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ARTES SCIE.NTIA VEftlITAS
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La revue blanche
La
revue blanche
Tome XXVIII
MAI, JUIN, JUILLET, AOUT 19O2
PARIS
ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE
a3, BOULEVARD DES ITALIENS, 23
1902
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Le Père Perdrix
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Et le médecin disait :
— Dame ! mon pauvre père Perdrix, il vaut mieux que je
ATous le dise. Voilà un mois que vous portez vos lunettes
noires et ça ne vous arien fait. Que voulez-vous? Raison-
nez-vous. Il n'y a qu'un moyen, c'est de cesser complète-
ment le travail, sans quoi le feu de la forge et toutes ces
choses-là vous rendraient tout à fait aveugle. Des fois, le
repos peut vous guérir sans drogue et sans opération. Mais
continuez à porter vos lunettes.
C'est ainsi que Monsieur Edmond parla et il n'y avait pas
moj^en de le contredire, parce que les bourgeois sont si
capricieux ! Il eût crié, comme une fois chez un homme
de la campagne : Eh ! nom de Dieu, si vous ne prenez pas
mes remèdes, vous crèverez ! Le père Perdrix répondit :
— Dame ! Monsieur, ça sera comme vous voudrez.
Et dès qu'ils furent seuls, la mère Perdrix commençait:
— Qui que ça veut dire, qui que ça veut dire ? Faut donc
-plus que tu travailles ! Eh! là, mon Dieu, qui que tu vas
faire ?
Mais le Vieux, qui n'était pas patient, cria :
— Enfin, fous-moi donc la paix !
Elle s'assit sur le petit banc. C'était une femme coura-
geuse, qui ne pouvait pas rester en place, et elle était là, les
deux poings au menton, donnant des coups de tête, le regar-
dant, attendant, et se remuantquand même. Lui, sur sa chaise,
lesjambes écartées, les mains pendantes, contemplait le sol,
et son chapeau aux bords abaissés lui servait d'abat-jour.
D'ailleurs il vaut mieux ne rien dire. Il s'amusait avec le
coin de son sabota gratter les carreaux qui, même dans les
maisons bien balayées, gardent une pellicule de boue, et
6 LA REVUE BLANCHE
il la râelàit, il s'occupait à la racler. Et puis, nom de nom
de Dieu, n'avoir jamais été malade, et il avait bien fallu que
ça le prît par les yeux ! Après quoi il considérait le hois
de son sabot. Ensuite ceci le piqua et lui fit pleurer les
yeux comme toujours lorsqu'il examinait un objet.
Un soir, il avait dit : Je ne sais pas ce que j'ai, les yeux
me brûlent. La Vieille répondit : C'est sans doute qiî'en
battant le fer il t'y sera sauté une étincelle. Quand même,
il était bien étonnant que les deux yeux fussent pris à la fois !
Et tous les jours, tous les jours le mal continuait, si bien
qu'à la fin il se décida : Il n'y a plus qu'une chose, c'est de
voir le médecin. Le médecin donna des gouttes et, le matin
et le 60ir, il fallait en compter trois dans chaque œil. Bah !
Ç9. n'eut pas beaucoup d'effet. On en blagua. Son neveu,
Pierre Bousset, le charron^ disait : < Écoutez donc, mon
oncle, vous n'avez pas fait comme, dans le temps, le père
Tolny ? La médecin lui écrivit une ordonnance et dit à sa
femme : Vous lui ferez prendre cette ordonnance. Et plus
tacxl, lorsqu'il revint auprès du malade, il demanda : Eh
Wen! est-ce que ça va mieux? La femme répondit : Ma foi,
Monsieur, ça ne s'y connaît guère. Et puis qu'est-ce que
vous vouiez, un si petit bout de papier, dans le corps d'un
pareil homme I »
Oui, oui, blaguez ! Monsieur Edmond revint et dit : Con-
tinuez vos remèdes. Mais je vais vou5 mettre en observa-
tion. Il faut absolument que vous restiez huit jours sans
travailler, pour ne pas vous fatiguer la vue. Et le Vieux
demandait au petit Jean Bousset, le fils de Pierre, qui était
bachelier : Dis donc, mon Jean, qu'est-ce que ça veut dire :
mettre en observation?
La troisième fois, Monsieur Edmond lui ordonna de por-
ter des verres fumés et de se reposer encore. Et la quatrième
fois, qui était aujourd'hui, il trouva que la maladie était
déclarée et qu'il n'y avait rien à faire. ^
Ainsi le mal tombe sur Touvricr, alors qu'il travaille. Les
bourgeois ne sont pas assez malades, eux qui auraient bien
le temps de sa soigner. Le père Perdrix portait son vieux
eerveau dans sa tête, tout en boule, et son crâne résonnant
où des idées bourdonnaient. C'était le mal qui vibrait à
l'entour^ comme une grosse mouche, puis se collait à son
JM 1>ÈIIE P£R»lilK 7
front. C'était le mal, avec sa massue, qui lui faisait baisser
la tête, avec ses ridicules fantaisies, qui lui firisait gratter le
sol d'un geste machinal. Il était assommé comnae une vieiite
bête, car nous sommes de vieilles betes : Travaille, travailîke,
galérien, et claque au bout ! il ne sentait rien qu'une idée,
qui, restent dans les profondeurs de ses moelles, ne se for-
mniait pas encore, mais se fixait matériellement, comme une
chose, et semblait une idée de plomb. Elle ne circulait pas
comme nos idées circulent, quand Ton cause, mais à tous
les codas s'attachait : aux articulations, dans les m^embres,
dans les sabots qui râclai-entla boue des carreaux et dansîa
tête où, sensiblement, elle tuait les autres et demenrart
comme xine idée d'airain, comme un grondement, comnne
une mer immense -et monotone.
— J-e ne suis mêm« pas bon à garder les cochons.
11 n'y a que le travail pour nous. Pendant cinquante ans
il avait levé le marteau sur Tenclume, comme on l-e doit,
car notre vie se compose d'une enclume et d'un marteau.
Et son corps en gardait Télan, et toute une force était prête
encore, qu'il sentait dans son dos amassée, pour bondir et
marteler. Nous voulons gagner notre pain avec le fer d-e lu
forge et puisque le pain c'est la vie, nous voulons donner
tonte notre vie pour avoir du pain. Ah! il ne raclait plus le
so! avec son sabot ! Sur sa chaise assis, les deux poings dans
les -dents, à côté de la fenêtre, il ne bougeait pas, il ne par-
lait pas, comme un vieux loup courbé qui souffre -et neveut
pus se plaindre. Et qu'il est dur d'être assis 1
ïl u'e pensait pas à la souffrance : on perdrait bien les
yen"x, si l'on avait de quoi vivre! Il ne pensait pas à la nuit
des aveugles où le monde est fait comme un mur noir et
qui n'a pas de fin. Le médecin dit : Des fois le repos, peTUt
vous guérir sans drogue et sans opération. Ah ! qn'imporîie
guérir, c^est du repos que le médecin devrait nous guérir !
Et s'il s'agit de ne plus tra\^iller, j'aime mieiix n'y rien voir
qt&e de regarder ma misère.
Jujsqii'idi sa vie s'était composée d'une maison et d^nin^e
forge, La maison était un'e vieille m^aison de petite ville oà
les toits s'aâ'aisseiit un peu, comme des gens qu? cèdent des
o LA REVUE BLANCHE
reins, et dont la façade était percée de deux fenêtres à petits
carreaux qui n'éclairaient pas beaucoup la chambre, car,
dans les campagnes, la lumière est si commune qu'elle n'y
semble pas une chose précieuse. Le mur pignon porte des
anneaux auxquels on attache les chevaux que l'on ferre et
donne sur une ruelle aboutissant à des jardins. Dans une
annexe est installée la forge et la maison offre quelques
commodités à cause de la cour où se trouve un four, de
l'emplacement du fumier et des écuries à lapins. Ceci même
fait partie de notre corps comme nos vieilles habitudes,
comme les mouvements de nos jambes et de nos bras. La
chambre était grande et obscure avec des solives noires au
plafond, deux lits alignés dont les pieds se faisaient face,
que séparait une armoire, avec ses vieux usages dans tous
les coins : les paniers pendus à la grosse poutre, le coffre
aux pommes de terre, la place du seau entre une fenêtre et
la porte, celle de la glace entre la porte et l'autre fenêtre,
avec ses vieilles chaises que l'on connaît par leurs noms et
avec la table ronde dont on abat les pans, qui reste au milieu
et qui a l'air, lorsqu'on est absent, de la maîtresse de la
maison. Les lits avaient des rideaux de cretonne rouge à
fleurs jaunes et rien que cela empêchait la chambre de paraî-
tre nue.
Dans la forge il avait battu le fer pendant trente ans. A
l'époque de son mariage avec la Françoise, âgé de trente-
trois ans, il avait monté cette petite boutique parce qu'un
fonds de maréchal coûte trop cher et que tout le monde n'a
pas ses avances. Jacques et François, les deux garçons y
avaient appris leur métier. Ce métier de maréchal-ferrant est
dur et même dangereux à cause des coupsde piedde chevaux,
mais quand l'on est fort, celui-ci ou un autre, tous les mé-
tiers se valent pourvu qu'on arrive à manger du pain. D'ail-
leurs ils ne s'en trouvaient pas mal, puisque Jacques avait
réussi à entrer au chemin de fer où, comme il avait envie
debien faire, ilétait arrivé à passer mécanicien. Quant à Fran-
çois, il travaillait chez un patron et il aimait à boire un coup :
à part ça, pas mauvais ouvrier. Il avait fait aussi des appren-
tis qui restaient chez lui quatre ou cinq ans, jusqu'à ce qu'ils
fussent en âge d'aller là où l'on touche un salaire d'homme.
Il ferrait les* chevaux des gens de la campagne, après quoi
LE PÈRE PERDRIX 9
il allait avec eux boire un verre de vin et il avait encore de
bonnes pratiques bourgeoises parce que sa femme avait été
domestique et que les bourgeois aiment mieux faire tra-
vailler les leurs. Alors il arrivait à gagner ses trois francs
dix sous ou quatre francs par jour, ce qui est joli pour nos
petits pays.
Il pensait à tout cela comme au bonheur perdu, dans une
crise où, lui semblait-il, se rejoignaient tous les maux pour
se fixer dans sa tête et y rouler leurs images d'enfer. Mais
toute la vie on s'en était douté ! Les ouvriers ne regardent
pas trop loin, tout va bien tant qu'on a la force, ensuite il
est toujours assez tôt d'y penser. C'est ainsi qu'il y a dans
nos cerveaux un coin réservé au malheur pour qu'il des-
cende un jour et se sente à sa place. Vous êtes même étonné
des idées qui vous viennent. On voit souvent deux vieux
qui passent par ici. L'homme est aveugle, précisément, et
marche au bras de sa femme, d'un air tranquille. Ils font
presque toutes les communes du département. On leur donne
toujours parce que c'est du monde comme nous et parce
qu'ils sont bien propres. Ils causent, et ni l'homme ni la
femme ne sont extravagants. C'est la même chose : ça l'a
pris un jour. Ils disent : Certainement, on nous fait partout
la charité parce que nous sommes connus, mais il est bien
malheureux, celui qui est obligé de demander. Il se rappe-
lait encore d'autres mendiants : tous ceux qui passent, tous
ceux qu'on voit et tous ceux qu'on devine. Son esprit était
aux mendiants et les suivait tous, sur leurs routes, de men-
diant en mendiant, de-commune en commune. Il se rappe-
lait les vieux à barbe blanche, avec de gros sacs qui les
tirent en arrière, qui montent pourtant la rue et s'en vont
tout droit. Il se rappelait les grands gaillards qui font de
grands pas et auraient bien la force de travailler et qui, bien
entendu, s'arrêtent boire la goutte « Au Petit Salé ». Il se
rappelait les jeunes gars qui sont des feignants parce que,
quand on en a l'envie, on trouve toujours de l'ouvrage. Use
rappelait les vieux farfadets tout minces, qui tremblent dans
l'air, font de petits pas coubes et semblent vouloir s'éteindre,
llserappelaitceluiquiavaitclaquésurlarouteetdontlecorps,
exposé à la mairie, y avait attiré toute la ville. Le Vieux avait
emmené là le petit Jean Bousset qui n'avait jamais vu de
feST^-
10 LA REVUE BLANCHI
mort. U lui prit la main et lui dit : N'aie pas peur, mon Jean !
Caiotée comme une pierre qui roule, et suivant cette pente,
sa tête s'y heurtait et résonnait comme un charroi. Il la tenait
eatreses poings, accroupi sur la chaise, si lourde et si pleine
qu'elle craignait d entraîner son corps. La voix du déluge,
le bruit des grandes eaux, un fracas tombaient sur ses épau-
les, au rendez-vous du mal humain, au carrefour des vents,
dans la nuit où les gueules des bêtes semblent vous sui\Te
ou vous attendre. Et puis il s arrêta en route parce que si
Ton pensait à ces choses on en tirerait le mal morceau par
morceau. Il se dégagea et, comme il levait la tête, il mur-
murait encore : Ahi on peut dire que j'en vois long !
La petite ville s'étendait parmi les champs, calme et sans
gêne comme une personne qui a l'aisance des coudes. Dans
l'air pur des (Campagnes, le long d'une côte, elle était là,
propre, docile, couchée, se reposant. On la voyait d'asser
loin sur la route, au bout de 1 allée de peupliers, avec ses
toits de tuile ou d'ardoise, et la perspective donnait de
l'importance aux petites maisons du bas quartier qui se
gonflaient comme des commerçants phraseurs. Pourtant la
mairie dominait tout, une mairie de pierre, cubique et
rigide, dont on était fier, bâtie dans le style des lois et des
décrets. Les pins du cimetière, les tilleuls des promenades
et les arbres de quelques jardins formaient un peu partotrt
des masses de feuillages à l'ombre desquels la vie humaine
devait s'asseoir, égale, poétique et faite de travaux manuels
accomplis en silence. Les rues larges et bien entretenues^
bordées de façades blanches, s'entrecroisaient et limitaient
des pâtés de maisons .up peu épaisses, vieillottes, recrépies
et dont l'âme demeurait, pareille à leurs toits^ ancienne et
immuable. Seule, la rue de l'église était sombre et traînait
une espèce d'odeur d'égout jusqu'à la Place. L'église était
une vieille église romane surmontée d'un clocher épais et
devant laquelle le plus beau platane du monde étendait ses
branches en protection sur les pierres: il en sortait de
vieux appels, une paix des temps passés, une image de nos
grand'mères qui filaient la laine et pensaient au Bon
L£ PERJC PXBDBiX li
Dieu. Et c'est ainsi quô la petite ville, au visage purifié, mon-
trait des manières naïves, comme une femme trompeuse.
Perdues dans le temps, les heures pendaient au-dessus
d'elle, de Tazur monotone, depuis le matin jusqu'au soir,
et tombaient goutte à goutte dans les maisons où les
besognes des métiers et celles des ménages occupaient la
vie et semblaient la vie même. Une année on avait vu
construire la mairie, ensuite la maison d'école des filles,
plus tard on avait vu niveler le champ de foire. Il y avait
dans chaque famille quelque date fameuse de mariage ou
de décès, quelque achat ou quelque vente, quelque sou-
venir d'argent amassé. Parfois il venait de Paris une his-
toire du Petit Journal, un portrait du Président de la
République ou des images d'Exposition qui vous faisaient
comprendre qu'on est heureux d'être Français. Parfois
encore, un souffle, comme il en passe dans les siècles, arri-
vait épaissi, mêlé, et pénétrant dans l'ordre des choses
établi, soulevait quelque colère ou quelque crainte. Les
hommes graves parlaient du socialisme et du partage des
biens et disaient: «Si demain je partageais avec Martin-le-
Frisé qui est un ivrogne, après-demain tout serait à refaire. >
On se souvenait de Gambetta, on se rappelait que Victor-
Hugo disait: «Je crois en Dieu, mais je n'aime pas les curés.»
Et les Parisiens étaient des têtes brûlées et ces gars-là vou-
draient nous amener une révolution. On causait avec
assurance, dans une atmosphère bornée où les paroles se
renvoyaient leur propre écho et semblaient sortir du fond
de la sagesse humaine.
Lorsque Boutron le chapelier eut sa dernière fille, au
dîner du baptême, pendant que les femmes racontaient :
^. Et puis vous ne savez pas, on dit qu'il a... if, les hommes
tenaient des conversations sérieuses. 11 y avait Blanchard
l^épicier et Grados le sacristain, qu'on avait appelés pour
le café. Boutron dit :
— Mon plus fort, c'est l'astronom-ie. Je connais le nom
de toutes les étoiles du Temps.
Blanchard dit :
- — Mon plus fort, c'est le calcul. Je fais des calculs de
tête sans jamais me tromper d'un centime. Mais mon moins
(axt, cest la géographie.
(
la LA REVUE BLANCHE
Alors Grados, le sacristain, se levait comme à Tappel de
Dieu et lui coupait la parole en criant :
— Cest mon plus fort, c'est mon plus fort!
Ainsi Ton avait des principes, et le monde était sans
mystère.
Il y avait deux sortes d'ouvriers : les ouvriers pauvres et
les ouvriers aisés. Les ouvriers pauvres pratiquaient des
métiers de tisserand ou de sabotier et leurs femmes allai-
taient des gosses, traînaient à leurs jupes de la marmaille
et rôdaient dans les maisons en disant : «: Allons, je n'ai
même pas eu le temps de me changer. Regardez donc
comment je suis faite. Et puis, va falloir encore que je fasse
une culotte au Baptiste. D'ailleurs, avec les enfants on. n'a
jamais fini. » Quelques-uns avaient de bons métiers, des
métiers de cordonnier où Ton n'est pas embarrassé pour
gagner une pièce de cent sous dans sa journée. Mais, dame!
sans soin! Et puis se soignant bien, prenant bien toutes
leurs aises: «Té donc! on arrivera comme on pourra.» Et
puis ne se faisant pas faute de faire tort. D'ailleurs, qu'on
aille partout où l'on voudra, on est sûr de les rencon-
trer : au café et dans toutes les parties de plaisir.
Les ouvriers aisés vivaient dans des maisons propres,
avec des idées carrées dans tous les coins de la chambre et
qui luisaient sur les meubles, s'asseyaient sur la table et
bouillaient avec Teau de la marmite pour la soupe du
matin et du soir. Fixés dans leur attitude de travail, ils
tournaient avec les aiguilles de l'horloge tout autour d'un
centre vital d'ordre et d'économie. Une sagesse délimitée
au cordeau bordait leur vie et les poussait en avant. On
appelle cela : avoir envie de bien faire.
Il y avait les bourgeois. Les bourgeois sont importants
comme le bruit, comme la richesse et comme la science.
Leurs maisons ont des salons, des écuries, des jardins. Ils
se fréquentent l'un l'autre et parlent avec une voix purifiée
parce qu'ils sont allés dans les écoles pour y apprendre les
belles manières et perdre leur accent. Ils ont des domes-
tiques et des chevaux et cela semble multiplier leur vie et
la mettre dans un carrosse qui la roule à son aise et la mène
à toutes les satisfactions. Les uns sont républicains et
dégourdis. Alors ils se rapprochent beaucoup plus de l'ou-
LE PÈRE PERDRIX i3
vrier, causent familièrement dans la rue et on les a connus
tout petits, du temps où ils allaient à l'école communale.
Ils fréquentent le café comme tout le monde et l'on peut
les aborder. Bien entendu, Ton est poli : ^ Écoutez-
donCf Monsieur Edmond, vous avez raison, mais je m'en
vais vous dire une chose... > Les autres bourgeois sont
réactionnaires et leurs fils deviennent officiers. Ils vivent
de la vie de famille, et leurs dames sont de vraies dames
qui tiennent leur rang. Ils font travailler les ouvriers dont
les enfants fréquentent Técole des sœurs, gèrent leurs pro-
priétés et,- ma foi! avec les bourgeois on ne sait jamais.
En tout cas, voici ce qui arriva à Bonnet-le-Mutin :
Le champ de Bonnet-le-Mutin touchait au domaine de
Monsieur Lalande. Un jour, son cochon s'échappa dans le
champ du voisin. On ne peut pas toujours être sur le dos
des bêtes. Enfin, Monsieur Lalande fit appeler Bonnet-le-
Mutîn et lui dit :
— Voilà. Votre cochon s'est roulé dans mon champ et
mon métayer se plaint des dégâts. Je ne veux pas vous atta-
quer en justice de paix, il vaut mieux que nous nous
entendions à l'amiable. Donnez-moi cent sous et je vous
laisserai tranquille. Mais, dame! faites attention, à l'avenir.
Bonnet-le-Mutin dit bien tout ce qu'il put, mais il fal-
lut en passer là. Du reste, quand les bourgeois se sont mis
quelque chose dans la tête...
Huit jours plus tard, tout le lot de moutons du métayer
entra dans le champ de Bonnet-le-Mutin. Celui-ci courut
chez Monsieur Lalande :
— Dites donc, Monsieur, à cent sous par tête, combien
ça fait? Eh bien! Je vais vous dire, moi je veux vivre en
voisin. Rendez-moi donc ma pièce de cent sous et une
autre fois je saurai ce qui me reste à faire.
C'était une petite ville où l'on était divisé, classé de par
une science sociale importante comme la science humaine,
où Ton distinguait des catégories, où l'on posait des prin-
cipes comme en histoire naturelle, où l'argent servait de
base comme les vertèbres et élevait un homme dans
l'échelle de l'être. Quelques individus : de gros commer-
çants^de riches fermiers faisaient la transition d'un genre
à l'autre, car si l'argent a une valeur morale, il faut pour-
f
f4 la BILTUE BLANCI£E
tant certains usages, du bon ton, de l'ancienneté dans la
richesse, sinon le fils d'nn marchand de bois vaudrait celui
d*un notaire. Une dan^e disait de son domestique qu'on
allait congédié : « Il se faisait jusqu'à six cents francs par
an, c'était une beJlc position, du moins pour ces gens-ià,
ce qu'on appelle une belle position. »
La petite ville avait ainsi pM>ussé dans la campagne. On
ne sait pas comment naissent les petites villes où il n'y a
pas de mine, pas de fleuve, pas de chemins de fer. On
comprend les villages où la famille humaine un jour s'ar-
rêta, au milieu des champs, et où naquirent le boulanger,
l'épicier, le sabotier. Les petites villes semblent une hési-
tation entre le village et la grande ville, une prétention
mêlée de pauvreté, je ne sais quoi qui rappelle un clerc
de notaire vaniteux. Le quartier du Sénat en était l'es-
sence même, où les commerçants semblaient plus assis
qu'ailleurs et tassés et substantiels, lisaient les journaux,
causaient politique et discutaient gravement les actions de
!a municipalité. Jadis, au temps où la République était
sérieuse, le quartier du Sénat était une pépinière de
conseillers municipaux, et c'est ici que Gambetta avait
•laissé tant de traces.
Les autres quartiers n'étaient pas homogèners. L'ordre,
la gueuserre, la richesse s'v coudoyaient et se frottaient un
peu, du pauvre qui demande au riche qui peut donner, de
Touvrier qui fait ses affaires à l'ouvrier qui laisse aller, et
formaierrt un ensemble où \âvait la vie humaine sous l'œil du
prochain, où la diversité des classes rompait l'unité des
morales et où la médisance poussait comme un arbre et
s'étendait au-dessus des passants. C'était une petite ville
que les événements semblaient oublier et qui^ perdue dans
le silence écoutait des vols d'insectes et les gafdait dans sa
tête vide comme d'^importants souvenirs. Les rideaux des
croisées cachaient des regarda, les aboiements des chiens
avaient des échos et la vie qui dormait par eonut s'éveillait
à cha<pie bruit comme, un gendarme qui: vous guette et
vous saisit.
LE FEUE PERDRIX i5
CHAPITRE II
Il était bien extraordinaire que Monsieur Edmofnd Larti-
gaud eût visité le père Perdrix avant son déjeuner, mais
comme la maison était à deux pas, et qu'en somme on peut
S€ déranger pour gagner quarante sous... D'habitude il ne
sortait qu'après onze heures; il faut se donner ses aises,
sinon ce ne serait pas la peine d'avoir de la fortune. Il
déjeunait à dix heures. Se lever à six, déjeuner à dix, dîner
à six, se coucher à dix, font vivre dix fois dix. D'ailleurs
il ne se levait jamais avant neuf heures.
Monsieur Edmond Lartigaud était un homme de quarante-
neuf ans, grand, gros, fort, important^ qui se tenait bien et qui
était un plaisir pour S€m tailleur parce que ses habits pro-
duisaient tout teoir effet. Il y avait une formule consacrée
à dépeindre certaines personnes que Ton avait connues :
^C'était un bel homme, un homme dans la taille et dans le
genre de Monsieur Edmond. » Issu d'une famille bourgeoisie,
il marchait avec solidité, comme le fils de ceux qui parcou-
raient les champs, des souliers de chasseur à leurs pieds.
On reconnaît les geris de souche bourgeoise à une certaine
hardiesse de leur allure rappelant leur arrière grand-père
qui, du temps de la Révolution, achetait un domaine pour
une paire de bœufs et parcourait les rues de son village avec
son premier orgueil de propriétaire. Monsieur Edmond avait
un visage ovale terminé par un menton de galoche qui,
lorsqu'il riait, se tendait en faisant : Ha ha ba ha ha ! Bon
vivant, son gros ventre, ne ressemblait pourtant pas à
celui des entrepreneurs enrichis, car, dans les deux géné-
rations qui le séparaient de la terre, une sélection s'était
•accomplie pour former un homme ayant Thabituxie de œ
rîen faire ct.qirî, tout en gardant l'empreinte de sa race,
savait porter sa tête et son corps et ses mains.
A TTXigt-nenf ans, ayant terminé ses études, il avait suc-
cédé à soQ ourle le médecin. Il prit la place toute chaude,
s'assit dans un bien-être de célibataire aisé, vécut arec Les
parties de cbasse, les bons repas, les petits verres de
cognac, dans son gros rire : Ha ha ha ha haî^où sonna bien-
I
«6. LA REVUE BLANCHK
tôt un bonheur total. L'oncle était un vieux célibataire
accouplé avec sa bonne et que ravageait la goutte.
Monsieur Edmond renversa la fille de la bonne dès qu'elle
eut seize ans et, pour goûter tous les plaisirs à la fois,
s'enferma avec elle, le soir, mangeant et buvant. Il en résulta
deux enfants, Paul et Georgette qui lui ressemblèrent et
il en résulta encore que Marie-Louise voulut connaître le
plaisir jusqu'au bout et but tout le jour en attendant
Monsieur Edmond. Il eut bientôt la goutte qui, comme il le
disait lui-même, était traditionnelle dans'îsa famille. Enfin
Paul atteignit ses dix ans, il fallut l'envoyer au lycée et pour
qu'il fût, ainsi que les autres, un fils de bourgeois. Mon-
sieur Edmond épousa Marie-Louise malgré le vin blanc. Le
temps passa, elle avait le visage tavelé de rouge, ne voyait
pas les autres dames parce qu'elle n'était pas présentable
et disait :« Ça m'est bien égal, je suis plus riche qu'elles.»
Monsieur Edmond s'assit dans la salle à manger où la table
était dressée et tapa dans les sardines, en attendant les
autres. Bientôt Paul et Georgette entrèrent : Bonjour, papa !
Bonjour papa! Monsieur Edmond était toujours de bonne
humeur à table : Allons, mes deux lapins, tapez dans le tas!
Madame Edmond n'apparaissait guère aux repas parce
que la bouteille de vin blanc demeurait dans un placard
de la cuisine où elle pouvait boire en marchant, en regar-
dant, en ravaudant. Ses habitudes de bonne étaient restées
dans sa peau comme une maladie de jeunesse.
On apporta les plats. Ils mangèrent les poissons et se par-
tagèrent le bifteck, mais, à la fin, comme il en restait un
morceau, Paul disait: A moi, papa! et Georgette l'inter-
rompait en criant : Non, papa, à. moi! Monsieur Edmond
coupa le reste en trois, prit la plus grosse part et dit : <c C'est
ça, mes cochons, battez-vous pour la nourriture! » Geor-
gette, qui était habile, sauta sur l'assiette : Bien fait! et
ce malheureux Paul eut le dernier morceau, gros comme
une noisette.
C'est alors que Marie-Louise apparut avec les pommes
de terre au gratin. Monsieur Edmond enleva trois pleines
cuillerées et s'arrêta en disant :
— Ce pauvre père Perdrix, je lui ai dit aujourd'hui de
cesser le travail.
■ii^
1.E PÈBB PERDRIX i7
Paul, qui avait dix-huit ans, sentait ses amers Picon du
jmatin et pensait à Taprès-midi avec des cannettes de bière.
Georgette ne pensait à rien. Marie-Louise, du temps où elle
n'était pas Madame Lartigaud, rôdait chez les voisines où Ton
mangeait de la soupe et dû pain et, comme elle était portée
^ur sa bouche, elle avait compris le malheur d'être pauvre.
Puis le vin blanc facilite les émotions du cœur. Elle dit:
— Pauvre vieux!
Monsieur Edmond dit encore :
— Il y a le petit Jean Bousset qui vient d'apprendre
qu'il est reçu à l'École Centrale.
Et il regarda Paul. Paul ne dit rien : il avait son idée.
Georgette tendit l'oreille parce qu'elle avait seize ans et
que Jean Bousset en avait dix-huit. Bien des désirs la
ravagaient et elle jetait des regards circulaires sur les
jeunes gens de la petite ville dont les ardeurs eussent pu
s'allier aux siennes.
Marie-Louise dit :
— Ce n'est pas comme notre grand bêta. Tiens donc,
espèce de grand feignant, de grand propre à rien !
Paul dit :
— Ne fais donc pas attention. Tu voisbienqu'elle est soûle.
11 avait commencé par se faire refuser à son baccalau-
réat de rhétorique, après quoi on le mit dans une boîte
à bachot d'où il revint, l'hiver suivant, avec une bronchite
assez grave. 11 s'était guéri rapidement, parce qu'il avait
un appétit de bête, mais il était resté tout aussi simple
avec l'air de suivre le vol des mouches. Son père disait :
^ Ha ha ha ha ha! Tiens, vois donc celle-là qui t'appelle! »
Marie-Louise, qui était sortie, entra avec une assiette
contenant des petits poissons. Ses générosités lui semblaient
grandes et le vin blanc les agrandissait encore en son cœur.
— Je vais leur porter une assiettée do poissons. Ça vaut
mieux que si nous ne pouvions pas les manger.
Monsieur Edmond savoura la chose et répondit :
— C'était un brave homme, le père Perdrix!
Elle cacha l'assiette sous son tablier et partit. Elle dit à
la mère Perdrix :
— Tenez donc, voilà une assiettée de poissons. Monsieur
Edmond a dit: Qu'ils ne craignent rien, on s'occupera d'eux!
l8 LA HEVL'E BLANCH£
Après avoir bu son café et son cognac, Paul sortit de la
salle à manger. Du déjeuner au dîner, le temps s'étendait
durant sept heures entières pendant lesquelles il saisissait
les occasions, prenait les minutes une à une avant de les
jeter derrière lui. On lui avait défendu la chasse à cause
des chaud et froid. Il s'amusait avec son domestique, mar-
, chait dans la maison, se campait au seuil et arrêtait les pas-
sants, rôdait dans les rues et connaissait tous ceux qui
aiment le café. Il savait dans quels endroits Ton peut boire,
s'y asseyait mais ne s y fixait pas, parce qu'autre chose l'en-
traînait ensuite. Son estomac semblait un roi qui gouverne
et qui règne et, prenant sa tête, guidait sa vie, puis se
renouvelait comme une idée, le conduisait dans une maison
où la table était mise, dans une autre où on lui offrait la
goutte, dans un café où l*on voudrait lui faire crédit.
Il fit un tour dans la cour, passa ensuite le nez à la porte,
il était onze "heures et demie. On apercevait la maison du
père Perdrix. Il descendit : - .
— Vieux, vous boirez bien un verre de bière.
Le père Perdrix accepta, quoiqu'il n'aimât pas la bière.
Ils (plièrent « Au Petit Salé », s'assirent, et tous deux, séparés
par la table, contemplaient leur verre. Le père Perdrix lui
raconta la chose. Paul dit :
— C'est vrai?... Faut rien craindre, vieux, on s'occupera
de vous.
Puis il commanda une autre cannette, la versa dans les
' verres, but le sien à tous petits coups en attendant midi, et
il semblait, à chaque fois, absorber une minute. Quand il
jugea le moment venu, il paya, se leva :
— Au revoir! Je m'en vais.
Maintenant, il pouvait aller chez Bousset.
La table était mise et tous quatre, Pierre Bousset, sa
femme, Jean et Marguerite, autour d'une galette aux pom-
mes de terré, mangeaient et mâchaient tout un succès, *
toute une gloire. La femme disait :
— Mon Jean! On aurait dit que je m'y attendais. J'avais
justement fait une galette aux pommes de terre.
Elle était descendue tout de suite à l'école pour l'ap-
prendre à Marguerite. Et Marguerite racontait :
LE PÈRE PERDRIX 19
— La sœur supérieure est entrée dans la classe. Elle a
dit : Marguerite Bousset, votre frère est reçu le soixante-
quinzième à rÉcole Centrale. Moi je suis devenue toute
blanche. Et la sœur a dit : Cest joli, le garçon d'un char-
ron !
Paul passa devant ia fenêtre. Pierre Bousset dit:
— Voilà Paul Lartigaud.
11 était ennuyé qu'on vînt les déranger au moment du
repas. Par tempérament d'ouvrier économe, il n'aimait pas
donner et pourtant il n'osait pas ne rien offrir. Paul entrait
avec son continuel ricanement qui lui donnait de l'assu-
rance.
— Hé! hé! hé! Le voilà à table. Il mange de la galette.
Eh bien! Tu es content!
Tout le monde dit en même temps :
— Asseyez-vous donc, monsieur Paul.
Jean Bousset sentait son bonheur s'accroître par la pré-
sence de quelqu'un qui le contemplait et, pensant à la
veille, où il n'était pas encore « élève à TÉcole Centrale »,
triomphait du temps et des hommes
Pierre Bousset dit :
— Vous mangerez bien un morceau de galette, Monsieur
Paul ?
Et Paul secouait la tête, avec son ricanement :
— J'espère que vous allez arroser ça.
C'était une galette aux pommes de terre, chaude et dorée,
dont la croûte était tendre, parce qu'ils n'avaient plus beau-
coup de dents et dont la miette, pleine de beurre, fondait
dans la bouche et y ruisselait. Après cela l'on boit un bon
coup pour se mettre le cœur en place, puis l'on mange en-
core, pour se rassasier.
Pierre Bousset recevait la récompense de ses sacrifices
et pensait : Ce sont les bourgeois qui doivent être en
colère !
Et sa femme -disait :
— N'est-ce pas que c'est joli, monsieur Paul? Dame! il
n'y en a pas un autre dans le pays.
Pierre Bousset, le charron, était un homme de un mètre
soixante-cinq centimètres, que le travail du charronnage
avait rendu carré, rond, solide, mais que ses cinquante-
20 LA REVUE BLANCHE
deux ans courbaient un peu, comme un poids courbe une
branche. Fils d'une femme qui devint veuve, il vécut une
première enfance : à Técole où il n'apprit rien parce les
pauvres ont des choses qui les occupent, dans les enterre-
ments riches où Ton fait Taumône , dans les distributions
du bureau de bienfaisance et parmi les rues, comme les
gueux qui n'ont qu'une chambre et cherchent dans les
caniveaux des sous et du pain. Une fois, un épicier aisé
renvoya faire une commission, à trois kilomètres, au do-
maine de la Grand'Font et, quand il revint, lui dit : Je te
remercie bien, mon petit. L'enfant pensait à ce qu'il avait
usé de ses sabots. Une autre fois, un oncle s'étant arrêté
chez elle, la mère envoya Pierre chercher une bouteille de
vin. L'aubergiste dit à sa femme : Ça boit du vin, ça! Lors-
qu'il passait dans les rues de la petite ville, mal vêtu, re-
gardant en Taîr, les habitants disaient : C'est le plus mau-
vais des gars ! Il aima sa mère avec une sorte de rage et se
répétait à lui-même : Nom de Dieu ! quand je serai grand...
Il entra en apprentissage chez un oncle qui était charron et
qui voulut bien le prendre sans le faire payer. Pour qu'il
ne mangeât pas trop, et connaissant le pauvre et sa honte,
au moment des repas la tante enfermait le pain dans la
huche et là-dessus restait assise. Parfois il faisait des com-
missions, on lui donnait des sous, et il les nouait dans un
coin de son mouchoir. Tous les mois, un dimanche, îl
allait voir sa mère, parcourait quatre lieues à pied et lui
apportait ses économies. Il y eut des mois où il apporta
jusqu'à trente sous. Enfin, son apprentissage étant terminé,
il travailla dans les petites villes des alentours où, avec
ses camarades, il pariait à qui travaillerait le plus. Les pre-
miers temps, on l'emmenait à Tauberge, le dimanche, et
on le faisait payer parce que, étant économe, il devait
avoir de l'argent. Il protesta quelques bonnes fois, alors on
ne Tinvita plus et on lui disait : « Toi, nous ne t'emmenons
pas. Tu es un chien, ça c'est connu. > Il apprit que le
monde est dur comme du fer, qu'il attaque nos destinées à
coups de poing et qu'il faut parfois plier 1er épaules pour
ne pas être cassé. Il se renferma dans ses idées, vécut pour
lui-même et surveilla sa bourse. A trente et un ans, il se
maria avec une femme économe et travailleuse, s'établit à
LE PÈRE PERDRIX ai
son compte et, parce qu'il était un des meilleurs ouvriers
du pays, consciencieux et rapide, on vint à lui comme à
une administration régulière. Il eut deux enfants, Jean et
Marguerite, à quatre ans de distance, ce qui lui donnait
plus de plaisir encore que lorsqu'il allait porter de l'argent
au notaire. En vingt ans, il amassa quarante mille francs.
Jean, qui était toujours le premier à Técole, put avoir une
subvention départementale qui lui permit d'étudier au lycée,
y occupa la première place encore, et lorsqu'il se présenta
à l'École Centrale, fut classé le soixante-quinzième, ce qui
fit pousser des : ah! Jamais il n'avait échoué à aucun
examen.
Et Paul s'attabla sans plus de cérémonie. Marguerite
aussi mangeait, et son petit menton rond, sérieux et se
remuant, semblait une personne qui réfléchit en marchant.
Paul la regarda et dit :
— Tu l'aimes, la galette!
Elle avait quatorze ans et ne se cachait de rien. Elle ré-
pondit :
— Ma foi, oui, je l'aime bien.
Ils avaient été à une noce ensemble. 11 était son premier
garçon de noce, elle était sa première fille de noce. C'est
une chose qui vous réunit et qui mêle à vos sentiments
naturels un peu plus que de l'amitié. 11 avait pris l'habi-
tude de lui offrir toutes sortes de petites choses, comme
des bonbons, et elle avait pris l'habitude de les attendre.
D'ailleurs, Paul traînait toujours quelque friandise dans sa
poche, pour s'occuper. 11 dit :
— Et les pastilles de menthe, est-ce que tu les aimes?
Elle répondit :
— Bien, sûr! Est-ce que tu en as dans ta poche?
Il les sortit en disant :
— Ah! tu la connais dans les coins!
Pendant ce temps, Pierre Bousset versait à boire. Il eût
voulu rendre tout le monde heureux. C'était un de ces
hommes qui se sont toujours privés et pour qui le bonheur
consiste à ne se pas priver. Il disait à son fils :
— Tu ne bois pas. Bois donc, petit bêta!
Puis arriva le moment du café et Pierre Bousset voulut
encore payer la goutte. Quand tout fut fini, Paul désirait
22 LA REVUE BLANCHE
emmener Jean. Mais le père pensait : « II. a pris tout ce
qu'il lui faut. C'est inutile qu'il FÔdaille toute la soirée
dans les cafés. Cest comme ça qu'on s'abîme la santé et
qu'on fait de mauvais estomacs. » Il dit :
— Non, monsieur Paul. Il doit partir pour Paris dans
huit jours et j'ai besoin de lui parler. Et puis il faut que le
tailleur vienne prendre la mesure de ses habits et que sa
mère lui prépare son trousseau. Il descendra voir votre
jpère dans la soirée.
Paul se leva :
— Au revoir! Je m'en vais.
Un peu après Marguerite descendit à l'école. Elle n'eût
pasvoulu descendre en même temps que Paul ; il se tenait
trop mal! Alors, le père, la mère et Jean, autour de la table
formaient un conseil. Le père disait :
— Dame! mon petit, je suis content. On peut le dire, que
je suis content. Tu sais que j'ai fait bien des sacrifices. Jus-
qu'ici je n'ai pas eu à me plaindre. Il y a bien" eu une fois
où le proviseur rnettait : « Une certaine tendance à se mettre
en lutte contre la discipline », mais j'ai pris celia pour des
bêtises de jeune homme. A présent, il ne faut plus te
conduire comme un petit garçon. Et puis tu vois ce que
nous faisons pour toi. Dame! la pauvre Marguerite sera
toujours dupée. Oh! elle n'en est pas jalouse. Elle a eu
bien du plaisir à voir comme tu avais réussi. Ce n'est pas
dans toutes les familles que les frères et les sœurs s'enten-
dent comme ça. Enfin nous la récompenserons avec sa dot,
quand elle se mariera.
Tu vas partir à Paris. Nous avons demandé une bourse,
je pense que nous l'obtiendrons. 11 faut toujours bien te
conduire, parce que la conduite c'est le principal. On en
voit, dans nos pays, qui ont de petits métiers et qui, à
force de conduite, arrivent à mettre quelque chose de côté.
C'est en petit comme en grand. Regarde ton oncle Perdrix.
On ne peut pas dire que ce soit un mauvais homme, ni un
débauché. Mais, dame! il aimait à boire et puis toujours la
pipe au bec. Je ne parle pas de la mère Perdrix qui est
au contraire une femme d'ordre. Il avait un métier de ma-
réchal. Dame! ce n'est pas embrouillant: c'est un des pre-
miers métiers de nos pays. S'il s'était ménagé, ça se trou-
rJC PÈRE PEBDRIX '^3
verait aujourd'hui, au lieu qu'il n'est plus bon qu'à mettre
au bureau de charité.
Conduis-toi toujours bien. Le jour, tu seras à l'école, je
n'ai rien à dire. Tous les soirs rentre dans ta chambre et
travaille. Tu sais mieux que moi ce qu'il y a à faire. Méfie-
toi de toutes ces femmes. Des fois on en rencontre dans la
me et ce n'est bon qu'à vous conduire dans des guet-apens*
Ou bien encore on attrape de mauvaises maladies, et une
fois qu'on a ça dans le sang il faut bien qu'on le garde. Tu
es déjà d'un petit tempérament.
Je ne te dis pas non plus de n'avoir pas d'amis, mais
il n'en faut pas trop. Tu en as eu au lycée, nous les avons
reçus pendant les vacances, nous leur avons fait des poli-
tesses. Ça n'avait pas l'air d'être des mauvais garçons. Mais
tu as vu ça bien des fois avec nous; les amis ça n'est bon
qu'à vous emprunter de l'argent, et souvent on est obligé
de le perdre. Je t'enverrai cent vingt francs tous les mois.
Tu n'as pas à' te plaindre : ça fait quatre francs par jour.
Ménage-toi bien et surtout n'emprunte jamais rien à per-
sonne. Une fois qu'on s'est mis dans les dettes, on ne sait
plus comment en sortir. Et puis on devient pied-plat, il
faut toujours emprunter à droite ou à gauche. J'aime mieux
encore, si ça te faisait faute, que tu me demandes. Mais
réfléchis bien.- Moi, mon petit, tu as vu comme je m'étais
donné de la peine pour ramasser quelque chose. Je gagne
ma vie en travaillant,
Obéis toujours bien à tes maitres. C'est à celui qui est
votre maître qu'il faut être soumis. Des fois il y en a des
brutes qui vous prennent en grippe. On ne leur répond
pas. Toujours être poli. A la fin ils reviennent et ils se
disent : « Tout de même, voilà un petit qui ne dit jamais
rien. J'ai peut-être eu tort de le brusquer. » Des fois c'est de
ces hommes-là qu'on se fait des amis, parce qu'ils ne sont
pas tous mauvais au fond. Et puis ils peuvent vous être
utiles. Ne te fâche jamais. Fais comme les Auvergnats. Tu
en as vu par ici quand ils viennent vendre de l'étoffe. On
leur dit : « Fous-moi le camp, espèce de filou, voleur! :^
Ils s'en vont sans rien dire. Et puis quand ils ont fait le tour
de la ville, ils reviennent et vous disent : « Mais enfin.
Monsieur » On les écoute, et des fois ils arrivent à
îi4 LA REVUE BLANCHE
VOUS entortiller et vous vendre quand même ce que vous
n'auriez pas voulu acheter. On ne se fâche jamais, c'est
toujours plus prudent, et puis à quoi que ça sert la fierté
mal placée? **
Enfin, mon petit, fais toujours pour le mieux. Jusqu'ici
je n'ai pas eu à me plaindre. N'écoute pas ceux qui te
donnent des conseils, on se laisse entraîner. 11 y en a trop
ici qui seraient contents si tu tournais mal. Ah! malheu-
reux du Bon Dieu, si tu faisais des bêtises, il y en a qui
seraient plus contents que si on leur donnait vingt francs!.
Il y en a assez qui bisquent de te voir arriver! Je l'ai tou-
jours dit : « On se plaint que ce soient les enfants des.
bourgeois qui aient toutes les places, et quand on voit
l'enfant d'un ouvrier qui a envie de bien faire, on fait tout
ce qu'on peut pour l'empêcher. » Dame! en vois-tu un-
autre dans le pays qui fasse pour ses enfants ce que j'ai
fait pour toi? Je les entends faire, le samedi chez le coiffeur,,
tous ces beaux messieurs : « Nos enfants, qu'ils fassent
comme nous, qu'ils travaillent! » Eux, ils ne se privent de
rien, ils vont à Paris voir l'Exposition. Dame! ce n'est pas
un billet de cent francs par tête qui suffit!
Enfin, mon petit, tout ce que je te dis, c'est pour ton bien*
Tout ça, tu le trouveras plus tard. Voilà qu'il est une
heure et demie, il faut que j'aille travailler.
(A suivre,) Charles-Louis Philippe
Le Péril imaginaire
C*est un fait : le peuple le plus spirituel de la terre est atteint d'une
maladie terrible; il cesse de se multiplier avecla prolificité écrasante de
ses voisins, et si sa population ne diminue pas encore, il arrive bon der-
nier sur les statistiques européennes. Les enfants ne naissent plus qu'à
regret dans ce beau pays de France, et le regard avisé des sociologues
envisage avec terreur les brumes de l'avenir ; on proclame le désastre
imminent. Les démographes ont donne leur consultation en hochant la
tète au chevet du malade ; les empiriques de toutes sortes ont préconisé
les onguents les plus bizarres, et les bonnes femmes à qui le suffrage
universel confère une haute compétence en ces matières ont daigné
conseiller l'infaillibilité de leurs remèdes.
Pourtant rien n'y fait : la maladie suit son cours. L'opinion publique
est désolée ; elle applaudit les honorables orateurs, elle reste haletante
devant l'espoir du remède qui guérira; mais le taux des naissances con-
tinue de descendre d'un mouvement calme et sûr, Un peuple enfant
ne manquerait pas de conclure à la malédiction divine. — Mais nous
n'ignorons pas qu'il intervient ici une volonté autre 'que la divine — la
nôtre.
Or si la majeure partie de la population agit il est vraisemblable
qu'elle a d'excellentes raisons pour cela.
Cependant, déplorant cette pénurie et applaudissant les dithyrambes
comminatoires de nos empiriques, elle affirme une pensée exactement
inverse de sa conduite. Elle professa une foi qu'elle refuse de pratiquer,
tels ces croyants douteux qui dans, le fond de leur cœur ont tué leur
religion, mais qui n'osent pas l'avouer parce qu'ils sont étourdis et
ahuris parla faconde des camelots du temple, et d'ailleurs encore pro-
fondément imprégnés des poisons qu'ils absorbèrent avec le lait de leur
nourrice.
La conduite d'un homme est le gage le plus sûr et le seul irréfutable
de ses convictions ; les supercheries de la statistique et la rhétorique de
ses adeptes ne remportent qu'un triomphe verbal, et il suffirait sans
doute d'interroger la conscience des faits, pour répondre victorieuse-
ment à ces énergumênes.
La complainte de la dépopulation comprend deux tlièmes principaux,
sur chacun desquels chaque aède insiste plus ou moins, suivant sa men-
talité propre : la nationalité et l'humanité.
Les virtuoses de la nationalité admettent pour démontré que le
devoir de toute nation, c'est de prospérer le pdus possible numérique-
ment d'une façon absolue. En outre cette augmentation doit être tenue
pour suffisante, seulement lorsquelle est au moins proportionnelle à
celle des nations voisines. Toutes les autres considérations doivent être
éliminées : on n'a en vue que le nombre, le nombre brutal.
n6 LA REVUE BLANCHE
Le raisonnement est aussi simple que lumineux :
En. 1800, nous comptions 33 naissances par i.ooo habitants
En 1890, . — 23 — i.ooo '—
En 1896, — 22,4 — i.ooo —
Le calcul fournit des arguments d'une brutalité plus significative.
En 1700, la population française était 38 0/0 de la pop. européenne.
En 1789, — — — 27 — — •
En 181 5, — — — 20 — —
En 1880, • — — — i3 — —
En 1890, — — — 10 — —
Ceci est plus grave. L'importance de ce pays tend vers zéro avec une
vitesse uniformément accélérée. N'est-il pas évident jusqu'à l'excès que
d'ici seulement deux siècles la nationalité française sera devenue un
simple vestige historique, comme une curiosité de musée anthropolo-
gique?
Cette prophétie devrait convaincre les Français et nul d'entre eux ne
devrait s'endormir sans avoir fait au moins un enfant pour l'engrosse-
ment des prochaines statistiques. Mais ce mode de raisonnement, ana-
logue à celui des mathématiciens qui extrapolent une courbe, est ici
complètement déplacé. La science de la population est encore trop
balbutiante pour que son verbiage soit pris en considération. Il y a à
peine un siècle que les chiffres de la démographie sont relevés avec
quelque soin. Nous ressemblons quelque peu à l'hypocondriaque qui
vient de se découvrir une saillie osseuse — parfaitement normale d*ail-
leurs' — et qui croit sa dernière heure venue. La vérité est que, dans
l'espèce, nous n'avons pas. le droit d'extrapoler. Si Ton eût appliqué
le même raisonnement à la fin du xviii« siècle, la Prusse devait être
absorbée à bref délai par la France. Nous n'avons pas le droit d'extra-
poler.
C'est une gymnastique assez puérile. Ainsi un statisticien, M. Legoyt
(Journal de Statistigue^ i867), établit une escarpolette selon laquelle
le doublement de la population française s'annonçait comme devant
exiger :
Dans la période de 1801-1806 un laps de 76 ans.
1806-I821 — 224 ans.
i82i-i83i — ICI ans.
i83r-i836 — 112 ans.
La statistique subit des vicissitudes tout humaines. Les bribes de
généralisation que nous avons pu tirer jusqu'ici de la science démogra-
phique n'ont pas force de loi. L'heure ne sonnera peut-être pas de
si tôt où cette science pourra affirmer des prévisions loitaines, et donner
au législateur des conseils autres qu'immédiats et timides. Baromètre de
la vitalité des peuples, la démographie renseigne sur leur état présent,
LE PÉRIL, IMAGINAIRE 27
A la vérité, depMÎs le commencement du siècle, moment où Ton com-
mence à s'occuper sérieusement de la statistique des mouvements de
population, jusqu'à nos jours, malgré d'éphémères oscillations où se
reflètent les accidents économiques et sociaux, le ralentissement dans
l'augmentation de la natalité est un fait constant et progressif, mais
reconnaître cette diminution comme une minoration réelle, ainsi qu'on le
fait la plupart du temps, ^'est admettre que le premier chiffre trouvé —
celui du commencement du siècle — est un repère normal : de quel
droit lui reconnaîtrait-on cette qualité? L'absence de documents offi-
ciels empêche malheureusement de s'aventurer plus haut avec une
certitude suffisante, mais les chiffres publiés par Moheau en 1778
{Recherches sur la population française] ne sont pas sans intérêt à ce
point de vue.
Cet auteur attribue à la France de 1778 une population de 2:^.663. 000
habitants, pour une superficie de 629.808 kilomètres carrés ; soit par
kilomètre carré 43 habitants. Or, en 1799, pour une même superficie,
on compte 28.297.000 habitants, soit par kilomètre carré 5o habitants.
Tandis que de 1801 à 1870, pendant ce siècle où la natalité n'aurait
cessé de décroître, la densité de population a passé de 5o à 70 habitants
par kilomètre carré.
Ce ne serait, donc pas sur le mouvement antérieur de là natalité qu'au-
raient pu se fonder les récriminations dont cette question a été le pré-
texte.
A dire vrai, la complainte n'est pas précisément nouvelle, il est pro-
bable que la question est à l'ordre du jour depuis qu'il y a des hommes
sur la terre. Nous sommes peu renseignés sur les décrets de Nabucho-
donosor à ce sujet ; mais nous savons que César s'en occupa ; la loi du
consul Papius Popœus mettait un impôt sur les célibataires ; une autre
loi exemptait d'impôts les citoyens romains rfyant trois enfants. Auguste
et Trajan prirent des mesures dans cet esprit. Athènes et Sparte con-
nurent la même préoccupation. Un édit de Louis XIV (nov. 1666)
offre une exemption de charges publiques à ceux qui se marieraient
avant 20 ans ou qui auraient lo enfants légitimes. Napoléon promet à
toute famille qui aurait 7 enfants mâles d'en prendre un à sa charge.
Mais une occasion plus sérieuse justifiait les alarmistes du siècle
actuel. C est dans les statistiques des pays voisins que l'on prit un élé-
ment de comparaison et, dans ces conditions, il devint évident que la
France se singularisait parmi toutes les autres nations par la faiblesse
croissante du taux de sa natalité. Les calculs de Sundbarg attribuent
d*ane façon globale aux nations de l'Europe occidentale une moyenne
de naissances par i.ooo habitants :
i8/»6-r>o de 34,5
1866-70 35,8
1876-80 36,3
1886-90 3/,, 5
28 LA REVUE BLANCHE
pendant que la France subissait les chiffres suivants :
i8/|i-5o de 27,4
1861-70 2G,3
1871-80 a5,/|
1881-90 îit3,8.
A la vérité, les chiffres globaux sont d'une généralité excessive comme
la vérité qu'ils traduisent. On oublie surtout de remarquer que dans la
plupart des pays, si la natalité est plus élevée, le tribut à la mort est
aussi plus fort, ce qui a bien son importance. De très bonne foi, les
annalistes pouvaient se lamenter au point de vue patriotique d'un pareil
état de choses. Môme en 1879, Lagneau, constatant en France que la
diminution ne s'enrayait pas, se laissait aller à de fâcheuses extrapola-
tions sous couleur de prophéties sinistres :
Or, écrit-il, si la Russie, la Prusse et l'Angleterre continuent à présenter
comme antérieurement un accroissement annuel de 139 à 126 sur 10.000
habitants et une période de doublement de 50 à 55 ans, dans 55 années,
dans un peu plus d'un demi-siècle, alors que les nations anglaise et prus-
sienne, devenues deux fois plus nombreuses, pourront lever des armées deux
fois plus considérables, la nation française ne s'étant guère accrue que d'un
tiers, quelque généralisé que soit le service militaire, on ne pourra lever une
armée que d'un tiers supérieure à ce qu'elle peut être actuellement.
Un point surtout exerçait la sagacité des commentateurs, c'était de
savoir pourquoi seule la France présentait cet affligeant phénomène.
Or, il est vraisemblable qu'étant aux avant-postes de la civilisation,
la France en subissait première que les autres nations et en subit
encore l'une des conditions. Dès 1870, on peut voir se dessiner un mou-
vement analogue chez certaines puissances occidentales. Ceci apparaît
discrètement dans les chiffres de Levasseur :
1865-69 1892-96
France 25,9 22,4
Angleterre (etGalles). . . 35,3 3o,2
Kcosse 35,1 3», 6
Irlande aG,.'i 23, i
Belgique 3 1,8 28,4
Il en est de même pour la Suisse, le Wurtemberg et lu Suède. Il est
certain d'autre part, conclut Levasseur en guise de consolation, que la
multiplicité des naissances n'est pas nécessairement une preuve de pros-
périté, au contraire.
Plus récemment, les Bulletins de la Société d* Anthropologie de Paris
publient une communication de M. E. Macquart sur les travaux de
M. Ilolt Scholing 11 est intéressant de remarquer que, sauf en ce
qui concerne l'Autriche et l'Italie, l'abaissement du taux de la natalité a
été constant depuis 1 87/1-78, c'est-à-dire depuis un quart de siècle,
pour les grands pays de l'Europe occidentale. D'après ce travail, le
LE PERIL IMAGINAIRE 29
nombre des naissances pour lo.ouo habitants, de 1874 à 1898, a di-
minué
pour la France de 35
rAIlemagiie 40
l'Autriche ai
r Italie -Il
le Royaume-Uni 02
r Angle terre seule 61
Ceci tend à nous démontrer que les peuples ne se multiplient pas
selon une progression illimitée. Quelles que soient les causes secondes
qui jouent le rôle de frein, cette frénation est très certaine, puisque
voici que nous la constatons chez des peuples entre tous civilisés.
La diminution de la natalité, tant qu'elle n'aboutit pas à une dimi-
nution absolue, ne doit pas être tenue pour un signe d'infériorité, lorsque,
ce qui est le cas, elle coïncide avec une diminution de la mortalité géné-
rale. A mesure que la civilisation est plus poussée, la maturité
de rhomme apparaît à un âge plus avancé. Plus intellectuel, Thomme
ne devient utile à la société que plus tard ; à des conditions nouvelles
d'existence caractérisées par le machinisme et l'obligation de plus en
plus grande pour Thomme de mettre en jeu ses facultés cérébrales cor-
respondent vraisemblablement des conditions nouvelles dans les mou-
vements de la population.
Certes la France avait, au point de vue de la diminution des nais-
sances, une avance considérable sur les aiîtres nations ; elle Ta con-
servée; mais il n'est pas sûr qu'elle la doive garder.
La France a seulement précédé les autres pays dans ce mouvement de
diminution. Ce fait que l'Europe orientale conserve un taux de natalité
considérable, et diverses autres considérations, convient Tauteur à con-
clure « que la diminution du taux de la natalité a pour cause principale
la civilisation ».
Ce n'est pas la première fois que la civilisation est mise en cause dans
ce débat. Boudin, Gratiolet, de Quatrefages signalèrent jadis l'extinc-
tion rapide des familles parisiennes. C'est un fait de connaissance
banale. Dans une étude de statistique anthropologique sur la population
parisienne, Lagneau en 1869 insiste sur les mêmes faits. Paris assume
la plus grande responsabilité dans cette défection. Je cite la conclusion
du travail de ce spécialiste :
De cette étude statistique sur la population parisienne, il semble ressortir
que si les grandes agglomérations humaines sont favorables au développe-
ment scientifique, artistique, commercial et industriel d'une nation, elles
lui sont au contraire extrêmement préjudiciables sous le rapport anthro-
pologique.
Si de plus, nous admettons, avec Bertillon le père, que la diminution
progressive de la mortalité générale depuis le commencement du siècle
est encore un des traits les plus constants de la nation française, nous
3o LA REVUE BLANCHE
avons une idée plus nette de ce mouvement de population : miin^ a'en^
fiints, plus de {vieillards. Voilà la situation.
Lorsque la société d'économie politique (5 janvier 1897) discute la
question du chômage inévitable, un économiste, M. Limousin croii
devoir prononcer ces paroles : « La France a en trop cinq ou six millions
de travailleurs ». C'est le résumé de la question économique. Lors-
qu'on n'examine que ce seul point, la possibilité de bien-être, la facilité
d'existence des classes ouvrières, c'est-à-dire de la plus grande partie
de la population, on arrive à cette conclusion que, pour réaliser les
améliorations désirables, il serait actuellement nécessaire de voir dimi-
nuer le nombre des concurrents de la lutte vitale.
Cette constatation est extrêmement précieuse, en ce que le manque
de travailleurs ne saurait dès lors être invoqué par les fervents de la
repopulation. Même, la question économique étant, entre toutes, vitale
pour un pays, il semblerait que ce seul argument eût dû tout d'abord
diminuer leur enthousiasme.
Mais pas du tout : on fait volontiers abstraction de ces circonstances.
En réponse à la déclaration de l'économiste Limousin, d'autres écono-
mistes font surgir, multiples, les projets de loi pour engager les
citoyens à procréer plus activement de la chair à souffrance. Il n'est
remède si héroïque qui ne soit proposé avec sérieux. Aux beaux jours
du malthusianisme quelqu'un préconisa l'infîbulation réglementaire
pour tous les pauvres, au nom de l'humanité; au nom de l'humanité
et de la nationalité, nou sue reculerions aujourd'hui devant aucun moyen
pour obtenir le puUullement.
Tous sont unanimes àdéplorer cette calamité. Quelques-uns pensent
qu'aucune espèce de règlement si ingénieux qu'il soit, n'y saurait pallier;
les autres divergent sur le choix des moyens. Mais ils tiennent pour
indiscutable qu'il y ait calamité.
La nécessité d'augmenter la population est un axiome de sens moral
que personne ne se permet de contester, sinon les inavouables, les hon-
teux malthusiens.. Dans quelles limites? Les défenseurs de la nationalité
répondent : parallèlement à l'augmentation des peuples voisins. Voilà
qui est peu précis. Il paraît en effet difficile de parler d'une prolification
normale ou raisonnable. Sera-ce celles des émigrés canadiens, des
modernes Chinois plutôt que la nôtre ?
En vérité, si les auteurs s'appesantissent si peu sur ce sujet et ne
Tabordent que par surcroit, c'est que les arguments mêmes qui les
poussent à prêcher la repopulation, en dehors de leur multiplicité qui
en impose, n'ont au fond qu'une consistance assez fragile. — Mais il
leur paraît impossible qu'on puisse discuter leur axiome à Theure
actuelle. Malthus est mort; madame Besant se repent; seul, Paul Robin
parle encore.
Les raisons invoquées sont, nous Pavons vu, de deux ordres : la natio-
nalité et l'humanité.
En premier lieu, nul ne doute que le point de vue national, si impor-
tant qu'il soit, ne doive être considéré comme tout à fait secondaire
LE PÉRIL IHAGINAUIE 3l
rdatirement à la question humanité. II n'est si farouche nationaliste qui
consente à immoler tous les nationaux à la nationalité devenue un pur
fantôme.
Examinons d'abord les arguments tirés de Tintérêt national : la ques-
tion si connue du chômage obligatoire inévitable, dans notre société
en proie au machinisme, dispense raisonnablement d'insister sur ce
point. Nous venons de voir avec M. Limousin, ce qu'il faut en penser.
Rappelons-nous que nous subissons ime augmentation moindre de popu-
lation. Nous l'appelons abusivement dépopulation. En réalité, il n'y a
pas dépopulation : la population continue à augmenter^ en de moin-
dres proportions, voilà tout. Nous ne manquons pas de bras.
Qu'importe? répond Pierre Mille (1), une nation a le devoir d'accroître sa
population et de la jeter sur les parties de la terre désertes ou habitées par
des rares inférieures, de façon à faire monter le niveau moral de l'humanité.
Ces émigrants vivront mieux ; la. loi est qu'ils réussissent. Il n'en faut
pour preuve que l'extraordinaire fortune économique des colonies anglaises
de TAmérique, de l'Australie et de l'Afrique du Sud.
Voilà une solution tout à fait limpide ! J'admets qu'on facilite l'émi-
gration au surcroit de la population : découvrira-t-on pour eux de
nouvelles Amériques? Les anthropologistes qui ont étudié l'acclimate-
ment tombent d'accord que l'acclimaté ne subsiste qu'à la condition
de chevaucher strictement sa ligne isotherme.
Dans les migrations rapides, le succès, dit Bertillon, sera d'autant
plus compromis que l'omigralion s'éloignera davantage de cette ligne
(bandé isotherme) pour se porter vers le sud. Et il ajoute : le cosmopo-
litisme de chaque type humain est une hypothèse que les faits ne con-
firment pas.
Lenvoi dans certaines colonies de la surpopulation des inétropoles
ne constitue maintes fois qu'une forme déguisée de l'infanticide, voilà
ce qui est la vérité brutale.
A côté de la Nouvelle- Ecosse, du Canada et des Etats-Unis du Nord,
où racclimatement réussit jusqu'à la saturation, les Antilles opposè-
rent toujours un climat hostile aux Anglais et aux Français. Seuls les
Espagnols y ont conquis droit de cité.
La population blanche de la Martinique prend possession de Tile en
i635, s'accroît par immigration jusqu'en ijAo, où elle s'élève à iS.ooo
blancs et J9.000 hommes de couleur. Pais, lorsque la guerre des colo-
nies, sous Louis XV, arrête l'immigration, la population blanche dé-
croit :
En 1769. 12.069 habitants.
1778 12.000 —
1848^ 9.500 — .
Le maire de la Martinique, M. Rufz, s'écrie en 1849 •
Nous ne sommes pas lO.OOOblancs; le quart des terres est à peine en cul-
(1^ Pierre Mille : Lt Néo-malthiusianisme en Angleterre (Revue des Deux Mondes, 1891.>
3a LA REVUE BLANCHE
ture, les colons ont presque à discrétion la farine de manioc, du poisson
frais; le porc, la volaille, les bestiaux s'élëvent presque sans soins. Et cette
population diminue !
Pour les liauts plateaux de TAmérique centrale et méridionale, Jour-
danet affirme que la descendance européenne va en déclinant sur les
altitudes qui dépassent 2.000 mètres.
Quant à TÉgypte et à Tisthme de Suez, rhistoire de tous les siècles
est là pour prouver qu'aucun Européen n'y fait souche.
Pour TAlgérie, l'analyse des statistiques des années 1853, 54, 55, 56,
les seules où Ton connaisse le détail des nationalités, démontre que
seuls les Espagnols et les Maltais y prospèrent. Les cimetières, s'écriait
jadis le général Duvivier, sont les seules colonies toujours croissantes
de l'Algérie.
Passons sur le Sénégal. Le Cap est favorable aux Européens, TOcéa-
nie semble l'être.
Enfin, il est de fait que la race européenne ne fait pas souche dans
rinde. « Les mieux doués qui ont résisté aux premiers assauts, y vieil-
lissent vite, y meurent dans une décrépitude prématurée et leur des-
cendance alanguie s'évanouit ». (Bertillon).
Il y a donc quelque déloyauté à affirmer aux pauvres gens l'existence
de fabuleux pays de Cocagne où ils pourront vivre en travaillant. La
terre est grande, mais la plasticitJ de l'organisme est limitée.
En outre, lorsqu'on nous dit que les colons sont des clients naturels,
nous ne sommes pas obligés de tenir cette vérité pour indiscutable :
le commerce est de par sa nature international ; il ne reconnaît pas
d'autre patrie que l'intérêt propre du commerçant.
Le seul argument de résistance des aèdes de la nationalité, est celui
de la guerre.
C'est la corde sensible, l'objection décisive, irréfutable, vitale.
L'Allemand guette la frontière ; il faut des combattants en nombre
massif pour opposer à ses masses une résistance valable; ne nous
parlez d'aucune espèce déconsidération si, en premier lieu, nous n'avons
pas pour nous le nombre.
Cette importance prédominante accordée au nombre, bien qu'elle
paraisse une vérité d'ordre élémentaire, de simple bon sens, est ime
nouveauté toute récente dans l'art militaire à propos de laquelle les
spécialistes compétents sont loin d'être d'accord.
Un écrivain militaire, Derrécagaix, déclare dans Stratégie et Tactique :
Dans la pratique, être le plus fort ne signifie pas avoir la supériorité nu-
mérique, témoin la deuxième période de la guerre de 1870, dans laquelle
nous avions pour nous le nombre, sans l'éducation militaire qui crée la disci-
pline, et dans laquelle nous fûmes vaincus.
Le général Bernard, dans un travail inédit sur la question déclare :
Chercher exclusivement dans le nombre la clef de la victoire, c'est fermer
les yeux devant l'histoire comme devant les principes et les moyens de la
stratégie et dé la tactique modernes.
tE PÉRIL IMAGINAIRE 33
Le nombre n'a toujours été que le cri d^alârme des nations faibles qui ont
-cru suppléer ainsi à la pénurie d'hommes de guerre sachant manier une
armée comme un artiste qui a le génie de son art... Tout à la guerre dépend
du choc, du combat. Or, pour le combat, rien d'embarrassant, de moins glo-
rieux, de moins digne de génie que la pléthore numérique : avec ce boulet
aux pieds, une masse d'hommes à nourrir, à administrer, à faire marcher, à
ébranler même pour les mettre en mouvement, rien d'instantané, rien qui
puisse assurer Texécution d'une idée habilement conçue n'est possible...
La vérité historique, c'est que toutes les grandes^ opérations militai-
res ont été accomplies par de petites armées. (Général Lewal, Institua»
iions militaires . )
Avec 3 4.000 hommes, Alexandre conquiert l'Asie mineure, la Perse,
rinde, contre des ennemis forts de Soo.ooo hommes, dont la résistance
est attestée par les batailles du Granique, d'Issus, d'Arbelles.
Avec So.ooo, Annibal assujettit l'Espagne, franchit le Rhône, les
Alpes, détruit trois armées romaines par les batailles du Tessin, de la
Trébie, de Trasimène etde Cannes. Ici, So.ooo Carthaginois battent
80.000 Romains.
César n'a jamais eu sous ses ordres, en Gaule, plus de 90.000 hom-
mes. A Pharsale, César, à la tête de /»3.ooo homnies, bat Pompée qui
en a 90.000.
A Bouvines, 60.000 Français rencontrent i5o.ooo coalisés. Anglais,
Flamands et Allemands.
A Crécy, 3o.ooo Anglais défont 70.000 Français.
A Poitiers, la.ooo Anglais défont 5o.ooo Français.
A Azincourt, 3o.ooo Anglais défont 100.000 Français.
Dans les temps modernes, même contraste. C'est avec une armée de
a3.ooo hommes que Condé gagne la bataille de Rocroy sur la meilleure
infanterie de l'Europe; avec une faible armée encore qu'il achève sa
destruction à Lens. En même temps, Turenne, à la tête de 35. 000 hom-
mes, envahit l'Allemagne. Les petites armées variant de aS.ooo à 35. 000
hommes, victorieuses de forces doubles à Sinzheim, Entzheim, Turck-
heim, Séneffe, rendent définitive la conquête de la Flandre et de la
Franche-Comté; ce sont les petites armées qui ont fait la France de
Louis XIV. (Général Bernard.)
Un siècle plus tard, Frédéric le Grand étonnait l'Europe par la série
de ses victoires obtenues avec des armées qui ne dépassaient pas
5o.ooo hommes.
Passons au cycle napoléonien :
A Marengo, ao.ooo Français battent 40.000 Autrichiens.
A Austerlitz, 70.000 Français battent 90.000 Austro-Russes.
A Essling, 60.000 Français battent 90.000 Autrichiens.
A Dresde, i3o.ooo Français battent *o5.ooo alliés.
A Leipzig, 180.000 Français tiennent en échec plus de 3oo.ooo coa-
lisés.
Avec la plus grande armée qu'il ait jamais réunie, 477.000 honimes
contre la Russie, Napoléon connaît «on premier désastre.
3
3/| LA REVUK BLANCHE
La nécessité des gros effectifs s'imposa à Topinion en France après
Sadowa où.cependant il n'y eut que 221.000 Prussiens contre 206.000
Autrichiens.
A la bataille d'Arbelles, Darius commandait, dit -on, à plus d'un
million d'hommes, et il se fît battre par les So.ooo soldats d'Alexandre.
Cette malice des faits historiques à soutenir une opinion aussi sub-
versive, est expliquée par l'opinion des grands capitaines.
MontecucuUi ne voulait que des armées de 3o.ooo hommes. Turenne
regardait une armée de So.ooo hommes comme u incommode pour qui
la commande et qui la compose ».
Le maréchal de Saxe pensait qu'une armée ne devait pas dépasser
40.000 hommes.
Gouvion Saint-Cyr, Marmont, constatent l'impossibilité pour un seul
homme, même eût-il du génie, de commander une armée trop nom-
breuse. (Les théoriciens modernes appellent trop nombreuses les armées
de plus de i So.ooo à 200.000 hommes.)
Le général Brialmont, que tout le monde s'accorde à considérer
comme une des plus hautes autorités militaires de notre époque, a
écrit qu'il « n'est pas logique de confier des armées de aSo.ooo hom-
mes à des généraux de second ordre, lorsqu'il est prouvé que Turenne
ne voulait pas commander à plus de 5o.ooo hommes et que Napoléon,
le plus grand génie militaire des temps modernes, est inférieur à lui-
même toutes les fois qu'il réunit sur un même champ de bataille plus
de 100.000 combattants ». '
Qu'opposent à ces faits les partisans du grand nombre ? Des raison-
nements. Pour eux, l'histoire ne se répète pas, la guerre moderne n'est
pas la guerre de jadis. Certes. L'un d'eux, le général Berthout, pas-
sant par-dessus la difficulté des approvisionnements, par-dessus la pro-
longation possible de la lutte, déterminée par l'habileté de la résistance,
et ne tenant pas compte de la grande facilité qu'il y a à faire sauter les
chemins de fer, voit dans le nombre seul, le moyen d'en finir vite dès
le début, en écrasant l'adversaire. (Voir la guerre du Transvaal.) Pour
ce général, les chemins de fer pouvant en quelques jours transporter à
de très grandes distances un nombre considérable de troupes et un
énorme matériel de guerre, un État dont l'armée serait organisée de
manière à pouvoir absorber dans ses rangs tous les hommes aptes
à porter les armes, pourrait, dans les premiers jours, écraser un
adversaire dont l'armée ne comprendrait, comme autrefois, qu'une
très faible partie de la population.
Mais, d autre part, faisant allusion aux armements modernes, un écri-
vain militaire allemand. Von der Goltz (là Nation armée), écrit :
Si du regard on plonge dans Tavenir, on apercevra le temps où les mil-
lions armés du temps présent auront fini de jouer leur rôle. Un nouvel
Alexandre surgira qui, à la tête d'une petite troupe d'hommes parfaitement
armés et exercés*, poussera devant lui les masses énervées qui. dans leur
tendance à toujours s'accroître, auront franchi les limites prescrites par la
logique.
LE PÉRIL IMAGINAIBE 35
Ce qui tend à prouver que même, avec nos armements formidables, le
nombre brutal des effectifs n'a pas acquis une prépondérance indiscu-
table dans Tesprît des plus compétents.
Mais le thème de la repopulation n'est pas uniquement un point de
vue national. Certes, la vie d'une nation est quelque chose de grave
et qui vaut qu'on s'en inquiète. — Toutefois, les partisans dévoués et
sincères de la cause pensent trouver ailleurs — plus loin et plus haut —
l'appui réel de leurs convictions. Pour eux, les arguments d'ordre
national, avec leur caractère utilitaire, sont seulement des motifs à
servir à la foule, à tous ceux qui sont Incapables de se laisser émouvoir
par des raisons supérieures. Les baïonnettes et les canons ennemis
sont les accessoires du croquemitaine avec lequel on cherche à terroriser
le peuple enfant.
Quant à ces raisons supérieures, elles sont d'ordre exclusivement
moral. Elles tirent leur puissance de l'inténH supérieur de l'humanité.
Pourquoi faut-il faire beaucoup d'enfants? Voilà une question qui
semble évidemment immorale et qui suffît à classer un homme dans le
mépris des honnêtes gens. Nous savons qu'il y a à l'heure actuelle des
hommes qui ne font pas d'enfants — ou si peu! — Les moralistes nouô
disent que les motifs de leur abstention « sont du plus bas égoïsme et
profondément immoraux ». (A. Parodi.)
Le tollé d'instinctive indignation qui réprouve les doctrines malthu-
siennes en est un fidèle témoignage. Il n'est si misérable avorteuse qui
ne soit prête à lapider l'auleur de Y Essai sur la loi de population.
Mallhus, ce moraliste rigide, par une ironie du sort est devenu chez
nous, dans l'opinion publique, le prototype de l'immoralité.
Nous ne voulons rien entendre des explications qu'il donne : fussent-
elles les meilleures du monde — et elles ne le sont pas — il nous suffit
que sa doctrine est immorale ; elle est contre nature, Rt voilà la raison
en dernière analyse ! Car, nous sommes bous, nos contemporains sont
bons à outrance. Tout imbus de morale et de philanthropie, ils défen-
dent la nature, la nature elle-même contre la dépravation des hommes.
11 ne s'agit pas ici d'une morale quelconque divine ou humaine : c'est
une notion primitive, fondamentale, incontestable, semble-t-il, pour
quiconque n'est pas tout simplement, un monstre.
Malheur à l'impie qui aura refait ou seulement corrigé l'œuvre de la
Nature ! C'est elle qui nous envoie toutes les bonnes maladies, tant
épidémiques que sporadiques, tant éphémères qu'incurables, tant dou-
loureuses qu'abêtissantes. Ilélas! il faut bien constater que la bonne
Nature se réserve encore de nous envoyer les bons tremblements de
terre et les bonnes inondations. Il faut bien constater qu'il y a des
bêtes féroces et des criminels et que nous n'hésitons pas un seul instant
à nous en protéger. La nature ! Comme si toute l'œuvre de la civilisa-
tion humaine n^étaitpas de la transformer, de l'adapter à nos besoins!
Il est curieux de voir quelle place a prise dans ce débat la religion
36 LA REVUE BLANCHE
elle-même. On a été jusqu'à accuser l'irréligion d'être la cause — ou
une des causes — de la diminution des naissances. Et l'on ne pense pas
un instant à s'étonner de voir le christianisme qui est au fond une
religion de mysticisme et de suicide moral — la vraie vie est dans
un autre monde — présider aux priapées des peuples et exaspérer les
ardeurs attiédies! Est-ce donc vraiment là l'attitude de la religion
dans ce débat? En aucune façon.
Saint Ambroise a composé trois traités sur la virginité, qu'il appelle
une « exemption de toute souillure » ; il dit aux vierges, entre autres
belles choses : « Une vierge ne connaît ni les inconvénients de la gros-
sesse ni les douleurs de l'enfantement. » Et saint Bernard parlant de
la chasteté, ce self-restraint radical : t Une âme chaste est par vertu
ce que l'ange est par nature. Il y a plus de bonheur dans la chasteté de
l'ange, mais il y a plus de courage danscellc de l'homme. »
Et Chateaubriand :
Elle lia chasteté) se change en étude chez le savant, elle devient
méditation dans le solitaire, caractère essentiel de l'âme et de la force men-
tale ; il n'y a point d'homme qui n'en ait senti l'avantage pour se livrer aux
travaux de l'esprit; elle est donc la première des qualités, puisqu'elle donne
une nouvelle vigueur à l'Ame et que l'âme est la plus belle partie de nous-
mêmes...
...Or il nous paraît qu'une des premières lois naturelles qui dut s'abolir à la
Nouvelle Alliance fut celle qui favorisait la population au delà de certaines
bornes. Autre fut Jésus-Christ; autre, Abraham : celui-ci parut dans un
temps d'innocence où la terre manquait d'habitants ; Jésus-Christ vint au
contraire au milieu de la corruption des hommes, et lorsque le monde avait
perdu sa solitude. La pudeur peut donc fermer aujourd'hui le sein
des femmes; la seconde Eve, en guérissant les maux dont la première avait
été frappée, a fait descendre la virginité du ciel, pour nous donner une
idée de cet état de pureté et de joie qui précède les antiques douleurs de la
mère.
Le législateur des chrétiens naquit d'une vierge et mourut vierge. N'a-t-il
pas voulu nous enseigner par-là sous les rapports politiques et naturels, que
la terre était arrivée à son complément d'habitants, et que, loin de multiplier
les générations, il faudrait désormais les restreindre? A l'appui de cette
opinion, on remarque que les États ne périssent jamais par le défaut, mais
par le trop grand nombre d'hommes. Une population excessive est le iléau
dei empires. Les Barbares du Nord ont dévasté le globe quand leurs forêts
ont été remplies; la Suisse était obligée de verser ses industrieux habitants
aux royaumes étrangers, comme elle leur verse ses rivières fécondes ; et
sous nos propres yeux, au moment même où la France a perdu tant de labou-
reurs, la culture n'en paraît que plus florissante. Hélas ! misérables insectes
que nous sommes! bourdonnant autour d'une coupe d'absinthe où par hasard
sont tombées quelques gouttes de miel, nous nous dévorons les uns les
autres lorsque Tespace vient à manquer à notre multitude. Par un malheur
plus grand encore, plus nous nous multiplions, plus il faut de champ à nos
désirs. De ce terrain qui diminue toujours et de ces passions qui augmentent
sans cesse, doivent résulter têt ou tard, d'effroyables révolutions. (Génie du
Christianisme f passim.)
LE PÉRIL IMAGINAIRE 87
Ce sont ces raisons que M. A. Parodi a appelées des raisons du plus
bas égoïsme et profondément immorales ...
Les catholiques orthodoxes ne trouvent donc point dans la morale de
leur religion, une incitation quelconque à des prolifîcations. Aucun
saint ni aucune sainte ne furent béatifiés pour leur vertu génératrice.
Il est juste d'ajouter que les membres du clergé ne se croient point
obligés d'enseigner aux populations les préceptes absolus de saint
Ambroise ou de saint Bernard. Opportunistes, ils reconnaissent —
quand cela est indispensable — les nécessités physiologiques, et encou-
ragent même la fabrication d'âmes nouvelles dans l'état de mariage.
Dieu, disent-ilsy bénit les nombreuses familles. Mais il bénit aussi
tous les infirmes et tous les malades ; les malheureux de toutes sortes
sont accablés de ses bénédictions. Il donne aux couples féconds une
bénédiction qu'il refuse à la salacité: bien sur! Mais l'état de chasteté
n on est pas moins celui qui lui est le plus agréable, celui quïl exige
de ses meilleurs serviteurs.
C'est que l'Eglise, subtile, admet ce distinguo fondamental : le con-
seil et le précepte. Précepte : marie-toi, fais des enfants — Conseil : ne
te marie pas. Le précepte est pour le peuple, le fretin, les gens inca-
pables de s'élever plus haut ; ceux à qui on ne peut demander davan-
tage. Le conseil est pour les natures d'élite, les gens qui ont un intérêt
supérieur.
Non la morale religieuse n'a rien à voir dans cette question. Que la reli-
gion décroisse, agonise^ disparaisse : nous savons que les dieux aussi sont
mortels. Mais du moins il nous restera la morale simplement humaine*
Est-ce que cette morale humaine, prise d'une frénésie sauvage vers
les mamelles ruisselantes et les portées innombrables va nous con-
traindre à honnir indistinctement les flancs stériles des vierges, à ne re-
chercher que le grouillement, le pullulement de la vie, en feignant de
croire que la manne tombera du ciel ou que nous saurons l'en faire des-
cendre, en alléguant que les ressources de la planète sont inépuisables,
et inépuisables les rendements d'un progrès futur?
En vérité, cela n'est pas sérieux. Les hommes ne peuvent pas être
réputés égoïstes et immoraux, dans la mesure où ils ont peu d'enfants.
On ne peut pas dire que le pauvre soit plus altruiste que le riche, le
Russe que le Français, l'ouvrier que le paysan.
Bien d'autres causes que Tégoisme expliquent l'abstention de ces ci-
toyens que Ton voudrait réputer mauvais. Car il est illégitime d'ad-
mettre que tout soit douleur dans la maternité. Les douleurs de l'en-
fantement s'oublient au contraire dans les joies de la délivrance. Il y a
de grandes et véhémentes compensations. Se priver de postérité, c'est
se fermer une des principales jouissances de la vie humaine.
Il parait difficile de discerner de quel côté est l'égoïsme ; de celui qui
procrée gaîment Tenfant-jouet ou de celui qui volontairement se prive
de sa présence, dans la crainte de ne pouvoir assurer à l'être fragile
une existence au moins possible.
38 LA REVUE BLANCHE
Les défenseurs d'une idée cherchent toujours à suppléer à la qualité
de leurs arguments par la quantité. Cela impose à première vue, il se
peut que telle raison ne soit pas précisément très solide ; mais il y en a
tant d'autres. Dans l'espèce, on a encore évoqué sérieusement l'argu-
ment du grand homme possible.
— Savez- vous, si dans le nombre des enfants que vous n'appelez pas
à naître, ne se trouve pas précisément le grand homme qui — savant,
artiste ou prophète — eût bouleversé la face du monde, renouvelé la
vie, sauvé la planète ?
Il y aurait beaucoup à dire sur cette conception du grand homme.
Elle semble tenir pour démontré que les conditions de culture du génial
bambin sont absolument indiiîérentes, ce qui est sans doute excessif.
Mais le principe même de l'objection ne saurait être considéré que comme
une agréable facétie. Admise cette théorie, toute femme doit commen-
cer à engendrer dès que nubile et ne pas prendre une minute de répit
jusqu'à l'épuisement de sa fécondité ; car telle est la malice du hasard
que le seul enfant omis serait précisément le bon.
Ainsi, plaisants ou sévères, les arguments des repeupleurs sont tous
assez dénués de réelle solidité.
Ce fameux péril sur lequel on va se lamentant apparaît surtout une
imagination ingénieuse, propre à terroriser les braves gens ; mais il n'y
a pas lieu de mobiliser les foudres de la loi et de déchaîner des tempêtes,
d'ailleurs stériles, contre telle ou telle catégorie de citoyens. A quelque
tause qu'on doive attribuer la diminution des naissances, il n'est pas
indispensable de s'en désoler ; c'est un fait massif, brutal, général, ne
comportant aucune inquiétude — tant qu'il ne signifiera qu'un ralen-
tissement dans V accroissement^ continu, de la population.
Des faits significatifs attestent d'ailleurs que ceux-là même qui pré-
tendent remédier au mal ne le connaissent que d'une façon toute super-
ficielle. Ainsi la proposition du député Charles Bernard qui pense favo-
riser la repopulation en facilitant les mariages, alors que les statisti-
ques nous apprennent que la diminution de la natalité coincide avec un
état stationnaire de la nuptialité, quand ce n'est pas avec un accroisse-
ment de celle-ci. Et voilà la sagesse de nos sauveteurs!
La loi, dans cette circonstance, assume un rôle quelque peu outrecui-
dant : sa mission est de s'ingénier à rendre plus belle et plus enviable
la vie des vivants ; c'est le plus sûr moyen qu'elle ait de décider les
fœtus récalcitrants à abandonner pour notre belle planète, le royaume,
encore hypothétique, des anges.
Marckl Réja
Le Journal de Pavlîk Dolsky
{Suite)
<) mars.
Un savant de jadis professait que le plus grand ennemi de
l'homme, c'est Thomme même. J'ai fourni hier une vérification
de cet aphorisme, en consignant dans mon journal que j^étais
amoureux de Lydia. Tant que ce sentiment n'existe que dans
la conscience, on peut encore lutter contre lui, mais une fois
qu'il est formulé clairetnent, exprimé par des paroles ou écrit
sur le papier, la lutte devient impossible ; cela équivaut i
reconnaître par acte notarié sa toute-puissance. Déjà Ton ne
. se possède plus soi-même, on agit sous Tinfluence des forces
sombres, inconnues. Aujourd'hui, par exemple, j'avais décidé
très fermement de ne pas aller chez Maria Pétrovna, et j'ai
dîné au club. Ce club que j*aimais tant autrefois m'a semblé
on désert : toujours les mêmes personnes, toujours les mêmes
conversatîpns, toujours les mêmes menus. Autrefois cette mo-
notonie traditionnelle me plaisait; aujourd'hui, elle m'enniue
affreusement. Après le dîner, au billard, j'ai vu le vieux Trout-
niew qui jouait avec le marqueur. Autrefois je ne faisais guère
attention à ce Troutniev; je suis content de le voir à présent,
car Troutniew est parent des Zibkine et va souvent chez eux ;
aussi je pus, en causant avec lui, parler deux fois de Lydia
^vovna.
Comme je causais avec Troutniev un peu surpris de mon
extrême amabilité, à la porte parut Testimé administrateur André
Ivanovitch. J'eus aussitôt le pressentiment qu'il allait me dire
quelque chose de désagréable. Je ne me trompais pas.
— Qu'avez-vous, mon cher Pavel Matvéiévitch ? me demanda-
t-il avec quelque pitié et en me serrant la main. Quelle mine!
Comme vous avez vieilli !
— Eh! oui, André Ivanovitch, c'est la vieillesse.
— C'est ce qui s'appelle une belle vieillesse! exclamait. Trout-
niev. L'autre jour, Pavel Matvéiévitch a si bien dansé qu'il a
fatigué tous les jeunes... D'ailleurs Pavel Matvéiévitch n'est pas
si TÎeux...
O) Voir La fwme hiMehg éa 15 arrO 190*2.
4o LA REVUE BLANCHE:
— Je VOUS demande pardon, répondit André Ivanovitch. Je
connais beaucoup de cas analogues : on se croit toujours jeune,
et un beau matin oii s'éveille et on est un vieillard. C'est comme
au piquet on compte 28, 29 et, le coup d'après, 60.
Très content de son mot, André Ivanovitch courut le colpor-
ter à travers le club.
A ce moment, neuf heures sonnaient à la grande horloge. Je
me levai et descendis en hâte, comme si je craignais de man-
quer un train. — « Serguievskaïa et vite! »; criai-je au cocher,
en montant en traîneau. Je ne sais pourquoi une envie irré-
sistible m'était venue tout à coup de voir Lydia, de la voir, rien,
de plus; je ne songeais pas à lui parler, mais à rester avec
Maria Pétrorna. Quel plaisir, en effet, pouvait lui procurer la
vue de ma vieille figure fatiguée, quand brillaient autour d'elle
tant déjeunes et joyeux visages ? Mais elle, on peut la regarder»
il n'est défendu à personne de regarder le soleil, les étoiles, la
coupole de Saint-Isaac, voilà les réflexions que je faisais en
traîneau. Mais, si modeste que fût mon désir, je ne pus le
réaliser : le concierge m'apprit qu'il n'y avait pas trois minutes,
les jeunes gens étaient partis en troïka et que Maria Pétrovna.
était chez elle. Le sort voulait me prouver qu'il n'est pas toujours-
permis de regarder la coupole de Saint-Isaac.
Maria Pétrovna était dans ses jours de tristesse, et la conversa-
lion ne parvenait pas à s'établir entre nous.
— Naturellement, Lydia Lvovna n'est jamais à la maison,,
dis-je non sans aigreur.
— Comment, jamais? Hier, elle n'est pas sortie de la jour-
née.
— Avoir cent personnes chez soi, voilà ce que vous appelez
rester à la maison ? Savez-vous, Maria Pétrovna, que vous
m'étonnez : vous aimez beaucoup votre nièce, et cependant avec
ces troïkas tous les jours, ces soirées, ces baraques, vous ne la
voyez presque jamais.
— Il est vrai que je la vois peu ; mais que voulez-vous^
Paul... il faut que jeunesse se passe.
— Oui, jeunesse^ jeunesse, tant qu'on voudra; mais il y a
limite à tout, et il me semble que la manière de vivre de Lydia
Lvovna ne laisse guère à l'esprit et au cœur le temps de se
développer, et peut-être n'est-il pas très convenable...
— Pour le coup, Paul, si quelqu'un devait s'étonner, c'est
bien moi. J'ai toujours dit ce que je vous dites à présent, et vous
m'avez toujours contredit. Je désapprouvais les troïkas, et vous-
les prôniez. La société qui se réunit chez les Zibkine, me
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY /|i
déplaît, tout à fait ; je voulais que Lydia n*y parût que le
moins possible, vous m'avez prouvé que j'avais tort, Sonia
Zibkina ayant été élevée avec Lydia. Et pour ces bara-
ques enfin, vous vous rappelez que nous nous sommes presque
querellés parce que je ne voulais pas que Lydia s'y rendît.
J'ai eu confiance dans votre tact et votre usage du monde,
et vous me reprochez maintenant de vous avoir écouté ! Vrai-
ment, Paul, vous êtes injuste.
Maria Pétrovna avait tout à fait raison, mais je ne m'en irritai
que davantage.
— Eh bien, admettons. Puisque vous voulez que toute la
faute soit à moi, je le veux aussi, j'en accepte la responsabilité.
Mais, dites-moi, Maria Pétrovna, quand vous ai-jc conseillé de
permettre à votre nièce d'être familière avec les jeunes gens, de
les appeler par leurs prénoms, de passer avec eux des journées
entières?...
— Vous parler de Michel Kozielsky? mais c*est un pa-
rent...
— Ah, pardon ! j'oubliais cette fameuse parenté. La mère de la
princesse Kozielsky était la cousine issue de germaine de la grand'
mère de Lydia. Que voilà donc une parenté étroite ! .. Croyez bien
qu'elle n'empêche rien.
« Assez, arrête-toi », médisait timidement une voix intérieure;
mais j'étais fâcheusement en train, et je déversai la bile qui
bouillait dans mon âme depuis un mois.
Maria Pétrovna se contenta de s'éventer.
— Cette fois, Paul, cette fois je ne suis pas du tout de votre
avis. Michel est un jeune homme de bonne famille qui ne se
permettrait rien de répréhensible. Mais vous avez une dent
contre lui, voilà longtemps que je l'ai remarqué. Lui-même le
sait et, hier encore, il disait : « Je ne sais pourquoi Melchissédec
m'en veut... »
Je bondis comme si une guêpe m'eût piqué.
— Tiens ! tiens ! il a dit ça . Ce Melchissédec... c'est moi?
— Oui, c'est un sobriquet que la jeunesse vous a donné, je
ne sais trop pourquoi.
— C'est le comble ! criai-je en parcourant la chambre, et je
mamquai de renverser la table à thé qui se trouvait sur mon
passage. Je vous remercie. Maria Pétrovna : ce n'est pas assez
d'avoir fait de votre maison un asile pour les jeunes gens les
plus fous, vous leur permettez encore d'ofTenser vos amis,
d'offenser un homme qui vous connaît depuis votre enfance...
qui... qui était témoin à votre mariage...
4a LA REVUE BLANCHE
— Mais qu'avez-vous, Paul? calmez-vous, balbutiait Maria
Pétrovna, qui courait à mes trousses et finit par tomber assise
sur le divan. Je ne comprends pas du tout cequi a pu vous offenser
tant. Si Melchissédec eût été un malfaiteur, un assassin, je com-
prendrais encore ; mais je vous assure que c'était un homme
très respectable, un saint, je crois. Je serais très flattée qu'on
m'appelât Melchissédec; Tannée dernière, dans \a Revue des Deux
Mondes^ il y avait sur lui un article : je vais vous le retrouver si
vous voulez, à l'instant.
— Non, c'est inutile! (Je criais comme un fou). Non, je vous
jure que je ne lirai pas l'article; les ducs de Bourgogne me
suffisent, et puis vous ne savez pas, Maria Pétrovna? J'ai hor-
reur de votre Bévue des Deux Mondes ; je la hais de toute mon
âme : ce n'est pas une Revue^ mais un somnifère, quelque chose
comme ces Cloches du Monastère que vous aimez tant.
— Oh ! prenez garde, Paul... Qu'avez-vous? Vous commencez
à dire des sottises.
Je nie mis à réfléchir.
— Pardonnez-moi, Maria Pétrovna, je ne sais vraiment plus
ce que je dis; mais, voyez-vous, je me sens mal, ma tête n'est
pas très solide.
— C'est vrai, oui, vous êtes pâle comme un mort.. . Je vais vous
chercher ignatium : cela vous soulagera immédiatement.
J'avalai cinq granules d'ignatium, puis quelques autres gra-
nules, mais cela ne me soulagea pas; la fièvre me gagnait.
Maria Pétrovna donna [l'ordre d'atteler et fît prévenir le méde-
cin. On m'a reconduit à la maison, mis au lit, et donné du thé.
Deux heures après, j'étais réchauffé, mais je ne pouvais dormir.
Je me levai donc, et, en manière de mortification, j'ai relata en
détail ma conversation avec Maria Pétrovna : ce morceau me
rappellera toujours. combien j'ai été sot, insolent et grossier.
Pour toi, petit lâche, qui donnes des sobriquets à des hommes
trois fois plus âgés que toi et qui composes sur eux des vers
idiots, parce que tu te dandines et cambres ta poitrine, tu te
Crois tout permis; mais moi aussi j'ai été page: je me dandinais
en cambrant la poitrine ; je n'étais pas plus mal que toi, et
j'avais assurément plus d'esprit. Mais voilà ! à présent, je suis
délaissé et je parais ridicule ! Le même sort t'attend : insensi-
blement, passeront les années et quand ta bouche édentée bé-
gaiera, un autre page, qui n'est pas encore né, cambrera la poi-
trine et composera sur toi des vers imbéciles. Aujourd'hui, c'est
toi qui me piétines, et je n'ai nul moyen de me venger : mais
patiente : je serai vengé par le temps. On t'a dit souvent sans
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 43
doute, et toi, comme un stupide perroquet, lu le répètes, que le
temps, c'est de l'aident ; mais, parvenu à mon âge, tu reconnaî-
tras que le temps est beaucoup plus que de Taisent : le temps,
c'est le juge le plus équitable et le plus implacable bourreau.
17 mars.
Je suis resté quelques jourfe au lit. Le premier jour, Maria
Pétrovna a fait prendre de mes nouvelles, ce qui prouve son
extrême bonté, car, après mon incartade, elle eût pu. non seule-
ment ne pas ipe témoigner de sollicitude, mais encore me consi-
gner sa porte. Le second jour, j'ai reçu un billet de Lydia. Je
l'ai relu tant de fois que je le transcris par cœur.
« C'est à tort que vous en voulez à Michel : c'est une gouver-
nante des Zibkine qui vous a appelé Melchissédec ; Sonia nous
Ta répété, et cela nous a semblé amusant. Mais puisque cela vous
fâche, désormais personne ne le dira plus. Vous ne sauriez
croire combien je suis peinée de vous savoir malade et combien
je désire vous voir au plus vite.
(( Votre amie,
« Lydia. »
Ce billet m'a tout à fait calmé et j'ai passé au lit une heureuse
journée : j'oubliai ma maladie et tout ce qui m'entourait; je ne
voyais devant moi que Lydia, et je récitais sans me lasser « le
Dernier Amour », une poésie de Tutchev que j'adore :
Ohl comme à la limite de Tùge,
Notre amour est plus tendre, plus superstitieux.
Oui, superstitieux; on ne pouvait imaginer d'épithète plus
juste.
J'ai examiné attentivement l'écriture indécise, presque enfan-
tine de Lydia : dans la forme des lettres je cherchais à lire son
caractère, ^mon avenir. Si j'étais jeune, je désirerais ardemment
son portrait, mais je n'en ai pas besoin pour la voir. Elle écrit
la lettre K avec une petite boucle en haut ; je crois deviner son
regard dans cette boucle.
O toi, mon dernier amour.
Tu es le bonheur et le désespoir î
23 mars.
Si le royaume de l'Amour existait réellement, comme il serait
étrange et cruel! Quelles lois y régneraient? Mais peut-il y avoir
/l4 LÀ REVUE BLANCHE
dés lois pour ce souverain capricieux ! Des centaines de jolies
femmes passent devant vous et vous laissent tout à fait indiffé-
rent; tout à coup vous apercevez un visage quelconque, et aussitôt
vous sentez que votre vie en est remplie et que, hors de ce visage,
dans le monde entier il n'y a plus rien pour vous...
Pourquoi ? Peut-être votre bisaïeul a-t-il aimé une femme qui
ressemblait à celle-là et son image est-elle entrée en vous, dans
votre sang, dans vos nerfs. C'est un bonheur que de rencontrer
cette femme : quand on est jeune,elle peut répondre à votre appel
et l'Amour vous recevra tous deux dans son brillant palais.
Hélas ! ma jeunesse a passé sans que se fît cette rencontre
bénie ! . . . Mais pourquoi ne la ferais-je plus à présent? (^ Vous n'êtes
pas un vieillard, mais tout de même vous êtes âgé », m'a dit
Lydia le jour que nous avons fait connaissance. Qu'est-ce que
cela veut dire, âgé? Est-ce ma faute si elle est née trop tard ou
si je suis né trop tôt.
L'âge est-il donc un crime ? Au contraire, dans toutes les autres
circonstances, l'homme, à mesure des années, rencontre l'estime,
les honneurs. Pourquoi donc le priver du droit le plus sacré, du
droit d'aimer? Aussi bien pourquoi ne pas assassiner tout
homme qui a passé la quarantaine? « Non, me dit la cruelle
souveraine, on ne t'assassinera pas, on ne te privera pas du droit
d'aimer. Viens chez moi si tu veux ; mais, dans mon royaume,
la vie ne te sera pas douce. Reste plutôt à l'entrée du palais et
admire comme je distribuerai aux autres mes sourires, mes
caresses; toi, à la porte, tu n'auras qu'à te taire. Pour toi ni
d'égards ni d'honneurs; et ne t'avise pas de faire voir ton
mécontentement : tu te ferais congédier; ton sang bouillira et les
outrages te révolteront, mais il faudra que tu souries; ton cœur
se brisera de douleur, et il faudra que tu danses ; mais surtout
il sied que tu te taises, te taises, te taises! »
Non, je ne me tairai pas. Quoi qu'il puisse en advenir, je péné-
trerai dans le palais magique et je parlerai fièrement le langage
d'un homme libre. Peut-être nemechassera-t-onpas... Les femmes
n'aiment pas les seuls jouvenceaux : ainsi, sans aller plus loin,
Mazeppa était beaucoup plus vieux que moi et Marie l'aima.
Puis, enfin, je ne suis pas un vieillard, je ne suis pas ce Stépan
Stépanovitch qui est paralysé depuis deux ans.
26 mars.
Avant-hier, le docteur m'a permis de me lever mais non pas de
sortir, et aussitôt m'est entré en tête le projet de m'expliquer
nettement avec Lydia. A vrai dire, tout mon espoir de réussir se
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 45
fonde sur le billet. Mais que prouve ce billet? 11 est écrit stric-
tement en vue de disculper Michel, je le vois à présent clair
comme le jour ; naguère, j'y voyais tout autre chose.
Je parcourais mon appartement, et, enivré par les derniers vers
de Tutchev, j'avais perdu jusqu'au souvenir du désespoir et ne
pensais qu'au bonheur d'être le mari de Lydia, de lui consacrer
tout le reste de mes forces, de ma vie. C'est hier que j'avais
déCnitivement arrêté mon plan et je viens de le mettre à exécu-
tion.
J'avais prié le docteur de venir aujourd'hui de meilleure
heure, pour observer l'effet d'une nouvelle drogue fortifiante. Il
est venu à dix heures, a paru très satisfait du résultat obtenu et
de mon empressement à suivre ses ordonnances; enfin, il a
exprimé l'espoir qu'il pourrait peut-être me permettre de sortir .
dans une dizaine de jours. Dès qu'il eût passé la porte je m'ha-
billai et courus à la Serguievskaïa Mon planre posait sur ce fait
que. Maria Pétrovna se levant tard, je ne rencontrerais pas d'au-
tres visiteurs. Je ne m'étais pas trompé : Lydia était seule au
salon, elle étudiait une sonate. Elle fut très contente de me
voir et voulut courir éveiller Maria Pétrovna : j'eus du mal à l'en
empêcher. Nous avons commencé par dire des niaiseries; le
temps passait; je savais que je ne retrouverais pas de sitôt un
moment favorable, et néanmoins une horrible timidité liait ma
langue. Enfin je me décidai. Je pris les choses de loin ; je parlai
de ma solitude... Mais exprimer que Lydia seule pouvait d'un
coup faire cesser tous mes chagrins, je n'y parvenais pas. Le
langage fier d'un homme libre que je voulais tenir à Lydia
baissait de quelques tons. Depuis le commencement de ma
harangue, Lydia me considérait d'un air malicieux; elle voulait
dire quelque chose, mais hésitait; enfin :
— Pavlik, parlez plus clairement. Vous me faites une décla-
ration. Oh ! comme vous êtes charmant, comme je suis con-
tente.
Elle quitta sa place et me prit les mains.
— Ce n'est pas un rêve, Lydia ! criai-je hors de moi, fou
de bonheur, en serrant ses mains. Vous consentez à être ma
femme ?
Lydia dégagea ses mains et alla se rasseoir à sa place.
— Mais non, Pavlik, je ne le puis ; et cependant je suis très
heureuse de votre proposition.
— Que voulez- vous dire, Lydia, et pourquoi me torturer ainsi ?
— C'est un grand secret; mais tout de même je vous dirai
tout : j'ai promis à Michel de l'épouser.
46 LA BEVUE BLANCHE
— Comment, Michel ! il est encore à TEcole.
— Dans quatre mois il sera officier et alors nous nous marie-
rons aussitôt, et, si à cause de son âge on ne le lui permet pas,
il se fera délivrer un certificat médical, demandera un congé
et ne retournera au régiment qu'ensuite. C'est décidé depuis
longtemps... j'étais encore en pension; nous nous aimions
déjà. Vous voyez comme je vous aime, quel secret je vous dis...
Personne, personne ne le sait. Vous m'avez fait tant de peine
quand vous avez parlé de votre solitude que, si je n'étais pas
engagée envers Michel, je vous épouserais. Vous ne savez pas...
épousez tante Marie : nous vivrions tous ensemble, ce serait si
gentil ! Vous ne voulez pas? Je vous en prie, faites-le pour moi.
Ah! Puis-je raconter que vous m'avez fait votre demande?
Je me taisais.
— Eh bien ! je ne le raconterai pas.: je vois que vous ne le
voulez pas. Je ne le dirai qu'à Michel. A Michel, on peut... ?
— Oh! assurément, qu'à Michel, on peut! criai-je déses-
péré. Non seulement qu'on peut, mais on doit : il le faut.
Comment ne pas le raconter à Michel. Il sera votre mari... Pour
tout autre, un tel bonheur suffirait ; mais pour Michel, c'est encore
peu : pour son triomphe il lui faut en outre le plaisir de se moquer
d'un pauvre vieillard auquel il ne reste rien au monde.
Lydia quitta de nouveau sa place et entourant mon cou de ses
bras :
— Cher Pavlik, pardonnez-moi : j'ai dit une grosse sottise.
Non, non, vous pouvez tUre sur que je ne le raconterai à per-
sonne, ni à tante Marie, ni à Michel, à personne : ce sera un
secret de vous à moi ; vous m'aimerez comme avant, nous res-
terons amis.
Je me sentis prêt à pleurer comme un enfant et courus chez
moi.
Et voilà comment finit mon dernier amour. Le bonheur est
parti, le désespoir seul reste... .
Je dois avouer que, de retour chez moi, j'éprouvai d'abord
une sorte de soulagement. Au moins la situation était claire :
plus de trouble à craindre, ni d'espoir; rien ne m'empêcherait plus
de continuer mon journal. Je l'ai entrepris en vue d'y résumer
ma vie passée et je me suis laissé entraîner par les événements
présents: désormais, il n'y aura plus de présent; il n'y aura plus
que le passé !
Ce que je goûte le plus dans les explications de Lydia, c'est ce
certificat de médecin que veutse faire délivrer Michel Kozielsky. Je
voudrais voir le médecin qui le lui délivrera. Il est fort comme
LS JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 47
un tronc d'arbre, et si même toutes les facultés de médecine du
monde s'assemblaient à Pétersbourg, elles ne pourraient lui
trouver de maladie. Pour être malade, il faut évidemment être
un homme intelligent, instruit; est-ce que les bûches sont
malades !
27 mars.
Contrairement à ce que j'écrivais hier, il me faut consacrer
encore une page à des événements actuels.
Hier à peine avais-je achevé la relation de mon entretien avec
Lydia, qu on me remit un billet de Maria Pétrovna :
« Mon cher Paul, j'ai été très heureuse d'apprendre que vous
êtes venu à la maison ce matin. Je ne savais pas qu'on vous
permît de sortir; venez dîner avec moi. Lydia est partie pour
la journée, je suis seule. »
Le matin, j'avais supporté mon échec avec assez de courage;
mais en entrant chez Maria Pétrovna, à la vue de ces murs
entre lesquels était né et mort mon dernier espoir, je souffris
* horriblemennt. Mon àme me fît mal comme une dent gâtée.
Pour ma souffrance je ne pouvais espérer remède plus cal-
mant que la société de Maria Pétrovna. Très effrayée de ma
pâleur, elle me soigna, me plaignit, et je me sentis pour elle un
élan de si douce reconnaissance, que je me décidai à lui conter
ma peine.
— Maria PétroVnia, dis-jequand, après le dîner, nous nous fûmes
assis dans le petit salon, nous sommes de si vieux amis que je
crois de mon devoir de me confesser à vous. Peut-être vous
fâcherez-vous; cependant je vous dirai tout.
— Oui, c'est vrai, Paul, nous sommes de très Vieux amis.
— Savez-vous pourquoi je suis venu ce matin? J'ai fait une
déclaration à Lydia.
A une telle nouvelle, toute autre femme eût au moins poussé
un cri d'étonnement : mais rien ne peut étonner Maria
Pétrovna ; elle se contenta de me demander avec calme : '
— Oui, vraiment, eh bien ?
— Naturellement j'ai essuyé un refus, mais on ne pouvait
espérer autre chose.
— Ne ne dites pas cela. Si Lydia me demandait conseil,
je l'engagerais à agréer votre demande ; vous feriez un mari
charmant.
— Je vous remercie. Maria Pétrovna, bien que vous ne disiez
cela que pour me consoler;
48 LA REVUE BLANCHE
— Non, VOUS savez que je ne vous flatte jamais. Si j'étais à la
place de Lydia, j'accepterais sûrement. Il est vrai qu'entre vous
existe une assez grande différence d'âge... Mais qu'importe? Il
arrive si souvent à présent de voir des jeunes filles épouser par
amour des hommes jeunes et être malheureuses toute leur vie...
Ma tendresse pour Maria Pétrovna augmentait à mesure
qu'elle parlait. Pour sa dernière phrase je l'aurais embras-
sée. « Voilà, pensais-je, une femme qui m'aime vraiment et
m'apprécie, elle ne se moquerait pas de moi comme l'autre, et,
cependant, comme il arrive toujours dans la vie, je n'ai pas su la
distinguer, et maintenant je suis obligé de me priver de cette
dernière consolation, de ce suprême refuge. En effet, après ce
qui s'est passé entre Lydia et moi, il ne m'est plus possible de
revenir aussi souvent ici. » Et tout à coup j'éprouvai une vivedoiï-
leur à la pensée d'être obligé de rentrer chez moi. Jamais je
n'avais souffert de la solitude; mais jadis c'était autre chose:
jadis j'avais l'espoir; mais rentrera présent dans cet apparte-
ment vide, froid, pour passer seul les heures sans fin de la
souffrance, de la maladie et avec le souvenir perpétuel de l'af-
front insupportable, amer ; non c'est trop pénible !
Je regardai Maria Pétrovna ; ses yeux brillaient d'une telle
bonté qu'elle me sembla belle.
— Maria Pétrovna, m'écriai-je tout à coup, m'étonnant
moi-même, puisque vous le feriez à la place de Lydia, faites-le
donc à la vôtre : soyez ma femme !
Maria Pétrovna ne parut pas étonnée de ce langage. Elle se
tut un instant, puis répondit :
— Non, Paul, à ma place c'est tout à fait impossible.
— Impossible!... pourquoi?
— Pour beaucoup de raisons. D'abord je ne veux pas aliéner
ma liberté.
— Mais pourquoi diable avez-vous besoin de liberté ?
m'écriai-je sans plus choisir mes expressions. Vraiment on
pourrait s'imaginer que vous faites je ne sais quel usage de
votre liberté. Vous vivez comme la supérieure d'un couvent; seu-
lement en guise de psaumes vous lisez la Bévue des Deux
Mondes^ ce qui est presque la même chose. N'ayez pas peur,' je
n'attaquerai pas notre chère Revue; soyez sûre que je vous lais-
serai libre là dessus. Eh bien, avez-vous quelque autre rai-
son?
— Beaucoup d'autres. D'abord il est trop tard. Pourquoi ne
pas avoir demandé ma main au temps, vous vous rappelez, où
vous m'avez tant aimée !
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 49
— Pour Tamour de Dieu, Maria Pétrovna, nous avions alors
dix ans l'un et Tautre! Peut-on se marier à dix ans?
— Paul, vous vous trompez : vous aviez alors sept ans de
plus que moi.
— Eh bien, soit, je ne discute pas; mais si j'avais alors sept
ans de plus que vous, la même différence subsiste ; en quoi ce
peut-il être un obstacle?
— Non, vous ne m'avez pas comprise. Je voulais dire qu'à
mon âge il est affreux de commencer une nouvelle vie, d'entrer
dans un monde inconnu.
— Comment, inconnu? Vous oubliez, il me semble, que vous
avez été mariée et que vous avez été assez heureuse avec feu
votre mari.
— C'est vrai, j'aimais et j'estimais Ossip Vassiliévitch; néan-
moins, dans les relations conjugales il y a beaucoup d'ennuis ;
et puis, je vous dirai qu'il y a encore dans tout cela un côté
ridicule qui n'est pas du tout pour me plaire.
11 me fallait battre en retraite; mais à ce moment perdre
Maria Pétrovna me semblait un tel malheur que j'insistai
encore.
— Maria Pétrovna, écoutez-moi. Nous nous connaissons
depuis si longtemps, qu'avec des concessions réciproques il
nous sera très facile d'effacer tous ces inconvénients de la vie
conjugale. Déjà nous nous voyons tous les jours. Quy aura-t-il
donc d'étonnant à ce que nous nous mariions? Ce ne sera pas un
mariage de passion : à notre âge il est ridicule d'être follement
amoureux ; ce ne sera pas un mariage d'intérêt, puisque chacun
de nous a sa fortune assurée et une situation assez brillante
dans le monde; ce sera, si l'on peut dire, un mariage de com-
modité et de vieille amitié. Enfin, nous arrivons à l'âge où nous
attendent la maladie et une foule de misères. Au lieu d'envoyer
prendre chaque jour des nouvelles l'un def la santé de l'autre, ne
ferons-nous pas mieux de nous soignei' l'un l'autre et de nous
aider mutuellement à vivre de notre mieux nos derniers jours.
Jusqu'ici, nous avons marché côte à côte ; donnons-nous la main
à présent.
Mon éloquence fut vaine. Maria Pétrovna ne m'écoutait pas :
elle était évidemment plongée dans ses souvenirs matrimo-
niaux.
— Imaginez- vous, interrompit- elle, qu'Ossip Vassiliévitch
venait parfois chez moi enveloppé dans une vieille robe de
chambre de fourrure et en fumant sa pipe. Dieu! rien que d'y
penser j'ai des nausées; et après, quand il partait, cette four-
5o LA REVUE BLANCHE
rure restait sur mon divan; et une fois, devant moi, il a ôté
son râtelier et Ta frotté avec je ne sais quelle poudre. C'est
affreux! affreux!
— Mais avec moi la même chose n'est pas à craindre, je n'en-
lèverai pas de râtelier devant vous, parce que toutes mes dents
sont très bien conservées; je ne fume jamais la pipe, et je puis
vous jurer, si vous le voulez, que vous ne me verrez jamais en
robe de chambre, du moins de fourrure.
— Et puis, il était jaloux, horriblement jaloux, bien que sans
motif. Parfois il disait qu'il sortait et tout à coup il rentrait,
s'imaginant qu'il allait trouver quelqu'un : naturellement il ne
trouvait personne ; mais avouez que des soupçons pareils sont
blessants, d'autant plus qu'en province, où nous vivions alors,
tout le monde en était instruit. Il se montrait surtout jaloux
Tété, quand il devait partir en tournée d'inspection ; alors, pour
m'effrayer, il inventait chaque fois de nouvelles histoires. Une
fois, sur son ordre, son officier d'ordonnance me jura qu'il exis-
tait une loi d'après laquelle Gssip Vassiliévitch avait le droit,
aussitôt les troupes en campagne"; de me fusiller sans jugement.
Je me souviens très bien qu'il appelait cette loi stupide: le règle-
ment militaire. Bien entendu je n'y croyais pas, mais convenez,
Paul, que c'est outrageant.
— Je l'avoue ; mais je vous jure, Maria Pétrovna, que je ne
serai jamais jaloux, môme si je vous trouvais en tète à tête
avec Kola Kounichev, que vous aimez tant!
— Voilà encore un ingrat. C'est vrai que je l'aimais beaucoup,
et comme il m'en a remercié ! Il y a une éternité que je ne l'ai
vu, et au jour de l'an, il s'est contenté de me déposer sa carte.
Jamais les hommes ne savent apprécier un sentiment pur ;-
tous ont des instincts grossiers, et le désir d'étaler leur force
brutale. Au fond, Nicolas à tout à fait le caractère de son oncle.
Ossip Vassiliévitch était tout à fait comme lui, tout à fait.
— Mais vous n'avez pas remarqué chez moi de sentiments
aussi grossiers, dites-moi.
Maria Pétrovna me regarda attentivement :
— C'est vrai, je n'ai rien remarqué de tel chez vous, mais
peut-être ressemblez-vous quand môme à ces deux hommes.
Non, Paul, croyez-moi, je vous aime beaucoup, je vous crois
mon meilleur ami ; mais je ne puis vous épouser : c'est impas-
sible, impossible.
Je pris mon chapeau.
— Où allez-vous? Ne pouvons-nous plus rester ensemble
parce que nous ne nous marions pas.
LE JOURNAL DB PAVLIK DOLSKY 5l
Je me rassis et nous nous tûmes.
11 y a des personnes avec qui le silence même est aivsé. Maria
Pélrovna est de celles-là ; mais après l'entretien que nous venions
d*avoir, nous étions gênés, et nous fûmes soulagés d'entendre
retentir la sonnette de Tescalier. C'était le médecin.
Quand il m'aperçut, son visage exprima d'abord une véritable
stupeur, puis l'indignation et enfm l'ironie.
— Eh bien, mon cher Pavlik, je vous remercie... je ne m'at-
tendais pas... voilà comment vous reconnaissez mes soins. Sans
doute, je ne suis*ni votre père, ni votre tuteur et je ne puis vous
défendre de vous tuer si la fantaisie vous en prend ; mais ce
que je ne veux pas, c'est recevoir de l'argent pour des visites
inutiles : cherchez donc un autre médecin, et alors dansez, buvez,
faites des parties en troïka, faites tout ce que vous voudrez;
d'un mot, comme disent les Français : Vogue le galère.
— La galère, corrigea doucement Maria Pétrovna.
— Je ne sais s'il faut le ou la, mais je sais que je ne puis plus
vous soigner.
— Mais si! vous le pouvez, cher docteur! — m'écriai-je d'un
ton plus convaincu que jamais. Ramenez-moi à la maison et
faites de moi ce que vous voudrez : je vous donne ma parole
d'honneur de ne pas sortir d'une année entière s'il le faut, je n*ai
plus à présent où aller...
5 avril.
On dirait que cette fois je suis sérieusement malade : le doc-
leur fronce les sourcils, ordonne des drogues de plus en plus for-
tifiantes et ne manque jamais de me reprocher ma sortie de la
semaine dernière; il la traite de polissonnerie, une de ces
polissonneries pour lesquelles on fouette les enfants. Le docteur
à raison, c'était en effet une sottise ; et pas seulement au point
de vue médical : à tous les autres. Comment avais-je pu espérer
réussir? Et si Lydia avait consenti, quelle vie m'attendait? Sans
doute, c'est une enfant charmante, mais aurais-Je pu remplir
sa vie. J'ai pensé et dit qu'il n'y a pas de bonheur en dehors de
b vie de famille; sur ma route, j'ai rencontré force charmantes
et séduisantes jeunes filles avec qui ce bonheur semblait pos-
sible, et cependant je ne fis jamais aucune tentative pour le réa-
liser : je Tai toujours ajourné, j'attendais toujours quelque chose
d'extraordinaire... La raison de ces atermoiements, c'est que je
ne pensais jamais à la vieillesse : elle n'entrait pas dans mes
calculs d'avenir.
5î LA REVUE BLANCHE
L'année dernière, quand quelqu^un me traitait de vieux céliba-
taire, je riais de tout mon cœur: célibataire, oui; mais pourquoi
vieux! Or, voilà qu'après un demi-siècle passé à rêver platoni-
qnement au bonheur familial, j'ai fait coup sur coup, dans la
même journée, deux demandes en mariage. Si mon histoire avec
Lydia, par la somme des souffrances qu'elle m'a causées, peut
s'appeler un drame, mon aventure avec Maria Pétrovna est un
vaudeville, un lever de rideau.
Depuis, j'ai longuement réfléchi à ce qui m'avait poussé à
tenter cette démarche inattendue et grotesque, et je me suis
convaincu qu'inconsciemment j'avais obéi à la dernière recom-
mandation de Lydia. « Épousez ma tante, faites-le pour moi ».
m'avait dit la naïve enfant, et comme elle a l'habitude de me
faire faire ses commissions, elle m'a envoyé chez sa tante, et
moi qui cède à tous ses caprices, j*y suis allé. Et la tante eût peut-
être accédé à cette demande, si je n'avais tout gâté en évo-
quant à son imagination Ossip Vassiliévilch avec sa pipe,
ses fausses dents et ses instincts grossiers. Mais cependant, si
Maria Pétrovna m'a refusé, qui m'épousera? Me voilà céli-
bataire à jamais, et forcé de passer dans l'amère solitude
les jours que m'accordera la fortune. Il y a des personnes
qui s'accommodent de la solitude et y trouvent même de la
joie ; mais ces personnes s'aiment trop elles-mêmes, et moi je
ne puis m'aimer, parce que j'ai de moi-même une très
médiocre opinion. Et pourtant comment vivre sans personne
à aimer, sans savoir en quoi espérer? Dans mon journal de
Dresde j'ai écrit autrefois cette pensée : « Tout homme» à
défaut du bonheur personnel, peut trouver la consolation
dans l'amour de l'humanité. » Maintenant je pense un peu
autrement. De toutes les phrases par lesquelles se consolent les
hommes, il n'en est pas de plus idiotes et de plus fausses que
celles qui ont trait à l'amour de l'humanité. Je comprends qu'on
puisse aimer sa femme, ses enfants, son père, sa mère, ses
frères et sœurs, ses amis ; je comprends que Ton puisse aimer
le pays où l'on est né, et quand la patrie est en danger qu'on
sacrifie sa vie pour elle ; je comprends qu'on puisse non seule-
ment apprécier par l'esprit, mais, jusqu'à un certain point, aimer
de cœur, des hommes inconnu», des étrangers, s'ils ont élargi
notre horizon spirituel, s'ils nous ont donné un plaisir sublime,
s'ils ont étonné notre imagination par quelque acte héroïque.
Mais aimer tous les hommes seulement parce qu'ils sont des
hommes! Je doute que quelqu'un ait réellement éprouvé ce
sentiment. Pourquoi les Chinois seraient-ils plus près de mon
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 53
cœur que les minéraux enfouis clans les forêts vierges de l'Amé-
rique ? Qu'on professe un amour négatif consistant à ne pas faire
de mal ou môme à ne pas souhaiter de mal aux Chinois, je le com-
prends encore, — et je ne souhaite aucun mal aux minéraux.
Qu'ils gisent en paix dans le sein de la terre américaine et que
les Chinois jouissent de la vie dans le Céleste empire. Passer
leurs frontières, je ne le désire aucunement, car s'ils voulaient
visiter l'Europe en foule, il serait bien difficile de lutter contre
eux. Je ne comprends pas pourquoi les hommes au cœur large
se bornent à Tamour de l'humanité : on peut élargir le domaine,
on peut s enflammer d'amour pour tous les animaux, pour la
planète Terre, puis pour tout le système solaire, et enfhi brûler
d'amour pour tout l'univers! Je ne comprends pas ce genre
d'amour omniversel. Qu'il aime la terre, celui qui s'y trouve
heureux !
9 avril.
Je vais de plus mal en plus mal. A présent, au lieu d'un mé-
decin j'en ai deux : Féodor Féodorovitch m'a amené son ami
Anton Antonovitch, un « spécialiste ». Cet Anton Anlonovitch
est aussi maigre et aussi sombre que Féodor Féodorovitch est
gros et bruyant. Quelle maladie ai-je au juste, ils ne me le disent
pas, mais ils ont parlé latin devant moi, une heure entière, en
me palpant. Je trouve cela très indiscret et, de leur part, très
imprudent ; ils sont convaincus sans doute que je ne sais que
deux ou trois mots de latin; mais j'en sais un peu plus, et l'un
de mes collègues de l'Ecole militaire est aujourd'hui l'un des
premiers latinistes d'Europe.
La conséquence immédiate xle la venue d'Antone Antonovitch
fut une quatrième drogue encore plus énergique. Elle fit d'abord
quelque effet et, grâce à elle, je puis continuer mon journal, ce
que je ne pouvais faire ces jours derniers à cause d'une grande
faiblesse. Ce journal est la seule joie de ma vie : tout le reste
m'est défendu ; heureusement que Féodor Féodorovitch ne sait
pas quej'écris: sinon, il ne manquerait pasdes'yopposer. En effet,
il m'a tout défendu : je ne puis ni boire, ni manger, ni fumer, ni
lire, ni recevoir d'amis; le nouveau médecin me disait môme avec
tristesse : « Tâchez de moins penser » ; mais c'est assez difficile
quand on ne dort pas.
Grâce à une protection spéciale du docteur, Marie Pétrovna a
ses entrées chez moi. Hélas! hier elle m'a vu en robe de chambre
et elle s'est .souvenue, sans doute, d'Ossip Vassiliévitch d'impé-
rissable mémoire !
54 LA REVUE BLANCHE
C'est étrange comme la question de la mort m'a intéressé
depuis ma plus tendre enfance. Alors déjà, la pensée seule de la
mort m'effrayait, la mort d'une personne que je connaissais un
peu me privait pendant plusieurs jours d'appétit et de sommeil.
De longues années se passèrent avant que je pusse m'habituera
cette idée pourtant très répandue : que tous les hommes
mourront, méchants et bons, riches et pauvres, vieux et jeunes;
c'est la seule égalité que l'homme puisse atteindre. Mais de la
pensée que tous les hommes mourront à celle que moi, je
mourrais, il y a encore une grande distance. A cette pensée-ci j'ai
seulement réfléchi hier. Je ne puis dire que j'aie très peur de la
mort; et, d'ailleurs, pourquoi craindre un sort qui frappe tout le
monde imperturbablement...
J'avais un ami qui avait très peur de mourir et qui vivait de
la façon la plus régulière ; jamais il ne mangeait à dîner une
bouchée de plus que la veille; jamais il ne se couchait cinq,
minutes plus tard ; les diverses allées de son jardin étaient
mesurées exactement, et le matin, en faisant sa promenade, il
touchait du pied le vieil arbre où commençait l'allée pour
compter le nombre de tours qu'il faisait. Malgré toutes ces pré-
cautions il est mort à moins de quarante ans.
Ma tante Ardotia Markovna riait beaucoup de cette peur qui
ne le quittait pas. « N'est-ce pas stupide d'avoir si peur? di-
sait-elle sans se gêner. Quand tu pars de Moscou pour Péters-
bourg, tu te déshabilles et te couches dans le wagon et tu
t'éveilles à Pétersbourg ; la mort c'est la môme chose : nous
nous endormons ici et nous nous éveillons ailleurs ». Elle-même
ne craignait rien, ne prenait aucune précaution et elle a vécu
jusqu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans.
Les hommes qui veulent cacher qu'ils ont peur de la mort
disent que ce n'est pas la mort qui les effraie, mais les souf-
frances qui la précèdent ; ils aiment à répéter le mot si connu :
« Ce n'est pas la mort qui m'effraie, c'est de mourir. » Dis-
tinction tout à fait vaine. Les souffrances ne viennent pas de
la mort, mais des maladies, qui, parfois, ne finissent pas par 1«
mort. Beaucoup de médecins me l'ont dit et je l'ai vu moi-même
à la mort de nion unique et bien-aimé frère : quelques heures avant
qu'il mourût, sa respiration était régulière, son visage calme, si
bien qu'un rayon d'espoir entrait en moi, et, au moment même
de la mort, il me jeta interrogativement un regard consterné. Son
visage conserva même cette expression jusqu'au moment où je
lui fermai les yeux. J'ai songé à lui demander : .< Qu'y a-t-il qui
t'étonne, mon pauvre Sacha? est-ce ce que tu vois, ou es-tu étonné
de n'avoir rien vu ?
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 55
Je suis croyant, — pas assez;j'ai lu les principales œuvres
des matérialistes, — sans me laisser absolument convaincre.
Mais je me suis rendu compte que dans le fond de chaque àme
humaine se cache la pensée que notre exiélence ne peut cesser.
C'est une voix intérieure, timide, laihle ; on peut la dominer
facilement parle raisonnement, mais on ne peut l'étoufler: par-
fois elle se hausse et les hommes lui obéissent inconsciemment,
presque contre leur volonté. Pourquoi allons-nous aux enterre-
ments et aux messes mortuaires? Je ne parle pas des enterre-
ments mondains où Ton va pour les parents du défunt et quel-
cpiefois pour se distraire. Un jour Maria Pétrovna s'attristait de
n'avoir pas su à temps la mort d'une de ses amies et de n'avoir
pu assister à la messe. Pour la consoler, je lui dis qu'elle irait
aussi bien à la messe un autre jour. « Oh! ce n'est pas la même
chose, me répondit-elle naïvement; c'est à la première messe
qu'il y a toujours le plus de monde. » Mais il est arrivé à cha-
cun de nous d'aller aux messes d'un célibataire sans parents et
où nous ne pouvions espérer rencontrer personne. J'ai toujours
fait mon possible pour assister à des messes de ce genre, me
disant que j'étais obligé de payer une dernière dette... à qui?
Payer une dernière dette au défunt, cela n'a pas de sens, puis-
qu'il ne vous verra pas. Mais une voix intérieure me disait que
le défunt verrait et apprécierait la démarche. Cette voix parle
plus haut encore quand je pense à mon propre semce funèbre.
Je me représente très vivement toute la cérémonie : je vois
entrer des hommes, j'entends leurs conversations, je distingue
les marques de la sincérité ou de l'indilTérence sur les visages;
mais il y a une chose que je ne puis deviner : d'où verrai-je tout
cela? Z)'ott, c'est le problème dont la solution a tourmenté et
tourmentera toujours les hommes, ceux qui sont instruits comme
les ignorants. Hamlet dit : « Mourir... dormir... Dormir... rêver
peut-être. » Mais quel rêve voilà la question.
Ardotia Markovna qui sans doute n'avait jamais lu Sheak-
speare employait la même comparaison, mais formulait sa pen-
sée plus clairement.
[La fin au prochain numéro.]
A.N. Apoukhtine
Traduit du roBse par J. W. Birxstock.
Le Culte de la Veine
0 Polypaïdès, ne demandez à vaincre,
ni par la vertu, ni par la richesse; il
suffit à l'homme d'avoir de la chance.
THftOGNlS, 120.
Les Napolitains et les femmes étaient jusqu'à ces temps derniers les
seuls adorateurs manifestes de la Veine. Pour confesser et pratiquer
leur dévotion, ils portaient appendus à la ceinture divers amulettes,
pointes de corail, cochons d*or, trèfles à feuilles quadrilobées, réduc-
tions d'Antoine de Padoue.
Ainsi, la religion de la Veine, comme toutes les grandes religions,
nous vient, non pas de Dieu, mais des ignorants. Superstition d'autant
plus difficile à vaincre qu'elie est obscure et plonge des racines infinies,
innombrables dans l'ignorance et la peur qui sont les bases de notre
être. Il ne lui manquait pour revêtir tous les caractères d'une religion
officielle, historique, qu'un schisme etpne métaphysiqee.
Le schisme, M. Capus l'a suscité dans la Veine [i]. Quant à la méta-
physique, nous en sommes redevables à M. Maeterlinck (2).
M. Capus est en quelque sorte TAnti-Manès de la religion nouvelle,
car la Veine, divinité favorable est, dans la croyance populaire, com-
*battue par le Guignon, puissance ennemie, de même que l'Esprit du
Soleil lutte, pour les manichéens, contre le Prince des Ténèbres. Or,
tandis que Manès et, après lui, Martin de Candide affirment l'influence
prépondérante de Satan sur les affaires de ce monde, M. Capus, par
un tour d'esprit opposé, nie, que dis-je ? ignore l'existence du Guignon.
Entendez que c'est le Pangloss de la Veine. Il ne veut voir que l'in-
fluence favorable de la Chance, il répète à qui veut l'entendre — c'est-
à-dire à beaucoup — que l'existence de la Veine n'implique nullement
l'existence de la Guigne. Il est, j'ose dire, un optimiste.
M. Capus a donné en quelques lignes de la Veine la formule de la doc-
trine, que les fidèles pourront accrocher à leur ceinture, inscrite sur un
téphilim^ parmi les autres objets du culte : « Je ne suis pas superstitieux.
...Je crois que tout homme un peu doué, pas trop sot, pas trop timide,
a dans la vie son heure de veine, un moment où les autres hommes
semblent travailler pour lui, où les fruits viennent se mettre à portée
de sa main pour qu'il les cueille. Cette heure-là, c'est triste à dire, mais
(1) Alfred Capus : La Veine, pièce en quatre actes; Paria, 1902. Éditions de La revue
blanchff un vol. in- 18, à 3 fr. 50. — Cf., du même auteur, dans la même collection, Faux
Départ, roman (illustré par L. Cappiello), et /<i Bourte ou la Fie, comédie en quatre actes
et cinq tableaux.
(2) Maurice Maeterlinck : Le Temple eiiêeveli; Paris, 1902, Bibliothèque-Charpentier, un
vol. in-18, à 3 fr. 50.
LE CULTE DE LA VELNE ^7
ce n'est ni le travail, ni le courage, ni la patience qui nous la donnent.
Elle sonne à une horloge qu'on ne voit pas, et tant qu'elle n'a pas sonné
pour nous, nous avons beau déployer lOus les talents et toutes les vertus,
il n'y a rien à faire. Nous sommes des fétus de paille. »
Sous son apparente amertune, la doctrine de M. Capus est consolante.
Qui ne se juge « assez bien doué, pas trop sot, pas trop timide » ? A
qui donc est-il défendu d'attendre avec confiance l'heure de la veine ?
Cette heure de veine, c'est comme une espérance surnaturelle, une
oasis que tous nous pouvons entrevoir. C'est mieux encore. Pour ceux
qui, entrés dans la vie sans aide, n'ont encore goûté aucune joie, c'est
une raison métaphysique de ne pas désespérer. Il a déjà sa part de for-
tune — guère plus illusoire que les autres parts — celui qui croit porter
dans son sac la chemise de l'homme heureux.
Cet espoir de prendre une revanche de bonheur, que d'autres reli-
gions plaçaient dans une vie future, il se rapproche de nous. Souvent
il suffira d'y croire, pour que, nos forces renaissant, notre nouvelle action
nous soit bienfaisante.
Quant au reste du chemin, à part cette étape joyeuse, il est plat, mais
sans fondrières inévitables. L'idée de « balance », talion mystique des
précédentes théosophies, est du coup renversée. Une heure de veine ne
doit pas être payée de toute une vie de guigne. La déesse Vejne, sui-
vant le schisme de M. Capus, est fantasque, passagère ; elle n'est pas
cruelle. En quoi elle me semble participer bien peu du caractère fonda-
mental de toute divinité.
M. Maeterlinck, lui, est orthodoxe. 11 croit à la Chance intégrale, en
partie double, bonne et mauvaise. Par une concession, indispensable
aujourd'hui, aux nécessités logiques de notre esprit, il s'elîorce d'abord
d'établir la réalité objective de la Chance. Il veut l'installer sur
un fondement expérimental. La Chance, telle qu'il la conçoit, n'est pas
encore une loi : c'est une force obscure, non définie, mais que les faits
affirment. Nous pouvons conclure de ses manifestations à son existence.
Cent exemples fameux se présentent aussit(H à la mémoire de
M. Maeterlinck qui les recueille, les illustre et les jette à notre scepti-
cisme, comme on offrait le gâteau de miel h Cerbère. Mais ce ne
sont là que cérémonies propitiatoires. Il lui tarde d'entrer dans la
caverne.
Non sans adresse, et pour nous montrer son dédain des anciennes
tbéodicées, il néglige d'établir la réalité de la Chance sur la preuve dite
«r de la croyance universelle ». Il ne parle que pour mémoire de la
Fatalité, du Destin, de la bonne ou mauvaise Etoile, mais il oublie la
Tychè des Grecs, la Fortitna des Latins et Ta Grâce des Jansénistes. Et
cependant, quelle influence n'eussent pas exercée sur les esprits respec-
tueux de la tradition certains exemples illustres ! Socrate s'écriant
« Agathe Tychè » à l'arrivée de la théorie de Délos ; les sages du Ban-
quel accueillant par cette invocation les premières paroles du discours
de Phèdre; Marc-Aurèle faisant, avant chacune de ses expéditions,
réciter les prières à Fortuna Redux ; Pascal se demandant à chaque
58 LA REVUE BLANCHE
minute de sa vie — avec quelle angoisse ! — s'il avait ou non la chance
suprême d'être sauvé de toute éternité.
La preuve par Tautorité de la tradition nous paraît pourtant la seule
qui puisse être offerte en faveur de l'existence delà Chance. Un essai,
même habile, de démonstration expérimentale touclie de près au diver-
tissement scientifique. Les vies et les aventures de Louise de Bourbon,
de Joseph II, d'Henriette d'Angleterre, de Lesurques, de Denys l'An-
cien, de Casanova^ de Marie-Antoinette et des amis anonymes de M. Mae-
terlinck, pour illustres qu'elles puissent paraître, ne sont que les vies
et les aventures d'individus, c'est-à-dire d'atomes perdus dans un tour-
billon, de gouttes d'eau dans le fleuve immense et rapide de la vie. De
ce qu'une série d'événements a détourné ces gouttes du courant princi-
pal, les a fait tomber dans l'écuelle tendue du mendiant ou dans l'épui-
sette du pêcheur, s'ensuil-il qu'il faille affirmer l'existence d'une force
mystérieuse, indépendante de la force qui entraîne le courant tout
entier, d'une puissance secrète qui s'exerce, suivant des lois inconnues,
sur chacune des gouttes dont est composée la masse d'eau?
Comprenant combien était vaine la démonstration tirée d'existences
aussi rares, auxquelles d'ailleurs l'histoire ou la tradition ont donné
une mensongère unité dans le bonheur ou la disgrâce, M. Maeterlinck n'a
pas hésité à recourir à des observations plus générales. Il a fait travailler
la statistique en faveur de la Chance. « Il est remarquable et constant,
dit-il, que dans les grandes catastrophes on compte d'habitude infini-
ment moins de victimes que les probabilités les plus raisonnables ne
l'eussent fait redouter. » Je ne sais si M. Maeterlinck a fait le décompte
de toutes les catastrophes, s'il a établi la moyenne des voyageurs qu'un
bateau, un wagon avaient coutume d'emporter avant qu'un accident leur
advînt, j'ignore s'il a fait entrer dans son comput des catastrophes
telles que le naufrage de la ScniUUinte, et d'autres (jue je ne veux pas
rechercher. Je lui donne sur ce point partie gagnée. Oui, le nombre
des victimes de la plupart des catastrophes est moindre qu'on ne
l'aurait pu supposer. En quoi l'existence do la chance s'en trouvé-t-
elle le moins du monde certifiée? 11 m'est permis de dire, avec la môme
vraisemblance logique, que le nombre des victimes s'est trouvé amoin-
dri parce que ce dieu Pou-Pou, qu'adorent les Niam-Niams, est venu
détourner du danger tous les hommes chauves. Cette loi des «moin-
dres victimes » une fois établie par une statistique scrupuleuse, il nous
faudrait alors non pas chercher une intervention miraculeuse, mais tout
simplement les causes naturelles de ce phénomène. De ces causes natu-
relles, j'en entrevois une Qntre mille qui explique pourquoi sur les
bateaux qui font naufrage le nombre des passagers est moindre que de
coutume. C'est apparemment (jue le navire a quitté, cette fois-là, le port
par gros temps, ce qui a fait rester sur le quai les gens peu pressés et
les touristes.
Pour les esprits que le besoin du surnaturel ne tourmente pas, cette
croyance à la Chance n'est qu'une manifestation, fort ancienne, de Ter-
LE CULTE DE LA VEINE 59
rcur millénaire qui confie nos destinées à une force intelligente. Notre
orgueil d'une part, notre pusillanimité de l'autre, nous empêchent de
concevoir notre vie comme un simple phénomène, analogue à tous les
phénomènes. Il faut que le besoin de causalité qui nous travaille assu-
jettisse le monde à son étroite mesure. Nous croyons, par TefTet denotre
imagination hâbleuse et couarde, agrandir le monde de toutes nos mé-
taphysiques etTenrichir de tous nos fantômes. Le surnaturel nous solli-
cite, car il nous grandit et nous rassure.
Et puis, il nous faut quelqu'un qui ne se lasse pas de nous entendre,
à qui nous puissions conter nos mésaventures sans recevoir en réponse
, des reproches à notre ignorance ou à notre lâcheté, quelqu'un à inju-
rier dans l'infortune, quelqu'un dont la responsabilité nous décharge;
quelqu'un à remercier aussi — car il faut être juste — pour tous nos
bonheurs inattendus. Cet inconnu chargé d'affaires, les naïfs le nom-
ment Antoine de Padoue ou Expédit, mais les âmes distinguées que la
superstition fait sourire, l'appellent Chance, Veine ou bien (les classi-
ques) Destin favorable.
Il est tout un ordre de poètes à qui les dieux sont nécessaires. Au
lieu de se contenter de la multitude que leur en présentent les théogo-
nies défuntes, ils comprennent, non sans iïnesse, que rien ne vaut un
dieu actuel, vivant, directement sensible à l'imprécation et à la louange.
Dieu est à la fois un maître et un serviteur, un protecteur et un com-
pagnon de route, il marche avec nous et cependant nous l'apercevons qui
nousattend à l'étape. Plus que tout autre, M. Maeterlinck, instruit des an-
ciennes légendes, habile à les ressusciter, avait besoin de cet acces-
soire. Comme ces ouvriers ingénieux qui fabriquent eux-mêmes leurs
outils, il s'est mis à la besogne. 11 a pris les matières premières du
meilleur aloi, la science d'une part (expérience et statistique), de l'autre,
la morale et la psychologie.
Et d'abord, le dieu nouveau prévoit l'avenir, que dis-jc, il le voit,
car tout lui est présent, et c'est en quoi il participe de la qualité la plus
précieuse des anciennes divinités. Ce qui pour nous est devenir est pour
lui actuel. Comment se fait-il qu'un corps, le nôtre, essentiellement
soumis à la succession des phénomènes, qui ne vit même que de cette
succession, contienne en lui cet étrange pouvoir de se détacher du
temps, de se dégager des lois scientifiques, des processus inéluctables
pour voir d'un seul coup d'oeil Y « avant », le « pendant « et Y « après »?
A cela le mot « mystérieux » suivi de près par le mot « inconnu » répond
définitivement. Comment pouvez-vous empêcher un « inconnu mysté-
rieux )' de se comporter suivant les plus folles conceptions d'une méta-
physique en délire? Que lui seraient son mystère et son incognito s'il
devait agir suivant la norme commune?
Donc, le dieu nouveau voit le monde comme un présent éternel, si
tant est qu'un présent puisse être éternel. Il voit forger la hache et s'ou-
vrir la blessure. Il voit le début raisonnable et la conclusion insane.
6o LA REVUE BLANCHE
Mais la notion du temps lui est de nouveau rendue toutes les fois que
-cela nous est nécessaire, car il peut, M. Maeterlinck ralTirme, susciter
au moment s^oulu, Taccident, le fait imprévu qui doit, si nous avons la
chance, nous détourner d'une catastrophe.
L'Inconscient est immatériel, inétendu, mais il a la notion de Fespace,
oar il peut, M. Maeterlinck raffîrme encore, dresser à V endroit précis
la barrière (morale) qui doit nous préserver de Taffreuse culbute.
Quoi qu'il en soit, et c'est bien par là que la divinité en lui apparaît,
rayonnante, sa fonction essentielle, son unique raison d'être, consiste à
s'occuper de nous. Il s'y emploie d'une façon intermittente, parfois dé-
concertante; mais, c'est à nous de faire son éducation.
« Le jour, dit M. Maeterlinck, où nous aurons réussi à étudier de plus
près cet inconscient, ses habiletés, ses préférences, ses antipathies, ses
maladresses mystérieuses, nous aurons singulièrement émoussé les
ongles et les dents du monstre qui nous persécute sous le nom de
Chance, de Fortune, de Destin. » C'est dire, ou la lecture n'est qu'un
vain labeur, que le jour où notre inconscient sera devenu conscient, en
d'autres termes, que le jour où il aura cessé d'exister, il sera susceptible
d'être apprivoisé. — Et alors il sera vraiment dieu, car il sera en tout
semblable à nous-mêmes.
L'évolution de la croyance religieuse, à son dernier période, nous
réserve encore quelques divinités analogues à l'Inconscient de M. Maeter-
linck. Sur ce point, toutes divagations sont licites, car il est toujours des
auditeurs pour les accueillir et les redire en les aggravant. Le sage lui-
même, habile à nous recommander la prudence et la soumission aux
lois physiques d'après l'exemple du cloporte et de la tortue, ne peut se
tenir de lever les yeux vers le ciel et de soupirer vers l'Illusion, mille
fois plus terrifiante et néfaste que tous les éléments déchaînés. Car la
croyance à une volonté mal définie, mystérieuse, intimide les esprits
résolus, rompt les volontés robustes. Il n'est que les pusillanimes et les
faibles pour remettre leur destinée aux mains des fantômes, et se livrer
«n jouets désarticulés aux Providences, aux Grâces, aux Chances, à la
Veine, aux Destins. Il sied à l'homme libre d'envier le sort de Prométhée
qui prit par devers lui le feu céleste et périt seul sur son rocher, sous
le frais baiser des Océanides.
Richard Cantinelli
Poèmes
A Madame L. F
O marbres qu'ont pâlis les baisers de la lune,
Marbres au bord des flots et miroitant comme eux.
Marbres rigides sous les voiles de la nuit
Et qui perpétuez l'incertaine splendeur
De la cité déchue au long des quais déserts,
Mon rêve indéfectible a, que de fois, hanté
Les rives où, mélancolique, s'invertit
Dans l'eau dormante, tel un songe, la féerie
De vos frêles architectures, galeries.
Rosaces, mezzanines, sveltes campaniles,
Sur des supports légers, palais blancs et débiles t
J'ai glissé parmi vous, las et dolent fantôme.
Et vainement quêtant Tétreinte qui guérit.
Aux bras dont j'assouplis le geste séculaire
Des figures captives sur leur piédestal.
J'ai frôlé ma détresse à tant de souvenirs
Dont le chœur se déroule au long de vos murailles^
J'ai miré mon désir inquiet à l'eau sombre
Où vous même mirez votre placidité
Parmi les longs regards des étoiles d'été.
Dans un silence inégalé de cimetière
Et que n'a point troublé ma muette prière.
Illusoire cité de marbre dans la mer.
Sous la gaze d'argent de la lune endormie !
N'es-tu le rêve môme où je me suis complu?
Et je visite en toi la merveille en ruines
D'un passé façonné par mon désir, mirage
Que pare de beauté la pénombre présente.
Seul à te reconnaître et seul à te pleurer,
Je me repose en ton calme d'abandonnée.
Et comme toi, de deuil ma pensée est ornée.
Et si, tremblantes, des étoiles dans tes flots
Brillent, des larmes sont mes uniques joyaux
6a LA REVUE BLANCHE
II
Tu chérirais les soirs où la brume venue
Du fleuve somnolent ouate la plaine nue,
Tu chérirais les soirs d'hiver que longuement
N'embellit de langueur aucun soleil clément,
Si toi-même n'étais le soir et tout Thiver.
— Je suis un soir de brume ; aucun visage cher
Ne traverse jamais la plaine nue où Iraîne
A sombres plis la lourde robe de ma peine,
Et je suis tout Thiver de neige accumulée
A riiorizon d'une campagne désolée.
Si vous aimez la nuit et les neiges du nord
Et le froid dont l'étreinte est placide et endort.
Venez à moi, reposez-vous, endormez-vous.
Et d'abord regardez, priant à deux genoux,
Couler dans le silence et sous la brume épaisse,
Le fleuve inexorable et noir de ma détresse.
III
La beauté de ton corps a perverti mon âme.
Sous la flamme de ton regard elle se fane
Et déjà n'olTre plus au fond de ma prunelle
Que le reflet hésitant de ce qui fut elle.
Je te l'eusse donnée au temps où je vivais,
Mon âme ! et candide, hélas, et si tu savais
Combien légère au vent, et fière de ses ailes !
Mais Taurais-lu voulue, aussi frêle, aussi belle,
Et trop pure à tes yeux où l'ivresse somnole.
Comme aux yeux sans pensers des cyniques idoles,
Où somnole éternelle une ivresse charnelle?
El Taurais-tu voulue en sa nudité grêle,
Tremblante et se voilant devant l'impureté
Qu'exprimait chaque geste issu de ta beauté?
Hélas, et tu la pris sans avoir voulu d'elle
Qui s'était prise à toi. Ta caresse mortelle
POÈMES 63
La flétrit dans son vol. Inerte depuis lors
Sur le marbre érigé de tes seins, elle dort.
En vain avec des pleurs son ange blanc l'appelle.
Elle meurt du poison que ta splendeur recèle.
IV
J'ai porté sur mon cœur la pourpre de ton deuil,
Œillet large et sanglant et d'odeur véhémente !
Mon cœur à ta douleur muette a fait accueil,
Et par ma bouche habituée aux pleurs, la chante.
Je sais la main qui t'a cueilli ; je sais aussi
Sous quels baisers, sous quelles lèvres appuyées
Sur ta corolle, ton éclat s'est obscurci,
Et quelles larmes goutte à goutte l'ont mouillée.
O larmes, ô baisers ! Parfums empoisonnés,
Puisqu'en vous respirant à mourir je m'apprête.
Puisque jamai§ vous ne me fûtes destinés...
Main chère qui cueillit un cœur qu'elle rejette...
Robert Schepfer
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Les négociations enlre lord Kitchener et les délégués boers ont
vraisemblablement abouti à un échec. On avait pu croire que le Royaume-
Uni, offrirait aux Républiques des conditions acceptables et chercherait
une formule transactionnelle. Cette opinion s'était accréditée d'autant
mieux que le chancelier de l'Échiquier, présentant aux Communes son
formidable budget de 1902, avait exprimé implicitement le vœu d'une
prompte pacification. La présence de Dewet et de Delarey aux concilia-
bules deKlerksdorf constituait enfin un argument des plus sérieux pour
les optimistes de Londres et de partout.
Mais vers le i5 avril les journaux anglais ont tout à coup changé
de ton ; ils ont signalé les difficultés d'un règlement amiable, épi-
logue sur des exigences plus ou moins imaginées des deux parties, et
conclu qu'une rupture pourrait bien se produire. On attendait toujours
une note explicite du gouvernement Le 17 une double déclaration
était faite aux Communes, et son imprécision "voulue laissait surabon-
damment entendre que les pourparlers n'avaient pas abouti. Elle avisaitle
public que les généraux boers regagnaient leurs commandos respectifs
et que tout échange de vues était suspendu pour trois semaines. Com-
ment ne pas en inférer que les délégués des Républiques se sont heurtés
une fois de plus à Tintransigeance britannique, que l'impérialisme de
Chamberlain et de Milner a prévalu sur l'opportunisme do M. Hicks
Beach, et qu'une nouvelle ère de combats va s'ouvrir?
La déception a été amère à Londres, au lendemain de l'établissement
de la taxe des blés et de l'émission d'un nouvel emprunt. Mais le cabi-
net unioniste se croit encore assez fort pour pouvoir fronder l'opinion
impunément.
Des émeutes, de longue date prévues, ont ensanglanté Bruxelles et la
Belgique. Depuis six mois l'agitation pour le suffrage universel était
menée avec énergie par les gauches unies. Les socialistes avaient
annoncé qu'ils ne reculeraient devant aucune extrémité pour obtenir
satisfaction et balayer le système ploutocratique édifié en 1893 par les
cléricaux à la place de l'ancien cens.
Le gouvernement et sa majorité avaient eu le temps nécessaire pour
étudier la réforme et en comprendre l'opportunité et la nécessité. Toutes
les manifestations des droites aux Représentants exprimaient suffisam-
ment leur ferme propos de défendre le régime qui abrite leur domina-
tion. A la veille de la date fixée pour l'ouverture du débat révisionniste, la
démocratie wallonne et flamande organisa de grands cortèges qui ne tar-
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES 65
•lièrent pas à provoquer les événements que l'on sait. Le sang coula à
Bruxelles, où la gendarmerie marqua une brutalité devenue tradition-
nelle, h Louvain où la garde civique — la bourgeoisie en armes — avait
prémédité une fusillade.
Après avoir édicté la grève générale, le Parti ouvrier belge ordonna la
reprise du travail, bien que dans l'intervalle la Chambre eût repoussé à
vingt voix de majorité la revision de la loi électorale. D'aucuns ont
«stimé que cette politique manquait de cohérence et de dignité et que
Tattitude comminatoire adoptée avant le débat du 16 avril commandait
la résistance après Téchec. Mais il sied de mettre en relief les ressorts
•qui ont déterminé la résolution adoptée par le socialisme belge, au len-
demain même de la coUisicm de Louvain. Il s'e§t aperçu que les travail-
leurs ne disposaient pas de ressources suffisantes pour parer à une
grève prolongée ; il a cru nécessaire de ne point rompre le pacte noué
avec les libéraux et les radicaux pour la conquête du droit de suffrage ;
il a estimé enfin qu'avant quelques semaines, la droite serait contrainte
à capituler, soit à la suite du renouvellement partiel des représentants,
soit en raison d'une dissolution qu'il revendique maintenant avec éner-
gie. Ainsi éclairée, la décision prise le 20 avril par le Conseil général
du Parti ouvrier se justifie aisément, et il est permis d'affirmer à tout le
moins, et abstraction faite de ses conséquences éventuelles, qu'elle
n'apparaît pas sans motif.
L'échéance de la Triple Alliance, qui expire normalement dans un
an, mais qui a toujours été prorogée jusqu'ici douze mois d'avance,
préoccupe le public, en France comme dans les États intéressés. Le
bruit s'était accrédité, en présence du rapprochement des cabinets de
Paris et de Rome et aussi de l'évolution allemande vers le protection-
nisme agrarien que ce pacte deviendrait caduc. Mais les combinaisons
diplomatiques durent d'ordinaire au delà même des conditions qui les
ont suggérées. Le chancelier germanique s'est elîorcé de démontrer à
ritalie qu'une convention défensive avec les puissances de l'Kurope
centrale se conciliait parfaitement pour elle avec son attitude nouvelle
à notre égard; il lui a prouvé, de plus, que les tarifs douaniers élaborés
à Berlin n'atteindraient pas son commerce.
Le gouvernement de la Péninsule semble s'être laissé toucher par
ces arguments. Mais si la Triplice est renouvelée, elle ne sera plus de
nature à compromettre la paix continentale.
La Macédoine et l'Albanie sont troublées cette année comme les pré-
cédentes. Des bandes armées, qui revendiquent l'autonomie et qui se
recrutent généralement dans les principautés balkaniques, les parcou-
rent en tous sens, provoquant parfois des cchauffourées sanglantes. Le
Sultan, qui ne peut se résoudre à perdre ses dernières provinces d'Eu-
rope, a dépêché des forces considérables dans les districts menacés. Les
diplomates de profession affectent de s*inquiéter de ces incidents
d'Orient. Mais il est bien douteux que les puissances, préoccupées par
66 * LA REVUE BLANCHE
conflits sociaux et peu soucieuses de mettre leurs grandes armées en
branle, se résolvent à une intervention. Qu'on se rappelle TafTaire bul-
garo-serbe de 1886 et la guerre turco-grecque plus récente...
De même la question de la Tripolitaine, qu'on commence à traiter un
peu partout, ne paraît pas présenter un degré d'urgence particulier. A
coup sûr, l'Italie convoite cette province barbaresque qui lui fournirait
un point d'appui en sol africain, les ports de Tripoli et de Benghazi qui
sont les têtes de routes commerciales d'avenir. Mais si la France est à
peu près consentante aujourd'hui à un établissement, qui sous certaines
réserves, ne la léserait en rien, la Porte suzeraine n'est pas disposée à
évacuer sa position. Bien au contraire elle s'y fortifie et y développe
ses armements et sa propagande. C'est dire que le cabinet de Home,
devenu pacifique, opportuniste et anti-mégalomane, ne précipitera
point ses entreprises.
Paul Louis
GAZETTE D'ART
Maximilien Luce (i). — Lorsqu'un admirateur enthousiaste publiera
— ce qui est si fort à la mode — un catalogue de l'œuvre de Luce, les
vues de Paris y tiendront une large place. Le bon peintre qirest Luce
s'est en effet, toujours intéressé au grouillement de la foule qui vient,
passe et repasse alîairée sur les places, les quais et les ponts de Paris.
En quelques touches sûres il en fixe les allures et rien n est amusant
comme le papillottement de cette fourmillière contrastant avec la splen-
deur des ciels séquaniens, découpés sur l'immobile [majesté d'un
Louvre ou d'une Notre-Dame.
C'est la sveltc beauté de la vieille cathédrale que Luce a ï\\iie dans la
plupart des toiles réunies chez Vollard. Selon les heures, l'état de l'at-
mosphère, la santé du soleil, les pierres de la basilique s'irisent, bleuis-
sent ou se dorent. Et, pour aviver la tonalité, l'exacerber, c'est la note
vibrante fournie par un omnibus jaune, des ombrelles écarlates ou la
coulée de la Seine dont les eaux roulent des émeraudes, des rubis ou
des topazes, suivant la fantaisie des ciels.
Et encore, dans l'ovale de deux panneaux, Luce inscrit deux des plus
pittoresques coins do Paris. Dans l'un c'est, vue du pont de TEstacade,
la Moritagne Sainte-Geneviève avec ses clochers, ses dômes, ses mina-
rets, que les révolutions et les démolitions n'ont pu abolir; dans l'autre,
c'est le chaos des maisons groupées autour de l'église Saint-Gervais.
Ici et là, la Seine s'impose comme premier plan. Elle est la barrière
nécessaire, l'obstacle destiné à faire désirer au spectateur ensorcelé par
la vision du peintre, l'autre rive où tant de pittoresque s'échafaude.
... Est-il besoin d'ajouter que Luce dans la plénitude du talent ap-
porte à l'art français une vision inédite qui imprime à ses œuvres une
indélébile mar([ue d'originalité et les fera reconnaître par le temps, à
travers les siècles, entre mille et mille?
(1) Galerie Vollard, G, rue Laffitte.
GAZETTE d'art 67
Société Nationale des Beaux- Arts. — i^arceque les gazettes ont
imprimé que les jurys avaient reçu moins d'œuvres que les années pré-
cédentes, nombre de gens ont conclu que les salons avaient gagné en
qualité. Erreur complète, — ceux (ju'il conviendrait d'éliminer, réputa-
tions surfaites, talents vannés, éUint inamovibles en vertu de droits ac-
quis. Les éliminations, au contraire, ont eu pour résultat d'éloigner des
salons quelques talents qui eussent ap[)orté dans cet amas de redites
Tattrait de sentiments neufs. — Ceux-ci prendront leur revanche ail-
leurs et pour le plus grand dam des salons officiels.
Mais une œuvre de lumière, de Besnard, incite à laisser là les idées
moroses : Vile heureuse apparaît toute vibrante d'amour et de beauté.
Cependant, sur le lac bleu, une barque qui glisse doucement apporte
un messie. Il dira à cette Cylhère la joie pure de l'idée, les belles légen-
des, filles de l'imagination des pasteurs solitaires errants sur les monta-
gnes lointaines; il prêchera les chères utopies des philosophes qui habi-
tent tout là-bas, sur le continent, en la ville blanche qui semble un
grand navire ancré au rivage.
, Si à cette belle page décorative on ajoute celle de V. Prouvé :
Séjour de Paix et de Joie, le carton de Victor Koos, les intentions de
Mlle d'Aoethan, les évocations dantesques de De Groux, on en a fini
avec les grandes compositions qui sont destinées à parler autant aux
yeux qu'à l'esprit. D'autres gens glorifient Gounod, Pasteur, le Banquet
des maires. C'est beaucoup de toile usée pour des sujets destinés à
être reproduits en chromolithographie, sur des cahiers d'écolier, ou à
voler, non pas de clocher en clocher comme l'aigle impériale, mais
de boîte aux lettres en boîte aux lettres à travers l'Europe étonnée de
tant de niaiserie.
Passons aux petits tableaux : Lomont et Lobre, les délicats artistes
dont la palette évoque si poétiquement Versailles et ses Trianons, nous
manquent. En revanche, il y a ici Walter Gay qui sait le charme des
étoffes fanées, des vieux meubles et des petites pièces solitaires. Son
goût moins sûr que celui des deux artistes précédents lui fait parfois
confondre Helleu avec Watteau. C'est toujours de la sanguine, mais
avec une nuance.
Pour être modernes, MM. Prinet, Saglio etMorissetne sont pas moins
eonemis des falbalas. Les jeunes filles avec eux gardent un caractère
intime. Elles lisent, cousent, pianotent, mais discrètement. Elles au-
raient plu à Jules Laforgue et ce n'est pas à leur adresse qu'il eut écrit :
c Oh, ce piano qui jamais, jamais ne s'arrête... »
De Carrière, peu de chose, mais si émouvant. Un dessin de Kroyer,
qui a peint un magistral portrait de Bjœrnstjerne Bjœrnson, nous fait
entrer dans Tintimité du dramaturge au moment d'un dîner de
famille. Un portrait blanc, d'une distinction extrême, fait bien augurer
da talent de Robert Besnard. François Guiguet aime la musique et
s^intéresse aux exécutants. Nul comme lui ne sait saisir l'attitude, la
crispation des doigts d'une violoniste.
Mais une rue de campagne, toute lumineuse attire. L'exécution simple
68 LA REVUE BLANCHE
et forte décèle le faire du bon peintre campagnard J.-L. Rame. Avec
Jeanniot, la nature est non moins vraie, mais vue par un œil plus dis-
tingué qui sait choisir le site et les tonalités.
Que de jolies choses on obtient avec la nuance, rien que la nuance :
voir les fleurs peintes par Karbowsky, celles que Mme I.isbeth Devolvé
oublie dans un cristal de Venise.
Emouvants et divers il y a encore MM. Le Sidaner, Milcendeau, Borc-
hardt, Bereny, F. Jourdain, J. Veber, Lebasque et Maurice Denis qui
est un bien dangereux voisinage pour M. Dubufe.
Aman Jean promit beaucoup, il a tenu, mais reste maintenant
immuable. Par contre M. Desvallières, fidèle aux mythes antiques, en
renouvelle la signification dans des compositions toujours neuves.
Belles et provoquantes, certes, les deux sœurs de John Sargent.
Mais de quelle race ? Qu'est cela à côté de la verve des gitanes de
M. Anglada, cette jeune gloire de Tan passé, qui s* affirme moins
aimable, mais plus vigoureux, en ce nouveau Salon, où ses compatriotes
Sureda et Zuloaga ont de bien belles choses.
• M. Lucien Simon a envoyé, entre autres sujets, une toile admirable :
les Sœurs quêteuses.
Whistler montre de quelle façon un grand artiste doit comprendre
la figure humaine et Louis Legrand tout ce qu'il peut y avoir de
charme et d'esprit dans le visage d'une jolie femme de Paris.
Certains peintres, séduits par la beauté des couchants, entendent
évoquer la splendeur du moment où le particularisme de la nature se
fond en grandes masses mystérieuses, auréolées d'or par les derniers
rayons solaires. Heure caractéristique où le vent tombe et où l'homme
las du labeur du jour se tait et rentre à pas lents vers sa demeure.
L'artiste qui a le plus vivement subi le charme spécial de cet instant
solennel, M. E. René Ménard, dit avec éloquence l'attristante poésie
d'Aigues-Mortes, dont les remparts muets ont la régularité d'un mur
de nécropole.
A l'heure où M. Ménard notait les colorations des couchers de soleil
méditerranéens, Raoul Ulmann s'éprenait de l'agitation des railways
au sortir du tunnel des BatignoUes : disques sanglants, lumières mou-
vantes qui rétractent dans une atmosphère farouche. Qu'on les suive,
ces voies hallucinantes, elles mèneront dans le pays perdu, battu par
les vents, rongé par les marées dont Dauchez peint les landes désolées.
Parfois ce pays lointain, la Bretagne, s'anime. Cottet alors s'attarde
aux veillées, chemine en compagnie des marins et des femmes vêtues
de noir vers quelque rendez-vous mystique.
Nous aimons la disposition du jardin que la Société Nationale a trans-
formé en salon de sculpture. Si son accès est réservé aux visiteurs
qui passent au tourniquet, les œuvres qu'il contient sont visibles à tous :
nulle palissade hargneuse ne s'interpose entre les statues et le passant.
Ici ce sont trois puissantes figures de Rodin émigrées de la porte de
l'Enfer et offertes en holocauste à la foule. Là, le tumultueux groupe
GAZETTE d'art 69
de la Guerre où Emile Bourdelle, après un travail de plusieurs années,
a, dans une synthèse émouvante, montré tout ce que son beau talent peut
donner. Un peu plus loin, un Beethoven, du même artiste, songe.
Et puis, c'est Verlaine, étrange et douloureux, glorifié par Nieder-
hausen-Rodo, Eschyle dont l'image hante Michel-Malherbe, enfin, Dan-
ton qui, réveillé de l'éternel sommeil par Pierre Roche, semble gour-
mander la foule de son avilissement et de sa veulerie^
11 est ailleurs des hommages discrets adressés à des personnalités
moins tumultueuses. Mais comme les hommes brutaux négligent
celles-ci, il arrive parfois qu'une femme prend l'ébauchoir et auréole la
mémoire des vaincus d'un peu de tendresse : telle Mme Charlotte
Besnard modelant le monument de Georges Hodenbach.
La science de bas-reliéfeur d'Alexandre Charpentier s'accuse dans
quatre curieuses plaques destinées à être coulées en verre et à décorer
une salle de bain.
Faisant fi des préjugés qui ont empêché si longtemps les sculpteurs
de s'intéresser à la vie contemporaine, certains exposants se sont plu à
fixer en de petites statuettes les allures, même la ressemblance de la
parisienne moderne. MM. G. et L. Schnegg, Dejean, Voulot, ont fait
en ce sens d'exquises trouvailles ; Vallgren va plus loin et exécute de
véritables portraits : ainsi, celui de Mlle Régnier, petite poupée d'ar-
gent, d'un grand charme. Et puis c'est Nocq et ses curieuses plaquettes
qui portraiturent véridiquement Anatole France, les Margueritte,
E. Galle, Clemenceau, Georges Lecomte ; Carabin qui commémore par
la médaille la résistance des Boers. Un peu plus loin on rencontre Des-
bois, Baffier et l'admirable Constantin Meunier.
Mais, dans cette section de sculpture, un vide est laissé par la mort
de Dalou. Certes, d^autres artistes ont été plus avant, introduisant dans
lestiituaire des sentiments jusqu'ici inexprimés. Mais nul comme lui ne
sut édifier un groupe décoratif capable de conserver ampleur et vigueur
sous la pleine lumière de la place publique ; nul aussi ne mit plus de
conscience dans l'étude de ses modèles. Il laisse des bustes admirables,
dignes de Houdon. Au centre d'un hâtif reposoir ses amis ontplacé trois
œuvres de lui. Le Salon prochain, nous montrera, espérons-le, le dis-
paru d'hier dans toutes les manifestations de son labeur.
11 faut voir à la gravure la Procession de Lepère. Le bois n'avait pas
été taillé avec une telle simplicité et un tel sentiment de l'elTet depuis
quatre cents ans. Gloire donc à l'initiateur autour duquel se groupent
des artistes comme les Beltrand, J. Perrichon et Paillard.
Dans ces Salons, la section des objets dart tend de plus en plus à pren-
dre la meilleure part de l'attention du curieux. C'est qu'ici il se trouve
directement intéressé. En effet, si Ton excepte quelques coûteuses ten-
tatives comme celle du baron Vitta qui appelle à lui les meilleurs
artistes contemporains, — Bracquemond, Besnard, Charpentier, Chéret,
Marins Michel — pour décorer et meubler son home, la plupart des
bibelots ici présents sont aptes à séduire sans les ruiner le visiteur et
70 LA REVUE BLANCHE
surtout la visiteuse. L'examen des bijoux des Nocq, des Carabin, des
Jacquin, des Mangeant, peut améliorer le goût de celle-ci; les dentelles
de Courtreix, lui faire prendre en grippe certaines fanfreluches préten-
tieuses dont jusqu'ici elle croyait de bon goût de se parer. Quant au
visiteur, il a toute latitude pour fixer son choix : que celui-ci aille à un
oibelotou à un meuble. Parmi les salons, bureaux, chambres ou salles à
manger, libre à lui d'opter entre la simplicité d'un Benouville, d'un
Polti ou les ameublements plus riches d'un Plumet. S'il ne veut que des
bibelots : les statuettes de Mme Besnard, les terres-cuites de Vallgren,
les grès de MM. de Vallombreuse, Delaherche, Bigot, les verreries de
Dammouse, oiîrent à ses yeux Tattrait de patines, de couvertes et d'é-
maux impeccables. Veut-il choisir un cuir ouvragé pour parer au mieux
de ses goûts ses livres favoris? Mmes Vallgren et Thaulow, MM. Michel,
Meunier, Cl. Mère, Belville, qui vient de publier un volume sur la
matière, lui offrent l'attrait de cuirs ciselés, pyrogravés, repoussés,
patines.
Allez après cela lui parler du Banquet des Maires ou des Funérailles
de Patrocle.
Charles Saunier
GESTES
' Le prolongement du chemin de fer de ceinture. — Un puits de
vertu et un abîme de philosophie, le citoyen Fénelon Hégo, a posé sa
candidature dans le dix-huitième arrondissement (quartier de la Cha-
pelle-Goutle d'Or). Le chiffre de l'arrondissement décèle déjà une belle
endurance, car il nous est tout indiqué de supposer, malgré notre incom-
pétence en ces matières électorales, qu'un candidat pour qui l'ordre
social ou tout autre ordre méticuleux n'est pas un vain mot, n'arrive à
poser sa candidature dans le dix-huitième arrondissement qu'après
l'avoir vainement aventurée, en de précédentes périodes, par le menu
dans les arrondissements classés, pour plus de commodité, d'un jus-
qu'à dix-sept. Encore que le citoyen Fénelon Hégo soit soutenu par un
comité socialiste impérialiste, son nom nous trahit, mieux que mille
affiches, le farouche individualiste mitigé. Mitigé, de par la douceur du
prénom; individualiste, parce que « Hégo »; farouche, assurément :
sinon, que viendrait faire en cette patronymie Vh aspiré?
De toutes les judicieuses réformes inscrites au programme du citoyen
Fénelon Hégo, aucune ne nous séduit plus que celle-ci, géniale : le
prolongement du chemin de fer de ceinture. 11 est remarquable que
personne n'en a envisagé les plus élémentaires avantages.
Une ceinture, comme chacun sait, est une chose sensiblement circu-
laire s'adaptant aux contours d'une autre chose non moins approxima-
tivement circulaire. Que si on la prolonge — prolonger voulant dire
a allonger en avant » et ce mot s'avérant impropre s'il s'agit d*une cir-
conférence — il s'agit d'entendre que Ton décrit une nouvelle circon-
férence, à l'extérieur de la première et concentrique. Cf. sur cette
GESTES 7 I
ardue question du chemin de fer de ceinture, Descartes et ses mouve-
ments circulaires ou en anneau. Il est à noter, et la {géométrie affirme,
que si l'on prolonge en un point quelconque le chemin de fer de cein-
ture, on obtiendra un nojjveau chemin de fer de ceinture, d'un « tour de
taille )) plus ample, et qui se reportera automatiquement et par miracle
à un aussi grand nombre de kilomètres que l'on voudra hors Paris. Il
ne sera plus d'aucune utilité pour Paris, mais tout contribuable pari-
sien pourra se véhiculer à tel point hors barrière qu'il concupiscera, en
ligne droite par le chemin de fer de ceinture^ à une distance de Notre-
Dame R -{■ n^ si l'on désigne par R le rayon de Notre-Dame à l'actuel
chemin de fer de cehiture. Il sera enfantin de cahîuler le prolongement
nécessaire du chemin de fer de ceinture, dont le périmètre total sera
précisément égal alors k 2 n (R + n).
Cette conséquent^e, pour éminemment pratique qu'elle soit, du projet
du citoyen Ilégo, s'eftsce devant se» (forollaires d'un si haut patrio-
tisme. Rénéthissons que, tant qu'à prohmger le ciiemin de ceinture, il
serait inconsidéré de s'arrêter en si beau cliemin de fer de ceinture. Car
la limite au prcdongement du chemin de fer de ceinture ne peut être
autre qu'un grand cercle du globe terrestre, Paris étant pris pour pôle.
Au delà, nous tomberions dans le cliemin de fer de ceinture austral-
imaginaire, impliquant un Paris austral-imaginaire.
Paris pôle du monde, et qui — r la ceinture de fer desserrée — prendra
du veritre, vtûlà la moindre des conséquences du programme du
citoyen Fénelon Hégo.
Nous aurions volé aux urnes en son honneur, le 27 avril, si nous
avions su comment on s'y prend et n'avions eu peur d'être ridicule
en un sport qui nous est inconnu.
N'oublions pas de remarquer qu'avec une délicatesse exquise et rou-
blarde, le citoyen Fénelon Hégo signe « Uégo )),i.e qui permettait à tout
autre citoyen, après avoir constaté la génialité de son progranmie, de
jouir de la douce illusion qu'il votait pour soi-même.
Alfred Jarry
LES THÉÂTRES
Théâtre Antoine : Cœurs vernis, de MM. Luguet et Lalras. —
Odéon : Les Trois Glorieuses, de M. Lenotre. — Théâtre Sarah-
Bernhardt : Francesca da Rimlni, de MM. Marion Crawford et
Marcel Scuwob. -— Palais^Royal : Family-Hotel, de MM. Héros et
MiLLON. — Nouveautés : La Princesse Bébé, de MM. Decourcellr
et Bbrr, musique de Varney. — Gymnase : Reprise de la Bourse ou
la Vie.
Le théâtre Antoine nous a donné cette quinzaine les représentations
d'une pièce en quatre actes : Cœurs vernis, de MM. Luguet et Lauras. Il
ne semble pas, à première vue, qu'elle appartienne au genre habituel de
la maison et on la voî' '"«ïsez mal se casc~ '^ans le répertoire ordinaire.
7^ LA REVUE BLANCHE
Il convient d'ajouter qu'elle fut montée avec goût, avec soin et avec art ;
la mise en scène en est parfaite, les décors luxueux.
Et je pense que tout spectateur, interrogé après le baisser du rideau,
serait bien embarrassé, s'il lui fallait exprimer, tout net, son sentiment
sur la pièce. 11 est des œuvres qu'on aime ou qu'on déteste tout à fait,
d'un bloc. Il paraît impossible de porter sur celle-ci un tel jugemeni
d'ensemble ; et cela est fort gênant.
Le certain, c'est qu'elle n'est pas un instant, — et voilà un grand
mérite. — indifférente. Souvent elle plaît et parfois elle exaspère ; elle
amuse et puis elle fatigue ; il apparaît que, çà et là, elle doive dégager
une émotion qui n'aboutit pas, et c'est une déception ; elle manque-
d'unité, de clarté, de suite dans les idées, et même dans le développe-
ment de l'intrigue ; elle éparpille notre attention ; mais au moment où-
celle-ci se décourage, souvent quelque eflort vers la beauté, quelque
trouvaille originale et heureuse la ranime et la rappelle ; il y a là des
ambitions sûrement nobles et belles, mal réalisées, une tendance cons-
tante vers quelque chose de haut, parmi des vulgarités assez basses, et
répandue sur toute la pièce, comme une sorte d' « énervement d'artiste »
qui n'est point, certes, sans intérêt. Jusqu'au bout, à entendre cette
pièce mal construite, mal fondue, allant dune marche incertaine vers
on ne sait où, notre bonne volonté d'auditeurs fut troublée, sans être
pourtant jamais tout à fait lassée. Notre mauvaise humeur naît à la fin
de la pièce : nous ne sommes point sûrs d'avoir compris ; et quoique
nous en reportions tout aussitôt la faute sur les auteurs, c'est l'occasion
de quelque humiliation personnelle d'intelligence, qui dispose mal.
Dès les premières répliques, il ne nous fut point permis d'ignorer que
nous allions entendre une pièce de tenue et d'écriture « littéraire ». Ne
prenez point les deux petits personnages, le Coco et la Didine, qui con-
versent, de nuit, d'une voix lasse, après la rentrée du cercle et du
théâtre, pour les gentils héros d'un dialogue de Lavedan : ce sont de
drôles de petites âmes, de drôles de petits cœurs, des « cœurs vernis »,
selon l'expression imagée — que j'avoue ne point goûter du tout — des
auteurs. Entendez par là qu'une couche protectrice de scepticisme, de
nonchalanjce élégante, de précoce désabusement, protège leur viscère
des émotions trop fortes qui blessent, qui trouent ou qui écorclient. Et
quoiqu'il ait les altitudes, et le costume, et le langage de quelques petits
vannés contemporains, le Coco, qui n'est point dépourvu de prétentions,,
ne manque pas, par quelques couplets de facture un peu trop soignée,
de nous avertir qu'il est un peu le poète et le philosophe de la fête. Et
la Didine est aussi une « cérébrale ». Tout de suite nous est suggérée,
dans cette atmosphère de chambre de jeune fille, l'impression d'une
intimité un peu trop tendre, exceptionnelle; et, jusqu'à la fin de la
pièce, nous garderons la curiosité un peu inquiète de ces sentiments
complexes entre frère et sœur, sans qu'à aucun moment les auteurs
aient pris la décision de nous éclairer tout à fait, audacieusement, sur
leur nature, ou de nous détromper nettement.
Et la pièce va, devant elle, un peu au hasard, selon, dirait-on, des^
LES THEATRES 75
caprices d'inspiration. Il y a dos intrigues, et des adultères, et des duels,
et des réconciliations, et mille péripéties dont aucune ne paraît vraiment
nécessaire ou imposée par la logique de Tagencement scénique. C'est
un vagabondage, point désagréable d'ailleurs, et qui nous mène souvent
par d'heureux chemins. Cependant des personnages divers nous mon-
trent des aspects momentanés et particuliers d'eux-mêmes, nous en
dén)bent d'autres, nous apparaissent déconcertants et contradictoires,
sans qu'ils le soient peut-être dans la conception des auteurs, mais
parce qu'ils nous sont présentés ainsi. Jamais ils ne laissent à la vie le
soin de les définir. On n'est jamais si bien servi que par soi-même : c'est
en des conversaticms qu'ils s'élucident.
Ils ont tous, décidément, des cœurs vernis qui sont peut-être tout
simplement des cœurs vannés. Ils n'obéissent pas à l'humaine logique
des passions : parce qu'il y a de l'orage dans Tair, ou parce que, dans le
crépuscule, contre la mer, la mélodie banale d'une valse de tzigane les
a touchés d'une émotion à tleur d'épidermcils se brouillent, se réconci-
lient, se haïssent, s'adorent. Ils ne sont pas sérieux. Rt rien n'est sérieux,
ni l'amour, ni la haine, ni la vie, ni la mort. Ainsi le dit Coco, délégué
aux moralités supérieures, qui plane au-dessus de ces gens, au-dessus de
ces choses, grandi au dénouement par le pressentiment d'une fin pro-
chaine, et qui fait valser sa sœur, doucement, aux sons lointains, voilés,
d'un orchestre invisible en lui murmurant des choses profondes, déli-
actes et — nécessairement, parce que l'heure s'avance — définitives.
Ainsi cette pièce bizarre où se trouve un peu de tout, de la grâce, de
l'ironie, de la tendresse, de la sincérité, de l'artifice, de l'esprit, de la
mélancolie, de la vérité et du mensonge — tout cela, oui, mais un peu
pêle-mêle — finit sur de la poésie. Je n'y vois pas d'inccmvénients.
Encore une fois, par tout cela même qu'elle a d'excessif, de désordonné,
d'incohérent parfois, elle n'est pas un instant indiflérente et nous
apporte bien mieux que des promesses de talent.
Mlle Andrée Méry a joué avec beaucoup d'intelligence, de tact et de
nerveuse ardeur, le rôle complexe de Diane; M. Signoret, que je préfé-
rais toutefois dans sa tout à fait admirable création de Buteau, montre
des qualités de composition et de diction : voilà deux jeunes comédiens
pleins d'avenir. M. Grand est fort plaisant dans un rôle de comique
embarrassé. Et il n'y a qu'à féliciter MM. Kemm, Numès, Paul Edmond,
Mlles Bellanger, Marsa, etc. M. Antoine dessine plaisamment une sil-
houette de médecin goguenard.
L'Odéon nous a donné sa pièce historique annuelle. Elle n'est point
en vers. C'est bien. Elle est de M. Lenôtre. C'est bien encore, puisque
Tauteur de Colinette, bon élève et préparateur de M. Sardou, a appris
de son maître le secret des bonnes recettes théâtrales et qu'il plaît au
Second-Théâtre-Français. Il plut moins cette fois. La nouvelle comédie,
les .Trois Glorieuses^ parut, malgré un troisième acte plus heureux,
lente, morne, sans intérêt de pensée et sans amusement d'anecdote. Et,
malgré le jeu preste et vif de Mlle Yahne, la grâce exquise de Mlle Car-
74 LA REVUE BLANCHE
rick, le convenable ensemble des autres interprètes, une mise en scène
pas trop négligée et des décors suffisants, elle n'émut guère plus
qu'elle n'amusa. Son succès fut douteux.
Mais, en revanche, au théâtre Sarah-Bernhard, le succès fut très
grand pour Francesca da Rimlni^ drame de M. Marion Cra>vford.
Nous en devons la traduction française à l'artiste et au très rare lettré
qu'est M. Marcel Schwob. C'est dire que la pièce est écrite d'une prose
éloquente, ferme et pure comme rarement on accoutume de l'entendre
au théAtre.
Ici rien n'est indécis. Ici on aime. Ici on hait. Ici on meurt. La psy-
chologie de l'œuvre est simple, claire et brusque. Les caractères sont
montrés, non en eux-mêmes, mais par rapport à Taction. Les person-
nages, mus par des mobiles tout-puissants, par des instincts ou par des
sentiments aussi forts que l'amour ou que la haine, ne se perdent pas
en des hésitations. Et l'action aussi va, droit et vite, sans cesse émou-
vante et théâtrale. Elle est ingénieusement agencée. Et encore qu'elle
ne lui emprunte aucun de ses moyens vulgaires et bas, elle passionne ufi
peu, à la façon d'un mélodrame très littéraire.
Il y avait une histoire vraie et une légende ; c'est la légende et cin-
quante vers immortels de Dante qui sauva l'histoire de l'oubli. Il se
pouvait donc que l'aventure des amants de Ravenne fût évoquée seule-
ment sous son aspect légendaire et symbolique ; mais les auteurs ont eu
le souci de la vérité historique et le respect de la légende ; ils usèrent
d'une sorte de réalisme poétique. Ainm les héros nous apparaissent en
ce qu'ils ont d'éternel et en ce qu'ils eurent de provisoire ; ce sont des
êtres de tous les temps, et aussi de leur temps. J'ai dit que leurs carac-
tères étaient clairs, dans la simplicité de leurs ardeurs amoureuses et
de leurs fureurs jalouses ; il ne s'en suit point qu'ils soient dénués de toute
complexité. En Francesca se trouvent condensées toutes les incon-
sciences, toutes les contradictions, toutes les cruautés, toutes les coquet-
teries, tous les mensonges et toutes les sincérités de l'amante ; en Gio-^
vanni, toutes les ruses, toutes les convoitises, toutes les patiences et
toutes les sournoiseries du jaloux. Tous deux sont humains et bien
vivants.
Et il faut louer tout à fait la nette sobriété d'un prologue qui finit sur
un coup de théAtre saisissant, la marche du drame avec ses lenteurs
voulues, impressionnantes, et ses brusques saccades ; et la terrible bru-
talité de l'épisode final, en gestes et en cris, sans emphase déclamatoire.
Cela est fort et beau.
Peut-être les auteurs exagérèrent-ils dans leur scrupuleux souci de
vérité. Voyiez-vous quelque nécessité à ce que le fameux roman de Lan-
celot, que le seul hasard, peut-être, mit, le jour de leur mort, entre
leurs mains, fiH déjà, quinze ans plus tôt, leur livre préféré?... D'autres
détails semblables. Mais peu importe.
Vous devinez bien que Mme Sarah Bernhardt fut une admirable, élo-
LIS THÉÂTRES 7^
quente et lyriquement humaine Francesca. Ce fut pour elle une grande
soirée de triomphe. Et M. de Max en eut sa part ; artiste inégal mais
puissant et qui peut atteindre aux plus hautes perfections ; il dessina,
d'un relief merveilleux, le personnage de Giovanni. M. Magnier fut un
Paolo tendre et ardent.
Et je me borne à constater brièvement le succès, au Palais-Royal, de
Family 'Hôtel, une boulîonnerie assez grosse mais divertissante de
MM. Héros et Millon et, aux Nouveautés, de la Princesse Bébé, une
opérette point désagréable à entendre, de MM. Decourcelle et Beer^
musique de Varney.
Cependant qu'au Gymnase, quelque peu allégée d'un élément vaude-
villesque qui n'était point sa meilleure part, 1 exquise comédie de
M. Capus, la Bourse ou la Vie, était reprise, et continuait sa carrière
heureuse. Andi^é Pic ad d
LES LIVRES
Henri de Régnier : L,e Bon Plaisir (Mercure de France, i fr. So.) —
Dans chaque nouvelle des Amants singuliers, naguère, je découvrais une
étrange distance entre Técrivain et le sujet. Le Bon Plaisir ne présente
plus cette apparence énigmatique, et même éclairerait plutôt la genèse
des volumes qui Tont précédé. On comprend que l'auteur d'IIertulie,
fidèle aux lignes régulières, aux attitudes compassées, du siècle de
Louis XIV, n'ait point reculé, pour les mieux traduire, devant les len-
teurs d'un savant pastiche ; on comprend aussi qu'une curiosité tou-
jours plus précise l'amène à peupler ses décors classiques d'dmes
humaines et trop humaines, reflets de corps malades et grossiers. Voici
la seconde de ses épigraphes, découpée dans Mme de Sévigné : « C'est
une plaisante étude que les manières différentes de chacun » ; — et la
première, prise à Mme deMaintenon : a Un peu de crapule se pardonne
en ce temps-ci, » Comme Michclet, qu'une telle phrase a dû ravir,
M. de Régnier, sous la correction du xvii« siècle, cherche les dessous
de crapule, les tares, les intrigues, les bassesses, l'impudence des
médecins, des sorcières, des entremetteuses, la saleté des coucheries et
des indigestions. A ce propos, des lecteurs qui l'aiment lui reprochent
quelque excès et quelque complaisance. Pour le justifier, il n'est pas
besoin de parcourir les Mémoires secrets des valets et des femmes de
chambre ; il suffit de feuilleter Saint-Simon, et telles pages de Mme de
Sévigné. Peut-être seulement devait-il insister sur l'effet de contraste
qui parait bien être le principal de son dessein ; quiconque sait lire le
trouvera marqué dans les discours de M. de CoUarceaux: « La Cour,
Monsieur, la Cour! Qu'est-ce qu'un ctnirlisaii? Je sais bien que tel ou
tel est avare, ou fourbe, ou menteur, on colérique, ou envieux, ou bru-
(1 ' Voir, à la page 3 des annoncer de ce mniièr<\unc note relative an Service de Librairie
de Im revue blanche.
76 LA REVUE BLANCHB
tal. Mais un grand roi ne peut souffrir dans l'homme que ce qu'il y a de
plus noble ; c'est cela qu'il faut montrer à ses yenx. Que la nature
s'efforce donc à paraître ce qu'il faudrait qu'elle fût... Qu'importent les
herbes et la vase du fond, si la surface du bassin reste unie?... La
nature subit, à la Cour, une discipline admirable. L'homme de Coiir,
Monsieur, est le chef-d'œuvre du siècle et peut-être de tous les temps,
car il a su mettre eii lui un ordre qui n'y était pas et obliger sa conduite
à une réserve si forte et si parfaite qu'après avoir été la règle de ce qu'il
doit être, elle est devenue, pour ainsi dire, la substance même de ce
qu'il est.» — Ainsi, dans le cadre d'une action ingénieusement con-
tournée, ce livre apporte de quoi faire réfléchir sur ce que peut la
contrainte, et sur ce qu'elle ne peut pas, sur les effets de l'absolutisme,
de l'aristocratie, de la religion, et même de la morale.
Camille Lemonnikr : Les Deux Gonscienees (Ollendorff, 3 fr. 5o).
— On sait que Fauteur de V Homme en amour fut naguère poursuivi par
le parquet de Bruges pour crime d'immoralité. En France, de telles at-
taques font sourire, depuis le procès de Madame Bovary, En Belgique,
le danger est plus sérieux. Camille Lemonnier a sérieusement souffert ;
c'est pour mieux se délivrer d'un odieux souvenir qu'il nous conte, en la
poussant au tragique, cette crise qui troubla sa vie d'écrivain. — Donc,
voici d'un côté le romancier Wildman, « l'Homme sauvage », nature vi-
goureuse et native, toute à la joie de vivre et de créer. En face
r « Adversaire », le juge, l'esprit chafouin, étroit, méticuleux, retors,
qui, sans s'émouvoir d'aucune beauté, pèse chaque phrase d'un livre
aux fausses balances de sa morale. Wildman semble le plus fort ; il est
vaincu d'avance : Sa violence se heurte au calme le plus chrétien ; sa
bonne foi, à la foi la plus entêtée. 11 frappe aux portes d'une conscience
à jamais close. Pour lui, le juge est un homme: lui, pour le juge, est un
pécheur. Et derrière le juge, se cache le prêtre qui tient la femme de
Wildman, et, par elle, détourne l'enfant. Alors Wildman affolé se jette
du haut du beffroi, à l'heure môme où le jury l'absout. — Le type du juge
est trop une caricature. Ce que j'admire, c'est le drame par où Wild-
man expie la faute d'avoir négligé Fâme de son fils, tandis qu'il prê-
chait pour toute l'humanité. Et c'est aussi la figure même de l'Homme
sauvage. Lemonnier a peint son propre portrait, au physique, avec la
truculence d'un Jordaens ; au moral, avec une sincérité toute païenne.
On le voit, attablé devant son manuscrit, entre sa bière blonde et sa
pipe en terre, gonfler les veines de son front, rire haut et franc parce
qu'une page est bien venue, s'enivrer puissamment de rythmes et de
couleurs. Il est beau qu'un de nos contemporains ose ainsi parler de soi
tranquillement, sans modestie et sans orgueil, sans impudence et sans
pudeur.
Louis Dumur :UnCocode génle(MercuredeFrance,3fr.5o). — Dans
le petit bourg de Donzy-sur-Nohain, Charles Loridaine, fils du grainetier,
se glisse chaque nuit, en somnambule, dans le grenier du voisin. Là,
jusqu'à l'aube, en un studieux sommeil, il dévore des chefs-d'œuvre;
LES LIVRES 77
— si bien qu'ensuite, pendant le jour, une impulsion mystérieuse et
fatale, parfaitement semblable au génie, le poussse à récrire tour à
tour Athalie^ les Orientales, Ilamlet et Madame Bovary, Le grenier
bride; Loridaine, guéri, redevient un « coco » très ordinaire.
C'est un très joli sujet de conte. M. Dumur en a fait un roman, en
groupant à l'entour de plantureux tableaux de petite vie provinciale. Je
me demande si, de la même donnée fantastique, il ne pouvait dégager
une plus grande richesse de sens : Comique est la méprise des gens
de Donzy, qui raillent sans s'en douter, en la personne de Loridaine,
Racine, llugo, et Shakespeare, et Flaubert. Non moins comique, chez
le poète, la confiance en son inspiration spontanée. Mais n'est-ce pas
rillusioa même de presque tout écrivain ? Il s'imagine créer ; — et l'ob-
session des grands modèles, les obscurs souvenirs d'enfance, les influ-
ences sociales qui se croisent en lui, le déterminent aussi sûrement que
ferait une suggestion somnambulique. Pour que l'analogie fût mieux
marquée, j'aurais aimé voir Loridaine compliquant son automatisme ;
Loridaine, peu à peu, devenant original ; Loridaine cousant ensemble un
morceau de sa propre vie, un lambeau d'Athalie, quelques fragments
d'Hamlet; Loridaine enfin, plus absurbe à mesure qu'il est plus /m/-
mème.
Valextin Mandelstamm : L'Amoral, récit d'aventures (Editions delà
Plume, 3 fr. 5o). — M. Mandelstamm a choisi pour son livre un titro un
peu trop théorique : Son hardi forban — qui vit à peu près l'existence de
Peer Gynt, avec le rêve en moins — connaît le désir, l'action, le regret,
et jusqu'au bout ignore le remords. Pourtant il ne saurait passer pour
le type même de l'Amoral : 11 y a des choses qu'il s'impose, d'autres
qu'il ne se pardonne point; il a son idéal, sa conscience, ses règles, ses
scrupules, bref, sa morale, qui est celle de l'Action et du Désir. Plus
vraiment amorale est cette MoU Flanders de Daniel de Poe, qui se prête
sans complaisance ni révolte à tous les emplois que le sort lui destine.
Peut-être aussi, chez M. Mandelstamm, le décor n'est il pas assez pré-
cis pour une action si concrète. Mais son héros est vivant; vivante aussi
cette amoureuse que sa violence a conquise, qui par remords l'aban-
donne, et ne lui revient qu'à l'instant de la mort.
Gaston Chérau : Leç Grandes Epoques de M. Thébault (Cha-
muel, 3 fr. 5o). — Jules Renard fait des disciples. On peut choisir plus
mal son maître ; surtout on peut être moins adroit à le suivre que ne l'est
M. Chérau. Il y a dans son livre un récit en trois pages : la Permission de
r Adjudant^ que Jules Renard ne désavouerait point. Pourtant, quand
M. Chérau parle des botes, l'imitation est trop directe, trop littérale :
mêmes raccourcis d'observation, même phrase concise et précise, même
drôlerie imprévue. C'est fort bien, mais caserait parfait, qu'on réclame-
rait quand même l'original. Je préfère comme étant, non meilleure,
mais plus neuve, la série de M. Thébault : des esquisses de petite bour-
geoisie provinciale, dont le comique appelle le crayon de Huart.
78 LA REVUE BLANCHK
Georcîes Bbaume : Les Roblnsons de Paris (Qllcndoriï, ^ fr. 5o). —
M. Georges Beaume excelle a décrire les paysages du Midi et les mœurs
des petits campagnards. Il a voulu cette fois nous conter les déboires
des mêmes ruraux, transplantés à Paris. Le récit, d'un agrément cer-
tain, manque un peu de force et de relief; ni les types, ni les épisodes ne
sont pleinement représentatifs.
Fkédéiuc Marcelin : Thémistocle- Epaminondas Labasterre
(Ollendorfî, H fr. fx)). — Des chapeaux noirs sous les verts cocotiers ; des
sentences à la Plutarque, des harangues à la Mirabeau, dites avec un peu
de zézaiement créole ; des ministères, des parlements, des meetings
et des complots qui semblent d'abord une parodie où les bons nègres
bafouent l'Europe; — et puis, parmi la joie d'une terre heureuse où
tout n'aurait qu'à se laisser vivre, brusquement, une fusillade qui ne
rime à rien, un peu de sang qui fume au soleil : — c'est Haïti, tel que
nous le découvre un récent épisode, et tel que M. Marcelin l'a su dé-
crire dans un bon récit, tour à tour aimable, grotesque et tragique...
B.GuiNAUDEAu : Le chanoine Moïse (Bibliothèque Charpentier, 3 f.5()).
— M. Guinaudeau, qui fut curé avant de devenir rédacteur à YAufore. a
décrit dans un premier roman, VAbbé Alain ^ l'évolution spirituelle
qui le détacha du catholicisme. Dans le Chanoine Moïse il trace avec
vigueur la figure toute moderne d'un prêtre brasseur d'affaires. S'il a
gardé de sa vie ancienne un trésor de renseignements, son style du
moins, par une exception assez rare, ne retient rien de la grandiloquence
ni de l'onction cléricales ; il ne sent ni l'abbé ni le moine, il est d'un
homme, simplement. Le récit, trop fragmentaire, se borne aux faits
extérieurs. C'est grand dommage : car, pour réaliste qu'il soit, un cha-
noine Moïse doit être soutenu dans ses ambitions matérielles par une
sorte de foi impure et robuste ; et c'est, de lui, ce qu'on aimerait le
mieux connaître.
Ferxand-Lafaugue : L'Hostie Ernest Flammarion, 3 fr. 5o). — Dans
les Ouailles duciirè Fàrgeas, M. Fernand-Lafargue a montré «leprt^tre
victime de sa paroisse » ; il veut montrer aujourd'hui « le prêtre victime
de la famille » : Le Père Valdor, après des années de sainte confiance,
découvre l'adultère de sa fille Cora; et plus tard. meurt en bénissant la
fille de Cora, l'innocente Odette, qui doit soulîrir, vivante hostie, pour
expier la faute maternelle. L'idée mystique de la réversibilité des fautes
va mal à ce brave Père Valdor, prêtre optimiste, indulgent à la vie.
L'intérêt du livre est ailleurs : dans le portrait d'un curé de campagne
qu'opprime une sœur méchante, — dans un type de commerçante pro-
vinciale ; enfin, dans le monde qui s'agite autour d'une officine assomp-
tionniste.
Michel Arnauld
A.-Ferdinand IIerolo : Les Contes du Vampix»e (Mercure deFrance,
3 fr. 5o). — De tout temps, les Orientaux excellèrent dans l'art de réu-
nir par un fil ingénieux le collier de leurs contes. On sait l'artifice du
LES LIVRES 79
lien des Mille Nuits et une Nuit, Celui des Contes du Vampire est
étrange et subtil : le roi Vikramasena, au pays du Dekkan, est chargé
d'apporter à un yogin un mort pendu à une branche de gingipa dans le
grand cimetière, sur la rive de la Godànadî. Mais un vampire ranime
le mort, conte une histoire au roi, et, à diverses reprises, s'elTorce de le
faire parler. Chaque fois que le roi parle, le cadavre s'échappe de des-
sus son épaule et va se raccrocher à sa branche. L^érudit traducteur de
Y Upanishad du grand Aranyâka a voulu, cette fois, adoucir la forme
un peu rude des contes hindous. Sa prose, élégante et solide, fait du
Vampire une œuvre classique. Le conte de la Pilule^ si scabreux et si
joli, ne peut manquer d'être un jour la matière d'une curieuse pièce
bouffe. Plusieurs de ces courtes histoires, d'ailleurs, ne sont point hin-
doues, mais de M. A. -Ferdinand Ilcrold, ce qui n'est point une critique :
r Amour d^Urçdci, la Lépreuse et le Mulet sont d'exquises nouvelles.
Le Fruit d immortalité est un des beaux apologues d'Orient.
Ne souhaitons rien de plus à M. Herold que ce que demande le roi
Vikramasena : « que les contes qu'a contés le vampire soient popu-
laires, et qu'à celui qui les lira, jeune ou vieux, ils enseignent la
sagesse ».
Alfred Jàrry
Alfred Moulet : Le Mouvement Éthique iCoopération des
Idées). — Le but des « associations éthiques » (il s'en forme, nous
apprend-on, en France, en Allemagne, en Amérique, en Angleterre,
un peu partout) « est de contribuer » k instaurer « un état social où ré-
gneraient la justice et la vérité, l'humanité et Testime réciproque » :
par r « avancement moral des membres », « l'ouverture à tout le peuple
des trésors de Tart et de la science ». l'arbitrage entre les peuples et
entre les classes, l'émancipation de la femme, etc..
Jean Lorrain : Princesses d'ivoire et d'ivresse (Ollendorff,
3 fr. 5o). — Imaginez une tapisserie du moyen âge, si caduque que sa
magnificence tombe en poussière ; on y discerne à peine, assezjustc pour
s'émerveiller et pour frémir — comme à celle des Metzengerstein dans
le conte d'Edgar Poe — des chevauchées fabuleuses, des massacres hi-
deux, de maléfiques parthénies de vierges coupablement belles, et
des cérémonies cultuelles au mysticisme extravagant et lugubre. Une
main contemporaine l'exhume du grenier, et, prenant soin de ne faire
choir aucune des toiles d'araignée, ni recouvrir les rudesses dénudées du
chanvre primordial, intercale parmi cela des morceaux de ces batiks après
la somptuosité barbare et décadente de quoi notre goût « moderne
style» s'énamoure, etyéchevèle les soies et les percales de Liberty, et
des pierres et des perles, fût-ce de race frelatée et jusqu'aux verroteries
du bazar, et de l'or à travers tout. Et c'est tout comme ce double fdou-
zain de contes, enfants parfois encanaillés, mais non moins légitimes,
des légendes qu'à la veillée d'hiver les fortunés d'entre-nous enten-
dirent, irremplaçables « contes de fées qu'on remplace par des livres
de voyage et de découvertes scientifiques », et sans l'amour de qui I4
8o LA REVUE BLANCHE
nature devient muette, car« iln'ya ni montagnes, ni forêts, ni leversd'aube
sur les glaciers, ni crépuscules sur les étangs pour qui ne désire et ne
redoute à la fois voir surgir Oriane à la lisière du bois, Thiphaine au
milieu des genêts, et Mélusine à la fontaine ».
Fagus
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
KeMANB ET Nouvelles : iRené Boylesve : La Leçon d'Amour dans un Parc (sous
couverture de Pierre Bonnard) ; Edition» de La revue blanckey 3 fr. 50. — Jean Destreni :
FidHes Crayons ; aux bureaux du Rappel. — Paul Acker : Un Mari tans Femiàe ; Librairie
Molière, 2 fr. — Achille Easebac : Luc; Ambert, 3 fr. 60. — Femand Laf argue : l'Hostie;
Flammarion, 3 fr. 50. — Claude Ferval : V Autre Amour; Calmann Lévy, 3fr. 50. —
Cbvrles Joliet : Le Roman de- deux jeunes mariés ; Calmann Lévy, 3 fr. 50. — Jean Ber-
theroy : Les Vierges de Syracuse \ illustrations de Manuel Orazi ; Ollendorff, 3 fr. 50. —
Maxime Gorki : Wanta (récits de la vie russe, traduits par S. M. Persky) ; Perrin, 3 fr. 50.
— Louis Dumur : Un Coco de génie; Mercure de France, 3 fp. 50. — A.Ferdinand Herold :
Les Contes du Vampire ; Mercure de France, 3 fr. 50. — André Couvreur : La Force du
Sang ; Pion, 3 fr. 50.
Poèmes. — Albert Mockel : Clartés : Mercure de France, 3 fr. — Adolphe Lacuzon :
Eternité (avec un avant-propos sur la Poésie) ; Lemerre, 8 fr.
Théatee. — Romain Roland : Le 14 Juillet; Cahiers de la Quinzaine, 3 fr. 50. —
Louis Raquin : Ange gardien ; Librairie Molière, 1 f r. — Alfred Capus : La Veine (couver-
ture de L. Cappiello) ; Editions de La revue blanche^ 3 fr. 60. — Maurice Donnay : La
Bascule (couverture de Sem) ; Editions de La revue blanche^ 3 fr. 50. — Franc-Nohain et
Claude Terrasse : La Fiancée du Scaphandrier (livret et partition complets, sous couverture
de L. Cappiello) ; Éditions de La revue blanche, 3 fr. 50. '
États, Sociétés, Gouvernements. — André Bellessort : La Société japonaise ; TerTin^
3 fr. 50. — Niet : La Russie d'aujourd'hui ; Juveu, 3 fr. 50. — Comte de Moriolles :
Mémoires sur l'Emigration^ la Pologne et la cour du graiid-duc Constantin^ 1789-18S3
(avec une introduction par Frédéric Masson) ; Ollendorff, 7 fr. 50. — A. Corre : Nos
Créoles ; Stock, 3 fr. 50. — Pierre de Barneville : Au seuil du Siècle ; Perrin, 8 fr. 50. —
Kergall : Une Enquête sur les Finances russes; la Revue Économique et Financière, 1 fr. —
D*" Ernest Boureille : Le Devoir social des collectivités envers les tuberculeux adultes et indi"
gents (préface du D' S. Bernheim) ; Maloine.
Histoire. — Ch. de Coynart : Une Sorcière au XVIII^ siècle, Marie- Anne de la Ville
(1680-1720), avec une préface de Pierre de Ségur ; Hachette, 8 fr. 50. •— Capitaine Thur-
man : Bonaparte en Egypte ; Emile Paul, 4 fr. — Jean Mëlia : Stendhal et les Femmes ;
Ohamerot, 3 fr. 50..
801ENOK8 ET Philosophie. — Juan Enrique Lagarrigue : Lettre sur de prétendues
preuves du surnaturel; Santiago du Chili, Ercilla. — Joseph Fabre ; La Pensée Antique ;
Aloan, 5 fr. — Eugène Montfort : La Beauté Moderne ; Éditions de la Plume, 2 fr, 50. —
Georges Rivière : l'Age de Pierre ; Schleicher, 2 f r. — Joseph-Ferdinand Bernard : La
Création est une cruauté; chez l'auteur, 41, rue Lepic, 3 fr. — D*" Veressaïeff : Mémoires
d^un Médecin (traduits par S. M. Persky et précédés d'une introduction par Téodor de
WyKéwa) ; Perrin, 3 fr. 50. — Comtesse Mélusine (comtesse Antoine de la Rochefoucauld^ :
Vlnitiée ou De la Régénération de l'Atavisme psychique ; Librairie antisémite, 8 f r. 60.
Littératures étrangères. — La Giovine Italia, nuova edizione a cura di Mario Men-
ghini ; Roma, Società éditrice Dante Alighieri, 2 fr. — Giuseppe Loti : Fermo e il cardi-
nale Filippo de Angelis ; id. 8 f r. — - Ariaro Ambrog^ : Breviario sentimental.
Nouveaux Périodiques. — La Flamme, mensuelle : 29, rue des Écoles, Paris ; un an
5 fr. ; six mois, 3 fr.
Le Gérant: P. Dbsghamps.
Paris. — Imprimerie 0. LAMY, 124, bd de La Chapelle. 14897
PASSADES LOINTAINES
Femmes du Pacifique
A Madame la ^larquise Lorenzo d'Adda .
Macassar. — Il faut avoir su beaucoup de géographie pour se rap-
peler cela, la grosse ville de Célèbes. Célèbes? Ah! oui, Tîle bizarre-
ment découpée, poulpe nourri entre des mers d'Inde et des ilôts du
Pacifique. Mais, dans celte dernière terre contre qui viennent se
réchauffer à la fois les deux océans, la sensation de l'Inde domine, très
pleine : le mélange des bois et des eaux en des calmes de divinité, des
sommeils et des réveils de fauves, les ileurs qui semblent devenir et les
hommes qui paraisssent se figer. Par-dessus cet humus antique, les
bons et gras Hollandais ont étendu un semis de souveraineté colonisa-
trice. Puis leur nirvAna habituel, parmi la bière rêveuse, s'est accom-
modé du nirvana autochtone.
Leurs croisements avec la race ont réalisé des types invraisemblables,
nés, croirait-on, de la fantaisie d'un journal amusant.
L'épaisseur du mule, accouplée à des maigreurs hiératiques de femmes,
s'est portée au hasard sur la ligne des formes. A côté de filles dont la
poitrine s'offre moins large que la taille, d'autres soutiennent à peine
des seins débordants sur une taille raide et étroite comme un bambou.
Des croupes chevalines abondent; des silhouettes effilées, traçant dans
une verticale le dos et les jambes, sont fréquentes. Parfois des faces de
bébés joufflus, parfois des visages tels ceux des affamés du Gange ; des
bras courtauds ou des perches de moulins à vent, des cheveux crépelés
ou des cheveux nattés jusqu'aux chevilles.
Seulement la diversité d'apparence ne se continue pas en diversité de
tempéraments.
La femme, à Macasser, c'est Tesclave biblique, indifférente le plus
souvent; et, si elle ne l'est pas, trop humble pour oser le montrer de
quelque façon. On vient, on ne revient pas, ignorant même si les char-
meuses de serpents, entrevues au seuil des temples, ont gardé, elles
seules, la lascivité de leurs pareilles du NépAl
Nouméa. — Le bon temps est passé où Nouméa, en train de devenir
la cité du nickel, regorgeait de cocottes dans les rues et de bar-maids
autour des comptoirs. Les miniers, les rouliers, les entrepreneurs, im-
provisés dix-huit mois au long des routes, entre le gisement et la côte,
s >nt rentrés dans leurs rangs ordinaires, libérés qui ne sont plus que
des demi-individus, ou commis dans les innombrables bureaux d'Ktat.
Sydney a repris les bar-maids ; les Françaises si recherchées, en veine
82 LA REVUE BLANCHE
d'aventure, ont trouvé plus loin, aux Amériques, des amis, ainsi que
disait Tune, « aux pieds moins nickelés ». Les popinées ont reparu à la
musique ; Nouméa est redevenu et pour toujours le bagne.
Les histoires sont effroyables que Ton conte des condamnées, par-
quées toutes, affolées par leur sexe. Les dernières sont celles-ci.
Quinze ou vingt de ces femmes assuraient les services du principal
hôpital de la pénitentiaire. Un caporal-fourrier vint, vers ïe midi, faire
signer des papiers. Tandis qu'il cherchait le major, quelques-unes le
conduisirent, l'égarèrent dans les couloirs, l'enfermèrent enfin dans un
cabinet reculé. Puis, rassemblant le troupeau des harpies, ensemble
elles le violèrent, forcèrent sans relâche son désir, l'épuisèrent à mort.
Autre chose. Après avoir satisfait une folie, elles tentèrent d'assouvir
une haine. Comme elles avaient fait de l'homme le matin, elles se
ruèrent, le soir, sur une religieuse détestée. De toutes leurs caresses,
elles polluèrent cette chasteté et cette sainteté. Puis elles s'efforcèrent,
par des manœuvres inouïes, que le viol du caporal leur servît à désho-
norer jusque dans l'avenir la chair de la vierge consacrée.
Leur vision est du cauchemar. Encore ne voit-on à peu près que celles
dont un forçat a voulu pour femme. Et alors celles-là le gardent avec
une jalousie atroce, qui tue et lacère au premier doute...
Cependant les indigènes fixées dans la ville, les anthropophages d'il
y a cinquante ans à peine, promènent à la musique leur coquetterie
enfantine et leur douceur d*animaux inférieurs. Le nom dont on les
appelle les confond presque avec les vraies filles du Pacifique, popinées
ainsi unies aux faufinées des Samoa ou aux vahinés de Tahiti. Sim-
plicité et caprices de mots. Cai*, popinées, elles ne sont que des
négresses aux cheveux crépus et lèvres déformées, encore sœurs des
Canaques errant par les monts de l'île, qui forcent eux-mêmes les cerfs
et tuent avec le casse-téte et la sagaie.
Le soir, sur la place, dans l'ombre tiède alourdie par les relents des
flamboyants énormes, elles tournent par bandes autour du kiosque.
Elles marchent pieds nus ; leur tête floconneuse est nue ; mais, sans le
moindre linge sur leur corps, elles ont passé une robe éclatante de
confection française, coupée et ornementée ni mieux ni plus mal que
celles des Européennes de Nouméa, et qu'elles ont pu, au prix d'extra-
ordinaires économies, acheter cent cinquante francs au moins à la
maison Ballande. Elles parlent français très suffisamment; la surprise
de leur chair est une chaleur impossible à présager, aussi amollissante
que des vapeurs de bain ; et leurs enfants, la plupart, naissent avec de
gros ventres comiques.
Il arrive que des hasards de conception les font mères de filles aux
lignes pures, la peau à peine éclaircie, mais le visage plaisant et les
yeux beaux. A ces filles, elles conservent, par des précautions plus effi-
caces que des morales, la virginité, jusqu'au marché conclu avec
quelque amateur riche, qui paiera le Iplaisir de couper lui-même, et
i\on pas au figuré, les derniers fils qui attachaient l'adolescente à son
état de chasteté.
FEMMES DU PACIFIQUE 83
Puis ces métisses, maîtresses de leur corps, deviennent les hétaïres
ordinaires de Nouméa. Comme partout ailleurs, elles aguichent le pas-
sant et, comme partout, les cochers vous mènent à leur case. Or, l'ar-
gent est rare dans la petite ville anémique ; bien souvent des libérés,
travailleurs énergiques, amassent quelque pécule en vendant des
légumes ou des fruits. Et avec les métisses ils dépensent des virilités
longuement mûries aux bagnes.
Cela, c'est le rendez-vous honteux, caché. La métisse qui se donne
à un libéré crève sous le mépris des fonctionnaires , est poussée du
pied par eux, ne doit plus rien attendre de cette clientèle, la plus nom-
breuse naturellement., Oh ! la laide chose! En tout lieu du monde, il faut
trouver une étreinte criée en injure par les blancs tyranniques, quand
même elle serait chauffée d'un vrai désir.
Chinois ou libéré, sus à la béte immonde ! Et c'est encore à Ma-
dagascar où glapit la note moins féroce, quand les betsimisarakaa,
s'injuriant entre elles. Tune lance à Tautre un seul mot : « Lilinaweî! »
( « Va coucher avec un caïman ! »)
Nouvelles-Hébrides. — La nuit australe, merveilleusement stel-
laire et furtive, mêle à Tonde large des effluves de Toranger, Tâcreté
brève du varech. Et c'est chose rare. D'ordinaire la mer Pacifique, sans
flux, est aussi sans odeur. Ici, la brise absente,un clapotis flaque cepen-
dant, au lieu de la sérénité d'eau coutumière, mais léger, à peine doux,
tel à intervalle Técrasement d'une large goutte de ruisseletsur une dalle
de fontaine, à travers des mousses. Le murmure cassé perce des lignes
de bananiers, la dernière ligne indiquant le sable.
Parmi les premières lignes, des cases; plus loin, tassées d'ombre,
d'antres cases, et, si Ton monte, perdant le clapotis, une vibratiim qui
halète comme des fléaux sur une aire où l'on bat du blé. Plus près, le
parfum d'oranger s'étale en nappes, semble-t-il ; plus près encore, voici:
Des noirs, hommes et femmes, dansent. Rythme enfantin d'ailleurs.
Ils se tiennent par la main, en cercle, sans alterner les sexes. Le chant
qui les balance, à ce que l'on en comprend, déclame deux vers, en crie
un troisième, assourdit en plainte le quatrième. Les danseurs s'en vont
à droite, à gauche, gagnent un pas à peine après chaque double couplet»
Et la rapidité de ces courses, alternées sur place, imite bien le halète-
ment des fléaux.
Ces gens, paisibles le soir, effrayés et cruels sous le soleil, sont les
primitifs entre les primitifs. Leurs femmes sont des femelles velues ; le
musclage de leur corps déconcerte un peu le désir, mais leurs seins sont
de marbre. Les colons épars et les missionnaires, qui, depuis longtemps,
s'efforoeiA d'en grouper autour des récoltes de bananes et de cocos, leur
ont appris la valeur de la grande pièce d'argent. Depuis, elles recher-
chent l'Européen, lui donnent, même consentantes, l'illusion d'un viol
préhistorique, et d'ailleurs horrifiées par la souillure de son contact, em
repoussent brutalement l'intimité suprême.
CUblHatoliiirch. — Le lieu, ville anglaise de colonie, n'est point
Jkmêm
84 LA REVUE BLANCHE
déplacé dans des rappels du Pacifique, et son passage de maisons à
bow-windows et tuileries gaies, ne bouleverse pas la cinématographie
des îles. Il est vrai que c'est une comparaison étrange, mais exacte abso-
lument, qui ramène à l'évocation la gentille cité de la Nouvelle-Zélande.
Après le flirt trouvé aux Tonga ou à Wallis, comment ne pas songer au
flirt des filles saxonnes, le plus précis?
Tennis, rallyes, thés dansants vous accueillent ; l'année précédente,
TAfl'aire avait fermé aux Français toutes les portes de jardinets. Kntre
toutes les sœurs et amies de l'hôte, il faut choisir, et c'est délicieux.
Choisir la moins sport des jeunes filles, parce que le temps des autres
est sportif en vérité; cependant, que le sweelheart sache monter et pra-
tiqua ! A l'heure des crépuscules froids sur le fjord profond dont l'éva-
sement forme rade, l'hiver frissonne, et des bois palpitants sont proches,
où des corbeaux serrés en bandes croassent le nevermore...
— Voyez, Annie, le thé se refroidit vite comme votre main, et le cake
s'cfl'rite, gelé... Mais demain, petite chérie, nous prendrons les chevaux
joujoux et nous aurons au galop la chaleur des yeux. Maintenant,
racontez-moi, pour convertir le vilain Français qui ne sait pas aimer,
comment Lucy et Blundell sont restés cinq ans fiancés ?
Le matin, sur la route sonore, au galop, les yeux chauds. L'hiver est
oublié; voici midi qui sue. Annie a voulu que Ton attachât les chevaux
nains à un arbre; elle sait un banc où l'on sera bien, car il faut déjà
s'abriter des rayons...
On est bien, oh î on est très bien. Si bien qu'il y a ^n moment dont on
ne se souvient plus. Comment? que dites-vous ? Avec Annie... Oui, mais
Annie est quand même la vierge blonde, et comme on lui fait remarquer
qu'elle a perdu son mouchoir sous les arbres, elle sourit divinement :
« J'en ai toujours un autre, » dit-elle.
En revenant : « Dites-moi, sweetheart, est-ce que Lucy et Blundell,
quand ils étaient fiancés...? — Mais oui, darling! »
Puis, avec élan : « Oh ! j'attendrais pour vous tout le temps que vous
voudriez! »
Tons^a-Tabou. — Bien plus que Tahiti, plus que toute terre où
s'accroche la nostalgie, voici venir, dans une sérénité et une volupté à
la fois de mémoire, l'île délicieuse. La capitale, la grand'ville, s'aper-
çoit, aussitôt déroulée la dernière sinuosité d'un chenal aux caprices
fous. Le front au lac intérieur où le passage serpente depuis la haute
mer, le dos à des arbres qui bruissent comme des bouleaux, Nuku-Alofa
montre, à cent mètres du mouillage, des allées d'ombre, des enclos de
fruits et de fleurs, des murs bas cmipés de marches en pierre ainsi que
dans la campagne bretonne. Et le nom de la cité, Nuku-Alofa, signifie
a l'endroit où l'on aime ». f
L'île est indépendante, absolument. Elle a un roi, un roi que l'on va
saluer en grande tenue. L'évoque des missions, interprète, lui explique
le discours de l'amiral, et le monarque fait répondre qu'il est heureux
de la venue des Français. Cependant son visage est grave. L'amiral
FEMMES DU PACIFIQUE 85
s'arrôte de nouveau après un second paragraplie : l'évéque déclare que
lé prince est enchanté de voir des amis. Sa figure est devenue soucieuse.
Enfin, tandis que la péroraison répand ses Heurs, Monseigneur s'écrie :
« Le roi est au comble du bonheur eUde l'enthousiasme. » Le roi semble
avoir enterré le matin le plus cher de ses proches.
Et cependant il s'amusait. Il vient à bord en uniforme de général
allemand ; au grand màt on frappe son pavillon particulier et trois salves
de vingt et un coups saluent, au pied de la coupée, au départ de terre
et au retour.
D'ailleurs, c'est ifti monarque malheureux : superbe de prestance,
crevant de santé, dans ce pays dont il est le maître et où aucune femme
n'est laide, il vit chaste. Il doit vivre chaste. Exil ou mort, il ne reste
plus à Nuku-Alofa qu'une seule personne digne de son alliance, une
royale personne de deux ans. Dix ans d'attente, oh ! le supplice, et
pourtant la loi tongienne est inflexible.
Plus inflexible encore est la rigueur des filles de Tonga-Tabou pour
les étrangers. Un Français charmant, fonctionnaire du royaume, nous
avoue qu'il se passa dix-huit mois entre son établissement à Nuku-
Alofa et le moment où il put discrètement prendre une maîtresse.
On s'étonne, on admire la puissance des religions semées sur cette
terre, aussi bien catholique que wesleycnne, sans compter un troisième
culte, indigène, inventé par un wesleyen dissident. Mais non. Cela ne
suffirait pas, ne suffit pas, car, entre les mâles et les femmes de la race,
ardentes et belles, le nombre des naissances illégitimes est d'une sur
deux. Cela, Monseigneur nous le ccmte, désolé. Du moins, il a quand
même, lui ou d'autres prêtres, trouvé une ingénieuse limitation à
Tœuvre de chair, et si les lillcs superbes repoussent l'étranger, c'est
parce qu'elles ont été persuadées des maladies et des démons qui leur
passeraient sûrement dans le corps. Cela, Monseigneur ne nous le dit
pas. Mais lorsque nous sommes avertis, sa bonne grAce réussit à peine,
même au prix de festins bibliques, à gagner notre pardon.
Il a trop réussi ; en vain chercherait-on un marin qui, depuis trente
ans, ait été l'amant d'une femme à Tonga-Tabou. L'amant complet, du
moins. Et il n'est pas bien certain que Dieu ait sujet d'être absolument
satisfait des résultats obtenus par Monseigneur. Les jeunes filles de
Nuku-Alofa ont découvert le flirt et inventé les demi-virginités.
Quelqu'un a dit cette aventure : Invité, le soir, à un « kawà », avec
d'autres officiers, il s'était échappé du cercle officiel. Dans la cour, envahie
par les curieuses de Nuku-Alofa, il tenta une fois de plus, et aussi vaine-
ment, de fléchir le désir d'une jeune fille. Alors, avec de comiques
gestes de découragement qui amusèrent la bande, il vint s'asseoir au
bout de la galerie, au milieu de toutes les femmes serrées en ce coin
comme des hirondelles. Des rires lui éclataient aux oreilles, des gri-
maces l'affolaient, des poses inconsciemment lascivjes TalTolaient. Ses
voisines de droite et de gauche, par-dessus lui, se prirent à jouer à la
main chaude. Soudain, les rires redoublant, des menottes, toutes les
menottes, qui purent, se fourrèrent dans ses poches de pantalon. Il ne
S3 LA BBVUE BLANCHE
protesta point, d'ailleurs submergé, et, depuis, il n'a point confessé sa
honte.
Peut-être est-ce le même qui, oublieux de toute Europe, voulut, par
un matin d'Éden, violer une pêcheuse rencontrée? Probablement c'en
est un autre.
Dans cet Éden-Tantale, la moindre réunion, le plus petit kawa,
comme on dit là-bas, assemble des dizaines de beautés. Elles chantent
et dansent adorablement. Sous les allées ombreuses, des enfants, ali-
gnés et graves, jonglent avec des oranges, jusqu'à huit ensemble ; des
théories s'enroulent et se déroulent aussi flexibles et eurythmiques que
eelles de THellade.
Puis, on entre, pour se reposer ou pour boire, dans des cases. La nuit
elaire descend du toit ; quelle que soit l'heure, toute la famille s'éveille,
vous entoure, apporte les cocos frais, et attend indéfiniment qu'il vous
plaise de sortir. Des sourires vous détendant ; une case est catholique,
une autre wesleyenne, la troisième tongienne.
Partout môme accueil, partout même désir. Et quand on demande à
une aïeule de poser sa bouche sur la bouche d'une jeune fille avant de
partir, elle acccorde et rit, étonnée, femme d'une terre où la langue n'a
point de mots pour traduire ^aiser.
TVallis. — Dans la salle de classe, à la case des sœurs enseignantes,
une jeune fille de douze ans cause avec la religieuse. C'est une grande,
une de celles que l'on peut à grand'peine' jusqu'à cet âge faire rentrer
au dortoir, dès neuf heures le soir, loin des hommes du village.
La fille, — Il y a longtemps que tu n'as vu le prêtre de Vaô ?
La religieuse, — Oui. Pourquoi?
La fille. — Tu dois être bien gênée ?
La religieuse, — ??
La fille, — Le grand bon Dieu a bien fait de mettre dans l'île, en
même temps que toi, un homme de ceux que tu peux avoir dans ton lit,
n'est-ce pas ? Mais tu feras bien de lui en commander un autre, car le
père de Vâo est déjà vieux.
La religieuse, — Veux- tu te taire, malheureuse ! Que dis-tu ? Ne
te souviens-tu pas que tu n>e vois toujours seule au dortoir?
La fille (très calme). — Sûrement ! Mais je pense que ton corps
n'est pas fabriqué pour les hommes d'ici et que seul le père de Vào peut
loi donner la caresse.
La religieuse. — Mon enfant, je vous en prie, taisez ces vilaines
choses ; récitez la prière que je vous ai apprise.
La fille (têtue). — Le grand bon Dieu a envoyé les hommes noirs (les
prêtres) parce qu'il y a les femmes blanches (les sœurs).
La religieuse, — Mon Dieu !
La fille (docile). — « O Vierge immaculée, daignez, etc.. »
Au dehors, le rivage est proche. Le corail blanchit dans la mer saphi-
rine. Le crépuscule bref se fond en tiédeurs, et les pêcheurs de nacre
«hantent vers Tlstar malaise.
FEMMES DU PACIFIQUE 87
Sydney. — « Wliat do you think about our beautiful harbour? »
La question sort aussi naturellement qu'un bonjour des lèvres de tous
les hôtes, de tous les amis de passage, même des voisins de tramway
qui devinent Tétranger. Eh ! oui, la rade est extraordinaire, formée,
après un goulet qui lèche des falaises, d'innombrables baies distinctes,
cases successives disposées, semble-t-il, pour remplir d'itinéraires un
mois d'excursion. Mais à quoi bon s'arrêtera cette joliesse ? Un peu
Fort-de-France, un peu Diego, beaucoup Nagasaki, et voilà Taquarelle
linéée et teintée.
Le « beautiful harbour » n'échappe pas plus que n'importe quel rivage
du monde à l'inquiétude vicieuse des errants, l'interrogation irritante :
« A quoi cela ressemble-t-il ?
Ce qu il y a de curieux, de quelque peu nouveau, c'est le faubourg
énorme Wolloomoioo, découvert à un détour de cap et dont la masse de
maisons alors donne l'illusion, se chevauchant, d'un troupeau qui serait
descendu boire et qu'on effraierait. Wolloomoioo plein de matelots,
avec ses quais bordés de quatre-mâts qui regorgent de laines, est
le royaume des filles à pirates et baleiniers. Mais aussi c'est le domaine
des blanchisseuses, accortes et fraîclies sous leur bonnet et leurs che-
veux pâles, Mimi Pinson sans anémie. Les ordonnances qui, du bord,
s'en vont leur porter du linge souvent prétexté, en causent entre eux
après diner, et les officiers ne peuvent ignorer, souvent, quelles faveurs
ils ont partagées.
D'ailleurs les lieutenants de l'escadre anglaise n'en font point fi,
meilleurs garçons que leurs camarades du Channel Squadron, par
exemple. Quelquefois ils les paient avec des invitations reçues pour les
balsdeTown Hall. Quelques-unes, bien nippées, enprofitent, et, àun aspi-
rant français qui s'informait, enthousiaste, du nom d'une danseuse assise
dans un coin de l'immense salle, on répondit : « Her name? Two
pounds! D
D'autres coûtent plus cher. Sur les champs de courses s'exhibent les
filles cotées. Elles s'habillent avec un goût très sûr, et leur charme est
certainement celui du monde le plus semblable à celui des Parisiennes.
Peut-être connaissent-elles mieux les pedigrees, peut-être savent-elles
trop la carrière de Trenton, ou Carnage, ou Aurum. Leur société est char-
mante et vaut presque son prix, prix tel que les Australiens eux-mêmes,
pour désigner ces horizontales, se servent du mot « harpers », harpies.
Le théâtre leur fait peu ou point de concurrence. La mise en scène
des ballets est splendide, les danseuses sont jolies. Mais ici la pruderie
reprend ses droits et les exagère en chantage. Si, confiant dans les
regards échangés, l'on fit porter sa carte à l'entracte par un boy de.
service, l'enfant, tôt après, vous indique le chemin des coulisses. On va,
on trouve le rat choisi, on se réjouit de n'avoir aucune désillusion, et
Ton cause. Soudain apparaît une mère en furie ; le manager herculéen
la suit. Elle hurle, il s'indigne : la loi est avec eux. Il faut être bien
calme pour n'être point intimidé par la menace de quatre-vingts livres
d^amende à payer.
88 LA REVUE BLANCHE
Après ces épreuves au milieu de harpers ou beautés de music-hall,
il fait bon retrouver les douces filles ou sœurs des hôtes. Les parties de
campagne se succèdent. Dans les ferrys, on chante ; presque toujours
une harpe et un accordéon se trouvent là pour soutenir les voix, ces voix
de Sydney qui diphtonguent les voyelles. Le thé sous les arbres s'ac-
compagne de raisins miraculeux et des balançoires s'envolent au
rythme de la musique en vogue, la Geisha ou le Mikado. Comme en
Nouvelle-Zélande, les sweethearts ont toujours sur elles deux mou-
choirs, et les mamans souvent autre chose.
Mangareva. — Sérénité ! Pourtant les gens qui sont là. Américains
rudes et barbus, y sont pour faire fortune, au sens le plus banal, le plus
romanesque aussi, du mot. Les uns disposent pour l'embarquement
dans la goélette le tas de coprah, et cette odeur de cocos vidés est
l'odeur du Pacifique. Les aulres peinent pour la nacre: quelques-uns
enfin surveillent les plongeurs qui ramènent les huîtres perlières. Der-
rière un rideau d'arbres le camp fume : des enfants bruns pincent des
cordes de banjo, et la ritournelle sonne à la bordure du lagon. L'eau,
encerclée par la dune, s'alourdit en splendeur ; des barques d'écorce,
nombreuses, mortes depuis des ans, niamelonnent le fond. La goélette,
tirée au sable, s'affaisse. Aucun cri d'oiseau.
Les hommes de Frisco, qui resteront exilés de l'Ouest cinq ans, dix
ans peut-être, ont pris avec eux, dans l'île plate, des filles de Tahiti ou
des Marquises. Et, avec elles, ils vivent, sans obsession du but lointain
mais sûr. Ces femmes sont heureuses, et les aiment. Car, Américains ou
autres, ces lutteurs sont des mâles. Pionniers, pêcheurs, baleiniers,
déserteurs des navires, tous ont la colère qui fait trembler délicieuse-
ment ou les tendresses maladroites qui attendrissent. Jadis des pareils
à eux s'emparèrent de la Bounty et, avec les aïeules des amantes d'au-
jourd'hui, colonisèrent une terre ignorée longtemps. Maintenant, il n'y
a pas six ans, le drame de la Ninhuonriti a reporté des rêves vers les
forbans splendides, et les frères Rorique, avant d'émouvoir les belles
dames de Brest, avaient, en de nombreux Mangareva, semé du désir
aux vahinés.
Quand même sur eux et sur elles, sur un passé de meurtre ou sur un
avenir de dollars, le ciel profond de Mangareva épand sa sérénité.
Plusieurs resteront qui songeaient à des orgies prochaines, dont les
sommeils se peuplaient d'« enfers » mexicains ou de Monte-Carlos
contés vaguement; plusieurs ont désappris déjà de frapper la femme
avec le fouet court à lanière large; plusieurs resteront parce qu'un
regard, la voix est trop humble pour s'élever, parce qu'un regard les
aura suivis jusqu'à la goélette...
Tahiti. — Syphilitiques, phtisiques et alcooliques, telles sont, et
toutes, les vahinés de 1 ile chantée. Des Rara-IIu se sont trouvées, nom-
breuses à l'âge d'or des découvertes dans le grand Océan, en plus petit
nombre quand les Chiliens ont envahi et infecté la terre au long du
siècle, éparses depuis la possession française et l'absinthe. Mais une
FEMMES DU PACIFIQUE 89
seule peul-être/en des jours aussi prochains que ceux du Livre, put
symboliser la volupté du Pacifique, brisante d'étreintes nouvelles, mélan-
colique au travers de Téternel arrachement. D'ailleurs, qui ne se sou-
vient des dernières pages : « Depuis que tu as quitté l'île, la petite fille
s'est mise à boire... » Maintenant la fierté des officiers de marine qui
parlent des nuits de Papeete se traduit pareillement : « Oui, mon cher,
tout le temps que j'ai passé avec elle, elle n'a jamais bu que du lait de
coco. »
Hélas ! Frôles vahinés, pardonnables malades gourmandes d'alcool !
Longtemps après avoir quitté la marine, le duc de Fitz-James, énu-
mérant des bonnes fortunes variées comme un caprice d'homme, don-
nait encore sa plus chère préférence de souvenir aux filles de Tahiti. Et
un commandant cria à un aspirant, sans larmes au moment de Tappa-
reillage : « Monsieur, vous déshonorez la jeunesse du Corps ! »
Jadis les vierges des cantons demeuraient douces et naïves, loin de
Papeete. Les liqueurs maintenant s'en vont par le courrier dans tous les
villages. Et l'argent gagné dans le commerce de la vanille fuit en rasades.
Une année, les gens du district de Papara, établis en une sorte de com-
munisme, amassèrent plus do cent mille francs. Longtemps le courrier
n'eut plus de rapports avec eux, longtemps on n'en vit plus un seul au
marché de Papeete. Lorsqu'enfin un percepteur d'impôts fit la tournée
des villages, il ne trouva que tonneaux défoncés et silence : le district
entier était ivre depuis trois mois.
La lucidité des filles du moins est rieuse. Elles chantent par plaisir,
elles chantent l'amour ou des légendes guerrières, et les choses
d'amour ont imposé leur nom aux traditionnels récitatifs que sont les
hyménées. La gloire de l'île s'y exalte ; la tendresse pour le sol, la
conscience de ses délices uniques, enlacent leur merci aux appels de
chair. C'est une sorte de litanie qui détaille les places d'adoration de la
terre aussi bien que celles de l'amant, des Framjais chéris, « Rupe
Farani! »
Des tribus de chanteurs ont recueilli les airs vagabonds depuis
deux siècles, et les orchestrent à leur façon. Au i.» juillet, fête
sacrée où s'étalent les robes nouvelles, il va concours d'hyménées; des
groupes de quarante ou cinquante personnes s'en viennent de tous les
districts, ou de Moréa, mrme des lles-sous-le-Vent. Et pendant deux
jours la plainte ardente à Aphrodite s'élève sur la Grand'Place de
Papeete.
Les troupes ambulantes miment aussi des scènes en parties. Ce sont
des danses piétinées où se déroule, par exemple, la figuration de la
pèche à la baleine depuis le départ des barques jusqu'au dépeçage de
la bète ; ou bien encore la vie d'un pâtre qui devient roi ; ou bien les
aventures d'une Belle au Bois dormant.
La grâce est beaucoup moins naturelle que dans les spectacles à peu
près semblables au Japon ; la félinitc des guéchas ne se répète pas ici.
Seul l'assemblage des masses dans le rythme retient le regard, et la
suite du récit mimique matérialise mieux que tout rappel classique
9» LA REVUE BLANCHE
les mouvements du chœur antique. Strophe, antistrophe, épode, chacun
des trois temps est nettement marqué. Les coryphées ont le geste
puissant de précision ; les ondulations des rangs font fleurir le désir,
et le tiare couvre le moment de sa fragrance.
Le tiare ! Avec ses grappes sont tressées les couronnes cerclées sur
les épais cheveux des tahitiennes, dans la moindre photographie rap-
» ^ portée de là-bas. Son parfum pesant est l'âme de l'île, lourde comme
(y-''Xi \\ »:.. la volupté. Le soir, sur le marché, les étals se couvrent de la fleur d'a-
mour. Par deux ou par bandes, les vahinés vont et viennent entre les
haies de marchandes. Quelques lanternes éclairent la place embau-
mée. C'est l'heure où les offlciers descendent à terre ; les amants retrou-
vent là les maîtresses, et les solitaires y errent pour ne point s'en
retourner seuls à la case.
Dans la petite demeure, la vahiné, femme d'un enseigne ou d'un lieu-
tenant de vaisseau, joue bien les maîtresses de maison, au moins une
heure, tant qu'elle se retient de boire. On voisine, on s'invite, on chante
et on danse tous les soirs. Furtivement, les dédaignées prennent leur
place au cercle de leurs amies avantageusement établies ; qu'importe
une bouteille vidée de plus? Lorsqu'à minuit le punch flambe, le couple
des hôtes maugrée contre les invités qui leur diffèrent l'étreinte. En
vain. Il leur faudra passer dans leur chambrette, sans essayer de remuer
des corps de vahinés raides d'alcool.
A leurs amants elles tressent des chapeaux. La paille en est surfine
et la façon parfaite. Le chapeau souvent remplace la déclaration
d'amour; en tous cas, il dit l'invitation au double adultère. Alors
surgissent des drames, un peu grotesques sous les bananiers et autour
des nattes qui potinent, un peu tristes quand des rancunes les transpor-
tent dans le service avec la différence des grades. Les vahinés y pren-
nent rarement une part active, chair facile, à peu près indifférentes
au goût exclusif d'une seule chair d'homme.
Le plaisir pour elles, presque toujours partagé dans l'étreinte, est plus
tard d'avoir un enfant blanc. L'orgueil de cette maternité est inouï, et,
non loin de Papeete, un fils du plus vert de nos actuels vice-amiraux,
croît parmi l'admiration du district.
Toujours à court d'argent, malgré la générosité des officiers, et tou-
jours dévorées de coquetteries, les vahinés sont venues vite à l'ordi-
naire alliance de l'amant de cœur et du monsieur sérieux. Le monsieur
sérieux ici, c'est le Chinois. Oh ! ne racontez pas cela à un officier de
marine. La petite fille lui a quelquefois confié, le matin surtout, au
lever, qu'elle allait manger quelque chose, un rien, chez le Chinois d'en
face, restaurateur. Et, reconnaissant de la nuit, il l'a crue...
Sensations monotones, passé quelconque, un peu d'écœurement
d'orgies trop complètes, un peu de lassitude de voluptés trop faciles,
voilà donc ce qui reste à un sceptique de l'île délicieuse. Pourtant? Oui,
il hésite à conclure, il craint d'affirmer. Ne s'est-il point trompé, seul,
honni des enthousiastes ? Avait-il tressailli trop souvent déjà, ou était-il
trop rigide encore pour vibrer simplement? Il est malaisé de parler
FEMMES DU PACIFIQUE 91
haut après Fitz-James, et devant Atéri, la vahiné délicieuse, maintenant
vieillie, qu un officier intelligent traîna après lui, dans sa famille même,
et pour laquelle il vola. '
La baie des Vierges (Iles Marquises). — Des îles au doux nom
du passé, les Marquises. Mais ce sont des profils dressés en un temps
de cataclysme, et des châteaux-forts de rocs, quand on attendait des
grâces de femme. C'est ici la véritable patrie des vahinés, c'est ici que
paraissent les visages adorables d'Espagnoles sur des corps bruns et
graciles de Malaises. Pour les « goélettes », pour les officiers, hors de
Tahiti, Taï-o-He, c'est la passade, loin de la solide tendresse qui attend
à Papeete. Et souvent le lieutenant de vaisseau ou renseigne accordent
passage aux errantes qui abandonnent leur paradis pour les délices ima-
ginées de Papeete, trop sûrs d'ailleurs que, n'était cette indulgence, ils
trouveraient, aussitôt au large, des femmes cachées dans tous les coins
du yacht militaire.
Mais, hélas ! sur cette terre d'amour, autour de Taï-o-He, pullulent
les lépreux. Cid Campeador arracha son gant pour serrer la main d'un
effroyable malade. Ici, lorsqu'un homme se marie, après la cérémonie
religieuse, il s'asseoit sur la place du village et, les mains aux hanches
de l'épousée, il la tourne vers le désir de tout venant. La population
entière défile, et, s'il plaît à chacun, use de la vierge : or, après le
roi, les lépreux ont droit de contenter aussitôt leur envie.
Un nom domine les noms, dans ces îles, royaume de l'Aphrodite, celui
de la baie des Vierges, c'est là que vraiment les civilisés rebâtissent
l'Éden. Mais :
Les vierges qu'on rêvait, ce sont des vierges folles,
Faunesses que l'on chasse et qu'on viole au hasard,
Crissant leurs longs cheveux parmi des plaintes molles.
Vestales du grand Spasme en tout le bois épars.
Olivier Seylor
Le Père Perdrix
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE III
Dans toute la petite ville, le malheur Perdrix s'arrêta long-
temps. Comme un conte du soir qui terrifie les enfants, il
planait au-dessus des repos, comme une menace, comme un
innomable inconnu qui vous barre la route et vous renvoie
dans la misère originelle. Chacun le sentait flotter autour de
sa maison, l'attendait à sa porte et regardait par les vitres
quelque coup d'aile, on ne sait quoi du vieux Destin qui
rôde au-dessus de nos toits, descend et nous abat avec sim-
plicité. Regrain, le sabotier, qui avait cinq enfants, man-
geant des pommes de terre, buvant de Teau, sentait remuer
autour de lui des bouches ouvertes et pensait au bonheur
de ceux qui peuvent manger des pommes de terre. Pendant
huit jours la bouteille d'eau-de-vie resta vide dans le pla-
card et ni lui ni l'Annette n'eurent la force d'aller, à deux
pas, chez l'épicier où, pour dix-neuf sous l'on avait sa cho-
pine. Déry, le cordonnier, qui avait six enfants, buvait du
vin, du café, la goutte, fumait la pipe, se faisait faire des gar-
nitures d'habits de quatre-vingts francs, secouait la tête et
semblait un gros matador, ne se priva de rien parce qu'il
était ainsi, mais chaque bouchée, chaque gorgée lui sem-
blait prise en trop comme un luxe, comme une folie. Il y
eut des courages remués, des espoirs branlants, des paroles
et des attitudes comme pour se garer, comme pour s'asso-
lider sur les jambes en attendant l'avenir. Il y eut des re-
gards de chiens qui hurlent à la lune ; dans toute maison,
il y eut le moment où l'on attend ce qui va venir et qui
vous fait dire un jour, quand le coup s'est abattu : J'en
étais sûr !
(1) Voir La revue blanche du l»"" mai 1902".
{ LE PÈRE PERDRIX 93
* Le Vieux et la Vieille, immobiles dans leur chambre,
interrogeaient les quatre coins de Thorizon, étudiaient les
•probabilités, se recueillaient avant de se mettre en campa-
gne. A soixante-quatre ans ils bâtissaient leur vie sur un
*terrain nouveau, sur un terrain mobile et, tremblants eux-
mêmes, à sentir trembler le sol sous leurs pieds, ils s'at-
tendaient à tout : au vertige, à la chute, à l'engloutissement.
Ils se rapprochèrent davantage, apprirent qu'ils étaient
l'homme et la femme, la chair de la chair, deux corps sous
un même toit. Jusqu'à ce jour il avait été le forgeron qui
frappe et le maître qui commande. Il avait les bras levés,
on lui préparait les repas à son heure, il mangeait à sa
guise. Jusqu'à ce jour... Il comprit la vie des femmes,
l'histoire des jupes minces et des vieux caracos, l'organisa-
tion d'un ménage, le geste des mains qui rassemblent et
ordonnent. Dans son crâne dur, sans la connaître, il com-
prit la parole de l'Évangile : « Que l'homme, donc, ne sépare
point ce que Dieu a uni ! ?/ Car c'est quelque chose qu'on
ignore et qui fait cette unité, de la femme et son homme,
de la Vieille et son Vieux. Elle se lavait le visage, se pei-
gnait, mettait un bonnet propre, partait et allait voir les
dames. C'était une femme bête et qui ne se rendait pas
compte. Elle faisait cela simplement, mais lui, lorsqu'il la
supposait arrivée dans une maison, sur sa chaise assis, la
tête basse et les mains entre les jambes, rougissait en pen-
sant aux paroles qu'elle prononçait. On la recevait debout,
dans la cuisine. Les dames sont toujours pressées. Elles
récoutaient, puis disaient : « Bien, bien, ma mère Perdrix ! »
Elles avaient des voix douces de dames et un langage
assuré, parce qu'avec leur argent elles étaient habituées à
tout voir marcher à leur guise. Une d'elles lui donna, pour
Thiver, un pardessus presque neuf qui n'allait pas à son
mari. Les dames du château, qui étaient très charitables et
qui, chaque samedi, donnaient deux sous et quelquefois
du vin à toutes les femmes du bureau de bienfaisance, l'en-
gagèrent à venir souvent les voir.
Mais le Vieux racontait plus tard :
— J'ai bien peiné à m'habituer à ces choses. J'ai eu d'a-
bord envie de me pendre. Je me disais : Ça vaut mieux
que de faire la misère. Mais c'est à cause de mes enfants.
94 LA REVUE BLANCHE
Le monde est si bête! On aurait dit : Tu n'es jamais que le
garçon d'un pendu!
On les inscrivit au bureau de bienfaisance. C'est déjà un
commencement. Ils eurent tous les samedis un pain de dix
livres» furent exemptés d'impôts, participèrent aux distri-
butions de secours : pour le Quatorze Juillet cinq francs,
pour la Saint-Martin quinze francs, à cause du terme, et au
commencement de l'hiver ils avaient droit à un stère de
bois. D'ailleurs, ayant été domestique, la mère Perdrix,
trouvait des protections. Et puis on lui donna tout de suite
de l'ouvrage parce qu'on la savait courageuse.
Chez Roux, le boulanger, dont la femme avait besoin
d'un peu de temps pour servir les clients et garder le comp-
toir, elle entra comme femme de ménage. Tous les matins,
à neuf heures, elle descendait faire les lits, balayer la cham-
bre, épousseter, frotter les meubles et remontait chez elle
vers dix heures et demie onze heures, ayant gagné cinq
sous. Elle était un peu trop vive, se lançait trop sur les cho-
ses et on l'employait pour lui rendre service parce que,
vraiment, elle n'avait pas de délicatesse avec les meubles.
Tous les samedis, après-midi, une vieille dame veuve,
madame Delphine fiUsait un grand nettoyage de sa maison,
et comme la bonne n*y pouvait pas suffire, elle employait
la mère Perdrix. Il y avait quinze sous à gagner. C'était
une bonne maison : la Vieille avait toujours son verre de
vin, on la forçait à emporter de Toseille, des fruits ou,
quand c'était la saison, madame Delphine disait : «Allons,
mère Perdrix, allez donc ramasser des haricots dans le jar-
din. >
Elle lava quelquefois des lessives, mais elle n'était pas
commode, à cause de son ménage chez Roux, et on ne pou-
vait la prendre que pour une demi^journée.
Elle eut beaucoup de chance : C'est en ce temps-là que
la belle-mère à Roux devint à moitié folle. La mère Tur-
laud avait deux maisons et, ayant donné congé à ses deux
locataires, ne trouva personne qui voulût habiter chez elle
et garda deux loyers qui ne couraient pas. Ceci l'occupa
pendant longtemps et la travailla si bien qu'elle ne voyait
pas le moyen d'en sortir. Çlleen restait comme égarée. Dans
LE PÉBK PERDRIX 9S
les premiers temps elle disait à sa fille : « Je suis bien perdue,
va ! > Plus tard, on ne sait quoi, quelque souvenir de lecture,
quelque histoire de labyrinthe, fixa dans sa tête une image
et confondit les sentiments. Elle se levait, marchait, gesti-
culait en criant : ^Je suis dans la Byringue ! Je suis dans la
Byringue ! » On essaya de tout, on la raisonna, puis on se
résolut à la faire garder. Le jour, elle restait dans la cham-
bre, chez ses enfants, où il y avait toujours du monde, mais
la nuit on ne pouvait pas la laisser seule chez elle. Ce fut
la mère Perdrix que Ton retint. Tous les soirs à huit heu-
res elle descendait, couchait la vieille et se couchait elle-
même dans le lit d a côté. Il fallait garder de la lumière
toute la nuit. Parfois la mère Turlaud se dressait sur son
lit, donnait des mains, tâtait Tespace et poussait des sou-
pirs : «Je suis dans la Byringue ! Je suis dans la Byringue!
Ah mon Dieu je suis dans la Byringue ! »
La mère Perdrix disait :
— Mais non, madame Turlaud, mais non ! Regardez donc.:
c'est votre chambre! Vous me reconnaissez bien : Je suis
la mère Perdrix. Voyons, couchez-vous.
Mais, des fois, tout cela durait longtemps et il y avait
plusieurs séances dans la nuit. Enfin, la mère Perdrix y
gagnait sa pièce de vingt sous.
A midi, la Vieille et le Vieux déjeunaient. Quand il n'y
avait pas des pommes de terre, c'est qu'il y avait des hari-
cots. Chacun d'eux buvait de l'eau dans un gobelet. C'é-
taient deux gobelets blancs avec un ornement bleu : celui du
Vieux portait inscrit en lettres rouges le nom de Suzanne
et celui de la Vieille le nom de Louise. Ils mangeaient très
vite, avec de gros couteaux en fer de six sous, qui pouvaient
couper de grosses bouchées de pain, mais ne coupaient que
de petites bouchées de fromage. Et tout de suite, tout de
suite, la Vieille prenait un panier, coiffait son vieux cha-
peau jaune et renfermé de vieille et s'en allait dans la cam-
pagne pour y ramasser du pissenlit et du cresson. Elle apprit
bien vite à connaître les prés, les fontaines, les filets d'eau
et les pentes. Elle ouvrait les barrières, sautait les écha-
liers, franchissait les bouchures en les aplatissant à coups
de talon et portait toujours en sa jupe quelque morceau
96 ' LA REVUE BLANCIIK
d'épine ou quelque déchirure. Elle marchait à grands pas,
se baissait, ramassait le pissenlit presque avec violence,
gardant de la terre aux jointures de ses doigts. Elle se fit
de vieilles mains rugueuses, de la couleur des champs, de
l'épaisseur des mottes. Son caraco et sa jupe s'emprégnè-
rent d'un ton jaune et d'on ne sait quoi qui flottait et la
confondait sur les chemins avec Tair de l'automne. Ce fut
une besogne de bête au trot qui la tenait courbée longtemps
et la ramenait chez elle, essoufflée, vers les trois heures.
Elle versait tout dans l'eau, s'asseyait, triait son pissenlit
ou son cresson. Le lendemain matin, elle promenait cela
par la ville, entre sept et huit heures, entrait dans les mai-
sons et, dans les premiers temps, elle fit bonne mesure pour
avoir la clientèle. Il n'était pas rare qu'elle vendît jusqu'à
dix et quinze sous.
Ils furent étonnés tous les deux de trouver tant de res-
sources et furent étonnés encore en regardant leur vie
changée. L'ombre de leur maison s'éleva un peu, le ciel
devint libre, sous lequel on put respirer. Il y avait pour-
tant des sentiments qui se compliquaient et revenaient vers
eux en causant des ravages dans leurs vieux cœurs comme
un coup de vent qui bouleverse les feuilles. La Vieille ne
s'en apercevait guère parce qu'elle marchait vite et que
ses pas piétinaient ses pensées. Le Vieux se rappelait les
choses du premier jour. Le petit Jean Bousset vint le voir:
il venait d'être reçu à son école, pour devenir ingénieur.
Il comprimait toute sa joie devant son oncle et n'osait pas
penser à l'École Centrale en face de cette misère. Il avait
des yeux bleus comme une petite fille et une mèche blonde
sur son front. Il l'embrassa et il disait :
— Oh ! mon pauvre Vieux ! Oh ! mon pauvre Vieux !
Le Vieux répondait :
— Mon petit, tu viens d'être reçu à ton école. Tu ne
feras pas un vieux malheureux comme ton oncle.
La Vieille disait :
— Tant mieux, mon Jean ! Conduis-toi toujours bien.
Tu vois ce que c'est que de ne pouvoir plus travailler à
notre âge.
Ils l'embrassèrent tous les deux et, quand il fut parti, ils
LE PÈRE PERDRIX 97
se disaientrun à Tautre : « Dame ! nous raimons autant que
si c'était le nôtre. »
Il y eut d'abord un automne vague et mouillé dont la pluie
fine pénétrait les sentiments des hommes. Le Vieux s'as-
seyait dans la maison, auprès de la fenêtre et, regardant
la rue, voyait la pluie et la sentait tomber toujours et de
partout, comme une idée qu'on veut vous faire entrer dans
la tête. Il avait d'abord pensé à quelque chose pour tuer le
temps. Il prenait sa brouette et sa pelle et roulait sur les
routes. Il était très bien placé, sa fenêtre donnant directe-
ment sur la rue : « Voici les bœufs du domaine de la Faix
qui montent et il va falloir que j'aille à leur suite parce
qu'un autre irait avant moi. » Parfois un âne ou un cheval
déposait son crottin presqu'en face de la porte : alors le
Vieux se levait, saisissait un panier destiné à cet usage,
puis la pelle, s'en allait faire la cueillette et donnait son
coup d'oeil à la rue pour voir s'il pouvait faire d'autres
cueillettes encore. Quand la pluie tombait, il attendait la fin
d'une ondée, sortait à sa porte, examinait le temps et par-
tait entre deux nuages, comme le serviteur du crottin,
comme l'esclave du fumier. Il versait tout cela dans la cour,
sur le tas, y jetait encore de la paille et toutes sortes de
débris, sentait la pelotte grossir et plus tard, lorsque le mo-
ment était venu, ne songeait plus qu'à la vendre.
Puis, ce fut l'hiver qui déposait de la gelée blanche sur
l'herbe, dans la campagne et, dans la petite ville, sur la
mousse des toits. Les jours diminuaient et .semblaient se
resserrer sous leur capuchon comme des vieux qui ont
froid. Le temps tombait du ciel bas et s'approchait de vous
comme une personne que Ton connaît et qui vous touche
avec une main osseuse. Il y avait une réserve de bois dans
le grenier, le poêle était installé au milieu de la chambre,
un petit poêle de fonte, bas, avec une tablette où l'on s'ap-
puyait les pieds, avec deux couvercles que Ton pouvait
enlever pour mettre la marmite. Le Vieux s'assit pour l'hi-
ver en face du poêle. Il était frileux, ayant vécu auprès
d'une forge et tout son geste fut de se lever parfois pour
entretenir le feu. Il le faisait sans économie, comme un
exercice, comme la seule distraction qui lui fût restée.
7
9^ LA REVUE BLANCHE
Tout l'hiver, il fut assis. La chambre était trop grande et
rhumidité plaquait le sol, au pied des murs. 11 s'approchait,
jusqu'à avoir le poêle entre les jambes et, accoudé sur ses
genoux, il se tortillait le cou pour regarder autour de lui,
dans une sorte d'inquiétude. Mais tout de suite il trouva
du plaisir au repos. Ce sont des métiers de forgeron où le
fer frappe le fer, où les poings se durcissent comme des
marteaux et se lèvent comme au combat pour abattre on ne
sait quoi, quelque chose comme le pain quçtidien qui vous
résiste et que Ton conquiert. Ce sont des métiers de
maréchal-ferrant où les chevaux luttent en ennemis et
contre lesquels on s'arcboute avec toute la force de son
dos. 11 restait là, avec ses bras, avec ses jambes,
avec ses reins, dont les muscles s'affaissaient, dans une sorte
d'oubli, se souvenant parfois du travail ainsi que Ton se
souvient de la peine, pour mieux savourer le repos. Lors-
qu'il se penchait en avant, il s'abandonnait, et le bien-être
lui donnait des frissons dans le dos et des envies de gémir
un peu : Ah ! là !
Le matin, il ne pouvait pas rester au lit, étant un de ces
vieux secs qui ne dorment guère et qui vivent longtemps.
Alors il se mettait en position pour toute la journée, ne se
dérangeait même pas à onze heures lorsque la Vieille rentrait
et préparait le repas, puis s'asseyait tout juste à table pour
manger et replaçait sa chaise auprès du poêle comme si cela
même eût été sa fonction. En somme la journée lui semblait
courte parce qu'il n'avait rien à faire, il la sentait glisser
lentement et s^abandonnait pour qu'elle le portât jusqu'au
soir. Car le travail est une malédiction, et c'est en le chassant
du Bonheur que Dieu dit à l'homme : « Tu gagneras ton pain
à la sueur de ton front ! > Il devint trop paresseux aussi. Par
exemple, la Vieille allait souvent dans la forêt ramasser des
branches mortes. Evidemment c'est une besogne de femme,
mais les gueux n'ont pas besoin d'être fiers. Puisqu'il y
voyait assez pour marcher et pour aller au crottin, les fagots
devaient être aussi son ouvrage ou tout au moins il pouvait
prendre sa brouette et aller attendre sa femme à la sortie
du bois.
C'est en ce temps-là que lui arriva son aventure avec la
Blonde. Le Vieux avait des lapins : il y avait de petites
LE PÈRE PERDRIX 99
écuries dans la cour où il élevait des lapins. Deux fois par
jour, il les pansait, le matin et le soir, avec lenteur, pour
tuer le temps, et il s'amusait à regarder dans la cour et à
regarder dans la rue. Or, la Blonde demeurait en face de
chez lui. C'était une vieille canaille qui ne s'entendait avec
personne. Elle avait été mariée pendant vingt ans, une
première fois, et se disputait avec son homme qui, à force
de manger des pommes de terre, avait pu acquérir un
petit bien qu'il cultivait lui-même. Il finit d'ailleurs par
tomber malade d'épuisement et garda le lit pendant long-
temps, tandis que sa femme le surveillait avec impatience
et lui disait : « Tu ne rendras donc pas ta vieille âme
noire! 3^ Il mourut enfin. Alors elle chercha à se remarier,
mais personne ne voulait d'elle, malgré son argent. Elle
approchait de soixante ans, lorsqu'elle rencontra un
homme de quarante-<inq ans qui avait tout mangé et qui
se sentait assez mauvais pour tenir tête au diable. Ils se
marièrent, mais au bout de huit jours, vraiment elle était
dure et on ne pouvait tirer d'elle que des sottises. Il s'en alla
bien vite retrouver son ancienne bonne amie auprès de la-
quelle il avait toujours vécu. Elle resta toute seule, loua une
chambre et elle se barricadait là-dedans comme une vieille
bête pas digne de vivre avec le monde.
Donc, le Vieux, revenant de voir ses lapins, était campé
dans la rue. La porte de la Blonde était ouverte par hasard.
Il resta campé et, comme tous ceux qui n'ont pas beaucoup
de choses à voir, regarda cela, par une vieille habitude de
tout regarder. La Blonde sortit en disant :
— Qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça, vieux
feignant !
Il y a des mots qui tombent comme 'des pierres, nous
frappent jusqu'au fond, nous tendent les reins et nous pré-
cipitent en avant. Il dit :
— Comment que tu as dit ?
Elle répéta :
— Vieux feignant ! Vieux propre à rien ! Tu n'as pas
besoin de regarder dans ma maison.
Il dit :
— Ah ! arrête-toi, parce que sans ça, ça va ronfler !
Elle répondit :
100 LA REVUE BLANCHE
— Eh bien ! Viens-y donc, vieux feignant, vieil éborgné !
Tu n'es même pas bon à chercher ton pain.
— Ah ! tu crois que je n'irai pas !
Il respirait comme un fauve, avec un grondement qui
sortait par morceaux. Elle fit un pas dans la rue. Alors il
s'avança et la gifla en pleine gueule, à tour de bras. Le sang
lui jaillit du nez d'un seul coup. Elle l'avalait déjà. Elle se
mita crier :
— Hé ! la la, mon Dieu ! Vieil assassin ! Hé! la la, mon
Dieu ! Il m'a défigurée.
Elle reprenait :
— Ah ! tu vas voir, vieux feignant, vieux malheureux,
si je ne descends pas chez les gendarmes. Je veux que tu
finisses ta vie en prison.
Elle descendait à grandes gambées, penchait la tête à
droite, à gauche, pour mieux faire couler le sang et l'étalait
sur son visage comme une vengeance.
On lui disait en route :
— Eh bien ! Qu'est-ce qu'il y a donc?
Elle répondait en courant :
— C'est ce vieux galérien qui m'a tuée. Je vais chercher
les gendarmes.
Elle arriva :
— Oui, monsieur, voyez ! Il m'a battue. Le sang me sort
de la tête.
Les gendarmes dirent :
— C'est bien.
Comme elle remontait, ils allèrent dans la chambre du
brigadier qui leur répondit :
— Restez donc tranquilles. On ne peut pas se mêler à
tout. La Blonde, Perdrix, tout ça c'est des gueux et ça se
dispute toujours.
Trois ans passèrent. Il ne devint pas aveugle. Monsieur
Edmond, consulté, répondit : « Ah ! mais non ! Pas de
bêtises ! Vous avez l'air guéri. Mais travailler ?.... Ah ! mais
non! Le feu vous est contraire. »
C'était une vie sans but et faite avec des jours ajoutés.
Plus rien n'était mauvais, à cause de l'habitude, mais
surtout plus rien n'était bon. Autrefois, il connaissait le
LE PERE PERDRIX lOi
repos de chaque soir, après avoir battu le fer, et s'asseoir,
dormir, se reformer peur le lendemain, cela même était un
but, cela séparait la nuit du jour et semblait illustrer la
vie. Mais les longs repos, la paresse entrant dans la chair,
la décomposition de la chair par la paresse ! Le temps coule
comme dans les conques marines, monotone et bête, en
souvenir de la mer et des galets et on l'entend dans sa tôtc
comme une fuite sans cause. Le temps s'en va son train et
ressemble aux chiens errants qui trottinent en baissant
l'oreille.
Quand il faisait beau, il vivaitsurson banc. C'était un banc
massif formé d'une grosse planche posée sur quatre pieds
bruts. La rue était presque orientée de Test à Touest. Jus-
qu'à quatre heures de l'après-midi, le soleil donnait sur la
maison du Vieux et l'ombre delà rue était celle des maisons
d'en face. Dès la première heure il y transportait son banc,
s'asseyait et assistait aux événements du matin. Les ména-
gères balayaient leur seuil, jetaient des crasses dans la rue
ou de Teau sale dans le caniveau. Les deux premières
années, en le voyant. Ton disait : «Tout de même c'est bien
triste d'être là et de ne pouvoir plus travailler. » Mais
bientôt on en eut assez. La troisième année, elles disaient :
« Ca fait malice d'être là à s'éreinter et de voir ce vieux
feignant assis sur son banc. » Des fois il était assis comme
tout le monde, d'autres fois il se couchait à moitié. A quatre
heures, l'ombre ayant changé de place, le banc retournait
devant chez le Vieux. Toute la journée, l'homme était là avec
sa blouse, ses gros sabots de bouleau, son grand chapeau
noir et sa barbe blanche. 11 était robuste et grand, il avait
fini par maigrir et, la gueule creuse, on voyait qu'il avait
avalé un peu de ses joues.
11 fit partie de la rue comme les trottoirs, comme les
façades, comme l'ombre et le soleil. En passant on lui
adressait un mot, comme on adresse un coup d'œil. 11 en
prit une telle habitude que ceux qui ne lui parlaient pas lui
semblaient vaniteux, une telle habitude que le priver de son
mot lui semblait une injure. On lui disait : ^r Vous êtes donc
en repos ! » 11 répondait : « Mon Dieu, oui ! » Parfois on
ajoutait encore : « 11 y fait bien bon. >•
Il eut aussi des distractions avec les enfants. 11 y avait
loa LA REVDK BLANCHK
deux OU trois femmes dans le quartier qui avaient conti-
nuellement des petits : la femme à Regrain le sabotier, la
femme à Déry le cordonnier. Comme elles n'étaient pas
toujours courageuses, elles montaient, se campaient en face
de lui et causaient. Il avait beau répéter : « Mais asseyez- vous
donc ! » Elles répondaient : « Vous croyez que je ne suis
pas à battre. J'ai de l'ouvrage plus que je n'en peux
faire et je m'amuse à causer.» Il se levait, prenait le petit
sur son bras, qui lui saisissait la barbe à poignée, le
regardait d'abord d'un air sérieux, puis riait d'un rire total.
Les enfants l'aimaient bien. Ceux qui étaient un peu plus
grands l'aimaient surtout à cause de ses lunettes noires.
D'ailleurs on les envoyait jouer autour de lui. Les mères
criaient : « Tu m'embêtes 1 Va donc trouver lepère Perdrix. >
Et puis l'on savait qu'auprès de lui, il n'y avait rien à
craindre. Quand une voiture passait, il les surveillait :
< Allons, viens là. Tu vas te faire écraser. »
Le matin, vers sept heures, arrivait Limousin, le charron,
l'ouvrier de Pierre Bousset. Il s'arrêtait en face du banc,
s'étendait et bâillait une dernière fois avant de monter à
l'ouvrage. Le Vieux disait : « Ça ne vaut pas le métier de
rentier >, et Limousin : « Ma foi, à la fin du compte, les fesses
doivent leur faire mal. > Puis il partait, mais de telle sorte
qu'on eût dit qu'il avait un pied en avant et deux en arrière.
Tout de suite après, c'était le moment des laitières :
« Ah ! la sacrée frisée ! Venez donc là, que je vous em-
brasse. > Les laitières sont des femmes pressées. Elles
répondaient en courant: « Attendez, que je le raconte à votre
vieille. ».
A neuf heures, il y avait un domestique qui conduisait
au pré le cheval de son patron : « Hé bien, maître
Hippolyte ! On y va donc. » Hippolyte disait : « La pauvre
bête ! Ça ne sera pas sans besoin. Ils Tont emmené e» route
hier : une pleine voiture de monde ! » Le Vieux répondait :
« Qu'est-ce que vous voulez? Puisque c'est à eux. >/ En
redescendant, Hippolyte s'asseyait sur le banc, s'approchait
du père Perdrix, lui frappait sur la cuisse, et parlant bas :
« Y en a un qui s'est trouvé bien attrapé, hier. 11 me dit
comme ça : Ils le mangeront quand il sera trop vieux,
tes bourgeois. Je lui réponds : Ils auront toujours quelque
LE PÈRE PERDRIX loî
chose à se mettre sous la dent, tandis que toi, tu ne seras
jamais qu'un crève-la-faim. >
11 vivait sur son banc, au pied du mur. Parfois il était
pensif, se courbait en deux, écartait les jambes et regardait
le sol entre ses sabots. Les mouvements de Tair, les
changements de la rue, la couleur des heures et leur
sonnerie, la forme des saisons, tout ce que Ton voit, tout
ce qui existe, ce qui n'était même pas de phénomènes, ce
qui n'était même pas $ies événements, entrait en son esprit
inoccupé afin de tenir un peu de place. Les jours de
chaleur, Yl s'arrêtait à des pensées comme ceci : <?: Bon Dieu!
les mouches n'ont jamais été aussi méchantes qu'aujour-
d'hui. » Si quelqu'un venait s'asseoira son côté, il se préci-
pitait sur lui, ne disait pas grand'chose parce qu'il ne savait
pas quoi dire, mais jouissait de la présence d'un compagnon
comme on jouit d'une aventure. Et à tout coup, lorsque
l'autre voulait partir, il s'écriait : « Oh ! vous avez bien le
temps. :^ A midi, il se levait avec un grand fracas pour aller
manger, mais avec un chagrin d'homme du peuple pour
qui la bouche est tout le plaisir et à qui le pain, les
pommes de terre et l'eau rappellent qu'il n'y a rien à
attendre avant le cercueil.
Il y eut une histoire qui le frappa beaucoup. Le père
Lomet était un vieux sabotier maigre, bref, courageux qui,
à l'âge de soixante-cinq ans, après avoir embauché, paré,
creusé des sabots, sentit toute la misère dans ses membres.
Il lui prit des rhumatismes qui se plaquaient aux articula-
tions et s'opposaient à ses mouvements comme des bêtes
qui vous surveillent. Le médecin lui dit : « Reposez-vous,
promenez-vous, respirez ! 2^ Il venait souvent voir le père
Perdrix, arrivait avec sa grande canne courbée, mettait
cinq ou six temps pour s'asseoir et faisait le plaint comme
un boulanger : « Ah ! mon pauvre père Perdix, ça me
doule ! > — « Mon pauvre père Lomet, on est des vieux.
On ne sera heureux qu'une fois dans le trou. » C'était
une conversation qui leur plaisait : « Je ne veux pas de-
mander, disait le Père Lomet. Il faudra bien que je fasse
une fin. » Il regardait les enfants jouer autour du banc,
qui parfois pleuraient : ^ Comme c'est bête, les petits ! Ils
n'ont qu'à ouvrir le bec pour qu'on leur fourre le pain
104 LA REVUE BLANCHE
dedans. Moi, si j'étais à leur place, je ne piperais pas. » Un
beau matin, il en eut assez, sa femme ne pouvait pas tra-
vailler non plus et il ne voulait pas se faire nourrir par
son gendre. Il y avait dans la ville un abreuvoir pour les
chevaux. 11 se leva à quatre heures et dit à sa femme :
« Je ne peux pas dormir. Je vais sortir un peu. Au revoir! »
Il eut d'ailleurs beaucoup de peine à marcher jusqu'au
trou d'eau. Blouf !.... Cette fois-là il ne mit pas cinq ou
six temps. C'était un homme fier.
L'autre resta sur son banc et comprit la leçon. Lorsqu'un
bourgeois passait, il le sentait d'avance à son pas plus lé-
ger, à ce pas qui a l'habitude des parquets cirés. 11 guettait
son coup d'oeil comme on guette le regard d'un roi, arron-
dissait son geste et soulevait son chapeau d'un mouvement
déclamatoire. Il comprit la feignantise et la lâcheté et,
derrière l'enterrement, pensait : «Moi aussi, l'on devrait
m'enterrer. »
Parfois les voisins lui demandaient quelque service. Il
y avait le gars de Mathiaud, dont le père était un brave
homme toujours malade, mais à qui la mère avait laissé
prendre toutes sortes de mauvaise habitudes. Il vous re-
gardait de côté avec des yeux qui faisaient peur, et tombait
du haut mal. Quand il était seul avec sa mère, il la dispu-
tait et la battait. Les crises le prenaient. On disait: « Il est
si bien canaille ! C'est la mauvaisetéqui lui sort du corps.»
La mère venait dans la rue et appelait : « Hé, père Perdrix !
Il comprenait. Le gars se tordait, l'écume à la bouche, se
roulait, heurtait les meubles avec sa tête comme avec un
pavé. Il se fût détruit. A certains instants le père Perdrix
le saisissait en plein corps en disant: « Ah ! malin, on te
tiendra bien ! » La mère Mathiaud le remerciait : « Mon père
Perdrix, il n'y a qu'à vous que je puisse demander ce ser-
vice. » Et le gars de Mathiaud épuisé s'asseyait enfin, tout
éreinté, avec un drôle d'air, comme si ses regards fussent
rentrés en dedans.
• Il vécut dans la sphère inférieure des pauvres, au milieu
des poussières du rebut, et qui s'épaississaient à son front.
Il y avait des services qu'on ne pouvait demander qu'à lui.
Son chapeau enfoncé jusqu'aux deux oreilles, sa blouse
déteinte et ses gros sabots le prédisposaient à tout, comme
LE PÈRE PERDRIX io5
une guenille sale qu'on abandonne aux relavures. Dans
beaucoup de maisons Ton n'avait pas creusé de fosses d'ai-
sances et cela se composait d'une planche et d'un baquet.
Lorsqu'il était plein, c'était un baquet à deux anses, que
Ton sortait de la cour, avec lequel on traversait la maison,
que Ton portait sur une brouette, que l'on roulait, et que
Ton allait vider quelque part, en dehors de la ville, dans
un jardin potager. C'était lourd, la femme ne pouvait pas
prendre l'autre anse parce qu'elle se fût fait mal dans le
ventre. On allait chercher un homme, et il n'y avait que
le père Perdrix. D'ailleurs il était très fort et semblait por-
ter les trois quarts du baquet. Ensuite on. lui offrait un
verre de vin. Il faisait des difficultés comme un pauvre qui
a peur d'être pris pour un avale-tout-cru.
Il travailla, pourtant. Ils étaient plusieurs, des jeunes et
des vieux, qui s'arrachaient cela comme des miettes, creu-
saient avec la pioche, raclaient avec la pelle et usaient
leurs sabots toute la journée pour vingt-cinq sous. Ils fai-
saient des journées de prestations. Autrefois, quand le
monde était moins bête, on s'entendait pour vivre, on ga-
gnait trente sous, on accroissait son morceau de pain, on
en avait plein les poings comme un enfant qui mord. Mais
des gâte-métiers, avec Timbécillité des gueux, s'étaient mis
en avant des autres, avaient devancé les désirs et, pour
vingt-cinq sous s'offrant, voulaient prendre toutes les jour-
nées, manger les compagnons. Ils n'en profitèrent même
pas, tout le monde dut aller à leur suite, le salaire baissa,
puisque mieux vaut peu que rien, et le métier de journalier
fut un métier à vingt-cinq sous par jour.
Il descendait le matin, on l'entendait descendre. Avec
ses gros sabots, les pierres de la rue résonnaient comme
des murailles. D'ailleurs il s'entravait sans cesse et descen-
dait à grands pas lents, sonore comme une boule creuse,
comme un pauvre qui travaille avec fracas et semble ébran-
ler les riches. Il allait jusqu'à quatre kilomètres, plus loin
encore, jusqu'aux limites des communes, dans les chemins
vicinaux où les journaliers piochent et pellent la terre jaune
des champs à travers lesquels on trace les routes. Dans sa
gibecière il y avait du fromage et du pain, des pommes,
des noix, selon les saisons, et la misère des gueux qui pen-
I06 LA BEVUE BLANCHE
sent : « Nom de Dieu! Si j'avais un peu de viande !... La
viande nourrit la viande. » Sur le chantier ils étaient toute
une bande, jeunes et vieux, avec des gilets de coton qui
coûtent trente sous, reprisés, entortillés de misère, barbus,
épais, nourris de soupe, vêtus de rapiècements. En somme
ils s'en moquaient et faisaient de Touvrage pour leurs
vingt-cinq sous. Le cantonnier de la commune qui les sur-
veillait s'en moquait aussi, causait avec eux et, âgé de
soixante ans, songeait à sa femme de trente ans jusqu'au
soir et tuait le temps en attendant Tamour. Ils posaient le
pied sur la pelle, s'accoudant au manche, et disaient entre
eux : € Et puis une gente femme ! Mais dame ! elle ne lui
laisse que la peau sur les os. Ha ha ha ha ha !» A midi
ils allumaient un feu de bois mort, s'asseyaient autour,
exhibaient leur manger. Ils connaissaient toutes les fon-
taines des prés. Ils allaient chercher de l'eau dans une cru-
che qui circulait à la ronde et il yen avait toujours un pour
dire : <l Quand même, j'aime mieux le rouge que le
blanc. >
A la chute du jour ils quittaient le chantier et se dis-
persaient sur les routes, par bandes, la gibecière au dos,
la pelle ou la pioche à l'épaule. C'était un bruit de gros
sabots qui se mêlait à l'appel des troupeaux dans les cam-
pagnes, aux lumières des premières étoiles, et qui, plus
tard, perçait cette nuit dense qui semble mettre les petites
villes dans une boîte. Ils étaient à moitié morts, comme
des jambes de laine, et résonnaient contre les cailloux,
bien plus qu'au matin, creusés par la misère, anéantis pour
vingt-cinq sous. Perdrix ne savait plus penser. Ce n'est
pas que le repos soit bon, c'est que le travail est mauvais.
Il rêvait à tout le développement de sa paresse sur son
banc, aux après-midi qui se posent devant les yeux des
feignants et s'en vont sans secousse comme une douceur
sur nos sens fatigués. Trois ou quatre pointes de joie l'at-
tendaient à son seuil, il buttait contre les marches, entrait
avec un bruit d'ustensile cassé, tombait sur la chaise,
mangeait la soupe, se tournait du côté du lit, se tournait
du côté du mur et roulait dans le sommeil comme une
boule sur une pente.
(A suivre.) Charles-Louis Philippe
Le sentiment religieus dans Tlnde
Depuis Tépoque la plus reculée, Tlnde est couverte de sanctuaires :
une statue sous un arbre, une pierre grossièrement taillée auprès d'une
source ou contre un rocher, rappellent à chaque pas que les dieux sont
partout invisibles et présents et quel objet en apparence le plus insigni-
fiant peut être possédé de leur esprit.
Le Mahabarata — l'Iliade hindoue — chante la lutte de deux familles
parentes et rivales pour la possessicm de la Delhi primitive; le Rama-
yana — l'Odyssée hindoue — est consacré aux aventures de Rama, incar-
nation du Dieu Vichnou. L'Inde possède d'autres poèmes, des prières,
des hymmes, des traités didactiques de diverses époques rédiges en
langue sanscrite et mis sous une forme rythmée pour aider la mémoire
des dieux et le surnaturel. Les Védas, ne forment quune petite partie
des Ecritures sacrées de l'Inde: la simple religion naturaliste des
temps védiques a disparu sous une floraison de mythes aux origines
diverses.
La croyance aux dieux personnels s'est superposée à l'adoration des
forces naturelles, de certains objets et de divers fétiches, culte toujours
vivant sous le décor mythologique qui les a revêtus. Ainsil'eau du Gange
fut sans doute considérée comme sacrée longtemps avant qu'on eût ima-
giné d'en placer les sources au sommet du mont Mérou, à la fois Olympe
et Paradis du bralimanisme et qu'on eut fait de la rivière elle-même une
déesse. Les temples élevés du nord au sud de l'Inde pour rappeler le
souvenir des prodiges et des exploits qu'accomplit le dieu Rama en
poursuivant le ravisseur de sa femme jusque dans l'Ile de Ceylaii occu-
pent probablement la place de sanctuaires antérieurs au Ramayana. La
religion nouvelle leur a simplement donné une histoire et les a rattachés
au brahmanisme comme elJe a fait pour toutes les eaux et montagnes
sacrées où s'élèventles temples les plus révérés des Indes. C'est ainsi que
le bassin du Seigneur-des-sables près de Bombay aurait été formé par
l'eau qui jaillit à la place où Rama altéré frappa le sol d'une de ses flè-
ches. Les pèlerinages aux sommets des montagnes ont souvent précédé
la construction des temples qui sont leur but actuel et où le culte d'un
dieu a remplacé radoi*ation de la montagne elle-même. A Trichinopoly,
dans la plaine de bananiers, de palmiers, de vertes rizières que partagent
en îles les bras de la Kaveri, un roc de granit en dent de tigre porte
comme une acropole un massif temple de Siva qui ne fut sans doute
pas son premier sanctuaire. Ailleurs un bloc erratique en équilibre sur
un rocher inspirait un superstitieux respect longtemps avant qu'on le
fit entrer dans l'histoire de Krichna en le représentant comme une
motte de beurre pétrifiée par ce héros.
io8 LA REVUE BLANCHE
Les arbres sacrés qui jouent un grand rôle dans la légende des sages
et dans le culte de Vichnou sont les vestiges d'un fétichisme primitif qui
adorait à la fois l'arbre et le serpent. Un serpent monstrueux à sept
têtes sert de dais à Vichnou, et le cobra dont le venin cause des morts
nombreuses est sacré pour les Hindous. Une foule d'autres animaux
ont pris place dans la religion brahmanique ; l'éléphant est représenté
versant avec sa trompe l'eau du bain à la femme de Vichnou ; les singes
conduits par leur chef Hanuman ont aidé Rama à passer de l'Inde dans
Ceylan et voilà pourquoi ils peuvent tout se permettre dans certains
temples ou certaines villes sacrées ;raigle de Malabar, le paon et d'autres
animaux servent de messagers ou de montures à certains dieux, le per-
roquet est consacré àKama (l'amour), le taureau à Siva; les vaches sont
l'objet d'une vénération toute particulière ; elles ont habituellement les
cornes peintes et ornées d'anneaux et de boules de cuivre et si on ne se
fait pas scrupule de les employer aux mêmes travaux que chez nous, on
croit que les tuer et manger leur chair est un des péchés les plus hor-
ribles. Bien des fidèles n'ont jamais pu surmonter l'horreur profonde
qu'ils éprouvent à voir des Européens abattre des bœufs et. des vaches,
actes jadis interdits et punis de peines plus rigoureuses que l'homicide.
Presque tous les Hindous s'abstiennent de viande et s'interdisent de
tuer le moindre être vivant, fût-ce un insecte parasite; ils croient que
les âmes des trépassés recommencent leur existence dans le corps des
animaux, que ce serait péché de les faire souffrir, que c'est œuvre pie
de recueillir les animaux errants ou malades dans des hospices fondés
par la charité. Le même respect de la vie animale, fondé sur la même
croyance se trouve dans le bouddhisme.
Malgré les souvenirs du fétichisme, malgré la croyance à la métem-
psycose, le plaisir de la chasse n'est pas absolument interdit aux rajahs
et aux membres de certaines castes, pourvu qu'ils s'imposent l'obliga-
tion d'épargner les animaux les plus sacrés, tel que Tantilope nilgaï ;
de môme les sacrifices sanglants et l'usage de la cliair se rencontrent
dans certains rites du culte brahmanique bien qu'ils soient en opposi-
tion avec les croyances générales. La religion hindoue pratique, en effet,
l'éclectisme le plus large et, comme tous les polythéismes, elle incline à
s'agréger les divinités nouvelles plutôt qu'à les exclure. Tandis que le
missionnaire catholique défend au nouveau converti de retourner à la
pagode ou de travailler pour elle, l'Hindou croyant n'éprouve aucun scru-
pule à faire un acte d'adoration devant une procession ou une église
chrétienne. Lorsque certains missionnaires du siècle dernier essayèrent
de mettre la religion catholique à la portée des hautes castes indoues,
en se faisant passer pour des brahmanes blancs, en affirmant que les
écritures chrétiennes étaient la meilleure version des écritures sans-
crites, que Brahma était une corruption d'Abraham, Krichna de Christ
et ainsi du reste, l'opposition à cette méthode ne vint pas des brah-
manes, mais de cîttholiques auxquels de semblables concessions sem-
blaient hérétiques : c'est que les brahmanes — membres de la caste
sacerdotale — ne iormeift pas un clergé et qu'ils n'ont ni pape, ni évê-
LE SENTIMENT RELIGIEUX DANS l'iNDE 1O9
ques, ni conciles, ni aucun moyen d'exercer une action concertée et com-
mune.
Pendant notre séjour à Kapourthala, arrive dans la ville une jeune
fille précédée d'une grande réputation de sainteté : on dit qu'elle a
longtemps prié Dourga et qu'un jour vers l'âge de quatorze ans elle
s'est sentie inspirée de cette déesse ; elle appartient à une famille de
kchatryas ou guerriers, mais elle a quitté ses parents ; elle est belle mais
elle a renoncé au mariage, elle s'est vouée à la divinité et elle s'est mise
à parcourir le Pendjab, allant de ville en ville, en compagnie de quelques
fidèles pour édifier les populations. Sa déesse, Dourga ou Kali, est la
femmede Siva le Destructeur, patron des guerrierset des ascètes. Dourga
est représentée sous la forme d'une femme peinte en bleu ; elle a quatre
bras dont l'un brandit un sabre, un autre une tête coupée ; Dourga a du
sang aux mains et sur les lèvres ; son collier est composé de crânes,
sa ceinture de mains coupées ; elle marche sur un homme qu'elle re-
garde en grinçant des dents et en tirant la langue.
On rapporte qu'autrefois, elle combattit le géant Ravana, roi de
Ceylan. La lutte dura dix ans. Comme les gouttes de sang qui sortaient
de chaque blessure reçue par Ravana se transformaient en géants,
Dourga se mit à sucer le sang des blessures qu'elle faisait. Enfin, elle
abattit son adversaire, déchira ses membres et les foula aux pieds : dans
sa joie, elle faisait des bonds si terribles que le monde en était ébranlé
et menaçait ruine. Ému du danger que courait la terre^ Siva, l'époux de
Dourga, se coucha sur le sol parmi les membres de Ravana, mais la
déesse, dans son ardeur, ne le remarqua pas d'abord ; elle mit le pied
sur la poitrine de Siva et s'aperçut alors seulement qu'elle venait d'ou-
trager son seigneur et maître ; l'étonnement et la douleur lui firent
grincer les dents et tirer la langue. Telle est parmi les aventures de
Dourga ou de Kali l'une des plus connues. Les autres sont, comme la
précédente, remplies de combats et de massacres : Dourga est une
déesse de carnage, à laquelle on offrait autrefois des sacrifices humains.
Aujourd'hui, le gouvernement anglais a supprimé ces pratiques et l'on
ne sacrifie plus à Dourga que des chèvres.
A peine la jeune femme inspirée est-elle arrivée à Kapourthala que
trois habitants de la ville ont résolu de lui demander un miracle propre
à persuader les incrédules. Ils se sont rendus au temple de Dourga,
décidés à couper leurs langues et à demander ensuite pour les faire
repousser l'intervention de la sainte. Deux d'entre eux ont manqué de
courage, mais le troisième a, dit-on, coupé sa langue. Toute la ville
aussitôt s'est portée vers le temple : les routes et les sentiers sont
pleins dliindous qui s'y précipitent. Nous pénétrons à grand'peine jus-
qu'au temple. C'est un petit cube de briques entouré d'une enceinte
carrée ; la cour est ouverte, mais la porte du sanctuaire est fermée : nous
parlementons et attendons d'être admis, à la condition de quitter à la
fois nos chaussures et notre chapeau ; on ouvre et nous entrons dans
une petite salle noircie par la fumée des lampes et le beurre fondu
qu'on offre aux dieux. Devant nous des statues de Dourga, de Siva et de
IIO LA REVUE BLANCHE
leurs fils, à leurs pieds, les instruments de cuivre pour le culte, au
plafond une grosse cloche. Dans un coin, le patient accroupi, la tète
baissée, la bouche fermée : le sang lui sort des lèvres en filet et tombe
dans un bassin placé [devant lui. « Voici la langue », dit le brahmane •
du temple, en nous présentant un morceau de chair dans un vase de
cuivre. C'est une langue, en effet/ mais nous voudrions que le patient
nous montrât sa bouche ouverte ; or, c'est, paraît-il, impossible ; tout
à l'heure, il a refusé obstinément de le faire devant le médecin anglais.
Nous ne sommes pas plus heureux dans notre tentative.
Nous sortons et, dans la cour nous apercevons pour la première fois
la prophétesse. C'est une très jolie femme drapée dans un pagne de soie
verte ; ses fidèles Font transportée ici dès que le sacrifice a été accompli ;
elle a vu le patient et lui a annoncé qu'il parlerait une fois la nuit
tombée. La foule attend la guérison : elle est transportée d'enthousiasme,
nerveuse, agitée de frissons : les Hindous se pressent, assiègent les portes
de l'enceinte, font crouler les briques des murs sous leurs escalades, se
suspendent aux arbres, s'élèvent sur les épaules les uns des autres.
C'est partout une houle de turbans multicolores sur laquelle s'abattent
de temps à autre les poings et les gourdins de la police. Au milieu de ce
tumulte, la prophétesse attend tranquillement à la porte du temple,
assise sur des coussins. On a élevé un dais au-dessus de sa tète.
Plusieurs fidèles l'éventent avec des panaches de plumes de paon. Un
tamtam, des cymbales^ une trompette criarde ne cessent pas leur tapage
à la fois grêle et discordant. Pour savoir si le mutilé parlera à l'heure
fixée, nous aurions bien la patience, sinon la foi d'un Hindou, mais nous
sommes obligés de nous éloigner pendant quelques heures. A notre
retour voici ce qu'on nous raconte : le soir, vers six heures, la voyante
a fait appeler le patient et lui a ordonné de parler. 11 a essayé deux fois
sans succès et il a réussi la troisième. Mais. on ne peut le voir, il doit
rester isolé toute la nuit.
Personne ne met en doute sa guérison. L'affluence augmente vers
l'inspirée. On va la trouver au caravansérail, l'hôtellerie des voya-
geurs indigènes. Le caravansérail est une grande cour destinée aux
voitures et aux bétes de somme et entourée sur ses quatre faces de
chambres sans meubles. La prophétesse, avec ses coussins, son dais,
ses porteurs de chasse-mouches, ses musiciens, occupe une de ces
chambres. On nous la montre étendue toute raide et cachée entièrement
sous un long voile : « Elle s'endort souvent ainsi, nous dit-on, soit avec
l'aide de la musique, soit naturellement : souvent elle parle dans son
sommeil ! — Et que dit-elle ? — Elle dévoile l'avenir. »
Bien qu'on ne puisse la voir, les adorateurs se pressent autour d'elle
pendant toute la nuit; ils jettent à ses pieds des roupies', des caurîs, des
fleurs, des bonbons. Désormais^ elle est acceptée, vénérée et Kapur-
thala se trouvera honorée tant qu'elle voudra rester au caravansérail.
Quand les hommes ont rendu leurs hommages, les femmes arri-
vent à pied, en voiture, drapées de coton ou de soie, suivant leur
condition, mais toutes avec quelque offrande. « La voyante pourrait
LB SENTIMENT RELIGIEUX DANS L'iNDE Iil
devenir riche, nous dit un très haut fonctionnaire de TEtat, celui qui,
d'après la rumeur publique, aurait fait appeler cette femme. Mais elle
ne tient pa» à l'argent. Elle ne demande rien ; elle n'est ni avide, ni
• orgueilleuse, elle fait bon accueil à tous, elle est très simple! b Et
pourtant les honneurs qu'on lui rend pourraient lui faire tourner la
tête. Le cortège de ses adorateurs grossit à chaque heure; il en vient
maintenant des villages et des hameaux. Des pénitents hindous et sicks,
à peu près nus, au corps frotté de cendre grise, aux cheveux longs, à la
barbe inculte arrivent du fond de leur ermitage ; ils se prosternent
devant l'inspirée ; puis, ils profitent de leur séjour dans la ville pour
aller faire une quête au bazar. L'un d'eux est particulièrement remar*
quable ; il entre partout et s'assied sans façon : c'est un grand et gros
homme, au large ventre ceint d'une parure de feuillages ; ses cheveux
nattés en corde sont enroulés comme un turban, il s'appuie sur un gros
bâton terminé par une petite hache de fer, arme habituelle des Sicks.
Nous exprimons le désir de le photographier ; il en parait enchanté et
nous fait signe d'attendre; quelques instants pour qu'il puisse prendre
un maintien digne. La voyante elle-même s'est laissé photographier
sans difficulté et nous a demandé de lui donner un exemplaire de la
photographie.
Notre curiosité n'est point satisfaite, nous voulons voir le jeune homme
qui s'est coupé la langue. On nous le montre, enfin, le lendemain du jour
du miracle ; il paraît en bonne santé ; mais nous ne l'entendons point
parler et nous ne pouvons toujours pas obtenir de voir sa bouche. On
consent seulement à nous montrer celle d'un autre homme qui a subi la
même opération et qui a été guéri par le môme miracle un an aupa-
ravant. Nous remarquons une cicatrice à l'extrémité de sa langue ; il
n'a pas dû se couper grand'chose. Est-ce bien la langue du patient qu'on
nous a montrée hier? Le fonctionnaire indigène qui passe pour protéger
la jeune prophétesse n'en doute pas et tout le monde assure que le
docteur anglais est venu juste après l'opération, ce qui est vrai, et qu'il
a examiné la blessure dans la bouche du patient, ce qui est absolument
faux; nous protestons contre la dernière assertion; mais sans autre
résultat que cette réplique : « Après tout, cette femme n'a pas besoin
que vous croyiez ! »
Chaque jour l'histoire du miracle s'embellit, et les honneurs rendus à
la prophétesse augmentent. Le maharajah plus docile à la voix du peuple
qu'aux avis de son médecin la reçoit en audience solennelle ; les dames du
palais la reçoivent, la consultent sur l'avenir, la comblent de présents.
Le surlendemain du miracle, on lui fait parcourir la yille en proces-
sion. Son cortège est ouvert par la fanfare de cornemuses du régiment
du maharajah; puis viennent les bannières sacrées, les statues des dieux,
une voiture de musiciens, enfin celle de la prophétesse attelée de deux
chevanx, recouverte d'un dais, ornée de bouquets etde guirlandes. Elle-
même est assise, drapée dans un voile de soie jaune et entourée de
porteurs de chasse-mouches qui Téventent ; en face d'elle, le patient
toujours silencieux. Plus loin, viennent en voiture ou à pied tous les
li'Ji LA REVUE BLANCHE
croyants de la ville et des environs. Les marcliands du bazar ferment
leurs boutiques pour courir voir le cortège, les employés du grand
bâtiment où sont réunies toutes les administrations se précipitent atix
fenêtres et sur les toits de la ville, les femmes regardent par dessous
leurs voiles baissés.
On assure que la prophétesse pourra cheminer dans une pareille gloire
jusqu'à Bénarès la ville sainte, si elle le désire et si les autorités anglaises
la laissent faire.
Le gouvernement a pour principe de ne pas contrecarrer les mani-
festations religieuses à moins qu'elles ne tombent sous le coup des lois
criminelles ou qu'elles ne choquent par trop la moralité occidentale : or,
si les rites sanglants ou obscènes existent dans la religion hindoue, ils
n'ont pas l'importance que leur a attribuée l'imagination européenne. Les
sacrifices humains sont restés en usage jusqu'à la domination anglaise
dans les religions primitives des sauvages de l'Inde centrale. Le culte
brahmanique les a pratiqués jusqu'à une époque voisine 'de nous. Sir
William liunter croit pouvoir en signaler deux pendant la famine
de 1866, mais ces sacrifices étaient rares et toujours faits dans des
circonstances exceptionnelles ; il semble aussi que la victime s'offrait
elle-même pour apaiser le courroux des dieux, suicide religieux dont
l'antiquité offre plusieurs exemples.
De même, les veuves qu'on brûlait vivantes sur le bûcher de leurs
maris passaient pour accepter leur sort : elles avaient en principe le
droit de survivre à leur époux, mais elles se condamnaient dans ce
cas à l'existence la plus misérable, tandis que l'holocauste leur garan-
tissait une place dans le Paradis, des honneurs exceptionnels après
leur mort et leur valait pendant leurs derniers instants le don pro-
phétique. En réalité, les parents du mort, soucieux de lui faire de belles
funérailles et avides de la gloire qu^un tel sacrifice attirerait sur leur
famille, arrachaient à la veuve son consentement, l'entouraient pour
qu'elle ne pût communiquer avec le dehors et lui versaient au dernier
moment un breuvage enivrant pour la mettre hors d'état de résister.
Le sacrifice des veuves n'était en usage que chez les notables ; il a été
formellement interdit par la loi anglaise en 1829 et les souverains indi-
gènes ne le tolèrent plus dans leurs états.
La passion sexuelle tient dans le brahmanisme un rôle qu'on ne peut
méconnaître^ mais on ne doit pas attacher trop d'importance à certains
usages ni considérer comme pratiques générales des rites particuliers à
telle ou telle secte.
L'œuvre de chair n'est pas réglementée aussi étroitement par la
morale hindoue que par celle du christianisme : aux honnêtes femmes elle
n'est permise qu'en mariage seulement, mais les hommes, bien qu'ils
se marient tous sans exception et de très bonne heure, peuvent fréquenter
les femmes publiques, et l'opinion ne les en blâme pas, pourvu qu'ils se
conforment aux habitudes. L'usage constant, au moins dans le sud, est que
la prostitution soit pratiquée par les bayadères consacrées aux dieux et
logées dans l'enceinte des temples. Chaque pagode de l'Inde méridionale
LE SENTIMENT RELIGIEUX DANS L'iNDE 1i3
possède une troupe de ces femmes que Ton nomme servantes du dieu et
qui correspondent auxhiérodules de Tantiquité. Leur profession n'a rien
de déshonorant, elles se mettent au service du temple de leur plein gré
ou encore elles y sont envoyées dès leur enfance à la suite d'un vœu fait
par leur mère ; si elles ont des enfants, les fîUes leur succèdent, tandis
que les fils sont admis dans toutes les professions permises à leur caste.
L'office des bayadères consiste à chanter et à danser en l'honneur du
dieu, au temple pendant les adorations quotidiennes, au dehors dans les
processions, enfin dans les mariages et dans toutes les cérémonies où
les riches particuliers ont loué leurs services. Tantôt elles rythment
leurs mouvements en chantant, tantôt les unes dansent tandis que les
autres les accompagnent de la voix ; quand la troupe est au complet,
elle évolue au son des violons à une corde, des trompes, des tambours,
des cymbales dont les exécutants tirent quelques notes. Ces musicens
qui appartiennent aux temples sont de très basses castes et infiniment
moins estimés que les danseuses. Les exercices des bayadères sont des
ballets et des pantomimes rudimentaires, ils consistent dans la répétition
d'un motif initial, ils durent jusqu'au moment où l'assistant le plus élevé
en dignité donne en se levant le signal de la fin.
Les danses que nous avons vues dans les processions représentaient
une scène des légendes sacrées. Celles où nous avons été conviés par
des particuliers avaient pour motifs les plaisirs que les hommes peuvent
attendre des bayadères. Les danseuses restent toujours vêtues ; leur
costume est très différent suivant la région, tantôt un voile richement
brodé, tantôt un vêlement collant ; dans tous les cas, il doit être aussi
riche que possible, car la rareté des étoffes, le nombre des bracelets, la
valeur des joyaux font à une bayadère plus d'honneur que sa beauté ou
ses talents; les di'^bntantes s'ornent de cuivre doré et défausses pierres,
mais elles s'efforcent de gagner bien vite de belles parures qu'elles
légueront à leurs filles. Le salaire que leur vaut le service du dieu
suffit à peine à leur subsistance et c'est de la prostitution qu'elles
tirent leur principal revenu. Elles reçoivent au temple, dans leur loge-
ment, les hommes de bonne caste, à l'exclusion des autres dont la
fréquentation les dciclasserait ; hors de chez elle, les bayadères ont le
même maintien modeste que les femmes mariées et rien ne traduit leur
profession si ce n'est la richesse de la parure. Il ne semble pas douteux
que la prostitution dans les temples se rattache aux croyances et qu'elle
ait été d'abord une sorte de sacrifice, mais le souvenir de son origine est
perdu et les clients des bayadères n'ont pas la moindre idée du lien qui
rattache leurs plaisirs à la religion.
Chez les musulmans, les deux professions de danseuse et de fille
publique sont également réunies ; dans les deux religions on a conservé
Tusage de marier solennellement à un arbre celles qui les exercent,
tradition venue sans doute du fétichisme primitif. Les prostituées
musulmanes logent dans les rues du bazar, au-dossus des boutiques,
ailes se montrent aux fenêtres, vêtues de soies voyantes, procédé qui
paraît fort inconvenant aux Hindous, tandis que les musulmans trouvent
abominable que la prostitution se pratique à la pagode.
Ii4 LA REVUE BLANGHS
Une chronique scandaleuse s'est formée autour de certains sanctuaires
où les femmes stériles se rendent en pèlerinage, mais la mauvaise répu-
tation des cérémonies que Ton fait pour obtenir des enfants n'empêche
pas les maris d'y envoyer leurs femmes ou même de les y conduire, car
un Hindou, est déshonoré s'il n'a point de postérité pour acquitter la
« dette des ancêtres v.
Ce n'est pas seulement une famille que l'Hindou demande au mariage.
Aux Indes, comme dans tous les pays où Tunion des sexes est faite
uniquement à l'avantage de l'homme, le plaisir est considéré comme
une fm, et le mari peut répudier la femme qui ne lui donne pas satis-
faction sur ce point. Kama, dieu de l'amour (le rituel qui porte son nom,
le Kamasoulra est traduit en français), Kama, fils de Vichnou, n'est pas
un des grands dieux de l'Inde, et son culte n'a pas la popularité de ceux
de Rama ou de Krichna. Les ascètes, qui se délivrent des passions pour
atteindre la sagesse parfaite, le considèrent comme un ennemi; on
raconte que Kama, ayant voulu tenter Siva au milieu de redoutable»
austérités, fut réduit en cendre par un seul regard du dieu pénitent.
C'est pourtant parmi les fidèles de Kali, femme de Siva, que se recrute
la secte des saktias, adorateurs de la force génératrice : les saktias
font, à certaines nuits, devant la statue de Kali, des cérémonies parti-
oulières qui s'accompagnent de festins et de débauches. Ces rites n'ont
jamais été suivis que par une minorité d'initiés.
Le culte phallique est général chez les sivaïtes ; dans tous les sanc-
tuaires de leurs dieux, on rencontre le lingam (phallus) et le yoni en
multiples exemplaires de toutes tailles; on en voit d'énormes taillés
dans la pierre qu'adore un éléphant sculpté, de grandeur naturelle ; il en
existe de minuscules que les fidèles s'attachent au cou comme des amu-
lettes. Ces figures ont une forme rituelle qui, sans être absolument réa-
liste, ne laisse place à aucune méprise; aussi inspirent-elles une très
grande répugnance aux musulmans et aux Européens. Elles sont,
dans la plupart des cas, adorées sans rites obscènes et l'Hindou qui
les rencontre dans les temples de Siva éprouve à leur vue les mêmes
sentiments qu'évoque en lui la coquille fossile exposée et vénérée
dans les temples de Vichnou comme une représentation de ce dieu.
Le culte phallique n'est point particulier à l'Inde, on en trouve des
représentations sur les monuments de l'ancienne Egypte et des traces
dans les religions grecque et romaine.
Le polythéisme n'est pas toute la religion hindoue; l'Inde possède six
écoles de philosophes qui ont interprété les livres saints et dont les doc-
trines reposent sur les mêmes principes. Leurs disciples se sont recrutés
dans la caste sacerdotale qui a le monopole des études religieuses, mais
ils n'en forment qu'une très petite minorité, car les brahmanes s'élè-
vent rarement au-dessus des croyances vulgaires.
La métaphysique hindoue est parente de celle des bouddhistes. Tandis
que le croyant ordinaire accepte tout bonnement la métempsycose sans
chercher à l'interpréter, le sage découvre, sous ses multiples manifesta-
LB SENTIMENT RELIGIEUX DANS LINDE Ii5
lions, l'âme unique du monde, il est panthéiste. Le fidèle ordinaire, quand
il songea la vie future, pense avec terreur que son .âme pourrait, après
la mort, s'incarner dans le corps d'un animal, il craint aussi l'enfer dont
il a une idée confuse, il espère enfin être admis dans Vun des paradis
qui s'étagenten spirale autour du mont Mérou d'où viennent les eaux du
Gange et sur lequel les neuf planètes brillent autour de Siva. Au juge*^
ment du sage la vertu consiste à se débarrasser des voiles de la Maya où
illusion terrestre et à s'unir à l'infini. Pour atteindre son idéal, le sage se
plonge dans une contemplation dont rien ne doit le distraire, il s'absorbe
dans sa pensée, il se délivre des passions en réduisant ses besoins à
l'extrême limite. Il se passe de vêtement, ne conservant qu'un petit
pagne de coton ; pour nourriture, il se contente des aliments que lui
procure la charité publique. 11 s'impose enfin des mortifications par
lesquelles il témoigne son mépris de la vie qui est une des formes de
l'illusion; la mort ne l'effraie pas, et sans la police anglaise il se sui-
ciderait comme le gymnosophiste qui se fit autrefois brûler devant
l'armée grecque. Un pareil saint est l'objet de la vénération univei'-
selle; s'il est indiffèrent aux honneurs, une foule de parasites qui l'en-
tourent recueillent les offrandes, exploitent les pèlerins et importunent
les touristes européens que les cochers indigènes leur amènent moyen-
nant pourboire. Après la mort du saint, son entourage élèvera un sanc-
tuaire sur son ermitage et en tirera des revenus.
Les véritables sages, ceux qui par leur science et par leur vie peuvent
se flatter d'être unis à la divinité, sont très rares; nous n'en avons trouvé
qu'un seul dans notre voyage, tandis que nous rencontrions à chaque
pas des pénitents isolés ou en groupes qui vont à peu près nus et qui
vivent de la charité ; mais ceux-là se recrutent dans toutes les castes
et ils n'ont pas les connaissances qui mettent un brahmane en état de
pratiquer le renoncement philosophique Méprisés des gens instruits, ils
n'ont d'admirateurs que dans le peuple ; certains sont des fainéants qui
vivent sur la crédulité publique, beaucoup, des fanatiques qui se vouent
à un dieu, surtout à Siva dont les austérités sont célèbres ; tels ceux qui
86 faisaient autrefois suspendre par les muscles du dos à des crochets
devant le sanctuaire de Siva, tels ceux qui se font enterrer vivants, ceux
enfin qui pratiquent les macérations les plus redoutables, les plus répu-
gnantes ou les plus singulières, enthousiastes, fous ou prestidigitateurs,
on ne sait. Au musée hindou de Jeypore, une figure représente un péni-
tent qui se livre à des exercices gymnastiques en l'honneur des dieux;
on pense à l'histoire chrétienne du bateleur qui faisait chaque matin
une culbute en l'honneur de la vierge Marie.
Pour le plus grand nombre des fidèles hindous, la religion consiste en
la dévotion la plus méticuleuse et la bigoterie la plus plate. Les prati-
ques sont en tel nombre et si minutieuses, qu'elles ont fini par étouffer
tout le reste, et que la foi leur donne plus d'importance qu'aux dieux
mêmes, elles deviennent une sorte de magie qui enchaîne la volonté
des maîtres du monde. D'après la légende, le roi Vichvamitra parvint à
forcer les barrières de la caste brahmanique parce qu'il avait fait tant
ii(j LA REVUE BLANOHE
de prières et s'était livré à tant d^austérités que les dieux n'avaient plus
. le pouvoir de lui rien refuser.
Si aucune cérémonie religieuse ne peut être faite sans Tintermédiaire
des brahmanes, c'est que les brahmanes sont les seuls qui connaissent
les formules mantra par lesquelles on agit sur les dieux. Voici comment
js'exprimoun dicton populaire : « Les dieux sont nos maîtres, les mantras
sont maîtres des dieux, les bï'ahmanes sont les maîtres des mantras,
donc les brahmanes sont les maîtres du monde. » Pour réciter les
.mantras, il ne faut pas se tromper d'une lettre ou d'un accent, et sur ce
point le formalisme hindou égale celui de l'ancienne religion romaine.
Les formules sont très nombreuses, il y en a pour faire le mal comme
pour faire le bien, les premières employées par les sorciers, qui ne
. manquent pas. Autrefois, quand on soupçonnait un Hindou d'évoquer les
mauvais esprits, les autorités locales lui faisaient arracher les dents
. pour qu'il lui fût impossible de prononcer correctement les formules.
Les Hindous croient toujours aux maléfices, et quand ils s'imaginent en
.être victimes, ils recourent à un sorcier pour en rompre l'effet ; aussi
. rencontre-t-on dans les districts reculés des exorciseurs déguenillés, au
costume bizarre, accompagnés d'un petit garçon qui porte leur tam-
bour magique et les accessoires de leur profession.
L'Inde a aussi la croyance au mauvais œil. On fait des cérémonies
spéciales pour le détourner de la tête des nouveau-nés, des divinités
domestiques et des statues des temples. Certaines particularités dans
le costume ou la toilette des enfants sont destinées à détourner d'eux
le mauvais œil. Enfin les maisons hindoues ont toutes au-dessus de leurs
portes pour remplir le même office un dieu à tête d'éléphant qui est
. Ganecha fils de Siva.
L'Hindou croit aux bons et aux mauvais présages. S'il rencontre un
animal de mauvais augure, il rentre chez lui et renonce à un voyage, à
un marché, à une affaire. L'Hindou consulte les astrologues pour savoir
s'il réussira dans une entreprise ou si tel ou tel jour est faste ou néfaste :
l'astrologie est l'une des études réservées aux brahmanes dont beaucoup
s'occupent à publier des calendriers. Les formules, les exorcismes, les
. prédictions ne réussissent pas toujours mais la foi des Hindous n'en est
pas ébranlée et ils se consolent de leur désappointement par la pensée
qu'ils vivent dans l'ûge de fer où la prière et les pratiques n'ont plus la
merveilleuse puissance qu'elles avaient dans Tàge d'or où se passe l'ac-
tion des grands poèmes.
Chaque matin, à l'aube, les rivières, les lacs, toutes les eaux vives ou
dormantes de l'Inde sont peuplés de baigneurs des deux sexes. Leur
nombre ne diminue jamais, ni en plein été, lorsque les bassins du Dekan
et du Sud ne sont plus que des mares verdies par les plantes aqua-
, tiques, ni en hiver lorsqu'un brouillard blanc s'élève des fleuves du
nord sous les premiers rayons du soleil succédant à la fraîcheur de la
nuit. L'Hindou ne se baigne point par hygiène, mais pour accomplir les
ablutions rituelles : su religion lui ordonne trois sortes de purifications,
se plonger dans l'eau, y tremper son vêtement, en boire quelques goût-
LE SENTIMENT RELIGIEUX DANS L'INDE 117
les, opérations qui doivent être accompagnées de gestes consacrés et de
certaines prières. Les temples sont construits sur le bord d'une rivière,
d'un lac naturel ou artificiel ou du moins ils renferment un bassin creusé,
assez grand pour les ablutions quotidiennes des fidèles. Ces eaux n'ont
pas toutes la môme vertu : celles qui ont une origine miraculeuse, qui
sont citées dans les traditions et dans les légendes sont les plus efficaces
pour faire disparaître les souillures, tel ce lac sacré du Rajpoulana formé
par les larmes de la femme de Bralima pleurant une infidélité de son
époux, tel ce bassin du sud que le Ciange vient dit-on remplir tous les
douze ans. La plus sacrée de toutes les eaux est celle de la déesse
Gange et sur les rives du Gange; le lieu le plus sacré est Bénarès où
Ton vient en pèlerinage de toutes les parties de Tïmle. L'eau du Gange
efface tous les péchés même après la mort, c'est pourquoi Ton y jette
depuis les sources jusqu'à la mer les cendres dos cadavres : l'usage de
dresser les bûchers funéraires à la place où les fidèles font leurs ablu-
tions et de précipiter dans l'eau les restes des morts se trouve sur toutes
les rivières de Tlnde.
Quand l'Hindou a t<?rminé ses ablutions, il peint sur son front les mar-
ques de Vichnou ou de Siva ou s'y met une simple tache de couleur : dès
lors il se gardera de toutes les souillures extérieures ou intérieures et la
liste en est longue. Si par malheur il subit la moindre d'entre elles, il
sera obligé de se purifier par Tune des nombreuses méthodes quïn-
diquent les traités spéciaux.
L'existence des castes impose à l'Hindou des purifications plus fré-
quentes et plus minutieuses que ne le fait aucune des religions connues :
plus la caste est élevée, plus les précautions ou les expiations se multi-
plient, mais comme les pratiques sont une marque de bonne naissance,
il n'est pas rare de voir les gens des basses castes renchérir sur les au-
tres. La caste est un groupe héréditaire de personnes qui se distinguent
parce qu'elles ne peuvent manger que des aliments préparés d'une cer-
taine manière, parce qu'elles ne peuvent s'associer aux repas des étran-
gers à la caste, parce qu'elles ne peuvent enfin se marier hors de la
caste.
Sur le paquebot qui nous portait d'Aden à Bombay, un groupe de
marchands, passagers de pont, s'était perché sur un amas de caisses et
s'y tenait à l'abri des contacts; ces Indous mangeaient quand on ne pou-
vait les voir et ne consommaient que des aliments et de l'eau apportés
par eux. Le voyageur ou le pèlerin hindou a toujours avec lui son pot de
cuivre pour puiser de l'eau et pour faire cuire du riz ou du millet, il ne
le prête à personne et le préserve avec soin de toute souillure. Au bazar
de Lucknow nous avons causé un scandale en voulant examiner un us-
tensile destiné à l'usage personnel d'un marchand et que nous avions
cru faire partie de son étalage. « Pensez donc, disait notre guide hindou,
si vous l'aviez touché, on aurait dû le laver cent fois. » Le brahmane
mendiant n'accepte que des aliments crus et les lave bien des fois avant
de les faire cuire à l'abri des regards impies. Le fonctionnaire indigène,
le gradué des universités anglo-indiennes conserve sa caste ; l'Hindou n'y
Ii8 LA HEVUE BLANCHE
renonce pas même quand il se convertit au christianisme et sur ce point
ce sont les missionnaires qui font des concessions ; Tun d'eux nous a dé-
claré que les prêtres n'entraient pas dans la maison d'un paria pour y
porter Textrême-onction, mais qu'ils administraient les sacrements sur
le seuil de la porte, accomplissant leur devoir de chrétien avec tous les
ménagements possibles pour les hautes castes. Dans les couvents indi-
gènes de Pondichéry, toutes les religieuses appartiennent à la même
caste; une de ces communautés qui préparait des poupées costumées
pour l'Exposition de 1900 avait fait celle qui représentait sa caste
plus grande, de teint plus clair que les autres et lavait habillée d'étoffes
plus belles.
Chaque caste est une petite société qui a sa morale, ses codes et dont
les traditions sont maintenues par un conseil de discipline ; une caste
ne se préoccupe jamais des usages de sa voisine. Quand lès Rajpoutes
tuaient leurs tilles nouveau-nées, les autres Hindous ne les approuvaient
ni ne les blâmaient, ils disaient simplement : « c'est la tradition de leur
caste. » La charité est un devoir à l'intérieur de la caste mais elle ne sau-
rait être pratiquée en dehors d'elle. Le malade aime mieux mourir que
d'être soigné par un étranger : quand les Anglais ont voulu faire trans-
porter les pestiférés des maisons particulières dans les hôpitaux, les Hin-
dous se sont révoltés. A Bombay, chaque caste à son hôpital. L'Hindou
se représente les nations étrangères comme des castes. « Si les
Français acceptent de dîner avec les Anglais, s'ils peuvent épouser des
Anglaises, déclare un Hindou cultivé, je ne comprends pas la différence
entre la France et l'Angleterre ». L'Hindou n'a pas d'autre patrie que la
caste, il y entre par la naissance, il n'en sort que par la mort.
Les castes n'ont pas toujours existé, mais leur origine est fort an-
cienne. Les divisions sociales héréditaires sont mentionnées pour la
première fois dans les Lois de Manou dont la date, incertaine comme
celle dp tous les documents hindous, semble remonter à près de 2.000 ans.
D'après ce texte la société est formée de quatre couches, les brahmanes,
les guerriers, les marchands et les artisans ; il y a longtemps que ces
éléments se sont fragmentés en une foule de castes portant les noms les
plus différents. La seule classe qui ait gardé quelque cohésion et qui ait
conservé partout son nom initial, celle des brahmanes, comprend au-
jourd'hui plus de i.8oo castes dont plusieurs sont considérées comme
des usurpatrices. Jusqu'à nos jours tous les groupements ont pris aux
Indes la forme d'une caste ; les émigrants installés dans une province
nouvelle, les disciples d'un réformateur, les sectes liérétiques, la troupe
d'un capitaine, la bande d'un chef de brigands, les corporations d'ou-
vriers se constituaient en castes qui perdaient au bout de quelques
générations le souvenir de leur origine et desquelles on affirmait bientôt,
comme de toutes les institutions hindoues, qu'elles venaient des dieux et
qu'elles existaient depuis des milliers de milliers d'années. Aujourd'hui,
les Hindous sont répartis en castes innombrables dont chacune prétend
être plus noble que les autres, mais jqui admettent à peu près toutes
la supériorité des brahmanes.
LE SENTIMENT RELIGIEUX DANS L'INDE 119
Les brahmanes prétendent être de pure race aryenne et Ton doit
reconnaître que dans Tlnde méridionale beaucoup d'entre eux ont le
teint plus clair et des traits plus européens que les dravidiens au milieu
desquels ils vivent : dans le sud, ils ont conservé le costume d'autrefois,
une pièce d'étoffe qui entoure les reins et passe en écharpe de la cein-
ture à l'épaule — laissant la moitié du torse nu. On remarque sur leur
poitrine le cordon sacré, insigne des brahmanes, qu'usurpent parfois
d'autres castes : leur tête est rasée et reste toujours découverte. Dans le
nord il est souvent difficile de distinguer un brahmane d'un autre Hindou,
car les purifications et les pratiques font toute la différence. La journée
du brahmane suffit à peine aux ablutions, aux sacrifices, aux prières,
s'il observe consciencieusement la règle. Ses moindres actions sont
soumises à des prescriptions qui s'appliquent môme à la manière de se
nettoyer les dents avec un morceau de bois. En compensation les brah-
manes ont le privilège d'être seuls en contact avec la divinité, seuls ils
peuvent offrir des sacrifices, seuls ils savent les prières, seuls ils étu-
dient le sanscrit et les écritures sacrées dans les écoles des pagodes. Le
sacerdoce fait vivre beaucoup d'entre eux, mais il n'est pas leur seule
profession : les plus pauvres se font domestiques chez les autres, car un
brahmane ne peut pas être servi par des gens de castes inférieures ; on en
trouve même qui se font cuisiniers chez de riches marchands qui veu-
lent une nourriture préparée selon les règles ; dans cette condition le
brahmane mange à part et ne dessert jamais la table de son maître.
Un brahmane peut se faire soldat, de même qu'un kchatria ou guerrier
peut devenir scribe. I^es hautes castes admettent toutes les professions
sauf celles qui font détlioir. La pauvreté, le travail manuel ne déclassent
pas leurs membres, mais ils ne sauraient exercer les métiers qui les
exposeraient à des souillures mystiques, par exemple se faire blanchis-
seur, barbier ou encore entrer au service des européens carnivores pour
lesquels l'Hindou ressent Thurreur que nous inspirent les anthropo-
phages. Toutes les besognes impures sont abandonnées à des castes spé-
ciales ou aux individus sans caste.
Un homme qui désobéit aux prescriptions traditionnelles s'expose à
être exclu de la caste par le conseil de discipline; il se trouve alors
complètement déclassé car il ne saurait être accueilli dans une autre
caste, mais il peut se faire réintégrer dans la sienne s'il paye une amende
proportionnée à sa fortune et s'il se soumet à des purifications dont la
plus efficace consiste à absorber les cinq liquides sortis de la vache.
Les Anglais n'ont pas touché à l'organisation des castes et pourtant
l'influence occidentale commence à pénétrer la société hindoue par un
effet indirect de la domination britannique. Sous l'administration
européenne le commerce s'est développé, les chemins de fer ont été
construits, les cadres européens ont été imposés à l'armée et à l'admi-
nistration, par suite le contact avec les Européens ou entre les castes dif-
férentes est devenu plus fréquent qu'autrefois ; la rigueur des anciennes
prescriptions s'est relâchée, du moins pour ceux qui veulent s'enrichir
ou avancer dans l'administration : un brahmane négociant ou fonction-
lao LA REVUE BLANCHE
naire ne peut pas maintenir dans les endroits publics la distance que
l'ancienne règle exige entre sa personne et celle d'un artisan. Les gens
de la stricte observance se condamnent à vivre à part et à mener Tan-
cienne existence végétative. Ils sont d'ailleurs assez nombreux pour
maintenir dans les hautes castes une partie des vieilles traditions.
Le régime tient toujours, mais il a perdu quelque chose de sa vitalité
et la preuve c'est que les castes nouvelles ne se forment plus en aussi
grand nombre qu'autrefois.
Suivant les juristes anglais la codification des usages hindous aurait
contribué à figer la société dans ses cadres actuels. Autrefois, la fon-
dation d'une caste était souvent l'œuvre d'un réformateur qui établis-
sait parmi ses disciples de nouvelles règles en matière do mariage ou de'
propriété ; depuis que les Anglais ont rédigé des codes, de semblables
innovations seraient frappées de nullité et les Hindous doivent rester dans
leurs castes s'ils veulent que les actes de leur vie civile soient légitimes.
L'influence européenne a d'autres effets plus considérables, elle
apprend aux Hindous qu'il n'est pas nécessaire de s'enfermer dans une
caste pour former des sociétés de discussions littéraires, politiques et
sociales et là se trouve le germe d'une évolution qui s'indique à peine
mais qui sera féconde en conséquences.
Jusqu'à nos jours l'intelligence hindoue dominée par la foi en d'absor-
bantes pratiques, par la tradition qui fixe Tesprit sur le passé, par un
animisme naïf qui attribue aux esprits le mouvement d'une machine à
vapeur ne s'est pas ouverte à la science et à ses applications. La morale
la plus raffinée n'assigne à l'individu aucun devoir social, ne lui donne
pas d'autre préoccupation que de faire son salut, pas d'autre idéal que
le renoncement et considère le mépris de l'action comme la vertu
suprême. Humanité n'a pas de sens, nation non plus, nulle solidarité
eh dehors de la caste !
Albert Métin
Le Journal de Pavlik Dolsky^'^
{Fin)
12 avril.
Evidemment je touche à la fin ; ma tête est encore assez
solide, mais les forces s'en vont de jour en jour et les souf-
frances, la nuit surtout, sont insupportables. A peine suis-je
assis à ma table que déjà ma main a de la peine à tenir la
plume. Ce matin Maria Pétrovna m'a conseillé de me faire
administrer et Féodor Féodorovitch me propose pour demain
une consulation de médecins. Naturellement j'ai dit oui à tout.
L'une et Taulre m'affirment que je suis hors de danger et qu'ils
ne font leurs propositions que pour me tranquilliser. Après
leur départ on m'a remis quelques cartes de visite. Sur l'une
j'ai lu: Comtesse H. P. Zavorskaïa. Cette carte à elle seule
est mon arrêt de mort : Hélène Pavlovna ne viendrait pas
chez moi s'il restait le moindre espoir de me sauver ; sa visite
n'est qu'une réconciliation in extremis.
Allons il est temps de faire ma nécrologie.
« Il y avait une fois un homme que ses amis appelaient
Pavlik Dolsky. De sa vie il ne fit rien de particulièrement
méchant, mais il n'y avait pas en lui grand'chose de bon. A
vrai dire, c'était un homme assez nul, et pourtant il aura occupé
une place assez marquante. Son cerveau travaillait, son cœur
battait fort et ardemment ; il aura beaucoup pensé et senti, sou-
vent désiré et espéré et, plus souvent encore, souffert et erré.
Son grand malheur fut de ne rien faire et de se croire jeune
trop longtemps. Quand il s'en fut rendu compte et qu'il voulut
' rendre sa vie un peu plus raisonnable, on lui dit : « Non, il est
trop tard, tu as passé le temps d'aimer comme celui de penser,
de désirer, d'espérer, de te tromper. Peut-être souffriras-tu
encore un peu, mais pas longtemps, puis tu disparaîtras. »
Je ne sais ce que pensent les autres, mais moi je plains ce pau-
vre Pavlik envoyé en ce monde sans son consentement et ren-
voyé malgré lui. »
5 juillet.
Il y a plus d'un mois qu'on m'a emmené à Vassilievka, encore
faible et sauvé de la mort par quelque miracle. Le jour où j'écri-
(1") Voir La revue blanche des 15 avril et l*»" mai 1902.
122 LA REVUE BLANQHE
vis la dernière page de mon journal fut le dernier dont j'eus
conscience. Je me rappelle ensuite, comme dans un brouillard,
l'entrée de mon confesseur, le père Basile, et avec quelle ardeur
j'ai prié. Je me souviens encore que des gens tout à fait incon-
nus se sont approchés de moi, m'ont mis nu et ont disputé
autour de moi. Même l'un deux, le plus gris et le plus chauve,
a fort malmené Féodor Féodorovitch. Puis, je ne me rappelle
plus rien. Rarement je reprenais connaissance et, à la lumière
de la lampe voilée d'un abat-jour sombre, je voyais toujours
devant moi Maria Pétrovna qui me faisait prendre mes remèdes.
Mais ce n'était plus la Maria Pétrovna que je connaissais ; non :
c'en était une autre. Je voulais lui demander pourquoi elle était
si pâle et si maigre, mais je ne le pouvais pas : aussitôt que
j'avais pris ma médecine, elle disparaissait; seul le bruit léger
de ses pas s'entendait sur le tapis, et de nouveau je perdais
connaissance. Môme à présent il m'est difficile de comprendre
combien de temps dura cet état. Je^ m'éveillai un matin : il n'y
avait plus ni lampe ni abat-jour ; un clair soleil rayonnait aux
stores de ma fenêtre. Je remuai ; des pas légers glissèrent sur
le tapis.
— Maria Pétrovna, est-ce vous? demandai-je on me frottant
les yeux.
— Non, je ne suis pas Maria Pétrovna, me répondit en
s'approchant de mon lit une petite femme maigre au doux et
sympathique visage. Je suis la garde-malade, vous m'appelez
toujours Maria Pétrovna, mais cela ne fait rien...
— Et quel est votre nom?
— Je vous le dirai plus lard. A présent, il ne faut plus
parler, prenez votre potion et dormez.
En même temps la petite femme enlevait très adroitement
mon oreiller et m'en remettait un autre. Jusqu'à présent je me
rappelle comme je m'endormis doucement la tête appuyée sur
ce coussin. De ce jour commença la guérison. Dans les rares
instants où, durant ma maladie, j'avais pu penser, je me rendais
bien compte que j'allais mourir, et cette pensée ne m'attristait
guère ; chaque nouvelle phase de ma guérison au contraire rem-
plissait mon cœur d'une joie indicible. Mon premier entretien
avec Anna Dmitrievna, — c'était le nom de la garde, — la première
tasse de thé qu'on me permit, la première bouffée d'air frais de
printemps quand on ouvrit ma fenêtre, tout cela fut pour moi
autant de fêtes.
Parmi les lettres restées fermées que je trouvai sur mon
bureau, il y en avait une d'Hélène Pavlovna qui m'expliqua sa
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 1^3
visite. Elle écrivait que, demeurée fidèle à la mémoire de son
premier mari, elle me priait de lui remettre pour qu'elle les lût,
les lettres d'Aliocha ainsi que ses photographies. Elle ajoutait
à la fin, que, si, par hasard, je trouvais de ses lettres à elle,
j'eusse robligeance de les joindre à celles de son mari.
A ce billet sec quoique poli, je répondis par une lettre très
cordiale. Je demandais à Hélène Pavlovna de me pardonner si
ma conduite m'avait valu sa colère, lui donnais ma parole
d'honneur — et c'était vrai — de n'avoir conservé aucune de
ses lettres, et mis sous enveloppe le « groupe prophétique »,
le seul monument du passé. Deux heures après on me remit un
morceau de vilain papier sur lequel je lus, tracé d'une grosse
écriture mal formée : « La Comtesse Hélène Pavlovna Zavors-
kaïa a reçu la lettre et le paquet de M. Dolsky ; en foi de quoi,
selon les ordres de Son Excellence, je signe :1e valet de chambre,
Jacques. »
Si Hélène Pavlovna est innocente de la mort de son mari, et
je doute de plus en plus de sa culpabilité, je suis horriblement
coupable envers elle, et sa colère est légitime; toutefois il me
semble qu'après un quart de siècle elle pourrait un peu se cal-
mer et s'adoucir. En tous cas je suis très content qu'avec le
groupe prophétique ait disparu tout ou presque tout ce qui me
restait de cette pénible période de ma vie ; il ne me reste que les
remords de concsience qu'on ne peut envoyer nulle part. La
correspondance d'Hélène Pavlovna est la seule tache qui ait
assombri le fond clair de ces deux derniers mois. L'impression de
ma joie de jour en jour grandit et elle atteignit son paroxysme
quand on m'emmena à Vassilievka. Cette vieille maison plon-
gée dans la verdure des tilleuls et des peupliers, ce grand et
vieux jardin dont on pourrait faire plusieurs parcs m'ont
ramené au temps inoublié de mon enfance, qui fut gaie et pure.
Nous arrivâmes à Vassilievka dans la nuit. Le lendemain, en
me levant, je me mis au balcon fleuri et embaumé d'un buisson
entier de roses, et quand ma vieille Palégéïa Ivanovna m'apporta
mon café dans une grande tasse bleue, jolie de bergères peintes,
je sentis que le poids des lourdes années était tombé de mes
épaules. Pendant la route j'avais senti par moments une grande
faiblesse. Les coins familiers me rendaient tout d'un coup mes
forces d'autrefois. J'ai parcouru la maison et d'un pas léger je
suis monté dans celte chambre qu'enfant j'occupais avec mon
frère. Cette chambre n'a guère changé : une grande table noire
entaillée de coups de canif occupe le même coin entre la fenêtre et
le poêle ; nos lits d'enfants sont restés côte à côte seulement
ia4 LA REVUE BLANCHE
le papier est déchiré et la couleur des rideaux des fenêtres es
passée. J'ai ouvert une grande fenêtre à laquelle j'étais jadis
resté accoudé de longues heures à regarder pensif Torée d'une
vieille et sombre forêt qui bleuissait à droite. Les arbres sont
coupés et, à leur place, on aperçoit la rivière bleue qu'ils empê-
chaient de voir autrefois; le paysage est peut-être plus beau,
mais je regrettais Tantique forêt coupée, et avec soulagement je
tournais mes regards à gauche vers les ruines de la vieille cui-
sine. J'avais dix ans quand on fit construire la cuisine de pierre,
mais près d'elle, à demi-pourris, les débris de la cuisine de bois
sont encore là. J'étais heureux que le puits, comblé depuis long-
temps, eût été conservé et de voir à l'entrée du potager l'épou-
vantail en habit noir placé là jadis pour effrayer les corbeaux,
mais qui alors nous effrayait beaucoup plus, Sacha et moi.
Un mois entier s'est écoulé sans que je m'en sois aperçu. Je
voulais faire visite à quelques voisins, mais je remettais toujours
ces visites au lendemain. Je craignais d'interrompre ma vie
calme, ma vie solitaire de souvenirs et de rêves. Je revivais au
passé. Je retrouve ici les lettres que j'avais écrites à ma mère
au cours de trente années. D'ordinaire, je passe toute la matinée
à lire ces lettres ; sur chacune, je réfléchis longnemenl, non
seulement je lis les mots qui sont écrits, mais je vois entre les
lignes ce que je taisais. Tout mon passé revit dans ma mémoire,
une foule d'hommes passent de nouveau devant moi avec leurs
traits tantôt nets et tantôt effacés. Os taches d'ombre sur les
personnes qui me sont proches avaient beaucoup troublé mon
âme dans les années de l'adolescence, maintenant je les vois
avec plus de calme puisque je comprends mieux, —et comprendre,
selon le grand mot de Shakespeare, c'est j)ardoniier.
Ma seule dislrai^tion, c'est de causer avec Palégéïa Ivanovna et
nos conversations n'ont trait (|n'au passé. Elh* a beaucoup plus
de quatre-vingts ans; elle avait été engagée pour nourrir ma
mère, et de ce jour elle est restée dans la maison : on l'y traitait
comme une personne de la famille. Klle a très bien connu mes
deux aïeuls et ses récits m*expli(juent beaucoup de traits de mon
caractère et certains actes de ma vie. Dune Jamille jadis nom-
breuse, je suis le seul survivant. « Maintenant je ne prie que
pour ta santé, me disait un jour Palégéïa Ivanovna — et quand
je me rappelle tous les autres, il me faut dire : Dieu, garde l'âme
de ton serf ! »
Hier, j'ai trouvé ce cahier et j'ai relu mon journal. Chose
étrange, les lettres que j'ai écrites il y a trente ans sont beaucoup
plus près de mon ûmeque ce journal commencé l'année dernière.
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 1^5
Une transformation morale s'est produite en «moi depuis ces
deux mois. Par exemple, en commençant ce journal je me suis
demandé : « Suis-je heureux ou malheureux? » et je ne pouvais
répondre à cette question. Aujourd'hui, j'y réponds sans hésiter :
j'ai été malheureux pendant de longues années, mais maintenant
je suis tout à fait heureux. Peut-être mes dissertations sur l'amour
de l'humanité étaient-elles logiques, mais ce qui est logique
n'est pas toujours juste. Je ne puis dire notamment si j'aime
l'humanité ou la planète ou le système solaire ; je sais une seule
chose, que j'aime la vie dans toutes ses créations, j'aime la pensée
que je vis.
Aujourd'hui, il fait très chaud, comme il n*a pas fait chaud
encore cette année. La paresse me gagnait, je n'arrivais ni à lire,
ni à penser ; je suis descendu au jardin et m'y suis installé à
l'ombre d'un large érable. Le ciel était sans nuage, autour de moi
régnait un calme absolu; tout ce qui pouvait se garer de la
chaleur dormait, les hommes comme les animaux et les arbres.
Seules, quelques hirondelles silencieusement traversaient. l'air,
quelques mouches tournoyaient sans bruit au-dessus de ma tôte,
et de loin en loin arrivaient jusqu'à moi le clapotis de l'eau et
les cris des gamins qui se baignaient dans la rivière. Puis tout se
taisait. Gagné par l'exemple, j'allais m'endormir quand je fus
éveillé par l'arrivée d'un nouveau personnage. A quelques pas
de moi se tenait un grand coq qui me regardait attentivement;
il poussa deux fois très haut un cri impérieux, parut mécontent
de quelque chose et rebroussa chemin en foulant délicatement
l'herbe comme un élégant de la ville qui vient par hasard à la
campagne et craint de salir ses bottines vernies. On dirait que ce
coq m'a été envoyé pour chasser un sommeil malencontreux et me
rappeler au plaisir, c'est-à-dire à la vie. Mon Dieu! pensai-je
plein d'enthousiasme, comment ne pas te remercier! J'étais con-
damné à mourir, et sans un miracle, je serais dans la tombe, je
ne jouirais pas de ce bienfaisant soleil, de cette ombre délicieuse,
le coq chanterait devant ma tombe, mais je n'entendrais pas son
cri ! Je sais que l'heure n'est pas loin, mais je dois te savoir gré
de ce délai et en profiter. Quoi qu'il puisse m'arriver maintenant,
je ne crains plus rien; si j'étais condamné aux travaux les plus
pénibles; s'il me fallait mener l'existence d'un mendiant sans
asile, alors même je ne me révolterais pas. Dormir sur la terre
nue, vaut encore mieux que dormir dessous. D'ennemis je n'en
puis avoir; il n'y a pas d^outrage que je ne puisse pardonner.
Je crois n'avoir haï personne aussi vivement que Michel Ko-
zielsky, et mainlenant je pense à lui sans amertume ; dans trois
ia6 LA REVUE BLANCHE
semaines j'irai à la campagne chez Maria Pétrovna et je passerai
chez elle la fin de Tété. Puis, à la fin d'août, aura lieu le ma-
riage de Lydia et j'ai promis d'être garçon d'honneur.
Je ne puis me rappeler celte charmante enfant sans attendris-
sement, bien que le démon de Tamour soit complètement endormi
en moi et, je l'espère, ne doive plus s'éveiller. Ces jours-ci,
Lydia m'a écrit : « Quand même, j'insisterai et, après mon
mariage, je ferai tout pour que Maria Pétrovna vous épouse. »
Elle le fera peut-être, mais que m'importe? Si chaque homme
éprouvait une fois dans sa vie ce que j'ai éprouvé, c'est-à-dire
s'il avait senti nettement un de ses pieds dans la tombe, la
haine cesserait entre les hommes. La vie humaine est enfermée
dans un cadre si étroit d'ignorance et de faiblesse, elle est si
accidentelle, si incertaine, si courte, qu'il est absurde à l'homme
de l'empoisonner encore par de stupides querelles. Quelle
terrible folie que la guerre ! Comment les hommes peuvent-ils
se décider à s'entre-tuer ! L'homme n'a qu'un seul et véritable
ennemi, la mort; on ne peut lutter contre elle, mais il ne faut
pas l'aider.
Et si ce renoncement à la lutte, ces élans d'amour n'étaient
pas des preuves de ma transformation morale, mais seulement
les signes du ramollissement, de la vieillesse...?
Tant pis! il faut se soumettre, il faut renoncer à être Pavlik,
il est temps de devenir Pavel Malvéiévitch et d'accepter la vieil-
lesse avec toutes ses conséquences.
Ah! vieillard! vieillard!
FLN
A. N. Apoukhtine
Traduit du rasse par J. W. Biekstock.
Poèmes
D APRÈS SCHUMANN
Ce sera dans longtemps — et très loin
Sans doute, — et par un ciel mélancolique
En deuil de son bleu incertain
En deuil royal, faiblement purpurin ;
Des vagues pleureront une glauque musique^.
Car ce sera le soir — et sur une plage, —
Puisque, sous le voile des ans.
Tu ne m'apparais un peu moins fuyante
Que baignée de l'inquiétude âpre du large
Et de crépuscule.
Il y aura de grands bois noirs sur la dune,
Pareils à ceux où les soupirs des feuilles
Semblent chuchoter, — si bas ! — ton nom,
Que je le veuille
Ou non.
Il y aura de lents oiseaux attardés
Qui feront dans Tair des cercles tristes,
Des senteurs tendrement tristes, comme oubliées
Et retrouvées,
De tamarix.
Il y aura en tout une grande douceur lasse
Comme après des larmes.
Et tu ne seras plus le songe consolant qui passe
Mais la Poursuivie, la Redoutée, chair et âme
... (La brise gémira des : Enfin! et des : Hélas I)
Et malgré Texultante folie de ma joie
Je n'irai que bien lentement vers Toi,
1^8 LA REVUE BLANCHE
Tout angoissé, de moins en moins vite,
Si comiquement honteux de n^étne que moi
Que tu me reconnaîtras tout de suite. »
Tu me souriras, — charitahlement, — des yeux, —
De tes larg(\s, de tes [)rofonds yeux — radieux
Encore — dans la nuit lombanLe ;
Et comme je ne saurai que te regarder,
Croyant rêver ce bonheur toujours retardé,
Oubhcux des longues années suppliciantes,
Des longs désespoirs avivés de faux espoirs,
Tu me tendras, — plutôt condescendante, —
La pâle main qui m*a pétri sans le savoir :
Et tu te croiras la plus aimante.
II
CANTILÈNE
J'aime le mot : doux, -j'aime le mot: bleuy -j'aime le mol : triste^
Ils me caressent, ils me bercent, ils me noient,]
Ils me roulent dans une houle qui chatoie
Comme Teau des lagunes de Venise l'Irisée.
Ils miroitent comme les grottes marines
Troubles et claires, qu'un reflet du large baigne.
Où flottent, blondes, les flexueuses néréides
Et les souples torsions des pâles sirènes.
Ils m'endorment comme une chanson lente
Dans le saphir des soirs diaphanes de l'Inde ;
Us m'émeuvent comme une balsamique plainte
D'invisibles fleurs dans les arcanes des sentes.
0 surtout le doux mot bleu : tr'isle !
Combien il se prolonge par les crépuscules
Alors qu'est morte au ciel la dernière améthyste
Et que de pâles feux bleus tremblent dans la brume,
Telles de frissonnantes et lointaines lucioles,
Vagues âmes qui s'éveillent, craintives,
Rien encore que promesses d'étoiles !
POÈMES IVJ
Déjà s'éveillent dans les bois et sur les rives
Les fantômes plaintifs des amours malheureuses,
Des amours voluptueusement déchirantes,
Sues fatales d'avance — et d'autant plus fougueuses ;
Et ceux des amours menacées, toujours errantes ;
Et ceux des amours qui furent à peine.
Dont, à peine, de bleues vapeurs nacrées subsistent :
Ne furent-elles pas les plus doucement tristes?
... Tendresses pour des inconnues, — recherches vaines ...
0 tes longs et doux yeux bleus d'un bleu gris si triste !
III
CALADORAS
[Ténériffe]
Pour madame F,
Elles demeurent en d'étroites rues humides,
En de vieilles maisons basses, — crépusculaires
Malgré le jour d'or bleu fervide
Où semblent s'évaporer les tuiles solaires,
Les saharas de blanches terrasses
Et les squameuses végétations d'Afrique.
Elles brodent, sur de petits métiers bizarres
Faits de lattes asymétriques,
De vieux clous tordus et de ficelles.
Des fleurs de formes surnaturelles.
Des croix fantasques de vitraux antiques.
D'arachnéennes, d'aériennes rosaces
Ou des papillons qui vivent sur d'autres astres.
Et tous ces motifs s'isolent — ou s'entrelacent
Sur la toile ajourée ou sur la soie,
Si clairs et d'une si ferme finesse
Qu'on dirait de l'ivoirerie chinoise.
Elles passent des semaines dans la tristesse
Des chambres aux volets clos, — en les limbes gris
D'un automne factice que rien ne fleurit
De lumineux qu'un rayon pâle.
îJo LÀ REVUE BLANCHE
Fané, cendré par les treilles du patio
Où roucoule et pleure la lamentable,
La lente complainte d'un filet d'eau.
Et leurs yeux las qu*éblouit un lacis de fibres
Se brûlent à prêter aide au soleil voilé.
Elles vivent, si c'est là vivre,
Dans Tangoisse des heures trop vite écoulées ;
0 ces minutes qu'elles ont perdues
Parce qu'un brouillard rouge noyait les dessins,
Parce que des lames aiguës
Fouillaient leurs tempes et que dans leur crâne étreint
Par un étau féroce aux pressions broyariies
Éclatait le vacarme de cent rues hurlantes !
O la honte des tâches non finies.
Du travail refusé pour un jour de retard.
Les durs sermons et les avanies
Des acheteurs méprisants ou hilares
Chez qui Içs broderies tombent en avalanches
Ou s'accumulent en névés
Dans Tété floral des hautes galeries blanches !
Alors ce sont les nuits abolies, — les levers
Deux heures avant l'aube» après des veillées folles.
Dans une indigente lumière jaune
Ou volettent des monstres d'un noir bleu
Aux crépitements des mèches qui charbonnent :
C'est la hâte qui se change en fureur.
L'aiguille qui glisse
Entre les doigts moites moins crispés.
Voici les fleurs et les papillons qui s'irisent.
Et les réveils, les reins brisés
Après de longs sommes de vingt secondes.
Vite ! une gifle d'eau glaciale sur les yeux
Dans le patio sonore d'un noir de tombe
Et la lutte reprend, plus enragée, plus anxieuse.
POÈMES 1^^
Aussi leur paraît-il qu'une aurore de fête
Egayé de feux roses les murs rechignes,
Les matins chantants où, Touvrage terminé,
Orné de faveurs bleues ou cerise, elles guettent
Dans un miroir piqué Tefifet de leurs toilettes ,
Car elles vont prendre le large, pavoisées
De robes claires et de rubans d'arc-en-ciel,
Leurs joues roses, mates, bistrées.
Insidieusement poudrerizées
Et peut-être une idée retouchées au pastel.
Elles vont franchir, sous Tazur et dans la brise,
Des espaces géants, — des centaines de pas ! —
Voir de vraies fleurs, de vrais papillons qui s'irisent,
Des branches qui secouent leur neige d'incarnat,
Légère, tournoyante, embaumée; *J
Et dans Tair chatoyant des rues hautes
Que ne domine plus qu'un diadème de monts
Flaves et rouges et poudrés de pierreries,
Leurs prunelles de diamant noir ou de béryl,
Libérées du crépuscule, refléteront
Un décor de lumineuse féerie,
Tout d'ors embrasés qu'avivent les bleus profonds ^
Des ravins de saphir striant l'incendie fauve
Sous Tétincellement himalayen
Du Pic, — monstrueuse gemme de neige mauve.
Bientôt groupées sur une véranda qu'elles émaillent
Comme de bouquets criards et charmants.
Elles s'étudient, se complimentent, se raillent,
Si expertes ! inquiètes pourtant
Du sort qu'emprisonne encore la porte close : —
Que dira le Seftor Suizo^ Francès^ Inglès
Dans son espagnol incorrect mais « plein de choses » ?
Refus? amende? ou prime de dos reaies
Récompensant royalement les ophtalmies ?
Ah! sait-on? — Des voix claires chantent, caquetantes ;
Mais que le vermillon factice est éclatant
Sur telles joues rondes, blêmies !
Et quelle éclipse du blanc soleil des sourires !
i32 LA REVUE BLANCHE
Ah ! vivre loin du marchandage, des niaises transes,
Des sous jetés, repris, — de l'éternel âge de cuivre!
Ah ! — bien loin — souffrir plus de souffrances moins viles !
Et les regards vont instinctivement au Bleu immense
Qui baigne l'île splendide et mesquine d'infini :
Ce port à jamais estival et endormi,
Ce port triste et blanc, — si africain ! — où se révèle
Le voisinage du chaud, du morne Maghreb
A vu passer les caravelles aux lentes ailes
Parties à la découverte de nouveaux rêves.
Plus tard, en dés siècles moins héroïques.
Des nefs lourdes à faux airs de galions
Mouillées là, sournoisement pacifiques.
Près des môles en pierres volcaniques.
Emportaient, — à la nuit, — dans leurs sourds entreponts
Les reines futures des Amériques,
Vers des palais d'ambre solaire
D'ivoires, d'ors et de bois parfumés
Tout chantants de beaux oiseaux — emplumés
D'aubes de perle rose et de couchants incendiaires
Elles, — quand l'oracle aura parlé.
L'oracle boréen féroce ou débonnaire.
Elles redescendront vers ces maisons pâles, tassées
Qui forment comme un crayeux cimetière.
... Maintenant, ce sont les novios et les maris
Qui s'en vont au loin par les routes bleues :
Elles — s'étioleront au jour pauvre des patios gris,
Fiancées et femmes captives autant que veuves.
C'est pourquoi les œillades sont si tristes
De leurs yeux, joyaux nocturnes sous les cils lourds,
Les œillades qui vont à l'espace, aux joies libres,
Bien plus qu'à tel espoir de fortuites amours ;
C'est pourquoi ils inquiètent, poursuivent, géhennent.
Haineux parfois, éloquents toujours,
Ces beaux yeux déments qui se plaignent, qui se plaignent !
John-Antoine Nau
s.
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Les élections, les partis et les hommes. — Comme Thypocrisie
est riiommage du vice à la vertu, c'est l'hommage de la Réaction à la
République que son application croissante à ne pas paraître ce qu'elle
est, et à se dire, à Tenvi, a libérale, « progressiste », « patriote », « bien
française », enfin « vraiment républicaine ». La dernière étiquette prise,
Tétiquette « nationaliste », semblait porter en elle les conditions du
succès. — jusqu'ici rebelle à ces duperies tentées : elle était assez vague
et assez négative pour pouvoir grouper tous les mécontentements; elle
laissait incertaines, dans une ombro prudente, les réponses aux vraies
questions du débat présent: elle ne mettait en valeur que le point où peu
de Français encore sont tout à fait insensibles, le chauvinisme chatouil-
leux et impulsif du peuple vaincu. Enorme avait été l'elTort de la coali-
tion. Le « nerf de la guerre » avait été plus abondant qu'il ne fut jamais
en des entreprises semblables.
Il est réjouissant, pour les partis sincères et pauvres, de constater
que le nationalisme et ses benoîts commanditaires « n'en ont pas eu pour
leur argent ». Les fragments de succès avec quoi s'enorgueillit le bhilT
de M. Jules Lemaître ne satisfont ni l'amertume impuissante de
M. Drumont, ni l'humeur impolie de M. de Cassagnac, ni sans doute la
déception discrète de M. Piou. Mais par surcroît ils n'ont rien qui doive
ni surprendre ni attrister le parti démocratique. — Paris est le pays de
France où la division du collège électoral en étroites circonscriptions
territoriales se trouve en même temps séparer et isoler les unes des
autres les différentes classes sociales. Un arrondissement provincial
contient des bourgeois, des ouvriers, des paysans, des riches, des pau-
vres; un arrondissement parisien peut être — et cette spécialisation ter-
ritoriale va se développant — tout entier bourgeois, ou tout entier pro-
létaire, tout entier riche ou tout entier pauvre. La localisation des succès
nationalistes aux arrondissements du centre et de l'ouest nous apprend
donc simplement que l'aristocratie, la bourgeoisie et le commerce sont
de plus en plus nationalistes-réactionnaires et qu'en revanche la classe
ouvrière et industrielle est de moins en moins ébranlée, dans sa fidélité
démocratique, par les faux semblants de la démagogie patriotique. En
province, et notamment dans cet Est lorrain qui donne à M. Jules Lemaî-
tre une si fière consolation, les succès nationalistes sont obtenus aux
dépens surtout de nos bons républicains modérés.
C'est là une sanction fort morale des ménagements que nos républi-
cains « progressistes » ont cessé trop tard de garder envers un parti qui
eût dû être combattu dès l'origine par tous les républicains. C'est là
une sanction fort morale, et c'est là une sanction fort heureuse, du
1JJ4 LA REVUE BLANCHE
moins pour le vrai progrès. Le nationalisme accomplit, contre nous, la
tâche de décomposer et de démoraliser les partis sérieux de la conser-
vation sociale : l'intention disparaîtra, Tœuvre restera ; ce sera finale-
ment besogne faite pour nous. Mais ne faut-il pas craindre. qu'en atten-
dant le nationalisme ne prenne sur la conduite des affaires une influence
pleine de dangers? Sans doute, mais quel est donc le grand homme
parlementaire de ce grand parti? — M. Syveton. — Soyons rassurés.
Le mélinisme sort de cette dernière éprouve tout meurtri. M. Méline,
de plus en plus battu, est de plus en plus content ; le pays, déclare-t-il,
loi donne raison. Ni réaction ni révolution. Et le Temps revient à sa
douce manie de la concentration à la fois contre le nationalisme et contre
le collectivisme. Nos modérés veulent bien admettre les radicaux à faire
avec eux le bonheur de la vraie république. Ils sont les moins forts, ils
sont le parti le plus amoindri, en hommes et en puissance, au cours de
ces dernières années. Généreusement ils offrent à la majorité d'y ren-
trer, à la condition qu'ils y soient à peu près les maîtres et que leur
politique de piétinement stérile et d'impuissance systématisée en « esprit
de gouvernement » prédomine. Ils disent au parti démocratique : « J'ai
essayé de vous déloger, je n'y ai pas réussi. Je vous pardonne. Nous
sommes faits pour nous entendre. En attendant, donnez-moi donc les
clefs de la maison. »
Il n'est pas dit que la mansuétude facile au vainqueur qui n'a pas eu
assez peur, et la faiblesse transigeante qui a été plus d'une fois repro-
rfiée au parti radical ne soient pas accessibles à ce raisonnement séduc-
teur. Pour parer à ce danger de demain, l'important est que la gauche
avancée soit assez nombreuse et assez unie. Or il semble bien que les
élections du 27 avril et du 11 mai nous la donnent telle.. Les radicaux de
gauche paraissent renforcés en hommes et en idées. Il y a tout lieu de
croire que la perte de M. André Berthelot, par exemple, sera compen-
sée. L'alliance ou au moins l'entente et les relations qui, surtout pour le
second tour, ont été presque partout nécessaires et presque partout heu-
reuses entre radicaux, radidaux-socialistes d'une part et socialistes de
Fautre n'auront peut-être pas peu contribué à dégager le programme
radical de la part caduque et stérile de ses traditions, et à l'enrichir
d'une partie dite « sociale » qui devra bien s'imposer à l'activité de la
prochaine législature autant que son importance et ^on urgence l'exi-
gent.
Le socialisme enfin sort non seulement non diminué, mais sensible-
ment accru de cettelutte où pourtant il arrivait en mauvaises conditions,
armé moins contre un ennemi que contre lui-même, un peu incertain de
son action et doutant trop de sa puissance. L'épreuve de cette campagne
sera, semble-t-il, salutaire. La nécessité qui, pour les fractions et les indi-
vidus du dogmatisme intransigeant le plus farouche s'est, comme par
malice, presque partout rencontrée d'une distinction à faire entre les
partis bourgeois, et d'une « compromission » à négocier ou au moins à
accepter avec tel ou tel d'entre eux, le médiocre succès des tentatives
mégalomaniques faites pour substituer une conception du socialisme à
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES 1 35
tout le socialisme, Timportance, — dans les voix et la représentation
qui bon gré mal gré s'appellent socialistes, — des voix et de la repré-
sentation obtenues par le socialisme dit « gouvernemental », ont amené
une détente visible et produit presque aussitôt une similitude d'action
et de parole qui depuis longtemps ne s'était pas constatée. Le prétexte
du dissentiment violent une fois disparu, et la cause vraie une fois atté-
nuée, une communauté nouvelle d'acte et de doctrine n'est nullement
une solution imprévisible à cette crise dont peut-être apparaîtra bien-
tôt l'utilité et la fécondité réelles. En hommes la représentation socia-
liste, bien qu'ayant subi des pertes fâcheuses, se trouve, les gains une
fois appréciés à leur valeur, être pourvue autant et plus que tel grand
parti. En "nombre elle est assez petite pour que le problème non encore
mûri de la participation au pouvoir ne se repose pas à elle immédiate-
ment ; elle est assez forte pour qu'elle soit un appoint considérable
dans une majorité, et l'état des partis de gauche fait qu'elle est l'ap-
point nécesaire à toute majorité démocratique. Le socialisme pouvait-il
demander beaucoup plus ?
Fr. Davbillans
La Martinique. — Depuis cinquante ans les activités insulaires de
nos colonies se sont à moitié endormies. Alors les troupeaux piétinants
d'esclaves, sous la menace de la trique, retournaient avec précipitation
le sol littoral ; les a carrosses » des propriétaires couraient les routes ;
aux rades trente et quarante voiles évoluaient et stationnaient dans l'en-
veloppement des pirogues : maintenant tout somnole et la ville, et la
terre etle noir ; le noir, à peine nourri d'un peu de morue par les grands
sucriers, mène lentement sa vie endémiquement anémiée ; aux coins des
rues paressent des bandes en attente d'une journée fructueuse mais
tant accidentelle de « journalier ». La vie coloniale est végétative.
Seules les élections viennent d'agiter cette longue torpeur ; les rues et
les routes s'animent sous la passion des pas précipités en bandes,
musiques au vent de mer, courant au devant des a batailles » en une
ardeur de petits-noirs de l'école primaire. La fête bacchanale réveille
rtle de joie ivrogne et de pugilats, quand soudain tremble la terre...
pluies de fumées légères et plus lourdes, pluie de feu, boue brûlante et
lave, et, plus formidable, bouleversement du sol « de bord en bord ».
Quarante mille personnes sont englouties aux flots de la terre écumée
de feu.
il faut connaître l'âme des noirs et des créoles. Elle est de langueur
où couvent indolemment les violences originelles. Elle est de nonchalance
où surgira soudain aux grands événements imprécis qu'on se demande
toujours si venir de la mer ou de la montagne l'agitation exaspérée
par la superstition. La superstition est l'âme même, onduleuse et per-
fide, des populations coloniales françaises à la fois vieilles et enfants,
extrêmement naïves et affinées d'énervement, mélange mal fondu et
instable de plusieurs races, que la peur entre tous des phénomènes
atmosphériques allume soudain d'une seule allumette comme une dis-
i36 LA REVUE BLANCUfi
tîlleriede rhum. Il n'y a pas six mois une éclipse ptesque totale de
soleil, ramenant la nuit à huit heures du matin et faisant taire
tous les coqs — hôtes importants de la vie coloniale et frères quotidiens
des nègres — bien qu'annoncée, jetait à la frayeur une population colo-
niale française. Tous les noirs sortaient en tumulte dans la rue, avec de
grands cris après les étoiles revenues « en plein jour » et les pleurs des
femmes : une foule se tassait au porche de la cathédrale, réclamant le
prêtre.
Et voilà que cette fois, dans la clarté blôme et nuageuse de sirocco
dont s'accompagnent toujours par toute l'île les périodes éruptives,
alors que l'atmosphère perle de tiédeur comme une vaste bouilloire et
que le soir des lueurs auréolent toutes les sommités en pipes des mon-
tagnes comme une fumée rousse de la terre, surviennent étonnamment
des pluies de cendre. Les noirs, souvent les plus ignorants, sont friands,
comme de prénoms antiques et solennels pour leurs enfants — Hector,
Ulysse, Démosthène, Cortès, César, Aurélien, — d'anecdotes fabu-
leuses et de noms romains qu'ils répètent la bouche pleine de sonorité.
Combien en ai-je entendu, insulaires d'une île où un volcan menace
toujours, parler d' « Herkilanum et Pompéi, ma mère! », les yeux
blancs et la salive jaune, avec des muscles dramatiques, fertiles en
détails pittoresquement minutieux. La terreur de voir se réveiller
comme des revenants — dont encore ils parlent sans cesse — ces évé-
nements endormis depuis un temps qu'ils ne savent pas compter ! La
terreur humaine qui se fût éveillée en une foule européenne n'a pu
manquer de s'accompagner d'une agitation enfantine, gesticulante et
claquant des dents, où toute l'animalité plus voisine reparaissait aux
faces d'autant plus lamentables que sombres, éclairées des phospho-
reuses sclérotiques. Les tableaux du belge Laermans donnent assez
fidèlement l'impression d'une foule nègre effrayée. Voilà ce qu'à la
seconde j'ai revu dans le coup de théAtre affreux de la nouvelle sou-
daine : cette pauvre et chère humanité noire, très intelligente d'une
sorte d'intelligence canine s'exprimant toute aux yeux et aux muscles
du bas du visage, la figure encore sensibilisée par une existence de
misère injuste dont ils ont une nette conscience au milieu d'une nature
très prodigue, sortant des cases, s'éloignant en vertige des maisons
hautes tant redoutées aux heures des cyclones, s'assemblant par
groupes, s'appelant par cris de basse-cour, hurlante et pleurante
avec un besoin de s'approcher des notabilités comme l'esclave s'adres-
sait au maître... et puis, à la minute dernière, dans la tombée des
masses de cendre, des toits écrasés, ne criant que faiblement, abrutis
sous la fatalité alors acceptée^ s'écrabouillant en masse comme des
paniers de fruits les uns contre les autres. Et plus sardoniquement, j'en
entends un, avec le génie de fin cynisme des nègres de nos colonies, se
lamenter que ce n'était pas la peine d'être si noirs pour être carbonisés
encore. Et alors toute l'amertume de ces milliers d'existences gâchées
par le hasard poigne plus fraternellement.
Marius-Ary Leblono
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES i^^
Les Trusts nationaux et internationaux. — Les trusts ne consti-
tuent pas un phénomène tout à fait nouveau. Avant la corporation de
Tacier qui s'est formée en 1900 au capital de 5 milliards et qui a distri-
bué Tan dernier V^o millions de dividende, d'autres syndicats gigan-
tesques avaient surgi, ceux du pétrole, du gaz, de la houille spéciale-
ment, mais jamais encore pareille agglomération de ressources ne
s'était réalisée, car ce qui caractérise la corporation de Tacier, ce n'est
pas seulement raccaparemeut de la métallurgie du fer, c'est aussi et
surtout sa mainmise sur les mines, sur les chemins de fer, sur les
canaux, sur la marine marchande.
Le trust, très répandu en Amérique, victorieux même en Europe, — en
Allemagne, tout d'abord sous la forme atténuée du Cartel, .— vient de
revêtir une physionomie nouvelle. De national, il s'est fait international.
Ce n'est pas que, restreint au territoire de l'Union ou de quelques
états de l'Union, il n'ait déjà exercé ses effets sur le monde entier. La
corporation de l'acier a porté un préjudice terrible à la métallurgie
anglaise, germanique et russe. Mais, aujourd'hui, le phénomène se
développe et les financiers ou les sociétés qui se syndiquent suppriment
les frontières qui les séparent.
Le trust de l'Océan est le type de l'association industrielle interna-
tionale. Sous la présidence active de M. Pierpont Morgan, il assemble
au moins sept compagnies de navigation, trois cents navires et un mil-
liard de capital. Il superpose aux intérêts antagonistes de trois grandes
nations, et il est permis de le dire, de toutes les nations l'intérêt d'un
groupement d'actionnaires. Il se peut fort bien qu'il compromette l'or-
ganisation commerciale et militaire des peuples qui y sont englobés
malgré eux. En ce temps où le nationalisme sévit un peu partout, sous
tant de formes diverses, et un peu partout favorisé par les grands ca-
pitalistes, le fait valait d'être marqué et commenté.
La multiplication des trusts est dans l'ordre logique des choses. Elle
correspond incontestablement à l'évolution économique du monde et
corrobore les données fondamentales du socialisme.
Cinquante ans avant qu'elle ne frappât les yeux du public ,
Proudhon l'avait annoncée, en ses Contradictions, Le trust inter-
national couronne l'édifice fondé sur le laissez-faire laissez-passer
traditionnel de la doctrine orthodoxe. D'autre part, il a été engen-
dré faUilement par la concentration nécessaire et de plus en plus
affirmée des capitaux. Il appartient à la même série que la grande
usine substituée au travail à domicile, que le grand magasin spoliateur
de la petite boutique, que la compagnie maîtresse des grands réseaux
remplaçant les moyens concessionnaires de jadis. Progressivement on
a vu les groupements d'actionnaires monopoliser l'activité spéciale
d'une ville, puis celle d'une région, puis celle d'un état. Pourquoi n'au-
raient-ils pas couvert de leur puissance tous les états parvenus à une
étape identique de développement ?
Le trust international réalise les mêmes progrès que la grande manu-
facture ou le grand magasin. Il réduit les frais généraux; il ordonne
i38 LA REVUE BLANC BE
la production; il supprime la concurrence en anéantissant tous les
réfractaires. En somme, sur la liberté du travail illimité pour tous, se
dresse le despotisme de quelques-uns.
Il se peut que les syndicats de nouveau modèle soient sages, pon-
dérés, exempts d'ambitions trop hautes et qu'ils ne rançonnent pas trop
avidement le consommateur — dans l'intérêt même de leur sécurité et
de leur durée. Il se peut aussi qu'ils exploitent leur monopole de fait —
— sinon de droit, et que maîtres d'un produit indispensable, ils en
élèvent le cours au delà de toute mesure et de toute raison.
Le public ne sera-t-il pas contraint pourtant d'accepter leurs condi-
tions ?
Voici donc le monde mis en coupe réglée par quelques financiers. Il
est sur qu'on peut les frapper de pénalités sévères, édicler contre eux des
législations nouvelles et les condamner àlamende ou à la prison. Il est
certain que pour des temps l'opinion publique, irritée contre ses maîtres,
applaudira aux sanctions, si dures soient-elles. Mais l'exemple des
Etats-Unis suffit à prouver qu'au fond le trust est intangible et qu'il
s'impose comme im phénomène de croissance irrésistible. De même, les
grands magasins ont augmenté leur importance et leur revenu en dépit
des impôts qu'on a voulu prélever sur oux.
11 faut donc en prendre son parti. De plus en pins les monopoles qui
sont à l'opposé de la libre concurrence, mais qui viennent d'elle, sont
destinés à dominer les peuples. Les individus isolés en face de collec-
tivités omnipotentes et abritées par les principes mômes de la société
contemporaine, seront foulés et opprimés. Mais quelle déroute pour les
économistes orthodoxes, pour les manchestériens, pour les soi-disant
libéraux qui voient enfin la liberté mourir sous les coups de la liberté !
Et quelle justification du socialisme qui a tout prévu et qui a étayé
toutes ses conclusions sur la concentration grandissante des capitaux !
Nous dirons de plus — et ceci est un nouvel et non moins important
aspect du problème — que le trust international compromet la sécurité
des nationalités, envisagées dans leur appareil militaire. L'Angleterre
s'est émue en apprenant que sa flotte marchande passerait sous la tutelle
d'administrateurs américains et que par suite, en cas de guerre, elle ne
pourrait plus transformer ses paquebots en croiseurs rapides. L'Alle-
magne court les mêmes risques. L'Union, jusqu'ici dénuée ou à peu
près de l'outillage belliqueux, pourrait ainsi exercer sur les affaires
politiques du monde une influence incomparable, par la seule vertu de
sa fortune. Ses milliards en feraient le pays souverain et elle annulerait
la supériorité des escadres de tel Empire ou de telle République. Le
trust international, limité aujourd'hui au transport, peut s'étendre de-
main à la métallurgie ou à l'extraction minière et par suite priver à sa
guise telle ou telle contrée de ses moyens de défense.
Paul Louis
V
NOTES POUTIQUES ET SOCIALES 1^9
A propos de Taffaire Krosigrk. — Poarqaoi les gens dits sensibles
aux erreurs judiciaires ne s'intéressèrent-ils pas à TafTaire Krosigk ?
Ces gens sont de deux sortes : i^Ies intellectuels^ qui discutent les
affirmations de Taccusatîon; 2^ les émotionnels qui réagissent contre les
attitudes des accusateurs. Les premiers sont, si Ton veut, les défenseurs
dp la vérité, les seconds les amoureux delà Justice. — Or, les défenseurs
de la vérité n'avaient point à intervenir dans Taffaire Krosigk, les seules
affirmations de laccusation étant ici que l'accusé n'était pas en mesure
de fournir l'emploi de son temps pendant les huit minutes qu'avait duré
le drame et qu'il avait été rencontré tout près du mousqueton qui avait
servi au meurtre, et ces affirmations constituant autant de vérités. Tout
ce qu'on pouvait attendre de la science, c'était qu'elle montrât l'impossi-
bilité qu'il y a de rétablir à S minutes près une série de faits passés et
inobservés chronométriquement lors de leur passage. C'est ce que
montrèrent les savants, en l'espèce, les horlogers de Genève. — Quant
aux émotionnels, l'attitude des accusateurs manquait des principaux
caractères propres à les mobiliser : en effet, que les innocents sous-
officiers allemands fussent condamnés pour que le meurtre d'un capitaine
ne restât point impuni, cela ne fut jamais présenté par les partisans
de la condamnation (par les Neueste Nackrichten de Berlin, par
exemple), que comme une triste nécessité. Rien de commun, par
exemple, avec ce qui s'était passé récemment dans un pays voisin, où le
fait qu'un innocent fût condamné pour qu'un État-Major n'eût point à se
déjuger avait été pour les partisans de cet acte un sujet de joie et de
fierté nationale. — Notons aussi que l'univers permet l'indigence morale
à un pays qui n'a pas la prétention d'être « la plus haute personne
morale )>,ni a l'avant-garde de la civilisation ».
A quoi tient-il qu'en Allemagne il a été possible que des généraux
soient frappés (i) sans que la religion militaire en soit affaiblie ?
Cela tient au régime monarchique, dont une des conditions est que
les généraux ne sont pas la a tête de l'armée », laquelle est l'empereur.
Les généraux frappés, la tête ici n'en demeure donc pas moins intacte
et intangible. Ces exécutions peuvent même apparaître au soldat
comme un exemple de la plasticité des plus grands subordonnés dans
la terrible dextre du chef suprême. Bien interprétées, elles peuvent
fortifier la religion militaire.
Remarque, — Une seule chose dans un tel régime, peut affaiblir la
religion militaire, c'est une humiliation du monarque (voies de fait,
infortunes conjugales...). Si cette humiliation est une défaîte à lui infligée
par un autre monarque, la religion peut encore être sauvée : le roi
vainqueur dit au roi vaincu : « Mon cousin, vous êtes mon hôte », signi-
fiant ainsi aux soldats que la défaite d'un roi n'a rien de commun avec
la leur. 11 est à remarquer que, par cette formule, le roi vainqueur
(1) Quatre officiera supérieurs furent mis en dUponibilité pour leur intervention illégale
d»nB l'affaire Krosigk, en particulier le général comte Bolenbnrg et le colonel Ziermann,
lequel faisait partie du Conseil de guerre.
i40 LA REVUE BLANCHE
frustre singulièrement ses hommes, lesquels ont combattu en partie
pour jouir de Thumiliation du «cousin». Mais le sentiment royal précède
et prime le sentiment national : le roi de France est roi avant d'être Français.
Sous un régime démocratique, au contraire, les généraux sont pour
le soldat, la « tète de Tarmée ». Le ministre de la Guerre, délégué par
la société civile, occupé de batailler en redingote avec des députés,
n'est point pour le soldat un membre de l'armée ; moins encore en est-
il la « tête » (i). Donc, ici, frapper un général, c'est frapper le dieu
même des soldats; et le frapper « au nom de la loi égale pour tous »,
c'est signifier aux soldats qu'il y a quelque chose de commun entre leur
condition et celle de leur dieu. C'est désorganiser doublement la reli-
gion militaire.
Est-ce à dire qu'il soit impossible à une société d'avoir à la fois un
régime démocratique et une armée, d'avoir des généraux réellement
égaux H leurs soldats devant la loi et en même temps vénérés d'eux ?
Oui, cette conciliation est possible, quoi qu'on en ait dit, mais à la
condition suivante : c'est que la loi, si elle a le poussoir de punir les
généraux, n'e nait jamais Voccasion^ c'est-à-dire que ces généraux ne l'en-
freignent jamais ; c'est-à-dire enfin qu'ils soient parfaits. C'est assuré-
ment pour eux que Montesquieu a dit que le gouvernement démocra-
tique est fondé sur la vertu. — Il est clair que, si cette petite condition
vient à manquer, si les généraux imparfaits enfreignent la loi, ladite
conciliation est impossible et ladite société devient assujettie à choisir
entre deux sacrifices : ou bien sacrifier l'intérêt militaire en frappant
les généraux, ou bien sacrifier le principe égalitaire en les épargnant.
— Que choisira-t-elle? En temps de guerre, où le prestige des chefs
trouve sur les champs de bataille de quoi se créer et s'entretenir, elle
peut frapper sans dommage : c'est ce que faisait la Convention, et si
Carthage a péri, ce n'est point, comme le prétendait récemment un
ministre républicain défenseur du général Frey, parce qu'elle frappait
ses généraux concussionnaires, mais apparemment parce que ceux-ci
étaient inférieurs à ceux des Romains. En temps de paix, ou le pres-
tige des chefs ne peut être entretenu qu'artificiellement, les frap-
per n'est plus possible et la « politique » consiste alors à trouver un
vêtement moral ou légal à cette mesure d'exception : c'est ce que va faire
apparemment le gouvernement américain en faisant acquitter les héroï-
ques vainqueurs des îles Philippines ; c'est ce que firent plus ou moins
(1) Cette absence d'une tête unique (en France, par exemple, ils sont cent généraux de
division h ôtre «» chef suprême »), nuit fort à la religion militaire. On pourrait y remédier
en entretenant chez le soldat la notion de « ministre de la Guerre >», indépendant de toute
individualité. (C'est ainsi que le médecin, dans certains quartiers, n'est pas M. Pierre ou
M. Paul, mais « le médecin du n<» 27 »».) Tout homme qui, par exemple, i)rononccniit à la
caserne le nom de famille du ministre serait puni. Il serait bon aussi que les ministres
prissent, en arrivant au pouvoir, un nom traditionnel : ils deviendraient en religion
Mars XV, par exemple, ou Achille XII, et le fidèle ignorerait toujours Boulanger ou
Cavaignac, comme il ignore Hildebrand ou Julien de la Rovère.
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES i4i
habilement les récents ministres de la République française, Tun en
déclarant que les généraux « étaient au-dessus de tout soupçon », Tautre
en dessaisissant leurs juges légaux, le troisième enfin en leur « pardon-
nant » comme à des enfants. D'ailleurs, que l'impunité et l'indulgence
soient assurées aux généraux bien mieux sous une République que
sous une monarchie militaire, c'est ce qu'avait admirablement compris
l'un des plus intelligents parmi les officiers célèbres de ces dernières
années. « Jamais, dit-il, en parlant de généraux dont il signale les fai-
blesses, jamais en France aucun gouvernement, aucun régime n'ont
produit de chefs pareils. Et ils détestent la République, ces grands
chefs-là! Ils sont étonnants! Sous un souverain militaire, ils seraient
cuisiniers en second dans les pompiers de Fouilly-les-Oies. (Comman-
dant Esterhazy, déposition devant le consul de France à Londres,
22 fév. 1900).
Julien Benda
GAZETTE D'ART
Société des Artistes Français. — Le « Salon officiel d, murmurent
les affiliés. Et ils ont le geste du distributeur de prospectus qui indique
« la Maison du coin du quai, » Officiels ! bien, mais ils ne sont que cela.
Car ils ignorent et la vie et la couleur du ciel. Aucun frisson ne fait
palpiter les chairs des divinités qu'ils peignent et nul zéphir ne courbe
les frondaisons de leurs paysages. Je parle des vrais « Artistes Français»,
de ceux qui alourdissent leur nom du fatidique H. C.,'et y accolent un
U. E. ou une croix. Toute la gloire! De ceux àttâsi qui ont l'estime de
leur député et l'oreille des sénateurs de la région. Sait-on, par exemple,
que le plus ou moins bon placement des peintures de M. Saintpierre
(de Nimes) fut, en 1900, presque une question de Cabinet ?
Mais, comme il faut que, malgré tout, quelques gens de talent se
fassent connaître, et pour cela exposent, ces Salons offrent par ci, par
là, signés de noms plus ou moins obscurs, des œuvres estimables.
Cherchons-les.
A peine a-t-on escaladé le grand escalier et fui la salle n» i , sorte de
salon d'honneur où les peinturlurages les plus extravagants, luttent de
prétention, qu'on entre dans une petite salle où, chose rare, deux œu-
vres retiennent. L'une est une sorte de portrait, à la fois pensif et ma-
ladif, mais d'un charme extrême, signé de L.-A. Leclercq. L'autre est
une page décorative, de petites dimensions, mais empreinte de noble
beauté. Cette œuvre, l'Automne, a pour auteur Mlle C.-II. Dufau. De-
puis quelques années déjà, une autre femme, Mlle Dclasalle, apporte à
ce Salon l'attrait de compositions d'un grand caractère retraçant avec
une singulière vigueur la vie ouvrière. Cette année : le Couvreur. Dans
le même esprit et avec des accents bien personnels, MM. Jules Adler et
Victor Tardieu glorifient le travail. La grande toile envoyée par M. Tar-
dieu est pleine de chaleur et Ton y retrouve ce sentiment pittoresque
qui plaît tant dans les œuvres que Gaston Prunier expose à la Société
14^ LA R£VU& BLANCHE
concurrente. Mais si ces artistes entendent glorifier le travail, ils se
préoccupent peu de Tindividu, du manœuvre qui peine aujourd'hui et
demain chômera et sentira sa belle vigueur décroître. Celui-ci a son
peintre, M. Besson. Non larmoyant, mais en communion d'idée, de
colère et de révolte avec son modèle.
Dans le groupe de célèbres, on prend de l'intérêt à la Proclamation
de la République à THôtel de Ville, en février i848. M. J.-P. Laurcns
enveloppe cette scène d'une atmosphère ardente et sombre, faite de
fumée, de poussière et d'orage. Ailleurs, Henner fait oublier tout ce qui
l'entoure. C'est aussi le cas d'Alexandre Séon, dont la peinture mate,
reposée, soulignant un dessin pur, impose le silence aux hurlantes toiles
qui conspirent contre la sérénité de ses œuvres. Sa sagesse a des imi-
tateurs : par exemple, F. Maillaud et l'admirable Sabatté qui envoie
une petite église de campagne, sans rien, sans personne, et cependant
émouvante à l'extrême.
D'autres artistes par des mérites divers appellent la sympathie. Par
exemple, Abel Faivre, dont la belle santé séduit, E* Bordes, F. Lauth,
signataires de beaux portraits, Guinier, Duvent, Ch. HofFbauer, qui
retrace avec originalité un épisode de la guerre des Gueux.
On ne s'aurait oublier non plus l'appoint formé par quelques artistes
étrangers qui croient devoir venir chercher ici une consécration pour-
tant peu indispensable. Ils ont l'attrait de l'iconnu, de parfums nou-
veaux. Nous notons : Dudley-Hardy, Tom Nortym, Georges Aid, Ray-
mond Woog, curieux portraitistes.
A la sculpture, on s'attroupe, on se bouscule, on s'écrase; les porte-
monnaie passent des poches des badauds dans celles des pick-pockets,
sans que les volés protestent. C'est ce qu'il y a quelque chose qui met
de Técume au coin de certaines lèvres, fait sourire énigmatiquement de
spéciales dames. Qu'est-ce ? Un chef-d'œuvre ? — Non pas. Simple-
ment une fort agréable femme taillée dans le marbre et enluminée
avec amour par M. Gérome. Les cheveux sont jaunes, les pointes des
seins roses, le sexe bistré. Et les spectateurs ne voient rien autre, res-
tent insensibles au charme blanc du joli groupe des Jeunes Aveugles,
de M. Lefebvre. Ils ignorent la Fontaine d'Amour, de Derré, l'Enfant
Malade, de Mme Girardet, le Rhône et la Saône, de Verlet, ils passent
sans crainte devant le crâne Duguesclin de Frémiet et sans émotion de-
vant le Mur, de Moreau-Vauthier, une belle idée, mal rendue peut-être,
mais neuve et audacieuse. Ils ne voient pas le buste de M. Desca, qui
sourit de leur misère et sont impassibles devant la grâce, très réelle,
du monument de Gounod, œuvre de Mercié.
Fuyons ces détraqués et examinons dans le silence d'un bout de jardin
les jolies et réalistes médailles d'Yencesse, celles de Gilbault, les médail-
lons de Delpech, et les médailles et plaquettes du vieux maître Pons-
carme, l'initiateur du mouvement actuel. A côté, M. Heller met son
ironie. Voici encore une bien belle cornaline de Hildebrand : Diane
surprise; mais bien minime est le nombre des gens qui savent apprécieu
le goût et le travail que représente une pareille œuvre. A la section de
GAZETTE d'art . I V^
gravure, consacrée presque en entier aux travaux de reproduction, il y
a peu d'imprévu. Néanmoins, quelques artistes font œuvre personnelle :
c'est le maître Jean Patricot, c'est Tony Beltrand, qui augmente chaque
année sa curieuse série d'effigies bretonnes, c'est Loys Delteil, artiste
consciencieux ; enfin, Paul Guignebault. qui se montre inventif et ironiste
dans ses cartes-adresses motivées par des encriers.
Aux objets d'art, Lalique triomphe encore une fois pleinement; sa
gloire est d'autant plus éclatante que MM. Falize frères ont tenté de
rivaliser avec lui et se sont emparés, eux aussi, d'un salon d'angle.
Mais, hélas ! ce n'est pas la présentation, même adroite et solennelle,
qui sauve les œuvres médiocres. Or, les objets qu'ils ontfait exécuter en-
trent dans cette catégorie. Situation critique, car ils n'ont pas seule-
ment contre eux Lalique, mais l'exquis artiste qu'est Dubret, et des
modeleurs orfèvres comme Giot, comme Ferlet ; enfin Becker qui met
de l'esprit, de la grâce et l'art le plus pur dans tout ce qu'il touche.
Allez donc, aussi, chercher l'approbation pour un surtout rococo, quand
M. Beau montre ses féeriques torchères en cristal lumineux !
L'étrange jury que présidait M. Lionel-Lecouteux a évincé quelques
maîtres relieurs. Cuzin a cependant trouvé grâce. En revanche, le même
jury a été plus que galant pour les demoiselles qui pyrogravent du cuir.
Passons-les et admirons les jolies broderies de Mlles Jolly, Courant et
Pagot ; l'admirable coffret en broderies polychromes de Mme Larivière-
Maignan, les tapisseries de Jorrand, les grès si beaux de Robhalben et
ceux, très purs, très artistes, de M. Paul Milet.
Chaules Saunier
Exposition de Peintres Provençaux, à Marseille. — Con-
trairement aux habituelles exhibitions d'art en province, où, autour du
lourd colis du directeur de l'École des Beaux-Arts de Tendroit, et des
cartes de visite des indigènes « seconde médaille » ou œ associés », émi-
grés à Paris, s'accrochent les pénibles travaux des amateurs de la
localité, Y Exposition de Peintres Provençaux ^ organisée par la
Société des Amis des Arts de Marseille^ dans les salons du Cercle
artistique de cette ville, présente de nombreuses œuvres de beaux
peintres, — mais, ils sont morts, ce qui explique. — Elle est, en outre,
d'unjprécieux enseignement, car elle documente sur les tendances d'ar-
tistes oHginaux et peu connus (Ricard seul, au Louvre et au Luxem-
bourg) et sur l'apport des peintres provençaux aux mouvements roman-
tique et naturiste de l'École française (i83o-i86o), sous l'influence de
Delacroix, Decamps, Rousseau, Diaz, Dupré, ïroyon et Corot.
Jean-Antoine Constantin (Marseille, 1757 — Aix, 1848). — De ce
précurseur de l'École provençale du paysage, de ce bon vieux maître
quiy ayant regardé autour de soi, enseigna à ses élèves l'étude de la
nature, l'amour du terroir, 1 3 dessins, à la sanguine, au lavis d'encre
de Chine, à la plume, au roseau — gamme simplifiée de deux ou trois
tons, ligne serpentine, traits envolutés — : paysages italiens, mon-
i4/| LA REVUE BLANCHE
tagnes méridionales, lacs, rochers, cascades. Il est le Georges Michel
des sentiers tortueux djB la Viste et de la Gineste.
Emile Loubon (Aix, 1809 — Marseille, i863). — 10 pemtures. C'çst
le peintre, terne et ocreux, mais alerte et consciencieux, des troupeaux
en marche — « menons » en tôte. — sous des ciels vides et plats, parmi
des arbres tordus, dans des paysages aux nobles lignes de terrains et
de fonds.
Si Constantin fut le maître, Loubon ne fut que le professeur des
autres, à THcole des Beaux-Arts de Marseille, quïl dirigea.
Auguste Aiguier (Toulon, 1819 — Le Pradet, i865). — 12 peintures :
Marines et Marseille et de Toulon, pins de Mazargues et de Tamaris.
Sur des toiles de petites dimensions — souvent sur des vieux car-
tons de sa femme, modiste — Aiguier peint les féeries de la lumière et
de la couleur : sans souci d'arrangement, le ciel et la mer méditerra-
néens, dans la brume lilas ou saumon des matins et des soirs, dans les
flammes orangées ou pourpres des aurores et des crépuscules.
Et on évoque les noms de Lorrain et de Turner devant l'œuvre de ce
coiffeur que donna son prénom à une forme de chapeau pour dames —
l'auguste — de son invention et qui fut à la mode.
Gustave Ricard (Marseille, 1823 — Paris, i873). — Dix toiles :
œuvres, plus encore de maîtres que de maître, car, portraits du peintre
ou de sa famille, elles ne paraissent pas plus modernes, sous leur patine
truquée, qu'une copie, trop exacte, d'un Rembrandt doré par le temps et
bruni par le jus des vernis successifs, exposée là aussi. On les peut
admirer comme d'authentiques Titien, Corrège, Giorgione, Uolbein,
Rembrandt, Van Dyck, Reynolds, Lawrence, ces maîtres dont, jusqu'à
i85o, Ricard chercha la formule, le secret, la main, dans les musées de
France, d'Italie, de Hollande et d'Angleterre. Trop il se souvint de leur
maturité assombrie et pas assez de leur éclat évanoui.
Parmi les portraits de cette Exposition, pas d'exemple du faire
« noyé » personnel à Ricard, où, entre la sauce grisûtre des préparations
et les glacés violacés, des mains et des visages de vie et de pensée
apparaissent.
Adolpue Monticelli (Marseille, 1824 — Marseille, 1886). — 18 pein-
tures : le Parc de Saint-Cloud, la Moisson, le Thé, Paysage à Saint-
Marcel (et l'on songe à l'or ambré de la Ronde de nuit). Fête à Hercula-
num, Oiseaux aquatiques. Nature morte, etc., joyaux n'ayant rien de
commun avec les misérables déchets où les cyniques imitations qui
déshonorent, aux vitrines des experts des rues à tableaux, le nom de
Monticelli. Et pour le Parisien, à peine averti par l'apparition de quel-
ques-unes de ses œuvres à la Centennale, se manifeste le magnifique
lapidaire, auprès de qui G. Moreau, le peintre de « la richesse nécesr
saire » paraîtrait bien pauvre.
Fêtes galantes ou religieuses, orgies et massacres, cavaliers et
grandes dames, cygnes et lévriers, fleurs et fruits, rivières et parcs.
GAZETTE d'art l45
deviennent sous sa brosse prestigieuse, pour le triomphe du rouge, du
jaune, du bleu, du vert et du violet, des arabesques serties de rubis, de
topazes, de saphirs, d'émeraudes et d'améthystes.
Cette splendeur, il l'obtient en prenant du bout du pinceau, la couleur
pure sur sa palette, en la posant isolée, protégée de tout contact avilis-
sant, dûnséey sur le panneau mémo ou sur une touche de teinte voisine,
de ton plus clair, ou de blanc, pour l'embellir encore par tout l'avan-
tage du dégradé. Et cette tumultueuse polychromie, il l'ordonne et
l'équilibre sous le joug strict d'un clair-obscur savant et approprié.
En 1902, à Marseille, par haine delà couleur, on rit encore devant les
Monticelli. Il en serait de même à Paris, d'ailleurs.
Paul Guigou (Villars, iSi'i — Paris, 1871). — 18 paysages : bords
de rivières (la Duranceà Cadenet, à Saint-Paul, à Mirabeau ; la Seine à
Saint-Mammès), placettes, bastides, fontaines et laveuses.
Peinture exacte et méticuleuse: des gammes étendues du blanc au noir
par des passages de tous les gris bleus et de tous les gris verts, avec,
dans quelque coin, l'éclat d'un rouge ou d'un jaune, comme dans les
Pissarro, influencés de Corot et de Courbet, des années Th».
Les études sent d'une justesse objective de plein air haut-proven-
çal — rude et sans enveloppe — ,mais les tableaux, aux petits détails
trop précis du premier plan — la moindre herbe, la plus minime fleu-
rette — aux petites figures trop faites, comme découpées dans du
papier et collées sur la pâte fraîche, semblent durs et secs.
S'il faut louer cette manifestation d'art régionaliste, révélatrice de
talents peu connus, peut-être doit-on regretter l'aspect « tram marseil-
lais » de Qette exposition. — Les tableaux pendant lamentablement au
bout de tristes ficelles, le long d'étoffes pisseuses, au-dessus d'affli-
geantes ciinaises. — Le Cercle Artistique de Marseille serait-il plus
hospitalier aux billards qu'aux œuvres d'art ?
Et — la grosse erreur — pourquoi n'avoir pas groupé les œuvres de
chaque peintre sur des panneaux isolés? Convient-il davantage de
mêler des Ricard à des Monticelli que de jouer en même temps du
Schumann et du Wagner ? Les expériences du Louvre et de la Société
Nationale des Beaux-Arts — oh ! dix ans après les Artistes Indépen-
dants— ont démontrél'importanceesthétique de cette règle d'accrochage.
Il paraît utile aussi d'informer le possesseur du Pont de Tlluveaune,
de Monticelli, qu'il est mieux de clouer le cartel du titre sur le cadre
que sur la peinture même, et de prier le calfat du bassin de carénage qui
a retouché au coaltar la « Sœur du Peintre », de Ricard, de renoncer
dorénavant à la restauration des tableaux.
L'arliste de passage à Marseille ne devra pas craindre de demander
à M. E. André la faveur de visiter ses salons où, sur des murs exclusi-
vement voués à Monticelli, il pourra admirer les œuvres les plus com-
plètes et les plus variées du génial coloriste et, parmi tant d'autres aussi
belles, le Parc de Saint-Cloud, Fête sous bois (18G0;, Corot et ses
10
r46 LA REVUE BLANCHE
Modèles, Charmeuses d'oiseaux, gloire de l'Exposition Centennale : il
devra lire aussi le très précieux volume, exact et passionné, de
M. A. Gouirand, les Peintres Proçençaux^ qui le renseignera sur la vie
et les œuvres de ces artistes, mieux que ces simples notes.
Paul Signac
Berthe Morizot ^i). — La situer entre Manet et Renoir : elle appa-
raît le passage naturel entre Manet et tous les Impressionnistes ; elle
serait F impressionniste absolu au sens littéral du mot; sans s'inventer
de technique, sans s'asservir aux techniques d'aatrui (sauf qu'elle pro-
cède évidemment du peintre d'Olympia^ car il faut toujours être fils de
quelqu'un), sans idée préconçue, prestement elle fixe son impression du
moment. On pourrait dire que toutes ses toiles, et aquarelles ou pastels,
sont des pochades, enlevées avec une aisance, une dextérité admirables.
Elle évolue avec facilité, grâce et distinction, exclusivement dans les
tonalités blondes : mauves et roses et gris argentins. Encore qu'elle
s'adonne avec succès égal aux paysages, aux natures mortes, aux fleurs,
aux portraits, c'est aux silhouettes féminines et enfantines qu'elle réussit
le mieux ; elle y surprend comme par intuition ou maternelle ou soro-
rale les mouvements ébauchés et repris, les abandons, les vivacités
telles que d'animal, et les morbidesses. La bellement bestiale robustesse
de la jeune campagnarde qui transporte la lourde Cruche (Teau, la
souple et savoureuse guirlande ée bras des deux fillettes, qui font la
cueillette au Cerisier; dans le Let^er^ rébounfifement câlin et tiède de la
jeune femme qui sort ses roseurs des blancs nacrés de la chemise et du
lit; et surtout rallongement douillet de l'autre Jeune femme étendue
sur un canapé, représentent des choses exquises.
FÉLICÎEN F^GTJS
Le Pergamon À Berlin. — Berlin est une ville affreuse et com-
mode. Tout ce qui tend à lui donner l'aspect d'une capitale est d'un
goût détestable. Au reste, n'importe laquelle des villes de l'empire est
plus intéressante que cette cité sans églises. N'étaient les châteaux des
environs, quelques tableaux de l'ancien musée, et le Pergamon récem-
ment ouvert, un voyage à Berlin serait inutile. L'édifice appelé Per-
gamon situé derrière l'ancien musée contient les trouvailles rapportées
des fouilles de Pergame et surtout la fameuse gigantomachie qui déco-
rait Tautel du temple de Jupiter. On a reconstitué cet autel et ce travail
a demandé vingt-trois ans aux savants berlinois.
Mais que cela est beau ! Quel magnifique poème de pierre ! Les dieux
olyn^piens terrestres, marins et infernaux, les animaux, les géants, lés
monstres entremêlent furieux leurs membres parfois mutilés, les torses
des déesses se cabrent sur les bras des héros, des faces se crispent, des
bouches mordent. Cet œuvre, que des artisans sculptèrent dans de la
pierre de grain très gros, sent tellement sa divinité que le voyageur,
(1) Gktlerie Daiand-Ruel, 16, rue Loffitte.
GAZETTE d'AHT 14?
oubliant la foule des visiteurs à moustacjiies en croc et de» femmes
laides, espère Theure où mugiront las taureaux des hécatombes.
La gigantomachie date de la troisième période hellénique, qui s'étend
de 33i à 63 avant J.-C.
A contempler l'œuvre des tailleurs de pierre de Pergame, des
hommes deviendront peut*étre sculpteurs en Allemagne. Je le souhaite,
car vraiment les Allemands n ont pas idée de ce que c est que la sculp-
ture. Les épouvantails de la Siegesallée, les œuvres de Bogas ou du
plus récent Max Klinger (n'en déplaise à M. Georg Brandes), n'ont rien
qui aille à rencontre de cette opinion.
Guillaume Apollinaire
GESTES
Les mœurs des noyés. — Nous avons eu occasion de nouer quel-
ques relations assez intimes avec ces intéressants ivres-morts de Taqua-
tisme. D'après nos observations, un noyé n'est pas im homme décédé
par submersion, malgré que tende à l'accréditer l'opinion commune :
c'est un être à part, d'habitudes spéciales et qui s'adapterait, croyons*
nous, à merveille à son milieu si l'on voulait bien l'y laiBser séjourner
un temps convenable. Il est remarquable qu'ils se conservent mieux
dans l'eau qu'à l'air libre. Leurs mœurs sont bizarres, et, bien qu'ils
aiment à se jouer dans le même élément que les poissons, diamétrale*
meni opposées, si nous osons ainsi dire, à celles de ceux-^d: en effets
alors que les poissons, comme on sait, ne voyagent qu'en remontant le
courant, c'est-à-dire dans le sens qui exerce le mieux leur énergie, les
victimes de la funeste passion ds l'aquatisme s'abandonnent au fil de
l'eau comme ayant perdu tout ressort, dans un paresseux nonchaloir.
Ils ne décèlent leur activité que par des mouvements de tète, révé-
rences, salamalecs, demi-culbutes et autres gentes courtoisies qu'ils
affectionnent à la rencontre des hommes terriens. Ces démonstrations
n'ont, à notre avis, aucune portée sociologique : il n'y faut voir que des
hoquets inconscients d'ivrogne ou le jeu d'un animal.
Le noyé signale sa présence, comme l'anguille, par l'apparition de
bulles à la surface de l'eau. On les capture, de même que l'anguille, à la
foëne ; il est moins profitable de tendre à leur intention des verveux ou
des lignes de fond.
On. peut être induit en erreur, quant aux bulles, par la gesticulation
inconsidérée d'un simple être humain qui n'est encore qu'à l'état de noyé
stagiaire. L'être humain, dans ce x^as, est extrêmement dangereux et
comparable en tout, comme nous l'avons avancé plus haut, à un ivre**
mort. La philanthropie et la prudence commandent donc de distinguer
deux phases dans son sauvetage : i"* l'exhortation au calme ; 2" le sauve-
tage proprement dit. La première opération, indispensable, s'effectue
fort bien au moyen d'une arme à feu ; mais il faut être familier avec les
lois de la réfraction ; un coup d'aviron suffit dans la plupart des cir-
constances. U ne reste plus — seconde phase — qu'à capturer le sujet
parla même méthode qu'un noyé ordinaire.
i48 LA REVUE BLANCHE
Il est rare que les noyés aillent par bancs, à Tinstar des poissons. On
en peut inférer que leur science sociale est encore embryonnaire, à moins
qu'on ne juge plus simple de supposer que c*est leur combativité et leur
valeur guerrière qui est inférieure à celle des poissons. C'est pour-
quoi ceux-ci mangent ceux-là.
Nous sommes en mesure de prouver qu'il y a un seul point commun
entre les noyés et les autres animaux aquatiques : ils fraf/ent, comme
les poissons, bien que leurs organes reproducteurs soient, pour l'obser-
vateur superficiel, conformés comme ceux des humains; ils frayent,
malgré cette objection plus grave, qu'aucun arrêté préfectoral ne pro-
tège leur reproduction, par une prohibition momentanée de leur
pèche.
Un noyé se vend de façon courante vingt-cinq francs sur le marclié de
la plupart des départements: c'est là une source de revenus lionnrtes et
fructueux pour la sympathique population fluviale. 11 serait donc patrio-
tique d'encourager leur reproduction, d'autant que, faute de cette mesure,
la tentation est toujours grande, chez le citoyen riverain et pauvre, d'en
fabriquer d'artificiels, mais égaux devant la prime, au moyen du maquil-
lage par voie humide d'autres citoyens vivants.
Le noyé mâle, en la saison du frai, Jaquelle dure presque toute l'an-
née, se promène dans sa frayère, descendant, selon sa coutume, le cou-
rant, la tète penchée en avant, les reins élevés, les mains, les organes
du frai et les pieds ballant sur le lit du fleuve. Il reste volontiers des
heures à se balancer dans les herbes. Sa femelle descend pareillement
le courant, la tête et les jambes renversées en arrière, le ventre en
l'air.
C'est la vie.
Alfred Jarry
Le Colft:*e-fort. — On va tirer Tafl'aire Mumbert-Crawford en tous
sens. C'est une matière (jui prête. Pourtant, comme beaucoup d'autres
qui sont pour plaire à la foule, cette œuvre-ci, loin d'être inventée,
serait plutôt comme un plagiat, du moins une sorte d'amplification.
Tous les amateurs de belles histoires connaissent le conte d'où elle est
tirée : Andersen l'appelle les Habits neufs du Grand-Duc, Il s'agit d'un
prince qui n'est occupé que dosa toilette et auquel deux garçons de res-
source viennent olTrir de faire, non plus, comme tout le monde, des vête-
ments qui ne soient que magnifiques, mais encore d'une étofl'e merveil-
leuse dont la vertu est d'être invisible pour les imbéciles. Il nVst velours,
soies, fils d'or, matières précieuses, sommes, que les tailleurs n'obtien-
nent pendant les deux années — ce pouvait être dix-huit — que dure
leur travail. Le Grand-Duc. n'osant pas aller en juger le premier, fait
choix de l'homme de sa cour le plus réputé pour son esprit, de son vieux
premier ministre, lequeln'a garde de faire mentir sa réputation et s'écrie :
a L'admirable tissu ! » Personne n'hésite à suivre un tel exemple, même
le Grand-Duc qui consent à inaugurer les fameux habits un jour de fête
et, s'étant laissé vêtir, s'avance dignement sous un dais, ni le gentil-
GESTES i'i9
homme qui soulève la traîne avec efîort, ni toute la ville qui s'exclame
au passage de la procession, jusqu'à ce qu'un enfant pousse ce cri : « Il
est tout nu, le Grand-Duc ! » et que tout le monde répète le propos
ingénu.
M. Jules Iluret, devenu depuis hier un historien encore plus fameux
de notre époque, aura joué le rôle de l'enfant, rien ne distinguant en
leurs extrêmes Tingénuité de la clairvoyance. Qui sait ce qui fût advenu
s'il n'avait réussi à pénétrer, sans droit, parbleu! dans le sanctuaire où
les représentants de la loi, les magistrats, les docteurs, les serviteurs,
les notaires, assistance surexcitée, suivaient en tremblant le travail des
serruriers, et, attachés au colîre, fatigués, fiévreux, immanquablement
attendaient qu'en ruisselât, non pas seulement un trésor, mais en réalité
un miracle.
Le créateur de la légende pouvait faire durer encore le prodige,
Mme Humbert d*Aurignac ayant réellement créé puisqu'elle a, dépas-
sant Talchimie, fait quelque chose avec rien. On ne pouvait qu'y croire.
On pouvait en douter aussi, mais que peut le doute ?
Au vrai, il semble bien que ce soit la voix de M. Jules Huret qui
ait rompu le charme. Sans elle peut-être le bâtonnier Du Buiteût conti-
nué de croire, fut-ce encore quelques années, et le bâtonnier Pouillet,
savant jurisconsulte, expert en brevets d'invention et droits d'auteur,
eût attesté la présence réelle de ses clients Crawford. Mais qui peut
prévoir où nous allions, si une voix, le son de cette voix ! n'eût tiré
comme d'un rêve celte douzaine de témoins.
Leurs dos vénérables eussent pu continuer longtemps de cacher à la
foule, tenue comme il sied à distance, le fulgurant contenu du coffre.
Oh! mais prenez garde, nous voilà loin! que cette affaire ne soit
qu'une pauvre toute petite parodie d'une autre qui eut aussi ses témoins,
ses prodiges, ses docteurs de la loi, ses Judas et ses saint Thomas, ses
apôtres, ses pharisiens, ses propagateurs de la foi et ses détracteurs,
mais au lieu de durer dix-huit ans, la bagatelle! en aura duré plus de
dix-huit cents et qu'enfin le coffre-fort ne fasse que masquer, en le
modernisant, le tabernacle.
T. N.
LES THÉÂTRES
Vaudeville : Le Masque , de M. Henry Bataille ; Le Chat et
le Ghérnbln, adaptation de M. J. Beunac. — Renaissance : Les
Perruches, de M. Berteyle; Simone, de MM. Bénazht et Akout. —
Comédie Française : Petite Amie^ de M. Bhieux. — Théâtre Antoine:
Lendemain de Première, de M. Mayer; Tiers-État, de M. L.
Descaves; Boule de Suif, de M. 0. Mkténier.
Au théâtre du Vaudeville, nous avons vu représenter, avec un très
grand et mérité succès, la pièce, attendue avec impatience, de M. Henry
Bataille : le Masque.
M. Henry Bataille est un de ceux qui. parmi les auteurs nouveaux, don-
nèrent les plus belles espérances. Il est en train de les réaliser, et celles-là
l5o LA BEVUE BLANCHE
mêmes que les plas réfléchis purent concevoir dès ses débuts* En ce
drame attachant et simple, d'inspiration populaire, la Lépreuse^ en cette
autre passionnante et symbolique tragédie moderne, Ton sang, et dans
ce plus récent Enchantement, où se marque, plus apparent que réel,
un écart avec les précédentes, n'avez-vous point distingué, sous tant
d'emportement lyrique, de fiévreuse ardeur et de passion énervée, une
assez calme et lucide volonté de belle ordonnance, une connaissance de
plus en plus approfondie — et même un instinct — des exigences et des
ressources du métier, des qualités et des dons purement « théâtraux r> ;
n'avez-vous point aperçu ou deviné, derrière le masque éperdu du poète,
le visage assez malin de l'auteur dramatique?... Carie poète et l'auteur
dramatique s'en vont tous deux, de compagnie. Et vous ne voudriez pas
n'est-ce pas, que dans une œuvre dramatique ce fût le poète qui l'em-
portât, bien que, jadis, il en ait eu l'air, — mais seulement l'air...
Le poète, vous le trouverez tout entier dans le demi-jour tendre et
mélancolique, dans l'intimité doucement frissonnante et harmonieuse
de la Chambre blanche, tapi dans le silence familier des choses habi-
tuelles et amies, les yeux clos et le cœur bien battant, grisé de la
nostalgie des anciens émois et des souvenirs puérils, écoutant venir de
loin l'imperceptible écho de très vieux airs, respirant l'insaisissable
arôme de parfums évaporés. Vous le trouverez encore — et c'est un
grand charme, cette rencontre — çà et là, dans son théâtre ; vous lui
devez la joie de quelques phrases évocatrices, de quelques « couplets »
harmonieux; vous lui devez mieux encore, cette exacte et sensible
impression de l'atmosphère, répandue sur toute l'œuvre et qui constitue,
juxtaposé sur l'autre, comme un second décor; oui, c'est le poète qui,
très heureusement, dégagea ce qui traîne de poésie partout, parmi les
plus humbles vulgarités delà vie ordinaire, sur le « plateau » mal éclairé
de la scène, un jour de répétition, en la banalité d'un salon d'hôtel
cosmopolite, — partout.
C'est lui qui, en collaboration, avec un observateur minutieux, mali-
cieux, perspicace et infiniment spirituel, écrivit ce léger, ironique et
charmant premier acte du Masque^ qui nous montre, en un de ses aspects
les plus quotidiens, mais non pas sans choix et talent de synthèse, la
petite vie superficielle et laborieuse des coulissses. Il a plu infiniment,
ce premier acte, adroit et vif, plein de mouvement, d'une agréable ironie
et qui, sans recourir à la charge, accuse un relief plaisamment carica-
tural. Et quoi qu'on en ait dit, il était indispensable puisqu'il avait la
charge de situer définitivement les principaux personnages dans le
factice et conventionnel « pays du mensonge ». Le but n'est pas tout à
fait atteint ; et cela tient, je crois, à une légère erreur de l'auteur qui
établit involontairement une barrière et une trop nette dcmiarcation
entre ses principaux personnages, Demieule, Mme Demieule et It's
autres figurants do ce petit monde. Au reste, cela est de peu d'impor-
tance.
Nous voilà introduits dans un milieu « spécial » et, par conséquent,
prévenus qu'à une yériié générale et humaine de sentiments, de passions
LES THÉÂTRES ih
et d'actes, va se substituer une vérité exceptionnelle^ vérité pour le seul
milieu étudié. Tout à la fois, les personnages vivent et, entraînés par des
habitudes professionnelles , « jouent leur vie » , avec un mélange
complexe de sincérité et de facticité, dont le dosage peut variera l'infini.
Et d avance, tombent ainsi les diverses objections qu'on eût élé, au
cours des denx actes, tenté d'élever : si on prétendait lui reprocher le
manque de vraisemblance et mt^me de vérité profonde du moyen
employé par Geneviève Demieule pour rendre à son mari la séparation
plus légère et lui épargner le remords; la crédulité un peu excessive, à
ce moment, de Demieule ; et plus tard, au troisième acte, la scène d'effet
purement théiUral — et je ne veux point même cliercher à démêler ce
qu il y entre de symbolisme — où, dans la nuit, Demieule est pris pour
Félix Ronchon, d'autres adresses et, çà et là, des arrangements tant
soit peu conventionnels, Tantear serait bien à Taise pour répondre :
« J'ai voulu qu'il en soit ainsi. Tout ce qui vous parait conventionnel
est vrai, du point de vue auquel je me place^ et dans Tétude que j'ai
voulu faire d'êtres spéciaux, dérobés aux conditions de l'existence ordi-
naire et qui se passionnent, qui ccmçoivent et qui agissent en obéissant,
dans la conduite leur vie, aux lois du théâtre. »
Il semDle bien qu'il n'y ait rien à objecter. D'où vient cependant
qu'en notre for intérieur, nous ne nous sentions pas entièrement
satisfaits de cette réponse, et désarmés ?... Je crois que les intentions
de raute4ir certes, très nettement exprimées, ne marquent point en
nous d'une fa»;on assez profonde et qu'il nous est permis à différentes
reprises, en écoutant sa pièce, de les oublier, de nous imaginer que nous
avons devant nous des êtres ordinaires, obéissant à des lois ordinaires ;
alors ils nous choquent. L'ironie est parfois trop sous-entendue; elle ne
pouvait guère l'être moins. Il n'y a là ni de la faute de l'auteur, ni de
la nôtre. Si j'osais donc, c'est au sujet même que je m'en prendrais. Je
me demanderais pourquoi, alors que, dans la vie même, les occasions de
conflit sont si fréquentes, avoir créé celui-ci de toutes pièces ; pourquoi,
alors qu'abordent les mésententes, avoir organisé nn malentendu \
pourquoi, alors que les êtres ordinaires, je veux dire l'immense majorité
des êtres vivants, nous offrent tant de sujets de nous étonner, de nous
intéresser et de nous émouvoir, s'être attaché à l'étude d êtres d'excep-
tion, si curieux qu'ils puissent paraître. Mais je ne me dissimule pas, à
mesure que je les énumère, la vanité de ces réflexions qui ne sont pas
des critiques; c'est affaire de préférences toutes personnelles ; on n'a pas
à demander compte à un auteur du sujet qu'il traita, mais de la manière
dont il le traita.
Or, M. Bataille a traité le sien, excellemment. Le Masque est une
pièce ftïrt bien construite et conduite avec une grande adresse. Je ne
répéterai point que le premier acte est tout à fait heureux : parmi tant
d'allées et venues pilloresques, il nous fait parfaitement connaître, ainsi
que le doit un premier acte, sous leur aspect le plus superficiel, les
personnages qu'il nous présente ; et si, dans les scènes vraiment fort
pathétiques du second — et je mets tout à fait hors de pair celle de
i5a LA REVUE Bf.ANCriE
Demieule et de Ronchon, si nette, si prompte, avec des sous-entemlus
clairement exprimés — ^ ils n'expriment, parce que l'auteur le voulut
ainsi, qu'une humanité relative et composée, au moins dévoilent-ils tout
ce qu'ils comportent d'humanité. M. Bataille excelle à donner par mille
petits détails, choisis et insignifiants en apparence, de petits mots, de
petits faits, une grande impression de vérité extérieure et quotidienne.
Et si le dialogue n'est point toujours celui de la vie même, du moins
ne paraît-il jamais « trop écrit », même lorsqu'il est « bien écrit » ;
jamais Téloquence n'arrive à l'emphase ; le lyrisme ne manque point
d'exactitude. La maîtrise de l'auteur partout apparut surprenante. Et je
me réjouis de penser que les parties les moins goûtées de sa pièce ne
sont point celles où apparaît son vrai talent, mais celles où, par excès
d'intelligence et de critique personnelle, il le modifia dans le sens de
cette sorte d'habileté qui, chez tous les écrivains de valeur, est heureu-
sement toujours un peu maladroite. De sorte que les défauts qu'on
pourrait lui reprocher sont, pour ainsi dire, étrangers à sa nature et
« volontaires ». Il n'aura aucun mal à s'en débarrasser.
Une interprétation tout à fait remarquable contribua au succès de
l'œuvro ; les plus petits rôles furent confiés à de sûrs comédiens tels que
Lérand, Numa, l'irrésistible Fugère, qui dessina plaisamment certaine
silhouette de a matuvu »; avec son grand art habituel, Mme Réjane com-
posa son complexe et difficile personnage d'héroïne douloureuse et
distinguée; auprès d'elle, M. Tarride, simple, sobre, si naturel et si
adroit en même temps, fut parfait d^inconscience brutale et d'égoïsme
sans méchanceté; et il faut louer tout à fait la vive intelligence de
Mlle Lucy Gérard, la bonne grâce de M. Dubosc, l'excentricité pitto-
resque de Mlle Caron.
Un très important lever de rideau, puisqu'il ne comporte pas moins
de trois rapides tableaux, adaptation par M. Bernac d'une pièce chinoise :
le Chat et le Chérubin^ fut accueilli avec grande faveur. C'est à la fois
amusant et terrible. On dirait d'un conte d'Edgar Poe, merveilleuse-
ment mis en scène. MM. Lérand et Maury s'y distinguèrent.
Ni l'une ni l'autre des deux pièces, jouées à la Renaissance, ne sont
excellentes; ni l'une ni l'autre ne manquent cependant d'originalité, ni
de quelques qualités dramatiques. La première, les Perruches^ de
M. Berteyle, appartient à un genre assez mal défini qui oscille entre la
satire et le « vaudeville social « ; elle pose devant nous quelques types,
légèrement silhouettés, d'imbéciles, dont l'un, joué par M. Frédal,
permit d'applaudir ce plaisant acteur, aux cocasses ahurissements; et il
y a une idée dramatique, mais assez mal développée et peut-être point
tout à fait neuve, dans Simone^ pièce en deux actes de MM. Bénazet et
Philippe About.
L'excellent Monsieur Brieux vient de faire représentera la Comédie-
Française, une nouvelle pièce, Petite Amie, qui témoigne une fois de
LES THEATRES i53
plus — et cela ne surprit personne — de la bonté de ses senliments, de
la conscience de remplir cette mission de réformateur, de vulgarisateur
et de moraliste qu'il s'est, une fois pour toutes, attribuée, de ses convic-
tions qui sont sincères, de ses intentions qui sont .honnêtes, et de son
intelligence qui est courageuse et moyenne. Un peu moins que d'autres,
précédentes, elle témoigne de son adresse d'auteur dramatique : car
elle parut, ^à et là, un peu lente, monotone, et fournit, au public moyen,
' moins d'occasions de se passionner pour ou contre une thèse déjà
débattue? et rrbattue .
On ciierche la thèse. Où est la thèse — car il y a toujours une thèse
dans les pièces de M. Brieux — de Petite Amie f Et je vois bien que
M. Brieux résolut, cette fois, de nous intéresser .au sort de deux petits
jeunes gens qui s'aimèrent pour eux-mêmes, de nous indigner contre un
père barbare qui s'oppose à leur « établissement », et de nous initier,
par surcroît et en passant, fiux mille petits détails pittoresques du
commerce des modes. Durant trois actes, elle nous passionna — plus
ou moins, selon nos tempéraments — . l'aventure du fils f.ogerais et de
l'ouvrière Marguerite. Kt voici un questionnaire, analogue à celui que
propose à la perspicacité de ses lecteurs tel intéressant journal du
matin : Le fils Logerais éj)0usera-t-il Marguerite? L'abandonn<'ra-t-iiy
Auront-ils des enfants? Combien? M. Logerais donnera-t-il son consen-
tement? etc., etc.
Le rideau se lève sur un (juatrième acte qui nous apporte les répcmses.
Et tout d'abord il convient de féliciter le décorateur qui comprit si bien
le tempérament et le talent de M. Brieux. Voici bien le chalet, triste et
pauvrement élégant où se doivent aimer, parmi tant de soucis, les dt'ux
hén»s de la banale et médiocre idylle, le fils du modiste et l'ouvrière
qui a « fauté » ; voici surtout le paysage* que doit aimer M. Brieux, un
morne, un terne, un utilitaire paysage de banlieue, sans arbres, avec
des coteaux nus et, dans le lointain, des cheminées d'usine qui se; profi-
lent; il n'y a pas d'espace, pas d'air; c'est médiocre et désolé. Kt là,
dans ce décor, éclate la thèse; elle est non pas suggérée, mais proclamée
av(»c une séduisante naïveté, en une lettre-programme, qu'il fallut d'ail-
leurs couper dès la première; elle est triple : contre la Société, d'abord
et toujours, contre l'autorité des parents, et enfin contre l'enseignement
secondaire. Cependant la lettre lue, les deux jeunes gens vont « se périr ».
Et voici (juatre» actes pour développer un fait divers suggestif de
vérités, incontestables certes, mais élémentaires. Débarrassons ranecdolc
de toute sa soi-disant portée sociale : nous retrouvons la banale et sotte
historiette sentimentale que nous contèrent, avee* les ressources diverses
de leur manière et do leur sensibilité particulières, maints écrivains de
feuilletons populaires.
Des acteurs, venus, les uns du théAtre Antoine, les autres de l'CEuvre,
ont parfaitement joué cette pièce et avec un ensemble rare à la Comédie.
La débutante, Mlle Suzanne Desprès, a montré sur cette scène comme
sur tant d'autres, ses qualités de rare et grande comédienne, et cette
puissance d'émouvoir aux larmes, par la justesse de l'accent, la sobre
i54 LA REVUE BLANCHE
simplicité du geste pathétique, qui est incomparable. Mme Kolb montre
d'excellentes qualités de naturel. M. Dessonnes, voué aux rôles des fils
révoltés, est sincère et chaleureux. Le succès fut très grand pour M. de
Féraudy, tour à tour plaisant et dramatique, et qui, pour toute une
soirée, évoqua à s'y méprendre — mimique, intonations, attitudes —
la personne d'Antoine, presque seul de son théâtre à n être point là.
Au théâtre Antoine, spectacle coupé, d'heureux effet.
Un petit acte de M. Adolphe Mayer, Lendr.main de preinih^e^ d'une
observation ironique et pittoresque, nous montre un ménage de comé-
diens, tour à tour désuni par Tinsuccès et rapproché par le souci de la
réussite commune. C'est rapide et adroit.
Vous savez quelles préoccupations possèdent Tardent auteur de la
Cage et de la Clairière^ de répandre par la voie du théâtre ses idées
généreuses de critique sociale, et quel adversaire déterminé trouvent en
lui les inconséquences de la loi et des préjugés. Il est adroit à les faire
valoir, clairement et de façon dramatique. Son observation est lucide et
bien plus judicieuse encore que passionnée. Et, las de nous montrer ceux
qu'on écrase et qui subissent, M. Descaves a voulu, cette fois, nous
montrer ceux qui, courageusement, se révoltent, triomphent, et comment
il? triomphent. L'enseignement a son prix aussi : il n'y a point que des
lois et des préjugés oppresseurs; un peu d'énergique initiative et de
clairvoyance aide à nous libérer. Et l'idée est heureuse de ne point nous
avoir menés aujourd'hui, en revendicateurs, vers le grabat et le taudis,
mais dans le salon bourgeois où pèse tout autant, encore que de consé-
quences moins immédiatement frappantes, le poids do multiples iniquités.
Elle panit tout à fiiit sympathique, la courageuse et raisonnable héroïne
de Tiers-Etat, en sa volonté de n'être point victime. Et son exemple
est sain.
M. Mélénier s'est livré à un patient et industrieux découpage de
l'admirable nouvelle de Maupassant : Boule-de-Suif. La pièce est mise
en scène avec l'art extrême que vous prévoyez, jouée dans la perfection
et avec la variété nécessaire par MM. Dumény, Numès, Matrat, Kemm,
Degeorge, Paul Edmond, Mmes EUen Andrée, Mieris, Barsange, etc.
On y retrouve, entière, la narquoise et féroce ol)servati(m qui rendait la
nouvelle si terriblement amusante. Mais ce n'est plus un chef-d'œuvre;
à la scène, la pièce perd du naturel ; la rapidité forcée des changements
de sentiments et des contrastes paraît un peu voulue et conventionnelle,
selon la convention de l'ancien Théâtre-Libre. On n'est point convaincu,
on se défie. La nouvelle était d'une amère gaîté : la pièce dégage beau-
coup d'amerlùme et moins de gaîté. 11 ne faut point incriminer l'adroit
adaptateur. La pièce subit le sort de presque toutes celles qui furent
tirées du roman : bien qu'accueillie avec faveur, elle fait regretter le
roman.
André Picard
i55
CHRONIQUE DE LA LITTÉRATURE (i)
Alfred Jarry : Le Surm&le, roman moderne (Editions de La revue
blanche, in-i8 de 25o pages, 3 fr. So). — II serait surprenant que, jusqu'à
ce jour, le sujet du Surmâle fut resté tout à fait vierge ; mais du moins
était-il à peine défloré. J'ai feuilleté jadis, en un bureau de sergent-
major, un roman de ce pauvre Dubut de Laforest : On y voyait un
Levantin olivâtre développer la vigueur de ses reins en ramassant
à quatre pattes, sous les meubles , une centaine de pièces de
deux sous... — mais je n'ai jamais su la suite; et c'était si peu
littéraire ! Trop littéraire, par contre, et trop encombré de charabia
magique, le roman où Jean Richepin mit en scène un Don Juan jamais
épuisé, fils d*une courtisane un peu sorcière, et dressé par un prêtre
luciférien. Le héros de M. Jarry ne prend pas de ces airs démoniaques,
et, s'il arrivait d'Orient, craindrait de le faire remarquer. Il se rend
d'abord banal à souhait, et par là même apparaîtra plus monstrueux.
11 est naturel, à la façon des grandes forces, des réservoirs intarissables
d'énergie; mais trop viril, évidemment, pour être humain. Il ne doit
exciter ni la jalousie masculine, ni le désir féminin, ni l'imagination
adolescente, ni l'indignation des moralistes : tant l'excès même de sa
puissance le situe nettement hors de notre espèce, de netre règne, de
notre terre. S'il vit, c'est dans ce monde cher à l'auteur, où l'alcool
pur fait office d'eau claire. — Ou plutôt, je le vois ainsi ; et le livre à
mon gré vaut surtout par ce ton de mystification abstraite et d'humour
américain. Les passages d'émotion ou de sensualité détonent ou sont,
à tout le moins superflus; aucun, certes, n'égale en vigueur ce récit
fantastique du record Paris-Irkoutsk, qui restera parmi les meilleures
pages de la littérature sportive. Si l'Eve Future est une machine, logi-
quement le Surmâle en doit être une aussi. On ne le conçoit guère
tenant entre ses bras qu'une femme, comme lui, mécanique et factice ;
et quand enfin ses compagnons lui versent un courant de onze mille
volts en guise de philtre amoureux, on s'attend à le voir disparaître,
non dans un spasme de douleur animale, mais dans une énorme explo-
sion chimique, par où retourneraient aux éléments les molécules de ses
rouages et de ses ressorts surtendus...
Docteur Veressaiev: Mémoires d'un Médecin, traduits par S. -M.
Persky, et précédés d'une introduction par Teodor de Wyzewa (Perrin,
in-i6 de xxiv-H5i pages, 3 fr. So). — Un très bon et beau livre, ot
digne de prendre place à côté du livre de Melchine : Dans le Monde
des Réprouvés, Nos critiques « bien français » ont beau se dire las des
écrivains russes ; la Russie seule nous a donné de ces grands livres sin-
cères. Une charge satirique comme les Morticoles pâlit auprès de ces
constatations irréfutables. Quand même nos médecins, après ceux de
(1) Le service de librairie de La revue blanche se charge de faire parvenir franco aux
lecteurs qui lai en feront la demande les livres de toutes librairies et de les abonner à tous
périodiques.
i56
LA REVUE BLANCHE
Pétorsbourg, blâmeraient le docteur Veressaiev d'avoir déchiré les
voiles qui cachaient au vulgaire profane le Secret de la Médecine, il
faut proclanrier que ses révélations sont salutaires, qu'elles devaient
venir tôt ou tard, et que la société moderne en doit faire son profit.
Chacun de nous, pour son propre compte, les oubliera facilement et vile
quand il faudra — c'est-à-dire à chaque fois qu'il sera malade.
L'œuvre est assez mal composée, puisqu'aux souvenirs personnels
se mêlent peu à peu des documents empruntés, et des considérations
générales; mais la transition passe inaperçue, tant est puissante l'unité
d'intérêt. L'auteur commence par décrire les étapes que franchit néces-
sairement tout bon étudiant en médecine et tout praticien consciencieux :
D'abord, c'est Tenivrement de la certitude théorique; plus tard, lalTole-
ment de l'impuissance pratique ; — puis, une alternative, ou plutôt un
troublant mélange d'ignorance et de lucidité, de confiance et de découra-
gement. Des exemples précis montrent les cas de conscience inévitables,
et peut être insolubles, qui sïmposent à tout médecin. D'autres exem-
ples rappellent quel prix coûtent les moindres progrès de la thérapeu-
tique et de la chirurgie : C'est la clinique, où le malade pauvre tient
rôle d'esclave et de patient, c'est Taulopsie, vol et viol des cadavres,
réservée aux seuls indigents; c'est l'usage hasardeux des nouveaux
remèdes encore mal éprouvés; c'est enfin (comme dans la Nouvelle
Idole^ de Curel), c'est Texpérimentation hypocritement ou cyniquement
pratiquée sur des êtres vivants, et parfois sur desètres sains. Tout cela,
pour n'aboutir qu'à des résultats mal sûrs. Aux pouvoirs si limités de
la médecine, le D"" Veressaiev oppose l'attente démesurée des malades
et des parents, leur foi naïve et presque religieuse, leur culte fidèle à.
qui réussit, leur rancune amère à quiconque échoue. Pour nous dé
couvrir enfin le dernier fond de sa tristesse, il insiste sur l'ironie de
prescriptions excellentes en soi, qui, dans notre état social, doivent
rester lettre morte. Voici donc ses conclusions ; Malgré le progrès des
sciences biologiques, la médecine est encore un art, — un art douteux,
empirique, intuitif, et condamné à demeurer tel, s'il doit toujours y
avoir « autant de maladies que de malades w. Pour soulager les maux
du corps, le savant peut beaucoup plus que l'ignorant, mais beaucoup
moins que ne le croit et que ne l'exige la foule. S'il y a des moyens
sûrs de prévention et de guérison, ils sont à peu près réservés aux
riches, tandis que la misère infatigable multiplie les chances de désordre
et de débilité. Les malades souffrent; les médecins souffrent. Pour les
uns comme pour les autres, pas de salut individuel. C'est à l'améliora-
tion du tout qu'il faut songer et travailler.
Le ton de la préface est très différent. Je n'ai pas à mettre en doute
la bonne foi deM.deWyzewa; mais il importe de signaler que ce criti-
que si bien informé, d'esprit si délicat, devient chaque jour moins
capable de lire une œuvre sans en déformer aussitôt les idées selon ses
partis-pris habituels : « Ce beau livre nous apprend, dit-il, qu'en méde-
cine, comme en toutes choses, l'intelligence reste impuissante et vaine,
quand elle ne s'accompagne pas d'amour et de bonté. » A merveille ;
CHRONIQUE DE LA. LITTÉRATURE iSj
mais il continue : « Le meilleur médecin n*est pas celui qui sait le plus;
car, quelque savant qu'il soit, ce qu'il sait nest rien,., » Or, l'auteur ne
dit point cela, dit même à peu près le contraire. Et la méprise n'appa-
raît plus involontaire ou gratuite, quand, en la rapprochant de dix ou
vingt autres, on discerne vers quel but elle tend, et quelles croyances
il s'agit de sauver. Mais rien ne marque, chez M. Veressaiev, une telle
arrière-pensée pieuse. Bien qu'admirateur de Tolstoy, il n'immole point
la science à l'amour. Il complète la science par l'amour, et l'amour
même, par le souci de la justice. Tout vrai savant peut donc le suivre
sans pour cela... se convertir.
Bibliothèque Socialiste (Société Nouvelle de Librairie et d'Édi-
tion). — H faut signaler cette collection de propagande. Elle contient
déjà toute une série de petits volumes substantiels et solides, où les
mieux informés trouvent à s'instruire, et dont la forme n'est point faite,
pour rebuter les ignorants. Le prix en est modique et l'impression
soignée.
Le Manuel du Coopêrateur socialiste, par Maurice Lauzel, fait la
théorie de la coopération en général, de la coopération socialiste en
particulier, et conclut par des conseils pratiques qu'accompagnent des
modèles de statuts et de pièces.
Le Collectivisme et VEvolution industrielle, par Emile Vandervelde,
est un résumé de la doctrine socialiste, fait dans un esprit scientifique
et d'un point de vue très personnel. La première partie montre à
l'œuvre la Concentration capitaliste, la deuxième précise la Socialisa-
tion des moyens de production et d'échange. La doctrine est marxiste,
mais redresse ou met au courant quelques thèses du Capital.
Proudhon, par Henri Bourgin, est le seul ouvrage d'ensemble qui
existe en France sur notre plus grand dialecticien socialiste. La cri-
tique qu'en a faite M. G. Sorel dans les Cahiers de la Quinzaine e%i
utile à consulter; mais ne touche pas, ce me semble, les points les plus
importants.
Dans Les Congrès ouvriers et socialistes français (1876-1900), par
Léon Blum, on retrouve tout l'essentiel d'un développement de vingt-
cinq années; le récit rectifie quelques erreurs graves de M. Léon de
Seilhac, et découvre, dans les discussions du passé, le germe des conflits
actuels.
La traduction du Manifeste communiste, par Charles Andler, est
suivie d'une introduction historique et d'un commentaire, qui abou-
tissent à des conclusions neuves. M. Andler a cherché avec raison l'ori-
gine de maintes thèses marxistes dans les écrits des économistes et
utopistes français que Marx et Engels ont le mieux connus : Sismondi,
Vidal, Pecqueur, etc. Sans doute, toutes les citations ne sont pas éga-
lement probantes; et d'ailleurs, de toute façon, le Manifeste se distingue
par l'unité et la rigueur d'une pensée originale. Ce dernier point était
hors du débat. Franz Mehring a eu tort de s'y tenir, dans ses critiques
publiées par le Mouvement socialiste — et plus grand tort d'envenimer
Une controverse d'histoire par des injures de pédant.
iS8 LA ABVUIS BLANGHB
Enfin les Nouçel/es de Nulle Part^ par William Morris, sont une
Utopie, — le titre le dit, — ua tableau de la société future, qui diffère
heureusement de ceux d'Edward Bellamy par un charme, uœ légèreté,
une fraîcheur toute poétique. Avec cela, ce moude irréel garde quelque
profondeur, parce que toute douleur n'en est point bannie : « Nous ne
nous abusons pas, dit le Vieillard, et nous ne croyons pas pouvoir nous
débarrasser de tous les soucis qui sont inhérents aux relations entre
les sexes. Mais nous ne sommes pas assez fous pour ajouter Tavilisse-
ment à ces malheurs... Oui, oui, il y a peu de chances évidemment
pour que Ton manque de tout poème et que toute tristesse soit guérie. »
Michel Ajivadld
Notes biographiques sur Maxime Qorky. — La première
œuvre dramatique de Gorky Les Petits Bourgeois vient d^étre jouée
avec très grand succès à Pétersbourg. Le héros, Nil, est un mécanicien
du chemin de fer. C'est le type de la nouvelle génération des « hommes
de Tavenir » qui « savent ce qu'ils veulent » et « où ils vont » et qui
proclament qu'il faut « prendre et non demander ». On a déjà dit que
Gorky met dans les caractères et dans la vie de ses personnages force
traits autobiographiques. Nil, employé au chemin de fer, parle, comme
jadis parlait Gorky: « J'en ai assez de conduire la nuit les trains de mar-
chandises. Encore si c'étaient des trains de voyageurs : avec le rapide,
par exemple, on coupe 1 air, on court à toute vapeur ! Tandis que, là,
tu te traînes. j>. Je dis que Gorky parlait ainsi jadis, parce que j'ai sous
les yeux une page de renseignements inédits sur sa vie, que publie VI/iS"
traction dans son dernier numéro /190a, III). On y voit Gorky employé
à une station, près de Zarizyne.
n f ûttit «on MTTioe — <^eBt nu de nés lutcieuB chefs qai parle — d'une manivre très
caoKte. Ayant reconnu qu'il arait une oofide instroetion, an bout de deux moifi noot le
préposâmes aux balances, amx appointements mensuels de yingt-cinq roubles.
Mais il dépensait son argent étrangement ou, comme nous disions, sottement, le distri^
buant aux employés chargés de famille, aux pauvres, donnant à celui-là un rouble, à un
antre cinquante kopecks. H dépensait beaucoup anspf en timbrer-poste, car il entrete-
nait une vaate coraespoodance ; il recevait presque tons les jours des lettres, <m ne savait
d'où on de qui, et cela nous intriguait iort.
Aux heures de loisir on pouvait le Toir entouré d'une foule d'ouvriers et discourant sur
quelque sujet instructif ou lisant à voix haute une brochure quelconque, — morale, géo-
graphie, histoire, astronomie, etc., — initiant ses auditeurs à la réalité du monde qui noan
eatoore et à sifiB phénomènes. U leur plaisait appanemment beaucoup, car Us le reoher-
chAienjt fort, et, en lait, w parole était alerte et imagée. Entre temps il nous arriva
à nous, ses chefs, de JEaire oonnaissance de plus près avec Pechkov {Gorky]. làsant un
roman ou quelque autre livre — je ne me rappelle plus — j'étais tombé sur un
passage où il était question des francs-tnaçons ; ignorant de leur doetiine, je m'adres-
sai pour des expiicatioxM an chef de gare, comme k l^omme le plus instruit de
la bourgade. Il ne pat me jutisfaire : il avait lu jadis des choses sur les maçons, mais
sans bien comprendre Jeur doctrine. Justement À cette conversation assistait par hasard
Pechkov, le préposé aux balances, lequel, s^adressant au chef de gare :
— Permcttc2-moî, Ivan Ivanovitch, d'expliquer la chose.
— Mais est-oe qne ta ssée quelque chose box tes maçons ?
— JTai 1« qœlqiie chose mut eux et ce que j'ai retenu, je vais vous le dire.
E) il nous fit une véritable conférence sur les maçons^ avec des détails tellement circons-
CHRONIQUE DE LA LITTÉRATURE iSg
tanciés que je me demande encore où il avait pu les puiser. Comme je l'ai dit, il avait la
parole entrahiante et il nous intéressa tellement que nous aurions riflqué d'oublier, le chef
de gare et moi, le passage des trains s'il avait dû y en avoir, mais heureusement il n'j
en avait pas. Deux heures se passèrent ainsi. Lorsque Pechkov nous quitta, le chef de gare
me dit :
— Sais- tu, Slépan Stépanovitch ? je pense que ce Pechkov est un étndimnt ezdu on
quelque chose clans ce genre, car il est trop intelligent pour un boulanger ou pour un mar-
miton et il a beaucoup lu 1 Pourvu que nous n'ayona pas de malheur de aon fait ! An
reste, grand bien lui fasse !
Maintenant le chef de gare l'invitait chez lui comme un bon ami, et Pechkov, sans la
moindre gêne, passait le temps avec nous, fumant sa cigarette et nous frappant de plus en
pltM de ses conn^ssancee et de ses lectures, de sorte que nous considérions comme certain
que Pechkov était un étudiant congédié.
Son serviœ à notre gare ne duca que quelques mois : un beau jour, Pedikov se présenta
à mon bureau et demanda son compte, m'annonçant qu'il ne voulait pas continuer.
Je lui pa3rai ce qui lui était dû et lui offris un billet de troisième juflqn'à telle statioa
de notre ligne qu'il voudrait ; mais il refusa le billet, disant qu'il ferait route à pied.
Enfonçant son chapeau sur sa tête et jetant sur son dos son bagage, il partit (en bottes de
feutre, ou même en chaussures de tille) le long de la ligne, après avoir fait amicalement
ses adieux aux employés et onvrîera, aoooums pour prendre ooogé de l'homme qui les avait
délectés et instruits pendant des mois.
Il y a qoelqne temps, les livres de Maxime Gorky me tombèrent entre les mains et il
s'en dégagea, à 1» lecture, un souffle de qoelqne chose de connu, mais depuis longtemps
oublié ; ensuite je vis k portrait de l'auteur, dans lequel je rooonnus l'ancien camarade de
service
Celle page curieuse ajoute encore un trail à la physionomie sympa-
thique et réelle du chantre des vagabonds. Elle appuie en même temps
ce que nous avons dit [i) pour expliquer la popularité extraordinaire de
Gorky.
Cette popularité est si grande qu'elle commence à s'orner de
légendes donl les moindres le présentent comme enfermé dans une
simple prison, retranché du monde des vivants.
D'autre part, les journaux racontent de plus en plus fréquemment des
anecdotes et des histoires curieuses où Gorky joue le premier rôle
A Pétersbourg, des mendiants abordent ainsi les « messieurs bien
mis » : « Donnez-moi, mon bon monsieur, quelque chose, au nom de
Maxime Gorky, le grand écrivain, ci-devant gueux comme moi... »
Au lycée d'Oufa (près de l'Oural), raconte le Journal dt Samara^ un professeur de troi-
sième (sixième russe), faisant traduire à ses élèves les « Memorabilia « de Xénophou, y
trouve une phrase sur l'ivrognerie. Le professeur se souvient alors de la circulaire enjoi-
gnant de commenter aux élèves les auteurs qu'ils traduisent et adresse aux élèves le dis-
cours suivant : « Messieurs, l'ivrognerie est nuisible : il ne faut pas boire. Ah ! de notre
temps, on était beaucoup plus sévère, nous ne connaissions point l'alcool. Tandis que vous,
messieurs, vous buvez fréquemment, surtout à l'époque des examens. Ce n'est pas bien !. . .
Aujourd'hui, la littérature chante des hymnes en l'honneur de l'ivrognerie. . .J 'ai entendu
dire qu'un nouvel écrivain, un certain Maxime Gorky, est apparu, qui, sans scrupule
aucun, idéalise les ivrognes. Je ne vous conseille pas de lire ses œuvres nocives. . . »»
Dans les bourgades, les histoires gorkyennes sont plus drôles. Le
(1) Voir La rwue Uamcke du 15 avril. GoRKT, agitateur
l6o LA REVUE BLANCHE
Smolensky Vestnik publie cette information de son correspondant de
Mohilev :
L'automne dernier apparut à Klimovitchi un nouveau personnage, ce qui, dans une petite
TÎlle corame Klimovitchi, ne put passer inaperçu.
Le nouveau i^ersonnage portait une vieille casquette militaire, une jaquette usée,
roussie, un pantalon et des cliaussons troués, et, sur son dos, un sac en toile assez peu
garni. Le nouveau personnage, roux, la figure boursouflée, et usée comme le vêtement,
sans expression aucune, pouvait avoir de trente à trente et un ans. Il se rendit tout d'abord
k la maison de thé populaire, où ce jour- là était ouverte aussi la salle de lecture. Ayant
commandé une portion de thé, il passa & la bibliothèque, demanda des journaux fraîche-
ment arrivés, puis, voyant qu'on le regardait avec suspicion, bien qu'avec intérêt (à Kli-
movitchi on regarde ainsi tous les nouveaux personnages, il sortit, non sans certaines
précautions, de la poche intérieure de sa Jaquette un petit cahier composé de trois ou quatre
sales feuilles de papier à lettre cousues ensemble et sur la première desquelles il était
écrit : « Correspondance adressée à un journal de province », avec, au bas de la feuille, en
grosses lettres : M. Gorky.
— Voas avez entendu parler de Maxime Gorky — un gueux écrivain... lisez, — dit d'un
ton protecteur et énigmatique le pseudo Gorky, tendant le cahier À la bibliothéciiire, et il
passa dans la chambre à thé pour « transpirer» (1).
Dan» sa correspondance, pleine de fautes, le faux Gorky notifiait que, traversant le gou
vernement de Mohilev, il avait constaté que la police écorchc les vivants et les morts
que les juifs ont envahi le gouvernement et qu'il fallait les serrer de près
Pendant quatre jours « M. Gorky » se promena ainsi, à Klimovitchi, dépensant large-
ment dans les cabarets les offrandes qu'il recueillait et qne souvent même des « person-
Bonnages en vue » lui donnaient, car il leur faisait comprendre qu'il « rassemblait des docu-
ments », observait les mœurs et les us et coutumes et qu'il pouvait à l'occasion éreinter les
gens dans le Sicet ou dans la Niva.
Pendant que ce jeu d'ombre et de lumière se fait autour de son nom
Gorky, en Crimée où le tient sa maladie, travaille sans discontinuer à
de nouvelles œuvres. Sa pièce, les Petits Bourgeois^ à peine terminée,
ses éditeurs en font déjà annoncer plusieurs autres dont, en première
ligne une sur la vie des journalistes, une seconde pièce, intitulée le
Juif y etc.
Les journaux annoncent, en outre, qu'attiré vers tous les persécutés,
Gorky a commencé à s'intéresseraux juifs russes. Frappé de la richesse
de la littérature juive, il aurait conçu l'idée d'en traduire les meilleures
œuvres populaires. Déjà il se serait attelé à cette besogne, aidé par
plusieurs écrivains experts aux deux langues.
E. Séménoff
(1) Boire du thé.
Le Gérant: P. Deschamps.
Paris. — Imprimerie 0. LAMY, 121, bd de La Chapelle. H 994
Enquête sur l'Éducation
Sur celte question de l'éducation qui semble devoir motiver bientôt un
grand débat politique, nous avons adressé à quelques personnes le ques-
tionnaire suivant :
P Dans quelle sorte d'êlahlissenienl [laïque ou religieux) avez-
vous èlè élevé?
2" Quelle injluenee atlribuez-vous à l éducation reçue, dans le
développement de votre personne intellectuelle et morale?
»?" Que pensez-vous de la liberté de l'enseignement? Faut-il,
selon vous, la restreindre, voire la supprimer, ou. au contraire,
lui donner plus d'extension?
4" Que pensez-vous de r usage qui est fait du mot « liberté »,
dans cette question de V enseignement?
Voici les réponses qui nous ont été faites :
De M. Paul Adam :
lo J'ai été au lycéa Henri IV, à Paris, et terminé mon éducation au
lycée de St-Quenlin, tous deux laïques;
a** Je n'ai subi que très peu d'influence de l'éducation au lycée, je ne
me suis développé qu'en dehors et surtout plus tard. J'ai conservé de
mes années xl'internat un très mauvais souvenir, car la règle de ces
établissements troubla toujours imm caractère.
Quant à la réponse à votre troisième question, je vous dirai que
je suis très respectueux de toutes les libertés ; aussi, aimerais-je voir
donner à certains enfants une éducation très catholique aussi bien qu'à
d'autres une éducation absolument révolutionnaire, suivant les convic-
tions de chacun.
De M. Henry Bérenfger :
1** J'ai été élevé dans des collèges et des lycées de TÙniversité laïque
(collège de Dinan, lycée de Coutances, lycée Henri IV à Paris).
'20 L éducation de la famille a été pour moi h? principal agent du
développement intellectuel et moral. C'est vous dire (jue je suis un
partisan convaincu et radical de rextcrnat. Les quelques mois que je
fus obligé de passer comme interne dans un grand lycée, vers la dix-
septième année, n'ont laissé à mes parents et à moi-môme qu'un
pénible souvenir. Je dois ajouter qu'au lycée comme dans la famille, je
n'ai dû mon éducation et mon instruction qu'aux principes de la raison
purement laïque.
'i« Je crois que bi liberté d'enseignement est et restera un sophisme,
tant qu'il existera des Congrégations religieuses et une Kglise Romaine.
n
ï62 LA REVUE BLANCHE
Il ne peut y avoir de liberté en face du cléricalisme : il réclame tout ou
rien. Je me prononce énergiquement pour qu'on ne lui laisse rien.
4° Le mot liberté n'est qu'un mot relatif. 11 n'y a pas liberté de refuser
l'impôt, de se soustraire au service militaire, de faire des faux en
écriture publique, etc. Pourquoi y aurait-il liberté de fausser l'âme
de l'enfant, de la soustraire à la science et à la beauté moderne, de
refuser l'éducation égale pour tous? L'enseignement national de la
jeunesse doit être obligataire, gratuit et laïque. On ne trouvera rien de
plus juste ni de plus fécond que cette formule de la vraie liberté.
De M. Jacques-Emile Blanche :
J'ai été élevé au lycée Condorcet, entre la guerre et 1880. Je ne crois
pas y avoir subi la moindre influence. Dans ce temps-là les professeurs,
pour la plupart assez indiiîérents, peu occupés de questions morales ou
politiques, ne faisaient même pas d'allusions à la Revanche — qui était
ridée fixe des Franc^ais. Ils ne cherchaient pas à nous diriger vers un
autre but que le concours général ou le baccalauréat. J'en ai eu d'excel-
lents et de mauvais. Certain professeur d'histoire, depuis député, tenta
de nous enflammer pour les immortels principes de la Révolution : la
classe se divisa, il y eut des bagarres dans la rue du Havre. — M. Victor
Brochard, en philosophie, nous traita comme des hommes et fit beau-
coup pour notre culture, en laissant à chacun de nous une entière
indépendance.
Mais, en somme, pour les externes du moins, la direction intellec-
tuelle était à peu près nulle.
Il paraît qu'aujourd'hui, c'est tout différent. Des cours tendancieux
faits dans cet esprit sectaire et étroit de la jeune Université voudraient
influencer les collégiens, avec autant de passion que les prêtres en ont
montrée dans un sens opposé. Or. je connais telles familles catholiques,
dont les fils vont tout de même au lycée, et des enfants, aussi, que
leurs parents anticléricaux, confient aux religieux — à des jésuites
même. D'ailleurs, il est rare que ces derniers n'abandonnent vite les
idées de leurs maîtres, pendant que beaucoup d'élèves de l'Université
sont exaspérés par le vague humanitarisme et le socialisme pédent des
nouveaux normaliens. Il semble, en somme, que toute pression révolte
les jeunes gens et que le meilleur serait de les instruire sans parti-pris.
L'éducation, en dehors de la famille, n'a pas l'importance qu'on lui
attribue. L'esprit se forme longtemps après l'école. On ne tarde pas,
quand on l'a quittée, à prendre le contrepied de tout ce qu'on y a
appris.
Les parents doivent être les seuls juges du mode d'enseignement qui
convient à leurs enfants et il serait intolérable qu'on ne leur permît pas
de les faire élever comme bon leur semble, par des prêtres ou des laï-
ques, dans des institutions privées ou au lycée. — On ne conçoit pas
bien comment des hommes qui ne parlent (jue de liberté et de justice,
peuvent songer à restreindre la liberté de l'Enseignement.
ENQUÊTE SUR L'ÉDUCATION i63
De M. Saint-Georges de Bouhélier :
10 J'ai fait presque toutes mes éludes dans un lycée. Mais j'ajouterai
immédiatement que Téducation que j'y ai reçue ne m'a pas laissé de
marque.
D'abord je n'ai jamais été qu'un élève assez médiocre; j'étais de ceux
dont on dit : « qu'ils ne veulent rien faire. » Ensuite j'avais l'air indis-
ciplinable.
Ce que nous enseignaient nos professeurs, c'étaient des rudiments de
grec, de mathématique, de latin, etc. Pour me distraire pendant les
classes, je cachaiis sous mes livres scolaires des petits tomes à cinq sous
que j'avais achetés les jours de sortie, et que je parcourais avec avidité.
Mes professeurs, qui certainement étaient des hommes de mérite, ne
se doutaient pas de l'ardeur avec laquelle, au lieu d'écouter leurs leçons,
je m'instruisais dans La Bruyère, Lesage et Jean-Jacques Rousseau.
Pendant les cinq ou six années que je suis resté au lycée de Vire, je
n'en ai rencontré qu'un seul qui se soit peut-être rendu compte que
l'élève hostile que je semblais être n'était tout de même pas un niais
absolu. C'était un professeur d'histoire dont j'ai gardé le souvenir,
comme d'un homme excellent et clairvoyant. Les autres ne se sou-
ciaient nullement de rechercher les aptitudes qui pouvaient se mani-
fester chez leurs élèves. Certes, ce serait un tort de le leur reprocher,
car, au milieu des trente élèves dont se composait leur classe, comment
eussent-ils pu établir des distinctions?... Quoi qu'il en soit, cette igno-
rance est peut-être la cause du manque d'influence qui caractérise d'ha-
bitude tant d'enseignements.
a® Pour ma part, je déclarerai donc que je suis sorti des mains de
mes maîtres absolument neuf et libre. Je ne crois pas leur devoir seule-
ment une pensée. Mon éducation véritable, je suis certain qu'elle a eu
lieu en dehors d'eux, je pourrais même dire contre eux. Car mes goûts
ils les contrariaient de toute leur force, et c'est en dépit de leurs senti-
ments que j'ai persisté à me développer dans un sens qu'ils réprouvaient.
Ainsi je ne leur attribue qu'une influence, que l'on pourrait appeler,
par réaction,
3° Il ne me semble pas que l'éducation telle qu'on la pratique aujour-
d'hui puisse produire des effets sérieux sur quelqu'un dont toutes les
tendances sont un peu nettement caractérisées.
Mais je n'ignore pas que tout le monde n'a pas une nature à aptitudes
vives. Je crains même qu'il y ait peu d'hommes de ce genre-là.
11 est vrai que le type esclave est, dans notre espèce, un des plus
communs. Personne n'ignore que ce qui distingue une foule d'êtres,
c'est leur impuissance à penser d'une manière indépendante, c'est-à-
dire en dépit des usages de la caste et des conventions en honneur dans
la société dont on fait partie. Par contre, ces mêmes individus ont la
faculté vraiment étrange de répéter les phrases qu'ils entendent dire
souvent^ les gestes que l'on fait devant eux un nombre de fois assez
grand, etc..
iCy'i LA REVUE BLANCHE
Si la majorité des gens n'était pas ainsi bâtie, aucun état ne resterait
bien longtemps debout. Car c'est sur ceux-là qu'on s'appuie pour gou-
verner dans l'injustice inhérente à toutes les espèces d'institutions.
Il est donc fort compréhensible qu'un gouvernament soucieux de
durer et de fixer son triomphe veuille utiliser ce troupeau à son profit.
Et comment peut-il le faire, si ce n'est en l'éduquant? Autrement dit
en lui inculquant dès l'enfance les notions qui lui sont chères? en le
convainquant qu'en dehors de lui il n'y a pas de salut? en lui apprenant
à aimer ce qu'il désire? en lui communiquant ses goûts, ses passions et
ses répugnances pour telle ou telle conception? bref en l'habituant à le
suivre en tout?
Je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'on agisse ainsi. Car, puisqu'il y
sur la terre des hommes qui ne seront jamais que des esclaves, encore
est-il préférable qu'ils le soient de nos mérités que des erreurs adver-
saires. Ils ne peuvent qu'y gagner, et nous aussi, nous qui voulons faire
triompher des idées en contradiction avec celles qu'on professe dans les
vieux catéchismes...
4** Le mot liberté, je le trouve, dans ce cas comme dans bien d'autres
d'un usage à la fois outré et fallacieux, attendu que pour qu'une société
puisse subsister, il lui faut nécessairement exercer de l'oppression sur
la partie de ses membres (par exemple les voleurs, les criminels, etc.),
qu'elle juge capable de lui nuire. Il n'y a pas de raison pour qu'elle ne
se préserve pas également des attentats invisibles d'une pensée hostile
à son mécanisme et susceptible d'en arrêter le fonctionnement.
En principe, je préférerais néanmoins qu'il y eût liberté, et par con-
séquent que tous les hommes fussent aptes à faire par eux-mêmes
l'examen désintéressé, plein et sérieux des idées sur lesquelles chacun
d'eux est appelé à régler sa vie.
Mais serait-ce possible maintenant!
De M. Eugène Carrière :
M. Carrière noua ixirlc d'une voix assourdie, d'une voix en mineur, singulièrement en
harmonie avec bon art.
« Çans les questions d'enseignement et d'éducation, comme en toutes
choses, je suis partisan d'un»» liberté absolue. Je n'admets pas l'oppres-
sion d'où qu'elle vienne. Une loi restrictive de liberté pourrait d'ailleurs
être, en l'ospèi'e très dangereuse, car les gouvernements n'étant pas
inamovibles, elle se retournerait pmt-rtre, un jour, contre les rationa-
listes. Je suis en somme Tennenii de tonl(» révélation, de tout dogma-
tisme, philosophique aussi bien (jue religieux. J'ai du reste une juste
méfiance de rinfaillibilitc de l'honime et l'incertitude où je suis, moi-
môme, de posséder la vérité, me force à respecter roi)inion d'autrui.
« Vous me direz qu'un tel libéralisme*, assez semblable, tout au moins
comme résultat apparent, au laisser-faire, à rindifférence, peut être nui-
sible et (pie les niasses doivent être stimulées par l'éducation. VA\ bien,
je ne puis m'empreher de songer que les Encyclopédistes furent les
ENQUÊTE SUR L'ÉDUCATION l6S
élèves (les Jésuites et que le peuple, qui n'y était cependant pas davan-
tage préparé, les a suivis et a fait la Révolution. Voyez-vous, l'évolution
suivra, malgré tous les efforts, son cours et ce qui la facilite surtout,
c'est l'atmosphère intellectuelle créée par une élite.
« Zola, me dites vous, vous a déclaré que, comme philosophe, il était
partisan de la liberté, mais que, homme social, il souhaitait ardemment
la suppression absolue de tout enseignement chrétien. Je ne saurais
être de son avis ; je n'admets pas un tel opportunisme.
« La vérité philosophique doit pouvoir s appliquer à tout le monde ; je
me refuse à la considérer comme une abstraction dont, seuls, peuvent
jouir ceux qui possèdent une bibliothèque. Je suis donc pour la liberté
la plus grande, dut-on parfois en souffrir. >»
Cette conversation était rédigée, quand nous avons reçu de M. Carrière quelques lignes
où son opinion se trouve confirmée. Les voici :
a La liberté de la pensée n'existe pas sans la faculté de l'exprimer
et de la répandre. Ce qui est vrai philosophiquement est vrai sociale-
ment. Notre intérêt n'est jamais en désaccord réel avec la vérité. »
De M""" Lucie Delarue-Mardrus :
J'ai été élevée par mes parents bien aimés non point dans un établis-
sement laïque ou religieux, mais à la maison, alternativement dans des
jardins, des bois, des prés, au bord de la mer normande ou à Saint-
Germain-en-Laye dans un immense parc plein de fleurs, de fruits et
d'animaux. Paris ne vint que plus tard, quand les impressions du premier
âge avaient déjà accompli leur œuvre ineffaçable. Et encore je ne l'ai
connu que l'hiver et au printemps, jamais en été...
J'ai grandi sans compagnes ni amies que mes cinq sœurs aînées, sans
camarades que des chèvres, des agneaux, des chiens, des bûtes de basse-
cour, des chevaux de lîibour. 11 y eut aussi des vieux jardiniers et des
vieux fermiers qui jouèrent un grand rôle dans la vie de notre enfance.
Quant à l'instruction, elle nous fut donnée à bâtons rompus. Une insti-
tutrice par ci, un cours par là. Mais on nous laissait plutôt jouer entre
nous, loin de toute surveillance. Kt c'est ainsi que nous avons poussé,
sauvages et libres, absolument ignorantes de ce qui se passe ordinaire-
ment dans l'existence des petites filles du monde.
J'attribue la ligne de toute ma vie à cette enfance pareille à une
racine d'arbre en pleine terre. Je lui dois sans conteste le meilleur de
moi-même, et ce bien inestimable d'aimer la nature , qui n'est, en
somme, quun atavisme primordial non contrarié.
Je ne sais si c'est là ce qu'on aj)pellc « la liberté de l'enseignement »,
étant peu rompue aux formules. Il me semble pourtant qu'il y a eu
quelques revers à cette médaille bucolique. Car si j'ai pu, à un âge plus
réfléchi, lire et étudier tout ce qui attirait ma méditation, je dois avouer
que je n'étais pas très « avancée », vers les douze ou treize ans, et que
j'ai dû combler bien des lacunes pour arriver à constituer dans mon
esprit le fond de savoir nécessaire à toute intelligence soucieuse d'elle-
lf)6 LA REVUE BLANCHE
même. Il me semble donc que, si j'avais des enfants, je leur ferais
comme il m'a été fait, mais en introduisant quelque méthode dans ce
mode d'éducation, de façon à ce que la liberté absolue de l'esprit et du
corps n'empêche pas la connaissance progressive, logique, large et
profonde des choses de la pensée. Mais il faudrait opposer ici tout un
système qui est une de mes rêveries favorites...
Si, maintenant, j'aborde la question de renseignement tel qu'on le
pratique d'ordinaire, je dirai que je ne la connais que par les troupeaux
de collégiens en uniforme et en rang que j'ai vus passer avec de pauvres
figures de forçats précoces, menés par quelques garde-chiourme
effrayants à regarder. Et je sais bien qu'il est al3ominable d'enfermer
l'enfance, de martyriser l'enfance et l'adolescence qui sont, pour la
plupart des êtres, la seule oasis du désert de vivre. Je crois, j'espère
qu'un temps viendra où l'on fermera les yeux d'horreur en songeant
qu'à une époque lointaine il était possible de punir l'enfance et l'adoles-
cence par le bagne des collèges, que les jeunes condamnés étaient
envoyés de là au régiment et que, de travaux forcés en travaux forcés,
leur jeunesse passait, escamotée par le crime collectif des parents, des
professeurs et des gouvernements.
Voilà, je pense, l'usage actuel qu'on fait du mot « liberté » dans cette
question de l'enseignement. De la sorte, on prépare deux lamentables
catégories d'êtres : les moutons dociles qui sont le « Tout le Monde »
veule, persuadé, écœurant, qu'on coudoie dans la vie, et les « révoltés»
qui ont amassé leur colère dès le petit lycée et se vengeront de tout le
mal qu'on leur a fait par quelque geste faux et inutile...
Bien peu rétabliront la balance entre ce désiquilibrcment néfaste et
la pesanteur du beourgeois. Et pourtant ce n'est qu'en ces quelques-uns
que nous avons foi pour mener à bien la révolution pacifique qu'il est
grand temps d'accomplir au nom de ces petits martyrs pâlots que nous
avons vus passer parfois, en uniformes et en rang, quand nous regar-
dions par les fenêtres.
De M. Anatole France:
En ea demeure que décorent des saints, des anges de bois et de pierre, des fragments
de dalles et toutes sortes d'attributi d'église, vestiges des époques de foi, la tête fine,
amenuisée, coiffée d'une calotte rouge, évoquant bien l 'image de quelque lettré de la Renaissance,
d'un Montaigne dont le scepticisme perdrait seulement un peu de sa saveur de ce qu'il ne
s'épanonit plus en un milieu de fanatisme, M. Anatole France fortitie encore cette impres-
sion en étayant son argumentation sur de vieux textes religieux.
« J'ai été élève de Stanislas, c'est dire, n'est-ce pas, que je me suis déve-
loppé dans un sens contraire à celui de l'éducation reçue. Mais cet effet
est loin d'avoir été général parmi les élèves, car en somme, Stanislas a
surtout fabriqué des cléricaux, des hommes d'esprit rétrograde. Je
pourrais en citer beaucoup, tels par exemple: Cazot, Jules Roche, etc..»
Nous posons la question de savoir si l'affranchissement de la pensée n'est pas autant
et même plus affaire de tempérament, de caractère, que de culture et de savoir.
ENQUKTE SUR L'ÉDUCATION iTi";
« La somme de crédulité est à peu prés la même à travers les âges.
Notre physique n'est évidemment plus celle du moyen âge et nous nous
trouvons de ce fait débarrassés de bien des superstitions ; mais sur la
métaphysique, les idées ont peu changé. Ainsi, l'incrédulité n'est pas
absolument une conséquence de la science, car j'ai retrouvé un texte
d'un théologien de i '129 et du Dauphiné, pays alors plongé dans la bai
barie, texte qui est très probant à cet égard. Ce '^théologien constate
que de nombreux docteurs de cette région croient à l'existence de Dieu,
mais d'une façon qui vaut une négation, puisqu'ils n'admettent pas l'in-
tervention divine dans les alfaires terrestres ; c'est en somme la néga-
tion de la prière, de toute la religion, c'est de Tathéisme.
ce Et, en plein moyen âge, Abélard, pur rationalisme, n'est-il pas aussi
éloigné de saint Thomas d'Aquin que Renan a pu l'être de l'évèque
Dupanloup ?
*< Aussi tout cela est-il fort complexe et notre questionnaire, très difii-
cile. nécessiterait-il une longue réflexion. Je vous écrirai. »
La lettre de M Anatole France ne non> est pas encore parvenue, mais cette conver-
sation, par son indécision même et le scrupule qui la termine, constituait une réponse qui
valait d'être puhlice.
De M. Fernand Gregh :
J'ai été élevé dans deux établissements de l'Etat, aux lycées Michelet,
comme interne, de I880 à i8t)<). el Condorcet, comme externe, de i89o
à i893. L'internat est un régime allreux, dont j'ai gardé un si mauvais
souvenir qu'il m'arrive encore de rêver que je suis interne et de me
réveiller en sursaut, de l'angoisse (juc j'éprouve. L'externat au contraire
mêle la liberté de la vie à la discipline scolaire, et me fut particulière-
ment agréable dans ce Condorcet si ouvert et comme traversé de porte
à porte sous ses A'oùtes sonores par un éternel courant d'idées. Je suis
donc pour la suppression de l'internat, qui semble d'ailleurs se faire peu
à peu d'elle-même, et pour l'extension la plus large possible à tous les
enfants du régime de l'externat. A défaut d'externat, qu'on crée beaucoup
de maisons semblables, par exemple, au. collège de l'Ile de France, à
Liancourt,où les enfants, malgré qu'ils soient loin de leur famille, vivent
dans une atmosphère familiale, et même s'ébaltent sous de grands arbres
qu'ils ne trouveraient pas à Paris.
2. L'influence que les lycées de l'Etat où j'ai été élevé ont exercée sur
moi ? Je la sens considérable et bienfaisante. Certes, elle [n'est pas
toujours la même. Au lycée Michelet (à Vanves;, nous étions un peu
lourds, un peu gauches, comme des runiux^ enfermés parmi leurs
bouquins loin de la ville, et loin de la vie ; — mais nous étions, si je ne
me trompe, francs et sains. Nous avions horreur du mensonge, de la
délation, de l'hypocrisie. Nos professeurs étaient d'honnêtes gens;
quelques-uns, Dumas, Bourgoin, étaient très distingués, et un, supérieur,
Gustave Lanson. A Condorcet, en pleine ville et au murmure tout proche
de la vie, les idées étaient plus alertes, plus vives, plus artistes; c'est à
Condorcet que A. Darlu a nourri dix générations de sa généreuse pensée.
l(A LA REVUE BLANCHE
— Mais ici et là. inal^K- les Jt'fauts des progranimes et les insufBsances
de Ujijte clio»'.' humaine, on nous «rlevait avec une patience et une conti-
nuité admirables dans l'amour de la vérité. L'enseignement de l'Ktat en
France, me parait, sous la réserve des réformes toujours nécessaires,
excellent en principe.
i et i. « Ce n'est pas la liberté d'enseigner que vous réclamez,
disait Hugo en iH'io aux partisans de la loi Falloux : c'est ia liberté de
ne pan enneigner. - Le mol est profond et toujours vrai. Cette liberlé-
ia, on peut la restreindre, et même la supprimer : je ne verserai pas de
pleurs sur sa tombe.
De M. Paul Hervieu :
J'ai fait mes études au lycée Bonaparte-Fontanes-Condorcet.
Le moins que je puissi* attribuer à ce mode d'éducation, c'est de
m'avoir conduit â passer mon baccalauréat.
Je pense que TUtat, — qui détermine notre filiation, qui impose le
service militaire, qui fixe les obligations du mariage, qui ne lient notre
mort pour valable que suivant ses règles, qui nous assujettit à toutes
ses lois civiles, fiscales, coinnierciales, etc., — je pense que cet htat
ne violerait pas davantage la liberté individuelle en nous enseignant à
vivre d accord avec lui et d accord entre nous.
De M. Francis Jammes :
J'ai reçu une éducation laïque, excepté durant quelques mois aussi
douloureux que ceux du lycée. Je ne pense point que cette éducation
m'ait beaucoup [nWnv-WQé,
Je voudrais que lr*s enfants fussent élevés par des poètes qui leur
enscign<*raient l'amour qui est au cœur de tout. Chez un garçon de six
ans, on exalterait son goût [)our son cheval de bois, et chez une fille du
mén»c rig(î son attachement à sa poupée. Puis, à leur adolescence, on
les enverrait se sourire diins les bois.
(^uant aux professeurs d<*meurés sans emploi, ils deviendraient méca-
niciens ou députés, de b'ile façon qu'on ne inanquàt ni de chemins de
fer ni d(î gouvernefnent.
De M. Gustave Kahn :
M. (lu?*tavr K.'ilin qui s'ost pnrIiciilif'nMnorit ocnipr (!<» IViisoiijnement lillé-
ralro vX <loril La revue hlanchc pnhiin iTroinnicnl un nrlirlo sur les Manuels de
litl<^rntun*, nnuH dit :
« J'ai été élevé dans les lycées de Tintai. Au point do vue littéraire qui
4'St c« lui qui m'intéresse le plus, j'ai eu à me défendre de Tinduence de
mvs professeurs. Leurs manuels suftisannnent inspin'îs des Chartiers
pour le luoyen jlge, encore imbus à rexlrénie du respect traditionnel
pour le xvii« siècle, pas assez au courant du xviii*, presque ignorants
du MX*", siuif pour le romantisme qu'ils viennent seulement d'admeltre,
font foi de l'insufllsance de leur enseiy:nement.
ENQUÊTE Sl'U L'ÉDUCATION 169
« Certes, il y a dans la jeune Université un incontestable progrès et une
meilleure orientation vers la vie, mais il ne faudrait pas qu'elle continue
à lutter systématiquement contre les écrivains nouveaux, n'admettant un
mouvement littéraire que lorsqu'il est remplacé par un autre plus récent.
« Au point de vue de l'éducation, de mon temps l'action universitaire
se bornait à inculquer le respect des choses établies, de l'autorité
actuelle et on sentait trop qu'il en eût été de même sous n'importe quel
gouvernement.
« Quant à la liberté de l'enseignement, désirable en principe, elle est
inapplicable, l'homme de la petite bourgeoisie, dont toute l'ambition est
de diriger ses enfants vers les carrières libérales, n'étant pas capable de
discerner l'éducation qu'il convient de leur donner. La liberté demandée
par les cléricaux est mauvaise en ce qu'elle leur permet d'instaurer un
enseignement dont est absolument bainii l'esprit d'examen. Le parti
républicain est, somme toute et malgré ses défauts, guidé vers les routes
de l'avenir, ne saurait, sans se désarmer et sans un grand dommage
pour les intérêts de l'évolution, abandonner actuellement son mono-
pole. »
Nous deniondons /rM. (lnsl,Tvo Kalin, (jui fut dos ami;* de Verlaine, si le reli"
giosismc de l'auleur de Sayesse était attribiiable à son éducalion.
« Non, le sentiment religieux, chez Verlaine, était dû à certains côtés
puérils de son caractère et aussi à la dyspepsie qui est un gros agent de
mysticisme. Voyez Iluysmans qui a passé de si belles éludes sur les
estomacs de Paris à une histoire de Saintt; Lydwine de Sehiedam. Le
catholicisme de Verlaine était d'essence très particulière, c'était celui de
Gestas, le mauvais larron; il procédait beaucoup aussi d'une vive admi-
ration pour des poésies simples comme les Fiorctti\ En somme,
Verlaine, qui aimait beaucoup les images populaires et dont le sens
artistique, mal<rré de beaux éclairs, n'était pr,s très développé, n'a pas
toujours fait une différence suffisante entre TKpinal et le Saint-Sulpice.
De M. Léopold Lacour :
i*^ Mon premier lycée fut une boîte religieuse, ma première boîte
laïque fut un lycée de l'Ktat. Puis, j'ai connu comme interne ou externe,
d'autres établissements de TLtat, jusqu'au jour où j'entrai à Normale,
également à l'Etat, et qui ne fut pas mon internat le plus gai : j'avais
passé l'âge où les divers jeux de Tenfance peuvent être une distraction
suffisante.
2" Dans la boîte religieuse, — j'y fis, je crois bien, ma première
communion, — on n'apprenait avec le catéchisme que la gymnastique
et le piston, à moins que l'élève ne préférât la llùle ou l'ophicléide. Mon
€ développement intellectuel et moral » ne saurait donc se reconnaître
aucune dette envers cette maison. Non plus, d'ailleurs, qu'envers le pre-
mier lycée laïque^, où j'eus même le chagrin de me sentir un flûtiste en
«7^ LA REVUE BLANCHE
exil et un trapéziste en sommeil, vu le manque des instruments néces-
saires. Avant peu, je raconterai ces deux prisons de mon enfance dans
un roman.
30 La liberté de l'enseignement n'existe pas. Il y a seulement face à
face deux privilèges : celui de l'État, celui de l'Kglise. Le premier veut
supprimer le second, voilà tout. Je voudrais, moi, la liberté réelle de
l'enseignement ; ce qui ne m'empêche pas, si je considère la lutte pré-
sente, d'opter pour le monopole de TKtat, contre la Congrégation.
/i° Ma troisième réponse me pourrait dispenser de cette quatrième.
Les défenseurs de la prétendue liberté de l'enseignement ne luttent, en
effet, que pour le maintien de la part de privilège arrachée à l'Ktat,
voilà cinquante ans. La h)i Falloux ne fut pas une loi de liberté, mais
une revanche de l'Eglise. Il faut que IKglise perde la belle-, il faudrait
même qu'elle disparût : alor, on se tournerait contre l'Etat, on lui enlè-
verait l'enseignement. On parlerait de liberté sans jouer sur le mol ; on
la réaliserait...
J'ajoute, dès maintenant, je voudrais la coèducation. Je fus, dans la
presse parisienne, un des rares avocats de Cempuis. (Voir mon bou-
quit : Humanisme intégral.) Enlin, Monsieur, il me semble que les
vrais hommes — comme les vraies femmes — doivent leur person-
nalité surtout à elle-même. Le meilleur des enseignements est celui de
l'individu par soi, par ses lectures, ses réflexions, sa volonté.
De MM. Marius-Ary Leblond :
I. Nous avons été élevés d'abord dans une pension privée d'enseigne-
ment religieux, puis à partir de t)nze ans au lycée de l'Etat, où conti-
nuait de se donner obligatoirement un enseignement religieux..
II. Le premier enseignement religieux, très intense, a assez profon-
dément troublé notre imagination qui est restée assez longtemps
emprise de disions d'enfer et de martyres, bien après que l'esprit se fût,
vers la treizième année, complètement dégagé de toute idée religieuse.
Encore maintenant, aux heures de subconscience (sommeil, etc.), les
hantises catholiques de mort, de fin du monde, occupent notre cerveau.
Nous devons dire que notre pays de lumière et de beauté réaliste \île de
la Réunion) contribua beaucoup à limiter l'acticm lente et ombreuse
d'une telle éducation.
Le lycée eut sur nous une inlluence intellectuelle qu'il est bien diffi-
cile de mesurer quantitativement ; et il nous semble que tout ce qu'il
peut y avoir de bon en nous a été acquis complètement en dehors de
l'enseignement universitaire dont, en tous cas, l'action morale fut
absolument nulle. Quoique ayant toujours eu les premiers succès,
notre développement a toujours été en sens contraire à ce que deman-
daient nos professeurs. Mais nous avons eu quelquefois parmi eux des
amis nous considérant comme des égaux, ce qui entretenait plus que
tout notre ferveur studieuse. Le régime était généralement, tel que nous
avons pu nous élargir assez aisément dans le sens de nos facultés. Nous
étions relativement très libres, puisque nous réussissions à discuter
ENQUÊTE SUR L KDICATION «71
dans nos classes et nos devoirs sur des auteurs contemporains tel* que
Taine, Renan, ïolstoy, Maupassant, Zola, Loti et d'Annunzio. Nos pro-
fesseurs de philosophie seuls furent, dans leur suffisance et dans leur
ignorance, de déprimants autocrates. Nos professeurs do sciences ne
pensèrent jamais à nous faire goûter la l)eauté de {>ic de l'histoire natu-
relle et de la chimie.
III. L'Ktat doit avoir le monopole. Évidemment, les lycées sont trop
imparfaits, mais c'est la nécessité des périodes de transition, et ils res-
tent intlniment supérieurs aux maisons religieuses. Kt ce qu'il y a d'im-
parfait en eux, c'est ce (jui y suhsiste d'ancien régime : personnel auto-
ritaire, professeurs en majorité cléricaux, enseignement classiciste
funeste et illogique, en ce qu'on ne doit pas écraser de l'étude absor-
bante du passé un âge d(uit toutes les forces naturelles tendent instinc-
tivement vers Tavenir.
IV. L'usage qu'on fait du mot « liberté » dans cette question est
celui du mot « républicain », voire « socialiste » dans les élections. 11
devrait y av(»ir des poursuites contre les faux politiques conwne contre
les autres. D'autre part, Tenfant n'a pas de libre arbitre : parler de
« liberté », c'est seulement accorder aux parents, c'est-à-dire à des
générations passées, le droit de limiter à leur idéal périmé les con-
sciences des génération^ nouvelles. La plus ferme de nos convictions
est qu'il faut actuellemeni supprimer la liberté de l'enseignement telle
que l'entendent les. nationalistes. Le péril clérical, immense, reste le
plus grand ; et la première chose (ju'on doive préserver, c'est l'avenir :
l'enfance. Ce n'est même pas une question de liberté, mais de licence,
puisque l'ecseigneuient dit libre est nul, négatif. (^)uehiues mesures de
salubrité publique s'imposent dans le plus bref délai, notamment la fer-
meture de toutes les maisons religieuses d'enseignement aussi bien
pour filles que pour gar(;ons. Mais en certains endroits, l'on continue à
ralentir la laïcisation par de véritables violations de décrets.
C'est, en somme, accorder grande inlluence à l'éducation, ce qui
semble contredire nos deux premières réponses. Voilà : peut-être, n'est-
ce pas, en un certain sens, les hommes de lettres qu'il eut fallu inter-
roger. Toujours, de leur nature, ils ont porté en eux une vertu de
rébellion qui les sauva de toute éducation restrictive et les aide à llairer
la voie de leur individualité. 11 semble que vous eussiez du interroger
des humains de caractère et de métier moins personnels^ des êtres qui
n'eurent pas assez de tempérament natif pour échapper aux iniluences
imposées par les parents, ceux qu'un rien eût déterminés dans un
sens contraire. C'est la majorité ; c'est à propos d'eux qu'il faut méditer
l'importance de l'éducation.
De M. Maurice Le Blond :
Je fus d'abord mis interne au lycée de Versailles. C'est un régime
quelque peu abrutissant. Je subis avec douleur une discipline trop
dure pour ma sensibilité enfantine. Mes professeurs me crurent idiot
par ce que je me renfermais en moi-même, et que mon besoin d'expan-
l'j^ LA REVUE BLANCHE
sions délicates me faisait éviter les camaraderies vulgaires. Ce fut
Tépoque la plus terrible mon existence. Mais de ce recueillement
taciturne, de cette enfance fermée et triste, j'ai tiré les plus grands
bénéfices. C'est alors que j'ai senti s'exalter ma sensibilité, je me
suis nourri de rêveries amères, je n'avais pas dix ans, que naissait en
moi la vague notion de la justice. Le Palais de Versailles dédié aux
exploits historiques, avec sa cour d'honneur toute peuplée des statues de
nos grands hommes, avec ses jardins magnifiques et pompeux, suc-
cita en moi le culte de la gloire et le goût dangereux et charmant
des grandes cheses. Ce goût était si fort que je suis surpris d'en avoir
si peu accomplies !
Tous ces sentiments intimes, sur lesquels, aujourd'hui, je ne veux
pas m'étendre car je n'ai guère l'âge des confidences, eurent sur moi
plus d'influence que tous les programmes scolaires. Quant au personnel
enseignant je n'eus guère non plus à m'en louer. Tous les professeurs à
qui j'eus afl'aire me parurent aussi barbares, et des pédagogues aussi
empiriques que ceux du temps du bon Lhomond.
Ce ne fut que plus tard — au lycée Condorcet — où M. Jean Izoulet
fut mon professeur de philosophie — que j'eus la sensation de ce qu'était
un maître républicain. Sa dialectique éloquente et claire éveilla notre
adolescence pétulante aux hautes luttes de notre époque, il nous initia à
la vie des idées comme on mène les enfants à la féerie. Les leçons de
cet éminent carlyliste décidèrent de ma vocation en .quelque sorte reli-
gieuse, et fixèrent les rêveries de 1 enfant qui passait ardent et mélan-
colique au milieu des fresques glorieuses et des picturales épopées du
Palais de Versailles.
Quoi qu'il en soit, je suis plutôt reconnaissant à l'enseignement laï-
que. Mais, comme il est timide encore, et comme il est insuffisant! Pour
lui donner toute sa force et son efficacité, il serait bon. je crois, de sup-
primer complètement renseignement libre et les établissements congré-
ganistes. Ces maisons entrant en concurrence active avec les lycées de
l'Etat, nos proviseurs et nos éducateurs sont obligés à toutes les con-
cessions, sont réduits à toutes les craintes. La. concurrence étant sup-
primée, ce serait fini de toutes ces timidités. Les maîtres deviendraient
directeurs de conscience, au lieu d'être des fonctionnaires craintifs et
indifférents. Au lieu de professer un éclectisme timoré, ils nous initie-
raient à la morale du progrès, aux bienfaits de l'Esprit Nouveau, et au
lieu de nous donner — à peine — une vague teinture libérale, ils nous
construisaient une foi robuste conforme aux lois de la Nature et aux
destinées de l'Humanité.
L'enseignement laïque n'existe pas, il est donc à créer. Telle est ma
pensée.
De M. Camille Lemonuier :
J'ai suivi aux écoles un enseignement laïque : le prêtre n'apparais-
sait qu'à l'époque de la première communion. Ensuite, on se poussait
comme on pouvait à travers des « humanités » qui ne procuraient
l
ENQUÊTE SUR L'ÉDUCATION i;:^
qu'une connaissance vague de l'univers, mais inclinaient au goût de la
littérature.
Je considère que c'est à peu près tout ce que je dois à mes profes-
seurs. Mon éducation se fit à côté, dans la maison de mou père et daus
la vie tôt affranchie vers laquelle m'attira la passion presque sauvage
de la nature. Je fus très vite le jeune homme un peu fou qui se cherchait
à travers les arbres, les ruisseaux, le soleil, le vent et emportait avec
lui un tome de Hugo ou de Michelet.
Je me sens porté vers la liberté de renseignement : je n'ai pas plus
peur de celle-là que des autres. Je ne crains que ce qui opprime en
nous le riche instinct individuel et l'asservit à la conformité intellectuelle
et morale. Mais le sens même du mot « liberté » implique l'idée d'un
enseignement vraiment libre, soustrait au principe confessionnel et à la
prédominance d'aucune secte religieuse et philosophique.
De M. Félix Le Dantec :
1° J'ai fait mes études littéraires au collège de Laimion (établissement
municipal laïque), puis mes classes de sciences au lycée de Brest et au
lycée Janson de Sailly, d'où je suis entré à l'Kcole normale. J'étais ex-
terne au collège de Lannion et, pendant cette première partie de ma
jeunesse, mon i'*ducation a été dirigée surtout par mon père. Mes pro-
fesseurs ne m'ont guère appris que des faits; c'est mon père qui m'a
appris à penser. 11 était médecin et voltairien.
'20 Tous les caractères des êtres vivants sont le résultat de l'hérédité
et de l'éducation ; je crois avoir remarqué autour de moi que, suivant
les natures, l'éducation a une importance plus ou moins considérable. Il
y a des individus moins souples que d'autres ; j'étais, je pense, parmi
les plus éducables. Ce qui me paraît avoir été essentiel dans mon édu-
cation, ce ne sont pas les choses qu'on m'a enseignées (j'ai appris l'his-
toire sainte), mais la discipline intellectuelle à laquelle on m'a soumis.
Je suis, en particulier, très reconnaissant à l'un de mes professeurs de
mathématiques (jui avait, au plus haut point, l'esprit scienlitique et qui
savait le conimunicjuer à ses élèves. Il m'a appris à ne jamais emphner,
dans les raisonnements un seul mot dont j ignorasse le sens précis et
je crois (jue cette discipline a dominé toute ma vie cérébrale. J'ai eu
aussi le grand bonheur de no pas suivre de classe de philosophie ; j'y
aurais appris, probablement, exactement le coiitrair»^ de ce (pie m'a
enseigné mon ju'ofesseur (1<* nuithémalitpies.
V' (^uant à la liberté de renseigiuîment.le seul point qui me paraisse
indiscutable, cest que l'on doit interdire d'ensei«;iier aux enfants des
choses reconnues fausses. Je sais l)ienque si, d'autre part, on développe
chez eux l'esprit de précision, ils s'apercevront par eux-mêmes, quand
ils seront grands, qu'on les a trompés quand ils étaient petits. Mais il
serait plus simple de leur éviter dès le début c(;tte rectification ulté-
rieure ; d'autant plus qu'à forc(* de leur l'aire prendre, de bonne heure,
des vessies pour des lanternes, on peut arriver à détruire délinilivemeut
chez eux toute trace de sens critique. Cela doit arriver surtout, me
174 LA REVUE BLANCHE
semble-t-il, si, dès leur plus tendre enfance, on leur apprend que les
vérités les plus importantes s'expriment par des phrases dépourvues de
signification palpable, si on les dresse à considérer comme essentielles
les formules qu'ils ne comprennent pas. On en fait des perroquets pré-
tentieux.
Il est néanmoins indispersable que Ton fournisse aux enfants, puis-
qu'ils ont besoin de comprendre les choses extérieures, une explication
provisoire en rapport avec le développement de leur jeune intelligence.
Mais il ne faut pas imiter les parents qui, pour se débarrasser des
« pourquoi » souvent très gênants de leurs gamins, leur farcissent la
cervelle d'absurdités. C'est là, d'ailleurs, la chose la plus difficile à réa-
liser. Je ne connais pas de manuels d'enseignement primaire qui soient
suffisants. Il faudrait en faire de bons et les imposer,
40 Ceux qui réclament la liberté de l'enseignement peuvent se pla-
cer à deux points de vue. Ou bien ils demandent qu'on donne à choisir
aux enfants entre les divers systèmes admis par les adultes ; mais il n'y
a là qu'une liberté illusoire, car il sera toujours possible au maître de
rendre sympathique à Tenfant la théorie qui lui est chère à lui-même et,
d'autre part, les explications les plus simplistes, celles qui exigent le
moindre effort (un effort de mémoire et non d'intelligence), les explica-
tions qui dissimulent leur nullité sous un attirail de mots pompeux,
seront les plus facilement adoptées.
Ou bien ils demandent qu'on autorise les parents, s'ils ont l'esprit
faussé et se plaisent dans leur ignorance, à fausser l'esprit de leurs
enfants et à les condamner aux ténèbres perpétuelles. Mais les enfants
ne sont pas la propriété des parents; ce ne sont pas des jouets dont on
ait le droit de s'amuser ; ils sont destinés à devenir des hommes plus
tard et l'État a le devoir de veiller à ce qu'ils deviennent, au besoin
malgré leurs parents, des hommes à l'esprit droit.
On discute sur beaucoup de points, mais l'humanité n'a pas travaillé
en vain ; il y a des vérités acquises ; il y a des choses dont l'erreur est
reconnue. Il faut interdire l'enseignement de l'erreur et rendre obliga-
toire celui de la vérité.
De M. Maurice Maeterlinck :
1° J'ai été élevé dans un établissement religieux. De l'espèce la plus
dangereusement religieuse, puisqu'il était dirigé par les jésuites;
2*> Cette éducation ou plutôt cette intoxication accomplie, il m'a fallu
près de dix ans pour rétablir ma santé intellectuelle et morale ;
3®, 4° Il n'y a qu'un enseignement qui mérite d'être appelé libre; c'est
celui qui ne reconnaît aucune religion positive. C'est aussi le seul que
Ton devrait répandre.
De M. Constantin Meunier :
!• J'ai été à l'école laïque où je n'ai reçu qu'une instruction rudimen-
taire, — plus tard je me suis meublé le cerveau par des lectures et un
ENQUETE SUR L'ÉDUCATION 175-
esprit d'observation — animé très jeune du désir de faire de l'art par la
fréquentation des musées de la ville où je suis né ;
a<» A mon humble avis, je pense que l'enseignement devrait être avant
tout dirigé dans le sens pratique, il n'y a que trop de forts en tlième
qui sont la plaie de notre génération — Comme ce métier dP artiste est^e
un métier P
Est-il possible de le devenir sans l'instinct que rien ne découragea
Partisan de l'entière liberté individuelle, je suis ennemi de ce niveau
si cher aux professeurs.
De M. Octave Mirbeau :
J'ai été élevé dans un établissement religieux, chez les jésuites de
Vannes.
De cette éducation qui ne repose que sur le mensonge et sur la peur^ -
j'ai conservé très longtemps toutes les terreurs de la morale catholique.
Et c'est après beaucoup de luttes, au prix d'efforts douloureux, que je
suis parvenu à me libérer de ces superstitions abominables, par quoi,
on enchaîne l'esprit de l'enfant, pour mieux dominer l'homme, plus tard.
Je n'ai qu'une haine au cœur, mais elle est profonde et vivace : la haine
de l'éducation religieuse.
Il existe, dans certains pays, des fabriques de monstres. On prend,,
à la naissance, un enfant normalement conformé, et on le soumet à des
régimes variés et savants de torture et de déformation, pour atrophier
ses membres, et, en quelque sorte, déshumaniser son corps. On peut
voir de ces spécimens, hideusement réussis, dans les exhibitions améri-
caines, et dans les pèlerinages de Lourdes et de Sainte-Anne d'Auray.
Les jésuites et, en général, tous les prêtres, font pour l'esprit de
l'enfant, ce que ces impresarii de cirques laïques et de pèlerinages
religieux font pour leur corps. Les maisons d'éducation religieuse, ce
sont des maisons où se pratiquent ces crimes de lèse-humanité. Elles
sont une honte, et un danger permanent.
C'est pourquoi, étant partisan de toutes les libertés, je m'élève avec
indignation contre la liberté d'enseignement, qui est la négation même
de la liberté tout court... Est-ce que, sous prétexte de liberté, on permet
aux gens de jeter du poison dans les sources?...
De M. Robert de Montesquieu :
J'ai passé de maussades, en même temps que cruelles années dans
une maison de Jésuites, à Vaugirard ; je ne pense pas que cette agglo-
mération d'enfants et d'adolescents sous la direction de pasteurs en
robe noire et courte ait offert rien de plus inutile, de plus immoral et
de plus cafard que ce qu'on voit rassemblé par toute sorte de collège.
Cette forme d'éducation m'a toujours paru monstrueuse. Les pension-
nats sont des pénitenciers. C'est une abomination de les infliger à ceux
qui ne les méritent par aucune sorte d'indiscipline marquée. Les parents
qui font choix pour leurs enfants de tels lieux de réclusion, de séques-
17^ LA REVUK BLANCHE
traiion, de déformation, méritent à leur tour Tépithète de dénaturés. —
J'aime à croire que les longues semaines sans sortie, les dortoirs incon-
fortables, les nourritures sans sucs, les couchers sans tendresse, les
levers sans soin et sans hygiène, ont fait place à de moins barbares
traitements. Néanmoins, les dépaysements douloureux, les contacts
hostiles, les incompréhensions, les persécutions et tant d'autres hor-
reurs subsistent sans modification sensible, sans amélioration possible.
II y a donc de l'ironie à interroger un homme sur la sorte de dé{>eloppe-
ment qu'a pu lui valoir ce système de comprachicos. Notez que je parle
sans distinction d'établissements.
Ce qu'on peut répondre, c'est que seul l'esprit de contradiction ou de
réaction peut, à l'occasion, amener certains résultats; et que ces diffi-
cultés et ces tortures précoces peuvent produire des caractères ; mais
au prix de quelles souffrances et de quelè irréductibles faux plis con-
tractés à l'origine du sentiment, au début de la pensée !
Le développement des facultés de chacun, le libre essor des natures,
l'éclosion spontanée des dons devraient être la norme des éducations, la
véritable formule de l'enseignement libre. L'apôtre en a légué la recette :
a chacun a son don particulier, selon qu'il le reçoit de Dieu, l'un d'une
manière, et l'autre d'une autre. »
Les nécessités de carrières subies, l'obligation du service militaire,
restreignent et contraignent cette liberté et la réduisent à des spéci-
mens émondés d'humanité, qui font des hommes comme des ifs et des
buis taillés en forme de prêtres ou de soldats, de diplomates ou de
juges.
De M. Henri de Régnier :
J'ai été élevé au Collège Stanislas et Téducation que j'y ai reçue n'a été
vraiment pour rien dans le développement de ma personne intellectuelle
et morale. Quant à la liberté de l'enseignement, il me semble que c'est
tout de même le parti le plus sage.
De MM. J.-H. Rosny :
i'5 Nous avons été élevés dans un établissement laïque.
•2" Nous attribuons au genre d'éducation que nous avons reçu notre
goût décidé pour notre époque et aussi ce que nous avons d'indépen-
dant dans le caractère.
Quant à la liberté d'enseignement, permeltoz-nous de ne pas nous
prononcer mainlenanl : cette question ne peut ctre traitée en peu de
lignes: un long article y suffirait à peine.
De Mme Andrée Téry :
i" J'ai été élev('*e dans ma familh^ où Ton a essayé de me donner,
cahin-caha, à peu pW'S la môme instruction (}nr recevait mon frère au
lycée. Plus lard, j'ai suivi les cours de la Sorbonne, })uis j'ai |)ass<'Mleux
ans à rUiiivursité d'Oxford. C'est mon mari qui m'a préparée à la licence
es lettres.
ENQUÊTE SUR L'ÉDUCATION 177
a** L'influence que j'attribue à mon éducation sur mon développement
spirituel et moral ? C'est plus qu'une « influence « ; mon éducation m'a
faite ce que je suis, toute, et je ne serais rien sans elle. C'est pourquoi
j'estime que l'éducation est le facteur essentiel de la personnalité. Tous
les autres (l'hérédité, la famille, et même les aptitudes naturelles) sont
secondaires, et n'agissent que dans la mesure où la discipline intellec-
tuelle utilise leur concours. C'est pourquoi je n'ai jamais compris l'ar-
gument tiré du cas de Voltaire, élève des jésuites, et des exemples ana-
logues. Ce sont des exceptions qui conflrment la règle. Sinon, l'on en
viendrait à soutenir cette thèse absurde qu'il vaut mieux conGer nos
enfants aux bons Pères pour être plus sûrs d'en faire des esprits libres.
3** Je pense que l'expression « liberté de l'enseignement ? n'a pas plus
de sens que celles-ci : « liberté de la médecine, liberté de la justice,
liberté du vol... » Si la <( liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne
nuit pas à autrui », c'est dire qu'elle a l'individu pour mesure. La liberté
ne vaut que par et pour l'individu ; au point de vue social, la liberté n^est
que l'ensemble des conditions qui permettent à l'individu de développer
toutes ses puissances. Seule, la liberté individuelle est réelle et respec-
table. Or, il tombe sous le sens qu'en matière d'enseignement, il ne
s'agit pas d'un individu qui se suffirait à lui-même, mais de plusieurs
individus dont Tun (le maître) exerce sur les autres (les élèves) plus
qu'une influence, — un empire. 11 convient donc de régler les rapports
entre ces difl'érents termes, de manière à sauvegarder la liberté spiri-
tuelle des élèves. C'est là ce qui justifle l'intervention de l'État, s'il est
vrai que a le but de toute association politique est la conservation des
droits naturels et imprescriptibles de l'homme ».
Donc :
A. La prétendue « liberté d'enseigner » n'est pas une forme de la
liberté individuelle. Je ne connais que le droit d'enseigner et ce droit
n'est pas naturel^ primitif, immédiat. Il tient étroitement à l'économie
du système social. Par suite, c'est l'Etat qui doit l'exercer ou en régler
l'exercice.
B. Quand on parle de liberté d'enseignement, on semble d'ordinaire
ne songer qu'à la liberté de Venseît^nant, Ce qui doit au contraire nous
intéresser exclusivemjent, c'est la liberté de V enseigné. L'objet de toute
législation scolaire ne saurait être que d'assurer le respect du droit de
l'enfant. Or, le premier tuteur de l'enfant, c'est l'Ltat. Par suite, le
droit de l'enfant se confond avec le droit de l'Etat.
C. 11 ne faut pas dire liberté d'enseignement, mais enseignement de
liberté. La liberté n'est pas le principe, mais la fin de l'éducation. Il est
d'autant plus malaisé de l'atteindre que l'enseignement est une forme
de Yaulorité. Le professeur est un maître. Comment avec de l'autorité
faire de la liberté? Voilà tout le problème. Tous nos efforts doivent
tendre à réduire au minimum cetlc autorité redoutable du pédagogue
en même temps que le dogmatisme scolaire. C'est pour cette raison,
ajoutée aux précédentes, que je rapporte à l'État le droit d'enseigner.
Car l'autorité de l'État (je ne parle, bien entendu, que de l'État républi-
12
inB LA REVUE BLANCHE
cain), autorité collective, diffuse, impersonnelle, est encore la moins
tyrannique.
D. Alors, l'État enseignant? Oui, ou tout au moins ne déléguant son
droit d'enseigner qu'après avoir exigé du maître les plus sérieuses
garanties, non pas seulement au point de vue du savoir, mais de la
liberté spirituelle. Je n'ai pas besoin d'insister là-dessus pour affirmer
avec la société Condorcet qu'il y a « incompatibilité essentielle et abso-
lue entre le caractère ecclésiastique et la fonction pédagogique ». Je
pense comme Mme Clémence Rover, qui m'écrivait quelques semaines
avant sa mort : « Je trouverais parfaitement légitime d'interdire l'ensei-
gnement de l'enfance à tous les membres d'un clergé quelconque, régu-
lier ou séculier, faisant profession de religions, qui se targuent d'être
éclairées par les lumières surnaturelles ou extra-rationnelles d'une révé-
lation, et cela par le fait qu'une pareille prétention suffit à constituer un
état évident d'aliénation mentale et un, cas particulier, quoique fréquent
de nos jours, de la folie des grandeurs. »
De Mme Marcelle Tinayre:
1** Je n'ai été élevée, ni dans un couvent, ni dans un pensionnat
laïque, ni dans un lycée de l'Etat. A l'âge de cinq ans, je fis mes débuts
dans la vie scolaire dansunetrès petite école que de vagues religieuses
tenaient dans un faubourg de Bordeaux. Cette école était délicieuse...
Les maîtresses — étaient-ce bien des religieuses — s'appelaient «Madame
Saint-Joseph » et « Madame Saint-Louis ». Il y avait un jardin plein de
magnolias dont les grandes Heurs nous servaient à écrire, avec une
épingle... Le soir, on allumait des bougies devant une vierge de plâtre
et l'on a faisait le mois de Marie ». Je n'ai pas appris grand' chose dans
cette école, mais j'en ai gardé un souvenir très frais, très blanc, comme
l'image même de ma première enfance.
Je quittai cet antre clérical pour des a boîtes » variées tenues par de
vieilles demoiselles. Je me trouvai très bien partout, parce que j'avais
beaucoup d'imagination. A huit ans, je fus élève d'une école primaire
supérieure ; à neuf ans, d'une école primaire annexe d'une école nor-
male; puis je retombai dans les « boîtes » pour peu de temps. Ma mère
fonda un cours privé où je travaillai sérieusement ; mais de quatorze à
dix-sept ans, je ne reçus que des leçons particulières pour me préparer
au baccalauréat. Mes maîtres m'enseignaient surtout l'art de travailler
seule, et c'est un art que j'ai perfectionné depuis.
2" Je ne crois pas que cette éducation, relativement libérale mais pleine
de contradictions amusantes, ait eu sur la formation de ma personne
morale une influence appréciable. Il n'y avait pas d'élève plus facile
que moi, et plus décevante, car mon indicipline douce et respectueuse
pouvait donner le change à mes parents et à mes maîtres sur l'effet
de leurs leçons. En réalité, je me moquais bien des professeurs et des
examens, n'ayant pas de plus cher souci que de composer des drames en
trois mille vers et des romans historiques, avec un aplomb à faire fré-
mir.., Vous pensez bien que ces chefs-d'œuvre étaient faits de rémi-
ENQUETE SUR L EDUCATION lyj
Biscences et de pastiches. Mais je n'ennuyais pas encore les gens avec
ma littérature.
En réalité, je n'ai jamais subi que les influences successives et contra.»
dictoires de mes lectures, car je lisais tous les livres qui me tombaient
sous la main. Jetais très romanesque, et, naturellement, très hypo-
crite, puisque les filles de quinze ans sont obligées de Tètre, quand elles
sont « bien élevées ». Et j'aurai beau faire, moi qui suis une mère libé-
rale et sans préjugés» quand ma fille aura quinze ans, elle sera aussi un
peu hypocrite, et ne me dira pas toutes ses pensées. Et les pédagogues
auront beau se mettre en quatre, ils n'arriveront jamais, jamais, à com-
prendre ce qui se passe dans la cervelle d'une gamine... Ah !.oui, que: je
suis sceptique sur les fameux résultats de l'éducation !...
3** et 4* Pour ce qui est de vos dernières questions, j'aime bien mieux
n'y pas répondre. Je dirais probablement des bêtises, car je n'ai pas
assez réfléchi sur ce sujet, et d'ici le premier juin, j'ai à faire des tas de
choses plus intéressantes que de penser à la loi Falloux. Mais tout de
même, puisque la liberté de l'enseignement paraît dangereuse à des gens
mieux informés que moi, est-ce qu'il n'y a pas d'autres libertés non moiçs
dangereuses, celle dé la presse, par exemple... Et celle de l'ivrognerie!...
Et celle de la prostitution?... Si l'on supprime toutes les libertés
« dangereuses i>. que restera-t-il de la liberté?... Non, c'est un problème
trop compliqué pour que j'aie la prétention de le résoudre en quelques
lignes...
De M. Félix Vallotton:
J'ai fréquenté jusqu'à dix-sept ans un collège suisse, établissement
tout ce qu'il y a déplus laïque. — Des années passées là, je n'ai gardé qu'un
vilain souvenir, j'y pense rarement et toujours avec ennui: donc j'aime
à croire que ce stage a eu sur le reste de ma vie une action plutôt mé-
diocre. — Personnellement, je me sens dépourvu de toute reconnaiSs*
sance envers l'Etat protecteur, comme envers le pion son disciple.
A dire vrai, rien ne m'a intéressé qu'à partir de ma libération ; j'ai
spontanément compris que sept ou huit années d'assiduité somnolente,
de pensums et de cris professoriaux avaient peu de nécessité; ce fut un
beau jour.
Le fin mot, je crois, c'est que pour un garç(»n, dix-huit ans sont longs
à atteindre ; les parents sont nerveux, la jeunesse bruyante. On a pris
le parti de renfermer. Pour retirer à cette peine tout caractère infamant,
la société, sous forme d'un i)ersonnel spécial, y expose et professe la
somme de son savoir et de ses erreurs. Tout cela militairement!... Après
tout, j'étais peut-être un cancre.
Maintenant, que cet enseignement soit libre, ou j>as libre; qu'il puisse
l'être plus ou l'être moins, je ne sais plus trop, puisque pour moi la
liberté ne commence qu'après. — La question se présente plutôt ainsi :
L'enseignement dit : libre, c'est-à-dire relio;ieux, a sur celui de l'Jbtat
dit: officiel, une avance considérable ; il est parti plus tôt, aussi les résul-
tats sont-ils un peu connus d'avance... Ce n'est pas juste, clame l'État
l8o LA REVUE BLANCHB
qui proleste et fait bien ; qu'on recommence ou qu'on me rende quelques
longueurs!... L'autre ne veut rien savoir, il crie au scandale, à la persé-
cution!... il invoque la liberté!... Liberté de continuer, bien entendu,
et un peu, liberté d'empêcher Tautre de partir.
Au fond le mieux serait que chacun puisse élever ses enfants à sa
guise; s'il n'existait rien , que tout soit à créer, on pourrait arranger
les choses ; mais il y a tout un vieux passé et tant d habitudes, d'usages,
de droits prétendus!... Et puis nous sommes en temps de guerre; il faut
d'abord triompher, ensuite... ensuite on verra.
Je suis hostile à l'enseignement religieux, violemment... Mais l'autre
est encore si médiocre !
De M. Emile Zola :
M. Zola parle d'abondance, avec parfois des arrêts où scrupuleusement il cherche le mot
qui traduira le phis fidèlement et le plus fortement sa pensée.
« J'ai été élevé au collège municipal d'Aix en Provence, puis au
lycée Saint-Louis, à Paris,
« J'ai perdu mon père, alors que j'étais encore un tout jeune enfant et
comme ma mère était, vis-à-vis de moi, très faible et très bonne, je me
suis développé librement. A sept ou huit ans, je ne savais pas encore
lire. Je puis dire que je me suis formé seul et je pense que c'est là le
meilleur système ; je ne crois pas à l'éducation.
a Quant à la liberté de l'enseignement, c'est une très grosse question
et j'hésite à vous donner verbalement mon opinion, car il y faudrait un
volume. Je suis d'ailleurs en train d'exprimer là-dessus toute ma pen-
sée, dans le troisième livre de mes « Quatre Evangiles », qui s'appel-
pellera: Vérité,
« En principe, et c'est le philosophe qui parle, je suis pour l'absolue
liberté et je suis si respectueux de cette liberté que je serais à ce point
de vue-là un peu anarchiste, mais cette question est si vaste, si com-
plexe, qu'il est aisé de se contredire. Ainsi, comme homme social, je
dois bien reconnaître qu'il y a un devoir pressant d'instruire, d'élever
les masses et c'est ce que je dis dans mon livre.
<i Je prends un exemple dans l'affaire Dreyfus. Au début, j'avais la plus
grande confiance en cette France si noble, si généreuse et j'avais la cer-
titude qu'elle serait avec nous. Je me suis trompé. Pourquoi ? Parce que
la France ne sas^ait /jus. Et j'arrive à cette conclusion que les meilleures
impulsions ne suffisent pas à un peuple et que, pour qu'il soit suscep-
tible de justice, de vérité, il faut qu'il ne soit pas ignorant, il faut qu'il
sache. Et c'est là en effet l'œuvre de toute une éducation.
« Comme homme social aussi, j'estime qu'il faut supprimer absolu-
ment l'enseignement religieux. Que les parents élèvent, s'ils le veulent,
leurs enfants chez eux, qu'ils leur donnent des précepteurs, qu'ils leur
impriment la direction intellectuelle qu'ils voudront, soit, et je suis
d'ailleurs, à ce sujet, bien tranquille, — la vie se chargera bien, par elle-
même, de redresser les erreurs d'éducation, de direction ; mais il est
ENQUÊTE SUR L'ÉDUCATION iSl'
insensé que Ton reconnaisse pour ainsi dire officiellement la légitimité
d'un enseignement monstrueux, en tolérant Texistence des collèges
congréganistes. Car le christianisme est une doctrine antisociale, anti-
humaine, une doctrine de mort qui supprime la vie, la terre, au profit
d'une existence supraterrestre, appât fallacieux à Taide duquej se
poursuit un but de domination trop réelle et trop tangible. Socialement,
on n'a pas le droit de mal faire : il faut donc à tout prix enlever à cette
secte malfaisante sa puissance nocive. »
Nous demftndonB & M. Zola quelles étaient, & cet égard, les idées de Flaabert.
« J'ai beaucoup aimé Flaubert et j'ai gardé pour sa mémoire un
véritable culte. C'est le meilleur, le plus brave homme que j'^aie connu
et le plus magnifique écrivain aussi, mais enfin votre question me
force à reconnaître quo s'il était, artistiquement, très affranchi, — comme
philosophe, il était l'homme de son temps et de son milieu, foncière-
ment conservateur, antirévolutionnaire. Je me rappelle que lorsque je le
connus, je collaborais à la Tribune^ feuille où Pelletan, Ferry et d'autres
combattaient pour les idées libérales. Flaubert me regardait un peu
comme une curiosité et il me dit, un jour : « Enfin que veulent-ils donc,
tous ces républicains ? » Flaubert n^a jamais été préoccupé de ques-
tions sociales ; c'était, au fond, un bourgeois enragé.
« Littérairement, c'était et ce n'était qu'un lyrique venu au confluent de
Balzac et de Hugo ; il n'était pas du tout l'homme de Madame Boçarr/.
Il arriva qu'il fut agacé par les prétentions naturalistes de Champ-
fleury et il écrivit ce roman « pour, ainsi qu'il le disait, montrer à ces
gens-là ce que c'était qu'un livre réaliste «. Et tenez, on y découvre
bien les vraies tendances de Flaubert au point de vue social, dans la
complaisance avec laquelle il a accablé Ho mais de tous les ridicules.
Longtemps, moi aussi, j'ai considéré ce pharmacien comme le type du
sot prétentieux qui se pare d'intellectualilé à l'aide de tous les lieux
communs. Depuis, mon opinion a changé et j'ai reconnu que la victime
des sarcasmes de Flaubert avait raison et que, seul en somme, il repré-
sentait bien authenti([uemcnt, dane Toeuvro du maître, le progrès. J'ai
du reste plusieurs fois été tenté d'écrire un panégyrique de Homais.
C'était chose presque trop facile. »
— Mais disons-nous, cet exemple ne montre-t-il pas que raffrancliisscment de la pensée
est peut-être plutôt affaire de nature, de teinpôrament, que d'intelligence et de savoir,
car, semble- t-il, h'H eu était autrement, à égal degré de culture, les hommes devraient sur
toutes les grandes «luestion?, penser de même.
u Votre observation doit Hro juste. Sinon, comment expliquer que
sur cette AfTaire Dreyfus, à laquelle je reviens parce qu'elle a réelle-
ment départagé les écrivains et los penseurs en deux camps bien tran-
chés, nous avcms trouvé contre nous certains hommes que tout appelait
dans nos rangs? Ce fut mC-me, pour nous, quelque temps, un jeu de
nous demander de quel bord auraient été quelques-uns des grands dis-
parus. Hugo et Renan par exemple, celui-ci avec douceur mais de fa-
çon bien déterminée cependant, auraient été des nôtres ; à n'en pas
ï82
LA REVUE BLANCHE
douter, Flaubert, Goncourt, Taine auraient pris rang parmi nos adver-
saires ; Goncourt avait, pour les juifs, une haine exaspérée ; Flaubert,
lui, se moquait de cela, mais il -était pour les choses établies, pour Tau-
•torité. Quant à Taine, révolution de la fin de sa vie, assez déconcer-
tante, enlève toute illusion.
« Et si, parmi les vivants, Tattitude de Coppée me laisse sans surprise,
comment comprendre la conduite de Lemaître, d'esprit si avisé, si fin,
si libéré ? Comment expliquer, chez un tel homme, semblable erreur?
Et Soury et tant d'autres !
« Oui, il y a des différences profondes d'ordre physiologique, déstruc-
ture de cerveau, il y a l'atavisme, l'hérédité, tout cela concourt à la for-
hiation des caractères. Certains naissent hommes libres, d'autres res-
tent esclaves, bien peu même ont vraiment le courage de la liberté. »
— Là, insinuons-nous, pourrait peut-être intervenir eflFicacement l'éducation.
« Oui, oui, c'est peut-être possible, mais, le problème est très com-
plexe, obscur de tant d'inconnu... »
Pour texte ou paroles conformes :
Jkan Rodes
2^. (1)
Le Père Perdrix
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE IV
Voici : la chose avait été prévue. Les trois enfants, Jac-
ques, François et Marie s'étaient dit : « Un beau matin nous
irons tous ensemble voirie Vieux. >/ Ils s'étaient entendus,|ils
lui avaient écrit. Marie devait arriver par le courrier avec
Jules Passât, son homme, et ne pas emmener ses deux filles
parce que le Vieux les connaissait déjà et que le voyage eût
fait trop de dépense. François devait venir avec sa femme,
Jacques avec la sienne et, comme il était mécanicien, le
voyage en chemin de fer ne lui coûterait rien, et il aurait
avec lui ses deux enfants.
Le Vieux se préparait à ce jour : « C'est ces deux pauvres
petits, surtout, que je voudrais voir. Savoir bien à qui ils
ressemblent ! » La Vieille, en ramassant son cresson, ramas-
sait des idées : « Mon Dieu! je voudrais qu'ils soient arrivés
déjà. »
Cette nuit-là, vers les quatre heures, il y eut un orage, et
le tonnerre et la pluie se mêlaient et résonnaient l'un et
l'autre. Ils avaient sans doute pris une voiture couverte»
mais comme les enfants devaient avoir peur! Bientôt tout se
calma et, vers six heures, ce. fut un matin de septembre
mouillé ; la rue était lavée, le ciel un peu voilé, et la fraîcheur
voyageait si délicatement dans Tair qu'on eût dit que les
cœurs aussi étaient mouillés.
Jacques et François arrivèrent à sept heures. La voiture
était pleine : une pleine voiture de Perdrix ! Elle vint comme
cela : on n'ose pas croire que la chose est vraie. François
sauta à terre et tint le cheval par la bride pour que les
femmes pussent descendre. Les deux enfants se penchaient.
1) Voir La revue blanche des 1" et 15 mai 1902.
i84 LA REVUE BLANCHE
Le Vieux en prit un dans chaque bras. Le petit était un petit
chat grillé comme son père, mais la petite était blonde et
d'une autre espèce. Tout de suite ils l'appelaient grand-père,
lui tiraient la barbe et aimaient ses lunettes noires. Avant
que tout le monde fût entré, il s'asseyait et les avait déjà sur
ses genoux.
— Dame ! mon père, si tu veux les croire, ils t'auront bien
vite fatigué.
Il les posa. On s'embrassait. Les garçons l'embrassaient
comme on s'embrasse entre hommes, avec une sorte d'élan.
Il saisissait les brus, d'une main, sous le menton, en
appuyant les doigts sur les joues et les baisait bruyamment.
Et quand il eut fini, il dit:
— Ah ! mes deux pauvres petites femmes, venez donc, que
je vous embrasse encore un coup !
Tout le monde s'assit et le Vieux disait, comme autrefois,
du temps où il gagnait sa vie :
— Dame î on n'est pas ici pour s'amuser. Si nous trinquions
en attendant les autres.
La Vieille apporta des verres et une bouteille, et le Vieux :
— Tune vois pas, mon Jacques, Dér}^ le cordonnier qui
dit : « Ce n'est pas vrai qu'il est mécanicien au chemin de
fer. Les mécaniciens, c'est des gars qui sortent des écoles
d'Arts et Métiers. »
Et Jacques répondait :
— Laisse-les donc, mon père. Tu sais bien qu'il y a partout
des jaloux.
Pierre et Marie arrivèrent à huit heures. Tout d'un coup
ils ouvrirent la porte, et ils étaient au milieu de la bande.
— Pourquoi donc que vous n'avez pas emmené les deux
enfants ? Ce n'est pas si souvent qu'on se réunit.
Il y eut une tournée d'embrassades, et les petits avaient
un peu peur. La Vieille apporta deux verres :
— Ce n'est pas tout. A présent il faut trinquer.
La veille au soir, le Vieux avait tué un lapin. Il les soi-
gnait, les comptait, les sentait croître et pensait : ^< J'ai une
mère lapine qui doit peser dans les six livres. Comme elle va
faire notre affaire !>/ La Vieille avait acheté un rôti de cochon
et, s'il n'y avait pas assez, on pourrait toujours faire une
omelette. Il y avait dans le placard trois bouteilles de vin.
LE PÈRE PERDRIX i85
d'ailleurs l'auberge était porte à porte. L'odeur du fricot
montait, et les cri-cris delà graisse semblaient les premiers
bouillonnements d'une promesse. Le Vieux dit :
— Dis donc, ma Vieille, puisqu'il y a bien de quoi, ils
vont tous aller dire bonjour à leur cousin Bousset et ils
ramèneront le petit Jean pourmanger avec nous.
Le petit Jean Bousset avait vingt et un ans et était sorti de
l'École Centrale avec le n** 8. Il travailla comme une bonne
petite fille à qui Ton dit : « Maintenant que tu es une grande
fille, il faut t'occuper. Tu vas faire de la dentelle. » Ses yeux
bleus avaient un joli regard qu'autrefois l'on eût dit timide
et caché derrière un buisson, mais qui rayonnait avec plus
de force depuis qu'il était soutenu par un diplôme. Et sa
mèche blonde semblait un accent.
Il revint avec eux tous.
— Ah ! mon petit Jean, je suis content que tu sois venu.
Et puis je vous réponds qu'il ne vaut pas cher. Arrive là,
mauvais gars !
Et le Vieux l'embrassait avec ses vieilles lèvres molles et
déshabituées.
Quand tout le monde fut à table, il y eut un rayonnement.
Le Vieux avait faim à cause de la misère, ses enfants avaient
faim à cause du voyage et la Vieille, comme une ancienne
cuisinière, aimait à sentir l'abondance. Le lapin dans les
assiettes, le vin dans les verres, le pain sur la table, for-
maient un appétit derrière lequel on sentait encore d'autres
choses à manger et d^autres choses à boire. Les idées s'arrê-
taient sur le rôti, se complétaient avec du fromage et du
pain, après quoi elles partaient du côté du café, du côté de
l'eau de vie et se reposaient sur l'après-midi tout entière où
Ton aurait de la goutte dans les verres. Comme un jour de
voyage, le Vieux se voyait emporté, se poussait lui-même,
et toutes les forces de sa vie surgissaient et semblaient élever
son cœur au-dessus de la table.
Les heures de Taprès-midi étaient encore à venir, le temps
était encore à naître, la joie ne se balançait pas môme et
restait au-dessus de la chambre comme une nuée calme et
profonde. Chacun mangeait avec sentiment. Quelques mots
parfois :
l86 LA REVUE BLANCHE
— Je me dis : C'est drôle ! Ils sont tous sortis de cette
chambre et à présent les voilà aux quatre coins du monde.
Ou bien encore :
— Je suis une vieille bête. Quand j'y pense, ça me prend,
ça m'arrête. Les enfants s'en vont, et puis c'est comme s'ils
étaient perdus.
— Voyons, père, répondaient les brus, vous savez bien
qu'il faut qu'on se quitte, qu'on a chacun ses affaires.
La viande blanche des lapins ne ressemble pas à grand*
chose et Ton n'en garde guère que le poids du pain et la
chaleur du vin qui l'accompagne. Mais, avec le rôti de
cochon. Ton vit arriver véritablement de la viande. Le gras
est aussi bon que le maigre; dans chaque bouchée il faut
les mêler l'un à l'autre, et l'ensemble acquiert un goût de
noisette. C'est une viande substantielle qui se colle au corps,
dont on garde un souvenir dans la poitrine et qui vous reste
à la sortie de table comme une force absorbée, comme de
la viande qui s'ajoute à la vôtre.
Par la fenêtre, le banc, que Ton apercevait au pied du mur
d'en face, se reposait à l'ombre, tendait sa planche, écartait
ses pieds grossiers et demeurait là pour d'autres jours, avec
un silence rassuré d'objet quotidien.
Le Vieux dit :
— Tenez, voilà mon compagnon. Ce n'est plus un banc^
c'est un frère. Vous voyez d'ici ma position. Ça taie un peu
les fesses. Quand je marche, je le sens encore, et des fois
il me semble que je l'emporte à mon fond de pantalon.
Depuis longtemps les trois bouteilles devin étaient bues*
Il y avait trois autres bouteilles et Ton procédait par bandes
de trois parce que Ton appréciait la soif en gros. C'était un
de ces vins clairets que l'on n'aime pas dans les maisons
ouvrières, et dont la chaleur est lente. La troisième bouteille
elle-même semblait une moquerie, une de ces boissons
aigres que l'on fait avec de l'eau et du raisin confit. Mais
voici qu'à la quatrième bouteille l'on sentit cela dans les
pommettes, dans les mains, dans les yeux, et que deux ou
trois choses commençaient à s'allumer. Et à la cinquième,
l'auberge du « Petit Salé », <^. douze sous la bouteille >, la
« chaleur des vignes», formaient des idées généreuses. Le
Vieux déraisonnait avec grandeur et s'accroissait à chaque
LE PÈRE PERDRIX 187
verre de vin, comme un propriétaire s'accroît d'une vigne,
s'accroît d'un champ, et il' voulut que la Vieille fît l'ome-
lette.
— Mais non, père, mais non, ça suffit.
— Ah ! nom de Dieu, vous m'embêtez ! Vous êtes ici
pour manger.
Ce fut beau, ce fut un jour de la vie des riches. Les ven-
tres pleins s'étendent et rayonnent parmi les idées coipme
un coeur chargé. Il y avait des illuminations soudaines qui
parfois éclairaient telle habitude de la vie présente, tel sou-
venir de la vie passée et montraient l'avenir semblable à
une grande clairière. Ce fut un beau repas. L'omelette se
mange sans faim et garnit les derniers coins où l'on pou-
vait encore caser un plaisir. Le vin l'arrosait, s'étendait sur
elle, comme un bonheur au-dessus d'un front, comme un
lac au milieu des verdures. La vie est bonne et les hommes
sont bons. On s'entendrait avec n'importe qui et l'on sau-
rait lui parler. On possède chez soi la grandeur et la force.
C'est la famille humaine avec ses moutonnements, ses
regards croisés et ses communions multipliées. Il n'est pas
vrai que l'on soit pauvre.
— Dis donc, mon Jean, raconte-leur donc comme tu as
trouve une bonne place!
Oui, le petit Bousset avait trouvé une bonne place, et
dans son pays. Avec deux heures de voiture et une heure de
chemin de fer, on arrivait. C'était dans une fabrique de pro-
duits chimiques où, tout de suite, malgré son jeune âge,
il remplirait les fonctions d'ingénieur. D'ailleurs, ce
que l'on fait importe peu; mais, l'essentiel, c'est qu'il
gagnerait quatre mille francs par an. Le directeur lui-
même l'avait demandé, parce qu'il voulait s'entourer de
tout jeunes gens, disciplinés et curieux de leur métier.
— Hein! mes gars, qu'est-ce que vous en pensez?... disait
le Vieux.
Et le petit Jean Bousset n'était pas fier. Naturellement,
il se rendait compte de sa valeur et parlait comme quel-
qu'un qui sait.
— Et surtout, mon Jean, disait François, être bon pour
l'ouvrier. Se rendre compte qu'ils ont besoin de gagner leur
vie et qu'il faut bien de temps à autre boire un coup.
l88 LA RSVUB BLANCHI
Jean répondait :
— Oh ! ma foi, je ne serai pas mauvais garçon, pourvu
qu'on soit poli... et qu'on travaille.
A la sixième bouteille il n'y eut pas assez de vin. Les
cœurs se tendaient, les gosiers acceptaient, les mains étaient
chaudes. De la table partaient des ondes qui s'élargissaient,
venaient aux convives, bourdonnaient à leurs oreilles et
les unissaient l'un à l'autre comme un lien d'alcool, comme
un lien d'amour. Il fallut deux autres bouteilles, et l'on ne
savait pas ce qu'il ne fallait pas. La Vieille apportait le fro-
mage.
— Enlève-nous ça de là ! disait le Vieux. J'en vois assez
pendant toute l'année. Nom de Dieu ! c'est bien la moin-
dre des choses que je mange aujourd'hui ce qui me plaît.
Et puis, va nous chercher un paquet de biscuits.
Tout le monde trouva que c'était de la bêtise.
— Allez, allez ! Puisque je vous le dis...
Ils les trempaient dans le vin, en bavardant, les agitaient
un peu, et, lorsqu'ils allaient pour les porter à leur bouche,
le biscuit, d'un seul bloc, s'effondrait dans le verre. Ils en
restaient le bec ouvert, comme des moineaux dans Tattente.
— Ce n'est pas de la bonne marchandise, disait le Vieux.
Ensuite ils buvaient le vin pâteux qui restait au fond,
s'en fatiguaient et le lançaient dans la cendre du foyer pour
le remplacer par du vin qui coule et rince la dalle.
Mais le moment du café est si bon ! Le café est du café,
mais il y a surtout la fin du repas, alors que ça y est et que
tout ce qui s'ajoute est un plaisir en plus. Le café chaud,
une bonne gorgée, un parfum, une satisfaction dernière
qui se prolonge et réveille tous les échos du bien-être... Et
Ton sent le bonheur et l'on ne se donne plus la peine de
vivre parce que quelque chose vit en nous et parle. Le
Vieux dit :
— Ah ! vous ne connaissez pas ma pipe ! J*ai une pipe et
vous allez voir si ce n'est pas vrai qu'elle commence à
êtreculottée. La voilà. Hein!...
C'était une pipe en terre de deux sous, à long tuyau, et
dont Tintérieur du fourneau était un peu noirci. Elle passa
à la ronde et les hommes la sentaient. On a sans doute
LE PÉHE PERDRIX 189
le vin couleur de pipe culottée. Et, désignant Jean
Bousset, le Vieux s'écriait :
— Ah dame! c'est celui-là qui me Ta donnée. Quand je
vous dis qu'il n'y en a pas un autre comme lui ! Il vient, il
s'assoit sur le banc : « Vieux, donne-moi une prise ! 2^ Moi :
< Et toi, bourre ma pipe. )^ Et voilà, on reste à côté l'un de
l'autre. Et puis je vous réponds qu'il sait causer! Moi, je ne
suis qu'une vieille bête, mais tout de même ça me
va. Comme il dit : « Tu comprends, mes parents se sont
imposé des sacrifices. A présent, je vais gagner quatre
mille francs, c'est vrai, mais auparavant combien je leur ai
coûté 1 ïr Pauvre enfant, va !
L'eau de vie venait de chez le père Rondet. On la payait
trente-huit sous la bouteille et elle avait un bouquet. Tout
le monde, dans la ville, savait que le père Rondet l'épicier
avait du bon café et de la bonne eau de vie : il se servait
depuis plus de trente ans dans la même maison, et on lui
fournissait de la marchandise pas comme aux autres. On la
sentait dans l'arrière-gorge, qui vous remontait encore au
palais. Les grosses bouffées de la pipe sortaient: pouf ! pouf!
irritaient la poitrine et faisaient cracher, si bien que Teau
de vie semblait un cordial qui va droit au cœur.
— Mes enfants disait le Vieux, nous avons un bon moment
à passer ensemble. Vous dites que vous partirez vers les
sept heures. Il faudra encore manger un morceau.
Il disait :
— Vois-tu, mon Jacques, moi quand j'y pense que tu es
mécanicien et que tu gagnes bien ta vie, je me dis : « Tout
de même c'était un bon garçon. ^ Tu avais bien tes défauts
comme tout le monde, mais tu ne buvais pas. Quand mon-
sieur Edmond Lartigaud t'a donné un coup de main pour
entrer au chemin de fer, je ne pensais pas à ce métier-là.
Mais surtout, mon gars, moi j'ai peur. Des fois, dans tout ce
monde, il paraît qu'il y a des grèves. Ne les écoute pas. Il y
en a des tas qui attendent les places, et ce sont ceux-là qui
font mettre les autres en grève pour leur marcher sur le
pied. Et toi, mon François, tu n'es pas un mauvais garçon.
Seulement tu aimais à boire. Je ne dis pas que ce soit un
défaut, ça dépend des moyens qu'on a. Que veux-tu? Tu
aurais pu te faire une position comme ton frère, au lieu de
190 LA REVUE BLANCHE
travailler chez les autres. Mon pauvre gars, je me rappelle
que je t'avais mis à la porte de la maison. Il y a bien un
peu de ta faute, tu n'avais pas dessoûlé pendant huit jours.
Mais quand môme je n'aurais pas dû le faire. Je t'ai crié :
^. Fous le camp ! Tu me fais honte. > Tu n'as rien répondu, tu
n'as pas le vin mauvais. Tu es parti, tu es resté un an sans
m'écrire. Je pensais : «Mon Dieu! Savoir s'il ne lui est pas
arrivé quelque chose ! » J'en ai parié à la gendarmerie.
Quand tu m'as écrit, tu ne sais pas? Eh bien ! c'est le petit
Jean Bousset qui m'a lu ta lettre; j'en pleurais. Ta pauvre
mère disait : '{ Tant mieux donc, mon Dieu! » Ah ! mon
François, tu serais bien n'importe quoi, que je t'aimerais
autant que les autres.
Et il disait à Marie :
— Toi, ma grande, je suis content que tu aies trouvé un
homme pareil à celui-là. Je l'aime comme mes garçons. Oui,
il y a des moments où je pense à lui tout seul. Dernièrement,
quand il a eu le bras cassé, je me disais : k 11 aurait bien
mieux valu que ce soit à toi que la chose soit arrivée. Tu es
là, le cul sur ton banc, et que tu aies un bras de plus ou de
moins, tu n'es tout de même qu'un bon à rien. »
Et la bonne eau de vie, et la bonne eau de vie ! Elle avajt
une couleur jaune dans le gros verre, une chaleur qui n'ap-
partient qu'à l'eau de vie et qui semble un bouillonnement.
Elle vous passait dans la bouche, descendait et apportait son
cœur. Les premières gouttes sont beaucoup moins bonnes;
mais ensuite elle se transfuse et pénètre jusque dans les
bras. La conquête du monde est facile : on le prend sur sa
poitrine, on l'embrasse, il vous aime. Puis ce bien-être des
grandes digestions, cette llambée, ce feu sur du fer ! Allons
jusqu'au pôle, allons jusqu'aux cieux, passons et traversons
les choses.
— Ah! mes enfants, vous devez me croire plus malheu
reux que je ne suis. Les premiers temps, j'ai cru à la misère.
11 est vrai que c'est dur en commençant. Mais je vous vois
tous et ça y est. Vous êtes là, vous allez dire que je suis un
imbécile ou que je suis soûl, mais il me semble que je vous
porte encore dans mon pantalon, que je vous sens sur moi
comme si vous n'étiez pas encore au monde.
LE PÈRE PERDRIX 191
— Ah ! père, vous nous faites de jolis compliments ! ...
disaient les brus.
La soirée continua, de la bouteille aux verres. L'air obs-
cur de la chambre entourait la table, mais Tair, mais la cham-
bre n'existaient pas, parce que les poitrines étaient garnies
d'eau-de-vie. Plus forte que l'amour, ô mon beau souffle, elle
s'exhalait encore et, par dessus les paroles et par dessus les
pensées, montait et dominait le monde comme un ange aux
ailes étendues. Des profondeurs de la conscience on la sen-
tait venir : elle était Jacques, François et Marie, puis les
enfants, puis Jules Passât, puis Jean Bousset, puis tout le
bonheur, un long repas qui dure autant que la vie et la
nourrit à jamais. Parfois elle éclatait ainsi qu'une fusée,
vous projetait en avant et vous mettait en danse. Si le monde
est beau, si les cœurs tremblent, s'il existe des chansons,
eau de vie d'un soir, sois bénie !
Et les heures venaient, se fixaient un instant, le coude sur
la table, puis se rassasiaient et roulaient comme un sang
chargé. Les heures vinrent jusqu'à sept heures; mais quand ce
fut la dernière, il y eut un frisson, car elle se dressait et vous
menaçait de ses yeux. Ah ! l'alcool n'était rien ; le monde
s'agitait et se chargeait d'une heure nerveuse. On n'osait
faire un geste, de peur de la troubler; il semblait qu'elle eût
suivi le bout de vos doigts !
— Vous en allez pas, vous en allez pas... disait le Vieux.
Et quand il se leva, il ne put y tenir, s'écroula sur sa
chaise, et il sentait ses sentiments tourner comme une
machine à repétition :
— Vous en allez pas, vous en allez pas...
Ils se levaient tous :
— Oh! Marie reste au moins! Ma grande, c'est toi que
j'aime le mieux situ pouvais rester.
Sept heures sonnaient. Les mains s'agrippaient comme des
crocs.
— Toi, ma grande, nous t'avons toujours gardée. Que
Jules s'en aille ! Reste ici pour huit jours. Prends-nous et
garde-nous. Tu sais bien que je ne t'ai jamais fait de peine.
Elle restait toute frémissante, comme un bloc qui va
tomber. Jules dit :
— Reste, nom de Dieu! Je m'arrangerai avec les petites.
192 LA REVUE BLANCHI
Cest ton père.
Sept heures s'exhalait comme un soupir qui soulage. Le
spasme était bon et jaillissait avec fécondité.
Ils partirent tous : le cheval attelé, les roues de la voiture,
et Tair qui s'ébranle et s'écoule. Les brus disaient :
— On vient ici pour le voir, et puis il ne sait pas ce qu'il
dit et cause du désagrément.
CHAPITRE V
Les pauvres sont une chose publique.
La grande Marie resta huit jours et elle faisait ses manières
avec ses grands bras : « Ne crains rien, mon père. Pas plus
Jules que moi, si tu as besoin de quelque chose... » On
l'entendait jusque dans les maisons voisines; elle était heu-
reuse de parler comme sur la place et fortifiait sa voix afin
de lui donner au moins la vérité qui sort des grands bruits.
On la voyait encore, les manches troussées, le tablier levé
d'un coin, moitié dimanche, moitié travail, passer dans la
maison, secouer une marmite, glisser un coup de balai,
arrêter les passants : « Oh ! oui, pour sûr, Jules est un bon
ouvrier... », portera tout ses embarras, ses paroles, son
travail et remuer le monde autour d'elle comme un événe-
ment qu'on n attendait pas. La Vieille descendait, avec une
bouteille dans la poche de sa jupe, entrait parles derrières
parce que les marchands de vin n'ont pas le droit de
vendre au détail et remontait en pensant au Vieux qui
aimait boire. Elle tua des lapins, alla à la boucherie, achta
eta des fruits au marché et, pendant huit jours cuisina, les
brides derrière la tête, avec des voyages chez Tépicier, du
sel, du poivre, du café, du beurre.
Ils étaient tous là, gardant des pensées souterraines, des
ardeurs du fond des entrailles qui leur montaient comme à
des bêtes, et les femmes, surtout, qui cousent et lèvent les
yeux, se lançaient au bruit. Les petites villes sont des réser-
voirs de rage et portent la grande injustice des hommes
qui vivent au creux d'un sillon. On commençait par des
LE PÈRK PKRDUIX 19^
paroles x< Ah ! la mère Perdrix, elle en fait, des voyages! — Ils
lui useront bien les jambes à la faire marcher. — Cest qu'elle
a deux propres à rien à nourrir. — Et puis, dame! à cette
grande il ne lui faut pas de la soupe ! >/ Ils se dressaient, s'ap-
prochaient, se réunissaient, se complétaient l'un Tautre et
jetaient leurs mots au tas. Les ouvriers aisés dirent : '( Ils se
nourrissent mieux que nous // et leurs femmes ajoutaient :
*< Ils sont comme tous les gueux, ils n'ont rien à perdre, h
Chez Regrain le sabotier, chez Dérv le cordonnier, on man-
gea la soupe en se rappelant la viande et, comme quelqu'un
disait : ''< Ce n'est toujours pas votre argent ! // Déry le cor-
donnier sauta pour répondre : *r Commentée n'est pas notre
argent? Et le bureau.de bienfaisance, qui est-ce qui lui four-
nit les fonds? ;/ Les Messieurs du Sénat à qui Ton soumit la
question eurent un discours sage:
— Evidemment on ne peut pas les blâmer d'aimer leurs
enfants et j'admets la réunion du premier jour. Pourtant, si
la municipalité fournit des subsides aux indigents, on est
bien amené à croire qu'elle veut nourrir Perdrix et sa femme
qui sont de la commune, mais non leur fille, qui est je ne
sais d'où et pour laquelle le bois, le pain, la viande, sont le
résultat d'un vol pratiqué sur les nécessiteux du pays.
Marie-Louise, une fois, tomba dans la bande. A cause du
vin blanc les doigts de ses mains vivaient une drôle de vie
qui l'agitait jusque dans les avant-bras et, à cause de sa
richesse, elle avait pris certaines habitudes de bon ton
comme d'appeler tout le monde Madame :
— Voilà un gars qu'on lui a retiré la misère de sur le dos.
Oui, Madame, je parle de Jacques Perdrix. C'est Monsieur
Edmond qui l'a fait entrer au chemin de fer. Le Préfet
lui avait dit : ''< Vous entendez, faudra pas vous gêner quand
vous aurez quelqu'un à faire placer. » Monsieur Edmond a
écrit... je ne sais pas comment on les appelle... à l'Ingé-
nieur... Eh bien! Madame, ils sont tous venus chez le Vieux
et il n'a même pas daigné venir nous voir. J'ai dit à
Monsieur Edmond : '^ Tu entends bien, mon ami, si jamais
tu t'occupes de quelqu'un, c'est à moi que tu auras affaire! >/
On lui répondait :
— Oh dame! Vous avez bien fait, Madame!
— C'est comme cette grande : Monsieur Edmond donne
194 LA REVUE BLANCHE
cinquante francs par an au bureau de bienfaisance. Eh bien,
Madame, c'est cinquante francs qu'elle nous coûte.
Elle ajoutait :
— Et puis, son Jacques, il ne gagne peut-être pas tant
d'argent qu'ils le disent. Ça n est jamais qu'un ouvrier.
Et quand elle fut partie, l'on dit :
— Elle est soûle, mais elle a bien raison tout de même.
Il y eut beaucoup de paroles prononcées qui accompa-
gnaient la grande Marie dans ses voyages, et des rideaux
soulevés par derrière elle, afin que l'observation des maisons
n'eût pas un voile. On l'interpellait par quelque porte
ouverte :
— Eh bien, Madame Marie?
— Oui, Madame, je suis chez ces deux pauvres. vieux.
Vous comprenez qu'à leur âge j'ai raison de les aider.
— Oh, certainement! Il faut bien que les jeunes aident
les vieux.
Et trois mille hommes comptaient leurs charités sur leurs
doigts et jouissaient, à la voir, d'un plaisir curieux où se
combinaient la joie d'un événement et la pensée des feuilles
d'impôts où les centimes additionnels vont s'accroissant.
Mais ce fut Monsieur Edmond qui donna le grand mot,
car les bourgeois savent s'y prendre. Monsieur Edmond
Lartigaud avait encore été atteint par la goutte. Pendant
les derniers mois, il s'était pourtant soigné, absorbant
du salicylate et ne mangeant plus que des viandes
blanches; mais, bientôt, il y renonça, parce que se priver de
tout constituait une autre maladie. Il fut pris à la cheville
et au poignet et dut garder tout le jour la jambe gauche
étendue, le pied s'appuyant sur un tabouret, tandis que la
douleur régnait et dominait le monde. Mais cette fois-ci,
quand la goutte eut passé, il ne fut pas guéri. Il ne pouvait
pas marcher, son ventre s'était épaissi et il dut prendre une
canne, comme une marmite à trois pieds. Puis à rester assis
il s'épaissit encore et, tandis qu'il voyait ses cuisses s'ac-
croître et se capitonner, il les sentait lourdes, fixées, pareilles
aux colonnes d'un temple. Ses reins s'entourèrent aussi,
avec la forme des éléphants, et son dos bombé qui, pourtant
ne fléchissait pas, semblait un paquet qu'on lui eût appliqué
LE PÈBE PERDRIX 19^
tout au-dessus des fesses. Il vécut sur son fauteuil, dans la
salle à manger. Les fenêtres donnaient sur la rue et, la table
auprès de son ventre, il se sentait bien chez lui. On ne peut
pas dire que ce fut un grand changement car, à cinquante-
deux ans, Tâge est venu où Ton a marché, chassé, roulé
pour toute sa vie. D'ailleurs, s'il ne lui restait plus les
jtfabes, du moins lui restait-il Testomac, et sa fortune lui
permettait de garnir sa table et de penser pendant chaque
repas qu'il n*y avait au monde d'autres limites que celles de
son ventre.
Monsieur Edmond n^aimait pas lire, parce que dans les
livres on raconte ce que Tott veut et parce que la lecture
donne envie de dormir. Il avait lu des romans au temps de
sa jeunesse et en gardait un souvenir où se mêlaient les
bocks du Quartier Latin et les idées un peu folles des jeunes
gens. Il connut pourtant un ou deux romans d'Emile Zola et
lorsque le héros disait : « Merde! > Monsieur Edmond pen-
sait : Comme cela est vrai! Il eut toutes les idées que l'on
amasse dans la bourgeoisie des campagnes où le plein air
ou, comme on dit, la libre nature, emplit la tête, et où les
bons repas remontent du ventre au cerveau comme de la
matière dans les pensées.
Mais pourtant il n'était pas encore heureux. Un ventrei,
c'est bien, mais quand le ventre est plein, quand le ventre
est trop plein et que Ton reste avec sa tête vide dans un
fauteuil auprès d'une table, ne semble-t-il pas qu'il manque
quelque chose et ne se rappelle-t-on pas que le bonheur
est l'état de celui à qui rien ne peut manquer. Monsieur
Edmond regardait par la fenêtre l'air de la rue et se renfer-
mait comme lui entre des rangées de maisons. Il reflétait,
comme les vitres, les passants et les pierres et ac^oquinait ses
idées à n'importe quoi, pourvu qu'elles fussent remuées un
peu.
Un jour tombèrent du ciel cette histoire Perdrix et
Jacques le mécanicien. Il semblait à Monsieur Edmond
qu'une injustice avait été commise et que, parmi la filiation
des pouvoirs, quelqu'un, bravant le sien, avait blessé la loi.
Il en ressentit une douleur particulière de vanités et d'habi-
tudes atteintes comme si ses veines charriaient une esquille,
comme si une paille compromettait sa base d'or. Dans ces
lijCy LA REVUE BLAxNCHK
sensibilités grasses où une bulle de sang menace d'une
apoplexie tout remonte aVec épaisseur à la nuque. Jacques
Perdrix n'avait pas fait sa visite à Monsieur Edmond, et
Monsieur Edmond possédait jusqu'au cœur Tidée de
justice.
Le maire était un charpentier gai, rouge, rond, qui oc-
cupait trois ouvriers et regardait les choses comme un
patron qui les gouverne et les comprend. Sa barbe noire
ajoutait à son visage ce qu'ajoute une barbe à l'intérieur
de laquelle un homme semble se recueillir et savourer ^ses
pensées. Patron et fiJs de patron, il avait pris en face de la
yie l'assurance de ceux qui n'ont qu'à continuer une
marche en avant et qui la poursuivent avec tous les
avantages d'un bien-être facile. Un jour, quelqu'un lui
expliquait n'importe quoi et terminait en disant :
— Comprends-tu?
Le charpentier répondait :
— Oui, oui ! Moi, je comprends tout.
Voici pourquoi Lamoureux fut nommé maire, et sa situa-
tion, le portant au-dessus de sa classe par une série de rela-
tions qui mêlent la vie d'un maire à celle de ses principaux
' administrés, le grandissait dans ses actions et dans ses
paroles, comme un homme dont la science s'est étendue.
Une après-midi, il passait devant la fenêtre de Monsieur
Edmond, lorsque Marie-Louise annonça : ^r Tu voulais
parler à Lamoureux... » Elle ouvrit elle-même la fenêtre.
— Hé, Lamoureux! Ecoutez donc un peu.
Monsieur Edmond se leva, tandis qu'on approchait son
fauteuil de la fenêtre, se soutint avec sa canne, pesa pen-
dant trois pas cent cinquante kilos, s'assit et se trouva en
face de Lamoureux debout dans la rue. Il avait fait sa
rhétorique. La conversation fut brève ainsi que chez les
bourgeois où la fortune a tant d'importance qu'elle limite
les paroles :
— Enfin, Lamoureux, il faut donc que ce soit moi qui
vous le dise, moi, un impotent, qui surveille les affaires de
la commune ! Voilà un homme qui a trois enfants, qui
reçoit des visites et qui se procure à nos frais les avantages
de U compagnie de sa fille, si bien que huit jours passent
et qu'ion en est à se demander si des mois ne passeront
LE PÈRE PERDRIX 197
pas encore, pendant lesquels, non contents de nourrir nos
pauvres, il nous faudra nourrir les invités de la misère.
Ah ! la chose est facile ! Lamourcux, les indigents font
boule. Moi, j'envisage un autre côté de la question. Nos
moyens sont limités, souvenez-vous-en, et nous devons les
arrêter là où commence une autre assistance. Je le sais, ly
ayant fait entrer : 'Jacques Perdrix est au'chemin de fer; or
si François Perdrix garde un peu de Targent qu'il consacre
à boire et s'unit à son beau-frère, un père aura nourri
trois enfants, trois enfants nourriront un père ! Est-ce cela,
Lamoureux : S'ils viennent le voir, c'est qu'ils tiennent à
lui; si vous tenez à lui, faites-lui une pension !
Lamoureux dit :
— Et pourtant, Monsieur, s'il est malade...
Il levait sa main droite, la gardait ouverte et semblait
porter une réponse dans la paume.
— Je vous attends là, Lamoureux. Suis-je médecin?
— Ma foi oui. Monsieur!
— Bien! Suis-je médecin?... Alors, je vous le dis :
Autrefois, peut-être... et encore, le sais-je s'il eut rien à la
vue? Puis, vous vous occupez, moi je m'occupe. Il peut
marcher, donc il peut travailler.
C'était tout.
— Hum ! fit Lamoureux.
Bref, quinze jours plus tard, sur la proposition du maire,
le père Perdrix fut rayé du bureau de bienfaisance.
(A suivre.) Charles-Louis Philippe
De l'imagfination et de l'expression
chez M. Alfred Jarry
Dans le mémorable dialogue entre le Père Ubu et sa Cons-
cience que chacun peut lire en achetant VAlmanach illustré du
Père UbUy on n'a pas assez remarqué de très importantes
paroles :
CoN. — 11 faut laisser les femmes faire des enfants.
P. U. — Elles en feront toujours assez du moment que les hommes les
aideront quelquefois à les faire. Et moi, je veux bien leur donner l'exemple
et leur en fabriquer tant qu'on voudra.
CoN. — Ne vous vantez point» père Ubu ; rappelez-vous que quand vous
«n avez fait dix-huit dans votre journée, on se fiche do vous parce qu'après,
•t au moins jusqu'au lendemain à l'aube, vous ne pouvez plus.
C'est de ces quelques lignes que M. Alfred Jarry a sans doute
tiré ridée première du Surmàle (1) : un homme futur d'une telle
puissance sexuelle qu'il puisse indéfiniment répéter le même
acte, avec la précision d'une machine et sans qu'il y ait chez lui
usure des tissus ou apparente déperdition de force; car pour
survivre à r«1ge où le métal et la mécanique régnent sur le
monde, il faut que l'homme se soit adapté au milieu et soit de-
venu « plus fort que les machines comme il a été plus fort que
les fauves ».
Les inventions de M. Alfred Jarry, qui paraissent d'abord
déconcertantes, sont toujours déduites selon les règles de la
plus rigoureuse logique et soumises aux lois de la mathématique
universelle, et si l'ordre accoutumé des phénomènes physiques y
semble dérangé et interverti, c'est que, dans sa ))ensée, l'auteur
les considère à peu près en dehors du temps et de l'espace, dans
des cas-limite où le signe — et le signe -h s'équivalent.
Mais afin d'être compris tout de même par les gens d'intelli-
gence moyenne, il reprend, sous des formes diverses la démons-
tration du même théorème: et il leur communique ainsi, par une
fantasmagorie exacte et géométrique, la vision d'un monde ex-
traordinaire et la joie un peu terrible d'une hallucination très
lucide.
Ici la course de la quintuplette contre le train express sur la
piste des dix mille milles — si vertigineuse que, strictement
parlant, la quintuplette cesse d'adhérer au sol et s'enlève en un
vol de vautour — donne, au contraire de ce qu'on attendrait,
(1) Le Sunii'Ue, roman moderne, Étlitiona de La rtme blanche.
DE l'imagination ET DE l'eXPRESSION CHEZ M. ALFRED JARRY L99
l'impression, non de la vitesse, mais de l'immobilité absolue par
la rapidité même des mouvements parallèles, et Jewey Jacobs,
mort sur la machine où il est lié, genou à genou, avec ses cama-
rades par des tiges d'aluminium, pédale plus éperdument que le
plus vivant parmi les vivants de Têquipe : cependant le Surmâle,
en un jeu d'enfer, devance le train etlescyclistesextravagants, sous
une chaîne énorme de roses, dont il lui plaît de fleurir, par les
portières ouvertes du wagon et au poteau d'arrivée, le voyage
et Tavènement de sa partenaire prochaine, miss Ellen Elson.
Symétriquement, la course d'amour, dont le docteur Bathybius
enregistre les chifl'res ainsi que sur l'indicateur de la quintu<-
plelte s'inscrivait auparavant le nombre des kilomètres parcourus
en une heure, inspire beaucoup moins des imaginations erotiques
qu'une sorte d'horreur sacrée : il est fort naturel que des apho-
rismes métaphysiques et des figures légendaires s'interposent
entre les personnages et leurs gestes apparents, d'une humanité
alors toute schématique, au point qu'à propos d'eux il soit nor-
mal de concevoir l'existence de tous les êtres comme réduite à
la rencontre des deux demi-cellules, mâle et femelle, et de songer
en même temps à Priam, à Paris, à Hélène debout sur les rem-
parts de Troie et au
Trop cruel Destin, dur aïeul des dieux.
Les mots, chez M. Alfred Jarry, s'associent, selon les mêmes
lois de précision romantique qui président chez lui à la forma-
tion des idées. Ainsi que chez Edgar Poe et chez \'illiers de
l'Isle-Adam, ils s'assemblent en groupes nouveaux et étonnent
par des rapprochements inattendus : mais toujours chacun d'eux
est employé avec toute sa vertu et toute son énergie et à des
pages de distance ils imposent successivement un rappel d'idées
voulu et nécessaire.
Que si le ronflement de l'automobile monstrueux de miss
Ellen Elson suggère d'abord à André Marcueil le nom de sirène^
le masque de chauffeuse en peluche rose, « qui lui donne une cu-
rieuse tête d'oiseau», lui remémorera «que les vraies sirènes de
la fable n'étaient point des monstres marins, mais de surnaturels
oiseux de mer. » C'est maintenant l'idée de mer qui domine et
quand l'automobile, tout à l'heure, s'enfuira, la phrase rappe-
lant la sirène sera celle-ci :
Ellen, qui avait une robe vert-pâle, parut une petite algue accrochée en
travers d'un gigantesque tronc de corail emporté par un courant.
Comme M. Alfred Jarry est curieux à la fois de livres rares
et délaissés et des plus récentes opérettes, le Théophraste de
OlOO
LA REVUE BLANCHE
Y Histoire des plantes el les thèses de Thomas d'Aquin se ren-
contrent en sa cervelle avec les Trartinx d'Hercule de M. Claude
Terrasse: el de là encore un caractère de sa langue, singulière
et imprévue, mais dont il est aisé de surprendre, avec un peu de
patience et d'ohscrvation, la parfaite exactitude et de découvrir
aussi la secrète beauté.
Je ne sais si c'est, à proprement j)arler, la langue du roman
et si elle conviendrait au récit des adultères bourgeois; mais il
ne m'étonnerait point que ce fût plutôt une langue de poète,
toujours rythmiqbe, riche d'images latentes en ses formules les
plus abstraites et si souple, si plastique que M. Alfred Jarry
peut écrire demain, s'il lui plaît, quelque entier et absolu chef-
d'œuvre.
Pierre Quillard
Le Passant de Prague
En mars 1902, je fus à Prague. J'arrivais de Dresde. D^s
Bodenbach, où sont les douanes aulridiiennes, les allures
des employés de chemin de fer m'avaient montré que la
raideur allemande n'existe pas dans Tempire des Habsbourg.
Lorsqu'à la gare je m'enquis de la consigne afin d'y déposer
ma valise, l'employé me la prit. Puis, tirant de sa poche un bil-
let depuis longtemps utilisé et graisseux, il le déchira en deux
et m'en donna une moitié en m'invilant à la garder soigneuse-
ment. Il m'assura que de son côté il ferait de môme pour l'autre
moitié et que, les deux fragments de billet coïncidant, je prou-
verais ainsi être le propriétaire du bagage quand il me plairait
de rentrer en sa possession. Il me salua en retirant son disgra-
cieux képi autrichien. A la sortie de la gare l^Vançois-Joseph,
•près avoir congédié les faquins d'obséquiosité tout italienne
qui s'offraient en un allemand peu compréhensible, je m'enga-
geai dans les rues vieilles, afin de trouver un logis en raj)portavec
ma bourse de voyageur peu riche.
Selon une habitude assez inconvenante, mais très commode
quand on ne connaît rien d'une ville, je me renseignai auprès de
plusieurs passants. Pour mon étonnement, les cinq premiers ne
comprenaient pas un motd'allemand, mais seulement le tchèque.
Le sixième auquel je m'adressai m'écouta, sourit et me répon-
dit en français :
— Parlez français, monsieur, nous détestons les Allemands
bien plus que ne font les Français. Nous les haïssons, ces gens
qui veulent nous imposer leur langue, profitent de nos indus-
tries et de notre sol qui produit tout, le vin, le charbon, les
pierres et le» métaux précieux, tout, sauf le sel. A Prague, on ne
parle que le tchèque. Mais lorsque vous parlerez français, ceux
qui sauront vous répondre le feront toujours avec joie.
Il m'indiqua un hôtel situé dans une rue dont le nom est
orthographié de telle sorte qu'on le prononce Porjilz et prit
congé en ni'assurant de sa sympathie pour la France.
Peu de jours auparavant, Paris avait félo le centenaire de
Victor Ilugo. Je^^us me rendre compte (|ue les symjiathies bohé-
miennes manifestées à cette occasion n'étaient j>as vaines. Sur
les murs, de belles affiches annonçaient les traductions en Ichèiiue
202 LA BEVUE BLANCHE
des romans de Victor Hugo. Les devantures des librairies étaient
de véritables musées bibliographiques du poète. Sur les vitrines
étaient collés des extraits de journaux parisiens relatant la visite
du maire de Prague et des Sokols. Je me demande encore quel
était le rôle de la gymnastique en cette affaire.
Le rez-de-chaussée de Thôtel qui m'avait été indiqué était
occupé par un café chantant. Au premier étage, je trouvai une
vieille qui, après que j'eus débattu le prix, me mena dans une
chambre étroite où étaient deux lits. Je spécifiai que j'entendais
habiter seul. La femme sourit et me dit que je ferais comme bon
me semblerait ; qu'en tout cas je trouverais facilement une com-
pagne au café chantant du rez-de-chaussée.
Je sortis, dans Tintcntion de mepromer tant qu'il feraitjouret
de dîner ensuite dans une auberge bohémienne. Selon ma cou-
tume, je me renseignai auprès d'un passant. 11 se trouva que
celui-ci reconnut aussi mon accent et me répondit en français :
— Je suis étranger comme vous, mais je connais assez Prague
et ses beautés pour vous inviter à m'accompagner h travers la
•ville.
Je regardai Thomme. Il me parut sexagénaire, mais encore
vert. Son vêtement apparent se composait d'un long manteau
marron au col de loutre, d'un {)antalon de drap noir très étroit
qui pendant la marche moulait un mollet qu'on devinait très
musclé. Il était coiffé d'un large chapeau de feutre noir, comme
en portent souvent les professeurs allemands. Son front était
entoure d'une bandelette de soie noire. Ses chaussures de cuir
mou, sans talons, étouffaient le bruit de ses pas égaux et lents
comme ceux d'un qui, ayant un long chemin à parcourir, ne veut
pas être fatigué en arrivant au but. Nous allions sans parler. Je
détaillai le profil de mon compagnon. Le visage disparaissait
presque dans la masse de la barbe, des moustaches, des che-
veux démesurément longs mais soigneusement peignés el d'une
blancheur dMiermine. On voyait pourtant les lèvres épaisses et
violettes. Le nez proéminait, poilu et courbe. Près d'un urinoir,
il s'arrêta et me dit :
— Pardon monsieur.
Je le suivis. Je vis que son pantalon était à pont. Dès que nous
fûmes sortis :
— Regardez ces anciennes maisons, dit-il : elles conservent
les signes qui les distinguaient avant qu'on neleseûtnumérotées.
Voici la maison à la Vierge, celle-là est à l'aigle et voilà la
maison au chevalier.
Au-dessus du portail de cette dernière une date était gravée.
LE PASSANT DE PRAGUE 203
Le vieillard la lut à haute voix :
— 1721. Où étais-je donc ?... Le 21 juin 1721 j'arrivai aux por-
tes de Munich.
Je Técoutais, effrayé et pensant avoir affaire à un fou. 11 me
regaçda et sourit, découvrant des gencives édentées. Il conti-
nua :
— J'arrivai aux porles de Munich. Mais il paraît que ma figure
ne plut pas aux soldats du poste, car ils m'interrogèrent de façon
fort indiscrète. Mes réponses ne les satisfaisant pas, ils me garrot-
tèrent et me menèrent devant les inquisiteurs. Bien que ma cons-
cience fiVt nette je n étais pas fort rassuré. Va\ chemin, la vue du
saint Onuphre peint sur la maison qui porte actuellement le
numéro 17 de la Marienplatz m'assura que je vivrais au moins
jusqu'au lendemain. Car cette image* à la jn-opriété d'accorder un
jour de vie à qui la regarde. 11 est vrai ([ue pour moi, celle vue
n'avait que peu d'utilité; je possède rironicjue certitude de sur-
vivre. Les juges me remirent en liberté et, durant huit jours, je
me promenai dans Munich.
— Vous étiez bien jeune alors? articulai-je pour dire quelque
chose.
— Plus jeune de près de deux siècles. Mais, sauf le costume,
j'avais le m(}me aspect qu'aujourd'hui, (^e n'était d'ailleurs pas
ma première visite à Munich. J'y étais venu en 1334, et je me
souviens toujours de deux cortèges que j'y rencontrai. Le i)re-
mier était composé d'archers promenant une ribaude qui faisait
vaillamment tète aux huées populaires et portait royalement sa
couronne de paille, diadème infamant au sommet duquel tintin-
nabulait une clochette; deux longues tresses de paille descen-
daient jusqu'aux jarrets de la belle fille. Ses mains enchaînées
étaient croisées sur son ventre qui avançait vénérieusement, selon
la mode d'une époque où la beauté des femmes consistait à pa-
raître enceintes. C'est d'ailleurs leur seule beauté. Le second
cortège était celui d'un juif qu'on menait pendre. Avec la foule
hurlante et saoule de bière je marchai jusqu'aux ])olences. Le
juif avait la tête priée dans un masque de fer peint en rouge. Ce
masque simulait une figure diabolique dont les oreilles avaient à
vrai dire la forme des cornets qui sont les oreilles d'Ane dont on
coiffe les méchants enfants. Le nez s'allongeait en pointe et, pesant,
forçait le malheureux à marcher courbé. Ine langue immense,
plate, étroite et roulée complétait ce jouet incommode. Nulle femme
n'avait pitié du juif. Aucune n'eut l'idée d'essuyer sa face suante
sous le masque, comme cette inconnue qui essuya le visage de
Jésus avec le linge appelé Sainte-Véronique. Ayant remarqué
•20'| LA REVUE BLANCriE
qu'un valet du cortège menait deux <j:ros chiens en laisse, la plèbe
exigea qu'on les pendît aux cotés du juif. Je trouvai que c'était
un double sacrilège, au point de vue delà religion de ces gens-là
qui firent du juif une sorte de Christ navrant et au point de vue
de rhumanilé, car je déteste les animaux, monsieur, et ne sup-
porte pas qu'on les traite en hommes.
— Vous êtes israélite, n'est-ce pas? dis-je simplement.
11 répondit :
— Je suis le Juif Errant. Vous l'aviez sans doule déjà deviné.
Je suis rKlernel Juif — c'est ainsi que m'appellent les Allemands.
Je suis Isaac Laquedem.
Je lui donnai ma carte en lui disant :
— Vous étiez à Paris, Tan dernier, en avril, n'est-ce pas? Et
vous avez écrit à la craie votre nom sur un mur de la rue
de Bretagne. Je me souviens l'avoir lu, un jour, que, sur l'impé-
riale d'un omnibus, je me rendais à la Bastille.
Il dit que c'était vrai et je continuai :
— On vous attribue souvent le nom d'Ahasvérus ?
— Mon Dieu, ces noms m'appartiennent et bien d'autres
encore. La complainte que l'on chanta après ma visite à Bru-
xelles me nomme Isaac Laquedem d'après Philippe Mouskes
qui, en 1243, mit en rimes flamandes mon histoire. Le chroni-
queur anglais Mathaeus Parisiensis, qui la tenait du patriarche
arménien, l'avait déjà racontée. Depuis, les poètes et les chroni-
queurs ont souvent rapporté mes passages, sous le nom d'Ahas-
ver, Ahasvérus ou Ahasvère, dans telles ou telles villes. Les
Italiens me nomment Buttadio — en latin Buttadeus ; — les
Bretons, Boudedeo; les Espagnols, Juan Espéra-en-l)ios. Je
préfère le nom d'Isaac Laquedem sous lequel on m'a vu souvent
en Hollande. Des auteurs prétendent que j'étais portier chez
Ponce-Pilate et que mon nom était Karthaphilos. D'autres ne
voient en moi qu'un savetier, et la ville de Berne s'honore de
conserver une paire de bottes qu'on prétend faites par moi et
que j'y aurais laissées après mon |)assage. Maisjc ne dirai rien sur
mon identité, sinon que Jésus m'ordonna de marcher jusqu'à son
rietour. Je n'ai {)as lu les œuvres que j'ai inspirées, mais je con-
nais les noms des auteurs. Ce sont: Gœthe, Schubarts, Schle-
gel, Schreiber, von Schenck, Pfizer, \V. Millier, Lenau, Zedlitz,
Mosens, Kohler, Klingemann, Levin, Schiiking, Andersen,
Heller, llerrig, Hamerling, Robert Giseke, Carmen Sylva, Ilel-
lig, Neubaur, Paulus Cassel, Edgar Uuinel, Eugène Sue,
G. Paris, Jean Richepin, l'Anglais Conway, les Pragois Max
Hanshofer et Suchomel. Il est juste que j'ajoute que tous ces
LE PASSANT DE PRAGUK 'JtO;»
auteurs se sont aidés du petit livre de coIporlat::e qui parut h
Leydc en 1602, lut aussitôt traduit en latin, iramjais et hollan-
dais et fut rajeuni et augmenté par Simroek dans ses livres po-
pulaires allemands. Mais, regardez ! \'oici le Hing ou place de
grève. Celte église contient la tombe de Tastronome Tycho-Brahé,
Jean lluss y prêcha, et ses murailles gardent les marques des
boulets des guerres de Trente ans et de Sept ans.
Nous nous tûmes, visilAmes Téglise, puis alhlmes entendre
tinter rheure à l'horloge de l'hôtel de ville. La mort, tirant la
la corde, sonnait en hochant la tête. D'autres statuettes re-
muaient, tandis que le coq battait des ailes et que, devant une
fenêtre ouverte, les douze apôtres passaient en jetant un coup
d'œil impassible sur la rue. Après avoir visité la désolante pri-
son appelée Schbinska, nous traversâmes le quartier juif aux
étalages de vieux habits, de ferrailles et d'autres choses sans
nom. Des bouchers dépeçaient des veaux. Des femmes bottées
se hâtaient. Des juifs en deuil passaient, reconnaissables à leurs
habits déchirés. Les enfants s'apostrophaient en tchèque ou peut-
être en jargon hébraïque. Nous visitâmes, tête couverte. Fan-
tique synagogue où les femmes n'entrent point pendant les céré-
monies mais regardent par une lucarne. Cette synagogue a l'air
d'une tombe où dort voilé le vieux rouleau de ])archemin qui
est une admirable thora. Ensuite, Laquedcm lut à l'hor-
loge de l'hôtel de ville juif qu'il était trois heures. Cette horloge
porte des chiffres hébreux et ses aiguilles marchent à^rcbours.
Nous passâmes la Moldau sur la Carlsbrùcke, pont d'où saint
Jean Népomucène, martyr du secret de la confession, fut jeté
dans la rivière. De ce pont orné de statues pieuses, on a le spec-
tacle magnifique de la Molday( et de toute la ville de Prague ^ /
avec ses églises et ses couvents.
En face de nous se dressait la colline du Hradschin sur
laquelle se dressent : le château, où est la salle de la défenestra-
tion, la cathédrale, le belvédère où, Schiller a situé son poème
le Gant. Pendant que nous montions entre les palais, nous
)|^arlâmes.
— Je croyais, dis-je, que vous n'existiez pas. Votre légende,
me semblait-il, symbolisait votre race, que j'aime de s'être con-
servée si pure à travers les temps, car j'aime les juifs. Je n'en
ai jamais rencontré de sots, beaucoup sont malheureux. Un
seul point me déplaît en eux : leur monothéisme et souvent leur
athéisme. Ainsi, c'est vrai,, Jésus vous chassa?
— C'est vrai, mais ne parlons pas de cela. Je suis accoutumé
à ma vie sans fin et sans repos. Car je ne dors pas. Je marche
2o6 LA REVUE BLANCHE
sans cesse et marcherai encore pendant que &e manifesteront
les quinze signes du jugement dernier. Mais je ne parcours pas
un chemin de la croix, mes routes sont heureuses. Je ne demewe
nulle part et ainsi ne souffre pas d'être juif. Car tous les juifs
souffrent partout un mépris immérité. Voyez, de Daniel à Drey-
fus, — que n'ont-ils pas souffert dans les pays que leur sagesse
.honorait! Pour parler du dernier: eût-il espionné, — respionnage,
métier périlleux, est-il si vil? Les catholiques peuvent-ils oublier
que saint François d'Assise le pratiqua en son temps !
11 se tut. Nous visitâmes le château royal du Hradschin, aux
salles majestueuses et désolées, puis la cathédrale, où sont les
tombes royales et la châsse d'argent de saint Jean Népomucène.
Dans la chapelle où l'on couronnait les rois de Bohême et où
le saint roi Wenceslas subit le martyre, Laquedem me fit
remarquer que les murailles étaient de gemmes : agates et
améthystes. Il m'indiqua une améthyste :
— Voyez, au centre, les veinures dessinent une face aux yeux
flamboyants et fous. On prétend que c'est le masque de Napoléon.
— C'est mon visage, m'écriai-je, avec mes yeux enfoncés,
sombres et jaloux !
Et c'est vrai. Il est là, mon portrait douloureux, près de la
porte de bronze où pend l'anneau que tenait saint Wenceslas
quand il fut massacré. Nous dûmes sortir. J'étais pâle et mal-
heureux de m'être vu fou, moi qui crains tant de le devenir.
Laquedem, pitoyable, me consola et me dit :
— Ne visitons plus de monuments. Marchons dans les
rues. Regardez bien Prague; Humboldt affirme qu'elle est
parmi les cinq villes les plus intéressantes d'Europe.
— Vous lisez donc ?
— Oh! parfois, de bons livres, en marchant. Allons, riez!
J'aime aussi parfois en marchant.
— Quoi ! vous aimez et n'êtes jamais jaloux?
— Mes amours d'un instant valent des amours d'un siècle.
Mais, par bonheur, personne ne me suit et je n*ai pas le temps
de prendre cette habitude d'où s'engendre la jalousie. Allons,
riez! ne craignez ni l'avenir, ni la mort. On n'est jamais sûr de
mourir. Croyez-vous donc que je sois seul à n'être pas mort?
Souvenez-vous d'Enoch, d'Élie, d'Empédocle, d'Apollonius de
Tyane. N'y a-t-il plus personne au monde pour croire que
Napoléon vive encore? Et ce malheureux roi de Bavière,
Louis II ! Demandez aux Bavarois. Tous affirmeront que leur
roi magnifique et fou vit encore. Vous-même, vous ne mourrez
peut-être pas. ^
LE PASSANT DE PRAGUE 107
La nuit descendait et les lumières naissaient sur la ville. Nous
repassâmes la Moldau par un pont plus moderne :
— Il est l'heure, dit Laquedem, de dîner.
Nous entrâmes dans une auberge où Ton faisait de la musique.
Il y avait là : un violoniste, un homme qui tenait le tambour,
la grosse caisse et le triangle, un troisième, qui touchait
d une sorte d'harmonium à deux petits claviers juxtaposés et
placés sur soufflets. Ces trois musiciens faisaient un bruit du
diable et accompagnaient fort bien le goulasch au paprika, les
pommes de terre sautées mêlées de grains de cumin, le pain aux
graines de pavot et la bière amère de Pilsen qu'on nous servit.
Laquedem mangea debout en se promenant dans la salle. Les
musiciens jouaient un morceau, puis quêtaient. Pendant ce
temps, la salle s'emplissait des voix gutturales de ses hôtes,
tous bohémiens à tête en boule, à face ronde, au nez en l'air.
Laquedem parla délibérément. Je vis qu'il m'indiquait. On me
regarda, vint me serrer la main en disant : « Vive la Frantzé! »
La musique joua la Marseillaise. Petit à petit Tauberge se rem-
plit. Il y avait là aussi des femmes. Alors on dansa. Laquedem
saisit la fort jolie fille de Thôte, et les voir me fut un ravis-
sement. Tous deux dansaient comme des anges, selon ce qu'en
dit le Talmud qui appelle les anges maîtres de danse. Soudain, il
empoigna sa danseuse, la souleva et balla ainsi aux applaudis-
sements de tous. Quand la fille fut de nouveau sur ses pieds,
elle était sérieuse et quasi pâmée. Laquedem lui donna un bai-
ser qui claqua juvénilement. Il voulut payer son écot dont le
montant était d'un florin. A cet effet il tira sa bourse, sœur
de celle de Fortunatus et jamais vide des cinq sous légendaires.
Nous sortîmes de Tauberge et traversâmes la grande place rec-
tangulaire nommée Wenzelplatz, Viehmarkt, Rossmarkt ou
Vàclavské Nâmésti. Il était dix heures. A la lueur des réver-
bères rôdaient des femmes qui au passage nous murmuraient
des mots tchèques d'invite. Laquedem m'entraîna dans la ville
juive en disant :
— Vous allez voir: pour la nuit, chaque maison s est trans-
formée en lupanar.
C'était vrai. A chaque porte se tenait debout ou assise, tête
couverte d'un châle, une matrone marmonnant l'appel à l'amour
nocturne. Tout d'un coup, Laquedem dit :
— Voulez-vous venir au quartier des vignobles royaux? On
y trouve des fillettes de quatorze à quinze ans que des philo-
pèdes eux-mêmes trouveraient de leur goût.
Je déclinai cette offre tentante. Dans une maison proche, nous
108 LÀ REVUH BLANCHE
Lûmes du vin de Hongrie avec des femmes en i)eignoir, alle-
mandes, hongroises ou bohémiennes. La fêle devint crapuleuse.
J'appris que le sexe de la femme se nomme en tchèque lainia^
ce qui s'apparente au mot français. Laquedem méprisa ma ré-
serve. Il entreprit une Hongroise tétonnière et fessue. Bientôt,
déjà débraillé, il entraîna la fille, qui avait peur du vieillard. Le
circoncis évoquait un tronc noueux ou ce poteau des couleurs
des Peaux-Rôuges, bariolé de terre de Sienne, d'écarlate et du
violet sombre des ciels d'orage. Au bout d*un quart d'heure, ils
revinrent. La fille lasse, satisfaite, mais effrayée, criait en
allemand :
— II a marché tout le temps, il a marché tout le temps!
Laquedem riait; nous payâmes et partîmes. 11 me dit :
— J'ai été fort content de cette fille et je suis rarement satis-
fait. Je ne me souviens de pareilles jouissances qu'à Forli, en
en 1267, où j'eus une pucelle. Je fus heureux aussi à Sienne, je
ne sais plus quelle année du xiv^ siècle, auprès d'une fornarine
mariée dont les cheveux avaient la couleur des pains dorés. En
1542, à Hambourg, je fus si épris, que j'allai dans une église,
pieds nus, supplier Dieu vainement de me pardonner et de me
permettre de m'arrôter. Ce jour-là, pendant le sermon, je fus
reconnu et accosté par l'étudiant Paulus von Eilzen, qui devint
évoque de Schleswig. Il raconta son aventure à son compagnon
Chrysostôme Dœdalus, qui l'imprima en 1564.
— Vous vivez! dis-je.
— Oui! je vis une vie quasi divine, pareil à un Wotan,
jamais triste. Mais, je le sens, il faut que je parte. J'en ai assez
de Prague! Vous* tombez de sommeil. Allez dormir. Adieu!
Je pris sa longue main sèche :
— Adieu, Juif Errant, voyageur heureux et sans but! Votre
optimisme n'est pas médiocre, et qu'ils sont fous ceux qui vous
représentent comme un aventurier hûve et hanté de remords.
— Des remords? Pourquoi? Gardez la paix de l'âme et soyez
méchant. Les bons vous en sauront gré. Le Christ ! je l'ai
bafoué. 11 m'a fait surhumain. Adieu !
Je suivis des yeux, tandis qu'il s'éloignait dans la nuit froide,
les jeux de son ombre, simple, double ou triple selon les lueurs
des réverbères. Soudain, il agita les bras, poussa un cri lamen-
table de b(Me blessée et s'abatlil sur le sol. J(* me précipitai en
criant. Je m'agenouillai et déboulonnai sa clieinise. 11 tourna
vers moi des yeux égarés et parla conrusémcnt : u Merci. L^*
temps est venu. Tous les (juatre-vingl-dix ou cent ans un mal
terrible me frappe. Mais comiu'^ le phénix n'naît do ses cendres.
LE PASSANT DE PRAGUE
209
je guéris et possède alors les forces nécessaires pour un nou-
veau siècle de vie.» Et il se lamenta, disant : « Oï ! oï ! », ce qui
signifie « hélas! » en hébreu. Durant ce temps toute la puterie
du quartier juif, attirée par les cris, était descendue dans la rue.
La police accourut. Il y eut aussi des hommes à peine vêtus qui
s'étaient levés en hâte de leur lit. Des têtes paraissaient aux
fenêtres. Je m'écartai et regardai s'éloigner le cortège des agents
de police emportant Laquedem, suivis de la foule des hommes
sans chapeau et des filles en peignoir blanc empesé.
Bientôt il ne resta dans la rue qu'un vieux juif aux yeux de
prophète. Il me regarda avec défiance et marmonna en allemand:
« C'est un juif. Il va mourir! » Et je vis qu'avant d'entrer dans
sa maison, il ouvrit son manteau et déchira sa chemise, diago-
nalement.
Guillaume Apollinaire
H
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Le Ministère de demain. — Puisque le cabinet Waldeck-Rous-
seau a annoncé sa retraite sans attendre le satisfecit que la nouvelle
majorité lui eût donné de grand cœur ; puisqu'il n'a pas voulu créer le
précédent (qui pourtant ne risquait pas d'ôtre trop suivi) d'un ministère
démissionnant sur un vote de confiance, la question ministérielle est
ouverte avant même que la Chambre se soit constituée, avant (ju'elle ait
eu une occasion de dégager et de dire, pour elle-même et pour le
public, ses tendances majeures. Il n'est pas sans raison de craindre
que quelque confusion initiale n'en résulte et ne vienne rendre stériles
les premiers temps de cette législature.
Le parti radical sera surtout et même sera seul responsable du bien
ou du mal qui peut résulter de celte situation. Rarement, je crois, parti
a été plus favorablement porté au pouvoir par les circonstances, par
Tétai de l'opinion, par la position des autres partis, par Tattentc géné-
rale. Il serait peu digne de ses cliefs véritables — et il serait imprudent
même pour leur avenir politique personnel — de continuer à se réser-
ver. Et c'est une tactique mauvaise que d'envoyer d'abord au gouverne-
ment des a doublures ». Le temps perdu ainsi en tâtonnements incer-
tains est du temps bien perdu, et l'occasion d'une activité ordonnée et
féconde peut, au terme de cette vaine agitation, ne plus se retrouver.
Et quant aux combinaisons bâtardes, dont on nous parle et dont on
menace l'avenir démocratique de la législature, juxtapositions, sur un
type trop connu, d'opportunistes repentis et de radicaux tout prêts à
être « prudents », qu'en dire, sinon qu'elles seraient l'aveu d'impuis-
sance du parti appelé aujourd'hui à gouverner et qu'elles en prépa-
reraient, dans un avenir, non pas imminent, mais pourtant sur, une
déchéance profonde y
Cependant, M. Loubet revient, heureux et pacificateur, de ses visites
aux empereurs et aux rois. Nous réserve-t-il la révélation du grand
homme, inconnu ou méconnu, qui saura prendre la lourde succession
d'une présidence du Conseil redevenue, avec celui qui la quitte, eifec-
tive et maîtresse ? Aura-t-il une suffisante pénétration des hommes et
une suffisante conscience des forces virtuelles de la démocratie ? Ou,
seulement, aura-t-il le choix heureux par aventure ?
Fr. Daveillans
Deux Couronnements. — Alplionse Xlll d'Espagne a saisi sa cou-
ronne ; Edouard VU d'Angleterre se coilTera prochainement de la
sienne. Grave sujet de méditation, dans l'Europe contemporaine où le
principe monarchique ne vit plus que de la tolérance démocratique, où
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES ai i
le droit divin des rois voisine et partage avec la souveraineté nationale.
Lorsqu'après les épreuves de la Révolution, il prit fantaisie à un Bour-
bon de France de se faire sacrer à Reims, la solennité stupéfia comme
un défi et un anachronisme. Aujourd'hui, quand un souverain inaugure
en grande pompe son règne, on se demande combien de temps il jouira
de ses prérogatives. Et s'il fait appel aux traditions du passé pour
rehausser la dignité de son installation, on conclut tout l)a6 que cette
résurrection des formes archaïques est un symb(»le et un aveu dim-
puissance. Les énergies vivantes ne se raccrochent pas ainsi aux sou-
venirs lointains.
Même dans la Russie, si longtemps immobilisée en l'admiration
idolâtre de ses monarques papes, 1" intronisation ne soulève plus l'émo-
tion quasi mystique de jadis. Le vent d'Occident a apporté les semences
de révolte ; la fabrique a engendré des mentalités d'insurgés ; l'organi-
sation des sociétés secrètes a riposté à l'obscurantisme du Saint Synode
protégé par une formidable administration policière.
L'Kspagne n*a plus le fétichisme de ses rois. Alphonse Xlll, pro-
clamé au milieu du haut clergé, dos chefs d'armée, des Cortès, qui ne
représentent rien (jue la volonté îles ministres, ignore ce que seront
les lendemains, comment il vivra, comment il régnera. C'est un mi-
racle, pour user de ce terme, que la reine (Ihristine ait j»u. presque
sans trouble, exercer seize ans la Régence. Kt, à (M)up sur, quand
mourut Ali>honse Xll, nul ne se doutait que son fils hériterait jamais
i-lTectivenient de son pouvoir. Les foules de la Péninsule ont beau livr».*r
leur éducation aux moines, payer de lourdes cuiitiibutions à l'épiscu-
pal, conserver une déférence ostensible aux militaires de toute arme,
les révolutions du passé, les guerres civiles, les conllits dynastiques
les pronunciamientos ont trop profondément labouré le sol pour qu'il
garde au régime une assise solide.
Une caniarilla de courtisans exploite ce pays, le pressure, l'appauvrit
en s'enrichissant; une sainte inquisition modei'uisée maintient une cami-
sole de force à la raison humaint» ; une nombreuse armée sans objectif,
puis(jue nul ne menace les Pyrénées, sans destination lointaine mt-me,
puiscpu les colonies ont péri, forme la ceinture })rétorienne de ce gou-
vernement ([ui n'a point changé de[>uis deux cents ans.
De mémoire d'homme, les C'orlès n'ont pa^> «Hé élues. Rlles sont
choisies d'avinice parle cabinet en exercice. Le pays n'a qu'à s'incliner,
pourvu tout au i)lus diuie asseniblé(^ de notables. Seulement, l'émeute se
substitue au vote elVectif. La grève et l'insurrertion de Barcelone, il y a
(juelques semaines, parurent une préface tra^i«jne î"i la cons»'*cratinn du
jeune roi.
Son serment l'obligeait à gouverner par le peuple et pour le peuple,
mais il lui faudrait alors provotpier de vraies élections qui donneraient
une vraie représentation nationale, ou à peu i»rès : il lui faudrait licen-
cier les courtisans qui dévorent le budget; il lui huidrait fermer les :nv)-
nastères où s'entassent les milliards et réduire à la portitm congrue les
évéques, les archevêques qui se dotent d'énormes listes civiles : il 'uî
î r
212 LA REVUE BLANCHE
faudrait remettre à leur place les maréchaux, les Weyler et les autres,
aussi opulents et plus arrogants que des chefs de la garde prétorienne
de l'Empire Romain. Comment un enfant de seize ans assumerait-il
pareille tAche, (piand derrière le clergé et les grands dépossédés
apparaîtrait le carlisme ranimé, et quand les dignitaires de Tarmée
sont d'un royalisme douteux? Et s'il n'entreprend pas cette œuvre
d'Opuraion, c'est la révolution d'en bas, plus anarchiste que socialiste,
sédition de malheureux plutôt qu'action de républicains qui montera
des bagnes de la Biscaye et de la Catalogne jusqu'aux palais de la
Guadarrama pour briser le régime vieilli,
jt Edouard VII d'Angleterre n'a pas les mêmes appréhensions — pour
j • son pr(^i)re avenir. 11 n'ignore pas les sentiments que ses sujets portent
I '" à la monarchie; il présente cette particularité d'ùtre, sans doute, dans
le fond de son cœur, le plus sceptique de tous les anglo-saxons. S'il
s'en va le mois prochain, à Westminster, en grand cortège, avec des
paires et des pairesses, des héraulls d'armes et des chapelains, des
fonctionnaires et des soldats, il n'attache pas une énorme importance à
I j la solennité. Il aura peine à contenir sa gravité devant certaines forma-
j ; lités qui jurent trop ouvertement avec le modernisme très avancé de son
\ j esprit et les pratiques familières qu'il goûtait autrefois. 11 a pris soin de
I ] supprimer tous les détails qui pourraient, en ce jour mémorable, retar-
^ i der son souper, mais comme il est poli, qu'il aime les beaux spectacles,
I : il a tenu à examiner en personne l'ordonnance de la fête. 11 entend trai-
j ; ter l'étranger et le public en parfait maître de maison.
; * . Ses prérogatives ne sont pas menacées ; l'Angleterre a décapité un
souverain dans le passé, il y a deux siècles et demi, et peu après, elle
î7 en a chassé un autre, mais elle a estimé la K\on suffisante, et pourvu
que st's rois se compoi-tenl en [>résidents de la République, avec quel-
ques immixtions en moins dans les allaires. ell<? leur laisse la libre
jouissanee des palais de Londres et d'ailleurs. La Grande-Bretagne, le
premier pays (|iii ait fait réj>reiive de la liberté, est vraisemblablement
celui (pu salVranehira le denii».M' delà royauté. Elle est coûteuse, mais
si peu gènanle !
Edouard VII, dans (|uelques semaines, appréeiera donc la solidité de
sa couronne, n^aisen fera-l-ildes réllexions plus sereines? Et, songeant
aux maux (pie linipérialisnie a causi's à ses Etats, à la prodigieuse et
ruintîuse expansion industrielle de lAniériquc, à la eoneurrence de
l'Allemagne, à la ])ousséu asiatirpiede la Itussie, il se demandera si son
règne s'écoulera dans la paix ri si la déeadenee du lioyaume-Uui n'est
pas prête à s'acc'user davantage.
Dans la Rome antique, lorscpi'un cimsul rentrait triomphant, un es-
clave attaché à son char lui redisait des propos graves et modérait son
orgueil. Aujourd'hui, ce sont les soullranees et les soul)r<»sauts de ré-
volte des nations (jui avertissent les rois, aux jours criticpies des cou-
ronnements.
Paul Louis
;l
GAZETTE d'art 2l3
GAZETTE D'ART
Exposition d'Œuvres de Paul Signac, du 2 juin au 21 juin
(L'Art Nouveau, Bing, rue de Provence). — Paul Signac a expliqué aux
lecteurs de cette revue (i) avec vigueur, lucidité et foi, la technique du
néo-impressionnisme. Qu'il suffise donc, morne à propos d'une exposi-
tion de ses œuvres, de rappeler tout uniment ces pages. Nombre
d'amateurs qui, par ailleurs, font preuve de goût, sachant quelle série
d'obligations et quelle volonté réfléchie s'impose le peintre des fêtes
rivales du ciel et de l'eau, ne sont que trop enclins à le juger comme
une sorte de mécanicien patient et soigneux, tout à la docilité de l'outil
entre ses doigts, peu féru d'émotion esthétique. Signac s'est attiré cette
critique, par le fait que, préoccupé avant tout d'aflirmer et d'assurer
l'existence du néo-impressionnisme, il se plut, très vaillamment et au
détriment du succès, à l'enseigner, pour ainsi dire, dans ses œuvres,
d'où, chez quelques-unes, une apparence un peu schématique de
démonstration. Ce furent, comme on sait, des harmonies cherchées
dans la couleur, auxquelles s'adjoignirent postérieurement des harmo-
nies de lignes.
Or les œuvres récentes du peintre prouvent éloquemment que, béné-
ficiant de tantôt vingt années d'expérience par une manière plus alerte
et plus large, par des touches dégradées, d'où, plus brillantes, par une
science plus maîtresse de l'ordonnance générale, il est parvenu à nous
dire, non plus ses eiïorts. mais sa propre joie. La sécheresse est toute
absente des toiles exposées chez Bing; toutes elles témoignent d'un
concours heureux d'éléments divers (|ui s'orchestrent, se portent, s'uni-
fient en solides et décisives pages. La plupart sont d'harmonie douce :
mauve et bleu, rose et vert pale — Malin à Samois, Mont Saint-Michel,
Moulin d'Edam, Viaduc du Point du Jour — et le rôle pourtant capital
du blanc dans ces peintures, les laisse chantantes et colorées dans leur
douceur, nullement crayeuses.
Dix notations d'après nature, brillantes et souples — bords de Seine à
Samois — constituent une manière de transition entre les tableaux
composés et cent aquarelles faites en Belgique, en Hollande, en Italie,
en Bretagne, en Normandie, dans l'Ile de France, partout où l'artiste
en promenade, d'un geste qui suit une exclamation, vite tire son maté-
riel de poche, et, dans le jeu simultané de la couleur, de l'eau, du blanc
du papier, se hâte (h-vant la fugacité du ciel, devant les adieux d'un
soleil sur des toits, devant l'eir»! que dure, sur Teau, une risée de vent.
Ainsi ces aquarelles qui rapjxfllent si peu les arjuarelles d'aciuarellistes,
nées d'un instant d'émotion, la traduisent et résument la nature dans sa
variété, ses proportions, ses «légradés, sus contrastes, contiennent en
puissance tous les termes (pii, dans une (euvre définitive, se déroule-
ront en périodes. Quelques-unes, plus insistantes, jdus descri[)tivrs,
;l)_ Articles réunis sons k- rirru J/E'.'ff'iiv Iklnrroi.r un Xio-Iynijiniifionuisitie, un voliimo
des Editions de Ln niuc bfauchi.
'21 4 LA REVUE BLANCHE
iiol animent celles de Hollande, traliissent la curiosité du peintre en
présence de formes nouvelles pour lui : moulins, clochers, bateaux de
l)êche, maisons à pignons flamands. Celles-ci, d'autres encore, sont
reliaussées de traits de plume qui, sans rompre l'harmonie des teintes,
s'allongent en arabesques, accusant les formes au passage. Les plus
sommaires ont l'attrait dune promesse écrite, les plus complètes,
une sereine opulence; toutes sont une fête pour les yeux.
Edmond CoisTURiEn
Exposition pétpospective de la Gravure sur boi8(i). — Au
lieu de pleurer sur le malheur des temps, les graveurs sur bois,
menacés par renyahissement des procédés mécaniques, montrent leurs
titres de noblesse : ils organisent présentement une exposition rétros-
pective de Fart qu'ils pratiquent.
En fait, cette exposition, est aussi celle du livre, Thistoire de la gra-
vure sur bois s'alliant intimement aux origines de rimprimerie.
M. Maurice Baud, a excellemment écrit : « La gravure sur bois est la
raison dùtre du livre illustré. Seule elle garde l'unité décorative, typo-
graphique de la page ; \vs procédés à base photographique, les autres
genres de gravure même, rompent l'harmonie du livre, y sont étran-
gers. »
Que l'on considère les primitives productions, celles du xv* siècle.
L'art occidental est alors dans Tenfance ; du moins il n'a pas cette
ampleur, ce souci d'ordonnance qui fera son éclat à l'époque dite de la
Renaissance, et sa perte ensuite. Particulièrement les tailleurs d'images
ont la timidité des débutants, ils esquivent parfois les difticultés. Et
pourtant leurs œuvres sont charmantes, elles se lient fortement au texte
qu'il s'agit de décorer. Cela est vrai à Florence où paraissent coup sur
coup des publications de poètes ou de moralistes, de Plularque ou de
Savonar<»le : cela est vrai à Ferrare où s'imprime «De Clari Mulieribus»,
à Venise où naît la Ilypnerotomachia. » Et de môme à Paris : que Ton
ouvre un livre sorti des mains de Verard, de Simon de Colines ou de
rartiste ]>arfait que fulGeoiiroy Tory. Exemple non moins probant avec
les éditions allemandes les plus primitives. Que l'on compare la
« Chronique de Cologne » ou la « Nef des Fous » de Sébastien Brandt à
n'importe ((uel volume sur papier couché de Tépoque actuelle, la diffé-
rence sautera aux yeux. Les illustrations des vieux livres apparaîtront
caractéristiques, colorées et vivantes, tandis que les similis qui em-
bellissent les romans de tels et tels sires « de papier couché >> semble-
ront aussi pâles et impersonnelles que la littérature qu'elles com-
mentent.
Cela, les bons graveurs sur bois de l'époque actuelle, les Lepère, les
Beltrand, les Paillard, ne l'ignorent pas. Et c'est pour cette raison que,
(1) Ecole de» Ct-uiix-Arts. Du .') au 31 mai.
GAZETTE d'art 2x5
parallèlement aux chefs-d'œuvre du temps passé, ils montrent! à
l'exposition des Beaux-Arts de vigoureuses estampes aux blancs et
aux noirs puissants. Il faut voir la curieuse édition du livre de liuys-
mans, « La Bièvre et Saint-Séverin » (récemment publiée aux dépens
de la Société de propagation des Livres d'Art), que le bon graveur a
ornée de curieux bois.
Pour d'autres livres — « La Cathédrale » — Lepère entend faire
mieux et pour cela il veut rester maître absolu, c'est-à-dire ôlre à la
fois dessinateur, graveur, imprimeur et éditeur. C'est aussi l'avis de
Tony Beltrand qui prépare un Constantin Guys et de Lucien Pissarro
dont les éditions si parfaites sont une des curiosités de cette exposition
— où Ton voit aussi des estampes et des livres japonais sortis des
cabinets de MM. Ilayashi, Gillot, Bing et Vever.
Charles Sauxibr
Bonnard, Maurice Denis, Maillol, Roussel, Vallotton, Vuil-
lard (i). — De Baudelaire un art complet sortit, sorti de la façon
nouvelle qu'il inaugura de frissonner devant la nature et la vie. Il est*
des peintres baudelairiens de très différentes sortes. La même fièvre
d'une beauté aiguô jusqu'à la souffrance fit, après le poète de la Charogne
et A' Une Martyre^ se plaire le peintre Toulouse-Lautrec à remuer
comme au scalpel, à vivisecter les magnificences morbides des huma-
nités en décomposition. Mais Baudelaire créa aussi la poésie intime, la
musique des choses intimes. Tel Vuillard. L'étonnante symphonie des
couleurs juxtaposées, et qui si exactement s'apparente aux irisations
harmoniques du compositeur Debussy, est en même temps et surtout la
symphonie des matières : et voilà qui lïmmédiatement différencie des
impressionnistes. Les matières, ce n'est point assez dire pour caracté-
riser : Cézanne par exemple est le maître de la matière, et plusieurs
autres ; chez Vuillard, c'est l'àme de la matière, l'âme des choses, enfin
les mystérieuses peuplades d'esprits qui frissonnent dans le clair-
obscur, et dans une pleine lumière ; le tablier du petit enfant, ses car-
reaux blancs et bleus, ont leur histoire, et nous la chuchotlent. Bonnard,
c'est autre chose ; « observez, écrit Henry Bidou dans la revue l'Occi-
dent, comme c'est composé tout près de la vie. Tel est le tableau à deux
personnages, où le style ne lige point, mais reste jeune et vivant comme
cette figure de femme qui est exprimée d'une telle grâce. Qualités de
peintre, essentiellement. M. Bonnard est un de ceux qui ont davantage,
et de nature, des dons de leur métier. Enfin c'est un peintre. » Tout
près de la vie : il garde un écart; en effet, voyez sa Place Clichy^ c'est
cela et c'est plus que cela ; devant la vie il interpose sa sensibilité pro-
pre, ainsi qu'une buée, qu'un halo.
« Bien plus près de la vie... » il faut s'entendre. Vuillard révèle la vie
d'ôtres que nous pensions inertes; vie si émouvante que les hôtes
humains qu'il leur donne vivent autant, pas davantage : et c'est tout
(1) Galerie Beniheim jeune, 8, rue Laffitte.
ai 6 LA REVUE BLANCHE
simple, ils deviennent ici des hôtes réciproques, et lui-même s'eiTace
pour en eux tous s'incarner. Bonnard, lui, ramasse en lui tout le spec-
tacle, s'en compose un spectacle intérieur ; tel Baudelaire, Tableaux pari-
siens : le Crépuscule du Soir, ou bien les Petites Vieilles.
11 est vraiment des genres; et péril à les mêler; Bonnard et Vuillard
le sentent. Hugo n'aurait pu écrire ces Petites Vieilles qmVéiounaiieiii^
comme Baudelaire jamais n'eût trouvé « l'ombre était nuptiale, auguste
et solennelle », ou « et je marche vivant dans mon rêve étoile » ; et ne
le chercha point. L' « intimité, cette musique de chambre, la poésie où
elle atteint sous l'effort des peintres que voici, se peut faire subtile,
sous-entendue, pénétrante (un parfum) ; elle ne doit, ne peut se vouloir
lyrique, héroïque, architecturale, planer dans l'aisance hautaine et la
sérénité ; Gauguin, Carrière, Cézanne, Lautrec, bâtarde admirable de la
fresque ou la tapisserie (i) ; si elle y tente c'est l'emphase ; elle a ses
douleurs aiguës et sourdes, et point de désespoirs. I^a femme nue de
Bonnard n'est point « l'argile idéale >> ; elle est autre chose : l'animal
féminin, charmant comme un oiseau. Et c'est très bien.
Roussel, lui, a l'architecture; c'est depuis Corot et Chavannesle bu-
colique lyrique et le décorateur ; admirable payen î et ce n'est pas une
apothéose d'opéra, c'est la nature elle-même, la nature dans sa divi-
nité ; ses églogues sont des odes ; ses femmes nues que dans les cam-
pagnes il mène ébattre avec leurs mâles, sont des nymphes et ne s'en
aperçoivent pas ; et tout est pénétré de l'immense rut religieux d'Kve
au jardin d'Kden, qui
... tremblante sentit que son flanc remuait,
vers de Hugo : Roussel n'ariendebaudelairien, c'est Virgile, ou mieux,
Lucrèce.
L'énigmatique Vallotton est baudelairion d'autre fa(;on ; sa vision est
toute interne et cérébrale ; sa peinture a la hantise de l'expression
exacte, précise et déhnitive : du mot juste. Les chatoiements, les fré-
missements de la lumière diffuse ne le dupent point ; il décortique ;
d'un paysage il tire le plan perspectif, délimite par l'essentiel de ses
plans, et lignes, et couleur locale, et Tenclave à sa place dans l'en-
semble ; il ne s'abandonne point au sujet, il le domine; ^ni à lui-même :
il se domine ; il n'est point froid, il est de sang froid :
Je hais le mouvement (jui déplare les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Cela est manifeste surtout par ses portraits dont le critique déjà cité
dit qu'ils « marquent T'extrême limite de la synthèse que peut réaliser
la peinture. L(^ portrait d'Alfred de Vigny est la forme algébrique la
plus succincte et la plus précise de ce grand homme. Les caractéristi-
ques de la tête y paraissent seules, mais écrites phitùt que peintes... »
Cet imj)lacable analyste des moi entend ([ue le modèle lui avoue non
ses secrets mais son secret ; c'est son individu moral qu'il extrait de
son physi([ue, et, simplificateur audacieux et sur, accuse tout ce qui le
(i; Baudelaire- <iui c-t multiple a cela, aussi ; mais alors il n'est plus intime : c'est la
Charoi/nCf ou la Mort des Amant t.
GAZETTE DART 217
signifie, sous-enlend le reste : il est topique qu'il a de préférence
imagé des gens morts, mais que leurs œuvres lui révélèrent en physiono-
mie plus nettement que s'ils les avait vus ; comme son Vigny, son Bau-
delaire au strabisme inquiétant (il de^'ait peindre Baudelaire) est d'une
ressemblance suraiguc. Non qu'il défaille aux vivants; son Mirbeau
l'atteste, et son portrait du marchand de tableaux Vollard.
Maurice Denis apporte Tantitlièse ; il n'est rien qu'émotion ; il n'en-
ferme point le spectacle en lui ; il s'ouvre comme une ileur, comme un
cœur devant du spectacle et s'en laisse imbiber ; il n'en délimite, n'en
isole pas chaque élément ; ciel, himière et paysage, et êtres humains,
s'enlacent, s'entre pénètrent comme dans une fleur les couleurs ; pan-
théisme ou mieux, communion universelle qui n'a plus rien à voir à
Baudelaire ; Verlaine et Rimbaud au contraire d'eux-mêmes s'évoquent
Je ne veux plus aimer que madame Marie
ou bien le « grasseyement des divins babillapfes » du poème des Com-
munions,
— Parmi toutes ces peintures une remarquable statuette, Léda^ par
Maillol, de qui naguère les grès attirèrent ratlentiim.
Exposition Toulouse-Lautrec (i). — Pour prendre idée de la
force de Toulouse-Lautrec et le situer dans Tépoque et au delà de
l'époque, il faut procéder comme dans les musées. Voici des Puvis
de Chavannes dans la salle attenante, et des Renoir : devant Puvis,
Lautrec demeure à distance mais il ne llécliit pas; Renoir est un
grand peintre ; pourtant, en présence de Lautrec, il se boursoufle, il
se montre tout en surface, sa couleur chavire, se vide ici. Là s'amasse,
avec une instantanéité qui touche Tillusion d'optique ; nous observâmes
phénomène pareil quand un hasard nous affnmta Renoir à Carrière,
et au sublime Van Gogh. I*^t cependant Renoir est un grand peintre.
Toulouse-Lautrec comme Forain, mais avec combien plus de puis-
sance, vient de Degas et de Daumier ; dessinateur et statuaire, tout au
contraire des impressionnistes, Timpression subjective, immédiate, il
passe à travers, et fouille le sujet. Son séjour à l'atelier Cornion
ne lui fut en cela pas inutile : le désastreux de l'Ecole des Beaux-
Arts ne réside point dans son enseignement ;la gram moire est
irremplaçable et il faut devant les résultats convenir (pTelle ne
s'enseigne guère que lài, mais dans le fait de n'enseigner (ju'elle, y cla-
quemurer tout l'art, et proscrire la vie : dans l'asphyxiant esprit de cet
enseignement: l'Ecole. Le dessin qui ne se meut j)as, n'existe pas
avec toute son exactitude de calque inerte, puisque tout vit, c'est-à-
dire se meut ; ce n'est donc point la cruauté, une j>erversilé qui s'en-
canaille, etc., tel qu'on Ta répété tant, ([ui lit à Touh)use-Lautrec si
férocement disséquer, dépiauter la soutirante guenille humaine ; point
davantage au fond qu'il ne poursuivit la bête morale à travers la car-
(Ij Galerie Durand-.Ruel, nie Laffitte, 16.
2l8 LA REVUE BLANCHE
casse physique: elles sont un. Sou dessin pourchassait simplement l'es-
sence du dessin, c'est-à-dire Tessencc de la vie. Une jambe, un torse,
lui représentent non point seulement comme aux impressionnistes purs
(Renoir par exemple), des taches colorées en mouvement, ou comme
aux peintres d'École (j'entends les probes), une anatomie,une plastique :
mais avant tout une cinématique dans une physionomie. Donc cruel, si
Ton veut, oui : à la façon du vivisecteur qui autopsie tout vif son sujet.
]n anima vili. On palpe la face de singe, et, quoi, de toutes les bûtes,
et la tôte de mort, à travers les portraits de femmes et d'hommes qu'il
présente : c'est qu'il trouva cela sous l'épiderme élastique et la chair
vivace, et que cela y est si palj)able qu'il faut toute notre accoutu-
mance et notre inattention peureusement voulue pour ne le point
remarquer ; il est peut-être un individu sur cent de qui le néz soit réel-
lement droit : nous en apercevons-nous, nous en voulons-nous aper-
cevoir? Du mensonge de notre vie, de notre vie civilisée, avec délice ïï
fouille le plus mensonger recoin, le plus factice : les gens de théâtre
et les filles d'amour; en elîot, plus Teffort est tendu vers l'artifice, jus-
qu'à s'en refaronner une nature, plus vigoureusement dans l'analyse de
cet effort se manifeste la nature réelle et vraie. Nous qui, sans inter-
mittence posons, sans pouvoir nous en empêcher, sans le savoir, nous
faisons de pénibles modèles : les plus propices sont ceux que force leur
fonction d'exaspérer ce roidissement; au sommet du plus fatigant elTort
nécessairement succède une détente, mais complète, où s'abat notre
humanité sous l'animalité vraie. Tout cela est si logique! c'est notre
facticité encore qui nous fait si loin chercher la raison des choses quand
elle s'attarde sous nos yeux !
Toulouse-Lautrec, sa névrose, sa psychologie exaspérée, son sens
suraigu de la vie, son flair amoureux des dégénérescences, etc.. Oui,
si l'on veut ; au fond, c'est bien plus simple que cela : Toulouse-Lau-
trec est un tempérament merveilleusement sain et lucide, et pour quoi
pétri (le sincérité ardente ; il veut pousser jusqu'au cœur des choses
afin d'exprimer la réalité : ce peintre est un dessinateur. Dessinateur et
statuaire, c'est-à-dire musicien : cette réalité qui l'obsède ne s'arrête
point à l'exactitude, physi([ue ou morale, elle pénètre plus profond ;
c'est l'harmonie que ce dessin pourchasse, riiarmonie, réalité interne et
suprême, noyau de tout ce qui est. Le Renoir dont nous parlions, qui
faiblit devant un Lantrec, un van Gogh, un Carrière, est pourtant un des
bons Renoir, le portrait de Mme Samary. liautrec précisément en
disait : Comme c'est bien peint ! mais comme c'est mal fichu ! De la
peinture une arabesque doit s'exhaler; voilà j)ourquoi le magique
Renoir défaille devant Toulouse-Lautrec.
Fagus
Exposition des Beaux-Arts et Carlsruhe. — En 1848, le jeune
prince Frédéric de Bade ne dut son salut qu'à la fuite, par une fenêtre
du palais où le cherchait le peuple en révolution. En 1902, le grand-
duc fête le cinquantenaire de son règne, et voilà l'occasion d'une exposi-
GAZETTE DART îiI9'
tion des Beaux-Arts. C'est, à vrai dire, une imposante manifestation où
participent Berlin, Munich, Stuttgardt, Leipzig, Dresde, tous les grands
centres artistiques d'Allemagne, et aussi les nations, toutes conviées.
Mais de l'ensemble se dégage, avec une remarquable netteté, la valeur
de Carlsruhe en tant que colonie de peintres, sinon de sculpteurs,
appliqués à exprimer, dans Tœuvre, les caractéristiques essentielles du
terroir badois. C'est là un art qui n'a rien ou presque plus rien de la
sévérité dogmatique, académique de Berlin, qui, d'autre part, se tient
en garde contre les influences bœckliniennes si chères encore à l'Athènes
bavaroise. On se montre, ici, personnel et d'un indigénat très franc, très
avoué. Ce sont les décors de la nature d'alentour qui fournissent le plus
fréquent thème aux efforts des paysagiste. Le répertoire des motifs
du plein air est filialement enrichi, par les artistes badois, d'aspects
recueillis dans leur province môme. Hors cela, un art plus extériorisé
paraît dans l'œuvre de Ludwig Dill, poète des grisailles et des
robustes constructions de nature où la fermeté du granit se corrige si
harmonieusement par les masses grasses des verdures, par le luisant
atténué des eaux fuyantes ; dans l'œuvre aussi de Hans Thoma, tempé-
rament si pleinement allemand, tout en robustesse et pourtant suscep-
tible de gràco, varié et toujours semblable à lui-même. Et ce sont encore
Weishaupt, aux touches larges et volontaires, maître d'une palette
d'où la santé déborde, Schœnleber, expert aux jeux de la lumière et de
l'ombre sur les roches et les tours de vieux bur<»s, aux diffusions de
lumières tendres et comme mouillées, sur les toits des petits villages
assoupis, aux rives des cours d'eaux frangés de peupliers, Keller,
Ilitter, Hans von Volkmann; Otto Propheter, portraitiste ofliciel, qui
réussit à rester original et imprévu, Hellmut Richroth, Adolf des Cou-
dres, Manuel Wielandt; Auguste llorter et ses paysages ; etc., etc.
Les perles choisies de la collection Knorr, de Munich ; des Bœcklin
enlin et des Lenbach, des bronzes de Franz Stuck. Nul impression-
niste, on ne les aime pas encore. Un détail à retenir, peu ou point de
nu.
Rodin n'expose pas : mais Bartholr)mé et Injalbert.
Peu d'art décoratif, sauf les meubles de l'architecte Billing. dont
l'art quasi funéraire et sommaire à l'excès, taille le bois comme le mar-
bre et ligotte les fauteuils en larges bandelettes de cuir blanc, d'un
effet désastreux. Mais il faut aimer sans réserve les poteries et les mobi-
liers de Max La^uger, artiste de sens délicat et d'invention variée, dont
le clair talent fut, de longtemps, apprécié chez nous.
Pour ce qui concerne la sculpture, il faut regretter que Dietsche, de
Carlsruhe, n'expose que des œuvres peu expressives de sa haute valeur.
Hermann Volz le supplée, mais sans l'égaler.
Pascal Forthuxy
GESTES
La vérité sur l'affaire Hnmbert-Grawford. — 11 est remar-
quable que les meilleurs esprits n'aient fait qu*entrevoîr, malgré l'iden-
tité de date, la connexité de l'affaire Humbert-Crawford et de la catas-
220 LA REVUE BLANCHE
trophe de la Martinique : la catastrophe de Saint-Pierre est du 8,
annoncée, les jours précédents, par de peu moindres désastres ; c'est
aussi le 7, au soir, que M. Romain Daurignac brûle des papiers.
On a eu de nombreux exemples de ce cas d'aliénation mentale, qu'un
homme, possesseur d'une considérable fortune, obsédé par le choix
entre les divers usages qu'il en pourra faire, l'anéantisse. Il est évident
que ce qu'incendiait M. Romain Daurignac, dans une folie subite
déclanchée par l'hallucination du volcan, ce qu'il incendiait désireux de
faire sa petite montagne Pelée, telle que la décrivaient les journaux,
— c'étaient les cent millions, en papier. Et ce qui le prouve, c'est qu'il
s'est déclaré incontinent un feu de cheminée.
L'incendie des millions dans un accès de démence explique la faillite
et la fuite Ilumbert ; le volcan de la Martinique explique l'absence des
Crawford. Il serait absurde en effet que ces gens, que les dossiers
de l'affaire attestent avoir beaucoup voyagé, n'aient point passé par la
Martinique ; et s'ils y ont passé, il serait contradictoire avec le génie
même] de celte affaire qu'ils n'aient point séjourné — à l'hôtel Pelée —
précisément à la date de la destruction de tous les habitants.
11 serait toutefois plus glorieux pour la magistrature française qu'il
n'y ait jamais eu de Crawford : leur non existence affirme l'omnipo-
tence de la /br/we, et démontre — ce dont on aurait pu douter — qu'un
procès peut se suffire à lui-môme et marcher d'autant mieux que son
mécanisme fonctionne à vide. Néanmoins, et encore qu'il nous soit péni-
ble de le révéler, la vérité est autre : ce sont les Hunihert et même toute
V affaire Humbert qui n'ont jamais c.rislé : le tout est une habile
réclame organisée à son propre profit par un bien vivant Crawford.
Un Crawford est à Paris; cyniquement, il a substitué à son prénom
celui, masculinisé, de Maria « réternelle fiancée » ; non moins cynique-
ment, à la place, chaude encore si l'on peut dire bien qu'elle soit en
plein vent, de Harnum il s'étale sur les murs; ses affiches crèvent les
yeux : M.vniox Chawford, l'auteur de Francesca di Rimini au théâtre
Sarah-Bernhardt.
Communication d'un militaire. — Un de nos amis, militaire
comme il convient — sinon il ne serait pas notre ami ! — nous commu-
nique le fruit d'observations qu'il fit en Chine au sujet du curieux ani-
mal aquatique par nous déjà décrit (i) : le .Vo//r?. Ce vertébré à sang
froid prouva, au moins en Chine, au contact de nos braves troupiers,
qu'il n'était pas réfractaire à toute espèce d'éducation ou, si l'on veut,
de pisciculture. Notre ami fut témoin de ce fait (jue — contrairement à
notre allégation comme quoi les noyés ne voyagent point par bancs —
l'on en rencontra fréquemment des troupes, dans les lleuves du Céleste-
Empire, lescjuelles descendaient, selon leurs mœurs connues, le fil de
l'eau. A n'en pas douter, il y avait tentative intelligente de la part de
ces créatures à imiter, un peu simiesquement peut-être, le bel ordre et
la cohésion qui régnent dans les armées. Ce qui laisse à penser qu'il
0) La revue blanche du 15 mai.
•^Li
GESTES 221
y eut bien imitation, c'est que ce rassemblement par bancs dans les
fleuves avait lieu, immanquablement, à proximité des « bancs » mili-
taires. Les noyés chinois, pour plus de solidarité, voyageaient, au nom-
bre de plusieurs milliers, à la remorque les uns des autres par leurs
queues. Nos soldats, touchés de cet hommage rendu à la discipline,
méritèrent bien de la Société protectrice des Animaux en ne les inquié-
tant point dans leur élément et même en favorisant l'accroissement de
leur nombre. ~
Ajoutons à l'information de notre ami quelques nouveaux détails, qui
compléteront « l'histoire naturelle artificielle » de l'animal.
Il est probable — rassurons les zoologistes — que l'espèce s 'en con
pervera longtemps pure de tout croisement avec les poissons. Les bar-
rages et écluses des rivières ont en eiîet une autre utilité que celle, dis-
cutable, d'empêcher leau de couler à sa fantaisie : les noyés et les pois-
sons se plaisant comme nous l'avons dit, ceux-là à descendre le courant
et ceux-ci à le remonter, ceux-ci se heurtent d'en dessous et ceux-là
d'en dessus à la cloison du barrage et restent séparés. Un bief est une
caste.
Il est peu honorifique pour l'espèce humaine que, la pêche du noyé
rapportant (sauf en Seine-et-Oise et en Seine-et-Marne) vingt-cinq francs
par individu entier et en bon état — car on les vend à la pièce et non à
la livre — il est peu honorifique que la pêche de l'être humain vivant
ne soil rémunérée que par quinze francs. Il y a là une bien compréhen-
sible tentation pour le plus honnête homme de s'inspirer de la fable :
« Petit poisson deviendra grand... » et de rejeter, comme fretin, à
l'eau l'être humain vivant jusqu'à ce que sa valeur ait grossi. Le temps
est finance, et en ce cas particulier, de fort exactement dix francs.
Le noyé expérimenté, entendons : avancé en Age, élude cependant la
patience et la ruse du sauveteur. La loi autorise comme engin de pêche
une corde passée sous les membres antérieurs de Tanimal. Or le noyé
adulte se défend, selon le lermu technique, par aw^o/o/;//c : il coupe lui-
même sur le lil le membre saisi, à Texemple de l^i patte du crabe et de
la queue du lézard.
Enlin, et ceci suffirait à prouver, s'il était encore nécessaire, ([u'il
s'agit bien d'un animal aquati(|ue et non point d'un homme décédé par
immersion : t*n aucun cas le noyé ne reçoit la sépulture, r^'-sorvée au
seul être humain sec. Tout l'appareil d'inhumaticui est le même, mais
le plus naïl' observateurs ne aurait s'y méprendre : les noyés, comme les
poissons, sont riches en phosphore, constituent donc un excellent
engrais; il n'y a pas d'autre justification à chercher de ce fait, qu'on ne
manque pas une occasion, leur capture menée à bien, de les mettre
en terre.
Alfred Jarry
222 LA REVUE BLANCHE
LES THÉÂTRES
Gymnase : Lncette, de M. R. Coolus. — Œuçre : Monna Vanna,
de M. Maurice Maeterlinck. — Renaissance : La Marchande de
pommes, de M. H. Delorme ; Le Cœur a des raisons, de MM. R.
DE Flkrs et G. -A. DE Cailla VET ; Daisy, de M. T. Bernard. — Nou-
créantes : Loute, de M. P. Veber. — Ambigu : Sans mère, de MM.
G. MiTciiELL et M. Carré. — Mathurins : Les Petites causes, de
M. A. RlVOlRE.
Voici en Lncette^ l'œuvre récemment représentée au Gymnase, la
plus exquise, laplusjolimentet mélancoliquement tendre, la plus humaine
et la plus sympathique sinon la plus originale, de toutes les pièces
que, depuis quelques années, M. Romain Coolus, dramaturge d'un ta-
lent souple, divers et charmant — les lecteurs de cette Revue aimèrent
en lui un critique d'une sûre impartialité, d'une judicieuse et subtile
pénétration, un poète d'une verve gamine, gouailleuse et attendrie —
ait fait représenter jusqu'à ce jour.
La nouvelle comédie de M. Coolus ne prête à nul débat, à nulle objec-
tion. Elle ne nous oiïre point de tlièse à discuter, elle ne se propose
point d'élucider quelque obscure et spécieuse controverse psychologi-
que ou sentimentale. Il faut se confier, écouter, s'intéresser, rire ici et
là s'abandonner à une émotion loyalement suggérée, puis s'en aller avec
le contentement du spectateur qui ne fut, à aucun moment, — quel re-
pos ! — pris à partie et que le conte ravit d'une délicate, doutbureuse et
humaine histoire d'amour. Celle-ci a le charme de la plus rare, de la
plus savoureuse et émouvante simplicité.
Elle appartient à ce genre où toujours, sans que cela nuisît — bien
au contraire — à l'intérêt, les complications d'intrigue nous furent heu-
reusement épargnées. Quoi de plus simple, que le sujet de ce grand et
inconlesla])le chef-d'œuvre du tliéàtre contemporain : Amoureuse'^ Quoi
de plus simple, de plus éloquemment simple qu'Amanfs ? En ces œu-
vres du tliéàlre sentimental, Tanecdole particulière — petit sujet —
s'omet d elle-mrme, devant le plus grand, réternel sujet qu'elles com-
portent et qu'elles évoquent ; négligeant les circonstances où il plut à
l'auteur de placer ses héros, lout de suite nous les reconnaissons, nous
attendons (pi'ils se continuent devant nous, nous écoutons parler « les
amants ». Parfois, ils se répètent. Qu'importe! ils le peuvent. Nous de-
mandons à l'auteur, moins de ncmveauté que de vérité. Et toujours
quand même nous retrouvons un coin de nouveauté — nouveauté parti-
culière do l'heure, du moment, pour l'un, pour l'autre, selon ses disposi-
tions, son humeur, une récente expérience — caron s'adresse non pas à
notre intelligence, qui discute et retient, mais à notre sensibilité qui
accepte, oublie et sans cesse se renouvelle.
Et je ne vous conterai pas la variation harmonieuse et heureuse de
M. R. Coolus. Tenez pour assuré ([ue la nouveauté n'est point dans le
cadre de l'intrigue. Et nous avons vu aussi, ces deux amants, nos ten-
LES THÉÂTRES 223
dres et tristes amis, la loyale et amoureuse Lucette, l'infidèle Raymond.
Nous savons pourquoi Raymond quitte Lucette, pourquoi il lui revient
et cette fidélité que g^ardent les infidèles à une habitude amoureuse.
Rien ne nous surprit de leurs actes. Mais qu'ils nous émurent, d'une
émotion encore et toujours neuve, puisqu'authentique et indiscutable,
par les mots profonds, tantôt si cruellement inexorables, tantôt si dou-
loureusement passionnés qu'ils échangèrent! Et tout, en dehors du sen-
timent fragile et pourtant durable qu'ils se vouèrent, nous fut indilTé-
rent. Il faut donc louer l'auteur de s'être attaché, d'une volonté cons-
ciente, à garder aux amants leur caractère synthétique, de s'être désin-
téressé de toutes les circonstances étrangères à leur amour. Rien ne
nous est dit sur les origines, le passé de la charmante Lucette, sinon
qu'elle aima Raymond pendant huit ans ; peu, sur l'indifîérente Betty
qui incarna dans leur vie le rôle d'une passagère et médiocre fatalité ;
et nous pourrions garder des curiosités sur maintes circonstances incer-
taines : comment, par exemple, Lucette, après la rupture, fut au mil-
lionnaire d'IIermilly. Mais nous ne sommes point du tout curieux de ces
détails.
Nous avons vu, au premier acte, Lucette éprise, inquiète, le soupçon
naissant ; nous l'avons vue ensuite douloureuse et Gère, après la pau-
vre trahison de son faible amant; et tous deux, après une scène entre
Raymond et Retty, qui parut î\pre et dure, mais dont on ne saurait mé-
connaître le beau caractère de franchise et d'inédite sincérité, nous les
entendons encore, dans la scène la plus poignante, la plus simple et la
plus éloquente de l'œuvre, balbutier, pleurer, unis de sentiments et
pourtant séparés, se promettre un meilleur et vague avenir, parmi la
mélancolie désolée du présent. Et ils no se sont pas tout dit — parce
que jamais on ne se dit, on ne peut se dire tout, — ils emportent avec
eux une part d'inconnu, des secrets, conscients et inconscients, que
nous fûmes presque, avec une émotion délicieuse, et autant qu'on le
peut, sur le point de deviner... Cela nous suffit. Nous les quittons, nous
les avons aimés ; ils sont nos amis.
Simple, vif, sobre, avec d'exquises trouvailles, très spirituel par en-
droits — j'avoue cependant l'avoir mieux goûté dans ses parties de
grâce émue ou de sincérité forte, — le dialogue est tout le temps excel-
lent. Sans excès d'optimisme, mais avec quand même un raisonnable
optimisme, une vue confiante et bonne de la vie, les caractères sont
heureusement tracés : celui de Lucette est charmant ; c'est une amou-
reuse et l'amour lui donna ses qualités exquises. Auprès de Raymond,
dont s'excuse la veulerie sentimentale, voici le cordial Jacquemin —
M. Coolus excelle à peindre des êtres de droiture, de renoncementet de
délicatesse, sans ridicules — , l'excellent et pittoresque d'IIermilly.
J'omets, à dessein, le couple moins sympathique, sans originalité, des
deux petits amants, lui fatigué, elle grognon, qui passent, sans utilité,
pour meubler des coins d'acte.
Mlle Rolly, avec beaucoup de grâce, de sincérité et d'émotion — elle
fut remarquable dans la scène linale du premier acte — , M. Huguenet
2a4 LA REVUE BLANCHE
avec son exquis enjouement, M. Calmettes, d'un art très sûr, adroit et
simple, M. Arquillière, tout à la fois, fruste et délicat, Mlles Ryter et
Dorziat, en grand progrès, M. Riche, eurent le plaisir de jouer cette
comédie qui compte parmi les deux ou trois meilleures de la saison et
dont le succès fut très vif.
MoJina Vanna, la pièce nouvelle de M. Maurice Maeterlinck, fut
chaudement accueillie par le public intelligent et un peu restreint, de
TŒuvre. 11 me semble qu'elle eût été accueillie de même et fêtée par
un public plus large et moins prévenu. C'est une œuvre de clarté, de
bonté, d'amour et de sagesse.
Et nous savions déjà tout ce qu'a de précieux la bonne et belle,
pensée de Maurice Maeterlinck, si calme et si sereinement émue à la
fois, enveloppée dans le plus éblouissant réseau de paroles merveil-
leuses. Mais peut-être que le théâtre, cette fois, la doua de plus de vie
encore, profonde et frémissante.
Voici un sage chaleureux et une sagesse jeune, toute chaude d'amour
et de vie. On dirait que, peu à peu, un soleil plus vif a pénétré la brume
où se complut jadis, parmi le chuchotement des demi-mots inquiets et
les angoisses de fièvre, le jeune génie ardent et languide de Maurice
Maeterlinck; on n'entend plus de paroles blessées; voilà que l'atmos-
phère est toute dorée.
Et l'œuvre débute, dans la forme souvent rencontrée de maints dra-
mes romantiques, en cette Italie guerroyante où se promena la rêverie
dramatique de MM. François Coppée, Richepin etleursémules. Ceci fait
que, dans les murailles connues de ce palais de Pise, nous sommes plus
surpris d'entendre l'écho de paroles nouvelles, si inattendues. Car ce
serait tout à fait la même chose, si ce n'était exactement le contraire.
Livrera-t-on. nue sous un manteau, Monna Vanna, la femme de
Colonna pour éviter le massacre des habitants et la perte de Pise, au
désir impérieux de Prinzivalle, général mercenaire de Florence. Contre
la fureur, la jalousie effrénée du mari Guido Colonna, s'évertue, douce-
ment, la haute sagesse recueillie de Marco Colonna, son vieux père. Et
sans parti pris de paradoxe, il se dit dans ce débat, où la convention de
noblesse est sans cesse retournée, des choses d'une étonnante et sim-
ple vérité : rien n'est irréparable ; le sacrifice nécessaire de Monna
Vanna, le malheur îiuquel elltt se voue, n'est point comparable à celui
des Pisans, qu'elle peut sauver de la faim et du massacre ; rien, au reste,
n'approche en horreur la mort même; et le a déshonneur » vaut mieux
que la mort. Tout cela est dit — M. Lugné-Poe le psalmodia un
peu trop, mais d'une diction intelligente — par le vieillard, à la sagesse
fatiguée et résignée de qui, s'ojîpose en un contraste naturel et d'un
grand effet dramatique, la jeune ardeur égoïste et passionnée de Guido.
Toutes ces paroles sont mémorables, et aussi le mouvement si humain
de la scène. Cependant Guido se confie à la décision de Monna; or celle-
ci, très simplement, accepte, sans hésitation, sans débat, d'une volonté
inexorable et triste.
LES THÉÂTRES aa5
El rimprévu se continue au second acte, où, dans la tente du vain-
queur, Monna Vanna, nue sous un manteau, vient s'offrir. Mais Prinzi-
valle ne prendra pas celle qui se livre, parce qu'il Taime. La scène est
d'un bout à l'autre admirable démotion sourde qui tressaille sous les
phrases, d'ivresse sensuelle qui gémit d'être contrainte, de sensibilité
exaltée.
J'ai moins aimé le troisième acte qui poursuit, seulement d'une logi-
que plus sèche, quoique animée en apparence et manifestée par des inci-
dents « de théâtre », le tlième de l'œuvre. Monna Vanna se heurte à Tin-
crédulité furieuse et sanglotante de Guido, qui ne l'aime pas assez pour
c croire », et, de toute sa franchise facile, elle fera une dissimulation
facile ; sans changer d àme elle ira de la loyauté à la déloyauté, car le
mensonge n'est pas dans les mots^ ni dans les faits, mais dans le senti-
ment qui les dicte; et celui-ci ne peutùtrc contraint en sa vérité pro-
fonde. Il n'est ni mal, ni bien, ni sacrifice, ni trahison, « en soi ». Monna
Vanna sera à qui la mérite : non à celui qui ne Taima pas assez pour la
croire, mais à celui qui l'aima assez pour l'épargner. Il est son amant
« véritable ». Et[puis(ju'on prend la vérité pour un mensonge, le men-
songe deviendra la vérité.
Certes curieuse, cette fin qui signifie tout à la fois une philosophie et
une discutable psychologie de femme, déçoit en ce qu'elle n'éveille en
nous qu'un intérêt cérébral. Elle termine pourtant, sans indignité, une
pièce qui me parut d'un effort et d'une conception admirables.
Le théâtre de la Renaissance nous offrit un spectacle coupé, composé
avec bonheur.
En une ou quelques après-midi de belle humour, le « bon poète »
Hugues Delorme dut écrire gaiement sa farce narquoise et de joviale
sensualité : la Marchande de Pommes, — Mais voici un acte de qualité
supérieure, infiniment spirituel et presque trop spirituel — on voudrait
plus de « jour » entre des mots heureux qui jaillissent, presque à chaque
réplique, avec trop d'abondance, mais si fins, — ingénieusement cons-
truit, vif et « malin », tout en nuances psychologiques dont une phrase
savante et adroite rend claire la subtilité. C'est très exquis, amusant tout
le temps et souvent profond, le Cœur a des raisons, de MM. R. de Hcrs
et de Caillavet. Reconnaissons le type accompli du « petit chef-
d'œuvre w.Gcniier. trçs plaisant, s'y fait ai)plaudir, et l'aimable Frédal,
élégant, et Mlle Mégard, en sa coquette et sure maîtrise.
Puis c'est, de Tristan Bernard, Daisy, un acte que vous mettrez, lors-
qu'il aura paru, à coté du Fardeau de la Liberté, C'est de la même veine,
de la meilleure. Kt je donnerais, pour ce petit acte, bien des pièces en
trois actes de certains auteurs, voire du même. Défiez-vous de cet homme
circonspect et qui côtoie la vie avec des regards prudents et hagards.
Il ne me parait pas du t«ut impossible qu'attardé la nuit, en quelque
louche taverne, à la fois suant d'angoisse et d'héroïsme, se donnant Témoi
imaginaire d'être tantôt «le pègre » et tantôt « le pante », il n'offre des
boissons diverses à d'honnêtes escarpes, dont il se rassure d'être l'ami.
15
aa6 LA REVUE BLANCHE
11 les « suppose», trop bien. Sa fantaisie placide vous apporte un sourd
frisson de trop de vraisemblance, sinon de trop de vérité. On rit, avec un
petit battement de coHir. Et aussi on s émeut, hors des usages. Cela
finit par n'avoir plus l'air d'être original, à force d'être simple, tran-
quille et probable. Ah î la bonne idée de nous avoir montré l'industrie
des pick-pockets telle qu'un métier, avec ses règles, ses préjugés, ses
risques, son point d'iionneur [)rofessionnel ; et leur monde pareil à tant
d'autres mondes, où on est tantôt « poire » et tant45l « dégourdi », senti-
inental, passionné, pitoyable, pas toujours brave, consciencieux, tra-
vailleur. L'acte de Tristan Bernard, remarquablement mis en scène et
joué par MM. Gémier, Capellani, Mallet, Valenlin et Mlle Heller, à la
fois narquois et attendri, plaisant et mélancolique, d'une si pittoresque
nouveauté, mérite la rare fortune qu'il obtint.
, Le théâtre des Nouveautés a retrouvé sa veine.
C'est M. Pierre Véber qui la ramène avec un des vaudevilles les plus
gais, les plus endiablés de mouvements, les plus adroits et aussi — ce
qui n'est pas à dédaigner — les plus clairs qu'on ait représentés depuis
longtemps. Sans doute, toutes les situations de Loute, ne sont point en-
tièrement inédites ; mais qui donc aurait le génie d'inventer encore une
situation vaudevillesque? M. Vebera fait mieux : partant d'une idée qui,
elle, estprescjue nouvelle et qui peut-être même valait mieux que le dé-
veloppement du vaudeville, il a glissé, chemin faisant, parmi d'autres,
des types heureusement tracés « de comédie)-; et d'une gaieté jeune,
d'un esprit léger, il a écrit brillamment son «improvisation réfléchie »
qui ne sent ni la peine ni le travail. Des mots point recherchés,
mais trouvés sans cesse au bonheur de l'écriture parsèment son vif dia-
logue.
Voici enfin un vaudeville réussi.
A r Ambigu, c'est un bon mélo, pareil à beaucoup d'autres, sans
grande originalité foncière, mais point « bêta.» et composé avec une
adresse soigneuse : Sans Mère de MM. Mitchell et Carré.
Aux Mathurins, ou applaudit une comédie de M. André Rivoire : les
Petites causes. Sujet leste, mais traité avec une grande distinction, un
délicat souci de pNVchologie déliée et ténue, beaucoup d'esprit et du
meilleur. C'est à voir.
André Picard
LES LIVRES
Ai.i nED Capus : La Veine, sous couverture en couleurs de Cappiello
(Editions de La revue blanche, in-i8 de 284 pp., 3 fr. ^)0j. — C'est
avec Ifi Veine qu'a commencé pour Capus la série des grands succès,
(-e brusque passage de la notoriété à la vogue, et presque à la gloire,
est un cas fait comme à souhait pour confirmer l'idée centrale de la
pièce : L'auteur avait, semble-t-il, pressenti cet heureux nu^ment « oii
Jes fruits viennent se mettre à portée de sa main pour qu'il les cueille ».
LES LIVRES 227
N'en croyons rien : il n'y a là nulle chance, mais juste effet de causes
nécessaires. Capus depuis longtemps faisait preuve du même esprit
solide et fin, sans en recevoir la récompense : c'est qu'il n'était pas en-
core assez conscient, assez sûr de ses dons, pour en jouer librement, et
laisser perdre toute trace de son effort dans l'apparence d'une sponta-
néité parfaite. Cette apparence fait son charme, comme elle fait celui de
Granier. Bile s'imposait au théâtre ; la lecture la renforcera. Comme
spectateur, j'avoue avoir gâté mon plaisir en attendant, en réclamant
une justification du titre, une preuve de la thèse énoncée; la lecture m'a
tiré d'erreur : Il n'y a pas de thèse. Il n'importe pas que la Veine existe.
Ce qui importe, c'est que Julien y croit, c'est que celte croyance s'in-
sinue dans son ambition et dans son amour, et c'est qu'elle reflète à
merveille sa nature insouciante et volontaire, trompeuse sans perfidie,
égoïste sans cruauté. Charlotte, avec la môme foi, révèle une àme dif-
férente; elle accueille la Veine avec joie, sans prétendre la retenir ; et,
sachant que le bonheur ne se donne que pour un temps, elle se donne
pourtant à lui tout entière. Tous deux sont à la fois clairvoyants et
naïfs. Pour les distinguer des autres personnages du théîUre contem-
porain, osons dire, en méprisant les métaphores qui se suivent, qu'ils
ont le cœur plus loin de la tête, plus près des lèvres, et sur la main....
Maubice Donnât : La Bascule, sous couverture en couleurs de Sem
(Éditions de La revue blanche, in- 18 de 3o'i pp., 3 fr. 5o). — Qu'un
mari infidèle puisse être à sa manière aussi ridicule qu'un mari trompé,
c'était un thème de vaudeville. Maurice Donnay en a fait un thème de
comédie qu'il n'exploite pas à fond, qu'il effleure plutôt d'une touche
preste et légère. On sait que l'auteur & Amants s'entend fort bien à
presser un sujet, pour en extraire tout ce qu'il contient d'émotion iro-
nique et tendre. On sait aussi que son heureux esprit de mots, sa
recherche du détail amusant, son enjouement, sa verve et son art du
dialogue, qui souvent servent à son desein, parfois risquent de l'en dis-
traire ; mais qu'alors même ses qualités, devenues défauts, restent
capables de séduire et font oublier ce qu'elles remplacent. Dans la
Bascule^ toutes les situations ne sont peut-être pas nécessaires ; mais
toutes sont naturelles et plaisantes. Je crois bien que les experts en art
dramatique ont regretté que le dernier acte n'apportât qu'une solu-
tion trop prévue. C'est pourtant à mon gré le meilleur, le plus franc ;
on goûtera fort, à la lecture, les jolies variations sur la sage maxime :
N'aYOuez jamais.
André Lebey : L'Age où Ton s'ennuie (Félix Juven, in-i8 de
353 pp., 3 fr. 5o). — M. André Lebey dédie son livre « à Lucien Leuwen
et à Paul Valéry ». Déjà ce double choix me dispose en sa faveur. Et
sa chronique de VAge oit Von s'ennuie n'est pas du tout ennuyeuse :
Le récit souple et nonchalant, les silhouettes de mondaines, les conver-
sations de snobs ou d'artistes, les scènes de demi-passion et de demi-
volupté par où s'aggrave une satiété non satisfaite, tout cela, décor,
action et sentiment, prouve une jolie qualité d'esprit, surtout une vision
228 LA REVUE BLANCHE
. ; nette et claire que les poèmes de M. Lebey ne pouvaient nous faire
' attendre. Le sujet, c'est la dispersion d'une âme que ne discipline ni la
' » dure nécessité, ni le désir ferme et puissant. La moralité tient dans la
, i sentence de Léonard : ** La force naît par contrainte et meurt par
: , liberté » et dans les vers de Rimbaud : t Par délicatesse, — j'ai man-
.' I que ma vie. » Le petit Paul Vincent fait montre parfois d'une suffisance
un peu puérile, soit qu'il tranche l'Affaire en quelques boutades, soit
qu*il s'écrie : » Et pour moi, qu'est-ce qu'il fait, le peuple ? Est-ce
que je ne souffre pas, moi aussi ?... >, soit qu'il cherche dans un vague
nationalisme sa consolation et son salut final. Ou plutôt, on s'irrite que
les tendances contraires ne soient réprésentées que par un imbécile.
Sinon, Ton avouerait plus volontiers que de tels traits étaient néces-
j , saires à la peinture d'une « oisive jeunesse >.
i ' Serck Basset: Comme Jadis Molière (G.-Y.Stock,in-i8 dea86pp.,
;l 3 fr. Si},. — Los sujets les plus scabreux sont les plus beaux, quand
I j on les presse résolument, pour en extraire tout ce qu'ils recèlent
j I de scandale et de terreur. Puisque M. Basset choisissait l'histoire
I ♦ d'un père épousant sa fille, il devait l'aborder franchement sans
\ ) précautions, sans réticences, et la pousser à bout, afin que l'émotion
\ extrôme, — comme dans IVl/i/iaôe/Za de Ford et les Cenci de Shelley
i — justifiât ce que riiypotlièse a d'étrange et de monstrueux. M. Basset
se montre à la fois trop habile et trop timide : tout son effort
, s'épuise à machiner les artifices qui rendent un tel mariage possible
I et nécessaire. Si le docteur Hugonnet épouse sa fille, c'est pour
i prouver qu'elle n'est point sa fille et pour sauver ainsi la mère que
I menace un mari jaloux. Et s'il se tue ensuite, c'est parce qu'il craint
î de donner à sa fille, à sa femme, tout ce qu'elle attend à bon droit d'un
I i mari. Mais l'aimait-il? Fut-il tenté ? Et, même avant le mariage, n'était-
' • il pas attiré vers son crime par je ne sais quelle horrible douceur ? —
i ' Nous ignorons tout du vrai drame. Fallait-il pour si peu de chose faire
, / donner les grands moyens?
, Téodor de Wvzewa : Contes Chrétiens (Perrin, in-i8 de 279 pp.,
, 3 fr. r>o). — Orné de pholograpliies qui reproduisent des fresques
■ ' célèbres du Pinluriccliio, de rAngolico, de Bernardino Luini, ce
volume comprend quatre (!onles : le Baptême de Jésus ^ ou les Quatre
■ ' Degrés du Scepticisme ; les Disciples (VKinniaus^ ou les Etapes d'une
/ Conversion ; Barsabas^ ou le Don des I.angues ; le Fils de la çeuve
! ' de Naïni^ ou la Mort et l'Amour, La grâce en est délicieuse, bien
que l'apparente simplicité cache mal (juclque mollesse et quelque
afféterie. M. de Wyzewa ne ressemble hciin'usement point à ce Barsa-
bas, dont le cas a dû particulièicmenl le loucher : on ne dira point de lui
que, « pour avoir voulu penser dans toutes les langues, il est devenu
incapable de penser dans aucune d'elles. « Il pense naturellement en bon
français, peut-être avec plus de souplesse que de droite et ferme rai-
son. Son dessein est nettement religieux : Il alta(|ue les complications
delà culture, les ambitions de la science, les illusions du désir, l'or
LES LIVRES 2Î19
gueil de la chair et de l'esprit ; il prône la pauvreté de corps et d'esprit,
la sainte charité et la saine ignorance : « La doctrine de Jésus est le
•eul système qu'un sage puisse admettre. Seule, en effet, elle ne
s'adresse à la raison que dans les matières qui sont raisonnables, c'est-
à-dire dans celles qui touchent à la conduite pratique de la vie ; impo-
sant aux hommes, pour le reste, toute une série de mystères où ils
n^ont qu'à croire... En tous lieux, les hommes peuvent être heureux :
il leur suffit d'endormir leurs cerveaux, afin de tenir en éveil leurs
yeux et leur cœur. »
Ceux qui d'avance ont adopté cette sorte de tolstoïsme catholique
aimeront voir leur sagesse parée de fleurs nouvelles ; je doute fort que
les autres se laissent persuader. Ils reprocheront à M. de Wyzewa de
s'être fait la partie belle par un oubli de toute objection, par une partia-
lité sereine qui ressemble à de la légèreté. La parole virile d'un Bossuet
prête d'abord sa force aux idoles du monde, qu'elle s'acharne ensuite
à renverser. M. de Wyzewa se ménage une victoire plus facile : Pas un
instant il ne laisse douter que tout désir de gloire ou de plaisir n'échoue,
que toute science ne soit grotesque ou futile, que toute pensée libre
n'achemine au désespoir ; alors qu'il sulïirait de vouloir aimer, ou plu-
tôt de se livrer simplement à l'amour, pour asseoir sa vie dans une joie
tranquille, parmi les champs et les vergers. Est-il besoin d'une critique?
C'est assez de fermer le livre, de regarder autour de soi, de se sentir
vivre et penser.
Lb bienheureux Jacques de Vorac.ine : La Légende Dorée, tra«
duite du latin d'après les plus anciens manuscrits, par Teodor de
Wyzewa (Perrin, in-i6 de xxviii-748 pp., 5 fr.). — M. de Wyzewa met
à la portée de tous, croyants ou simples curieux, ce fameux recueil de
légendes, si souvent cité, si rarement lu. La découverte, pour maint
lecteur, n'ira pas sans déception. 11 faut se garder de croire que toutes
les Vies de Saints offrent le môme intérêt que celle de sainte Thaïs, et
que celle-ci même présente, chez Jacques de Voragine, les traits qui
séduisent dans le roman d'Anatole France, ou qui amusent dans le
drame de Ilrostwitha. Sans parler, après Muratori, de « bavardage
imbécile », on a le droit de contester que le bienheureux évéque de
Gênes ait été, comme l'assure son éditeur, un des plus savants hommes de
cette époqueoù fleurirent saint Bonaventure, Alexandre de Haies et saint
Thomas d'Aquin. Sa naïveté ne s'explique pas toute par la pureté de
son cœur et par sa condescendance envers les liumbles ; elle annonce
bien aussi quelque défaut d'intelligence. Le bienheureux Jacques com-
pose mal, et c'est une gageure que de louer en son livre « une unité, un
ensemble parfaits ». C'en est une aussi, que de le dire écrivain original,
parce qu'il n'a pas copié littéralement. 11 devient verbeux lorsqu'il dis-
serte ; dans son récit même il accumule, auprès des traditions les plus
touchantes, des miracles qui n'ont rien de gracieux ni d'édifiant. Il prête
aux saints les plus divers même figure de thaumaturges ; dominicain,
séparé de saint Dominique par une génération à peine, il n'a pas su
évoquer le grand fondateur de son ordre. Et qui devinerait, à travers sa
5i3o LA REVUE BLANCHE
vie de saint Pierre Martyr, ce farouche archange exterminateur dont
M. Lea, dans son Histoire de V Inquisition^ retraçait naguère les san-
glants exploits?... Mais il reste vrai que Jacques de Voragine, « père
des pauvres et pacificateur des guerres civiles », insiste sur le
exemples de douceur et d'humilité. 11 reste vrai que sa charité tout
franciscaine s'étend sur toute la nature, appelle les oiseaux du ciel,
caresse les fauves des bois. 11 reste vrai que son ouvrage est une clef
pour riconographie du moyen âge : non point que les œuvres d'art con-
formes à son texte en soient toutes inspirées ; mais du moins dérivent-
elles de récits parents et semblables, documents épars ou perdus dont la
Légende Dorée ^ seule héritière de leur gloire, représente fidèlement
l'esprit.
J'ai plaisir à citer la prose de M. de Wyzewa. Elle abonde en jolies
équivoques ; elle glisse, légère, autour du sens des mots ; chaque fois
qu'elle lance une grosse vérité de bon sens, c'est pour faire passer, par
le même sillage, quelque pieux paradoxe : « La science d'un temps ne
vaut que pour son temps » ; — et voilà les lois de la chute des corps
logées à la même enseigne que les étymologies du bienheureux évêque
de Gênes. « Certes, je ne prétends pas que, à la considérer au point de
vue liistorique, la Légende Dorée ne contienne pas d'affirmations
inexactes ou, tout au moins, d'une exactitude à jamais incertaine. Je
croirais volontiers, plutôt, qu'elle en est remplie, comme tous les
ouvrages historiques de son temps, comme ceux de tous les temps » ;
— et voilà le miracle des Onze Mille Vierges prouvé, tout juste au même
titre que la mort de César ou l'incendie de Rome. « Et de même que
maintes images de la Vierge, sans prétendre le moins du monde à être
des portraits, ont reçu de Dieu le pouvoir d'opérer des miracles, de
même rien ne nous empêche d'admettre que Dieu, s'il le juge bon,
puisse prêter aux légendes de ses saints une réalité supérieure ».
Cette phrase est une pure merveille d'ingéniosité candide, de retorse
ingénuité : une fine pointe d'esprit chrétien.
H.-B. BiiEwsTEn : L'Ame païenne. (Mercure de France, in-i8 de
194 pp., 3 fr. 5<)). — J'ignore oîi la pensée de M. Brewster a pris sa
source, et c'est un grand embarras. Dans son premier chapitre. De la
Destinée^ résonne sans nul doute un lointain écho d Emerson; je songe
à la conclusion de l'Essai sur la Fatalité: « Elevons des autels à la belle
nécessité. Si, dans la moindre des choses, Ihomme pouvait déranger
l'ordre delà nature, qui voudrait accepter le don de la vie?» Mais
M. Brewster n'ajoute pas, comme faisait plus haut Emerson : « Il y a
une solution au vieux nœud de la fatalité, delà liberté et de la prescience:
c'est une double conscience des choses. » Une seule conscience lui
sufïit; il attaque l'autre — celle de la liberté — comme factice et mal-
faisante. Et puis, je crois en lui discerner des influences plus modernes:
celles de Maeterlinck, de Nietzsche, de M. Jules de Gaultier, et peut-être,
de M. Remy de Gourmont. A moins encore qu'il ne leur soit uni par
une simple affinité de pensées...
LES LIVRES -x'ii
Voici le fonds de ce que M. Brewster appelle son paganisme : —
L'homme pense et s'agite, le Destin le mène: non pas seulement le
Destin extérieur, mais surtout le Destin inscrit au plus profond de son
()tre, dans ses tendances, ses facultés et ses talents. L'homme dit : 7^,
l'homme dit : Moi\ l'homme croit que sa volonté est une, ainsi que sa
conscience, et qu'il n'y a qu'un seul acteur, parce qu'il nV a qu'un seul
théâtre. L'homme croit agir^et vivre en vue d un but, et demande à la
morale de lui désigner le vrai but. En réalité, on vit, parce qu'on a lo
talent de vivre. Le travailleur a le sentiment du rabot et de la charrue.
Chacun agit selon ses tendances et ses talents : Trahît sua quemquc
facultas. « Il ne faut donc pas vouloir faire le bien ; il ne faut pas vouloir
faire le mal. Il faut faire le bien malgré soi. parce qu'on y est con^
traint (ces deux expressions ne me semblent pas heureuses), et en
admirant ceux qui font le mal. Alors on est pur. Il faut faire le mal
parce qu*on ne peut pas faire autrement et en admirant ceux rpii font le
bien. » Nos désirs sont les signes de forces permanentes — dieux,
facultés ou sentiments, suivant levucabulairedujour, — ctrien, si ce n'est
ces forces, ne légitime nos divers elïorts. L'emploi véritable de la pensée
est non de conduire la marche des événements, mais de l'accompagner
de i)aroles essentielles. La folie est d'espérer que notre Ame profonde
suivra les mouvements de notre àme factice, et de prétendre forcer à
l'unité l'irréductible pluralité de nos instincts : la sagesse est d'adorer
les dieux multiples qui se manifestent à travers nous.
Je crois qu'on peut, comme Stuart Mill, unir le même déterminisme
à l'idée d'une souplesse plus grande et d'une plus sure concentration du
vouloir. Nos vrais motifs sont nos tendances : mais elles se projettent
d'elles-mêmes, et s'ordonnent sur le plan de l avenir, sous l'orme de^
bonheur et de but préconçu. Elles ne convergent pas vers un même
point ; mais elles peuvent se tenir liées en un système aux articulations
mobiles. Et c'est, à travers le changement, notre véritable unité; c'est
toute la liberté compatible avec le Destin.
Cahiers de la Quinzaine (Abonnements de souscription à loofr.,
— ordinaires, à '20 fr., — de propagande, à 8 fr. . — N'ayant pas signalé
les Cahiers de Péguy à mesure qu'ils paraissaient, j'ai laissé
passer, dans la seconde série, le Bacchus de Lionel Landry, — un
drame plein d'idées, mais dont la valeur littéraire est quelque peu
gâtée par un symbolisme trop direct. J'ai laissé passer le Danton de
M. Romain Rolland, (jui me parait être jusqu'à présent le plus fort, le
plus serré, le plus émouvant de ses drames révolutionnaires. Et j'ai
laissé passer le Jean Costc de M. Antonin Lavergne, qui méritait
meilleur accueil. Par réaction contre des jugements contraires, l'édi-
teur sûrement s'exagère la valeur d'art de ce roman. Comme lui, j'en
aime l'àpreté, la rudesse, la simplicité toute populaire ; et j'approuve
cette patience à suivre en toutes ses étapes une monotone progression
de misère. Mais la fiction laisse voir de façon trop directe la part des
souvenirs personnels et du plaidoyer, si bien qu'on demande malgré soi
: 232 LA REVUE BLANCHE
*.;' des documents et des preuves. Du moins, Jean Ci^^te peint Mèlemeni,
sans exagération aucune, la détresse où se débattent nombre d'institu-
teurs. C'est un livre à faire lire à tous nos députés.
De la troisième série, je détache quelques Cahiers: Charles Guieysse
éclaire les rapports entre le Mouvement Ouvrier et les Universités Popu-
laires, dont un autre numéro expose en détail la situation présente.
Georges Sorel développe des réllexions un peu touffues, mais singuliè-
rement instructives, sur l'Église et l'Etat. Une très belle analyse
morale de Péguy, De la Raison, sert de préface aux Etudes Socialistes
de Jaurès, où nous retrouvons ces études sur la Propriété individuelle,
critiquées ici même par M. Maxime Leroy : Jaurès après tout n'erre
point en représentant l'impôt, certaines dispositions du droit succes-
soral, l'expropriation, les servitudes, etc., comme des restrictions
apportées à la propriété personnelle par le souci de l'intérêt collectif ;
où il se trompe, c'est quand il compte ces restrictions, de tout temps
nécessaires, parmi les signes de l'évolution économique. — La Grève,
par M. Jean Hugues, instituteur à Paris, rappelle les qualités et les
défauts de Jean Caste, — les qualités surtout, puisque, en dépit d'une
forme trop sommaire, on y constate un bel effort d'impartialité artisti-
que. Bernard Lazare inaugure une série de monographies sur l'oppres-
sion des Juifs dans l'Europe orientale par un tragique tableau de la con-
dition des Juifs en Roumanie. Une lettre de Tolstoy k M. Romain
Rolland montre avec fore(> ce que devrait être la vie d'un artiste
vraiment affranchi du monde aristocratique et bourgeois. Puis vient ce
Quatorze Juillet que joua Cléiuier : œuvre mouvementée, inégale,
trop facile par endroits, et dont l'intention reste méritoire, pourvu
qu'on n'y cherche point le type même de l'art social. Enfm Péguy
a publié les articles de G. Hervé pour lesquels le Pioupiou de
r Yonne i\il[yo\ïvsm\\\ il y joint, sur la même affaire, une polémique
où il serait vain de le suivre : Beaucoup pensent avec lui que les
droits des universitaires ont clé mis en jeu très inutilement, et qu il
est bon, pour l'avenir, de corriger une tactique maladroite ; — mais
faut-il pour cela, se faire le juge sévère des caractères et des intentions?
JÉRÔME ET Jean Tharaud : Dingley, TlUustre Écrivain. —
Encore un Cahier, l'avant-dornior paru : ju tiens à le mettre à part.
Dingley, c'est Kipling en personne, ni meilleur ni pire, tel exacte-
ment que nous le fout connaître ses nouvelles presque géniales, ses
arlioles, ses chansons : Un rmi-rh boy vigoureux, vaniteux, volontaire,
— a trop habile à vivre » ^ainsi parlait de lui Stevenson), qui sait
parer d'un air de décision virile sa présomption presque enfantine, et
déiJTuiser en cynisme sun vit'di'sir d'approbation. L'esprit le plus riche
en visions, le plus pauvre en i<l«^ùs, nécessairement adorateur du fait.
Un rtre •< i){)iir qui le monde extérieur existe », qui ne veut pas s'en
abstraire, afin de le mieux comprendre, mais se contente d'ouvrir tout
grands ses yeux, pour lire sur la terre et la mer les destinées de sa race
î; et du monde... Tel nous le voyons au début, gonllé de zèle impérialiste
LES LIVRES '-^33
Cl de sain orgueil littéraire, prendre à tâche de décrire la conquête sud-
africaine et le relèvement moral d'un voyou de Londres devenu soldat.
11 s'installe donc dans les tavernes, auprès des sergents recruteurs. Il se
mêle à la foule qui, devant le War Office, attend les nouvelles de mort.
Il s'embarque pour le Cap avec sa femme et son enfant; inspecte, à la
première escale, un transport où le bétail militaire est parqué; va visiter
à Sainte-Hélène le vieux Cronje qui lui tourne le dos. Selon ses vœux, il
suit la guerre. Ses yeux qui voient si bien, — qui ne peuvent pas ne
pas voir, — discernent les sottises, les misères, les horreurs: et ces
spectacles le pénètrent plus sûrement qu'aucune pensée. Les Boers, qui
Tout fait prisonnier, le relâchent avec une pitié dédaigneuse, pour qu il
puisse rejoindre son fils malade. Il arrive, trouve son fils mort; et,
chancelant, accablé de doutes, il fait bercer sa douleur par les chants
d'une femme hindoue...
Cette fin nous éloigne du réel : Eût-il vu, eût-il souffert ce que voit et
souffre Dingley, Kipling ne perdrait point la confiance qu'il a mise en
lui-même et dans son peuple. On sait quelle leçon il a retenue de son
voyage : condamnation des sports et de l'énergie purement physique,
éloge de la science et de la réflexion. Il disait : « Nous sommes dignes de
posséder le monde ; il faut donc le conquérir. « Il dit à présent : « Nous
devons conquérir le monde ; il faut donc en être capables et dignes. »
Et c'est un exemple instructif pour une logique des sentiments... Mais
si Dingley n'est pas le vrai Kipling, du moins vit-il d'une vie concrète
et vraisemblable. Son aventure est contée sobrement, sans insistance,
sans réflexions morales et sans psychologie. Et cette façon d'émouvoir
par les faits, de les laisser manifester leur àme, de battre l'empirique
par l'expérience même, me plaît tellement que je ne saurais dire si les
frères Tharaud ont écrit un beau livre, ou seulement le meilleur qui pût
être écrit sur un sujet si dangereux.
Joseph Sakraute : Socialisme d'opposition, socialisme de
gouvernement et lutte de classe. (Librairie G. Jacques, in-i8 de
143 pp., a fr.j. — M. Sarraute, qui a succédé à M. Lavy dans le cabinet
Millerand, n'avait pas attendu ce moment pour écrire une apologie du
ministérialisnie^ d'autant plus intéressante qu'elle ne s'inspire pas de
circonstances passagères, mais de motifs permanents ; elle sera bonne
à relire dans quelques aimées, si, par la force des choses, la question se
pose de nouveau. Quand il rattache le socialisme au principe démocra-
tique; quand il montre, ensepla<;ant au point de vue de la production, puis
au point de vue national, à quelles formules le socialisme doit renoncer
pour devenir doctrine de gouvernement, M. Sarraute en vient à des
concessions extrêmes que ni Jaurès, ni Millerand lui-même ne consen-
tiraient. Mais le plus souvent les difficultés qu'il signale sont réelles,
ne sauraient être éludées. Qui fait semblant de les ignorer les retrou-
vera quelque jour. Il est beau de vouloir être des purs. Mais toute
objection à laquelle nous n'avons pas pris garde se logera plus tard
dans notre pensée pour la détruire ; et toute intransigeance mal calculée
^34 LA REVUE BLANCHE
se traduira par des incohérences de tactique. De là Tétrange revire-
ment de quelques « révolutionnaires ».
N. C. Frederiksex : La Finlande, économie publique et privée, avec
deux cartes en couleur (Société Nouvelle de Librairie et d'Édition,
in-i8 de 4*^8 pp., avec 2 cartes, à 3 fr. 5()). — (3n sait que la
Finlande n'était unie à Tempire russe que sous réserve de ses vieux
privilèges ou, pour mieux dire, de ses droits séculaires; et que, par
un acte d'arbitraire brutal, le gouvernement du tsar prétend la
traiter comme une simple province, en lui ôtant l'autonomie de ses
finances et de son armée. La vaillante petite nation résiste, d'un effort
unanime ; elle refuse de voter sa propre déchéance, signe des pétitions
monstres, organise une propagande à l'étranger. La France, qui en
d'autres temps se serait émue, n'ose pas même émettre un blAme pla-
tonique : c'est l'effet de cette alliance franco-russe dont Tolstoy, ici
même, a si l)ien dénoncé le danger moral. Pourtant le journal hebdo-
madaire r Européen peu à peu convainc un petit public; et la Société
Nouvelle, après avoir publié la Dicte de Finlande en Î89V (c'est-à-dire Ja
réponse des Ktats), puis la Constitution du Grand'Duché de Finlande^
nous donne la traduction d'un excellent ouvrage de renseignements,
écrit par un ancien professeur de l'Université de Copenhague. Ce livre,
riche en chifires et en faits, examine successivement la civilisation fin-
landaise; les classes rurales; la propriété des terr-is; l'agriculture;
les forêts; les mines et industries; le commerce et la navigation: la
monnaie et les banques ; les moyens de communication ; les finances ;
le gouvernement. Bien que les lettres et les arts soient laissés de colé, il
apparaît ici que la Finlande est sur le même rang que les pays Scandi-
naves, non seulement par la prospérité matérielle, mais par l'activité
mentale et par l'extension de l'enseignement populaire. C'est un pays
de culture et d'énergie; un pays très moderne, en avance d'un siècle
sur la Russie, qui devrait lui demander des exemples, plutôt que de
l'argent et des soldats.
Édouahd Beutu : Dialogues Socialistes (Librairie G. Jacques
in- 18 de xi-'^if) p., 3 fr. 5o). — Fn ces dialogues éloquents, — qui trop
souvent tournent au monologue, — un < militant » s'emploie à rassurer
ses amis que les progrès du socialisme inquiètent pour la civilisation,
pour la religion, pour l'art, pour la femme. Les raisons ne lui manquent
point, ni l'enthousiasme à les dire, mais peut-être la méthode. En effet,
nous savons d'avance qu'il existe un socialisme intégral, à qui rien d'hu-
main ne paraît étranger ; et du même coup, nous sommes sûrs c\\xonpeut
concevoir un régime socialiste, imaginer un modèle de cité future, où
la justice économique, loin de rendre la vie plus médiocre, permettrait
la floraison de plus hauts sentiments, de plus larges pensées. Ce qu'il
importait donc de prouver, c'est que l'évolution socialiste en tous
pays s'oriente réellement vers un tel régime, ou, nécessairement^ doit y
aboutir : Et pour écarter toutes les objections, il fallait mettre en compte,
LES LIVRES '>'^^>
je pense, l'obsession du problème matériel, Tétroilesse de certaines
sectes, les habitudes d'esprit qu'entretient la lutte sociale, — et la
rupture possible des plus précieuses traditions. Ainsi seulement, les
lecteurs pourraient se convaincre que travailler au triomphe du socia-
lisme, n'est point remettre aux « barbares » le soin de la civili-
sation.
Anatole Leroy-Beaulieu : Les Doctrines de Haine : TAntisé-
mitisme, l' Antiprotestantisme, l'Anticléricalisme (Calmann
Lévy,in-8 de 309 pp., i fr. 5o). — M. Leroy lieaulieu met sou habituelle
prolixité au service d'une intention raisonnable et conciliante. Son
livre contient, en chacune des trois parties, des remarques bonnes à
retenir. Mais, bien qu'il croie être impartial et garder l'équilibre de la
droite raison, comment ne pas sentir qu'il penche d'un côté, quand il
reconnaît dans « les Trois Anti » une même sorte, un même degré, d'in-
tolérance? La raison d'être de l'Anticléricalisme est l'existence d'un
corps constitué : l'Eglise, soutenu par d'autres corps : les congrégations;
tous corps étrangers à l'État, et parasites du corps social. Cela est si
vrai, que les deux autres « Anti » (sans compter l'Antimaçonnisme) ne
se soutiennent qu'en prétendant combattre des organismes qu'ils ima-
ginent à l'image de ceux-là; et qu'ils auraient aussi leur raison d'être,
si cette prétention était justifiée. M. Leroy-Iieaulieu est-il sérieux,
quand, aux dangers de la mainmorte ecclésiastique, il oppose ceux de la
mainmorte laïque « représentée par les biens des communes, par les
biens des hospices et d'autres institutions analogues »? ou quand il
montre que le milliard des congrégations ne représente, pour chaque
religieux, qu'un revenu très modique? Le péril n'est point que les moines
vivent grassement; le péril est que toutes leurs personnes et tous
leurs biens, mobiliers et immobiliers, soient aux ordres d'une même
puissance spirituelle, ennemie de la pensée moderne, et fassent retomber
sur le présent le poids écrasant du passé. M. Leroy-Beaulieu ne sem-
barrasse guère du Syllabus. Si j'ai bien compris sa distinction de « la
thèse » et de « l'hypothèse », la condamnation du Libéralisme ne vau-
drait que pour les temps et les lieux où le Libéralisme n'existe pas. J'ai
peine à croire qu'un anathème si véhément vise un objet imaginaire;
les concessions dont on le tempère prouvent que l'Église romaine est
souple, — mais non pas qu'elle renonce à maîtriser les esprits.
Michel Ahnauld
Victor Baurucaxd:M. Drumont et T Algérie (Mustapha, Imprimerie
Algérienne, in-S'^deGo pages, ofr. Tjo). — Dans une langue vigoureuse
et sobre qui enferme et refrène, en la modération des termes, l'intensité
de la pensée, M. Victor Barrucand dénude la personnalité politique et
les formules du candidat malheureux d'Alger. En parcourant ces pages
essentielles d'une polémique de dix-sept mois, nous admirons le
stoïcisme d'un délicat ouvrier des lettres qui, sacrifiant à ses convictions
236 LA REVUE BLANCHE
la contemplation oisive et objective des choses, s'est condamné si
longtemps à la lecture quotidienne des insanités antisémites et natio-
nalistes.
Et le vomissement impur de la Bêtise
Me force à me boucher le nez devant l'azur !
Dans la polémique de M. Barrucand, on retrouve avec plaisir certains
passages qui nous rappellent que Tauteur est un connaisseur très averti
des choses de la Révolution et publia autrefois, dans cette Revue, les
mémoires de Rossignol et de Choudieu. Il ne perd pas un instant de
vue le développement historique, homogène et continu de la France
depuis 1789, et dans cette évolution la clique nationaliste lui apparaît
comme étant, sous le masque démocratique, la contre-révolution.
« Ainsi, dit-il, les chouans et les muscadins affectaient des allures
frondeuses, se mêlaient aux mouvements populaires de Germinal et de
Prairial, allongeaient la queue à la porte des boulangers et, partons
les moyens, se rapprochaient de la foule ignorante, affamée... pour
altérer le sens de ses cris légitimes. »
Urdaix Gohiek : A bas la Caserne! (Éditions de La revue blanche,
in- 18 de 3(>G pp., i fr. jo). — Les accusateurs — inconscients la plu-
part — de la Caserne, les voici : Revue Médicale^ Éclair, M. Laveran,
membre militaire de l'Académie de Médecine, la Commission parlemen-
taire d'Hygiène publique (la Caserne, foyerde tuberculose), — M. Fonssa-
grives,M. Alfred Fournier, membre de l'Académie de Médecine, Journal
Officiel, M. Marrana, médecin principal de i'« classe (la Caserne, foyer
de syphilis), — D*^ Corre, médecin principal de la marine, Littré, Presse
Médicale (la Caserne, foyer d'alcoolisme), — capitaine Massy, général
Grisol, D*^ Pouillct, D' Garnier, général Daumas, M. Pierre Richard,
député nalitmalisle (la Caserne, école de vices infâmes), etc., etc, — et
c'est encore le Temps, le Journal des Débats, V Opinion Médicale^ la
Dépêche Tunisienne, Ylntransi^j^eant, la Revue de l'Enseignement pri--
niaire^ la Croix, la Propagation de la Dévotion à Saint-Joseph, le
Gauloisy Y Écho de Paris, le Figaro, M. Bolot, sous-intendant mili-
taire, M. Rolland, sénateur, MM. de Freycinct, Jules Delafosse, Dru-
mont, Cavaignac, François Coppée et le R. P. Forbes, qui dénoncent
Tordure physique et morale, l'alimentation insuffisante et mauvaise, la
servilité et l'abêtissement du régime de la caserne.
Tous ces éléments, fournis à M. Urbain Gohier par des collaborateurs
militaristes pour la plupart, sont, dans ce livre, rassemblés en un corps
de preuves par une main nerveuse qui en étreint le faisceau et le boute
contre la grande prison nationale.
Pans un pays où il y eut un esprit public — en Angleterre au siècle
dernier — les révélations de Lord Ashley sur le travail des enfants sou-
levèrent la nation entière et il fallut, sous peine d'une révolution, que le
Parlement imposât aux industriels le respect de la vie de l'enfant. S'il
LES LIVRES 2.37
existait chez nous une conscience publique, le livre d'Urbain Gohier
devrait la secouer et lui donner ce frisson précurseur des grands mou-
vements qui emportent d'un seul coup tout un régime. Mais il n'y a pas
en France de conscience publique.
Il est naturel, d'ailleurs, étant donné la singulière logique des masses
françaises, que le peuple qui a renversé la Bastille où Ton n'enfermait
que des aristocrates se constitue le défenseur de la geôle où Ton embas-
tille le peuple.
Egalement, quand c'est un axiome depuis 1 789 que «c l'impôt est pro-
portionnel aux facultés » et, puisqu'il est admis que |le service mili-
taire est un impôt, il est naturel que la masse inerte et inepte accepte
que cet impôt, de beaucoup le plus dur de tous, la frappe en raison
inverse de ses « facultés ».
C'est pourquoi il est possible qu'en effet ce livre suscite des indigna-
tions, — et ce n'est pas contre les atrocités révélées qu'elles iront, mais
contre celui qui les dévoile.
Cependant, si ce livre tombe dans la masse comme une pierre dans
une eau morte, il y a quelques hommes qu'il touchera et cela suffît. Car,
après tout, dans l'histoire du monde, la lutte ne se fait jamais qu'entre
des minorités, la masse suit la minorité la plus forte. Aujourd'hui
encore elle abandonne le sort de ses enfants à une poignée d'hommes
qui les lui rend avariés au moral ou au physique, quand elle les lui
rend. Mais il se peut que quel([ues hommes qui n'ont pas pu lire sans
pleurer la lettre d'adieu du soldat Marjnet à sa mère, sentent germer
en eux, en un temps où il n'y a plus rien à aimer, les bonnes révoltes
et que ces hommes-là forment demain la nouvelle minorité qui balan-
cera l'autre. Ce jour-là, alors, la masse servile suivra.
Pierre Loti : Les derniers Jours de Pékin (Calmann Lévy, in- 18
de 464 pp., 3 fr. 5o). — Lendemain de carnage après la ruée àes
Boxers et des Barbares occidentaux sur la Ville mystérieuse. Sur les
chemins, déchiquetées par les chiens, sur les fleuves, descendant au fîl
de l'eau, au pied des murailles de la Cité impériale, dans les citernes,
dans les herbages des bois sacrés, partout, des charognes humaines,
raidies sous le vent glacé de Mongolie, puis des temples jusqu'alors
inviolés, dont les énormes richesses s'épandent des coffres éventrés,
comme là-bas, dans les champs, les pourritures coulent des cercueils
défoncés ; des parfums de thé, de bois précieux et d'étoffes mêlés aux
odeurs de races jaunes et aux puanteurs de cadavres, et, recouvrant la
désolation des êtres et des choses, le caractère d'éternité qui émane de
l'art monstrueux, massif, et implacable des tombeaux, des temples et
des palais — tout oela admirablement saisi par M. Pierre Loti. Son
livre contraste heureusement avec les notes du trop spirituel M. Donnet
qui n'a pas su oublier son parisianisme et ne nous a rapporté de la Chine
que des ombres chinoises. M. Loti y est venu avec des sens d'artiste et
il y a pris des impressions qui ne prétendent pas révéler l'àme chinoise,
mais la font pressentir.
238 LA REVUE BLANCHE
Une sentence : « la littérature de l'avenir sera lalittérature de la pitié »
lue dans le temple de Confucius par des yeux qui viennent de voir,
émergeant d'un tas de cadavres, des mains aux ongles arrachés. Oppo-
sition de douceur et de cruauté qui angoisse M. Loti, mais qui peut se
résoudre si Ton admet que c'est par humanité que les Chinois gratifient
de tortures les gens qu'ils veulent faire mourir, pour ne leur laisser que
le loisir de penser à la douleur physique et les distraire de l'épouvante
métapliysique de la mort, si nuisible à la santé.
Quelques détails nettement vus qui annoncent une vie de famille
intime, profonde, dans ce pays où la première molécule sociale est la
famille et non l'individu. Dans les champs ces torses couleur safran,
maigres et musclés, courbés sur la terre ; dans les villages, ces innom-
brables sociétés de gymnastique dont font partie depuis l'enfance, comme
de simples citoyens suisses, tous les jeunes paysans chinois, sont l'in-
dice d'une race forte e( souple, pacifique et agricole qu'il est inquiétant
d'imaginer industrialisée et militarisée.
Jules Delvaille : L'Université de demain (Cornély, in-i8 de
34 pp., o fr. 5o). — M. Delvaille reforme l'enseignement secon-
daire auquel il donne pour base l'enseignement primaire, ce dernier
a pierre de touche de l'intelligence de l'enfant », tant pis pour les génies
tardifs ! — puis l'enseignement philosophique qui désormais n'a plus
de doctrine officielle, à cette exception près qu'il a pour mission pri-
mordiale suivant les termes de M. Léon Bourgeois « d'enseigner la
démocratie et la République », le baccalauréat, qui sera conféré par
des examinateurs inamovibles, la condition des professeurs et le régime
de l'internat.
Henri Lasvignes
Camillk Pelletan : De 1815 à, nos Jours iSociété française d'Édi-
tions d'art, in-4'' de 3 10 pp., G 'francs). — Un bon livre et de saine
vulgarisation. En si peu d'espace l'auteur n'a pas eu la prétention de
faire revivre un siècle « qui occupa une si large place dans l'histoire du
progrès, du génie et des malheurs humains ». L'ouvrage n'est qu'un
résumé, un manuel, i)ourrait-on dire, n'était la respectable ampleur de
son format,mais clair et sobre sans aridité, aisé, animé, voire pittoresque.
Tout au plus peut-on regretter vix et là quelque excès de modéran-
tisme, que sans doute les scrupules de l'homme politique ont imposés
à l'historien.
PiEiiHi: DE NoLHAC i La Création de Versailles (Bernard, à Ver-
sailles, in-f<^ de 'i\('i pp.). — Versailles : S'il est délicieux d'errer dans
ses allées désertes, parmi la majesté des parterres et des bassins, c'est
une joie non moins pure et plus rare de s'y promener a dans le temps >»
surtout en l'érudite compagnie de M. de Nolliac, le plus disert des
ciceroni. Dans ce domaine qu'il connaît si bie/* qu'il aime si pieuse-
LES LIVRES 239
ment et qui lui appartient un peu, on dirait qu'il nous fait faire, pas à
pas, presque jour à jour, le tour du propriétaire. Depuis le
petit cliûteau à tourelles des Gondi, le « petit château de cartes » dont
parle Saint-Simon, jusqu'au pomi)eux séjour de fêtes du Grand-Règne,
M. de Nolliac nous conduit sans fatigue et sans nous priver d'un seul
aspect, d'un seul état, si passager soit-il, d'une seule transformation,
et Ton sait qu'elles furent incessantes. Le commentaire précis et élé-
gant ne s'interrompt que pour nous laisser le loisir d'un coup d*œil à
d'admirables gravures. Toute l'iiistoire d'un temps, d'un art et d'un
goût s'évoque en ces pages de solide documentation.
Alfred Atiiys.
MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
Romans et Nouvelles —Alfred Jarry : Le Svrm/Uc, Editions de La revue blanche, in-18
de 250 p., n fr. 50. — Cliarles Bernrird : /m Reine </f Saba, Offenstadt, in-18 de MO p., 3fr. 50.
— J.-A. Coulangheoiî : T^.s Jeux de la Préfecture. Mercure de France, in-lH de 318 p., t\ fr.50.
— Lucien Trotignon : Fouvhard lit'pvU : Pion, in-18 de MS p., îJ tr. 5(». — Xonce Cstsanov* :
La LiUifim ; Ambcrt, in-18 de 'IM p., :\ fr. ôo. — Diraison Seyîor : Les Xuitf Vhief: Fayard.
in-18 de liiM p., 3 fr. .',m. — François Casalc : ChaufeclaiA Plon-Nourrit, in-ls de .330 p..
3 fr. 50. — Jean de Quirielle : Prorincc Hohhnt", Calinann Lt-vy, in-ls de 'l'M) p., 3 fr. 50.
— Léon Tolstoy : iT.wref comj/ kf s (}. II. La Jeunesse. I^ Matiw'-e d'un /viffftettr')^ traduction
de J.-W. Hienstock ; Stock, in-ls de 407 ]).. 2 fr. 50. — I.-J. Kmfir.ewski : Vilia Jfwh
(Tihhfi à Cnpn'f^, traduction de L. de Broekci-e, illustrations de F. Prodhomme ; Edition.s
du Carnet : iii-12 de 215 p., 3 fr. 50. — Maxime Formont : La Foute AmonreuM ; Lemerre,
in-18 «le 303 p.. 3 fr.50.— .lean Payoud : (^rus de robe ; Villcrelle, in-18 de 360 p., 3 fr. 50.
— llannali Lynch : Tri.» Vvr'idhjue UifUûrc d'une Petite Fille (traduite de l'anglais par
M. Brandon): Hachette, in-lS de 2<;7 p., 3 fr. 50. — Myriam Harry : Pe/i<<w JPpof/*f* ,•
CalInann Lévy. in-18 de 321» p., 3 fr. 50. — Jacques d'AdclsAvaed-Ferçen : Xofre-JMme des
Mersf Morte»'. Sevin et lîey, in-18 de ."HT p., 3 fr. 50.
Poésie. — Alfred Gou{»e] : L'Eiuitts Fleuri; Société française <rimprimerie et de librairie
(ancienne mai.^on Lecène et Hoiidin), iu-ls de llH p., 2fr.50. — Edouard Ducot*} : Le Son^e
d'une Xuit de doute; Mercure de France, in- 12 de i»8 p., 3 fr. — Apollon Maïkoff : Poésie»
(traduites par Tancn.tle Martel et Thaddée L;irghine. et précédées d'uue introduction par
Tancrè<le Martel): Perrin, in-lS de 285 p.. 3 fr^.50.
Théâtre. — Muurice de Dammartin : L'Entretue. comt^die en un acte; Ollendorff,
in-18 de 20 p., 1 fr. 50. — Sophocle : Electre (tra^Juction en verp par A. Lfigofïruey) ;
Bmnel, 3 francs.
CriiTH^UE. — Ciustavo Ahel : Le Labeur de la Proue (préface par Camille Lenionnier) ;
Stock, in-18 de 316 p., 3 fr. 50.
ScrEXCB KT PniLfiSorHin. — H.-B. Bre\\'.«îter : L'Ame Pnïnme: M«*rc'iire de France;
in-18 de lOs ],.. 3 fr. 50. — Sully Prudhomme et Charles Kichet : /^ ProbVïne de^
Ca'ife.^finaU-:': Alcan, in-ls d«.> 177 p., 3 fr. 50. — Un Universitaire : I^t »'<cience opjxt^'e au
yatioualism*' : Kdition.s <le Z// AVr/.fow, in-18 de 23 p.,Ofr, 75. — L. de Lt Tirit^re : La Jeune
M/// 1\> (cun.seils donné- en 1303;; ïé<iui, in-32, 0 fr. CO. — Le Cornu : Les ('rr/s- Volants]
X<»ny. in-ls «le 30<» p., .'» fr. 50. --- ll.-I'. Pie Michel Kolfi : La Matfir inoih'rnc et Vlh/pmt-
tifme de uns /'ours (traduction de l'abbé H. Doningcon ; in-18, 3 fr. 60. — Jules Bois : Le
Monde Inrisihh". Flammarion, in-18 de -131 ]>., 3 fr 50. — Léon Tolstoy : Qu'est-ce que ta
Relitfiouf (traduit par ^. W . Bien.^tock et Birukov) ; Stock, in-18 de 81 p., 1 fr. — Paul
Lapie : Pour la liaison; Cornély, in-18 de 181 p., 1 fr. — Ch. Letourncau : La Pst/cholof/ie
240 LA REVUE BLANCHE
ethnique-, Schleicher, in-18 de 556 p., 6 fr. — Edmond Magnac : Bavardaget sur la Vertu ;
Tillié, in-18 de 120 p., 1 fr. 50.
Etats, Sociétés, Gouvernements. — Joseph Mallat : Im Serbie contemporaine. Etudes,
enquêtes, statistiques (tomel" : géographie, ethnographie, histoire; tome II : Economie
politique, sociale et commerciale); Maisonneuve, 2 vol. in-8 de 364 et 224 p., avec cartes,
plans, desssins, 12 fr. — Victor Barrucand.: J/. Drumont et VAÏgtrie, Mustapha, Imprimerie
Algérienne, in-8<» de 00 p., 0 f r. 60 . — Urbain Gohier : A bas la Caserne I Éditions de La
revue blanche; in-18 de 306 p , 3 fr. 50. — Emile Violart: Les Industries d'Art indiffènes
en Algérie ; Alger, Baldachino-Laronde-Viguler, in-S» de 39 p. — Madagascar au début du
sx*^ siècle \ Société d'éditions scientitiques et littéraires, in-8ode vii-465 p., avec 51 figures
dans le text^, une grande carte en conlenrs et un portrait hors texte, 20 fr. — Victor
Fournie : Introduction à V Histoire Ancienne; Fontemoing, in-18, 3 fr. — Emile Faguet :
La Politique comparée de MimtesquieUj Rousseau et Voltaire; Société française d*Imprimerie et
de Librairie, in-18 de 399 p., 3 fr. 50. — Jules Lemaître : Quatre Discours; Société fran-
çaise d'Imprimerie et de Librairie, in-18 de 151 p., 2 fr. — St^iphane Amoulin : M. Edouard
Drumont et les Jésuites ; Librairie des Deux-Mondes, in-8 de 204 p., 3 fr. — Riga Salima e
Harem4 et Musulmans d'Egypte ; Juven, in-18 de 337 p., 3 fr. 50. — Maurice Herbette : Une
Ambassade turque sous le Directoire, avec neuf planches hors texte ; Perrin, petit in-S® de
343 p. — Georges Moussoir : L'Homme- Femme (Mlle Sarallette de Lange, 1786-1858) ; Edi-
tions duCaniet, in-12dc 260 p., 4 fr. — Henri Mazel : Quand les peuples se relèvent; Perrin,
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LiTTÂBATURES ÉTRANGÈRES. — G. de Rossi : Quanto ilsogno èjinito; Torino, Roma,
Roux e Viareugo, in- 1 8 de 362 p., 2 f r. — La Vita Nuova di Dante, con le illustrazioni di D.-G. Ros-
setti ; Roma, Torino, Rouxe Viarengo, in-S^de 168 p., 4fr. — Raffaello Barbiera : La principessa
Belgiofoso, % suoi amici e nemici, il suo tempo; Milano, Fratelli Trêves, in-18 de 436 p.,
5 francs. — Edgardo-Allan Poe : // Libro dei Poemi (traduzione et prefazione di Ulisse
Ortensi) ; Torino, Roma, Roux e Viiirengo. in-18 de 375 p., 2 fr. 50. — Fréd. Benz :
Blut der Naechte ; Miinchen, Vereinigte Druckereien und Kunstanstallen, 2 m. 50. — Karl
Hormann : Die Geheimnisse von Berlin ; Berlin, D. Dreyer. — Toni Mark : Standhqfte
Maedchen ; Wiener Verlag, 2 m. — L. von der Ane : Wenn die Sonne sînkt sinkt;; Berlin,
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Karlsen : Marianne Wildndberg ; Dresden, Pierson, 4 m. — Geo May : Das kcecktte ;
Dresden, Pierson, 3 m. — Rud. Stratz : Alt HcidAberg ; Stuttgard, Cotta, 8 fr. 50.
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tiirecteur-rédacteur : 0 fr. 15 le numéro; six mois, 4 fr. ; un an, 8 fr. Paris, quai Bourbon, 15.
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rue du Renard, 19.
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in-18 Cîirtonné do 243 p., 2 fr. 50. — Guide de.s Familles aux bains de mer (plages de la
Manche et de l'Océan, 30 cartes des côtes de France); A. La Fare, in-18 cartonné de
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lot de 10 plaiiclies au choix, 1 fr. 25 la jUanche i.solée; 2 fr. 50 le cadre pas.se -partout.
Le Gérant: P. Descha.mps.
Paria. — Imprimerie C. LAMY, 124, bd. de La Chapelle. 15066
Les Cures miraculeuses de
Jésus de Nazareth
I
Après le supplice d'Ieschou (i) de Nazareth (3 avril 33?), ce qui
restait de ses disciples à Hiérusalem se réfugia à Torient du Jordanes
(Jourdain), et forma les petites églises de Pella et de la Batanœa (Baschan) ,
dont firent partie quelques parents du nabi.
Dans ce milieu, les récits relatifs à sa vie, ainsi que ses sentences et
ses paraboles, se transmirent de bouche en bouche, et, grâce à l'excel-
lente mémoire des sémites, il se peut que cette transmission ait été
quasi littérale.
Puis un certain « Matthaîos (Matthieu) rédigea en langue hébraïque les
sentences (2) d'Ièsous ».
Ce témoignagne est de Papias, évêque d'Hicrapolis en Phrygia, mort
vers i63, et il nous a été rapporté par Eusébios (3) dans son Histoire
eçclésiastiq ne.
Un peu après, au dire du môme Papias, un certain Markos (Marc)
écrivit « ce que le Christos avait dit et ce qu'il avait fait » (4).
Ces productions ne sont pas parvenues jusqu'à nous.
Mais, peu après la prise d'Hiérusalem par Titus Flavius Sabinus
Yespasianus, peut-être vers Tan 80, un auteur inconnu composa, d'après
elles, Tévangile selon Markos.
Un peu plus tard, entre 80 et 100, un deuxième inconnu composa,
d'après cet évangile et le recueil prîmilif de Mattliaios, Tévangile selon
Matthaîos.
Un peu plus tard encore, un troisième inconnu, travaillant d'après
les recueils primitifs de Markos et de Matthaîos, d'autres textes qui
ne nous sont pas parvenus et les traditions orales, composa l'évan-
gile selon Loucas (Luc).
Enfin, dans le premier quart du deuxième siècle, un quatrième
inconnu composa l'évangile selon lûannès (Jean) .
Celui-ci contient des interpolations et des traces de correction, et les
critiques allemands et hollandais lui dénient tout caractère histo-
rique.
(1) En hébreu leschou (contraction d'Iéschoaa), en grec lèsouij en latin letu, en fran-
çais Jém*.
(2) Ta Xo^ta.
(3) Eusébios. Histoire eeclésicutique, m, 39.
(4) Ta 'jtJj toO Xp'.JTOÙ T, XeyOf^Ta t^ r.poLyJivnoL.
16
I
1
^^'^^ LA REVUE BLANCHE
Les évangiles nous sont parvenus par des manuscrits grecs du
v« siècle.
Dans Tétude qui va suivre, j'ai donné, pour les citations, la préférence
à Tévang^le selon Markos, le plus ancien et le plus historique des
quatre; et j'ai suivi la traduction nouvelle (1896) d'E. Ledrain, pro-
fesseur à TEcole du Louvre.
Il
Tout protoplasma vivant ou bioprotéon parait doué d'une contractilité
analogue à celle do la fibre musculaire, bien que très atténuée.
J*ai relevé cette contractilité chez /|3 espèces de cellules appartenant
aux deux règnes et à divers tissus (i).
Elle entre en jeu sous T influence de différents modes du mouvement :
mécaniques (pressions, chocs), physiques (ondulations sonores, thermi-
ques, lumineuses, électriques, nerveuses) ou chimiques (combinaisons,
décombinaisons).
De plus, il paraît exister pour chaque cellule, par rapport aux diffé-
rents modes du mouvement, un optimum de relâchement, en deçà et
au delà duquel la contraction commence, pour aboutir à une contraction
complète et persistante, à une sorte de tétanos.
Il existerait donc un tétanos nerveux analogue au tétanos musculaire,
phénomène d'autant moins surprenant que la cellule nerveuse résulte
de la différenciation, dans la série animale, d'une cellule mixte, neuro-
musculaire.
La cellule nerveuse ou neurone est une petite masse de protoplasma
entourée d'un chevelu de prolongements fins. Elle ressemble à un arbre
à tronc court muni de ses, branches et de ses racines. Le cerveau et la
moelle sont formés par l'intrication de ces branches et de ces racines
protoplasmiques qui, en s'unissant bout à bout, constituent les conduc-
teurs nerveux.
On appelle circuit nerveux un conducteur qui, partant de la péri-
phérie du corps, revient à la périphérie, après avoir passé parle cerveau
ou la moelle. Certains neurones possédant des prolongements dMn
mètre et plus (ce sont ces grands prolongements qui, en se fasciculant,
forment les nerfs), il n'en faut qu'un petit nombre pour former un
circuit nerveux.
Ces circuits reçoivent par un pôle l'énergie qui résulte des impres-
sions sensorielles externes et internes et, en particulier, des réactions
chimiques provoquées par l'assimilation des aliments. Ils restituent au
monde extérieur, par leur autre pôle, cotte môme quantité d'énergie
sous forme de contractions musculaires et de réactions chimiques. Il en
résulte que le système nerveux n'est qu'un lieu de passage, une simple
machine à laquelle est applicable la loi de la conservation de l'énergie.
(1) \y Ch. Binet Sanglé. L'Amiboi$me dei nctirotief, Progrès médical, 19 octobre 1901.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 243
La restitution de Ténergie aa monde extérieur ne se fait d'ailleurs
pas selon un débit constant. En effet, le neurone est nû accumulateur
comparable à Taccumulateur électrique, et Ton peut se représenter
chaque circuit nerveux comme une série d'accumulateurs qui, grâce à
leur contractilité, pourraient se séparer momentanément les uns des
autres.
Lorsque, sous Tinfluence d'un mode quelconque du mouvement, le
neurone et ses prolongements viennent à se contracter, il en résulte la
formation, dans ces prolongements, par suite de changements dans la
densité de leur substance, de zones mauvaises conductrices, des barrages
qui arrêtent le courant nerveux, et que j'ai appelés les neuro^diéUe^
triques (i). Et alors, de deux choses Tune, ou ce courant change de
voie, ou son énergie s'accumule dans les neurones situés en amont des
neuro-diélectriques.
C'est à une contraction persistante, à un tétanos des neurones que
sont dus, selon moi, les phénomènes hystériques (2).
L'hystérique est un malade dont les neurones ont subi, par suite d'un
traumatisme ou d'une intoxication, une modification particulière, modi*
fication qui se traduit par une exaltation de leur contractilité, par une
prédisposition au tétanos. De même, dans la fibre musculaire intoxi-
quée ou, ce qui revient au même, fatiguée, le tétanos se produit plus
rapidement et dure plus longtemps que dans la fibre saine.
Parmi les modes du mouvement qui peuvent déterminer le tétanos du
neurone de Thystérique, il convient de citer les ondulations ner-
veuses elles-mêmes. Ces ondulations prennent naissance dans le
neurone. Elles résultent de la transformation des mouvements exté-
rieurs qui lui parviennent, de mêipe que, dans les piles, les ondulations
électriques résultent de la transformation de mouvements chimiques.
Certaines impressions sensorielles peuvent rendre le dégagement
des ondulations nerveuses si rapide et si intense qu'il revêt le caractère
d'une explosion.
Ces explosions ont pour conséquence, d'une part l'ébranlement des
neurones, d'autre part un phénomène de conscience qui est t émotion.
Sous leur influence, les neurones de l'hystérique peuvent entrer en
contraction persistante : d'où formation de neuro-diélectriques, arrêt du
courant nerveux et, par suite, anesthésies paralysies, ou phénomènes de
court circuit : contractures et secousses musculaires.
Mais aussi, sous cette même influence, le neurone de l'hystérique
tétanisé peut se relâcher; d'où disparition des neuro-diélectriques,
rétablissement du courant nerveux et, par suite, guérison des anesthé-
sies et des paralysies, cessation des contractures et des secousses.
De même, dans la télégraphie sans fil, un choc sur le cohéreur
(1) On appelle en électricité diélectrique tonte portion de l'espace qui oppose un obstacle
au passage des ondulations électriques. — Ch. Binet-Sanglé. ThîoHe des neuro-diélectriques
Archives de neurologie, septembre 1900.
(2) Ch. Binet-Sanglé. Le Mécanisme des phénomènes hystériques, EeYue de l'hjpno-
tisme, 1901.
a4/| LA REVUE BLANCHE
d'Oliver Lodje, peut, en déplaçant la limaille d'argent, intercepter le pas-
sage des ondulations électriques, comme un autre choc peut le rétablir.
Tel est le mécanisme par lequel Témotion guérit les accidents hysté-
riques. Les cures par suggestion sont avant tout des cures par émotion.
Jamais un médecin qui ne sait imposer à ses malades ne fera de
pareilles cures.
Or, de même que, pour une quantité d'énergie donnée, les effets
d'une explosion sont d'autant plus intenses que son champ d*expan-
sion est plus restreint, de même une émotion est d'autant plus
efficace que les neurones sur lesquels elle porte sont en moins grand
nombre. Telle est la raison pour laquelle les suggestions réussissent
mieux chez les sujets hypnotisés.
. C'est que, dans l'hypnose, un grand nombre de neurones sont
rétractés et par suite soustraits aux explosions nerveuses qui éclatent
dans les neurones étendus, dont l'ébranlement est ainsi d'autant plus
considérable
L'hypnose n'est donc qu'un adjuvant de la suggestion. Elle n'en est
nullement la condition indispensable. Tel suggestionneur d'un grand
prestige déterminera, chez un sujet éveillé, des phénomènes qu'un
autre suggestionneur d'un prestige moindre ne pourra obtenir que chez
un sujet en état d'hypnose.
En raison de l'impression qu'il produisait chez les individus les plus
simples de son époque, leschou de Nazareth, qui, atteint de dégéné-
rescence mentale avec délire des grandeurs (ij se croyait doué d'un
pouvoir surnaturel, fut un grand guérisseur d'accidents hystériques.
11 eut probablement à subir au début de sa carrière des échecs nom-
breux, échecs que les évangiles n'ont d'ailleurs pas toujours passé
sous silence. Mais une première cure en entraîna d'autres, et bientôt sa
réputation grandit de telle sorte qu'il guérit la plupart des hystéri-
ques qui se présentèrent à lui. Il en est de même de nos jours, où
tel médecin hypnotiseur voit ses cures se multiplier suivant une pro-
gression en quelque sorte mathématique.
leschou, — est-il besoin de le dire ? — ne guérit par suggestion que
des symptômes nervtux résultant d'un trouble purement fonctionnel des
neurones. Il lui eût été aussi impossible de faire marcher un paraplé-
gique (paralysie des membres inférieurs) par section de la moelle, que de
faire repousser un membre amputé. Aussi bien les évangiles ne nous
parlent-ils point de pareilles cures ; et c'est là une des preuves de la
bonne foi de leurs auteurs.
Les passages de ces écrits où il est question de maladies guéries par
suggestion sont de trois sortes :
Les premiers ne comportent aucune spécification.
Les seconds ne font qu'énumérer les affections guéries.
Les troisièmes relatent la cure avec plus ou moins de détails.
(1) Jules Soury. Ji'iw* et la rdiffion d'Itraêl, Paris, 1899, Charpentiefr.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 245
111
CAS NON SPÉCIFIES
Les passages de la première sorte sont au nombre de cinq. Je les
donne ci-dessous en suivant Tordre d'ancienneté probable des évangiles
qui les contiennent.
1* Lorsqu'Ieschou vint dans le territoire de Génésareth, « ce fut un grand
mouvement dans toute la contrée d'alentour ; on se mit à lui apporter de
toutes parts, dans de petits lits, ceux qui se portaient mal. Là où Ton appre-
nait que se tenait lèsous, et partout où il entrait, dans les bourgs, les
villes et les campagnes, on déposait les malades dans les places publiques,
et on le priait que ceux-ci pussent toucher au moins le bord de son vêtement,
et tous ceux qui le touchaient étaient guéris. »
ÉvanffiU sdon Markoê, VI.
Ce passage est reproduit textuellement dans l'évangile selon Mat-
thaios (XIX). La phrase « tous ceux qui le touchaient étaient guéris »
est une exagération orientale.
a*> Comme cela eut lieu de tout temps, les guérisons qui passaient
pour miraculeuses chez les Judéens étaient attribuées à divinité lors-
qu'elles étaient obtenues par les orthodoxes, et au démon lorsqu'elles
étaient obtenues par les hérétiques. C'est en vertu de cette loi hiérolo-
gique queJes prêtres romains accusent de satanisme les hypnotiseurs
modernes.
Or leschou était un hérétique pour les Pharischim (Pharisiens), c'est-
à-dire pour les Judéens orthodoxes et piétistes de son temps, qu'il
attaquait d'ailleurs dans ses discours. Aussi attribuaient-ils ses cures
à Baalzeboub, et songeaient-ils même à le faire mourir.
<' Mais lèsous, l'ayant appris, partit de là, accompagné d'une foule de gens,
qu'il guérit tous, leur interdisant de le publier. »
Évangile idon MatthaioSj XI T.
Ce passage est reproduit dans l'évangile selon Loucas.
La discrétion que leschou exigeait en échange de ses cures était
motivée, ainsi qu'on le verra dans la suite, non seulement par la crainte
de susciter la colère des Pharischim, mais aussi par l'appréhension de
voir affluer les malades en trop grand nombre.
30 « Quand lèsous eut achevé ces propos, il advint qu'il partit de la Gali-
laia (Galilée) et gagna le territoire de la loudaia (Judée) au delà du lordanès
(Jourdain). Des foules nombreuses le suivirent, et là il les. guérit. »
Évangile selon McUthaîos, XII.
4« Comme il s'était retiré à Bethsaida, l'apprenant, « la foule le suivit; il
l'accueillit, lui parla du royaume de Dieu, et guérit ceux qui avaient besoin
de guérison. »
ÉvanffUt «e/o» Loueat^ IX.
a'|6 LA REVUE BLANC HB
S"" a Après cela lèsous passa la mer de Galilaia, c'est-à-dire de Tiberias. Il
était suivi d*une nombreuse foule, parce qu'on voyait les miracles opérés par
lui sur les malades. »
Évangile selon Jôannhj Vf.
m
CAS SPÉCIFIÉS, MAIS XOX DÉCRITS
Les passages de la seconde sorte sont au nombre de sept. Les voici
dans le même ordre que les précédents.
1* i< Le soir venu, comme se fut couché le soleil, on porta près de lui tous
les malades et les démoniaques (1) et tout le bourg était rassemblé à sa
porte. 11 guérit tous ceux qui étaient malades de diverses maladies et expulsa
de nombreux démons, ne permettant point à ceux-ci de parler... Il allait
donc, préchant en leurs synagogues, par toute la Galilaia et chassant les
démons. »
Évangile selon Markw. I.
Ce passage est reproduit dans les évangiles selon Matthaîos (YIII}* et
^elon Loucas ilV).
2** « lèsous prit place sur un lieu uni avec la foule de ses disciples et une
grande masse de peuple venu de toute la loudaia, de Hierousalem, de la
contrée maritime de Tyros et de Sidôn, lequel était accouru pour l'entendre
et pour être guéri de ses maladies; et ceux-là aussi étaient guéris, que tour-
mentaient les esprits immondes (2). Toute la multitude tâchait de le toucher,
car une vertu sortait de lui, de façon qu'il leur rendait à tous la santé. »
KvangiU ulon Lviicas, VI.
3« « Un jour des Pharisiens vinrent dire à lèsous : « Éloig:ne-toi et quitte le
pays, car Hèrôdès te veut tuer. — Allez dire à ce renard, répondit lésons •
Je chasse les démons (:)) et j*opèreles guérisons aujourd'hui et demain. »
Évangile selon Loucas, XIII.
Op croyait en effet dans l'antiquité que les attaques d'hystérie et d'épi-
lepsie, ainsi que les diverses man* éstations de la folie, l'étaient dues à la
présence de démons dans le corps de Thomme. Or ces accidents sont
curables par suggestion.
4^ « 11 advint ensuite qu'Ièsous passa de ville en ville et de bourgade en
bourgade, prêchant et annonçant le royaume de Dieu ; et les douze étaient
avec lui, et aussi quelques femmes guéries d'esprits malins et d asthénies (4),
Maria surnommée Magdaléenne et de qui étaient sortis sept démons, et
lêanna, femme de Chouza, intendant d'Hérêdès, Sousanna (5) et plusieurs
autres, lesquelles l'aidaient de leur avoir. »
I^vangUe tlon Loucas, Vf II.
^2) Ot o)(^Xoû(ievoi UTTÔ -nveyfiiTCov àxaBipTcuv.
(3) 'Ex6éXX<i> ôx'.{jLÔvts.
(.|) Te06paite'j|Ji£vat 'jtto irvE'juàTtDV Trovr^pwv xal ajOevE'.ôjv.
^5) Eu hébreu SchoechaaiUL
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 2/17
Ces femmes étaient des hystériques et des neurasthéniques guéries
par suggestion. J'ai cru devoir en effet substituer le mot « asthénie »
au mot « maladie » par lequel E. Ledrain traduit à^évci», qui signifie
en Téalité faiblesse, impuissance, langueur.
Maria de Magdala, qui avait été possédée de sept démons (i), était
une hystérique à grandes crises.
J'étudierai plus loin la psychothérapie des accidents hystériques.
Quant à la neurasthénie, plusieurs praticiens l'ont traitée avec suCcès
par suggestion, entre autres : Bernheim, professeur à la Faculté de
médecine de Nancy, Edgard Bérillon(2), professeur libre à la Faculté
de médecine de Paris, Antoine Mavroukakis (3), Valentin (4) et Paul
Hartemberg (5). Ces derniers ont employé avec succès la suggestion à
Tétat de veille. J'ai obtenu des guérisons analogues.
S» «lèsous circulait par toute la Galilaia, enseignant en leurs synagogues,
annonçant l'évangile du royaume, guérissant dans le peuple toute maladie
et toute langueur (6), si bien que sa renommée courut par *oute la Syria; et
lui présentait-on tous les gens mal portants, atteints de div-rses maladies
ettourments, démoniaques, lunatiques et paralytiques (7), et il les guérissait
Et de grandes foules l'accompagnaient de la Galilaia, de la Décapole, de
Hierosolyma, de la loudaia et d'au-delà du lordanès.
Évangile selan Matthaios, IV.
Le mot a lunatique » traduction d'un mot grec qui signifie fantasque,
bizarre, changeant, désigne ici les sujets atteints d'une des affections
mentales qui sont curables par suggestion. On croyait autrefois que
la bizarrerie du caractère était due à l'influence de la lune. Quant au mot
tt paralytiques » , il désigne les sujets atteints de paralysies hystériques.
6» a lèsous circulait par toutes les villes et les bourgades, enseignant dans
leurs synagogues, préchant la nouvelle du royaume et guérissant toute
maladie et toute langueur (8) parmi le peuple. »
Écangile telon MaUhaioBy IX.
(1) Sept, uombre fatidique pour toute Vantiquité sémitique.
(2) Edgard Bérillon. — Neurasthénie (/rate guérie par sugçestion hypnotique. Bévue de
l*hynoptisme, 1890, page 330). — /vf# iudknfîons formeUe$ de la iuggestion hypiwtiqv^. en
psychiatrie ei en nenro-patholoffie. lievue de rhypnotiame, 18dl, page 97.
(3) Antoine Ma\Toakakis . — Leg neurasthéaiques et la suggeiiion. Bévue de ITij-pnotisme,
18U3, page 874.
(4) P. Valentin. — Du traiteimnt iles neuranthiniei graves par la psycJiothrrapit. Revue
de l'hypnotisme, 1897, page 110. — IlypocJtohdrie. consécutive à une hyHêro-nenra9tkénie^
d^origine toxi'injectieujfe. Onêrison en cinq si'^ances de suggestion sans hypnote. Revue de
l'hypnotisme, 1898, page 11.
(5) Paul Hartemberg. — Un cas de neurasthinie psychique guéri par la dynamagniie sug-
gestive. Revue de l'hypnotisme, 1898, page 42.
(6) llâ^av vÔTOv xat Trâyav ;jiaXaxîav.
E. Ledrain traduit ce dernier mot par infirmité. J'ai préféré le traduire par langueur, comme
ce linguiste le fait d'ailleurs en d'antres endroits. Chassang donne les versions suivantes :
mollesse^ langueur, faiblesse de raracti-re. La racine [IOlK implique ridée de mollesse.
(7) ITotxtXai; voToi; xat fiaffàvoi; Tjvs^rotiévo'j;, xal Sai[ioyiÇojjiivou;, xal aeXr,-
v.aïO'JiÉvo'j;, xai TrapaXux'.xoj;.
(8) Ilâ^av vôjov xxi -ajxv uaXaxtav.
a/48 LA RBVUÇ BLANCHE
7<> « Or lôannès (1) [Jean le Baptiste], ayant appris dans la prison les œuvres
de lèsous, ini envoya dire par deux de ses disciples : « Es-tu celui qui doit
venir, ou bien en attendrons -nous un autre ? »
lèsous leur répondit en ces termes : « Allez redire à lôannès ce que vous
entendez et voyez : Des aveugles voient et des boiteux cheminent; des
lépreux sont purifiés et des sourds recouvrent Touïe; des morts ressus-
citent (2). »
Érangiie selon Matthaîot, XL
Ce passage est reproduit dans l'évangile selon Loucas
La proposition « des aveugles voient » désigne Tamaurose ou le blé-
pharospasme hystérique; des boiteux cheminent, fa claudication hys-
térique par contracture ou paralysie des membres inférieurs ; « des
sourds recouvrent l'ouïe », la surdité hystérique; « des morts ressus-
citent », la léthargie. ^
Je consacrerai plus loin quelques pages à la psychothérapie de Tamau-
rose, du blépharospasme et de la surdité hystérique, de la léthargie et
de certaines maladies de la peau. Quant à la guérison par suggestion
de la claudication hystérique, c'est là un phénomène banal pour tout
neuro thérapeute .
Charcot (3) a guéri par suggestion hypnotique une jeune fille atteinte
de pied bot varus droit hystérique avec rigidité du genou et rotation de
la cuisse en dedans, déformation due à des contractures et qui déter-
minait une gêne dans la marche.
Des guérisons analogues ont été obtenues par Burot (4), professeur à
l'école de médecine de Rochefort, (coxalgie hystérique), par CLemoine^
professeurà la Faculté libre de Lille (5), (névralgie sciatique avec parésie
t'^stérique du membre inférieur droit déterminant une gêne dans la
marche), Gorodichze (6), (contracture hystérique du membre inférieur
gauche déterminant une pseudo-ankylose du genou et un pied bot
talus), Edgard Bérillon (7) (pied bot varus hystérique très accentué). La
cure de Gorodichze fut obtenue à l'état de veille.
Desplats, professeur de clinique médicale à la Faculté libre de Lille,
rapporte le cas d'une fille de douze ans, atteinte depuis trois mois d'une
contracture de membre inférieur gauche qui rendait la marche impos-
sible, et avait donné lieu au diagnostic d'arthrite du genou. La sugges-
(1) En hébreu lohan&n.
(2) ToçXol àvaôXiirouffi, xaî /(oXoi TTEpi-aTOÙari, Xerpol xaOapiÇovTa»., xai xcjcpot
àxououŒt, vexpot èYeipovTai.
(8) Charcot. Lliypnotisme en thérapeutique. Guérison d'tine contracture hystérique: Rerue de
rhypnotieme, 1887, p. 296. .
(4) Burot. Grande hystérie guérie par VemjAoi de la suggestion et de l'autO'Suggestion.
Revue de l'hypnotisme, 1887, p. 360.
(5) G. Leraoine. De V hypnotisme par les miroirs rotatifs dans le traitement de V hystérie^
Revue de Thypnotisme, 1893. p. 08.
(6) Gorodichze. Contracture psychique guérie par la suggestion à l'état de ve'dle. Revue de
'hypnoti-me, 1898 p. 347.
(7) Edgard Bérillon. Guérison d^une contracture par le transfert dans Vétat hypnotique.
Revue de l'hypnotisme, mars 1898. y
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 249
tion hypnotique fil disparaître instantanément celte contracture. Des-
plats raconte raconte sa cure de la manière suivante : « Posant le pied
de la malade à terre, je lui dis : « Levez-vous ! »et elle se leva : « Mar-
chez ! » et elle marcha : « Mettez-vous à genoux ! » et elle s'agenouilla ».
A son réveil, Tenfant était stupéfaite. Le père, qui Tavait amenée, pleu-
rait (ij.
J'ai guéri moi-même par suggestion à l'état de veille, un jeune garçon
atteint d'une contracture hystérique des muscles de la jambe, détermi-
nant la claudication. Je lui fis mettre la jambe nue et lui annonçai que
j'allais le guérir instantanément en lui touchant Je genou. C'est ce qui
eut lieu. Sur mon ordre, il se leva, aussitôt et se mit à sauter et à courir.
Toute douleur et toute claudication avaient disparu. L'étonnement de la
mère était à son comble. L'enfant déclara que j'étais sorcier.
Bidon (2), médecin des hôpitaux de Marseille, et Font (3), ont rap-
porté des cas analogues. La cure de Font fut, comme la mienne, obtenue
à l'état de veille.
Enfin Chiltov (4), professeur à l'Université de Kharkov, a guéri, par
suggestion hypnotique, un homme atteint d'hémiplégie droite (paralysie
du côté droit du corps) déterminant la claudication.
8* M Et de là [du territoire de Tyros et de Sidôn], lèsous partit et vint près
de la mer de Galilaia, où, montant sur la montagne., il s'y assit. Des foules
nombreuses accoururent à lui, ayant avec eux des boiteux, des aveugles,
des sourds-muets, des estropiés, et beaucoup d'autres (5) qu'on mit à ses
pieds ; et il les guérit. Aussi s'émerveilla-t-elle la multitude, voyant les
muets parler, les estropiés remis, les paralytiques cheminant et les aveugles
voyant (6). »
Évangile telon Matthaios, {^V)'
Le mot sourds-muets désigne des sujets atteints de surdi-mutité
hystérique, et le mot estropié^ des sujets atteints de contractures hysté-
riques des divers membres.
Je puis aborder maintenant l'étude des cures dont les évangiles nous
ont laissé un récit détaillé.
(1) Desplats. L'Hypnotisme agent thérapeutique. Revue de lliypnotiame. Août 1897
(2) Bidon. Claudication guérie par tuggeatiwi. Bévue de l'hypnotiame. Mai 1899.
(3) Font. Traitement de l'kjfttérie et de la neurasthénie par suggestion. Revue de psycho-
logie. Février 1901.
(4) Chiltov. Traitement et guérison par suggestion hypnotique d'un cas d'hémiplégie omc
apoplexie. Revue de l'hypnotiame, 1887, p. 34
(5) XioXo'jç, xucpXoûç, xu)çoj<;, xuXXoùç xatt ïzipoMç iroXXou^.
(6) Kwoo'jç XaXoûvxaç, xuXXoù< ôytei;, x***^o^< TceptTcaTOÙVTaç xal •cu^Xoùç pXI-
itovxa^.
orSo LA REVUE BLANCHE
IV
AMAUROSE OU BLBPUAnOSPASMB HYSTÉRIQUE
Premier cas.
Ils atteigoirent ensuite Hiérichcms. lèsous partit de là avec ses disciples et
une troupe nombreuse. Un aveugle (1) Bartimaios (2), fils de Timaios, était
assis auprès du chemin et mendiait. Celai-ci apprenant que lèsous passait,
se prit à crier ces mots : « lèsous, fils de David, aie pitié de moi ! » Plusieurs
le menacèrent afin qu'il se tût, mais il clamait encore davantage : c< lèsous»
fils de David, aie pitié de moi ! »
lèsous, s'étant arrêté, commanda d'appeler l'aveugle, ce qu'ils firent en lui
disant : « Bon courage. Lève-toi, il t'appelle ». Jetant bas son manteau, il se
leva et s'en vint vers lèsous, lequel lui parla en ces termes : « Que veux-tu
que je te fasse? —Maître, que je recouvre la vue, répondit l'aveugle. —• Va-
t'en, reprit lèsous, ta foi t'a sauvé ! »
Et aussitôt il vit (3), puis il suivit lèsous parle chemin.
Kvangile selon Markoiy X.
Pour rendre la cure plus extraordinaire, l'évangile selon Matthaîos
(XX) double le nombre des aveugles.
L'évangile, selon Loucas modifie également dans le sens du mer-
veilleux les paroles prononcées par leschou.
On a pu remarquer en effet, que celui-ci, dans un sentiment de pru-
dence que j'aurai encore roccasion de signaler, et qui d'ailleurs n'était
pas incompatible avec le délire des grandeurs dont il était atteint, ne
dit pas à l'aveugle : « Recouvre la vue ! » mais simplement : « Va-t'en,
ta foi t'a sauvé », ce qui, en cas d'échec, pouvait s'entendre : « Ta foi
te vaudra le royaume des cieux ». Or l'évangile selon Loucas iXVIII),
qui est postérieur à l'évangile selon Markos, prête à leschou les paroles
suivantes : « Recouvre la vue (4), ta foi t'a sauvé. »
Deuxième cas?
On trouve encore le récit d'une cure de cécité dans l'évangile selon
Matthaîos, au chapitre IX. Mais il est tellement analogue au précé-
dent, qu'on est en droit de se demander s'il n'y a pas là une simple
répétition, répétition d'ailleurs facile à comprendre si l'on songe à la
façon dont les évangiles furent composés :
a lèsous s'étant en allé de là, deux aveugles le suivirent criant ces mots :
« Aie pitié de nous, fils de David ! » Et quand il eut pénétré en la maison, les
aveugies vinrent au-devant de lui et lèsous leur dit : « Croyez- vous que j'aie
(i) Tu(pX<5<;.
(2) En hébreu Bar-Thaimou (le fils de Thaîmou). Il y a dans le texte grec une répéti-
tion indiquant que Tautenr ignorait l'hébreu.
(5) Kat riôé(j)(; àvéCXstj^.
(4) 'Avà6Xe<J/ov.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 2JI
le pouvoir de faire cela? — Oui, seigneur, » lui répoDdireni-ils. Alors, il
toucha leurs yeux (1) disant : « Qu'il soit fait selon votre foi l ». Leurs
yeux s'ouvrirent (2). lèsous leur imposa silence en ces termes : « Prenez
garde que personne ne le sache!» Ceux-ci, partant, étendirent sa renom-
mée dans toute la région.
Évangile teîon Matthahs, IX.
Il ne faut donc retenir pour historique que la guérison de Taveugie
de Hiérichous, telle qu'elle est rapportée dans Tévangile selon Markos.
il s'agissait, d*une d'amaucose hystérique totale ou d'un blépharos-
pasme hystérique complet.
L'amaurose (àjjiajpwît; — obscurcissement) ou cécité hystérique
est due, selon moi, à la rétraction des neurones qui sont le théâtre des
sensations visuelles. Cette affection, qui débute le plus souvent dune
manière soudaine, peut durer des mois et disparaître, comme elle est
venue, tout d'un coup, à la suite d'une attaque d'hystérie ou d'iihe
émotion. Briquet, Marlow, Wudermann, Pitres en ont rapporté des
exemples. Elle peut aussi disparaître par suggestion comme Pont
prouvé Bernheim (3) et Valude (4), médecin des Quinze Vingts.
Le cas de Valude a trait à un paysan hystérique dont Pœil droit ne
pouvait que distinguer le jour de la nuit. La guérison eut lieu par
suggestion à Pétat de veille.
Leblépharospasme ( pXéçapov= paupière, jTraaao; = hystérique) consiste
dans une contracture du muscle orbiculaire des paupières, contracture
qui a pour conséquence la fermeture spasmodique des yeux. Cette
affection est due, selon moi, à la rétraction des neurones moteurs infé-
rieurs qui innervent le muscle orbiculaire. Ces neurones se trouvant
ainsi isolés des autres et fonctionnant pour leur propre compte, il en
résulte un phénomène tout à fait analogue à ce qu'on appelle en élec-
tricité phénomène de court circuit. Seulement, ici, le court circuit, au
lieu de se traduire par une production de chaleur ou de lumière, se
traduit par ja contraction intense et continuelle d'un muscle. Celte
affection est curable par suggestion.
Edgard Bérillon a guéri en une seule séance d'hypnose une jeune tille
atteinte d'un blépharospasme hystérique complet datant de treize
mois (5).
De Bourgon (6), ancien chef de clinique aux Quinze-Vingts, chirur-
gien en chef du service d'ophtalmologie de PhÔpital Saint-Joseph, a
(1) ToTE rfy'X'zo -zôjyj ô'vOaX'JLÔJV auTwv.
(2) Kat àvîio^Or^Tav aÙTwv o\ ocpOaXjJiol.
(3) Bernheim. De l'amaurote hystérique et de l'amaurose Èiiggciitipe. Revue de ITiyi^no-
tisme, 1887, p. 69.
(i) E. Valude. Quelque.* phénomènes hystériques oculaires traités par la suggestion
thérapeutique.
(5) Edgard Bérillon. Les indications formeUts de la suggestion hypnotique en ps^ckiatrit et
en neuro-pathologie. Revue de l'hypnotisme 1851, p. 97.
(<)) De Bourgon. Deux cas de bléphdrospatme tcnique hîlaiérai douioumx d^origite hysti-
rique guéris par la suggestion hypnotique. Heviie de rhypnôtisme, 1897, p. 2ft9.
Si52 LA REVUE BLANCHE
guéri de la même manière deux malades atteints de blépharospasme
bilatéral douloureux d*origiûe hystérique. Le premier cas a trait aune
hystéro-épileptique de dix-huit ans, originaire d'Argentan, qui,
depuis quinze jours, souffrait d'une occlusion totale et permanente des
yeux. Elle guérit complètement en deux séances d'hypnose. Si bien que
le conseil municipal d'Argentan, qui avait obtenu son entrée aux
Quinze- Vingts, déclara que la cure tenait du miracle. Le second cas a
trait à une fille de trente ans atteinte d'un blépharospasme intermittent
de l'œil droit. Elle guérit complètement en trois séances de suggestion
hypnotique.
L'aveugle de Hiérichous était un hystérique. A la nouvelle de l'ar-
rivée d'Ieschou, dont la réputation de thaumaturge était alors si grande
qu'une « troupe nombreuse » le suivait, le fils de Thaimou se sentit
plein d'espoir. Il éprouva une émotion profonde lorsqu'on vint lui dire
qu'Ieschou l'appelait. Cette émotion ne fit que croître lorsqu'il entendit
le célèbre nabi prononcer ces paroles : « Que veux-tu que je te fasse? »
Et elle fut à son comble, lorsqu'il lui entendit dire : « Va-t'en, ta foi t'a
sauvé. » Pour lui, ces mots ne pouvaient avoir qu'un sens :
« Tu es guéri; tu as recouvré la vue. » Ce lui fut une secousse violente.
Les molécules de ses cohéreurs nerveux se déplacèrent. Un déclen-
chement se produisit dans ses neurones rétractés, et, comme les amau-
rotiques de Bernheim et de Valude, comme les blépharospasmiques de
Bérillon et de Bourgon, le fils de Thaimou recouvra la vue.
Deuxième ou troisième cas.
« Ils atteignirent Bethsaïda. Ëtonprésenta «ilèsous un aveugle (1) avec prière
de le toucher. lèsous, prenant l'aveugle par la main, le mena hors de la
bourgade, cracha sur ses yeux et, luiayantimposélesmains(2), lui demanda :
« Vois-tu quelque, chose? » L'aveugle leva les yeux et dit : « J'aperçois
des hommes que je vois marcher comme des arbres. (3) » Sur ce, lèsous
posa de nouveau les mains sur ses yeux; l'aveugle regarda et fut guéri; il
apercevait tout distinctement (4). lèsous le renvoya dans sa maison, disant :
« N'entre point dans la bourgade. »
Évangile selon Marko», VII.
Si leschou a soin de mener l'aveugle hors de la bourgade, c'est afin
de n'être pas exposé à un échec public. S'il lui recommande ensuite de
n'y point rentrer, c'est afin de n'être pas importuné par tous les malades
de la région et exposé ainsi à des échecs certains. Cela deviendra de
plus en plus clair dans la suite.
Troisième ou quatrième cas. — Amaurose et mutisme hys-
térique.
a Alors lui fut présenté un démoniaque aveugle et muet qu'il guérit, de telle
(1) Tu«pXov.
(2) Kal irxûaaç et< xi âp(xaTa auToO, èTrtôeiç xàç "yCi^oL^ ajT(j>.
(3) BXéirta Toùç àyOpatirouc «*>C Ôévôpa irepfïraToûvxaç.
(4) *Avé6Xe4'e xTjXauYw^ Siravxa^.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH ^53
sorte que celui qui avait été aveugle et muet parlait et voyait (1), ce dont
toute la foule fut fort émerveillée; elle disait : « Celui-ci n'est-il pas. le fils de
David?» — Mais les Pharisiens l'ayant entendu/ dirent : a Celui-ci ne
chasse les démons que par Baalzéboub, prince des démons. »
Évangile selon Mattkaîoty XII.
Ce récit est reproduit dans Tévangile selon Loucas (XI). Seulement,
au lieu d'un démoniaque aveugle et muet il n'y est question que d'un
démoniaque muet. L'évangile selon Matthaîos aurait donc exagéré l'im-
portance de la cure. De plus, dans l'évangile selon Loucas, la relation
qui existait entre le mutisme et l'hystérie est nettement indiquée par
ces mots : a II advint que le démon jeté dehors, le muet parla .»
Quatrième ou cinquième cas?
L'évangile, selon lôannès, le moins ancien des quatre, et celui qui
a le moins de valeur historique, contient encore le récit d'une cure de
cécité.
Mais ici nous sommes loin du laconisme et la simplicité de l'évan-
gile selon Markos. On sent, dès les premières lignes, le désir d'étonner
et de convaincre :
« En passant, lèsous vit un homme aveugle de naissance (2), à propos
duquel ses disciples l'interrogèrent en ces termes : c< Maître, qui a péché,
lui ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle? — Ni celui-ci, reprit lèsous.
ni son père, ni sa mère ; mais c'est advenu pour qu'en lui soient manifestées
les œuvres de Dieu. Il me faut accomplir les travaux de celui qui m'a
envoyé tant qu'il fait jour. Vient la nuit où nul ne pourra travailler. Pen-
dant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. » Après ces
paroles, il cracha sur la terre, en fit de la boue avec sa salive, ce dont il
oignit les yeux de l'aveugle (3) : « Va-t'en, lui dit-il, et te lave à la piscine
de Silôam (nom qui signifie envoyé). Il y alla donc, se lava et revint clair-
voyant. Or les voisins et ceux qui auparavant l'avaient connu aveugle —
c'était un mendiant — disaient : « N'est-ce pas cet homme assis qui men-
diait : — Oui, affirmaient les uns. — Non, mais il lui ressemble, » décla-
raient les autres. Lui s'écriait : « C'est moi-même. » Ils lui demandèrent
donc : « Comment se sont ouverts tes yeux? — Cet homme, répondit-il, qu'on
appelle lèsous, a fait de la boue, en a oint mes yeux en me disant : Va
vers le Silôam et te lave. Après y être allé et m'ôtre lavé, j'ai vu clair (4) —
Où donc est celui-là? reprirent-ils. — Je ne sais », dit-il.
On conduisit aux Pharisiens celui qui avait été autrefois aveugle. — C'était
jour de sabbat, quand lèsous avait fait la boue et lui avait ouvert les yeux.
Les Pharisiens l'interrogèrent à leur tour sur la façon dont il avait vu clair :
« 11 a mis, leur dit-il, de la boue sur mes yeux; je me suis lavé et j'ai vu ».
(i) TÔTt irpojTjVÉ/OT) ajTtp ôaifioviÇotxgvoc, tu'^Xoc xa; xw^po; xat èÔepine'Jdev
yjxôv oiore tov TucpXôv xat xtuçov xai XaXeiv xai fiXéTTô'.v.
(2) TjçXôv èx YÊVcTf,^.
(3) "ETCTuffE yafiat, xai èTtotr^je irr^Xov èx iok) :rTUfffxa':o;, xat èTcéj^toTS tov tttjXov
èTcî Toùç o(pOaX(JiO'jç toO tuçXoû.
Cl) BXéro).
'25'| LA RBYUE BLANCHE
Ce qui fit dire à quelques-uns des Pharisiens : << Cet homme-ci n'est point
de Dieu, car il ne garde ]>as le sabbat. »
D'autres disaient : « Comment un homme pécheur peut-il accomplir de ces
signes ? » Et il y avait division parmi eux.
Ils tinrent encore ce propos à l'aveugle : « Toi, que penses-tu de lui, de
ce qu'il t'a ouvert les yeux? — Il est prophète! » s'écria-t-il.
Toutefois, les loudéens ne crurent point de l'homme qa'il eût été aveugle
et qu'il eût recouvré la vue, avant d'avoir appelé le père et la mère de l'aveu-
gle guéri, lesquels ils interrogèrent ainsi : u Est-ce là votre fils dont vous
déclarez qu'il est né aveugle? Comment donc voit-il maintenant? n
Or le père et la mère leur firent cette réponse: « Nous savons que celui-ci
est notre fils et qu'il est né aveugle (i) ; mais comment il voit maintenant,
et qui lui a ouvert les yeux, nous ne le savons pas; interrogez-le, il a de
l'âge; qu'il s'exprime lui-même. » Ainsi parlèrent le père et la mère, parce-
qu'ils craignaient les loudéens, car ceux-ci avaient déjà résolu que si quel- '
qu'un le confessait être le Christos, il serait chassé de la synagogue; c'était
pour cela que le père et la mère disaient : « 11 a de l'âge, interrogez-le. » Ils
appelèrent pour la seconde fois celui qui avait été aveugle et lui dirent :
« Donne gloire à Dieu, nous savons que cet homme est pécheur. — S'il est
pécheur, je l'ignore, reprit l'autre; mais ce que je sais bien, c'est que j'étais
aveugle et que maintenant je vois. — Que t'a-t-il fait? ajoutèrent-ils alors,
comment a-t-il ouvert tes yeux ? — Je vous l'ai déjà dit, répondit-il, et n'avez
point écouté; pourquoi le voulez-vous encore ouïr? Voulez- vous aussi être
ses disciples? »
Sur ce, ils l'injurièrent en ces termes : « C'est toi qui es son disciple;
nous sommes, nous, disciples deMôseus (2), mais celui-ci, nous ignorons d'où
il est. — Ici il est merveilleux que vous ne sachiez d'où il est; et cependant
il a ouvert mes yeux ; nous savons que Dieu n'écoute point les pécheurs ;
mais si quelqu'un est pieux et fait sa volonté. Dieu l'exauce. Jamais on n a
entendu dire qu'aucun ait ouvert les yeux d'un aveugle-né. Si celui-ci n'était
oint de Dieu, il n'aurait rien pu faire. — Tu es né tout entier en péché, lui
répondirentrils, et tu nous enseignes? » Et ils le chassèrent.
lèsous, ayant appris comme on l'avait chassé et l'ayant rencontré, lui dit :
« Crois-tu au fils de Dieu? — Qu'est-il, répondit l'homme, afin que je croie en
lui? — Tu l'as vu, reprit lèsous, et c'est celui qui te parie. » Alors il s'écria :
« Je crois, Seigneur! » et il se prosterna devant lui. »
ÉvangiU telon Jôannèê, IX.
Que faut-il penser de ce récit? Est-il historique? A-t-il été inventé de
toutes pièces? Est-il en partie légendaire? C'est à cette dernière opi-
nion que je me suis arrêté. La faculté d'invention est plus rare qu'on ne
pense, si rare même que telle légende se transmet de génération en
génération pendant des siècles, et que nous retrouvons dans La Fon-
taine des fables qui viennent de l'Inde, après avoir passé par Aisôpos
et Pha^drus. Encore les légendes les plus folles en apparence ont-elles
parfois une base historique. Donc, jusqu'à preuve du contraire, j'es-
time que l'évangile selon lôannès a rapporté, en l'exagérant, un fait
(1) Tjoao; èY^wV/Jr^.
(2) En hébreu, Mosché (Moïse)
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 25S
matériellement exact, et qu'leschou a guéri un aveugle en lui oignai^t
les yeux de salive et de boue. C'était là sans doute un traitement en
usage de son temps, et qui rappelle certains procédés empiriques
employés encore de nos jours. Une chose certaine, c'est que Taveugle
en question ne Tétait pas de naissance. On ne connait aucun cas de
cécité congénitale ayant guéri à la suite d'un traitement aussi simple.
Il s'agissait probablement d'une cécité datant du jeune âge et qui n'était
pas très ancienne, car la réponse des parents aux Pbarischim : « Il a de
l'âge. Interrogez-le, » semble indiquer que le sujet sortait à peine de
l'enfance.
La première idée qui vient à l'esprit est celle d'une amaurose ou
d'un blépharospasme hystérique guéri par suggestion à l'état de veille.
Mais il est une autre espèce de cécité que le traitement institué par
leschou aurait pu aussi guérir. C'est celle qui peut faire suite à la con-
jonctivite granuleuse.
Cette maladie est extrêmement fréquente en Orient. Elle peut déter-
miner, soit une multiplication des vaisseaux de la cornée, qui a pour
conséquence la formation d'un voile opaque dans la couche superficielle
de cette membrane (pannus de la cornée) ; soit la formation d'un tissu
cicatriciel opaque (taies de la cornée). Ces deux complications peuvent
entraîner la cécité.
Or, dans la conjonctivite granuleuse, maladie chronique, il se produit
parfois des poussées aiguës, au cours desquelles les formations vascu-
laires ou le tissu cicatriciel qui gênent la vision peuvent se résorber. C'est
même ce phénomène qui a suggéré Tidée de traiter le pannus par l'ino-
culation blennorrbagique, et les taies par la projection dans l'œil de
poudres irritantes comme la poudre de calomel. Ce dernier procédé est
classique. Il est possible, sinon probable, que l'aveugle traité par
leschou était atteint de conjonctivite granuleuse ayant donné lieu à la
formation de taies. Le magma boueux serait resté plusieurs heures, peut-
être plusieurs jours en contact avec les yeux du malade, et, agissant à la
façon des poudres irritantes, aurait déterminé une kératite aiguë, à la
suite de laquelle les opacités de la cornée auraient disparu.
SUUDI-MUTITE HYSTERIQUE
La surdité hystérique est due, selon moi, à la rétraction des neurones
qui sont le théâtre des sensations auditives, et à la formation consé-
cutive de neuro-diélectriques infranchissables, qui empêchent les ondu-
lations nerveuses centripètes de leur parvenir.
Le mutisme hystérique est du à la rétraction des neurones moteurs
supérieurs qui tiennent sous leur dépendance les muscles du langage, et
à la formation consécutive de neuro-diélectriques infranchissables qui
256 LA REVUE BLANCBE
empêchent les oudulations nerveuses centrifages de parvenir à ces
muscles.
En raison de la relation fonctionnelle qui existe entre les neurones des
sensations auditives et les neurones moteurs des muscles du langage,
ces deux troubles sont souvent associés dans Thystérie.
Quant à Taphonie hystérique, qui peut être confondue avec le mutisme,
elle résulte tantôt d'une paralysie, tantôt d^une contracture des muscles
du larynx. La paralysie hystérique de ces muscles est due à la rétraction
des neurones moteurs supérieurs qui les tiennent sous leur dépendance;
leur contracture à la rétraction des neurones moteurs inférieurs qui les
innervent directement. Ceux-ci^ séparés ainsi des autres cellules
nerveuses, fonctionnent pour ]eur propre compte (phénomène de
court circuit).
La surdité et le mutisme ou Taphonie hystérique peuvent guérir
instantanément par suggestion, comme le prouve le fait suivant :
Selon Matthaios, leschou venait de guérir les deux aveugles dont il
est question au chapitre IX, et la foule était encore sous l'impression de
cette cure, lorsqu*
<( on lui amena un homme sourd-muet et démoniaque. — Le démon chassé,
le sourd-muet parla (1), ce dont la foule s'émerveillait en ces termes : « Jamais
rien de semblable ne s'est vu en Israël. » Mais les Pharisiens disaient :
a Par le prince des diables, il chasse les diables. »
Evangile selon Matthaios ^ IX,
Ce récit est reproduit deux fois dans Tcvangile selon Loucas, aux
chapitres XI et XII. Seulement, au chapitre XII, il est question, non
d'un démoniaque sourd-muet, mais d'un démoniaque aveugle et muet
(Voir plus haut.)
A Texemple d'Ieschou, Burot(a) a guéri, en une seule séance d'hypnose,
une jeune fille atteinte de surdité double hystérique complète. Milne
Bramwell [^] et Mangazzini (4) ont obtenu des guérisons analogues.
Vélander (5) et Edgard Bérillon (6) ont, par le même procédé, rendu
la parole à des hystériques atteints de mutisme. Dans l'un des cas
d'Edgard Bérillon, raiîection datait de onze mois. Dans l'autre, le sujet
recouvra la voix en une seule séance. La Dietskaya Medezina ( 1 896, n® i)
relate aussi la guérison par suggestion d'un mutisme complet chez un
enfant de douze ans.
(i) "AvOpwiTOv xtoçpov 8ai|xoviÇ6^evov xaî èxôXTjOévxo; tou oaifioviou èXàXr,-
aev 6 X(i>^6c'
(2) Burot. Surdité double dcUant de dix jours guérie en une seule séance par la suggestion.
Kevue de l'hyptonisme, 1889, p. 251.
(3) Milne Bramwell. Valeur thérapeutique de la suggestion et de l'hgpnotigme. Rapport au
Congrès de neurologie de Bruxelles, 1897.
(4) Mangazzini. Contribution à l'étude de la surdité-mutité hystérique, Arch. ital. di. Oto-
logia, Kinologia, Laryngologia , 1897.
(ô) Vélander. Un cas de mutisme mélancolique guéri par tuggation. Revue de l'hypnotisme,
1890, p. 175.
(6) Bérillon. I^s indications formelles de la suggestion hgpnotiqut en psychiatrie et en neu-
ropcithologie. Revue de l'hypnotisme.
LES CURES MIRACULEUSKS DE JÉSUS DE NAZARETH 2^7
Quant à Taphonie hystérique, Tatzel (i) a guéri en une seule séance
d*hypnose une jeune fille atteinte de celte affection. Henri Aimé (2)
rapporte un fait analogue. G. Lemoine, professeur à la Faculté de
médecine de Lille, a guéri en une seule séance d'hypnose un homme de
quarante ans, devenu sourd-muet à la suite d'une apoplexie hys-
térique. Le malade ayant été hypnotisé à Taide du miroir rotatif,
<( je me plaçai bien en face de lui, dit Lemoine, et, brusquement, j*appliquai
un doigt sur le conduit auditif externe de chaque côté, de façon à le fermer
complètement. Je restai ainsi quelques secondes afin de laisser cheminer
dans son cerveau une auto-suggestion encore vague, relative au sens de
l'ouïe; puis, subitement, écartant les mains, je lui criai en même temps :
« Entendez ! » La même manœuvre fut répétée trois fois, et après la troisième
fois, le malade fit signe avec la main qu'il commençait à entendre de Toreille
droite. Dès lors, le succès était certain, et je pus développer la suggestion et
lui ordonner d'entendre, et d'entendre très bien comme par le passé...
Quand je fus assure par ses gestes qu'il m'entendait parfaitement, je m'oc-
cupai de la parole et commençai à lui suggérer qu'il pouvait parler... Je le
forçai à' répéter après moi toute la série des chiffres depuis 1 jusqu'à 30 ;
i/.'is toutes les lettres de l'alphabet. Au fur et à mesure que j'avançais dans
cet exercice, je voyais la parole devenir plus facile ; et aussitôt cette série
terminée, je fus certain qu'il pourrait parler facilement. Je lui fis quelques
questions banales auxquelles il répondit correctement ; puis je lui suggérai
qu'il continuerait à entendre et à pouvoir parler après son réveil, et je l'éveil-
lai par suggestion verbale. Toute cette séance, depuis le moment où il avait
été plongé dans le sommeil hypnotique, n'avait pas duré plus de quinze
minutes.
Je constatai qu'il entendait parfaitement le bruit de la montre placée entre
les dents et sur le front, et qu'il entendait à voix basse à cinq mètres de
distance. »
Enfin Xavier Francotte (3), professeur de neurologie et de clinique
psychiatrique à l'Université de Liège, a guéri par suggestion à Tétat
de veille un homme de trente-cinq ans atteint de surdi-mutité à la suite
d*une frayeur. Au commandement du praticien, cet homme entendit et
irticula des syllabes. La surdi-mutité disparut pour ne plus revenir.
VI
SURDITÉ ET APHONIE OU BÉGAIEMENT HYSTERIQUE
«Ayant de nouveau quitté le territoire de Tyros, lésous passa par Sidôo, et
gag^a la mer de la Galilaia, à travers le district de la Décapole.
(1) Tatzel, in Zeitschrift fur hypnotismus, 1894.
(2) Henri Aimé. Étude r/tni^t^ du dynanitme psychique j Dois, 1897.
(3) Xavier Francotte. Surdi-mutité hystérique guérie par la suggestion à l'état de veille.
Communication à la Socielé médico- chirurgicale de Liège. Mercredi médical, 3 oct. 1894.
17
ij8 la revue blanche
On lai amena un sourd qui aussi parlait difficilement (1) et on le pria de
kii imposer la main.
Il le tira donc à part de la multitude, lui mit ses doigts dans les oreilles
et, crachant, lui toucha la langue (2). Ensuite il regarda le ciel avec un
soupir, et lui dit : « EfTathah! », ce qui signifie : « Ouvre-toi >». Et aussitôt
s'ouvrirent les oreilles, et le lien de la langue fut délié, de sorte qu*il parla
•aisément (3). lèsous leur commanda de ne le dire à personne : mais plus il
le défendait, plus ceux-ci le publiaient, et dans leur extrême étonnement ils
s*écriaient : « Il a £ait merveilleusement toutes choses ; il a fait entendre les
sourds et parler les muets. »
Évangile selon Marhoi^ VII.
On remarquera encore que le nabi prend soin de tirer le malade à part
de la multitude, afin qu'en cas d'échec, cet échec reste ignoré.
Ce sourd qui « parlait difGcilement » était atteint à la fois de surdité
et d'aphonie ou de bégaiement hystérique.
! Le bégaiement hystérique est dû, comme le mutisme, à la rétraction
I des neurones moteurs supérieurs qui tiennent sous leur dépendance
\ les muscles de la parole, et à la formation consécutive de neuro-diélec-
I' triques* Mais ici ces neuro-diélectriques ne sont pas complètement
\ infranchissables. Us laissent passer le courant sous forme de décharges,
[ qui provoquent des secousses dans les muscles de la parole au moment
I de l'émission de la voix.
! Cette affection est curable par suggestion ainsi que l'ont prouvé
\ Mavroukakis (4), de Jong, Edgard Bérillon (5), Auguste Voisin et Jules
i Voisin, médecins de la Salpêtrière.
}
VII
FOLIE
La folie est due à la destruction, à l'altération, ou à 1 éclipse par rétrac-
tion d'un certain nombre de neurones cérébraux.
La destruction, l'altération ou la rétraction des neurones de sensation
détermine: i<>des anesthésies (insensibilités) oude8hypoesthésies{dimi*
nution des sensibilités) ; 9.0 des hypéresthésies (augmentation des sen-
sibilités), celles-ci dues à des phénomènes de court circuit.
La destruction, l'altération ou la rétraction des neurones de mémoire,
détermine 1° des amnésies (oublis) ou des hypomnésies (diminution dos
(1) Kwcpov ^oy'-XiXov (jjloyy^^» *Î"^ ^ ^^ ^'^^^ sourde. Racine «jlov inii>liqiiant Vidva de
peine).
(2) "K6aXe toù^ ôaxTÛXo'j^ aO-roù £•.< -zà uizi. aÙTOÙ xïI ttjjx;; rfy^zo tt^ç yXioy-
OT,;; a-jxoO.
(3) Kal eùOÉoj; GiT^vol/Or^jav aÙToO ai àxoat, xa: èXuOT) ô oê<7{jlo; tt^c Y^oWdr,;
auToO, xal èXâXet opOw;.
(4) Mavroukakis. Bégaiement nerveux traité par la suggestion hypnotiqtve. Guèrison cowi-
plèU en trois séances. Revue de l'hypnotisme, 1894, p. 176.
(5) Edgard Bérillon L'onychophagie. Sa fréquence chez les dégénérés et son traitement
psychothérapique. Revue de l'hypnotisme, juillet 1901.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH '2:a9
mémoires); a"* des hypermnésies (exaltation des mémoires), celles-ci
dues à des phénomènes de court circuit, et s'accompagant souvent d«
sensations en retour (hallucinations).
Les troubles de la sensibilité et de la mémoire ont eux-mêmes pour
conséquence des troubles du jugement et du raisonnement, qui sont les
manifestations les plus apparentes de la folie.
Les folies curables par suggestion sont celles qui sont dues à la rétrac-
tion des neurones cérébraux.
leschou guérit deux cas de ces folies.
Premier cas. Délire hystérique.
» Ils [leschou et ses disciples] entrèrent à Capernaoum, et,, sans retard,
aux sabbats, il enseigna dans la synagogue; et on s'émerveillait de sa
doctrine, car il enseignait comme ayant autorité et non comme les scribes.
Or, à ce moment, il y avait dans leur synagogue un homme d'un esprit
impur (1), lequel se mit à crier : <' Qu'il y a-t-il entre nous et toi, lèsous le
Nazarénien. Es-tu venu pour nous détruire? Je sais qui tu es, le Saint de
Dieu. »
Mais lèsous le menaça par ces mots : « Tais-toi, et sors de cet homme ».
Sur ce, l'esprit impur, le secouant à le briser et criant à grande voix, quitta
l'homme (2). Et tous en étaient en émoi, de sorte qu'on discutait en ces
termes : « Qu'est ceci ? Quelle est cette nouvelle doctrine ? Avec autorité
il commande aux esprits impurs, et ceux-ci lui obéissent ». Aussi sa renom-
mée courut soudain dans toute la contrée environnante de la Galiiaia. i»
Épang'de ttelou Markos, I.
Ce récit est reproduit dans Tévangile selon Loucas (IV), où la gué-
rison est décrite en ces termes :
« Et le démon jetant l'homme par terre devant l'assemblée, sortit de lui
sans lui faire de mal (3). »
Rien ne prouve d'ailleurs que cette guérîson ait été définitive. On '
peut interrompre un délire hystérique et faire cesser une crise, sans
pour cela guérir riiystérie.
Deuxième cas. Manie.
« Ils atteignirent l'autre rive de la mer dans la contrée des Gadareniens. Dès ,
qu'Ièsous eut quitté le bateau, un homme possédé d'un esprit impur (4), sor-
tant des sépulcres, vint à sa rencontre.
II avait donc sa demeure dans les sépulcres, et personne ne le pouvait *
lier, même avec une chaîne. Souvent en efTet, attaché avec des ceps et des
fers, il avait rompu les fers et mis les ceps en pièces, de sorte que nul
n'avait la force de le dompter.
(X) "AvOpiUTTOÇ èv 'T'^c.JUL'JL'Zl OLY.xhi^'Zt^.
(2) Kaî (rrapàjav atÙTÔv to 7r;£j|Jia to àxdtOapTOV, xat xpâ;av çtovr, ;ji£vâXr,, £;f,X-
(3) Kxl ptij/av aÙTOv -zo rjOL'.iiô'^io^^ ei^ (léjov, etc.
(4) "AvOptoTTo; h t,^zJul%z'. àxaOipTfo.
I-
? 26o LA REVUE BLANCHE
> Continuellement, de jour et de nuit, il rt5dait par les sépulcres et par les
montagnes, criant et se frappant de pierres.
' Quand donc, tout de loin, il vit lèsous, il accourut et se prosterna devant
lui, clamant à grande voix : < Qu'y a-t-il entre nous deux, lèsous, fils du
' Dieu suprême ? Je t'adjure de par Dieu de ne nie point tourmenter ». Car,,
lèsous lui disait: <• Sors de cet homme, esprit immonde. » Il l'interrogea
ensuite en ces termes : « Quel est ton nom? — Je m'appelle légion, répondit
l'autre, car nous sommes nombreux. » El en môme temps, il suppliait lèsous
de ne les point envoyer hors de la contrée. Or il y avait là, sur la montagne,
un grand troupeau de porcs qui paissait. Et tous les démons se mirent à lui
faire cette prière : « Envoie-nous dans les pourceaux, et que nous entrions
en eux. » Sur ce, lèsous le leur permit ; donc, se précipitant, les esprits
immondes entrèrent dans les porcs, et le troupeau se rua du haut en bas
dans la mer; il y en avait environ deux mille, et tous furent étouffés dans
les eaux.
Leurs bergers, s'enfuyant, en portèrent la nouvelle dans la ville et par les
champs. On sortit pour voir ce qui était advenu. Accourant vers lèsous,
ils aperçurent l'ancien démoniaque, assis et vêtu, et de bon sens (I), celui-là
même possédé de la légion, et ils eurent grand'peur.
Les témoins du fait leur racontèrent ce (|ui était arrivé au possédé et aux
pourceaux ; sur quoi ils prièrent lèsous de quitter leur district.
Quand celui-ci fut monté dans la barque, l'ancien démoniaque le conjura
de le garder avec lui; mais lèsous ne le permit pas et lui dit: « Retourne
en ta maison vers les tiens et leur raconte les grandes choses que t'a faites
le Seigneur, et comment il a eu compassion de toi. » Il s'en alla donc et se
mit à publier dans la Décapole quelles merveilles lèsous avait opérées dans
sa personne, si bien (jue tous étaient émerveillés. »
Kcangile ftlon Markot V.
Il est à remarquer que, par dérogation à ses habitudes, leschou com-
mande ici au dépiouiaque de publier sa guérison. C'est que le nabi est
déjà dans la barque qui va le transporter sur Tautre rive du lac de
Génésareth, et qu*ainsi il n'a plus à craindre Taflluence de la foule et le»
importunités des malades.
L'évangile selon Matthaios (VIII), tout en ccourtant ce récit, double le
nombre des démoniaques, comme il avait déjà fait pour les aveugles de
Hicrichous. D'après cet évangile, leschou délivre donc « deux démonia*
ques, sortant des sépulcres, fort dangereux, tellement que personne ne
pouvait passer par ce chemin-là (a) ».
Le récit est également réproduit dans Tévangile Loucas (VIII), où il
a trait à
<c un certain homme de la ville possédé par des démons depuis foi*t long-
temps, qui ne portait point des vêtements, et n'habitait dans aucune maison
mais dans les sépulcres qu'on attachait avec des chaînes, mais qui rompait
ses liens, entraîné par le démon dans les solitudes. »
(i) Kaî jto'^povoOv-a.
(2) XaA£-o: AÎav, ojt£ \xr^ W/yiVé Tiva TraoîAOslv ô'.à Tf,^ ôooô ixîîvr,;.
LES cuRKS miraci:lki:ses de Jésus de nazaretii ^ iCyi
Que faut-il penser de cette histoire? Huxley (1) la rejette comme ab-
surde. Je ne suivrai pas son exemple. Je crois que les faits ont été altérés,
ou mal interprétés, mais qu'ils ont une base exacte.
Le récit est en partie légendaire, cela est évident. On remarquera en
effet que les paroles adressées à l'aliéné par leschou, dans les évangiles
selon Markos et selon Loucas, sont presque copiées sur celles que pro-
nonce, dans les mêmes évangiles, l'hystérique deCapernaoum. De plus,
il y a une exagération manifeste dans le nombre deux mille donné pour
les pourceaux.
Il n'en paraît pas moins vrai qu'Ieschou guéritpar suggestion un fou
hystérique, lequel habitait dans les grottes sépulchrales comme beau-
coup d'aliénés de celte époque.
Quant à l'épisode des pourceaux, il est possible qu'un troupeau, effrayé
par la foule <|ui suivait le nabi, ait pris la fuite et soit tombé dans la
mer. Des paysans crédules auraient attribué cet accident aux démons
chassés hors du maniacjue, et les évangélistes auraient donné corps à
cette légende en prêtant à l'aliéné ces paroles : « Je m'appelle légion, car
nous sommes nombreux... Envoie-nous dans le corps des pourceaux. »
Bien plus, il est possible que l'aliéné, auquel on avait dû répéter
souvent qu*il était possédé du démon et même de plusieurs démons,
ait prononcé les paroles qui lui sont prêtées, un peu avant que le trou-
peau prît la fuite. De telle sorte qu'il n'y aurait d'absurde dans ce récit
que l'interprétation.
Quant à la possibilité de la guérisun de certaines folies par sugges-
tion, c'est là un fait établi.
Des 1880, Auguste Voisin, médecin delà Salpêtrière, faisait con-
naître [qu'il avait guéri par ce procédé une femme atteinte de manie
aiguë, et, en 1896, au Congrès international de psychologie de Mu-
nich, il rapportait 42 observations d'aliénés délivrés ainsi de leur folie,
et dont la guérison remontait, pour certains, à huit, neuf et même dix
ans. Dans une autre statistique du même auteur, on voit que sur 22 cas
ainsi traités, 19 restèrent guéris. Les cures portaient sur les vésaniesles
plus variées, manies aigurs et subaiguës, dont un cas avec hallucina-
tions de la vue, de l'ouïe, de l'odorat et de la sensibilité générale, folie hys-
térique avec hallucinations de la vue et de l'ouïe et idées de suicide,
délire furieux chez un hystéro-épileptique avec hallucinations de la vue
et de Touïe, délire de persécution avec hallucinations de la vue et de l'ouïe,
délire amoureux chez un hystéro-épileptique avec hallucinatitms de la
vue et de l'ouïe, délire de persécution avec hallucinations de la vue et de
l'ouïe, délire amoureux chez une hystéro-épileptique avec hallucina-
tions de la vue et de l'ouïe, délire amoureux mystique, folie lypéma-
niaque datant de huit ans avec idées de suicide et phénomènes hys-
tériques, folie lypémaniaque datant de sept ans avec hallucinations de
la vue et de Touïe, idées, tentatives de suicide et phénomènes hystéri-
formes, folie lypémaniaque avec hallucinations et idées de persécution.
(1) Huxley. Science et religion.
'i6JL LA REVUE BLANGHS
lypémanie anxieuse, folie mélancolique, délire mélancolique avec hal-
lucinations de la vue et de Touîe et sitiophobie (refus d'aliments), folie
morale avec accès de manie aiguë, dipsomanie (manie de boire), dont un
cas datant de douze ans, morphinomanie.
Séglas (i), médecin de la Salpétrière, Dufour (a), Grasset (3), profes-
seur à la Faculté de médecine de Montpellier, Forel (4), Jules Voisin (5) ,
médecin de la Salpétrière, Brémaud (6), Burkhardt (7), directeur de
Tasile d'aliénés de Préfagier, Lowenfeld, Vélander, Burot (8), pro-
fesseur de l'Ecole de médecine de Rochefort, Roubinovitch, Brunet,
médecin de Tasile d'Evreux, Edgard Bérillon (9), Lombroso, professeur
de psychiatrie à l'Université de Turin, A. CuUerre (10), médecin de
l'asile delà Roche-sur- Yon, de Jong(ii;, Repoud (lu), médecin de
Tasile de Marsens, Ladame, van Renterghem et van Eeden (i3i,
médecin de la clinique de psychothérapeutique d'Amsterdam, von
Schrenk-Notzing (i/|), Kraiît-Ebing (ij), professeurde médecine mentale
à la Faculté de médecine de Vienne, Tokarsky (k6), privat-docent de
l'Université de Moscou, Lloyd Tukey (17). Hubert Neilson. Wetter-
strand (18) ont obtenu des guérisons analogies.
Une observation de Brémaud a trait à un alcoolique morphinomane
qui était dans un état de fureur presque constant, et se livrait sur les
personnes de son entourage à des brutalités et à des tentatives de
(1) Ségla?. Fait pour gervtr à l'hiâtoirt de îa thhxLpeutique tuggtttirt. Archives de neuro-
logie. 1885.
(2) Société médico-psychologiqae, 1896.
(8) Semaine médicale. Blai 18d6.
(4) A. Forel. Einige therapeutUcIie mit dtm kypnotitmus bei Geiteil-ranheiteu, Correspon-
danzblatt, 15 août 1887.
(6) Jules Voisin. duèiiMn par suggestion hypruyflque d'idée* délirante* et de mélancolie.
Rcv. de rhypnoti'*me, 1888.
((>) Brémaud. Gwrluon par rhffpnoti*me d'une tnanie des noutHiUes accouchées. Guérison par
VhypHoti*mt d*un dt'tirt alcoolique. Revue de rhypnotiAine, 1888, p. 16 et 19.
(7) Burkliardt. Application de Vhypnotisme au traitement des maladiet mentales. Revue
de l'h\'pnoti.»»me, 1889, p. ft7.
(8) Burot, Manie hystérique avec impulsions et hallucinations guérie par suggtlion. Re-
vue de l'hypnotisme, 1889, p. 036.
(9) Bérillon. Les indications formeUes de la suggestion hypnotique, en psychiatrie et en neu-
ropatJiologie.
(10) A. Cullerre. La, thérapeutique suggcf tir*' H svs applications. Paris, 1893.
Cil) De Jong. Qmlques obser rations sur la râleur médicale de In psychothérapie: Société
d'hypnologie, 1891.
(12) Premier Congrès international de Thypnotisme. Séance du 10 août 1889. La folie du
dotUe et le délire du touclwr. Revue de l'hypnotisme, 1891, p. 180.
(13) Premier Congrès international de Thypnotisme. Séance du 8 août 1889.
(1-1) Von Schrenk-Xotzing. Un cas d' in rersion sexuelle amélioré parla suggestion hypnHiqut.
Revue de l'hypnotisme, 1890, p. 172; 1891, p. 15.
(15) Krafft-Bbing. Traité de peychiatriey 1897, p. 133.
(1(>) Tokarsky. De l'application de l'hypnotisme au traitement des maladies mentales. Revue de
l'hypnotisme. 1888, p. 73.
(17) Revue de l'hypnotisme^ 1891.
(18) Revue de l'hypnotisme, 1891.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH a6î
meurtre. Les médecins, réunis en consultation, résolurent d'employer la
suggestion hypnotique.
« Cette détermination était à peine prise, dit Brémaud, que M. D. fit irrup-
tion dans la salle où nous étions rassemblés, s'avança vers moi, les yeux
hagards, Tair furieux, et, subitement, s'armant d'une assiette qu'il arracha
des mains d'un domestique qui passait, il s'apprêta à me la lancer au visage.
Directement mis en cause, et sans attendre le secours des gardiens, je me
levai aussitôt, et, regardant fixement le malade, lui enjoignis de s'arrêter et
de rester immobile. Surpris de cette interpellation et du ton dont elle était
formulée, M. D. s'arrêta et je pus enlever de sa main crispée l'assiette mena-
çante. Profitant de l'étonnement où se trouvait le malade, je déclinai rapide-
ment mon titre, le motif de ma visite, et, sans le laisser revenir de sa
stupeur. Je le conduisis dans sa chambre, le lis immédiatement s'allonger
sur son lit, et lui intimai Tordre de s'endormir aussitôt. A peine étendu,
M. D. poussa un profond soupir, ferma les yeux et parut s'endormir. »
Durant ce sommeil, Brémaud pratiqua des suggestions curatives. Fin
se réveillant, le malade avait recouvré la raison.
L'un des cas d'Edgard Bérillon a trait à une sitiopbobe qui guérit
en une seule séance de suggestion à Tétat de veille.
Il est à remarquer que les maladies mentales qui cèdent le plus aisé-
ment à la psychothérapie sont précisément celles qui se traduisent par
une exaltation générale du système nerveux, surtout au moment où
elles commencent à devenir stationnaires. Cela cadre parfaitement
avec les récits des évangiles (i).
VIII
ATTAQUES d'hYSTÉRIE
« lèsous partit de là pour s'en aller aux confins de Tyros et de Sidôn el,
étant entré dans une maison, il voulait que personne ne le vît, mais il ne
put rester caché ; car aussitôt une femme, dont la jeune fille avait un esprit
impur (2), dès qu'elle eût entendu parler de lui, se vint jeter à ses pieds. Or
cette femme était hellène, syro-phénicienne de nation ; elle le pria de chas-
ser le démon hors de sa fille, mais lésons lui dit : « Laisse d'abord se ras-
sasier les enfants, car il n'est pas bon d'enlever le pain des enfants et de le
jeter aux chiens. — Certes, maître, mais les petits chiens mangent sous la
table les miettes des enfants. — Pour cette parole, reprit lèsous, va-t'en,
le démon est sorti de ta fille. »
En effet, quand la femme rentra dans sa maison, elle trouva l'enfant
* étendue sur le lit et le démon parti (3). »
Évangile tdon Marhoi^ VII.
(1) Cette étude était terminée lorsque mon gavant collègue, le docteur Félix Begnaolt.
professeur à TKcoIe de psychologie, publia, dauB la Revue de l'hypnotitme^ un travail inti-
tulé : Lu Vie de Jésus devant la science hypnotique. Pour ce qui est des cures du nabi de
Nazareth^ noue sommes arrivés, Félix Regnault et moi, ù des conclusions analogues.
(2) IlveOjjia àxàOapTov.
(3) K'jpz TÔ 8a'.jJiôv'.ov i$îÀr,>vuOo^, xac tt,v O-j^a'^pat ^£6Xt,|jiIvt,v ItzI tt,; xXivt.ç.
2C'| LA REVUE BLANCHE
Ce récit est reproduit dans Févangile selon Matthaîos (XV), mais
avec quelques modifications. Dans cet évangile la femme aborde
leschou au dehors, et tout d'abord il ne lui répond pas.
« Lors, s'approchant, ses disciples le prièrent en ces termes : w Congédie-
la, car elle crie derrière nous «. ïèsous répondit alors : « Je ne suis envoyé
que vers les brebis perdues de la maison d'Israël, u Mais s'avançant, elle se
prosterna devant lui, en disant : « Maître, aide-moi. — 11 n'est pas bon,
répliqua-t-il, de prendre le pain des enfants, etc. »
Ces récits ont trait, selon toute apparence, à une attaque d'hystérie.
- Si elle se termina comme les évangiles le racontent, leschou n'y contri-
bua évidemment en rien, et il ne s'agit que d'un miracle par coïnci^
dence.
IX
ATTAQUE D HYSTERO-EPILEPSIE AVEC MUTISME
L'attaque d'hystérie et l'attaque d'hystéro-épilepsie sont dues,
selon moi, à la décharge de neurones moteurs rétractés qui, relâchant
soudain leurs prolongements, laissent échapper l'énergie en eux accu-
mulée. Ces attaques peuvent être interrompues par suggestion à l'état
de veille. Le récit suivant en offre un exemple :
<( Quelqu'un de la foule, prenant la parole, dit h ïèsous : a Maître, je t'ai
amené mon fils, lequel a un esprit muet qui le jette à terre partout où il
le saisit; et lors mon fils écume, grince des dents et devient raide (1). J'ai
requis tes disciples de chasser l'esprit, mais ils n'ont rien pu. » ïèsous, lui
répondant, s'écria : «0 nation incrédule, jusques à quand enfin serai-je avec
vous? Jusques à quand vous support erai-je ? Amenez-le moi. » On amena
le malade près de lui, et, à la vue d'Ièsous, le démon convulsa le malade, de
sorte qu'il chut à terre, où il se roula en écumant (2). lésons demanda au
père : « Depuis combien de temps cela lui advient-il? — Depuis son enfance,
reprit le père ; souvent le démon l'a précipité dans le feu et dans l'eau pour
le faire périr ; si tu y peux quelque chose, aide-nous, dans ta compassion en
notre endroit. — Si tu crois, répliqua ïèsous, tout est possible au croyant. »
Et aussitôt le père de l'enfant cria ceci : « Je crois ; aide mon incrédulité. »
Voyant que la foule accourait pressée, ïèsous menaça en ces termes
l'esprit impur : « Esprit muet et sourd (3), je te le commande, quitte-le
pour n'y plus rentrer. » Sur ce, l'esprit sortit en poussant des cris et en le
convulsant fort ; et le malade devint comme un mort (4), tellement que plu-
sieurs disaient qu'il avait trépassé. Mais ïèsous, le prenant par la main, le
mit debout et il le dressa.
(i)"E/^ovTa TTVEÙjjLa îXaXov xal otto-j av aÙTov xaxaôotXT), py^ajei auTov xal àçpiÇei,
(2) KjO£(o; tô TTvsO'Jia èîTrapaJev auTov, xal r.t^ùiw h:\ t^c y^;, èxuXÎETO àippiÇtov.
(3) To Tve'JiJLa -:ô 5XaXov xa* x(oçp6v.
(4) Kai xpaÇav, xal roXXà TTrapi^av aoTov, è^f^XOe xai èy^veTO oxiei vexpo;.
LES CURES MIRACULKUSKS DE JÉSCS DE NAZARETH aOS
Et quand le maître fut entré en la maison, les disciples Tinterrogèrent à
part, en ces termes ; « Nous n'avons pu le jeter dehors ! » Et il leur dit :
« Cette espèce ne peut être chassée que par oraison et par jeûne. »
Krang'dc selon MarkoSy IX,
Ce récit est reproduit avec quelques modifications dans les évan-
giles selon Mattliaîos et selon Loucas.
Selon Matthaîos (XVII), le père dit à leschou :
« Maître, aie pitié de mon fils car il est lunatique et terriblement affligé (i)..»
Et, à ses disciples qui lui demandent :
« Pourquoi ne l'avons-nous pu chasser ? »
le nabi répond :
« C'est à cause de voire incrédulité ; car en vérité je vous* dis que si vous
aviez de la foi gros comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne :
« Passe d'ici là », elle y passerait, et rien ne vous serait impossible... Mais
cette race de démons ne s'en va que par l'oraison et par le jeûne. »
Selon Loucas (IX), le père dit à leschou :
« Maître, je t'en prie, prends garde à mon fils, parce qu'il m'est unique.
Un esprit s'empare de lui, de sorte qu'il pousse soudain des cris, et l'esprit
le convulsé avec de l'écume, tout en le laissant brisé (2). J'ai prié tes dis-
ciples de chasser le démon ; mais ils n'ont pu. »
Et, lorsque le mahide s'approcha du nabi :
« Le démon se mit à le secouer et à le briser de convulsions. Mais lèsous
menaça l'esprit immonde, guérit l'enfant (3), et le rendit à son père. Tous
étaient émerveillés de ce prodige de Dieu. »
11 s'agit, à n'en douter, d'un cas d'iiystéro-épilepsie avec mutisme et
troubles mentaux.
Op les attaques d'hystérie et d'iiystéro-épilepsie, et même certaines
attaques d'épilepsie, peuvent être interrompues par suggestion.
Pour les attaques d'hystérie les cas ne se comptent plus. Henri Aime,
dans son Etude clinique de difnamisme psijchique, en rapporte dix.
Deux ont Irait à des garçons de treize ans, dont l'un, au cours de ses
crises, cassait et jetait par la fenêtre tout ce qui lui tombait sous la
main. Un troisième concerne une fille de dix-neuf ans qui avait eu jus-
qu'à /|5 attaques dans la même journée.
Vingtrinier(4), Krafft-Ebing (5), professeur de clinique psychiatrique
(1) "Oti (TcXT/ziàÇcTat, xal xaxco; r.iiT/t'..
(2) Kai î5où rveOjjia XaaCâvet ajTov, xa: è;a(çpvT,; xpâ^ei xa: jTapiîîei aùxàv
jxexà ôtçpo'j, xati ^ôXi; àTuo/topeî à-' aÙTOÛ, juvxpiôov auT'iv.
(3) "Epp7);£v auTov, zh ôaijJi'ivtov, xal TJV£T7:àpaÇev èTreTijxTjTâ SI h *It,toù; tc]>
irveyiJtaT'. Tcp àxaOipTtjj, xat tâjxTO tov Tralôa.
(4) Prosper Despine. Étude sur le somnambulisme^ 1880, p. 247.
(5) Krafft-Ebing. //y^^^r/e^raw. Gué ri son par la suggestion hypnotique. Revue de Thypno-
tisme, 1898, p. 262.
^fy(i LA REVUE BLANCHE
de rUnîversité de Vienne, Edgard Bérîllon (i), Burot (a), Bernheim(3),
de Jong(4), etc. ont obtenu des guérisons analogues.
Desplats (5), Milne Bramwell (6), Edgard Bérillon, Auguste Voisin (7)
ont guéri de la même manière des attaques d'hystéro-épilepsie. Dans
une observation d'Auguste Voisin, il s'agit d'une jeune fille dont les
attaques, d'une durée de quatre à cinq heures, étaient caractérisées par
des tremblements généraux, des frissons, de Tagitation, des convulsions
cloniques, des mouvements désordonnés; attaques au cours desquelles
elle dérangeait ou cassait tous les objets qui lui tombaient sous la main,
montait sur les meubles et sur le rebord des fenêtres, et enfin perdait
connaissance. Ces crises, qui avaient résisté pendant un an à divers
traitements, cédèrent rapidement et complètement à la suggestion
hypnop tique.
Auguste Voisin (8) etSpehlfg), médecin de l'Hôpital de Saint-Pierre
de Bruxelles, auraient même guéri par suggestion des attaques d'épi-
lepsie jaksonienne (convulsions épileptiques n'intéressant qu'une partie
du corps). La cure de Spehl fut obtenue à l'état de veille.
Enfin Braid, Luys (10), médecin de la Charité, Jules Bouyer(ii),
Edgard Bérillon (12), deJong (ï3) auraient guéri par suggestion hypno-
tique des sujets atteints d'épilepsie générale. Chez vingt épileptiques
traités de cette manière, Edgard Bérillon enregistre quatre résultats
très favorables. Chez six autres malades, il a obtenu, soit la disparition
passagère des attaques, soit celle des tremblements ou des vertiges.
Mais peut-être, dans tous ces cas, aussi bien d'ailleurs que dans le
cas d'Ieschou de Nazareth, ne s'agissait-il que de 1' « épilepsie hysté-
rique », c'est-à-dire d'attaques d'épilepsie dues à la rétraction des
neurones moteurs.
(A suivre.) D'. Charles Hinet-Sanglk
Professeur à l'École de psychologie de Paris.
(1) Bérillon. RôU de l'éducation dam VhystérU infantile. Bevne de rh3rpnotlsme, avril 1898.
(2) Barot. Grande hystérie giiérie par l'emploi de la suggestion et de VauJtO'-'SUffgestion. Bevoe
de l'hypnotisme, 1887, p. 355.
(3) Bemheim Hyperegtkétie circonscrite en un point de la région prècordiaie. pKudo-mngine
de poitr'uie. Crises d'hystérie re^iratoire et cardiaque. AjfailUissement progressif. Insuccès de
toutes 2» niédications pendant trois ans. Guérison par suggestion. "BLevne de lliypnotisme, 1891 ,
p. 10.
(4) De Jong. Quelques observations sur la valeur médicaU de la psychothérapie. Revue de
l'hypnotisme, 1892. p. 78.
h) Dc.9plats. L'kifpnotisme agent thérapeutique^ Revae de l'hypnotisme, août 1897.
(6) Milne Bramwell. f^ râleur thérapeutique de l'hypnotisme et de la suggestion.
(7) Auguste Voisin. Attaque» cône ulsive» ?iy»téro^pileptiqwes. Vertiges suiris <le délire et d'hal-
lucinations, H jfp^Mituue ohtefiu par le miroir rotatif. Guérisor.. Revue de l'hypnotisme, p. 22.
(8) Auguste Voisin. Kpilepsie jacksonienne datant de la première enfance. Hémiplégie à
droite. Drhilité intellectuelle. Mauvais imttuwts. Traitement par la guqgeéion hypttotiqne. Dix
fours de sommeil ptir mois. Suppression à peu prh complète des attaques. Guérison des trouble^*
me/itaïu. Revue de l'h^'pnotiRme, 1890, p. 304.
(9) 8pehl. Epilepsie jaksonie/tne. Traitement par la suggestion indirecte. Guérison. Revue
de l'hypnotisme, 1897, p. 2G5.
( 10) Revue d'hypnologie.
(11; Jules Bouyer. Du rôle de la suggestion dans la pratique journalière. Revue de l'hypno-
tisme. 18S7.
(12) Edgard Bérillon. Les indications formées de la suggestion hypnotique. Revue d?
l'hypnotisme, 1891.
(13) De Jong. Quelques observations sur la râleur de la psychothérapie. Revue de l'hypno-
tisme, 1892, p. 78.
2^. (i)
Le Père Perdrix
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Ce fut Tannée suivante, par un jour d'été, alors que le
monde était beau et que la vie avait mûri dans les champs,
pareille au blé, pareille au pain, pareille à une chair pleine
de bonne santé ; ce fut un de ces jours où l'on se dit : « Ça
y est, notre avenir est là, nous n'avons plus qu'à nous
asseoir et laisser notre âme s'associer aux saisons. » Pierre
Bousset travaillait dans sa boutique et ses deux ouvriers
étaient non loin de lui. On ne pouvait certes pas les féli-
citer de leur courage ; mais, comme ils étaient payés aux
pièces, l'existence auprès d'eux était supportable, du
moment qu'il nV avait pas des commandes trop pressées.
Tout à coup, Limousin leva la tête et dit :
— Ah! le voilà!
Pierre Bousset regarda : Nom de Dieu, c'était Jean! Il
avait un drôle d'air, un air en partie double comme lors-
qu'on a fait quelque chose et qu'on ne sait pas encore. Ils
pénétrèrent ensemble dans la chambre où la mère épousse-
tait les meubles avec cette minutie quotidienne qui rappelle
un examen de conscience. Marguerite, assise auprès de la
fenêtre, cousait dès le matin. Il y eut un battement de
cœur parce que ce ne sont pas les bonnes nouvelles qui
arrivent sans qu'on les attende.
Pierre Bousset dit :
— Comment se fait-il q.ue tu viennes aujourd'hui?
Jean s'assit avec assez de lenteur et l'on vit autre chose
encore s'asseoir dans la maison.
La mère dit :
(1) Voir La revue blanche des 1« et 15 mai et 1*" juin 1902-
2G8 LA REVUE BLANCHE
— Je parie que tu n'as pas mangé. Je vais préparer du
chocolat en attendant midi.
Jean lâcha tout :
— Enfin, voilà! II y a qu'il y a du nouveau. Il faut que
je vous le dise: j'ai quitté ma place!
— Comment!... Tu as quitté ta place?...
Ils se dressaient tous les trois : Pierre Bousset avec son
tablier et son dos de travail, et Jean s'aperçut qu'il avait
les cheveux gris. La mère tenait une casserole à la main,
précautionneuse comme une cuisinière, mais avec des sen-
timents comme si la casserole allait tomber. Marguerite
pleurait déjà :
— Ah! mon Dieu! Moi qui en étais si fière!...
Pierre Bousset dit :
— Et comment que tu as fait ce beau coup?
C'est alors que Jean sentit son âme fléchir et qu'il lui
remonta du fond du cœur tous les besoins, toutes les
vapeurs d'amour. Il fallait être les uns à côté des autres et
s'entendre, et il fallait que quelqu'un commençât à faiblir.
Il dit:
— Est-ce qu'on sait ce qu'on fait?
— Ahl par exertiple! dit le père. Tu ne sais pas ce que
tu fais!
— 11 y a des moments, répondit Jean, où Ton perd la
tête et ensuite je ne te dis pas qu'on n'en ait pas regret.
— En fait de perdre la tête, je ne connais qu'une chose :
c'est qu'on te paye, et c'est à toi de toujours obéir à ce
qu'on te commande.
La mère surveillait le chocolat dont la vapeur montait
avec une chaleur d'aliment fort. On aimait cela, dans la
famille, comme une gâterie de dimanche matin, comme un
chocolat de bourgeois pour qui, parfois, c'est jour de fête.
Elle dit :
— Enfin, qu'il y ait ce qu'on voudra, il faut tout de
même qu'il mange.
Jean allait parler. Ses yeux bleus avaient subi la première
transformation qu'apporte une vie d'homme, alors que l'on
n'est plus Jean, fils de Pierre, élève à l'École Centrale,
mais Jean Bousset, ingénieur des fabrications chimiques.
LE PÈRE PERDRIX aGf)
11 leur restait pourtant un rayonnement de petite fille, cette
émotion qu'éveillent deux rayons de soleil dans une
source. Et maintenant ils gardaient une sorte de suppli-
cation pareille à la douceur d'un enfant nu.
— Oh! je sais tout ce que tu vas dire. Tu ne peux pas
me. donner raison, parce que tu n'étais pas à ma place, et je
ne puis pas condamner un mouv^ement de mon cœur. Tu
sais, je vous Tai écrit, que les ouvriers voulaient se mettre
en grève. Tout de suite, je me suis dit que c'étaient des
choses qui ne me regardaient pas parce que quand on fait
pour soi, il ne faut pas regarder plus loin. Mais François
Perdrix m'a tout expliqué.
— Ça, je te Tavais dit! s'écria Pierre Bousset. Quand tu
as voulu faire entrer François Perdrix dans ton usine, je te
l'ai dit : Les parents, il faut toujours les tenir à distance.
Ils s'en font accroire et des fois pour les excuser on est
conduit à commettre tout un tas de bassesses.
— Enfin, dit Jean, je n'ai jamais eu à me plaindre de lui.
Au contraire, il avait le cœur sur la main.
— Oh ! tous les soûlards sont comme ça. On dit : <r. Ils ont
le cœur sur la main » et on ne compte pas toutes les fois où
ils détournent les autres.
— Ah ! j'ai compris bien des choses, mon père ! Comment
expliquer tout ce que j'ai compris? Il y a des moments encore
où voir et comprendre, cela fait dans ma tête un bruit
comme si le monde n'y pouvait tenir en place. Je te le
répète, c'est François qui m'a fait comprendre. J'ai vu, des
soirs. Je lui disais : « Je m'ennuie, je n'ai pas même un
un camarade et je mange sur des tables d'hôtel un dîner
trop bien servi. » Il disait: « Viens chez moi ; tu ne sais
pas ce que c'est que de manger les bonnes choses parce
que tu ne travailles pas et que la faim fait partie du travail.
Tu mangeras la soupe avec nous et nous te dirons au moins
que tu es heureux d'en être où tu es, et de regarder l'ou-
vrier en faisant l'amateur. » Je lui disais : « Mais je tra-
vaille aussi! Voir, comprendre, analyser, être ingénieur!
Toi, ce sont tes bras; moi, c'est ma tête et mon cœur qui
peinent. » Il riait : « Ha! ha! ha! ha! ha! Quand je rentre
le soir avec la gueule sèche, et que je mange de la soupe, moi
•270 LA REVUE BLANCHE
aussi j'ai mal à la tête et je m'en fous que vous ayez mal
au cœur. Je suis las comme un loup. Qu est-ce que c'est
que ton cœur? »
— Oui! Ça il avait raison, dit Pierre Bousset. Moi, je ne
comprends pas du tout où tu veux en venir. Ah! tu as
compris bien des choses! Moi, je ne comprends qu'une
chose, c'est que tu es malheureux d'être trop heureux.
Et Jean parlait, avec des yeux bleus, comme une folie,
comme un ruban, comme un pompon sans cause dont une
fillette orna son front. Et toute une douceur sortait de son
cœur pour aller s'épandre en la chambre où les meubles
se renvoyaient des reflets, anguleux et cirés. Marguerite
écoutait, avec des mouvements, écoutait son père, comme
un enfant dont c'est Thabitude d'être guidé par ses parents.
La mère surveillait le chocolat, congestionnée, secouant la
tête et ajoutant son mot :
— Oui, oui, il n'a jamais été fait comme les autres. Tu te
rappelles bien que, dans le temps, on voulait le mettre à la
porte du lycée et qu'il aurait été trop heureux de se faire
nourrir ici à rien faire.
Cela arrivait à Jean comme une succession de mots per-
çants et qui traversaient tout son corps. 11 le secouait
parfois, dans un frisson, mais un calme immense, cette
ombre profonde qui tombe des belles pensées, l'entourait
bien vite comme un amour suprême, comme une protection
qui veille autour d'un berceau.
— Hier, j'étais dans le cabinet du directeur. Cest alors
qu'arriva la délégation. II me semble la revoir. 11 y avait
trois ouvriers. Ils avaient pris une chemise blanche et ils
venaient de se laver les mains. Tu sais comment les
pauvres entrent chez les riches. Il 5' avait un grand tapis
et leurs pas s'y posaient avec tant d'embarras qu'on sentait
au cœur des trois hommes une honte de chose écrasée.
J'avais déjà pensé à la pauvreté qui, sachant qu'elle salit,
se cache et n'ose pas même toucher un objet. Us disaient :
« Dame! Monsieur le Directeur, on nous envoie vous parler.
Nous, voilà plus de dix ans que nous sommes à Tusine.
Nous gagnons troisfrancs dixsousparjour.Cen'estpaspour
dire, mais nous avons des femmes et des enfants, et nos
LE PKBE PERDRIX '^'i
trois francs dix sous ne vont guère plus loin qu'un verre
de vin et une assiettée de soupe aux choux. Bien entendu,
vous avez aussi des frais, mais nous voudrions gagner
quatre francs par jour et, pour tout vous expliquer, il faut
que vous y consentiez ; parce que Targent donne du courage
à l'ouvrier. » L'autre les recevait avec cette assurance des
riches, assis tout droit dans un fauteuil et qui portent la
tête comme si elle dominait la vôtre. Il n'eut pas beaucoup
de mal avec son éducation, ses habitudes de maître, sa
stabilité de patron, pas beaucoup de mal à les troubler
tous trois. « Messieurs, dès maintenant, je vous dis : Non!
La Société n'a pas à tenir compte de vos volontés. Nous
vous payons trois francs cinquante par jour et nous esti-
mons qu'il vous appartient de baser votre vie sur votre
salaire. Quant à vos insinuations, j'emploierai tel moyen
qui me plaira pour fortifier votre courage. Du reste, nos
bénéfices ne sont pas ce que vous imaginez, vous qui
ne connaissez ni nos efforts ni nos désillusions. >/ C'est
alors, mon père, que je me suis senti ton fils et que je me
suis rappelé tes mains, ton dos qui travaille et les roues des
voitures. Les trois ouvriers semblaient trois enfants chez
leur père, avec des cœurs qui se gonflent et ne sentent plus.
Ah! je croyais bien être un ingénieur. Je m'étais imaginé
sur les bancs de l'école que ma tête était pleine de science
et que cela suffisait. Mais tout le sang de mon père, les jours
que j'ai passés dans ta boutique, et ces bouffées qui vous mon-
tent à la tête et semblent venir de bien loin, tout cela criait
comme une grimace, comme une serrure, comme une clé. J'ai
pris la parole : « Monsieur le Directeur, je les connais. Il y a
mon cousin qui travaillée l'usine. Comprenez-vous ce que
c'est, la vie des acides et celle du charbon? » Si tu avais pu
voir! 11 me regardait avec ses yeux, comme si de la glace
avait pris leur prunelle: ^f Monsieur l'ingénieur, je ne per-
mettrai ni à vous qui êtes un enfant, ni à eux qui sont
des ouvriers, un seul mot pour discuter mes paroles et mes
actes. Messieurs, vous pouvez vous retirer. ^ Je suis devenu
chien comme un chien libre. Une porte s'ouvrait d'un seul
élan. Nous avons du moins l'insolence, nous les pauvres,
et les coups de gueule, puisque leurs armes arrêtent nos
l'^'l LA HEVUE BLANCHE
coups de dents. Je suis parti comme eux. Ils baissaient la
tête et pensaient. Moi, j'ai crié. Je me suis retourné et j'ai
crié : « Merde! »
— Ah bien ! par exemple, je ne m'attendais pas à celle-là^
dit Pierre Bousset. On fait élever des enfants pour en faire
des bourgeois, pour qu'ils travaillent un peu moins que
vous. Ah! nom de Dieu, va donc leur demander une place
à ceux pour qui tu as perdu la tienne.
Autrefois, TUnivers semblait réel et solide et Ton n'avait
qu'à tendre la main pour en toucher les bornes. On pen-
sait : Encore quelques années, quelques années pour faire
quelques efforts, après quoi nous pourrons nous reposer.
Si le monde ensuite pouvait se figer, si les sentiments pou-
vaient se figer aussi dans nos cœurs, et notre vie se déli-
miter, avec tant de hauteur et tant de tour de poitrine.
C'est à cela qu'on reconnaît le bonheur. Pierre Bousset
distiit à sa femme :
— Voilà ce que c'est. Tu te rappelles bien ce que disait
madame Lartigaud, un jour où elle était soûle: ^. On fait
instruire les enfants et ensuite ils vous crachent au nez. »
D'ailleurs, le chocolat était prêt et la mère l'apportait
dans un bol, avec du pain grillé.
— Tiens, regarde. Si tu n'as pas assez de pain, je t'en
ferai griller encore.
Jean mangeait, ayant vingt-deux ans, et gardant de son
voyage du matin une secousse de wagon, de voiture et de
grand air. Il avait connu le chocolat, aux beaux dimanches
de son enfance; dans son estomac descendaient les cloches
fraîches, les nappes blanches, la communion de l'autel,
et ses douze ans passaient avec des récits. Il y a de bons
aliments, qui viennent d'autrefois et qui guérissent les
cœurs malades. Le père disait :
— Je ne sais pas comment il peut manger. Moi, les bou-
chées me resteraient dans le cou.
Ensuite on ne causa plus guère. Pierre Bousset était
assis, ses grosses mains sur ses genoux posées, gardant une
attitude étonnante et sans équilibre, comme une idée qui
fait mal et ne peut pas durer. La mère continuait à frotter
les meubles, en vieille machine dont les pas semblaient un
LE PÈRE PERDRIX 273
battement de piston, agrippée parfois à une armoire comme
une bête ridicule qui veut grimper aux murailles. Et la
petite Marguerite cousait encore, toute fondue, bonne petite
sœur et pleurant son frère, avec des larmes et des senti-
ments qui s'écoulaient et semblaient vider son cœur.
On dirait que quelqu'un vous est entré dans le crâne,
pèse au front, pèse à la nuque, veut vous faire éclater, ou
pénétrer jusque dans vos os. Pierre Bousset poussait de
grands soupirs : Ahan ! pour l'exhaler, pour s'en défaire
enfin, nom de Dieu! et pour qu'il vous reste à la poitrine
un peu de la liberté des hommes sains. Il disait:
— Ça m'appuie sur l'estomac.
Puis il retombait à son silence où les douleurs s'entas-
saient et gonflaient la peau de sa tête. Et lorsque Tune
d'elles surgissait et semblait la plus forte, il en apparaissait
une autre encore qui criait comme une chienne et se
débattait sans fin dans le mélange de tous les espoirs déçus.
Il parla pourtant! — « On a dû te payer avant de venir et
il doit de rester de l'argent. Il faudra nous le donner en
garde, parce que tu en auras besoin.»
On n'avait pas avec lui la ressource de penser qu'il était
économe. Gagnant quatre mille francs par an, étant garçon,
à quoi pouvait-il tout employer? Et il fallait bien croire, à la
fin du compte, qu'il était mj^stérieux et léger et s'attendre
aux combinaisons de cette folie qu'engendrent l'ignorance
du prix de la vie et le mépris de la valeur de l'argent.
Voici qu'au bout d'une année il vous apportait deux cent
cinquante francs, pas même la valeur de son dernier mois,
et qu'on le sentait vivre au jour le jour avec cette indiffé-
rence des gens qui n'ont pas envie de bien faire. Et c'était
triste, et il s'était trouvé châtié, et les autres en subissaient
la peine et l'avenir s'ouvrait devant vous comme une chose
à laquelle on ne peut pas s'habituer. De plus, il voulut
garder sur lui cinquante francs, au risque de les perdre et
l'on ne savait pas, ah ! véritablement l'on ne savait pas
comment le prendre. Et il n'y avait que cela à dire:
— Oui, avec toi on ne peut avoir aucune satisfaction.
C'est à ce moment qu'on entendit les gros sabots du père
Perdrix. Depuis l'année dernière ils avaient pris un grand
18
274 LA REVUK BLANCHB
poids et se heurtaient à tout dans la rue, car les pauvres
sont faibles et rencontrent des murailles. 11 venait, il était
là, sonore et creux, comme une machine à traîner des
sabots. Il ouvrait la porte. Il était sans assurance, comme un
parent pauvre, et s'expliquait en entrant. On ne se fait pas,
il s'en rendait compte. Il avait toujours peur de causer du
dérangement.
— Je l'ai vu monter. Ça me trottait par la tête. Je me
suis dit : Il ny a pas là, il faut que j'aille voir ce qui est
arrivé.
Puis il embrassait Jean avec un peu de déclamation,
exagérant son amour pour se faire bien voir. On lui racon-
tait tout et il disait déjà de François :
— Ce gars-là, je lui en veux. 11 n'est pas content de se
soûler, il faut encore qu'il invente des tas d'histoires.
Et il disait à Jean :
— Oh! mon ami, tu es un petit bêta. Moi, je suis un
vieux malheureux. Pourquoi t'en mêler? Il faut laisser les
malheureux pour ce qu'ils sont.
CHAPITRE II
Il y eut des temps pour le père Perdrix. Son chapeau
s'abattit encore sur ses lunettes, avec des bords frangés, et
son front de vieux loup s'évidait aux tempes et s'amaigrissait
comme une idée de famine. Il s'asseyait sur son banc,
pendant les étés successifs ; ses genoux lui serv^aient à
appuyer ses coudes, sa tête était basse et ses yeux s'amusaient
avec ses pieds. Il grattait le sol, d'un coin de son sabot,
après quoi il le pilait à petits coups de semelle. 11 faisait
des rainures, de larges rainures pareilles à des sillons ;
ensuite il s'essayait à les combler et cela formait des minutes,
puis des quarts d'heure, puis des après-midi.
Les premières pentes de la misère, lorsqu'il y tomba,
avaient talé ses fesses ; maintenant une vieille habitude les
gardait lourdes et tassées, et le bois du banc, qui les com-
primait, avait pris une amicale fermeté, une solidité de chose
sûre. La misère n'est pas un état définitif et qui 3ente le
LE VkKK PERDRIX ^75
malheur. D'abord, on s'assied et Ton pense au pain quo-
tidien, puis les jours, en nous le donnant, s'approchent de
nos cœurs ei les rassurent comme de bons amis. Le plus
mauvais moment, ce fut lorsqu'on le mit à la porte du bureau
de bienfaisance, parce qu'il se sentait vieillir et que les
années sont tremblantes. Alors, il connut tout. Sa vie bran-
lait comme un outH mal emmanché, et il ne pouvait y mettre
la main sans le sentir incapable et usé. Elle avait les flexions
d'une bête qui se dérobe, les coups de tête inattendus d'un
vieux cheval que la fatigue cabre une dernière fois et qui va
crever à cent lieues de sa mangeoire : « Tonnerre de Dieu!
pensait-il, j'irai me foutre à l'eau sans prévenir personne et
je noierai la gale que je porte, avant qu'elle ait percé mes
os. > Et puis, tout passa, et ses fesses reconquirent leur
aplomb sur son banc. Les idées lui remontaient; respirer,
— respirer seulement, — était bon, et s'asseoir, regarder
la rue, manger du pain sec, tout cela formait de la vie et le
mettait encore au milieu du monde parmi les plaisirs de l'air,
de la lumière et de la circulation des rues qu'on aime à voir.
Mais lorsque Jean Bousset fut là, il s'éveillait le matin :
« Pauvre petit gars, il viendra s'asseoir sur mon banc. »
C'étaient deux bons amis. Jean descendait, sur le coup de
neuf heures, ayant mangé la soupe : « Ah! te voilà, mon
frère!» Il se reculait et lui laissait une grande place. Ils
s'embrassaient toujours. Dans le temps, les bonnes femmes
disaient : « C'est joli, un grand garçon de son âge, de vous
embrasser comme ça. » Alors la journée commençait. Ils
gardaient souvent la tête basse, l'un et l'autre, et Jean disait :
« Il ne fait pas chaud, ce matin. » Le vieux répondait : « Ma
foi, non ! Je crois tout de même qu'on aura le beau temps,
parce que, quand ma jambe ne me fait pas mal, c'est bon
signe. » Jean dessinait sur le sol des rainures bien plus fines,
à cause de la semelle de ses souliers. Parfois, il dessinait des
triangles, menait les trois hauteurs et avait beaucoup de
peine à les faire concourir en un même point. 11 s'essayait à
tracer des circonférences, mais la chose est impossible parce
que le pied ne tourne pas.
Vers dix heures, passaitNénesse, le marchand de journaux.
Il avait une grosse tête et les jambes torses, et depuis si
longtemps on le voyait dans le pays, que les journaux avaient
^7^ LA REVUE BLANCHE
Tair d'une marchandise faite pour être vendue par des
gnomes. On lui demandait: «Eh bien! qu'est-ce qu'il y a de
nouveaudanstes journaux ?> 11 répondait: 4: Si vous croyez
que j'ai eu le temps de les lire !> Et l'on pensait : «Comment!
Il vend des journaux, et il ne sait même pas ce qu'il y a
dessus. > Jean achetait le Petit Parisien. Le vieux disait :
« Allons, frère, lis-moi les nouvelles. » Il aimait entendre lire
parce que cela le sortait de lui-même et lui faisait connaître
des choses que tout le monde ne connaît pas. Il se plaisait aux
« faits-divers » comme à une vieille illustration, comme à
une gravure en marge du livre de la vie II disait de la
politique : « Tu sais bien qu'on est tous les mêmes, qu'on
ne pense qu'à bien manger et tout ça, c'est à qui attrapera
le lard. ^
Le jeudi, lorsqu'arrivait le « Supplément du Petit Pa-
risien ^, le Vieux s'écriait : «Ah! on va voir les images ! >
Et c'est là-dessus qu'il se penchait en essayant de s'expliquer
les gestes : « Qu'est-ce qu'il fait donc, celui-là ? » Jean
répondait : « Tu ne comprends donc pas ? 11 est en train
de lever son couteau pour la tuer. > Le Vieux disait : « Je
vais te dire une chose, mon ami : faut-il qu'il y ait de la
canaille ! :«► Et il se penchait encore pour voir, pour apprendre^
avec une ignorance entêtée qui aspire la vérité dans les
journaux.
L'après-midi, Jean allait se promener dans la campagne.
Il rentrait vers les quatre heures et le Vieux le lui répétait
chaque fois : « Petit bêta ! Pourquoi as-tu été te promener
au moment de la grande chaleur? >/ Pendant tout ce temps-
là, le Vieux sentait qu'il avait mal à la jambe. Ça l'avait
pris d'une drôle de façon. Et puis c'était bien fait, parce
qu'il faut être plus fier qu'il ne l'avait été. Un jour,
Monsieur Edmond lui avait envoyé quelqu'un : « Père
Perdrix, Monsieur Edmond vous demande si vous voulez le
rouler dans sa petite voiture. Son domestique est occupé et
ne peut pas lui faire faire son tour de jardin. )^ Mon Dieu 1
il y alla. C'est bien vrai que Monsieur Edmond l'avait rayé
du bureau|de bienfaisance, mais dans la vie on n'a pas tou-
jours le droit d'être difficile. Il y alla comme un grand
câlin, avec de ces paroles qui adoucissent les angles des
riches. L'autre avait tellement mangé depuis un an que les
LE PÈRE PERDRIX 277
couches de graisse s'amoncelaient et que, jour par jour, on
aurait pu les compter. On le roulait comme cela, assis dans
une petite voiture, dans les allées de son jardin. Il s'était
mis aux fleurs et jamais on n'aurait pu supposer, lui qui
était un bourgeois, qu'il montrerait tant de patience et
tant de minutie. Il y avait presque toujours un jardinier
auquel il donnait des conseils et qui lui répondait : « Oh
dame ! Monsieur Edmond, je crois bien que vous vous y
connaissez mieux que moi ! )î^ C'était un jardin embêtant,
avec des allées qui descendaient trop. On était obligé de
retenir la voiture de toutes ses forces. Des fois, le Vieux
en était éreinté, avait envie de tout lâcher, d'abandonner
le bourgeois au casse-cou et disait doucement en lui-même :
« Tue-toi donc, va ! Il n'en crèvera toujours pas pour bien
de l'argent. >/ Un beau jour, il avait senti quelque chose
qui pétait dans sa jambe, et depuis ce temps-là elle était un
peu rouge, avec des espèces d'écaillés blanches. Il est vrai
qu'il avait des varices.
On ne peut pas toujours penser au mal quand on est
ouvrier. Assez souvent, la Vieille se plaignait et le Vieux
lui répondait : «: Tu as donc bien peur de mourir! )^ Mais
quand même, certains jours ça le piquait et d'autres jours
ça le démangeait, et il se fût gratté jusqu'à se mettre la
jambe en feu. Il en arrivait à ne plus supporter son bas. La
Vieille dit : « Voilà ce qu'il faut faire. Tu te laveras bien ton
mal tous les matins pour le rafraîchir et ensuite tu mettras
de la poudre d'amidon pour le sécher. Et puis je t'entourerai
la jambe avec de la toile pour que ton bas ne pique pas. »
Tous les matins ce fut la même chose. Il lui semblait que
ça adoucissait un peu. Alors il recommençait le soir, dans
l'espoir que la guérison viendrait deux fois plus vite.
Monsieur Edmond le recevait gentiment, largement, et
allait jusqu'à lui payer la goutte. Visiblement, il ne se sou-
venait de rien. Du reste, il n'avait pas la rancune longue et
gardait au cœur une certaine légèreté qui lui venait de son
bon estomac : « Ah! ah ! père Perdrix, c'est vous. Et la
santé? >^ — ^< La santé ? Ça ne va pas. On dirait que ma jambe
veut s'en mettre. > Monsieur Edmond avait encore le cœur
plus léger lorsqu'il s'agissait des maladies : « Ne faites donc
pas attention. Ce n'est rien. » Dans sa petite voiture il était
^7^ LA REVU£ BLANCHE
assis ; son dos était un monde, son ventre formait deux
étages, et le rouler semblait une fortune qu'on ébranle, qu'on
roule et qu'on respecte. Pourtant il y avait entre eux ce
bureau de bienfaisance, cette histoire que le Vieux voyait
comme une chose et qui lui donnait des pensées : « Je pousse
ta voiture, tu me causes, tu es bien aimable aujourd'hui. » Et
dans le fond de son cœur, il entendait des cris de chiens qui
ne voulaient pas se taire, montaient et voyageaient sur le
jardin.
De la poudre d'amidon naquit une croûte qu'il lavait avec
précaution, et lorsque cette croûte tombait, en petites
plaques, la peau de la jambe apparaissait tout comme avant.
Par une dérision dernière cette seconde peau brûlait, il y
fallait mettre un peu de poudre d'amidon fraîche, après quoi,
la troisième peau apparaissait comme un feu souterrain. Et
l'on voyait les bases profondes du mal, et Ton pensait à une
pourriture intérieure qui sortait par couches et s'accroissait,
pareille à une mauvaise fortune qui s'accroît en mangeant
les pauvres. Il l'entourait d'une bande de toile très serrée
que ne pouvaient traverser que quelques piqûres ou
quelques démangeaisons et grâce à laquelle sa jambe
semblait neutre comme un rouleau de toile. Il la traînait,
son sabot était moins d'aplornb à son pied, et le bruit de
ses pas se ressentait de la pesanteur d'une mauvaise jambe,
de la sonorité d'une colonne de bronze.
Et voici qu'il poussait cette voiture et que chaque effort
résonnait dans son jarret. Il y avait des cris qui lui
montaient tout seuls comme si sa jambe eût été pleine de
soupirs : Aïe ! Et il roulait le bourgeois avec lourdeur, et
il se faisait à lui-même l'effet d'une vieille pierre que l'on
force à plier : « Y a ma sacrée jambe qui m'en fait voir de
toutes les couleurs. 3^ L'autre était un médecin. C'est vrai
qu'il était impotent, mais on sentait sa graisse pleine de
bonne santé. Il y a la bonne nourriture, mais aussi bien il
connaissait les remèdes et pouv-ait réduire une maladie à
presque rien. Le Vieux exagérait encore devant Mon-
sieur Edmond et, bien que son genou fût libre, pendant des
soirées entières il simulait l'homme à la jambe raide. Il allait
jusqu'à dire : <{, Je n'ai pas pu fermer l'œil de la nuit. Ma»
jambe me cuit comme si elle le faisait exprès. > Il dormait
LE PÈRE PERDRIX ^79
d'ailleurs d'un gros sommeil, excepté le matin. M. Edmond
avalait des drogues. Le père Perdrix disait : «Si seulement
je savais ce qu'il faut prendre ! » Et l'autre le regardait avec
ses yeux luisants de riche, faisait fonctionner sa pomme
d'Adam et avait toujours l'air d'avaler de bons repas. On ne
sait pas ce qu'il pouvait penser. Il ne se rappelait peut-être
même plus qu'il était médecin. Nom de Dieu! ce n'était pas
bien malin. Il n'aurait eu qu'à dire une bonne fois :
« Montrez-moi donc votre jambe, je vous dirai ensuite ce
qu'il faut faire. »
Il y avait un autre médecin, mais les bourgeois sont
tous les mêmes et veulent qu'on les paie. Dans le temps
où vivait le père Pinet, le sorcier, on était bien plus tran-
quille pour les maladies. On lui disait : ^. Hé, sorcier!
Entre donc un coup. > C'était un vieux radoteur, mais
souvent il tombait juste et dénichait le remède. On en
était quitte pour lui offrir une goutte de deux sous. Le
nouveau médecin avait Tair d'un bon garçon. C'était un
petit homme rond, bonne mine, décidé, mais ça ne sait
pas se mettre à la portée du monde. Le tarif était de qua-
rante sous. Le Vieux se rappela quelque chose qui lui
donna à réfléchir. Un matin qu'il était sur son banc, Paul
Lartigaud arrive et lui dit : « Vieux, vous ne pourriez
pas me prêter vingt sous, je vous les rendrai demain. »
Qui est-ce qui se serait méfié? On a toujours vingt sous
dans son armoire. Enfin, de jour en jour, ce garçon qui
avait peut-être huit cent mille francs de fortune, chevaux,
voitures, et qui n'avait pas besoin de travailler pour être
sûr d'avoir du pain, ce gars-là ne parla jamais de rien et
le Vieux, par bêtise, n'osa jamais rien lui demander. Il
se soûlait tous les jours, il buvait des amers picon, il res-
semblait à un gobe-mouches.
Ces vingt sous-là, le Vieux se les remémora bien des
fois. On a souvent dépensé vingt sous dans la vie et plus
tard on s'aperçoit de ce qu'est une petite pièce blanche et
de la place qu'elle tient en nos petits bonheurs. Mais
celle-ci restait quelque part avec une force inconnue,
des rayonnements d'argent chaud et le Vieux, en penchant
la tête, la sentait. Il lui sembla bien vite qu'elle reposait
en terre, là où les chers souvenirs sont enfouis, et il ne
28o LA a£VU£ BLANCHE
pouyait pas la chasser de lui-même. Avec vingt sous de
plus, elle eût'fait quarante sous. On eût appelé le médecin.
Il eût dit : « Père Perdrix, voilà ce que c'est! » Et la jambe
eût marché, comme par le passé, et Ton aurait eu du plaisir
à vivre, et Ton ne sait pas ce que Ton ne peut pas faire avec
deux jambes.
Jean lui disait : <^ Tu as l'air encore tout pensif! » Et lors-
que Jean parlait ainsi, le Vieux n'était déjà plus pensif. Ils
n'avaient pas de bien longues conversations parce que dans
la vie on ne peut que répéter les mêmes choses. Jean restait
parfois à Textrême bout du banc, aimant à sentir s'im-
primer en ses fesses les angles du bois. Cela, le Vieux ne
pouvait pas le comprendre. Il disait : « On dirait que tu
as peur de t'asseoir. Approche-toi donc, y a de la place.. »
Pierre Bousset disait à son fils : «: Vous êtes au même
point tous les deux, aussi feignants l'un que l'autre. > La
mère répliquait : ^{ Dans le temps, il aimait lire. Essaie
donc, maintenant, de lui faire ouvrir un livre. » Et la petite
Marguerite, un peu plus conciliante : k Cest bien vilain,
mon Jean! »
Vraiment, lui aussi, il nV avait que sur le banc qu'il se
plaisait. Septembre et octobre furent deux mois de beau
temps où les ombres étaient un peu plus grises et flottaient
comme une âme. Les beaux moments du jour pénétraient
sous la peau, dans la poitrine, et l'on se sentait au cœur
je ne sais quoi qui roucoulait. Ils étaient deux vieux de
l'automne, deux amis du fond de la vallée où bientôt les
jours seront froids, et ils s'entouraient alors d'une tendresse
bonne et douillette. Ils n'en parlaient même pas. Le Vieux
s'éveillait à des jours inconnus, à des jours qui n'étaient
pas des jours et qui entraient jusque dans les os de son
dos. Il aurait tant voulu lui donner du plaisir et lui rendre
un peu, mon pauvre petit! quelque bon service, quel-
qu'un de ces services qui vous marquent pour la vie et
vous font dire : a: C'est ce pauvre Vieux qui m'a causé
tout mon bonheur. >/ Il aurait voulu trouver des mots. 11
pensait : ''< Je connais la vie, si je pouvais arriver à lui
apprendre tout ce que je sais! »
Il avait une idée de derrière la tête et parfois s'en entre-
tenait discrètement avec lui-même. Pourtant, il se rendait
LE PÈRE PERDRIX a8l
compte que ce n'est pas une vieille bête qui peut mener,
dételles choses. Il avait remarqué, lorsqu'il allait chez Mon-
sieur Edmond Lartigaud, que Georgette lui demandait :
« Eh bien! et le petit JeanBousset, qu'est-ce qu'il devient?)^
Un jour que Jean se trouvait là, il avait encore remarqué
que Georgette tournait autour de lui et s'essayait à l'en-
traîner à l'écart. La jeunesse trouve cela naturel, parce
qu'à cet âge Ton vit au milieu de toutes les occasions et
l'on n'a pas assez d'expérience pour les choisir. C'était une
fille qui n'était peut-être pas très jolie, ayant la peau un
peu noire, mais toutes les femmes se valent pour ce qu'on
en fait. Il disait à Jean : « Tu es comme les autres. Je vais
te donner un conseil : j'en connais une qui serait ton
affaire. )^ Il devait être bien naïf pour n'avoir pas l'air de
comprendre.
Il arriva plusieurs fois, alors que le Vieux devait rouler
Monsieur Edmond, que Jean se trouvait là et les accompa-
gnait dans le jardin. Monsieur Edmond se plaisait à causer
avec lui parce qu'il était ingénieur et qu'un titre sert de
sanction aux paroles que l'on prononce. Et puis sa grande
jeunesse vous relevait vous-même : on pouvait lui donner
tort. Monsieur Edmond disait : «Je vois bien ce que tu as
voulu faire. Tu es un socialiste, quoi! Moi, je ne vais pas
chercher si loin. Le père Perdrix, par exemple : quand je
lui dois des sommes comme quatre francs dix sous, eh bien !
je lui donne cent sous. Voilà ce que j'appelle du socialisme !
Et je lui paye encore la goutte. >/ Monsieur Edmond par-
lait, Jean lui répondait et le Vieux pensait : «Oui, oui!
parle. Cest l'enfant d'un ouvrier, mais il en sait plus long
que toi. » Au fond, il était fier de les voir ensemble, se rat-
tachait à Jean, se rappelait qu'il était son oncle et s'agran-
dissait comme l'égal d'un bourgeois.
Mais il y avait mieux que cela. Causer est bien; mais il
faut aussi profiter de sa jeunesse. Le Vieux avait envie de
crier : « Enfin, fous donc le camp! Ta place n'est pas ici. Je '
te dis qu'elle cherche le mâle! >/ Le fait est que Georgette
essayait de l'attirer du côté de la cuisine et ensuite, elle
l'eût emmené dans les chambres où n'entrait personne.
Un jour, sur le banc, le Vieux lui posa catégoriquement
la question : « Que tu es bête, mon pauvre ami! Moi, à ton
282 LA REVUE BLANGHB
âge, j'aurais grimpé les murs. Une fois, j'ai fait ça dans la
neige. Voyons, mon ami, réfléchis un peu. Voilà une
gamine qui aura plus tard quatre cent mille francs. Pro-
fites-en. Une fois que le père le saura, il sera trop heureux
de te la donner en mariage. Ne crois pas qu'il la placera
comme il le voudra. Il est riche, c'est vrai, mais aucun
bourgeois ne voudra de la fille, à cause de la mère. >
Jean répondait : € Non, non, je ne veux pas ! D'abord
elle ne me dit rien. Et puis elle court après moi et ensuite
elle courra après d'autres. 2^ Le Vieux disait : « Et quand
même ? Une fois que tu auras l'argent, tu te moqueras pas
mal de la femme. » Et il était en colère au fond de lui-
même. D'ailleurs dans la vie on ne fait jamais ce que Ton
veut.
Il vint un jour, où les idées s'en allèrent, où ce qui était
une pensée ne fut plus une pensée, où ce qui était un
homme devint un pauvre et un malade et où ce qui était
une jambe douloureuse emplit le monde comme une croix
du Calvaire. Il vint un jour où cela bouchait le ciel et
pesait sur toute la terre, avec le poids des épaules qui
succombent, avec le cri des angoisses animales, avec
le râle des races sous le joug. Ce fut comme si le
Déluge vous remontait dans le sang et comme si
les grands oiseaux noirs pendaient des nues pour tom-
ber dans les eaux. Il le voyait monter. Il y avait bien plus
de quarante jours qu'il pleuvait, l'humanité tout entière
était emportée par les ombres et pourrirait comme un
morceau de limon.
Car le mal de sa jambe avait des accents et menait une
bien autre douleur. On ne connaît pas le travail des idées.
Elles ronflent sous^-otre tête, on se dit : « Oh ! cette musi-
que ! J'ai le crâne qui va péter. > Puis un jour ce n'est pas
le crâne qui vous pète, vos idées deviennent comme aiguës,
comme pointues et ça y est! Il y eut une éclaircie. Mais...
est-ce qu'on ne sera pas obligé de me couper la jambe ? Il
la sentait on ne sait comment, toute gonflée, et les veines
en y portant du sang bourdonnaient, formaient aussi leur
drôle de musique, et de la tête aux pieds il n'était qu'un
ronflement, une cage à mouches, un pauvre que la misère
LE PÈRE PERDRIX 283
travaille. Et il était sûr qu'on allait être obligé de lui cou-
per la jambe.
Il s'asseyait sur le banc, il baissait la tête bien davantage
et bien plus longtemps. Le dos lui en faisait mal lorsqu'il la
relevait. Autrefois, avec le coin de son sabot, il traçait des
rainures, s'amusait à des entrecroisements de lignes et se
laissait guider par quelque fantaisie de ses pieds. Mainte-
tenant, des deux sabots à la fois, il grattait le sol, remuait
la terre, manifestait une dernière rage à tout dégrader autour
de lui et disait en se levant : « Le diable m'emporte ! On
dirait qu'un cochon se couche là où j'ai passé. »
Il n'aimait pas grand monde d'ordinaire, mais cette fois-ci
il n'aimait plus personne, car la misère parlait à grande
bouche, et parlait tant, qu'on n'entendait pas d'autre voix
vivante. Jean venait s'asseoir. Le Vieux lui gardait un sen-
timent qui restait dans un coin de sa tête, qui ne faisait pas
de bruit et qu'il sentait exister comme une chose que l'on
ne voit pas mais que l'on sait exister. Celui-là seul, il pou-
vait le supporter. Ah ! il y avait bien des bavards qui se
campaient auprès du banc et qui vous faisaient maudire la
vieille habitude que l'on a de causer avec les gens. Il est
triste d'être un homme civilisé et de ne pas clouer les becs.
Il y en avait qui restaient campés des quarts d'heure ;
il avait beau leur répondre d'une voix malhonnête et cou-
per les branches du discours, ils vous suçaient, vous arra-
chaient mot par mot, pensée par pensée, voulaient vous
forcer à descendre dans votre cerveau comme s'il y avait de
la place pour tous les passants. Mais Jean était un ami, quel-
que chose comme une partie de vous-même dont on ne
s'occupe que lorsqu'on en a l'envie. Ils restaient l'un à côté
de Tautre et goûtaient ce privilège qu'ont les cœurs unis de
ne pas se demander de paroles. «Ah ! cher^ enfant, reste là
sans rien dire : C'est ton Vieux. Vois-tu, quand jeté sens à
côté de moi, je sais bien que je suis un malheureux, mais
quand même il me semble qu'il y a du changement. > 11 lais-
sait alors toute sa tête s'en aller, son cœur gonflé couler
dans sa poitrine et répandre ce sang noir qu'ont les pau-
vres. Et toute sa jambe s'en mêlait et garnissait ses
sentiments, et elle était grande et essentielle, et il y avait
des moments où elle lui remontait sous le crâne et
284 LA REVUE BLANCHB
s'installait comme une jambe pourrie à la place de son
cerveau.
Monsieur Edmond mourut, et il était temps parce que le
Vieux n'aurait pas pu continuer à pousser sa voiture. Il
mourut tout d'un coup, une veine se cassa et le médecin dit
qu'il avait la peau des veines dure comme un tuyau de pipe.
M^arie-Louise pleurnichait, à moitié soûle encore : ^ Mon
Dieu! Qu'est-ce que je vais devenir! > Elle n'avait pour-
tant pas besoin d'être en peine, avec sa fortune. Paul et
Georgette avaient la larme facile. D'ailleurs on dut chercher
Paul un peu partout avant de le dénicher dans la boutique
d'un épicier qui vendait de l'eau de vie et dont la fille avait
seize ans. Il n'en profitait mcme pas et tout le monde se
moquait de lui parce qu'il frôlait les femmes et ne savait
pas reconnaître l'instant où l'on peut entrer la main sous
leurs jupes. On demanda au Vieux d'habiller le cadavre et
il regardait ce corps tout nu, cette bonne graisse des bons
repas, cette viande moelleuse des bourgeois qui se passent
la main sur le ventre en sortant de table, lisseraient à tuer
si l'argent les empêchait de mourir.
Il y eut un enterrement avec un corbillard, le sous-préfet
et des discours. Des Messieurs en chapeau haut de forme
serraient la main de la veuve. Elle était gonflée par les lar-
mes, plus rouge encore, le visage tavelé, la peau pleine de
vin rouge et de vin blanc. Ça allait fiiire une drôle de mai-
son, maintenant que l'homme n'était plus là. Quelque gars
viendrait qui soûlerait lanière, qui sauterait la fille. Ça se
battrait, ça danserait, on ramasserait toute la crapule du pays
et Paul crèverait dans un coin, avec sa bronchite, avant
d'avoir tout bu. On verrait la fin des huit cent mille francs
du père, les domaines vendus, des batailles à s'arracher les
cheveux, des repas où mangeraient tous les cochons d'alen-
tour. Il y aurait de tout ; c'étaient des femmes à montrer
leur derrière,à jeter des billets de cent francs, à insulter les
gens par la fenêtre et ensuite à les faire boire. Et un beau jour,
la nichée filerait sur Paris en laissant partout des dettes.
C'est alors que sa jambe eut de l'importance. 11 n'avait
même pas à baisser les yeux, on eût dit qu'elle pesait sur'
LE PÈRK PERDRIX a85
ses paupières. Autour de sa tête elle pendait du ciel, se
balançait, restait parfois tout à portée de son regard avec
sa peau rouge, ses écailles blanches, et se gonflait comme
des pensées qui s'accumulent et battent les tempes. Elle lui
sortait à chaque parole : 4c Ah ! la sacrée garce !» Et ce mot
de garce s'accroissait à son tour comme la substance d'un
mal sans repos. Il disait encore : « Elle est là, sur moi, et il
faudra bien qu'on m'en débarrasse. » 11 paraît qu'on vous
coupe la jambe avec des scies et des couteaux. La scie
entame un os, de ses dents pointues, et continue sa route
avec ce cri des scies qui vous remonte aux mâchoires. Le
plus mauvais moment est celui où elle atteint Ja moelle, et
où la douleur vous fait croire que c'est vous-même que Ton
scie. Et puis les grands couteaux dans la viande comme
aux mains des bouchers, si tranchants que l'on craint que
celui qui s'en sert n'aille se couper les doigts. Et il vous
reste une plaie ronde où l'on aperçoit le sang qui pisse,
le contour blanc de l'os et la moelle rose qui à l'air d'un
suintement.
Ce fut par un de ces soirs secs où le vent a la couleur des
murs et pénètre aux profondeurs des consciences. Le ciel
ne veut pas s'approcher, la rue lui ressemble, et de la terre
aux nues c'est un espace que l'automne envahit, depuis
septembre jusqu'aux neiges, jusqu'à la fin du monde. Il est
dur d'être bon et l'argent reste accroché aux poches avec un
aif de pauvre chose honteuse. Le banc tout entier était fait
avec du bois mort, avec les planches des beaux arbres que
l'on abat. Jean mâchonnait une pensée, la retournait et gar-
dait l'hésitation de ceux qui n'osent pas et s'en tiennent aux
pensées. Parfois un geste agaçant s'essayait à la décrire,
puis se taisait comme un homme que la destinée arrête
avant sa fin. Vraiment, le Vieux n'avait pas l'air d'entendre.
Ah ! pourquoi ne faisait-il pas la moitié de la route ? Nous
sommes des compagnons, et des silences nous séparent,
bien plus grands que toutes les lieues, car nous doutons
du fond de nos cœurs. Pourquoi ne pas comprendre ce que
nous n'osons dire? Il y a des kilos sur nos langues, et les
belles pensées ont les bras délicats.
2i86 LA REVUE BLANCHS
Jean se leva pourtant et, prenant une des mains du
Vieux, la soulevait du genou sur lequel elle reposait, Ten-
traînait à sa suite, et la sentait lourde comme une charge,
comme le brancard d'une voiture pleine de pierres. Il dit
tout d'un coup':
— Ecoute! Viens à la maison. C'est une chose que je ne
veux pas te dire sur le banc.
Le Vieux se laissait ébranler. Il avait cette obscure doci-
lité des pauvres que la vie mène à son gré. Ils entrèrent.
Jean s'asseyait, puis il semblait tout raide.
— Moi, je veux que tu te soignes. Ça n'est pas une
grosse affaire. J'ai plus d'argent que tu ne crois. Et puis tu
vas être obligé d'acheter des remèdes. Prends donc ces vingt
francs. Tu sais bien ce que c'est : c'est autant d'argent que
je ne dépenserai pas. Tiens ! D'ailleurs, tu n'as besoin d'en
parler à personne. Je m'en vais, parce que ce soir nous de-
vons manger la soupe un peu plus tôt.
Il n'attendit pas davantage.
Alors, les vingt francs étaient tout à coup sur la table et
s'y posaient avec force comme si l'on avait acheté pour
vingt francs de choses pesantes. Ils avaient ce toucher plus
solide qu'ont les pièces d'or et cette ardeur inespérée des
guérisons à grandes guides. On sent que cela se prolonge
par un médecin dont les mots ont la valeur de l'argent.
Puis il vit tout sans aucun doute, et sous ses lunettes il
posait ses yeux, regardait l'effigie de Napoléon, les coins
bien frappés, et pompait l'or goutte à goutte avec sa force,
sa chaleur et son éclat.
On ne sait pas ce qui arrive. Les nuages blancs, les nuées
grises, l'étendue du temps, le cœur qui passe, la tête qui
penche; il mit son front dans ses deux mains, ensuite il se
rendit compte de ses lunettes et, les levant au dessus des
sourcils, les yeux entre ses doigts, il sentit deux filets
tièdes qui coulaient sous ses paumes, qui débordaient aussi
et arrosaient le dessus de sa main. Il y avait de la chaleur
et du sel.
Un peu plus tard, la Vieille revint du cresson.
— Tiens, dit-il, c'est ce pauvre petit!
Elle s'assit sur le banc très bas. Elle avait l'habitude de
se fourrer le poing sous le menton et remuait la tête, vide
LE PÈRE PERDRIX 287
agacée du repos, et donnant quand même un peu de ses
gestes aux meubles de la maison. Elle ne put absolument
rien dire, battit largement des paupières du côté du Vieux.
Son poing, sous son menton, poussait sa tête en arrière,
la comprimait un peu et semblait exprimer des regards du
fond de ses yeux comme si toute son âme lui remontait à
la face.
Le lendemain matin, on le fit venir. Il était rouge de
plein air et de bonne nourriture, sa science de médecin lui
donnait des mouvements brusques et se montrait dès
rentrée, décisive et angoissante un peu. On déroula les
linges qui entouraient la jambe, on eût dit que la peau était
moins enflammée que d'ordinaire. Il se pencha, regarda
par en dessous, appuya son doigt à plusieurs places, après
quoi il demanda de Teau pour se laver les mains. Il dit:
— Je vais vous écrire une ordonnance* Que voulez-vous,
mon pauvre père Perdrix? Les maladies des riches ont leurs
privautés. On pourrait bien vous guérir, mais ça serait long
et surtout ça vous coûterait cher. Ceci empêchera le mal
de gagner du chemin. Pour le reste, il ne vous fera pas
mourir. Croyez-moi, à votre âge, votre jambe durera autant
que vous.
On lui donna quarante sous, puis il partit tout simple-
ment, parce qu'il y a d'autres malades dans les villes.
(A suivre.) Charles-Louis Philippe
In-
i
h
fi
La dernière étape de M. Bour^et
La crise nationaliste est passée. L'esprit nationaliste survit. Sûrs de
le voir reparaître sous des formes nouvelles, nous devons en dresser le
signalement si précis, que nul déguisement ne puisse nous abuser.
C'est dans le dernier roman de M. Paul Bourget que cet esprit offre de
lui-même l'image la plus sincère, la plus complète, la plus systématique.
« Tous ceux qui disent les mômes choses ne les disent pas de la même
sorte... Il faut donc sonder comment une pensée est logée en son auteur,
comment, par où, jusqu'où il la possède. » M. Bourget n'a pas eu
besoin d'être converti, ni même averti par l'Affaire; elle a seulement
hâté ce qu'il appellerait la malnralion de sa pensée. Parce que le fait
éveillait en lui des réflexions toutes prêtes, et parce qu'il n'était point
homme à s'étourdir, à s'enivrer d'action, seul ou mieux que personne il
il a su déveh)pper « une suite admirable de conséquences ». Mieux que
le chauvinisme timide de M. Lemaître. mieux que le réalisme semi-
rationaliste de MM. Maurras et Barres, son culte de la Tradition nous
\ fournit le type même du Nationalisme intégral.
[■ Joseph Monneron et Victor Ferrand sont deux professeurs, anciens
f- condisciples à TKcole Normale. Mais chez Ferrand, fils de bonne race
î ■ bourgeoise, catholique et disciple de Le Play, les certitudes religieuses
; . se doublent des fortes certitudes traditionalistes ; il réalise le type de
; u ces existences pleines et complètes, nobles et équilibrées, riches de
passé tout ensemble et d'avenir. » Monneron, fils de paysans, libre-
; penseur, démocrate, irréaliste, est « le fonctionnaire mal marié,
mal établi dans l'existence, mal renseigné sur les lois du monde
moral et social, et résolu à ne pas reconnaître ses erreurs, pour ne pas
■• désespérer. » Sa famille a grandi trop vite « au rebours des lois fonda*
mentales des sociétés saines. » Le défaut de fermes principes, d'habi-
tudes héréditaires se marque chez le fils aîné, Antoine, par le déchaine-
nement des convoitises; chez la fille, Julie, naturellement candidate à
Sèvres, par un abandon trop facile à la tentation amoureuse; et, chez le
jeune Gaspard, par des allures de petit voyou. Seul, le second fils, Jean
Monneron, méritera de « guérir la France en lain. S'il fut l'élève de
son père, s'il reste l'ami du juif Crémieu-Dax, avec qui il fonde une Uni-
versité populaire : YUnis>ersUê Tolstoï/, TU. T., — dépendant de Fer-
rand par les enseignements et par les entretiens qui les prolongent, il
est préparée comprendre les levons de la Science des Mœurs ou Phy-
sique Sociale. Il aime Brigitte Ferrand, et ne pourrait l'épouser qu'en
devenant catholique ; il craint de confondre le cri de son amour avec
l'appel de la foi ; joint au respect (^u'il garde pour son père, ce beau scru-
pule empêche sa conversion. Mais Dieu l'amène au but par la voie dou-
loureuse : Le malheur, qui « démontre l'idée fausse, comme la maladie la
fausse hygiène », le malheur accable tous les siens. Julie est depuis
LA DERNIÈRE ÉTAPE DE M. BOURGET '289
deux mois la maîtresse du marquis socialiste Rumesnil ; Antoine, pour
séduire une demi-mondaine, a fait des détournements et des faux. Tout
à coup la crise éclate. Et, tandis qu'Antoine risque une double tentative
de chantage auprès de l'amant de sa sœur ; tandis que Julie enceinte se
sauve de l'avortementparun essai d'assassinat et de suicide ; tandis que
rUnion Tolstoy, en huant Tabbé Clianut, « révèle enlin l'inanité de son
principe, et présente lesauva^^e aspect réservé à notre malheureux pays,
si jamais les imbéciles doctrines du socialisme y triomphent, celui d'un
asile d'aliénés débarrassé de ses gardiens »; tandis que Joseph Mon-
neron reconnaît, à la chute de ses deux enfants, la banqueroiite de sa
carrière et de sa philosophie, — le brave, le digne, le généreux Victor
Ferrand, bien assis sur ses croyances, et sur « le tranquille loisir intel-
lectuel que lui assure le long passé bourgeois de son opulente famille »,
est heureusement là pour ouvrir sa bourse et son cœur, pour accabler
d'un pardon admirable son adversaire à demi repentant, pour marier
Jean à Brigitte, dût-il môme ne point se convertir. Mais, instruit par les
faits, Jean se déclare catholique. Et Ferrand conclut :
— Il n'y a pas de transfert subit de classes, il y a des classes, du moment
qu'il y a des familles, et il y a des familles, du moment qu'il y a société... Pour
que les familles grandissent, il faut de la durée. Elles n'arrivent que par
étapes. La nature, plus forte que l'utopie, force toutes les fiimilles qui
prétendent violenter ses lois à faire dans la douleur cette étape qu'elles
n'ont pas faite dans la santé.
M. Bourget est donc nettement réactionnaire ; je ne lui applique
pas ce mot comme une injure, il le prendrait lui-môme comme un titre
d'honneur. On ne saurait plus franchement que lui chercher dans le
passé un modèle pour l'avenir, ni proclamer plus hautement (jue l'hu-
manité dévoyée doit repasser sur ses propres traces pour retrouver
Tordre éternel. Cette « circulation lente des familles » dont était fait le
régime social de la vieille France, il doit, pour l'observer à l'état pur,
sauter non seulement par dessus la Révolution, mais par delà le xviiio et
le XVII* siècles, où déjà ce régime était faussé; #t je crois bien qu'il
remonterait en vain, par delà Vercingétorix, aux castes mal fixées de
VKgypte et de l'Inde. L'erreur qu'il combat n'est pas spécialement
française; elle s'étend à tout le monde moderne et civilisé : à la Russie,
où la hiérarchie du tchin laisse trop de place au mérite personnel; à
l'Angleterre, indiilgente aux self-- ma de m en; à cette Amérique, dont
ridéal semble être de favoriser à tout prix l'élévation immédiate des
plus capables. Carlyle ne s'accorde-t-il pas avec Emerson, pour faire
gloire à Napoléon de cette phrase prometteuse : « la carrière ouverte aux
talents»?... D'ailleurs, conséquent avec sa pensée, M. Bourget ne
s'arroge pas le droit de démolir le bloc des traditions, d'en choisir une
partie, de repousser le reste. Son livre est comme un complet répertoire
des arguments et des thèses réactionnaires. Chaque thèse est par lui
poussée à l'extrême. Catholique, il Test, il veut l'être plus et mieux que
les abbés démocrates : car, se refusant à lire dans l'Evangile la devise
révolutionnaire : Liberté, Egalité, Fraternité, il y voit inscrits (c'est
lu
29<) LA REVUE BLA.NXHB
avoir de bons yeux) trois mots qui sont précisément le contraire; Disci-
pline, Hiérarchie, Charité. Monarchiste, il Test plus que le Roy, d'une
façon peu conforme à Tesprit séculaire de la famille d'Orléans ; car,
sans concessions à 1 esprit moderne, il rêve d'une monarchie toute
aristocratique et cléricale. Il est assez piquant que le prétendant au
tnme ait cru devoir applaudir un programme que lui-même n'oserait
appliquer, que signeraient peu de ses partisans.
L'Etape n'est pas rien qu'une profession de foi ; c'est une démonstra-
tion en règle. Un Anatole France ne transporte dans le roman des
idées sociales que pour les incarner en types fins et précis. Un Zola
même, avec ses allures dogmatiques, illustre ses théories bien plutôt
qu'il ne les prouve. C'est pour M. Bourget que semble être inventé l'ex-
pression de roman expérimentaL Dans V Etape comme dans le Disciple^
il s'agit bien de soumettre une hypothèse au contrôle des faits, — ou,
mieux encore, d'instituer une expérience « cruciale » qui tranche le dé-
bat entre deux hypothèses. C'est une étrange entreprise, dont il est
superilu, je pense, de montrer le vice logique, et qui d'ailleurs est con-
traire à l'essence même de l'œuvre d'art.
Pour que l'histoire des Monneron soit capable de nous convaincre, il
faut que les faits dont elle est tissue, parleur vraisemblance propre et leur
enchaînement, imposent une illusion de réalité; il faut que, partant de
ces fails, nous nous sentions contraints de remonter aux causes mêmes
que l'auteur leur assigne; puis également contraints de descendre aux
solutions qu'il nous propose. La première exigence est seule bien rem-
plie : r Etape est conduite selon une très pressante et très sûre progres-
sion dramatique, qui n'a pas de quoi surprendre chez le romancier
d'André Cornéhs. Mais plus l'aventure est émouvante, plus elle se
manifeste exceptionnelle. M. Bourget ne l'ignore pas ; et néanmoins il
s'elTorce à rendre compte de V exception^ de l'accident, par h\s lois
mêmes qui constituent le tj/pe. Il entend que cette cause unique, le
transfert subit d'une classe à l'autre, explique et détermine toutes les
paitic^ularités d'une famille : vulgarité de la mère; manque de soin dans
le ménage; manque de goût dans rameublement; chez Jean, la faiblesse
des muscles; chez Antoine, la violence des désirs; et chez leur père, le
plus bizarre aveuglement. Ce dernier trait est le plus fort. A supposer
que le professeur, demi-conscient de ses erreurs politiques, ferme les
yeux aux démentis des faits, on conçoit mal qu'il transporte ce même
parti-pris dans sa vie quotidienne. Le défaut d'intuition psychologique
n'est pas l'effet d'une d(^ctrine, mais plutôt une tare innée. Qu'on asso-
cie le même caractère à des circonstances un peu différentes, aussitôt
le roman se plie à toutes les transformations. Je me figure aussi bien
Monneron distrait des siens par une dévotion surannée qui leur répugne,
ou par un travail scientifique (jui les ennuie, — ou par sa niaiserie, tout
% simplement. La question de classe ne jouerait plus alors qu'un faible
rôle. Ce serait grand dommage, à mon avis; je préfère la maintenir, et
renverser la solution. Oui, les Monneron appai-tiennent à une classe
\ définie. Oui, cette classe se trouve comprise 'i entre deux mondes :
■\
LA DERNIÈRE ÎTAPE DE M. BOIRGET 291
celui d'en bas où l'on peine, où l'on est à la tâche, où l'on est privé, où
l'on supporte, — celui d'en haut, où Ton est libre, où l'on s'épanouit,
où l'on jouit. » Est-ce donc cette classe qu'il faut dire anormale, et
contre nature; n'est-ce pas plutôt ces deux mondes qu'il faut dire mal
organisés? Antoine est perdu par l'exemple des jouissances trop faciles,
Julie, par les élégances de Rumesnil ; tous deux pâtissent d'avoir perdu
le contact avec l'énergie plébéienne, avec le labeur rude et sain. Si leur
frère n'aimait Brigitte, s'il n'était touché par la grâce, il pourrait, de
leur double chute, tirer une toute autre leçon.
M. Bourget ne demande pas mieux que d'en appeler à la grâce. 11
apporte des faits qui devraient être probants, étant construits en vue
d'une preuve. Mais un fait ne prouve rien, si la raison ne l'interprète.
Or M. Bourget sait que « par la seule raison, tout se justifie et se dé-
truit, puisque tout se discute, depuis que le monde est monde, par des
arguments de force pareilles Heureusement il sait aussi qu'il y a,
comme dit Pascal, deux entrées par où les opinions sont reçues dans
Tàme, qui sont ses deux principales puissancfes, l'entendement et la
volonté ; et que, si les moteurs de l'entendement sont des vérités natu-
relles, ceux de la volonté sont de certains désirs naturels et communs à
tous les hommes, comme le désir d'être heureux, que personne ne peut
ne pas avoir. Il sait que le cœur a ses raisons que la raison ne connait
pas. La destination de son œuvre est d'agir, le ciel aidant, sur l'âme des
démocrates, comme au Campo Santo de Pise la fresque du Jugement
Dernier devait agir sur l'âme des pécheurs.
Mais encore, à quelles volontés s 'adresse- t-il? Vers quelle action, ou
vers quelle abstention, espère-t-il les diriger? Le grand père Monneron,
le paysan, assurément n'aura pas lu V Etape ^ et mettra son fils au col-
lège. Le iils, au terme de ses études, ayant changé de classe sans s en
douter, ne voudra pas défaire et refaire sa vie. Le petit-fils, mieux
acclimaté, mieux u racine » dans un milieu nouveau, n'aura plus même
envie de se convertir. L'idéal social de l'auteur ne fournira donc point
une règle de conduite aux individus, dont il condamne les désirs, mais
au despote paternel par qui ces désirs doivent être refrénés : et d'où ce
despote tiendrait-il son pouvoir, sinon du vœu de ces mêmes individus?
C'est ici que nous touchons, malgré les prétentions de M. Bourget, son
irréalisme foncier, scm défaut flagrant de sens historique et de sens
social. Pour lui, le régime démocratique est le résultat d'une décision
libre, d'un choix vicié par l'orgueil infernal. A ce péché collectif, fait
d'une midtitude de petites fautes, répond un rachat collectif, fait d'une
multitude de petites rédemptions. L'adepte de la « Physique sociale » ne
se doute point qu'il y ait une évolution naturelle, due à des causes né-
cessaires. L'accroissement de la population, sa concentration dans les
villes, les inventions techniques, l'avènement de la grande industrie,
semblent être à ses yeux des faits négligeables ou contingents ; la
Science des Mœurs n'en est pas affectée; et l'harmonie sociale du
moyen âge pourra renaître, dès que les sophistes de la Révolution
voudront bien se taire tous ensemble pour écouter la grande voix du
•1
292 • LA REVUE BLANCHE
Déealojîiie et de rMvanpile... M. Bourg^et ne ferait pas mal de lire le
volumii de M. Hoiigh» sur les Idcos ô<(alUttires^ et celui de M. Durck-
heini sur la UMsion du Travail social.
Il ajipnMidrail l)t:'aucniip aussi, du jour où. renonçant à chercher la
doclriue déni()crati(|uo dans ces gazelles rédigées, comme il dit, « entre
deux passages aux hureaux des fonds secrets*», il daignerait discuter
avec (pielques sociologues de la nouvelle génération. Ces jeunes gens
lui dirai<»nl que par It» socialisme ils ne se llaltent point de réaliser «t la
Justice absolue rt le Honheur universel. « Ils ne répéteraient pas après
Monneron : » (l'est la gloire de la liévoluHon d'avoir refondu la société
avec celle grande idt''<» (pie le peuple est bon, juste et rais(»nnahle par
nalure » — car ils ne font pas de niélapliysi([ue. Ils n'iraient point pro-
clamer i\\w H l'arbre entier doil devenir Heur jj, mais jugeraient bon que
toiil arbre porlàt au moins (juelques lîeurs. Combattant , chez M. Bour-
get comme chez tout autre, la creuso id('*o!ogie. et mieux pénétrés que
lui de la notion de lois naturelles, ils souti«^ndraienl cjne l'évolution est
la première de ces luis, ?pu* l'humanilé ne régresse point, qu'il y a des
solutions ]>ériniées: que tout l'oriice de la raison est de prévoir, pour le
guidrr, un déveIo{.pement nécessaire, lis conviendraient que noire
société a besoin d'un lien organique; mais ils n'en verraient pas le
principe dans la famille, à ccIIl- heure où. pour restaurer la famille, il'
ne faudrait rien moins qu'un changement de toutes les institutions.
Entin, (juand à leur politirpie, à leur morale, -M. Bourget opposerait son
éternel : ' Au nom de quoi ? )i j'avoue qu'ils s'en tireraient par un sou-
rire. Au nom de qucû? M. Hourget le sait-il donc mieux que nous? Et
s'il réjjond : Au n(>m du vrai Dieu. <]u'/7 /'(/uf croire — ne sent-il pas
que le même doute, d'où la question t'st née, porte sur la réponse*?
Qui pose une fois et* problème, doit le poser t^ncoreet toujours, à l'intini.
Prédi«alLMir plutôt (piartislu ou philosophe, M. Bourget emprunte
le ton si)écialà réloquence dr la chaire. Il guindé son styh^ d'une façon
([uc j'ostî appeler désobligeante. Bien n'égale la violence do ses ana-
thêmes. Tardeur de ses aflirmalions, si ce n'est l'abondance, l'énergie,
la banalilé de ses épithèles. 'lolstoy est pour lui •« le lU'fnslr utopiste
russ(^ )•, u un crimini'I prol'esseur d'anarchit» )> ; — la nuit du .'i août,
voitii pif icsic nuit »; — IT. T., •« uiu^ oMivre criminellement antiso-
ciale, une école de basse envie, de niais orgueil et de destructive anar-
c\\\Q. » Voici (piehpios jolies eilations à retenir :
« La langue que vous parlez, dans laquelle vous pensez est catholique,
puisïpi'elle est romaine... » « l'avorlement national dans les couches
profondes de. la vie populaire... » « le pullulement inorgani(pie d'une
socic'îté qui se désagrège... » ■• le jjoison «piotidieudes sophismes révolu-
tionnaires... » « rUle avait c(;s aj)[»étits plébéiens (pii vont si sauvage-
ment à la satisfaction de leurs désirs... >• « la monstrueuse idole, le
Démos-Mol«)ch à (pii, lettrés et illettrés, savants et ignonmts, riches
et pauvres, saisis du même délire, «ml ollert en holoeauste, dans la
falah; année i-HO, la France et la civilisation... »
Une si vulgaire rhélori([ue est un assez pauvre moyen d'agir sur le
LA DEHNIÈIIE ÉTAPE DE M. UOUUGET 2<)'J
sentiment. C'est l'appel d'un homme qui cric d'autant plus fort qu'il
86 sent plus isolé {i'o.v chunantis in deserto] et qu'il veut élourdir son
doute intérieur. Souvenez-vous du jugement de Nietzsche sur Carlyle,
ce rhéteur par nécessité : «< Le désir d'une forte croyance n'en est pas
la preuve, tout au contraire. Lorsqu'on possède cette croyance, on peut
se payer le luxe du scepticisme : on est a^ez sûr, assez ferme, assez
lié pour cela. Carlyle étourdit quelque chose en lui-même par le /?>/•-
tissimo de sa vénération pour les hommes d'une forte croyance et par
sa rage contre les moins stupides : il a besoin du bruit. Une déloyauté
envers lui-même, constante et passionnée — c'est là ce qui lui est
propre, c'est par là qu'il demeure intéressant... »
Tel est le terme où aboutit M. Bourget par son inclination propre et
sous la pression du milieu qu'il s'est librement choisi. Si je remonte
aux motifs personnels de ses croyances, ce sera de façon à prévenir
toute méprise. Ce n'est pas moi (jui lui reprocherai de s'être complu à
peindre les adultères des duchesses: il y a des sujets pires et qu'on a
traités plus mal. Je ne le blâme pas non plus d'avoir cherché cette
large aisance (jui rend faciles les. vt)yages, l'étude et lo loisir fécond ;
il n'est pas un jouisseur, loules ses ressources tournent à son travail.
Sa faute est toute autre et plus gra\e : c'est un péché contre l'esprit.
Faisant de ces propres désirs un cas normal, il s'est fixé de bonne
heure, et très haut, un lype, un étalon de l'existence littéraire. Il a cru
qu*au delà du peu cju'il faut pour garantir la sécurité matérielle et le
libre emploi du temps, la culture continuait de s'accroître avec les h(m-
neurs, avec les relations mondaines, avec l'argent. H a cru que tout
besoin non satisfait devait se traduire en esclavage, en petitesse d'es-
prit ou de cœur. Ce u* est point dans sa vie que je prends ceci, c'est
dans son œuvre, qui sue le mépris de la pauvreté. On dirait que pour
lui la misère n'est pas seulement le dénuement d'un Milton ou d'un
Corneille, mais Ihonnêle médiocrité d'un Racine, d'un Schiller, d'un
Stendhal, ou, plus près de nous, d'un Leconte de Lisle, d'un Louis
Ménard. Or l'idée que se fait un homme de la place due à ses sembla-
bles dans l'arrangement de la société, tend à déterminer peu à peu sa
conception t(»tale do la société même. Né pour être avant tout un shi-
cère témoin de la vie, l'écrivain gagne plus qu'il ne perd à refuser lou
privilège, à rester dans le rang, à vouloir y rester. Ceux-là qui, fran-
chement s'adaptent aux rudesses de ce monde qu'ils veulent améliorer,
gardent en face des faits inévitables l'aisance, la légèreté, la liberté
calme de leur esprit. Celui (|ui croit devoir élever des barrières autour
de la pensée et de l'art, les préserver comme des fleurs fragiles, leur
épargner les poussées et les chocs, celui-là se condamne à transporter
partout la même timidité inquiète ; et, si la société de son temps ne ré-
pond plus à son souci de conservation et de hiérarchie, à la regarder
comme une chimère, un niimstre, un cloaque d'incertitude et d'erreur.
Michel Arnauld
Le Déluge
PANTOUIBLE NAUTIQUE POUR QUELQUE NOUVEAU-CIRQUE
PERSONNAGES
LE SERPENT M'«« sarah nERNUARDT
GAIN MM. moi:nbt-sully
SEM FOOTITT
ABEL A. BRÛLÉ
LE GRAND ARCHITECTE DE L'UNIVERS. . . brkmowt
ADAM PIERANTOSI
NOÉ MKDRANO
CHAM CHOCOLAT
EVE (rôle muel) M'"« iiéglon
Hommes antcdiluTiens, Femmes antédiluviennes, Animaux, Anges.
(N. B. Ceux qui voudront faire l'ange feront la bète.)
PREMIER TABLEAU
LkI i»i!*te représente un payKige bien i)réhi#itorique : verdure ; au centre un i)ommier très
feuillu et portant une pomme unitiue, avec cet écriteau : J)ifv)(se. de toucher. Adam et Eve
entrent, bâillent, h'assoient l'un en face de l'autre et to tournent les pouces.
Hââààââ.
ii;vK
Hâââà.
ADAM
Tu t'ennuies, ma petite co-côte ?
i^VË fait un signe d'assentiment.
ADAM
On ne peut pas jouer à la main chaude, on n'est que deux; on devi-
nerait tout de suite...
LE DÉLUGE 296
Attendons des jours meilleurs! (Entrée du serpent qui sonne avec sa sonnette.)
Entrez !
LE SERPENT
Bonjour, messieurs et dames.
ADAM, lai serrant la main.
Bonjour, Serpent. Je vous présente madame Adam.
LE SERPENT
Madame, enchanté ! (A Adam) Mes compliments ! Elle est gentille.
Quant votre côte fera des petites, faudra m'en réserver une. Et qu'est-ce
que vous faites ici ?
ADAM
Vous voyez : nous nous occupons comme nous pouvons ; ah ! c'est
gai!
LE SERPENT
Cherchez un amusement, que diable ! (Coup de tonnerre.)
ADAM, sautant ainsi qu*Ève.
Hé bien ! Qu'est-ce que ça veut dire ?
LE SERPENT
Vous inquiétez pas... Amusez-vous pendant que vous êtes jeunes; on
gtimpe aux arbres, on cueille des fruits. Tenez, celui-là, par exem-
ple (il déëigne la pomme). Ça doit être bon à manger.
ADAM
Peut-être ; on nous a défendu d'y toucher.
LE SERPENT
Qui vous a défendu ?
ADAM, montrant le promenoir.
Le Patron !
LE SERPENT
Encore les tracasseries de l'Administration ! A votre place je n'hési-
terais pas.
ADAM
Qu'est-ce que vous feriez ?
LE SERPENT
Je prendrais la pomme et je mordrais dedans. Je saurais à quoi m'en
tenir, après !
^9^^ LA REVUE BLANCHE
ADAM, se le\'ant et lo chassant.
Allez-vous-en, mouchard! Serpent! Agent provocateur !
LE SEnPEXT
On s'en va ! on s'en va ! (Fausse sortie. Adam et Eve recommencent à se tourner les
pouces. Adam s'endort. Le serpent rentre et appelle Eve.) Psitt, psilt ! (Il agite sa
sonnette.)
EVE s'approche.
LE SERPE XT
Voulez-vous goûter aux pommes, là, pendant que votre mari dort?
EVE refuse.
LE SERPENT
11 ne saura rien ! Kt vous lui ferez goûter après ! C'est si bon !
L'essayer, c'est l'adopter !
iîVE indique le promenoir; le Patron a défendu de toucher !
LE SERPENT
Le Patron? Est-ce qu'il s'en apercevra? 11 ne peut pas èlre partout à
la fois. Goûtez donc! Tenez, je vais cueillir moi-même la pomme; celle-
là est mûre.
EVE prend le fruit. Coup de tonnerre.
LE SERPENT
Mordez dedans ; elle ne vous empoisonnera pas. C'est tout fruit.
EVE mord dans la pomme. Coup de tonnerre-
LE. SERPENT
Hein? c'est bon ?... Eh, là! Ne mangez pas tout, comme une Suis-
sesse ; offrez-en à votre mari !
i:VE se laisse convaincre à regret (1). Elle éveille son mari.
ADAM, regardant la pomme.
Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? (Kve fait un signe que ça vient du pommier et que
c'eFt bon à manger). Comment? Tu as osé ! Malheureuse! que va dire le
Patron?
iiVE fait mine de manger le reste (2;.
ADAM, l'arrêtant.
Misérable ! tu es la dernière des dernières ! Donne que je goûte !
(1) Historique.
(2) Également historique
LE DELUGE 297
(Il goûte). Un peu acide, mais pas mauvais. Est-ce qu'il y en a d'autres
sur Tarbre ?
LE SERPENT, s'en allant
Je crois que je suis de trop. La plus élémentaire discrétion me com-
mande de me retirer, (il sort. Trompettes à la cantonade. Adam et Eve, qui fourra-
geaient dans le pommier, s'écartent vivement, et feignent de dormir. Le Grand Architecte
de l'Univers, vieillard vénérable et souriant, parait au promenoir; il est entouré d'anges.)
LE GRAND ARCHITECTE DE l'uNIVERS
Hé, les enfants ! Comme ils derment bien ! Le voilà, le sommeil de
rinnocence !
ADAM, s'étirant.
Plaît-il?
LE G. A. DE l'u.
Vous amusez-vous un peu ?
ADAM
Oui, beaucoup !
Eve fait un signe d'assentiment.
LE G. A. DE l'u.
Hum ! C'est louche. Vous avez été bien sages ?
ADAM
Comme votre image.
le g. a. de l'u.
Continuez, alors... C'est égal, il y a quelque chose de bizarre dans
votre attitude. Je reviendrai. Quand on a la conscience tranquille, on ne
S^amuse pas tant que ça. (il va pour sortir. Apercevant le pommier.) Oll ! Oh :
oh ! oh ! oh ! Mais... attendez donc ! (il met son monocle triangulaire.)
ADAM, à Eve.
Pigés nous sommes !
le g. a. de l*u.
Il me manque une pomme !
ADAM, troublé.
Non.
le g. a. de l'u.
Si fait!... je les ai comptées... Il n'y en avait qu'une. Où est-elle?
ADAM, cherchant
Sais pas... Elle a dû tomber.
r^g» LA REVUE BLANCHB
LE G. A. DE l'u.
... Dans le fossé, c'est pour le soldat, hein? Vous voulez me faire
marcher, mon gaillard. Qui a mangé la pomme ?
ADAM
C'est le serpent !
Les serpents ne mangent pas de pommes !
ADAM, montrant Eve.
Il lui a conseillé de mordre.
LE G. A. DE l'u.
Ah, ah! Elle a mordu ?
ADAM
Oui, et elle m'a fait mordre. Eve le pince (i) Aïe !
le g. a. de l'u.
Ils ont mordu ! Détournement et vol avec escalade ! Votre affaire est
bonne. Ah! vous aimez les pommes? Dorénavant, pour en avoir, vous
travaillerez et vous mangerez voire pain à la sueur de votre front. (Aux
anges trompettes.) Sonnez aUX archanges de semaine. (Sonnerie. Des arrfianges
paraissent avec des garçons de cirque.) Déménagez-moi tout Ça ! (On enlève les
arbres et le feuillage.) Maintenant VOUS êtes contents ; amusez-vous ! (Il sort ;
obscurité. Adam et Eve se dirigent vers la sortie ; un archange lève son épée luminenBe
(tube de Qessler), Adam et Eve sortent par l'autre côté.)
Le Temps, vieillard ataxique et qui fauche, apporte un écriteau portant ces mots :
100 ans après.
Il* TABLEAU
Abel et Gain arrivent à bicyclette. Gain a nne vilaine bécane ; Abel, une belle machine
tonte neuve.
ABEL
Gagné ! Je t'ai rudement gratté, mon pauvre vieux !
GAIN
Comme c'est malin î Tu as une bonne marque. Moi, on m'a donné un
clou. C'est toujours comme ça; tout pour toi, et rien pour moi!
ABEL
C'est encore trop bon, sale envieux !
(1) Historique.
LE DÉLUGE '^99
GAIN
Abel, lais-toi ! Je suis de mauvaise humeur
ABEL
Hou ! sale envieux !
CAIN .
Abel ! ça finira mal !
ABEL
... Pas peur de toi, sale envieux !
GAIN
Espère un peu ! (il saute sur lui.)
ABEL
Au secours ! à Tassassin ! (Trompettes, Caïn lâche Abel.)
LE GRAND ARGHITECTE, paraissant au promenoir
Qu'est ce qu'il y a encore, là !
ABEL, dé.sîgnant Gain.
C'est lui !
GAIN
Pas vrai, menteur!
ABEL, pleurnichaBt .
Si, c'est lui!... m'a battu!
GAIN
Pas vrai !
LE G. A. DE LU.
Tais-toi! tu bats ton frère, tu finiras sur Téchafaud. Touches-y
encore, et tu auras affaire à moi ! (H s'en va. Trompettes.)
GAIN, à Abel.
On te donne toujours raison, chouchou !
ABEL
Oui, parce que je suis plus gentil que toi ! (il grimpe sur sa bicyclette.) Et
si ta recommences à me battre, je le répéterai à papa.
GAIN
Rapporteur !
3or» LA REVUE BLANCHE
ABEL
Vaurien, feignant!... casserole!
CAIN, «lutant sur sa bécane.
Répète-ça!
A BEL
Casserole!... m'attrapera, m'attrapera pas !
GAIN
Espère un brin !
Caïu i)édale, rejoint son frère, et le pousse. Al)el ramasse une pelle mortelle. Caïn, sans
s'occuper de son frùre, va vérifier si la machine marche l>ien, et fait un tour de piste :
coup de tonnerre.
LE (i. A. DE l'u., paraissant au promenoir
Caïn! qu'est-ce que tu as fait de ton frère !
CAIX, s'arr^tant.
Please ?
LE C. A. DE i/u.
Caïn? AVhat hâve you clone with your brolher?
CAlX, d'un air dégagé.
Dead!
LE C. A. DE l'u.
Quoi?
. CAI.N
Morto !
LE (;. A. DE L U.
J'arrive toujours trop tard! Infinie criminel! (Aux anges) Sonnez aux
archanges de semaine. (Des archanges paraissant.) ArriHoz ce fratricide.
CAIX, grimpant sur une machine.
Y a rien de fait ! (Un ange prend l'autre bicyclette et le poursuit.)
LE (;. A. DE l'u. ^
La Justice poursuivant le crime! handicap! (A Adam et Eve qui rentrent)
Ah! vous voilà! Vous vous y entendez à élever des enfants! Quelle déplo-
rable famille! Le père volait des pommes, le lils assassine! Colîrez-moi
çà; et vous savez, je vous aurai à l'œil! (U s^ort; on emmène Caïn, Adam et
Eve.)
LE DÉLUGE 3oï
A BEL, se relevant.
Et moi? on m'oublie? Eh! là-bas ! Eh! là-bas! (Il sort eo courant.)
Le Temps, qui efface bien des choses, efface sur Técriteau la précédente mention, puis
écrit ces mots : Plus tard! On meuble la scène de quartiers de rocs.
III' TABLEAU
La famille No6, Mme NoÉ, Sem, Cham, Japhet et leurs femmes entrent, poursuivis
par des hommes et des femmes. Sem a le nez tiès busqué, une longue redingote, l'accent
alsacien, et des diamants ; Cham est noir ; Japhet est en pierrot,
NOK
Laissez-nous.
XJN HOMME
Papa Noé, viens danser avec nous.
^ 2* HOMME
Papa Noé, viens boire, c'est ma tournée.
NOÉ
Je ne bois plus, je veux maigrir.
UNE FEMME
Amuse-toi, pendant que tu es jeune, papa Noé!
XOÉ
Vous n'êtes pas sérieux ! Nous ne sommes point ici pour nous amuser,
nous devons manger notre pain à la sueur de notre front!
I*'" HOMME
Vieux malpropre !
NOÉ
Vous buvez, et ensuite vous vous battez. Il vous arrivera malheur,
débauchés !
UNE FEMME, aux fils de Noé.
Laissez-le et venez avec nous.
NOÉ
Mes enfants, ne les écoutez pas! (à Japhet qui s'éloigne avec une petite femme)
Ici, Japhet, vilain pierrot! veux-tu revenir (^ Cham) et toi! Cham, mal
blanchi, chocolat! Reste près de moi. Regardez votre frère Sem, il n'y
a pas de danger qu'il fasse des bêtises; c'est un garçon raisonnable.
(A une femme qui le chatouille) Effrontée ! Vous u'avcz pas hontc ! Il n'y a
donc pas de police !
3o'2 LA REVUE BLANCHE
TOUS
Zut pour Noé ! allons boire!
XOÉ
Mes enfants, tenons-nous à l'écart de ces pécheurs.
(Ils vont s'installer dans un coin et préparent an maigre repas. Les hommes et les
femmes boirent et se réjouissent, à la manière antédiluvienne, qui est encore la nôtre. Les
hommes se prennent de querelle et se battent. Sem s'approche d'eux et leur vend dw
petits couteaux !
LE G. A. DE LV, paraiuant au promenoir.
Regardez-les! Non, mais regardez-les! Si ce n'est pas une abomina-
tion! Dès qu'on les livre à eux-mêmes, ils n'ont rien de plus pressé que
de s'administrer des horions!
(Entrent des prêtres et des danseuses escortant le char du Veau d*Or. Sem s'approche.)
LE <;. A. DE l'u.
A cette heure, ils adorent le Veau d'Or ? Il ne manquait plus que ça !
(Ballet : danses autour du Veau d'Or. )
HOMMES KT FEMMES, entraînant Noé.
Père Noé, viens adorer le Veau !
XOK
Non ! je ne le digère pas!
TOUS
Viens donc, papa Noé !
UN HOMME, montrant Mme Noé mère.
11 aime mieux la vache enragée.
NOÉ
Parfaitement! Sem... veux-tu revenir tout de suite !
SEM
Mais... je regarde... le veau... là!
NOÉ
Regarde ton ]>ère, ça vaudra mieux !
TOUS
Allons, papa Noé, danse avec nous autour du^Vcau dOr!
NOEj s'armant d'un tisonnier.
Le I)remier qui s'avance, je le crève (Sem profitant de la bagarre va casser une
corne dn Veau d'Or et la fourre dans sa poche, puis revient, avec un air de rien.)
LE DÉLUGE 3o'i
LE G. A. DE l'u.
Bravo, papa Noé!
TOUS
Laissons-le. (Le ballet reprend. Puis le cortège du Veau d'Or se retire.)
LE G. A. DE L*U.
Non, ça ne peut pas durer comme ça ! C'est trop fort. Ma patience est
à bout, je leur donnerai une leçon dont ils se souviendront, ou plutôt
dont ils ne se souviendront pas! (A Koé qui est resté seul en scène, arec, sa
famille.) Pssitt.. Papa Noé!
NOÉ
Allô ! Qui est à Tappareil ?
LE G. A. DE L*U.
J.à-haut ! au promenoir !
XOÉ, levant la tête.
Ah ! Tiens ! Le Grand Architecte de TUnivers? Quel bon vent?
LE G. A. DE l'u.
Tu sais, tes compatriotes sont des galfâtres !
fiOÛy élégamment .
C'est rien de le dire! Ils dégoûtent les poules.
LE G. A. DE L^U.
Ils ont lassé ma mansuétude... Sais-tu ce que je vais leur faire
sentir ?
NOÉ, inquiet.
Dites voir...
LE G. A. DE l'u.
Je vais leur faire sentir le poids de ma colère !
NOÉ, ras.suré.
Ah, bon ! je respire ! Vous aurez rudement raison.
LE G. A. DE l'u.
Je noierai toute la terre, Tignoble terre !
XOÉ
Eh ! là ! je n'en suis plus, moi.
LE G. A. DE l'u.
Rassure-toi, je t'épargne avec ta famille et les autres animaux, parce
que tu as des principes.
3o4 LA REVUE BLANCHE
NOÉ, modeste.
J'ai ma bonne part.
LE G. A. DE L V.
Tu suivras mes ordres point par point; d'abord, tu te bâtiras un
bateau, mais pas un petit bateau mouche.... un grand bateau!
NOÉ
Comme qui dirait une arche ?
LE G. A. DE l'u.
Juste, Auguste! Tu introduiras dans le bateau un échantillon de tous
les animaux vivants, puis tes enfants et leurs femmes, puis toi et ta
femme.
NOÉ, avec espoir.
Je peux-t-y laisser ma femme à terre ? Elle est si lourde !
LE G. A. DE l'u.
Non, tu remmèneras !
NOÉ
J'aurais préféré la laisser. Tant pis ! Et avec ça?
LE G. A. DE l'u.
Tu boucleras et puis tu attendras. (Sem s'approche.) C'est compris ?
NOÉ
Oui, oui!... parfaitement. Ensuite ?
LE G. A. DE l'u.
Il pleuvra à torrents. Voilà !
NOÉ
Un joli temps pour les grenouilles.
LE G. A. DE l'u., lorgnant le promenoir.
Ce n'est pas ce qui manque. Dès que tout sera noyé, tu pourras
sortir.
NOÉ
Et qu'est-ce que nous mangerons? Les animaux?
LE. G. A. DE l'u.
Non point, ne t'avise pas de toucher à mon Jardin des Plantes ! Vous
serez au régime lacté. Maintenant, mets-toi à l'ouvrage, et ne flâne
pas! Que tout soit prêt dans un quart dlieure. (Il part; Sem, qui a écouté
va chercher un tas de vieux parapluies.)
LE DÉLUGE 3o5
NOÉ
Bien. (Revenant à ses fils.) Japhet, Chocolat, Sem ! chaud, chaud ! On
va construire un bateau ! Aidez-moi, mes enfants !
(Construction de l'arche dans un des dégagements.)
NOÉ, sonnant la cloche.
Attention à l'embarquement !
SEM
On prend des passagers ?
NOÉ
Des émigrants : deux exemplaires de chaque animal. Ah ! voici Sa
Majesté, la première. (Entrée du lion, avec une petite couronne, puis la lionne, pui
l'éléphant, le rhinocéros, l'hippopotame ; ces animaux montent le plan incliné qui conduit &
Tarche.)
NOÉ, voyant entrer le chameau.
Et on veut que j'emmène tout de même Mme Noé !
SEM, désignant la girafe.
Elle n'entrera jamais !
XOÉ
Si, en deux morceaux. (En effet, le col de la girafe se plie comme les cheminées
des steamers. Entre une énorme tortue dont les écailles sont des annonces, puis entre une
grue. Noé s'écrie :) Où CSt VOtrC màlc? (Lti grue se retourne et désigne du bec un
personnage qui entre : le maquereau. Noé, furieux :) VoUS, VOUS SUivrCZ à la nage!
(Le maquereau s'en va.) CeS gCUS-là SC faufilent partout !
Entrent plusieurs ours en costume de théâtre ; les petits cochons ; une paire de bœufs,
les ânes, les cerfs, des chevaux, le coq et toute sa basse-cour, les petits lapins qui battent
du tambour, des chiens, des singes, etc., etc.; enfin, une bicyclette et un tricycle.
XOÉ, ravi.
Ah ! Ce sont d'excellentes... (Case à louer pour la publicité.)
Quelques hommes se sont approchés durant le défilé.
l" HOMME
Qu'est-ce qu'il fabrique, le père Noé ?
îi* HOMME
Il monte une ménagerie ?
V HOMME
Il n'y a pas un pouce d'eau, et il construit un bateau ! Père Noé, t'es
fou?
NOÉ
Est-ce que ra vous regarde? Môlez-vous de vos affaires.
LE G. A. DE l'u.
Père Noé, tu es prêt?
NOÉ
Dans une petite minute. (Fin du défilé, demi-obscurité*)
l*' HOMME
Oh ! il pleuvra tantôt, le temps se couvre.
20
SoG LA REVrJE BLANCHE
V« HOMME
Il y a de l'orage dans l'air, il est lemj)s de rentrer !
SE M. avec des parapluies.
Qui veut dos parapluies? Pépins à vendre! Voilà les beaux pépins !
Qui n'a pas son pépin. (Tous achètent des parapluies.)
NOÉ
Ilolà ! les enfants ! c'est votre tour. Vous n'oubliez rien ?
(Défilé de la famille Noé.)
i*"' HOMMK, aux gens qui accourent.
Le père Xoé est complètement toqué : le voilà en bateau sur la terre
ferme !
NOK, tirant l'échelle .
Après noiis, le déluge ! On peut lâcher le grand secours !
LE G. A. I)K LV,j braquant un tuyau d'arrosage.
Ouvrez les écluses î fBmit de pluio; l'eau monte; les hommes se réfugient :^ur lea
rochers qu'ils se disputent ; d'autix-s nagent.)
l" HOMME
Hé ! père Noé, laisse-nous monter !
NOK
Impossible, c'est complet à l'intérieur î
Voyons, Noé, tu as bien un peu de place î
SE M
Un louis par tête et par jour, i)ayé d'avance î
Tends-nous réchelle.
LE G. A. DE l'u.
Père Noé^je le défends de les secourir ! 'Jj^^^^ hommes se sauvent !\ Li nage.)
Bon voyage !
NOK, nrditant un mot historique.
Que d'eau ! (^ue d'eau !! Que d'eau !!!
(L'arche traverjrc la piste lentement.:
NOK
Nous voici bientôt anivés : N'est-ce 'pas le moni Ararat, là-bas? Je
ne distingue pas bien !
SKM, liu teinl:int unu l<»r«riielto.
Foulez-fous un pon chumelle?
NOK, avec admiration.
D('*jà î Tu senis baron, toi î ,Ahx .uur.v : LAcliez les jiigeons voyageurs.
(Lor* pi^'coiis h'envolent. un d'eux n;vii;îit avtc une hninclu! d\»livier.^. Le déluge eSt
iini ! (Arc-fu-ciel ; la famille; >'otj drscoud h. trrre.'
NOK
Le mont Ararat! Tout le monde descend !
(La tête de la girafe sort i»ar le toit de l'arche et =alue joyeusement. Retraite.)
Pierre Véber
De Don Quichotte à Otero
Béroalde de Vcrville, ce neveu de Rabelais, dé qui l'œuvre
pourrait bien être une œuvre posthume de Rabelais lui-môme,
use d'une comparaison effroyable, grossière et pourtant délicate
et précise pour caractériser le génie des divers peuples : il les
symbolise chacun par une dés différentes espèces de vermine :
les Français, à Tesprit sautillant, sont les puces ; les Espagnols...
il est bon de savoir qu'il y a trois catégories de poux, et... la
troisième^ dont le nom ne peut s'écrire, la troisième, écrit en
toutes lettres Béroalde, « sont les Espagnols ». Pareille image
était présente assurément à l'esprit de Bossuet, quand il décri-
vit les bataillons carrés et tenaces de Tannée d'Espagne, dans
V Oraison funèbre du prince de Condé.
Il ne fallait rien moins qu'une allégorie aussi truculente, de
souche aussi vénérable et de si « haultc gresse » pour nous
préparer seulement à transcrire le titre du prototype du roman
picaresque, le célèbre Taccano Pahlos de Buscon^ le chef-
d'œuvre de O^ACvedo, Pablo de Ségovie (1). D'aucuns ont pré-
tendu que plusieurs chapitres en étaient dignes d'être mis en
parallèle avec Don Quicholle ; au contraire, même dans Don
Ouicholle, on cherchera en vain un égal grouillement de sil-
houettes superbement haillonneuses, dont le soleil de Madrid
détaille les déchiquetures.
Voici comme se campe un de ces hidalgos que Pablo appelle
« cavaliers de hasard, cavaliers creux ou encore cavaliers rus-
tres, cavaliers de crottin, cavaliers exténués, cavaliers canailles
et de qui la vo(*alion est Tindustrie ».
Comme nous tenons le soleil pour notre ennemi [déclaré, parce qu*il
découvre nos raccommodages et nos déchirures, nous nous mettons, au
matin, jambes ouvertes devant ses rayons et nous suivons, sur notre
ombre, celle que font les haillons et effilochures de nos entre-jambes.
Avec des ciseaux, nous faisons la barbe à nos chausses. C'est toujours
entre les jambes que les culottes s'usent, nous sommes obligés de tailler
des languettes par derrière pour garnir le devant, et nous ne portons
par derrière que de pacitiques entailles, car la doublure demeure. Le
manteau seul le sait. Nous nous gardons, d'ailleurs, de sortir les jours
de vent, do gravir un escalier éclairé ou de monter à cheval.
(1) ^Juevcclo : Pablo de Sêgovie ; Éditions de La revue blanch^^ un vol. in-18 de 288 pp.
3o8 LA REVUE BLANCHE
... Si nous nous sentons démanger devant des darnes^ nous avons
des artifices pour nous gratter en public sans être vus ; si c'est à la
cuisse, nous racontons que nous avons vu un soldat traversé de part en
part à cet endroit; nous portons la main à la place où cela nous
démange, et nous nous grattons en feignant d'indiquer la blessure. Si
cela nous arrive à l'église et que ce soit la poitrine qui nous démange,
nous donnons le Sanctus^ quand même on n'en serait qu'à 17/i/roï^o. Si
c'est au dos, nous nous levons, et, nous appuyant à un angle, nous
nous haussons sur la pointe des pieds comme pour voir quelque chose.
Quant à Pablo lui-m(}nie, fils de larron et de sorcière, neveu
de bourreau, étudiant à Alcala, mais désireux surtout de con-
quérir ses grades dans cet art que son père définissait « non
mécanique, mais libéral », le vol ; ruffian à ses heures, batteur
de pavés et pourfendeur d'alguazils après boire, sympathique
toujours, c'est un Panurge. Les vieux traducteurs le nomment : le
Grand Taquin. Il amuse par ses boQs tours et par ses mésa-
ventures. Une entre mille est d'une boufTonnerie épique, son
jeune forcé dans la pension du licencié Cabra :
... Ayant demandé les commodités à un ancien, il me dit :
a Je ne sais pas; dans cette maison, il n'y en a pas ; poar une fois que
vous aurez ce besoin, tant que vous serez ici, satisfaites-le comme vous
pourrez ; car il y a deux mois que je suis dans cette maison et je n'ai
fait telle chose que le jour de mon entrée, comme vous à présent, parce
que j'avais soupe chez moi la nuit précédente. »
D'autres épisodes donnent prétexte à une spirituelle satire
littérain* ou à la complication (h^ tendres intrigues : car Pablo
finit i)ar se fain* galant de nonnes, acteur et poète. \'erlaine
s'est sans nul doute souvenu de ce personnage dans le choix du
pseudonyme — dîlilleurs son propre prénom — dont il signa
une petite pla([uetto, assez rare, la([nelle contient les pièces les
plus libres (h? Parallèlemenl : Pablo lierlancz, à Ségovie. Mais
quels que soient les avatars du héros diî (juevedo, l'impression
db couleur, de vie intense ne décroît jamais. Celle vie fut d'ail-
leurs souvent l'existence de Ouevedo en personne, et c'est de
celle-ci même, bien plus que du roman que s'inspira Lesage en
maints endroits de son (}il Bla.^. Ouevedo avait étudié en Alcala
avantile Pablo qu'il inv<Mila ; et, avant lui et bien qu'il fût un
très honnéh; homme de lettres, il acquitle droit d'intituler nom-
bre de cha[)ilres de ses aventures, à l'exemple du chapitre XVI
de celh's tlejPablo : « Où l'on conlinue sur le même sujet jus-
qu'à la mis(»3en prison de tout le monde. »
Au sortir d'une Espagne aussi pittoresque, il semble qu'on
doive perdre à jamais le goilt d'un voyage dans l'Espagne con-
DON QUICUOTTE 3o9
leinporaine, celle que nous peut révéler le chemin de fer. Les
couleurs ont dû s*éteindre depuis Cervantes et Quevedo. L'In-
quisition, la sorcellerie, les ruffians nous manquent. N'est-il pas
sage de voir TEspagne comme Méry vit Tlnde, en imagination,
et la vraie Espagne n'est-elle pas celle des châteaux ? Heureu-
sement il est un mode de communication qui restera toujours le
plus perfectionné tant qu'il y aura des écrivains de talent, celui
qui consiste à faire venir le pays, but du voyage, à son domi-
cile. Ne craignons pas de réinventer le livre ! Un roman de
mœurs espagnoles contemporaines, la Marquesita (1), nous
restitue l'Espagne telle que nous osions à peine la souhaiter, et
— heureuse surprise — telle qu'elle est, car on n'invente point
de tels détails de terroir. L'Espagne de M. Jean-Louis Talon
n'a plus les aulo-da-fé, mais la fumée des cigares ; elle a oublié
les pouilleux et très nobles chevaliers d'industrie, mais une plus
grosse bête démange les modernes excellentissimes : le taureau.
Et surtout elle a toujours le soleil.
Frank Harris a écrit le roman du matador Montés (2). Il est cu-
rieux, et il n'est pas inutile à mieux comprendre Tâme espagnole,
de lire une course de taureaux observée par la froideur anglaise.
C'est un sport, et l'art mathématique de tuer une bête. Bien au
contraire, et au moins ils vivent. Les banderilleros, chulos et
espadas de la Marquesita, rutilants sous « l'habit de lumière »,
sont des moucherons ivres qui dansent dans un rayon. Les fem-
mes, de la Coiffeuse à la Marquise, gardent pour ces hommes
si près du taureau un peu du feu de Pasiphaé.
Les toreros... et voici qui n'avait encore été étudié dans aucun
roman... les toreros sont simplement des garçons bouchers qui
sont beaux et vêtus de soie scintillante : et c'est pourquoi les
excellentissimes aficionados les aiment. La plus splendide brute
d'entre les matadors, Rcsalado le « maricon », choisit, dans une
inconscience naturelle, pour son plus monstrueux juron, le nom
de la Femme : « Mujev! »
Il n'y a plus d'Inquisition : on peut regarder de plus près la
Vierge d'Espagne; le monajillo qui dit tous les matins la prière
à la Marquesita Soledad toute nue dans son bain, le monajillo
le jurera sur son salut éternel : il n'y a pas de différence entre la
Vierge espagnole et la petite marquise nue dans son bain, car
» la Vierge, à Madrid, c'est Téternelle Vénus.
Alfred Jarry
(1) Jean- Louis* Talon : La Marque»'\ta : 'PAxtion^ de La reçue blanche^ un vol. in-18 de
318 pp., sous couverture en couleurs de Sancha.
(2) Frank Harris : Montas îe Matador, traduit de l'anglais : Mercure de France, un
▼cl. in-18.
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Après la Paix. — Lorsque le cabinet de Londres provoqua en 1899
un contlit qu'il pensait pouvoir clore à sa guise, à son heure, en expé-
diant 5o.ooo fantassins et cavaliers, et en ouvrant un crédit de ti5o rail-
lions, il se proposait un objectif bien déterminé. En se reportant aux
discours prononcés, il y a deux ans et demi et plus par les ministres
de Sa Majesté, soit aux Lords et aux Communes, soit aux banquets offi-
ciels, on se convaincra aisément que la Grande-Bretagne visait à conso-
lider sa domination sud-africaine, ébranlée parle mouvement afrikander.
Si elle a renouvelé, cette fois avec plus d'éléments de succès, Tagressioii
déjà tentée en 1895 par le do<*teur Jameson contre le Transvaal, c'est
que les Républiques lui semblaient le foyer central de cette agitation. En
détruisant leur indépendance, elle comptait éteindre à tout jamais une
propagande dont elle discernait les périls ; elle voulait étouiïer, noyer
sous l'afflux de la race anglo-saxonne la vieille souche hollandaise,
toujours vivace et féconde.
Or ce but n'a pas été touché. Le mouvement afrikander, en d'autres
termes la poussée hollandaise contre la suzeraineté des anglo-saxons,
subsiste ; elle grandit : les clauses de la paix ne pourront que la
surexciter. Dans quelques mois, dans quelques années, le cabinet de
Londres sera vraisemblablement contraint de réitérer un effort colos-
sal — sous lequel Ijes trois royaumes ont déjà plié : seulement cette
fois, au lieu de déclarer une guerre, il aura une insurrection générale à
comprimer.
Kn séparant la cause des Boers de celle des rebelles de la Natalie et
du Cap, M. Chamberlain, et l'exécuteur de ses volontés, lord Milner,
ont cru tHre adroits, ils ont commis une faute énorme, dont les consé-
quences peuvent ôtre illimitées. Amnistie pour les premiers, — sanc-
tions draconiennes pour les seconds : c'est la méthode du « diviser pour
régner », qui a pu être excellente et habile dans Tïnde, avec des popu-
lations dont les conceptions, Téducation, les traditions étaient diverses,
parfois antagonistes. — qui sera désastreuse avec des hommes de même
sang, de mêmes aspirations, de commune histoire.
Les Afrikanders du Cap et du Natal ne garderont pas rancune aux
Dewet. aux Stein, aux Delarey, aux Botha d'avoir souscrit à une clause
si rigoureuse pour ceux que le traité qualifie de rebelles. Nécessité fait
loi. Les chefs républicains n'étaient plus en posture de choisir ni de
refuser. Mais l'antipathie, la haine contre la domination anglaise s'en
accroîtront d'autant. Chaque juj^^oment prononcé par les tribunaux colo-
niaux retentira comme une condamnation contre la race hollandaise tout
entière. Les vaincus du Transvaal et d'Orange garderont leurs larmes
iNOTP:S POLITIQUES ET SOCIALES 3ll
et leur respect pour les vaincus des anciens territoires britanniques
frappés, pour eux, plus cruellement qu'eux.
Et inversement, ceux-ci subiront, ressentiront l'injure infligée à ceux-
là, chaque fois que l'Angleterre différera à Pretoria, à Johannesburg, à
Bloemfontein, l'institution du régime représentatif et de l'autonomie
promis par traité. Peut-on supposer que cette échéance ne sera pas indé-
finiment ajournée, — reculée du moins à une étape lointaine, — alors
qu'un système politique loyal, celui de l'Australie ou celui du Canada,
restaurerait au Transvaal et dans TOrange cette prépondérance hollan-
daise dont M. Chamberlain préconisait si violemment l'extinction?
Que les territoires des anciennes Républiques soient dotés de deux
gouvernements distincts, ou qu'ils soient fusionnés sous un seul, du
jour où le parlementarisme y sera ressuscité, les Anglo-Saxons appa-
raîtront en minorité et leur faiblesse ira croissante, parce que leurs
adversaires demeureront plus prolifiques.
Qu'une fédération sud-africaine soit formée de la Rhodesia à Table-
Ray et à la côte orientale, il n'est pas contestable non plus que l'élément
afrikander y soit en majorité. Il dominerait déjà la Chambre du Cap, si
les élections s'y faisaient conformément à la loi, et il fut si fort dans le
passé que Cecil Rhodes lui-mùme pensa devoir négocier avec lui.
Et ainsi, quelque solution que le cabinet de Londres adopte, du
moment que l'autonomie prévaudra, la race anglaise, victorieuse en
apparence, sera à bref délai subjuguée légalement par la race hollan-
daise. Et si celle-ci, soit dans le Transvaal et l'Orange, soit dans
l'Afrique Australe tout entière se prononce pour le séparatisme, il faudra
que la Grande-Bretagne reprenne les armes, pour une mauvaise cause,
et en vue d'une issue douteuse.
Elle se trouvera donc entraînée à restreindre le plus possible la liberté
dans ses nouvelles annexes et par contre-coup dans ses anciennes pos-
sessions. Comment douter dès lors que de formidables insurrections
n'éclatent et que les Afrikanders et les Boers, plus solidaires, mieux
concertés que jadis, n'imposent aux successeurs de lord Milner des efforts
qu'ils seront impuissants à soutenir?
Le règlement libéral et le règlement absolutiste du problème sud-
africain apparaissent également redoutables pour le Royaume-Uni. S'ils
réfléchissaient, les impérialistes considéreraient que leur victoire est de
pure façade et que l'avenir s'obscurcit de sinistres menaces. Ils ont
acquis la paix — non la pacification ; ils ont conclu, non un accord, mais
une suspension d'armes. Plus que jamais l'Afrique Australe absorbera
les forces vives de l'Angleterre, et il eut certes mieux valu pour elle
que, vaincue, ou reconnaissant l'effroyable péril de l'aventure où elle
se jetait, elle eût maintenu un statu (jud^ (jui, nous l'avouerons, n'était
pas non plus dépourvu de dangers. Du moins les lendemains immé-
diats étaient à peu près suuve^^arrlés.
Paul Louis
3 12 LA REVUE BLANCHE
GAZETTE DART
Les nouvelles salles de Versailles. — La figure humaine n'est
pas qu'un prétexte à décoration et ne doit pas donner de plaisir qu'à
notre sensualité ; si elle ne concourait, dans un portrait, qu'à une
arabesque on la remplacerait avec avantage par bien d'autres éléments.
Un portrait, en môme temps qu'il doit être émouvant, doit plutôt faire
ressortir la façon d'être du sujet. C'est, si Ton veut, un ouvragé plus
intelligent que sensuel ; qui définit le caractère des personnages sans
cesser de nous ravir. Notez d'ailleurs que si un mauvais portrait peut
être une belle toile, une image exacte est nécessairement belle : ce choix,
cette exagération, cet ordre idéal que veut la connaissance des hommes
sont les mêmes facultés qui engendrent l'œuvre d'art.
Les toiles qu'a réunies M. de Nolhac n'ont ni cette beauté formelle,
ni cette autre beauté, supérieur^ semble-t-il, qui porte le cachet solide
de l'intelligence. Des peintres comme Nattier, comme Rigaud, qui
furent les plus fameux de leur temps, ont bien à la fois quelque com-
préhension du modèle, quelque goût dans l'ordonnance : mais ils l'ont
par leur médiocrité qui n'a pu choisir entre l'agrément et le caractère.
Voyez Rigaud : il a de lélégance et du style dans son Maréchal de
Noailles^ une pompe adécjuate dans son Dangean : mais il est ici trop
doucereux pour être significatif, là son grotesque n'a point de saveur
pour qui ne connait le personnage. Il lui faut, pour réussir, des bour-
geois de son monde, et qui ne le dépassent pas trop par l'esprit. Il voit
bien, par exemple, ûeBoileau, la sagacité, mais pas la sûreté, ni l'amour
du beau. Par contre, si Ton Lrouve, aux insignifiants, nécessaire une
image insignifiante, le portrait de Jean-Jacques Keller peut passer
pour un chef-d'œuvre. Avec un peu de vigueur, c'est-à-dire de précision
dans les lignes, de solidité dans les masses, celte toile ne manquerait,
pour contenter les plus exigeants, que de cette force intime et mesurée
qui pourtant tHait si commune à l'époque. Mais on peut se plaindre qu'on
peigne les petites gens, sinon, demander qu'on leur prête une allure
qu'ils n'ont pas. C'est bien peu que la tenue, la forme agréable d'une
œuvre au prix de ce qui doit l'animer. Largillière, par exemple dont on
voit ici un portrait par lui-mt>me, na pas l'habileté de Rigaud dans ses
lignes ni dans ses lumières, mais à tous ceux qui tiennent le talent à son
rang, qui est le second, il sera préférable par le pouvoir supérieur et
moins spécial qu'il tient en réserve.
Nattier, qui se représente entouré de sa famille en gros bourgeois
inconscient, est plus médiocre encore que Rigaud qui paraît près de lui
plein de style et de fermeté. Il a eu la chance de peindre ces femmes
singulières que furent Mesdames, et il faut bien de l'attention pour dis-
tinguer dans ses saletés doucereuses la morgue innée et bête de
Madame Sophie, la bestialité de Madame Klisabeth, la résignation de
Mesdames Henriette et Adélaïde, (^e n'est pas à dire qu'il ne jiuissc
réussir dans des sujets sans prétention. Son petit portrait de Ma-
dame Sophie est d'un joli coloris, sa Madame Louise est gentille, par-
GAZETTE D ART
3i3
ce que jeune, mais il a tout l'odieux de Tacadémique, qui est de se servir
d'un canon grandiose sans rien avoir pour le remplir.
C'est une femme qui triomphe seule parmi tant de peintres fameux.
Mme Vigée-Lebrun n'a aucun souci du modèle; elle ne peint que pour
le plaisir. Lorsqu'elle se hausse a de grandes machines elle n'est, il est
vrai, rien de mieux que Natoire, et c'est peu. Mais elle a une grâce de
dessin, une audace de couleur presque impressionnistes lorsqu'elle se
renferme dans des tableaux intimes. Il faut voir comment le frais visage
de la reine, la rose qu'elle tient, son bras nu reposent sur la gamme verte
et bleue du décor, quelle richesse brillante est accumulée autour du
Dauphin et de sa sœur. Bien sûr, ces toiles n'ont rien de ces lignes bien
assises, de ces fortes oppositions qui plaisent à un goût sévère ; mais
leur ton est ici d une chaleur, là d'une profondeur translucide qui jamais
n'ont été dépassées. Cet amour de la couleur, qu'ont eu tant de peintres
français, est curieux lorsqu'on pense combien elle est aujourd'hui ré-
prouvée. Un Largillière, un Rigaud, un Nattier, s'ils usent de couleurs
noires, osent obtenir certains gris, certaines ombres colorés, tout comme
nos impressionnistes. Il est bon de savoir qu'il y a toute une tradition
française qui va du Lorrain et de Watteau à Renoir et à Monct, pour
s'épurer tout à fait chez Cross et chez Signac.
Mais c'est moins en artiste qu'en curieux qu'il faut aller à Versailles.
Un aïeul de M. Ranc y peint Louis XV enfant. Mme de Maintenon y est,
comme dit Verlaine, sous ses coiffes de lin, mais elle a bien l'air, que lui
donne Montesquieu, de ne penser qu'à rabaisser jusqu'à elle la grande
âme du Roi. Auprès d'affreux Vanloo, de Belle sans esprit, des inconnus,
inspirés par des modèles d'exception, nous montrent Mademoiselle de
Charolais, roublarde et complaisante dans sa vertu, comme le veut son
costume de moine. Mademoiselle de Clermont, en pèlerin, ferme,
sanguine et résolue. Si M. Gobert inflige à des infortunés des poses
figées et ridicules, M. Galloche rend à merveille la face exsangue et
comme illuminée d'intelligence de Fontenelle, un élève de Detroy le
regard aigu et pn'cis de Voltaire ; Jean-Baptiste Rousseau est un sot
bouffi, mais un noir Tocqué fait voir un Gresset gouailleur et peuple.
Voici quelques grands personnages; Maupeou amer et désolé, en face
du Le Febi^re d'Ormesson, par Tocqué, tout content de soi et affecté;
le duc de Broglie, dans un bon portrait anonyme, en général circons-
pect, et le Matignon de Tocqué en culotte de peau insouciante et brave.
Les ministres suivant leurs charges sont divers. Le Choiseul de Vanloo
est un singe replet et pétillant, le Choiseul-Praslin de Roslin en est un
ennuyé et glacé, tandis que M. de Vergennes ne sait pas s'il doit rire
au miheude ses larmes, que le contrôleur Terray a motif d'être grognon,
et que le comte de St-Germain est la vieille baderne austère et laide
qu'il sied. Ailleurs, il nuit aux artistes d'être représentés : le Boucher
de Roslin est un froid polisson sexagénaire, le (ÏAlembert de Francin,
un macaque bilieux, VHehêlius de Caffieri, une contrefaçon plus béte et
plus grossièrement dédaigneuse de Louis XV, et le Linné de Roslin a
toute la fatuité imbécile du savant moderne. D'autres ont un meilleur
3i4 LA REVUE BLANCHE
sort, soit, comme Voltaire et Diderot, qu'ils soient affadis par Houdon,
soit que nous apparaissent sous le pinceau de Mme Lebrun un Grèlrij
guilleret et décidé, sous celui d^ Duplessis un Gluck inspiré et logique.
Les plus intéressants des personnages sont ceux de qui Ton préjuge
le plus mal. Qu'elle vienne d'une grandeur native ou de Thabitude du
règne, la majesté des princes de France est authentique et sans égale.
Dans les portraits de Drouais, qui, s'il n'est pas un grand peintre, a une
sûre intuition du sujet, une rare fermeté descriptive, tous les libertins
se réjouiront de voir un si gracieux mépris pour les hommes et leurs
petites morales. Je sais bien qu'ils n'ont plus rien, ces princes, sinon le
souvenir, qui justifie la grandeur de leur air. Elle est une attitude,
mais tellement naturelle que ce mot peut paraître injuste. Qu'il y a
d'audace et d'ironie dans Madame .Sophie qui, cependant, est sans
doute une imbécile ! qu'il y a de séduction , d'indifférence dans la
débauche mélancolique de Louis XV ! Comment ne pas se plaire à la
sagacité studieuse du jeune comte de Pro{>ence, ne pas admirer Tauto-
. rite dont le Roi, dans le busle de Gois, impose sa complaisance à soi-
même? Non pas. sans doute, qu'au regard d'une forte culture, et par
exemple, à Versailles, des jardins, de la beauté sensuelle des Coysevox,
ces plaisirs ne soient trop légers et insuffisants, qu'au souvenir de la
Renaissance, ces rinceaux ne soient impurs, ténus et chauds comme
les mélodies de Mozart : mais il faut les aimer quand même pour cette
artleur et cette finesse sai)rrme, parce qu'ils ont ainsi tout le n^confort,
toute la satisfaction qui puissent nous guérir de la barbarie.
Fehxam) Caussv
LES THEATRES
Athénée : Les Angles jlu Divorce, de M. Biollav. — Vaudeville :
Les Petites Jourdeuil, de MM. De.mek et Cukvallier. — Porte Saint"
Martin : La Guerre de l'or, de M. Dinour. — Odéon : Second mé-
nage, de MM. Sylvaxe et Fmovkz. — Gf/mnase: Le Convive et Pépin
Cadet, de M. Pacat. — Grand Guip:nol : Scrupules, de M. Miiibkau.
— Ambigu : La Porteuse de pain, de d'f^NNEiiY. — Capucines : Petite
Aventure, de M. Maizi-hov.
Rarement quinzaine fui plus, et plus inutilement chargée. Les théâ-
tres nous convièrent à niaint<*s premières. Mais on ne peut s'arrêter
devant une coh>nne Morris sans se cruire victime d'une légère halluci-
nation. La plupart des œuvres représentées ont déjà disparu de l'affiche.
L'été vient, tardif, nuiis implacable. Les directeurs ne le furent pas
moins. Ft d'abord la rapide oraison funèbre de ces pièces mort-nées.
Files ne laissent point (pie des regrets.
A rAth<'iiGe, M. Deval qui s'aflirnie le plus « expéditif » des directeurs,
a joué trois fois, en lever de rideau, — lever de rideau assez lourd —
une pièce en cinq actes, de M. Biollay : les Anf(les du Dii>orce. J'ai cru
y découvrir la matière d'un vaudeville qui aurait pu sembler fort gai ;
mais l'auteur traita son sujet avec un sérieux qui ne parut pas de cir-
LES THÉÂTRES ^5
constance. Au Feste, on ne saurait se prononcer qu'avec réserve, sur la
valeur d'une pièce présentée en de si fâcheuses conditions, et telles
qu'elle ne pouvait obtenir auprès du public que le plus mauvais accueil.
Ce tour de prestidigitation qui ne réjouit personne, pas même l'auteur,
fut accompli avec une regrettable prestesse.
Regrettons la fin prématurée des Petites Jourdeuil^ de MM. Denier
et Chevallier, au Vaudeville. C'était une pièce honnête et qui valut
mieux que son sort éphémère. Avec plus de curiosité psychologique, les
auteurs auraient pu tirer, d'un sujet curieux et assez neuf, une pièce plus
éclatante et d'une moins triste destinée. Ils évitèrent avec un soin minu-
tieux toutes les occasions d'audace et rencontrèrent la banalité. Cepen-
dant en ces quatre actes d'un tour souvent habile, un peu lents dans
leur développement, quelques scènes heureuses attirèrent l'attention.
D'une façon générale, il sembla que l'humanité manquât un peu aux
divers personnages, trop légèrement silhouettés. Œuvre convenable-
ment écrite et, somme toute, distinguée.
De M. Dubout, à la l^orle Saint-Martin, la Guerre de l'or. Pièce
d'actualité, mais d'une tenue assez littéraire, et d'une exécution assez
sobre. Cela dépasse incontestablement Frèdègonde ; M. Dubout est en
j)rogrès. On voit Krûger, et Kronje, et Mme Kronje,De Wet, l'insaisis-
sable De Wet. Et on ne tire pas un coup de fusil. Pour cela seul,
M. Dubout eût mérité nos félicitations et peut-être la Comédie-Fran-
çaise. On ne sait pourquoi les habitants dn quartier préféreraient le
Courrier de Lyon^ bien vieux, à la Guerre de l'or, pas trop jeune ; c'est
affaire à eux. Enfin la guerre est finie, la pièce aussi. Je n'ose dire que
tout va bien.
De profundis î
A rOdéon, il parait que le Second ménage va encore, mais on a de
mauvaises nouvelles; et le théâtre a une clôture réglementaire qui
menace. La pièce de MM. Sylvane et Froyez est une pièce gaie, qui ne
vous secoue pas trop. Cependant les auteurs sont des gens d'esprit. Ils
en dépensèrent (luelque peu, avec retenue, au cours d'un imbroglio
sans imprévu.
M. Franck se propose déjouer, durant Tété, deux pièces de M. Pagat
qui ont Tune et l'autre fort bien réussi ; peut-être auraient-elles réussi
en hiver.
La première, un acte d'une agréable fantaisie humouristique et d'un
comique assez intense, le Conviçe, a sur d'autres la supériorité d'être
jouée par l'incomparable et éblouissant Huguenet.
L'autre, Pépin Cadet, pièce en trois actes, se situe entre la farce et
la comédie, ou plutôt je crois que c'est le sujet d'une farce fort habile-
ment traité en comédie. La verve n'en est pas moins exubérante, mais
soutenue. La donnée rappela d'une façon générale l'idée première d'un
fort joli et spirituel roman fantaisiste de M. Henri Lavedan, Sire, Mais
les détails de l'intrigue sont inédits et fort heureusement imaginés. Un
dénouement un peu .yrr/^6\v</w6', dans une note gentiment attendrie et
conventionnelle, satisfera l'àme nonchalante et douce des spectateurs
3l(î LA REVUE BLANCHE
d'été, auxquels le scepticisme est lourd. Des situations d'une drôlerie
extrême, des mots piquants, d'autres assez fins, un ton de satire pas
méchante et de fantaisie. pas « rosse », Tentrain de Galipaux, très à
son affaire, la cocasserie de Mlle Guitty, la gr«Ace juvénile de Mlle Lan-
telme, et la bonne grâce de M. André lïall, assurent l'heureuse fortune
de cette heureuse pièce.
Le Grand-Guignol clôture dignement une jolie saison par la repré-
sentation d'un acte de belle tenue littéraire signé de M. Octave Mirbeau.
De ce fameux axi^inie : « La propriété, c'est le vol », dune évidence un
peu trop reconnue et sur quoi se basent toutes les revendications anar-
chistes, l'auteur des Mauvais Bergers a tiré un développement d'une
judicieuse et spirituelle fantaisie. La vérité paradoxe est insinuée dou-
cement, sur un ton égal d'ironie tranquille et mesurée, par un cam-
brioleur philosoplu' qui ne manque ni d'audace ni d'agilité dans le rai-
sonnement. M. Grandjean, en ce rôle, ne manque point d'élégance.
On joue en même temps un libertin, mais très plaisant petit acte de
M. Max Maurey, la Fiole, dont une aimable légèreté de dialogue et
une grande habileté de facture rendent acceptable la vive hardiesse.
C'est fort gai.
L'Ambigu n'avait aucune raison de ne pas reprendre la Porteuse de
pain, parfait mélo de d'Knnery, fort amusant d'ailleurs à réentendre.
On y admire Mme Antonia Lautent, au sourire éclatant, même parmi
les larmes.
Allez voir au petit théâtre des Capucines, dont la chance persévère,
un aimable, rapide, et s »uvent délicat marivaudage de M. Maizeroy,
Petite Aventure, Encore une histoire de femme ! La femme, c'est
Mlle Madeleine Carlier ; elle est bien jolie et d'une charmante inexpé-
rience, qui promet.
Andrb Picard
LES LIVHES
Victor Bkrahd : Les Phéniciens et TOdyssée (Armand Colin,
in-8° gr. jésus de Ti^v. pp., j/j fr.). — Les hommes de notre époque ont
trop de préoccupations d'ordres divers pour s'inquiéter beaucoup de
savoir si Ulysse a réellement existé, et cependant je ne crois pas qu'un
esprit curieux puisse manquer de s'intéresser au livre de M. Bérard. C'est
que ce livre inaugure une méthode nouvelle dans l'étude de ce qu'on
peut appeler l'histoire naturelle de l'espèce humaine. Il nous apprend
à tirer d'un poème épique ce qui s'y trouve de réellement documentaire,
savoir, la manière dont vivaient les hommes à l'époque où ont été enre-
gistrées les légendes plus ou moins fabuleuses du poème. L'épithète
dite homérique perd ainsi à nos yeux son caractère de banalité ; elle
nous fournit au contraire une diagnose précise et nous renseigne au
sujet des vêtements, des maisons, des aliments, de la navigation, etc.,
à une époque sur laquelle Ihistoire est muette.
Mais l'étude de l'Odyssée seule ne nous apprendrait pas grand'chose.
Le théâtre de l'Odyssée est la Méditerranée; M. Bérard a fait de la
LES LIVRES 317
Méditerranée une étude approfondie ; il , a recherché les traces des
couches de civilisation déposées Tune après l'autre sur ses bords par
les diverses thalassocraties qui s'y sont succédé et il a employé pour
cela une méthode d'une rigueur parfaite. Ses remarques topologiques
offrent le plus haut intérêt. Pourquoi, à telle époque, tel peuple a-t-il
choisi ce point de la cote pour y établir un comptoir? Il fallait tenir
compte des conditions de navigation, des dangers, des pirdtes, etc. Et
pourquoi, plus tard, ce premier comptoir a-t-^il été abandonné, est-il
devenu une astypalée (vieille ville) ? C'est que les conditions ont
changé, les bateaux sont différents, les mers sont plus sûres, etc.. La
manière dont un port est situé nous renseigne sur le genre de vie et de
navigation du peuple qu'il a choisi. Et pourquoi les îles voisines des
côtes sont-elles si utiles aux marins ? Pourquoi ont-ils besoin de grottes,
d'aiguades, etc.? Autant de questions qui suggèrent à l'auteur des
remarques d'un intérêt imprévu.
Ce n'est pas tout; M. Bérard s'est attaché à Tétude des langues sémi-
tiques pour retrouver les traces toponymiques de la thalassocratie phé-
nicienne dans la Méditerranée, et là encore il a été conduit à des décou-
vertes étonnantes. Quelquefois le nom phénicien a été traduit en
grec et les deux noms coexistent; quelquefois aussi, le mot sémitique
a été dénaturé par les Grecs qui ne le comprenaient pas ; il y a eu un
calembour populaire; dans tous les cas, il reste un document précieux.
En menant de front l'étude de l'Odyssée et celle de la Méditerranée
phénicienne, Fauteur a pu attribuer une place géographique rigoureuse
à la plupart des points où a atterri Ulysse ; ceci est sûrement moins
important pour l'histoire naturelle de l'homme et ce sera la partie la
plus discutée du livre, quoique M. Bérard se soit donné la peine d'aller
vérifier de i^isu les descriptions topographiques d'Homère. Il a même
découvert Tile et la grotte de Calypso et la fidélité des détails prouve
une fois de plus l'excellence de la méthode employée.
Homère aurait-il donc voyagé ? Il est plus probable qu'il a eu sous
les yeux un périple phénicien et en a fait la traduction poétique; il a
personnifié les sites décrits avec soin par les navigateurs, et cependant
il a laissé entendre que cette personnification n'était qu'une image ; il
dit positivement de Polyphème : « Il ne ressemblait pas à un homme,
mais à un sommet couvert de forêts. » Personne ne l'avait encore
remarqué.
Qu'il y a loin de l'ouvrage vraiment scientifique de M. Bérard aux
stériles critiques de texte dont on a assommé notre enfance ! Espérons
que la méthode nouvelle prévaudra.
Félix Le Dantec
Le Livre de Jade, poésies traduites du chinois par Judith Gautier
(Paris, Félix Juven, in-8° de 279 pages, 7 fr. 5o). — La transparence et
la légèreté de l'art des Extrênie-Orienlaux séduisent ici de façon dis-
crète et parfumée. Ce qui avant tout retient l'attention des Occidentaux
blasés, c'est le diaphane demi-jour des poésies. Mieux qu'à la descrip-
3i8 LA REVUE BLANCHE
lion du plein air les poètes chinois excellent au dessin des intérieurs,
et il paraît soudain comment toute la nature leur est admirable, vue
d'un intérieur et à travers un rideau ou un store. Tous ces vers sem-
blent écrits au bord d'une fenêtre ou sur un perron, à Tétage d'une pa-
gode, au banc d'un jardin ou d'une barque, partout où l'homme, se
sentant ainsi qu'à l'abri d'un toit, regarde la nature comme le paysage
de la maison. Ainsi la poésie chinoise a le ton et l'âme dune poésie de
prisonniers rarement joyeux, le plus souvent dolents, d'une tristesse de
pénombre : il semble que leur nature trop chargée du travail des
hommes, trop minutieusement agrémentée d'art humain, ne sache plus
figurer une force pleine et vierge d'élément. Leur nature trop habitée
de monde ou d'art ne saurait leur offrir la vertu forte des solitudes
vastes. Le poète chinois reste voluptueusement dans sa maison et ne se
confie pas au plein air libre de la terre, car il lui semble que partout la
terre lui représentera une page mouchetée de l'écriture noire des
hommes. Il préfère voir toute la nature dans les riens charmants qu'en-
cadre sa fenêtre ou qui peignent ses rideaux : il est le prisonnier de sa
chambre et c'est pour cela que vite il devient Tesclave de la femme.
Certes il est agréable de lire les poésies chinoises : le vrai est qu'on
les relit (et à titre gracieux de documents), car elles n'ont plus aujour-
d'hui la nouveauté et le prestige d'une révélation : Elles ne sauraient
être admirées d'une émotion inlégrale. Notre littérature a déjà excel-
lemment assimilé la poésie chinoise. Nous avons les plus délicieux
poètes chinois en nos derniers poètes français : Verlaine et Samain,
Régnier et Francis Jammes, Montesquiou et Gustave Kahn. Et nos
romanciers Rosny et Anatole France, délicats savoureurs de thé et man-
darins de conversations, puis Gide, puis Claudel ont fait le plus judi-
cieux usage de l'humour et de la grâce des Chinois. De même nos im-
pressionnistes et nos décoratifs ont convenablement exploité depuis
longtemps l'exemple de la pointure de là-bas. Et c'est si doux et si
étrange que Verlaine et Régnier et Janmies soient ceux dont les vers de
Li-Tai-Pé et de Ïhou-Fou m'inspirent la nostalgie, exquis Chinois d'Oc-
cident qui sont cela et autre chose encore.
Mahius-Ary Le blond
Gkohgk Auhiol : Le premier livre des cachets, marques et mono-
grammes (Librairie Centrale des Beaux-Arts, in i8:. — La « justifica-
tion de tirage», le monogramme d'auteur, restituent au livre imprimé
la personnalité dont le dépouille l'anonyme et banalisée imprimerie
actuelle : avec Tex-libris du possesseur, le voilà doué d'un état civil et
déjà d'une histoire. Et l'agrément savoureux s y joint dune estampille
apposée par l'art, enclavée au fronton de l'indillérente maçonnerie typo-
graphique. Tout écrivain artiste le ressent et le désire. Lettré disert
George Auriol l'a pu réaliser pour ses amis et pour lui. Le goût qu'il
prit à ces besognes déliées et difficiles et Tétude qu'il approfondit de
leurs moyens pratiques, l'y a d'amateur qui s'y délasse fait passer arti-
LES LIVRES 3i9
San, artisan sévère. 11 y sait, s'inspirant des arabesques japonaises et
d'une géométrie fantasque, produire des trouvailles insolites et créer
tout un art de qui Toriginalité qui partout l'empreint, révèle la nou-
veauté d'un esprit « bizarre et captivant ».
Fagus.
Franc-Nohain et Claude Terrasse : La Fiancée du Scaphan-
drier, paroles et musique (Editions de La re^ue blanche, in-8** souSn
couverture de L. Cappiello) . — Tout le monde a vu jouer la Fiancée du
Scaphandrier : tout le monde va pouvoir, chez soi, approfondir le texte
et se préciser le souvenir de la musique. Avoir une partition chez soi,
c'est un peu comme si les personnages de Topérette, devenus de vieux
amis; vous chantaient confidentiellement à l'oreille. L'extraordinaire
cantonnier Bezard, si culotté — de sa bonne figure épanouie — , si
rapiécé — de sa culotte, si exquis de toute sa personne, viendra casser
ses cailloux en chambre, l^ersonne ne s'en plaindra, même les locataires
d'en dessous: il en casse si peu, trop bon enfant pour faire mal même
à un caillou, féroce seulement sur l'article de la pèche à la ligne, et
encore refnse-t-il, plus modeste que saint l^ierre, de devenir pécheur
d'hommes :
Kh bien, croyez-moi, laissons-là Jonas,
La bague nous suffira.
Les cloches du village natal du Scaphandrierapporteront leur argen-
tine fraîcheur :
Me reconnais-tu.
Vieux clocher poinlu ?
Diéterle, délicieuse F.lisa, de sa grâce, brochera sur le tout, ainsi
qu'elle illumine la couverture du volume. La Baronne, à pas de com-
mandeur, traînera l'armure. L'armure! Jamais embrouilleur de péripé-
ties inextricables imagina-t-ii plus exhilarante confusion que celle du
scaphandre et de l'armure ! Franc-Nohain applique avec sûreté les pro-
cédés techniques et philosophiques de déclencher le rire. Le rire naît de
la découverte du contradictoire. Donc le scaphandrier, homme aqua-
tique, se promènera sur les grandes routes, dans la poussière des tas de
cailloux ; donc la baronne en armure, « chien de plomb » par excel-
lence, se précipitera dans les eaux avec la belle confiance d'y surnager.
Et comme Franc-Nohain pense volontiers par apologues, il en fait char-
mants les clichés par des applications originales : « la lutte du pot de
fer et du pot... de peau ». Et l'admirable logique dans l'absurde ! le
scaphandre est un uniforme, il comporte un casque, donc il faut revêtir
cette tenue pour plaire aux belles.
Nous eussions souhaité, pour que notre joie en fut prolongée, une
scène additionnelle, qui eût été énorme, inconvenante et morale : le
gonflement du scaphandre.
La musique de Claude Terrasse est, comme toujours, du Claude
Terrasse : je piense qu'il n'y a pas de comparaison meilleure pour l'au-
teur des Travaux d Hercule et de FantugrueL
ALFRED JaRRY
320 LA REVUE BLANCHE
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
HOMANS ET NOUVELLES :
Camille Lemonnier : Le Sang et les lioses; OllendoriT, in-i8 de 329 pp.,
3 fr. 5o.
E.-B. de Reyle : Pages d*amour\ Moluan, in-2/1 de G p., hors commerce.
Marius-Ary Leblond : Les Vies parallèles-, Bibliothèque-Charpentier,
in-id de 3()o pp., 3 fr. 5o.
Marguerite Roland : Marchande de Participes-, OUcndorlT, in- 18 de
329 pp., 3 fr. 5o.
Wildenbnich : L'Astronome ^traduit de 1 allemand par L. de Chauvigny ) ;
Chamuel, in-i8 de 375 pp., 3 fr. 5o.
Lewis Wallaoe : Ben-liur (traduit de l'anglais par R. d'Humières et
J.-L. de Janasz); Delagrave, in-i8 de 386 pp., 3 fr. 5o.
COliHESPOyDANCE
A propos de l'Enquête sur rEnseignement
nous recevons ces deux lettres :
Monsieur le Directeur,
La revue blanche, dans son numéro du i^^ juin 1902, p. 166, me
cite, dans los renseignements i\\\\ lui ont été fournis par M. Anatole
France, parmi les cléricaux et les hommes d'esprit rétrograde, élevés
au (Collège Stanislas.
C'(îst une erreur absolue.
J'ai fait toutes mes e'tudes classiques au collège municipal d'Alais, et
je ne puis que me féliciter de l'instruction et de l'éducation que j'y ai
reçues.
Je m'adresse à votre courtoisie, pour vous prier d'insérer cette rectifi-
cation dans votre prochain numéro bi-mensuel.
Veuillez agréer...
Jules Cazot
Mon cher confrère,
Je n'ai jamais été condisciplu do M. Jules Cazot, sénateur, qui ne
peut être soupçonné de cléricalisnu.'. Je n'ai jamais i)arlé à M. Jules
Rodes ni de M. Jules Cazot ni de mon ami le docteur Cazaux, de
Langoiran. (jui, lui aussi, tient à faire connaître qu'il est libre-penseur.
J'ai nommé mon condisciple Louis Cazeaux, avocat à Paris. Il est fer-
vent catholirpie. J'ai pu le dire, car il ne le cache pas. Il a sacrifié sa
carrière à sa croyance.
Je vous prie de croire, mon cher confrère, à ma vive sympathie.
Anatole France
Antre rertifh'fiflon : M. SiUiit-CfCor^es de FJoiibélier 110113 aviso qu'il ;i fait ses études, non
à Vire, à Y<'r>aillc'!>=.
Le Gérant : P. Deschamps.
Paris. — Imprimerie C. LAMY, 121, bd. de L:i Chapelle. 15103
Les Conseils de Guerre
et la Justice militaire
Prisons et pi:mtf.m:ii:hs militaires ; ateliers de travaux purlics.
Les troupiers ont accoutumé de désigner les conseils de guerre par
le mot tourniquets et passer au tourniquet signifie être traduit devant
un de ces tribunaux d'exception. Les chefs, de leur côté, ne dédaignent
pas le pittoresque de ce langage, et il leur est quotidien de dire:
« Prenez garde que je ne vous fasse passer au tourniquet! » :ou« Prenez
garde que je ne vous envoie à la distribution des bons de tabac ! »
Instinctivement ils assimilent à tel tourniquet de quelque foraine
loterie le mode d'opérer des conseils de guerre, et constatent quelle
similitude existe entre la distribution trois fois mensuelle des bons de
scaferlati spécial aux troupes et l'active aisance avec laquelle les
membres de ces tribunaux dispensent les années de prison ou de
travaux publics — voire pis... Ce qui apparaît d'abord, à un examen,
même superficiel, de la pénalité militaire, c'est la disproportion consi-
dérable de la peine au délit. M. Marcel Sembat faisait remarquer à la
Chambre, dans son discours du 28 février dernier, la facilité avec
laquelle un jeune homme, appelé sous les drapeaux au nom de la
défense du pays, peut se trouver, pour d'insignifiantes fautes, sous le
coup de condamnations qui compromettront tout son avenir, brise-
ront sa vie, et pourront même le mener à la peine suprême ; le même
député signalait encore la mentalité spéciale aux ^tribunaux militaires,
une indulgence extrême dans certains cas, une impitoyable sévérité
dans d'autres.
On connaît la composition ordinaire des conseils de guerre en temps
de paix : un colonel ou un lieutenant-colonel, président, et six juges,
— savoir : un chef de bataillon ou d'escadron, deux capitaines, un lieute-
nant, un sous-lieutenant et un sous-officier. Un conseil de guerre per-
manent est établi au chef-lieu de chaque corps d'armée (i), ainsi qu'un
conseil de revision composé de quatre officiers supérieurs assistés d'un
(1) Il y a excei^tiou poiH: le coq).s d'année d'Algérie et Tunisie, qui comprend quatre
conseils de guerre et de revision : un au chef -lieu de chacun des trois départements algé-
rien.-*, et xm au chef-lieu de la division d'occupation de la Tunisie. Le gouvernement mili-
taire de Paris, indé|>endant de toute division territoriale de corps d'armée, est également le
siège d'un conseil de guen-e permanent. Si les besoins du service l'exigent, un deuxième
conseil de guerre peut être établi occasionnellement dan< les divisions territoriales, par un
décret ministériel.
21
!
t
322 LA REVUE BLANCHE
commissaire du gouvernement et d'un greffier. Un commissaire du
gouvernement (i) faisant fonction de ministère public, un rapporteur et
des substituts chargés de l'instruction, un greffier et des commis-gref-
fiers sont attachés à chaque conseil de guerre.
Il semblerait que la justice militaire, par son essence mt'^me et pour
la sauvegarde de la hiérarchie, eût assumé jalousement \)0\xv elle et pour
ses juges toutes les garanties, alors qu'elle en dépourvoyait presque
totalement Taccusé. Les jugements rendus par les conseils de guerre
• sont toujours sans appel, et la seule ressource du condamné militaire
est de se pourvoir en revision, dans les vingt-quatre heures qui suivent
le jugement. Cette ressource est minime. Le conseil de revision, qui
opère hors de la présence de l'accusé, n'a pas à statuer sur les faits im-
putés à celui-ci et ne peut s'en préoccuper; il n'a qu'à s'enquérir de
l'accomplissement des formalités exigées parla loi, de la qualification
légale du fait reconnu par les juges, et de rapi)lication régulière de la
peine.
Il serait intéressant de considérer avec quelle désinvolture est rendue
la justice en ces prétoires des conseils de guerre — j'entends lorsqu'il
s'agit d'un accusé vulgaire — ; et il y a tout lieu de regretter que les
journaux ne consacrent pas une rubrique si)éciale à ces tribunaux
particuliers, et n'hnposent pas en toutes circonstances aux juges mili-
taires (puisque légalement ils peuvent le faire; le contrôle d'un de leurs
reporters. On demeurerait confondu devant le nombre insoupçonné des
pauvres garçons qu'une impatience d'un instant, un geste ou un mot
firent enfermer pour des années — quelques-uns pour la vie — au fond
des geôles militaires.
Des faits, dont — volontairement ou non — je suivis, en Algérie^, les
phases jusqu'au dénouement, me reviennent en mémoire. J'en cite
quelques-uns au hasard des souvenirs. Ils donneront une juste mesure
de la valeur (le cette justice. Ce n'est plus là le récit d'actes isolés de
sous-officiers, de brutalités grossières de la chiourme ; ce sont des actes
légaux, accomplis par des tribunaux réguliers, sanctionnés par la loi.
Un premier :
C'est d'abord le soldat R..., de la -i^^ compagnie du i^ bataillon d'in-
fanterie légère d'Afrique. R..., détaché avec sa compagnie à Fort-Mac-
Mahon, dans l'cxtréme-sud algérien, remplissait en ce détachement les
fonctions de cuisinier. Une après-midi, à l'heure qu'il prépare le café du
réveil de méridienne, un homme de corvée envoyé par le sorgent-major
du détachement vient réclamer à R... un bidon de café pour ce sous-
(l) Les commissaires du gouvernement et Icj^ rapporteurs sont choisis i>arrai des officiers
supérieurs en activité de service ou en retraite. Mais c'est i>arnii ceux de cette dernier©
catégorie qu'cm les prend de iJrétVrence. et e'e-t aiis>i chez cenx-ci, il faut le reconnaître,
qu'on rencontre 1«î plus impitc»yable acliarnement contre les accusés. Il est |>ênible
de Voir au sié;,'e du ministère puhlic ces vieillard- imj>otents, (jue leur incapacité sénile :i
fait l'iuij^nier de- services actifs, re^purir la jieine (;aj)itale contre Tadolesceut plein de vie
dont le -md crime fut, «lans un moment de mnivai-o liumenr, de sïtre re.lrcvsé *ou*
l'injure ou r«.'v<>!t'.' (;i>iitre rinjusli(>\
T.ES CONSEILS DE GUERRE ET LA JUSTICE MILITAIRE "Ji'J
-officier. Or, les sous-officiers de Fort-Mae-Mahon vivent en « popote »,
et R... reçoit exclusivement les rations de l'ordinaire des hommes de
troupe. Il ne doit donc point prélever sur ces rations celles des sous-
■officiers, versées, lors de chaque distribution, au cuisinier de leur
popote; et il refuse à l'homme de corvée le café demandé par le ser-
gent-major. Quelques instants après, celui-ci arrive devant R... qui,
malgré les prières puis les injonctions du sous-officier, persiste à ne
point vouloir frustrer ses camarades d'une part quelconque de leur ration
•de café. « Puisqu'il en est ainsi, dit le sergent-major àR..., je vais
te relever de tes fonctions de cuisinier, et te faire ficeler comme un
boudin ; puis je te laisserai là, au soleil, jusqu'à ce que tu pisses le sang
ou que tu en crèves. » R... est fixé sur les cruautés du sergent-major;
là-bas, devant la tente de ce gradé, huit hommes déjà, sous des tom^
.ôeawjT, râlent à la crapaudine, le bâillon aux dents. Quatreautres, récem-
ment, sont morts des soulï'rances endurées. Mais R...^ est bien décidé
à ne pas se laisser traiter de la sorte. « Vous me ferez relever de mes
fonctions de cuisinier, dit-il au sergent-major, si tel est votre bon plaisir,
mais vous ne m'attacherez point. — Nous verrons bien », répond le
•sous-officier. Kt il va à sa tente chercher des cordes et un bâillon ;
A appelle à son aide des sergents et des caporaux, et tous se dirigent
vers R... Celui-ci n'hésite pas. Il bondit dans la direction des faisceaux
de fusils alignés devant les tentes du camp, saisit une arme et se met
sur la défensive. « Je brûle la cervelle au premier de vous qui m'a})pro-
che, clame-t-il exaspéré ! » Les gradés hésitent, reculent, s'éloignent
«t disparaissent. Pourtant, l'exaspération du cuisinier est vite apaisée.
■Un caporal qu'a délégué le sergent-major vient engager R... à
-se calmer ; par d'onctueuses paroles il le décide à déposer son arme et à
.se rendre à merci. Les autres gradés qui n'attendaient que cette reddi-
tion se précipitent ; en un clin d'oeil, R... est renversé, ligotté, bâil-
lonné, réduit à l'impuissance. Une plainte en conseil de guerre est
-établie contre lui pour « menaces envers un supérieur en dehors du
-service » ; et cinq mois et demi plus tard — cinq mois et demi de tor-
tures physiques et morales — , il est traduit devant le conseil de guerre
d'Alger. Ah! je m'en souviens, TalTaire fut hâtivement menée, et il me
•serait aisé d'en donner, de mémoire, un sténographique compte-rendu.
R..., que le président interrogeait, voulut s'expliquer, exposer les rai-
sons de sa colère; on l'interrompit: « Ces détails sont inutiles,, et
vous sortez de la question. Vous reconnaissez avoir mis on joue votre
sergent-major avec un fusil armé? — Oui, mon colonel. — Cela suffit.
Qu'on amène le témoin ! » Le témoin — unique — , et plaignant tout à la
>fois, est le sergent-major. Son interrogatoire est aussi rapidement conduit
que celui de R... Le réquisitoire du commandant Durand-Daubin, com-
missaire du gouvernement, suit, fait de quelques mots rapides, tran-
chants et brutaux. « L'exemple... La discipline menacée dans son
essence même... Application do la loi... Article rx\.,, » Puis la plai-
doirie. Un tout jeune avocat d'office, sur un signe du colonel-président,
se lève derrière raocusé. soulève sa toquo. s'incline et prononce simple
'^i♦ LA REVUE BLANCHE
menl : <« Messieurs du conseil, je demande voire indulgence pour le
prévenu! » Il s'incline de nouveau, remet sa loque et se rassied. Le
conseil se retire pour délibérer, revient, et R... est condamné à cinq
années de prison, le maximum de la peine. Les débals, depuis la lec-
ture de l'acte d'accusation jusqu'à celle du verdict, ont duré neuf
minutes, montre en main.
Un autre :
C'est à Laghouat. Une vingtaine de disciplinaires de la 4^ compagnie
de discipline se trouvent momentanément en subsistance à la compa-
gnie du i'''" régiment de tirailleurs algériens, détachée dans cette ville.
Plusieurs d'entre eux sont punis de prison et enfermés dans les locaux
disciplinaires du quartier Margueritte, où sont casernes les tirailleurs.
Aux heures prescrites, les punis sont amenés devant le poste de police
de la caserne, et le sergent de garde leur fait exécuter pendant les six^
heures réglementaires le peloton de punition. Une après-midi, à ce pelo-
ton, un des disciplinaires punis, le nommé Donseau, s'attire une répri-
mande du sergent indigène de garde, qui profite de la première pause
horaire pour le ramener aux locaux disciplinaires et l'enfermer dans
une cellule. Plusieurs autres militaires et moi-môme stationnions juste
à ce moment devant les portes de ces locaux, et tous nous remarquâmes
— et cela de façon très précise — qu'en tirant brusquement à soi la porte
du cachot où il venait d'enfermer l'homme, le sergent s'était ératlé légè-
rement le dos de la main droite, à l'angle de l'encadrement de la baie;
et cette remarque nous fut confirmée par le geste instinctif, qu'il accom-
plit aussitôt, de porter à ses lèvres cette insignifiante blessure. Or, le
surlendemain, on vient chercher Donseau ; quatre iiommes armés de
fusils Tcncadrent, et le conduisent, en le serrant de près, à la « salle
des rapports» des tirailleurs: là, un capitaine, assisté d'un sergent-
major faisant fonction de greffier, lui apprend qu'il demeurera en cellule
jusqu'à nouvel ordre, car il est prévenu, sur la plainte remise la veille (i)
(1) Nous >ûint'S plus tanl «juo le motif <\e la imiiition infligôe A Donseiiu par le sergent
indigciR- pMiir mauvaise vuloiité au ]>eloton «le punition avait été rédigé par le sergent
Amadei, «loin 1" (:i»m]»aî,'uie de discipline, commaudant alors lo ci\my> des disciplinairea déta-
chés aux environs «le Lagh(»uat ; c'est à lui (pie l'indigène, complètement ignorant de la
langue îrain;aiso écrite et même i)arlt'e. .-v"était adressé i»our la rédaction de la punition.
Les disciplinaires punis, en .-,ubsi.>?tance â la compagnie de tinvilleur-s algériens détachée
à Liighouat. ap]»artenaienl tous au canij) du Col des Sables de Laghouat, dirigé i)ar ce
wergent Amadci (j'ai rapporté précédemment, dans Z/a irrue ft/«)fcAe,qnelques-une» des cruautés
rjue savait imaginer ce gradé). (.^>uclqne temps auparavant, las des tortures que leur infli-
geait Amadei, ce-^ discii»linaire.*, au nombre de vingt-cini} (le camp comprenait ringt-huit
hommes), s'étaient enfuis du camp pendant, la nuit et .s'en étaient venus h Lîighouat, se
plaindr»' au commandant suinrieur de toutes les atrocités dont leur camp était quotidien-
nement le théâtre. Ces vingt-cinq disciidinaires furent i)unis de soixante jours de prison,
<lont quinze de cellule pour leur fugue; mais Amadei, li la suite de cette réclamation, se
vit intlij^'er trente jours de con.signe, et le connnandant supérieur ordonna que désormais
les i)niiitions de*? disci]»linain'S ne seraient ))as subie?- au camp, yous le tombeau, mais
dans le- jiri.«(nis du bataillon d'Afrique et des tirailleurs, dont certaines compaginea
recevaient en subsistance, tt»ur h tour, les militaires élningers h la garnison de Laghouat.
C'est ain-i (pie les disciplinaires d' Amadei furent ver.-és à la compagnie de subsistance-
LES COxNSEILS DE GUEURE ET LA JUSTICE MILITAIRE i25
par le sergent indigène, d'avoir opposé de la résislance à ce sous-offi-
cier, de s'être révolté, et enfin de s'être livré à des voies de fait dont le
sergent porte, sur le dos de la main droite, une apparente marque. On
devine Tétonnement et la stupéfaction de Donseau qui, fort de son droit,
«lame son innocence et crie à l'infamie. « Il m'est pt»rmis de ne ])oint
vous croire, répond à ses dénégations le capilainc chargé d'instruire
cette affaire... Le sergent affirme que vous lui avez donné un coup
<l'ongle sur le dos de la main droite... Il est votre supérieur et ne peut
mentir... Tandis qu'il vous est impossible, à vous, de prouver le con-
traire,.. » Une ku»urse fait dans la mémoire de Donseau... Des figures
vaguement entrevues devant les locaux disciplinaires au moment où le
isergent le menait en cellule, lui reviennent en souvenir. Des preuves!
mais il va en fournir, des preuves... Les gens qui étaient là, dans
la cour, ont vu s'il s'était révolté contre le sergent, et ils pourront dire
ce qu'ils ont vu... Et il donne des noms au capitaine qui consent à
prendre au hasard trois des témoins indiqués et à les interroger. Ce
sont les nommés Mercier, David «t Arachart, c^^us fusiliers à la V com-
pagnie de discipline. Ils rapportent ce dont ils furent témoins, — affir-
mant, sous la foi du serment, que Donseau, pendant le trajet du corps
de garde aux locaux discii)linaires suivit avec calme le sergent indigène,
et qu'ils virent nettement celui-ci s'écorcher la main contre l'angle de la
porte du local où il venait d'enfermer te puni. On transcrit leur dépo-
sition, qu'ils signent, et... on ramène Donseau dans sa cellule. Sept mois
plus tard, il comparaît devant le conseil de guerre d'Alger, sous la pré-
vention de « voies de fait envers un supérieur à l'occasion du service ».
Au cours des débats, le colonel-président trouve au dossier les dépo-
sitions des trois témoins Merci(*r, David et Arachart, interrogés sept
mois aupa lavant à Laghouat, et il s'ctonne qu'on ne les ait pas cités à
l'audience. « J'ai pensé que c'était inutile, n'»pond le conmiissaire du
gouvernement, et qu'il n'y avait pas à tenir compte de ces dépositions,
auprès de celle, si nette, du sergent... Il est manifeste que ces trois
hommes s'entendent entre eux pour sauver leur camarade... — (l'est
<lert tirailleurs. Pourtant, Amadei s'était jure de se venger de la plainte adressée contre lui
par les disciplinaires. Liii-mênie. un jour qu'il était venu à la caserne dcH tirailleurs pour
.soumettre à une revue de linj^e v.t chaussures ses disciplinaires punis, leur avait an-
noncé (ce sont ses ])an)les ]»res<jue textuelles) que « si janiaifi ils retombaient sous s;à
coupe, leur peau ne vaudrait i>:ii* cher entre ses mains, qu'il se chargeait de leur mettre les
trii>eH an soleil ; que, s'il ne parvenait à avoir leur i)eau. il leur réservait quehpies motifs
de derrière la tête, avec lesquels ils trouveraient sans peine dix ans au conseil de guerre;
qu'en attendant, il se réservait de les passer en C(msigne aux gradés des compagnies où ils
«eraienten subsistance pen<lant leur punit ion, et qu'il esixirait que ces gradés saumient pnifiter
de ses reconimanilations... » Sans doute, les gradés surent profiter des recommandations du
sergent Amadei. Trente joins après leur fuite du Col des Sables, la somme des punitions
de prison infligées aux disciplinaires atteignait, ]>our chacun d'eux, i>lusieurs mois. Du 25
décembre 'au 14 avril suivant, dix hommes, sur les vingt-huit qui formaient ce camp, furent
mis en i»révention de conseil de guerre pour des motifs futiles, et le conseil de guerre
d'Alger les condamna j'i «les iMîines variant d'un an de jirison à dix années de travaux
blujiics. Cin(i autres entrèrent à l'hôpital. Deux moururent.
'^^' LA REVLE BLANCHE
juste. >* conclut le col«>nrl-présidi>iit. Et Donseau i se voit coudamner
à (iix années de travaux publics.
Un autre :
C'est îiu pénitencier indigène de Tadmit, dans le Djebel-Amour. Une-
cinquantaine de disciph'naires de la 4* compagnie de discipline stuH
employés là, sous la direction du sergent Coulomb et du caporal Perrin,
à la conduite des chantiers qui nécessitent des connaissances spéciale»
et ne peuvent être confiés aux détenus indigènes. Un jour, le serg^nl
Coulomb, qui veut faire river des chaînes aux pieds d'un indigène^
appelle un des disciplinaires pour accomplir cet oftice. Mais le discipli-
naire s'y refuse, malgré les injonctions du sergent qui appelle un second
disciplinaire, nommé Escourroux, afin que celui-ci puisse témoigner
du refus du premier. Escourroux refuse à son lour de 8er\ir de témoiife
contn» un camarade; deux autres disciplinaires, complaisants cette fois^
consentent à constater ce refus d'obéissance, et Escourroux est traduit
devant le conseil de guerre d'Alger. Au colonel-président qui lui
demande le motif de son refus d'obéissance, il fait cette simple réponse :
" Mon colonel, celui qui trahit un «amarade peut aussi bien trahir son
pays! » F^scourroux fut «ondamné à un an de prison.
Un autre :
('/(îst enconî à Lnghouat, peu de temps après Tarrivée des jeunes
soldats du balailirHi d'Al'ri(|ue à la caserne Bessières. j^xlénués par
le surmenage et [)ar le (Iffaul do nourriture — tant est maigre la
ration <l<r l'ordinaire — , (.Vîst de la faim, surtout, que soullrent les-
jiîunos " joyeux >^ ; et leur seul désir, leur seule ambition du moment,
est (le siî ]>ro('urer <lu pain en ([uantité suflisantc pour satisfaire leurs-
ap[)étils de vingt ans. Beaucoup d'entre eux. même, n'iiésilent pas à se-
livrer le soir, dans les rues de Laghouat où déambulent les indigènes,,
à une prostitution éliontée en échange de biseuits ou de morceaux de-
pain; et le capitaine (le la (>^ compagnie du 2^ bataillon d'Afrique se
voit obligé pour refréner cette prostitution, de faire paraître au
rapport lu devant toute sa c<\mpagnie l'ordre dont voici le texte
(janvier 189V * « I-e capitaine a su à quel genre de prostitution se
livraient chaque soir, vis-à-vis des indigènes, certains jeunes soldats
de sa compagnie ; décidé de mettre un terme à ces agissements, il
supprime jusqu'à nouvel ordre le rata du jeudi et du dimanche soir;,
il ne le rétablira que le jour où il sera manifeste qu'il n'y a plus de-
femmes (sic) dans la compagnie. » Bref, une nuit, pour calmer sa faim,,
un j(îune joyeux quitte sa chambre, descend aux cuisines, pénètre dans,
le cabanon où le caporal d'ordinaire tient en réserve|les vivres de la com-
pagni(», i)rend deux pains de munition — je dis deux pains, pas autre
chose, — remonte à sa chambre, en donne un à son camarade de lit, et
dévore Tautresous sa couverture. Le lendemain, une délation apprend
(1) Donseau fut envoyé lï l'atelier <le Chcrchell, qui a ététlèguffectê (îejmi^et dont lescon-
diunnéH furent répartis entre les autres établissements similaires. J'ignore en quel ateliec-
lie travaux public» se trouve Donieau à l'heure actuelle.
LES CONSEILS DE GUERRE ET LA JUSTICE MILITAIRE 3^7
ce larcin au caporal d'ordinaire, qui fait établir contre riiomme une
plainte en conseil de guerre pour « vol au préjudice de l'ordinaire »,
avec celte circonstance aggravante que le vol avait eu lieu de nuit, et que
le joyeux, pour pénétrer dans le cabanon, avait été obligé — pré-
tendit le caporal — d'en crocheter la serrure. Il fut démontré, cepen-
dant, que le caporaFavait égaré dès longtemps la clef du local, dont un
simple loquet, au moment du vol, assurait la fermeture ; mais le gradé
que la perte de cette clef mettait dans le cas d'être puni disciplinaîre-
ment, s'était empressé, avant de se plaindre du larcin, d'en faire fabri-
quer une autre, et il affirma que la porte avait été crochetée. Il fut cru,
et le conseil de guerre d'Alger condamna le joyeux, pour le vol de ces
deux pains, à dix années de réclusion.
Un autre :
Encore à Laghouat, au a" bataillon d'Afrique. Un tout jeune engagé
volontaire, qui ne peut parvenir à exécuter convenablement les mouve-
ments indiqués par l'instructeur, est conduit en cellule, à l'issue de
l'exercice, par son sergent de section. Seul dans le cachot, l'homme,
découragé, se lamente et se désespère, et dans un brusque mouvement
de colère, il arrache la manche de son bourgeron de toile qu'il jette
dans un coin de la cellule. Le soir, il est revenu au calme, et lorsque le
caporal de j^arde, à rheure du repas, lui apporte son morceau de pain,
il réclame du fil et une aiguille i)our réparer son vêtement. « Vous
avez déchiré votre bourgeron? s'écrie le caporal. (J'étais moi-même
présent h ce dialogue. De passage à Laghouat, j'avais été placé en
subsistance au bataillon (r.Vfrique. qui recevait alors les -inilitaires
étrangers à la garnison de Laghouat.) — Hxcusez-moi, caporal, répond
naïvement Thomme, mais jélais en colère et... — Vous étiez en colère!
Vous l'avez donc déchiré exprès? interrompt le gradé. — La colère
m'a emporté », explique le joyeux. Cet aveu suffisait. Le caporal prend
à témoin deux des hommes de garde qui l'accompagnaient, et l'inaprudent
est traduit devant le conseil de guerre d'Alger qui le condamne à cinq
années de travaux publics pour lacération d'effets militaires. Circons-
tance aggravante, — on avait trouvé inscrite, sur le mur de la cellule
où il était demeuré en prévention, cette phrase : « A bas l'armée, l'école
de la démoralisation et du vice ! »
Et ce Boqui, malheureux idiot, impuissant et gâteux, dontle régiment
s'était débarrassé en l'envoyant comme simulateur à la V compagnie de
discipline, et dont le capitaine Chérageat, commandant alors cette
ompagnie, se débarrassa à son tour — après l'avoir toutefois laissé
croupir pendant près de vingt mois au fond d'une cellule — en le fai-
sant traduire devant le conseil de guerre d'Alger, sous l'inculpation do
« bris de clôture » (i) : le malheureux, par maladresse, avait brisé la
vitre d'un falot de ronde qu'il était en train de nettoyer. Mais, étonné
(1) Si Ton considérait une statistique des condamnationB prononcées par les conseils de
guerre d'Algérie et de Tunisie, on serait étonné de la quantité des condamnations pro-
noncées pour bris de clôture dans un. établissement militaire.
3-28 LA REVUE BLANCHE
par son brusque transfert à la prison militaire d'Alger où il allait
attendre sa comparution devant le tribunal militaire, Boqui, en sa
pauvre jugeotte d'idiot, ne s^imagina-t-il pas Theilre de sa {libération
venue, et sa seule préoccupation, manifestée pendant son séjour à la
prison et au cours de ses interrogatoires, tant à l'instruction qu'au con-
seil de guerre, fut de connaître la date — qu'il croyait si proche — de
son embarquement pour le retour définitif dans ses foyers. Cela seul
donne une idée suffisante de l'état mental de cet homme. Son état physi-
que, d'ailleurs, était à l'avenant; jamais je n'avais vu un être aussi maigre
ni aussi faible, et, à la prison militaire d'Alger, la chiourme elle-même
nosait déranger, pour l'envoyer en corvée, cette ombre chétive qui se
traînait tout le jour en s'appuyant aux murs de la cour du fort, et que
ses camarades étaient obligés de soutenir le soir, à Theurc du coucher,
pour l'aider à rentrer dans sa chambre (i). Pour une fois, les membres du
conseil de guerre, eux aussi, se montrèrent pitoyables, et ils n'osèrent dé-
clarer responsable un être dont la place eût été plutôt en quelque maison
de santé qu'à une compagnie disciplinaire. Boqui fut acquitté... et ren-
voyé à la /|<^ compagnie de discipline. Il n'y demeura pas longtemps. Dès
son arrivée à la compagnie, il fut expédié dans le sud, et un jour, pen-
dant un exercice trop prolongé de pas gymnastique, il tomba, à bout de
forces, et ne put se relever malgré les injonctions de son sergent. Il fut
traduit de nouveau devant le conseil de guerre pour refus d'obéis-
sance, et condamné, cette fois, à deux ans de prison {-i). Sa peine finie, il
(1) L'envoi de ce malhenreux aux compagnies de discipline pourrait sembler une excep-
tion, le résultat d'une regrettable erreur. Il n'en est rien. De tels êtres sont foule à la
4" compagnie de discipline, qui, outre les indisciplinés, reçoit encore les mutilés et les
simulateurs. Or, l'idiotie et la faiblesse d'esprit, de même que certaines intirmités chroni-
ques on civchées, sont des tares qui échappent à l'examen superticiel des conseils de revi-
sion. Mais au régiment, que faire de ces i)auvres hères, mal licbus, impotents d*esprit et
de corps, incapables de tout service ; Souffre-douleurs de leurs chefs et de leurs camarades,
malheureuses bêtes égarées au milieu de ces vaillants guerriers, ils deviennent bientôt une
gêne, une honte pour le x>restige de l'arme. Et on s'en débarrasse de la façon la plus sim-
ple, lapins commode, la plus sûre. Une seule accusation du médecin-major, un qualificatif,
un mot : « simulateur »> — suftit, et l'homme disparait, légalement, enterré au fond d'un
bagne d'Afrique. L'honneur du régiment est sauf, l'infaillibilité du conseil de revision
aussi, et on n'entendra plus parler de cet être imi)uissant autant qu'embarras.sant. Aussi la
section des « simulateurs » est presque excluc-iveuient composée <i'idiots et de gâteux,
fiette dernière infirmité est commune si la l« compagnie; pour beaucoup elle fut la cause
de leur envoi aux comjxignies de discipline, sous jirétexte de simulation. Mais oui, i>arce
qu'ils étaient gâteux, tout simplement. Kt à la compagnie disciplinaire — où il faut bien les
garder jusqu'à ce qu'on s'en sdit débarrassé d'une autre façon, on leur fait i)asser la nuit le
plus souvent, pur mesure de propreté, sur le lit de camp du corjis de garde ou, & défaut d©
place, sur les planches de la salle de police. On comi)rcndra, que la chiourme, avec de tels
malheureux, ait beau jeu pour exercer sans ]>éril ses capacités tortionnaires et pour s'en-
tretenir la main. Et, à la vérité', les traitements inrtige's à ces victimes de l'ànerie ou de
l'injustice des médecin s- majors sont indignes et atroces.
(*J) Les cas semblables de refus d'ol»éissance .sont fréquents aux (;omi>agnies de discipline ;
et s'il arrive que, vaincu i)ar la fatigue, les misères, les ])rivations et le climat, un homme
s'affaisse pendant un exercice commaudé, et fpie le m»Hlecin-mnjor ne consente pas ù. le
reconnaître malade (et très rarement il le reconnaît tel}, l'homme est tiaduit dev;»nt le
con.seil «le guerre ])our refus d'obéissance.
LES CONSEILS DK GUERRE ET LA JUSTICE MILITAIRE '^2()
revint à la 4*^ compagnie de discipline où, d'après ce qui me fut dit de-
puis, il serait mort.
De la sorte, longtemps, je pourrais puiser en ma mémoire, et citer
encore; des pages et des pages, d'analogues exemples se succéderaient,
interminablement. Mais cette énumëration, longue déjà, suffira. J'ai dit
les fautes. Je vais montrer l'expiation.
La répression considère deux sortes de fautes : v les crimes et délits
militaires, punis par les peines portées au code de justice militaire (pri-
son, travaux publics et mort); 2« les crimes et délits de droit ciminiun
punis (sauf dans certains cas particuliers que prévoit le code de justice
militaire) par les peines ordinaires portées au code pénal civil. Si la
peine prononcée pour faute de droit commun est l'emprisonnement et
n'emporte avec elle qu'un caractère afllictif, elle est subie, suivant sa
durée, dans les prisons militaires de corps d'armée ou dans un des six
pénitenciers militaires /^j ; si cette peine a un caractère infamant, elle
entraîne de droit la dégradation militaire, et le condamné, définitive-
ment exclu de l'armée, est livré aux autorités civiles, qui lui font subir
dans un des établissements pénitentiaires dépendant du ministère de
l'intérieur la peine prononcée par le conseil de guerre.
Il y a une prison militaire au chef-lieu de chaque corps d'armée, dans
.chacun des gouvernements militaires de Paris et de Lyon, au chef-lieu
de chacun des trois départements algériens, et enfin au siège du gou-
vernement militaire de nos colonies ou de nos protectorats. Les prisons
militaires reçoivent trois catégories d'hommes : les prévenus militaires,
les passagers militaires escortés et les condamnés militaires ; mais
seules les peines inférieures à une année d'emprisonnement sont subies
dans les prisons de corps darmée ; pour les peines d'un an et au delà
d'emprisonnement, les condamnés sont envoyés dans un pénitencier
militaire.
Les hommes détenus dans les prisons de corps d'armée sont em-
ployés à des travaux d'atelier pour le compte d'entrepreneurs <ivils.
Leur nourriture se comj)ose dune soupe avec viande le matin et d'une
soupe sans viande le soir. Dans plusieurs de ces établissements, les dé-
tenus sont obligés de payer la soupe du soir sur le produit de leur tra-
vail de la journée ou sur leurs fonds particuliers déposés au greffe. En
sorte que ceux des militaires dont le travail de la journée n'a point pro-
duit une somme suffisante (et le cas est fréquent, tant est modeste la
rémunération) pour le paiement de cette soupe ou qui ne possèdent
point de fonds particuliers déposés au greffe sont privés du i»epas du
soir. Le régime cellulaire est en vigueur dans un grand nombre deprisons
(1) Dans les portions centrales des pénitenciers militaires, les condamnés de dro
commun sont relégués dans des sections spéciales ; il en est de même pour les récidivistes
de délits militiiires.
:uo
LA REVUE BLANCHE
de corps d'armt'^e. I.a surveillance dans les ('-lablissements de détention
niilitaircs est exercée par des employés de la justi<*e militaire ayant le
titre, runiforme et les attributs des sous-ofliciers serj^fents. sergents-
mi.jors ou adjudants, suivant les cas .
Le port de la barbe et de la moustache est interdit à tous les con-
damnés détenus dans les établissements militaires.
11 y a six pénitenciers militaires dont les portions centrales sont ainsi
réparties : deux en France, à Bicétre près Paris et à Albertville
('oinl:iiiiii''?b militai]*'^ :iii travail.
(Savoie»; ; quatn* dans le xix* corps d'armée, savoir : un à Oran (divi-
sion d'Oran), un à Oouëra division d'Alger), un à 13ùne [division de
Constantine) et un à Ti-Bourzouk frunisio;.
Dans les deux pénitenciers de liicélre et d'Albertville, les con-
damnés, comme dans les prisons militaires, sont diversement occupés
l'intérieur de l'établissement, et ne franchissent jamais, toute
la durée de leur détention, les murs d'enceinte. Il n'en est pas
de même en Algérie, où les condamnés deviennent, entre les main^
de l'autorité, une marchandise rémunératrice, un bétail produc-
teur de rentes, un usufruit de lout re[M)s : et la traite des détenus mili-
taires compense avantageusement, i)our les industriels de la colonie,
aussi bien que pour la chiourme militaire, celle moins licite du bois
d'ébène.
Car c'est bien une véritable traite de bétail humain, que pratiquent, au
nom de TKtat, les commandants des geôles. Chaque commandant d'éta-
LES CONSKILS I)K (il KllIlK KT LA JUSTICE .MILITAIRE
'^3l
blissement de délention militaire peut louer, aux colons ou aux chefs
d'entreprise qui lui en font la demande, le nombre de détenus néces-
saires à Texéculion de telle ou telle besogne. Et ces colons ou ces cliers
d'entreprise ont tout avantage à user de celte main-d'œuvre préférable-
ment à celle des ouvriers civils de la colonie : le prix moyen de location
d'un détenu militaire varie entre un franc vingt-cinq et un franc soixante
par jour, alors qu'un ouvrier civil demanderait pour les mômes travaux
un minimum de salaire de cinq francs. Cet avantage n'est pas moindre
pour Tautorité, qui sait retirer de cette location d'hommes des raison-
Détenus militaires «lu lu-nitenciei* militaire «le Douera, travaillant dans les vif^ies
des moines trappistes de Staouoli. aux environs de ï^idi-Ferruch [Décembre 1001).
nables bénéfices et. en commerçante avisée, fait alors litière des prin-
cipes admis, des plus élémentaires convictions civiques, des sentimen-
taux scrupules développés en des circonstances plus gratuites. La
pécune est toujours bonne à prendre, d'où quelle vienne, pense-t-elle, et
elle louera indistinctement les hommes que lui confient les conseils de
guerre, à la compagnie anglaise adjudicataire de l'exploitation des
mines de fer du Mokla(i), près Bone, aussi bien qu'aux colons cosmo-
polites de la coloni(\ aux entrepreneurs adjudicataires des travaux de
TKtat, à des industriels divers, ou à des congrégations propriétaires de
vastes étendues du sol algérien, tels, par exemple, les moines trap-
(1) Du !•' janvier au K^ juin de l'année dernière, quarante-deux militaire»* français loués
à cette compagnie anglai^e par rétablissement militaire de Bône, sont tombés malades oa
morts de misères, de fièvres, de privations ou de tortures.
njt
LA REVUE BLANCHE
pistes (i) du couvent de Slaouëli qui occupent un détachement de détenus
militaires, loués à l'établissement militaire de Douera et dont le nombre
varie, suivant les saisons, de vingt-cinq à cinquante hommes. Ce sont
ces détenus militaires qui, sous la direction de contremaîtres espagnols,
italiens ou maltais à la solde des moines, cultivent les immenses et
productives plantations de vignes, de géraniums et d'orangers où les
trappistes de Staouëli puisent des revenus extraordinairement élevés.
Carap militaire «les moine*» de Staoni'li. Détenu militaire h la porte de aa chambre.
Au-dessus de> deux porte:*, une statue de Saint-Joseph ; dans l'imposte des
deux baies, ces inscriptions : Salle Saint-Victor — Salle Saint-Josei>h. (7><m/i-
bre 1001),
Les dimanches et jours de fêtes, ces mêmes détenus sont employés
par les moines, dans la cliapclle du couvent, à chanter les offices du
culte, et le sergent, chef de détacliement, punit par de longs jours de
cachot — même de fers — les distractions pendant les offices. Le
dimanche, i5 décembre dernier, j étais moi-même de passage à Staouëli
et j'avais pu pénétrer dans l'enceinte, gardée par des tirailleurs armés,
(1) Puisque je parle de cet emploi de militaires par des moines trappistes, je ra]»i)elleraî
(pie, tlans beaucoup de ville^s algériennes, l'autorité militaire met gracieunement ù la dispo-
nitiou des curés des i)aroisses et des sœurs congréganistes des ordonnances pris parmi les
<lisciplimiires. Ainsi le curé d'Aumale a à son service un disciplinaire de la l" compagnie
de discipline et les scrurs congréganistes de cette \\\\q deux disciplinaires de la même com-
pagnie. De même à Bou-Saada, h Blskra, à Méchéria, k Gafsa, etc.. où les curés et les sœurs
emploient chez eux des soldats disciplinaires, alors (jue cette faveur est refusée aux fonc-
tionnaires laïques.
LES CONSEILS DE GUERRE ET LA JUSTICE MILITAIRE /J > i
OÙ sont parqués les détenus employés par les moines. Là, j'ai vu,
de mes propres yeux, dans une des baraques occupées par les détenus
militaires, et dont l'entrée, surmontée d'une statue de saint, porte,
dans l'imposte, la désignation « Salle Saint-Victor », un moine, assis
devant un harmonium, faisant répéter aux détenus du camp les chants
liturgiques de la proche solennité de Noël.
Les entrepreneurs locataires de cette main-d'œuvre militaire spéciale
ont à leur charge les logements (baraques ou tentes) réservés aux
détenus, aux sergents surveillants détachés par rétablissement militaire
à qui est empruntée cette main-d'œuvre, et au détachement de tirail-
leurs indigènes préposé à la garde des condamnés.
Les tirailleurs de ces gardes partagent avec les sous-officiers do la
justice militaire le droit absolu de vie et de mort sur les détenus, et les
assassinats commis par ces indigènes dans les camps dont ils ont la
garde sont des plus fréquents. Le moindre geste, la moindre parole,
attribuables, en cas de posthume enquête, à un commencement de
rébellion, le moindre pas fait en dehors des limites — fictives le plus
souvent — du camp, peuvent être punis de mort aussitôt, sans autre
forme de procès. A diverses reprises, j'ai assisté sur la terre d'Afrique
à d'effroyables chasses à l'homme que dirigeaient des sous-officiers
français. Mais si aisée à établir, la liste serait trop longue des <;rimes
accomplis dans ces circonstances — crimes officiellement consacrés par
la remise, aux indigènes assassins, des galons de soldat de i^*" classe
et des insignes réservés aux bons tireurs. C'est la revanche légitime du
vainc'O contre le roumi vainqueur. Ces dernières semaines, seulement,
allongeraient sensiblement cette liste, et ce ne serait pas là — quoi
qu'en pût dire le ministre de la guerre (i) — le récit de faits éloignés;
le dernier qui me soit connu date de mars 1902 : deux condamnés de
l'établissement militaire d'Orléansville furent tués dans la plaine de la
Chifl'a, aux environs d'Ameur el Aïn, par les tirailleurs indigènes qui
les gardaient. J'ai rapporté précédemment de semblables meurtres et,
entre autres, celui de ce détenu du pénitencier militaire de Bône qui,
Tannée dernière, au détachement d'Aïn-Beida, fut tué à bout portant par
le tirailleur indigène de garde, en deçà des limites du camp, et dont
le corps fut transporté ensuite en dehors de ces limites afin de faire croire
à une tentative d'évasion. Trois hommes de ce détachement, Gélis, Cholet
et William, ont assisté à ce meurtre et pourraient, au besoin, en
témoigner.
Le ministre de la guerre peut se dispenser de tenir la promesse,
qu'il a faite lors de l'interpellation J.-L. Breton, de rapprocher du
(Ij Le 2S février dernier, à la séance de la Chambre des députés, en réponse au di:acour8
de 31. J.-Louis Breton, député du Cher, qui venait de donner lecture de ccrt.iins* passages
de nie^ urticlefi .sur le.s corps discipliruiircs, le ministre de la guerre dis;iit ; « Il est certain
que la plupart des faits racontées remontent & une époque déjà ancienne, et que des pro-
grés sérieux ont été réalist'S... » Or, la plupart des faits rapportés par M. J.-L. Breton,
remontaient à l'année dernière.
^i LA REVUE BLANCHE
littoral les dépôts et les camps des corps disciplinaires. A Ten croire,
(i), cette mesure mettrait ellicacement un terme aux brutalités et aux
sauvageries de la cliiourme. Or, les bagnes militaires qui font l'objet
de cet article sont tous — à l'encontre des compagnies de discipline —
placés sur le littoral, et comme tels, semblerait-il. sous le contrôle des
autorités supérieures et de l'opinion publique (2;. Pourtant, les atro-
cités commises là quotidiennement dépassent tout ce qu'on j)Ourrait con-
•cevoir; les faits que j'avais précédemment cités et dont la lecture provo-
qua le plus d'indignation à la Chambre des députés furent ceux, préci-
sément, commis l'année dernière dans des établissements du littoral
(1) « ... Mais, d'un autre côté, nous devons éviter de laisser nos sous-officiers compro-
mettre leur conscience en continuant le métier qu'ils font en ce moment, éloignés do
toute surveillance, trop privés de direction, trop charges de responsabilité». Donc, nous
les rapprocherons du littoral. » {ApplaudUêemenU.) (Extrait du Journal OQictel du
1" mars lî>02.)
(2) D'ailleurs, ik en juger i)ar ses déclarations, le ministre de La guerre ne paraît
•connaître qu'incomplètement cette question spéciale de la discipline et de la pénalité
militaires. Voici quelles sont ses paroles textuelles, en réponse à l'intei'pellation de M. J.-L.
Breton sur les (!omj>agnies de «liscipline : « ... .Fe le répète, nous étudions une trans-
formation de ces compagnies — car je tiens ii les maintenir — (jui aura pour double objet,
d'une part, de mettre les hommes à l'abri de pratiques barbares : d'autre part, de ramener
au bien les condamnés, s'il s'en trouve dans la «juautité qui sont encore capables de se
relever, et je n'en doute pas. Ceux-là, on fera tout cl' qu'il sera possible pour les encourager,
pour les ramener dans la voie du bien que leur ouvre la profession militaire, car noua avons
lil des hommeg qui ont pu commettre d*'.< (îèlittf. mnne de» crime», et qui i>ourroQt faire, au
moment voulu, d'excellents soldats. >» Il s'agirait pourtant de s'entendre : et il est permis
do s'étonner de l'ignorance de notre ministre de la guerre sur une des questions principales
<le l'organisation militaire : la discipline. « L:i tninsforniation, (pie nous étudions, de ces
compagnies de discipline aura i>our but — disait le ministre — tle ramener au bien les
•condamnés.. . » Mais les disciplinaires dont il s'agit là, ne sont point des condamnés : leur
envoi aux comp;ignie8 de discipline ne jieut être le résultat d'un jugement, l'effet d'ane
condamnation; et, mieux, le seul fait d'être disciplinaire — cela étonnera peut-être — est
le plus sûr garant de la virginité de leur casier judiciaire: une condamnation antérieure, un
délit quelconque de droit commun, les ferait irrémédiablement expulser de (îes compagnies
•et affecter aux bataillons d'infanterie le'gère d'Afrique, ainsi que le prescrit la loi. Ce cas d'ex-
pulsion des c<)mi»agnies de discipline se présente quelquefois; les mutilés volontaires eux-mêmes,
pourvus de coniUimnations de droit commun ou appartenant déjà aux baUiillona d'Afrique,
sont affectés, après leur mutilation, aux sections disciplinaires spécbles de ces bataillon?,
et non point à la \^ compagnie de iliscipline qui, pourtant, doit recevoir exclusivement les
simulateurs et les mutilés volontaires. Donc, ([uoi qu'en puisse croire le ministre de la
guerre, il ne s'agit point là « d'hommes qui aient \m commettre des délits •> ; quant à l'allu-
sion que fit le ministre à leurs crimes (.< noua arous là des hommes qui ont pu commettre des
délits, tnrme de4S crime.i >» , il est difricile d'admettre cpie le général André puisse ignorer
que tout fait qualifié crime — et même crime militaire — entraîne l'immédiate expulsion de
l'armée, et la remise du condamné militaire ])our crime à l'administration i)énitenciaire
civile. Il n'y a qu'à consulter le Code militaire, et il nost j)as un seul corps disciplinaire
ou pénitentiaire, pas même un bataillon d'Afrique, un i)énitèncier militaire, voire même un
atelier de travaux publics. <\u\ i)uisse recevoir un condamné pour crime. Mais il est aisé de
constater l'ignorance de la presque totalité de-* ofririors en ce (jui concerne le fonctionnement
intérieur de la discipline militaire, et co serait peut-être là une expliaition de l'aisance
:ivt!C laipK'lle. jujros de conseils de «.'lierre ou membres d'uu con>riI de «lisciplino, ils exin!-
diciit aii\ couipa^Miies de <lis(Mi»iine, aux ]K;Mitc)icit;r.-i militaire- ou aux ateliers île travaux
j'ublic"* (tt.Ms »•t;l])li<selllellt.■^ c(Mifn*^cUJ»'nt rfiinis en h.-iir <-s])rit s«»u- !«■ terme p-nêrifjiîe et
v;igue kUj « IJiiibi " . U: maih<.ureiix iroiij.irr j^nr 1<.; -i»rt âo qui IN d-'iveut statuer.
LES CONSEILS DE GUERRE ET LA JUSTICE MILITAIRE ^35
OU dans des camps situés à proximité de ces établissements, avec l'appro-
bation (i) des autorités supérieures, -:- les mômes autorités qui auraient
la surveillance des compagnies de discipline dans le cas où celles-ci,
ainsi qu'actuellement les établissements de détention militaire, seraient
rapprochées du littoral, i.a seule réforme possible, c'est la définitive
^ippression de ces bagnes.
Il y aurait une étude à faire de l'état d'âme des sous-officiers bour-
reaux. Contrairement à ce que disait le ministre de 1« guerre, on expli-
querait mal leurs brutalités et leurs sauvageries par « un affolement
résultant de la responsabilité d'un commandement particulièrement dif-
ficile et délicat ». De ces brutalités et de ces sauvageries, j'ai déjà rap-
porté en de précédcîuts articles, maints exemples appuyés de
témoignages nombreux, ,1e doutequ'il soit possible de les attribuer à un
affolement ou à un manque de sang-froid devant les responsabilités
encourues. Ces responsabilités, sont plus fictives que réelles, et
c'est peut-être là le pire étonnement, pour un observateur capable
d'attention, de rencontrer dans les établissements pénitentiaires et dis-
ciplinaires — à quelques exceptions près, au lieu de l'armée d'indis-
ciplinés farouches, de révoltés irréductibles, fiers et rebelles à toute
soumission que l'on avait évoqués, un servile troupeau de gens prêts à
toutes les concessions, mûrs pour tous les servages, d'inconscientes
bêtes toujours et humblement courbées sous le joug, aux reins dociles
sous l'aiguillon. Et cela simplifie singulièrement la tâche de la chiourme
dont les actes de brutalité sont, au contraire, froidement préparés, exé-
cutés en toute sécurité avec de délicats raffinements, avec une
habileté dans l'art de faire souffrir qui confondrait les plus per-
verses imaginations. Sans doute, ce besoin de faire souffrir est-il inhé-
rent aux fonctions spéciales de la justice militaire ; peut-être même, les
ataviques prédispositions mauvaises se réveillent en ces milieux,
et les cruautés dont nous nous indignons se trouveraient expli-
quées par ces paroles du ministre de la guerre — les seules à
retenir: «Il y a en eux de l'homme primitif, du sauvage... », et
par celte phrase d'un philosophe contemporain : « Réunissez et groupez
en silence Tobscurité, la victoire facile, l'infatuation monstrueuse, la
;1) Oui, la tacite approbation des autorités sui>érieurep. Au mois de décembre deruier, à
la suite d'un article que j'avais publié dans Iai rente blanche du 15 novembre précèdent
le ministre de la guerre s'était décidé A envoyer en Algérie le général Jourdy arin de pro-
céder à une en<piêle sur le régime intérieur des corps disciplinaires et iiénitentiaires. On
devine ce qu'ont i)U être les constatations de cet officier. Dans son rapport, il reconnaît
ceîKîndant avoir remarqué quelcpies abus. <« Mais, dit-il. ils ne .«semblent pas nécessiter une
modification de principe : on doit même remanpier (pie les généraux commandant le
PJ" corps d'armée et la division de Tunisie, qui sont res|>onsables de la tenue et de
l'obéissance des corps disciplinaires, se })laigneiit })lutôt de l'insuffisance des moyens de
répre.-sicn autorisés. )> Or. ces moyens de répression, j'ai montré précédemment ce qu'ils
étaient: on même tenij»^ et parallèlement au général Jourdy. je faisais moi-même une
en<purî(; dans les corps (liscijilinaii-es et. i»énitentiaires d'Algérie, où j'étais allé tout exi»ros,
et on a i)U juger, i)ar \i:< fait- Très précis «pfe j'ai apportés, si étaient insuffisants les moyens
de ré]»ression aotuclltMiient en vi;jueur.
i i<; LA REVUE BLANCHE
proie (»tl*crte de toutes parts, le meurtre en sécurité, la connivence de
l'entourage, la faiblesse, le désarmement, l'abandon, l'isolement ; du
point d'intersection de ces choses jaillit la bote féroce. » Mais il me
semble exagéré de poser ces sous-officiers — ainsi que le fit récemment
le ministre de la guerre — en « victimes de l'organisation actuelle », —
en victimes « imprudemment soumises à une épreuve qui dépasse les
forces humaines )>.
Pourtant, c'est de façon plus sérieuse qu'il faudrait envisager ces
choses, et l'on ne peut, sans devenir complice, laisser ainsi torturer
de la chair humaine. Vn fait me revient en mémoire. 11 donnera
la juste mesure d'un état d'Ame commun à toute la chiourme. C'était à
Riskra, à la •>/ compagnie de discipline. Malgré la défense expresse
portée au règlement, il ne se passait pas de jour sans qu'un ou plu-
sieurs disciplinaires fussent mis aux fers. Chaque sous-ofGcier possé-
dait dans sa chambre diverses paires de ces instruments dont il usait
sans compter.
La mort, dans les tortures de la crapaudine, d'un soldat du
N bataillon d'Afrique, et le .scandah' fait par la presse autour de son
assassinat, incitèrent le commandement supérieur à s'inquiéter pour un
instant dos abus d'autorité quotidiennement commis dans les corps
disciplinaires et pénitentiaires, et une circulaire du général de brigade^
rappelant les prescriptions du règlement au sujet des punitions extra-
réglementaires, obligea le capitaine qui commandait alors la a* compa-
gnie de discipline à interdire momentanément à ses sous-ofHciers
l'emjïlui des fers. Cette interdiction était peu du goût des bourreaux.
Parmi ceux-ci, un des plus férocement cruels était un Corse, le sergent
L... pour des raisons particulières, je me contente de le désigner par
son initiale, mais ceux <]ui le connurent se souviendront .
On l'avait surnommé « la Panthère «, et il était la terreur de la com-
pagnie. Un disciplinaire maflirma qu'un jour, étant de garde, il avait
entendu le sergent L... se vanter, au poste, devant d'autres sergents de
la ci»mpagnie. de pouvoir faire mourir un homme après quarante-huit
heures de tortures, sans qu il y eût aucune trace de violences, et sans
que le médecin le plus exercé juU y voir autre chose qu'une mort natu-
relle. I qui était^ mari»' et père de deux enfants, habitait en ville,
non loin du dépôt de la compagnie. Les jours qui suivirent Tinterdiction
des fers, les voisins de L... étaient réveillés j)ar des cris et des gémisse-
ments qui semblaient provenir du logement occupé par le sergent et sa
famille. D'abord, ils ne s'en étaient pas émus outre-mesure: mais une
nuit, au mibeu des cris, ils crurent distinguer des appels au secours,
et un viùsin résolu enfonça la porte. Voii'i ce qu'on vit alors. L..., un
genou sur la poitrine de sa femme terrassée et bâillonnée, s'elîorçait de
pas^^er aux poignets de la malheureuse des menottes réglementaires
apportées de la compagnie. Auprès, les deux loupiots gisaient, des fers
aux pieds et ,ui\ mains et un bâillon entre les dents. Les voisins voulaient
lynclier le sergent, qui nVcliappa que par miracle. 11 y eut plainte à
l'autorité militaire, puis enquête qui démontra que chaque soir L...
LES CONSEILS DE GUERRE ET LA JUSTICE MILITAIRE 3*^7
emportait ainsi de la compagnie toute une collection de pedottes et de
menottes, et qu'il satisfaisait à loisir sur sa femme et sur ses propres
enfants ses instincts de tortionnaire. Mais l'affaire fut étouffée. L'au-
torité militaire fit rapatrier en Corse les enfants et la femme de L...,
et celui-ci fut envoyé dans le sud, où il prit le commandement du déta-
•ohement de disciplinaires d'El Oued.
Quelques mois après cet événement, le capitaine de la compagnie
rendit compte au général commandant la subdivision de Batna qu'il
venait défaire expédier au détachement d*El Oued un certain nombre de
sacs de pommes déterre destinées à l'ordinaire des hommes de ce détaehe-
tnent. Une semaine plus tard, le général de subdivision arrivait inopi-
nément au camp d'El Oued, à l'heure, précisément, où le cuisinier du
•détachement préparait le repas du matin. Le camp d'El Oued avait été
•dénommé par les disciplinaires le Camp de la Faim et, autrefois, deux
disciplinaires de ce détachement avaient été traduits devant le conseil
guerre de Constantine pour avoir dérobé un chameau aux Sokhars d'un
convoi de ravitaillement et l'avoir tué derrière une dune afin d'en con-
sommer la viande avec leurs camarades (i).
Or, le général, qu'avait frappé l'état de délabrement extrême des
hommes de ce camp, s'étonna de la faible quantité de vivres remis au cui-
sinier pour la confection du repas et, en particulier de l'absence de ces
pommes de terre dont le capitaine lui avait précédemment annoncé l'en-
voi ; il pria L... de lui présenter les cahiers de comptabilité d'ordinaire
•du détachement. L... s'excusa, disant (]ue, peu habitué à la vie au camp, il
n'avait pas su rationner rigoureusemment ses hommes et que les vivres du
dernier convoi étaient épuisés ; quant à ses livres d'ordinaire, il affirma
les avoir envoyés au dépôt de la compagnie, à Biskra, aux fins de vérifi-
cation, comme il devait le faire tous les mois. Cela parut très invraisem-
blable augrand chef qui, pour en voir le cœur net, s'adressa aux hommes
•eux-mêmes. Ceux-ci, par crainte, sans doute, de trop cruelles repré-
sailles, n'osèrent pas formuler de plaintes trop précises sur l'insuffisance
•delà nourriture, mais ils avouèrent n'avoir jamais mangé de pommes de
terre depuis leur arrivée au détachement. En toute hâte, le général qui
maintenant savait à quoi s'en tenir, s'en revint à Biskra et donna
l'ordre au capitaine de rappeler immédiatement le sergent L..., de le
mettre en prison et d'établir contre lui une plainte en conseil de
guerre pour vol au préjudice de l'ordinaire de ses hommes. Huit jours
après, L..., remplacé à El Oued par un autre sergent, revenait à Biskra
où... il reprenait simplement le commandement de l'escouade qu'il
(1) J'ai vu moi-même, dans le détachement commandé aux environs de Laghouat
I>ar le sergent Amadei, des disciplinaires de la 4'' compagnie de discipline se disputer les
restes dun mouton à moitié ronge' par les chacals qui l'avaient dérobé pendant la nuit. Ces
mêmes disciplinaires s'échappaient chaque nuit de leurs tentes yyoïiT venir jusqu'à
Laghouat où ils ixinétraient furtivement dans les casernes du quartier Margueritte, et
cherchaient leur pâture dans les baquets d'eaux grasses tléposés h. la ]>orte des cuisines. J'ai
parlé, en un précédent article, de ces soldats du camp de Hassi-Inifel, qui suppléaient au
manque de nourriture à l'aide de pâtées ravies au cochon ({u'élevait le capitaine Lallemant
-commandant le détachement de Hassi-IniFel.
3^8 LA RKVUK BLANCHK
dirigeait autrefois, avant son départ pour El Oued. J'étais alors secré-
taire du trésorier de la deuxième compagnie de discipline. Quelques-
semaines après le retour de L..., nous arriva une dépêche du général,
réclamant d'urgence les pièces et les procès-verbaux de TinslructioD'
établie contre le sergent L... Le capitaine, mandé en toute hâte, accon-
rut au bureau du trésorier, fit venir L..., et eut avec lui, dans la»
pièce voisine de celle où je me tenais avec mes deux scribes et
dont nous séparait un simple paravent, une longue conversation à voix.
basse. Quand fut terminée cette conversation, le capitaine reconduisit
lui-même L... jusqu'à la porte et, lui frappant familièrement sur Tépaule:'
« Allons, allons, mon brave, s'écria-t-il en notre présence, dormez sur
vos deux oreilles, et comptez sur moi...! » Un mois plus tard, le sergent
prévaricateur était nommé adjudant dans un régiment d'infanterie de-
là métropole.
Et il ne s'agit point là d'une exception ; de telles malversations sont
communes à la chiourme. Le commandement d'un camp militaire esb
généralement pour les sou^officiers une source d'appréciables pro-
fits. En dehors des bénéfices illégalement réalisés sur l'ordinaire des-
homnies, il est une autre spéculation rémunératrice. C'est celle effec-
tuée sur le travail même des militaires. Le nombre maximum d'heures»
de travail quotidien que doivent effectuer les condamnés militaires-
loués à un entrepreneur est de dix heures, et le sous-officier comman-
dant le détachement doit veiller avec soin à ce que ce nombre ne soift
point dépassé par Tenlrepreneur.
Mais, à la suite d'une entente entre celui-ci et les sous-officiers qui
y trouvent tout bénéfice, il arrive souvent que les condamnés soient
astreints à une tAche de seize à dix-huit heures par jour, — des heures-
cruelles et pénibles qui commencent bien lonj^lemps avant l'aube.
se prolongent sous le soleil ardent et ne se terminent que dans les-
onibres avancées du soir, de longues heures silencieuses que troublent
seulement la chute régulière et sourde des pioches lourdes aux bras-
fatigués, les rauques clameurs des indigènes armés qui sur\*eillent, et
les menaces de la chiourme lorsque des yeux se distraient momen-
tanément de la ti\che pour im[)lorer un instant de répit.
Parfois, un homme tombe, terrassé par l'effort, la fièvre et les misères.
Il faut avoir vécu dans ces camj)s elTroyables pour imaginer ce que-
peuvent souffrir les malheureux que le sort y a conduits. Mais, au milieu
de toutes les tortures physiques et morales, un désespoir surtout
domine : celui de jamais échapper peut-être (tant est facile la plainte
qui fera augmenter de quelques années par le conseil de guerre la
peine actuelle, à ses bourreaux, et aussi une sensation d'irrémédiable
abiindou, d'isolement, d'éloi^iienient de tout secours et de toute pitié,.
(jui bientôt prime les misèr<*s plus précises, envahit l'être à l'exclusion
de toute autre pensée, rend fou.
J'ai déjà donné quelques exemples de la faron dont les condamnés,
militaires étaient traités dans les camps. J'ai montré le sergent Sieval-
LES CONSEILS DE GUERRE ET LA JUSTICE MILITAIRE '^39
dini, au camp d*El AlTroun, faisant déshabiller complètement les
hommes punis de son détachement, et leur faisant passer la nuit, en
pleine neige d'hiver, attachés aux roues d'un camion. El cet autre ser-
gent qui, au camp de Bou-Guezoul, refuse de reconnaître malade le
nommé Cérié (i), le fait déshabiller par les tirailleurs indigènes de
garde, lui met les fers aux pieds et aux mains, et le laisse ainsi quarante-
huit heures au milieu d'un nid de fourmis. Puis, encore, au camp de
Bellevue, le sergent Romani, faisant attacher au bord de la feuillée où
viennent évacuer les hommes du camp le nommé Amache, pris par les
fièvres au chantier; durant la nuit, Amache meurt là; le médecin-
major de Baghar ne consent qu'après de longs pourparlers à donner le
permis d'inhumer. Et le sergent Sorba, chef d'un détachement des
environs de Bou-Guezoul, qui le soir, à la rentrée au camp après le
travail de la journée, fait sortir des rangs ceux des hommes que l'en-
trepreneur lui a signalés comme ayant montré le moins d'ardeur au
chantier, les prive du repas du soir malgré les dix-huit heures d'ef-
froyable tâche qu'ils viennent d'accomplir, contraint chacun d'eux à
creuser devant les tentes une fosse de six pieds de profondeur, les fait
mettre ensuite à la crapaudine par ses tirailleurs et, à l'aide de cordes,
fait descendre les misérables au fond des fosses qu'ils viennent de
creuser et où ils demeurent jusqu'au lendemain matin, à l'heure qu'il
faut repartir pour le chantier.
Indéfiniment pareils, de tels faits abondent, quotidiens, aussi effroya-
bles, aussi atroces, issus des mêmes imaginations, sans que les bour-
reaux aient à craindre des réclamations, — réclamations que les hauts
chefs, d'ailleurs, n'écouteraient pas, et que les plaignants, en tous les
cas, expieraient de façon cruelle (2).
Mais ce sont là tous moyens extra-réglementaires. Les punitions
portées au règlement sur les établissements de détention militaires ont
( 1 ) Car il n'y a pas de médecin attaché à ces camps. La visite médicale est passée par le
«ous-ofticier, chef de détachement.
(2) Malgré Tétroite surveillance qui entoure les camps de condamnés militaires, et malgré
les dangers encourus, il arrive quelquefois qu'un détenu parvienne à échapper aux bourreaux
par la fuite. De rapides recherches sont faites, l'homme est déclaré déserteur, et tout est dit
Mais il anive aussi quelquefois que des disparitions fortuites, qualifiées désertion par la
chiounne, soient commenti-es diversement par les camarades du disparu ; le soir, sous la
tente, des accusations très nettes sont formulées à voix ba-sse, apparentant lu disparition de
l'homme et tel coup de feu lointain, entendu,au moment présumé delà disparition, à quelque
distance du chantier ou du camp. Mais ce ne sont là que des on-dit, et, malgré les affir-
mations des détenus militaires qui, au moi» de décembre deruier encore, me narraient de
sembLibles siisiKîctes disparitions, citaient des faits et des noms, je veux rien avancer, les
preuves manquant, et je sais avec quelle aisance, dans les milieux militaires, s'accréditent
les i)lus extraordinaires légendes.
Avec certitude — et pour caus(t — je citerai néanmoins le fait suivant. Je laisse la
parole au principal int^îressé, le soldat Fourmann, de la 4« comi)agnie de discipline, qui fai_
sait itartie de la colonne, eom^wsée do disciplinaires et de condamnés de travaux publics^
chargée détablir la ligne télégraphique entre Gardaïa et les postes avancés du sud algérien.
La colonne des disciplinaires était commandée par ce fameux lieutenant Qaantin dont la
presse eut à s'occuper h diverses reprises... « A l'étape de Bou-Trifiue, dit Fourmann, vers
î.|0
LA REVUE BLANCHE
aussi leurs atroiités. Indépendamment des peines prononcées par les
conseils d«* guerre dont les condamnés militaires continuent à être tou-
jours justiciables. la seule punition qui puisse être infligée aux détenus
des prisons militaires, des [>éDitenciers et des ateliers de travaux
publics est la punition de cellule. La moindre faute, la moindre négli-
gence peut Atre punie aussitôt de plusieurs jours de cellule, et je me
souviens encore de ma première stupeur, alors que, campé avec les
antres chasseurs d'Afrique, mes camarades, près du pénitencier mili-
taire de Douera où nous faisions étape, je vis un adjudant de la eh iourme
de ce pénitencier infliger quinze jours de cellide à un détenu militaire
qui s'était écarté de son chantier proche pour venir se rafraîchir à
Tabreuvoir de notre campement. Je devais être initié d'autre façon,
plus tard.
Un sergent ordonne quatre jours de cellule; un sergent-major et
im adjudant peuvent porter cette punition à huit jours et à quinze jours,
un lieutenant à trente jours et le commandant de rétablissement à
soixante jours. La nourriture quotidienne des punis de cellule se com-
pose exclusivement de deux « quarts » de pain et de deux litres deau.
Tous les quatre jours, il leur est donné une gamelle de bouillon.
Et ils restent des semaines à ce régime, dans la solitude épouvantable
des cachots militaires, sans air et sans lumière, privés d'un som-
meil qui se refuse au bout de quelques jours.
Peu à peu tous les sentiments s éteignent, les haines même s'apaisent
et il ne reste plus que Tinstinct de consenation qui se précise dans
la sensation affreuse de cette faim qui vous ronge, sans trêve, et de la
santé qu'on sent fuir. Quelquefois, des cris, des rugissements partent
d'une cellule; des sergents accourent, revolver au poing ; on ouvre la
porte du cacliol, et l'homme apparaît, les vêtements en lambeaux,
ciii'i heuHîs «lu iiiiitiii, au iiionuMit où nous allions lever lu camp iK)ur reprendre notre route
v<;rn le Y\\i\, je réussis à in évader. Kxtenué jiar la dysenterie qui me minait depuis plusieurs
jours, ayant tout à souffrir <îe mes cheff», c'est sur moi. faible et grêle, que ^'acharnait le
lieutenant Quanliu, et il ne se passait pas <le journée, sans que je fusse attachéà la crapaudîne
(*u frupp*;. (''t^î>t jMjuniuoi j'avuii préféré fuir atîn d'arriver jusqu'à Laghouat où je voulais
dé|M)Ker une plainte entre le3 mains <lu commandant aup<>rieur. Le malheur voulut que je
me tromi»a**«e de route. Au lieu de revenir sur mes pas. y\ me peniis et filai sur rétai>e sui-
fante. Il y avait à iKîine une heure «jue je marchais, quand j'entendis derrière moi le bruit
di* la colonne en marche: j«- me irachai dans une touffe d'alfa: tout û coup, le galop tl'un
ehevul aiqKtla mon attention. I^- lieutenant, hride abattue, arrivait sur moi. revolver au
|M>ing. Je dus nu* rendre et expliquer au lieutenant Quantiu les misons de mon éva.sion, et
mon intention de me i-endre à Laghouat. ou je voulais imjdorer la protection du comman-
dant suiK.Tieur. L'ne c«»lere follr >'emj»ara rie l'otîîcier. — Ahitu veux me faire arriver des
hiMoires. seoria-t-il. Kh bien! api^tunls (pie les gens qui me veulent du mal, je k»s ïiup-
IMJiue, et c'er't pouppiiii je vai> te tuer comme un chien !... Je crus m:i deniiére heure
Tenue: je tombai à genoux; et contre nia teuqK.^ je sentis le froid du canon de l'arme...
.Mai- somhiin, «UTrière un ac<-ident di- terrain un i-hant. retentit, (''étaient les t-ohlats du
train, qui, en avant de la coloniu", arriraient avec les mulets ]>orteurs des bagages. J'étaig
sauvé. — 'J'u as de la chancv. nu- dit celui qui allait être mon assas.«rin. Mais nous nous
n'trouverons, et tu ne m'échappera.- pas... »>
Huit jours après, Fourmann était en ]irévr'ntion de conseil de guerre i)our refus d'obéia-
îaiicCj et le con^eil de guerre le condamnait à deux anmxîs de prison.
LES CONSKILS DK GUERRE ET LA JUSTICE MILITAIRE 34i
Técurae aux lèvres, les yeux hagards, menaçant et terrible. Il est
devenu fou furieux. La chiourme s élance, en foule, etjles fers et] le
bâillon réduisent le malheureux.
Il est encore une punition toute spéciale que peuvent seuls infliger le
ministre delà guerre et les généraux en chef. C'est la punition de quatre-
vingt-dix jours de cellule. Cette punition, très fréquente, est des plus
redoutées. Les hommes les plus robustes y laissent leur santé, et souvent
une civière est nécessaire pour transporter de sa cellule à Ihôpital
Intérieur du Fort Bab-Azoun où se trouvait le « quartier des ténébreuses •, rtâervé
aux punis de quatre-vingt-dix jours de callule.
rhomme qui vient de terminer cette elîroyable punition. Il y a peu de
mois encore, la punition de quatre-vingt-dix jours de cellule était subie
uniquement à la prison militaire d'Alger où un quartier cellulaire
spécial — surnommé le quartier des « ténébreuses » — était aflecté aux
condamnés militaires qui venaient y subir cette peine. Non seulement les
détenus des établissements militaires d'Algérie , mais môme les
condamnés des prisons militaires de France ou des pénitenciers d'Al-
bertville et de Bicètre, à qui était infligée cette punition, venaient la
subir au « quartier cellulaire » d'Alger. Le général André a prescrit
récemment que les « quatre-vingt-dix » seraient désormis subis dans
chaque établissement de détention. Il a prescrit en outre que ces
punitions seraient interrompues toutes les semaines pendant quatre
jours, au bout des(iuelles elles seraient reprises pendant une semaine, et
ainsi de suite jusqu'à complète expiration de la punition infligée. Certes,
cette mesure serait déjà un sensible progrès si elle était intégralement
3Vi
LA REVUE BLANCHE
appliquée. Mais ce sont-là des prescriptions ministérielles dont se sou-
rient fort peu la plupart des commandants d'établissements de détention
militaire, et surtout les commandants de détachements de détenus. Et il
arrive encore qu a la suite de punitions accumulées^ le nombre de mois
pendant lesquels certains hommes demeurent sans interruption au fond
d'un cachot, au régime du quart de pain, dépasse de beaucoup une
année...
Je dirai peu do chose des « fers » que le général André affirmait
récemment avoir définitivement interdits le 8 avril 1901 dans les établis-
A— û, '
Le sergent, coininundant le détacliement de Staouuli, auprës «le ses instrumentî» de
torture. [Photographie i»rise dan< la chainhi-e du chef de détachement de Staonëli,
pjir M. Charles Vallier, le i:> décembre 11M»1.}
scments do détention mi itaire. Je cite ses paroles : « J'ai remarqué une
chose; c'est que des instruments (Vun autre a*^e, dont F usa^e était
interdit, e.iistaient encore; ifs étaient relégués dans des coins. J'ai
prescrit de verser ces instruments à V artillerie qui est chargée de tenir
compte de ces o/f/efs.,. » Or, la plioloiifrapliie ci-jointe a été prise par
moi le i'» <K''c<Miibro dernier, c'est-à-dire nouf mois après Tinterdiclion
(les fers, dans la cliambre du soiis-oflicior ((jmmandant le détachement
de Staoutdi où ils' étaient presque quotitliiMincment en usage. Pour ce
détaohennMil, conipos»' alors d'une vingtaine d'iionmifs seulement, le
chef de di-tarjienient disj)Osait di* (mis paires de pedottt'S, de
quatre y)aircs <le menottes, d'une {laire de ces doubles-boucles inter-
dites dans les établissements pcnitenliairos de la Guyane et <le lu
1.ES CONSEILS DE GUERRE ET LA JUSTICE MILITAIRE
3/,3
Nouvelle-Calédonie, au cours de l'affaire Dreyfus, par le ministre des
•colonies (i), et de plusieurs paires de poucettes. Les chefs des autres
^détachements n'avaient rien à envier, sous le rapport des fers, au déta-
chement de Staouëli, et si, dans un pénitencier militaire, celui de
Bône, le commandant de rétablissement se décida à suivre momen-
tanément les prescriptions ministérielles en retirant à les fers la
•chiourme, celle-ci s'ingénia à trouver d'autres instruments de supplice.
Détenu militaire ii la crapaiuliiie, gardé par un tirailleur armé.
pour le moins aussi cruels que ceux dont le ministre venait de... décou-
vrir l'existence; et les cordes mouillées combinées avec les chevilles de
bois habilement disposées remplacent avantageusement les fers retirés,
çàetlà, en de rares détachements. Quelques sergents, même, ont fait
fabriquer par des forgerons de nouveaux modèles de pedottes et de
«lenottes, et j'ai cité, en d'autres articles, des noms et des faits.
Le règlement sur le service intérieur des établissements de détention
inilitaires d'Algérie est commun aux pénitenciers militaires et aux
ateliers de travaux publics.
La peine des travaux publics, malgré la confusion à laquelle pourrait
prêter sa dénomination, n'emporte avec elle aucun caractère d'infamie.
Elle ne peut èlre prononcée que pour des délits militaires, et jamais
pour dos délits de drt)it commun. Le paragraphe 820 du rapport fait au
(1) Par la forriio ot'îicicllf de cette interdiction, on pourniit croire que le supplice de la
double honcle avait été ju-évii i»ar un re^,'leuient. Point. Il Bortait de Timagination de
4juel(|ue î;::irdien du baj/iif.
V| I LA REVUE BLANCHE
corps législatif, le a:") avril 18J7, par le rapporteur de la commission
chargée d'examiner le projet du code de justice militaire -celui eu
vigueur actuellement) dit ceci : « La peine des travaux publics offre cet
avantage précieux qu'elle n'expose pas des militaires, chez qui le senti-
ment de rhonnour est vivant, au contact d'hommes déjà pervertis. Le
coupable garde, dans ces ateliers, ses habitudes d'activité, au lieu de
languir dans lo repos honteux et stérile de la prison ; on Ty emploie
r/iiiténoiir <le l'atclkT de travaux publics do Mers Kl Ki-bir. pré.-» (^raii.
à des travaux qui, sans dégrader l'Ame, fatiguent le corps et domptent
la volonté... » Il est inutile d'insister sur l'hypocrisie de ces paroles. J'ai
nontré plus haut à quel genre de travaux étaient employés les détenus
militaires des camps algériens, et à quel genre do spéculations Tauto-
rit*' supérieure se livrait avec eux.
Le minimum de la peine do travaux publics que peut prononcer un
conseil de guerre est de deux années, et le maximum de dix ans. Dans
le cas de condamnations successives, les peines militaires ne se confon-^
dent pas, et se subissent successivement, intégralement — à moins
qu'une grAce spéciale n'intervienne i . Dans les ateliers de travaux
(1) l.)f3 tableaux de jrnw'o sont «Itablis deux fois par an {«quatre fois jwàr an, pour le.*
IM.'tites jioines, daii> les prisfuis vt les pciilteiiciers militaires), et les cundamnés peuvent
aillai iMMiéficicr de réductions de peine ou nu'inc «le la lil)énition définitive. Mais ce sont 1^
dos chances inesivrées. et le nombre est minime do ceux «juî, lï chaque tableau-grâce, btfné-
liei«'nt ainsi de qnehiues faveurs. I^i moindre punition de cellule entraîne la radiation du
talile.iu de prrace, et recule, dc}»luaieurH anu<K?H quelquefois, une nouvelle in:^cription 5ur les
lisie-^ «le i)roi)osition jwur la j^ice. Kt jai montiv i»lu8 haut condnen la punition de cellule
était facile, puisqu'un 6imi)]e serjrcnt, [)Our la moindre vétille, peut en infliger quatre jours
LES CONSEILS DE (lUEllRE ET LA JUSTICE MILITAIRE 'l\y
publics, les provocations à la rébellion et à Toutrage sont fréquentes de
la part de la chiourme, et conséquemment les comparutions devant le
conseil de guerre. La moindre faute contre la discipline y conduit, et
il n'est pas rare de voir des hommes de vingt-cinq ans à peine, dont
le nombre total des années à passer dans un atelier de travaux publics,
à la suite de comparutions successives devant le conseil de guerre,
dépasse un demi-siècle. J'ai connu un garçon de vingt-sept ans pour
qui ce total s'élevait à cent vingt-trois années.
On admettra donc facilement que le désespoir s'empare alors de ces
malheureux, de ces innocents — oui, de ces innocents — dont la vie
sacrifiée ne sera plus maintenant, jusqu'à la fin, qu'une longue suite de
tortures et d'humiliations. Lorsque se sont accumulées de la sorte les
années de travaux publics, il n'est plus pour ces hommes qu'une seule
expectative : celle de fuir, par des procédés quelconques, le bagne
odieux. L'évasion est un de ceux-là — mais si difficile, si périlleuse, si
impossible, presque, à moins d'extraordinaires circcmstances propices !
Aussi, voici pour échapper aux bourreaux le procédé le plu s. habituelle-
ment employé : C'est parmi les désespérés des ateliers de travaux
publics que s'est accréditée la légende que le régime imposé aux travaux
forcés était enviable au prix des traitements subis dans les ateliers de
travaux publics. L'analogie des dénominations de ces peines incite
naturellement à la comparaison. 11 m'est arrivé souvent à moi-même, alors
que les colonnes dont je faisais par.tie rencontraient quelque convoi de
ces misérables, et qu'à l'étape je me retrouvais le soir avec eux, d'en-
tendre de leur bouche, à ce sujet, les récits les plus invraisemblables,
issus d'imaginations talonnées par la souffrance et par la faim. Mais
ceux-là seuls qui, la faim aux entrailles et le désespoir au cœur,
loin des alîections à jamais perdues, sous le seul fouet cruel du chaouch
impitoyable, durent se soumettre quand môme aux labeurs cruels qui
tuent les corps et vident les âmes, peuvent comprendre. Peu à peu, la
vision de la chaîne plus douce, de la souffrance atténuée, s'infiltre,
s'incruste, s'impose. Le changement de bagne apparaît à cette heure
la propice évasion, et on ne tarde pas à rechercher les moyens qui le
feront obtenir. Ces moyens sont élémentaires : le catalogue pénal les
énumère tout au long. Il n'y a qu'à choisir. Mais, à vrai dire, l'idée du
crime ou de l'infamie répugne à ces hommes — braves gens, tous —
dont le seul crime, jusqu'ici, fut de n'avoir point su baisser la tête
sous l'insulte et plier les reins sous les coups. Ils ont trouvé un moyen
terme. Le code de justice militaire punit de « mort avec dégradation »
le fait d'incendie d'édifices, d'ouvrages ou bâtiments militaires ; cepen-
dant, cette peine peut être réduite aux travaux forcés à temps en cas de
circonstances atténuantes. Or, on le sait, en matière de crime, l'intention
dûment prouvée vaut le fait, la tentative est punie comme le crime lui-
même. Donc, en pareil cas, le simulacre suffira, et l'insignifiance du
dégât assurera au coupable le bénéfice des circonstances atténuantes,
c'est-à-dire les travaux forcés, le but, — le rêve. Et alors, voici ce qu'ont
imaginé ces hommes, qui n'ont plus, pour fuir leurs bourreaux, que
34r> LA REVUE BLANC HB
cette issue désespérée. C'est une simple et facile formalité à remplir,
lis rassemblent en un petit tas, au milieu du cachot où ils sont enfermés,
ou bien sur le dallage d'une chambre, quelques brindilles, les morceaux
d'un balai ou, le plus souvent, la paille d'un traversin, y mettent le feu,
puis, font constater par un sergent de la chiourme leur... tentative
volontaire d'incendie ; ils sont traduits devant le conseil de guerre qui
— sans être dupe toutefois — complète la formalité de l'acte accompli
par la formalité de la condamnation : vingt ans de travaux forcés ordi-
nairement. Et les bagnes de Nouméa et de la Guyane comptent un
forçat de plus.
La peine des travaux publics étant une peine militaire, lexclusion
défmitive de l'armée à la suite d'une condamnation infamante inter-
rompt définitivement, en droit, la peine militaire, et c'était là, autrefois,
pour les condamnés à des peines militaires de longue durée, un facile
moyen de mettre un terme à leurs souffrances. La peine civile de la
réclusion, entraînant la dégradation militaire et par conséquent Tex-
clusion de Tarmée, était la peine ordinairement choisie par les con-
damnés militaires ; le simulacre d'un acle puni de réclusion par le code
pénal ou par le code de justice militaire suffisait; c'était le plus souvent
un simulacre de vol avec efl'raction dans l'intérieur de l'établissement ou
encore un faux apposé sur une pièce quelconque, dérobée dans un quel-
conque l)ureau du greffe, nubien encore une insulte à l'adresse du dra-
peau, acte puni de réclusion par le code de justice militaire ; et le con-
damné qui avait à purger par exemple une cinquantaine d'années de
travaux publics, pouvait ainsi, par une condamnation à la peine de
réchision, être libre à l'expiration de cette peine, c'est-à-dire après
dix ans, cinq ans même, quelquefois moins, de détention dans une
maison centrale — puisque la dégradation militaire l'avait exclu
de l'armée, et conséquemment de la participation à la juridiction
et aux peines militaires. Mais le nombre considérable de faits sembla-
bles portés devant le conseil de guerre donnèrent l'éveil, et depuis quel-
ques années, les condamnés militaires à une peine infamante sont ren-
voyés, à l'expiration de cette peine, dans l'établissement de détention de
Coléah province d'Alger), spécial aux e.vclns, où ils accomplissent le
nombre d'années qu'ils avaient à j)urger de peines militaires avant leur
condamnation à la peine de réclusion.
Il est encore un autre moyen échappatoire courant. C'est celui de la
condamnation à la i)eine de mort, basé sur l'espoir en la clémence du
chef de l'Ktat. La peine de mort prononcée par les conseils de guerre '
est commuée souvent en peine de détention à temps (cinq, dix, quinze
ou vingt ans, suivant le décision du chef de l'Ktat). Cette peine de déten-
tion est suhie à la maison centrale de Clairvaux, où un quartier spécial
est réservé aux condamnés à mort militaires dont la peine fut commuée ;
à l'expiration de leur peine de détention, les militaires sont remis défi-
nitivement en liberté. Pour obtenir celte condamnation à mort, une voie
(le fait sur un supérieur est nécessaire : mais les grades de lachîourme
ayant, en cas de voie de fait, droit immédiat de mort sur les détenus qui
f.ES CONSEILS DE GUERRE ET LA JUSTICE MILITAIRE 3'i7
s'en rendent coupables, ceux-ci ont soin de s'adresser à un gradé d'un
autre corps que celui de la justice militaire : — le plus souvent, au
médecin-major qui passe la visite médicale, à un officier de visite ou à
tout autre supérieur étranger à la chiourme ; quelques-uns même, que
Téloignement dans un camp du sud ne permet pas d'être mis en pré-
tsence d'autres gradés que ceux de la chiourme, n'hésitent pas à com-
mettre un fait justiciable du conseil de guerre — une lacération d'effets
•d'uniforme, par exemple (une « salade », en argot de travaux publics)
— afin de se livrer à une voie de fait sur un des membres du tribunal
militaire qui le jugera pour cette lacération d'effets, et ils n'auront pas
à craindre ainsi le revolver de la chiourme. Une chiquenaude, un bou-
ton ou un képi lancé dans la direction du supérieur et l'effleurant,
suffisent pour obtenir la condamnation à mort convoitée. Mais c'est
là un moyen dangereux, bien que fréquemment employé; les conseils
de guerre ne se décident pas toujours à i)rononcer la condamnation
à mort, et se contentent d'augmenter de dix années de travaux publics
le bilan des condamnations du prévenu; je sais des hommes qui,
depuis des années, recherchent de la sorte la condamnation à mort
qui les délivrera, mais, poursuivis par la malechance, c'est en vain
que se succèdent leurs comparutions devant les conseils de guerre;
-ceux-ci persistent à prononcer des peines de travaux publics, dont
les années vont saccumulant interminablement. Quelquefois aussi, la
clémence escomptée du chef de l'Ktat se refuse, et les douze balles
du peloton d'exécution viennent délivrer enfin le misérable.
La peine de mort prononcée par les conseils de guerre est de deux
sortes : la peine de mort avec dégradation militaire, et la peine de
mort simple. Le rapporteur de la commission chargée, en 1829, d'exa-
miner le premier projet du code de justice militaire, s'exprimait ainsi :
« La commission a pensé que le législateur attacherait en vain l'infamie
à un fait coupable, si l'opinion publique se refusait à y reconnaître cette
immoralité profonde, celte ])erversité du cœur, et cette soif du sang qui
entraînent au vol et à Thomicide. Déjà, celte distinction entre les crimes
communs et les crimes militaires se trouve dans les codes étrangers ;
et même, il existe des différences dans l'exécution de la peine. Ainsi, la
loi militaire helvétique connaît la mort avec infamie ou sans infamie. La
première est reçue par derrière, et la seconde par devant... » (C'est la
même différence que celle existant aujourd'hui en France entre la « mort
avec dégradation militaire » et la « mort simple ». Cette dernière est
•considérée comme une « mort au champ d'honneur », malgré qu'elle soit
l'exécution d'une condamnation prononcée. La première, au contraire,
conserve tout son caractère d'infamie), a ... La disposition que nous vous
prions d'admettre, ajoutait le rapporteur, est tellement dans nos moeurs
militaires, et par conséquent inhérente à l'honneur français, que naguère,
«n militaire condamné à la peine de mort pour voies de fait envers son
supérieur refusa une commutation de peine. La mort lui paraissait pré-
férable aux travaux forcés, parce qu'il n'attachait à la peine capitale,
encourue pour insubordination, aucun caractère d'infamie et de déshon-
3'|8 LA REVUE BLANCHE
neur... » Mais pour légitimer la sévérité excessive de ces peines, le
rapporteur s'exprimait ainsi: « La raison n'aperçoit pas pour-
quoi le militaire, sujet de la loi comme citoyen, puni comme citoyen,
ne jouirait pas du bénéfice de la loi générale... L'ordre des idées est ici
bien difîérent. On se méprendrait, de nos jours, si Ton ne prétendait à
Tobéissance aux lois que par la terreur des châtiments : mais si l'inti-
midation na cessé d'être, et doit rester toujours une des conditions
essentielles de la pénalité, c'est surtout à la peine militaire qu'il est
indispensable de l'attacher. Le soldat trouve dans sa conscience une
himière et un guide, quand il s'agit de l'ordre purement moral; en pré-
sence du vol ou du meurtre, il est averti d'avance; mais il n'a pas du
devoir militaire la même notion vive et profonde : il faut que Tesprit s'é-
lève jusqu à des considérations, qui justifient la gravité de la peine par
la gravitt^ du danger social, mais ne sont point accessibles, au même
degré, pour toutes les intelligences. La pénalité militaire doit donc
apparaître redoutable toujours ; il faut qu'elle saisisse l'imagination et
Tame du soldat. Voilà pourquoi on l'avertit, à chaque instant de sa vie
militaire, pourquoi toutes ces punitions sont inscrites dans son livret;
pourquoi l'exécution des peines militaires est entourée d'un appareil
particulier... »
('es argumt^nts se passent de tous commentaires.
Malgré l'erreur répandue, la peine de mort s'applique toujours aussi
couramment — en Algérie et aux colonies surtout — et ces dernières
semaines ont ét<'* ensanglantées encore par deux exécutions : l'une, à
Tunis, d'un soldat de l'établissement militaire de Ti-Bourzouk; l'autre
(25 mars dernier), à Oran, du soldat Guiguen, appartenant au 2* étran-
ger. Celte exécution fut particulièrement émouvante, et c'est avec la
note — communiquée aux journaux par les agences — que je ter-
minerai cet article. Nulle conclusion ne serait préférable : « Au
réveil, Guiguen demanda la permission de voir les quatre autres
condamnés à mort de la prison. Au poteau d'exécution, il refusa le
bandeau, s'agenouilla et cria aux hommes du peloton : « Vous
pouvez y aller! » Après le feu de salve, Guiguen, qui n'avait pas été
tué, replia lentement ses bras autrjur de sa poitrine, comme pour com-
primer la douleur qu'il ressentait. Un premier coup de grâce fut donné
immédiatement. Le major, accouru, ordonna un deuxième coup de
grâce. Guiguen, qui comptait une vingtaine d'années de service, laisse
une veuve et un enfant. »
Charles Vallier
Sept liJhttoffraphies prists^ pnr l'auteur au moi/en de la IMloTO-.ll'MELLF. CARrENTIRR.
i\
Le Père Perdrix "
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE III
Ce fut une vie où les jours se poussaient avec lenteur et
conduisaient un homme au pays des yeux clos. Jean se
levait à sept heures, puis descendait et disait bonjour à
ses parents. Ils répondaient par un bonjour râpeux et
posaient devant eux leurs sentiments comme un mur. Autre-
fois, il y avait le matin des histoires de rêves ou quelqu'un
de ces souvenirs que Tombre fait mûrir et que Ton cueille
en commençant la journée comme un fruit du cœur.
Ils ne se rencontraient guère tous les quatre qu'aux
moments des repas. On traînait les chaises jusqu'à la table,
elles raclaient les carreaux et c'était encore là un sujet
d'observation : « Ne racle donc pas tant le carreau avec ta
chaise. >^ Une fois, il y avait un carreau déjà cassé et Jean le
heurta si malheureusement que l'angle en fut descellé :
<c C'est toujours la même chose. Jamais de fa vie tu ne
pourras avoir d'attention. Si nous ne prenions pas plus de
précautions que toi, tous les ans il faudrait dépenser de
l'argent à des réparations. >/ A la soupe du matin, tout allait
bien, parce qu'en cas de danger Jean n'avait qu'à précipiter
le mouvement. Après avoir mangé, il versait un peu de vin
dans son verre et Pierre Bousset donnait un coup d'oeil. Si
parfois la bouteille était vide, la mère se levait en disant :
« Il faut encore que je descende à la cave. Ici, personne ne
prend soin de mes jambes. >/
Maiscertains jours, le repas de midi était chargé. Cela se
reconnaissait à une forme de silence qui semblait entourer
chacun et qui eût jailli sous un choc. Alors Jean se tenait
I (1) Voir La revue blanche des 1" et 15 mai, 1« et lô juin 1902
35o LA BEVUK BLANCHE
coi. On ne lui refusait pas la nourriture parce qu'on doit
entretenir la santé, et Pierre Bousset qui avait connu la faim
dans son enfance la sentait peser sur les autres et se souvenait
des jours où un morceau de pain eût doublé sa vie. Assez sou-
vent Marguerite, qui avaitdix-huitans, et dont l'estomac était
capricieux comme une femme, ne voulait goûter à rien et
faisait des façons de précieuse. On lui en mettait dans son
assiette et il fallait qu'elle le mangeât sous Tœil de sa mère
ou qu'elle consentît à ne plus être plainte lorsqu'elle avait
mal à la tête. Le frère avait le défaut des dépensiers et était
porté sur la pitance beaucoup plus que sur le pain. Son père
lui en taillait de gros morceaux et à la fin du repas il y avait
un reste, des croûtes inutiles, qui durcissent dans un coin
du buffet et qu'on est obligé d'employerpour la soupe. Alors
Jean gardait une extraordinaire attitude, à la fois raide et
flexible, prévoyait les actions comme un gibier adroit et se
tassait bien dans son gîte pour qu'aucun bout d'oreille n'en
dépassât. Un peu plus tard, quand la mère avait versé le
café dans les verres, c'était fini. Pierre Bousset retournait
au travail, l'autre débarrassait la table, Ton pouvait laisser
sessentiments remonter, et considérer lemonde en leur com-
pagnie. Jean roulait sa cigarette, sans crainte, la mère était
moins tenace, et elle avait beau dire : <r C'est la bêtise des
bêtises. Fumer ! Prendre son argent pour l'envoyer en
l'air. />
Ils déjeunaient vers midi un quart et parfois Jean s'était
attarde sur le banc. On décida qu'on ne l'attendrait plus
parce qu'il ny avait rien de mieux que d'être à Theure et
que, rôder pour rôder, il devait comme les autres faire
figure à la maison. On le considérait comme un mouton
perdu, comme une oie qui peut être à la fourrière et dont
on ne s'occupe qu'au moment du coucher.
— Tu n'es donc même pas capable de te renserrer?
Et on lui montrait sa part qui refroidissait dans le plat.
Cela arrivait surtout à propos d'une pensée, et Jean s'exer-
çait à ne pas éveiller leurs pensées. 11 avait des docilités de
bon lils et disait en lui-même : ^^Oui, maman! Oui, papa !>
Tout simplement il prononçait ces paroles, comme si
l'ombre même d'un désir eût éveillé un orage. A certains
LE PÈRE PERDRIX Vyi
de leurs gestes, une terreur le prenait et il s'écriait : <r Ça
vient, çii yest! »11 suivait les pentes des conversations, voya-
geait avec prudence, prévoyait les cahots, les trous, les
dégringolades et se tenait ferme, les yeux devant lui, pour
la seconde de Tabattage. Il n'aimait pas répondre. C'était
une petite fille qui avait besoin de s'asseoir auprès des gens
et de sentir leurs yeux couler dans les siens. Quand la scène
commençait, il fixait la fenêtre. 11 y avait, en face, une place
avec des marronniers. Jean les regardait d'abord comme on
regarde des arbres, puis à chaque mot son cœur allait les
rejoindre, entourait l'écorce, se mêlait aux feuilles, les
dénombrait avec un fraternel amour^ se posait sur une
branchette et goûtait à sa sève comme un marron.
Mais Pierre et sa femme avaient beaucoup souffert. Ils
s'étaient bâti un fils à l'image de leur province, l'avaient
composé jour par jour et, le voyant croître, croissaient en
orgueil, étendaient leur âme et regardaient leur vie passée
reposer en son ombre. Autrefois, chacun leur demandait de
ses nouvelles. Un jour, les dames du château, qui, tous les
automnes, faisaient leur voyage de Paris, avaient envoyé
un domestique pour savoir « si madame Bousset n'avait
pas des commissions pour monsieur Jean >/. Ils en furent
ébranlés et cela leur semblait quelque chose de grand : une
preuve par le consentement universel. Ils avaient toujours
des discours à la bouche. Parfois le père omettait un détail,
alors la mère le rappelait, et les paroles prenaient de la tour-
nure, jaillissaient, éclairaient, les illuminaient eux-mêmes
et sortaient de leur cœur comme des rayons.
Maintenant, ils étaient mortifiés jusqu'au fond de leur
orgueil. Les boutiques de charrons, avec de grandes portes
ouvertes, sont vastes ; le travail est tout au moins un sujet
de conversation et les passants s'arrêtent, regardent et
peuvent gesticuler comme à la place publique. Bien des
choses entraient avec la lumière par la baie. Ici même, il y
avait le cas particulier de Limousin, bavard comme un fei-
gnant et qui regardait toujours en l'air au-dessus de sa
besogne. C'est par lui qu'on commençait. Les paroles
tombaient, on se demandait des nouvelles; en tout
cas, Jean était une des nouvelles. On se renseignait
i5i LA REVUE BLANCHE
I à son père. Celui-ci répondait : ^ Il était dans une usine
\ qui marchait mal j^; et Tauditeur pensait : ^ Ouï, oui! il
i ' raconte ce qu'il veut. » Alors, lui aussi, Pierre Bousset avait
[ peur des discours. Il y avait des moments où la conver-
i sation obliquait, montrait certaines tendances, se dévoyait
l complètement et aboutissait à ce dernier fonds de curiosité
qui somnole au cœur des villages : ^. A propos, Pierre, et
votre garçon, est-ce qu'il va bientôt partir? j^ L'une de ses
oreilles écoutait les paroles présentes et l'autre entendait
déjà les paroles futures. Parfois, las de les prévoir, il les
fuyait, trop lâche pour les parer, laissait là toutes les
réponses dont il eût pu se servir, quittait la boutique et
allait s'asseoir dans la maison. Limousin clignait de l'œil.
Pierre Bousset n'y tint plus et dit un soir à Limousin :
— Enfin, vous, je vois une chose : c'est que vous ren-
serrez tous les feignants de la ville. C'est loin de faire mon
( ouvrage.
Limousin fut stupéfait.
— Ah bien, elle est bonne! Vodlà hi première fois que vous
1 me dites ça.
j Pierre Bousset répondit carrément :
I — Je n'en veux plus. C'est à prendre ou à laisser.
t Limousin le prit carrément à son tour :
— Dites donc, je suis payé aux pièces. Est-ce que c'est
I votre argent que je mange? Oh! si vous le prenez de cette
I manière, c'est à laisser.
\ — Tenez, laissez tout de suite. Je vais vous régler.
Limousin n'en revenait pas.
— Nom de Dieu! Je crois qu'une chose pareille ne s'est
jamais vue chez aucun patron. Ne bougez pas! Vous faites le
malin, mais vous en verrez peut-être plus long que vous ne
pensez.
Ils se quittèrent bêtement. 11 y avait cinq ans qu'ils
travaillaient ensemble.
Pierre en garda une rage froide qu'il remuait parfois dans
sa poitrine. 11 ne hi sortait guère et se contentait de plier
la tête, de mâcher un frein et d'accroître son silence comme
sous la poussée d'une nouvelle vie intérieure. D'ailleurs,
ce fut Tépoquedu grand silence dans la maison. Chacun le
LE PÈRK PERDRIX 353
regardait devant soi, le constatait une fois encore et retour-
nait à lui avec cette docilité maladive des hommes qu'atteint
un fléau : «: -Enfin, tout de même, à vingt-deux ans, il peut
se reprendre, disait la mère. C'est de l'enfantillage. Il a cru
qu'on faisait ce qu'on voulait dans la vie. — Conte ton
conte, répondait le père. 11 a les yeux de quelqu'un qui ne
raisonne pas comme le monde. »
Ils vécurent tous les quatre avec des regards du coin de
l'œil, avec des silences du fond du cœur et de telles épais-
seurs de sentiments que parfois ils croyaient sortir du som-
meil. Les heures se perdaient dans la chambre, grelottaient
dans l'horloge et n'entraînaient plus ces coulées de pensée
commune comme il en est dans les familles. Ils vécurent
tous les quatre, face aux murailles, se tournant le dos avec
décision et plongeant en eux-mêmes jusqu'à perdre le
sens.
Un jour que le père disait à table : ^. Tel que tu le vois,
il n'est même pas capable de retrouver une autre place »,
Jean répondit : « Qu'est-ce que ça peut te foutre, à toi? >^
Les mots grossiers lui sortaient ainsi : tout à coup une boule
lui remontait de la poitrine à la bouche.
— Ah ! Qu'est-ce que ça peut me foutre ? Ça me fout que
je te nourris et que tu n'es qu'un propre à rien, un imbécile,
un mal élevé.
— Tu t'en vantes assez de nourrir les autres. Quand tu es
avec les bourgeois pour leurs voitures et que tu leur lèches
les pieds pour avoir des pièces de cent sous, on ne dirait
plus le même homme.
11 n'y eut pas beaucoup de paroles échangées. Ils se dres-
saient tous deux, d'un bout de la table à l'autre, comme
deux coqs à plumer la même poule. Puis ils s'approchèrent.
Leurs têtes se dressaient, se penchaient en arrière et les
grosses bouches rouges sous les moustaches éclataient avec
les yeux. Un coup de mâchoire donnait un frisson dans les
joues et un autre souffle lançait les poings. Les femmes se
levaient aussi, avec des courbes d'enfant qui se gare.
— Finis, Jean! criait la mère.
— Finis, mon père ! criait Marguerite.
— Merde ! répondaient-ils tous les deux.
23
} >
î J
354 LA REVUE BLAMGHK
) 1 Et ils s'avançaient encore. Pierre tendait ses deux poings
en arrière.
— Retiens-moi ! Parce que sans ça je lui tape la figure.
— Ne me touche pas, disait Jean. Je m'en fous que tu
i ] sois mon père. Je te danserai sur la tête.
Il bondit sur son assiette.
— Ah! tu me nourris! Voilà ce que j'en fais!
Et il lançait l'assiette à terre comme un homme qui
frappe un dieu. Une autre rage le prit encore au talon. Il
donna un coup de pied à la table, en plein, pour chavirer
la maison. 11 y eut la bouteille, la casserole, les verres. Le
verre de Pierre était un vieux verre qui datait d'avant son
mariage. 11 avait l'habitude de dire : « Mon verre, c'est ma
pipe. Gare à moi, quand je le casserai ! > Jfean s'en léchait
I ; * les lèvres,
-j / — Aaaah !... faisaient les femmes.
11 donna encore un coup, et chaque coup retentissait dans
ses jambes, dans son dos, dans ses épaules, comme un bon
soulagement qu'il fallait.
— Et puis ce n'est pas tout. Je fous le camp. Tu ne me
nourriras plus, à présent. Au moins, si je crève, tu ne pour-
ras pas dire que c'est de l'argent perdu.
I ' Il possédait une grosse canne recourbée. Le Vieux les
î ■ coupait dans les haies, leur faisait subir toute une pré-
; paration et vous les donnait avec cet air des pauvres qui
/ ' se donnent eux-mêmes. Jean saisissait la canne de la main
J droite, son chapeau de la main gauche, ouvrait la porte et
la claquait.
La grande route était d'abord droite, puis elle tournait,
et ensuite il y avait une côte. En haut de la côte on aperce-
vait le clocher de l'église, on faisait deux pas et c'était fini
de la petite ville. Et c'était fini avec joie et chaque coup de
talon battait comme un pouls, rv'thmaitle sang du monde.
ij 11 marchait. Ses jambes étaient vivantes au jarret, son
cœur allait les nourrir et sa canne semblait le levier qui sou-
lève la Terre. L'air était un peu sec et plein d'un de ces
bonheurs sérieux que Ton respire avec une liberté sans
phrase. Il était une heure et demie, comme toujours il
avait sa montre. Des forcer inconnues bombaient les mus-
{
LE PÈ(\E PERDRIX 355
des de son dos, surgissaient de l'une à l'autre et se
multipliaient à chaque pas jusqu'au bout, jusqu'à la fin des
choses. Vers quatre heures, il arrivait dans un village, se
détournait pour éviter des maisons sur la route parce qu'il
les connaissait, et liquidait tout son passé. Puis il fut au
hasard. La grande route était là, les côtes accouraient à
lui, le but approchait comme au bout d'ua ruban que Ton
attire. Un peu avant six heures, il vit un autre village. Le
soir tombait, la campagne était brune comme en octobre,
le vent qui s'en mêlait semblait sortir des chemins de tra-
verse : Hou hou hou ! comme les loups. On ne sait quoi se
levait des champs, le cœur grelottait d'automne et la nuit,
par bulles montait de la terre aux nues. Les premières mai-
sons, avec des lumières, sentaient la chaleur et les murmu-
res d'un bon sang. Il lui restait de six à sept francs, il avait
dépensé trop d'argent pour son tabac et c'était à se répéter
encore: Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait... Néanmoins
il entra dans une auberge. Autour du cercle de la lampe, les
femmes cousaient du linge, et leurs cœurs pacifiés, rayon-
nant autour d'elles, les entouraient d'une somnolence. On
ne put lui faire qu'une omelette, il but une chopine et il
s'essayait déjà aux économies. II se levait et époussetait les
miettes de pain tombées sur son pantalon, payait, regardait
une dernière fois, se sentait engourdir goutte à goutte et
frissonnait dans la rue comme un homme qui a perdu ses
vêtements de laine.
Il marchait encore ; maintenant la nuit l'entourait et toute
son âme était tâtonnante. Brusquement, il ne sut pas où il
allait. La route naissait sous ses pas, l'ombre semblait cou-
rir et battait ses jambes comme une entrave. Le vin lui
restait pourtant : c'était un compagnon généreux ; mais ses
sentiments fuyaient déjà, tout autour de sa tête, jusque dans
les champs voisins où l'ombre les buvait. Mais... Que fai-
sait-il?... Et la conscience lui revenait, une conscience d'en
bas, où le froid pénétrait, et qui avait besoin de mille rai-
sons. On était en octobre. Une sorte de vent parcourait la
plaine, qui vous raclait déjà la peau. Deux fois il croisa des
voitures avec des lanternes, et la lumière rayonnait comme
le cœur des maisons où vonts'arrêterles voitures. On s'emmi-
V)G LA REVUE BLANGHS
toufle de grosse étoffe, le bonheur est dans la paix^ il y a
des horloges qui comptent une vie de province où tout est
fixé.
Il traversait une foret. C'est une chose à laquelle on
s'entraîne depuis l'enfance. Il aperçut à droite, sur Taccote-
ment, une de ces petites cabanes, faites avec un toit et un
mur, en terre et en branches, qu'on appelle des cabanes de
cantonniers. Bien triste abri, mais cher repos avec un sol
sec pour que sV assoient les loups. Il y avait trois bons
côtés contre lèvent, et les vagabonds étaient des rois quand
il ne soufflait pas par l'ouverture. Tout petit, quand l'on
passe en voiture avec son père, on dit : « Voilà des maison-
nettes du Bon Dieu, elles ont poussé sur la route pour que
les mendiants s'arrêtent et dorment avec leur besace. Mon
père, elles ont un trou au toit et deux pierres pour le feu. »
Il entra, il n'était pas très grand, mais il devait baisser la
tête. Il s'assit sur une pierre, il lui revint des mots du
pays : J'ai vu péter le loup blanc sur une pierre de bois. Il
posa ses coudes sur ses genoux, il n'avait pas envie de fu-
mer. Octobre s'accentuait et précédait novembre, la nuit
s'en emparait en secouant les feuilles mortes et le prome-
nait sous les arbres avec ce frisson sec qui balaie nos der-
niers courages. Il n'y a pas de maisons dans les bois.
Petit Poucet grimpe aux branches et crie : Voici là bas une
lumière ; c'est l'étoile du Berger ! D'abord il éteignait sa
bougie, puis se glissait à tâtons dans les draps, dont la peau
était rugueuse, après quoi il enroulait ses bras autour de
sa poitrine, se berçait sur son cœur. La chaleur du lit est
une tendresse. Il était seul ! Et la solitude s'épaississait en-
core à y penser, et il fut si profondément seul qu'aucun sen-
timent ne le préservait de lui-même et que cela tremblait
en son sein comme une faim bizarre.
Vous ne savez pas que la nuit ressemble à la fin du
monde. Un dernier goût d'omelette lui remontait encore et
il n'y avait plus que cela qui le défendît du désespoir. La
terre d'automne a des suintements et l'humidité des vallées
pénètre la terre sèche de nos corps. Pourtant il était assis
-ur une pierre et il latâta. Alors ce fut comme un esprit de
suite, toutes les idées de sa tête avaient touché cette pierre,
LE PÈUE PEHDlllX 3")7
s'en imprégnaient et retombaient par tas. II les sentit des-
cendre. Les unes s'aplatissaient déjà, sur lesquelles les au-
tres venaient choir, s'agitant encore,, et il en tombait qui
semblaient se poursuivre et agonisaient par couches. Les
grands désirs du départ, les respirations de Taller, les hal-
tes grisantes des hommes libres et ce bonheur qui balance
aux regards des voyageurs deux ailes blanches et les guide,
tout cela semblait diminuer, rentrait en soi et se penchait
sur sa tige comme un parterre que le temps a fané. Il se
penchait lui même, il ne lui restait plus que la folie roman-
tique de quelque Jésus ignoré, plus rien qu'un corps sur
une pierre dans une nuit d'automne. La cabane bombait
son maigre dos comme une arête, de terre et de bois,
pareille à quelque misère dont on aperçoit la corde. Et il
n'y avait pas même de quoi s'étendre pour dormir, et la
nuit entrait par larges plaques, et Tesprit qui veillait la rece-
vait ainsi. Et c'était on ne sait quel socialisme qu'adoptent
les enfants et qui leur fait quitter la joie de vivre comme
on jette sa poupée. Et il était tout petit, falot, débile, et le
vent qui soufflait balançait ses pensées avant de les étein-
dre. Hi hi hi ! voici comment on pleure.
Il se leva, baissa la tête une dernière fois pour sortir.
De chaque côté de la route les bois multipliaient l'ombre
et s'enfonçaient en des profondeurs au bout desquelles on
devinait tous les pays du vent. 11 hésitait encore. Il regardait
deux raisons et soupesait la honte d'un retour : « J'ai
cru que la folie allait de l'avant et que les hommes étaient
perdus», raconta-t-il plus tard. Tout d'un coup il fit demi-
tour, lança sa secousse et partit : il était sauvé ! Il marcha
longtemps, il respirait Tombrede loin et marchait encore.
C'est qu'il en avait fait, de la route ! Il étaitbien las, pourtant,
mais il gardait une hauteur de la tête, donnait des narines et
faisait tout entrer comme une bête qui sent l'écurie.
Il pouvait être une heure de la nuit, lorsqu'il arriva.
Il cogna du bâton la porte et entendit la grosse voix : « Qui
est là ? » Comme il criait : « C'est moi ! i^ on ouvrait déjà. Le
Vieux était en chemise, ses gros sabots à ses pieds, son
bonnet de coton bleu sur la tête. Il n'attendit pas que Jean
fût entré, passa ses deux bras à ses épaules et, dans l'ombre,
chercha sa bouche. Puis il dit :
358 LA HEVUE BLANCHE
— Attends, mon ami, que j'allume la lampe.
La Vieille, couchée dans Tautre lit, avec son bonnet de
vieille et sa tête confite, dégagea les couvertures, s'accouda,
et rejeta d'un coup le sommeil.
— Tu es donc revenu, mon petit?
Le Vieux racontait alors :
— Je me suis dit : Ils ne savent pas le prendre, cet
enfant. Mais pour moi, il ne peut pas s'en aller comme ça.
Et je préparais ton retour.
C'était une lampe fumeuse et sans verre, dont le feu sau-
tait pour un rien, semblait une boule troublée, puis rentrait
au repos.
Il dit encore :
— Est-ce que tu retournes chez eux ?
— Non, non, non! répondit Jean.
— C'est à quoi j'avais pensé, dit le Vieux. Il faut que je
me couche parce que j'attraperais froid et puis je te parlerai
tout aussi bien une fois dans le lit.
Le pompon de son bonnet se tenait tout droit, participait
de la forme d*une flamme et de la nature du coton. Jean riait
déjà :
— Tu as donc le bonnet-crétot?
— Ma foi oui, j'ai le bonnet-crétot. Et puis je te réponds
qu'il estraide.
La chambre blanchie à la chaux vacillait autour de la
lampe, et Tombre tendait vers les angles un frisson de ses
grands doigts. Le Vieux se mit au lit. On entendit le craque-
ment des quatre pieds, la paix se calait et trouvait son
aplomb.
— Il n'y a que ça à faire : Tu vaste couchera la place de
la Vieille et la Vieille viendra se coucher avec moi.
La Vieille sortit les bras et dit :
— Oui, mon petit. C'est comme ça qu'il faut faire.
Elle se levait alors parce qu'elle aimait mieux le travail
fait. Le Vieux s'écria :
— Et puis, pas craindre qu'il se passe quelque chose. Je
ne suis plus bon à rien.
Elle avait deux épaules maigres de vieille et ne compre-
nait pas toujours la plaisanterie.
LE PÈRE PERDRIX 3r>9
— Tu n'a pas besoin de dire ça. Laisse-le donc plutôt se
coucher.
Le Vieux se rapprocha du bord, se souleva; la Vieille
pénétra derrière son dos, fit l'entrée dans les draps tout à
côté du mur et dit :
— Fais-moi de la place.
Ce fut tout à fait simple : Jean se déshabillait pour avoir
le lit chaud. Mais soudain, la Vieille se rappela :
— Hé là, mon petit! Moi qui ne t'ai même pas demandé
si tu avais faim.
— Ça, je m y attendais, répondit Jean. Mais non, ma
Vieille, j'ai mangé à Tauberge et peut-être mieux que toi,
sans savoir.
Le Vieux réfléchit :
— Tu éteindras la lampe avant de te mettre au lit.
Une seconde, après, la maison rentra dans Tordre. Jean
s'abattit comme une souche: le plein air lui avait gonflé la
peau. La Vieille dormait comme le cresson, comme les
champs dans la nuit. Le Vieux réfléchissait encore, sentant
deux cœurs sous son toit. Jean se mit à ronfler : pauvre
enfant, il devait être las et puis toute sa soirée! car on a
beau dire, il avait eu de l'inquiétude. Le Vieux ne broncha
pas et pourtant il se souvint que la Vieille dormait en chien
de fusil. Il ne ferma pas l'œil de la nuit. L'une tenait trop de
place, l'autre ronflait trop fort, mais pas un instant, même
dans sa pensée, il n'eut une plainte, un soupir. Elle, il l'au-
rait bien bousculée : tant pis! il faut que chacun dorme.
Vers cinq ou six heures il se leva et tâcha de ne pas faire
trop de bruit avec ses sabots.
(A suivre.) Charles-Louis Philippe
Les Cures miraculeuses de
Jésus de Nazareth"'
X
ASTASIE-ABASIE OU PARAPLKGID UYSTËHIQUK
L'aslasie-abasîe hystérique (a privatif, r:i7i;- stabilité,» privatif, ^ivi^
marche), ou impossibilité de se tenir debout et de marcher, sans paraly-
sie des membres inférieurs, est due. selon moi, a la rétraction des neu
roncs moteurs supérieurs, qui tiennent sous leur dépendance les mus-
cles de la station et à la marche. La paraplégie hystérique ou paralysie
des membres inférieurs est due à la rétraction des neurones moteurs
inférieurs qui innervent les muscles de ces membres. C'est à des cas
d'astasie-abasie ou de paraplégie hystérique qu'ont trait les récits
suivants :
Premier cas.
« Quelques jours après, lèsous revint à Capernaouin et le bruit se répan-
dit qu'il était à la maison. Et soudain il se rassembla tant de gens que les
abords de la porte ne les pouvaient contenir, et il leur annonçait la parole.
Alors quelques-uns s'approchèrent de lui, apportant un paralytique (2)
dont quatre hommes étaient chargés. Mais, ne pouvant Taborder à cause de
la foule ils découvrirent le toit du lieu où il se trouvait, et, après l'avoir
percé, ils descendirent le lit sur lequel gisait le malade, lèsous, voyant leur
foi, dit au paralyti(iue : « Fils, tes péchés le sont pardonnes. »» Or, quel-
ques-uns des scribes étaient là, assis, et discutant en leurs cœurs : « Pour-
quoi celui-ci prononce-t-il de tels blasphèmes? Qui peut pardonner les
péchés, sinon Dieu seul ? Et lèsous, connaissant aussitôt en son esprit
qu'ils discutaient ainsi en eux-mêmes, leur dit : « I Pourquoi ces raisonne-
ments dans vos cœurs ? Quel est le plus aisé de dire : a Tes péchés te sont
pardonnes, » ou bien : « Lève-toi, charge ton lit et chemine » ? Or, afin que
vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir de remettre les péchés
sur la terre, — s'adrcssant au paralytique : « Je te le commande, charge
ton m et rentre dans ta maison. » Se dressant, le malade se souleva
aussitôt sur son grabat (3) et sortit en présence de tous, tellement que,
tout émerveillés, ils glorifiiiient Dieu en ces termes : <« Nous ne vîmes
jamais pareille chose. •>
Kmng'de selon Markot, II.
(1) Voir La rt^tnif hl'uwiit lîii l.'j H.ii ll'u-J.
(2) IhpaXo-T'./.-v.
LKS CUUES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 36l
Ce récit est reproduit dans les évangiles selon Matthaîos (IX) et selon
Loucas (V). Toutefois, la phrase : « Nous ne vîmes jamais pareille
chose » ne s'y trouve pas. On lit seulement dans le premier :
« Ce que les foules voyant, elles s'émerveillèrent et glorifièrent Dieu qui
avait donné un tel pouvoir aux hommes » ;
Et, dans le second :
« Tous, saisis d'émerveillement, magnifièrent Dieu et, remplis de crainte^
disaient : * Certes, nous avons vu aujourd'hui des choses inattendues. »
Deuxième cas.
[lèsous étant entré dans Capernaoum], « un centurion vint vers lui, le
priant en ces termes : « Seigneur, mon garçon gît paralysé à la maison,
gravement tourmenté (1). » — J'irai, répondit lèsous, et je le guérirai. »
Le centurion reprit : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres
sous mon toit; mais dis seulement un mot et mon serviteur sera guéri.
Car moi aussi je suis un homme soumis à l'autorité, et ayant à mon tour
des soldats sous mes ordres, et je dis à celui-ci: Va! et il va; et à
l'autre : Viens ! et il vient ; et à mon esclave : Fais ceci ! et il le fait. » Ce
qu'écoutant, lèsous fut émerveillé, et il dit à ceux qui le suivaient : « En
vérité, je vous assure que, môme en Israël, je n'ai point trouvé une si grande
foi... — Va, dit lèsous au centurion, et ainsi que tu as cru, qu*il te soit
fait. » Et au même instant son garçon fut guéri (2). »
ÉvanffUe stlon Matthaîos, VIII.
Si la guérison eut lieu comme Tévangéliste le raconte, il n'y eut là
encore qu'un miracle par coïncidence. Mais il est possible que les paro-
les du nabi aient été rapportées par quelqu'un de la foule au serviteur
du centurion, et que celui-ci, vivement ému, ait été guéri par sugges-
tion à Tinstant même.
Le récit précédent est amplifié et arrangé dans Tévangile selon
Loucas (VII). L'auteur, qui est évidemment juif, cherche à expliquer
pourquoi lèschou. qui avait commencé par repousser la syrophéni-
cienne, se prête si aisément au désir d'un goy, et, qui plus est, d'un
officier de la ùation suzeraine.
De plus, afin de rendre la cure plus extraordinaire, il nous dépeint le
malade comme mourant.
« Or un centurion avait un serviteur fort cher, qui était malade et sur le
point de mourir (3). Quand le' chef eut entendu parler d'Ièsous, il lui dépê-
cha des anciens des loudécns, le priant de venir sauver son serviteur.
Ceux-ci, arrivés près d'Ièsous, le prièrent instamment, affirmant que le
centurion était digne qu'on lui octroyât cela. « Car, disaient-ils, il aime notre
notre nation et nous a b&ti la synagogue. »
lèsous se mit donc en marche avec eux; et comme il approchait de la
maison, le centurion lui envoya des amis avec ces mots : « Seigneur, ne te
dérange pas, car je ne mérite pas que tu entres sous mon toit, etc..»
(2) Kai laOr^ 6 xaî; xjtoj èv ir^ ùhq. âxîîvT,.
(3) ' KxaTOv-àp/o.» Si t'.vo; ooùXo; xaxto; e/tov, t|;i£XX£ TsXsjTàv, o; f,v aÙTtj> sv-
^^^ LA AEVUB BLANCHE
4 Le reste du récit est comme dans Févangile selon Matthaîos.
Voici ce qu'il devient dans Tévangile selon lôannès :
« II y avait un officier royal dont le fils était malade (1) à Capemaoum.
Apprenant qulèsous était venu d'Ioudaia en Gaiilaia, il Talla trouver et
le pria de descendre pour guérir son fils, lequel était mourant. lèsous lui
dit : « Si vous ne voyez des signes et des merveilles, vous ne croyez point.
— Seigneur, lui répondit cet officier royal, descends avant que mon fils
meure. — Va-t'en, reprit lèsous, ton fils vit » (2). Cet homme crut à la parole
d^Ièsous et s'en alla. Et comme il était en route, ses serviteurs vinrent à sa
rencontre en lui disant cette nouvelle : « Ton fils vit. » Il leur demanda à
quelle heure celui-ci s'était trouvé mieux, et ils lui répondirent : « Hier, sur
les sept heures, la fièvre le laissa. » Le père connut ainsi que c'était à cette
heure-là qu'Ièsous lui avait dit : <i Ton fils vit. » Il crut, de même que toute
sa maison. »
Kvangilt $elon Jvannh, IV.
Le serviteur du centurion, atteint d'astasie-abasie ou de paraplégie
hystérique, est donc devenu son fils et un moribond que la fièvre quitte
• au moment même où le nabi annonce qu'il vivra. C'est ainsi que, peu à
peu, dans les religions, Thistoire fait place à la légende.
Troisième cas.
« Après cela il y eut la fête des loudéens, et lèsous monta à Hierosolyma.
Or il y a dans Hierosolyma, près de la porte du troupeau, un bassin nommé
en hébreu Béthesda (3), avec cinq portiques, sur lesquels gisaient de nom-
breux malades, aveugles, boiteux, perclus (i), attendant le fnouvement de
l'eau. Car de temps à autre un ange descendait au bassin et agitait l'eau, et
le premier qui y entrait après le mouvement de l'eau était guéri, de quelque
maladie qu'il fût atteint. Or il y avait là un homme pris par la maladie
depuis trente-huit ans. lèsous, le voyant étendu par terre et sachant qu'il
était là depuis longtemps, lui dit : a Veux-tu être guéri ? — Seigneur, lui
répondit le malade, je n'ai personne qui me jette au bassin quand l'eau est.
agitée, et avant que j'y arrive, un autre descend avant moi. — Lève-toi,
reprit lèsous, charge ton grabat et marche ! >* Et aussitôt, rendu à la santé,
; I l'homme chargea son grabat et se mit à marcher Ç\).
C'était sabbat ce jour-là mt^me. Les loudéens donc dirent à celui qui avait
recouvré la santé, chargé son grabat et qui marchait: « C'est sabbat, il ne
t'est point permis de porter ton lit. » Mais il leur répondit : « Celui qui m'a
guéri, celui-là m'a dit : Emporte ton grabat et va-t-en. » Ils lui deman-
dèrent : « Quel est l'homme qui t'a dit : Emporte et va » ? Or le guéri ne
savait pas qui c'était; car lèsous s'était retiré du milieu de la foule assemblée
en cet endroit.
(1) Kat'. f.v -ri; jiaT'.Aixô;, ou o -/tô; 7,0£ve'.
(2) IlopeJO'j, ô 'j'iô; ffO'j Çt,.
(3} Beth-haRHicUi : demeure de jùété.
(4) "Kv Takat'.; xitÉxêito irXf.Oo; roXù Ttov àffOcVOÙvrwv, tj'^Xwv, yr<«>Xcov, Çr,-
i/ p(ov.
i i Le mot jT,pôç, qui signifie sec, de^^ièchr (racine ;r,po — idée de »échere*»8e), parait jlési-
} fi gner ici la couti*actnre.
■• ; (;») Kaî euOéw; v^hi-rj ûvir,; ô ivOpto-o;, xot'. r,pt tov xpâôôaTùv tjzo\j xai irîpte-
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 3(>3
lèsous le rencontra ensuite au temple et lui dit : « Voilà que tu as été
guéri ; ne pèche plus désormais, de peur que pire ne t'advienne. » Alors
rhomme s*en alla rapporter aux loudéens que c*était lèsous qui Tavait
guéri. »
Évangile tdon lôanw», V.
La piscine de Bet-hassida était probablement alimentée par une source
intermittente. Comme on ignorait la cause de l'agitation périodique de
l'eau, on lui attribuait des vertus surnaturelles. Les hystériques guéris-
saient à cette piscine comme ils guérissent à celle de Lourdes, par sug-
gestion. La cure semble donc authentique. Toutefois le chiffre de trente-
huit ans, donné comme ancienneté de Taffection, paraît exagéré.
Des cas de paraplégie hystérique guérie par la suggestion hypno-
tique ont été rapportés par Reynolds (ij, Weir Mitchel (a), Lombroso (3)
(deux cas dont un datant de cinq ans), Luys (4), Marcel Briand, méde-
cin en chef de l'asile de Villejuif (5) (deux cas), Edgard Bérillon (6),
Raymondaud (7), G. Lemoine et Paul Joire (8), Gingeot, médecin de
rHôtel-Dieu(9), Bernheim (10).
Dans le cas de Gingeot, il s'agissait d'une religieuse atteinte de pa-
raplégie hystérique, que la supérieure du couvent avait déjà guérie en
lui enjoignant de reprendre sans retard l'usage de ses jambes « en vertu
delà sainte obéissance». Gingeot la guérit une seconde fois parla
suggestion à l'état de veille.
En 1887, Ginestous relata, devant la Société d'anatomie et de physio-
logie de Bordeaux, l'histoire d'une fille de dix-sept ans qui était inca-
pable de se tenir debout et ne pouvait marcher qu'à quatre pattes.
La malade ayant prétendu que ses reins n'avaient pas assez de force pour
la soutenir, on eut l'idée de la suggestionner en lui faisant autour du
tronc cinq ou six tours de bande de tarlatane. Elle déclara en effet
qu'ainsi soutenue, elle allait pouvoir se tenir debout. C'est ce qui eut
lieu. L'affection datait de quatre mois (i 1).
(I) British Mc:Ucal Journal, novembre 1880.
(2; LectnreB on liiseiises of the nervous system. Philadelphia, 1885.
(3) Lombroso. Diof/nostic et gnérison de la paralysie hystérique. La Sperimentale, 1887.
(4) Luye. Noureau cas de (juè tison d'une paraplégit hystérique par suggestion hypnotique.
Revue de rhyi^notisme, 1887.
(5) Marcel Briand. Notes pour servir à VhiHuire de la tJiérapeutique par suggestion hypno-
tique. Revue de l'hypnotisme, 1890, p. 181).
(6) Bérillon. Les indications foi melle* de la suggestion hypnotique en psychiatrit: et en neu-
ropaihohigie Rev. de Tbypn., 181U, j). i>7.
(7) liaymondaud. Rev. de l'hypn., 1891. p. 97.
(8) G. Lemoine et P. Joire. De l'hypnotisme par les miroirs rotatifs dans le traitement de
l'hystérie. Rev. de l'hypn., 1893, p. G8.
(9) Gingeot. De l'emploi ilr la suggestion e.n thérapeutique. Revue de l'hypnotisme, Bep-
tembre 1898.
(10) Henri Aimé. Loc. cit.
(II) Ginestous. Astrufie-abasie gu/rie par suggestion à l'état de reille. Rev. de l'hypn., juil-
let 1897.
364 LA REVUE Br^NGHB
Des cas analogues ont été rapportés par Terrien (i), A. Gros (a},
Maigre, Prosper van Velsen (3j.
XI
PARALYSIE DES MUSCLES EXTENSEURS
DB LA COLONNE VERTEBRALE ET DE LA TÊTE
leschou était alors chez les Galiléens. Comme il
« enseignait dans une de leurs synagogues, un jour de sabbat, se pré-
senta une femme ayant, depuis dix-huit ans, un esprit d'asthénie ; elle était
courbée, n'ayant pas la force de redresser complètement la tête (4) : lèsous
la voyant, l'appela et lui dit: « Femme, tu es délivrée de ton mal, » et il lui
mposa les mains. A l'instant elle fut redressée (5), et elle glorifiait Dieu. »
KrantfiU telon Loucas, XIII.
Il s'agit d'une paralysie hystérique des muscles extenseurs de la
colonne vertébrale de la tête, guérie par suggestion à Tétat de
veille.
XII
LÉTHARGIE
La léthargie est due à la rétraction de la plupart des neurones céré-
braux.
Comme tous les sympt<5mes de Thystérie, cette affection, qui n'est
d'ailleurs qu'une forme de l'hypnose, et quon peut obtenir artificielle-
ment, est curable par suggestion. En voici un exemple :
Premier cas.
leschou ayant de nouveau passé en barque de l'autre coté du lac de
Tibérias,
,1) Terrien. Attimie-ahaiie /lysU'rifjfue. Guirifon utMtantnm'e et durable par ptychtAhérapie
Anjou mêilicîil juillet, lîMK».
(2; A. Gros. Impoênih'dUé de marcher datauide trois années. Hypnotisme et suggtition. Gu*''
rison.
(H. Prosper Van Velsen. Contribution à l'airpfication de h thîrapeutique suggeitivf. Rer.
de l'hypn., 1SI»1, p. »0H.
(4) Kal '.ooj •p*'^ V' TTvâOaa £/0'j7a àjOcVôîst;, ett, ôixz xat ôxtw, xat 7,v, tjv-
xJr-O'jTa, xal ;xt^ ^jvaixfvr, âvaxj'^a'. cî; to Trr/TîXi;.
K. I^etlrain tniduit ce pa8!«aî^e île la manière suivante : « Une femme se prét*enta ayant
<îe]»ui8 Jix-liuit ans. un esprit d'inrirmitr : elle était coarWe, <i'iii5 i'impfissibilité de te pou-
voir redrt-sfer. ).»
Cette tnirluction man({ue <le précision et expose le criti(iue scientitique à une erreur de
diagnostic. Klle évo(jue en etfet aussi bien l'idée d'une contracture des mudcles fléchis-
seurs du tronc et de la tète «pie celle d'une paralysie des extenseurs.
llv£'j;xa aTOsVî'a; se inuluit mot à mot par ^-xpr/V d'iiftln'nie^ et jxy, ô'Jvi;x£VT, 2VstX'^4'Xl
el; TO TTïVTiX'î- par n'ayant p'i g la force de iecer fa tt'fe ;c'est le sen* que Chassang dooiM
à àvaX'jTTtoJ comiUi'fement.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 365
« une grande foule s'assembla vers lui. Il se tenait près de la mer.
Voici que s'approcha un des principaux de la synagogue, nommé
laeiros(l), qui, à la vue d'Ièsous se jeta à ses pieds. Il le priait fort en ces
termes : « Ma petite fille est à Textrémité, viens donc et lui impose les mains
afin qu'elle soit guérie et quelle vive ! » (2)
lèsous partit en sa compagnie, et une fouleénormele suivait, le pressant de
tout côté.... Quelques-uns accourant de chez le principal de la synagogue,
dirent à celui-ci : « Ta fille est morte, pourquoi déranger davantage le
maître? » A ces paroles lèsous répliqua aussitôt en s'adressant au chef de
la synagogue : « Ne crains rien, crois seulement. » Il ne permit à aucun de
le suivre, si ce n'est à Petros, à Iakôbos (3) et à lôannès (4), frère
d*Iakôbos.
Quand-ils furent arrivés à la maison du principal de la synagogue, lèsous,
percevant le bruit de ceux qui pleuraient etselamentaient,entra|et dit à ceux-
ci: « Pourquoi menez vous ce bruit et vous lamentez vous ? L'enfant n'est
pas morte, mais elle dort. » (5) Et ils se moquèrent de lui. Mais, les ayant
fait sortir, il prit le père et la mère de l'enfant et ses propres compagnons,
et pénétra là où gisait l'enfant.
Il saisit la main de celle-ci et cria : « Talitha qoumi ! » ce qui signifie : « Jeune
fille, je te dis, lève-toi ! » Et aussitôt la jeune fille se leva, et se mit à mar-
cher (6), car elle était âgée de douze ans, ce qui les émerveilla fort. Il leur
recommanda expressément que personne ne le sût et leur fit donner de la
nourriture à l'enfant. »
Éonupilegelon Markoif^ V.
Ce récit est reproduit dans les évangiles selon Matthatos [IX) et selon
Loucas (VIII).'
Toutefois, l'évangile selon Matthaios, afin de corser le miracle, met dans
la bouche d'Iaïr les paroles suivantes : «Ma fille maintenant à trépassé,
mais viens, pose ta main sur elle et elle vivra ».
L'évangile selon Loucas altère également, dans le sens du merveil-
leux, le récit primitif. On a pu remarquer en effet que, dans Tévangile
selon Markos, lescbou n'affirme pas à laïr qu'il guérira sa fille. Il
se contente de lui dire, avec cette circonspection que j*ai déjà signalée :
« Ne crains rien, crois seulement. » Bien plus, en prévision d'un échec,
il n'emmène avec lui, chez le principal de la synagogue, que trois de
ses disciples, les plus fidèles, et, une fois entré, il fait sortir tous les
assistants, sauf le père et la mère.
Or, dans l'évangile selon Loucas, où la tendance à exagérer les faits
n'est pas moins grande que dans l'évangile selon Matthaîos, leschou
dit catégoriquement à laïr : « Crois seulement, et elle sera guérie. »
Après qu'il eut touché la jeune fille, ajoute le même évangile, <c le
souffie lui revint, et à l'instant elle se dressa. »
(1) En hébreu, laïr.
(2) To 0v)Y3t'p'-<>V IIO'J ÏT/J.'ZtiiZ £/£'..
(3) En hébreu, laakob (Jacob ou Jacques).
(4) En hébreu, lohanan.
(5) To Tiaîôtov O'jx àirsOavsv âXXà xaOejSe'..
(6) Kal EÙOsw; aviorr^ to xopajtov xati TrepieTraTC.
366 LA REYUB BLANC HS
Kerai-je encore remarquer, qae, selon son habitude, leschou défend
aux parents de publier la cure , afin d'éviter une trop grande aftluence
de malades et par conséquent des échecs certains ?
Les récits qui précèdent ont évidemment trait à un cas de léthargie.
Deuxième cas.
leschou venait de guérir le serviteur de centurion de Capernaoum.
a Le lendemain, se rendant en une ville nommée. Nain et beaucoup de
ses disciples marchant avec lui ainsi qu'une foule nombreuse, comme il
approchait de la porte de la ville, on emportait un mort, fils unique de sa
mère, laquelle était veuve, et une masse de gens du bourg se tenaient arec
elle. Le Seigneur, la voyant, en eût pitié et lui dit : « Ne pleure point. » Il
s'avança donc, toucha le cercueil et, les porteurs s'étant arrêtés, il s'écria r
« Jeune homme, je l'ordonne, lève-toi. t Le mort s'assit alors sur son séant
et se mit à parler (1). lèsous le rendit à sa mère'.
Tous, saisis d'étonnement, glorifiaient Dieu en ces termes: (c Certes un grand
prophète s'est dressé parmi nous, et Dieu a visité son peuple. » La renommée
d*Ièsous courut par toute la loudaia et toute la région d'alentour. >
Erançile iteîon Loiicas V/f,
Si surprenant qu il soit, le fait n'a rien d'impossible en soi. Des
léthargiques ont été mis en bière, et le cas devait être beaucoup plus
fréquent dans l'antiquité que nos jours et dans les pays chauds que sous
nos latitudes, où le climat permet et où la loi prescrit d'attendre un cer-
tain temps avant d'inhumer les corps. Ce qui est difficile à croire, c'est
qu* leschou soit tombé si juste. 11 est vrai que de son temps on portait
les morts à découvert et qu'il put s'apercevoir, à certains carac-
tères de la physionomie du jeune homme, que celui-ci était en
léthargie.
Toutefois je doute fort de la réalité de cette cure. Aussi bien l'évan-
gile selon Loueas est seul à en faire mention. (Comment les autres, et
surtout les évangiles selon Markos et selon Matthaîos, les plus anciens
et par conséquent les mieux informés, ont-ils pu passer sous silence un
miracle de cette importance? La seule explication possible est que
l'évangiliste Loueas, dont j'ai déjà relevé les exagérations, Ta
inventée de toute pièce ou l'a prise ailleurs que dans la vie réelle
d'ieschou de Nazareth.
Troisième eas.
t' Or il y avait un malade, Lazaros (2) de Bethania de la bourgade de
Maria et de sa sœur Martha. — C'est la mùme Maria qui oignit le seigneur
de myrrhe et lui essuya les pieds avec ses cheveux, dont le frère Lazaros
était malade. — Les scrurs envoyèrent vers lèsous avec ces mots
(i) Kal àvcxâOiJSV ô vcxpo; xal r.o^oi-zo XaXeTv.
(•2) En hébreu, Eleazi*r.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH iS'j
« Seigneur, voici que celui que tu aimes est malade. » A cette nouvelle
lèsous s'écria : « Cette maladie n'est point pour la mort, mais pour la gloire
de Dieu, afin que par elle le Fils de Dieu soit glorifié : »
lèsous chérissait Martha et sa sœur et Lazaros. Ayant appris la maladie
de celui-ci, il demeura encore deux jours au lieu ou il était, puis dit à ses
disciples: « Regagnons Tloudaïa. — Maître, répondirent les disciples,
naguère les loudéens te voulaient lapider, et tu y vas retourner! — N*ya-t-il
point douze heures ^ujour? reprit lèsous ; si quelqu'un chemine de jour;
il ne choppe point, car il regarde la lumière éclairant le monde ; mais quel-
qu'un marchc-t-il la nuit, il choppe, car il n'a point la lumière avec lui. »
Après ces paroles, il leur ajouta: « Lazaros, notre ami, scftumeille; mais je
me mets en route pour l'éveiller. — Seigneur, dirent les disciples, s'il 3ort, il
guérira. » Or tèsous avait parlé de sa mort, mais eux s'imaginaient que
c'était du simple sommeil. Alors lèsous leur dit ouvertement: « Lazaros est
mort ; et pour vous, afin que vous croyiez, je me réjouis de ne m'y être
point trouvé. Mais allons vers lui. » Sur ce, Thomas (1), surnommé Didymos,
dit à ses collègues : « Marchons, nous aussi, pour mourir avec lui ».
Or, quand lèsous arriva, il le trouva depuis quatre jours déjà mis au
sépulcre. — Béthania était près de Hierosolyma, à environ quinze stades. —
Beaucoup d'Ioudéens s'étaient rendus vers Martha et Maria pour les con-
soler sur le frère. Lors donc que Martha apprit la vetiue d'Ièsous, elle se
porta à sa rencontre^, pendant que Maria restait à la maison.
Martha donc dit à lèsous: « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne fût
pas mort ; mais maintenant je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu,
Dieu te l'octroiera. — Ton frère, reprit lèsous, ressuscitera. — Je sais, dit
Martha, qu'il ressuscitera en la résurrection au dernier jour. — Je suis,
épondit lèsous, la résurrection et la vie ; qui croit en moi, encore qu'il soit
mort, vivra. Et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. En es-tu
persuadée ? » Elle s'écria : «< Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christos, le
Fils de Dieu qiii devait venir dans le monde. »
Après ces mots, elle s'en alla appeler Maria, sa sœur, pour lui dire à part :
« Le Maître est ici qui te mande. » Et sitôt que Maria eut entendu, elle se
leva hâtivement, et s'en vint vers lèsous, lequel n'était point encore entré
dans la bourgade, mais se tenait là où Martha l'avait rencontré. Les lou-
déens qui étaient avec elle en la maison et la consolaient, la voyant se lever
rapidement et sortir, pensaient : « Elle s'en va au tombeau pour y
pleurer. »
Cependant Maria, étant parvenue là où était lèsous et l'ayant aperçu, se
jeta à ses pieds avec ses mots : « Seigneur si tu avais été ici, mon frère ne
serait pas mort. » Quand lèsous la vit en larmes et les loudéens venir avec
elle aussi pleurant, il frémit en l'esprit et s'émut lui-môme : a Où l'avez-
vous déposé ? s'écria-t-il. — Seigneur, viens et vois, » répondaient-ils.
lésons pleura et les loudéens disaient : « Voyez comme il l'aimait. » Mais
quelques-uns d'entre eux murmuraient : « Lui qui ouvert les yeux de l'aveu-
gle, ne pouvait-il pas faire que celui-ci ne mourût pas? » Lors lèsous, frémis-
sant de nouveau en lui-même, se fendit au tombeau. C'était un caveau avec
une pierre dessus. — « Levez la pierre ! » s'écria lèsous. Mais Martha, la
sœur du défunt, lui dit : « Seigneur déjà il sent, car il est de quatre jours (2).
— Ne t'ai-je pas déclaré, reprit lèsous, que, si tu crois, tu verras la gloire de
(1) En hébreu, Thaimon.
(2) K'jpie, ffOr, 6'Çe'., TeTapTaToç yap irzi.
308
LA RBVUB BLANCHE
Dieu ? » On ola la pierre. Levant les yeux au ciel, lùsous dit : « Père, je le
rends gpjVcede m'avoir écouté ; moi, je savais bien que tu m'exauces tou-
jours mais je paile pour la foule qui est autour, afin qu'ils croient que
c'est toi qui m'as envoyé. »
Et après ces paroles, il cria d'une voix forte : « Lazaros, viens dehors ! »
Le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandelettes, le visage enve-
loppé d'un suaire. «« Déliez-le, dit lèsous, et permettez-lui de marcher. >» Sur
•ce, beaucoup des loudéens, venus avec Maria et Martha, témoins de ce
qu'avait fait lèsous, crurent en lui; quelques-uns cependant coururent vers
les Pharisiens leur raconter ce qu'Ièsous avait accompli. Alors les chefs
des prêtres et les Pharisiens convoquèrent une assemblée, disant : « Que
faisons-nous? Car cet homme opère beaucoup de miracles. Si nous le lais-
sons ainsi, tous croiront en lui, et les Romains viendront exterminer le lieu
et la nation. »
Érangilt tel on lûannh^ XI.
« Une foule d'Ioudéens sachant qu'Ièsous était là, vinrent non pour
lèsous seulement, mais aussi pour voir Lazaros qu'il avait ressuscité d'entre
les morts. Aussi les chefs des prêtres songèrent-ils à faire pareillement
mourir Lazaros, parce que, à cause de lui, beaucoup d'Ioudéens s'en
allaient et croyaient en lèsous. »
EvanffiU selon fôanHèif XII,
Le lendemain, comme il entrait à Iliérusalem,
« la foule marchant à sa suite attestait qu'il avait rappelé Lazaros du
tombeau et qu'il avait ressuscité les morts. Aussi la multitude se portâ-
t-elle à sa rencontre, <'ar elle avait entendu parler de ce miracle. »
Kvangiîe sehn lôannès, XII,
Les Hellènes même voulaient le voir.
Je crois avec Ernest Renan que ce prétendu miracle fut monté de
toutes pièces par EleAzar et ses sœurs ])Our sauver le nabi, dont la vie
était en danger.
Une cure pareille, je le répète, n'est pas scientifiquement impossible.
Mais, dans les conditions où elle aurait eu lieu, elle implique 'de telles
coïncidences qu'il est difficile de l'admettre.
De plus, elle n'est relatée que dans l'évangile selon lôannès. Les
trois autres n'en font aucune mention, alors qu'ils signalent des faits
d'une moindre importance.
Et pourtant, tel qu'il est, ce récit pressente un caractère historique.
11 n'a pas la brièveté et la sécheresse du récit de l'évangile selon Loucas
relatif au mort de Naïn. Bien au contraire, ici les détails abondent,
précis et circonstanciés, et l'impression qui s'en dégage est que les
faits sont exacts. Autrement dit il s'agirait d'une résurrection simulée,
dont le secret n'aurait été connu que des plus intimes disciples du nabi.
Telle serait la raison pour laquelle les auteurs des évangiles selon
Markos et selon Matthaîos et par suite l'auteur de l'évangile selon
Loucas, qui a travaillé d'après les mêmes documents que les premiers,
ont passé sous silence ce miracle extraordinaire. Quant à l'auteur de
l'évangile selon lôannès, il l'aurait rapportée d'après un disciple mal
informé ou dépourvu de scrupules.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 369
Les choses se seraient passées de la manière suivante.
Eleâzar et sa sœur Martha, effravés des menaces des loudéens ortho-
doxes et comprenant que la vie d'Ièschou était en danger auraient résolu
de frapper un grand coup. Profitant de l'absence du nabi et de ses
disciples, qui en temps ordinaire, devaient attirer beaucoup de monde
à Béthania où ils résidaient, Eleâzar simule une maladie grave, cepen-
dant que ses sœurs envoient prévenir lèschôu de ce qui se prépare.
L'envoyé dut lui tenirle langage suivant : Eledzar passe pour malade.
Bientôt il passera pour mort, et sera mis au tombeau. Lorsqu'il y sera
depuis quatre jours, viens. Nous manderons des Hiériisalémites, et
Eleâzar ressuscitera devant eux. Alors tes ennemis seront confondus
et tu pourras annoncer en paix le royaume de Dieu. »
Ainsi s'expliquerait qu'au lieu de se rendre de suite auprès de son
ami malade, et après avoir dit : « Cette maladie n'est point pour la
mort, mais pour la gloire de Pieu, afin que par elle le Fils de Dieu soit
glorifié », leschou ait attendu deux jours avant de partir.
Ainsi s'expliqueraient encore ces paroles : « Eleâzar, notre ami,
sommeille ; mais je me mets en route pour l'éveiller » ; et encore :
« Eleâzar est mort; et pour vous, afin que vous croyiez, ye me réjouis
de ne m'y être point trouvé ». Ce sont là de ces naïvetés dans la
tromperie qu'il n'est pas surprenant de rencontrer chez un dégénéré
mental.
Donc, au jour convenu pour l'arrivée du nabi, Martha fait venir à
Béthania tout ce que les deux sœurs avaient à Hiérusalem d'amis et de
connaissances. Il est en effet difficile d'admettre que ces gens aient fait
en nombre leurs quinze stades (près de trois kilomètres), quatre jours
après la mort d'Eleâzar, sans y avoir été invités par les deux sœurs.
Martha, apprenant qu'Ieschou, approche de Béthania, va à sa ren-
contre, et prononce ces paroles : « Seigneur, si tu avais été ici, mon
frère ne fût pas mort ; mais maintenant ye sais que tout ce que tu rfe-
manderas à Dieu, Dieu te l'octroiera, — Ton frère, reprit lèsous,
ressuscitera. »
Certes, nous voilà loin des phrases dubitatives de l'évangile selon
Markos, et le nabi est devenu singulièrement affirmatif. Mais Martha
en a peut-être trop dit devant la foule. Elle reprend aussitôt : « Je sais
qu'il ressuscitera en la résurrection au dernier jour. >» Et leschou déclare
avec simplicité qu'il va ressusciter Eleâzar à l'instant même.
Tout est prêt. Maria survient suivie des Hiérusalémites. Elle pleure,
et peut-être aussi bien n'est-elle pas du complot. Des larmes sincères ne
seront-elles pas des armes contre le doute possible des loudéens de la
grande ville ?
1 On se rassemble devant la grotte sépulcrale. Un bloc de pierre, qui y
aisse pénétrer l'air, en obture l'entrée. « Levez la pierre! » s'écrie
leschou.
C'est alors que Martha prononce ces paroles qui, selon moi,
jugent la question d'une manière abisolue : « Seigneur, déjà il sent, car
il est de quatre jours. »
24
370 LA REVUE BLANCHIE
Si la cure avait été réelle, sïl s'était agi d'une léthargie guérie par
suggestion, ces paroles n^auraient pas été prononcées, car le corps
d'Eleâzar n'aurait répandu aucune odeur. La résurrection était donc
^simulée. Martha ment, Eleàzarne « sent » pas. Mais il ne faut pas qu'on
doute de la réalité du miracle.
La pierre levée, loschou laisse encore échapper une de ces naïvetés
<jui cadrent parfaitement avec son état mental : « Père, je te rends
grâce de m'avoir écouté ; moi je savais bien que tu m'exauces toujours ;
mais je parle pour la foule qui est autour^ afin qu'ils croient que c'est
toi qui m as envoyé, » Et il appelle Eleàzar, et Eleàzar sort du sépulcre
alTublé des bandelettes et du suaire.
D'ailleurs le subterfuge réussit, et ce miracle fit grand bruit dans Hié-
rusalem. Mais il n'eut pas TelTet que les fidèles dleschou pou-
vaient en attendre. Bien loin de le sauver, il hâta sa mort.
XIII
TYMPAMTE HYSTKRIQUK
La tympanite hystérique consiste dans la paralysie des muscles do
rintestin (jui, se laissant distendre par les gaz, détermine une proémi-
nence parfois très marquée de Tabdomen.
Cette affection est due à la rétraction des neurones moteurs des m nscles
de l'intestin, et à la formation consécutive, dans leurs prolongements,
de neuro-diélectiques qui empêchent les ondulations nerveuses centri-
fuges de parvenir à ces muscles. Ces neurones n'ont avec les neurones à
images et à idées qu'une relation indirecte, mais qui suffit toutefois pour
que la tympanite hystérique puisse guérir par suggestion.
Cette alVeclion a été prise, tantôt pour une grossesse, souvent pour une
tumeur abdominale ou pour une liydropisie. Le récit suivant a trait
probablement à un cas de ce genre.
'( Il advint qulèsous étant entré dans la maison d'un des principaux
d'entre les Pharisiens un jour de sabbat, pour y manji^er, les autres l'obser-
vaient. Voici (|ue se présenta devant lui un hydropique (1). lèsous prit la
parole et s'adressa en eestermes aux léj^istes et aux Pharisiens : « Est-ilpermis.
ausabl)at de guérir, oui ou non ? Ils se taisaient. Prenant alors le malade, il
le guérit et le renvoya ».
Kvang'de selon Marliot, XIV.
Henri Aimé rapporte, dans son Ktndc clinique du df/namisme psy^
chique, un cas très analogue au précédent. Il s'agit d'une fille de douze
ans atteinte d'une tympanite hystérique qui avait été prise pour une
tumeur abdominale. Cette tumeur-fantome disparut sous l'infiuence
d'un choc mortd. J'ai relaté moi-môme un fait de ce genre (2).
(i) ' Vopo-ixô;.
['ij Ch. iiiiiet-Saiiglé. rhysiO'inychoJoif'ie îles refi/7 irises, Rcv. de l'iij-pn.. novembre, décem-
bre lî»01.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 37 1
XIV
HÉMORRHAGIE CHEZ UNE HYSTERIQUE
Le rétrécissement du calibre des vaisseaux et la coagulation du sang
au point de sortie, telles senties deux causes périphériques delà cessa-
tion spontanée des hémorrhagies. Or il se produit parfois chez les hysté-
riques des paralysies vasculairesqui font qu'une hémorrhagie ne s arrête
plus ou se reproduit à chaque élimination du caillot de fermeture.
Cette paralysie est due, selon moi, à la rétraction des neurones moteurs
qui innervent la tunique musculaire des vaisseaux. Ces neurones n'ont
qu'une relation indirecte avec les neurones à images et à idées, mais
qui suffit toutefois pour qu'une hémorrhagie puisse cesser par sugges-
tion. En voici un exemple.
Premier cas.
Cependant qu'entouré d'une foule compacte leschou se rendait chez
laïr, dont il devait réveiller la fille, il guérit, sans le vouloir
'< une femme malade depuis douze ans d'une perte de sang, laquelle avait
beaucoup souffert entre les mains de nombreux médecins (1) et dépensé tout
son avoir sans profit, et même en empirant. Celle-ci ayant ouï parler
d'Ièsous, s'en approcha par derrière et toucha son vêlement (2): « Car, disait-
elle, si seulement je touche ses habits, je suis guérie. » Et aussitôt s'étancha
le flux (le son sang, et au corps elle se sentit guérie du mal (3). »
Évangile telim Markoiy V.
Cette dernière phrase semble indiquer qu'il s'agissait d'une métrorrha-
gie (hémorrhagie de la matrice.)
Ce récit est résumé dans l'évangile selon Mathaîos (IX) et reproduit
textuellement dans Tévangile selon Loucas (VIII). Le premier prête à
leschou une de ces paroles à double sens que nous lui avons déjà entendu
prononcer dans des circonstances analogues : « Bon courage, fille ; ta
foi t'a sauvée. »
Nous savons aujourd'hui qu'on peut agir par suggestion sur la fonc-
tion cataméniale. Auguste Voisin (/|), Burot (•')), Journée (6: et E. Maran-
(1) Le8 ulVectioii» hystériques uon diagnostiquées ne font en effet qu'empirer bous l'in-
fluence des traitements dan.-? lesquels les malades n'ont pas confiance. Chaque échec théra-
peutique frappe leur imagination et retentit sur leur uuil.
(2) L'usa jre de toucher les vOtement.s des i)rctrc.s et dos médecins pour cji recevoir une
« b(»nue influence n existe encore chez les musulmans.
(3) Ka: sCOsto; è;T,pâv07, y, tt^yt, -roO a'IjJiaTo; aÙT/,;* xatî àv'^w 'zî^ aoi^axt, Sri
"''7.1%; OLizb zr,^ (xàjT'-YO;. K. Lodrain ne traduit pas ces deux dernier» mots, et j'ignore moi*
même (}uel est leur sens d;ins cette i>hrase. |jiàTw'.;, '.yOs, lan'ùre (jui sert à Jouetter, fouH,
(4) Auguste Voisin. Communication à la Société médioopsychologique. Séance du 29 no-
vembre lï<sr,.
(5) Ihirot. Grande Iti/stérie ffuèrie par l'evipfoi de la gugyeêtion et de Vaufo-guggtstion. Kev*
de l'hypn.. 1H87, p. '.\ïû).
(6) Journée. Petiu JtysUrie et troubles dyaTnénorrht'tqws trfiitêi par suggestion hypnotique.
liev. de l'hypn., ISUl.
37^ LA REVUE BLANCHE
don de Monthyel (ij, médecin en chef des asiles publics d'aliénés de la
Seine, ont, par ce procédé, rappelé ou régularisé les menstrues chez
des femmes aménorrhéiques ou dysménorrhéiques, et ce, au jour et à
rheure fixés. Liébault, Bernheim et Dècle ont rapporté des faits ana-
logues.
Bien plus, Liébault, Bernheim, Edgar Bérillon (ii), André Gas-
card (3), professeur libre de gynécologie à TÉcole pratique de la faculté
de médecine de Paris, Bugney (4), Milne Bramwell et Jules Voisin ont
guéri des métrorrhagies par la suggestion hypnotique.
Voici Tune des observations d'André Gascard :
« Dans les premiers jours du mois de juillet dernier, je suis appelé en
toute h&te dans la soirée chez Mme G. N., une de mes clientes, prise sabi-
tement de pertes utérines. Celte dame, âgée de vingt-cinq ans, névropathe,
présentant les diverses manifestations de Thystérie vulgaire, est d'une exces-
sive impressionnabilité. Elle me raconte qu'elle est sortie dans la journée,
qu'elle a été surprise par l'orage, dont elle a très peur, ce qui l'a toute bou-
leversée. Elle attribue elle-même sa perte à cette cause. »
11 n'existait aucun symptôme du côté de la matrice. La malade con-
sentit à se laisser endormir.
« Je la plonge assez facilement dans l'état somnambuUque. Je lui suggère
alors de dormir toute la nuit, et de ne plus avoir de pertes. Je répète la
suggestion à plusieurs reprises, et je prends congé de la malade, après
avoir prié son mari de m'envoyer chercher en cas de nécessité. Je retourne
le lendemain voir ma malade qui était tout aussi étonnée que moi. La perte
n'avait point reparu. »
Dans le cas de Bugney, il s'agissait de métrorrhagies dues à des
filbromes et qui avaient résisté aux injections chaudes. Elles s'arrê-
tèrent instantanément à la suite d'une séance de suggestion dans
l'hypnose.
Enfin Paul Joire a fait cesser, par suggestion à Tétat de veille, une
métrorrhagie consécutive à la délivrance.
Au surplus il n'est pas que les hémorrhagies utérines qui soient jus-
ticiables de ce procédé de traitement. De Jong a guéri par suggestion
hypnotique un garçon de neuf ans atteint d'hémophilie et extrêmement
anémié par des saignements de la bouche et du nez. Et, dans une séance
de l'Association pour Tavanccment des sciences de septembre 1887,
Grasset, professeur à la Faculté de Médecine de Montpellier, s'expri-
mait ainsi : « J'ai pu absolument supprimer chez une hystérique, des
hémorrhagies buccales (que ces phénomènes provinssent du tube digestif
ou des bronches], et cela par simple suggestion. »
(1) Marandon de Monthyel. Deux cas de Jauëse grossesse. Bévue de l'hypnotisme, 1897,
p. 289.
(2) XVr Session de 1* Association pour l'avancement des sciences médicales. Séances des
22 ot 24 septembre 1887.
(3) André Gascard. Influence de la euggestion sur certains troubles de la menstruation, Ber.
de l'hypn., 1890, p. 100.
j[4) Bugney. Métrorrh^ks consécutives à des Jibr ornes. Guérison par l'hy^notitme. BeTue de
l'hypn., 1895, p. 179.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS D2 NAZARETH ^73
Deuxième cas.
L'évangile selon Loucas (XXII) rapporte qu'au moment de l'arresta-
tion d'Ieschou, Tun de ses compagnons,
« frappant le serviteur du grand prêtre lui emporta Toreille droite. Mais
leschou leur adressa ce mot : « Âbstenez-vous jusqu'ici >» et, en touchant
l'oreille, il la guérit. »
Ce qui veut dire évidemment qu''il arrêta Thémorrhagie.
Cette cure est scientifiquement possible. Toutefois il est à remarquer
que les autres évangiles n'en font aucune mention, bien que le serviteur
du grand prêtre soit nommé dans l'évangile selon lôannès. Il s'appelait
Malchos.
XV
FIEVRE HYSTERIQUE
La fièvre hystérique paraît duc à une paralysie momentanée de la
punique musculaire des vaisseaux et à la dilatation consécutive de
ceux-ci, dilatation qui aurait pour conséquence une accélération du
cours du sang et, par suite, une augmentation des réactions chimiques
et une élévation de la température du corps. La cause première de la
fièvre hystérique résiderait, selon moi, dans la rétraction des neurones
moteurs inférieurs qui innervent les vaisseaux.
Cette sorte de fièvre peut guérir par suggestion. L'évangile selon
Markos nous en offre un exemple.
leschou venait de guérir un hystérique dans la synagogue.
<c Aussitôt après avoir quitté la synagogue, ils entrèrent dans la maison
de Simon (1) et d'Andréas, avec Iakôbos et lôannès. Or la belle-mère de
Simon gisait malade de la fièvre (2). On le dit aussitôt à lèsous, lequel,
s*étant approché, la leva en la prenant par la nviin, et soudain, abandonnée
de la fièvre (3), elle les servit.
Évangile uUm Markotf I,
Ce récit est reproduit dans les évangiles selon Matthaîos (VIII) et
selon Loucas (IV). Dans ce dernier, il est question d'une « grosse
fièvre » (4). C'est qu'en effet, la température est ordinairement très
élevée dans la fièvre hystérique. J'ai observé un enfant de trois ans,
appartenant a une famille de névropathes, lequel eut, à plusieurs
reprises, des accès où la température atteignait 3go et plus, sans autre
symptôme. Cette fièvre apparaissait et cessait brusquement.
(1) En hébreu, Schimeôn.
(2) Ka-rsxî'.-o TrupiaTOo^i.
(3) K/l à'ir//.£v xjTr.v ô -jpcTÔ; ejOÉoj;.
(4) Ujpi'.tK) uEYâXtji.
374 LA RBVUB BLANCHE
XVI
CONTRACTURE ET ATROPHIK HYSTKRIQUE DE LA MAIN
« lèsous entra de nouveau dans la synagogue, où il y avait un homme
dont la main était desséchée (1). On l'observait pour voir s'il le guérirait au
sabbat afin de l'en accuser. lèsous, dit à l'homme : « Lève-toi au milieu de
l'assemblée. » Et il leur adressa ces mots : a Est-il permis de faire le bien
au Labbat ou de faire le mal ? de sauver une per.sonne ou de la tuer ? » Mais
ils se turent. Alors, les enveloppant d'un regard de colère, et attristé en
même temps de l'endurcissement de leur cœur, il dit à l'homme : « Étends
la main ! » et il 1 étendit, de telle sorte qu'elle devint aussi saine que l'autre
main (2). »
Evangile selon Markot, III.
Ce récit est reproduit dans les évangiles selon Matthaîos (XII] et selon
Loucas (Vl).
L'expression /eîp« èÇr.pa'xlvT^v de l'évangile selon Markos, que Ledrain
traduit littéralement par € main desséchée », paraît désigner une
contracture avec atrophie hystérique de la main.
En effet, d'une part Tévangile selon lôannés emploie le mot Sipwv
môme racine que i^r.parjLÉvT// — {T,po, idée de sécheresse) pour désigner
certains malades qui guérissaient par suggestion à la piscine de
Beth-hassida (voir plus haut). Or ce mot, qui signifie littéralement secs^
paraît s'appliquer ici, étant donné le mode de gucrison, à des sujets
atteint de contractures et d'atrophies hystériques.
D'autre part, dans le récit précédent, la phrase : « Etends la main,
et il rétendit, de telle sorte qu'elle devint aussi saine que l'autre
main », indique clairement que cette main était contracturée en flexion.
, Si Ton suppose qu'elle était en même temps le siège d'une atrophie
musculaire hystérique, ce qui est fréquent, le mot i£T,pa|ji£VT,v employé
par l'évangélisle paraîtra des plus légitimes.
Je ne reviendrai pas sur la guérison par suggestion des contractures hys-
tériques. Quant aux atrophies musculaires hystériques, elles peuvent
guérir de la môme manière. Edgard Bérillon a rapporté le cas d'unejeune
fille atteinte d'une atrophie c(msidérable des deux mains, dont le début
remontait k neuf ans. I^a disparition des muscles opposants et interos-
seux leur donnait l'apparence de la main simienne. Cette atrophie
s'améliora considérablement par la suggestion hypnotique.
Le môme phénomène a été observé par Babinski, médecin de la Sal-
pêtrière.
(1) Kal ^v èx£T îvOptoro; sÇr.pa'Jisvr// i/tov tt.v "/s^pav.
(2) "Exxeivov TT,v xe^pâv joj- xal ï\izi'.^t xaî àroxaT6r:àOT, y, yeip auTOÙ ôyit,s
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 37S
XVII
MALADIE SQUAMEUSE DE NATURE INDÉTERMINÉE
Les anciens désignaient sous le nom de lèpre, diverses maladies carac-
térisées par la présence d'écaillé, (Xeiri;). La lèpre dont la Bible fait
mention ne serait qu'une gale, d'après Hébra et d'autres dermatolo-
gistes, qui appuient leur opinion sur le fait de la contamination de
Nadman, et sur sa guérison dans les eaux plus ou moins sulfureuses
de l'Iardèn (Jourdain) (II, Rois, V).
Selon Dunbar Walker, cette lèpre hébraïque, qui s'attachait aux che-
veux et à la barbe de l'homme ainsi qu'aux poils des animaux, et s'ac-:
compagnait de croûtes, appartiendrait au genre favus.
Enfin, d'après Brassac (i), le Lcs^itique^ qui contient une description
de cette lèpre, confondait sous le même nom : Teczéma, le psoriasis, le
favus et la forme tuberculeuse de la lèpre proprement dite.
Dans les Aphorismes [i] d'IIippocratès, il est dit que les lèpres se
montrent au printemps.
Aulus Cornélius Celsius (3) range la lèpre parmi les variétés de l'im-
pétigo.
Archigénès, cité par Aétios (4), désigne par lèpre une maladie qui
rend la peau rude et prurigineuse, la peau seule étant affectée, de telle
sorte que, si elle vient à s'excorier, les parties sous-jacentes apparais-
sent saines. Cette lèpre est caractérisée par des écailles semblables à
celles des grands poissons.
Galénos désigne par lèpre une affection avec rugosités, écailles
et prurit, qui modifie la constitution normale de la peau.
Paulos (d'Egine) dit que la lèpre ronge profondément la peau et
s'étend par cercles en rejetant de grandes écailles.
On voit que les anciens désignaient par le mot XÉrpa, des maladies
qui n'avaient aucun rapport avec ce que nous désignons aujourd'hui
par Ibpre, De telle sorte que ce m^ot doit être traduit dans les évan-
giles pat « maladie squameuse ».
D'ailleurs, en Soria, la lèpre proprement dite ne frappe qu'excep-
tionnellement les Européens et les Juifs.
Les évangiles rapportent deux cas de maladie squameuse guérie par
suggestion à l'état de veille.
Premier cas.
« Un lépreux (5) s'approcha d'Ièsous, le solUcitant et se prosternant avec
ces mots : « Si tu veux, tu peux me rendre net ». Ému de compassion,
lèsous étendit la main et le toucha en disant : a Je le veux, soit net. » A ces
(1) Article Eléphantiaais du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicalts.
(2) Section 111. a. 20.
(3) Lib. V, c. 28, no 17.
(4) Tetr. IV, Sermo I, c. 188.
(5) Aeirp6<;.
376 LA REVUE BLANCHE
paroles, la lèpre quitta l'homme et il fut sain (1). Après de menaçantes
recommandations, lèsous le renvoya avec ces paroles : w Garde-toi d'enrien
dire à personne. Mais cours le montrer aux prêtres et offre pour ta purifica-
tion cequ*a commandé Môseus comme attestation aucohènes.
Mais, s'étant retiré, le lépreux se répandit en paroles et divulgua la chose;
8i bien que lèsous ne pouvait plus entrer ouvertement dans un bourg. Il res-
tait dehors en des lieux isolés et de toutes parts on venait à lui.
Èrang'de selon Markoê, I,
La raison pour laquelle leschou imposait silence aux malades qu'il
guérissait est maintenant, je crois, parfaitement tirée au clair.
Ce récit est reproduit dans les évangiles selon Matthaîos(VIl) et selon
Loucas (V).
La guérison n'eut certainement pas lieu d'une façon aussi soudaine.
Il y a là une exagération manifeste.
Deuxième cas.
« En allant à Hiérousalem, il traversa la Samaréia et la Galilaia. Or,
comme il entrait dans une bourgade, dix lépreux (2) vinrent à sa rencontre,
lesquels, se tenant à sa distance, s*écrii'rent d'une voix haute : « lèsous, aie
pitié de nous. » Dès qu'il les eut vus, lèsous leur dit : « Allez et vous
montrez aux prêtres. » Ils s'y rendirent et se trouvèrent purifiés (3).
Un d'eux, se voyant guéri, revint glorifiant Dieu à haute voix ; il tomba sur la
face aux pieds d'ièsous, lui rendant grâce. Or il était samaritain ; alors
lèsous prit la parole en ces termes : « Les dix n'ont-ils pas été purifiés? Où
sont donc les neuf autres ? Il n'y a eu pour revenir glorifier Dieu que cet
étranger. » Et s'adrcssant à celui-ci : «^ Lève-toi, lui dit-il, et t'en va, ta foi t*a
sauvé. »
Évangile tdfm Loucas, XVII.
Ce récit ne se trouve que dans l'évangile selon Loucas.
Le chiffre de dix donné pour les lépreux parait exagéré. Il semble
d'ailleurs qu'un seul fut guéri, celui-là même qui revint se présentera
leschou.
En résumé, leschou paraît avoir guéri pat* suggestion à Tétat de
veille deux hommes atteints d'une maladie squameuse de nature indé-
terminée.
Pour comprendre ces cures, il faut savoir que si la plupart des mala-
dies de la peau sont dues à des parasites, il en est d'autres qui parais-
sent résulter uniquement de troubles circulatoires et trophiques
d'origine nerveuse. Les maladies parasitaires elles-mêmes sont souvent
entretenues par ces troubles fonctionnels.
Dès lors on conçoit qu'en agissant par l'intermédiaire des neurones à
images et à idées sur les neurones moteurs des vaisseaux, il sera pos-
sible d'améliorer ou de guérir certaines maladies de la peau. C'est pré-
(1) EuOÉo); à7rf,X0ev ai:' au-:o\> i^ XIrpa, xa: èxaOatpfOr^.
(2) Asxa Xs-pol dfvôptç.
(3) 'ExaOap(OT,7av.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 877
Gisement ce qui a été fait pour l'œdème bleu des hystériques (Cliarcot),
pour l'hyperhidrose des mains (Albert Charpentier (i), Milne Bram-
well,Backmann, Edgard Bérillon, Paul Farez, Domingos Jaguaribe) (2),
pour les verrues (Roussel) (3), Bourdon (de Meru) (4), Bonjour (5) et enfin
pour l'eczéma.
Hamilton Osgood (6) a guéri par suggestion quatre cas d'eczéma.
L'un a trait à un enfant de onze ans atteint, depuis Tâge de dix-huit
mois, d'eczéma s'étendant largement au-dessous de l'ombilic et couvrant
les jambes jusqu'aux pieds. Il existait des croûtes, des plaies et des
crevasses aux avant-bras et de larges plaies aux creux poplités. Dès la
première séance d'hypnose, la démangeaison disparut. Quinze jours
après, Teczéma était en voie de guérison. Les plaies invétérées des
creux poplités et les profondes crevasses des poignets diminuaient rapi-
dement d'étendue et de profondeur. Au bout d'un mois, la peau du
corps entier était saine. Deux récidives à quelques mois d'intervalle
guérirent de la même manière.
Le deuxième cas a trait à une femme de soixante-huit ans atteinte
depuis huit ans d'un eczéma des mains, des pieds et du cuir chevelu.
Dès la première séance d'hypnose, la démangeaison et les éruptions du
cuir chevelu cessèrent. Après quatre séances, l'état des mains s'améliora
rapidement, et bientôt toute trace d'eczéma avait disparu. « Avant de
me quitter dit, Hamilton Osgood, la malade me dit : « Je suis venue
vous voir souffrant d'un eczéma du cuir chevelu, des mains et des pieds.
J'étais sans sommeil et complètement déprimée. Je suis maintenant
parfaitement bien sous tous les rapports. Pendant que vous me soigniez,
je n'ai jamais été assoupie, du moins je n'en ai pas eu connaissance.
Dites-moi comment vous avez changé ma condition. »
Milne Bramwell (7) a obtenu une guérison analogue.
Enfin de Montfort et Mirallié (8) ont rapporté un cas d'eczéma pal-
maire qui guérit par la suggestion à Tétat de veille.
XVIII
Si maintenant nous récapitulons les gucrisons obtenues par leschou
de Nazareth, nous en trouvons 20. Ce nombre, dans lequel ne sont pas
(1) Albert Charpentier. Byperhiârose abondante des mai nu guéries par l'Jiypnotitme. Rer.
de l'hypn., janvier 1900.
(2) lier, de l'hypn., mai 1901.
(.•i) Roussel. Loire médicale. 1898.
(4) Bourdf>n (de Meru}. /y/ psychothérapie comme complément de thérapeutique générale.
Rev. de l'hypn., nov. 1898.
(ô) Bonjour. Gunifon des verrues j>ar suggestion à l'état de veille. Rev. de l'hypnotisme,
novembre 1898.
(6; Hamilon Osgood. Uuntre cas d'eczéma et un de dermatite traités par suggestion. Revue
de l'hyiHi., p. .100.
(7) Milne Bramwell. Valeur t lié râpe ut i que de la suggestion et de l'hypnotisme. Rapport du
Congrès de neurologie «le Bruxelles de 1897.
(8) De Montfort et Mirallié. J-Jczéma palmaire chez une hystérique. Annales de dermatologie
et de Hyphiligraphie, VIII, p. 1204.
378 LA REVUE BLANCHE
comprises celles de la jeune fille du territoire de Tyrus et de Sidonis,
de Malchos, non plus que les pseudo-résurrections du jeune homme de
Nain et d'Eléâzar, n'est pas élevé, et, selon toute probabilité, les évan-
gélistes en omirent plusieurs. C'est qu'en effet à l'époque dleschou, la
race juive était en dégénérescence, et que toute dégénérescence sociale
se traduit par l'élévation du nombre des hystériques. Or les gens qui
venaient trouver le nabi étaient naturellement les sujets les plus
suggestionnables, c'est-à-dire des hystériques ou des sous-hystériques.
Ils devaient donc venir en grand nombre.
Pour qu'une cure par suggestion à l'état de veille puisse avoir lieu,
la première condition est que le sujet ait la foi. Ceux qu'leschou guérit
de cette manière voyaient donc en lui être surhumain, auquel Dieu
avait délégué une partie de sa puissance. Cette croyance, qui impliquait
une certaine simplicité d'esprit, ne pouvait ^ères se rencontrer que
dans les campagnes. Aussi bien est-ce dans les campagnes, et surtout
dans les villages de pécheurs du lac de Tibérias, dans la Bretagne juive,
qu'leschou accomplit la plupart de ses cures. Deux endroits lui furent
rebelles, Nazareth, son bourg natal, et liiérusalem, la capitale de la
Judœa.
A Nazareth, on ne voyait en lui qu'un charpentier ayant perdu l'es-
prit. Sa famille le tenait pour fou :
« Les proches d'Ièsous, instruits de ses gestes, se mirent en route pour
le saisir : 1 Car, prétendaient-ils, il est hors de sens. »
Évangile sefon Jlarkotj III.
« Ses frères mêmes ne croyaient pas en lui, »
Evaikg'dt nelon lôannhs^ VII.
« Lorsqu'il enseignait dans la synagogue de Nazareth, beaucoup de ses
auditeurs étonnés disaient : « D'où lui viennent ces choses et cette sagesse
qui lui est départie? Qu'est-ce que ces miracles qui s'accomplissent par son
nom ? N'est - il pas le charpentier, le fils deMaria, le frère d'Iacôbos,
d'Iosè (i), d'iouda (2) et de Simon? Ses sœurs aussi ne sont-elles pas parmi
nous ? » Et ils étaient scandalisés à son sujet. »
Évangile selon ATarkos, VI.
Un jour même qu'il s'était proclamé le Messiah annoncé par leschaya-
hou (Isaïe) (LVl. i), les assistants entrèrent en fureur :
« Ils se levèrent, jetèrent lèsous hors de la ville, et le conduisirent jus-
qu'au bord de la hauteur sur laquelle le bourg était bi\ti, pour le précipiter du
haut en bas. Mais, passant au milieu d'eux, il s'en alla. »
Koangile selon Louccu, IV.
Aussi « il ne put faire là des miracles, si ce n'est qu'il imposa les mains à
quelques-uns et les guérit. Il fut étonné de leur manque de foi. »
F.ranffile $êlon Markoi, VI.
(1) En hébreu, lo^eph.
(2) En hébreu, Iehoud.i.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH '^79
« A cause de leur incrédulité^ il opéra là peu de miracles », lit-on d'autre
part dans l'évangile selon Mattliaîos, XIII.
Il en tut de même à Hiénisalem, où la crédulité était moins grande
que dans les provinces.
Bien plus, dans les lieux mêmes où ses suggestions curatives réus-
sissaient, le gros de la population était sceptique. De là ses impréca-
tions contre certaines villes de la Galilœa :
a Malheur à loi, Chorazin ! Malheur à toi, Belhsaïda ! Car si dans Tyros
et dans Sidôn s'étaient accomplis les miracles accomplis en vous, depuis
longtemps dans le sac et la cendre elles se fussent converties... Et toi, Ca-
pernaoum, qui a été élevée jusqu'au ciel, tu seras abaissée jusqu'aux lieux
infernaux, car si parmi les Sodomiens (1) avaient été exécutés les miracles
exécutés en toi, la ville fût demeurée jusqu'aujourd'hui. »
Evangile $don Malthaioa, XI.
Ce passage est reproduit dans Tévangilede Loucas (X).
D'ailleurs le nabi de Nazareth n'avait pas le monopole de ces cures
miraculeuses. Lui-même avait délégué à ses disciples le pouvoir de les
accomplir :
Il en établit douze pour se tenir avec lui, et pour les envoyer en prédi-
cations avec le pouvoir de chasser les démons. » ^
Évangile gelon Markos^ flf.
Et ailleurs :
« Il manda les douze, et commença de les envoyer deux à deux, leur don-
nant pouvoir sur les esprits immondes.
Sur ce, ils s'en allèrent prêcher que l'on s'amendât, jetèrent dehors de
nombreux démons, oignirent d'huile plusieurs malades et les guérirent. »
Evangile selon Matthatos^ Vf.
a II leur donna pouvoir sur tous les esprits immondes pour les jeter hors,
et guérir toute moladie et toute sorte de langueur; leur disant : « Guérissez
les malades, purifiez les lépreux, ressucitez les morts, jetez hors les
démons. »
Évangile $elon Jfatthaioë, X.
Ce passage est reproduit dans l'évangile selon Loucas (iX), qui porte
même à soixante-dix le nombre des disciples thérapeutes :
« Après cela, le Seigneur en désigna encore soixante-dix autres, et les
envoya, devant lui, deux à deux, dans toute ville ou lieu où il devait venir.
Et il leur dit : « Si vous entrez dans une ville et qu'on vous y accueille,
mangez de ce qui sera mis devant vous. Guérissez les malades de la ville et
leur dites : «< Il s'est approché de vous, le royaume de Dieu. » Cependant les
soixante-dix revinrent joyeux en disant : « Seigneur, les démons mêmes
nous sont assujettis en ton nom. »
Evangile telon Loucas^ X.
Ce n'était pas qu'ils n'eussent que des succès. On Ta bien vu par cet
hystéro-épileptique atteint de mutisme, dont Taiïection ne céda qu'à
l'émotion profonde causée par la vue et les paroles du nabi.
(1) Ceux de Sedôm (Sodome).
38o LA REVUE BLANGUB
Mais ils guérissaient souvent, et ils n^étaient pas les seuls.
En effet, un jour, lun d'eux, lohanan, prit la parole en ces termes :
« Maître, nous avons vu quelqu'un chasser les démons en ton nom, lequel
n'était pas des nôtres, et nous Ten avons empêché, parce qu'il ne marche pas
avec nous. »
Evangile tdon Marioê^ IX.
Ce passage est reproduit dans Tévangile selon Loucas (IX). En réalité
il n'était pas un fou mystique qui n'accomplit de cures semblables,
et c'est là Tune des raisons pour lesquelles Nazareth, Chorazin, Beth-
saïda, Capernaoum et Hiérusalem restèrent relativement indifférentes
aux miracles d'Ieschou.
XIX
Toutes les cures relatées par les évangiles sont donc scientifiquement
possibles et toutes, sauf trois, présentent un caractère historique.
Il est parfaitement exact qu'Ieschou rendit la vue à des aveugles,
Touïe à des sourds, la parole à des muets, l'usage de leurs jambes à des
paralytiques, la rectitude de leurs membres à des estropiés, la raison à
des fous, qu'il fit cesser des attaques d'hystérie et d'hystéro-épilepsie,
arrêta des hémorrhagies, et guérit des maladies de peau, par sugges-
tion à l'état de veille. Mais il est aussi de toute évidence qu'il ne fit
pas dévier d'une ligne le cours inflexible des phénomènes naturels.
Les prodiges que les évangélistes lui attribuent sont empruntés à des
légendes antérieures à lui.
La pèche miraculeuse et la résurrection se trouvent dans la biogra-
phie légendaire du dieu hindou Kristna, telle qu'elle est contée dans le
Bagavèda-Gita, ouvrage de beaucoup antérieur au nabi de Nazareth.
On sait que sa doctrine est en jurande partie originaire de l'Inde, dont
les yoghis poussèrent jusqu'en ludœa, et môme jusqu'à Alexandria
et jusqu'à Rome. Or il semble qu'il se soit produit, dans les premiers
temps du christianisme, une confusion de noms entre Krlstna et le
Christos. Ainsi s'expliquerait que les prodiges de Tun aient été rap-
portés à l'autre.
La légende de la transfiguration se trouve également dans le Baga-
vêda-Gita ; mais elle peut aussi n'être qu'un reflet de la transfiguration
de Moselle sur le Sinaï, telle qu'elle est contée dans l'Exode [XXXIV-29).
La multiplication des pains est empruntée à la légende d'Elischa
(Klisée, 11, Rois IV, 42) et la déambulation sur la mer au livre de lyob
(Job, IX. 8).
Au demeurant, l'impuissance d'Ieschou à produire le surnaturel est
avouée dans certains passages des évangiles.
Un jour les Pharischim, que ses cures n'avaient pu convaincre, lui récla-
mèrent
« un signe du ciel pour le tenter. Mais il dit en soupirant dans son esprit:
fl Pourquoi cette génération demande-t-elle un signe? En vérité, je vous
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH !j8i
dis qu'il n'en sera point donné a cette génération ». Et, les ayant laissés,
lèsous se rembarqua et passa sur l'autre rive ».
Évangile selon Markoi^ VIII.
Il aurait même opposé deux fois ce refus aux légitimes prétentions
de ses adversaires.
Kn effet, voici ce qui est conté au chapitre XII de Tévangile selon
Matthaîos :
Les Scribes et les Pharischim, dirent à leschou :
« Maître, nous voudrions voir quelque signe de toi. — Une race méchante
et aduhère, répondit-il, demande un signe; il ne lui en sera pas donné d'au-
tre que celui d'Iônas, le prophète. Car, de même qu'lônas fut au ventre
de la baleine trois jours et trois nuits, ainsi sera le fils de l'homme au sein
de la terre trois jours et trois nuits (1). »
Et on lit d'autre part au chapitre XVII :
a S'approchant de lui, les Pharisiens et les Saducéens le prièrent pour le
mettre à Tépreuve de leur montrer un signe du ciel. Il leur répondit en ces
termes : « Le soir venu vous dites : « Beau temps, car le ciel est rouge » et
le matin : « Aujourd'hui, tempête, car le ciel est d'un rouge assombri. » Vous
savez bien discerner l'apparence du ciel ; mais les signes du temps, vous ne
les discernez pas! Une race mauvaise et adultère exige un signe; il ne lui
en sera pas donné d'autre que le signe d'Iênas. »
Mais peut-être n'est-ce là qu'une simple répétition.
Le dernier passage est reproduit dans Tévangile selon Loucas (XI).
Il y a donc dans les évangiles beaucoup plus de vérité historique
qu'on ne l'avait cru jusqu'à ce jour. — Les esprits frustes, que les
doctrines religieuses émeuvent encore, professent pour ces biogra-
phies, les uns une admiration sans bornes, les autres un mépris sans
mesure. Elles ne méritent ni l'une ni l'autre. Les évangiles sont des
livres fabuleux et sincères. Ils sont Tœuvre d'hommes ignorants, peu
intelligents, naïfs, passionnés et, somme toute, de beaucoup inférieurs
aux plus liumbles desservants de nos campagnes. Us ne sont pas l'œuvre
de charlatans.
Ils présentent un grand intérêt documentaire pour le physio-psycho-
logue, qui, dégagé de la grande erreur du libre arbitre et de la vanité
des passions, ne voit en ces productions que la résultante des forces
fatales qui président à l'évolution de l'humanité.
I)'' Charles Binet-Sanglé
Professeur à l'École de psychologie de Paris.
(1) Il est difficile de dire si les propos d'Icschou relatifs à sa résurrection ont été inter-
polés, ou si, liM contraire, ayant été tenus, ils ont donné lieu & Tenlèvement du cadavre et
anx lialluciDationB consécutives. Il semble que cet enlèvement fut l'œuvre d^Ioeaeph (d'Ari-
matbia) et de Nicodêmos.
Heures de Tunis
Pendant deux mois de Tétc 1899, j'ai poursuivi mon rêve de vieil
Orient resplendissant et morne, dans les antiques quartiers blancs,
pleins d'ombre et de silence, de Tunis.
J'habitais, seule avec Khadidja, ma vieille servante mauresque, et
mon chien noir, une très vaste et très ancienne maison turque, dans
l'un des coins les plus retirés de Bab-Menara, presque au sommet de la
colline...
C'était un labyrinthe que cette maison myst«'Tieusement agencée,
compliquée de couloirs el do pièces situées à différents niveaux,
ornées des faïences multicolores de jadis, de délicates sculptures de
plâtre fouillé en dentelle, courant sous les coniques plafonds de bois
peint et doré.
Là, dans la pénombre fraîche, dans le silence que seul le chant
mclancolicpie des mueddines venait troubler, les jours s'écoulaient,
délicieusement alanj^uis, et d'une monotonie douce, sans ennui...
Pendant les hi'ures étoulTantos de la sieste, dans nia vaste chambre
aux faïences vertes et roses, Khadidja, accroupie dans un coin, faisait
«4:lisser, un à un. les p^rains noirs de son chapelet, avec un remuement
rapide de ses lèvres décolon'*os. Ktendu à terre dans une pose léonine,
son museau eflilé posé sur ses pâlies puissantes, Dédale suivait atten-
tivement le vol lent des rares mouches...
Et moi. étendue sur mon lil bas, je me laissais aller à la volupté de
rêver, indéfiniment... |ce fut une période de repos, comme une halle
bienfaisante entre dtMix périodes aventureuses et presque angoissées.
Aussi les impressions que me laissa ma vie de là-bas sont-elles
douces, mélani'oliques et un peu vagues...
Derrière ma demeure, séparée de la rue par des maisons arabes
habitées et farouchement closes, il y avait un vieux petit quartier
caduc, sans issue, tout en ruines... Pans de murs, voûtes, petites coups,
chambres sombres, terrasses eniîore debout, le tout envahi de vignes
vierges, de lierres et d'un peuple j)arit''laire (h> fleurs et d'herbes dévo-
rantes, une cité étrange, inhabitée dej)uis des années. Personne ne
stMiiblait s'inquiéter de ces maisons dont les habitants devaient tous
être morts ou partis sans retour...
dépendant, dans le silence mystique des nuits de lune, la plus voisine
d'entre ces demeures ruinées s'animait dune manière étrange.
De l'une de mes fenêtres à grillage ouvragé, je pouvais plonger
mes regards dans la petite cour intérieure. Les murailles et deux pièces
de cette maison sans étage étaient restées debout. Au milieu, une fon-
HEURES DE TUNIS '^H*5
laine à vasque de pierre toute ébrécliée, mais toujours pleine d'une eau
claire, venant jo ne sais doù, disparaissait presque sous la végétation
exubérante qui avait poussé là. C'étaient des buissons énormes de jas-
mins tout étoiles de fleurs blanches, entremêlés des ramures flexibles
des vignes, et des rosiers semaient le dallage blanc de pétales pour-
pres... Dans la tiédeur des nuits, une odeur chaude montait de ce
coin d'ombre et d'oubli.
Et tous les mois, quand la lune venait éclairer le sommeil des* ruines,
je pouvais assister, à demi cachée derrière un rideau léger, à un spec-
tacle qui bientôt me devint familier, que j'attendis dans la langueur des
journées, — mais qui, pourtant, m'est demeuré une énigme... Peut-être
d'ailleurs que tout le cliarme de ce souvenir réside pour moi en ce côté
de mystère... Sans que j'aie jamais su d'où il venait, et par où il entrait
dans la petite cour, un jeune Maure, vêtu de soieries aux délicates
couleurs éteintes et drapé d'un léger burnous neigeux qui lui donnait
des airs d'apparition venait s'asseoir là, sur une pierre.
II était parfaitement beau et avait le teint mat et blanc des citadins
arabes, avec aussi leur distinction un peu nonchalante.
... Mais son visage était empreint d'une tristesse profonde.
Il s'asseyait là, toujours à la même place et, le regard perdu dans
riiifini bleu de la nuit, il chantait, sur des airs d'autrefois éclos sous le
ciel d'Andalousie, des cantilènes suaves. Lentement, doucement, sa voix
montait dans le silence, comme une plainte ou une incantation...
... 11 semblait surtout préférer ce chant, le plus doux et le plus triste
de tous :
« Le cliagrin vivace étreint mon i\me, comme la nuit élreint les
choses, et les eirace. La douleur étreint mon ctiîur, et le remplit d'an-
goisse, comme le tombeau étreint les corps et les anéantit. A ma tris-
tesse, il n'est de remède, sauf la mort sans retour... Mais si, plus tard,
mon ànie se réveille pour une autre vie, fut-ce celle d'Eden, ma tristesse
renaîtra en elle. »
(Quelle était-elle, celte tristesse incurable dont l'inconnu chantait la
puissance ? Le chanteur singulier ne le dit jamais.
Mais sa voix était pure et modulée, et jamais aucune autre ne
m'avait livré aussi pleinement le charme secret et indéfinissable de
cette musique arabe de jadis, qui enchanta, avant la mienne, bien
d'autres Ames tristes.
Parfois, le jeune Maure apportait là la petite flûte murmurante des
bergers et des chameliers bédouins, le roseau léger qui semble garder
en ses mélodies quelque chose du murmure cristallin des ruisseaux où
il germa.
Longtemps, au silence des heures tardives, où tout dort de la Tunis
musulmane, dans la griserie des parfums l'inconnu distillait ainsi des
mélancolies, des soupirs...
Puis il s'en allait comme il était venu, sans bruit, avec toujours ses
allures de fantôme, rentrant dans l'ombre des deux petites pièces qui
devaient communiquer avec les autres ruines...
38/| LA REVUE BLANCHE
Khadidja, ancienne esclave, avait vécu quarante années durant dans
les plus illustres familles de Tunis, et avait bercé sur ses genoux plu-
sieurs générations de jeunes hommes.
Un soir, je l'appelai et lui montrai le musicien nocturne. La vieille,
superstitieuse, hocha la tête :
— Je ne le connais pas... Et pourtant, ceux des grandes familles de
la ville, je les connais tous...
Puis, plus bas, tremblante, elle ajouta : — Dieu sait, d'ailleurs, si
c'est bien un vivant... Peut-être n'est-ce que lombre d'un des habitants
de jadis, et cette musique, un rêve, un sortilège ?
Connaissant le caractère de cette race, pour qui toute interrogation
sur sa vie privée, sur ses allées et venues est une insulte, je n'osai
jamais interpeller Tinconnu, de peur de le faire fuir à jamais son
refuge...
Pourtant, un soir, je l'attendis longtemps, en vain. Il ne revint
jamais... Mais le son de sa voix et le susurrement doux de sa flûte me
reviennent encore souvent, aux heures lunaires. Et j'éprouve parfois
une sorte d'angoisse indéfinissable à penser que jamais je ne saurai qoi
il était et pourquoi il venait là.
Tout en haut, près de la Casba banalisée et des casernes, il est
un endroit charmant, empreint d'une tristesse particulière et très
oriental. C'est :
Bab el Gorjani.
D'abord, sur un terrain un peu élevé au-dessus de la rue, dont il
n'est séparé que par une vieille muraille grise, un cimetière antique
où l'on n'enterre plus et où les tombes disparaissent sous le fouillis des
herbes sèches, des rosiers, dans Tombre centenaire des figuiers et des
cyprès noirs.
En Tunisie, l'accès des mosquées et des cimetières est interdit à tous,
qu'aux musulmans.
Ainsi, comme les sépultures y sont très anciennes et qu'il n'y passe
point de curieux, personne ne vient troubler les morts oubliés de
Bab el Gorjani, où seuls l'appel des mueddines et celui des clairons
des zouaves parviennent, de tous les bruits de Tunis qui s'étale, en
pente douce, jusqu'au miroir immobile de son lac.
J'ai toujours aimé errer, sous le costume égalitaire des bédouins, dans
les cimetières musulmans, où tout est paisible et résigné, où rien
de ce qui rend ceux d'Europe lugubres ne vient déparer la majesté
du lieu... Et tous les soirs, je m'en allais seule et à pied vers Bab el
Gorjani.
A l'heure élue du magh'reb, quand le soleil va disparaître à l'horizon,
les tombes grises revêtent les plus splendides couleurs, et les rayons
obliques du jour finissant glissent en traînées roses, sur ce coin d'indif-
férence auguste et d'oubli définitif....
HEURES DE TUNIS 385
Plus loin, on passe sous la porte qui donne son nom à ce quartier, et
on se trouve sur une route pulvérulente qui, vers l'ouest, descend dans
l'étroite vallée du Bardo et, vers l'est, va aboutir au grand cimetière
maraboutique de Sidi Bel-Hasscne, qui domine le lac Kl Bahira.
Cette route passe au sommet de la colline basse de Tunis, abrupte et
déserte sur ce versant.
... Le soleil est très bas. Le Djebel Zaghouan s'irise de teintes pâles
et semble se fondre dans l'incendie illimité du ciel.
Le disque énorme et sans rayons descend lentement, entouré de légè-
res vapeurs violet pourpre.
Tout en bas, dans la vaste plaine, le chott Seldjounii s'étend, dessé-
ché par l'été, et sa surface unie, d'un brun violacé où seules quelques
eftlorescences salines jettent des taches blanches, prend dans cet éclai-
rage merveilleux des aspects trompeurs de mer vivante, d'une profon-
deur d'abîme.
Au pied de la colline, sur les bords du chott, l'on a planté des euca-
lyptus odorants pour ccmibattre les miasmes des eaux stagnantes et sal-
pôtrées. Et celte multiple rangée darbres au très pâle feuillage bleuâ-
tre est une couronne d'argent sertissant la plaine maudite, où rien ne
pousse, où rien ne vit.
Je retrouvais là certaines impressions anciennes recueillies jadis,
dans la région des grands chotts sahariens, pays de visions.
Les dernières lueurs du jour jettent de longues traînées sanglantes
sur le chott désert, sur les eucalyptus tout à fait bleus maintenant, sur
les rochers rougeî\tres et sur la muraille grise...
Puis, brusquement, tout s'éteint comme si les portes de l'horizon
s'étaient refermées et tout s'abîme dans une brume bleuâtre qui remonte
en rampant vers la muraille et vers la ville.
On l'a dit et redit, toute la beauté si changeante de cette terre d'Afri-
que réside bien dans les jeux prodigieux de la lumière sur de monotones
sites et des horizons vides.
Ce furent sans doute ces jeux, ces levers de soleil irisés, délicieux,
et ces soirs do pourpre et d'or qui inspirèrent aux conteurs et aux
poètes arabes de jadis leurs histoires et leurs chants.
Sous la porte de liab el Gorjani, tous les jours, un vieillard aveugle
vient s'asseoir, vêtu de loques grises. Dans la nuit éternelle de sa cécité
il répète; indéfiniment sa litanie de misère, implorant les rares croyants
qui passent par là, au nom de Sidi Bel-Ahsen Chadli, le grand mara-
bout tunisien.
Souvent, en face de ces vieux mendiants de T Islam, aveugles et
caducs, je me suis arrêtée, me demandant s'il y a encore des âmes et des
pensées derrière ces masques émaciés, derrière le miroir terne de ces
yeux éteints... l'orange existence d'indifférence et de morne silence, si
loin des hommes qui pourtant vivent et se meuvent alentour !
Là errent aussi parfois, à la tombée de la nuit, des créatures en
25
38f> LA REVUE BLANCHE
loques, sordides et innomables, juives du Ilara ou Siciliennes de la
Sicilia Srira — (juartiers dangereux et mal famés avoisinant le Port.
Ce qui les attire là, ce sont les casernes. Mendiantes et, à l'occasion
prostituées, elles viennent là à Theuro de la soupe, puis le long des murs
ou dans les encoignures noires, elles attendent la sortie des soldats...
Bab ol Gorjani reste pourtant l'un des coins les plus déserts et les
plus délicieusement paisibles de Tunis....
Par une nuit chaude d'août, où des lourdeurs dorage ilottaient dans
l'air, ne trouvant pas le somnicil, j'étais sortie ot j'avais erré, en rêvant,
dans le dédale dos rues arabes, où la vie finit avec le jour.
Un peu avant le lever du jour, je vins échouer dans le quartier du
Morkad où on a laissé subsister, avec la grande insouciance de la race
arabe, (piehiues ruelles abandonnées et en ruines, à deux pas du Souk
el Hadjémine où, dans le jour, toute une humanité grouille et circule.
Fatiguée de vaguer ainsi sans but, je m'assis sur un tas de décombres,
en attendant le jour.
L'obscurité plus profonde d'avant l'aube enveloppait les alentours,
mais, vers Test, U*s terrasses plates des maisons commençaient à se
dessiner en noir sur l'honzoïi d'un gris verdAtre à peine distinct.
La mosquée d'I^l Morkad et son minaret carré, tout proches, sem-
blaient aussi déserts que les ruines environnantes...
Tout à coup, au-dessus de ma tête, un volet en bois s'ouvrit et claqua
violemment contre le mur.... Un jet de lumière rougeàtre glissa le long
de la muraille et vint ensanglanter le pavé...
C'était le mueddine (pii se levait.
Aussitôt, comme en rêve encore, lentement, sur un air très triste et
très doux, il commouca son appel.
Sa voix jeune et parfaitement modulée semblait descendre de très
haut, planer dans le silence de la ville assoupie.
« Dieu est le plus grand! AHahou Akbarî «clama le mueddine, ouvrant
successivement les quatre petites fenêtres du minaret.
De loin, d'autres voix lui répondirent, tandis que, dans un jardin
voisin, des oiseaux se réveillaient et commem^aient, eux aussi, leur
hymne d'aclion de grâces à la Source de t()ut(^s les vies et de toutes les
lumières.
— La prière vaut mieux que le sommeil !
La voix de rêve, raffermie peu à peu, lança cette phrase dernière,
très haut, impérieusement... Puis, tour h tour, les quatre voleta de
bois se refermèrent, avec le même claquement sec.
Tout retomba dans l'ombre et le silence, et une brise fraîche, venue
de la haute mer, passa sur la ville.
....Doucement, sans liAte, le cani>t effilé glisse dans l'eau plus pure et
[)lus salée du canal, entre les berges basses et rougeàtres qui le sépa*
HEURES DE TUNIS '^87
rent du lac. Nous allons vers la haute mer qui ferme là-bas Ihorizon
d'une ligne sombre.
Nous allons toujours dans le rayonnement rose du soir et dans l'eau
tranquille, dans l'eau molle du lac qui dort : le canot n'oscille pas .
A droite, sur sa colline ocreuse et rouge, semée de tombes très blan-
ches et de jardins d'un vert profond, s'élève la blanche demeure mara-
boutique de Sidi bel Hassène et, plus loin, noyé de vapeurs violacées,
le vieux fort crénelé si lourd...
Le grand mont Bou Karnine dresse ses deux sommets jumeaux, d'un
bleu sombre embrumé dcj^ par le soir qui nait.
Puis, très loin, les blanches maisonnettes de Rhadès qui se reflètent
dans l'eau vivante de la vraie mer libre.
Et à gauche, se profilant sur l'embrasement du ciel, la colline au-
guste où fut Cartilage...
Je regarde, songeuse, cette langue de terre, cet éperon qui s'avance
vers le large et où s'est déroulé jadis Tune des pages les plus sombre-
ment prestigieuses de l'histoire ....Ce coin de terre pour lequel tant de
sang fut versé.
Les monastères blancs qui essayent d'évoquer les souvenirs de la
Carthage byzantine, de la Carthage bâtarde des siècles de décadence
disparaissent dans le rayonnement occidental, et la colline punique
semble déserte et nue.
Et voilà que toutes les images splendides du passe surgissent de ce
flamboiement rouge et repeuplent la colline triste... Les palais des
suffètes, les temples des divinités sombres, le faste et les pompes
des Barbares, toute cette civilisation phénicienne égoïste et féroce,
venue d'Asie pour se développer et se magnifier encore sur la terre âpre
et ardente d'Afrique...
Mais voilà que, tout à coup, à peine le soleil a disparu à l'horizon,
voix solennelles des mueddines m'arrivent des mosquées lointaines..
Et toute la Carthage de mon rêve, tissée d'idéal et de reflets, s'éva-
nouit et s'éteint, avec les lueurs d'apothéose du soir mourant.
Isabelle Eberhaiîdt
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Pologne, Turquie, Amérique. — La question polonaise vient de
se replacer au premier rang de l'actualité, avec le discours de Guil-
laume II à Mariemburg ot le vote du I^andtag prussien sur la colonisa-
tion de la Posnanie.
Décidément les nationalités vaincues et démembrées ont la vie tenace.
Tout l'Orient de l'Europe est travaillé comme au début du siècle par la
revendication des éléments ellmiquos qui n'ont pu obtenir, malgré une
lutte aux formes multiples, la reconnaissance de leurs aspirations, et de
Prague à Varsovie, d'Uskub à Klausembourg, à travers l'Autriche et
l'Allemagne, la Hongrie et la Turquie, la plainte des opprimés monte
vers les gouvernements qui demeurent sourds.
Verra-t-on un beau jour, une nouvelle poussée insurrectionnelle
secouer toute une partie de notre continent et en changer une fois de plus
la face? Pareille éventualité est douteuse, parce qu'aujourd'hui lesKtats
dominateurs sont trop forts pour (ju'une révolution ait chance — sauf
circonstances exceptionnelles — de secouer leur joug. Mais on ne doit
pas non plus l'écarter comme absurde, puisque la succession de Habs-
bourg évoque à l'horizon proche un formidable inconnu.
Les Slaves sont au premier rang de ces peuples souffrants et qui
demandent justice, — peut-être, comme les Magyars, ou les Roumains,
pour la refuser à autrui. Ils ont paru i)lus longtemps que les Germains
et les Latins, matière de servitude, étant moins capables d'union, divisés
par leurs querelles religieuses et l'antagonisme des souvenirs, en une
multitude de tronçons. C'est 1 histoire des Serbes et des Bulgares, des
Croates et des Macédoniens, des Romélioles et des Esclavons. A Tin-
verse, l'assujettissement de la Pologne est récent, et son impuissance
à Témancipation est issue de sa situation entre trois énormes
monarchies.
La vie pourtant coule intense dans ses provinces, de Lemberg à Varso-
vie, et de Cracovie à Posen. Klle prospère dans l'agriculture en Prusse,
dans l'industrie, en Autriche et en Russie, et c'est cette opulence
même, comme le fourmillement d'une population prolifique, comme
l'importance politique qu'elle a su prendre, qui l'a désignée aux coups
de certains de s<*s oppresseurs.
11 n'y a rien à dire du régime que la Russie fait peser sur les terri-
toires polonais qui lui sont soumis. C'est celui de l'ensemble de
I Rmpire, un peu aggravé il est vrai, avec de terribles répressions de
grèves. Dans la Clallicie, la noblesse riîpn'sontée par de nombreux élus
au Parlement de Vienne, a concjuis une inlluence prédominante, et son
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES 389
loyalisme est tel que François-Joseph lui marque une faveur spéciale et
prend parfois ses secrétaires d'Etat môme ses premiers ministres dans
ses rangs. C'est en Prusse surtout que la lutte a été engagée avec vio-
lence par TKtat contre la nationalité subjuguée, qu'on trouve trop
riche, trop agissante et dont on appréhende la croissance. D'abord on a
interdit dans les écoles, avec une recrudescence de brutalité, l'étude de
la langue indigène. Puis Guillaume II a sonné l'assaut dans la vieille
abbaye des teuloniques à Mariembourg, et pour conclure, le Landtag de
Berlin a voté a5o millions afin d'exproprier les Posnaniens de leurs
biens. C'est la guerre à outrance, pour la destruction- Mais point n'est
malaisé de voir que, suivant la coutume, la Prusse se brisera à cette
résistance d'un peuple qui tient fermement au sol. Elle aura seulement
abouti à compliquer la situation extérieure de l'Empire en irritant les
Polonais d'Autriche qui pèsent d'un poids décisif dans les évolutions du
ministère des affaires étrangères de Vienne. Si la Pologne ne peut plus
ressusciter en sa splendeur passée, à moins d'une révolution politique
et sociale d'une profondeur sans égale, elle ne veut pas mourir. Admi-
rable opiniâtreté d'une nationalité qui n'a cessé de souffrir depuis cent
trente ans !
De temps à autre quelque haut fait d'Abdul Ilamid, plus éclatant ou
plus révoltant que les autres, signale le commandeur des Croyants à
l'Indignation de ceux qui se piquent de civilisation. L'Arménie n'a plus
le don de susciter la pitié et la colère — sans doute pour avoir proféré
de trop longs et de trop perçants gémissements. Le massacre qui y
règne en permanence, évite de se généraliser, il se localise avec une
remarquable persistance, afin de ne pas éveiller l'attention de quelques
Occidentaux que la Porte n'a point désarmés.
Au reste, c'est à Stamboul même, à deux pas du palais où il se terre
qu'opère le Grand Seigneur. La mésaventure de Fuad Pacha, dont le sort
demeure incertain, est d'hier ; elle continue une liste de condamnations
sommaires, d'exécutions hâtives, de suppressions mystérieuses. La
vengeance du maître s'est exercée en premier lieu sur les Jeunes-Turcs,
puis sur tous ceux qui n'adoraient pas l'omnipotence sanguinaire du
maître, puis sur les fonctionnaires civils et militaires dont tout le tort
consiste dans l'illustration acquise. Constantinople en 1902 ne laisse pas
de rappeller Home sous Tibère ou Néron. La vie n'y est pas plus en
sûreté: l'absolutisme barbare s'y déchaîne avec autant de frénésie et
de cynisme ; seulement au temps des Césars, toute l'Europe était dans
la Rome Impériale, — et aujourd'huiConstantinoplen'estqu'une ville de
second j)lan, la Turquie qu'un état de troisième ordre, et l'Euiope, par
un simple accord de six volontés pourrait renverser le tyran qui souille
Stamboul et le Bosphore de ses crimes politiques. L'impunité d'Abdul
Ilamid est la honte de Ja civilisation latine, germaine, anglo-saxonne
et slave. L'histoire dans quehjues siècles d'ici ne comprendra plus la
mansuétude invraisemblable dont il a bénéficié.
390 LA REVUE BLANCHE
L'Amérique est la terre des épisodes économiques gigantesques.
Après le Trust de TAcier, elle a édifié celui de l'Océan, et celui des
constructions navales. Après la grève des métallurgistes, elle offre à
Tétude du monde celle des charbonniers de Pensylvanic et de Virginie.
D'un c<^»té, des financiers groupent des milliards de capitaux pour mono-
poliser une industrie ; de Tautre des ouvriers assemblés en armée sus-
pendent le travail, au point que leur chômage est quasi général. Ainsi
s'amplifient et s'épanouissent les conséquences logiques du régime capi-
taliste, plus puissant outre-Atlantique que partout ailleurs. A la concen-
tration sans précédent des capitaux riposte directement l'organisation
syndicale dans toute sa vigueur. Les deux faits s'enchaînent, se répon-
nent. Au temps de Karl Marx, l'Angleterre était le laboratoire des forces
économiques; aujourd'hui l'Amérique lui succède, présentant à Tobser-
vateur, avec une plus large expansion, les phénomènes dont le socia-
lisme scientifique a tiré ses déductions les moins contestables. Il est
juste quels pays où le Trust absorbe toutes les énergies individuelles,
soit aussi celui où les conflits du capital et du travail revêtent la forme
la plus aiguë. Pavl Louis
GESTES
De quelques viols légaux. — Sur ce sujet du viol, ainsi qu'en
d'autres plus abscons, le législateur à su charmer à la fois les âmes
simples et les j)hilosophes, ceux-ci par sa sagesse sans fond, celles-là
par son aimable absurdité. 11 a eu recours, en se jouant, à son procédé
familier, Tincohérence : il a interdit expressément le viol dans certains
cas désignés, selon toute apparence, au hasard; dans d'autres cas, non
moins arbitraires, il l'a recommandé, sans motif, d'une façon plus
expresse encore.
Cette contradiction se justifie, soit que l'on considère que le législa-
teur ne relève que de son bon plaisir, soit que» Ton prenne la peine de
démêler, sous ce bon plaisir, une loi qui est l'esprit même de la Loi : le
législateur, ami de Tordre et de Tharmonie, goûte une joie extrême aux
mouvements d'ensemble ; il approuve n'importe quels actes, à cette
condition qu'ils soient accomplis par une multitude. Réciproquement, il
déteste voir s'agiter l'être humain isolé. C'est ainsi qu'on ne saurait,
sans le mécontenter, faire la guerre tout seul. Rappelons, à ce propos,
qu'on lira avec plus de fruit le Code en rétablissant en toute son am-
pleur une expression écrite partout en abrégé : hi loi. On doit bien lire :
la loi I du plus fort-. Le contexte en fait foi.
Or le viol étant l'acte par excellence (jui ne demande le concours que
du nombre le plus restreint de coopérateurs, il se désignait de lui-même
aux foudres du législateur. Celui-ci, en sa mansuétude. l'autoiMse toute-
fois, voire le prescrit, dans deux cas, sévèrement réglementés.
Oi>n'a point oublié ce récent mystère : une petite fille disparut, alors
qu'elle était sortie de chez ses parents en vue de leur acquérir, pour les
MUSIQUE 391
sustenter, le foie d'un veau. Enlevée par des nomades, on la retrouva,
deux jours après, à la lisière d'un bois. Les bètes sauvages avaient res-
pecté le viscère enfermé dans un panier, mais de vieilles superstitions
populaires ont cours encore, parmi le peuple et la police, au sujet d'ôtres
mythologiques que Ton rencontre au coin d'un bois et qualifiés de sa-
tyres. Donc, la petite lille avait- elle été violée ?
C*est ici qu'éclate Téblouissante sagacité du législateur. Le viol est
interdit en tous lieux aux nomades, du moins à rencontre des enfants
issus de parents sédentaires, et au même titre que le stationnement sur
le territoire de certaines communes (il est pourtant si évident que, tant
qu'ils stationnent, ils ne sont pas nomades !). Le législateur était néan-
moins impuissant à vérifier si quelque nomade ou satyre avait per-
pétré le délit. Or que lui demandail-on ? Si le viol avait eu lieu ou non.
Il se résolut à faire en sorte qu'il eût lieu, par les soins d'une créature
à lui, personne comme lui-même sagace, salace, respectable et auto-
risée.
C'est ainsi que sur le corps intact de l'enfant, un médecin, puisqu'il
faut l'appeler par son nom, fut chargé du stupre officiel.
De même, sous l'œil bienveillant de la loi, fréquemment avec l'appui,
s'il faut l'avouer, de TKglise, des êtres lubriques ravissent déjeunes
filles pures ou livrées pour telles. De louches personnages, flétris du
nom obscène de témoins, leurs prêtent main-forte. La presse mène
depuis nombre d'années une campagne pour aboutir à des railes. En
vain, des colonnes entières de journaux dénoncent les noms, prénoms et
repaires de ces bandes de satyres, sous la rubrique « publications de
mariages » ou «mariages mondains ».
Disons, à l'excuse de l'Mgliso, qu'elle ne bénit le viol que si le délin-
quant s'engage, par aveu public, belles écritures et amende honorable,
à le faire suivre de plusieurs autres, qui, eux, ne seront plus des viols,
et à ne phis souiller, le reste de ses jours, de nouvelles victimes.
Nous en avons dit assez sur l'incohérence de la Justice, pour aider à
comprendre le symbole cynique de ses Balances : des deux plateaux, l'un
tire àdia, l'autre à hue : par malheur, ce sont eux qui ont raison, car
ils emploientla meilleure méthode connue d'établir l'équilibre.
Alfred Jarhv
A PROPOS DE PELLÉAS ET MÉLISANDE
Une des propriétés qui distinguent la musique des autres arts, c'est
qu'elle peut exprimer la portion inconsciente des émotions. De plus,
c'est aussi sur la portion inconsciente de notre sensibilité qu'elle agit
directement. « Tandis que certains arts, ditRibot, éveillent d'abord des
idées ([ui donn«'nt aux sentiments une détermination, celui-ci agit inver-
sement. Il crée des dispositions dépendantes de l'état organique et de
l'activité nerveuse, que nous traduisons î)ar les termes vagues : joie,
tristesse, sérénité*, inquiétude; sur ce canevas, l'intellect brode à sa
guise, suivant les individus. » ^Psychologie des Sentiments ^ p. 106.;
39a LA REVUE BLANCHE
De ces relations de la musique avec l'inconscient, il suit que les pro-
cédés dans les({uels la musique consiste le plus essentiellement sont
ceux qui l'assimilent le plus aux procédés de la vie inconsciente et
in-inlellecluello : tout parliculicrement l'harmonie [et plus tard, la poly-
phonie), laquelle crée entre les expressions musicales la simultanéité^
procédé tout spécial aux phénomènes émotionnels, et qui les distingue
des phénomènes intellectuels qui ne procèdent que fSLV succession.
Cette finalité de la musique — imiter les procédés de l'émotion et non
ceux de l'intellect — semble avoir été sentie par certains mondes an-
tiques, si l'on en juge par un hymne grec que retrouva M. Théodore
itcinach il y a quelques années. — Klle a été, comme toutes les ten-
dances purement émotionnelles et vitales, puissamment contrariée par
le spiritualisme chrétien, lequel réussit au xvi* siècle à asservir cet art
aux procédés tout intellectuels du « développement » logique ou simple-
mont oratoire. (Cette confusion des deux iinalités se manifeste dans notre
langage, et nous disons couramment : une « phrase », une '« idée » mu-
sicales.) De là vint toute une école — encore prospère — qui « déve-
loppa » avec art ou avec esprit l'inanité de ses émotions. — Cepen-
dant, l'instinct proprement musical transparaissait malgré ses entravefe:
Bacli trouvait moyen d'amener, à la faveur de ses développements pa-
rallèles, des simultanéités émouvantes; Beethoven (op. 106) exprimait
dans une fugue la gaieté.,. Toute l'histoire de la musique dans ce der-
nier demi-siècle est la volonté croissante de cet art de rentrer dans sa
propre finalité.
Cette volonté vient de trouver sa représentation la plus définitive,
nous somble-t-il, et la plus consciente dans la personne de M. De-
bussy.
Cela apparaît d'abord par le choix qu'il fit des ('-motions à exprimer.
Quelles sont, en elVet, parmi toutes les émotions des hommes, celles où la
si/nu Udni'itêdL's états alTeclifs est le plus en relief? Ce sont les émotions
primitives, celles des enfantsoudespremiershommes. f.epropredesémo-
tions desenfants, on Ta dit. c'est qu'elles sont instables et polymorphes,
c'est-à-dire qu'elles valent par le rapport, non pas de leur succession,
mais de leur coexistence. Dès lors elles sont particulièrement indiqueras
à celui qui est par excellence l'interprète des coexistences de sensations,
au musicien. C'est apparemment ce qu'avaient déjà senti deux musi-
ciens, singulièrement harmonistes d'ailleurs (Schumann et Bizet), qui
écrivirent tous deux des «< scènes d'enfants ». C'est aussi à des scènes
d'enfants, mais à de gran<les scènes de grands enfants, que M. Debussy
consacra, non pas quehjues heures de sa sensibilité'*, mais toute sa force
d'expression durant plusieurs années : et, ne fiit-ce «pie par cette singu-
lière attirance vers les mouvements spécialement coexistants [indépen-
damment de la manière dont il les ex[)rima;, ila prouvé son sens profond
de la linalilé nnisicale avec autant d'éclat qu'en mirent à prouver leur
méconnaissance de cette linalité ceux (jui s'entêtèrent à exprimer
MUSIQUE 39'i
inusicalemenl des mouvements spécialement successifs (mouvemements
historiques, Etienne Marcel, les Barbares.,,]
Ces émotions, comment les exprime-t-il ?. — Pour ce qui est de la
portion verbale de rémolion, il la transcrit et ne la crée pas, estimant
sans doute qu'il n'a pas à chercher une expression nmsicale pour ce qui
est déjà de la musique. Ayant donc noté la direction ascendante et des-
cendante des moindres intonations, la place des accents, etc., (a je vais
voir le petit Iniold », « je n'étais pas mal/iewreuse », observez aussi
au cinquième acte les deux « qui est-ce ? » de Mélisande lorsqu'Ar-
kel essaie de lui annoncer la présence de Golaud), puis ayant simple-
ment augmenté la hauteur de chaque son tout en lui conservant à peu
près ses rapports avec les sons voisins, en somme il découvre le chant
dans la parole humaine au lieu de l'y inventer; et à l'audition de ce chant,
ceux-là se sentirent troublés qui sont sensibles à la révélation des réali-
tés humaines les plus simples et les plus générales. — Pour ce qui est
de la portion inconsciente de l'émotion, c'est à l'exprimer qu'il a consa-
cré toute son invention : or jamais, pensons-nous, la coexistence des
mouvements sensitifs n'a été plus sûrement ni plus clairement traduite,
et par la combinaison des sons et par celle des timbres, par l'harmonie
et par rorchestralion. Le montrer pour l'harmonie reviendrait à citer
presque chaque page de la partition : citons au hasard, l'harmonie qui
accompagne les mots de GoIaud:« Il estjeune » (i), où s'exprime à la fois
dans les notes supérieures la sensation joyeuse provoquée par l'image
de la jeunesse et dans les notes inférieures la tristesse de Golaud à
l'image d'un bien qu'il n'a pas. Notons encore des sensations singuliè-
rement ténues d'élargissement et en même temps d'évanouissement dans
les harmonies qui accompagnent (2) : « il n'y a plus qu'un grand cercle
sur l'eau. » Quant à l'orchestration, on sait qu'elle consiste ici à traiter
les instruments individuellement, c'est-à-dire à entretenir le sentiment
d'une coexistence de diversités.
Knfin, entre ces expressions d'émotions, on sent un lien : ces harmo-
nies instables ne sont jamais incohérentes. Mais ce lien échappe au
raisonnement. Kt par là encore cette musique exprime fîdèlementla vie
émotionnelle, au fond de laquelle chacun sent une logique, mais une
logique qui n'est pas celle de Tidéation.
Et maintenant Ton nous dira que M. Debussy n'est pas seul à avoir
enfermé si précisément la musique dans l'expression de la vie émotion-
tionnello : on nous fera remarquer avec raison que Ilans Sachs etYseult
manifestent et provoquent, non pas à^^s pensées sociales ou amoureuses,
mais certes des émotions \ et on ajoutera sans doute que, parmi les
émotionnels, celui qui a su exprimer les émotions le plus évoluées
occupe une place pkis haute que celui qui n'a su exprimer que des
réflexes. Kt cela est vrai s'il s'agit de classer les hommes selon le degré
(!) Page 71».
(2) Page (H.
^9^4 LA REVUE BLANCHE
d'évolution de leur sensibilité générale : il est clair que la sensibilité
sociale de Richard Wagner, si profonde qu'elle eut besoin de Tart le
plus émotionnel pour s'exprimer, représente, dans Féchelle des orga-
nismes, un stade plus perfectionné qu'une sensibilité entièrement acca-
parée par les pleurs d'une petite fille au bord d'un ruisseau ou par
les fureurs d'un mari malheureux. S'agit-il présentement d'art musical?
Nous dirons alors que, la sensibilité de Wagner étant surtout philoso-
phique (i), et W^agner l'ayant dès lors traduite surtout par Yindétcrmi^
nation de sa musique ;en particulier par une orchestration synthétique
et non analytique), il arrive que l'impression produite par cette musique
a pu être quelquefois obtenue, à un degré infiniment moindre bien en-
tendu, par d'autres arts, par exemple par certains écrivains doués de
l'émotion philosophique (Nietzsche, Renan) ['x] ; qu'on peut donc conce-
voir une musique d'un effet encore plus spécifiquement musical; que
celui-là d'autre part nous semble mériter d'être appelé proprement le
plus grand représentant de son art, qui fait rendre à cet art le maximum
des effets dont cet art est capable et dont il est capable à l'exclusion des
autres; et qu*aux termes de cette définition il nous semble bien que ce
soit M. Dubussy le plus grand des musiciens.
JiîïjKx Benda.
LES LIVRES (H)
PiiiLippK Behthelot : <c Louis Ménard et son Œuvre, étude pré-
cédée d'un portrait et d'un autographt» de Louis Ménard, accompagnée
de deux reproductions et suivie do Paires choisies (Juven, in-18 de
313 pages, 3 fr, 50) ; KF)OUAni) Champion : « Le Tombeau de Louis
Ménard, monument du souvenir, accompagné du portrait de Louis
Ménard, par René Ménard (in-18 carré de 213 pages. Honoré Cham-
pion). — Louis Ménard est mort le 0 février 1901. Sa mort a passé,
comme sa vie, modcîste, prescjue inaperçue. 11 n'a pas joui de la gloire
qu'il méritait. Nul éclat n'est promis à sa mémoire ; mais elle ne périra
point. Je me réjouis de la voir célébrée par un double hommage discret.
En composant ses Paires choisies^ M. Herthelot a sagement laissé de
côté les longues œuvres: comme /r/ Morale alunit les RJiilosophes et
Yllistoire des Grecs, qu'où n'a pas le droit de fragment(»r. Il a retenu
les meilleurs poèmes, (jui d'ailleurs ne sont point excellents; et, faisant
(1) Plus exactemont ^*]^inozi^to. De Ik'etliov«>n il <lit " qu'il ^HMiétni |>.ir les formes cla»-
«< fcicjiu.'s dans la inusi<|Uo, au ]»lijs profond do sa substance, pour nous montrer ensuite ren
«< formes unifiuemenl. d'aijrés leur sens intrricnr. » Ailleurs, dr Bt^'îlioven devenu 8f>urd, il
«lit (]ue « le monde des ap])areiiees lui étant, foniK-, il ol)<«ervera maintrn:int le i)rineijH? <lo
" toute ai)]>arencr »», etc.
(■J) Un vieil universitaire me lit remarquer un jour qu'en lisant, «lans eertainea pnjjpeH de
Kenan, les phrases on ordre invfM-se, on ne ])erdait rien. Cela eondanmcï Renan comme pi'o-
duc.t.eur »ridées, mais non certes comme producteur de sensation indéterminée.
('.'{: Lfi rtrue 6/'/ /«•// 1' S(; charge de faire ]»arveniraux lerlours nui iuien feront la demande
les livres de toutes librairies et de les abonner à tous iK'ricKliipies. (Voir, dans les annonce?
<lu numéro du 15 juin 11M)2. une note relative à ce service de librairie.)
LES LIVRES 39J
la plus belle part aux Contes, aux Dialogues, aux Rôveries en prose, il
s'est permis d'en modifier Tordre arbitraire, pour les mettre mieux en
valeur. Je ne Ton blâme point, non plus que d'avoir partout rétabli
Tortbographe traditionnelle : dût M. S. Barès mettre ma tète à prix,
j'avoue que ces pages si franc;aises, transcrites selon sa nom'èle orto-
grafe^ m'avaient tout l'air d'être traduites de l'iroquois.
L'étude de M. Berthelot dit bien l'essentiel sur l'homme et sur l'œuvre.
Les esprits friands de psychologie peuvent bien attendre quelques
années avant de connaître les anecdotes, moins risibles que touchantes,
où se peint un Louis Ménard intime, avec ses menus travers et ses
manies. Mais il importait de retracer dès aujourd'hui les lignes simples
et fortes d'un très noble caractère. Différent en cela de presque tous ses
contemporains, Louis Ménard semble n'avoir traversé nulle période de
tâtonnements et de doutes. Uien ne l'a fait dévier de la route où l'enga-
geaient ses goûts innés ; dès vingt-cinq ans, il se présente avec une
personnalité bien définie; en ce temps-là, républicain et démocrate
résolu, chimiste inventif, amateur aussi remarquable en peinture qu'en
poésie, par dessus tout, admirateur des Grecs. En avançant dans la vie,
il ne cherche plus, il choisit; il ne s'enrichit plus, il se concentre. S'il
abandonne bientôt la chimie, malgré sa découverte du collodion, puis
la peinture, malgré les éloges de Gautier, c'est d'un seul coup et pour
jamais. Dès lors, il est tout à sa vocation d'helléniste, de moraliste et
de mythologue. En 1859, M. Cerveau, fonctionnaire, est scandalisé par
sa thèse « qui peut se résumer ainsi : le Polythéisme est la meilleure des
religions, puisqu'il aboutit nécessairement à la République. » A cette
époque, Ménard fréquentait assidûment Leconte de Lisle, et, si celui-ci
traduisit et interpréta des textes grecs, c'est — nous en pouvons croire
M. de Hérédia — « c'est qu'il en avait reçu l'amour de la bouche même
de Ménard. » Sans dcnite, le poète serait allé de lui-même demander
aux Grecs des modèles de sereine beauté plastique ; mais aurait-il su
comprendre, sans le secours de son ami, le sens profond des légendes,
et le rôle des dieux dans la Cité? C'est là que Ménard avait mis son
élude et sa passion. La religion grecque était le foyer de sa pensée, la
lumière de sa vie morale. Il a dit, en une phrase qu'on croirait de Victor
Hugo : « Il y a dans les religions un élément divin, le symbole, et un
élément diabolique, le sacerdoce. « Cette pensée fera sourire les socio-
logues, qui savent combien ces deux éléments de la religion sont étroi-
tement solidaires; mais elle explique comment Ménard pouvait adorer
tous les dieux ensemble, avec une mrme sorte de libre ferveur. Philo-
sophe, il se souvenait (}ue le mythe n'est qu'un symbole; croyant, il
s'attachait au symbole, lui reconnaissait une vie, une valeur pr()f)re, à
laquelle l'idée pure ne saiirnit suppléer. Et, j)arce que le Panthéon grec
n'offre pas d'images assez hautes du sacrilice ni (le la j)ureté, Ménard
adjoignait aux d«''ités de l'Olynipt' h^s ligures de l'Iiomme-Dieu' et de la
Vierge immaculée. Les chrétiens ne h» tenaient pas j)Our un des leurs:
les païens ne l'auraient pas repoussé : Il croyait à /eus, à Phoibos, à
Pallas, beaucoup moins qu'Homère, un peu moins que Pindare, mais
396 LA REVUE BLANCHE
assurément beaucoup plus qu'aucun disciple de Socrate ou de Zenon.
Ce polythéisme n'est pas le seul trait qui unisse Ménard aux anciens.
On pourrait dire de lui ce que Gœthe a dit do Winckelmann, qu'il est
une nature « complt'le et fermée, tout à fait selon le mode antique n. Il
se serait accordé avec Pythagore et Platon, pour confondre les idées de
Bien et de Beauté avec Tidée de Limite, et pour faire du mot Infini un
synonyme du Mal et des Ténèbres. Il approuvait son ami Renouvier, qui
rompt la tradition métaphysique en niant que Tlnfinilé soit compatible
avec la Perfection. Le caractère de Ménard n'est pas simple, mais il est
un ; enclos dans un contour net et précis, on le pénètre d'un seul regard.
On en peut dire autant de ses doctrines : celles dont la bizarrerie d'abord
étonne tiennent à l'ensemble des autres par une logique très apparente.
Enfin, c'est merveille de voir combien sa prose resle ferme et lucide,
même quand elle s'emploie à traduire les mystères les plusilottants, les
problèmes les plus obscurs. Cette prose est partout classique , partout
aussi d'un tour strictement personnel, capable de mener à bien de longs
traités didactiques. Ménard, quand il fait œuvre d'art, tend constam-
ment à la forme la plus pleine et la plus concise. Ce n'est pas lui qu'at-
teindrait l'épigramme de Pascal : « Cet homme a fait un grand livre,
parce qu'il n'a pas eu le loisir d'en faire un petit. » Nos meilleurs écri-
vains font entrer l'univers dans leur œuvre, sans songer que plus leur
domaine est vaste, plus la possession en est partagée. Le domaine de
Ménard est tout à lui. Ses meilleures pages ont chanre de vivre, parce
qu'on y trouve seulement ce que lui seul devait dire, ce que nul autre
n'aurait dit. Par la sobriété, la tenue et la densité de l'expression,
des pièces comme le Diable an cafè^ l Enigme, Socrate devant Minos,
le} Banquet d'Alexandrie , soutiendraient la comparaison avec les
« Dialogues » de Leopardi, s'il n'y manquait certains accents de force,
si la maigreur en était plus musclée.
M. l^douard Champion ])n'*pare un Essai sur la vie, Vaction et Vin-
fluence de Louis Ménard, qui complétera celui de M. Berthelot, sans
nous le faire oublier. Kn attendant, il élève au maître un Tombeau que
décorent des lettres de cinquante écrivains notoires. L'intention est
pieuse ; la réalisation me plairait mieux si le choix des collaborateurs
avait été plus restreint. M. Maurice Barrés écrit en post-scriptum :
« J'oubliais de vous dire que Louis Ménard était antidreyfusard. » La
chose est bonne à savoir; en eiîet, je ne puis dire qu'elle m'étonne;
aussi bien, n'est-ce pas, en Ménard, le sens critique que j'ai loué. Pour-
tant, si M. Barrés rencontre ces deux phrases : « L'armée a été dres.sée
moins à défendre le pays contre les ennemis du dehors qu'à soutenir le
gouvernement à l'intérieur contre ceux qu'il nomme les éternels enne-
mis de l'ordre... les mômes généraux, si prompts à capituler devant
l'ennemi du dehors, sont impitoyables dans les discordes civiles » — je
le préviens qu'elles ne sont point de Gohier, mais de Ménard [Pages
choisies, 2Glj. — J'allais oublier de vous dire que par deux fois, après
les journées de juin, puis après la Commune, Ménard, sourd au cri des
V
LES LIVRES 397
fureurs bourgeoises, éleva la voix en Thonneur des vaincus qu'on
essayait de llétrir.
Miguel Arnauld
Les Mille Naits et Une Nuit, traduction littérale et complète du
texte arabe, par le D'^ J. C. Mardrus; tome XI : Histoire du jeune Nour
ai>ec la Franque héroïque; les Séances de la Générosité et du Savoir--
' KHvre] Histoire merveilleuse du Miroir des vierges; Histoire dAladdin
et de la Lampe magique (Editions de La revue blanche^ in-8^ de 35o
pages, 7 fr.) — Ce tome, le onzième d'entre les tomes, commence avec
îaGji*' nuit. L'inépuisable et merveilleux poète qu'est riiéroïque Schah-
razade nous y conte les plus ingénieuses, les plus amusantes et les
plus féeriques histoires qu'ait jamais conçues l'imagination orientale
dans la ileur vive de sa jeunesse; où, parmi le fantastique d'inventions
à quoi la magie collabore, parmi la splendeur sorcière d'irréels palais
et de jardins d'illusion, éclate, sincère et vrai, un adorable chant
d'amour en l'honneur de la beauté humaine.
Que sont tous les éfrits et tous les génies, toutes les vasques débor-
dantes de dinars d'or et les arbres lourds de pierreries auprès des trois
rayonnantes amoureuses à qui sont consacrées — et comme dédiées par
la ferveur même de l'admiration qu'elles leur témoignent — les trois
grandes histoires aventureuses de ce tome précieux : la princesse
Mariam, de ï Histoire du Jeune Nour avec la Franque héroïque ; la
plus candide et la plus rafraîchissante des vierges, la douce Latifah de
y Histoire merveilleuse du Mirer des Vierges: et la célèbre princesse
Badrou'l-Boudour de la célèbre Histoire dAladdin et delà Lampe
magique ?
De ces trois contes si divers, si riches de fantaisie et d'heureuses
impossibilités, c'est assurément aux deux inconnus que va notre pré-
férence. L Histoire du Jeune Nour et de la Franque est une épopée
d'amour dont telles pages disent les belles joies du massacre humain
avec une violence qui évoque certaines de nos Chansons de gestes ; et
cependant, le conte avait, au début, des grâces molles et toutes amou-
reuses dont ténioij^nie ce verger de poèmes où sont chantés les mérites,
les saveurs, les douceurs et les vertus des figues et des dattes, des
aman,des et des jujubes, des abricots et des grenades, et aussi des
bananes « aux formes hardies» dont le poète, songeant aux veuves et
aux divorcées, exalte le cœur compatissant.
Quant à V Histoire merveilleuse du Miroir des Vierges, elle est d*un
symbolisme délicat et charmant et si plaisante en son ensemble que,
depuis Y Histoire dWli-Nour et de Douce- Ami \ il n'en est peut-être
pas que nous ayons aimé(î davantage.
Et ces imaginations tendres, héroïques, lascives et voluptueuses nous
sont présentées sous une forme incomparable par le docteur Mardrus,
qui semble lui-même un Maghrébin possesseur d'une lampe magique.
398 LA REVUE BLANCHE
dont les mystérieux servants le doteraient sans relâche de mots sonnant
comme des dinars d'or et d'images scintillant comme des fruits en
pierreries.
Romain Coolvs
Charles-Tiikopuilb Fbret : La Normandie exaltée (Paris, K. Du-
mont, in-80 de 35o pages, 3 fr. 5o;. — M. Ch.-Th. Féret consacre tout
un recueil de poèmes à la Normandie, ainsi épigraphié : « Pour les
(ils des Vikings ». Quiconque aime les beaux vers lira cette Normandie
exaltée qui fait songer à quelque vieille faïence de Rouen, solide, pré-
cieuse, etblasonnée de couleurs vives.
Le livre, divisé en neuf chapitres, nous montre d'abord les quatre
saisons passant sur les pommiers, et ce sont quatre beaux tableaux
assez impressionnistes : pastel, aquarelle, sanguine, sépia. Une grande
pièce en quatrains de fer nous rappelle ensuite à nous. Normands con-
temporains, notre origine Scandinave, et le poète y crie son atavisme à
pleine poitrine.
Dans les prés verts, je rêve aux caps bleus, aux iiords blancs ;
L'instinct des aïeux morts tracasse encor mes veines.
Et, plus loin :
Gens de ma race en qui l'ancestrale effigie
Noyée au sang latin garde encor sa magie
Aux yeux d'eau verte, aux poils de flamme resurgle...
La pièce, magistralement, se termine par un cri de gloire qui va
vers :
Tous nos fiefs de la mer, toutes les Normandîes,
Et partout où le viol sous les torches brandies,
Sema ma race aux reins des pucelles raidies...
Les a Cris de Normandie i) nous enfoncent plus avant encore dans la
neige natale. C'est le chant du skalde, « Thor ayde ! » crié par ceux
qui viennent dans dos esquifs
Taillés au cuir noir des aurochs.
Cette note, à notre avis, est la plus belle du livre.
Citons encore le chapitre consacré à Rouen « la cité pansue » et où
se trouve une charmante pièce « Pour les vieilles maisons de bois ». Un
beau chapitre est celui intitulé « les Normands ». — Celui qui parle
de « Quillebœuf et du Roumois » devient plus intime, et le poète y verse
quelques larmes. — Des ballades ou des sonnets impeccables célèbrent
les « Villes Normandes ». Certaines de ces pièces font songer à un
« Pays du Mulle » rétrospectif, surtout celle qui est dédiée aux
poètes normands, avec son refrain :
liC sieur Malherbe est un euiuique.
« Ad Bibulos » nous chante les boissons normandes, et tout se ter-
mine par un beau poème, «^ la 'l'erre des Aïeux »,
LES LIVRES i99
Celle ou sont couchés nos morts de mille ans,
ces morts que le poète Ch.-Tli. Kéret entend parler en lui et qui lui ont
inspiré cette œuvre dont il peut être fier parce qu'elle révèle quelqu'un
de a bien racé », comme on dit chez nous, — un Leconte de Lisle pour
nous tout seuls.
Lucie Delarue-Mardrus
Henry Fèvre : Les Minutes parisiennes ; 5 heures, la rue du
Croissant (OUendorlT, plq. ill., 2 fr.). — Le camelot, les aboyeurs de
feuilles publiques — cent mille, cent cinquante mille peut-être —
à rheure où tout ce qui peine dans Paris, financiers, ouvriers, bureau-
crates, commencent de remonter du fond de la cuve métropolitaine vers
les hauteurs, vers la pâture et le repos, la ruée frénétique et hurlante
dévale et se répand devant eux, à leur suite, autour d'eux, offrant l'autre
pâture et l'autre narcotique, l'absinthe du cerveau : le journal. Eux en-
core « bandes volantes », donneront le coup do gueule et le coup de
poinçon le coup de bayados décisifs dans les réunions électorales, eux
qui, à quarante sous par tcHe ou pour rien, pour Thonneur, jetteront le
FiVe/... et le A mortL., aux moments d'ébullition ; appoint de la po-
lice, ou bras droit des partis à poigne, ou selon le vent avant-garde des
insurrections, ils représentent le coup ou le contre-coup rompant l'équi-
libre ou bien le replaçant, de Tautorité ou contre l'autorité, le fatum so-
cial de la démocratie autoritaire. Au-dessus à peine, la plèbe journaliste,
nerf ataxié de ce multiforme membre dont elle se pense peut-être le
cerveau. Voilà ce qu'imagent àcrement, fortement, et l'écrivain, et son
collaborateur le dessinateur Sunyer.
Georges Ohnet : Les Minutes parisiennes; 6 heures : la Salle
d'armes (Ollendorfî, plaq. ill. a fr.). — Quatre à six, l'heure grave :
pendant que ces messieurs, pour tuer surtout le temps, ou combattre
l'obésité, chez le maître d'armes célèbre, tirent, leurs femmes et
maîtresses des mains du couturier illustre évadées (voir k heures par
Pierre Valdagnc) trotUmt aux garçonnières... A la fois, les vieilles filles,
parle confesseur averties, à Notre-Dame-des-Victoires, à Saint-Roch
(voir les révélations de l'abbé Charbonnel), s'abîment en oraisons devant
Antoine de Padoue, à l'effet de sauver toutes ces âmes pécheresses,
dans le moment précis où elles prennent un paradisiaque avant-goût des
flammes infernales.
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
ROMANS ET NOUVELLES :
André Gide : Llmmoraliste \ Mercure de France, in-ik de ■2')7 pp.,
5 francs.
George Gissing : La rue des Mcurt-de-faim, traduit de l'anglais ; édi-
tions de La revue blanche, in-8 de A60 pp., * fr. 5o.
Le Liseré des Mille Nuits et Une Nuit, tome XI, traduction J. G. Mardrus;
Editions de La revue blanche, in-S® de iS» pp.. 7 francs.
4oo
LA REVUE BLANCHE
Anton Tchékhov : Un Meurtre, traduit dn russe par Claire Ducreux ;
in-i8 de 270 pp., \ fr. "10.
P.-J. Toulet : Le Mariage de Don Quichotte \ Juven, in- 18 de 3oi pp.,
'\ fr. '"jo.
POÈMES :
Lucie Delarue-Mardrus: FerK'cui\ T^ditions de l.a revue blanche, in- 12
de -220 pp., 3 fr. 5o.
Paul Fort : Paris sentimental ou le Honian de nos vingt ans ; Mercure
de France, in-18 de 212 pp., i fr. 5o.
J.-B. La Jarlière : Intimités et Révoltes', Bibliothèque des Temps
Nouveaux, in-18 de i3'i pp., 1 fr. '"io.
LITTÉnATURB ALLKMAXDK :
P. Mahn : Kreuzfahrt\ Fontano, à Berlin, '3 M.
M. Grad : Wenn Frûc/ite rei/en; Fontane, à Berlin, 3 M. 5o.
Georg Freiherr von Ompteda : Das schœnere Geschlecht; Fontane,
à Berlin, 5 M.
W. Uhde : Vor den Pforten des Lehens\ IlerinannSeemann, à Leipzig.
G. Nicdenfuelir : Frau Eva; IL Sceinann, à Leipzig.
Klisa Asenijeff : Tagehuchhlaetter eueir Fmanzipierten; H. Seemann,
à Leipzig.
Carry Braclivogcl : Der Nachfolger, ein Roman ausByzanz; IL See-
mann, à Leipzig.
R. Nordmann : Ein Komtessenroman; Fontane, à Berlin, 5 M.
---^s^
Le aérant \ P. Descuamps.
Paris. — Imprimerie C. LAMY, 121, bd. de L:i Chapelle. 15150
L'Entreprise de la démoli-
tion de la Bastille
Sous prétexte d'anniversaire, il serait certainement fastidieux de ré-
péter, une fois de plus, le récit si souvent fait de la prise de la Bastille,
alors que les détails de la démolition du « monument du despotisme »
sont totalement ignorés.
En quelques pages, on ne peut prétendre donner l'histoire de la dé-
molition de la Bastille; mais du moins en trouvera-t-on ici les incidents
les plus caractéristiques.
11 n'en fut pas de la Bastille comme de certains châteaux (jue le peuple
des campagnes pilla et rasa d'un élan terrible sans autre préoccupation
que de détruire ces édifices, symboles de l'asservissement de la
glèbe.
Malgré relîervescence publique, la prise du Château Royal ne fut pas
suivie de pillage ni d'une destruction désordonnée accomplie par une
bande de forcenés.
Le peuple avait combattu en soldat discipliné, montrant déjà l'étoffe
des populations militaires qui suivirent. Au siège quasi régulier, à
l'assaut presque classique, succédèrent le démantèlement rationnel, la
destruction systémalifjuc et bien administrée dans lesquels on sentait la
main de cette bourgeoisie qui. aux fastueuses dilapidations aristocrati-
ques, allait faire succéder l'économie rapace d'une bonne ménagère
tenant à jour son livre de dépenses.
Le fait en est rapetissé, le grandiose de la lutte s'en ressent.
Le héros de la démolition fut l'entrepreneur des bâtiments du roi,
Palloy. w vainqueur de la Bastille, à la tète de son district de Saint-Louis
la Cullure.
La Bastille est prise, les Parisiens en sont maîtres. .
A ciiKj heures du soir, raconte ralloy, le |>euple se porta à la recherche
des poudres, ;*i la délivrance tles prisonniers, à s'emparer des satellites, à
éteindre le feu du gouverneniont. Il évita les déiirédations et se mit en garde
lonlrii les inalvcillanls ui prit garde à ce qu'on n'enleva rien.
C'est ainsi «nie se passa l;i nuit avec beaucoup de trouble et de confusion,
.l'y ai élîibli le sieur Houelte, un de mes commis, et je retournai à mon poste;
de ea[)ilaine eonuuandant dans le district de l'Ile Saint-Louis (I).
Le sort de la Hastille était déjà décidé.
Si Texéculion fnttout'3 administrative de formes, la pensée fut populaire
(1) liib. Nul. ANh=. fr. N. A. "iMl.
•26
4»''« LA REVUE BLANCHE
et jaillit soudainement aussitôt que fut apaisé le tumulte de la ba-
taille.
La municipalité parisienne et. plus tard, TAssemblée nationale ne
firent qu'approuver la décision prise spontanément parles combattants^
sur le lieu même du combat. Les « vainqueurs de la Bastille » ne prirent
pas cette décision pour seulement la coucher sur un registre de dclibé*
rations ; immédiatement ils commencèrent à Texécuter, ainsi que PalloT
nous l'apprend,
d'apn;s le vœu général du peuple, dit-il, et Tapprobation de tous les dis-
tricts de Saint-Louis de la Culture et de l'Oratoire (1).
Sans attendre que Tautorité lui imposât un directeur, la foule choisit
Palloy dont les amis durent certainement pousser l'élection.
Par la passion qu'il déploya pendant cette démolition, il est évident
(ju'il eût été irrité de voir dans les chantiers de ce bâliment excep-
tionnel une s(.ène perpétuelle de désordre et de confusion, où les efforts
mal combinés se fussent contrariés.
Le sentiment était amplement satisfait par la capitulation des soldats
du roi ; Thomme pratique se retrouva immédiatement.
L'existence de l'organisa tion dans la démolition n'appartient dooc
pas uniquement à Tesprit de Tépoque : elle est aussi le fait d'un individa
qui, sa fonction militaire accomplie, vit un chantier dans le champ de
bataille et dépouilla le soldat pour laisser agir l'entrepreneur.
Déjà naissait une malveillance sournoise contre laquelle Palloy se
débattit jiendant deux ans et qui le poursuivit môme après la dispari-
tion de la forteresse. Cette malveillance, passant des aristocrates aux
jacobins, s'acharna après lui.
Je vous doDoe avis, mon camarade, lui écrivait, le mercredi malin, 15 juil-
let, Houette, qu'il se promène sur les tours des individus étrangers qui
disent aux ouvriers et au peuple qu'il faudrait descendre les pierres av€<;
une chùvre et «juc si les entrepreneurs do la Ville ne viennent pas, jamais
Palloy ne démolira la Bastille. Je les ai envoyés faire foutre, mais ne tardei
pas, surtout de larg-enl car il y a quelqu'un qui veut payer les ouvriers, ne
tardez pas, de grâce, car ils me pendraient !
Aussitôt qu'il est relevé de garde, Palloy accourt à la Bastille, sa
présence change la face des choses. Il donne des conseils aux démolis-
seurs inexpérimentés, fait l'appel des ouvriers qui avaient passé la nuiL
ferme les ateliers qu'il a dans Paris, en fait venir tous les ouvriers et
enibaache tous les hommes qui se présentent.
L'effectif, sous ses ordres, se monte alors à 800 hommes.
L'organisation de la démolition se parachève.
Il fut établi, dit Palloy, un ordre qui a été rigoureusement observé, les
ouvriers qui ont été employés à la démolition de cette forteresse furent
])lacés par dasse d'ateliers, en nombre égal d'hommes, sous Tinspeclion de
leurs sons-chefs; lestjuels ateliers étaient inspectés par des chefs qui avaient
une certaine quantité de sous-chefs sous leur surveillance.
(2). IJib. Nat. M. F. N. A. 2^11.
i/entreprïse dk la démolition de la bastille 4o'5
Les rôles se faisaient strictement et tous les jours l'appel nominal était fait
par mon commis qui véniiait les feuilles de chaque atelier et communi-
quait la feuille gfénérale aux Inspecteurs nommés par les architectes qui
certifiaient par de nouveaux appels ces feuilles de rôle qui ensuite étaienl
remises au Hureau de la Bastille tous les soirs.
Ces mômes feuilles étaient visées par les Inspecteurs et de là, portées soit
au Bureau de subsistance de la première commune, soit au Bureau des Tra-
vaux Publics de la Municipalité.
Un placard apposé dans le chanlier de la Bastille montre que cet
ordre, comme le dit Palloy, ne fut pas seulement théorique.
Municipalité de Paris.
Département des Travaux Publics.
Samedi 14 novembre 1789.
L'Administration des Travaux Publics ordonne à MM. les trois Inspecteurs
de la Bastille, de rapporter tous les soirs au Bureau de Tllôtel de Ville, la
feuille contenant les noms et qualités des ouvriers, qui sont employés à c^tt«
démolition, dont l'appel se fera exactement en leur présence, tous les jour.s
faute de quoi ils demeureront responsables.
Fait au bureau de la Ville.
Ce 14 novembre 1789.
Signé : Cellerif.r, lieutenant de maire;
Jalliek de Savault, conseiller administrateur.
MM. les Inspecteurs en vertu de cette ordonnance prient les chefs et sous-
chefs de s'y conformer, de signer leur feuille tous les soirs, de ne prendre
aucun ouvrier de quelque part que ce soit, sans l'aveu de l'administration et
de leur annoncer que tous ceux qui manqueront à l'appel le lundi, ne seront
pas admis aux relevés de la semaine (1).
Ce fut Palloy qui établit un bureau « chargé de tous les objets relatifs
à la Bastille » ; à ce bureau était joint un comité permanent composé de
quatre commissaires :
Dnssault, pour l'Abbaye Saint-Germain ;
De Chamars, pour Saint-Louis la Culture ;
Cforneau, pour Saint-Paul ;
Tailleaux, pour la Ville.
Le service de démolition, séparé de ceux de l'Arsenal et de l'Artillerie,
fut composé ainsi :
Architectes : La Poize. de Montizon, Jallier de Savault et Poyet.
Inspecteur général : Palloy.
Inspecteurs : Vienne, Triel, Catala, Martin.
Comptabilité : Pallays.
Kntrepreneurs : I^our la maçonnerie : Palloy ;
— Pour la charpenterie : Guerné;
— Pour la couverture : Fanel ;
— Pour la menuiserie : Renard ;
— Pour la serrurerie : Dunier.
(1) Arch. Nat. F la \2\î.
404 LA REVUE BLANCHE
Premiers commis : Collier, commis en chef;
— Nogarel, commis à TArsenal 1 1;.
— Clémenl, commis pour le toise el enlèvement des
pierres, chef de service des pierres et des
moellons.
— Baron, commis pour le bois, fers el plomb (i).
— Lobreau, écrivain de bureau.
— Durandcau, garçon de bureau [V,.
Il serait impossible de dresser la liste des ouvriers, la majeure partie
des rùles étant disparue, ni d'établir même approximativement le nom-
bre des individus différents qui travaillèrent sur les chantiers. Le
compte de Palloy était fait par unité de temps el non par unité d'hommes ;
de plus on compte jusqu'à ii\ ouvriers gratuits, — les premiers jours il y
en eut certainement davantage. Palloy, le deuxième jour, reconnaît
avoir sur ses chantiers environ 800 hommes, il ne compte pour le 14 et
le ij juillet que 3/8 journées de travail. A la même époque, l'inspec-
teur Vienne dit qu'il travaille 3oo ouvriers à peine et le marquis do
Sillery en voit 3.000 î
Les i5, i(i el 17, la Bastille fut gardée par la compagnie de l'Arque-
buse. Le Ao, une compagnie de gardes-françaises sous les (»rdres du
sergent Ilennequin, assura la protection desbAtimenls \\). M. de Mous-
signy, capitaine de la Bastille, y avaii sa maison; sa cave fut pillée par
les gardes françaises, incorporés dans les bataillons de la Garde Natio-
nale, el qui furent remplacés par les Volontaires de la Bastille, com-
mandés par Hulin.
Leur séjour d'environ trois mois, dit Détreiuieux, fut très onéreux à la Ville
et leur retraite fut un désastre, ils furent remplacés par la compagnie des
canonniers que commandait M. des Perrières (?), aide-de-canip de M. de
Lafayclte. Pendant tout ce temps, h; garde-magasin n'était pas à son aise,
deux procès-verbaux ci-joints sont une faible esquisse des tours (jue l'on lui
jouait. La dévastation totale de la cuisine des Invalides commise par les
Volontaires de la Bastille à pensé lui coûter la vie. Ils avaient la force en
main, les canonniers n'étaient pas encore armés, ils ont chargé leurs voi-
tures et pendant (|ue l'on fut à la Ville pour requérir la force, ils sont partis
par l'Arsenal et le Pont- Marie, évitant par là leur arrestation à la Grève. La
ville était alors si pleine d'affaires que l'on a fermé le^ yeux sur cette
démarche (5).
L'infortimé Bétreniieux, qui se voyait périodiquement dévalisé n'avait
j)as à regretler rahsonce dos canoimiers. 11 est probable que ceux-ci
n'eussent repris le butin aux volontaires que pour se l'approprier.
La place de Palloy n'était pas une sinécure ni un posle tranquille.
(1) n. X. _ M. F. N. A. 'jsn.
(•->) H. N. - M. F. llT.w;.
(;;) A. X. — F. I.J. ijrj.
(t) liotrcuiieux »jui l'umiiit ces ri.:iisci;;nL'uients écrit textuellonient (( le I^, 19 et 20, oe
fuilVlêvcon cliirur;,M<-, il dut cvdf;r la place )>, ce qui nous paraît incompréhensible,
(ô) B. N. - M. F. X. A. :y>\\.
l'entreprise de la démolition de la bastille /«o5
Les cliantiers de la Bastille ressentirent le contre-coup des luttes
politiques du moment. Palloy dut, maintes fois, éviter les embûches
que lui tendaient les aristocrates, et lutter contre ses ouvriers révoltés.
Son mémoire en témoigne :
Personne n'a été plus que moi exposé dans ces moments de trouble oi
sans des hommes de confiance, j'aurais perdu la vie, menacée de toutes
parts.
La paye des ouvriers était une opération délicate dans laquelle Palloy
déploya le plus d'énergie et le plus de ressources.
Voici la marche, dit-il, qui a été observée pour les payements. Chaque
rôle de semaine était joint à un rôle général de paye, signé des architectes.
D'après les certificats des inspecteurs les feuilles de rôle étaient enregisirées
dans les bureaux de la municipalité et par une ordonnance qui m'était remise.
J'y apposais l'acquit et ma signature, mon commis se présentait à la caisse
pour en recevoir le montant, la délivrance des deniers s'en est faite par
M. de Villeneuve, trésorier de la ville (1).
Les premiers jours, l'administration municipale étant désorganisée,
le trésorier de la ville ne pouvait délivrer les deniers ; il fallait que la
paye se fît quand même. Les ouvriers de la Bastille n'étaient pas des
ouvriers ordinaires. Un retard, une parole, un geste qui ne leur plaisait
pas, ils étaient prompts à prendre une lanterne comme potence. Leur
susceptibilité était extrême, il fallait peu de chose pour leur paraître
suspect, passer pour un traître et être traité comme tel. Heureuse-
ment pour lui, Palloy était fort aimé de ses ouvriers.
11 trouva des appuis financiers et put faire des avances considéra-
bles.
La paye des ouvriers, dit-il, s'est faite tous les dimanches en présence des
architectes et inspecteurs, par leurs sous-chefs quand il n'y avait pas de
retard à éprouver. Il est arrivé plusieurs fois que, dans les moments de
trouble, que la Révolution suscitait, il y avait un retard dans les paiements,
faute de ne pouvoir obtenir les ordonnances, ainsi que les signatures ou par
des contestalions qui s'élevaient qu'il fallait débattre; ce qui m'a plus d'une
fois forcé de faire les avances de mes propres fonds plutôt que de faire
attendre les ouvriers après leur dû.
M. de Villeneuve, trésorier de la ville, Trudon, administrateur et Hanoult,
brave et riche citoyen, m'ont plusieurs fois avancé des payes entières dans
les moments de crise, causés par des ouvriers étrangers (2) pour commettre
une insupreclion. Personne n'a été plus que moi exposé dans ces moments
de trouble et sans des hommes de confiance j'aurais perdu la vie, menacée
de toutes parts.
M, Pitra, électeur de 1789, membre du département de la comptabilité da
domaine, qui a éto do l'administration provisoire et définitive jusqu'à la iin
de 1791, est souvent resté le samedi jusqu'à minuit, pour signer les ordon-
nances de paiement des ouvriers de mon atelier, par la crainte qu'avait le
(1) B. N. M. F. N. A. 2811.
(2 Aux eh,iMtier>i tie la Ba.stillc.
joG LA BEVUE BLANCHE
patriarche de la Révolution, (jue mes ouvriers ne se portassent le lendemain
à des excès d'insubordination qui m auraient fait perdre la vie.
Dès le i5 juillet, Palloy est aidé dans son entreprise. Houetle loi
«îcrit que M. Basson, libraire, rue Serpente, s'offre de lui avancer quel-
(jucs sacs (de monnaie] et à lui échanger tous ses billets de caisse. Plu-
sieurs districts paraissent disposés à fournir des fonds.
La paye du i(> juillet fut particulièrement mouvementée, Tentrepre-
nour la raconte ainsi :
.Je fus à la brune pour faire ma paye, plusieurs gueux entre autres le
coupeur de têtes avaient projeté de me perdre. J'ai vu à un arbre la corde
disposée pour l'exécution, les coups de marteaux et autres lombai^înt sur
moi, je me suis défendu et ai lutté contre mes assassins pendant quatre
heures. J'ai i*eçu le soir un coup de fusil, qui me perça mon chapeau.
Tout servit de prétexte à l'émeute sur Je chantier de la Bastille.
Les jours diminuaient et avec eux les heures de travail. Selon la cou-
tume du bâtiment à cette époque, les salaires furent abaissés de trente-
six sous par jour à trente sous. Ce fait fut la cause de plusieurs jours
de trouble.
L'inspecteur de Vienne fut renvoyé à cause des accusations que les
ouvriers formulèrent contre lui.
On trouva chez un chef, nommé Beuglet, un mémoire rédigé par de
Vienne pour faire renvoyer un ouvrier, il y eut alors un commencement
d'insurrection. Beuglet fut chassé par tous les maçons et taîileors cLe
pierre. Les terrassiers le soutinrent
parce que, dit liétremieux. il était créalare de l'inspecteur qui conduisait en
même temps les travaux de charité dont ces terrassiers avaient été tirés. Ce
cfui occasionna une petite guerre civile qui Jinit par l'emprisonnement du
ihef etq'jelques-uns de ses plus zélés défenseurs.
La paie ayant été retardée de deux jours. Collier, le premier commis de
î'alloy, courut les plus g:raiids risques ; et sans les sieurs Dasca, Bétremieux
t't Clément l'aîné il perdait la vie aux travaux du maréclud qui tient à la
Grille, Place de la Bastille.
Lors<]ue Bétremieux fut nommé garde-magasin et qu'il voulut prendre
possession de son poste, Témeute recommença.
11 eut toutes les peines imaginables de se faire reconnaître lorsque son
brevet fut en règle, des intrigants qui le regardaient comme un surveillant
lirenl difiiculté de le laisser eiitrer en fonction :
Il fut témoin, trois jours ai)rès, d'un événement effrayant, pour toute por-
.soune chargée de prendre un commandement quelconque dans une telle
révolution. Un matin, un des quatre inspecteurs voulant établir l'ordre dans
lit chantier fut obligé de se sauver à toutes jambes pour garantir sa vie. Il
n'a jamais reparu.
Une autre fois, relaie Bétremieux:
On trouva à peu près î.2<>0 livres d'argent monnayé, noirci par es
Ihunnies, et environ 90 jetons d'argent. On décida le partage entre tous, cela
«ausa un grand désagrément à certains individus, moi surtout pour avoir
mal calculé, j'ai manqué d'élre pendu :
l'entreprise de l.v démolition de la bastille 407
Un sous-chef, nommé Maillard, a été soulevé de terre, et sans M. PaHoy,
qui, heureusement, fut assez fort pour percer la foule et couper la corde, il
était mort. 11 était accusé d'avoir détourné des pièces. Moi j*étais accusé
d'avoir dit que l'on n'avait pas tout distribue à dessein d'exciter un soulève-
ment (1).
Les chantiers de démolition de la Bastille devinrent la promenade à
la mode pour tous les badauds de Paris. Autour, il y eut foule. On y
vint en carrosse.
L'ambassadeur de Russie daigna écrire à Palloy pour solliciter Tau-
torisation de visiter, les Anglais affluèrent. Dès Touverturc des chan-
tiers, on avait établi un système de cartes d'entrée, réservées au Per-
sonnel. Les personnes étrangères, non munies de carte, ne pouvaient
voir que la première cour.
Les ouvriers, à force de faire des allées et venues, furent vite connus
des sentinelles, et, pouvant entrer sans montrer leur carte, ils en trafi-
quèrent : on en vendit six livres et douze livres.,.
Les sentinelles saisirent des cartes de faux détenteurs et les reven-
dirent. U fut impossible d'empêcher ce trafic.
Tout visiteur était accompagné d'un ouvrier. Ces guides « faisaient
iîontribuer; d'ailleurs les bourgeois eux-mêmes oiTraient des pour-
boires. »
Plusieurs ouvriers achetèrent des flambeaux et firent visiter les
cachots.
.l'ai moi-niôme, dit Palloy, muni de flambeaux, satisfait les personnef;
qui désiraient voir ces afl'reux antres du despotisme et ce, pour empêcher
les ouvriers de rançonner le public.
Certains imaginèrent pour « satisfaire leur cupidité » de faire une
excavation dans laquelle ils cachaient a une certaine quantité de per-
sonnes qui avaient la patience d'attendre que Tappel fut fait » et qui
« passaient les nuits dans l'intérieur des cachots ».
On ne sait pas combien ces amateurs de culs de basse-fosse payèrent
pour coucher une nuit sur la pierre, dans l'humidité et la saleté.
Ne pouvant arrêter ce trafic qu'encourageaient de hauts personnages
on résolut d'en faire profiter la totalité des ouvriers ; le Comité perma-
nent, par un ordre en date du 18 juillet 1789, établit à l'entrée un tronc
dans lequel les visiteurs verseraient leur obole.
L'inspecteur Vienne, qui en eut la responsabilité, en confia la surveil-
lance à sa fille. Les ouvriers les accusèrent de dilapider le produit des
dons. Un jour, le tronc fut forcé, et Bétremieux, rapportant le fait, dit
que « cela causa une effratyante insurrection. »
Aucune des agitations dont les chantiers furent le théâtre n'atteignit
la violence de celle que suscita en septembre 1 789, la proposition d'une
mise en adjudication des travaux par « entreprise et au rabais ».
L'arrêté établissant l'adjudication que fit paraître la municipalité
(U B. N. — M. F. X. A. :V2\\.
■
4o8 LA REVUE BLANCHE
occasionna a une rumeur si violente que des lettres anonymes furent
adressées de tous les ateliers contre les administrateurs». Ceux-oi,
voyant qu*ils ne pouvaient exécuter leur décision, acceptèrent la propo-
sîiion faite par Palloy de prendre l'adjudication à lui seul comme simple
gérant remboursable des avances de fonds faites par lui.
Se sachant aimé de ses ouvriers, et que cette soumission était dans
les intérêts de la municipalité, Palloy leur démontra que les bons sujets
ne pouvaient qu'y gagner ; mais des hommes, « payés par les partis
contraires qu'il connut trop tard détournaient ces braves gens », delà
proposition qu'il leur fit. Il ne put rien obtenir.
Il fut proposé, dit Palloy, de liàter cette soumission en ma faveur. L'adju-
dication publiqiie parut à la Municipalité le moyen propre à garantir Tadmi-
nistration des soupçons qu'elle présumait pouvoir s'élever contre elle et cette
décision fut adoptée ce qui occasionna parmi les ouvriers un soulèvement
d'une telle violence que le district de Saint- Louis la Culture fut obligé d'être
intermédiaire. Plusieurs membres se présentèrent aux mutins et eurent
beaucoup de peine à les apaiser.
La garde fut quadruplée.
La Municipalité fît procéder à l'adjudication le 11 décembre, la pre-
mière enchère fut portée à 3o.ooo liv., elle tomba jusqu'à a8.6oo liv. De
prétendus délégués des chantiers de la Bastille se présentèrent et se
rendirent adjudicataires pour 28.600 liv. sous le nom de Rogi er.
N'ayant pas de mission légale, ils pensèrent payer de leur vie la har-
diesse de leur démarche, ils furent chassés de l'atelier.
Il aurait fallu, dit Palloy, employer toute la force pour assurer leurs droits
aux adjudicataires. Le bureau de la ville se vit contraint, en vertu de l'oppo-
sition formelle de la plus grande partie des ouvriers, et pour rétablir l'ordre^
d'abandonner toute espèce d'adjudication.
Les administrateurs reculèrent devant la nécessité de se livrer à une
seconde prise de la Bastille pour la faire démolir, en exécutant la loi.
Un arrêté du 9 janvier 1790 résilia l'adjudication.
Ce petit fait, sur lequel passent les historiens, était plus qu'une simple
grève, il montre que la. masse fait tomber la loi sitôt qu'elle veut em-
ployer sa force.
Cette tenace opposition à l'adjudication (Hait peut-être entretenue
comme Palloy le prétend, par les satellites de V aristocratie . L'adjudica-
tion, c'était l'ancien régime ; elle rappelait les vastes escroqueries, les
dilapidations des fermiers, des officiers civils et militaires qui n'étaient
que des adjudicataires d'espèces particulières.
Le mot seul était suspect à la foule.
C'était à la municipalité qui venait d'être créée qu'incombait la tâche
de détruire «le monument du despotisme » et non aux spéculateurs.
Il importait peu aux terribles démolisseurs que la municipalité man-
quât de numéraire, une corde au i)out d'une lanterne et les administra-
teurs en trouvaient.
l'entreprise de la démolition de la bastille /|09
Dans la résistance des chantiers, il entrait un motif particulier. Des
adjudicataires se partageant l'entreprise eussent amené leurs ouvriers
dépossédant ainsi les anciens travailleurs dont beaucoup étaient des
s^ainqneurs de la Bastille,
Les ouvriers de la Bastille montrèrent des forces qui commencèrent à
faire réfléchir le Tiers-Etat sur le torrent qu'il avait déchaîné.
Enfin Palloy resta définitivement Inspecteur-Général et Entrepreneur
pour la maçonnerie, ayant sous sa surveillance la masse des humbles
compagnons, phalange inconnue que l'histoire oublia et qui lutta utile-
ment, mais sans prestige.
Une lettre de Bailly (i) à Lafayette du lo novembre 1790, donne une
idée des inquiétudes que ce chantier causa aux autorités :
Il demande les ordres de Lafayette pour que le jour de la paye les
ouvriers soient soigneusement surveillés : il craint encore une nouvelle
insurrection.
Ces rébellions, ces émeutes, cette agitation perpétuelle, n'empê-
chèrent pas les ouvriers de déléguer auprès de M. de Lafayette, le
21 octobre 1789, leurs camarades Guirard, dit Tourangeau, Laferre
d'Aix, Toussaint Liotet, Pierre Bournin, Chevillete avec une adresse où
on lisait :
Les ouvriers de la Bastille, toujours empressés de ramener le calme dans
les moments de trouble, tranquilles dans leurs travaux à la destruction du
colosse formidable de cette forteresse (2).
Les salaires journaliers étaient fixés à 3 liv. pour un commis, 2 lîv.
5 s. pour un chef d'atelier, 1 liv. pour un écrivain, un sous-chef et un
garde-magasin, les ouvriers gagnaient de i liv. 10 s. à i liv. 16 s. La
modicité de cette rétribution légitime l'exploitation à laquelle les ou-
vriers se livrèrent. Palloy estime à '«o.ooo liv. les revenus que produi-
sirent les visiteurs.
Les ouvriers étaient pour la plupart, des pauvres gens, admis là, par
charité municipale. Palloy a montré ce caractère de charité:
.... les circonstances fâcheuses du temps forcèrent à recevoir ces honnêtes
citoyens réduits à la plus afl'reuse indigence, ayant perdu leurs états à la
Révolution. Toutes ces considérations méritaient bien l'indulgence à l'égard
de nos frères, victimes de notre liberté. Il ne pouvait pas s'opérer du bien
qu'il ne se fit du mal, c'est ce que beaucoup d^individus ont éprouvé et éprou-
vent encore. Il fallait donc que cet atelier reçut dans son sein ces honnêtes
familles pour leur procurer les aliments nécessaires. (3)
En 1791, la municipalité décida de supprimer l'atelier de la Bastille.
La veille de la fermeture, Bailly écrivit à Lafayette pour lo prier
(1) B. N.— M. F. 11697.
^2; B. N.- M. F N. A. -2811.
(3) B. N. M. F. 2Hn.
/,io LA REVUE BLANCHE
de disposer des patrouilles et ûes forces de réserve pour empêcher leur
rassemblement sur le terrain de la Bastille ou ailleurs si on le tentait et de
donner des ordres nécessaires pour que la suppression soit exécutée et pour
prévenir et empêcher tout désordre.
La situation des ouvriers était très mauvaise. Les ateliers de secours
étaient insuffisants, on renvoyait de la ville tous les ouvriers originaires
de province, la fermeture d'un chantier était chose grave, le peuple
pouvait s'en émouvoir assez fortement pour que l'emploi de la force
militaire ne fut pas une prévision exagérée.
A elle seule, la lettre de Bailly démontre que la Révolution qui s'opé-
rait ne changeait rien à la réelle situation sociale des travailleurs.
Avant la fermeture du chantier, Barrère de Vieuzac prononça loraison
funèbre de la a défunte Bastille » comme on disait alors.
... Ce n'était pas assez de l'arracher aux Tyrans, il fallait en renverser
jusqu'aux fondements pour leur ôter tout espoir d'en faire encore un Jour
l'instrument de leur vengeance.
C'est sous les yeux de l'Assemblée nationale, sous Finspeclion de la Muai-
ripalité parisienne, que sont tombés sons les mains libres, ces murs orgueil-
leux, la honte et l'effroi delà France.
Peu à peu l'orateur dévoile le but pratique.
Des pères de famille, des artistes, des citoyens de tous les états, forcés
par \k\ loi supérieure du besoin, et par les circonstances malheureusement
iuévilables d'une grande révolution, ont travaillé à cette démolition. Ils ont
reçu, pour faire subsister leur famille, un salaire honorable que la Municipa-
iilc de Paris a eu soin de leur faire payer avec la plus scrupuleuse exacti-
tude. Cependant la diminution sensible des revenus de la Municipalité, Taug-
ineutation de ses dépenses, la troupe du centre, sa police, la garde qui Teille
ù la sûreté de l'Assemblée, le secours des ateliers de charité la mettent dans
un L'iat de pénurie extn^me. Elle réclame la rentrée des fonds qui ont ser\ià
cetli' dépense, des raisons appuyées sur la justice et même les décrets de
TAsscmblée autorisant les prétentions de la Municipalité, les biens natio-
naux sont à la Nation, la Bastille était un bien national mais le terrain sur
lequel elle était placée, ainsi que les matériaux, sont une partie du Domaine
public, ainsi c'est à la Nation à porter cette dépense...
Pour aliéner le terrain de la Bastille, il fallait la démolir... C'est une des-
truction politique, un acte vraiment révolutionnaire |niisqu*il a servi à ren-
verser les tyrans. C'est un événement national qui est la suite de la sainte
insurrection du 14 Juillet....
Les frais de démolition montent à 566,143 liv. 13 s. 3 d. La Municipale a
vendu pour 75,243 liv. ; le reste des matériaux se porte à 254,999 Ht. Les
frais de démolition sont donc réduits à 237,901 liv. 13 s. 3 d., qu'il sera facile
de recouvrer par la vente du terrain. Si l'Assemblée n'aime mieux y placer
un monument qui porterait le titre de place de la Liberté.
A c;e sujet l'inspecteur Vienne écrit :
La Bastille a coûté jusqu'à ce jour environ 600,000 liv., mais on l'a trom-
pée (l'Assemblée) si on lui a dit que ces experts ont trouvé que la vente ira
lkntrkprisî: de la démolition de la bastille 'iII
:\ :5:{0,2'i2 liv. : elle ne peut aller à plus de 172,000 liv., et suivant les dépi-a-
dations déclarées par les ouvriers, ce produit n'excédera pas 150,000liT. (1).
L'Assemblée nationale, par le décret du 6 octobre 1790, décréta que
la démolition de la Bastille serait faite aux frais de la Nation.
lui tête du compte-renda de son entreprise de démolition du vieux
(Ihaleau Royal, Palloy s'exprime ainsi :
Le récit que je fais au peuple souverain et à vous. Messieurs, par l'ex-
post'î de mon compte, n'est que iK>ur satisfaire la Nation et me féliciter moi-
môme sur ma conduite franche ri loyale et pour prouver que rien ne me fera
changer <le fiicon de penser. Ce que ma plume trace, mon arnr le dicte. Je
suisintacL (^ue l'on m'accuse je répondrai... J'invite tout homme en place,
charf^é de la partie administrative, de siii>Te mon exemple en rendant cxîmpte
publiquement.
Ce qui irempècha pas Cavaignac de l'accuser d'avoir dilapidé, mais
CFi ces temps personne n'était à l'abri d'une accusation qui ne SèiHitpour
que l'historien en prenne la responsabilité.
Voici les principaux cléments statistiques du compte de la dértiolition
de la r3astilie :
Portier et prise de la Bastille Î).l:i8 liv. 2 s.
Inspecteur général '♦.ëôO »
Commis et écrivains <>.27'» » 10 »
Chefs et sous-chefs •20.942 » 15 »
Maçons et tailleurs de pierre^ 7:18. 'iTi » 10 » •'« d.
Garçons -2)^.661 » 14 »
Ouvriers malades et ble.*wés. 1.888 » 19 »
Fournitures 'i.0'28 » 20 »
("ommis-magasiniers 2.1^89 » 17 » 8 d.
Frais (le bureau 'J.LM •> 17 »
i^ommis pour le transport des voitures. 2.'i27 » 5 »
Commis pour la vente des bois l.twG » 2 »
Commis pour Lenregistrement des ma-
tériaux 2.993 » 1 »
Frais d cscojnple 29.9<)1 » 13 » 3 d.
850.750 liv. ri5 6. 15 d.
Le p.iiumenl des ouvriers comprit f)G payes dont (i5 furent elïectuées
par le Trésor national, les '|i premières par la Municipalitt*.
Voici le compte établi par Palloy {-jl) des dépenses des i.| et 1 5 juillet*
« Avoir placé le sieur Ilouellc. mon commis pour aider à éteindre le
feu conjointement avec tous les ouvriers de mes ateliers ([ui ont passé
jours et nuits pendant deu.x jours et qui n'ont exigé que
Ja somme <lc Ho \ix.
Deux voitures d'équipages que j ai envoyées lors de
l'attaque de cette forteresse et qui ont été estimées. . i33 » .'i s.
;1) A. N. — F'^ 1242.
2) 13. X. M. F. X. A.. 2S11.
4 12 LA REVUE BLANCHE
Plus pour des pinces, pioches, coins, autres instru-
ments k^ » i8 s.
Pour deux commis, pendant deux nuits et un jour à
3 livres • . . . i8 »
Réclamation faite par deux particuliers qui ont de-
mandé salaire à Tinstant de la paye de :
aSo journées à !a5 sols. . 3iî* » lo s.
128 — à 20 sols 128 ï>
Pour deux voyages de voiture d'équipage et quatre
voyages pour le transport des canons et autres objets. 2/1 »
J'ai perdu mon chapeau qui m'a été arraché par des
fripons au moment que je faisais la paye.
Total 692 liv. 12 s.
Nous terminerons i(û l'histoire sommaire de la démolition de la Bas-
tille dont le récit complet demanderait un volume (i). Si peu détaillé que
paraisse cet article, lorsqu'on voit le nombre de documents administra-
tifs auxquels cette opération donna lieu, il suffira cependant, croyons-
nous, à montrer le caractère méthodique et utilitaire, qu'aflecta la des-
truction du monument, que certains faits — et aussi beaucoup de
légendes — avaient voué à l'exécration des Parisiens.
Enfin, si l'on veut donner au fait sa véritable valeur, on voit que si la
prise et la démolition de la Bastille constituent un des événements les
plus saillants de la Révolution française, il serait exagéré de lui accor-
der l'importance qui lui est communément attribuée.
Ce fut un prodrome, une manifestation avant-courrière, permettant
de prévoir la violence du bouleversement social qui, lentement, s'éla-
borait dans les couches populaires, et non un fait décisif.
Le I /| juillet 1789 fut une grande journée parisienne, c'est incontes-
table; ce fut un soufflet donné à la monarchie, mais le 10 août 1792
devait être la journée /ir^//o/m/^, le coup de massue qui, pour longtemps,
écraserait la royauté.
G. Dubois-Desaui.le
(Ij Lu démolition «le la UrsUIK- ne fut aciievûe qu'eu 17'.»2 (A. N. — A. F. I. f® 87; et
Cl. r.i». f"i87 0-
Essai sur Tlmmoraliste
Dirons-nous que les événements auxquels nous assistons
sont un tableau si empâté qu'il faut le larfçe recul du temps pour
en juger ? Comment alors parler de nous-mêmes, quand nous
commençons seulement à comprendre la lointaine et rouge
fresque de la Révolution? Et pourtant, quoique confus, le sen-
timent nous est déjà venu d'un actuel et bien plus capital bou-
leversement. Ce ne sont plus des chutes de bastilles qui nous
importent. Ce que nous attaquons n'est ni de fer, ni de pierre.
C'est rinvisible, gigantesque #et, semblait-il, inexpugnable mo-
nument des deux ou trois idées devant lesquelles tremble l'hu-
manité. Voici la Révolution de la Pensée. Pour la vraie première
fois, risquons un mot immense, les hommes commencent î\
songer à la Libéria.
Autour d'Ellc, déjà, des murmures d'émeute étaient montés
avant la voix de Zarathoustra, trompette de Jéricho. Tout au
loin du temps, l'armée mercenaire des sophistes traînait avec
elle un relativisme impur mais d'où pouvait sortir quel(|ue
grande chose. Socrale vint. Nous prêterons à cette figure la
grandeur d'un symbole ; appelons-le le roi séculaire du Bien
et du Mal... Mais si Nietzsche, le premier, le dévoue à l'exécra-
tion des plus nobles d'entre les humains, écoutons, pourtant,
dans (juelciues grondements hégéliens, sonner déjà le timbre de
nos plus récentes paroles :
— « Ce qui est a pour nom le droit d'être. — Chaque chose
constitue sa vérité. — Aujourd'hui rien n'est plus pour nous ni
vérité, ni erreur ; il faut inventer d'autres mots... »
La belle sophistique renaît. L'ouragan se prépare. L'impul-
sion humaine, si longtemps tenue en respect, est prête à se
déchaîner. Lîlme d'or de Socratc^, celle dont-il parle à Callidès,
va se dissoudre enfin comme une écrasante idole. On n'enten-
dra plus crier ])ar les bois : « Le grand Pan est mort ! >», mais,
par toute la terre: « Socrate est mort! »> Et Dionysos délivré
dansera sur le monde.
Nietzsche sera donc, de nouveau, celui qui crie dans le
désert. Mais le Précurseur ne met-il pas toute sa vie dans sa
voix? Et comment songerait-il à lui-même? Nietzsche, qui
ouvre à l'humanité les portes de la nouvelle voie, ne s'accorde
/,l/4 LA REVUE BLANoiIK
pas le temps d'y marcher. Il s'est soulevé contre toute castra-
lion. Il a voulu qu'enfin les hommes vécussent entiers. Mais
nous savons qu'il est mort vierge.
La primordiale^ liberté humaine surmonte donc les temps, et
voici la nouvelle doctrine. Mais nous n'avons pas encore vu le
nouvel homme, celui qui, en chair et en os, osera promener à
travers les faits et les êtres son Ame délivrée...
Or, quelqu'un va essayer de nous le faire voir.
Lisons « rimmoralisle » (1) d'André Gide.
C'(*st toujours l'exagération même des religions qui leur a
donné des disciples. Tout princi{>e, même celui qui consiste h
n'en avoir aucun, est une cible trop haute pour les flèches qu'elle
tente. Déjà, à travers « les Nourritures terrestres j), André Gide
nous avait fait entrevoir Ménalque. Mais c'est une figure idéale,
donc encoi-e un dogme. A son nouveau personnage, Michel,
d'être un homme.
Nous allons voir Michel s'efforcer vers un but. L'atteindra-t-
il? Et d'abord, sait-il qu'il a un but? Gide seul semble le savoir.
Il conduit son héros vers les nouvelles voies, mais ce héros
ignore qu'elles existent. Michel n'a rien entendu du cri contem-
porain vers les rout(*s sans bornes de la liberté. 11 est, au con-
traire, enfoncé dans les chemins hs plus étroits. Gide en fait
un puritain, un « huguenot », dit-il. Et il faut qu'il en soit ainsi
pour justifier le titre du livre, car il ne peut y avoir un îmmora-
liste que s'il y a une morale.
Donc, Michel, élevé dans l'austérité protestante, plongé dans
l'érudition et l'histoire, se trouve marié sans savoir comment à
une jeune fille catholicfue qu'il connaît h peine et qu'il n'a
épousée» que pour tranquilliser son père mourant. Il entre dans
la vie sans avoir jamais songé à la vie, et va s'étonner de tout,
d'abord de^c sentir riche, tout en constatant que sa femme ne
lui apporte presque rien. A peine sVst-il mis en route pour sa
nouvelle existence que la maladie s'abat sur lui. Au milieu de
leur voyage de noces, en Tunisie, il est pris de crachements de
sang et le voilà rapidement à la mort. Sa femme le soigne avec
une tendresse et un dévouement admirables. Il guérit. El c'est
pendant cette guérison que, pareille à une première peau, son
Ame ancienne tombe vX le laisse tout frémissant devant un être
inconnu. Ce chang(îment, dû à la maladie et non à la culture
lente de son être intérieur, n'en sera que plus subit et plus poi-
gnant, ('/est inconsciemment qu'il sent peser sur lui le faix de
(I) SvKîiéto du MtTcnrc de France.
ESSAI sua l'immoraliste 4i>
la civilisation, car c'est de la civilisation qu'il souffre, non de
lui-même. — Le voici donc ouvrant des yeux différents sur loul
ce qui rattachait autrefois. Son ancienne science le fait sourire,
sa femme, secrètement, Tetonne et Tirrite. A peine Ta-t-il pos-
sédée. Il Taime pourtant, mais c'est avec le cœur du vieil
homme, tajidis que TAdam nouveau qui s'est dressé en lui ne
reconnaît pas l'Eve voulue en elle. — Revenu à Paris et sur ses.
terres de Normandie, sa femme, à son tour, tombe malade, d'a-
bord elle manque de passer dans un avortement qui acbève de
tuer l'avenir traditionnel auquel Michel tîlchait de se retenir
encore ; puis elle est prise de la maladie pour laquelle elle Ta
soigné ; et nous allons la voir lentement mourir pendant que
Michel, emporté irrésistiblement, traîne derrière lui cette agonie,
en une suite de voyages furieux vers les pays où lui-même a été
moribond et s'est guéri. Brûlée par les sables et le soleil, brisée
par les cahots de cette course haletante, Marceline vomit enfin
son dernier sang à Tuggourt, abandonnée par Michel parti pour
une course nocturne à travers la ville, en compagnie d'un jeune
garçon de sa prédilection qui l'entraîne chez une courtisane
indigène... 11 revient juste à temps pour assister aux spasmes
définitifs. Et là s'arrête son histoire, que lui-mOmc raconte à trois
amis fidèles qui l'écoutent, étendus au clair de lune sur la terrasse
de sa maison de Tuggourt, et « pareils aux trois amis de Job ».
Le début du livre nous Ta montré vivant dans cette maison en
compagnie d'un jeune Arabe ù moitié sauvage.
^'oilà don<- où l'a mené cette course échevelée et tout arrosée
du pauvre sang de Marceline. Mais il n'en a ni tristesse, ni
remords. Est-il acculé comme une bète hagarde à ses propres^
limites et sent-il qu'il ne peut aller plus loin? Ou bien, épouvanté
des forces qu'il sent en lui, a-l-il un dernier recul en face des
possibilités de sa nouvelle nature?... Il a appelé, du fond d'une
ancieime et sage amitié, ces trois amis lointains. Ils sont
accouru» lidèlenient vers lui. Le livre, paradoxalement commencé
fKU* la lin, nous a appris que l'un d'eux adressait une lettre
intime n à Monsieur D. R., président du Conseil », afin de
demander pour Michel on ne sait quel poste, quelle mission :
(• Saura-l-on, dit-il, inventer l'emploi de tant d'intelligence et de
force, — ou refuscra-t-on à tout cela droit de cité...? En quoi
Michel peut-il servir l'Etat? Je l'ignore... Il lui faut une occu-
pali(m... IlAte-toi, Michel est dévoué; il l'est encore; il ne le
sera bientôt plus qu'à lui-même... » Donc, Michel veut servir.
Est-ce là la fin de cette crise splendide d'indépendance? Ou
/|i6 LA REVUE BLANCHE
bien, encore une fois, est-ce la peur de sa propre force qui lui
crie de s'arrêter, de se mettre en toute liAtc aux fers ?
Pour nous, nous ne voulons y voir qu'une suprême réticence,
ayant compris, dès les premiers pas forcenés qu'il fait vers la
liberté, que Michel n est pas Tlmmoraliste. // n^est qu-iin effort
vers V immoralisme^ ou plutôt, disons-le, il est Téternel immo-
ralisé, celui qui demande des leçons et des exemples à tout et à
tous, même à des petits Arabes, même à de retors paysans et
braconniers normands, ayant senti en eux une ignorante
grossièreté qu'il prend pour de la belle barbarie, et qui le repose
un moment de lui-même. Mais il ne se débarrassera jamais des
rets affreux de Tatavisme, de l'éducation, de Thabitudc. Et, nous
Tavouerons, nous aimons qu'il en soit ainsi. Nous aimons qu'il
ne puisse prendre son vol, qu'il n'ait que brisé l'œuf, même en
brisant du même coup Marceline. Nous aimons celte impuissance
de l'individu qui no peut détruire en lui la race pour retourner
d'un bond à la barbarie ])rcmière. Car il nous plaît que tout le
parfum demeure sur ces mains délicates qui s'essayent aux calus.
C'est la réticence — la Réticence! — qui nous attache, toute la
valeur du livre nous semble résider là-dedans, et, nous oserons
le dire, toute la valeur de Gide.
Ecoutons-le, dans la voix de Michel, sangloter son désir de
vivre. Jamais, pensons-nous, même avec « Candaule », il ne nous a
entraînés plus avant dans le drame de la complication et de la
soif. Nous ne savons rien de com])arable à cette marche parallèle
de ses deux héros : marche à la vie et marche à la mort, la vie
arrivant à dépasser la mort en tragique. 11 y a, dans cet effort
de tout l'être vers « les richesses intactes que couvrent, cachent
et étouffent les cultures, les décences, les morales », des cris
d'enthousiasme et de joie qui sont d'une poignante et infinie
douleur. Parmi tant d'autres paysages vivant dans ces pages
ineffables de sensibilité, de lyrisme contenu et de simplicité,
voici qu'un clair de lune de Biskra le retient et l'épouvante. La
mort de cette heure immobile rétoiiffe. Y voit-il comme l'image
d'une première et inerte sagesse ? — « Et brusquement m'envahit
de nouveau, comme pour j)rotester, s'affirmer, se désoler dans
le silence, le sentiment tragique de ma vie, si violent, douloureux
presque, et si impétueux que j'en aurais crié, si j'avais pu crier
comme les bêles... »
De même le long des prairies normandes, au retour des bra-
connages qu'il fait sur ses propres terres en compagnie de quel-
ques jeunes brutes, nous le voyons jevenir seul, pendant que sa
femme se meurt, « ivre de nuit, de vie sauvage et d'anarchie ».
ESSAI SUR l'imMORALISTE /» I 7
Et nous admirons cette anarchie ([Hi est le l'ait même de Tescla-
vage, parce qu'il faut que Michel soil esclave pour que Gide
continue h nous intécesser.
Et maintenant, en dehors de ces raffinements de notre cruel
plaisir, et malgré l'auteur, si nous voulons voulons essayer de
dégager la difficile morale de w Tlmmoraliste », disons que, même
en restant impuissant comme Michel, il est utile, il est néces-
saire que chaque homme ait le courage d'aller jusqu'au bout de
lui-même. Quelle génération d'indulgence sortirait de là, quelle
meilleure et plus heureuse humanité 1 Mais nous savons que
quelques-uns seulement sont nés pour écouter de tels enseigne-
ments, parce que toute la terre ne peut pas être peuplée de
dieux. A ceux-là donc de détruire en eux le seul crime humain,
l'unique péché originel. Le Mensonge, Tout le mal dunionde n'est
que le rellet de son interne empoisonnement. Cramponné à des
principes, à des lois, à des défenses, on s'arrête au bord de son
propre océan. Et pourtant la vérité d'un être est une perpétuelle
lluctualioii. — « Je suis si rarement de mon avis ! » écrivait Gide.
Toule (ixité constitue donc le mensonge, par consé([uent le
crime. El (juidenous n'est criminel? Personne n'admettrait i)er-
sonne si les Ames vivaient à nu. On ne s'admettrait {)as soi-
même. Or, «e pouvoir être ce qu'on est n'aliène-t-il pas ce à
quoi nous avons le plus de droit dans notre esprit : la liberté ?...
Résumons : La vérité pour nous est le synonyme de la Ijberté,
et le mensonge s'identifie à la captivité.
Essayons donc, comme le fait Michel, d'être libres et vrais.
Et que la jeunesse qui pense apprenne dans des livres comme
« l'Immoraliste » à ne pas s'engager dans la double boucle des ins-
titutions avant de s'être jusqu'au fond sondée par le jeu libre et
sincère de tous ses instincts, si elle ne veut s'enfoncer dans sou
propre malheur, et, ce qui est encore plus lamentable, faire le
malheurd'autrui. Ah! ([u'elle songe souventà la fin de Marceline...
Et si nous ne réussissons pas à nous rendre libres et vrais, à
nous suivre nous-mêmes ])artout où nous emporterait notre
nature véritable, au moins aurons-nous fait notre possibhî pour
vivre toute notre vie, la Vie, ce peu de chose en comparaison
de toutcequenous voudrions connaître et n(* connaîtrons jamais...
Li ciE Dei^ari e-Mardhus
Comment la misère
martyrise l'organisme humain
RECHERCHES EXPERIMENTALES
Les philosophes et les économistes ont pendant longtemps essayé d'é-
tudier la physionomie morale et économique de la misère; ils ont presque
toujours négligé d'en étudier le côté physique. Or la misère n'est pas
seulement un phénomène moral ou économique. Elle touche, directement
l'organisme humain, cet organisme de chair et d*os qu'elle martyrise
sans pitié.
Il est bien naturel qu'on ait d'abord étudié le problème de la misère
au point de vue moral et économique et qu'on commence seulement
aujourd'hui à s'en occuper au point de vue physique, directement expé-
rimental. La méthode expérimentale, qui avait vivifié toutes les branches
des sciences naturelles, trouva, chez les juristes, les moralistes et les
économistes, une opposition sourde et tenace, lorsqu'elle voulut péné-
trer dans le domaine des sciences sociales et juridiques. Elle le pénétra
pourtant. Et aujourd'hui nous allons l'appliquer à l'étude du misérable.
Pour étudier Vhomme pauvre^ dans ses caractères physiques et psy-
chologiques, il faut d'abord comparer tous ses caractères physiques et
psychologiques avec les caractères correspondants de l'homme aisé
qui appartient à la même race et au même pays de l'homme pauvre
qu'on veut étudier.
J'ai tâché de faire ces comparaisons et je me limite ici à résumer
quelques-uns des résultats auxquels je suis arrivé.
On verra que la misère, en attaquant directement et sans pitié Torga-
nisme de l'homme pauvre, transforme ce matériel humain d'une façon
profonde et le torture de père en fils en lui imprimant une physionomie
spéciale.
La Taille. — M. Villermé, dans son mémoire inséré dans les Anna-
les d'hygiène publique et de médecine légale (I, p. 35 1), avait déjà
observé que, si l'on classe les divers arrondissements de la ville de
"^«iris d'après le décroissement de la taille moyenne, on reconnaît qu'ils
,. trouvent rangés dans le même ordre que la contribution personnelle
imposée en proportion des locations. Tandis que dans les arrondisse-
ments habités par les riches, la taille est, — en moyenne, — de i m. 69,
dans les arrondissements habités par les pauvres, la taille est seulement
de I m. 67, — à savoir de 2 centimètres plus petite.
M. Quételet observait aussi, à Bruxelles, que les jeunes filles de
'-^t^ém
COMMENT LA MISÈRE MARTYRISE L ORGANISME HUMAIN 419
riiospice des Orphelines sont plus petites que les filles du même âge
et dune condition aisée qui habitent la ville.
Ces observations sur les rapports qui existent entre la taille et la
condition économique ont été confirmées plus tard par des observations
analogues faites en pays différents. M. Oloriz, professeur de physio-
logie à l'Université de Madrid, en étudiant les registres du recrute-
ment militaire trouva dans son étude : ^L'indice cefalico en Espana
(Madrid 1894), que la taille moyenne des riches était de i m. 62, tandis
que celle des pauvres était seulement de i m. 60. M. Ripley, plus tard,
dans son article The racial geography of Europe (Appleton's
popular science Monthly^ 1898), trouvait que les juifs pauvres qui habi-
taient dans les quartiers pauvres des villes polonaises étaient plus petits
que les juifs habitants dans les quartiers riches des mômes villes. C'est
la môme observation de M. Villormé, — répétée sur les villes polo-
naises. — Les 5.97^) observations faites en Angleterre par V Anthropo-
métrie Committee British Association (i883, p. 38), nous enseignent,
encore une fois, que les classes riches ont une taille plus élevée que
celle des classes pauvres à tout dge de la vie. On peut résumer les pré-
cieux résultats de ces observations dans la table suivante :
Taille des classi's richu:f Taille des classes pauvres
Ajîe (ponces) (poaces)
15 ans 63,6 61,8
23 ans 68,7 67,4
30-40 ans 69.8 67,6
On y voit évidemment — qu'à tojit âge de la vie, les classes pauvres
sont, presque généralement, de deux pouces plus basses que les classes
riches (1.
J'ai voulu confirmer ces résultats en étudiant un des registres de recru-
tement militaire les plus riches et les plus abondants qu'on possède. Ce
sont les registres du recrutement militaire d'Italie, soigneusement
recueillis par un savant médecin italien, M. Livi. Ils portent sur
25G.if)() observations. En comparant, sur ces 256. i6G observations, la
taille des étudiants (que je prends comme indice des classes aisées) avec
,1a taille des paysans (que je prends comme indice des classes pauvres)
— on trouve que les paysans sont de 2 centimètres et plus, plus petits
que les étudiants de la même région, de la même race et du même âge.
Etudiants Paysans
Taille moyenne en Piémont 16G.9 iGS.o
— — en Ligurie iG7.3 iG5.5
— — en Lombardie 1G7.G i65.3
(1) Il seni utile do i-ai)peler ici les éludes de M. Pagliani sur V accroUsement de la lailU.
M. Pagliani a trouvé que raccroissemont de la taille chez le<* enfanta pauvres est pins lent
que chez le« enfantt» riches. Chez les enfants richen, en effet, raccroissement de la tAille.
de 10 à IC» un«, est de îU')3 millimètpc-?, et chez les j>auvre8 de 2ôtî muamètres. De 16 à
19 an.-^. raccnMrtseiaent est de 42 millimètreri chez les riches, et de 38 millimètrea chez
les pauvres [GlornaU dtiht Societù Italiana dijgieiw. Auno I, page G07).
4^0 LA REVUE BLANCHE
Étudiants Paysans
Taille moyenne dans la Vénétie 168.2 166. 5
— — en Emilie "^7-7 * iGj.i
— — en Toscane 167.6 i65.6
— — dans les Marches ... i66.6 i63.5
— — en Ombrie 167. i 163.9
— — dans le Latium .... 167.1 163.7
— — dans les Abnizzes . . . 166.7 i63.i
— — dans la Campanie . . . 165.7 i63.i
— — dans la Fouille 166.6 i63.i
— — en Basilicate . . , . . . 165.9 iG'i.i
— — dans les Calabres . . . 166. i 162.8
— — en Sicile 166. 5 162.9
— — en Sardaigne i6'|.i 16 1.9
Il est très intéressant de voir, d'après le tableau qui précède, que,
dians toutes les provinces d'Italie, nulle exceptée, les pauvres ont tou-
jours une taille plus petite que les riches.
Les moyennes générales de la taille, pour l'Italie entière, sont
«elles-ci :
Taille moyenne des étudiants italiens 166.9
Taille moyenne des paysans italiens . . i6'|.3
Les autres professions se rangent toutes après les étudiants, — et
cela est naturel lorsqu'on pense qu'il s'agit toujours de professions
exercées par les classes prolétaires ;
Bouchers 165,7
Menuisiers 1G5,0
Serruriers 164,9
Boulangers 164,7
Maçons » »
Cordonniers 164,4
Journaliers » »
Après ces recherches très étendues et très concordantes, on peut
sûrement affirmer que r/iez les habitants du même pays, les pauvres
ont toujours, — en moyenne, — une taille moins élevée que celle des
riches.
Et cela, parce que la taille n'est pas seulement une création de la race
(il y a des races de grande taille et des races de petite taille), mais aussi
une création de Télat de santé physirpe et de l'alimentation de l'homme.
Le manque d'alimentation, la pauvreté prolongée, la fatigue d'un tra-
Tsil spasmodique, les elTets des habitations fétides et malsaines, en se
prolongeant de père en ills, — en créant des états de dégénérescence
dans l'organisme humain, — abaissent la taille de l'homme torturé pen-
dant si longtemps par les conditions antihygiéniques et malsaines du
roilifu et de l'alimentation. M. Lagneau, dans son étude. Influence du
milieu sur la race, avait déjà démontré, dès 1878, l'influence que le
nanque d'alimentation produit sur la taille des hommes qui en sont les
COMMENT LA MISÈRE MARTYRISE L ORGANISME HUMAIN 4^«
victimes, et M. Topinard, sans son ouvraji^e classique, U Anthropologie
^cnèritle (l^aris, i885, pag. 4^8), écrit cette phrase qui pourrait résumer
la question : « I^a taille peut être considérée comme le critérium de la
nutrition et de ses elîets soutenus et accumulés chez les individus, de
père en fils » (i).
Ce môme rapport entre le manque de nutrition suffisante et le déve-
loppement de la taille nous explique aussi un autre phénomème trc«
intéressant : de la môme façon que, dans une société, les classes sociales
les plus riches ont une taille plus élevée que celle des classes pauvres,
également dans un pays, les habitants des régions les plus riches, là où U
consommation des denrées alimentaires est plus élevée, ont une taille plus
grande que les habitants des régions pauvres, où les consommations
alimentaires sont plus restreintes.
Les observations faites par M. Villermé et par M.Ripley sur les habi-
tants de la ville de Paris et sur les juifs polonais, nous démontrant
déjà la vérité de ce fait: une observation plus large est offerte par les co-
ditions économiques et anthropologiques des différentes régions ita-
liennes.
Le nord d'Italie est beaucoup plus riche que le sud d'Italie, qui est
très pauvre : les recherches, très savantes, de M. Pantaleoni l'ont dé-
montré (li). 11 n'y a donc pas à s'étonner si les Italiens du nord ont une
taille plus élevée que les Italiens du sud.
En calculant d'après les 256. iG6 observations de M. Livi, — je trouve
que les Italiens du nord o:it une taille moyenne de i m. ()5, tandis
que les Italiens du sud (dont la forte majorité est formée par de mal-
heureux paysans qui se nourrissent très mal] ont une taille moyenne
de I m. 62. Les hommes du sud d'Italie ont donc une taille plus petite
de 3 centimètres de celle des hommes du nord.
Certes, la race aussi a son influence sur cette profonde et saisissanta
différence de taille. M. Sergi — le plus distingué des anthropologistes
italiens — a démontré que l'Italie du nord était peuplée par une race
différente de celle qui peuple l'Italie du sud, et moi-même, avec une cer-
taine quantité de travaux et d'observations, j'ai cherché à démontrer
cette vérité. Mais il ne faudrait pas oublier que les conditions écono-
miques font aussi sentir profondément leur influence en accentuant le
sillon déjà creusé par la race.
Lorsque j'affirmais, en Italie, que la petite taille des Italiens du sud
était, non seulement un phénomène de race, mais aussi le résultat de la
■,l) Il est utile de rapjKiler que M. Durand de Gros, en examinant les registre» du recm-
tenieut en Sui^»se (1884-1885), a trouvé que la taille diminue en passant des professions
riches et aisées aux prufcssions pauvres. Lei^ médecins, les ecclésiastiques, les étudiants, les
avocats, les arcliitectes, les ingénieurs, les commerçants «it les tailles les plus élevées; —
tandis que les cordonniers, les tisserands, les ouvriers de fabrique ont les tailles les pliut
petites (Voir la Rleigia Jtaliana di Soc\oh>gia, Roma, 1899).
(2) Dana le Giornale degli Economiiti. Roma, 1890-1891.
'j^a LA REVUE BLANCHE
pauvreté et du manque d'alimentation (i), une grande partie des savants,
tout en admettant les rapports qui existent entre la taille et la pauvreté,
se refusèrent à croire que d'entières régions fussent frappées, par cette
inexorable loi, dans le développement de la taille.
Pour démontrer encore une fois la vérité de l'observation que j'avais
avancée, je dressai d'abord (2) les statistiques des consommations ali-
mentaires. Elles montraient que la consommation des denrées les plus
importantes, comme la viande, les œufs, les légumes, les céréales de
toute qualité, était plus grande au nord qu'au sud d'Italie, — ce qui
signifiait que les Italiens du nord mangeaient mieux et davantage que
les Italiens du sud. Dans une autre statistique complémentaire, je cal-
culai approximativement, — sur la quantité générale des aliments, — les
grammes d'albumine consommés par les hommes habitant le nord et le
sud d'Italie, — et je trouvai qu'il y avait dans la consommation de l'al-
bumine une différence de i-?. grammes quotidiens an désavantage des
hommes du sud. Et alors, le fait que les hommes d'entières régions
d'un pays avaient la taille réduite à cause d'une nourriture insuffisante,
ce fait qui peut sembler impossible à première vue, apparaît, si je
ne me trompe, bien évident.
Mais il y a encore une confirmation plus frappante et plus doulou-
reuse. En faisant l'examen de 104 individus et de 129 crânes secs, — je
trouvai qu'il existait dans l'Italie méridionale une variété humaine à
taille tellement petite et si peu développée qu'elle pourrait s'appeler
une tfariété de pygmées, La taille de ces individus est inférieure à
I m. 55. Sur les lo'i individus examinés je trouvai que la taille des
hommes oscillait entre un minimum de i m. 40 et un maximum de
I m. 55. La taille des femmes oscillait entre un minimum de i m. 41
et un maximum de i m. 5i. Ces hommes et ces femmesont des crânes qui
sont vraiment microcéphales. La circonférence moyenne des crânes des
hommes vivants est de 530 millimètres. La moyenne de hi circonférence
des crânes des femmes vivantes est de 52G millimètres. Or, en calcu-
lant, d'après ces chiffres et d'après les autres, la capacité crânienne de
ces pygmées, j'ai trouvé des capacités crâniennes de loGG centimètres
cubes, c'est-à-dire des capacités plus petites que celles de certains
nègres d'Afrique (3). 11 s'agit là probablement, d'une variété humaine
normale de petite taille et de crâne très petit, — mais on ne pourrait
nier que le manque» d'alimentation et l'iniluence formidable du milieu
malsain [malaria) ont fait sentir sur elle leurs effets désastreux. La
pauvreté économique et physiologique, donc, peut contribuer à créer
ainsi une variété humaine qui, en se transmettant la dégénérescence de
père en fils, forme des hommes d'une taille de pygmée et avec un
crâne plus petit que celui des nègres ! (1).
(1) Italin Barbara contempornneo . Stndi nmll'ltalia iht *S'M</.Milano, 18*J7.
(2) Italiani de! Nord e Italiani del Sud. Torino., 1900.
(8) Dans les Atti délia Soclctà d\ Antropologia di Iloma. 18%.
(4^ M. Le Bon, dans son remarquable ouvrage, l'Homme tt /tw Socutég (ParÎH 1881,
pag. 190. T. I.) dédiode.s réflexions très intéressantes à la modification que ralimentation
COMMKNT LA MISÈRE MARTYRISE L ORfiANISME HUMAIN: »'> *
Le poids du corps. — M. Mac Donald, dans son lieport of the
W. S^ Commissioner nf Education (1899), en étudiant plusieurs
milliers d'élèves des écoles de Wasliington, avait comparé le poids du
corps des élèves riches avec lo poids du corps des élèves pauvres du
même âge. Il trouva que les élèves pauvres pèsent toujours moins que
les élèves riches du même îlge. M. Pinard à Paris faisait, en même
temps, une curieuse observation qui complétait celle de M. Mac Donald.
M. Pinard a étudié i.5oo nouveau-nés pour en tirer des conclusions à
propos de lalimentation et du développement organique. Il a trouvé
que les nouveau-nés des ouvrières qui étaient restées chez elles jus-
qu'au jour de raccouchement et qui, par conséquent, s'étaient mal nour-
ries et avaient travaillé, pesaient seulement 3.01 o g'-ammes. Au con-
traire, les femmt'S ouvrières qui avaient vécu depuis plusieurs mois
dans riiospice de la Maternité et qui, par conséquent, n'avaient pas
travaillé et avaient été bien nourries, avaient des nouveau-nés qui
pesaient :5. ^6() grammes. Les enfants des mères bien nourries pesaient
donc, à peu près, rio grammes de plus que les enfants des mères ouvrières
obligées au travail et à la faim chronique.
Avant d'affirmer, toutefois, sur ces données, que les pauvres pèsent
moins (jue les riches parce que leur corps est un corps de mal nourris,
qui a été — en quelque fat.on — arrêté dans son développemeut com-
plet par un procédé de dégénérescence — il faut réfléchir (|ue ces
clnifres (jue nous venons de citer ne représentent «pie l^i poids absolu
de l'individu.
Or, pour pouvoir compiU'cr entre eux les poids du corps de deux
individus, le poids absolu n'est pas suffisant. 11 faut avoir le poids
relatif, c'est-à-dire qu'il faut nn'ttro en proportion le chilTre du poids
avec le chill're de la taille. Le chilîre (jui en résulte est un indice, que
les anthropologistes ont appelé indice du poids. Il peut être recherché
soit avec la méthode de M. Mies, soit avec celle de M. Livi. J'ai préféré
cette dernière méthode qui consiste dans l'application de la formule
suivante :
•i
100 V V
mdice du poids = r
A
et j'ai trouvé, en a[>pliquant celle formule aux chiffres d\i poids absolu
que nous possédons déjà dans les recherches anthropologiques, que,
même en examina ni les poids relatifs des individus, on Iroui^e que les
paui'res pèsent moins que les riches (i).
jiout tiiirc -.11; ir à l:i vacc « L'inlliK-uc»' do raliment.ition, — dit-il — crtt considôruble Ou
I»t.'Ut. au iiinycii (lu iv^'-ini»* aliincniain.'. inoiliiier nî"i)i<lenK'nt. le carai'tt-n*. lo iK>il et, ju>Kiu*à
un oi-rtain i»'.iiit la îoiiur diiu animal. Transi)<)rt<*s siir les bord.* de la Loire, len bœuf h mal
nourrir* d«.' la Sologne a«<iuièn*nt eu deux on trois |rénération'* un aspect trèn différent. lies
indij^^iH'-; d-- certaine^ i»arlics d»; l'Australie où la nourriture v-t in«uftis;nito sout de petite
taille, alor- «lu'ils .~oi:i d. -tatur»' l'iev»'*.* dans les localités du la nourriture est plus abon-
dant»'. »
(1^ Dans L-etTe funnule. A iudi«iuo la taille et. V le volume du c<)r})s. T^i valeur de V [>eut
être tn..■^ bien remplacée par le cbitïre re]>réàenîant le i)oidft abf*olu «le l'individu. Pour
42 4 LA REVUE BLANCHE
Le crâne. — Après ces données qui concernent le développement
général du corps, — passons- à Texamen rapide de quelques caractères
anthropologiques du crâne. On comprend aisément que, lorsqu'on
veut comparer les mesures du crànc chez les individus appartenant k
des catégories sociales ou psychologiques différentes, il faut toujours
faire ces comparaisons entre individus ^/e/û même race, de la même
région et du même âge. Les antliropologistes qui se sont dédiés à ces
études ont souvent oublie cette condition sine qua non qui forme la
base nécessaire et logique de toute observation de ce genre. C'est jus-
tement en reconnaissant la valeur de cette condition que M. Enrico Ferri,
lorsqu'il voulut étudier le développement du crâne chez les criminels,
les fous et les hommes normaux, — compara entre eux seulement les
criminels, les hommes normaux et les fous du même âge et de la même
région. Il trouva, pour la circonférence du crdnc^ que, tandis que les
fous avaient une circonférence du crâne de 538 et les criminels de 557,
les hommes sains, ni fous ni criminels, l'avaient de 5 /|i, c'est-à-dire
plus grande.
Or. ce même phénomène, qui pourrait être un phénomène de dégé-
nérescence chez les fous et les criminels se trouve aussi en comparant
la circonférence cnlnienne des hommes riches et celle des hommes
pauvres. M. Mac Donald a fait cette recherche sur -jio.ooo élèves des
écoles en Amérique, et il a trouvé que les fils des ouvriers ont une cir-
conférence crdnienne plus petite que celle des fils de bourgeois. La
même observation, du reste, avait été déjà faite en France par Broca,
bien que sur un nombre très limité d'observations.
Pour vérifier l'exactitude de celte découverte, sans oublier l'obser-
vation qui précède, — à savoir que toutes ces comparaisons doivent
c miparer denc exactement le poidh de «leiix individus, on cherche d'abord. |>our chacun
d'eux, le poids et la taille, et on applitine ensuite, aux chiffres de chacun des deux sujets, la
•formule :
TAILLK
Le résultat est VinJîce du pol*l.<, et ce^ indices sont parfaitement comparable? entre eux
— ce qui n'est pas possible pour les chitfix^s reprt^sentant le poiiL< absolu.
L'état de dégénérescence })hysique }»roduit par la niisvre dans l'organisme humain, nous
es!» confirmé aussi par les données <le M. liaseri sur IVpoque de la ])reuiièro menstruation
chez les jeunes filles riches et pauvres. M. Haseri dans ^on travail : Inc/iieiffa dcUa iSocietà
italiana di oTiti-opologui, 187i), — trouvait que chez les jeunes filles des classes ouvrières
Ich menstruations apparaissent plus tard <]ue chez, les jeunes filles riches du mémo pays :
Kpoque de la }>remière menstruation :
(liiez les jeunes filles riches, 1,3 an< et '.♦ mois.
('liez le-? jeuncH filles j^auvres, 17 ans el 4 mois.
M. Meyer, cité par M. Toi>inard dans son Authropo^f^/if, tn)U» a, ^u^ niilh' observations
faites en Allemaj^ne, que la ))remit're ment-truation arrive à l,'».ans et demi jumr les fille»
riche> et seulement ù. 10 ans et ilemi i.our les filles [lauvres. Cette tlifiérencc énorme est.
b<uis doute, un phénomène de retard dans raccroissement et dans le développement de
l'orijanismc de la fille i>auvre, — un rnianî qui est d(i aux mauvaises conditions alimen-
taires et hygiéniques dans les«[uelles la cla-se ouvrière est forcée de vivre.
COMMENT LA MISERE MARTYRISE L ORGANISME HUMAIN V^')
être faites sur des sujets du même âge, de la même race et de la mt'me
région, j'ai examiné Go Italiens de la même région (Italie du Nord-, du
môme type anthropologique (braciiycéphales) et du même Age (de -20 a
21 ans), — riches et pauvres (étudiants et paysans), — et j'ai continué
cette étude sur plusieurs centaines d'élèves des écoles primaires de
Lausanne. Les résultats de ces recherches ont pleinement confirmé ce
qui précède. Je ne donnerai pas ici les chiffres qui regardent les mesures
prises sur les élèves des écoles de Lausanne (poids, force, taille,
circonférence du crâne, capacité probable, indice céphalique). Je devrais
écrire un volume et non pas un simple article. Je me réserve, d'ailleurs,
de publier ces recherches plus tard, dans leurs détails les plus complets.
Je dirai seulement, qu'en comparant entre eux les élèves du même Age,
du même pays et du même type anthropologique (braciiycéphales ou
dolicocéphales], on trouve que, chez les enfants riches, le poids, la*
force, la taille, la circonférence du crâne, le volume probable du crâne,
sont plus développés que chez les enfants pauvres.
Les résultats des op<'»rations sur les Go Italiens sont plus faciles à être
résumés dans un tableau et j'en donne quelques-uns ici :
Comparaison entre '.iO étudiants et liO paysans de la même région
(Italie du Nord) du même type anthropologique (brachycéphales), du
même dge (20-21 ans .
Etiidiuiits Paysan»
Taille 1.G80 i.G^,8
Conférence du crâne !):>i .Vi;
Capacité crânienne probable i.jj(),8 i.j'i5,7
Largeur du front 108 loj
Nous pouvons aussi utiliser les chiffres des registres anthropologiques
dressés par M. Ferri dans son Atlas de VOmicidio (Torino, 1900), pour
étudier un autre caractère très important pour l'anthropologie des
classes riches et pauvres — la largeur du front,
La largeur du front^ mesurée en millimètres par le compas glissière,
donne des chiffres plus petits pour les soldats (ouvriers et paysans) et
plus élevés pour les étudiants (classes aisées). Voilà, en effet, la lar^
geur du front c\\qz les sujets étudiés par M. Ferri, de la même région
et du même âge :
Ouvriers et paysans io5,5
Ktudiants aisés 109,0
Les études italiennes et françaises d'anthropologie criminelles nous
avaient déjà enseigné que les individus inférieurs au point de vue phy-
sique et moral (criminels et fous), ont en moyenne un front plus étroit
que celui des hommes de la môme race qui ne sont ni fous ni crimi-
nels. Ce stigmate de dégénérescence serait, dans notre cas, un stig-
mate dii à la dégénérescence par laquelle le manque d'alimentation
et les effets du milieu malsain frappent l'organisme entier de l'homme
pauvre. Ce stigmate joint à l'arrêt de développement dans la taille,
4^6 LA REVUE BLANCHE
dans le poids, dans la circonférence et la capacité crânienne, — nous
révèle quels forminables ravages la pauvreté exerce sur le corps de
Thomme moyennant le poison lent et continu de la misère.
Quelques auteurs ont cherché à démontrer que non seulement la
circonférence du crâne est plus grande, mais aussi que le poids du
cerveau est plus fort chez les hommes aisés el bien nourris, que chez
les hommes pauvres. Certes, si l'on pouvait vraiment démontrer
un pareil fait, nous aurions une nouvelle confirmation de ces études
qui signalent l'infériorité physique du pauvre, déformé par la mi-
sère, — mais ce fait est bien loin dVHre exactement prouvé. Ce sont
les recherches de M. Peacock à Edimbourg et de M. Boyd à Londres
qui pourraient faire croire à une différence dans le poids du cerveau
entre les riches et les pauvres au désavantage de ces derniers. Le pre-
mier pesa iS; cerveaux d'individus de 20 à Go ans, décédés à Tlnfirmerie
Royale d'Edimbourg, dans laquelle sont reçus des sujets d'une claxse
supérieure et aisée. Le deuxième pesa i2j cerveaux d'individus de 10 à
60 ans, décédés à Thôpital de Mary-le-Bone, à Londres, où sont reçus
des sujets de la classe pauvre. Les deux opérateurs obtinrent ces ré-
sultats :
. Poids
,1*7 cerveaux d'individus riches (Edimbourg). . . i .417 grammes.
425 — — pauvres (Londres). . . . i.3i^
*4
Cette différence de 0 5 grammes en faveur des cerveaux riches d'Edim-
bourg peut-elle être vraiment rapportée à la différence sociale? Jen
doute beaucoup. Il faut d'abord noter que les Écossais sont plus grands que
les Anglais et que cette différence de taille, peut être vraisemblablement
la cause de la supériorité du poids des cerveaux écossais sur le poids des
cerveaux anglais. (Voir, à ce propos, les éludes de Bischoff et de Broca
sur le rapport entre la taille et le poids du cerveau). Il faut ajouter en-
core, que les pesées des cerveaux faites par des opérateurs différents
ne sont presque jamais comparables entre elles. Tous ceux qui se sont
dédiés à ces études connaissent quelles profondes différences apporte
dans la pesée d'un cerveau la façon de le préparer. Une petite différence
entre les diverses façons de procéder des opérateurs, — par exemple le
temps qu'on laisse égoutter le cerveau, — porte immédiatement avec
elle une différence sensible dans les chiffres qui indiquent le poids. C'est
pour cela qu'il ne faut comparer entre eux que des cerveaux préparés et
pesés par la même main. Et encore, il faudrait écarter les cerveaux
malades par eux-mêmes, — il faudrait comparer seulement les cerveaux
des individus du même âge, du même sexe, de la même race, — condi-
tions qui ne sont pas rigoureusement observées dans les pesées de
M. Peacock et de M. Boyd. Il faut donc laisser dans l'ombre, pour le
moment, cette délicate et intéressante question du poids du cerveau
chez les riches et les pauvres.
COMMENT LA MISKRK MAllTYRISE LORGANISME HUMAIN V^"
La sensibilité. — Les éludes sur la sensibilité physique des indi-
vidus (sensibilité du toucher, sensibilité de l'ouïe, sensibilité du goût,
sensibilité de l'odorat, champ visuel, sensibilité à la douleur et sen-
sibilité électrique), qui ont été faites depuis quelque temps dans les la-
boratoires de psychologie expérimentale, nous offrent un matériel im-
mense sur lequel on peut étudier X^sensibililc dans lesdiffercntes classes
sociales. Les études très intéressantes que les italiens et les Français
ont faitesdepuis quelque temps surce sujet, à propos de la sensibilité chez
les dégénérés (fous et criminels) etchezleshommes non dégénérés, — nous
ont enseigné que chez certaines catégories de dégénérés et de criminels
la sensibilité physique dans toutes ses formes, est diminuée ou alté-
rée. Cette même remarque peut se faire lorsqu'on compare toutes
les formes de sensibilité physique chez les riches et les pauvres. — Je
n'exposerai pas ici le matériel encombrant des chiffres et des mesures
qu'on pourrait recueillir d'après les observations faites par M. Otto-
lenghi, dans son laboratoire de l'Université de Sienne et par M. Lom-
broso à Turin. Je dirai seulement que les comparaisons faites entre
ouvriers et étudiants, pour ce qui regarde la sensibilité ont donné ce
résultat essentiel : — la sensibilité du toucher, du goût, de l'ouïe et de
l'odorat est plus grande chez les étudiants que chez les ouvriers, et
les anomalies du champ visuel sont plus frécjuentes chez les ouvriers
que chez les étudiants.
De môme, la sensibilité à la douleur et la sensibilité électrique,
seraient plus élevées chez les étudiants (jue chez les ouvriers.
Cette infériorité des pauvres dans toutes les formes de la sensibilité
physique, nous apprend non seulement un côté tout à fait nouveau de la
désorganisation que le poison de la misère verse dans le corps de
l'homme misérable, de par le mamjue d'alimentation et le milieu mal-
sain ; — elle illumine aussi un coin mystérieux de la psychologie de
l'homme pauvre.
La misère et le milieu dissolvant de la misère ne s'attaquent pas seu-
lement à l'organisme du pauvre, et à sa sensibilité physique, — elles
s'attaquent aussi à sa sensibilité morale. La sensibilité morale n'est pas
quelque chose d'abstrait et de métaphysique qui est né avec nous. Elle
est le résultat direct, immédiat, matériel, de l'état de développement de
notre organisme et de notre sensibilité physique. La sensibilité morale,
— comme du reste toute fonction sentimentale et intellectuelle de
l'homme, — est fortemement et exclusivement liée à l'état de l'organisme
entier. Chez les hommes qui sont attaqués dans leur organisme et dans
leur sensibilité physique, — c'est le cas pour les pauvres, — la sensibilité
morale, n'ayant [)as une base matérielle, une base anatomique normale
et saine, ne peut pas se former et s'organiser. Je dirai, — pour mieux
m'expliquer, que la sensibilité morale est la perfection et l'évolution
finale de la sensibilité physique, — et que pour cela, les hommes qui
n'ont pas une sensibilité physique bien développée ne peuvent pas avoir
non plus à l'état normal cette dérivation spirituelle delà sensibilité phy-
sique qui s'appelle sensibilité morale.
4^8 LA REVUE BLANCHE
Je sortirais du cadre de cet article sommaire si je voulais exposer
ici les observations directes et les recherches sur l'état de la sensi-
sibité morale chez les classes pauvres. La déformation, Taltération et
le manque de développement de cette sensibilité chez les pauvres, res-
sortent par elles-mêmes des observations qui précèdent. Je ferai seu-
lement observer qu'Kmile Zola a prévu, dans ses créations littéraires, ce
que l'observation scientifique devait nous révéler plus tard ; la dégra-
dation et les déformations que le milieu économique apporte dans la
sensibilité morale des classes pauvres. Et c'est justement toute la
gamme vibrante de ces dégradations et de ces déformations qu'il nous
peint dans r Assommoir, où il étudie la psychologie des ouvriers des
grandes villes, — dans Germinal, où il étudie la psychologie des ou-
vriers des mines, — dans la Terre où il étudie la psychologie des
ouvriers de la terre. Autant de degrés économiques, — autant de degrés
de misère, — et autant de degrés de psychologie, de moralité et de
sensibilité morale.
C'est ainsi que l'économie moderne, non seulement s'est arrangée de
façon à soustraire au travailleur le produit intégral de son travail en
lui donnant en échange un salaire misérable qui ne fait que river les
chaînes avec lesquelles elle l'a attaché à la terre et aux machines, —
elle lui prend aussi sa santé organique, — elle lui martyrise sa
taille, son crâne, ses nerfs, son organisme entier. Elle lui prend
encore plus. Elle lui prend sa sensibilité morale. Jouissance de la
richesse qu'il a produite, — jouissance de sa santé physique, — jouis-
sance spirituelle de ses facultés et de ses sentiments — elle lui a pris
tout, en le forçant à vivre d'une vie malsaine et sans pain, une vie qui
ne vaut pas d'être vécue.
Alfred Niceforo
Professeur à l'Université de Lausanne.
Autour d'une Vie
Si le prince Kropolkine (appelons-le prince, pour nous souvenir aus-
sitôt que dès sa onzième année, p^r un caprice révélateur d'enfant sen-
sible aux récils de son précepteur sur la nuit française du .\ août 17^9,
il a cessé de vouloir l'être), si le prince Kropotkine était un auteur, au
lieu d'être un homme; si Autour d'une ('/e(i) était un roman, au lieu d'être
le plus passionnant document de psychologie et d'histoire, mais aussi le
plus vrai et le plus humain qui nous ait encoj'e été donné sur tout le
grand inystère russe ; si le prince Kropotkine avait imaginé cette œuvre,
au lieu de la revivre dans les jeux et les joies de sa mémoire : Au tout-
dune vie serait le livre à la mode. Nos gazettes, graves et légères,
vanteraient Kropotkine, comme elles ont su vanter Nekhludov. Songez-y :
l'admirable « roman russe » ! Cependant les gazettes se taisent. Le livre
n'est pas sur toutes les tables. S'il fait honnêtement son chemin dans le
monde, il le doit à l'obscure propagande individuelle de ses amis d'élec-
tion ou de hasard. Or, ce livre a tout pour plaire : il contient de la pen-
sée, de la bonté, de l'humour, des aventures; il est varié, il est amu-
sant, il émeut. Pourquoi les gazettes se taisent-elles ! A qui vient de lire
Autour dune çie, le rapprochement avec Résurrection s'impose : c'est
le même livre, de même ligne et de même essence. On nous a beaucoup
parlé de Résurrection, On ne parle pas (ï Autour d'une vie. C'est que
peut-être une chimère (même la plus audacieuse et sublime chimère)
n'inquiète pas tant qu'un témoignage.
J'examinerai le témoignage.
Moscou en 1843, sous le tsar Nicolas I". Dans ce foyer antique de
l'aristocratie russe, le vieux quartier des Ecuyers, faubourg Saint-
Germain de Moscou. Cest là que naît Pierre Kropotkine, quatrième
enfant d'une race noble et militaire, dont la fortune est en « âmes » de
paysans.
Un père dur et rétrogade. Une mère charmante, jolie et rêveuse,
« grande, svelte, casquée d'une lourde chevelure châtain, les yeux brun
foncé et la bouche toute petite ». Elle livre ses peines aux cahiers
secrets, ses confidents, où sa ferme écriture copie aussi les poésies
interdites parla censure politique. Un bal. Le froid. La phtisie emporte
cette jeune mère délicate et énigmatique. Le père se remarie, épouse
par ordre une belle 1111e au pur profil grec, nièce d'un tout-puissant
général. Le petit Pierre et son frère Alexandre, plus âgé d'un an, vont
(1) Traduit de l'anglais par MM. Francis Leray et Alfred Martin. Préface de
M. Georg Brandes. Stock, éditeur.
/,3o LA REVUE BLANCHE
appartenir aux précepteurs cosmopolites. Les serviteurs russes les plai-
gnent, les protègent, parce qu'ils ont vénéré et chéri la morte.
En i85o, Pierre Kropotkinea huit ans. La noblesse moscovite fête, en
de splendides cérémonies, le vingt-cinquième anniversaire de l'avène-
ment du tsar Nicolas. Les bambins ont leur part à ces spectacles. On
met au petit Pierre un riche costume de jeune prince persan, orné d'une
ceinture de pierreries. Sous le h^ut bonnet d'astrakan, ses boucles
encadrent la drôlerie de sa figure ronde. Le tsar le remarque, l'appelle
sur l'estrade, lui donne des biscuits, le taquine, et l'admet au corps des
pages. C'est une grande faveur. Mais elle n'étonne pas le petit Pierre :
il pense davantage à ses biscuits.
Ces souvenirs d'enfant privilégié par la naissance, le prince-philo-
sophe en exil à Londres les peint aujourd'hui sans horreur, d'une plume
amusée et fidèle. Faits et impressions, rien n'y 'manque. Dès que vint
sa forte et sérieuse jeunesse, Pierre Kropotkine a bifurqué, trouvé le
bonheur (lui-même l'atteste) sur une route que n'attendaient pas ses
origines et ne lui léguaient point ses ancêtres. Sa vie est de son choix :
et il s'y maintient. Mais par un raffinement d'artiste et une hardiesse
dont on lui sait gré, il semble se plaire à restituer au vrai les images
produites sur son àme d'enfant par les magnificences luxueuses de sa
première vie : de la vie qu'il pouvait ne pas abdiquer.
Kropotkine a-t-il eu sa « crise » ?
Entre l'abandon de la carrière d'honneurs, militaires ou scientifiques,
qu'un homme si doué et si favorisé était libre de conquérir, et l'accep-
tation de la vie de travail sincère et d'exode qu'il a su lui préférer a-
t-il eu ses débats intimes, ses timidités, ses inquiétudes, et, pour les
résoudre, leur déchirement par élan mystique.
C'est ce qui n'apparaît dans son livre en aucune manière.
Un développement continu, où d'abord il ne cherchait nullement les
occasions d'un affranchissement solennel, mais où non plus il ne tentait
jamais d'échapper aux problèmes de conduite que la conscience pose
inévitablement à tout homme honnête et qui pense, l'a mené peu à peu
jusqu'au point de rupture. Mais, dans son récit, il réduit ou minimum
l'effort fourni pour abolir dans la pratique les habitudes condamnées par
son esprit et se livrer pour toujours à la vie que de jour en jour il sen-
tait plus conforme à sa vraie nature. Si bien que, dans l'ensemble, il se
donne presque les apparences d'avoir reçu cette vie du dehors, plutôt
que de l'avoir appelée et de s'être offert. « Cet homme, dit M. Georg
Brandes dans l'intelligente préface qu'il a mise à l'autobiographie de
Kropotkine, est la simplicité même. » Si simple qu'on s'y tromperait.
Pas l'ombre de charlatanisme, de description complaisante d'un état
de grâce dans les étapes de sa conversion. Mais n'allez pas jusqu'à
douter qu'elle fût le choix, réfiéchi et sans surprise, d'une vie moins
facile et supérieure. A lire attentivement ce gros livre attachant et véri-
dique, où l'auteur se donne sans réserve aux hommes et aux choses
qu'il a vus et glisse volontiers sur lui-même, il est aisé de chasser les
Al'TOUU d'une vie ',3i
ombres d(>nt il protèg-e les beautés de sa vie intérieure et de discerner
dans la direction de son existence la part de sa volonté, qu'il fait
modeste et qui fut grande.
A TKcole des pa^es, Kropotkine ne pense pas comme plus tard en
Sibérie, ni en Sibérie comme après avoir approché en Suisse les survi-
vants de la Commune parisienne et élaboré sa propre doctrine au con-
tact des horlogers libertaires du Jura. Lui-même, au grand-duc stupé-
fait qui le visite et le questionne dans la prison de Pétersbourg, il n'a
pas manqué de répondre un jour judicieusement : « Au corps des pages,
Tétais un enfant, et ce qui est à l'état latent dans l'enfance se précise à
l'âge d'homme. »
Knfanl, nul doute que l'amour et la pitié suscités dans son jeune
cœur pour les serfs du domaine paternel aient engendré en lui les pre-
mières tristesses que donne le spectacle de Tinégalité injuste. Au corps
des pages, nous le retrouvons pres<|ue un petit conspirateur, tout le con
traire assurément de Tadolescent souple et désireux de parvenir. Rn
Sibérie, son expérience et sa pensée se forment.- Lorsqu'il sort de
TMcole des i)ages, officier studieux et candide, Kropotkine choisit, pour
létonnement de ses camarades, de se faire expatrier là-bas, au service
delà Russie et du tsar. L'abolition récente du servage, les dispositions
encore incertaines d'Alexandre II, permettent d'espérer un changement
dans l'ordre russe : il serait beau d'ouvrir la voie aux réformes civili-
satrices î La déception est rapide. Mais elle n'est pas infructueuse.
« Les cinq années que je passai en Sibérie, dit Kropotkine, me furent
dune extrême utilité pour la connaissance de la vie et des hommes,
m'apprirent bien d?s choses que j'aurais diflicilement apprises ailleurs.
Je compris bientôt l'impossibilité absolue de rien faire de réellement
utile aux masses par l'intermédiaire de la machine administrative. Je
me délis de cette illusion à jamais. Puis je commençai à comprendre,
non seulement les hommes et les caractères, mais aussi les ressorts
intime de la vie sociale. Le travail èdificaleur des masses inconnues,
dont on parle si rarement dans les livres, et V importance de ce tra^
vail èdi/icatcur dans révolution des formes sociales m' apparurent en
pleine lumière. »
C'est là. aussi, en Sibérie, que le saisit la vocation des grands tra-
vaux géographiques et géologiques. Pour une famine à prévenir, son
métier d'oflicier solitaire et maître d'agir lui donne une occasion de
naviguer en tons sens le mélancolique et fougueux fleuve Amour. L'es-
prit d'entreprise Tinitie à la passion d'explorer et de découvrir. Soit dit
en passant.il est typique qu'un Kropotkine ait le premier, voici quarante
ans, jalonné vers l'est sibérien la route de cette Mandchourie gonflée
d'or, (jup 1 ogre russe tàte présentement de son étreinte.
Va-t-il demeurer officier? Dès ce temps, c'est chose bien improbable.
Ses chimères détruites, sa carrière militaire est à la merci d'une seule
circonslame où il reconnaisse un conflit latent entre les acquisitions de
sa pensée et la permanente menace de ses devoirs professionnels. Cette
\V2 LA REVUE BLANCHE
circonstance vient. C'est la révolte, suivie de fusillade, des insurgés
polonais déportés en Sibérie.
L'escadron d'Alexandre Kropotkine, stationné à Irkoutsk, reçoit l'or-
dre de partir pour la répression :
Four mon frère et pour moi, dit Pierre Kropotkine, cette révolte fut une
(grande leron. Nous comprîmes ce que cela signifiait d'appartenir à l'armée.
I*ar bonheur, le chef du régiment auquel appartenait mon frère le connaissait
bien et, sous un prétexte quelconque, il ordonna à un autre officier de prendre
le commandement du détachement mobilisé. Autrement Alexandre aurait
carrément refusé de marcher et si j'avais été à Irkoutsk, j'aurais fait comme
lui.
Nous résolûmes donc de quitter le service et de retourner en Russie. Ce
n'était pas chose facile, surtout pour Alexandre qui s'était marié en Sibérie;
mais enfin tout s'arrangea, et, au commencement de l'année 1867, nous nous
mettions en route pour Pétersbourg.
Voici Pierre Kropotkine libéré du fonctionnarisme et changeant sa
vie à trente ans. sans trop de regret, même sans tristesse, à ce qu'il
semble. Où l'orientera-l-iiy S'il devait parier, il parierait : vers la
science.
Les émotions scientifiques sollicitent, elles absorbent toute sa jeuue
ardeur. Les voyages de Kropotkine en Sibérie lui ont fait connaître que
les cartes do l'Asie septentrionale sont mal faites, ou plutôt fautaisiste-
ment, sans nul sentiment de l'harmonie orographique et de la structure
vraie du plateau sibérien. Les théories du grand Humboldt ont stimulé,
mais égaré les géographes : elles ne s'accordent pas aux faits. Corriger
Humboldt, redresser les théories en allant aux faits, Kropotkine juge
cette Ulchc possible et magnifique ; elle le tente : il s'y engage. Pendant
deux années entières, il entasse les faits, analyse et collationne toutes
les observations barométriques recueillies par les voyageurs. Calculant
par elles des centaines d'altitudes, il les reporte sur la carte nue. Puis,
pendant des mois, son intense réflexion se concentre sur cette aridité
des faits, d'où la clarté d'une découverte devrait jaillir... et ne jaillit
point! Mais soudain, la clarté s'opère. Soudain, Pierre Kropotkine
retrouve, reconstitue, comprend tout le travail d'émergemcnt des mon-
tagnes dans les anciens Ages, sait comment les montagnt»s sibériennes
se sont soulevées, agglomérées dans la préhistoire, d'où elles viennent,
où elles tendent, comment elles rayonnent, et quelle impulsion pour
tout dire elles ont reçue de la nature ! Joie parfaite, une des plus solides
qu'il ait eues de sa vie peut-être. Si cette satisfaction du savant suffisait
à Pierre Kropotkine, rien ne dépendrait de lui comme d'en trouver
d'autres : il n'a qu'à se livrer à des recherches d'ordre géographique,
qui l'enchantent et, par une rencontre heureuse, sont précisément parmi
les seuls travaux scientifiques que le gouvernement de son pays, si
défiant envers toute pensée, n'interdise pas ou même encourage, comme
aidant au fond ses propres visées d'expansion et de conquête sur la plus
vieille moitié du globe.
AUTOUR d'une vie 431
Mais déjà, — ceci peint Pierre Kropotkine. — l'amertume d'un scru-
pule se mêle à la pureté de son plaisir. Trop de gens végètent dans les
bas-fonds! Trop de gens soulîrent, qu'il a vus souffrir! Paysans
asservis ou ruinés de Russie et de Finlande. Forçats politiques. Jusqu'à
ces condamnés de droit commun, « vagabonds et criminels prétendu-
ment incorrigibles v, qu'il a approchés dans ses années de Sibérie et
pour qui son cœur s'est ému d'une secrète indulgence. La plupart de
ces hommes ignorent jusqu'à la nature du plaisir aristocratique qu'est
resté de nos jours le plaisir de la science. Qui a le droit d'en jouir, tant
que des millions d'hommes, fils du même temps que nous et nos frères^
en seront exclus par les conditions positives de leur existence? Ces
hommes ne sont pas réfractaires à la culture. Si on se souciait d'eux,
eux aussi, ils aimeraient savoir, ils seraient capables d'apprendre. Ceux
à qui le hasard de leur supériorité intellectuelle et sociale a fourni des
moyens de culture devraient sentir (jue leur fonction immédiate en ce
monde est de répartir sans tarder aux autres hommes les vérités actuel-
lement conquises et ils pourraient y mettre leur bonheur: égoïstement ces
mcmes hommes préfèrent se cultiver eux-mêmes, aller de l'avant, décou-
vrir encore. Et, au lieu d'élever dès maintenant le niveau de l'humanité
moyenne, ces savants font l'œuvre mauvaise de maintenir la science
comme un privilège et, — par cela seul qu'en la perfectionnant ils la
rendent moins accessible, — de creuser chaque jour plus profondément
l'abîme qui sépare le bétail humain de l'élite humaine.
On voit la pensée. Mais je laisse ici la parole à Pierre Kropotkine.
L'idée qui s'est emparée de lui est éminemment expressive de son
caractère, ainsi que de sa doctrine future. Fausse ou vraie, elle est em-
preinte d'une beauté morale qui ne sera contestée par personne.
1871. L'automne. Kropotkine est en Finlande, pour un voyage
d'exploration des dépôts glaciaires. Un télégramme lui parvient, que
lui adresse la Société russe de géographie : « Le Conseil vous prie
d'accepter la charge de secrétaire de la Société .» Ce poste, jusqu'à
ce jour, avait été son ambition : il pensait pouvoir y rendre d'impor-
tants services à la science. A présent qu'il s'offre, Kropotkine réiléchit
gravement, et il répond par télégramme : « Remerciements les plus
sincères, mais ne puis accepter. »
Quelles étaient ses raisons ? Voici :
Dans la vie humaine, il n'y a pas beaucoup de joies égales à la joie de
voir naître tout à coup une théorie illuminant l'esprit après une long^b
période de patientes recherches. Celui qui a une fois dans la vie ressenti
cette joie de la création scientifique ne l'oubliera jamais ; il lui tardera de la
renouveler; et il souffrira à la pensée que ce genre de bonheur est le lot d'un
bien petit nombre d'entre nous, tandis que tant de gens pourraient prendre
leur part, plus ou moins grande, de ce bonheur, — si les méthodqs scienti-
fiques et les loisirs n'étaient le privilège d'une poignée d'hommes...
11 arrive souvent que des hommes jouent un certain rôle politique, .so-
cial ou familial, simplement parce qu'ils n'ont jamais eu le temps de se
demander si la position où ils se trouvent et l'œuvre qu'ils accomplissent
28
'|34 LA REVUE BLANCHE
leur conviennent; si leurs occupations s*accordent réellement avec leurs
désirs intimes et leurs aptitudes, et leur procurent la satisfaction que chacun
est en droit d'attendre de son travail. Les hommes actifs sont tout particu-
lièrement exposés à se trouver dans cette situation. La vie s'écoule, et on ne
trouve pas le temps de penser, on ne trouve pas le temps de regarder la
direction que prend votre vie. Tel était le cas pour moi.
Mais, à celte époque, pendant mon voyage en Finlande, j'avais des loisirs.
Lorsque, dans une karria finlandaise à deux roues, je traversais quelque
plaine dépourvue d'intérêt pour le géologue, ou bien lorsque j'allais, le
marteau sur l'épaule, d'une sablonnière à l'autre, je pouvais réfléchir; et je
poursuivais une idée qui parlait plus fortement à mon cœur que la géologie,
et qui obsédait mon esprit. Je voyais quelle somme immense de travail four-
nissait le paysan finlandais pour défricher le sol et briser les dures mottes
d'argile, et je me disais : <' J'écrirai, je suppose, la géographie physique de
cette partie de la Russie, et j'indiquerai au paysan la meilleure manière de
cultiver lé sol. Ici, un extirpateur américain serait inappréciable; là, cer-
taines méthodes de fumure seraient indiquées parla science... Mais à quoi
bon parler à ce paysan de machines américaines, quand il a à peine assez
de pain pour végéter d'une moisson à l'autre, quand le fermage qu'il a à
payer pour cette terre argileuse devient de plus en plus élevé à mesure
qu'il réussit à améliorer le sol? Il ronge son biscuit de farine de seigle, dur
comme pierre, qu'il cuit deux fois l'an. Avec ce pain, ii mange un morceau
de morue terriblement salé et boit du lait écrémé, dominent oserais-je lui
parler de machines américaines quand tout ce qu'il peut produire, il le
vend pour payer sa ferme et ses impôts? Ce dont il a besoin, c'est que je
vive avec lui, pour l'aider à devenir le propriétaire ou le libre possesseur de
cette terre. Alors il lira des livres avec profit, mais non maintenant ». Et ma
pensée allait de la Finlande à nos paysans de Nikolskoïé...
La science est une excellente chose. Je connaissais les joies qu'elle pro-
cure et je les appréciais peut-être plus que le faisaient beaucoup de mes
collègues. Mais quel droit avais-je à ces nobles jouissances, lorsque, tout
autour de moi, je ne voyais que la misère, que la lutte pour un morceau de
pain moisi? Tout ce ([ue je dépenserais pour pouvoir m'atlarder dans ce
monde de délicates émotions serait infailliblement pris dans la bouche
môme de ceux qiii faisaient venir le blé et n'avaient pas assez de pain pour
leurs enfants. Cela devait être pris sur le nécessaire de quelqu'un, parce
que la production totale de l'humanité est encore trop peu élevée.
Le savoir est une puissance énorme. Il faut que l'homme sache. Mais nous
savons déjà beaucoup de choses ! Qu'adviendrait-il si ces connaissances —
et rien que ces connaissances — devenaient le bien commande tous? La science
ne progresserait-elle pas alors par bonds, et l'humanité n'avancerait-elle pas
à pas de géant dans le domaine de la production, de l'invention et de la
création sociale, avec une rapidité que nous pouvons à peine imaginer aujour-
d'hui?
Les masses ont besoin d'apprendre ; elles veulent apprendre ; elles peuvent
apprendre. Là-bas, sur la crête de cette immense moraine qui serpente entre
les lacs, comme si des géants en avaient à la hâte amoncelé les blocs pour
joindre les deux côtes, voilà un paysan finlandais plongé dans la contempla-
tion des admirables lacs semés d'îles qui s'étendent devant lui. Pas un de
ces paysans, fût-il le plus pauvre, le plus accablé de tous, ne passerait là
sans s'arrêter pour admirer le paysage. Plus loin, sur la rive d'un lac, un
autre paysan chante un si beau chant que le meilleur musicien lui envierait
AUTOUR d'une vie r^f>
sa mélodie pour le sentiment puissant et la profonde rêverie qui s'en déga-
gent. Tous deux sentent profondément, tous deux méditent, tous deux pen-
sent; ils sont mûrs pour étendre le cercle de leurs connaissances : mais
permettez-le-leur, mais donnez-leur les moyens d'avoir des loisirs I Voilà la
direction dans laquelle je dois agir, voilà les hommes pour qui je dois tra-
vailler. Tous ces discours sonores où il est question de faire progresser
l'humanité, tandis que les auteurs de ces progrès se tiennent à distance de
ceux qu'ils prétendent pousser en avant, toutes ces phrases sont do purs
sophismes faits par des esprits désireux d'échappor à une irritante contra-
diction.
Et voilà comment j'envoyai à la Société de géographie une réponse néga-
tive.
M. Georg Brandes, préfacier à' Autour dune vie^ intervient ici, —
et vaut qu'on l'écoute. M. Georg Brandes, qui admire et aime Kropot-
kine, ne pense pas du tout comme lui. Kropotkine croit au <c travail
édificateur des masses inconnues », assure que la science elle-même
bénéficierait de la collaboration unanime d'une humanité tout entière
plus haute. M. Georg Brandes objecte: «Avec de telles idées, Pasteur
n'aurait pas été le bienfaiteur de l'humanité qu'il a été. Après tout, dans
la longue suite des âges, tout tourne au profit de la masse du peuple.
Je crois qu'un homme fait tout ce qu'il peut pour le bien-être de tous,
lorsqu'il produit pour le numde avec le plus d'activité possible ce qu'il
est capable de produire )>. M. Georg Brandes peut avoir raison, sur
le fond, contre Kropotkine. Mais sa critique même est de nature à justi-
fier Pierre Kropotkine d'avoir écouté le penchant qui lui commandait
de s'abstraire de la science personnelle et de donner directement sa
pensée et sa vie aux autres hommes. Pas plus que Pasteur, un homme
de sa trempe et de sa qualité spirituelle ne se trompe jamais entière-
ment sur sa destinée. Ne reprochons pas à Pasteur d*étre resté dans son
laboratoire : sa manière n'était pas mauvaise de travailler « pour son
semblable ». Mais un Kropotkine était voué, ou nul ne le fut jamais, à
se donner tôt ou tard aux efl'orts spéciaux que veut, elle aussi, la
préparation de la société future.
A nous autres Occidentaux, un élément nous manque encore pour
comprendre et situer vraiment sa décision intransigeante.
Nous avons quelque peine à admettre la nécessité de ce choix entre
deux modes d activité qui ne nous paraissent pas si absolument exclu-
sifs l'un de l'autre. Chez nous, lorsqu'un maître de la science comme
M. liimile Duclaux, ou un philosophe comme M. Gabriel Séailles, ou un
roi de la littérature comme M. Anatole France vont parler le soir dans
les Universités populaires aux ouvriers des faubourgs et s'entretenir
avec eux de leurs meilleurs soucis communs, rien ne les a empêchés
pendant le jour de travailler pour eux-mêmes, rien ne les empêchera de
recommencer le lendemain. La liberté de penser, la liberté individuelle
nous sont départies dans une assez large mesure. Leur prix apparaît
par comparaison. L'une aidée de l'autre ont relativement aplani chez
^'^^ LA REVUE BLANCHE
désiraient se joindre à ces autres jeunes filles qui se portaient en foule,
libres et heureuses, aux cours de l'Université. La lutte dura des années. Les
parents, celte fois, ne cédèrent pas et le résultat fut que l'aînée s'empoisonna,
et qu*on permit alors à la plus jeune de suivre les cours.
On comprend l'émoi de ces familles. Elles considéraient avec stupeur
et chagrin leurs fils vivant en ouvriers, et leurs filles portant les cheveux
courts des étudiantes. Pénétrées d'instinct à leur é^ard des défiances
assez raisonnées qui inspiraient le gouvernement russe, elles ne se dissi-
mulaient pas qu'au ç narod se liait tout un monde de méditations
subversives pour Tordre existant et de risques atroces pour les impru-
dei'^^ précurseurs. En Russie, l'acticm populaire éducative ne pouvait se
séparer longtemps de l'agitation politique et des menées révolution-
naires.
Toutefois ce n'est pas en Russie, — c'est en Suisse que Pierre Kro-
potkine devient un révolutionnaire. Et la foi révolutionnaire, même
lorsqu'elle est chez lui assurée et consciente, ne transforme pas sa vie
du jour au lendemain.
Kropotkine entreprend, en 187a, son premier voyage dans l'Europe
occidentale, en chercheur encore et dans le dessein limité d'observer les
faits et les hommes et de conquérir des idées, mais ne sachant nulle-
ment à miellé croyance établie il acceptera de se convertir ou quelle
pensée plus mobile lui-même créera. Le réformisme politique de la jeu-
nesse russe radicale ne lui suffit déjà plus sans doute. Mais le nihilisme
plus ou moins terroriste, au demeurant assez trouble, qui est au fond du
p narod, ne le satisfait pas non plus entièrement : il veut, pour agir, se
savoir dirige, non par des aspirations généreuses, confuses et purement
sentimentales, mais par une doctrine aussi réaliste que possible et « une
vue claire du but visé ». Son séjour en Suisse lui dessine ses horizons.
En regard du monde à détruire, il imagine quel monde serait à susciter.
Kropotkine arrive à Zurich au printemps 1872. Après la guerre
franco-allemande et la défaite de la Commune, la Suisse est un des
refuges où se concentrent la pensée et l'action socialistes. L'Internatio-
nale, traquée ou suspectée partout ailleurs, garde oistensiblement des
sections locales à Zurich. La ville est peuplée de nihilistes russes,
vivant en colonies unies et pauvres, et de propagandistes européens.
Pierre Kropotkine est déjà quelque peu documenté sur Tlntornationale
par la lecture des journaux russes, si discrets qu'ils fussent dans les
informations de ce genre : mais il brûle de se mieux instruire sur elle.
Pour la bien connaître, rien de plus commode que de s'y affilier. C'est
à quoi ne manque pas Pierre Kropotkine dès son arrivée à Zurich.
Prince russe en villégiature, il se fait admettre sans peine à l'Interna-
tionale des travailleurs... (Sans doute, il avait de bonnes recommanda-
tions») Mais, encore une fois, il conserve sa liberté intérieure : son atti-
tude est d*un curieux sympathique, non d'un adepte et partisan.
De Zurich, Kropotkine gagne Genève, et naturellement continue de
fréquenter dans les mêmes milieux. Les sections genevoises de Tinter-
AUTOUR DUNE VIE V-Uj
nationale se réunissaient dans une grande salle louée ou prêtée par la
loge maçonnique. C'était leur cercle. Kropotkinc peut à son aise appro-
cher et interroger les chefs du mouvement, mais surtout sonder les
ouvriers, vivre avec eux, lire en eux.
Et c'est là, à Genève, au a Temple Unique >; des francs-maçons, qu'il
sent enfin s'accomplir en lui ce déclenchement préparé, prévu, guetté
depuis si longtemps par lui :
Les ouvriers, écrit-il, avaient mis toutes leurs espérances dans le mouve-
ment international. Pas un ne désirait la guerre sociale, mais tous disaient
que si les classes dirigeatites rendaient la lutte inévitable par leur oh.stina-
tion aveugle, il faudrait combattre à outrance, pour\'u que la lutte procurât
aux masses opprimées lo-bien-étre et la liberté. Des milliers d'ouvriers don-
naient, jour par jour, semaine par semaine, année par année, leur temps et
leur arg-enl, prenant même sur leur nourriture, pour assurer l'existence de
chaque groupe et la publication des journaux, pour défrayer les dépenses
des congrès et venir (în aide aux camarades qui avaient soulî'ert pour la
cause du parti. Je fus égaUnnent frappé de rinlluencc moralisante exercée
par rinternalionale. La plupart des internationalistes parisiens s'abste-
naient presque complètement de boire et tous avaient renoncé à fumer,
a r*ourquoi nourrir en moi cette faiblesse? *> disaient-ils. Il ne fallait pas
peu de r.ourage pour s'afiilicr ouverlement à une section de l'Internationale
et affronter le méconlenlemcnt d'un patron, s'exposer à être probablement
renvoyé à la première oc(%ision et condamné à rester de longs mois sans
travail. Mais même dans les circonstances les plus favorables, le fait d'ap-
partenir à une association ouvrière ou à un parti avancé entraîne une série
de sacriliciîs continuels. Il n'y a pas jusqu'à la miriime cotisation donnée
pour la cause coniiniiuo qui ne représente une lourde charge pour le maigre
budget d'un ouvrier européen, et il faut débourser plusieurs gros sous
cha(pie semaine. C'est aussi un sacrifice que d'assister fréquemment aux
réunions. Pour nous, ce peut être un plaisir de passer quelques heures dans
une assemblée, mais pour des hommes dont la vie commence à cinq ou six
heures du matin, ces heures doivent être prises sur le repos nécessaire. Cet
esprit de sacrifice a tait pour moi un reproche de tous les instants... Je sen-
tais de plus en plus que mon devoir était d'associer ma vie à la leur. Step-
niak dit que tout révolutionnaire a eu dans sa vie un moment où il a été
amené par une cin'onstance, si insignifiante fût-elle, à faire le serment de
se consacrer à la cause de la révolution. /e .sais quel fut pour moi ce moment;
Je l'ai vécu après un des meetings tenus au Temple Unique, où je ressentis
avec plus d'acuité que jamais combien lâches sont les hommes instruits qui
hésitent à mettre leur culture intellectuelle, leur savoir, leur énergie au ser--
vice de ceux qui ont tant besoin de cette culture et de cette énergie...
Pourtant, des doutes prennent Kropotkine: non sur la sincérité esti-
mable des ouvriers socialistes ; mais sur le désintéressement de cer-
tains de leurs meneurs politiciens. Lui-même veut bien a se consacrer
à la cause de la révolution » ; mais il n'entend pas que cette offre de soi-
même soit une duperie. Un moraliste comme Kropotkine n'est guère
apte à se mêler à la guerre des partis, })arco qu'il ne sait pas en assi-
miler les déchets, et (peut-être à tort) ne croit point qu'une politique
souillée de quelque impureté interne puisse en fin de compte être effl-.
4iO LA REVUE BLANCHE
cace au relèvement de l'humanité. Son mécontentement le pousse hors
de Genève. La politique socialiste, autoritaire et compliquée, pouvait-
elle garder un homme de son tempérament? Un Russe de Genève ne s'y
trompe point. Kropotkine lui apnonce son intention de poursuivre son
voyage d'études en allant observer de près les horlogers bakounistes
du Jura. Le Russe le regarde et soupire : a Je crois que vous ne nous
reviendrez pas; vous resterez avec eux. »
De fait, à Zurich et à Genève, Kropotkine avait été attentif et inté-
ressé : mais dans le Jura, il fut charmé, émerveillé, pris pour toujours.
Sa pensée et ses sentiments sont satisfaits par ce qu'il voit. Et lui aussi,
n'est-il pas d'abord un être de sentiment? Dans ce pays de collines, à
petite industrie individuelle, les ouvriers, privilégiés en ce qu'ils échap-
pent à l'écrasement de la fabrique et de l'usine, vivent indépendants,
cultivés, amis. Bakounine, apôtre et prophète, les a formés, sans être
leur pape. « Le nom de Michel^ dit Kropotkine, revenait sans cesse dans
leurs conversations, non pas comme le nom d'un chef absent dont les
opinions feraient loi, mais comme celui d'un ami personnel, dont chacun
parlait avec amour et dans un esprit de camaraderie. Ce qui me frap-
pait le plus, c'est que l'intluence de Bakounine tenait moins à sa supé-
riorité intellectuelle qu'à sa personnalité morale. Dans les conversations
sur l'anarchisme ou sur l'atlitude de la Fédération, je n'ai jamais
entendu dire: u Bakounine a dit cela » ou « Bakounine pense ainsi »,
comme si un pareil argument pouvait clore la discussion... Je n'ai
jamais entendu invoquer le nom de Bakounine comme une autorité
qu'une seule fois, et cela me surprit tellement que je me souviens encore
du lieu où cette conversation eut lieu et des circonstances qui l'entou-
rèrent. Des jeunes gens s'étaient mis un jour à tenir devant des femmes
des propos peu respectueux pour l'autre sexe. L'une dos femmes présentes
y mit tout à coup fin en s'écriant : « Dommage que Michel ne soit pas
ici; il vous aurait remis à votre place! » Kropotkine déclare : « Quand
je quittai ces montagnes, après un séjour de quelques jours au milieu
des horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient fixées. J'étais
anarchiste. »
Et il ajoute : « C'est pénétré de ces idées que je rentrai en Russie. »
Nous respectons infiniment la police russe. De toutes les polices, ce
doit être la plus aisément renseignée et la plus puissante. Et pourtant,
il faut avouer que le « cas » de Pierre Kropotkine donne un démenti
bien troublant à l'estime et à la confiance qu'on accoutume de mettre
en elle.
Car enfin, voici un prince russe qui voyage en Suisse. Plutôt qiie de
fréquenter la bonne compagnie des glaciers et des grands hôtels, il se
mêle à la pire engeance, s'affilie à l'Internationale, puis n'abdique le
socialisme que pour s'élancer vers l'anarchie. Lorsqu'il revient en
Russie, son premier soin, à la frontière, est d'introduire en contrebande
tout un ballot de livres interdits par la censure. Il s'installe à Péters-
bourg. Personne ne l'inquiète. Personne ne lui demande des comptes.
AUTOUR D UNE VIE 'l 'l »
Et il reprend paisiblement ses habitudes à la Cour. La Russie serait-
elle moins bien gardée qu'on ne nous racontée ?
Pendant les deux années qui suivirent la date de ce retour, nous ne
voyons non plus chez Kropolkine nul besoin do s'immoler, de s'olTriren
holocauste aux prisons et aux bagnes du tsar. Simplement, il cherche la
plus sûre méthode d'une action utile, et il se crée des amitiés. Souvent
il lui arrivait, nous dit-il. de dîner « dans une riche maison », ou môme
<c au Palais d'hiver», puis de prendre un fiacre, de courir troquer^es
vêtements dans un logis secret, pour aller rejoindre « ses amis les ou-
vriers ». Rien de libre en Russie : cela même, qui semble innocent, con-
verser avec des ouvriers, éveillerait les soupçons de la police. On est
tenu à des précautions.
Alors, que faire ? Kropolkine, riche et bienfaisnni, pourrait-il se iixer
dans ses propres terres et se consacrer à l'activité permise des alîaires
locales, mais en vue d'élever le bien-élre matériel et moral de ses
paysans? Ailleurs, peut-être. En Russie, non. A peine l'idée s'en offre-
t-elle, qu'il y renonce : il y aurait trop à compter avec la défiance ])ara-
lysante des autorités, leur mauvais vouloir et leurs pièges. Rien ne Tait
mieux sontir combien, dans un pays esclave, tout progrès pacifique est
empêché. Les i\mes les plus douces et les plus sérieuses sont conduites
à sympathiser avec le terrorisme et la chimère.
Ce Kropotkine, qui, né en France ou en Angleterre, serait peut-être
devenu tout au plus une manière de radical ou de grand seigneur phi-
lanthrope, est vraiment un produit de sa civilisation : l'autocratie russe
en a fait un théoricien et un militant de l'anarchie. Je ne raconterai pas
comment il fut appréhendé sur les indications d'un traître, un soir où,
sortant d'une séance animée de la Société de géographie, il était rentré
chez lui brisé de fatigue. Pour connaître ces aventures, c'est au livre
qu'il faut recourir : chaque détail du récit suggère que l'impénétrable
Russie est peuplée de révolutionnaires, même dans son armée, même
chez ses geôliers. Et ce récit de captivité n'a pas son pareil en littérature :
cela dépasse — et de haut — Casanova. Pour moi, la prison de l'admi-
rable Kropotkine évoquerait plutôt, par deux ou trois traits de ressem-
blance, la prison de l'aimable, mais insignifiant Fabrice, dans la tour
du général Fabio Conti. Et peut-être après tout la Russie contempo-
raine, au point de vue des principes politiques et des mœurs adminis-
tratives, n'est-elle pas si éloignée qu'elle paraît de la Parme stendha-
lienne... Mais elle forme d'autres cœurs et d'autres cerveaux.
Le prince Kropotkine vit de nos jours en Angleterre, où il gagne la
vie des siens par les travaux qu'il fournit aux revues scientiques de cette
nation hospitalière. En Europe, il a trouvé d'illustres amis, comme les
Reclus, et bien des pauvres gens l'approchent, auxquels il partage
l'argent qui passe entre ses mains, sans trop distinguer, me dit-on, les
honnêtes et les malchanceux des paresseux et des équivoques. Indul-
gent pour tous, le prince-anarchiste ne hait personne (ou si peu de
gens!) et, n'excommuniant qui que ce soit, pas même les riches, honore
en chaque homme l'humanité.
Robert Dreyfus
2^^ U)
Le Père Perdrix
DF.UXIÈME PARTIE
CHAPITRK IV
Que les beaux jours sont courts! Ils vécurent Tun à côté
de Tautre. Octobre s'adoucit vers sa fin et Tazur exhalait des
nuages très doux qui voilaient le monde d'une intéressante
mélancolie. Ils pouvaient encore s'asseoir sur le banc pen-
dant la journée et restaient assis tous les deux, se frottant
Tun à l'autre, et cueillant sur la rue, sur les maisons, sur
les passants, des sentiments calmes qu'ils posaient à leurs
pieds. Le Vieux ne regrettait que cela :
— Je regrette, mon ami, de ne pouvoir te donner que de
la soupe et des pommes de terre. Tu ne sais pas ce qu'il
aurait fallu ? Il aurait fallu que tu puisses aller manger chez
eux et que tu viennes te reposer chez nous!
La pauvre Vieille leur faisait la cuisine, et ce n'était pas
bien long de secouer la marmite, de remuer le seau d'eau
et d'allumer quelque feu simple qui fumait avec âpreté
parce qu'il n'y avait pas de soufflet dans la maison. L'hiver
était plus commode à cause du poêle. A midi elle se servait
d'une chaufferette, et ils mangeaient souvent du réchauffé
de la veille. Elle était toute maigre, toute sèche et commen-
çait à se casser dans les reins, non pas qu'elle devînt bossue,
mais l'arête de son dos pointait et perçait sa robe. Car
tout s*use à la longue et les vieux ustensiles gardent en leur
peau plaintive on ne sait quelles fêlures qui craquent en
une fois et les vident.
La mère de Jean vint un matin. Elle posait la main sur la
poche de son tablier. Elle franchit les marches du seuil,
avec l'air appesanti d'un bœuf dont les idées sont simples, et
dit :
(1") Voir Lm. reoue blanche des l»»" et 15 mai. l« et 16 juin et 1*^' juillet 1902.
LK PKRE PEUDIUX 4 V^
— Voilà, toi! Ton père m'envoie. Tu nous a laissé deux
centss francs quand tu es arrivé. Ton père ne veut pas que
tu puisses nous accuser d'avoir gardé ton argent.
Elle sortit les deux billets de sa poche, les posa sur la
table, et avant de partir retourna la tête pour dire :
— Je ne veux pas te laisser sans remontrances. Tu nous
as rendus ridicules. Nous avons fait pour toi ce que per-
sonne n'avait fait avant nous. Il nous reste de toutes nos
privations la mortification de les avoir subies, et toi tu te
carres parce que tu as raison, parce que nous t*avons rempli
le ventre, parce que notre bêtise t'a servi à pouvoir un jour
te croire au-dessus de tes parents. C'est triste !
Elle s'en alla sans autre phrase. Pas un mot ne fut pro-
noncé, et elle descendit les marches comme si sa robe avait
pompé les paroles.
Tout à coup, la Vieille se trouva toute mince, et un
jour que quelqu'un la regardait, cela sauta aux yeux comme
une surprise. Quelque chose avait filé d'elle, presque en
une nuit. On dit : « Ce n'est pas étonnant, pauvre femme!
Elle s'est usée à nourrir son vieux feignant. >/ Elle avait
le derrière des oreilles bhmc, la peau des joues avalée, et
son regard s'arrondissait en regardant les pierres. Elle n'avait
pas l'air de s'en rendre compte. 11 n'y eut qu'une fois où,
rentrant de faire ses ménages, elle raconta : « Je n'5' com-
prends rien, je n*ai pourtant pas frotté plus que d'habitude,
c'est comme si les os me tombaient, w Le soir, elle alla au
cresson, revint avec son panier plein et dit : <c Té donc !
j'en ai encore pas mal ramassé. >y Ce fut le lendemain qu'elle
se leva en disant : « Je me dépêche de sauter du lit parce
que je sens que si je ne le faisais pas tout de suite, j'y res-
terais toute la journée. » Le surlendemain elle réveilla le
Vieux : « Oh ! là là! je ne peux pas me lever. Faudra pour-
tant que je me lève pour faire la soupe. >/ Vers sept heures
et demie il alluma le feu lui-même, puis elle passa ses bas,
son jupon, son caraco, fit bouillir la soupe et la trempa. Elle
n'avait pas le cœur à manger et elle regarda autour d'elle,
dans la maison, dans la rue, avec un dégoût qui lui venait
Vm la uevue blanche
de loin, comme si elle allait tout vomir. Ensuite, le Vieux
descendit pour annoncer à la femme de Roux, le boulanger,
que la Vieille, ce matin-là, ne se sentait pas à son aise.
L autre répondit :
— Dame! si ça dure, nous allons être obligés de prendre
une autre femme de rnénage.
Pendant ce temps, la Vieille restait sur une chaise à se
demander si elle pourrait balayer la maison. Jean se pen-
chait avec ses bons yeux de petite fille, comme une fon-
taine qui se pencherait :
— Dis-moi où tu as mal, ma Vieille...
— Oh! mon petit, je suis comme les vieux. J'ai mal
partout.
Elle se contenta de faire le lit de Jean, puis balaya, et de
temps à autre elle s'appuyait sur le manche à balai. Ce fut
ainsi qu'elle arriva jusqu'à dix heures, après quoi elle se jeta
sur son lit, toute habillée. D'ailleurs elle ne dormait pas,
mais le repos semblait lui prendre les reins et les remettre
en place.
A midi, tout de même, il fallut se mettre au repas. Elle se
leva, pela des pommes de terre, les coupa, les fit frire.
Comme les deux hommes mangeaient, elle posa son coude
sur la table, le menton sur son poing et regarda leur assiette
en pensant, ainsi que les cuisinières, au bonheur de voir
manger. Le Vieux avait envie de se fâcher :
— Mange donc ! C'est quand on est malade qu'on a besoin
de se soutenir. Tu t'écoutes trop.
Mais l'après-midi, elle fut bien heureuse. Elle s'étendit sur
le dos, croisa ses mains sur son ventre et, les rideaux étant
tirés, isolée du monde, elle formait avec son lit un seul
corps. Pas un bruit ne passa de la rue, le Vieux avait poussé
les contrevents et la chambre dans l'ombre semblait un
beau pays où Ton dort.
La journée du lendemain se passa de la même façon.
Pourtant le Vieux sut vaincre cette habitude qu'il avait
d'attendre les bouchées toutes mâchées. Il secoua cette
couche épaisse. La paresse s'était accumulée sur lui comme
du lard.
— Laisse donc. Je ferai bien la soupe moi-même.
LE PKllE PEUDIUX V*5
Elle ne voulut rien entendre: elle était assez ennuyée de
le voir allumer le feu !
La veille, elle n'avait pas fait le ménage à fond : alors elle
s'occupa des deux lits, balaya la chambre, épousseta. Elle
se traînait d'un coin à l'autre en renserrant ses mains sous
ses aisselles, ensuivant les murailles qui vous calent. Deux
fois elle fut obligée de s'asseoir, elle n'osait pas s'appuj'cr
au dossier de la chaise, pour se tenir prête à partir; et sous
sa robe ses os pointaient comme à un poulet vidé. Enfin elle
se remit au lit et s'éparpilla, en pauvre mère perdrix qui
traîne une couvée lasse. A midi elle se leva. Elle avait gardé
un peu de bouillon pour se soutenir, mais elle eut bien du
mal, et manger lui semblait un travail de raisonnement.
L'après-midi se passa comme la veille, parmi des néants
qui tombaient des rideaux, avec des chutes d'oubli, de
larges chutes d'oubli qui Tensevelissaient au milieu des
draps.
Jean et le Vieux restaient sur le banc, et leurs idées défi-
laient dans les heures. Jean sentait l'inquiétude de la voir
souffrir. Le mal humain pénétrait dans sa poitrine comme
une injustice constante et il ne pouvait comprendre que la
vie fût moins bonne que la bonté des bons cœurs. Il se
levait parfois, allait à la Vieille, écartait les rideaux. Elle le
regardait comme une dernière chose que l'on veut voir et
pour laquelle on a fait un long vo3^age. Elle sortait de sa
lassitude de pauvre femme et s'oubliait autant qu'un malade
peut s'oublier. 11 J'embrassait dévotieusement, elle le baisait
sur les joues et ses vieilles lèvres le suçaient un peu.
— Veux-tu que j'aille chercher le médecin?
— Mais non, mon petit, garde ton argent. J'irai peut-être
mieux demain.
Ah ! non, elle n'alhi pas mieux le lendemain. Elle voulut
se lever comme les deux autres jours, mais à peine posait-
elle le pied à terre qu'on fut obligé de lui tendre une chaise :
elle tléchissait! Le Vieux se fftcha -décidément :
— Nom de Dieu, tu seras donc toujours aussi bête! Je t'ai
assez dit qu'il fallait que tu restes au lit. Nous ferons la
soupe aussi bien que toi
Mais au lit elle ne fut pas encore tranquille. C'était une
\.\6 LA REVUE BLANCHE
manie ridicule : on lui mit un oreiller sous le dos, qui la
soulevait afin qu'elle pût mieux voir, et si ses bras et ses
jambes ne pouvaient pas se soutenir, du moins sa pensée
participait-elle à la cuisine. Elle ne perdait pas un coup
d'oeil, se penchait parfois et disait son mot.
— Tu mets trop de beurre... Là.,. Mets encore une petite
poignée de sel.
Il criait :
— Fous-moi la paix. J'ai pas besoin de tes conseils,
Elle les regardait manger et disait à Jean :
— Y a peut-être pas assez de soupe. Mange donc un
morceau de pain et de fromage, m'ami !
Ensuite le Vieux balayh. Elle n'avait rien à dire, mais
pourtant elle suivait le mouvement du balai, grattait les
coins où l'on a besoin de poursuivre la crasse d'un coup
pointu et se proposait le lendemain de chasser les araignées.
Elle ne put pas s'en empêcher :
— Je tâcherai de me lever dans la journée pour le lit du
petit.
Si l'après-midi elle n'eut à s'occuper de rien, c'est parce
que personne ne faisait rien. Elle habita toute seule la mai-
son. Les murs se renvoyaient un grand silence, les contre-
vents cachaient le jour et la vie s'étalait dans la chambre
comme une déesse endormie. Le lit demeurait dans son
coin avec les rideaux en étoufToir, sous lesquels passait le
frisson d'une idée qui s'accroche, le bourdonnement d'un
crâne plein de mouches et Téterncl besoin d'être la femme
de ménage et de ne pas dormir quand le travail vous attend.
Le soir, on la força : le Vieux lui mit une assiette de
soupe dans la main. Et mange, et mange ! La cuiller avait
des arrêts, de l'assiette à la i)Ouche, comme dans un voyage,
ensuite la Vieille reposait le coude sur son traversin, atten
dait qu'un autre élan lui vînt et se remettait à manger avec
un courage à chaque instant décru. Elle se soutenait à peine,
elle aurait eu besoin d'un bon remède pour lui recoller les
os. Elle se répandait dans le lit comme un vieux sac où les
objets ne sont plus en place, et tout était cassé : les reins lui
remontaient vers la nuque et son estomac garnissait sa poi-
trine d'un grand dégoût.
LE PÈRE PERDRIX 'l47
Le Vieux se coucha en disant : « On va voir demain com-
ment ça va marcher », puis le Temps se coucha lui-même
plein de soins quotidiens : deux ou trois larges secousses
que le Vieux donnait au lit avant d'y trouver sa place et le
ronflement de Jean qui montait comme une conscience qui
n'a pas à se cacher. La Nuit dormait en entier, dans la mai-
son, dans les rues, sous le ciel et semblait une halte en
attendant qu'on reprît la vie comme elle avait commencé.
La Vieille dans son coin se remuait avec du silence, impri-
mait à son corps des girations pour ne pas troubler le som-
meil qui l'entourait. Vers une heure, pourtant, une chose
lui échappa : c'étaient des soupirs un peu plus hauts qui
s'éparpillaient d'abord, accrochaient quelque organe et puis
s'étendaient. Et à deux heures le Vieux l'entendit pousser
par trois fois une sorte de plainte : Hein ! hein ! hein !... Il
demanda dans Tombre : ^< Est-ce que tu es malade? > Elle ne
répondit pas. Alors il la toucha. Ce fut comme s'il ravalait
son sang : elle ne bougeait plus ! Jean ronflait encore.
Deux jours plus tard, l'enterrement descendait la rue.
Jean et le Vieux précédaient la rangée des enfants: Jacques
et François, accompagnés de leurs femmes, et Marie avec son
homme. La douleur était plus grande, s'accroissant de cela
qui pouvait être un plaisir. Marie l'avait bien dit, la veille :
« Nous voilà tous réunis. L'autre fois, c'était elle qui faisait
la cuisine. — Ah! ma pauvre amie, elle ne la fera plus
maintenant y>, avait répondu le Vieux. Il y avait beaucoup
de monde parce qu'elle était courageuse et parce qu'on
savait que Jacques était mécanicien au chemin de fer. C'était
un groupe noir et tassé qui marchait et faisait penser à un
carré découpé en pleine petite ville de dimanche parmi des
vêtements noirs et des bras ballants. Le Vieux gardait à la
main son grand chapeau des jours de fête et s'en allait à la
cérémonie nécessaire, sachant se tenir sous tous les coups.
Jean le regarda : il avait la tête plate, presque battue, sous
son front vide, les^tempes avaient rentré et l'oxi sentait sa
destinée. Il était né sans surprise pour descendre cette rue
derrière un cercueil et sonner des sabots contre les pierres,
pour porter des lunettes noires afin que Ton ne sût pas s'il
pleurait; et l'on ne pouvait pas s'étonner de Jean non plus
V^H LA REVUE BLANCUX
car les aveugles sont appuyés. S'il y avait des bourdonnements
dans sa tête, on retrouvait ceux-là mêmes qui ronflaient
alentour du banc, presque informes comme des idées sans
phrases: la Vieille... de la terre... le retour à la maison,.,
sept ans comme un cul de plomb... II faut tout de même que
je sois un fameux feignant pour n'être pas capable de mang^er
du pain... Et l'autre avec ses oremus, car leurs paroles à
ceux-là sont payées... Il partait, s'asseyait à l'église, dans
ces églises d'enterrement qui sonnent le vide, descendait la
petite rue que l'on a vite descendue, arrivait en plein cime-
tière tout à côté de la fosse. Et c'était une vie qui s'arrêtait,
au bord de laquelle un ora pro nobis tombait avec une
pelletée de terre et faisait : poum ! Il remontait à la maison
où l'on ouvrait les contrevents que la mort avait fermés et
où la nouvelle lumière sur la chambre vide semblait avoir
les yeux rouges. Les bourdonnements étaient lourds, la
I tête se penchait, la Vieille n'était plus là : plus de cresson,
I plus de ménages ; le banc était en face : plus de pain !
j — Oh! va, ne te désole pas, mon père! disaient les
enfants.
C'étaient de bons enfants : ils avaient tous pleuré.
— Et surtout, embrassez bien ces pauvres petits, répon-
dait-il.
— Père Perdrix, il faut manger pour vous soutenir,
disait la femme de Pierre Bousset et elle donnait un coup
\ d'oeil à Jean tout mince dans son coin.
; Les brus firent un fricot : ce jour-là encore il devait
/ manger de la viande. Il y eut un temps d'attente et il man-
; geait. Les brus mangeaient, Jacques et François mangeaient
i et le silence battait, avec les couteaux, les assiettes, car
\ l'Autre, en partant, avait emporté le bruit de hi maison.
1 Pourtant un nuage planait à la hauteur des têtes, on portait
les yeux devant soi et c'était comme une attraction du
! centre de la table ronde. Les hommes n'osaient pas s'entre-
regarder, leurs pensées se gonflaient dans leur tête et sem-
blaient gonfler le silence jusqu'aux limites où la pléthore le
rompt comme une artère. Et cela devenait de la lâcheté.
Parfois une phrase à dire s'arrêtait, rebroussait sa route, se
tassait dans un buisson et décrivait des coups d'oeil comme
LE PÈRK pp:HDnix 449
une bête aux aguets. Le Vieux se taisait : c'était d'attente
que sa tête était chargée! Il avalait sa viande et ne s'éton-
nait guère parce que dans la vie l'on rencontre beaucoup
d'abandon. Jacques avait bon cœur : d'ailleurs il était pressé
par Theure du départ.
— Mon père, moi je t'enverrai cent sous tous les mois.
Le Vieux ne dit rien et comptait : trois sous et demi par
jour! Il avait Thabitude de ces calculs. Jacques reprit :
— Tu sais bien, quand on a des enfants... Enfin, si tu as
par trop besoin, tujne feras écrire. Et puis, vois donc, mon
père : à présent que tu est tout seul on ne te refusera pas au
bureau de charité.
— Oh! par exemple, je ne veux pas leur demander,
répondit le Vieux. Ils ont voulu me mettre à la porte, ils
voudront me reprendre, mais j'en suis le maître.
— Çà, c'est de la bêtise! s^écria François. La vraie fierté
consiste à avoir la panse pleine. Je ne parle pas de mon
frère : lui il gagne plus que moi. Enfin, je tâcherai aussi
de t'envoyer quelque chose.
— Tu parles à ton aise, dit Jacques. Chacun connaît sa
bourse. Mais, je ne dis pas que je ne lui donnerai pas de
temps à autre un peu plus que je ne promets. Toi, fais-en
donc autant.
Et la grande Marie agitait ses grands bras :
— Ne crains rien, mon père. On s'occupera de toi. Moi
je t'enverrai des provisions, des légumes, du café, du tabac
à priser et je t'enverrai aussi du sucre. Et puis les petites
viendront te voir et elles ne te seront pas à charge. Enfin,
je te le dis : n'aie pas peur.
Jean baissait les yeux : il avait une façon à lui d'être
malheureux quand les hommes n'étaient pas clairs.
CHAPITRE v
Il y a des choses simples : deux et deux font quatre. Les
deux camarades devinrent deux camarades d'hiver avec
le poêle entre eux, dont le ronflement garnissait les
tuyaux. Ils n'avaient rien à dire : la flamme parlait. Le
20
) 45o LA REVUE BLANCHE
[ Vieux avait tout abandonné : Brûlons notre bois, et s'il
I manque nous brûlerons la maison. Pour rien au monde,
•; il n'eût fait un pas: « Je veux voir ce qui arrivera. >
] Le cul sur le banc, le cul sur les chaises, la Vie pouvait
l rester, la Mort pouvait venir, il en était à regarder ses
! pieds. Il n'avait plus ses idées comme autrefois alors
-^T qu'il se sentait à côté du poêle et que se chauffer l'occupait :
! Je me chauffe ! La peau de son cœur s'était tannée, la peau
'( de ses os durcissait au feu et les contacts humains s'arrê-
j taient à sa tête comme des cris d'alarme aux pierres d'un
j clocher mort.
; Jean lui raconta une drôle d'histoire :
>
h — Dis donc, mon Vieux, je vais sans doute avoir une
j place à Paris. Il faudra venir avec moi.
I — Ah ! par exemple, mon ami, on me croirait bien fou !
1 II avait soixante-huit ans, la jambe enflée, les pensées
I dures, et vivait sur les deux cents francs de Jean avec du
.) pain et du fromage pour durer le plus longtemps. La Vieille
;j en mourant avait laissé trente francs, il n'avait pas encore
'\ payé le curé. Son âme de village s'était incrustée sans doute
t et les pierres de la maison ne la laisseraient pas partir.
j La seconde fois, Jean avait reçu une lettre et dit :
1: — Hé, Vieux! Je crois qu'on va bientôt y aller.
] — Tu es bête, mon petit. Laisse donc les autres dans leur
■j; trou.
; ^ On ne pouvait pas le remuer, ses pieds tenaient au sol
[,; ^ comme ses fesses à la chaise, et pour l'ébranler, il eût fallu
''i ébranler un système, transporter une petite ville et donner
1/ à une expérience de vieillard la vie nouvelle qui bouillonne
L; au cœur de ceux qui s'en vont.
La troisième fois, ce fut encore après une lettre. Jean
dit :
— Fais ta malle, mon Vieux. Dans huit jours on y
sera.
Le Vieux, soudain, plongea la tête comme on pique un
plongeon, rétrécit ses épaules d'un mouvement frileux et
s'assit de telle sorte que les idées noires l'entouraient en
[ longues bandelettes.
f Jean se mit à rire :
r
i .
\
\
LE PÈRE PERDRIX 45 I
— Débats-toi des pieds et des pattes. Y a pas là, je t'em-
mène !
C'était une folie qualifiée, qui demeurait de minute en
minute, battait, et qui secouait les meubles dans la maison.
Il n'y avait qu'à regarder les deux lits, l'armoire et la poutre
du plafond pour sentir le poids des choses à soixante-huit
ans et pour comprendre les limites humaines au delà des-
quelles jamais l'on ne posera ses pas.
Mais Jean dit encore:
— Tu n'as rien à répondre. Ton pays en a fini avec toi.
Tu restes ici pour compte avec toute ta misère comme un
vieil ignorant qui n'a rien su prendre et qui ne saura rien
dire.
C'est ainsi que Jean parla et il avait bien parlé. Des
mille fuites du vieux crâne par les brisures de chaque jour,
les idées sortaient comme un gaz et vidaient leur homme
comme un ballon qui s'abat. On pouvait lui tendre la
main, au vieux pauvre, et lui dire : «Viens à ma suite,» car
il avait perdu sa route. Les voies de Dieu s'arrêtent à des
murs, les fronts se buttent à des pierres et les têtes
assommées se penchent en attendant un soutien.
Il considérait la petite ville en son âme et la voyait tout
entière, avec Monsieur Edmond que la graisse avait fait
éclater, avec des bourgeois à serviteurs que leur grandeur
tient éloignés du monde, avec des charrons qui s'attellent
aux voitures et conduisent la vie comme des bœufs une
charrette à grand'route, avec des métiers d'enclume que
Ton bat et qui cassent, avec la résonnance des paroles, avec
des bureaux de bienfaisance où la pitié ne pardonne pas
un beau jour, avec l'engourdissement de ceux qui mangent,
avec des silences autour des pauvres, avec des après-midi qui
pèsent sur leur dos, avec des classes et des compartiments,
avec une âme que l'argent chauffe et dilate, avec la
médisance qui soulève un rideau, avec la pauvre Vieille
qui emporte le pain dans la tombe, et alors il se durcissait
à son tour, considérait sa maison d'un œil sec et rompait
ses attaches avec décision car il avait compris la méchan-
ceté d'un monde où l'on ne peut rien aimer.
Il fallut y aller rapidement et il en devint la victime. Us
43ïi LA REVUE BLANGHK
s'occupèrent à tout régler^ à quitter leur vie en huit jours,
vendirent les lits, Tarmoire, la table, arrachèrent les
meubles comme on arrache la chair d'un corps malade,
n'en eurent pas beaucoup d'argent, mais se sentirent
séparés des maux et légers comme un corps opéré. Il paya
le curé de l'enterrement, le propriétaire de la maison,
réunit ses sous, compta cent cinquante francs et fut étonné
d'avoir crevé la faim au milieu de choses qui valaient de.
l'argent. Le petit Jean possédait tout autant, ils partaient
pour Paris avec un capital de trois cents francs et pou-
vaient vivre, nom de Dieu ! malgré les chiens des petites
villes qui regardent crever les pauvres sur leur banc. Une
dernière pensée le retint la veille du départ : il baissa la
tête, réfléchit à tout, pesa les folies contradictoires de rester
ou de partir, analysa le fond des gueux qui frappent aux
portes charitables, et comprit le n'importe où, l'exode de
ceux que tout mirage entraîne parce qu'ils ont tout perdu,
parce que chaque aventure est un répit et que pour crever
il vaut mieux aller lécher plus loin la terre sèche des
Saharas qui sont les terres promises aux os du malheur.
Ils partirent un dimanche matin, à cinq heures, dans le
grand froid sec qui coupait la figure et donnait un avant-
goût des rues où la brise ressemble au courant d'air. Il
ventait, ce matin-là, dans les six lieues qui les séparaient de
la gare. Le Vieux fut étonné, car, malgré tout, malgré
Jacques le mécanicien, jamais il n'avait vu le chemin de
fer. Bah! vieille bête, il ne tenait plus à rien apprendre. Il
dit:
— Alors, c'est là-dedans qu'on se fourre.
Et il voulait déjà enfiler un wagon de première classe. Il
s'installa à la suite de Jean et il eût entamé tout de suite la
conversation, sans l'autre qui n'aimait pas les démonstra-
tions. Il avait sa belle blouse bleue et son chapeau presque
battant neuf qui lui donnait un air cossu complété par ses
srtbots cirés comme un riche marchand de cochons qui
n'en est pas à la première élégance. Jean avait dit: ^. Ne
prends pas tes numéros un parce qu'on se salit beaucoup
dans le train.» Il avait répondu: « Tu m'embêtes! Je veux me
faire beau. Faut que je te fasse honneur. /> Et il disait en
route.
LE PÈRE PERDRIX 453
— Ces! drôle, tout de même, de se voir là-dedans.
Ils arrivèrent à Paris par la gare d'Orléans sur les cinq
heures. Le Vieux avait cousu son argent dans la poche de
dessous. Jean voulait appeler un fiacre pour transporter la
malle, mais le Vieux demanda:
— Combien que ça coûte ? Est-ce qu'il y a loin, d'ici chez
nous?
— Ça coûte quarante sous. Il y a à peu près un quart
d'heure. C'est dans l'Ile St-Louis.
— En ce cas, ne bouge pas ! Pas besoin de leur faire
gagner quarante sous dans un quart d'heure. Je porterai la
malle sur mes reins.
Il la posa carrément, saisit la poignée des deux mains,
et marcha, solide encore, sans lever la tête, à pas pleins,
jusqu'à leur hôtel où il se déchargea dans l'allée en
poussant un Han !
C'était un hôtel meublé à deux corps de bâtiment,
l'un sur le quai, avec un escalier à tapis jusqu'au pre-
mier étage, à qui les peupliers de la Seine donnaient
un charme de grand quartier, l'autre sur la cour, bâti
avec la bêtise de la pierre et du plâtre, étiolé, jauni, •
suintant. Dans celui-ci, ils eurent une chambre de vingt
francs, au quatrième étage, oii la commode perdait ses
tiroirs et participait à d'anciennes humidités, où le lit
de fer avait fléchi sous le poids des ménages de maçon
et où le poêle un peu rouillé versait son froid aux murs.
Pourtant la table ronde était faite comme ailleurs et
Tesprit y posait avec dilection le fromage et le pain. Le
Vieux dit :
— Dame! On ne sera pas mal ici. Ce qui m'étonne
c'est de voir comme c'est petit. Enfin, qu'est-ce que tu
veux? On en sera quitte pour se donner un peu moins
de mouvement.
Ce soir-là, ils allèrent chez un marchand de vins de
l'autre côté de l'eau. La ligne des becs de gaz tendait
le dos comme un arc et filait à perte de vue dans un
lointain que cachaient des maisons et des voitures et où
des bruits fracassaient les masses du soir comme un
assaut à des portes de bronze. Le Vieux disait :
^5/, LA REVUE BLANCHE
-^ Il m'embête ton Paris. C'est un trop grand cassement
de tête.
[Is mangèrent un bifteck, des haricots, un fromage de Brie,
en eurent pour une cinquantaine de sous et trouvèrent qu'on
ne mange pas trop mal à Paris. Le Vieux réfléchit à une
chose :
— Dis donc, mon ami, Moi, je vais garder la grosse bourse
parce que je resterai à la maison et je risquerai moins de me
la faire voler. Je serai le gouvernement.
Puis ils rentrèrent, procédèrent au déballage de la malle
etle Vieux avait peur du portemanteau où ses vêtements mal
cachés eussent tenté les gens qui rôdent autour des chambres
d'hôtel. Il s'en consola d'ailleurs en se mettant au lit vers
huit heures un quart, mais il avait mal calculé. Voici que
de tous côtés la procession commença dans les escaliers,
avec des paroles qu'on entendait et qui sortaient si bêtement
qu'on avait envie de les reprendre et que, dans les chambres
voisines, un jacassement d'hommes et de femmes vous
surprenait encore comme la folie du discours, comme la
démangeaison des langues et qu'on en était à se demander
comment un ménage avait tant de mots à se dire. Le Vieux
n'y tenait pas :
— Enfin, qu'est-ce qu'ils ont donc tous ceux-là? Y a donc
la noce, aujourd'hui.
(A finir.) Charles-Louis Philippe
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Le Sacre souverain (i). — Les premiers qui furent informés de la
maladie du roi Edouard et savaient l'angoisse de Tentourage altendirent,
davantage à mesure qu'approchaient les cérémonies, quelque chose
d'extraordinaire.
Plutôt que de laisser s'écrouler, sans môme la gloire d'un fracas, tout
l'échafaudage des fêtes et aussi des fortunes qu'il allait éparpiller en
miettes ; plutôt que de faire annoncer par un maréchaJ de cour à l'assis-
tance de fils d'empereurs, cousins de grands-ducs, neveux de papes et
beaux-frères de rois, de représeiîtants de toutes couleurs des souverains
de toutes latitudes, d'ambassadeurs des républiques ; à tous les rajahs,
les journalistes, les chambellans, les photographes, les généraux qu'ils
n'avaient qu'à s'en retourner dans leurs capitales, comme on ferait ren-
voyer à huit heures un quart les invités d'un grand dîner par le maître
d'hôtel ; plutôt que ce désastre tellement piteux, l'Angleterre, qui refuse
de s'avouer jamais vaincue et se tient plus scrupuleusement engagée
qu'aucune par sa signature, n'allait-elle pas refuser de s'incliner devant
le sort, autre paysan brutal qui se moque des usages, et une fois de '
plus payer de la forte monnaie d'audace? Les ennemis qu'a cette nation
lui reprochent son penchant pour l'hypocrisie : quelle plus admirable
occasion de restaurer pour eux la fierté d'une devise qui honnit les
médisants, mais non moins les sots, et, sur un sol qui porta des poètes
et des philosophes comptant parmi les premiers du monde, d'aftirmer
ce que peut imaginer une volonté qui sait prendre, à n'importe quel
prix, l'attitude qu'elle a décidée ?
La dépêche annonçant qu'à la dernière réunion où il avait pu se tenir
debout, le roi portait un pardessus, en plein été! pouvait donner de
l'espoir aux délicats. 11 n'y avait plus qu'à continuer, mais avec hardiesse,
et, au lieu d'exténuer le monarque, emplir de n'importe quel bon vivant
grimé à souhait, voire d'une baudruche gonflée d'assez de vent, le pale-
tot intempestif, se payer un roi pour économiser l'autre, comme ils font
les combattants, amplifier le manteau royal, alourdir la couronne, mul-
tiplier colonnes et verdures et faire étinceler autour de l'auguste absence
le triple de hérauts d'armes et de gardes du corps immobiles.
S'il devait entre temps mourir, ce souverain qui partage ses États,
aux Indes avec la peste, avec la famine en Irlande, du moins il eût trompé
la Mort.
Encore tout cela n'est-il rien, près de la gloire d'avoir offert du monde
0) A M. N. G.
45(> LA REVUE BLANCHE
le spectacle du plus beau sacre, celui du sacre même, puisque rien
d'autre ne s'y consacrait. Celui-là rendait désormais tout autre impos-
sible, ôtaat d'un coup à tous ce qui leur eût pu rester de valeur. Napo-
léon ayant imaginé le tour de se sacrer soi-même, il ne restait au roi
d'Angleterre qu'à couronner, ce de par son plaisir souverain, un figu-
rant, ou se sacrer en effigie.
Voilà ce qu'il était permis d'attendre.
Au lieu de quoi, du lit où l'on coucha malade ce très ancien prince
de Galles, qu'il était encore, ses fredaines n'étant pa« parvenues à
l'user tout à fait, ne se relèvera plus et péniblement, d'ici à quelques
semaines, qu'un gros vieux roi fatigué, prêt enfin pour le sacre. 11 se
peut même, pour achever la ressemblance avec la vieille dame qui ne fut
pas, à sa façon, moins tenace, qu'il soit forcé de réclamer aussitôt, le
pauvre ! pour son usage, l'Ane qui la traînait et sa catine à béquille,
hérités d'elle aussi avec les empires. Ensuite il sera couronné tout sim-
plement avec énormément de fasle, comme tant d'autres rois d'Angle-
terre ou d'ailleurs. C'est dommage. — Thadée Natansox.
L'armée de demain. — Quelque malaise régnait sur cette reprise
de la vie parlementaire : les chefs désignés du parti vainqueur parais-
saient se refuser aux responsabilités de l'action ; le ministère formé en
Toccurrence paraissait trop et se disait lui-même un ministère d'at-
tente ; l'honnêteté et la volonté utile du nouveau chef de gouvernement
ne faisaient pas oublier l'autorité oratoire et le prestige final de son pré-
décesseur; certains de ses collaborateurs inquiétaient, soit par des
paroles intempestives, soit par des tendances d'apparence fAcheuse. Il
a fallu l'heureux péril clérical, la question nettement posée entre la
soumission des congrégations à la loi, et la politique « libérale » du
laissez-faire, pour redonner quelque fermeté à la majorité, quelque
entrain visible au gouvernement et quelque force agissante au parti
démocratique.
Pourtant ce n'est pas là peut-être qu'est, en celte période, l'œuvre la
la plus décisive. C'est au Sénat, c'est sur l'article le plus net du pro-
gramme ministériel, sur le service de deux ans, que se joue la vraie par-
tie, à cette heure.
La réduction du service militaire est d'une telle réclame électorale
qu'aucun parti ne s'est abstenu d'en user et par suite ne s'est réservé la
liberté de faire au principe de la proposition Rolland une opposition
directe et expresse. Mais l'opposition sournoise, indirecte, est considé-
rable. Les orateurs de la droite — droite ancienne et droite nouvelle,
droite monarchique et droite républicaine, — se relaient intermina-
blement à la défense sacrée de l'armée et de la patrie. Cela n'est pas
sans cause. Le sujet est assez grave, en beaucoup de points assez déli-
cat, et l'opinion publique est assez mal mformée de ces matières, pour
qu'il n'y ait pas lieu de voir à leurs arguments.
On brandit avant tout l'argument des compétences. « Tous les
hommes compétents y sont opposés. » — Mais qui sont ces hommes
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES ^ >7
compétents ? Nos généraux, c'est-à-dire des vieillards, laudatores
temporis acti, — c'est-à-dire des militaires d'hier, ayant connu et aimé
les vieilles troupes professionnelles, — c'est-à-dire des hommes qui ont
passé l'Age où, môme intelligent, un homme comprend des choses nou-
velles. — Que les gens compétents veuillent donc nous donner, non leur
avis, mais des raisons.
' I* a L'elTectifdeTarmée active sera diminué. » — Kt, défait, il est possi-
ble que, malgré la suppression des dispenses, malgré l'emploi accessoire
des hommes des services auxiliaires, malgré les rengagements escomp-
tés et les « fonds de tiroir » que le général André a si ingénieusement
retrouvés et apportés au tas, deux classes n'arrivent pas aisément à
assurer un effectif rigoureusement égal à celui que trois classes, même »
incomplètes, permettent d'atteindre. Mais d'où vient donc la nécessité
impérieuse du chiffre acluel, qui n'est pas le chiffre légal, qui n'est pas
le chiffre correspondant ar.x cadres, qui n'est qu'un chiffre empirique,
résultat vanable d'un compromis entre la loi des cadres, le nombre des
naissances, et les ressources budgétaires? D'où vient que les "iOH.Ho'i
hommes, comptés par le général André, au i" janvier dernier, doivent
lui être fournis « homme pour homme »? que la Franco sera menacée,
parce que son armée active, demain, ne comprendra plus que '>(»7.ooo
hommes, ou que "iTio.ooo, ou que moins encore ? Qu'est-ce que cette
superstition du nombre, d'un certain nombre arbitraire? l/armée active
est-elle toute l'armée, et même en est-elle le principal aujourd'hui ?
Kt dans cetle arithmétique puérile, quel compte tient-on de la qualité
des troupes?
2* « La formation technique du soldat ne pourra être obtenue en si
peu de temps. » — Nous entendons-nous ? S'agit-il de l'enseigne-
ment de la parade, du développement de cet automatisme collectif, —
idéal des revues en môme temps que des cirques, — où trop de temps
encore se perd dans notre vie militaire actuelle? Ce serait rendre ser-
vice à l'armée que de rendre impossible ce slupide emploi du temps
précieux de la vie humaine, cause, pour une bonne part, de la commune
désaffection que nos contemporains, après expérience, témoignent
pour la vie militaire. Mais la parade elle-même ne serait pas forcément
compromise : ne sait-on pas que les soldats de la troisième anné<î n'ap-
prennent plus rien, puisqu'ils sont « embusqués »? et les soldats du
» peloton spécial » ne deviennent-ils pas, en quelques mois d'entraîne-
ment intensif, des automates modèles? — 11 s'agit donc, sans doute,
d'autre chose, de l'enseignement théorique et de l'enseignement pra-
tique de la guerre elle-même, de la guerre en campagne : je demande à
ceux qui ont vu de près, et par en bas, l'existence régimentaire, s'il
n'est pas possible de faire tenir dans la journée du soldat, dans l'emploi
du temps de l'année, deux et trois îois plus de travail utile ; et, au fait,
qu'enseigne-t-on, que peut-on enseigner en ces matières, que l'expé-
rience ^raie n'apprenne très vite et mieux, et même que l'expérience
vraie ne soit seule capable d'apprendre? — S'agit- il du tir? Mais les
meilleurs tireurs sont tireurs d'avant le régiment, et, en tout cas, cetle
!^^H LA RHVUK BLANCHE
éducation peut se développer et s^encourager avant, après et hors toute
caserne. S'agît -il de Téquitation ? Mais n*apprend-on à monter à
cheval que dans Tarmée, et le recrutement n'aurait-il pas avantage à
tenir meilleur compte des goûts personnels et des facultés acquises ?
— Que tout cela est peu décisif ! Comme cette impuissance déclarée à
faire autrement qu'on n'a fait, témoigne de peu d'activité novatrice,
d'une incapacité de travail intense et d'une insuffisance d'esprit péda-
gogique dans notre corps d'officiers !
3* u La formation morale du soldat ne pourrait être assurée. Il ne
manquerait rien moins à une pareille armée que l'essentiel, c'est-à-
dire Vesprit militaire, » — Voilà 1^ grand mot prononcé. Mais ici
encore qu'est-ce à dire ? « La discipline est la force principale des
armées. » Soit. Mais quelle discipline? La discipline subie, la contrainte
imposée par la force et maintenue par la menace, l'asservissement tout
extérieur à des galons investis d'un pouvoir terrible d'arbitraire, le
commandement de qui est plus intelligent par qui est plus brute? Ou
bien la discipline consentie et raisonnée, la reconnaissance réfléchie de
la nécessité d'agir avec ordre, pour agir efficacement à beaucoup
ensemble, l'acceptation facile de supériorités techniques ou psycholo-
giques bien établies, la confiance efficace de la masse en quelques-uns
et de quelques-uns en tous ? — Chose curieuse : tous les orateurs se
prononcent bien haut pour celle-ci et répudient celle-là. D'où vient
donc qu'ils concluent différemment? De ce que sans doute cette conces-
sion à l'esprit moderne n'est faite que du bout des lèvres, de ce qu'au fond
les adversaires de la loi regrettent bien la vieille discipline qui fait de
l'homme une chose et de Tarmée un instrument. Si la réflexion et la
libre volonté envahissent la vie du soldat, c'en est fait, cette fois, de
c( l'esprit de corps «, du « véritable esprit militaire ». — Passons.
4** « La suppression totale des dispenses, qui est nécessaire au main-
tien de l'efîectir actuel dans le système nouveau compromet l'avenir
intellectuel du pays, accable d'un poids nouveau les familles des plus
malheureux. » — Il est remarquable que l'opposition ait en somme peu
insisté sur le premier point : défendre le privilège des carrières libé-
rales, des carrières bourgeoises, même en disant que cette dispense
favorisait surtout des prolétaires qui s'élèvent, même en invoquant la pro-
tection de ces pauvres instituteurs bien aimés, paraissait sans doute ris-
quer trop, malgré tout, de montrer le bout de l'oreille. On n'a pas appuyé
non plus sur le danger que présente le mélange de jeunes gens ins-
truits, indépendants, critiques, avec h» bas peuple plus facile à mater.
Mais ce sont les « soutiens de famille », ces « miséreux », ces enfants
les plus chers de la démocratie, dont le sort a tiré les pleurs les plus
touchants — et inspiré la contre attaque la plus dangereuee — à
M. Mézières et M. de Lamarzelle, à M. de Crancé et à M. Prevet.
Eloquent accord et inquiétante tendresse. La raison ? Allons plus avant.
^^ « Le service n'est qu'une étape, où l'on ne s'arrêtera pas long-
temps, et il conduira au service d'un an, puis à ces milices chères aux
internationalistes et aux négateurs de la patrie *. — En effet, nous
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES 4^9
a-t-on dit ingénûraeiit, nous, sénateurs et députés, nous sommes tous,
à quelques exceptions près, des bourgeois : eh bien, du jour où, par la
suppression des diverses dispenses dont bénéficiaient nos fils, le ser-
vice pèsera sur nos propres enfants aussi lourd que sur les autres, nous
aurons bientôt fait de ne plus le supporter. Nos concitoyens ne tarde-
ront pas davantage à l'estimer trop long. N'ayant pas en nous cette
force que Ton trouve pour sacrifier les autres, nous l'abrégerons encore
et ce sera la déchéance, la fin...
— C'est peut-être que la force des faits entraîne et domine la concep-
tion des « hommes compétents » Nous évoluons vers la milice. Ac-
ceptons-en l'augure sans effroi.
Justement, l'autre quinzaine, la liei^ue des Deux-Mondes — sans
s'être, je dois le supposer et le reconnaître, proposé cet objet —
s'est employée à nous rassurer. Un écrivain anonyme, qui doit être
« très compétent », tire de la guerre sud-africaine ces leçons
dont nous pouvons faire bon profit : que la tactique actuelle des
armées occidentales est, avec l'emploi de la poudre sans fumée et
des nouveaux engins, bonne tout juste à faire massacrer ceux qui la
possèdent et l'appliquent ; que les principes de la guerre sont bou-
leversés ; que le nombre n'est plus une supériorité décisive ; que des
combattants bien armés, bons tireurs, résolus et maîtres d'eux-mêmes,
peuvent tenir en échec des forces en quantité fort supérieure ; que le
commandement, non seulement le commandement général, mais le
commandement particulier, le commandement de l'officier de compa-
gnie, n'a plus d'influence, parce que matériellement il ne plus s'exercer;
qu'il n'y a plus d'entraînement collectif, de soutien mutuel, qu'il n'y a
plus de charge ni de « coup de chien » ; qu'en définitive tout le sort de
la lutte est remis à l'initiative propre, aux qualités personnelles, au sang
froid individuel des soldats eux-mêmes ; que le succès dépend donc de
la valeur psychologique des combattants pris isolément, du degré et de
la durée de tension dont leur énergie est par elle seule capable, de la
spontanéité de leur action originale, de Tintelligence de leur courage
d'homme. Et c'est l'écrivain de la Re^>ue dés Deux- Monde s qui, concluant
que la condition d'une bonne armée est donc, désormais, le développe-
ment méthodique des aptitudes physiques, de la volonté, de l'énergie
chez l'enfant et chez le jeune homme, indique expressément que là mère
de famille, le rtialtre d'école auront ici le plus grand rôle ; et c'est lui
qui déclare : « le régiment est impuissant a faire naître ces qua-
lités ; l'esprit de sacrifice ne s'acquiert pas avec des théories dans les
chambres. L'action des officiers ne faif. que le développer en donnant
l'instruction technique et en se gardant de diminuer^ sous prétexte de
discipline, rinitiati\>e et r indindualisnie du jeune homme devenu
soldat, »
Les qualités indispensables et décisives, dans la guerre nouvelle, sont
des qualités de civil. Quel besoin avons-nous donc d'être si longtemps et
^\ profondément « militaires », pour être — , s'il le faut, et où et quand
il le faudra, — des soldats ?
4r>0 LA l^EVUE BLANCHE
Mais OÙ et quand le faudra-t-îl ? Voilà Téquivoque obscure d'où le débat
n'est pas encore sorti. Ce n'est pas seulement parce que le rêve traditionnel
de gloire guerrière et de belliqueuse conquête, dans sa tenace survivance,
lutte confusément avec la volonté pacifique dont le courage d'un Jaurès aie
premier osé affirmer hautement Texistence et accepter franchement
toutes les conditions. Au fond, les plus professionnels de nos « revan-
chards » ne cherchent pas plus que nous, l'occasion d'une guerre exté-
rieure et d'une offensive à la frohtière. — Non, sous cette opposition
non lassée, sous ces craintes patriotiques de « bon Fran«;ais » où se
heurte la réforme, il semble bien qu'il y a autre chose encore. L'armée
nouvelle, que cette loi et l'avenir nous donneront, suffisante peut-être
pour les fins dont on parle, est jugée déplorable pour d'autres fins,
celles qu'on ne dit pas. J'attends le mot, le geste qui trahira enfin le
souci secret, le souci vrai des adversaires du projet, qui expliquera aussitôt
pourquoi ils sont tels et tels. Ce mot, ce geste viendront-ils? Pourront-
ils être provoqués et obtenus? Ce jour-là le succès de notre cause
deviendrait un triomphe. — Fn. Daveillans.
Le Renouvellement de la Tripllce. — La Triplice a été prorogée
pour une nouvelle période. Quoique les dessous des négociations n'aient
pas été publiés, il est probable qu'elles auront été laborieuses. Plus de
six semaines avant que ne fiU signé le traité du 28 mai, la presse des
trois pays intéressés — Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie — se livrait
à des considérations qui n'avaient rien du ton triomphant d'autrefois.
Puis à Vienne et à Berlin, à Rome et à Peslh, chanceliers et ministres
des Affaires étrangères ont annoncé une prolongation d'échéance, tout
en s'efforçant de diminuer le caractère de l'Alliance, On dirait d'une
part qu'ils n'en tirent plus orgueil, et de Tautre qu'ils ont dû fortement
discuter avant d'aboutir.
Nous n'avons pas l'intention de revenir ici sur des difficultés d'un
ordre spécial que nous avions déjà signalées et qui à certains moments
avaient pu sembler décisives. 11 s'agit des querelles qui se sont élevées
en matière de douanes entre l'Allemagne et ses deux cocontractants.
L'Autriche-Hongrie et l'Italie ont un besoin absolu du marché germa-
nique pour écouler leurs produits agricoles, alors que les agrariens de
Prusse veulent se soustraire, par des tarifs surhaussés, à la concurrence
des pays étrangers, même amis et alliés. Ce sont eux qui ont accrédité
cette thèse qu'une rupture économique se concilie très bien avec une
entente diplomatique et militaire.
M. de Bûlovv, le chancelier allemand, a réussi à obtenir des cabinets
de Vienne et de Rome qu'ils signassent le nouveau bail Iriplicien avant
de régler le problème des tarifs. C'est une très grosse victoire pour lui.
Seulement nous nous demandons quelles clameurs pousseront les Hon-
grois, si par aventure les agrariens du Brandebourg et de la Poméranic
l'emportent dans les conseils de Guillaume II.
Nous ne nous appesantirons pas davantage sur le rôle que la Triple
Alliance est appelée à jouer désormais en Europe, alors que d'un côté
NOTKS POLITIQUES ET SOCIALES ',^1
l'Autriche négocie avec la Russie et que de l'autre l'Italie manifeste à la
France des regains de sympathie. Rien n'est plus difficile à déserter
que les pactes caducs — parce que leur abandon dénonce leur caducité
même. L'accord des trois empereurs — Allemagne-Autriche-Russie —
n'est jamais, en droit, arrivé en expiration, et pourtant qui eût douté des
sentiments que Bismarck portait au tzar après l'affaire de la Roumélie
et la guerre serbo-bulgare de 1886?
Nous insisterons surtout sur le coté plaisant qu'offre le renouvelle-
ment de la Triplice dans les circonstances actuelles. Sur trois, deux des
contractants, l'Autriche et l'Italie se surveillent avec une attention si
jalouse qu'on peut se demander si les querelles assoupies ne se réveille-
ront pas avant longtemps. De plus, l'An triche-Hongrie est divisée contre
elle-même, et le chancelier Goluchowski qui représente la Cisleithanie
et la Transleithanie devant l'Europe serait fort embarrassé de rétablir
la concorde entre elles.
Dans le très récent discours qu'il prononçait à Monte -Citorio,
le ministre des Affaires étrangères d'Italie laissait percer les senti-
ments que le gouvernement austro-hongrois inspire à tout bon sujet de
la maison de Savoie. L'irrédentisme, c'est-à-dire le souvenir des injures
reçues et des. démembrements subis, est encore vivace dans la Pénin-
sule. Il a été en ces derniers temps surexcité par les prélenlions que le
cabinet de Vienne a affichées sur l'Albanie.
A tort ou à raison, les Italiens considèrent cette province indomptée
de l'Kmpire ottoman comme le champ de leur expansion future. Ils y
ont multiplié les écoles, même aux époques où leurs budgets éXaient en
déficil, ils y ont dépensé de fortes sommes et salarié des émissaires. Or
l'Autriche, qui par la Bosnie-Herzégovine et le district de Novi-Bazar a
déjà poussé sa pointe dans la presqu'île des Balkans, est très désireuse
aussi de s'annexer les Albanais. Elle n'en fait pas mystère.
Ce serait là un véritable casus belli entre les cabinets de Vienne et
de Rome. La Triplice prend ainsi un caractère assez comique, puis-
qu'elle protège les contractants — ou deux d'entre eux — contre eux-
mêmes plutôt que contre l'étranger.
Le cas de l'Autriche-IIongrie, envisagée isolément, est encore bien
plus étrange. Elle se lie pour l'avenir, elle promet ses forces militaires
à d'autres puissances, alors que ces forces, toute exagération écartée,
seraient prêtes à s'entrcdéchirer. Il est certain qu'à l'heure actuelle, il
ne faudrait pas beaucoup de prétextes ou d'occasions pour que recom-
mençât entre Hongrois et Autrichiens la guerre de i8.|8. Le premier
minisire cisleilhan ne gagnerait point à être reconnu dans les rues de
Pest et le président du Conseil transleithan fait bien de se rendre
inco£çnito à Vienne. Les parlements intéressés se menacent Tun l'autre :
on y parle communément de rupture économique, d'abandon du com-
pr(»mis ou constituticm dualiste de 18G7; ^^ }' prodigue même les injures
au grand bonheur des députés slaves qui n'aiment pas plus les Magyars
que les Allemands. Qu'adviendra-til de tout cela? Mystère, maison se
demande comment un Klat à ce point moralement disloqué peut passer
462 LA REVUE BLA^^GHB
un acte diplomatique aussi important que la prorogation d'une alliance
Si une guerre européenne éclatait — ce qui est au reste plus que
douteux — la Triplice réserverait des surprises. — Paul Loris
GAZETTE D'ART
Arbres nains du Japon (i). — Jusquen nos empires de soleils
couchants, Tart aujourd'hui est illustre selon quoi les levantins de
Nippon refaçonnent la'nature végétante : ainsi que sur l'argile humaine
ces comprachicos opéraient, que Victor Hugo dans V Homme qui rit
ressuscite et qui de l'Extrême-Levant aussi tiraient leur tradition,
hélas, aujourd'hui perdue (les barbacoles ou cléricaux ou laïcs de-
meurent bien, mais pour un pétrissage rien que moral, et de plus leur
ignorance et leur sottise abrutit tout le joli du métier). — Capter à
sa naissance un arbre, thuya, chêne, érable ou prunier, sans arrêt
plusieurs générations humaines s'y mettant, pendant 3o, 80, i5oans
le malaxer et repétrir pour qu'alors et pour toujours les dix, vingt
ou cinquante pieds de sa taille normale soient réduits à un ou deux
pieds, et sa forme épousant pour toujours l'imagination qu'on
voulut, fût-elle antinomique au génie de son espèce, ce n'est encore
que science et persévérance. Où le génie des comprachicos japonais
éclate et leur sens artiste : la forme demeure celle de l'arbre nor-
mal et toutes proportions maintenues ; ils aboutissent non à un
monstre, mais à une miniature. Et comme, dans la nature, rien
n'est absolu et tout relatif, c'est-à-dire relation, c'est-à-dire harmo-
nie, ces géants de vingt pouces procurent la même impression de
grandeur que s'ils gardaient leurs vingt mètres. Contrépreuve : une
azalée de haute taille, également réduite, est auprès, mais dont on ne
put à proportion rapetisser les fleurs : elle semble à la fois trop grande
et trop petite, monstrueuse, démesurée. Ainsi le Victor Hugo de
Barrias, le Gambetta d'Aubé, hideux et cauchemardesques dans leur
énormité, ne feraient certes pas trop mal réduits en bronze de chemi-
née, tandis que les menus groupes de Barye et Rodin à toutes leur
beauté et leur majesté premières ajoutent des beautés et des majestés
nouvelles à se voir agrandis. — Les scintillantes aquarelles de Signac
de même prennent un lustre nouveau, exposées qu'elles sont près des
œuvres d'art feuillues des Japonais: toutes harmonies réciproquement
s'entr'aident. — Fagus.
L'Exposition de la a Sécession » et Berlin. — Les « Sécessions »
de l'Allemagne, ce sont nos Salons du Champ de Mars ; mais si, chez
nous, un rapprochement semble se faire (symbolisé par le rapproche-
ment dans l'espace), ici, au contraire, la distance va croissant entre
l'Algemeine Kunstausstellung (Champs Élysées) et la Sécession (Champ
de Mars).
Le nombre des tableaux est assez restreint — il ne s'élève pas à trois
(1) Galerie Bing, me de Provence.
GAZETTE d'art i6 >
cents — , remplacement bien choisi, les salles pas trop grandes, ie
sorte que chaque œuvre est heureusement mise en valeur et qu'on peut,
sans fatigue, voir la Sécession en deux heures, se rappeler ce qu'on a
vu... et désirer le revoir.
La sculpture compte peu d'œuvres, mais presque toutes de premier
ordre. Rodin^ qu'on admire beaucoup en Allemagne, nous offre ici un
bronze et un marbre qui se font assez curieusement pendant : le bronze,
c'est l'homme vautré sur la femme ; le marbre, c'est 1^ « Tentation de
saint Antoine », la femme étendue, tentatrice, sur le saint qui baise, sur
le sable, son Christ. Et le marbre est bien beau ; cependant je lui préfère
encore le bronze : cet homme aux bras raidis par le désir, cette femme-
bêle au profil sensuel, au regard inconscient dans ces orbites auxquelles,
selon un critique allemand, « nul avant Rodin n'avait su donner tant de
vie )>. Tolstoy a inspiré de très beaux morceaux : un buste à'Aronson
qui, dès l'entrée, nous retient longtemps*, si vivant que l'individualité
des deux profils y est conservée ; puis un bronze plus fouillé, plus révé-
lateur encore, (juoique moins puissant, de Trouhetzkoy.
Enfin voici Klingei\ le grand Allemand : son « Beethoven »
polychrome, invite, comme le <f Balzac » de Rodin, à des commentaires
sans fin. Il est très puissant, ce « Beethoven », assis, la tète penchée en
avant, qui semble pousser du front pour pénétrer, par un effort de
titan, dans des royaumes inexplorés. Mais, à regarder le visage de
près, quelque chose gêne ; c'est par trop peu ressemblant et Ton souffre
d'être involontairement reporté à la statue de Voltaire de Iloudon. La
tête est trop petite, les yeux trop à fleur de peau — et puis Beethoven a
l'air trop jeune. Mais, de loin, ce Beethoven, destiné à Vienne, produira
peut-être un effet de grandiose où ces détails disparaîtront. De
Klinger encore un beau buste de Liszt, puis celui , en marbre, de l' Asenieff,
la maîtresse de l'artiste, dont le « Journal d'une émancipée » vient d'of-
frir aux amateurs le pendant de celui de Marie Bashkirtseff.
En peinture^ remarqué parmi les tableaux étrangers : un Mancini
superbe : un homme du désert (est-ce le Baptiste ?; vêtu de peaux de
bête. Un beau portrait d'homme de Satgent, Quant aux Allemands, et
pour commencer par les grands noms, je citerai d'abord Corinth^ un
portraitiste de premier ordre. A son poêle, « Peler Hille », il a su don-
ner un regard inoubliable de miséreux. Sa « Malédiction de Saûl » est
belle encore par l'intensité d'expression des visages. De /ir«/c/rre£^ M, des
portraits aussi et un paysage. De Lepsius un beau portrait de jeune
femme, d'autres, très beaux aussi, de Rhein,
Quanta L. i^on Hofmann^ le gendre de Kékulé, ses toiles sont iné-
gales ; son effort vers une simplicité mythologique, le regard niais* de
ses femmes, ses couleurs largement plaquées ont produit de mauvaises
« Baigneuses » qui ont l'air de poupées, et une belle toile, le « Paradis
perdu ». De celui qui a inauguré tout ce mouvement, de Max Lieher^
mann^ je n'aime décidément pas le « Samson et Dalila ». Eckhardt^
dans son a Chemin de l'église », m'a fait penser à Cottet et je lui en ai
été reconnaissant.
^|6| LA REVUE BLANCHE
LeistikoiK' a de fort beaux paysages ; d'autres, comme ceux d'Oi^er-
heck\ sont dus aux colons de la « \Vorpswede »; sorte de « Clairière »
où un groupe de paysagistes vivent en commun.
Puis voici Uïide, le peintre du Christ chez les simples, qui nous
donne encore un beau portrait de simple, celui d'un vieillard qui s'ap-
prête à sortir.
Voici enfin le clou de la Sécession: la « Descente de Croix», de
Slassen. Elle est d'un effet saisissant. Comme couleur, rien que du
bleu et du rouge ; les personnages sont habilement groupés : — à
droite un larron en croix; — au centre, les Romains brutaux, au cou de
taureau, vêtus de tuniques bleues et éclairés par les lueurs rougeâtres
d'un soleil couchant; à gauche, Jean et Marie, l'apôtre vêtu de rouge,
le ton roux de ses cheveux rehaussé encore par les reffets du soleil, et
la Vierge, ou plutôt la Mère, peinte dans toute sa douleur de femme,
la tète tombée sur l'épaole de Jean, la main dans celle de l'apôtre et pen-
chée ainsi que lui au-dessus du cadavre livide. Enfin, nous retrouvons
Alinger avec une belle toile, un « Homère » au geste menaçant.
Des vivants, passons maintenant aux morts : de Bœcklin une a Che-
vauchée de la Mort », qui doit être une œuvre de jeunesse, car c'est
presque encore une grisaille : Aq Manet^ un beau portrait de Tauteur,
deux autres moins bons, l'un d'un cavalier, l'autre d'une amazone.
Quant aux Français, nous reconnaissons « Notre-Dame » de
Raffaelli, deux tableaux de Blanche^ un fort beau portrait de Lucien
Simon et surtout un Claude Monet, un chef-d'œuvre, « le Déjeuner ».
— C. Bos.
GESTES
L'appendice du Roi. — La mahdie du roi d'Angleterre ne fut pas
un obstacle au couronnement, comme l'a inféré la totalité d'un public
superficiellement informé, mais l'une des cérémonies, la préliminaire et
l'indispensable, de ce couronnement. Que la maladie dût être l'appen-
dicite, une intelligence même moyenne n'avait pas à en douter sans
autres données (|ue celles-ci : le roi souffrait on ne savait de quoi, et en
1 an de grâce mil neuf cent deux. La mode est en effet, chez les méde-
cins, en cette année mil neuf cent deux et depuis quelques années déjà,
d'attribuer tous les troubles de l'organisme humain, quels qu'ils soient,
à l'appendice vermiculaire du caecum, de même qu'ils n'hésiteraient pas,
à une date différente et selon les caprices d'une vogue changée, à en
rendre responsable n'importe quel autre organe. Ainsi s'explique la
commodité de classer, sous la rubrique d'une unique « épidémie », les
décÀ?s d'une multitude de gens, simplement s'ils ont lieu dans la même
période et bien que leurs cas n'aient aucun rapport. On nous présenta un
médecin d'un grand établissement militaire, qui, sous des prétextes
variés, faisait cueillette et collection d'appendices vermiculaires : inno-
cente manie.
C'est pour une raison plus sérieuse et protocolaire que l'on a diagnos-
tiqué l'appendicite du roi ; et du fait de ce diagnostic, le couronnement
LES THÉÂTRES 465
n'est plus, selon la formule, qu-une question de jours. Nul ne peut être
roi, en eiïet, s'il ne justifie d'un appendice vermiculaire du caecum, de
même qu'on exige d'un pape certaines preuves qu'il est tenu de présen-
ter à toute réquisition. Qu^on se souvienne que le roi est par définition
le premier gentilhomme de son royaume, et comme tel doit posséder les
•parchemins de la noblesse la plus ancienne. Or qu'est-ce que l'appendice
vermiculaire du caecum, organe rudimentaire, comme oi> sait, et ves-
tige d'animalités anceslrales, sinon la preuve que celui qui en est
pourvu descend d'aïeux si reculés qu'ils existaient même avant l'homme?
Qu'on ne s'ébahisse donc plus si le peuple anglais, avant de couronner
son roi, a désiré s'assurer qu'il n'y manquait rien par dedans et, comme
un enfant analomise son jouet, l'a ouvert, pour voir.
Il suit de ces considérations que le respect attaché à l'appendice ver-
miculaire en tant que document du passé doit s'accorder d'autant plus
aux êtres chez qui cet organe rudimentaire n'est pas rudimentaire. mais
tel qu'il était avant son atrophie. Ainsi s'élucide Apis, et l'adoration
des taureaux sacrés et autres ruminants. Hudyard Kipling écrit dans
Kini, à propos du Taureau rouge sur fond vert qui est l'étendard des
Mavericks, régiment irlandais :
Les Sahihs priaient bien devant leur dieu, puisqu'un «'entre de la table du
mess — seul ornement qu'elle arborât en temps de nuinœuvre — se dressait
un taureau d'or rou*?e... cornes basses en arrêt, sur champ verl d'Irlande.
Les Saliibs tendaient vers lui leurs verres et criaient confusément.
Les mess sont bien, avec quelques divergences de rites, des cérémo-
nies religieuses, comme leur nom lindique, encore que Torlhographe
en soit modifiée parce que le mot est en uniforme. Un officier supérieur
peut dire fort pertinemment de ses suljallernes : « Ces messieurs ».
Mais rol)jet du euUe s'est atrophié là aussi, comme il a fait dans la suc-
cession l)i()logique. 11 est rare aujourd'hui que Ton ait assez de foi pour
adorer un taureau tout entier : la dévotion s'est recroquevillée sur l'Ap-
pendice. Que réalise en elIet le Drapeau, sinon la ressemblance mer-
veilleusement parfaite de quehjue Chose (jui Pend?
Remanjuons, pour linir, i\\\v c'est par une erreur de l'esprit humain
que la présence de l'appendice vermiculaire est i)rise pour critérium de
l'anciennelé de la race royale. Car chez un êli'e en (|ui de vraiment véné-
rables atavismes seraient acrurnulés, tout vesti«;e de ce vesti;^'e. l'ab-
sence un (lùt-ello désappointer les sjiécialisles empressés à la résection,
tout veslij^iî aurait disparu. - Ai ini;i) Jaruv.
LES TI/hA THES
Ci)niè(ln!-Fr(ifi('iu'sc : le Passé, de .M. Gi:()iu;ks uk PoKTO-Ricni:.
La saison s'achève gloricMisement sur la repr(''sentation d'un chef-
d'œuvre : le P(iss(\ de M. Ceor^es de l\)rto-Hiclie, joué réc(»mment
sous sa forme nouvelli». par le 'l'h<''àlre-l''ran<'ais.
Kt c Csl avec une joie T'unie. uni» sorte de soulagement de conscience,
qu'on a constaté le définitif lriom[)he de cette œuvre, qui connut un ins-
468 LA REVUE BLANCHE
jamais M. de Porto-Riche lui-môme n'avait atteint à pareille éloquence;
des passages de répliques se suivent, où chacune serait à recueillir, où
chacune projette au fond de nous, je ne sais quel obscur sursaut; si
bien (]u'on reste à la fin de cette scène prodigieuse, comme écrasé et la
poitrine <ronflée d'un émoi, lent à se dissiper.
Le dernier mensonge de Prieur aura aidé Dominique à se ressaisir
entièrement et à se libérer. Qu'on compare ce dénouement à celui
A' Amoureuse et on sera frappé de la distance morale parcourue. Pour-
tant, comme colle à' Amoureuse, cette conclusion du Passé ne laissera
pas d'être discutée. On dira, on a déjà dit, (|ue le dernier mensonge de
Prirur était en somme fort excusable, et certains n'ont point admis que,
s*ajoutant aux autres, il dissuadAt Dominique de franchir le seuil de la
petite maison de St-James, ou do telle autre, préléire. Mais peut-être
ceux-là s'interrogeront-iis et comprendront-ds (jue le drame dix Passé
est bien antérieur à son comu)encemenl même sur la scène, et trouve-
ront-ils dans le long prologue qui ne nous est point montré, les raisons
prolondes du dénouement auquel nous assistons. II est la résultante de
l'œuvre dupasse, de la lente usure d un senlimenl insensiblement rongé
par le temps. Domini(ïue a vieilli; c'est l'ardent écho du passé qui
résonnait dans ses paroles présentes ; et il y avait comme un inconscient
mensonge, irrévélé, au fond, tout au fond de sa sincérité. Et voilà ce
qui me paraît donner tant de portée et de largeur mélancolique à sa
dernière phrase : « Si j»» l'avais aimé autant que vous le pensez, je ne
l'aurais pas laissé partir. J'aurais eu plus de courage! »
Dans la nouvelle version du Passée le rôle de François Prieur a
perdu beaucoup de S(ui imf)ortance. 11 demeure pourtant une très origi-
nale et très vivante eieîilien : l'auteur a, une fois de plus, réalisé en lu
sa très particulière coii('e|)t on de l'amant don-juanesque apportant sa
.fatalité, accomplissant sji bizarre et cruelle mission qui est de charmer
et de décevoir, de faire soulTrir en souffrant lui-même et de répandre
l'amour sans an iver à liiiouver tout à fait; il y a bien de la mélan-
colie au fond i\u co iir do ce triomphateur involontaire et comme
résigné à son tricnjle. CvUc aid« ur instinctive (»t cette duplicité
inc('nsciente. tout ce n nijN xe ania'gîmie de sincérité et de mensonge,
et iiU^si (e clu inie un p< n triste et iôbn d' u homme gAté )i, M. Dutlos
s'est essayé et a réussi, nie s( mble-t-il. excellemment à le rendre.
Que Dcmiinique ail aimé cel homme, ma gré ses défauts et f)eut-étre
à cause de ses délai. ts. < n \eira là, une fois de plus, la manifestation
de c(tle attirance vus la bassesse, t(»ut au moins vers l'infériorité
morale. (jué|iouv(iit duii' façon générale, dans l'amour, les Ames un
peu hautes. Kl cjue din- (!< MUe liiaic.ès. à qui échut la tAche lourde
d'in( arner l'admirable ]« rs(.iinape de Doniini(|ne, sinon quelle ne fut
pas nu instant inlérieiire à sou rôle, et (ju'elle le fit \'i\m d'une façon
pro('i<jieus» Uicnt inh hm-. (^n a éoit, et il faut le lépéter ici, que ce fut,
raiiire soir, ui'e ié\é al,( n « l (jik Mlle Ihandès s'est placée d'un coup,
par ((tie <Hati(.r. î i: n <n < lai g (jut R'mes Sarah Hernhardt, Réjane
ou Parte I. Un j»iu ^ù.ee el mal à l'aise, à ce qu'il m'a semblé, dans les
LES LIVRES 469
premières scènes, elle a été admirable dans toules les parties passion-
nées de son rôle; elle en a traduit les plus infinies nuances, comme
elle a fait valoir la noblesse charmante et la féminine droiture et l'ex-
quise pureté d'àme de Dominique. La scène dans Tatelieravec les trois
camarades « débineurs », la première entrevue avec Prieur et la scène
finale lui fournirent les occasions de montrer de la tendresse, de la
force, de l'amertume, de la mélancolie, de la colère et surtout, surtout
tant d'humanité, constante et diverse, qu'il faut l'admirer sans
reserve, féliciter l'auteur d'avoir trouvé une interprète digne de son
héroïne, et l'interprète d'avoir trouvé un rôle à sa taille.
De celui de Maurice Arnaud un peu ingrat, M. Henry Mayer a fait
une création joliment attendrie et mélancolique. La gentillesse de Mlle
Muller s'employa en celui d'Antoinette Bellang«T. MM. Laugier, Ravet,
Truffier jouèrent ceux de Bracony, Behopé, Mariolte.
Et je m'aperçois en relisant cet article — qu'on me pardonne si on le
trouve confus, mais j'ai tant aimé la pièce qu'il m'est resté un peu de
trouble — que je n'ai rien dit du dialogue de M. de Porto- Riche, à la fois
si précis et si poétique, si ardent et si exact, d'une telle llexibilité à tra-
duire, comme par miracle, les plus menues et les plus délicates subtili-
tés sentimentales, si étincelant d'esprit parfois aussi.
Voilà pour la Comédie- Française une soirée glorieuse. Et nous vou-
lons espérer que, reprenant bientôt Amoureuse^ elle se fera un grand
honneur de posséder dans son répertoire, les deux plus « sûrs » chefs-
d'œuvre du théâtre contemporain. — André Picahd.
LES LIVRES
Fernand Calmettrs : Un Demi- Siècle littéraire : Leconte de
Lisle et ses Amis (Librairies- Imprimeries Réunies, in- 18 de
'345 pp., '3 fr. 5o). — Plutôt qu'une œuvre de critique littéraire, le
livre de M. Calmettes est un livre de reportage, mais de ce grand
reportage, exact et pénétrant, qui touche à la critique des mœurs/
Certes, l'auteur aime les lettres ; il admire les vers de Leconte de
Lisle, les juge avec intelligence, mais de façon bien fragmentaire; ses
remarques ne témoignent ni d un goût très personnel, ni d'une esthé-
tique très réfléchie; c'est à la légère, sans raisons solides, qu'il rabaisse
Verlaine et condamne Mallarmé. Mais quelle vivante galerie de por-
traits et quel trésor d'anecdotes ! Vraiment, tout un demi siècle y figure,
depuis Hugo, Flaubert, Baudelaire, jusquà France, Bourget, Coppée.
De chacun d'eux nous apprenons quelqu'un de ces menus traits par où
se révèle un caractère ; et le récit en est conté avec une malice parfois
trop insistante, mais toujours aiguë et bien dirigée. Par un effet assez
étrange, bien que Leconte de Lisle soit au centre du tableau, c'est lui
que nous apprenons le moins à connaître. Mais nous faisons le tour du
Parnasse, nous fréquentons les Parnassiens ; et, sans que diminue notre
respect pour ces bons ouvriers de la prose et du vers, nous sentons à
quel point les défauts de leur art tiennent à leur conception trop étroite
',70 LA REVUE BLANCHE
(le la vie. Pour eux tous les événements se rapportent au métier d'écrire ;
tous les problèmes s'y ramènent; les vices, les vertus, la passion, la
folie comptent simplement comme des facteurs d'excitation et de distrac-
tion,^ comme des jeux qui préparent ou coupent le travail. Jamais la
littérature ne fut moins une découverte et une invention. Il n'est pas sûr
que les générations suivantes laissent une œuvre plus accomplie ; mais
je crois qu'ayant posé plus de questions et tenté plus d'actions, elles
offriront aux curieux à venir de plus beaux sujets de biographie.
J.-A. CouLANGHEON i Lcs Jcux de la Préfecture [Mercure de
France^ in-18, 318 pp., 3 fr. 50). — J'arrive un peu lard pour saluer
le succès de ce joli roman, mais non pour en rechercher les causes.
M. Coulangheon n'a pas conquis son public par violence; il l'a séduit
par un charme insinuant et subtil. Son heureux don est de savoir préci-
ser des émotions très délicates et très fuyantes; et comme son talent
s'est formé sous les plus précieuses influences, à commencer par celle
de Renan, les nuances qu'il préfère sont de celles qu'un lecteur raffiné
se trouve prêt à saisir.
On a loué les Jeux de la Préfecture d'ôtre une peinture exacte de la
vie de province ; c'en est assurément le moindre mérite et le moins facile
à prouver. Au sujet des mœurs provinciales, tous les lecteurs français,
qu'ils soient de Carpentras ou de Paris, acceptent d'avance une série de
conventions plausibles, sur lesquelles chaque romancier brode à son
gré. Qu'on nous présente quelques échantillons reconnaissables, l'agent
voyer, la receveuse des postes et l'épicier du coin, nous crions à la
vérité ; et jamais nous ne saurons de quelles relations complexes est
faite la vie du plus modeste bourg. M. Coulangheon nous montre, tels
qu'ils se passent tous les jours, les marchandages politiques et les luttes
électorales; il en induit que les principes et les partis sont peu de chose,
et qu'il ne vaut pas la peine de faire des révolutions. C'est bien possible ;
mais ce n'est pas certain : Car il se peut que l'observation des individus
^'atteigne point l'essentiel des mouvements collectifs; il se peut que
l'élection du pharmacien Toupinard contre le pharmacien Moirel
dépende de causes plus profondes, produise des résultats plus impor-
tants, que ne le supposent acteurs et spectateurs. Faut-il même croire
que le romancier ait surpris la vie privée de Chateauneuf ? Antoinette
de Bienne, Germaine, Madame Roseray, Marcelle de Sigle, Blanche
Berny, c'est trop de fines âmes de femmes pour un chef-lieu de dépar-
tement. Mais ce n'est pas trop pour que la tendresse de l'auteur se
manifeste à côté de son ironie. Non, M. Coulangheon ne s'est point tant
soucié de copier le réel; il a, ce qui vaut bien mieux, donné l'apparence
du réel aux scènes qu'il inventa pour exprimer son àme à lui, ses goûts
et ses dégoûts, ses plaisirs et ses déplaisirs, et jusqu'au rythme spécial
de sa sentibilité.
Celte sensibilité se dénonce tout d'abord, par la dédicace « à Eugène
Vernon », et par l'épigraphe tirée d'Anatole France. On devina com-
ment l'auteur allie ces deux admirations, et comment il a passé de Tune
LES LIVHES '171
à l'autre. Dans IVï^uvjo d Anatole France, il a moins goûté Tidéologieet
la dialecli(jiie agile, que la mélancolique volu])té. Empruntant les mots
de Barrés, je dirai qu'il en a surtout aimé « la mollesse gentille, la dan-
gereuse mollesse », et que par elle il s'est pris d'amour « pour les femmes
futiles et pasionnées, pour les sophistes, pour tous ceux qui rafljnent
sur Tordinaire de la vie. » « Ce genre d'imagination, ajoute Barrés,
entraîne une philosophie particulière, une sensation continuelle de l'écou-
lement des choses. Toute forme vivante s'elTacera à son heure et il sera
vain alors de l'avoir tant désirée, il sera vain aussi qu'elle se soit relu-
sée. La mort toujours présente à notre esprit ne fait point un bon pro-
fesseur de vertu... » — Mais, est-il besoin de lo rappeler, dans cette
Revue où- parurent les meilleures pages d'Eugène Vernon? ce (|ui fait
le prix de la Demeure Enchanièe, c'est ce même sens de Técoulement
des choses et de îa vanité du désir, avec je ne sais quoi de plus vif, de
plus in(|uiet, de plus frémissant: Bien n'est stable, rien n'est continu, la
joie et la tristesse éparses ne se cueillent que dans l'instant : « ^^otre
conscience est ordonnc'e pour contenir la plus grande quantité de contra-
dictions possiblr... Ne se rattacher à rien, se suffire, contempler les
tristesses et rinfortune... se jjosséder avec art et ironie, j^ — C'est bien
là que M. Coulangheon a pris ce qu il appelle sa Sagesse amoureuse:
son indulgente, car u les deux grands facteurs d'une bonté paisible et
intelligente sont le doute et la volupté » ; et scm scepticisme, « masque
familier des amoureux de l'idéal». Mais tout Tattrait des images lucfdes
par où transparaît <ett(? philosophie ne m'empêche pas de songer, tou-
jours avec Barrés : << Certaine beauté est un diss(dvant; elle brise les
nerfs, dégoùle, attriste. » VA pourquoi ne noterais-je pas aussi le léger
agacement que procure tout récit dont le héros, bien mis, bien élevé,
bien disant, en trois cents pages ne fait pas une gafTcV...
Ha.nnah Lvxch : Très véridique histoire d'une petite fille, tra-
duite de l'anglais par M. 13randon (Hachette, in- 18 de 267 pp., ifr. 5o;.
— Autlienti(juc et sincère parait bien être cette autobiographie d'un
enfant. A travers une surabondance d'anecdotes, parmi des détails spé-
cialement irlandais ou anglais, chacun y retrouvera des souvenirs vagues,
comme des allusions à sa propre vie : Ce sont les jeux, les fous rires,
les désespoirs [)uérils, le cœur qui tremble, les yeux qui s'émerveillent,
et le sel des larmes d'enfance. « La terre me semblait faite de champs
mis bout à bout et de sentiers courant de ce monde dans un autre, avec
des paquenîttes qu'on ne pourrait jamais cueillir, tant elles étaient
nombreuses... » Ces impressions là comptent plus que des faits précis :
et le livre de Mme Lynch serait meilleur encore, si sa mémoire avait
retenu moins de choses.
Cl STAVK Ainx : Le Labeur de la Prose, préface par Camille Le-
monnier (P.-V. Stock, in-i8 de îi3 pp., 3 fr. 5o;. — L'hygiène des
grands écrivains, leurs procédés de travail, les moyens qu'ils emploient
pour s'isoler, pour se procurer le calme ou la fièvre propice, leurs
47^ LA REVUE BLANCHE
habitudes, leurs manies, leurs scrupules, — c'est un sujet auquel tout
homme de lettres s'intéresse, et qui ne semble pas ennuyer le public.
Le livre de M. Gustave Abel sera donc bien accueilli ; et ceux-là mêmes
qui connaissaient la plupart des détails qu'il rapporte auront plaisir à
les trouver réunis. Je regrette que le livre soit composé comme un Art
d'écrire, comme une Méthode, et non simplement comme une étude psy-
chologique. Surtout il faudrait, en pareille matière, écarter tous les
talents de second ou de quinzième ordre, ou (hi moins les citer à part,
ne pas nous dire, par exemple : « Baudelaire aimait les j)arfums... Mai-
zeroy h's adore ! »
Michel Arnauld
JiLEs Bois : Le Monde Invisible (i^aris, Flammarion, in-i8 de
35o pp., 3 fr. 5o). — Il faudrait que ce livre eiU beaucoup de lecteurs et
j*espère qu'il en aura, car, indépendamment de ses qualités d'ordre
scientifique, il est d'une lecture facile el attrayante. « Je crois ferme-
ment, dit l'auteur, en un monde invisible, mais je crois fermement aussi
que les méthodes la plupart du temps employées pour le sonder furent
maladroites, équivoques ou funestes. Il est nécessaire pourtant de les
décrire afin qu'elles ne soient dédaignées qu'A bon escient. »
Ce qui sera utile surtout, c'est que, démasquant les supercheries,
M.Jules Bois sera cru du public; il sera cru parce qu'on sait qu'il a
voulu se convaincre lui-même el que « sa jeunesse a parcouru avec une
ivresse curieuse ces régions troublantes où la vraie lumière n'est pas ».
II suffit d'avoir fréquenté les universités populaires pour avoir constaté
l'importance des dégâts eifectués dans le bon sens général par « les
charlatans et les détraqués qui encombrent les différentes sectes mys-
tiques ». J'aurais été bien heureux, pour ma part, lorsque mes auditeurs
me racontaient des histoires à dormir debout en se couvrant de l'auto-
rité de Crookes et autres personnages considérables, de leur conseiller
la lecture d'un livre sain et digne de foi comme celui de M. Jules Bois.
Non pas que je partage les idées philosophiques de l'auteur; sa con-
fiance sereine dans l'existence d'une Ame immortelle ne me paraît pas
avoir une origine bien scientifique, mais il fallait être spiritualiste pour
faire ce qu'il a fait, pour se lancer dans létude du spiritisme et de
l'ocultisme, at^ec le désir que ce fut vrai, \}i\ matérialiste aurait entre-
pris les mêmes recherches avec des idées préconçues tout opposées et
ses conclusions auraient été suspectes.
M. Jules Bois, qui n'aime pas les matérialistes, a travaillé pour eux.
Il croit en un monde invisible, et nous y croyons tous, mais pas de la
mémt' manière. Qu'il y ait, dans l'univers de nombreux mouvements
incapables d'impressionner directement les sens de l'homme, nous ne
pouvons en douter, puisque la science a révélé et révèle chatjue jour de
nouvelles radiations qui produisent des actions lointaines ; mais que ce
monde invisible» soit immatériel, c'est une autre affaire. C'est peut-être
d'ailleurs une simple question de langage. M. Jules Bois, qui est un
poète, aime à parler le langage imagé des poètes et je n'irai pas le lui
LES LIVRES i7':5
reprocher au moment où il vient de faire preuve d'un esprit scientifique
incontestable.
Il passe en revue dans son livre toutes les sectes mystiques, les occul-
tistes, les théosophes, les spirites, etc.. 11 s'occupe même, en passant»
des alchimistes et consacre un chapitre au pauvre Tiffereau qui fabriqua
de Tor.... (ce qui n'aurait rien à voir d'ailleurs avec la magie; n'a-t-on
pas fait de l'arsenic avec du phosphore ?j.
M. Jules Bois a connu la plupart des personnages dont il parie; nul
n'est plus documenté que lui et il peint avec un art admirable les scènes
auxquelles il a assisté. Ecoutez-le raconter Stanislas de Guaita :
11 abandonna les cénacles des poètes, s'enferma dans ce petit rez-de-
chaussée de l'avenue Trudaine, tendu de rouge, où il vivait, enveloppé d'une
simarre cardinalice, entouré de hvres précieux, passant de son laboratoire
de chimie à son cabinet de travail, sans quitter ses fioles redoutables, dor-
mant le jour, travaillant la nuit, s'aidant de caféine, de morphine, de haschich
et, ce qui était moins nuisible, d'une cave excellente. Il se créa sans doute
ainsi des années merveilleuses, dans le rêve et la fureur sacrée, mais il hâta
une fin précoce et lamentable, les yeux perdus, le cerveau usé, le corps
réduit à une douloureuse loque.
Le Monde In^ùsible nuira beaucoup aux charlatans, mais, hélas !
vulgus s>ult decipi.
Paul Lapie : Pour la raison (Paris, Cornély, in-i8 de laopp.). —
Il y a de très bonnes choses dans le livre de M. Lapie, mais il y en a
trop peu. Aujourd'hui, lorsque les savants essaient de montrer la vanité
de la cosmogonie religieuse, on leur répond : « Vous commettez un
crime, car il faut de la religion, />o///- le peuple. » Ils seraient en droit
de répondre : « Cela ne nous regarde pas, nous cherchons la vérité sans
nous préoccuper de ses conséquences. » Mais ils peuvent aussi s'appli-
quer à montrer que la prétention des religions est excessive et qu'il y a
une morale laïque. M. Lapie l'a entrepris, mais s'il a dit beaucoup de
bonnes choses, il y en a encore plus qu'il n'a pas dites. Espérons qu'il
les dira.
Félix Le Dantkc
Docteur Ph. Maréchal : L'Evolution de l'opinion publique sur
les courses de taureaux (Charles, in-i6 carré, 190 pp.). —
Les courses de taureaux qui, sous la lumière dense et sobre du ciel
espagnol, nous ont souvent offert une vive synllièse des éléments
psychologiques de cette même nation espagnole, ont toujours soulevé
en France les plus âpres protestations. Et celles-ci sont d'autant plus
légitimes que les corridas qui nous furent données entraînèrent avec
elles des incidents de la plus invraisemblable barbarie.
M. le docteur Maréchal fait l'histoire de ces sinistres réjouissances,
dans un livre documenté où les anecdotes ont gardé toute leur valeur
d'actualité. Il a fait précéder le récit des événements récents qui avaient
motivé son intervention, par des considérations judicieuses sur le^
délires morbides, les sanguinaires folies où sont versées les foules dont
474 LA HEVUE BLANCHE
l'esprit compact s'égare spontanément devant de tels spectacles. 11
semble toutefois que M. Maréchal ait tort déjuger avec tant de sévérité
les écrivains qui furent émus par la valeur pittoresque et Ténergie
acérée des corridas d'Espagne. On ne saurait baser les raisons d'une
attitude ferme sur des notations fugaces de sensibilité.
Le recueil des opinions de la presse sur les courses de taureaux fait
suite à ce livre j)lein d'idées dont nous souhaitons la prompte difîusion
dans les milieux encore gangrenés par le culte du faux héroïsme de
boucherie. Paul-Loiîis Garnier
W. C. Aston : Littérature Japonaise, trad. lïenry-D. Davray
(Colin, in-8° écu, do '^90 pp., "> fr.". — La littérature japonaise,
bien qu'elle date d'un très grand nombre de siècles et malgré l'étude
longue et minutieuse que lui consacre comme à une littérature classi-
que M. \V. Aston, existe à peine. Tout ce qu'elle a produit manque
d'originalité et de tenue. Les genres littéraires connus sont rej)résenlés
par des œuvres tout! uc s et vaines. Je dois seulement excepter le /rciV
de ^*oyage en mei\ le pèlerinage à trustera les /les [Tosa Nikki de
Tsourayoukii qui est un genre délicieux, harmonieusement né d'une
contrée insulaire. La Grèce péninsulaire avait eu l'Odyssée. La France
ne possède rien de tel, bien qu'on pût s'altendnî après les Croisades à
une manière de chronique de voyages à travers les îles de la Méditer-
ranée. Que ]»our l'avenir de leur littérature les Japonais reprennent ce
genre si originalement polynésien ; qu'ils ressuscitent aussi ce genre
parallèle, le récit de voyage en montagnes^ le journal d"erniiU»s qui
répudièrent la grande ville et vécurent dans les bois comme d'autres
allèrent sur les Ilots ! (Tchômee et le 116 zio/ci,
11 ressort de ce livre dérudition — où l'on eût souhaité plus d'extraits
contre moins d'inutiles et sèches analyses — cjue la lillérature du Japon
est si peu originale pour avoir trop subi Tinlluence de la Chine. Elle
imitait une métropole continentale vieillie et épuisée. Or il lui faudrait
aujourd'hui éviter, après l'alliance britannique, que, groupe d'îles, il re-
cherche et accepte l'iniluence artistique de la Grande-Bretagne, vieux
domaine insulaire fatigué en art et en économie. Le Japon, jeune poly-
nésie promise à l'avenir de l'Orient, doit vivifier sa littérature à l'exem-
ple d'une métropole continentalement forte et généreuse.
Parceque le bouddhisme, le confucianisme et le sintoïsme n'ont pas
satisfait, pour la développer pleinement, l'Ame japonaise, M. W. C.
Aston écrit : a Ils ont déjà accepté la j)hilosophie et la science euro-
péennes ; il est inconcevable que la religion chrétienne ne pût pas sui-
vre. » Et c'est en cela précisément que la prochaine influence de l'An-
gleterre anglicane compromet l'avenir de la littérature japonaise. La
logique ne voulait nullement qu'ayant su s'assimiler immédiatement la
science moderne, le Japon, terre jeune et aventureuse comme sont
naturellement des îles, éprouvât ensuite le besoin de repasser par le
christianisme, religion de plus en plus déchue de TP'urope.
Marus-Ary Leblon»
k
LES IJVRKS 'l7 >
Chaules Saumi:ii : Les Conquêtes artistiques de la Révolution
et de r£mpire. Reprises et abandons des Alliés en 1815.
Leurs conséquences sur les Musées d'Europe (H. Laurens,
in-8, tiré à (ioo exeiuplaires, avec 12 planches hors lexle). — On
évahie à S.joo le nombre des œuvres d'art qui, au palais du Louvre,
vinrent s'ajouter à ranciennc collection de la Couronne par suite des
guerres de la Révolution et de l'Empire. Choisies en pays conquis par
divers comités d'artistes, ces œuvres, disposées avec goût dans les
galeries du Louvre, constituaient le plus bel (ensemble qui ait été
jamais réuni sous un toit.
L'empereur d'Autriche et le roi de Prusse, venus au Muséum en
mars 181 4 avec des idées passablement revendicatrices, mais s^isis
d'admiration en présence de tant de splendeur ordonnée, se conten-
tèrent de réclamer les œuvres originaires de leurs Etats qui, n'ayant
encore trouvé place dans les galeries, restaient dans les magasins. Ceci
n'empêcha pas les représentants du roi de Prusse d'être les premiers
qui entreprirent le déménagement des tableaux exposés au Louvre. Une
lutte épique s'engagea dès lors entre les Alliés et l'administration du
Muséum, confiée à Vivant-Denon et à scm zélé secrétaire Lavalîée.
Muni de documents puisés aux Archives nationales et dans celles des
Musées, l'auteur relate plusieurs traits de cet héroïsme obscur : Denon
et Lavalîée ne pouvant opposer que leurs plaintes aux menaces de la
force armée, mais suscitant contre la rej)rise de chaque tableau, de
chaque sculpture des difficultés, des atermoiements parfois heureux
et, quand la j)artie semblait perdue, des propositions d'échange qui
réussirent, entre autres, à nous conserver pî*esque tous les primitifs
italiens qui font la richesse de la salle des sept mètres et un admirable
Paul Véronèse, « les Noces de Cana ».
On est assez porté à croire que toutes les œuvres conquises par les
Français furent « le produit du brigandage », tandis (|ue, ceci est autre
chose, beaucoup avaient été cédées par des traités réguliers (Campo-
Formio, Tolentino, etc..) en défalcation d'impôts de guerre. Les
œuvres visées dans ces contrats nous seraient restées si le monanjue
qui devait aux Alliés son trône avait pu reconnaître l'existence des
conquêtes de l'Empire et élever la voix pour en conserver les trésors.
Comme il n'en fut rien, il faut dire bien haut que nous devons à l'ha-
bileté et au courage de deux fonctionnaires la sauvegarde de 100 ta-
bleaux, 800 dessins. 11 antiques et autres objets de sculpture, soit un
ensemble estimé à plus de quatre millions et demi en 181 5. Le livre de
Charles Saunier, qui nous apprend tant de choses sur le monument de
destruction historique que fut la désorganisation du Louvre par les
Alliés, nous dit aussi la disgrâce de ces héros sans armes, Vivant-Denon
et Antoine lavalîée, à une époque où nous aurions soupçonné que le
u surtout, pas de zèle! » était déjà à l'ordre du jour dans l'Administra-
tion française.
Edmond Cousturier
47^ LA REVUE BLANCHE
Les Grands Artistes : Watteau, par Garruel Séailles ; Raphaël,
par Eugène Muntz ; Albert Durer, par Auguste Marguillier (H. Lau-
rens, in-8*, 2 fr. 5o). — Aux gens qui trouvent les renseignements
inclus dans les dictionnaires insuffisants, et les grandes publications
franco-anglaises, trop chères, cette nouvelle collection fera un plaisir
extrême.
En effet, grâce à M. Roger Marx qui en a eu l'idée et à M. Laurens
qui l'exécute, ceux qui lisent chez eux trouveront dans un format
réduit une série de monographies suffisamment développées [itiS pages
petit in-S"*, 1!% illustrations) qui les renseigneront de la plus experte
façon sur les grands maîtres. Pour preuve, les trois premiers volumes
qui viennent de paraître. Nul, par exemple, n'était mieux qualifié que
M. E. Muntz pour dire la vie et la genèse des œuvres de Raphaël; M. Mar-
guillier, qui a fait de longs séjours en Allemagne et en Autriche,
connaît Albert Durer comme un docteur allemand, mais il raconte
la vie du grand artiste avec agrément ; enfin M. Séailles, dont le goût
philosophe va du Vinci à Carrière, s'est arrêté avec complaisance
sous les boulingrins où se déroulent les scènes chères à Watteau.
Marcel Niké : Florence historique, monumentale et artistique
(Firmin Didot, in-8\ 7 fr. 5ô). — Une personne qui a l'heureuse
fortune de pouvoir séjourner chaque année à Florence a eu l'idée de ce
volume qui n'est pas seulement un excellent livre d'histoire et de cri-
tique, mais encore un guide précieux. Avec Marcel Niké pour cicérone
aucun chef-d'œuvre placé au musée, dans les églises ou exilé dans un
humble monument des environs ne leur échappera. Ont-ils un oubli,
une table fort bien faite les met dans le droit chemin ; veulent-ils mieux
connaître un personnage, de rapides biographies des grandes familles
florentines leur permettront de parler des Alberti, des Strozzi, des Pitti,
comme s'ils les avaient connus..
Ed.mond Claris : De Tlmpressionnisme en sculpture : Au^ste
Rodin et Medardo Rosso (Éditions de la Nouvelle l\evue, in- 18, 3 fr.
— Rodin est universellement admiré par tout ce qui pense ; Rosso
n'est connu que de quelques-uns. Mais ses admirateurs, dont le plus
convaincu est Camille de Sainte-Croix, sont enthousiastes comme mille.
Connaître sur de tels artistes l'opinion des confrères est toujours ten-
tant. M. Edmond Claris s'y est essayé. Il a obtenu des réponses belles
d'enthousiasme; d'autres, parfaitement mufles ; enfin nombre des gens
consultés ont parlé d'eux-mêmes. On est donc renseigné sur un tas des
choses et fixé sur certaines personnalités, en lisant le recueil de letti'es
et d'interviews qui termine l'étude très fine que M. Claris a consacré à
l'œuvre de Rodin et de Rosso.
EuGÈNK Belville : Le Cuir dans la décoration moderne (Cli .
Schmid). — La décoration du cuir est devenue en ce temps une
toquade. Dans certains milieux, on ne parle que de ciselure et de pyro-
gravure, des cours sont créés ; le ministre Millerand, inspiré sans doute
LES LIVRES ^ '177
par ses élégants altacliés, avait confié, à un monsieur quelconque une
mission pour aller étudier la décoration du cuir à travers le monde. Un
pareil engouement méritait un mot nouveau. Il existe. On écrit: un
cuirdart, des cuirdarts.
Eugène Belville, qui est un artiste de ^oùt et qui a su joliment tirer
du cuir seulement ce qu'il pouvait donner, était mieux que personne
qualifié pour écrire un livre sur la matière. Il l'a fait intéressant, ins-
tructif, sans pédanterie ; l'illustrant, de plus, de jolies décorations de sa
façon. Le livre est présenté sous couverture simili-cuir décorée de gly-
cines du plus agréable aspect.
Charles Saunieh
J.-C. Broussolle : La Critique mystique et Fra Angelico
(H. Oudin, in- 18 de 166 pp.). Le xix« siècle louche ; presbyte par un œil,
myope par l'autre, il perd la vision une de Tart, la dédouble en deux com-
posantes séparément fausses et stériles : l'art pour lart, l'art fonction
sociale; l'une l'amenuise et l'anémie à mort; l'autre d'abord l'assomme,
et puis du cadavre tire du bouillon et de la viande de conserve à l'usage
des nécessiteux : c'est Rousseau, Proudhon, Brunetière et Tolstoy, les
socialistes y rencontrant logiquement les néo-mystiques, les uns et les
autres mystiques pratiques et doctrinaires. Et ils rejoignent ceux de
Part pour l'art, leurs symétriques : en effet, postuler que l'art a pour
but l'art, ou bien pour but un bien-être soit moral soit physique, c'est
ne différer que sur la nature du but. L'art n'a et ne saurait avoir de
but, étant purement une forme supérieure de l'activité. Il a un point
d'appui, la vie (ou si l'on préfère : la nature), et des points d'applica-
tion, les circonstances; comme nos os, comme nos idées, comme tout
levier. Les mystiques s'efforcent à prouver Fra Angelico un grand pein-
tre religieux parce que, assurent-ils, il ne savait ni dessiner ni peindre
et ne voulait le saveur : cela étant, il ne serait pas peintre du tout, il
ne serait rien. M. Broussolle s'attache à démontrer que le dominicain
de Fiesole l'ut techniquement grand peintre à la fois que religieux pro-
fond. Nous nous en doutions. Nous dirions volontiers : il fut ceci
parce que cela, et réciproquement. C'est le fait de tout véritable artiste,
même non catholique, même incroyant; il est vrai qu'être religieux
n'est point nécessairement synonyme de communier chaque dimanche,
ou manger du pain azyme, ou même faire de trois points suivre sa
signature.
FiJHDKnic i)K r^RANCE : Edmoiid Van Offel Borel, album in-H*'
carré, 5 Ir.i — Dans les ( uls-de-lampe, ex-libris et les vignettes déco-
ratives de Van Offel, des réminiscences de la grAce un peu gauche,
raidc et maniérée des graveurs sur bois du xvi* siècle allemand, et la
minutie nuèvre el rartiRce dans la fausse naïveté et l'engonçante han-
tise lilléraire des préraphaélites de naguère. Vêlements d'emprunt et
désuets où. ])ien qu'il se plaise fort, il se montre mal à l'aise. Puis
cela relève d'une imagerie tant ressassée et, en effet, trop facile dans
47^ I-A REVUE BLANCHE
le pasticlie vers quoi elle entraîne. Mais une originalité se déploie avec
force et magnificence dans les suites de grandes composi tions, telles
que l'illustration de la Dwine Comédie : là son crayon Jaisse tom-
ber ses obsessions de trop fervent disciple avec ses partis pris litté-
raires d'allégoriste, pour s'adonner à son tempérament d'artiste,
à sa réllexion de poète qui sait vraiment penser, à sa science per-
sonnelle, et à la nature ; par quoi cela devient parfaitement beau,
d'une beauté âpre, douloureuse et sombre, beau et grand. Le com-
mentateur s'est effacé avec une discrétion trop modeste peut-être de-
vant son artiste : et de qui les dessins, reproduits avec une perfection rare,
remplissent presque tout cet ouvrage présenté avec un goût qui mérite
à l'éditeur également tous les éloges.
Ch. Huard: Province, cent dessins (Piazza, in-i8, ^ fr. 5o). — Rigou-
reusement d'après nature, et de la bonne manière : « il n'a, explique H.
Piazza son préfacier, jamais dessiné aucun individu déterminé : simple-
ment noté des physionomies, étudié des caractères généraux, enregistré
des études et des gestes, et ses types ne peuvent donc posséder de res-
semblance effective. » Ce les doue de la ressemblance générale ; non
d'exactitude mais de vérité ; on les reconnaît sans les avoir vus. Seule-
ment parfois on les reconnaît trop entre eux: ce magistrat semble calqué
sur ce notaire, etc. : effet d'une production hâtive, sans doute, et d'un
succès trop prompt :1a verve et la facilité sont un écueil, aussi. On finit
par choir dans l'observation superficielle, l'anecdote ; on se recommence,
et se délaye, et risque de perdre le don nécessaire d'inventer.
Albxandra Myrîal : Pour la Vie (Bibliothèque des Temps nou-
veaux, in-i8 de 1 12 pp.. o fr. 5o). — Anarchiste intégrale (cela se fait rare)
elle nie successivement les diverses « personnalités fictives » : Bien, Mal,
Honneur, Devoir, Vertu, Patrie, Société, Collectivité, Autorité, Libre
arbitre, arrive ainsi à l'inexpugnable Nécessité à quoi tout est soumis,
hors quoi l'homme ne peut rien : nécessité de vivre et dans la direc-
tion despoliqucment prévue, voulue, par le tempérament. La conclu-
sion est par conséquent la liberté individuelle absolue. — « Un épou-
vantable chaos? — Pourquoi: l'Univers est-il donc chaotique? En
l'Univers s'enchevêtrent incessamment l'action et la réaction... L'Uni-
vers n'est ni l'ordre ni le désordre, il est la Vie... Le but de l'Univers
est d'être : « Je suis cela qui est ». — Le but de l'Homme est d'être
Homme ; le but de la vie est de vivre. » On pourrait répondre que
c'est la vie elle-même qui en évoluant a produit les sociétés, etc.. et
que les abstractions, les «personnalités fictives»,, pour être immaté-
rielles aux sens, n'en existent pas avec moins de réalité,,, en somme que
l'univers est tout de même plus compliqué que cela ! mais la discussion
serait trop longue pour une notice, de cet opuscule que son préfacier
Elisée Reclus qualifie « un livre fier, écrit par une femme plus fière
encore ».
Fagus
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE /179
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
ROMANS ET NO^'ELLES :
Maurice Buret : Tuccia la Courtisane'^ Editions du Carnet, in- 18 de
375 pp., 3 fr. 5o.
T. Jeske Coinski : Les Derniers Romains^ traduction C. de Latour ;
Éditions du Carnet, in-iG de 892 pp., 3 fr. 5o.
Pierre Corrard : Le Journal d'une femme du monde; Ollendorff, in-i8
de 321 pp., 3 fr. 5o.
Henry Eon : Le Chantre de Tréguier; Gentil à Verneuil, in-32 de 121 pp.,
I fr. 5o.
Térésa Jadwiga: Réconciliés; Editions du Carnet, in- 18 de 317 pp.,
3fr.5o.
Paul Junkî : Gracieuse, l^cmerre, in-8 de 3/»2 pp. , 3 fr. 5o.
Rudyard Kipling: Kim, traduction Louis Fabulet et Ch. Fountaine Wal.
ker ; Mercure de France, 3 fr. "io.
Tristan Klingsor: Le Livre d'Esquisses (culs de lampe par Louis Gre-
nier' ; Mercure de France, in-i8 de 118 pp., 3 francs.
Camille Mauclair: Les Mères Sociales, Olleudorff, in-i8 de 33o pp.
3 fr. 50.
G. Uéval : Lycéennes; OUendorff, i!>-i8 de 3o9pp., 3 fr. 5o.
ÉTATS, SOCIÉTÉS, GOUVERNEMENTS *.
Maurice Barres : Scènes et Doctrines de Nationalisme ; Juven, in-i8 de
5i8pp.
Edouard Dolléans : V Accaparement; Larose et Forcel, in-8° de 428 pp.,
() francs.
G. Malleterre et P. Legendre :' Livre- Atlas des colonies françaises ;
Delagrave, in-40 cart., 7 fr. 5o.
Laurent Tailhade : Discours civiques (4 nivôse 109-19 brumaire uo);
Stock, in- 18 de 333 pp., 3 fr. 5o.
Georges Weill : La France sous la monarchie constitutionnelle ;
Société française d'éditions d'art, in-80 de 297 pp., 4 fr.
CRITIQUE :
Jules Breton : Delphine Bernard, la femme et l'artiste ; Lemerre, in-i8
de 2'|3 pp., 3 fr. 5o.
Jean Dolent : Maître de sa joie ; Lemerre, in-i8, de 220 pp., 3 fr. 5o.
Augustin Filon : La Caricature en Angleterre; Hachette, in-i6 de
3oo pp., 3 fr. 5o.
Félix Le Dantec : Le Mouvement rétrograde en Biologie ; Carré à Paris,
Dulau à Londres, Friedlaender à Berlin, in-8'* de 8 pp.
Marcel Prévost: Lettres à Françoise; Juven, in-i8 de 347 pp., 3 fr. 5o.
/i8o
LA REVUE BLANGHB
Dr Paul Richer : LArt et la Médecine ; Gaultier, Magnier, în-4° de
562 pp., illustré de 345 reproductions d'oeuvres d'art, 3o fr.
Dr Paul Richer: Introduction à l'étude de la figure humaine: Gaultier,
Magnier, in-8® cartonné de 190 pp., 10 fr.
Jacques Saly-Stern : La Vie d'un Poète (Essai sur Lenau); Calmann
Lévy, in-i8de 2^5 pp., 3 fr. 5o.
ALBUMS
Armand Dayot: La liestauration d'après t^image du temps ; ÉditionB
de La revue blanche, in-Zi** oblong, i5 fascicules hebdomadaires à
0 fr. 60.
Collection Hayashi : Dessins, Estampes^ Livres illustrés^ etc.
Le C>crant\ P. Dëschamps.
Paris. — Imprimerie 0. LAMY, 121, bd. de La Chapelle. 15199
Le Consolateur
A Francis Viklô-Griffix
qai vit, pense et yeot ses poèmes,
un simple ami,
H. G.
CHAPITRE PREMIER
LA MATINÉE TROP BIEN COMMENCÉE FINIT MAL
Lorsque Daniel Mellis s'éveilla, rien qu'à se sentir vivre,
il fut, dans toute l'étendue de son être, remué, soulevé
d'une allégresse de santé.
Graves, longs, espacés, six coups tombèrent du clocher
d'Argentières; l'horloge de la salle voisine ébranla le mur
d'un frémissement, et plus près, dans la chambre close,
ainsi qu'une mouche captive, la pendule, avant de tinter,
bourdonna. Un instant, les sons se mêlèrent ; leurs ondes
élargies, au dehors, se perdirent; le timbre au cristal
précis finit seul.
Daniel Mellis, lucidement, détailla cette harmonie fami-
lière. Il sortait du sommeil comme d'une tonnelle d'om-
bre, rafraîchi, sans désir d'y tarder davantage, et aussi
conscient de lui-même et des choses que s'il n'avait jamais
dormi. Aussi, tel il s'était couché, abandonné, la nuit
venue, tel il se dressa, fut à la fenêtre, et d'un coup poussa
les volets, au risque de s'aveugler de clarté.
Mai finissait. De jour en jour, dans une même surprise
enchantée, Daniel suivait le progrès du printemps sur le
jardin déclive, la prairie, et — par delà le fleuve — l'ho-
rizon. Il avait vu les feuillages nouveaux à peine colorés
de sève, l'herbe courte et bleue et les arbres fruitiers
fleuris. Et voici que vibraient les verdures trop vives, que
sur l'épais gazon doré flottaient de hautes angéliques, et
que, leur parure à leur pied comme une ombre, pommiers,
pêchers, cerisiers, se montraient nus, bandant leur noueuse
81
48a LA REVUK BLANCHE
vigueur. La nature, une fois déplus adolescente, proposait
à son admiration toujours jeune, un spectacle toujours
nouveau, malgré les ans.
Né dans cette maison, il y avait grandi. Sa mère avait
épousé par raison un riche et quinquagénaire fermier va-
guement gentilhomme. Elle ne Taima point, le perdit après
deux ans de mariage, d'un mal subit, — et le pleura : il
lui avait fondé une famille. Mais sa douleur fut peu auprès
de ses soucis. A la tête de grandes cultures, il lui fallut
lutter contre mille complications d'organisation et d'ar-
gent. Elle y doubla son énergie, — non sans de lourdes
pertes, triompha. L'ordre se rétablit. Elle eut un homme
de confiance pour diriger la métairie des Carrières et quel-
ques fermes dépendantes, vendit les plus lointaines terres,
et s'étant assuré une assez large aisance, put gérer sa mai-
son en élevant son fils.
Mais elle était sortie de toutes ces épreuves, irrémédia-
blement grave, mûrie, incapable d'une instinctive expan-
sion. Elle craignit pour Daniel l'influence de sa tristesse,
et elle le livra à lui-même au milieu de ce grand jardin de
soleil où tout n'était qu'insouciance et joie.
Il vit, s'étonna, regarda, découvrit. Seul, il ne l'était
plus au bout d'une heure. Un peuple grouillait alentour,
gai, accueillant et sociable : plantes et bêtes, clartés, reflets,
senteurs, tiédeurs, et l'air lui-même. Il se haussa vers les
insectes, les poursuivit et les perdit; se pencha sur les
fleurs, et comme elles souriaient, leur sourit; à travers la
haie contempla les vaches paissantes; se lança contre le
vent, s'étendit contre le sol; apprit une vie sensuelle et
sereine consistant toute à jouir des choses, et s'humilia
jusqu'à n'être rien de plus qu'elles, papillon, branche...
ou moins encore... Lorsque Mme Mellis lui voulut donner
d'autres camarades, déjà comblé d'affection, Daniel n'en
désirait plus.
L'hiver le ramena dans la grande salle aux meubles ter-
nes, dont la fenêtre basse donnait sur le faubourg d'Argen-
tières. Il y languit. Faute de « vivre », il accepta d'ap-
prendre, lut assez vite, mais comme mécaniquement. En
LE CONSOLATEUR 4^3
vain sa mère tenta d'enserrer son esprit dans un fort
réseau de logique; toujours il s'échappait, d'une pétulance
légère, vers le printemps. Mme Mellis gardant ses duretés
pour elle-même s'y résigna, et, avril revenu, laissa son fils
reprendre cette existence extérieure et développer des ins-
tincts qu'elle jugeait inoffensifs. Cependant elle engagea
la vieille Félicie qui de sa cuisine surveillait Daniel, et le
père Jacques employé toute la semaine au jardin, à provo-
quer chez l'enfant quelque réflexion naturelle au sujet de
ce qu'il voyait. Elle-même le prit plus souvent par la main
pour descendre la grande allée médiane jusqu'à la barrière
du pré, prête à répondre, expliquer, répéter; mais qu'une
fleur nouvelle éclairât le parterre, qu'un fruit véreux
détaché par le vent tombât, Daniel en goûtait l'éclat, en
suivait la chute, attentif — et sans question.
« Ah ! ça passera ! les années lui mettront du plomb dans
la tête... »
Or, elles étendaient le champ de sa contemplation, aigui-
saient ses sens, obstruaient son être de la richesse des sai-
sons, le faisaient dépendant des choses et plus étranger
chaque jour à la société des hommes. Au delà du jardin, il
connut la prairie, les berges de la Seine, la ferme des Car-
rières, les routes, les champs, peu le bourg. Ni la foi catho-
lique qu'il accepta d'un front soumis, ni l'enseignement du
maître d'école, ne surent troubler la paix oisive de sa vie,
ni la plénitude de son bonheur.
11 eut douze ans. Mme Mellis, inquiétée par cet amour
exagéré des solitaires flâneries, se sépara brusquement de
son fils et l'envoya étudier au lycée le plus proche. Déses-
péré d'abord, dépaysé, puis résigné, Daniel tâcha de réfor-
mer son existence. Mais il se vit indifférent à ce qui passion-
nait les autres, seul au contraire à tressaillir devant une
tache de soleil sur une muraille : alors, il se ferma, subît
les moqueries, et n'eut de paroles qu'en l'air, tout à espérer
le retour. Ainsi chaque vacance le ramena tel auprès de sa
mère, prompt aux mêmes jeux, sans autres désirs, et, du
fait d'un labeur docile, doué au surplus d'un esprit médio-
cre et machinal, dont il satisfaisait ses maîtres, sans pour
cela mentir à sa première inconscience.
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hiMiil iMir.'. im»'i\rilU\ Nnii .iii kMups do sa réclusior^
un il»- Min I Nil ' Il n'rn a lonsiMAô k\uc <W ùigilifs souve-
»»»».' \\\ l\i»i. ii'lK» alU'i» Ac lilKnils dan> la cour ie5
M* »M»I hl a* u t» avi\ iKumn Manvho>. onibaur.iar.: le
PM»»»M \U\ |M*»\PMMn à la \illo, tollo \\:\ clc ".-ur ri
u^\ t\^ri\ d^M^u^X'Ov a;vuv> do >/. \ -.0. à vC ••.."";:: r-.iTie.
LE CONSOLA.TEUR 485
son, cerisiers, bancs verts, murs de lierre et de chèvre-
feuille ; — la pelouse naturelle où sèche la lessive et le
petit bosquet de merisiers qui cache Tenclos h la route;
— les deux grandes allées descendant vers la haie de bois
mort et de liserons; — le petit parterre autour du vieux
puits; — les planches de légumes et les carrés de fleurs, côte
.à côte... Pvien n'a changé; ni les platanes géants de la
prairie, ni la courbe du pont, ni la Seine que Ton devine
sans la voir, ni le village de Mosny qui pétille sur Tautre
rive. Daniel a fondé son bonheur sur la nature sans
caprices ; son bonheur ne peut s'écrouler.
Dans la matinale fraîcheur émanée de l'herbe mouillée,
Daniel se vet. Pour un oiseau qui fuit, son geste machinal
s'a;rrete. L'eau ne lui a jamais semblé si fraîche, ni l'air si
pur. Dans le petit miroir ovale son visage le satisfait :
l'ossature forte, les joues pleines, le nez arqué, la barbe
brune et rude mal coupée, les yeux gris. 11 traverse avec
précaution la salle obscure, le corridor carrelé trop sonore,
et descend le perron. Son corps compte les marches ; cha-
cune d'elles lui communique un rythme de santé qui le
fait presque s'extasier sur l'admirable équilibre de tout
son être. Sous l'air caressant ondule sa harbe, le soleil a
des rayons bas et tièdes qui vibrent mollement entre ses
cils, il va, une force extérieure le mène. D'abord, il.
s'amuse à faire le tour des plates-bandes, ses pas suivant
les angles, revenant au point de départ, et effaçant d'une
trace plus fraîche leur fraîche empreinte. Un fraisier
rampe sur le chemin ; il y cueille une fleur, en compte les
pétales; une fraise à peine rose est à sa portée, il la goûte.
La pente de l'allée le porte jusqu'en bas. Le père Legris
— celui qui a remplacé le vieux Jacques — ne travaille-
t-ilplus?... Des cloches se répondent, k C'est Dimanche. »
Mais la bêche est restée là, couchée ; elle soulève à moitié
une motte de terre ; son manche est jaune d'humidité, son
acier luit de gouttelettes. Daniel la ramasse pour la ren-
trer, puis la tenant fait le geste de s'en servir, la plonge
dans le sol, et, ayant commencé, continue dans une allé-
gresse croissante. Son pied pèse, son bras pousse, l'herbe
craque sous le tranchant. Il baisse la tête, courbe le dos,
486 LA REVUE BLANGHB
concentré dans son seul eflfort. Ses membres se meuvent
avec une facilité merveilleuse, le front reste sec, le visage
frais ; et la terre remuée montre des vers, des racines et
des cailloux. Il ne sent pas la contraction de ses muscles ;
il se hâte, émule de soi, poursuivant une sensation plus
nette de sa force. Le champ défriché, les mottes cassées,
il s'arrête, et reprend haleine.
Et le voici sonder l'azur, fixer la girouette du toit, flâner
de ci de là, flatter le petit veau qui pait en cercle autour
d'un pieu, tirer un seau d'eau, emplir l'arrosoir et arroser
les semis en bordure. La vieille maison blanche, tout en
longueur et sans étage, paraît s'éveiller. Les marches du
perron ruissellent, et la vieille Félicie toute cassée en posant
son balai appelle.
— Monsieur Daniel, vous ne venez pas déjeuner?
Il y court. Mme Mellis est déjà dans la salle à manger,
pressée. Elle va manquer la messe ; elle laisse son fils. Il
boit une énorme tasse de lait d'une seule gorgée, se lève, et
décrochant un vieux chapeau, sort sur la route. Son chien
Ta suivi ; il le siffle, lui jette un caillou, s'en amuse. Deux
paysans dans une carriole le saluent. Il marche entre les
blés encore bas, devant lui, jusqu'aux Carrières. La ferme
est vide ou presque ; les bâtiments nus se recueillent ; des
garçons en blouse neuve rient derrière Daniel, car on le
considère comme toqué. Il rôde, sort par l'autre porte, en
pleine terre, gagne un chemin de traverse, et, sans l'avoir
voulu, trouve le fleuve. Couché sur la rive entre les
roseaux, il regarde l'eau couler : la surface lisse ou moirée,
se gonfle ou se creuse ; c'est une gerçure furtive, une ride
fine, un remous inexpliqué ; des insectes tournent, des
moustiques patinent, une libellule s'élève. Une mollesse
infinie étire Daniel, sa vue se brouille, il ne voit plus, il
sent, et puis s'oublie, comme si l'onde l'emportait...
Son chien l'éveille. Quelle heure est-il? Il a dû rester là
trop longtemps. Il bondit et s'en revient par la berge, au fil
du courant. Il court éperdument quelques minutes avec une
simplicité juvénile, puis frappe un pas scandé sur le chemin
pierreux, pour repartir léger et plus rapide sur l'herbe
muette du bord ; sans effort sa poitrine largement se gonfle^
LE CONSOLATEUR 487
ses jambes remportent avec fougue et le chien l'annonce en
jappant.
Et le clocher paraît, il n'est pas onze heures et demie. Au
lieu de rentrer droit chez lui par la prairie, Daniel poursuit
son chemin. Les demeures disséminées se groupent; il
touche au noyau massif du bourg. Mais comme il va
retourner sur ses pas il aperçoit les belles promenades qui
font à Argentières une ceinture vivante de sycomores, dé
marronniers et de tilleuls; Tombre lui en semble si douce
et si profonde, qu'il ne résiste pas au plaisir d'y passer
Justement elles sont désertes ; les femmes sont à la grand'-
messe, les hommes devant la mairie ou au marché aux
bestiaux, il n'y rencontrera personne ; il n'aura pas l'ennui
d'une de ces conversations dont souflre son égoïsme ina-
voué, indifférent à tout ce qui n'est pas lui-même. Il y
pénètre lentement ; les voûtes sombres des marronniers
versent sur lui une fraîcheur délicieuse ; la tranquillité
ambiante l'envahit. Après cette belle matinée de soleil et de
joie, il goûte mieux encore le contraste de Tombre.'Sa fou-
gue se fond en sérénité ; son corps allégé perd la conscience»
Daniel Mellis s'en va sans se sentir marcher, il plane, il est
complètement heureux.
Un banc l'invite, qu'il connait bien et qu'il gagne ma-
chinalement, sans voir. Il va s y affaisser... Pardon!'..
Quelqu'un déjà l'occupe. Il est trop tard pour s'éloigner;
par timidité il s'assied, saluant furtivement d'un doigt,
silencieux... Il craint un mot... Rien. Quoi? Il risque un
œil sur son voisin... Il voit un homme, la tête entre les
mains, les coudes aux genoux, dormant sans doute... Alors,
cessant de Tobserver, il s'abandonne lui-même à une con-
templation assoupie, dans la lassitude admirable des
champs.
L'ombre d'une feuille danse de\ant lui sur le sol; son
chien s'étire contre ses jambes; une fleur de marronnier
tombe sur sa main : il en admire longuement la blancheur
mouchetée de rose, lorsqu'il s'entend nommer.
— Tiens! monsieur Mellis!
Il sursaute. Son voisin est tourné vers lui, gracieux. Lui
hésite d'abord, puis :
488 LA REVUE BLANCHE
— Ah! monsieur Lagarde!... excusez-moi, je ne vous re-
mettais pas...
Une poignée de main cordiale, et Ton se tait. Daniel
troublé évoque une petite maison de briques roses, située
un peu plus loin sur les mêmes promenades, des géra-
niums aux fenêtres, une vigne ombrageant la porte. Là
habite M. Lagarde depuis un an ; il est venu de Paris avec
sa femme, malade à ce qu'on dit; on l'appelle «le Parisien»
avec respect. Jusqu'ici les deux hommes ne se sont guère
que salués; l'étranger est bien allé une fois demander
à M. Mellis une bouture de rosier; mais voila tout. Et
Daniel compte bien borner là les relations.
M. Lagarde attend une question, en vain.
— Vous vous portez toujours bien? hasarde-t-il.
« Si je me porte bien! » songe Daniel, et rien que d'y
songer sa belle santé inconsciente lui en semble di-
minuée...
Mais tout haut, puisqu'il faut répondre.
— Très bien, je vous remercie...
Et il ajoute, poliment :
— Et vous?
M. Lagarde hoche la tête, jette au ciel un regard de
découragement, et avec une demi-ironie douloureuse :
— Oh ! moi...
A ce moment ses yeux se mouillent, le pli amer de sa
bouche s'accentue; dans sa moustache noire les poils blancs
brillent davantage, et sa petite personne chauve et sèche,
aux gestes administratifs, cesse de paraître ridicule. Daniel
ne peut que demander :
— Vous êtes mal portant?
— Ce n'est pas moi... ma femme...
— Ah ! votre femme !
— Oui...
— Il y a longtemps?
— Une année... Ça couvait depuis deux déjà...
— Mais ça n'est pas grave?
— Si grave... qu'on désespère de la sauver...
Daniel sent qu'il a trop parlé et joint les lèvres. Mais
Armand Lagarde, heureux de rencontrer un confident dans
LE CONSOLATEUR /189
un pays où il ne connaît personne, attribue ce silence à la
compassion, et reprend :
— Oui, M. Mellis, j'étais a l'administration des Postes...
une jolie situation à mon âge! Songez : j'avais débuté à
vingt ans — et les années comptent... Ah! ça n'était pas
la richesse, non... Un intérieur agréable... une jeune
femme charmante, monsieur, et active !... On vivait simple-
ment... sans se priver... qu'est-ce qu'il faut de plus? On se
promenait le dimanche... sur les grands boulevards... ou
aux environs. De temps en temps — une fois par mois —
on s'offrait le théâtre... un petit extra, quoi! quand on n'a
pas d'enfants! — encore une chance, hélas ! — Ah! on peut
dire que nous étions heureux... Trop, peut-être! le ciel
nous en voulait.
Malgré lui Daniel écoutait : il trembla pour sa propre
sérénité, se crispa. Mais Lagarde :
— Et puis, «elle» est tombée malade... là.... tout d'un
coup... Y avait bien deux hivers qu'elle toussait! mais
quoi? la toux d'un méchant rhume! On n'y fait pas atten-
tion... on le promène... on le traîne... et puis, crac! un
beau jour, il s'aggrave! Ah! monsieur, quand j'y pense!...
j'ai comme des remords... je m'en veux... Si on l'avait
soigné plus tôt... il aurait guéri peut-être... 11 est bien
temps de regretter quand on ne peut plus rien faire...
Oui... au printemps dernier... un dimanche tenez. Elle allait
bien une minute avant... — à part qu'elle maigrissait un
peu, et que des fois, elle se disait fatiguée — elle allait bien
une minute avant... et là, elle se met à cracher du sang
comme ça! On court : notre médecin ne veut pas se pro-
noncer ; il m'enseigne un spécialiste. . . une sommité, paraît-il
— vingt francs la visite ! Je tremblais en y allant, mon pau-
vre monsieur! Résultat? elle était poitrinaire, tout simple-
ment... poitrinaire... Oh! ça m'a donné un coup là... je
pleurais... je n'entendais plus rien... j'étais fou... Elle était
perdue, si elle ne quittait pas Paris... et tout de suite! Ça
brise une vie des malheurs comme ça... Songez donc! à
mon âge laisser mon bureau... toute ma situation... c'est
dur! J'ai fait des pieds et des mains... j'ai fini par obtenir
une retraite... mais si peu de chose... On avait conseillé
490 LA REVUE BLANCHE
le Midi... ou les altitudes. Cest bon à dire... mais avec
quoi? Il fallait se contenter de la campagne... on m'en-
seigna Argentières... et voilà... — On me disait d'espérer,
j'espérais... Voilà déjà un an que j'attends... un an...
Le pauvre homme pleurait. Daniel osa le regarder. La
brise, la lumière, Todeur des plantes l'avaient grisé jusqu'à
l'émotion... Traîtreusement sa vague songerie l'emportait
jusqu'au bord de cette douleur étrangère, comme jusqu'à
la rive d'un fleuve, et, pauvre de toute résistance, il se lais-
sait prendre à la nouveauté de ces plaintes, comme au
chant de l'eau dans le petit golfe ombragé.
L'employé s'était tu. Daniel balbutia :
— Que je vous plains... que...
Et il resta indécis sur ce qu'il allait ajouter, car il avait
prononcé ces mots sans intention particulière.
— Oui ! je suis à plaindre, mon bon monsieur (et il lui
prenait le bras); je suis à plaindre! On me disait — pour
me rassurer sans doute — : « Oh ! l'air de la campagne, c'est
merveilleux! ça fait des prodiges! » Je l'ai cru... Les pre-
miers mois il y avait un mieux réel. Et puis ça a recom-
mencé à mal aller, et maintenant...
— Maintenant?... ça va... plus mal?...
— De plus en plus mal... Autrefois on pouvait encore la
promener et la distraire... Elle croyait aussi, elle... Main-
tenant... elle n'a plus la force de rien... Elle prend un peu
d'air à la fenêtre... si peu!... parfois, dans le jardin. Le
reste du temps, c'est la chambre... toujours la chambre...
moi avec elle... Et si je n'avais qu'à la soigner, encore!
j'en serais heureux... trop heureux : je sacrifierais tout,
pour la guérir... Mais ce n'était pas assez de la maladie,
paraît-il! Il me fallait un autre martyre... Si vous l'aviez
connue autrefois, ma pauvre Hélène! il n'y en avait point
de plus douce... — et d'une patience! elle ne m'aurait pas
dit un mot de travers : je ne l'ai jamais entendue, mon-
sieur!— Eh bien, voilà, petit à petit, elle s'est aigrie!... si
vous l'entendiez maintenant ! Ah ! je ne la charge pas, la
chère femme!... à force de souffrir... ça n'en est pas plus
gai pourtant!... ses crises. Je ne la reconnais plus... Elle a
ses nerfs... Elle a pris tout le monde en grippe, moi le
LE CONSOLATEUR 491
premier; je suis la toute la journée; j'attrape toutes ses
imprécations. On dirait que c'est moi qui Tait rendue
malade: elle m'accuse, monsieur... Je ne peux plus faire
un geste, même pour la servir... sans qu'elle me le repro-
che... Je me fais humble... et ça l'irrite... je me tais... et elle
gémit : mais si j'ai le malheur de risquer un mot, elle s'em-
porte... Comme ça chaque jour, et plutôt deux fois qu'une...
Après, c'est la détente, des regrets, des pleurs... — jusqu'à
ce que ça recommence... Ça l'éprouve... et j'en souffre de
mon côté... Je l'aime, cependant, et je la plains comme je
l'aime... mais je ne peux pas toujours me retenir... je
riposte et puis j'en ai du remords... ça me brise...
Il se tut, courbé sur le banc, sans force, pour repartir en
éclats plus sourds et plus rapides.
— Ce matin encore... A propos d'une potion qu'elle refu-
sait de prendre... J'ai voulu la forcer... pour son bien,
n'est-ce pas?... Alors, elle a crié que je voulais l'empoi-
sonner, qu'elle ne se soignerait plus, qu'elle voulait mou-
rir... et encore... et encore... elle divaguait... J'en ai perdu
la tête... je lui ai répondu... et un peu durement... ça a
parti tout seul : il était trop tard... Mais j'étouffais dans
cette chambre... je suis sorti... La femme de ménage la
garde... c'est comme ça que je suis ici... J'y viens quelque-
fois pour pleurer... Ça soulage... de pleurer, ça soulage...
Ses dernières paroles étaient brèves, saccadées, voilées :
elles se perdirent dans un sanglot. Armand Lagarde était
délivré d'un grand poids; son secret, il venait de le révéler
dans sa vérité douloureuse à un homme à peine connu,
dont la voix lui avait semblé douce et franche, comme le
visage. Et il était déjà reconnaissant à Daniel, de l'avoir
écouté, même sans rien dire.
Le silence le plus tragique se fit. L'émotion de Daniel
avait grandi à chaque parole mâchée; il y goûtait malgré
lui une joie nouvelle; la confidence l'enveloppait, le péné-
trait comme l'ombre des promenades ; ses yeux fixaient
Lagarde. ses lèvres tremblaient, s'entrouvraient : un désir
ardent de consolation débordait de lui. Et comme l'employé
répétait
— C'est triste... c'est bien triste...
fi^l LA REVUE BLANnHE
Daniel, -sans le faire exprès, avec le naturel dont il eut
cueilli un brin d'herbe sur son passage, pincé entre ses
doigts un pétale de marronnier, Daniel laissa tomber des
mots qu'il eut voulu plus doux que le miel de ses ruches :
— Mon ami... soyez courageux... Il faut supporter vos
misères... Votre femme vous aime, malgré tout. Patience...
tout s'arrangera... un jour...
Inhabile à s'exprimer, en une phrase banale et décousue,
Daniel agitait ce petit lambeau d'espérance, et le ton rache-
tait la pauvreté des mots...
La douleur de Lagarde en fut infiniment pacifiée; il remer-
ciait des yeux, des mains, de toute sa personne tassée — car
il semblait que Daniel, sous le coup de la plus forte émotion
qu'il eût ressentie de sa vie, laissât son âme se répandre
hors de lui, consolatrice.
L'Angelus sonnait. Les fidèles rentraient de la messe par
le cours : blanches communiantes, mères au châle en pointe,
enfants endimanchés rapportant un petit morceau de pain
bénit pour le dessert; les pas s'étouffaient sous les robes et
toutes les faces souriaient.
Daniel se redressa. Midi ! On l'attendait.
— Allons, adieu, mon cher monsieur, et du courage...
— Oh! merci... j'en aurai... Vous me rendez l'espoir.
La poignée de main fut intime et grave, — comme un
pacte.
Daniel se hâta. Il s'étonna de marcher. De quel sommeil
sortait-il donc? Tout engourdi d'émotion, chaque mou-
vement le secouait et semblait contredire son âme. Il
répétait :
— Du courage... du courage...
Mais un équilibre physique se rétablissait en lui, et le sens
du mot se perdait, dans la cervelle bouillonnante. Seules,
des lèvres mécaniques prolongeaient indéfiniment une pen-
sée déjà lointaine, presque étrangère.
— Du courage... du courage...
Le mot surprit son oreille.
— Que dis-je?
La conscience de son acte lui fut une brusque réponse...
Son âme vidée d'émotion en retentit
L2 CONSOLATEUR 493
— J'ai... Mais pourquoi?... comment?...
Il n'y voulait pas croire... Un affolement le prenait... Il
oubliait le petit employé et sa peine... il ne songeait qu'à
lui, plus qu'à lui.
Il Tavait écouté. Il Tavait consolé. Il s'ignorait : ô révéla-
tion terrible; il avait été bon.
— J'ai été bon... je suis bon, pensait-il; j'ai accepté une
plainte, une confidence; j'ai consolé... consolé...
Et il pressait le pas, à travers le faubourg aux boutiques
fermées, où les familles au seuil attendaient le repas. Il ne
sentait plus l'air lui lécher le visage, il n'admirait plus les
poules picorantes sur le pavé clair de soleil; il n'enten-
dait rien, il ne voyait rien, son corps était lourd et sans
force.
Et les gens, sur les portes, s'étonnaient de le voir passer,
rapide, buttant, chancelant presque, les membres pendants,
les yeux bas, sans amical salut aux gracieux enfants. Ils ne
savaient plus reconnaître l'homme posé, épanoui, dont se
déployait la franche stature à la face du ciel serein et ils se
demandaient entre eux :
— Qu'a donc M. Mellis aujourd'hui?
Mais Daniel, fermé à toute sensation, passait, emportant
à la douce maison familiale le souvenir d'une douleur qu'il
ne plaignait même plus et la nouvelle terrible de sa bonté
insoupçonnée.
CHAPITRE II
DANIEL s'enferme DANS SON JARDIN, PUIS EN SORT
Le corridor retentit de la porte claquée. Félicie passa
la tête: Daniel rentrait. Voulant accrocher son chapeau,
il manqua deux fois la patère. Alors il le jeta et disparut
sans donner môme à la vieille servante le temps d'une
parole. Elle en resta sur place, épouvantée. De la rue, un
gémissement l'appelait; elle courut. Daniel avait laissé son
chien dehors, par mégarde.
— Qu'y a-t-il? demanda Mme Mellis.
— Rien, Madame... je fais manger le chien.
494 LA REVUE BLANCHE
— Daniel est rentré...
— A l'instant?
— Bon. Prévenez-le, et qu'on serve !
Félicie se hâta ^ans un balancement de tout son corps,
et surprit Daniel dans sa chambre, assis, un couda sur le
lit, regardant la muraille. 11 se dressa d'une pièce et vint
automatiquement se mettre à table, avec un sourire forcé.
Comment ne point sourire? La salle à manger ordinai-
rement triste avec son papier vert foncé, ses chaises de
noyer et son buffet sans porcelaines, son horloge de cam-
pagne étroite et haute, son plafond fumeux et son carre-
lage rouge sombre, s'éclairait toute de la table servie, où
la gaie toile cirée étalait son rond de bfancheur. A midi le
soleil entrait presque verticalement par la fenêtre qui s'y
trouvait juste orientée et sa coulée de lumière se répandait
sur la natte de paille et sur le couvert luisant, mais sans
atteindre les visages. Les assiettes à fleurs bleues s'ani-
maient, entre l'argenterie blanchissante et les couteaux
d'ébène et d'acier gris. Les facettes de la carafe avaient
des scintillements et l'eau s'y balançait, merveilleusement
limpide. Même, l'opacité des bouteilles remplies laissait
transparaître le rouge noir du vin. L'atmosphère sépul-
crale de cette pièce basse, de fenêtre étroite, de meubles
trop vieux, se dissipait. Mme Mellis en était elle-même
réjouie.
— Quelle belle matinée...
— Oui...
— Comme tu réponds?... es-tu souffrant?
Daniel se ressaisit.
— Moi... pas du tout... En effet... une belle matinée...
Et il semblait s'en apercevoir seulement à la tiédeur
dont le soleil baignait ses mains.
— Qu'as-tu fait, ce matin, Daniel?...
— Ce matin... ce matin... attends...
Sa parole s'embarrassait, comme sa pensée... Des sou-
venirs brouillés ne se distinguaient plus...
— Ce matin...? mais rien d'extraordinaire, ma foi... Je
ne me rappelle plus...
Mme Mellis accoutumée à ce genre d'étourderies.
LE CONSOLATEUR 495
s'étonna cependant de n'y point sentir Tordinaire accent
de sérénité. Mais elle continua :
— Moi, après la messe de huit heures, je suis allée jus-
qu'aux Carrières... crois-tu? il ne m'arrive pas si souvent
de sortir... On m'a dit t'y avoir vu, même...
— C'est bien possible...
Il l'ignorait. Une seule action comblait toute sa mati-
née. Chaque parole ravivait cette image. Il ne pouvait
que dire :
J'ai consolé un homme...
Mais qui le plaindrait de cela? Son inexpérience crai-
gnait le ridicule... Il se devinait différent des autres, au
fond. Et il entendait mot par mot la conversation redoutée.
Car une phrase ne suffirait pas, il faudrait dire qui il avait
rencontré, de quoi il /'avait consolé et comment : toute
l'aventure revécue, au milieu des apitoiements de sa mère,
et des hélas! de la vieille Félicie, tournant et retournant
pour changer deux assiettes... Et Ton plaindrait la pauvre
dame et le malheureux époux — au lieu de lui...
« Je l'ai vue une fois sur la route, raconterait la vieille
bonne; elle était pâle comme un linge... >
Tout ce qu'on avait dit devant lui, depuis un an, de la
famille Lagarde, lui revenait par bribes; il en bourrait le
dialogue supposé, imaginant un lent supplice qui ne pour-
rait manquer de durer tout le déjeuner, pour reprendre
au dîner, le soir... Il fallait l'éviter à tout prix : il l'évi-
terait.
Sa mère était en face de lui, gracieuse, d'une mate
beauté admirablement conservée : le front découvert, les
cheveux noirs tirés, le buste droit, et les manches collées
aux bras descendant bas sur les mains longues. Il ne pen-
sait point l'avoir jamais vue différente. Depuis combien
d'années la même heure les rapprochait-elle, à cette-même
table ronde, le fils radieux de franchise offrant à sa mère
indulgente ses simples pensées, bornant à elle son désir
de toute compagnie humaine?
Et voici qu'il ne l'osait plus regarder. Il coupait S€n
pain en bouchées cubiques, fixait le jaune de son œuf,
mâchait longuement. Il s'occupait à manger, sans faim,
496 LA REVUE BLANCHE
pour, entre deux bouchées, risquer un coup d'œil à tra-
vers son verre. Mme Mellis ne lui faisait rien paraître de
son inquiétude. Mais il la vo^^ait très lointaine : un voile
était tombé entre eux, la table s^était allongée, fendue
peut-être ! le soleil ne les enveloppait plus dans une même
nappe blonde. Daniel Mellis souffrit d'être seul.
— Les œufs sont bien frais aujourd'hui.., je les ai ra-
massés tout chauds dans la paille...
Mme Mellis cherchait un point d'entente. Elle ajouta :
— N'est-ce pas?
Mais Daniel mangeait — et ne sentait point...
— Oui... très frais... dit-il soudain réveillé...
Et il sentit une vive rougeur brûler ses joues, comme
un enfant pris en faute.
Le silence se fît. Mme Mellis ne voulait pas importuner
son fils longtemps. On n'entendit plus que le choc des
couverts contre les assiettes, la vieille Félicie marchait sur
la pointe des pieds, très émue: Daniel eut bientôt peur de
s'entendre manger; il espaça les coups de dent, puis les
bouchées — et finalement laissa la moitié de sa viande. Il
n'accepta point de dessert et, gêné, se leva de table, ou-
bliant de plier sa serviette en rouleau.
Du couloir, il perçut les voix mêlées de sa mère et de
Félicie.
— On me plaint, comme ça, pensa-t-il.
Mais il n'en fut point soulagé.
L'ombre de la maison couvrait la grande allée, le lierre
des murs en doublait la fraîcheur, et les bancs adossés in-
vitaient au repos. Mais en plein soleil, tête nue, Daniel se
dirigea vers le fond du jardin. 11 s'efforçait de réfléchir,
n'y parvenait. Le fait brutal subsistait seul : une action au
milieu de son oisiveté perpétuelle... et quelle action ! Ter-
rassé, il ne savait encore que souffrir... Son instinct seul
l'avertissait d'un danger obscur etinformulable. Il marchait
comme dans la nuit, ou dans un songe... quand le sol
céda sous son pas : il s'arrêta, se vit dans une plate-bande,
le pied déjà posé sur un petit rosier nouveau. Sa tendresse
de jardinier n'en fut nullement émue, et il vint s'accouder
à la barrière, sur le pré. Mais son front s'alourdit, une
LE CONSOLATEUR 497
douleur serra ses tempes, il s'aperçut de Tardeur pré-
coce du jour et s'étendit sous un ponimier, dans Therbe
épaisse. La verdure le caressait, les abeilles le frôlaient
d'un bourdonnement, un reste de fleur neigeait sur lui et
le petit veau appelait sa tendresse. Daniel avait fermé
les yeux, une somnolence douloureuse tenait son
corps, il ne pouvait ni réagir, ni oublier, et les heures
passaient, très lentes.
A la rosée du soir, Félicie l'éveilla. Il s'assit à regret à
table et après le potage se leva.
— Je suis un peu indisposé... le temps sans doute... je
vais me coucher, mère...
— Mais ce n'est pas grave, mon Daniel?
— Il n'y paraîtra plus demain.
Et il rentra dans sa chambre sans lumière, pour se mettre
au lit à tâtons, il n'était point capable d'allumer une bou-
gie.
Félicie levait les bras :
— Toute une journée que ça dure... Je ne l'ai jamais vu
comme ça, ma parole...
— Je ne sais que penser, Félicie...
— Et il ne dit rien... à sa mère?... Pour les affaires de
cœur, il a toujours été renfermé...
— Les affaires?...
— Madame me croira si elle veut, mais j'ai idée...
— Vous savez quelque chose...
— Oh! non! rien... Je suppose... Monsieur Daniel a été
trop longtemps sage... Fallait que ça vienne... J'ai comme
idée...
Mais Mme Mellis, sans répondre, abandonna la vieille
bonne à sa vaisselle et à ses réflexions.
Daniel eut de la peine à s'endormir; la détresse de son
esprit avait gagné sa chair; il se remuait entre ses draps
sans parvenir à trouver la position qui repose. Et les mêmes
visions dansaient qu'il ouvrît les yeux ou qu'il les fermât.
Plusieurs fois il crut glisser au sommeil; l'inquiétude ar-
rêtait toujours une inconscience ébauchée... Pourtant la
faiblesse eut raison de cette inquiétude, et vers deux
heures Daniel s'endormit,
32
4^8 LA KEVUE IlLANCliE
Au réveil il se souvint d'une .nuit pesante et hanlée, et
il.se prit .à regretter l'anéantissement animal et sain qui ne
laissait en iui d'ordinaire ■g.u'un grand bien-être... Hier .en-
] cGre».... — mais c'était .avant «la rencontre.»
f « La rencontre », ce jnot venait de préciser le fait dans
I sa^cervelle moins brouillée. 11 se le laissait répéter, dans
la paresse inconnue «dont il était pris, nullement sollicité
p e jour perçant aux volets, incapable d'un étonnemenl
puéril, les yeux aux plafond, sur le dos.
Il se questionne.
— Gomment ai-je pu iaire «ça>, moi?
Mais naturellement; voilà bien ce qui l'épouvante. Il
n'en avait nullement Je dessein, et cependant, il a parlé.
Qu'y a-t-il si au fond de lui pour qu'il l'ignore? Non, non!
il préfère attribuer tout à 4es influences extérieures.
— J'ai trop voulu marcher... le soleil était fort déjà...
et puis j'ai peut-être bêché un peu longtemps...
Son enfantine matinée lui revient à l'esprit; oubliant
toute gratitude envers les choses, il les accuse : la fraîcheur
des promenades, oui la chaleur des berges, l'air qu'il a res-
piré, les pierres du chemin, les parfums de la terre, son
ivresse et sa joie; rassuré, il conclut :
— Une indisposition...
Il le pense, il l'entend dans sa pensée; il le prononce à
mi-voix, haut, tout haut pour fortifier sa confiance. Il se
sent déjà plus sain, il est guéri : rafl"aire d'une petite con-
valescence.
La mollesse du lit le retient; pourtant il se lève. Mais
une fois debout, la tête lui tourne un peu, ses oreilles
bourdonnent, et l'air qui fait irruption dans la chambre le
surprend violemment. Il s'est cru trop vite remis d'un as-
saut rude. Il doit refermer sa fenêtre, — songe à se recou-
cher, mais lentement, se vêt — et sort.Toutle jardin bruit;
cette vibration frémissante l'agace; la lumière argentée de
nuages le gêne. Il porte, il traîne toujours son souci ; avant
dix pas, il sent le besoin de s'asseoir.
— Un banc!
Daniel se dresse. U a cru voir un homme assis à son
côté...
LE CONSOLATEUR 499
— Non!
11 se rassied. Son tressaillement Tétonne. Il a eu peuf?
De quoi? Voilà qui estpartrop ridicule, •\Taiment. Il raille
sa frayeur, il se la voudrait bien nier... Il s'interroge.
— Quoi... un si petit fait?...
Il ne peut cependant le diminuer; unique dans sa vie,
il en grandit d'autant. Enfant, adolescent, homme, que
connut-il jamais de pareil? Sa vie paisible et solitaire a
protégé son égoïsme du contact morail d'un ami ou d'une
maîtresse. Et il ne sait de la douleur des hommes que ce
qu'en auront dit à table, discrètement, Mme Mellis et la
bavarde Félicie. Distrait d'elle par les choses, il ne s'en est
jamais inquiété autrement : à force dy peu songer, il
l'ignore. Quel habitant d'Argentières l'eut importuné d'une
plainte, sinon cet étranger ignorant de sa nécessaire
sérénité?
Le récit de l'ancien employé chante à son oreille, phrase
après phrase. Une âme est devant Daniel, a nu... Il tient
le secret d'une vie... Passe encore si cet homme avait in-
sinué en lui un germe de pitié lent à croître... Mais non,
sans nul ménagement, crûment, complètement, il l'a comme
violé d'une brutale confidence! Décidément, Daniel le
hait; iJ oubliera son nom et sa personne; il est désormais
incapable d'attendrissement.
— Qu'avait-il besoin de me raconter ça! Est-ce que ça
me regarde? Cest très triste évidemment. Mais ça ne me
regarde pas !
Son pied nerveux dessine sur Je sable ; une vigueur
semble rentrer dans tout son être ; il se lève .d'un coup de
jarrets et de reins, comme pour affirmer son vouloir ; car
il est résolu à se débarrasser de cette folle inquiétude. De
long en large, d'un pas frappé, il marche ; il exagère ses
gestes, parle haut; son jégoïsme déborde.
— Je ne vais pas me faire .de la bile pourra.; ah luuiJ
ce serait trop bête.
Il mâche im£ feuille, et la crache.
— Sut le moment... rj'ad peu âtre suipctB.^. Irorublé- Mais
il y a un jjour ^e jça^.. jçh suffît. J'ai bieji assez âe mes
5oO LA REVUE BLANCHE
soucis à moi... sans partager les soucis des autres. Non...
non.
11 se ment à lui-même ; il n'a aucun souci, et il n'en
veut avoir aucun.
— J'ai bien assez de mes soucis à moi... répète-t-il; et
d'ailleurs je n'y peux rien faire !
Mais déjà, n'avait il point fait quelque chose? L'idée
revint. Allait-elle tenter encore des représailles, quand la
joie reprenait possession de Daniel, quand l'air pénétrait
ses poumons, quand l'odeur des roses perçue, dilatait ses
narines délicieusement?
— Quelque chose? Mais quoi? cria-t-il rageusement. Ce
que tout le monde aurait fait. Un mot... d'élémentaire
politesse. Il s'en moque bien, lui. Ça ne tire pas à consé-
quence. S'il fallait se ronger le cœur chaque fois qu'un
monsieur vous raconte ses peines, il n'en resterait plus
beaucoup. Ah ! ah ! ah !
Il rit de sa plaisanterie vulgaire, il rit et s'admire. Le
jardin est illuminé ; les pivoines vibrent ; les nuages ont
fui vers l'est ; une traînée blanche en indique à peine le
vol; le ciel est entièrement bleu. Daniel Mellis vient de
remporter une belle victoire sur lui-même ; il a repoussé
le souci d'un geste de santé puissant et il s'exalte à la vue
des fleurs épanouies. Une joie à moitié factice gonfle son
cœur; il a la volonté d'être heureux, il doit l'être. Mais,
déjà la sincérité le modère ; son être délivré n'a plus
recours à une menteuse allégresse ; son bonheur est tel
qu'il l'oublie: Daniel s'est réveillé à l'inconscience divine.
Le déjeuner fut intime et tendre. Daniel parlait et man-
geait à la fois.
— Tu vas mieux?
— Bien.
Félicie sourit. Mme Mellis n'insista pas davantage.
Daniel savourait un veau aux carottes qui lui semblait
particulièrement réussi. Il versait à boire, passait le pain
avec un empressement enjoué. C'est à peine si par instant
un souvenir flottant le distrayait de ses devoirs, mais il le
chassait comme un flocon suspendu, d'une haleine.
Après le repas, il arracha Médorà sa digestion assoupie,
LE CONSOLATEUU ' aoi
pour courir avec lui, Texciter sur un morceau .de bois ou
sur une pierre qu'il lançait le plus loin possible et que
Médor ne trouvait point toujours. Le pauvre chien tour-
nait en cercle par les plates-bandes, sans respect pour les
fleurs, en folie, et le vieux jardinier grondait tout seul,
au fond du jardin.
— La sale bête.
Daniel entendit.
— Vous n'aimez pas les chiens ? père Legris.
— Non, monsieur Daniel, je n'aime que les plantes. Ça
n'est ni remuant, ni bruyant. Ça pousse tranquille... sans
qu'on y songe. Je suis pour la tranquillité...
Redressé, il prenait un temps de repos et s'épongeait le
front d'un mouchoir jaune.
— Il fait chaud à bêcher?
— Comme en été. Si ça persiste, les blés seront mûrs
avant juillet, au train qu'ils poussent. J'ai déjeuné aux
Hêtres, voilà qu'ils jaunissent déjà. Ah! ça tapait dur
sur la route. Mais rien que de traverser le petit bois, j'ai
été rafraîchi quasiment pour un kilomètre.
Daniel quitta le père Legris avant la fin de sa tirade. Le
soleil de la route et l'ombre du bois le tentaient : il
sortirait.
Il n'avait pas poussé la grille qu'il s'arrêta.
— Et si je le rencontrais?
Son visage devint soucieux. Encore lui !
— Bah ! il ne se promène pas sur les routes.
Cette affirmation ne le rassurait pas.
— Et puis après. Quand je le rencontrerais? Une pense
pourtant pas que je vais l'écouter tous les jours? Eh! je ne
lui dois rien.
En était-il bien sûr? Il hésitait.
— Mais s'/7 m'aborde?
Il avait réfléchi : il ne sortirait pas.
— Pas aujourd'hui... la chose est encore trop récente.
Un autre jour... demain.
Et il fil demi-tour. Au fond il en ressentait un certain
ennui. Outre qu'il venait d'évoquer une fois de plus une
désagréable image, il avait l'impression nette d'être un
502 LA REVUE BLANC liB
peu moins libre qu'avant. II endormit son inquiétude
prête à renaître, d'une indifférence affectée.
— Trop chaud — et ce bois est loin. Cela vaut mieux.
Il s'employa comme souvent, repeignit tout un banc
décoloré de pluie^. observa,, rêva — et dut trouver la jour-
née longue, cependant. Presque à son insu, il regrettait
l'ombre épaisse du bois des Hêtres : il avait sevré son
désir. Son bonheur subsistait, légèrement embu, sinon
terni.
Le lendemain il n'approcha même point de la grille.
— Tu ne sors donc plus, Daniel ?
— Pour quoi faire?
Mme Mellis accepta la réponse, mais s^étonna de voir
toute l'après-midi, sous la tonnelle de vigne vierge, son
fils renversé, un livre à la main. Histoire ou roman, il
détestait ces vaines représentations d'une humanité étran-
gère à lui-même. Quel désœuvrement soudain le faisait
lire? Aussi bien il sautait des lignes, tournait des pages;
les mots ne dépassaient point sa rétine ; bientôt il devait
tout recommencer. Dans cette occupation mécanique, il
oubliait peu à peu la contrainte à laquelle il obéissait ; il
se faisait à une vie plus renfermée.
Le mercredi, il ne désira point sortir.
Le jeudi, il alla jusqu'aux Carrières: il « y )s^ pensa,
hésita, mais se dit dans la candeur de son âme apaisée :
— Si je le rencontrais? eh ! je le saluerais cet homme.
Lagarde moins présent lui devenait moins ennemi,
presque digne de sympathie.
— Oui, je le saluerai — et je passerai, ajouta-t-iL
Il ne le rencontra point»
Le vendredi était jour de marché. Sur la grande place
d'Argentières et dans quatre rues confluentes, les maraî-
chers étalaient leurs légumes et les fermières leurs volailles.
On dressait des boutiques pour la viande et pour le pois-
son. Des étoffes sortaient de grandes voitures noires; des
bazars à bas prix déployaient leurs toiles sanglantes.
Daniel s'y promenait chaque semaine, pour le plus grand
amusement de ses yeux. Il ne voulut pas manquer
LE CONSOLATEUIl oo3
cette joie, et vers dix heures, ayant un peu jardiné, il
partit.
Pour éviter Tencombrement de la grand'rue, il s'engagea
à gauche dans la plus paisible du bourg. Elle restait déserte;
Tombre de Téglise sur elle ; seul un épicier y brûlait son
café devant sa boutique; la boule tournait suivantu ne har-
monieuse lenteur ; un arôme soufflait; Daniel modéra son
allure pour en être pénétré plus longtemps. Rien ne le
troublait plus, sa manche frôlait les pierres moussues de
l'église; un chien fouiUait un tas d'ordures; un piano
résonnait, d'une fenêtre ouverte... Il voyait, entendait,
sentait. Et personne, que lui...
Si : un homme, au tournant : il venait en sens
inverse, la tête basse... Daniel- s'amusa de sa silhouette;
certes, il Tavait vu quelque part. L'arôme de café s'éloi-
gnait; chaque pas faisait Thomme plus proche... Curieux,
sans arrière pensée, Daniel voyait se préciser les traits dte
son visage; il souriait encore, quand un affreux pressentir-
ment le traversa. Mais avant d'avoir pu douter, il recon.-
nnt Armand Lagarde qui s'en venait paisiblement à sa
rencontre.
CHAPITRE III
LE. PREMIER PAS »' EST POINT TOUJOURS LE SEUL QUI COUTE
En quittant le banc ombragé dti cours, Armand Lagardte
était rentré chez lui, parmi la joie de l'angélus, moins
courbé sous le poids de sa destinée. Le soleil de midi
donnait : il fut surpris de trouver claire la chambre de sai
chère malade, où il vint de lui-même implorer son pa»^
don. La voix de Daniel l'avait abreuvé de douceur. EUteî
lui valut une journée de résignation bienheureuse.
Attendrie par l'humilité de ce retour, sa femme se fit.
souriante. Elle respira l'es géraniums dé la fenêtre, et con-
sentit même à s'asseoir au seuil. Elle y resta jusqu'à quatt»e
heures, distraite par les allées et venues des promeneurs?
endimanchés.
504 LA HEVUE BLANCHE
Naïvement Lagarde attribuait ce passager bonheur, à la
rencontre de Daniel. Il lui en gardait une reconnaissance
émue. Et si, les jours suivants, sa quiétude peu à peu s'usa
aux nouveaux caprices d'Hélène, il n'oublia point les
paroles consolatrices. A mesure qu'elles s'éloignaient, il
les regrettait davantage. Il en désirait d'autres; il en atten-
dait d'autres, et fortifiait son espoir de tout le souvenir. Il
lui fallait revoir Daniel. Il lui semblait que sa seule pré-
sence suffirait à le rasséréner. Une cessait plus d'y penser,
il s'en faisait l'idéal ami de toutes les heures : repris par
les mêmes soucis, il ne chercha plus qu'une occasion de le
rencontrer. ^
Faute d'oser une avance, il s'en remit au hasard. Mellis
lui avait montré une trop réelle compassion pour ne point
essayer de le revoir. . Certes, depuis deux jours il rôdait
autour du banc des promenades, où il savait que Lagarde
venait passer ses minutes de liberté. Lagarde y fut le mer-
credi et le jeudi, au guet, impatient, tremblant. Mellis ne
parut point. L'employé mentalement lui fit de douloureux
reproches. Il y comptait si bien : sa confiance était si
pleine! Ce fut une douleur de plus : depuis qu'il se savait
un soutien, sa peine solitaire lui pesait davantage.
Le lendemain matin, il s'interdit l'espoir, pour s'éviter
la désillusion probable, et variant son tour, il entreprit de
s'étourdir à traverser le marché gai. Ignorant des choses
de la campagne, il eût pu trouver là, surprise, distraction
et joie. Mais non, il en revint plus déprimé par la déserte
rue de l'Église, à pas lents. Il regrettait presque d'être
sorti, lorsque, levant la tête, il aperçut Daniel Mellis.
...Rebrousser chemin! enfiler la petite ruelle! fuir!.. En
présence du fait, Daniel n'eut que cette pensée. 11 s'arrêta
net, et resta une seconde figé sur place, oppressé de sur-
prise et de lâcheté. — Trop tard. Lagarde l'avait vu : les
regards s'étaient rencontrés malgré la distance. Comment
jouer la distraction? — N'importe. Dans l'affolement de la
crainte, Daniel songea à quand même s'enfuir. Mais, au
moment de reculer, il comprit sa faiblesse irrémédiable, et,
résigné, reprit sa marche.
Chaque pas, plus hésitant et plus petit, la faisait un peu
LE CONSOLATEUR 5o5
plus lente, et retardait — de combien? — le moment fatal.
Car Lagarde viendrait à lui. Point de doute. Il le savait.
Mais... mais... rien ne l'en pouvait-il sauver?
— Si!... Il est sur l'autre trottoir... et la chaussée est
large... La chaussée nous sépare. Eh! nous nous croise-
rons... 11 n'aura pas envie de m'aborder... Pardi!
Daniel glaça ses traits. Il se souvint d'une résolution
antérieure.
— Je saluerai... et je passerai... Voilà 1
Il se raidit dans sa décision, — et détourna la tête pour
n'être point trahi par son propre regard : il avait trop peur
désormais de son inconscience.
Mais, au bout d'un instant, il s'inquiéta de l'attitude de
« l'ennemi ». Allait-il droit? obliquait-il? tentait-il de se
faire remarquer? Comment savoir? 11 allait l'aborder peut-
être ?
Il risqua un œil. Lagarde était assez proche déjà pour
qu'on pût lire ses intentions sur son visage. Une expression
de bonheur attentif l'illuminait.
— 11 me vole, pensa Daniel; c'est ma joie, cela, ma
joie...
Fasciné, il dut le fixer, des deux yeux; son cœur cho-
quait sa poitrine à grands coups; il mordait ses lèvres, pour
ne point paraître sourire.
Cependant, l'ancien employé s'étonnait de cette froideur.
Qu'avait Mellis? Il craignit une intrusion indiscrète, se
maintint dans le droit chemin, guettant un signe. Par deux
fois son pied quitta le trottoir — pour aussitôt le repren-
dre. Il n'osait décidément pas...
— Je saluerai et je passerai, répétait Daniel.
Or, à mesure qu'il avançait, il se sentait de moins en
moins capable d'une pareille dureté.
— Mais je le peux, si je le veux...
Vaines paroles !
— Dix pas... et je l'ai dépassé...
Sans doute. Mais encore fallait-il les faire. Cet homme,
il l'avait écouté, consolé. Et il lui enverrait simplement, au
passage, un coup de chapeau, comme au moindre étran-
ger? — Pourtant... — Non, cent fois non. Question dépure
5o6 LA UKVUE BLANCHE
diécence... Il fallait plus. Daniel devait s'arrêter... Daniel
dtevait à Lagarde de s'arrêter Et ses raisonnements en
tumulte, aboutissaient invariablement à. ce <c devoir }îi...
— à cette « dette ».
Quoi? Quand le chemin s'offrait libre,, il...? Une invin-
cible attraction l'en arrachait... Si fort que fût son égoïsme^
il ne- pouvait briser le lien fatal... Malgré lui, et consciem-
ment, Daniel obliquait vers la droite, touchait le pavé, tra?-
versait la rue et venait, le premier, à la rencontre de
Lagarde... Son visage s'ouvrait, ses mains étaient tendues
— et l'employé, la joie et la reconnaissance aux yeux, cour-
rait pour épargner à l'ami retrouvé le reste de la route.
— Oh ! monsieur Mellis, que je suis heureux de vous
Aioir...
Au comble de l'effusion, Lagarde avait saisi la ntain de.
Daniel entre les deux siennes, il la chauffait, la pressait,
l'écrasait; il semblait ne plus la vouloir quitter. Daniel,
étouffant sa révolte, essayait de la dégager. Ces bras pesaient
comme deux chaînes. Assez! Mais l'employé prof ortionnait
à la gratitude l'étreinte... La situation devenait intoléra-
ble... Elle cessa. Daniel parlait, dans un malaise :
— Eh bien! comment ça va-t-il.... chez vous?
Qu'avait-il dit? Il n'avait voulu prononcer qu'une phrase.
de conversation courante. Et quel sens ici prenait-elle?
— Oh! comme ci, comme ça...
Lagarde réponàaiL Pris d'un vertige, Daniel entendait
sans comprendre ;. mais d'instinct il donnait à ses traitsr
L'expression convenable.
— En somme, elle n'est toujours pas bien... Ce matin,
M. Grandjean est revenu... le médecin... Il vient deux fois
la semaine... Elle ne voulait plus le voir... elle l'a fait
poser.. Comme il partait pour de bon, elle s'est décidée...
Toujours pareil... ça traîne..-
Volubile, abondant, circonstancié, et par saccades, La-
garde ne mettait plus aucune discrétion à ses épanche-
ments... Il parlait, il pariait, et Daniel, ressaisi, ne songeait
plus qu'à s'en débarrasser sur l'heure.
A la faveur d'une phrase émue, il esquissait un pas vers
le.marché, en sens» in-^^^erse du chemin de Lagarde : et celui-
LE CONSOLATEUR ^07
ci d'abord restait inébranlable, comme un roc. Daniel per-
sévérait, finissait par l'entraîner, mais au bout de deux
mètres :
— Pardon, dit Lagarde, je rentre... Ça ne vous fait rien
de revenir avec moi jusqu'aux promenades?...
Daniel faillit se rebiffer, il désirait l'odeur de la paille
étalée et des volailles chaudes; il l'imaginait par avance.
Mais quelle raison sérieuse invoquer pour interrompre une
conversation commençante? A contre-cœur il consentit.
— Bien volontiers.
On retourna. Un silence s'était fait.
Daniel redoutant la parole prochaine, préféra qu'elle vînt
de lui, et, pour faire repartir Lagarde :
— Toujours, ces crises, alors?
— Toujours... Ça a bien cessé un, deux jours... Juste-
ment après notre première rencontre... Oui... vosconseils,
je crois... Ah! si vous saviez le bien qu'ils m'ont fait...
Allez, monsieur Mellis, je ne les oublierai jamais,.,
jamais...
Quel dommage ! Daniel entendait, maintenant et com-
prenait !
— En vous quittant, j'étais comme ragaillardi... J'aurais
supporté tout... tout... Je boude, d'ordinaire... je suis ran-
cunier de nature... Et je ne reviens pas facilement sur ce
que j'ai dit... Eh bien! j'ai été embrasser ma femme tout
de suite... Je pleurais... elle aussi... et puis on a ri... Et
grâce à vous...
Il pressait ses paroles et retenait ses pas, pour prolonger
un peu la durée du retour... Daniel, voulant abréger son
supplice, précipitait au contraire les siens; et il semblait
traîner derrière lui Lagarde, dans une lutte irritante et
sourde dont lui seul supportait toute la tension.
— Je croyais que le calme durerait davantage... le. lende-
main elle me faisait une scène... le lendemain.
On était au bout de la rue, Daniel avait passé à travers
les fumées bleuâtres de café, sans une ivresse. Par une
ruelle oblique on allait tomber sur les promenades, juste-
en face de la maison de l'employé. L'heure de la délivrance:
sonnait presque. Mais comme Daniel ruminait silencieuse-
5o8 LA REVUE BLANCHE
ment la phrase qu'il faudrait répondre, à tous ces racon-
tars, avant de se quitter :
— J'ai encore cinq minutes, dit Lagarde d'une voix moins
grave; je vous ramène jusqu'à la grande rue?
— C'est cela...
Et l'on suivit les promenades. Lagarde déclamait.
— Quelle semaine, grands dieux ! et ce que j'ai souffert...
Pour un jour de tranquillité... Ah! elle s'est bien rattra-
pée... Que serais-je devenu... si je ne vous avais pas connu,
M. Mellis... Je me répétais vos bonnes paroles... Mais ça
ne suffisait pas, tout de même... J'étais fou... Alors... hier...
et avant-hier, je peux vous le dire... je vous ai cherché...
— // me cherche.
Toutes les pensées de Daniel se figèrent, le cours de ses
réflexions s'arrêta ; il sentit une main crispée sur son épaule ;
il balbutia :
— Ah? hier? — où ça?
— Ici, un peu plus bas, devant le tapis vert... vous y
venez quelquefois ?...
— Certes...
Mais il se promit bien de n'y plus revenir.
Et de nouveau Lagarde geignait, trémolait. Il se faisait
plus faible qu'il n'était pour mieux se cramponner et mieux
être porté;, il ressentait une joie neuve à exagérer sa dou-
leur devant Daniel. Mais celui-ci ne pouvait être ému,
comme dimanche. Rien ne l'y disposait. Il s'y voulait con-
traindre, pensant que l'émotion lui dicterait quelques
paroles que la réflexion cherchait en vain. 11 se forçait à
tout entendre, mais son âme était sans écho, son cœur sans
fibres. Il ne percevait plus que le ridicule du ton et des
gestes. Que répondre?
On atteignit la grande rue. Lagarde résuma la situation
dans un cri :
— Ah ! Monsieur Mellis, comme je vous remercie!
Daniel profita du mot.
— Non, Monsieur Lagarde, ne me remerciez pas, je vous
en prie... Je n'ai rien fait que de très naturel... Si vous at-
tachez tant de prix...
— Mais jamais trop, mon cher monsieur, jamais trop!
LE CONSOLATEUR 509
Vous m'aiderez à sauver ma pauvre femme n'est-ce pas?...
Il sanglotait. Daniel, en face de cette lourde tâche, reculait.
Il se força pour dire, sans accent vrai :
— Allons, voyons... il y a de Tespoir...
— C'est vous qui m'en rendez, s'écria le pauvre homme,
satisfait de si peu. Et il ne sut remercier qu'en renouvelant
sa terrible étreinte.
Pour mettre fin à cette scène absurde, Daniel fit mine de
se retirer; mais, insinuant :
— A bientôt alors. Monsieur Mellis; quand vous ver-
ra i-je?
— Mais... ces jours-ci... nous nous rencontrerons bien
— Ici?
— .Si vous voulez...
— Quel jour?
— Mais...
Daniel frissonna : le danger grossissait. Que faire? Dési-
gner un jour? Pourquoi pas? Une ironie intérieure lui
souffla :
— La semaine des quatre jeudis...
Par contraste, il sentit la gravité de la décision, s'affola
et comme Lagarde, de la voix traînante de quelqu'un .qui
cherche ou hésite, proposait déjà :
— Voulez vous?...
Daniel Mellis craignant d'entendre :
— ... Demain?
acheva soudain, au hasard d'un mot :
— ... Dimanche?
— C'est ça... A quelle heure? Vers onze heures... comme
la dernière fois?
— Entendu...
Il soupirait de toute sa détresse acceptante.
— Alors, au revoir. Monsieur Mellis... Encore bien
merci... et à dimanche...
— A'dimanche...
Le mot tomba comme un glas. Lagarde s'éloignait d'un
pas vif, presque allègre. Et Daniel demeurait planté sur le
bord du trottoir, à la regarder fuir.
— Je suis perdu, songea-t-il... perdu...
£l^..
5iO LA REVUE BLANCHE
Hélas! dans la plénitude de sa conscience, la netteté de la
situation répouvantait. Inutile de se ressaisir; durant pres-
que toute la scène il n avait point cessé de se bien posséder.
Il n'avait rien fait, rien subi que sciemment et chaque mot
de sa courte consolation avait été en quelque sorte « volon-
taire.» Comment ne point s'accuser cette fois? Cependant,
pouvait-il agir autrement? Il déplora de n'avoir aucun re-
proche à se faire.
— Voilà où ça mène de faire le bien....
Et il se décida à se mettre en mouvement, pour retourner
au marché — malgré Lagarde.
Be nouveau, il se trouva dans la rue de l'Église, aussi
déserte. Ses sens dont il semblait avoir perdu l'usage devin-
rent subitement attentifs et précis. En sens inverse il refit
le triste chemin sans pouvoir échapper au moindre souvenir.
Le parfum de café exhalé du brûleur éteint ne monta vers ses
Clarines indifférentes que pour lui rappeler quelle terrible
œncontre avait suivi le délice d'un instant. Il recompta les
maisons, les pavés, toute chose évoquait un sentiment ou
une parole. Ici, il s'était arrêté ; là, il avait traversé la rue;
plus loin... Mais de la place de l'Église un brouhaha souf-
flait oonfus. Daniel s'apprêtait à la joie : le moment en était
passé.
Entre les baquets où le poisson flottait en gros tronçons,
les boîtes en pile montrant les harengs saurs vieil-or, et la
chair incolore des morues dépecées dans le pétillement du
sel, et les planches d'étal posées sur des tréteaux où lui-
saient les écailles bleues, la foule se pressait rieuse, dans
Todeur fade et pénétrante développée par la chaleur. Daniel
sentait à peine les contacts, tout à lui-même, il se laissait
porter, bousculer, oubliant de saluer maintes personnes :
une seule 1' ^. intéressait »,. absente. Un heurt plus brusque
l'arrêta : il avait devant lui un bonhomme de paysan en
blouse fraîche, tout rasé, rose, et la bouche .rentrée entre le
nez et le menton saillants; sa main béait, Daniel surpris y
mit la sienne :
— Monsieur MelMs,! . . .
— Tiens, père Troquart.
Il reconnaissait un ancien fermier de son père, aujour-
d'hui devenu petit propriétaire et cultivant son bien.
LE CONSOLATEUR Oïl
— Et la santé?
Daniel se méfia. Encore un! Qu'allait-il lui dire?
— Bonne...
— Mme Mellis aussi?...
— Aussi...
Il voulait s'échapper.
— Chez nous, les personnes vont bien, mais la -vaque
est morte... C'est une -perte...
Daniel craignit d'avoir à plaindre la vache et, très vite :
— Je crois bien... MAis excusez-moi, je suis pressé...
Et il s'enfuit.
Il fallait quitter cette foule. Dans chaque attouchement
il sentait un danger; dans tout passant un ennemi.
— Je ne veux plus faire le bien, répétait-il.
D'un détour prompt il évita deux paysans; un troisième
fit mine de Taborder pour la petite conversation habituelle.
Il toucha son chapeau d'un doigt — et passa.
Parmi les volailles piaillantes et les marchandes en dis-
pute, il se hâtait. Dans un groupe voisin, il reconnut sa
mère accompagnée de Félicie qui pesait un poulet du bras...
Il s'esquiva,..
11 allait sortir du marché sain et sauf, lorsque vintà lui
une pauvre femme, qui traînait un enfant morveux et mal
peigné, et balbutiait une prière. Elle était veuve et vivait
<ie mendicité, et Daniel à chaque rencontre, dans sa machi-
nale pitié, ne lui savait refuser une aumône. Mais cette fois:
— J'ai dit que je ne voulais plus faire le bien, n'est-^oe
pasi
Il haletait, répétant sa promesse en pensée.
— Je ne veux plus faire le bien...
Il en était arrivé à craindre la gratitude d'une mendiante :
d'un don, il se la pouvait attacher... Non... non!.,. Il dur-
cit son visage, ferma son oœur, se récusa d'un geste et
poursuivit sa route.
Les bruits du marché s'éloignaient,,. Plus Join... plus
loin encore... 11 voulait fuir le monde... Par un chemin
d'herbe et d'orties, entre des murs et des palissades bornant
des jardins potagers, il ^agna la pleine campagne.
Moissons largement remuées, verdeur v^mie rdes bette-
: 5ia LA REVUE BLANCHE
; raves, ombre bleue recroquevillée sous les arbres, pous-
j: sière d'or! Le soleil cuisant et le grand air sain ne sau-
i raient-ils purifier son être de tout contact humain... Dans
? un effort physique il voulait noyer son souci... Montée ou
!' descente, il allait, d'une même allure rapide, ruisselant de
i sueur, essoufflé... Mais son pas ne rythmait qu'une seule
[ * pensée. Daniel Mellis ne se retrouvait pas.
I ■ — Il m'a pris. . . il me tient. . . cet homme. . . Je suis à lui . . .
définitivement... Ah! il a bien manœuvré, le misérable...
C'est un rendez-vous qu'il voulait, il l'a... J'ai fait tout ce
qu'il a voulu...
Et il ajoutait sourdement :
— Je ferai tout ce qu'il voudra... désormais...
En cette phrase se résumait sa destinée... 11 la voyait
devant lui inchangeable, indubitable, rectiligne comme
était la route suivie.
Mais redressé :
— Et puis après?
Une bouffée d'air frais avait frôlé ses tempes.
— Quand je le verrais une fois... deux fois par semaine?...
' Un mauvais moment à passer à chaque rencontre... Et je
n'y penserai plus, aussitôt seul... Pardi... ça ne m'intéresse
pas, ses histoires... au point de... Ah! ah! ah!...
Il riait.
— Une heure par semaine... ça fait quatre heures par
mois... deux jours par an... Ça n'est pas toute la vie!...
Ah! ah!
Et comme, ravi de la solution, il clamait son indifférence,
une cloche couvrit sa voix...
— Eh! l'angélus.
Alors, il se vit non à Argentières, mais au^ village de
Courcelles.
— Comment cela? j'ai tant marché? ici?
Il ne pouvait songer à déjeuner chez lui. On l'attendrait,
on l'attendait déjà — et vainement. C'était un événement
considérable dans sa ponctuelle existence, pour lui autant
que pour les siens. Il se fâcha. A qui la faute? Qui l'avait
mené là? Il n'osait se le dire; mais il le savait trop. Courte
sérénité! le désordre entrait dans sa vie — et par lui!
LE CONSOLATEUR Si'i
Il maugréa, se résigna à manger un morceau dans une
vieille auberge, et revint par la même route, talonné. L'idée
d'avoir à s'expliquer lui était un nouveau tourment. Car il
continuerait à tenir bien secrètes ses relations avec Lagarde,
la chrétienne Mme Mellis ne pouvant que les encourager,
y aider même, si elle venait à les apprendre. Alors mentir?
Daniel avait trop peu de pratique sociale... 11 renonçait.
A la maison du faubourg d'Argentières personne n'avait
mangé; on s'était mis à table pour la forme, quelques ins-
tants. Maintenant Mme Mellis allait de la haie à la grille,
guettant le pré ou la rue, tour à tour, et Félicie, tout en
I bahiyant le carreau de la salle à manger, ne quittait point
des yeux la fenêtre ouverte.
Daniel entra par la grille.
— Si tard? d'où viens-tu? il ne t'est rien arrivé? tu me
caches?...
Mme Mellis se révélait plus expansive que jamais.
— Rien du tout, mère?
— Bien sûr? Alors?
— Je viens de... me promener...*
— A cette heure?...
— Tu étais inquiète...?
— Que veux-tu? c'est la première fois qu'il t'arrive... de
ne pas rentrer...
— 11 iïiisait si beau.... si bon... J'allais devant moi... Je
me suis trouvé à Courcellcs... vers midi...
— A Courcellesl s'exclamait Félicie survenue; quelle
idée : vous avez fait la grande côte à pied, par ce soleil?...
— Mais tu as déjeuné?...
— A l'auberge... oui...
— Une gargote! Quand il y a des routes si fraîches...
et sans montée... — et une belle sole au gratin qui vous
attendait.
— Je regrette...
Mme Mellis sentait l'embarras de Daniel, elle le délivra
d'un geste :
— Allons ! tout est bien qui finit bien...
Et elle remonta le perron, suivie de la vieille bonne intri-
guée qui murmurait :
33
5i4 LA REVUE BLANCHE
— Décidément, Madame, il se dérange...
Elle feignit de n'entendre point.
Tout à l'allégresse puérile d'avoir échappé à la répri-
mande, Daniel, pour un instant libre d'esprit, songea à se
remettre aux travaux de jardin négligés depuis quel-
ques jours. Il fallait presser les boutures, pendant que
jaillissait encore la jeune sève, planter les pommes de
terre sans retard... 11 le ferait.
Mais ayant gagné par la voûte de vignes la cabane chau-
lée où dormaient les outils, tenant à pleine main la bêche,
\ il ne sut que la trouver lourde à soulever, et une fois au
I champ, la laissa se planter seule dans la terre, sans force
I pour l'en arracher.
I Alors il s'engourdit dans un fauteuil d'osier, au milieu du
! petit parterre, en proie à un malaise général dont il se
I refusait à admettre la cause et peureusement s'efforça à
\ l'oubli et l'inconscience.
^' Mais l'idée vint. Il se leva, comme pour la fuir. Elle le
[ poursuivit, taquine... 11 la voulut lasser de tours et de
détours, variant occupations et flâneries, multipliant atti-
I tudes et gestes, perpétuellement agité. Mais toujours elle
j revenait. Oh ! nullement précise. Il ne la voyait pas, il la
; sentait autour de lui, moustique couleur d'air qui rôde,
! frôle, bourdonnant puis tu, proche et loin, prêt à se poser,
! inchassable. Il en redoutait la franche blessure et se vouait
; par là à son acharnement sans fin. Ainsi jusqu'au soir, et
» la nuit, et la suivante matinée... 11 différait toujours une
! lucidité terrible, lâchement.
; Enfin, exaspéré, il contempla son trouble, bien en face,
— Lagarde? J'ai juré de n y plus penser...
Il y pensait pourtant.
; — Pourquoi ? Je ne sais déjà plus ce qu'il m'a dit
' hier...
C'était vrai. Mais, hélas! il pouvait oublier toutes les
paroles passées, il redoutait la moindre parole à venir.
Il vivait sous le coup d'une nouvelle rencontre, d'un ren-
dez-vous, par lui-même fixé, et il s'arrêtait là, comme
devant un mur infranchissable; il le touchait du front; il
s^y butait.
LE CONSOLATEUR *i i 5
A moins que... que...
— Je n'irai pas! décida-t-il.
Mais quel prétexte?
— DMci dimanche, j'ai bien le temps d'en trouver un...
Et soulagé pour l'heure, il s'abstint dechercher. Diman-
che était le lendemain.
Comme toutes les choses trop facilement obtenues, sa
sérénité dura peu ; le souci reparut et ne fit qu empirer
jusqu'à la lin de la journée. Au soir tombant le vent
tourna. Des nuages aloudirent l'horizon, le coucher du
soleil en fut plus somptueux. Mais Daniel ne Tadmira pas.
— La pluie !
Devant le baromètre en baisse elle venait de lui appa-
raître comme la nécessaire intervention naturelle, qui le
saurait sauver du rendez-vous. Et il se tint longtemps sur
le perron de pierre, en face des féeries où le jour expirait.
La lumière d'or rouge ourlait les fines découpures des
nuées et coulait à grands flots sur les coins du ciel décou-
vert. Le soleil mort, le ciel restait illuminé. Mais les nuages
gagnaient, les reflets s'éteignirent ; la lune entrevue encore
rouge, pâlit, se voila, fut noyée ; il n'y eut pas une étoile.
Pour toute exclamation admirative, Daniel s'écria :
— Il pleuvra demain.
La paix de son sommeil fut absolue.
Lorsqu'il rouvrit les yeux, la chambre restait terne
malgré l'heure ; une pluie serrée cinglait les volets ; il
entendit glousser les gouttières, et le baquet s'emplir. C'est *
au mauvais temps qu'alla son sourire. Le jardin était vêtu
d'un tissu d'eau. La journée semblait bien entreprise.
Pourtant, dans l'uniforme gris du ciel un triangle de bleu
versait un peu de clarté gaie et paraissait vouloir s'étendre.
Daniel lui jeta d'inquiets regards, — haineux, peut-être :
mais, comparant son exiguïté à l'étendue couverte de nua-
ges, se rassura; malgré l'humidité de l'air, encore fraîche à
six heures de la matinée, garda sa fenêtre ouverte et s'ins-
talla en observation : la pluie chassée parfois venait lui
vaporiser le visage. 11 inspectait le ciel. Il aurait voulu
retenir les nuées. Et l'azur pourtant grandissait. Vers huit
heures, il veut une éclaircie. Le bruissement soyeux s'étei-
gnit: un soleil pâle se leva; les poiriers en cône scintil-
5i6 LA REVUE blanche:
làient de gouttelettes comme des lustres ; la brise en faisait
tomber par instants de petites averses sonores, et les
parfums commençaient à monter, pénétrants. Laissant
resplendir et fleurer sur la terre, Daniel fixait le ciel
douteux.
Toute la matinée fut incertaine; de fraîches ondées se
suivaient, s'espaçaient, dans un jour argenté de plus en
plus puissant; et le moment approchait. Vers onze heures^
un gros nuage fit la nuit et ruissela. Daniel se réjouit de la
bonne surprise.
— Je n'irai pas...
Et il se promena à travers la maison en se frottant les
n, mains.
;} Quand il revint à la fenêtre de sa chambre, le nuage-
'} était vide et le soleil vainqueur coulait sur le jardin
;}• mouillé. 11 contemplait, stupide. 11 attendait l'impossible.
> La demie sonna.
' — Il m'attend, songea-t-il.
, Toutes ses transes recommencèrent.
! — Eh bien! qu'il m'attende!... — Hem... que dira-t-il?...
! . — c'est moi qui ai fixé ce rendez- vous... c'est moi...
• Sentant bien qu'il irail, il cherchait la raison qui lejus-
; tifiât devant lui-même.
— Je lui ai fait promesse...
\ Il fallait donc y aller. Il partit.
/ Il trouva Lagarde appuyé sur un parapluie, auprès du
banc. La pluie avait percé la voûte de feuillage, les fleurs
de marronniers en grand nombre tombées, flétries collaient
au sol. Une flaque empêchait de s'asseoir.
! — Ah! vous voilà...
Daniel fut aigre.
[ — Un joli temps... j'ai bien failli ne pas venir...
— Oh! il fait beau, maintenant... Et puis nous nous
serions mis à Tabri...
— C'est juste...
• — D'ailleurs, nous ne pouvons guère rester ici... Le banc
est pénétré... nous aurions les pieds dans la flaque... et ça
pleut sous les arbres.
De larges gouttes espacées tachaient de ronds le vieux
veston brun de Lagarde. \ Daniel pressentit un danger.
LE CONSOLATEUR ')I7
— Bah... ça ne nous fait rien.
— Si... nous serions mal pour causer.
— Mais en nous promenant?
— Dans la boue? Non... entrez plutôt un instant chez
moi à la maison, c'est à deux pas.
A la maison? Daniel recula, ahuri. N'était-il pas déjà
assez entré dans la vie de cet homme?... Il voulait l'intro-
duire dans sa maison? Ah! pour ça, non. C'était là la der-
nière chose à hiquelle il eût consenti. Des relations encore
extérieures prendraient de par cette visite un caractère d'in-
timité redoutable. S'il allait chez Lagarde, Lagarde irait
chez lui. Il vit l'entraînement, l'engrenage... Il s'en fallait
tirer.
— Chez vous?... à aucun prix... Je sais ce que c'est... une
maison de malade... je ne veux pas vous déranger...
Madame Lagarde...
— Elle ne s'en doutera pas, la pauvre femme... Nous
serons à notre aise, dans la salle à manger...
— Non, vraiment... je puis vous gôner...
— Vous... me gêner?... Vous, mon seul ami... mon sou-
tien?... Mais ma demeure est la vôtre... Je n'ai rien de caché
pour vous...
— On dit ça... non...
— Allons, venez...
— Non... vraiment... je...
Daniel se débattait là désespérément, à coup de faux pré-
textes et de monosyllabes.
— Et puis, tenez... voici un grain... vite... nous allons
l'attraper...
En effet, le ciel s'était obscurci de nouveau ; il faisait noir
sous les allées... Daniel leva les yeux et n'objecta plus
rien. Les premières gouttes faisaient sonner les feuilles.
— Vous voyez, ça commence déjà... et vous n'avez pas
de parapluie...
Lagarde triomphait. 11 avait pris son ami par le bras; il
l'abritait avec sollicitude; il l'entraînait, vaincu; — et peu
d'instants après, sans savoir comment il était venu, Daniel
pénétrait avec lui dans la petite maison de briques roses.
(A suivre,) Henri Ghéon
HB
Les Effets de l'Education
moderne
Les écoliers doivent constamment rester assis, c'est-à-dire à
peu près immobiles ; et cela ne peut avoir sur leur développe-
ment général que des effets déplorables. Les pédagogues pro-
cèdent comme s'ils croyaient que pour cultiver Tesprit de l'en-
fant il faut provoquer le continuel affaissement de son corps.
Ce ne sont pas les deux(i) maigres leçons de gymnastique
qui se donnent chaque semaine qui prouveront le contraire de
ce que j'avance. Dans ces leçons comme dans les autres le
maître dit à ceux qui bougent : « Restez tranquilles! » ; ou, plu-
tôt, il articule d'une voix forte : « Silence dans les rangs! » Oh !
ces rangs d'une rectitude parfaite d'où, à un signal donné, vingt
jambes parallèles sortent en même temps ! Sans doute, à notre
époque on parle beaucoup des bienfaits deTéducation physique;
mais c'est dans les livres, les revues et les journaux qu'on en
parle. Je connais des écoles où, pour les élèves de dix ans comme
pour les autres, l'histoire est une branche essentielle et la gym-
nastique une branche secondaire. Content de ne pas avoir oublié
tout son latin, on répète : Mens sana in rorpore sano, mais on
ne demande l'embellissement des Ames qu'à des cours d'histoire,
de morale ou d'instruction civique et à des « résumés » de lit-
térature. Et voilà, pourquoi, madame, votre fille, qui est myope,
maladive, disgracieuse et sans joie, n'est pas muette sur le cha-
pitre de la Pléiade ni sur celui des empereurs romains.
1
J'ai dit aussi que sur les bancs de TEcole l'enfant s'ennuie.
Il s'ennuie nécessairement parce que son devoir est d'écouter
durant trois, quatre et parfois cinq leçons consécutives. Or il
I lui est tout à fait impossible de rester si longtemps attentif à ce
I qui se dit en classe. Tout ce qu'il peut faire, c'est de garder une
(1) Dans certains établiisements pablics les élèves reçoivent une leçon de gymnastique
par semaine.
LES EFFETS DK L'ÉDUCATION MODERNE 5l9
altitude correcte; et, en attendant le moment de la récréation,
toujours trop courte, il rêvasse. On comprend qucTeffort d'écou-
ter est considérable si Ton imagine la série de frottements et de
chocs, dont on entrave la fuite de sa propre pensée pour suivre
celui qui parle. Quelle que soit la valeur de cette comparaison,
l'inattention habituelle des écoliers est un fait certain. Le silence
qui remplit parfois certaines salles d'école peut faire illusion ;
et le passant qui dans ces moments-là pourra du dehors obser-
ver discrètement les profils attentifs des élèves sera émerveillé
(à moins que la tranquillité absolue de ces êtres jeunes ne lui soit
pénible). Mais que cet observateur attende une minute ou deux.
Si un crayon tombe sur le plancher, si quelque éternuement se
produit, aussitôt des têtes se tourneront ; des gaîtés contenues
seront sur le point d'éclater. Que les événements les plus minus-
cules puissent distraire ces enfants, cela ne montre-t-il pas
combien peu ils sont intéressés par ce qu'ils écoulent ?
Le malheur est qu'on ne s'applique pas à émerveiller Técolier.
On y parviendrait si facilement! Qu'on lui donne r« illusion »
que la vie est belle ; ce sera moins dangereux que de lui per-
suader insensiblement que le travail est une chose ennuyeuse.
Pour l'armer contre la paresse et tous les autres vices on lui
enseigne très tôt la kyrielle de ses devoirs. Mais est-ce bien
utile? Comme on ne s'applique pas à le prendre tout entier par
des exercices ou des jeux attrayants, mais qu'il est d'ordinaire
inactif, il résistera mal à certaines sollicitations mauvaises.
L'enfant s'ennuie encore pour cette raison que toute sa vie
d'écolier se passe dans une salle monotone. Ce décor a pour lui
quelque chose de terriblement « déjà vu ». On s'efforce d'égayer
les murs en y accrochant quelques tableaux : les champignons
comeslibles, les oiseaux nliles ou, peut-être, le golfe de Naples;
mais ces planches perdent bientôt tout leur prestige. Je dois
reconnaître aussi que le maître fait parfois circuler dans les
bancs quelques échantillons du monde physique, destinés sans
doute à prouver que ce monde existe; mais l'intention de ces
choses dans la royaume du Mot est très rare. Et d'ailleurs on se
lasserait de regarder des échantillons comme on se lasse vite
d'écouter. Ceux qui ont pour mission de nous instruire et de
nous révéler l'univers commencent par nous enfermer durant
des années dans un local d'où l'on n'aperçoit rien de ce qui est
à la surface du globe. Ajoutons que les bons élèves sont ceux
qui ne regardent pas par la fenêtre. Ce qu'on présente à l'enfant,
c'est l'univers en formules, c'est l'immensité en petit. Des an-
520 LA REVUE BLANCHE
nées durant, on lui adresse un long et monotone discours. Le
mot a pour lui cet effet de décolorer la vie.
En classe l'enfant s'habitue à tricher.
Je crois que la plupart de ceux qui enseignent ont souvent le
désir sincère d^instruire d'une manière bienfaisante les êtres
jeunes qu'on leur confie ; mais ce dont je suis sûr, c'est que
tous (i), durant leurs leçons, consacrent une partie notable de
leur temps à autre chose. Ils doivent interroger leurs élèves à
seule fin de savoir si ceux-ci « méritent la note huit ou la note
neuf y la note six ou la note cirif/ et demi.
On pourrait se demander ici si ces chiffres ont quelque signi-
fication. On découvrirait bientôt que pour des raisons nom-
breuses ils sont le plus souvent indépendants de ce qui dans
Tesprit de l'écolier est profond et durable. Et Ton sourirait
d'apprendre que les « moyennes » respectives de deux élèves
qui n ont pas une qualité commune peuvent fort bien ne différer
qu'à partir de la seconde décimale. Je reconnais que le système
que Ton adopte pour apprécier le zèle des écoliers est sans
importance. Toute la question est de savoir s'il est vraiment
utile de classer ceux-ci en bons et en mauvais élèves. Ces der-
niers sont toujours les plus nombreux et ils constitueront la
partie la plus considérable de la nation. Il faudrait donc que
rÉcole parvînt à les « préparer à la vie » aussi bien que leurs
camarades plus studieux. La société a d'ailleurs des jugements
qui ne concordent pas avec ceux des pédagogues. Mais ce n'est
pas le moment d'insister.
Quoi qu'il en soit, l'écolier, cependant qu'on l'interroge,
essaie de donner le change sur son ignorance réelle. Les cas de
tricherie proprement dite sont très fréquents, et puis il y a tant
de façons honnêtes de tricher ! Cet élève était inquiet ce matin
en se rendant en classe. Certaines phrases qu'il avait lues, sans
doute un peu distraitement, et sur lesquelles il aurait peut-être
la malechance d'être questionné, n'avaient pas pour lui un sens
très clair ; et il s'exposait à affirmer le contraire de ce qu'il
devait dire. Mais il ne songeait pas que les maîtres, dupes ou
non, doivent souvent s'en tenir à des apparences. Au moment
critique il articula sans embarras visible des mots qui avaient
Tair d'exprimer des idées bien comprises ; et la bonne note qu'il
i;
I (1) Ou me dira peut-être que dans certaines écoles le professeur n'interrompt jamais son
cours pour des interrogations; et que celles-ci se font durant certaines heures qui ne sont
consacrées qu'à cela. Mais cette objection ne modifie pas ce que je dis de la tricherie
LES EFFETS DE L'ÉDUCATION MODERNE î>'2i
obtint ramena la tranquillité dans son {Une. « L'affaire est dans le
sac », aurait-il pu penser en regagnant sa place.
Les jours de composition en classe, le maître décide-t-il que
seuls les élèves qui croient avoir compris la question qu'ils vont
traiter feront le travail? Non, car il n'a pas seulement pour but
de rechercher quels sont ceux qui ont besoin d'ôtre aidés ; il
doit donner une note à chacun. L'élève qui est sur d'avance de
faire une composition exécrable doit se mettre à la besogne
comme les autres. Dans le cas favorable où il ne jette pas des
coups d'œil furtifs vers la feuille de son voisin, il essaie, en
réunissant les pitoyables lambeaux de science restés dans sa
mémoire, de faire croire à son professeur qu'il sait quelque
chose. Entre deux notes très basses il choisit la moins mauvaise
et pour l'obtenir il couvrira autant de lignes que possible de son
galimatias malhonnête.
Lorsqu'un écolier est puni d'une mauvaise note pour ses
réponses stupides, ceux parmi ses camarades qui n'auraient pas
répondu mieux que lui, mais qui ont « la veine » de ne pas être
interrogés ce jour-là, lèvent-ils la main pour apprendre au
maître qu'ils méritent la même appréciation sévère? Question
candide! Avoir de la veine ou ne pas en avoir: telle est la
.question qui pour les écoliers est capitale.
En résumé on fait très tôt comprendre à l'enfant qu'il a
intérêt à cacher son ignorance. C'est l'engager à tromper ses
maîtres. Trois fois sur quatre il n'hésite pas.
(A propos de tricherie je dois signaler la fac;on réjouissante
dont les écoliers de tout âge préparent leurs examens. Le can-
didat doii être examiné par un jury compétent par définition,
qui appréciera l'état de ses connaissances en termes décisifs.
Or, grAce à un entraînement ad hoc auquel il se livre durant les
semaines qui i)récèdent le jour de l'épreuve, il se présente
devant ses examinateurs autre fjuit n\\st. Un mois plus tard,
le danger i)assé, i\ se retrouve dans son état normal, c'est-à-
dire qu'il s'est débarrassé de toute l'inutile science dont il
s'était orné resj>ril pour « réussir. » Or il est bien clair que si
l'examen devait avoir une signification, s'il portait sur le savoir
réel des candidats, sur les qualités durables de leur esprit, on ne
le ferait pas subir à des jeunes gens qui, depuis deux ou trois
mois, assez bien renseignés sur le total des questions qui pour-
raient leur être posées, se préparent à y répondre d'une manière
brillante. En d'autres termes, les examens seraient très dilTé-
5>'2 LA REVUE BLANCHE
rents de ce qu'ils sont aujourd'hui. El dire que partout oit
prend des précautions contre les « tricheries » des écoliers !)
Mais TEcole dispose d'un moyen plus sur pour enlever à
reniant sa sincérité.
Chaque élève, dans le cours de ses études, entend ses divers
professeurs traiter les sujets les plus variés, sujels dont il aura
lui-même à dire quelques mots lorsqu'on l'interrogera. Ainsi,
toutes les semaines, il débite en classe des propositions erronées
et d'autres qui sont exactes. Mais sa convirlion n anime pas
(Vavantacje celles-ci que celles-là. Seule, parfois, la note qu'il
obtient lui permet de reconnaître si ses réponses furent satis-
faisantes ou mauvaises. Et, en fail, quelle bonne raison ce
gamin a-t-il de situer Pernambouc sur la côte brésilienne plutôt
que sur les confins du Sahara, si, depuis deux ou trois mois, il
n'a plus entendu parler de cette ville? Presque toutes les
vérités qu'on l'oblige de connaître sont pour lui incontrôlables.
Car si ses maîtres lui donnent de mauvaises notes lorsqu'il ne
sait pas répéter les phrases qu'il a lues dans ses cahiers, ils
tolèrent par contre qu'il énonce des propositions de l'exactitude
desquelles il ne sait absolument rien et d'autres dont il ne com-
prend pas même le sens, il doit croire ce qu'on lui dit et ne pas
Toublier. A l'école le vrai et le faux n'éveillent pas dans l'enfant
des sentiments contraires. Ce qu'il affirme lui est indifférent.
Et, parce que son verbiage d'écolier est à peu près sans rela-
tion avec ses préoccupations habituelles, avec sa pensée intime,
avec sa vie profonde, ses paroles, plus tard, exprimeront rare-
ment ce qu'il aura lui-même vu ou senti. Avec une aisance tou-
jours plus grande il trouvera les phrases neutres qu'on attend
de lui comme de chacun. Causez un instant avec ce notaire ou
avec ce directeur d'usine. Si vous abordez quelque question
générale ne touchant pas de près à leurs petites affaires ils
émettront peut-être un avis dilTérent du vôtre et vous aurez un
instant l'espoir d'entendre une objection nouvelle à vos idées.
Mais si vous défendez votre opinion avec fermeté, ces messieurs
deviendront tout de suite conciliants et ils vous laisseront
bientôt voir qu'au fond « ils s'en fichent». Phénomène curieux : en
faisant débiter à ses élèves un nombre trop considérable de
vérités^ l'École prépare des hommes enclins au mensonge.
Ce n'est pas dans les moments mêmes où il a quelque chose à
dire que l'enfant apprend à bien parler. Ses maîtres ne consi-
LES EFFETS DE LÉDUCATrON MODERNE *>i'^
dèrent pas seulement son langage comme un moyen d'expres-
sion, mais, plutôt, comme une chose intéressante en soi dont il
faut faire une étude à part, durant des années, en des moments
de la semaine fixés par Thoraire de l'école. Les formes verbales
et les règles nombreuses qu'ils croient devoir lui faire connaître,
ils les lui enseignent « à Técart », pour ainsi dire, et à la file.
Il les appliquera peut-être un jour.
Donc, nous apprendre à bien parler, ce n'est pas nous faire
corriger les mots que nous employons spontanément lorsque
nous voulons dire le phénomène qui nous a frappés ou bien nous
soulager d'une question obsédante; c'est nous enseigner des
expressions toutes faites que TEcole garantit conformes à Tu-
sage. Or comme ou nous apprend très tôt la langue de nos aînés,
nous avons une forte tendance à adopter, avant tout examen,
les mêmes catégories qu'eux et à exprimer les mêmes opinions.
Tel mol qu'on nous conseille équivaut à un jugement qu'on nous
suggère et, cela, sans que rien nous mette en garde contre cette
propagande discrète. En nous transmettant telles locutions an-
ciennes on enracine en nous de vieux respects, dont quelques-uns
nous fussent demeurés étrangers si l'on s'était simplement appli-
qué à nous faire connaître les choses et les gens de notre époque.
On pourrait dénaturer assez drôlement ce dernier passage.
Je sais fort bien qu'une génération, inévitablement, parle à peu
près comme celle qui l'a précédée ; à très peu de chose près, si
l'on veut. Maisje prétends que si Ton ne se hAtait pas de donner
une forme définitive à la pensée de l'écolier, si, dès les premiers
jours, on ne lui présentait pas, en bloc, un vocabulaire tout
fait, si on ne lui suggérait pas des comparaisons classiques et
des classifications très contestables, si on ne lui proposait pas
les fatidiques « sujets de compositions » qui ennuyèrent déjà nos
grands-pères , je prétends qu'alors le langage de l'enfant tradui-
rait avec plus de fidélité ce qu'il a réellement senti. — Il y a des
maîtres de composition qui, après avoir proposé comme sujet à
leurs élèves « un coucher de soleil », ajoutent : « Ne faites pas
de phrases: dites simplement ce que vous avez vu». — Mais
Tenfant ne tient pas compte de ce bon conseil; il se méfie. Ce
qu'il a vu se résumerait en trois lignes; or il se dit qu'une telle
concision lui vaudrait une très mauvaise note. Peut-être même
y verrait-on une intention irrévérencieuse. Donc, prudemment,
le bon élève se rappelle tant bien que mal des phrases lues par-
ci par-là et, avec effort, il délaie son coucher de soleil en trois
ou quatre pages.
Afin qu'ils retiennent la règle concernant la conjonction ni,
524 LA REVUE BLANCHE
j! on fait dire à des gamins de dix ans : « Ni l'or ni la grandeurne
»'• nous rendent heureux. » Tout de suite après ces petits farceurs
l[; ajoutent: «Le temps ou la mort sont nos remèdes. » On pourrait
î habituer Pécolier à la clarté et à la concision dans les moments
\\[ mêmes où il exprime ses préoccupations véritables ou lorsqu'il
[; raconte Taventure qui Ta ému. Ici je veux seulement noter ce
K fait qu'alors il se laisserait plus facilement aussi imprégner par
*! l'atmosphère de son temps. Ignorant les locutions tradition-
f nelles que les écoles d'aujourd'hui enseignent d'avance, son esprit
I : serait plus libre. Ayant le droit de ne pas parler des choses qu'il
'['. ne connaît pas, le droit de se taire quand il n'a rien à dire, il
r serait plus sincère.
|î' Vouloir que le peuple qu'on a la mission d'instruire soit un
|; peuple de lettrés, cela est, certes, un noble souci. Mais je ne vois
iji tout de même pas pourquoi les citoyens de tous les pays civi-
[!: lises seraient tenus, à un «Igc où dos exercices tout différents
1. les sollicitent, de savoir rédiger, conformément aux modèles de
l'Ecole, une «lettre à un père absent» ou, encore, une tartine
de trois pages sur « le retour des hirondelles)), sur u l'amour
|; de la patrie » ou sur « ce qu'on voit dans les yeux de sa mère ». La
perspective d'une société où Ton ferait moins de phrases
qu'aujourd'hui et où l'on publierait moins de romans « correc-
tement écrits» ne doit pas faire peur. Si tant d'avocats et tant
de politiciens peuvent, une heure durant, dire avec chaleur des
choses qu'ils ne pensent j)as, ils le doivent sans doute en partie
à l'éducation qu'ils ont reçue. Quant aux vrais poètes et aux
vrais savants, ce n'est pas l'Ecole qui les produit.
h
• Ce qui précède fait déjà comprendre que l'éducation moderne
V ne saurait donner de la vigueur aux intelligences ; mais il faut
{ insister sur ce point.
A l'école tout est (Vavancc transposé dans le domaine de la
if* phrase. C'est dans un décor invariable et sous une forme tou-
J^^ jours la même que l'écolier acquiert les notions les plus diverses.
;. Et par ce fait, Vallradion universelle^ telle anecdote sur le bon
; sainl LouiSy la découverte de V Amérique, le pluriel des noms
terminés en «al», la fraternité humaine et la /)réj)aralion du
l^- sodium, tout a pour lui à peu près la même imj)ortance. Lors-
i qu'il apprend ses leçons il voit toutcela dans le même plan, dans
{ le plan de la page, si Ton peut dire ainsi. Car en dépit des
talents, parfois réels, de ses maîtres, l'enfant penclié sur son
cahier ou sur son livre est incapable de remettre les choses à
la vraie place qu'elles occupent dans l'histoire de l'humanité.
LES EFFETS DE L'ÉDUCATION MODERNE 5^5
L'univers qui lui apparaît alors est sans relief et monotone
comme un trop long discours : c'est un monde formel et vide
que l'école a fabriqué avec des mots.
A Tâge de dix-sept ou de dix-huit ans un écolier a déjà subi
huit mille leçons environ et le nombre des mots que ses maîtres
ont débités devant lui est fabuleux. C'est qu'à l'école on est
pressé : il y a tant de choses à apprendre ; il y a tant de choses
« dont il faut avoir entendu parler» !
Tout pédagogue à qui Ton demandera pourquoi ses pareils
répandent avec si peu de discrétion des vérités de tout ordre,
répondra qu'en enseignant Thistoire, la littérature, les sciences
naturelles et les mathématiques on ne se propose pas avant tout
de fixer définitivement dans les mémoires des faits et des noms
importants, mais que ces leçons nombreuses doivent donner à
l'esprit de l'enfant certaines qnalilés durables. Or, ce malheu-
reux ne voit pas que la quantité inouïe des connaissances que
l'écolier doit acquérir empêche absolument celui-ci d'améliorer
la qualité de son cerveau. Occupé à écouter ses maîtres et à
prendre des notes, le bon élève, en classe, s'interrompt dépen-
ser. A la maison il s'efforce d'apprendre ce que contiennent ses
cahiers et ses livres.
A ce propos il faut dire qu'en dépit de tous les beaux discours
qu'on a faits sur la liberté de Técolier, beaucoup d'enfants, à
notre époque, sont encore tenus de savoir répéter lexluellement
les phrases de leurs manuels. En outre, — et cela est également
significatif, — beaucoup de maîtres, la plupart < tolèrent » chez
leurs élèves cette passivité excessivive. (Jue de fois j'ai observé
des écoliers marmottant, avec la virtuosité d'un curé disant une
messe, le paragraphe qu'ils devaient peut-être réciter en classe
quelques heures plus tard. Ce bredouillement éducatif, que
connaissent sans douter la plupart des parents, prouve bien que
je n'exagère pas. Or si l'Ecole voulait vraiment donner à l'enfant
l'habitude de la réflexion elle lui demanderait de dire ce qu'il a
appris en termes différents, — fussent-ils d'abord gauchement
puérils^ — de ceux qu'il a trouvés dans ses cours. Ce serait le
seul moyen de reconnaître s'il com|)rend nettement les paroles
qu'il prononce. Mais beaucoup de pédagogues apprécient
davantage le zèle et la docilité de l'élève que son intelligence.
La pensée libre de l'enfant, ce serait l'imprévu, ce serait le
désordre.
En somme, l'enfant n'exprime presque jamais sa propre pen-
sée lorsqu'il débite une phrase qu'il a lue dans un livre. En son-
geant à l'affreux verbiage qu'on exige de lui, on serait tenté de
526 LA REVUE BLANGUS
dire que le mot est un instrument pour grandes personnes. C'est
la richesse de notre vie mentale qui détermine pour nous le
contenu des mots que nous prononçons et de ceux que nous
entendons. Pour Técolier, trop jeune, la plupart des mots qu'il
doit savoir prononcer sont vides.
11 arrive parfois qu'en nous faisant découvrir une relation
encore insoupçonnée entre deux ordres de pliénomènes ou sim-
plement en nous indiquant un seul fait nouveau, on nous
émeuve comme si cette révélation devait modifier noire vie. Des
jugements portés naguère, mille expériences que nous avons
faites se présentent tumultueusement à notre esprit. Nous pres-
sentons qu'un ordre nouveau va s'organiser dans notre pensée
et que désormais nous ne considérerons plus les choses du
môme point de vue. Eh ! bien, ce ne sont pas de ces faits
émouvants qu'on raconte à Técolier ; ou, plutôt, lorsqu'on lui
enseigne quelque fait qui, pour lui, pourrait être riche en con-
séquences on passe trop vite au « sujet » suivant pour qu'il
éprouve l'ébranlement salutaire dont je parle. On le prive de la
brusque vision où lui serait apparu un peu de la merveilleuse
beauté du monde. La vérité nouvelle qu'on lui enseigne ne
pénètre pas jusqu'à son cœur. Elle est pareille aux mille vérités
qu'il a déjà apprises et à toutes celles qui suivront.
En d'autres termes on laisse ignorer à l'enfant ce qui précède
la vérité^ la lutte plus ou moins longue et plus ou moins pénible
que rhomme soutient contre les choses qu'il veut arriver à
connaître, tout ce qui dans cette lutte entrave ses efforts et tout
ce qui pourrait l'aider ; on ne lui signale pas la déception inévi-
table de l'humanité qui croit avoir établi un accord durable entre
ses notions anciennes et ses expériences sans cesse renouvelées.
Du point de vue de l'activité humaine l'écolier verrait de
l'unité dans l'histoire et dans le monde ; mais son seul devoir
est de retenir des propositions monotones et ennuyeuses. Aussi
ignore-t-il qu'elles n'ont pas toute la même importance ; il ne
sait pas qu'elles diffèrent beaucoup les unes des autres quant à
la nature du sentiment qu'elles devraient éveiller en lui. Une
reconnaît pas dans telle vérité qu'il pourrait énoncer avec la plus
sereine certitude une arme qui lui permettrait de convaincre les
autres ou de résister à leur argumentation. Telle autre vérité
ne s'impose pas avec la même évidence, mais elle est contrôla-
ble, elle a été contrôlée mille fois. Celle-ci, par sa nature même,
est des plus contestables; celle-là, simple hypothèse, a été
LES EFFETS DE L'ÉDUCATION MODERNE 627
vérifiée dans un trop petit nombre de cas et Ton devra sans
doute restreindre sa généralité.
D'autre part il est des vérités concernant, par exemple, la
société future qui n'expriment pas autre chose que les aspira-
tions d'un groupe de nos contemporains. Prophéties d'une réali-
sation plus ou moins probable, elles sont proclamées avec pas-
sion par ceux dont-elles satisfont la sensibilité. Si telle de ces
affirmations passionnées peut stimuler notre enthousiasme, sa-
chons reconnaître que c'est notre ardeur seule qui lui donne de la
force et n'essayons pas de la justifier en invoquant la Logique
universelle. L'affirmation contraire est tout autant fragile ; et il
est bon de savoir que ce qu'un savant formule n'est pas tou-
jours le résultat de la Science.
Il est encore de soi-disant vérités qui ne sont que des conven-
tions ou de simples moyens nmémoniques.
Enfin, il en est d'infiniment précieuses qui modifient la con-
duite et toute l'existence de ceux qui les ont senties. Eh bien
toutes ces vérités si dissemblables par leurnature et leur impor-
tance ne pénètrent pas à des profondeurs très difl'érentes dans
dans la pensée de l'écolier. Pour lui elles expriment indifférem-
ment des résultats qu'il faut connaître pour mériter une note suf-
fisante.
En résumé, l'Ecole ne fait pas comprendre à l'enfant l'évolution
universelle; elle lui inculque la croyance en l'immobilité. Tels
résultats qu'elle lui enseigne, parce qu'ils ont d'isolé, d'immuable,
d'absolu, revêtent en quelque sorte un caractère sacré. Il ne
sait pas que la nécesssité des choses d'à-p résent est purement
historique. Et, de la sorte l'éducation qu'il a reçue explique le
respect stupide et lâche que Thomme ressent pour l'Actuel.
Lorsqu'on a suggéré à l'écolier quelque but à atteindre, on ne
le laisse pas libre d'employer dans ce dessein des moyens d'abord
grossiers qu'il perfectionnerait peu à peu. Tout de suite on lui
enseigne une méthode perfectionnée qu'il applique sans la com-
prendre. Ce n'est pas lui qui dirige sa besogne; il est un manœu-
vre qui obéit aveuglément à des ordres supérieurs. Ceux qui
l'éduquent réduisent ainsi à zéro le rôle de sa volonté. A ce pro-
pos, je veux noter encore ce fait qu'on donne aux écoliers — aux
jeunes filles surtout — tant d'ordres et tant de recommandations
qu'ils en arrivent à ne plus oser faire que ce qui est expressé-
ment permis. Ainsi que je l'ai constaté bien des fois, lorsque,
sous la surveillance du maître, les élèves rédigent une composi-
tion en classe, il en est qui, voulant sécher la page qu'ils vien-
H
il
[}
i^
li:
528 LA REVUE BLANGHJS
;r* nenl d'achever, lèvent la main et demandent respectueusement:
;?; ' « — Monsieur, puis-je prendre un papier-buvard dans mon
;^- pupitre? » On les soupçonne si fréquemment de tricherie que
:;• des jeunes gens de seize ans, même dans ce cas extrême,
i*'=. n'osent pas agir sans une autorisation spéciale.
Durant les sept ou huit ans qu'il passe à l'école, Tenfant
j; n'apprend pas à se connaître. On ne lui donne pas l'occasion de
1^! dépenser son activité dans des directions variées ; on ne lui
[}.' révèle pas ses propres forces. Aussi ignore-t-il le plus souvent
II" ce qu'il serait capable de faire avec facilité et avec plaisir; il ne
\\ ' sait pas que dans telle direction il ferait des progrès rapides et
%\ " que dans tel domaine il rencontrera des difficultés peut-être
Ij : insurmontables et de l'ennui ; il ne connaît ni ses goftts ni ses
7 ' aptitudes. Il sera peut-(^tre capable de pérorer un quart d'heure
\i\ sur les différentes formes de Tactivité humaine ; mais, le jour
U; où il se demandera: « Que vais-je devenir? » il hésitera avec
|{ i indifférence entre la profession de médecin et celle d'avocat,
)\ i cependant que tel de ses camarades, moins fortuné que lui, se
;j * fera bureaucrate sans savoir qu'il eût pu devenir un ébéniste
très habile.
!{ En définitive l'Hcole a sur l'enfant une influence profonde :
i\ ' elle le fatigue physiquement et moralement. Elle le fatigue
;| parce qu'elle cultive en lui une faculté unique : celle de compo-
u ser ou simplement de retenir des phrases. S'il est un « bon
j élève » il contractera peut-être pour toujours l'habitude des
^ «définitions » et des « énoncés satisfaisants ». Les livres, les*
S gens et les peu[)les qu'il connaît, comme d'ailleurs ceux qu'il
:« ne connaît pas, tout sera pour lui prétexte à formules. 11 résu-
fi mera en quelques mots définitifs tout ce qui arrêtera son atten-
I lion. Il le fera parfois d'une manière piquante ; mais celte habileté
/: ne suffira pas pour faire de lui un homme. Sa manie ternira
:> pour lui la beauté du monde. Réduire les choses et les êtres à
îj des mots, c'est le plus souvent les réduire à rien,
i N'ayant pas vécu en contact avec la nature, récolierne soup-
j . çonnera pas, plus tard, la joie qu'il aurait à l'étudier. Ayant trop
:! longtemps connu l'inaction et l'ennui, il ne saura pas aimer et
tj agir. 11 énoncera sans peine de nobles règles de vie, mais il sera
li sans vitalité. A vingt ans, l'intelligence pauvre et le cœur vide,
;i au lieu de s'enthousiasmer pour quelque belle illusion, il démon-
1; trera par un raisonnement la vanité de tout.
n
i
i
K
LES EFFETS DE L'ÉDUCATION MODERNE ^29
J'imagine que certains lecteurs m'interrompraient volontiers
pour me dire que j'exagère et que l'influence de TÉcole n'est pas
aussi pernicieuse que je veux bien Taffirmer. Le fait est que,
s'il faut en croire les résultats de Tenquôte faite par La revue
blanche (numéro du 1" juin 1902), bien des personnes en dépit
de l'éducation qu'elles ont reçue conservent une intelligence
remarquable et une rare originalité d'esprii. Mais ce qu'affir-
ment beaucoup de ceux qui ont répondu àTenquête en question,
c'est que les innombrables leçons reçues jadis ont eu sur eux
une influence à peu près nulle.
Or si l'on considère que ces leçons se comptent par milliers, .
qu'elles n'ont eu, pour ceux auxquels elles s'adressaient, ni bon§
ni mauvais effets, on peut sans aucune exagération déclarer que
ce résultat est mince. Oui, il y a des écoliers qui ne sont pas
influencés par ce qui se dit en classe ; ce sont des paresseux,
des élèves distraits, des cancres. Leur esprit est constamment
ailleurs ; et pendant que le maître résout au tableau noir une
équation du second degré, ils se demandent peut-être comment
ils termineront le sonnet destiné à la Dame de leurs rêves. Mais,
si ces écoliers conservent sur la plupart des sujets du programme
une bienheureuse ignorance, il n'en est pas moins vrai qu'à
l'école ils s'ennuient. Durant des années, plusieurs heures par
jour, ils ne sont occupés qu'à attendre la fin de la leçon. Il est
difficile d'admettre c[u'une telle éducation puisse être sans
influence sur eux. L'Ecole, certainement, diminue leur joie; elle
leur vole une partie considérable de leur jeunesse ; car tout ce
temps perdu durant lequel elle les oblige à l'inaction, ils auraient
pu le consacrer à vagabonder dans la nature, à s'émerveiller, à
vivre. Et ainsi, quand les efl*ets de l'éducation moderne parais-
sent nuls, ils n'en sont pas moins détestables.
Ce n'est pas le moment d'indiquer ce que pourrait être une
éducation bienfaisante. Mais, si l'on écarte cette hypothèse que
l'École, consciente de son œuvre, s'applique à rendre les esprits
respectueux, on peut se demander en quoi consiste la fa^te
essentielle des éducateurs modernes; et c'est sur ce point que
je voudrais revenir encore une fois.
Le pédagogue d^aujourd'hui souligne plus fortement et plus
fréquemment la différence qu'il y a entre les gens instruits et
les autres que celle qui sépare les êtres sains des malades, les
intelligents des imbéciles, ou encore les lâches des courageux.
Cette pitoyable religion du Savoir suffirait pour expliquer la
plupart sinon la totalité des erreurs de TÉcole.
34
I
$3o LA RSVUS JILA:NGHJC
1^1 £Sn effet, si des écaliers de neuf ^uilix ans De peuvent pas
Ih ocmsacrer chaque jour deux ou trois heures à des jeux, à des
[h enarcicesphysiques, ou à des travaux manuels, c'estque,dtra-tHon^
|jj|^ ia-tâche du maître est longue et le temps ^esi court. Si, à TÉcole,
{;ii reiifent doit presque sans cesse, et cela durant des années»
f;'-; nabor assis et inactif avec le devoir constant d'écouter, c^est
...^ qoe Ton s'imagine qu'avant toutes choses il faut fixer dans sa
rr. mémoire un très grand jK>mhre de vérités. C'est pour la même
La nisoa que Ton fait abstraction de ses goûts et de ses apti-
\H ludes : tout le monde doit savoir que saint Louis rendait la jus*
îti tioe sous un chêne, que Pékin est en Chine et <fue le mot
I ] idtraper s'écrit avec un seul p. La môme raison expliquerait
I :{ Msai que les écoliers dès leur huitième année s'instruisent dans
) \ «ne salie monotone sous la direction d'un spécialiste mnini de
il '} rénidîtîon réglementaire, plutôt que de vagabonder d'abord long-
j^ \ leotps parmi les êtres et les choses en compagnie d'un enthou-
\\ y jôaste qui n'aurait d'autre désir que de leur faire aimer l'actif
|| ^ ^(iééetla vie. Et c'est encore parce que la dose de science fixée
|r i fmt les programmes est jugée indispensable pour tout homoie
I ; d'jMijoard'hiti, c'est parce que cette dose est obligatoire, que
I ^ ios maîtres doivent consacrer presque notant de temps à inter^
raiger leurs élèves dans le seul but de savoir quelles notes ceax-<i
méf^iteat qu'à augmenter effectivement leur savoir, qu'à fortîfksr
:'» leur intelligence. Enfin <^^est parce qu'à l'Ecole on est pvessé
'! que l'enfant passe d'ordinaire d'un sujet à un antre avant d'arvoir
:«' ac(fiis, sur le premier, des idées nettes, avant qu'il ait pu soup-
^7 çonner la beauté qu'il y a dans les choses dont on l'entretient
.*î et sans jamais comprendre la signification générale que donne
; à tout fait d'histoire ou de science la destinée de l'homme sur
j la terre. Savoir ! Pour la phipart des gens, redisons-le, ce mot
signifie tout simplement : savoir répéter.
Eh bien, parmi les innombrables vérités qu'on enseigne à
l'enfant il n'en est presque aucune qui puisse, par ce seul fait
qu'iU'aura retenue et qu'il saura, cas échéant, l'énoncer à son
tour, acquérir pour lui une valeur réelle. Les écoliers appren>
Mnt i lire, à écrire et à effectuer quelques calculs simples, ce
qui est bon, sans doute, à tous égards. Mais en outre lerurs
ai'sltres consacrent des milliers d'heures à les munir d'nne éru-
dition absolument vaine. Elle est vaine parce qu'elle est super-
ficielle; c'est un mince vernis que le temps effacera bientôt.
Que r École consente à ne plus instruire ses élèves jusqu'à
l'écœurement; qu'elle mette au rancart son stock formidable
d'empereurs, de capitales, d'échinodermes, de guerriers illustres,
LES EFFETS DE L*ÉDUCAT10N MODERNE 53:1
de règles grammaticales, de lois physiques, de gr^n^ écrivains,
de théorèmes el de sulfocarbonales.
A ceite condition seulement les écoliers auront le temps de
vivre, de jouir de leur jeunesse, d'admirer, de questionser et
d'apprendre à connaître la nature et Tœuvre des hommes.
Plutôt que d'accroître dès les piremières années rérudition de
reniant, que l'École développe autant que possible ses aptitudes.
Nos aptiUMies sont en quelque sorte pour nous de la scôence à
Tétat potentiel. Quand nous les exerçons quelque chose de dora*
ble s'organise au fond de notre être. En habituant réooUer à
s'exprimer avec clarté et précision ; en !le stimulant, pendant des
années, à découvrir de petites différences et de profondes ana*-
logies ; en Taccoutumant à distinguerles paroles qu'il comprend
nettement de celles qu'il ne comprend guère; en lui faisant
comprendre dans quels cas il peut affirmer ou s'affirmer et dans
quels cas U doit dire : <c Je ne sais pas »; en l'exerçant «ussi à
reconnaître ce qu'il y a d insuffisant dans certaines argumenta-
tions; en lui donnant le goût, le besoin del'aotivité; en forti-
fiant ses muscles; en développant l'adresse de ses doigts par de
fréquents travaux manuels, on accroît d'une manière définitive
sa puissance^ on embellit toute sa vie. En poursuivant .oe but,
l'École serait sûre de ne pas compromettre l'avenir de ses élèves
qui reste pour elle absolument indéterminé.
Sans doute la plupart de ceux-ci seraient ensuite dans Tobli-
gation de se « spécialiser ». Mais ayant été chargés d'énergie et
d'enthousiasme durant leurs première^ années, ils sauraient
résister à la déformation qui menace tous ceux qui par une
besogne invariable et monotone doivent gagner leur pain de
chaque jour.
L'éducation moderne, comme nous l'avons vu, diffère de
celle-là. Le pédagogue actuel, comme celui d'autrefois, a la
défiance de la vie pour tout ce qu'elle a de spontané et d'im-
prévu. Les élèves qu'il a formés ont la mémoire enrichie de
procédés commodes et de vérités salutaires; ils n'ont pas connu
l'effort de penser; ils possèdent la réponse à mille questions
qu'ils ne se sont jamais posées. A l'école, l'enfant perd peu à
peu sa confiance en lui-môme, car, sans cesse, on lui a repro-
ché ses imperfections, on a toujours laissé ses forces inactives,
on a constamment contrarié ses vraies tendances et ses vrais
besoins. A l'avenir il attendra des autres, de quelque autorité
humaine ou divine, la vérité ou le bonheur. Il a fait en classe
l'apprentissage de la docilité.
i(
53;^ LA REVUE BLANCHE
Sans doute ceux qui l'ont préparé à la vie ont voulu lui don-
ner le recueil complet des « recettes pour se tirer d'affaire » ;
mais ils n'ont pas prévu tous les cas. Et, le jour où le mécon-
tent aurait besoin d'initiative et d'audace, il reste inerte : de
son être diminué rien ne jaillit.
L'École ne veut pas que l'enfant soit, simplement, l'enfant ;
elle veut qu'il parle le jargon du spécialiste et elle en fait la
caricature de Thomme. De même que de pauvres petits êtres ,de
neuf ou dix ans apprennent au collège l'ignoble parodie de
l'amour, les écoliers apprennent en classe l'affreuse parodie de
la pensée! Durant des milliers d'heures Tenfant reste tranquille
pour ne pas être puni ; pour mériter son diplôme il apprend un
tas de choses ennuyeuses; et, constamment, au lieu d'exercer
ses propres forces, il retient ce que les autres ont fait et ce qu'ils
ont dit. Si, de la sorte, l'éducateur moderne ne peut préparer
des générations d'enthousiastes, il forme par contre d'excellents
employés qui jusqu'au bout sauront faire leur devoir. Mais le
sentiment du devoir ne sera pas, en eux, une force qui main-
tiendra droite leur attitude; il se confondra toujours avec la
crainte de désobéir. Sans élans, sans ardeur, sans vie, on les
fera facilement s'incliner devant l'Autorité.
H. ROORDA VAN EVSINGA.
EXODES ET BALLADES
Points de Vue
LE PISTON
Le soir, parfois, grandes ouvertes les fenêtres,
On laisse entrer l'Eté qui s'étire et qui, las,
Dans la chambre éparpille une odeur de lilas ,
Et des chuchotements de hêtres.
Sur, quelque part, s'enjolivant de falbalas,
Use concerte d'invisibles Dalilas,
De qui s'augmente encor l'inquiétude d'être.
On se donne à la nuit charmante d'être là,
Pacifique et pacifiante, bleu holà,
Trêve, répit, repos, douce à qui s'isola,
Douce d'être venue et d'être venue ample,
Si calme que sa paix bleue éploie un exemple;
Et c'est un trouble, un grand émoi contagieux,
Où frissonne le vieux frisson religieux.
C'est alors, déroulant ses guirlandes cuivrées,
Que, parfois, un piston festonne allègrement.
Familier, le travail de ses gammes ouvrées.
Et ce n'est qu'un piston en fleur, mais c'est charmant !
Aimer le piston, ô mystère !
Le faire chanter sur la terre
Et, s'il vous fait défaut, se taire !
Y verser son cœur sédentaire,
Y vibrer son mal solitaire,
Y sonner son rêve adultère,
LA REVUE BLANCHE
i
Éperdument et dans le ton !
0 saluer le soir d'allégros militaires
Enlevés à la pointe altière du piston !
LA ROSACE
f » . Ce plafond ne saura jamais combien m'agace
.^î Le défi sourd de sa rosace,
Il Bêlement, identiquement épanouie.
Comme une grosse morne face réjouie
Où tous les traits feraient des matchs de symétrie.
Ab? qu'elle mVmpâta, cette pâtisserie,
Depuis toujours! ef qf«e, de ses rowds, jour et nuit,
Il bruine sur moi de la poudre dVnnur !
Elle fait sourdre au cœur bïcssé qu'eWe écomifle
Des désirs fougueux de momifles,
Une fureur de battre, à tour de bras, jusqu'au déliro
On se sent comme une fringale d'aplatir.
D'amortir et d*anéantir.
0 en sortir !
Et cependant que de dégoûts elle m'abreuve.
Sans pitié pour une ûme exercée et meurtrie.
Elle arrondit comme une épreuve
Sa féroce géométrie,
Faisant soi-même sur soi-même avec furie
Infiniment sa propre preuve !
Et j.^assiste impuissant à ce calcul glacé^
Éternel, par les mêmes chiffres ressassé,
Dans ce blanc par ce blanc, crème sur cette crème,
A ce se résolvant sans relûche problême,
Hallucinant et lancinant.
Si je lève les yeux^ je vors, m'assas^namt
De son soarijre numérique et symélf ique^
Stalactite pytbaj^rten'ne de l'espace,
La ndeace —
Tragique, inexorable ei trigovfoméiirîqutf.
FOmTS DE VCE
VOITURES
MIS
Urbaines, Camille», voitures^
Piaerea d'hiver, (ia<:res d'été^
Combien, combien eavériié
Vous doivent nos progéniture» !
Sans vous, sans Topportunilé de vos coussins
Où naissent et souvent meurent nos flirts succincts
Moins de bras puérils connaîtraient vos étoiles,
Vaccins !
Dissimulez-vous donc sous les robes de toiles
Ou de laines, petits, oblongs, dodus, doux, seins !
Vous incitez, furtifs, les messieurs aux larcins,
Cloches rondes qu*un point plus vivace incendie,
Qui sonnez les muets tocsins
De vos personnels incendies !
Et, disons-le, avec au cœur des gratitudes.
Quelques, parmi les citadins
Badins,
Se sont fait une agréable habitude,
Dès qu'en un fiacre anonyme ils se sont inclus.
D'égarer leur langueur et leurs doigts dissolus
Le long de ces petits talus
Élus,
Non loin desquels, quand Belzébuth nous belzébuthe,
Se sournoise un fossé tapi pour la culbute.
Et, quand on a bien culbuté...
Urbaines, Camilles, voitures»
Fiacres d'hiver, fiacres d'été.
Combien, combien en vérité
Vous doivent nos progénitures
'--1
II-
5'i6 LA RBVUE BLANGHS
{■?
[i] Fiacres âgés qui sur les dalles
Des grandes villes roulez vos tranquilles scandales,
Métronomiques, processifs,
Ou tournez dans les bois suburbains, subversifs
U^ En méandres savants et tortueux dédales
Sous la protection des gros cochers pensifs !
UN MA TIN DE NEIGE
Rien n'est en somme ridicule
jl l Plus que cet amas de fécule.
Il ^J Cette farine fantasma-
gorique étale son plasma
Avec un aplomb qui recule
l ^) Les limites du ridicule.
11 fait blanc jusqu'à Panama ;
[[ '; ; C'est un, mais oui, panorama.
[î ^1 Cela luit, chatoie et se joue
\t Et fait la fête et fait la roue,
r r Scintille, incandesce, s'ébroue
■( i, Sans le moindre émoi d'être boue
Tout à rheure, vase et gadoue.
La neige ne croit pas à la métempsycose.
L'inconscience est une belle chose !
Alors vous revient la romance
La romance dont on serina votre enfance.
Elle est exquise de démence.
Cette romance où triomphait la jeune Hermance.
On sait comment cela commence
l ; Mais cela ne finit jamais; ça recommence ;
j( Et ce, je crois, caractérise la romance,
^ Genre, ne trichons pas, immense.
Voyons ce que dit la romance.
Elle dit,
Pardi !
« C'est la neige.
Au blanc cortège! »
POINTS DE VUE 537
O blanc cortège de la neige,
Que le ciel clément le protège !
Car, le le dirai-je, cortège,
Bien qu'ayant appris le solfège
Et d'autres choses au collège.
Je n'ai pas Theureux privilège,
Cortège, et tu m en vois tout triste.
De savoir en quoi tu consistes.
Ah ! Seigneur, mets-moi sur la pisfe
Sur la piste de ce cortège.
Qui, blanc, accompagne la neige
LE SECOND LIT
Le doux monsieur dit à la dame,
Sa femme.
Après s'être ébroué parmi le drap au fil
Subtil,
Tel Laurent le saint sur son gril :
« Sous prétexte, ô très chère femme
Qu'un beau jour je vous fis cadeau
De mon ûme.
Devant du neuvième le maire
Et votre respectable mère.
Il faut que nous fassions dodo
Côte à côte
De l'une à l'autre Pentecôte
Et co-ronflions, mi, sol, do.
Voyons ! Sont-ce pas là des mœurs attentatoires ?
Dites ! connaissez-vous pire us?
Amour, je crains que tes victoires
Ne soient toutes à la Pyrrhus.
Sans doute en de charmants desseins
Et de minutieux dessins
Il advient que, sans crier gare,
Mes doigts, lents tantôt ou succincts.
Malicieusement s'égarent
En des chemins aventureux
Et que leurs expertes papilles
538 LA RKVUB BUkNCJUi
Grappillenb quand elles ne pilleiif
Ces fruiU seerets et sayooreux
Dont tiennent espalier les fillesw
Mais ce n^est pas. une raison
Pour que^ semaine sur seraainev
En cette posture inhumaine
Nous soyons toison sur toison,
Nous gâterons toutes nos joie»
A force de mêler nos soies.
Croyez-moi, n*en abusons pas.
Il faut qu'appâtent des appas.
Sinon, pauvres, qu'ils sont à plaindre !
Ah ! nous serons bien avancés
Lorsque nous en aurons assez
Et que je ne pourrai plus feindre î
Aussi, bien que ce soir vous fleuriez toute Tambre
Et que vos cheveux soient épais,
Faites-moi le plaisir d'aller dans l'autre chamJL>re
Et melaissez dormir en paix. »
HOHAIN COOLUS
Le Père Perdrix "'
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE FV {fin)
Ils vécurent deux à deux. On le connut bien vite dans la
maison à cause de ses gros sabots qui battaient Tescalier,
qui réveillaient les murs et illustraient chacun de ses pas
d'un bruit guerrier comme si sa vie canonnait les heures.
Jean travaillait de neuf heures et demie à cinq heures et
demie, dans une compagnie de chemins de fer, comme
dessinateur à cent francs par mois et il y avait du change-
ment depuis les temps qu'il appelait « les temps de Jean
gousset d'or». Le Vieux faisait le café au lait le matin, mais
il se laissa prier longtemps parce que la soupe remplit mieux
le ventre et ne coûte pas plus cher que Teau et le pain, et il
lui sembla dépenser en fumée le bon argent pesant qui doit
caler les ventres. 11 s'annonçait aux endormis depuis sept
heures, heurtait toute chose et faisait résonner le petit Jour
à grands coups de pied. Quelqu'un s'en plaignait, mais il
sut leur répondre : <*: Eh bien, bon Dieu, s il ne faut pas que
tout le monde vive ! >> A midi, le repas comprenait dix sous
de veau piqué,, quatre sous de pommes de terre frites et trois
à quatre sous de fromage. Le. Vieux achetait cela dans les
petites rues d a côté, surveillait les balances et donna une
fois, chez la charcutière, son coup de pouce sur un plateau
en disant : « Faut faire le compte. :* Les premiers temps il
s'aventurait difficilement, regardait les coins de rues : Bon,
c'est à gauche, que j*ai tourné, — gardait ses remarques,
plantait des jalons, les considérait parfois avec un certain
doute sur le chemin du retour et pensait : Pourvu q^ue je
(1) Voir La revue blanche depuis lé 1*^ mai l^fOS.
5/iO LA REVUE BI^ANGIIK
retrouve la maison ! II n'arrivait pas à retenir son adresse :
«: C'est quai... Quai de... Comment que tu l'appelles?» Enfin
il n'y avait que demi-mal puisqu'il se souvenait du numéro.
11 découvrit, un jour, de gros quartiers d'un fromage dit
« fromage de Bourgogne » qui ne coûtaient que trois sous
et comptait là-dessus pour baser leurs repas ; mais à l'usage,
voilà que le goût de la chose n'étouffait pas le goût du pain
sec et que chacun eût mangé son quartier comme un quartier
de plâtre. Jean voulait continuer sa folie, le soir, avec de la
viande, mais le Vieux prit sous son bonnet de faire de la
soupe, et puisqu'il paraît que la vie de Paris fatigue les
nerfs, il fit la soupe un peu plus épaisse. Ils s'en enfilaient
chacun une platée, et le Vieux: «Ah! on les tiendra bien,
les nerfs. »
L'après-midi était drôle à côté du poêle plein de charbon.
Il s'asseyait, écartait les jambes, abaissait son dos, saisissait
le crochet et grattait autour de lui les plus petites rainures
du plancher. C'étaient des moments avec une sorte de silence,
où tous les petits ménages étaient à leurs métiers, les femmes
de la couture et les hommes du bâtiment, et où le bruit de
la pelle dans la caisse à charbon raclait davantage les vieilles
idées d'économie et rappelait le bois des provinces qui ronfle
et vous chauffe à bon compte. 11 brûlait des quinze sous par
jour : c'était pire que la fumée du tabac et il pensait qu'il
eût mieux valu avoir le courage de rester au lit tout l'hiver
pour garder sa chaleur dans les draps. Il répétait ses comptes :
six sous de café au lait, vingt-deux ou vingt-trois sous de
déjeûner et une dizaine de sous de souper, sans compter le
blanchissage, n'arrivait pas à vivre pour cent francs et
bâtissait des projets fous, comme d'aller lui-même au lavoir.
Il aurait pu se promener et bayer aux devantures, mais il
ne savait pas lire, avait peur de se perdre et ne voulait pas
faire devant la maison les quatre chemins d'un pont à
l'autre, par peur du ridicule et du vent froid des bords de
la Seine. Il eii vit encore bien long par ces soirées d'hiver,
accepta les deux premiers mois où les trois cents francs de
la grosse bourse paraient aux besoins, mais il était dur de
les condamner à {>artir et de ne pas conserver les bonnes
choses, en réserve, dans un coin où l'âme s'assied et ferme
LE PÈRE PERDRIX 54 i
les yeux. Il pensait aux mois qui suivraient, marchait, se
campait dans les temps et restait avec deux mois en plus,
dans la grande misère déjà, auprès d'un pauvre enfant qui
ouvrirait son bec et qu'il fallait nourrir à' cause de sa sim-
plicité.
Mais, lorsque Jean rentrait, vers six heures, toute chose
se taisait, la prévoyance même bornait sa voix et Ton sentait
que pour celui-là, il fallait réduire le devoir afin de lui
conserver l'innocence. On les prenait pour le petit-fils et le
grand-père. Ils riaient, se regardaient en face, considéraient
chacun des deux mots et leurs tendresses appuyaient Tune
et Tautre.
Jean lisait assez longtemps et brûlait du pétrole, le Vieux
se couchait et dormait tout d'abord jusqu'à minuit, après
quoi son âme veillait dans la chambre. Il s'étendait sur le
dos, gardait les yeux ouverts et ses idées sortaient tout droit
du volcan. Il se fût levé, sans le charbon, et, à condition de
rester pieds nus, il eût passé la nuit mieux à son aise, assis,
prêt à marcher, à se défendre, car il craignait des choses.
Il se levait de bonne heure : Tant pis ! et lorsqu'il allumait
le poêle, se reprochait sa débauche et pensait à deux sous.
Une après-midi, comme d'habitude, la chambre était
petite, le charbon du poêle se tassait par couches, avec des
démangeaisons de s'éteindre, et le jeu du crochet seul
pouvait le ramènera bien. Le Vieux le grattait. Tout à coup,
il se produisit dans sa tête une sorte d'éboulement comme
si les idées de sa vie dans la chambre s'écroulaient en tas,
et dans le vide produit surgit soudain la voix qu'il n'avait
pas encore entendue et qui criait : Paris ! Les idées naissent
ainsi, que Ton couve, et qui n'ont pas voulu naître malgré
tous les dehors. Alors ce furent soixante-huit années de
village qui venaient parmi la terre nouvelle avec de gros
sabots blancs, s'arrêtaient une bonne fois et craignaient tout
au monde, hors les soixante-huit années passées. Elles
s'arrêtèrent, s'appuyèrent à la dernière borne et dirent : «De
tout cela, il n'est rien que nous ayons souhaité qu'un peu
de paix entre les murailles d'une maison. » Et l'Ange qui
s'était précipité sur elles les avait portées aux sept enfers de
Dieu, confondues de vacarmes, épouvantées de visions et
5/|2 LA MKtVm BUUffCHS
traînant leurs calmes histoires sur le fonds blanc desquelles
tout marquait à grands traits rouges. Paris ! Cela formait
une appréhension circulaire, cent mille pensées qui n^osaient
jaillir et touchaient autour d'elles d'un tout petit doigté de
vieux les jours à venir, car le malheur grandit de toutes les
espérances. Une fois, une voiture le rasait, une autre fois
on lui rendait une pièce fausse, il y avait un tiroir enfoncé
de la commode qu'ils ne purent ouvrir huit jours durant, le
poêle ne savait ni chaufifer la soupe ni gouverner son feu
et le jour de la fenêtre par certains ciels bas se taisait aux
vitres et mourait en tirant la langue.
On a beaucoup parlé de l'arrivée du jeune homme à Paris,
qui monte sur la colline au matin, coudoyé par deux millions
d'espérances, regarde à ses pieds le heurt de toutes les
civilisations de France^ le domine et sourit au massacre
comme un capitaine de vingt ans. On a chanté les premiers
pas du jeune étalon qui se rue sur cette maîtresse, la serre
à pleins membres et jette le cri d'un créateur lançant un
monde. On a dit l'espace autour du cœur, où vont des
sentiments qu'on n'avait pas connus, et l'on a dit aussi la
première conquête qui s'ajoute à vous-même et passe au
sang comme une force encore.
C'était bien pire : il n'osait pas même remuer les jambes.
Là-bas, il avait du moins la caisse au bois, l'armoire, un
placard, une glace dont il ne se servait pas, mais qui pendait
au mur comme un mobilier dépassant les besoins et il avait
encore le grenier, la forge éteinte, la cour, cinq ou six lapins
dont il flattait la tête et qui rabattaient les oreilles, et cet
ensemble d'une vie déjà longue où chaque jour porte l'em-
preinte du jour passé et rattache l'âme humaine à sa maison.
Il sentait les pas qu'il eût pu faire, celui-ci puis celui-là,
dans la rue, auprès du banc, la possibilité des routes avec
la brouette à fumier et les journées des journaliers au
commencement de l'automne alors qu'ils faisaient halte an
milieu d'un coup de pelle pour respirer cet air des cam-
pagnes qui semble s'arrêter au niveau des fronts. Il y avait
aussi tous les hommes qu'on connaît, qui disent leur mot
et auprès desquels l'esprit s'arrête et respire une pensée
qu'il expérimenta pendant soixante ans. La paix et la vie
LB TÈRE PERDRIX 50
voisinaient sans hâte, ayant le temps pour elles, et l'on
savait tontce qu'il fallait savoir des vérités du travail et de
celles de la mort. Qu'il avait été bête ! Un mot, un tour de
langue n'est pas un déshonneur et pour cela il rentrait au
bureau de bienfaisance, marchait comme il avait marché
eX pouvait dire en regardant ses voisins : La vie humaine
consiste en ces pas toujours égaux qui vont de la fauche
au lit et ceux-là, pareils à moi-même, mourront un jour,
ayant conmi le bonheur. Les hommes sont moins mauvais
qu'on -ne -se le figure, et vivre est aussi simple que six mots:
Vonlez-vous me donner à manger ?
Jean arrivait, portant aux plis de ses vêtements un peu de
ce qui souffle là-bas, et rien que parce quMl sortait son âme
était différente, saA'-ie éloignée.
— Eh bien, mon ami ! Qu'est-ce que tu as fait, aujour-
d'hui ?
Il avait un peu de curiosité et une sorte de crainte, main-
tenant, qu'il ne rejetait que lorsque Jean parlait de ses jours
cachés dans des bureaux semblables à des parallélipipèdes
creux.
Trois mois après leur arrivée vint le jour où il fallut
compter. Pour le Premier de TAn, Jean commit une faute :
les enfants s'imaginent qu'on peut sortir les pièces d'or de
son cœur. Il garda vingt francs de son mois en disant :
« Hé hé ! Je veux faire le jeune homme ». "Et ne s'avîsa-t-il pas
d'aclieter une paire de souliers lacés qu'il prit le matin au
bureau de Thôtel : Voilà vos étrennes, Monsieur! Le Vieux
défit le paquet et dit : «Tu as eu tort, mon ami, de dépenser
ton argent. Vois donc, une paire de sabots aurait fait lemême
effet. Ou, si tu voulais absolument m'offrir quelque chose,
tu n'aurais eu qu'à acheter un cigare de deux sous. » Il se
trouva même qu'aucune paire de souliers n'allait à ces pieds-
là parce qu'ils avaient acquis une délicatesse de telle sorte
que les gros sabots seuls ne la T:)lessaient pas. Il y a iTiabi-
tude des coussins de bois dur. Ce furent précisément ces
vingt francs qui manquèrent à chaque fin de miois. Les trois
cents francs étaient à bout et le Vieux pensa : Sans les sou-
liers il n y aurait pas eu à se préoccuper de la chambre.
544 LA REVUE BLANCHE
Les aventures suivantes furent précipitées et chaque jour
emportait un peu de la pile de gros sous. On se figure, là-
bas, où Ton a un champ de pommes de terre derrière sa
maison que cent francs comportent toutes les satisfactions
du ventre et Ton en parle avec cette ignorance empâtée qui
se nourrit des légumes de son jardin. Il lutta tout un mois,
supprima le café au lait du matin, le veau piqué de midi,
cuisina des potées de haricots où la cuiller se plantait comme
un piquet dans la terre épaisse et donna à la soupe du soir
un tel agrément de pain qu'elle se collait à Testomac et le
bourrait jusqu'à la garde. Il se condamnait lui-même;jamais
rassasié, vieux gueulard, et grondait son appétit avec une
colère d'homme insulté. Le poêle mangeait tout l'argent et,
deux jours avant la paye de janvier, ils eurent du pain sec
à tous les repas. Il s'essaya, un soir qu'il faisait moins froid,
à laisser le feu mourir, mais au bout d'une heure le froid
le prit par les pieds et les genoux, si bien qu'il se sentait
devenir raide. 11 fallut dépenser du papier et du bois pour le
rallumer et c'est alors qu'il se traita de vieille bête parce
qu'il n'aurait eu qu'à s'entortiller les jambes dans une cou-
verture. *
Jean ne s'apercevait de rien, chaque soir, lorsqu'il tour-
nait la clé dans la serrure et qu'il rentrait mince. Il mangeait
n'importe quoi, riait doucement, l'on eût dit que son esto-
mac ne lui servait pas et qu'il jouissait des choses en ou-
vrant les yeux. 11 possédait au cœur une source qui sortait
avec des sentiments bleus et le baignait lui-même, son front
était comme un pays avec coteaux et vallons. Le Vieux lui
tint son discours, un soir, après la soupe, au temps de
ses réflexions :
— Tu es trop bon, mon pauvre enfant : c'est comme ça
que je te vois. Tu es si bon que personne n'aura peur de te
faire de la peine. J'ai connu les méchants. On s'approchait
d'eux comme les moutons d'un buisson d'épines et c'çst
pourquoi les méchants fileront la laine que tu portes. Tu as
accepté des choses. Dame ! jamais personne ne les avait
acceptées avant toi et tu l'as fait sans manières comme le
Bon Dieu. Je me demande, puisque je dois partir un jour,
si tu ne prendras pas d'autres malheurs à ton compte. Mais,
LE PÈRE PERDRIX >4'^
penses-y bien, que si on t'a donné des ongles... Et puis quoi
dire? Tu as peur de respirer, crainte que ça gêne je ne sais
pas quoi : une ombre...
C'est ainsi que Jean, plus tard, se rappela ses paroles. 11
riait, ce jour-là : il lui manquait les deux canines de la mâ-
choire supérieure. 11 répondit :
— Puisque tu es ma bonne d'enfant...
Il sortit un soir des premiers jours de février, peut-être
dix minutes avant six heures. Jusqu'au, dernier moment il
avait voulu rester dans la chambre afin de se débattre encore
et de boire jusqu'au bout sa dernière goutte. 11 entra au
bureau de l'hôtel, déposa la clé et dit.
— Vous direz au petit qu'il ne faut pas qu'il s'inquiète.
C'était sa première sortie dans Paris. 11 traversa un pont,
se gara des voitures et ne fut rassuré qu'en marchant sur le
trottoir du quai. Les becs de gaz allumés, les magasins de
l'autre trottoir, les boutiques des marchands de vin surtout
formaient un assemblage de Paris et contenaient l'homme
entre leurs rangées. De grands tramways passaient en sui-
vant les courbes de la voie avec une force qui sentait la
civilisation des villes et faisaient jaillir de chaque côté le
monde des fiacres comme un bateau qui coupe un fleuve.
Les cris des cornes se répandaient, les pavés projetaient des
roues, des appels montaient pardessus mille voix humaines
et faisaient courir quelqu'un, des sauts de pantins se mêlaient
à des manœuvres de voitures et par delà les maisons on
entendait quelque chose dans des rues et des rues qui sem-
blait rugira pleine gueule comme une bête heurtée. La vie
sortait des pierres, le pullulement d'un peuple de fourmis
bordait des cases rectangulaires et s'en aUait là-bas, à Tho-
rizon où le ciel brûlait comme une forge. 11 buttait à des
bandes de trois ou quatre passants et ne comprenait pas que
Ton allât de front et que Ton tînt sa conversation dans des
rues où marcher est un travail. L'un de ceux-là demanda :
«:Où quête voilà parti, dégourdi?/> Il se détourna pour répon-
dre: Espèce d'insolent! et vit leurs rires. Il se sentit insulté,
ballotté, et son feu s'éteignant, le pas de ses sabots sonna
'i/iCi LA REVUE BLANCHE
pardessus les bruits et martela sa tête jusqu'au bout. Il était
ridicule avec sa blouse et ses lunettes. Des gosses gueu-
laient: « Hé 1 là-bas, M'sieu le maire! j^ et il était loin d'eux,
dans une petite ville de soixante-huit ans, avec trois mille
âmes, la traînait à sa suite et tirait doucement parce qu*elle
comptait sur lui. Le bonheur finissait là, la vie devenait de
la lâcheté, la vie devenait le pain des autres. Il s'arrêtait
parfois, ainsi qu'un chien qui cherche, choisissait son endroit
etrencontraitcinqousixendroits.il n'allait pas vite et rumi-
naitses dernières réflexions avec un sentiment qui lui faisait
du bien comme de les manger. A la hauteur du pont de
TAlma, il donna un dernier coup d'œil, trouva qu'il avait
été assez loin et fit demi-tour. Le temps était humide, on
devait s'enrhumer facilement sur les bords de la Seine.
Il rentra dans un quartier de lumière près au pont de la
Concorde, mais, comme il marchait encore, un bon silence
des arbres tomba, vers huit heures. D'ailleurs il n'osait plus
regarder du côté de l'eau. Ah ! je sais comment elle est faite.
Il eut envie de demander sa route à un passant, quitte à ne
pas la suivre, mais il ne pouvait pas se rappeler le nom du
quai. Il eut envie de s'asseoir sur un banc pour se reposer et
il eut encore envie de marcher vite parce qu'il était las. Tout
à coup il aperçut un petit jardin et bien au-dessus, sur le
pont, la statue d'un homme à cheval. Il aperçut cela tout à
fait par hasard : il était au Pont-Neuf. Il s'y dirigea, tourna
Henri IV et, par une espèce d'entrée, descendit l'escalier,
longea le square. La fatigue le pressait, appuyait à sa nuque
cinq doigts et le poussait sans surprise : Allons, vieux com-
pagnon ! Il y avait une grosse boucle en fer pour amarrer les
bateaux, il s'approcha du bord, ne la vit pas, butta, et
puisqu'il était en train, donna un coup à droite et tomba
tout simplement, sans même l'avoir fait exprès, dans la
oonne Seine qui passe à Paris et où il voulait se faire choir.
Les mariniers qui le péchèrent le lendemain, dirent :
— En voilà un qui voulait y voir clair. Il n'a pas posé
ses lunettes.
CHARLES-LOUIS PHILIPPE
FIN
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Deux ministres en Angleterre. — Lord Salisbury vient de quitler
le pouvoir suprême; son neveu, M. Balfour, Ta saisi à sa place. L'évé-
nement était attendu, ou plutôt nul ne doutait que le premier ministre
abdiquerait dans le courant de cet été, mais on se demandait générale-
ment si Balfour ou Chamberlain emporterait la succession. Il se trouve
que le vainqueur est l'homme de moindre envergure et de moins dange-
reuse domination.
Lord Salisbury ne tiendra pas un haut rang dans l'histoire, quoiqu'il
se soit prolongé à la direction des alîaires à l'égal des plus éminents.
Son initiative propre dans les événements marquants du dernier quart
de siècle a été le plus ordinairement nulle ou mince. Il avait l'habitude
de laisser faire, dissimulant son absence d'idées et son absence d'auto-
rité derrière un verbiage redondant et diffus. C'est ainsi que sous son
dernier ministère qui aura été presque un record puisqu'il a duré sept
années, il a permis à M. Chamberlain de gouverner sous son nom et
d'aiguiller le Royaume-Uni vers des voies nouvelles et bien faites pour
lui déplaire.
On ne retirera pas à lord Salisbury l'épithète de grand seigneur que la
presse quotidienne lui décernait très régulièrement; mais elle le peint
tout entier et il n'en mérite point d'autre, si bien qu'appliquée à un
homme d'Ktat, elle peut passer pour légèrement épigrammatique. Il
savait recevoir, dépenser, présider aux fêtes de l'étiquette, mais pour
tout le reste, il avait les défauts criants de ces qualités secondaires.
Réactionnaire dans Tilme, il ne se doutait pas de l'évolution que l'An-
gleterre moderne avait accomplie dans le sens de la démocratie, bien
qu'il eût tout fait pour l'empêcher. Il en était resté au temps où, la
Grande-Bretagne étant aux mains des lords, il n'y avait ni question
ouvrière, ni question irlandaise. Il se préoccupait si peu des problèmes
sociaux qu'il a consacré toute sa vie à la gestion des affaires extérieures,
y apportant à coup sur la dextérité d'un diplomate, mais aussi la courte
vue d'un secrétaire d'ancien régime. Il ne marquera certes ni à Tégal de
Disraeli, son maître, ni autant que Gladstone, son adversaire, et l'on
rechercherait vainement l'action qu'il a exercée sur l'histoire du peuple
britannique.
Son successeur est peut être encore un personnage plus ténu et moins
digne d'attention. M. Balfour ne doit qu'à une parenté brillante le rang
auquel il est appelé soudain et auquel il demeure sans doute moins
propre qu'une foule de parlementaires de son pays. De ses actes, aucun
5^8 LA REVUE BLANCHE
na frappé 1 attention ; dans ses discours, dans les projets qull a éla-
borés, on trouverait malaisément quoi que ce soit à signaler. Son éléva-
tion est un coup de fortune, qui ne Ta point surpris, qui n*a surpris per-
sonne, pour des raisons que Ton aura plus loin à mettre en relief.
Leader du cabinet à la Chambre des Communes, il n'y a manifesté
que son incapacité, son arrogance et son manque d'idées claires. A vingt
reprises, il a failli précipiter le ministère dont il était le défenseur,
bien qu'il disposât d'une majorité en quelque sorte sans précédent. Il
s'était constitué une spécialité, une parure, d'une indifférence empruntée
et qui ne trompait personne. Par ailleurs, tout autant que son oncle,
dont il continuera la méthode et les manières, il était bien digne de
devenir le champion du consen^atisme, de ce parti sans programme,
sans hommes, sans avenir, que l'impérialisme a arraché temporaire-
ment à la mort pour s'en faire une façade.
En réalité, si les unionnistes suivent M. Balfour, malgré l'appréciation
peu flatteuse que peut leur inspirer sa valeur, c'est uniquement pour
empêcher M. Chamberlain de se saisir à l'improviste de la direction des
affaires. Quelques griefs qu'on lui doive faire, quelques sanglantes cri-
tiques que méritent ses voltes et ses trahisons, quelques condam-
nations qui frappent une politique sans scrupules et renouvelée de Bis-
marck, il n'est pas douteux que le député de Birmingham ne l'emporte
de cent coudées sur le premier ministre.
M. Chamberlain a des idées ; il en a même trop, ce qui l'expose assez
fréquemment à en changer et à prendre aujourd'hui le contre-pied de
ses conceptions de la veille. M. Chamberlain a de la volonté, il en a
même trop, ce qui l'entraîne à méconnaître vis-à-vis des autres nations
les règles élémentaires de la bienséance, et vis-à-vis de ses administrés
ou de certains d'entre eux les principes les plus incontestables de Thu-
manité. Il se montre à la fois rétn^grade et révolutionnaire, démagogue
et aristocrate, ami des ouvriers et flatteur de la noblesse. Il donne à
tous rimpression d'une très forte individualité que ne gênerait ni le res-
pect de soi-même, ni le respect d'autrui, et qui marcherait sur des cada-
vres plutôt que de ne pas aboutir. Socialiste hier, ou à pou près, union-
niste ou im[)érialisle à l'heure présente, il peut devenir home-rulisle s'il
y trouve son avantage. Car son intérêt est la loi suprême de ses actions
et il ignore les contraintes que la logi(jue im[)ose aux hommes ordi-
naires. M. Balfour ne gêne personne, et nul ne redoute que ce rêveur à
la cervelle creuse et au geste las n'ouvre des voies inattendues. M. Cham-
berlain effraie toutes les classes, celles qu'il défend plus encore que
celles qu'il combal, car son geste, son langage, ses aspirations évoquent
des souvenirs toujours vivants outre-Manche, f.a démocratie consciente
le repousse et raristoeriitie se défie. Voilà pourquoi M. Balfour est pre-
mier ministre et pourquoi M. Chamberlain se rongera en supputant
combien d'années ce rival plus heureux et plus jeune, pourra vivre
encore. Après tout, celte histoire n'a rien d'essentiellement britannique
et l'on en rencontrerait l'analogue dans certains Etats du Continent.
Paul Louis
GAZETTE d'art •'>«Î)
GAZETTE D'ART
Japoneries d'été : Dessins d'écoliers japonais. — On peut voir
actu('ll(»ment dans les salons du Cercle de la Librairie (i) une bien
intéressante exposition de dessins d'écoliers japonais.
Presque tous les établissements où se donne l'éducation y sont repré-
sentés : travaux des élèves des écoles d'arts et métiers, du lycée impé-
rial de Tokio, de Técole des Nobles (filles) et aussi des dessins d'enfants
plus humbles appartenant à l'école des sourds-muets, aux écoles des
pauvres.
Quoique l'iniluence des méthodes européennes soit de plus en plus
prépondérante, les dessins de ces écoliers ont une jolie saveur. Mais ils
sont d autant plus caractéristi(jues que les milieux d'où ils sortent sont
moins prétentieux.
C'est que, hélas ! au lycve de Tokio et à l'école des Nobles on remplace
ouvertement les beaux kakémonos et les modèles chers à tout véritable
artiste japonais, par des importations evu*(>])éennes. Les lycéens de Tokio,
affublés au reste d'une tunique de collégien et d'une casquette d étudiant
allemand, copient gravement, sous la direction de professeurs vêtus de
costumes europi'tîns — redingote, pantalon gris perle — la tête de Sénè-
qu4', une lithographie dlsabey, ou bien encore une guitare ou une man-
doline. Lt, merveille ! eux si a<lroits à tenir le pinceau, à nuancer une
teinte, sont habiles à manitu- le conté nu noire terne crayon à mine de
plomb comme un ours à jouer de la clarinette.
11 en est de même des pauvres jeunes filles nobles qui ne doivent rien
ignorer de ce que les professeurs de dessin européens apprennent aux
pensionnaires du Saeré-Co.*ur. Mais elles ont pour réagir une foule
d'occupations délicates cjui les reposent, leur font oublier le mauvais air
d'Europe. Elles apprennent à faire le thé, selon le cérémonial ancestral,
elles apprennent aussi à composer savamment les nuances d'un bou-
quet, à discipliner selon un rythme harmonieux les branches d'un
arbuste. Aussi, (pioi qu'on fass(\ de temps à autre, laissant là le bon-
homme Senèque et le recueil lithographique imposé par le professeur,
elles fixent en quehpies coups de pinceau le vol d'un oiseau, une vue du
Fusi-Yama, ou se complaisent à la fraîcheur d une fleur.
Si Ton passe aux écoles moins relevées, aux écoles d'arts et métiers
notamment, où l'on apprend vraiment les arts appliqués aux métiers,
c'est-à-dire h* moyeji de tisser de belles étoiles, d'obtenir des laques
somptueux et de les rehausser d'or, le niveau du dessin se relève. Les
élèves des écoles des arts et métiers savent notamment, sous prétexte
d'assouplissement, extraire deleur pinceau imbibé d'encre une touffe de
roseaux qui semblent plier sous le vent, indiquer un vol d'oiseaux, faire
courir un poisson fantasticpie entre deux ondes. Il y a une bestiole
gouachée et laqu«''e qui est une merveille.
Mais les sourds-muets, eux-mêmes, imprègnent leurs devoirs de goût.
('2) Boulevard Saint-Ocrmain. 117
;>^0 LA REVUE BLANCHE
de souplesse et d'ironie. L'un d'eux a composé une planche satirique,
fort amusante, non seulement par l'idée mais par le dessin fin et ner-
veux. C'est une sauterelle (insecte qui ne recule jamais et symbolise,
dans Tesprit de Tartiste, le Japon) qui fond sur la Chine personnifiée
par un étendard lîotUint et par une roue qui tourne à vide dans les
nuages. Sur tout cela de beaux tons, des fondus habiles qui soulignent
à merveille le contour des figures.
Une pareille exposition est faite pour intéresser les amis du Japon,
toujours heureux de voir des productions émanant du pays d'où vien-
nent Hok'saï, Iliroshighé et Outamaro ; mais elle doit aussi les attrister
Ils verront comment l'autorité, sous prétexte de progrès, peut dévoyer
un peuple, émasculer ses sentiments, abolir ses facultés créatrices (i).
Parce que l'Europe a des canons, des machines à vapeur et des assem-
blées élues par le suffrage universel ou restreint le Japon, ce pays de
lumière et de beauté croit devoir prendre à cette Europe flétrie, usée et
anémiée non seulement ce qu'il pense être sa force, mais encore ses
routines et ses erreurs.
Nous croyons, nous, qu'une lithographie d'Isabey n'est pas le com-
plément indispensable d'une cargaison de machines à vapeur, et que le
buste de Sénèque n'a rien à voir avec les assemblées de bavards que le
Japon possède à son tour. C'est bien assez que nous imposions nos
machines, nos mœurs, nos vices à la Chine. Le Japon, ce pays libre et
fort, ce pays artiste, devrait sentir que ces modèles surannés dont
il s'engoue sentent la mort et que le mieux qu'il puisse faire est de
mettre le feu aux paperasses pédagogiques que l'Occident lui
exporte.
Charles Saunier
Maillot {-jl). — Des bas-reliefs, des statuettes, des bois sculptés, des
écrans en tapisserie, des fontaines d'appartement en céramique, des
meubles, voire des presse-papiers : on voit de suite que cet artiste est
une main, un tempérament assoiffé de pétrir de la matière. Avec elle,
qui est la nature ; il se collette, rudement, comme avec une belle et
robuste femelle; il l'engrosse de formes rustiquement, barbarement orne-
mentales, où instinctivement revivent les élancements, les jets, les
courbes, le décor que masse la nature agreste avec les rameaux ou les
frondaisons d'un arbre, avec le foisonnement des arbres d'une forêt,
avec les enroulements d'une herbe, ou bien les plans et les lignes de ses
paysages. Les nudités de femmes qu'il fait sortir à même cela, en sortent
comme un bourgeon ou un fruit sort de sa gaine ; épaisses, puissantes,
bestiales, gauches, en les puérilités, les gracilités, les grâces d'ani-
maux en liberté, elles sont les fruits, animaux en effet, de cette végéta-
(1) Les perBonnee que le sujet intéresse pourront lire : Le Dessin et son enseignement
dans Us écoles de Tokio^ par Félix Rcganiey. ■— C'est M. Régamey qui a organisé la présente
exposition. Lew des^inH qui y tiKurent ont été rapportés par lui d'une mission récente.
(*2) Galorie Vollard, 0, rue JLiftitte.
GESTES ^^^
tion d'une terre grasse, forte et vierge, et féconde^ matière qu'est en
train d'engrosser, pour lui montrer l'exemple, un soleil orageux. C'est
largfe, rude, innocent et beau.
GESTES
Le droit de critique.— Le procès de M* Nivert, l'abonné de TOpéra-
Comique qui, tout en renouvelant cette année sa location, adresse quel-
ques critiques au directeur, soulève une question formulée en ces
termes par le Journal : « Un abonné de théâtre peut-il user poliment
du droit de critique vis-à-vis de son directeur, et cela à propos de sa
gestion théâtrale ? »
Les juges de la sixième chambre, nont pas encore prononcé.
Boileau a écrit, et nos enfances l'ont appris par cœur :
C'est un droit qu'à la porte on achète en entrant.
Ce droit, que le régent du Parnasse ne déniait pas au spectateur
éphémère, semble à plus forte raison — du moins à un examen super-
ficiel — indiscutable chez l'abonné.
L'abonné a acquis, dirait un juge, le droit de « connaître » des pièces
de théâtre à lui soumises dans le cours de son abonnement.
En aucune façon, à notre avis : l'abonné a loué deux fauteuils, voire
un seul, s'il est célibataire, et c'est dans ce rond de velours, seul point
par lequel il soit vraiment en contact avec le théâtre, que se cantonne
sa perception du théâtre. Il n'est pas prouvé que les enfants ne se fas-
sent point par l'oreille, mais il est certain qu'au spectateur assis, ce
n'est pas Torgane de l'ouïe, non plus que celui de la vue, qui transmet
les sensations. C'est fort judicieusement que des critiques célèbres adop-
tèrent la coutume, on s'en souvient, d'assister aux premières représen-
tations paupières closes, attitude d'après laquelle seuls des voisins incon-
sidérés ont cru pouvoir diagnostiquer le sommeil. Ils en usaient ainsi,
les grands critiques, afin de n'être point distraits de leurs impressions
plus directes. Dans une intention non moins louable, à Bayreuth et à
Paris, des représentations furent données dans l'obscurité la plus pro-
fonde. Qu'on n'objecte point que certains puérils personnages se plai-
sent à braquer çà et là des lorgnettes, dites jumelles, dont la légitime
et durable propriété leur est garantie par un faible débours de cin-
quante centimes une fois versés. On peut hardiment affirmer que : ou
ces lorgnettes leur servent à inspicere libidinose feminas^ selon l'expres-
sion des casuistes, ce qui n'entrave point l'attention qu'ils prêtent au
spectacle, vu que celle-ci s'exerce par ailleurs: ou — et c'est là le cas
le plus frécjuent — les verres desdites jumelles sont opaques par les
soins d'une administration bienveillante, et se les appliquer aux yeux
est une discrète façon de les couvrir d'un bandeau épais, afin, selon la
raison précitée, de n'être point distrait.
Fn un mot, si noqs avons été assez clair, au théâtre on écoute comme
on s'assied.
î
5>2 LA REVL'E BLANCHE
Que l'on considère celle imposante arraalure d'instrumenls à s'asseoir
qui |j:arnissent une salle de spectacle, laquelle elle-même, pour de mys-
térieux motifs, est construite en forme de bain de siège; que Ton admire
le mécanisme précis, comparable à celui des commutateurs électriques,
dos fauteuils et des strapontins qui se lèvent ou s'abaissent avec un
déclic; que Ton suppute la communion qui s'établit entre tous les
« appareils de perception » de cette foule séante ; que Ton frémisse au
cri d'angoisse de « assis, assis », si quelqu'un s'est dressé, rompant le
circuit', (juc l'on comprenne cette communion, si absolue malgré les dif-
férents a points de vue ^ dus à la diversité des sièges ; qu'on la com-
iVi prenne et Ton aura saisi dans son essence « l'àme de la foule », le
:|.| Public.
Alfred Jariiy
CONCOURS DU C ON si: H VA TOIRE
Madeleine Roch. — Kn i8(>(), une tillelle de douze ans, élève de
l'écol»* maternelle des Mureaux, récitait des fragments d'anthologie
à une distribution des prix à Monlan. I^ar la sûreté de sa diction et son
intelli;^ente miini(|ue, elle «'tiaina rassistaiice. Elle n'en était i)as à son
premier succès : dans une cérémonie identique, bambine de trois ans.
elle avait réeilé des fables.
I ' j Si la lillelte eut él«'» d'une fanuUo aisée elle fut devenue immédiatement
; f l'objol d'es]»éranci*s glorieuses. I.e père, maîlre-ma(;on, chargé de cinq
■ î autres enfaiils, ne pouvait prétendre à faire une artiste de sa lille. Au
' ». sortir de léenle, on la mit en apprentissage' chez une couturière, el, dans
* l'art mineur de la parure, elle excelle bienlùt, tirant parti du moindre bout
; d'étolTe, (le la plus insignilianle fanfreluche. Tandis (ju'elle allait aux
; entours des Mnreaux faire des journé<\s chez les notables et les bour-
geois canipagiiards, rèva-t-ell<* parfois à un avenir de gloire et de triom-
phe y Du moins, elle se complaisait à apprendre des j>oènies.
: (^liiie ('Jiauniont et M. Mussay, l'ancien ilirecteur du Palais-Royal,
qui rentendiiM'Fil un jour, pronostiquèrent « un bel avenir)». Présentée
; en septembre i«/onà Mme Allés «Itî l'Opéra, celle-ci fut émerveillée et.
^ \ dans les monu?nts d(? loisir cpui laissait à Mlle Uoch son travail journa-
' : lier, elle lui «lonna quel(|ues Ireons de diction. Son ancienne institutrice,
! Mlle Morand, la mit en relations avec un mien ami, homme de goût.
; ! Lui et sa femme s'enthousiasnièrenl et la conduisirent chez M. Noté de
: ' r()j)éra qui, après avoir déclar»' (pi't^lle ])0ssé'dait un contralto dont
V'' s'enorgueillirait l'Opéra, lui dit: •• \ Dus pouvez cire la tragédienne ou la
cantatrice d(î notre époque... ^) Klle opta ])our la tragédie et, aussitôt
î ! entra au cours Massel : elle était là à bonne ét'ole.
■• i Adnn'se au (lonservaloire en novembre i()Oi, boursière de l'Ktat en
I : ij)*»'-*, ljuir('*ate d'un ])rix spécial on mars, MlleRocli, vient d'obtenir un
• premier prix de tragédie. Les criliques <pii lui souhaitaient un second
: i prix, i)our qu'elle eût le loisir d<' S(î perfectionner, n'ont rien compris à
l'être d'exception qu'elle réalise. Les défauts qu'ils pouvaient relever
en elle, ce sont justement les (jualités originales qui la distinguent du
I
I
LES LIVRES 55'^
modèle courant. L'astreindre plus longtemps à l'enseignement classique
eût peut-être aifadi ces caractéristiques qu'elle cultive selon son
propre instinct.
Rien n'est plus opposé à l'art conventionnel des écolàtres que l'art
simple et superbe de Mlle Hoch. Le public du Conservatoire Ta jugée
dans la Roxane de Bajazet oii elle nuant^a émerveille toute une gamme
de sentiments complexes. Dans la réplique de Clytemnestre elle s'est
montrée plus parfaite encore s'il est possible...
Au moment où nos anciennes étoiles ne sont plus que des lumignons
tremblotants, voici qu'un jeune astre se lève resplendissant d'énergie
et de beauté.
G. Dubois-Desaulle
LES LIVRES (i;
Camille Mauclair : Les Mères sociales (OllendorfT, in-i8 de
H20 pp., 3 fr. "io'. — M. Mauclair est ce qu'on aurait appelé jadis une
« nature problématique », condamnée à se chercher sans cesse, à se
trouver, à siï i»er(Ire pour se retrouver encore. Son esj)rit toujours en
travail ignore la sécurité. On ne saurait poursuivre le Vrai d'un effort
plus inquiet, ni le défendre avec une ardeur plus généreuse. M. Mau-
clair a le culte t;t l'amour des idées : aux idées qu'il vient de découvrir
il sacrilierait toutes choses — avant tout ses idées de la veille. Son es-
prit ne procèile pas par enrichissement continu, mais par une série de
révélations subites. Une de ses conversions fut décisive entre toutes :
celle qu'il nous a contée dans le Soleil des Morts. Descendant — comme
il dit, hélas î — de sa tour d'ivoire, il crut alors que toute sa génération
entrait avec lui dans la mêlée, passait comme lui du symbolisme à « l'art
social »; et c'est de cette tendance nouvelle que relèvent ses deux der-
niers romans. M. Mauclair a-t-il pris le bon parti ? Même à supposer que
son talent. fiuMué par l'analyse intime, sache saisiret représenter les types
généraux, les relations complexes, les pensées collectives, la conception
qu'il s'est faite du roman social n'est-elle pas celle qui comporte le moins
de beauté et le moins de vie ? Kn vain se réclame-t-il de Paul Adam et
des Uosny ; en vain leur est-il uni par un fonds d'idées communes ; son
labeur est moins lucide et moins sur, il tombe en des erreurs dont ils
se sont gardés. Paul Adam fait sagement deux parts de sa pensée :
Journaliste, il répand en improvisations brillantes ses théories, ses ca-
prices d'idéologie abstraite. Romancier, sans les oublier, il n'en retient
que ce qu'il faut pour animer ses personnages. Il ne présente le dogme
que sous les espèces du symbole. Jamais il ne tranche une question,
rarement il expose une crise ; sa joie est d'imaginer une vaste action
d'ensemble où toutes les forces d'un milieu s'entrechoquent, incarnées
en des êtres représentatifs. Plus curieux des nuances, plus attentifs aux
[l] Im ret-ne blanche se charge de faire parvenir uiix lecteurs qui lui en feront la
denumde k"? livre-, de toutes librairies et de les abonner ù, tous iiériodiquea. (Voir, dans
les annonces du numéro du 15 juillet 190*2, une note relative à ce service de librairie.)
554 LA REVUE BLANCHE
lois de révolution mentale, les Rosny volontiers évoquent les âmes com-
pliquées et délicates en qui s'élabore une éthique nouvelle ; de là vient
que leur œuvre abonde en cas de conscience, en problèmes moraux. Mais
plutôt que la solution, c'est le problème qui les captive, avec tous ses
facteurs apparents et cachés. A travers les individus qui palpitent, souf-
frent et font souffrir, à tous moments ils nous laissent entrevoir les véri-
tables acteurs du drame : les races, les classes, les religions, les cultures ;
nous acquérons ainsi mieuxqu'une connaissance — un sens nouveau, le sens
social. M. Mauclair discute, démontre et ratiocine, fait ce qu'il appelle
«de la sociologie osée», se hiUe vers une issue pratique, prêche la
révolte et l'amour, tire d'une expérience qu'on sent trop restreinte et
trop spéciale, des conclusions où domine le sens propre. Ainsi compris,
le roman social demeure un dérivé du romantisme, une variété du roman
personnel.
Les Mères sociales — titre à double et triple entente. Si l'on songe
au nom des Déesses à qui Faust va demander Hélène, les Mères so-
ciales seront les Idées, les Lois premières, génératrices de toute société ;
et ce seront aussi les femmes qui, conscientes de ces idées, élèvent des
fils capables de les servir. D'autre part, les Mères sociales, ce sont les
mères telles que les forment les préjugés sociaux: femelles orgueil-
leuses d'avoir enfanté, qui jugent par là leur devoir accompli, et se pré-
parent en leurs enfants une revanche de leur faiblesse, un instrument
de leur volonté. Telle est la mère d'Henriette, à Tégoïsme pédant et
sec; telle aussi la mère de Germain, à l'égoïsme plus vulgaire, tour à
tour jovial et larmoyant. Henriette et Germain s'affranchissent, fondent
ensemble un foyer libre, et propagent autour d'eux leur esprit d'indé-
pendance. Pourtant ils se rendent compte enfin que la révolte intérieure
ne peut pas toujours aboutir à l'action. Cette réserve me semble assez
grave. Où doit s'arrêter le respect et le dévouement filial, c'est une
question d'espèces, dont l'examen irait à l'infini. Je vois bien ce que
gagnera la société, si les mères sont plus dignes, si les fils sont plus
fiers; et je conviens que l'art en général, le roman en particulier, peut
relever les mères et les lils, ne fût-ce qu'en leur donnant un sentiment
de la vie plus large et plus profond. Mais ce sentiment harmonieux ne
naîtra que d'oeuvres naïves, instinctives, désintéressées ; il ne peut sortir
que trouble et scrupules d'un livre partial, écrit sur le ton d'un- réquisi-
toire et d'un plaidoyer.
Tristan Klingsor : Le Livre d'Esquisses, culs-de-lampe de Louis
Grenier (Mercure de France, in-i8 de ii5 pp., 2 fr.). — Par deux fois
l'auteur rend hommage «à son délicieux maître Aloysius Bertrand. «>
En effet, le Liseré d'Esquisses évoque les intimités de la vie moderne
comme Gaspard de la Nuit évoquait les tableaux du passé : c'est la
même recherche du caractère, le même choix des détails, les mêmes
raccourcis de perspective, le môme effet de brève mélodie. Peut-être
l'émotion est-elle moins'puissamment concentrée ; peut être simplemen
LKS LIVRKS ) )>
nous paraît-elle ainsi, parce que le présent où nous sommes est à nos
yeux plus spacieux, plus complexe, plus impossible à résumer. Il est
amusant de constater que parfois, sans Tavoir voulu, M. Klingsor, sui-
vant Bertrand, rencontre Jules Renard.
Rudyard Kipling : Kim, roman traduit par Louis Fabulet et Ch.
Fountaine Walker (Mercure de France, in-i8 de 389 pp. 3 fr. 5o).
— C'étaient des œuvres assez minces que ces deux romans de Kipling
traduits les premiers en français : la Naulakha^ la Lumière qui
s'éteint. Kini^ récit touffu, grouillant, sinueux, interminable et toujours
captivant, rappelle mieux les Nouvelles de l'auteur. Encore les laisse-
t-il regretter : car, si Kipling excelle à créer Tillusion de la réalité
toute fraîche, toute brute, et toute nue, c'est par l'emploi simple et
strict de détails qui retiennent encore la franchise et l'imprévu de la
sensation. Que de tels détails soient accumulés par milliers, chacun
d'eux importera moins ; Tordre, l'enchaînement intéresseront davan-
tage ; il se pourra que le lecteur, à travers tant de visions, s'obstine à
chercher une idée, et se décKare enfin déçu.
Kim est une grande fresque panoramique où se déploie le spectacle
de toute l'Inde septentrionale, des passes de Peshawer et de Leh jus-
qu'aux berges de Bénarès ; on ne lira pas sans ivresse la description de
la route qui va de Lahore à Delhi, charriant une foule où se mêlent
toutes les races, tous les costumes, toutes les religions, toutes les
langues... Et A7/7i est, d'autre part, un adroit roman d'aventures, plus
précisément un roman d espionnage ; parmi les gamins de Londres
auxquels il apprendra les merveilles du Grand Jeu, nul doute qu'il
ne fasse éclore des vocations précieuses pour le Service anglais des
Renseignements. Ainsi les travaux et les mœurs de l'Empire le plus
merveilleux n'apparaissent ici que dans leur relation avec une intrigue
secrète ; et la beauté du livre en est diminuée. Pourtant c'est un fier
compagnon de route que ce jeune Kim, souple autant que sa mère
hindoue, ingénieux et vif comme son père irlandais, et que cette double
hérédité prédestine à servir d'agent au colonel Sandherr — je veux dire
à Creighton-Sahib. Kim est un jeune mécréant; pourtant c'est peut-
être un reste de religiosité orientale qui le fait devenir l'ami et le guide
d'un vieux lama thibétain. Aveugle au monde, ignorant des hommes
et des choses, le lama cherche la rivière sacrée qui doit l'affranchir
de la Roue de Vie. Kim le soutient, l'abreuve, le nourrit, et dans
le même temps porte les messages, évente les mystères, dépiste les
poursuites, tout cela pour le plaisir, sans souci du but à peine entrevu.
Du vieillard tout à sa chimère, et de l'enfant prompt en ressources,
c'est l'enfant qui, selon Kipling, est l'homme réel et vivant. Son art est
de nous en convaincre; et ce rapprochement ironique exprime bien
l'essentiel de sa philosophie.
Camille Lemonmeh : Le Sang et les Roses (Ollendorff, in-i8 de
^^9 PP-î 3 fr. 5o). — Ce roman est bien fait, je crois, pour montrer quelle
5jG la revue blanche
affinité d'art rapproche l'auteur des frères Rosny. Seulement sa puis-
sance est, pour ainsi dire, d'ordre plus rudimentaire, plus voisine de
lelément. Et tandis que chez eux domine toujours plus l'obsession des
causes et des lois sociales, ce qui l'emporte chez lui, c'est la Nature, le
jeu des lois physiologiques, la vibration des nerfs, la pulsatiim du sang.
Dans un jardin de verdure et de roses, la Nature parle à Claire Jurien,
l'appelle k sa vraie vocation de femme. L'amour infécond n'étouffe pas,
ne l'ait pas taire son ardente soif de maternité. En ce désir, son mari
reconnaît une loi plus haute» qu'elle et que lui, plus sacrée que leur union
même; et lentement, douloureusement il s'achemine au sacrifice...
Maiico Praca : La Petite Blonde, traduction d'Albert Lécuyer
(Calmann Lévy, in-i8 de 3i'i pp., i fr. 5o.) — C*est à Milan; un ingé-
nieur anglais, époux d'une Italienne, découvre que sa femme, qu'il
croyait fidèle, fréquente depuis longtemps une maison de rendez-vous.
11 se déguise, s'abouche avec Tentremelteuse. attend sa femme et l'in-
sulte et la tue. La très habile progression de l'intérêt dramatique rap-
pelle, malgré toute la différence des sujets, la composition d André
Cornélis. Mais la psychologie de M. Praga reste superfii^ielle : témoin
les lettres et le journal d'Adelina. Il a voulu que l'avilissement de celte
femme s'expliquât par un long enchaînement de motifs, qu'il fut natu-
rel, nécessaire, continu. Notre émotion serait plus intense si l'explica-
tion était moins complète, si le fait gardait quelque chose d'ob.scur,
d'étranger, de gratuit. Songez à ce que Dostoïevski aurait fait d'un tel
sujet î Quels éclairs déchirant l'ombre î quels abîmes s'éclairant sou-
dain au fond d'une àme qui les ignore ! quelle succession de sentiments
contradictoires et profonds!
Michel Ahxacld
r.MiLE N'ioLAiu) : Des industries d'art indigène en Alg^érie
(Alg<T, Viguier. in-8'' de ">() pp., o fr. 7") . — Travail intelligent et très
utile. (Chargé d'étudier cette matière piir le gouvernement, l'auteur
atteste la (Compétence et la sagacité nécessaires el l'on apprécie en même
temps son esprit «arabojnste » suivant un mot déjà (M'ièbreen Alger. Le
meilleur moyen sans contredit de relever l'Arabe et d'aider le Kabyle, les
détournant par là du banditisme, est de travailler à la renaissance (Je la
cérami(|ue. des broderies et de la fabrication des tapis indigènes, sur-
tout si l'on songe qu'à Alger même il s'en débite une grande quantité
de provenance allemande. L'Mtat devrait y contribuer par une Ecole
modèle pour laquelle il faudrait requérir la direction parfaite de madame
Ben-Aben qui, sans aucun secours ofliciel, installa à Alger une Ecole
de bnKlerie indigène dont les travaux retiennent l'admiration de tous
les hiverneurs. Nulle plus qu'elle ne saurait présider à la propagation
d'un art décoratif si original, si gracieusement léger par son goût délié
de l'arabesque inspirée de la lame et de la colline.
^Iahius-Ary Leblond
LES LIVRES >J7
Georges Leneveu : Ibsen et Maeterlinck (OUendorfT, în-i8 de
'^20 pp., 3 fr. 5o). — 1/auteur vient de mourir, à 3/» ans. Ses premiers
écrits permirent des espoirs, quïl commençait de réaliser. La Sape^
drame « social » de tendances franchement anarchistes, fit parler de lui.
L'apparition du livre qui nous occupe précéda de fort peu la mort de
son auteur. Ibsen et Maeterlinck y étaient il faut dire moins en cause
que leur commentateur. Dans les citations deux, on reconnaît moins
des énoncés de discussion, que des arguments, des thèmes à digres-
sions personnelles, inspirées par d'autres lectures : Amiel par exem-
ple qui prend une place tyrannique, ou Fourier, et en t^l nombre, dans
notamment la partie à Maeterlinck consacrée, que malaisément le lec-
teur démêle à quel instant Maeterlinck entre en cause, à quel moment
Amiel, à quel moment l'âme humaine, à quel moment ils quittent :
tous interviennent à la fois. Au fond ce n'est point ceci ni cela, ni tous,
ce n'est point, bien que but initial, d'Ibsen ou Maeterlinck qu'il est
écrit, mais bien à l'occasion d'eux. Défaut d'heureux augure : Tauteur
se sentait, et sur tout, tant de choses à dire, ou mieux à s'éclaircir,
qu'il trouvait à peine par laquelle entreprendre, et trébuchait dans la
belle possession de soi ; leur abondance le subjuguait, tout thème lui
servait comme de bélier pour s'ouvrir issue, par quoi à gros bouillons
tumultueux elles jaillissaient en se bousculant. Heureux augure :
l'abondance n'est pas nécessairement le synonyme de la puissance,
mais elle en est parfois un signe... La mort termine tout.
Félicien Fagus
Georges Casella : Les petites heures, poèmes (Éditions de la Re-
vue Dorée, in- if), de i3opp., 3fr.). — M. Georges Casella qui a du talent,
n'est pas, semble-t-il, tout à fait exempt de certaines tares romantiques
dont le principe demeure assurément dans le libre et sincère essor de sa
jeunesse frémissante et lyrique. Ces premières outrances, ces excès, ces
fougueux emportements sont l'indice d'une richesse sentimentale dont
on a le droit d'attendre des émotions plus profondément et plus sim-
plement humaines et délivrées, dans une certaine mesure, du souci de
volupté plastique et sensuelle qui les restreint.
L'art poét'icjue de M. Georges (Casella se tient dans les confins impo-
sés par la règle classique. Mais un métier habile, des dons de passion^
de langueur, de vie nerveuse, des images neuves, exactes, acérées en
surpassent aisément les rigueurs. Même certaines pièces, dans leur
cycle bref, gardent toute la lumière mobile et profonde d'un vrai pay-
sage.
Paul-Louis Garnie»
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
Ro.MAXs ET Nouvelles :
Dostoïevski : Un Adolescent, traduit pour la première fois en fran-
çais, par J.-W. Bienstock et F. F. ; Kditions de La revue blanche, in- 18
de 620 pp., 3 fr. 5o.
558 LA REVUE BLANCHE
1/ Auteur d' « Amitié Amoureuse » : Hésitation Sentimentale \ Cal-
mann Lévy, in-i8 de 4^9 pp., 3 fr. 5o.
Mrs W. K. Clifford : Lettres (Tamour d'une femme du nionde, tra-
duites de l'anglais par llenry-D. Davray; Mercure de France, in-i8 de
^fi'j. pp., 'i fr. 5o.
Pierre de Querlon : La Liaison fâcheuse \ Mercure de France, in-i8
de 3o5 pp., 3 fr. 5o.
Albert Samain : Contes: Mercure de France, in-i8 de 187 pp., ^^^- ^^•
André Lichtenberger : Rédemption ; Pion, in-i8 de v.89 pp., 3 fr. ">o.
Albert Erlande : La Tendresse; Ollendorff, in- 18 de 27-^ pp., 3 fr. 5<).
Perez Galdos : Le Roman de Sœur Marccla^ traduit de l'espagnol,
par L. de L. : Calniann Lévy, in- 18 de 272 pp., 3 fr. jo.
Raymond Dhastre : Le Baiser de la Vie\ Ollendorfî, in- 18 de 247pp.,
3 fr. r>o.
J.-H. Rosny : Les Deu.v Femmes: Ollendorff, in- 18 de 317pp., ^ f'** ^"•
Pierre Valdagne : La Confession de Nicaisc; Ollendorff, in- 18 de
3'|3 pp., 3 fr. 5o.
Lord Lytton : Les derniers Jours de Pompéi; adaptation •inédite
ornée de '|0 aquarelles de Ch. Atamian ; Nilsson, in-i6 de 298 pp.,
3 fr. 5o
Lettres d'amour dune Anglaise, traduites par Henry-D. Davray :
Mercure de France, in- 18 de 3o3 pp., 3 fr. jo.
Marie Stromberg : Le Petit Vendeur de /ou ma ua- (avec illustrations) :
Librairie d'éducation de la jeunesse, in-8 cartonné de (y\ pp.
C. Leroux-Cesbron : J w/rejf Temps...] Calmann Lévy, in-i8de 'io3pp.,
3 fr. 5o.
Henry Bordeaux : La Peurdevi^^re: Fontemoing, in-i() écu de 38opp.,
3 fr. Tio
Poésie :
Jean de Foville : La Vie déserte; Pion, in-i8 de 177 pp., 3 fr. 5o.
F'élix George : Ombre et Clarté; Ollendorff, in- 18 de 270 pp., 3 fr. 5o.
Henri Degron : Poèmes de Ches^reuse, ou les Villa nelles de la Vallée^
préface par Stuart Merrill; Éditions de la Plume, in-i8 de 1 10 pp., 3 fr.
P.-N. Koinard : La MortduRêçe; Mercure dcFranc'fe, in-18 de 337pp.,
3 fr. JO.
Comtesse Mathieu de Noailles : V Ombre des Jours; Calmann Lévy,
in-18 de i8'2 pp., 3 fr. 5(>.
Edmond Sivieuve : Du Cœur a u,v Lèvres*, préface de François Coppée;
Lemerre, in-18 de 191 pp., 3 fr.
Pétrus Durel : La Muse parlementaire (Députes et Sénateurs poètes) ;
Librairie des Mathurins, in-18 de 279 pp., 3 fr. 5o.
Francis Bœuf : La Halte; Bordeaux, Gounouilhou, in- 16 de i jo pp.,
3 fr. "io.
Marie Dauguet : A travets le Voile; Vanier, in-18 de 278 pp., 3 fr. jo.
Georges Périn : Les Émois blottis; Éditions de la Plume, in-8® de
140 pp., 3 fr.
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE 5^9
R. Vivien : Cendres et Poussières; Lemerre, in-i8 de rao pp., 3 fr.
Théodore Maurer : Plaisir eT Amour; Eu la Maison des Poètes, in-i6
de i8a pp.
Georges Casella : Les Petites Heures ; Éditions de la Revue Dorée ;
in-i6 de i3o pp., 3 fr.
Théajke :
Maxime Gorky : Les Petits Bourgeois^ traduction E. SéménotT et
E. Smirnolî; Mercure de France, in-i8 de 366 pp., 3 fr. 5o.
Charles de Bussy : Monsieur Phosphore; Librairie des Mathurins,
in-i8 de 35 pp., i fr.
Louis Rousseau: Douce Méprise; Dujarric. in-i6de28 pp., i fr. a*).
Etats, Sociétés, Gouvkkne.ments :
W. T. Stead : L'Américanisation du Monde: Juven, in-i8de 285pp.,
3 fr. 5o.
Pierre de Ségur : Le Maréchal de Luxembourg et le Prince d'Orange
(1668-1678); Calmann Lévy, in-8ode 601 pp., 7 fr. 5o.
A. Hue : La Loi Fallouju ; Cornély, in- 18 de 3'20 pp., 1 francs.
Ernest Tarbouriech : La Cité Future^ essai d'une utopie scientifique;
Stock, in-i8 de '|8| pp., 3 fr. 5o.
Georges Clemenceau : Injustice militaire; Stock, in-i8 de 5oo pp.,
3 fr. 5o.
S. P. : L'Abrogation de la Loi Falïoux; Cornély, in- 18 de 32 pp.,
o fr. 20.
Raymond Coirat de Montrozier ; Deux ans chez les anthropophages
elles sultans du centre africain; Pion, in-i8de 326 pp.
Lettres inédites de Madame de Genlis à son fils adoptif Casimir
Baecker (i8oi-i83o), publiées avec une introduction et des notes par
Henry Lapauze ; Pion, in-8" de 365 pp., 7 fr. 5o.
Abel Chevalley : Victoria, sa Vie, son Hôle, son Hegne; Delagrave,
in-i8 de ^|35 pp., 3 fr. 5o.
ce. Calderon : La Question des Fêtes; Wehrel, in- 18 de 95 pp.
A. Vavasseur : Lrt Liberté de l Enseignement; Fontemoing, in-32
de »2 pp.
eu. de Ricault d'iléricault : Souvenirs et Portraits; Téqui, in-18
de 349 pp.
MÉMOIRES :
Judith Gautier : Le Collier des jours ; Juven, in-18 de 286 pp., 3 fr. 10.
Johannès Gravier : Mémoires d'un Hercule (1859- 1901) ; Librairie
Molière, in- 16 de 270 pp., 3 fr. 5o.
Sciences et Philosophie :
Jean Jaurès : Z)e la Réalité du Monde sensible; Alcan, in-80 de
.'129 pp., 3 fr. 5o.
r)6o LA REVUE BLANCHE
Léon Bloy : Exégèse des Lieux communs ; Mercure de France,
in-i8 de 3o3 pp., 3 fr. 5o.
Eugène de Roberty : Frédéric Nietzsche^ contribution à l'histoire des
idées philosophiques à la fin du XIX^ siècle ; Alcan, in- 18 de 212 pp.,
2 fr. 5().
Maurice Wilmolte : La Belgique morale et politique (1830-1900);
Colin, in-i8 de 355 pp., 3 fr. 5o.
Paul-Louis Garnier : Réflexions sur Nietzsche; TErmitage, in-i6 de
45 pp., 3 fr.
Eugène Montfort : La Beauté moderne; Editions de la Plume; in- 16
de i35 pp., 2 fr. 5o.
Littératures étrangères :
Lino Ferriani : I drammi dei fanciulli ; Como, Vittorio Omarini,
in-i6 de 3i2 pp., '» fr.
Ugo Valcarenghi : Alla Maria ; Torino-Roma, Roux e Viarengo,
in-i() de 309 pp., 3 fr.
Gabriele d'Annunzio : Le Novehe délia Pescara; Milano, Trêves,
in-i() de/167 pp., 4 fr.
E. iloUa^nder : Der Weg des Thomas Truck; Berlin, S. Fischer,
2 vol., 10 M.
J. Wassermann : DieGeschichtedesjungen Heinecke Fuchs; Berlin,
S. Fischer, 6 M.
H. Seidel : Heimatgeschichten; Stuttgard, J.-G. Cotta, 4 M.
E. Schur : Dichtungen und Gesaenge; Leipzig, H. Seemann, 3 M.
G. Worms : Die Stillen im Lande; Stuttgard, J.-G. Cotta.
A. Freilierr von Gleichen-Russwurm : Vergeltung; Stuttgard,
J.-G. Cotta.
Le Gérant: P. Di:si:hamps.
Taris. — Iniprimerie C. LAMY, 121, bd. de La Chapelle. lô'2'àï>
Les Congrégations
et la Révolution
Le samedi 9 avril 1791, les colporteurs de nouvelles et de
gazettes s'égayaient dans les rues de la capitale en criant avec
un plaisir non déguisé (1) une feuille portant ce titre tout em-
preint du sans-façon populacier , un peu spécial à Tépoque
révolutionnaire; « Citoyens, disaient les crieurs, en apostro-
phant les passants, demandez la Liste des culs aristocratiques
et anticonstitutionnels qui ont été fouettés hier au soir^ à tour de
bras par les dames delà Halle et du faubourg Saint-Antoine (2).
A peine venait-on d'acquérir cet opuscule qu'un autre colpor-
teur vous offrait : Le fouet donné aux sœurs Griseltes par la
sainte colère du Peuple, le 7 avril 1791 ^ pour avoir enseigné de
faux principes aux Enfants de r École de Charité. (3).
Le refus d'une partie du clergé de prêter le serment civique
avait causé une eflTervescence populaire qui commençait à se
transformer en actes.
La bourgeoisie s'emparait du pouvoir en inoculant à la masse
l'idée que la panacée sociale était la Loi pure comme expression
de la volonté du nouveau souverain : le Peuple et ce nouveau
souverain, comme les potentats individuels, s'exaspérait de la
résistance à ce qu'il croyait sa volonté et prétendait agir lui-
même, sans intermédiaire.
Le récit des événements du 7 avril 1791, diffère sensiblement
dans ces deux brochures, et ce sont les seuls documents trouvés
jusqu'alors sur cette journée.
Dans la première brochure, on voit que :
Les environs du Monastère et de la Visitation Sainte-Marie, rue Saint-
Antoine, étaient obstrués par une quantité de voilures, de ces lourdes
(1) <c Hier, />roA. Pador, toutes les rues de Paris reteutissaient de ce cri indécent : Liste
des ciils fouettés, etc. »
(2) Bib. de la Ville de Paris, 12031.
(3) Bib. de la Ville de Paris, 9127.
36
562 LA REVUE BLANCHE
masses, appartenantes à vieilles comtesses, marquises, etc., qui, après
avoir servi le diable toute leur vie, recourent au bon Dieu sur le déclin
de leurs jours. Ces visites nombreuses avaient pour but de recevoir les
instructions honnêtes des Prêtres réfractaires. Des concilialiules, bap-
tisés du nom de conférences, se tenaient tous les jours, avec lé plus
p^rond mystère. Là, l'Assemblée nationale était traitée d'Anle-christ ;
les Jacobins, de démons ; la garde nationale, de satellites du diable. Mais
le patriotisme éveillé vient de faire le dénouement de cette comédie
aristocratique qui s'est répétée dans tous les quartiers de Paris, ainsi
qu'on va le voir.
Les Dames citoyennes de la Halle et du Faubourg Saint-Antoine,
instruites de ces petites menées, ont cru que le jugement et la punition
du délit étaient de leur ressort. En conséquence, elles se sont réunies
en grand nombre et après s'être armées d'un ballet {sic) ces héroïnes
de la Révolution sont allées mettre le siège devant le couvent. La résis-
tance des assiégés n'a pas été de longue durée et les vainqueurs sont
entrés tout bonnement par la porte. Vous auriez vu alors les calottes
et les ensoutanésfuir épouvantés, se culbutant les uns les autres iTabbë
tomber sur la marquise, la comtesse sur l'abbé, et la Présidente se
pâmant.
Alors, une des dames citoyennes prenant la parole, a dit :
« Sacrées piegrièches que vous êtes, vous osez cabaler contre nous,
et vous choisissez la maison de Dieu pour votre repaire ! Abominables,
vous serez fouettées et je commence aussitôt. »
Empoignant la supérieure d'un bras vigoureux, elle fait voir, aux
yeux des spectateurs surpris, un postérieur d'une aune de large, et en
frappant à coups redoublés, elle donne le signal du carnage.
Soudain, la sœur Sainte-Aldegonde, Sainte-Euphrosine, Dupin
Saint-Maurice, éprouvent le même sort ainsi que toutes les bigotes
titrées et autres, et vingt culs qui, depuis vingt ans, n'avaient pas vu la
lumière, se trouvent tout d'un coup exposés au grand air.
Dans le même style, la brochure décrit la fustigation des
dames Benjamin, Saint-Ouen, \'ilardi, Josse, Gossec, dévoles
du quartier; du père Thomas, chapelain des sœurs, des abbés
Michel, Perrol, Bonardel, de trente Miramionnes, de soixante
Récollelles qui montreront, paraît-il, « des citrouilles moésies »,
des Filles du Précieux Sang dont on ne dit pas le nombre, ainsi
que des sœurs grises des paroissesde Saint-Sulpice, Saint-Lau-
rent, Sainte-Marguerite, la Madeleine, Saint-Germain-l'Auxer-
rois et des Fillcs-du-CaKaire.
D'après cette brochure, le total des personnes fustigées se
serait élevé à 310.
Dans le deuxième opuscule, les faits sont racontés différem-
ment :
Hier, à dix heures du matin, les dames du faubourg Saint-Antoine
LES CONC.RÉdATlONS ET LA RÉVOLUTION ^ 563
s'aperçurent qu'à cette heure, au couvent des Filles Sainte-Marie, il
avait déjà été célébré vingt-deux messes, et qu'ordinairement on n'en
disait que six à sept. Cette disproportion a fait voir clairement que
c'était le refuge de Prêtres qui n'avaient pas prêté le serment. En con-
séquence, ont été toutes en pompe, portant de grandes verges à la main
pour venger le déshonneur fait à ce saint lieu. Lii procession de ces
dames arrivant à Téglise, la porte leur a été refusée, l'ouverture en a
été bient(U faite et ordonnée par le Sénat populaire qui s'est porté en
foule à la Chapelle et n'a trouvé qu'une dévote, ci-devant noble, que
M. Potdevin, ci-devant vicaire à Saint-Paul, était à confesser clandes-
tinement, et pour une pareille faute, a été condamnée à être fouettée
publiquement ainsi que les deux tourières de ce couvent pour avoir
refusé l'entrée à ces dames, ce qui s'est exécuté sur le champ. Quatre
de ces dames ont pris la pénitente du vicaire, l'ont conduite au milieu
de la grande rue Saint-Antoine ; sans précaution on découvrit et fusti-
gea les appâts de la pénitente, qui sans doute sont très précieux à sou
directeur. Les grosses tourières subissent le même sort, au même en-
droit, et leurs fins mouchoirs blancs, destinés à essuyer les larmes
de la contrition, ne leur servirent qu'à essayer les poignées de
boue, que les polissons leur jettaient aux fesses, pendant qu'on les
fouettait, à cause, disaient-ils, qu'elles les avaient très blanches.
Si la garde nationale n'était accourue promptement, c'en était fait,
toutes les nonnettes auraient subi le même sort.
Les sœui*s grisettes de Saint-Nicolas-des-Champs, n'auraient pas été
quittes à si bon marché pour avoir refusé la visite de leur nouveau et
véritable pasteur, et pour avoir dit que deux pièces de canons chargées
à mitraille, balayeraient bien toute cette canaille, si une forte garnison
ne fut venue à leur secours.
Les Miramionnes ont eu le même bonheur.
Les Dames de la place Maubert, toutes résolues à venger l'insulte
faite au nouveau curé de Sàint-Xicolas-du-Chardonneret qui, très res-
pectueusement, fut dimanche dernier, pour leur rendre sa visite pasto-
rale, elles lui poussèrent la porte au visage, en lui disant :
« Notre maison n'est point habituée à recevoir des apostats. » Notre
humble curé se plaignit amèrement et ses paroissiens, pour les punir
de cet outrage, ont investi de toute part la maison, on y a trouvé l'an-
cien curé, venant de faire l'office, accompagné de quantité de sémina-
ristes, à qui on dresse ainsi indistinctement un lit, une table et un
autel. On a découvert des portes de derrière par où s'introduisait depuis
longtemps cette cohorte infernale. On les a gardés pour que personne
n'eu sortit, afin que tous ceux qui étaient dedans, prêtassent serment,
ou sinon le fouet. Le peuple était déjà entré, se disposant à exécuter son
décret lorsque la cavalerie, garde nationale et la municipalité y sont
arrivées ; malgré tout cela, il a fallu contenter le peuple. Trois sœurs
grisettes ont prêté serment civique publiquement, les, plus entêtées se
voyant protégées par la garde nationale, ont dit : « Nos corps sont aux
hommes, et nos âmes sont à Dieu. Il sera pour nous glorieux 'de mourir
i
I * 564 / LA REVUE BLANCHE
pour lui et le maintien de sa sainte Religion » on a obligé avec douceur
le peuple à se retirer qui a protesté que s'ils ne le font pas d'ici diman-
che, à cette époque viendrait les fustiger.
C'est demain le jour dit; mais pour leur sûreté, elles conservent une
•, forte garde à discrétion de... tout et de tout...
t L'absence de pièces officielles ne permet pas de déterminer
' Texacle importance de la fustigation exercée par le peuple, vrai-
semblablement on ne peut mettre en doute qu'elle n'ait eu lieu.
Le courrier de Gorsas dit seulement :
Les Miramionnes et plusieurs autres béguines ont été fessées d'im-
portance, hier, dans plusieurs quartiers de Paris, (et c'est bien fait) (i).
Dix couvents de femmes, outre ceux cités déjà, furent aussi
l'objet des menaces populaires.
Dans un mémoire adressé au Directoire, les sœurs de la Croix,
sises cul de sac Guéménée, écrivaient :
I
La prise de possession de Messieurs les curés constitutionnels amena
contre elles une persécution ou plutôt une insurrection dont les siècles
passés ne fournissent point d'exemple.
Déjà des citoyennes de tout âge et de tout état avaient été dans l'église
. et sur les degrés de la Visitation, rue Saint- Antoine, vis à vis le cul de
sac Guéménée menacées et quelques -unes frappées de verges tenues par
des monstres sous la figure humaine, et à qui on avait fait oublier les
premières leçons que la nature donne chez les peuples les plus barbares
à ce sexe qui n'a de défense réelle que la pudeur et le désir de ne pas
ternir cette délicate et nécessaire vertu.
C'est dans ces circonstances que la horde de ces furies, ivres de vin et
d'infamie, se transporte au cul de sac Guéménée et menace de ses fureurs
les filles de la Croix si elles ne reconnaissent pas M. le curé constitu-
tionnel de Saint-Paul...
Elles aimaient mieux vivre individuellement que d'être exposées à
une infâme et barbare flagellation à laquelle on leur dit chez elles qu'on
ne pouvait les soustraire (2).
Il faut ici évidemment faire la part de l'exagération provoquée
par la peur du tumulte et par la nécessité d'exciler la senti-
mentalité des autorités. Il est certain que les sœurs de la Croix
servirent de prétexte à une forte agitation. Les précautions prises
par le commissaire Fontaine en sont la preuve (3). Le Ministre
de l'intérieur écrivit :
Après des violences affreuses commises envers les dames Mira-
(1) ToDie XXIII, page 122, jeudi 7 avril 17U1.
(2) Arcl . Nat S. 468i««
(3) Procès-verbal du commissaire de police Fontaine, sectionjde la police royale, 19 avril 1791,
Arch. Nat. S. 4G88.
LES CONGRÉGATIONS ET LA RÉVOLUTION 565
mionnes et difTérentes citoyennes de la rue Saint- Antoine, une multitude
égarée se porta à leur communauté et les menaçant de la manière la plus
terrible, etc.. (i)
Ceci prouve que Teffervescence populaire- ne fut pas sans
quelque gravité.
Un mémoire administratif opposé à celui des religieuses
disait :
Ces sœurs (de la Croix, cul de sac Guéménée) en imposent lorsqu'elles
se plaignent d*avoir été injustement expulsées, puisque leur sortie n'a été
précédée d'aucunes violences effectives et qu'elle a été l'objet d'une
résolution librement prise et notifiée par écrit. Cette sortie a été effectuée
sans contraintes et paisiblement (2).
Des mouvements analogues se produisirent contre d'autres
communautés.
Le 3 avril 1791, le commissaire de police de la section du
Palais-Royal, s'étant transporté rue Saint-Roch au couvent des
sœurs de Sainte-Anne, trouva « au-devant de la porte, un grand
attroupement de personnes de l'un et Tautre sexe, ayant quelque
peu dissipé cet attroupement, — causé par le refus des sœurs
de laisser faire le catéchisme par le nouveau vicaire constitu-
tionnel dans la chapelle du couvent (3) — le commissaire pénétra
dans le couvent pour interroger la supérieure. Pendant ce temps,
la foule grossissait de minute en minute, en poussant des voci-
férations, deux religieuses, Mlle Sérèze et Mlle de Beaumont
affolées, jetèrent des matelas par les fenêtres donnant sur la rue
d'Argenteuil, et s'apprêtaient à suivre la même voie, lorsque des
citoyens les aperçurent, prévinrent le commissaire qui les
empêcha d'exécuter leurs projets en les assurant de sa pro-
tection (4).
Le 7 avril, à neuf heures du matin, Girardin, sergent de la
1^ compagnie du bataillon de Saint-Martin-des-Champs, accourut
prévenir que, rue Jean-Robert, devant la porte des « Sœurs de
la Charité, chargées des petites écoles», une foule était assemblée
« parlant de les insulter et de les maltraiter » pour avoir mal
reçu les sœurs que leur avait envoyées le curé constitutionnel de
Saint-Nicolas-des-Champs.Le commissaire se transporta aussitôt
rue Jean-Robert et constata qu'une foule menaçante « légitimant
(1) Lettre da Ministre de l'intérieur Delenart à MM. du Directoire et Procureur génénd,
syndic du département de la Seine, 18 nov. 1791.
(2) Mémoire anonyme sans date, Arch. Nat. S. 4688.
(3) Cette chapelle serrait à cet usage depuis 12 ans.
(4) Procès- verbal, section du Palais-Royal, B avril 1791, Arch. de la Préfecture de police.
'Mi LA BETUK BUUfCHE
àe» craintes de violence ^^ et «• conrainco • qu'il ètadi de son
devoir de «^ protégipr la sûreté de chacune de ces sœnrs - envoya
chercher la troupe - pour s'opposer à la force *» cl pour « veiller
à la sûreté des dîtes ie»Ofurs x.
Ayant ensuite forcé la porte d'entrée et pénétré dans la maison,
le commissaire constata que les religieuses s étaient enfuies par
le» issues dérobées • 1 .
En octobre 1791, conduites par un prêtre rcfraclaire, nommé
Rogier, les sœurs de la Croix rentrent dans leur maison. Nouvelle
menace d'insurrection. Le commissaire Fontaine « pour sûreté de
la maison et de la supérieure 's établit avec Tautorisation de la
Municipalité une garde ** composée d'un sergent, d*un caporal,
de quatre fusiliers à la solde de ces dames » [2.
Le 17 septembre précédent, à onze heures du soir, les sœurs
de charité de la [laroisse Saint-Jean avaient été réveillées « par
un vacanne horrible >». CTétait fête nationale et illumination
générale ; mais il ventait fort ce jour-là, et les lampions, dont
les religieuses avaient décoré la façade dç leur maison, s'étaient
éteints. La foule se rassembla sous les fenêtres, réclamant Tillu*
mination et prenant pour une marque d*incivisme les lampions
éteints.
Deux gardes nationaux — dont un caporal — du poste voisin^
ébranlèrent la porte en la frappant à coups redoublés avec des
bûches de bois ; les citoyens ne parlaient de rien moins que
d'enfoncer la porte, de chasser « ces bougresses-là » ; ils assu*
raient aux nonnes « que le lendemain on les traiterait comme
elles le méritaient, qu'on les fouetterait,- qu'on mettrait le feu à
leur maison, etc. ».
Plus mortes que vives, les sœurs se hâtèrent de rallumer les
lampions, et pour prouver leur civisme on exigea d'elles davan-
tage, il fallut qu elles ajoutassent des chandelles, malheureuse-
ment le vent soufflait toujours, les lumignons étaient éteints
aussitôt qu'allumés, aussi nouvelles Danaïdes, les G risettes
passèrent-elles la nuit à « rallumer les lampions et les chan-
delles )), espérant que leur bonne volonté calmerait le popu-
laire.
Ouelle fut raititude du pouvoir devant ces manifestations?
Lorsque le couvent des Capucines de la place Vendôme fut
menacé, Bailly écrivit à Lafayette, le 7 avril 1791 :
(I) ProcLB- verbal, 7 avril 1701, section de GraTilUen, Arch. Préf. de poliœ.
(3) Procès- verbal du commissaire de police Fontaine, section Palaia-Rojal, 5 ooi. 1791.
Arch. Nat. 8. 4688.
LES CONGRÉGATIONS ET LA RÉVOLUTION 56;
On craint que demain il ne se forme dans ce quartier un attroupe-
ment dont il est important de prévenir les effets. Je vous serai obligé,
Monsieur, de faire passer des ordres à M. Daumont, chef (Je la 6« divi-
sion, pour faire consigner une partie de la compagnie du centre ou
bataillon des Jacobins Saint-llonoré, la nécessilé de nous ménager au
besoin des secours prompts rend cette précaution indispensable (i).
Le 11 avril, nouvelle lettre du maire de Paris au commandant
général :
On ne saurait trop louer, Monsieur, le zèle de la garde nationale à
prévenir et à réprimer les excès auxquels quelques particuliers mal
intentionnés se sont portés ces jours derniers en forçant les portes des
maisons religieuses et en se livrant à des violences contre différentes
personnes, les secours de la force publique deviennent encore néces-
saires à la municipalité pour maintenir l'exécution des dispositions que
les circonstances et la stlreté publique ont rendue indispensables.
Par un arrêté aujourd'hui rendu public, par l'impression et Taffiche,
le corps municipal a fait défense à toute personne de s'attrouper devant
les maisons et églises de communautés religieuses et de commettre
aucun excès contre qui que ce soit. Le même arrêté, dont le Directoire
du département a confirmé les dispositions, porte qu'il enjoint au com-
mandant général de tenir la main à son exécution» C'est à votre
vigilance, Monsieur, que je réclame au nom de la municipalité ; si
l'Assemblée nationale, en déclarant les biens ecclésiastiques, propriétés
nationales^ a voulu cependant que les religieuses ne pussent, sans 1 eur
consentement, être évincées de leur monastère, c'est parce qu'elle a
jugé que la loi leur devait une protection spéciale, leur retraite doit
être particulièrement respectée et elles doivent trouver dans leur asile
la paix et la tranquillité pour laquelle elles ont tout sacrifié pour leur
vocation. La sûreté individuelle appartient à tous les citoyens, les ma-
gistrats ont contracté l'obligation de les en faire jouir et lorsqu'ils
doivent veiller sur toutes les personnes comme sur toutes les propriétés,
sans aucune espèce de distinction, il est impossible d'admettre que l'on
doive excepter de la protection de la loi les personnes qu'elle doit favo-
riser davantage, parce qu'elles sont plus particulièrement utiles à la
société, je veux parler. Monsieur, des» sœurs de la Charité. Je vou9
recommande, Monsieur, de veiller à leur tranquillité, je n'ai pas besoin
de vous observer combien il serait fâcheux qu'en les abreuvant de dégoût,
on les déterminera à abdiquer leurs respectables fonctions, leur intelli-
gence à gouverner les pauvres malades, les tendres soins qu'elles sont
dans l'heureuse et douce habitude de leur prodiguer, pourraient être dif-
ficilement suppléés et on ne suppléerait pas davantage à l'instruction
publique à laquelle elles se livrent gratuitement, dans les différentes
écoles, attachées aux paroisses.
(1) Bibliothèque Nationale, M. F. 11697, f. 249, Ro.
568
LA REVUE BLANCHE
En un mot, la faiblesse de leur sexe et le respect dû à leur caractère
et à leur profession, exciteront de votre part un intérêt particulier,
auquel vous vous livrerez d'autant plus volontiers que la loi nous a fait
à tous un devoir de la protection que je vous recommande (i).
Le Maire de Paris ^
Signé : Bailly.
Le 12 avril, Lafayette portait à la connaissance de la Garde
nationale, après la lettre du maire. Tordre du jour suivant :
Le commandant général a déjà exprimé la peine, qu'il ressentait en
voyant quelques-uns de ces concitoyens méconnaître les principes de la
liberté religieuse, donner à la loi une interprétation tyrannique, qu'elle
n'eut jamais, et la violer doublement sous le prétexte de la soutenir par
d'odieux excès.
Il attend, avec tous les bons citoyens, l'heureuse époque, où l'As-
semblée nationale va poser les bases d'une éducation constitutionnelle
et telle qu'il convient à un peuple vraiment libre ; mais il n'a pas été
moins scandalisé des traitements qu'ont essuyés des Sœurs de la Cha-
rité dont d ailleurs les soins gratuits auprès des malades avaient tant
de droits à la reconnaissance publique^ dont les opinions religieuses
sont libres, et dont les fautes individuelles contre la loi n'avaient aucun
casque?...
Le Commandant n'a pas vu sans douleur que tandis que la garde
nationale veille à la sûreté de tous, différentes personnes avaicmt été
dernièrement forcées de se déguiser, pour se soustraire, non à l'action
de la loi, mais à la violence d'attroupements excités contre elles. Il
recommande à ses frères d'armes de redoubler de soins pour arrêter
des excès dont l'exemple s'est déjà propagé autour de la capitale et
pour faciliter les mesures que la direction du département et le corps
municipal ne manqueront pas de prendre pour assurer à la fois la liberté
religieuse, l'exécution des lois, le maintien de l'ordre public (2).
Lafayette assure un jour au curé de Saint-Thomas-d'Aquin
qu'à la tribune il se montrerait « ardent soutien de la liberté
religieuse ; et à cheval, très fidèle exécuteur des ordres de la
municipalité. » (3)
L'attitude de la Municipalité lui permit de tenir sa promesse
sans être infidèle à ses convictions religieuses ; mais si Ton
veut estimer à leur juste valeur la force des convictions d'un
homme politique, il est toujours nécessaire de connaître l'in-
fluence secrète et toute puissante de Talcôve.
(1) Arch. Xat., A. F. " 48.376, folio 17, original.
(2) Arch. Nal. A. F" 48.376, folio 15, minute de la main de Lafayette.
(3) Bib. Nat. M. F. 11697, folio 146.70, lettre de Lafayette k Bailly:
VTfc
LES CONGRÉGATIONS ET LA RÉVOLUTION ">%
Or, Madame de Lafayette était la protectrice dévouée des con-
grégations féminines, on le verra dans plusieurs documents, en
même temps qu'ils décèleront les sympathies que rencontrèrent
les communautés religieuses dans l'administration municipale.
Le 8 janvier 1790, Mme de Lafayette écrivait à M. de Saint-
Martin.
Je me suis chargée, Monsieur le Chevalier, d'avoir Thonneur de.
mettre sous vos yeux une requête bien juste du séminaire des sœurs de
la Charité, je ne doute pas des intentions favorables de la commune de
Paris à leur égard et le zèle que vous avez pour tout ce qui est bon
répond de votre zèle particulier pour la conservation d'un établissement
dont la destruction ou même le changement serait une calamité publi-
que. Ces dignes filles ont besoin d'être rassurées par l'assurance que la
Commune de Paris les protègent constamment, que son intention est
qu'elles ne soient troublées en aucunes manières : qu'il ne soit pris dans
leurs possessions aucun emplacement pour la garde nationale ni pour
aucun autre objet.
Vous sentez combien cela est nécessaire dans une maison rempli de
jeunes personnes. Leurs inquiétudes leur ont déjà fait perdre plusieurs
qui se destinaient à cet état respectable.
Vous voyez, Monsieur le Chevalier, qu'il est instant de calmer leurs
craintes. Je vous demande en grâce de ne pas différer de leur écrire
pour cela par là vous acquerrez de nouveaux droits à la reconnais-
sance publique (i}.
Signé : Noailles de la Fayette.
La requête, présentée par Mme de Lafayette, fut écrite par la
sœur Dubois, supérieure générale des Filles de la Charité, elle
s'adressait en ces termes à M. de Saint-Martin :
J'ai l'honneur de m'adresser à vous avec confiance sur les alertes que
notre principale maison a éprouvées et qu'elle éprouve de fois à autres,
ce qui nous tient dans l'inquiétude et la crainte de leur retour ; ce n'est
pas de la part de Messieurs du district des Filles-Dieu duquel nous
sommes, leurs procédés ont toujours été pleins d'honnêtetés à notre
égard quand nous avons eu recours à eux dans les circonstances. Ce
sont des personnes inconnues qui, avec un ton d'autorité, sans vouloir
décliner leurs noms et qualités, sont venues à répétition visiter notre
local, et nous ont fait entendre qu'il leur serait nécessaire ainsi qu'un
petit marais qui s'y trouve et qui fournit en partie à notre subsistance.
Le second objet qui est important à la Communauté et au soutien de
son régime d'où dépend sa perpétuité c'est le Noviciat de nos jeunes
sœurs. C'est le seul qui existe en France et nous avons les plus grands
motifs de ne pas en admettre d'autres pour nous conserver dans l'uni-
(1) Arch. Nat. F. «779, n» 37.
570 LA REVUE BLANCIIB
formité et le bon ordre Tun et l'autre sont essentiels.,.. Noas sommes
incertaines sur noire existence en France. L'Espagne nous réclame.
Nous suspendons même la réception des postulantes. Nous ne pouvons
déterminer aucun arrangement sans savoir si la commune de Paris est
dans l'intention de nous conserver et de nous protéger (i).
M. de Sainl-Marlin répondit à Mme de Lafayette en J'assurant
que le bâtiment choisi pour le casernement ne serait pas le cou-
vent qu'au reste s'il en eut été autrement sa « recommandation
aurait suffi pour qu'on cherchât à y pourvoir par tous les
moyens possibles » (2).
A la sœur Dubois, il écrivait qu'il comprenait combien il « est
important que sa tranquillité ne soit point troublée » ajoutant
qu'il serait bien « malheureux que la nécessité des choses forçât
de nuire à un établissement aussi utile que le vôtre »>. (3)
Peu de temps après, la garde nationale menaça d'établir, pour
le service d'un corps de garde, une. voie de communications,
passant par le jardin de Thôpital, dirigé par la sœur du Saint-
Nom-de- Jésus.
Mme de Lafayette écrit aussitôt à M. Saint-Martin :
Voici encore un district qui va tourmenter un hôpital de sœurs de
Charité et après qu'elles se sont déjà portées à de très grands sacrifices
réellement cela n'est ni juste, ni convenable.... Je vous demande avec
instance de vouloir prendre sous délais les informations nécessaires et
remettre ensuite le calme dans une maison, l'asile de la vieillesse et qui.
doit t^tre respectée à bien des titres. Je sais qu'ils sont tous d'une
grande valeur auprès de vous (4).
M. de Saint-Martin répondait le lendemain à Mme de Lafayette
pour lui annoncer Tarrèté du département interdisant l'ouver-
ture de ce chemin (5)
Le corps municipal décide que les portes des églises, des
monastères et communautés de femmes seront fermées le 8 avril
1791 pour ne. laisser aucun prétexte aux contraventions des
« Ecclésiastiques et aux excès du peuple ».
Mais Bailly apprenant que le 27 avril on a menacé dïnsuller
(1) Arch. Nat. F. «3 779. n» 37.
(2) Lettre de M. de Suint-Martin & Mme de Lifayette, en son hôtel, rue de Bourbon,
9 janvier 1790. Minute Arch. Nat. F. *» 779 no37.
(3) Lettre de M. de Saint-Martin à la supérieure des Filles de la Charité, 9 janv. 1790.
Arch. Nat. F. ^» 779, n» 37.
(4) Arch. Nat. F. *> 779, n» 42, & cette lettre étaient joints une lettre de la sœur Daboia
à Mme de Lafayette, 3 fév. 1790 et un placet de la sœur BoteGaillet, supérieure de l'hô-
pital h, M. de Saint-Martin.
(5) Lettre de M. de Saint-Martin à Mme de Lafayette, 3 fév. 1790, Arch. Nat.F . «» 779,
n« 42.
LES CONGRÉGATIONS ET LA RÉVOLUTION 5;!
les sœurs de charité de la paroisse Saint-Roch, il écrit aussitôt
à M. Fonthlanc, commissaire de police du Palais-Royal, et se
concerte avec le commandant du bataillon pour les protéger.
Aux mesures protectrices s'ajoutent des prévenances.
M. Picarès, curé de la Madeleine, écrifà la Municipalité pour
contenir les fidèles, aussitôt il est ordonné que Téglise des Capu-
cins de la Chaussée d'Antin sera ouverte par le commissaire de
police et mise à la disposition de M. Picarès, Desmousseaux,
procureur de la Commune, écrit au commissaire de la place
Vendôme :
Il est nécessaire que vous exécutiez cet ordre sur-le-champ afin que
l'office puisse être célébré demain dans l'église (3).
Conformément à la loi, on a fermé l'église située entre le cou-
vent des Capucins de la place Vendôme et la maison des Capu-
cines. La sœur Thaïs « abbesse des pauvres Capucines de Paris,
filles de la Passion » réclame le 6 septembre 1791 aux administra-
teurs du département et aussitôt le Bureau d'Agence générale
autorise le commissaire de police à lever les scellés parce que
les Capucines
Sont, par TelTet de cette privation, exposées à manquer de secours
Spirituels qu'elles pourraient réclamer des Capucins, la nuit et le jour,
en état de maladie ou d'accident imprévu.
Le 26 octobre, Bailly donne Tordre de rétablir la communica-
tion entre les Capucins et les Capucines.
Le sort des congrégations préoccupe l'esprit des fonction-
naires municipaux, Gouvion écrit à Bailly afin d'empêcher le
départ des sœurs de charité, connues vulgairement sous le nom
de Sœurs du Pot (1).
Malgré leurs vœux de pauvreté, les religieuses n'hésitent pas
à profiter pécuniairement de la protection des fonctionnaires.
Viguée, administrateur, écrit au Procureur général, syndic du
Département, que les officiers municipaux, chargés de procéder
à l'expulsion des Filles de la Croix non assermentées, leur ont
fait de leur propre autorité 300 fr. de rentes à chacune et une
obligation de 4.400 fr.
Viguée ajoute :
Mme de Lafayette dut encore user de sa puissance lorsqu'on
construisit un corps de garde dans le couvent des Carmélites de
la rue Chapon.
Le 16 avril 1790, elle écrit à M. de Saint-Martin pour lui pré-
Ci). Bib. Nat. M. F. 11697 - 249
57» LA REVUE BLANCHE
senler la requête des Carmélites, tourmentées de voir M. de
Romainvillîers établir une caserne de cavalerie sous leurs cel-
lules, dans un endroit n'ayant que neuf pieds d'élévation et
trois pieds de profondeur au-dessous de la rue.
Il ne me paraît réellement pas possible qu'on ne retrouve un endroit
plus convenable que celui-là et, d'ailleurs, le décret de TÂssemblée
conservant les maisons religieuses de femmes peut, ce me semble, être
interprété comme une défense de troubles. Je suis bien sûre que vous
êtes bien aise d'une occasion d'éviter un trouble pareil à des personnes
respectables et qui, depuis la Révolution, se sont prêtées à tout ce qui
n'était pas impossible à accorder (i).
M. de Saint-Martin rassura Mme de Lafayette en lui affirmant
que ses intentions avaient été prévenues par des oppositions de
M. le procureur, syndic de la commune et galamment M. de
Saint-Martin suppliait Mme de Lafayette « d'être assurée qu'il
se ferait tctujours une gloire de contribuer à remplir ses bienfai-
santes intentions (2). »
En lisant cette correspondance, on est tout d'abord surpris que
le commandant général de la garde ne donne pas son avis, qu'on
ne lui demande d'ailleurs pas. Le véritable général c'est Mme de
Lafayette, elle seule agit, décide le rôle prépondérant qu'elle
joue en ces circonstances n'échappe pas à M. de Saint-Martin,
ainsi que le démontre cette apostille :
Prévenir M. de Romainvilliers de l'intérêt que Mme de Lafayette
prend aux dames .Carmélites et le désir qu'elle a que le corps de garde
projeté (3) n'ait pas lieu.
Le désir était un ordre ainsi que le prouve surabondamment
la décision du Conseil de ville :
Considérant que quoique le corps de garde ait été demandé par
MM. de TEtat-Major néanmoins l'entreprise est précipitée et illégale
parce que la nécessité n'en a point été reconnue. Il n'y a point été fait
d'adjudication au rabais suivaatles règles prescrites par les arrêtés du
bureau de ville et les jugements du tribunal. Il n'y a pas eu de traité fait
avec les Carmélites et que non seulement elles n'ont point donné leuF
consentement mais qu'elles le refusent (i).
Les mêmes fonctionnaires qui avaient reconnu un avantage
dans l'établissement d'un corps de garde dans les bâtiments
(1) Arch. Nat. F. 13 779, no 79.
(2) M. de Saint-Martin à Mme de Lafayette, !•' avril 1790. Arch. Nat. F. i3 779, n» 79.
(3) Ce terme e«t inexact ; la construction était commencée, un mur des Carmélites avait
été abattu, l'administration militaire fut ensuite obligée de le relever.
(4} Extrait du registre du Conseil de Ville, 15 avril 1790. Arch. Nat. même cote.
LES CONGRÉGATIONS ET LA RÉVOLUTION S'j3
du couvent y trouvèrent une foule d'inconvénients dès que
Mme de Lafayetle eut manifesté son mécontentement : le ter-
rain n'avait pas le niveau, le pavé de la rue était mal disposé,
ils trouvèrent même que :
Le terrain se trouvant immédiatement sous les cellules des religieuses,
de là rindécence de placer sous des cellules une écurie, de là le bruit
des hommes et des chevaux, ce qui ne pouvait que troubler le repos de
ces dames dont elles ont plus besoin cependant que le temps en est plus
court et que la continuité de leurs exercices et de leurs travaux est plus
soutenue (i).
Et pour inciter M. de Romainvilliers à abandonner l'idée de
cette construction, M. de St-M,artin lui écrivait :
Je présume que vous serez bien aise de faire quelque chose qui soit
agréable à Mme la marquise de Lafayette (2).
Cependant un corps de garde était absolument indispensable,
aussi le 20 avril, le Département prit-il un arrêté, l'établissant
16, rue Chapon, dans une maison particulière, sans enquête,
de commodo et incommodo^ pour le voisinage (3).
Ces petits faits ne paraissent pas avoir une grande importance
historique, mais par la correspondance à laquelle elles donnèrent
lieu, il fixe nettement l'état d'esprit des administrations supé-
rieures.
Ainsi lorsque les Filles de la Croix du cul de sac Guéménée
rentrèrent dans leur maison, cette rentrée fut exécutée en viola-
tion de la loi, le ministre de l'intérieur Delenart écrit en leur
faveur :
Il paraît qu'après avoir erré d'asile en asile, où elles prétendent n'a-
voir vécu que du travail de leurs mains, elles se sont fixées à l'idée que
votre arrêté, relatif au libre exercice des cultes religieux, leur permet-
tait de rentrer dans leur maison.
Je vous prie de vous faire informer de ces faits qui semblent mériter
d'être éclaircis avec la plus scrupuleuse«exactitude, s'ils sont exacts, je
ne doute pas que vous favorisiez la réinstallation des Filles de la Ooix
avec tous leurs précédents avantages, hormis celui de l'Instruction pu-
blique, dans une maison qu'il serait manifeste qu elles n'auraient quittée
que sous l'impulsion d'une grande terreur et dont la loi leur accorde
d'une manière expresse la jouissance provisoire.
Nous sommes persuadés que le département se déterminera à don-
ner des ordres pour obliger ces religieuses à sortir (4).
(1) Arch. Nat. F. ^'^ 770, ii" 19.
(2) 17 avril 1790. Arch. Nat F. 13 779, n« 79.
(8) id. i(l. n0 81.
(4) IC déc. 1791. Arch. Nat. S. 4088.
574 LA REVUE BLANCHE
Le Directoire du Déparlement refuse aux Miramionnes de les
laisser rentrer dans leur couvent quoiqu'elles offrissent de prê-
ter serment.
Les commissaires des sections se refusent à exécuter un arrêté
du Directoire favorable aux congrégations parce qu'ils jugent
que les formalités de la loi n'ont pas été remplies (1).
Enfin contre les congrcganistes rebelles se dressaient comme
adversaires le clergé régulier constitutionnel. La correspon-
dance de Tabbé Brugère, curé de Saint-Paul, est sur ce sujet
fort intéressante.
Le 7 novembre 1791, il adressait cette lettre à un administra-
teur :
Vous êtes instruit do la démarche hardie d'un ci-devant chanoine de
Notrç-Dafne, le nommé Roger, qui, sans autorisation du département
ou de la municipalité, vint, vendredi dernier, installer dans la ci-devant
communauté de la Croix, neuf femmes prises parmi celles qui compo-
saient cette ci-devant communauté. Je dois vous instruire des disposi-
tions où ^e trouvent les femmes du marché de Sainte-Catherine et celles
qui étalent dans la rue Saint-Antoine. Si le département prend le parti
de laisser ces filles dans la communauté et de les rendre à leur préten-
due vocation c'est plus que probable que la tranquillité sera troublée.
J'ai été assez heureux pour suspendre les effets du ressentiment de ces
poissardes par le moyen de quelques personnes charitables, mais il est
à craindre que le délai ne serve à les ranimer.
Je sais qu'il y a un complot de verges, que la garde même paraît dé-
terminée à faciliter l'exécution de ce projet; j'aime à penser que le
département prendra le moyen de l'arrêter en faisant sortir à bas bruit des
fdles qui ont quitté leur maison de bonne volonté, ayant consenti en
l'abandonnant à recevoir la pension qui leur a été adjugée par la Muni-
cipalité, il me parait dans Tordre qu'on en profite pour faire un
exemple.
Je sais qu'on a refusé aux Miramionnes la permission de rentrer dans
leur maison. Celles de la Croix méritent d'autant moins de faveur
qu'elles ont mis le sceau à leur insubordination en rentrant sans autorité
quelconque sous les auspices de prêtres factieux dans une maison qui
ne leur appartient pas. Les prêtres non assermentés qui sont en très
grand nombre sur cette paroisse y font beaucoup de mal, les sœurs
grises en font beaucoup aussi. Le temps est un grand remède, mais une
trop grande lenteur dégénère quelquefois en faiblesse. . . »
Signé : Brugière, curé de St-Paul.
Le 21 novembre Tabbé Brugière écrivait sur une autre con-
grégation établie dans sa paroisse :
(1) 17 avril 1791. Bib. Nat., M. F. 11697 f. 140.70.
LES CONGRÉGATIONS ET LA DÉVOLUTION 5;:)
Les Filles de VAi>e Maria n'ont pas été à l'abri des pnHres factieux
les vicaires du ci-devant évêque s'y sont glissés à la faveur de Thabit
de garde nationale. Ils ont jeté parmi ces filles la pomme de discorde, la
maison est partagée en deux factions, la supérieure et l'économe sont
à la tète de la minorité, elles font souffrir le martyre à celles qui sont
dans les principes de la Révolution. C'est la situation la plus pénible, il
est de la justice du Directoire de venir à son secours et le faire jouir du
bénéfice de la loi.
Le 4 décembre il écrivait sur le rôle éducateur des Filles de la
Croix :
Je ne doute point que bientôt le comité de l'Instruction Publique ne
donne un règlement absolument nécessaire pour les écoles primaires et
gratuites. Celles que donnent les Filles de la Croix n'est point propre
à alteindre le but de l'éducation de former des hommes, des chrétiens.
Ces filles ne sont propres qu'à entretenir la superstition la plus gros--
sière, elles ne connaissent que le nom de la religion dont elles abusent
trop évidemment, (i)
Par celte attitude du clergé séculier on peut se rendre compte
de la caractéristique des mouvements populaires, aussi malgré
les Ibnnes violentes qu'ils prenaient parfois il faut bien se gar-
der d'en tirer la déduction qu'ils étaient anticléricaux. Si les
dames de la Halle, les poissardes et autres « héroïnes de la Ré-
volution» étaient excitées au point d'en venir à la fustigation,
c'est surtout parce qu'elles considéraient que les nonnes et les
prêtres réfractaires souillaient « le saint lieu ».
Un nouvel élément : le civisme entre dans la foi, celle-ci e t
loin d'ôtre disparue; ces émeutes sont au fond cléricales, puis-
qu'elles sont purement schismatiques.
C'est pour la même cause qu'un grand tumulte éclata lors-
que, dans l'église Saint-Rqch, furent apposés des tableaux con-
tenant les noms des prêtres réfractaires, les glaces furent bri-
sées et Ancestese Sedaine les apporta au commissariat du
Palais-Royal '(2).
Le3avril 1791, un autre tumulte éclate rueNeuve-Saint-Roch,
devant l'établissement de sœur Sainte-Anne, parce que l'abbé
Pierre Ilannier, vicaire de Saint-Roch, ayant été conduire les
enfants pour faire le catéchisme dans la chapelle du couvent,
selon la coutume, les sœurs lui en refusèrent l'entrée (3).
(1) A. X. S. 4688.
{2j Sedaiiie, âgé de 20 ans, demeurant au vieux Louvre chez M. son père, secrétaire de
l'Académie royale d'architecture. Arch. de la Préf. de Police, section du Palais-Royal,
20 mars 1791.
(3) Arch. Préf. Police, Procés-verb. des Comm., 3 avril 1791.
i
576
^ M
LA REVUE BLANCB
Jean Clermonté, maître cordonnier, demeurant, 9, rue Dai
phîn: Jean Dornet, éperonnier, 15, même rue; Jacques Mazi
rier, maître écrivain, passage Saint-Roch; Jean- Victor Thére
éventailliste, passage Saint-Roch, etc., portent une plainte a
nom des habitants du quartier parce que les Frères des École
Chrétiennes, où sont leurs enfants, ne les ont pas conduits à 1
messe, à cause du nouveau curé anticonstitutionnel (1).
Quelques professions de foi anticongréganistes telle celle-ci
Je croyais avoir tout dit sur ce chapitre. Je ne songeais plus à c€
bavardes de la Congrégation dont nous nous passerions bien aussi. C
service qu'elles prétendent rendre au public nous font plus de tort qu
de plaisir. Elles nourrissent de jeunes demoiselles à qui elles font toui
ner la tête à force de bégueuleries, de mômeries, de bêtises qui ne son
.d'aucun besoin dans ce monde dont on se moque. Je trouve bien sot
à des père et mère de confier Téducation de leurs filles à des gens qi
se sont retirés du monde pour n'y plus rentrer, ils n'en connaissent plui
les usages, ils les élèvent comme pour leurs maisons à rtre hautes
méprisantes, fières, méprisantes, curieuses, indiscrètes, médisantes
puis quand elles en sortent elles sont comme ébahies, maussades, gron
deuses, capricieuses, devenant des petites-maîtresses bien mal aisées
servir^ qui nous boucane pour la moindre chose. J'aime mieux servir un
demoiselle qui a été élevée avec son papa et sa maman que toutes ce
belles poupées qui sortent de la congrégation. Nous demandons qu'
leur soit défendu de recevoir des pensionnaires, ni de semôlerd'édi
cation.
Elle paraissait avec ce titre curieux :
La jérémiade des Maîtres Portefaix et des autres mercenaires d
triste état de la cille de Soissons^ rédigée à la chambre ordinaire dei
dits maîtres portefaix le jour de la saint Christophe^ notre bonpatroi
avant la grand* mcsse^ à cœur jeun pour être présentée à Messieui
les Etats Généraux.
On peut terminer cette série de documents par deux pièces, -
deux variations sur le thème Liberté, — mot de ralliement de
cléricaux de 190'2 et des Filles de la Croix de 1791. Dans un mé
moire intitulé : « Exposé simple et naïf » les Filles de la Groi
disaient :
Nous n'avons demandé à sortir que quand plus de aoo personnes
qui remplissaient notre cul-de-sac, criaient : « Vous irez à Saint-Paul
où vous aurez à faire à nous ! oX que notre porte et notre maison étaier
remplies de gardes? Qu'on juge si nous étions libres? Ceux qui pou
vaient nous défendre nous disaient : « Il faut sortir ou aller à Saint-Pai
(1) Arch. Prûf. Police, Procèa-verl>. des Comin., 3 avril 1791.
LES CONGRÉGATIONS ET LA RÉVOLUTION
577
sans quoi noas ne répondrons de rien. » Qu'on juge encore une fois si
nous étions libres ?
D'autre part, le 14 mai 1791, la section du Palais-Royal, lors
de son Assemblée générale, inscrivait cette déclaration à son
procès-verbal :
L'assemblée, ayant ouï le rapport d'un de ses membres sur le vice
inconstitutionnel dans lequel plusieurs maîtres et maîtresses d'écoles,
notamment les Frères de la Doctrine chrétienne, les Sœurs de Sainte-
Anne et celles de Saint-Lazare, élèvent et entretiennent la jeunesse,
après une discussion contradictoire, arrête :
Qu'il sera fait une adresse au département, aux fins de lui demander
d'aviser par les voies de droit aux moyens d'arrêter le plus prompte-
ment possible un semblable désordre qui nécessairement entraînerait
après lui la ruine totale de la liberté française.
D'ordonner en outre, comme une '.suite de la justice commutative,
que les maîtres et maîtresses d'écoles ne sortent pas des bornes de leur
institut et, par conséquent, ne reçoivent au nombre de leurs élèves que
les enfants des parents prouvés pauvres.
Le strict rôle documentaire dévolu à l'histoire ne nous permet
pas de déterminer les différences d'angles sous lesquels les
esprits envisagent un môme mot et en font un drapeau politi-
que. Toutefois quoique ce soit sortir de ce rôle on nous permet-
tra de faire remarquer qu'il est fort curieux, après un siècle
écoulé, que la divergence donnée par les Filles de la Croix et la
section du Palais-Royal subsiste toujours, par l'emploi inconsi-
déré des mots, par exemple celui de liberté. Plus de cent années
n'ont pas suffi pour faire pénétrer dans l'esprit des masses qu'il
ne peut être question de liberté politique lorsque l'esclavage
économique est la base même d'une société.
G. Dubois-Desaulle.
87
Le Consolateur
CHAPITRE IV
LE BAKC CHANGE, LAGARDE POINT
Le couloir donnait par le fond sur une cour exigu
briquetée, avec deux doigts de terre où poussaient qu<
ques fleurs. Assis sur la marche, le nez à la pluie, le ch^
à la vue d'un hôte inconnu, s'enfuit. — Car, nul déU
n'échappait plus à Daniel : sa mémoire en serait hanté
Lagarde frappait les pieds sur la grille de fer et mi-entr
fermait son parapluie.
— A gauche! souffla-t-il. Par là (il montrait la porte c
droite) c'est «sa» chambre...
Daniel coula un regard méfiant qui put paraître p
toyable, puis se laissa pousser, — et derrière eux, Tauti
porte silencieusement fut tirée.
— Asseyez-vous donc.
Lp pièce était petite, éclairée d'une seule fenêtre ass<
haute. Les meubles trop pressés n'y laissaient point d
place aux gens. Un buffet lourd dît Renaissance, six chaise
et une table de même style, voisinaient avec deux fai
teuils de velours passé, un guéridon massif, et des petil
sièges dépareillés. Sur la cheminée des vases trop rose
garnis de fleurs artificielles poussiéreuses, flanquaient un
pendule de doré sous globe, où quelque berger d'Arcadi
« allait» jouer d'un chalumeau. Et partout, bibelots san
prix, photographies et souvenirs, groupés au hasard, oi
naient bien moins qu'ils n'encombraient. Peut-être en Tap
partement de Paris, disposés au goût coquet d'une jeun
femme encore vive, avaient-ils eu leur temps de grâce
Mais désormais ici, victime du même abandon, chacu:
devenait une épave. Salon sans visiteurs, salle à mange
sans repas — Lagarde prenait les siens dans la chambre d
LE CONSOLATEUR 679
la malade — ce semblait être, en ce jour pluvieux, le lieu
exprès aménagé pour une confidence plaintive.
Lagarde parlait. 11 ne disait rien de bien neuf : sa vie
continuait suivant la même monotonie cahotée, scènes et
répits alternant, pareils. Mais le malheureux se plaisait à
la raconter telle quelle, insoucieux de varier. Il avait peur
d'être entendu de Tautre chambre; aussi ne prononçait-il
que des lèvres; ses paroles sifflées, soufflées, perdaient tout
son et tout accent, mais devenaient infiniment mysté-
rieuses. Et Danie], à Tombre des rideaux pesants, circon-
venu par tous ces meubles sans usage, souffrait de l'enve-
loppement, de Tétreinte de cette atmosphère de mort — et
entendait.
Il répondit les mêmes choses : Lagarde ne s'en lassait
pas. Puis comme il s'agissait de fixer une autre rencontre,
moins lâche :
— Jeudi...
— Oh! c'est bien loin...
Dans ces regards, on lisait la terreur de toute solitude,
la soif iardente de consolation. Mais Daniel trouva un
prétexte :
— Impossible... Je ne demanderais pas mieux, mais j'ai
tant à faire!... Je dois m'absenter d'ici là.
— Alors... à jeudi...
Ils sortirent sans bruit : il pleuvait encore.
— Je vous donne mon parapluie, ofl"rit Lagarde, rentrant
dans le couloir...
— Inutile...
— Si... si... Vous le rapporterez en passant...
C'est-à-dire : nouvelle conversation, nouvelle visite.;
Daniel ne voulait plus franchir ce seuil. 11 ne pourrait en-
voyer Félicie sans livrer son secret... — 11 recula sa maii).
— Merci... il ne pleut déjà presque plus... et ça n'est pas
loin...
Lagarde insista, Daniel persista, et col relevé, chapeau
rabattu, s'en fut d'un pas accéléré, sous une averse.
— Hum... je me fais tremper pour lui... avec ça..., ju-
ra-t-il.
Une fraîcheur lui descendait sur les épaules.
58o
LÀ REVUE BLANCI
if
Quand on sortit de table, le soleil avait presque séché "
sable des allées : un enchantement se répandait sur U
verdures; tout le reste de la journée fut admirable. Maiî
assis sous un cerisier de la pelouse dans le bourdonnemer
des guêpes et les douceurs de la brise, Daniel demeura
enfermé dans la petite pièce encombrée et blême. Il y avai
malgré lui pénétré; il ne pouvait plus en sortir. Il concc
vait toutes les conséquences de ce simple consentemeni
Visiteur de cettte maison, il en deviendrait Thote, le fami
lier, l'intime. Il entrerait dans la chambre de la malade
assisterait aux crises, les subirait. Peu à peu il cesserai
d'être Mellis, pour devenir Lagarde. Hélène était sa femme
il le rêva.
Daniel ne pouvait plus rêver. Il lui fallait renoncer dé
sormais à s'asseoir sur le banc après le repas, à faire l
sieste dans le coin de prairie, à contempler les choses ai
cours d'une délicieuse oisiveté. Il devait agir, secouer s
pensée. Mais hélas, la terre durcie ne l'invitait plus
prendre une bêche, la prairie haute et blonde une faux. ]
éàit condamné au labeur volontaire d'un manœuvre ge
gnant sa vie; il n'y sentait plus que TefTort.
Un instant, l'action l'emportait, exclusive; mais sa pioch
le réveillait à la réalité, d'un son ; chaque coup disait :
— Oublions!
Preuve de pleine conscience.
Ou bien, il s'arrêtait, songeur : la pendule dorée vénal
de lui apparaître sous globe, avec son berger, son moutoi
et son cadran d'émail; il se trouvait devant la cheminée
de la pièce maudite. Et il reprenait son ouvrage.
Malgré ces interruptions fâcheuses, répétées tout le lonj
du jour et de l'heure, Daniel persévérait dans ses efforts. I
comprenait sa vie bouleversée. Mais quel autre moyen d<
la rendre un peu supportable ? On ne le vit plus traverse
le bourg.
On questionnait Félicie :
— Oh! monsieur Daniel travaille comme un nègre... 1<
jardinier n'a quasiment plus rien à faire... il n'en sor
plus...
LE CONSOLATEUR
58i
— Toujours un ours, plaisantait le vieux cordonnier de
la place...
— Davantage.
En deux jours il avait fauché tout le pré, nettoyé deux
allées, défriché un grand carré d'herbe. Mme Mellis prit cette
frénésie pour une exubérance de santé et ne craignit plus
une crise en ce cœur d'enveloppe robuste et rustique dont
le bouillonnement lui demeurait caché.
Le lundi, au coucher, Daniel se souvint qu'il «fallait»
être absent, le lendemain. S' «il» apprenait que Daniel
n'était pas sorti, malgré «l'excuse» !
— Je vais à Nogent... pour affaires, annonça-t-il à
Mme Mellis le matin.
— Eh! quelles affaires?...
— Je l'ignore... Le notaire me convoque... simplement...
J'ai perdu la lettre...
Ses mensonges étaient grossiers.
11 alla donc aux Carrières, se fit atteler un cabriolet et
partit seul sur la grande route. Avec l'inaction revint le
souci ; ses tristes pensées eurent le champ libre, s'éployèrent:
il n'avait jamais tant compris, toute l'étendue de sa sujétion.
Mais il redoutait plus les hommes que lui-même; il tra-
versa Nogent sans s'arrêter et ne descendit qu'au premier
village. Il repartit après déjeuner et fut pour dîner à Ar-
gentières.
— Le notaire n'était point là... il faut que j'y retourne
demain.
Le second voyage fut pareil. Aussi loin qu'il allât, Daniel
était suivi par l'image détestée de la petite maison des pro-
menades. En rentrant, il ne donna aucune explication à sa
mère sur ce que le notaire lui avait pu dire. Aussi bien,
elle n'en demanda pas : elle renonçait à comprendre.
Et ce fut la quatrième rencontre, au même banc choisi.
— Si nous nous promenions, proposa Daniel.
Plus il s'éloignerait de la petite maison rose, moins il
aurait de chances d'y rentrer. Donc, on descendit douce-
ment vers là Seine. L'eau moirée jouait avec le ciel clair. .Un
banc touchait le bord : on s'y assit, les pieds dans l'herbe.
— On est mieux ici... nous y reviendrons...
M
582 LA REVUE BLANC»:
Pourvu qu'on revint, qu'importait à Lagarde? — mais l
plus tôt possible.
— T Ça m'a semblé si long d^'attendre le jeudi... insinua
t-il.
On ne convint que du dimanche.
Car Daniel Mellis consacra le peu qui lui restait de ré
sistance, à maintenir les rendez-vous raisonnablement es
pacés. A force de prétextes, où peinait sa pauvre imagina
tion, il obtint qu'on ne se vit que deux fois la semaine
chaque dimanche et chaque jeudi, régulièrement. Il espér;
endiguer ainsi les effusions de l'employé — et celui-ci s'ei
contenta d'autant mieux qu'une sorte d'apaisement descen
dait sur sa vie et sur son ménage.
Ainsi se pa^sa le mois de juin. Daniel se voulait résigner
mais souffrait quand même. 11 déployait dans son jardii
une activité factice et fiévreuse, bêchant deux fois la mêra<
terre, semant des graines par-dessus d'autres, inventant de;
pratiques folles qui stupéfiaient le jardinier. Commençait-i
à y prendre un peu de plaisir, qu'il avait autre chose ;
« faire». Tel jour il «devait» être absent, le lendemain vu
pas sortir. Les promenades comme les rues, lui étaient in
terdites. 11 ne pouvait s'asseoir, rêver, flâner, sans risques
C'était fini des lentes et sûres digestions dans le parfum d
chèvrefeuille tombant du mur. A la sérénité de sa libr
existence chaque heure apportait entrave ou souci.
Comment donc y garder une humeur égale et placide
Aussi bien, peu à peu, le caractère de Daniel changeait
Brusqueries, colères, duretés. Contraint de paraître bon i
Lagarde, sitôt rentré il était méchant par compensation. /
table, il s'enlevait, au moindre mot malmenait Félicie : ui
jour, elle en pleura. Mme Mellis ne savait pas le reconnaître
mais rien ne l'en étonnait plus. Ne le vit-on pas, pris d'un<
subite folie, couper au pied en pleine floraison le plus beai
rosier du jardin, en poursuivre les racines dans la terre, e
brûler le tout à la place creusée, parmi une effeuillaison d<
pétales? C'était sur ce rosier que jadis il avait cueilli un<
bouture pour Lagarde : et pour cela il ne le pouvait plui
voir sans fureur.
On entrait dans le mois de juillet. Soignée par le beai
LE CONSOLATEUR 58
temps sans doute, Mme Lagarde allait mieux. Elle toussait
moins, sortait tous les jours, et mangeait un peu. Un jeudi,
Daniel en avance, attendait seul sur le banc de la berge,
lorsque arriva Lagarde, rayonnant.
— Ah! cher Mellis! rien depuis l'autre jour!... rien !...
Daniel comprit : depuis dimanche, la paix régnait, par-
faite, entre les deux époux. Mais alors, que venait-il faire ?
— Quelle reconnaissance ! continuait Lagarde ! Non, ma
vie ne suffirait pas à vous payer...
Il allait Tembrasser. Il lui attribuait non seulement
radoucissement de la vie commune mais toute améliora-
tion dans Tétat de la poitrinaire. Il n'imaginait de bonheur
que lui venant de Daniel.
— Croiriez- vous que dimanche... oui dimanche, elle s'est
laissé lever... sans dire un mot... Elle a voulu que je l'ha-
bille... moi-même... et que je déjeune avec elle!... Nous
avons fait une petite dînette... comme autrefois, à Paris...
la fenêtre d\iverte... des fleurs sur la table... Je l'aidais
à manger... Je l'ai embrassée deux fois, la chère
femme...
Lagarde pleurait de joie... Il contait tout le repas, naïve-
ment, chaque phrase et chaque bouchée, la crème faite
exprès : une surprise !
— Et puis on s'est mis sur le banc au soleil. Elle voulait
promener... Je l'ai trouvée trop faible... depuis le temps
qu'elle n'avait pas quitté la chambre... Je Tai couchée bien
gentiment : elle n'avait presque pas de fièvre...
Il prenait son souffle, et repartait vite :
— Lundi... la même chose, — seulement, je l'ai un peu
promenée... sur le cours, à mon bras : elle revivait. Ça me
rappelait les commencements de notre mariage... au
Luxembourg...
On eut dit un enfant, il ne tarissait plus : petits gestes
réguliers, regards au ciel et cris aigus.
Mardi, ils étaient allés sur la route ; on s'était assis près
d'un champ de blé ; elle avait cueilli des coquelicots, mi-
penchée : il la soutenait par la taille . Mercredi, ils étaient
retournés ensemble au même endroit; qui lui avait tant plu
la veille. Et encore... et encore... Il la quittait à l'instant
toute gaie...
584 LA REVUE BLANCHI
— Mellis ! notre bon temps serait-il revenu !
Daniel béait. Était-ce le plaintif Lagarde, pour lequel i
traînait une pauvre existence, perpétuellement inquiétée
d'un souvenir ou d'une crainte? Lagarde heureux? Et lui
Daniel, qu'en faisait-on?
— Oh! Mellis! comment reconnaître? comment...?
— En vous taisant, songeait Daniel à bout de patience..
Mais son geste seul répondait, ambigu. L'employé ajou
tait :
— Ah pourvu que ça dure !
Daniel, dans un dégoût, lança :
— Et pourquoi non?
Lagarde le prit au sérieux.
— N'est-ce pas? Vous le croyez? Mais mon bon ami.,
quelle dette ! . . .
Et il multipliait les étreintes, les cris de joie, les protes
tations dévouées, tant, que Daniel eut envie de lui dire.
— Que voulez- vous encore? Vous êtes coflsolé... c'es
fini... au revoir.
Il songea à Tinsinuer : si cette rencontre était la dernière
Il crut habile de se retirer sur le champ.
— Allons, bon espoir.
— Vous ne remontez pas un peu ?
Une habitude.
— Non... je traverse la prairie... je suis pressé... ça ra(
courcit de deux bonnes minutes... Adieu.
Il détachait la main et s'éloignait.
— A dimanche! lui cria Lagarde...
— A dimanche! dût-il répondre déçu.
Dans l'herbe haute, blonde et rose, Daniel marchait droi
devant lui, se frayant son propre chemin. Daniel ne cont€
nait plus sa colère.
— Tout son bonheur est revenu? Fort bien. Et le mien et
parti ? Et il trouve ça naturel?
Mais il n'en savait rien, le pauvre.
— Tant pis, il devrait le savoir...
Comme il touchait la petite barrière verte qui ouvrait a
fond du jardin, Daniel s'aperçut qu'il n'avait point la clef
il appela. Félicie se hâta par la grande allée. Il continuait
gronder :
LE CONSOLATEUR 585
— Et il croit... ? Oh ! il me le rendra... il faudra bien qu'il
me le rende...
La vieille bonne en fut bousculée. Au repas, Mme Mellis
ne put retenir une phrase :
— Mais qu'est-ce qui te prend, Daniel?
— Ce qui me plaît, trancha-t-il.
Et il y eut un pénible silence.
Durant trois jours Daniel paressa. Il allait et venait à
travers le jardin, sortait sur la route et rentrait, d'un pas
rageusement frappé. Il réclamait son bonheur à grands cris,
maudissait celui de Lagarde, souhaitait d'assister à son
écroulement.
— Et il faudra que demain... je lui parle... ainsi que
d'ordinaire?
Mais comment ferait-il pour ne pas l'étrangler plutôt?
Il ne l'étrangla point pourtant et après une nuit plus
calme, il supporta mieux qu'il ne l'espérait, le spectacle
d'une félicité jalousée qui semblait devoir persister long-
temps. Au retour, il eut d'heureuses réflexions.
— Tout de même, il n'est pas méchant ce Lagarde. Et si
ça continue, j'ai là la meilleure occasion de m'en détacher...
Sans le blesser... j'espacerai peu à peu les rencontres... et
qui sait, nous en arriverons peut-être à nous saluer seule-
ment au passage... comme autrefois...
Daniel se plaisait à son leurre : il n'est pas si aisé de
rompre de tels liens, et on échappe à tout plutôt qu'à la
reconnaissance. Celle de Lagarde débordait.
— Et puis je n'ai plus rien que de gai à entendre, pensait
aussi Daniel ; de quoi serai-je donc gêné en attendant?
Ne pouvait-il d'un œil d'espoir considérer les belles
cerises rosissantes et les groseilles presques mûres, parure
de fruit prête à resplendir, sur le jardin où la fièvre d'été
battait à larges ondes? — U dut s'efforcer à l'ivresse. Avait-
il donc perdu toute faculté de jouir? Il s'étonna, s'in-
quiéta...
Or, l'employé tenace, maintenait strictement les habi-
tuels rendez-vous. Outre qu'il se désirait quitte, il éprou-
vait l'impérieux besoin de faire partager comme sa tristesse
sa joie. Daniel avait bien mérité qu'on lui prodiguât des
attentions de ce genre. A s'écrier :
586
LA REVUE BLANCHE
— De mieux en mieux !
Lagarde goûtait un double plaisir, le sien propre et celui
qu'il croyait faire à Daniel. Au reste, Mellis y saluait l'es-
poir d'une délivrance prochaine et apprenait patience et
résignation.
En vain. Le dernier jeudi de juillet, comme il accourait
avec un sourire, Lagarde, affalé sur le banc, se souleva et
se jeta dans ses bras, tout d'une masse.
— Ah! mon ami... mon pauvre ami... si vous saviez.,.
— Qu y a-t-il ?
— Elle est retombée...
— Pas possible...
— Si... elle aura pris froid... la voila dans son lit, très
faible... Ah! c'est fini... fini...
Daniel fut aussi bouleversé que Lagarde ; il n'eut pas
cette fois à feindre d'émotion, il pâlissait.
— Ah ! ce n'est vraiment pas de chance, disait-il sin-
cèrement, comme à lui-même.
— Et moi qui espérais, fou! gémissait Lagarde. Non...
je ne veux plus croire à rien... Le mal est revenu... il ne
s'en ira plus... jamais plus... Pourquoi s'acharne-t-il sur
un pauvre homme comme moi... un pauvre homme?...
Il pleurait sans décence, vieilli, gâteux de larnies...
et pour lui Daniel transposait ce qu'il gardait encore d'es-
poir: car à tous deux convenaient les mêmes paroles.
— Voyons, un peu de fermeté... c'est triste, mais non
désespéré... elle est revenue de plus loin...
— Deplusloin... n'est-ce pas?... sans doute... c'est bête...
je ne crois plus... vous me parlez... et je recommence à
croire...
Ses larmes scintillaient.
— J'ai bien fait de venir... On m'attend... je me suis
échappé sans rien dire... le temps de vous mettre au cou-
rant... je me sauve... adieu... je suis plus tranquille main-
tenant... adieu... s'il était arrivé quelque chose...
Il s'enfuyait, oubliant même de rappeler à son ami le
prochain jour de rendez-vous...
Mais Daniel ne songeait plus guère à profiter de cet oubli.
La déception l'accablait jusqu'à le rendre sans défense. Il
LE CONSOLATEUR "iS;
vint et aux nouvelles plaintes de l'employé eut une larme.
Cen était trop.
— Voilà maintenant que j'ai pleuré?
Il sursauta.
— Pourquoi ?
La douleur de Lagarde ne lui demeurait-elle pas étran-
gère?
— Toujours ! constata-t-il.
Il fut tranquillisé.
Huit jours après, servant à table, Félicie commérait.
— On dit que la dame du Parisien ne va pas bien.
— Qui est-ce? demanda Mme Mellis.
— Madame le sait bien... Ils sont arrivés à l'automne...
Ils logent dans la petite maison au père Rouget... sur les
promenades!...
— Parfaitement... je vois...
Daniel rougissait : il crut cacher son trouble en bal-
butiant :
— Qu'a-t-elle donc?
— Il paraît qu'elle s'en va de la poitrine...
— L'affreuse chose ! dit Mme Mellis émue ; elle est encore
jeune, je crois?
— Une pauvre petite femme qui n'a pas trente ans...
C'est-y des âges pour mourir?
— Il n'y a pas d'enfants, au moins? .
— Heureusement que non... Mais il y a un mari...
— Il est bien à plaindre...
— Un brave homme... il reste toute la journée à la soi-
gner...
Et sur ce ton, le « dialogue » continua, auquel ne pre-
nait plus part Daniel. — On se levait de table.
— Peut-on voir du malheur comme ça sur la terre! gémis-
sait Félicie.
— Estimons-nous heureux d'être ce que nous sommes,
ajouta Mme Mellis d'une voix de religieuse tristesse...
Et Daniel se sauva dans le fond du jardin, bouleversé.
— Ma mère?... Félicie?... Et elles ne connaissent pas les
Lagarde!... Pourquoi les plaignent-elles, alors? pour-
quoi?
Il semblait que Mme Mellis, ardente aux bonnes œuvres
588 LA. REVUE BLANCHI
et prompte à compatir, vint seulement de se révéler pi
toyable.
Mais soudain :
— Cest moi qui suis sans pitié, sans entrailles.. J'ai ur
caillou au lieu du cœur... bien sûr... Cet homme là, il mi
croit son ami — et le suis-je? — Je le serai.
Son désespoir l'y résolut.
Il s'entraîna s'exalta, « se chauffa», et le jeudi suivant
sut prononcer quelques paroles plus sincères. Mais rien ne
le pouvait épuiser davantage que ces artificielles émotions
— et le dimanche'il se retrouva comme avant, figé dans son
égoïsme d'instinct et ne s'en faisant plus reproche, — triste
toujours de le sentir contrarié. Ainsi, par les soucis, allait
sa vie.
Chez l'employé, c'étaient de nouvelles tempêtes. Les
nerfs de la malade, comme à vif, s'exaspéraient au moindre
contact et criaient. Les scènes avaient repris multipliées :
il y en eut au moins une par jour, souvent deux, bientôt
davantage. Et Lagarde s'était déshabitué de les supportei
tout seul,
— Ah! trouvez-moi un moment avant jeudi, mon bor
Mellis... ce n'est plus tenable... Si vous pouviez mardi... i
Theure que vous voudrez...
Le faible Daniel céda, vint le mardi, — et puis le mard
de l'autre semaine, et des suivantes. Les entrevues euren^
lieu trois fois par semaine. Encore sous Timpression de
l'une, il lui fallait se rendre à l'autre.
— Pourquoi pas tous les jours... alors... comme at
bureau?...
Au fait, n'y avait-il rien d'administratif dans ces rapports
prévus, fixes et monotones? L'homme des champs devenaii
employé : quelle chute! Mais les révoltes de Daniel vite
lassées, se noyaient dans une mortelle apathie, faite d*en-
nui et d'acceptation.
Un mercredi — le dernier d'août — comme il rentrait at
soir, d'une de ces vaines promenades où il croyait trouvei
l'oubli, Félicie descendit exprès de sa cuisine et le joignit.
— Monsieur Daniel, on est venu vous demander.
— Qui ça?... et quand?
LE CONSOLATEUR ^89
— Sur le coup de quatre heures... Monsieur La... La... je
ne sais plus dire le nom... le Parisien, enfin...
— Lagarde !
— C'est ça...
— Et?...
— Il avait Tair tout drôle...
— Il n'a rien dit?...
— Si : qu'il reviendrait...
— Bon...
Daniel ne se soutenait plus. Il s'affaissa.
— Ainsi ça ne lui suffit pas... trois fois par semaine...
dehors... Il me poursuit chez moi? Il ferait mieux de me
demander tout de suite une chambre... Ah! ah! ah!
Il pleurait, ricanait, criait, — puis songeait, la tête dans
les mains, brûlante. Il contemplait sa pauvre vie non seu-
lement moralement, mais matériellement envahie; elle
s'alourdissait de toute la vie de Lagarde surajoutée; Daniel
la sentait comme une montagne sur son dos...
— Tu connais donc M. Lagarde? demanda simplement
Mme Mellis au dîner.
Elle le savait déjà par des racontars de voisins, mais de-
vant le silence de Daniel s'était tue.
— Un peu... répondit-il gêné... Je le rencontre quelque-
fois... on cause...
— Tu ne m'en as jamais parlé...
— C'est possible... ça a si peu d'importance.
— Où le vois-tu donc...?
— A la pêche... quelquefois...
Daniel ne péchait pas; mais à plusieurs reprises, il était
sorti ces derniers temps avec une ligne — pour revenir sans
rien d'autre. Ça lui aurait au moins servi à quelque chose...
Mais Mme Mellis :
— On me disait qu'il ne quittait jamais sa femme...
— Si... si... un peu... pour prendre l'air...
— C'est ça... Que peut-il te vouloir?
— Ah!... je l'ignore...
Félicie était survenue...
— Est-ce qu'il vous en parle souvent?
— De quoi ?
— De sa dame?
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1 I^B
L
590 LA REVUE BLAN(
— ... Parfois...
— Il doit être bien malheureux...
— Je le pense... Mais nous causons peu de ça... Il n'ai
pas à en parler...
— Il faut respecter son silence, prononça Mme Mellis
douleur est chose sacrée.
Comme Teut respecté Daniel !
Le lendemain, avant de sortir, il résolut de deman
des explications à Lagarde; il ne souffrirait pastel envah
sèment. Les phrases de reproche furent construites,
prises, répétées en marchant; parut Lagarde, et Daniel
les trouva plus.
— Ah! mon bon ami, enfin! vous voilà... Je suis pa
chez vous hier...
— Oui... je regrette... j'étais sorti...
— J'ai compté les heures depuis... mais je vous vois..
— Que vouliez- vous?...
— Comprenez-moi... je venais.d'avoir une scène terrible
épouvantable.. Je ne sais plus les endurer... J'ai fui... J
tremblais encore... Elle m'écrasait... Il me fallait qu
qu'un... quelqu'un... un ami... vous... pour me soulager
m'aider... ou m'entendre... simplement... J'ai couru au ù
bourg... Comment veut-on que je reste seul dans <
état-là...?
Il saisissait le bras de Daniel, s'y cramponnait de toute
détresse, y pesait de toute sa lassitude, jusqu'à le faire ch^
celer. Et les récits mouillés recommencèrent.
— Vous êtes chez vous... presque toujours?
— Oui... à peu près...
Il ne voulait point préciser...
— A quelle heure?...
— Mais...
— L'après-midi?...
— L'après-midi...
— Après le déjeuner?...
— Après le déjeuner... sans doute...
— Et le matin?
— Quelquefois...
— Bon... Je saurai bien quand vous trouver...
LE CONSOLATEUR 59 1
Il s'imposait, sans plus; on ne gêne pas un ami. Et, de
nouveau :
— Mais, songez-donc, rester seul jusqu'au lendemain?
Non... non... je ne pourrais plus recommencer ça...
S'en retournant, Daniel abandonna le vain espoir de
vivre jamais pour lui-même. Il se trouvait dépossédé,
hanté. Donc, las de toute résistance, il accueillerait dans sa
maison chiire, le deuil.
Lâchement, il fût sorti pourtant, le lendemain, si ses
jarrets n'eussent été encore plus lâches. Faute de quoi,
sous les arceaux de vigne, d'entre les feuilles, il guetta
tout le jour la grille, anxieux. Son ouïe attendait le chant
grinçant des gonds, non plus comme une musique fami-
lière à son enfantine mémoire, mais comme un avertisse-
ment, sans douceur. Deux fois, il tressaillit : un mendiant,
le facteur, — point Lagarde. La troisième fut le samedi,
comme il descendait, plus tranquille, de la salle à manger.
Lourdement, le battant de fer retomba. Le petit employé
s'élançait par l'allée avec autant d'assurance que de déses-
poir.
— Encore!... j'en sors!... Ah! mon ami, soutenez-moi...
Daniel dut le garder sur sa poitrine, au risque d'être vu.
Mais vite, il l'entraîna loin de la maison, vers la haie, à
l'abri des curiosités de Félicie et des étonnements de
Mme Mellis. Derrière un buisson de groseillers roses,
tout en scintillantes pendilles, ombragés de gris saules, sur
un banc mal calé, ils se- tapirent.
— Un peu moins fort... On pourrait vous entendre.
Mais Lagarde continuait dans les mêmes hoquets stri-
dents. Jamais récit n'avait été plus incohérent et plus
vague... 11 venait de subir la crise; il en restait comme
assommé. Il parla, parla; puis, le cœur vidé, n'attendant
plus de Daniel aucune parole, il s'attarda dans l'enclos
longtemps, à jouir de sa seule présence, silencieux.il com-
mençait à regarder, à boire les parfums et la lumière : il
trouvait ce coin de verger délicieux.
— Il se sent chez lui... il est chez lui...
Cela semblait. Il fallut cependant le reconduire comme
un visiteur, jusqu'à la porte.
J
59a LA REVUE BLANGB
Assez de ces perpétuelles agitations, de ces brusque
fuites, de ces échappatoires compliquées! Daniel demeura
chez lui de Taube au soir sous hi menace d'une visite. Il e
reçut par centaines. Hélène, au dernier point de Texaspc
ration, ne voulait plus voir son mari. Elle le haïssait comn:
quiconque approchait d'elle. Les journées de Lagarde dev<
naient sans emploi, puisque de lui elle n'acceptait plus aucu
aide. Aussi, pour combler une existence vide, il rechercha
la compagnie de Daniel. Un jour, il lui vint demander c
l'accompagner sur la route : la promenade dura tou
l'après-midi. Puis, il le surprit au réveil, l'entraîna, et
quittant pour déjeunera midi, lui dit :
— A deux heures...
Et ils se virent tous les jours, deux fois par jour, tout
jour. Lagarde ne cessait de conter ses malheurs préseni
passés et à venir. Il les reprenait au début, les expliqua
les détaillait, s'y complaisait. Et il trouvait une oreille to
jours tendue; ou du moins le lui paraissant. Il ne pouvi
plus vivre sans son Daniel. Leur intimité s'affichait, int
guait la ville, et surtout Mme Mellis à qui son pauvre 1
restait fermé. Elle le voyait sans désir, sans sourire, par
l'offre admirable du jardin, dans la crainte ou la compagi
de Lagarde. Sur la route, sous la feuillée,au bord du fleu^
par les terres, qu'il marchât ou se reposât, il vivait dans
même « histoire :^. Recommencée, répétée, insistée, il fin
sait par Tentendre, s'en souvenir, s'en pénétrer, la savi
par cœur, la redire mentalement, en même temps que Te
ployé ou à lui-même. Et il se prit à envier Lagarde pc
l'avoir vu dans l'herbe d'un chemin cueillir et examir
une marguerite. Il n'eut su désormais le faire, faute de gc
comme de volonté. Il n'allait plus chercher : on l'emn
nait, docile, à travers l'été merveilleux de couleurs,
chants, de parfums, les yeux clos, les oreilles bouchées,
sens obtus.
CHAPITRE V
DANIEL TIENT DANS SES MAINS ONE EXISTENCE
L'été s'acheva en un mois de septembre tiède et bloi
mais, pour Daniel, pauvre de joie. Le verger du fauboi
LE CONSOLATEUR 593
n'avait jamais soutenu tant de fruits. Dans Therbe sourde,
au moindre vent pleuvaient les prunes noires et les mira-
belles dorées. Aux bras fixes des espaliers, les grasses pêches
se gênaient. Les pommes côtelées écartaient d'un rire les
feuilles. Les longues poires traînantes se salissaient de
terre. Un hâle roussissait les grappes à la treille.
De chaudes et sucrées vapeurs de confitures, s'était toute
parfumée la maison. Dans de larges bassines de cuivre,
elle-même les cuisait Mme Mellis. Félicie les versait liqui-
des dans les pots. Sur des planches garnies de papier den-
telé, lentement elles refroidissaient, « gelaient ».
Et déjà, dans le pré qui rejoignait la Seine (« la pâture »
comme on disait) on dressait des charpentes, on tendait et
clouait des bâches, on posait à même le sol des planchers,
pour les boutiques, les baraques, les cirques, les bals de la
plus grande fête du pays — en môme temps la plus forte
foire — qui avait lieu le 14 septembre, annuellement.
Délicieuse coïncidence ! gaîté du bourg, de la cuisine et
du jardin. La gaîté de Daniel ne s y pouvait-elle plus join-
dre? Depuis une semaine justement, il voyait moins
Lagarde. Le caprice d'Hélène exigeait de nouveau les soins
de son mari, pour exercer sur lui des nerfs un peu sevrés
depuis que la servait la femme de ménage. L'employé réin-
tégrait donc la triste chambre, plus sensible a de déraison-
nables duretés, et au calme des entretiens infinis qu'il infli-
geait à son ami, succédait la brièveté affolée des confidences
de naguère. Certes, Daniel, en était un peu soulagé. De
doux et puissants souvenirs tentaient de s'imposer à lui, à
la faveur de sa nouvelle solitude. Même, les préparatifs de
la fête semblèrent le vouloir distraire. La veille, un ven-
dredi, comme les derniers marteaux frappaient aux cons-
tructions improvisées, une telle fièvre d'impatience fut dans
le bourg, sur les routes, au pré, dans l'air, qu'il se promit
d'avoir sa part des rcjouisr^ances publiques. Il oublierait,
ne fut-ce que l'espace d'un jour... Il tirait sa montre pour
fixer l'heure de cette importante résolution.
— Cinq heures cinq...
A ce moment précis, parut à la grille, Lagarde.
11 n'en eut point de surprise, à peine d'ennui : une scène
88
Sg'l LA REVUE BLAJ
de plus! Il connaissait la plainte ; sa mécanique consola
lui démangeait les lèvres, déjà prête; et vers le même
de saules, il entraînait l'employé parle bras.
Or, plus tremblant, plus blême et plus mou que jan
celui-ci n'avait que soupirs et gémissements.
— Il baisse, constata Daniel.
Puis, il perçut, murmuré à part soi :
— Ah ! ma tête... ma tête...
Daniel attendait, prévoA'ait. Rien ne venait d'autre.
— Eh bien, quoi? mon pauvre Lagarde...
A ce mot, le regard sembla se fixer, reconnaître, il y
quelques sons mâchés :
— . Que... que... je... je...
Et tout d'un coup, cramponné des deux mains au ve
de son compagnon, remployé supplia.
— Oh vous ! donnez-moi un conseil !
Daniel pâlit.
— Un conseil ? mais sur quoi ? à propos de quoi ?
-r- Écoutez... depuis ce matin... je discute... je dispu
Avec sa lenteur maniaque, il allait raconter les ch
parle menu... Une sorte de tremblement intérieur er
choquait et retardait ses phrases. Mais, comme prenant
élan, d'une haleine :
— Ma femme veut s'en retourner à Paris!
Et en. ayant trop dit, il retomba sans force, sur
même.
D'abord froncée, ]a face de Daniel s'éclaira. .
— A Paris?
Il avait entrevu la délivrance.
— A Paris!
Et lui resterait seul dans l'immense jardin, libre d
amitié accablante et tenace. La paix rentrerait dans
âme... Il sentirait encore des fleurs... Il suivrait le vol-
corneilles à la cime des peupliers...
Mais Lagarde reprenait plus lucide : •
— Oui, mon ami, c'est fou... mais c'est comme ça...
matin, elle s'est réveillée avec ça dans la tête... Elle
voulait plus vivre ici... le pays la tuait... elle détestai
maison... la chambre, moi, tout... Elle s'en est levée ma
moi pour casser quelque chose... un beau vase que je
LE COxNSOLATEUR 595
avais donné pour sa fête, Tannée dernière... On a eu toutes
les peines du monde à la recoucher... Elle répétait comme
une mécanique : ^^]e veux partir... je veux partir... » J'ai
pensé la calmer: « Eh bien ! on partira... » Elle s'est tenue
tranquille jusqu'à une heure, et voilà que tout à coup elle a
recommencé de plus belle... « Et le plus tôt possible?...
n'est-ce pas?... à Paris... je veux partir à Paris... > Le
médecin entrait... Il en a sauté au plafond. A Paris? et par
cette saison? quand les froids pouvaient survenir d'un
jour à l'autre ? ^< Impossible : — Si ! si ! si ! — Attendez au
moins le printemps, — non, tout de suite, tout de suite... »
C'est qu'elle tenait la mâtine. Il en est sorti rouge comme un
coq. Il m'a pris à part. <? Vous ferez ce que vous voudrez,
mais Paris c'est la fin... Pas d'air... pas de lumière. Le plus
mauvais moment pour voyager... Je vous préviens : vous
ferez ce que vous voudrez. )è> Ce que je voudrai c'est bon à
dire — mais je ne sais pas moi. Elle s'entête... Elle s'est
remise à crier... Que se passera-t-il, mon Dieu... je
l'écoute... Ah ! quelle situation... quelle situation ! »
Il se courbait, baignant de larmes les mains de Daniel.
— Oh ! mon ami ! vous seul pouvez me tirer de là... Je
suis égaré... perdu... un conseil, je vous en supplie, un
conseil...
Daniel, à suivre ce récit, s'était senti progressivement
envahir par une ténèbre opaque et pesante. Lentement, le
danger nouveau se précisait. Sa terreur le fixait, par chaque
mot accrue. Eclata le dernier :
— Un conseil !
Malheureux ! Pour avoir sans répit des jours et des
jours, subi la compagnie plaintive de Lagarde, pensait-il
avoir épuisé le supplice, touché le fond de la nécessaire
douleur? Consoler! consoler! ne prévoyait-il rien de pire?
Aujourd'hui, il fallait conseiller, décider, non plus subir :
agir. Daniel n'avait jamais décidé pour lui-même... Daniel
n'avait jamais agi... Lagarde ne venait-il pas, en quelques
mois, de lui ravir le peu qu'il possédait, peut-être, de
vigueur et de volonté ?
L'employé répétait :
— Oh dites! je ne ferai que ce que vous direz.
596 LA REVUE BLANC]
La bonne histoire! Si Daniel eut pensé qu'il « ne le 1
pas )È>, il n'eut pas tant différé sa réponse. A côté de c
homme désemparé, il apparut de tous deux encore le pi
faible. Était-ce à lui de vouloir, donc, qui n'eut pas î
« ne pas vouloir»? Il s'abîmait dans une immobile détress
Lagarde le considérait.
— Il réfléchit!
Il fallait l'activer, sans doute.
— Eh bien?
Silence.
L'impatience agitait Lagarde : peu solide, le banc e
était ébranlé. Daniel comprit. Il dit simplement :
— C'est que le cas est grave.
Lagarde se résigna à l'attente, Daniel à la réflexion.
O fuyantes pensées, pareilles aux brebis folles d'un troi;
peau... Si novice berger les grouperait-il ? A faire éclata
sa cervelle et son crâne, Daniel tendait douloureusemer
son esprit. Par pitié, un peu de logique, de quoi suivre u
pauvre petit raisonnement! par pitié! Rouge, les veine
des tempes dilatées, il grimaçait. Il tâchait de fixer par de
mots chaque idée.
— Si elle va à Paris... serinait-il mentalement.
La suite ne venait point.
— Si elle va à Paris... traînait-il... — C'est la paix pou
Lagarde,
Bon. — Pause.
— Mais... pour sa femme?... — la mort... oui .. la morl
Il s'arrêtait.
Puis :
— Si elle reste...
Le second point était pos^. — Soupir.
— Si elle reste... c'est une vie d'enfer... mais quoi? 1
vie...
Évidemment.
— D'une part... de l'autre...
Daniel se découvrait quelque bon sens : il sourit
Ayant donc pesé, tour à tour, le pour et le contre (ai
prix de quels efforts? — enfin !) il ne pouvait plus hésiter
O décision spontanée !
LE CONSOLATEUR 597
— Je crois que...
Hum! il allait parler trop vite! Au moment de formuler
un avis, la peur le prenait, suspendait sa phrase. Il se trom-
pait, peut-être...
— Vous croyez...
Lagarde, les yeux grands ouverts, et la bouche et Touïe,
de tous ses sens enfin, attendait la parole de délivrance.
Daniel crut préférable, tout d'abord, de répéter haut
devant de lui, ses intimes déductions, comme pour lui-
même s'en convaincre ; puis, moins assuré, il conclut:
— Je pense... il vaudrait mieux... ce me semble... vous
résigner...
— A quoi?
— .. Résister...
Il n'osait dire la chose toute crue.
— Et rester? alors?
— Oui... rester.
Il n'eut le temps de rien ajouter. Lagarde ne souhaitait
rien d'autre. Sur ce mot, il pouvait bâtir son destin
— Ah! merci... merci...
Il débordait de gratitude,
— Oui! que je resterai... Sans vous... j'aurais cédé, peut-
être... Je faisais son malheur... Ah! je ne me le serais
jamais pardonné... — Oui ! que nous resterons... Je me sens
déjà le courage de le lui dire ce soir... oui, dès ce soir.
Ainsi qu'en rêve, Daniel reconduisit Lagarde jusqu'à la
rue, et resta là longtemps, seul, le front à la grille, une
courbature sur tout son être endolori... Ne venait-il pas
d'accomplir la première action de son existence?
Repas machinal. Sommeil de bête. Réveil lucide. Dans
sa conscience violemment éclairée, il lut :
— Ai-je fait ce qu'il fallait faire ?
— Certes...
— Hé ! hé !
— Elle serait morte à Paris...
— Qui l'a dit?
— Le médecin.
— En est-il bien sûr?
— A ce compte..
598 LA REVUE BLANCH
— Le moral a son importance...
— - De là à...
— Satisfaite, elle pouvait reprendre le dessus. .
— Mais risquait de mourir...
— Plus qu'ici?
— Oh!
— Qui sait ?
?
— Et si elle mourait icil
— Quelle histoire? ici !
— Contrariété... désespoir... ou folie...
-^ Elle pourrait mourir ici ?
La main de Daniel retomba sans avoir noué sa cravate
Ainsi, dans cette pauvre main, il avait tenu la vie d'un
femme... D'entre deux gestes — droite et gauche — il avai
choisi celui-ci, et non celui-là... Pourquoi? — Mais i
l'avait tuée peut-être !
Daniel eut la révélation subite de sa responsabilité, U
cri le déchira :
— Mais, il est temps encore...
Il allait courir chez Lagarde, réparer son erreur, s
dédire :
— Partez à Paris! partez vite!
11 s'arrêta.
— Mais ce serait la même chose !
Et il éclata en sanglots.
(A suivre,)
Henri Ghéon
Trois Poèmes
A. Madame Ch.-H. H.
NOCTURNE
Ne te plains plus, mon âme! Il n'est pas une peine
Qui vaille qu'on Técoute à Theure où nous voici,
Mollement éventés par le souffle adouci
Du silence tombé des hauteurs sur la plaine.
Défais le voile obscur autour du sablier,
Et vois le sable clair, dans un rayon de lune.
Marquer comment s'écoule une heure de fortune
Ou mesurer le temps qu'il faut pour Toublier.
Les souffles en passant apportent des paroles...
Écoute ce qu'ont dit les amants d'autrefois!
Ils se tenaient, cœur contre cœur et doigts aux doigts,
Dans la nuit où vibraient d'invisibles violes»
C'est comme un chant d'amour qui monte infiniment,
De la terre endormie à la lune qui veille...
Mon âme, sens-tu pas? tout un monde s'éveille
Et le monde connu s'endort plus lourdement...
C'est le divin moment de la forme imprécise!
La cigale de Mab traîne son char ailé,
Et, sous l'assentiment du grand ciel étoile,
La reine va touchant d'un rameau de cytise
Le sein de la fillette et le front du berger :
Le même rêve éclos sous leurs paupières closes
Fait que Tune reçoit en rougissant, des roses.
Et laisse le galant prendre un premier baiser.
Rien ne bouge, qu'une ombre à nos pieds devinée.
Autour de nous, la paix est douce à défaillir.
Amie, entends-tu pas rôder le Souvenir,
A pas douillets, comme une aïeule surannée?
Est-ce aussi loin de nous, cet amoureux passé
Qu'il raconte à voix basse et que la brise emporte I
Il apporte des fleurs pour ma jeunesse morte,
Le discret Souvenir au profil efi'acé...
6oo
PETITE PHILOSOPHIE
l.K REVUE BLANC
L^Amour et la Mort se donnent la main...
Je t'aime ce soir jusqu'à la folie !
L'ombre des bouleaux coupe le chemin
Bleu de clair de lune où je t'ai suivie...
La Mort et TAmour se donnent la main.
Les entends-tu pas, dans le bruit des feuilles.
Chuchoter ensemble, à côté de nous,
Qu^il me faut t'aimer et que lu le veuilles?
Les refrains d'amour, la chanson des fous,
Les entends-tu pas sous le bruit des feuilles ?
Mon premier baiser t'a livré mon cœur.
As-tu donné plus à notre aventure,
Que ton corps, ta bouche et que la langueur
De ta voix câline, et ta chevehire?
En te prenant toute, ai-je pris ton cœur?
La lune décroît dans la nuit plus tendre,
Un souffle odorant froisse les buissons.
L'ombre est amoureuse... Il me semble entendre
Nous suivre quelqu'un lorsque nous passons,
Dans le doux conseil de la nuit plus tendre.
C'est le pas furtif de l'Amour distrait
Que j'entends coucher l'herbe à notre suite?
Qui donc nous épie et marche en secret.
Va, repart, s'en vient pour une autre fuite?
Serait-ce la Mort, de son pas distrait?
Le bon camarade — elle ou lui ! — n'importe.
Je t'aime ce soir, si je meurs demain !
A la maigre aïeule ouvrons notre porte,
A l'enfant perdu, montrons le chemin.
Ils se rejoindront tôt ou tard, n'importe !
Elle rit sans fin de toutes ses dents.
De son œil profond, du trou de ses joues,
Et de sa poitrine qui grince aux vents,
Tonnelle sans vigne où l'antan se joue !
Un rire figé découvre ses dents...
TROIS POÈMES 60 1
Il n'a plus son bel air d'insouciance,
Son arc est rompu, vidé son carquois,
Les yeux clairvoyants, il mène la danse
Des cœurs gros d'écus, sur un air narquois !
Il n'a plus son bel air d'insouciance.
L'Amour et la Mort se donnent la main,
Pour mener la ronde autour de la terre :
Aimons-nous ce soir, nous mourrons demain,
Les violons sont prêts, qu'on taille une bière,
La Mort et l'Amour se donnent la main !
LE LEPREUX
Celui-là, rude et droit sous le heaume et l'armure,
Le gantelet fermé sur le fer de Tépieu,
Sentant peser sur lui la colère de Dieu,
Prit en main le bourdon et revêtit la bure.
Il laissa son écu croisé par le milieu,
Et, retirant la dague au cuir de sa ceinture,
De son regard de loup défiant l'aventurp.
Il s'en fut conquérir, à lui seul, le Saint Lieu
On l'a vu revenir au burg, un soir de glace.
Plié sur son bâton et se cachant la face.
Car le Seigneur mesure au péché la rançon
Et, depuis, on entend la sinistre chanson
Des cliquettes sonner devant Sa Seigneurie,
Comme autrefois son cor hurlait à la tuerie.
Ciiarles-Henrv Hirsch
Conséquences
L • S^. (»)
du Travail féminin
i'
y. '\
Nous arons montré, dans une précédente étude, que Textension et h
perfectionnement du machinisme, stimulés par la concurrence inté
Heure et extérieure des producteurs, avaient accentué l'emploi de Is
main-d'œuvre féminine et infantile concurremment à la main d'œuvrc
masculine.
Le bas prix des femmes et des enfants, facilité par Tarmée (crois-
sante) de réserve, encourage donc le capital à rejeter de plus en plus
rhomme de l'usine et de Tatelier.
Il nous reste à montrer les conséquences individuelles et sociales de
ce phénomène. On pourra comprendre, alors, une foule de faits en
apparence bizarres ou « immoraux » et qui demeurent souvent inexpli-
cables sans la connaissance des causes que nous mettons en lumière.
On sait que la proportion des malades a augmenté malgré les pro-
grès de rhygiène et les « conquêtes de la science ». En ce qui concerne
les femmes, la progression peut s'expliquer, en partie, par son travail
industriel qui la met en contact avec une foule de matières toxiques, pai
inhalation, par frottement, par transpiration, etc. Voici des preuves
nombreuses de ces intoxications :
Empoisonnements professionnels, — La femme comme Thommc
subit les atteintes lentes ou rapides des matières toxiques employées
dans rindustrie.
Parmi ces matières, le plomb est une de celles qui fait le plus de
ravages. L'intoxication saturnine se produit chez :
Les blanchisseuses. — Par la production de poussières ou de crassei
(céruse, minium, mine orange), se détachant de linges souillés (indé-
pendamment de la phtisie qui sévit durement dans cette professioz
pénible).
Les couturières, — Par l'emploi de fils dits chargés, manipulatioi
d'étoffes, gazes, tarlatanes, chargées au plomb (acétate et sulfure d^
plomb. Lithurge).
Les dentellières ; blanchisseuses de dentelles. — Par le saupoudrage
au blanc de plomb et battage des fleurs dites en application (céruse)
(1) Voir La revue blanche du 15 février, ainsi qae les analyses, critiques et réflexion
publiées à oe sujet par le Petit Sou (7 mars), la République ioeiaU (9 mars), la f^ronà
(6 mars et 13 mars), les Temps nouveaux (mars et avril), Le Petit Parisien (mars) ; Unio
des dames de la Poste Q15 juillet) etc., etc.
CONSÉQUENCES DU TRAVAIL FÉMININ 6o3
Les ouvrières en fleurs artificielles. — Par l'inhalation de poussières
toxiques provenant du saupoudrage ou détachées des fleurs, particu-
lièrement dans l'opération du diamantage avec cristal pulvérisé (mi-
nium et oxydes de plomb dans les bagues) (i).
Les ouvrières de iréfilerie, — Par la production des buées et de
matières toxiques dans la fonte de Talliage plombifère et la confection
des fils de laiton .
Les piqueuses de bottines, — Par Ta (filage avec les lèvres de fils
chargés de sels de plomb et le machonnage des bouts coupés (lithurge,
céruse, sulfure de plomb).
Les ortçrières de la miroiterie, — Dans le brossage et le ponçage ; le
polissage au papier de verre (céruse, lithurge).
Les empaqueteuses de tabac^ de chocolat^ de thé. — Dans la mani-
pulation des feuilles d'étain plombifère (crasses toxiques sur les doigts
et sur les ongles).
Signalons encore parmi les ouvrières exposées au saturnisme :
Les ouvrières employées à Tétamage. au plombage, à la chaudron-
nerie ; les tailleuses de limes ; les ouvrières de la verrerie et de la vitre-
rie ; les cartonnières, les broyeuses de couleurs, les confectionneuses de
papiers à cigarettes, les vernisseuses de laqués, les- typographes, les
tisseuses et les dévideuses (minium, chromale de plomb), les lamineuses
de plomb, les ouvrières des fabriques de céruse, de papiers moirés,
d'épingles, de tôle émaillée, de crayons colorés, de papiers peints (sul-
fure, acétate de plomb).
Les ous^riëres de filatures sont particulièrement atteintes par le chro-
mate de plomb. Dans le coton teint en flotte venant des teintureries de
Lyon, Roubaix et Rouen, on a trouvé lo o/o de chromate de plomb ;
dans la bourre qui se détache au cours de la manipulation i8 o/o, et dans
la poussière lourde ramassée sur le sol de l'atelier, 44 o/o (2).
Le D<^ Proust signale aussi des accidents plombiques chez des tis-
seuses de coton par suite de l'addition de céruse aux apprêts pour aug-
menter le poids du tissu.
Le D"" Robert Smith a constaté une véritable épidémie d'intoxication
(1) Plusieurs couturières, après s'être servi de 5ot«, ont présenté des accidents d'intoxi-
cation saturnine ; l'une d'elles ayant remarqué que chaque fois qu'elle mouillait ses doigta
ou qu'elle pansait le fil de soie dans sa bouche pour resserrer les brins, elle éprouvait une
saveur légèrement sucrée Chevallier fit acheter da la soie dans on grand nombre de fabri-
ques ; cinquante échantillons, tous trempés séparément dans une petite quantité d'eaa
abandonnèrent une grande partie de leur poids. La matière pesante fut reconnue pour
de l'acctate de plomb , 20 0/0 de ce poison étaient mêlés à la soie. On avait pris un brevet
d'invention pour ce mélange. Enlenberg ayant fait l'analyse d'une soie rouge ainsi chargée,
a trouvé 17 grammes 71 de plomb dans 100 grammes de soie.
« Les accidents saturnins, résultant de l'usage de telles soies sont rendus plus fréquents
encore chez les couturières, par l'habitude qu'elles ont d'amincir l'extrémité du fil en le pas-
sant dans leur bouche. Sn outre, elles cassent la plupart du temps ce fil avec leurs dents
et gardent quelquefois la partie rompue dans leur bouche. »
D' Proust, Traité â^Bfgihu,
(2) Lts poisons industriels, 1901 (Office du Travail).
6o4
LA REVUE BLANC
saturnine dans une filature de colon où Ton fabriquait une étoffe de c
leur rouge, au moyen de fils teints au bichromate de plomb. Il se dé
geait une épaisse poussière jaune pendant la manœuvre des métiers
etc., etc. (a).
Voici un tableau concernant la population ouvrière occupée à des
vaux qui comportent des manipulations du plomb dans les fabrique
faïence et de porcelaine du district de North-Stafford en 1898 (Repor
the employment of lead in manufactures, etc., by Professor Thorpe
Professeur Thom Oliver, Londres, 1899, Livre bleu C. — 9.^07.)
Empoisonnement par le plomb
TRAVAUX
Trempage
Service des trempeiârs
Nettoyage des céramiques
Pose des couvertes
Décoration majolique
Pose des fonds de couleur
Poudrage en couleur et lithocéramique
Travaux divers
NOMBRE
d'ouvriers
de cas de
plombisme
sexf
sexe
masculin
féminiD
eavriers
p. 100
oavrières
l>
495
81
41
8,2
7
618
107
20
8,9
19
lOô
458
1
1,0
58
1.805
46
48
2,6
1
D
295
n
D
31
89
882
10
11,8
45
16
154
10
62.5
32
95
57
22
23,6
8
3.123
1.680
152
4,9
196
Nous voyons que la proportion des cas est de 4,9 0/0 chez les ouvr
et ia,4 0/0 chez les ouvrières.
Dans le même district et pendant les années 1896, 1897, '^98, il
eu i.o85 cas de plombisme, 478 du sexe masculin, 607 du sexe fémii
Et sur ce nombre on compte i35 enfants au-dessous de 18 ans, 57 g
çons, 78 fillettes.
On peut être assuré que la proportion est la même en France et
leurs. Et il ne s'agit que de la faïence et de la porcelaine. Qu*on juge
la destructivilé organique causée par le seul plomb!
On sait que la proportion des femmes dans Timprimeric a augm<
d'une manière extraordinaire. Or « on est en droit de considérer T
sorption plombique comme un facteur important dans la fréquence €
gravité des maladies de poitrine, de la phtisie, en particulier, et
affections nerveuses, chez ces ouvriers. »
L'analyse des poussières de l'air dans les imprimeries de Berl
donné les résultats suivants : dans l'imprimerie de l'État, Téchanti
(1) The Britiih médical Journal, 7 janTÎer 1882.
(2) Extrait d'un tableau dressé par le docteur Layet, Hygiène indutirielle.
CONSÉQUENCES DU TRAVAIL FÉMININ 6o5
prélevé à une hauteur de lo centimètres au-dessus du planchera donné
0,89 0/0 de plomb ; sur le composteur à 52 centimètres au-dessus du
plancher, il y en avait 1,73 0/0; sur un autre meuble à 2«»,25 du plancher
0,62 0/0. En moyenne la poussière d'imprimerie contient 1,6 0/0 de
plomb (i).
Le docteur Choquet signale chez les typographes au bout d'un temps
assez long, un .aftaiblissement de la sensibilité digitale quelquefois
accompagné de tremblements musculaires limités aux parties agissantes
et qui s'exagèrent par la fatigue à la fin de la journée. A un degré plus
avancé, surviennent des fourmillements dans les doigts, précurseurs de
la paralysie des extenseurs.
Intoxication mercurielle: Travaux féminins (a)
PROFESSIONS
TRAVAIL OU GENRE
d'opération exposant plus
particQlièrement à
l'intox icatioD
MODE de VEHICULATION
on de pénétration
du poison
NATURE
de la substance toxique
Ouvrière» des fabri-
ques de produits
chimiques.
Oavrièrcs des fabri-
ques de jouets co-
loriés.
Étamcupes de glaces
et polisseuses de
miroirs.
Coloristes de fleurs
artiticielles.
Ouvrières de la bi-
jouterie et de l'or-
fèvrerie.
Ouvrières teintu-
rières.
Etc., etc.
Emploi des sels de
mercure dans la pré-
paration des couleurs
d'aniline. Rouges de
mercure.
Manipulation de rouge
de mercure.
Transports des bains.
Mise en tain des gla-
ces. Révivification de
l'étain contenu dans
les regratures et avi
vures, etc.
Manipulation des cou-
leurs à base de mer-
cure.
Traitement à chaud des
amalgames d'or pour
ré vivifier ce métal.
Emploi du sublimé cor-
rosif comme mordant
dans la teinture des
plumes. Trempage
dans les bains de pré-
paration.
Enduits, éclaboussures
et crasses toxiques.
Crasses et poussières
toxiques.
Crasses, poussières ; va-
peurs émises à basses
et hautes tempéra-
tures.
Crasses, poussières.
Vapeurs émises à haute
température.
Crasses, poussières et
éclaboussures toxi-
ques.
Azotate de mercure.
Sublimé corrosif. lo-
dure et sulfure de
mercure, etc.
Cinobre. Vermillon, etc.
Mercure divisé ou vo-
latilisé. Amalgames
d'étain.
Bisulfure, biiodure et
bichromate de mer-
cure.
Mercure volatilisé et
condensé par absorp-
tion.
Bichlorure de mercure.
(1) Annales d'Hygiène publ. 1898, p. 495.
(2) Extrait d'un tableau dressé par le docteur Layet ; Encycl. d'Hygiène et de Médecine
tome VI. Il va sans dire que les ouvriers sont également exposés dans toutes ces prof^'
sions et une foule d'autres que nous passons sous silence.
6o6
t.A REVUE Br.ANC
Laissons le saturnisme, que nous sommes loin d'avoir épuisé, p
parler des effets de :
L' Hydrargyrisme : Il atteint plus les femmes que les hommes, d
D' Proust : « Sur loo ouvriers, 80 souffrent d'accidents, et on remar
que les jeunes femmes sont emportées en plus grand nombre que
jeunes gens. »
Au nombre des professions (nombreuses) où le travailleur se tro
exposé à l'intoxicafion mercurielle, citons celles-ci qui comprennent
grand nombre de femmes : Ajoutons que le rachitisme (Kusmaûl) c
phtisie (Slickler) ont été considérés comme des dégénérescences a
quelles conduit soit directement chez les ouvriers eux-mêmes, soit ir
rectement chez leurs descendants, l'intoxication mercurielle proi
sionnelle.
D'après le D' Proust les phénomènes nerveux qui accompagn
rhydrargyrisme se présentent sous les trois formes suivantes :
lo Le tremblement mercuriel proprement dit;
a" Le tremblement mercuriel avec convulsions et douleurs ; c'est
ensemble de troubles, nhénomènes convulsifs, douleurs plus ou me
vives, qui constitue un des caractères principaux de Tetat que ]
appelle, en Espagne, calamhres;
3<* La paralysie mercurielle avec altération de l'intelligence .
L'un des métiers où l'intoxication mercurielle est la plus violente
celui des coupeurs de poils de lapin dans la chapellerie. Or les femi
sont assez nombreuses dans cette profession. Celles qui sont occup
au secrétage^ au brossage^ et au coupage. L'immersion constante
mains dans la solution de nitrate acide de mercure et les vapeurs
s'échappent de l'éluve sont des causes puissantes d'intoxication. Oi
les excoriations des mains et les altérations de la peau, parfois rebel
que produit le contact prolongé de la solution, ces ouvrières sont s
vent atteintes d'un tremblement pouvant acquérir une violence et
nante (i).
En même temps que les accidents nerveux, les troubles nutritifs s
centuent et aboutissent à une déchéance de tout l'organisme con
tuant la cachexie mercurielle, La face est pâle, terreuse, bouffie ;
a de l'œdème des extrémités, une inappétence absolue, une soif arde
des vomissements, de la diarrhée dysentériforme. Dans ces condition
malade ne tarde pas à succomber, soit au progrès de Tanémie et
l'afTaiblissement, soit à une infection secondaire, soit à la tubercu
qui la guette. On a même décrit une phtisie hydrargyrique. Ce qu'il
de certain, c'est que la phtisie est plus fréquente chez les ouvriers
drargyrisés. D'après Kussmaûl, à Arlangen, la proportion des p
siques aurait été chez eux de 71 0/0, tandis qu'elle n'était que de aa
chez les autres malades (-2).
Arsenicisme. — Les travaux féminins dans lesquels la manipi
(1) Les poisom industriels (Office du Travail).
(2) Ibid., loc. cit.
"'W:''
CONSÉQUENCES DU TRAVAIL FÉMININ 607
tion de l'arsenic ou de ses composés, entre en proportion considérable
sont très nombreux.
Les docteur Gubler et Napias se sont occupé de la toxicité de cette
substance et ont relevé les professions atteintes.
A son tour, le docteur Layet a repris le même travail en 1894.
Du tableau qu'il a dressé nous extrayons les professions suivantes
qui concernent le travail féminin : fabrique de papiers peints, dans le
broyage et l'étendage des couleurs ; le fonçage, le satinage, le décou-
page des papiers, et enfin le veloutage des papiers dits de Tontisse. Em-
poisonnement par action cutanée, par Tinhalation des poussières toxi-
ques, par l'absorption buccale. (Arsénites et arséniates).
Feuillagistes et fabricants de feuilles artificielles, par le trempage et
le poudrage des herbes desséchées ; par l'apprêtage des étoffes, le dé-
coupage des feuilles et le montage des bouquets artificiels. Empoison-
nement par les modes précédemment décrits. (Arsénite de cuivre et
fuchsine arséniée) (10).
Fabrication d'abats-jour, de vert de cartes à jouer, de cartons peint»,
de capsules en papier pour fiacons dans le maniement et le découpage
des papiers. Empoisonnement par les poussières toxiques de Tarsénite
de cuivre (vert de scheele).
Couturières, dans le façonnage d'étoffes arsénifères (tarlatane et gaze
verte). Action des solutions, enduits et poussières toxiques de l'arsénite
de cuivi:e (i).
Teinturières et appreteuses d'étoffes dans l'étendage et l'application
du mélange colorant, parle contact avec les mélanges et dissolutions
toxiques (Arsénite de cuivre).
Bijoutiers, dans le décapage des bijoux avec acides impurs par l'inha-
lation de gaz toxique (hydrogène arsénié).
Fabricants de bravons colorés dans le délayage de la couleur toxique,
dans la solution gommée de l'absorption des poussières et mélanges
toxiques (Arsénite de cuivre).
D'après le Docteur Proust, la forme chronique de l'empoisonnement
est caractérisée a par de 1 inappétence, de la céphalagie, des nausées,
quelquefois des vomissements, des selles diarrhéiques, parfois sangui-
nolentes, des douleurs erratiques, de l'affaiblissement, dé la pâleur ; la
fièvre s'allume et ces symptômes peuvent acquérir une gravité réelle si
la cause n'est éloignée sans retard... Souvent aussi il se produit des irri-
tations des yeux ; les fosses nasales sont habituellement altérées ; elles
sont le siège d'hémorragies; les orifices des narines présentent des
excoriations crouteuses, et la perforation de la cloison a été constatée.
(1) On a signalé des uccidenta d'arsenicisme chez des couturières traraillant à des
robes de tarlatane colorée ave: det* produits arsenicaux q«i n'étaient appliqués qu'au
moyen d'amidon.
Ces faits ont été observés en Allemagne, il y a déjà un certain tempe. — Le professenr
Hoffmann a analysé des tarlatanes vertes qui contenaient un treizième de leur poids de
teinture arsenicale. Vingt mètres d'étoffes néoessaires pour la confection d'une robe de bal
contenait 64 grammes d'arsenic.
608
LA REVUE BLANCl
Quelquefois aussi les bronches sont irritées, il y a de renrouement
une toux sèche. Enfin on a observé des vertiges, des douleurs généi
Usées, une paralysie incomplète du mouvement aiîectant surtout la fori
paraplégique, une teinte terreuse de la peau et de ramaigrissement
(Traité d hygiène y p. 281) (i)
Phosphorisme. — La fabrication des allumettes chimiques coi
prend, en dehors des opérations préalables qui ont pour but la mise <
montage en cadres des billes d'allumettes, et leur souffrage :
I* La préparation de la pâte phosphorée ;
a° Le trempage des allumettes ou chimicage;
30 Le séchage ;
40 Le dégarnissage des cadres ou dépressage ;
5** Le triage, la mise en boîtes et Tempaquetage.
« Toutes ces opérations, dit Layet, donnent lieu à un dégagemei
plus ou moins notable de vapeurs phosphorées. La manipulation direct
de la substance nuisible, avant, pendant ou après la fabrication propre
ment dite, rend cette industrie singulièrement dangereuse pour le
ouvriers, pour les ouvrières surtout, qui forment dans les fabriques I
majeure partie du personnel employé ». [Encyclopédie d'hygiène j t. VI
p. 509.)
Les ouvrières des fabriques d'allumettes sont particulièrement expo
sées à la nécrose phosphorée. En Allemagne, où les femmes sont en trè
grande majorité, c'est parmi elles qu'on observe le plus grand nombr
de cas.
Ainsi, de Bibra et Geist, sur 53 cas qu'ils ont rassemblés et emprunté
aux auteurs allemands, ont trouvé 48 femmes et seulement 5 honumes
tandis que M. Trélat réunissant 71 cas, presque tous observés en Franci
moins 1 3, est arrivé à des rapports presque égaux entre les deux sexes
36 femmes et 35 hommes.
Depuis quelques années, les nécroses sont beaucoup moins fréquente
qu'elles ne l'étaient il y a trente ans au moment où Lorinser et Strol
appelèrent les premiers, Tattention sur cette affection.
Nous devons noter que depuis le i" octobre 1898, on n'emploie ph
le phosphore blanc dans les fabriques d'allumettes.
Le médecin attaché à ces manufactures prétend que tout danger d'il
toxication a disparu. Le phosphore blanc des anciennes allumettes a é
remplacé par le sesquisulfure de phosphore. Néanmoins, quoique faibl
la toxicité de ce produit est réelle.
(1) Les professeurs Hofmann et Ludwig ont cité un cas d'empoisonnement très gn
chez doux femmes, la mère et la fi lîc, occupées depuis • !x r.ns à la confection de oonroni
mortuaires en mousse artificielle pai.-oaiée de fleurs rouges. Elles teignaient eUes-niéi
les matériaux nécessaires et ne se servaient que de fuchsine et de vert d*ioâe. Zok r
mière atteinte fut méconnue ; la seconde emporta la mère. L'autopsie révéla les lésions car
téristiques de l'empoisonnement par l'arsenic. A la suite de cet empoisonnement, on t
leva chez les marchands de Vienne, six échantillons de la plus fioe qualité de fachsii
cinq présentèrent une proportion d'acide arsénieux variant entre 1 et 3 0(0 (Revue d'
giènêy 1879 n9 79.)
CONSÉQUENCES DU TRAVAIL FÉMININ G09
Oxycarburisme. — Les cuisinières, les teinturières, les filèuses, les
étameuses, les repasseuses, les tailleuses (qui se servent de fers très
chauds pour le rabattage des coutures, etc.} sont particulièrement expo-
sées à 1 oxycarburisme.
Voici, d'après le docteur Brouardel, les effets du gaz oxyde de car-
bone : c( Tanémie, qui s affirme de plus en plus, malgré une sorte d'as-
suétude apparente; elle s'accompagne de cyanose de la face, de cépha-
lalgie, de vertiges, de ralentissement du pouls et de la respiration, de
l'abaissement de la température, de troubles gastro-intestinaux, et enfin
de phénomènes nerveux (Layet).
Brouardel divise en deux groupes, selon que ces troubles suivent
immédiatement l'intoxication ou qu'ils ne se présentent que plus tard,
sans avoir été précédés par les premiers.
Dans le premier groupe, c'est-à-dire consécutivement à un coma plus
ou moins prolongé, les patients peuvent présenter un état qui simule
l'ivresse ou ses suites: l'individu est hébété, il ne se souvient de rien, et
cela quelquefois pendant un certain temps. Il peut y avoir aussi des
troubles de la mobilité.
Au congrès d'hygiène de Turin, le docteur de Beauvais a insisté sur
la longue durée de la perte de la mémoire et sur la persistance de l'in-
somnie, malgré les narcotiques.
Le deuxième groupe est constitué par les paralysies. L'intelligence
peut être très profondément affectée, au point de constituer un véritable
état de démence.
La dermatite des dévideuses ou filenses de cocons de vers
À soie. — L'immersion fréquente des mains dans une eau chaude qui
ne tarde pas à se charger de substances organiques et de la matière
agglutinante des cocons provoque chez les ouvrières une affection spé-
ciale bien décrite par Poitou (i853) sous le nom de mal de çers ou de
bassine.
L'action de l'eau chaude, dit le docteur Layet, surtout savonneuse, en
ramollissant répidermc, en congestionnant et en irritant le derme des
mains, prédispose sans aucun doute aux effets de la matière organique
infectieuse à laquelle doivent ètro attribuées les manifestations érup-
tives les plus graves,
V'oici d'après Potton les symptômes des trois degrés :
Premier degré : Teinte érythémateuse plus marquée entre les doigts;
tuméfaction, douleur cuisante, chaleur acre ; marbrures, plaques bru-
nîllres à la peau, soulèvement de 1 épiderme ; vésicules miliaires,
quelquefois bulles remplies de sérosité claire s'épaississant, se trou-
blant, puis devenant visqueuses : tous les mouvements sont pénibles.
Les ouvrières continuant leur travail, les vésicules se crèvent, et un
soulagement momentané, d'autrefois permanent en résulte. Les symp-
tômes s'amendent, Tinllammation et la douleur disparaissent.
Durée, sept à huit jours.
Deuxième degré ou période pustuleuse : Les vésicules se changeant
3»
iUn
LA UKVLiK BLANCHE
en pustules, ou hion de vôritiMcs puslules so montrent primitivement.
Elles peuvent s'étendre sur tous les doipts ; nuiis e'est surtout cMitre le
médius, l'indicateur et le pouce de la main droite (prelles sont dissé-
minées. Klles se répandent aussi sur le dos et sur la face interne. Tout
mouvement des doiji^ts occasioime des souiïrances aij»'uës : il est impos-
sible de les plier complètement. Au bout de ciuq à six jours, les pus-
tules arrivent à tt»rme. Dès ce mom«'nt toute soulîrance cesse, l'évacua-
tion du pus et la dessication commencent. Mais, le plus souvent, par
l'imprudence et Tinsouciance des divideuses. la maladie n'est point
ordiiKji rement j;iiérie : ils survient d'autres boutons qui prolongent la
durée de tous les accidents.
Durée : quinze à dix sept jours.
Troisiomc dcîj^rè : Chez (pudques personnes, le mal de vers prend
un caractère très fâcheux. 1/appai-ition des pustules s^accompacrne
d'indammations plus prol'oudi's ; le tissu s<)us-cutané est envahi : jJTon-
ilement «'norme et déformation des doi«;ts, de la main ; tuméfaction
œdémateuse juscpi'au bras: enp)r}^'ement et endolorissenient.
Nous bornons ici ce tableau très abrégé des em])oisonnements qui
résultent d'un nombre considérable de professions exercées par la
femme. 11 faudrait citer encore le sulplnjdrismc (dans les savoiuit-ries,
les raffineries — noir animal — , les |)roiluits cliimi(|ues, les tan-
neries, etc., lintoxication par racide ctirhonique par exemples chez
les fabricants de papier, dans les ateliers de rermenlalion de la colle
où les ouvrières sont atteintes de céplialalj^ie et des troubles des
sens, etc., etc. On verrait (pn^ les ravaji^es causés par le travail sont
effroyal)les et «[ue la plupart des usines sont d?s antichambres d'hô-
pitaux.
MoRHiDiTK. AvonTKMKxTs. Dkgk.m-ihescenck. — Ku ce qui concerne le
sexe, <piel cpie soit son âge, ilit le docteur Poincaré. la femme ne doit
pas être .soumise au même régime industriel que Thomme, car elle
oiïre beaucoup moins de résistance rpie lui et donne plus facilement
prise à tous les germes morbides. 11 faut surtout songer qu'avec elle la
propagation de l'espèce et la valeur des générations futures se trouvent
plus particulièrement coni[)romises, et (|ue par conséquent ce n'est pas
seulement l'int^'iét individuel qui est mis en jeu mais encore Tintërét
national. Kn eifet l'intoxication industrielle détermine spécialement
Tavortement, les accoucliemenls prématurés ainsi (pie la fréquence des
mort-nés, et devient ainsi une des grandes causes de la dépopulation.
En tout cas les survivants vieimenl apporter en eux„ k une plus haute
puissance, la détérioratùm paternelle, contribuant ainsi pour une large
part à la décbéance de l'espèce humaine et à l'airaiblisbement de la force
nationale (i).
En voici des preuves éloquentes :
(1) 'J'inifr <l'htf;jii:tn- 'nviii$tritVc.
CONSÉQUENCES DU TRAVAIL FÉMININ 6ll
Nicotisme. — C'est partiellement par les poussières dégagées pen-
dant la manipulation du tabac que l'intoxication nicotinique se produit
chez les ouvrières des manufactures.
Les manufactures de tabac en France occupaient en 1898 16.660
ouvriers (dont i/>5o hommes et iS.ioo femmes).
Dans une communication à la Société de médecine publique,
M. le docteur Delaunay a communiqué les résultats de l'enquête qu'il
avait faite chez plusieurs sages-femmes du quartier du Gros-Caillou,
qui assistaient beaucoup d'ouvrières de la manufacture de tabac de la
rue Jean-Nicot. D'après la première, « le tabac a la réputation de pro-
voquer des fausses couches persistantes ». Cette opinion est tellement
accréditée dans la manufacture, que quelques ouvrières qui peuvent
suspendre leur travail, cessent d'aller à Tatelier dès qu elles deviennent
enceintes. La sage-femme en question a soigné trois femmes qui fai-
saient des fausses couches quand elles étaient à la manufacture et qui
n'en font plus depuis qu'elles l'ont quittée. L'une de ces femmes, qui
avait déjà fait deux fausses couches, alors qu'elle était à la manufacture,
étant devenue enceinte pour la troisième fois, a cessé de fréquenter
Tatelier au cinquième mois de sa grossesse; l'enfant est venu à terme,
mais est mort peu do temps après sa naissance.
La même femme ayant changé de profession a eu depuis un quatrième
enfant qui est très bien portant. [Recrue d'hygiène 1880, p. ai 7).
Les deux autres sages-femmes ont insisté sur ce que les ouvrières
avaient des grossesses difficiles.
De son côlé, M. le docteur Gaston Decaisne a indiqué qu'en recher-
chant la cause des fausses couches, soignées au service d'accouchement
de la Charité, il avait bien des fois constaté qu'il s'agissait d'ouvrières
de la manufacture des tabacs du Gros-Caillou. [Re^ue d hygiène 1880,
p. aaS).
Quant aux ouvrières des manufactures de tabac, dit M. Goyard,
« on ne saurait méconnaître que la plupart sont plus ou moins influen-
cées pendant leurs grossesses par les émanations toxiques qu'elles
respirent. Il y en a qui ne parviennent jamais à mettre au monde un
enfant vivant. » [Revue d' hygiène ^ 1880, p. aa5).
M. Quinquand, médecin des hôpitaux, a constaté que les ouvrières de
la manufacture de tabac de la rue Jean-Nicot étaient sujettes aux
fausses couches. Il a cité l'observation d'une femme qui a fait trois
fauss *s couches pendant son séjour à la manufacture et qui, depuis
quelle est sortie de cet établissement, a eu trois enfants tous bien
portants. [Resfue d' hygiène 1880, p. 900).
Dans un mémoire lu au Congrès d'hygiène de Turin, M. le docteur
Jacquemart, de Paris, dit avoir trouvé une moyenne de 45 avortements
sur 100 grossesses relevées chez des ouvrières du tabac. (Revue
d hygiène 1880, p. 3G).
La disposition aux avortements ne serait pas le seul méfait de la
nicotine et son action pernicieuse frapperait les nouveaux-nés des ciga-
rières de débilité congénitale. Dans son travail déjà ancien (1868),
612 LA REVUE BI
M. Kostial avait fait remarquer que la mortalité des enfants dei
rières était, pendant la première année, le double de la mortalit
naire. Celle opinion ancienne, relative à la faiblesse des enfants
f monde par les ouvrières en tabac, a été affirmée à la Société de
- cine publique, lliet^ue d'hygiène 1880. p. 221). Deux sag'es-femi
bureau de bienfaisance du quartier du Gros-Caillou ont décl
docteur Delaunay que ces enfants ne s'élevaient pas bien et mo
en grand nombre ; mêmes renseignements lui ont été donné
crt^che.
; • M. le docteur Thévenot tient dune sage-femme du bureau de 1:
V . sance, interrogée au cours d'une enquête faite avec M. Napias,
\.^ ^ '.' nombre des enfants qui meurent dans la première année est bej
;': -.^. plus grand chez les femmes de la manufacture que chez les
femmes. (Revue dliygiène 1880, p. ^25).
Le docteur Sarré a constaté que les enfants des cigarières m
en grand nombre. M. le docteur Quinquand a remarqué que ces i
sont maigres.
D'après M. Goyard, les nouveaux-nés des ouvrières des manufj
de tabac présentent tous sans exception, mais à des deg^rès dive
signes qui, même aux yeux les moins exercés, les difîérencien
ment de la majorité des autres enfants : « Ils sont chétifs. d*une
blême , irritables, difiiciles à élever. Dans les épidémies ce si
premiers frappés, ils supportent très mal les épreuves de la der
ils sont sujets plus que les autres à contracter les maladies de lei
et une fois atteints, ils n'offrent aucune résistance; et Ton peut
buer à la grande dépression de leur système nerveux, la fréquen
convulsions soit idiopalhique, soit symptomatiques, qui les attei
f j ( V - Ils meurent en grand nombre. (Revue d hygiène 1880, p. aa6).
I • I : M. le docteur l^tienne, de Nancy, a constaté que la mortalil
i ; 1 * enfants des ouvrières en tabacs est supérieure au double de la mo
\ ' î j infantile dans l'ensemble de la mortalité ouvrière. (Annales d'h
; ; ' 1^97^ tome T'", p. 5'if>).
Mais l'action de la nicotine s'étendrait plus loin, et sa présence ('
le lail aurait la plus pernicieuse iniluencc sur la santé des nourri
Les sages-femmes interviewées par M. le docteur Delaunay 1
dit que b; tabac tarit le lait des nourrices qui est clair et moins
qu'à l'état normal. Le docteur Sarré, qui est Attaché au bureau de
faisauce du quartier du Gros-Caillou depuis vingt-six ans, co
aux mèrt'S de sevrer leurs enfants. (Revue d'hygiène 1880, p. 37)
D'après M. Quimpiand, les enfants des « tabatières » ont,
chaque tétéo, des coliques et même de petits accidents nerveux.
Les mères des enfants qui sont soignés à la rue de Grenelle-
Germain et les gardiennes de la même crèche sont unanimes 1
qu'après avoir tété, les enfants ont des coliques. De plus, leun
sont ('ouleur vert-de-gris. A la manufacture de la rue Jean-Nicol
de notoriété que a le tabac ôtele lait » et que » les tabatières ont
de lait que les autres femmes ».
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CONSÉQUENCES DU TRAVAIL FÉMININ 6i3
Au dire des sœurs de la crèche de Bercy, les enfants des « tabatières »
que leurs mères viennent allaiter à midi, ne s'endorment pas après la
tétée, comme les autres enfants et ont des coliques et même de petites
convulsions. (Revue d'hygiène 1880, p. aa5).
M. le docteur Jacquemart a constaté que les enfants des ouvrières des
manufactures de tabac nourris par leurs mères ont présenté une morta-
lité de 10 p. 100 plus élevée que ceux nourris au biberon. (Revue d'hy-
giène 1880, p. 900).
D'après le docteur Etienne, de Nancy, le pronostic est effrayant pour
les enfants qui continuent à être allaités au sein maternel lorsque la
mère est rentrée à la manufacture; au contraire, il est très favorable
pour ceux qui sont élevés au sein maternel sans que la mère ait repris
son travail. La mortalité est notablement moindre chez les enfants
nourris au sein maternel jusqu'au moment de la rentrée de la mère,
puis, à partir de ce moment, élevés simultanément au sein maternel et
au biberon, ou bien au biberon exclusif. (Annales d'hygiène 1897,
tome I«% p. 526] (i).
Un nombre considérable de maladies des femmes, dans la classe ou-
vrière, résulte de l'absence de soins et de repos après l'accouchement.
Dans les Facultés de médecine on enseigne que :
La femme accoucliée doit être alimentée comme à l'ordinaire; pendant les
24 ou '18 heures qui suivent l'accouchement on lui fait prendre des grogs
légers, et on lui donne à boire en quantité suffisante pour la désaltérer. Com-
bien doit durer ce séjour (au lit) ? Ce n'est ea moyenne que du dix-huitième
au vingt-cinquième jour, lorsqu'elle ne perd plus de sang et lorsque l'utérus
est devenu organe pelvien, que la femme peut se lever sans grand inconvé-
nient. Sans doute ce n'est qu'à une époque plus tardive que l'involution uté-
rine est complète. Lorsque la femme commence à se lever, il faut au moins
que pendant une huitaine, elle prenne des précautions, ne reste pas trop
longtemps debout, et qu'à plusieurs reprise dans la journée elle garde la
situation horizontale. Au bout de vingt-huit ou trente jours, on peut l'auto-
riser à sortir et à reprendre ses occupations. » (2)
La femme ouvrière, surtout si elle est veuve (ou isolée), si elle est
fille-mère, ce qui est de plus en plus fréquent, en d'autres termes, si
elle n'a pas un associé (mari, amant ou protecteur), capable de l'aider
matériellement, — doit forcément renoncer à observer ces prescriptions
médicales.
(1) Malgré ces faits précis et caractéristiques, ces témoignages autorisés et probants,
l'Enquêteur de l'Offioe du travail (f oïjiowj» induftriels) a essayé de contester l'influence de
la toxicité du tabac sur la grossesse et l'économie générale du corps. Il invoque les .iffir-
malions incertaines de quel(iuea docteurs (préoccuiKi'S de sauvegarder le bon renom do l'Etat),
appelle incrlmlncUions ces faits irrécusables et fait remarquer t la forme vague qu'elles
affectent le plus souvent et leur indigence en ob*=ervations directes, précises et suffisamment
étendues j>. C'est ainsi que l'on juge les observations et les travaux des docteurs Sarré,
Etienne, Jacquemout, etc. L'enquêteur semble visiblement préoccupé d'atténuer. <E Arnica
Teritas, sed magis quam amicns minUter. »
(2) Précis d* Obttétrique par Kibemont-Dessaignea et Lepage.
6i/| LA RKVTJE BLAN
Nous savons d'après les documents statistiques relevés dans les
pitaux et les Maternités, que la plupart des ouvrières accouchées rel
nent à leurs travaux entre le septième et le douzième jour qui suit
délivrance. Quelques-unes retournent plus tôt, entre le troisième
cinquième jour.
La nécessité du travail lexige. II est si facile de perdre sa f
quand il y a tant d'inoccupées! Et c'est là une cause importante d'i
mités, anémie, maladies de Tutérus, etc., et finalement de dég
rescence.
Le comte Albert de Mun (en 1890) avait déposé à la Chambre
députés, une proposition ainsi conçue :
« Les femmes ne peuvent être admises au travail que quatre sems
après leur accouchement. » Cette proposition si naturelle par rapp
la femme considérée comme individu libre, était absolument anori
par rapport à la femme-ouvrière. Aussi souleva-t-elle des objecl
sérieuses, et le comte de Mun fut obligé lui-même de la retirer.
« Savez-vous à quels résultais vous allez arriver avec votre loi? d
raitM. Desprès. C est que les filles-mères employées dans les fabri^
se feront avorter pour ne pas perdre quatre semaines de travail. »
Rien de plus juste, en eiïet. Mais le député qui répondait cela, c
prenait-il tout« la gravité de ses paroles? Voyait-il tout le sens de i
antinomie? I/ouvrière-mère se trouve dtmc dans cette alternat
éviter Tinfirmité en gardant le lit, mais en perdant son travail, c
faire avorter, pour conserver son travail, afin de se soustraire à un
qui la protégerait en ne la protégeant pas!
M. Constantin Paul a constaté que les ouvrières qui manient les i
posés plombiques ont de fréquentes métrorrhagies qu'il consi
comme cause des avortements.
Sur 27 grossesses, survenues chez 5 femmes, intoxiquées par le pU
M. Constantin Palil signale 22 avortements, 4 enfants morts, 1
vivant.
Sur 43 grossesses dans le môme cas, 32 fausses-couches, 3 mort-
a vivants mais chctifs. Une femme qui avait fait 5 fausses-couches q
sa profession et eut un bel enfant. Selon que les femmes quittaîei
reprenaient alternativement leur état, les enfants vivaient ou 1
raient.
Sur 141 grossesses par pères saturnins : 82 avortements, 4 a^
termes, 5 niort-nés. Sur les 5() vivants : 20 morts de i jour à 1 an, 1
1 an à 3 ans.
14 vivaient, mais 4 seulement avaient passé 3 ans, époque à laq
les enfants peuvent être regardés comme ayant échappé à cette c
de mort (i).
M. Roquo, dans une série d'observations puisées à la Salpètrière
Bicêtre a constaté des cas nombreux d'idiotie, d'imbécillité, d^épib
des enfants ni'*s de parents saturnins non alcooliques. Ces parents s
(1) Cité p.ir le D' Proust daafl Bon Traité d'Hygiène.
CONSKQUKNCES DV TRAVAIL FÉMININ Gi5
changé d'état et sétant guéris de leur intoxication plombique, ont eu
plus tard, d'après cet auteur, des enfants sains et bien portants.
« L'intoxication mercuriclle, dit M. Proust comme l'intoxication sa-
turnine exerce une influence fècheuse sur le produit do ia conception.»
Goëtz relate le fait d'un enfant atteint d'un tremblement congénital.
11 est né lorque sa mère était affectée de ce tremblement. Aldinger a
cité des cas qui montrent quo plusieurs membres d'une famille, tous
dans de bonnes conditions de santé, unis à des femmes également
bien portantes ont mis au monde des enfants sains et vigoureux; tandis
que les autres membres de cette famille, ayant épousé des sujets mer-
curialisés, ont procréé des enfants malingres et chétifs.
En outre, des enfants, de naissance antérieure à ce travail des parents,
étaient bien portants, et ceux qui étaient nés depuis le travail au mer-
cure, étaient dans de mauvaises conditions.
Il résulte des recherches de M. Lizé du Mans que l'influence du mer-
cure, transmise par le père à l'enfant est aussi réelle que lorsque c'est la
mère qui a été exposée à ces émanations (i). En outre, l'influence est
encore plus fatale aux produits quand le père et la mère ont éprouvé
simultanément l'influence du mercure. Kussmaiil et Keller ont constaté
des avorlements chez les femmes maniant le mercure, et leurs enfants,
frappés de faiblesse congénitale, souvent atteints de rachitisme, succom-
baient très promptement. (Cité parle D"" Proust) (2).
Tuberculose d^orig^ine professionnelle. — 11 est de mode aujour-
d'hui de guerroyer contre la tuberculose. Mais sait-on que le tf ai^aîlesi
une des principales causes de cette maladie? Sans doute, les philan-
thropes et les moralistes l'ignorent, car ils comprendraient tout de suite
l'inanité de leur campagne.
Le sexe, dit le D"" Jayet, n'a aucune influence par lui-même. Si, dans
certaines statistiques, il y a plus d'ouvriers atteints que d'ouvrières,
c'est que les professions comportent plus des uns que des autres. Mais,
quand les occupations professionnelles soumettent les femmes à ia vie
confinée, à la sédenlarité, aux altitudes de travail défectueuses, à la
promiscuité morbide, elles conduisent à la consomption pulmonaire,
plus rapidement peut-être que dans les professions masculines. Les
couturières, les dentellières et brodeuses, les compositrices d'imprime-
rie, les ouvrières des manufactures de tabac, etc., olTrent. suivant les
conditions professionnelles de milieu et de fréquentation suspecte, un
chiffre proportionnel de phtisiques plus ou moins élevé.
Mélier avait [^retendu que le séjour dans une fabri(jiie de tabac arrê-
tait le développement de la tuberculose. (?ost là une opini(»n absolument
erronée. Certains observateurs Poisson, Merkel, etc.; considèrent, au
(T. M. Lizé «lu M.ans a ob-scrvù cluv, des ouvrit'ros employées au urritaçc, de.«) avorte-
ment-, des accouchements i)rematnrés ou de mort-néï*. Knfin les enfant.s mouraient eu baa-
âj;c. 11 coMsidcre cen îait^* comme le résultat de l'influence mercuriellc.
('2; D'après Hermauii, les vaches qui pai^:.sent dans le voisinage des fourneaux d'Idria et
sous le vent qui en vient avortent, et les veaux venus h terme ixi'ri'sseut bientôt.
6i0
LA REVUE BLANCHI
contraire, la tuberculose comme la maladie la plus fréquente des ouvrieri
en tabac ; or cela est vrai surtout pour les ouvrières (Eulenberg;.
Les employés de bureau, les garçons et iilles de magasin présentent
à cet égard, les plus grandes chances de contamination.
M. Marfan (1889) a relaté une épidémie de tuberculose chez dcî
employés de bureau dans une grande administration de Paris. Cett<
épidémie eut pour point de départ un premier malade qui, pendant troiî
ans, avait travaillé dans le bureau. Sur vingt-deux employés appelés f
séjourner avec lui ou après lui dans le même local, quatorze- ont égale-
ment succombé à la phtisie en l'espace de dix ans. Ces employés avaiem
au moins deux ans, plusieurs sept et vingt ans de présence dans h
bureau. La maladie se comniunifjuait par les poussières virulentes four
nies par les crachais que le balayage du matin, pratiqué souvent er
présence des employés, venait remuer et soulever autour d eux.
La mauvaise h\giène privée, la misère domestique, le surmenage, les
excès de tout genre sont autant de facteurs dont il faut tenir compte
mais qui ne sont pas le fait de la profession elle-même.
L'intempérance, l'alcoolisme jouent aussi un rôle important, en tani
qu'agents de déchéance organique et causes prédisposantes. C'est ains;
que la phtisie est très fréquente chez les bouchers (en Angleterre comm^
en Suisse), non pas dès le début, mais à partir de trente à trente-cinc
ans, par le fait même de leur intempérance et de la dégénérescence
constitutionnelle qui en résulte. Il en est de même pour les boulangers
Les intoxications professionnelles sont, elles aussi, une cause de pré-
disposition ou d'aggravation dans les cas d^imminence morbide. Leiidet
de Rouen, a signalé, en 1879, le développement rapide de la tuberculos<
chez les ouvriers saturnins chroniques, en même temps que son évolu-
tion rapide vers une terminaison funeste.
KerchenmeJster, en 1875, a constaté la très grande fréquence de b
tuberculose pulmonaire chez les ouvriers des industries de Furtk (ui
cas sur cinq ou six ouvriers) : aussi Lien chez les ouvriers des fabrique!
de papiers peints, soumis à l'intoxication arsenicale, que chez le:
ouvriers des fabriques de glaces, soumis à l'intoxication mercurielle
que chez les ouvriers fabricants de bronze employés à la pulvérîsatiol
du métal, soumis à l'intoxication saturnine. \V. Ogle a égalemen
signalé les ravages que fait la phtisie chez les ouvriers employés dam
les mines d etain, de cuivre et de plomb dans la Cornouaille, alors qu(
cette affection est rare chez les mineurs de fer, plus rare encore che:
les mineurs de charbon (i).
Voici un extrait d'un tableau relevé par Hirt sur la fréquence de 1;
phtisie dans certaines professions. (Nous avons pris celles où la main
d'œuvre est considérable) :
(1) Cite i>ar le D»" Layet, dan3 V EncyclojK'dic d'hygiine rt de médecine publique^ tome V]
page GOy
CONSÉQUENCES DU TRAVAIL FÉMININ Ol7
Professions Proportion p. 100 Nombre Proportion p. 100
de cas de malades de maladies
de phtisie. relevé. de i>oitrine.
Empointeurs d'aiguilles.. 69,6 ? ?
Fal)ricants de limes 61,2. 29 c)i,8
Lithographes /|8,5 36 75,4
Ebarbeurs :^6,9 38 86,8
Ouvriers en tabac 36,9 ' ïA 60, 7
Polisseurs de verre 35 ? 70
Vernisseurs aa 68 67
Etc..
Presque toutes les piqueuses qui travaillent tous les jours à la machine
souffrent de tintements d'oreilles, de coliques, de palpitations de cœur,
ou bien sont alteintes de maladies de reins ou de poumons, quelquefois
de phtisie.
Les comptes rendus de la Caisse berlinoise (caisse de secours en cas
de maladie) pour les- tailleurs, hommes et femmes, en fournissent la
preuve : de i88> à 1893, 56, 3 '1 0/0 des membres succombèrent à la
phtisie. Dans la même période la Caisse de secours des tailleurs comp-
tait 53,3 0/0 de ses membres morts de phtisie, et la Caisse de secours
des couturières en comptait 58,^4 0/0(1).
Insuffisance de ralimentation. — Les bas salaires — principale-
ment les salaires féminins — ont pour conséquence la restriction de
tous les besoins essentiels de l'organisme.
A la destructivité du travail qui est, nous venons de le voir, une des
principales causes des progrès de la phtisie, il convient d'ajouter Tin-
suffisance et la mauvaise qualité des aliments dont les classes ouvrières
font usage. « L'alimentation insuffisante, ou de mauvaise qualité, est
une cause fréquente de la tuberculose, d'autant plus puissante qu'elle
vient souvent frapper l'ouvrier soumis à de rudes labeurs, chez lequel il
y a dépense exagérée de forces et réparation incomplète du corps.
Ce triste résultat de l'alimentation insuffisante s'observe souvent chez
des individus tombés brusquement, à l'âge moyen de la vie, dans des
revers de fortune, et contraints à des privations de toutes sortes qui, en
affaiblissant la force plastique, favorisent, surtout à cet âge, les altéra-
tions de la nutrition et le développement des produits morbides »
(Hérard et Cornil).
M. Léon de Seilhac a relevé le budget d'une ouvrière isolée gagnant
4 fr. 5o par jour et travaillant en moyenne 25o jours par an. C'est le cas
d'une infime minorité (nous avons vu que le plus grand nombre ne tra-
(1) Ergebnia^e der Ermittlung iiber die Lohnverhaîlînia«<e in der Waesche-Fabrication
und der Konfektion Bnmche, etc. Stenographiechen Bericht iibcrdie Verhandlungen des
Reichstaçs. VII, LegisUt., Period; I Session 18H7. B^nd X 3, Anlage B.«nd I, Art. 83
8. 608. (Interpellation sur les salaires dans l'industrie du blanchiment et dans la confec-
tion. — Compte rendu sténographiquc des sciences du Reichstag.
Lire sur la tuberculose professionnelle un travail très documenté du docteur Thiercelin
publié par le Mouvement aocialiste.
6l8 LA REVUK BL.AN
vaille que x5o à 200 jours par an). Elle reçoit i.i25 francs et déf
1.106 francs (i).
Soupe du malin o . 1 5
pain o. 10
viande 0.25 à 0.40
Déjeuner. J vin 1/4 o.x5 J. 0.75 à 0.90
légumes... 0.1 5
desisert. . . . 0.10
I soupe o. i5 1
pain o.iol
îéffumes. . . 0.20 '
--- \ vin 1/4.... o..5r-7"-
fromage..) ^\
I dessert. . . ) I
soit par jour i fr. 60 à 1 fr. 73.
On peut prendre pour moyenne x fr. 70.
365 jours à 1 70 fr. donne 620 francs.
Moyenne minimum 600 fr.
lumière (0.70 par semaine).. 35
Chaulîage 35
Blanchissage 62
Loyer (une chambre) 180
1 manteau 3o
2 robes à 20 fr /»o
4 paires chaussures à 3 fr. 3a
2 chapeaux à 4 f r 8
Linge 4o
Parapluies 4
Divers 20
Du logement 20
1 . 106
Sans compter les achats de meubles, les omnibus, le journal, et
On voit donc que cette oyiwrïiire privilégiée arrive à peine, à la c
lion de ne connaître ni le chômage, ni la maladie.
« Une de celles que nous avons questionnées, dit M. du Seilhac,
a avoué qu'elle portait quelques économies amassées sou à sou,
privant tantôt d'un plat tantôt dune paire de chaussures. Sur la <
tion que nous lui posâmes : « Combien avez-vous en ce moment
la caisse d'épargne ? » elle parut fort étonnée et nous répondît sii
ment : « Absolument rien. Ce que nous pouvons mettre à la c
pendant la saison, nous allons le chercher pendant les périodes de
mage et c'est avec cela que nous existons alors. »
(I) L'industrie de lu couture et de la confection à Parit, par Léon de Seilhao.
CONSÉQUENCES DU TRAVAIL FÉMININ 619
On vient de voir un budget exceptionnel. Voici maintenant des bud-
gets très fréquents relevés par M. Charles Benoist :
l'e ousfribre ayant gagné 3fr. 75 par jour; elle a eu /|5 jours de chô-
mage, 60 jours de fêtes et dimanches, en tout io5 jours de chômage
réel ; il reste donc a6o jours de travail à 3 fr. 76 soit 975 francs par an.
Dépenses
Nourriture par an 670 fr.
Loyer i5o
Vêtements, robes, chapeaux . iio
Linge 33 60
Souliers (3 paires) 29
Chauffage, éclairage .... 12 65
Blanchissage 60
Petits frais Tio
l.I l5 f. '2f>
Ce budget est en déficit de 140 fr. 15.
1* ouvrière gagnant 3 francs par jour ; elle a eu 5 mois de chômage
(15o jours) plus, 60 jours de fêtes et dimanches, en tout 210 jours chô-
més ; il reste 1 55 jours de travail qui donnent 465 francs.
Dépenses
Nourriture 5 n francs
Loyer 120 —
Vêtemeits, robes, chapeaux . 55 —
Linge 33 —
Souliers (3 paires) 3o —
Chauffage, éclairage. ... 25 —
Blanchissage 48 —
Petits frais 40 —
8G2 francs
Ce budget est en déficit de 397 francs.
L'auteur cite une ouvrière chemisière gagnant 2 francs par jour dont
le budget est en équilibre. Mais il est à remarquer qu'elle limite son
alimentation jusqu'à ne dépenser que 0,90 centimes par jour!
Si l'ouvrière Retrouve pas une //Vi /«on généreuse, elle est forcément
vouée à la débilité et plus tard à la tuberculose.
Nous avons pu interroger quelques ouvrières qui nous connaissaient
assez pour ne pas mentir et ne rien dissimuler. Leurs réponses se res-
semblent beaucoup. Nous les résumions :
— Comment prenez-vous V()S repas pendant la morte-saison ? — Chez
le crémier ou chez moi. — Ktes-vous seule dans cette nécessité? — Non
pas, nous sommes nombreuses ; chez le crémier on peut se passer de
viande, se nourrir de chocolat, de riz ou de café au lait. — Prenez-vous
620 LA REVUK BLANCHE
de la charcuterie? — Trop souvent, cela fatigue. 11 nous arrive aussi
d'acheter des cornets de frites et d aller aux Tuileries ou au Palais-
Royal pour les manger, cela fait une promenade. — Quels moyens
avez-vous de tromper la faim ? — On achète un journal et on reste
couché, cela économise les forces. — Avez-vous essayé ralcool ?
— Quelquefois, cela chasse les idées noires. Mais nous prenons de
Teau-de-vie pour nous tenir éveillées au travail, principalement l'été,
car on étouffe dans les ateliers. — Qu'est-ce qui vous chagrine le plus
dans votre existence? — De ne pas nous amuser, d'être privées de plai-
sir, d'être seules, de nous ennuyer.
L'une d'elles écrit ; « Lorsque je jette un regard sur l'année déjà pas-
sée, j'ai comme le cœur serré. Si je n'étais pas profondément pieuse, je
vivais de l'espoir de l'être un jour. Puis la roue du temps à tourné bien
vite, emportant ma foi, mes espérances, me laissant en revanche le
cœur vide, le même dégoût du monde et le regret de cette foi envolée,
peut-être pour longtemps. Pleurer devient banal. Prier, je ne sais plus,
et cependant je donnerais tout ce que j'ai de plus cher au monde pour
reconquérir cette foi partie, ou plutôt, pour faire le premier pas qui me
coûte le plus. » Lettre d'une ouvrière à M. d'IIaussonville.
INSALUBRITÉ DES LOGEMENTS
La modicité des salaires féminins a aussi sa répercution sur Tétat
des logements, leur exiguilé et leur insalubrité. On connaît l'enquête
instructive ouverte à Paris par les docteurs Du Menil et Mangenot
dont j'ai parlé dans mon chapitre sur l'antialcoolisme (voir Supers^
titions politiques et Phénomènes sociaux). On devra se référer à cet
ouvrage pour avoir une idée approximative de la situation lamentable
des ménages ouvriers, principalement dans les quartiers de la péri-
phérie. Nous n'insisterons donc pas sur cette question en ce qui con-
cerne Paris, mais nous mettrons sous les yeux du lecteur un document
très significatif emprunté à l'Autriche :
a L'enquête provoquée au sujet du travail à domicile dans le vêtement
et la lingerie, au point de vue de l'hygiène, par le Conseil supérieur du
travail autrichien (séance du 20 mars 1899) ^ porté sur 409 logements
ouvriers, occupés, au total, par 3/17 chefs de famille travaillant dans la
confection et 62 dans la lingerie. Les visites sur place ont pris 47 jours,
à raison d'une journée en moyenne par 4 à 5 maisons. Les informations
relatives au taux des salaires ont été recueillies auprès des intéressés
mêmes et n'ont pu être contrôlées.
On trouvera ci-après les conclusions des enquêteurs sur les points
essentiels de leurs recherches :
I. Logements
a) in'îPAHTlTlON PAR ETAGE I
Dans les sous-sols 0,4 0/0
Au rez-de-chaussée 32,8 —
A l'entre-sol a, 7 —
CONSÉQUENCES DU TRAVAIL FÉMININ 621
Au 1*^ étage 27,4 —
Au 2« — 19,8 —
Au 3« — 14,2 —
Au 4* — ^,7 —
b) HUMIDITE ET SALUBRITÉ I
A l'égard de Thumidité, 70 logements insalubres sur 409 visites,
soit 17,1 0/0
III pièces malsaines pour d'autres causes sur i.o38
comprise dans les 409 logements, soit 10 —
C) AFFECTATION DES PIECES DES LOGEMENTS VISITÉS :
Pièces utilisées à la fois :
Comme ateliers, chambres à coucher et cuisines ... 26,4 0/0
Comme ateliers et cuisines 18,1 —
Comme chambres à coucher 12,1 —
Comme ateliers et chambres à coucher 11,7 —
Comme cuisines et vestibules 7,2 —
Comme cuisines et chambres à coucher 5,5 —
Comme ateliers sans autre affectation 3,8 —
d) DENSITE DES LOCATAIRES :
Rapport du nombre des maisons au nombre des logements i : 2,5
Rapport du nombre des maisons au nombre des habitants. 1 : 6, i
Rapport du nombre des logements au nombre des habitants i : 2,^
Ainsi, grande agglomération, si Ion considère, en outre, que les
calculs ci-dessus ne comprennent pas le personnel passant seulement la
journée chez les ouvriers à domicile.
D'ailleurs, à l'égard de la densité pendant le jour et pendant la nuit,
il a été établi que, respectivement, les trois quarts et les quatre cin-
quièmes des 409.habitations examinées n'ont pas la surface requise par
l'hygiène la moins exigeante. Le volume d'air est insuffisant aussi pour
les cinq sixièmes et les six septièmes des logements.
e) ÉTAT MATÉRIEL DES HABITATIONS
Ventilation par les fenêtres, défectueuses dans. ... 114 cas
Eclairage insuffisant dans io3 cas
Pas de cabinets d'aisance dans 11 cas
En général, service des eaux (arrivée et écoulement] établi dans des
conditions antihygiéniques.
H. Les différentes pièces des logements
a) AFFECTATION
Les i.o38 pièces qui comprennent les*409 habitations visitées se
décomposent comme suit :
(>22 LA REVUE BLANGKB
53 ateliers.
26/1 chambres à coucher.
3i7 chambres à coucher-alelieps.
111 cuisines.
11 cuisines-ateliers.
108 cuisines-chambres à coucher.
58 cuisines-ateliers-chambres à coucher.
b] ATELIERS
Des 43 ateliers relevés à un titre quelconque dans le décompte ci
dessus :
j6 étaient occupés par 4 personnes.
34 - 5 -
11 — 6 —
i5 — 7 —
8 — 8 —
2 — 9 —
7 — 10 —
Enfmf plus de 10 ouvriers et ouvrières, par pièce, ont été rencontrés
dans 8 de ces locaux, la plupart d'une exiguïté extrême. A sig-naler,
en particulier, un réduit mesurant 20 m j 8 avec un cube d'air de 85 me 5
où se tenaient 25 iingères (dont i5 avec une machine à coudre), en
sorte que chaque personne avait simplement à sa disposition une su-
face de I mq o3 et 3 me 4^ d'air respirable.
6') chàmbrp:s a coucher
Au nombre de 74a, d'après le tableau précédent, a. 493 personnes y
couchaient, d'où une moyenne de 3, 4 personnes par pièce. En fait, on
a compté :
i36 chambres à coucher avec i personne.
i57 — îi —
i5i — 3 —
99 — '» —
c)() — 5 —
(il — 6 —
^5 — 7 —
i3 — 8 —
9
10
îk — Il
I — i3
L'exiguïté est encore ici le défaut essentiel à souligner et, en outre
Tétat souvent frustre des lits véritables ou improvisés : dans les villes
desimpies bancs ; à la campagne, des sacs de paille sur des sièges ou
par terre, voire même le tout petit espace nu derrière la vaste cheminée
ou le four, d'ordinaire réservé aux berceaux des enfants en bas Age,
CONSÉQUENCES DU TRAVAIL FÉMININ 623
m. État civil et situation pécaniaire des ouvriers observés
La plupart sont mariés et avaient, lors de Tenquête, au total,
X.090 enfants, dont 88,2 0/0, presque les 9/10, enlièrement à charge aux
parents.
Quant aux salaires hebdomadaires de cette catégorie de travailleurs,
ils ressorlent en moyenne (sous la réserve indiquée au début du prégent
compte rendu], à :
5 fr. 25 pour 3,9 0/0 des personnes envisagées.
10 fr. 5o — 19,5 — —
'il fr. 00 — 82,1 — —
3i fr. 5o — 23, r> — —
/|2 fr. 00 — 12,1 — —
52 fr. 5o — 5,2 — —
et à plus de 52 fr. ôo pour 3,7 0/0 des personnes envisagées.
Il se trouva, au surplus, 9 ouvrîtirs et ouvrières à domicile, gagnant
moins de 5 fr. 25 par semaine; par exemple : 3 fr. 85, 3 fr. 45, 3 fr. i5,
2 fr. 85 et même, dans un seul eus, i fr. 70. A remarquer, à la vérité,
que la lingerie, surtout, est entreprise par beaucoup d'ouvrières à titre
de gagne-pain complémentaire.
D'ailleurs, auprès de ces taux inlimes, il en est de plus élevés, qui
dépassent grandement 52 fr. 5o; par exemple : de 63 francs à io5 francs,
et même l'i; francs (maximum). Ajoutons enlin, pour permettre de se
former une idée le plus exacte possible de la situation matérielle des-
dits ouvriers, qu'un bon nombre (128 sur f{Og) parviennent à augmenter
leurs gains en habitant avec des parents qui les aident plus ou moins
au pro<luit de leur travail, ou encore en prenant des pensionnaires
étrangers (i).
Immoralité du travail. — On connaît les lieux — communs des
moralistes à l'endroit du travail : le travail, « c'est la liberté » ; le tra-
vail, tt c'est la moralité »; le travail, « c'est la dignité », « l'indépen-
dance », u le relèvement ». Or, l'observation et l'étude nous montrent
que le travail du salarié au xix« et au xx« siècle est précisément le con-
traire de tout cela.
Les dames patronnesses des Cercles catholiques d'ouvriers (qui pen-
saient comme tout le monde sur ce point) ont dû modifier leur opinion
après la très instructive enquête sur l'ouvrière qu'elles firent en 1888.
Après avoir examiné attentivement, les salaires, la durée du travail
quotidien, le chômage, etc., voici ce que disent les dames patronnesses
des Cercles catholiques :
Les porteuses de pain. — La femme ne peut remplir ni ses devoirs
de mère de famille, ni ses devoirs religieux ; elle est considérée comme
(l) Kxtrait des Wohnungs-und Gesimdheits — Verhaltnisse der Heimer — beiter in
der Kleidvr — 11. WaschecoQfectioa. Stjrvioe de la atutistiquo du travail ; Ministère da com-
merce, Vienne, 1901.
Ga/i LA REVUE BLANCHE
une bête de somme, avec celte différence, à son détriment que, du
moins, la béte de somme devait ôtre nourrie même pendant les mois de
chômage.
Les ouvrières de la chapellerie. — Quelle anomalie ! Dans ce métier,
comme dans tant d'autres, il n*y a aucun secours à espérer dans la
maladie ni dans la vieillesse.
Blanchisseuses de fin. — Journées de i-i heures : salaire a fr. 5o à
3 fr. >o, 3 à 4 niois de chômage. Le salaire passe chez le crémier ou la
marchand de vin. Deux ans d'apprentissage. Aucune ressource dans le
chômage. Travail le dimanche (ce qui afflige les dames patronnesses,
c'est moins la perte du repos que la perte des sentiments religieux).
Blanchisseuses à neuf. — L'usage du chlore rend rouvrière malade
au bout de 3 mois de travail.
Louçriere des travaux de mode ou de luxe. — 11 faut quelle soigne
sa toilette, qu'elle soit bien mise, étant constamment en rapport avec
nous [les dames patronnesses) dans d'élégants magasins. Ce cadre fac-
tice où elle passe ses journées contraste étrangement avec la misère de
sa demeure : elle souffre de ce qu'elle n'a pas. Aussi l'immoralité est
très générale dans ce milieu de jeunes ouvrières. Leur modique salaire
assure à peine leur nourriture ; d'autres ressources leur sont ofTertes et,
à Iheure de la sortie des ateliers chez les couturiers et les couturières à
la mode, il est instructif pour un moraliste de voir comment les
ouvrières sont attendues et escortées.
Les couturières. — La santé de ces jeunes filles est tellement com-
promise qu'une sœur de Saint-Vincent-de-Paul d'une des paroisses
riches de Paris nous disait : « Lorsque j'apprends le mariage de Tune
d'elles je suis à peu près certaine qu'elle ne vivra pas deux ans. »
Malades, elles n'ont qu'une ressource, c'est Thôpital; vieilles, Tobole de
la bienfaisance.
Polisseuses de bijoux. — La grande fatigue dans ce métier et pour
la vue, qui s'y use vite. Dans ce métier comme dans tous les autres, la
misère et l'hôpital pour avenir.
Bijouterie en faux. — Mùme absence de ressources dans le chômage,
la maladie et la vieillesse ; toujours l'abandon et la misère. C'est ter-
rible (disent les dames patronnesses des Cercles catholiques) de trouver
ce refrain comme conclusion à toutes nos enquêtes ; celia fait mal à
constater.
Fabrique d'enveloppes en papier. — la heures de travail journalier;
de 7 heures à 7 heures du soir, i heure de chemin pour venir à la fabri-
que, ce qui fait que l'ouvrière est hors de chez elle depuis 6 heures da
matin jusqu'à 8 heures du soir; elle fait i\ heures d'absence. Elle n'a
donc à elle et pour son ménage que 10 heures sur 24. Malade ou vieillie,
la société n'a que faire de cette femme; d'autres sollicitent son modique
salaire (i fr. 75 ou 'i francs aux pièces) et sont bientôt hors d'état de le
gagner, car la santé ne saurait résister à de tels abus. La roue delà
production tourne toujours, entassant ses victimes.
CONSÉQUENCES DU TBAVAIL FÉMININ 6a5
Fabriques de papier, — Existence précaire, travail instable et lon-
gues journées, depuis 6 heures du matin jusqu'à 8 heures du soir.
Salaire 20 centimes Theure. Quel temps reste-t-il à l'ouvrière pour
élever ses enfants, préparer leur repas, raccommoder et blanchir son
linge et le leur?
Filature à Clichy, — Travail : 6 heures du matin à 7 h. 1/2 du soir.
L'ouvrière est debout toute la journée. Le dimanche on travaille jusqu'à
midi, il est donc impossible de remplir ses devoirs de religion. Décidé-
ment, il n'y a plus, de notre temps, que les riches pouvant aller à
l'église, et ce sera bientôt un luxe de pouvoir remplir ses devoirs
stricts de chrétien. (Ici les dames patronnesses catholiques donnent une
explication très sensée de la disparition du sentiment religieux. Mieux
que les francs-maçons les lois, et la propagande anti-religieuse, le capi-
tal et le travail abolissent ou plutôt transportent le sentiment religieux.
Par exemple au lieu de Dieu, ce sera la Justice, la Vérité, la Patrie,
que Tesclave devra honorer).
Raffineries de sucre, — En été de six heures du matin jusqu'à 10 ou
1 1 heures du soir. Ce genre de travail se fait dans une atmosphère brû-
lante ; mais celui qui est l'objet de cette enquiHe consiste à remplir des
caissses de xo kilos avec des morceaux de sucre cassés à la mécanique.
Le salaire est de 5 centimes par cinq caisses — 100 kilos, 10 centimes.
L'ouvrière est debout toute la journée ; elle ne peut pas arriver à gagner
plus de 2 francs par jour, car pour cela il faut qu'elle remplisse 200
caisses. A quel excès de fatigue doit-elle arriver ! fatigue physique et
anéantissement moral. Peut-elle seulement songer à ses devoirs?
Quant aies remplir, quand? Comment? à quelle heure ? il y a peu de
chômages ; mais quand il y en a l'ouvrière devient ce qu'elle peut.
La manu facture de tabacs, — Les jeunes filles de 1 5 à l'i ans sont
admises à travailler à la manufacture ; mais c'est pour elles une école
d'immoralité. Le titre de cigarières, est, à peu d'exceptions près, un
brevet d'inconduite. Ce travail a aussi des inconvénients graves pour la
santé ; beaucoup de tempéraments ne peuvent s'y faire< et la nicotine
rend la maternité très difficile en causant un empoisonnement des en-
fants dans le sein de leurs mères ; aussi meurent-ils peu après leur
naissance.
Voilà quelques extraits d'une enquête qu'on ne peut pas suspecter de
mensonge ou d'aggravation. Le caractère « immoral » du travail mo-
derne y apparaît clairement. A qui la faute ? dira-t-on ; singulière ques-
tion ! L'employeur et le patron sont responsables aux yeux de l'ouvrier
et de l'ouvrière, cela va sans dire, car quel serait le recours de l'ex-
ploité sïl ne s'adressait ou ne s'attaquait à l'exploiteur ? Mais plaçons-
nous à un point de vue plus élevé, et remontons encore la chaîne des
causalités; nous verrons que le patron lui-même dépend de forces qu'il
n'a pas créées, en tant qu individu^ principalement la concurrence,
« Il n'y a pas deux mois que je causais aveo l'un d'entre eux, sincère-
ment ému de ne payer à une ouvrière que dix-huit centimes de façon
pour un pantalon de toile.
40
fyiG
LA REVUE BLA
« Mais que voulez-vous? disait-îL je ne puis pas faire autremei
jour où je payerais davantaj^. je n'aurais plus qu'à fermer bou
La conourronce m'étranglerait ». C'est le mot propre. La concui
étrangle Touvrière, et non seulement la concurrence entre pa
mais celle que se font les ouvrières entre elles. J'insiste là-de
comme il n'est pas de limites à la misère, on trouve toujours une
heureuse qui travaillera à plus bas prix qu'une moins malheu
qu'elle-môme, et Ton ne saurait, par conséquent, fixer un min
pour le salaire, avant d'avoir au prtîalable, imposé une borne au b<
Du reste, ce minimum, qui le fixerait? L'État? Alors, sans doute,
étrangleuse, la concurrence, serait étranglée à son tour, mais le
merce et le travail m(>me seraient pris dans le même lacet » (i ).
Ainsi la conran-ence ètmnglê ron\>rivrc ; mais, sans concurrem
de commerce et pas de travail. Le commerce et le travail exigent
que l'ouvrière soit étranglée.
Désorganisation de la famille. — Nous avons montré par des
irrécusables que la main-d'œuvre ff'minine se substitue de plus er
à la main-d'œuvre masculine. Le perfectionnement de Toutillage €
extension à la plupart des branches de la production ont perm
fabricant d'utiliser la femme et l'enfant dans une proportion beai
plus grande que par le passé. Ce phénomène s'accentue sous l'ei
"de la concurrence industrielle qui oblige le patron ou la société
nyme à réduire, par tous les moyens, se» frais de production.
exemple, la crise de l'industrie textile en France est causée par la
currence des produits américains dont l'outillage plus parfait doni
rendement supériiuir au notre. Lorsque la jeune fille française p(
faire ce que fait déjà la jeune fille américaine, c'est-à-dire con<
seule seize métiers, le producteur français pourra peut-^tre lui
armes égales. Sans doute cette jeune fille sera usée complèteme
quelques années, comme celle des Ktats-Unis ; sans doute le pers<
féminin sera de plus en plus préféré, et la femme continuera de dés
le foyer, mais le capital ne s'inquiète guère de ces choses. Ce
exige à présent, plus que jamais, c'est du travail de femme et du
vail d'enfant, de-la main-d'œuvre à bon marché. Voilà pourquoi la d<
ganisation de la famille ouvrière est un fait social normal du réj
capitaliste, et que ce fait évident, constaté, prouvé, se réalise de ph
plus.
« Le nombre croissant des manufactures n'est pas la seule caus
la destruction^de lajvie de famille ; // en est la principale.
Les manufactures contribuent de deux façons à produire ce t
résultat: en' employant [la plupart des femmes dans des ateliei
elles sont retenues loin de leur ménage et de leurs enfants penda
journée entière, et en rendant pour les autres le travail isolé ab:
ment improductif, ce qui les pousse à chercher des ressources
linconduile^wJJules Simon — \L ouvrière,] Mais le même auteur aj<
(1) lAt ouvrières de l'aiguiUt à Paria^ Charles Benoist,
CONSÉQUENCES DU TRAVAIL FÉMININ 62?
a 11 faut souhaiter que les femmes quittent les manufactures, mais il ne
faut pas rordonner ». Cette restriction mentale est assez caractéristi-
bue de Tesprit libéral et jésuite. A un autre point de vue, elle est un
bel aveu d'impuissance : il n'y a pas de remède (légal) contre la désor-
ganisation de la famille. 11 est vrai que Jules Simon et ses continua-
teurs préconisent un remède moral : le retour à la vie de famille !
Comme on le voit c'est très simple. Mais il serait difficile de pousser
plus loin l'incohérence des idées.
D'après un rapport officiel, publié aux Etats-Unis en 1895, sur 1.067
établissement recensés, on a relevé à cette époque 70.921 femmes céli-
bataires contre 7.775 femmes mariées, /.on veuves, 36 divorcées. Les
célibataires formaient ainsi 88,!>7 0/0 du total, les femmes mariées
7,47 0/0 seulement, les veuves '2,51 0/0 et les divorcées moins d'un o/ou
[Eleventh annual report of the commissioner oflabor, i8^5) (i).
Vagabondage et prostitution. — L'accession de la femme dans
riudustrie a été si peu un commencement de libération, que le vaga-
bondage et la prostitution féminines ont augmenté d'une façon évidente,
malgré l'accroissement constaté du travail féminin. En consultant les
Professions exercées par les femmes recueillies en 1891 par les
refuges m u n icipa u,v,
r Hospitalité de nuit et la Société Philanthropique :
, PKOFESSIONS
1
PIlOFEySLONS
It
PliOFESSIOXS
1 Artistes
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Ouvrières diverses
Sans profession
désignée
Totaux...
185
91
20
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6
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26
9
3.712
731
' Bijoutiers
> Blanchisseuses... .
! Bonnetières
. Brodeuses
Cuisinières
Domestiques
Enipl. de commerce
Femmes de chambre.
Femmes de ménage
Fleuristes
Gantières
Oardei* malades et
infirmières
Gouvernantes
Institutrices
Journalières
Lingcres
1 Bruuis^cuses et
vernisseuses ....
Cordières et mate-
lassières
Cartonnièrea
Chapelières
Chemisières
Chiffonnières
Confectionneuses . .
Corsetière."*
16.470
(1) Le recensement de 1895 n'est pas une exception en ce qui concerne l'influence de
l'industrialisation de la femme sur le mariage et le célibat. En effet, sur 1 7.427 ouvrière!
recensées en lSvS8, on constata que 15.387 étaient célibataires, 1.038 étaient venvea» 43 di*
voroées, 214 séparées, 745 seulement étaient maiiées.
ÇFourth annual report of the Commi$sioJier qf lahor, 1888, p. 825).
:i-l
628
LA REVUE BLA
registres des asiles de nuit et des divers foyers d'hospitalisatû
constate que presque toutes les professions d'ouvrières sont 1
sentées largement. Ci-joint un tableau des professions exercées p
femmes recueillies, en 1897, par les refuges municipaux, TU ospital
nuit et la société Pliilantropique.
L'Office du travail a donné aussi une statistique au point de v
l'âge des hospitalisés: elle comprend 88.100 individus, c'est-è
63 0/0 du nombre total des hospitalisés. Nous relevons en ce qui
cerne les femmes
De 17 à 2'> ans
De iS à /|0 ans 1 .
De î<) à 55 ans 1
De 55 à 60 ans
De 70 à 80 ans
Au-dessus de 80 ans
292
3 00
123
>97
G3
375
Ces chiffres ont une signification importante : on remarque, en
que le plus grand nombre des femmes hospitalisées sont aptes ai
vail au point de vue de l'âge. Si elles ne travaillent pas, ce n'est p<
cause d'infirmités ; nous savons aussi que ce n'est point par pares
par dégoût du travail 1 1). •
Dans le rapport publié par le Heichstag en 1887, on avoue qu
bas salaires poussent à la prostitution : « Quelquefois, les ouvrier
cette catégorie sont forcées par leur vie si dure de chercher un g{
pain auquel elles répugnaient d'abord. » Le rapport de Posen :
peut dire sans aucune restriction que le salaire minime et la vie st
taire favorisent la prostitution, et que réellement ces ouvrières ne
gent que des • pommes de terre, quand elles ne sont point des
tituées. »
Du reste, voici un témoignagne peu suspect sur la prostituti<
répond aux risibles llétrissures des moralistes qui accusent souve
i'iVe, là où il ne faut voir que des fatalités économiques et des infori
inconnues : ^( Nous ne croyons pas que la satisfaction des sens
besoin d'avoir des rapports sexuels avec les hommes doivent
classés parmi les causes sérieuses de la prostitution. Nous avons i
rogé des milliers de femmes sur ce sujet et il n'y en a qu'un très
nombre qui nous aient dit avoir été poussées à la prostitution pai
ardeur génésique quelles tenaient «î satisfaire. Beaucoup, dira-
n'ont pas voulu avouer ce motif ? Hien que les filles qui se lîvren
prostitution manquent souvent de sincérité, nous croyons que, s
point, elles ne cherchent pas à tromper. Lorsqu'elles ont des be
génésiques. elles ne s'en cachent pas ; elles mettent au contrai
(1) Voir le chapitn? sur le chômage dans mon livre Les Superstition» politique
Plunomcncs sociaux (Stock) •2*' édition.
CONSÉQUENCES DU TRAVAIL FÉMININ 62j^
certain amour-propre à le constater ; elles sembUnt trouver dans cette
affirmation un motif suffisant pour expliquer la vie quelles mènent. Si
l'infime minorité seulement avoue ce motif, c'est qu'il n'existe pas, pour
le plus grand nombre. Avant nous, Parent-Duchatelet avait émis une
opinion analogue, lorsqu'il dit : « Il y a des filles qui se livrent à la prosti-
tution par suite d'un dévergondage qu'on n& peut expliquer chez elles
que par l'action d'une maladie mentale qui diminue beaucoup la cul-
pabilité aux yeux de celui qui les observe et qui les étudie de près; mais,
en général, ces Messalines sont rares. » La Prostitution clandestine à
Paris, par le D"^ O. Commenge, médecin en chef du dispensaire de salu-
brité de la Préfecture de Police.
Dans l'ensemble des jeunes insoumises reconnues malades pendant
la période de 1878 à 1884 nous avons trouvé Cygi orphelines, dit le
docteur Commenge ; il y avait en outre, f^^)G jeunes filles qui avaient
perdu leur mère.
Voici deux exemples-types cités par M. Commenge :
Le 4 décembre 1878 la nommée M... Elvire, âgée de vingt et un ans,
née à Milan se présente à la préfecture de police pour être inscrite sur
les registres de la prostitution, afin d'entrer dans une maison de tolé-
rance. L'examen médical ayant démontré que cette jeune fille n'était pas
défiorée, elle fut signalée par une note spéciale à l'administration : on
insiste pour qu'elle ne donne pas suite à sa détermination, en lui faisant
comprendre toute la tristesse de la vie qu'elle veut embrasser. Les obser-
vations restent sans effet et M.., qui était majeure, paraissant bien déci-
dée à vivre de la prostituton, on ajourne l'inscription en décidant qu'elle
passerait devant la commission d'inscription. Ce répit fait réfléchir la
jeune fille qui, rentrant en elle-même modifie insensiblement ses dispo-
sitions et n'hésite plus à raconter son histoire. Elle avait perdu sa mère
depuis quelques années et vivait avec son père en Italie ; mais à la
mort de celui-ci, survenue récemment, elle a quitté Milan pour venir
travailler à Paris comme couturière. Elle est à Paris depuis vingt-deux
jourâ, sans avoir pu, malgré de nombreuses démarches, obtenir du tra-
vail; après avoir épuisé le peu d'argent qu'elle possédait, se trouvant
sans ressources et ne voulant pas mourir de faim, elle avait écouté des
conseils qui lui avaient été donnés et avait pris la résolution d'entrer
dans une maison publique pour vivre de la prostitution.
Lautre cas est cebii-ci de C... Emile, ûgée de seize ans et demi» née à
Paris qui est orpheline.
Elle a une sœur mariée à un ouvrier, chez laquelle elle a habité pen-
dant quelque temps et à qui elle remettait le peu qu'elle gagnait
comme apprentie chapelière, c'est-à-dire i fr. 5o par jour.
Le beau-frère trouvant que la présence de cette jeune fille chez lui
augmentait les charges du ménage, lui fit comprendre, qu'il ne pouvait
la garder plus longtemps et qu'elle devait chercher une place. Elle quitte
le domicile de sa sœur, fort triste, la bourse à peu près vide, ne sachant
où aller se loger, ignorant où elle trouverait les ressources nécessaires
pour se nourrir. Après quelques tentatives infructueuses pour avoir une
.(Mi
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(i3o
LA. REVUE BLA
place, L'ilt' Tait la iviicoiitro d'un monsieur qui lui offre 20 francs
consent à raccunipagner dans un hôtel. LolTre lui paraissant ter
après une léj^cre liésilalion, elle accepte la proposition tjui lui esl
et bien ipielle fût emore vierire.elle se livre à cet inconnu qui lui
des ressources pour plusieurs j(mrs. lille n'avait jamais vu de pi
M) IV.: aussi celle pièce d'or qu elle louchait pour la prenriièrefoislu
hhiit-elle constituer une petite fortune; elle s'empresse de louer u;
cabinet meublé dans un <i^arni de la rue Roj^r-Collard, et vit p<
quelque temps avec sa pièce d'or. Quelques jours après elle s'en
nouveau, à la rec.ierche d'une pièce de vingt francs; mais cette fo
éprouve une jj^rande déception, la générosité du client n'allant ps
dessus d'une |>ièce de '> francs. Sa troisième tentative à la rech
d'un louis d'or rst encore plus malheureuse que la Seconde, puis<
est arrêtée par les agents du service des mœurs au moment où ell
duisait un amateur dans un hôtel.
Dirij^ée sur le commissariat de police du (piartior, puis enimen«
Préfe(Uure de police, elle passe au dispensaire de salubrité le 8
Il est instructif de dimner un aperçu des professions qui ne Si
pas l'ouvrière du tralic de la chair :
Professions qui donnent le plus fort contingent à la prostitution
destine.
(i878-i887)
Polisseuses ....
Brocheuses ....
employées de commerce
Giletières
Doreuses
Rei)asseuses ....
Papetières
Piqueuses de bottine.
Journalières et sans pro-
fession
Conclusions. — Telle est la situation abrégée de la femme ou
dans la vi<^ nnHb'rne. Travaux pénibles et repoussants, long'ueur c
surée de la journée de travail (accompagnée de chômag'es inte
intoxication professionnelle, déformation corporelle, tuberculose
nique, insullisame d'îdimenlation, sweating-system, exploitatioi
toutes ses formes. Le sort de la femme est donc pire que cel
riiomme. C'est donc sa situation matérielle qui doit attirer surtou
tention du sociologue, du penseur, du législateur et du philosoph
Tout ce (pn* l'on peut dire à côté est superllu : « corruption »,
Couturières, lingèros .
i.iiG
Blanchisseuses . . .
(ii'i
Fleuristes
207
Mécaniciennes. . . .
218
Passement ières . . .
î)î)
Cartonnières ....
u:
Modistes
80
Plumassières ....
81
Bruiiis.senses ....
7«
Boutonnières ....
{1, L't Pnigtitution Ciandetthtr à Purif. |».ir 0. (.onuncnj^e.
CONSÉOUKNCES DU TRAVAIL FÉMININ (VU
moralité », « perfidie », « déchristianisation », etc., autant de mots vides
de sens, autant de sombres asiles de Ti^rnoranco ou de la mauvaise foi.
La moralité d'un être ne peut scientifiquement s'expliquer que par
l'examen attentif et approfondi des conditions matérielles de sa vie.
Va le reste est littérature.
Faut-il donc, en présence de l'anéantissement de toutes les forces et
de toutes les joies de la femme ouvrière, recourir à la charité?
Il existe en France, dispersés sur tous les points du territoire plus
de deux mille ouvroirs tenus j)ar des religieuses de différents ordres,
dont la moitié travaillent aussi de leurs mains; ces deux mille ouvroirs
ont près de 80.000 élèves, qui toutes travaillent, u et si l'on veut admet-
tre que nos religieuses qui sont au nombre de 100.000, travaillent de
leurs mains, si Ton tient compte aussi de la multitude d'asiles et de
pensionnats où le travail des doigts occupe plusieurs heures dans la
journée, et où les articles sont vendus, on pourra conclure, sans exagé-
ration, que la production industrielle qui bort de toutes ces institutions
représente le travail d'environ i5o.ooo personnes. > (i).
Ainsi, non seulement l'œuvre de la charité est impuissante, maiâ elle
est nuisible et malfaisante. La femme indigente, recueillie par les
bonnes âmes chrétiennes, concurrence la femme pauvre et fait baisser
son salaire déjà si dérisoire! u Presque tous les ouvroirs de province, dit
M. Monnier, s'adonnent à des travaux de confection assez simples, pour
le compte d'entrepreneurs. La chemiserie y occupe la place princi-
pale. » (-1)
Jules Simon lui-même, quoique préoccupé d'atténuer l'importance de
ces faits, écrivait :
« Tout en étant loyale (cette concurrence) elle est écrasante. Si nous
prenons pour exemple la fabrication des chemises en gros, à l'heure
qu'il est, sur cent douzaines de chemises (jui entrent dans le commerce
parisien, les couvents en ont cousu quatre-vingt douzaines. » (3j
On sait que le mouvement s'est accentué. Aujourd'hui des centaines
de couvents travaillent au rabais pour le Louvre^ le Bon-AMarché^ etc.,
avilissent de plus en plus les salaires féminins, accroissant ainsi la
prostitution. La moralité engendre V immoralité. PluMiomène bien
caractéristique de ce temps si fertile en contradictions ! Dieu lui-même
exploite les pauvres.
En résumé, il ne faut pas considérer l'état d'ouvrières (pas plus du
reste que celui d'ouvriers) comme un progrès.
La femme industrialisée est un accident fatal du régime capitaliste :
il résulte de deux grandes causes principales : le bas prix de la main-
d'œuvre féminine et la transformation mécanique du travail moderne.
La femme comme l'homme et plus que l'homme est encore dominée par
des forces qui rendent illusoire la liberté.
Henri Dagan
(1) Leroy-Beaulieii . — Travail det/emmety p. 877.
(2) Monnier. — OrganiuUion du trapail manuel det jeunet fillet
(B) Jules Simon. — L'Uuorièrej p. 172.
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I
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
« Vivo la liberté ! »
« Vive la liberté ! » crie-t-on à nos oreilles. — Liberté de quoi
Eh! liberté de ne pas obéir à la loi. Lorsque le parti clérical ; clér
nationaliste, devons-nous dire, puisque décidément cela ne fait qu
s'est aperçu à quelques actes qu'un texte promulgué depuis ui
n'était pas lettre morte par cela seul qu'il pouvait gêner les congr
tions, quand il a constaté qu'un ministère « sectaire » allait oser
une, deux, plusieurs applications de la loi et qu'une majorité élue
ce programme allait l'approuver, c'a été dabord chez lui la stupeur
produit une assommade imprévue ; l'invraisemblable se réalisait :
loi en vigueur produisait ses clTets. Mais bientcH retrouvant I
esi)rits, nos vrais Français... de Rome ont vite saisi la bonne tactic
prendre l'arme de l'adversaire, accaparer pour le maintien du privi
la règle mémo de liberté, abuser les Ames simples et troubler les g
reuses en dénonçant violence où il y a fermeté, arbitraire où il
observation d'une loi, persécution où il y a suppression d'un abus
voilà comment des commissariats où les a conduits leur insubordina
aux sergents de ville, M. François Coppée et M. Gaston M
M. Arelideacon et M. Pugliesi-Conti sont sortis martyrs de la liberl
du droit.
Les timides amis de ce néo-libéralisme, les opportunistes repenl
qui M. Mj'line a fait oublier qu'ils ont été à leur heure des « sectaire
et (\\w l'expulsion des jésuites leur a été en un temps un titre de glo
se déiVndent, eux, de protester contre une loi dûment établie : ils ci
quent seulement « la manière » dont le ministère actuel l'applique
une entière bonne foi (m une pleine intelligence ne semblent pas pr
der à leurs raisonnements. — On tin* grand parti du cas un peu a
pliqué des 12') établissements d'abord visés par M. Combes:
variations de M. VValdeck-Rousseau, l'article l'i et la loi de 188G, Vi
du Conseil d'Ktat et la légende accréditée des deux voix de majo
cpii l'ont fondé, sont employés à plaisir à obscurcir une espèce au f
très clain» : rst-il ou non tolérable que toute la loi soit escamotée pai
artiiice dune simplicité idéale? Toute la question est là. Mais
demandez pas à nos honnêtes libéraux de la dégager ainsi. Ne 1
demandez pas à (pioi s'appliquait au juste le vote du Conseil dT^lt
deux voix de majorit»'* dont on fait si grand bruit; ne leur deman
pas s'il pourrait s'affirmer dans un tribunal administratif une docti
aussi contraire que la leur aux droits de TKtat. On tient à ne
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES ^'^3
ûclaircir. On proclame bien haut qu'au lieu d'employer la voie admi-
nistrative et recourir à la mesure de haute police, le gouvernement
aurait dû préférer la voir judiciaire et soumettre lui-même le cas
contesté aux tribunaux ordinaires. Très bien, mais ià-dessus, n'ayez
pas rindiscrétion de leur demander si justement, la loi du i*^ juillet
1901 n'ayant prévu aucune sanction pour le cas précis en question, la
voir judiciaire qu'ils réclament n'est pas absolument impossible.
N'insistez pas surtout pour savoir si le cas des a.5oo établissements
visés en second lieu par la fameuse circulaire de M. Combes n'est pas
tout à fait distinct du cas des 125 établissements dont il a été d'abord
discuté ; pour savoir si certain amendement Pcschaud, qui tendait à
accorder par la loi même une autorisation globale aux établissements
dont il s'agit cette fois, n'a pas été retiré par son auteur sur l'observa-
tion de M. Waldeck-Rousscau qu'une pareille mesure était inadmissible.
Demandez donc comment il se peut faire que des étiiblissements qui
n'étaient pas autorisés n'avaient pas à solliciter l'autorisation s'ils vou-
laient subsister. Ici encore, et ici surtout (car c'est le « gros morceau »),
on oubliera d'éclaircir le cas, on brouillera ce cas trop clîiir avec l'autre
qui est maintenu obscur, on mélangera l'avis du Conseil d'Ktal, les deux
voix de majorité, la loi de 1886, la voie judiciaire, et toutes autres
choses qui n'ont que faire en la matière. — Et l'on démontrera ainsi
victorieusement de quel côté est la bonne foi et l'innocence des
intentions.
Cependant le mot de liberté est si grave, le souci de ne pas recourir
à l'arbitraire même contre ceux qui en useraient contre nous doit être
si vif que nous ne pouvons trop examiner nos positions. Peut-être le
parti gouvernemental, en ce moment, pèche-t-il en ne se préoccupant
pas assez de discuter avec précision les arguments spéciaux dont usent
les adversaires. Avoir le droit n'est pas seul important ; en avoir l'appa-
rence est encore nécessaire. N'est-il pas frappant que la confusion soit
assez grande pour que ce « comité catholique pourla défense du droit» ,
à la bonne foi courageuse duquel tous les dreyfusards ont applaudi
naguère, croie ici, au même titre, pouvoir invoquer les mêmes principes
de 1789 violés? Quel est donc le principe de 1789 qui proclame libre la
formation ou l'exislrnce des congrégations ? ou celui (jui dénie à l'Klat
le droil de soumettre la faculté d'enseigner à certaines règles? ou celui
qui dispense un citoyen de se soumettre h une loi librement établie ? La
foi religieuse troublerail-elle la netteté de l'esprit ? Ou dans quelle
équivoque restons-nous ?
Un optimisme imprévoyant se contentera peut-être de constater
qu'en somme l'exécution des décrets n'a pas rencontré de résistance
sérieuse, que ruj)plicalion de ces mesures a pris au dépourvu le parti
clérical conseillé de travers par des chefs mal avisés, enfin que maté-
riellement l'observation de la loi est obtenue : l'acceptation par les
esprits viendra quand elle pourra, si elle vient jamais ; et d ailleurs
comment convaincre des Hretons fanatisés ? — Mais ce ne sont pas les
irréductibles : peu nombreux somme toute; qu'il s'agit de ramener: on
(\V,
LA REVLE BLAN
n'y réussirait qu'en sarriiianl toute la loi. Ce sont les niouions, la m
(le ceux ((ui suivent les plus forts du jour, par entralnemeut plus
par raison, dont il importe d atteintre 1 opinion : il ne faut pas lai
derrière soi de malentendus en matière aussi grave, en face d'ad
saires toujours renaissant de leurs défaites. 11 ne suffit pas que le ^
soit bon ; il faut qu'il soit compris ; il faut qu'il soit francliei
approuvé.
Fn. Davbillans
LA F IX DE LA MA F f LA
La cour d'assises de BoIoy:ne, en condamnant à trente ans de n
sion le député Pallizzolo, vient d'accomplir un acte qui marquera. I
la première fois la jiistice italienne a eu assez de courajfc pour fra
une des associations secrètes qui depuis tant d'années exploitent et
rorisent le midi de la Péninsule.
Sous tous les régim«»s (jui se sont succédé depuis le début du si
la Maffia a été souveraine maîtresse de Naples à Palerme, mais pari
lièrement en Sicile. Il n'est peut-être j)as d'autre exemple d'une cal
dune coterie qui ait su si lon<^temps sauvegarder sa puissance
mieux, son impunité. Voulait-on être député, syndic, conseiller mui
pal? Il fallait y adhérer. Hriguait-on un poste quelconque depuis <
de préfet jusqu'à celui de cantonnier? Elle seule en disposait. Elle |
vait encore soustraire ses aftidés à la prison ou à la faillite, leur proc
des concours ofliciels, (ui les subventions des banques, leur assurer
remises d'impôts ou des décorations multipliées. Par contre, si
avait le malheur de lui déplaire, si Ton passait pour un de ses ad
saires, on risquait fort. KUe s'attacjuait à la fortune, à la réputal
lorsqu'elle ne touchait point à la vie. Depuis cinquante ans le non
des crimes qu'elle a couverts ou ordonnés et qu'on n'a pas osé déf
aux assises est effroyable. Bref elle constituait un gouvernement su
posé au gouvernement légal, mais qui l'emportait de beaucoup sur
et en stabilité et en prestige.
(le (jui peut paraître étrange, c'est que les pouvoirs publics de TIl
uniliée aient toléré pareil défi aux lois et pareil outrage à leurs pro]
prérogatives. Que la Mailla, comme la C'.amorra Napolitaine, ait véc
prospéré sous les Bourbons, alors que tout croulait, rien de plus n
rel. Les syndicats de malhonnêtes gens triomphent aisément dans
époques de troubles et de décadence, comme l'attestent les exemple
la Rome Impériale et de l'Kspagne contemporaine. Mais une foi
nationalité italienne constituée par une sorte d'(*[Tort général, les a
ciations secrètes eussent diï disparaître ou périr.
La mansuétude que certains cabinets leur ont montrée est un cur
indice de l'état d'esprit (jui n'a cessé de régner dans la Péninsule
dépit de tous les cliangements survenus. 11 n'est pas de pays <
passé ait jeté des racines si puissantes, où, sous les changements
surface, la structure interne surgisse plus invariable. VA puis le ré
NOTES POLITIQUES ET SOdALES 6^5
nalisme continue et continuera encore à régner, à exercer ses méfaits,
son influence déprimante chez nos voisins. Lorsqu'un gouvernement se
constituait, il était nécessaire d\v faire entrer à coté des hommes du
Nord un nombre llxe d'originaires du Midi ; ceux-ci dépendant géné-
ralement de laCamorra ou de la Maffia, ils prenaient soin de ne pas sévir
ou d'arrêter l'action de leurs collègues piémontais ou toscans. Enfin, il
s'est trouvé des présidents du Conseil, M. Crispi, entre au 1res, pour
servir les Maffiosi en s'en servant et pour les convertir, j)ar l'atlribution
aveugle des faveurs, en auxiliaires salariés du pouvoir.
Si le député Pallizzolo a été condamné, si la Camorra de Naples a élé
chassée de la municipalité, il y a six mois, à la suite d'une enquête
retentissante du sénateur Saredo, c'est que les mœurs publiques de la
Péninsule ont accompli un trcs notable progrès. Le cabinet actuel n'est
pas exclusivement composé de secrétaires d'État intègres, au passé pur
de toute compromission, niais il ne vit que de Tappui de Textrême-
gauclie : républicains et socialistes ne le soutiennent qu'à la condition
qu'il maintiendra la liberté et qu'il rompra avec certains errements.
L'honneur d'avoir entamé et mené les poursuites contre les Maffiosi et
contre leur principal chef, inculpé de deux crimes abominables, ne
revient ni à M. Zanardelli, ni à M. Giolitli : il appartient à la démocra-
tie d'au delà des Alpes. Klle a compris qu'il convenait avant tout d'as-
sainir moralement le pays en éliminant les puissances délétères qui
avaient réussi par des années de complaisances, à s'y enraciner. Et
voilà pourquoi Pallizzolo a été interné.
Son procès à lui seul est un véritable roman. Il a duré des mois; à
aucune époque on ne vit accusé multiplier à ce point les faux-fuyants,
les rélicences, les artifices de procédure. J^orsqu'il était trop
pressé par des dépositions gênantes, il menaçait les témoins et
ceux-ci devant lesquels il évoquait son formidable passé, demeuraient
intimidés. D'aucuns avaient prétendu que l'omnipotent député sortirait
indemne des assises et qu'on lui ferait un triomphe. Ceux-là se sont
trompés, bien qu'ils connussent parfois à fond le tempérament italien.
L'Italie affranchie des sociétés secrètes, l'Italie maîtresse d'elle-même,
l'Italie sans Maffia ni Camorra n'a plus rien de commun avec l'Italie de
Crispi et de llumbert. Elle ne se reconnaîtra point ; elle sera hésitante
comme une nation qui rompt avec une traditi(m séculaire. Mais après
tout, elle vient d'accomplir dans l'ombre, sans bruit, une tâche glorieuse
qui le dispule en valeur à celle de sa reconstitution nationale. L'asser-
tion semblera peut-être excessive ; elle n'est cependant que l'expression
d'une vérité.
Paul Louis
GESTES
Les Pauvres des Gares. — Sans que toutes les gares affectent,
comme celle de Bruges, la forme d'une église, il semble qut* le princi-
pal usage de ces monuments soit l'exercice de la charité : en un mol,
dans toutes sont disposés des troncs pour les pauvres. Avec une mode-
6Vi
LA REVUE BLANC
ration loualjle dans une mendicité organisée et, si nous osons d
éhonlée, des inscriptions surmontant les réceptacles protestent i
toute aumône supérieure à dix centimes sera refusée : un palriotis
incorrupliblo, joint à la plus exquise délicatesse envers la bourse
l'étranger, affirme en outn* qu'on Ji'acceptera point le billon d'au i]
des frontières. Il est vrai que c'est un [irétextc à une cupidité oui
cuidanlo — telle qu'elle subsiste chez certains gueux, môlée de l
soit pou du délire des grandeurs à mépriser toutes sommes moind
que le décime.
Les troncs établis dans les églises promettent d'ordinaire eertaii
grâces aux donateurs : parfois ces grî\ees sont garanties au prorata
Toffrande; le plus souvent elles consistent eu certaines jouissances u
formes, dites i>aradisia(jues, à valoir après la mort du créditeur.
Les troncs érigés dans les gares — encore que des appareils spéci£
y puissent rapprocher le terme des joies posthumes — s'en^^agen
fournir des délices plus immédiates aux personnes généreuses : divi
ses dijuceurs, sous les espèces de sucreries ou de chocolat. L'appât
ces friandises jiroduit un sûr résultat : faire aflluer l'aumône. Mais
casuistiijue de la Compagnie — non point celle de Jésus et d'Igna-
mais celle, moins doucereuse et plus violemment agressive, colle con
qui rinlérèt public réclame un Pascal, celle en un mot dont les vo
impéiuHrables, sont de fer — la casuistique de la Compagnie syllog
queraumôiie ainsi faite dans l'intention première de s'assurer des pb
sirs de bouche, n'est point agréable au Seigneur de la Gare. Kn ce
séifuenee, elle a sévèrement proscrit de l'intérieur des appareils à d
tribuer les griues, toutes douceurs terrestres et coniites, et par
avis, peu visiblr, averti les concupiscences inassouvies qu'elles peuv(
adresser leurs [>rières, r»''clamations et oraisons au Seigneur de la Ga
Mais peu d'Ames ont cette hardiesse.
Que si quelques subversifs tenter de se révolter, un ordre retentit,
qu'en répercutera la vallée du jugmient dernier: « En voiture ! >? Aus
tôt des employais efunparables aux agents des brigades centrales, ou
(juelques d» inoris, [jourchassent les pécheurs, préalablement parqi
dans un étroit espace, et les loroMit à se réfugier dans des eellu
closes einiobiles, oi'i ils Ks iMHiclrnt. Lesdites cellules sont emporta
in<*ontiiu;nt vers des destinât itnis iiii-iuinues au milieu de feu et
funu^M'.
Après (pu)i, les <i(''eimes du ilislriliuleiir automatique sont distribi
aulomaliqiieuieiit enin* les mains des employ^'S nécessiteux.
Appendice à rAppcitdirc. -- ïji Fronde nous demande, au sujet
nos propos sur l'apprudiee (riidouard \'ll et étant donné d'après i
conelusioiis qu'un r(»i sans appendice nest plus un roi — si on ne
pas h' lui remet lu*. Nous pronosliijuerons avec certitude que non, p<
une rais(Mi : les m«Mh'ciiis, coiunn^ ou sait, acquièrent de par l
dijilômi' un droit de fiiuille dans le corps humain assez semblabl
celui des cliill'omiicrs ou di's raniasseurs do bois mort : ils pt»uv
extiii»or \inntih\ Mais il y a une p^tilcdillérencc importante : ils jug
gestp:s ^»37
eux-meme de Tinutile... Voici donc la définition exacte de Tappendi-
citc : c'est une maladie qui se déclare quand des médecins ont réséqué
avec rapacité et emporté Tappendicc vermiculaire du CiPcum d'une per-
sonne et n'ont aucun désir de le lui restituer. Or un appendice royal est
une pièce anatomique curieuse à conserver.
Alfred Jarrv
LES LIVRES
Jean-Louis Talon : La Marquesita, roman de mœurs espagnoles
(in-i8 de p. SiOà 3 fr. "io. Editions de Im rétine blanc/te). — On dis-
cutera pour savoir si TEspagne de M. Talon est vraie ou fausse. Ques-
tion parfaitement oiseuse : Il y a une Espagne flamenco ; il y a un peu
de flamenco au cœur de tout bon Espagnol ; et c'est cela seulement que
M. Talon a voulu peindre, parce que cela seul répondait aux exigences
de son talent. A cette heure s'élabore un néo- réalisme français que
j'aurai l'occasion de déGnir. M. Rebell en représente un aspect. Ennemi
déclaré des Concourt et de Flaubert, il veut un roman qui soit tout
passion et tout aation, action infatiguable et passion effrénée, un roman
où Tinslinct soit maître, où le désir se joue des conventions sociales, où
la volupté se fouette, et saffole, et s'exalte jusqu'à la mort. C'est aussi
la tendance de M. Delacour: et c'est celle de M. Talon. Les person-
nages de la Marquesita ont dans les veines le même sang de luxure et
de crime que ceux de la Nichina. On aimera comme de beaux monstres
ce Bocanegra, perfide par amour, cette petite marquise émancipée, et
surtout cette Peinadora qui va mourant d'une vengeance déçue.
Francisco dk Qukvedo : Don Pablo de Segovie (El Gran Ta-
cano), roman traduit par J.-II. Rosny (in-i8 de p. 3oo à 3 fr. 5o.
Editions de La résine blanche] . — Comment ose-t-on déplorer l'invasion
des lettres étrangères ? Sans bien connaître encore l'Allemagne et l'An-
gleterre, nous avons oublié l'Espagne et l'Italie ; et, tandis que les
Français du xviii* siècle pouvaient lire \ Historia y s^ida delgran Tacano
o dcl Bitscon^ en trois adaptations difTérenles (la dernière, par Rétif de
la Bretonne), voici seulement que les frères Rosny nous en donnent
une traduction moderne, sans adoucissements, sans timidités, précise
et truculente à souhait. Ce Quevedo, que l'admiration des Espagnols
place à côté de Cervantes, combien de nous ne le connaissaient que par
le portrait de Murillo qui se trouve au Louvre ; tôte au nez fortement
busqué, regards perçants sous d'énormes lunettes, l'air d'un hibou en
belle humeur! Même à présent, nous ne le connaîtrons qu'à demi. Nous
ne possédons point ses Songes humoristiques, ses pièces de théâtre, ses
poèmes, ses satires; et rien n'a passé dans son roman de cette fougue
téméraire, de ces indignations passionnées que nous révèle sa biogra-
phie. Tout jeune, on sait qu'il fut banni pour avoir tué en duel un cava-
lier qui maltraitait une inconnue dans une église. A soixante ans,
entouré d'ennemis, guetté par cet ignoble inquisiteur Aliaga, qui fut
/
G'iS
LA REVUE BLAN
aussi le plagiaire et l'insulteur de Cervantes, il écrit un pamphlet co
le comte duc Olivarès. Une femme de la cour tient son secret, et pa
prétend l'asservir : « Allez, réplique-t-il, parlez tant qu'il vous pla
Vous me demandez licence, je vous la donne pleine et entière. A
gagneriez plus à être moins p , seiioro mia. » Jeté en prison, (
vil d'aumônes, où nul chirurgien ne vient panser ses plaies, il est r
heureux comme Cervantes, aussi fier, et moins résigné.
Pablo de Segovie n'est pas le prototype du roman picaresque. T
(juarts de siècle auparavant. Lazarillo de Tormes retraçait déj
tableau de IKspagne pouilleuse, et l'ironique philosophie des gm
De cette souche devaient naître les Guzman de Alfarache, les Alo
les Maroos, les Gil Blas. A ces longs récits on peut préférer la nou\
où Cervantes met en scène les deux jeunes voleurs Rinconete et Co
dillo. Quevedo ne traite donc point un sujet neuf; il s'invente peu d'
sodés : les parents de Pablo semblent copiés sur ceux de Lazarilh
ses aventures, tours pendables ou farces scatologiques, sont sans d(
prises au répertoire courant des coupeurs de bourse et de muleti
Quevedo se soucie peu d'observation morale : Son Pablo nVnoncc
ingénument, comme faisait Lazarillo, les proverbes et les maxin
cyniques, ou tient toute la sagesse des vagabonds ; il n'égratigrne p
de sa malice, à la façon de Gil Blas, les sots vaniteux qu'il expie
j)aysans, bourgeois, gens de robe, gens d'église et gens de Cour. I
peint que ses pareils, chevaliers d'industrie, bélîtres et truands. îl
né parmi eux. ne fréquente qu'eux, et les imite sans autre raison qu
proverbe : « lùaz como ancres. Fais comme tu verras. » Où donc es
mérite singulier de Pablo de Sego^ne ? Il est dans a langue, dont \
cellente traduction laisse voir la richesse et la vigueur. Il est suri
dans le relief outrancier de la description, — je dis le relief, et no:
couleur; car elle n'est pas colorée. C'est un dessin en blanc et noir,
les noirs dominent ; une eau forte fouillée et cruelle, mi-Callot et
Goya. Quevedo insiste sur chaque thème grotesque, le creuse, le r
plausible à force d"absu»'dité. A la fin, il nous semble naturel que
gens glissent leurs engelures sous la porte du ladre Cabra « pour
le mal meure de faim » ou qu'un gentilhomme s'habille de deux m
choirs et d'un col. Entre cette Espagne, caricaturale et violente, et V
pagne de Lesage, il y a autant de distance qu'entre les Arabes de C
land et ceux du docteur Mardrus.
'f
Michel Arnacld
Le Gérant'. P. Deschamps.
Pari». — Imprimerie C. LAMY, 121, bd. de La Chapelle. 15235
MAI, JUIN, JUILLET, AOUT lUOi.
Table
du tome XXVIII
A . : Les livres 238
Ouillaume Apollinaire : Le Pcrgamon à Berlin 146
— Le Passant de Prague 201
A. N. Apoukhtine : Le Journal de Pavlik Dolsky 39, 121
Michel Arnauld : Les Livres. 75, 155, 226, 39'i, 469, 553, r,37
— La dernière Etape de M, Bourget 288
Julien Benda : A propos de l'Affaire Krosigk 139
— A propos de Pelléas et Mélisande 391
Dr Ch. Binet-Sanglé : Les Cures miraculeuses de Jésus 241, 360
O. BOS : L * Exposition de la Sécession à Berlin 462
Richard Cantinelli : Le Culte de la veine 56
Fernand Caussy : Les nouvelles salles de Versailles 312
Romain CoolUS : Points de vue 533
Edmond Cousturier : Expositions d'œuvrcs de Paul Signac 213
— Les Livres 475
Henri Dagan : Conséquences du travail féminin 602
Fr. Daveillans : Notes politiques et sociales 133, 210, 456, 632
Lucie Delarue-Mardrus : Les Livres 398
— Essai sur V Immoraliste 413
Robert Dreyfus : Autour d'une vie 329
Q. DuboiS-DesauUe : l'Entreprise de la démolition de la Bastille,, 401
— Madeleine Roch 552
— Les Congrégations et la Révolution 5r>l
Isabelle Eberhardt : Heures de Tunis 382
Félicien Fagus : Gazette d'art :
Berthe Morizot 146
Bonnard, Denis, Maillol, Roussel, Vallotton,
ruillard 215
Exposition Toulouse-Lautrec 217
Arbres nains du Japon 462
Maillol 550
— Les Livres 79, 318, 399, 477, 557
Pascal Forthuny : Exposition des Beaux- Arts de Carlsruhe 218
Paul-LiOUis Garnier : Les Livres 473, 557
Henri Ghéon : Le Consolateur, roman 481, 578
Ch . Henry Hirsch : Trois poèmes 599
Alfred Jarry : Gestes :
Le Prolongement du chemin de fer de Ceinture 70
Les Mœurs des noyés 147
La vérité sur Vafjaire Humbert-Crawford 219
Communication d'un militaire 220