  n'y  avait  pas  de  Dieu  que  je  pusse 
«  bénir  de  son  excès.  Est-ce  que  ceux  qui  ne  croient  pas 
<(  aiment?  Ont-ils  des  émotions  profondes?  peuvent-ils 
«  être  véritablement  dévoués?  » 

«  Oh  !  notre  amour  nous  enivrait  beaucoup  trop  peut- 
être.  Cependant  jamais,  je  crois,  il  ne  nous  a  fait  oublier 
Dieu,  et  il  n'y  avait  pas  de  sujet  dont  nous  aimions  plus 
à  parler. 

((  Samedi,  11  février. — Les  parents  d'Albert  me  menè- 
rent au  bal  de  l'Académie,  et  je  rentrai  aussi  avec  Albert, 
sa  mère  et  ses  sœurs.  On  voulut  me  donner  du  thé  et  on 
me  fit  monter  en  prendre  chez  eux.  Ses  sœurs  allèrent 
dans  leur  chambre  jeter  leurs  manteaux.  Je  restai  seule 
avec  Albert,  préparant  mon  thé  debout,  voulant  vite 
redescendre.  Il  admirait,  je  crois ,  mes  longues  boucles  ; 
il  en  prit  une  dans  sa  main  et  l'approcha  doucement  de 
ses  lèvres.  Je  me  fâchai ,  mais  moins  que  l' avant-veille. 


RÉCIT    D'UNB   SŒUR. 


Gela  me  semblait  mmns  mal  que  œ  qu'il  avait  fait  Ce 
jour-là. 

«  Le  lundi  U  (le  lundi  gras).— Nous  passâmes  la  mati- 
née au  Corso,  dont  le  bruit,  la  foule  et  la  folle  gaieté 
m* enivraient.  Le  prince  Lapoukhyn  avait  pris  un  balcon 
d'où  nous  jetions  des  dragées ,  après  en  avoir  beaucoup 
reçu  pendant  une  course  en  calèche  avec  Pauline  et  son 
père.  Ce  fut  là  que  nous  attendîmes  le  passage  du  char 
illuminé  du  roi*.  Nous  l'avions  attendu  si  longtemps  que» 
ni^us  avions  fini  par  aller  nous  reposer  dans  le  fond  de 
ia  petite  chambre  à  laquelle  appartenait  notre  balcon. Le 
char  du  roi  ne  passa  qu'à  sept  heures,  et  nous  eûmes  à 
rentrer  en  hâte  pour  dîner  et  nou3  habiller  pour  le  bal. 
Je  me  souviens  que,  pendant  que  je  sommeillais  dans  ce 
cabinet,  en  attendant  ces  jolis  chars  illuminés,  j'étais 
excessivement  heureuse.  Je  voyais  là  Albert,  j'allais  le 
revoir  au  bal,  et  puis,  je  ne  sais,  quoique  je  visse  le 
carême  s'approcher  sans  peine,  j'aimais  à  marquer  ainsi 
dé  fêtes  et  d'apparence  de  joie  ces  heures  où  je  le  voyais; 
et  une  certaine  surabondance  de  bonheur  et  de  gaieté 
me  faisait  aimer  ces  plaisirs,  et  mettre  une  sorte  di 
triomphe  à  en  faire  le  plus  possible. 

«  Oh  !  pauvre  légèreté  humaine  1 

(i  Le  carême  commencé,  je  me  sentis  encore  de  jour  en 
jour  plus  heureuse.  Nous  pouvions,  plus  que  dans  le 
temps  des  bals,  avoir  ensemble  des  conversations  sérieu- 

1.  Le  roi  de  Naples  et  les  princes  avaient,  à  cette  époque,  l'habi- 
tude de  parcourir  la  rue  de  Tolède  pendant  les  derniers  jours  du 
carnaval,  en  grande  mascarade,  jetant  des  dragées  aux  passants,  avec 
la  gaieté  qui  caractérise  ce  divertissement,  à  la  contagion  duquel 
tout  le  inonde  succooibe  en  Italie.  —  Cette  année-là,  le  char  du  roi 
représentait  une  pagode  chinoise,  et  l'ensemble  des  lumières  et  des 
couleurs  de  cette  magnifique  décoration,  ainsi  que  les  costumes  des 
personnages  qui  composaient  le  cortège  royal,  étaient  d'un  elTet 
magique. 


84  RÉCIT   D'UNE    SŒUR. 


ses,  et  il  me  parlait  beaucoup  de  Dieu,  des  anges  et  aussi 
de  sa  chère  religion,  pour  laquelle  je  sentais  croître  mon 
amour.  Je  goûtais  un  bonheur  si  complet,  si  inattendu, 
surpassant  tellement  tout  ce  que  j'avais  rêvé  dans  ce 
genre,  que  cela  remplissait  mon  cœur  de  reconnaissance 
envers  Dieu,  et  mettait  plus  de  douceur  et  d'indulgence 
dans  mon  caractèie.  Quelquefois  je  remerciais  Dieu  avec 
déliceà  de  ce  qu'Albert  valait  tellement  mieux  que  les 
•autres,  et  je  sentais  si  bien  moo  bonheur  plus  grand 
que  celui  de  tant  de  femmes  aimées  frivolement  dans  le 
monde,  et  qui  cependant  ne  pensaient  sans  doute  guère 
à  m' envier. 

«  Le  mardi  saint,  2  avril. — J'éprouvai  un  grand  ravis- 
sement d'amour  pour  Dieu  et  pour  Albert,  qui  me  fit 
mettre  dans  mon  journal,  pour  m'en  souvenir,  les  pre- 
mières lettres  des  mots  :  a  Pour  toujours  »  et  :  a  Que 
Dieu  soit  avec  nous.  » 

({  Le  jeudi  saint,  k  avril. — Ma  mère  me  permit  d'aller 
c^vec  mes  amis  aux  ténèbres,  à  là.  chapelle  du  palais ,  où 
la  musique  était  charmante. 

«  Malgré  ma  frivolité,  cette  belle  chapelle,  ces  chants, 
et  plus  que  tout  cela  peut-être  la  douceur  de  prier  près 
de  mon  Albert  m'inspirèrent  tellement,  que  je  priai  avec 
un  doux  recueillement.  J'étais  contente  d'avoir  l'air  ca- 
tholique. Je  me  souviens  que ,  bien  longtemps  avant  de 
l'être,  j'avais  cette  espèce  de  plaisir  à  être  crue  catholique. 
M.  de  la  Ferronnays  vint  nous  prendre  là,  et  le  retour  à 
pied  fut  délicieux.  Il  y  avait  pleine  lune,  et  le  printemps 
de  Naples  se  sentait  dans  l'air.  Nous  entrâmes  dans  plu- 
sieurs églises  pour  prier  devant  le  saint  tombeau  (car 
ce  jour-là  on  fait  à  Naples  une  visite  dans  sept  églises). 
Là,  Albert  et  moi ,  nous  nous  mettions  à  genoux  l'un  à 
côté  de  Tautre  sur  le  pavé  de  l'église.  Je  me  souviens 
que  ce  que  j'éprouvai  fut  d'une  douceur  inexprimable. 


KBCIT    D'UNE    SŒUR  85 


Je  ne  sais  plus  ce  que  je  demandais  à  Dieu,  mais  je  sens 
que  tous  deux  nous  implorions  sa  protection  sur  nous, 
et  que  nous  la  goûtions  comme  assurée. 

((  Le  long  de  la  Villa  Reale  je  marchais  avec  lui  et  ses 
sœurs  ;  leurs  parents  fermaient  la  marche.  Nous  chemi- 
nions ainsi  presque  déjà  en  famille,  éclairés  par  une 
lune  charmante  et  les  plus  belles  étoiles,  que  nous  re- 
gardions avec  adoration  pour  Dieu,  remplis  d'amour  ou 
^amitié  les  uns  pour  les  autres.*. 

«  Albertécrivit  vers  ce  temps  une  lettre  à  Tabbé  Martin 
deTS'oirlieu*,  pour  lequel  il  avait  une  grande  amitié  et 
une  grande  déférence.  Il  en  reçut  la  réponse  suivante 
qu'il  me  montra. 

L*ABB£     MARTIN    DE     NOIRLIEU     A     ALBERT. 

«  J*ai  reçu,  mon  cher  ami,  les  livres  que  vous  m'avez 
renvoyés.  Je  ne  puis  vous  dire  combien  je  suis  touché 
d'apprendre  que  vous  aviez  copié  le  plus  petit  en  entier. 
Voilà  ce  que  j'appelle  du  zèle  inspiré  par  un  pur  et  véri- 
table amour.  Je  vous  avoue  que  j'ai  peine  à  croire,  d'après 

1.  Je  dois  noter  ici  une  petite  circonstance  omise  et  qui  eut  de 
rimportance  plus  tard.  Le  prince  Lapoukhyn  donna  un  grand  souper 
le  jour  de  Pâques,  et  ce  jour-là  M"**  de  Marcellus,  qui  y  était,  portait 
dans  SCS  cheveux  un  bijou  en  émail  d'un  travail  singulier,  et  où  se 
trouvaient  sculptées  en  or  deux  petites  figures,  un  roi  et  une  reine 
du  moyen  âge;  mais  il  fallait  de  bons  yeux  et  regarder  de  près  pour 
distinguer  ce  détail.  Alexandrine  avait  la  vue  basse  et  était  toujours 
obligée  de  se  servir  d'un  lorgnon  ;  mais  comme  tous  ceux  qui  voient 
mal  de  loin,  elle  y  voyait  de  très-près  mieux  qu'une  autre.  Elle 
s'était  approchée  de  M""*  de  Marcellus  et  avait  bien  regardé  ce  bijou. 
On  verra  plus  tard  pourquoi  je  note  ici  ces  petites  circonstances. 

2.  L'abbé  Martin  de  Noirlieu,  le  premier  prêtre  auquel  Alexan- 
drine ait  jamais  parlé,  est  aujourd'hui  curé  de  Saint-Louis-d'Aiitin, 
à  Paris.  Ce  fut  cet  ami  excellent  et  vénéré  d'Albert  qui  reçut  l'abju- 
ration d'Alcxandriue,  peu  d'années  nprôs  l'époque  de  leur  première 
rencuutro  à  Romo. 


RECIT    D'UNE    SŒUR. 


cela,  qu'elle  ne  soit  pas  la  compagne  que  le  ciel  vous  des- 
tine. La  Providence  esc  si  bonne,  si  puissante  dans  ses 
moyens,  que  les  obstacles  humains  ne  doivent  jamais 
nous  effrayer.  Le  secours  nous  vient  ordinairement  du 
côté  où  nous  l'attendons  le  moins.  Continuez,  mon  bon 
Albert,  à  cultiver  cette  âme  qui  vous  est  si  chère.  Si  vous 
l'amenez  à  la  vérité,  elle  sera  votre  conquête  et  Dieu 
vous  en  fera  don  à  jamais.  C'est  surtout  dans  la  prière 
qu'il  faut  traitei*  cette  grande  affaire,  car  la  lumière  vient 
d'en  haut,  aussi  bien  que  la  force  si  nécessaire  pour 
vaincre  les  préjugés  et  les  répugnances  qu'on  a  sucés 
avec  le  lait. 

«  Je  ne  suis  pas  étonné  de  ce  que  vous  me  dites  au 
sujet  des  agitations  qu'elle  éprouve.  L'abjuration  lui 
paraît  comme  un  abîme  à  franchir,  et  quelque  courage 
que  l'on  ait,  il  est  naturel  qu'on  recule  à  la  vue  d'un 
abîme.  Les  protestants  s'imaginent  faussement  que,  pour 
abjurer  l'hérésie,  il  faut  fouler  aux  pieds  et  anathémati- 
ser  tous  ceux  qu'on  laisse  dans  l'erreur.  A  Dieu  ne  plaise 
qu'il  en  soit  ainsi!...  Nous  ne  maudissons  que  l'erreur, 
mais  nous  aimons  et  nous  plaignons  ceux  qui  en  sont 
victimes.  Le  jour  où  elle  abjurera,  elle  ne  fera  autre  chose 
que  de  déclarer  qu'elle  rentre  dans  le  sein  de  l'Église  où 
ses  ancêtres  avaient  vécu  pendant  quinze  siècles,  et 
qu'elle  renonce-aux  erreurs  qui  ont  séparé  de  l'unité  ceux 
des  siens  qui  vivaient  il  y  a  trois  siècles.  Elle  laissera  à 
Dieu  le  soin  de  les  juger,  car  lui  seul  peut  savoir  à  quel 
point  ils  ont  été  de  bonne  ou  mauvaise  foi  dans  leur 
schisme.  Elle  ne  détestera  que  leurs  erreurs,  comme  elle 
détestera  les  vices  qui  auraient  pu  les  déshonorer;  car 
enfin,  si  tendrement  qu'une  fille  aimât  sa  mère,  elle  ne 
pourrait  approuver  sa  conduite,  si  elle  était  déréglée,  et  ne 
négligerait  rien  pour  ramener  à  la  vertu  ce  qu'elle  a  de  plus 
cher  au  monde.  Pourquoi  ne  ferions-nous  pas  le  même 


RÉCIT    D'UNB    BCBUK. 


raisonnement  lorsqu'il  s'agit  de  rerreur  qui,  après  tout, 
est  le  vice  de  l'esprit?  En  résumé»  mon  cher  ami,  dites- 
lui  quMl  s'agit  pour  elle  de  revenir  à  la  foi  de  ses  ancê- 
tres, qu'il  n'y  a  de  salut  que  pour  ceux  qui  sont  dans 
l'unité  catholique,  ou  pour  ceux  qui,  nés  dans  l'hérésie, 
sont  complètement  dans  la  bonne  foi  et  dans  une  dispo- 
sition telle  qu'ils  seraient  catholiques  sur-le-champ  s'ils 
croyaient  qu'il  est  nécessaire  de  le  devenir  pour  plaire  à 
Dieu.  Mais  quant  à  ceux  qui  ont  des  doutes  et  qui  négli- 
gent de  s'instruire,  ou,  ce  qui  est  pire  encore,  qui  sont 
persuadés  que  leurs  pères  ont  mal  fait  de  rompre  l'unité 
et  qui  cependant  restent  dans  le  schisme,  ceux-là  sont 
horriblement  coupables. 

«  Combien  cette  âme  m'intéresse,  cher  Albert!  Déjà 
aujourd'hui  j'ai  prié  pour  elle  au  saint  sacrifice  :  je  com- 
patis à  ses  peines  d'esprit.  Dites-lui  qu'elle  ait  confiance, 
qu'elle  prie  beaucoup.  Demandez-lui  aussi  ce  qu'elle 
ferait  si  on  lui  disait  que  la  mère  du  Sauveur  est  sur 
terre  et  qu'elle  habite  à  une  petite  distance  d'elle.  Elle 
répondra  à  coup  sûr  qu'elle  irait  la  trouver  et  qu'elle  se 
recommanderait  à  ses  prières.  Eb  bien!  cette  bonne 
mère  est  au  ciel.  Qu'elle  s'adresse  à  elle  avec  confiance, 
elle  en  sera  écoutée.  » 

«  Le  livre  dont  parle  l'abbé  Martin  formait  un  grand 
cahier  copié  par  Albert.  C'était  là  ce  qu'il  voulait  que 
j'emportasse  pendant  notre  absence  qui  s'approchait. 
C'était  là  le  cadeau  qu'il  me  faisait  en  souvenir  de  lui 
et  que  je  reçus  avec  un  extrême  plaisir  et  intérêt.  Ce  fut 
ma  première  instruction  catholique. 

«  Le  11  avril,  nos  amis  firent  une  course  àPœstum. 
Albert  les  y  accompagna,  quoique  souffrant  d'un  grand 
mal  d'oreille  auquel  il  ne  faisait  pas  attention.  Personne 
n'a  jamais  été  plus  courageux  que  lui  pour  supporter  la 


88  RECIT    D'UNE    SŒUR. 


soufl'ranœ.  Sa  santé  était  déjà  mauvaise  alors,  mais  je 
ne  m'en  inquiétais  nullement.  Je  pense  souvent  que  des 
anges  compatissants  ont  écarté  de  moi  tout  présage 
funeste,  car  jusqu'aux  derniers  mois  de  sa  vie  j'ai  été 
dans  un  aveuglement  étrange  sur  sa  santé.  A  cette 
époque,  à  Naples,  pendant  les  derniers  temps  de  notre 
séjour,  je  me  souviens  qu'il  me  disait  qu'il  avait  la  fièvre 
la  nuit;  mais  notre  séparation  le  désolait,  et  je  croyais 
que  ce  n'était  que  cela.  Nous  ne  pouvions  nous  figurer 
comment  nous  pourrions  vivre  séparés.  Mais  le  plus  sou- 
vent nous  tâchions  de  nous  calmer,  de  nous  consoler 
même  par  notre  belle  confiance  dans  l'avenir,  et  par 
l'espérance  de  notre  revoir  dans  quelques  mois  —  revoir 
que  nous  espérions  bien  autrement  durable. 

«  Dans  les  derniers  jours,  où  chaque  instant  nous  était 
précieux,  ma  mère,  qui  était  un  peu  souffrante,  se  retirait 
de  bonne  heure,  laissant  ouverte  la  porte  de  sa  chambre, 
et  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  couchée,  il  était  permis  à  Albert 
de  rester  dans  le  salon.  Je  ne  voulais  pas  la  mécon- 
tenter, et  je  craignais  qu'elle  ne  le  fût  s'il  restait  trop 
longtemps.  Je  le  pressais  donc  de  partir.  Il  s'en  alla 
ainsi  un  de  ces  derniers  soirs,  puis  je  vis  que  maman 
était  bien  loin  d'être  prête  à  se  mettre  au  lit,  et  j'eus 
du  regret  d'avoir  ainsi  perdu  quelques  instants.  J'écrivis 
sur  un  tout  petit  chiffon  de  papier  :  «  Ami  chéri,  j'ai 
perdu  quelques  minutes,  maman  n'est  pas  encore  cou- 
chée, que  Dieu  vous  protège  !  »  et  je  le  jetai  par  le  bal- 
con à  Albert.  Une  voiture  passa  rapidement  et  j'eus 
peur  qu'il  ne  se  fît  mal  en  se  précipitant  pour  ramasser 
ce  petit  brin  de  papier;  mais  avec  son  adresse  ordi- 
naire et  ses  bons  yeux,  il  le  découvrit  et  le  ramassa. 
Cette  petite  scène  romanesque  nous  amusa,  et  l'autre 
jour  —  plus  d'un  an  après  sa  mort!  —  j*ai  retrouvé  ce 
même  papier  dans  un  livre   qu'il  lisait  pendant  notre 


RÉCIT    D'DNB    SŒUR. 


voyage  d'Orient.  Je  ne  sais  comment  il  s'est  trouvé  là, 
j'ignorais  qu'Albert  l'eût  gardé. 

tt  Le  28  avril  j'écrivis  dans  mon  journal  :  «  Je  ne  puis  me 
figurer  que  nous  partions  après-demain.  »  J'ai  toujours 
eu  cette  impossibilité  de  croire  à  la  fin  de  ce  qui  mv 
rendait  heureuse.  Quelle  preuve  innée  de  l'immortalité, 
et  de  l'immortalité  bienheureuse! 

«  Pauline  écrivit  la  journée  dans  ce  môme  jouraal  et  y 
mit  en  finissant  :  «  Que  Dieu  veuille  nous  bénir  tous 
et  nous  accorder  la  grâce  de  nous  revoir  tous  bientôt, 
et  plus  heureux  qu'en  nous  quittant!  » 

«  Cette  dernière  soirée,  Albert  resta  longtemps  auprès 
de  moi,  d'abord  avec  Fernand,  Eugénie  et  Malte,  ce  qui 
était  presque  comme  d'être  seuls  <  puis  encore  après 
leur  départ.  Je  ne  sais  ce  que  nous  sentions  le  plus  en 
ce  moment,  de  la  douleur  de  nous  séparer,. ou  du  bon- 
heur de  sentir  combien  nous  nous  aimions.  Ses  sœurs 
redescendirent  et  nous  restâmes  encore  tous  les  quatre 
tristement  ensemble ,  puis  ils  s'en  allèrent  !  Oh  !  cette 
nuit  fut  si  douloureuse  que,  maintenant  même  que  son 
souvenir  a  été  suivi  par  celui  de  tant  de  bonheur  et  de 
tant  d'autres  nuits  mille  fois  plus  cruelles,  il  est  encore 
déchk*ant  pour  moi  !  —  C'était  du  reste  la  dernière  fois 
que  nous  nous  séparions  sur  cette  terre.  Nous  nous 
sommes  revus,  et  jusqu'à  la  mort,  plus  douloureuse  à 
la  faiblesse,  mais  qui  sépare  neut-être  moins  que  les 
absences  de  la  terre! 

«  Cette  nuit-là  je  lui  dis  encore  adieu  du  balcon,  et  en 
me  couchant  vers  le  matin,  je  priai  Dieu,  avec  toute  la 
vivacité  dont  j*étais  capable,  d'avoir  pitié  de  nous,  et  il 
me  semble  que  cette  prière  me  donna  du  courage. 

u  Le  lendemain  matin  (mardi  30  avril  1833),  le  jour 
des  adieux,  nous  voulions  avoi'  du  courage,  nous  vou- 
lions espérer  :  envisager  cette   absence  sous  ses  plus 


RECIT    D'UNE    SŒUR. 


noires  couleurs  était  impossible.  A  huit  heures  du  matin 
ses  sœurs  étaient  déjà  dans  ma  chambre.  Plus  tard,  je 
montai  avec  elles  chez  leur  mère  qui  me  donna  une 
bague  en  turquoises,  ce  qui  me  fit  fondre  en  larmes. 
Vers  les  deux  heures  nous  allâmes  tous  (nos  amis  ainsi 
que  nous)  aux  Crocelle,  auberge  à  Chiatamone,  où  le 
prince  Lapoukhyn  nous  donnait  à  dîner.  Quel  dîner  I 
Je  ne  pouvais  plus  arrêter  mes  pleurs,  mes  sanglots. 
Eugénie,  assise  près  de  moi,  voulait  me  calmer,  craignant 
que  cette  vive  douleur  ne  déplût  à  ma  mère. 

((  Enfin,  à  quatre  heures  moins  un  quart,  nous  leur 
avions  dit  adieu  à  tous,  et  nous  étions  dans  notre  voi- 
ture de  voyage.  En  descendant  l'escalier,  au  moment  de 
me  mettre  en  voiture,  Albert  me  demanda  de  lui  per- 
mettre de  tout  espérer.  Je  le  regardai  et  lui  répondis, 
étonnée  qu'il  eût  encore  besoin  de  cette  assurance. 
Ce  furent  nos  dernières  paroles  avant  cette  grande 
absence.  Albert  et  Fernand  nous  suivirent  assez  long- 
temps dans  une  voiture  découverte,  par  une  pluie  bat- 
tante qui  les  mouilla  horriblement.  Je  le  voyais  donc 
encore  un  peu  ainsi,  mais  déjà  séparés,  ne  pouvant  plus 
nous  parler;  enfin  après  beaucoup  de  signes  d'adieu 
d'Albert  et  aussi  de  Fernand,  leur  voiture  resta  en 
arrière.  Cette  pluie,  qui  contribua  à  faire  tant  de  mal  à 
Albert,  retarda  d'un  jour  le  départ  du  Sully,  sur  lequel 
il  avait  dû  s'embarquer  le  soir  même  pour  la  France 
avec  sa  mère  et  ses  deux  sœurs  Pauline  et  Eugénie. 
M.  de  la  Ferronnays  allait  conduire  ses  deux  plus  jeunes 
filles  à  Rome  et  il  s'embarquait  avec  les  autres,  mais  il 
devait  les  auitter  à  Civita-Vecchia.  n 


Ainsi  que  le  dit  Alexandrine,  notre  départ  n*eut  lieu 


BéCIT   D'UNE    SŒUR. 


que  le  lendemain  \^  mai.  Nous  étions  tous  tristes, 
d'abord  d'avoir  quitté  Alexandrine,  ensuite  de  la  crainte 
que  notre  absence  de  Naples  ne  fût  pas  aussi  courte 
que  nous  le  désirions,  enfin  et  surtout  du  regret  de 
quitter  notre  bon  père  et  nos  petites  sœurs  à  Civita- 
Vecchia.  Ma  mère  allait  avec  nous  en  France  pour  des 
affaires.  Mon  père  conduisait  mes  sœurs  au  couvent  de 
la  Trinité-du-Mont,  à  Rome,  où  elles  allaient  passer  trois 
mois,  au  bout  desquels  Olga  devait  y  faire  sa  première 
communion.  Nous  comptions  nous  retrouver  tous  à  Rome 
pour  cette  époque.  Cette  séparation  ne  devait  donc  pas 
être  longue;  mais,  dans  ce  temps-là,  l'habitude  du  bon- 
heur nous  rendait  exigeants.  Nous  touchions  au  moment 
où  cette  douce  habitude  allait  être  rompue,  et  où,  pour 
la  première  fois,  nous  allions  savoir  ce  que  c'était 
qu'une  inquiétude  fondée  et  une  angoisse  véritable. 

Albert ,  comme  on  Ta  pu  voir  dans  les  dernières  pages 
du  récit  d'Alexandrine ,  était  souffrant  depuis  plusieurs 
jours,  et  la  pluie  dont  il  avait  été  trempé  la  veille  en  la 
suivant  le  plus  longtemps  possible,  lui  avait  fait  un 
mal  bien  plus  grand  que  nous  ne  le  savions  encore.  Il 
nous  parut  changé  pendant  les  premières  heures  de 
notre  traversée,  mais  nous  pensions  que  le  chagrin  de 
leur  séparation  en  était  cause.  11  fit  bientôt  nuit.  Le 
temps  était  mauvais.  Nous  allâmes  tous  nous  coucher, 
et  ce  ne  fut  qu'en  débarquant  le  lendemain  à  Civita- 
Vecchia  qu'Albert,  sans  nous  dire  toutefois  qu'il  se  sen- 
tait fort  malade,  demanda  à  ma  mère  de  le  laisser 
attendre  jusqu'au  bateau  du  surlendemain,  parce  qu'il 
sentait  qu'il  avait  besoin  de  se  faire  saigner;  il  lui  dit 
qu'il  nous  rejoindrait  ensuite,  et  serait  à  Paris  aussi  vite 
que  nous.  Cette  habitude  de  se  faire  saigner,  si  com- 
mune et  si  fatale  en  Italie,  n'avait  été  que  trop  adoptée 
par  Albert,  qui  sentait  souvent  le  sang  lui  porter  à  la 


«3  RÉCIT    D'.UNE. SŒUR. 

tête  ou  à  la  poitrine,  et  qni  avait  alors  recours  à  ce 
remède,  à  l'insu  de  tout  le  monde  et  sans  l'ordonnance 
du  médecin.  En  cette  occasion,  ma  mère,  quoique  bien 
loin  de  le  croire  réellement  malade,  eût  été  effrayée  de 
le  laisser  seul;  mais  mon  père  et  mes  sœurs  restant  â 
(jvita-Vecchia,  cela  rendait  ce  parti  le  plus  simple  et  le 
plus  prudent.  L'heure  pi^essait.  Le  bateau  allait  repartir. 
Il  n'y  avait  plus  le  temps  d'hésiter  et  de  discuter.  Mon 
père  décida  qu'il  garderait  Albert  et  que  nous  continue- 
rions notre  route.  A  trois  heures  nous  étions  à  bord ,  le 
cœur  bien  plus  gros  cette  fois  que  la  veille.  Cependant 
nous  étions  loin  de  nous  douter  de  la  terrible  menace 
de  malheur,  qui,  à  l'heure  même  oii  nous  levions  l'an- 
cre, était  suspendue  sur  nos  têtes. 

Nous  étions  encore  en  vue,  mon  pauvre  père  pouvait 
encore  voir  à  l'horizon  le  bateau  qui  nous  emmenait, 
et  déjà  notre  Albert  était  en  proie  à  une  fièvre  ardente. 
Une  inflammation  rapide  et  violente  s'était  déclarée  et 
le  médecin  prononçait  sa  vie  en  danger,  en  danger  pres- 
que désespéré! 

J'ai  souvent  pensé  que  ma  mère  (à  laquelle  tant 
d'autres  douleurs  étaient  réservées)  avait  été  miséricor- 
dieusement  éloignée  cette  fois-ci.  Car,  malgré  son  regret 
en  partant  et  son  inquiétude  pendant  toute  la  durée  de 
notre  triste  voyage,  il  est  certain  que  beaucoup  de  ter- 
reur lui  fut  épargnée ,  puisqu'elle  ne  sut  quel  avait  été 
le  danger  qu'en  apprenant  qu'il  était  passé. 

On  peut  s'imaginer  néanmoins  avec  quelle  angoisse 
nous  voyagions,  avec  quelle  impatience  d'arriver  pour 
avoir  des  nouvelles,  et  enfin  quelle  émotion  nous  causa 
la  lettre  suivante,  reçue  par  ma  mère  deux  jours  après 
DOtre  arrivée  à  Paris, 


KâClT   U'DNB   S<BUR. 


MON     PÈRE    A     MA     MÈRE. 

«  Civita-Yeccbia,  5  mai  1833. 

«  Pour  mettre  un  peu  d'ordre  dans  le  long  récit  quo 
j*ai  à  te  faire  et  que  tu  attends  avec  tant  d'impatience, 
il  faudrait  pouvoir  en  mettre  d'abord  dans  mes  idées,  et 
cela  n'est  pas  facile.  Avant  tout  respire,  et  rassure-toi, 
le  danger  est  passé!... 

«  Remercie  le  ciel,  car  nous  pourrions  être  bien  plus 
malheureux  que  nous  ne  sommes.  Remercie-le  encore 
puisque  c'est  de  lui  que  viennent  les  bonnes  idées,  et 
que  nous  avons  eu  celle  de  ne  pas  embarquer  notre 
enfant.  //  ne  serait  pas  arrivé  vivant  à  Livourne.  Remer- 
cions-le enfin  de  ce  que,  par  un  double  effet  de  sa 
volonté,  miss  Mac-Carthy  *  se  soit  trouvée  à  bord  avec 
nous  et  qu'un  bâtiment  de  guerre  se  soit  trouvé  dans 
le  port.  Sans  ces  deux  circonstances.  Dieu  sait  ce  qui 
serait  arrivé!  Maintenant  j'arrive  au  récit. 

«  Au  moment  où  tu  partais,  tu  te  souviens  que  le 
petit  médecin  du  brick  était  venu  te  dire  que  ce  n'était 
qu'un  refroidissement;  en  retournant  à  terre  (après 
t' avoir  conduite  à  bord  ) ,  je  l'engageai  à  remonter  avec 
moi  dans  la  chambre  d'Albert.  Il  y  avait  à  peine  vingt 
minutes  que  nous  l'avions  quitté.  Tu  juges  de  ce  que  je 
dus  éprouver  en  voyant  le  petit  médecin ,  à  la  première 
inspection  de  la  figure  du  malade ,  jeter  bas  son  habit, 


i.  Miss  Mac-Carthy  était  Tancienne  gourernante  d'Eugénie,  que 
.nous  avions  rencontrée  à  Naples  où  elle  donnait  des  leçons  d'anglais, 
et  qui,  se  rendant  à  Rome  à  cette  époque,  se  trouva  par  bonheur  sur 
le  même  bateau  que  nous.  C'était  une  personne  excellente  et  dé- 
voua, comme  le  prouvèrent  bien  les  soins  qu'elle  rendit  en  cette 
circonstance  à  Albert,  qu'elle  connaissait  presque  depuis  son  enfance, 
et  pour  lequel  elle  avait  aoe  prédilection  particulière. 


94  RECIT   D'UNE    SŒUR. 

chercher  précipitamment  sa  lancette,  s'emparer  du  bras 
d'Albert  et  lui  ouvrir  une  veine.  Tout  cela  en  moins 
d'une  minute.  Je  lui  demande  avec  effroi  ce  qui  motive 
cette  précipitation.  «  Tàtez  ses  jambes  et  vous  le  verrez.  » 
Elles  étaient  froides.  Une  demi-minute  plus  tard  notre 
fils  était  mort.  La  saignée  abondante  qui  fut  faite  a  sauvé 
sa  vie.  La  chaleur  revint,  il  s'assoupit.  C'est  donc  à 
ce  petit  homme  que  nous  devons  la  vie  de  notre  en- 
fant. 

«  Depuis  ce  moment  la  bonne,  l'excellente  Mao- 
Carthy  devint  mon  guide,  ma  boussole,  mon  Dieu  tuté- 
îaire.  Tu  connais  son  habileté  à  soigner  les  malades, 
mais  tu  ne  peux  te  faire  une  idée  de  son  zèle,  de  sa 
tendresse,  de  ses  soins  pour  Albert.  Dirigé  par  elle ,  je 
l'ai  secondée  de  mon  mieux,  et  tu  peux  te  figurer  la  nuit 
que  nous  avons  passée,  entre  Albert  sur  son  lit  de  dou- 
leur et  nos  deux  pauvres  petites  filles  dans  le  leur,  dans 
la  chambre  d'à  côté,  réveillées  souvent  par  les  cris  de 
souffrance  de  leur  pauvre  frère.  Je  te  fais  grâce  des 
détails,  j'ai  plus  d'une  fois  béni  le  ciel  que  tu  n'en  aies 
pas  été  témoin.  Le  matin  la  fièvre  s'était  calmée.  Ras- 
suré pour  le  moment  par  le  médecin,  inquiet  d'un  autre 
côté  de  l'effet  que  pourrait  produire  sur  nos  deux  petites 
la  prolongation  de  ce  séjour,  ne  sachant  d'ailleurs  que 
faire,  ni  à  qui  confier  ces  deux  chères  enfants,  je  me 
suis  décidé  à  partir  pour  Rome  et  à  les  conduire  au 
couvent.  Lapoukhyn  est  venu  m'y  voir  sur-le-champ,  il  a 
été  excellent,  et,  de  lui-même,  m'a  offert  ce  que  je  vou- 
lais lui  demander,  d'emmener  son  médecin.  Une  autre 
fois  je  te  parlerai  de  la  douce  et  angélique  Alexandrine. 
Elle  aime  trop  celui  pour  lequel  je  tremblais,  pour  avoir 
pu  dissimuler  ses  impressions.  Son  secret,  qui  n'en  était 
plus  un  pour  nous,  est  aujourd'hui  connu  de  bien  du 
monde.  Non  imporLa!  Si,  comme  le  croit  l'abbé  Martin, 


RéCIT    D'UMB   SŒUR. 


cette  union  est  écrite  dans  le  ciel ,  elle  se  fera  et  tour- 
nera bien.  Tous  les  deux  méritent  le  bonheur  *. 

a  J'ai  quitté  Rome  à  quatre  heures  et  je  suis  arrivé 
ici  en  compagnie  du  bon  et  très-habile  docteur  Sauvan. 
Nous  avons  trouvé  notre  Albert  moins  bien  que  je  ne 
Tavais  laissé.  La  fièvre  était  violente ,  la  langue  sèche, 
la  toux  déchirante.  Un  quart  d'heure  après  notre  arrivée, 
Sauvan  avait  fait  ouvrir  une  large  saignée,  et  non  con- 
tent de  lui  avoir  Uré  douze  onces  de  sang,  il  lui  a  fait 
immédiatement  appliquer  des  sinapismes  aux  pieds.  Chère 
amie,  je  ne  te  dirai  pas  ce  que  j'ai  éprouvé  en  voyant 
ainsi  torturer  notre  malheureux  enfant,  qui  ne  s'est 
refusé  à  rien  et  qui  cependant  souffrait  horriblement... 
A  huit  heures  du  matin,  Sauvan  a  jugé  une  nouvelle 
saignée  nécessaire,  et  au  moment  où  je  t'écris,  à  côté 
de  son  lit,  il  se  trouve  presque  bien. 

«  Je  ne  t'ai  pas  écrit  par  le  courrier  d'hier,  parce  que 
je  n'avais  que  des  inquiétudes  à  te  donner,  que  j'étais 
fou  de  douleur  et  que  je  ne  t'aurais  dit  que  des  bêtises. 
Sauvan,  qui  part  demain,  mettra  cette  lettre  à  la  poste. 
Mes  yeux  se  remplissent  de  larmes  quand  je  pense  que 
tu  ne  la  recevras  que  dans  quinze  jours  et  que  d'ici  là 
tu  pourras  tout  croire,  tout  craindre,  tout  souffrir.  Ohl 
mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  quelle  épreuve  !  Je  ne  sais  ce  que 
je  pourrai  faire  pour  prouver  ma  reconnaissance  à  cette 
chère  vieille  Mac-Carthy  ;  de  l'argent  tant  que  je  pour- 
rai lui  en  donner,  de  l'amitié  tant  que  mon  cœur  en 
pourra  éprouver,  des  services  tant  que  je  pourrai  lui  en 
rendre,  et  rien  de  tout  cela  ne  pourra  payer  ce  que  je 
lui  dois.  Oh!  que  l'on  aime  bien,  que  l'on  trouve  aima- 
ble et  spirituelle  celle  qui  donne  des  soins,  qui  soulage. 


1.  Oa  lira  plus  loiu  le  journal  (TAlexandrine  écrit  pendant  cm 
mêmes  jours  d'inquiétude. 


98  RECIT    D'UNE    SŒUR. 


qui  empêche  de  mourir  l'être  que  Ton  aime!  Sans  elle 
je  crois  que  j'aurais  entièrement  perdu  la  tête.  Ce  n'est 
qu'à  grande  peine  qu'avec  elle  j'en  conserve  une  partie. 
La  pauvre  femme  est  encore  dans  le  même  costume  où 
elle  était  gisante  sur  le  pont  du  bâtiment.  Elle  n'a  pres- 
que rien  mangé,  rien  bu,  et  n'a  pas  dormi  un  quart 
d'heure  depuis  quatre  jours...  tout  cela  pour  notre  enfant! 
Crois-tu  que  cela  se  paye?  alors  dis-moi  avec  quoi. C'est 
de  la  vertu,  de  la  religion;  cela  du  moins  fait  aimer 
Tune  et  l'autre. 

«  Pendant  que  je  t'écris,  je  regarde  ce  pauvre  garçon 
si  horriblement  changé;  sa  maigreur  est  quelque  chose 
d'effrayant;  ses  yeux  sont  larges  et  ouverts,  ils  ont  l'air 
d'être  au  fond  de  sa  tête.  Cependant  il  est  mieux ,  il  le 
serit  lui-même,  il  me  le  dit,  il  veut  que  je  te  le  dise ,  il 
veut  que  tu  saches  qu'il  t'adore,  qu'il  adore  ses  sœurs. 
11  n'est  triste  que  parce  qu'il  n'est  pas  avec  vous.  Il 
parle,  il  tousse  moins,  il  respire  mieux,  et  moi  je  pleure 
de  tristesse  et  de  joie,  car  je  le  crois  sauvé;  mais  ce 
pauvre  visage  si  maigre,  ces  traits  décomposés  par  la 
douleur,  tout  cela  fait  bien  mal  à  voir.  Comme  je  con- 
çois bien  qu'on  se  dévoue  pour  ses  enfants!  Avec  quel 
plaisir  maintenant  je  prendrais  sa  place  dans  ce  lit  où 
il  souffre  tant!  Enfin  je  demande  grâce  à  Dieu.  Je  le 
prie  de  ne  pas  porter  l'épreuve  plus  loin.  Il  m'exaucera, 
car  tu  pries  aussi  toi ,  toi  dont  il  est  si  accoutumv^  à 
entendre  la  voix,  toi  qu'il  trouve  toujours  si  résignée, 
si  douce  pour  toutes  les  croix  qu'il  t'envoie.  Voilà,  ma 
bonne  amie,  une  rude  épreuve.  Enfin  j'en  suis  quitte 
pour  la  frayeur  et  pour  ce  que  je  souffre  encore;  je  pro- 
mets d'en  bénir  Dieu. 

«  Un  autre  jour  encore  je  te  raconterai  ce  que  j'ai 
éprouvé  quand  j'ai  vu  s'éloigner  le  bateau  qui  vous 
emmenait  toutes  les  trois;  comme  quoi  mon  cœur  s'est 


SBCIT    D'UNB    S(BUR. 


serré,  comprimé,  sans  qu*une  seule  larme  ait  pa^  tom- 
ber de  mes  yeux,  quand  je  l*ai  vu  devenir  toujours  plu^ 
petit,  puis  disparaître  derrière  le  dernier  horizon,  quand 
j'ai  vu  longtemps  encore  dans  le  ciel  la  trace  de  la 
fumée,  puis  quand  celle-ci  s*est  aussi  effacée-,  comme 
quoi  je  me  suis  trouvé  seul  dans  le  nK)nde  auprès  de 
mon  fils  agonisant.  Oh  !  voilà  un  triste  et  long  souvenir! 
Nous  nous  reverrons,  ma  chère  Albertine,  je  reverrai 
mes  filles;  peut-être  alors  ooblierai-je  que  j'ai  souffert 
et  combien  encore  je  me  sens  malheureux-,  mais  jus- 
que là!... 

«  En  résumé,  Albert  est  mieux.  Je  ne  saurais  te  le 
dire  s'il  en  était  autrement,  et  je  veux  que  tu  partages 
toutes  les  espérances  que  Ton  me  donne.  Le  médecin 
vient  de  me  faire  un  singulier  bien  en  me  disant  le 
régime  qu'il  devra  suivre  pendant  sa  convalescence, 
quand  je  devrai  partir  pour  Rome,  les  précautions  que 
je  devrai  prendre  pour  Ty  conduire.  Il  est  donc  réelle- 
ment sincère  et  de  bonne  foi.  11  croit  qu'il  est  mieux, 
il  ne  me  trompe  pas ,  il  est  sûr  qu'il  est  sauvé  ;  je  le 
crois  aussi,  tu  le  croiras  de  même.  Si  tu  savais  ce  que 
je  souffre  depuis  quatre  jours,  tu  comprendrais  que  cette 
confiance  dans  un  avenir  qui  doit  se  réaliser  dans  quatre 
jours  soit  déjà  du  bonheur  :  tout  est  comparaison. 

«  Il  est  convenu  avec  M"»  Barat  *  qu'on  commencera 
tout  de  suite  la  préparation  d'Olga  à  sa  première  com- 
munion, mais  qu'on  ne  la  lui  laissera  faire  qu'à  son 

1.  M»*  Barat,  qui  vient  de  moarir  environDée  de  la  vénération 
universelle,  et  dont  le  nom  vivra  dans  l'Église  à  côté  de  celui  des 
grands  fondateurs  de  ces  familles  religieuses  qui  remplissent  le 
monde  de  leurs  œuvres.  M**  Barat  était,  on  le  sait,  la  fondatrice  de 
Tordre  du  Sacré-Cœur.  Le  couvent  de  la  Trinité-dn-Mont,  à  Rome, 
est  Tune  des  qpatre-vingtrooq  maisons  établies  par  elle,  de  son 
Tivant.  Elle  t'y  trouvait  eo  1833,  lonque  mes  jeunes  sœurs  y  arri- 
vèrent. 

t.  1 


9«^  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

retour,  dans  l'espoir  que  nous  pourrons  tous  être  pré- 
sents et  témoins  de  ce  premier  grand  acte  de  sa  vie.  • — 
Tu  aurais  été  contente  de  moi  si  tu  m'avais  vu  les  soi- 
gner et  les  veiller  pendant  leur  sommeil. 

«  J'ai,  en  finissant  cette  lettre,  l'esprit  un  peu  plus 
libre  qu'en  la  commençant  :  c'est  que  notre  Albert  me 
paraît  plus  calme,  plus  tranquille,  que  sa  respiration  est 
plus  naturelle,  que  la  fièvre  est  de  moitié  moins  forte 
qu'hier  au  soir,  que  sa  peau  est  bonne,  douce,  et  sem- 
-ble  promettre  cette  transpiration  qu'on  attend  avec 
tant  d'impatience;  c'est  qu'en  un  mot  il  est  véritable- 
ment mieux  et  que  j'espère!... 

«  Adieu,  ma  bien  chère  amie,  pardonne-moi  le  désor- 
dre de  cette  lettre  :  ma  tête,  mon  cœur,  mon  coi-ps, 
tout  cela  est  si  fatigué,  que  j'ai  moi-même  une  sorte  de 
fièvre.  J'espère  que  ma  raison  sera  plus  lucide  et  plus  à 
sa  place  la  première  fois  que  je  t'écrirai.  Adieu ,  chère 
amie,  embrasse  mille  fois  mes  bonnes  et  chères  filles, 
embrasse  mon  bon  et  loyal  Charles ,  embrasse  tout  le 
monde.  Aimez-moi  tous  un  peu  et  priez  pour  moi  et 
pour  lui.  Oh!  oui,  pour  lui,  priez  beaucoup!  Pauvre 
cher  Albert l  Combien  il  a  souffert!  Adieu  M  » 

DE    MON     PÈRE     A     MA     MÈRE. 

«  Givita-Vecchia,  10  mai  1833. 

«  Albert  est  sauvé  I  ma  bonne  amie.  Rassure-toi  et 
remercions  Dieu!  C'est  le  lundi  6  que  nos  alarmes  ont 
été  le  plus  graves  et  le  mieux  fondées,  et  alors  nous 
étions  livrés  aux  seuls  médecins  de  Civita-Vecchia ,  qui 

1.  Mon  pauvre  père  nous  rassurait  et  cherchait  à  se  rassurer  lui- 
même,  mais  il  dissimulait  mal  les  inquiétudes  qu'il  conservait  encore 
et  qui  étaient  loin  d'être  calmées  dans  ce  moment-là.  Albert  fut  plus 
mal  après  le  départ  de  cette  lettre. 


KÉCIT   D'UNB    SŒUB.  99 


se  sont  montrés  plus  habiles  que  je  ne  pensais.  La  crise 
se  déclara  à  midi  ;  elle  fut  terrible,  effrayante.  Si  elle  se 
fût  prolongée  quelques  heures  de  plus,  il  est  probable 
que  je  n'aurais  eu  aujourd'hui  à  t* envoyer  que  des  lar- 
mes et  un  douloureux  souvenir  du  plus  excellent  enfant 
que  le  ciel  ait  jamais  accordé  à  des  parents.  Dieu  a  eu 
pitié  de  nous.  Dans  moins  de  deux  heures  la  pouls  s'é- 
tait élevé  à  170  pulsations,  Toppression  était  effrayante, 
la  langue  sèche  comme  du  bois,  la  peau  brûlante  comme 
un  charbon ,  l'agitation  excessive.  J'avais  enwyé  cher- 
cher les  deux  médecins,  qui  furent  effrayés  de  ces  symp- 
tômes et  ordonnèrent  sur-le-champ  une  forte  saignée. 
Notre  pauvre  enfant  en  éprouva  un  assez  grand  soula- 
gement. Le  pouls  s'abaissa ,  la  respiration  devint  beau- 
coup plus  libre;  mais  l'oppression  était  toujours  trop 
forte,  et,  malgré  l'application  de  tous  les  remèdes  indi- 
qués par  Fart  et  par  Texpérience,  il  était  permis  do 
craindre  une  seconde  crise.  Albert  n'y  eût  pas  résisté. 
Nous  sommes  restés  dans  ce  doute  insupportable  depuis 
3  heures  jusqu'à  7  heures  du  soir.  Enfin,  à  7  heures,  la 
transpiration ,  qui  jusqu'alors  avait  résisté  à  toutes  les 
provocations ,  cette  bienheureuse  transpiration  se  mani- 
festa et  bientôt  elle  devint  prodigieuse.  Oh  !  mon  amie: 
avec  quelle  bonne  foi,  avec  quelle  véritable  ferveur  j'en 
ai  remercié  le  ciel  !  Tu  peux  seule  te  le  figurer,  car  tu 
sais  aimer  tes  enfants!  Je  crois  en  vérité  que  j'aurais  bu 
cette  sueur  bienfaisante  qui  sauvait  notre  enfant!  Comme 
tout  change  de  nature  et  d'aspect  quand  on  soigne  un 
malade  qu'on  aime!...  A  mesure  que  cette  crise  favora- 
ble s'opérait,  Albert  recouvrait  la  vie.  11  sentait  son  mal 
diminuer,  son  visage  reprenait  une  expression  douce, 
naturelle  et  presque  gaie.  A  une  heure  du  matin ,  la 
transpiration  commença  à  s'arrêter.  Tout  était  préparé, 
linges  brûlants,  un  bon  lit  bien  sec  et  bien  chaud  placé 


100  RECIT    D'UNB    SŒUR. 


auprès  du  sien  et  qui  le  reçut  sans  qu'il  eût  éprouvé  la 
moindre  impression  de  l'air  extérieur.  A  peine  dans  cet 
autre  lit  il  s'endormit  du  sommeil  le  plus  paisible ,  res- 
pirant doucement,  librement,  comme  dans  son  état 
ordinaire,  et  ce  sommMl  réparateur  se  prolongea  jus- 
qu'au matin. 

((  Fernand,  à  qui  j'avais  écrit  dans  le  premier  moment 
de  mon  effroi,  le  laissant  libre  de  venir  ou  non,  est 
arrivé  ce  matin  à  franc  étrier.  J'en  ai  été  bien  aise  et 
Ubert  a  été  heureux  de  le  revoir. 

«  Je  ne  m'occupe  pas  encore  des  embarras  dans  les- 
quels je  pourrai  me  trouver  plus  tard.  J'ai  à  penser  à 
autre  chose.  La  bonne  Mac-Carthy  me  quitte  demain  à 
peu  près  morte  de  fatigue.  Elle  me  manquera;  cepen- 
dant j'ai  pris  d'elle  de  bonnes  leçons  et  je  suis  assez 
habile  dans  l'art  de  tripoter  un  malade,  de  le  changer, 
de  le  servir,  de  le  soigner;  et  puis,  j'ai  un  dowesiiqiie  ; 
pourquoi  me  refuserais-je  mes  aises  pendant  que  la  for- 
tune me  sourit?  Cette  dépense  était  indispensable,  elle 
était  donc  raisonnable  ^ 

«  J'enverrai  Albert  aux  eaux  d'Ems.  (11  ne  s'y  ennuie- 
rait pas,  car  il  n'y  serait  pas  seul,)  Il  faudra  payer  et 
Dous  tenir  pour  bien  heureux  d'en  être  quittes  pour  de 
l'argent.  Mais  d'ici  là,  il  me  sera  peut-être  venu  d'au- 
tres idées,  et  si  je  les  trouve  bonnes,  je  les  suivrai  sans 
attendre  ton  autorisation,  quitte  à  recevoir  plus  tard  de 
toi  un  bill  d'indemnité. 

«  Chère  Albertine,  toutes  ces  tristes  secousses  me  tien- 
nent l'esprit  dans  une  grande  agitation  et  me  compri- 
ment terriblement  le  cœur.-  Cependant  le  malheur  qui 
nous  poursuit  semble  réveiller  en  moi  une  énergie  que 


i.  J'ose  rappeler  que,  lorsque  mon  père  écnvait  ces  lignes,  il  n*y      ) 
avait  pas  trois  ans  qu'il  avait  cessé  d'être  ambassadeur.  ] 


RÉCIT  D'UMB  8CBUB.  Itl 

je  croyais  éteinte,  et  j'éprouve  que  je  puis  souffrir  long- 
temps encore  avant  de  me  dire  vaincu.  Quant  à  ma 
santé,  ne  t*en  mets  pas  en  peine.  Je  croyais  mon  corps 
fatigué,  comme  j'accusais  mon  âme  d'être  engourdie. 
Cela  n'est  vrai  ni  pour  l'un  ni  pour  l'autre.  Je  mène  une 
dure  vie  depuis  que  je  t'ai  quittée,  eh  bien!  je  te  jure 
que,  depuis  longtemps,  je  ne  me  suis  senti  aussi  bien 
portant  Le  bonheur  m'assoupissait,  le  malheur  me  ré- 
veille. 

«  Donne-moi  des  détails  sur  mes  filles;  comme  je  dé- 
vorerai chaque  ligne  où  il  sera  question  d'elles  !  Tu  me 
diras  qu'elles  se  portent  bien,  très-bien, que  fraîcheur  et 
santé  brillent  sur  leurs  visages.  —  Oh!  oui,  demande- 
leur  de  toujours  bien  se  porter,  il  est  affreux  de  voir 
souffrir  ses  enfants,  et  cependant  ce  n'est  qu'alors  qu'on 
sent  bien  comment  on  les  aime!...  Oh!  si  le  ciel  voulait 
frapper  sur  moi  seul  !  toujours  frapper  sur  moi  et  ensuite 
épargner  mes  enfants  et  ne  leur  donner  que  du  bonheur, 
avec  queUe  reconnaissance  je  bénirais  ses  coups!  Comme 
je  baiserais  la  main  qui  me  donnerait  la  misère  et  leur 
prodiguerait  la  joie! 

«  Tu  me  diras  que  nous  iie  saurons  plus  bientôt  où 
donner  de  la  tête,  ni  où  trouver  un  abri  pour  celle  de 
nos  enfants.  A  cela  je  te  répondrai  :  Que  faire?  Ce  n'est 
pas  ma  faute ,  et  puisque  Dieu  est  grand  et  sa  miséri- 
corde infinie,  il  aura  pitié  de  nous  et  viendra  à  notrs 
secours  quand  nous  n'aurons  plus  que  lui  pour  nous 
tirer  d'affaire. 

«  Adieu  ,  amie  bonne  et  chérie,  tâchons  de  nous  réu- 
nir, car  je  ne  vaux  pas  le  diable  quand  je  suis  loin  de 
toi.  Embrasse ,  non  pas  une ,  mais  mille  fois  ma  Pauline 
bien-aimée,  ma  Jane*.  Embrasse  notre  bon  Chariot,  la 

1.  Eugénie. 


102  RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


blanche  et  gentille  Emma  et  tutti  quanti.  Aimez -moi 
tous  autant  que  je  vous  aime.  Vous  aurez  beaucoup  à 
faire. 

((  Voilà  mon  pauvre  malade  qui,  d'une  voix  qui  ne  res- 
semble guère  à  celle  de  M'"^..,  me  dit  de  t' embrasser  de 
toute  son  âme,  ainsi  que  ses  sœurs.  11  te  demande  par- 
don de  ne  t' avoir  pas  accompagnée  :  tu  peux  lui  faire 
grâce,  il  ne  l'a  pas  fait  exprès.  Fernand,  qui  crève  de 
santé,  veut  aussi  que,  de  sa  part,  on  baise  et  on  embrasse 
tout  le  monde.  Adieu,  je  vais  manger  un  morceau ,  puis 
me  mettre  à  la  fenêtre  pour  humer  un  peu  d'air  frais; 
puis  je  reviendrai  auprès  d'Albert,  et  s'il  continue  à  être 
tranquille,  comme  dans  ce  moment,  je  te  promets  de 
me  coucher,  de  dormir,  et,  si  je  le  puis,  de  rêver  à  toi 
et  à  des  temps  plus  heureux.  Adieu.  » 

DE     MON     PÈRE     A     MA     MÈRE. 

«  Civita-Vecchia,  le  12  mai  1833. 

«  Albert  est  bien.  La  convalescence  est  commencée. 
Elle  sera  un  peu  lente,  mais  il  n'y  a  plus  îii  maladie,  ni 
fièvre...  On  ne  lui  permettra  cependant  de  se  lever  que 
dans  quelques  jours.  Il  a  été  si  terriblement  éprouvé 
qu'on  ne  peut  trop  multiplier  les  précautions.  Je  les 
pousserai, s'il  le  faut,  jusqu'à  l'exagération.  Fernand  est 
excellent  et  plein  de  tendresse  pour  son  .frère,  ils  font 
du  bien  à  voir  ensemble.  Si  je  puis  trouver  le  moyen 
d'envoyer  notre  cher  Albert  à  Ems,  je  le  ferai,  non- 
seulement  comme  chose  salutaire  à  sa  santé,  mais  aussi 
pour  lui  donner  une  vive  satisfaction  et  pour  prévenir 
l'effet  des  idées  noires  auxquelles  il  se  livre  loin  d'elle... 
Je  sais  les  commentaires  que  cela  fera  faire,  mais  qu'im- 
porte! Il  est  bien  diflicile  au  point  où,  de  part  et  d'au- 
tre, oa  a  laissé  venir  les  choses,  qu'elles  ne  se  terminent 


RECIT    D'UNB   S<BU&.  109 

pas  au  gré  de  leurs  désirs  mutuels.  Il  faut  en  prendre 
son  parti.  Ils  seront  pauvres  sans  doute,  mais  ils  con«' 
naîtront  quelques  jours  de  véritable  bonheur.  Je  n'ai  ni 
le  courage,  ni  la  volonté  d'y  mettre  opposition,  et  je 
pense  que  tu  ne  leur  seras  pas  plus  cruelle  que  moi.  Tu 
peux  être  bien  sûre  que  tant  qu'Alex,  sera  libre,  tu  n'ob- 
tiendras pas  d'Albert  qu'il  se  marie,  et  réciproquement. 
Faut-il  les  condamner  à  sécher  l'un  loin  de  l'autre  et  à 
passer  leur  vie  à  se  regretter?  Je  ne  le  pense  pas.  Je  suis 
donc  décidé,  si  j'en  ai  la  possibilité  et  que  tu  n'y  mettes 
pas  d'opposition,  à  donner  à  notre  bon  Albert  le  moyen 
d'aller  se  rétablir  aux  eaux  d'Ems^ 

«  Je  n'ai  reçu  que  ce  matin  la  lettre  que  vous  m'écri- 
viez de  Livourne.  Pauvres  amies,  vous  étiez  sans  inquié- 
tude sur  notre  Albert,  vous  parliez  de  vous  l'envoyer.  La 
mort  était  alors  bien  près  de  lui  et  parlait  d'un  autre 
voyage.  Il  a  bien  fallu  disputer  et  lutter  avec  elle  pour 
obtenir  qu'elle  nous  le  laissât.  Nous  le  retenons,  ce  cher 
et  bon  enfant,  et  j'espère  bien  maintenant  que  c'est  lui 
qui  nous  embarquera  pour  l'autre  monde.  Les  médecins 
disent ,  et  je  pense  comme  eux ,  que  cette  épouvantable 
crise,  à  vingt  et  un  ans,  va  refaire  sa  santé,  et  que,  s'il 
veut  se  soigner,  il  se  portera  supérieurement  bien  et 
pour  longtemps.  Il  le  voudra,  car  il  nous  aime  et  il  a  pu 
voir  comme  nous  l'aimons.  Pauvre  garçon  !  comme  il  te 
ferait  pitié  si  tu  pouvais  le  voir  en  cet  instant,  si  long, 
si  faible,  si  pâle;  et  c'est  cette  pâleur  qui  fait  ma  joie, 
car  elle  annonce  sa  guérison  :  il  n'était  pas  pâle  il  y  a 
trois  jours!  Comme  je  verrai  longtemps  ce  visage  cra- 
moisi et  ces  yeux  allumés!  Oh!  mon  Dieu!  je  vous  re- 


i.  Ce  projet  fut  malheureusement  abandonne.  Les  médecins  jugé* 
reat  la  guérison  d'Albert  assez  complète,  après  cette  terrible  maladie, 
pwirqae  les  eanx  d'Ems  ne  lui  fussont  plus  néessaîres. 


104  RéClT   D'UNE    SŒUR. 


mercie!  car  aujourd'hui  je  ne  me  sens  qu'heureux!  Toi 
qui  es  bien  avec  le  ciel,  remercie-le  de  s'être  laissé  désar- 
mer, demande-lui  de  frapper  sur  moi ,  mais  d'épargner 
nos  pauvres  enfants.  Les  lettres  de  nos  deux  petites 
m'ont  fait  pleurer.  J'aime  à  leur  entendre  dire  que  je 
leur  suis  nécessaire ,  et  cependant  cela  me  fait  grande 
peine.  Depuis  longtemps  elles  devraient  avoir  un  autre 
appui,  une  autre  protection.  Embrasse-les  mille  fois  pour 
moi.  Je  tâcherai  de  leur  écrire  quand  j'en  aurai  le  temps. 
Leurs  lettres  me  font  un  bien  immense,  mais  je  n'ose 
pas  leur  en  demander  ;  ne  leur  en  parle  pas,  laisse  l'idée 
leur  en  venir  tout  naturellement.  Adieu ,  amie  bien- 
aimée.  Embrasse  encore  tout  le  monde  et  tâchez  de 
m' aimer.  » 

DE     MON     PÈRE     A.     MA     MÈRE. 

«  Civita-Veccllia,  14  mai  1833. 

«  J'arrive  de  Rome,  ma  bonne  amie.  J'ai  été  y  passer 
vingt-quatre  heures.  Cest  la  meilleure  preuve  que  je 
puisse  te  donner  du  bon  état  dans  lequel  se  trouve  notre 
.Albert.  Sa  convalescence  est  en  bon  train ,  et  les  méde- 
cins sont  étonnés  eux-mêmes  de  la  promptitude  avec  la- 
quelle il  se  rétablit.  Pendant  mon  absence,  je  l'avais 
confié  aux  soins  de  Fernand ,  beaucoup  plus  sévère  geô- 
lier que  moi,  et  qui  observe  la  consigne  avec  une  exacti- 
tude encore  plus  grande ,  mais  qui  est  bon ,  excellent  et 
touchant  à  voir  auprès  de  son  frère,  qu'il  amuse,  qu'il 
fait  rire  et  qu'il  dorlote  ensuite  comme  pourrait  le  faire 
une  nourrice.  Il  a  fait  établir  son  lit  à  côté  de  celui  d'Al- 
bert, et  cette  nuit,  quand  je  suis  arrivé,  je  les  ai  trouvés 
dormant  et  ronflant  tous  les  deux,  et  presque  dans  les 
bras  l'un  de  l'autre. 

«  En  partant  de  Gênes,  vous  aurez  eu  toute  la  journée 


KBCIT  D'UNB   SŒUB.  105 


SOUS  les  yeux  un  tableau  enchanteur.  Toute  cette  rivière 
de  Qênes  et  les  montagnes  qui  la  dominent  sont  admi- 
rables; tout  est  si  vert,  si  vif,  si  brillant!  Le  lendemain 
au  réveil  vous  aurez  eu  les  côtes  arides,  incultes  et  dé- 
peuplées de  la  Provence,  vilaine  couleur  grise,  formes 
de  montagnes  plates  et  sans  grâce;  le  contraste  est  im- 
mense et  attristant,  et  l'on  a  besoin  de  réflexion  et  de 
se  rappeler  :  A  tous  les  cœurs  bien  nés  que  la  patrie  est 
chère,  pour  ne  pas  se  laisser  saisir  Tesprit  par  la  tris- 
tesse en  abordant  aux  rivages  de  France. 

(t  D'ici  à  quatre  mois,  les  jours  de  courrier  vont  être 
les  seuls  qui  m'aideront  à  supporter  les  autres.  Le  grand 
intérêt  du  moment  n'est,  pour  moi,  ni  ceci,  ni  cela  : 
c'est  ta  correspondance. 

«  Ce  que  Charles  a  fait*,  il  ne  l'a  bien  certainement 
fait  que  par  amour  pour  moi,  et  tu  peux  être  sûre  que 
sa  conduite  est  en  opposition  avec  sa  conviction  et  ses 
sentiments.  Cela  me  tourmente  à  mon  tour  et  me  donne 
presque  des  remords,  car  ***  et  tant  d'autres  ont  beau 
dire,  ce  n'est  ni  un  mal  ni  un  tort  de  servir  son  pays,  et 
c'est,  selon  moi,  un  crime  de  lui  faire  la  guerre,  ou  de 
travailler  à  la  rendre  inévitable.  Pauvre  Charles  !  qu'ai- 
je  à  lui  donner  en  retour  du  sacriflce  qu'il  m'a  fait?  — 
Rien  !  Cette  idée  est  triste.  Embrasse-le  bien  pour  moi, 
et  dis-lui,  de  ma  part,  de  ne  pas  se  laisser  aller  au  décou- 
ragement. 

((  A  présent  que  je  suis  rassuré  sur  Albert ,  je  com- 
mence à  m' effrayer  de  ce  qu'il  va  m'en  coûter.  Mais 
quand  je  pense  aux  terreurs  que  j'ai  eues,  je  remercie 
le  ciel,  je  le  bénis,  je  trouve  qu'il  m'en  tient  quitte  à 
bon  marché,  et  je  ne  songe  pas  à  disputer  pour  le  prix. 
Il  en  résultera  que  mon  petit  trésor  de  Naples  ne  me 

1.  Il  s'agit  de  mon  frère  Charles,  qui  venait  de  quitter  Tarmée. 


lOG  RECIT    D'UNE    SŒUR. 


conduira  pas  aussi  loin  que  je  Tespérais  et  sera  épuisé 
un  mois  plus  tôt  que  je  ne  l'avais  calculé.  Dieu  y  pour- 
voira!  Embrasse  bien  mes  chères  petites  que  j'adore.  » 

11  est  inutile  de  dire  ce  que  ces  lettres  de  mon  bon 
père  firent  successivement  éprouver  à  ma  mère  et  à 
nous.  Nos  impressions  sont  faciles  à  deviner,  et,  au  lieu 
de  m'y  arrêter,  j'en  reviens  à  l'histoire  d'Alexandrine, 
où  se  trouve  le  récit  de  ce  que  furent ,  pour  elle ,  ces 
jours  de  la  maladie  d'Albert. 


HISTOIRE    D'ALEXANDRINE. 

(Suite.) 


«  Après  avoir  voyagé  toute  la  nuit,  nous  arrivâmes  mer- 
credi soir,  le  l*'"  mai,  à  Rome,  par  cette  délicieuse  porte 
de  Saint-Jean-de-Latran.  —  Rome  aussi  était  devenue 
pour  moi  une  autre  ville  depuis  que  j'aimais  Albert, 
mon  pieux  Albert,  et  il  y  eut  du  plaisir  pour  moi,  quoi- 
que sans  lui,  à  entrer  dans  cette  sainte  ville  qu'il 
aimait  tant  et  où  son  amour  pour  moi  avait  commencé. 
Nous  descendîmes  chez  Seri^y.  De  nos  fenêtres  je  vis 
sur-le-champ  celles  de  notre  ancienne  maison,  la  Casa 
Margherita  !  Je  vis  l'Académie  de  France  illuminée.  Oh  ! 
tous  ces  lieux  avaient  été  magiquement  transformés  pour 
moi  depuis  que  je  ne  les  avais  vus,  et  ce  qui  était  sur- 
venu depuis  avait  donné  du  prix  à  ce  qui  n'en  avait  pas 
auparavant  à  mes  yeux. 


RÉCIT   D'UNB   SŒUR.  lOTÏ 


«  Le  lendemain»  2  mai,  je  revis  les  M...  En  me  retrou- 
vant chez  eux,  j*eus  une  sensation  d'étonnement  de  tout 
ce  qui  arrive  dans  la  vie.  J*étais  si  changée  depuis  le 
•  dernier  jour  où  je  les  avais  vus  dans  cette  môme  cham- 
!bre!  Je  fus  bien  aise  de  ra'entendre  dire  par  M...  que 
j'étais  rajeunie  et  que  mon  teint  était  plus  beau.  Elle 
4  me  parla  aussi  d'Albert.   Mais  cela  m'embarrassa.  J'ai- 
mais mieux  en  parler  à  Malte,  car  il  avait  été  témoin 
de  tout,  et  son  bon  cœur  nous  comprenait  bien. 

«  Cette  nuit  du  jeudi  au  vendredi  (2  au  3  mai),  je  fis 
un  rêve  si  sinistre  que,  dès  que  je  fus  levée,  j'allai  m'as- 
seoir  sur  le  lit  de  maman  pour  le  lui  raconter.  Le  voici, 
je  m'en  souviens  et  d'une  manière  très-distincte.  Je  m'é- 
tais vue  avec  Albert  et  maman  au-dessus  d'un  enfonce- 
ment de  terrain  qui  contenait  un  grand  nombre  de 
croix  placées  sur  des  tombes.  Albert  m'avait  dit  :  .4u- 
riez-vous  bien  le  courage  de  marcher  au  milieu  de  toutes 
ces  croix?  Je  m'en  sentais  une  étrange  frayeur,  mais 
je  me  disais  intérieurement  :  Puisqu'il  me  le  demande, 
oui.  Alors  je  pris  la  main  de  maman  et  la  fis  descen- 
dre et  faire  avec  moi  un  tour  au  milieu  de  ces  tombes; 
de  là  je  levai  les  yeux  sur  Albert  qui  était  resté  en  haut, 
et  je  me  sentais  contente  d'avoir  eu  la  force  de  faire 
ce  qui,  dans  mon  rêve,  m'avait  inspiré  tant  de  répu- 
gnance avant  qu'Albert  me  l'eût  proposé. 

«  Je  disais  à  maman  :  C'est  un  mauvais  rêve,  c'est  un 
mauvais  signe,  et  je  crois  que  cela  nous  fit  parler  de  la 
santé  d'Albert.  Elle  me  dit  que,  lors  même  qu'il  n'y 
aurait  d'autre  obstacle  entre  Albert  et  moi  que  cette 
santé  peu  rassurante,  il  faudrait  y  penser.  Mais  jamais 
je  ne  voulus  admettre  que  cela  en  fût  un. 

«  Le  jour  même,  je  fus  avec  M...  à  la  délicieuse  villa 
Pamphilc.  Quels  souvenirs  pour  moi,  mais,  dans  ce 
moment-là,  encore  remplis  d'espérance! 


108  RECIT   D'UNE    SŒUR. 


K  Quelques  heures  plus  tard,  après  le  dîner  (chez  les 
M...)  je  remarquai  que  le  comte  Maurice  Putbus  n'était 
plus  dans  la  chambre.  On  nous  dit  qu'on  Pavait  appelé 
dehors.  Je  le  vois  rentrer,  parler  à  maman,  et  maman 
s'effrayer  beaucoup.  Je  cherche  à  écouter  ce  qui  se  dit, 
et  je  vois  que  c'est  quelque  chose  que  l'on  ne  veut  pas 
me  dire.  Je  saisis  ou  crois  saisir  les  mots  de  «  vaisseau 
français.  »  Oh!  mon  Dieu,  l'idée  d'un  naufrage  me  vint, 
je  crois.  Heureusement  ma  mère  se  leva  et  partit  avec 
moi,  ne  voulant  rien  me  dire  devant  le  monde.  Mais  en 
voiture,  elle  m'avoua  qu'Albert  était  resté  malade  à 
Civita-Vecchia,  et  que  son  père  était  venu  à  Rome  cher- 
cher un  médecin.  Je  crois  que,  dans  ce  premier  moment, 
je  respirai,  car  je  m'étais  imaginé  quelque  chose  de 
pire  encore.  Mais  peu  après,  combien  j'eus  de  terreur 
que  ma  mère  ne  m'eût  pas  tout  dit!  Je  savais  que  M.  de 
la  Ferronnays  était  dans  la  même  auberge  que  nous,  je 
brûlais  de  le  voir,  mais,  par  une  suite  de  confusions,  la 
soirée  se  passa  sans  que  nous  pussions  y  parvenir.  Déses- 
pérée quand  je  fus  seule,  j'écrivis  à  Pauline  les  lignes 
suivantes,  sans  avoir  l'intention  de  les  lui  envoyer,  mais 
parce  que  je  n'avais  personne  à  qui  dire  cela  : 

«Pauline,  je  suffoque!  je  n'ai  personne  à  qui  parler 
de  mes  atroces  angoisses,  je  t'écris.  Dieu!  que  n'es-tu 
là!  et  figure-toi  que  dans  ce  moment  d'inquiétude  si 
poignante,  maman  vient  de  me  dire  qu'il  faudrait  peut- 
être,  par  conscience,  ne  pas  me.  laisser  épouser  un 
homme  d'une  santé  si  menaçante  !  Quand  ce  sont  préci- 
sément les  chagrins  qui  lui  font  du  mal  et  le  bonheur 
qui  le  remet! 

((  Oh!  mon  Dieu,  ne  prends  pas  ma  vie,  puisque  ce 
serait  faire  son  malheur,  mais  du  reste  fais-moi,  à  moi 
seule,  et  non  aux  autres,  souffrir  tout  ce  que  tu  voudras 
d'affreux  physiquement  et  moralement;  mais  rends-le 


EÉCIT   D'UNB  SŒUR.  109 


encore  heureux  pour  longtemps,  sur  cette  terre,  au  nom 
de  Notre-Seigneur. 

(i  Pauline,  je  ne  sais  comment  empêcher  ma  tête  de 
s'^arer.  Que  Dieu  vienne  à  mon  secours  et  ne  me  pu- 
nisse pas  de  l'aimer  ainsi  l  » 

«  Chaque  fois  que  ma  mère  me  représentait  combien  je 
boufirirais  de  voir  mon  mari  malade,  et  que  ce  serait 
encore  plus  cruel  alors,  je  m*écriais  :  «  Oh!  non;  si  du 
moins  j'étais  sa  femme,  si  du  moins  je  pouvais  le  soi- 
gner, cela  me  serait  plus  doux!  »  Et  ces  paroles  venaient 
tellement  du  plus  profond  de  mon  cœur,  qu'elles  firent 
comprendre  à  ma  mère  combien  j'aimais  Albert  et  lui 
firent  prendre  la  ferme  résolution  de  tout  faire  pour 
conclure  notre  mariage; — elle  nous  l'a  dit  depuis.  D'un 
autre  côté,  le  père  d'Albert  vit  aussi  dans  cette  maladie 
combien  son  fils  m'aimait;  il  vit  aussi  mes  angoisses,  et 
dès  lors  crut  davantage  à  la  force  et  à  la  profondeur  de  notre 
affection.  De  part  et  d'autre  nous  nous  sommes  donc  soo- 
vent  dit  que  nous  devions  notre  bonheur,  notre  mariage 
à  cette  maladie.  Hélas!  cela  est  vrai;  mais  elle  eut  aussi 
d'autres  suites  plus  tardives;  elle  fît  à  la  santé  d'Albert 
un  mal  que  nous  ne  comprimes  que  longtemps  après. 

«  Le  même  jour  je  reçus,  par  leur  père,  des  nouvelles 
de  Pauline  et  d'Eugénie,  et,  en  même  temps,  mon  petit 
li\Te  de  pensées  que  j'avais  laissé  à  Albert,  qui,  déjà 
haletant  de  fièvre,  avait  dit  à  Eugénie  :  «  Prends  dans 
le  vaisseau  le  petit  livre  d'Alex...,  au-dessus  de  mon  lit, 
ainsi  que  le  coussin  qu'elle  m'a  fait.  Prends-bien  garde.» 
Eugénie  donna  ce  livre  à  son  père,  qui  les  conduisait  à 
bord,  croyant  qu'il  serait  remis  sur-le-champ  à  Albert. 
Mais  lorsque  M.  de  la  Ferronnays,  après  avoir  embar- 
qué sa  femme  et  ses  filles,  remonta  à  l'auberge  où  était 
resté  Albert,  il  le  trouva  à  la  mort.  Et  c'est  ainsi  que 
de  la  fenêtre,  ce  pauvre  père  jeta  un  dernier  regard  sur 


ilO  RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


le  bateau  qui  s'éloignait  et  auquel  il  aurait  voulu  pou- 
voir crier  :  ((  Albert  se  meurt  !  Revenez  !  )> 

«  La  vue  de  mon  petit  livre  me  remplit  d'un  étonne- 
ment  sinistre.  Il  avait  dû  le  garder  pendant  tout  le 
temps  de  notre  absence,  et  il  m'était  déjà  rendu!  Albert 
devait  ne  pas  avoir  sa  tête! 

a  L'abbé  Martin  nous  fit  une  visite.  Maman  lui  apprit 
la  maladie  d'Albert,  et  il  en  eut  un  chagrin  qui  me  le 
fit  aimer  encore  plus  que  je  ne  le  faisais  déjà  sans  le 
connaître.  Si  j'avais  pu  lui  dire  quelques  mots  seule,  je 
crois  que  je  lui  aurais  sur-le-champ  ouvert  mon  cœur 
sur  mes  deux  amours  pour  Albert  et  pour  la  religion 
catholique.  Ne  les  savait-il  pas  tous  deux?  Il  ne  vit  que 
mes  yeux  remplis  de  larmes,  que  je  cherchais  encore 
moins  à  lui  cacher  qu'à  un  autre.  Mon  amour  et  ma 
douleur  ont,  à  cette  époque,  comme  changé  mon  carac- 
tère. J'acquis  tout  d'un  coup  une  fermeté,  un  courage 
que  je  n'avais  eus  contre  les  oppositions  et  les  opinions 
du  monde,  et  en  même  temps  un  calme  étrange.  Je  me 
sentais  sûre  de  moi-même,  sûre  d'Albert,  sûre  de  la 
bonté  de  notre  amour! 

((  Quand  M.  de  la  Ferronnays  repartit  pour  Civita-Vec- 
chia,  emmenant  le  médecin  du  prince  Lapoukhyn, 
M.  Sauvan,  maman  et  moi  nous  l'accompagnâmes  jus- 
que sur  l'escalier.  Quels  adieux!  Albert  serait-il  vivant 
quand  nous  nous  reverrions?  Ne  sachant  comment  lui 
exprimer  mes  sentiments,  je  lui  baisai  la  main.  A  5 
heures,  le  même  jour,  je  fus  à  la  Trinité-du-Mont  avec 
maman  voir  Olga  et  Albertine.  Que  de  souvenirs  là 
aussi!  Olga  nous  reçut  en  pleurant.  Maman  tâcha  de  la 
rassurer  un  peu  sur  Albert,  tandis  que  moi,  prenant  à  ' 
part  une  des  religieuses,  je  lui  remis  deux  piastres  pour 
les  pauvres  en  lui  demandant  des  prières  pour  le  frère 
dos  deux  petites. 


KBCIT    D'UNE   SŒUR.  lU 


«  Le  prince  Lapoukhyn  demeurait  dans  la  même  au- 
berge que  nous.  Sa  chambre  était  près  de  la  mienne,  et, 
dans  sa  compassion,  il  me  disait  de  ne  pas  craindre  de 
le  réveiller  la  nuit  quand  je  serais  trop  inquiète.  Je  ne 
faisais  pas  cela,  mais  souvent,  bien  tard,  au  moment  de 
me  coucher,  je  lui  parlais  à  travers  la  porte,  rien  que 
pour  lui  dire  :  «  Qu'en  pensez -vous?  —  Il  allait  déjà 
un  peu  mieux;  Sauvan  lui  fera  du  bien.  »  J'avais  besoin 
d'entendre  quelqu'un  me  dire  :  «  Cela  ira  bien.  »  Quelles 
nuits  je  passais  ainsi!  Oh!  il  est  quelque  chose  de  plus 
cruel  que  de  voir,  mourir  celui  qu'on  aime,  c'est  de 
penser  qu'il  meurt  sans  qu'on  soit  là.  Quelquefois  cette 
idée  trop  naturelle  me  venait  :  «  C'est  peut-être  fini  dans 
ce  moment  même.  »  J'aimais  cependant  mieux  ces  heures 
d'angoisses,  seule,  à  genoux  devant  ma  fenêtre,  que  les 
heures  d'empire  sur  moi-même  devant  les  autres.  Mais 
les  étoiles  me  semblaient  menaçantes.  Leur  lumière, 
qui  m'avait  toujours  paru  si  bienfaisante,  était  deve- 
nue effrayante  pour  moi;  tout  l'univers  me  parais- 
sait terrible  si  Albert  devait  mourir!  Une  seule  fois 
depuis  dans  ma  vie,  une  seule  autre  nuit  encore,  la 
lune  a  produit  sur  moi  le  même  horrible  effet  que  je 
décris  ici. 

.  «  Je  ne  sais  ce  qu'en  ce  moment  mon  cœur  ressentait, 
mais  ma  volonté  et  ma  bouche  disaient  dans  toutes  mes 
ardentes  prières  :  «  Mon  Dieu  !  que  ta  volonté  soit  faite  !» 
Une  fois  que  je  priais  ainsi  dans  un  de  mes  plus  grands 
moments  de  crainte  et  de  douleur,  je  fus  soudainement 
remplie  d'une  joie  extraordinaire.  J'acquis  la  certitude 
de  revoir  Albert,  et  que  nous  serions  heureux.  Les 
étoiles  que  je  regardais  n'étaient  plus  effrayantes,  au 
contraire  elles  me  parlaient  de  bonheur.  Oh!  ce  mo- 
ment fut  délicieux  et  indéfinissable.  Je  me  souviens  que, 
pour  ne  pas  1:  pordre,  car  je  craignais  de  retomber  dans 


lia  RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 

mes  angoisses,  je  me  couchai  bien  vite,  voulant  m'en- 
dormir  là-dessus. 

((  Nous  allâmes  encore  voir  les  sœurs 'd'Albert  à  la  Tri- 
nité-du-Mont.  C'était  le  moment  de  la  journée  que  j'ai- 
mais le  mieux.  J'entendis  de  loin,  ce  jour-là,  des  chants 
à  la  sainte  Vierge.  En  rentrant  nous  trouvâmes  de  meil- 
leures nouvelles  de  Civita-Vecchia,  et  on  nous  dit  que  la 
princesse  Zenaide  Volkonsky  était  venue  nous  voir  pen- 
dant que  nous  étions  dehors  et  nous  avait  attendues.  Je 
me  mis  à  regarder  un  papier  sur  lequel  elle  avait  grif- 
fonné, comme  on  fait  quand  on  ne  fait  rien,  et  j'y  trou- 
vai écrit  de  plusieurs  manières  :  «  La  speranza  non  si 
deve  mai  cMandonare.  »  Cela  me  fit  plaisir.  La  moindre 
chose  me  paraissait  de  bon  ou  de  mauvais  augure. 
•  ((  Le  lundi  6  mai. — Nous  allâmes  dîner  à  la  vigne  de 
la  princesse  Volkonsky,  près  de  Saint-Jean-de-Latran.Ohl 
que  je  regardais  tristement  toute  cette  campagne  de 
Rome,  et  pourtant  j'espérais! 

((  En  rentrant  le  soir,  nous  trouvâmes  iM.  Sauvan,  qui 
nous  apportait  de  meilleures  nouvelles.  Mais  quelle  ma- 
ladie! Il  nous  dit  qu'Albert  ne  pourrait,  au  plus  tôt,  être 
transporté  à  Rome  que  dans  huit  jours.  Cela  faisait  éva- 
nouir le  petit  espoir  que  je  concevais  de  l'y  voir  arriver! 
J'écrivis  le  même  soir  à  Pauline  et  à  Eugénie,  sans  leur 
dire  toute  l'étendue  des  craintes  que  j'avais  eues  : 

«  Chères  amies Dieu  veuille  augmenter  encore  la 

joie  que  j'éprouve  depuis  hier  au  soir  !  Ce  matin  j'avais 
un  vague  espoir  de  rester  ici  jusqu'à  ce  qu'Albert  y 
vienne.  Mais  il  paraît  décidé  que  nous  partons  après- 
demain.  Enfin ,  c'est  égal ,  pourvu  qu'il  soit  bien  por- 
tant! Maintenant  j'ai  appris  à  supporter  l'absence.  Que 
la  volonté  de  Dieu  soit  faite!  Je  suis  sûre  que  tout  ce 
qu'il  fait  est  bien  fait.  D'ailleurs  je  serais  bien  ingrate 
si,  même  malgré  tout  ce  que  j'ai  souffert  dans  m.a  vie. 


BéCIT   D'UNE   SŒUR.  119 

Je  ne  trouvais  pas  que  Dieu  m'a  rendue  encore  cent  fois 
plus  heureuse  que  je  ne  le  méritais...  oh!  bien  plus  de 
cent  fois!  » 

«  Le  même  jour,  Fernand  entra  tout  d'un  coup  chez 
nous.  II  venait  de  Naples  à  cheval,  et  allait  à  Civita- 
Vecchia  soigner  son  frère.  Un  peu  plus  tard  j'allai  avec 
lui  au  couvent  voir  ses  sœurs.  En  attendant  qu'on  nous 
les  amenât,  Fernand  et  moi  nous  entrâmes  dans  la  jolie 
église  où  autrefois  avec  Albert  j'avais  entendu  des  chants 
si  délicieux!  Oh!  il  me  fut  consolant  d'y  prier  avec  son 
frère  pour  lui,  et  d'y  prier  à  genoux.  Je  souffrais  tant  de 
ne  pas  oser  le  faire  toujours  ! 

«  Quand  Olga  nous  vit,  elle  regarda  quelques  instants 
Fernand  étonnée ,  puis  elle  dit  :  «  Ah  !  c'est  toi  !  Je  ne 
savais  pas  qui  ce  pouvadt  être.  Je  pensais  à  Charles  et  à 
Emma,  car  on  nous  avait  dit  :  M.  et  3/'"*  ck  la  Ferronnays.» 
Ces  mots  nous  firent  sourire  et  me  parurent  aussi  de  bon 
augure. 

((  Après  dîner,  Fernand  s'assit  sur  le  canapé  à  côté  de 
moi  pour  protéger  un  projet  que  je  lui  avais  confié,  qui 
était  d'écrire  à  miss  Mac-Carthy,  c'est-à-dire  à  Albert,  à 
qui  Fernand  devait  remettre  ma  lettre  dès  qu'il  serait 
en  état  de  la  lire. 

«Voici  mon  billet,  où  je  n'osais  pas  lui  dire  toutes  mes 
craintes.  En  l'écrivant,  cette  idée  me  traversa  l'esprit  : 
Est-ce  qu'il  pourra  le  lire  ?  —  idée  que  je  n'osais  pas 
achever  ; 

u  N'est-ce  pas  inutile  de  vous  écrire?  Ne  savez-vous 
pas  tout  ce  que  je  pouiTais  vous  dire?  Mais  n'importe, 
mon  écriture  vous  fera  plaisir  à  voir  et  peut-être  ce  que 
je  vais  vous  dire  vous  fera  quelque  bien.  Ami  chéri ,  — 
mais  vous  le  savez  d'avance ,  —  je  n'aime  que  vous ,  je 
crois  n'avoir  jamais  aimé  que  vous  et  je  n'aimerai  que 
vous.  Je  puis  bien  supporter  l'absence  quand  je  ne  vous 
I.  » 


114  RÉCIT   D'UNE    SŒUE. 


sais  pas  malade;  mais,  pour  Tamour  de  Dieu,  faites  tout 
ce  que  vous  pourrez  pour  être  bien  portant!  De  grâce, 
pensez  à  m'épargner  des  inquiétudes  si  cruelles.  Soignez- 
vous  comme  vous  voudriez  me  soigner.  Si  vous  m'aimez, 
suivez  tous  les  conseils  que  vous  donnent  ceux  qui  vous 
entourent;  il  vaut  mieux  être  trop  prudent  que  pas 
assez.  Dieu  soit  mille  fois  béni  de  ce  que  vous  êtes 
mieux!  Demain  soir,  à  Viterbe,  Fernand  nous  enverra 
de  vos  nouvelles.  J'espère,  avec  l'aide  de  Dieu ,  qu'elles 
seront  bonnes.  Savez-vous  qu'on  vous  conseille  les  eaux 
d'Ems?  Ne  vous  y  opposez  pas,  bien  au  contraire,  témoi- 
gnez-en le  désir;  car  Ems  est  à  une  journée  de  distance 
de  Kissingen  où  nous  allons,  et  alors  il  serait  possible 
que  nous  nous  revissions  dans  sept  semaines  d'ici.  Jugez  ! 
mon  Albert,  cela  ne  serait-il  pas  heureux? Oh!  oui,  j'es- 
père que  Dieu  nous  aime.  Je  suis  embarrassée  de  vous 
écrire  ainsi  devant  tout  le  monde.  Enfin  c'est  égal ,  je 
veux  vous  dire  que ,  si  vous  désirez  quelque  chose  qui 
dépende  de  moi,  vous  pouvez  le  regarder  comme  accordé, 
—  pourvu  que  cela  ne  soit  pas  mal ,  cela  va  sans  dire. 
Si  cette  assurance  peut  vous  faire  quelque  plaisir,  pen- 
sez-y toujours. 

«  Adieu ,  mon  ami  chéri.  Prions  Dieu ,  prions-le  d( 
nous  regarder  avec  compassion,  et  promettons-lui  d'être 
aussi  bons  que  possible.  A  revoir,  à  revoir,  avec  l'aide 
de  Dieu  qui  est  si  bon,  qui  fait  toujours  tout  pour  le 
mieux.  «  Ajl....  »• 

«  J'ai  retrouvé  ce  billet,  ainsi  qu'à  peu  près  tous  ceux 
que  je  lui  ai  écrits,  dans  un  petit  portefeuille  qu'il  a  tou- 
jours porté  sur  lui,  où  se  trouve  son  ruban  de  première 
communion ,  une  prière  que  Sa  mère  y  a  cousue  et  une 
relique  de  saint  Alphonse  de  Liguori, 

«  A 11  heures  du  matin,  le  7  mai,  Fernand  partit  pour 


Rtcn   D'UNB   SŒUJL  11$ 

Givita-Vecchia;  il  prit  congé  de  moi  com&e  le  plus  ten- 
dre des  frères,  et  moi  je  me  sentais  tellement  sa  sœur! 
11  nous  comprenait  si  biea,  Albert  et  moi,  et  il  allait  le 
revoir  dans  quelques  heures!  Quand  et  comment  devais- 
je  le  revoir?  Je  me  demandais  cela  en  le  quittant.  Quelle 
absence?  et  personne  à  qui  dire  mes  pensées! 

«  Pourtant  j'éprouvai  du  soulagement  à  avoir  revu 
Femand,  à  le  savoir  retourné  près  d'Albert  et  aussi  à 
avoir  écrit  à  Albert 

«  Le  lendemain  nous  quittâmes  Rome. 

«  A  Viterbe,  où  nous  couchâmes,  j'entendis  parler  de  la 
mort  d'un  jeune  homme,  dont  le  corps  était  exposé  dans 
l'église  voisine.  Cela  me  fit  mal.  Je  ne  pouvais  pas  sup- 
porter d'entendre  dire  quelque  chose  qui  me  rappelait 
qu'Albert  pouvait  mourir.  Voilà  comme  j'étais  alors  !  Je 
croyais  au  ciel,  mais  je  n^aimais  que  la  terre. 

«  Le  lendemain  jeudi,  9  mai,  on  heurta  à  notre  porte 
de  bonne  heure,  et  on  nous  remit  des  lettres.  Oh  !  Dieu 
merci I  elles  apportaient  de  bien  meilleures  nouvelles!  a 


La  convalescence  d'Albert  fut  rapide.  Quinze  jours 
après  le  départ  d'Alexandrine,  il  était  lui-même  à  Rome 
presque  entièrement  rétabli  et  de  là  il  écrivait  à  ma  mère 
la  lettre  suivante  : 

ALBERT     A     SA    MÈRE.. 

«  Rome,  le  20  mai  1833.    • 

«Enfin, ma  mère  chérie,  on  me  permet  de  vous  écrire 
deux  mots.  A  peine  si  je  puis  croire  à  ce  qui  m'est  ar- 
rivé! Vous  à  Dangu,  et  moi  tout  simplement  à  Romel 


1J6  RECIT   D'UNE    SŒUR. 


Avouez  que  c'est  au  moins  drôle.  Ce  qui  est  plus  sérieux, 
c'est  l'inquiétude  que  j'ai  causée  à  mon  bon  père.  On 
dit  qu'une  demi-heure  de  plus ,  et  je  ne  vous  revoyais 
jamais.  Ma  mère  chérie,  est-il  possible? Quant  à  moi,  je 
vous  jure  que  je  ne  me  suis  douté  de  rien.  A  mesure 
que  les  minutes  s'écoulaient,  je  les  oubliais,  et  cette  se- 
maine où  il  paraît  que  je  fus  si  mal  a  été  pour  moi  un 
je  ne  sais  quoi  de  singulier,  oii  il  me  semble  que  je  n'ai 
pas  souffert.  Je  ne  sais  si  j'oubliais  la  souffrance  en 
même  temps  que  je  l'éprouvais ,  mais  il  est  de  fait  que 
je  ne  me  souviens  de  rien  et  que  j'aurais  passé  dans 
l'autre  monde  absolument  sans  m'en  douter.  Heureuse- 
ment Dieu  a  bien  voulu  retarder  ce  voyage  ;  car,  comme 
je  ne  m'attendais  à  rien,  je  n'avais  pas  fait  de  prépara- 
tifs. 11  a  voulu  me  montrer  qu'à  tout  instant  il  fallait 
être  prêt  à  s'embarquer.  Je  l'en  remercie  du  fond  de 
mon  âme.  En  attendant  la  première  fois ,  je  vais  passer 
tout  bonnement  l'été  à  Castellamare  avec  mon  père  mille 
fois  chéri  et  mon  bon  Fernand ,  mourant  d'impatience 
en  vous  attendant.  Ne  faites  pas  durer  n'otre  épreuve 
trop  longtemps.  Revenez  tous,  y  compris  Emma  et  notre 
bon  Charles.  Embrassez-les  tous  deux  pour  moi,  et  dites- 
leur  que ,  quoique  je  ne  sois  pas  fort  pour  écrire ,  ils 
n'ont  pas  bougé  au  fond  de  mon  cœur. 

«  Adieu,  ma  mère  chérie.  Je  vous  aime  plus  que  la 
vie.  Comment  donc  ne  suis-je  pas  avec  vous  et  mes 
chères  sœurs! 

«  Écrivez-moi  quand  vous  pourrez  et  aimez-moi 
chaqu2  instant  du  jour.  «  Votre  Albert.  »     ^ 

DE     MON     PÈRE     A     MA     MÈRE. 

«  Rome,  30  mai  1833. 

«  Cela  te  paraîtra  ridicule,  mais  je  ne  t'écrirai  vérita- 


R6r;iT    D'UNE    SŒUK.  111 


blement  qu'un  mot  aujourd'hui  parce  que  je  n*ai  pas  le 
temps  d'en  écrire  deux.  Albert  a  très-bien  supporté  notre 
voyage  de  huit  heures.  11  n'a  pas  toussé  une  seule  fois 
et  ne  se  sentait  nullement  fatigué.  Je  lui  ai  permis  de 
t'écrire  une  petite  lettre.  Je  crois  donc  que  tout  va  bien, 
très-bien.  Il  est  impossible  de  voir  une  plus  belle  et  plus 
rapide  convalescence.  Il  s'agit  maintenant  d'éviter  les 
imprudences ,  et  c'est  une  affaire  que  d'y  veiller.  Voilà 
pourquoi  je  ne  le  quitte  pas.  J'espère  qu'il  continuera  à 
être  bon  et  soumis  comme  il  l'a  été  jusqu'à  présent.  Il 
est  impossible  d'imaginer  un  être  plus  excellent. 

a  ...  Cet  extraordinaire  m'écrase.  Mais  Dieu  sait  que 
cela  n'a  pas  été  une  fantaisie ,  et  puisqu'il  le  sait ,  il 
m'aidera,  je  l'espère,  à  sortir  du  trou  où  je  ne  suis  que 
par  sa  volonté.  Les  petites  vont  en  perfection  et  sont 
gentilles.  Adieu;  je  t'écrirai  une  vraie  lettre  après- 
demain.  Adieu,  amie  chérie,  mille  fois  chérie.  » 


ALBERT  A  M.  DE  MONTALE  MBERT. 

«  Rome,  30  mai  1833. 

«  Eh  bien ,  mon  cher  bon  ami ,  l'homme  propose  et 
Dieu  dispose.  Je  croyais  bien  à  cette  époque  être  près  de 
toi,  et  avoir  déjà  passé  de  bons  jours  ensemble.  Au  lieu 
de  cela,  je  suis  à  Home  pour  quelques  jours,  et  de  là  je 
m'en  vais  passer  l'été  à  Castellamare  avec  mon  père  et 
Fernand.  J'ai  tout  simplement  manqué  partir  pour  l'au- 
tre monde.  Un  quart  d'heure  plus  tard  et  c'en  était  fait 
d'Albert.  Dieu  a  bien  voulu  en  disposer  autrement;  tant 
mieux  !  Mais  quand  nous  reverrons-nous  ?  Cher  ami  ! 
écrivons-nous  souvent,  car  je  crois  que  notre  amitié  est 
destinée  à  souffrir  une  longue  épreuve.  Je  ne  reçois  plus 
de  lettres  de  toi ,  c'est  mal.  Voilà  un  mois  que  je  n'ai 


118  RÉCIT    D'TÎNE    SŒUR. 

pu  t'écrire.  On  ne  me  le  permet  que  depuis  quelques 
jours. 

a  La  nouvelle  que  M.  de  Bunsen  m'a  donnée  est-elle 
vraie?  Ce  cher  Rio  e'pouse-t-il  vraiment  une  Anglaise 
aimable  et  riche  ?  Que  je  le  voudrais  !  et  que  Dieu  le 
rende  aussi  heureux  que  je  le  désire  !  Dis-moi  bien  si  la 
nouvelle  est  vraie. 

«  Cher  ami,  et  toi,  que  deviens-tu?  Si  tu  pouvais  n'être 
pas  seul  à  ce  point,  prendre  aussi  sur  toi ,  et  domptor 
ton  imagination  qui  te  fait  souvent  voir  les  choses  autre- 
ment qu'elles  ne  sont  et  désirer  des  améliorations  im- 
possibles! Quand  je  te  parle  d'exagération,  ne  va  pas 
croire  que  je  traite  ainsi  tous  les  sentiments  de  ton 
cœur;  non,  tu  me  comprends ,  je  te  parle  de  cette  poli- 
tique qui  te  tue.  Moi,  je  l'avoue  franchement,  je  n'ai 
point  d'opinion  arrêtée  ;  car  je  ne  vois  de  tranquillité  et 
de  bonheur  parfait  d'aucun  côté.  Nous  sommes  dans  un 
temps  de  transition  ;  tant  pis  pour  nous,  car  nous  som- 
mes loin  d'avoir  bu  tout  le  calice.  Ce  qui  me  rassure , 
c'est  que  la  base  de  tout  bonheur,  la  religion ,  ne  peut 
périr,  et  dans  ces  temps  d'épreuve,  elle  seule  semble 
devoir  triompher  de  tous  ses  ennemis.  Quant  au  reste, 
mon  cher,  j'ai  pitié  de  l'acharnement  avec  lequel  les 
partis  se  déchirent  et  s'accablent  d'injures  et  de  malé- 
dictions. A  quoi  servent  ces  cris,  ces  pitoyables  intrigues? 
La  révolution  dans  laquelle  nous  sommes  se  fera  et  se 
fera  seule  :  quant  à  moi ,  il  ne  me  reste  qu'un  parti  à 
prendre,  mais  je  te  l'avoue,  je  vois  aussi  l'horizon  très- 
sombre  de  ce  côté.  Une  dynastie  renversée  trois  fois  me 
j  semble  avoir  fini  son  temps.  Cependant  je  ne  reconnais 
|le  droit  que  là.  Mais  un  enfant  élevé  hors  de  France, 
dans  des  idées  probablement  toutes  contraires  à  son 
siècle,  pourra-t-il  nous  amener  le  bonheur?  j'en  doute 
un  peu.  Pourtant  patience;  nous  ne  voyons  pas  l'avenir. 


RÉCIT    D'UNE    SŒUR.  |19 


Peut-être  ce  dernier  reste  d'un  principe  d'ordre  est-il 
destiné  à  nous  tirer  de  Tanarchie  où  nous  sommes  main- 
tenant. En  attendant  la  religion  prospère ,  et,,  si  nous 
avons  une  nouvelle  restauration ,  fasse  le  ciel  que  notre 
clergé  ne  s'associe  point  au  pouvoir,  contre  lequel  le 
peuple  est  toujours  en  méfiance,  et  avec  lequel  il  le  con- 
fond, les  trouvant  réunis.  Que  nos  prêtres  abandonnent 
la  scène  politique...  N'ont-ils  pas  une  mission  bien  plus 
élevée? 

a  J'ai  peut-être  dit  bien  des  folies;  je  m'attends  à 
être  sévèrement  jugé  par  toi.  N'importe,  j'attends;  que 
Dieu  me  conduise.  Ce  dont  je  suis  sûr,  c'est  que  ma 
conscience  seule  me  guidera.  Donc  alors,  advienne  que 
pourra  ! 

«  Adieu,  écris-moi  à  Naples.  Parle-moi  de  Rio.  Nous 
avons  tous  les  deux  de  grands  torts  d'amitié,  mais  qu'il 
soit  sûr  que  mon  cœur  n'a  pas  changé.  Toi,  je  t'aime 
plus  que  jamais.  Dis-moi  tes  projets  pour  l'hiver. 

tt  Albert.  » 


•    ALBERT    A    OLGA. 
(Elle  avait  alors  un  peu  plus  de  12  ans.) 

«  Castellamare,  5  juin  1833. 

«  Ma  sœur  chérie,  mon  père,  étant  trop  occupé  aujour- 
d'hui, n'a  pas  le  temps  de  t'écrire  avant  le  départ  de  la 
poste,  il  me  charge  donc  de  t'embrasser.  Juge  si  j'ai 
accepté  avec  plaisir,  et  en  m' acquittant  de  sa  commis- 
sion, j'en  fais  autant  pour  mon  propre  compte.  Cette... 

«  Ne  t'inquiète  pas  de  ce  mot  placé  là  tout  seul ,  j  «- 
vais  commencé  une  phrase,  mon  père  est  venu  me  par- 
ler, j'ai  oublié  ce  que  je  voulais  te  dire  ;  c'est  égal. 


ItO  RECIT    D'UNE    SŒUR. 


«  Je  vais  d'abord  te  dire  ce  dont  mon  père  m'a  chargé. 
Tu  verras  arriver  un  de  ces  jours  un  M.  Guillet  ou  Guil- 
lot.  C'est  toujours  pour  tes  yeux*.  Il  les  regardera,  puis 
il  écrira  à  mon  père  ce  qu'il  faut  faire.  Montre  cette 
lettre  à  M™«  de  Corialis  afin  que  cet  individu  puisse  par- 
venir jusqu'à  toi.  Je  crois  que  voilà  tout.  M'as-tu  bien 
compris  ? 

«  Maintenant  je  te  dirai  que  nous  sommes  à  Castella- 
mare.  Nous  vivons  en  ermites,  surtout  mon  père  et  moi, 
cai'  Fernand  court  un  peu  davantage.   Cependant  il  est 

i.  Olga  avait  depuis  l'âge  de  huit  ans  la  vue  faible;  ses  yeux  cau- 
saient à  mes  parents,  dès  cette  époque,  une  inquiétude  qui  ne  se 
dissipa  jamais,  et  qui,  si  sa  vie  eût  été  plus  longue,  aurait  pu  être 
plus  fatalement  justifiée  encore.  Telle  qu'elle  fût,  cette  demi-infirmité 
servit  à  mûrir  son  âme,  car,  à  chaque  instant  de  sa  vie,  elle  rofi*rit 
à  Dieu  sans  murmure,  renouvelant  son  sacrifice  chaque  fois  qu'une 
occasion  quelconque  le  lui  rendait  plus  sensible.  Ces  occasions  étaient 
fréquentes,  car  jamais  personne  n'eut  plus  qu'elle  le  goût  de  l'étude, 
et  ne  posséda  davantage  les  facultés  qui  font  aimer  les  arts  et  jouir 
des  beautés  de  la  nature,  et,  sur  tous  ces  points,  ses  sacrifices  étaient 
perpétuels  et  journaliers.  Je  ne  sais  comment  les  oculistes  expli- 
quaient ce  symptôme,  mais  c'était,  pour  ainsi  dire,  le  soleil  qui  l'em- 
pêchait de  voir.  A  une  lumière  douce  et  tempérée,  dans  une  chambre, 
ou  après  le  coucher  du  soleil,  en  plein  air,  elle  voyait  comme  une 
autre;  mais  dès  que  le  jour  devenait  brillant,  elle  en  était  éblouie  et 
cessait  de  voir  distinctement.  On  ne  peut  imaginer  à  combien  de 
privations  cette  imperfection  de  sa  vue  la  soumettait.  Tantôt  c'était 
dans  une  galerie  de  tableaux,  un  rayon  de  soleil  tombant  d'en  haut 
et  éclairant  ce  qui  en  valait  le  plus  la  peine,  qui  lui  en  dérobait 
complètement  la  vue  ;  tantôt  c'était  dans  une  promenade  faite  exprès 
pour  aller  voir  un  point  de  vue,  qu'en  arrivant  au  but  et  lorsque  tous 
se  récriaient,  elle  était  comme  frappée  d'aveuglement,  parce  qu^une 
lumière  brillante  éclairait  le  paysage;  tantôt  c'était  à  une  cérémonie, 
tantôt  à  l'église  où  on  la  voyait  souvent  fermer  son  livre,  sans  tris* 
tesse,  sans  impatience,  et  se  mettre  à  penser,  comme  elle  disait, 
parce  qu'elle  ne  pouvait  plus  lire.  C'est  là  sans  doute  ce  qui  contribua 
à  rendre  son  âme  si  méditative,  et  à  lui  donner  dès  l'âge  de  seize  ans 
une  grande  facilité  à  se  recueillir  et  à  élever  son  âme  et  son  esprit 
plus  haut  qu'il  n'est  d'ordinaire  de  le  faire  à  cet  âge.  Entre  mille 
occasions  où  je  fus  frappée  et  touchée  de  sa  douceur  et  de  sa  rési» 


RÉCIT   D'UNB    SŒUR.  Itl 


souvent  avec  nous,  et  quand  nous  sommes  là  tous  trois 
ensemble ,  nous  ne  parlons  que  des  absents.  Ton  tour 
revient  souvent  et  ces  conversations  Onissent  toujours 
par  cette  phrase  :  «  Quand  donc  irons-nous  les  chercher 
tous?  Quel  beau  jour  que  celui-là!  se  revoir!  s'embras- 
ser! après  quatre  longs  mois  de  séparation! 

a  Chère  amie,  n'oublie  jamais  dans  tes  prières  ton 
vieux  Albert.  Le  plus  beau  jour  de  ta  vie  approche  et  tes 
vœux  seront  bien  accueillis  là-haut.  Prie  pour  nous  tous. 
C'est  toi  en  ce  moment  qui  es  notre  protectrice.  Dieu  ne 
te  refusera  rieni  Ma  lettre  est  bien  courte,  mais  je  ne 
puis  écrire  longtemps  sans  me  fatiguer.  Je  t'écrirai  sou- 
vent, mais  réponds  à  notre  bon  père,  tes  lettres  lui  font 
tant  de  bien.  Â  la  un  mets  un  petit  mot  pour  moi.  Adieu. 
Je  t'aime  de  tout  mon  cœur.  Embrasse  bien  Albertine. 

<t  Encore  un  peu  de  temps  et  nous  nous  reverrons  et 
nous  serons  bien  heureux. 

a  Ton  frère  qui  t'embrasse,  «  Albert.  » 


LETTRE     d'aLBEBT    A     ALEXANDRINC. 


K  (Renfermée  dans  une  lettre  de  Pernand,  qui,  depuis  la  maladie  d'Albert, 

JL  *Tait  consenré  le  privilège  d'écrire  tantôt  à  Alezandrine,  tantôt  à  sa 

'  mère,  pour  leur  donner  des  nouvelles  d'Albert.) 

«  Chère ,  chère  amie ,  un  mot  seulement  pour  vous 
dire  le  bien  que  m'a  fait  votre  lettre.  Si  je  ne  craignais 

gnatioo,  je  me  sonriens  d'un  Jour,  en  1840,  à  Naples  (elle  avait  alors 
dix-sept  ans),  où  noos  étions  allées  voir  ensemble  la  procession  de 
la  Fête-Dieu  qui  passait  dans  la  ruo  de  Tolède.  Eu  marchant  à 
Tombre  dans  la  rue  de  Chbja,  elle  y  voyait  k  merveille,  ei  nous  cau- 
sions gaiemcnu  Arrivés  au  coin  de  la  me,  nous  y  attendîmes  quel- 
ques instants,  puis  la  procession  passa;  mais  Olga  n'en  entendit  que 
û  musique,  car,  dès  que  parurent  les  bannières,  le  soleil  les  éclairant 
vivement  ainsi  que  les  armes  de»  soldats,  elle  cessa  absolument  de 


122  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

que  ce  fût  de  la  folie,  je  dirais  qu'elle  m'a  guéri.  Je  suis 
si  étonné  de  n'être  pas  malheureux!  au  contraire  je  suis 
gai ,  j'ai  la  plus  grande  confiance.  Vous  êtes  toujours 
là  près  de  moi ,  il  me  semble  que  je  vous  parle.  Enfin 
vous  et  moi,  c'est  un.  Non,  je  n'irai  pas  vous  rejoin- 
dre; patience!  je  trouve  que  le  temps  passe  vite.  L'hi- 
ver prochain  sera  beau!  Je  demande  tous  les  jours 
à  Dieu  que ,  si  vous  pouvez  être  plus  heureuse  avec 
un  autre,  vous  me  sacrifiiez  sans  hésitation.  J'ai  du 
bonheur  pour  toute  ma  vie,  pourv^u  que  vous  soyez  heu- 
reuse !  Vous  sentez  bien  pourtant  qu'il  y  a  autre  chose 
que  je  préfère  î  Enfin,  espérons.  Dieu  est  si  bon!  Ce  n'est 
pas  pour  rien  que  je  ne  suis  pas  mort  à  Civita-Vecchia. 
Oui,  je  me  soigne,  je  veux  vous  revoir.  Est-ce  que  votre 
mère  trouverait  malce  petit  mot!  Je  ne  le  crois  pas.  En 
tout  cas,  faites  comme  vous  voudrez.  Dites-moi  si  je  puis 
continuer  à  vous  écrire  tout  ce  qui  se  passera  en  moi. 
Ma  première  lettre  sera  pour  votre  bonne  mère.  J'ai 
commencé  par  vous,  c'est  bien  simple ,  n'est-ce  pas?  Je 
passerai  l'été  avec  mon  père  et  mon  bon  Fernand.  Je  ne 
crois  pas  m'ennuyer,  car  vous  êtes  là  avec  moi.  Adieu. 
Mon  épître  n'est  pas  longue,  c'est  égal,  vous  savez  ce 
qu'il  y  a  dans  mon  cœur.  Je  vous  aime.  Dieu  est  si  bon. 
Confiance.  •  '      «  A.  » 

EUGÉNIE    A   ALEXANDRINE. 

«  Je  prie  tant  pour  toi,  pour  toi  et  Pauline!  —  Pauline 
et  toi  —  pas  autre  chose.  Je  ne  parle  pas  d'Albert,  Albert 

voir.  Alors  elle  resta  en  silence  quelques  instants,  puis  elle  me  dit  : 
«  Je  n'ai  rien  vu,  mais  je  ne  suis  pas,  triste,  je  viens  môme  d'avoir  un 
vif  mouvement  de  joie  en  pensant  à  tout  ce  que  Dieu  me  fera  voir  dé 
beau  en  paradis  pour  me  dédommager  de  tous  ces  plaisirs  perdus.  » 
Chère  douce  petite  sœur,  quels  grands  exemples  elle  nous  a  donnés  I 
et  que  de  paroles  profondes  sont  sorties  de  sa  bouche  d'enfant  I 


KéCIT   1>'XrSB    8ŒTIB.  1» 


est  compris  dans  toi ,  c'est  une  même  prière.  Dieu  l*a 
aimé,  Dieu  Ta  sauvé.  Dieu  le  bénira,  et  le  bénir,  c'est 
te  bénir.  Comme  j'ai  repris  avec  ardeur  ma  prière  favo- 
rite! Comme  elle  est  de  jour  en  jour  plus  sincère!  Je 
conjure  le  bon  Dieu  de  prendre  ma  chance  de  bonheur, 
de  la  réunir  à  celle  de  Pauline  et  à  la  tienne  et  de  vous 
rendre  heureuses.  Ce  n'est  pas,  pour  cela,  demander  à 
être  malheureuse;  ma  prière  exaucée  serait  une  certitude 
de  bonheur.  » 

Alexandrine  lui  répond  : 

0  Que  Dieu  te  bénisse  et  te.  récompense ,  chère  déli- 
cieuse petite  amie.  Sais-tu  qu'en  demandant  si  vivement 
mon  bonheur  et  celui  de  Pauline,  c'est  le  tien  en  toutes 
lettres  que  tu  te  demandes,  car  pourrions  -  nous  être 
heureuses  l'une  ou  l'autre,  si  tu  n'avais  pas  une  dose  de 
félicité  égale  à  la  nôtre?  » 


ALBERT    A     OLGA. 

«  Castellamare,  i*' juillet  1833. 

«  Olga  chérie ,  je  t'embrasse  de  la  part  de  mon  père 
qui  ne  peut  t'écrire  aujourd'hui,  car  le  temps  lui  man- 
que encore.  C'est  toujours  un  plaisir  pour  moi  quand  il 
me  charge  de  prendre  sa  place,  parce  que  cela  me  force 
à  faire  ce  qui  m'est  agréable ,  mais  ce.  que  la  paresse 
pourrait  parfois  me  faire  remettre.  Je  te  dirai  en  "pre- 
mier lieu  que  tes  gentilles  lettres  n'ont  qu'un  défaut, 
c'est  celui  d'être  trop  rares.  En  second  lieu,,  je  t'annon- 
cerai que  tu  es  tante  d'un  beau  garçon,  et  que  Charles 
est  le  plus  heureux  du  monde.  Son  fils,  qui  va  s'appeler 
Alfred ,  le  comble  de  joie. 

c  Et  toi,  tous  les  jours  te  rapprochent  de  celui  de  ta 
première  communion.  C'est  le  plus  beau  moment  de  la 


124  RECIT    D'UNE    SŒUR. 


vie,  et  il  ne  m'est  jamais  sorti  du  cœur.  J'étais  bien  bon 
alors,  et  je  suis  sûr  que  mes  prières  furent  exaucées; 
aussi  je  te  prie  de  ne  pas  m'oublier  dans  les  tiennes. 

«  Je  fis  ma  première  communion  à  Paris ,  à  Saint- 
Sulpice.  Nous  étions  très-nombreux,  le  ciel  était  beau  et 
semblait  nous  regarder  avec  amour.  Nous  entrâmes  dans 
réglise  après  une  procession  que  nous  avions  faite  au 
dehors;  l'orgue  accompagnait  notre  marche.  Au  moment 
de  la  communion,  on  se  levait  et  on  allait  à  Tautel  deux 
à  deux,  puis  on  retournait  à  sa  place  le  cœur  plein  de 
bonheur.  La  messe  finie,  chacun  alla  se  jeter  dans  les 
bras  de  ses  parents,  puis  on  se  retira.  Chère  amie,  tu 
auras  de  plus  le  bonheur  de  te  trouver  à  Rome  pour  ce 
beau  jour.  Ce  sera  toujours  un  délicieux  souvenir  pour 
.toi.  Prie  bien  pour  nous  tous.  Demande  à  Dieu  de  nous 
rendre  aussi  bons  et  aussi  heureux  que  nous  l'étions  ce 
jour-là.  Prie  pour  notre  bon  père,  notre  mère  chérie,  et, 
si  tu  y  penses,  je  te  demande  une  petite  prière  pour 
moi  qui  t*aime  de  toute  mon  âme.  Adieu.  Je  t'embrasse 
ainsi  que  ma  bonne  Albertine.  Rends-la  bien  sage  et 
bien  bonne. 

«  Ton  frère  qui  te  chérit, 
u  Albert.  » 

«  Prie  aussi  beaucoup  pour  A...,  pas  ma  sœur.  Tu  me 
comprends.  » 


ALBERT    A    PAULINE. 

«  Castellamare,  19  juillet  1833. 

«  Ma  chère  amie,  j'ai  reçu  ta  trop  délicieuse  lettre,  et 
je  dirai  tout  bas  que  je  me  suis  attendri.  Si  j'avais  eu 
quelque  chose  à  donner  à  la  vanité,  elle  a  certes  pu  être 


RÂCIT    D'UNE    SŒUtt  1«5 

flattée;  mais  d'autres  sentiments  remplissaient  mon 
cœur.  J'ai  savouré  avec  délices  le  bonheur  d'être  aimé 
comme  je  le  suis  des  miens;  et  puis  j'en  ai  ressenti  de 
rétonnement,  car,  sans  modestie ,  je  me  trouve  indigne 
de  tout  intérêt.  N'importe,  garde,  je  t'en  prie,  tes  illu- 
sions, car  je  trouve  cela  fort  doux. 

<(  Je  regrette  de  ne  pas  être  avec  vous.  J'ai  tant  de 
tranquillité,  tant  de  gaieté,  tant  d'espoir!  Je  remercie 
Dieu  de  cet  état.  Oh!  mes  amies!  prenez  de  ce  calme, 
que  la  mauvaise  route  ne  vous  effraye  pas!  Ne  voyez 
devant  vous  qu'un  bel  avenir! 

«  J'ai  bien  souffert,  chère  Pauline,  en  lisant  la  seconde 
partie  de  ta  lettre.  Ma  pauvre  amie  !  la  voilà  donc  encore 
en  proie  à  ses  agitations.  A  propos  de  quoi  la  tourmen- 
ter maintenant?  Sa  mère  ne  lui  a-t-elle  pas  dit  un  jour  : 
«  qu'elle  comprenait  qu'on  changeât  de  religion  pour 
son  mari?  »  Était-ce  donc  qu'elle  pensait  à  se  faire 
grecque?  Non.  Mais  voilà  bien  comme  sont  ceux  qui  ne 
voient  dans  la  religion  qu'une  opinion.  En  opinion ,  vos 
antécédents  et  une  foule  de  considérations  inférieures 
peuvent  et  doivent  même  vous  enchaîner;  mais  en 
religion,  on  ne  doit  compte  de  ses  actions  et  de  ses  sen- 
tiçients  qu'à  Dieu,  et  Dieu  ne  permet  pas  qu'on  résiste 
à  sa  conscience,  voix  dont  il  se  sert  pour  nous  avertir 
de  nos  erreurs  aussi  bien  que  de  nos  fautes.  Pauvre 
amie  !  tandis  que  je  suis  si  tranquille ,  elle  est  en  proie 
à  de  violentes  agitations.  Voilà  le  pis,  car  du  reste  j*ai 
confiance.  Dieu  veille  sur  elle,  et  si  elle  ne  souffrait  pas, 
je  rirais  aussi  de  cela.  Dis-lui  de  ne  se  tourmenter  de 
rien,  de  mettre  fin  à  ses  craintes,  scrupules,  remords  et 
autres  petites  misères,  c'est  du  temps  perdu.  Dieu  ne 
veut  pas  qu'on  se  tourmenté.  Le  trouble  est  ami  du  mal. 
Ayons  du  calme,  mes  amis,  n'ayons  que  cela.  Quand  tu 
lui  écriras,  dis-lui  que  je  l'aime  absolument  comme 


126  RECIT    D'UNE    SŒUR. 


avant,  peut-être  même  un  peu  plus,  je  ne  sais.  Je  ne  lui 
écris  pas,  car  je  n'aimerais  pas  que  mes  lettres  fassent 
décachetées  avant  de  lui  parvenir.  Adieu.  Je  t'aime  de 
tout  mon  cœur  ainsi  que  ma  chère  Eugénie.  Quand  tu 
écriras  à  ma  pauvre  amie,  tâche  de  faire  renaître  la 
paix  dans  son  cœur.  Qu'elle  ne  s'agite  pas,  mais  qu'elle 
ait  confiance!  » 

Pendant  que  la  douce  confiance  d'Albert  remplissait 
son  cœur  de  sérénité,  et  que,  de  notre  côté,  en  France, 
nous  passions  très-bien  notre  temps ,  la  pauvre  Alexan- 
drine  faisait  en  effet  un  voyage  fort  agité  en  Allemagne. 
Sa  mère,  bonne,  douce,  compatissante,  avait  subi  elle- 
même,  pendant  qu'elle  était  à  Naples,  le  charme  du 
sentiment  d'Albert  pour  sa  fille;  elle  l'aimait,  elle  s'é- 
tait attendrie  mille  fois  sur  son  amour,  et  on  peut  dire 
qu'elle  n'avait  rien  fait  pour  y  mettre  obstacle,  dans  le 
temps  où  cela  eût  encore  été  possible ,  sans  les  rendre 
malheureux  l'un  et  l'autre.  Mais,  une  fois  loin  de  l'Italie, 
séparée  de  nous,  rapprochée  de.s  siens,  transportée 
dans  une  atmosphère  toute  différente  de  celle  dans 
laquelle  nous  vivions  tous  depuis  un  an,  elle  ressentit 
l'effet  de  ces  nouvelles  influences,  et  sembla,  pendant 
quelque  temps,  ne  plus  voir  que  les  côtés  désavantageux 
et  inquiétants  de  l'union  qu'elle  avait  déjà  presque  sanc- 
tionnée, et  elle  exprima  plus  d'une  fois  à  cet.  égard  des 
regrets  qui  étaient  une  vraie  torture  pour  Alexandrine. 
Ces  regrets  avaient  pour  objet  tantôt  l'âge,  tantôt  la 
santé  d'Albert,  puis  son  manque  de  fortune  et  de  car- 
rière, son  pays  même  que  l'empereur  de  Russie  avait  en 
déplaisance  dans  ce  temps-là,  ce  qui,  malgré  ses  ancien- 
nes bontés  pour  mon  père,  rendait  son  consentement 
fort  improbable, — et  Alexandrine,  étant  l'une  des  demoi- 
selles d'honneur  de  l'impératrice ,  ne  pouvait  se  mariiir. 


BéCIT   D'UNE   SŒUR.  Itl 

sans  le  demander.  Les  amis  que  Ton  rencontrait  sem- 
blaient tous  frappés  de  ces  objections,  aucun  d'eux  jae 
prenant  en  considération  des  sentiments  que  Ton  suppo- 
sait fragiles  et  passagers,  comme  le  sont  souvent  ceux 
du  même  genre.  A  toutes  ces  raisons  venait  se  joindre 
celle  de  la  religion ,  qui  semblait  préoccuper  M™«  d'Alo- 
peus  en  Allemagne  beaucoup  plus  qu'elle  ne  l'avait  fait 
en  Italie.  Sur  ce  point,  les  conversations  les  plus  pénibles 
avaient  lieu  entre  Alexandrine  et  sa  mère,  appuyée  sur 
celui-ci  plus  encore  que  sur  tous  les  autres,  par  les 
parents  et  amis  dont  elle  se  trouvait  entourée.  Parmi 
eux  et  prête  à  seconder  toutes  les  objections  était 
M"«  Catiche  de  B...,  déjà  nommée  dans  cette  histoire, 
qui  était  excellente  et  dévouée  à  Alexandrin^  et  à 
sa  mère  (avec  lesquelles  elle  demeurait  presque  toujours) , 
mais  une  de  ces  personnes  qui  n'estiment,  en  ce  monde, 
que  les  choses  positives  et  ne  font  cas  que  de  ce  qui  a 
une  valeur  matérielle.  Or,  jugé  à  ce  point  de  vue,  notre 
Albert  lui  semblait  peu  digne  du  bonheur  auquel  il  aspi- 
rait, et  Catiche  exaspérait  Alexandrine  en  ayant  l'air  de 
trouver  qu'elle  lui  faisait  un  grand  honneur  en  l'épou- 
sant. Un  jour  qu'elle  se  lamentait  au  souvenir  des  géné- 
raux, ambassadeurs,  princes  russes  ou  allemands,  aux- 
quels, en  pensée,  elle  avait  destiné  la  main  d' Alexan- 
drine, elle  s'écria  :  «  Hélas  !  Sacha  *  !  toi  qui  faisais  ma 
gloire!  »  Cette  exclamation  avait  fait  rire  Alexandrine 
qui  nous  l'avait  écrit.  Nous  lui  avions  répondu  que  nous 
espérions  que  la  bonne  Catiche  lui  pardonnerait  de  ne 
pas  faire  sa  gloire,  si  Albert  parv^enait  à  faire  son  bon- 
heur! Eugénie  lui  écrivait  aussi  dans  le  même  temps  : 
«  Oh!  Alexandrine,  aime  mon  père  chérî  et  avoue 
qu'il  est  doux  d'avoir  pour  ami  et  pour  confident  des 

1.  Diminutif  d'Alexandrin»,  en 


128  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

sentiments  môme  romanesques  de  sa  jeunesse  un  père 
qui  les  comprend  et  les  protège.  Il  me  semble  que  je 
l'aime  plus  que  jamais.  Dis-moi  aussi  qu'il  est  bon  et 
que  tu  l'aimes,  et  livre-toi  à  des  idées  consolantes  et 
douces,  l'avenir  sera  beau,  tu  verras.  » 

Catiche  était  peu  versée  en  controverse,  mais  elle  sai- 
sissait à  merveille  tous  les  inconvénients  matériels  qu'au- 
rait pour  Alexandrine  un  changement  de  religion  ;  elle 
appuyait  sans  cesse  sur  l'extrême  mécontentement  qu'en 
aurait  l'empereur,  lui  représentait  toutes  les^  manières 
dont  ce  mécontentement  pourrait  se  manifester,  et  s'é- 
tonnait qu'elle  fût  assez  infatuée  pour  songer  à  ajouter 
ce  grief  à  celui  d'épouser  un  Français.  Ces  raisonne- 
ments faisaient,  comme  on  peut  le  croire,  assez  peu 
d'impression  sur  Alexandrine;  mais  un  obstacle  plus 
fort  et  plus  puissant  que  tous  les  arguments  plaidait 
auprès  d'elle  la  même  cause.  Cet  obstacle  était  l'opposi- 
tion de  sa  mère  et  la  terreur  que  lui  causait  la  pensée 
de  l'affliger.  Devant  celui-là,  elle  s'arrêta  si  longtemps, 
qu'elle  lui  sacrifia  le  bonheur  qui  eût  complété  son 
union  avec  Albert  ici-bas,  et  qu'elle  ne  goûta  l'intime 
douceur  de  communier  avec  lui  qu'une  seule,  première, 
dernière,  suprême  fois. 

Peut-être  fut-ce  la  mystérieuse  volonté  de  Dieu  qu'il 
en  arrivât  ainsi  ;  peut-être  aussi  Alexandrine  aurait-elle 
eu  plus  tôt  le  courage  d'affliger  sa  mère  et  de  réjouir  le 
cœur  de  son  mari,  sans  ses  scrupules  de  droiture,  qui, 
plus  que  jamais,  se  manifestèrent  au  sujet  de  cette 
grande  action  et  lui  inspirèrent  la  volonté  de  tout  exa- 
miner, de  tout  approfondir  longuement,  et  aussi  celle 
de  résister  à  l'attrait  que,  dès  son  enfance,  elle  avait 
éprouvé  pour  le  catholicisme,  de  peur  qu'il  ne  fût  le 
produit  de  son  imagination  ou  le  résultat  de  sa  ten- 
dresse pour  Albert,  —  motifs  que,  à  bon  droit,  elle  fou- 


RÉCIT    D'UNE   SŒUR.  lit 

vait  insuffisants  pour  justifier  un  changement  de  reli- 
gion. A  œs;  excellentes  raisons  se  joignit,  à  son  insu,  je 
le  crois,  le  désir  de  reculer  Theure  où  la  conviction 
atteindrait  chez  elle  ce  degré  au  delà  duquel  une  àrae 
ne  peut  plus  résister,  et  où  il  faudrait  enfin  se  décider 
à  affliger  sa  mère  ou  à  déplaire  à  Dieu.  Le  fait  est  que 
ses  recherches  se  prolongèrent  bien  au  delà  de  ce 
qu'aurait  pu  faire  prévoir  et  le  goût  naturel  qu'elle  avait 
pour  le  catholicisme,  et  le  penchant  qui  la  portait  vers 
la  religion  d'Albert,  et  qu'elles  amenèrent  des  délais 
que  ne  purent  comprendre  plus  tard  ceux  qui  la  connu- 
rent dans  toute  la  joie,  toute  la  ferveur  et  toute  la  conso- 
lation de  la  foi  embrassée. 

A  l'époque  de  ces  discussions  de  Berlin,  elle  était  donc 
bien  loin  encore  d'être  catholique;  mais  promettre  de 
ne  jamais  le  devenir,  c'est  ce  qu'il  fut  impossible  à  sa 
mère  d'obtenir  d'elle  ;  et  c'était  d'ailleurs  une  promesse 
qu'en  aucun  temps  de  sa  vie  elle  n'aurait  voulu  faire. 
J  outes  ces  discussions  cependant  étaient  pour  elle  la 
source  de  mille  peines,  et  elles  lui  rendirent  les  bons 
jours  fort  rares  pendant  ce  voyage  où  son  journal  est 
rempli  du  récit  de  ses  petites  agitations,  calmées  seule- 
ment par  la  pensée  du  retour  en  Italie  pour  l'automne, 
époque  qui  devait  encore  une  fois  nous  réunir  tous.  • 

Elle  se  plut  à  Boklet  plus  qu'ailleurs,  durant  ce 
voyage.  «  C'était,  dit-elle,  un  lieu  solitaire  et  ombragé 
entouré  de  collines  vertes  et  touffues,  et,  de  ma  fenêtre, 
je  voyais,  au  delà  d'une  prairie  charmante,  la  route  par 
laquelle  nous  devions  partir,  la  route  qui,  dans  ma 
pensée,  étiiit  celle  de  Naples.  » 

Ce  fut  dans  ce  lieu  qu'elle  écrivit  les  lignes  suivantes: 

«  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  mon  Dieu!  Je  ne  sais  plus 
dire  que  cela,  je  crois  ;  mes  idées  se  combattent  toutes, 
et  il  y  a  des  moments  où  je  crois  vraiment  que  je  doute 
u  0 


130  ^  RÉCIT    lyuWE    SŒUR. 


de  ce  que  je  crois  le  plus.  J'ai  bien  souffert  depuis  que 
j'ai  quitté  ces  chers  amis.  I>' abord  ce  départ,  ces  adieux; 
puis,  tout  de  suite  après,  ces  inexprimables  angoisses  a 
Rome,  à  Florence;  puis  tout  ce  long  voyage  sans  pou- 
voir avoir  un  mot  de  nouvelle  de  lui;  puis,  à  Berlin, 
toutes  ces  piqûres  au  cœur,  et,  après  tout- cela,  l'idée 
que  vraisemblablement  je  ne  passerais  pas  l'hiver  avec 
lui. 

«  Je  sens  avec  bonheur  cependant  que  mon  amour 
n'a  subi  aucune  altération,  et  je  puis  dire,  ô  nîon  Dieu! 
que  je  suis  prête  à  tout  supporter,  pourvu  qu'Albert 
soit  heureux  ;  seulement  je  ne  veux  pas  qu'il  le  soit  aux 
dépens  de  ceux  que  je  chéris.  Si  donc,  ô  mon  IMeuî  tu 
as  décidé  que  nous  ne  pouvions  pas  être  heureux  tous 
les  deux  et  ensemble,  donne  —  à  lui  l'oubli,  une  heu- 
reuse inconstance,  et  un  bonheur  sans  regrets  et  sans 
remords  avec  une  autre,  mais  qu'elle  soit  digne  de  lui, 
ô  mon  Dieu!  —  et  à  moi,  laisse-moi  un  peu  de  courage 
pour  ne  pas  ennuyer  les .  autres  de  ma  mélancolie,  et 
une  entière  résignation  à  ta  volonté,  mon  Dieu  !  pour 
qu'en  mourant  je  puisse  espérer  retrouver,  un  jour,  au 
ciel  ceux  que  je  chéris  ici-bas.  Mon  sort  est  dans  la  plus 
grande  incertitude  ;  la  seule  chose  que  je  sache  de  ma 
vie,  c'est  que  je  n'épouserai  jamais  qu'Albert.  Lui,  je 
ne  puis  non  plus  me  figurer  qu'il  m'oublie,  où  que  du 
moins  il  en  aime  jamais  une  autre  autant  que  moi.  11 
me  semble  que  nos  âmes  ont  de  quoi  s'aimer  et  se 
comprendre  pour  la  vie  et  pour  l'éternité  !  Sans  doute, 
mon  Dieu,  ce  ne  serait  pas  trop  d'avoir  souffert  toute  la 
vie  pour  avoir  toute  l'éternité  avec  ceux  qu'on  chérit. 

((  Je  te  rends  grâces,  ô  mon  Dieu!  de  ce  que  jamais 
l'espoir  d'une  bienheureuse  éternité  ne  s'éteint  dans 
mon  cœur.  Je  te  remercie  aussi,  Dieu  de  bonté,  de 
faire  que  l'espoir  ne  me  quitte   jamais  non  plus    tout 


ftécrr  D'umi  amxnu  m 


à  fait  de  passer  encore  ht  plus  grande  partie  de  ma  vie 
sur  ia  terre  avec  Albert.  Je  t'en  remercie,  toi,  ô  mon 
Dieu  !  parce  que  je  veux  que  cet  espoir  vienne  de  toi! 
Tu  le  sais,  je  ne  veux  rien  d*heureux  qui  ne  vienne  du 
ciel,  et,  si  je  me  trompe  en  croyant  ce  désir  sincère» 
rends-le  tel,  ô  mon  Dieu!  tu  peux  tout.  Mon  Dieu,  ao 
nom  de  Notre-Seigneur,  récompense  ma  mère  de  tout 
ce  qu'elle  a  fait  pour  moi... 

«  Je  ne  rouvrirai  ce  livre  que  là  où  nous  passerons 
l'hiver  —  je  n'ose  pas  dire  à  Naples.  » 

A  Stuttgard,  où  elles  allèrent  ensuite,  les  pénibles 
discussions  qui  avaient  déjà  eu  lieu  ailleurs  au  sujet  du 
mariage  d'Alexandrine  se  renouvelèrent  plus  vives  que 
jamais,  et  il  paraît  que  les  amis  rencontrés  là  se  récriaient, 
plus  que  sur  autre  chose,  sur  Tabsence  de  carrière  d'Al- 
bert, qui  diminuait  encore  grandement  ses  chances  de 
fortune.  On  juge  si  Catiche  était  de  leur  avis,  et  si 
toutes  leurs  réflexions  étaient  commentées  et  amplifiées 
par  elle,  lorsqu'elle  se  retrouvait  seule  avec  Alexandrine. 
Celle-ci,  fatiguée  de  contradictions,  ennuyée,  impatientée» 
soulagea  sa  mauvaise  humeur  par  l'efl'usion  suivante, 
qu'elle  écrivit  en  voiture  le  jour  de  leur  départ  de  Stutt- 
gard : 

«  J'ai  quelquefois  une  certaine  curiosité  de  savoir  s'il 
y  aura  des  carrières  ati  ciel  !  Si  les  généraux»  les  minis- 
tres y  seront  plus  considérés  que  ceux  qui  n'auront  pas 
fait  parler  d'eux!  Qu'est-ce   que   la   gloire   pour   une 
dignité  de  la  terre?  Que  ne  cherche-t-on  plutôt  à  acqué- 
rir une  dignité  dans  le  ciel?  Ne  pense-fr-on  jamais  que 
celles-là  sont   incorruptibles?  Carrière!   ce  mot   m'est 
j  devenu  insupportable!  Contribuer  à  la  défense  de  son 
I  pays  quand  il  eu  a  besoin»  voilà  q^ui  est  bien;  mais 
I  pour  atteindre  ce  but  éloigné»  languir  pendant  nombre 


132  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

d'années  dans  des  occupations  à  peu  près  mécaniques, 
qui  ne  servent  qu'à  perdre  le  temps  que  Ton  pourrait 
donner  à  Dieu,  qu'est-ce? 

«  Que  l'on  dise  à  une  jeune  personne  :  Ne  vous 
mariez  pas  avant  d'avoir  l'assurance  (autant  qu'on  peut 
ravoir  de  quelque  chose  sur  terre)  que  la  misère  vous 
épargnera,  cela  est  raisonnable  et  prend  sa  source  dans 
une  bonté  prévoyante;  mais  qu'un  peu  plus  ou  un  peu 
moins  d'argent  excite  la  considération  ou  le  dédain, 
voilà  ce  qui  crie  vengeance  au  ciel. 

{(  Mademoiselle,  quand  vous  aurez  rencontré  quel- 
qu'un qui,  vous  le  pensez,  pourra  vous  plaire,  avant  de 
vous  laisser  trop  charmer,  ne  vous  informez  pas  s'il  a 
de  la  religion  et  des  principes  :  pourvu  qu'il  n'ait  pas 
volé  et  qu'il  n'ait  commis  aucun  crime,  cela  suffît. 
N'ayez  pas  de  prétentions  trop  élevées  ou  ridicules, 
mais  informez-vous  s'il  a  de  quoi  vous  donner  pour 
toute  votre  vie  et  au  delà  à  vos  enfants  plus  que  le 
superflu  nécessaire  pour  connaître  toutes  les  aises  de  la 
vie.  Si  vous  pouvez  vous  assurer  de  ce  point,  le  plus 
essentiel  de  tous,  alors  épousez-le  sans  crainte,  vous 
serez  heureuse.  Mais  si,  au  contraire,  celui  que  vous 
êtes  disposée  à  aimer  n'a  que  juste  ce  qu'il  faut  pour 
vivre,  et  que  vous  entendiez  des  têtes  romanesques 
vous  dire  que  la  femme  qu'il  épousera  sera  digne  d'en- 
vie, que  la  solidité  de  son  caractère  lui  garantit  des 
procédés  toujours  également  bons,  que  ses  principes 
religieux  sont  inébranlables,  que  ses  goûts  modestes  ne 
l'entraîneront  jamais  dans  de  folles  dépenses,  etc.,  etc., 
n'écoutez  pas  des  paroles  si  exaltées,  si  dénuées  de  rai- 
son et  de  connaissance  du  monde  M  » 


1.  Alexandrine  a  mis  en  marge  à  cet  endroit  :  a    e  n'ai  fait  que 
délayer  là  un  passage  de  la  Bruyère  que  j'ai  toujours  beaucoup  aimé.» 


RÉCIT    D'UNE    SŒUR.  ItS 

Alexandrine  ajoute  : 

«  Peu  après  avoir  jeté  ce  fiel,  je  me  retrouvai  tout  à 
fait  heureuse  —  tout  dissentiment  ayant  disparu  entre 
ma  mère  et  moi  —  et  en  disposition  de  jouir  de  notre 
voyage  et  de  la  délicieuse  pensée  qui  depuis  Francfort 
ne  me  quittait  plus,  que,  chaque  pas,  même  le  plus  petit 
que  nous  faisions,  me  rapprochait  d'Albert,  n 


ALBERT    AU     COMTE     DE     MONTALEMBERT. 

«  Castellamare,  5  septembre  1833. 

«  Cher  bon  ami,  merci  de  ta  douce  sollicitude  au 
sujet  de  ma  santé.  Je  ne  fais  nulle  imprudence,  je  me 
porte  même  à  merveille.  Dans  ce  moment,  peu  importe 
d'ailleurs;  car,  quoique  j*aie  toujours  beaucoup  d'espoir, 
l'horizon  s'obscurcit  terriblement.  Je  ne  sais  ce  que  cela 
annonce,  mais,  malgré  moi,  je  n'ai  plus  la  même  con- 
fiance. Que  la  seule  volonté  de  Dieu  se  fasse  et  que 
tout  bonheur  soit  pour  elle.  Quant  à  moi,  dans  la  ruine 
de  tout  mon  espoir,  j'entrevois  encore  de  grandes  jouis- 
sances; un  bonheur  comme  celui  que  j'ai  déjà  reçu  peut 
bien  suffire  pour  toute  une  vie,  pourvu  qu'il  ne  soit 
pas  troublé  par  la  pensée  de  la  peine  de  celle  pour 
qui  on  donnerait  plus  que  la  vie.  » 

11  raconte  les  difficultés  survenues,  puis  il  continue  : 

«  Ces  difficultés,  Al.  les  a  mandées  à  ma  sœur,  et  sa 
lettre  étant  parvenue  à  mon  père,  je  l'ai  lue.  Cher  ami, 
si  tu  la  lisais,  tu  comprendrais  que  tant  d'amour  puisse 
briser  un  cœur  qui  cesse  d'espérer.  Voici  un  des  pas- 
sages de  cette  lettre  que  je  garde  et  que  je  te  montrerai 
quand  nous  nous  reverrons  : 

(t  11  me  semble  que  c'est  Dieu  lui-même  qui  me  dit 
■  d'espérer.    Il   me   semble   pouvoir    être    sûre    qu'il 


134  RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 

«  approuve  notre  amour  et  que  tôt  on  tard  il  le  bénira. 
«  Mais  ,  si  ce  ne  devait  être  qu'au  ciel!  » 

((  Eh  bien!  le  croirais-tu?  Je  n'ai  pas  été  transporté. 
Je  l'aime  trop  pour  pouvoir  éprouver  de  ces  accès  mo- 
mentanés. Mon  amour  est  parvenu  au  plus  haut  degré 
9t  s'y  maintient.  Cela  n'a  été  qu'un  baume  délicieux  au 
moment  où  mon  cœur  en  avait  le  plus  besoin.  J'en 
remercie  le  ciel  de  tout  mon  cœur;  certes,  voilà  déjà 
bien  du  bonheur,  et  je  sais  que  je  ne  mérite  pas  l'ac- 
complissement de  ce  qui  est  déjà  si  miraculeusement 
commencé.  Parfois  cependant  je  me  trouve  à  plaindre,^ 
car  il  est  dans  la  nature  de  toujours  désirer;  mais,  cher 
ami,  quand  je  pense  à  toi  qui  es  tellement  plus  que 
moi  digne  de  bonheur,  je  me  tais  et  je  reste  confus. 
Oh  !  mes  amis  !  que  je  voudrais  vous  voir  heureux  !  Que 
je  sois  le  seul  sacrifié!  J'ai  tant  de  souvenirs!  cher  ami, 
je  crois  que  ce  n'est  pas  une  simple  phrase  que  je  pro- 
fère là;  mais  cependant,  si  je  puis  avoir  une  petite  part 
du  bonheur  que  je  vous  désire,  je  l'accepterai  avec  joie 
et  reconnaissance. 

((  Adieu ,  je  t'aime  autant  que  possible.  J'attends  ma 
famille  dans  douze  ou  quinze  jours,  et  Alexandrine  dans 
trois  semaines.  Quelle  perspective  de  jouissances!  J'irai 
peut-être  chercher  ma  mère  à  Rome  où  ma  petite  sœur 
Olga  fait  sa  première  communion.  » 

ALEXANDRINE     A     PAULINE     ET     A     EUGÉNIE. 
«  Milan,  10  septembre  1833.  Mardi. 

«  Mes  chères  amies!  Dieu  merci,  je  suis  en  Italie,  j'ai 
franchi  ces  Alpes  formidables  qui  me  séparaient  de  vous  ! 
Je  sens  combien  je  me  suis  rapprochée  de  vous  tous,  et 
j'adore  l'Italie  plus  que  jamais! 

«  Nous  sommes    arrivées  ici    avant- hier   soir.    J'ai 


RECIT    D'UNB    SŒUR.  18S 

Biandë  si  voes  aviez  été  dans  cette  même  auberge,  et, 
à  ma  très-grande  satisfaction,  j'ai  appris  que  oui,  et  que 
vous  en  étiez  reparties  depuis  trois  jours.  Pauline ,  j'es- 
père que  tu  ne  vas  plus  me  trouver  exigeante  envers  le 
sort,  puisque  je  me  réjouis  lorsque  j'apprends  que  je 
▼DOS  ai  manquéos  de  trois  jours!  Je  pourrais  remplir 
quatre  pages  de  ce  que  j'ai  ressenti  en  apprenant  que 
vous  aviez  été  ici  il  y  a  si  peu  de  temps,  dans  la  même 
auberge  où  nous  sommes  logés  maintenant ,  et  je  vais 
tâcher  de  vous  expliquer  ce  qu'il  y  avait  d'heureux 
espoir  pour  moi  dans  cette  réponse  affirmative  à  ma  ques- 
tion :  «  La  comtesse  de  la  Ferronnays,  con  due  figlie,  a-t-elle 
logé  icit  »  et  qu'on  a  ajouté  que  il  visconte  avec  sa 
iemme  avait  logé  en  face,  n'ayant  plus  trouvé  de  place 
dans  cette  maison. 

«  Mercredi  11  se{>teinbre. 

«  Les  marionnettes  de  Fiano,  auxquelles  nous  avons 
été,  m'ont  empêchée  de  continuer  à  vous  écrire  hier,  et 
aujourd'hui  je  suis  montée  avec  Gatiche  au  haut  de  la 
cathédrale,  si  haut  qu'on  peut  monter.  J'en  reviens  à  vous 
dire  ce  qu*il  y  avait  de  si  heureux  pour  moi  dans  «  l'in- 
telligence* »  que  vous  aviez  été  ici.  D'abord  cela  m'ap- 
prenait que  vous  aviez  passé  heureusement  le  Simplon, 
ensuite  que  vous  étiez  bien  sûrement  en  Italie  et  que 
nous  nous  retrouvions  dans  le  même  pays;  enfin  vous 
comprendrez  que  cela  m'a  donné  un  avant-goût  de  votre 
chère  présence,  moi  qui  depuis  longtemps  me  sens  sépa- 
rée de  vous,  d'une  année  de  temps  et  de  distance,  et  que 
cela  était  infiniment  doux  pour  moi  d'apprendre  que 
vous  veniez  de  quitter  l'endroit  où  j'arrivais.  J'en  ai  res- 
senti la  même  joie  et  la  même  émotion  que  si  j'avais  vu 

1.  Intelligeoce,  en  anglais  :  nouveU9* 


RECIT    D'UNE    SŒUR. 


VOS  ombres  de  loin  sur  un  chemin.  Me  trouvez -vous 
drôle?  ou  bien  m'admirez-vous  d'avoir  su  ne  pas  éprou- 
ver de  regret  en  songeant  que  nous  aurions  pu  si  fcKîi- 
lement  nous  rencontrer? 

«  Pauline!  Eugénie!  je  commence  à  ressentir  de  tels 
transports  et  quelque  chose  de  si  sunny  *  dans  mon  cœur 
à  l'idée  de  vous  revoir,  que  quelquefois  je  m'efforce  de 
réprimer  un  peu  ces  mouvements  en  me  disant  que  je 
n'ai  pas  encore  atteint  ce  bonheur,  et  que  plusieurs 
semaines  se  passeront  encore  avant  que  j'y  sois  vraimevit. 
Mais  c'est  égal,  Dieu  est  mille  fois  trop  bon  pour  moi.  ii 
n'y  a  pas  moyen  du  reste  de  songer  à  être  à  Naples  avant 
le  l®""  novembre  —  trop  heureuse  encore  d'y  être  alors! 
Enfin  patience  !  Bagatelles  et  choses  importantes ,  nous 
nous  dirons  tout  alors,  et  comme  autrefois,  ma  Pauline, 
tu  me  condamneras  ou  tu  m'absoudras. 

<(  J'ai  une  grande  curiosité  de  voir  Emma.  Chères 
amies,  malgré  tout  le  bonheur  dont  je  jouis,  il  y  a  un 
grand  nombre  d'inquiétudes  dans  mon  âme  et  beaucoup 
d'inquiétude  dans  ma  tête.  Mes  idées  seront-elles  jamais 
settled  -?  Au  ciel  !  Je  l'espère.  Faites  savoir  à  Albert  de 
nos  nouvelles.  Oh!  comme  je  vous  aime  tous!  » 


Nous  avions  en  effet  passé  à  Milan  quelques  jours  au- 
paravant avec  mon  frère  Charles  et  sa  femme ,  qui  cette 
fois  revenaient  avec  nous  à  Naples.  Je  ne  me  souviens 
plus  de  ce  qui  nous  avait  fait  changer  de  route,  mais  je 
sais  que  nous  prîmes  celle  de  Genève  et  du  Simplon ,  au 
Heu  de  celle  de  Lyon  et  du  Mont-Cenis  que  nous  avions 
dû  prendre,  ce  qui  fut  cause  que  ma  mère  manqua  toutes 


1.  Sunny  :  rayonnant,  littéralement  :  biHllant  du  soleil, 

2,  Fixées. 


RéCIT    D'UNB    SŒUR.  If7 


les  lettres  qui  lai  avaient  été  adressées  sur  la  route,  et 
que  nous  arrivâmes  jusqu'à  Florence  sans  nous  douter 
de  ce  qui  avait  eu  lieu  sur  ces  entrefaites  et  croyant  tou- 
jours que  nous  allions  retrouver  mon  père  à  Rome.  Ce 
fut  la  princesse  de  Beauffremont  qui,  au  moment  où 
nous  venions  de  descendre  à  l'hôtel  de  1* Europe,  à  Flo- 
rence, nous  apprit  que  M"*  la  duchesse  de  Berr>'  s'y 
trouvait  en  ce  moment ,  qu'elle  y  avait  fait  venir  mon 
père  quinze  jours  auparavant,  que  depuis  dix  jours 
il  était  parti  chargé  par  elle  d'une  mission  pour  Prague, 
et  qu'elle  attendait  maintenant  son  retour  à  Florence. 
Ma  mère,  en  apprenant  ces  nouvelles  inattendues,  se 
décida  donc  à  s'y  arrêter  pour  l'attendre  aussi. 

Nous  vîmes  alors,  plusieurs  fois,  madame  la  duchesse 
de  BerrN'  qui  venait  à  cette  époque  de  sortir  de  Blaye,  et 
ce  fut  auprès  d'elle  que,  pour  la  première  fois,  je  vis 
mademoiselle  de  Feauveau,  dont  le  costume  étrange,  les 
récits  vendéens,  la  verve,  l'éloquence,  la  passion  pour  le 
moyen  âge  italien,  le  grand  talent,  nous  frappèrent  beau- 
coup et  charmèrent  agréablement  ce  temps  d'attente. 

J'écrivis  à  Alexandrine  une  lettre  que  je  laissai  pour 
elle  à  Florence, où  je  savais  qu'elle  devait  arriver,  comme 
à  Milan,  peu  de  jours  après  notre  départ.  J'y  laissai 
aussi  pour  elle  un  bracelet  auquel  était  suspendu  un 
médaillon  qui  contenait  une  grosse  boucle  de  mes  che- 
veux, en  lui  disant  <i  qu'elle  y  ajouterait  ce  qu'elle  vou- 
drait. ')  Elle  y  ajouta  en  effet  plus  tard  à  Naples  une 
boucle  des  cheveux  d'Albert,  et  elle  se  plaisait  à  les  por- 
ter ainsi  mêlés  aux  miens  dont  on  ne  pouvait  pas  les 
distinguer,  sans  s'en  cacher,  et  sans  pourtant  qu'on  pût 
y  trouver  à  redire. 

Dans  cette  même  lettre  je  lui  disais  : 

«  Va,  pour  l'amour  de  moi,  pendant  ton  séjour  ici, 
dans  l'église  Santa-Maria  Novella.   Cest  d'abord  une 


188  RBCIT    I>'UNE    SŒUR. 


église  curieuse  et  intéressante  pour  tout  le  monde.  Mais 
toi,  vas-y  avec  Jes  autres,  mais  pas  comme  les  autres, 
pense  à  Albert  et  à  moi  là,  et  prie  :  c'est  son  église 
favorite*.  » 

Mon  père  revint  enfin.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  par- 
ler de  la  mission  qu'il  venait  de  remplir.  Tout  ce  que 
j'en  veux  dire,  c'est  qu'il  réussit,  et  qu'il  se  sépara  de 
madame  la  duchesse  de  Berry  en  recevant  d'elle  de  vifs 
témoignages  de  satisfaction  et  de  gratitude. 

Le  20  septembre  nous  arrivâmes  à  Rome  et  le  21 
Eugénie  écrivit  à  Alexandrine  : 

((  Sais-tu  oii  nous  avons  été  ce  matin  à  six  heures  et 
demie  avec  ma  mère?  A  la  Scala  Sancta,  que  nous  avons 
montée  a  genoux  pour  toi  !  Nous  avons  bien  prié.  Que 
Dieu  nous  entende,  amie  chérie!  cela  nous  a  fait  plaisir 
de  faire  complètement  un  acte  de  pèlerins,  j'ai  fait  ce 
que  j'ai  pu  pour  être  aussi  humble  qu'eux.  » 

A  ce  passage,  Alexandrine,  après  l'avoir  copié,  a  joint 
ces  mots  :  ^' 

({  Mon  Dieu!  quelles  sœurs  m'attendaient,  et  quelles 
prières  se  sont  élevées  pour  moi  à  Rome  !  les  plus  fer- 
ventes qui  aient  jamais  été  faites  pour  moi ,  les  plus 
pures  et  les  plus  désintéressées  de  mon  Albert  (car  il  les 
faisait  sans  espoir  de  retour,  et  seulement  pour  obtenir 
que  je  devinsse  catholique,  offrant  pour  cela  tout  ce  qu'il 
pouvait  offrir) ,  puis  ces  prières  de.  sa  mère  et  de  ses 
sœurs,  celles  d'Olga  au  moment  de  sa  première  com- 
munion... Merci ,  mon  Dieu  !  vous  les  avez  exaucées  !  Vous 
m'avez  donnée  à  Albert  et  Albert  m'a  donnée  à  vous  !  » 

Olga  fit  sa  première  communion  le  23  septembre,  et 
comme  je  trouve  dans  mon  journal  de  ce  temps-là  un 

1.  C'était  dans  cette  église  qu'Albert  avait  fait  ea  1832  de  si  fer- 
ventes prières  et  formé  des  résolutions  si  fidèlement  tenues  depuis. 


IléCIT    D'UNE    SŒJTSL  Itf 


récit  détaillé  de  oe  beau  jour,  je  vais  le  transcrire  ici, 
préférant  toujours  à  mes  souvenirs,  même  à  ceux  qui 
me  sont  le  plus  présents ,  tout  ce  qui ,  par  moi  ou  par 
d'autres,  a  été  écrit  sous  l'impression  des  faits  et  au 
moment  même  où  ils  se  passaient  : 


«  Rome,  23  septembre  1833.  Jour  de  la  première  com- 
munion d*01ga. 

«  Samedi  soir,  nous  étions  seules  dans  F  église  de  la 
Trinité-du-Mont;  Olga  passa  devant  nous  pour  aller  rece- 
voir l'absolution.  Elle  avait  un  voile  noir  sur  la  tête.  En 
sortant  du  confessionnal ,  on  lui  en  mit  un  blanc ,  elle 
repassa  devant  nous,  salua  profondément  l'autel  et  alla 
se  mettre  à  genoux  loin  de  l'endroit  où  nous  étions.  Olga 
a  été  heureuse  et  privilégiée  d'être  à  Home  le  jour  de  sa 
première  communion.  Mais,  jamais  les  grâces  de  Dieu  ne 
sont  tombées  sur  une  âme  plus  digne  de  les  recevoir.  La 
religion  a  développé  son  intelligence  et  son  imagination, 
et  s'est  emparée  de  l'une  et  de  l'autre.  Elle  comprend  les 
choses  du  ciel  mieux  que  tout;  du  reste,  elle  est  plus 
enfant  qu'une  autre  pour  son  âge -.c'est  bien  là,  je  orois, 
ce  que  Dieu  aime. 

«  Nous  assistâmes  à  la.bénédiction,  puis  une  religieuse 
vint  nous  chercher  pour  aller  embrasser  notre  chère 
petite  sœur.  Nous  sortîmes  par  ce  beau  cloître  tout 
éclairé  par  une  lune  brillante.  Nous  trouvâmes  Olga  heu- 
reuse et  calme  comme  un  ange.  Ensuite  nous  rentrâmes, 
et  maman,  Eugénie  et  moi,  nous  nous  mîmes  à  arranger 
dans  une  corbeille  la  blanche  toilette  d'Olga  pour  le  len- 
demain, son  voile,  sa  robe  de  mousseline,  sa  couronne 
de  roses  blanches.  Oh  !  tout  cela  était  doux  !  c'étaient  des 
préparatifs  pour  un  jour  si  parfaitement  beau  !  Les  anges 
que  notre  Olga  aime  et  prie  tant  pouvaient  la  regarder 


140  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

avec  complaisance  s'embellir,  car  c'était  bien  pour  Dieu, 
et  lui  seul  était  empreint  sur  son  visage  lorsqu'elle  parut 
ainsi  vêtue  le  lendemain  matin.  Elle  avait  l'air  de  n'être 
jolie  que  parce  qu'elle  était  bonne. 

f(  Elle  devait  être  confirmée  avant  la  messe,  ainsi 
qu'AlbertineS  et,  comme  j'étais  sa  marraine,  j'étais  à 
genoux  à  côté  d'elle  tout  le  temps",  ce  qui  me  faisait  grand 
plaisir.  C'était  le  cardinal  Lambruschini  qui  officiait.  Je 
ne  crois  pas  que  personne  au  monde  eût  pu  voir  sans 
attendrissement  le  spectacle  de  cette  matinée ,  et ,  pour 
moi,  je  vous  demande,  mon  Dieu!  d'être  fidèle  aux  réso- 
lutions que  j'ai  prises  au  pied  de  cet  autel  et  de  me  sou- 
venir toujours  de  cette  allocution  touchante ,  et  du  mo- 
ment où  Olga  marcha  ensuite  vers  la  table  sainte  et  où 
nous  la  suivîmes.  L'union  douce  et  complète  qui  régnait 
entre  nous  tous,  l'action  de  grâces  si  calme  et  silencieuse 
qui  suivit,  et  enfin  le  moment  où  Olga  se  jeta  dans  nos 
bras  en  sortant  de  l'église ,  si  sereine  et  si  gaie ,  tandis 
que  nous  étions  presque  aussi  joyeux  et  aussi  paisibles 
qu'elle,  tout  cela  ne  peut  s'oublier  jamais. 

((  A  trois  heures  nous  retournâmes  à  l'église,  où  Olga 
renouvela  les  vœux  de  son  baptême  la  main' sur  l'Évan- 
gile, et  ensuite  à  la  chapelle  de  la  Vierge,  où  elk^  pro- 
nonça un  acte  de  consécration  d'une  ^^^ix  distincte,  ealme 
et  fervente. 

({  A  cinq  heures  et  demie  eut  lieu  le  salut,  magnifique, 
solennel,  avec  des  chants  ravissants  et  tout  cet  appareil 
si  propre  à  élever  la  faiblesse  de  nos  sentiments  au-dessus 
d'eux-mêmes.  Quel  bonheur  que  celui  de  pouvoir  éprou- 
ver dans  une  église  le  dernier  degré  de  transport  et  d^en- 
thousiasme  dont  l'âme  soit  capable  ici-bas!  On  peut  bien 

1.  Celle-là  recevait  la  confirmation,  mais  ne  faisait  pas  sa  prenjière 
communion  ce  jour-lJu        ,  , 


RÉCIT    D'ONB    SŒUR.  Ml 


défier  le  monde,  quand  on  est  catholique ,  de  vous  rien 
montrer  qui  égale  ce  que  la  religion  vous  fait  voir,  ou 
de  vous  faire  éprouver  rien  qui  surpasse  ce  qu'elle  vous 
fait  sentir. 

«  Oh!  j'ai  bien  remercié  Dieu  de  m* avoir  fait  naître 
dans  son  Église. 

«  Ce  fut  la  fin  de  cette  belle  journée. 

«  Le  lendemain,  à  sept  heures  et  demie,  nous  enten- 
dîmes une  messe  d'action  de  grâces;  puis,  à  deux  heu- 
res, je  retournai  seule  dans  l'église,  et  au  pied  de  Tautel 
de  la  sainte  Vierge,  je  fis  une  bonne  prière,  la  meilleure 
peut-être  des  trois  jours,  parce  que  j'étais  plus  calme... 

«  Après  ma  prière  dans  l'église,  j'allai  dans  le  jardin, 
où  je  rencontrai  la  bonne  et  douce  mère  Olympe  avec 
laquelle  j'eus  une  bonne  et  longue  conversation,  en  mar- 
chant dans  la  partie  élevée  du  jardin  d'où  l'on  découvre 
une  si  admirable  vue  ;  le  soleil  se  couchait  derrière  Saint- 
Pierre,  le  ciel  était  brillant,  brûlant,  sans  nuages;  tout 
était  bien  beau,  et  nous  parlions  de  ce  qui  fait  regarder 
le  ciel  avec  tant  de  plaisir! 

«  Enfin  j'ai  joui  et  senti  beaucoup  de  bonnes  choses. 
Le  soir,  nous  sommes  revenues,  cette  fois,  pour  emmener 
mes  sœurs,  qui,  tout  en  étant  bien  aises  de  revenir  avec 
nous,  faisaient  des  adieux  fort  longs,  fort  tristes  et  fort 
tendres  au  cher  couvent  où  elles  venaient  de  passer  trois 
heureux  mois,  et  dont  Olga,  en  particulier,  remportait  un 
ineffable  souvenir.  Le  clair  de  lune  le  plus  pur  et  le  plus 
brillant  éclairait  le  cloître.  Je  l'ai  traversé  pour  aller 
revoir  une  dernière  fois  l'église.  Il  y  faisait  tout  à  fait 
sombre.  J'y  ai  fait  encore  une  prière,  puis  j'ai  été  dire 
adieu  à  plusieurs  personnes  que  j'aimais  et  que  je  regret- 
tais dans  le  couvent.  Enfin  nous  sommes  sorties,  et  quand 
la  porte  s'est  refermée  sur  nous,  il  m'a  semblé  que  nous 
nous  retrouvions  dans  un  monde  effrayant,  agité,  tandis 


14S  RÉCIT   D'UNE    SŒUR. 

: « . 

que  la  paix ,  la  joie  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  doux  ici-bas 
restait  derrière  ces  murs. 

((  Je  crois  que  rien  n'égale  la  grâce  que  Dieu  fait  à 
ceux  auxquels  il  accorde  une  véritable .  vocation  reli- 
gieuse. C'est  le  bonheur  sur  terre  pour  obtenir  le  bon- 
heur au  ciel.  » 

C'est  ainsi  que  se  termine  ce  passage  de  mon  journal 
en  1833,  non  pas  que.  j'eusse  la  moindre  vocation  de 
me  faire  religieuse;  mais  alors,  comme  toujours,  il  me 
semblait  que  les  créatures  les  plus  heureuses  et  les 
'plus  satisfaites  de  ce  monde  devaient  évidemment  être 
celles  auxquelles  Dieu  inspirait  l'heureuse  volonté  de  . 
vivre  pour  lui  seul,  et  l'heureuse  faculté  de  n'aimer  que 
lui  ! 

Peu  de  jours  après  la  première  communion  d'Olga 
nous  repartîmes  pour  Naples,  où  nous  eûmes  le  bon- 
heur de  rétrouver  Albert,  et  de  le  retrouver  si  bien 
portant  que  jamais  sa  santé  ne  nous  avait  paru  si  alïer- 
mie.  Nous  allions  habiter  le  même  appartement  que 
l'année  précédente,  mais  cette  année,  c'était  Charles  qui 
(avec  Emma  et  leur  fils  nouveau-né,  Alfred)  occupait 
l'étage  qui  avait  été  celui  de  M'"'^  d'Alopeus,  et  celle-ci, 
qui  avait  besoin  d'une  plus  grande  maison ,  puisqu'elle- 
revenait  mariée,  avait  loué  celle  qui  était  contiguë  à 
la  nôtre,  de  sorte  que  tout  s'arrangea  encore  cette  fois 
de  la  manière  la  plus  favorable  à  nos  désirs,  car  noua 
allions  nous  retrouver,  pour  l'hiver,  presque  aussi  près 
d'Alexandrine  que  si  nous  avions  habité  sous  le  même 
toit.  Nous  espérions  la  précéder  d'aussi  peu  à  Naplej 
que  nous  l'avions  fait  à  Mjlan  et  à  Florence;  mais  il 
n'en  fut  pas  tout  à  fait  ainsi,  et  nous  devions  acheter 
ce  bonheur  par  quelques  inquiétudes  et  quelques  tris^ 
tesses  encore,  comme  on  va  le  voir. 


ftéCIT    D'UTfB   SŒUB. 


ALEXANDRINE    A    PAOLINE    ET    A    EUGÉÎflE. 
«  Florence,  jeudi  10  octobre  1833. 

«  Chères  amies,  les  fameux  papiers  sont  arrivés,  et 
le  mariage  de  maman  se  fera  de  dimanche  en  huit,  le 
20  octobre.  Priez  bien  pour  elle.  Je  suis  toute  folle  et 
si  pressée  que  je  ne  puis  malheureusement  rien  vous 
dire  de  plus.  Comprenez  si  vous  pouvez.  Dieu  merci! 
maman  et  le  prince  sont  très-satisfaits.  Oh  !  que  Dieu 
rende  ce  mariage  heureux  ! 

u  Je  ne  puis  pas  tout  à  fait  me  passer  sous  silence, 
malgré  la  gravité  des  circonstances  pour  d'autres  que 
pour  moi.  La  lettre  de  ma  mère  à  votre  père  me  donne 
bien  des  anxiétés  de  plus*.  Serez-vous  affligées,  désap- 
pointées de  son  contenu?  Aurez-vous  envie  de  reculer? 
Au  nom  du  ciel,  sœurs  chéries,  rassurez-moi  si  vous  pou- 
vez. Calculez  si  vous  pouvez  encore  me  répondre  ici 
avant  le  20.  Nous  ne  quitterons  décidément  pas  Flo- 
rence auparavant.  Ayez  pitié  de  mes  angoisses;  dites- 
moi  tout;  si  vous  saviez  quel  poids  j'ai  sur  le  cœur! 
ici  on  m'a  troavée  xîhangée,  maigrie,  pâlie  depuis  cinq 
mois.  Attendez-vous  à  me  trouver  bien  enlaidie  ;  cela  me 
désole. 

«  J'ai  eu,  il  y  a  quelques  jours,  les  idées  les  plus 
noires;  un  remède  de  Sauvan  m'a  fait  du  bien.  Quand 

1.  Cette  lettre  apprenait  à  mon  père  que  la  comtesse  tfAlopeus 
avait  échoué  dans  des  arrangements  qu'elle  avait  espéi*e  pouvoir 
Caire  pour  faciliter  le  mariage  d'Alexandriae. 

H.  de  Moutalembert,  qui  voyageait  alors  en  Allemagne,  vit  par 
liasard  cette  lettre  affichée  au  bureau  de  poste  de  Francfort,  parmi 
les  lettres  ue  pouvant  être  expédiées  faute  d'affranchissement.  L'a- 
dresse le  frappa,  et,  avec  un  secret  instinct  qu'elle  contenait  quelque 
chose  d'inté}'essant  pour  Albert,  il  prit  sur  lui  de  l'affranchie  et  de  la 
faire  arriver  ainsi  à  sa  destination. 


144  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

je  pourrai  vous  parler,  vous  verrez  que  mes  plaintes  ne 
sont  pas  exagérées.  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  ai-je  tort? 
suis-je  coupable  ?  il  n'y  aurait  que  la  voix  de  Dieu  même 
qui  pût  changer  mon  cœur  pour  vous.  Adieu,  mes 
amies!  Nous  reverrons-nous ?  Oh!  on  ne  peut  pas  aimer 
de  vraies  sœurs  plus  que  je  ne  vous  aime.  Ne  montrez 
pas  cette  lettre  à  Albert,  elle  est  trop  triste,  trop  agitée. 
Ne  vous  inquiétez  pas,  mais  aimez-moi  toujours  bien.  A 
revoir,  avec  l'aide  de  Dieu.  » 

Alexandrine  continue,  dans  son  journal  : 

(c  Le  soir  de  ce  jour,  Catiche  et  moi  étant  à  la  fenêtre 
de  notre  salon,  vis-à-vis  de  cette  église  de  San-Gaétaiio 
qui  m'avait  frappée  tristement  à  notre  premier  passage 
•à  Florence,  elle  me  dit,  à  ma  grande  surprise,  qu'elle 
aimerait  entrer  un  moment  dans  cette  église.  J'en  avais 
plus  envie  qu'elle,  et  nous  nous  y  glissâmes  en  cachette. 
Catiche  voulait,  je  crois,  y  prier  pour  le  mariage  de 
maman,  dont  le  dernier  obstacle  venait  d'être  levé  par 
l'arrivée  des  papiers  de  Russie  ;  moi,  j'y  joignais  une 
seconde  intention.  L'heure  était  des  plus  lugubres; 
l'église  très-sombre.  Quand  nos  yeux  se  furent  un  peu 
accoutumés  à  l'obscurité,  nous  vîmes  un  cercueil:  cela 
m'affligea.  La  pensée  occupée,  comme  l'était  la  mienne, 
du  mariage  de  ma  mère  et  de  celui  que  je  désirais  pour 
moi-même,  je  me  demandais  pour  laquelle  de  nous  deux 
cela  était  un  présage.  Il  me  fut  pourtant  doux  de  prier 
là  pendant  quelques  instants,  et  à  genoux  (c^r  devant 
Catiche  je  ne  me  gênais  pas),  et  je  vis  avec  plaisir  qu'elle 
aussi  s'était  mise  à  genoux,  w 


RÉCIT   D'ONB    SŒDR.  14^ 


âLBERT    AD     COUTE    DC     M  ONTALEMBBRT. 
•  Naplcs,  iO  octobre  1833. 

«  Mon  cher  ami,  voilà  line  lettre  pour  Rio,  il  doit  être 
auprès  de  toi;  dans  le  cas  contraire»  fais-la-lui  parvenir. 
Je  n'entrerai  pas  dans  le  détail  de  nos  torts  respectifs, 
j'attendrai  notre  première  réunion  poi/r  cette  explica- 
tion, si  toutefois  elle  est  nécessaire;  on  s'entend  tou- 
jours moins  bien  par  lettre.  Une  expression  mal  em- 
ployée suffit  pour  donner  une  autre  forme  à  notre 
pensée.  En  ce  moment,  ne  pensons  qu'à  notre  amitié, 
que  rien  ne  doit  altérer.  Nous  sommes  dans  un  temps 
où  chacun  se  range  sous  sa  bannière,  et  n'oublions  pas 
que,  tous  trois,  nous  avons  la  même.  Si  l'accord  et 
l'union  manquent  à  ceux  qui  se  rencontrent  au  pied  de 
la  croix,  que  sera-ce  des  hommes  qui  n'ont  pas  ce  lien 
d'amour  T 

«  16  octobre. 

«  Cher  ami,  j'avais  commencé  cette  lettre  il  y  a  huit 
jours.  Ne  m'accuse  pas  de  paresse,  car  depuis  ce  temps 
j'ai  eu  plus  que  jamais  besoin  de  t'écrire.  Que  n'es-tu 
ici  !  J'approche  du  terme  où  je  vais  sortir  d'incertitude. 
Maintenant  je  voudrais  en  éloigner  le  moment;  car, 
mon  ami,  deux  années  de  bonheur  sans  mélange  vont 
peut-être  être  couronnées  par  toute  une  vie  ûe  souf- 
rances!  Mon  père  a  reçu,  il  y  a  trois  jours,  une  lettre 
de  M"*  d'Alopeus*. 

(II  lui  en  raconte  le  contenu.) 

«  ...  Je  ne  sais  ce  que  j'éprouve;  ma  confiance  en 
notre  bonheur  était  si  ferme,  si  grande ,  que  je  ne  puis 
comprendre  encore  la  portée  du  coup  qui  me  frappe,  et 

1.  La  lettre  affranchie^  Francfort  par  M.  de  Montalembert. 

I.  10 


146  RECIT    D'UNE   SŒUR. 


l'espérance  est  tellement  enracinée  dans  mon  cœur,  que 
le  désespoir  ni  même  la  crainte  n'y  peuvent  pénétrer. 
Je  ne  ressens  qu'un  trouble  fatigant,  mes  idées  se  pres- 
sent sans  laisser  de  traces.  Elle  vivre  en  Russie!  Toi  qui 
la  connais,  juge  si  elle  pourrait  le  supporter.  Dans  huit 
jours,  je  l'aurai  revue  et  nous  pourrons  mesurer  l'abîme 
qui  nous  arrête  et  qui  va  bientôt  nous  séparer.  Je  n'ai 
pas  encore  bien  songé  à  l'idée  de  m' éloigner.  J'étouffe 
cette  pensée.  Il  faudra  pourtant  me  décider  à  partir.  Je 
te  rejoindrai  en  ce  cas,  mon  ami.  Dis-moi  tous  tes  pro- 
jets, ne  les  change  pas  pour  moi.  Un  climat  froid  ne 
m'effraye  pas.  J'y  souffrirai  peut-être  moins.  L'étude 
m'apportera  les  distractions  dont  j'aurai  besoin.  Notre 
vie  sera  aussi  calme  que  possible.  Après  un  pareil  coup, 
je  ne  pourrai  pas  trouver  de  meilleur  soutien  que  toi. 
Ma  pauvre  amie  trouvera  dans  mes  sœurs  le  même 
appui.  Ohî  pourtant  la  fin  d'un  si  beau  jour  est  impos- 
sible! Je  te  le  dis  tout  bas,  je  ne  crois  pas  qu'une  telle 
fin  soit  celle  que  Dieu  nous  prépare;  il  veut  seulement 
nous  éprouver. 

((  Je  suis  fatigué,  je  ne  sais  que  penser,  ni  à  quoi 
m' arrêter.  Je  supporterais  cet  exil  avec  joie,  si  j'y  voyais 
une  fin,  ou  du  moins  si  je  la  savais  entourée  de  cœurs 
amis.  Mais  seule!  et  en  Russie!  0  mon  Dieu!  gar- 
dez-la! 

«  Mon  cher,  ma  tête  se  fend  ;  cette  lettre  est  devenue 
absurde,  c'est  égal;  que  se  passera-t-il  d'ici  à  ce  qu'elle 
te  parvienne?  Je  désirais  tant  de  sortir  d'incertitude! 
Maintenant,  chaque  jour  qui  commence  m'effraye.  Adieu, 
mon  bon  cher  ami.  Quelle  joie  ce  sera  du  moins  que 
celle  de  nous  revoir  !  » 

Tandis  qu'Albert  écrivait  cette  lettreàson ami,  Alexan- 
drine,  de  son  côté,  écrivait  dans  son  journal  les  tristci. 
lignes  qui  suivent  : 


RéCIT  D'UNE    SŒUB.  ICI 


■  Florence,  7  octobre  1833. 

«  ...  Mon  âme  se  courbe  sous  un  fardeau  insuppor- 
table. Je  ne  puis  prévoir  comment  tout  va  se  débrouiller, 
s'éclaircir  un  peu,  et  comment  jamais  les  langues 
piquantes  parviendront  à  se  taire!  Je  me  sens  dans  un 
labyrinthe  inquiétant.  J*ai  assez  de  force  pour  braver 
Topinion  du  monde,  pour  agir  dans  un  sens  opposé  à 
elle.  Mais  je  n*ai  pas  celle  de  dédaigner  tout  ce  que 
j'entends  dire.  Mon  âme,  mon  sang,  s'empoisonnent  de 
tout  cela.  Je  viens  de  me  demander  s'il  ne  vaudrait  pas 
mieux  que  je  meure;  car,  souffrant  ainsi  de  mille  dards 
qui  me  percent  le  cœur,  puis-je  conserver  la  force  de 
rendre  Albert  heureux?  » 

Et  moi,  à  mon  tour,  vers  cette  même  époque,  j'adres- 
sais de  Naples  à  Alexandrine  une  lettre  où  se  trouve  le 
passage  suivant  :  ' 

«  Naples,  7  octobre  1833. 

«  ...  Albert  et  moi  nous  passons  notre  vie  ensemble; 
jamais  nous  n'avons  si  bien  causé,  jamais  je  ne  Tai  tant 
aimé.  Dieu  a  tout  fait  pour  moi  en  me  le  donnant  pour 
frère.  Nous  parlons  de  son  religieux,  de  son  divin  amour. 
Il  me  disait  qu'en  récapitulant  les  événements  de  sa  vie, 
a  était  forcé  d'y  reconnaître  une  bonté  de  Dieu  si  rare  à  son 
égard,  que  toute  sa  vie  ne  saurait  la  reconnaître.  D*abord 
ce  départ  de  Naples  il  y  a  deux  ans,  sa  retraite  avec  M.  Rio, 
en  Toscane,  son  repentir,  ses  remords,  ses  résolutions, 
cette  époque  enfin  de  purification  et  de  progrès  qui  a 
précédé  celle  de  son  arrivée  à  Rome ,  où  l'attendait  la 
récompense  de  Dieu,  puis  ces  émotions ,  ces  agitations, 
et  après  cela  ce  bonheur,  le  Vomero,  l'hiver  dernier! 
enfin  ce  calme,  cette  paix,  qui  lui  feraient  tout  suppor- 
ter maintenant!  Il  ne  craint  plus  que  tu*  sois  jamais  à 
un  autre,  et,  du  reste,  il  se  livre  et  te  livre  à  Dieu.  II  a 


148  RECIT   D'UTÏE    SŒUR. 


fait  des  progrès  de  tout  genre,  et,  avec  ce  caractère, 
cette  vertu,  il  trouve  moyen  de  plaire  à  ceux  qui  lui 
ressemblent  le  moins,  parce  qu'il  est  si  bon  et  si  natu- 
rel, que  tout  le  monde  l'aime  autant  qu'on  le  respecte. 
Albert  a  moins  de  talent ,  moins  d'instruction  que  son 
ami  Charles  de  Montalerabert,  mais  il  a  autant  d'esprit, 
autant  d'enthousiasme  pour  les  belles  choses,  et  plus  de 
douceur  dans  les  opinions,  les  expressions  et  les  maniè- 
res. En  un  mot,  tel  qu'il  est,  tu  serais  coupable  de 
t' attrister  des  misérables  paroles  qui  ne  peuvent  attein- 
dre ni  lui ,  ni  toi.  Chaque  jour,  du  reste,  son  esprit  se 
développe,  et  je  suis  sûre  que ,  d'ici  à  bien  peu  d'an- 
nées, tu  seras  fière  de  ce  que  diront  de  lui  les  indiffé- 
rents, comme  tu  peux  déjà  l'être  de  ce  que  pensent  de 
lui  ses  amis.  Tu  vis  dans  une  grande  agitation,  ma  chère 
Alex,  mais  cependant,  au  fond,  tu  dois  avoir  du  calme. 
Pourvu  que  nous  puissions  nous  revoir  et  causer  !  Enfin, 
Dieu  fera  tout,  les  plus  grandes  ainsi  que  les  plus  petites 
choses  de  notre  vie  !  » 

Cette  lettre,  qui  aurait  pu  peut-être  consoler  un  peu 
Alexandrine,  la  trouva  hors  d'état  de  la  lire  ;  soit  que 
l'état  d'agitation  dans  lequel  elle  était  depuis  quelque 
temps  tînt  à  un  commencement  de  maladie ,  soit  que  ce 
fût  le  contraire,  elle  tomba  gravement  malade.  Le 
mariage  de  sa  nière  fut  retardé,  aussi  bien  que  leur 
départ  pour  Naples.  Les  inquiétudes  qu'elle  causa  furent 
extrêmes,  et  non  moins  grandes  pour  nous,  qui  les  par- 
tagions de  loin,  que  pour  ceux  qui  l'entouraieijt.  La  veille 
du  jour  où  Alexandrine  tomba  malade,  elle  écrivait,  dans 
son  journal,  que  le  prince  Lapoukhyn  avait  donné  un 
dîner  où  se  trouvait  le  comte  Malte  Putbus,  qui  traversait 
Florence,  et  qui  avait  pris  congé  d'elle  ensuite  «  bien  fra- 
ternellement en  lui  souhaitant,  à  elle  et  à  sa  mère,  tout 
le  bonheur  imaginable.  »  Elle  ne  devait  plus  le  revoir. 


RÉCIT    D'UNB    SŒUB.  U» 

AJexandrine  continue  : 

«  Le  lendemain  de  ce  jour,  l'agitation  de  mon  âme 
était  arrivée  à  son  comble.  Je  dis  à  Catiche  que ,  par 
moments,  il  me  semblait  que  je  devenais  folle.  Ce  fm 
dans  cet  état  que  je  répondis  à  lady  D...,  qui  m'avait 
écrit  une  lettre  un  peu  blessante  sur  mon  mariage,  et  je 
répondis  d'une  manière  qui  me  mit  toute  la  tête  en  feu, 
Inmiédiatement  après,  je  dînai,  m' efforçant  de  dissimu- 
ler ce  que  j'éprouvais  :  cela  contribua ,  je  le  pense ,  à 
me  rendre  malade.  Je  ne  pus  reprendre  mon  journal 
que  le  27  (le  jour  où  je  l'avais  interrompu  était  le 
15  octobre) ,  et  alors  j'écrivis  que ,  dans  cette  journée 
du  15,  j'éprouvais  des  souffrances  d'àme  épouvantables 
et  un  malaise  de  corps  toujours  croissant.  Un  dentiste 
m'avait  fait  mettre  de  l'opium  sur  une  dent,  sans  me 
dire  ce  que  c'était,  et  j'en  avais  trop  mis.  Ten  avalais 
ainsi  sans  le  savoir  depuis  quelques  jours.  Cela,  joint  à 
mes  agitations  morales,  me  causa  une  forte  fièvre  et  des 
maux  de  tête  affreux  pendant  sept  jours  que  je  restai 
dans  mon  lit,  causant  des  inquiétudes  horribles  à  ma 
pauvre  mère,  tourmentant  et  occupant  de  moi  tous  ceux 
qui  m'entouraient;  on  me  soigna,  on  me  gâta  de  toutes 
les  manières.  De  mon  lit,  je  voyais  cette  sombre  église 
de  San-Gaetano,  dont  j'ai  déjà  tant  parlé  et  qui  m'in- 
spirait toujours  de  la  mélancolie.  Mais  ce  qui  m'attristail 
le  plus ,  c'était  la  pensée  que  ma  maladie  retardait  1& 
moment  de  notie  départ  pour  Naples.  » 

Àlexandrine  relevait  de  cette  maladie  lorsqu'elle  reçut 
là  lettre  suivante ,  qui  était  ma  réponse  à  celle  où  elle 
me  parlait  de  toutes  les  difficullés  survenues  et  m'ap- 
prenait que  sa  mère  avait  écrit  à  mon  père  une  lettre 
décourageante.  Par  un  hasard  inexplicable ,  cette  lettre 
ne  lui  parvint  que  près  de  quinze  jours  plus  tard  qu'elle 
n'aurait  dû  la  recevoir. 


IZQ  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

PAULINE     A     ALEXANDRINE*. 

«  ...  Je  prierai  pour  ta  mère  le  jour  de  son  mariage 
et  pour  toi  aussi,  ma  bien-aimée ,  que  Dieu  ne  saurait 
abandonner,  quelque  épreuve  qu'il  faille  encore  suppor- 
ter. L'affection  que  mon  père  et  ma  mère  ont  pour  toi 
ressemble  tellement  à  celle  qu'ils  ont  pour  nous,  que  je 
suis  sûre  qu'il  n'y  a  nulle  différence  entre  les  inquié- 
tudes et  les  réllexions  que  leur  cause  ton  sort  et  celles 
auxquelles  ils  se  livreraient  pour  le  mien,  et  cette  lettre 
de  ta  mère  a  été  plutôt  l'occasion  que  la  cause  de  tout 
ce  qu'il  a  exprimé  à  ce  sujet.  Nous  avons  passé  une 
triste  heure  à  causer  de  toutes  ces  choses  prosaïques, 
positives  et  si  odieusement  indispensables.  Mon  père 
disait  :  «  Pour  ceux-là ,  on  peut  calculer  à  la  rigueur 
sans  rien  accorder  au  luxe,  ils  sont  si  parfaitement  rai- 
sonnables l'un  et  l'autre!  »  Eh  bien!  Alex,  même  ainsi, 
il  pansait  que  vous  auriez  des  difficultés  que  vous  ne 
pouvez  vous  figurer,  mais  auxquelles  doivent  penser  ceux 
dont  la  volonté  vous  y  aurait  exposés.  Quant  à  Albert, 
tu  sais  ce  qu'il  éprouve  et  tu  comprends  ce  que  doit  être 
pour  lui  la  pensée  de  t'imposer  de  tels  sacrifices.  Mais 
au  lieu  de  ces  réflexions  désolantes,  mon  père,  ma  mère 
€t  nous  tous,  nous  sentons  une  sorte  de  confiance,  chez 
moi  entière,  dans  l'avenir.  Aussi  jamais ,  même  lorsque 
la  raison  parle  le  plus  haut,  moh  père  ne  songe  à  autre 
chose  qu'à  attendre.  C'est  là  le  pire;  la  pensée  de  vous 
voir  renoncer  l'un  à  l'autre  ne  vient  plus  à  personne, 
pas  plus,  je  l'espère,  à  ta  mère  qu'à  la  nôtre I  Oh!  dis- 
moi  si  je  t'ai  fait  beaucoup  de  peine  :  j'écris  en  trem- 
blant et  presque  en  pleurant.  De  tout  cela  il  résulte  un 

i.  Toutes  les  lettres  de  moi  citées  dans  ce  volume  sont  extraites 
du  manuscrit  d'Alexandrine,  où  elle  les  avait  insérées. 


RÉCIT    D'UNE    SŒUR.  151 

découragement  passager,  mais,  au  fond  du  cœur,  j'ai 
une  espérance  que  rien  ne  peut  détruire,  et  qui  reprend 
le  dessus  presque  tout  de  suite. 

(i  Dieu  viendra  à  notre  secours,  ma  sœur  chérie, 
sois-en  bien  sûre.  Mais  abandonne-toi  à  lui  sans  réserve, 
songe  que,  tant  qu'on  est  sûr  l'un  de  l'autre  et  que  les 
chagrins  sont  indépendants  de  raflectioji  qu'on  se  porte, 
on  n'est  point,  ou,  du  moins,  pas  tout  à  fait  à  plaindre. 
Albert  le  trouve  aussi.  Songe  encore  à  tout  ce  que  Dieu 
a  déjà  répandu  d'amour,  de  poésie,  de  religion,  sur  votre 
vie;  elle  en  est  illuminée  pour  toujours,  et  s'il  veut  vous 
faire  acheter  encore ,  par  quelques  preuves ,  le  bonheur 
de  n'être  plus  séparés,  mes  amis  chéris,  ayez  courage, 
mais  surtout  foi  et  confiance.  Du  reste,  nous  allons  nous 
revoir  et  causer  de  cela  et  de  tout.  Oh!  que  ce  mois 
passe  donc!  tenons-nous  bien  fermes,  les  yeux  au  ciel, 
et  Dieu  ne  détournera  pas  les  siens  de  dessus  nous.  Nos 
combats,  nos  agitations,  nos  peines,  rien  de  tout  cela 
n'est  perdu,  et  sois  sûre  que  nous  serons  sœurs  un  jour 
et  que  nous  prierons  ensemble  dans  les  mêmes  églises.  En 
attendant,  prions  et  aimons-nous!  » 


HISTOIRE   D'ALEXANDRINE, 
(Suite.) 

«  J'ai  quelquefois  pensé  que  Dieu  n'avait  pas  voulu 
que  cette  lettre  de  Pauline  (qui,  par  un  singulier  hasard, 
était  aussi  restée  à  la  poste)  me  parvînt  pendant  ma 
maladie,  qu'elle  aurait  probablement  augmentée.  Je  ne 
pus  m'empêcher  de  la  montrer  à  ma  mère,  qui  était 
fort  curieuse  de  l'effet  qu'avait  produit  sa  lettre;  mais  je 


152  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

tremblais  de  l'effet  sur  elle  de  ces  mots  si  doux  :  «  Nous 
prierons  ensemble  dans  les  mêmes  églises.  »  Elle  les  lut 
sans  faire  de  réflexion  :  mais  elle  s'en  souvint  bien,  et 
sut  bien  me  les  rappeler  trois  ans  plus  tard  !  Avec  Pau- 
line aussi,  je  les  relus,  à  Paris,  au  mois  de  juin  1836... 

«  Ce  jour,  où  je  reçus  la  lettre  de  Pauline,  était  le 
29  octobre,  veille  de  celui  du  mariage  de  ma  mère;  il 
m'avait  été  permis,  pour  la  première  fois,  ce  jour-là,  de 
sortir  en  voiture  ouverte.  J'en  fus  émue  de  plaisir,  et 
j'écrivis  dans  mon  journal  :  «  Il  faut  qu'il  y  ait  quelque- 
fois des  interruptions  aux  plaisirs  de  la  vie,  pour  en 
sentir  tout  le  prix.  Notre  promenade  à  Pbggio-Impériale 
m'a  enchantée!  »  , 

«  Quand  on  est  jeune,  quand  on  a  encore  du  bonheur 
devant  soi,  il  est  très-doux,  il  y  a  un  charme  tout  par- 
ticulier à  relever  de  maladie,  la  terre  paraît  roite.  Mon 
Dieu!  quand  on  relèvera  de  la  vie,  qui  n'est  qu'une 
maladie,  quand  on  se  lèvera  de  ce  lit  du  tombeau, 
quelle  jeunesse  se  sentira-t-on  alors!  Et  l'on  verra 
devaat  soi,  non  un  bonheur  toujours  incertain  et  fugitif, 
mais  un  bonheur  sans  fm  et  sans  nuages!  0  mon  Dieu! 
donnez-m'en  la  foi  et  puis  l'accomplissement! 

«  Ma  mère  se  maria  le  lendemain,  30  octobre,  au 
prince  Paul  Lapoukhyn.  Le  mariage  eut  lieu  d'abord  à 
l'église  grecque,  puis  à  la  chapelle  protestante.  Moi 
j'étais  si  faible  encore,  que  je  ne  savais  pas  trop  ce  que 
je  pensais.  J'avais  les  lèvres  pâles  et  tremblantes,  et  je 
pouvais  à  peine  me  tenir  debout.  Je  me  souviens  que, 
pendant  la  cérémonie,  je  pensais  qu'il  n'y  aurait  plus 
sur  terre  ni  noces,  ni  fêtes,  ni  fleurs  pour  moi,  et, 
cependant,  je  trouvais  que  cela  me  convenait  mieux 
qu'à  ma  mère.  Mon  état  de  faiblesse  me  rendait  fort 
mélancolique.  J'avoue,  cependant,  que  j'éprouvai  bien- 
tôt un  vif  sentiment  de  joie  égoïste  en  voyant  accom- 


RéCIT    D'UNB   8ŒUR.  133 


plie  cette  grande  chose  pçur  laquelle  nous  étions  restés 
à  Florence,  et  que  ma  maladie  avait  retardée  en  y 
allongeant  d'une  manière  contrariante  notre  séjour. 

«  Enfin,  le  31  octobre  Qeudi),  nous  quittiimes  Flo- 
rence. A  l'arrivée  des  chevaux  de  poste,  Catiche  et  ma- 
man se  glissèrent  dans  l'église  de  San-Gaetano,  sans  me 
le  dire,  parce  qu'on  avait  peur  que  cela  ne  me  fît  mal 
d'y  entrer.  On  me  couvrit  de  fourrures,  quoiqu'il  fît 
chaud  comme  l'été  en  Allemagne,  et  l'on  me  mit  dans 
la  grande  voiture  avec  Krûger*.  J'étais  toute  remplie  de 
joie  d'être  enfin  repartie,  de  refaire  des  pas  vers  lui... 
Oh  !  je  désirais  seulement  le  revoir,  seulement  qu'il  ne 
partît  pas  avant  que  j'arrivasse!  et  alors  je  m'embar- 
rassais bien  peu  de  tous  les  obstacles!  il  me  semblait 
qu'ils  devaient  tous  tomber! 

«  Le  voyage  me  rendit  des  forces.  Samedi,  2  novem- 
bre, jour  des  Morts,  arrivés  à  Viterbe,  ma  mère  y  fut  si 
souffrante  que  nous  crûmes  être  obligés  d'y  rester; 
mais  le  médecin,  trouvant  de  la  difficulté  à  y  faire  faire 
les  remèdes  nécessaires,  conseilla  de  faire  un  effort 
pour  aller  jusqu'à  Rome,  où,  en  effet,  nous  arrivâmes 
le  lendemain,  3  novembre.  Vive  joie  en  passant  le  Ponte 
Mole,  vive  joie,  pour  moi,  d'être  à  Rome! 

«  Ma  mère  y  fut  malade,  et  cela  retarda  notre  départ; 
puis  je  fus  encore  souffrante  et  cela  me  donna  de  nou- 
velles craintes.  Enfin,  enfin,  le  samedi  9  novembre, 
f  eus  le  bonheur  de  me  mettre  en  route  pour  Naples,  où 
nous  devions  arriver  le  lendemain;  mais  à  Velletri  il  y 
eut  encore  des  incertitudes  qui  m'agitèrent  pour  savoir 
si,  à  cause  des  brigands  et  de  nos  santés,  nous  ne  ferions 
pas  mieux  d'y  passer  la  nuit.  Je  ne  sais  ce  que  j'au- 
rais bravé  pour  arriver  enfin  à  ce  but  si  souvent  reculé; 

1.  Femme  de  chambre  de  la  princesse  Lapoukhyn, 


J54  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

on  vit  que  je  mourais  d'envie  ^e  continuer,  on  continua. 
Nous  voyageâmes  pendant  douze  heures  de  nuit.  Je 
n'avais  pas  encore  le  bonheur,  mais  n'était-ce  pas 
ravissant  de  penser  que  chaque  pas  en  avant  m'en 
rapprochait?  Il  y  avait  pour  moi  un  charme  singulier 
jusque  dans  l'obscurité;  il  me  semblait  être  plus  seule 
avec  mes  heureuses  pensées!  Enfin  le  jour  parut,  puis 
Mola  di  Gaeta  dans  toute  sa  séduisante  beauté...  Mola  di 
Gaeta,  que  baigne  la  mer  de  Naples,  et  d'où  l'on  voit 
distinctement  Ischia  et  le  Vésuve...  Mola  di  Gaeta,  déjà  si 
beau  et  tout  parfumé  des  orangers  qui  remplissent  ses 
jardins,  et  où,  quelques  années  auparavant  (en  1829), 
je  m'étais  mise  à  genoux  dans  une  allée  d'orangers  au- 
dessus  de  la  mer,  -en  regardant  le  ciel  et  la  mer  avec 
extase  et  j'avais  joint  les  mains  avec  la  plus  grande  fer- 
veur, en  demandant  à  Dieu  de  me  faire  revoir  Naples, 
et  de  m' accorder  en  ce  monde  un  peu  de  bonheur! 

«  Cette  foi3-ci  nous  y  avons  déjeuné,  attendant  horri- 
blement les  chevaux;  nous  avons  même  cru  un  moment 
qu'il  faudrait  y  passer  la  nuit  ;  mais  lorsqu'on  annonça 
les  chevaux!...  lorsqu'ils  vinrent  enfin!... 

«  Mon  Dieu!  il  n'y  a  plus  maintenant  d'endroit  de  la 
terre  vers  lequel  je  désire  m' élancer!  Il  n'y  a  plus  un 
seul  moment  de  cette  vie  terrestre  qui  puisse  me  faire 
jouir  autant  que  ce  moment  où  je  n'avais  pourtant  pas 
encore  revu  Albert,^  ce  moment  d'impatience  si  vive  que 
lorsque  le  bonheur  l'eut  suivi,  je  m'en  souvenais  comme 
d'une  souffrance I 

«  Au  commencement  de  la  nuit,  nous  arrivâmes  à  Ca- 
poue,  puis  nous  fûmes  encore  horriblement  mal  menés 
après  cela  jusqu'à  Averse.  Enfin,  enfin  nous  entrâmes 
dans  Naples!  mais  au  pas.  A  Chiaja,  on  raccommodait 
le  pavé,  et  je  fus  tout  étonnée  de  cette  persistance  de 
retard  qui  fit  encore,  au  dernier    moment,   tourner  la 


RÉCIT   D'UNE    SŒUR.  ]&5 

voiture  où  j'étais,  ddius  levicofreddo,  ce  qui  me  fit  enfin 
arriver  la  dernière  (moi  la  seule  transportée  de  joie 
d'arriver!)  à  la  maison  où  nous  allions  demeurer.  En 
passant  devant  celle  d'à  côté,  j'avais  agité  mon  mou- 
choir, pensant  que  les  uns  ou  les  autres  étaient  à  leur 
fenêtre.  Je  ne  pensais  pas  qu'ils  étaient  déjà  chez  nous. 
J'étais  hors  de  moi  !  Kntrée  sous  la  porte  cochère,  la 
première  personne  que  je  vis,  ce  fut  Eugénie,  qui  ou- 
vrait la  portière  et  baissait  le  marchepied.  Je  m'y  jetai, 
je  levai  les  yeux,  je  vis  sur  l'escalier  Albert,  vraiment 
Albert!  Je  le  voyais  vivre  (ce  fut,  je  crois,  ma  première 
pensée,  car  Civita-Vecchia  m'était  toujours  présent).  Il 
se  tenait  calme  et  cela  me  rendit  calme  aussi.  Je  vis 
Pauline,  Fernand,  tous!....  Oh!  quelle  délicieuse  montée 
d'escalier!  On  goûte  dans  ces  moments-là,  on  goûte 
avec  folie,  mais  enfin  on  goûte,  même  sur  terre,  la  cer- 
titude du  bonheur,  je  dirai  presque  son  immortalité, 
car  on  ne  croit  plus  à  sa  fin!  Pauvres  mortels!...  Mais, 
Père  adoré,  si  votre  paradis  est  une  durée  continuelle 
d'une  pareille  ivresse,  alors  il  est  bien  beau! 

«  M'"«  de  la  Ferronnays  était  en  haut,  M.  de  la  Fer- 
ronnays  «vint  ensuite.  Je  trouvais  Albert  mieux  que  lors- 
que je  l'avais  quitté.  Je  ne  sentais  que  de  la  joie.  Notre 
appartement  était  charmant;  j'avais  une  jolie  chambre 
au  bout  de  la  maison ,  touchant  à  celle  des  la  Ferron- 
nays ;  je  pouvais  leur  parler  de  mon  balcon  quand  ils 
étaient  sur  le  leur. 

«  Le  lendemain,  quel  doux  réveil  fut  le  mien!  J'éprou- 
vais un  bonheur  céleste  que  j'avais  cru  ne  devoir  jamais 
atteindre.  Avant  d'être  habillée  je  vis  Pauline  et  Eugénie 
entrer  comme  autrefois;  plus  tard,  au  salon,  mon 
Albert.  Ce  fut  ce  jour-là  que  je  fis  connaissance  avec 
Emma  et  avec  Charles,  et  que  j'embrassai  le  petit 
Alfred  pour  la  première  fois. 


156  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

<(  Nos  parents  commencèrent  peu  de  jours  après  à 
discuter  entre  eux  la  possibilité  de  nous  marier.  Cela 
m'effrayait  parce  que  cela  donnait  lieu  à  de  pénibles 
discussions,  et  puis  j'aimais  mieux  qu'on  nous  laissât 
jouir  en  paix  du  bonheur  de  nous  revoir. 

«  Le  dimanche  17  novembre,  je  fus  encore  assez  souf- 
frante, et  ce  jour-là,  M.  Sauvan  m' ayant  demandé  d'une 
façon  un  peu  inquisitive  si  mon  indisposition  n'avait 
pas  une  cause  morale,  me  fit  fondre  en  larmes.  Je  ne 
répondis  certainement  pas  autre  chose  que,  oui.  Mes 
larmes,  il  est  vrai,  en  disaient  beaucoup;  mais  il  résulta 
de  cela  un  commérage  qui  parvint  jusqu'à  M.  de  la 
Ferronnays,  et  il  parla  à  Pauline  de  la  manière  déses- 
pérés dont  j'avais  roulé  la  tête  sur  mon  oreiller  en  par- 
lant à  M.  Sauvan  (j'étais  debout  lorsqu'il  m'avait  parlé, 
et  point  du  tout  au  lit).  Je  fus  bien  aise  de  pouvoir 
dire  à  Pauline  (qui  trouvait  que  cela  ne  me  ressemblait 
pas)  le  peu  qui  avait  donné  lieu  à  ce  commérage  qui 
blessait  ma  fierté.  Je  voulais  bien  qu'on  me  sût  affligée 
et  inquiète  tant  qu'il  resterait  incertain  si  Albert  et 
moi  nous  passerions  notre  vie  ensemble  ;  mais  ce  déses- 
poir, cette  passion   qu'on  me  prétait,  me   déplaisaient. 

«  Dans  la  soirée  du  même  jour,  étant  mélancolique- 
ment étendue  sur  un  canapé,  je  vis  entrer  Eugénie.  Je 
me  souviendrai  toujours  de  ce  doux  moment  de  ma  vie. 
Le  crépuscule  commençait  :  Eugénie  s'approcha  de  moi, 
me  regarda  avec  pitié  parce  que  j'étais  encore  souffrante, 
mais  ne  répondit  rien  aux  plaintes  que  je  lui  fis  sur  ce 
que  notre  bonheur  ne  semblait  pas  s'arranger.  Enfin 
elle  me  dit  :  Tu  ne  sais  donc  pas?  Oh!'  ce  mot,  je 
l'entends  encore  résonner  à  mon  oreille  î  Alors  elle  me 
conta  ce  qu'elle  savait;  puis  Pauline  vint,  et- ce  fat  el-le 
qui  m'apprit  que  je  pouvais  regarder  Albert  comme  mon 
futur  mari.  » 


RÉCIT    D'UNB   SŒUB.-  iSV 

ALBERT    AC    COMTE     DE    MOWTALEMBItRT. 

•  Naples,  10  décembre  1832. 

«  Voyons,  mon  ami,  si  je  parviendrai  enfin  à  te  tracer 
ce  peu  de  mots.  Depuis  quinze  jours  j'essaye  en  vain 
de  t'écrire,  je  oe  puis  jamais  terminer  une  lettre. 
AppieedB,  pour  me  comprendre,  que  Pâques  est  fixé 
pour  le  terme  de  notre  épreuve.  Cher  ami  !  je  te  laisse  à 
deviner  tout  le  bonheur  qui  inonde  mon  cœur.  Je  ne 
puis  t*en  parler.  Cette  lettre  ne  sera  qu'une  sorte  de 
billet  de  faire  part.  Je  sais  que  tu  me  comprendras,  et 
que  tu  n'attribueras  pas  mon  silence  à  un  manque  de 
confiance.  J'ai  un  besoin  de  te  voir  que  je  ne  puis  te 
rendre.  Quels  sont  tes  nouveaux  projets?  Ne  te  ramène- 
ront-ils pas  auprès  de  moi  pour  assister  au  plus  beau 
jour  de  ma  vie?  J'ai  besoin  de  savoir  ce  qui  se  passe  en 
toi,,  où  tu  en  es.  Que  je  voudrais  répandre  sur  toi  une 
partie  de  mon  bonheur  !  moi  si  peu  digne  de  tant  de 
bénédictions,  et  de  cette  vie  de  joie  et  d'amour  com- 
mencée il  y  a  deux  ans,   et  qui  ne  finira  plus! 

«  Cette  lettre  n'aura  pas  de  suite ,  car  je  suis  dans  un 
état  de  distraction  incroyable.  Mais  voici  nos  projets  :  je 
me  marie  après  Pâques,  et  nous  partons  le  jour  même 
pour  Francfort,  où  nous  quittons  ma  belle-mère  pour 
nous  établir  à  Montigny.  Ma  famille  viendra  nous  y  re- 
joindre à  peu  près  à  la  même  époque.  Je  te  parle  de  ceci 
comme  d'une  chose  toute  simple,  tandis  que  je  ne  me 
sens  pas  vivre.  Ne  te  fâche  pas  de  l'incohérence  de  cette 
lettre,  je  t'écrirai  mieux  une  autre  fois.  J'ai  un  besoin  de 
te  parler  que  je  ne  puis  rendre. 

«  Cher  ami ,  prie  pour  nous ,  et  remercie  le  ciel  avec 
nous.  Je  ne  puis  me  retracer  ma  vie  passée  sans  t'y  asso- 
cier; tu  as  été  constamment  mêlé  à  mon  bonheur,  et 
c*est  près  de  toi  qu'il  a  commencé. 


158  RECIT    D'UNE   SŒUR. 

«  Que  deviendrons-nous  ?  Sommes-nous  destinés  à 
nous  retrouver,  et  à  passer  encore  comme  autrefois  des 
heures  célestes?  Parfois  la  peur  me  prend  que  l'agitation 
et  le  mouvement  où  tu  as  jusqu'à  ce  m.oment  plongé  ta 
vie  ne  puissent  se  rencontrer  avec  le  calme  qui  s'ouvre 
devant  moi.  Les  deux  routes  que  nous  suivons  sont  s. 
différentes!  et  pourtant  j'ai  besoin  de  toi.  L'étoile  que 
j'ai  suivie  près  de  toi  m' éclairera  toute  ma  vie;  ton  nom, 
ton  souvenir,  y  sont  éternellement  gravés.  Cher  ami,  je 
t'aime  plus  qu'un  frère.  Adieu ,  écris-moi.  Alexandrine 
me  dit  tous  les  jours  de  la  rappeler  à  ton  souvenir. 
Songe  que  ton  amitié  doit  à  l'avenir  se  réunir  sur  elle  et 
sur  moi.  Si  tu  écris  à  M.  de  Lamennais,  demande-lui 
une  prière  pour  moi.  » 

ALBERT    AU     COMTE     DE    MONTALEMBERT*. 

«Naples,  le  20  décembre  1833. 

«  Cher  et  malheureux  ami,  ta  lettre  de  Francfort  vient 
de  m'arriver;  j'en  suis  tout  bouleversé.  Et  maintenant, 
que  ne  donnerais-je  pas  pour  être  avec  toi  !  Je  ne  sais  si 
je  présume  trop  de  mes  forces  en  pensant  que  je  te  serais 
de  ressource,  et  que  je  pourrais  apporter  quelque  adou- 
cissement à  toutes  tes  peines.  Je  voudrais  te  parler  de  la 
première  partie  de  ta  lettre;  mais  la  seconde  me  poiir- 

1.  Albert  venait  d'apprendre  la  résistance  de  M.  de  Lamennais  à 
l'arrêt  du  Saint-Siège.  L'influence  qu'il  avait  exercée  jusqu'alors  sur 
M.  de  Montalembert  (si  jeune  et  si  naturellement  subjugué  par  son 
génie)  causa  à  Albert  une  inquiétude  si  vive  en  ce  moment,  qu'elle 
domina  tout  et  sembla  lui  faire  oublier  son  propre  bonheur.  On  verra 
quels  conseils  lui  inspirèrent,  en  cette  circonstance,  sa  foi  et  sa  ten- 
dresse pour  son  ami,  qui  était  alors  en  Allemagne,  d"où  M.  de 
Lamennais  le  rappelait  avec  insistance  à  Paris.  Il  revenait  d^;  ce 
pèlerinage  à  Marbourg,  où  il  avait  découvert  sainte  Elisabeth,  le 
jour  même  de  sa  fête,  le  19  novembre  1833, 


BéClT    D'UNE    SŒUB.  159 


suit  comme  un  rêve  affreux.  Ami  chéri»  au  nom  du  cioî, 
ne  retourne  pas  en  France  en  ce  moment.  Sonde  l'abîme 
où  tu, te  précipites,  et  songe  qu'une  fois  parti,  le  retour 
te  sera  peut-être  impossible.  Il  n'y  eut  qu'une  voix  pour 
admirer  l'abbé  de  Lamennais  lors  de  sa  soumission. 
Quelques  mauvais  esprits  voulurent  douter  de  la  bonne 
foi  de  cet  acte  ;  mais  on  méprisa  leurs  doutes,  et  la  sainte 
autorité  de  l'Église  triompha  de  nouveau  par  ce  fait.  Les 
paroles  que  vous  avez  jetées  dans  le  monde  sont  peut- 
être  envoyées  du  ciel,  mais  tout  vous  porte  à  croire  que 
c'est  assez.  Si  elles  sont  vraiment  nées  de  Dieu ,  elles 
fructifieront  et  brilleront  un  jour  de  tout  l'éclat  de  la 
vérité.  Nous  ne  sommes  peut-être  pas  encore  mûrs  pour 
recevoir  les  bienfaits  qu'elles  doivent  nous  assurer.  Fré- 
missons à  la  vue  des  malheurs  que  trop  de  zèle  pour- 
rait enfanter.  Tremblons  d'horreur  à  la  vue  d'un  schisme 
et  serrons-nous  au  pied  de  la  croix,  base  de  l'Église,  non 
pour  la  saper,  mais  pour  la  chérir  et  la  défendre.  De 
grâce,  mon  ami,  /brce-foi  à  ne  pas  te  rendre  aux  instances 
de  M.  de  Lamennais.  Que  Dieu  t'accompagne  et  te  sauve! 
Tiens-toi  à  l'écart  et  mets  à  exécution  ton  projet  de 
voyager  pendant  un  an  ou  deux.  Je  donnerais  tout,  te 
dis-je,  pour  être  près  de  toi;  ta  solitude  m'effraye,  je 
suis  à  me  creuser  la  tête  pour  trouver  le  moyen  d'aller 
te  rejoindre;  mais  que  de  difficultés!  Si  tu  as  re(iu  ma 
dernière  lettre,  tu  sais  le  bonheur  qui  m'attend  au  prin- 
temps, mais  je  jure  que  je  le  retarderai  volontiers  pour 
voler  près  de  toi,  pauvre  ami!  Mais  comment  faire?  La 
princesse  part  au  mois  d'avril.  Si  elle  emmenait  sa  lîlle, 
je  ne  sais  ce  qui  adviendrait;  ce  bonheur  dont  je  doute 
toujours,  bien  que  toutes  les  difficultés  soient  aplanies, 
serait  peut-être  perdu  sans  retour!  Je  m'en  vais  en  par- 
ler avec  mon  père,  et  je  te  dirai  sûrement  par*  le  cour- 
rier prochain  ce  que  je  pourrai  faire.  Avec  quelle  impa- 


160  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

tience  je  vais  attendi^e  tes  lettres  !  Si  j'apprends  ton 
départ  pour  Paris,  je  ne  sais  ce  qui  m' arrivera!  Au  nom 
de  notre  amitié,  de  tout  ce  qui  te  chérit,  de  Dieu,  notre 
lien  indissoluble,  que  le  devoir  l'emporte  sur  toutes  les 
considérations  qu'on  pourra  t' opposer!  Tous  les  miens, 
qui  t'aiment  comme  un  des  leurs ,  tremblent  de  te  voir 
dans  une  telle  alternative.  Mon  père  me  parle  de  toi 
avec  une  sollicitude  paternelle,  et  moi ,  mon  ami  chéri, 
je  ne  puis  te  dire  dans  quelle  angoisse  ta  lettre  m'a  jeté. 
Je  serai  plus  calme  lundi ,  et  je  t'écrirai ,  j'espère ,  plus 
longuement.  D'ici  là,  je  veux  voir  s'il  me  sera  décidément 
possible  de  te  rejoindre.  Adieu,  mon  cher  bon  ami.  Oh! 
je  ne  t'ai  jamais  tant  aimé.  Mes  sœurs  et  Alexandrine  te 
disent  tout  ce  que  peut  inspirer  la  plus  vive  amitié.  Je 
ne  puis  t' exprimer  leur  effroi  à  la  pensée  de  te  voir  aller 
à  Paris. 

«  Ton  ami  pour  la  vie.  » 


HISTOIRE  D'ALEXANDRINE. 

(Suite.) 

«  Ne  fallait-il  pas  qu'Albert  m'aimât  d'un  bien  grand 
amour,  pour  qu'une  pareille  amitié,  dont  il  ne  me  cachait 
rien ,  ne  me  rendît  pas  jalouse?  Si  cependant  il  m'avait 
quittée  alors  pour  aller  voir  M.  de  Montalembert ,  cela 
m'eût  affligée,  mais  non  fait  douter  de  lui.  Il  avait  tant 
de  dévouement  dans  l'âme  que  son  premier  mouvement 
était  de  sacrifier  son  amour,  parce  qu'il  lui  donnait  plus 
de  bonheur  personnel,  et  cette  générosité  me  plaisait  en 
lui;  mais  ce  qui  faisait  que,  malgré  le  grand  nombre  de 


RÉCIT  D'UNE  SŒUR. 


ceux  qui  aimaient  Albert,  chacun  était  toujours  content 
de  son  affection  sans  envier  les  autres,  c'est  qu'à  tous 
cette  àme  si  tendre  donnait  beaucoup ,  et  qu'elle  aurait 
toujours  pu  s'ouvrir  à  une  nouvelle  bonne  affection  sans 
nuire  aux  autres.  0  mon  cher  doux  ami  !  tu  aimais  déjà 
sur  terre  comme  on  aime  au  ciel,  ton  amour  avait  déjà 
quelque  chose  d'inûni  et  d'immense!  » 


ALBERT    AU    COMTE     DE     MONTALEMBERT. 

«24  décembre  1833. 

«  Mon  cher  ami ,  tu  as  dû  recevoir  une  lettre  que  je 
t*ai  écrite  immédiatement  après  la  réception  de  la  tienne  : 
elle  est  sûrement  bien  confuse ,  bien  incomplète ,  car  tu 
m'avais  jeté  dans  un  trouble  inexprimable.  Que  n'aurais- 
je  pas  donné  pour  voler  vers  toi  !  Je  crois  même  te  l'avoir 
à  peu  près  promis.  Depuis  j'ai  vu  que  je  m'étais 
flatté  d'un  vain  espoir.  Je  ne  puis  partir,  et  tout  me  porte 
à  croire  que  le  printemps  ne  nous  réunira  qu'un  instant. 
J'éprouve  alors  sans  cesse  le  vif  regret  d'avoir  passé  ces 
deux  années  loin  de  toi ,  puis  le  souvenir  de  tout  mon 
bonheur  vient  effacer  une  pensée  qui,  bien  que  très-vive, 
n'est  plus  que  passagère.  Cher  ami,  je  ne  crains  pas  de  te 
faire  cet  aveu,  car  tu  sais  que  tu  occupes  une  des  places 
chéries  de  mon  cœur.  Que  ne  puis-je  te  faire  lire  dans 
mes  yeux  ce  que  tes  peines  me  font  éprouver  et  adoucir 
l'amertume  de  ton  âme  par  la  plus  vive  sympathie  !  Com- 
ment ne  souffrirais-je  pas  de  ta  douleur,  moi  dont  le 
cœur  est  dans  le  ciel  !  Dieu  a  versé  ses  bénédictions  sur 
moi,  si  peu  digne  de  sa  bonté,  et  toi,  mon  ami,  jusqu'ici 
la  douleur  a  été  ton  partage. 

a  Oui,  je  tremble  en  songeant  à  ta  solitude;  écris-moi 
vite  et  souvent,  et  dis-moi  les  projets  de  M.  de  Lamen- 
I.  11 


162  RECIT   D'UNE   SŒUR. 


nais.  Je  n'ose  y  arrêter  ma  pense'e  ;  tout  le  monde  a  les 
yeux  sur  lui  :  que  va-t-il  faire  dans  cette  crise?  Pourquoi 
te  rappelle-t-il  ?  Si  Rome  vous  condamne,  ami ,  ne  vous 
soumettrez-vous  pas?  C'est  impossible.  Je  n'ai  pas  com- 
pris, n'est-il  pas  vrai?  Pourquoi  cette  idée  me  poursuit- 
elle  comme  un  rêve?  et  d'où  vient  que  je  vois  l'hérésie 
attentive  prête  à  applaudir  à  cette  nouvelle  désertion? 
Incompatibilité. de  la  liberté  avec  la  religion,  me  dis-tu: 
c'est-à-dire,  division  d'une  même  âme.  Est-ce  possible? 
Oh!  non,  ce  sont  de  vaines  terreurs.  Liberté  veut  dire 
la  croix,  et  Dieu  l'a  plantée  pour  être  le  foyer  du  genre 
humain.  Regarde  les  progrès  toujours  croissants  de  cette 
liberté  depuis  sa  descente  du  ciel.  Elle  a  grandi,  grandi, 
mais  sa  marche  est  lente,  parce  qu'elle  veut  la  foi  dans 
tous- les  cœurs.  Ne  la  croyons  donc  pas  morte  parce  qu'elle 
n'avance  pas  au  gré  de  nos  désirs.  Quoi!  désespérerons- 
nous  de  l'avenir,  quand  jamais  il  n'a  paru  plus  resplen- 
dissant? Si  tout  est  fini,  d'où  vient  donc  cette  sympathie 
immense  entre  tous  les  peuples?  D'où  vient  ce  besoin 
universel  de  vie,  de  religion?  Non,  mon  ami,  loin  de 
nous  les  coupables  terreurs!  Que  nos  cœurs  soient  rem- 
plis de  joie!  Je  vois  le  doigt  de  Dieu  dans  la  halte  que 
la  cour  de  Rome  vous  impose.  Laissez  à  ceux  qui  sont 
jeunes  le  temps  de  vous  rejoindre,  et  vous  reprendrez 
votre  marche.  Songez  que  le  feu  dont  vous  brûlez  les 
éclaire  à  peine  encore.  Cher  ami,  mon  entendement  en 
politique  est  borné,  et  ce  n'est  qu'à  toi  que  je  fais  part 
de  mes  espèces  d'opinions  ou  plutôt  de  mes  sentiments, 
car  ce  que  je  dis,  c'est  ce  que  je  sens,  voilà  tout.  A  cha- 
cun sa  vocation ,  la  mienne  est  le  calme  et  l'obscurité. 
Pourtant ,  dans  ces  courses  lointaines  de  l'âme ,  ma  vie 
change  d'aspect  et  mon  bonheur  change  de  nature!  Je 
me  sens  alors  près  de  toi.  Mon  œil,  fixé  snr  toi,  cherche 
à  te  deviner,  et  il  me  semble  que  je  suis  là  pour  te  sui- 


RÉCIT  D'UNB  SŒUB. 


vre  dans  ta  course  et  te  tendre  les  bras  quand  tu  es 
fatigué!... 

«  ...  J'avais  laissé  cette  lettre  sur  ma  table,  et  à  mon 
retour,  j*y  ai  trouvé  ces  mots  de  ma  sœur  Pauline.  Tu 
trouveras  aussi,  ci-jointe,  une  lettre  de  mon  Alexandrine. 
Elle  m'a  demandé  tout  de  suite  si  elle  ne  pouvait  pas 
f  adresser  quelques  lignes.  Tu  vois  donc  que  tu  as  ici 
plus  d'un  ami.  Quelle  joie  j'en  ressens!  Oh!  de  grâce, 
du  courage ,  tu  verras  encore  de  beaux  jours.  Écris-moi 
souvent,  car  je  ne  puis  plus  supporter  les  intervalles  que 
tu  laisses  entre  tes  lettres,  maintenant  que  je  te  sais 
triste  et  malheureux.  Mon  père  regrette  aussi  que  tu  ne 
te  forces  pas  à  te  distraire.  11  tremble  que  tu  n'ailles  à 
Paris,  où  tu  ne  serais  peut-être  pas  maître  de  toi.  Cher 
bon,  aie  pitié  de  tes  amis;  j'ai  toujours  foi  dans  le  bon- 
heur qui  tfest  dû,  et  je  l'ai  plus  vive  que  jamais,  malgré 
les  nuages  qui  nous  entourent.  Conserve-moi  ta  douce 
amitié,  dont  je  ne  puis  désormais  me  passer. 

u  Ton  meilleur  ami, 
«  Albert.  » 

ï        " 

rUTTRE   D*ÂLEXÂNDRINE   AO   COMTE  DE  MONTALEMBERT. 

(Contenue  dans  la  précédente.) 

a  Cher  monsieur  de  Montalembert,  il  faut  que  je  vous 
dise  moi-même  tout  l'intérêt  que  m'inspire  votre  situa- 
tion. Je  sais  que  vous  n'en  voudrez  pas  à  Albert  de  m'a- 
voir  parlé  de  tout  ce  qui  vous  concerne.  Je  ne  croirais 
pas  à  sa  confiance  en  moi,  s'il  cherchait  à  me  cacher  la 
peine  que  lui  causent  vos  chagrins;  il  en  est  si  malheu- 
reux, qu'il  me  semble  que  je  dois  vous  prier,  vous  sup- 
plier de  ne  rien  faire  qui  puisse  augmenter  les  tourments 
I  auxquels  vous  êtes  livré.  Quelque  singulier  que  cela 


164  RECIT  D'UNE  SŒUR. 

puisse  VOUS  paraître,  je  joins  donc  mes  prières  à  celles 
qu'Albert  vous  a  faites  de  rester  bien  tranquillement  à 
Munich,  et  puis  de  venir  nous  voir  en  Italie.  Je  ne  crois 
pas  qu'il  y  ait  de  la  présomption  à  croire  que  vous  m'é- 
couterez  un  peu  ,  car  je  sais  que  vous  avez  eu  la  bonté 
de  me  dire  que  vous  m'aimiez,  parce  que  j'aime  Albert. 
Je  me  répète  souvent  ces  paroles  de  vous,  parce  que 
c'est  la  manière  dont  je  préfère  maintenant  être  aimée. 
Quoique  le  bonheur  dont  je  jouis  me  sufiise  entièrement, 
je  regarderai  votre  amitié  comme  un  grand  bonheur  de 
plus  dans  ma  vie,  et,  grâce  à  Albert,  j'espère  qu'il  ne 
me  sera  pas  tout  à  fait  impossible  de  l'obtenir  un  jour. 
Dès  aujourd'hui,  j'ai  pour  vous  les  sentiments  qu'une 
sœur  pourrait  avoir.  Que  ne  puis-je  faire  quelque  chose 
pour  vous?  Mais  je  vous  en  conjure ,  ne  vous  croyez  ja- 
mais abandonné!  Ne  croyez  jamais  qu'il  n'y  a  pas  d'es- 
poir pour  vous!  Dieu  donne  du  bonheur  à  tous,  et  vous, 
bien  plus  qu'un  autre,  êtes  fait  pour  en  éprouver.  J'es- 
père qu'il  écoutera  nos  prières  pour  vous ,  je  dis  nos 
prières  parce  que,  moi  aussi,  je  prierai  pour  vous.  Vous 
ne  me  le  défendez  pas,  n'est-ce  pas?  malgré  votre  sévé- 
rité pour  nous  autres,  qui  est  le  seul  reproche  que  je 
puisse  vous  faire.  Pardonnez-moi  tout  ce  que  je  vous  dis, 
et  tâchez  de  comprendre  toute  l'amitié  que  j'ai  pour 
vous,  amitié  bien  inutile  malheureusement,  mais  que  j'es- 
père pourtant  que  vous  ne  dédaignerez  pas.  Adieu,  pro- 
mettez-moi de  venir  dans  quelques  mois ,  et  ne  cessez 
jamais  d'espérer  en  la  bonté  de  Dieu.  Je  sens  si  bien 
qu'elle  est  inépuisable  !  «  Alexandrine^  » 

1.  En  réponse  à  ces  lettres,  Albert  en  reçut  une  de  M,  de  Monta- 
lembert  datée  de  Munich,  le  3  janvier  1834,  où  se  trouve  le  passage 
suivant  : 

((  J'avoue  que  j'ai  été  on  ne  peut  plus  surpris  en  lisant  les  ré-  ' 
flexions  que  vous  a  inspirées  à  tous  trois  ma  lettre  de  Francfort.il 


RÉCIT  O'UNB  SŒUB.  I« 


ALDERT    AU    COMTE    DE    MONTALEMBERT. 

«  25  janvier  183  i. 

«  Je  commence  à  ne  plus  douter  de  mon  avenir,  i] 
m^apparait  brillant»  éclatant»  et  je  ne  vois  pas  de  nuage 
qui  puisse  ternir  mon  ciel.  Pourtant»  je  sens  une  sorte  de 
mélancolie  à  voir  ma  destinée  nécessairement  moins  liée 
a  la  tienne.  Parfois»  mon  cœur  se  serre  à  cette  pensée» 
je  la  fuis»  mais  elle  me  poursuit,  et  j'ai  été  heureux  de 
voir  que  tu  la  partageais.  Oui,  souvent  je  regrette  notre 
chère  communauté»  et  je  ne  triomphe  de  mon  abatte- 

faut  donc  que  Je  m'y  sois  bien  mal  exprimé»  si  j'ai  pu  vous  laisser 
soupçonner  un  moment  que  je  ne  suivrais  pas  absolument  tout  ce 
que  vous  me  conseillez.  Il  me  semble  cependant  que  je  t'annonçais 
bien  expressément  que  j'allais  à  Munich»  et  que,  si  j'avais  pensé  un 
moment  à  aller  à  Paris,  ce  n'était  que  pour  user  de  ma  faible  in- 
fluence sur  M.  de  Lamennais  pour  le  détourner  de  toute  idée  do 
résistance.  Toutes  les  excellentes  pensées  que  tu  exprimes  avec  tant 
d'affection,  tant  de  raison  et  cette  véritable  éloquence  qui  vient  du 
cœur»  je  les  ai  toutes  eues»  et  il  n'y  a  pas  un  mot  de  tes  lettres  qui 
ne  soii  parfaitement  d'accord  avec  tout  ce  que  j'ai  pensé  et  voulu 
depuis  la  lecture  du  fatal  bref  du  5  octobre.  Il  n'y  a  pas  même  un 
mot  que  je  n'aie  dit  et  écrit  à  M.  de  Lamennais  pour  le  déterminer 
à  faire  comme  moi  :  à  se  retirer  de  l'arène»  à  se  courber  sous  la 
main  sévère  de  Dieu»  et  à  attendre  humblement  et  docilement  l'ac- 
complissement des  voloutés  d'en  haut.  Mais,  chose  incroyable  et  que 
j'hésite  à  te  raconter,  M.  de  Lamennais  s'est  senti  blessé  de  ces 
conseils»  quoique  j'y  aie  mis  plus  de  tendresse»  plus  de  sollicitude» 
plus  d'abandon  qu'envers  aucun  être  vivant..  Sa  réponse  ne  me 
prouve  que  trop  que  ce  dissentiment  l'a  affligé,  et  que  son  cœur 
n'est  plus  le  même  pour  moi  !  Je  ne  l'aurais  jamais  cru»  et  j'ai  la 
conscience  de  ne  l'avoir  point  mérité.  Et  cependant  il  a  adopté  le 
parti  que  Je  lui  conseillais;  il  a  plus  fait  encore»  car  non-seulement 
il  a  renoncé  à  tous  ses  projets  d'action  politique,  mais  il  a  adhéré 
purement  et  simplement  à  l'encyclique,  sans  distinction  aucune,  s'en- 
gagcant,  selon  la  formule  prescrite  par  le  saint-père,  à  ne  rien  écrire 
ni  approuver  qtu  soit  contraire  à  cette  encyclique.  • 


166  BÉCIT  D'UNE  SŒUR. 

ment  qu'en  espérant  que  ce  changement  ne  te  fera  trou- 
ver près  de  moi  qu'un  surcroît  d'affection,  et  que  mon^ 
amitié  ne  fera  que  grandir  en  s* unissant  à  celle  que 
mon  amie  chérie  ressent  déjà  pour  toi.  0  mon  ami  ! 
notre  foyer  ne  sera-t-il  pas  toujours  le  tien,  et  tout  ce 
que  l'amitié  peut  donner  de  bonheur  et  de  calme,  ne  le 
trouveras-tu  pas  toujours  dans  nos  cœurs? 

«  Je  conçois  que  tu  aies  été  surpris  en  lisant  le  prin- 
cipal contenu  de  nos  trois  lettres ,  car  nous  te  connais- 
sions' assez  pour  ne  pas  douter  de  ta  conduite  dans  une 
telle  circonstance.  Néanmoins,  mon  ami,  j'ai  eu  peur,  je 
l'avoue;  je  te  voyais  dans  une  si  grande  extrémité,  tel- 
lement poussé  à  bout  et  dénué  de  toute  consolation,  que 
j'ai  craint  ton  désespoir.  Tu  me  disais  bien  que  ta  ferme 
intention  était  de  fuir  Paris  et  de  te  retirer  pour  l'hiver 
à  Munich,  mais  tu  me  disais  aussi  que  M.  de  Laijiennais 
te  redemandait  avec  instance,  et,  bien  que  je  n'eusse 
jamais  dû  douter  de  ton  âme,  j'ai  tout  conçu  et  tout 
craint.  Pardonne-moi,  mon  ami,  ce  qui  ne  fut  qu'excès 
d'amitié... 

«  Oh!  mon  cher  Charles,  relève-toi!  Ne  te  laisse  pas 
abattre!  Remercions  le  ciel  de  t' avoir  éclairé,  s'il  est 
vrai  que  tu  marchais  dans  les  ténèbres,  et  ne  te  repro- 
che pas  ce  qui  pour  toi  n'était  qu'excès  de  zèle,  fièvre 
d'amour  du  bien.  De  grâce,  calme-toi.  Malgré  toute  la 
joie  que  j'éprouvais  en  entendant  parler  de  tcfi,  en  voyant 
cette  gloire  qui  s'était  attachée  à  ton  nom,  j'éprouve  un 
bonheur  indicible  en  te  voyant  décidé  à  te  retirer  de 
l'arène  et  à  demeurer  à  l'écart.  Je  connais  ton  âme,  j« 
sais  le  feu  qui  t'anime,  je  sais  que  tu  étais  disposé  à 
mépriser  ce  qui  ressemblait  à  de  la  prudence ,  que  ta. 
aimais  le  danger  ;  je  voyais  en  même  temps  s'accroître 
chaque  jour  l'envie,  et  peut-être  la  haine;  je  ne  puis  te 
dire  les  craintes,  que  f  avais  pour  toi ,  et  j'aurais  donné 


EéCIT  D'UNB  SŒUR.  |f| 


ma  vie  pour  détourner  les  orages  que  tu  semblais  vouloir 
attirer  sur  ta  tête!  Quelle  joie  si«  quittant  enfin  la  cime 
de  la  montagne,  toujours  tourmentée  par  la  tempête,  tu 
viens  te  réfugier  dans  notre  vallée  de  paix  et  d'amour! 
Viens.  Bientôt  tu  sentiras  la  joie  pénétrer  ton  pauvre 
cœur;  j'ai  le  doux  pressentiment  que  le  moment  appro- 
che où  Dieu  fera  pleuvoir  sur  toi  les  preuves  de  sa  béné- 
diction, le  prix  de  ta  constance  et  de  ta  foL  O  mon  pau- 
vre ami  !  que  Dieu  te  bénisse  donc!  >» 


HISTOIRE  D'ALEXANDRINE. 
(Suite.) 

«  Le  !*»■  janvier  1834,  j'écrivis  dans  mon  journal  : 

«  0  mon  Dieu  !  au  nom  de  Notre-Seigneur,  bénis  cette 
année  pour  nous  tous!  » 

<(  Et  ce  fut  la  veille  ou  ce  jour-là  même  que  je  copiai 
ce  passage  : 

<(  Aux  légei-s  plaisirs,  les  légères  souffrances;  aux 
grands  bonheurs,  les  maux  inouïs.  »  Quel  arrêt!  S'il  est 
vrai,  ne  devons-nous  pas  frissonner,  nous  qui  sommes 
si  heureux?  Dans  quel  abîme  allons-nous  donc  tomber? 

«  Le  vendredi,7marst83/j  S  j'entrai  par  hasard  dans 
la  chambre  de  ma  mère  à  une  heure  où  je  n'y  entrais 


1.  Le  18  décembre  précédent,  en  sortant  d*nn  bal  chez  le  comte  de 
Stackelberg,  nous  avions  appris  qu'un  toI  considérable  avait  été 
oommis  chez  M.  et  M'^de  HarceUus,  qui  étaient  aussi  à  ce  bal.  Argent 
et  bijoux,  presque  tout  avait  été  enlevé  de  chez  eux,  et  tous  les  soup^ 
cens  étaient  tombés  sur  un  serviteur  napolitain,  nommé  Carminello, 
qui  était  à  leur  service,  et  qui  fut  sur-le-champ  mis  en  prison  mal- 
gn'i  toutes  ses  protestations  4'innocence. 


168  RECIT  D'UNE  SŒUR. 

pas  ordinairement;  elle  achevait  sa  toilette,  et  je  vis  sur 
ses  genoux  des  bijoux  d'un  genre  ancien,  qu'aimait  beau- 
coup le  prince  Lapoukhyn ,  auquel  on  en  apportait  sans 
cesse  à  acheter.  Je  me  mis  à  les  regarder  avec  noncha- 
lance (car  j'étais  bien  nonchalante  dans  ce  temps-là)  et 
je  dis  à  ma  mère,  sans  me  douter  de  l'importance  de 
ma  remarque  :  «  Voilà  un  petit  bijou  absolument  sem- 
((  blable  à  celui  que  M"®  de  Marcellus  portait  sur  son 
front  au  souper  du  jour  de  Pâques  ^  »  Ces  mots  la  frap- 
pèrent à  l'instant,  et  lui  rappelèrent  le  vol  qui  avait  été 
commis  chez  M'"^  de  Marcellus,  le  18  décembre.  On  dou- 
tait un  peu  de  ma  mémoire.  Mais  en  regardant  ce  bijou 
avec  plus  d'attention,  je  protestai  et  soutins  que  c'était 
le  même  que  j'avais  vu  sur  le  front  de  M™®  de  Marcellus  : 
une  petite  châsse  en  émail ,  contenant  deux  figures ,  un 
roi  et  une  reine  couronnés.  Cet  ornement  était  assez  re- 
marquable pour  qu'il  ne  fût  pas  très-probable  d'en  ren- 
contrer un  second  absolument  pareil.  On  l'envoya  chez 
]\jine  de  Marcellus  qui  le  reconnut  sur-le-champ.  Cette 
découverte  mit  sur  les  traces  du  véritable  auteur  de  ce 
vol,  et  le  pauvre  Carminello,  qui  en  avait  été  accusé  à 
tort  et  avait  été  en  prison  depuis  ce  jour-là,  fut  déclaré 
innocent  et  rendu  à  la  liberté.  Il  vint,- le  15  mars,  me 
remercier,  car  il  me  regardait  comme  sa  libératrice.  IJ 
avait  souffert  de  vraies  tortures,  il  avait  une  plaie  à  la 
jambe,  on.  l'avait  pendu  la  tête  en  bas,  battu,  inondé 
d'eau  froide ,  et ,  au  milieu  de  tout  cela ,  on  lui  répétait' 
toujours  :  «  Tu  iras  aux  galères  pour  vingt-cinq  ans.  » 
L'autre,  le  vrai  coupable,  y  est  maintenant. 

«  Cela  m'avait  semblé  de  bon  augure,  au  moment  de 
mon  mariage,  d'avoir  été  l'instrument  dont  Dieu  avait 
daigné  se  servir  pour  sauver  un  innocent,  cçir  il  n'y 

1.  Voir  note  1,  page  85. 


r6CIT  D'UNE  6<BUS. 


avait  que  moi  qui  eusse  reconnu  ce  bijou.  Le  pauvre 
Carrainello,  chaque  fois  qu*il  m*a  revue  depuis,  m'a 
témoigné  la  reconnaissance  qu'il  croyait  me  devoir,  et  y 
enveloppait  Albert  avec  moi.  Et  tout  cela  m'était  doux. 

0  Le  dimanche  9  mars,  j'écrivis  dans  mon  livre  fernif'» 
à  clef,  que  j'avais  ouvert  pour  la  dernière  fois  à  Bocklet , 
après  y  avoir  écrit  ces  mots  :  «  Où  le  rouvrirai-je  ?  Oh  ! 
si  j'osais  dire  à  Naples  !  »    ' 

«  A  Naples  !  à  Naples  !  mon  Dieu  !  N'y  a-t-il  pas  de 
l'ingratitude  à  moi  à  n'avoir  pas  rouvert  ce  livre  depuis 
.près  de  huit  mois ,  à  n'y  avoir  pas  dit  encore  que  mes 
vœux  étaient  comblés?  Mon  Dieu!  Je  suis  heureuse!  je 
Tai  été  délicieusement ,  j'espère  que  je  puis  croire  que 
je  le  serai  encore  ;  et  cependant  il  y  a  en  moi  un  tel 
mélange  !  quelquefois  je  m'imagine  que  je  l'aime  trop, 
et  j'en  suis  humiliée  ;  quelquefois  je  trouve  que  je  ne 
l'aime  pas  assez ,  que  je  ne  sais  pas  aimer.  Je  ne  suis 
pas  contente  de  moi ,  et  souvent  je  ne  le  suis  pas  des 
autres.  Je  trouve  souvent  que  je  ne  vaux  rien,  et  cepen- 
•dant  j'en  veux  aux  autres  de  ne  pas  assez  bien  me  trai- 
ter. Oh  !  si  je  me  sentais  plus  digne  d'être  heureuse ,  je 
crois  que  je  le  serais.  Au  moins,  ô  mon  Dieu  !  fais  que 
je  ne  cause  le  malheur  de  personne,  je  t'en  prie  au  nom 
de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  !  Je  vais  donc  me  marier 
dans  quelques  semaines.  Mon  Dieu!  tu  exauceras  ma 
prière,  n'est-ce  pas  ?  de  me  faire  mourir  avant  de  causer 
de  la  peine  à  Albert!  Oh  !  que  ne  suis-je  digne  de  lui  ! 

«  J'ai  si  peur  de  lui  déplaire  que  je  ne  sais  ce  que  je 
ferais  pour  être  ce  que  je  voudrais  être  pour  lui ,  et 
pourtant  je  me  néglige.  Je  pense  encore  quelquefois  que 
rien  ne  me  suffit,  pas  même  son  amour,  qui  est  tout 
pour  moi.  Et  pourtant  je  ne  suis  pas  assez  bonne  pour 
que  le  ciel  me  suffise.  Au  moins  faudra-t-il  que  je  change 
extrêmement  pour  cela.  Je  suis  si  singulière!  soupçon- 


170  RECIT  D'UNE  SŒUR. 

neuse,  fière,  et  faible,  et  irritable,  et  apathique  tout  à  la 
fois^  Oh!  comment  serai-je  plus  tard?  déplairai-je  ou 
serai-je  malheureuse? 

u  Mon  Dieu,  je  te  remercie  de  tout  ce  que  tu  as  fait 
pour  moi.  Je  n'ai  pas  de  ferveur,  mais  ne  permets  pas 
que  je  sois  ingrate  ni  envers  toi  ni  envers  ceux  qui  m'ont 
fait  du  bien.  Récompense-les  tous,  mais  surtout  ma  mère, 
et  accorde-moi  le  bonheur  éternel  et  temporel  de  tous 
ceux  que  je  chéris  Mon  Dieu!  au  nom  de  ton  fils  Jésus- 
Christ,  fais  qu'il  ne  m' arrive  rien  contre  ta  volonté,  et 
je  te  fais  la  même  prière  pour  ceux  que  j'aime!  » 

((  Un  des  soirs  suivants  (je  crois,  mardi  le  18),  j'écri- 
vis à  Albert  le  billet  suivant  : 

«  Ami  chéri,  pourquoi  êtes-vous  parti?  Mon  frère  s'en 
est  allé  tout  de  suite  après  vous  et  mon  cœur  saigne  au 
point  que  je  suis  obligée  de  vous  l'écrire.  Nous  aurions 
pu  passer  une  heure  et  demie  ensemble.  0  mon  Dieu! 
mon  Dieu!  j'espère  qu'il  ne  me  punira  pas  de  tant  souf- 
frir d'une  chose  au  fond  si  importante,  puisque  nous 
devons  passer  ensemble  tous  les  jours  de  la  vie  ^  Je  suis 
trop  exigeante;  mais  quelle  soirée!  et  je  tremble  que  ce 
ne  soit  la  même  chose  demain.  Tâchons  que  non.  Oh  ! 
mon  ami,  je  sens  bien  que  je  vous  aime  !  et  comme  il 
m'est  doux  de  sentir  aussi  qu'il  m'est  permis  de  vous  le 
dire!...  Vous  allez  prier  peut-être  dans  ce  moment.  Oh! 
dites-moi  que  Dieu  a  voulu  tout  ce  qui  nous  arrive,  qu'il 
a  voulu  que  nous  passions  notre  vie  ensemble  î 

a  A  demain,  que  Dieu  soit  toujours  avec  vous!  » 

«  Il  a  aussi  gardé  toujours  ce  billet  dans  le  petit  porte- 
feuille dont  j'ai  parlé,  et  c'est  devant  son  cercueil  que 
je  l'ai  retrouvé  et  relu  deux  ans  plus  tard... 


1.  Plus  tard,  Alexandrine  a  écrit  à  la  marge  :  a  Oh  !  la  vie!  qu'est- 
ce  que  «  tous  les  jours  de  la  vie?  u 


RECIT  D'UNE  SŒUR.  1*31 

«  Le  même  jour  m'était  venUe  la  réponse  de  M.  de 
Montalembert  à  mon  billet,  dans  laquelle  il  me  parlait 
de  rattachement  vif  et  profond  qu'Albert  lui  avait  inspiré 
dès  le  premier  jour  où  il  l'avait  vu,  et  il  me  disait  que 
mon  affection  était  la  réœmpense  que  Dieu  avait  réser- 
vée à  «  ce  cœur  si  plein  d'amour  et  de  dévouement  pour 
ses  semblables,  ce  cœur  le  plus  tendre  et  le  plus  sûr 
qu'il  eût  jamais  rencontré  jusqu'ici  sur  la  terre.  » 

«  Doux  éloge  et  bien  mérité  de  mon  Albert!  » 


Ce  fut  dans  ce  même  temps,  et  au  milieu  de  tant 
J-autres  préoccupations  personnelles,  qu'Albert  écrivit  la 
lettre  suivante  à  un  jeune  Anglais  avec  lequel  il  s'était 
un  peu  lié  à  Rome  l'année  précédente.  Elle  est  trop  inté- 
ressante pour  n'être  pas  citée  ici. 

ALBERT   A.    M.    A.    S.    O. 

«  Mon  cher  ami ,  je  ne  croyais  pas,  quand  nous  avons 
abordé  un  sujet  aussi  grave,  que  nous  en  viendrions  à 
l'approfondir.  Je  vous  avais  parlé  de  ma  religion  comme 
étant  parfaitement  en  harmonie  avec  les  sentiments  que 
fait  naître  une  belle  nature.  Voilà,  si  je  ne  me  trompe, 
d'où  nous  sommes  partis;  mais  enfin,  puisque  nous 
en  sommes  venus  à  un  sujet  plus  intime,  je  suiâ  heu- 
reux d'en  causer  avec  vous.  J'ai  peu  lu  la  Bible,  comme 
je  vous  l'ai  dit,  mais  je  vous  exposerai  de  mon  mieux 
les  prédilections  pour  ma  foi.  Je  regarde  comme  une 
bonté  infinie  de  Dieu  de  nous  avoir  donné  une  croyance 
qui  ne  nous  expose  pas  à  errer  en  matière  de  dogme. 
S'il  était  vrai  que  nous  eussions  tous  la  mission  et  le 
droit  de  déterminer  nous-mêmes  notre  foi,  et  de  ne 
«aous  en  rapporter  qu'à  nos  propres  lumières  pour  cela. 


172  RÉCIT   D'UNE   SŒUR. 

dites-moi,  mon  cher  ami ,  quelle  est  la  conviction  qui 
serait  la  même  chez  deux  individus.  La  croyance  de 
chacun  ne  se  trouverait-elle  pas  subordonnée  à  son  plus 
ou  moins  de  capacité,  à  la  bonté  plus  ou  moins  grande 
de  son  cœur?  Quel  chaos  ce  serait!  Ne  voyez-vous  pas, 
d'une  part,  à  quel- point  l'imagination  pourrait  nous 
entraîner,  et,  de  l'autre  côté,  à  quelle  distance  en  arrière 
resterait  l'homme  sans  capacité  et  sans  éducation?  Où 
serait  la  justice  si  les  lumières  et  les  recherches  pou- 
vaient seules  nous  montrer  la  vérité? 

«  Dieu,  dans  sa  bonté,  nous  a,  au  lieu  de  cela,  donné 
un  flambeau  pour  nous  préserver  de  l'erreur.  L'Église 
est  la  forme  visible  de  la  foi.  Elle  est  la  base  de  laquelle 
nous  devons  nous  élancer  vers  le  ciel  par  notre  amélio- 
ration constante;  tandis  que  si  nous  passions  notre  vie 
à  chercher  le  point  de  départ,  la  mort  nous  sui'prendrait 
sans  que  nous  eussions  commencé  l'œuvre  principale. 

«  Vous  ne  pouvez  comprendre  notre  confession  ;  je  ne 
vous  parlerai  pas  du  bonheur  qu'elle  procure  :  il  faut  y 
avoir  foi  et  l'avoir  goûté  pour  en  sentir  tout  le  prix. 
Mais,  mon  cher  ami,  parce  que,  comme  vous  le  dites,  cha- 
cun sait  qu'il  doit  être  bon ,  pensez-vous  qu'il  soit  inu- 
tile de  se  l'entendre  répéter  et  que  nos  réflexions  suffi- 
sent? Il  y  a  dans  la  parole  humaine  une  vie,  un  à-propos, 
qu'on  chercherait  en  vain  dans  les  livres  et  dans  ses 
propres  pensées.  Cet  homme,  dont  la  vie  est  une  lutte 
perpétuelle  contre  ses  passions,  est  initié,  par  sa  propre 
expérience ,  à  toutes  nos  misères  et  à  toutes  nos  souf- 
frances. Il  sait  où  est  le  mal  et  comment  en  triompher; 
il  nous  réveille  de  notre  apathie,  nous  console  dans  notre 
affliction ,  nous  rend  de  l'espérance  et  de  la  confiance 
dans  notre  abattement.  Ce  ne  sera  pas  une  excuse  devant 
Dieu,  me  dites-vous,  que  mes  erreurs  m'aient  été  incul- 
quées par  un  prêtre  ;  mais  voilà  justement  ce  dont  nous 


RECIT  D'UNE  SŒUR.  lit 


sommes  à  Tabri.  Le  prêtre  ne  peut  ni  se  tromper,  ni 
nous  tromper,  car  la  doctrine  qu'il  nous  enseigne  n*cst 
pas  la  sienne.  11  nous  transmet  celle  dont  est  dépositaire 
l'Église,  en  laquelle  nous  n'avons  tous  qu'une  seule  et 
même  foi  et  ne  formons  qu'un  seul  et  même  corps. 

<(  Vous  êtes  effrayé,  me  dites-vous,  de  l'immense  incon- 
vénient du  célibat  des  prêtres  :  d'abord,  ceci  est  un 
simple  point  de  discipline;  mais  je  voudrais  vous  mon- 
trer combien  cette  institution  renferme  de  sagesse  et  de 
beauté.  «  Tous  les  hommes  qui  ont  voulu  toucher  par 
la  pensée  aux  choses  élevées,  soit  en  religion ,  soit  en 
philosophie,  se  sont  abstenus  en  quelque  sorte  de  tout 
contact  humain.  Les  premiers  chrétiens  avaient  cette 
vertu  en  si  haute  estime,  qu'ils  pensaient  qu'aucune 
autre  ne  pouvait  germer  ni  atteindre  son  plus  haut  degré 
de  perfection  dans  une  àme  d'où  celle-là  était  absente. 
Ne  me  demandez  pas  comment  cela  est  possible  :  pour 
le  comprendre,  il  faut  admettre  que,  lorsque  le  sanc- 
tuaire est  préparé,  Dieu  ne  dédaigne  pas  d'y  descendre; 
et  qu'il  y  ait  de  grandes  jouissances  dans  cet  état  lors- 
que cette  vertu  est  dans  toute  sa  plénitude,  que  Dieu 
accorde  à  ceux  qui  se  livrent  ainsi  à  son  influence  abso- 
lue, des  joies  ineffables  qui  les  dédommagent  ample- 
ment des  misérables  joies  de  ce  monde  :  c'est  ce  que 
les  visions  du  désert,  les  hautes  inspirations  des  caver- 
nes, les  extases  des  saintes  cellules  ne  permettent  pas 
de  contester.  Les  révélations  authentiques  ne  manquent 
pas  aux  défiances  les  plus  prononcées,  et  certes  il  n'est 
'  pas  miraculeux  qu'une  âme  dès  longtemps  séparée  des 
besoins  et  des  espérances  de  cette  chair  pesante  par- 
vienne enfin  à  cette  exaltation  sublime  qui  s'appelle  folie 
dans  le  monde  et  suprême  sagesse  dans  l'éternité  M...  » 

1.  Des  guillemets  qui  se  trouvent  dans  le  brouillon  de  cette  lettre. 


174  RÉCIT*  D'UNE  SŒUR 

«  Mon  cher  ami ,  je  suis  loin  d'avoir  épuisé  tout  ce 
qu'il  y  a  à  dire  sur  un  pareil  sujet;  je  regrette  d'en 
avoir  parlé  si  imparfaitement,  et  je  voudrais  de  tout 
mon  cœur  que  vous  pussiez  rencontrer  quelqu'un  qui 
fût  plus  en  état  que  moi  de  continuer  une  conversatioa 
aussi  intéressante.  » 

«  A  vous  de  cœur, 
«  Albert.  » 


JOURNAL   D'ALBERT. 

Commencé  le  21  mars  1834.  —  (Extraits.)  —  Naplei. 

((  Je  me  décide  à  écrire  un  journal.  Pourquoi  aujour- 
d'hui plutôt  qu'hier?  Je  ne  sais,  sinon  que  j'ai  pensé 
que  l'obligation  de  noter  chaque  jour  de  sa  vie  force 
peut-être  à  la  mieux  employer. 

((  Lu  Byron;  levé  tard;  écrit  quelques  lignes  à  Monta- 
lembert;  traduit  Moore ,  et  depuis  deux  heures ,  ma  vie 
s'est  passée  comme  à  l'ordinaire  dans  un  bonheur  uni- 
forme ;  beaucoup  pensé  et  parlé  de  notre  voyage  à  Jéru- 
salem. Certes,  je  n'y  crois  pas;  que  ne  donnerais-je  pas 
cependant  pour  le  faire,  avec  elle  bien  entendu! 

«  Naples,  22  mars. 

«  Levé  tard;  mal  dormi;  lu  de  l'anglais  avec  miss 
Mac-Carthy  ;  sorti  à  cheval  ;  accès  de  joie  sur  le  bord  de 
la  mer;  au  galop.  Je  voudrais  souvent  me  plonger  dans 
la  mer  pour  être  au  milieu  de  quelque  chose  d'immense. 
C'est  peut^tre  ce  qui  fait  gue  j'aime  tant  à  être  seul. 

qu'Albert  avait  conservé,  indiquent  peut-être  que  ce  beau  passage  est 
une  citation,  mais  je  ne  sais  d'où  elle  est  tirée. 


RéCIT  D'UNE  SŒU»,  PJ 

«  F!n  rentrant,  ma  visite  accoutumée.  Salons  du 
monde  où  l'on  perd  le  plus  de  temps.  On  ne  m'y  ver- 
rait pas  souvent  si,  par  bonheur  pour  eux,  ils  n'avaient 
pas  au  milieu  d'eux  un  ange  qui  remplit  tout  le  vide 
qu'ils  y  creusent!  ***  est  un  drôle  d'homme;  je  l'aime; 
il  m'intéresse,  il  est  malheureux ,  sa  vie  est  manquée  ; 
mais  je  ne  sais  ce  qui  lui  eût  convenu.  Une  longue 
habitude  d'indépendance  rend  insupportables  toutes 
chaînes,  quelque  douces  qu'elles  soient.  Je  bénis  le  ciel 
de  m'avoir  lié  de  bonne  heure, 

«sa  mars. 

«  Levé  de  bonne  heure;  lu;  trouvé  le  portrait  d'une 
femme,  par  Moore,  qui  ressemble,  suivant  moi,  beau- 
coup à  ma  Pauline. 

u  Reprenons  mon  journal.  Je  suis  allé  à  la  messe  : 
bonne;  à  deux  heures  chez  Alex.  Pauvre  amie!  Je  l'ai 
trouvée  triste.  Elle  s'inquiète  de  l'idée  qu'il  eût  mieux 
valu  pour  moi  que  cela  ne  fût  pas,  et  moi,  à  charge  de 
revanche.  Pourtant,  après  tout,  je  pense  bien  vraiment 
que  c'est  pour  notre  bonheur,  à  tous  les  deux,  que  nous 
nous  sommes  rencontrés ,  et  que  Dieu  nous  a  bénis  :  je 
parle  ici  bien  froidement ,  car  je  me  tais  sur  tout  le 
bien-être  intime  de  mon  âme.  Notre  amour  est  en  Dieu 
et  béni  par  lui.  J'ai  la  plus  entière  foi  dans  l'accomplis- 
sement de  mon  rêve.  0  Seigneur  I  que  votre  amour  se 
répande  sur  nous  comme  une  sainte  rosée  *. 


1.  Alexandrine  a  ajouté  à  côté  de  ce  passage  :  «  O  mon  Dieu  !  ces 
prières  de  mon  Albert  ont  été  jusqu'à  vous.  Ce  sont  de  ces  prières 
qui  percent  les  nues  et  arrivent  jusqu'à  votre  trône.  Ce  jour-là, 
j'avais  été  à  une  confirmation  protestante,  et  ce  fut,  je  crois,  au 
retour  que,  dans  une  conversation  que  mon  frère  (arrivé  depuis  peu) 
entama  sur  la  religion,  je  refusai  de  promettre  à  ma  mère  de  ne  pas 
devenir  catholique,  et,  le  soir  sans  doute,  je  parlai  à  Albert  d'une 


RECIT  D'UNB  SŒUR. 


«  Samedi  24  mars. 

«  Levé  de  bonne  heure;  chez  M»""  Porta;  je  ne  mérite 
3as  tant  de  miséricorde  :  absous;  entendu  la  messe; 
rentré;  déjeuné.  Je  voudrais  suivre  exactement  une  espèce 
de  régime,  non  pour  ma  santé,  mais  parce  que  je  crois 
cela  favorable  à  l'intelligence.  Monté  à  cheval;  écrit  un 
peu  à  Montalembert;  mon  amitié  pour  lui  semble  s'ac- 
croître tous  les  jours.  Chez  Alex,  en  bonne  disposition; 
nous  avons  peu  causé;  elle  a  été  s'habiller  pour  aller 
dîner  chez  le  comte  Stackelberg  :  jolie  toilette;  elle  était 
charmante.  Le  soir  resté  un  peu  dans  le  salon  d'Emma; 
je  m'y  suis  plu  ;  pourtant  il  me  semble  que  j'ai  entière- 
ment perdu  l'habitude  du  monde,  car  tout  ce  qui  y  res- 
semble m'étonne,  je  ne  m'y  sens  pas  at  home.  J'aime 
tant  ma  solitude  de  chaque  soir!  Chers  entretiens!  qui 
peut  vous  être  comparé? 

((  La  princesse  rentrée,  j'y  ai  été;  parlé  de  choses  et 
d'autres;  dispute  avec  ***  :  quel  esprit  de  contradiction! 
11  serait  sûrement  de  mon  avis  s'il  causait  avec  un  autre 
qui  fût  de  mon  opinion,  car  je  suis  sûr  qu'au  fond  il 
pensait  comme  moi.  A  onze  heures,  Dieu  merci,  tous 
partis;  heure  ravissante!  si  vite  passée!  Oh!  je  l'aime 
au  delà  de  toute  expression  !  plus  qu'elle  ne  le  croit  elle- 
même!  Quelle  peine  j'ai  à  la  quitter!  C'est  toujours  un 
déchirement*. 

«  Promené  sur  le  bord  de  la  mer,  clair  de  lune ,  mer 
agitée*  vent,  j'aime  ce  temps;  rentré;  écrit  ce  journal; 
continué  ma  lettre  à  Montalembert;  couché  à  une  heure; 
je  n'ai  pas  fini  ma  lettre,  mais  j'ai  sommeil;  bonsoir. 

manière  qui  lui  fit  écrire  ces  mots  :  «  J'ai  la  foi  la  plus  entière  dans 
l'accomplissement  de  mon  rêve.  » 

i.  Alexandrine  met  en  marge  :  «  Oh!  mon  Dieu,  oui;  cette 
courte  absence  était  toujours  un  déchirement.  C'est  que  le  cœur  est 
insatiable  de  bonheur!  Il  le  lui  faut  éternel  et  parfait!  »  . 


EBCIT  D*UNB  SŒUIt 


«Le  26  mars. 

«  Levé  à  huit  heures,  persuadé  que  j*avais  une  foule 
de  choses  à  faire  ;  erreur,  je  n'avais  rien.  Entendu  la 
messe;  reçu  du  curé  l'attestation  de  la  publication  de 
nos  bans;  c'est  fait,  est-ce  croyable?  La  vie  est  singu- 
lière; quand  je  pense  comme  je  suis  indigne  de  mon 
bonheur,  j'en  suis  effrayé.  Pâques  est  dans  quelques 
jours,  point  disposé  ou  mal.  Mon  Dieu!  pardon,  ayez- 
pitié  de  moi,  de  nous. 

«  Sorti  à  cheval,  promenade  délicieuse  :  jamais  je  ne 
me  sens  plus  content ,  plus  libre  que  seul  à  cheval  ;  à 
neuf  heures  chez  ma  belle-mère.  Commencement  de 
soirée,  comme  à  l'ordinaire,  ennuyeux;  nous  ne  sommes 
restés  seuls  qu'à  onze  heures, 

«  11  est  minuit;  je  vais  me  coucher.  0  mon  Dieu!  ayez 
pitié  de  nous,  et  remplissez  notre  vie  de  ferveur  et 
d'amour  ! 

«  Naples,  le  27  mars,  jeudi  saint. 

«  Levé  de  bomie  heure;  entendu  Toflice;  revenu  à 
midi  ;  il  était  près  d'une  heure  quand  nous  avons  déjeuné. 

u  A  deux  heures  chez  Alex;  nous  étions  dans  une 
mauvaise  disposition  :  elle  a  pleuré,  pauvre  ange!  de 
belles  grosses  larmes!  Que  je  l'aimais  ainsi! 

((  A  quatre  heures,  je  l'ai  quittée  pour  aller  à  Ténè- 
bres; visité  les  églises  en  y  allant;  j'aime  cet  usage 
d'interdire  les  voitures  le  jeudi  et  le  vendredi  saint;  les 
troupes  portent  bas  les  armes,  tout  cela  en  signe  de 
deuil  :  touchante  et  belle  idée;  il  y  a  tant  de  poésie 
versée  sur  les  usages  méridionaux! 

M  Dîné  à  sept  heures,  à  huit  chez  Alex,  délicieux 
moment  avec  elle  près  de  la  cheminée  dans  la  chambre 
du  prince.  Je  me  sens  toujours  plus  fertile,  plus  riciie 
I.  13 


178  RECIT  D'UNE  SŒUR. 


quand  je  suis  seul  avec  elle  :  un  tiers  m'effarouche,  un.' 
société  m'anéantit. 

((  Est-il  possible?  une  heure  moins  vingt  minutes;  je 
me  couche;  mon  Dieu!  bénissez-nous. 

«  Naples,  28  mars,  vendredi  saint. 

«  A  la  chapelle  du  château ,  bel  office  ;  déjeuné  à  près 
d'une  heure;  à  deux  heures  chez  la  princesse.  Alexan- 
drine  était  à  son  église,  elle  est  rentrée  une  heure  après; 
au  bout  d'une  demi-heure,  je  l'ai  quittée  pour  aller  aux 
Ténèbres;  rentré  à  huit  heures.  Toujours  du  monde;  un 
instant  seulement  nous  avons  été  seuls,  près  de  la  table 
du  thé.  Alex  m'a  parlé  de  ne  point  aller  à  Mola,  mais 
seulement  à  Castellamare.  Je  l'aime  autant,  peut-être 
mieux.  Nous  en  reparlerons.  Quels  jours  de  bonheur 
s'ouvrent  devant  moi!  Mon  père  était  parti  à  près  de 
minuit;  je  suis  parti  avec  lui.  Rentré;  prié;  couché  à 
minuit  passé. 

«  Samedi  saint,  29  mars. 

«  Levé  à  huit  heures;  j*eusse  désiré  communier,  quoi- 
que bien  indigne;  je  suis  allé  chez  M?'' Porta,  il  officiait  : 
ordination,  touchante  cérémonie.  Quelle  vie  dans  notre 
culte!  Comme  11  sait  remuer  et  toucher  l'ameî  Celte 
belle  figure  vénérable,  cette  piété  patriarcale  répandue 
sur  ses  traits,  cette  pureté  et  cette  ferveur  sur  ceux  des 
feunes  prêtres  qui  l'assistaient,  un  franciscain  et  un 
bénédictin,  je  crois.  J'ai  été  heureusement  inspiré  d'y 
aller;  mon  cœur  était  froid,  j'en  ai  rapporté  de  la  fer- 
ve,ur,  je  me  sens  vivre  ;  MK'"  Porta  était  trop  fatigué  pour 
m'entendre,  il  m'a  remis  à  demain. 

«  Chez  Emma,  où  Alexandrine  est  venue.  Je  i'ai 
reconduite  chez  elle  et  j'y  suis  resté  jusqu'au  dîner.  Le 
soir  j'y  suis  retourné,  nous  avons  parlé  de  la  dévotion  à 


RÉCIT  D'UNE  SŒUK.  llf 


la  sainte  vierge,  sur  la  protection  de  laquelle  elle  a  des 
doutes.  Yen  suis  affligé,  je  voudrais  la  convaincre.  Mon 
Dieu!  donnez-lui  ki  foi,  la  simplicité  du  cœur!  Rentré, 
j'ai  cherché  dans  mes  livres  les  passages  qui  se  rappor- 
tent à  cette  dévotion,  j'en  ai  trouvé  un  que  je  vais  copier 
pour  moi,  et  traduire  pour  elle. 

«  A  9  heures,  retouraé  chez  elle  ;  bonne  soirée.  Je  suis 
parti  de  bonne  heure.  Ange  !  mon  Dieu  !  veillez  sur  elle. 
Rentré,  j'ai  trouvé  encore  du  monde  chez  Emma;  à  minuit 
et  demi  retiré;  resté  au  coin  du  feu  à  penser  et  à  lire.  » 

Ce  même  soir,  Alexandrine  écrivit  dans  son  livre 
fermé  à  clef  : 

(c  Je  vais  communier  demain  et  mon  cœur  est  si  sec  ! 
Je  suis  comme  si  je  ne  sentais  rien,  même  pour  les 
affections  terrestres,  et  pour  les  choses  célestes  je  n'ai 
aucune  ferveur  et  bien  peu  de  foi.  Cependant  mon  cœur 
ne  se  refuse  pas  à  croire...  0  mon  Dieu!  soutiens-moi  à 
chaque  pas,  afin  que,  dans  cet  état,  je  ne  commette  pas 
de  péchés  dont,  dans  un  meilleur  temps  pour  mon  àme, 
j'aurais  cru  davantage  me  tenir  éloignée.  Mon  Dieu,  je 
te  supplie,  au  nom  de  ton  Fils,  de  me  faire  mourir  à 
l'instant  même  plutôt  que  de  communier  indignement. 
Je  te  supplie  de  me  faire  mourir  plutôt  que  de  me  lais- 
ser pécher  directement  contre  toi,  mon  Dieu!  Quanta 
ceux  qui  communieront  avec  moi  et  qui,  quoiqu'ils  aient 
péché,  ne  se  croient  pas  en  danger,  mon  Dieu!  j'ai  l'as- 
surance que  tu  ne  trahiras  pas  leur  confiance.  Ton  Fils 
t'a  demandé  de  pardonner  à  ceux  qui  ne  savent  pas  ce 
qu'ils  font. 

((  Mon  Dieu!  Dieu  de  compassion I  Dieu  qui  me  fais 
peur  et  que  pourtant  j'aime  à  me  figurer  plein  de  douceur 
et  de  miséricorde  infinie!  mon  Père  céleste,  ne  m'aban- 
donne pas  dans  ma  sécheresse,  rends-moi  la  foi,  l'amour 


180  KÉCIT  D'UNE  SŒUR. 


et  l'espérance,  et  éclaire-moi  sur  tout  ce  que  je  dois 
croire.  Enseigne-moi  la  véritable  religion,  je  t'en  supplie 
au  nom  de  Jésus-Christ^. 

«  0  mon  Dieu  !  pardonne  moi  tout  et  pardonne  de 
même  tout  à  ceux  que  je  chéris,  et  fais  que,  pour  moi, 
je  ne  garde  pas  la  plus  petite  rancune  contre  qui  que 
ce  soit  au  monde.  0  mon  Dieu  !  je  suis  si  mauvaise  ! 
viens  à  mon  secours,  ne  te  retire  pas  de  moi.  Amen.  » 


,       JOURNAL   D'ALBERT. 
(Suite.) 

1 21  mars  1834.  Lundi. 

«  Sorti  à  cheval  avec  mon  père  à  huit  heures  du 
matin  ;  nous  avons  été  aux  Camaldules,  et  nous  y  avons 
entendu  la  messe;  c'était  beau!  Quelle  vie  se  répand 
dans  le  cœur  en  priant  I  ces  moines  ont  une  belle  des- 
tinée !  Ce  calme  semble  si  imposant,  si  rempli  de  grandes 
pensées!  Loin  des  villes  et  du  monde,  ils  n'en  soupçon- 
nent pas  le  trouble,  et  vous  voyez,  à  la  sérénité  de  leurs 
visages,  que  le  bonheur  n'est  que  dans  le  bien,  dont  la 
source  est  en  Dieu.  Et  cependant  le  monde,  les  sectes, 
l'ennemi  tend  toujours,  mais  en  vain,  à  ternir  l'éclat  de 
la  pureté  de  ces  hommes-anges.  —  Oh!  que  suis-je  donc 
en  comparaison  de  ces  êtres  qui  ont  fait  du  sacrifice  le 
bonheur  de  leur  vie,  moi  qui  me  sens  triste  à  la  moin- 
dre affliction  ou  contrariété,  au  moindre  obstacle  que 
rencontrent  mes  passions?  J'admire  la  mortification,  car 
rien  n'est  beau  comme  la  pureté  ! 

1  Alexandrine  a  mis  en  marge  à  ce  passage  :  «  Jamais  une  pareille 
prière  n'a  été  prononcée  en  vain.  » 


BÉCIT  D'UNB  SCBUB.  181 

«  Ce  soir,  j'ai  causé  avec  Alexandre  ;  je  lui  voudrais 
plus  de  foi.  Dieu  chérit  les  enfants  pour  leur  simplicité, 
leur  candeur,  leur  amour  :  la  foi  est  belle  comme  le 
ciel.  Obi  des  paroles!  des  paroles! 

«  Bfardi  1»  avril. 

«  Levé  tard;  leçon  d'anglais.  A  k  heures  chez  Alexan- 
dre. Causé  d'arrangements.  Le  jour  fixé  pour  notre 
mariage  est  le  17.  Nous  partirons  ce  jour-là  pour  Castel- 
lamare;  au  bout  de  trois  ou  quatre  jours,  ma  belle- 
mère  viendra  nous  y  voir;  nous  parcourrons  ensemble 
les  environs,  puis  Alexandrine  et  moi  nous  la  recondui- 
rons à  Naples  pour  la  mettre  en  voiture.  Quel  bonheur  ! 
Je  me  meurs  de  peuir  de  n'y  pas  arriver;  quelque  événe- 
ment ne  viendra-t-il  pas  troubler  toutes  mes  espérances? 
Dieu  de  bonté  !  bénissez-nous. 

a  Ce  soir,  du  monde  chez  la  princesse,  c'était  ennuyeux; 
une  demi-heure  avec  mon  ange,  demandé  un  anneau 
.où  c'est  pour  la  vie  était  gravé  :  elle  me  l'a  refusé,  car 
iiotre  amour  ne  doit  pas  avoir  de  fin,  il  vient  du  ciel 
et  doit  y  retourner*.  Rentré;  écrit  mon  joural;  lu  Byron 
et  V Imitation;  couché  à  une  heure  et  demie.  J'ai  som- 
meil, et  mon  dernier  chapitre  de  V Imitation  en  a  souf- 
fert. 

m  Mercredi  2  avril. 

«  Sorti  pour  courir  avec  Ventignano;  demain,  les 
témoins  se  réunissent  chez  le  comte  Stackelberg,  pour 
attester  le  baptême  d' Alexandrine.  A  quatre  heures,  chez 

1.  Alexandrine  met  en  marge  ces  mots  :  u  Oh  !  je  me  souviens  bien 
de  cette  soirée  :  en  regardant  mes  bagues,  il  eut  envie  de  celle-là 
qui  avait  appartenu  à  mon  père,  et  je  la  lui  refusai  en  souriant  et  en 
lui  disant  :  «  C'est  trop  court,  Ja  vie  !  » 


182  RECIT  D'UNE   SŒUR. 

ma  belle-mère;  bon  moment  avec  Alexandrine,  dîné 
chez  eux;  j'ai  fait  la  sottise  d'y  rester  jusqu'à  la  fin.  La 
soirée  n'en  a  pas  fini,  grâce  aux  ***,  qui  m'ennuient  à 
mourir.  Elles  m'ont  mis  dans  un  tel  état  nerveux,  que 
peu  s'en  est  fallu  que  je  n'aie  fait  une  scène  de  déses- 
poir. Vingt  fois  j'ai  voulu  partir;  j'aurais  mieux  fait, 
car,  après  leur  départ  et  celui  de  mon  père,  mon  impa- 
tience étant  à  son  comble,  un  tête-à-tête  avec  Alexan- 
drine ne  put  calmer  mon  irritation,  et  je  suis  parti. 
C'est  mal,  et  je  consentirais  à  retarder  mon  mariage  de 
deux  jours  pour  ne  Tavoir  pas  fait.  Je  suis  sot.  Je  vais 
lire  un  peu  de  Vlmilalion  et  des  Confessions  de  saint 
Augustin,  et  puis  je  me  coucherai;  je  voudrais  être  à 
domain  et  l'avoir  revue. 

«  Jeudi  3  avril. 

((  Levé  à  huit  heures,  couru  chez  Ventignano,  puis  chez 
le  bijoutier  ;  puis  à  trois  heures  grand  train  ;  réuni  sept 
témoins,  tous  à  peu  près  grands  fonctionnaires,  conseil- 
lers d'État,  généraux,  etc.,  tout  cela,  je  crois,  pour  faire 
un  faux  ou  à  peu  près  touchant  le  baptême  de  ma 
fiancée  K  Le  maudit  huissier  a  trouvé  moyen  de  remplir 
quatre  pages  d'une  affaire  de  six  lignes.  Remercié  ces 
messieurs  et  mis  en  voiture  le  juge,  voiture  que  j'ai 
payée...  Fripon  ! 

«  Revenu  chez  Lapoukhyn;  dîné;  commencement  de 

1.  Par  une  absurde  formalité,  on  avait  exigé  que  sept  personnes 
vinssent  affirmer  qu' Alexandrine  avait  été  baptisée.  Ceci,  je  crois, 
devait  suppléer  à  un  papier  qui  manquait,  et  ce  qui  fait  qu'Albert 
appelait  cela  un  faux  ou  à  peu  près,  c'était  que,  comme  de  juste, 
ces  sept  personnes  n'avaient  point  été  présentes  au  baptême  d'Alexan- 
drine  et  affirmaient  seulement  qu'il  avait  eu  lieu  sur  la  parole 
de  sa  mère,  qui,  par  conséquent,  aurait  dû  suffire  sans  leur  témoi- 
gnage. 


RECIT    D'UNE    SŒUR.  181 


soirée  stupide  ;  restés  seuls  une  demi-heure  :  bon  mo- 
ment. Cher  angel  il  lui  faut  me  prendre  tel  que  je  suis, 
deux  hommes  distincts  en  moi;  elle  les  aime  tous  deux, 
tant  mieux  ou  tant  pis,  je  ne  sais;  somme  toute,  je 
Tadore.  Encore  douze  jours,  que  Dieu  soit  avec  nous!  » 


LETTRE    D  ALBERT    A    M.     DE     MONTALEMBERT. 

«  Naples,  le  5  avril  1834. 

«  Je  suis  en  retard  avec  toi;  mon  cher  ami;  mais  tu  ne 
peux  te  figurer  la  distraction  dans  laquelle  me  jette  mon 
mariage  :  c'est  assez  naturel.  Mon  bonheur  est  impos- 
sible à  t'expliquer,  et  j'en  suis  tout  troublé  ;  pourtant, 
comme  il  faut  que  je  fasse  toujours  un  peu  de  noir,  je 
me  trouve  souvent  triste,  et,  outre  que  c'est  absurde, 
c'est  peut-être  ingrat  :  enfin  prends-moi  tel  que  je  suis. 
Je  m'effraye  donc  de  la  responsabilité  qui  va  peser  sur 
moi  lorsqu'il  me  faudra  conduire  cet  ange  à  travers  les 
angoisses  qui  nous  attendent  peut-être  dans  la  vie.  Mon 
caractère  m'épouvante,  ma  variabilité,  mon  peu  d'expé- 
rience, et  ce  que  je  redoute  encore  plus  que  tout  ceci, 
cher  ami,  c'est  mon  manque  de  valeur  véritable.  Je  me 
sons  de  l'amour  pour  tout  ce  qui  est  beau,  je  redoute 
tout  ce  qui  rapetisse  et  avilit;  mais  cette  valeur  due  soit 
h  l'instruction,  soit  au  caractère  ou  à  l'esprit,  je  ne  l'ai 
point.  Tu  ne  saurais  croire  combien  cette  pensée  me 
poursuit  et  m'afflige.  Je  connais  mon  infériorité,  et  ma 
timidité  naturelle  diminue  encore  le  peu  que  je  puis 
avoir  en  partage;  tes  lettres  seules,  mon  ami,  me  remon- 
tent un  peu.  Tu  as  le  talent  de  me  donner  de  moi-même 
une  opinion  que  je  n'ai  pas.  Si  ce  n'était  toi,  je  croirais 
que  c'est  de  la  flatterie  uniquement;  et  Alexandrine 
avait  raison  l'autre  jour  en  me  disant  ;  «  Je  voudrais  que 


184  RECIT  D'UNE  SŒUB. 

ceux  qui  ne  vous  connaissent  pas  pussent  lire  les  lettres 
de  vos  amis.  »  Certes  elles  me  font  voir  sous  un  jour 
bien  favorable.  —  A  ce  sujet-là,  tu  me  fais  un  bien 
grand  plaisir  par  la  manière  dont  tu  parles  de  mon  style. 
Cher  ami,  j'en  ai  été  flatté,  et  cette  impression  agréable 
n'a  point  été  effacée  par  ce  que  tu  me  dis  sur  le  man- 
que d'ordre  dans  mes  idées.  Je  reconnais  bien  toute  la 
vérité  de  cet  amical  conseil  :  ne  crois  pas  que  je  pèche 
sans  connaissance  de  cause,  je  ne  suis  que  trop  con- 
vaincu du  trouble  de  mon  imagination.  Cela  passera- 
t-il?  Oh!  mon  ami,  cherche  bien  et  reconnais  la  cause 
du  mal  au  lieu  de  te  faire  illusion  sur  mon  compte, 
pleure  avec  moi  de  ma  stérilité  :  je  n'ai  rien  recueilli 
d'une  éducation  que  de  mauvais  instituteurs,  ma  pauvre 
santé,  et  peut-être  plus  que  tout  cela,  mon  manque  de 
bonne  volonté,  rendirent  nulle.  C'est  un  état  que  tu  ne 
connais  pas,  un  état  qui  tue.  Je  voudrais  tout  réparer, 
et,  malgré  les  distractions  qui  m'environnent  et  celles 
que  j'ai  devant  moi,  la  liberté  que  me  laisse  mon  man- 
que de  carrière  me  donne  la  faculté  de  combler  un  peu 
le  vide  que  l'absence  de  savoir  fait  en  moi.  Mais,  mon 
ami,  savoir  travailler  est  déjà  la  moitié  de  la  besogne 
et  c'est  ce  que  je  ne  sais  pas  faire.  Je  voudrais  tout 
entreprendre,  bon  moyen  pour  ne  rien  faire;  uijb  habi- 
tude de  rêverie,  que  je  reconnais  être  pernicieuse,  m'a 
rendu  d'une  distraction  déplorable  :  somme  totale,  j'ai 
soif  et  je  ne  sais  point  boire.  Je  t'ai  déjà  mandé  ce 
qui  avait  rendu  pendant  quelque  temps  mon  mariage 
douteux,  et  ce  qui  m'avait  fait  craindre  que  mes  espé- 
rances ne  fussent  tout  d'un  coup  déçues.  Mais  le  ciel  en 
a  voulu  autrement,  et  toutes  les  difficultés  ont  été 
aplanies.  C'est  à  ma  belle-mère  que  je  devrai  tout  mon 
bonheur,  car  tout  dépendait  d'elle.  Le  prince  Lapou- 
khyn  est  excellent  pour  Âlexandrine.  Mon  beau-frère  est 


r6cit  D'UNB  sœus. 


celui  qui  me  chérit  le  moins,  ce  qui  ne  Fempôche  pas 
d'être  très-bien,  il  a  de  l'instruction,  de  nobles  senti- 
ments, Tâme  bien  placée,  mais  un  esprit  frondeur  et 
contradictoire  empêche  de  jouir  de  ses  bonnes  qualités. 
F.lle  a  un  autre  frère  plus  doux,  dit-on,  et  bon  garçon, 
que  je  ne  connais  pas.  Un  individu  dont  je  ne  t'ai 
jamais  parlé  et  que  tu  connais  de  vue,  c'est  le  comte 
Putbus;  tu  peux  te  le  rappeler  à  Rome.  Eh  bien!  mon 
ami,  cet  excellent  homme  n'avait  d'autre  intérieur  que 
celui  d'Alexandrine  et  de  sa  mère  :  depuis  vingt  ans  il 
les  suivait  partout,  elles  étaient  son  unique  famille. 
Lors  du  mariage  de  madame  d'Alopeus  à  Florence,  il 
tomba  dans  un  violent  accès  de  tristesse,  et,  pendant 
la  cérémonie  nuptiale,  de  grosses  larines  remplissaient 
les  yeux  de  cet  homme  si  froid  et  si  blasé.  11  soutint 
pourtant  bravement  cette  épreuve  et  il  vint  ici  après 
elles.  Je  ne  sais  trop  distinguer  la  nature  du  sentiment 
qu*il  éprouve  pour  Alexandrine.  Si,  comme  je  le  pense 
bien,  ce  n*est  que  de  l'amitié,  elle  est  si  forte  que, 
voyant  un  autre  que  lui  posséder  la  partie  la  plus  chère 
de  ses  affections,  l'épreuve  devient  trop  difficile  à  sup- 
porter. 11  nous  quitte  dans  quelques  jours,  il  est  impos- 
sible de  lui  persuader  de  rester.  A  chaque  instant  je 
vois  une  larme  dans  ses  yeux;  il  essaye  de  me  le 
cacher,  mais  cela  prouve  combien  l'enveloppe  de  froideur 
dont  il  se  revêt  est  loin  d'être  la  vérité.  Au  bout  du 
compte  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  nous  revienne  dans 
quelque  tenaps.  Il  tâche  de  nous  persuader  de  faire  une 
course  en  Egypte  où  il  nous  accompagnerait.  Ce  serait 
un  beau  rêve;  tu  ferais  nartie  de  la  caravane.  Qu'en 
penses-tu? 

«  Je  voulais  commencer  par  répondre  à  ce  que  tu 
me  dis  de  M.  de  Lamennais.  Parle-lui  de  moi,  je  t'en 
supplie,  raconte-lui  notre  histoire,  demande-lui  d'attirer 


386  RECIT  D'UNE  SŒUR. 


sur  nous,  par  ses  prières,  les  bénédictions  du  ciel  :  si  je 
ne  craignais  pas  de  l'importuner,  je  le  ferais  moi-même. 
Demande-lui  de  me  conserver  un  peu  de  sa  bienveil- 
lance, et  qu'il  me  permette  de  conserver  cette  admira- 
tion que  chacun  éprouve  pour  lui,  et  cet  attacliement 
que,  bien  que  tacitement,  j'ai  le  droit,  par  ses  bontés, 
de  toujours  éprouver.  Rappelle-moi  aussi  au  souvenir  de 
M.  Lacordaire.  Le  séjour  de  Rome  est  à  jamais  gravé 
dans  mon  cœur. 

((  Tu  me  parles  de  Montigny!  Montigny  est  vendu*/ 
et  tu  ne  saurais  croire  la  peine  que  j'en  ressens,  car,  si 
l'on  manque  de  point  de  réunion  dans  son  pays,  main- 
tenant que  la  politique  a  tout  dispersé,  on  court  le 
risque  d'être  condamné  à  errer  sans  fm  en  pays  étran- 
ger. Que  de  châteaux  en  Espagne  n'avais-je  pas  faits! 
car,  cher  ami,  après  s'être  bien  nourri  d'impressions 
sous  ce  beau  ciel  d'Italie,  la  félicité  n'est  pas  complète, 
si  on  ne  peut  pas  venir  les  savourer  at  home.  J'avoue 
que  je  sens  bien  souvent  le  mal  du  pays. 

«  Albert.  » 

«  Parle-moi  de  Rio  et  longuement  de  toi.  0  cher  ami! 
aie  foi  dans  ma  confiance  en  ton  bonheur. 

<'  P.  S.  A  Rome,  Pierre  de  Brézé*  a  dit  l'autre  jour  sa 
première  messe,  à  l'édification  générale.  » 

1.  Mon  père  vendit  à  cette  époque  cette  terre  au  duc  de  Laval- 
Montmorency;  c'est  son  petit-fils,  le  comte  de  Levis-Mirepoix,  qui 
la  possède  aujourd'hui. 

2.  Aujourd'hui  évêque  de  Moulins. 


RBCIT  D'UNB  SŒUR.  187 


JOURNAL   D'ALBERT. 

(Suite.) 

«  Naples,  dimanche  6  avriL 

«  Sorti  à  huit  heures  pour  faire  l'emplette  d'un  pré- 
sent pour  Catiche,  commandé  mes  cartes  et  celles  de  ma 
femme  :  chose  vraiment  singulière  d'en  être  arrivé  là. 
Dîné  chez  le  comte  Stackelberg;  jusqu'à  dix  heures  chez 
Emma,  puis  chez  Alexandrine.  Point  rentrées  du  spec- 
tacle. Revenues  enfin ,  cause  avec  Putbus ,  tous  partis. 
Rien  ne  peut  être  comparé  à  ma  vie  depuis  deux  ans,  et 
maintenant  mon  bonheur  est  si  grand  et  si  complet!  De 
tels  liens  sont  indissolubles. 

tt  Rentré  à  minuit,  trouvé  du  monde  chez  Emma; 
après  leur  départ,  bien  causé  avec  elle. 

«  Me  voici  maintenant  dans  ma  chambre,  je  n'ai  point 
sommeil ,  mais  je  n'ai  pas  de  feu ,  et  le  froid  m'avertit 
que  je  serai  mieux  dans  mon  lit. 

«  J'aime  à  veiller  dans  ma  chambre,  j'en  aime  le 
silence,  personne  ne  me  voit,  et  si  Alexandrine  dort, 
personne  ne  pense  à  moi ,  ce  qui  me  phdt  quelquefois 
beaucoup. 

u  Voilà  un  petit  poëme  de  Campagna  sur  Buondel- 
monte;  je  vais  le  finir,  c'est  joli,  intéressant.  Quelle 
importance  avaient  alors  les  scènes  privées!  Maintenant 
la  vie  est  plus  commune;  les  nobles  passions  dorment 
ou  elles  sont  mortes,  l'égoïsme  pénètre  tout,  chacun  tire 
à  soi.  La  société  croulerait  si  nous  n^étions  à  la  veille 
d'une  régénération  qui  se  fait  pressentir  confusément. 
Nous  sentons  les  secousses  premières  d'un  prochain  bou- 
leversement, mais  les  esprits  se  préparent,  et  je  croirais 
assez  que   l'ère   nouvelle,  trouvant  le  terrain  préparé. 


RECIT  D'UNE   SŒUR. 


prendra  place  sans  commotion,  sans  secousse.  Brevet  de 
stabilité  et  de  durée.  La  religion ,  je  crois ,  est  l'âme  de 
notre  avenir,  dernière  transformation  de  la  société.  Notre 
perfectibilité,  ayant  atteint  le  terme  de  son  essor,  nous 
rendra  notre  première  destinée,  l'éclat,  le  jour,  la  blan- 
cheur, le  bonheur,  le  ciel. 

•  Mardi  8  avril. 

«  Enfin  acheté  quelque  chose  pour  Catiche  ,  c'est  laid, 
mais  je  suis  hors  d'incertitude ,  ce  qui  est  l'important. 
Commandé  une  Casquette  écossaise  jolie  qui  m' ira  bien; 
tant  mieux!  je  voudrais  être  beau. 

u  Perdu  mon  temps  à  peu  près  toute  la  journée,  monté 
achevai,  détestable  disposition.  Fini  Baondelmonte.  Il 
meurt  assassiné  le  jour  de  son  mariage  avec  la  femme 
qu'il  aime  :  mort  peut-être  enviable,  avant  qu'aucun 
nuage  ne  se  soit  glissé  entre  son  ciel  et  lui  ! 

«  Jeudi  10  avril. 

«  Dans  huit  jours,  à  cette  heure-ci,  je  serai  marié 
depuis  onze  heures! 

«  Soirée  chez  les  Lapoukhyn,  Alexandrine  triste  de 
ridée  de  quitter  sa  mère.  Elle  a  pleuré;  cela  passera, 
j'espère.  Si  pourtant  j'allais  ne  pas  remplacer  le  vide 
que  laissera  le  départ  de  sa  mère  :  ou  j'en  mourrais,  ou 
bien  j'irais  vivre  avec  elle  en  Russie ,  sorte  de  suicide 
moral,  intellectuel  et  peut-être  physique.  Je  suis  bête, 
fou,  ou  quelque  chose  de  semblable.  Je  suis  poursuivi 
du  pressentiment  de  rendre  Alexandrine  à  peu  près  très- 
malheureuse.  Je  voudrais  être  moine.  Mais  non,  je 
déraisonne;  je  vais  plonger  ma  tête  dans  mon  oreiller 
à  m'y  ensevelir,  jusqu'à  ce  que  je  sois  transformé  en 
quelque  chose  qui  ait  le  sens  commun. 


EBCIT  D'UNE  6ŒUR. 


•«  Naples,  vendredi  11  avril. 

«  A  la  mairie.  Puis  chez  Uf^  Porta;  causé  longtemps 
avec  lui.  11  veut  racheter  le  couvent  d'Amalfi;  je  conçois 
son  désir,  jamais  site  ne  fut  plus  approprié  à  cet  objt^t. 
Que  peut  offrir  le  monde  auprès  des  jouissances  si  pleines 
et  si  pures  de  ces  grandes  vocations,  auprès  de  cet  amour 
inmiense  qui  va  se  perdre  en  Dieu ,  c'est-à-dire  qui  est 
inextinguible*? 

«  Samedi  12  avril. 

«  A  huit  heures  parti  pour  Castellamare  pour  y  dis- 
poser notre  logement,  qui  sera  fort  bien.  Quels  jours  de 
bonheur  s'ouvrent  devant  moi  ! 

u  Revenu  à  Naples.  Dîner  chez  Temple*  d'une  lon- 
gueur à  mourir. 

«  Après  dmer  chez  la  princesse,  longue  scène  de  mélo- 
drame. Putbus  part,  tout  le  monde  le  retient,  il  résiste, 
il  est  absurde,  je  l'aime  de  tout  mon  cœur,  et  je  désire 
sincèrement  le  voir  regarder  notre  maison  comme  la 
sienne  :  il  ne  croit  pas  à  l'intérêt  des  gens,  ou  n'y  veut 
pas  croire;  encore  une  fois ,  absurde  et  injuste.  Je  vou- 
lais rester  un  peu  seul  avec  Alexandrine,  qui  était  tout 
en  pleurs,  mais  il  était  minuit  et  demi.  Ils  ne  s'en 
allaient  pas,  je  les  ai  devancés.  » 

1.  MR'  Porta  était  supérieur  des  capucins,  et  il  cherchait  à  rache- 
ter le  couvent  de  son  ordre,  transformé  en  auberge  et  situé  à  Amalfl, 
dans  ce  site  iucompai-able  que  connaissent  tous  les  peintre&  et  tous 
les  voyageurs  qui  ont  visité  cette  côte. 

2.  Sir  William  Temple,  frère  de  lord  Palmerston,  alors  et  long- 
temps après  ministre  d'Angleterre  à  Naples  (de  1832  à  1858). 


190  RECIT   D'UNE  SŒUR. 

HISTOIRE   D'ALEXANDRINE. 

(Suite.'» 

«  Maurice  Putbus  partit  en  effet  cette  nuit-là.  Depuis 
quelques  jours  on  m'avait  trouvée  un  peu  mélancolique. 
Je  n'avais  pas  d'inquiétude  sur  mon  bonheur,  mon  Albert 
m'était  plus  cher  que  tout  le  reste  du  monde  ;  mais  rap- 
proche du  plus  grand  changement  dans  la  vie  a  quelque 
chose  de  solennel  qui  rend  sérieux  ;  puis  ma  séparation 
d'avec  ma  mère  était  devant  moi ,  comme  un  fantôme. 
Celle  même  d'avec  Putbus  me  faisait  de  la  peine.  Quitter 
des  choses  que  j'aurais  voulu  garder  en  même  temps 
que  j'en  obtenais  de  plus  heureuses,  tout  cela  me  cau- 
sait une  vague  mélancolie,  mais  qui  était  toujours  dissi- 
pée par  celui  qui  en  était  la  cause  première  ;  puis  ne 
venait-elle  pas  aussi  de  ce  que,  dans  cette  vie  incertaine, 
lorsqu'on  est  bien  heureux,  tout  changement  effraye?.... 

{(  J'étais  si  heureuse  ainsi  dans  le  salon  de  ma  mère, 
puis  dans  ma  petite  chambrette,  en  pensant  a  ce  qu'il 
m'avait  dit,  à  ce  qu'il  me  dirait  !  Cependant  mon  cœur 
avait  besoin  de  lui  faire,  devant  Dieu  et  les  hommes ,  le 
serment  d'un  amour  éternel. 

«  Albert  dîna  chez  nous  le  \k  avec  sa  mère,  ses  sœurs, 
et  M.  Valette,  notre  ministre  protestant,  dont  il  dit  ces 
mots  dans  son  Journal  : 

«  Il  a  bien  l'air  d'un  réformé.  Pourquoi  se  sont-ils 
séparés?...  Pourquoi  ont-ils  morcelé  et  déchiré  l'Église? 
L'unité  est  si  belle!  Pourquoi  avoir  divisé  le  cri  d'amour 
de  la  terre  vers  le  ciel  qui  ne  devrait  être  qu'un  ?  » 

«  Le  16  avril  (mercredi),  — Albert  me  mena  chez  ses 
parents,  et  là,  devant  Me""  Porta,  je  fis  la  promesse  que 
tous  mes  enfaûts  seraient  catholiques.  Je  me  souviens 


KéClT  D'UNE  SŒUR.  191 


que  lorsqu'il  fallut  dire  oui ,  M"*  de  la  Ferronnays  me 
regarda,  comme  craignant  un  peu  que  cela  ne  me  fît  de  la 
peine,  et  me  dit  avec  douceur  :  «  Vous  le  voulez  bien, 
n'est-ce  pas?  »  Elle  ignorait  le  plaisir  que  j'éprouvais  à 
faire  cette  promesse,  et  qu'elle  me  remplissait  d'une  joie 
suave.  Il  est  singulier  qu'à  aucun  temps  de  ma  vie  je 
n'aie  désiré  avoir  des  enfants  protestants;  je  les  aurais 
préférés  grecs ,  mais  toujours  et  avant  tout  catholiques. 

((  Ce  fut  un  de  ces  jours-là,  peut-être  ce  jour-là  même, 
que,  causant  avec  Pauline,  je  lui  dis  que  trois  morts  ou 
une  naissance  me  rendraient  catholique  moi-même  à 
rinstant.  Je  voulais  dire  ma  propre  mort  (car  je  sentais 
dès  lors  que  je  n'aurais  pas  voulu  mourir  dans  une  autre 
foi)  ou  bien  celle  de  ma  mère,  qui  m'eût  délivrée  de  la 
douleur  de  l'affliger,  ou  enfin  celle  de  mon  Albert.  Jt* 
pensais  aussi  que  si  j'avais  un  jour  un  enfant,  cela  me 
donnerait  le  courage  de  braver  le  chagrin  de  ma  mère. 

«  La  plus  douloureuse  de  toutes  ces  prévisions  fut  celle 
qui  se  réalisa. 

«  Le  16  avril ,  la  veille  de  mon  mariage ,  Albert  dîna 
avec  nous.  Le  soir,  je  fus  quelque  temps  seule  avec  lui, 
et  il  me  parla  d'une  manière  qui  me  remplit  d'amour 
et  d'admiration  pour  lui;  tout  ce  qu'il  me  dit,  toute  sa 
manière  d'être  me  le  fit  chérir  et  vénérer  à  la  fois  comme 
un  être  plus  angélique  que  le  reste  des  hommes.  Il  m'a- 
vait souvent  fait  cette  impression ,  mais  jamais  elle  ne 
fut  si  vive  que  ce  soir-là,  la  veille  de  notre  mariage; 
aussi  me  fit-€lle  éprouver  un  bonheur  plus  que  terrestre, 
que  la  tristesse  même  de  ma  mère,  lorsque  j'allai  ensuite 
l'embrasser  dans  son  lit ,  ne  put  troubler. 

«  Rentrée  dans  ma  chambre,  j'écrivis,  dans  mon  livre 
fermé  à  clef,  les  lignes  suivantes  : 

c(  Mon  Dieu!  demain  j'épouse  Albert  et  je  me  sens 
indigne  de  lui  à  tous  égards.  Je  m'en  afflige  et  je   te 


192  RECIT  D'UNE  SŒUB. 


demande,  au  nom  de  ton  fils  N.-S.  J.-C.,  de  rompre  ces 
liens  par  ma  mort,  si  jamais  ils  pèsent  à  Albert  de  quel- 
que manière  que  ce  soit.  Je  te  recommande  tout  autant 
le  bonheur  de  ma  pauvre  mère.  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  ! 
Le  bonheur  de  ma  mère ,  d'Albert ,  de  mes  frères  pour 
toujours  au  ciel,  et  encore,  s'il  est  possible,  sur  la  terre. 
Et  pour  moi ,  mon  Dieu  ,  éclaire-moi.  Prends  Albert  et 
moi  dans  ton  amour,  accorde-moi  la  bénédiction  de  mon 
père  qui  est  allé  au  ciel  et  qui  m'a  tant  chérie  en  ce 
monde.  Ah  !  mon  Dieu  !  sois  avec  nous  !  Mon  Dieu  !  fais 
qu'un  jour  pour  tous  il  n'y  ait  qu'innocence  et  bon- 
heur. » 

«  Puis  j'arrangeai  ce  livre  pour  être  porté  à  Pauline 
avec  le  billet  suivant  : 

«  Ma  bonne  Pauline,  je  te  lègue  ce  livre,  je  l'aime 
mieux,  tu  me  le»  rapporteras  là-bas.  Il  est  minuit  passé. 
Je  me  sens  de  la  mélancolie  à  cause  de  maman  ;  mais 
du  reste,  je  jouis  d'un  calme  délicieux,  grâce  à  Albert, 
qui  est  un  ange  dont  je  suis  indigne.  J'espère  que  tu 
seras  contente  de  cette  disposition,  elle  me  promet  pour 
demain  une  tranquillité  et  môme  un  bonheur  étonnant. 
Oh  !  cornment  en  remercier  Dieu  ?  Bonsoir,  mes  sœurs 
chéries,  à  demain;  aimez-moi  bien.  Priez  toutes  deux 
pour  maman. 

«  Alexàndrine  d'Alopeus.  » 


«  Le  dernier  mot  de  mon  journal ,  à  la  fin  de  cett 
époque  de  ma  vie,  fut  : 

«  Mon  Dieu  !  bénis-nous  au  nom  de  N.-S.  » 

«  Et  dans  mon  livre  de  copies,  je  voulus  aussi  que  le 
dernier  passage  transcrit  fût  pieux,  et  j'y  avais  écrit  ce 
dernier  jour  : 

«  Que  chacun  donne  selon  qu'il  l'a  résolu  en  son 


RÉCIT  D'UNB  SŒUR.  198 

cœur,  non  à  regret  ni  par  contrainte,  car  Dieu  aime 
celui  qui  donne  gaiement.  »  (Il  Cor.,  ix,  7.) 

"  .Mais  cependant  combien  j'étais  loin  de  mener  une 
vie  chrétienne  !  Quelquefois  je  crains  que  ce  ne  soit 
pour  me  punir  de  mes  fréquents  oublis ,  de  rna  négli- 
gence à  le  remercier  de  mon  bonheur,  que  Dieu  me  l'a 
ôté  ! 

«  Le  maim  ae  mon  mariage ,  le  17,  avril  183Z|,  ce  fut 
Catiche  qui  me  réveilla  à  7  heures.  Je  lui  demandai  sur- 
le-champ  quel  temps  il  faisait.  Il  ne  pleuvait  pas,  mais 
le  temps  était  un  peu  couvert.  J'attachais  une  importance 
superstitieuse  à  ce  qu'il  ne  plût  pas  ce  jour-là.  Je  me 
levai,  j'allai  chez  ma  mère,  et  je  déjeunai  avec  elle,  puis 
je  revins  m' habiller. 

«  Avant  la  fin  de  ma  toilette,  Pauline  et  Eugénie  arri- 
vèrent ;  elles  étaient  toutes  les  deux  en  bleu  de  ciel  ;  ma 
mère  avait  une  robe  de  cachemire  blanc  doublée  de  rouge. 
Ma  robe,  à  moi,  était  en  dentelle  doublée  de  satin  blanc, 
montante;  mon  voile  était  retenu  par  une  couronne  de 
roses  blanches  et  de  myrte*.  Ma  mère  ne  voulut  pas  ma 
laisser  mettre  le  collier  de  perles  qu'elle  m'avait  donné, 
parce  qu'elle  disait  que  «  les  perles  présageaient  des 
larmes,  Perlen  deùten  Thrànen ,  proverbe  et  superstition 
allemande;  mais  on  me  laissa  porter  une  croix  qu'Albert 
m'avait  donnée.  Croix  belle,  précieuse,  tout  en  diamants, 
croix  qui  m'était  bien  plus  chère  puisqu'elle  me  venait 
de  lui ,  et  aussi  parce  qu'elle  était  un  signe  de  salut. 
Croix  d'amour,  donnée  par  l'amour,  et  qui,  depuis,  me 
parut  bien  significative  ! 

u  Pendant  ce  long  temps  de  ma  toilette,  ma  mère 
était  fort  agitée,  moi  heureuse  et  calme.  Pauline  conte 

1 .  Le  myrte  est,  en  Allemagne,  la  parure  des  mariées,  et  la  prin- 
ssc  Lapoukhyn  y  avait  tenu  pour  sa  Dlle,  à  cause  de  cela. 

L  i3 


cesse 


h 


194  RECIT  D'UNB    SŒUB- 

éncore  des  mots  que  je  disais  en  m'habillant  et  qui  la 
faisaient  rire,  parce  qu'elle  trouvait  étonnant  que  je 
fusse  aussi  peu  différente  de  moi-même  dans  un  jour  si 
mémorable.  Albert  arriva,  j'étais  prête,  j'entrai  dans  la 
chambre  de  ma  mère,  et  là,  à  genoux,  je  lui  demandai 
sa  bénédiction,  et  lui  demandai  aussi  de  me  la  donner 
pour  mon  père. 

((  On  m'a  fait  ensuite  signer  notre  contrat,  puis  nous 
sommes  tous  partis  pour  le  palais  Acton  (où  devait  se 
faire  le  mariage  catholique).  Dans  ce  moment-là,  j'ai 
remarqué  un  léger  rayon  de  soleil  qui  me  fit  plaisir, 
mais  il  fut  pâle  et  court. 

((  M»""  Porta  nous  a  bénis  dans  la  chapelle.  11  portait  de 
beaux  ornements,  et  sa  belle  barbe  blanche  lui  donnait 
l'air  le  plus  doux  et  le  plus  imposant.  Je  me  mis  à  ge- 
noux près  de  mon  Albert ,  je  faisais  ce  qu'on  me  disait 
de  faire.  J'étais  complètement  ignorante  de  tout  ce  que 
prescrivait  la  liturgie  catholique;  puis,  comme  dans 
toutes  les  grandes  circonstances  de  la  vie,  j'étais  étour- 
die et  ne  me  rendais  pas  bien  compte  de  ce  qui  arrivait. 

((  Le  mariage  fait,  tout  le  monde  m'entoura  et  m'em- 
brassa, puis  nous  partîmes  pour  la  chapelle  protestante, 
où  M.  Valette  nous  fit  un  très-beau  discours  qui ,  à  la 
grande  satisfaction  de  maman,  attendrit  les  catholiques 
présents. 

«  En  revenant  à  la  maison,  maman  nous  fit  mettre, 
Albert  et  moi,  dans  le  fond  de  la  voiture,  et  se  plaça 
sur  le  devant ,  et  nous  revînmes  chez  les  parents  d'Al- 
bert ,  où  se  donnait  un  grand  déjeuner.  Je  fis  ensuite, 
telle  que  j'étais  en  robe  de  mariée,  une  visite  à  la  com- 
tesse Stackelberg,  qui,  par  un  mésentendu,  n'avait  pas 
été  invitée.  Puis  je  revins  chez  ma  mère,  et  je  rentrai 
dans  la  chambre  que  j'allais  quitter  pour  toujours.  Là, 
j'ôtai  ma  robe  blanche,  j'en  mis  une  de  soie  grise  et  un 


RÉCIT  D*nMB    SŒUR.  19s 


chapeau  de  paille  doublé  de  rose,  pour  partir  avec  Albert 
pour  Castellamare.  Une  fois  prête,  je  me  sentais  bien 
émue  et  même  triste  en  regardant  autour  de  moi  toutes 
les  personnes  et  tous  les  lieux  que  j'allais  quitter.  Je 
voulus  aller  regarder  encore  une  fois  toutes  les  cham- 
bres. J'embrassai  encore  ma  mère  et  les  autres.  Puis 
enfin  je  montai  avec  Albert  dans  notre  calèche,  et  nous 
partîmes..,.  Tous  les  deux  nous  croyions  rêver  !..  » 


DEUXIEME    PARTIE. 


Celui  qui  n'a  pas  souffert, 

que  sail-il? 

BCCLE-,  XXXIV,   9. 


Si  cette  histoire  était  uo  roman,  ou  bien  si  elle  était 
consacrée  au  seul  souvenir  des  jours  heureux,  elle  serait 
bien  près  d'être  achevée,  et  il  y  aurait  peu  de  pages  à 
ajouter  à  celles  qui  précèdent.  Mais  ceux  dont  elle  con- 
tient la  vie  ne  sont  point  des  personnages  imaginaires. 
Ce  sont  des  chrétiens  qui  furent  trouvés  dignes  de  souf- 
iTrir,  et  dont  le  bonheur  terrestre  ne  demeure  un  souve- 
nir béni  que,  parce  qu'après  avoir  été  accepté  avec  actions 
de  grâces,  il  fut  rendu  sans  murmure.  Aussi,  l'histoire 
continue,  et  Ton  pourrait  même  dire  qu'elle  commence 
maintenant,  tant  l'importance  de  ce  qui  suit  l'emporte 
sur  celle  de  ce  qui  pré[:ède. 

Le  temps  des  épreuves  n'était  pas  encore  venu  toute- 
fois, lorsque,  peu  de  jours  après  le  mariage  d'Albert  et 
d'Alexandrine ,  nous  les  rejoignîmes  dans  la  charmante 
maison  où  ils  nous  avaient  précédés  à  Castellamare.  Cet 
été  même  fut  peut-être  le  plus  heureux  de  notre  vie; 
mais,  sans  le  savoir,  nous  étions  parvenus  au  point  cul- 
minant du  bonheur,  et  c'était  pour  la  dernière  fois  en 
ce  monde,  que  nous  nous  trouvions  tous  réunis  ensemble. 


198  RÉCIT  D'UNE   SŒUR. 

Un  escalier  couvert  d'un  berceau  de  vigne  et  de  roses 
conduisait  de  la  route  à  cette  joHe  maison ,  dont  le  rez- 
de-chaussée,  occupé  par  Albert  et  Alexandrine,  s'ouvrait 
par  de  grandes  fenêtres  sur  le  jardin.  Charles  et  Emma 
habitèrent  le  premier  étage;  mes  parents,  Fernand,  mes 
sœurs  et  moi,  le  second,  et  à  chaque  étage  se  trouvaient 
des  terrasses  communiquant  les  unes  avec  les  autres  par 
des  escaliers  extérieurs.  Outre  les  repas  que  nous  fai- 
sions en  commun  et  les  lectures  qui  nous  réunissaient, 
nous  étions  sans  cesse  en  communication  les  uns  avec 
les  autres  par  ces  terrasses  et  toujours  charmés  de  tous 
les  prétextes  pour  nous  retrouver,  car  jamais,  je  le  crois, 
frères,  sœurs,  beaux-frères  et  bellès-sœurs  n'ont  été  plus 
joyeusement,  plus  cordialement  unis. 

Ce  fut  pendant  le  courant  de  cet  été  qu'eut  lieu  mon 
mariage,  et  cet  événement  ne  préoccupa  guère  moins 
que  moi-même  la  chère  tribu  d'amis  dont  j'étais  entourée. 
Les  jours  qui  suivirent  celui  où  il  fut  irrévocablement 
décidé  furent  très-paisibles  et  très-heureux,  et  il  y  en 
a  un,  entre  autres ,  dont  le  souvenir  me  revient  comme 
de  l'un  des  plus  beaux  et  des  plus  calmes  de  cette  heu- 
reuse époque. 

J'ai  dit  qu'Albert  et  Alexandrine  occupaient  le  rez-de- 
chaussée,  dont  les  fenêtres  s'ouvraient  sur  le  jardin,  où 
l'on  descendait  par  quelques  marches.  Le  soir  dent  je  me 
souviens,  leur  salon  était  rempli  de  lumières,  de  fleurs 
et  de  musique.  Eugénie  chantait,  et  nous,  assis  en  dehors 
sur  les  marches  du  perron,  nous  écoutions  son  incom- 
parable voix,  tout  en  causant^  en  respirant  la  bonne  odeur 
des  roses  et  des  orangers,  et  en  regardant  une  vue  à  nulle 
autre  pareille,  éclairée  par  la  lune  et  les  étoiles,  éclairée 
aussi  par  le  feu  qui  jaillissait  cette  année-là  du  Vésuve 
et  dont  un  large  ruisseau,  débordant  du  haut  du  volcan, 
descendait  vers  la  plaine  dans  la  direction  d'Ottagano. 


RECIT  D'UNB  SŒUR.  IM 

Ah  !  nous  étions  tous  parfaitement  heureux  dans  ce  mo- 
ment-là. Le  bonheur  d'Albert  et  d'Alexandrine  nous  sem- 
blait un  présage  et  une  garantie  du  nôtre  :  le  nôtre 
complétait  le  leur.  La  tendresse  dévouée  d'Eugénie,  plus 
épanouie  que  jamais,  la  rendait  gaie  comme  un  oiseau, 
brillante  comme  un  rayon  de  soleil,  et  Fernand  contribuait 
avec  elle  à  égayer  des  jours  que  leur  importance  môme 
aurait  pu  rendre  sérieux.  La  soirée  s'achevait  ordinaire- 
ment chez  Charles  et  Emma  (dont  la  tendre  et  cordiale 
sympathie  ne  laissait  rien  non  plus  à  désirer).  Ils  étaient 
en  possession  de  la  plus  spacieuse  de  nos  terrasses,  et 
c'était  là  que  nous  nous  réunissions  tous  et  que  nous  res- 
tions souvent  ensemble  jusque  bien  avant  dans  la  nuit, 
—  ces  nuits  d'Italie  dont  on  ne  se  lasse  pas  de  jouir  et 
qui  sont,  en  été,  encore  plus  belles  que  le  jour!  Jamais 
la  tendresse  de  nos  parents  n'avait  été  plus  complètement 
satisfaite,  jamais  peut-être  ils  n'avaient  joui  avec  un  plus 
grand  repos  du  bonheur  de  nous  voir  tous  réunis  autour 
d'eux.  Nous  étions,  hélas!  au  sommet,  mais  il  faut  con- 
venir que  ce  sommet  était  doré,  et  que,  si  jamais  on  a  pu 
dire  d'un  bonheur  qu'il  était  trop  grand ,  trop  complet 
pour  pouvoir  durer,  on  a  pu  le  dire  du  nôtre  alors  ^ 

Le  nuage  qui  devait  si  tôt  l'obscurcir  projetait  cepen- 
dant déjà  son  ombre;  déjà,  six  semaines  auparavant, 
nous  avions  eu  un  jour  d'alarme  pour  Albert;  mais  l'in- 
quiétude, ce  ver  rongeur  du  bonheur,  respectait  encore  le 
nôtre,  et,  quoique  effrayés  un  instant,  nous  avions  vite 
repris  la  sécurité  de  l'inexpérience.  Ce  ne  fut  que  beau- 
coup plus  tard ,  et  lorsque  Alexandrine  fut  parvenue  au 
terme  de  son  épreuve,   que,  remontant  d'angoisse  en 


i.  Cest  pendant  cet  été,  et  au  milieu  même  de  toute  cette  gaieté, 
qu*Eugéaie  me  disait  souvent:  «  Oh!  ma  chère,  que  la  vie  est  jolie! 
Que  sera  alors  le  ci0l2  La  mort  vùut  donc  nûêux  que  tout  cela?  • 


JOO  RECIT  D'UNE  SŒUR. 

angoisse  jusqu'à  la  première  inquiétude  qui  avait  troublé 
sa  sérénité,  elle  en  arrivait  à  ce  jour  où,  pour  la  première 
fois,  elle  avait  vu  Albert  porter  vivement  son  mouchoir  à 
ses  lèvres  et  le  retirer  taché  de  sang-.  Et  ce  jour....  c'était 
le  dixième  api'ès  celui  de  son  mariage  ! 

Dix  jours  sans  trouble,  sans  inquiétude,  sans  nuage; 
dix  jours  de  possession  pleine  et  entière  de  tout  le  bon- 
heur imaginé  sur  terre  :  voilà  ce  qui  a  été  accordé  à  unC; 
vie,  heureuse  néanmoins  et  privilégiée;  car  yen  a-t-il 
beaucoup  qui  obtiennent  ici-bas,  même  pour  un  seul 
instant,  la  parfaite  réalisation  de  toutes  leurs  espérances, 
la  complète  satisfaction  de  tous  leurs  désirs?  Et,  pour 
Alexandrine,  il  en  fut  ainsi;  elle  posséda  un  instant  tout 
ce  qu'elle  avait  rêvé.  Non-seulement  elle  trouva  dans  son 
mari  toutes  les  qualités  qu'elle  avait  le  plus  désirées  et 
le  plus  désespéré  de  rencontrer  réunies;  non-seulement 
elle  lui  inspira  et  elle  éprouva  pour  lui  un  sentiment  qui 
dépassait  tout  ce  qu'elle  avait  imaginé  de  plus  vif  et  de 
plus  profond;  mais,  sous  d'autres  points  encore,  moins 
essentiels,  quoique  importants  dans  l'ensemble  du  bon- 
heur, elle  fut  servie  au  gré  de  ses  souhaits.  N'ayant  jamais 
eu  de  sœurs,  ayant  toujours  vécu  loin  de  ses  frères  et 
seule  avec  ses  parents,  et  ayant  beaucoup  scruffert  de  cet 
isolement,  elle  avait  mis  au  nombre  de  ses  désirs  celui 
d'appartenir  à  une  famille  nombreuse  et  unie.  La  nôtre 
lui  avait  inspiré  de  l'attrait  dès  notre  première  rencontre 
(longtemps  avant  qu'elle  connût  Albert)  ;  et,  depuis  cette 
époque,  l'amitié  qu'elle  avait  pour  moi  s'était  étendue  à 
Eugénie  et  à  mes  frères.  Elle  avait  aussi  appris  à  aimer 
et  à  admirer  mon  père,  à  chérir  et  à  vénérer  ma  mère, 
et  il  est  certain  qu'être  leur  fille  et  notre  sœur  ajoutait 
pour  elle  au  bonheur  d'être  la  femme  d'Albert.  Ensuite  il 
appartenait  au  pays  qu'elle  avait  toujours  aimé  de  préfé- 
rence, et  devenir  Française  en  se  mariant,  était  au  nom- 


RÉCIT  D'UMB  SŒITR.  tOl 

bre  des  choses  souhaitées  par  elle.  Enfin  le  nom  qu'il 
portait  lui  était  agréable  à  prendre.  On  peut  donc  dire 
que  le  sort  qui  fut  le  sien  fut  celui  qu'elle  se  fût  créé  à 
plaisir,  s'il  lui  eût  été  donné  d'avance  d'arranger  sa  vie 
à  son  gré.  Quant  à  la  richesse ,  qu  elle  ne  posséda  pas, 
elle  ne  l'avait  jamais  désirée,  et  elle  prouva  plus  tard 
que  ce  mépris  de  la  fortune,  assez  commun  chez  les  jeu- 
nes filles,  mais  fort  suspect  tant  qu'il  demeure  à  l'état  de 
rêve  —  et  de  rêve  formé  au  milieu  de  toutes  les  aises  de 
la  vie —  que  ce  mépris,  dis-je,  était  chez  elle  sérieux  et 
sincère.  Quoique  sortant  d'une  maison  où  régnaient  toute 
la  magnificence  et  toute  la  profusion  habituelles  dans 
celles  des  Russes,  elle  ne  se  démentit  pas  un  seul  instant 
depuis  le  jour  de  son  mariage  jusqu'à  celui  de  sa  mort, 
et,  à  force  d'ordre  et  d'économie,  elle  sut  toujours  ren- 
dre plus  que  suffisant  leur  modeste  revenu,  conserver, 
au  milieu  de  la  plus  grande  simplicité ,  l'élégance  et  le 
bon  goût,  et  rester  magnifique  dans  sa  générosité.  Plus 
tard  sans  doute,  elle  renonça  à  tout,  mais  ce  fut  à  la  cha- 
rité, et  non  pas  à  la  nécessité,  qu'elle  sacrifia  enfin  tout 
le  bien-être  que  sa  sage  économie  lui  avait  toujours 
permis  de  conserver. 

Le  léger  accident  dont  j'ai  parlé,  et  qui  n'avait  pas  eu 
de  suites  d'abord,  fut  bientôt  suivi  d'autres  souffrances 
qui  firent  juger  que  l'air  de  Castellamare  ne  convenait 
pas  à  Albert,  et  on  lui  conseilla  d'aller  passer  quelque 
temps  à  Sorrento.  C'était  déjà  une  séparation  qui  trou- 
blait beaucoup  notre  bonne  vie  de  famille  :  aussi  fut-ce 
avec  un  vif  chagrin  que ,  le  27  juillet  au  soir,  nous  les 
conduisîmes  à  la  marine  de  Castellamare,  où  ils  devaient 
s'embarquer.  La  magnifique  roUtequi  mène  actuellement 
de  Castellamare  à  Sorrento  n'existait  pas  encore  alors; 
il  fallait,  si  l'on  y  allait  par  terre,  faire  la  route  à  cheval 
ou  à  âne  ;  la  voie  de  mer  était  la  plus  habituelle  et  la 


SOS  RECIT  D'UNE  SŒUR. 

moins  fatigante.  Mais  ce  soir-là,  le  temps  était  orageux, 
le  ciel  couvert,  et  lorsque  nous  vîmes  leur  petite  bar- 
que s'éloigner  du  rivage  sur  une  mer  sombre  et  agitée, 
cela  nous  parut  si  triste  qu'Eugénie  se  mit  à  fondre'  en 
larmes.  C'était  exagéré,  puisque  nous  devions  les  revoir 
le  surlendemain.  Mais  si  cette  tristesse  était  un  pres- 
sentiment, il  fut  justifié,  car  cette  séparation  était  le 
prélude  de  toutes  celles  qui  allaient  suivre,  et  ce  jour-îà 
finissait  pour  eux,  à  peu  près  sans  retour,  cette  vie  de. 
famille  tant  désirée  par  elle  avec  lui,  tant  appréciée  par 
tous  les  deux  ! 

Quelques  heures  plus  tard,  nous  reçûmes  d'Alexan- 
drine  le  billet  suivant,  qui  nous  fut  apporté  par  leur 
ba^lier  : 

A    MES    SŒURS. 
«  Sorrento,  villa  Cesari,  lundi  soir. 

«  Mes  sœurs,  toutes  trois,  Pauline,  Eugénie,  Emma,  si 
je  ne  vous  aimais  pas  comme  je  vous  aime ,  je  ne  vous 
écrirais  pas,  car  je  suis  a  Knocked  up.  »  Imaginez  que 
j'ai  eu  le  mal  de  mer,  moi!  Mais  le  ravissement  où  je 
suis  de  ce  logement  et  un  thé  exquis  m* ont  ranimée  au 
point  de  pouvoir  écrire  quelques  lignes.  Vous  n'imaginez 
point  à  quel  point  nous  sommes  logés  «  a  mio  genio.  )> 
Avez-vous  eu  un  peu  peur  pour  nous?  Cela  avait  l'air  aven- 
tureux certainement,  mais  j'ai  été  trop  malade  pour  jouir 
le  moins  du  monde  du  romanesque  de  la  position.  J'es- 
père que  le  batelier  vous  aura  remis  l'assurance  (tracée 
par  Albert  à  la  lueur  des  éclairs)  que  nous  étions  arrivés 
sains  et  saufs.  Il  faut  une  heure  et  un  quart  jusqu'à  la 
marine  de  Cassano,  et  de  là  jusqu'à  notre  villa  Cesari, 
une  demi-heure  au  moins.  Demain  j'attends  Alexandre, 
puis  après-demain  ma  petite  Eugénie  et  son  père:  des 


EBCIT  D'UNB  SCÇUR.  tOt 

revoirs  tous  les  jours ,  cela  est  fort  doux.  Ten  ai  déjà  la 
smania,  malgré  les  délices  de  ce  lieu...  Ma  petfle  Eugé- 
nie, rends-moi  le  service  de  te  bien  informer  demain  s'il 
y  a  des  lettres  de  maman  pour  moi.  Ce  manque  de  nou- 
velles empoisonne  mon  bonheur.  Que  Dieu  vous  bénisse 
tous  !  A  revoir  tous  bientôt.  Ne  donnez  pas  notre  vraie 
adresse  aux  ennuyeux.  Je  crois  que  nous  sommes  fort 
cachés  et  difficiles  à  découvrir»  ce  qui  est  assez  heureux. 
N^est-ce  pas  que  nous  vous  manquons  plus  que  vous  ne 
le  pensiez?  4^hl  ah!  »  a  Votre  Alex.  » 

On  voit  qu'elle  n'avait  pas  éprouvé  la  même  triste 
impression  que  nous,  ce  jour-là.  Mais  lorsque,  plus  tard, 
elle  inséra  ce  billet  dans  son  histoire,  elle  y  ajouta  ces 
mots  :  «  Je  n'ai  peut-être  jamais  rien  écrit  depuis  avec 
autant  de  gaieté  de  cœur.  »  • 

Nous  allâmes  tous  les  voir  deux  jours  après.  Nous  les 
trouvâmes  en  effet  très-bien  établis,  et,  pendant  leur 
séjour  à  Sorrento,  Eugénie,  Fernand  ou  moi,  et  quelque- 
fois tous  ensemble ,  nous  allions  avec  mon  père  et  ma 
mère  leur  faire  des  visites  plus  ou  moins  longues,  de 
sorte  que  cette  séparation  n'en  était  réellement  pas  une, 
et  que  ce  mois  s'écoula  rapidement.  Mais  pendant  sa 
durée,  Albert  fut  plusieurs  fois  malade;  une  fois  encore 
il  eut  un  crachement  de  sang,  et  les  médecins  déclarèrent, 
qu'au  lieu  de  rester  avec  nous  pendant  l'hiver,  il  fallait' 
qu'il  prît  le  parti  de  quitter  Naples  et  d'aller  s'établir  à 
Pise.  Tout  cela  était  déjà  bien  attristant,  mais  dans  ce 
moment-là,  nous  étions,  pour  ainsi  dire,  si  imprégnés 
de  bonheur,  que  l'inquiétude  ne  parvenait  pas  à  péné- 
trer dans  nos  esprits  et  à  nous  troubler  sérieusement. 
Pendant  ce  séjour  à  Sorrento,  le  journal  d'Alexandrine 
continue  à  être  gai ,  ainsi  que  les  lettres  d'Albert.  Et 
cependant  cette  gaieté  est  mêlée  parfois  de  douloureuses 
lueurs  qu'on  ne  peut  appeler  des  pressentiments,  car  la 


«04  RÉCIT  D'UNE  SŒUR. 

menace  du  malheur  n'était  déjà  que  trop  évidente ,  et 
quand  la  crainte  s'en  faisait  sentir,  ce  n'était  alors  que 
la  réalité  même  qui  saisissait  la  pauvre  Alexandrine ,  en 
dépit  de  ses  efforts  pour  croire  à  la  durée  de  son  bon- 
heur. C'était  cette  terreur  et  cette  mélancolie  involon- 
taires qui  lui  causaient,  à  l'aspect  d'un  convoi,  l'impres- 
sion qu'elle  décrit  ainsi  : 

«  Comme  nous  demeurions  près  d'une  église ,  il  pas- 
sait assez  souvent  des  morts  sous  notre  fenêtre,  et  là  ils 
ont  la  figure  découverte  et  une  fleur  dans  la  bouche;  j'en 
avais  vu  passer  plus  d'un  sans  effroi;  maintenant  (elle 
veut  dire  depuis  qu'Albert  avait  été  malade),  quand  j'en- 
tendais un  convoi,  j'allais  encore  le  regarder,  mais  avec 
un  tout  autre  sentiment,  un  sentiment  vague,  mais  si  ter- 
rible que,  ma  pensée  n'osait  le  formuler,  et  je  me  souviens 
que  j'éprouvais  une  superstitieuse  satisfaction  quand  le 
mort  qui  passait  était  une  femme,  un  vieillard,  un  petit 
enfant...  Je  craignais  de  voir  passer  un  jeune  homme.  » 

Ce  fut  pendant  ce  même  mois  que  l'inquiétude  et, 
ainsi  qu'elle  l'exprime  elle-même,  «  la  prose  »  que  la 
maladie  jette  sur  la  vie  et  l'amour,  lui  firent  exhaler 
un  soupir  vers  l'éternité,  et  pousser  ce  cri  plaintif  : 

«  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  n'y  a-t-il  donc  vraiment  que 
l'ombre  du  bonheur  sur  la  terre?  Ce  que  l'on  voit  de 
loin  peut-il  seul  paraître  charmant?  et  tout  ce  qu'on 
saisit  doit-il  perdre  seâ  couleurs?  N'y  a-t-il  donc  de 
poésie  véritable  que  dans  l'amour  de  Dieu,  et  sommes- 
nous  donc  si  misérables  que  cela  ne  puisse  nous  suffire 
et  qu'il  nous  reste  toujours  la  soif  d'idéaliser,  de  déifier 
même  sur  terre?...  Oh!  n'est-on  pas  souvent  consumé 
du  désir  d'un  pays  où  l'on  est  sûr  de  ce  que  l'on  voit, 
où  l'on  est  sûr  d'aimer  toujours,  où  l'on  n'a  pas  de 
fausses  craintes,  où  l'on  peut,  sans  inquiétude,  chérir  de 
tout  son  être  un  autre  être  égal  à  soi  ?  Ce  pays-là,  si 


RÉCIT  D'UNE   SŒUR.  8ûi 


nous  l'atteignons,  c'est  le  ciel;  nous  en  mourons  de 
désir,  et  pourtant,  par  faiblesse,  par  nonchalance,  nous 
ne  faisons  rien  pour  y  parvenir.  » 

La  lettre  suivante,  qui  ne  porte  pas  de  date,  fut  écrite 
par  Albert  pendant  son  séjour  à  Sorrento. 

ALBERT    A    M.    l'aBBÉ    MARTIN    DE    IfOIRLIEU. 

«  Sorrento. 

((  Que  j'ai  ressenti  de  joie  à  la  vue  de  votre  écriture! 
Je  ne  doutais  pas  de  votre  amitié  pour  moi,  mais  votre 
silence  prolongé  me  faisait  craindre  quelque  tort  de  ma 
part.  Je  ne  savais  pas  votre  adresse  et  déjà  une  ou  deux 
lettres  étaient  restées  sans  réponse.  Je  suis  au  comble 
du  bonheur.  Ah!  Monsieur  et  si  bon  ami,  que  je  vous 
ai  regretté  en  cette  circonstance,  et  que  je  voudrais 
vous  avoir  encore  près  de  nous!  Avec  quelle  joie  je 
recueillerais  vos  paroles  pour  les  verser  ensuite  dans  un 
cœur  que  mon  insuftisance  ne  saurait  féconder  seule  ! 
Alexandrine  n'est  pas  femme  à  cédera  un  simple  attrait, 
à  une  influence  seulement  de  goût,  et,  quelque  portée 
qu'elle  soit  vers  nous,  il  lui  faut  pourtant  une  autre  au- 
torité que  son  cœur.  Quel  jour  eussent  répandu  parmi 
nous  vos  saintes  paroles  !  C'est  toujours  avec  une  vive 
émotion  que  je  me  reporte  au  temps  de  nos  doux  entre- 
tiens, dont  malheureusement  je  profitai  si  peu  alors,  car 
notre  nature  est  ainsi  faite  qu'on  jouit  rarement  d'un 
trésor  que  l'on  possède,  et  ce  n'est  qu'après  l'avoir 
perdu  que  l'on  découvre  toutes  les  richesses  que  l'on 
aurait  pu  recueillir.  J'ai  regretté  bien  souvent  ce  temps 
passé  près  de  vous,  et  j'ai  plus  d'une  fois  senti  tout  le 
bien  qu'il  eût  pu  produire  dans  ma  vie.  Enfin  je  viens 
vous  demander  de  suppléer  un  peu  par  correspondance 
'à  l'impossibilité  de  causer  avec  vous.   Dieu  sait  quand 


806  RÉCIT  D*UNE  SŒUR. 

se  lèvera  le  jour  où  j'aurai  le  bonheur  de  regarder  mon 
ange  comme  irrévocablement  des  nôtres  !  En  attendant, 
j'ai  la  consolation  de  la  voir  chaque  jour  rechercher 
d*^lîe-même  nos  églises,  s*y  plaire  et  les  aimer.  Le 
dimanche,  elle  semble  avoir  rangé  la  messe  au  nombre 
de  ses  devoirs.  Mais  quand  la  conviction  entière  aura 
pénétré  son  cœur,  il  lui  restera  encore  la  répugnance 
d'abjurer  la  religion  d'une  mère  qu'elle  chérit  et  qui, 
jusqu'ici,  s'est  montrée  tout  à  fait  contraire  à  ce  change- 
ment. Espérons  en  Dieu  pour  ceci.  Nous  lisons  un  livre 
qui  a  paru  il  y  a  quelque  temps  et  que  vous  connaîtrez 
peut-être;  il  a  pour  titre  :  Voyage  d'un  gentilhomme 
irlandais  à  la  recherche  dCune  religion,  avec  des  notes  de 
Thomas  Moore.  Il  remonte  aux  premiers  jours  du  chris- 
tianisme et  prouve,  par  tout  ce  qu'il  cite,  que  le  catho- 
licisme en  est  la  constitution ,  si  Ton  peut  parler  ainsi, 
et  que  ce  que  nous  croyons  aujourd'hui,  était  la  foi  des 
apôtres.  Il  prouve  que  le  jeûne ,  la  transsubstantiation, 
la  suprématie  du  pape,  la  messe,  la  tradition  orale,  le 
respect  dû  aux  images ,  les  prières  pour  les  morts,  le 
purgatoire,  la  confession,  faisaient  partie  de  la  pratique 
et  de  la  foi  primitive.  Il  rappelle  aussi  l'institution  du 
secret  chez  les  premier?  chrétiens,  qui  a  sans  doute  dû 
prêter  souvent  à  des  interprétations  fausses  et  donner 
contre  nous,  aux  protestants,  des  armes  qu'il  est  cepen- 
dant facile  de  leur  briser  entre  les  mains. 

«  J'espère  que  vous  aurez  reçu  une  lettre  de  ma  sœur 
Pauline  ;  dans  le  cas  contraire ,  je  répéterai  la  nouvelle 
qu'elle  vous  annonçait  :  elle  se  marie,  et  nous  en  som- 
mes tous  heureux.  Cependant,  nous,  zélés  catholiques, 
n'épouser  que  des  protestants,  cela  peut  paraître  sus- 
pect. Nous  avons  toutefois  à  remercier  Dieu ,  s'il  se  sert 
de  nous  pour  faire  aimer  l'Église  et  la  religion.  Il  n'en- 
tre pas  la  moindre  présomption  dans  cette  espérance. 


RÉCIT  O'UNB  SŒUR.  Wl 

car  la  part  que  nous  prenons  à  œs  conversions  est  bien 
indirecte,  et  elles  se  seraient  accomplies  sans  notre  par- 
ticipation. Mon  futur  beau-frère  est  catholique  dans  le 
cœur,  et  son  abjuration  suivra  de  près  Pacte  qui  assu- 
rera son  bonheur.  La  seule  crainte  de  fausses  et  calom- 
nieuses interprétations  est  cause  du  retard.  Je  voudrais 
être  aussi  près  du  même  bonheur;  mais  je  crains  que 
ce  beau  jour  ne  soit  encore  bien  reculé.  Si  >-ous  eussiez 
passé  cet  hiver  en  Italie,  quelle  joie  c'eût  été  pour  ma 
sœur  et  pour  moi,  que  d'être  bénies  par  vous!  Ms'Acton 
vous  remplacera,  il  vient  de  Rome  marier  Pauline,  qu'il 
a  connue  enfant...  Nous  avons  ici  en  circulation  l'ou- 
vrage de  M.  l'abbé  de  La  Mennais  *.  Il  a  fait  rumeur, 
comme  vous  devez  le  penser-,  mais,  grâce  à  la  mobilité 
d'une  société  toute  mondaine ,  trois  jours  ont  suffi  pour 
faire  tomber  dans  l'oubli  un  ouvrage  qui  a  agité,  en 
tant  de  lieux,  les  esprits  au  suprême  degré.  Bien  qu'en 
partie  la  surprise  de  chacun  fût  la  mienne ,  je  souffrais 
de  voir  un  tel  'lomme  jugé  par  de  tels  antagonistes. 
Quel  mélange  de  tendresse  et  de  fureur  on  trouve  à 
chaque  page  1  La  poésie  de  cet  ouvrage  ne  peut-elle 
couvrir  un  peu  les  tempêtes  que  soufflent  son  zèle  et  son 
ardente  imagination?  Je  l'avoue  aussi  cependant,  c'est 
avec  une  certaine  joie  que  j'entends  ces  prédictions  d'une 
nouvelle  société.  L'égoïsme  ne  finira-t-il  donc  pas  un 
jour  dans  le  monde?  et  n'est-ce  pas  avec  soif  que  nous 
devons  désirer  cette  rosée  qui  humectera  la  dureté  de 
nos  cœurs?  Otez  le  sang  des  pages  de  M.  de  Lamennais, 
et  dites-moi  si  vous  ne  bénissez  pas  son  espérance.  En 
même  temps  que  ce  livre,  il  en  a  paru  un  autre  de 
Silvio  Pellico,  un  frappant  contraste  avec  lui  par  son 
angélique  douceur.  La  vie  de  l'homme  est  tout  entière 

I .  Les  paroles  d'un  croytn^ 


208  RÉCIT  I>'UNE   SŒUR. 

dans  ce  peu  de  mots  :  Dei  dove-ri  degV  uommi.  Ce  calme 
remplit  l'âme  du  bien-être  que  Pellico  semble  éprouver; 
la  surabondance  de  tendresse  qui  est  en  lui  rejaillit  sur 
vous,  et  vous  purifie  en  vous  donnant  des  larmes.  Com- 
bien je  voudrais,  cher  monsieur  l'abbé,  me  procurer 
votre  ouvrage!  Vous  êtes  aussi  un  de  ces  êtres  qui,  par 
la  pureté  et  le  calme  de  votre  âme,  nous  transportez 
dans  un  monde  meilleur.  Je  suis  impatient  de  le  lire, 
moi  qui  ai  pour  ainsi  dire  assisté  à  sa  naissance.  Adieu! 
pardon  de  mon  bavardage  ;  c'est  que ,  voyez-vous,  je 
n'ai  plus  de  conversation  au  clair  de  la  lune,  dans  une 
chambre  au  troisième  étage  sur  une  certaine  place  de 
lîome  S  et  que  je  n'entends  plus  cette  voix  qui,  pendant 
quelques  heures  remplissait  mon  cœur  de  calme  et  de 
saints  transports.  » 

Ils  revinrent  à  Castellamare  un  peu  avant  que  le  mois 
se  fût  écoulé ,  et  le  passage  suivant  se  trouve  dans  le 
journal  d'Eugénie  le  19  août  :  «  J'ai  dîné  chez  ladyMary 
Paget-,  à  Boccapiano  (c'était  la  villa  la  plus  voisine  de 
la  nôtre  qu'habitait  cette  année-là  le  marquis  d'Anglesey 
et  sa  famille,  avec  laquelle  nous  étions  liés).  Après  le 
dîner,  nous  avons  regardé  de  la  terrasse  Albert  et  Alexan- 
drine,  Pauline  et  Auguste,  qui  se  promenaient  dans  le 
jardin;  —  causé  agréablement  avec  lady  Mary  sur  les 
mariages  anglais  et  les  mariages  français.  Les  quatre, 
reviennent  deux  à  deux,  s'arrêtant  tous  les  cinq  pas 
comme  des  vieux,  pour  se  parler  plus  à  leur  aise.  » 
Alexandrine,  après  avoir  cité  ce  passage  du  journal  d'Eu- 
génie, ajoute  :  ((  Oh!  je  me  souviens  bien  de  cette  pro- 
menade à  quatre.   Je  fus  longtemps  assise  ce  jour-là 

1.  Palazzo  Panfili,  sur  la  place  Navone,  où  I*abbé  Martin  (Je  Noir- 
iieu  avait  habité  en  1831. 

2.  Mariée,  en  1838,  à  lord  Sandwich,  et,  elle  aussi,  enlevée  jeune 
t  regE«^i±ée  à  sa  famille  et  à  ses  enfants. 


EBCIT  D'UNB  8Œ0% 


devant  la  plus  belle  vue  du  monde,  avec  Albert,  qui  était 
obligé  de  se  reposer  souvent.  Les  deux  autres  devaient 
se  marier  dans  huit  jours.  Nous  étions  tous  les  quatre 
heureux  et  bien  ensemble,  et  nous  faisions  des  projets 
que  troublait  pour  moi  seule,  je  crois,  un  peu  d'inquiér 
tude  pour  l'avenir.  »  Elle  raconte  ensuite  que,  deux  jours 
après ,  elle  impatienta  Albert  en  n'ayant  pas  l'air  de- 
s'intéresser  à  un  livre  qu'il  lisait,  parce  qu'elle  était  tout 
occupée  à  essayer  la  robe  qu'elle  comptait  mettre  le  jour 
de  mon  mariage ,  et  elle  s'était  placée ,  ainsi  en  robe 
rose,  au  balcon,  afin  que  mes  deux  autres  frères,  qui 
étaient  sur  la  terrasse  d'en  bas,  pussent  donner  leur  avis 
sur  cette  toilette  projetée.  Elle  revint  pourtant  bien  vite 
à  Albert  et  se  mit  à  lire  avec  lui ,  ne  voulant  pas  qu'il 
pût  la  croire  indifférente  à  ce  qui  l'intéressait. 

Le  livre  qui  le  préoccupait  tant,  ce  jour-là,  était  de 
Victor  Hugo;  il  se  nommait  Claude  Gueux,  et  le  passage 
qu'il  lisait  était  celui-ci  : 

<(  Donnez ,  donnez  au  peuple  qui  travaille,  au  peuple 
qui  souffre ,  au  peuple  pour  lequel  ce  monde-ci  devient 
mauvais,  la  croyance  à  un  meilleur  monde  fait  pour  lui, 
il  sera  tranquille,  il  sera  patient.  La  patience  est  faite 
d'espérance.  Quoi  que  vous  fassiez,  le  sort  de  la  grande 
foule ,  de  la  multitude ,  de  la  majorité ,  sera  toujours 
relativement  pauvre,  malheureux  et  triste.  A  elle  le  dur 
travail ,  les  fardeaux  à  pousser,  les  fardeaux  à  porter. 
Examinez  cette  balance  :  toutes  les  jouissances  dans  le 
plateau  du  riche,  toutes  les  misères  dans  le  plateau  du 
pauvre.  Les  deux  parts  ne  sont-elles  pas  inégales?  La 
balance  ne  doit-elle  pas  nécessairement  pencher  et  l'État 
avec  elle?  Et  maintenant,  dans  le  lot  du  pauvre,  dans 
le  plateau  des  misères,  jetez  la  certitude  d'un  avenir 
céleste ,  jetez  l'aspiration  au  bonheur  éternel ,  jetez  le 
paradis,  contre-poids  magnifique,  vous  rétablissez  Véc^w 
u  14 


210  RECIT   D'UNE    SŒUR. 

libre.   L\  part  du  pauvre  est  aussi  riche  que  celle  du 
riche.  C'est  ce  que  Jésus  savait.  » 

•Victor  Hugo  pensait  bien,  le  jour  où  il  écrivait  ces 
lignes,  et  de  telles  pensées  trouvaient  facilement  de  l'écho 
dans  l'âme  généreuse  d'Albert. 


Je  me  mariai  le  28  août,  et  mes  parents  retournèrent 
à  Castellamare  quelques  heures  après  notre  départ  pour 
Rome,  qui  eut  lieu  le  même  jour.  Ma  pauvre  Eugénie 
éprouva,  en  rentrant  dans  la  chambre  que  nous  avions 
longtemps  occupée  ensemble,  une  douleur  si  vive,  qu'elle 
ressembla  presque  à  celle  que  je  connus  plus  tard ,  en 
me  retrouvant  dans  les  lieux  qu'elle  avait  habités,  mais 
où  je  ne  devais  jamais  la  revoir.  Elle  m'écrivit  sur-le- 
champ,  et  cette  lettre  est  la  première  de  la  correspon- 
dance qui  commença  ce  jour-là  entre  nous ,  et  que  mes 
fréquentes  absences  rendirent  ensuite  si  considérable. 
La  voici,  ainsi  que  toutes  les  autres:  je  l'ai  conservée  et 
elle  doit  prendre  sa  place  dans  ces  Mémoires  ;  mais  j'avoue 
que,  s'il  y  a  un  moment  où  le  travail  que  j'ai  entrepris 
•me  semble  au-dessus  de  mes  forces,  c'est  lorsque  j'ap- 
proche de  ce  souvenir  trop  cher,  trop  tendre,  lors- 
qu'il me  faut  toucher  cette  corde  toujours  trop  doulou- 
reuse. J'ai  connu  d'autres  tristesses  et  des  tristesses  non 
moins  profondes ,  mais  celle-ci  est  accompagnée  d'un 
attendrissement  que  je  ne  puis  surmonter,  et  auquel  je 
ne  puis  me  livrer  sans  souffrance  ;  celle-ci  s'empare  de 
moi  tout  entière  et  me  rend  incapable  de  tout,  hormis 
de  pleurer.  Parler  d'elle  n'est  point  cependant  ce  qui 
m'émeut  à  ce  point,  non  —  car  j'aime  à  mêla  retracer,  à 
la  peindre  telle  qu'elle  était;  j'y  ai  pris  plaisir,  j'y  revien- 
drai;— mais  c'est  de  réveiller  vivement  en  moi  le  souvenir 
de  sa  tendresse,   de  cette  tendresse  passionnée,  sans 


RÉCIT  D'UNB   SŒUR.  311 

exemple,  exagérée  môme,  mais  dont,  tant  que  je  vivrai, 
je  ne  pourrai  jamais  retrouver  les  expressions  sans  que 
tout  mon  cœur  se  fonde  en  regrets  tendres ,  inconsola- 
bles, et  en  retours  poignants  vers  ce  passé  dont  la  réalité 
ne  me  sera  rendue  que  dans  l'éternelle  béatitude  de 
l'amour  sans  fin. 

EUGÉNIE    A    PAULINE. 

«  Castellamare,  28  août  1834,  à  minuit,  et  bien  senle. 

«  Ma  Pauline,  est-ce  bien  possible?  On  me  dit  d'aller 
me  coucher,  mais  je  ne  veux  pas.  J'ai  cru  que  je  m'étais 
accoutumée  à  cette  pensée,  que  tu  ne  me  manquerais 
pas  beaucoup;  mais  où  avais-je  pris  cela?  Cette  maison 
est  affreuse  sans  toi,  et  cette  chambre!  oh!  Pauline, 
cette  chambre  sans  toi!...  Je  n'en  puis  plus...  mais  c'est 
bien  mal  à  moi  de  te  dire  tout  cela! 

('  Après  ton  départ  (Dieu!  que  cela  sonne  singulière- 
ment, ton  départ!)  mon  père,  Emma,  Alexandrine,  tous 
enfin,  excepté  maman  et  moi ,  sont  partis  ;  alors  je  me 
suis  déjà  bien  sentie  tiraillée,  je  me  suis  trouvée  seule  ; 
je  baisais  l'un  après  l'autre  tout  ce  que  je  trouvais  à  toi: 
tes  chers  petits  gants,  ton  bouquet,  et  tout  cela  en  pleu- 
rant, pleurant  à  m'en  fondre  les  yeux! 

(c  Puis  maman  et  moi  nous  sommes  allées  chez  toi 
porter  tes  robes.  Il  faisait  obscur,  mais  autant  que  j'ai 
pu  voir  l'appartement ,  il  m'a  semblé  joli.  Enfin  nous 
sommes  parties  et  nous  avons  fait  un  détour  pour  aller 
remercier  Me'  Porta.  Ma  Pauline  !  là  j'ai  encore  pleuré. 
Il  nous  a  parlé  longtemps  de  vous  deux,  et  il  a  fini  en 
vous  bénissant  encore,  et  en  promettant  de  le  faire 
tous  les  jours  en  priant  pour  vous  ;  puis  nous  sommes 
reparties  et  arrivées  ici  tard.  On  allait  dîner.  Le  salon 
d'en  haut  était  éclairé,  cela  m'a  tant  rappelé  les  pre- 


212  RÉCIT   D'UNE   SŒUB. 


miers  temps  de  notre  séjour  !  Gcmime  cela  a  passé  vite  l 
((  Pauline,  j'entends  des  bruits  singuliers,  j'ai  peur 
dans  cette  chambre  toute  seule.  Quand  j'y  suis  rentrée 
en  arrivant,  j'ai  senti  que  j'allais  la  prendre  en  horreur. 
Je  ne  puis  pas  te  dire  comment  je  suis  en  cet  instant.  Je 
t'appelle ,  je  me  promène  dans  cette  triste  chambre  sans 
essayer  de  prendre  sur  moi.  Comme  c'est  mal  !  Et  puis 
je  me  reproche  de  te  dire  cela,  mais  ne  t'en  attriste 
pas ,  mon  ange ,  c'est  le  premier  moment.  Décidément 
j'ai  peur,  je  crois  que  je  vais  aller  chez  maman...  mais 
toutes  les  portes  sont  fermées.  ' 

«  Pauline,  ma  Pauline...  non,  je  ne  te  dirai  pas  cela,  et 
d'ailleurs  cela  n'est  pas  vrai.  Je  serais  bien  fâchée  que 
tu  ne  sois  pas  partie.  Oij  êtes-vous  maintenant?  Ils 
disaient  qu'à  minuit  vous  seriez  à  Mola  :  il  l'est.  Oh  !  que 
ce  mois  passe  donc  vite!  Je  crois  que  je  vais  me  cou- 
cher; mais  j'ai  peur,  le  Vésuve  fait  un  singulier  bruit 
lugubre.  Bonsoir,  je  crois  que  je  vais  recommencer  à 
pleurer,  je  suis  triste  à  en  mourir  ;  que  c'est  mal  à  moi  ! 
C'est  le  premier  effet  du  ïetour  dans  cette  maison,  dans 
cette  chambre,  seule.  Bonsoir,  Pauline,  Auguste.  Oh!  je 
vous  aime  bien  tous  deux  ! 

«  J'ai  lu  ce  que  tu  as  écrit  dans  mon  journal ,  ma 
petite -aimée ;  mille  fois,  que  tu  es  gentille! 

«  Vendredi  29  août,  sept  heures  du  matin. 

«  Je  suis  bien  mieux,  je  ne  pleure  plus  et  je  me 
remonte.  Quand  je  pense  au  jour  où  je  te  reverrai ,  le 
cœur  me  bat.  Je  n'aurais  jamais  pu  croire  que  ce 
départ  me  causerait  tant  de  douleur. 

«  Le  Vésuve  continue  à  tout  incendier.  .Nous  y  allons 
tous  ce  soir.  On  va  en  voiture  jusqu'à  la  lave;  elle  est 
si  loin! 


EtCtT    O'UNB  SCBUR.  118 

■  Trois  heures,  vendredi. 

«  Mon  bon  ange,  je  vais  mieux.  Depuis  deux  jours  J6 
n*ai  pas  pleuré.  Je  t*aime,  est-ce  permis  de  le  faire  au- 
tant? c'est  presque  de  l'adoration.  Alexandrine  vient  de 
me  mettre  ton  portrait  sous  les  yeux,  cela  m'a  fait 
recommencer.  Je  ne  suis  pas  bien  encore.  Ta  chère 
figure,  tes  yeux,  oh  !  reviens  vite  que  je  les  revoie.  Mon 
cher  Auguste,  dans  trois  semaines,  pas  davantage,  n'est- 
ce  pas? 

■  Vendredi  sofr. 

«  Emma,  Charles  et  Femand  sont  allés  au  Vésuve,  j'ai 
dit  que  j'étais  fatiguée.  Mais  le  fond  de  mon  idée,  c'est 
qu'en  y  allant,  je  n'aurais  pas  pu  t' écrire  de  la  soirée, 
et  iln'y  a  que  cela  pour  moi.  Je  ne  suis  pas  encore  gué- 
rie; tout  à  l'heure  l'idée  d'avoir  une  lettre  de  toi,  de 
revoir  ton  écriture,  m'a  rempli  les  yeux  de  grosses 
larmes. 

((  Mon  père  me  charge  de  te  dire  qu'il  a  baisé  vingt 
fois  ton  portrait  dans  la  journée,  qu'il  t'aime  et  qu'il  te 
bénit. 

a  Et  ma  mère!...  elle  est  si  triste...  mais  elle  t'aime, 
oh  !  quanto  !  Elle  est  si  tendre  !  Elle  est  si  bonne  ! 

«  11  n'y  a  pas  de  raison  pour  que  cette  lettre  finisse. 
Hier  soir,  je  ne  puis  pas  te  dire  quel  effet  d'abandon 
j'ai  ressenti,  et  puis  cette  nouvelle  figure  de  femme  de 
rhambre  me  déplaisait,  j'aimais  mieux  Saunois;  j'ai  eu 
du  plaisir  à  la  voir  entrer  ce  matin,  elle  t'aime  tant! 
l'ai  retrouvé  tous  tes  chers  petits  souliers,  j'ai  eu  du 
chagrin  de  m'en  séparer...  Mon  cher  petit  frère,  reve- 
nez, revenez  vite. 

«  Vendredi,  minuit 

«  Bonsoir.  Je  suis,  bien  ce  soir,  point  trop  triste  ;  mon 


£14  RÉCIT   D'UNE    SŒUB. 


vilain  accès  d'égoïsme  se  passe ,  je  ne  pleure  plus ,  je 
suis  contente  que  tu  sois  heureuse,  il  m'en  prend  des 
accès  de  folle  joie. 

«  J'ai  passé  longtemps  sur  la  terrasse,  pensant  au 
temps  où  vous  étiez  là,  où  nous  vous  chaperonnions; 
vous  ne  regrettez  pas  cela,  je  pense.  —  Voilà  Emma  qui 
rentre;  c'est  magnifique,  cette  lave,  ils  disent;  mais  le 
spectacle  de  cette  foule  énorme  de  gens  chassés  de  leurs 
maisons  est  atroce.  Cela  commence  à  s'éteindre,  Dieu 
merci  ! 

((  Il  est  deux  heures,  je  ne  puis  parvenir  à  avoir  som- 
meil. Maman ,  en  me  quittant,  m'a  dit  de  t' embrasser. 
Ma  Pauline ,  je  viens  de  prier  et  bien ,  car  c'était  pour 
toi  ;  oh  !  que  Dieu  te  bénisse  ! 

«  Samedi  matin ,  30  août. 

«  Bonjour,  je  me  lève,  j'ai  bien  dormi;  je  n'ai  plus 
qu'un  fond  de  tristesse  que  je  m'efforce  de  secouer,  et 
que  je  veux  qui  s'en  aille.  J'ai  déjà  prié  pour  toi,  et 
pour  vous,  mon  bon  ami  :  înaintenant,  l'un  n'est  plus 
jamais  séparé  de  l'autre. 

«  Je  suis  bien  triste  du  départ  d'Alexandrine  *.  Elle  est 
si  tendre,  si  bonne  pour  moi,  plus  encore  depuis  que  tu 
n'y  es  plus!  Ils  partent  ce  soir  pour  Naples,  où  je  vais 
avec  eux,  et  je  reviens  demain  par  mer.  Lundi,  à  deux 
heures  du  matin ,  je  vais  avec  Marie  de  Mortemart  -  à 
Capri,  et  nous  revenons  par  Sorrento.  Cela  ne  m'amuse 
pas  beaucoup,  j'ai  peur  d'être  malade.  Que  cela  me 

i.  Us  allaient  partir  pour  Pise. 

2.  Fille  du  prince  Borghèse  et  sœur  de  celui  qui  porte  aujourd'hui 
ce  titre.  Elle  était  alors  mariée  depuis  peu  à  Henri,  vicomte  de 
Mortemart  (représentant  du  peuple  en  1849);  elle  mourut  peu 
d'années  après,  laissant  d'elle  un  doux  et  charmant  souvenir  et  d'in- 
consolables regrets. 


RÉCIT   D'UNB  SŒDB.  2Va 


paraît  singulier  de  faire  tous  ces  projets  où  tu  n*es 
plus  pour  rien,  d* aller  partout  sans  toil  C'est  trop 
étrange  pour  que  je  puisse  m'y  accoutumer  prompte- 
ment.  Je  continuerai  ma  lettre  de  Naples.  Je  t'aime, 
ma  Pauline!  j'ai  une  vraie  smania  de  te  revoir. 

•  NapIeSf  Vittoria,  neur  heures  du  soir,  30  août. 

«  Nous  sommes  ici,  à  la  Vittoria.  Albert  a  été  un  peu 
malade  avant  le  voyage;  c'est  inquiétant.  Je  voudrais 
les  savoir  arrivés. 

«  J'écris  aussi  serré  que  possible  pour  prendre  moins 
de  place.  Tu  ne  pourras  peut-être  pas  lire.  J'ai  eu  ton 
petit  mot  d'Averse.  Chère  amie  Paule,  oh!  ton  écriture, 
quel  plaisir  ! 

((  Allons,  il  faut  unir!...  mais  ce  ne  sera  pas  pour 
longtemps.  Ma  bien -aimée,  je  t'aime  presque  trop! 
Adieu,  mon  bon  ami,  mes  deux  chers  amis. 

«  Mon  père  m'a  dit  de  mettre  au  bas  de  chaque 
page,  comme  un  refrain,  qu'il  t'aime...  Et  ma  mère, 
ma  chère  pauvre  mère,  tu  es  son  unique  pensée. 

«  Adieu.  » 

Ma  mère!...  Oh!  Eugénie  avait  raison.  Elle  nous 
aimait  tous  tendrement,  mais  s'il  y  avait  dans  son  cœur 
une  légère  prédilection  pour  l'un  de  ses  enfants,  je  crois 
que  c'était  pour  moi,  et  de  mon  côté,  il  me  semble 
aussi  que  je  l'ai  aimée  avec  plus  d'épanchement  encore 
que  les  autres,  avec  une  admiration  plus  vive,  surtout 
avec  une  confiance  plus  illimitée  Cette  confiance  avait 
été  telle,  dès  mon  enfance,  que  je  ne  pouvais  lui  cacher 
la  moindre  pensée,  même  pour  une  heure,  et  je  me 
souviens  que,  lorsque  j'avais  quinze  ou  seize  ans,  ei 
qu'elle  allait  dans  le  monde  le  soir,  sans  moi,  il  m'ar- 
rivait  souvent  de  lui  écrire  tout  ce  qui  m'avait  passé 


«16  RÉCIT   D'UNB   SŒUR. 


par  l'esprit  en  son  absence,  et  d'attacher  cette  espèce 
d'examen  de  conscience  sur  la  pelote  qui  était  sur  sa 
toilette,  afin  qu'elle  pût  le  trouver  et  le  lire  en  rentrant. 
Je  n'aurais  pas  pu  m' endormir  tranquillement  si  j'avais 
cru  qu'elle  ignorait  une  seule  de  mes  pensées.  Cette 
circonstance  suffit  pour  faire  comprendre  ce  qu'elle 
était,  car  il  n'est  pas  beaucoup  de  mères  (même  parmi 
les  meilleures,  je  le  crois)  auxquelles  leurs  filles  éprou- 
vent ainsi  le  besoin  d'ouvrir  leur  cœur  en  entier.  Pour 
mériter  une  telle  confiance,  il  ne  suffit  pas  d'une  bonté, 
d'une  sagesse,  d'une  tendresse  ordinaire,  et  il  ne  dépend 
pas  de  la  fille,  même  la  plus  soumise  et  la  plus  tendre, 
de  ressentir  ce  sentiment  qui  fut  la  bénédiction  et  la 
sauvegarde  de  ma  jeunesse.  11  tient  à  celle  qui  l'inspire, 
non  à  celle  qui  l'éprouve.  Ma  mère!  quand  je  pense 
qu'elle  est  maintenant  là  où  nulle  huniilité  ne  peut  lui 
ravir  la  gloire,  où  nulle  abnégation  ne  peut  la  soustraire" 
au  bonheur,  où  chaque  vertu  a  sa  récompense ,  chaque 
souffrance  sa  félicité  proportionnée,  il  y  a  des  moments 
où  je  me  sens  transportée  de  joie ,  et  où  il  me  semble 
que  je  suis  consolée  et  presque  heureuse  de  vivre  sans 
elle! 

Notre  retour  de  Rome  eut  lieu  dans  les  premiers 
jours  d'octobre.  Nous  allâmes  directement  à  Castella- 
mare  (où  se  trouvaient  encore  mes  parents),  puis  nous 
vînmes  tous  nous  établir  à  Naples.  Eux,  cette  fois,  au 
palais  Gallo  ^,  dont  ils  occupèrent  le  second  étage  pen- 
dant la  durée  de  cet  hiver,  nous  au  palais  Serra-Capriola, 
.peu  éloigné  du  leur  et  où  je  pris  possession  pour  la  pr  e- 
mière  fois  d'un  appartement  à  moi.  Eugénie  y  venait 
passer  tant  d'heures  avec  nous  qu'il  nous  semblaii 
presque  être  encore  sous  le  même  toit,  et  cet  hiver  se 

1.  A  Chiaja. 


XÉCIT   D'UVB   8<BV«. 


serait  écoulé  aussi  doucemeqt  que  les  précédents ,  sans 
le  grand  vide  que  l'absence  d'Albert  et  d*Alexandrine 
laissait  dans  notre  cercle,  jusque-là  si  complet  et  si  nom- 
breux. 

Ils  s'étaient  établis  le  9  septembre  à  Pise,  dans  la 
Casa-Soldaïni,  au  Lungo  TArno,  n°  672,  et  d'abord 
Alexandrine  avait  trouvé  un  peu  triste  cet  exil,  loin  du 
cercle  au  milieu  duquel  elle  aimait  tant  à  vivre.  Voici 
comment  elle  parle  de  cette  impression ,  qui  fut  passa- 
gère et  qu'elle  semble  presque  se  reprocher  : 

«  Je  ne  crois  pas  que  ce  fut  de  ma  part  un  défaut  de 
tendresse  pour  Albert  qui  me  fit  trouver  notre  première 
installation  à  Pise  mélancolique,  après  la  vie  de  famJlle 
si  douce  et  si  gaie  que  nous  venions  de  mener,  car  lui 
aussi  éprouva  cette  sensation  pendant  les  premiers  mo- 
ments de  notre  séjour  dans  cette  maison  dont  la  vue, 
bien  que  la  plus  riante  de  Pise ,  Tétait  beaucoup  moins 
que  celle  de  Naples.  Mais  je  me  souviens  avec  plaisir 
que  cette  impression  ne  dura  pas  longtemps  et  qu'au 
bout  de  bien  peu  de  jours  nos  petites  chambres  nous 
semblèrent  gaies,  et  nous  ne  nous  trouvâmes  plus 
trop  seuls  à  deux.  Il  me  semble  même  que  cela  est  un 
meilleur  signe  que  si  nous  avions  commencé  à  nous 
amuser  d'être  seuls  et  de  la  nouveauté  de  notre  situa- 
tion ,  et  si  nous  avions  fini  par  nous  en  lasser.  Je  crois, 
du  reste,  que  je  puis  bien  me  pardonner  d'avoir  toujours 
aimé  mieux  encore  vivre  avec  mon  mari  au  milieu  de  sa 
famille  que  seule  avec  lui.  Les  moments  passés  ensemble 
font  mieux  jouir  des  tête-a-tête.  Les  repas  sont  plus  gais; 
enfin  j'ai  toujours  aimé  les  familles  nombreuses  et  les 
amis  intimes,  et  Albert  aussi  aimait  cela.  Je  ne  pense 
pas  que  les  affections  nuisent  aux  affections.  Notre  âme 
est  faite  à  l'image  de  Dieu,  et  il  y  a  dans  sa  puissance 
d'aimer  quelque  chose  d'infini.  » 


818  RECIT    D'UNE   SŒUR. 


Alexandrine,  quelque  temps  après  leur  arrivée  à  Pise, 
fut  un  peu  malade.  On  attribua  ses  souffrances  à  une 
cause  qui,  malheureusement,  n'existait  pas  (car  le 
bonheur  d'être  mère  lui  fut  toujours  refusé).  Et  ce  fut 
pendant  le  temps  que  dura  cette  espérance  qu'Albert 
écrivit  à  sa  belle-mère  les  paroles  suivantes  : 

((  J'ai  la  tête  remplie  de  cette  pensée  et  ce  n'ei:t  pour- 
tant qu'une  fausse  joie  peut-être.  Dieu  semble  vouloir 
éprouver  mes  émotions.  Que  sa  volonté  soit  faite.  Il  sait 
ce  qui  nous  convient,  il  sait  ce  qu'il  nous  faut;  ainsi 
donc,  autant  je  me  réjouirai,  autant  mon  cœur  bondira  de 
joie  s'il  nous  bénit  ainsi,  autant  je  lui  rendrai  grâces 
s'il  épargne  à  ma  pauvre  femme  des  souffrances  qu'elle 
ne  pourrait  peut-être  pas  supporter,  et  toujours  je  dirai  : 
Que  sa  volonté  soit  faite,  r. 

C'est  dans  la  même  lettre  que ,  parlant  du  change- 
ment de  religion  de  son  beau-frère,  il  dit  : 

«  Il  a  changé  de  religion ,  mais  nullement  par  les  mo- 
tifs que  le  monde  lui  suppose.  Mon  père,  ma  mère  et 
Pauline  elle-même  n'auraient  jamais  consenti  à  ce  chan- 
gement, si  des  intérêts  aussi  indignes  en  eussent  été  le 
moteur.  Une  telle  action  ne  peut  être  dictée  que  par  la 
conscience  et  par  une  bien  entière  conviction  ;  sans  quoi 
elle  serait  impie.  Autant  je  sens  que  le  cri  de  la  con- 
science doit  devenir  impérieux  lorsqu'elle  nous  fait  croire 
fermement,  que  la  vérité  est  d'un  côté  et  non  d'un  autre, 
autant  je  condamne  et  je  blâme  les  conversions  fondées 
sur  des  considérations  humaines  d'intérêt  ou  même  de 
tendresse.  » 

La  mère  d'Alexandrine,  si  indulgente,  si  tolérante  au- 
trefois, et  qui,  pendant  la  maladie  d'Albert,  avait  prié 
dans  nos  églises,  avait  allumé  des  cierges  devant  nos 
images  et  s'y  était  agenouillée  avec  un  sentiment  qui 
alors  ressemblait  fort  à  celui  des  catholiques,  avait  en- 


RÉCIT   D'UNE   SCBUR.  219 

fièrement  changé ,  à  cet  égard ,  depuis  le  naariage  de  sa 
ûlle,  et,  bien  loin  d'avoir  l'air  de  comprendre  qu'elle  pût 
dôsirer  embrasser  un  jour  la  foi  de  son  mari ,  elle  lui 
écrivait  que  son  changement  de  religion ,  si  jamais  il 
avait  lieu,  a  la  clouerait  dans  l&  cercueil,  »  Lugubres 
paroles  qui  ne  contribuèrent  pas  peu  à  faire  lutter 
Alexandrine  contre  la  conviction  qui  se  faisait  peu  à  peu 
jour  dans  son  âme.  Hélas!  pauvre  mère!  jamais  il  n'y 
en  eut  de  moins  prophétiques.  Car,  non-seulement  elle 
supporta  ce  changement  tant  redouté,  non-seulement 
elle  vit  pendant  plusieurs  années  et  avec  une  admiration 
qu'elle  ne  put  lui  refuser,  la  vie  pieuse  et  sainte  que 
mena  Alexandrine  après  son  entrée  dans  l'Église ,  mais 
le  plus  imprévu  des  malheure  la  condamna  elle-même  à' 
lui  survivre.  Et  si,  après  la  perte  de  cette  fille  si  chère, 
une  consolation  humaine  put  adoucir  sa  douleur,  ne  la 
dut-elle  pas  précisément  au  souvenir  des  vertus  et  des 
œuvres  qui,  vivifiées  par  la  vérité,  jetèrent  sur  les  der- 
niers jours  d' Alexandrine  un  éclat  si  pur,  si  doux,  si 
voisin  de  celui  de  la  sainteté  ? 

Mais  à  l'époque  où  nous  en  sommes,  Alexandrine 
était  bien  loin  d'en  être  arrivée  à  cette  conviction  qui 
triomphe  de  tout.  Il  semblait  au  contraire  que,  depuis 
qu'elle  était  entourée  de  catholiques,  une  espèce  d'an- 
tagonisme avait  réveillé  en  elle  le  besoin  de  défendre  le 
protestantisme  avec  une  vivacité  qu'elle  n'y  avait  jamais 
mise.  Elle  m'écrivait  dans  cette  disposition  des  lettres 
remplies  d'objections  et  d'attaques,  auxquelles  je  répon- 
dais de  mon  mieux,  avec  la  liberté  qui  avait  toujours 
régné  entre  nous  à  ce  sujet.  Elle  paraissait,  en  tout,  être 
moins  rapprochée  de  nous  sur  les  sujets  religieux ,  de- 
puis qu'elle  vivait  au  milieu  de  nous,  qu'auparavant.  Et 
cependant  elle  dit  elle-même,  dans  son  journal,  qu'il  ne 
lui  serait  pas  venu  en  tête,  à  Pise.  de  s'informer  où  était 


820  RECIT    D'UNE    SŒUR- 

l'église  protestante,  et  qu'elle  avait  le  plus  grand  plaisir 
à  suivre  Albert  à  la  messe.  «  Singulier  état  d'indépen- 
dance spirituelle,  dit-elle,  assez  conséquent  du  reste 
avec  ma  croyance  d'alors.  » 

Je  trouve,  sur  tout  cela,  le  passage  suivant  dans  une 
de  mes  lettres,  insérée  par  elle  dans  son  Histoire  : 

.....  «  J'ai  fini  par  déchiffrer  la  partie  de  ta  lettre  où 
tu  me  fais  toutes  tes  objections  religieuses.  Il  n'y  a 
qu'une  chose  à  te  répondre  sur  la  principale,  cette  ter- 
rible séparation  d'avec  ta  mère,  dont  tu  parles  toujours. 
Je  le  sens,  rien  ne  doit  être  plus  affreux  qu'une  idée 
semblable,  mais  tu  oublies  toujours  quelle  est,  à  cet 
égard,  notre  croyance.  Nous  pensons  que  notre  religion 
est  la  bonne,  par  conséquent  la,  seule  bonne,  car  tu  con- 
viendras qu'on  ne  peut  pas  admettre  que  Dieu  en  ait 
laissé  plus  d'une  sur  la  terre.  Nous  croyons  donc  qu'il 
faut  être  catholique  .pour  être  dans  la  bonne  voie,  à 
moins  que  ce  ne  soit  tout  à  fait  de  bonne  foi  qu'on  reste 
dans  l'erreur,  sans  que  la  pensée  d'un  doute  soit  jamais 
venue.  Or  je  crois  que  ta  mère  est  dans  ce  cas  et  que  tu 
n'y  es  plus.  Je  crois  qu'une  idée  d'incertitude  sérieuse 
sur  la  vérité  du  protestantisme  n'a  jamais  traversé  l'es- 
prit de  ta  mère.  Peux-tu  en  dire  autant?  Et  ne  trouvera- 
t-elle  pas  davantage  grâce  aux  yeux  de  Dieu  en  restant 
dans  une  croyance  qu'elle  croit  bonne,  que  toi  en  y  per- 
sévérant sans  conviction?  En  un  mot,  le  plus  sûr  moyen 
d'être  ensemble  dans  l'autre  vie  ne  serait-il  pas  de  sui- 
vre la  voix  de  ta  conscience  comme  elle  obéit  à  la  sienne? 
le  crois  t'avoir  déjà  fait  ce  raisonnement,  mais  tu  l'ou- 
blies toujours  et  tu  recommences  les  tiens,  ainsi  que 
l'histoire  de  ton  roi  païen,  qui  n'est  pas  applicable, 
comme  tu  vois,  puisque,  dans  la  rigueur  de  ce- que  je 
viens  de  te  dire,  ses  parents,  païens  de  bonne  foi,   au- 


EBCIT   D*UNB   SŒUB. 


raient  pu  être  sauvés,  tandis  que  lui;  pour  avoir  persé- 
véré dans  un  culte  qu'il  savait  être  faux,  aurait  été 
damnée  » 

Dans  une  autre  lettre  je  lui  disais  encore  : 

«  Je  vois  avec  chagrin  que  Tair  protestant  était  meil- 
leur pour  toi  et  qu'il  te  jetait  plus  de  notre  côté.  En 
attendant,  quand  choisiras-tu?  Ou  bien  dis-moi  si  tu 
crois  qu'il  n'est  pas  indispensable  de  choisir,  et  qu'on 
peut  ainsi  passer  sa  vie  sans  être  décidément  ni  catho- 
lique, ni  protestant?  Je  te  voudrais  de  bonne  foi  ou  l'un 
ou  l'autre.  » 

Alexandrine  dit  ensuite  à  ce  sujet  : 

<t  Pauline  avait  raison  de  dire  que  l'air  protestant 
m'était  meilleur  parce  qu'il  me  jetait  davantage  de  leur 
côté ,  et  que,  depuis  que  j'étais  parmi  eux ,  je  faisais  de 
l'opposition.  Hélas!  on  est  souvent  fait  ainsi.  Seule,  au 
milieu  d'eux ,  de  mon  espèce ,  je  sentais  comme  si  ma 
religion  était  humiliée,  et  j'éprouvais  un  peu  le  besoin  dé 
lui  faire  relever  la  tête.  Pourtant,  je  n'eus  jamais  ce  sen- 
timent-là avec  mon  Albert;  sa  foi,  sa  piété,  m'inspiraient 
le  plus  grand  respect,  et  jamais  il  n'avait  l'air  de  vouloir 
m'attaquer.  Je  voyais  seulement  en  lui  un  tendre  et 
constant  espoir  que  nous  aurions  un  jour  la  même  foi. 
Et  cet  espoir,  je  le  partageais  sans  peut-être  m'en 
rendre  bien  compte,  parce  que  dans  ce  temps-là  je  n'au- 
rais pas  osé  faire  le  moindre  pas  en  avant  à  cause  de 
ma  mère.  » 

Vers  la  fin  d'octobre,  Albert  eut  la  joie  inattendue 

1.  Alexandrine  avait  trouvé,  je  ne  sais  où,  Thistoire  d'an  roi  paien, 
qui,  bien  que  convaincu  de  la  vérité  du  christianisme,  avait  refusé 
de  se  laisser  baptiser,  disant  qu'il  aimait  mieux  être  damné  avec  ses 
parents  que  sauvé  sans  eut.  Elle  trouvait  cela  généreux  à  ce  roi,  et 
prétendait  n'être  pas  éloignée  de  penser  comme  lui. 


B2«  SECIT  D'UNE    SŒUR. 

d'apprendre  que  M.  de  Montalembert  était  en  Italie  et  se 
disposait  à  venir  leur  faire  une  visite  à  Pise. 

ALBERT    A    M.    DE    MONTALEMBERT. 

«  Pise,  29  octobre  1834. 

«  ton  projet  de  passer  ici  deux  mois  avec  nous 


m'enchante  ;  cela  réparera  un  peu  notre  trop  longue  sé- 
paration. Nous  ferons  ensemble  des  châteaux  en  Espagne. 
C*est  un  passe-temps  qui  ne  cause  que  de  légers  mé- 
comptes. Alexandrine  et  moi  nous  formons  bien  souvent 
celui  de  nous  retrouver  en  France  réunis  à  tout  ce  que 
nous  aimons.  Car  je  suis  las  de  l'Italie,  et,  quelque  blas- 
phématoire que  cela  puisse  te  paraître ,  je  t'assure  que 
si ,  comme  moi ,  tu  avais  passé  quatre  ans  avec  les  Ita- 
liens ,  tu  commencerais  un  peu  à  ressentir  le  mal  du 
pays...  Je  me  fais  une  vraie  fête  de  la  vie  que  je  pourrai 
mener  en  France,  au  sein  de  toutes  mes  affections  et 
d'intérêts  extérieurs  qui,  après  tout,  doivent  être,  un  jour 
ou  l'autre ,  ceux  de  ma  vie.  J'espère  que  ma  santé  ne 
s'opposera  pas  à  ce  désir.  Il  me  semble  qu'elle  s'amé- 
liore, grâce  aux  chers  bons  soins  de  mon  ange.  Je  sais, 
mon  cher  ami,  que  tu  m'aimes  assez  pour  ne  pas  te 
lasser  de  la  vue  de  mon  bonheur.  Je  n'avais  jamais  rêvé 
qu'il  pût  être  aussi  complet.  » 

DU    MÊME    AU    MÊME. 

«  Pise,  5  novembre  1834. 

«  Cher  ami,  avant  de  quitter  Florence,  fais  pour  moi 
un  pèlerinage  à  Santa-Maria-Novella.  Là,  fais  une  courte 
prière  à  la  sainte  Vierge.  Dans  la  première  ou  la  seconde 
chapelle  à  droite  du  maître-autel,  derrière  l'autel,  tu  trou- 
veras un  tombeau  de  marbre  noir,  surmonté  d'un  groupe 


IBCIT   D'UNB   S(BUB.  S33 


représentant  !a  vierge  Marie  entourée  d'anges.  Il  y  a 
trois  ans ,  j'y  allais  souvent  prier  et  f  ai  toujours  con- 
servé la  pensée  que  je  dois  mon  bonheur  aux  prière? 
que  j'ai  laissées  derrière  cet  autel,  car  c'est  cette  année- 
là  qu'en  quittant  Florence  je  rencontrai  Alexandrine  (» 
Morne.  Je  suis  superstitieux ,  c'est  que  je  suis  heureux. 
Prie  donc  là  pour  toi-même,  demande  du  bonheur... 
Qui  sait?  tout  est  possible  à  Dieu,  et.  il  accorde  bien  des 
choses  à  la  foi!  Puis  demandes-y  la  santé  pour  moi. 
Est-ce  mal?  Après  tant  de  bonheur,  ne  pourrais-je  sup- 
porter quelques  souffrances?  Enfin  que  la  volonté  de 
Dieu  se  fasse.  Mais  j'espère  que  mes  demandes  ne  lui  dé- 
plairont pas.  Entends-tu  ?  pries-y  bien  de  ma  part. 

«  Ensuite,  avant  de  partir  encore,  va  voir  M"*  de  Fau- 
veau;  elle  est  sculpteur  et  fait,  dit-on,  des  choses  ravis- 
santes dans  le  genre  de  l'école  florentine.  En  cherchant 
dans  le  dictionnaire  si  sculpteur  avait  un  féminin,  je 
trouve  :  f<  Ce  n'est  pas  le  sculpteur  qlii  fait  les  dieux, 
c'est  celui  qui  les  prie.»  Eh  bien  !  c'est  cela.  Ses  ouvrages 
respirent,  m'a-t-on  dit,  toute  cette  dévotion  qu'on  trouve 
chez  le  Pérugin  ;  de  plus ,  elle  est  Vendéenne  et  s' ex- 
prime sur  son  pays  d'une  façon  excessivement  intéres- 
sante ,  quand  elle  est  en  confiance  avec  ceux  à  qui  elle 
parle.  Tout  ce  portrait,  je  te  le  fais  sans  la  connaître  et 
d'après  ce  qu'on  m'a  dit  d'elle. 

«  Tâche,  mon  cher  ami,  de  ne  quitter  Lucques  que 
vers  midi,  parce  qu'il  m'est  défendu  de  sortir  avant  deux 
heures  et  que  je  voudrais  aller  à  ta  rencontre  ;  à  moins 
cependant  que  ton  intention  ne  fût  de  partir  d'assez 
grand  matin  pour  arriver  ici  avant  l'heure  de  ma  sortie. 
Oh!  alors  c'est  différent.  Ne  retarde  pas  d'uûe  minute. 
J'ai  trop  envie  de  te  voir.  A  bientôt.  » 


RECIT  D'UNE   SŒUR. 


HISTOIRE   D'ALEXANDRINE. 

«  Le  dix  novembre,  lundi. —  Montai  *  est  arrivé  à  sept 
heures  du  soir.  Albert  en  a  été  si  heureux  !  Nous  avons 
été  au-devant  de  lui  sur  l'escalier.  Il  m'a  dit  plusieurs 
fois  depuis  que  la  cordialité  de  mon  accueil  l'avait  sur- 
pris et  mis  à  son  aise  :  il  avait  été  un  peu  effarouché  de 
l'idée  de  me  trouver  en  tiers  entre  Albert  et  lui.  Com- 
menfne  l'aurais-je  pas  bien  reçu?  Albert  Taimait  comme 
je  n'avais  jamais  vu  d'amitié. 

((  Mardi,  18  novembre.  —  J'ai  été  avec  Montalembert 
voir  le  Campo-Santo  au  clair  de  lune ,  ce  que  j'ai  trouvé 
admirable,  solennel!...  Albert,  si  fait  pour  sentir  ces 
beautés,  a  dû  renoncer  à  ce  plaisir  à  cause  de  sa  santé. 
Mais  jamais  il  ne  voulait  que  d'autres  partageassent  ses 
sacrifices. 

«  Nous  faisons  de  longues  promenades  à  pied,  pendant 
lesquelles  Albert  nous  suit  en  calèche.  Une  fois  Monta- 
lembert, en  me  parlant  de  l'âme  si  tendre  .d'Albert,  a  dit 
qu'il  ne  croyait  pas  qu'il  pût  survivre  à  la  perte  d'aucun 
de  ceux  qu'il  aimait. 

«  Que  de  fois  je  me  suis  rappelé  ces  paroles  depuis  ! 
Albert  n'a  pas  connu  cette  douleur  :  c'est  lui,  hélas  !  c'est 
lui  qui  nous  l'a  fait  connaître!.., 

«  Mercredi,  26  décembre. — Ce  matin,  mon  Albert  chéri 
•d  communié  dans  l'église  de  Saint-François,  devant  l'autel 
de  Sainte-Philomène  où  on  a  fait  une  neuvaine  pour  lui-. 

1.  Ce  nom  fut  celui  qu'Alexandrine  donna  toute  sa  vie  à  l'ami 
d'Albert. 

2.  On  avait  retrouvé,  depuis  peu,  les  reliques  de  sainte  Philomène, 
et  la  dévotion  à  cette  martyre  inconnue  jusqu'alors  et  dont  les  restes 
étaient  si  singulièrement  rendus  à  la  vénération  des  fidèles,  était 
grande  en  Italie.  Ma  mère  avait  demandé  à  Albert  de  faire  faire  uue 


ftÉCIT  D'DNB  SŒUR. 


11  s*est  confessé  hier  avec  une  humilité  touchante  à  un 
franciscain.  Tout  cela  a  fait  du  bien  à  son  àme,  mais  la 
un  peu  fatigué.  Pourtant  Betti  (le  médecin)  Ta  revu 
l'autre  jour  et  Ta  trouvé  mieux. 

a  Avant-hier,  je  suis  allée  à  la  messe  de  minuit  avec 
Montai,  à  la  cathédrale.  Jamais  je  n'oublierai  ce  magni- 
fique coup  d'œil.  Cette  église  est  une  de  celles  que  j'aime 
le  mieux  au  monde.  Toutes  ces  colonnes,  avec  beaucoup 
de  lumières  et  pas  beaucoup  de  monde,  faisaient  un  effet 
admirable. 

«  Quelle  peine  cela  m'a  fait  d'y  aller  sans  Albert,  qui 
aurait  été  si  heureux  de  venir!  il  était  un  peu  souffrant 
ce  jour-là,  et  il  avait  dû  se  coucher;  mais  en  rentrant 
nous  Tavons  trouvé  levé  encore,  nous  attendant  avec  du 
thé,  si  amicalement  résigné  et  d'une  humeur  si  gaie  et 
si  charmante  ! 

«  J'avais  parlé  de  la  communion  d'Albert  à  Eugénie, 
mais  je.  ne  lui  avais  pas  dit  une  chose  que  je  n'aurais 
pas  voulu  lui  dire  peut-être,  c'est  que  cette  communion 
m'avait  fait  fondre  en  larmes.  Moi-même  je  fus  surprise 
de  la  douleur  que  j'éprouvai  en  le  voyant  aller  s'age- 


oeuvaine  dans  la  chapelle  qui  lui  était  consacrée  à  Pise  et  de  la 
suivre.  Voici  ce  que  répond  Albert  à  ce  sujet,  dans  une  lettre  à  mon 
père  :  «  Dites  à  ma  bonne  mère  que  la  neuvaine  est  commencée 
depuis  cinq  jours.  J'ai  de  la  foi,  et  rien  n'est  impossible  à  Dieu; 
mais  je  ne  mérite  pas  qu'un  miracle  s'opère  en  ma  faveur.  J'ose  à 
peine  demander  la  santé  du  corps,  quand  je  récapitule  ce  que  j'ai 
déjà  obtenu  de  bien  plus  important,  et  surtout  ce  que  J'ai  encore  à 
obtenir.  Mais  aussi  ajoutons  toujours  :  Mon  Dieu,  que  votre  volonté 
<oit  faite  !  Le  bon  moine  que  j'ai  questionné  sur  l'histoire  de  la 
sainte  n'est  pas  fort.  Il  n'a  répondu  que  vaguement  à  mes  questions; 
rela  n'empêche  pas  que  je  ne  croie  que  Dieu  puisse  opérer  un  miracle, 
même  en  faveur  d'un  aussi  indigne  serviteur;  aussi  je  n'en  prierai 
pas  moins  sainte  Philomèae  d'offrir  mes  prières  au  Seigneur  en  les 
joignant  aux  siennes.  Cette  voie  est  meilleure  que  si  Je  m'en  char- 
^'eait  seul.  » 

15 


«S^  RECIT  D'UNE  SŒUR. 

n'^iiiller  devant  Fautel.  Était-ce  une  douleur  causée  par 
le  regret  de  n'être  pas  unie  à  lui  dans  un  pareil  moment? 
Était-ce  un  pressentiment  de  la  vérité  à  laquelle  je  ne 
voulais  pas  céder  encore?  C'était,  je  crois,  l'un  et  l'autre 
dé  ces  deux  sentiments  *. 

«  Le  soir  du  28  décembre ,  Montai  nous  commença  la 
lecture  de  son  manuscrit  de  Sainte  Elisabeth,  qui  nous 
charma,  Albert  et  moi.  Albert  fut  très-touché  de  ce  nom 
de  frère  et  de  sœur  qu'Elisabeth  et  son  mari  se  don- 
naient, et,  depuis  ce  temps-là,  quand  nous  étions  seuls, 
il  me  nommait  souvent  :  «  ma  sœur,  »  et  je  me  souviens 
de  l'expression  de  tendresse  angélique  que  sa  figure  pre- 
nait alors.  Je  racontai  à  Montai  ce  jour-là,  devant  Albert, 
comment  je  l'avais  appelé  u  mon  frère,  »  le  jour  d'une 
promenade  dans  la  plaine  de  Rome,  en  1831.  Nous  alter- 
nions ainsi  nos  lectures  de  bonnes  causeries*. 


1.  Ce  passage,  on  s'en  aperçoit,  fut,  ainsi  que  plusieurs  autres  de 
cette  partie  du  récit,  écrit  plus  tard,  en  recopiant  dans  cette  Histoire 
cette  partie  du  journal  de  Pise  ;  et  plus  tard  encore,  se  retrouvant  à 
Pise  avec  mes  parents,  en  1841  (cinq  ans  après  la  mort  d'Albert), 
elle  y  ajouta  les  mots  suivants  :  «  11  y  a  peu  de  jours  que  moi  aussi, 
dans  cette  chapelle,  j'ai  eu  le  même  bonheur  qu'Albert  a  eu  ce  jour- 
là,  plus  unie  à  lui  que  la  première  fois,  quoiqu'il  n'y  fût  plus.  Je  ne 
versais  plus  de  larmes  comme  alors.  Le  sentiment  qui  remplissait 
mon  cœur  était  la  reconnaissance  envers  Dieu,  qui  me  permettait  de 
communier  là,  à  cette  môme  place.  » 

2.  Alexandrine  raconte  ainsi  ses  lectures  dans  une  lettre  à  Eugé- 
nie :  «  Outre  le  Dante  que  je  lis,  Montalembert  nous  lit  des  légendes, 
et  dans  ce  moment  il  en  lit  de  délicieuses  sur  saint  François  d'As- 
sise, un  bien  bon  saint,  qui  nommait  toutes  les  créatures  ses  frères 
et  sœurs.  11  dit  :  u  fratre  lupo,  »  il  parle  longtemps  à  ce  loup,  et 
appelle  les  tourterelles  mes  sœtrs,  etc.  Montai  écrit  aussi  la  vie  de 
sainte  Elisabeth,  allemande  et  reine.  11  a  fait  beaucoup  de  voyages 
pour  elle  en  Allcmngne.  Il  nous  lira  cela  quand  ce  sera  achevé; 
cela  sera  sûrement  charmant,  mais  je  t'en  supplie,  n'en  dis  rien  à 
personne,  excepté  à  Pauline.  Je  suis  sûre  qu'il  lui  serait  désagréable 
qu'on  en  parlât  d'avance.  Ainsi,  que  cela  reste  entre  nous  deux,  de 
«race.   Il  aime  tant  cette  sainte   Elisabeth!  li    recueille  les  plus 


e6ctt  d'xtne  sœur.  n7 

«  Le  mardi,  13  janvier  1835.  Nous  avons  été  aux  Cas- 
éines, puis  (ce  qui  nous  a  mis  fort  en  gaieté)  nous  avons 
tous  été  me  commander  un  chapeau.  A  dîner,  Albert  a 
pris  tout  d'un  coup  la  résolution  d'aller  à  un  bal  qui  se 
donnait  ce  soir-là,  mais  que  nous  avions  refusé  tous  les 
trois.  J'ai  résisté,  tremblant  que  cela  ne  lui  fit  mal,  mais 
il  insista  et  finit  par  dire  :  Je  le  veux.  Il  alla  dire  à  ma 
femme  de  chambre  de  tout  préparer,  et  peu  à  peu  je  me 
laissai  faire  la  douce  violence  de  me  faire  aussi  belle 
que  possible.  J'y  passai  certainement  deux  heures.  Pour 
rendre  la  plaisanterie  complète,  nous  forçâmes  Montai  à 
venir  avec  nous.  11  se  fit  beaucoup  prier,  il  n'avait  rien 
à  mettre.  Albert  lui  prêta  presque  tout.  Puis  il  fallut  lui 
chercher  un  cordonnier,  et  un  coifîeur  pour  lui  couper 
les  cheveux;  tout  cela  nous  égaya  beaucoup,  et  enfin, 
ce  qui  nous  fit  rire  au  moins  autant  que  le  reste,  fut  que, 
nous  trouvant  en  ce  moment-là  sans  domestique ,  nous 
nous  fîmes  suivre  au  bal  par  le  garçon  dv  cordon- 
nier. » 

Albert,  dans  une  lettre  qu'il  écrivait  le  lendemain  à 
Eugénie,  dit  :  «  Ma  santé  va  de  mieux  en  mieux.  Hier, 
j*ai  forcé  ma  femme  à  aller  au  bal  J'y  ai  traîné  idem 
Montai,  et,  après  une  heure  de  satisfaction  modérée, 
nous  sommes  rentrés  prendre  le  thé  chez  nous.  Ma  petite 


petits,  les  plus  minutieux  détails  à  son  sujet.  Il  nous  a  conté  l'histoire 
d'un  chevalier  qui  avait  porté  les  couleurs  d'une  sainte  qui  lui  était 
apparue  dans  une  vision  :  c'est  joli!  L'histoire  n'est  pas  finie  là,  mais 
elle  est  trop  longue  pour  pouvoir  la  conter  dans  une  lettre.  Dis-moi 
ce  que  tu  penses  de  cette  vie  que  nous  menons?  Moi,  je  l'aime. 
Outre  cela,  nous  sommes  abonnés  au  cabinet  de  lecture  de  Livourne, 
et  nos  tables  sont  couvertes  de  revues,  de  journaux  (pour  Montai 
cela),  de  romans  de  W.  Scott  pour  Albert  et  autres  livres  de  tout 
genre  pour  lui  et  moi.  Albert  commence  à  apprendre  l'allemand, 
mais  il  n'y  met  pas  ton  louable  acharnement.  Je  suis  sûre  que  tu  va 
le  savoir  bientôt,  m 


RECIT    D'UNE    SŒUR. 


Alex  était  charmante  avec  sa  belle  robe  bleue  et  ses  dia- 
mants. » 

Il  continue  : 

((  J'apprends  l'allemand,  mais  c'est  un  sournois  qui  ne 
se  laisse  pas  connaître  facilement;  on  dirait  qu'il  ne  croit 
pas  tout  le  monde  digne  de  le  comprendre  et  qu'il  ne  se 
soucie  point  de  se  livrer  aux  profanes.  Montai  a  fait  un 
recueil  ravissant  d'airs  allemands  pendant  son  séjour 
en  Allemagne.  Il  ne  s'y  est  occupé  que  de  recueillir  des 
légendes  et  des  traditions  populaires  sur  la  vie  des  saints, 
ce  qui  est  une  douce  occupation  à  laquelle  il  doit  de  bien 
grands  adoucissements  aux  peines  qu'il  a  eues  depuis 
quelques  années.  Tu  peux  t'imaginer  qu'il  ne  rend  pas 
notre  petite  vie  moins  jolie.  C'est  si  bon,  si  singulier,  si 
bien  dans  nos  trois  natures  de  couler  nos  jours  sans  obli- 
gations de  société,  dans  une  parfaite  intimité,  n'ayant 
poiir  liens  que  èeux  de»  cœur!  Quand  cela  ne  devrait 
plus  se  retrouver,  je  remercierais  toujours  Dieu  de  nous 
avoir  accordé,  pendant  un  temps,  une  vie  si  douce  et  si 
pleine.  » 


HISTOIRE  D'ALEXANDRINE. 

«  Le  soir  du  15  janvier,  je  montai  avec  Albert  chez 
Montai,  qui  faisait  ses  paquets,  devant  nous  quitter  le 
lendemain.  C'était  la  première  fois  que  j'y  montais. 
Albert  y  allait  régulièrement  tous  les  matins.  Pendant 
ces  petites  absences  je  m'habillais,  je  lisais  ou  j'écrivais, 
et  je  savourais  d'avance  les  bons  moments  qui  m'atten- 
daient pendant  tout  le  reste  du  jour.  Je  me  souviens 
qu'une  apros-dhiée,  j'étais  restée  dans  un  fauteuil  près 


RéCIT    D'UNB    SŒUR.  U9 


de  la  cheminée  à  lire  une  revue,  pendant  qu'Albert  était 
monté  chez  son  ami.  Albert  revint  avec  Montai,  et  alors 
je  me  hâtai  de  lui  conter  que,  dans  cette  revue,  il  y  avait 
un  horrible  article  (de  Heine,  je  crois),  d'un  scepticisme 
achevé,  et  qui  se  terminait  par  une  infâme  dérision  de 
la  clochette  qui  annonçait  le  Très-Saint-Sacrement.  Je 
dis  à  Albert  qu'en  lisant  ce  passage,  je  m'étais  préci- 
pitamment jetée  à  genoux!  flors  sa  figure  prit  une 
expression  de  bonheur  et  d'éiL^  ^tion  mêlée  à  un  peu  de 
surprise,  —  oh!  une  expression  que  je  n'oublierai  Jamais, 
non  plus  que  l'accent  dont  il  me  dit  alors  quelques  mots 
de  tendresse.  Je  crois  pouvoir  le  dire,  jamais  nous  ne 
nous  aimions  tant  que  lorsque  nous  voyions  que,  l'un  et 
l'autre,  nous  aimions  Dieu. 

«  Mais  j'en  reviens  à  cette  dernière  soirée  chez  Montai. 
11  perdait  la  tête  au  milieu  de  ses  paquets,  de  ses  livres, 
de  ses  papiers.  Je  regardai  un  peu  ses  livres ,  presque 
tous  avaient  un  but  religieux,  mais  il  y  avait  aussi  beau- 
coup de  légendes  et  d'histoires  nationales.  Je  l'aidai  à 
emballer,  et  pendant  ce  temps-là ,  nous  discutâmes  un 
peu  sur  des  sujets  religieux.  Il  me  lut  en  triom-phe  îin 
beau  passage  d'Alphonse  de  Liguori  sur  le  culte  de  la 
sainte  Vierge,  auquel  je  ne  croyais  pas  encore,  et  m'in- 
vita à  brûler  le  Père  Clément  (un  livre  soi-disant  antidote 
du  catholicisme,  que  m'avaient  prêté  des  amis  protes- 
tants, et  qui  avait  eu  plutôt  l'effet  contraire  à  celui  quM! 
devait  produire).  Puis  nous  descendîmes  et  nous  fume? 
encore  bien  gais.  Montai  me  fit  chanter  une  foule  de 
romances  et  d'airs  nationaux,  qu'il  avait  recueillis  dans 
ses  voyages;  parmi  ceux-ci  se  trouvait  un  charmant  can- 
tique allemand,  sur  des  paroles  traduites  de  saint  Ber- 
nard (Jesu  wie  sus,  wer  dein  gedenkt),  qui  disaient  que 
rien  n'était  si  doux  que  de  penser  à  Jésus ,  rien  de  si 
doux  que  sa  présence.  Montai  me  le  demandait  sans 


S80  RÉCIT  D'UNE    SŒUK. 


<:esse,  quoique  d'abord  ii=  eût  trouvé  que  c'était  presque 
une  profanation  de  me  le  laisser  chanter.  Puis  il  avait 
été  étonné  d'entendre  que  je  le  chantais  avec  une  expres- 
sion approchant,  disait-il ,  de  celle  qu'y  mettaient  trois 
pieuses  jeunes  filles  à  Ratisbonne  ,  qui  chantaient  ce 
cantique  pendant  leur  travail.  » 


ALEXANDRINS    A    EUGÉNIE. 

«  Pise,  le  16  janvier  1835. 

«  Chère  amie,  il  est  parti,  notre  cher  Montalembert, 
nous  n'avons  pu  le  retenir  plus  longtemps.  Nous  avons 
veillé  avec  lui  cette  nuit  jusqu'à  deux  heures  et  demie, 
et  alors  il  s'est  mis  en  route.  Il  pleurait  en  nous  quittant 
et  regrette  tant  cette  bonne  vie  de  famille,  comme  il  dit, 
que  nous  menions  et  à  laquelle  il  s'était  si  bien  habitué 
avec  nous  !  C'est  notre  ami  pour  la  vie,  et  c'est  bien  doux. 

«  Dis  à  Pauline  que  j'ai  reçu  sa  lettre  et  que  je  vais 
lui  répondre  ;  mais  nous  sommes  encore  sans  domesti- 
que, et  maintenant  que  nous  n'avons  plus  même  Monta- 
lembert pour  une  foule  de  petits  services  qu'il  nous 
rendait  avec  tant  d'amitié  et  de  bonne  humeur  (tels  que 
d'aller  porter  toutes  nos  lettres  à  la  poste ,  d'aller  nous 
acheter  des  marrons,  etc.,  etc.),  nous  sommes  fort  em- 
barrassés. Notre  petite  servante  ne  veut  pas  aller  à  la 
poste  la  nuit;  d'ailleurs  j'ai  peur  qu'elle  ne  fasse  des 
confusions  entre  les  lettres  qu'il  faut  et  celles  qu'il  ne 
faut  ])as  affranchir,  de  sorte  que  cette  disette  de  servi- 
teurs m'empêche  même  d'écrire.  » 


BéCIT  D'UN»  SŒUR. 


ALBERT   AU    GOMTB    DE    IIOlfTALEMBERT. 


•  Piae«  lundi  19  janyier  1835. 

a  Dérision  et  mépris!  »  Cher  ami,  tu  as  dû  avoir  un 
temps  abominable,  car  depuis  ton  départ  la  pluie  n'a  pas 
cessé:  «  c'est  dégoûtant^  rien  que  d'y  penser  *  /  »  11  nous 
tarde  terriblement  d'avoir  de  tes  nouvelles  et  de  savoir 
si  le  voyage  n'a  pas  fait  mal  à  la  joue  dont  tu  commen- 
çais à  souffrir.  Nous  sommes  encore  tout  dépaysés  depuis 
que  tu  nous  as  quittés.  Notre  vie  était  si  bonne  ainsi! 
quand  la  retrouverons-nous  de  nouveau?  En  France 
même,  renouerons-nous  jamais  nos  soirées  de  Pise? 
Alexandrine  est  souffrante  depuis  deux  jours,  mais  ce 
n'est  rien  d'alarmant,  et  le  plus  grand  inconvénient  de 
cette  indisposition ,  c'est  de  nous  avoir  procuré  la  visite 
de  Punta  (le  médecin)  trois  fois  en  deux  jours.  —  Nous 
n'avons  encore  rien  pu  savoir  des  conjectures  que 
devaient  faire  naître  nos  habitudes  mystérieuses  pendant 
ton  séjour  avec  nous.  Notre  projet  de  voyage  à  Odessa 
semble  se  consolider.  J'ai  reçu  une  lettre  de  Naples,  et 
je  vois  que  mes  parents  commencent  à  trouver  la  chose 
plus  simple ,  voire  même  naturelle,  et  ton  idée  d'emme- 
ner Fernand  avec  nous  a  eu  le  plus  grand  succès.  Cher 
bon  ami,  que  ne  peux-tu  y  venir  aussi?  Quelle  bonne 
vie  !  Si  pourtant ,  après  tout ,  ce  voyage  ne  se  fait  pas , 
je  veux  tâcher  d'aller  aux  Pyrénées;  alors  tu  es  obligé 

1.  Ces  denx  exclamations  étaient  tirées  d'ane  comédie  jouée  à 
Naples  l'année  d'avant.  Albert  s'amusait  à  les  appliquer  à  tout 
propos. 


RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


d'y  venir,  car  il  faut  sérieusement  que  tu  fasses  aussi 
quelque  chose  pour  ta  santé. 

((  Tu  n'as  pas  idée  du  vide  que  tu  as  laissé  dans  notre 
pauvre  petit  home,  tu  nous  étais  devenu  nécessaire. 
Mes  visites  du  matin  dans  ta  chambre,  nos  promenades 
ensemble,  tes  courses  à  la  poste,  et  enfin  nos  chères  soi- 
rées; il  y  avait  dans  tous  les  instants  de  la  journée  un 
parfum  d'amitié  incomparable!  L'indisposition  d'Alexan- 
drine  l'ayant  empêchée  de  chanter,  le  contraste  est  ' 
encore  plus  grand. 

«  C'est  elle  du  reste  qui  achèvera  cette  lettre,  elle  a 
retenu  d'avance  cette  dernière  feuille  ;  ainsi  je  vous  laisse 
ensemble  et  vais  m' imaginer  vous  suivre  dans  une  de 
vos  promenades  sur  les  Argini!  Adieu,  mon  meilleur 
ami,  écris-moi  souvent,  et  pense  que  ce  ne  sera  encore 
qu'une  faible  compensation  pour  la  cessation  de  nos 
journées  passées  ensemble.  » 

Alexandrine  (dans  la  même  lettre)  : 

«  Cher  bon  ami,  Albert  vous  a  déjà  dit  une  foule  de 
choses,  mais  cela  ne  m'empêchera  pas  de  vous  dire  aussi 
comme  lui,  que  nous  vous  regrettons  beaucoup,  beaucoup, 
et  je  ne  sais  pas  si  nous  pourrons  reprendre  la  gaieté 
que  nous  avions  avant  votre  arrivée  ;  car  maintenant,  au 
dîner  et  au  thé,  il  y  a  toujours  une  place  vide  qui  nous 
rappelle  douloureusement  l'excellent  ami  qui  la  remplis- 
sait si  bien!  et  depuis  avant  hier,  c'est  Punta  qui  a  pris 
le  thé  avec  nous,  au  lieu  de  vous.  Quel  échange!... 
jugez!  J'ai  eu  la  bêtise  d'être  malade,  et  cela  a  ajouté  à 
ma  tristesse,  car  deux  êtres  souffrants  ont  absolument 
besoin  d'une  troisième  personne.  Enfin,  cela  n'était 
rien  et  c'est  fini.  Que  je  voudrais  savoir  comment  s'est 
passé  votre  voyage,  et  comment  va  votre  joue,  et  si  vous 
avez  encore  eu  quelques-uns  de  ces  guignons  dont  vous 
vous  imaginez  trop  être  poursuivi  I  Ne  m'en  voulez  pas 


SéCIT   D'UIfB   8CBUK. 


de  ce  que  je  vous  dis  là.  Je  voudrais  tant  vous  persuader 
que  vous  serez  encore  heureux!  Quand  une  vie  ne  l'est 
pas  au  commencement,  elle  Y  est  plus  tard.  Avez -vous 
jamais  vu  qu'une  vie  tout  entière  se  passât  dans  le  cha- 
grin? Pensez  que  vous  avez  deux  vrais  amis  qui  deman- 
dent tous  les  jours  à  Dieu  votre  bonheur,  et  que  les 
prières  que  Ton  fait  pour  les  autres  sont  toujours  les 
mieux  exaucées. 

«  Instruisez-nous  toujours  bien  exactement  du  sort  de 
notre  chère  sainte  Elisabeth ,  vous  savez  combien  nous 
nous  y  intéressons;  et  vous  qui  écrivez  .si  vite,  écrivez- 
nous  bien  des  détails  sur  vous,  illisiblement  et  aussi  à  la 
hâte  que  vbus  voudrez ,  nous  saurons  bien  vous  lire.  Je 
n'ai  pu  chanter  vos  airs  qu'une  fois  depuis  votre  départ; 
depuis  je  n'ai  plu3  été  assez  bien.  A  propos,  ne  soyez 
pas  inquiet  d'un  certain  petit  livre  de  copiages  que  vous 
avez  laissé  sur  la  table  à  écrire  d'Albert,  et  qui  contient 
le  joli  morceau  de  Corinne  et  celui  du  comte  de  Maistre. 
11  est  en  bonnes  mains,  c'est-à-dire  dans  les  nôtres,  et 
nous  vous  le  renverrons  par  une  occasion,  si  vous  voulez, 
ou  bien  voulez-vous  nous  le  laisser?  Que  n'est-ce  le  petit 
noir  que  vous  avez  laissé  aussi! 

M™*  de  C.  est  venue  le  lendemain  de  votre  départ,  et 
î  été  des  plus  gracieuses.  Ma  modestie  se  refuse  à  vous 
répéter  ce  qu'elle  m'a  dit  sur  mon  apparition  au  bal. 
%'otre  serviteur  n'est  pas  arrivé.  Je  l'attends  avec  moins 
l'impatience  depuis  votre  départ,  parce  que  je  m'étais 
fait  une  fête  de  rire  avec  vous  de  ses  débuts.  C'est  Marie 
qui  vous  a  remplacé  pour  porter  nos  lettres  à  la  poste. 
Le  lendemain  de  votre  départ,  nous  avons  fait  en  calèche 
le  dernier  tour  que  nous  avons  fait  ensemble,  seulement 
en  sens  inverse,  c'est-à-dire  de  la  route  de  Florence  aux 
Capucins,  et,  en  revenant,  nous  avons  laissé  une  de  vos 
cartes  avec  p.  p.  c.  dessus,  chez  la  comtesse  Mastiani. 


«ECIT   D'UIJB    SŒUR. 


En  entrant ,  nous  avons  rencontré  Thérèse  *,  qui  a  fait 
un  geste  expressif  de  douleur  en  parlant  de  vous.  Elle 
a  levé  son  bras  à  son  front  d'un  air  désespéré.  Voilà,  cher 
Montai,  tous  les  petits  souvenirs  de  Pise  évoqués  selon 
votre  désir.  Vous  y  pensez  bien  encore,  mais  une  fois  à 
Paris,  ils  pâliront  bien,  ces  pauvres  petits  souvenirs, 
devant  vos  grands  intérêts.  Vous  connaissez  notre  atti- 
rail pour  écrire,  je  ne  vous  fais  donc  pas  d'excuses  de 
nos  griffonnages.  A  revoir,  je  l'espère  bien  encore  cette 
année.  Je  n'oublierai  pas  vos  bonnes  paroles  en  me  quit- 
f>iit  Que  1  )ieu  vous  rende  heureux  !  Priez  pour  nous. 
a  [ie  nous  oubliez  pas  auprès  des  Rio.  » 

ALBERT    A    MA    MERE^. 

«  30  janvier. 

«  Je  commence  sur  cette  grande  feuille  de  papier  sans 
savoir  si  je  la  remplirai ,  mais  il  me  semble  en  ce  mo- 
ment que  tout  ce  que  j'ai  dans  le  cœur  pour  vous ,  ma 
bonne  mère,  n'y  trouvera  pas  encore  assez  de  place.  Je 
n'ai  jamais  senti  si  vivement  le  bonheur  que  j'ai  d'être 
aimé  comme  je  le  suis  de  vous,  ma  mère,  et  de  mon 
bon  père.  Vous  n'avez  pas  oublié  le  21  janvier,  et  moi. 


1.  Une  servante  que  M.  de  Montalembert  avait  eue  à  son  service 
pendant  son  séjour  à  Pise. 

2.  Albert  avait  eu  vingt-trois  ans  le  21  janvier,  et  ma  mère  lui 
avait  adressé,  ce  jour-là,  une  lettre  où  se  trouvaient  les  paroles  sui- 
vantes :  «  Il  y  a  aujourd'hui  vingt-trois  ans  que  je  t'ai  embrassé 
pour  la  première  fois.  Il  me  semble  y  être  encore,  et,  depuis  ce 
jour,  il  n'en  est  pas  un  seul  où  mon  cœur  n'ait  été  rempli  de  toi... 
Tu  as  toujours  été  si  excellent,  que  jamais  le  plus  léger  nuage  n'a 
obscurci  ma  tendresse  pour  toi  ;  jamais  l'ombre  d'une  petite  irrita- 
tion ne  s'est  glissée  entre  toi  et  moi.  Aussi,  mon  enfant  chéri,  \l  me 
serait  impossible  de  t'exprimer  à  quel  point  tu  m'es  cher,  et  le 
besoin  que  j'ai  de  te  savoir  heureux  et  de  te  voir  bien  portant.  » 


USCIT    D'UNE   SŒUR.  235 


de  mon  côté ,  j'ai  bien  senti  ce  jour-là  tout  mon  amour 
pour  vous.  Je  ne  sais  si  le  désir  que  j'éprouve  d'avoir 
moi-même  un  enfant  a  contribué  à  l'attend rissement 
que  m'ont  causé  les  paroles  que  vous  me  dites  au  sujet 
des  vingt-trois  années  qui  se'  sont  écoulées  depuis  le 
jour  où  vous  m'avez  embrassé  pour  la  première  fois,  ou 
bien  si  plutôt  je  le  dois  à  la  pensée  de  ces  vingt-trois 
années  de  preuves  non  interrompues  de  votre  tendresse 
i)0ur  moi  ;  mais  je  crois  que  cette  dernière  raison  en  est 
la  seule  cause,  et  la  première  n'en  serait  qu'une  consé- 
quence :  le  besoin  de  rendre  à  un  enfant  toute  la  dou- 
ceur et  la  tendresse  que  vous  avez  versées  sur  moi. 
Jamais,  dites-vous,  Tombre  d'une  irritation  ne  s'est  glis- 
sée entre  vous  et  moi.  Oh!  j'en  bénis  le  ciel!  et  rien  ne 
pouvait  me  rendre  plus  heureux  que  cette  assurance  de 
votre  part,  ma  mère  chérie.  Moi  qui  craignais^  au  con- 
traire, de  m'être  rendu  quelquefois  coupable  d'ingrati- 
tude envers  vous,  par  mon  manque  de  douceur  et  de 
docilité  à  vos  chers  avis  et  à  ceux  de  mon  père  I  » 

Ce  fut  vers  le  mois  de  février  de  cette  année  qu'Albert 
commença  à  écrire  régulièrement  son  journal ,  auquel  il 
donne  de  temps  en  temps  la  forme  d'une  lettre,  adres- 
sée ,  je  le  crois ,  à  l'abbé  Martin  de  Noirlieu ,  quoique 
sans  intention  de  le  lui  communiquer. 


JOURNAL  D'ALBERT. 

«  IMse,  férrier  1835. 

«  Vous  savez,  cher  ami,  que  vous  m'avez  souvent 
accusé  de  me  faire  plus  mauvais  que  je  ne  le  suis.  Si 
vous  connaissiez  toute  ma  vie,  vous  pourriez  bien  chan- 
ger de  sentiment,  et  trouver  au  contraire  que  ma  bonne 


238  RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


réputation  est  terriblement  usurpée,  à  tel  point  que  je 
suis  parfois  tourmenté  de  la  crainte  qu'il  n'y  ait  de  la 
fausseté  dans  mon  caractère.  Ce  qui  est  vrai ,  c'est  que 
je  n'ai  jamais  été  complètement  mauvais,  et  que  je  n'ai 
jamais  non  plus  renié  les  éclairs  brillants,  mais  fugitifs, 
qui  ont  parfois  sillonné  mon  âme.  Mais  n'en  suis-je  pas 
encore  plus  coupable?  Le  Dante,  en  dépeignant  ces 
âmes  timorées,  les  fait  repousser  également  et  par  le 
ciel  et  par  l'enfer.  Je  prends  tout  au  premier  abord  avec 
chaleur,  et,  presque  en  même  temps,  ce  qui  m'aura 
trouvé  le  plus  ardent  me  laissera  émoussé,  dégoûté. 
Souvent,  avant  mon  mariage,  dans  le  temps  même  le 
plus  exalté  de  ma  passion ,  je  sentais  en  moi  du  décou- 
ragement. 

a  J'aurais  voulu  éloigner  à  jamais  le  moment  que  je 
sentais  bien  cependant,  dans  d'autres  instants,  pouvoir 
seul  faire  le^  bonheur  de  ma  vie.  Je  ne  voulais  rien  de 
distinct,  si  ce  n'est  parfois  ma  liberté.  Oui,. ma  liberté. 
Je  me  souviens  que  souvent,  à  cheval,  au  bord  de  la 
mer,  cela  me  transportait  de  fendre  l'air.  Il  me  semblait 
alors  fuir  les  liens  que  je  voulais  me  donner  et  me  fuir 
moi-même.  Une  fois  je  partis  pour  Amalfi,  j'y  restai 
plusieurs  jours,  heureux  de  m'y  sentir  seul,  et  je  ne 
revins  à  Naples  que  presque  contre  ma  volonté. 

({  Ce  caractère  faible  et  inconstant,  je  le  dois  d'abord 
à  ma  complexion  débile,  à  mon  tempérament  irritable 
et  délicat,  puis  à  une  éducation  sans  direction  positive. 
Mon  père  fit  pour  moi  tous  les  sacrifices  imaginables, 
mais  les  hommes  auxquels  il  me  confia  trompèrent  sa 
confiance.  J'avais  naturellement  un  caractère  doux  et 
actif;  sans  eux  j'aurais  peut-être  commis  de  plus  grandes 
fautes,  mais  j'aurais  conservé  plus  d'énergie.  Je  sortis 
de  leurs  mains  ayant  perdu  cette  fraîcheur  de  cœur  que 
quelques  âmes  privilégiées   gardent  encore  longtemps 


RÉCIT    D'UNE   SŒUB.  «SI 


après  leur  entrée  dans  la  vie,  et  cependant  timide  comme 
lin  enfant.  C/est  alors  que  je  vins  en  Italie,  dont  le  cli- 
mat m'a  fait,  à  la  longue,  plus  de  mal  que  de  bien,  car  il 
a  contribuée  augmenter  l'exaltation.de mon  imagination, 
ainsi  que  l'irritabilité  de  mon  tempérament.  Depuis  lors, 
je  suis  toujours  le  jouet  des  deux  êtres  que  nous  avons 
en  nous,  tantôt  bon  et  m'élevant  aux  régions  les  plu.ç 
élevées  qu'il  me  soit  donné  d'atteindre,  tantôt  me  lais- 
sant entrîàner  ou  ma  seconde  vie  sepjaît  à  me  conduire; 
souvent  encore  tiraillé  par  mes  deux  natures  à  la  fois, 
sans  avoir  la  force  de  me  rendre  maître  de  l'une  et  do 
l'autre,  et,  les  dirigeant  à  mon  gré,  les  faire  contribuer 
à  mon  perfectionnement  physique  et  moral.  Aussi  ne 
tardai-je  pas  à  subir  le  résultat  naturel  de  cette  agita- 
tion contradictoire.  Je  fis  une  maladie  inflammatoire  qui 
me  conduisit  à  deux  pas  du  tombeau...  Ai-je  bien  fait 
de  rentrer  dans  la  vie? 

«  Je  ne  vous  parle  pas  de  ce  qui  a  ae'cidé  du  bon  lie  ur 
de  ma  vie.  Les  détails  de  cet  amour  de  trois  ans,  que 
Dieu  a  daigné  bénir,  vous  les  connaissez.  Maintenant  que 
me  voilà  arrivé  à  ne  plus  parler  que  du  présent  et  de 
l'avenir,  je  le  ferai  jour  par  jour,  et  je  vous  avoue  que 
c'est  moins  pour  converser  avec  vous,  que  pour  voir  si, 
en  me  rendant  compte  de  tous  mes  sentiments  contra- 
dictoires, je  pourrai  devenir  leur  maître,  au  lieu  d'en 
être  Tesclave. 

«  Lundi,  9  février. 

«  Bien  que  je  me  sois  imposé  la  tâche  de  mettre  jour 
par  jour  dans  ce  livre  l'emploi  de  ma  journée,  le  cours 
de  mes  pensées,  mes  résolutions,  etc.»  etc.,  voilà  trois 
jours  que  je  ne  l'ai  fait.  Je  ne  sais  si  c'est  l'effet  du 
temps,  ou  si  c'est  ma  faiblessç  seule  qui  en  est  cause, 
mais  j'ai  été  dans  un  état  d'irritation  nerveuse  qui  m'a 


RÉCIT   D'UNB    SŒUR. 


empêché  de  poursuivre  une  idée  quelconque.  Ma  tête 
me  semblait  creuse  ;  aujourd'hui  je  suis  calme  et  je  n'ai 
presque  pas  toussé.  Ma  pauvre  Alexandrine  est  souffrante 
depuis  deux  jours,  elle  est  bien  délicate,  et  la  moindre 
indisposition  chez  elle  m'effraye;  ses  traits  s'altèrent  si 
vite;  j'ai  fait  venir  le  médecin,  mais  j'espère  que  ce  ne 
sera  rien.  Je  n'ai  pas  grand' chose  à  dire.  La  journée 
s'est  passée  en  grande  partie  à  lutter  encore  contre  le 
reste  de  cette  irritation  nerveuse,  vagué  ou  vide.  Il  est 
minuit.  Dieu  soit  avec  nous  ! 

«  Jeudi,  12  février. 

((  Je  fais  tous  les  jours  de  nouvelles  acquisitions  de 
forces,  du  moins  à  mon  avis,  et  j'espère  que.  Dieu  ai- 
dant, je  serai  bientôt  délivré  de  cette  tribulation  de 
soins  et  de  précautions.  Je  ne  sais  si  c'est  l'approche  du 
printemps,  mais  j'ai  besoin  d'air,  de  mouvement,  dévie. 
Vous  connaissez  cette  disposition  et  vous  avez  éprouvé 
ces  frémissements  de  l'âme  et  du  corps.  On  sent  l'air 
devant  soi  et  le  cœur  bondit  de  foi,  d'espérance.  L'âme 
a  faim  et  soif  de  Dieu ,  et  en  se  prosternant  on  appelle  à 
grands  cris  le  pain  de  vie. 

((  Nos  projets  de  voyage  d'outre-mer  ont  pris  de  la 
consistance,  mais  je  pense  qu'avant  de  les  exécuter, 
nous  aurons  plus  d'un  embarras  à  surmonter. 

«  J'ai  achevé  ce  soir  les  Souvenirs  de  Nodier,  Ils  m'ont 
vraiment  intéressé.  J'admire  la  jeunesse,  l'enthousiasme, 
le  vrai  courage  de  leur  auteur.  Il  a  une  âme  brûlante  et 
pure  qui  vous  réconcilie  avec  les  hommes,  et  on  a  besoin 
de  l'être  après  avoir  passé  en  revue  toutes  les  misères 
humaines  qu'il  nous  détaille  dans  ce  journal.  J'ai  pensé 
de  nouveau  à  mon  regret  de  voir  mon  père  passer  ses 
plus  belles  années  sans  pouvoir  être  utile  à  son  pays, 
car  Nodier  dit  avec  raison,  dans  son  épilogue  :  «  Ce  qui 


RÉCIT   D'UNB   6ŒUK.  BSft 


est  indispensablement  social ,  c'est  1* harmonie  des  hon- 
nêtes gens,  sous  quelque  drapeau  que  le  hasard  des  cir- 
constances et  la  nécessité  des  positions  les  aient  placés.  » 
Mais  le  serment  est  une  barrière  pour  les  consciences 
pures  et  délicates.  Que  soit  aboli  ce  serment  dérisoire 
dans  les  chambres,  et  mon  pore  pourrait  y  revenir 
prendre  sa  place  parmi  les  défenseurs  de  nos  libertés. 

«  Vendredi  13  février. 

«  Je  suis  tout  joyeux  de  pouvoir  lire  Shakespeare  et 
de  le  comprendre.  Je  lis  Hamlet,  qui  me  transporte.  Je 
frémis  en  lisant;  je  n'avais  aucune  idée  de  ce  style,  et 
j'espère  bien  des  jouissances.  Ma  vie  calme  et  solitaire, 
près  de  mon  angélique  femme,  est  enviable.  Hier  au 
soir,  j'ai  eu  un  long  attendrissement  en  me  rappelant 
Sorrento!  Oh!  mon  ami»  que  de  parfums  sur  tous  mes 
souvenirs  depuis  trois  ans.  Oh  !  je  ne  suis  pas  blasé  !  Je 
savoure  dans  mon  cœur  des  trésors  de  poésie  et  de  vie. 
Enviez-moi  I  car  je  sens  bien  pleinement  le  prix  de  tout 
ce  que  Dieu  m'a  accordé. 

«  Je  lis  Ayesha,  et  cela  m'intéresse;  et  puis  c'est  en- 
core l'Orient,  et  j'aime  l'Orient  ! 

«  Samedi  14  février. 

«  Ma  passion  pour  les  voyages  augmente  chaque  jour. 
Il  y  a  des  instants  où  l'àme  semble  vouloir  vous  entraî- 
ner vers  des  régions  inconnues ,  où  tout  semble  devoir 
être  plus  beau  que  ce  que  nous  avons  sous  les  yeux. 
N'est-ce  point  un  pressentiment  de  notre  céleste  patrie, 
en  effet,  que  ce  besoin  de  courir,  de  changer,  de  se  fuir 
soi-même,  que  cette  soif  d'immensité,  de  liberté?  Byron 
dit  bien  :  ((  Les  hommes  lâches  appellent  les  voyages 
une  folie,  et  s'étonnent  que  d'autres,  plus  hardis,  aban- 
donnent leurs  coussins  voluptueux  pour  braver  les  fa- 


240  RECIT    D'UNE    SŒUR. 


tigues  des  longues  courses.  Il  y  a  dans  l'air  des  mon- 
tagnes une  suavité  et  une  source  de  vie  que  la  paresse 
ne  connaîtra  jamais.  » 

u  Vous  avez  déjà  blâmé  ces  transports  en  moi ,  mon 
sage  ami,  et  vous  m'avez  dit  avec  vérité  que  l'âme  étaii 
bien  appelée  à  ces  divins  élans  et  à  connaître  l'infini, 
mars  seulement  lorsqu'elle  aura  déposé  sa  dépouille 
mortelle.  Mais  est-ce  notre  faute  si  notre  âme,  ne  pou- 
vant hf  son  gré  se  défaire  de  son  immonde  enveloppe, 
l'entraîne  parfois  avec  elle  vers  cette  région  céleste? 

((  Il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  eu,  comme  aujourd'hui, 
an  étatçoutenu  d'activité  et  de  ferveur.  Ma  faible  et  pa- 
resseuse nature  s'est  laissé  mieux  dompter  qu'à  l'ordi- 
naire, et  je  dois  l'attribuer  en  grande  partie  à  l'amélio- 
ration de  ma  santé.  Je  sens  avec  joie  mes  forces  renaître 
et  j'en  bénis  Dieu,  car  j'en  ai  besoin  pour  jouir  complè- 
tement de  mon  bonheur. 

«  Je  suis  loin  d'avoir  esquissé  la  plénitude  de  mes 
sensations  d'aujourd'hui.  Je  me  sens  ému  d'amour,  en 
me  retraçant  mes  souvenirs  du  passé ,  mon  ciel  présent 
et  l'infini  de  mon  bonheur  à  venir. 

({  On  blâmait  ma  sauvagerie  !  Mais  que  sera  pour  moi 
le  bruit  d'un  salon,  maintenant  que  les  jouissances  si 
douces  et  si  pleines  de  la  vie  m'ont  été  révélées?  Le  cher 
crépuscule  de  ma  lampe  éclairant  sa  tête  chérie,  n'est- 
ce  pas  préférable  à  tout  au  monde  ? 

«  Lundi  16  février. 

«  lîier,  à  la  fin  de  la  journée,  ma  disposition  nerveuse 
était  grandement  calmée.  Après  ma  prière  faite,  il  ne 
restait  plus  l'apparence  d'un  nuage.  J'ai  embrassé  ma 
femme  au  front.  Nous  avons  prié  ensemble,  et,  ce  matin, 
je  me  suis  levé  le  visage  serein  et  reflétant  tout  le  bon- 
heur qui  remplit  mon  âme.  J'ai  écrit  une  longue  lettre  à 


RÉCIT   D'UNE    SŒUR.  941 

ma  mère ,  et  j'attends  sa  réponse  pour  savoir  si  nous 
irons  à  Naples.  J'ai  aussi  écrit  à  Alexandre.  D'ailleurs, 
rien  de  remarquable  dans  toute  la  journée.  Je  n'ai  pres- 
que rien  fait  et,  en  général»  je  perds  terriblement  mon 
temps.  Rien  n'est  aussi  pernicieux  que  de  n'avoir  pas  un 
uixi  d'étude  ou  d'occupation  déterminé.  Ce  n'est  pas 
seulement  à  cause  du  peu  qu'on  acquiert  par  cette  pro- 
digalité de  la  vie,  mais  c'est  que,  faute  d'aliment,  ce 
qu'on  a  dans  l'esprit  s'épuise  pour  faire  place  à  une 
foule  de  puérilités  qui  produisent  bientôt  à  leur  tour  le 
vide,  et  nous  sommes,  un  beau  matin,  surpris  de  trouver 
notre  trésor  dévasté.  Nous  pleurons  alors  sur  l'impuis- 
sance où  nous  sommes  de  le  reconquérir,  et  nous  gé- 
missons de  la  perte  de  ce  feu  sacré  que  Dieu  nous 
avait  confié  et  que  nous  avons  laissé  éteindre  par  notre 
faute.  0  Seigneur!  ne  permettez  pas  qu'il  en  soit  ainsi 
de  votre  serviteur,  dont  le  cœur  est  comblé  des  richesses 
que  vous  avez  voulu  y  verser.  Ne  me  livrez  pas  à  moi- 
même,  car  sans  vous,  mon  Dieu,  je  ne  suis  rien.  «  Sou- 
venez'vov^  de  vos  miséricordes  et  remplissez  mon  cœur  de 
votre  grâce,  vous  qui  ne  voulez  pas  de  vide  dans  vos  oun 
vrages,  »  [Imitation  de  Jésus-Christ.)  Lecture  de  ce  soir*. 

«  16  février. 

Je  déteste  les  gens  nerveux,  et  je  le  suis  devenu  à  un 
point  qui  me  dégoûte,  car  c'est  dégradant  pour  un  homme. 
Mais  qui  ne  le  serait  au  bout  de  deux  ans  de  soins ,  de 
veilles,  de  tortures,  de  saignées  et  de  visites  de  mé- 
decin? Oh!  Yabachou!  Bonsoir,  à  demain. 

«  J'ai  été  de  mauvaise  humeur  une  partie  de  la  jour- 


1.  Âlex  a  mis  en  marge  :  «  Grâce  à  Albert,  nous  avions  pris  la 
^  bonne  habitude  de  finir  toutes  nos  soirées  par  un  chapitre  de 
I        Vlmilalion, 

t.  1« 


t43  RÉCIT   D'UNE    SŒUR. 


née  ;  quelques  pages  d'Ayesha  m'ont  remis  ce  soir,  et  un 
chapitre  de  Vlmitation  a  achevé  do  me  rendre  bon  et 
doux. 

«  Mardi  17  février. 

«  Ma  journée  a  commencé  par  un  triste  spectacle. 
Huit  galériens  balayaient  le  devant  de  notre  porte,  en- 
chaînés deux  à  deux  par  de  lourdes  chaînes,  vêtus  en 
rouge,  ce  qui  est  ici  le  signe  des  galères  à  temps;  deux 
seuls  étaient  entièrement  vêtus  de  jaune,  signe  de  ga- 
lère à  vie.  Ces  deux  derniers  avaient  de  plus  sur  la  poi- 
trine un  grand  écriteau,  sur  lequel  était  écrit  en  grands 
caractères  :  Furto  violente.  Ils  sont  condamnés  depuis 
peu,  je  le  crois,  à  en  juger  par  leurs  habits  neufs,  et  ce 
furent  sans  doute  les  mêmes  qui  furent  exposés,  il  y  a 
quelques  jours,  sur  la  place  publique  et  condamnés  pour 
ce  même  délit  !  C'est  un  horrible  spectacle  que  ces  huit 
hommes  rayés  de  la  société,  et  n'ayant  plus  à  attendre 
d'elle  que  le  mépris,  la  crainte  ou  la  pitié.  Quels  senti- 
ments amers  doivent  remplir  leurs  âmes  !  0  Dieu  clé- 
ment. Dieu  juste!  faites  que  la  résignation  leur  amène 
le  calme,  l'espérance  en  une  vie  meilleure,  et  que 
l'exemple  de  Jésus  notre  sauveur  leur  fasse  accepter  leur 
ame^  calice,  en  songeant  que  ce  divin  modèle  de  résigna- 
tion et  de  souffrance  était  en  même  temps  un  modèle  de 
vertu  et  d'amour.  0  Seigneur,  mon  doux  Jésus!  aban- 
donné des  hommes,  vos  anges  vinrent  vous  soutenir  et 
verser  des  larmes  sur  les  douleurs  de  leur  maître  !  Per- 
mettez aussi,  quoique  indignes  d'une  telle  grâce,  que  là 
où  ÎGS  hommes  abandonnent  le  malheureux,  les  anges 
du  ciel  viennent  soutenir  ceux  qui,  ne  pouvant  plus 
avoir  d'espoir  qu'en  vous,  ruccomberaient  sans  votre 
aide!  Oh!  grâce  pour  eux!  une  larme  sur  leur  cœur 
avant  leur  mort  ! 


KÉCIT   D'UNE   SŒUR. 


H  Ce  qui  me  fait  toujours  trembler,  ce  n'est  phs  la 
rigueur  de  la  peine  juste  ou  injuste  à  laquelle  la  sociét<« 
condamne  ces  malheureux,  mais  c'est  le  désespoir  au- 
quel les  réduisent  si  souvent  les  mauvais  traitements  do 
leurs  gardiens ,  trop  souvent  eux-mêmes  le  rebut  de  la 
société.  C'est  là  que  deviennent  sublimes  les  fonctions 
de  ceux  chargés  de  faire  entrer  une  espérance  ardente, 
une  douceur  que  rien  ne  peut  altérer,  l'amour  enfin, 
dans  le  cœur  de  l'homme  auquel,  sur  terre,  il  ne  reste 
que  la  haine  et  l'anathème  de  ses  semblables.  Mon 
Dieu!. multipliez  le  noinbre  de  vos  vrais  lévites,  de* vos 
vrais  pasteurs  ! 

u  Mardi  17  (suite). 

((  J'ai  trouvé  hier ,  dans  un  numéro  de  la  presse  bri- 
tannique, un  article  sur  les  chemins  de  fer.  Combien  il 
est  remarquable  que ,  lorsque  toutes  ces  nouvelles  idées 
de  fusion — encore  obscures,  il  est  vrai,  mais  idées  cepen- 
dant— occupent  la  majorité,  l'industrie  et  les  découvertes 
nouvelles  viennent  si  parfaitement  les  seconder  !  On  ne 
saurait  sans  présomption,  il  me  semble,  se  refuser  à 
voir  le  doigt  de  Dieu  dans  cet  accord.  L'expérience  nous 
a  déjà  montré  combien  la  facilité  avec  laquelle  on 
voyage  à  présent  a  détruit  de  préjugés  et  de  haines 
nationales,  et  combien  de  liens  se  sont  formés  entre 
nations  jadis  ennemies.  L'esprit  de  nationalité,  de  pa- 
triotisme, beau  en  lui-même,  mais  dans  lequel,  du  point 
de  vue  le  plus  élevé,  on  trouve  encore  trop  d'égoïsme, 
fera  place  tous  les  jours  davantage  à  l'esprit  d'union 
qui,  j'en  suis  convaincu,  doit  un  jour  régner  sur  le 
monde  christianisé.  Mais  je  croirai  cette  immense  révo- 
lution bien  plus  certaine  et  plus  prochaine,  si  les  inté- 
rêts matériels  des  peuples  y  trouvent  un  avantage  tel  que 
celui  qui  sera  immanquablement  produit  par  la  facilité 


«*l  •  Ré-CIT  Dt'UirE   SCEUR. 


inconcevable  des  communications^  bien  éloignées  encore 
d'avoir  atteint  le  degré  de  rapidité  auquel  les  portera 
un  jour  l'application  de  la  vapeur. 

«  Comment  former  un  seul  peuple  de  tant  ,de  peuples 
divers?  Certes  ce  n'est  pas  non  plus  une  seule  nation,  un 
seul  royaume  que  je  me  figure,  mais  là  où  je  vois  l'unité, 
c'est  dans  cette  association  des  nations  par  laquelle  les 
besoins  matériels  et  moraux  de  toutes  peuvent  seuls  être 
satisfaits.  Et  cette  vérité,  l'intérêt  des  peuples  la  leur  fera 
bientôt  comprendre.  Cela  ne  m'empêche  pas  de  jeter  un 
regard  de  regret  sur  le  charme  de  tant  de  nationalités 
qui,  peu  à  peu,  va  s'effacer;  et  ce  bouleversement  complet 
ne  peut  d'ailleurs  nous  apparaître  qu'au  delà  d'une  con- 
fusion qui  ne  nous  permet  d'apercevoir  que  de  bien  loin 
ses  résultats.  Génération  de  transition,  ne  tenant  déjà 
plus  au  passé  et  ne  faisant  pas  encore  partie  de  l'avenir, 
nous  sommes  encore  placés  sur  une  montagne,  d'où  nous 
voyons  d'un  côté  l'horizon  coloré  des  teintes  brillantes 
du  soleil  couchant,  tandis  que  de  l'autre  se  lève  déjà  une 
aurore  fraîche  et  nouvelle.  Pour  moi,  je  m'oublie  souvent, 
perdu  dans  les  pensées  qui  m'assiègent,  à  ce  spectacle 
que  rien  ne  peut  rendre,  et  parfois  une  douce  et  triste 
rêverie  s'empare  de  moi,  lorsque  je  songe  à  l'adieu  qu'il 
faut  dire  à  ce  passé  poétique,  dont  les  monuments  attes- 
tent tantd' enthousiasme, dedésintéressement  et  d'amour; 
à  ce  passé  dont  les  richesses  vont  disparaître  dans  la 
société  qui  va  commencer,  et  au  sein  de  laquelle  tout 
s'unira,  se  simplifiera  et  s'égalisera  I 

«  Mercredi  18  février. 

«  Vous  souvenez-vous  de  ce  pauvre  enfant  dont  je  vous 
ai  déjà  parlé  une  fois?  Nous  avions  été  ce  matin,  Alexan- 
drine  et  moi ,  chez  sa  mère  pour  lui  commander  du 
cordon;  l'enfant  était  à  la  mort!  Nous  sommes  montés 


BÉCIT  D'UlfB  BŒfm. 


pour  le  voir.  Il  semblait  tout  en  feu,  son  œil  était  gonflé 
par  l'eau  qu'il  a,  dit-on,  dans  la  tête.  11  ne  répondait 
plus  à  sa  mère.  J'y  ai  envoyé  notre  n)édecin.  Les  pauvre» 
parents  font  pitié,  et  le  désordre  a  remplacé  cette  activité 
laborieuse  qui  régnait  dans  leur  demeure ,  et  tout  leur 
bonbeur  à  disparu! 

«  Vendredi  20  février. 

«  Le  pauvre  enfant  n'était  pas  mort  ce  matin,  il  allait 
même  un  peu  mieux.  Je  crains  qu'il  n'ait  été  bien  mal 
soigné,  et  de  plus,  ses  pauvres  parents  n'ont  pas  cessé 
déparier  de  leurs  craintes  devant  lui.  Ce  soir,  on  devait 
venir  chercher  Marie  (la  femme  de  chambre  d'Alexan- 
drine),  personne  n'est  venu  :  je  ne  sais,  que  penser  et  je 
crains  un  malheur.  J'y  enverrai  de  bonne  heure  demain. 
Fasse  le  ciel  qu'il  se  rétablisse! 

<c  .Mon  Alexandrine  était,  ce  soir,  d'une  beauté  ravis- 
sante. Elle  ne  croit  pas  peut-être  avoir  produit  sur  moi 
une  telle  impression.  Elle  est  toujours  charmante,  mais 
il  y  a  des  moments  où  ses  traits  et  sa  physionomie  pren- 
nent un  éclat  qui  m'abasourdit  toujours.  Cher  ange! 
quelle  patience!  quelle  douceur!  Et  cependant,  le  croi- 
riez-vous  ?  même  de  sa  part,  je  ne  supporte  pas  la  moin- 
dre opposition,  la  plus  petite  contradiction.  Si  cette  irri- 
tabilité ne  passe  pas  complètement  avec  le  retour  de  mes 
forces,  il  faut  que  je  sois  une  vraie  brute. 

«  Le  chapitre  de  ce  soir  était  ;  De  V épreuve  du  vérita- 
ble amour  :  admirable!  mais  qui  ne  peint  que  trop  bien» 
hélas!  notre  lâcheté  et  notre  misère.  0  mon  Seigneur! 
sans  vous ,  sans  votre  souffle  divin ,  nous  ne  pouvons 
rien.  Autant  nous  sommes  forts  quand  vous  nous  assistez 
de  votre  grâce,  autant  nous  sommes  misérables  et  sans 
ressources  quand  vous  nous  la  retirez.  Fortiûez  notre 
pauvre  nature ,  ô  mon  Seigntur  et  mon  Dieu I  et  per- 


•46.        .    '  .RÉCIT  D*UNE    SŒUR. 


mettez-moi  d'espérer  vous  recevoir  dans  mon  âme  ;  car 
sans  vous,  que  puis-je?  mais  avec  vous,  mon  Dieu,  que 
ne  puis-je  pas? 

'    «  Dimanche  22  février. 

«  Le  pauvre  enfant  est  mort  hier  au  soir.  On  était 
venu,  vers  dix  heures  nous  dire  qu'il  vivait  encore.  A 
minuit,  il  s'est  envolé  vers  Dieu.  Le  père  est  parti  avec 
la  petite  fille  qui  lui  reste  pour  échapper  au  triste  spec- 
tacle qu'il  avait  sous  les  yeux.  La  mère  est  restée;  après 
la  messe,  nous  avons  été  voir  le  corps,  qu'on  enterre  ce 
soir.  Pauvre  petit  ange  !  ses  traits  avaient  repris  leur 
calme  naturel  !  11  était  vêtu  de  blanc,  couvert  de  fleurs 
et  de  rubans  roses,  et  placé  au  milieu  d'une  guirlande 
de  fleurs. 

«  Lundi  23  février. 

«  Nous  avons  été  au  cimetière  voir  la  tombe  du  pau- 
vre enfant.  Il  y  a  une  partie  de  ce  cimetière  réservée 
aux  enfants,  mais  où  l'on  n'enterrera  plus  d'ici  à  deux 
ans,  parce  qu'elle  est  comble!  Le  custode  nous  disait  : 
Qui  sono  tutti  angeli.  Que  d'anges,  en  efl'et,  se  sont 
envolés  des  dépouilles  ensevelies  dans  toutes  ces  petites 
tombes  !  Il  me  semblait  que  ce  champ  contenait  une  terre 
bénie.  Dans  un  coin  du  même  enclos  se  trouve ,  séparé 
de  celui  des  enfants  par  un  mur  d'appui,  le  lieu  de 
sépulture  des  gens  morts  sans  sacrements.  Je  ne  sais 
pourquoi  ce  rapprochement  m'a  touché.  Qui  sait  si 
toutes  ces  âmes  innocentes  ne  plaident  pas  en  faveur  des 
âmes  coupables  ou  surprises,  dont  les  dépouilles  sont 
voisines  des  leurs?  » 

Ce  même  jour  Albert  reçut  une  lettre  de  mon  père, 
qui  renfermait,  sans  doute,  l'expression  d'une  inquiétude 


BâOlT  D*UNB  8ŒUB.  847 


•qui  le  préoccupait  souvent,  Albert  répond  à  ce  sujet  i 
«  Mon  père  bien-aimé,  ce  qui  me  fait  grand'peine» 
c*est  votre  extrême  préoccupation  de  la  modicité  de  notre 
fortune.  Je  sais  que  nous  ne  sommes  pas  immensément 
riches  :  ni  Alex  ni  moi  nous  n'avons  fait  un  mariage 
d'argent,  mais  j'avoue  que  j'ai  beau  chercher,  je  ne  puis 
voir  que  nous  soyons  si  mal  à  l'aise.  Dites-moi,  je  vous 
prie ,  s'il  est  beaucoup  de  jeunes  ménages  qui  arrivent 
au  bout  de  leur  première  année  de  mariage  ayant  fait 
des  économies.  La  seconde  année  n'est-elle  pas  d'ordi- 
nuire  employée  à  combler  le  déficit  de  la  première,  dans 
quelque  proportion  de  fortune  que  l'on  soit?  Vous  qui 
connaissez  la  simplicité  de  nos  goûts  et  de  nos  habitu- 
des, comment  se  peut-il  faire,  mon  bon  père,  que  vous 
ayez  autant  d'inquiétude  ?  Figurez-vous  mêftie  qu'ici 
nous  menons  un  train  qui  fait  croire  que  nous  sommes 
très-loin  d'être  pauvres.  Il  est  très-peu  de  monde  qui, 
comme  nous,  ait  ici  une  voiture  tous  les  jours.  De  plus, 
nous  supportons,  sans  en  être  gênés,  la  dépense  de  deux 
médecins  dont  l'un  est  une  célébrité.,.  Adieu,  mon  bon 
père;  aimez  toujours  votre  Albert,  je  vous  en  conjure, 
et  soyez  sûr  que  la  plénitude  de  notre  bonheur  ne  sau- 
rait être  surpassée.  » 
Et  le  même  jour  Alexandrine  écrivait  à  Eugénie  : 
«  Conçois-tu  que  ton  bon  père  écrive  à  Albert  a  qu*il 
«  verse  de  tJraies  larmes, quand  il  songe  à  quel  point  nous 
«<  sommes  mal  à  l'aise,  quant  à  la  fortune?...  »  Nous  qui 
aurons  fait,  au  bout  de  cette  première  année,  quatre  ou 
cinq  mille  francs  d'économies  !  Et  cependant  que  de 
dépenses  extraordinaires  nous  avons  eues  cette  année! 
Médecins,  voyages,  voyages  de  domestiques,  etc.  En 
vérité ,  je  suis  aise  d'avoir  vu  de  pareils  accès  d'inquié- 
tude à  ton  père  pour  d'autres  et  sans  raison ,  car  sans 
cela  je  serais  profondément  peinée  de  le  voir  se  tour- 


2^  RÉCIT  D'UNE    SŒUR. 

menter  ainsi  pour  nous.  Montalembert  nous  trouvait 
tout  bonnement  riches,  et  en  effet  rien  ne  nous  manque, 
surtout  pour  des  gens  en  voyage  comme  nous.  » 

11  me  semble  qu*il  y  a  quelque  chose  de  caractéristiqae 
et  de  touchant  à  voir  à  quel  point  fls  se  trouvaient  satis- 
faits d'une  fortune  qui  aurait  semblé  insuffisante  à  tant 
d'autres.  Cela  prouve  aussi  quel  ordre  et  quelle  économie 
ils  savaient  faire  régner  dans  leur  ménage,  et  peut  servir 
à  démontrer  que  les  gens  prosaïques,  dénués  de  toute 
imagination  ,  et  incapables  de  la  moindre  action  roma- 
nesque, n'ont  pas  toujours  ce  monopole  de  la  raison  pra- 
tique qu'ils  aiment  tant  à  s'adjuger  (par  compensation 
peut-être  j)our  tout  ce  qui  leur  manque). 

JOURNAL   D'ALBERT. 

(Suite.) 

tt  Mardi  2i  février. 

«  Tai  relu  ce  soir  plusieurs  lettres  de  ma  chère  Elisa- 
beth*, dont  vous  connaissez  l'âme  tendre  et  dévouée. 
Toutes  ces  lettres  remontent  au  temps  où  je  versais  dans 
son  cœur  ami  tous  mes  sentiments  confus  et  passionnés 
pour  la  première  femme  que  j'aie  aimée.  Cette  femme, 
que  je  ne  nommerai  pas,  est  souvent  présente  à  ma 
pensée,  et  son  souvenir  ne  s'effacera  jamais;  mais,  j'en 
remercie  le  ciel,  ce  souvenir  n'est  terni  par  aucun 
remords,  et  je  puis  au  contraire  le  nourrir  avec  ten- 
dresse et  reconnaissance.  L'existence  d'un  homme  ne 
dépend-elle  pas  souvent  de  l'accueil  que  reçoivent  ses 

i.  Elisabeth  de  Bellevue,  qui  a  été  nommée  dans  les  premières 
pages  de  ce  récit,  fille  du  marquis  de  Bellevue,  ceusin  germain  de 
mon  père,  mariée,  en  1831,  au  comte  de  la  Tour  du  BreuiL 


SéCIT    D'UNB  S(BUS. 


premiers  épanchemenls?  Les  miens;  tout  passionnés  et 
répréhensibles  qu'ils  étaient,  s'adressaient  à  une  âme 
généreuse  et  charmante.  Sa  sévérité  alors  me  coûta  bien 
des  pleurs;  mais  je  lui  dois  d'avoir  cru  au  ciel  qui  rem- 
plit le  cœur  d'une  femme,  et  de  n*avoir  jamais  désespéré 
du  bonheur. 

«  Mercredi  25  février. 

«  Nous  avons  aujourd'hui  une  matinée  de  printemps. 
Quel  climat!  Nous  sommes  sortis  en  calèche  et  nous 
nous  sommes  promenés  à  travers  les  champs  et  les  bois. 
Rien  n'est  comparable  à  ce  qu'on  ressent  par  une  de  ces 
premières  journées  du  printemps.  Nous  ne  pouvions  nous 
résoudre  à  rentrer;  plus  que  jamais  nous  nous  sentons 
la  fièvre  des  voyages,  et  bientôt  j'espère  que  nous  quit- 
terons Pise,  dont  je  ne  garde  pourtant  qu'un  souvenir 
doux  comme  les  impressions  que  j'y  ai  ressenties, 
comme  le  bonheur  sans  mélange  que  j'y  ai  goûté.  Mais 
enfin  la  source  de  .  mt  de  jouissances,  je  l'emporte  avec 
moi,  et  vous  savei  ce  que  c'est  que  la  plénitude  de  satis- 
faction qu'éprouvent  en  voyageant  ensemble  deux  êtres 
unis  par  la  plus  étroite  sympathie.  Vous  ne  regarderez 
donc  pas  comme  une  preuve  d'inconstance  mon  amour 
persistant  pour  les  voyages. 

«  Que  de  fois,  dans  d'autres  temps,  ai-je  envié  un 
jeune  couple  voyageant  dans  une  bonne  calèche,  perdu 
dans  un  ciel  de  jeunesse  ,^  d'espérance  et  d'amour  !  Eh 
bien  !  ce  bonheur,  je  le  possède  et  je  vois  que  je  ne  m'é- 
tais pas  trompé,  et  que  la  félicité  répandue  sur  les  traits 
de  ceux  qui  faisaient  l'objet  de  mon  envie  ne  me  fai- 
sait comprendre  qu'indistinctement  l'ivresse  qui  remplis- 
sait leur  âme  ! 

«  Nous  avons  eu  ce  soir  la  visite  du  père  et  de  la 
mèie  du  pauvre  enfant;  mais  jugez  un  peu  de  l'incon- 


250  RECIT    D'UNE   SŒUR. 


cevable  légèreté  et  superficie  des  sentiments  italiens  :  en 
nous  quittant  ils  allaient  au  spectacle!..  » 

Alexandrine ,  à  ce  sujet,  dit  qu'Albert  avait  grondé 
Julien  (son  domestique)  de  ce  qu'il  avait  semblé  ne  pas 
croire  à  la  profonde  douleur  de  ces  pauvres  gens.  A  côté 
de  cette  note  se  trouve  la  mention  d'une  visite  faite  le 
même  jour  parle  P.  Luigi  Galligani,  confesseur  d'Albert, 
qui ,  dans  la  conversation ,  parla  d'une  jeune  Anglaise 
qui  s'était  faite  catholique ,  et  qui  disait  qu'il  lui  sem- 
blait être  en  paradis.  «  Je  fus  fort  étonnée  de  cela,  con- 
tinue Alexandrine,  et  j'étais  si  terrestre,  que  je  pensai 
qu'il  fallait  avoir  bien  de  l'imagination  pour  mettre  ainsi 
tout  son  bonheur  dans  les  choses  invisibles!  Je  ne  pou- 
vais pas  du  tout  le  comprendre,  et  je  restais  de  même 
étonnée  lorsqu'Albert  me  disait  :  Oh  !  si  tu  savais  quel 
bonheur  c'est  que  de  recevoir  l'absolution!  MaisTexpres- 
sion  de  sa  figure  était  telle  en  disant  cela,  qu'elle  est 
encore  gravée  dans  mon  âme  !  » 

Peu  de  jours  après,  ils  allèrent  au  couvent  des  fran- 
ciscains de  Santa-Croce,  où  Albert  voulait  parler  au  P. 
Luigi.  Pendant  qu'il  était  dans  l'intérieur,  un  bon  frère 
convers,  fra  Clementino,  vint  donner,  dans  le  réfectoire, 
du  café  à  Alexandrine,  qui  l'avalait  avec  un  mélange  de 
reconnaissance  et  de  dégoût.  Pendant  ce  repas,  le  bon 
frère  lui  conseillait  de  se  faire  catholique,  et  lui  promet- 
tait de  lui  donner  son  chapelet  de  Jérusalem,  si  jamais 
il  la  revoyait  lorsqu'elle  le  serait  devenue  ^ 


i.  «  Cinq  ans  plus  tard,  dit  Alexandrine,  seule,  en  habit  de 
veuve,  je  m'acheminais  vers  ce  môme  couvent.  En  approchant,  je 
rencontrai  un  frère  chargé  de  sa  besace.  Je  lui  demandai  si  te  P. 
Luigi  Galligani  était  au  couvent.  Il  me  répondit  qu^il  était  absent. 
Alors  je  lui  demandai  si  fra  Clementino  s'y  trouvait..  C'était  lui- 
môme.  Il  me  reconnut,  et  sa.joie  de  me  revoir  fut  aussi  grande,  me 


RBCIT  D'DNB   SŒUm.  Kl 


JOURNAL  D'ALBERT. 

(Suite.) 

«  Lundi  soir,  2  mars. 

«  Il  est  possible  maintenant  que  nous  allions  en  Russie 
par  Vienne,  et  qu*en  allant  en  Russie  par  Vienne,  nous 
voyions  f***,  qu*Alexandrine  n'a  point  revu  depuis  qu'elle 
me  donna  le  bonheur  de  ma  vie,  son  amour.  Ce  soir, 
nous  avons  parlé  de  lui,  et  je  l'ai  vue  s'animer  à  ce  sou- 
venir. Cher  ange!  elle  ne  se  doutait  pas  du  vif  intérêt 
avec  lequel  je  Técoutais  !  Ce  n-est  pourtant  pas  la  pre- 
mière fois  qu'elle  m'ouvre  ainsi  sa  chère  âme.  C'est 
comme  sa  vive  douleur  à  la  mort  de  son  père.  Le  moindre 
mot  qui  lui  rappelle  cette  dure  épreuve  lui  fait  reprendre 
le  récit  de  ses  sentiments  à  cette  époque  dans  tous  ses 
détails.  Oh!  combien  je  m'identifie  à  tout  ce  qui  se  passe 
on  toi  !  Ne  crains  pas  de  recommencer  :  tu  trouveras  tou- 
jours des  larmes  dans  mes  yeux  quand  les  tiens  en  ver- 
seront. De  même,  ne  crains  pas  de  me  lasser  en  me 
parlant  de  cet  autre  temps  de  ta  vie  dont  tu  conserves 
le  souvenir,  car  j'y  retrouve  ta  chère  ànâe  qui  s'est  depuis 
tellement  ouverte  et  donnée  à  moi,  à  moi  pour  plus  que 


(lit-il,  «  que  s'tl  iioyaU  sa  mère  ressuscUée.  »  Il  alla  chercher  bien 
vite  son  cUapclet  dç  Jérusalem  ,  et  me  le  donna  comme  il  me 
Pavait  promis.  Lui  aussi  avait  pleuré  Albert;  il  pleurait  encore  de 
pitié  et  de  tendresse  en  m*en  parlant.  Toutefois  une  joie  suave  fut 
le  principal  sentiment  de  cette  entrevue,  carnotre  foi  adorée  console 
de  tout  et  ne  détruit  que  le  péché.  » 

Et  cinq  ans  auparavant,  à  Tépoque  où  nous  en  sommes,  Alexan- 
drine  ne  comprenait  pas  qu'il  fût  possible  de  mettre  son  bonheur 
dans  les  choses  invisibles! 

1.  Le  même  dont  il  a  été  question  p.  54. 


85J  RECIT   D'UNE    SŒUR. 

la  vie.  Merci  de  ne  .pas  croire  que  je  puisse  m* alarmer 
en  t'entendant  dire  que  tu  as  cru  l'aimer!...  Oh!  ncai. 
J'éprouve  alors  je  ne  sais  quelle  affection  protectrice  et 
paternelle  qui  te  rend  doublement  chère  à  mon  cœur.  Et 
puis  n'ai-je  pas  aussi  mes  petites  larmes  bien  douces  et 
bien  chéries  au  fond  de  mon  cœur?  Et  toi,  ne  m'écoutes- 
tu  pas,  lorsque  je  te  raconte  ce  qui  a  tellement  rempli 
mon  âme  avant  de  te  connaître?  Tu  trouves  tout  simple 
qu'il  y  ait  des  souvenirs  que  l'on  chérisse,  que  pour 
rien  au  monde  on  ne  voudrait  jeter,  et,  comme  tu  le 
dis,  effacer  ce  qui  retrace  ces  époques  de  la  vie,  cela 
ressemble  trop  à  la  mort.  Oh  !  tu  as  raison  î  Tant  que 
le  cœur  ne  contient  que  de  l'anaour,  croyons,  espérons 
en  Dieu!  » 


ALEXANDRINE    AU    COMTE    DE    MONTALEMBER  T. 

«  Cher  Montai,  il  y  a  déjà  plusieurs  jours  qu'Albert  vl 
reçu  votre  chère  longue  lettre  d'Alexandrie  et  de  Genève, 
et  nous  voulions  y  répondre  depuis  longtemps.  Nous 
sommes  impatients  devons  savoir  arrivé  à  Paris!  Quelle 
plume!  quelle  encre!  quel  papier!  Je  vous  écris  ce  soir 
pour  ne  pas  vous  écrire  demain,  parce  que  demain  je 
veux  travailler.  Vous  ne  pouvez  vous  imaginer  la  passion 
d'ouvrage  à  l'aiguille  qui  m'a  prise.  Je  regrette  de  ne 
pas  l'cToir  eue  de  votre  temps,  d'abord  parce  que  je  ne 
trouve  Tien  de  plus  amusant  que  de  travailler  en  écou- 
tant une  lecture,  puis  parce  que  vous  auriez  admiré  les 
Vraiment  délicieux  ouvrages  que  je  fais,  et  ensuite  parce 
que  cela  vous  eût  donné  une  opinion  plus  favorable  de 
mon  caractère ,  de  me  voir  occupée  ainsi  fémiiiinement, 
et  vous  aurait  convaincu  que  ce  n'était  pas  par  pédan- 
terie que  je  lisais  au  lieu  de  coudre.  Du  reste  vous  ne 


BiBCIT-  D'UNB   SIEUR.  «58 


me  jugez  déjà  que  trop  favorablement.  Vous  ne  pouviez 
bonnement  prétendre  que  je  ne  lise  pas  toutes  vos 
h'ttres  à  Albert.  J*ai  donc  lu  la  dernière  d'un  bout  à 
l'autre,  et  j*y  ai  vu  avec  une  agréable  confusion  les 
éloges  que  vous  me  donnez.  Malgré  cela ,  est-ce  vanité 
ou  connaissance  de  moi-môme?  Tout  en  me  trouvant 
moins  bonne  que  vous  ne  pensez,  je  crois  réfléchir  plus 
que  vous  ne  l'imaginez.  Puis  je  vous  dirai  que  j'ai  été 
un  peu  choquée  des  termes  de  dissipée  et  dangereuse 
dont  vous  vous  servez  en  parlant  de  la  vie  que  j'ai  menée 
avant  mon  mariage.  Cela  me  blesse  à  cause  de  mes 
parents.  Cher  bon  ami,  il  me  semble  que  vous  êtes  tou- 
jours trop  sévère  pour  ce  pauvre  monde.  Il  s'y  trouve 
des  dangers,  je  veux  bien  le  croire,  mais  aussi  bien 
plus  de  vertus  que  vous  n'avez  l'air  de  l'imaginer,  et  des 
vertus  plus  méritoires  alors  que  celles  que  l'on  prati- 
que hors  de  ce  cercle  dissipé.  Ma  vie,  du  reste,  a  été 
celle  de  toutes  les  jeunes  filles  de  notre  temps  ;  vous 
trouverez  peut-être  que  ce  n'est  pas  une  excuse,  mais 
enfin  de  bien  meilleures  que  moi  l'ont  menée.  Pour  en 
revenir  à  mes  parents,  ce  n'est  pas  à  eux  qu'il  faut 
vous  en  prendre  des  379  admirateurs  (ou  tout  autre 
nombre  qu'il  vous  plaise  d'invenjer)  que  vous  me  prêtez. 
En  cela,  il  n'y  a  eu  que  de  ma  faute;  mais  cette  simpli- 
cité d'affection  que  vous  dites  remarquer  en  moi,  je  la 
tiens  de  mes  parents.  Que  de  fois  elle  m'a  touchée  et 
enchantée  dans  mon  père,  qui,  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie, 
a  su  aimer  et  a  su  jouir  de  tout  ce  qu'un  enfant  aime, 
de  tout  ce  dont  un  enfant  peut  jouir!  Et  ma  mère! 
quelle  âme  tendre  elle  a ,  et  ouverte  à  toutes  les  choses 
douces  et  naturelles.  Oh!  je  vous  assure  qi|e,  s'il  y  a 
de  la  douceur,  de  la  tendresse,,  du  naturel  en  moi,  c'est 
à  eux  que  je  le  dois. 
u  Cher  ami ,  il  m'est  doux  de  penser  que  vous  priez 


254  RECIT    D'UNB    SŒUR. 


pour  moi.  Ten  ai  bien  besoin;  mais  quand  vous  pensez 
à  prier  pour  moi ,  je  vous  supplie  aussi  de  prier  pour 
Tâme  de  mon  père  et  pour  ceux  que  je  chéris  sur  la 
terre.  Ce  sont  les  prières  que  j'aime  le  mieux,  et  comme 
j'ai  confiance  dans  les  vôtres,  je  vous  les  demande  et 
vous  le  ferez;  j'y  compte,  parce  que  je  crois  à  votre 
amitié. 

((  Albert  m'a  fait  présent  de  la  charmante  Spi7ia  en 
albâtre.  Je  voudrais  vous  la  laisser  à  garder  pendant 
notre  voyage.  Je  veux  vous  faire  un  ouvrage  pendant 
que  je  suis  en  verve,  mais  vous  êtes  si  difficile  que  vous 
le  trouverez  sûrement  laid.  Écrivez-nous  Aussi  souvent  et 
autant  que  possible.  A  propos ,  notre  Jocrisse  est  arrivé. 
Il  se,  nomme  Julien.  11  n'est  pas  trop  rustaud.  Il  dit 
Cependant  bien  «  M'sieu  »  comme  vous  nous  Taviez  pré- 
dit, mais  il  dit  :  «  Madame  est  servie,  »  ce  qui  me 
semble  assez  élégant,  et  «  Madame  »  est  encore  pour  mes 
oreilles  un  son  nouveau  et  amusant.  Il  ne  sait  ni  lire,  ni 
écrire,  mais  il  ne  se  tire  pourtant  pas  mal  d'affaire.  Il 
est  bien  laid.  Albert  dit  qu'il  est  bossu.  Tous  ces  détails, 
c'est  votre  faute,  vous  les  voulez.  Adieu,  je  n'ai  plus  de 
place.  Que  Dieu  vous  rende  aussi  heureux  que  je  le 
désire.  A  revoir.  )> 

Pour  compléter  le  tableau  de  la  vie  et  des  occupations 
d'Albert  et  d'Alexandrine  pendant  ce  séjour  à  Pise,  qui 
approchait  de  sa  fin,  je  vais  citer  quelques-uns  des  pas- 
sages copiés  par  eux,  à  cette  époque,  dans  leurs  livres 
d'extraits.  Alexandrine  les  a  conservés  elle-même  dans 
son  Histoire,  dans  le  but  «  de  se  rappeler  les  préoccupa- 
tions flottantes  de  son  âme  pendant  ce  temps.  »  Et  il  me 
semble  qu'à  ce  titre  ces  extraits  ne  sont  pas  déplacés  ici. 
Le  premier  est  tiré  d'une  des  Harmonies  de  Lamartine 
les  plus  connues. 


BÉCIT    D'UNB   SŒUR. 


LA   PENSÉE   DES   MORTS, 

Dieu  du  pardon,  leur  Dieu,  Dieu  de  leurs  pères 
Toi  que  leur  bouche  a  si  souvent  nommé! 
Entends  pour  eux  les  larmes  de  leurs  frères , 
Prions  pour  eux,  nous  cpi'ils  ont  tant  aihié! 
Ils  t'ont  prié  pendant  leur  courte  vie, 
Ils  t'ont  souri  quand  tu  les  as  frappés. 
Ils  ont  crié  :  Que  ta  main  soit  bénie  I 
Dieu  tout  espoir,  les  aurais-tu  trompés? 

Où  vivent-ils?  Quel  astre  à  leur  paupière 
Répand  un  jour  plus  durable  et  plus  doux? 
Vont-ils  peupler  ces  tles  de  lumière, 
Ou  planent-ils  entre  le  ciel  et  nous? 

Ont-ils  perdu  ces  doux  noms  d'ici^bas?.., 
A  ces  appels  ne  répondront-ils  pas? 

Oh!  non,  mon  Dieu!  Si  la  céleste  gloire 
Leur  eût  ravi  tout  souvenir  humain. 
Tu  nous  aurais  enlevé  leur  mémoire; 
Nos  pleurs  sur  eux  couleraient-ils  en  vain? 

Ah!  dans  ton  sein  que  leur  âme  se  noie. 
Mais  garde-nous  nos  places  dans  leur  cœur; 
Eux  qui  jadis  ont  goûté  notre  joie. 
Pouvons-nous  être  heureux  sans  leur  bonheur? 

Étends  sur  eux  la  main  <le  ta  clémence  : 
Ils  ont  péché,  mais  le  ciel  est  un  don  ; 
Ils  ont  souffert,  —  c'est  une  autre  innocence; 
Ils  ont  aimé,  —  c'est  le  sceau  du  pardon. 

(Copié  par  AiexaodriiM.) 


256  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

Le  passage  qui  suit  sur  le  célibat  ecclésiastique  est  copié 
par  Albert  dans  V Histoire  de  France  de  Michelet  : 

«  Certes  ce  n'est  pas  moi  qui  parlerai  contre  le  ma- 
riage, cette  vie  a  aussi  sa  sainteté.  Toutefois  ce  virginal 
hymen  du  prêtre  et  de  l'Église  n'est-il  pas  quelque  peu 
troublé  par  un  hymen  moins  pur?  Se  souviendra-t-il  du 
peuple  qu'il  a  adopté  selon  l'esprit,  celui  à  qui  la  nature 
donne  des  enfants  selon  la  chair?  La  paternité  mystique 
tiendra-t-elle  contre  l'autre?  Le  prêtre  pourra  se  priver 
pour  donner  aux  pauvres,  mais  il  ne  privera  pas  ses 
enfants.  Et  quand  il  résisterait,  quand  le  prêtre  vaincrait 
le  père ,  quand  il  accomplirait  toutes  les  œuvres  du 
sacerdoce,  je  craindrais  encore  qu'il  n'en  conservât  pas 
l'esprit.  Non,  il  y  a  dans  le  plus  saint  mariage,  il  y  a 
dans  la  femme  et  dans  la  famille  quelque  chose  de  mol 
et  d'énervant  qui  brise  le  fer  et  fléchit  Tacier.  Le  plus 
ferme  co&ur  y  perd  quelque  chose  de  soi.  C'était  plus 
qu'un  homme,  ce  n'est  plus  qu'un  homme!  » 

Puis,  de  la  main  d' Alexandrins,  ce  passage  de  Nodier: 

((  Le  Dieu  souverainement  bon  qui  se  trouvera  peut- 
être  de  l'indulgence  pour  le  crime,  serait-il  inexorable 
pour  une  erreur  pieuse  et  sincère  ?  Je  ne  saurais  le  croire, 
et  Dieu  ne  peut  pas  avoir  permis  que  la  pensée  de  sa 
faible  créature  fût  plus  bienveillante  que  lui.  » 

Alexandrine  met  en  marge  que  «  ce  passage  dangereux 
lui  avait  été  au  cœur,  » 

Elle  le  nomme  dangereux  à  cause  de  la  portée  encou- 
rageante qu'il  pouvait  avoir  pour  la  aïoilesbO  avec  laquelle 
(suivant  le  jugement  qu'elle  en  porta  plus  tard)  elle 
recherchait  la  vérité,  à  cette  époque  où  son  âme  flottait 
encore  incertaine  entre  ses  deux  croyances. 

Le  voyage  d'Odessa,  dont  il  a  été  plusieurs  fois  quesr 
tion,  était  décidé.  II  avait  pour  but  de  mener  Alexan- 


RéCll!   D'UNB-  SŒUR.  «27 


drine  à  sa  mère  et  de  passer  avec  elle  l'été  dans  la 
magnifique  terre  du  prince  Lapoukhyn,  entre  Odessa  et 
Kieff,  Lès  médecins  avaient  vu  un  avantage  à  ce  voyage 
pour  Albert ,  à  cause  de  la  longue  traversée ,  et ,  après 
quelques  indécisions,  il  avait  été^nfin  résolu  qu'ils  vien- 
draient à  Naples  y  prendre  le  bateau  de  Malte ,  où  ils 
devaient  s'embarquer  pour  Constantinople ,  et  de  là  se 
rendre  à  Odessa.  C'était  une  grande  entreprise  et  une 
grande  séparation,  mais  on  en  espérait  un  bon  résultat 
pour  la  santé  d'Albert ,  et  pour  Alexandrine  c'était  une 
grande  joie  d'aller  revoir  sa  mère.  Quant  au  long  voyage, 
ni  l'un  ni  l'autre  n'en  étaient  effrayés.  Le  comte  Putbus, 
en  apprenant  cette  détermination ,  s'était  offert  comme 
le  compagnon  et  le  protecteur  de  leur  route,  avec  cette 
amitié  dévouée  dont  il  fit  preuve  en  toute  occasion,  et 
ils  lui  avaient  donné  rendez-vous  à  Naples,  où  ils  étaient 
attendus  par  nous  avec  toute  l'impatience  qu'on  peut  se 
figurer,  heureux  de  les  revoir,  et  tristes  de  penser  qu'ils 
devaient  sitôt  nous  quitter  encore. 

Ce  fut,  je  crois,  l'avant  veiK^  de  leur  depan  de  Pise, 
qu'Albert  écrivit  en  italien  une  lorgue  lettre  au  P.  Luigi 
Galligani  qui  la  conserva  et,  cinq  ans  plus  tard,  la  ren- 
dit à  Alexandrine.  Le  commencement  s'en  est  perdu, 
mais  voici  la  traduction  de  la  partie  qui  en  reste  : 

« Je  sens  donc  qu'il  ne  m'est  pas  permis  de  dou- 
ter que  Dieu  ne  continue  à  regarder  ma  femme  bien- 
aimée  (la  mia  diletta  sposa)  avec  ces  yeux  de  miséricorde 
et  de  tendresse  qu'il  jette  toujours  sur  les  âmes  droites, 
simples  et  cherchant  la  vérité.  Ces  qualités,  vous  avez 
pu  juger  qu'elle  les  possède,  et  vous  avez  discerné  faci- 
lement, mon  père,  combien  il  y  a  en  elle  de  tendresse  et 
de  charité.  C'est  à  la  grâce  de  Dieu  que  je  dois  ce  qu'elle 
est,  ainsi  que  le  bonheur  qu'il  m'a  accordé  de  la  rencon- 
trer en  ce  monde,  et  de  permettre  qu'elle  devînt  ma 
u  lî 


RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


femme,  et  le  trésor  et  la  joie  de  toute  ma  vie.  Jd  ne  ces- 
serai donc  jamais  de  bénir  le  Seigneur,  et  de  tout  espérer 
de  son  infatigable  miséricorde.  J'emporte  de  Pise  un  sou- 
venir qui  me  sera  toujours  très-cher  (una  rimembranza 
che  mi  sarà  sempre  tenerissima).  Je  n'oublierai  jamais 
votre  chère  et  paternelle  sollicitude  pour  nous.  J'espère 
que  vous  n'en  doutez  pas. 

((  Je  finis,  mon  père,  en  vous  demandant  votre  béné- 
diction,  et  en  vous  assurant  que  vous  avez,  en  nous,  deux 
enfants  qui  conserveront  toujours  pour  vous  ie  respec- 
tueux attachement  auquel  vous  avez  tant  de  droits.  ' 
«  Albert  de  la  Ferronnays.  » 

«  P.  S.  J'espère  que  vous  pourrez  comprendre  mon 
mauvais  italien,  et  que  vous  excuserez,  mon  père,  toutes 
les  fautes  qui  ont  pu  tomber  de  ma  plume,  peu  habituée 
à  se  servir  de  la  langue  dans  laquelle  je  vous  écris.  » 

Alexandrine,  lisant  cette  lettre  pour  la  première  fois 
cinq  ans  plus  tard,  y  ajouta  ces  vives  paroles  : 

((  0  mon  Albert!  avec  quels  yeux  tu  me  voyais!  Mais 
comme  ta  foi  a  été  récompensée,  ainsi  que  ta  certitude 
que  Dieu  me  regarderait  avec  miséricorde!  0  mon  Dieu! 
continuez,  continuez  !  car  je  ne  suis  pas  encore  sauvée. 
Mon  ange  intercède  pour  moi  !  )> 

Sauvée!  non,  elle  ne  l'était  pas  alors  puisqu'elle  vivait 
encore.  Mais  aujourd'hui,  aujourd'hui,  mon  Dieu,  que,  à 
mon  tour,  je  copie  ces  lignes  écrites  par  elle,  ne  m'est-il 
pas  permis  d'espérer  avec  une  douce  confiance  qu'elle  a 
enfin  réellement  atteint  le  but  et  reçu  en  inaliénable 
partage  la  béatitude,  la  paix  et  le  salut! 

Le  23  mars,  ils  s'embarquèrent  à  Livourne  sur  le  Sully, 
et  le  26,  Eugénie  écrivit  en  grosses  lettres  dans  la  Ga- 
zette des  événements  de  la  famille  (qu'elle  avait  commen- 
cée le  jour  du  mariage  d'Alexandrine  et  qu'elle  conti- 


AÉCIT    DT^B   S(BU&. 


nuait  toujours)*  :  «Arrivée  des  Albert.  A  huit  heures, 
mon  père  nous  annonce  que  le  bateau  est  signalé  et 
qu'ils  arrivent.  Emma,  maman,  mon  père  et  moi  au 
port.  Grand  bonheur  en  nous  revoyant;  revenus  avec 
eux,  ce  soir  à  la  maison ,  tous  ensemble  et  heureux. 
Albert  va  beaucoup  mieux  l  » 

ALEXANDRINS    A    MONSIEUR    DE    MONTALEMBERT. 

«  28  mars,  Naples. 

«  Mon  cher  Montai ,  vous  voyez  où  nous  sommes  ar- 
rivés heureusement  par  le  Sully,  et  Dieu  merci  Albert  va 
bien.  Notre  grand  voyage  est  décidé.  Nous  supportons 
tous  deux  très-bien  la  mer  et  évidemment  elle  fait  grand 
bien  à  Albert.  Nous  nous  embarquerons  donc  probable- 
ment à  Malte,  mais  nous  attendons  Putbus,  qui  a  re- 
noncé à  son  voyage  de  Paris.  Vous  jugez  du  plaisir  que 
j'ai  à  revoir  mes  sœurs.  Je  n'ai  pas  de  temps ,  excepté 
celui  de  penser  à  vous,  mais  pas  du  tout  celui  de  vous 
écrire.  Je  suis  fort  élégante,  c'est  dommage  que  vous  ne 
puissiez  pas  me  voir,  et  je  n'ai  pas  encore  fait  de  bêtise. 
Adieu,  cher  bon  ami,  mon  amitié  pour  vous  est  grande 
et  ne  changera  pas. 

«  Soyez  heureux,  je  le  demande  à  Dieu,  et  priez  pour 
nous.  Votre  amie  «  Alex.  « 

1.  Cette  Gazette  était  une  suite  de  Tancien  Journal  qu'Alexandrine 
avait  nommé  ainsi,  et  qu'elle  termina  le  jour  de  son  mariage.  Ce 
n*était  point  là  le  journal  où  elle  écrivait  ses  impressions  et  ses 
pensées,  et  dont  tant  de  passages  ont  été  cités.  A  l'époque  où  nous 
en  sommes,  elle  continuait  toujours  à  écrire  ce  second  journal,  et 
elle  conserva  cette  habitude  pendant  quelques  années  encore.  L:i 
Gazette  dont  il  est  ici  question,  et  dont  Eugénie  s*était  faite  rédacteur 
après  le  mariage  d'AIexandrine,  ne  contenait  que  le  récit  des  inci- 
dents de  chaque  jour.  Il  demeurait  ouvert  sur  la  table ,  et  cliaque 
membre  de  la  rainiile  y  écrivait  à  ton  tour  ce  qui  s'était  passé  dans 
la  journée. 


f60  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

ALBERT     (dans     LA     MÊME     LETTRE). 

«  Cher  ami,  nous  avons  été  dans  une  telle  agitation 
depuis  quelque  temps,  que  je  n'ai  pu  répondre  à  ta  der- 
nière lettre,  et  je  n'y  répondrai  pas  encore  aujourd'hui, 
pressé  comme  je  le  suis  par  l'heure  du  départ  du 
bateau.  Je  crains  bien  qu'on  ne  me  fasse  encore  passer 
r hiver  prochain  en  Italie.  Mais  mon  père  va  en 
France,  à  la  fin  de  ce  mois,  y  préparer  enfin  un  établis- 
sement qui  pourra,  je  l'espère,  nous  contenir  tous.  J'ai 
hâte  d'en  être  là,  car  mon  mal  du  pays  augmente  cha- 
que jour.  Rappelle-moi  au  souvenir  de  l'abbé  Lacordaire. 
Que  ne  donnerais-je  pas  pour  suivre  ses  conférences  \ 
et  en  tout  pour  me  trouver  un  peu  au  milieu  de  tout  ce 
mouvement  de  cœur  et  d'esprit  que  l'Italie  connaît  si 
peu!  Cher  bon  ami,  voilà  encore  probablement  une  bien 
longue  séparation  entre  nous  deux,  mais  ne  cesse  jamais 
de  nous  regarder,  Alex  et  moi,  comme  tes  meilleurs 
amis.  Écrivons-nous  souvent.  Dans  ma  prochaine  lettre, 
je  te  dirai  quelle  adresse  tu  dois  mettre  sur  les  tiennes. 
Une  bonne  poignée  de  main  à  Rio  et  mes  respectueux 
hommages  à  sa  femme.  Si  tu  vois  l'abbé  Martin,  assure-k 
de  mon  inaltérable  attachement.  » 


-       JOURNAL   D'ALBERT. 

(Suite.) 

Naplcs,  29  mars  1835. 

«  Les  derniers  jours  de  mon  séjour  à  Pise  ont  été  si 

i.  C'est  au  carême  de  cette  même  année  1835  que  l'abbé  Lacor- 
daire commença  les  conférences  qui  ont  immortalisé  sa  mémoire  et 
la  chaire  de  Notre-Dame. 


RBCIT   D'UNE    SCBUE.  Ml 


occupés,  si  agités,  que  mon  journal  ne>s*est  rouvert  qu*ici. 
Nous  avons  eu  la  traversée  la  plus  heureuse,  peu  de 
monde  à  bord,  ma  femme  seule  dans  la  cabine  des 
dames.  Ni  elle  ni  moi  n'avons  souffert.  C'est  le  premier 
voyage  que  nous  ayons  encore  fait  entièrement  seuls 
ensemble.  Nous  nous  sommes  arrêtés  à  Civita-Vecchia. 
Que  de  souvenirs  pour  nous,  sur  toute  cette  route!  Arri- 
vés à  Naples,  je  ne  pouvais  en  croire  mes  yeux.  La  vue 
de  ces  côtes,  empreintes  toutes,  plus  ou  moins,  pour 
moi  de  souvenirs  ineffaçables,  tout  ce  parfum  qui  n'est 
l'âme  que  de  Naples  au  monde,  que  Ton  ne  retrouve 
qu'à  Naples,  tout  cela  se  mêlait  à  mes  chères  impressions 
passées,  qui  venaient  à  ma  rencontre,  et  qui,  charmantes 
et  toujours  aussi  jeunes  qu'à  l'époque  de  mon  départ, 
semblaient  m'entourer  à  Tenvi  et  chercher  à  effacer  les 
émotions  que  j'avais  pu  ressentir  ailleurs.  Et  moi,  vous 
connaissez  ma  faiblesse,  je  me  livrais  tout  entier  et  je 
donnais  accès  dans  mon  cœur  à  toutes  leurs  chères 
séductions.  Naples!  je  te  dois  les  battements  les  plus 
violents  de  mon  cœur! 

«  Que  de  nuances  renferme  ce  mot  de  volupté!  Qu'ai-je 
ressenti  si  vivement  à  Pise,  sinon  de  la  volupté?  Mais,  ô 
mon  Dieu!  celle-là  devait  vous  être  plus  agréable!  D'où 
vient  qu'à  Pise  vous  étiez  mêlé  à  tout  ce  que  je  sentais? 
L'état  de  mon  àme  y  était  moins  fiévreux.  D'où  vient 
qu'à  Pise  je  rapportais  tout  à  vous?  Je  ne  jouissais  de 
rien  sans  vous.  Et  à  Naples ,  la  beauté  de  ce  qui  m'en- 
toure fixe  mes  sens,  et  mon  àme  s'arrête  et  se  perd 
dans  la  beauté  de  votre  ouvrage.  Pourtant,  mon  Dien, 
vous  ne  condamnez  pas  non  plus  cette  volupté.  Elle 
s'humanise  davantage,  il  est  vrai,  mais  le  cri  de  l'àme 
après  s'être  ébattue,  après  avoir  tout  traversé,  n'en  arrive 
pas  moins  jusqu'à  vous,  et  faites,  ô  mon  Dieu,  qu'il  n'en 
soit  pas  moins  pur  pour  cela.  La  faute  en  est,  seule,  à 


RECIT    D'UNE    SŒUR. 


cette  nature  si  belle,  si  resplendissante  !  Notre  pauvre  et 
faible  cœur  se  perd  dans  tant  de  merveilles,  et  il  ne 
vous  cherche  plus,  parce  qu'il  croit  vous  posséder.  » 


HISTOIRE  D'ALEXANDRINE. 

■     (Suite.) 

«  Vendredi  3  avril.  —  j'ai  fait  des  courses  avec  Albert. 
Nous  avons  trouvé  l'excellent  monseigneur  Porta  au  lit, 
et  malade.  Il  me  remerciait  tant  !  et  me  répétait  souvent 
son  mot  sur  la  famille  d'Albert,  son  :  «  tutti  santi!  »  et, 
à  moi,  il  me  dit  que  je  serai  «  santà  pure.  »  De  là,  chez 
M.  Valette,  le  ministre  protestant,  qui  nous  accueillit  fort 
bien  et  nous  parla  de  pauvres  trappistes  qu'il  assistait. 

((  Dimanche  5  avril.  —  Albert -et 'moi  nous  avons  été 
parler  à  un  médecin  qui  se  trouvait  chez  la  comtesse 
de  Maistre;  puis  j'ai  été  déjeuner  chez  Pauline,  oîj  la 
conversation  tomba  sur  les  différents  genres  d'affection, 
et  devint  bientôt  une  discussion.  Albert  vint  me  repren- 
dre et  nous  trouva  au  plus  fort  de  la  dispute.  Il  m'em- 
mena et  marcha  un  peu  avec  moi  à  la  Villa  Reale ,  et  là 
il  me  gronda  en  me  disant  qu'il  détestait  les  disputes  ; 
en  toutes  choses,  il  n'aimait  que  de  la  paix. 

<(  Soirée,  musique  et  assez  de  monde.  J'aimais,  en  ce 
temps-là,  à  me  parer  et  à  circuler  au  milieu  d'un  peu  de 
monde  dans  ce  grand  et  beau  salon ^.  Albert,  tout  au 
contraire,  quand  il  y  avait  du  monde,  aimait  à  se  retirer 
dans  sa  chambre  et  regrettait  souvent  le  temps  de  Pise. 

«  Lundi  6  avril.  —  Je  fus  avec  Pauline  à  une  soirée 
chez  la  duchesse  de  Santo-Teodoro ,  et  c'est  la  dernière 
fois  que  nous  ayons  été  dans  le  monde  ensemble.  Cette 
circonstance  grava  dans  la  mémoire  de  Pauline  le  sou- 

1.  Au  "palais  Gallo. 


BâCIT    D'UNB    SŒUK. 


Tenir  de  ma  toilette,  ce  jour-là.  et  elle  me  Ta  rappelée 
depuis.  J^avais  une  robe  de  velours  noir,  et  dans  mes 
cheveux,  au  cou  et  sur  le  corsage  de  ma  robe,  des  rubis 
roses  montés  en  émail  noir. 

<{  Je  ne  sais  plus  quel  jour,  mais  ce  fut  un  de  ceux-là, 
qu^Albert  se  plaignit  d'une  manière  assez  sérieuse  de  ce 
qu'il  avait  été  cinq  heures  sans  me  voir.  J'étais  sortie 
pour  d'indispensables  courses,  en  sorte  que  je  m'écriai  : 
m  Est-ce  ma  faute?  Est-ce  que  cela  m'amuse?  »  Et  impa- 
tientée de  l'injustice  d'Albert,  qui  avait  l'air  encore 
fâché,  je  lui  griffai  le  doigt  comme  aurait  pu  faire  un 
4:hat.  A  l'instant  il  se  mit  à  rire  et  à  regarder  si  drôle- 
ment son  doigt  que  je  vis  avec  joie  que  la  querelle  était 
finie.  Mais  je  restai  bie:i  honteuse  de  ma  vivacité  et  j'al- 
lai la  confesser  à  Pauline,  qui  en  rit  aux  éclats. 

«  Samedi  11  avril.  —  Ce  jour-là  je  fus  bien  triste. 
Cela  venait  d'une  lettre  qu'Albert  avait  écrite  à  Montai  et 
que  je  lus.  Cette  lettre,  la  voici  : 

ALBERT.  AU     COMTE     DE     MONTALEMBERT. 

«  Cher  bon  ami,  tu  me  disais  dans  ta  dernière  lettre 
que  tu  étais  honteux  de  n'avoir  pas  encore  répondu  à  la 
nôtre  du  8  février.  Combien  je  dois  plus  encore  me  repro- 
cher mon  impardonnable  silence!  Comment  va  ton  frère? 
Que  devîent-il?  Et  toi-même,  es-tu  toujours  aussi  triste? 
Quand  renouerons-nous  notre  chère  vie  de  Pise?  Mon 
père  part  à  la  fin  du  mois  pour  Paris,  où  j'espère  que  tu 
le  verras.  Il  va  chercher  à  acheter  où  à  louer  une  terre 
pour  plusieurs  années.  J'espère  qu'il  trouvera  ce  qu'il 
cherche  et  que  nous  aurons  enfin  un  Jwme,  nous  rappe- 
lant nécessairement  en  France.  Je  me  vois  menacé  de 
passer  encore  l'hiver  prochain  en  Italie,  mais  je  n'y  veux 
point  songer  d'avance,  car  j'ai  un  désir  poignant  de  ren- 
trer en  France.  Et  plus  cette  sorte  d'émigration  forcée  se 


284  RECIT   D'UNB    SŒUR. 


prolonge,  plus  je  crains  qu'elle  ne  me  soit  funeste.  Il  y 
a,  dans  ce  moment-ci,  un  mouvement  parmi  la  jeunesse 
de  France  dont  je  regrette  chaque  jour  de  ne  pas  ressen- 
tir l'influence.  Cette  vie ,  ce  besoin  de  croyance ,  cette 
nouvelle  et  brillante  aurore  de  la  foi  que  l'impiété  avait 
obscurcie,  rien  n'est  plus  beau,  et,  auprès  de  cela,  l'Italie 
semble  bien  morte! 

«  En  attendant ,  nous  partons  à  la  fin  du  mois  pouï 
Constantinople.  C'est  un  bien  beau  voyage  et  je  te  regret*: 
terai  à  chaque  instant.  Nous  touchons  à  Palerme,  à  Gir 
gente,  à  Malte,  àSmyrne,  etc.;  puis,  vers  le  mois  d'août, 
nous  reviendrons  probablement  par  la  même  route,  et 
alors  Dieu  sait  où  nous  passerons  l'hiver  :  fais  des  vœux 
pour  que  ce  voyage  de  mer  me  préserve  de  la  nécessité 
^e  le  passer  hors  de  France.  Cher  ami,  tu  dois  compren- 
dre mieux  qu'un  autre  l'urgence  de  notre  retour,  car  ce 
ne  sera  que  revenu  de  nos  courses  interminables  qu'il 
me  sera  permis  d'espérer  voir  s'accomplir  l'acte  qUi  com- 
plétera le  bonheur  calme  et  sans  nuage  dont  ma  vie  serait 
frustrée  sans  cela  !  Nous  voici  bientôt  à  Pâques  et  je  ne 
le  dis  qu'à  toi,  mais  je  souffre  autant  que  tu  peux  le  com- 
prendre, de  voir  mon  Alex  ne  s'associer  que  d'intention, 
dans  ces  jours-ci,  au  bonheur  dont  le  cœur  de  tous  est 
rempli.  Cet  état  qui  n'en  est  pas  un,  ce  moment  d'in- 
certitude, de  doute,  de  transition,  est  affreux.  Il'lui  fau- 
drait un  de  ces  prêtres  que  l'on  rencontre  en  France,  mais 
que  l'on  ne  retrouve  pas  id.  Tu  comprendras  facilement 
ce  que  je  souffre  à  l'idée  de  passer  encore  un  an  dans 
cette  position,  et,  je  te  le  répète,  je  n'ai  d'espoir  que 
dans  la  France  pour  trouver  celui  qui  saura  verser  dans 
son  âme  le  besoin  de  fixité,  dont  l'absence  (quand  cet 
état  se  prolonge)  doit  finir  par  avoir  la  plus  triste  influence 
sur  les  sentiments  religieux. 

«  Parle  de  nous  à  l'abbé  Lacordaire.  Dis-lui  combien 


Mtcn    D'UNB   SŒDR. 


f  envie  tous  ceux  qui  assistent  à  ses  conférences.  Il  n'y  a 
que  Paris  pour  ces  ressources  intimes  dont  l'àme  ne  peut 
se  passer.  Celte  vive  émotion  qui  vous  rapproche  de  Dieu 
de  se  fait  bien  sentir  que  là  où  cet  amour  est  actif!  Ici 
la  somnolence,  la  nonchalance  vous  pénètre  de  toutes 
parts.  On  a  besoin  d'amour,  mais  celui  qu*on  ressent  en 
Italie  est  énervant  ;  même  dans  les  élans  de  l'àme  vers 
Dieu,  il  y  a  je  ne  sais  quoi  de  mou,  de  lâche,  de  téné- 
breux. Rien  n'est  clair,  tout  y  est  vague.  Comment  les 
idées  les  plus  fondamentales  ne  s'en  ressentiraient-elles 
pas?  LTtalie  est  un  parfum  qui  demande  une  âme  forte; 
encore  finirait-elle  par  être  domptée  si  elle  le  respirait 
trop  longtemps  sans  aller  se  retremper  dans  une  chanté 
plus  active  et  plus  vivifiante,  dans  un  amour  plus  aus- 
1ère.  Combien  ce  que  tu  me  dis  de  l'abbé  de  Lamennai.- 
doit  navrer  ses  amis  !  Mais  quel  est  le  fond  de  sa  peo- 
sée?  Car  chacun  interprèle  l'état  de  son  âme  a  sa 
manière  et  ses  ennemis  ne  manquent  pas'de  profiter  de 
l'mcertitude  où  il  nous  laisse  sur  la  forme  précise  qu'il 
voudrait  donner  à  son  utopie,  pour  lui  prêter  les  pen- 
sées les  plus  désastreuses.  Dis-moi  aussi  quel  est  l'ou- 
vrage auquel  travaille  Rio.  Tu  penses  bien  que  cela  est 
du  plus  grand  intérêt  pour  moi.  Je  te  quitte ,  mon  bien 
cher  'jrai.  Prie  pour  mon  Alex,  prie  pour  nous!...  « 

m  Albert.  » 


.      HISTOIRE    D'ALEXANDRINE. 

(Suite.) 

«  rétais  bien  triste,  je  ne  pouvais  penser  à  cette 
lettre  sans  londre  en  larmes.  N'ayant  en  aucune  façon 
communiqué  avec  le  culte  protestant  à  Pise  (n'y  ayant 
pas   même   pensé)     Albert  se  demandait  pourquoi  je 


2C6  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

voulais  faire  autrement  à  ^îaples.  Je  sentais  que  c'était 
parce  que  je  ne  voulais  pas  qu'il  revînt  à  ma  mère 
que  je  n'y  avais  pas  été,  et  que  c'était  aussi  par  respect 
humain,  à  cause  des  protestants  de  Naples  et  de  M.  Valette. 
J'étais  bien  douloureusement  agitée.  La  nuit  de  ce  jour, 
je  veillai  jusqii'à  trois  heures  du  matin  avec  Eugénie, 
qui  me  consolait  de  son  mieux  au  milieu  de  mes  larmes 
et  me  promettait  que  tout  s'arrangerait.  Nous  ouvrîmes 
pendant  cette  nuit  le  petit  livre  de  textes  que  ma  mère 
m'avait  donné  au  moment  de  mon  mariage  S  et  je  fus 
bien  contente  dé  tomber  sur  ce  passage  : 

«  Éphraïm  n'a-t-il  pas  été  pour  moi  un  enfant  chéri? 
Ne  m'a-t-il  pas  été  agréable?  Car  depuis  que  je  lui  ai 
parlé,  je  n'ai  pas  manqué  de  m'en  souvenir.  C'est  pour- 
quoi mes  entrailles  se  sont  émues  à  cause  de  lui  et  j'au- 
rai certainement  pitié  de  lui  :  dit  l'Éternel.  »  (Jérémie, 
XXXI,  20.) 

«  Lundi  13  mars.  —  J'allai  à  la  chapelle  protestante, 
conduite  par  Albert,  qui  me  laissa  à  la  porte. 

«  Je  souffris  beaucoup  de  me  séparer  ainsi  de  mon 
mari  pour  m' approcher  de  Dieu ,  et  ce  fut  avec  un  vif 
sentiment  de  soulagement  que  je  me  retrouvai  ensuite 
près  de  lui.  Dieu  merci!  ce  fut  la  dernière  fois  de  ma  vie 
que  je  participai  au  culte  protestant. 

«  Jeudi  16  avril.  —  Albert  a  communié  avec  toute  sa 
famijle.  J'ai  été  malade.  Le  chagrin  que  je  ressentais 
de  notne  séparation  spirituelle  ajoutait  encore  à  mon 
malaise.  » 


1 .  Un  petit  livre  relié  en  velours  violet  et  monté  en  or. 


b6cit  D'UNB  sœub. 


ALBERT    AU    COMTE     DE     M.01fTALEMBERT. 

«  17  avril. 

«  Cher  ami,  nous  partons  lundi  et  c'est  aujourd'hui 
vendredi.  Mon  père  qu\  part  pour  Paris,  te  portera  ma 
lettre.  Nous  revenons  d'Odessa  au  mois  d'août  pour  pas- 
ser l'hiver  d»ins  ce  pauvre  Pise. 

«  J'ai  le  mal  "  du  pays ,  et  cette  obligation  de  passer 
encore  un  an  hors  de  France^ me  désespère.  La  réaction 
qui  s'y  opère  en  ce  moment  est  si  grande,  si  intéres- 
sante! Pourvu  que  cette  ardeur  n'entraîne  personne  au 
delà  des  bornes!  pourvu  aussi  que  ceux  qui  sont  char- 
gés de  nous  contenir,  comprennent  bien  le  pas  immense 
que  nous  faisons  en  ce  moment,  et  qu'au  lieu  de  l'ar- 
rêter, ils  se  mettent  à  la  t6te  pour  nous  donner  foi, 
amour,  espérance  ! 

«  Je  lis  en  ce  moment  le  livre  de  l'abbé  Bautain  {Phi- 
losophie du  Christianisme).  Il  m'intéresse  vivement.  Je 
troiive  qu'il  développe  admirablement  l'histoire  de  la 
vraie  religion,  la  suite  incontestable  des  promesses  et  de 
leur  accomplissement.  Que  lui  reproche-t-on  donc?  Tout 
ce  que  j'ai  lu  de  lui  me  semble  parfaitement  orthodoxe, 
et  cependant  mon  frère  Fernand,  qui  l'admire  beaucoup, 
nous  écrit  que  l'évêque  de  Strasbourg  lui  a  interdit  de 
prêcher.  Ce  qui  est  désolant  de  nos  jours,  c'est  cette 
opposition  de  la  tête,  l-jiûn  !  la  Providence  ne  permet 
rien  sans  intention,  et  peut-être  cet  arrêt  des  c^efs  de 
l'Église  estr-il  voulu  de  plus  haut,  pour  tempérer  l'ardeur 
de  tant  d'âmes  jeunes  et  ferventes  qui,  avec  cette  soif 
d'avenir,  pourraient  (livrées  à  tout  leur  chaleureux  vou- 
loir du  bien)  outre-passer  les  limites  salutaires.  Quoi 
qu'il  en  soit,  je  remercie  le  ciel  de  m'avoir  fait  naître 
dans  notre  temps,  car  nous  verrons  de  belles  choses 
s'accomplir.  » 


SCS  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

Le  30  avril  1835,  vers  les  trois  heures  de  raprès-midi, 
Albert  et  Alexandrine  étaient  à  bord  du  bâtiment  anglais 
qui  devait  les  conduire  à  Malte  S  à  l'heure  même  où 
mon  père  et  ma  sœur  Albertine,  qui  partaient  pour  la 
France,  s'embarquaient  sur  le  Sully  pour  aller  à  Mar- 
seille, et,  nous  qui  restions,  nous  allions  en  petite 
barque,  d*un  bâtiment  à  l'autre ,  disant  bien  tristement 
adieu  à  ceux  qui  partaient,  et  surtout  à  ceux  qui  allaient 
le  plus  loin,  et  dont  rabsen(5e  devait  être  la  plus  longue. 

Ce  fut  ainsi  dans  la  baie  de  Naples,  sur  le  pont  de  ce 
bâtiment  anglais  d'où  il  nous  parla  longtemps  encore, 
que  je  vis  pour  la  dernière  fois  Albert  debout  et  bien 
portant.  Sa  figure  animée ,  l'expression  tendre  et  triste 
de  ses  yeux  m'est  encore  présente. 

Lorsque  je  le  revis,  hélas!  après  ce  jour,  ce  ne  fut  plus 
que  pour  lui  dire  un  autre  et  plus  long  adieu!  Mais  cette 
crainte  était  encore  bien  loin  de  mon  esprit  au  moment 
dçnt  je  parle.  On  s'en  étonnera  peut-être,  et  la  longue 
illusion  que  nous  conservâmes  tous  peut  paraître  étrange 
aux  indifférents  ou  aux  gens  assez  heureux  pour  ne  pas 
savoir  ce  que  c'est  que  de  trembler  pour  une  vie  pré- 
cieuse et  chérie.  Mais  ceux  qui  ont  connu  cette  angoisse 
savent  quel  voile  jettent  alors  à  la  fois  sur  les  yeux  l'es- 
pérance et  la  terreur.  Je  crois  d'ailleurs  que  Dieu  per- 
met parfois  que  cette  illusion  prolonge  le  bonheur  jus- 
qu'au jour  où,  en  face  de  la  dernière  épreuve,  sa  main 
puissante  raffermit  enfin  les  cœurs,  et  leur  donne  tout 
d'un  coup  le  courage  qu'ils  n'avaient  jamais  eu  jusqu'a- 
lors. 

1 .  Le  comte  Putbus  était  arrivé  deux  jours  auparavant  afin  de 
s'embarquer  avec  eux.  Il  voulut  partager  la  fatigue  de  ce  ,grand 
voyage,  dans  la  pensée  qu'il  leur  serait  utile.  L'inexpérience  d'Alexan- 
drine  et  la  santé  si  délicate  d'Albert  rendirent  en  effet  inappréciables 
pour  tous  deux  l'appui  et  la  présence  de  cet  excellent  ami  et  com- 
pagnon de  voyage. 


/  . 


mâCIT    D'UNE    SŒUR.  SOI 

Il  est  certain,  du  reste,  que  plusieurs  médecins  avaient 
regardé  cette  longue  traversée  comme  un  remède  elTicace 
pour  Albert  ;  leur  opinion  motivait  notre  confiance  ,  et, 
ainsi  qu'oa  le  verra,  l'événement  sembla  d'abord  la  jus- 
tifier. Notre  principal  motif  de  tristesse  au  moment  de 
leur  départ  était  donc  la  grande  distance  qui  allait  nous 
séparer  et  la  difficulté  d'avoir  d'eux,  pendant  cette  ah- 
sence,  des  nouvelles  fréquentes  et  faciles.  Mais  au jourd' lui i , 
grâce  à  leurs  lettres  et  au  journal  de  tous  les  deux  pen- 
dant ce  long  voyage,  nous  pouvons  facilement  les  suivre 
voguant  vers  l'Orient  et  racontant,  chemin  faisant,  les 
incidents  et  les  impressions  de  chaque  jour.  Cette  nar- 
ration est,  il  est  vrai,  souvent  brève  et  incomplète,  mais 
elle  me  semble  cependant  préférable  à  toute  autre,  et  il 
me  serait  impossible  de  chercher  à  lui  substituer  un 
récit  plus  suivi. 


JOURNAL    d'alEXANDRINE    (a  BORD). 

«30  avril  1835. 

«...  A  trois  heures,  nous  sommes  tous  montés  à  bord 
Ju  Sully,  pour  dire  adieu  à  mon  beau-père  et  à  Aiber- 
tine.  Ceux  qui  restaient  nous  ont  ensuite  accompagnés  à 
bord  de  notre  bateau.  Hector  de  Béarn  est  venu  nous 
dire  adieu.  Ils  sont  tous  restés  quelques  instants,  puis  ils 
nous  ont  quittés!  0  mon  Dieu!  protége-nous  tous,  tous, 
tous,  et  tous  ceux  que  chacun  de  nous,  nous  aimons... 
La  barque  de  ma  belle-mère  avec  Pauline,  Eugénie, 
Olga,  est  restée  longtemps  entre  les  deux  bâtiments  qui 
emmenaient  d'un  côté  leur  père  et  Albertine,  de  l'autre 
Albert  et  moi...  Musique  sur  notre  bateau...  Mer  calme.  » 


no  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

JOURNAL    d'aLBERT     (a    BORD). 

«  Me  voici  écrivant  dans  la  cabine  du  bateau  qui  nous 
emporte  vers  l'Orient.  Au  fond ,  c'-est  un  vo-yage  assez 
extravagant,  et,  pour  le  faire  passer  pour  raisonnable,  il 
faudra  me  voir  revenir  fort  comme  un  Turc. 

«  Nous  sommes  partis  à  trois  heures  de  Naples.  Mon 
bon  père  partait  à  la  même  heure  pour  la  France.  Ma 
mère  et  mes  sœurs  nous  regardaient  d'une  petite  embar- 
cation, ne  sachant  auquel  aller.  Les  adieux  sont  tristes, 
^t  si  l'on  avait  assez  de  courage  pour  se  les  épargner, 
cela  vaudrait  bien  mieux.  Le  commencement  de  notre 
navigation  se  passe  à  merveille.  Les  officiers  sont  d'une 
extrême  good  nature.  Le  commandant  ne  parle  pas  fran- 
çais, je  lui  parle  anglais  et  je  laisse  à  penser  combien 
nous  causons  fluently  de  la  sorte...  Nous  avons  longé  les 
chères  côtes  de  Sorrento  et  vu  Amalfi,  après  quoi  doublé 
Capri,  puis  nous  n'avons  plus  rien  vu.  » 

a  Malte,  2  mai  1835. 

«  Le  lendemain  du  jour  où  je  vous  écrivais,  nous 
étions  à  la  pointe  du  jour  près  du  Stromboli.  Il  fumait 
comme  à  son  ordinaire,  mais  comme  il  faisait  grand 
jour,  nous  ne  vîmes  pas  de  feu.  Le  temps  était  très- 
couvert  quand  nous  passâmes  le  détroit  de  Messine.  Les 
dernières  côtes  de  la  Calabre  doivent  être  charmantes, 
celles  de  la  Sicile  le  sont  aussi  ;  mais  pour  voyager  par 
terre  on  doit  avoir  de  grandes  difficultés  à  surmonter,  la 
plage  étant  coupée  de  distance  en  distance  par  des 
ravins  par  où  s'écoulent  les  torrents  venant  des  monta- 
gnes. Quand  nous  sommes  arrivés  devant  l'Etna,  les 
nuages  qui  nous  cachaient  sa  cime  se  sont  dissipés  et 
nous  avons  pu  le  voir  en  entier.  Le   lendemain  matin. 


RÉCIT    D'UKB    SŒUR.  fU 


nous  étions  en  vue  de  Malte,  où  nous  sommes  arrivés  à 
midi.  Cest  avec  assez  de  peine  que  nous  sommes  par- 
venus à  nous  loger;  enfin  le  soir  nous  sommes  entrés 
dans  un  charmant  appartement.  Hier  dimanche,  nous 
avons  entendu  la  messe  à  la  cathédrale,  qui  est  belle  et 
d'un'  grand  intérêt.  Le  pavé  est  couvert  des  tombes 
des  chevaliers  sur  lesquelles  sont  incrustées  leurs 
armoiries.  Du  reste  je  crois  que  je  partirai  sans  avoir 
vu  grand'chose,  la  chaleur  étant  excessive  et  ma  toux 
assez  loin  de  me  laisser  en  repos,  ce  qui  ne  me  rend 
pas  fort  gai.  Personne  plus  que  oioi  n'est  content  de 
voyager,  mais  quitter  une  auberge  pour  aller  dans  une 
autre,  avoir  Tunique  satisfaction  de  se  dire  :  Je  suis  à 
Malte,  à  SmjTne  et  à  Constantinople,  et  ne  les  connaître 
que  par  ouï-dire,  vous  m'avouerez  qu'à  cette  manière 
de  voyager,  une  petite  vie  bien  calme,  bien  monotone, 
mais  réelle,  est  préférable. 

«  Nous  faisons  tous  nos  préparatifs  pour  aller  à  Smyrne, 
c'est-à-dire  que  le  cher  comte  Putbus  s'agite  pour  nous, 
car,  pour  moi,  je  ne  quitte  pas  la  maison.  11  a  pris  un 
bâtiment  pour  nous  seuls.  On  nous  mène  à  Smyrne 
pour  cent  piastres.  Il  faut  maintenant  que  nous  ache- 
tions lits,  linge,  assiettes,  chandeliers,  couvertures, 
verres,  etc.  ;  et  puis  nous  allons  faire  nos  provisions.  11 
y  a  ici  un  homme  qui  a  un  magasin  très-bien  assorti  de 
comestibles  que  l'on  peut  conserver,  et  nous  emporte- 
rons, outre  cela,  un  bon  nombre  de  poulets  vivants,  force 
macaroni,  etc. 

«  Cette  ville  me  paraît  charmante ,  mais  si  je  ne  puis 
m*y  promener  plus  que  je  ne  l'ai  fait  jusqu'à  présent, 
j'en  emporterai  une  idée  fort  vague.  De  belles  maisons, 
des  rues  fort  propres ,  tout  le  monde  parlant  anglais. 
Quant  à  la  langue  indigène,  c'est  un  mélange  d'arabe 
et  d'italien  incompréhensible.  » 


872  RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


«  Malte,  il  mai. 

«  Ma  mère  bien-aimée,  je  ne  veux  pas  quitter  Malte 
sans  vous  demander  encore  votre  chère  bénédiction. 
Écrivez-nous  souvent  et  les  moindres  détails,  songez  à  la 
soif  que  nous  avons  de  vos  écritures.  Nous  quittons 
Malte  en  bonne  santé.  Que  Dieu  nous  protège.  La  partie 
intéressante  de  notre  voyage  est  devant  nous,  et  je  me 
promets  une  grande  jouissance  en  longeant  les  îles  de  la 
Grèce  et  en  voyant  Smyrne,  Gallipoli,  les  Dardanelles, 
Canstantinople.  J'ai  seulement  un  trop  grand  mal  de 
vous  tous  et  de  la  France,  en  sorte  que  mes  yeux,  trop 
souvent  tournés  en  arrière,  perdent  parfois  le  charme 
de  ce  qui  est  devant  eux.  Malte  m'a  fort  intéressé.  Nous 
avons  vu  et  revu  la  belle  cathédrale  et  les  tombes  des 
pauvres  chevaliers  qui  s'y  trouvent  en  si  grand  nombre. 
Les  femmes  sont  ravissantes.  Adieu,  ma  mère  bien- 
aimée.  Bénissez-nous  et,  avec  l'aide  de  Dieu,  nous  pas- 
serons, d'ici  à  un  an,  d'heureux  joitrs  ensemble  dans 
notre  chère  France.  Embrassez  notre  Jane,  Paule,  Olgette, 
Auguste.  Il  est  minuit,  nous  partons  demain  à  onze 
heures.  Votre  Albert  qui  vous  chérit.  » 

Alexandrine  ajoute  :  «  Ma  bonne  mère,  votre  Alexan- 
drine  vous  embrasse  de  tout  son  cœur.  Soyez  tous  bien 
heureux,  comme  nous  le  demandons  à  Dieu,  et  espérons 
être  un  jour  et  bientôt  tous  réunis,  n 

ALBERT    A    MON    PÈRE^. 

•  «  Malte,  11  mai. 

«  Nous  sommes  encore  bien  près  de  Naples  et  cepen- 

i .  A  Naples. 
2.  A  Paris. 


KéCIT    D'UNE   SŒUB.  SIS 


dant  nous  ne  savons  rien  de  ceux  que  nous  y  avons 
laisses,  tandis  que  vous,  qui  en  ^tes  tellement  plus  loin, 
avez  déjà  reçu  de  leurs  nouvelles.  Prions  Dieu  qu'il 
nous  réunisse  bientôt  tous.  Que  fait  mon  bon  Fernand  ? 
Quel  compagnon  de  voyage  il  eût  été!  D'un  autre  côté, 
je  l'envie  bien,  ainsi  que  vous,  d'être  en  France.  Si  vous 
voyez  notre  cher  Montai,  donnez-lui  de  nos  nouvelles; 
il  devine  tout  ce  que  nous  lui  adressons  de  tendres  sou- 
venirs, je  le  regrette  bien  dans  ce  voyage. 

«  C'est  le  bateau  à  vapeur  autrichien  le  Marie^Dorothée 
qui  nous  conduira  de  Smyrne  à  Constantinople.  Si  loin 
de  vous  !  Diable  !  mon  mal  du  pays  ne  diminue  pas  I 
Enfin  que  Dieu  soit  avec  vous  tous.  A  la  fin  d'août,  nous 
mettrons  le  cap  vers  vous.  Mon  Alex  se  porte  à  ravir,  et 
je  l'aime  encore  cent  mille  fois  plus,  s'il  est  possible, 
qu'en  Europe. 

«  Putbus  se  rappelle  à  votre  souvenir.  Il  est  excellent 
et  fait  tous  nos  arrangements  dans  la  perfection.  Je  me 
suis  laissé  voler  comme  un  imbécile  une  bourse  conte- 
nant 15  des  louis  que  vous  m'avez  donnés.  Je  ne  voulais 
pas,  mon  bon  père,  que  vous  fussiez  aussi  généreux, 
vous  le  savez  !  Que  Dieu  vous  le  rende  au  centuple  et  vous 
comble  de  bénédictions.  Bénissez-nous  aussi,  au  fond  de 
votre  chère  France.  Plus  je  m'éloigne,  plus  elle  me  sem- 
ble aimable  et  belle.  » 

ALEZAND&llfE     A    PAULINE    ET     A    EUGÉNIE. 

«Malte,  40- mai. 

a  Chères  sœurs,  un  mot  à  vous  deux  à  la  hâte.  Il  ne 

faut  pas  que  vous  m'en  vouliez  de  ne  pas  vous  écrire  les 

petits  détails.  Je  suis  trop  ébahie  de  notre  voyage.  Nous 

avons  été  délicieusement  établis  ici.  De  grandes  cham- 

1.  i« 


274  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

bres  hautes,  jolies,  riantes,  avec  tous  les  conforts  ima- 
ginables. 

((  J'espère  que  vous  vous  plaisez  dans  votre  nouveau 
home  ^  Vous  êtes  peu  nombreux  en  ce  moment,  mais  ce 
qu'il  y  a  d'agréable  dans  une  aussi  nombreuse  famille, 
c'est  qu'il  en  reste  toujours  quelques-uns  ensemble.  Il 
n'y  a  que  Fernand  qui  soit  seul  en  ce  moment.  Votre 
père  va  rejoindre  les  Charles,  n'est-ce  pas?  Que  fait  ma 
petite  chère  Eugénie?...  Oh!  priez  bien  pour  nous! 
Quand  vous  recevrez  cette  lettre,  où  serons-nous?  Dieu 
veuille  du  moins  que  cela  fasse  du  bien  à  mon  Albert. 

«  Mes  sœurs  chéries,  pensez  bien  à  nous  et  priez  pour 
nous.  Que  Dieu  nous  protège  sans  cesse.  Ma  petite  Eugé- 
nie, ma  petite  Paule,  je  vous  embrasse  bien.  » 


JOURNAL    Û   ALBERT. 

u  Lundi  11  mai ,  une  heure. 

«  Je  vous  écris  du  port  de  Malte-.  Nous  sommes  à 
bord  du  New-Fame  qui  nous  conduit  à  Smyrne,  et  nous 
attendons  que  le  capitaine  du  bord  ait  la  bonté  de  nous 
délivrer  les  papiers  sans  lesquels  nous  ne  pouvons 
partir. 

((  Les  Français  qui  devaient  s'embarquer  avec  nous 
partent  par  un  bâtiment  de  guerre.  Mais  du  reste  nous 
ne  manquons  pas  de  compagnons  de  voyage  pour  cela, 
car  le  pont  est  encombré  de  femmes  incroyables,  de 


1.  Nous  venions  de  nous  établir  avec  ma  mère  dans  une  grande 

maison  entourée  de  jardins,  située  à Santa-Teresa,  non  loin  de  Chiaja. 

2^  On  n'a  pas  oublié  l'habitude  d'Albert  de  donner  à  son  journal 

la  forme  d'une  lettre. 
I 


RéCIT   D'UlfB   SŒUR.  «73 


Turcs,  d'hommes  de  toute  espèce,  hormis  de  l'espèce 
propre.  Heureusement  nous  sommes  seuls  en  bas.  Nous 
avons  en  ce  moment  auprès  du  bâtiment  trois  sourds  et 
deux  aveugles,  qui  nous  font  une  musique  à  briser  les 
oreilles  pour  célébrer  notre  départ.  Edwardes*  est  à 
bord,  et  nous  sommes  à  côté  de  son  yacht,  dans  lequel 
il  est  arrivé  hier  en  80  heures- de  Marseille.  Me  savoir 
si  près  de  la  France  m'a  un  instant  rendu  mon  mal  du 
pays  dans  toute  sa  force.  Mais  je  me  suis  secoué,  et  me 
voilà  voguant  vers  d'autres  rives  avec  toute  l'activité  et 
la  curiosité  d'un  voyageur, 

«  Nous  sommes  sortis  du  port,  et  une  belle  brise, 
dont  nous  avons  perdu  la  meilleure  partie,  gonfle  encore 
assez  bien  nos  voiles.  Une  heure  après  notre  départ,  le 
pont  s'est  peu  à  peu  déblayé;  nous  y  sommes  maintenant 
presque  seuls,  filant  nos  cinq  nœuds  et  nous  éloignant 
assez  promptement  de  Malte. 

«  Mardi  12.  —  Nous  allons  lentement  ce  matin,  et  si 
le  vent  ne  vient  pas  à  notre  aide,  nous  pourrions  bien 
être  12  jours  en  route,  pendant  lesquels  je  ne  vous 
écrirai  pas,  la  vie  du  bord  étant  tout  ce  qu'il  y  a  au 
monde  de  plus  monotone,  à  moins  que  nous  ne  fassions 
la  rencontre  de  quelque  corsaire  ou  de  quelque  orage.  >> 

JOURNAL     D'aLEXANDRINE. 

Ce  matin,  Thomas-  a  mis  deux  rosiers  de  mai  dan? 
notre  chambre. 

a  Hier  soir,  je  suis  montée  sur  le  pont  avec  Putbus 
pour  voir  la  lune ,  dont  l'effet  sur  la  mer,  et  aperçue  à 
travers  les  voiles,  était  ravissant.  J'ai  joui  de  ce  spectacle 

1.  L*bonorable  Richard  Edwardes,  fils  cadet  de  lord  Kcnsington. 
1.  Domestique  du  comte  Putbus. 


jfTC  RÉCIT   D'UNB    SŒUR. 

toui  nouveau  pour  moi.  Mon  Albert,  qui  eût  tant  aimé 
cela,  n'a  pas  osé  s'exposer  à  l'air  de  la  nuit.  Dieu  merci, 
cependant,  il  va  bien.  Il  tousse  moins  qu'à  Malte  et  son 
pouls  est  bon.  Grâce  à  Dieu  ! 

«  Mercredi  13  mai.  —  G* est  Julien  qui  r/ous  fait  la 
cuisine.  Une  chèvre  que  nous  avons  à  bord  contribue  à 
notre  nourriture,  surtout  à  celle  d*Albert.  Et  tous  ceux 
qui  nous  aiment,   que  pensent-ils  de  nous  maintenant  ? 

((  Jeudi  \h  m^i.  —  Aujourd'hui  il  y  a  eu  beaucoup  de 
mouvement,  tout  craquait  et  tombait  autour  de  nous, 
Albert  a  eu  le  mal  de  mer.  J'en  ai  été  bien  aise  :  ceux 
qui  ont  mal  à  la  poitrine  n'en  souffrent  pas. 

«  On  m'a  dit  qu'une  tourterelle  nous  suivait.  Ce  soir, 
pendant  que  je  me  reposais  dans  mon  horrible  cabine, 
j'ai  entendu  mes  voisines  et  un  de  leurs  maris  dire  et 
chanter  des  prières  pendant  assez  longtemps. 

«  Vendredi  15  mai.  —  J'ai  éprouvé  une  sensation  assez 
vive  en  voyant  les  côtes  de  la  Grèce  ;  revoir  la  terre  m'a 
fait  plaisir  aussi.  J'avais  eu  un  peu  peur  cette  nuit. 

«  Une  tourterelle,  peut-être  celle  d'hier,  a  été  prise  ce 
matin. 

«  Je  reviens  du  pont,  il  y  a  des  éclairs,  et  dans  la  mer, 
des  poissons  étincelants  (des  palamides)  ;  cela  m'a  beau- 
coup plu!  » 

JOURNAL     d'aLBERT. 

((  Samedi  16  mai.  —  Hier,  nous  avons  vu  la  terre 
pour  la  première  fois  depuis  mardi.  Les  cotes  de  la 
Grèce,  d'abord  imperceptibles,  devinrent  peu  à  peu  plus 
visibles,  et,  vers  le  soir,  nous  étions  en  face  de  la  Laco- 
nie.  Le  cap  Matapan  se  dessinait  tout  entier,  coloré 
délicieusement  par  les  dernières  teintes  du  soleil  cou- 
chant. Le  vent  était  frais,  et  le  capitaine  craignant  d'ar- 


KÉCIT  D*UHB  6<BVft. 


river  la  nuit  sur  nie  de  Cërigo  (Cythère),  flanquée  de 
petites  roches,  nous  avons  pris  le  large;  mais  ce  matin, 
en  montant  sur  le  pont ,  je  vis  Cérigo  derrière  nous, 
nous  venions  de  la  dépasser.  Maintenant-  le  calme  noua 
empêche  d'avancer. 

<>  Dimanche  17  mai.  —  En  montant  sur  le  pont,  je 
me  suis  trouvé  nez  à  nez  avec  les  mêmes  rivages.  Comme 
hier,  nous  avons  à  peu  près  calme  plat. 

«  Après  le  dîner,  la  brise  s'est  levée  un  peu  et  nous 
avons  dépassé  les  îles  de  Falionara  et  de  Caravi. 
.  «  Le  soleil  s'est  couché  magnifiquement  derrière  les 
montagnes  de  Napoli  de  Malvoisie,  ses  derniers  rayons 
répandaient  sur  toutes  ces  côtes  une  teinte  brûlante  plus 
belle  encore  peut-être  que  celle  dont  se  colorent  les  mon- 
tagnes d'Italie  au  mois  de  juillet. 

<(  La  journée  a  été  étouffante,  et  bien  que  je  me  sen- 
tisse infiniment  mieux  qu'à  Naples,  je  ne  puis  surmonter 
une  certaine  mauvaise  humeur  en  voyant  combien  de 
soins  enchaînent  encore  mes  actions  et  les  enchaîneront 
peut-être  ainsi  pendant  des  années  encore  !  Et  ensuite, 
habitué  pendant  si  longtemps  à  des  privations  de  tous 
genres,  pourrai-je  jamais  reprendre  d'autres  allyres? 
Cette  idée  me  rend  morose,  ennuyé  de  moi-même, 
ennuyeux  aux  autres.  Cela  me  met  dans  une  irritation 
qui  influe  sur  mon  humeur.  Ma  pauvre  Alex,  qu'un  rien 
tourmente,  se  figure  que  je  lui  cache  ce  que  je  ressens. 
Pauvre  chère  amie  !  je  crains  de  lui  faire  passer  de  tristes 
jours  dans  le  courant  de  ma  vie! 

((  Putbus  est  un  bien  excellent  homme.  Cest  même  un 
ami  pour  lequel  je  me  sens  un  véritable  et  profond  atta- 
chement; mais  ce  manque  total  d'accord  dans  nos  sym- 
pathies et  nos  espérances  sera  toujours  un  obstacle  à 
une  grande  intimité  entre  nous.  Oh  !  que  j'aime  à  ren- 
contrer excès  de  foi,  excès  d'amour!  Combien  alors  mon 


a78  RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


cœur  a.soif  d'épànchement!  mais  vis-à-vis  du  doute,  du 
non-croire,  je  me  sens  le  besoin  de  me  taire,  de  rentrer 
en  moi-même ,  comme  un  limaçon  qui  s'épanouit  au 
soleil  et  se  retire  dans  sa  coquille  quand  il  disparaît.  » 

JOURNAL     D*ALEXANDRINE. 

«  Syra. 

«  Mercredi  20  mai.  —  Tapage  affreux.  Cette  nuit  j'ai 
eu  peur.  Je  n'ai  pu  me  lever  de  toute  la  journée  ;  il  a 
fait  un  véritable  gros  temps.  Albert  a  été  malade  ;  grâce 
au  ciel  il  est  maintenant  tout  à  fait  bien. 

((  11  vient  de  la  terre  une  odeur  parfumée  qui  me  fait 
du  bien. 

((  Jeudi  21  mai.  —  Il  y  a  eu  cette  nuit  une  tempête 
effroyable  que  je  n'ai  pas  entendue.  Albert  et  Putbus 
sont  montés  sur  le  pont.  On  a  été  obligé  de  jeter  une 
ancre  de  plus. 

«  J'ai  dormi  une  partie  de. la  journée.  Vers  une  heure, 
Albert  m'a  réveillée  en  me  faisant  respirer  des  fleurs 
venues  de  la  ville. . .  Ah  !  chère  maman  !  as-tu  peur  pour 
nous  maintenant!  Et  Alexandre,  et  Fedor,  et  ceux  de 
Naples!...  que  pensent-ils  de  nous?  que  font-ils  eux- 
mêmes? 

«  Vendredi  22  mai.  —  J'ai  été  de  très -mauvaise 
humeur:  c'est  ce  vent  si  violent  qui  m'impatiente,  mais 
je  me  reproche  mon  ingratitude;  car  enfin,  s'il  nous  était 
arrivé  un  incident  sur  mer,  ou  si  Albert  était  malade,  si 
moi-même  j'avais  le  mal  de  mer,  ou  notre  pauvre  cher 
Putbus  !  Mon  Dieu  !  nous  sommes  si  ingrats  1  »  ^ 


RÉCIT   D'UNB    SŒUR. 


JOURNAL    D  ALBERT. 

«  Syra. 

«  Vendredi  22  mai,  10  heures  du  soir.  —  Enfin  Kou- 
ragan  qui  n*a  cessé  de  souiller  depuis  mardi  est  calmé. 
Nous  espérions  partir  hier,  mais  le  vent  était  encore  trop 
violent.  Aujourd'hui  il  a  tourné,  mais  en  changeant  de 
direction  il  a  perdu  toute  sa  force  et  nous  sommes  rete- 
nus maintenant  par  le  calme.  Il  faut  jouer  de  malheur» 
car  nous  l'aurions  en  ce  moment  très-favorable.  Que 
vous  dirai-je  de  Syra?  Je  n'y  suis  descendu  qu'une  seule 
fois  pendant  quatre  jours,  et  je  n'ai  point  été  tenté  d'y 
retourner  une  seconde  fois.  Il  n'y  a  qu'une  seule  rue 
principale  remplie  de  boutiques  :  comestibles,  fruits 
secs,  boulangeries,  tailleurs,  marchands  d'étoffes  et  de 
bonnets  grecs,  dont  un  a  été  acheté  pour  moi  par  Alexan- 
drine.  Nous  sommes  entrés  dans  une  église  grecque 
assez  jolie,  mais  incroyablement  légère  de  construction. 
Une  sorte  de  lanterne  couverte  d'images,  bancs  pour  les 
hommes  en  bas,  tribunes  circulaires  en  haut  pour  les 
femmes.  Je  n'ai  point  vu  l'église  catholique  qui  est  à 
l'entrée  de  la  ville.  Nous  avons  été  accostés  par  un  Grec 
très-bien  vêtu,  qui  se  disait  prince,  puis  il  nous  a  tendu 
la  main.  Nous  lui  avons  donné  une  pièce  de  5  francs  et 
il  s'en  est  allé  fort  content.  L'odeur  de  la  terre  parvient 
jusqu'à  notiie  bord  et  nous  la  respirons  en  vrais  affamés. 

«  Le  bruit  court  ici  que  le  couronnement  du  roi  Othon 
est  remis  à  la  fin  d'août.  Les  nouveaux  gens  d'armes, 
dont  j'ai  vu  un  échantillon  dans  les  rues  de  Syra,  ont 
une  singulière  figure.  Je  crois  que  c'est  l'uniforme  bava- 
rois, pourtant  ce  sont  les  couleurs  grecques,  blanc  et 
bleu.  Ils  ont  une  petite  casquette  d'étudiants  allemands, 
un  petit  habit  bleu,  galons  blancs,  boutons  de  métal 


RECIT   D'UNE    SŒUR. 


blanc;  cela  contraste  affreusement  avec  le  joli  costume 
grec.  Vous  voyez  que  je  n'ai  rien  à  dire,  je  suis  ennuyeux 
à  périr.  J'entends  les  matelots  travailler  sur  le  pont. 
Dieu  veuille  que  ce  soit  le  signal  du  départ,  que  demain 
nous  ayons  dépassé  Tino  3t  Myconi  et  qu'après-demain 
nous  soyons  à  Smyrne.  » 


JOURNAL    D  ALEXANDRINS. 

«  Le  même  jour.  —  Aujourd'hui  lisant  dans  las  Con-- 
fessions  de  samt  Augustin  sa  conversion  opérée  par  ces 
mots  :  «  Prenez  et  lisez  »  qu'il  crut  entendre  et  qui  lui 
firent  ouvrir  les  Épîtres  de  saint  Paul,  je  voulus  faire  de- 
même,  et,  après  une  petite  prière,  j'ouvris  à  ce  passage 
(Hébr.,x,  35  )  :  «  N'abandonnez  pas  votre  confiance  qui 
doit  avoir  une  si  grande  récompense.  »  Cela  me  frappa 
et  je  le  dis  toute  joyeuse  à  Albert.  » 


JOURNAL     D   ALBERT. 

«  Dimanche  2k  mai,  à  6  heures  du  matin.  —  Nous 
sommes  partis  de  Syra.  Le  vent  n'a  pas  cessé  de  nous 
contrarier.  Nous  avons  louvoyé  toute  la  journée  entre 
Délos  et  Tino.  Nous  nous  sommes  assez  rapprochés  de 
l'île  de  Tino  pour  distinguer  la  ville,  qui^  de  la  mer,  a 
la  plus  ravissante  apparence.  Une  magnifique  église  d'un 
style  gothique  et  mauresque  frappe  surtout  les  regards. 
Nous  avons  parjfaitement  pu  la  distinguer.  Que  ne  som- 
mes-nous restés  là  au  lieu  de  perdre  notre  temps  dans 
cet  affreux  Syra  !  Après  avoir  croisé  toute  la  journée 
devant  Tino  et  Myconi,  nous  avons  passé  entre  ces  deux 
îles  vers  minuit.  / 


RéCIT    D'UNE  SŒUm.  t61 


«  Mercredi  27  mai.  —  A  Smyrne  enfin  !  Dieu  merci. 
Arrivés  à  i  h,  1|2.  Juste  seize  grands  jours  et  seizp 
grandes  nuits  à  bonL 

«  Smyrne. 

«  27  mai  1835.  —  Plus  nous  approchions  de  la  ville 
re  matin,  plus  j'étais  enchanté.  Un  vent  favorable,  nous 
poussant  avec  rapidité,  faisait  passer  devant  nous  ces 
rives  si  riches  de  végétation.  Nous  avons  promptement 
dépassé  le  château  fort  avec  ses  murailles  bknches.  Ln 
Turc  s'est  approché  de  nous  dans  un  caïque  et  nous  a 
demandé  si  nous  venions  d'Alexandrie,  dont  les  prove- 
nances sont  repoussées  à  cause  des  ravages  qu'y  fait  la 
peste.  Bientôt  nous  avons  distingué  Smyrne,  la  haute 
citadelle  du  mont  Pagus,  les  minarets  de  la  ville ,  les 
cyprès  des  cimetières  auprès  desquels  se  trouve  la  ville 
des  Mahométans.  Un  grand  nombre  de  bâtiments  étaient 
dans  le  port  :  deux  bricks  de  guerre  français,  une  cor- 
vette anglaise  et  un  petit  schooner  autrichien  embellis- 
saient encore  l'aspect  du  port.  Tous  les  consuls  habitent 
la  ville  basse,  et  leurs  différents  pavillons,  ainsi  que  les 
divers  minarets  qu'on  aperçoit,  rompent  la  monotonie 
qui  existe  d'ailleurs  dans  les  maisons  de  Smyrne.  La  ville 
est  divisée  en  deux  grandes  parties,  la  ville  haute  et  la 
ville  basse  ;  la  première  est  habitée  par  les  Turcs  et  par 
les  Juifs,  la  seconde  par  les  Grecs,  les  Arméniens  et  les 
Francs.  Notre  auberge  est  sur  le  bord  de  la  mer,  et  notre 
bâtiment  est  venu  mouiller  à  cinquante  pas  du  port.  Le^ 
auberges  à  Smyrne  sont  loin  d'être  bonnes,  et  nous 
avons  été  fort  heureux  de  nous  trouver  où  nous  sommes. 
Jugez  de  notre  surprise  lorsqu'en  regardant  nos  cham- 
bres, j'aperçois,  dans  un  petit  salon  objet  de  notre  con- 
voitise, M.  de  ***,  que  je  ne  reconnais  pas  d'abord,  mais 
qui,  ayant  entendu  mon  nom,  se  fait  annoncer.  Il  venait 


282  RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


d'arriver  d'Alep  et  se  rendait  à  Constantinople.  Il  nous 
force  aussitôt  de  prendre  le  salon  dont  il  s'était  emparé 
à  fort  bon  droit.  J'ai  quelques  scrupules  à  lui  enlever 
ainsi  la  meilleure  chambre,  fatigué  comme  il  l'était.  Mais 
enfin  j'accepte,  en  mettant  pour  condition  qu'il  partagera 
ce  salon  avec  nous. 

«  28  mai,  jour  de  l'Ascension.  —  Nous  avons  été, 
Alexandrine  et  moi,  à  l'église  catholique.  J'ai  éprouvé 
une  sensation  d'amour  de  la  patrie  en  y  entrant.  Dans 
ce  pays  où  l'on  a  le  spectacle  de  tant  de  divisions  sur  le 
point  qui  devrait  unir  le  plus  étroitement  les  hommes, 
on  a  besoin  de  se  reposer  parmi  des  frères.  » 

JOURNAL    d'aLEXANDRINE. 

a  28  mai.  —  Nous  avons  été  dans  la  rue  des  Roses, 
et  nous  y  avons  vu ,  assises  devant  leur  porte  ou  sur 
leurs  balcons,  une  foule  de  femmes  vraiment  charmantes. 
Elles  laissent  leur  visage  à  découvert  et  montrent  leurs 
traits  fins ,  réguliers  et  doux.  Elles  sont  délicieusement  ' 
coiffées  de  leurs  bonnets  grecs  (sactikos)  entourés  d'une 
belle  tresse  de  cheveux,  des  fleurs  d'un  côté  et  de  l'autre 
souvent  un  long  gland  bleu.  Après  le  dîner  nous  avons 
fait  une  promenade  sur  mer  en  caïque  et  joui  de  la 
beauté  du  soleil  couchant.  M.  de  ***  m'amuse.  Je  \e 
trouve  drôle.  11  me  fait  des  compliments,  c'est  peut-être 
cela  qui  m'amuse,  et  aussi  de  m'entendre  appeler 
((  Madame  »  et  <(  Madame  de  la  Ferronnays,  »  ce  qui 
m'est  fort  peu  arrivé,  quoique  je  sois  mariée  depuis  plus 
d'un  an. 

Vendredi  29  mai.  —  Lu  avec  Albert  les  Confessions 
de  saint  Augustin  et  avec  admiration;  puis  visite  de 
M.  V...,  notre  banquier  et  consul  de  Hollande,  puis  en 
caïque  à  Bournabat,   promenade  élégante  de  Smyrne, 


RÉCIT   D'UNB   S(BUK.  S8S 

vue  charmante.  Visite  ensuite  à  la  belle  campagne  de 
M.  Tricon,  médecin  français,  que  nous  avons  dérangé 
dans  sa  sieste  et  qui  ne  nous  a  pas  moins  bien  reçus, 
offert  du  café,  et  donné,  à  mol,  des  fleurs  charmantes. 
«  Dimanche  31  mai.  —  Albert  et  moi  à  l'église  catho- 
lique autrichienne.  J'y  lus  Tépître  de  saint  Jean  où 
Smyrne  est  nommée.  Vu  Textérieur  du  palais  (sérail)  du 
pacha  et  la  caserne,  aperçu  un  cimetière  turc;  vu  le 
bazar  des  esclaves,  où  se  trouvaient  quelques  femmes 
noires  attendant  l'heure  d'être  vendues,  couvertes  de 
haillons,  mais  avec  des  petits  pieds  charmants.  Cela  m'a 
serré  le  cœur,  de  voir  un  spectacle  aussi  dégradant.  Il  y 
avait  là  une  charmante  jeune  juive  qui  les  regardait  avec 
des  cheveux  flottants  et  ondes.  En  tout,  il  y  a  ici  de  bien 
jolies  figures  de  femmes.  Beaucoup  d'entre  elles  portent 
un  énorme  turban  en  gaze  qui  contraste  fort  singulière- 
ment avec  leurs  robes  de  toile. 

«  Lundi  1*'  juin.  A  bord  du  Marie-Dorothée.  —  J'ai 
été  ravie  ce  matin  de  penser  que  nous  allions  partir, 
d'autant  mieux  que  M.  V...,  qui  est  venu  nous  voir,  nous 
a  dit  qu'un  homme  venait  d'être  attaqué  de  ia  peste  en 
ouvrant  une  malle  qui  par  hasard  ne  l'avait  pas  été  à 
Syra,  où  il  avait  fait  quarantaine  en  venant  d'Alexandrie. 
Ceci  a  redoublé  mon  désir  de  quitter  Smyrne.  Nous 
sommes  partis  à  deux  heures  et  demie  par  une  chaleur 
atroce.'  Notre  équipage  du  Netv-Fame  nous  a  fait  un 
nombre  inflni  de  signes  d'adieu. 

u  Mardi  2  juin.  —  C^e  matin ,  je  me  suis  fait  réveiller 
pour  voir  la  plaine  de  Troie  et  l'île  de  Ténédos.  J'ai 
regardé  avec  intérêt  ces  lieux  consacrés  par  une  si  anti- 
que célébrité.  Nous  avons  voyagé  toute  la  journée  entre 
l'Europe  et  l'Asie.  A  onze  heures  et  demie,  nous  nous 
sommes  arrêtés  devant  Gallipoli  pour  prendre  quelques 


RÉCIT    D'UNE   SŒUR. 


passagers.  Nous  en  avions  déjà  pris  aux  Dardanelles.  Il 
y.  avait  des  femmes.  Je  me  suis  amusée  à  causer  avec 
elles  par  interprète.  Il  y  avait  une  charmante  petite  fille, 
nièce  d'un  marchand  d'esclaves,  qui  m'a  trouvée  jolie  et 
m'a  estimée  assez  cher.  Ce  marchand  a  parlé  d'une 
femme  qu'il  venait  de  vendre  et  qui  n'avait  pas,  disait- 
il,  autant  de  grâce  que  moi.  II  est  gai  et  bavard,  ce 
Turc,  ce  que  les  autres  ne  sont  pas.  Leur  tranquillité  et 
leur  immobilité  à  bord  est  étonnante.  On  dit  qu'ils  ont 
peur  sur  mer,  mais  ils  ne  le  témoignent  jamais.  Hier, 
au  coucher  du  soleil ,  je  les  ai  vus  prier  gravement  et 
longtemps,  après  avoir  étendu  leurs  tapis  et  ôté  leurs 
babouches. 

((  Nous  avons  aussi  un  prêtre  grec  revêtu  de  son  cos- 
tume patriarcal;  du  reste,  un  mélange  de  Juifs,  Armé- 
niens, Turcs,  nègres,  Grecs,  Abyssiniens,  Anglais,  Italiens, 
Français,  Russes,  voilà  ce  que  nous  sommes  à  bord.  J'ai 
vu  avec  plaisir  que  je  n'avais  pas  aussi  peur  de  la  peste 
que  je  me  l'imaginais;  car,  sans  y  penser  le  moins 
du  monde,  je  me  suis  approchée  de  ces  femmes,  j'ai 
prêté  ma  lorgnette  à  l'une  d'elles,  ainsi  qu'au  mar- 
chand d'esclaves  jusqu'à  ce  que  l'Abyssinien  qui  accom- 
pagne M.  de  ***  soit  venu  lui  dire  de  ne  pas  toucher  ces 
gens  puisqu'ils  venaient  du  bain.  J'ai  été  plus  prudente 
après  cela. 

«  La  plupart  des  femmes  turques  que  j'ai  vues  jusqu'à 
présent  sont  couvertes  d'un  voile  à  peu  près  comme  des 
religieuses.  Seulement,  ce  voile  (blanc)  cache  encore  plus 
leur  visage  et  est  recouvert  d'une  espèce  de  mante  noire. 
II  y  en  a  quelques-unes  sur  ce  bateau  qui  viennent  de  la 
Mecque.  Leur  mante  noire  est  en  soie  et  ressemble  à 
celle  des  Italiennes,  et  elles  se  cachent  tellement  le  visage 
qu'une  bande  blanche  leur  couvre  le  nez  aussi  bien  que 


XBCIT   D'UNE    SŒUR. 


la  bouche.  Ce  soir,  j*ai  vu  qu'elles  se  débarrassaient  uo 
instant  de  tous  ces  voiles  pour  prendre  un  peu  d'air. 

«  Parnai  ces  Turcs,  il  y  a  la  plus  belle  figure  d'homme 
que  j'aie  jamais  vue.  En  général,  les  Turcs  sont  beaux 
et  les  Grecs  aussi. 

«  Constantinople,  3  juin.  —  Nous  arrivons,  mais  à  la 
pointe  du  jour,  trop  tôt  pour  pouvoir  recevoir  une  impres- 
sion décisive.  Nous  pouvons  cependant  discerner  les  Sept- 
Tours,  les  faubourgs,  la  pointe  du  sérail  qui  est  le  com- 
mencement du  Bosphore,  la  caserne  de  Scutari  en  face 
(en  Asie).  Nous  avons  pu  juger  que  le  soleil,  en  éclairant 
ce  spectacle,  doit  le  rendre  magnifique.  Nous  voyons 
Sainte-Sophie,  la  mosquée  du  sultan  Achraet.  Nous 
entrons  dans  le  port,  et  nous  jetons  l'ancre  à  quatre 
heures  et  demie.  » 

ALBERT    A     MA     M^RB. 

«  Constantinople,  3  juin  1835. 

«  Nous  sommes  arrivés  ce  matin  bien  portants  et 
enchantés,  ravis  de  notre  voyage,  ayant  navigué  depuis 
Smyme  sur  le  meilleur  bateau  à  vapeur  où  je  me  sois 
trouvé  de  ma  vie.  Les  Dardanelles  ont  surpassé  mon 
attente  ;  rien  ne  peut  se  comparer  à  ces  rives  ravissantes, 
à  gauche,  celles  d'Europe,  et  à  droite  celles  d'Asie.  Nous 
étions  de  plus  entourés  des  costumes  les  plus  pittores- 
ques, grecs,  turcs,  arabes;  enfin  l'aspect  de  l'Orient  nous 
environnait  de  toutes  parts.  Malheureusement  le  bateau 
avançait  si  terriblement  vite  que  le  grand  jour  a  manqué 
à  notre  première  impression  de  la  vue  de  Constantinople. 
Mais  enfin,  plus  tard,  le  soleil  nous  a  montré  les  mer- 
veilles du  Bosphore.  Cela  est  ma  foi  beau,  admirable- 
ment beau,  et  ne  pouvant  pas  plus  être  comparé  à 
Naples  que  deux  choses  qui  ne  se  ressemblent  pas  du 


RÉGIT   D'UNE    SŒUR. 


tout.  L* aspect  de  Naples  est  ravissant,  celui-ci  est  ma- 
gnifique. 

«  Remercions  bien  le  ciel  de  nous  avoir  accordé  un 
si  heureux  voyage.  Nous  avons  trouvé  ici  une  lettre  de 
ma  belle-mère,  du  25,  bien  inquiète  de  notre  voyage. 
Comme  le  bateau  est  parti  il  y  a  quatre  jours,  nous  n'a- 
vons pas  pu  lui  écrire ,  et  elle  n'aura  de  nos  nouvelles 
qu'en  nous  voyant  arriver. 

«  Adieu,  ma  mère  mille  fois  chérie,  votre  Alexandrine 
vous  embrasse  de  toutes  ses  forces...  Quand  nous  rever- 
rons-nous?  » 

A    MON    PÈRE. 

«...  Smyrne  m'a  fait  le  plus  grand  plaisir,  mais 
depuis  que  j'ai  vu  les  Dardanelles  et  Constantinople, 
toutes  mes  autres  impressions  admiratives  s'évanouis- 
sent  

«  M,  de  Bouteniefî  a  été  des  plus  aimables  ;  bien  qu'il 
soit  à  Térapia,  il  nous  a  écrit  pour  nous  offrir  sa  maison 
de  Péra.  Nous  avons  tous  refusé,  en  nous  confondant  en 
remercîments.  J'irai  voir  l'amiral  Roussin  ,  que  je  con- 
nais depuis  l'époque  du  voyage  de  Fernand  sous  ses 
ordres. 

«  Adieu,  mon  bon  père,  aimez-nous  et  priez  pour 
nous.  Fasse  le  ciel  que  vous  veniez  nous  rejoindre  à  Pise, 
au  mois  de  septembre.  Si  vous  voyez  Montai,  dites-lui 
que  je  lui  écrirai  incessamment,  et  qu'il  est  bien  souvent 
de  tiers  dans  nos  entretiens.  Putbus  me  charge  de  ses 
souvenirs  pour  vous.  Il  est  excellent  et  le  meilleur  com- 
pagnon de  voyage  du  monde.  Mon  Alexandrine  est  belle 
et  bien  portante  et  vous  aime  de  toute  son  âme.  » 


EBCiT    D'UNE    SCBUK.  fl87 


JOURNAL    D  ALEXANDRINS. 

«  Jeudi,  h  juin.  —  Nous  avons  vu  arriver  ce  matin 
M.  Sabouroff  venant  d'Egypte,  ayant  l'air  d'un  Turc.  Peu 
après,  le  ministre  de  Prusse,  le  comte  de  Kœnigsmarck, 
est  venu  aous  prendre,  et  nous  sommes  sortis  accom- 
pagnés de  son  drogman  et  du  nôtre,  d*un  kawas  (janis- 
saire), en  hideux  costume  européanisé  et  marchant  en 
avant,  un  bâton  à  la  main,  pour  écarter  les  Grecs  dont 
le  contact  pourrait  être  dangereux,  et  du  chasseur  du 
comte  de  Kœnigsmarck. 

u  Embarqués  dans  le  caïque  fort  élégant  de  la  léga- 
tion de  Prusse,  visité  plusieurs  bazars ,  fait  des  achats 
de  parfums,  et  marchandé  des  châles  que  j'ai  maniés 
témérairement,  à  ce  que  m'a  dit  M.  de  BouteniefT,  qui 
m'a  appris  qu'il  fallait  les  aérer  avant  de  les  toucher.  11 
y  a,  au  fait,  toujours  des  accidents  de  peste  à  Constan- 
tinople,  pas  à  Péra  heureusement. 

«  Vu  l'hippodrome,  superbe  mosquée  du  sultan  Achmet, 
dont  nous  avons  aperçu  de  loin  l'intérieur  qui  ressem- 
ble à  la  nef  d'une  église  chrétienne.  On  nous  a  montré 
ensuite  le  serpent  (jadis  Trépied  de  Delphes),  dont  les 
Turcs  ont  coupé  les  trois  têtes,  puis  la  charmante  cour 
du  sultan  Bajazet,  et  la  tour  du  Seraskier,  au  haut  de 
laquelle  nous  sommes  montés.  J'avais  supplié  Albert  de 
demeurer  en  bas,  mais  à  peine  en  avais-je  atteint  le 
sommet  que  je  l'ai  vu  à  côté  de  moi.  Quelle  imprudence! 
Il  faisait  tant  de  vent  là-haut  !  Dieu  veuille  que  cela  ne 
lui  ait  pas  fait  de  mal.  La  vue  était  admirable  de  cette 
hauteur,  et,  sans  cette  crainte,  j'en  aurais  beaucoup 
joui. 

«  Vendredi,  5  juin.  —  Aujourd'hui  vendredi,  qui  est 
le  dimanche  des  musulmans,  nous  nous  sommes  mis 


RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


en  marche  vers  onze  heures,  pour  aller  voir  le  sultan  se 
reridre  à  une  mosquée.  Nous  étions  près  de  son  char- 
mant palais  en  Asie,  lorsque  nous  l'avons  vu  sortir,  et 
nous  l'avons  suivi  de  loin.  Les  canons  placés  sur  le  rivage 
ont  tiré.  Les  vaisseaux  ont  salué.  Le  Bosphore  était  plus 
beau  que  jamais.  Le  palais  est  grand,  riant,  doré,  et  on 
entrevoit,  au  delà,  des  jardins  délicieux.  Nous  avons 
entendu  de  la  musique  au  moment  où  le  sultan  en  sor- 
tait, et,  à  son  retour  de  la  mosquée,  nous  nous  sommes 
trouvés  assez  près  pour  respirer  l'odeur  des  pastilles  du 
sérail  qu'on  brûlait  devant  lui.  Trois  chevaux  avec  des 
selles  brodées  de  perles,  d'émeraudes  et  de  rubi^  atten- 
daient dans  la  cour.  Le  sultan  en  a  monté  un.  Il  a  une 
belle  figure,  grave,  sombre  et  remarquable,  malgré 
l'affreux  fez  rouge  dont  il  était  coiffé.  Nous  l'avons 
regardé  passer,  puis  nous  nous  sommes  remis  dans  notre 
barque  pour  nous  rendre  aux  Eaux-Douces  d'Asie,  où 
nous  nous  sommes  trouvés  sous  des  arbres  magnifiques, 
entourés  de  la  plus  belle  verdure,  et  environnés  de  gens 
revêtus  de  toute  sorte  de  costumes,  se  promenant,  s' amu- 
sant, et  avalant  une  foule  de  rafraîchissements  dont  nous 
avons  pris  notre  part.  Je  vois  de  loin  une  jeune  Turque, 
assise  sur  des  coussins  avec  d'autres  femmes.  Je  m'ap- 
proche d'elle,  elle  me  fait  asseoir  avec  une  grâce  ami- 
cale. Mon  interprète  m'aide  un  peu,  puis  il  s'éloigna 
avec  Albert.  Elle  baisse  alors  la  partie  inférieure  de  son 
voile,  pour  me  laisser  voir  en  entier  la  plus  charmante 
figure  du  monde  ;  elle  a  dix-huit  ans.  Elle  me  montre 
aussi  ses  habillements  et  regarde  les  miens  avec  curio- 
sité. La  finesse  de  ma  taille  a  l'air  de  la  surprendre 
(ces  dames  n'en  ont  aucune),  un  châle  de  cachemire  est 
serré  autour  de  la  sienne.  Un  peu  après,  elle  appelle 
^M.  Pétracké  (mon  drogman),  et,  avec  beaucoup  d'em- 
pressement et  de  grâce,  elle  lui  dit  qu'elle  m'invite  à 


RECIT   D*UNB    SŒUR. 


aller  chez  elle  le  lendemain  avant  midi,  ou  plus  tard 
chez  une  de  ses  amies  à  Bujukdèré.  La  manière  de  saluer 
turque  est  on  ne  saurait  plus  gracieuse.  On  porte  la 
main  à  la  poitrine,  puis  à  la  bouche,  puis  au  front. 

«  Samedi  6  juin.  —  Partis  à  onze  heures  et  demie, 
avec  notre  drogman,  pour  aller  trouver  ma  belle  petite 
Turque  :  elle  était  partie  pour  Bujukdèré.  De  là  à  Téra- 
pia,  où  Albert  voulait  faire  une  visite  à  l'amiral  Roussin; 
puis,  après  une  visite  à  une  parente  de  notre  drogman 
qui  m-a  fort  intéressée,  à  la  légation  de  Russie,  à  Bujuk- 
dèré, où  l'on  nous  a  renvoyés  en  disant  qu'on  ne  rece- 
vait qu'après  dîner.  II  était  quatre  heures.  Sur  cela ,  je 
me  décide  à  aller  à  la  recherche  de  ma  jeune  Turque. 
Nous  étions  déjà  près  de  la  maison  qu'elle  m'avait  indi- 
quée, lorsqu'un  domestique  du  ministre  de  Russie 
accourt  pour  nous  dire  qu'on  nous  attend  chez  lui  pour 
dîner.  Putbus  me  conseille  néanmoins  d'aller  voir  un 
instant  ces  femmes  q«i  m'inspirent  beaucoup  de  curio- 
sité. Je  m'y  décide,  me  croyant  à  deux  pas  de  leur  mai- 
son; au  lieu  de  cela,  on  me  fait  gravir  une  haute  colline, 
j'arrive  essoufflée,  agitée,  de  peur  d'être  trop  en  retard 
pour  le  dîner.  J'aperçois  une  vue  admirable,  dont  je  suis 
trop  pressée  pour  jouir;  enfin  je  suis  introduite  dans  un 
kiosque  où  ma  Turque  était  assise  avec  son  amie  et  d'au- 
tres encore,  à  visage  découvert,  des  roses  dans  leurs 
cheveux.  On  leur  apporte  des  bonbons  d'Europe,  dont  je 
m'étais  munie  pour  elles,  en  échange  des  confitures  que 
je  savais  qu'elles  m'offriraient.  Mais  elles  n'en  ont  pas 
eu  le  temps,  car  je  n'ai  fait  que  m' asseoir  et  me  lever, 
talonnée  par  la  hâte  dans  laquelle  j'étais,  et  un  peu  aussi 
par  l'embarras  de  ne  pouvoir  rien  dire.  Ma  petite  belle, 
plus  belle  que  jamais,  se  lève  aussi  et  me  suit  jusqu'à 
la  porte,  et  là  me  retient  enc^ire  pour  parler  à  mon  drog- 

I.  10 


290  RECIT    D'UNE    SŒU*R. 

man  (sans  se  donner  la  peine  de 'remettre  son  voile)  et 
le  charger  pour  moi  d'une  foule  de  politesses. 

{(  Enfin  nous  arrivons ,  Albert  et  moi ,  chez  monsieur 
et  madame  de  Boutenieff,  qui  nous  reçoivent  avec  une 
bonté  extrême.  On  cherche  Putbus,  qui  s'était  caché  ;  on 
le  découvre  enfin,  et  on  l'amène  pour  dîner  avec  nous. 

((  Après  le  dîner,  nous  avons  été  prendre  le  café  au 
jardin,  et  M.  de  Furhmann,  le  secrétaire  de  la  légation, 
nous  a  montré  un  kiosque  charmant,  qui  lui  appartient, 
et  qu'il  nous  avait  offert,  à  Albert  et  à  moi.  Là  j'ai 
trouvé  et  revu  avec  plaisir  le  jeune  Grégoire  Gagarin. 
Nous  ne  les  avons  quittés  que  tard  ;  à  notre  retour,  la 
lune  était  levée,  le  temps  magnifique,  et  la  soirée  a  bien 
terminé  cette  agréable  journée. 

((  Dimanche  7  juin.  —  A  10  heures,  Albert  et  moi  à  la 
messe  à  Sainte-Marie  (des  Francs).  On  m'a  conduite 
dans  une  galerie  séparée  où  il  n'y  avait  que  des  femmes. 
L'orgue,,  la  grand'messe,  la  pensée  de  chrétiens  réunis 
ainsi  pour  prier,  sous  la  domination  d'un  sultan,  tout 
cela,  je  ne  sais  pourquoi,  m'a  attendrie  ^ 

«  A  une  heure,  avec  le  comte  de  Kœnigsmar,ck,  aux  Eaux- 
Douces  d'Europe,  où,  grâce  aux  prérogatives  de  mon  com- 
pagnon, j'ai  vu  le  palais  du  sultan,  très-bien  situé, 
construit  en  bois,  comme  tout  l'est  ici,  et  assez  beau 
intérieurement;  quelques  jolis  plafonds;  quelques  salons 
passablement  beaux,  ornés  sans  goût  et  bariolés;  assez 
d'élégance  cependant  et  de  fraîcheur,  et  une  nature  char- 
mante, qu'on  aperçoit  à  travers  la  profusion  de  fenêtres 
qui  se  trouvent  là  comme  partout.  Nous  avons  vu  de  loin 
une  grande  et  magnifique  tente  verte,  et,  dans  le  même 

i.  Voici  ce  qu'Alex  met  en  marge,  à  ce  passage  de  son  Journal  : 
«  J'ai  eu  làune  de  ces  touches  invisibles  du  Saint-Esprit,  dont  le 
souvenir  est  plus  vif  que  celui  de  bien  des  choses  matérielles.  La 
messe  me  faisait  alors,  je  pense,  le  même  effet  que  le  soleil  aux 
aveugles.  » 


RECIT    D'UNE    SOUR. 


liea,  une  foule  de  gens  qui  venaient  s'y  divertir,  et  nous 
nous  sommes  arrêtés  pour  voir  des  Grecs  exécuter,  les  che- 
veux épars,  la  danse  la  plus  incroyïible  et  la  plus  absurde. 

fi  Nous  avons  aussi  visité  aujourd'hui  Ayoub,  où  se 
trouve  la  mosquée  du  sacre,  dont  rentrée  est  absolument 
interdite.  Mais  la  cour,  ornée  de  deux  magnifiques  pla- 
tanes, en  est  charmante.  Les  tombeaux  qui  environnent 
ce  lieu  le  sont  aussi.  11  en  sort  des  rosiers  en  fleurs,  et 
des  grilles,  ou  plutôt  des  cages  d*or,  entourent  quelques- 
unes  de  ces  tombes,  entre  lesquelles  croissent  les  plus 
beaux  arbres  du  monde.  La  chapelle  funéraire  de  la 
sultane  est  surtout  remarquablement  belle.  Les  tombes 
y  sont  revêtues  de  nacre  de  perles,  et  des  châles  de 
cachemire  étaient  jetés  sur  quelques-unes. 

«  Mardi  9  juin.  —  Accompagnés  de  M.  Texier  \  nous 
avons  aujourd'hui  commencé  nos  courses  par  la  mos- 
quée Jcnigané,  bâtie  par  la  sultane  Validé.  L'intérieur 
m'a  frappée,  non  moins  que  ne  l'avait  fait  la  charmante 
architecture  mauresque  de  l'extérieur;  cette  architecture 
est  grande,  solennelle,  et  me  plaît.  Le  pavé  était  couvert 
de  nattes  (en  hiver  elles  servent  de  tapis).  J'avais  ôté 
mes  galoches;  quelques-uns  de  ceux  qui  étaient  avec 
nous  leurs  souliers.  Il  suffit  aux  Turcs  qu'on  entre  dans 
leurs  temples  avec  des  chaussures  propres.  Une  foule  de 
lampions  d'une  forme  bizarre,  et  quelques-uns  de  cou- 
leur, étaient  suspendus  dans  la  mosquée.  Quelques  Turcs 
lisaient  le  coran  sur  un  ton  de  récitatif  à  moitié. chanté, 
à  moitié  parlé.  La  totalité  du  coran  doit  se  lire  entre  eux 
tous  les  jours,  chacun  comme  de  juste  en  lisant  une 
partie  différente.  Nous  sommes  montés  dans  une  galerie 
pour  regarder  l'ensemble.  Cette  grande  coupole  des  mos- 
quées est  d'un  effet  admirable. 

i .  M.  Charles  Texier,  aujourdliai  membre  de  l'Académie  des 
inscripUoos,  et  conna  par  son  Voyage  en  Asie  Mineure, 


892  RÔCIT    D'UNE    SŒUR. 

« .  De  là,  à  la  mosquée  construite  par  le  grand  Soli- , 
man,  dont  nous  avons  commencé  par  voir  la  chapelle 
funéraire.  La  bière  qui  contient  ses  restes  est  énorme, 
car  la  dimension  des  cercueils  est  en  proportion  du  rang 
de  ceux  qui  les  occupent.  D'autres  cercueils  l'entourent 
et  sont  couverts  avec  la  profusion  ordinaire  de  nacre  et 
de  châles.  La  voûte  de  cette  chapelle  est  magnifique  et  il 
s'y  trouve  enchâssés,  dit-on,  des  diamants  véritables  qu'on 
enlève  à  mesure  que  les  réparations  de  cet  énorme  bâti- 
ment deviennent  plus  nécessaires. 

«  Vu  l'intérieur  de  la  mosquée,  plus  belle  encore  que 
l'autre ,  peut-êtr» ,  puis  visité  des  bazars ,  et  rentrée 
exténuée  de  fatigue;  jetée  sur  un  canapé,  de  mauvaise 
humeur,  réveillée  par  une  visite  de  M.  de  Francqueville 
(troisième  drogman  de  l'ambassade  de  France),  qui 
venait  me  proposer  de  regarder  des  châles.  Le  marchand 
de  châles  et  M.  de  Francqueville  commencent  par  causer 
ensemble  pendant  plus  d'un  quart  d'heure.  Le  beau  et 
majestueux  Persan  demande  solennellement  ce  qu'il 
peut  m'offrir,  des  fleurs,  des  fruits  ou  des  confitures.  Il 
ne  faut  jamais  entamer  le  négoce  avec  eux  tout  de  suite, 
mais  commencer  par  les  traiter  comme  s'ils  venaient  on 
visite  simplement.  Il  me  fait  apporter  des  narguilés 
charmants  et  du  café  excellent.  Enfin  M.  de  Francque- 
ville commence  doucement  à  parler  de  châles,  et  le 
Persan  finit  par  nous  en  montrer  de  magnifiques,  noirs, 
verts  et  rouges. 

<(  Après  cela,  nous  avons  fait  le  tour  des  murs,  c'est- 
à-dire  que  nous  avons  été  jusqu'aux  Sept-Tours.  Les 
murs,  qui  datent  du  temps  de  Constantin,  sont  bien 
conservés  et  ornés  de  lierre  et  de  verdure.  Du  haut  de 
l'une  de  ces  tours,  nous  avons  eu  une  vue  plus  belle 
encore  que  du  haut  de  celle  du  Seraskier,  ce  qui  m'a 
fait  m' écrier  pour  la  première  fois  que  «  Constantinople 


BàClT   D'UNB   SŒUR. 


était  vraiment  le  plus  bel  endroit  du  monde,  »>  chose 
que  je  n'avais  jamais  dite  encore,  ayant  toujours  jusque- 
là  donné  la  préférence  à  Naples. 

«  Jeudi  11  juin.  —  M.  Texier  est  venu  nous  prendre 
pour  essayer  d'aller  voir  Sainte-Sophie  ;  en  passant,  nous 
avons  admiré  les  fontaines,  qui  sont  si  nombreuses  et 
Fi  charmantes  à  Constantinople ,  et  nous  nous  sommes 
arrêtés  un  instant  devant  la  Sublime-Porte.  Arrivés  à 
Sainte-Sophie,  cet  excellent  et  aimable  M.  Texier  a  con- 
féré longtemps  avec  un  softa,  pour  tenter  de  le  gagner. 
Nous  attendions  avec  anxiété  le  résultat  de  la  conférence; 
enfin  le  softa  vint  dire  que  deux  personnes  (Albert  et 
moi)  pouvaient  entrer.  Puis  on  nous  laissa  entrer  dans 
rintérieur;  mais  c'est  à  peine  si  nous  avons  pu  regarder 
par  Tune  des  trois  portes  qui  conduisent  à  l'enceinte 
véritable  de  cette  célèbre  égh'se  et  mosquée.  Je  n'ai 
donc  pas  pu  voir  sa  belle  et  fameuse  coupole,  mais  j'ai 
vu  un  des  quatre  anges  qui  y  sont  peints,  et  que  les 
Turcs  y  ont  laissés ,  en  en  effaçant  toutefois  le  visage, 
pour  rester  fidèles  à  leur  horreur  pour  toute  représen- 
tation d'une  chose  vivante. 

«  Au  sérail  (grâce  à  M.  Texier),  nous  avons  été  plus 
heureux,  et  nous  avons  vu  la  plus  grande  partie  de  ces 
beaux  portiques  et  de  ces  jardins,  dont  la  végétation 
est  magnifique ,  quoiqu'il  ne  s'y  trouve  pas  de  fleurs. 
Nous  avons  été  jusqu'à  la  grande  et  ravissante  terrasse 
qui  domine  la  mer  ;  puis  nous  avons  pris  un  caïque,  et 
nous  sommes  allés  à  Scutari,  en  Asie.  Là,  nous  sommes 
tous  montés  à  cheval,  et,  jouissant  tout  le  long  du  che- 
min d'une  vue  admirable,  nous  avons  été  visiter  le  champ 
des  morts  de  Scutari,  où  se  trouvent  une  multitude  de 
tombes  environnées  de  cyprès  incomparables  en  nombre 
et  en  beauté. 

«  Au  retour,  la  mer  était  agitée.  Le  soir,  nous  nous 


294  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

sommes  reposés,  et  plusieurs  personnes  sont  venues 
nous  voir,  entre  autres  M.  de  Francqueville  et  le  docteur 
Maroncelli ,  frère  de  celui  que  les  Mémoires  de  Silvio 
Pellico  ont  rendu  célèbre. 

«  Vendredi  12  juin.  —  Quitté  Constantinople  ce  matin, 
conduits  à  bord  de  la  Newa  par  M.  de  Boutenieff,  M.  de 
Fuhrmann  et  le  prince  Gagarin,  qui  nous  ont  donné  des 
fleurs  et  des  fruits;  puis  tout  de  suite,  en  entrant  dans 
la  mer  Noire,  roulis  affreux,  grand  malaise. 

«  Samedi  13  juin.  —  Je  me  suis  réveilla  en  larmes. 
Mon  Dieu!  il  y  a  aujourd'hui  quatre  ans  de  la  mort  de 
mon  père. 

((  Nous  n'avons  vu  toute  cette  journée  que  le  ciel  et 
la  mer. 

«  Odessa,  dimanche  14  juin  1835. 

«  Ohl  quel  bienheureux  moment  que  celui  où  j'ai  vu 
Odessa,  où  l'on  m'a  apporté  une  lettre  de  maman  datée 
du  jour  même!  Mon  Dieu!  votre  bonté  est  grande!  Je 
suis  descendue  dans  une  petite  barque  avec  Albert  et 
M.  Sabouroff.  Nous  nous  sommes  approchés  du  rivage 
et  bientôt  l'un  et  l'autre  se  sont  écriés  qu'ils  voyaient 
ma  mère!  Ma  vue  m'empêchait  d'en  dire  autant;  mais 
nous  approchons  encore  un  peu  et  enfin  je  la  vois,  je  la 
vois  s'avancer!  Oh!  mon  Dieu!  quel  moment  de  béati- 
tude! Que  j'étais  heureuse!  Je  ne  regrettais  pas  de  ne 
pas  pouvoir  l'embrasser.  Mon  cœur  débordait  de  recon- 
naissance et  de  joie.  Après  avoir  été  séparée  d'elle 
depuis  si  longtemps,  et  par  une  telle  distance,  la  voir, 
l'entendre,  voir  cette  chère  belle  figure  qui  me  regarde, 
qui  me  parle,  n'était-ce  pas  immense!  Ils  m'ont  jeté  des 
fleurs  et  une  bague  que  maman  m'apportait.  Nous  étions 
assez  près  pour  nous  voir  et  nous  parler,  mais  un  agent 
sanitaire  était  en  sentinelle  pour  nous  empêcher  de  nous 


RéCIT    D'UNB    SCBUR.  .     «M 

jtoucher.  Au  coucher  du  soleil  nous  nous  sommes  sépa- 
rés, car  nous  devons  encore  coucher  à  bord  aujour- 
d'hui. » 

ALBEQT    A     MA    MÈRE. 

«  Odessa,  15  Juin  1833. 

«  Ma  mère*  mille  fois  chérie,  nous  voici  en  quaran- 
bine  et  à  peu  près  au  terme  de  notre  voyage,  nous 
portant  tous  à  ravir  et  arrivés  à  Odessa  depuis  hier 
matin.  Ma  belle-mère  y  était  déjà.  Elle  fut  avertie  sur- 
le-champ,  et,  une  heure  après  notre  arrivée ,  elle  était 
avec  Lapoukhyn  et  Catiche  au  lazaret,  à  quatre  pas  de 
nous,  pouvant  nous  parler,  mais  non  nous  approcher. 
Du  plus  loin  qu'Alex  et  sa  mère  se  sont  vues,  elles  ont 
fondu  en  larmes,  l'une  criant  :  «  Liebe,  liebe  mama!  » 
(et  vous  connaissez  ces  belles  grosses  larmes  d'Alex) 
de  l'autre  côté  sa  mère  pleurant  et  criant  aussi  : 
'(  Sacha!  »  Enfin  tout  s'est  calmé  et  nous  nous  sommes 
mis  à  causer  doucement  pendant  plus  d'une  heure. 

«  Ce  matin  nous  sommes  en  quarantaine,  établis  au 
lazaret,  qui  est  un  lieu  complètement  magnifique.  Nous 
avons  une  maison  pour  nous  seuls,  une  autre  pour 
Putbus,  un  emplacement  immense  pour  nous  promener.» 

(  Le  reste  de  cette  lettre  est  rendue  illisible  par  la 
fumigation.) 

JOURNAL    D*ALEXANDRINB. 

«  Odessa,  lundi  15  juin.  —  Nous  voici  établis  pour 
quatorze  jours,  pendant  lesquels  nous  pourrons  voir  ma 
mère  pendant  la  plus  grande  partie  de  la  journée. 

«  Mardi  16.  —  Aujourd'hui  le  comte  de  Woronzoff, 
gouverneur  d'Odessa,  est  venu  nous  voir. 


S9«  RÉCIT    D'UNE    SŒU». 

«  20  juin.  —  ...  Les  jours  passent  et  nous  continuons 
ce  joli  train  de  vie.  Quelle  agréable  quarantaine!  Non- 
seulement  ma  mère  et  Lapoukhyn  passent  la  journée! 
avec  nous,  mais  une  foule  d'amis  et  de  connaissances 
viennent  nous  voir.  Le  comte  Apraxin  et  le  comte  Wo-' 
ronzoff  aujourd'hui,  puis  M^^Narishkin,  M'"«  de  Choiseul 
(née  Galitzin)  et  d'autres  encore. 

«  Hier  nous  avons  fait  attendre  maman  afin  de  mettre 
à  exécution  une  idée  bouffonne  de  Sabouroff.  Il  s'est 
revêtu  d'un  superbe  costume  turc  qu'il  possède ,  il  en 
a  prêté  un  (également  parfait)  d'Albanais  à  Albert.  Moi 
je  me  suis  coiffée  comme  les  femmes  le  sont  à  Smyrne, 
j*ai  attaché  une  sorte  de  robe  de  chambre  avec  un  châle 
serré  autour  de  ma  taille,  dans  lequel  j'ai  mis  mon  poi- 
gnard; puis  je  me  suis  assise  à  côté  de  M.  Sabouroff 
sous  une  magnifique  tente  qui  lui  appartient  aussi, 
ayant  pour  siège  le  tapis  que  m'a  donné  M.  Boutenieff, 
Albert  près  de  nous,  debout,  le  petit  nègre ^  derrière, 
M.  Tchefkine^  en  Circassien,  Putbus  en  Bédouin  devant 
l'entrée  de  la  tente.  Nous  avons  alors  fait  entrer  maman 
et  le  prince ,  qui  ont  beaucoup  ri  et  beaucoup  joui  de 
cette  plaisanterie.  » 

ALBERT    A    MON    PÈRE. 

«  Odessa,  au  lazaret,  22  juin  1835. 

«Vous  ne  sauriez  croire,  mon  père  chéri,  combien 
tout  le  monde  a  été  bon  pour  nous  à  Constantinople.  Il 
3st  impossible  d'être  plus  gracieux  et  "meilleur  que  cha- 
cun de  ceux  auxquels  nous  avons  eu  affaire.  Je  com- 
mencerai par  M.  de  Boutenieff,  ministre  de  Russie,  qui 

1 .  Appartenant  à  M.  Sabouroff. 

2.  Un  autre  de  leurs  compagnons  de  voyage. 


RéCIT    D*UNB   SŒUR.  tff} 

nous  a  comblés  de  bontés.  Il  connaissait  Alexandrine 
depuis  son  enfance,  et  l'amitié  qu'il  lui  a  témoignée  m'a 
bien  touché.  L'amiral  Roussin  a  aussi  été  très-bon  pour 
moi  et  m'a  parlé  de  Fernand  avec  un  vif  intérêt.  Mais 
Texcellent  M.  d'Eyragues,  qui  vous  conserve  un  tendre 
Utachement,  ainsi  qu'à  tous  les  miens,  a  été  pour  nous 
d'une  hospitalité  et  d'une  bonté  qui  dépassent  toute 
expression.  11  m'a  parlé  de  vous  avec  la  plus  vive  recon- 
naissance. Il  y  avait  encore  à  la  légation  de  France  l'in- 
terprète de  M.  de  Francqueville,  un  jeune  homme  char- 
mant, qur  s'est  aussi  mis  en  quatre  pour  nous  être 
agréable.  Enfin ,  je  n'oublierai  jamais  la  réception  de 
tous  ceux  que  j'ai  vus*  à  Constantinople.  Je  dois  vous 
dire,  du  reste,  pour  expliquer  un  peu  ce  chorus  d'em- 
pressement, que  mon  Alex  possède  un  je  ne  sais  quoi 
qui  lui  gagne  tous  les  cœurs,  et  je  sais  assez,  par  expé- 
rience, combien  est  charmant  cet  attrait  qu'elle  inspire. 
«  Nous  sommes  ici  au  lazaret,  comme  dans  une  jolie 
campagne.  Tous  les  jours,  ma  belle-mère  vient  passer 
la  matinée  wec  nous,  s'en  va  pour  dîner  et  revient  le 
soir.  Nous  passons  ainsi  la  journée  à  bavarder  à  quatre 
pas  les  uns  des  autres  ;  encore  quelques  jours  de  patience 
et  nous  nous  embrasserons.  Lapoukhyn  avait  pensé 
d'avance  à  nous  procurer  un  excellent  cuisinier  qu'il  a 
claquemuré  avec  nous  en  quarantaine.  Vous  voyez  que, 
nous  sommes  bien  loin  d'être  à  plaindre.  On  est  aux 
petits  soins  pour  nous,  et  le  gouverneur  général,  le 
comte  Woronzoff ,  ne  nous  laisse  manquer  de  rien,  pas 
même  de  journaux  français,  qu'il  nous  envoie  tous  les 
jours.  A  notre  lil)erté  près,  nous  sommes  absolument 
comme  chez  nous.  » 


•08  RECIT    D'UNE    SŒUR. 


ALBERT    A    M.     DE    MONTALEMBERT. 

«  Lazaret  d'Odessa,  25  juin. 

(Cette  lettre  contient  le  récit  de  leur  séjour  à  Gon- 
stantinople  et  de  leur  voyage,  puis  la  description  de  leur 
vie  au  lazaret,  après  quoi  Albert  continue)  : 

((  Dans  quatre  jours  nous  sortons  et,  après  deux  jours 
de  séjour  à  Odessa,  nous  partons  pour  Korsen.  Dans  la 
première  moitié  de  septembre ,  nous  nous  acheminons 
vers  l'Italie,  et  Tété  prochain  nous  irons  enfin  rejoindre 
mon  père  en  France.  Mon  mal  du  pays  m'étouffe.  J'ai 
lu,  dans  le  Journal  de  Francfort,  que  M.  de  bamennais 
était  arrivé  à  Paris  pour  défendre  les  accusés  d'avril. 
Bon  Dieu!  quelle  idée!  Gomment  a-t-elle  pu  lui  venir! 
Remercie  bien  M.  Lacordaire  de  son  bon  souvenir.  Ses 
conférences  seront  publiées,  je  l'espère,  car  un  pauvre 
exilé  comme  moi  ne  peut  renoncer  à  prendre  part  à  ce 
qui  émeut  si  vivement  la  jeunesse  parisienne.  Alex  est 
bien  touchée,  cher  ami,  de  ta  constante  amitié,  et  je 
suis  sûr  qu'elle  ne  me  pardonnera  pas  de  lui  avoir  laissé 
si  peu  de  place  pour  t'écrire.  Je  te  dirai  comme  à  un 
ami  qui  prend  un  vif  intérêt  à  mon  sort,  que  les  succès 
la  poursuivent  partout  où  elle  passe.  A  Smyrne,  elle  a 
fait  une  passion,  à  Gonstantinople,  trois,  dont  une  réci- 
proque! Ici,  en  quarantaine,  les  déclarations  pleuvent 
de  tous  les  coins.  J'en  suis  réduit  à  la  prier  de  n'en- 
courager que  les  amusants.  » 

ALEXANDRINE    (dANS    LA    MÊME    LETTRE). 

«  Il  m'a  laissé,  en  effet,  bien  peu  de  place.  J'ajouterai 
que  ces  quatre  individus  dont  il  parle  sont  tous  des 
Français  :  ce  qui  confirme  la  remarque  de  Pauline,  que 


&BCIT   O'UNB    SŒUR. 


j'ai  le  don  de  leur  plaire  plus  qu'à  d'autres.  Que  devien- 
dra la  France  quand  j'y  résiderai!  J'ai  trop  de  choses  à 
vous  conter,  aussi  je  ne  vous  dirai  rien;  d'ailleurs,  plus 
de  place!  Donnez-nous  toujours  de  vos  nouvelles.  Vous 
êtes  notre  ami,  notre  irère.  En  Asie,  comme  en  Europe, 
je  vous  ai  toujours  nommé  dans  mes  pauvres  prières,  et 
j'espère  que  Dieu  vous  rendra  heureux  et  nous  réunira 
tous,  tous!  Ici,  en  quarantaine,  un  livre  de  Swedenborg 
nous  est  tombé  sous  la  main,  il  nous  a  fort  étonnés  et 
intéressés.  Que  pensez-vous  de  cet  homme?  Quelle  vie 
singulière!  toujours  en  conversation  avec  les  esprits, 
dont  il  parle  comme  nous  d'autres  hommes.  Et  tout  ce 
qu'il  conte  des  anges!...  11  paraît  que  sa  vie  a  été  très- 
vertueuse  et  paisible.  Mais  je  suis  sûre,  malgré  cela,  que 
vous  Tanathématisez  de  la  belle  façon;  —  ou  peut-être, 
par  esprit  de  contradiction  et  parce  que  je  crois  cela , 
allez-vous  l'excuser! 

«  Je  ne  vous  parle  pas  du  bonheur  céleste  que  j'ai  eu 
a  revoir  ma  mère.  Dieu  merci!  je  Tai  trouvée  mieux 
que  je  ne  l'espérais.  Dieu  merci  !  aussi  mon  Albert  va 
bien.  Notre  bon  ami,  venez  passer  l'hiver  avec  nous! 
Qu'avez-vous  de  mieux  à  faire?  » 

JOURNAL     d'aLEXANDRINE. 

«  Lundi  29  juin.  —  Enfin,  aujourd'hui,  j'ai  pu  me 
jeter  dans  les  bras  de  ma  mère.  Cela  a  été  comme  un 
second  revoir  et  un  second  délicieux  moment.  Et  ma 
bonne  Catiche,  et  le  prince  aussi!  Quel  bon  jour!  Arri- 
vée à  l'hôtel  de  Richelieu,  j'ai  revu  avec  tant  de  joie 
tous  les  objets  quf  me  rappellent  la  présence  de  maman. 
Puis,  la  bonne  Krùger  est  venue  m'embrasser,  et  deux 
autres  petites  suivantes  (et  esclaves)  de  maman  se  sont 
approchées  pour  ^ne  voir  et  faire  connaissance. 


RÉCIT   D'UNE   SŒUR. 


«  Dîné  tous  ensemble.  Tout  me  paraissait  si  singulier 
et  si  agréable!  La  bonne  Catiche  a  fait  le  thé.  Je  me 
rejette  dans  la  paresse  et  je  laisse  tout  le  monde  tout 
faire  pour  moi. 

«  Jeudi  2  juillet.  —  A  sept  heures  quitté  Odessa; 
Albert,  Putbus,  maman  et  moi,  accompagnés  de  Kruger 
et  de  Cléophile  ^  :  le  prince  était  parti  hier. 

((  Terrible  chaleur.  Steppes,  véritable  désert  sans  arbre, 
sans  moissons,  sans  habitants... 

«  Nicolaieff,  où  nous  avons  couché,  est  cependant  bien 
situé.  Les  églises  sont  toujours  soignées,  même  dans  les 
plus  vilains  petits  villages ,  et  leur  architecture  est  gra- 
cieuse et  rappelle  celle  des  mosquées.  » 

ALBERT    A    MA     MÈRE,     EUGÉNIE     ET    MOI. 
I    «  Korsen,  4  juillet  1835. 

«  Vite,  vite,  un  mot  à  la  hâte  pour  vous  dire  que  nous 
sommes  arrivés  ce  soir  dans  ce  ravissant  Korsen ,  mais 
je  suis  tellement  suffoqué  d'admiration  que  je  ne  pour- 
rai point  vous  le  décrire.  Position  charmante,  château 
magnifique,  comble  de  conforts  de  toute  nature.  Appar- 
tement pour  Alex  et  pour  moi,  tel  que  je  n'en  désirerais 
pas  d'autre  pour  le  reste  de  ma  vie.  La  chambre  d'Alex 
ravissante.  Notre  salon  un  vrai  bijou.  Ma  chambre  char- 
mante, et  ornée  d'une  vaste  toilette  d'argent.  L'appar-, 
tement  de  ma  belle-mère,  comme  je  n'en  ai  jamais  vu 
de  semblable,  ainsi  que  celui  du  prince.  Les  salons  et 
une  grande  salle  de  bal  remplie  de  copies  des  plus  bel- 
les statues  des  galeries  d'Italie;  tout  cela  est  magnifique, 
et  j'oublie  encore  l'orangerie  qu'il  faut  traverser  pour 
venir  chez  nous!  Le  château  est  sur  un  rocher,  entouré 

i.  Femme  de  chambre  d'Alexandiine. 


RÉCIT   D'UNE    SŒUR.  SOI 

de  cascades,  et  au  delà  on  voit  des  barques  pavoisées. 
Enfin  tout  est  très-bien,  tout  est  au  mieux,  voire  même 
nos  santés  qui  sont  incomparables ,  à  la  fatigue  près. 
Que  je  voudrais  vous  tenir  ici ,  ne  fût-ce  que  pour  une 
seule  journée  !  Quand  recevrons-nous  de  vos  nouvelles  ? 
J'en  ai  soif.  Que  faites-vous?  Que  se  décide-t-il?  Où 
allez-vous  cet  hiver?  Pas  de  nouvelles  de  vous,  et  depuis 
si  longtemps  nous  sommes  partis! 

((  Vous  ne  sauriez  vous  imaginer,  ma  bonne  mère,  la 
bonté  de  ma  belle-mère.  Je  serais  son  propre  fils  qu'elle 
n'aurait  pas  pour  moi  de  plus  tendres  petits  soins,  et  le 
bon  prince  ne  sait  qu'inventer  pour  nous  témoigner  sa 
sollicitude.  Ils  me  chargent  tous  deux  de  les  rappeler  à 
votre  souvenir,  et  ma  belle-mère  vous  demande  de  ne 
pas  être  inquiète  des  soins  qu'on  me  donnera,  car  elle 
m'aime  comme  un  fils ,  et  cela  je  vous  l'écris  aussi  de 
ma  part,  ma  mère  chérie.  Il  est  impossible  d'être  meil- 
leure. Ah!  que  ne  pouvons-nous  vous  tenir!  Quelle  bonne 
vie  de  château  nous  mènerions!  A.  propos  de  vie  de 
château,  mandez-nous  donc  si  mon  bon  père  a  loué  ou 
acheté  une  maison  de  campagne.  Embrassez-bien  mes 
sœurs  chéries,  et  vous,  ma  bonne  mère,  je  vous  embrasse 
de  toute  mon  âme.  » 

(d'alexandbine    dans   la   même   lettre)  : 

«  Nous  voici  donc,  Dieu  merci ,  arrivés  ici ,  où  tout  a 
surpassé  notre  attente.  C'est  d'un  nanti  d'un  confort! 
d'une  élégance  !  Figurez-vous ,  mes  sœurs ,  ma  chambre 
toute  rose;  lit,  rideaux,  stores,  tout  cela  en  soie  rose, 
un  charmant  paravent  qui  entoure  le  lit,  en  soie  de  la 
même  couleur,  ainsi  que  les  meubles  en  velours.  Dans 
le  salon  où  je  suis  en  ce  moment  se  trouvent  deux  bel- 
les statues  en  marbre  blanc.  Toute  la  chambre  est  ten- 
due et  meublée  en  soie  rouge,  et,  de  la  délicieuse  table 


802  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

sur  laquelle  je  vous  écris,  j'aperçois  par  toutes  les  fenê- 
tres une  vue  charmante.  Des  parterres  de  fleurs  entou- 
rent le  château  de  tous  côtés.  Enfin  il  est  impossible  de 
vous  décrire  tout  cela  ce  soir;  ceci  est  seulement  pour 
vous  en  donner  une  idée  et  vous  ff 'rc  jouir  avec  nous! 
Ce  qui  vaut  mieux  que  tout,  c'est  que,  Dieu  merci,  notre 
Albert  a  supporté  admirablement  la  fatigue.  J'en  suis  tout 
étonnée,  et  je  5uis  convaincue  maintenant  que  le  voyage, 
soit  par  mer,  soit  autrement ,  lui  est  salutaire. 

((  J'ai  besoin  de  repos  et  il  faut  absolument  que  je 
fasse  de  longues  ablutions  avant  d'aller  me  mettre  dans 
mon  délicieux  lit.  Bonsoir  donc, 

«  J'espère  qu'à  vous  autres  les  joies  ne  vous  man- 
quent pas  non  plus.  Dieu  veuille  que  tout  s'arrange  pour 
le  bonheur  de  tous  !  Je  pense  à  vous  sans  cesse ,  mes 
bonnes  sœurs,  malgré  mes  distractions  sans  nombre.  Ma 
bonne  mère,  je  vous  écrirai  bientôt  et  mieux.  Je  prie 
Dieu-  de  Vous  bénir  tous.  » 


Pendant  environ  quinze  jours,  rien  ne  troubla  l'agré- 
ment et  le  repos  Ju  séjour  de  Korsen.  Alexandrine  jouis- 
sait avec  transport  du  bonheur  d'être  réunie  à  sa  mère 
dans  ce  beau  lieu.  Albert  était  mieux  qu'il  n'avait  été 
depuis  longtemps  et  pouvait  tout  partager  avec  elle.  Ils 
étaient  satisfaits  du  succès  de  leur  grand  voyage  et  ils 
en  projetaient  d'autres;  enfin,  ces  jours  furent  au  nom- 
bre des  plus  heureux  de  leur  courte  union.  Mais  ils 
furent  bien  rapides,  car,  le  H  juillet,  un  léger  crache- 
ment de  sang  vint  obliger  Albert  à  reprendre  sa  vie  de 
privations  et  de  soins,  et.  fut  le  •  premier  avertissement 
de  tristesses  plus  grandes  qui  se  préparaient.  Alexan- 


RÉCIT   D*UNB   SŒUB.  «ot 


drine,  vers  ce  temps-là,  raconte  que  «  écrivant  un  soir, 
seule  et  très-tard  dans  son  joli  salon ,  elle  fut  assez 
effrayée  par  une  chauve-souris  qui  traversa  la  chambre 
où  elle  était,  entra  dans  sa  chambre  à  coucher  et  alla  se 
placer  sur  le  haut  de  son  lit,  où  elle  se  mit  à  crier,  ce 
qui  lui  causa  une  terreur  sinistre.  Ne  voulant  réveiller 
personne,  elle  eut  beaucoup  de  peine  à  se  débarrasser 
de  cet  hôte  de  mauvais  augure,  et  il  lui  resta,  malgré 
elle,  de  cette  circonstance,  une  impression  pénible  et 
superstitieuse.  » 

Peu  de  jours  après  Albert  reçut  de  ma  mère  une  let- 
tre qui  lui  causa  une  vive  satisfaction  en  lui  apprenant 
l'acquisition  que  venait  de  faire  mon  père  du  château 
de  Boury.  Cette  nouvelle  le  comblait  de  joie,  car  elle 
réalisait  son  vœu  si  ardent  d'avoir  un  .domicile,  un  lieu 
,de  réunion  avec  les  siens  en  France.  «  Il  avait  ri,  chanté, 
et  avait  été  toute  cette  matinée,  dit  Alexandrine,  d'une 
gaieté  folle.  »  Elle  fut  donc  étonnée ,  le  soir,  de  remar- 
quer qu'il  était  tout  d'un  coup  devenu  très-grave.  Quand 
elle  se  retrouva  avec  lui  dans  sa  chambre,  il  lui  dit 
qu'il  se  sentait  moins  bien  et  qu'il  croyait  qu'il  allait 
avoir  un  nouveau  crachement  de  sang  (il  ne  vou- 
lut pas  lui  dire  qu'il  avait  déjà  commencé).  Il  se  promena 
une  partie  de  cette  nuit  dans  une  sorte  d'agitation  ner- 
veuse qu'il  ne  pouvait  maîtriser.  Enfin,  à  la  prière  de 
sa  femme,  il  se  coucha  et  parut  beaucoup  plus  calme 
pendant  plusieurs  heures.  Mais  le  lendemain,  dans 
l'après-midi ,  le  crachement  de  sang  recommença  plus 
fort;  on  le  saigna  à  l'instant,  et  le  médecin  crut  que, 
pour  cette  fois,  le  danger  était  passé.  Vers  le  soir 
Alexandrine  était  allée  se  déshabiller  dans  sa  chambre, 
elle  avait  laissé  Albert  dormant  ;  mais  en  retournant  près 
de  lui  peu  d'instants  après,  doucement,  le  croyant  tou- 
jours endormi,  elle  l'entendit  tousser.  Elle  s'avance  alors 


S04  RECIT    D    JNB    SŒUR. 


plus  vite,  et  arrive  à  temps  pour  le  soutenir  au  milieu 
d'un  nouveau  crachement  de  sang  tellement  plus  vio- 
lent que  les  autres,  que,  glacée  d'épouvante,  elle  se 
demandait  s*il  allait  mourir  entre  ses  bras,  faute  de 
secours,  et  n'osait  cependant  le  quitter  pour  aller  en 
chercher.  Un  instant  elle  s'échappe  pour  aller  jusqu'à  la 
porte  et  crier  :  «  Julien  !  Cléophile  !  »  Albert  l'entend  et 
lui  dit  à  haute  voix  de  ne  pas  faire  de  bruit.  Alexan- 
drine  comprend  qu'il  y  a  un  danger  mortel  pour  lui  à 
parler  en  ce  moment  et  revient  à  la  hâte.  Cet  horrible 
crachement  de  sang  continuant  cependant  et  personne 
ne  venant,  elle  se  précipite  une  seconde  fois  hors  do  la 
chambre  tout  éperdue;  elle  parvient  ainsi  au  bout  de 
l'orangerie  où  elle  rencontre  enfin  Cléophile ,  à  laquelle 
elle  crie  :  «  De  la  glace  !  un  médecin  !  »  puis  revient  en 
courant  auprès  d'x\lbert,  où  elle  est  bientôt  entourée  de 
tout  le  monde.  De  la  glace  et  une  nouvelle  saignée  arrê- 
tèrent en  effet  cette  effrayante  hémorragie;  mais  pen- 
dant trois  jours,  le  médecin  déclara  qu'il  ne  pouvait 
répondre  de  sa  vie  et  ordonna  l'immobilité  et  le  silence 
le  plus  complet.  «  Un  de  ces  jours,  dit  Alexandrine, 
j'étais  levée  de  grand  matin ,  je  venais  de  chez  lui ,  je 
rentrais  dans  ma  chambre  dans  un  état  de  silencieuse 
angoisse  sur  l'avenir  qui  m'attendait,  je  n'osais  l'envi- 
sager ;  je  regardai  autour  de  moi ,  et  ma  jolie  chambre 
ne  me  parut  plus  rose;  je  me  mis  à  la  fenêtre  et  la 
couleur  du  matin  ne  me  sembla  plus  riante.  Il  me  vint 
subitement  l'idée  d'entr' ouvrir  l'Évangile  et  d'y  cher- 
cher quel  serait  mon  sort.  J'ouvre  mon  Nouveau  Testa- 
ment et  je  lis  :  «  Honore  les  veuves  qui  sont  véritablement 
veuves  »  (saint  Paul).  Je  crus  avoir  vu  un  fantôme  et  je 
poussai  presque  un  cri.  Jamais  encore  ma  pensée  n*avait 
formulé  cet  horrible  mot  :  veuve  J  » 
Albert  allait  beaucoup  mieux  cependant,  et  un  peu  de 


RéCIT   D'UIfB   SŒUR. 


sécurité  renaissait,  lorsque,  le  IS  août,  Catiche  dit  à 
Alexandrine  qu'elle  croyait  encore  avoir  vu  du  sang  dans 
le  bassin  d'argent  placé  à  côté  de  lui,  mais  qu'elle  pen- 
sait que  ce  n'était  peut-être  que  le  jus  des  fruiu  qu'il 
avait  mangés  pour  toute  nourriture  depuis  le  matin. 
Alexandrine  savait  qu'un  renouvellement  si  prompt  do 
ce  crachement  de  sang  était  la  mort  pour  lui  :  l'excès 
de  son  inquiétude  et  de  sa  tendresse  lui  fit  faire  alors 
une  action  étrange,  qui  paraîtra  peut-être  choquante  et 
même  repoussante  à  quelques-uns,  mais  que  je  ne  puis 
omettre,  car  elle  peint  un  dévouement  et  un  oubli  de 
soi,  plus  grand  peut-être  que  celui  qui  fait  sucer  une 
plaie  empoisonnée  pour  sauver  là  vie  d'un  blessé.  Elle 
prit  le  bassin  dès  qu'elle  fut  seule  et  l'approcha  de  ses 
lèvres  afin  de  s'assurer  que  ce  n'était  pas  le  sang  d'Al- 
bert, et  que  la  fatale  veine  ne  s'était  pas  rouverte! 

Encore  un  mois  de  soins,  de  précautions,  de  remèdes, 
un  mieux  décidé  enfin,  et  peu,  à  peu  la  vie  reprise  à  peu 
près  comme  auparavant  :  c'est  ainsi  que  se  passa  la  fin 
de  ce  séjour  troublé,  mais  doux  encore,  de  Korsen. 

A  peine  remis ,  le  charme  et  la  gaieté  du  caractère- 
d'Albert  reparaissaient  à  l'instant.  Il  s'oubliait  si  facile- 
ment lui-même,  que  c'est  à  peine  si  on  trouve  dans  ses 
lettres  et  son  journal  la  moindre  trace  dii  danger  qu'il 
venait  de  courir  ;  sa  tendresse  pour  les  siens  et  sa  gaieté 
y  paraissent  seules.  Ce  fut  l'un  de  ces  jours  où  il  était 
encore  malade  qu'il  écrivit  ceci  dans  son  journal  : 

«  Dans  la  nuit  du  15  au  16  août  j'ai  rêvé  que  mon 
bien-aimé  frère  Cbarles  s'était  battu  en  duel ,  avait  tiré 
le  premier  et  de  loin,  et  avait  été  tué  par  son  adversaire 
qui  s'était  avancé  à  quatre  pas  et  ne  l'avait  pas  manqué! 
Heureusement  que  cet  adversaire  était  C...,  tué  lui- 
même,  le  pauvre  malheureux,  en  duel,  il  y  a  plus  de 

i  2U 


3e«  RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


trois  mois  *.  Mais  néanmoins  je  serai  bien  aise  quand  je 
recevrai  une  lettre -de  France  datée  du  16  août  1835.  » 

Peu  après  il  écrivit  à  Eugénie,  et,  après  lui  avoir  parlé 
un  instant  sérieusement  et  de  lui  et  d'elle-même,  il  con- 
tinue sur  un  autre  ton  : 

((  Quant  à  l'élégance,  je  me  fie  à  toi  et  je  suis  sûr  que 
tu  as  celle  que  tu  sais,  celle  que  j'aime,  ce  bon  goût 
cosmopolite  qui  n'est  d'aucun  pays  et  qui  est  de  tous, 
un  cachet  étranger,  qui  n'est  ni  anglais,  ni  allemand,  ri 
italien,  ni  français,  ni  espagnol,  mais  de  tout  un  peu, 
de  rien  en  entier,  une  tournure  à  part,  une  mise  à  part» 
un  parfum  à  part  :  tu  me  comprends,  n'est-ce  pas?  Enfin, 
mes  sœurs,  ne  devenez  ni  Anglaises,  ni  Françaises,  cela 
vous  gâterait.  Ici,  je  suis  à  la  source  de  l'élégance  cos- 
mopolite, ma  belle-mère  en  a  le  cachet  et  je  sais  que  ce 
qui  plaît  tant  dans  Aîex ,  c'est  encore  cela  en  grande 
partie.  Adieu ,  chère ,  chère  amie.  C'est  maintenant  à 
Pise  qu'il  faut  adresser  vos  lettres,  car  nous  allons  bien- 
tôt nous  acheminer  vers  l'Italie  en  faisant  encore  un 
délicieux  voyage.  Donne-moi  des  nouvelles  de  Charles, 
car  j'ai  fait  sur  lui  un  stupide  rêve  qui  me  tracasse; 
embrasse -le  pour  moi  ainsi  que  ma  bonne  Emma  et 
Alfred...  Qu'il  me  tarde  de  vous  revoir  et  de  vous 
embrasser  tous!  » 

La  gaieté  d'Albert,  on  le  voit,  semblait  revenue;  mais, 
pour  Alexandrine,  il  en  fut  autrement.  Jusque-là,  mal- 
gré l'inquiétude. sourde  qui,  depuis  son  mariage,  avait 
plus  ou  moins  troublé  son  bonheur,  jamais  sa  confiance 
dans  l'avenir  n'avait  été  ébranlée.  Elle  se  disait  toujours 
qu'Albert  guérirait  entièrement  un  jour,  et  que  toutes 

1.  Le  môme  qui  avait  voulu  se  battre  avec  Albert  le  jour  du 
•iéjcuner  de  Pompôia,  en  1832.  J 


HBCIT   D'UNB   SŒUR. 


les  privations  qu'il  s'imposait  lui  assureraient  de  longues 
années  de  santé  et  de  bonheur.  Mais,  après  cet  accident 
de  Korsen,  quoiqu'elle  eût  encore  gardé  de  Tespérance, 
elle  ne  recouvra  jamais  sa  sécurité.  Pour  la  première 
fois,  l'avenir  qui  l'attendait  s'était  offert  à  sa  pensée  et, 
quoiqu'elle  en  détournât  les  yeux  le  plus  possible,  elle 
ne  fut  plus  la  même  après  ce  jour  et  perdit  presque  sans 
retour  la  gaieté  enfantine  qu'elle  avait  conservée  jus- 
qu'alors. On  verra,  par  la  lettre  suivante,  quelle  mélan- 
colie commence  à  s'emparer  d'elle,  en  dépit  de  toutes  les 
illusions  qu'elle  se  faisait  encore. 


ALEXANORINE     A    PAULINE. 

«  Korsen,  26  août  1835. 

u  Ma  chère  Pauline,  j'ai  envie  de  t' écrire  une  longue 
lettre  pour  me  débarrasser  un  peu  le  cœur.  Il  est  si 
plein  qu'il  déborde,  et  mes  nerfs  sont  malades,  je  t'en 
préviens  d'avance.  Oh!  je  pourrais  verser  des  larmes 
amères  lorsque  je  pense  qu'Albert  est  malade  !  lorsque 
je  pense  à  tout  ce  qu'il  a  déjà  souffert... 

«  J'ai  laissé  là  cette  lettre,  parce  que  je  n'en  pouvais 
plus  de  fatigue.  Me  voici  un  peu  calmée  et  un  peu  moins 
triste,  parce  que,  grâce  au  ciel!  Albert  va  mieux,  et  (ce 
que  nous  trouvons  un  bien  bon  signe)  il  est  peu  éprouvé, 
et  peu  ciangé  depuis  ce  dernier  accident ,  sur  lequel  je 
ne  veux  plus  revenir,  tant  ce  souvenir  m'effraye  encore! 
Ah!  Pauline,  je  suis  un  peu  remise,  mais  cependant, 
quelle  vie  d'inquiétude  je  mène,  et  combien  de  terreurs 
viennent  me  tourmenter!  Lorsque  je  mets  les  choses  au 
mieux,  je  pense  quelquefois  que,  lorsqu'il  aura  atteint 
ce  bienheureux  âge  de  trente  ans  que  je  désire  avec  tant 
d'impatience  —  puisqu'on  n'ose  pas  me  faire  espérer  sa 


808  B.ÉCIT    D'UNE    SŒUR. 

guérison  plus  tôt  —  je  peiise  qu'alors  il  sera  beau,  fort, 
brillant,  plein  de  jeunesse  et  de  vie,  jouissant  à  chaque 
minute  de  sa  santé  revenue  ;  et  que  moi  je  serai  vieille, 
plus  vieille  encore  par  les  inquiétudes  que  par  les  années, 
et  ma  santé  détruite  par  tout  ce  que  j'aurai  craint  pour 
lui!  Mais  cela,  c'est  le  mieux,  et  je  voudrais  bien  en  être 
déjà  à  cette  sensation  douloureuse  de  ne  pas  être  assez 
jeune  et  assez  jolie  pour  lui!...  Enfin  que  tout  soit  comme 
Dieu  le  veut! 

«  Voilà  des  idées  douloureuses  que  j* ai  versées  de  mon 
cœur  dans  le  tien;» cela  fait  du  bien  de  se  plaindre,  mais 
que  Dieu  m'empêche  de  murmurer  !  Je  reconnais  n'êtiie 
pas  assez  patiente ,  mais  j'espère  que  ce  n'est  pas  de 
l'envie,  lorsque,  par  exemple,  je  compare  ton  sort  au 
mien.  Ton  mari  est  celui  de  ton  choix  comme  le  mien, 
mais  tu  n'as  pas  eu,  jusqu'à  ce  jour,  un  seul  instant 
d'inquiétude  pour  lui.  Votre  religion  est  la  même,  et 
pour  que  cela  fût ,  vous  n'avez  eu  à  supporter  qu'un 
nuage  passager  :  vous  n'avez  pas  eu  de  cœur  à  déchirer. 
Ma  Pauline,  sens  bien  ton  bonheur,  et  avec  ton  peu 
d'espérance,  ne  te  crée  pas  de  chagrins  imaginaires! 
Pardonne  ce  sermon  à  ta  pauvre  vieille  sœur.  Cependant 
je  puis  bien  assurer  que  je  ne  voudrais  changer  mon 
sort  contre  celui  de  personne  au  monde ,  et  c'est  là  ce 
qui  fait  que  je  ne  crains  pas  de  dire  tout  ceci. 

«  Tu  juges  de  l'effet  qu'ont  dû  me  faire  ces  paroles  de 
ta  lettre  :  u  Ceci  est  le  dédommagement  de  toutes  les 
tristesses  de  l'année  dernière.  Qui  nous  eût  dit,  lorsque 
tu  étais  si  inquiète  à  S.  Aniello,  que  cette  année  serait 
rempHe  par  un  beau  et  brillant  voyage?  »  0  Pauline! 
tu  croyais,  tu  écrivais  cela,  et,  malgré  ce  beau  voyage,^ 
malgré  ce  bonheur  de  revoir  ma  mère,  je  suis  plus  triste 
cette  année  qu'à  S.  Aniello,  non  pas  qu'Albert  soit  pire 
(Dieu  merci,  il  est  même  positivement  mieux),  mais  je 


mÉCIT  D'UNB   SŒUl.  SO^ 

safe  maintenant  quel  est  le  danger,  et  je  rfgnorais 
alors.  » 

Cette  lettre  fut  écrite  dans  les  derniers  jours  de  leur 
séjour  à  Korsen.  Il  était  important  pour  eux  de  ne  point 
s'y  laisser  surprendre  par  1* arrière-saison,  et  le  !•'  sep- 
tembre 1835,  ils  commencèrent  leur  long  voyagea 

VOYAGEL 

JOURNAL    D*ÂLEXÂNDRINB. 

•  Korsen,  mardi  1"  septembre  1833. 

«  Ce  matin ,  ma  bonne  mère  est  montée  chez  moi 
avant  que. je  ne  fusse  prête.  Nous  devions  partir  à  huit 
heures.  Je  suis  descendue  pour  prendre  encore  une  fois 
le  thé  avec  elle  dans  ce  cher  joli  petit  salon.  Enfin  nos 
terribles  adieux  ont  commencé.  Maman  et  moi,  nous 
nous  tenions  embrassées,  de  sorte  que  nous  n'enten- 
dions pas  d*abord  une  grande  rumeur  qui  se  faisait.  La 
calèche  de  Putbus  avait  versé  et  on  croyait  le  cocher 
tué.  Dieu  merci ,  il  n*a  rien  eu.  Nous  avons  attendu 
quelque  temps  pour  nous  en  assurer,  et  puis  enfin, 
après  que  ma  pauvre  mère  m'a  eu  mille  fois  embrassée 
et  bénie ,  j'ai  eu  le  courage  de  monter  en  voiture.  Je 
l'ai  laissée  en  arrière,  pleurant,  sanglotant  à  étouffer.  » 

JOURNAL    d'aLBERT. 

«  Bielotierkoff,  l**  septembre. 
et  Nous  avons  quitté  ce  matin  ce  cher  Korsen.  Que  les 

1.  Vers  la  même  époque,  noiis  quittâmes,  de  notre  côté,  Naples, 
pour  aller  nous  établir  en  France,  au  cb&teaa  de  Boury,  où  mou 
père  noua  avait  précédés. 


CIO  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

séparations  sont  tristes!  Cela  découragerait  des  voyages. 
Ma  pauvre  belle-mère  est  tombée  dans  un  terrible  état 
en  nous  voyant  partir.  Comme  ces  deux  mois  ont  vite 
passé!  11  me  serait  impossible  de  dire  avec  quelle  ten- 
drfêse  le  bon  prince  ainsi  que  la  mère  d'Alex  m'ont 
traité.  J'aurais  été  leur  propre  fils  qu'ils  n'auraient  pas 
pu  être  autrement  pour  moi  ;;_  aussi  ma  tendresse  pour 
eux  égale  presque  celle  que  je  porte  aux  miens.  Pour- 
quoi cette  terre  n'est-elle  pas  au  bord  du  Rhin  ou  en 
Italie:  Combien  ce  serait  différent  et  quel  bonheur  ce 
serait  que  de  nous  partager  entre  nos  deux  familles  l 

<c  Je  regrette  aussi  beaucoup  la  bonne  et  excellente 
Catiche.  Elle  a  été  pour  nous  une  véritable  sœur.  11  y  a 
des  êtres  dont  la  destinée  est  de  se  dévouer.  Elle  est  de 
ceux-là. 

«  Au  nK)ment  de  partir,  un  terrible  accident  est  arrivé 
•à  la  calèche  de  Putbus.  J'en  suis  à  comprendre  com- 
ment le  cocher  n'a  pas  été  tué.  Sa  vsiture  a  été  abîmée, 
et  nous  sommes  partis  sans  lui.  Nous  espérons  qu'il 
nous  rejoindra  demain,  après  avoir  voyagé  toute  la  nuit. 
'Quant  à  nous,  après  souper,  nous  allons  vite  nous  cou- 
cher. Nous  avons  eu  une  magnifique  journée ,  et  je  ne 
me  sens  plus  le  moins  du  monde  fatigué,  et  je  crois 
que,  conmie  à  l'ordinaire,  le  voyage  me  fait  grand  bien. 
Je  \iens  de  pousser  dehors  une  nuée  de  juifs,  la  plaie 
de  ce  pays. 

«t  Au  moment  où  j'allais  me  coucher,  surprise  !  Putbus 
est  arrivé  !  11  faut  qu'il  ait  tué  ses  chevaux.  Il  nous  a 
apporté  une  lettre  de  Korsen,  écrite  une  heure  après 
notre  départ. 

«  Berdit?chefif  (Podolie),  3  septembre. 

«  Après  une  belle  journée  et  après  avoir  traversé  un 
Joli  pays,  nous  sommes  arrivés  hier  soir  à  Berditscheff, 


RECIT    D'UNE    SŒUR.  311 

petite  ville  peuplée  de  juifs.  On  en  est  assailli.  C*est 
bien  la  plus  infâme  race  qui  existe,  quoique  intelligente; 
c'est  par  eux  que  se  font  ici  toutes  les  affaires.  Quand 
nous  sommes  arrivés,  la  ville  était  encombrée  de  voi- 
tures,  de  chevaux,  de  monde,  de  seigneurs  polo- 
nais, etc.,  etc.  Nous  avons  logé  dans  une  maison  parti- 
culière tenue  par  une  bonne  Allemande  et  où  nous 
avons  manqué  de  tout.  Nous  repartons  tout  à  l'heure, 
mais  point  en  poste.  Nous  nous  confions  aux  juifs,  qui 
nous  font. abréger  la  route  de  cent  verstes;  mais  j'ima- 
gine que  nous  allons  aller  mortellement  lentement. 

«  Novogorod,  4  septembre. 

«  Ces  juifs,  indigne  race  de  voleurs,  au  moment  de 
partir,  nous  ont  fait  tant  de  difficultés ,  que  nous  les 
avons  envoyés  promener  et  que  nous  avons  pris  la  poste. 
Nous  avons  couru  hier  toute  la  journée  à  travers  un  pays 
très-boisé,  et  nous  sommes  venus  coucher  à  Novogorod, 
qui  me  paraît  être  une  assez  grande  ville.  Mais  quelles 
auberges!  On  manque  absolument  de  tout.  Rien  à  man- 
ger comme  de  raison.  Heureusement  nos  provisions  ne 
sont  pas  encore  épuisées.  Ces  gueux  de  juifs,  maîtres  de 
notre  auberge,  ont  envoyé  hier  au  soir  chercher  des 
assiettes  dehors  pour  notre  souper,  bien  qu'ils  en  eus- 
sent, parce  que,  disaient-ils,  ils  ne  voulaient  plus  man- 
ger dans  des  assiettes  qui  avaient  servi  à  des  chrétiens! 

({  Il  fait  un  froid  de  loup.  Il  va  être  dix  heures,  et 
nous  allons  partir. 

m  Ostrog,  5  septembre  1835. 

«  Nous  sommes  arrivés  ici  hier  dès  quatre  heures. 
Maison  épouvantable  tenue  par  des  juifs.  On  se  fait  à 
tout  cependant,  et  nous  ne  nous  sommes  pas  trouvés 


31i  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

trop  mal  dans  ce  chenil.  Ostro^  est  une  petite*  ville  où 
Ton  aperçoit  quelques  ruines  de  vieilles  murailles.  Sur 
la  place  se  trouve  une  grande  église  en  ruine,  propriété 
jadis,  nous  a-t-on  dit,  des  jésuites  expulsés  sous  l'em- 
pereur Alexandre.  L'architecture  de  Téglise  est  italienne, 
ainsi  que  le  cloître  qui  en  fait  partie.  Toutes  les  femmes 
juives  de  ces  contrées  portent  des  bonnets  brodés  de 
perles,  parfois  très-belles.  Celui  de  la  maîtresse  de  cette 
maison-ci  est  en  outre  enrichi  de  diamants  !  Nous  par- 
tons dans  une  heure,  et  c'est  aujourd'hui  que  nous  pas- 
sons la  frontière,  à  moins  qu'on  ne  npus  retienne  à 
Radziviloff  pour  nos  passe-ports.  Là,  nous  quittons  le 
bon  médecin  (Heinrich  Trùtschel,  de  Westphalie),.qui 
retourne  à  Korsen. 

«  RadzÎTiloff,  6  septembre. 

((  Nous  voici  au  moment  de  sortir  de  Russie.  Nous 
sommes  arrivés  ici  hier  d'assez  bonne  heure.  Mais  quel 
site!  Dans  deux  heures  nous  partons  pour  Brody,  où 
nous  arriverons  au  bout  d'une  heure ,  et  où  nous  serons 
retenus  probablement  deux  ou  trois  jours  pour  nos  passe- 
ports. 

«  Brody,  6  septembre. 

«  Les  barrières  russes  et  autrichiennes  se  touchent» 
Ainsi,  après  avoir  longuement  rempli  les  formalités 
qu'exigeait  la  première,  nous  avons  fait  un  pas,  et  les 
Autrichiens,  à  leur  tour,  ont  mis  un  peu  notre  patience 
à  l'épreuve.  Cependant  il  faut  convenir  qu'ils  ne  nous 
ont  nullement  tourmentés  pour  la  douane.  Bientôt  après 
nous  sommes  arrivés  à  Brody,  qui  ressemble  enfin  un 
peu  à  une  ville  européenne.  Les  postillons  nous  avaient 
d'abord  conduits  de  force  à  une  auberge  qu'ils  proté- 
geaient, mais  nous  sommes  venus  malgré  eux  à  l'hôtel 


RÉCIT    D'UNB    SŒUR. 


de  Russie,  où  Ton  est  vraiment  bien.  Nous  y  resterons, 
je  le  crains,  longtemps,  car  il  faut  attendre  nos  passe- 
ports, que  nous  avons  envoyés  à  Lemberg.  Depuis  quel- 
ques jours  déjà ,  nous  sommes  en  pays  presque  catho- 
lique. C'est  la  religion  dominante  en  Podolie,  mais  ici 
elle  est  presque  la  seule'. 

u  Brody  est  une  ville  libre,  apparemment  pour  faci- 
liter la  contrebande,  car  je  ne  vois  pas  pour  quel  motif 
on  placerait  une  ville  libre  au  fond  de  la  Gallicie  et  aux 
portes  de  la  Russie.  C'est  ici  que  Tété  dernier  cent 
soixante  maisons  ont  brûlé. 

«  Lemberg,  mercredi  9  septembre. 

«  Après  un  séjour  fort  ennuyeux  d'un  jour  et  demi  à 
Brody,  nous  sommes  partis  pour  Leniberç.  La  route  m'a 
paru  jolie.  Un  pays  varié,  des  collines,  beaucoup  de  bois, 
des  villages  propres,  une  bonne  chaussée.  Nous  sommes 
arrivés  tard.  L'hôtel  de  Russie  était  plein.  Nous  avons 
été  obligés  de  venir  coucher  dans  une  infâme  auberge. 
Mauvais  souper.  Je  me  suis  couché  en  arrivant,  assez 
fatigué  et  souffrant.  Après  une  bonne  nuit,  je  me  suis 
réveillé  beaucoup  mieux. 

«  J'ai  été  entendre  la  messe  dans  une  belle  église,  un 
peu  gâtée  par  une  foule  d'ornements  de  mauvais  goût 
dont  la  ferveur  des  habitants  de  cette  paroisse  a  sur- 
chargé les  autels  et  les  murailles.  Beaucoup  d'hommes, 
presque  tous  jeunes ,  assistaient  à  la  messe  ou  priaient 
sans  affectation  et  sans  respect  humain  devant  les  diffé- 
rents autels.  Le  caractère  de  toutes  ces  figures,  tant 
d'hommes  que  de  femmes,  m'a  frappé.    Les  hommes 


1.  On  ne  doit  pas  oublier  que  ces  notes  rapides  datent  de  1835. 
Tout  a  changé  et  grandement  empiré  depuis,  dans  ces  mallieureuses 
provinces. 


314  RECIT    D'UNE    SŒUK. 


étaient  plutôt  bien,  ainsi  que  les  jeunes  filles.  Les  yeux 
de  plusieurs  de  celles-ci  m*ont  rappelé  ceux  d'Hedwige, 
mais  il  y  avait  une  foule  de  repoussantes  figures  de 
vieilles  femmes  dans  le  genre  de  la  bonne  M™«  ***. 

«  J'ai  été  heureux  d'entrer  dans  une  église  catholique 
et  d'y  entendre  la  messe.  Depuis  quelque  temps  je  suis 
d'une  tiédeur  funeste.  Où  est  donc  cette  fei^veur  dont 
j'étais  si  rempli!  Oh!  mon  Dieu!  l'ai-je  étouffée  par  ma 
nonchalance?  Vous  êtes-vous  retiré  de  moi  parce  que  je 
n'avais  plus  de  "pensée  pour  vous,  bien  moins  encore 
d'élan?  Oh!  comme  l'âme  s'obscurcit  dès  qu'elle  cesse, 
de  vous  demander  la  vie  !  Comme  elle  rampe  dès  qu'elle 
ne  s'élève  plus  vers  vous  !  Oh  !  honte  !  honte  sur  moi  I 
Mais  aussi  pitié,  mon  Dieu  !  Revenez  à  votre  serviteur 
qui  vous  a  si* souvent  lâchement  abandonné. 

«  Landçlmt,  vendredi  i  I  septembre. 

«  Nous  sommes  arrivés  ici  hier  après  une  exécrable 
journée,  la  pluie  n'ayant  pas  cessé  un  instant  pendant 
tout  le  temps  de  notre  marche.  Les  propriétés  des  sei- 
gneurs polonais  couvrent  tout  ce  pays.  Hier  nous  avons 
traversé  Przeworsk,  la  terre  du  prince  Henri  Lubomirsky. 
Quelle  singulière  chose  !  Qui  m'eût  dit,  lorsque  je  les  ai 
tant  vus  à  Naples,  il  y  a  deux  ans,  que  je  passerais  cette 
année  chez  eux  dans  ce  lointain  pays?  Le  château  a  l'air- 
ch armant  et  situé  au  milieu  d'un  magnifique  parc.  Mais 
on  nous  dit  que  toute  la  famille  était  absente  en  ce 
moment,  ils  sont  tous  à  Prague.  Ce  lieu-ci  appartient  au 
comte  Alfred  Potocki.  Il  est  fâcheux  que  la  manière  dont 
nous  voyageons  nous  prive  du  plaisir  de  voir  mieux  ces 
belles  habitations  et  de  profiter  un  peu  de  cette  hospi- 
talité polonaise"  qu'on  dit  si  grande. 


SÉCIT   D'UNB  SŒUR.  tlS 


«  Tarnow,  samedi  iS  septembre. 

a  Tarnow  appartient  à  la  famille  Sangusko.  C'est  une 
assez  grande  ville,  et  Thôtel  de  Cracovie  où  nous  nous 
trouvons  est  tenu  par  un  ancien  valet  de  chambre  du 
prince  Henri  Lubomirsky  qui  était  avec  lui  à  Naples,  il 
y  a  deux  ans.  J'ai  appris  ici  que  le  prince  Henri  était 
dans  ses  terres,  lorsque  nous  les  avons  traversées.  Je 
regrette  beaucoup  de  ne  Tavoir  pas  su.  Sa  femme  et  sa 
fille  sont  en  voyage.  11  ne  me  paraît  pas  impossible  que 
nous  les  rencontrions  h  Vienne.  Les  journaux  disent  que 
le  choléra  est  décidément  à  Livourne.  Que  ferons-nous 
alors?  et  où  irons-nous? 

«  Cracorie,  lundi  14  septembre. 

«  Nous  voici  à  Cracovie  depuis  avant-hier  logés  dans 
un  chenil,  toutes  les  bonnes  auberges  étant  remplies. 
Hier  matin  le  baron  de  Sternberg  est  arrivé.  Alex  et  lui 
se  sont  revus  très-tendrement.  C'est  un  ancien  ami  du 
comte  d*Alopeus,  et,  comme  tous  ceux  qu'Alex  a  connus 
lors  de  la  mort  de  son  pauvre  père,  elle  l'aime  comme 
un  véritable  ami.  H  m'a  beaucoup  plu  et  a  l'air  d'un 
excellent  homme.  Nous  sommes  montés  en  calèche  avec 
lui  et  nous  avons  été  voir  la  ville.  Le  château,  ancienne 
résidence  des  rois  de  Pologne,  la  cathédrale,  très-belle 
église  dédiée  à  la  sainte  Vierge  et  qui  renferme  les  tom- 
bes de  plusieurs  princes  et  rois  de  Pologne,  cela  nous  a 
vivement  intéressés*.  La  ville  est  charmante,  remplie  de 
magnifiques  églises  et  de  toutes  parts  une  vue  ravissante 

1.  Au  milieu  se  trouve  4a  tombe  ea  argent  de  saint  Stanislas.  La 
plus  riche  de  toutes  les  chapelles  est  celle  des  JagcUons;  l'extérieur 
en  est  entièrement  doré,  l*iniérieur  principalement  revêtu  de  marbre 
Doir. 

{Journal  (TAl^xandrine.) 


316  RECIT    D'UNE    SŒUR. 


et  on  ne  peut  plus  variée.  Les  monts  Krapacks  nous 
séparent  de  la  Hongrie.  Cette  ville,  seul  reste  du  royaume 
de  Pologne,  est  curieuse,  ville  libre,  ayant  son  président, 
son  sénat,  sa  petite  armée,  et  cernée  par  l'Autriche,  la- 
Prusse  et  la  Russie.  Le  territoire  autrichien  commence  à 
Tune  des  portes  de  la  ville.  C'est  véritablement  une  sin- 
gulière chose  que  ce  petit  reste  du  pauvre  royaume  de 
Pologne,  que  les  puissances  ont  conservé,  ne  voulant  le 
céder  à  aucune  d'elles.  Serait-ce  un  rayon  autour  duquel 
nous  verrons  tôt  ou  tard  se  reformer  la  Pologne,  ou  bien 
plutôt  ne  la  verrons-nous  pas  un  de  ces  jours  devenir  la 
proie  de  Tune  de  ses  trois  grandes  et  jalouses  voisines  ? 
A  deux  milles  d'ici  sont  de  fameuses  salines  que  l'on  dit 
être  une  merveille  incomparable.  Alex  est  partie  ce 
matin  avec  Putbus  et  M.  de  Sternberg  pour  aller  les 
visiter.  Quant  à  moi ,  je  n'ai  pu  les  accompagner,  les 
salines  étant  d'un  froid  et  d'une  humidité  que  je  n'au- 
rais pu  braver.  Encore  une  occasion  pour  moi  d'apprécier 
mon  agréable  santé. 

((  Hier  nous  ayons  dîné  chez  M.  de  Sternberg;  il  m'a 
montré  un  portrait  d*Alexandrine  qui  m'a  enchanté;  je 
voudrais  bien  le  lui  voler.  Les  yeux  sont  ravissants  et 
fort  ressemblants,  ainsi  que  sa  bouche;  du  reste  indi- 
gnement coiffée  et  arrangée.  Mais  je  ferais  facilement 
réparer  ces  deux  défauts  s'il  était  à  moi  ! 

«  A  leur  retour  ce  soir,  nous  dînons  tous  chez  Put- 
bus, et  demain  nous  nous  remettons  en  route  pour 
Vienne.  » 

JOURNAL    d'ALEXANDRINE. 

«  Le  même  jour,  lundi  14  septembre. 

«  Ce  matin,  avant  neuf  heures,  j'ai  quitté  mon  Albert, 
mon  pauvre  Albert,  et  je  suis  partie  avec  Putbus  et  Stern- 


RÉCIT    D'UNB   SŒUR.  817 


berg  pour  Wiliczka.  On  nous  a  fait  entrer  dans  une 
maison  œuverte  d*un  grand  toit.  Là  on  soulève  des 
planches  et  vous  plongez  dans  les  profondeurs  de  la 
ten-e.  En  voyant  cela  et  les  cordes  qui  y  font  descendre, 
j'ai  eu  peur.  Je  me  suis  pourtantT)ientôt  décidée  à  m'as- 
seoir  sur  un  des  cinq  sièges  qui  vous  conduisent  dans 
cet  abîme.  On  nous  a  fait  mettre  à  tous  une  espèce  de 
robe  de  chambre  blanche  par-dessus  nos  vêtements,  alin 
de  ne  pas  les  salir.  Le  trajet  dure  peut-être  cinq  mijiu- 
tes.  Quelle  sensation  singulière  et  nouvelle!  Heureuse- 
ment nous  n'allions  pas  très-vite.  D'autres  sièges  sem- 
blables aux  nôtres  et  placés  plus  bas  étaient  occupés  par 
des  hommes  tenant  des  torches  pour  nous  éclairer.  La 
terre  était  d'abord  humide,  elle  redevint  tout  à  fait  sèche 
eu  descendant  plus  bas. 

«  La  premièi'e  chose  que  nous  avons  vue  en  touchant 
terre,  est  un  vaste  emplacement  dont  les  murs  sont  de 
sel.  Des  chevaux  tournaient  plusieurs  machines,  mais 
aucun  homme  ne  demeure  longtemps  dans  cette  partie 
de  la  saline.  Nous  sommes  alors  descendus,  à  pied,  un 
peu  plus  bas,  et  nous  nous  sommes  trouvés  tout  à  coup 
en  présence  -  d'un  spectacle  magique.  Un  grand  lustre 
(fait  en  sel)  rempli  de  bougies  éclairait  ces  voûtes  im- 
menses et  brillantes,  et  jetait  sa  lumière  de  tous  côtés 
dans  des  grottes  et  des  profondeurs  revêtues  de  la  même 
matière.  Oh!  mon  Dieu!  que  de  merveilles  sous  la  teiTe 
aussi  bien  que  sur  sa  surface  et  au-dessus  d'elle!  Plus  nous 
avancions,  plus  nous  voyions  d'aspects  pittoresques  et 
imposants  éclairés  d'une  manière  frappante  par  les  tor- 
ches de  nos  conducteurs.  Après  avoir  marché  assez  long- 
temps, nous  sommes  arrivés  au  bord  d'un  lac  dont  Teau 
était  noire  comme  de  l'encre;  nous  l'avons  traversé  en 
bac,  et  de  l'autre  côté  nous  avons  trouvé  l'immense  sta- 
tue en  sel  de  saint  Jean  Népomucène  qui,  ici  comme 


818  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

partout,  se  trouve  placée  au  bord  de  l'eau,  afin  de  rap- 
peler la  mort  héroïque  qu'il  subit  plutôt  que  de  trahir 
le  secret  qu'il  avait  reçu  en  confession  de  la  reine, 
femme  de  celui  qui  le  fit  précipiter  dans  la  rivière.  Un 
peu  plus  loin,  nous  avons  plongé,  à  Taide  des  torches 
dans  des  profondeurs  incroyables.  Enfin  nous  sommes 
arrivés  à  une  délicieuse  chapelle  taillée  dans  le  sel,  où 
se  trouvaient  une  foule  de  personnages  sculptés  de 
même.  Cela  est  magnifique  et  extraordinaire.  Nous  avons 
vu  ensuite  une  illumination  préparée  pour  nous  dans  une 
grande  salle  de  bal,  dont  les  lustres  étaient  en  sel, 
comme  le  reste.  On  nous  a  dit  que  SouvarofT  y  avait 
donné  un  bal  et  qu'un  officier  russe  y  avait  célébré  ses 
noces.  Après  une  course  de  plus  de  deux  heures  dans 
ces  majestueuses  merveilles,  nous  nous  sommes  fait 
remonter  comme  nous  étions  descendus.  Mais  cette  fois 
j'étais  enhardie,  et  j'ai  regardé  au-dessous  et  au-dessus 
de  moi.  On  croit  toujours  qu'on  va  aller  frapper  contre 
le  mur;  cela  n'arrive  pas  cependant,  grâce  à  l'adresse 
des  guides  armés  d'une  petite  hache  dont  ils  se  servent 
pour  diriger  la  machine.  Sternberg  nous  a  fait  faire  un 
léger  repas  à  "Wiliczka,  puis  je  suis  revenue  trouver  mon 
Albert.  J'ai  dormi,  et  ensutte  j'ai  été  avec  lui  dîner  chez 
Putbus,  et  nous  avons  tous  pris  le  thé  chez  moi  ce  soir. 

«  Mardi  15  septembre.  —  Couché  à  Wadowice,  où 
nous  avons  été  parfaitement  bien. 

«  Mercredi  16  septembre.  —  A  Teschen,  où  nous  avons 
entendu  une  musique  militaire  qui  m'a  transportée. 

«  Jeudi  17  septembre.  —  Traversé  Friedeck,  lieu  déli- 
cieusement situé  dans  un  pays  pittoresque,  riant,  varié 
et  fertile.  Je  voudrais  que  Boury  fût  ainsi  situé.  Couché 
à  Weisskirch. 

«  Vendredi  18  septembre.  — Mauvais  rêves  cette  nuit.,. 
J'ai  rêvé  qu'Albert  crachait  le  sang.  Notre  calèche  s'est 


RÉCIT   D'UNE    SŒUR.  tl9 


cassée  dans  la  journée;  nous  avons  été  obligés  de 
gagner  à  pied  et  par  un  vent  affreux  la  voiture  de  Put- 
bus,  puis  forcés  de  coucher  à  Rosnitz  et  d*y  rester  uo 
jour. 

«  Dimanche  20  septembre,  Vienne.  —  Levés  à  quatre 
heures  du  matin.  Belle  matinée.  C'était  la  fin  de  lapartio 
la  plus  pénible  du  voyage,  pendant  lequel  cependant 
nous  avons  eu  de  doux  moments.  Enfin  nous  avons 
aperçu  Vienne  (Péglise  de  Saint-Étienne  se  voit  de  Icin), 
et  bientôt  nous  sommes  entrés  par  cette  belle  arrivée  et 
descendus  à  l'hôtel  de  l'archiduc  Charles,  où  nous  som- 
mes établis  pour  quelques  jours.  » 

ALBERT    A     MA     MÈRE. 

«  Vienne,  22  septembre. 

«  Ma  mère  chérie,  nous  voici  enfin  à  Vienne  après  un 
long  voyage  de  vingt  jours  que  j'ai  fort  bien  supporté  ; 
en  général,  le  meilleur  des  remèdes  pour  moi  semble 
être  de  voyager. 

«  Nous  avons  eu  le  plaisir  de  trouver  ici  votre  lettre 
du  !•''"  septembre,  et,  comme  vous,  nous  sommes  dans  la 
plus  grande  incertitude  sur#nos  projets.  Voilà  ce  triste 
choléra  en  Italie.  11  fait  d'assez  grands  ravages  à  Livoume, 
et  deux  cas  se  sont  manifestés  à  Pise.  Qu' allons-nous 
faire?  Au  fond  du  cœur,  certes,  je  réponds  à  votre  invi- 
tation d'aller  vous  rejoindre,  et  j'y  réponds  avec  plaisir 
et  empressement.  Nous  y  avons  déjà  sérieusement  pensé, 
mais  nous  attendons  l'avis  des  médecins.  Ce  matin, 
nous  avons  été  voir  le  célèbre  Malfati,  qui  m'a  demandé 
si  j'étais  le  fils  «  du  comte  de  La  Ferronnays,  ambassa- 
deur et  ministre,  qu'il  estimait  particulièrement.  »  — 
Lui  môme,  lui  ai-je  répondu.  11  viendra  demain  Alex  lui 
fera  Hre  toutes  les  consultations  qui  ont  été  écrites  sur 


RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


moi,  lui  fera  de  longues  amplifications ,  et ,  après  avoir 
bien  écouté,  savouré,  réfléchi  et  approfondi,  il  me  tàtera 
le  pouls  et  me  donnera  son  avis  sur  le  lieu  où  nous 
devons  passer  l'hiver. 

«  Mercredi  23  septembre.  —  Je  termine  ce  hideux 
griffonnage  en  vous  rendant  compte  de  la  décision  de 
Malfati.  11  nous  envoie  à  Venise,  disant  que  la  mer  est 
ce  qui  me  convient  le  mieux,  et  que  Venise,  étant  un 
grand  vaisseau,  est  préférable  pour  moi  à  tout  autre 
séjour.  Je  ne  puis  vous  cacher  cependant  que  d'aller  en 
Italie  au  moment  où  tout  le  monde  s'en  sauve  me  sem- 
ble assez  absurde.  Malfati  se  persuade  que  le  choléra  ne 
viendra  pas  de  ce  côté,  et  s'il  y  parvenait,  nous  pren- 
drions la  fuite,  soit  par  Trieste ,  soit  par  Ancône,  s'il 
n'est  pas  dans  les  États  romains.  Je  crois,  en  effet,  qu'il 
n'attaquera  pas  l'Italie  dans  tous  les  sens  à  la  fois,  et 
que,  s'il  suit  le  côté  de  Livoùme  jusqu'à  ce  pauvre 
Naples,  alors  Venise  sera  sauvée,  ou  du  moins  la  conta- 
gion n'y  parviendra  que  beaucoup  plus  tard.  Ne  vous 
inquiétez  pas  en  tous  cas ,  et  fiez-vous  à  moi  pour  être 
prudent  en  cette  circonstance. 

((  Je  n'ai  rien  à  vous  dire  de  Vienne ,  que  vous  con- 
naissez de  reste.  Mais  la  fie  que  nous  y  menons  -nous 
donne  une  grande  envie  de  gagner  le  plus  tôt  possible 
nos  quartiers  d'hiver.  Nous  courons  toute  la  journée, 
car  il  y  a  un  grand  nombre  de  choses  et  de  personnes  à 
voir.  La  princesse  Lubomirska  est  ici,  ainsi  que  le  comte 
Zichy  :  les  Gagliati  arrivent  dans  quelques  jours.  Tout 
cela  ajoute  une  foule  de  visites  à  tout  ce  que  nous  avons 
à  faire,  et  remplit  un  peu  trop  nos  journées.  Vous  vous 
plaignez  du  froid  :  ici  personne  ne  compreYid  rien  à  la 
beauté  du  temps  que  nous  avons ,  c'est  un  vrai  climat 
d'Italie;  mais,  selon  toute  apparence,  la  durée  de  cette 
température  ne  sera  pas  longue.  » 


BSCIT  D'ONB  SOIOB.  ttl 


ALBERT    A    MA    MÈRB. 

a  Vienne^  mardi  29  septembre. 

«  Ma  mère  chérie»  nous  partons  après -demain  pour 
Venise,  où  nous  nous  établirons  décidément  pour  rhiver, 
si  le  choléra  ne  nous  en  chasse  pas.  Mais  avant  de  vous 
pai^t^r  de  nous,  je  veux  vous  narrer  le  singulier  guignon 
que  nous  venons  d'avoir.  Nous  étions  déjà  depuis  plu- 
sieui*s  jours  ici,  lorsqu'il  me  revint  à  la  mémoire  que 
Louis  de  Blacas  étant  au.  service  autrichien,  il  se  pour- 
rait qu'il  fût  en  ce  moment  à  Vienne.  Je  m'informe.  Je 
découvre  qu'il  habite  ordinairement  l'hôtel  de  Londres. 
J'y  cours,  et  je  découvre  que  :  «  le  duc  *,  la  duchesse  et 
(es  petits  ducs,  )'  y  sont  depuis  six  jours!  Et  nous  de  crier 
et  de  vouloir  aller  embrasser  ma  tante-,  mais  tout  le 
monde  était  sorti.  Le  soir,  nous  y  retournons,  et  nous 
sommes  renvoyés  par  un  imbécile  de  portier,  bien  que 
ma  tante  nous  attendît  de  pied  ferme.  Enfin ,  ce  matin, 
ma  tante,  accompagnée  de  ses  trois  fils,  est  arrivée  chez 
nous  à  neuf  heures,  et  a  trouvé  Alexandrine  sortant  à 
\ye\t\c  du  lit  et  plus  qu'en  négligé.  Au  bout  d'un  quart 
d'heure  mon  oncle  est  arrivé  lui-même,  puis  ils  sont 
retournés  chez  eux,  d'où  ils  devaient  partir  à  onze  heu- 
res. Alex  s'est  habillée  à  la  hâte,  et,  ô  prodige!  eHe  a 
terminé  tous  ses  lavages  et  sa  toilette  en  unedemi-h-eure, 
et  nous  avons  couru  chez  ma  tante ,  pour  passer  encore 
quelques  instants  avec  elle.  A  onze  heures  ils  sont  par- 
lis  pour  Prague,  et  nous  avons  reconduit  Louis  à  son 
quartier  de  cavalerie.  Il  d'!ne  aujourd'hui  chez  nous.   11 

i.  Le  duc  de  Blacas,  compagnon  d'exil  de  Louis  XVIII,  premier 
ministre  de  la  Restauration  en  1814,  ambassadeur  de  France  à  Rome 
et  à  Naplcs  jusqu'en  1830,  mort  en  1839.  La  duchesse  de  Blacas  était 
la  sœur  de  ma  mère. 

I.  «t 


8Î2  RÉCIT    D'UNE    SCBUR. 

est  grandi;  le  service  a  achevé  de  rendre  sa  tournure 
charmante.  Ma  tante  a  été,  comme  elle  Test  toujours, 
bonne  et  parfaite.  Mon  oncle  a  été  aimable  au  possible 
et  cordial  pour  Alexandrine.  J'espère  qu'ils  l'auront  trou- 
vée bien,  vous  me  le  manderez.  Mais  vous  avouerez 
qu'il  est  bizarre  et  contrariant  d'être  sept  jours  entiers 
dans  la  même  ville  sans  nous  douter  de  nos  présences 
respectives.  Stanislas  est  très-grandi  et  ressemble  à  Fer- 
nand;  Xavier  a  le  moins  changé,  il  a  toujours  sa  jolie 
mine  d'enfant. 

«  Malfati  nous  dit  de  telles  merveilles  du  climat  de 
Venise,  qu'il  ne  nous  reste  plus  d'incertitude  sur  ce 
séjour,  si  le  choléra  nous  permet  d'y  demeurer.  Il  me 
fait  commencer  une  cure  d'or  qui  doit,  dit-il,  me  guérir 
radicalement.  Cela  consiste  à  se  mettre  quelques  par- 
celles de  poudre  d'or  sur  la  langue  tous  les  matins.  Cela 
m'a  tout  l'air  d'une  plaisanterie.  Nous  verrons. 

«  Nous  avons  retrouvé  ici  ***  qui  est  fort  aimable 
pour  nous.  Il  dîne  ce  soir  chez  nous,  et,  sans  y  penser, 
j'ai  invité  Louis  en  même  temps  !  Qu'eût  dit  M.  de  *** 
de  cette  liaison ,  ainsi  que  de  notre  intimité  avec 
M.  O'Sullivan,  le  chargé  d'affaires  de  Belgique?  J'ai  beau 
faire,  je  ne  parviens  pas  à  m' agiter  le  sang  pour  ces 
petites  tracasseries  de  parti.  Aussi,  quelques-uns  des 
miens  dussent-ils  me  renier  en  me  voyant  hanter  de 
telles  gens,  je  sens  que  sur  ce  chapitre-là  je  me  résigne- 
rai à  leur  déplaire.  » 

Alexandrine  sépara,  pour  la  dernière  fois  de  sa  vie,  le 
1"  octobre  1835,  veille  du  jour  de  leur  départ  de  Vienne, 
pour  aller  à  un  dîner  que  leur  donna  le  comte  Hippo- 
lyte  de  la  Rochefoucauld  *.  Elle  mit,  ce  jour-là,  une  robe 

1.  Le  comte  de  la  Rochefoucauld  était,  à  cette  époque,  chargé  d'af- 
faires de  France  à  Vienne. 


KÉCIT  D'UNE   SŒUI. 


blanche  et  une  parure  complète  de  bijoux  du  moyen  àgo 
qu'elle  portait  souvent,  sans  se  douter  que  c'était  la  der- 
nière' fois  qu'elle  paraissait  dans  le  monde  ainsi  vôtue. 

Après  ce  dîner,  ils  allèrent  à  TOpéra,  où  l'on  donnait 
Norma,  et  ce  fut  aussi  la  dernière  fois  qu'elle  entra  dans 
une  salle  de  spectacle* 

Le  lendemain,  vendredi  2  octobre,  ils  quittèrent  Vienne, 
et,  voyageant  à  petites  journées,  ils  arrivèrent  le  8  octo- 
bre à  la  frontière  d'Italie.  Le  comte  Putbus  ne  les  accom- 
pagnait plus  cette  fois,  il  était  parti  pour  Paris  le  même 
jour  où  Albert  et  Alexandrine  avaient  pris  la  route  de 
Venise.  Il  devait  les  y  rejoindre  plus  tard. 

A  Ponteba,  Alexandrine  écrit  :  «  Cette  entrée,  comme 
toutes  celles  d'Italie,  est  belle  et  majestueuse;  elle  n'est 
pas  cependant,  suivant  mon  goût,  aussi  surprenante  que 
les  autres,  mais  enfin  peu  à  peu  nous  retrouvons  les 
figuiers  et  toute  la  végétation  du  Midi.  0  chère  Italie! 
voilà  la  cinquième  fois  que  j'y  entre,  et  toujours  avec 
délices!  L'Italie!  ô  mon  Dieu!  permets  qu'elle  rende  la 
santé  à  mon  Albert!  Cette  différence  de  température,  déjà 
si  sensible,  fait  grand  bien,  et  toutes  les  habitations,  si 
différentes  de  celles  d'Allemagne,  me  font  plaisir  à  re- 
voir! Mais  Albert,  quand  je  lui  ai  dit  bonsoir  à  Ospe- 
daletto,  m*a  dit  quMl  avait  le  pressentiment  que  Tltalie 
lui  porterait  malheur...  0  mon  Dieu!  mon  bon  Dieu!  » 

Arrivée  à  ce  passage  de  son  journal ,  Alexandrine ,  en 
le  transcrivant  dans  son  histoire,  sept  ans  après  (à  Bruxel- 
les, en  1843),  s'interrompt  pour  écrire  les  lignes  sui- 
vantef  ;  «  Et  maintenant,  après  tant  de  douleurs,  ma 
passion  pour  ce  pays  est  toujours  la  même,  ou  plutôt  plus 
forte,  car  à  présent  je  sais  pourquoi  je  l'aime;  je  sais 
quelle  est  la  source  d'où  ce  délicieux  parfum  se  répand 
sur  r Italie. 


824  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

«  Oh!  oui,  j'aime  et  j'aimerai  toujours  ce  pays,  dont 
le  peuple  croit  à  une  patrie  éternelle,  à  des  amis  invisi- 
bles auxquels  il  parle  dans  ses  joies  et  dans  ses  peines; 
ce  pays,  dont  presque  chaque  ville  voit  son  Dieu  réelle- 
ment présent  exposé  continuellement  aux  yeux  d'une 
foule  qui  adore!  J'aime  ce  pays,  qui  a  connu  toutes  les 
gloires  et  qui  les  a  toutes  rapportées  à  Dieu  ;  ce  pays, 
dont  les  habitants  ont  su  atteindre  la  perfection  du  beau 
en  toutes  choses,  et  qui  cependant  connaissent  moins 
que  d'autres  l'ambition  et  la  fatuité! 

«  J'aime  ce  pays,  où  les  âmes  et  les  fleurs  répandent 
plus  de  parfum  qu'ailleurs;  ce  pays,  qui  vit  naître  saint 
François  d'Assise  et  l'autre  doux  François ,  et  tant  d'au- 
tres saints  et  saintes  au  cœur  brûlant;  ce  pays,  où  tou- 
tes les  fêtes  sont  religieuses;  où  l'on  rencontre  sur  son 
chemin  l'habit  que  portèrent  saint  Benoît,  saint  Domini- 
que, saint  François,  saint  Ignace  et  d'autres  dont  le 
nom  est  écrit  avec  les  leurs  au  livre  de  vie;  ce  pays,  où 
tant  de  vies  humbles  et  obscures  s'achèvent  au  fond  des 
villages,  comme  au  fond  des  cloîtres,  par  une  sainte 
mort.  J'aime  ce  pays,  qui  renferme  la  ville  où  règne  le 
représentant  de  Jésus-Christ,  la  ville  sainte  où  tant  de 
vertus  se  sont  pratiquées  de  tout  temps  et  où  est  venue 
se  fortifier  celle  de  tous  les  grands  bienfaiteurs  de  l'hu- 
manité. 

«  Oh!  j'aime  ce  pays,  où  le  blé  et  la  vigne  semblent 
se  presser  de  croître  pour  servir  au  plus  sacré  des  mys- 
tères; ce  pays  si  doux  à  l'âme,  si  enchanteur  aux  yeux, 
qu'il  me  semble  qu'en  mourant  on  pourrait  se  dire  : 
u  Je  vais  voir  bien  mieux  que  l'Italie!  » 

Après  cette  interruption,  Aiexandrine  reprend  sa  tâche, 
et  continue  à  insérer  dans  son  recueil  les  pages  et  les 
lettres  écrites  par  elle  en  1835,  et  qui  venaient  de  lui 
inspirer  ces  lignes  éloquentes  et  ferventes. 


RiCIT    D'UNB    SŒUK. 


ALEXANDRINS     A    PAULINE. 

«  PordeDone,  9  octobre,  vendredi  soir. 

«  Ma  petite  belle  sœur  (sans  trait  d'union  entre  belle 
et  sœur),  nous  sommes  en  Italie  depuis  hier  soir.  J'en 
bénis  Dieu,  et  j'espère  qu'il  voudra  que  ce  soit  pour  le 
rétablissement  d'Albert.  J'aime  de  passion  cette  chère 
Italie,  plus  que  jamais  peut-être.  J'éprouve  toujours  tant 
de  délices  à  y  rentrer  !  Il  y  a  en  ce  moment  de  la  musi- 
que dans  la  rue,  de  belles  voix,  des  airs  conous  si  bien 
chantés!  Cela  enchante  mon  Albert  autant  que  moi. 
J'aime  à  l'écrire  en  entendant  cela.  11  y  a  un  parfum 
dans  cette  Italie,  un  charme,  un  attrait  indéfinissable 
qui  s'exhale  de  tout,  et  qui  est  d'autant  plus  étonnant 
qu'on  trouve  de  tous  côtés  à  redire  à  bien  des  choses. 
N'éprouves-tu  pas  aussi  cette  smania  pour  l'Italie?  Tous 
les  autres  pays  me  semblent  si  froids ,  si  prosaïques  en 
comparaison;  il  n'y  a,  je  crois,  que  l'Espagne  et  l'Orient 
qui  puissent  être  aussi  empreints  de  poésie  que  celui-ci. 

«  Que  vas-tu  dire  de  ces  élans?  Mes  lettres  depuis 
quelque  temps  ont  été  plus  prosaïques.  Enfin ,  comme 
tu  le  vois,  nous  sommes  heureusement  arrivés  jusqu'ici, 
et  demain  nous  serons  à  Venise,  avec  l'aide  de  Dieu. 

«  Figure-toi  que  ces.  chanteurs  auxquels  nous  avons 
octroyé  un  swanziger  sont  montés  et  viennent  de  nous 
chanter  et  de  nous  jouer  :  Un  segrcto  (fimportanza,  pen- 
dant que  je  t'écrivais  ce  qui  précède.  Ils  déclament  à 
merveille  et  je  voudrais  que  tu  pusses  entendre,  Eugénie, 
la  manière  dont  la  prima  donna  nous  a  chanté  «  5e 
Romeo  !  » 

Us  arrivèrent  en  effet  le  lendemain,  samedi  10  octo- 
bre, et  la  lettre  suivante  d'Alexandrine  à  M.  de  Monta- 
lembert  est  datée  de  Venise,  le  15  octobre  1835. 


RECIT   D'UNE    S<EUR. 


Au  haut  de  la  première  page  se  trouvent  ces  mots  : 
«  (Albert  est  fâché  de  la  première  page  de  ma  lettre. 
Vous,  cher  ami,  je  vous  supplie  de  ne  pas  m'en  vouloir, 
et  de  n*y  pas  voir  de  mauvaise  intention.  Je  vous  ren- 
voie telle  que  je  l'ai  écrite.) 

«  Mon  cher  Montai,  je  vais  vous  écrire  un  volume, 
quoique  j'aie  peu  de  temps,  parce  que  depuis  qu'Albert 
a  reçu,  à  Vienne,  votre  lettre  du  31  août,  je  le  compose 
en  idée  (ce  volume)  pour  vous.  Que  vous  ayez  ou  non  le 
temps  de  le  lire,  n'importe,  il  faut  que  je  vous  l'écrive. 

«  Si  vous  connaissiez. davantage  la  vie  d'Albert,  vous 
ne  le  croiriez  pas  tellement  plus  heureux  que  vous.  Il  a 
certes  aussi  ses  épreuves.  Quel  est  l'homme  de  son  âge 
qui  ne  regardei'aitpas  comme  un  malheur  d'être  enchaîné 
pendant  ses  plus  belles  années  par  des  soins  qui  entra- 
vent tout  pour  lui,  d'être  condamné,  avec  la  plus  grande 
vivacité  et  beaucoup  d'activité,  au  repos  le  plus  complet, 
et  avec  cela  souffrir  tous  les  jours  plus  ou  moins  et  voir 
qu'on  inquiète  une  femme  qu'on  aime?  D'ailleurs  moi, 
voyez-vous,  je  ne  crois  pas  à  cette  inégalité  du  bonheur. 
Je  crois  aux  compensations  ;  il  me  semble  qu'elles  ne 
sont  pas  indignes  de  la  justice  de  Dieu,  et  j'ai  fait  tant 
de  remarques  sur  l'erreur  des  jugements  qui  ont  pour 
objet  le  bonheur  ou  le  malheur  des  autres,  que  je  suis 
tentée  de  croire  que  le  mendiant  qui  ncendie  son  pain 
n'est  pas  plus  à  plaindre  que  celui  auquel  il  le  demande  ; 
et,  si  celui-ci  a  des  remords  et  que  l'autre  n'en  ait  pas, 
il  est  même  sûr  alors  que  c'est  l'autre  qui  est  le  plus 
heureux.  Depuis  dix-huit  mois  que  je  suis  mariée,  je 
n'ai  pas  eu,  sans  exagération  et  en  tout,  quinze  jours  de 
tranquillité  sur  la  santé  d'Albert.  Depuis  que  je  le  con- 
nais, de  quels  tourments,  de  quelles  inquiétudes  a  tou- 
jours été  mêlé  mon  lonheur!  Mon  Dieu!  que  n'ai-je  pas 


RÉCIT    D'TTlflS   S(Bni.  Ml 

souffert  quand  je  Tai  cru  mourant  à  Civita-Vecchia, 
quand  il  ne  m'était  pas  permis  alors  d'aller  l'y  voir!... 
Croyez-vous,  pher  ami,  que  ces  continuelles  angoisses, 
cette  maladie  si  tenace,  ne  soient  pas  pour  moi  une  peine 
au  moins  aussi  vive  que  peut  l'être  pour  vous  celle  dont 
vous  nous  parlez?.... 

«  Jeudi,  23  octobre. — J'ai  laissé  là  cette  lettre  depuis 
plus  de  huit  jours;  mais  je  n'en  continuerai  pas  moins 
mon  discours,  car  il  faut  que  je  vous  dise  tout  ce  que 
j'ai  sur  le  cœur.  Laissez-moi  vous  parler  avec  la  plus 
grande  franchise.  A  votre  égard,  celle  d'une  sœur  m'est 
permise,  car  une  sœur  ne  vous  aimerait  pas  davantage. 
J'ai,  moi  aussi,  dans  le  même  sens,  une  peine  qui  m'oc- 
cupe sans  cesse.  Mon  bonheur  serait  d'être  de  la  même 
religion  qu'Albert  ;  mars,  outre  les  doutes  qui  me  res- 
tent encore,  ce  qui  me  retient  le  plus,  c'est  qu'en  l'adop- 
tant je  briserais  le  cœur  de  ma  mère  chérie,  —  de  ma 
mère  à  laquelle  je  dois  ce  bonheur  même  d'avoir  épousé 
Albert  !  Je  briserais  son  cœur  physiquement  aussi  bien 
que  moralement!  Je  le  sais,  elle  ne  peut  pas  croire  que 
les  catholiques  regardent  comme  possible  le  salut  de 
ceux  d'une  autre  foi,  et  elle  penserait  toujours  qu'en 
changeant  je  mettrais  non-seulement  pour  la  terre,  mais 
pour  l'éternité ,  un  affreux  abîme  entre  ma  famille  et 
moi!  A  cette  idée,  quelle  mère  consentirait?  En  effet, 
moi-même,  si  on  me  disait  que  mon  pauvre  père  a  la 
mauvaise  part  et  qu'Albert  est  destiné  à  avoir  la  bonne, 
et  qu'après  en  avoir  choisi  une,  je  me  sépare  de  l'autre 
j,  jamais,  je  crois  que,  puisque  le  bonheur  serait  promis 
à  Albert,  je  l'y  laisserais  aller  seul,  et  que  je  voudrais 
rejoindre  mon  pauvre  père,  comme  ce  prince  païen...  » 

(  Ici  elle  lui  raconte  tout  au  long  l'histoire  du  roi 
trison  déjà  citée  et  qu'elle  aimait  tant.) 

«  Vous,  avec  votre  sévérité,  vous  m'accuserez  de  fai- 


828  RÉCIT    D'UNE   SŒUR. 


blesse.  Mais  je  vous  ai  vu  fort  touché  de  ce  que  la  mère 
de  Tobie  pleurait  et  ne  voulait  pas  être  consolée  du  départ 
de  son  fils,  quoique  ce  départ  eût  été  ordonné  par  Dieu. 
Eh  bien  !  c'est  aussi  une  faiblesse,  et  elle  ne  lui  a  pas 
été  reprochée.  Ma  position  est  cruelle,  et  j'en  suis  à  me 
réjouir  de  n'être  pas  décidée  encore  à  désirer  de  ne  pas 
m'instruire  davantage,  pour  ne  pas  en  arriver  à  voir  que 
c'est  mon  devoir  de  braver  sur  ce  point  ma  mère  !  Cher 
ami,  si  vous  êtes  charitable,  vous  me  plaindrez  plutôt 
que  de  me  blâmer.  Enfin,  je  jette  tant  que  je  puis  ce 
fardeau  dans  les  bras  de  mon  bon  Sauveur;  je  prie 
quelquefois  aussi  la  Vierge  et  les  saints  de  prier  pour 
moi  ;  car,  je  ne  sais  comment,  mais  la  croyance  à  l'in- 
tercession des  saints  est  plus  que  d'autres  descendue 
dans  mon  âme.  C'est  à  votre  pape  que  je  ne  puis  croire 
encore*.  Enfin  j'espère  dans  la  bonté,  de  Dieu  pour  me 
tirer  hors  de  cette  douleur  et  de  cet  embarras  qui  em- 
poisonne ma  vie.  f espère,  car  j'ai  plus  que  vous,  mon 
ami,  ce  bonheur  dont  la  miséricorde  de  Dieu  a  fait  une 
vertu.  Qui  donc  a  dit  ce  joli  mot:  «  Oh!  oui,  c'est  une 
religion  révélée  que  celle  qui  a  fait  de  Vespérance  une 
vertu?  »  Cher  ami,  je  voulais  vous  dire  cela  :  vous  n'es- 
pérez pas  assez.  C'est  non-seulement  un  malheur,  mais 
un  défaut.  Voyez  d'abord  qu'Albert  et  moi,  que  vous 
enviez,  nous  avons  des  peines,  quoique  Dieu  nous  garde 
aussi  de  ne  pas  reconnaître  notre  bonheur.  Et  vous  !  ne 
vous  croyez-vous  pas  envié  par  un  nombre  infini  de 
gens?  La  religion,  l'étude  et  la  poésie  sont  vos  amis 
d'abord  :  quelle  belle  société I  Et,  outre  cela,  que  d'in- 
térêts vous  avez  dans  la  vie!  Et  notre  amitié  n'est-elle 

4.  Alexandrine  a  mis  en  marge  : 

u  Et  aujourd'hui,  si  je  ne  croyais  pas  au  pape,  H  me  semblerait  ne 
plus  être  chrétienne!  • 


RÉCIT   D'UNB    8ŒUB. 


rien?  Mon  Dieu!  comme  voas  nous  oubliez  toujours, 
Albert  et  moi! 

«  Quand  je  me  souviens  qu'après  les  premiers  jours 
de  craintive  vénération  que  vous  m'avez  inspirée  je  me 
suis  familiarisée  au  point  de  vous  jeter  de  l'eau  de  Colo- 
gne et  de  la  poudre  d'iris  à  la  tête,  et  de  me  faire  com- 
mander un  chapeau  par  vous,  je  pense  que  vous  devez 
tout  me  pardonner 

«...  Mais,  cher  ami,  je  cesse  pourtant,  car  je  dois 
horriblement  vous  ennuyer  par  tout  ce  que  je  vous  grif- 
fonne; qui  sait  même  si  vous  le  lirez?  Répondez-moi, 
de  grâce,  et  bien  vite.  On  nous  a  parlé  du  discours  que 
vous  venez  de  prononcer  à  la  chambre  des  Pairs  :  je 
voudrais  bien  le  lire.  A  revoir  bientôt,  j'espère;  je  prit- 
Dieu  pour  votre  bonheur.  Connaissez-vous  Venise*?  C'est 
bien  intéressant.  A  jamais  votre  amie  et  sœur. 

((  Alex.  » 

àlexandrinb  a  pauline   et   a   eugénie. 

«  Venise,  27  octobre  1835. 

«  Bonsoir,  mes  sœurs,  je  ne  suis  pas  du  tout  en  train 
d'écrire,  il  fait  un  sirocco  épouvantable.  Chose  tout  aussi 
sensible  à  Venise  qu'à  Naples,  et  je  m'aperçois  pour  la 

1.  Ce  fut  dans  les  premiers  temps  de  ce  nouveau  séjour,  le  dernier 
pour  Albert  en  Italie,  qu'Âlexandrine  copia  ces  vers  de  Cliilde  Harold, 
si  connus,  mais  toujours  si  beaux  : 

And  eTen  since,  aod  now,  fair  Italy, 

Thou  art  the  garden  of  the  world  !  the  hom« 

Of  ail  art  yields  and  nature  can  decree 

Bven  in  thy  Désert  wbat  is  like  to  tlteef 

Tby  Tery  weeds  are  beauUruI,  thy  wast« 

More  rich  than  other  climes'  fertility 

Thy  wreck  a  Glory,  and  thy  Roin  graced 

WUh  an  inunaculate  charm  wbich  cannot  be  defaccd. 


830  EBCIT    D'UNE    SŒUR. 

première  fois  de  cet  effet  du  mal  de  nerfs  dont  Albert  et 
ma  mère  se  plaignaient,  qui  est  l'impossibilité  de  foruier 
ses  lettres  en  écrivant;  ainsi  lisez  comme  vous  pourrez. 
J*ai  une  grande  smania  de  vous  revoir,  mes  sœurs.  11 
faut  avouer  que  nous  nous  voyons  bien  peu  depuis  que 
nous  le  sommes  devenues  !  Nous  étions  bien  plus  sou- 
vent réunies  dans  le  temps  où  nous  n'étions  qn' amies. 
Est-ce  qu'il  y  aurait  quelqu'un  parmi  vous  qui  pût  avoir 
l'ombre  d'un  doute  relativement  à  ce  que  nous  aurions 
choisi,  par  plaisir,  pour  cet  hiver  entre  Boury  et  Venise? 
avec  cette  charmante  réunion  de  famille  à  laquelle  nous 
seuls  manquons!  Si  votre  père  l'a  eu,  ce  doute,  j'avoue 
que  j*en  serais  triste.  Pour  sa  propre  satisfaction,  je  vou- 
drais qu'il  fût  bien  convaincu  que  Boury  n'aurait  pas  pu 
être  aussi  bon  pour  la  santé  d'Albert  que  Venise  ou 
Pise.  Quant  au  bien  moral  et  au  bonheur  que  cela  lui 
eût  causé  de  passer  cet  hiver  parmi  vous,  il  ne  peut  en 
douter,  et  on  sait  assez  combien,  moi  aussi,  j'aime  et 
je  jouis  de  nos  grandes  réunions.  Mais  après  cela,  quand 
je  suis  sûre  que  ceci  vaut  mille  fois  mieux  pour  la  santé 
d'Albert,  je  me  réjouis  d'y  être  ;  et  puis  on  ne  peut 
s'empêcher  d'aimer  toujours  l'Italie  et  de  trouver  Venise 
au  plus  haut  point  intéressant  ;  de  sorte  que  je  supporte 
gaiement  notre  décision  qui,  après  tout,  n'est  que  celle 
des  médecins. 

((  Et  maintenant.  Madame  et  Mademoiselle,  comment 
se  fait-il  que  vous  ne  donniez  pas  le  plus  petit  signe  de 
^vie  à  votre  pauvre  belle-sœur  Alex,  qui  vous  a  cependant 
écrit  des  lettres  volumineuses  auxquelles  elle  ne  reçoit 
pas  l'ombre  de  réponse?  Elle  qui  aime  tant  qu'on  réponde 
à  ce  qu'elle  dit.  Mademoiselle  Eugénie,  bien  faussement, 
le  jour  de  son  arrivée  à  Paris,  griffonne  à  cette  pauvre 
Alex  un  mot  où  elle  lui  dit  :  a  Comment  veux-tu  que 
J'aime  Paris,  puisque  je  n'ai  pas  le  temps  de  t'y  écrire  ?  » 


RâCIT   D'UKB  SŒUS.  tSl 

Oh  !  mensonge  !   et  après  cela  elle  n'écrit  pas  le  plus 
petit  mot  depuis  qu'elle  est  hors  de  Paris,  pas  une  pau-  [ 
vre  petite  description  de  Boury  que  je  me  meurs  d  3  \ 
curiosité  de  pouvoir  me  figurer  un  peu! 

«  Madame  Pauline  m'a  écrit  le  12  septembre  Une  let- 
tre qui  m*a  entièrement  satisfaite  (chose  qui  n'arrivt 
pas  toujours);  mais,  dans  cette  lettre,  elle  m'en  pro- 
mettait très-promptement  une  autre,  et  un  mois  s'est 
écoulé  sans  que  cette  promesse  ait  été  tenue!...  Vos 
parents  nous  écrivent  bien  plus  que  vous,  ayez-en  bonté, 
jeunes  personnes!  Un  autre  défaut  de  la  famHIe,  c'est 
de  ne  pas  relire  les  lettres  reçues  et  de  redemander  des 
choses  auxquelles  on  a  déjà  répondu.  Tout  cela  ne  vous 
empêche  pas  de  faire  un  ensemble  fort  agréable.  Mon 
beau-père  loue  beaucoup  notre  chérie  Eugénie  dans  sa 
dernière  lettre,  et  Albert  (fort  impoliment  pour  sa  femme, 
je  trouve)  dit  qu'elle  est.  de  nous  trois,  la  plus  sédui- 
sante et  la  plus  agréable. 

a  Adieu,  Eugénie,  aime-moi,  écris-moi,  je  t'aime  tant! 
Que  Dieu  te  garde  !  Dis  à  Fernand  de  m* apporter  quel- 
ques romances  quand  il  viendra ,  et  toute  la  musique 
qu'il  pourra  dérober  au  piano  de  Boury,  sans  faire  pous- 
ser trop  de  cris,  car  j'ai  tout  laissé  à  Livoume  et  je  ne 
veux  rien  faire  venir.  » 

EUGÉNIE     A    ALEXANDRINE, 

«  Boory,  le  5  novembre  i835. 

«  Est-ce  que  personne  t'a  jamais  écrit  qu'il  nous  pas- 
sait par  la  tète  de  soupçonner  que  c'était  par  plaisir  que 
vous  passiez  l'hiver  à  Venise,  au  lieu  de  le  passer  avec 
nous?  quand  on  ne  parle  pas  d'autre  chose,  ici,  que  de 
ton  goût  pour  les  réunions  de  famille,  pour  la  vie  de 
château,  et  que  tous  sont  impatients  de  te  voir  arriver, 


33S  RÉCIT    D'UNE   SŒUR. 

sachant  combien  tu  ajouterais  au  charme  de  rintéricur! 
Mais  en  effet  un  instant  nous  avons  eu  la  folie  de  pen- 
ser que  vous  auriez  pu  passer  l'hiver  à  Boury;  et  alors, 
la  tête  remplie  de  cette  idée,  nous  avons  été  comme 
désappointés  quand  la  décision  de  Venise  nous  est  par- 
venue. Et  maintenant  si  tu  savais  comme  je  serais 
fâchée  de  vous  voir  ici!  Nous  n'en  sommes  qu'au  mois 
de  novembre  et  nous  avons  tellement  froid,  que  nous  ne 
savons  où  nous  mettre,  ni  quel  feu  allumer.  Il  fait  un 
vent  perçant,  et  je  frémis  en  me  représentant  notre  pau- 
vre cher  Albert  traversant  ces  grands  corridors ,.  descen- 
dant ces  escaliers  où  un  froid  vif  vous  saisit  partout. 
Oh!  non,  chers  amis!  que  Dieu  vous  garde  de  tout  mal 
en  Italie  !  car  si  la  différence  du  climat  est  si  sensible 
pour  nous,  que  serait-ce  pour  lui! 

«  Oh!  Alex,  que  je  me  désire  souvent  près  de  toi  à 
Venise,  recommençant,  non  pas  les  inquiétudes,  mais 
l'intimité  de  Sorrento,  te  suivant  dans  tes  soins,  tes 
soins  si  minutieux,  sœur  bien,  bien-aimée!  Tu  es  si 
bonne  à  voir  ainsi  de  près  !  » 

Fernand,  dans  la  même  lettre  : 

«  Bonjour,  petits.  Pendant  qu'Eugénie  s'interrompt 
pour  écrire  un  billet  que  je  dois  porter  à  Emma,  moi  je 
me  suis  emparé  de  la  plume  pour  vous  annoncer  mon 
arrivée  près  de  vous.  Chers  bons,  que  je  voudrais  pou- 
voir vous  amuser  un  peu  !  mais  j'ai  peur  pour  vous  de 
n'être  pas  fort  bouffon.  Je  le  suis  fort  peu,  en  effet. 
Voici  le  billet  écrit,  il  faut  que  je  parte,  adieu  donc,  ou 
plutôt  à  revoir,  mes  chers  petits.  J'embrasse  Albert,  ce 
bon  cher  vieux,  j'apporterai  force  musique,  romans, 
pièces,  sirops  et  cancans  pour  vous  divertir  cet  hiver. 
A  revoir.  » 

Eugénie  continue  : 

u  Ce  Fernand ,  comme  il  écrit  large  !   quel  papier  il 


RÉCIT    D'UNB    8ŒUR. 


perd  !  Sais-tu  ce  qui  est  en  bien  mauvais  état  depuif 
mon  retour  en  France?  C'est  mon  gosier.  Figure- toi 
<iu'il  me  fait  tellement  souiïrir,  que,  depuis  quelque 
temps  on  me  défend  absolument  de  chanter,  de  lire  tout 
haut,  et  qu'on  me  menace  môme  de  m'empôcher  d^ 
parler.  Je  n*ai  presque  plus  de  voix,  et  quand  je  chante 
une  minute,  je  n'en  peux  plus.  Je  prends  un  certain 
sirop  qui  me  fera,  dit-on,  du  bien,  mais  jusqu'à  présent 
il  me  fait  plutôt  du  mal;  dans  tout  ceci,  c'est  mon  pau- 
vre chant  que  je  regrette.  Le  médecin  a  dit  l'autre 
jour  que  si  je  voulais  guérir,  il  fallait  être  un  an  sans 
chanter.  C'est  ce  froid  si  vif  qui  m'a  tout  de  suite  saisie 
à  la  gorge,  comme  un  voleur.  Les  yeux  d'Olga  vont 
moins  bien  aussi,  le  froid  n'est  pas  bon  pour  elle  non 
plus.  Juge  avec  tous  ces  exemples,  si  je  suis  heureuse 
de  n'y  pas  voir  ton  cher  mari!  Albertine  est  au  cou- 
vent, bien  portante,  sage,  gagnant  des  médailles  et 
espérant  faire  bientôt  sa  première  communion.  Mes 
chers  amis,  voici  encore  une  lettre  de  vous,  merci. 
Chère  Alex, comme  je  te  reconnais,  cherchant  tout  de 
suite  toutes  les  manières  d'encourager  toi-même  et  les 
autres.  Cet  Anglais  dont  tu  nous  parles,  je  suis  sûre  que 
ru  l'aimes  à  la  folie,  le  tout  parce  qu'il  a  été  plus  malade 
qu'Albert,  qu'il  se  porte  bien  et  qu'il  s'est  guéri  à 
Venise. 

u  Ah  ça,  je  finis.  Ai-je  bien  réparé?  Ma  lettre  est-elle 
assez  longue?  Ai-je  bien  répondu  à  la  tienne?  Je  ne  l'ai 
pas  perdue  de  vue,  et  dorénavant  je  ferai  toujours  comme 
cela,  je  lirai  ta  lettre  tout  le  temps  que  j'écris,  afiiî 
d'être  sûre  de  bien  répondre. 

«  Adieu,  vraie  amie,  que  j'aime  avec  ferveur,  avec 
admiration!  Que  Dieu  vous  garde  bien,  car  deux  petits 
êtres  comme  vous  sont  rares  sur  la  terre  I  » 


S34  RÉCIT    D'UNB    SŒUR. 


ALBERT    A    MES    PARENTS. 

«  Venise,  17  novembre. 

«  Mon  bon  père  et  ma  mère  chérie , 

«  Je  re'ponds  à  la  fois  à  vos  deux  bonnes  lettres  du  30 
et  du  31.  11  me  paraît  certain  que  vous  avez  renonce  à 
toute  idée  d'une  course  en  Italie  pour  le  moment.  Cela 
nous  attriste,  quoique  je  comprenne  toutes  les  difficul- 
tés qui  vous  en  empêchent.  Mais  tout  ce  que  vous  me 
dites  de  votre  santé,  mon  père,  me  fait  pourtant  redou- 
ter pour  vous  l'hiver  à  Paris  ou  à  Boury. 

«  Savez-vous,  ma  bonne  mère,  que  vous  m'avez  écrit 
une  lettre  ravissante?  Mais  je  ne  puis  répondre  à  toutes 
vos  questions,  car  je  n'ai  vu  encore  que  deux  fois  l'église 
de  Saint-Marc,  dont  la  merveilleuse  et  mystérieuse  archi- 
tecture m'a  en  effet  charmé,  et  a  bien  réalisé  mon  attente. 
Venise  ne  saurait  être  jugée  en  un  jour,  mois  plus  je 
revois  cette  magnifique  place,  ce  dôme,  ces  procuraties, 
ce  campanile,  plus  j'en  deviens  amoureux.  Notre  loge- 
ment vraiment  charmant,  notre  vue,  la  plus . belle  de 
Venise,  contribuent  encore,  en  dehors  de  tout  cela,  à 
nous  faire  mille  fois  préférer  ce  séjour  à  celui  de  Pi  se. 

«  Vous  me  demandez  par  où  nous  sommes  entrés  en 
ItaMe,  cette  fois  :  comme  vous  jadis,  par  la  Ponteba. 
Quoique  cette  porte  de  l'Italie  soit  moins  belle  que  les 
autres,  nous  avons  éprouvé  un  sentiment  d'amour  du 
pays  lorsque  le  «  si  signore  »  a  résonné  à  nos  oreilles, 
au  lieu  du  langage  de  nos  lourds  et  assommants  postillons 
allemands.  Nous  avons  passé  par  Klagenfurth,  et  nous 
avons  pensé  que  là  vous  vous  étiez  mariés,  père  et  mère 
chéris!  Il  me  prend  un  redoublement  d'amour  pour  vous 
lorsque  je  pense  que  ces  lieux  que  nous  venons  de  voir 
et  ceux  que  nous  voyons  ici,  vous  vous  y  trouviez  dans 


RéClT   D'UNB    SQSDK. 


ces  premiers  jours  de  votre  mariage.  Dame!  c'est  inté- 
ressant pour  nous!  Sans  cela,  où  diable  serions-nous? 
nous,  vos  enfants!  Nous  ne  savons,  comme  de  raison, 
rien  encore  de  nos  projets,  mais  vers  le  printemps  nous 
comptons  bien  prendre  le  chemin  de  la  France.  Je  brûle 
d*y  être.  Nous  vous  chérissons  de  toutes  les  forces  de 
notre  àme  et  vivons  toujours  en  pensée  au  milieu  de 
vous.  Qu'il  me  tarde  d'être  au  jour  où  nous  pourrons 
aussi  partager  cette  chère  vie  de  famille!  Nous  attendons 
Fernand  à  bras  ouverts  et  ne  parlons  que  de  ce  que 
nous  comptons  faire  avec  lui.  Selon  ma  louable  habitude 
je  ne  vous  dis  rien  de  ma  santé,  pour  la  raison  ihalit  is 
capital!.,,  n 

Malgré  l'apparente  sécurité  qui  règne  dans  ces  lettres, 
la  page  suivante  d'une  de  celles  d^Alexandrine,  à  cette 
époque,  peint  bien  tristement  l'agitation  de  son  âme. 
Elle  la  surmontait  souvent  et  se  calmait  par  la  confiance, 
mais  ce  temps  où  le  bonheur  cherché  sur  terre  lui 
échappait,  où  celui  que  Dieu  seul  donne  n'était  pas 
trouvé  encore,  est  celui  peut-être  où  elle  eut  le  plus  de 
ces  heures  de  sombre  mélancolie  qu'elle  ne  connut  plus 
à  une  autre  époque  : 

«  Ah  !  si  dans  le  tombeau  on  sent  qu'on  dort ,  qu'on 
attend  le  jugement  de  Dieu ,  que  de  grands  crimes  ne 
^ous  le  font  pas  craindre,  ce  repos  mêlé  de  vagues  idées, 
mais  plus  de  ces  idées  embrouillantes  de  la  terre,  cette 
sensation  d'avoir  accompli  sa  destinée,  est  peut-être  pré- 
férable à  tout  ce  qu'offre  la  terre;  car,  quelque  délicieux 
que  cela  puisse  être,  tout  y  est  toujours  mêlé  de  diver- 
ses inquiétudes  et  de  diverses  hontes,  —  mélange  insup- 
portable. Je  m'explique  mal,  mais  le  mot  de  l'énigme, 
c'est  que  j'ai  soif  de  repos ,  et  que  si  la  vieillesse  ou 
même  la  mort  m'en  donnent,  je  les  bénirai.  Si  ce  que  je 


838  -  RECIT    D'UNE    SŒUR. 


VOUS  dis  là  vous  semble  triste,  n'y  faites  pas  attention, 
fai  mal  à  la  tête;  mais  je  suis  gaie  malgré  ces  idées,  n 

Aux  mots  :  «  J'ai  soif  de  repos;  si  la  vieillesse  ou  la  mort 
m'en  donnent,  je  les  bénirai,  »  elle  a  mis  en  marge,  en 
relisant  cette  lettre  sept  ans  plus  tard  : 

«  Avant  la  vieillesse  et  la  mort,  la  Foi  m'en  a  donaé, 
du  repos!  » 

EUGÉNIE    A     ALEXANDRIlfE. 

«  Boury,  13  norembre,  vendredi  soir,  dans  ma  chambre,  au  coin  d'un 
si  bon  feu  !  Seulement  je  suis  fâchée  que  ce  soit  vendredi  et  le  13. 

«  Mon  pauvre  Fernand  est  là  près  de  moi  à  causer 
pour  la  dernière  fois;  demain  il  part,  et,  quoique  je  sois 
bien  contente  de  vous  l'envoyer,  cela  me  fait  un  gros 
chagrin  de  me  séparer  de  lui.  Nous  sommes  si  bien 
ensemble!  nous  faisons  si  bon  ménage! 

«  J'ai  eu  une  querelle  avec  Pauline  l'autre  jour.  J'ai 
lu  par  hasard  une  phrase  de  sa  lettre  à  toi,  et  cette 
phrase  en  a  été  cause.  Nous  avons  pleuré  toutes  deux, 
puis  nous  nous  sommes  embrassées,  nous  avons  fini  par 
dire  que  nous  allions  tout  te  conter  et  que  tu  étais  un 
bien  charmant  tiers ,  une  bien  précieuse  confidente ,  à 
laquelle  tout  pouvait  se  dire.  Mais  sais-tii  ce  que  nous 
nous  sommes  encore  dit?  C'est  que  rien  ne  rend  ce 
temps  de  quinze  à  vingt  ans ,  et  qu'on  a  beau  faire ,  et 
quel  que  soit  le  bonheur  même  le  plus  complet  qu'on 
ait  plus  tard ,  ces  années-là  sont  cependant  les  plus 
heureuses,  peut-être  même  parce  qu'on  s'en  rend  moins 
compte.  On  a  un  vague  besoin  de  bonheur,  d'affection, 
de  plaisir,  et  on  ne  met  pas  en  doute  qu'on  les  obtien- 
dra, et  la  route  pour  y  arriver  paraît  si  jolie,  si  fraîche! 
C'est  dans  ce  temps-là  qu'on  est  fou  en  sentant  des 


bAcit  d'une  sœus. 


fleurs  et  que  le  beau  temps  veus  fait  bondir  de  joie!  On 
pense  à  tout  et  on  ne  pense  à  rien.  C'est  une  bien  lon- 
gue idée  que  j'ai  entamée  là,  je  n*ai  pas  le  temps  de  la 
finir.  Voilà  mon  pauvre  cher  Femand  qui  me  dit  adieu  : 
il  part  à  cinq  heures  du  matin,  ainsi  c'est  fini.  Oh!  jo 
suis  bien  triste!  Pauvre  frère!  Il  faut  donc  toujours  se 
quitter?  » 

Cette  querelle  dont  parle  Eugénie  tenait  à  ce  que, 
dans  une  circonstance  récente,  je  m'étais  imaginé  qu'elle 
ne  m'avait  pas  ouvert  son  cœur  avec  toute  sa  franchise 
accoutumée,  et  j'avais  exprimé  ce  doute  et  cette  crainte 
à  Alexandrine  dans  une  de  mes  lettres.  Le  passage  tomba 
sous  les  yeux  d'Eugénie  et  l'affligea,  car  c'était  la  pre- 
mière fois  qu'il  m'arrivait  de  dire  à  Tune  d'elles  ce  que 
je  n'avais  pas  dit  à  l'autre.  Et  Alexandrine,  érigée  en 
juge  du  différend,  me  donna  tous  les  torts.  Sa  réponse  à 
ma  lettre  me  parvint  à  Paris,  où  j'avais  été  passer  quel- 
ques jours,  et  je  renvoyai  à  Eugénie  qui  était  restée  à 
Boury.  Mais  ma  chère  Eugénie,  on  le  sait  déjà,  était 
rarement  d'humeur  à  supporter  qu'on  lui  donnât  raison 
à  mes  dépens-,  aussi  fut-elle  fort  mécontente  de  ce  juge- 
ment d'Alexandrine  et  m'écrivit-elle  la  douce  lettre  que 
voici,  en  me  renvoyant  la  sienne  : 

EUGÉNIE    A    PÂDLINE. 

«  Boury,  manfi. 

«  Ma  chère  petite  chérie  Pauline,  tu  fais  bien  de  me 
défendre  d'écrire  à  Alex,  car  je  lui  en  veux  terrible- 
ment. N'aie  pas  peur,  je  ne  t'accuserai  pas,  moi  I  Tac- 
cuser!  toi!  j'en  pleure.  Et  puis  d'ailleurs  n'est-ce  pas 
moi  qui  ai  eu  tous  les  torts?  Ne  me  suis-je  pas  plainte 
de  toi  à  elle?  et  tout  ce  mauvais  accès  ne  venait-il  pis 
I.  .      22 


S38  RÉCIT    D'UNE    SCHUR. 


de  moi  seule?  C'était  mal,  mal,  et  c'est  moi  qui  ai  tout 
fiit.  Pardonne-moi,  à  ton  tour,  car  c'est  moi  qui  suis 
cause  de  tout, 

«  Rien,  rien,  tu  le  sais,  ne  peut  amener  un  froid 
entre  nous,  nos  âmes  sont  liées,  comme  les  corps  des 
Siamois;  une  blessure  à  Tune  fait  mal  à  l'autre.  Nous 
pouvons  vivre  et  agir  différemment,  mais  il  est  impossi- 
ble que  nous  ne  sentions  pas ,  que  nous  n'aimions  pas 
de  même. 

«  Ma  petite  Pauline,  pardonne-moi  les  mots  durs  que 
je  t'ai  attirés  de  notre  amie  commune.  Que  n'étais-je  là 
pour  essuyer  les  larmes  de  tes  chers  yeux  aimés,  en  les 
embrassant!  Promets-moi  que  tu  vas  écrire  à  Alex,  que 
tu  lui  diras  ce  que  j'écris  aujourd'hui.  Vois-tu  bien,  tout 
ceci  prouve  seulement  combien  notre  amitié  est  impos- 
sible à  altérer,  » 

ALBERT    A    MON     PÈRK. 

«  Venise,  17  novembre  1835. 

«  Mon  père  chéri,  j'ai  reçu  votre  lettre  si  bonne  du 
30  octobre,  jamais  il  n'en  fut  écrit  une  plus  tendre  et 
plus  délicieuse.  Mon  bon  père,  combien  je  vous  aime,  et 
combien  Alexandrine  est  touchée  de  ce  que  vous  nous 
dites  l 

((  Je  tremble  que  cet  hiver  de  France  ne  vous  fasse 
mal.  Venez,  dès  que  vous  le  pourrez,  vous  réchauffer  en 
Italie,  où  le  bon  soleil  n'est  jamais  longtemps  sans  se 
montrer.  Le  pauvre  Fernand  aura  un  froid  de  loup  pen- 
dant son  voyage.  C'est  un  bien  grand  sacrifice  qu'il  nous 
fait  là,  je  lui  en  sais  bien  bon  gré  et  me  le  reproch(^ 
presque.  Je  lui  ferai  faire  de  l'exercice  en  lui  imposant 
l'obligation  de  se  promener  avec  Alexandrine  qui  con- 
sentirait voloDtiers,  si  on  la  laissait  faire,  à  passer  l'hi- 


1 


EÂCIT  B'UNB   SŒUR. 


ver  tout  entier  sans  remuer  les  pieds.  Klle  croit  que 
rexercice  qu'elle  prend  à  la  maison  lui  suffit.  Il  est  vrai 
qu'elle  en  prend  beaucoup  ainsi.  Je  voudrais  que  vous 
pussiez  la  voir  à  la  tête  de  son  ménage,  ayant  ses  pro- 
visions de  riz,  de  bougie,  de  café,  de  sucre,  etc.,  et 
faisant  chaque  jour,  elle-même,  la  distribution  néces- 
saire de  tous  ces  ingrédients.  Nous  avons  une  cuisinière 
qu'elle  dirige;  enfin  la  maison  marche  avec  ordre,  éco- 
nomie, régularité.  Ne  trouvez-vous  pas  cela  bien  pour 
une  personne  que  l'on  soupçonnait  capable  de  tout, 
hormis  de  savoir  mener  un  ménage?  Vous  me  direz  à 
cela  que  la  poésie  en  souffre.  Dans  les  moments  d'in 
spection  et  de  coup  de  feu,  peut-être  un  peu  ;  mais,  une 
fois  rentrée  dans  le  salon,  vous  retrouvez  l'élégante, 
charmante,  ravissante  Alexandrine  d'autrefois.  Enfin, 
mon  bon  père,  le  bon  Dieu  semble  avoir  fabriqué  mon 
intérieur  exprès  pour  mon  bonheur,  car  une  femme 
uniquement  ménagère  m'eût  assommé,  comme  aussi 
j'eusse  été  fort  impatienté  d'avoir  une  belle  compagne 
qui  n'eût  été  bonne  à  rien  dans  le  ménage. 

«  Nous  connaissons  déjà  ici  beaucoup  de  monde. 
Gomme  on  n'exige  pas  que  je  rende  les  visites  qu'on  me 
fait,  je  suis  charmé  de  ces  politesses. 

«  Adieu,  mon  père  chéri,  Alex  et  moi  nous  vous  em* 
brassons  et  tous  les  deux  nous  vous  aimons  plus  que 
nous  ne  pouvons  le  dire,  n 

Au  bout  d'une  lettre  de  mol,  de  la  môme  époque,  so 
trouvent  ces  lignes  d'Eugénie  à  Alexandrine  : 

«  Quand  je  prie  pour  devenir  bonne,  je  te  vois  bien 
loin  devant  moi  sur  ce  long  chemin  de  la  perfection.  Je 
trouve  ton  caractère  si  admirable,  si  estimable,  si  fort, 
«  doux,  courageux,  tendre  et  fidèle,  si  lent  à  se  décou- 
rager, si  prompt  à  se  relever  l  Ohî    Dieu  a  bien  béni 


840  RÉCIT  D'UNB  SŒUR. 

notre  Albert  et  il  achèvera  son  bonheur;  aussi  n'ai-je 
point  de  crainte  pour  notre  grande  idée.  Dieu  lui-même 
te  conduira  !  Tu  es  sa  douce  brebis,  qu'il  veut  ramener 
sans  Teffaroucher.  Il  nous  accordera  un  doux  consente- 
ment, et  permettra  que  ce  soit  sans  froisser  le  cher  cœur 
de  ta  mère.  Mon  Alex,  je  veux  prier  avec  tant  dé  ferveur 
pour  toil  » 

ALBERT    A    PAULINE. 

«  Venise,  28  novembre. 

«  Chère  Pauline,  Alex  a  reçu  ta  lettre  qui,  faute  d'af- 
franchissement, avait  été  si  longtemps  à  nous  parvenir. 
Vous  êtes  bien  gentilles,  toutes  les  deux,  et  toutes  les 
jolies  choses  que  vous  lui  dites  font  que  je  vous  aime 
dix  fois  davantage  encore,  si  cela  est  possible.  Elle  mérite 
bien  toute  votre  tendresse,  et  il  n'y  a  pas  beaucoup  de 
femmes  qui  lui  ressemblent.  Il  .faut  être  l'objet  de  sa 
sollicitude,  comme  je  le  suis,  pour  comprendre  ce  que 
son  dévouement  a  de  continuelle  douceur  et  de  chère 
tendresse.  Que  Dieu  la  bénisse  et  l'en  récompense  ! 

«  Tu  nous  donnes  une  furieuse  envie  de  lire  le  discours 
de  Montai,  et,  sans  le  connaître,  je  pressens  que  je  l'ai- 
merai, car  son  contenu,  enthousiaste  ou  non,  a  sa  source 
dans  le  cœur  de  mon  cher  ami,  et  un  tel  moteur  ne 
peut  jamais  rien  produire  de  mauvais.  ***,  dis-tu,  le 
trouve  singulier  :  qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  C'est 
une  de  ces  phrases  qui  ne  dépeignent  un  jugement  d'au- 
cune sorte.  C'est  un  juste  milieu  entre  l'approbation  et 
la  désapprobation  qui  ne  traduit  aucune  pensée.  D'au- 
tres personnes ,  dis-tu ,  trouvent  qu'on  ne  devrait  pas 
mêler  la  religion  avec  la  politique.  Ces  braves  gens  ne 
voient  donc  pas  que  l'un  des  caractères  du  temps  où 
nous  sommes,  c'est  que  des  idées  religieuses  semblent 


1 


JUCIT  D'UNB  SŒUI.  Ml 

découler  toutes  les  autres,  et  que  cette  religion  dont  ils 
parlent  avec  tant  de  protection  ou  de  pitié  devient  Tàme 
de  tout  et  même  de  celte  politique  dont  ils  veulent  l'ex- 
clure !  Les  esprits  forts  que  voilai  » 

ALBXANDRINB    A    M.     DE    MONTâLBMBERT. 

«  Venise,  jeudi  3  décembre  1835. 

«  Reconnaissez-vous  ce  papier?  Cest  vous  qui  me 
l'avez  acheté  à  Livourne! 

«  Comment  se  fait-il  que  j'aie  pu  laisser  sans  réponse, 
non  pas  une  semaine,  mais  un  seul  jour,  une  lettre 
comme  celle  que  j'ai  reçue  de  vous  et  qui  m'a  causé 
tant  de  joie?  J'avais  peur  de  votre  réponse  à  la  mieniie, 
et  voilà  que  vous  me  parlez  plus  amicalement  que  jamais. 
Comme  je  vous  remercie  !  et  quel  plaisir  vous  m'avez 
fait!  Cher  ami,  quand  j'ai  parlé  de  votre  susceptibilité, 
certes  ce  n'était  pas  que  nous  ayons  jamais  eu  à  nous 
en  apercevoir,  car  nous  avons ,  au  contraire ,  bien  sou- 
vent dit  et  pensé  que  peu  d'amis,  même  intimes  comme 
vous,  seraient  à  ce  point  fraternels  et  sans  façon,  et  tels 
que  nous  vous  avons  toujours  trouvé;  mais  c'est  votre 
sévérité  pour  d'autres  qui  nous  avait  fait  craindre  pour 
nous-mêmes. 

«  Si  vous  saviez,  cher  ^îontal,  comme  je  suis  enfouie 
corps  et  esprit  dans  le  ménage,  cela  vous  feraix  pitié,  et 
en  même  temps  vous  ririez  bien.  Il  ne  reste  plus  vestige 
de  la  poétique  Alex,  entourée  comme  elle  Test  de  provi- 
sions d'huile,  de  pommes  de  terre,  de  riz,  de  chandelles, 
et  sachant,  je  vous  prie  de  le  croire,  ce  que  tout  cela 
vaut  et  jusqu'au  pnx  d'un  œuf!  Notre  bgeraent  vous 
ferait  plaisir  à  voir,  nous  sommes  six  fois  mieux  qu'à 
Pise,  dans  la  meilleure  situation  et  ayant  la  plus  belle 
vue  de  Venise.  Je  ne  m'occupe  à  peu  près  de  rien.  Ou 


m.  mmïxfiï^Tc:  '^  :  ^Tum  le  Me»  qpm 

îàoia 


lÉOlT  O'ONl  f  oioa. 


permettre  de  quitter  la  maison.  Ea^ce  que  voin  laiiU^ 
efli  enti^:n;ment  booiie7  Hépondes. 

ji  AUHTt  trouve  que  It  f^reinièro  feuille  do  ma  lettre 
acnt  I  iifnit  la  cuiiilne.  C*ott  vrai,  f  en  rougiM.  par- 
don; Mil  i'»  que  notre  pauvre  petite  vieille 

eAi  iii  f)f'ii  nxoi,  Je  lui  apprendu  h  faire  de  t 

I  m  fut  ni  nouveau  que  J'en  infonnit  toutt 

i^  •  •  rne  auifi  Iniftaé  entraîner  par  votre  fra- 

t4!rnelle  <)•  l<!  voum  donner  toutea  aortea  de  ù^iUtilê 

1  «rdonl 

^        '•  danx  votre  lettre  à  Allnsrt  qui 

n<)ii<i  II  fait  rire  toute  la  Journée.  Qui  pcjnaerait  que  voua 

1'  pareilldf  ctXM6t  du  food  d*un  couvent?  Cher 

toute  votre  gnivild,  vom  avei  un  euprit  hk-n 

amuMint! 

M  Voufl  n*aurez  Jamais,  même  en  mol,  d*aml  auAsi 
umdre  qu'Allxrt.  Moi,  Je  tfx>uve  à  redire  en  vou»,  mais 
à  ses  yeux  votii»  ôtes  une  perle,  el  il  supporterait  tout 
de  vous  sans  se  plaindre.  Au  revoir,  slmes-nous  {  que 
Dieu  vous  donne  le  bonheur 

u  Votre  sceur  (n*ef(-€e  pMf  vous  le  voulez  tiienf). 

«  Priât  pour  moi  el  rondes-mol.  • 

ALSCST*    DANS    LA    MltlfK    LCrTSS. 

«  Cher  ami,  Je  no  sitli  pas  en  train  d'écrire  anjour- 
d'haï,  et  Alex  ayant  longuement  répondu  à  (a  bonne 
lettre  du  10  novembre,  Je  remeta  à  un  autre  Jour  h  le 
faire,  le  veux  seulement  te  dire  que  plus  le  ternp<t 
s*écoule,  plus  Je  trouve  de  dooceur  dans  ton  amiti<^.  et 
Je  noierdo  ardemment  le  cM  de  oof  relations  intimes  t 
y  voir  asiodée  ma  feoune  ffl'eet  d*OM  douceur  indiciiito. 

i  (Mi»  UMf  fui  u  éfuièn  é'Mbm  à  M.  a«  Mmtàkmhm, 


S44  RÉCIT  D'UNE   SŒUR. 

Reste  son  ami  *  ;  les  affections  de  cette  nature  ne  peu- 
vent que  se  fortifier  avec  le  temps.  Tes  lettres  sont  tou- 
jours attendues  et  reçues  comme  celles  d'un  frère. 
Écris-nous  donc  souvent,  à  elle  plutôt  qu' à  moi.  Tu  peux 
lui  faire  grand  bien.  Il  est  un  sujet  qu'un  ami  seul  peut 
aborder,  et  un  ami  dont  le  cœur  et  les  idées  nous  sont 
aussi  chers  qu'en  toi  et  qui  est  plus  que  tout  autre 
capable  de  parler  avec  succès.  Du  reste  de  telles  conver- 
sations ne  peuvent  que  m'être  fort  utiles  à  moi-même, 
car  je  suis  d'une  tiédeur  qui  me  désole. 

«  Ce  qui  me  peine  le  plus,  c'est  que  ce  vague  qui 
s'est  emparé  de  moi  n'est,  je  le  crains,  que  le  fruit  de 
ma  mollesse,  de  mon  laisser  aller.  Cette  vie  de  malade, 
de, soins  minutieux,  m'énerve  au  dernier  point.  J'ai 
moins  d'énergie  que  jamais,  moi  qui  en  ai  toujours  eu 
si  peu.  Si  je  pouvais  rendre  à  mon  corps  de  l'activité, 
de  l'élasticité,  mon  âme  reprendrait  en  même  temps  ses 
forces. 

«  D'après  ce  peu  de  mots,  tu  comprends  que  je  suis 
peu  fait  pour  produire  quelque  bien  sur  l'esprit  de  mon 
angélique  femme,  et,  loin  d'être  son  guide  en  quoi  que 
ce  soit,  je  lui  dois  d'échapper  à  l'anéantissement.  » 

ALEXANDRINE    A    PAULINE     ET     A    EUGÉNIE.  ' 

«  Venise,  8  décembre,  mardi  soir. 

«  C'est  folie  à  moi,  petites  sœurs,  à  minuit  passé,  de 
me  mettre  à  vous  écrire,  mais  j'ai  une  singulière  pas- 
sion pour  écrire  la  nuit;  puis  le  matin  les  lettres  par- 
tent avant  deux  heures.  Les  soins  du   ménage  qui  aug- 

i.  Alexandrine  dit  avec  raison  en  marge  :  «  Cette  expression  son, 
au  lieu  de  notre,  dans  sa  dernière  lettre,  n'a-t-elle  pas  l'air  d'un 
adieu?  » 


RBCIT  DTOMB  SfETHL 


mentent  tous  les  jours  pour  moi,  les  allées,  les  venues, 
les  pertes  de  temps  dans  la  chambre  d'Albert,  tout  cela 
(et  pas  ma  pauvre  toilette,  comme  vous  le  pensez  peut- 
être)  me  fait  perdre  une  bonne  partie  de  la  matinée. 
Hélas!  je  suis  bien  moins  soignée  que  je  ne  Tétais.  J'ai 
mis  de  côté  non-seulement  bien  des  choses  que  vous 
trouviez  exagérées,  mais  quelques-unes  de  celles  qui 
vous  semblaient  essentielles.  Je  me  déséligantise,  je  me 
désuavise,  je  vais  devenir  une  vraie  cuisinière,  une  fer- 
mière, ou  tout  ce  que  vous  voudrez,  et  c'est  effrayant  à 
quel  point  je  me  trouve  faite  pour  cela.  Je  me  déplais  à 
moi-même  plus  que  jamais,  du  reste.  Mes  soins  pour 
Albert  que  vous  exaltez  n'ont  aucune  valeur-  demandez 
à  Putbus,  il  vous  dira,  comme  il  me  l'a  dit  à  moi-même, 
que  j*ai  un  goût  tout  naturel  pour  ces  sortes  de  soins, 
que  j*aime  les  tripotages,  les  petits  arrangements,  etc.  ,etc.; 
que  je  m'ennuierai  quand  Albert  sera  bien  portant,  que 
cela  me  manquera;  qu'il  n'y  a  pas  de  plus  grand  amu- 
sement pour  moi  que  de  droguer,  soigner,  ranger,  etc. 
Ou'avez-vous  à  répondre  à  cela,  surtout  quand  moi-' 
même  je  sens  que  cela  est  vrai?  Non,  je  n'ai  pas  de 
vertu,  mais  j*ai  peut-être,  sans  qu'on  s'en  doute,  un 
\ieureux  caractère;  car  j'aime  à  faire  le  ménage,  et  puis 
j'aime  tout  autant  n'avoir  pas  l'ombre  de  besoin  de  m'en 
occuper;  j'aime  à  voyager,  et  puis  j'ainrie^à  rester  en 
place  ;  j'aime  les  aventures  et  j'aime  le  repos  ;  f  aime  la 
paresse  et  j'aime  l'occupation  ;  j'aime  à  soigner  les 
malades,  j'y  trouve  mille  petits  plaisirs,  puis,  quand  ils 
sont  bien  portants,  je  trouve  cela  bien  plus  agréable. 
Mes  chères  amies,  vous  êtes  folles  de  me  faire  des  excu 
ses  lorsque  vous  me  parlez  de  vous-mêmes;  voyez,  je 
vous  parle  de  moi  pendant  toute  une  lettre  ;  je  devrais 
donc  vous  dire  pardon,  à  mon  tour. 
«  0  mes  sœurs,  que  vous  êtes  heureuses  d'être  en 


34«  KBCIT  D'UNE  SŒUR. 


repos  sur  la  religion  !  Quand  sortirai-je  d'où  je  suis  ? 
Ma  pauvre  mère  m'écrit  des  lettres  si  touchantes.  Oh  ! 
que  Dieu  ne  m'abandonne  pas,  et  rende  la  santé  à 
Albert!  Ma  mère,  qui  a  fait  le  bonheur  de  ma  vie,  ma 
mère,  à  qui  je  dois  d'avoiii  épousé  un  catholique,  qui  a 
fait  pour  moi  autant  qu'une  mère  peut  faire,  je  ne  puis 
pas  briser  son  cœur.  Si  j'étais  libre  de  mes  actions 
cependant,  j'examinerais,  j'étudierais...  je  tacherais  de 
devenir  catholique  *.  Mais  c'est  le  pape  qui  me  dérange... 
je  crois  que  j'accorde  quasi  tout  le  reste  !...  Merci,  ma 
petite  Eugénie,  des  paroles  consolantes  que  tu  me  dis 
sur  ce  sujet. 

((  A  revoir  tous   avec  l'aide  de  Dieu.  Si  vous  saviez 
comme  je  vous  aime!  » 

ALEXANDRINE     A    PAULINE     ET    A    EUGÉNIE 

Le  même  jour, 
«  Chères  sœurs,  si  vous  pouviez  nous  voir  avec  notre 
Fernand!  Nous  menons  une  si  bonne  petite  vie,  si  flâ- 
neuse !  Nous  ne  faisons  rien  du  tout.  Ce  n'est  pas  là  le 
charme,  mais  enfin,  nos  causeries  sont  si  douces,  si 
intimes,  si  gaies.  C'est  charmant,  et  ce  cher  Fernand  est 
très-gai  !  Il  n'a  pas  du  tout  l'air  fâché  d'être  enfermé  ici 
avec  no  is.  » 

ALBERT    A    MA    MERE. 

«  Venise,  23  décembre  1835. 
«  Ma  pauvre  bonne  mère  adorée,  que  j'ai  besoin  de 

i.  En  marge,  AlexandriuÊ  a  mis  :  «  Dieu  a  été  bien  patient  envers 
moil  » 


KBCIT  D'UNB  8ŒUE.  Kl 

VOUS  serrer  sur  mon  cœur!  Que  le  printemps  est  loin 
encore f  Le  bon  Fernand  est  encore  venu  augmenter,  si 
c'est  possible,  cette  sjuania  que  j*ai  de  vous  revoir.  Son 
arrivée  a  été  une  joie  immense  pour  nous.  Il  venait  do 
vous  voir  tous  et  il  était  encore  tout  imprégné,  tout  frais 
de  vos  baisers,  je  vous  croyais  voir  tous  en  le  revoyant; 
et  puis  vous  savez,  ma  mère,  que  j'ai  un  grand  faible 
pour  Fernand,  mon  frère  d'enfance,  mon  compagnon  de 
souffre-douleurs  et  de  joies.  Nous  avons  grandi ,  poussé 
ensemble,  cela  fait  beaucoup.  Je  lui  ai  trouvé  bonne  et 
belle  mine  et  mon  amour-propre  pour  lui  est  flatté  à 
cbaque  nouveau  personnage  auquel  je  le  présente.  Vous 
savez  combien  Alex  Taime  aussi.  D'abord  il  a  été  le 
grand  protecteur  de  nos  amours,  c'est  bien  le  moins  que 
nous  lui  en  prouvions,  à  l'envi,  notre  reconnaissance; 
dans  ce  genre  de  choses,  les  figures  qui  ont  été  hostiles 
comme  celles  dont  on  a  gagné  les  sympathies  vous 
demeurent  gravées  dans  le  cœur,  les  dernières  surtout. 
J'espère  donc  que  nous  allons  très-bien  passer  notre 
hiver  à  nous  entr'aimer  à  qui  mieux  mieux,  et,  au  prin- 
temps enfin,  je  vous  reverrai  et  vous  serrerai  tous  et 
toutes  dans  mes  bras.  Tout  ce  qu'il  m'a  conté  de 
Bour^  m'a  ravi.  Nous  ne  nous  lassons  pas  de  le  faire 
jaser  sur  ce  sujet  et  de  lui  faire  décrire  le  lieu  et  ses 
environs.  Quel  bon  été  nous  passerons  !  J'aime  tant  la 
vie  de  château  et  Alex  en  raffole  !  Nous  faisons  toutes 
sortes  de  plans  pour  arranger  délicieusement  noire 
appartement.  Puisqu'enfîn  nous  avons  un  home,  que  ce 
home  est  des  plus  confortables,  et  que  le  nôtre  en  par- 
ticulier ne  se  compose  que  de  deux  chambres,  il  nous 
semble  facile  de  le  rendre  joli,  et  nous  avons  le  projet 
qu'il  le  soit.  Nous  apporterons  d'ici  des  étoffes  anciennes 
qui  ne  contribueront  pas  peu  à  le  rendre  tel.  Si  nos 
petits  moyens  nous  le  permettent,  nous  en  achèterons 


348  RECIT    D'UNE   SŒUR. 

de  quoi  faire  la  tenture  complète.  Che  ne  dite?  Et  à  ne 
s'en  tenir  qu'aux  rideaux,  ne  serait-ce  pas  déjà  assez 
galant? 

((  Alexandrine  et  Fernand  me  pressent  comme  de  vrais 
apothicaires  pour  envoyer  les  lettres  à  la  poste,  et  je  ne 
vous  ai  dit  que  des  bêtises,  mais  cette  lettre  ne  compte 
pas  ;  je  voulais  seulement  vous  écrire  un  mot  pour  vous 
embrasser  moi-même.  Faites-nous  donner  chaque  jour 
de  poste  de  vos  chères  nouvelles.  Adieu,  mère  adorée. 
Alex  vous  aime  comme  une  de  vos  filles,  aimez-la  aussi 
toujours.  Embrassez  bien  mon  père  bien-aimé,  mes 
sœurs,  frères,  belles-sœurs,  beaux-frères. 

«  Votre  Albert.  » 


ALBERT    A    PAULINE. 

«  Venise,  29  décembre  1835. 

«  Ma  sœur  chérie ,  je  réponds  à  ta  bonne  lettre  du 
7  décembre.  Merci  de  m' avoir  écrit,  tes  lettres  me  font 
toujours  un  plaisir  inouï. 
•   ••••••••«•.••••••    ••••••• 

«  Il  faut  que  tu  voies  Constantinople,  ma  chère.  C'est 
plus  beau  que  tout  ce  que  tu  connais.  Mon- amour  pour 
l'Orient  est  bien  loin  d'être  épuisé ,  et  nous  pensons 
sérieusement  à  y  passer  une  partie  de  l'hiver  prochain. 
Jérusalem  est  mon  idée  fixe.  Rien  ne  peut  être  aussi 
intéressant  que  de  suivre  les  traces  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ,  l'Évangile  à  la  main  !  Je  trouve  que  chaque 
chrétien  devrait,  une  fois  dans  sa  vie,  aller  retremper 
sa  foi  à  la  source.  Si  je  voyais  ces  lieux,  il  me  semble 
que  la  mienne,  si  tiède  souvent,  se  vivifierait  à  jamais. 


»6CIT   D'UNB  SŒUR.  84t 

Car  où  y  a-t-il  un  intérêt  comparable  à  celui  que  nous 
trouvons  dans  ce  qui  a  rapport  à  la  religion  ?  Comme,  à 
côté  de  celui-là,  tout  autre  intérêt- devient  sec  et  froid  ! 
Cest  que  la  source  de  cet  intérêt,  étant  divine,  est  iné- 
puisable et  inaltérable! 

«  Constantinople  m'a  du  reste  fait  une  singulière  im- 
pression. Il  semble  que  ce  ne  soit  qu'un  lieu  de  passage; 
tout  m'a  fait  l'effet  d'être  campé,  tout  m*a  semblé  joli, 
riant,  mais  rien  de  ce  qui  indique  la  présence  d'un 
peuple  établi  là  pour  longtemps,  sentant  un  avenir  de- 
vant lui  et  travaillant  à  l'amélioration  de  sa  condition  et 
de  celle  de  ses  enfants.  Non,  chacun  a  l'air  d'avoir 
planté  une  tente  pour  faire  une  halte  en  face  d'une  si 
belle  vue.  Est-ce  insouciance  naturelle  chez  eux?  ou 
sont-ils  sous  une  influence  inévitable,  sous  une  sorte  de 
fatalité  qui  leur  cache  l'entrée  de  la  mer  Noire  prête  à 
vomir  sur  eux  la  flotte  russe  qui  doit  les  engloutir?  C'est 
ainsi  que  Mahomet  II  battait  les  murs  de  Constantinople 
en  1453,  tandis  que  des  prêtres  et  des  savants  insou- 
ciants ne  pensaient  qu'à  de  folles  controverses  théologi- 
ques. Quand  les  peuples  arrivent  au  dernier  degré  de 
leur  décadence,  la  Providence  peut-être  permet  cet 
engourdissement,  afin  de  rendre  moins  douloureux  leurs 
derniers  moments 

((  Je  reprends  cette  lettre  après  r* avoir  interrompue 
I^endant  deux  jours.  Notre  cher  comte  Putbus  est  arrivé,, 
et  il  a  apporté  à  Alexandrine  et  à  moi  une'  foule  de  char- 
mantes choses;  mais  ce  qu'il  ne  nous  a  pas  apporté  et 
ce  que  nous  espérions  bien  recevoir,  ce  sont  des  lettres 
de  vous. 

«  Il  fait  en  ce  moment  une  de  ces  belles  journées 
d'Italie  qui  font  oublier  tous  les  mauvais  jours.  Venise 
est  dans  son  beau,  tout  a  un  air  de  fête,  cette  atmo- 
sphère si  pure,  ces  palais,  cette  eau,  ces  gondoles  !  Chère 


850  RÉCIT  D'UNE  SŒUR. 

amie ,  n*adores-tu  pas  Venise  ?  Pour  moi  c'est ,  après 
Rome,  la  ville  d'Italie  que  je  préfère,  et  elle  a  sur  Rome 
Tavantage  qu'on  y  vit  seul  et  sans  être  assommé  d'é- 
trangers. 

«  ïu  ne  peux  lu  ngurer  combien  mon  Alex  est  de 
jour  en  jour  plus  charmante;  c'est  la  seule  femme  qu- 
eût  pu  me  rendre  heureux.  Ce  naturel,  cette  tendresse 
que  tu  connais  en  elle,  cette  égalité  d'humeur,  tout  est 
charmant.  Rien  ne  peut  se  comparer  à  mon  bonheur  ! 
Tu  sais  que  je  suis  passablement  sauvage  :  quelle  peste 
c'eût  été  pour  moi  que  d'avoir  une  femme  qui  ne  pré- 
férât pas  son  intérieur  à  tout!  Oh  !  ma  chère,  combien 
on  vit  doublement  quand  tout  l'intérêt  est  concentré 
dans  un  même  cercle  d'affections,  de  goûts,  de  manière 
de  voir  et  de  sentir!  Tous  ses  sentiments  sont  si  vrais! 
Elle,  pas  la  moindre  affectation  !  Et  je  ne  sais  si  mon 
état  de  souffrance  augmente  son  attachement,  mais  ce 
que  je  puis  dire,  c'est  que  rien  n'est  comparable  à  la 
douceur  de  nos  rapports.  La  singularité  de  notre  vie  en 
augmente  peut-être  encore  le  charme.  Ces  relations  de 
frère  et  de  sœur,  embaumées  d'un  parfum  de  tendre 
amour,  ont  quelque  chose  de  si  intime,  de  si  suave! 
C'est  le  plus  joli  temps  de  ma  vie;  c'est  plus  que  frère 
et  sœur,  et  c'est  autre  chose  que  mari  et  femme.  Si 
j'étais  meilleur,  moins  terrestre,  moins  amoureux,  notre 
vie  se  pourrait  comparer  à  celle  de  l'Ange  tel  que  je  me 
le  figure,  composé  d'une  âme  d'homme  et  d'une  âme  de 
femme,  ne  vivant  que  d'amour,  mais  de  pur  amour! 
V  elle,  il  ne  manque  rien  pour  cela;  à  moi,  il  me  fau- 
drait du  calme,  il  me  faudrait  être  complètement  le 
maître  de  mon  cœur  qui  aime  tout  dans  l'amour... 

((  Décidément  cette  lettre  ne  doit  jamais  partir,  voilà 
la  troisième  fois  que  je  l'interromps.  Je  tern-.ine  ce  que 
je  te  raconte  sur  l'autre  feuille  en  te  disant  qu'il  n'y  a 


KéCIT   D'UNB  SŒUB.  tSl 

de  concevables  que  les  mariages  d'inclination.  Il  n'y  a, 
selon  moi,  do  tout  à  fait  heureux  que  ceux-là,  quand  on 
s'est  assez  éprouvé  pour  espérer  que  des  liens  essentiels 
vous  lient  Tun  à  Tautre,  et  qu'on  est  sûr  enfin  que  l'àine 
et  l'esprit  vivent  le  plus  en  vous.  J'avoue  que  j'ai  la  plus 
grande  admiration  pour  le  courage  de  ceux  qui  se 
marient  par  calcul  et  sans  entraînement.  Il  en  faut  plus 
pour  cela  que  pour  rester  debout  près  d'une  mine  prête 
à  éclater.  Je  ne  l'aurais  jamais  eu,  et  probablement,  sans 
la  rencontre  de  mon  Alex ,  sans  cette  délicieuse  atmo- 
sphère qui  l'entourait  à  Rome,  cette  vie  retirée  et  pres- 
que monastique  qu'elle  menait  et  au  sein  de  laquell'^ 
naquit  mon  amour,  sans  tout  cela,  je  crois  que  je  ne 
me  serais  marié  de  ma  vie.  Je  trouve  que  le  mot  mariage, 
par  lui-même,  est  un  mot  qui  fait  peur. 

c(  Adieu,  ma  chère  amie,  embrasse  mon  père  chéri, 
ma  mère  bien-aimée,  notre  Eugénie  que  Dieu  bénisse, 
Olgette  et  le  bon  Chariot;  embrasse  aussi  Emmy  et  son 
cher  Alfred. 

«  Ton  frère  A.  » 


ALBERT    A  LA    PRINCESSE    LAPOUKHTN. 

«  Venise,  !•' janvier  i836. 

«  Ma  mère,  laissez-moi  commencer  l'année  en  vous 
parlant  de  votre  Alex  et  de  tout  mon  bonheur,  que  je 
vous  dois;  plus  nous  allons,  plus  ce  bonheur  prend  de 
profondeur  et  de  solidité.  Vous  qui  saviez  quel  ange 
était  votre  fille,  quelle  reconnaissance  ne  vous  dois-je 
pas  pour  avoir  eu  la  confiance  que  je  la  rendrais  heu- 
reuse! Que  Dieu  m'accorde  de  ne  pas  vous  causer  de 
mécompte  à  ce  sujet.  Mais  si  je  suffis  à  Alex,  c'est  à  sou 


BéCIT  D*UNB  SŒUB. 


cher  caractère  et  non  à  moi  qu'il  faut  en  attribuer  le 
mérite.  Cest  la  seule  femme  non-seulement  qui  eût  pu 
me  rendre  heureux,  mais  la  seule,  je  crois,  que  j'eusse 
pu  rendre  heureuse.  Elle  a  une  égalité  de  caractère 
indispensable  à  mon  humeur.  Une  femme  inégale  ou 
capricieuse  m'eût  rendu  fou.  Et  ce  qui  fait  son  plus  grand 
charme,  c'est  son  incroyable  naturel;  jamais  je  ne  vois  en 
elle  la  plus  légère  affectation.  Si  vous  pouviez  la  voir  s'oc- 
cuper de  son  ménage  et  de  tous  les  ennuyeux  détails  qui 
forment  cette  occupation,  avec  tant  de  gaieté,  tant  de 
persévérance!  Où  a-t-elle  acquis  un  talent  de  ce  genre, 
l'élégante  mademoiselle  d'Alopeus?  où  a-t-elle  appris  à 
se  transformer  dans  sa  cuisine  en  vraie  ménagère ,  sans 
rien  perdre  cependant  de  cette  même  élégance  et  de  ce 
charme  qui  fait  tourner  les  têtes?  Et  ce  n'est  rien  encore, 
car  elle  est  en  tout  admirable.  -Toutes  ses  qualités  se 
seraient  peut-être  moins  montrées  dans  un  autre  mariage; 
mais  une  union  exceptionnelle  comme  la  nôtre,  bien 
loin  de  se  désunir  par  la  monotonie  et  l'habitude ,  doit 
se  resserrer  à  chauque  heure  davantage ,  et  je  sens  dans 
mon  bonheur  un  immense  avenir.  L'habitude!  j'ai 
toujours  redouté  l'habitude  ;  je  me  suis  si  souvent  enthou- 
siasmé et  si  souvent  désillusionné  que,  vous  l'avouerai-je? 
au  moment  de  mon  mariage,  j'ai  eu  quelques  jours  d'une 
inquiétude  qui  vous  aarait  fait  peur  pour  le  bonheur  à 
venir  de  votre  fille.  J'avais  envie  de  me  sauver.  Dieu 
merci,  je  ne  l'ai  pas  fait;  mais  plus  je  vais,  plus  je  con- 
çois les  émotions  qui  m'agitaient  alors,  et  plus  je  trouve 
qu'il  faut  de  courage  pour  se  marier,  comme  le  font  tant 
d'autres.  Pour  moi,  quand  je  vois  tout  ce  qu'Alexandrine 
a  d'adorable,  je  frémis  en  pensant  qu'elle  aurait  pu  si 
ficilement  ne  pas  être  à  moi,  et  je  me  sens  vous  aimer 
comme  je  né  l'ai  jamais  fait ,  vous  ma  mère ,  à  qui  je 
dois  tant!  Et  ce  bon  comte  Putbus  à  qui»  dans  cette 


RÉCIT  D'UlfB  8<BUK. 


occasion,  j'eos  de  si  grandes  obligations!  Quel  char- 
mant caractère  il  a,  cet  homme  si  naturel,  si  simple, 
si  modeste!  Mais  figurez-vous  que  je  n'ose  jamais  lui 
parler  de  l'attachement  que  je  lui  ai  voué  et  de  mon 
inaltérable  reconnaissance,  de  peur  de  l'embarrasser,  de 
peur  aussi  d'être  soupçonné  par  lui  de  faire  des  phrases; 
aussi  je  me  tais,  mais  j'espère  qu'il  ne  doute  pas  de  mon 
attachement,  s'il  y  a  jamais  pensé.  Ce  cher  homme  est 
avec  nous  depuis  cinq  jours  et  va  passer  le  reste  de 
l'hiver  ici.  Mon  bon  Femand  est  aussi  avec  nous.  Il  a 
quitté  les  délices  de  Paris  pour  venir  nous  tenir  com- 
pagnie, et  je  vous  assure  que  notre  vie  se  passe  très- 
gaiement.  Que  n'y  êtes-vousî  ma  bonne  mère,  comme 
nous  jouirions  davantage  alors  de  notre  bonheur  !  Voas 
venez  à  Paris  l'été  prochain ,  j'aurai  tant  de  plaisir  à 
vous  y  voirî...  Alex  a  fait  hier  avec  Putbus  le  relevé  de 
ses  économies,  et  ils  ont  été  enchantés  de  la  trouver  si 
riche.  Cela  est  fort  heureux  pour  notre  voyage  à  Paris, 
où  je  veux  qu'elle  soit  bien  élégante;  du  reste  elle  l'est 
toujours,  quelque  simplement  qu'elle  soit  mise.  Elle  tient 
cela  de  vous,  ma  bonne  mère.  Il  y  a  un  certain  parfum 
d'élégance  que  je  n'ai  jamais  rencontré  en  personne 
comme  en  vous  deux;  c'est  ce  qui  m'a  si  vite  colpito  à 
Rome,  —  cela,  et  cette  atmosphère  mystérieuse  et  ravis- 
sante qui  vous  entourait  et  vous  caractérisait,  ainsi  que 
votre  salon. 

((  Comme  je  vous  ai  ennuyée  de  mon  bavardage  î  Je 
m'arrête,  vous  devez  trouver  qu'il  en  est  bien  temps,  mais 
j'avais  tant  envie  de  causer  avec  vous!  et  plus  encore 
que  je  ne  l'ai  fait  ;  car  je  cause  plus  volontiers  par  let- 
tre que  de  vive  voix,  étant  d'une  timidité  ridicule  pour 
an  homme  et  surtout  absurde  avec  voas,  ma  mère, 
qui  avez  toujours,  été  si  bonne  et  â  tendre  pour  moi. 
Mais  enfin  cela  ne  m'empêche  pas  de  vous  aimer  à 
u  23    • 


854  BBCIT   D'UNE    SŒUR. 


la  folie  et  de   vous  prier  de  me  conserver  votre  bieii- 
veillance. 

((  Adieu,  ma  mère,  agréez,  ainsi  que  le  bon  prince  et 
la  chère  Catiche,  tous  les^  vœux  que  je  fais  pour  votre 
bonheur  pendant  l'année  qui  va  commencer  et  bien  d'au- 
tres après. 

«  Votre  fils  dévoué  et  resp^3ctueux , 
«  A.  F.  )) 

Cette  lettre  d'Albert,  datée  du  premier  jour  de  Tannée 
dont  il  ne  devait  pas  voir  la  fin ,  fut  la  dernière  qu'il 
éciivit  à  sa  belle-mère.  Ne  semble-t-elle  pas  (ainsi  que 
celle  qui  précède)  être  un  adieu  au  bonheur  qui  finis- 
sait, un  acte  de  tendre  reconnaissance  pour 'tout  ce  qui 
lui  avait  été  accordé  en  ce  monde,  pour  tout  ce  qu'il 
allait  sitôt  quitter? 

Le  17  janvier,  qui  devait  être  plus  tard  une  date  dou- 
loureuse pour  nous  tous  ^ ,  fut  aussi  tristement  mémo- 
rable pour  Albert  et  Alexandrine  en  1836.  Ge  jour-là  ils 
allèrent  faire  une  promenade  au  Lido,  et,  pour  la  der- 
nière fois  en  ce  monde,  ils  y  goûtèrent  encore  ensembk 
un  de  ces  instants  de  joie  qu'ils  ne  devaient  plus  con- 
naître, et  qui  jusque-là  avaient  sillonné ,  comme  des 
éclairs  d'une  vie  meilleure,  leur  bonheur  si  grand,  mai** 
si  troublé! 

Albert  avait  semblé  mieux  ce  jour-là  qu'à  l'ordinaire. 
«  En  arrivant  au  Lido ,  dit  Alexandrine ,  je  disais  que 
mon  pauvre  Albert  avait  l'air  d'un  oiseau  échappé  de  sa 
cage,  et  moi-même  je  trouvais  si  joli  de  me  retrouver 
en  plein  air  avec  lui!  Il  faisait  si  beau  et  cette  île  était 
si  riante,  quoique  couverte  de  tombeaux!  Oh!  ce  fut  ià 
ma  dernière  promenade  dorée  pour  la  terre!  Depuis,  j'en 

i.  Ce  fut  la  à-àtp  de  la  mort  de  mon  père  en  1842. 


BàClT  O'OMB  S(BOB. 


ai  fait  d*autre&  où  j'ai  retrouvé  ce  môme  sentiment 
«  doré  et  rosé,  »  mais  alors  c'était*  pour  une  autre  vie! 
«  Je  suis  revenue  seule  en  gondole  avec  Albert ,  quoi- 
qu'il craignît  que  cela  ne  fit  de  la  peine  à  Putbus,  qui 
était  avec  Femand  dans  l'autre;  mais  moi,  je  ne  m'en 
embarrassais  pas,  et  je  trouvais  une  heure  trop  longue 
pour  la  passer  sans  Albert.  Cette  heure  fut  délicieuse, 
seuls,  sur  cette  mer  ravissante,  feuilletant  un  livre  que 
nous  avait,prêté  Putbus,  et  en  appliquant  les  beaux  pas- 
sages à  notre  amour  et,  entre  autres,  celui-ci  qui  nous 
charma  :  N'est-ce  pas  souffrir  que  cC aimer  four  une  vie 
seulemeiUf\T as-tu  pas  senti  le  goût  des  éternelles  amours? 
Ah!  Tun  de  nous  deux  devait  bientôt  les  connaître,  ces 
étemelles  amours  !  Une  seule  inquiétude  troublait  cette 
heure  si  heureuse. pour  moi.  Albert  en  marchant  s'était 
mouillé  les  pieds  sur  le  sable  humide  du  Lido;  cela  me 
tourmentait  :  j'aurais  voulu  les  sécher  dans  mes  mains.  » 

Alexandrine  ne  se  tourmentait  pas  à  tort.  Le  lende- 
main de  ce  jour,  Albert  fut  beaucoup  moins  bien,  et  peu 
à  peu  tous  les  symptômes  de  sa  fatale  maladie  reparurent 
et  s'aggravèrent  bientôt*  La  fin  de  janvier  et  tout  février 
se  passèrent  sans  amener  de  mieux,  mais  sans  toutefois 
qu'aucune  crise  vînt  encore  éclairer  Alexandrine  sur 
rétendue  du  danger  qui  s'approchait,  et,  pendant  ce  triste 
mois,  ses  dernières  illusions  ne  l'abandonnèrent  pas 
encore.  Je  ne  veux  pas  trop  interrompre  maintenant  ce 
pénible  récit,  cependant  les  passages  suivants  des  let- 
tres de  l'un  et  de  l'autre  et  quelques  extraits  des  écrits 
d'Alexandrine  sont  nécessaires  pour  faire  juger  de  l'état 
de  son  ame  pendant  ces  jours  qui  précédèrent  la  grande 
et  terrible  épreuve  de  sa  viel 


RECIT   D'UNE  SŒUR. 


ALBERT      (sa     DBRTilÈRE    LETTRE   A    MON    PÈRE.) 

«  Venise,  31  janvier  1836. 

«  ...  J'ai  frisé  une  inflammation,  et  si  on  ne  m'en  eût 
préservé  à  temps,  nous  aurions  vu  si  elle  eût  été  céré- 
brale ou  de  poitrine.  Dieu  merci,  tout  a  été  prévenu,  et 
en  voilà  pour  jusqu'à  nouvel  ordre.  Fiat  voluntas  Dei! 
mais  c'est  peu  gai,  à  vingt-quatre  ans,  et  quand  on 
aurait  tout  pour  être  heureux!  Pardon  de  mes  plaintes, 
mais  la  maladie  me  fait  vieux.  Je  sens  que  je  perds  patience 
et  courage  ;  il  n'y  a  que  mon  doux  ange  Alex  qui  me 
remonte  et  qui  me  fait  rougir  de  mon  découragement. 
Aimez-la  de  toutes  vos  forces,  aucune  femme  ne  peut 
Jui  être  comparée.  » 

Peu  de  joure  après  Alexandrine  écrivait  dans  son  livre 
fermé  à  clef  : 

«  Venise,  dans  la  nuit  du  12  au  13  février  1836. 

«...  Mon  Dieu,  tu  m'as  accordé  de  vives  jouissances 
dans  ma  vie,  mais  tu  m'as  refusé  le  repos...  Mon  Dieu, 
j'espère  que  je  ne  murmure  pas.  Que  ta  volonté  soit 
faite.  Oh  oui!  J'espère  que  je  suis  persuadée  que  tout  ce 
que  tu  fais  est  bien  fait.  Mais,  Père  adoré,  je  te  demande 
(car  tu  as  permis  de  demander),  je  te  demande,  au  nom 
de  ton  fils  Notre-Seigneur  Jésus-Christ ,  à  qui  tu  as  pro- 
mis de  ne  rien  refuser,  je  te  demande  de  vivre,  mourir 
et  renaître  avec  mon  Albert  chéri!  Je  l'aime,  mon  Dieu, 
je  l'aime  beaucoup  en  toi,  et  je  l'aime  beaucoup  parce 
qu'il  t'aime ,  ô  mon  Dieu  !  Oh  !  garde-nous  toujours 
ensemble  dans  ton  amour,  ne  nous  sépare  jamais  !  Ohl 
chers  bons  saints!  priez  pour  moi!  Oh!  Jésus!  écoute- 
moi.  Laisse  ma  voix  t'atteindre  comme  t'atteignirent  celle 


BéCIT   D'UNB   SŒUK.  197 

des  pauvres  femmes,  celle  du  Centenier  et  de  tant  d'au- 
tres! Mon  Dieu,  comme  un  de  ceux-là,  je  te  dis  :  «  Je 
crois,  Seigneur!  aide  mon  incrédulité,  n  Oh!  daigno 
m'éclairer  toi-même  !  faire  toi-même  luire  la  vérité  dans 
mon  cœur!  Mais  permets-moi,  doux  Jésus,  toi  qui  as  eu 
pitié  de  ta  mère,  permets-moi  de  ménager  le  cœur  de  la 
mienne  ! 

«  Mon  âme  était  bien  triste ,  bien  inquiète  hier.  Le 
soleil  était  beau,  la  mer  si  belle  et  si  calme  !  De  pareil- 
les vues  m'ont  souvent  fait  croire  à  un  bonheur  éternel 
et  étendu  à  tout  et  à  tous.  Eh  bien  !  hier  je  n'ai  senti 
que  la  douleur  et  le  danger  qui  sont  à  côté  de  tout  ce 
qui  est  doux  et  heureux  !  J'ai  pensé  que  ce  soleil ,  qui 
est  si  superbe,  est  souvent  la  cause  de  bien  des  morts  et 
de  grandes  souffrances.  Et  la  mer!  quand  elle  est  si 
calme,  unie  et  azurée,  ne  s'y  noie-t-on  pas  tout  de 
même?  Le  danger  et  la  souffrance  nous  environnent. 
Notre  vie,  la  vie  de  tous  ceux  que  nous  aimons,  ne  tient 
qu'à  un  fil,  et  encore  ce  fil  ne  se  romptnl  pas  sans 
d'affreuses  souffrances! 

«  Oh  !  n'est-on  pas  quelquefois  tenté  de  se  dire  :  C'est 
vrai  !  Dieu ,  cet  être  immense ,  incompréhensible ,  tout- 
puissant,  a  bien  certainement  le  droit  de  créer  ses  créa- 
tures à  différents  usages,  les  unes  à  la  peine,  les  autres 
au  bonheur.  Qu'y  pouvons-nous?  Pas  même  murmurer  : 
ce  serait  absurde.  Nous  sommes  assurément,  vis-à-vis  de 
Dieu,  nàoins  que  la  pâte  dont  le  potier  fait  différentes 
choses,  ou  la  cire  que  le  sculpteur  façonne  à  son  gré.  Je 
suis  moins  devant  Dieu  que  le  grain  de  poussière  qui 
voitige  devant  moi.  Ne  dois-je  pas  lui  être  tout  aussi 
indifférente?... 

«  J'avais  des  pensées  pareilles  hier,  assise  sur  U 
fenêtre  devant  cette  belle  vue,  et  alors,  soufflées  peut- 
être  par  un  des  anges  qui  s'intéressent  à  moi,  sont  venues 


RECIT   D'UNE    SŒUR. 


à  mon  esprit  ces  paroles  si  consolantes  :  «  que  le  moindre 
de  nos  cheveux  est  compté.  »  Ainsi,  nos  peines  ont  donc 
toutes  un  but.  Oh  !  je  sens  qu'il  m'est  bon  d'être  éprou- 
vée! Cela  me  fait  pensera  Dieu  et  me  rend,  j'espère,  un 
peu  meilleure.  Et  puis  (autre  parole  céleste  qui  m'est 
dussi  venue)  :  <(  Bienheureux  ceux  qui  pleurent,  car  ils 
seront  consolés.  » 

ALEXANDRINE    A    PAULINE. 

«  25  février,  jeudi  soir. 

a  Ma  f^auline  chérie ,  ne  trouvez-vous  pas  étrange, 
toutes,  que  je  ne  vous  aie  pas  écrit  depuis  tant  de.semai- 
nes  ?  C'eût  été  un  supplice  pour  moi ,  et  c'est  bien  bon 
signe  que  je  le.  puisse  aujourd'hui.  Dieu  merci!  hier 
Albert  s'est  levé  pour  la  première  fois  î  Pourtant  je  me 
metjrs  encore  de  peur  que  cette  violente  crisQ  n'ait  nui  à 
sa  pauvre  chérie  poitrine. 

«  Oh!  Pauline,  comme  les  roses  que  je  voyais  dans 
l'avenir  se  sont  changées  en  épines!  Toutes  mes  fleurs 
sont  séchées  ou  penchent  la  tête.  Est-ce  que  la  rosée 
d'un  beau  jour  ne  la  leur  fera  jamais  relever? 

«  J'ai  été  surprise  de  cette  parole  d'Eugénie,  mais  j'en 
ai  été  surprise  apathiquement.  Et  peut-être,  dans  la  dis- 
position où  je  suis,  né  suis-je  point  affligée  de  lui  enten- 
dre dire  :  «  Pourquoi  aurais-je  envie  de  trouver  rien  de 
plus  doux  que  la  mort?  »  Oh!  heureux,  oui,  heureux 
ceux  qui  peuvent  aimer  cette  terrible  chose ,  et  dont  la 
foi  est  assez  vive  pour  la  leur  faire  regarder  comme  le 
plus  grand  bonheur  !  Toutes  les  délices  de  la  terre  îie 
pourraient  donner  à  Eugénie  autant  de  bonheur  que 
cette  grave  prédilection  I  » 


BBCIT  D'UNB   S(BUR.  V» 


ALEXANOaiMB    A    PA0LIIfE. 

•  MArdi  soir,  1''  mars. 

«  Ma  Pauline,  il  va  mieux,  mieux  encore,  j'ose  le 
croire,  que  lorsque  je  t'ai  écrit,  il  y  a  quelques  jours. 
Oh!  je  remercie  bien  Dieu,  mais  je  demeure  bien  effrayée. 
Ohl  pauvre  âme  humaine!  J'espère  bien  que  je  n'ai  pas 
la  témérité  de  penser  que  Dieu  aurait  pu  se  passer  de 
créer  les  douleurs;  mais  j'avoue  que  je  me  suis  peut- 
être  souvent  demandé  pourquoi  il  pouvait  être  salutaire 
que  l'àme  fût  tellement  déchiréa;  pourquoi  Dieu,  qui  est 
tout-puissant  et  tout  amour,  regarde  de  si  cruelles  angois- 
ses et  les  laisse  subsister.  Et  pendant  que  j'écris  cela, 
je  pense  que,  si  de  pareilles  interrogations  se  sont  pré- 
sentées à  mon  esprit ,  elles  sont  bien  absurdes  ;  car  je 
reconnais  moi-même  qu*il  est  salutaire  pour  mon  âme 
de  souffrir  ainsi,  que  cela  la  détache  de  la  terre  qu'elle 
aime  tant,  et  la  fait  prier  avec  un  peu  plus  de  ferveur 
ce  bon  Dieu  qu'elle  néglige  quand  elle  est  heureuse. 

u  Oh  !  nous  sommes  des  êtres  vils  et  ingrats,  de  nous 
occuper  tellement  plus  de  Dieu  quand  nous  sentons  le 
besoin  que  nous  avons  de  lui,  que  lorsque  nous  sommes 
comblés  de  ses  bontés  !  Je  compte  sur  vos  prières ,  mes 
sœurs;  je  plains  votre  angoisse,  celle  de  vos  parents, 
que  vous  aurez  lorsque  nous,  nous  sommes  plu^  rassu- 
rés. Mais,  chérie,  je  voudrais  être  plainte  et  consolée 
aussi.  Je  voudrais  me  jeter  dans  les  bras  de  quelqu'un 
que  j'aime,  y  sangloter  et  y  soulager  mon  cœur  qui 
déborde,  y  calmer,  y  dissiper  par  des  larmes  l'agitation 
que  je  conceotre  sans  cesse  !  Fernand  et  Putbus ,  quoi- 
(juo  bien  bons,  ne  peuvent  nullement  suffire.  11  me  fau- 
diait  les  bras  de  ma  mère,  les  vôtres,  mes  sœurs!  Je 
suis  solitairement,  silencieusement  assise  à  vous  écrire 


360  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

dans  la  chambre  de  mon  Albert ,  qui  dort.  Je  voudrais 
quelqu'un  d'éveillé  près  de  moi,  vous  concevez  cela.  Et 
Fernand,  dans  ce  même  moment,  écrit  seul  au  salon 
qui  est  bien  loin!  Cela  me  ferait  du  bien  qu'il  fût  là; 
mais  il  fait  un  peu  plus  de  bruit  que  moi  près  de  notre 
cher  malade  et  il  vaut  mieux  que  tout  soit,  bien  tran- 
quille. Je  déteste  la  solitude!  Savez-vous que,  pendant  ce 
cruel  mois,  quand  Fernand  et  moi  nous  avons  veillé 
ensemble  notre  cher  ami,  nous  avons  ri  quelquefois? 
Ce  n'était,  il  est  vrai,  que  comme  un  éclair  de  gaieté; 
mais  ma  pauvre  faible  âme  a  besoin  de  compagnie  et 
d'épanchement.  Enfin  ce  que  je  souffre  de  plus  est  égal, 
pourvu  qu'il  soit  mieux,  et  il  l'est.  J'espère  que  Dieu 
me  permet  de  le  croire.  » 


ALEXANDRINE.     (JOURNAL    ET    NOTES.) 

...  «  Le  3  ou  le  4  mars,  il  me  vit  pleurer,  il  m'appela 
et  me  dit  doucement  des  mots  dont  je  n'entendis  que 
ceux-c/  :  «  Eh  bim!  chère  amie,  si  Dieu  veut  me  rappeler 
a  lui  !  »  Plus  tard,  je  ne  sais  ce  que  je  disais  ou  ce  t[ue 
je  voulais  dire ,  mais  ma  langue  tourna  et  je  dis  :  a  Je 
boirai  le  bon  Dieu.  »  Puis  je  souris  de  ma  méprise; 
mais  lui,  avec  une  douceur  très-grave,  et  un  regard  que 
je  n'oublierai  jamais,  me  dit  :  «Quand?  quand  6oira5-îw 
le  bon  Dieu?  »  Je  restai  interdite. 

«  Samedi  5  mars.  —  Mon  Dieu!  cette  douleur  aiguë, 
ce  point  lui  a  repris  vivement!...  Il  vient  de  se  recou- 
cher à  trois  heures.  Oh!  mon  Dieu!  que  la  vie  est  misé- 
rable! et  l'on  pare  ces  misères  de  luxe  et  de  fêtes!  » 

«  Voilà  les  mots  (mots  de  désillusionnement)  qui  ter- 
minèrent ma  vie  jusque-là  ;  car  depuis  ce  moment  une 


màClT    D'UNB   eOBUR. 


vie  nouvelle  a  commencé  pour  moi...  Au  milieu  des 
ténèbres  de  la  mort,  l'aurore  allait  luire! 

«  Je  n*eus  le  courage  de  recommencer  mon  journal 
que  le  28  mars;  mais  voici  ce  qui  s'était  passé  : 

«  Cette  douleur  aiguë  dans  la  poitrine  augmenta; 
(le  5)  horriblement!...  Oh!  mon  Dieu!  s'il  était  mort 
dans  ce  moment!  que  serais-je  devenue,  moi,  alors  si 
ignorante  et  sauvage?  et  cela  eût  pu  si  facilement 
aiTiver  ! 

«  Dimanche  6  mars.  —  La  nuit,  Albert  a  dormi,  mais 
en  se  réveillant,  il  étouffait,  et  vers  le  matin  sa  douleur 
avait  passé,  du  côté  de  l'épaule,  au  milieu  de  la  poitrine. 
Il  me  dit  qu'il  avait  eu  la  sensation  d'étouffer  à  en 
mourir.  A  cinq  heures  et  demie,  j'ai  été  réveiller  Fer- 
nand,  lui  dire  tout,  et  il  a  couru  chercher  Brera. 

«  Je  surveillais  mon  Albert  avec  anxiété  en  attendant 
le  retour  de  Fernand.  Il  rentre.  Je  vois  ses  lèvres  entiè- 
rement pâles  ;  il  me  parle  avec  effort ,  et  me  dit  qu'il 
faut  faire  venir  un  confesseur...  «  En  sommes-nous  là? 
en  sommes-nous  vraiment  là?  »  m'écriai-je;  puis  j'ajou- 
tai presque  à  l'instant  :  «  a  présent  je  suis  catholique.  » 
Et  ces  mots  proférés,  la  fermeté,  sinon  le  bonheur,  ren- 
tra dans  mon  àme. 

0  Je  demandai  avec  une  sorte  d'impatience  quel  était 
le  nom  de  cette  horrible  maladie.  *(  Phlhisie  pulmonaire,  » 
me  répondit  enfin  Fernand.  Alors  je  sentis  tout  espoir 
m'abandonner. 

«  Ceci  se  passait  tout  près  d'Albert,  dans  la  chambre 
de  Cléophile.  Il  fallut  rentrer  dans  la  sienne. 

«  Fernand  ouvrait  les  volets.  Je  regardais  la  matinée, 
les  palais  qui  étaient  dorés  comnne  à   l'ordinaire,  mais 


802  RECIT  D'UNE  SŒUR. 

je  ne  comprenais  plus  rien.  Je  regardais  le  jour  tomber 
'sur  la  figure  d'Albert,  qui  me  semblait  si  blanche,  et  je 
me  sentais  une  sorte  de  stupeur,  mais  intérieure,  car 
je  hi'étais  exercée  depuis  plusieurs  jours  à  déguiser  mes 
craintes.  Et  ce  cher  Albert,  en  regardant  ce  nouveau 
jour  dont  il  ne  savait  pas  l'importance,  se  mit  à  dire 
tristement  et  doucement  :  «  Oh  !  je  voudrais  qu'ils  y 
fussent  tous  !  fat  peur  de  ne  plus  les  revoir!  »  Puis  :  «  Oh  ! 
la  France  !  la  France  !  Que  j'y  arrive,  et  je  baisserai  la 
tête  /...)) 

u  Fernand  lui  dit  que  les  religieuses  de  la  Visitation 
de  Venise  lui  envoyaient  une  relique  de  saint  François 
de  Sales  à  vénérer;  cela  était  vrai.  Albert  avait  une 
lettre  de  sa  tante,  supérieure  des  Visitandines  de  Nantes, 
pour  les  religieuses  du  même  ordre  à  Venise;  il  n'avait 
pu  la  porter  lui-même,  et  maintenant  Fernand  l'avait 
portée  et  était  revenu  du  couvent  avec  la  relique  appor- 
tée par  le  père  Catullo,  leur  confesseur. 

<(  Quand  Albert  vit  l'excellent  P.  Catullo,  il  en  fut 
content;  sur-le-champ  (et  de  lui-même)  il  lui  demanda 
d'entendre  sa  confession.  Puis,-  avec  une  expression  si 
charmante,  il  se  tourna  vers  moi  et  me  dit  de  sortir  de 
la  chambre.  Je  fis  une  foule  "de  recommandations  de 
soins  au  bon  père  avant  de  sortir.  Puis  je  restai  près 
de  la  porte,  pleine  d'inquiétude,  et  faisant  tous  mes 
efforts  pour  entendre,  sans  me  douter  que  ce  fût  mal. 

((  Le  bon  père  Catullo  resta  longtemps  avec  nous.  Il 
me  dit  d'un,  air  pénétré  «  qu'Albert  était  un  bien  bon 
chrétien.  »  Il  lui  fit  le  plus  grand  bien,  et  à  moi,  il 
m'en  faisait  aussi,  et,  malgré  Thorreur  de  cette  journée, 
il  y  avait  dans  la  résolution  irrévocable  que  j'avais  prise 
un  germe  de  joie  que  je  pressentais. 

«  Peu  après  les  terribles  paroles  de  Fernand,  j'avais 
ouvert  par  une  sorte  de  superstition   le  petit  livre  de 


mÉCIT  D'XJNB  SŒUK. 


textes  dont  f  ai  déjà  parlé ,  et  j'y  avais  vu ,  pour  le 
6  mars,  ces  mots  :  «  Il  n'a  point  méprisé,  ni  dédaigné 
VafJlicHon  de  V affligé.  » 

«  Fernand,  ce  même  jour,  à  quatre  heures,  partit  à 
cheval  pour  aller  cliercher  son  père,  sa  mère  et  Eugénie, 
et  les  ramener  ici.  » 

«  Après  le  départ  de  Fernand ,  qui  m'avait  effrayée, 
je  ressentis  un  calme  qui  m*étonna.  Il  est  vrai  qu'Albert 
commença  presque  sur-le-champ  à  aller  un  peu  mieux. 
Depuis  ce  jour,  je  ne  voulus  plus  lire  de  romans;  je 
laissai  inachevé  celui  que  nous  avions  commencé.  Pour 
me  distraire,  je  prenais  la  Bible  ou  un  autre  livre  pieux. 
Albert,  ce  jour-là,  me  fit  dîner  dans  sa  chambre.  Quel 
dîner!  La  soirée  fut  cependant  plus  calme  que  je  n'avais 
osé  l'espérer.  Je  dis  à  Albert  que  le  remède  que  lui  avait 
donné  Brera  lui  avait  fait  du  bien'.  «  Non,  reprit-il,  avec 
un  délicieux  sourire,  et  en  baisant  la -relique  de  saint 
François  de  Sales,  voila  ce  qui  m'a  fait  du  bien,  n 

ALEXANDRINE    A    PAULINE. 

«Venise,  7  mars  1836. 

«  Il  vît!...  Pauline,  mon  Dieu!  ma  mère!  mes  sœurs! 
vous  tous!  il  vit!  et  même  il  y  a  plus  d'espoir,  beaucoup 
plus  même  peut-être, si  j'osais  le  croire;  mais  j'ai  été  si 
Fouvent  rejetée  de  Tespoir  à  la  crainte!  Je  pense  que, 
quand  vous  recevrez  ceci ,  Fernand  sera  arrivé.  Dieu  I 
quelle  épouvante  il  vous  causera!  Puis,  si  quelque  chose 
l'a  retardé,  quelle  frayeur  alors  vous  causera  cette  lettre! 
\h!  si  vous  étiez  tous  ici!  Mon  Eugénie,  seras-tu  partie 
quand  ceci  arrivera  ?  Oh  !  que  mon  cœur  est  déchiré  ! 
Puis,  cependant,  c'est  surprenant  comme,  lorsque  tous 
les  secours  humains  vous  abandonnent.  Dieu  vous  sou- 


364  RÉCIT    D'UNE    SŒUE. 


tient!  Car  hier  soir,  après  cette  horrible  journée,  j'ai 
éprouvé  une  tranquillité  incroyable...  L'excellent  Putbus 
m'a  fait  du  bien  aussi,  car  c'est  étonnant  comme  j'ai 
besoin  de  faire  partager  mes  angoisses  à  quelqu'un. 
Nous  avons  passé  la  soirée  dans  la  chambre  d'Albert, 
qui  ne  voulait  que  trop  causer,  qui  était  gai.  Je  suis 
sûre  quo  de  le  voir  comme  cela  vous  rendrait  de  l'es- 
IX)ir!  Mais  hélas!  dans  ces  maladies  tQutcela  ne  prouve 
rien.  J'ai  besoin  de  me  répéter  cela  pour  ne  pas  trop 
reprendre  à  l'espoir,  ce  qui  a  toujours  été  mon  défaut! 
Cependant  je  dois  vous  dire  qu'hier,  ce  matin  encore,  le 
médecin  a  dit  que  c'était  un  miracle  qu'il  fût  comme  il 
est.  Oh  !  si  Dieu  voulait  !  Fernand  vous  aura  parlé  de 
cette  relique  de  saint  François  de  Sales  que  les  reli- 
gieuses de  la  Visitation  lui  ont  envoyée.  Il  la  tient  tou- 
jours, et  je  crois  que  j'y  crois  autant  que  lui.  0  mon 
Dieu!  qu'arrivera-t-il ?  Oh!  Eugénie!  Oh!  mon  père! 
Oh!  ma  mère!  arrivez  vite.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous 
recommander  de  prier.  » 

La  lettre  qu'on  va  lire  et  qui  suit  la  précédente,  fut  écrite 
pendant  que  durait  encore  l'angoisse  de  cette  incertitude 
et  de  cette  attente.  Les  larmes  dont  elle  est  couverte  la 
rendent  presque  illisible.  —  Bien  des  années ,  et  bien 
des  jours  douloureux  ont  suivi  le  jour  où  je  la  reçus, 
mais  rien  n'a  jamais  effacé  de  ma  mémoire  le  souvenir 
du  lieu  et  de  l'heure  où  je  lus  cette  lettre  déchirante  e^ 
de  ce  que  je  ressentis  en  la  lisant  : 

ALEXANDRINE     A    PAULINE. 

«  Venise,  mercredi  9  mars  1836,  minuit. 

«  Il  vit,  Pauline,  mais  je  n'ai  plus  d'espoir.  C'est  une 
chose  qui  se  perd  si  difficilement,  que  je  ne  l'ai  encore 


ftâClT    D'UNB    SŒUR. 


perdu  que  ce  soir,  malgré  la  quantité  de  fois  qu*on  m*a 
déjà  dit  qu*il  pouvait  mourir  d'un  instant  à  l'autre.... 
Oh  !  mais  il  est  si  difficile,  même  quand  on  l'a  éprouvé 
une  fois,  de  croire  que  ce  que  l'on  chérit  puisse  mourir! 
je  suis  là,  seule  dans  sa  chambre,  lui  dormant,  seule  à 
p.'nser  qu'il  est  mourant,  sans  mère,  sans  sœurs,  sans 
frères,  dans  les  bras  desquels  je  puisse  un  instant  faire 
éclater  mon  horrible  douleur,  moi  qui  dans  toutes  les 
occasions  de  la  vie  ai  toujours  eu  un  si  grand-  besoin 
d'épanchement!...  11  faut  donc  que  j'écrive  pour  ne  pas 
suffoquer. 

«  Voilà  donc  le  but  de  notre  pauvre  amour!...  dix 
jours  de  bonheur,  dans  pas  encore  deux  ans  de  mariage,  • 
et  s' aimant  autant  qu'on  peut  aimer!  Oh  Dieu!  dix 
jours!...  car  je  n'ai  pas  été  plus  de  dix  jours  entièrement 
sans  craintes  pour  sa  santé.  Dieu  m'a  préparée  lente- 
ment, imperceptiblement  même,  —  peut-être  par  pitié, 
car  j'ai  toujours  mieux  aimé  les  longues  douleurs  que 
les  secousses. 

a  Je  suis  donc  là  à  calculer  à  froid  ce  que  je  devien- 
drai. D'abord,  ô  mon  Dieu  !  que  cet  ange  chéri  ne  souffre 
plus,  comme  il  l'a  déjà  tant  fait,  et  que  toutes  les  joies 
célestes  l'enveloppent  et  lui  donnent  un  bonheur  éternel  ! 
Puis  moi,  dont  la  vie  sera  tenace ,  je  le  sais ,  il  ne  me 
restera  plus  sur  la  terre  d'autre  bonheur  que  l'amour  de 
Dieu.  Pourvu  que  j'aie  assez  d'énergie  pour  m'y  jeter! 
Cela  devrait  être  le  plus  grand  amour,  mais  j'ai  toujours 
été  si  faible  !  j'ai  toujours  eu  si  besoin  de  tendresse,  que, 
de  me  dire,  à  mon  âge,  que  toutes  ces  douceurs  sont 
finies ,  cela  m'épouvante  !  Et  pourtant  mon  seul  repos 
sera  de  me  sentir  entièrement  inconsolable;  car  j'aurais 
horreur  de  moi  si  je  pouvais  encore  remettre  le  pied 
dans  un  lieu  de  fête ,  ou  reprendre  à  la  terre  par  quoi 
que  ce  soit.  Cependant  je  désire  revoir  ceux  que  je  ché- 


3d«-  RECIT    D'UNB    SŒUB. 

ris  encoFe.  Un  instant  j'ai  pensé  que  je  me  ferais  reli- 
gieuse, puis  j'ai  réfléchi  que  ma  fermeté  ne  serait  pas 
assez  grande  pour  cela  ;  et  puis  Tenvie  de  revoir  ma 
mère,  vous  autres,  mes  frères,  me  troublerait;  et,  s'il 
est  possible ,  je  voudrais  goûter  encore  du  calme,  du 
repos  en  Dieu.  11  me  faut  donc  une  solitude  libre  avec 
quelqu'un  que  j'aime;  et  qui  m'aimera  mieux  que  ma 
mère?  Je  crois  donc  que  j'irai  là.  Mais,  chez  ma  mère, 
j'aurai  la  foi  d'Albert,  je  ne  veux  et  ne  peux  croire  autre 
chose  que  ce  qu*i/  croit...  Te  souviens-tu,  Pauline,  quand 
je  te  disais  que  trois  morts  ou  une  naissance  pourraient 
seuls  me  rendre  catholique?  C'était  un  pressentiment 
T[ue  Dieu  a  bien  vite  réalisé,  et,  hélas  !  pas  de  la  seule 
heureuse  manière! 

«  Puis,  si  après  quelques  années  j'avais  le  courage  de 
venir  me  faire  sœur  grise  en  France,  de  voir  encore  des 
douleurs,  des  morts,  de  sauver  peut-être,  par  (les  soins 
minutieux,  un  poitrinaire,  en  remerciant  Dieu  que  d'au- 
tres soient  plus  heureux  que  moi...  Oh!  je  voudrais  faire 
cela.  Mais  non,  je  n'aurais  jamais  de  grandes  vertus. 
Aussi,  pour  ne  pas  trop  pécher,  il  faudrait  que  Dieu  me 
retire  bientôt?  Oh!,  qu'il  me  fasse  revoir  Albert  et  mon 
père  !  Cette  impossibilité  qu'on  a  de  croire  qu'on  ne 
reverra  pas  ceux  que  l'on  chérit  n'est-elle  pas,  à  elle 
seule,  une  preuve  qu'on  les  reverra?  L'homme  ne  peut 
pas  penser  quelque  chose  de  plus  grand,  de  plus  beau, 
de  plus  doux  que  ce  qui  existe  en  efl'et  quelque  part 
dans  une  meilleure  vie  que  cette  vie  d'ici-bas,  qui  me 
dégoûte  et  où  je  ne  crois  plus  qu'il  y  ait  un  seul  jour 
de  bonheur. 

«  Que  Dieu  veuille  m'assister,  m'empécher  de  mur- 
murer, de  douter-;  me  donner  le  goût  des  choses  céles- 
tes!* Je  déteste  la  terre  et  ses  bonheurs  trompeurs,  et 
cependant  je  ne  m'élance  pas  vers  le  ciel.    Eugénie, 


KéClT    D'DNB   SŒUR.  Ml 


donne-moi  de  ton  amour  pour  la  mort,  pour  moi  et  pour 
tous  ceux  que  j'aime  le  mieux!. 

«  Ohl  pourvu  que  je  ne^sois  pas  seule  à  lui  fermer 
les  yeux!  —  je  n'osjrajs  pas  me  fier  à  ma  force  seule, 
—  ces  yeux  si  beaux,  ^i  beaux  toujours!  dont  je  me 
rappelle  si  bien  le  regard  d'amour  si  vif,  si  doux  !  Ce 
regard  depuis  longtemps  n'a  plus  brillé  en  eux,  mais  ils 
ont  conservé  icur  belle  et  douce  expression,  et  quelque- 
fois cette  expression  est  tnste  à  me  fendre  le  cœur.  El 
je  dois  m'efibrcer  de  lui  paraître  gaie  !..  Ah  !  j'étouffe  do 
ce  secret  entre  nousJ  et  quelque  déchirant  que  ce  fût, 
je  crois  que  souvent  je  préférerais  lui  parler  ouverte- 
ment de  sa  mprt  et  tâclieir.  de  nous  en  consoler  mutuel- 
lement par  la  foi,  Tamour  et  l'espérance! 

«  Le  médecin  n'a  pas  été  mécontent  aujourd'hui,  mais 
tout  cela  ne  donne  pas  d'es|X)ir...  Et  dix  jours  encore 
avant  qu'ils  puissent  arriver,  c'est  trop  long! 

«  0  Dieu!  Dieu  d'amour  et  dé  miséricorde,  si  de 
pareilles  douleurs  sont  -suivies  d'une  béatitude,  d'une 
réunion  éternelle,  il  est  sûr  que  nous  te  remercierons, 
môme  de  nous  avoir  fait  connaître  ces  angoisses,  car  leur 
souvenir  doit  doubler  les  joies  éternelles  ! 

a  Fais  plus  que  jamais  des  prières  pour  moi,  ma  Pau- 
line, car  je  prie  mal. 

a  Sais-tu,  Pauline,  qu'il  y  a  encore  une  idée  bien 
triste  au  milieu  de  ma  douleur,  c'est  que,  peut-être,  mes 
taquineries,  mes  contradictions  lui  ont  fait  mal,  puisque 
la  moindre  irritation  augmentait  les  plaies  de  sa  poi- 
trine! Oh!  j'ai  hâté  cet  horrible  état,  et  peut-être  qu'il 
eût  pu  guérir  si  j'eusse  été  meilleure  1 

«  Mon  Dieu  î  Le  bonheur  est-il  quelque  part? 

a  Jeudi  10  mars.  —  Pauline,  je  t'envoie  cette  lettre 
telle  qu'elle  est.  J'ai  vu  un  nouveau  médecin  ce  matin, 
qui  ne  croit  pas  le  danger  pressant ,  quoiqu'il  ne  me 


RECIT    D'UNB    SŒUR. 


cache  pas  qu'il  soit  très-grand.  Hélas!  Je  n'ai  plus  rien 
à  apprendre  là-dessus.  Après-demain,  Albert  doit  rece- 
voir le  viatique.  Il  m'a  dit  :  «  Si  on  savait  cela  à  Boury, 
on  aurait  une  belle  peur  !  » 

a  Que  Dieu  vous  console  tous,  et  qu'un  jour  il  n*y 
ait  plus  que  bonheur  pour  tous!  Oh!  plus  que  jamais 
dans  ma  douleur  j'ai  besoin  de  penser  qu'un  jour  la' 
douleur  cessera  pour  tous. 

«  Dieu  avec  vous!  Alex.  »    - 

JOURNAL     d'aLEXANDRINB. 

«Samedi,  le  12  mars. — Aujourd'hui  Albert  s'est  levé 
à  6  heures  du  matin,  a  fait  une  partie  de  sa  toilette, 
puis  s'est  recouché.  A  8  heures,  son  confesseur  est  venu, 
à  9  heures  le  vicaire  lui  apportait  le  viatique. 

«  Dans  la  jouçnée  nous  avons  reçu  un  numéro  de  YUjiir 
versité  catholique  dans  lequel  se  trouve  Vlntroduclion 
de  l'Histoire  de  sainte  Elisabeth,  de  Montalembert.  Albert 
était  si  impatient  de  la  connaître,  que  je  la  lui  ai  lue. 
Nous  l'avons  fort  admirée  et  Putbus  même  en  a  été 
frappé. 

«  Ce  même  jour  il  m'appela  près  de  son  lit.  Je  me  mis 
à  genoux  près  de  ce  bien-aimé,  comme  je  le  fa'-- "t  si 
souvent.  Il  me  parla  (je  ne  sais  plus  en  quels  tenues) 
de  me  remarier  après  sa  mort,  et  mes  larmes  coulant 
précipitamment ,  et  m' écriant  contre  une  semblable 
idée,  il  me  dit  :  «  Oh!  tu  es  trop  jeune!...  tu  te  rema- 
rieras. ))  Et  il  me  dit  cela  avec  douleur  et  mélancolie. 

((  Il  me  dit  encore  :  «  Si  je  meurs,  reste  Française,  n'a^ 
bandonne  pas  les  miens.  Ne  retourne  pas  chez  ta  mère.  « 

«  Depuis  l'instant  où  j'eus  dit  :  Maintenant  je  suis  catho- 
lique, jamais,  même  pour  une  seconde,  la  pensée  ne  me 
vint  qu'une  autre  religion  pût  être  la  vraie.  Le  14  mars 


RÉCIT    D'UNB    SŒUB. 


je  mis  dans  mon  journal  ces  mots  :  Moment  d'inspirer 
tion^  et  je  marquai  ainsi  ce  jour,  parce  que,  écrivant  à 
ma  mère  pour  la  première  fois  depuis  le  danger  d'Albert, 
je  voulus  tout  lui  dire.  Je  me  mis  donc  à  genoux  avant 
de  commencer  ma  lettre ,  et  je  demandai  à  ceux  de 
.mes  aïeux  catholiques  qui  étaient  au  ciel,  de  m' aider.  Je 
me  sentais  délicieusement  ranimée  par  un  beau  rayon 
de  soleil,  qui  traversait  la  chambre  et  qui  était  parfai- 
tement d'accord  avec  l'état  de  mon  âme.  Mon  Albert, 
dans  son  lit,  ne  se  doutait  pas  de  son  bonheur,  du 
mien!  » 

On  va  lire  maintenant  la  lettre  qu'Alexandrine  adressa 
à  sa  mère,  dans  ce  moment  solennel.  Elle  nesenible  pas 
l'avoir  nommé  à  tort  elle-même  :  «  Un  moment  cTinspir 
ration.  » 


ALEXAIIDRJNE     A    SA    MèRB^* 

m  Venise,  13  mars,  dimanche  soir.    - 

«  Il  vit!  Dieii  soit  loué  ! 

«  Ma  chère  maman,  je  puis  donc  recommencer  à  t*é- 
crire.  Quelle  impression  singulière  je  ressens  !  Ah  I  comme 
tu  me  plaindrais!...  Ce  que  j'ai  souffert  et  ce  que  je 
souffre  est  inexprimable.  Il  est  surprenant  que  je  le 
supporte  et  qu'au  milieu  de  tout,  je  sois  tranquille.  Put- 
bus  t'aura  écrit  (comme  je  l'en  ai  toujours  prié)  que  tu 
[pouvais  être  tout  à  fait  tranquille  pour  ma  santé.  Je  ne 
suis  pas  du  tout  malade.  Mais,  ô  grand  Dieu!  par  quel- 
les douleurs  faut-il  donc  que  F  âme  passe!  Albert  est 
mieux  pour  le  moment;  le  docteur  dit  que  c'est  un 
miracle.  J'ose  croire  que  le  danger  s*est  éloigné.  Mais, 

t.  Cette  leure  est  en  allemand. 


.     3T0  RÉCIT    D'UNE    SŒUE. 

» 

de  près  ou  de  loin ,  il  subsiste  toujours.  Mon  sort  est 
encore  incertain,  mais  tout  me  présage  qu'il  sera  bien- 
tôt fixé  par  l'accomplissement  de  tout  ce  qui  le  menace... 
11  ne  nous  est  pas  permis  de  juger  les  voies  de  Dieu,  et 
il  ne  nous  l'est  pas  non  plus  de  nous  plaindre.  Et,  dans 
^  ce  monde,  il  n'y  a  pas  de  bonheur;  cela  est  sûr,  per- 
sonne n'est  heureux. 

«  Mardi  14  mars.  —  Ah!  tous  les  matins  j'ai  à  ren- 
dre grâces  quand  je  puis  dire  :  Il  vit!  Dieu  soit  loué! 

«  J'ai  tant  souffert!  J'ai  eu  une  telle  angoisse  au 
moment  du  départ  de  Fernand,  et  plus  tard  lorsque  j'en 
suis  venue  à  demander  à  Dieu  qu'il  vécût  seulement 
assez  pour  revoir  son  père!  Oh!  et  comme  c'est  difficile 
de  s'accoutumer  à  penser  que  tout,  l'amour,  le  bonheur 
et  la  jeunesse,  l'avenir  sur  terre,  que  tout  cela  est  fini; 
que  toutes  les  espérances,  tous  les  rêves  de  félicité  ter- 
restre sont  à  tout  jamais  anéantis!...  Dans  une  lettre  que 
j'ai  reçue  de  toi,  il  y  a  peu  de  temps,  tu  me  dis  :  «  Je 
dois  maintenant  passer  la  vie  loin  de  toi.  »  ïu  ne  te 
doutais  pas  que  la  Providence  allait  peut-être  nous  réunir 
par  un  si  horrible  malheur.  Mais  ici ,  ma  mère  bien- 
aimée,  je  veux  t'ouvrir  mon  âme  tout  entière  et  ne  plus- 
avoir  une  seule  pensée,  un  seul  désir  caché  pour  toi. 
J'éprouve  un  besoin  irrésistible  d'appartenir  à  la  même 
foi  que  mon  pauvre  Albert,  et  je  te  donne  ma  parole 
d'honneur  que  je  ne  l'ai  ressenti,  à  ce  point,  que  depuis 
ces  terribles  derniers  jours.  Mais  je  veux  te  dire  aussi 
que,  jusqu'à  ce  moment,  c'est  par  amour  et  par  respect 
pour  toi  que  je  n'ai  pas  voulu  me  faire  instruire  dans  la 
religion  catholique,  de  peur  de  découvrir  qu'elle  était  la 
vraie  et  alors  d'être  forcée  de  l'embrasser;  car,  lorsqu'on 
découvre  quelque  chose  de  plus  vrai  que  ce  qu'on  a 
connu  jusqu'alors,  il  est  clair  que  cela  devient  un  devoir 
de  l'adopter.  Si  un  homme  devait  demeurer  dans  une 


BÉCIT    D'UNB   SaUE.  •    Wtl 

religion  par  la  seule  raison  qu'il  y  est  né,  un  juif  ou  un 
païen  ne  deviendrait  jamais  chrétien. 

((  Mon  amour  et  mon  respect  pour  toi  ne  sont  pas 
moindres  aujourd'hui,  mais  je  me  sens  poussée  d'une 
manière  invincible,  et  en  môme  temps  intimement  per- 
suadée que  tu  me  pardonneras  et  même  que  tu  sentira.< 
qu'à  ma  place  tu  penserais,  tu  agirais  comme  je  le  fais. 

u  Donner  à  un  mari  si  aimé ,  qui  peut  vivre  encore 
quelques  mois,  mais  dont  les  jours  sont  comptés,  une 
dernière  grande  joie  :  communier  ensemble  pour  la  pre- 
mière, peut-être  pour  la  dernière  fois!...  Ah!  ton  cœur, 
ma  mère,  n*y  résisterait  pas ,  si  toutefois  ta  conscience 
n*y  mettait  pas  d'obstacle;  car  à  aucun  prix,  fût-ce  pour 
adoucir  lîi  mort  à  mon  mari,  je  ne  voudrais  agir  déloya- 
lement  vis-à-vis  de  Dieu,  et  ce  serait  agir  déloyalement 
que  d'embrasser  une  religion  sans  conviction  et  par 
amour  pour  qui  que  ce  fût  au  monde.  Sois  entièrement 
tranquille  là-dessus  et  crois  bien  que  je  n'agirai  point 
sans  conviction  ;  mais  permets-moi  d'examiner,  de  m'in- 
stiiiire,  puis  de  choisir. 

«  Tu  me  connais  assez,  ma  mère,  pour  penser  que  je 
n'aurais  pas  pu  devenir  catholique,  si  j'avais  dû  croire 
que  mes  parents,  frères  ou  amis  protestants  seront 
damnés.  Mais  je  m'en  suis  assurée,  je  l'ai  lu  avec  atten- 
tion, ce  n'est  point  là  leur  foi.  Ils  ne  croient  point  dam- 
nés ceux  qui  sont  de  bonne  foi  dans  leur  croyance,  mais 
ils  croient  la  leur  la  meilleure  de  toutes  *,  et  c'est,  je  te 
l'avoue,  ce  que  je  me  suis  sentie ,  depuis  mon  enfance , 
disposée  à  croire.  C'est  la  plus  ancienne;  il  me  semble 
donc  qu'elle-  a  pu  recueillir  le  mieux  les  premières 
croyances,  et  n'est-ce  pas  d'eux  que  nous  avons  reçu 
ri^vangile? 

1.  Ce  a'était  pM  assez  dire,  uuis  eoAo,  ello  o'était  pas  catholique 


872  RéCIT   D'UNE    SŒUR. 

«  Que  mon  changement  puisse  contrister  mon  père, 
•c'est  ce  que  je  ne  puis  croire,  car  là  où  il  se  trouve,  on 
ne  juge  plus  les  choses  comme  sur  terre.  Il  voit  main  • 
tenant  plus  clair  que  tous  les  protestants  et  tous  les 
catholiques  ensemble,  et  si,  dans  cette  sagesse  lumineuse, 
il  voit  la  vérité  dans  l'Église  catholique,  ne  se  réjouira- 
t-il  pas,  au  ciel,  de  voir  sa  fille  l'embrasser  dès  cette  terre? 
D'ailleurs,  chère  maman,  ce  n'est  point  une  chose  nou- 
velle que  j'ad(^te,  c'est,  au  contraire,  à  une  croyance 
bien  ancienne,  à  la  croyance  de  tous  nos  ancêtres  que  je 
retourae.  Le  grand-père  de  mon  père  était  catholique, 
et,  dans  ta  famille  qui  est  si  ancienne ,  tu  comptes  un 
bien  plus  grand  nombre  d'aïeux  catholiques  que  protes- 
tants, et  Ceux-là  pommaient,  à  meilleur  droit,  s'affliger  au 
ciel"  de  voir  leurs  descendants  professer  une  autre  foi 
que  celle  de  l'antique  religion  qui  était  la  leur!    " 

«  Ah  !  douce  mère,  permets-moi  donc  de  m'instruire  ! 
Et  si  tu  revois  ta  pauvre  fille  veuve ,  ah  î  tu  supporteras 
bien  qu'elle  soit  catholique,  n'est-ce  pas?  et  tu  ne  la 
repousseras  pas  de  ton  cœur  maternel.  Elle  t'aimera,  le 
chérira  plus  que  jamais,  et  jamais  sa  religion  ne  te 
touraientera.  Cette  petite  chapelle  qjue  Lapoukhyn  a  eu 
la  bonté  de  faire  arranger  pour  Albert  sera  ma  chapelle 
de  deuil,  où  je  prierai  pour  mon  pauvre  bîen-aimé  et 
pour  tous  ceux  qui  me  sont  chers.  Ahî  ma  mère,  quand 
la  religion  catholique  n'aurait  &ur  la  nôtre  que  l'avan- 
tage de  prier  pour  les  morts,  je  la  préférerais ,  et  c'est 
en  tant  d'autres  choses  une  si  douce  croyance  !  Ma  vie 
te  sera  consacrée,  et,  si  tu  le  veux,  nousja  terminerons 
ensemble  à  Korsen.  J'aurai  besoin  de  tranquillité  et  de 
repos.  »  • 

Tandis .  que  cette  grande  transformation  s'opérait 
dans  l'âme  d'Alexandrine,  Fernand  était  arrivé  à  Bour}' 


RéCIT   D'UNB   SŒUft.  f» 


(le  17  mars)  et  il  en  était  reparti,  le  soir  du  même  jour, 
avec  mon  père,  ma  mère  et  Eugénie. 

On  trouvera  dans  I91  lettre  qu'Eugénie  m'écrivit  à  son 
arrivée  à  Venise  le  24  mars»  le  récit  de  ce  qui  s'était 
passé,  depuis  le  jour  où  Alexandrine  avait  écrit  la  lettre 
précédente  ; 

EOGÉxNlE     A     PAULIiNE. 

m  Venise,  jeudi  matia,  24  mars  1836. 

«  Hier  matin,  nous  sommes  arrivés.  Ohî  mon  Dieu! 
vais-je  pouvoir  rassembler  mes  esprits  pour  tout  te  dire? 
Ma  Pauline,  je  ne  sais  où  j'en  suis!  On  n'a  le  cœur,'  ou 
plutôt  la  tête  capable  d'aucune  sensation  trop  forte.  On 
tombe  dans  un  état  d'hébétement  qui  ressemble  à  l'in- 
sensibilité, et  cependant  le  cœur  déborde  et  ne  peut 
s'exprimer. 

«  Hier  donc,  à  deux  heures,  nous  sommes  arrivés  à 
Mestre.  Grand  Dieu,  quelle  angoisse!  car  toutes  les 
craintes  nous  revenaient  à  ce  moment  décisif.  Avec  bat- 
tement de  cœur,  nous  demandons  à  la  poste  si  une  lettre 
ne  nous  attend  pas  là. .  Non  !  Mon  Dieu,  quel  signe  est- 
ce?  Sans  nous  en  rien  dire,  tous  tremblants,' et  tous 
voulant  nous  jassurer,  nous,  nous  embarquons  et  nous 
approchons  de  cette  triste  ville.    . 

«  Pauline,  que  Dieu  était  bon!  il  avait  pitié  même  de 
cette  incertitude  cruelle,  et  il  nous  l'épargnait.  Au  milieu 
de  la  lagune,  là  où  on  donne  les  passe-ports,  Tidée  nous 
vint  de  demander  si  une  lettre  n'y  est  pas  pour  nous  : 
«  Si,  signor,  de  una  kUera.  »  Oh  !  ce  qu'on  a  le  temps 
d'éprouver  en  une  seconde,  tout  ce  qu'on  peut  penser, 
c^est  inexprimable  !  Elle  était  là,  cette  chère  lettre,  ou- 
verte, lue.  11  était  mieux,  toujours  mieux.  Nous  le  trou- 
verions peut-être  sur  le  balcon.  Pauline,  ma  chérie  ,  je 


RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


l'écris  incohéremment,  comme  j'ai  pensé  tout  ce  que  je 
le  raconte.  J'en  éprouve  une  seconde  fois  toute  l'agi- 
tation en  l'écrivant.  Je  voudrais  t'en  faire  partager  im- 
pitoyablement l'angoisse  pour  être  sûre  que  tu  en  aurais 
aussi  la  joie,  comme  je  l'ai  eue,  avec  son  ineffable 
surprise. 

((  Âlexandrine  recommandait  dans  sa  lettre  les  pré- 
cautions les  plus  inouïes,  car  toute  émotion  devait  être 
évitée  à  Albert,  et  ce  ne  devait  être  qu'après  de  nom- 
breus:s  préparations  à  notre  arrivée  qu'il  devait  nous 
voir  paraître. 

((  Enfin  après  beaucoup  d'allées  et  de  venues  et  en 
lui  rendant  l'agitation  aussi  graduelle  que  possible,  on 
est  venu  lui  dire  l'arrivée  de  voyageurs  à  l'auberge,  puis 
Alex  entre  en  disant  que  c'est  nous,  puis  mon  père 
d'abord,  puis  nous  à  la  fin  ;  et  Dieu  avait  tout  protégé, 
et  il  était  calme,  et  ce  danger  affreux  d'une  secousse 
était  passé.  Ob  !  Pauline,  il  fallait  plus  d'une  pensée  de 
reconnaissance,  n'est-ce  pas? 

«  La  soirée  finie,  mon  père  et  ma  mère  sont  retournés 
à  l'auberge,  j'ai  été  déshabiller  maman,  puis  je  suis 
revenue  coucher  chez  Alex.  Alors,  Pauline,  j'ai  eu  le 
récit  de  cette  douleur  inouïe ,  alors  j'ai  pensé  que  Dieu 
aimait  notre  Alex,  car  lui  seul  peut  donner  tant  de  force, 
tant  de  douceur,  tant  de  mélange  d'amertume  et  de 
consolation!  Elle  a  eu  près  de  lui  des  heures  d'agonie, 
toujours  calme  et  sans  larmes  en  apparence,  pour  ne  pas 
l'effrayer  ;  elle  sentait  ses  mains  se  glacer,  et  ses  genoux 
trenïbler  à  cette  pensée  :  «  C'est  peut-être  à  présent: 
Voilà  peut-être  le  moment!  »  Pendant  deux  jours ,  n'espé- 
rant plus,  elle  ne  faisait  plus  que  cette  prière  :  u  Mon  Dieu! 
qu'il  ne  meure  pas  sans  communion.  »  Puis,  après  que 
cette  prière  fut  exaucée,  vint  celle-ci  :  «  Mon  Dieu,  faites 
qu'il  ne  meure  point  sans  révoir  son  père  et  sa  mère!  a 


RéCIT  D'UNB  SOBDB. 


Après  ces  deux  espoirs  réalisés ,  elle  se  sentait  résignée. 
Mais,  Pauline,  que  c'est  bizarre  d'oser  ainsi  tout  aborder, 
tout  articuler,  d'envisager  ainsi  de  face  et  de  si  près  la 
douleur!  Je  crois  que  ce  qui  fait  qu'on  le  peut,  c'est  la 
pensée  constante  de  l'autre  vie;  c'est  l'assurance  que  le 
bonheur  n'est  que  là ,  que  la  vie  dans  ce  monde  n*est 
réellement  qu'un  voyage  dont  on  désire  le  but,  où  se 
reposera  la  fatigue,  s*éclaircira  l'obscurité  et  où  sera  sa- 
tisfait ce  grand  besoin  d'amour,  ainsi  que  cette  soif  de 
bonheur.  Alex  et  moi  nous  parlions  hier  avec  douceur  et 
paix  de  ce  grand  malheur;  le  supposant  arrivé,  nous 
comprenions,  nous  expliquions,  non  pas  une  consolation, 
mais  une  possibilité  telle  de  s'identifier  au  bonheur  à 
venir  et  déjà  atteint  par  celui  qu'on  aimait  tant,  que 
nécessairement  la  douleur  terrestre  devait  en  être  allégée  : 
se  détacher  de  la  terre  n'est  pas  une  chose  si  difficile  : 
cela  fait,  la  mort  perd  son  horreur. 

«  Pauvre  Alex  îqueje  te  parle  maintenant  de  \^  grande 
chose!  Elle  n'est  pas  faite,  mais  presque  mieux  que  faite. 
Dans  ce  jour  de  danger  pour  Albert,  elle  n'a  eu  que  cette 
seule  pensée,  de  ne  pas  le  laisser  mourir  sans  la  conso- 
lation de  communier  avec  elle.  Elle  a  écrit  à  sa  mère. 
Cette  lettre,  tu  la  liras.  Je  ne  sais  si  elle  te  fera  le  même 
efl'et  qu'à  moi,  mais  elle  m'a  frappé  comme  ayant  un 
admirable  cachet  de  fermeté  et  dVrévoca6i7i(é.  Elle  est  si 
catholique!  si  tu  savais,  elle  a  soif  de  notre  religion. 
Dans  la  lettre  qu'elle  écrit  aujourd'hui  à  M.- de  Monta- 
lembert  se  trouve  cette  phrase  bien  forte.  Écoute-la  : 
M  Je  serais  plus  heureuse,  veuve  et  catholique,  que  toujoui's 
la  femme  d Albert  et  toujours  protestante.  »  Que  dis-tu  de 
ces  mots,  Pauline?  ils  me  semblent  tout  ce  qu'on  peut 
dire  de  plus. 

«  Maintenant  que  je  t'ai  un  peu  fendu  Tespoir,  comme 
je  l'avais  repris  moi-même,  je  vais  de  nouveau  te  dé- 


W6  RÉCIT  D'UNB  SŒUB 

coùrager.  Si  c'est  cruel,  pardonne-moi,  mais  il  faut  que 
tu  éprouves  toutes  les  sensations  que  nous  éprouvons 
nous-mêmes,  comme.si  tu  les  partageais  ici,  et  cette  triste 
maladie  d'Albert  n'est  qu'un  passage  continuel  de  la 
crainte  à  l'espoir,  de  l'espoir  à  la  crainte. 

«  Nous  sommes  là,  espérant  et  désespérant  tour  à 
tour.  Le  médecin  croit  qu'il  pourra  partir  dans  quinze 
jours  ou  trois  semaines.  Mais,  Pauline,  quel  voyage  ce 
serai  Car^  à  enterjdre  combien  le  médecin  nous  désire 
arrivés,  il  est  facile  de  voir  combien  il  redoute  la  possi- 
bilité d'une  crise  pendant  cette  longue  route,  et  il  neca- 
che  pas  qu'une  crise  serait  une  fin.  Hélas  !  ii  ne  flatte 
pas.  Il  disait  à  mon  père  hier  :  «  Monsieur,  je  ne  puis 
plus  rien  dire.  Je  viens  de  voir  un  mii'acle.  Dieu  en  peut 
un  second.  Puisque  M.  votre  fils  vit  par  un  miracle,  par 
un  miracle  aussi  il  peut  guérir  !  Humainement  parlant, 
on  ne  peut  rien  dire,  maié  Dieu  peut  tout.  » 

«  Oh!  Pauline,  c'est  triste  ^  tellement  triste  que  la  tête 
en  tournemit  si  on  pensait  à  la  terre,  à  la  vie  !  On  dé- 
couvre qu'on  ne  supporte  tout  cela  que  parce  qu'on 
pense  toujours  à  Dieu,  toujours  à  cette  autre  vie  où  en- 
fin on  se  reposera.  Voilà  ce  que  nous  disions  avec  Alexan- 
drine.  Voilà  ce  qui  fait  qu'elle  n'est  pas  folle,  et  qu'elle 
ne  le  deviendra  pas,  si  elle  le  perd. 

«  Adieu,  ma  Pauline  chérie.  Quand  aurai-jé  une  lettre 
de  toi?  Quand  serons-nous  de  retour?  Oh!  des  ailes  pour 
le  ramener,  si  cela  est  possible. 

«  Aussitôt  que  nous  serons  partis,  tu  prieras  et  tu  fe- 
ras prier  la  ville  entière. 

«  A  la  grâce  de  Dieu  !  que  tout  ce  qu'il  voudra  ar- 
rive. 

«  Adieu,  mes  amis  ;  à  bientôt.  » 


r6CIT  D'eNB   SCBUR. 


ALEXANDRINB   (OANS  SON  JOORNAt). 

Le  même  jour. 

«...  Oh  !  souvent  les  longues  et  cruelles  attentes  sont 
suivies  de  joies  excessives.  Dieu  de  bonté!  Dieu  d'amour! 
j'ai  eu  le  bonheur  de  voir  Albert  dans  les  bras  de  ses 
parents!  Je  me  suis  mise  doucement  à  genoux  derrière 
eux  pendant  qu'ils  s'embrassaient  pour   remercier  Dieu. 

«  Eugénie  a  passé  la  nuit  dans  ma  chambre.  Oh! 
quelle  douce  causerie  mêlée  de  larmes!  Elle  m'a  apporté, 
de  la  part  de  Montai,  un  chapelet  et  une  lettre  qu'elle  ne 
voulait  pas  me  donner  d'abord,  parce  qu'il  l'avait  écrite  me 
croyant  plus  malheureuse  encore  que  je  ne  l'étais.  Je  me 
doutais  bien  cependant  qu'en  m'envoyant  ce  chapelet  il 
m'avait  écrit,  et  elle  vit  bien  qu'il  n'y  avait  plus  à  me 
ménager.  Elle  me  donna  donc  Cette  lettre  et  la  voici  : 


LE    COMTE    DE    MONTALEMfiERT     A     ALEXANDRINE. 

«  Ma  chère  et  malheureuse  amie,  je  ne  sais  en  quel 
état  vous  trouvera  ce  peu  de  lignes,  que  je  confie  à  votre 
belle-mère,  mais  je  ne  sais  que  trop  que  vous  serez  en 
proie  aux  plus  cruelles  inquiétudes,  si  ce  n'est  à  la  plus 
déchirante  douleur.  Je  sais  encore  que  vous  m'avez  sou- 
vent nommé  votre  frère,  que  vous  avez  été  pour  moi  une 
véritable  sœur,  qu'à  ce  titre  je  me  sens  le  droit  de  m'ap- 
procher  de  vous  dans  cet  affreux  moment  et  de  m' associer 
à  vos  souffrances.  N'ayant  pas  reçu  un  mot  de  vous  depuis 
votre  lettre  du  3  décembre,  j'ignorais  totalement  la  rechute 
de  notre  pauvre  cher  Albert,  vos  nouvelles  craintes,  ses 
nouveaux  dangers,  et  j'ea  étais  resté  à  l'impression  fa- 
vorable que  m'avaient  laissée  vos  lettres  de  Venise...  et 


878  RÉCIT   D'UNE    SŒUR. 

voilà  que  j'apprends  à  la  fois  cette  crise  terrible  et  ses 
résultats  funestes.  Hélas!  et  pendant  que  je  vous  écris 
où  en  êtes-vous?  Est-il  encore  près  de  vous?  Avez  vous 
encore  cette  force  d'âme  et  cet  admirable  courage  que 
j'ai  appris  à  connaître  en  vous?...  Cette  cruelle  et  lugubre 
incertitude  me  fait  tomber  la  plume  des  mains,  je  ne  me 
sens  plus  le  courage  de  vous  rien  dire,  surtout  pas  celui  de 
vous  parler  de  ce  rayon  d'espérance,  qui  se  fait  jour  à 
travers  même  les  convictions  les  plus  désespérantes.  Je 
crains  que  chacune  de  mes  paroles  ne  vous  paraisse  une 
dérision  involontaire,  une  contradiction  cruelle  avec  ce 
que  vous  êtes,  et  ce  que  vous  sentez  en  ce  moment.  Je 
les  connais  si  bien,  ces  affreuses  alternatives,  ces  tran- 
sitions subites  de  la  confiance  au  désespoir,  ces  retours 
instinctifs  vers  l'espérance,  cette  foi  en  la  miséricorde 
divine  que  rien  ne  peut  déraciner  jusqu'au  moment  où 
elle  est  sans  objet!  Moi  aussi  j'ai  veillé  pendant  six  mois 
à  côté  d'un  objet  bien-aimé,  que  je  disputais  à  la  mort, 
de  ma  pauvre  sœur  dont  la  destinée  fut  si  triste.  J'ai  donc 
des  souvenirs  qui  me  rendent  toutes  vos  douleurs,  à 
part  même  cette  science  intime  que  ^onne  l'attache- 
ment. 

«  Je  ne  puis  me  taire,  même  en  ce  triste  moment,  sur 
la  consolation  que  j'ai  éprouvée  en  apprenant  que  vous 
étiez  décidée  à  vous  unir  à  Albert  par  le  seul  lien  qui 
vous  manquait  encore.  Oh  !  chère  sœur  (car  vous  l'êtes 
vraiment  devenue  par  cet  acte  suprême  et  inspiré  d'en 
haut),  quelle  consolation  il  y  a  là,  non-seulement  pour 
vous,  mais  pour  lui,  puisque  ce  sera  certes  à  cause  de 
lui  que  vous  serez  devenue  fille  de  la  vérité  éternelle, et 
que  votre  âme  sera  la  conquête  précieuse  dont  il  pourra 
se  parer  aux  yeux  de  son  juge  miséricordieux.  Vous 
aussi,  chère  Alexandrine,  vous  aurez  pu  désaltérer  votre 
àme  avide  de  consolations  à  cette   source    inépuisable. 


RÉCIT    D'UNB  SŒUR.  119 

Vous  aurez  goûté  le  pain  des  forts.  Dieu  vous  tiendra 
compte  du  sacrifice  qu'il  vous  aura  fallu  faire.  11  vous 
on  récompensera  au  centuple  dans  ce  monde  et  dans 
«'autre.  Il  vous  fera  comprendre  l'immense  et  incalcu- 
lable différence  qu'il  y  a  entre  souffrir  quand  on  est  ca- 
tholique et  quand  on  a  part  à  toutes  les  douces  et  abon- 
ilantes  richesses  que  TKglise  prodigue  à  ses  enfants,  et 
souffrir  quand  on  n'a  d'autre  refuge  que  la  foi  stérile 
et  froide  des  pauvres  protestants. 

«  Adieu,  je  n'ai  pas  le  courage  de  vous  en  dire  da- 
vantage. Je  n'ose  rien  dire  d'Albert I  Vous  comprenez 
cet  affreux  silence!  Acceptez,  je  vous  en  prie,  ce  pau- 
vre petit  chapelet.  Puisse-t-il  vous  inspirer  souvent  la 
pensée  de  vous  abandonner  tout  entière  à  la  tendre 
pitié  de  la  Mère  des  Douleurs,  Consolatrice  des  affligés. 
Salut  des  infirmes  !  c'est  un  humble  gage  de  sympathie 
et  de  compassion.  Quand  vous  le  pourrez,  écrivez  un 
mot  à  celui  qui  ne  craint  pas  de  se  dire  votre  frère,  et  qui 
le  sera  toujours  par  une  foi  commune,  ainsi  que  par 
le  plus  sincère  attachement. 

«  M. 
«  15  mars  1836.  » 

BÉPONSE  d'aLEXANDRINE   AU  c'«  DE   MOHTALEMBERT. 

«  Veniset  24  mars,  jeudi  soir. 

«  Nfbn  ami  !...  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  1  Je  ne  sais 
plus  comment  commencer  à  vous  écrire,  mes  idées  ont 
été  si  bouleversées  depuis  quelque  temps  !  D'abord  que  je 
remercie  Dieu!  Sa  bonté  a  été  pour  moi,  comme  elle  est 
toujours,  infinie.  Vous  avez  tout  su,  le  terrible  comme 
le  consolant,  et  je  serais  ingrate  de  ne  pas  dire  qu'il  y  a 
eu  des  moments  de  consolation,  quoique  toujours  .mêlés  à 


880  RÉCIT  D'UNE  SŒUR. 

d'affreux  dangers,  à  des  craintes  journalières  et  bien  fa- 
tigantes ;  mais  enfin,  il  se  lève,  il  marche,  il  respire 
l'air  au  balcon.  Il  peut  causer  longtemps  sans  tousser,  et 
depuis  hier,  il  jouit  de  ce  bonheur  qu'il  désirait  si  ar- 
demment, de  ravoir  son  père,  sa  mère,  Eugénie.  Pendant 
bien  des  jours,  j'ai  seulement  prié  Dieu  de  ne  pas  le 
laisser  mourir  sans  communion,  et  je  l'ai  obtenu.  Puis 
j'ai  supplié  qu'il  pût  encore  revoir  son  père,  et  je  l'ai  ob- 
tenu! J'ai  bien  dit  à  Dieu  que,  si  j'obtenais  cela,  je  de- 
manderais encore  davantage,  mais  que  j'étais  assurée  que 
sa  miséricorde  excuserait  ces  exigences.^ 

«  Eugénie  m'a  remis,  hier  au  soir,  votre  petit  chape- 
let qui  m'a  touchée  plus  que  je  ne  puis  vous  dire; 
comme  preuve  d'attachement,  de  compassion,  cela  ne 
me  surprenait  pas^  mais  l'espèce  de  considération  pour 
moi  que  ce  présent  témoignait  m'a  étonnée.  Gela  m'a  été 
expliqué  plus  tard.  Je  pressais  Eugénie  de  mQ  dire  tout 
ce  que  vous  aviez  dit.  Enfin  j'ai  fini  par  découvrir  qu'il 
y  avait  une  lettre,  mais  que  vous  lui  aviez  dit  qu'il  se- 
rait cruel  de  me  la  donner  si  Dieu  m'avait  épargnée. 
Alors  vous  comprenez  bien  que  j'en  ai  pris  possession, 
et  combien  j'eusse  regretté  d'en  avoir  été  privée  l 

«  Hélas-!  cher  ami,  jugez  de  ce  que  j'ai  dû  entendre  et 
de  ce  que  j'ai  dû  dire,  et  des  mots  auxquels  je  suis  en- 
tièrement habituée,  si  je  vous  dis  que  votre  lettre  ne  m'a 
pas  causé  d'effroi  et  que  cette  amitié  et  cette  sympathie 
qu'elle  renferme  m'ont  fait  du  bien.  Que  Dieu  vous 
récompense  d'avoir  une  âme  aussi  compatissante!  Je  suis 
presque  contente,  du  reste,  que  vous  craigniez  encoi'e  ma 
faiblesse,  que  votre  zèle  cruel  vous  ait  fait  dire  :  a  Si 
par  bonheur  pour  Albert  et  par  malheur  pour  elle,  iJ  est 
mieux,  le  lendemain  elle  reculera.  »  Cher  ami,  dix  jours 
après  celui  de  son  danger,  j'ai  écrit  à  ma  mère  une  lettre 
que  je  yous  prie  de  me  permettre  de  vous  copier  tout 


RÂCIT    D'UNE  BŒUR.  181 

entière.  Vous  savez  rallemand  aussi  bien  que  moi,  la 
voilà  donc  telle  que  je  l'ai  écrite. 

«  D'avance,  je  vous  prie  de  songer  que  maman  est  la 
meilleure  des  mères ,  et  que,  si  je  puis  accomplir  la  vo- 
lonté de  Dieu  sans  déchirer  son  cœur,  cela  vaudra  sans 
doute  mieux. 

«  Cette  lettre  est  si  longue  que  j'ai  peur  que  cela  ne 
vous  ennuie;  mais  je  l'ai  écrite  dans  de  bonnes  inten- 
tions, et  j'ai  prié,  avant  de  l'écrire,  ceux  de  ma  famille 
qui  étaient  catholiques  et  qui  sont  au  ciel,  de  prier  pour 
moi. 

((  Cher  ami,  j'ai  hâte  d'être  des  vôtres.  Vous  me  croyez 
capable  de  faiblesse,  de  froideur,  d'indifférçnce,  et, 
moi,  je  crois  pourtant  que  j'ai  senti  que  je  serais  proba- 
blement plus  heureuse  veuve  et  catholique,  que  toujours 
femme  (T Albert  et  toujours  protestante,  ou  entreles  deux^,.. 
Oh!  mon  Dieu! 

«  Oui,  mon  ami,  à  moins  que  Dieu  ne  me  foudroie,  je 
communierai  avec  Albert  pour  la  mort  ou  pour  la  vie. 
C'est  ma  ferme  résolution,  Dieu  veuille  en  permettre 
l'exécution.  Ou  je  doute  de  tout,  ou  je  crois  à  l'Eucha- 
ristie aussi  bien  qu'à  la  Trinité.  Puis,  dans  mon  Nouveau 
Testament  protestant,  j'ai  vu  que  les  vêtements  et  les 
mouchoirs  de  saint  Paul  avaient  le  pouvoir  de  guérir. 
Pourquoi  est-ce  que  Dieu  aurait  fait  entièrement  cesser 
une  pareille  manifestation  de  sa  grâce?  Je  n'ai  pas  une 
foi  vive,  mais  je  craindrais  de  dire  une  impiété,  en  disant 
qu'il  est  impossible  qu'un  petit  morceau  des  ossements 
d'un  saint  guérisse  un  malade  par  la  grâce  de  Dieu.  Oh! 
que  de  choses  j'aurais  à  vous  dire...  Priez  cependant  que 

1.  En  relisant  cette  lettre,  Alexandrine  met  en  marge  :  «  Oh  !  que 
1a  vérité  est  séduisante,  puisque  un  seul  de  ses  rayons,  frappant  sur 
mon  cœur,  même  avant  de  l'avoir .  embrassée,  pouvait  ainsi  se  faire 
préférer  à  Albert  !  n 


RÉCIT  D'UNE    SŒDB, 


mon  ami,  à  qui  Dieu  lui-même  a  lié  ma  vie,  vive,  meure, 
et  renaisse  pour  le  ciel  aussi  bien  que  moi!...  et  ne  con- 
damnez personne,  vous,  mon  bon ,  cher ,  doux  ami  et 
frère,  dont  l'âme  n'est  faite  que  pour  aimer.  Ne  con- 
damnez pas  ma  mère,  dont  vous  avez  aimé  la  pieuse 
devise  :  a  Wie,  was,  und  toann  GoUxcill!.,.  »  Vous  avez 
raison  :  par  une  tendre  faiblesse  pour  elle ,  j'ai  tardé  à 
devenir  catholique,  et  par  une  autre  tendre  faiblesse 
j'en  accélère  le  moment...  Mais  Dieu  pardonne  tout  cela, 
je  l'espère! 

«  Vendredi  Î5  mars,  AnnonciatioD. 

«  Mon  ami,  j'ai  bien  prié  pour  vous  à  la  messe.  J'y  ai 
porté  votre  chapelet  que  vous  m'enseignerez  à  dire,  et 
je  vous  demande  un  autre  présent.  Je  veux  que  mou 
premier  livre  catholique  me  vienne  de  vous  :  vous  avez 
encore  quelque  temps  pour  le  choisir  avant  que  je  n'en 
aie  tout  à  fait  besoin;  et  s'il  est  possible,  qu'il  soit  en 
allemand,  cette  langue  que  nous  aimons  tous  deux,  si 
tendre,  si  expressive,  cette  langue  de  mon  enfance  et  de 
mes  parents,  qui  me  semblera  être  un  lien  entre  eux  et 
la  religion  qu'ils  n'ont  pas. 

tt  A  revoir,  je  l'espère,  bientôt.  Priez  tous  les  jours  pour 
moi.  Albert,  Dieu  merci,  continue  à  être  bien  pour  les 
circonstances  actuelles!...  Dieu  avec  nous  tous,  tous, 
tous  !  tt  Alex.  » 

•  Le  même  jour,  35  mars  (dans  son  Journal}. 

«  Ce  jour-là,  Eugénie  a  encore  dîné  avec  moi,  et  nous 
avons  été  ensuite  à  la  bénédiction  à  Saint-Moîse,où  nous 
avons  été  le  matin  à  la  messe. 

«  C'est  un  de  ces  soirs-là  que  j'ai  eu,  dans  cette  église, 
à  la  bénédiction ,  un  transport  de  foi ,  on  éclair  qui  me 


RéCIT    D'UNB    SŒUR. 


fit  voir  Dieu,  la  religion,  la  sainte  Vierge,  les  saints, 
comme  une  vérité  matérielle  et  palpable  (puisque,  dans 
lîotre  grossièreté ,  nous  sommes  tentés  de  croire  que  ce 
que  nous  voyons  et  que  nous  touchons  est  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  certain).  Je  m'en  réjouis  beaucoup  et  je  con- 
tai cela  à  F.ugénie,  dans  la  petite  ruelle  en  revenant.  » 

ALBXANDRINË     (DANS     UNE    LETTRE    A    PAULINE). 

«  Samedi,  16  mar». 

«Oh!  tu  as  raison,  appliquons-nous,  comme  Eugénie,  à 
aimer  la  mort  par-dessus  tout.  Cela  ne  trompe  pas. 
Écoute,  Pauline,  jamais  moi  je  ne  devrais  me  plaindre 
de  rien.  Après  la  mort  de  mon  père  j'ai  demandé  avec 
toute  la  ferveur,  toute  la  sincérité  dont  je  suis  capabjo, 
de  ne  plus  avoir  un  seul  instant  de  bonheur  sur  la  terre, 
mais  qu'il  soit  heureux  éternellement,  et  combien  d'in- 
stants de  bonheur  j'ai  eus  pourtant  depuis  ! ,..  «  Mon  Dieu! 
fais-moi  souffrir  à  la  place  de  mon  père ,  »  a  été  ma 
prière  journalière ,  seulement  depuis  ces  affreux  mois  je 
l'ai  changée  en  disant  :  «  Mets  les  souffrances  que  j'ai  et 
que  j'ai  eues  à  la  place  de  celles  de  mon  père.  »  Ma  fai- 
blesse n'a  plus  eu  le  courage  d'en  demander  de  nou- 
velles. » 

EOGéNIB    A    PAULINE. 

«  Venise,  2  arril  1836. 
«  .Ma  Pauline,  comme  tu  es  triste!  mais,  grâce  au  ciel, 
tu  pries  bien.  Décidément  il  n'y  a  pas  de  malheur  sans 
soulagement,  car  toujours  on  peut  prier,  et  cela  est  iné- 
puisable de  consolation;  je  l'ai  tant  senti,  tant  éprouvé, 


RÉCIT  D'UNE  SŒUB. 


pendant  cette  dernière  semaine  réellement  sainte  !  Jamais 
je  ne  l'ai  sentie  aussi  sainte!,.. 

«  Si  le  temps  le  remet,  nous  partons  jeudi,  et  nous 
commençons  notre  long,  lent  et  inquiétant  voyage.  Je 
t'écrirai  tout  le  long  de  la  route ,  car  jusqu'à  la  fm  nos 
lettres  arriveront  avant  nous. 

«  Ma  Pauline  chérie,  combien  je  bénis  Dieu  de  m' avoir 
fait  la  grâce  de  conserver  la  bonne  ferveur  que  j'avais 
en  partant!  Tai  eu  des  moments  de  bonheur  complet,  ne 
sentant  si  exclusivement  de  l'amour  que  pour  Dieu!  Je 
ne  me  trompe  pas,  c'était  bien  de  l'amour  avec  son 
transport  de  joie  brûlante.  Je  me  sentais  le  cœur  si  com- 
plètement ,  si  enviablement  rempli ,  et  avec  cela  une  si 
•entière  affection  pour  le  monde  entier!  Je  ne  sentais 
pas  qu'il  y  eût  un  seul  être  sur  la  terre,  non-seulement 
à  qui  j'aurais  pu  en  vouloir ,  mais  pour  qui  je  n'aurais 
pas  pu  prier,  et  même  souffrir.  C'était  divin,  puisque 
c'étaft  de  Dieu  :  aussi,  c'était  complet.  » 

JOURNAL    D*ALEXANDRINE. 

«  Lundi  de  Pâques,  4  avril. 

«  Fernand  m'a  apporté  aujourd'hui  deux  petits  cahiers 
qu'il  avait  dérobés  à  Eugénie.  Albert  dormait,  j'étais 
seule  tard,  ce  soir.  J'ai  ouvert  ces  cahiers,  et  je  les  ai  lus 
en  entier  ^ 

((  Que  suis -je  devenue  moi,  pauvre  sauvage,  en 
lisant  tout  ceci  dans  cette  chambre  silencieuse  d'Albert 

1.  Le  récit  eût  été  trop  longtemps  interrompu  si  les  pages  du 
journal  d'Eugénie  qui  tombèrent  en  ce  moment  entre  les  mains 
d'Alexandrine  eussent  été  insérées  à  cette  place;  c'est  pourquoi 
elles  ont  été  toutes  réunies  à  la  fin  de  ce  volume.  (V.  Appendice.) 
Mais  ceux  qui  y  jetteront  les  yeux  comprendront  sans  peine,  je  le 
crois»  l&  vive  et  profonde  impression  que  cette  lecture  fit  sur  elle. 


RÂCIT    D'UNB    SŒUR. 


endormi  ?  j'ai  arraché  une  page  d'un  livre  de  comptes, 
et  je  me  suis  mise  à  écrire  à  Eugénie  les  lignes  sui- 
vantes : 

a  Minuit.  —  Eugénie  ,  ma  sœur  chérie,  je  te  dois  de 
m'être  agenouillée  deux  fois  pendant  la  lecture  de  tes 
pensées  et  d* avoir  prié  avec  ferveur.  Cher  ange,  j'ai  foi 
en  toi  :  dis-moi  que  tu  as  de  l'espoir,  et  j'en  aurai  ! 

«  On  trouve  que  je  fais  quelque  chose,  parce  que  je 
lui  donne  assez  bien  ses  remèdes,  parce  que  je  n'ai  pas 
perdu  la  tête  au  moment  de  son  danger.  Et  toi  qui  te 
donnes  tout  entière  pour  lui  *,  —  et  avec  quelle  ardeur, 
quelle  sincérité!  — ni  toi,  ni  les  autres  ne  t'admireront. 
Oh  !  ma  sœur  angélique,  c'est  toi  que  je  prie  t'intercéder 
pour  nous  ! 

{(  Ahl  que  seras-tu  dans  quelques  années?...  toujours 
heureuse  en  tous  cas,  heureuse  d'un  bonheur  que  rien 
ne  peut  t*ôter.  Va ,  donne-toi  à  Dieu  comme  tu  l'as  déjà 
fait ,  mais  reste  nous  encore  un  peu  pour  faire  notre 


1.  Voici  le  passage  du  cahier  d'Eugénie  auquel  elle  fait  allusion  : 
«  Mon  Dieu,  acceptez  cette  prière  que  je  vous  fais  avec  tant  de  foi, 
d'un  échange  d'épreuve.  Guérissez  Albert,  donnez-moi  sa  maladie. 
Faites-m'en  souffrir  longtemps  pour  me  rendre  digne  de  vous,  puis 
laissez-moi  aller  à  vous.  Voyez,  mon  Dieu,  ce  sera  toujours  une 
épreuve,  car,  moi  aussi,  ils  me  regretteront.  Ce  n'est  donc  pas  à 
cause  de  cela  que  je  vous  demande  de  la  retirer,  je  sais  que  le  seul 
moyen  d'être  à  vous  est  d'être  éprouvé.  Mon  Dieu,  tout  vous  est  pos- 
sible. Souvenez-vous  du  Centenier,  souvenez-vous  de  la  fille  de 
Xidre  ;  eux  vous  disaient  avec  foi  :  Seigneur,  guérissez  !  Eh  bien  ! 
▼oyez  dans  mon  cœur,  voyez  comme  il  déborde  de  foi  quand  je  vous 
dis  :  Seigneur,  guérissez  Albert.  Mon  Dieu,  donnez-la-moi,  cette 
maladie;  qu'elle  soit  terrible,  qu'elle  me  brûle  la  poitrine  entière- 
ment pour  purifier  mon  cœur.  Faites-bien  souffrir  mon  gosier  dont 
j'ai  si  souvent  en  vanité,  à  cause  de  ma  voix,  dont  avec  tant  de  plai- 
sir j'entends  faire  l'élc^.  Le  monde  dira  surpris  :  «  C'est  inexpli- 
cable !  lui,  si  faible,  si  malade,  il  se  guérit;  elle,  si  forte,  si  peu 
délicate,  elle  meurt!  »  Et  moi,  je  penserai:  Dieu  l'a  voulu,  voilà  qui 
explique  toot.  » 

I.  25 


388  .     EECIT    D'UNE    SCEUR. 

bonheur  et  nous  rendre  meilleurs.  Tu  m'aides  à  entre- 
voir le  ciel,  et  si  quelqu'un  pouvait  me  faire  cesser  d'ai- 
mer la  terre,  ce  serait  toi.  Je  crois  vraiment  que  de  te 
savoir  catholique  eût  suffi  pour  me  faire  adopter  cette 
religion  comme  la  meilleure.  Que  ta  modestie  ne  s'a- 
larme pas.  11  est  impossible  que  cela  ne  te  fasse  pas  plai- 
sir, et  Dieu  te  permet  ce  plaisir .  Réfléchis ,  et  tu  verra? 
que  tu  dois  même  t'en  réjouir.  Ne  crains  pas  que  mon 
admiration  pour  toi  m'aveugle  jamais.  Nous  resterons 
ensemble,  j'espère,  et  alors  ne  t'inquiète  pas  de  ta  con- 
duite, je  la  regarderai  :  ce  n'est  pas  avec  présomption 
que  je  veux  prendre  ce  rôle,  mais  je  sais  que  celle  qui 
a  la  poutre  dans  l'œil  voit  très-bien  la  paille  dans  l'œil 
d'une  autre ,  et  je  ferai  bien  attention  pour  voir  si  toi, 
belle  petite  perle  de  Dieu,  tu  ne  te  ternis  pas.  Oh!  quel 
bonheur  ignoré  du  monde,  que  d'avoir  une  sœur  comme 
toi,  et  de  l'aimer  comme  je  le  fais!  Merci,  mon  Dieu!  » 
((  Voilà  le  billet  que  j'envoyai  à  Eugénie  le  lendemain 
matin  ;  puis  elle  arriva  chez  moi  toute  confuse  et  rou- 
gissant... Mais  cène  fut  que  plus  tard  que  je  lus  en  tota- 
lité tout  ce  qu'elle  avait  écrit  dans  ces  cahiers  ^.  » 

EUGÉNIE    A    PAULINE-. 

«  Venise,  samedi  9  avril. 

«  Nous  sommes  encore  ici,  et  dans  quelles  incertitudes 
nous  avons  passé  la  matinée  !  En  nous  levant,  il  faisait 
beau;  on  avait  décidé  le  départ.  Albert  avait  eu  une 
bonne  nuit,  il  était  calme  et  heurelix  d'en  être  enfin  au 
moment  de  partir.  La  pluie  commence,  le  médecin  con- 

1.  Voir  à  la  fin  du  volume,  Appendicç  n°  2. 

2.  Nous  avions  quitté  Paris  après  la  nouvelle  de  leur  heureuse 
arrivée  à  Venise.  Cette  lettre  me  parvint  en  Angleterre. 


Etorr  D^KB  sqtus. 


sefUe  alors  de  fcsler,  ce  qai  aghe  tellement  Albert  qu'on 
ne  sait  plus  que  faire. 

«  Alex  et  moi,  nons  nous  promenions  comme  des  âmes 
en  peine,  ne  sachant  que  désirer.  Au  fond,  plutôt  partir, 
parce  qu'elle  attache  une  idée  superstitieuse  à  remettre 
une  chose  décidée.  Et  moi,  je  pensais  à  ce  que  m'avait 
dit  le  bon  prêtre  à  l'église  ce  matin ,  malgré  la  pluie  : 
«  Andate,  andate,  non  importa  la  piove  ;  fidatevi  a  Dio, 
ptti'tite.  Iddio  vi  benedica,  fidatevi,  partite.  »  Enfin  donc 
j'étais  fâchée  du  retard,  mais  que  dire?  Qui  oserait 
prendre  nne  pareille  responsabilité?  Mon  père  vient  de 
décider  de  rester» 

«  Alex  et  moi ,  nous  sommes  seules  avec  Albert ,  qui 
ne  cesse  de  répéter  :  «  J'ai  toujours  en  le  pressentiment 
que  je  ne  quitterais  pas  Venise!  »  Tu  juges  si  ceci  nous 
assombrit.  Puis,  Pauline,  tu  compatiras  à  un  petit  cha- 
grin que  nous  Venons  d'avoir.  Pendant  qu'Albert  nous 
parlait  comme  je  te  l'ai  dit  et  se  faisait  de  plus  en  plus 
triste,  j'ouvre  mon  écritoire  et  je  trouve  ma  pauvre 
bague,  ma  bague  rouge,  si  solide...  la  pierre  cassée... 
l'ancre*  fendue  en  deux!...  Notre  pauvre  espérance!,.. 
Cela  nous  a  fait  un  choc,  à  Alex  et  à  moi.  Les  larmes  nous 
sont  venues  aux  yeux.  Je  n'imagine  pas  quand  et  com- 
ment cela  a  pu  se  faire,  mais  nous  sommes  démontées. 
Pazienza!  demain  Tiendra  et  sera  heureux,  si  Dieu  le 
permet  :  notre  présage  et  notre  espérance  brisée  ne  signi- 
fieront rien. 

«  5  heures. 

.    a  Chérie,  puisque  nous  nous  sommes  lamentés  à  toi,  il 
faut  vite  te  dire  que  nous  sommes  mieux.  Albert ,  après 

1.  H  y  avait  sur  cette  bague  une  cornaline  rouge   sur  laquelle 
était  gnivce  une  ancre. 


RÉCIT   D'UNE    SŒUR. 


son  accès  sombre,  a  dormi,  et  il  est  très-bien,  même  gai 
à  présent,  et  après  avoir  été,  comme  nous,  «  funestato  n 
de  notre  bague  brisée,  il  disait  tout  à  l'heure  :  «  C'est 
r ancre  qui  nous  tenait  à  Venise,  elle  se  brise  pour  nous 
laisser  partir.  » 

«  Dimanche,  10  avril. 

«  Il  n'y  a  rien  de  tel  que  les  présages ,  les  pressenti- 
ments, les  ancres  brisées  pour  porter  bonheur.  Il  fait 
superbe.  Nous  partons.  Albert  est  mieux  et  si  heureux! 
Adieu,  chère  petite  sœur ,  que  Dieu  ne  nous  abandonne 
pas!  Priez  pour  nous  M  » 

; 
EUGÉNIE    A    PAULINE 

«  Padoue...  (Nous  y  sommes!  mon  Dieu,  est-ce  possible? 
avec  Albert,  le  ramenant!)  dimanche,  10  avril  1836. 

«'Chérie!  chérie!  nous  sommes  à  Padoue.  Si  j'avais 
écrit  tout  de  suite,  ma  lettre  serait  partie  aujourd'hui; 
mais,  avant  de  penser  à  toi,  il  a  fallu  penser  à  Dieu  et 
aller  le  remercier,  car  nous  étions  partis  et  nous  étions 
arrivés,  et  Albert  n'était  pas  trop  fatigué,  étonnamment 
peu.  Aussitôt  que  nous  l'avons  vu  établi  dans  son  lit,  calme, 
nous  avons  été  à  la  cathédrale.  Oh!  il  fallait  cela,  il  fal- 
lait répéter  mille  fois  :  Dieu  soit  loué!  Dieu  soit  béni! 
pour  se  soulager  le  cœur.  Cette  belle  église  était  rem- 
plie de  monde,  éclairée,  l'orgue  jouant.  Nous  avons  eu 

i.  Cette  ancre  brisée  dont  elle  parle  servit,  hélas!  deux  mois 
après,  à  cacheter  la  lettre  où  elle  m'apprenait  la  fin  de  toutes  nos 
espérances  pour  Albert.  Six  ans  plus  tard,  le  hasard  voulut  que  ce 
même  cachet  fût  celui  de  la  lettre  qui  contenait  la  nouvelle  de  la 
mort  de  mon  père.  Enfin,  par  une  bien  étrange  coïncidence,  la  même 
empreinte  se  trouve  sur  la  plus  douloureuse  lettre  qui  me  soit 
jamais  parvenue,  la  lettre  que  je  reçus  de  Palerme,  après  la  mort 
d'Eugénie  elle-même  1  .    '  »    . 


BBCIT  D'UNB  SŒUR.  Sa» 


la  bénédiction  du  Saint-Sacrement.  Oh  !  pour  le  coup, 
c'était  un  bon  présage,  cette  divine  fin  d'une  journée 
déjà  si  protégée. 

«  Pauline,  crois-tu  réellement  que  ce  soit  vrai?  Arri- 
verons-nous? Enfin,  espérons,  espérons  et  confions-nous 
à  Dieu!  Qu'importe  ce  qui  arrivera!  lui  ne  peut  pas  mal 
faire. 

«  Je  pense  avec  bonheur  que  tous  les  jours,  avant  de 
partir,  nous  pourrons  entendre  la  messe!  Oh!  que  la 
pensée  de  Dieu  est  douce,  Pauline  !  qu'elle  est  adorablel 
et  quand  elle  devient  dominante,  tout  devient  facile, 
rien  n'est  très-triste.  Tous  les  matins,  la  messe;  tous  les 
soirs  encore  un  moment  béni,  à  l'église,  remercier  Dieu 
si  la  journée  a  été  bonne,  demander  son  secours  si  elle 
a  ét^  mauvaise.  Car  ce  voyage  doit  être  un  voyage  de 
prières,  n'est-ce  pas  ?  Oh  !  ma  Pauline,  nous  te  reverrons. 
J'espère  !  j'espère! 

«  Toi  qui,  comme  nous,  as  une  sorte  de  foi  aux  pas^ 
sages  trouvés  par  hasard,  regarde  ce  qui  était  dans  le 
petit  livre  de  textes  que  nous  avons  ouvert  en  sortant 
de  Venise  :  «  Et  il  aiTivera  qu'avant  qu'ils  crient,  je  les 
exaucerai;  et  lorsqu'ils  parleront  encore,  je  les  aurai  déjà 
entendus.  (Isaïe.) 

«  Approchons-nous  de  lui  avec  un  cœur  sincère,  avec  vme 
confiance  pleine  et  parfaite.  (Hébr. ,  u.) 

«  Qu'en  dis-tu?  Bonsoir,  chérie.  » 

EUGÉNIE    A    PAULINE.  ' 

«  Vérone,  mercredi  13  avril  1836. 

«  Chère    amie,    mon    Dieu!    comme  Albert  va  bien 
jusqu'à   présent!  Nous  en  sommes  tout  surpris  et  re- 
connaissants envers   Dieu  si  bon,  si    protecteur!    Oh! 
j.     pourvu  qvLQ  ce  mieux  continue  I    II  est  bien!  si  gai!  U 


RECIT   D'UNB  SŒUR". 


jouit  de  se  sentir  comme  il  ne  s'était  plus  senti  depuis 
longtemps.  Oh  !  Pauline,  Dieu  nous  protège  et  nous 
exauce  ;  et,  quel  que  soit  l'avenir,  soyons  toujours  recon- 
naissants. Prions  et  aimons  toujours,  même  si  cette  ré- 
surrection inespérée  ne  doit  être  qu'un  soulagement  et 
ane  consolation  à  Thorrible  malïîeur,  tellement  aggravé 
par  la  manière  dont  nous  avons  pu  le  craindre.  Même 
si  Dieu  veut  cette  épreuve  pour  nous,  ne  murmurons 
jamais  contre  sa  volonté  et  rappelbns-nous  le  bonheur 
fervent  de  ce  temps-ci.  » 

ALEXANDRINE    A    M.     DE    MONTALEMBERT. 

«  Gêiiea^22.avadl  183&- 

«  Cher  ami,  Dieu  nous  a  permis  d'arriver  heureuse- 
ment jusqu'ici...  Mais  je  vis  au  jour  le  jour;  mes  pen- 
sées né  dépassent  guère  le  lendemain,  et  encore  ne  vont 
jusque-là  qu^avec  terreur.  Je  passe  d'angoisse  en  an- 
goisse, et  quand  un  petit  rayon  d'espoir  les.  traverse,  je 
me  sens  comparativement  heureuse.  Rien  n'est  plus  fa- 
tigant que  cette  existence,  et  cependant  elle  ne  m'em- 
pêche pas  d'être  bien  portante.  Je  n'y  conçois  rien  ; 
seulement,  l'aspect  de  toutes  choses  est  renversé... 
J'éprouve  parfois  une  bizarre  insensibilité  et  d'autres 
impressions  singulières.  Les  objets  de  cette  malheureuse 
vie  prennent  entièrement  la  couleur  qui  règne  dans 
rame.  Oh  !  qu'est-ce  que  Dieu  veut  encore  faire  de  moi  ?  Je 
tremble  souvent  qn'il  ne  mt  punisse  de  ne  vouloir  pas 
tout  lui  donner,  d'aimer  toujours  tant  le  bonheur  de  la 
terre...  Hélas!  c'est  là  que  j'avais  placé  mon  idéal!  et 
maintenant,  je  vois  qu'il  n'y  a  sur  la  terre  que  de  faux 
semblants  de  féficité.  Je  dévrais  donc  chercher  cette 
félicité  ailleure,  mais  je  ne  m'élance  pas!...  Je  ne  com- 
prends pas-  le  ciel,  et  pourtant  je  vois  d'autres^âmes  qui 


RÉCIT  &'BlfB  SCIUR. 


en  ont  des  avant-goûts  qui  les  détachent  de  terre!  Mais, 
cher  ami,  malgré  cette  matière  épaisse  qui  environne 
mon  âme,  je  vénère  les  choses  célestes,  et  j'espère  que 
cette  vénération  me  conduira  peu  à  peu  à  les  aimer.  J'ai 
vivement  admiré,  dans  votre  Introduction,  la  peinture 
que  vous  faites  des  liens  qui  unissent  les  saints  du  ciel 
avec  les  hommes  sur  la  terre.  Oh  !  je  crois  que  je  n'ai 
pas,  ou  que  j*ai  bien  perdu  Torgueil  du  jugement  indi- 
viduel. Bien  souvent  j'ai  pensé  que,  pour  être  catholique, 
il  pourrait  me  suffire  qu'Albert,  ses  sœurs,  et  vous  le 
fussiez.  Ma  faible  raison  pourrait  donc  plus  justement  se 
plier  devant  ce  qu'ont  cru  les  saints  qui  cependant  va- 
lent encore  un  peu  mieux  que  vous  ! 

«  Merci  de  votre  chère  lettre,  de  vos  représentations 
et  de  vos  conseils,  que  j'ai  trouvés  ici.  J'aurais  mille 
choses  à  vous  dire,  mais  je  tombe  de  sommeil...  J'ai 
montré  à  Albert  votre  chapelet,  sans  la  lettre,  comme  de 
raison;  il  ne  s'étonne  cependant  pas  de  votre  silence.  Il 
a  l'âme  trop  tendre,  trop  confiante  pour  cela,  et  il  vous 
adore  comme  toujours...  Oh!  causerai-je  bientôt  avec 
vous?  Ne  craignez  pas  que  je  vous  cache  jamais  mes 
doutes  ou  mes  impressions  religieuses.  Vous  saurez  tou- 
jours ce  qui  se  passe  en  moi,  si  vous  le  voulez  ;  c'est  là 
la  vraie  fraternité.  Ce  que  j'ai  peut-être  de  meilleur,  c'est 
de  la  franchise  et  de  la  confiance.  Priez  tous  les  jours 
pour  moi,  car  je  prie  mal,  mais  j'aime  Dieu  pourtant. 

«  Eugénie  est  bien  touchée  de  votre  souvenir.  Je  suis 
iharmée  que  vous  l'ayez  trouvée  si  bonne.  Il  n'y  a  pas, 
je  le  crois,  sur  la  terre,  une  seule  femme  aussi  ressem- 
blante à  un  ange  qu'elle. 

«  Ah  !  cher  Montai  !  Dieu  nous  conduira-t-ii  jusqu'à 
Paris?  Je  vous  écrirai  encore  de  la  route. 

•  Al  revoir  avec  l'aide  de  Dieu  touft^  tous,  tous.  » 


392  EBCIT  D'UNE  SŒUR. 


EUGÉNIE     A     PAULINE. 

«  Paris  (nous  y  sommes  !),  vendredi  13  maK 

«  Ma  Pauline  !  Nous  y  voilà  !  Que  Dieu  soit  béni  !  mais 
quelle  agitation!  Arrivés  depuis  avant-hier  et  n*avoirpas 
eu  un  moment  pour  t' écrire! 

«  Je  suis  agitée,  étourdie  de  mille  manières.  Que  n'es- 
tu  ici  !  Tant  de  choses  à  te  dire  !  Que  n'es-tu  ici  !  Que 
ne  vois-tu  tout  par  toi-même  !  Voyons  que  je  remette 
mes  esprits.  MercrvCdi  à  six  heures  du  soir,  nous 
sommes  arrivés  à  Yillejuif.  Nous  avons  trouvé  madame 
de  Lagrange,Emmaet  Charles,  etc.,  etc.  Cela  a  été  une 
première  émotion  pour  Albert,  puis  ici  Montai,  et,  le 
soir,  une  foule  d'autre  monde... 

«  Hahnemann^  est  venu  hier  à  cinq  heures.  C*est  un 
brave,  bon  petit  vieillard.  Alexandrine  Ta  tellement  tou- 
ché, qu'en  sortant  il  lui  a  pris  la  main  en  disant:  «  De- 
puis soixante  ans  que  je  soigne,  je  n'ai  pas  vu  une  seule 
femme  qui  aimât  autant  son  mari.  »  Il  veut  que  nous 
quittions  cet  appartement  dont  les  chambres  sont  trop 
petites.  Nous  allons  en  chercher  un  autre  aux  environs 
du  Luxembourg.  » 

ALEXANDRINE     (dANS    SON     JOURNAL). 

a  19  mai. 

«  Hier  pendant  une  course  que  j'ai  faite  avec  Eugénie, 
elle  m'a  dit  que  la  pensée  de  la  mort  lui  faisait  remuer 
le  cœur  de  joie!  Cela  m'a  ébahie;  mais  ces  choses-là 
affermissent  ma  foi. 

1 .  Hahnemann,  le  célèbre  inventeur  de  l'homœopathie,  alors  âgé 
de  plus  de  quatre-vingts  ans.  Il  est  mort  à  Paris  en  1843. 


.RÉCIT  D'UNB  SŒUR. 


«  ti  mai,  dimanche  de  la  Pentecôte. 

«  Mon  Dieu,  de  tant  de  manières  déjà  tu  as  cherché 
à  me  dégoûter  entièrement  de  la  terre,  et  je  l'aime  tou- 
jours! Cher  ciel,  pourquoi  ne  puis-je  te  désirer  et  t'ai- 
mer  I 

«  Depuis  hier  (21),  nous  sommes  établis  rue  de  Ma- 
dame, n°  13. 

«  Je  serai  catholique  avant  la  Fête-Dieu.  L'abbé  Ger- 
bet  sera  mon  confesseur  *.  Mais  l'abbé  Martin  de  Noir- 
lieu  (le  premier  prêtre  catholique  que  j'aie  connu)  rece- 
vra mon  abjuration. 

«  L'appartement  où  nous  sommes  est  joli,  spacieux, 
et  nos  chambres  donnent  sur  les  beaux  arbres  du 
Luxembourg. 

«  Dimanche,  en  revenant  de  la  messe,  j*ai  vu  à  notre 
fenêtre  mon  Albert  me  souriant,  et  lorsque  je  suis  entrée 
dans  la  chambre,  j'ai  vu  une  charmante  petite  table  et 
une  chaise  en  bois  sculpté.  Son  père,  qui  était  là,  médit 
que  c'était  un  présent  d'Albert  pour  moi,  et  qu'il  avait 
voulu  qu'elles  fussent  couvertes  en  drap  bleu  de  ciel, 
parce  qu'il  savait  que  c'était  ma  couleur. 

«  Mercredi,  25  mai. 

«  Cette  après-dînée,  j'allais  avec  Eugénie  au  mois  de 
Marie  à  Saint-Étienne  du  Mont.  Avant  de'  sortir,  nous 


1.  Elle  ne  Tavait  jamais  vu  alors.  Mais  un  jour,  à  Venise,  elle 
avait  lu  un  article  de  lui  dans  VUniversité  catholique,  et  Timpression 
qu'elle  en  reçut  fut  si  grande,  qu'elle  résolut  alors,  si  jamais  elle  se 
faisait  catholique,  de  n'avoir  pas  d'autre  confesseur  que  lui.  L'abbé 
Gerbet  était  absent  de  Paris  lorsqu'elle  y  arriva;  mais  elle  n'en 
persista  pas  moins  dans  cette  résolution,  prise  avant  de  le  connaître, 
et  elle  dut  ensuite,  à  ce  choix,  tant  de  consolation,  qu'il  fut  permis  'de 
le  considérer  comme  ayant  été  véritablement  inspiré  à  Alexandrine 
par  la  velouté  miséricordieuse  de  Diea. 


RECIT  D'UNE    SŒUR. 


avons  dit  adieu  à  Albert,  et  nous  l'avons  vu  écrire  dans 
le  livre  de  velours  vert  que  je  lui  ai  brodé  à  Venise.  Cela 
m'a  préoccupée.  Avant  de  nous  coucher,  Eugénie  et  moi, 
restées  seules,  nous  avons  pris  ce  livre,  et  nous  Tavons 
ouvert  dans  le  salon.  Mon  Dieu!  que  suis-je  devenue  en 
lisant  ceci  : 

«  Seigneur,  autrefois  je  vous  disais  nuit  et  jour  :  Per- 
«  mettez  qu'elle  soit  mienne,  accordez-moi  ce  bonheur, 
«  sa  durée  ne  dût-elle  être  que  d'un  jour.  Vous  m'avez 
«  écouté,  mon  Dieu  !  Qu'ai-je  à  me  plaindre?  Mon  bonheur 
<(  fut  indicible,  s'il  fut  court;  et  maintenant  que  le  reste 
«  de  ma  demande  va  s'accomplir  \  votre  volonté  divine 
«  permet  que  mon  ange  rentre  dans  le  sein  de  l'Église, 
«  me  donnant  ainsi  Tassurance  de  la  revoir  dans  peu  où 
«  nous  nous  perdrons  dans  votre  immense  amour^  » 

«  Oh  !  quelle  fut  mon  émotion  en  lisant  à  la  fois,  dans 
ce  peu  de  lignes,  tant  d'amour  pour  Dieu,  tant  d'amour 
pour  moi  et  une  si  tranquille  résignation  à  la  mort  !  la 
mort  qu'il  me  semblait  encore  si  épouvantable  qu'il  dût 
envisager  î 

((  Et  plus  tard ,  combien  ai-je  baisé  ce  mot  :  dans 
peu!  » 

EUGÉNIE    A    PAULINE, 

«  Paris,  samedi  28  mai  i836. 

«  Je  commence  ce  soir,  demain  je  finirai.  Pauline ,  de- 
main Alexandrine  sera  catholique,  et  tu  n'es  pas  ici  ! 
Nous  en  consolerons-nous  jamais? Au  moins,  situ  pouvais 

i.  Il  avait  oËfert  sa  vie  pour  lui  obtenir  la  foi. 

2.  Ce  sont  ces  lignes  que  l'abbé  Gerbet  appela,  plus  tard,  «  le 
«  {îlus  sublime  testament  de  résignation  tendre  et  d'héroïque  amour 
«  que  l'àme  d'un  chrétien  ait  jamais  inspiré  au  cœur  d'un  époux.  .» 
Et  ces  mots  sont  les  derniers  qu'iVlbert  ait  écrits. 


I 


BBCIT  D'UN»  SŒUH  895 

7  être  pour  jeudi!  fen  ai  quelque  espoir.  Aussi  j'écris 
cette  lettre  comptant  un  pea  que  tu  ne  la  recevras  pas. 
Jeudi,  elle  fera  sa  première  communion.  Pauline,  ce  sont 
pourtant  de  grands  bonheurs'au  milieu  de  nos  tristesses. 
Connnent  se  plainchre,  quand  on  a  de  si  réels  sujets  de 
reconnaissance  envers  Dieu  ! 

a  Chérie,  je  ne  veux  rien  te  dire  de  plus,  car  j*espère 

te  tenir  avant  que  cette  lettre  ne  te  parvienne.  Enfin,  si 

tu  la  reçois,  adieu.  Je  f aime,  oh!  plus  que  jamais  dans 

.les  plus  beaux  jours  de  notre  «  lovmg  »  enfance.  Que 

Dieu  bénisse  notre  Alexandrine  demain.  » 

ALEXANDRINE     (dANS    SON    JOURNAL). 

«  29  mai  1836  (dimanche  de  la  Trinité). 

t  Ce  matin ,  j'ai  été  de  bonne  heure  à  la  messe ,  puis 
je  me  suis  habillée.  J'ai  mis  une  robe  blanche  et  un  large 
ruban  bleu  croisé  sur  ma  poitrine  :  les  couleurs  de  la 
Vierge  qui  ont  toujours  été  mes  couleurs  favorites!  Et 
c'était  son  mois  aussi,  et  je  devais  cette  grâce  à  son  in- 
tercession que  ce  bon  franciscain  de  Pise  m'avait  dit 
d'implorer.  Je  devais  aussi  cette  grâce  à  mon  Albert  qui 
s'était  offert  en  holocauste  pour  moi,  qui  avait  tout  offert 
à  Dieu  pour  ma  conversion,  même  l'enthousiasme,  et  qui 
n'avait  voulu  conserver  que  l'amour  du  bien. 

«  L'abbé  Martin  de  Noirlieu  a  dit  la  messe  (à  un  autel 
préparé  dans  lai  chambre  d'Albert)  ;  puis  il  m'a  fait  ap- 
procher, mettre  à  genoux  devant  lui.  Il  m'a  dit  alors  de 
faire  le  signe  de  la  croix,  et ,  après  l'avoir  fait,  j'ai  lu  à 
haute  voix  l'abjuration  suivante  i 


190  RECIT  D'UNE  SŒUR. 


«  Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit. 

«  Je  crois  d'une  foi  ferme  et  professe,  tant  en  géné- 
ral qu'en  particulier,  tous  les  articles  contenus  dans  le 
symbole  de  la  sainte  Église  catholique ,  apostolique  et 
romaine. 

«  Je  crois  que  ce  serait  une  détestable  idolâtrie  que  de 
rendre  le  culte  d'adoration  à  un  autre  qu'à  Dieu ,  Père, 
Fils  et  Saint-Esprit.  Je  crois ,  avec  l'Église  catholique, 
qu'il  est  bon  et  utile  d'invoquer  d'une  manière  sup- 
pliante la  sainte  Vierge  et  les  Saints  et  de  recourir  à  leur 
aide  et  à  leur  secours  pour  obtenir  de  Dieu  ses  bien- 
faits par  N.-S.  J.-G.  qui  seul  est  notre  Sauveur  et  Ré- 
dempteur. 

((  En  vénérant  les  images  de  la  sainte  Vierge  et  des 
Saints,  je  ne  leur  attribue  aucune  vertu  ou  divinité  pour 
laquelle  on  doive  les  vénérer,  leur  demander  aucune 
grâce  et  y  accorder  sa  confiance,  puisque  tout  l'hon- 
neur qu'on  leur  rend  se  rapporte  à  ceux  qu'elles  repré- 
sentent. 

«  Je  crois  qu'il  y  a  sept  sacrements  institués  par  Jésus- 
Christ. 

«  Je  crois  que  Jésus-Christ  a  donné  à  l'Église  le  pou- 
voir d'accorder  des  indulgences  et  que  l'usage  en  est 
salutaire. 

((  Je  crois  que  les  âmes  qui  sortent  de  cette  vie  avec 
la  grâce  et  la  charité ,  mais  redevables  encore  à  la  jus- 
tice divine,  souffrent,  pendant  un  certain  temps,  dans  le 
purgatoire  et  qu'on  peut  les  soulager  par  des  prières, 
des  aumônes  et  par  le  saint  sacrifice  de  la  messe. 

«  Je  crois  que ,  par  la  vertu  des  paroles  de  la  consé- 
cration, le  pain  et  le  vin  offerts  sur  l'autel  sont  changés  ' 


RBCIT   D'UNB  SŒUR.  897 

au  corps  et  au  sang  de  Jésus-Christ  et  qu'on  peut  rece- 
voir cet  adorable  Sauveur  tout  entier  sous  une  seule 
espèce. 

t(  Je  crois  qu'il  n'y  a  qu'une  foi,  qu'un  baptême,  comme 
il  n'y  a  qu'un  Seigneur,  et  qu'il  est  impossible  de  plaire 
à  Dieu  et  d'être  sauvé,  par  conséquent,  sans  cette  foi  et 
ce  baptême. 

«  Je  crois  que  la  vraie  foi  n'est  que  dans  l'Église  catho- 
lique qui,  par  la  succession  de  ses  pasteurs,  remonte 
sans  interruption  jusqu'aux  Apôtres  :  c'est  l'Église  établie 
par  Jésus-Christ,  qui  a  promis  de  l'assister  de  son  esprit 
tous  les  joure  jusqu'à  la  consommation  des  siècles. 

«  Je  crois  qu'on  ne  peut  être  sauvé  hors  de  l'Église 
catholique ,  mais  je  ne  condamne  en  particulier  aucun 
de  ceux  qui  ont  eu  le  malheur  de  vivre  et  de  mourir 
hors  de  sa  communion.Il  n'appartient  qu'à  Dieu  de  les 
juger;  lui  seul  sait  à  quel  point  leur  ignorance  de  la 
vraie  foi  a  été  volontaire  et  coupable. 

«  Je  crois  que  le  pouvoir  d'interpréter  les  divines  Écri- 
tures n'a  été  donné  qu'aux  Apôtres  et  à  leurs  légitimes 
successeurs,  auxquels  Jésus-Christ  a  dit  :  Allez,  ensei- 
gnez toutes  les  nations. 

u  Je  crois  donc  d'esprit  et  de  cœur  à  la  doctrine  de 
l'Église  catholique.  Je  veux  vivre  et  mourir  dans  le  sein 
de  cette  Église,  moyennant  la  grâce  de  Dieu,  que  je 
bénirai  tous  les  jours  de  ma  vie  de  m' avoir  appelée  à  la 
religion  de  mes  ancêtres. 

«  Au  nom  du  Père,  et  du  Fils  et  du  Saint-Esprit. 

■  Parte,  le  29  mai  1836,  le  jour  de  la  fête  de  la  Très-Sainte  Trinité, 

tt  Martin  de  NoinuEU, 
«  Aleianorine  d'Alopei/S  ds  la  Ferronnayi. 


^98  RECIT  D'UNE  SŒUIL 


*(  Ed  présence  des  soussignés  : 

«  Al.BERT  DE  LA  FeRRONNAYS, 

«  Comte  DE  LA  Ferronnays, 

«  MoNTSOREAU,  comtesse  DE  LA  Ferronnays 

«  Eugénie  de  la  Ferhonîvays, 

«  F£RNAND  DE  LA  FeRRONNAYS. 

«  (MoDtalembert  était  présent,  j'ai  oublié  de  le  faire 
signer.) 

«  Quand  tout  fut  fini,  je  me  jetai  dans  les  bras  de 
mon  Albert,  puis  j'embrassai  tous  les  autres  de  notre 
famille  chérie.  L'abbé  Martin,  s' approchant  de  moi,  me 
dit  :  «  Maintenant,  Madame ,  vous  avez  des  frères  dans 
le  monde  entier.  »  Et  je  me  sentis  comme  dans  une 
nouvelle  vie,  heureuse!  heureuse!  que  j'en  étais  toute 
surprise,  et  que  je  craignis  d'avoir  été,  à  côté  de  mon 
Albert,  trop  joyeuse  et  trop  gaie  le  reste  du  jour. 

«r  Eugénie  écrivit  ce  jour-là  dans  son  cahier  ces  lignes 
que  j'y  lus  le  soir  : 

«  Seigneur!  Comment  vous  parler  et  que  vous  dire, 
«  mon  Dieu,  pour  les  grâces  de  cette  journée?  Elle  est  ca- 
«  tholique  ;  votre  petite  brebis  vous  est  revenue,  mon  Dieu! 
«  Réjouissez  sa  douce  âme ,  bénissez-la,  consolez-la  de 
((  ses  longues  années  d'exil,  comblez  de  joie  son  retour 
(i  dans  la  véritable  patrie;  bénissez-la  de  tous  vos  dons, 
«  et,  si  vous  l'aimez  assez  pour  l'éprouver,  donnez-luî 
«  donc  alors  Timmense  amour  de  vous  seul  pour  tout 
«  supporter,  pour  tout  chérir  de  votre  main  adorée. 
«  Anges  chéris,  veillez  sur  elle  pour  que  sa  paix  soit 
«  grande,  pour  que  son  âme  soit  sereine  !  » 


((  Cette  nuit  du  29  au  30  mai  (je  Tai  su  depuis),  ma 
mère  a  rêve  qu'elle  me  voyait  assise,  redevenue  petite 
enfant,  en  chemise,  ayant  sur  la  tête  une  énorme  cou- 


RÉCIT  D'UNE  SŒUR. 


ronne  de  fleurs  qui  étaient  comme  des  dards  et  que  tout 
ce  costume  lui  déplaisait,  puis  que  je  lui  offrais  de  ces 
grandes  fleurs  de  ma  couronne  et  qu'elle  les  refusait, 
—  Oh!  jusqu'à  quand?... 

«  Le  30  mai.  Lundi.  —  Montai  vint  et  amena  Tabbé 
Gerbet.  Albert  était  au  salon  lorsqu'il  entra,  et  bien  des 
années  après  l'abbé  Gerbet  m'a  dit  qu'il  se  rappelait  et 
qu'il  se  rappellerait  toujours  le  vif  regard  de  joie  qui 
s'alluma  dans  ses  yeux  en  voyant  entrer  celui  qui  devait 
rendre  la  vie  de  la  grâce  à  son  Alex.  Ce  regard  le  frappa 
d'autant  plus  que  les  magnifiques  yeux  d'Albert  étaient 
la  seule  chose  vivante  encore  dans  sa  figure,  hélas  I  si 
changée  alors. 

«  Mardi  le  31  mai.  —  J'ai  été  avec  Eugénie,  à  pied,  a 
la  chapelle  du  collège  Stanislas.  Une  fois  là,  et  lorsque 
j'ai  vu  l'abbé  Gerbet  dans  le  confessionnal,  j'ai  eu  peur, 
et  j'ai  été  bien  longtemps  à  me  décider  à  y  entrer.  Eu- 
génie m'a  dit  de  prier  pour  me  calmer.  » 

ALEXANDRINE    (dANS   SON  JOURNAL). 

«  Mercredi  1*'"  juin.  —  Mon  Dieu!  mon  bon  Dieu! 
j'ose  croire  que  ta  main  m'a  guidée  malgré  mon  indi- 
gnité. Ohl  cher  bon  Dieu!  je  vois  tant  de  fils  qui  se 
tiennent!  tant  de  prières  exaucées!  Tu  as  doucement 
conduit  mes  pas,  doucement,  quoique  tu  aies  aplani  la 
voie  parla  foudre!  0  mon  Dieu!  mon  père  céleste!  oui, 
la  foi  et  plus  de  bonheur  au  moins  sur  la  terre,  ou  plu- 
tôt la  foi,  pour  avoir  immanquablement  le  bonheur  par- 
tout, ici  et  là-haut.  Foi  désirée  et  adorée,  je  t'ai  davan- 
tage, et  je  t'aurai  encore  plus,  car  je  t'ai  demandée,  et 
il  sera  accordé  à  qui  demandera.  Il  faut  que  je  l'aie  bien 
belle  pour  dimanche. 

«  Je  suis  si  aise  d'être  catholique ,  si  aise  que  je 


400  RBCIT   D'UNE  SŒUR. 

trouve  que  c'est  miraculeux,  et  que  cela  me  persuade 
davantage  de  la  vérité  de  cette  chère  religion.  Oh  î  mon 
Dieu!  merci!  Oh!  vous  tous,  merci,  qui  m'avez  aidéel -* 
Et  la  confession  que  j'aime  tant,  malgré  les  terribles  ;i 
souffrances  qu'elle  me  fait  éprouver.  Mon  Jésus,  fais- 
moi  naître  de  nouveau,  mais  permets-moi  de  garder 
toutes  mes  chères  affections.  Sauve-les  toutes,  rends 
tout  ce  que  j'aime  heureux,  et  tout  ce  qu'aime  Albert,  à 
jamais. 

«  J'ai  cru,  oh!  si  bien  cru  aujourd'hui!  Et  j'en  ai  eu 
de  telles  jouissances,  malgré  ma  profonde  humiliation, 
malgré  le  supplice  qui  m'attend  encore  samedi  en  avouant 
le  reste  de  mes  fautes. 

((  0  mon  père  céleste  !  quel  prêtre  tu  m'as  envoyé, 
surpassant  tout  ce  que  j'avais  désiré  trouver  dans  un> 
confesseur  ! 

«  Mon  Dieu  !  fais  que,  même  pour  toi,  je  n'oublie  pas 
ma  mère,  mes  frères  chéris,  mon  père  dans  l'autre  vie,' 
et  les  soins  que  je  dois  donner  à  mon  Albert.  Mon  Jésus  ! 
fais  que  j'accompagne  mon  pauvre  ami,  que  toi-même 
tu  m'as  donné  pour  mari,  que  je  l'accompagne  partout, 
dans  les  ombres  de  la  mort,  comme  dans  toute  la  force 
de  la  vie,  dans  le  sommeil  du  tombeau,  comme  auprès 
de  son  lit  de  souffrance,  que  je  sois  là  toujours  sous  ses 
yeux,  une  figure  connue  et  aimée,  une  voix  encoura- 
geante, une  compagne  pour  tout  supporter!  Mon  Jésus! 
préserve  ma  pensée  de  désirer  autre  chose.  Amen.  Chère 
Vierge,  chers  saints  !  priez  pour  moi  ! 


«  Pendant  la  nuit  suivante  (du  1"  au  2  juin)  j'étais  à 
une  heure  du  matin  dans  la  chambre  d'Eugénie.  Je 
croyais  Albert  endormi.  Tout  d'un  coup  nous  avons  en- 
tendu des  accords  sur  le  piano,  cela  nous  a  fait  un  effet 


EBCIT  D*DICB    8ŒUB.  401 


sinistre.  J'ai  reconnu  que  c'était  Albert,  j'ai  eu  l'impres- 
sion que  c'était  pour  la  dernière  fois  qu'il  jouait  du 
piano.  J'ai  été  me  mettre  près  de  lui.  Il  était  si  touchant 
à  voir!  11  était  plongé  dans  une  mélancolique,  mais  très- 
douce  rêverie.  Sa  fidèle  garde,  la  sœur  de  Bon-Secours 
ctait  là  aussi. 

«  Montalembert  admirait  beaucoup  cet  amour  qu*Al- 
l)ert  conservait  pour  la  musique.  Il  disait  que  d'autres 
malades  comme  lui  la  prenaient  en  haine.  Mais  ceci  était 
digne  de  la  suave  et  douce  âme  d'Albert  ; .  il  l'aima  tou- 
jours :  seulement,  il  ne  pouvait  plus,  à  la  fin,  la  suppor- 
ter que  très-douce. 

«  La  nuit  qui  suivit  celîe-là  (celle  du  2  au  3  juin) ,  à 
1  heure  et  demie,  Albert  s'est  levé  et  a  passé  une  grande 
partie  de  la  nuit  dans  son  fauteuil,  et  là,  je  lui  ai  donné 
ma  confession  à  lire.  11  m'a  beaucoup  aidée  dans  cet 
examen  avec  la  plus  grande  lucidité  et  droiture  de  con- 
science. Mais  le  matin  il  s'est  remis  dans  son  lit  où  il  a 
souffert  cruellement. 

«  Je  voyais  qu'il  empirait.  Je  pris,  par  désespoir,  un 
accès  de  courage,  je  chargeai  Eugénie  d'aller  chez 
Hahnemann,  et  de  lui  demander  toute  la  vérité.  Pen- 
dant qu'elle  était  allée  là,  je  pris  un  livre  de  prières, 
que  m'avait  donné  ma  belle-mère,  et  j'y  écrivis  les  pas- 
sages suivants  : 

u  7.  Les  choses  que  je  regardais  comme  des  avan ta- 
it ges  m'ont  paru ,  en  regardant  Jésus-Christ ,  des  désa- 
«  vantages  et  des  pertes. 

«  8.  Je  dis  plus,  tout  me  semble  une  perte  au  prix  de 
«  cette  haute  connaissance  de  Jésus-Christ,  notre  Sei- 
«  gneur,  pour  l'amour  duquel  je  me  suis  résolu  à  perdre 
«  toutes  choses,  les  regardant  conmie  des  ordures,  afin 
«  de  gagner  Jésus-Christ.  » 

(Saint  Paul  aux  Philipp.,  lu,  7,  8.) 
b  26 


402  RÉCIT  D'UNB  SŒUR. 


<(  J*ai  appris  à  être  content  de  l'état  où  je  me  trouve,  n 
«Je  puis  tout  en  celui  qui  me  fortifie.  » 

(Saint  Paul  aux  Philipp.,iv.) 

«  Eugénie  revint;  elle  répondit  doucement  à  mes  pres- 
santes questions ,  mais  ce  qu'elle  me  dit  me  causa  une 
secousse  qui  l'effraya. 

«  Je  n'avais  pas  cru  avoir  encore  tant  d'espoir  à 
perdr4.  Lorsqu'elle  ajouta  qu'Hahnemann  disait  qu'il  y 
avait  pour  moi  un  danger  mortel  à  dormir  dans  la 
même  chambre  qu'Albert,  cela  me  fit  sourire,  et  la  sen- 
sation que  je  ressentis  me  causa  une  sorte  de  bon- 
heur *.  » 

EUGÉNIE    A     PAULINE. 

«  Paris,  vendredi  3  juin  1836. 

«  Dieu  fait  de  grandes  grâces  à  Alexandrine,  il  l'aime 
comme  un  enfant  chéri  ;  depuis  qu'elle  est  catholique, 
son  calme,  son  repos,  sa  fermeté,  sont  inouïs.  Au  milieu 
de  cette  affreuse  douleur,  elle  est  d'une  sérénité  que  Dieu 
seul  peut  donner.  Pauvre  chère!  elle  s'est  déjà  confessée 
deux  fois,  et  demain,  elle  recevra  l'absolution. 

((  Te  figures-tu  ce  que  cela  a  dû  être  pour  elle,  une 
confession  générale,  avec  son  imperturbable  mémoire, 
qui  la  reporte  à  des  années  indéfinies  et  son  exactitude 

i.  Elle  était  parfois,  dans  ce  temps  de  douleur,  obsédée  de  la  folle 
pensée  qu'elle  n'avait  pas  aimé  Albert  avec  assez  de  tendresse,  qu'elle 
n'avait  pas  eu  pour  lui  tout  l'amour  et  tout  le  dévouement  qu'il  méri- 
tait. Alors  elle  éprouvait  comme  une  sorte  de  soulagement  à  se 
donner  à  elle-même  des  preuves  en  quelque  sorte  tangibles  de  son 
affection.  Son  indifférence  pour  son  propre  danger,  en  cette  circon- 
stance, en  était  une  qui  lui  fit  cet  étrange  plaisir  dont  elle  parle.  Il 
paraîtra  surprenant  qu'elle  ait  pu  avoir  de  pareils  doutes,  mais  ces 
tourments  sans  raison,  que  l'imagination  ajoute  à  la  douleur,  seront 
compris  de  ceux  qui  ont  réellement  aimé  et  réellement  souffert. 


MOIT  D'UTfB  SŒUR.  40S 


scnipuleuse!  Je  fai  accompagnée,  les  deux  fois,  à  la  cha- 
pelle du  collège  Stanislas.  Elle  y  est  restée  si  longtemps 
que  je  m*endormais  complètement.  G^la  nous  a  fait 
rire,  car  nous  rions  encore,  et  souvent  même,  malgré 
tout.  Mais  ce  n'est  pas  mal ,  nous  le  sentons.  Cette  es- 
pèce de  gaieté  n'est  pas  du  monde,  mais  bien  mise  dans 
le  cœur  par  le  calme  que  donne  la  prière.  C'est  aussi 
l'avis  de  l'abbé  Gerbet. 

«  Ohl  Pauline,  quelle  grande  grâce  pour  Alex,  de 
l'avoir  rencontré  maintenant  !  Elle  le  répète  sans  cesse  et 
dit  qu'il  est  précisément  tout  ce  qu'elle  désirait.  11  est 
d'une  douceur  extrême,  et  l'immense  charité  qui  règne 
dans  ses  écriLs  perce  dans  toutes  ses  paroles,  et  même 
dans  toute  sa  personne. 

«  Alexandrine  fera  sa  première  communion  dimanche. 
Si  Albert  peut  y  aller,  ce  sera  dans  cette  chapelle  de 
l'Enfant-Jésus,  où  toi,  tu  as  reçu  aussi  l'absolution  avant 
ta  première  communion.  Oh!  Pauline,  viens,  ma  chérie, 
si  tu  peux;  vois-la,  viens  la  voir  forte  de  foi,  d'amour  et 
d'espérance.  Elle  est  calme  ,  je  te  dis.  Elle  parle  de  son 
malheur,  elle  voit  cette  séparation  comme  si  Albert  la 
quittait  pour  un  voyage.  Prions,  aimons  toujours.  Je 
t'écrirai  tous  les  jours,  ne  fût-ce  qu'un  mot.  Adieu,  cher 
ange.  Que  Dieu  soit  dans  tous  nos  cœurs  pour  y  imprimer 
sa  volonté.  » 

EUGÉNIE    A    PAULINE. 


€  Vendredi,  3  juin,  minuit. 

l        «  Chère  amie ,  ce  matin  ma  lettre  est  partie...  ce  soîr 
je  récommence... 

<i  L'archevêque  a  permis  qu'on  dise  la  messe,  à  mi- 
nuit, dimanche,  dans  la  chambre  d'Albert,  afin  qu'il 


404  RECIT  D'TTNB  SŒUIt 


puisse  y.  communier  à  jeun.  Autrement,  pour  communier 
à-  cette  même  messe  où  Alexandrine  fera  sa  première 
communion,  il  aurait  fallu  que  ce  fût  en  viatique  (puis- 
qu'il ne  peut  rester  à  jeun  jusqu'au  matin),  et  c'eût  été 
trop  triste  pour  cette  occasion.  Mais  t'imagines-tu  ce 
mélange  de  doux,  de  solennel  et  de  funeste?  A  minuit 
dans  sa  chambre.,  un  autel  paré,  des  fleurs,  des  lumières, 
Alexandrine,  sa  première  communion,  Albert,  peut-être 
sa  dernière!.., 

m  4  juin,  samedi. 

«  Nous  attendons  Tabbé  Gerbet  qui  va  arriver.  Alexan- 
drine va  se  confesser  et  recevoir  l'absolution.  L'abbé 
Dupanloup  va  aussi  venir  confesser  Albert,  et  nous  allons 
aller  nous-mêmes  le  faire  à  l'église  ;  puis ,  ce  soir,  mon 
père,  ma  mère,  Albert,  Alexandrine,  Olga,  M.  de  Monta- 
lembert  et  moi,  nous  communierons  tous  ensemble. 

«  Ma  Pauline,  ta  place  est  trop  là,  tu  nous  manques 
trop! 

«  Oh!  si  j'étais  sûre  de  rester  avec  Alexandrine!  On 
aurait  la  folie  de  ne  pas  appeler  cela  uû  but  ;  on  me  di- 
rait :  Vous  ne  pouvez  pas  passer  votre  vie  sans  but!  N'en 
est-ce  pas  un  que  de  se  dévouer  entièrement,  de  donner 
tout  son  temps,  tous  ses  soins,  toute  sa  vie  à  celle  d'une 
amie,  d'une  sœur  tant  chérie  ?  On  le  fait  bien  pour  un 
mari  et  cependant  on  l'aime  moins...  bien  souvent.  » 

ALEXANDRINE     (dANS     SON    JOURNAL). 

«  Le  même  jour,  samedi  4  juin. 

.«  Avant  d'aller  me  confesser  à  l'abbé  Gerbet,  je  lui 
avais  fait  la  lecture,  et,  dans  une  des  réflexions  qui 
suivent  les  chapitres  de  Vlmitation,  j'avais  lu  les  mots  : 
<(  U amour  est  plus  fort  que  la  mort  !  » 


MMGIW  •'<nc«  S«C«.  403 

«  Ces  parolGS  ra*ODt  relevé  Vkme, 

«  L'amour  est  plus  fort  que  la  mort.  »  Mon  Dieu! 
merci,  merci.  Quelle  grande  grâce!  6t  comment,  après 
cela,  |K>urrais-je  n'avoir  pas  de  foi,  quand  tu  as  telle- 
ment 6Kaucé  ma  prièi^  de  me  faire  sentir  combien  je 
i'aimais!  Ces  horribles  idées  de  doute  étaient  donc  des 
illusions;  et  maintenant,  doux  et  glorieux  sentiment!  je 
sens  que  je  desceodiMis  volontiers  avec  lui  dans  le  gouf- 
fre de  la  mort,  que  j'ai  cependant  toujours  craint.  Mou 
Dieu!  jamais  séparée  de  lui,  jamais,  mon  Dieu!  11  a  be- 
soin de  moi,  et  stoi  je  puis  me  passer  de  tout  ce  que  je 
laisserai  sur  la  terre. 

a  Doux  ami,  si  éprouvé,  qui  m'as  tant  aimée  quand 
tu  ne  souffrais  pas,  ne  crains  pas  que,  dans  tes  souf- 
frances, tes  dernières  souffrances,  je  t'abandonne.  Notre 
Dieu  me  fera  la  grâce,  je  l'espère,  que  je  ne  sois  pas  ab- 
sente; et  alors,  amicliéri,  ton  agonie  sera  cependant  un 
peu  moins  cruelle.  Oh  !  ne  crains  pas  !  Que  tes  beaux 
yeux  ne  me  regardent  pas  comme  si  j'allais  m' éloigner. 
Je  te  tiendrai  toujours,  quand  même  mes  os  se  brise- 
raient de  la  douleur  de  te  voir  mourir;  mes  bras,  mes 
yeux  ne  se  détacheront  pas  de  toi,  et  ton  dernier  regard 
verra  que  je  suis  toujours  là. 

a  Et  après,  mon  Dieu,  comme  tu  veux,  tout  ce  que  tu 
veux,  quand  tu  veux!  Si  je  vis,  je  serai  heureuse;  si  je 
meurs,  pourvu  que  je  sois  avec  lui,  je  le  serai  aussi.  Et, 
quant  à  ma  vie  sur  la  terre  sans  lui,  je  ne  veux  pas 
même  craindre  de  me  consoler.  Ce  sera  tout  ~ ce  que  tu 
voudras,  mon  Dieu;  que  ce  ne  soit  seulement  pas  le  pé- 
ché et  le  remords!  Mon  Dieu!  mon  Jésus  I  la  foi,  la  vive, 
vraie  foi  pour  (noil  Je  ne  veux  rien  et  Je  veux  tout. 
Amen. 

«  En  disant  adieu  à  Albert  pour  aller  me  confesser,  je 
lui  ai  demandé  pardon  de  tout  ce  que  j'avais  fait  contre 


406  RECIT   D'UNB  SŒUR. 

iui.  Il  m'a  répondu  si  tendrement  et  si  humblement  I 

u  Vers  le  soir,  le  docteur  est  venu.  Je  m'habillais.  Je 
faisais  ma  toilette  de  première  communion.  Je  chargeai 
Kugénie  de  le  suivre  sur  l'escalier  et  de  lui  demander  si 
Albert  était  mal,  au  point  de  pouvoir  mourir  cette  nuit 
même;  il  lui  répondit  que  oui.  Mais  je  ne  sentais  plus 
rien  comme  à  l'ordinaire:  je  me  sentais  exaltée,  comme 
hors  de  ce  monde;  Eugénie  aussi.  Je  fis  donc  ti'anquilie- 
ment  ma  toilette  toute  de  mousseline  blanche,  et,  sur  ma 
tête,  quel  voile?  mon  voile  de  mariée? 

((  Pour  la  première  fois  j'eus  un  véritable  mouvement  de 
contrition,  en  me  voyant  ainsi  vêtue  tout  de  blanc,  et,  en 
lisant  haut  à  Albert  et  à  Eugénie  un  chapitre  de  Y  Imita- 
tion, je  dis  à  Eugénie  ce  que  j'éprouvais  :  elle  me  ras- 
sura et  me  dit  que  maintenant  j'étais  réellement  toute 
blanche,  puisque  je  venais  de  recevoir  l'absolution. 

«  Un  autre  que  moi^  a  parlé  de  cette  soirée,  de  cette 
nuit,  mais  voici  ce  qu'il  n'a  pas  dit  : 

«  Albert  était  au  lit,  il  n'avait  pas  pu  rester  levé.  Je  me 
mis  à  genoux  près  de  lui,  je  pris  sa  main,  et  c'est  ainsi 
que  commença  la  messe  de  l'abbé  Gerbet.  Je  ne  savais 
où  j'étais,  ce  qui  m'amvait,  lorsque,  la  messe  s' avançant, 
Albert  me  fit  quitter  sa  main,  cette  main  que  je  regar- 
dais comme  si  sacrée,  que,  dans  le  moment  le  plus  saint 
de  ma  vie,  je  ne  croyais  pas  manquer  à  Dieu  en  la  té- 
tant. Albert  me  la  fit  quitter  en  me  disant  :  a  Va,  va , 
«  sois  toute  à  Dieu.  » 

«  L'abbé  Gerbet  m'adressa  quelques  paroles  avant  de 
me  donner  la  communion,  ensuite  il  la  donna  à  Albert, 
puis  je  repris  sa  main  chérie.  Je  m'attendais  à  le  voir 
mourir  cette  nuit-là  même  !  » 


1.  Elle  veut  dire  l'abbé  Gerbet,  dont  les  pagosàce  sujet  furent 
Imprimées  peu  après.  V.  Appendice  n°  1. 


RÉCIT  D'UNB  8<BUI.  *4in 


II  n*eD  fut  pas  ainsi  :  Dieu  permit  que  quelques  jours 
fussent  encore  laissés  à  Albert  pour  jouir  de  la  der- 
nière et  suprême  joie  de  leur  union.  Le  lendemain  de  ce 
jour,  Alexandrine  écrivit  dans  son  journal  : 

«  Je  fus  à  la  grand'messe  à  Saint-Sulpice.  C'était  la 
Fête-Dieu.  Tout  y  était  charmant,  les  chants,  les  encen- 
soirs, les  fleurs  jetées.  Eugénie  me  disait  de  regarder 
autour  de  moi,  mais  je  baissais  toujours  la  tête,  je  res- 
sentais de  nouveau  cette  vive  contrition  et  douleur  de 
mes  péchés  que  j'avais  eue  la  veille. 

«  Dans  celte  même  église,  avant  mon  abjuration, 
j'avais  souvent  fait  vivement  cette  prière  :  «  Oh  !  un  mo- 
ment de  foi,  d'espérance  et  d'amour,  et  y  mourir!»  Car 
alors  je  n'avais  pas  encore  la  foi,  mais  je  voulais  l'avoir,  » 

ALEXANDRINS    (OANS    SON    JOURNAL). 

«  Dimanche  5  juin. 

«  Communier  avec  Albert  pour  la  première  et  la  der- 
nière fois!  —  lui  pour  la  dernière,  moi  pour  la  première! 
Union  complète  maintenant,  et  maintenant  brisée  !  Mon 
Dieu,  n'importe  de  quelle  manière  que  tu  nous  le  donnes, 
il  faut  bien  te  remercier  de  nous  avoir  donné  ce  que  no  Js 
désirions  tous  les  deux. 

«  Le  monde,  qui  réprouve  l'exaltation  religieuse,  qui 
la  regarde  comme  un  malheur,  quelles  belles  consola- 
lions  a-t-il  donc  à  donner  dans  la  souffrance?  Il  me  sem- 
ble que,  par  prudence  seule,  on  devrait  faire  une  petite 
provision  de  remèdes  contre  les  innombrables  et  fré- 
quentes peines  de  la  vie.  Stupide  monde  !  —  surtout 
stupide!  Aimer  trop  Dieu  !  Qu'on  aime  peu  Dieu,  je  le 
conçois,  hélas!  mais  qu'on  dise  qu'on  peut  l'aimer  trop, 
c'est  avoir  toute  son  intelligence  changée  en  folie. 


RÉCIT  D'UNE  SŒUE. 


«  Mercredi,  le  8  juin. 

«  Albert  eut  Tair  un  instant  de  trouver  que  je  m'occu- 
pais moins  de  lui,  et,  comme  il  vit  que<îela  m'avaitfait 
])leurer,  il  en  fut  si  affligé  qu'il  m'en  demanda  tendre- 
ment pardon  ;  puis  il  dit  à  Eugénie  et  à  moi  :  «  J'ai  été 
«  mauvais,  j'ai  été  jaloux  de  Dieu.  » 

«  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  je  viens  de  penser  que 
j'aimerais  à  exhaler  ma  vie  dans  un  profond  soupir,  à 
soupirer  comme  je  souffre.  Oh!  misérable  moi!  Je  ne 
voulais  plus  de  bonheur,  je  ne  voulais  que  l'absence  de 
remords,  ne  plus  affliger  personne,  et  voilà  que  mon 
mari  me  fait  éprouver  ces  deux  terribles  maux,  contre 
lesquels  je  n'ai  pas  de  courage.  Je  l'ai  affligé  et  j'ai  des 
remords  à  cause  de  lui.  Hélas  !  il  a  raison,  je  ne  suis  pas 
une  bonne  garde-malade,  je  ne  suis  pas  à  comparer  à 
Eugénie.  Ma  douleur  lui  a  fait  de  la  peine  et  il  m'a  de- 
mandé pardon,  ce  pauvre  ami.  11  a  dit  :  «J'ai  été  jaloux 
((  de  Dieu.  »  Oui,  je  l'ai  négligé,  j'ai  trop  laissé  Eugénie 
le  soigner.  Oh!  mon  Dieu!  qu'en  expiation,  Albert,  du 
haut  du  ciel,  me  voie  sur  la  terre  mourir  de  regret  pour 
lui.  Ohî  qu'il  n'ait  plus  jamais  ni  là,  ni  ici,  une  ombre 
de  jalousie,  pas  même  de  toi,  mon  Dieu! 

«  J'ai  bien  trop  de  pensées  depuis  quelque  temps,  cela 
pèse  énormément  dans  mon  esprit,  et  même  physique- 
ment la  tête  me  fait  mal.  Oh!  mon  Dieu!  de  la  clarté! 
du  repos  !» 


Cest  au  soulagement  qu'elle  trouvait  à  écrire,  au  mi- 
lieu de  tous  ses  tourments,  que  nous  devons  ces  souve- 
nirs si  exacts  et  si  précieux  que  je  recueille  aujourd'hui. 
Ce  même  jour  elle  vendit  son  collier  de  perles,  et  cela 
lui  fit  penser  à  écrire  les  mots  suivants  : 


&BCIT  D'UNB  SŒUR. 


M  Perles  !  symbole  de  larmes  I 

«  Perles  !  larmes  de  la  mer, 

«  Recueillies  avec  larmes  au  fond  de  ses  abîmes, 

«  Portées  souvent  avec  larmes  au  milieu  des  plaisirs 
du  monde, 

u  Quittées  aujourd'hui  avec  larmes  dans  la  plus  grande 
des  douleurs  terrestres  : 

((  Allez  enfm  «édier  des  larmes,  en  vous  changeant  en 
pain  '.  » 

d'alexandrine   (dans  son  journal). 

■  Dans  la  nuit  du  mercredi  au  Jeudi  (du  8  au  9  juiu). 

t  Mon  Dieu!  est-ce  que  je  ne  m'abuse  pas?  Est-ce  que 
je  forme  sincèrement  le  désir  de  ne  plus  rien  savoir  des 
bonheurs,  des  chai*mes  de  cette  terre,  mais  d'avoir  la 
foi  et  la  paix  de  la  conscience?  Pourrai-je  oublier  entiè- 
rement qu'il  y  a  de  l'amour,  de  l'ardeur,  des  illusions 
charmantes? 

«  Mais,  au  fait,  est-ce  que  Dieu  n'est  pas  la  perfection 
de  tout  cela,  avec  la  seule  différence  que,  chez  lui,  elle 
ne  vieillit  ni  ne  trompe  jamais?  et  n'y  a-t-il  pas  déjà  bien 
longtemps  que  j'ai  pensé  que  tous  les  amours  terrestres 
sont  des  rayons  détournés  de  l'amour  que  l'on  doit  à 
Dieu?  Ne  pourra-t-il  donc  pas  me  suffire,  ce  meilleur,  ce 
plus  doux  des  amours?  Oh  !  quelquefois,  je  l'espère;  cai*, 
bien  que  mon  cœur  ne  brûle  pas  pour  Dieu,  comme  celui 
d'Eugénie,  je  sens  pour  lui  ces  commencements  d'aimer 
qu*on  a  de  ne  pouvoir  souffrir  d'entendre  outrager,  ou 
seulement  oublier  Têtre  qu'on  aime.  Et  puis  je  crois  que 
je  n'aime  plus  que  les  livres  qui  me  parlent  de  lui! 

i.  La  vente  de  ce  beau  collier  de  perles  fat  le  premier  acte  de  cet 
abandon  complet  qu^elle  fit  peu  à  peu  aux  pauvres  de  tout  ce  qo*eIle 
possédait. 


410  UECIT   D'UNE   SŒUR. 

«  Dans  ce  moment,  et  lorsque  j'en  étais  là,  Pauline 
arriva,  Pauline  que  je  n'avais  pas  vue  depuis  notre  sépa- 
ration à  Naples,  au  palais  Gallo.  » 


Jamais  je  n'oublierai  l'angoisse  de  cette  arrivée,  de 
cette  attente  dans  la  rue  pendant  qu'on  ouvrait  la  porte, 
pendant  que  mon  mari  faisait  la  question  dont  j'osais  à 
peine  écouter  la  réponse.  Minuit  sonna  pendant  cet  in- 
tervalle, et  j'en  comptai  machinalement  les  coups.  «  Ar- 
rivons-nous à  temps  ?» 

La  réponse  fut:  «  Oui,  et  depuis  ce  matin  il  est  plutôt 
mieux.  » 

Je  montai ,  et  presque  sur-le-champ  j'entrai  dans  sa 
chambre,  car  il  ne  dormait  pas.  Je  me  jetai  à  son  cou, 
et  j'entends  encore  le  son  de  sa  voix  altérée,  mais  si  ten- 
dre et  si  douce  toujours  :  «  Oh!  ma  Pauline I  » 

Dieu  ne  permit  pourtant  pas  que  je  fusse  présente  à 
sa  mort. 

Un  de  ces  mieux  qui,  jusqu'au  dernier  jour,  se  pro- 
duisent et  font  illusion,  dans  ces  cruelles  maladies,  eut 
lieu  au  moment  même  de  notre  arrivée  et  dura  pendant 
tout  le  temps  de  notre  séjour,  ne  donnant  aucun  espoir 
de  guérison  sans  doute,  mais  laissant  croire  à  une  pro- 
longation qui  aurait  permis  de  le  transporter  à  Boury, 
où  il  désirait  si  vivement  aller. 

Lorsque  le  temps  que  mon  mari  pouvait  passer  à  Paris 
fut  expiré,  je  repartis  avec  lui. 

Aujourd'hui,  seulement  aujourd'hui,  en  relisant  ces 
papiers  et  ces  lettres,  je  comprends  quelle  fut  la  con- 
solation cachée,  et  j'ose  le  dire,  la  signification  de  cet 
éloignement  qui,  alors,  aggrava  tellement  ma  douleur. 

Ce  fut  grâce  à  mon  absence,  que  mes  sœurs  écrivirent 


KÉCIT  D'UNB  SŒUR.  411 

si  régulièrement  le  récit  de  tout  ce  qui  suivit  mon  dé- 
part, comme  de  tout  ce  qui  avait  précédé  mon  arrivée. 
Si  j'eusse  été  là,  non-seulement  je  n'aurais  pas  leurs  let- 
tres, mais  même  le  journal  de  chaque  jour  eût  été  moins 
exact,  car  c'était  en  partie  pour  moi  que  tout  était  si 
scrupuleusement  inscrit,  et  je  serais  obligée  aujourd'hui, 
pour  raconter  ces  jours  solennels ,  de  m'en  rapporter  à 
ma  mémoire  tioublée,  qui  ne  me  retrace  plus  que  con- 
fusément les  détails  de  ceux  que  je  passai  alors  avec 
elles  et  près  de  lui,  bien  que  l'impression  que  j'en  reçus 
soit  demeurée  ineffaçable. 

Cette  impression  produite  par  tout  ce  que  je  vis  et  en- 
tendis pendant  ce  temps,  par  Alexandrine  si  transformée 
par  sa  douleur  et  sa  foi,  par  Eugénie  si  inspirée  pour 
partager  l'une  et  fortifier  l'autre,  cette  impression  fut 
tout  inattendue  et  étrange.  C'était  la  première  fois  que 
je  voyais  de  près  la  douleur  et  la  mort.  Humainement 
parlant,  on  ne  pouvait  assister  à  un  spectacle  plus  déchi- 
rant, et  cependant  l'impression  étrange  dont  je  parle  fut 
celle  d'un  bonheur  auprès  duquel  celui  de  tous  les  heu- 
reux que  j'allai?  retrouver  en  les  quittant  me  parut  une 
illusion. 

Eugénie  et  Alexandrine  n'étaient  plus  sur  terre  pendant 
ces  jours  de  douleur  et,  dans  l'atmosphère  qui  les  en- 
tourait, il  semblait  (ainsi  que  l'exprima  si  bien  l'abbé 
Gerbet)  «  que  le  voile  qui  sépare  les  deux  mondes  était 
devenu  transparent,  »  et  qu'il  leur  était  donné  de  goûter 
un  instant  d'avance  cette  réalité  qui  n'existe  dans  aucune 
des  félicités  de  la  terre. 

Et  aujourd'hui,  quand  je  relis  en  les  copiant  ces  pen- 
sées et  ces  prières  si  touchantes  d' Alexandrine,  quand  la 
mémoire  me  la  retrace  telle  que  je  la  vis  au  moment  où 
s'accomplissait  son  sacrifice,  où  elle  commençait  à  prati- 
quer ce  dépouillement  qu'elle  sut  rendre  si  complet  plus 


412  RECIT    D'UNE    SŒUR. 

tard  ;  puis,  quand  je  me  dis  que  ce  rêve  de  douleur  est 
passé,  qu'aussi  vrai  que  je  vis  encore,  elle -a  atteint  ce 
but  si  ardemment  désiré,  qu'elle  a  rejoint  Albert  pour  ne 
plus  jamais  en  être  séparée,  qu'ils  en  sont  pour  toujours 
à  ce  moment  dont  elle  parle,  où  toutes  les  peines  de  la 
vie,  vues  du  sein  de  l'éternelle  récompense,  ne  semble- 
ront plus  rien  du  tout  :  ah!  je  trouve  qu'il  serait  bien 
égoïste  de  ne  pas  supporter  paisiblement,  à  mon  tour,  le 
vide  de  leur  absence  et  toutes  les  autres  douleurs  de  la 
terre,  avec  une  patience  à  laquelle  sont  moins  obligés 
que  moi  ceux  qui  n'ont, pas  vu  de  tels  exemples  et  reçu 
de  telles  leçons  ! 

Mais  j'achève  ce  récit.  Un  moment,  ma  pensée  m'a 
transportée  de  cet  avant-goût  du  ciel,  qu'elle  me  fit  voir 
alors,  à  cette  réalité  qu'elle  possède  à  présent,  par  delà 
notre  vue.  J'en  reviens  à  ce  combat  qui  n'était  point 
achevé  et  qui,  bien  qu'allégé  par  la  grâce,  fut  cependant 
l'un  des  plus  rudes  qu'ait  jamais  livrés  un  pauvre  cœur 
mortel  I 

ALEXANDRINE     (dans    SON    JOURNAL). 

«  16  juin,  jeudi. 

«  Mon  Albert,  ami  chéri,  je  ne  puis  plus  même  te  dire: 
Te  souviens-tu  de  nos  beaux  jours  ?  Beaux  jours  î  jamais 
un  seul  beau  jour  entier,  mais  de  nos  belles  heures,  où 
j'étais  parée,  heureuse  de  te  paraître  jolie, où  nous  étions 
si  intimes  au  milieu  de  la  foule;  ou  bien  ces  autres 
heures  si  chéries  où  nous  étions  seuls,  loin  du  monde? 
Frivole  et  oubliant  le  malheur,  j'ai  dansé  avec  toi!  Et  to 
voilà  accablé  de  souffrances,  sur  ton  lit  de  mort  !  Béni 
soit  Dieu  que  je  sois  là  aussi,  et  qu'après  avoir  partagé 
la  plupart  de  tes  fêtes,  je  sois  aussi  à  partager  ton  ago- 


I 


itEcrr  D'xrxB  sœuk.  «3 


nie,  ef  si  entre  les  deux  il  eôt  faltu  choisir,  c'est  tou- 
jours la  dernière  part  que  j'aurais  voulue!  Le  plus  grand 
amour  de  ma  vie  fut  une  vertu,  grâce  à  Dieu,  et  a  servi 
à  m'en  donner.  Après  cela  s'il  fut  le  plus  malheureux 
selon  la  terre,  qu'ai-je  à  me  plaindre?  Peut-être  m'ouvre- 
t-il  le  ciel?  El  puis,  sais-je  ce  qui  se  passe  dans  le  con- 
seil céleste?  Sais-je  si  ma  sincère  demande  de  souffrir 
pour  mon  père,  à  sa  place,  que  je  répète  depuis  sa  mort, 
n'a  pas  été  accueillie,  et  si  maintenant  à  cause  de  mes 
grandes  épreuves,  il  n'est  pas  beaucoup  plus  heureux 
qu'autrefois!  Oh!  si  j^avais  pu  souffrir  pour  lui!...  » 

u  3e  crois  que  ce  fut  après  avoir  écrit  cela,  que,  le 
cœur  trop  rempli,  je  m'approchai  d'Albert  et  lui  dis  : 
«  Oh!  te  souviens-tu...  »  j'allaisdire  :  de  nos  beaux  jours-, 
il  m'aiTêta  et  me  dit  doucement  :  —  «  C'étaient  d'autres 
temps.  » 

«  U  ne  fallait  pas  moins  que  tout  cela  pour  creuser 
jusqu'au  fimd  âe  mon  cœur  et  y  porter  enlin  un  coup 
vigoureux  à  ma  légèreté  !  » 

L'âBBÉ     GERBET    A     ALEXANDBINB. 

«  Tnieux,  jeadi  soir,  16  juin. 


«  Je  suis  frappé  du  double  signe  dont  Dieu  a  marqué 
l'époque  de  votre  vie  où  vous  êtes  arrivée.  La  souffrance 
et  la  foi,  les  deux  plus  grandes  choses  de  ce  monde,  ont 
fait  en  même  temps  leur  entrée  dans  votre  âme.  Cest  en 
embrassant  la  croix  que  vous  avez  fait  votre  première 
communion.  11  y  a  là  un  mystère  saint  de  la  Providence, 
dont  vous  découvrirez  sans  doute  plus  tard  la  significa- 
tion et  le  but.  En  attendant,  continuez  à  répondre  aux 


414  RÉCIT    D'UNE    SŒUR. 


vues  de  Dieu,  en  vous  appliquant  à  ce  qu'il  demande 
principalement  de  volis  en  ce  moment  :  la  sanctification 
de  vos  souffrances.  Ne  préoccupez  pas  votre  esprit  d'au- 
tres degrés  de  dévotion,  qui  viendront  à  leur  temps.  Ne 
vous  inquiétez  pas  de  ne  pas  transformer  tout  d'un  coup 
tout  ce  qui,  dans  votre  âme,  vous  semble  devoir  être  amé- 
lioré. Votre  grande  perfection  doit  être  de  savoir  bien 
souffrir.  Faites  cela,  et  cela  suffît;  le  reste  vous  sera 
donné  par  surcroît. 

«  L'abbé  Ph.  Gerbet.  » 

ALEXANDRINE     (dANS    SON    JOURNAL). 

a  Vendredi,  le  17  juin. 

«  Éternelle  beauté,  jeunesse,  amour  !  c'est  toi  que  je 
veux  aimer,  c'est  toi  dont  je  veux  être  aimée,  parce  que 
la  corruption  et  l'imperfection  ne  sont  point  en  toi.  C'est 
toi  que  je  veux  servir,  parce  que  toi  seule  mérites  d'être 
servie. 

«  Hélas  !  mon  Dieu  !  voilà  de  ces  idées  qui  me  viennent, 
mais  mon  cœur  ne  s'en  nourrit  pas.  11  y  a  quelque  chose 
en  moi  qui  prononce  ces  mots,  et  il  y  a  quelque  chose 
qui  refuse.  Il  y  a  une  voix  qui  me  dit  que  c'est  folie  et 
petitesse  de  chercher  autre  chose  que  Dieu,  et  il  y  a  une 
voix  qui  dit  :  N'importe,  je  n'aime  pas  la  sainteté,  je  ne 
voudrais  pas  être  sainte,  cela  m'ennuierait;  la  perfection, 
l'éternité,  sont  trop  grandes  pour  moi,  sont  incompréhen- 
sibles, ne  me  séduisent  pas.  Donnez-moi  de  l'imparfait, 
donnez-moi  de  ce  qui  se  gâte. 

<(  Saints  habitants  du  ciel,  priez  pour  que  mon  âme 
n'ait  pas  l'inconcevable  folie  de  choisir  ce  qui  est  mau- 
vais, en  reconnaissant  que  c'est  mauvais,  et  de  rejeter 
ce  qui  est  bon,  en  reconnaissant  que  c'est  bon  !  Que  di- 


KÉCIT   D'UNB   8ŒUB.  413 


rait-on  d*un  homme  qui  verrait  du  poison, qui  craindrait 
morteliement  la  douleur  que  cause  le  poison,  et  qui  pour- 
tant le  boirait?  n 

lOG^NIB     A    PAULINE. 

«  Lundi  20  jain. 

«  Pacesiaconnoiî 

«  Pauvre  chère  belle  petite,  toi,  te  voilà  donc  partie  ! 
Tout  passe  si  vite!  C'était  doux  de  t' avoir.  Tu  nous  man- 
ques à  toutes  les  deux  séparément,  et  nos  tête-à-tête  ne 
servent  qu*à  nous  prouver  combien  est  nécessaire  et  chéri 
Dotre  troisième  indispensable. 

«  Il  n*est  rien  survenu  depuis  ton  départ.  Albert  vient 
de  me  dire  :  «  Si  c'est  à  Pauline  que  tu  écris,  embrasse- 
t  la  encore  pour  moi.  » 

Parmi  ceux  qui  venaient  les  voir  pendant  cette  dou- 
loureuse période,  il  se  trouva  une  personne  qui,  ne  com- 
prenant pas  l'immense  force  que  la  religion  prêtait  en  ce 
moment  à  Eugénie  et  à  Alexandrine,  crut  voir  dans  leur 
ferveur  un  excès  à  combattre.  Cette  parole  leur  fut  ré- 
pétée, et  Alexandrine  écrivit  rapidement  une  lettre  où  se 
trouve  la  page  suivante  : 

ALEXANDRINE  A   ***. 
•  Dans  la  nuit  du  Jeudi  au  vendredi  24  Juin. 

«  •**,  permettez-moi  de  défendre  un  peu  une  chose 
dont  je  tiens  maintenant  tout  mon  bonheur  ;  car,  quoique 
je  ne  puisse  pas  du  tout  comparer  mes  sentiments  aux 
sentiments  angéliques  d'Eugénie,  j'ai  assez  de  cette  exal- 
tation religieuse  que  vous  blâmez  pour  m'élever  au-des- 
sus de  mon  malheur.  Que  signifie  exaltation  ?  Élévation 


416  RÉCIT    D'UNE    S<EUR. 


au^essus  delà  terre,  qui  sert  à  toucher  les  seules  choses 
étemelles,  les  seules  choses  heureuses.  Oh!  dites-le-moi, 
ce  qui  fait  supporter  un  malheur  comme  le  mien,  ce  qui 
ferait  tout  supporter,  ce  qui,  vous  le  savez,  a  fait  endu- 
rer les  supplices  les  plus  atroces,  non-seulement  avec 
courage,  mais  avecjoie,  est-ce  donc  là  quelque  chose  de  si 
malheureux?  Peut-on  craindre  de  voir  ceux  qu'on  aime 
posséder  une  si  belle  garantie  contre  toute  espèce  de 
malheur?  En  vérité,  je  ne  puis  m'empêcher  de  trouver 
bien  étranges  ceux  qui  jugent  ains.i,  et  quand  un  coup 
bien  sensible  les  frappe,  ou  bien  à  l'heure  de  leur  mort, 
je  suis  bien  sûre  qu'ils  ont  comme  une  espèce  de  vague 
regret  (dont  ils  ne  se  rendent  peut-être  pas  compte)  de 
ne  pas  avoir  cette  exaltation  qui  rend  tout  léger,  qui 
remplit  tout  d'espérance. 

«  Blâmer  l'exaltation  religieuse,  n'est-ce  pas,  en  d*au- 
tres  termes,  blâmer  l'exagération  de  l'amour  de  Dieu? 
Et  de  bonne  foi,  dites-moi  si  vous  croyez  qu'il  soit  pos- 
sible de  trop  aimer  Dieu.  Quand  même  on  en  deviendrait 
fou,  oh!  la  belle  et  naturelle  folie  !  Les  avares  deviennent 
bien  fous  par  amour  pour  leurs  trésors,  et  quelquefois 
un  homme  par  amour  pour  une  femme!  Et  c'est  ce  qu'on 
ne  crftiquepas,  c'est  ce  qu'on  ne  nomme  pas  folie  !  » 

d'alexandrine    (dans  son  journal). 

«  Un  de  ces  jours  Albert,  en  me  jetant  tout  d*un  coup 
un  bras  autour  du  cou,  s'est  écrié  :  «  Je  meurs  et  nous 
«  aurions  été  si  heureux  !  »  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  cœur 
s'est  tout  à  fait  déchiré! 

«  Dimanche  26  juin.  —  Avant  la  messe  qu'on  nous  a 
encore  dite  cette  nuit,  à  minuit,  Albert  m'a  regardée 
longtemps  et  m'a  dit  avec  expression  :  «  Que  Dieu  te  bé- 
«  nisse  !  »  Puis  il  m'a  fait  un  petit  signe  de  croix  sur  le 


bAcit  D'UNB  8<BU».  4n 


front  et  a  ajouté:  «  Que  Dieu  bénisse  ta  mère  !  »  en  répé- 
tant le  môme  signe.  Puis,  après  un  intervalle,  il  m*a  dit: 
«  Adieu.  »  Je  l'ai  regardé  étonnée  et  effrayée  peut-être. 
Alors  il  me  dit  :  «  Bonsoir,  »  comme  s'il  avait  voulu 
changer  en  un  mot  moins  triste  celui  qu'il  venait  de 
prononcer.  Oh  !  moi  qui  désirais  tellement  parler  ouver- 
tement de  sa  mort  avec  lui!  C'est  peut-être  moi  qui  l'en 
ai  souvent  empêché  par  la  crainte  de  l'agiter. 

«  Pendant  cette  dernière  messe,  chaque  fois  que  je  le 
regardais,  il  me  faisait  signe  de  regarder  l'autel.  La  fe- 
nêtre était  ouverte,  mais  la  nuit  était  noire.  A  la  commu- 
nion, Pabbé  Martin  de  Noirlieu,  qui  disait  cette  messe, 
s'avança  vers  Albert  (avec  son  père  qui  la  servait).  11 
plaça  sur  ses  lèvres  la  moitié  de  l'hostie  sainte  et  me 
donna,  à  moi,  l'autre  moitié.  Je  ressentis  de  la  dou- 
ceur de  cette  circonstance  que  je  remarquai  même 
en  ce  moment  solennel.  Albert  ne  pouvait  sans  souffrir 
ouvrir  la  bouche,  c'est  pourquoi  l'abbé  Martin  avait  par- 
tagé l'hostie;  même  ainsi,  il  eut  un  peu  d'angoisse  en 
ravalant,  il  fallut  lui  donner  de  l'eau,  et  ce  petit  inci- 
dent l'avait  inquiété,  mais  l'abbé  Gerbet,  qui  était  là 
aussi,  le  rassura.  Alors  Albert  s'écria  :  «  Mon  Dieu,  que 
votre  volonté  soit  faite!  » 

«  0  mon  Dieu!  cela  a  été  une  action  de  grâces  qui 
a  dû  vous  plaire! 

((  Avant  la  messe  il  avait  dit  à  l'abbé  Martin,  qui  lui 
parlait  de  ses  souffrances  :  «  Je  ne  demande  plus  à  Dieu 
«  que  la  force  d'achever  mon  sacrifice.  »  —  «  Vous  voilà 
«  attaché  à  la  croix  avec  N.-S.  J.-C.,  »  avait  dit  l'abbé 
Martin.  Et  Albert,  avec  une  délicieuse  et  humble  expres- 
sion avait  répondu  :  «  Oh!  mais  que  suis-je,  moi,  raisé- 
o  rable  pécheur!» 

«  L'autel  était  couvert  de  moire  bleue  et  de  fleurs. 
(Tétait  Eugénie  qui  Pavait  arrangé  ainsi.  La  moire  bleue 
I.  21 


418  RECIT   D'UNE    SŒUR- 


était  une  des  robes  de  ma  corbeille  qui  n'avait  jamais 
été  faite.  Ce  fut  là  l'usage  auquel  elle  servit. 

«  Lundi  27  juin.  —  Albert  a  eu  le  délire,  pendant  le- 
quel il  parlait  toujours  d'aller  à  la  campagne  et  répétait 
en  me  désignant  vivement  :  «  Elle  vient  avec  moi  !  Elle 
vient  avec  moi  !  » 

«  Je  notais  dans  ces  derniers  jours  chacun  des  mots 
qu'il  disait;  ceux-ci  :  «  Elle  vient  avec  moi  »  furent  les 
derniers  que  j'écrivis. 

(c  Après  dîner,  cç  même  jour,  nous  étions  assis  près 
de  lui  sans  rien  dire.  Eugénie  s'approcha  de  lui  et  lui 
proposa  doucement  l' extrême-onction.  Je  ne  vis  pas  la 
plus  légère  altération  sur  son  visage.  Il  dit  seulement 
avec  le  plus  grand  calme  et  la  plus  grande  douceur  : 
«  N'est-ce  pas  abuser  des  grâces  de  l'Éghse  ?  » 

'(  L'extrême-onction  lui  fut  administrée  le  même  soir. 
Pendant  tout  le  temps  j'étais  près  de  lui  et  j'avais  ma  main 
droite  sur  son  épaule.  Eugénie  était  près  de  moi  de 
l'autre  côté.  Une  explication,  que  nous  avions  lue  en- 
semble dans  le  temps  de  notre  bonheur,  servit  alors  à 
me  faire  comprendre  tout  ce  qui  se  faisait.  Ce  fut  avec 
un  sentiment  étourdissant  de  douleur  que  je  pensai  : 
«  Quoi  !  voilà  pour  le  purifier  de  son  vif  amour  pour 
moi  !  Quoi  !  détruire  cela  !  »  Mais  je  ne  pleurais  pas  :  son 
calme,  à  lui,  était  si  saint  I 

«  Dès  que  ce  fut  fini,  Albert  fit  un  petit  signe  de  croix 
sur  le  front  de  l'abbé  Dupanloup  ^  qui  le  reçut  avec  bonté 
et  respect  et  l'embrassa  :  ensuite  je  m'avançai,  sentant 
que  c'était  mon  tour,  et  il  me  fit  aussi  ce  cher  signe  de 
la  croix,  douce  habitude  de  notre  bonheur,  et  m'em- 
brassa aussi,  puis  il  fit  de  même  à  ses  parents,  Eugénie, 

1.  C'était  lui  qui  venait  de  Tadmiiiistrer. 


RÉCIT  iy*VllB  SCBUK.  4j» 

Femand,  Montai,  Julien  qui  sanglotait.  Arrivé  à  lui,  Al- 
bert fondit  un  instant  en  larmes,  c'est  ce  qui  me  brisa. 
Mais  il  se  remit  sur-le-champ  avec  son  grand  courage, 
pendant  que  je  Tembrassais,  et  il  fît  signe  à  la  sœur  de 
s'approcher ,  ne  voulant  pas  l'oublier  dans  ce  tendre  et 
général  adieu;  mais,  toujours  avec  son  délicieux  senti- 
ment de  tout  ce  qui  se  doit,  il  lui  baisa  la  main,  mal- 
gré elle,  cette  main  qui  le  soignait,  pour  l'en  remer- 
cier. 

((  M.  Tabbé  Dupanloup,  qui  lui  donnait  ce  jour-là  l'ex- 
tr<5me-onction ,  l'avait  aussi  préparé  à  sa  première  com- 
munion et  n'avait  jamais  oublié  l'édification  qu'il  avait 
éprouvée  en  trouvant  Albert  à  genoux  en  prières,  à  la 
même  place  où  il  l'avait  laissé  trois  heures  auparavant, 
dans  cette  même  église  de  Saint-Sulpice,  où  son  cher 
corps  allait  bientôt  rentrer  pour  la  dernière  fois. 

u  Je  m'assis  près  de  lui  ;  il  dormait.  Je  lui  tins  bien 
longtemps  la  main,  et,  pendant  ce  temps,  Eugénie  écri- 
vait ces  lignes  à  Pauline  - 

«  Oh  I  Pauline!  Pauline!  quelle  nuit!  et  cependant  pas 
a  terrible ,  douce ,  douce  autant  que  possible.  Albert 
a  vient  de  recevoir  l'extrême -onction.  Combien  de 
a  grâces  Dieu  fait,  et  que  n'étais-tu  là  pour  être  aussi 
«  bénie  par  ce  véritable  ange -qui,  meilleur  que  nous» 
«  part  le  premier...  » 
a  Elle  fait  tout  le  récit  qui  précède,  puis  continue  : 
«  Pauline,  jamais  je  n'ai  rien  imaginé  de  plus  touchant, 
«  de  plus  saint,  de  plus  doux.  Quel  calme  du  ciel  !  Et 
«  comme  je  bénis  Dieu  que  rien  ne  soit  venu  démentir 
«  mes  idées  de  bonheur  à  la  morti  » 


4S0  RÉCIT   D  UNE   SŒUR. 


BILLET    d'aLEXANDRINE    A    L*ABBÉ    GERBET, 

(Le  même  jour.) 

^  «  Je  regarderais  comme  une  bien  grande  grâce  de 
Dieu  que  vous  puissiez  venir;  mais,  du  reste,  je  suis 
calme. 

«  Veuillez  me  continuer  vos  prières.  Je  ne  prie  plus. 
Je  pense  seulement  à  Dieu  et  je  le  prie  de  se  souvenir 
que  je  lui  ai  demandé  la  foi  au  lieu  du  bonheur. 

«  Alexandrine.  » 

alexandrine  (dans  son  journal). 

«  28  juin.  —  Ce  soir  j'ai  fait  remarquer  à  Albert  la 
lune  se  levant.  Elle  me  paraissait  effrayante,  et  c'était 
là  cette  même  sensation  que  j'avais  eue  à  Rome,  lors- 
qu'il était  mourant  à  Civita-Vecchia. 

«  La  fenêtre  était  presque  toujours  ouverte  sur  ces 
beaux  arbres  du  Luxembourg,  et  il  nous  venait  par  là 
des  parfums  quelquefois  trop  forts  de  chèvrefeuille,  etc. 

«  Plus  tard.  Montai  vint  et  m'apporta  les  anciennes 
lettres  d'Albert  à  lui  que  je  lui  avais  demandées.  C'était 
retourner  le  poignard  dans  mon  cœur.  Je  me  mis  pour- 
tant de  suite  à  lire  ces  mots  dont  la  douceur  me  déchi- 
rait. 

c(  L'abbé  Martin  lui  donna  l'absolution  et  l'indulgence 
plénière  pour  la  nuit.  J'étais  à  genoux  près  de  son  lit,  je 
lui  dis  après  cela  :  «  Oh  !  embrasse-moi.  »  Il  souleva  sa 
tête  si  faible ,  avança  ses  lèvres  et  m'embrassa ,  puis  je 
lui  demandai  à  baiser  ses  yeux;  il  les  ferma  en  signe  de 
consentement. 

((  Plus  tard  encore ,  ne  pouvant  plus  supporter  de  ne 
pas  épancher  nos  âmes  l'une  dans  l'autre  et  voulant 


I 


RéCIT    D'UNB   SŒUR.  «il 


profiter  des  dernières  minutes  qui  me  restaient  encore, 
jo  lui  dis  :  ((  Oh!  Albert,  Montai  m'a  apporté  tes  lettres, 
((  elles  sont  si  ravissantes  pour  moi  !  »  11  m'arrêta  :  «  Assez, 
t(  assez,  ne  m'agite  pas,  dit-il.  «  —  Oh!  Albert,  je  t'adore! 
Voilà  le  cri  qui  sortit  de  mon  cœur  déchiré  de  ne  pou- 
voir lui  parler.  De  crainte  de  le  troubler,  je  dus  me 
taire,  mais  ma  bouche  se  ferma  sur  le  dernier  mot  d'a- 
mour qu'elle  ait  prononcé,  et  lui  l'entendit,  comme  il 
l'avait  autrefois  souhaité,  en  mourant. 


a  Vous,  mon  Dieu,  que  seul  j*adore  maintenant,  vous 
m'avez  pardonné  ce  mot  que  je  ne  veux  plus  dire  que 
pour  vous,  et  qu'encore  maintenant,  pardonnez  ma 
faiblesse,  je  suis  aise  d'avoir  dit  à  mon  pauvre  ami  mou- 
rant. 

<fr  Je  voulus  veiller,  mais  je  n'avais  plus  ma  tête,  et  je 
ne  sais  si  ce  fut  douleur  ou  sommeil ,  mais  elle  s'égara 
au  point  que  je  crus  parler  à  Fernand  dans  l'embrasure 
d'une  fenêtre,  et  il  n'y  était  pas.  Alors  j'eus  peur  de  de- 
venir folle,  et  Eugénie  me  força  de  me  jeter  sur  mon  lit. 
C'était  toujours  à  elle  plus  qu'à  tout  le  monde,  que  je  re- 
commandais de  me  réveiller  à  temps.  Déjà,  une  ou  deux 
fois,  j'avais  eu  l'épouvantable  secousse ,  en  sortant  du 
sommeil,  de  penser  qu'il  était  venu,  le  moment  terrible 
auquel,  à  tout  prix,  je  voulais  assister. 

((  Vers  trois  heures  cette  nuit-là  (du  28  au  29  juin), 
je  vis  Eugénie  devant  mon  lit.  Je  fus  saisie.  Elle  me 
calma.  Albert  lui  avait  dit  :  «  Où  est  Alex?  —  Tu  la 
veux?  lui  avait  demandé  Eugénie.  —  Je  crois  bien  que 
je  la  veux!  »  avait-il  dit.  Puis  il  avait  eu  du  délire.  Je  fis 
alors  encore  un  acte  de. tête  égarée,  je  passai  deux  fois 
devant  le  lit  d'Albert  et  j'allai  dans  l'autre  chambre  san? 
savoir  ce  que  je  faisais. 


482  RÉCIT  D'UNE  SŒUR. 

«  Eugénie  s'approcha,  tenant  sei:*ré  contre  sa  poitrine 
un  crucifix  indulgencié  pour  l'heure  de  la  mort,  que  lui 
avait  prêté  l'abbé  Dupanloup.  Elle  apparut  là  comme  un 
doux  ange  de  la  mort,  car  ce  crucifix  était  le  signe  des 
derniers  instants.  Albert  l'aperçut,  le  saisit  de  lui-même, 
le  baisa  avec  transport  en  s' écriant:  «  Merci  !  mon  Dieu  î  » 
Puis  il  se  calma. 

«  On  le  changea  de  place,  on  lui  plaça  la  tête  en  face 
du  soleil  levant.  11  s'était  endormi,  sa  tête  chérie  appuyée 
sur  mon  bras,  gauche.  J'étais  debout,  j'avais  peur  do 
glisser,  la  sœur  voulait  absolument  prendre  ma  place  ; 
Eugénie  Ten  empêcha  en  lui  disant  que  j'étais  bien,  que 
j'étais  heureuse  comme  cela.  En  se  réveillant,  il  avait  re- 
trouvé sa  voix  ordinaire  et  parlait  d'une  manière  très-r 
naturelle  à  Fernand. 

«  A  six  heures  (il  était  alors  placé  dans  un  fauteuil 
près  de  la  fenêtre  ouverte)  je  vis,  j'entendis  que  le  mo- 
ment était  venu...  Alors  je  sentis  venir  en  moi  une  force 
telle  que  ri^n  ne  m'eût  arrachée  de  ma  place  à  genoux 
à  côté  de  lui.  Ma  sœur  Eugénie  vint  près  de  moi. 

«  Son  père  était  à  genoux  de  l'autre  côté,  sa  pauvre 
mère  debout,  penchée  sur  sa  tête ,  l'abbé  Martin  à  côté 
d'elle. 

«  Oh  !  mon  Dieu  I  il  n*y  eut  plus  d*autres  paroles  que 
celles  de  son  père,  paroles  toutes  de  bénédiction,  sublime 
accompagnement  de  l'agonie  d'un  fils  :  «  Toi  qui  ne 
«  nous  as  jamais  affligés...  le  meilleur  des  enfants,  sois 
«  béni  î  Va,  m'entends-tu  encore  ?  Tu  regardes  ton  Alexan- 
«  drine  (ses  yeux  déjà  fixés  s'étaient  tournés  vers  moi),  tu 
«  la  bénis  aussi!  » 

«  La  sœur  disait  les  litanies  des  agonisants. 

«  Et  moi,  sa  femme!...  je  sentis  ce  que  je  n'aurais  ja- 
mais imaginé,  je  sentis  que  la  mort  était  le  bonheur!  et 


KÉCTT  D'UNB  SCBUE. 


je  disais  intérieurement  :  «  Maintenant,  Jésus,  le  paradis 
pour  lui!  » 

«  L'abbé  Martin  commença  les  paroles  de  Tabsolution 
dernière  et  l'âme  d'Albert  s'envola  avant  qu'elles  fussent 
achevées  I  » 


VHistoire  (T Alexandrine  est  achevée,  du  moins  nous 
avons  atteint  la  fin  de  la  période  qu'elle  a  nommée  ainsi 
€t  dont  elle  a  voulu  garder  le  souvenir.  Après  ce  jour,  ce 
n'est  plus  elle  qui  a  cherché  à  conserver  la  trace  du  reste 
des  événements  de  sa  vie. 

Je  m'arrête  donc  avec  elle,  en  présence  des  souvenirs 
qu'elle  vient  de  réveiller.  Je  m'arrête  aussi  pour  repren- 
dre la  force ^  qui  me  manquerait  maintenant,  de  pour- 
suivre ce  récit. 

Mais  auparavaiit,  j'ajoute  encore  à  ce  qui  précède  la 
lettre  suivante,  car  ce  fut  peu  d'heures  après  la  consom- 
mation de  son  sacrifice  qu'Alexandrine  eut  la  force  de 
récrire  : 

ALEXANDRINE    A    M.    L*A6BÉ    6ERBET. 

«  Monsieur,  il  y  a  quelques  heures  qu'Albert  m*a 
quittée.  Oh  !  mon  Dieu!  sa  mort  a  été  douce,  et  il  est 
mort  appuyé  sur  moi.  Un  de  mes  plus  grands  désirs  a 
été  rempli  ;  le  plus  grand  désir  de  ma  vie  ne  l'est  pas 
encore.  La  foi  telle  que  je  la  désire  n'est  encore  chez  moi 
qu'une  gratide  espérance,  mais  celle-là,  je  l'ai  bien  douce 
pour  mon  Albert,  car  il  a  si  peu  offensé  Dieu  pendant  sa 
vie,  et  il  l'a  tant  aimé  par-dessus  tout!... 

«  A  cette  dernière  messe  que  vous  lui  avez  dite,  quand 


424 


RÉCIT  D'UNE   SŒUR. 


je  le  regardais,  né  me  faisait-il  pas  toujours  signe  de  re- 
garder l'autel,  et  m'aurait-il  aimée  comme  il  Ta  fait  s'il 
n'avait  pas  encore  beaucoup  plus  aimé  Dieu  que  moi? 
Mais  certes,  après  Dieu  c'est  moi  que  cette  âme  chérie  a 
le  plus  aimée,  j'ose  le  dire;  et  cela  a  été  le  plus  grand 
bonheur  de  la  terre.  Maintenant  contribuez  aussi  à  ob- 
tenir que  je  sois  unie  à  son  bonheur  au  ciel. 

«  Mon  regret  est  immense,  mais  ma  douleur  ne  l'est 
pas  :  l'espérance  est  au  fond  et  remonte  toujours.  Ne 
serais-je  pas  indignement  ingrate  de  douter  encore  de 
l'immense  amour  de  Dieu,  puisqu'au  milieu  de  toutes 
ces  souffrances  de  la  terre,  dont  je  ne  comprends  pas  la 
nécessité,  il  m'a  accordé  ce  que  je  désirais  le  plus?  Car 
ce  n'était  pas  la  vie  d'Albert  que  je  désirais  le  plus,  mais 
c'est  d'être  unie  à  lui  pour  l'éternité  ;  c'est  d'aimer  Dieu 
comme  lui  en  tous  points,  de  la  même  manière,  c'est 
d'avoir  été  aimée  par  lui,  et  de  l'avoir  aimé  comme  on 
ne  peut  pas  le  faire  davantage  sur  cette  terre  imparfaite-, 
puis  aussi,  que  sa  mort  fût  douce,  qije  son  dernier  re- 
gard tombât  sur  moi,  et  que  son  âme  en  s'en  allant  vît 
que  je  ne  redoutais  rien  pour  lui. 

«  Sans  doute,  il  m'eût  été  doux  de  passer  toute  ma 
vie  avec  lui;  mais  pour  peu  qu'oncroie  au  ciel  et  qu'on 
aime,  peut-on  être  si  triste  de  voir  ceux  qu'on  chérit  heu- 
reux plus  vite  que  nous! 

«  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  combien  je  désire 
votre  présence  ;  pour  vos  prières,  je  suis  bien  sûre  que  je 
les  ai  toujours  eues  et  qu'elles  ont  contribué  à  me  don- 
ner de  la  force.  Que  Dieu  vous  récompense  de  tout  le 
bien  que  vous  m'avez  fait.  » 


Et  la  nuit  qui  suivit  ce  jour  de  douleur  et  de   grâce, 
elle  écrivit  encore  ces  lignes  : 

«  Albert  !  Albert  !  ami  chéri  !  tu  n'es  plus  avec  moi. 


RÉCIT  D'DNB  SŒUR.  4S3 


Aini,  frère,  mari,  confident,  je  dois  vivre  sans  toi  !  Ohl 
Dieu  soit  loué,  du  moins,  que  je  sente  ta  perte  irré' 
parablel  Ami!  maintenant  je  sens  comme  je  te  chéris, 
comme  je  t'ai  toujours  chéri.  Je  sens  si  bien  qu'il  n'y  avait 
qi'o  toi  pour  moi  sur  la  terre!  J*ai  souvent  été  indigne 
de  loi,  cela  est  vrai,  mais  pourtant  comme  je  t'ai  aimé  et 
apprécié!  comme  je  le  fais  encore  plus  maintenant!  Quel 
noble  cœur!  quelle  àme  charmante  !  quelle  loyauté!  quelle 
tendresse!  Oh!  cher  ami  si  modeste,  apprends  dans  le 
séjour  heureux  où  tu  es  maintenant,  apprends  ce  que  tu 
valais  sur  terre,  et  apprends  aussi  combien  je  t'ai  aimé  ! 
Si,  comme  j'en  ai  eu  l'épouvantable  crainte,  tu  étais  mort 
sans  que  je  sois  là,  je  me  serais  cru  rejetée  de  Dieu.  Au 
lieu  de  cela.  Dieu  a  permis  que  tu  t'endormes  sur  mon 
bras  du  sommeil  qui  conduit  au  bonheur,  ta  main  ces- 
sant de  sentir  dans  la  mienne,  tes  yeux  cessant  de  voir 
en  me  regardant,  et  si  tu  as  eu  encore  une  ombre  de 
sensation,  tu  as  senti  une  vague  douceur  à  me  savoir  là, 
à  te  savoir  soutenu  par  moi  ! 

«  Oh!  douce  union  éternelle!  Mon  Dieu!  merci  de 
m' avoir  fait  goûter  un  si  délicieux  bonheur,  d'avoir  telle- 
ment rempli  ma  .vie! 

«  Jésus!  je  t'ai  donné  mon  bonheur  :  donne-moi  ta 
foit  » 


Alexandrine  ne  cessa  point  d'écrire  son  journal  pen- 
dant les  jours  déchirants  qui  suivirent  ce  jour.  Mais  il  faut 
suspendre  ce  récit. 

Je  n'y  ajouterai  donc  que  les  lignes  suivantes,  parce 
qu'elles  me  semblent  résumer  tout  l'amour  et  toute  la 
douleur  dont  se  compose  cette  histoire,  ainsi  que  l'espé- 
rance immortelle  qui  la  couronne. 


498  SâCIT  D'UNB  SŒUR. 


Ces  lignes  sont  datées  du  6  juillet  1836,  huit  jours 
après  la  mort  d'Albert  : 

«  Mon  Dieu  I  ne  sépare  pas  ce  que  toi-même  tu  as 
uni!  Souviens-toi,  mon  Dieu,  mon  père,  et  pardonne- 
moi  ma  hardiesse.  Souviens-toi  que  nous  nous  sommes 
toujours  souvenus  de  toi  !  Souviens-toi  qu'il  n'y  a  pas 
même  eu  un  billet  d'amour  écrit  entre  nous  où  ton  nom 
n'ait  été  prononcé  et  ta  bénédiction  appelée  !  Souviens- 
tôi  que  nous  t'avons  beaucoup  prié  ensemble  !  Souviens- 
toi  que  nous  avons  toujours  voulu  que  notre  amour  fût 
éternell  » 


nm  l>V  TOUS  thJOUBM. 


APPENDICE 


APPENDICE. 


Les  pages  suivantes  furent  insérées  par  Tabbé  Gerbci 
dans  Y  Université  catholique,  trois  mois  après  la  mort 
d'Albert,  et  elles  y  furent  grandement  remarquées  à  cette 
époque. 

Maintenant  que  les  laits  et  les  personnages  auxquels 
elles  se  rapportent  ont  été  plus  clairement  révélés  par  le 
volume  qu'on  vient  d'achever,  il  m'a  semblé  que  tous 
reliraient  avec  intérêt  le  récit  de  cette  communion  su- 
prême dans  les  pages  éloquentes  du  témoin  et  de  l'ami 
vénérable,  qui  fut  en  même  temps  un  si  grand  écrivain. 

EXTRAIT  D'UN  DIALOGUE  ENTRE  FÉNELON 
ET  PLATON, 

PARM.    l'aBBÉGERBET. 

(  Voir  page  408.) 

c  0  VOUS  qui  avez  écrit  le  Phedon,  vous  le  peintre  h  jamais 
admiré  d'une  immorlèile  agonie,  que  ne  vous  est-il  donné  d'être 
le  témoin  de  ce  que  nous  voyons  de  nos  yeux,  de  ce  que  nous 
entendons  de  nos  oreilles,  de  ce  que  nous  saisissons  de  tous  les 
*ens  intimes  de  l'àme,  lorsque,  par  un  concours  de  circon- 
stances que  Dieu  a  faites,  par  une  complication  rare  de  joie  et 
de  douleurs,  la  mort  chrétienne,  se  révélant  sous  un  demi-jour 
nouveau,  ressemble  à  ces  soirées  extraordinaires,  dont  le  cré' 


430  APPBNDICB. 


pusctile  a  des  teintes  inconnues  et  sans  nom!  Quels  tableau!^ 
alors!  quelles  apparitions!  Tous  en  citerai-je  une,  ô  Platon  t 
Oui,  an  nom  da  ciel ,  je  vous  la  dirai.  Je  l'ai  vue  il  y  a  quel- 
ques jours;  mais  dans  cent  ans,  je  dirais  encore  qu'il  nV  a  que 
quelques  jours  que  je  l'ai  ¥ue.  Vous  ne  comprendrez  pas  tout 
ce  que  je  vais  vous  dire  :  je  ne  peux  vous  parler  de  ces  choses 
que  dans  la  langue  nouvelle  que  le  Christianisme  a  faite;  mais 
vous  en  comprendrez  toujours  assez.  Sachez  donc  que  de  deux 
âmes  qui  s'étaient  attendues  sur  la  terre,  et  qui  s'v  étaient 
rencontrées,  et  que  Dieu  avait  unies  par  le  nom  d'époux  et 
d'épouse  en  ouvrant  devant  elles  une  longue  perspective  de  ce 
qu'on  appelle  bonheur;  que  de  ces  deux  âmes,  l'une  arrivait 
par  une  volonté  pure,  à  la  vraie  foi,  an  moment  où  l'autre  arri- 
vait, par  une  sainte  rnori^  à  la  vraie  vie;  l'une  sortait  des  om- 
bres de  l'erreur,  comme  Fautre  était  près  de  sortir  des  ombres 
de  la  terre  ;  l'une  se  di^>osait  à  participer,  pour  la  première 
Ibis,  au  plus  auguste  mystère  du  Christ,  lorsque  l'autre  allait  le 
recevoir  conmie  une  transition  donière  à  la  coonnunion  éter- 
nelle. Or,  c*était  une  chose  sainte,  consolante,  désirée  des  anges 
et  des  hommes,  que  ces  deux  âmes  pussmt  accomplir  chacune 
sa  conmiunion,  ou  plutôt  cette  communion  une  et  double  dans 
le  même  lieu,  à  la  même  heure,  à  côté  l'une  de  l'autre,  comme, 
à  la  veille  d'un  voyage  qui  sépare,  on  prend  en  commun  un 
donier  repas  de  fiimille.  H  était  juste  aussi,  pour  celui  qui  allait 
partir  et  qui  avait  demandé  avec  tant  d'instance  la  foi  pour  celle 
qui  restait)  il  était  juste  qu'il  vît,  de  ses  derniers  regards,  des- 
cendre en  elle  le  Dieu  qu'il  allait  rejoindre,  afin  qu'il  pût  dire 
dans  toute  l'étendue  de  son  cœur  :  Maintenant,  Seigneur, 
laissez  alier  voire  sermteur  en  paix,  puisque  mes  yeux  ont 
vu  votre  salut,  ni  n'est  ni  le  mien,  ni  le  sien,  mais  le  nôtre, 
.6  mon  Dien!  Et  comme  le  pauvre  malade  ne  pouvait  aller  à 
l'élise  assister  au  saint  sacrifice,  le  sacrifice  vint  à  lui  ;  et,  par 
une  dispense  miséricordieuse,  sa  chambre,  presque  funèbre,  fut 
transfiormée  en  sanctuaire.  En  êk»  de  ce  lit,  qui  était  d^ 
comme  une  espèce  d'autel,  où  l'ami  mourant  du  Christ  offrait 
à  Die«  sa  propre  mort,  on  éleva  un  crucifix  et  un  autd,  où  le 
mystère  da  Chrât  mourant  aUail  »  renouveler.  Elle  y 


▲  PPBKDICB. 


dit  des  ornemeots  et  des  fleuis,  car  une  première  conamonion 
eit  toujours  une  fête,  liais  les  broderies  que  sa  main  aUacba 
aa  devant  de  Tautel  rapyelaiflat  une  autre  lèie,  elles  avaient  été 
portées  dans  une  autre  cérémonie,  dans  un  autre  jour  que  le 
jour  de  la  séparation  ;  et,  après  avoir  été  depuis  mises  à  l'écart, 
eiJes  sortaient  de  nouveau,  elles  reparaissaient  là  comme  pour 
nous  dire  que  la  joie  de  ce  monde  n'est  qu'un  tissu  à  jour,  bien 
f^le,  et  que  nos  espérances  ne  sont  guère  qu'une  parure  qui 
m  dëcliire.  Tout  à  coup  celte  chambre,  sombre  jusqu'alors 
s'éclaira  de  la  lumière  qui  jaillissait  des  flambeaux  de  l'auteL, 
comme  la  mort  la  plus  ténébreuse  s'illumine,  pour  le  juste,  des 
rayons  que  Dieu  tient  en  réserve  pour  ses  derniers  regards.  Le 
sacriGce  commença,  et  il  était  minuit.  Pourquoi  fut-il  célébré  à 
•tte  heure?  Je  vous  en  dirais  bien  une  raison  que  les  hommes 
-ivent;  mais  je  crois  que  les  anges  de  Dieu  en  savent  d'autres 
encore,  parce  qu'ils  connaissent  toutes  les  mystérieuses  concor- 
dan«:es  des  moments,  des  heures  et  des  nombres  sacrés.  C'était 
l'heure  de  la  naissance  du  Christ,  consommateur  de  notre  foi, 
auteur  de  notre  ciel  ;  et  il  y  avait  là  aussi,  je  vous  l'ai  dit,  entre 
ce  lit  de  mort  et  cet  autel,  une  double  naissance,  l'une  au  ciel, 
lautre à  la  foi  :  réunion  rare  et  privilégiée.  Je  crois  à  ces  har- 
monies des  heures  en  faveur  de  certaines  âmes;  je  crois  que  le 
temps,  si  fantasque,  si  souvent  rebelle  à  nos  arrangements  pro- 
Êines,  est,  sous  la  main  de  Dieu,  un  rhythme  souple  et  docile, 
qui  obéit,  mieux  que  nous  ne  le  pensons,  aux  convenances  des 
élus  Le  sacrifice  donc  commença  à  minuit.  Toute  une  famille 
y  assistait,  et,  avec  elle,  un  ami  fidèle  à  toutes  les  douleurs.  De 
vjus  dire  quelles  pensées,  quelles  émotions  passèrent  aiors  dans 
toutes  ces  âmes,  je  ne  l'essaierai  pas  :  nulle  d'entre  elles  ne  sait 
elle-même  tout  ce  que  Dieu  lui  a  fait  sentir.  Comme  en  un 
jour  où  le  ciel  est  moitié  sombre,  moitié  serein,  un  éclair  n'en 
traverse  pas  moins  en  un  instant  tout  l'espace  d'un  pôle  à 
Tautre;  ainsi  en  était-il  du  sentiment  et  de  la  prière,  au  milieu 
de  cette  admirable  scène.  Ces  éclairs  de  l'âme  étaient  en  quel- 
que sorte  présents  à  la  fois  sur  tous  les  points  de  l'étendue  que 
Dieu  a  donnée  au  cœur  de  l'homme,  depuis  les  pensées  les 
plus  douces  jusqu'aux  plus  déchirantes  ;  car  tous  les  contrastes 


43S  APPENDICE. 


étaient  réunis  dans  cette  chambre  sacrée,  ils  y  étaient  repré- 
sentés, sensibles,  vivants  :  cet  autel  paré,  qui  gemblait  adossé 
à  un  cercueil  ;  ces  fleurs  qui  prédisaient,  parmi  les  glaces  de  la 
mort,  l'approche  de  l'éternel  et  invisible  printemps  ;  cette  garde- 
vnalade  au  sombre  habit,  qui  se  tenait,  comme  une  morte  voi- 
lée, en  face  de  l'aube  et  de  l'étole  du  prêtre,  symbo'e  d'immor- 
talité; ces  vêtements  blancs  de  la  première  communiante,  de 
l'épouse  de  Dieu,  qui  allaient  se  changer  en  la  robe  noire  de  la 
veuve  de  l'homme;  cette  première  et  cette  dernière  communion 
mêlées  ensemble;  ces  sanglots  et  ces  actions  de  grâces  qui  se 
confondaient  dans  chaque  âme  ;  cette  hostie,  partagée  entre 
l'époux  et  l'épouse,  double  viatique,  pour  lui  de  la  mort,  pour 
elle  de  la  douleur;  toute  cette  famille  ensevelie  dans  un  pieux 
silence,  où  l'on  n'entendait  que  des  larmes  qui  tombaient  sur 
les  livres  de  prières,  et,  au  milieu  de  ce  prosternement  général, 
la  tête  seule  du  mourant  soulevée  sur  sa  couche,  dominant, 
calme  et  sereine,  toutes  ces  têtes  inclinées  par  la  douleur!  Et 
si  ce  divin  spectacle,  si  expressif,  si  parlant,  n'était  lui-même 
qu'un  voile  qui  couvrait  d'autres  merveilles  saintes:  si  je  vous 
disais  que  celle  qui  restait  avait  demandé  la  foi  au  lieu  du  bon- 
heur, et  que  celui  qui  partait  avait,  jeune  et  heureux,  offert  sa 
vie  pour  lui  obtenir  la  foi  ;  si,  lorsqu'il  vit  cette  grâce  des- 
cendre enfin  du  ciel,  mais  comme  une  flamme  qui  venait,  en 
consumant  sa  vie,  accomplir  l'holocauste  qu'il  avait  préparé  ; 
si,  dis-je,  à  cette  vue,  recueillant  ses  forces  défaillantes,  il  avait 
tracé  en  quelques  lignes,  et  sous  la  forme  d'une  élévation  vers 
Dieu,  un  des  plus  sublimes  testaments  de  résignation  tendre  et 
d'héroïque  amour  que  l'âme  d'un  chrétien  ait  jamais  inspirés 
au  cœur  d'un  époux;  si,  portant  tour  à  tour  ses  pensées  vers 
les  anges  du  ciel,  et  ses  regards  sur  les  êtres  chéris  qui  entou- 
raient son  lit  de  mort,  ces  deux  apparitions  se  confondaient 
parfois  dans  son  esprit,  de  telle  sorte  qu'il  semblait  prendre  les 
unes  pour  les  autres,  Dieu  permettant  cette  douce  méprise  pour 
que  la  transition  de  ce  monde  à  l'autre  lui  fût  plus  unie  et  plus 
simple;  si,  au  moment  oij  il  venait  de  quitter  la  terre,  son  image, 
peinte  sous  des  traits  si  beaux  dans  tous  les  cœurs  qui  le  con- 
naissaient mtimement,  commença  à  y  grandir  encore,  à  s'y  trans- 


APPBNDICR  43S 


figurer,  parce  qo'ils  déccmyrirent  tout  à  coap,  dans  de  modestes 
papiers  qu'il  avait  cachés,  des  traces,  des  reflets  de  son  âme  jus- 
qu'alors inconnus,  semblables  à  ces  sillons  de  lumière  que  laisse 
après  elle  une  apparition  qui  s'évanouit!  Non,  je  ne  puis  vous 
dire  ce  que  j'ai  vu  et  senti.  J'ai  lu  autrefois  les  méditations  des 
sages  sur  le  monde  futur,  je  les  ai  interrogés  sur  les  secrets  do 
la  mort  et  de  la  vie  ;  mais  les  clartés  que  j'en  ai  reçues  sont 
bien  ternes  près  des  révélations  qui  ont  éclairé  cette  sainte  et 
i^nde  nuit!  Jamais  je  n'ai  senti  si  vivement,  en  deçà  de  la 
tombe,  la  présence  de  ce  qui  est  au  delà;  jamais  le  voile  qui 
s'étend  entre  les  deux  mondes  ne  m'a  paru  si  transparent; 
jamais  je  n'ai  eu  une  pareille  intuition  de  notre  immortalité!  Je 
prie  Dieu  de  me  réserver  ce  souvenir  pour  l'instant  de  ma 
mort  ;  car,  s'il  me  réapparaît  alors,  il  me  semble  que  mon  der- 
nier rêve  de  la  terre  ira  se  joindre,  par  une  gradation  presque 
insensible,  à  la  première  vision  qui  suit  le  grand  réveil!  » 
{Université  catholique,  tome  II,  page  9.) 


!!•  IL 


Les  premiers  cahiers  qu'on  va  lire  sont  ceux  qu'un 
soir,  à  Venise  (le  h  avril  1836),  Fernand  avait  apportés  à 
Alexandrine  (v.  p.  38/j) ,  et  qu'elle  lut  alors  avec  une  si 
vive  émotion.  Dans  ce  moment  où  son  àmc  cherchait 
avec  tant  de  douleur  et  tant  d* ardeur  à  s'ouvrir  pleine- 
ment à  la  foi,  à  la  vérité,  à  l'amour  do  Dieu,  on  com- 
prendra facilement  l'effet  produit  sur  elle  par  ces  pages 
ferventes.  On  comprendra  aussi  en  les  lisant  (et  c'est 
pourquoi  elles  appartiennent  essentiellement  à  ce  récit) 
combien  l'élan  de  l'àme  d'Eugénie  dut  aider  celle  d'A- 
lexandrine  à  s'élever  au-dessus  de  la  terre ,  à  cette  épo- 
que si  douloureuse  et  si  solennelle  de  sa  vie. 

I.  '2S 


434  APPENDICE. 


CAHIERS  D'EUGÉNIE. 

1835-1836. 


«  Mon  Dieu  I  n'est-ce  pas  une  présomption  que  ce  désir  de 
mourir?  Suis-je  donc  sûre  d'aller  à  vous?...  Vous  voyez  bien 
ce  que  je  pense,  n'est-ce  pas?  Vous  voyez  bien  que  c'est  vous 
qui  me  laissez  dans  cette  heureuse  position  où  je  n'ai  pas  d'oc- 
vcasion  de  faire  mal.  Je  ne  m'en  fais  pas  un  mérite,  car  je  sais 
bien  que  s'il  vient  la  moindre  occasion  je  ferai  mal  tout  de 
suite,  car  je  suis  mauvaise  et  d'autant  plus  mauvaise  que  vous 
me  donnez  de  si  bons  moments  de  ferveur!...  J'ai  envie  de 
mourir,  c'est  vrai,  parce  que  j'ai  envie  de  vous  voir,  mon 
Dieu!  mais  cela,  c'est  vous  qui  me  le  donnez,  je  sais  bien  cela; 
je  ne  puis  en  sentir  la  présomption.  Oh!  sauvez-moi  du  dan- 
ger de  me  croire  bonne  !  Gardez  mon  cœur ,  et  quand  je  serai 
dans  le  monde  où  ma  tête  tourne  si  facilement,  pour  ce-  bci 
temps  de  ferveur  que  je  passe  en  ce  moment,  soutenez-moi. 
Vous  me  soutiendrez,  parce  que  vous  voyez  bien  que,  tout  en 
trouvant  le  monde  dangereux,  je  m'y  amuse,  je  n'y  ai  plus  ma 
tète,  et  mon  pauvre  cœur  se  ferme ,  parce  que  je  n'ai  plus  le 
temps  de  l'écouter.  Eh  bien,  mon  Dieu!  aidez-moi  un  peu, 
parce  que  je  suis  votre  enfant.  N'est-ce  pas  que  je  suis  votre 
enfant?  Mon  Dieu  I  si  je  dois  faire  mal  dans  le  monde,  fajtes- 
moi  mourir  auparavant.  Mourir  est  une  récompense,  puisque 
c'est  le  ciel,  et  si  je  fais  mal,  il  faudra  attendre  bien  longtemps 
avant  de  l'obtenir. 

«  Venez,  mon  Dieu,  je  vous  aime  umc!  Mon  cœur  brûle  quand 
je  pense  à  vous,  au  ciel  où  je  veux  aller  ;  vous  m'y  prendrez, 
n'est-ce  pas?  Pourvu  qu'au  dernier  moment  je  n'aie  pas  peur. 
Mon  Dieu!  envoyez-moi  des  épreuves,  mais  pas  celle-là!  L'idée 
favorite  de  toute  ma  vie,  la  mort  qui  m'a  toujours  fait  sourire, 
oh!  non,  vous  ne  ferez  pas  qu'à  ce  dernier  instant,  cette  idée 
constante  d'aller  à  vous  m'abandonne.  Vous  savez  que  je  me 
suis  posé,  comme  épreuve,  des  petites  questions.  Je  me  suis 
vue  bien  malade,  mourante  au  milieu  de  tous  les  appareils  lu- 


APPBNDICB.  48S 

gubres  d'une  chambre  attristée  par  la  maladie  et  la  souffrance . 

eh  bien  !  je  ne  pouvais  amener  dans  mon  cœur  un  sentiment 
de  crainte.  Je  me  suis  vue  encore  entourée  do  tout  le  bonheur 
que  peut  donner  la  terre,  allant  à  l'autel  pour  épouser  un 
homme  que  j'aimerais  et  qui  m'aimerait  et  mourant  avant  d'y 
arriver.  Kh  bien!  vous  savez  encore  que  l'idée  de  ce  bonheur 
de  la  terre  disparaissait  devant  celle  du  bonheur  d'aller  à  vous. 
Je  me  suis  figuré  encore  que  je  mourais  subitement ,  que  je 
mourais  assassinée,  empoisonnée  (ce  qui  n'est  pas  du  tout  pro- 
bable), et  toujours  pourtant  cette  pensée  :  A  vous,  mon  Dieu  I 
mon  Dieu,  prenez-moi  !  était  la  plus  forte.  Rien  n'a  jamais  pu 
rendre  pour  moi  la  mort  effrayante,  rien  n'a  pu  rendre  pour 
moi  le  mot  de  mort  lugubre.  Je  le  vois  toujours  là,  clair,  bril- 
lant. Rien  ne  peut  le  séparer  pour  moi  de  ces  deux  mots  char- 
mants :  amour  et  espoir.  Et  vous  ne  m'accorderiez  pas  de 
mourir  sans  crainte?  Oh!  non,  mon  père  adoré!  vous  ne  le 
ferez  pas,  n'est-ce  pas?  car  je  suis  votre  enfant.  Vous  ne  pouvez 
pas  me  refuser,  je  vous  aime!  Vous  savez  tout  ce  que  vous  avez 
promis  à  ce  mot  ! 
u  Bénissez-moi,  mon  Dieu! 

(Sans  date.) 

c  II  y  a  en  moi  un  drôle  de  mélange  de  vanité  et  d'embarras  ; 
ma  vanité  fait  que  souvent  j'ai  envie  de  parler  devant  les  per- 
sonnes dont  l'opinion  a  du  prix  à  mes  yeux  ;  je  voudrais  alors 
montrer  que  je  suis  à  la  hauteur  de  certains  sentiments  et  de 
certaines  connaissances;  puis,  tout  d'un  coup,  je  me  trouve 
gauche,  embarrassée  et  je  sens  que  si  je  voulais  parler,  les  mots 
ne  viendraient  pas,  et  tout  mon  désir  de  me  produire  disparaît.  Je 
prends  vite  l'air  d'être  à  la  fois  indifférente  et  ignorante,  dans 
la  crainte  qu'on  ne  me  soupçonne  de  comprendre  et  qu'on  ne 
fn'adresse  la  parole.  Cela  m'est  arrivé  avec  l'abbé  Martin,  l'aulre 
jour.  J'avais  eu  envie  de  lui  demander  si  c'était  présomption 
à  moi  de  toujours  penser  au  ciel  quand  je  pense  à  la  mort.  Par 
deux  ou  trois  mots  qu'il  m'a  dits,  j'ai  cru  voir  qu'il  ne  me 
croyait  pas  capable  de  m'occuper  de  choses  sérieuses,  qu'il 
craignait  de  m'ennuyer  par  une  conversation  sur  des  sujets 


436  APPBNDICB. 


trop  graves;  alors  l'envie  m'a  prise  de  lui  montrer  qiiMl  n'en 
était  pas  ainsi.  Mais  voilà  que,  dès  que  j'ai  voulu  parler,  je  me 
suis  sentie  rougir,  puis  m'embarrasser,  et  alors  je  me  suis  dit  : 
«  Oh!  comme  c'est  plus  facile  de  ne  rien  savoir,  ou  du  moins 
d'en  avoir  l'air,  même  de  passer  pour  une  sotte  !  Là!  là!  quelle 
bêtise  de  m'imposer  de  temps  en  temps  ce  petit  supplice  pour 
me  donner  un  moment  de  vanité  satisfaite,  et,  au  bout  du 
compte,  pour  montrer  quoi?  Je  suis  bien  contente  que  tout  le 
monde  me  croie  plus  ignorante  encore  que  je  ne  le  suis.  Bien- 
heureux les  pauvres  d'esprit!  Ceci  vaut  mieux  que  toute  science 
et  surtout  que  toute  vanité.  » 

«  9  janvier  1836. 

«  La  vie  est  fatigante,  en  ce  qu'il  faut  continuellement  passer 
d'accès  en  accès.  C'est  épuisant,  quoique  assez  consolant  aussi 
quand  vient  le  tour  des  mauvais,  parce  qu'on  peut  se  dire  avec 
assurance  qu'ils  ne  dureront  pas;  et  je  comprends  bien  ensuite, 
d'un  autre  côté,  que  Dieu  ne  laisse  pas  durer  longtemps  ces 
bienheureux  moments  de  ferveur  brûlante,  enivrante,  qui  fait 
qu'on  ne  tient  plus  sur  terre,  qu'on  aime  Dieu,  qu'on  a  soif  du 
ciel.  Ce  sont  les  plus  grandes  grâces  de  Dieu,  que  ces  moments- 
là,  il  ne  peut  les  accorder  que  de  loin  en  loin.  Une  seule  foisi 
dans  la  vie  vaudrait  une  éternité  de  reconnaissance,  car  ce  bon-] 
heur  est  un  avant-goût  du  ciel. 

«  Donc,  pour  en  revenir  à  ce  que  je  dis,  on  passe  d'accès  en  ac-J 
ces,  et  après  celui,  si  bon  et  si  long,  que  je  viens  d'avoir,  voilà 
que  je  sens  que  je  me  refroidis;  c'est  désagréable,  je  prie  moins] 
bien.  Si  j'allais  dans  le  monde,  je  pense  que  le  tourbillon 
tourbillonnerait  comme  auparavant.  J'espère  pourtant  que 
ne  serait  pas  à  un  point  fou,  car  il  me  semble  que  Dieu  m^ 
bien  établi  au  fond  du  cœur  un  solide  amour  du  bien  et  de  li 
que  je  sens  toujours,  même  dans  mes  moments  d'étourdis 
ment,  ce  qui  empêche  cette  illusion  de  plaisir  de  m'entraîne 
tout  à  fait  et  m'aide  à  revenir  à  Dieu.  Je  ne  cesse  jamais  éi 
lui  parler,  au  bon  Dieu,  et  je  crois  que  c'est  un  bon  système, 
parce  qu'il  écoute  toujours.  Ainsi,  dans  ces  temps-ci,  je  le  re- 


AFPBIfDICB.  «n 


[ 


merciais  de  la  veine  qu'il  m'accordait  parce  qu'elle  était  bonne 
et  toute  pour  lui.  Maintenant  qu'elle  passe,  je  lui  dis  : 

«  Eh  bien!  comme  il  vous  plaira,  ni»is  ne  vous  en  allez  pa« 
tout  à  faiL  Voyez-vous,  mon  Dieu,  c'est  justement  dans  le 
monde  que  j'ai  besoin  que  vous  soyez  là,  parce  que  tous  com- 
prenez bien  que,  c'est  là  que  sont  les  écueils;  que  c'est  là 
que  le  diable  m'attend.  Il  faut  que  vous  me  teniez,  mon  Dieu, 
quand  vous  ne  m'abandonnez  poB  Un  petit  brin  de  monde 
n'est  pas  mauvais  pour  moi  :  c'est  môme  bon,  car  cela  m'ap- 
prend combien  il  est  peu,  et  je  me  sens  avec  plus  d'amour  me 
rapprocher  de  vous.  Mais,  pour  cela,  il  faut  que  vous  me  lâchiez 
seulement  un  peu,  puisque  vous  le  voulez  pour  m'éprouver; 
mais  il  ne  Lwxl  pas  m'abandonner  tout  à  fait  :  vous  comprenez 
cela,  mon  Dieu!  Je  veux  tenir  à  vous,  ne  me  refusez  pas...  » 
Et  autres  choses  de  ce  genre  que  je  dis  au  bon  Dieu,  car  tout 
ce  qu'on  dit  à  Dieu,  c'est  une  prière,  de  sorte  que,  quand  l'es- 
prit ne  peut  s'appliquer  aux  prières  habituelles,  une  conversa- 
tion avec  Dieu  en  devient  une.  Il  faut  toujours  penser  à  lui, 
quand  ce  serait  pour  penser  qu'on  y  pense  moins;  il  faut  le  lui 
dire,  et  peu  à  peu  il  vous  ramène;  il  est  si  bon!  Aloi,  c'est 
donc  mon  système;  je  lui  parle,  je  lui  parle  toujours,  au  point 
qu'il  doit  me  trouver  une  bavarde  inouTe.  Ainsi  voilà.  Mon 
Dieu!  comme  vous  voudrez,  je  veux  tout  ce  que  vous  voulez. 
parce  que  la  seule  chose  que  je  ne  veux  pas ,  vous  ne  la 
voulez  pas  non  plus  :  cela,  c'est  de  ne  pas  être  votre  enfant. 
Mais  puisque  le  temps  de  froideur  arrive,  je  vous  Poffre,  moi 
Dieu!  vous  m'en  rendrez  un  meilleur,  et  le  diable  sera  biea 
attrapé!  11  n'y  gagnera  rien  du  tout.  Sur  ce,  je  vais  me  cou- 
cher. Bonsoir,  mon  Dieu  1  bénissez-moi  cette  nuit,  que  votre 
ange  me  garde! 

t  4  férrier  1838. 

«  Ek  bien  !  oi*y  voilà  donc,  dans  ce  terrible  accès  de  froideur 
que  je  redoutais  tellement  I  Mon  Dieu  !  vous  voyez  comme  je 
suis,  n'est-ce  pas?  comme  je  vous  prie!  avec  quelle  distrac^ 
tion  !  quelle  légèreté  1  C'est  bien  terrible,  mon  Dieu  t  De  toutes 
Ws  épreuves  que  vous  envoyez,  e'«l  la  plus  difidcile  à  sup- 


438  APPBNDICB. 


porter,  celle  qui  fait  le  plus  craindre  d'être  abandonné  de 
vous  ;  quelles  que  soient  les  souffrances,  tant  qu'on  peut  vous 
parler  et  vous  prier,  on  est  bien  sûr  que  vous  êtes  là,  et  alors 
tout  devient  facile.  Car,  mon  Dieu,  je  ne  vous  demande  pas 
d'éloigner  de  moi  les  épreuves;  au  contraire,  j'en  veux;  j'en 
veux  pour  ne  pas  être  trop  heureuse.  Je  suis  si  effrayée  de 
n'avoir  eu  encore  que  du  bonheur  en  cette  vie...  Je  n'aime  pas 
cela,  j'ai  peur  du  bonheur  de  ce  monde,  j'ai  toujours  la  pensée 
qu'il  retardera  celui  de  l'autre  et  qu'une  vie  toute  heureuse  ne 
peut  pas  gagner  ce  même  prix  que  d'autres  achètent  par 
une  vie  toute  de  souffrances.  Mon  Dieu!  vous  arrangez  tout 
bien;  ainsi,  il  n'y  a  rien  à  dire.  C'est  vous  qui  m'avez  faite  ce 
que  je  suis  et  qui  avez  disposé  de  ma  vie  de  façon  à  me  rendre 
le  mot  de  reconnaissance  familier  et  facile  en  me  comblant  de 
bénédictions.  Qu'il  soit  fait  comme  vous  le  voulez  ;  peut-être 
me  préparez-vous  des  épreuves  pour  l'avenir.  Mais,  mon  Dieu, 
faites  seulement  que  je  puisse  toujours  vous  prier.  Tenez,  je 
souffre  ce  soir.  C'est  une  peine  infinie  que  de  ne  pouvoir  vous 
parler  avec  amour,  à  vous,  mon  Dieu,  à  qui  je  voudrais  appar- 
tenir uniquement.  Ayez  pitié  de  moi!  Tout  faillit  en  moi  quand 
ma  seule  force  m'abandonne.  Les  jours  sans  prière  sont  des 
}0urs  sans  vie;  ranimez-moi,  mon  Dieu!  mon  Dieu! 


«  Mourir,  pour  être  Sûre  qu'on  ne  fera  plus  de  mal,  qu'on 
n'offensera  plus  Dieu ,  pour  être  délivré  de  cette  crainte  hor- 
lible!... 

a  Vous  offenser  !  vous,  mon  Dieu,  que  j'aime  indéfinissablç- 
ment  ! ...  Et  pourtant  je  vous  offense  mille  fois  par  jour.  Offenses 
peut-être  légères  en  elles-mêmes,  mais  graves  à  vos  yeux,  de 
la  part  de  ceux  auxquels  vous  faites  sentir  ce  bonheur  inouï 
d'amour  et  de  prière,  de  ceux  auxquels  vous  montrez  le  mal  si 
diflBcile  et  le  bien  si  facile  à  faire.  Oh  !  non,  mon  Dieu  !  une 
légère  offense  est  un  crime  pour  moi;  faire  mal,  voilà  ma 
crainte  de  tous  les  instants.  Envoyez-moi  des  chagrins,  des 
maladies,  des  épreuves,  mais  pas  celle-là,  pas  l'épreuve  du  mal 
sous  la  forme  du  bien ,  pas  l'épreuve  dfi  se  tromper  soi-même 


▲  PPBNDICB. 


et  de  se  faire  une  fausse  conscience,  voilà  celle  qu'avant  toutes 
les  autres,  je  redoute. 

«  Oh  I  mon  Dieu  !  vous  avez  dit  :  c  On  ne  peut  servir  deux 
maîtres.  »  Mon  cœur  est  trop  uniquement  à  vous  pour  pouvoir 
être  dans  le  monde,  de  là  ce  trouble  que  j'éprouve  au  milieu 
de  la  vie  la  plus  heureuse.  Je  voudrais  n'avoir  de  bonheur  qu'à 
vos  pieds,  mon  Dieu  !  qu'en  prononçant  votre  nom,  et  cela 
seul  au  fond  m'en  donne  complètement.  Le  cœur  me  bat  en 
entrant  à  l'église,  je  répète  votre  nom  mille  fois,  puis  celui  de 
Marie,  parce  que  vous,  mon  Dieu,  vous  l'avez  prononcé. 
Fjites-moi  mourir  si  je  dois  vous  offenser.  Je  vous  aime,  je  vous 
aime,  vous,  vous  seulement,  mon  Dieu  ! 

•  1836,  Boiny. 

«  C'est  étrange  comme  le  hasard  vous  fait  tomber  sous  les 
yeux,  dans  les  livres  qu'on  lit,  des  passages  d'accord  avec  la 
disposition  où  on  est  :  cela  m'arrive  sans  cesse.  Ce  matin,  après 
avoir  bien  longtemps  pensé  qu'il  n'y  avait  que  l'amour  de 
Dieu  qui  pût  rendre  heureux  sur  la  terre,  puis  mourir  pour 
aller  à  lui,  j'ouvre  mon  petit  Daily  Monitor^,  et  j'y  trouve 
juste  pour  aujourd'hui  : 

Take  my  poor  heart  and  let  it  be 
For  ever  closed  it  ail  but  thee. 
Seal  thou  my  breast  and  let  me  wear 
That  pledge  of  love  for  ever  tbere*. 

«  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  oui,  c'est  à  vous  que  je  veux  être 
parce  que  je  veux  rêver  à  vous  sans  distraction,  rêver  au  jour 
où  je  vous  verrai  !  rêver  à  mourir  pour  mourir  en  rêvant  à 
vous!  Oh!  que  le  monde  est  bizarre!  On  trouvera  simple,  na- 
turel d'être  absorbé  par  l'amour  d'un  homme,  et  l'on  ne  com- 
prendra pas  la  possibilité  de  l'être  par  l'amour  de  Dieu.  Et 
pourtant  que  ne  peut-on  ouvrir  mon  cœur  poor  voir  combien 
je  suis  vraie!  Aimer  ici-bas,  autant  qu'on  peut  aimer,  c'est 

1.  Le  CotuHUer  de  chaque  jowr,  c'était  on  petit  livre  anglais  intitulé  ainsi. 
%.  Prenez  mon  cœur  et  qu'il  toit  fermé  i  tout  le  reste.  Scelles-li  et  laite* 
qu'il  porte  ce  tceau  comme  on  gage  d'amour  pour  toujours. 


440  APPBNDICB. 


assurément  bien  doux,  mais  il  n'y  a  pas  de  bonheur  qui  puisse 
être  aussi  doux  que  celui  de  mourir  et  d'aller  à  vous.  Mon 
Dieu  !  que  j'adore  uniquement,  que  faire?  Vous  avez  dit  :  «  On 
ne  petit  servir  deux  maîtres,  »  que  ferai-je  donc  ?  Car  je 
suis  à  vous,  vous  êtes  le  mien  ;  prenez-moi  alors. 

«  4 .  Du  fond  de  l'abîmp.  Seigneur,  je  pousse  des  cris  vers 
vous!  Seigneur,  écoutez  ma  voix. 

a  2.  Si  vous  tenez  un  compte  exact  des  iniquités,  qui  pourra. 
Seigneur,  subsister  devant  vous  ? 

«  3.  Mais  vous  êtes  plein  de  miséricorde,  Seigneur;  j'espère 
en  vous.  Seigneur,  à  cause  de  votre  loi.    . 

«  4.  Mon  âme  attend  l'effet  de  vos  promesses;  mon  âme  a  mis 
toute  sa  confiance  dans  le  Seigneur. 

«  5.  Que,  depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  Israël  espère  dans 
le  Seigneur. 

«  6.  Car  le  Seigneur  est  rempli  de  bonté  et  la  rédemption 
qu'il  nous  a  préparée  est  abondante. 

«  7.  C'est  lui  qui  rachètera  Israël  de  toutes  ses  iniquités.  » 

«  Quand  je  pense  que  c'est  là  une  prière  de  mort!  Chaque  mot 
est  un  mot  joyeux  d'espoir  et  de  confiance.  Une  seule  chose  donc 
est  défendue  par  Dieu,  c'est  de  désespérer,  c'est  de  renoncer 
à  se  sauver.  Dieu  pardonne  toujours.  Que  d'amour  dans  chaque 
parole  de  Dieu  pour  nous!  Combien  peu  dans  nos  pensées  pour 
lui!... 

c  Mars  1836. 

«  Mon  Dieu  !  tout  vous  est  possible,  je  ho  murmure  pas  contre 
les  épreuves  que  vous  envoyez  en  ce  monde;  seulement,  mon 
Dieu,  acceptez  cette  prière  que  je  vous  fais  avec  tant  de  foi, 
d'un  échange  d'épreuves.  Guérissez  Albert,  donnez-moi  sa  ma- 
ladie, faites-m'en  souffrir  longtemps  pour  me  rendre  digne  de 
mourir,  puis  laissez-moi  aller  à  vous.  Voyez,  mon  Dieu,  ce 
sera  toujours  une  épreuve,  car  moi  aussi  ils  me  regretteront , 
ce  n'est  donc  pas  pour  leur  épargner  l'épreuve  que  je  vous  de- 
mande de  transformer  celle-ci.  Je  reconnais  que  le  seul  moyen 
d'être  à  vous,  c'est  dêtre  éprouvée.  Mon  Dieu!  tout  vous  est 


▲FPSNDKOB.  Ul 

possible,  souvenez- vous  du  Centenier,  souvenez-vous  de  la  fille 
de  Jaïre;  eux  vous  disaient  avec  foi  :  «  Seigneur,  guérissez.  » 
Eh  bien!  voyez  dans  mon  cœur»  voyez  comme  il  déborde  de 
foi,  lorsque  je  vous  dis  :  «  Seigneur,  guérissez  Albert!...  » 
Mon  Dieu!  donnez-la-moi,  cette  maladie,  et  qu'elle  soit  ter- 
rible !  qu*elle  brûle  ma  poitrine  entièrenient,  pour  purifier  mon 
cœur.  Faites  bien  souffrir  mon  gosier  dont  j'ai  si  souvent  eu 
vanité,  à  cause  de  ma  voix  qu'on  admire  et  que  je  me  complais 
à  &ire  entendre.  Punissez-moi,  car  je  suis  vaine.  Mon  Dieu,  je 
bénirai  chaque  douleur,  mais  alors,  quand  j'aurai  été  bien  ma- 
lade, vous  permettrez  que  je  meure  !  Oh  !  tout  pour  gagner 
cela!  pour  gagner  d'aller  à  vous,  mon  Dieu,  mon  amour!...  Tout 
vous  est  possible,  acceptez  ma  prière.  Le  monde  dira,  surpris: 
t  C'est  inexplicable  ;  lui  si  malade  et  si  faible,  il  guérit;  et  elle 
si  forte,  si  peu  délicate,  elle  meurt!  »  Et  moi  je  penserai  : 
Dieu  ne  peut-il  pas  tout  ?  Dieu  l'a  voulu,  voilà  qui  explique 
tout. 

«  Mon  Dieu,  est-ce  comme  un  instinct  que  vous  exaucerez  ma 
demande  ?  mais  je  ne  puis  parvenir  à  fixer  mes  pensées  sur  un 
avenir  quelconque  pour  moi  en  ce  monde.  Quand  j'entends 
parler  de  mariage,  il  me  semble  toujours  qu'une  voix  intérieure 
répond  en  moi  :  «  Ne  vous  pressez  pas,  c'est  inutile.  »  Est-ce 
la  voix  de  mon  ange  gardien?  Ange  chéri ,  portez  ma  prière  à 
Dieu,  dites-lui  que  le  voir  est  la  vie  pour  moi,  qu'il  me  fasse 
mourir  pour  vivre.  Mon  Dieu!  d'un  côté  je  me  figure  la  vie 
heureuse,,  environnée  de  l'affection  d'une  famille  chérie  :  tout 
le  bonheur  possible  ici-bas  enfin.  De  l'autre,  je  vois  une  longue 
maladie,  mais  vous!  mais  aller  à  vous!  Mon  Dieu,  je  choisis  la 
meilleure  part;  ne  direz-vous  pas  comme  de  Marie  :  «  EUens 
lui  sera  pas  ôtée  f  » 

«  âttU  1836. 

«  ...Je  me  reconnais  bien  mauvaise,  mais  plus  que  jamais  je 
viens  à  vous.  Oh!  je  ne  me  trompe  pas  lorsque  je  pense  que  je 
vous  aime.  N'est-ce  pas?  c'est  bien  moi  cela?  Mon  Dieu,  ac- 
ceptez mon  amour ,  acceptez  le  désir  que  j'ai  de  n'être  qu'à 
vous  dans  ce  monde ,  et  si  votre  volonté  décide  que  mon  chc* 


APPENDICB. 


min  sera  plus  difificile  que  celui  de  vous  servir  uniquement, 
gardez-moi  alors  et  protégez  la  plus  faible  de  toutes  vos  faibles 
créatures  1 

c  Venise,  4  avril  1836. 

«  Mon  Dieu,  je  suis  avide  de  vos  églises,  avide  d'entendre 
parler  de  vous,  avide  de  votre  amour.  Donnez-moi  l'immense 
chari lé,  prenez  mon  cœur,  puriûez-le,  puis  faites-le  vous  aimer. 
Que  faire,  mon  Dieu  !  pour  que  mon  cœur  soit  toujours  près 
de  vous?  Que  faire  pour  s'isoler?  Que  mes  lèvres  parlent,  que 
mes  mains  agissent  pour  cette  ennuyeuse  vie ,  mais  que  mon 
cœur  ne  vous  quitte  pas.  Seulement  que  toutes  mes  actions 
soient  douces,  patientes  pour  ne  pas  souiller  l'enveloppe  de  ce 
cœur  que  je  vous  prie  de  prendre,  que  je  vous  conjure  de 
sanctiûer.  Préservez-le  de  la  vanité  et  de  l'orgueil,  humiliez-le, 
mais  donnez-lui  de  vous  aimer.  Vous  aimer!  mon  Dieu,  cela 
seul,  je  vous  le  demande. 

•  Venise,  5  avril  1836. 

«  ...  Oh!  l'amour  n*a  été  mis  dans  le  cœur  que  pour  vous, 
mon  Dieu  !  Le  cœur  a  besoin  d'être  rempli,  et  vous,  vous  seul 
pouvez  le  remplir,  combler,  satisfaire...  Oh!  que  de  joies  sans 
cesse  renouvelées  quand  on  vous  aime  !  Partout  on  vous  re- 
trouve ;  vous  ne  trahissez  pas,  vous  n'abandonnez  pas,  et  quand 
d'une  main  vous  éprouvez,  de  l'autre  vous  consolez,  vous  nous 
faites  chérir  nos  épreuves,  car  vous  aimer  entraîne  le  désir  *de 
souffrir  pour  vous.  Vos  églises  me  font  l'effet  d'une  patrie,  j'y 
respire  joyeusement,  mon  Dieu,  je  vous  aime!  mais  faites-mo' 
vous  aimer  plus  encore.  J'aime  tous  les  hommes,  mais  augmen- 
tez dans  mon  cœur  la  bienheureuse  charité.  Ce  matin,  vous  en 
avez  laissé  tomber  sur  moi  un  rayon  pendant  cette  bénédiction 
des  vaisseaux.  Cette  foule  énorme  à  genoux...  Pendant  que  je 
la  regardais,  je  me  suis  senti  une  affection  tendre  pour  tous 
ceux  qui  la  composaient,  pour  tous  les  hommes  de  la  terre.  J'ai 
prié  pour  tous,  j'ai  senti  que  pour  chacun  d'eux  je  consentirais 
à  souffrir,  à  mourir.  Mon  Dieu  !  c'est  bien  rarement  que  j'é- 


▲  PPBNOICB. 


prouve  h  ce  point  le  sentiment  complet  d'amour  fraternel  pour 
tous  les  hommes.  C'est  une  gréce  que  vous  me  faites,  car  tout 
vient  de  vous.  Rendez  vive  en  moi  celte  pensée,  et  que  jamais, 
jamais  je  ne  m'attribue  rien  de  bon.  Humiliez-moi  toujours,  et 
acceptez  du  moins  ce  désir  violent  que  vous  voyez  dans  mon 
cœur,  de  n'y  laisser  jamais  pénétrer  ni  orgueil  ni  vanité.  • 

La  partie  du  journal  d'Eugénie  qui  tomba  sous  les 
yeux  d'Alexandrine  à  Venise  s'arrête  ici.  Les  pages  sui- 
vantes furent  recueillies  plus  tard  dans  les  cahiers  vo- 
lants, où  elle  continua  à  ^rire  ses  pensées  pendant  cette 
même  année  1836. 

c  Venise,  5  avril  1896. 

«  Oh!  mon  Dieu!  comme  vous  avez  bien  dit  que  vous  étiez 
la  vie  et  que  vous  la  donniez  à  ceux  qui  vous  la  demandaient  ! 
Hier,  j'étais  morte,  puisque  j'étais  froide  en  priant,  et  la  prière 
sans  vie  est  pire  que  la  mort.  J'ai  été  à  vous  pour  que  vous  me 
ranimiez.  Ce  matin,  pendant  que  le  prêtre  me  donnait  l'absolu- 
tion ,  j'ai  senti  comme  du  feu  dans  mon  cœur  refroidi;  j'ai 
pleuré,  j'ai  été  heureuse.  Merci,  mon  Dieu!  Oh!  que  doit  donc 
être  l'amour  des  saints  et  des  anges,  que  doit  donc  être  l'amour 
dans  le  ciel,  puisque  déjà  celui  que  j'éprouve,  et  qui  ne  doit 
<**lre  que  Vombrc  de  l'ombre  de  l'amour  divin,  me  remplit,  me 
brûle  le  cœur,  et  je  sens  que  s'il  durait  toujours,  comme  dans 
ces  courts  moments  où  vous  me  bénissez,  je  ne  pourrais  pas 
vivre!  Je  conçois  comme  cela  que  l'excès  d'amour  doit  être  la 
Bn  de  tout.  Quand  on  est  arrivé  à  ce  point,  où  rien,  rien  ne  distrait 
plus  de  la  contemplation,  de  l'adoration,  alors  on  est  trop  près 
de  vous  pour  rester  sur  la  terre,  on  est  un  ange,  il  faut  mourir. 
Voilà  comme  cela  a  été  pour  les  saints. 

c  VeaiM.  •  avril  1836. 

«Je  pleure  en  ce  moment,  je  pleure  en  pensant  que  je  retour- 
nerai dans  le  monde,  que  j'y  oublierai  peut-être  ce  bon  temps 
de  fen'eur,  que  peut-être  j'y  serai  comme  j'y  ai  déjà  été,  vous 


APPENDICE. 


oubliant,  vous  offensant.  Mon  ange  gardien!  mon  ange  cliéri, 
qui  êtes  près  de  moi  en  ce  moment  et  qui  me  voyez  pleurer, 
prenez  mes  larmes,  portez-les  à  Dieu  et  priez-le  de  les  accepter 
et  de  les  faire  retomber  jsur  moi  en  secours,  en  force,  en  con- 
solation ,  quand  je  serai  distraite  et  découragée  et  que  je  vous 
oublierai. 

«  Venise,  10  avril  1836. 

«r  Demain  nous  quittons  Venise.  Eh  bien  I  quelque  triste  et 
funeste  que  nous  ait  été  cette  ville,  j'ai  en  ce  moment  la  sensation 
de  regret  qu'on  ressent  en  quittant  un  lieu  où  on  hisse  un  objet 
chéri.  J'éprouve  toujours  cela  quand  j'ai  été  quelque  part  heu- 
reuse par  la  ferveur.  Il  me  semble  qu'en  changeant  de  place  je 
vais  changer  de  dispositions.  Hélas!  et  comme  cela  m'arrive 
souvent,  j'en  ai  peur.  Je  ms  distrais  si  vite!  et  ici,  mon  Dieu! 
je  vous  ai  si  bien  aimé!  Chaque  église  que  je  regarde  de  loin 
me  cause  la  douce  impression  que  fait  la  vue  d'un  lieu  où  l'on 
a  été  heureux.  Il  ne  peut  pas  y  avoir  de  tristesse  quand  on  vous 
aime.  Votre  amour  produit  dans  le  cœur  trop  de  confiance  et 
trop  d'espérance.  Aussi  n'ai-je  pas  un  triste  souvenir  de  Venise, 
malgré  ma  douleur  et  mon  effroi  pour  Albert,  mais  c'est  que 
nulle  part  je  n'ai  prié  pour  lui  avec  tant  de  foi!...  Il  me  sem- 
blait toujours  que  vous  m'écoutiez,  et  à  présent  je  pars.  Merci, 
raon^Dieu  !  de  m' avoir  donné  ici  ces  moments  d'amour  fervent, 
de  pensées  du  ciel ,  de  détachements  de  la  terre.  Ne  m'aban- 
donnez pas,  mon  Dieu!  Ob!  je  me  connais!  Que  ferai-je,  si 
vous  ne  m'aidez!  Je  suis  faible  au  delà  de  toute  expression  et 
un  rien  me  fera  dévier  de  cette  route  chérie  où  je  marche  main- 
tenant. Peut-être  même  le  permetlrez-vous  pour  me  punir  des 
pensées  d'orgueil  que  j'ai  eues... 

«  Mon  Dieu  !  tout  ce  que  vous  voudrez  comme  épreuve,  je  le 
supporterai,  pas  de  moi-même,  mais  je  vous  prierai  et  vous 
m'en  donnerez  la  force.  Seulement  dans  ce  monde,  où  l'on  perd 
^si  vite  ce  que  l'on  a  trouvé  loin  de  lui,  faites  que  mon  cœur  ne 
devienne  pas  froid  à  votre  pensée.  Faites  qu'elle  soit  toujours 
dominante  comme  une  pensée  d'amour;  je  voudrais  n'en  res- 
sentir que  pour  vous.  Protégez  ce  désir,  protégez  ma  faiblesse. 


APFBMDICB.  4«S 

absorbezHoooi,  si  je  dois  vivre  dans  le  monde.  Mon  cœnr  est  à 
vous,  isoiez-Ie.  Qu'il  vous  airao  toujours  et  que  lui  ne  soit  ja- 
mais au  monde  dont  je  ne  veux  poê. 

m  11  arrU  18M. 

c  Servez  V Étemel  avec  allégresse,  » 

c  Oh  !  oui,  mion  Dieu,  c'est  avec  joie,  c'est  avec  ivresse  que  je 
▼eux  vous  aimer,  vous  servir,  vous  plaire  en  toutes  choses.  Je 
me  sens  le  cœur  gai  en  entrant  à  l'église.  Je  n'étais  pas  comme 
cela  autrefois.  Je  sois  changée.  Mais  qu'étais-je  donc  aupara- 
▼ant,  si  je  suis  meilleure  à  présent  où  pourtant  je  suis  si  mau- 
vaise, si  misérable,  si  pauvre  de  volonté  dans  le  bien?  Oh! 
mon  Dieul  nous  ne  pouvons  rien,  rien  de  nous-mêmes,  pas 
même  désirer  d'être  bons.  Merci  donc,  mon  Dieu,  d'avoir  mis 
ce  désir  dans  mon  cœur.  Oh  1  cela,  j'en  suis  sûre,  j'ai  le  désir 
de  vous  aimer  d'une  façon  inexprimable,  de  vous  aimer  avec 
toute  la  vivacité  possible  au  cœur  humain,  et,  parvenue  là,  de 
vous  prier  encore  pour  obtenir  une  grâce  d'amour  surhumain, 
car  il  UmK  fondre  tout  son  être  en  amour,  avoir  l'amour  des 
anges  pour  aller  à  vous  I 

«  Mon  Dieu  !  donnez-moi  la  reconnaissance  pour  vous  remer- 
cier! donnez-moi  la  prière  pour  vous  prier!  donnez-moi  l'amcur 
pour  vous  aimer! 

«  ...  Mon  dégoût  du  monde  augmente.  Que  ferai-je,  si  je  dois 
y  vivre?  Oh  !  que  ferai-je  ?  Faudra-t-il  lui  consacrer  ce  temps 
que  vous  m'avez  appris  à  rendre  précieux  en  vous  le  donnant? 
Fauùra-t-il  me  distraire  de  vous  ? 

«  Enfin  j'attends.  Quelle  que  soit  ma  vie,  j'ai  confiance,  mon 
Dieu,  que  vous  aurez  pitié  de  votre  pauvre  enfant  et  que  vous 
ne  l'abandonnerez  pas.  Après  lui  avoir  donné  de  voir  et  de 
comprendre  qu'il  n'y  a  dans  l'univers  que  vous,  que  vous  seul, 
et  que  le  bonheur  n'est  qu'en  vous;  après  avoir  béni  son  cœur 
de  la  haute  ambition  de  ne  vouloir  que  vous  pour  être  heu- 
reuse, vous  ne  permettrez  pas  qu'un  seul  ipstant  elle  soit  éblouie 
par  le  monde  et  qu'elle  vous  oublie.  Si  vous  voulez  qu'elle  soit 
riche  et  brillante,  vous  permettrez  alors  que  jamais  elle  ne  s'en- 


APPENDICE. 


orgucillisse  et  que  toujours,  toujours  le  désir  dominant  de  son 
âme  soit  de  tout  abandonner  pour  vous.  Partout  on  peut  vous 
aimer,  et,  si  vous  ne  voulez  pas  que  ce  soit  avec  la  liberté,  le 
calme,  l'abandon  d'une  vie  uniquement  consacrée  à  vous,  que 
votre  volonté  soit  faite.  Mais  alors,  mon  Dieu,  augmentez  trois 
fois  plus  en  moi  la  prière  et  la  persévérance,  car  le  chemin  sera 
bien  plus  difficile.  Je  vous  appellerai,  mon  Dieu!  mon  Jésus! 
mon  amour  !  Venez  à  moi  alors. 

«  Shakespeare  a  dit  :  «  Le  bonheur,  c'est  de  n'être  pas  né.  » 
Oh  !  non,  pas  cela,  puisqu'il  faut  naître  pour  connaître  et  aimer 
Dieu.  Mais  le  bonheur,  c'est  de  mourir. 

«  Avignon,  24  avril  1836. 

«  Alexandrine  disait  l'autre  jour  :  «  Ceux  qui  aiment  le  ciel 
n'ont  pas  le  sentiment  de  l'amour  de  la  patrie.  »  Oh  !  que  cela 
est  vrai,  mon  Dieu!  Je  me  sens  dans  le  cœur  une  égale  indiffé- 
rence pour  tous  les  lieux  de  la  terre,  je  quitterais,  les  uns  après 
les  autres,  tous  les  endroits  que  j'aurais  le  plus  aimés,  si  je 
croyais  qu'en  marchant,  en  changeant  de  pays,  je  me  rappro- 
cherais de  vous. 

a  Patrie  !  c'est  le  lieu  oij  l'on  vit,  où  l'on  aime,  oii  l'on  vou- 
drait être,  vers  lequel  on  soupire.  La  patrie  ne  peut  être  que  le 
ciel,  et  s'il  faut  s'en  choisir  une  sur  la  terre,  elle  est  dans  \  os 
églises,  dans  le  lieu  où  l'on  vous  adore;  elle  est  dans  la  croix 
qui  rappelle  vos  souflFrances;  elle  est  dans  le  cœur  qui  désire 
votre  amour. 

«  Oh!  oui,  toute  la  terre  m'est  indifférente,  je  puis  à  peine  voir 
comme  vous  l'avez  faite  belle.  Quand  on  me  montre  une  belle 
me,  mes  yeux,  malgré  moi,  se  lèvent  vers  le  ciel,  toujours  plu? 
oeau  que  tout  et  j'oublie  d'admirer  la  terre.  J'aime,  j'aime  a 
regarder  le  ciel  !  à  le  fixer,  à  m'en  éblouir,  à  m'en  épuiser  les 
yeux!  Je  ne  sais  pas  de  chagrin  dont  ne  me  consolerait  la  vue 
du  ciel,  car  le  seul  chagrin  inconsolable^  c'esl  de  vous  offenser, 
mon  Dieu  î  et  même  alors,  je  regarderais  le  ciel,  car  là  seulement 
je  trouverais  le  pardon.  Mon  Dieu!  soyezseul  mon  rêve,  ma 
pensée,  mon  amour,  ma  patrie  l 


▲  PPBNDICB.  4C7 


•  Aiz,  tO  àrril  1830. 

a  Oh î  le  ciel!  le  ciel!  y  scrai-je  jamais?  Que  le  désir  d'amour 
me  fasse  pardonner  de  n'avoir  pas  la  patience  de  vivre  !  Wun 
Dieu!  est-ce  donc  mal  de  désirer  de  mourir  quand  c'est  pour 
vous  voir?  Ce  n'est  pas  par  crainte  des  souffrances  et  des 
épreuves,  ce  n'est  pas  non  plus  par  de  fausses  idées  de  décou- 
ragement. Quand  je  puis  ne  pas  penser  à  vous,  je  la  trouve 
folie,  la  vie,  mon  Dieu!  Vous  lisez  dans  mon  cœur;  si  ce  désir 
d'aller  à  vous  est  une  offense,  éloignez-le  de  moi.  La  soumission 
et  riiumililé,  donnez-les-moi,  et  voilà  tout. 

«  21  avril  1886. 

1  Je  suis  sûre  que  je  vivrai  jusqu'à  cent  ans.  Dieu  punira  mon 
présomptueux  désir  de  mourir  par  une  interminable  vie.  — 
90  ans  d'attente,  —  90  chances  de  pécher  !  Oh  !  mon  Dieu  ! 
voudrez-vous  cela?  Que  de  mal  je  puis  faire  pendant  ces  lon- 
gues années!  Mériterai-je  de  mourir  alors?  Mon  Dieu!  jamais 
je  ne  serai  di  ne  d'aller  à  vous,  mais  du  moins,  plus  je  mourrai 
jeune,  moins  l'espace  qui  me  sépare  de  vous  sera  difiBcile  ii 
franchir. 

t  Le  purgatoire  vaut  mieux  que  la  vie.  On  esî;  plus  prés  do 
Dieu  en  purgatoire  que  sur  terre.  On  s'y  purifie  pour  Dieu. 


<  Paris,  14  mai  I83(t 

«  Oh  !  celte  nuit  a  été  beJle  !  J'ai  veillé*,  j'ai  prié  et  vous  avez 
permis  que  ce  fût  sans  froideur  jusqu'au  jour.  Mon  Dieu,  soyez 
béni,  je  vous  adore  !  Merci,  merci,  vous  avez  eu  pitié  de  moi! 
Après  une  triste  journée  de  crainte,  vous  êtes  venu  ranimer 
mon  cœur  découragé,  vous  m'avez  fait  sentir  que  jamais  vous 
ne  m'abandonneriez.  Oh!  Dieu!  celte  nuit,  j'ai  senti  an  instant 
mon  cœur  comme  trop  rempli  et  prêt  à  se  briser.  Oh!  que 
j'étais  heureuse!  Je  me  sentais  si  calme,  si  sereine!  C'était 
triste  de  revenir  à  cette  ennuyeuse  vie  après  ce  moment  d'oubli 
divin.  Oui,  mon  Dieu,  ce  mot  n'est  pas  trop  fort,  j'ose  l'art icu- 
Icr,  car  tout  ce  que  j'ai  éprouvé  celte  nuit  venait  de  vous.  Je 

1.  Prêt  d'Albert. 


440  APPENDICE. 


orgucillisse  et  que  toujours,  toujours  le  désir  dominant  de  son 
âme  soit  de  tout  abandonner  pour  vous.  Partout  on  peut  vous 
aimer,  et,  si  vous  ne  voulez  pas  que  ce  soit  avec  la  liberté,  le 
calme,  l'abandon  d'une  vie  uniquement  consacrée  à  vous,  que 
votre  volonté  soit  faite.  Mais  alors,  mon  Dieu,  augmentez  trois 
fois  plus  en  moi  la  prière  et  la  persévérance,  car  le  chemin  sera 
bien  plus  difficile.  Je  vous  appellerai,  mon  Dieu!  mon  Jésus! 
mon  amour!  Venez  à  moi  alors. 

«  Shakespeare  a  dit  :  «  Le  bonheur,  c'est  de  n'être  pas  né.  » 
Oh  !  non,  pas  cela,  puisqu'il  faut  naître  pour  connaître  et  aimer 
Dieu.  Mais  le  bonheur,  c'est  de  mourir. 

«  Avignon,  24  avril  1836. 

«  Alexandrine  disait  l'autre  jour  :  «  Ceux  qui  aiment  le  ciel 
n'ont  pas  le  sentiment  de  l'amour  de  la  patrie.  »  Oh  !  que  cela 
est  vrai,  mon  Dieu!  Je  me  sens  dans  le  cœur  une  égale  indiffé- 
rence pour  tous  les  lieux  de  la  terre,  je  quitterais,  les  uns  après 
les  autres,  tous  les  endroits  que  j'aurais  le  plus  aimés,  si  je 
croyais  qu'en  marchant,  en  changeant  de  pays,  je  me  rappro- 
cherais de  vous. 

((  Patrie  !  c'est  le  lieu  oii  l'on  vit,  on  l'on  aime,  oii  l'on  vou- 
drait être,  vers  lequel  on  soupire.  La  patrie  ne  peut  être  que  le 
ciel,  et  s'il  faut  s'en  choisir  une  sur  la  terre,  elle  est  dans  \os 
églises,  dans  le  lieu  où  l'on  vous  adore;  elle  est  dans  la  croix 
qui  rappelle  vos  souffrances;  elle  est  dans  le  cœur  qui  désire 
votre  amour. 

«  Oh!  oui,  toute  la  terre  m'est  indifférente,  je  puis  à  peine  voir 
comme  vous  l'avez  faite  belle.  Quand  on  me  montre  une  belle 
t'ue,  mes  yeux,  malgré  moi,  se  lèvent  vers  le  ciel,  toujours  plus 
oeau  que  tout  et  j'oublie  d'admirer  la  terre.  J'aime,  j'aime  a 
regarder  le  ciel  !  à  le  fixer,  à  m'en  éblouir,  à  m'en  épuiser  les 
yeux!  Je  ne  sais  pas  de  chagrin  dont  ne  me  consolerait  la  vue 
du  ciel,  car  le  seul  chagrin  inconsolable ^  c'esl  de  vous  offenser, 
mon  Dieu  !  et  même  alors,  je  regarderais  le  ciel,  car  là  seulement 
je  trouverais  le  pardon.  Mon  Dieu!  soyez; seul  mon  rêve,  ma 
pensée,  mon  amour,  ma  patrie! 


▲  PPBNDICB.  4«7 


•  Aiz.  M  àThl  1838. 

«  Oh!  le  ciel!  le  ciel!  y  scrai-je  jamais?  Que  le  désir  d'amour 
me  fasse  pardonner  de  n'avoir  pas  la  patience  de  vivre  !  hivu 
Dieu!  est-ce  donc  mal  de  désirer  de  mourir  quand  c'est  pour 
vous  voir?  Ce  n'est  pas  par  crainte  des  souffrances  et  des 
épreuves,  ce  n'est  pas  non  plus  par  de  fausses  idées  de  décou- 
ragement. Quand  je  puis  ne  pas  penser  à  vous,  je  la  trouve 
folie,  la  vie,  mon  Dieu!  Vous  lisez  dans  mon  cœur;  si  ce  désir 
d'aller  à  vous  est  une  offense,  éloignez-le  de  moi.  La  soumission 
et  riiumilité,  donnez-les-moi,  et  voilà  tout. 

«  n  avril  1836. 

1  Je  suis  sûre  que  je  vivrai  jusqu'à  cent  ans.  Dieu  punira  mon 
présomptueux  désir  de  mourir  par  une  interminable  vie.  — 
90  ans  d'attente,  —  90  chances  de  pécher  !  Oh  !  mon  Dieu  ! 
voudrez-vous  cela?  Que  de  mal  je  puis  faire  pendant  ces  lon- 
gues années!  Mériterai-jc  de  mourir  alors?  Mon  Dieu!  jamais 
je  ne  serai  di  ne  d'aller  à  vous,  mais  du  moins,  plus  je  mourrai 
jeune,  moins  l'espace  qui  me  sépare  de  vous  sera  diflBcile  à 
franchir. 

«  Le  purgatoire  vaut  mieux  que  la  vie.  On  est  plus  près  do 
Dieu  en  purgatoire  que  sur  terre.  On  s'y  purifie  pour  Dieu. 


c  Paris,  14  mai  1839 

«  Ob  !  cette  nuit  a  été  belle  !  J'ai  veillé  ^  j'ai  prié  et  vous  avez 
permis  que  ce  fût  sans  froideur  jusqu'au  jour.  Mon  Dieu,  soyez 
béni,  je  vous  adore  !  Merci,  merci,  vous  avez  eu  pitié  de  moi! 
Après  une  triste  journée  de  crainte,  vous  êtes  venu  ranimer 
mon  cœur  découragé,  vous  m'avez  fait  sentir  que  jamais  vous 
ne  m'abandonneriez.  Oh!  Dieu!  cette  nuit,  j'ai  senti  an  instant 
mon  cœur  comme  trop  rempli  et  prêt  à  se  briser.  Oh!  que 
jetais  heureuse!  Je  me  sentais  si  calme,  si  sereine!  C'était 
triste  de  revenir  à  cette  ennuyeuse  vie  après  ce  moment  d'oubli 
divin.  Oui,  mon  Dieu,  ce  mot  n'est  pas  trop  fort,  j'ose  l'articu- 
ler, car  tout  ce  que  j'ai  éprouvé  celte  nuit  venait  de  vous.  Je 

1.  Près  d'Albert. 


448  APPBNDIICB. 


ne  suis  pas  troublée  par  la  pensée  qu*il  y  a  présomption  à  le 
croire.  Je  ne  songe  pas  à  moi ,  c'est  vovls  que  j'aime  dans  ces 
grâces  de  ferveur  ;  je  ne  m'inquiète  pas  et  ce  calme  me  donne 
^le  sentiment  de  votre  présence  adorée,  car  le  Seigneur  n'est  pas 
dans  le  trouble.  Mon  Dieu!  je  vous  aime!  J'ai  crié  cela  cette 
nuit,  les  anges  l'ont-ils  portée  jusqu'à  vous,  cette  parole  par  la- 
quelle je  voudrais  mourir?  Oui,  mon  Dieu,  je  voudrais  la  pro- 
noncer avec  assez  de  force  pour  qu'elle  me  tuât.  J'oubliais  tout 
cette  nuit,  excepté  vous.  Je  me  suis  presque  crue  hors  de  cette 
terre.  Mais  cependant,  lorsque  je  revenais  auprès  d'Albert,  là 
aussi  j'étais  calmie  et  heureuse. 

«  Je  viens  de  l'église,  je  n'ai  pas  eu  de  messe,  je  n'ai  pas  ou- 
vert mon  livre,  mais  c'est  égal.  Oh  !  cette  première  communion 
m'a  fait  si  doucement,  si  tendrement  penser!  Mon  Dieu!  je 
vous  remercie,  car  là,  ce  matin,  j'ai  eu,  comme  à  Venise,  un 
sentiment,  un  rayon  de  la  grande  charité,  un  amour  réel  pour 
tous  les  hommes,  mais  surtout  pour  tous  ces  enfants  bénis  par 
vous  aujourd'hui  ;  j'ai  senti  que  si,  pour  le  plus  petit  d'entre 
eux,  on  me  disait  :  «  En  souffrant,  en  mourant  pour  lui,  vous 
le  préserverez  du  mal,  jamais  il  n'offensera  Dieu,  »  oh!  bien 
réellement  j'ai  senti  que  je  n'hésiterais  pas!  Mon  cœur  se  gon- 
flait de  joie  et  de  bonheur  à  cette  pensée  :  «  Jamais  il  n'offensera 
Dieu.  »  Oh!  mon  Dieu,  si  je  pouvais  mourir  mille  fois  pour 
ôter  le  mal  du  cœur  de  chacun  des  hommes,  je  le  ferais.  Voyez 
la  sincérité  de  ce  désir.  Augmentez-le,  établissez-le  dans  mon 
cœur  pour  toujours,  car  ce  sentiment,  c'est  la  charité  que  je 
désire  si  ardemment.  Oh!  bénissez  ces  enfants,  bénissez-les  du 
souvenir  constant  de  ce  beau  jour  o\x  ils  vous  ont  reçu  pour  la 
première  fois.  Quelle  sincîère  horreur  ils  ont  du  mal  aujour- 
d'hui! Quelles  promesses  ils  vous  font  de  plutôt  mourir  que  de 
vous  offenser!  Oh  !  que  ces  saintes  pensées  demeurent  toujours 
dans  leurs  âmes;  que  le  souvenir  de  ce  jour  les  éclaire,  les 
gardé  et  les  défende  contre  l'horrible  mal  ! 

«  Et  moi,  mon  Dieu,  rendez-moi  ce  que  j'étais  le  jour  de  ma 
première  communion,  rendez  mon  cœur  aussi  simple  et  aussi 
pur  que  celui  de  ces  pieux  enfants  d'aujourd'hui. 


▲  PPBNDICB. 


f  PaHt.  M  mai  1 839. 


.  ••.  Hier  et  aujourd'hui  j'ai  été  frivole,  j'ai  pensé  à  ma 
(oiiette,  je  me  suis  re£;nrdée  dan«  la  glace;  il  est  vrai  que  je  ne 
me  suis  pas  trouvée  très-jolie,  mais  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour 
l'être  davantage.  A  mesure  que  ces  folles  idées  me  traversent 
il^prit,  je  sens  la  grâce  de  Dieu  s'éloigner  et  mon  cœur  se 
ferhier  dans  une  douloureuse  indifférence.  Bfa  vanité  se  ranime 
sur  louslt^  points.  Hier,  BI.***  a  dit  que  j'avais  une  belle  voix, 
j'en  ai  été  inconcevablomont  llaltée,  et  comme  une  sotte,  j'ai 
pris  grand  pi.^isir  à  chanter  devant  lui.  Mon  Dieu,  desséchez- 
le,  mon  gosier,  co  côté  le  plus  vulnérable  de  ma  vanité.  Je  ne 
suis  pas  assez  jolie  pour  qu'un  compliment  sur  ma  figure  me 
llaltc  beaucoup.  Je  ne  le  crois  pas  facilement,  j'ai  le  temps  de 
me  mettre  en  garde  ;  mais  pour  ma  voix,  j'entends  qu'elle  est 
belle  et  je  pense  qu'on  doit  la  trouver  telle  lorsque  je  chante 
devant  du  monde.  Je  la  déteste  quelquefois,  ma  voix.  Otez-Ia- 
moi,  mon  Dieu,  puisqu'elle  ne  sera  pas  uniquement  destinée  à 
chanter  vos  louanges;  c'est  un  bien  dont  vous  m'avez  piirée, 
reprenez-le,  car  j'en  use  mal!...  Oh!  je  le  sens  à  présent,  si 
j'étais  religieuse,  n'entendant  rien  du  monde,  je  ne  le  regrette- 
rais jamais.  Mais  aussi,  qui  sait?  lancée  au  milieu  de  ce  niAme 
monde  avec  toutes  mes  mist'res  et  toute  ma  faiblesse,  je  serai 
peut-Atre  à  lui  avec  une  force  d'attrait  égale  à  ma  haine  ac- 
tuelle. Oh!  un  couvent,  un  couvent!  un  lieu  de  la  terre  où  le 
mal  ne  soit  pas,  que  je  quitte  tout  pouraller  y  déposer  ce  grand 
désir  d'amour  et  de  ferveur.  Oh!  Dieu  seul  à  servir!  Dieu  .seul 
à  aimer  !  mais  aussi  n'oublions  pas  ceci,  n'obéir  qu*à  Dieu  seul 
Ainsi,  que  tout  se  taise,  pas  de  murmure,  pas  de  révolte,  que 
votre  volonté  soit  faite,  mon  Dieu!  mais  si  je  mérite  la  paix, 
accordez-moi  cette  bénédiction,  sinon  soyez  toujours  aimé  et 
remercié.  Tout  est  à  chérir  de  vous! 

•  Parii,  89  mai  ]83«.  Dimanche  de  la  Trinité, 
jour  de  l'abjnr.ition  d'A.lexandrioe. 

«  Seignf^ur!  comment  vous  fwrler,  que  vous  dire,  mon  Dieu, 
pour  les  grâces  de  celle  journée?  Elle  est  catholique,  votre 


450  APPENDICE. 


belle  petite  brebis  vous  est  revenue,  mon  Dieu!  Oh!  réjouissez 
son  âme,  chérissez-la,  consolez-la  de  ses  longues  années  d'exil» 
comblez  de  joie  son  retour  dans  la  véritable  patrie,  bénissez-la 
de  tous  vos  dons,  et,  si  vous  l'aimez  assez  pour  l'éprouver, 
donnez-lui  l'immense  amour  de  vous  seul  pour  tout  supporter, 
pour  tout  chérir  de  votre  main  adorée. 

a  Anges  de  Dieu,  veillez  sur  elle,  entourez-la,  pour  que  sa 
paix  soit  grande,  pour  que  son  âme  soit  sereine! 

Paris,  18  juin  1836. 

«  J'ai  cru  m'apercevoir  que  j'avais  un  fonds  d'insouciance  qui 
ressemble  tout  bonnement  à  de  l'insensibilité.  Je  crois  que 
prendre  aussi  peu  vivement  que  je  le  fais  part  à  toutes  les  choses 
de  ce  monde  pourrait  bien  indiquer  un  certain  manque  de  cœur. 
J'ai  aussi  pensé  que  j'avais  une  ferveur  répréhensible,  que  je 
prenais  tout  pat'  accès  ;  tantôt  accès  du  monde  et  oubli  de  Dieu, 
tantôt  accès  et  excès  de  ferveur  presque  jusqu'à  l'exagération, 
pendant  lesquels  je  suis  capable  d'accuser  les  plus  saints  de 
tiédeur.  Ohl  tout  cela  n'est  point  selon  Dieu.  Une  sainte  solide 
piété  ne  s'établira-t-elle  jamais  dans  mon  cœur  ?  J'en  suis  en- 
core bien  loin!  Oh!  j'ai  Tesprit  et  le  cœur  tristes  ce  soir,  j'ai 
tant  pensé,  et  à  tant  de  choses  contradictoires!  J'ai  la  tête  sotte. 
Mon  cher  bon  Dieu!  vous  aurais-je  trop  fâché  pour  que  vous 
me  consoliez?  Voulez-vous  venir  un  peu?  Voulez-vous  me  faire 
gentir  qu'au  fond  de  tout,  je  vous  aime,  et  alors  cette  tristesse 
de  mon  cœur  s'oubliera  dans  une  joie  infinie.  Me  suis- je  trompée 
quand  j'ai  cru  vous  aimer?  Me  suis-je  trompée  quand  j'ai  désiré 
votre  amour?  Tout  cela  est-il  donc  faux  dans  mon  cœur?  Et 
ce  désir  d'absolue  soumission  à  votre  volonté  est-il  donc  faux 
aussi?  Qu'est-ce  que  tout  cela,  ô  mon  Dieu!  et  que  suis-je? 

•  19  juin  1836. 

«  On  vient  de  m'appeler  pour  chanter;  j'ai  toujours  une  vague 
envie  de  plaire.  La  vanité  doit  être,  de  toutes  les  fâcheuses 
habitudes  du  cœur,  la  plus  difficile  à  déraciner.  Oh!  que  de 
misères!  J'ai  l'esprit  faux  et  le  cœur  faible:  quelle  espèce  de 


▲  PPBNDICB. 


personne  est-on  avec  un  assemblage  pareil  ?  Mon  Dieu  t  telle 
que  je  suis,  je  me  donne  à  vous  et  je  vous  donne  tout,  ma  mi- 
sère, mon  orgueil,  ma  vanité,  tout,  et  ce  n'est  {>as  un  beau 
présent  que  je  vous  fais,  mais  où  porter  la  faiblesse  si  ce  o'eai 
là  où  se  trouve  la  force,  là  où  tout  se  pardonne,  là  où  tout  ae 
purifie  et  où  tout  mal  se  change  en  bien  ?  Les  hommes  ne 
voudraient  pas  de  ma  misère  ;  mais  Dieu  t...  Les  hommes  sont 
bien  sévères,  mais  Dieu!...  Dieu  aime  nos  imperfections, 
pourvu  que  nous  le  laissions  les  pardonner.  Je  dis  :  que  nous 
le  laUsians,  parce  que  ce  n'est  que  lorsque  l'acharnement  de 
notre  volonté  s'y  oppose  qu'il  refuse,  et  encore,  refuser  n'est 
pas  le  mot;  il  ne  le  connaît  pas,  il  ne  refuse  jamais  :  c*est  nous 
qui  ne  demandons  pas  toujours.  Il  accepte  tout,  il  recueille  tout; 
jamais,  jamais,  il  ne  repousse.  Oh  !  que  cette  pensée  est  im- 
mense, immense  d'espoir,  de  joie,  de  consolation!  0  mon 
Dieu  !  soyez  béni,  béni,  adoré,  glorifié.  Vous  êtes  le  bonheur 
du  cœur! 


trop.  Bonrdier  et  O,  ro«  de»  PoUetlM,  t. 


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