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Full text of "La Revue blanche"

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ARTES      SCIE.NTIA      VEftlITAS 


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La  revue  blanche 


La 
revue  blanche 


Tome  XXVIII 

MAI,    JUIN,    JUILLET,    AOUT    19O2 


PARIS 
ÉDITIONS   DE    LA    REVUE    BLANCHE 

a3,   BOULEVARD   DES    ITALIENS,    23 
1902 


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Le  Père  Perdrix 


PREMIÈRE  PARTIE 

CHAPITRE  PREMIER 

Et  le  médecin  disait  : 

—  Dame  !  mon  pauvre  père  Perdrix,  il  vaut  mieux  que  je 
ATous  le  dise.  Voilà  un  mois  que  vous  portez  vos  lunettes 
noires  et  ça  ne  vous  arien  fait.  Que  voulez-vous?  Raison- 
nez-vous. Il  n'y  a  qu'un  moyen,  c'est  de  cesser  complète- 
ment le  travail,  sans  quoi  le  feu  de  la  forge  et  toutes  ces 
choses-là  vous  rendraient  tout  à  fait  aveugle.  Des  fois,  le 
repos  peut  vous  guérir  sans  drogue  et  sans  opération.  Mais 
continuez  à  porter  vos  lunettes. 

C'est  ainsi  que  Monsieur  Edmond  parla  et  il  n'y  avait  pas 
moj^en  de  le  contredire,  parce  que  les  bourgeois  sont  si 
capricieux  !  Il  eût  crié,  comme  une  fois  chez  un  homme 
de  la  campagne  :  Eh  !  nom  de  Dieu,  si  vous  ne  prenez  pas 
mes  remèdes,  vous  crèverez  !  Le  père  Perdrix  répondit  : 

—  Dame  !  Monsieur,  ça  sera  comme  vous  voudrez. 

Et  dès  qu'ils  furent  seuls,  la  mère  Perdrix  commençait: 

—  Qui  que  ça  veut  dire,  qui  que  ça  veut  dire  ?  Faut  donc 
-plus  que  tu  travailles  !  Eh!  là,  mon  Dieu,  qui  que  tu  vas 
faire  ? 

Mais  le  Vieux,  qui  n'était  pas  patient,  cria  : 

—  Enfin,  fous-moi  donc  la  paix  ! 

Elle  s'assit  sur  le  petit  banc.  C'était  une  femme  coura- 
geuse, qui  ne  pouvait  pas  rester  en  place,  et  elle  était  là,  les 
deux  poings  au  menton,  donnant  des  coups  de  tête,  le  regar- 
dant, attendant,  et  se remuantquand  même.  Lui,  sur  sa  chaise, 
lesjambes  écartées,  les  mains  pendantes,  contemplait  le  sol, 
et  son  chapeau  aux  bords  abaissés  lui  servait  d'abat-jour. 

D'ailleurs  il  vaut  mieux  ne  rien  dire.  Il  s'amusait  avec  le 
coin  de  son  sabota  gratter  les  carreaux  qui,  même  dans  les 
maisons  bien  balayées,  gardent  une  pellicule   de  boue,  et 


6  LA   REVUE   BLANCHE 

il  la  râelàit,  il  s'occupait  à  la  racler.  Et  puis,  nom  de  nom 
de  Dieu,  n'avoir  jamais  été  malade,  et  il  avait  bien  fallu  que 
ça  le  prît  par  les  yeux  !  Après  quoi  il  considérait  le  hois 
de  son  sabot.  Ensuite  ceci  le  piqua  et  lui  fit  pleurer  les 
yeux  comme  toujours  lorsqu'il  examinait  un  objet. 

Un  soir,  il  avait  dit  :  Je  ne  sais  pas  ce  que  j'ai,  les  yeux 
me  brûlent.  La  Vieille  répondit  :  C'est  sans  doute  qiî'en 
battant  le  fer  il  t'y  sera  sauté  une  étincelle.  Quand  même, 
il  était  bien  étonnant  que  les  deux  yeux  fussent  pris  à  la  fois  ! 
Et  tous  les  jours,  tous  les  jours  le  mal  continuait,  si  bien 
qu'à  la  fin  il  se  décida  :  Il  n'y  a  plus  qu'une  chose,  c'est  de 
voir  le  médecin.  Le  médecin  donna  des  gouttes  et,  le  matin 
et  le  60ir,  il  fallait  en  compter  trois  dans  chaque  œil.  Bah  ! 
Ç9.  n'eut  pas  beaucoup  d'effet.  On  en  blagua.  Son  neveu, 
Pierre  Bousset,  le  charron^  disait  :  <  Écoutez  donc,  mon 
oncle,  vous  n'avez  pas  fait  comme,  dans  le  temps,  le  père 
Tolny  ?  La  médecin  lui  écrivit  une  ordonnance  et  dit  à  sa 
femme  :  Vous  lui  ferez  prendre  cette  ordonnance.  Et  plus 
tacxl,  lorsqu'il  revint  auprès  du  malade,  il  demanda  :  Eh 
Wen!  est-ce  que  ça  va  mieux?  La  femme  répondit  :  Ma  foi, 
Monsieur,  ça  ne  s'y  connaît  guère.  Et  puis  qu'est-ce  que 
vous  vouiez,  un  si  petit  bout  de  papier,  dans  le  corps  d'un 
pareil  homme  I  » 

Oui,  oui,  blaguez  !  Monsieur  Edmond  revint  et  dit  :  Con- 
tinuez vos  remèdes.  Mais  je  vais  vou5  mettre  en  observa- 
tion. Il  faut  absolument  que  vous  restiez  huit  jours  sans 
travailler,  pour  ne  pas  vous  fatiguer  la  vue.  Et  le  Vieux 
demandait  au  petit  Jean  Bousset,  le  fils  de  Pierre,  qui  était 
bachelier  :  Dis  donc,  mon  Jean,  qu'est-ce  que  ça  veut  dire  : 
mettre  en  observation? 

La  troisième  fois,  Monsieur  Edmond  lui  ordonna  de  por- 
ter des  verres  fumés  et  de  se  reposer  encore.  Et  la  quatrième 
fois,  qui  était  aujourd'hui,  il  trouva  que  la  maladie  était 
déclarée  et  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire.        ^ 

Ainsi  le  mal  tombe  sur  Touvricr,  alors  qu'il  travaille.  Les 
bourgeois  ne  sont  pas  assez  malades,  eux  qui  auraient  bien 
le  temps  de  sa  soigner.  Le  père  Perdrix  portait  son  vieux 
eerveau  dans  sa  tête,  tout  en  boule,  et  son  crâne  résonnant 
où  des  idées  bourdonnaient.  C'était  le  mal  qui  vibrait  à 
l'entour^  comme  une  grosse  mouche,  puis  se  collait  à  son 


JM  1>ÈIIE   P£R»lilK  7 

front.  C'était  le  mal,  avec  sa  massue,  qui  lui  faisait  baisser 
la  tête,  avec  ses  ridicules  fantaisies,  qui  lui  firisait  gratter  le 
sol  d'un  geste  machinal.  Il  était  assommé  comnae  une  vieiite 
bête,  car  nous  sommes  de  vieilles  betes  :  Travaille,  travailîke, 
galérien,  et  claque  au  bout  !  il  ne  sentait  rien  qu'une  idée, 
qui,  restent  dans  les  profondeurs  de  ses  moelles,  ne  se  for- 
mniait  pas  encore,  mais  se  fixait  matériellement,  comme  une 
chose,  et  semblait  une  idée  de  plomb.  Elle  ne  circulait  pas 
comme  nos  idées  circulent,  quand  Ton  cause,  mais  à  tous 
les  codas  s'attachait  :  aux  articulations,  dans  les  m^embres, 
dans  les  sabots  qui  râclai-entla  boue  des  carreaux  et  dansîa 
tête  où,  sensiblement,  elle  tuait  les  autres  et  demenrart 
comme  xine  idée  d'airain,  comme  un  grondement,  comnne 
une  mer  immense -et  monotone. 

—  J-e  ne  suis  mêm«  pas  bon  à  garder  les  cochons. 


11  n'y  a  que  le  travail  pour  nous.  Pendant  cinquante  ans 
il  avait  levé  le  marteau  sur  Tenclume,  comme  on  l-e  doit, 
car  notre  vie  se  compose  d'une  enclume  et  d'un  marteau. 
Et  son  corps  en  gardait  Télan,  et  toute  une  force  était  prête 
encore,  qu'il  sentait  dans  son  dos  amassée,  pour  bondir  et 
marteler.  Nous  voulons  gagner  notre  pain  avec  le  fer  d-e  lu 
forge  et  puisque  le  pain  c'est  la  vie,  nous  voulons  donner 
tonte  notre  vie  pour  avoir  du  pain.  Ah!  il  ne  raclait  plus  le 
so!  avec  son  sabot  !  Sur  sa  chaise  assis,  les  deux  poings  dans 
les -dents,  à  côté  de  la  fenêtre,  il  ne  bougeait  pas,  il  ne  par- 
lait pas,  comme  un  vieux  loup  courbé  qui  souffre -et  neveut 
pus  se  plaindre.  Et  qu'il  est  dur  d'être  assis  1 

ïl  u'e  pensait  pas  à  la  souffrance  :  on  perdrait  bien  les 
yen"x,  si  l'on  avait  de  quoi  vivre!  Il  ne  pensait  pas  à  la  nuit 
des  aveugles  où  le  monde  est  fait  comme  un  mur  noir  et 
qui  n'a  pas  de  fin.  Le  médecin  dit  :  Des  fois  le  repos,  peTUt 
vous  guérir  sans  drogue  et  sans  opération.  Ah  !  qn'imporîie 
guérir,  c^est  du  repos  que  le  médecin  devrait  nous  guérir  ! 
Et  s'il  s'agit  de  ne  plus  tra\^iller,  j'aime  mieiix  n'y  rien  voir 
qt&e  de  regarder  ma  misère. 

Jujsqii'idi  sa  vie  s'était  composée  d'une  maison  et  d^nin^e 
forge,  La  maison  était  un'e  vieille  m^aison  de  petite  ville  oà 
les  toits  s'aâ'aisseiit  un  peu,  comme  des  gens  qu?  cèdent  des 


o  LA  REVUE  BLANCHE 

reins,  et  dont  la  façade  était  percée  de  deux  fenêtres  à  petits 
carreaux  qui  n'éclairaient  pas  beaucoup  la  chambre,  car, 
dans  les  campagnes,  la  lumière  est  si  commune  qu'elle  n'y 
semble  pas  une  chose  précieuse.  Le  mur  pignon  porte  des 
anneaux  auxquels  on  attache  les  chevaux  que  l'on  ferre  et 
donne  sur  une  ruelle  aboutissant  à  des  jardins.  Dans  une 
annexe  est  installée  la  forge  et  la  maison  offre  quelques 
commodités  à  cause  de  la  cour  où  se  trouve  un  four,  de 
l'emplacement  du  fumier  et  des  écuries  à  lapins.  Ceci  même 
fait  partie  de  notre  corps  comme  nos  vieilles  habitudes, 
comme  les  mouvements  de  nos  jambes  et  de  nos  bras.  La 
chambre  était  grande  et  obscure  avec  des  solives  noires  au 
plafond,  deux  lits  alignés  dont  les  pieds  se  faisaient  face, 
que  séparait  une  armoire,  avec  ses  vieux  usages  dans  tous 
les  coins  :  les  paniers  pendus  à  la  grosse  poutre,  le  coffre 
aux  pommes  de  terre,  la  place  du  seau  entre  une  fenêtre  et 
la  porte,  celle  de  la  glace  entre  la  porte  et  l'autre  fenêtre, 
avec  ses  vieilles  chaises  que  l'on  connaît  par  leurs  noms  et 
avec  la  table  ronde  dont  on  abat  les  pans,  qui  reste  au  milieu 
et  qui  a  l'air,  lorsqu'on  est  absent,  de  la  maîtresse  de  la 
maison.  Les  lits  avaient  des  rideaux  de  cretonne  rouge  à 
fleurs  jaunes  et  rien  que  cela  empêchait  la  chambre  de  paraî- 
tre nue. 

Dans  la  forge  il  avait  battu  le  fer  pendant  trente  ans.  A 
l'époque  de  son  mariage  avec  la  Françoise,  âgé  de  trente- 
trois  ans,  il  avait  monté  cette  petite  boutique  parce  qu'un 
fonds  de  maréchal  coûte  trop  cher  et  que  tout  le  monde  n'a 
pas  ses  avances.  Jacques  et  François,  les  deux  garçons  y 
avaient  appris  leur  métier.  Ce  métier  de  maréchal-ferrant  est 
dur  et  même  dangereux  à  cause  des  coupsde  piedde  chevaux, 
mais  quand  l'on  est  fort,  celui-ci  ou  un  autre,  tous  les  mé- 
tiers se  valent  pourvu  qu'on  arrive  à  manger  du  pain.  D'ail- 
leurs ils  ne  s'en  trouvaient  pas  mal,  puisque  Jacques  avait 
réussi  à  entrer  au  chemin  de  fer  où,  comme  il  avait  envie 
debien  faire,  ilétait  arrivé  à  passer  mécanicien.  Quant  à  Fran- 
çois, il  travaillait  chez  un  patron  et  il  aimait  à  boire  un  coup  : 
à  part  ça,  pas  mauvais  ouvrier.  Il  avait  fait  aussi  des  appren- 
tis qui  restaient  chez  lui  quatre  ou  cinq  ans,  jusqu'à  ce  qu'ils 
fussent  en  âge  d'aller  là  où  l'on  touche  un  salaire  d'homme. 
Il  ferrait  les*  chevaux  des  gens  de  la  campagne,  après  quoi 


LE   PÈRE   PERDRIX  9 

il  allait  avec  eux  boire  un  verre  de  vin  et  il  avait  encore  de 
bonnes  pratiques  bourgeoises  parce  que  sa  femme  avait  été 
domestique  et  que  les  bourgeois  aiment  mieux  faire  tra- 
vailler les  leurs.  Alors  il  arrivait  à  gagner  ses  trois  francs 
dix  sous  ou  quatre  francs  par  jour,  ce  qui  est  joli  pour  nos 
petits  pays. 

Il  pensait  à  tout  cela  comme  au  bonheur  perdu,  dans  une 
crise  où,  lui  semblait-il,  se  rejoignaient  tous  les  maux  pour 
se  fixer  dans  sa  tête  et  y  rouler  leurs  images  d'enfer.  Mais 
toute  la  vie  on  s'en  était  douté  !  Les  ouvriers  ne  regardent 
pas  trop  loin,  tout  va  bien  tant  qu'on  a  la  force,  ensuite  il 
est  toujours  assez  tôt  d'y  penser.  C'est  ainsi  qu'il  y  a  dans 
nos  cerveaux  un  coin  réservé  au  malheur  pour  qu'il  des- 
cende un  jour  et  se  sente  à  sa  place.  Vous  êtes  même  étonné 
des  idées  qui  vous  viennent.  On  voit  souvent  deux  vieux 
qui  passent  par  ici.  L'homme  est  aveugle,  précisément,  et 
marche  au  bras  de  sa  femme,  d'un  air  tranquille.  Ils  font 
presque  toutes  les  communes  du  département.  On  leur  donne 
toujours  parce  que  c'est  du  monde  comme  nous  et  parce 
qu'ils  sont  bien  propres.  Ils  causent,  et  ni  l'homme  ni  la 
femme  ne  sont  extravagants.  C'est  la  même  chose  :  ça  l'a 
pris  un  jour.  Ils  disent  :  Certainement,  on  nous  fait  partout 
la  charité  parce  que  nous  sommes  connus,  mais  il  est  bien 
malheureux,  celui  qui  est  obligé  de  demander.  Il  se  rappe- 
lait encore  d'autres  mendiants  :  tous  ceux  qui  passent,  tous 
ceux  qu'on  voit  et  tous  ceux  qu'on  devine.  Son  esprit  était 
aux  mendiants  et  les  suivait  tous,  sur  leurs  routes,  de  men- 
diant en  mendiant,  de-commune  en  commune.  Il  se  rappe- 
lait les  vieux  à  barbe  blanche,  avec  de  gros  sacs  qui  les 
tirent  en  arrière,  qui  montent  pourtant  la  rue  et  s'en  vont 
tout  droit.  Il  se  rappelait  les  grands  gaillards  qui  font  de 
grands  pas  et  auraient  bien  la  force  de  travailler  et  qui,  bien 
entendu,  s'arrêtent  boire  la  goutte  «  Au  Petit  Salé  ».  Il  se 
rappelait  les  jeunes  gars  qui  sont  des  feignants  parce  que, 
quand  on  en  a  l'envie,  on  trouve  toujours  de  l'ouvrage.  Use 
rappelait  les  vieux  farfadets  tout  minces,  qui  tremblent  dans 
l'air,  font  de  petits  pas  coubes  et  semblent  vouloir  s'éteindre, 
llserappelaitceluiquiavaitclaquésurlarouteetdontlecorps, 
exposé  à  la  mairie,  y  avait  attiré  toute  la  ville.  Le  Vieux  avait 
emmené  là  le  petit  Jean  Bousset  qui  n'avait  jamais  vu  de 


feST^- 


10  LA   REVUE   BLANCHI 

mort.  U  lui  prit  la  main  et  lui  dit  :  N'aie  pas  peur,  mon  Jean  ! 
Caiotée  comme  une  pierre  qui  roule,  et  suivant  cette  pente, 
sa  tête  s'y  heurtait  et  résonnait  comme  un  charroi.  Il  la  tenait 
eatreses  poings,  accroupi  sur  la  chaise,  si  lourde  et  si  pleine 
qu'elle  craignait  d  entraîner  son  corps.  La  voix  du  déluge, 
le  bruit  des  grandes  eaux,  un  fracas  tombaient  sur  ses  épau- 
les, au  rendez-vous  du  mal  humain,  au  carrefour  des  vents, 
dans  la  nuit  où  les  gueules  des  bêtes  semblent  vous  sui\Te 
ou  vous  attendre.  Et  puis  il  s  arrêta  en  route  parce  que  si 
Ton  pensait  à  ces  choses  on  en  tirerait  le  mal  morceau  par 
morceau.  Il  se  dégagea  et,  comme  il  levait  la  tête,  il  mur- 
murait encore  :  Ahi  on  peut  dire  que  j'en  vois  long  ! 


La  petite  ville  s'étendait  parmi  les  champs,  calme  et  sans 
gêne  comme  une  personne  qui  a  l'aisance  des  coudes.  Dans 
l'air  pur  des  (Campagnes,  le  long  d'une  côte,  elle  était  là, 
propre,  docile,  couchée,  se  reposant.  On  la  voyait  d'asser 
loin  sur  la  route,  au  bout  de  1  allée  de  peupliers,  avec  ses 
toits  de  tuile  ou  d'ardoise,  et  la  perspective  donnait  de 
l'importance  aux  petites  maisons  du  bas  quartier  qui  se 
gonflaient  comme  des  commerçants  phraseurs.  Pourtant  la 
mairie  dominait  tout,  une  mairie  de  pierre,  cubique  et 
rigide,  dont  on  était  fier,  bâtie  dans  le  style  des  lois  et  des 
décrets.  Les  pins  du  cimetière,  les  tilleuls  des  promenades 
et  les  arbres  de  quelques  jardins  formaient  un  peu  partotrt 
des  masses  de  feuillages  à  l'ombre  desquels  la  vie  humaine 
devait  s'asseoir,  égale,  poétique  et  faite  de  travaux  manuels 
accomplis  en  silence.  Les  rues  larges  et  bien  entretenues^ 
bordées  de  façades  blanches,  s'entrecroisaient  et  limitaient 
des  pâtés  de  maisons  .up  peu  épaisses,  vieillottes,  recrépies 
et  dont  l'âme  demeurait,  pareille  à  leurs  toits^  ancienne  et 
immuable.  Seule,  la  rue  de  l'église  était  sombre  et  traînait 
une  espèce  d'odeur  d'égout  jusqu'à  la  Place.  L'église  était 
une  vieille  église  romane  surmontée  d'un  clocher  épais  et 
devant  laquelle  le  plus  beau  platane  du  monde  étendait  ses 
branches  en  protection  sur  les  pierres:  il  en  sortait  de 
vieux  appels,  une  paix  des  temps  passés,  une  image  de  nos 
grand'mères   qui   filaient   la   laine    et   pensaient    au    Bon 


L£   PERJC   PXBDBiX  li 

Dieu.  Et  c'est  ainsi  quô  la  petite  ville,  au  visage  purifié,  mon- 
trait des  manières  naïves,  comme  une  femme  trompeuse. 

Perdues  dans  le  temps,  les  heures  pendaient  au-dessus 
d'elle,  de  Tazur  monotone,  depuis  le  matin  jusqu'au  soir, 
et  tombaient  goutte  à  goutte  dans  les  maisons  où  les 
besognes  des  métiers  et  celles  des  ménages  occupaient  la 
vie  et  semblaient  la  vie  même.  Une  année  on  avait  vu 
construire  la  mairie,  ensuite  la  maison  d'école  des  filles, 
plus  tard  on  avait  vu  niveler  le  champ  de  foire.  Il  y  avait 
dans  chaque  famille  quelque  date  fameuse  de  mariage  ou 
de  décès,  quelque  achat  ou  quelque  vente,  quelque  sou- 
venir d'argent  amassé.  Parfois  il  venait  de  Paris  une  his- 
toire du  Petit  Journal,  un  portrait  du  Président  de  la 
République  ou  des  images  d'Exposition  qui  vous  faisaient 
comprendre  qu'on  est  heureux  d'être  Français.  Parfois 
encore,  un  souffle,  comme  il  en  passe  dans  les  siècles,  arri- 
vait épaissi,  mêlé,  et  pénétrant  dans  l'ordre  des  choses 
établi,  soulevait  quelque  colère  ou  quelque  crainte.  Les 
hommes  graves  parlaient  du  socialisme  et  du  partage  des 
biens  et  disaient:  «Si  demain  je  partageais  avec  Martin-le- 
Frisé  qui  est  un  ivrogne,  après-demain  tout  serait  à  refaire. > 
On  se  souvenait  de  Gambetta,  on  se  rappelait  que  Victor- 
Hugo  disait:  «Je  crois  en  Dieu,  mais  je  n'aime  pas  les  curés.» 
Et  les  Parisiens  étaient  des  têtes  brûlées  et  ces  gars-là  vou- 
draient nous  amener  une  révolution.  On  causait  avec 
assurance,  dans  une  atmosphère  bornée  où  les  paroles  se 
renvoyaient  leur  propre  écho  et  semblaient  sortir  du  fond 
de  la  sagesse  humaine. 

Lorsque  Boutron  le  chapelier  eut  sa  dernière  fille,  au 
dîner  du  baptême,  pendant  que  les  femmes  racontaient  : 
^. Et  puis  vous  ne  savez  pas,  on  dit  qu'il  a... if,  les  hommes 
tenaient  des  conversations  sérieuses.  11  y  avait  Blanchard 
l^épicier  et  Grados  le  sacristain,  qu'on  avait  appelés  pour 
le  café.  Boutron  dit  : 

—  Mon  plus  fort,  c'est  l'astronom-ie.  Je  connais  le  nom 
de  toutes  les  étoiles  du  Temps. 

Blanchard  dit  : 

- —  Mon  plus  fort,  c'est  le  calcul.  Je  fais  des  calculs  de 
tête  sans  jamais  me  tromper  d'un  centime.  Mais  mon  moins 
(axt,  cest  la  géographie. 


( 


la  LA   REVUE   BLANCHE 

Alors  Grados,  le  sacristain,  se  levait  comme  à  Tappel  de 
Dieu  et  lui  coupait  la  parole  en  criant  : 

—  Cest  mon  plus  fort,  c'est  mon  plus  fort! 

Ainsi  Ton  avait  des  principes,  et  le  monde  était  sans 
mystère. 

Il  y  avait  deux  sortes  d'ouvriers  :  les  ouvriers  pauvres  et 
les  ouvriers  aisés.  Les  ouvriers  pauvres  pratiquaient  des 
métiers  de  tisserand  ou  de  sabotier  et  leurs  femmes  allai- 
taient des  gosses,  traînaient  à  leurs  jupes  de  la  marmaille 
et  rôdaient  dans  les  maisons  en  disant  :  «:  Allons,  je  n'ai 
même  pas  eu  le  temps  de  me  changer.  Regardez  donc 
comment  je  suis  faite.  Et  puis,  va  falloir  encore  que  je  fasse 
une  culotte  au  Baptiste.  D'ailleurs,  avec  les  enfants  on. n'a 
jamais  fini.  »  Quelques-uns  avaient  de  bons  métiers,  des 
métiers  de  cordonnier  où  Ton  n'est  pas  embarrassé  pour 
gagner  une  pièce  de  cent  sous  dans  sa  journée.  Mais,  dame! 
sans  soin!  Et  puis  se  soignant  bien,  prenant  bien  toutes 
leurs  aises:  «Té  donc!  on  arrivera  comme  on  pourra.»  Et 
puis  ne  se  faisant  pas  faute  de  faire  tort.  D'ailleurs,  qu'on 
aille  partout  où  l'on  voudra,  on  est  sûr  de  les  rencon- 
trer :  au  café  et  dans  toutes  les  parties  de  plaisir. 

Les  ouvriers  aisés  vivaient  dans  des  maisons  propres, 
avec  des  idées  carrées  dans  tous  les  coins  de  la  chambre  et 
qui  luisaient  sur  les  meubles,  s'asseyaient  sur  la  table  et 
bouillaient  avec  Teau  de  la  marmite  pour  la  soupe  du 
matin  et  du  soir.  Fixés  dans  leur  attitude  de  travail,  ils 
tournaient  avec  les  aiguilles  de  l'horloge  tout  autour  d'un 
centre  vital  d'ordre  et  d'économie.  Une  sagesse  délimitée 
au  cordeau  bordait  leur  vie  et  les  poussait  en  avant.  On 
appelle  cela  :  avoir  envie  de  bien  faire. 

Il  y  avait  les  bourgeois.  Les  bourgeois  sont  importants 
comme  le  bruit,  comme  la  richesse  et  comme  la  science. 
Leurs  maisons  ont  des  salons,  des  écuries,  des  jardins.  Ils 
se  fréquentent  l'un  l'autre  et  parlent  avec  une  voix  purifiée 
parce  qu'ils  sont  allés  dans  les  écoles  pour  y  apprendre  les 
belles  manières  et  perdre  leur  accent.  Ils  ont  des  domes- 
tiques et  des  chevaux  et  cela  semble  multiplier  leur  vie  et 
la  mettre  dans  un  carrosse  qui  la  roule  à  son  aise  et  la  mène 
à  toutes  les  satisfactions.  Les  uns  sont  républicains  et 
dégourdis.  Alors  ils  se  rapprochent  beaucoup  plus  de  l'ou- 


LE  PÈRE    PERDRIX  i3 

vrier,  causent  familièrement  dans  la  rue  et  on  les  a  connus 
tout  petits,  du  temps  où  ils  allaient  à  l'école  communale. 
Ils  fréquentent  le  café  comme  tout  le  monde  et  l'on  peut 
les  aborder.  Bien  entendu,  Ton  est  poli  :  ^  Écoutez- 
donCf  Monsieur  Edmond,  vous  avez  raison,  mais  je  m'en 
vais  vous  dire  une  chose...  >  Les  autres  bourgeois  sont 
réactionnaires  et  leurs  fils  deviennent  officiers.  Ils  vivent 
de  la  vie  de  famille,  et  leurs  dames  sont  de  vraies  dames 
qui  tiennent  leur  rang.  Ils  font  travailler  les  ouvriers  dont 
les  enfants  fréquentent  Técole  des  sœurs,  gèrent  leurs  pro- 
priétés et,- ma  foi!  avec  les  bourgeois  on  ne  sait  jamais. 
En  tout  cas,  voici  ce  qui  arriva  à  Bonnet-le-Mutin  : 

Le  champ  de  Bonnet-le-Mutin  touchait  au  domaine  de 
Monsieur  Lalande.  Un  jour,  son  cochon  s'échappa  dans  le 
champ  du  voisin.  On  ne  peut  pas  toujours  être  sur  le  dos 
des  bêtes.  Enfin,  Monsieur  Lalande  fit  appeler  Bonnet-le- 
Mutîn  et  lui  dit  : 

—  Voilà.  Votre  cochon  s'est  roulé  dans  mon  champ  et 
mon  métayer  se  plaint  des  dégâts.  Je  ne  veux  pas  vous  atta- 
quer en  justice  de  paix,  il  vaut  mieux  que  nous  nous 
entendions  à  l'amiable.  Donnez-moi  cent  sous  et  je  vous 
laisserai  tranquille.  Mais,  dame!  faites  attention,  à  l'avenir. 

Bonnet-le-Mutin  dit  bien  tout  ce  qu'il  put,  mais  il  fal- 
lut en  passer  là.  Du  reste,  quand  les  bourgeois  se  sont  mis 
quelque  chose  dans  la  tête... 

Huit  jours  plus  tard,  tout  le  lot  de  moutons  du  métayer 
entra  dans  le  champ  de  Bonnet-le-Mutin.  Celui-ci  courut 
chez  Monsieur  Lalande  : 

—  Dites  donc,  Monsieur,  à  cent  sous  par  tête,  combien 
ça  fait?  Eh  bien!  Je  vais  vous  dire,  moi  je  veux  vivre  en 
voisin.  Rendez-moi  donc  ma  pièce  de  cent  sous  et  une 
autre  fois  je  saurai  ce  qui  me  reste  à  faire. 

C'était  une  petite  ville  où  l'on  était  divisé,  classé  de  par 
une  science  sociale  importante  comme  la  science  humaine, 
où  Ton  distinguait  des  catégories,  où  l'on  posait  des  prin- 
cipes comme  en  histoire  naturelle,  où  l'argent  servait  de 
base  comme  les  vertèbres  et  élevait  un  homme  dans 
l'échelle  de  l'être.  Quelques  individus  :  de  gros  commer- 
çants^de  riches  fermiers  faisaient  la  transition  d'un  genre 
à  l'autre,  car  si  l'argent  a  une  valeur  morale,  il  faut  pour- 


f 


f4  la   BILTUE   BLANCI£E 

tant  certains  usages,  du  bon  ton,  de  l'ancienneté  dans  la 
richesse,  sinon  le  fils  d'nn  marchand  de  bois  vaudrait  celui 
d*un  notaire.  Une  dan^e  disait  de  son  domestique  qu'on 
allait  congédié  :  «  Il  se  faisait  jusqu'à  six  cents  francs  par 
an,  c'était  une  beJlc  position,  du  moins  pour  ces  gens-ià, 
ce  qu'on  appelle  une  belle  position.  » 

La  petite  ville  avait  ainsi  pM>ussé  dans  la  campagne.  On 
ne  sait  pas  comment  naissent  les  petites  villes  où  il  n'y  a 
pas  de  mine,  pas  de  fleuve,  pas  de  chemins  de  fer.  On 
comprend  les  villages  où  la  famille  humaine  un  jour  s'ar- 
rêta, au  milieu  des  champs,  et  où  naquirent  le  boulanger, 
l'épicier,  le  sabotier.  Les  petites  villes  semblent  une  hési- 
tation entre  le  village  et  la  grande  ville,  une  prétention 
mêlée  de  pauvreté,  je  ne  sais  quoi  qui  rappelle  un  clerc 
de  notaire  vaniteux.  Le  quartier  du  Sénat  en  était  l'es- 
sence même,  où  les  commerçants  semblaient  plus  assis 
qu'ailleurs  et  tassés  et  substantiels,  lisaient  les  journaux, 
causaient  politique  et  discutaient  gravement  les  actions  de 
!a  municipalité.  Jadis,  au  temps  où  la  République  était 
sérieuse,  le  quartier  du  Sénat  était  une  pépinière  de 
conseillers  municipaux,  et  c'est  ici  que  Gambetta  avait 
•laissé  tant  de  traces. 

Les  autres  quartiers  n'étaient  pas  homogèners.  L'ordre, 
la  gueuserre,  la  richesse  s'v  coudoyaient  et  se  frottaient  un 
peu,  du  pauvre  qui  demande  au  riche  qui  peut  donner,  de 
Touvrier  qui  fait  ses  affaires  à  l'ouvrier  qui  laisse  aller,  et 
formaierrt  un  ensemble  où  \âvait  la  vie  humaine  sous  l'œil  du 
prochain,  où  la  diversité  des  classes  rompait  l'unité  des 
morales  et  où  la  médisance  poussait  comme  un  arbre  et 
s'étendait  au-dessus  des  passants.  C'était  une  petite  ville 
que  les  événements  semblaient  oublier  et  qui^  perdue  dans 
le  silence  écoutait  des  vols  d'insectes  et  les  gafdait  dans  sa 
tête  vide  comme  d'^importants  souvenirs.  Les  rideaux  des 
croisées  cachaient  des  regarda,  les  aboiements  des  chiens 
avaient  des  échos  et  la  vie  qui  dormait  par  eonut  s'éveillait 
à  cha<pie  bruit  comme,  un  gendarme  qui:  vous  guette  et 
vous  saisit. 


LE  FEUE    PERDRIX  i5 


CHAPITRE    II 

Il  était  bien  extraordinaire  que  Monsieur  Edmofnd  Larti- 
gaud  eût  visité  le  père  Perdrix  avant  son  déjeuner,  mais 
comme  la  maison  était  à  deux  pas,  et  qu'en  somme  on  peut 
S€  déranger  pour  gagner  quarante  sous...  D'habitude  il  ne 
sortait  qu'après  onze  heures;  il  faut  se  donner  ses  aises, 
sinon  ce  ne  serait  pas  la  peine  d'avoir  de  la  fortune.  Il 
déjeunait  à  dix  heures.  Se  lever  à  six,  déjeuner  à  dix,  dîner 
à  six,  se  coucher  à  dix,  font  vivre  dix  fois  dix.  D'ailleurs 
il  ne  se  levait  jamais  avant  neuf  heures. 

Monsieur  Edmond  Lartigaud  était  un  homme  de  quarante- 
neuf  ans,  grand,  gros,  fort,  important^  qui  se  tenait  bien  et  qui 
était  un  plaisir  pour  S€m  tailleur  parce  que  ses  habits  pro- 
duisaient tout  teoir  effet.  Il  y  avait  une  formule  consacrée 
à  dépeindre  certaines  personnes  que  Ton  avait  connues  : 
^C'était  un  bel  homme,  un  homme  dans  la  taille  et  dans  le 
genre  de  Monsieur  Edmond.  »  Issu  d'une  famille  bourgeoisie, 
il  marchait  avec  solidité,  comme  le  fils  de  ceux  qui  parcou- 
raient les  champs,  des  souliers  de  chasseur  à  leurs  pieds. 
On  reconnaît  les  geris  de  souche  bourgeoise  à  une  certaine 
hardiesse  de  leur  allure  rappelant  leur  arrière  grand-père 
qui,  du  temps  de  la  Révolution,  achetait  un  domaine  pour 
une  paire  de  bœufs  et  parcourait  les  rues  de  son  village  avec 
son  premier  orgueil  de  propriétaire.  Monsieur  Edmond  avait 
un  visage  ovale  terminé  par  un  menton  de  galoche  qui, 
lorsqu'il  riait,  se  tendait  en  faisant  :  Ha  ha  ba  ha  ha  !  Bon 
vivant,  son  gros  ventre,  ne  ressemblait  pourtant  pas  à 
celui  des  entrepreneurs  enrichis,  car,  dans  les  deux  géné- 
rations qui  le  séparaient  de  la  terre,  une  sélection  s'était 
•accomplie  pour  former  un  homme  ayant  Thabituxie  de  œ 
rîen  faire  ct.qirî,  tout  en  gardant  l'empreinte  de  sa  race, 
savait  porter  sa  tête  et  son  corps  et  ses  mains. 

A  TTXigt-nenf  ans,  ayant  terminé  ses  études,  il  avait  suc- 
cédé à  soQ  ourle  le  médecin.  Il  prit  la  place  toute  chaude, 
s'assit  dans  un  bien-être  de  célibataire  aisé,  vécut  arec  Les 
parties  de  cbasse,  les  bons  repas,  les  petits  verres  de 
cognac,  dans  son  gros  rire  :  Ha  ha  ha  ha  haî^où  sonna  bien- 


I 


«6.  LA   REVUE   BLANCHK 

tôt  un  bonheur    total.  L'oncle  était   un  vieux  célibataire 
accouplé    avec    sa   bonne    et    que     ravageait    la     goutte. 
Monsieur  Edmond  renversa  la  fille  de  la  bonne  dès  qu'elle 
eut   seize  ans  et,  pour  goûter  tous   les  plaisirs  à  la  fois, 
s'enferma  avec  elle,  le  soir,  mangeant  et  buvant.  Il  en  résulta 
deux  enfants,  Paul  et  Georgette  qui  lui  ressemblèrent   et 
il  en  résulta  encore   que  Marie-Louise  voulut  connaître  le 
plaisir  jusqu'au    bout  et    but  tout    le  jour  en    attendant 
Monsieur  Edmond.  Il  eut  bientôt  la  goutte  qui,  comme  il  le 
disait  lui-même,  était  traditionnelle  dans'îsa  famille.  Enfin 
Paul  atteignit  ses  dix  ans,  il  fallut  l'envoyer  au  lycée  et  pour 
qu'il    fût,    ainsi  que  les  autres,  un  fils  de  bourgeois.  Mon- 
sieur Edmond  épousa  Marie-Louise  malgré  le  vin  blanc.  Le 
temps  passa,  elle  avait  le  visage  tavelé  de  rouge,  ne  voyait 
pas  les  autres  dames  parce  qu'elle  n'était  pas  présentable 
et  disait  :«  Ça  m'est  bien  égal,  je  suis  plus  riche  qu'elles.» 
Monsieur  Edmond  s'assit  dans  la  salle  à  manger  où  la  table 
était  dressée   et  tapa   dans  les  sardines,  en  attendant  les 
autres.  Bientôt  Paul  et  Georgette  entrèrent  :  Bonjour,  papa  ! 
Bonjour  papa!  Monsieur  Edmond  était  toujours  de  bonne 
humeur  à  table  :  Allons,  mes  deux  lapins,  tapez  dans  le  tas! 
Madame    Edmond    n'apparaissait    guère   aux  repas  parce 
que  la  bouteille  de   vin  blanc  demeurait  dans  un  placard 
de  la  cuisine  où  elle  pouvait  boire  en  marchant,  en  regar- 
dant, en  ravaudant.  Ses  habitudes  de  bonne  étaient  restées 
dans  sa  peau  comme  une  maladie  de  jeunesse. 

On  apporta  les  plats.  Ils  mangèrent  les  poissons  et  se  par- 
tagèrent le  bifteck,  mais,  à  la  fin,  comme  il  en  restait  un 
morceau,  Paul  disait:  A  moi,  papa!  et  Georgette  l'inter- 
rompait en  criant  :  Non,  papa,  à. moi!  Monsieur  Edmond 
coupa  le  reste  en  trois,  prit  la  plus  grosse  part  et  dit  :  <c  C'est 
ça,  mes  cochons,  battez-vous  pour  la  nourriture!  »  Geor- 
gette, qui  était  habile,  sauta  sur  l'assiette  :  Bien  fait!  et 
ce  malheureux  Paul  eut  le  dernier  morceau,  gros  comme 
une  noisette. 

C'est  alors  que  Marie-Louise  apparut  avec  les  pommes 
de  terre  au  gratin.  Monsieur  Edmond  enleva  trois  pleines 
cuillerées  et  s'arrêta  en  disant  : 

—  Ce  pauvre  père  Perdrix,  je  lui  ai  dit  aujourd'hui  de 
cesser  le  travail. 


■ii^ 


1.E    PÈBB    PERDRIX  i7 

Paul,  qui  avait  dix-huit  ans,  sentait  ses  amers  Picon  du 
jmatin  et  pensait  à  Taprès-midi  avec  des  cannettes  de  bière. 
Georgette  ne  pensait  à  rien.  Marie-Louise,  du  temps  où  elle 
n'était  pas  Madame  Lartigaud,  rôdait  chez  les  voisines  où  Ton 
mangeait  de  la  soupe  et  dû  pain  et,  comme  elle  était  portée 
^ur  sa  bouche,  elle  avait  compris  le  malheur  d'être  pauvre. 
Puis  le  vin  blanc  facilite  les  émotions  du  cœur.  Elle  dit: 

—  Pauvre  vieux! 
Monsieur  Edmond  dit  encore  : 

—  Il  y  a  le  petit  Jean  Bousset  qui  vient  d'apprendre 
qu'il  est  reçu  à  l'École  Centrale. 

Et  il  regarda  Paul.  Paul  ne  dit  rien  :  il  avait  son  idée. 
Georgette  tendit  l'oreille  parce  qu'elle  avait  seize  ans  et 
que  Jean  Bousset  en  avait  dix-huit.  Bien  des  désirs  la 
ravagaient  et  elle  jetait  des  regards  circulaires  sur  les 
jeunes  gens  de  la  petite  ville  dont  les  ardeurs  eussent  pu 
s'allier  aux  siennes. 

Marie-Louise  dit  : 

—  Ce  n'est  pas  comme  notre  grand  bêta.  Tiens  donc, 
espèce  de  grand  feignant,  de  grand  propre  à  rien  ! 

Paul  dit  : 

—  Ne  fais  donc  pas  attention.  Tu voisbienqu'elle  est  soûle. 

11  avait  commencé  par  se  faire  refuser  à  son  baccalau- 
réat de  rhétorique,  après  quoi  on  le  mit  dans  une  boîte 
à  bachot  d'où  il  revint, l'hiver  suivant,  avec  une  bronchite 
assez  grave.  11  s'était  guéri  rapidement,  parce  qu'il  avait 
un  appétit  de  bête,  mais  il  était  resté  tout  aussi  simple 
avec  l'air  de  suivre  le  vol  des  mouches.  Son  père  disait  : 
^  Ha  ha  ha  ha  ha!  Tiens,  vois  donc  celle-là  qui  t'appelle!  » 

Marie-Louise,  qui  était  sortie,  entra  avec  une  assiette 
contenant  des  petits  poissons.  Ses  générosités  lui  semblaient 
grandes  et  le  vin  blanc  les  agrandissait  encore  en  son  cœur. 

—  Je  vais  leur  porter  une  assiettée  do  poissons.  Ça  vaut 
mieux  que  si  nous  ne  pouvions  pas  les  manger. 

Monsieur  Edmond  savoura  la  chose  et  répondit  : 

—  C'était  un  brave  homme,  le  père  Perdrix! 

Elle  cacha  l'assiette  sous  son  tablier  et  partit.  Elle  dit  à 
la  mère  Perdrix  : 

—  Tenez  donc,  voilà  une  assiettée  de  poissons.  Monsieur 
Edmond  a  dit:  Qu'ils  ne  craignent  rien,  on  s'occupera  d'eux! 


l8  LA   HEVL'E    BLANCH£ 

Après  avoir  bu  son  café  et  son  cognac,  Paul  sortit  de  la 
salle  à  manger.  Du  déjeuner  au  dîner,  le  temps  s'étendait 
durant  sept  heures  entières  pendant  lesquelles  il  saisissait 
les  occasions,   prenait  les  minutes  une  à  une  avant  de  les 
jeter  derrière  lui.  On  lui  avait  défendu  la  chasse  à  cause 
des  chaud  et  froid.  Il  s'amusait  avec  son  domestique,  mar- 
,  chait  dans  la  maison,  se  campait  au  seuil  et  arrêtait  les  pas- 
sants,  rôdait  dans   les  rues   et  connaissait   tous  ceux  qui 
aiment  le  café.  Il  savait  dans  quels  endroits  Ton  peut  boire, 
s'y  asseyait  mais  ne  s  y  fixait  pas,  parce  qu'autre  chose  l'en- 
traînait ensuite.  Son  estomac  semblait  un  roi  qui  gouverne 
et  qui   règne  et,  prenant   sa  tête,  guidait  sa  vie,    puis  se 
renouvelait  comme  une  idée,  le  conduisait  dans  une  maison 
où  la  table  était  mise,  dans  une  autre  où  on  lui  offrait  la 
goutte,  dans  un  café  où  l*on  voudrait  lui  faire  crédit. 

Il  fit  un  tour  dans  la  cour,  passa  ensuite  le  nez  à  la  porte, 
il  était  onze  "heures  et  demie.  On  apercevait  la  maison  du 
père  Perdrix.  Il  descendit  :      -        . 

—  Vieux,  vous  boirez  bien  un  verre  de  bière. 

Le  père  Perdrix  accepta,  quoiqu'il  n'aimât  pas  la  bière. 
Ils  (plièrent  «  Au  Petit  Salé  »,  s'assirent,  et  tous  deux,  séparés 
par  la  table,  contemplaient  leur  verre.  Le  père  Perdrix  lui 
raconta  la  chose.  Paul  dit  : 

—  C'est  vrai?...  Faut  rien  craindre,  vieux,  on  s'occupera 
de  vous. 

Puis  il  commanda  une  autre  cannette,  la  versa  dans  les 
'  verres,  but  le  sien  à  tous  petits  coups  en  attendant  midi,  et 
il  semblait,  à  chaque  fois,  absorber  une  minute.  Quand  il 
jugea  le  moment  venu,  il  paya,  se  leva  : 

—  Au  revoir!  Je  m'en  vais. 
Maintenant,  il  pouvait  aller  chez  Bousset. 

La  table  était  mise   et  tous  quatre,  Pierre   Bousset,    sa 
femme,  Jean  et  Marguerite,  autour  d'une  galette  aux  pom- 
mes de   terré,   mangeaient   et   mâchaient  tout  un  succès,     * 
toute  une  gloire.  La  femme  disait  : 

—  Mon  Jean!  On  aurait  dit  que  je  m'y  attendais.  J'avais 
justement  fait  une  galette  aux  pommes  de  terre. 

Elle  était  descendue  tout  de  suite  à  l'école   pour  l'ap- 
prendre à  Marguerite.  Et  Marguerite  racontait  : 


LE   PÈRE   PERDRIX  19 

—  La  sœur  supérieure  est  entrée  dans  la  classe.  Elle  a 
dit  :  Marguerite  Bousset,  votre  frère  est  reçu  le  soixante- 
quinzième  à  rÉcole  Centrale.  Moi  je  suis  devenue  toute 
blanche.  Et  la  sœur  a  dit  :  Cest  joli,  le  garçon  d'un  char- 
ron ! 

Paul  passa  devant  ia  fenêtre.  Pierre  Bousset  dit: 

—  Voilà  Paul  Lartigaud. 

11  était  ennuyé  qu'on  vînt  les  déranger  au  moment  du 
repas.  Par  tempérament  d'ouvrier  économe,  il  n'aimait  pas 
donner  et  pourtant  il  n'osait  pas  ne  rien  offrir.  Paul  entrait 
avec  son  continuel  ricanement  qui  lui  donnait  de  l'assu- 
rance. 

—  Hé!  hé!  hé!  Le  voilà  à  table.  Il  mange  de  la  galette. 
Eh  bien!  Tu  es  content! 

Tout  le  monde  dit  en  même  temps  : 

—  Asseyez-vous  donc,  monsieur  Paul. 

Jean  Bousset  sentait  son  bonheur  s'accroître  par  la  pré- 
sence de  quelqu'un  qui  le  contemplait  et,  pensant  à  la 
veille,  où  il  n'était  pas  encore  «  élève  à  TÉcole  Centrale  », 
triomphait  du  temps  et  des  hommes 

Pierre  Bousset  dit  : 

—  Vous  mangerez  bien  un  morceau  de  galette,  Monsieur 
Paul  ? 

Et  Paul  secouait  la  tête,  avec  son  ricanement  : 

—  J'espère  que  vous  allez  arroser  ça. 

C'était  une  galette  aux  pommes  de  terre,  chaude  et  dorée, 
dont  la  croûte  était  tendre,  parce  qu'ils  n'avaient  plus  beau- 
coup de  dents  et  dont  la  miette,  pleine  de  beurre,  fondait 
dans  la  bouche  et  y  ruisselait.  Après  cela  l'on  boit  un  bon 
coup  pour  se  mettre  le  cœur  en  place,  puis  l'on  mange  en- 
core, pour  se  rassasier. 

Pierre  Bousset  recevait  la  récompense  de  ses  sacrifices 
et  pensait  :  Ce  sont  les  bourgeois  qui  doivent  être  en 
colère  ! 

Et  sa  femme  -disait  : 

—  N'est-ce  pas  que  c'est  joli,  monsieur  Paul?  Dame!  il 
n'y  en  a  pas  un  autre  dans  le  pays. 

Pierre  Bousset,  le  charron,  était  un  homme  de  un  mètre 
soixante-cinq  centimètres,  que  le  travail  du  charronnage 
avait  rendu  carré,  rond,  solide,  mais   que  ses  cinquante- 


20  LA  REVUE    BLANCHE 

deux  ans  courbaient  un  peu,  comme  un  poids  courbe  une 
branche.   Fils  d'une  femme  qui  devint  veuve,  il  vécut  une 
première  enfance  :   à  Técole   où  il   n'apprit  rien  parce  les 
pauvres  ont  des  choses  qui  les  occupent,   dans  les  enterre- 
ments riches  où  Ton  fait  Taumône ,  dans  les  distributions 
du  bureau  de  bienfaisance  et  parmi   les   rues,  comme  les 
gueux  qui   n'ont  qu'une   chambre  et   cherchent   dans  les 
caniveaux  des  sous  et  du  pain.  Une  fois,  un  épicier  aisé 
renvoya  faire  une  commission,  à  trois  kilomètres,  au  do- 
maine de  la  Grand'Font  et,  quand  il  revint,  lui  dit  :  Je  te 
remercie  bien,  mon  petit.  L'enfant  pensait  à  ce  qu'il  avait 
usé  de  ses  sabots.  Une  autre  fois,  un  oncle  s'étant  arrêté 
chez  elle,  la  mère  envoya  Pierre  chercher  une  bouteille  de 
vin.  L'aubergiste  dit  à  sa  femme  :  Ça  boit  du  vin,  ça!  Lors- 
qu'il passait  dans  les  rues  de  la  petite  ville,  mal  vêtu,  re- 
gardant en  Taîr,  les  habitants  disaient  :  C'est  le  plus  mau- 
vais des  gars  !  Il  aima  sa  mère  avec  une  sorte  de  rage  et  se 
répétait  à  lui-même  :  Nom  de  Dieu  !  quand  je  serai  grand... 
Il  entra  en  apprentissage  chez  un  oncle  qui  était  charron  et 
qui  voulut  bien  le  prendre  sans  le  faire  payer.  Pour  qu'il 
ne  mangeât  pas  trop,  et  connaissant  le  pauvre  et  sa  honte, 
au  moment  des  repas  la  tante  enfermait  le  pain   dans  la 
huche  et  là-dessus  restait  assise.  Parfois  il  faisait  des  com- 
missions, on  lui  donnait  des  sous,  et  il  les  nouait  dans  un 
coin  de  son  mouchoir.   Tous   les  mois,   un  dimanche,   îl 
allait  voir  sa  mère,  parcourait  quatre  lieues  à  pied  et  lui 
apportait  ses  économies.  Il  y  eut  des  mois   où  il  apporta 
jusqu'à  trente  sous.  Enfin,  son  apprentissage  étant  terminé, 
il  travailla  dans  les  petites  villes  des  alentours  où,   avec 
ses  camarades,  il  pariait  à  qui  travaillerait  le  plus.  Les  pre- 
miers temps,  on  l'emmenait  à  Tauberge,  le  dimanche,   et 
on  le   faisait   payer  parce  que,  étant  économe,  il   devait 
avoir  de  l'argent.  Il  protesta  quelques  bonnes  fois,  alors  on 
ne  Tinvita  plus  et  on  lui  disait  :  «  Toi,  nous  ne  t'emmenons 
pas.  Tu  es  un  chien,   ça   c'est  connu.  >  Il  apprit  que  le 
monde  est  dur  comme  du  fer,  qu'il  attaque  nos  destinées  à 
coups  de  poing  et  qu'il  faut  parfois  plier  1er  épaules  pour 
ne  pas  être  cassé.  Il  se  renferma  dans  ses  idées,  vécut  pour 
lui-même  et  surveilla  sa  bourse.  A  trente  et  un  ans,  il  se 
maria  avec  une  femme  économe  et  travailleuse,  s'établit  à 


LE  PÈRE    PERDRIX  ai 

son  compte  et,  parce  qu'il  était  un  des  meilleurs  ouvriers 
du  pays,  consciencieux  et  rapide,  on  vint  à  lui  comme  à 
une  administration  régulière.  Il  eut  deux  enfants,  Jean  et 
Marguerite,  à  quatre  ans  de  distance,  ce  qui  lui  donnait 
plus  de  plaisir  encore  que  lorsqu'il  allait  porter  de  l'argent 
au  notaire.  En  vingt  ans,  il  amassa  quarante  mille  francs. 
Jean,  qui  était  toujours  le  premier  à  Técole,  put  avoir  une 
subvention  départementale  qui  lui  permit  d'étudier  au  lycée, 
y  occupa  la  première  place  encore,  et  lorsqu'il  se  présenta 
à  l'École  Centrale,  fut  classé  le  soixante-quinzième,  ce  qui 
fit  pousser  des  :  ah!  Jamais  il  n'avait  échoué  à  aucun 
examen. 

Et  Paul  s'attabla  sans  plus  de  cérémonie.  Marguerite 
aussi  mangeait,  et  son  petit  menton  rond,  sérieux  et  se 
remuant,  semblait  une  personne  qui  réfléchit  en  marchant. 
Paul  la  regarda  et  dit  : 

—  Tu  l'aimes,  la  galette! 

Elle  avait  quatorze  ans  et  ne  se  cachait  de  rien.  Elle  ré- 
pondit : 

—  Ma  foi,  oui,  je  l'aime  bien. 

Ils  avaient  été  à  une  noce  ensemble.  11  était  son  premier 
garçon  de  noce,  elle  était  sa  première  fille  de  noce.  C'est 
une  chose  qui  vous  réunit  et  qui  mêle  à  vos  sentiments 
naturels  un  peu  plus  que  de  l'amitié.  11  avait  pris  l'habi- 
tude de  lui  offrir  toutes  sortes  de  petites  choses,  comme 
des  bonbons,  et  elle  avait  pris  l'habitude  de  les  attendre. 
D'ailleurs,  Paul  traînait  toujours  quelque  friandise  dans  sa 
poche,  pour  s'occuper.  11  dit  : 

—  Et  les  pastilles  de  menthe,  est-ce  que  tu  les  aimes? 
Elle  répondit  : 

—  Bien,  sûr!  Est-ce  que  tu  en  as  dans  ta  poche? 
Il  les  sortit  en  disant  : 

—  Ah!  tu  la  connais  dans  les  coins! 

Pendant  ce  temps,  Pierre  Bousset  versait  à  boire.  Il  eût 
voulu  rendre  tout  le  monde  heureux.  C'était  un  de  ces 
hommes  qui  se  sont  toujours  privés  et  pour  qui  le  bonheur 
consiste  à  ne  se  pas  priver.  Il  disait  à  son  fils  : 

—  Tu  ne  bois  pas.  Bois  donc,  petit  bêta! 

Puis  arriva  le  moment  du  café  et  Pierre  Bousset  voulut 
encore  payer  la  goutte.  Quand  tout  fut  fini,  Paul  désirait 


22  LA   REVUE    BLANCHE 

emmener  Jean.  Mais  le  père  pensait  :  «  II.  a  pris  tout  ce 
qu'il  lui  faut.  C'est  inutile  qu'il  FÔdaille  toute  la  soirée 
dans  les  cafés.  Cest  comme  ça  qu'on  s'abîme  la  santé  et 
qu'on  fait  de  mauvais  estomacs.  »  Il  dit  : 

—  Non,  monsieur  Paul.  Il  doit  partir  pour  Paris  dans 
huit  jours  et  j'ai  besoin  de  lui  parler.  Et  puis  il  faut  que  le 
tailleur  vienne  prendre  la  mesure  de  ses  habits  et  que  sa 
mère  lui  prépare  son  trousseau.  Il  descendra  voir  votre 
jpère  dans  la  soirée. 

Paul  se  leva  : 

—  Au  revoir!  Je  m'en  vais. 

Un  peu  après  Marguerite  descendit  à  l'école.  Elle  n'eût 
pasvoulu  descendre  en  même  temps  que  Paul  ;  il  se  tenait 
trop  mal!  Alors,  le  père,  la  mère  et  Jean,  autour  de  la  table 
formaient  un  conseil.  Le  père  disait  : 

—  Dame!  mon  petit,  je  suis  content.  On  peut  le  dire,  que 
je  suis  content.  Tu  sais  que  j'ai  fait  bien  des  sacrifices.  Jus- 
qu'ici je  n'ai  pas  eu  à  me  plaindre.  Il  y  a  bien"  eu  une  fois 
où  le  proviseur  rnettait  :  «  Une  certaine  tendance  à  se  mettre 
en  lutte  contre  la  discipline  »,  mais  j'ai  pris  celia  pour  des 
bêtises  de  jeune  homme.  A  présent,  il  ne  faut  plus  te 
conduire  comme  un  petit  garçon.  Et  puis  tu  vois  ce  que 
nous  faisons  pour  toi.  Dame!  la  pauvre  Marguerite  sera 
toujours  dupée.  Oh!  elle  n'en  est  pas  jalouse.  Elle  a  eu 
bien  du  plaisir  à  voir  comme  tu  avais  réussi.  Ce  n'est  pas 
dans  toutes  les  familles  que  les  frères  et  les  sœurs  s'enten- 
dent comme  ça.  Enfin  nous  la  récompenserons  avec  sa  dot, 
quand  elle  se  mariera. 

Tu  vas  partir  à  Paris.  Nous  avons  demandé  une  bourse, 
je  pense  que  nous  l'obtiendrons.  11  faut  toujours  bien  te 
conduire,  parce  que  la  conduite  c'est  le  principal.  On  en 
voit,  dans  nos  pays,  qui  ont  de  petits  métiers  et  qui,  à 
force  de  conduite,  arrivent  à  mettre  quelque  chose  de  côté. 
C'est  en  petit  comme  en  grand.  Regarde  ton  oncle  Perdrix. 
On  ne  peut  pas  dire  que  ce  soit  un  mauvais  homme,  ni  un 
débauché.  Mais,  dame!  il  aimait  à  boire  et  puis  toujours  la 
pipe  au  bec.  Je  ne  parle  pas  de  la  mère  Perdrix  qui  est 
au  contraire  une  femme  d'ordre.  Il  avait  un  métier  de  ma- 
réchal. Dame!  ce  n'est  pas  embrouillant:  c'est  un  des  pre- 
miers métiers  de  nos  pays.  S'il  s'était  ménagé,  ça  se  trou- 


rJC   PÈRE   PEBDRIX  '^3 

verait  aujourd'hui,  au  lieu  qu'il  n'est  plus  bon  qu'à  mettre 
au  bureau  de  charité. 

Conduis-toi  toujours  bien.  Le  jour,  tu  seras  à  l'école,  je 
n'ai  rien  à  dire.  Tous  les  soirs  rentre  dans  ta  chambre  et 
travaille.  Tu  sais  mieux  que  moi  ce  qu'il  y  a  à  faire.  Méfie- 
toi  de  toutes  ces  femmes.  Des  fois  on  en  rencontre  dans  la 
me  et  ce  n'est  bon  qu'à  vous  conduire  dans  des  guet-apens* 
Ou  bien  encore  on  attrape  de  mauvaises  maladies,  et  une 
fois  qu'on  a  ça  dans  le  sang  il  faut  bien  qu'on  le  garde.  Tu 
es  déjà  d'un  petit  tempérament. 

Je  ne  te  dis  pas  non  plus  de  n'avoir  pas  d'amis,  mais 
il  n'en  faut  pas  trop.  Tu  en  as  eu  au  lycée,  nous  les  avons 
reçus  pendant  les  vacances,  nous  leur  avons  fait  des  poli- 
tesses. Ça  n'avait  pas  l'air  d'être  des  mauvais  garçons.  Mais 
tu  as  vu  ça  bien  des  fois  avec  nous;  les  amis  ça  n'est  bon 
qu'à  vous  emprunter  de  l'argent,  et  souvent  on  est  obligé 
de  le  perdre.  Je  t'enverrai  cent  vingt  francs  tous  les  mois. 
Tu  n'as  pas  à'  te  plaindre  :  ça  fait  quatre  francs  par  jour. 
Ménage-toi  bien  et  surtout  n'emprunte  jamais  rien  à  per- 
sonne. Une  fois  qu'on  s'est  mis  dans  les  dettes,  on  ne  sait 
plus  comment  en  sortir.  Et  puis  on  devient  pied-plat,  il 
faut  toujours  emprunter  à  droite  ou  à  gauche.  J'aime  mieux 
encore,  si  ça  te  faisait  faute,  que  tu  me  demandes.  Mais 
réfléchis  bien.-  Moi,  mon  petit,  tu  as  vu  comme  je  m'étais 
donné  de  la  peine  pour  ramasser  quelque  chose.  Je  gagne 
ma  vie  en  travaillant, 

Obéis  toujours  bien  à  tes  maitres.  C'est  à  celui  qui  est 
votre  maître  qu'il  faut  être  soumis.  Des  fois  il  y  en  a  des 
brutes  qui  vous  prennent  en  grippe.  On  ne  leur  répond 
pas.  Toujours  être  poli.  A  la  fin  ils  reviennent  et  ils  se 
disent  :  «  Tout  de  même,  voilà  un  petit  qui  ne  dit  jamais 
rien.  J'ai  peut-être  eu  tort  de  le  brusquer.  »  Des  fois  c'est  de 
ces  hommes-là  qu'on  se  fait  des  amis,  parce  qu'ils  ne  sont 
pas  tous  mauvais  au  fond.  Et  puis  ils  peuvent  vous  être 
utiles.  Ne  te  fâche  jamais.  Fais  comme  les  Auvergnats.  Tu 
en  as  vu  par  ici  quand  ils  viennent  vendre  de  l'étoffe.  On 
leur  dit  :  «  Fous-moi  le  camp,  espèce  de  filou,  voleur!  :^ 
Ils  s'en  vont  sans  rien  dire.  Et  puis  quand  ils  ont  fait  le  tour 
de  la  ville,  ils  reviennent  et  vous  disent  :  «  Mais  enfin. 
Monsieur »  On  les  écoute,  et  des  fois  ils  arrivent  à 


îi4  LA  REVUE   BLANCHE 

VOUS  entortiller  et  vous  vendre  quand  même  ce  que  vous 
n'auriez  pas  voulu  acheter.  On  ne  se  fâche  jamais,  c'est 
toujours  plus  prudent,  et  puis  à  quoi  que  ça  sert  la  fierté 
mal  placée?  ** 

Enfin,  mon  petit,  fais  toujours  pour  le  mieux.  Jusqu'ici 
je  n'ai  pas  eu  à  me  plaindre.  N'écoute  pas  ceux  qui  te 
donnent  des  conseils,  on  se  laisse  entraîner.  11  y  en  a  trop 
ici  qui  seraient  contents  si  tu  tournais  mal.  Ah!  malheu- 
reux du  Bon  Dieu,  si  tu  faisais  des  bêtises,  il  y  en  a  qui 
seraient  plus  contents  que  si  on  leur  donnait  vingt  francs!. 
Il  y  en  a  assez  qui  bisquent  de  te  voir  arriver!  Je  l'ai  tou- 
jours dit  :  «  On  se  plaint  que  ce  soient  les  enfants  des. 
bourgeois  qui  aient  toutes  les  places,  et  quand  on  voit 
l'enfant  d'un  ouvrier  qui  a  envie  de  bien  faire,  on  fait  tout 
ce  qu'on  peut  pour  l'empêcher.  »  Dame!  en  vois-tu  un- 
autre  dans  le  pays  qui  fasse  pour  ses  enfants  ce  que  j'ai 
fait  pour  toi?  Je  les  entends  faire,  le  samedi  chez  le  coiffeur,, 
tous  ces  beaux  messieurs  :  «  Nos  enfants,  qu'ils  fassent 
comme  nous,  qu'ils  travaillent!  »  Eux,  ils  ne  se  privent  de 
rien,  ils  vont  à  Paris  voir  l'Exposition.  Dame!  ce  n'est  pas 
un  billet  de  cent  francs  par  tête  qui  suffit! 

Enfin,  mon  petit,  tout  ce  que  je  te  dis,  c'est  pour  ton  bien* 
Tout  ça,  tu  le  trouveras  plus  tard.  Voilà  qu'il  est  une 
heure  et  demie,  il  faut  que  j'aille  travailler. 

(A  suivre,)  Charles-Louis  Philippe 


Le    Péril   imaginaire 


C*est  un  fait  :  le  peuple  le  plus  spirituel  de  la  terre  est  atteint  d'une 
maladie  terrible;  il  cesse  de  se  multiplier  avecla  prolificité  écrasante  de 
ses  voisins,  et  si  sa  population  ne  diminue  pas  encore,  il  arrive  bon  der- 
nier sur  les  statistiques  européennes.  Les  enfants  ne  naissent  plus  qu'à 
regret  dans  ce  beau  pays  de  France,  et  le  regard  avisé  des  sociologues 
envisage  avec  terreur  les  brumes  de  l'avenir  ;  on  proclame  le  désastre 
imminent.  Les  démographes  ont  donne  leur  consultation  en  hochant  la 
tète  au  chevet  du  malade  ;  les  empiriques  de  toutes  sortes  ont  préconisé 
les  onguents  les  plus  bizarres,  et  les  bonnes  femmes  à  qui  le  suffrage 
universel  confère  une  haute  compétence  en  ces  matières  ont  daigné 
conseiller  l'infaillibilité  de  leurs  remèdes. 

Pourtant  rien  n'y  fait  :  la  maladie  suit  son  cours.  L'opinion  publique 
est  désolée  ;  elle  applaudit  les  honorables  orateurs,  elle  reste  haletante 
devant  l'espoir  du  remède  qui  guérira;  mais  le  taux  des  naissances  con- 
tinue de  descendre  d'un  mouvement  calme  et  sûr,  Un  peuple  enfant 
ne  manquerait  pas  de  conclure  à  la  malédiction  divine.  —  Mais  nous 
n'ignorons  pas  qu'il  intervient  ici  une  volonté  autre  'que  la  divine  —  la 
nôtre. 

Or  si  la  majeure  partie  de  la  population  agit  il  est  vraisemblable 
qu'elle  a  d'excellentes  raisons  pour  cela. 

Cependant,  déplorant  cette  pénurie  et  applaudissant  les  dithyrambes 
comminatoires  de  nos  empiriques,  elle  affirme  une  pensée  exactement 
inverse  de  sa  conduite.  Elle  professa  une  foi  qu'elle  refuse  de  pratiquer, 
tels  ces  croyants  douteux  qui  dans,  le  fond  de  leur  cœur  ont  tué  leur 
religion,  mais  qui  n'osent  pas  l'avouer  parce  qu'ils  sont  étourdis  et 
ahuris  parla  faconde  des  camelots  du  temple,  et  d'ailleurs  encore  pro- 
fondément imprégnés  des  poisons  qu'ils  absorbèrent  avec  le  lait  de  leur 
nourrice. 

La  conduite  d'un  homme  est  le  gage  le  plus  sûr  et  le  seul  irréfutable 
de  ses  convictions  ;  les  supercheries  de  la  statistique  et  la  rhétorique  de 
ses  adeptes  ne  remportent  qu'un  triomphe  verbal,  et  il  suffirait  sans 
doute  d'interroger  la  conscience  des  faits,  pour  répondre  victorieuse- 
ment à  ces  énergumênes. 

La  complainte  de  la  dépopulation  comprend  deux  tlièmes  principaux, 
sur  chacun  desquels  chaque  aède  insiste  plus  ou  moins,  suivant  sa  men- 
talité propre  :  la  nationalité  et  l'humanité. 

Les  virtuoses  de  la  nationalité  admettent  pour  démontré  que  le 
devoir  de  toute  nation,  c'est  de  prospérer  le  pdus  possible  numérique- 
ment d'une  façon  absolue.  En  outre  cette  augmentation  doit  être  tenue 
pour  suffisante,  seulement  lorsquelle  est  au  moins  proportionnelle  à 
celle  des  nations  voisines.  Toutes  les  autres  considérations  doivent  être 
éliminées  :  on  n'a  en  vue  que  le  nombre,  le  nombre  brutal. 


n6  LA   REVUE   BLANCHE 

Le  raisonnement  est  aussi  simple  que  lumineux  : 

En.  1800,  nous  comptions  33  naissances  par  i.ooo  habitants 
En  1890,  .    —  23  —  i.ooo        '— 

En  1896,  —  22,4       —  i.ooo        — 

Le  calcul  fournit  des  arguments  d'une  brutalité  plus  significative. 

En  1700,  la  population  française  était  38  0/0  de  la  pop.  européenne. 
En  1789,  —  —  —    27  —  — • 

En  181 5,  —  —  —    20  —  — 

En  1880, •         —  —  —     i3  —  — 

En  1890,  —  —  —     10  —  — 

Ceci  est  plus  grave.  L'importance  de  ce  pays  tend  vers  zéro  avec  une 
vitesse  uniformément  accélérée.  N'est-il  pas  évident  jusqu'à  l'excès  que 
d'ici  seulement  deux  siècles  la  nationalité  française  sera  devenue  un 
simple  vestige  historique,  comme  une  curiosité  de  musée  anthropolo- 
gique? 

Cette  prophétie  devrait  convaincre  les  Français  et  nul  d'entre  eux  ne 
devrait  s'endormir  sans  avoir  fait  au  moins  un  enfant  pour  l'engrosse- 
ment  des  prochaines  statistiques.  Mais  ce  mode  de  raisonnement,  ana- 
logue à  celui  des  mathématiciens  qui  extrapolent  une  courbe,  est  ici 
complètement  déplacé.  La  science  de  la  population  est  encore  trop 
balbutiante  pour  que  son  verbiage  soit  pris  en  considération.  Il  y  a  à 
peine  un  siècle  que  les  chiffres  de  la  démographie  sont  relevés  avec 
quelque  soin.  Nous  ressemblons  quelque  peu  à  l'hypocondriaque  qui 
vient  de  se  découvrir  une  saillie  osseuse  —  parfaitement  normale  d*ail- 
leurs' —  et  qui  croit  sa  dernière  heure  venue.  La  vérité  est  que,  dans 
l'espèce,  nous  n'avons  pas. le  droit  d'extrapoler.  Si  Ton  eût  appliqué 
le  même  raisonnement  à  la  fin  du  xviii«  siècle,  la  Prusse  devait  être 
absorbée  à  bref  délai  par  la  France.  Nous  n'avons  pas  le  droit  d'extra- 
poler. 

C'est  une  gymnastique  assez  puérile.  Ainsi  un  statisticien,  M.  Legoyt 
(Journal  de  Statistigue^  i867),  établit  une  escarpolette  selon  laquelle 
le  doublement  de  la  population  française  s'annonçait  comme  devant 
exiger  : 

Dans  la  période  de  1801-1806  un  laps  de  76  ans. 
1806-I821  —        224  ans. 

i82i-i83i  —         ICI  ans. 

i83r-i836  —         112  ans. 

La  statistique  subit  des  vicissitudes  tout  humaines.  Les  bribes  de 
généralisation  que  nous  avons  pu  tirer  jusqu'ici  de  la  science  démogra- 
phique n'ont  pas  force  de  loi.  L'heure  ne  sonnera  peut-être  pas  de 
si  tôt  où  cette  science  pourra  affirmer  des  prévisions  loitaines,  et  donner 
au  législateur  des  conseils  autres  qu'immédiats  et  timides.  Baromètre  de 
la  vitalité  des  peuples,  la  démographie  renseigne  sur  leur  état  présent, 


LE   PÉRIL,  IMAGINAIRE  27 

A  la  vérité,  depMÎs  le  commencement  du  siècle,  moment  où  Ton  com- 
mence à  s'occuper  sérieusement  de  la  statistique  des  mouvements  de 
population,  jusqu'à  nos  jours,  malgré  d'éphémères  oscillations  où  se 
reflètent  les  accidents  économiques  et  sociaux,  le  ralentissement  dans 
l'augmentation  de  la  natalité  est  un  fait  constant  et  progressif,  mais 
reconnaître  cette  diminution  comme  une  minoration  réelle,  ainsi  qu'on  le 
fait  la  plupart  du  temps,  ^'est  admettre  que  le  premier  chiffre  trouvé  — 
celui  du  commencement  du  siècle  —  est  un  repère  normal  :  de  quel 
droit  lui  reconnaîtrait-on  cette  qualité? L'absence  de  documents  offi- 
ciels empêche  malheureusement  de  s'aventurer  plus  haut  avec  une 
certitude  suffisante,  mais  les  chiffres  publiés  par  Moheau  en  1778 
{Recherches  sur  la  population  française]  ne  sont  pas  sans  intérêt  à  ce 
point  de  vue. 

Cet  auteur  attribue  à  la  France  de  1778  une  population  de  2:^.663. 000 
habitants,  pour  une  superficie  de  629.808  kilomètres  carrés  ;  soit  par 
kilomètre  carré  43  habitants.  Or,  en  1799,  pour  une  même  superficie, 
on  compte  28.297.000  habitants,  soit  par  kilomètre  carré  5o  habitants. 

Tandis  que  de  1801  à  1870,  pendant  ce  siècle  où  la  natalité  n'aurait 
cessé  de  décroître,  la  densité  de  population  a  passé  de  5o  à  70  habitants 
par  kilomètre  carré. 

Ce  ne  serait,  donc  pas  sur  le  mouvement  antérieur  de  là  natalité  qu'au- 
raient pu  se  fonder  les  récriminations  dont  cette  question  a  été  le  pré- 
texte. 

A  dire  vrai,  la  complainte  n'est  pas  précisément  nouvelle,  il  est  pro- 
bable que  la  question  est  à  l'ordre  du  jour  depuis  qu'il  y  a  des  hommes 
sur  la  terre.  Nous  sommes  peu  renseignés  sur  les  décrets  de  Nabucho- 
donosor  à  ce  sujet  ;  mais  nous  savons  que  César  s'en  occupa  ;  la  loi  du 
consul  Papius  Popœus  mettait  un  impôt  sur  les  célibataires  ;  une  autre 
loi  exemptait  d'impôts  les  citoyens  romains  rfyant  trois  enfants.  Auguste 
et  Trajan  prirent  des  mesures  dans  cet  esprit.  Athènes  et  Sparte  con- 
nurent la  même  préoccupation.  Un  édit  de  Louis  XIV  (nov.  1666) 
offre  une  exemption  de  charges  publiques  à  ceux  qui  se  marieraient 
avant  20  ans  ou  qui  auraient  lo  enfants  légitimes.  Napoléon  promet  à 
toute  famille  qui  aurait  7  enfants  mâles  d'en  prendre  un  à  sa  charge. 

Mais  une  occasion  plus  sérieuse  justifiait  les  alarmistes  du  siècle 
actuel.  C  est  dans  les  statistiques  des  pays  voisins  que  l'on  prit  un  élé- 
ment de  comparaison  et,  dans  ces  conditions,  il  devint  évident  que  la 
France  se  singularisait  parmi  toutes  les  autres  nations  par  la  faiblesse 
croissante  du  taux  de  sa  natalité.  Les  calculs  de  Sundbarg  attribuent 
d*ane  façon  globale  aux  nations  de  l'Europe  occidentale  une  moyenne 
de  naissances  par  i.ooo  habitants  : 


i8/»6-r>o de  34,5 

1866-70 35,8 

1876-80 36,3 

1886-90 3/,, 5 


28  LA  REVUE   BLANCHE 

pendant  que  la  France  subissait  les  chiffres  suivants  : 

i8/|i-5o de  27,4 

1861-70 2G,3 

1871-80 a5,/| 

1881-90 îit3,8. 

A  la  vérité,  les  chiffres  globaux  sont  d'une  généralité  excessive  comme 
la  vérité  qu'ils  traduisent.  On  oublie  surtout  de  remarquer  que  dans  la 
plupart  des  pays,  si  la  natalité  est  plus  élevée,  le  tribut  à  la  mort  est 
aussi  plus  fort,  ce  qui  a  bien  son  importance.  De  très  bonne  foi,  les 
annalistes  pouvaient  se  lamenter  au  point  de  vue  patriotique  d'un  pareil 
état  de  choses.  Môme  en  1879,  Lagneau,  constatant  en  France  que  la 
diminution  ne  s'enrayait  pas,  se  laissait  aller  à  de  fâcheuses  extrapola- 
tions sous  couleur  de  prophéties  sinistres  : 

Or,  écrit-il,  si  la  Russie,  la  Prusse  et  l'Angleterre  continuent  à  présenter 
comme  antérieurement  un  accroissement  annuel  de  139  à  126  sur  10.000 
habitants  et  une  période  de  doublement  de  50  à  55  ans,  dans  55  années, 
dans  un  peu  plus  d'un  demi-siècle,  alors  que  les  nations  anglaise  et  prus- 
sienne, devenues  deux  fois  plus  nombreuses,  pourront  lever  des  armées  deux 
fois  plus  considérables,  la  nation  française  ne  s'étant  guère  accrue  que  d'un 
tiers,  quelque  généralisé  que  soit  le  service  militaire,  on  ne  pourra  lever  une 
armée  que  d'un  tiers  supérieure  à  ce  qu'elle  peut  être  actuellement. 

Un  point  surtout  exerçait  la  sagacité  des  commentateurs,  c'était  de 
savoir  pourquoi  seule  la  France  présentait  cet  affligeant  phénomène. 

Or,  il  est  vraisemblable  qu'étant  aux  avant-postes  de  la  civilisation, 
la  France  en  subissait  première  que  les  autres  nations  et  en  subit 
encore  l'une  des  conditions.  Dès  1870,  on  peut  voir  se  dessiner  un  mou- 
vement analogue  chez  certaines  puissances  occidentales.  Ceci  apparaît 
discrètement  dans  les  chiffres  de  Levasseur  : 

1865-69      1892-96 

France 25,9  22,4 

Angleterre  (etGalles).     .     .  35,3  3o,2 

Kcosse 35,1  3», 6 

Irlande aG,.'i  23,  i 

Belgique 3 1,8  28,4 

Il  en  est  de  même  pour  la  Suisse,  le  Wurtemberg  et  lu  Suède.  Il  est 
certain  d'autre  part,  conclut  Levasseur  en  guise  de  consolation,  que  la 
multiplicité  des  naissances  n'est  pas  nécessairement  une  preuve  de  pros- 
périté, au  contraire. 

Plus  récemment,  les  Bulletins  de  la  Société  d* Anthropologie  de  Paris 
publient  une  communication  de  M.  E.  Macquart  sur  les  travaux  de 
M.  Ilolt  Scholing  11  est  intéressant  de  remarquer  que,  sauf  en  ce 
qui  concerne  l'Autriche  et  l'Italie,  l'abaissement  du  taux  de  la  natalité  a 
été  constant  depuis  1 87/1-78,  c'est-à-dire  depuis  un  quart  de  siècle, 
pour  les  grands  pays  de  l'Europe  occidentale.  D'après  ce  travail,  le 


LE    PERIL   IMAGINAIRE  29 

nombre  des  naissances  pour  lo.ouo  habitants,  de  1874   à  1898,   a  di- 
minué 

pour  la  France  de 35 

rAIlemagiie 40 

l'Autriche ai 

r  Italie -Il 

le  Royaume-Uni 02 

r  Angle  terre  seule 61 

Ceci  tend  à  nous  démontrer  que  les  peuples  ne  se  multiplient  pas 
selon  une  progression  illimitée.  Quelles  que  soient  les  causes  secondes 
qui  jouent  le  rôle  de  frein,  cette  frénation  est  très  certaine,  puisque 
voici  que  nous  la  constatons  chez  des  peuples  entre  tous  civilisés. 

La  diminution  de  la  natalité,  tant  qu'elle  n'aboutit  pas  à  une  dimi- 
nution absolue,  ne  doit  pas  être  tenue  pour  un  signe  d'infériorité,  lorsque, 
ce  qui  est  le  cas,  elle  coïncide  avec  une  diminution  de  la  mortalité  géné- 
rale. A  mesure  que  la  civilisation  est  plus  poussée,  la  maturité 
de  rhomme  apparaît  à  un  âge  plus  avancé.  Plus  intellectuel,  Thomme 
ne  devient  utile  à  la  société  que  plus  tard  ;  à  des  conditions  nouvelles 
d'existence  caractérisées  par  le  machinisme  et  l'obligation  de  plus  en 
plus  grande  pour  Thomme  de  mettre  en  jeu  ses  facultés  cérébrales  cor- 
respondent vraisemblablement  des  conditions  nouvelles  dans  les  mou- 
vements de  la  population. 

Certes  la  France  avait,  au  point  de  vue  de  la  diminution  des  nais- 
sances, une  avance  considérable  sur  les  aiîtres  nations  ;  elle  Ta  con- 
servée; mais  il  n'est  pas  sûr  qu'elle  la  doive  garder. 

La  France  a  seulement  précédé  les  autres  pays  dans  ce  mouvement  de 
diminution.  Ce  fait  que  l'Europe  orientale  conserve  un  taux  de  natalité 
considérable,  et  diverses  autres  considérations,  convient  Tauteur  à  con- 
clure «  que  la  diminution  du  taux  de  la  natalité  a  pour  cause  principale 
la  civilisation  ». 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  la  civilisation  est  mise  en  cause  dans 
ce  débat.  Boudin,  Gratiolet,  de  Quatrefages  signalèrent  jadis  l'extinc- 
tion rapide  des  familles  parisiennes.  C'est  un  fait  de  connaissance 
banale.  Dans  une  étude  de  statistique  anthropologique  sur  la  population 
parisienne,  Lagneau  en  1869  insiste  sur  les  mêmes  faits.  Paris  assume 
la  plus  grande  responsabilité  dans  cette  défection.  Je  cite  la  conclusion 
du  travail  de  ce  spécialiste  : 

De  cette  étude  statistique  sur  la  population  parisienne,  il  semble  ressortir 
que  si  les  grandes  agglomérations  humaines  sont  favorables  au  développe- 
ment scientifique,  artistique,  commercial  et  industriel  d'une  nation,  elles 
lui  sont  au  contraire  extrêmement  préjudiciables  sous  le  rapport  anthro- 
pologique. 

Si  de  plus,  nous  admettons,  avec  Bertillon  le  père,  que  la  diminution 
progressive  de  la  mortalité  générale  depuis  le  commencement  du  siècle 
est  encore  un  des  traits  les  plus  constants  de  la  nation  française,  nous 


3o  LA  REVUE   BLANCHE 

avons  une  idée  plus  nette  de  ce  mouvement  de  population  :  miin^  a'en^ 
fiints,  plus  de  {vieillards.  Voilà  la  situation. 

Lorsque  la  société  d'économie  politique  (5  janvier  1897)  discute  la 
question  du  chômage  inévitable,  un  économiste,  M.  Limousin  croii 
devoir  prononcer  ces  paroles  :  «  La  France  a  en  trop  cinq  ou  six  millions 
de  travailleurs  ».  C'est  le  résumé  de  la  question  économique.  Lors- 
qu'on n'examine  que  ce  seul  point,  la  possibilité  de  bien-être,  la  facilité 
d'existence  des  classes  ouvrières,  c'est-à-dire  de  la  plus  grande  partie 
de  la  population,  on  arrive  à  cette  conclusion  que,  pour  réaliser  les 
améliorations  désirables,  il  serait  actuellement  nécessaire  de  voir  dimi- 
nuer le  nombre  des  concurrents  de  la  lutte  vitale. 

Cette  constatation  est  extrêmement  précieuse,  en  ce  que  le  manque 
de  travailleurs  ne  saurait  dès  lors  être  invoqué  par  les  fervents  de  la 
repopulation.  Même,  la  question  économique  étant,  entre  toutes,  vitale 
pour  un  pays,  il  semblerait  que  ce  seul  argument  eût  dû  tout  d'abord 
diminuer  leur  enthousiasme. 

Mais  pas  du  tout  :  on  fait  volontiers  abstraction  de  ces  circonstances. 
En  réponse  à  la  déclaration  de  l'économiste  Limousin,  d'autres  écono- 
mistes font  surgir,  multiples,  les  projets  de  loi  pour  engager  les 
citoyens  à  procréer  plus  activement  de  la  chair  à  souffrance.  Il  n'est 
remède  si  héroïque  qui  ne  soit  proposé  avec  sérieux.  Aux  beaux  jours 
du  malthusianisme  quelqu'un  préconisa  l'infîbulation  réglementaire 
pour  tous  les  pauvres,  au  nom  de  l'humanité;  au  nom  de  l'humanité 
et  de  la  nationalité,  nou  sue  reculerions  aujourd'hui  devant  aucun  moyen 
pour  obtenir  le  puUullement. 

Tous  sont  unanimes  àdéplorer  cette  calamité.  Quelques-uns  pensent 
qu'aucune  espèce  de  règlement  si  ingénieux  qu'il  soit,  n'y  saurait  pallier; 
les  autres  divergent  sur  le  choix  des  moyens.  Mais  ils  tiennent  pour 
indiscutable  qu'il  y  ait  calamité. 

La  nécessité  d'augmenter  la  population  est  un  axiome  de  sens  moral 
que  personne  ne  se  permet  de  contester,  sinon  les  inavouables,  les  hon- 
teux malthusiens..  Dans  quelles  limites?  Les  défenseurs  de  la  nationalité 
répondent  :  parallèlement  à  l'augmentation  des  peuples  voisins.  Voilà 
qui  est  peu  précis.  Il  paraît  en  effet  difficile  de  parler  d'une  prolification 
normale  ou  raisonnable.  Sera-ce  celles  des  émigrés  canadiens,  des 
modernes  Chinois  plutôt  que  la  nôtre  ? 

En  vérité,  si  les  auteurs  s'appesantissent  si  peu  sur  ce  sujet  et  ne 
Tabordent  que  par  surcroit,  c'est  que  les  arguments  mêmes  qui  les 
poussent  à  prêcher  la  repopulation,  en  dehors  de  leur  multiplicité  qui 
en  impose,  n'ont  au  fond  qu'une  consistance  assez  fragile.  —  Mais  il 
leur  paraît  impossible  qu'on  puisse  discuter  leur  axiome  à  Theure 
actuelle.  Malthus  est  mort;  madame  Besant  se  repent;  seul,  Paul  Robin 
parle  encore. 

Les  raisons  invoquées  sont,  nous  Pavons  vu,  de  deux  ordres  :  la  natio- 
nalité et  l'humanité. 

En  premier  lieu,  nul  ne  doute  que  le  point  de  vue  national,  si  impor- 
tant qu'il  soit,  ne  doive  être  considéré  comme   tout  à  fait  secondaire 


LE   PÉRIL   IHAGINAUIE  3l 

rdatirement  à  la  question  humanité.  II  n'est  si  farouche  nationaliste  qui 
consente  à  immoler  tous  les  nationaux  à  la  nationalité  devenue  un  pur 
fantôme. 

Examinons  d'abord  les  arguments  tirés  de  Tintérêt  national  :  la  ques- 
tion si  connue  du  chômage  obligatoire  inévitable,  dans  notre  société 
en  proie  au  machinisme,  dispense  raisonnablement  d'insister  sur  ce 
point.  Nous  venons  de  voir  avec  M.  Limousin,  ce  qu'il  faut  en  penser. 
Rappelons-nous  que  nous  subissons  ime  augmentation  moindre  de  popu- 
lation. Nous  l'appelons  abusivement  dépopulation.  En  réalité,  il  n'y  a 
pas  dépopulation  :  la  population  continue  à  augmenter^  en  de  moin- 
dres proportions,  voilà  tout.  Nous  ne  manquons  pas  de  bras. 

Qu'importe?  répond  Pierre  Mille  (1),  une  nation  a  le  devoir  d'accroître  sa 
population  et  de  la  jeter  sur  les  parties  de  la  terre  désertes  ou  habitées  par 
des  rares  inférieures,  de  façon  à  faire  monter  le  niveau  moral  de  l'humanité. 

Ces  émigrants  vivront  mieux  ;  la. loi  est  qu'ils  réussissent.  Il  n'en  faut 
pour  preuve  que  l'extraordinaire  fortune  économique  des  colonies  anglaises 
de  TAmérique,  de  l'Australie  et  de  l'Afrique  du  Sud. 

Voilà  une  solution  tout  à  fait  limpide  !  J'admets  qu'on  facilite  l'émi- 
gration au  surcroit  de  la  population  :  découvrira-t-on  pour  eux  de 
nouvelles  Amériques?  Les  anthropologistes  qui  ont  étudié  l'acclimate- 
ment tombent  d'accord  que  l'acclimaté  ne  subsiste  qu'à  la  condition 
de  chevaucher  strictement  sa  ligne  isotherme. 

Dans  les  migrations  rapides,  le  succès,  dit  Bertillon,  sera  d'autant 
plus  compromis  que  l'omigralion  s'éloignera  davantage  de  cette  ligne 
(bandé  isotherme)  pour  se  porter  vers  le  sud.  Et  il  ajoute  :  le  cosmopo- 
litisme de  chaque  type  humain  est  une  hypothèse  que  les  faits  ne  con- 
firment pas. 

Lenvoi  dans  certaines  colonies  de  la  surpopulation  des  inétropoles 
ne  constitue  maintes  fois  qu'une  forme  déguisée  de  l'infanticide,  voilà 
ce  qui  est  la  vérité  brutale. 

A  côté  de  la  Nouvelle- Ecosse,  du  Canada  et  des  Etats-Unis  du  Nord, 
où  racclimatement  réussit  jusqu'à  la  saturation,  les  Antilles  opposè- 
rent toujours  un  climat  hostile  aux  Anglais  et  aux  Français.  Seuls  les 
Espagnols  y  ont  conquis  droit  de  cité. 

La  population  blanche  de  la  Martinique  prend  possession  de  Tile  en 
i635,  s'accroît  par  immigration  jusqu'en  ijAo,  où  elle  s'élève  à  iS.ooo 
blancs  et  J9.000  hommes  de  couleur.  Pais,  lorsque  la  guerre  des  colo- 
nies, sous  Louis  XV,  arrête  l'immigration,  la  population  blanche  dé- 
croit : 

En  1769. 12.069  habitants. 

1778 12.000        — 

1848^ 9.500        — . 

Le  maire  de  la  Martinique,  M.  Rufz,  s'écrie  en  1849  • 

Nous  ne  sommes  pas  lO.OOOblancs;  le  quart  des  terres  est  à  peine  en  cul- 


(1^  Pierre  Mille  :  Lt  Néo-malthiusianisme  en  Angleterre  (Revue  des  Deux  Mondes,  1891.> 


3a  LA   REVUE   BLANCHE 

ture,  les  colons  ont  presque  à  discrétion  la  farine  de  manioc,  du  poisson 
frais;  le  porc,  la  volaille,  les  bestiaux  s'élëvent  presque  sans  soins.  Et  cette 
population  diminue  ! 

Pour  les  liauts  plateaux  de  TAmérique  centrale  et  méridionale,  Jour- 
danet  affirme  que  la  descendance  européenne  va  en  déclinant  sur  les 
altitudes  qui  dépassent  2.000  mètres. 

Quant  à  TÉgypte  et  à  Tisthme  de  Suez,  rhistoire  de  tous  les  siècles 
est  là  pour  prouver  qu'aucun  Européen  n'y  fait  souche. 

Pour  TAlgérie,  l'analyse  des  statistiques  des  années  1853,  54,  55,  56, 
les  seules  où  Ton  connaisse  le  détail  des  nationalités,  démontre  que 
seuls  les  Espagnols  et  les  Maltais  y  prospèrent.  Les  cimetières,  s'écriait 
jadis  le  général  Duvivier,  sont  les  seules  colonies  toujours  croissantes 
de  l'Algérie. 

Passons  sur  le  Sénégal.  Le  Cap  est  favorable  aux  Européens,  TOcéa- 
nie  semble  l'être. 

Enfin,  il  est  de  fait  que  la  race  européenne  ne  fait  pas  souche  dans 
rinde.  «  Les  mieux  doués  qui  ont  résisté  aux  premiers  assauts,  y  vieil- 
lissent vite,  y  meurent  dans  une  décrépitude  prématurée  et  leur  des- 
cendance alanguie  s'évanouit  ».  (Bertillon). 

Il  y  a  donc  quelque  déloyauté  à  affirmer  aux  pauvres  gens  l'existence 
de  fabuleux  pays  de  Cocagne  où  ils  pourront  vivre  en  travaillant.  La 
terre  est  grande,  mais  la  plasticitJ  de  l'organisme  est  limitée. 

En  outre,  lorsqu'on  nous  dit  que  les  colons  sont  des  clients  naturels, 
nous  ne  sommes  pas  obligés  de  tenir  cette  vérité  pour  indiscutable  : 
le  commerce  est  de  par  sa  nature  international  ;  il  ne  reconnaît  pas 
d'autre  patrie  que  l'intérêt  propre  du  commerçant. 

Le  seul  argument  de  résistance  des  aèdes  de  la  nationalité,  est  celui 
de  la  guerre. 

C'est  la  corde  sensible,  l'objection  décisive,  irréfutable,  vitale. 

L'Allemand  guette  la  frontière  ;  il  faut  des  combattants  en  nombre 
massif  pour  opposer  à  ses  masses  une  résistance  valable;  ne  nous 
parlez  d'aucune  espèce  déconsidération  si,  en  premier  lieu,  nous  n'avons 
pas  pour  nous  le  nombre. 

Cette  importance  prédominante  accordée  au  nombre,  bien  qu'elle 
paraisse  une  vérité  d'ordre  élémentaire,  de  simple  bon  sens,  est  ime 
nouveauté  toute  récente  dans  l'art  militaire  à  propos  de  laquelle  les 
spécialistes  compétents  sont  loin  d'être  d'accord. 

Un  écrivain  militaire,  Derrécagaix,  déclare  dans  Stratégie  et  Tactique  : 

Dans  la  pratique,  être  le  plus  fort  ne  signifie  pas  avoir  la  supériorité  nu- 
mérique, témoin  la  deuxième  période  de  la  guerre  de  1870,  dans  laquelle 
nous  avions  pour  nous  le  nombre,  sans  l'éducation  militaire  qui  crée  la  disci- 
pline, et  dans  laquelle  nous  fûmes  vaincus. 

Le  général  Bernard,  dans  un  travail  inédit  sur  la  question  déclare  : 

Chercher  exclusivement  dans  le  nombre  la  clef  de  la  victoire,  c'est  fermer 
les  yeux  devant  l'histoire  comme  devant  les  principes  et  les  moyens  de  la 
stratégie  et  dé  la  tactique  modernes. 


tE   PÉRIL   IMAGINAIRE  33 

Le  nombre  n'a  toujours  été  que  le  cri  d^alârme  des  nations  faibles  qui  ont 
-cru  suppléer  ainsi  à  la  pénurie  d'hommes  de  guerre  sachant  manier  une 
armée  comme  un  artiste  qui  a  le  génie  de  son  art...  Tout  à  la  guerre  dépend 
du  choc,  du  combat.  Or,  pour  le  combat,  rien  d'embarrassant,  de  moins  glo- 
rieux, de  moins  digne  de  génie  que  la  pléthore  numérique  :  avec  ce  boulet 
aux  pieds,  une  masse  d'hommes  à  nourrir,  à  administrer,  à  faire  marcher,  à 
ébranler  même  pour  les  mettre  en  mouvement,  rien  d'instantané,  rien  qui 
puisse  assurer  Texécution  d'une  idée  habilement  conçue  n'est  possible... 

La  vérité  historique,  c'est  que  toutes  les  grandes^  opérations  militai- 
res ont  été  accomplies  par  de  petites  armées.  (Général  Lewal,  Institua» 
iions  militaires .  ) 

Avec  3 4.000  hommes,  Alexandre  conquiert  l'Asie  mineure,  la  Perse, 
rinde,  contre  des  ennemis  forts  de  Soo.ooo  hommes,  dont  la  résistance 
est  attestée  par  les  batailles  du  Granique,  d'Issus,  d'Arbelles. 

Avec  So.ooo,  Annibal  assujettit  l'Espagne,  franchit  le  Rhône,  les 
Alpes,  détruit  trois  armées  romaines  par  les  batailles  du  Tessin,  de  la 
Trébie,  de  Trasimène  etde  Cannes.  Ici,  So.ooo  Carthaginois  battent 
80.000  Romains. 

César  n'a  jamais  eu  sous  ses  ordres,  en  Gaule,  plus  de  90.000  hom- 
mes. A  Pharsale,  César,  à  la  tête  de  /»3.ooo  homnies,  bat  Pompée  qui 
en  a  90.000. 

A  Bouvines,  60.000  Français  rencontrent  i5o.ooo  coalisés.  Anglais, 
Flamands  et  Allemands. 

A  Crécy,  3o.ooo  Anglais  défont  70.000  Français. 

A  Poitiers,  la.ooo  Anglais  défont  5o.ooo  Français. 

A  Azincourt,  3o.ooo  Anglais  défont  100.000  Français. 

Dans  les  temps  modernes,  même  contraste.  C'est  avec  une  armée  de 
a3.ooo  hommes  que  Condé  gagne  la  bataille  de  Rocroy  sur  la  meilleure 
infanterie  de  l'Europe;  avec  une  faible  armée  encore  qu'il  achève  sa 
destruction  à  Lens.  En  même  temps,  Turenne,  à  la  tête  de  35. 000  hom- 
mes, envahit  l'Allemagne.  Les  petites  armées  variant  de  aS.ooo  à  35. 000 
hommes,  victorieuses  de  forces  doubles  à  Sinzheim,  Entzheim,  Turck- 
heim,  Séneffe,  rendent  définitive  la  conquête  de  la  Flandre  et  de  la 
Franche-Comté;  ce  sont  les  petites  armées  qui  ont  fait  la  France  de 
Louis  XIV.  (Général  Bernard.) 

Un  siècle  plus  tard,  Frédéric  le  Grand  étonnait  l'Europe  par  la  série 
de  ses  victoires  obtenues  avec  des  armées  qui  ne  dépassaient  pas 
5o.ooo  hommes. 

Passons  au  cycle  napoléonien  : 

A  Marengo,  ao.ooo  Français  battent  40.000  Autrichiens. 

A  Austerlitz,  70.000  Français  battent  90.000  Austro-Russes. 

A  Essling,  60.000  Français  battent  90.000  Autrichiens. 

A  Dresde,  i3o.ooo  Français  battent  *o5.ooo  alliés. 

A  Leipzig,  180.000  Français  tiennent  en  échec  plus  de  3oo.ooo  coa- 
lisés. 

Avec  la  plus  grande  armée  qu'il  ait  jamais  réunie,  477.000  honimes 
contre  la  Russie,  Napoléon  connaît  «on  premier  désastre. 

3 


3/|  LA   REVUK   BLANCHE 

La  nécessité  des  gros  effectifs  s'imposa  à  Topinion  en  France  après 
Sadowa  où.cependant  il  n'y  eut  que  221.000  Prussiens  contre  206.000 
Autrichiens. 

A  la  bataille  d'Arbelles,  Darius  commandait,  dit -on,  à  plus  d'un 
million  d'hommes,  et  il  se  fît  battre  par  les  So.ooo  soldats  d'Alexandre. 

Cette  malice  des  faits  historiques  à  soutenir  une  opinion  aussi  sub- 
versive, est  expliquée  par  l'opinion  des  grands  capitaines. 

MontecucuUi  ne  voulait  que  des  armées  de  3o.ooo  hommes.  Turenne 
regardait  une  armée  de  So.ooo  hommes  comme  u  incommode  pour  qui 
la  commande  et  qui  la  compose  ». 

Le  maréchal  de  Saxe  pensait  qu'une  armée  ne  devait  pas  dépasser 
40.000  hommes. 

Gouvion  Saint-Cyr,  Marmont,  constatent  l'impossibilité  pour  un  seul 
homme,  même  eût-il  du  génie,  de  commander  une  armée  trop  nom- 
breuse. (Les  théoriciens  modernes  appellent  trop  nombreuses  les  armées 
de  plus  de  i So.ooo  à  200.000  hommes.) 

Le  général  Brialmont,  que  tout  le  monde  s'accorde  à  considérer 
comme  une  des  plus  hautes  autorités  militaires  de  notre  époque,  a 
écrit  qu'il  «  n'est  pas  logique  de  confier  des  armées  de  aSo.ooo  hom- 
mes à  des  généraux  de  second  ordre,  lorsqu'il  est  prouvé  que  Turenne 
ne  voulait  pas  commander  à  plus  de  5o.ooo  hommes  et  que  Napoléon, 
le  plus  grand  génie  militaire  des  temps  modernes,  est  inférieur  à  lui- 
même  toutes  les  fois  qu'il  réunit  sur  un  même  champ  de  bataille  plus 
de  100.000  combattants  ».  ' 

Qu'opposent  à  ces  faits  les  partisans  du  grand  nombre  ?  Des  raison- 
nements. Pour  eux,  l'histoire  ne  se  répète  pas,  la  guerre  moderne  n'est 
pas  la  guerre  de  jadis.  Certes.  L'un  d'eux,  le  général  Berthout,  pas- 
sant par-dessus  la  difficulté  des  approvisionnements,  par-dessus  la  pro- 
longation possible  de  la  lutte,  déterminée  par  l'habileté  de  la  résistance, 
et  ne  tenant  pas  compte  de  la  grande  facilité  qu'il  y  a  à  faire  sauter  les 
chemins  de  fer,  voit  dans  le  nombre  seul,  le  moyen  d'en  finir  vite  dès 
le  début,  en  écrasant  l'adversaire.  (Voir  la  guerre  du  Transvaal.)  Pour 
ce  général,  les  chemins  de  fer  pouvant  en  quelques  jours  transporter  à 
de  très  grandes  distances  un  nombre  considérable  de  troupes  et  un 
énorme  matériel  de  guerre,  un  État  dont  l'armée  serait  organisée  de 
manière  à  pouvoir  absorber  dans  ses  rangs  tous  les  hommes  aptes 
à  porter  les  armes,  pourrait,  dans  les  premiers  jours,  écraser  un 
adversaire  dont  l'armée  ne  comprendrait,  comme  autrefois,  qu'une 
très  faible  partie  de  la  population. 

Mais,  d  autre  part,  faisant  allusion  aux  armements  modernes,  un  écri- 
vain militaire  allemand.  Von  der  Goltz  (là  Nation  armée),  écrit  : 

Si  du  regard  on  plonge  dans  Tavenir,  on  apercevra  le  temps  où  les  mil- 
lions armés  du  temps  présent  auront  fini  de  jouer  leur  rôle.  Un  nouvel 
Alexandre  surgira  qui,  à  la  tête  d'une  petite  troupe  d'hommes  parfaitement 
armés  et  exercés*,  poussera  devant  lui  les  masses  énervées  qui.  dans  leur 
tendance  à  toujours  s'accroître,  auront  franchi  les  limites  prescrites  par  la 
logique. 


LE   PÉRIL   IMAGINAIBE  35 

Ce  qui  tend  à  prouver  que  même,  avec  nos  armements  formidables,  le 
nombre  brutal  des  effectifs  n'a  pas  acquis  une  prépondérance  indiscu- 
table dans  Tesprît  des  plus  compétents. 

Mais  le  thème  de  la  repopulation  n'est  pas  uniquement  un  point  de 
vue  national.  Certes,  la  vie  d'une  nation  est  quelque  chose  de  grave 
et  qui  vaut  qu'on  s'en  inquiète.  —  Toutefois,  les  partisans  dévoués  et 
sincères  de  la  cause  pensent  trouver  ailleurs  —  plus  loin  et  plus  haut  — 
l'appui  réel  de  leurs  convictions.  Pour  eux,  les  arguments  d'ordre 
national,  avec  leur  caractère  utilitaire,  sont  seulement  des  motifs  à 
servir  à  la  foule,  à  tous  ceux  qui  sont  Incapables  de  se  laisser  émouvoir 
par  des  raisons  supérieures.  Les  baïonnettes  et  les  canons  ennemis 
sont  les  accessoires  du  croquemitaine  avec  lequel  on  cherche  à  terroriser 
le  peuple  enfant. 

Quant  à  ces  raisons  supérieures,  elles  sont  d'ordre  exclusivement 
moral.  Elles  tirent  leur  puissance  de  l'inténH  supérieur  de  l'humanité. 

Pourquoi  faut-il  faire  beaucoup  d'enfants?  Voilà  une  question  qui 
semble  évidemment  immorale  et  qui  suffît  à  classer  un  homme  dans  le 
mépris  des  honnêtes  gens.  Nous  savons  qu'il  y  a  à  l'heure  actuelle  des 
hommes  qui  ne  font  pas  d'enfants  —  ou  si  peu!  —  Les  moralistes  nouô 
disent  que  les  motifs  de  leur  abstention  «  sont  du  plus  bas  égoïsme  et 
profondément  immoraux  ».  (A.  Parodi.) 

Le  tollé  d'instinctive  indignation  qui  réprouve  les  doctrines  malthu- 
siennes en  est  un  fidèle  témoignage.  Il  n'est  si  misérable  avorteuse  qui 
ne  soit  prête  à  lapider  l'auleur  de  Y  Essai  sur  la  loi  de  population. 

Mallhus,  ce  moraliste  rigide,  par  une  ironie  du  sort  est  devenu  chez 
nous,  dans  l'opinion  publique,  le  prototype  de  l'immoralité. 

Nous  ne  voulons  rien  entendre  des  explications  qu'il  donne  :  fussent- 
elles  les  meilleures  du  monde  —  et  elles  ne  le  sont  pas  —  il  nous  suffit 
que  sa  doctrine  est  immorale  ;  elle  est  contre  nature,  Rt  voilà  la  raison 
en  dernière  analyse  !  Car,  nous  sommes  bous,  nos  contemporains  sont 
bons  à  outrance.  Tout  imbus  de  morale  et  de  philanthropie,  ils  défen- 
dent la  nature,  la  nature  elle-même  contre  la  dépravation  des  hommes. 

11  ne  s'agit  pas  ici  d'une  morale  quelconque  divine  ou  humaine  :  c'est 
une  notion  primitive,  fondamentale,  incontestable,  semble-t-il,  pour 
quiconque  n'est  pas  tout  simplement,  un  monstre. 

Malheur  à  l'impie  qui  aura  refait  ou  seulement  corrigé  l'œuvre  de  la 
Nature  !  C'est  elle  qui  nous  envoie  toutes  les  bonnes  maladies,  tant 
épidémiques  que  sporadiques,  tant  éphémères  qu'incurables,  tant  dou- 
loureuses qu'abêtissantes.  Ilélas!  il  faut  bien  constater  que  la  bonne 
Nature  se  réserve  encore  de  nous  envoyer  les  bons  tremblements  de 
terre  et  les  bonnes  inondations.  Il  faut  bien  constater  qu'il  y  a  des 
bêtes  féroces  et  des  criminels  et  que  nous  n'hésitons  pas  un  seul  instant 
à  nous  en  protéger.  La  nature  !  Comme  si  toute  l'œuvre  de  la  civilisa- 
tion humaine  n^étaitpas  de  la  transformer,  de  l'adapter  à  nos  besoins! 

Il  est  curieux  de  voir  quelle  place  a  prise  dans  ce  débat  la  religion 


36  LA   REVUE   BLANCHE 

elle-même.  On  a  été  jusqu'à  accuser  l'irréligion  d'être  la  cause  —  ou 
une  des  causes  —  de  la  diminution  des  naissances.  Et  l'on  ne  pense  pas 
un  instant  à  s'étonner  de  voir  le  christianisme  qui  est  au  fond  une 
religion  de  mysticisme  et  de  suicide  moral  —  la  vraie  vie  est  dans 
un  autre  monde —  présider  aux  priapées  des  peuples  et  exaspérer  les 
ardeurs  attiédies!  Est-ce  donc  vraiment  là  l'attitude  de  la  religion 
dans  ce  débat?  En  aucune  façon. 

Saint  Ambroise  a  composé  trois  traités  sur  la  virginité,  qu'il  appelle 
une  «  exemption  de  toute  souillure  »  ;  il  dit  aux  vierges,  entre  autres 
belles  choses  :  «  Une  vierge  ne  connaît  ni  les  inconvénients  de  la  gros- 
sesse ni  les  douleurs  de  l'enfantement.  »  Et  saint  Bernard  parlant  de 
la  chasteté,  ce  self-restraint  radical  :  t  Une  âme  chaste  est  par  vertu 
ce  que  l'ange  est  par  nature.  Il  y  a  plus  de  bonheur  dans  la  chasteté  de 
l'ange,  mais  il  y  a  plus  de  courage  danscellc  de  l'homme.  » 

Et  Chateaubriand  : 

Elle  lia  chasteté)  se  change  en  étude  chez  le  savant,  elle  devient 
méditation  dans  le  solitaire,  caractère  essentiel  de  l'âme  et  de  la  force  men- 
tale ;  il  n'y  a  point  d'homme  qui  n'en  ait  senti  l'avantage  pour  se  livrer  aux 
travaux  de  l'esprit;  elle  est  donc  la  première  des  qualités,  puisqu'elle  donne 
une  nouvelle  vigueur  à  l'Ame  et  que  l'âme  est  la  plus  belle  partie  de  nous- 
mêmes... 

...Or il  nous  paraît  qu'une  des  premières  lois  naturelles  qui  dut  s'abolir  à  la 
Nouvelle  Alliance  fut  celle  qui  favorisait  la  population  au  delà  de  certaines 
bornes.  Autre  fut  Jésus-Christ;  autre,  Abraham  :  celui-ci  parut  dans  un 
temps  d'innocence  où  la  terre  manquait  d'habitants  ;  Jésus-Christ  vint  au 
contraire  au  milieu  de  la  corruption  des  hommes,  et  lorsque  le  monde  avait 
perdu  sa  solitude.  La  pudeur  peut  donc  fermer  aujourd'hui  le  sein 
des  femmes;  la  seconde  Eve,  en  guérissant  les  maux  dont  la  première  avait 
été  frappée,  a  fait  descendre  la  virginité  du  ciel,  pour  nous  donner  une 
idée  de  cet  état  de  pureté  et  de  joie  qui  précède  les  antiques  douleurs  de  la 
mère. 

Le  législateur  des  chrétiens  naquit  d'une  vierge  et  mourut  vierge.  N'a-t-il 
pas  voulu  nous  enseigner  par-là  sous  les  rapports  politiques  et  naturels,  que 
la  terre  était  arrivée  à  son  complément  d'habitants,  et  que,  loin  de  multiplier 
les  générations,  il  faudrait  désormais  les  restreindre?  A  l'appui  de  cette 
opinion,  on  remarque  que  les  États  ne  périssent  jamais  par  le  défaut,  mais 
par  le  trop  grand  nombre  d'hommes.  Une  population  excessive  est  le  iléau 
dei  empires.  Les  Barbares  du  Nord  ont  dévasté  le  globe  quand  leurs  forêts 
ont  été  remplies;  la  Suisse  était  obligée  de  verser  ses  industrieux  habitants 
aux  royaumes  étrangers,  comme  elle  leur  verse  ses  rivières  fécondes  ;  et 
sous  nos  propres  yeux,  au  moment  même  où  la  France  a  perdu  tant  de  labou- 
reurs, la  culture  n'en  paraît  que  plus  florissante.  Hélas  !  misérables  insectes 
que  nous  sommes!  bourdonnant  autour  d'une  coupe  d'absinthe  où  par  hasard 
sont  tombées  quelques  gouttes  de  miel,  nous  nous  dévorons  les  uns  les 
autres  lorsque  Tespace  vient  à  manquer  à  notre  multitude.  Par  un  malheur 
plus  grand  encore,  plus  nous  nous  multiplions,  plus  il  faut  de  champ  à  nos 
désirs.  De  ce  terrain  qui  diminue  toujours  et  de  ces  passions  qui  augmentent 
sans  cesse,  doivent  résulter  têt  ou  tard,  d'effroyables  révolutions.  (Génie  du 
Christianisme f  passim.) 


LE  PÉRIL  IMAGINAIRE  87 

Ce  sont  ces  raisons  que  M.  A.  Parodi  a  appelées  des  raisons  du  plus 
bas  égoïsme  et  profondément  immorales ... 

Les  catholiques  orthodoxes  ne  trouvent  donc  point  dans  la  morale  de 
leur  religion,  une  incitation  quelconque  à  des  prolifîcations.  Aucun 
saint  ni  aucune  sainte  ne  furent  béatifiés  pour  leur  vertu  génératrice. 

Il  est  juste  d'ajouter  que  les  membres  du  clergé  ne  se  croient  point 
obligés  d'enseigner  aux  populations  les  préceptes  absolus  de  saint 
Ambroise  ou  de  saint  Bernard.  Opportunistes,  ils  reconnaissent  — 
quand  cela  est  indispensable  —  les  nécessités  physiologiques,  et  encou- 
ragent même  la  fabrication  d'âmes  nouvelles  dans  l'état  de  mariage. 

Dieu,  disent-ilsy  bénit  les  nombreuses  familles.  Mais  il  bénit  aussi 
tous  les  infirmes  et  tous  les  malades  ;  les  malheureux  de  toutes  sortes 
sont  accablés  de  ses  bénédictions.  Il  donne  aux  couples  féconds  une 
bénédiction  qu'il  refuse  à  la  salacité:  bien  sur!  Mais  l'état  de  chasteté 
n  on  est  pas  moins  celui  qui  lui  est  le  plus  agréable,  celui  quïl  exige 
de  ses  meilleurs  serviteurs. 

C'est  que  l'Eglise,  subtile,  admet  ce  distinguo  fondamental  :  le  con- 
seil et  le  précepte.  Précepte  :  marie-toi,  fais  des  enfants  —  Conseil  :  ne 
te  marie  pas.  Le  précepte  est  pour  le  peuple,  le  fretin,  les  gens  inca- 
pables de  s'élever  plus  haut  ;  ceux  à  qui  on  ne  peut  demander  davan- 
tage. Le  conseil  est  pour  les  natures  d'élite,  les  gens  qui  ont  un  intérêt 
supérieur. 

Non  la  morale  religieuse  n'a  rien  à  voir  dans  cette  question.  Que  la  reli- 
gion décroisse,  agonise^  disparaisse  :  nous  savons  que  les  dieux  aussi  sont 
mortels.  Mais  du  moins  il  nous  restera  la  morale  simplement  humaine* 
Est-ce  que  cette  morale  humaine,  prise  d'une  frénésie  sauvage  vers 
les  mamelles  ruisselantes  et  les  portées  innombrables  va  nous  con- 
traindre à  honnir  indistinctement  les  flancs  stériles  des  vierges,  à  ne  re- 
chercher que  le  grouillement,  le  pullulement  de  la  vie,  en  feignant  de 
croire  que  la  manne  tombera  du  ciel  ou  que  nous  saurons  l'en  faire  des- 
cendre, en  alléguant  que  les  ressources  de  la  planète  sont  inépuisables, 
et  inépuisables  les  rendements  d'un  progrès  futur? 

En  vérité,  cela  n'est  pas  sérieux.  Les  hommes  ne  peuvent  pas  être 
réputés  égoïstes  et  immoraux,  dans  la  mesure  où  ils  ont  peu  d'enfants. 
On  ne  peut  pas  dire  que  le  pauvre  soit  plus  altruiste  que  le  riche,  le 
Russe  que  le  Français,  l'ouvrier  que  le  paysan. 

Bien  d'autres  causes  que  Tégoisme  expliquent  l'abstention  de  ces  ci- 
toyens que  Ton  voudrait  réputer  mauvais.  Car  il  est  illégitime  d'ad- 
mettre que  tout  soit  douleur  dans  la  maternité.  Les  douleurs  de  l'en- 
fantement s'oublient  au  contraire  dans  les  joies  de  la  délivrance.  Il  y  a 
de  grandes  et  véhémentes  compensations.  Se  priver  de  postérité,  c'est 
se  fermer  une  des  principales  jouissances  de  la  vie  humaine. 

Il  parait  difficile  de  discerner  de  quel  côté  est  l'égoïsme  ;  de  celui  qui 
procrée  gaîment  Tenfant-jouet  ou  de  celui  qui  volontairement  se  prive 
de  sa  présence,  dans  la  crainte  de  ne  pouvoir  assurer  à  l'être  fragile 
une  existence  au  moins  possible. 


38  LA   REVUE   BLANCHE 

Les  défenseurs  d'une  idée  cherchent  toujours  à  suppléer  à  la  qualité 
de  leurs  arguments  par  la  quantité.  Cela  impose  à  première  vue,  il  se 
peut  que  telle  raison  ne  soit  pas  précisément  très  solide  ;  mais  il  y  en  a 
tant  d'autres.  Dans  l'espèce,  on  a  encore  évoqué  sérieusement  l'argu- 
ment du  grand  homme  possible. 

—  Savez- vous,  si  dans  le  nombre  des  enfants  que  vous  n'appelez  pas 
à  naître,  ne  se  trouve  pas  précisément  le  grand  homme  qui  —  savant, 
artiste  ou  prophète  —  eût  bouleversé  la  face  du  monde,  renouvelé  la 
vie,  sauvé  la  planète  ? 

Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  cette  conception  du  grand  homme. 
Elle  semble  tenir  pour  démontré  que  les  conditions  de  culture  du  génial 
bambin  sont  absolument  indiiîérentes,  ce  qui  est  sans  doute  excessif. 
Mais  le  principe  même  de  l'objection  ne  saurait  être  considéré  que  comme 
une  agréable  facétie.  Admise  cette  théorie,  toute  femme  doit  commen- 
cer à  engendrer  dès  que  nubile  et  ne  pas  prendre  une  minute  de  répit 
jusqu'à  l'épuisement  de  sa  fécondité  ;  car  telle  est  la  malice  du  hasard 
que  le  seul  enfant  omis  serait  précisément  le  bon. 

Ainsi,  plaisants  ou  sévères,  les  arguments  des  repeupleurs  sont  tous 
assez  dénués  de  réelle  solidité. 

Ce  fameux  péril  sur  lequel  on  va  se  lamentant  apparaît  surtout  une 
imagination  ingénieuse,  propre  à  terroriser  les  braves  gens  ;  mais  il  n'y 
a  pas  lieu  de  mobiliser  les  foudres  de  la  loi  et  de  déchaîner  des  tempêtes, 
d'ailleurs  stériles,  contre  telle  ou  telle  catégorie  de  citoyens.  A  quelque 
tause  qu'on  doive  attribuer  la  diminution  des  naissances,  il  n'est  pas 
indispensable  de  s'en  désoler  ;  c'est  un  fait  massif,  brutal,  général,  ne 
comportant  aucune  inquiétude  —  tant  qu'il  ne  signifiera  qu'un  ralen- 
tissement  dans  V accroissement^  continu,  de  la  population. 

Des  faits  significatifs  attestent  d'ailleurs  que  ceux-là  même  qui  pré- 
tendent remédier  au  mal  ne  le  connaissent  que  d'une  façon  toute  super- 
ficielle. Ainsi  la  proposition  du  député  Charles  Bernard  qui  pense  favo- 
riser la  repopulation  en  facilitant  les  mariages,  alors  que  les  statisti- 
ques nous  apprennent  que  la  diminution  de  la  natalité  coincide  avec  un 
état  stationnaire  de  la  nuptialité,  quand  ce  n'est  pas  avec  un  accroisse- 
ment de  celle-ci.  Et  voilà  la  sagesse  de  nos  sauveteurs! 

La  loi,  dans  cette  circonstance,  assume  un  rôle  quelque  peu  outrecui- 
dant :  sa  mission  est  de  s'ingénier  à  rendre  plus  belle  et  plus  enviable 
la  vie  des  vivants  ;  c'est  le  plus  sûr  moyen  qu'elle  ait  de  décider  les 
fœtus  récalcitrants  à  abandonner  pour  notre  belle  planète,  le  royaume, 
encore  hypothétique,  des  anges. 

Marckl  Réja 


Le  Journal  de  Pavlîk  Dolsky 

{Suite) 


<)  mars. 

Un  savant  de  jadis  professait  que  le  plus  grand  ennemi  de 
l'homme,  c'est  Thomme  même.  J'ai  fourni  hier  une  vérification 
de  cet  aphorisme,  en  consignant  dans  mon  journal  que  j^étais 
amoureux  de  Lydia.  Tant  que  ce  sentiment  n'existe  que  dans 
la  conscience,  on  peut  encore  lutter  contre  lui,  mais  une  fois 
qu'il  est  formulé  clairetnent,  exprimé  par  des  paroles  ou  écrit 
sur  le  papier,  la  lutte  devient  impossible  ;  cela  équivaut  i 
reconnaître  par  acte  notarié   sa  toute-puissance.  Déjà  Ton  ne 

.  se  possède  plus  soi-même,  on  agit  sous  Tinfluence  des  forces 
sombres,  inconnues.  Aujourd'hui,  par  exemple,  j'avais  décidé 
très  fermement  de  ne  pas  aller  chez  Maria  Pétrovna,  et  j'ai 
dîné  au  club.  Ce  club  que  j*aimais  tant  autrefois  m'a  semblé 
on  désert  :  toujours  les  mêmes  personnes,  toujours  les  mêmes 
conversatîpns,  toujours  les  mêmes  menus.  Autrefois  cette  mo- 
notonie traditionnelle  me  plaisait;  aujourd'hui,  elle  m'enniue 
affreusement.  Après  le  dîner,  au  billard,  j'ai  vu  le  vieux  Trout- 
niew  qui  jouait  avec  le  marqueur.  Autrefois  je  ne  faisais  guère 
attention  à  ce  Troutniev;  je  suis  content  de  le  voir  à  présent, 
car  Troutniew  est  parent  des  Zibkine  et  va  souvent  chez  eux  ; 
aussi  je  pus,  en  causant  avec  lui,  parler  deux  fois  de  Lydia 

^vovna. 

Comme  je  causais  avec  Troutniev  un  peu  surpris  de  mon 
extrême  amabilité,  à  la  porte  parut  Testimé  administrateur  André 
Ivanovitch.  J'eus  aussitôt  le  pressentiment  qu'il  allait  me  dire 
quelque  chose  de  désagréable.  Je  ne  me  trompais  pas. 

—  Qu'avez-vous,  mon  cher  Pavel  Matvéiévitch  ?  me  demanda- 
t-il  avec  quelque  pitié  et  en  me  serrant  la  main.  Quelle  mine! 
Comme  vous  avez  vieilli  ! 

—  Eh!  oui,  André  Ivanovitch,  c'est  la  vieillesse. 

—  C'est  ce  qui  s'appelle  une  belle  vieillesse!  exclamait.  Trout- 
niev. L'autre  jour,  Pavel  Matvéiévitch  a  si  bien  dansé  qu'il  a 
fatigué  tous  les  jeunes...  D'ailleurs  Pavel  Matvéiévitch  n'est  pas 
si  TÎeux... 


O)  Voir  La  fwme  hiMehg  éa  15  arrO  190*2. 


4o  LA  REVUE   BLANCHE: 

—  Je  VOUS  demande  pardon,  répondit  André  Ivanovitch.  Je 
connais  beaucoup  de  cas  analogues  :  on  se  croit  toujours  jeune, 
et  un  beau  matin  oii  s'éveille  et  on  est  un  vieillard.  C'est  comme 
au  piquet  on  compte  28,  29  et,  le  coup  d'après,  60. 

Très  content  de  son  mot,  André  Ivanovitch  courut  le  colpor- 
ter à  travers  le  club. 

A  ce  moment,  neuf  heures  sonnaient  à  la  grande  horloge.  Je 
me  levai  et  descendis  en  hâte,  comme  si  je  craignais  de  man- 
quer un  train.  —  «  Serguievskaïa  et  vite!  »;  criai-je  au  cocher, 
en  montant  en  traîneau.  Je  ne  sais  pourquoi  une  envie  irré- 
sistible  m'était  venue  tout  à  coup  de  voir  Lydia,  de  la  voir,  rien, 
de  plus;  je  ne  songeais  pas  à  lui  parler,  mais  à  rester  avec 
Maria  Pétrorna.  Quel  plaisir,  en  effet,  pouvait  lui  procurer  la 
vue  de  ma  vieille  figure  fatiguée,  quand  brillaient  autour  d'elle 
tant  déjeunes  et  joyeux  visages  ?  Mais  elle,  on  peut  la  regarder» 
il  n'est  défendu  à  personne  de  regarder  le  soleil,  les  étoiles,  la 
coupole  de  Saint-Isaac,  voilà  les  réflexions  que  je  faisais  en 
traîneau.  Mais,  si  modeste  que  fût  mon  désir,  je  ne  pus  le 
réaliser  :  le  concierge  m'apprit  qu'il  n'y  avait  pas  trois  minutes, 
les  jeunes  gens  étaient  partis  en  troïka  et  que  Maria  Pétrovna. 
était  chez  elle.  Le  sort  voulait  me  prouver  qu'il  n'est  pas  toujours- 
permis  de  regarder  la  coupole  de  Saint-Isaac. 

Maria  Pétrovna  était  dans  ses  jours  de  tristesse,  et  la  conversa- 
lion  ne  parvenait  pas  à  s'établir  entre  nous. 

—  Naturellement,  Lydia  Lvovna  n'est  jamais  à  la  maison,, 
dis-je  non  sans  aigreur. 

—  Comment,  jamais?  Hier,  elle  n'est  pas  sortie  de  la  jour- 
née. 

—  Avoir  cent  personnes  chez  soi,  voilà  ce  que  vous  appelez 
rester  à  la  maison  ?  Savez-vous,  Maria  Pétrovna,  que  vous 
m'étonnez  :  vous  aimez  beaucoup  votre  nièce,  et  cependant  avec 
ces  troïkas  tous  les  jours,  ces  soirées,  ces  baraques,  vous  ne  la 
voyez  presque  jamais. 

—  Il  est  vrai  que  je  la  vois  peu  ;  mais  que  voulez-vous^ 
Paul...  il  faut  que  jeunesse  se  passe. 

—  Oui,  jeunesse^  jeunesse,  tant  qu'on  voudra;  mais  il  y  a 
limite  à  tout,  et  il  me  semble  que  la  manière  de  vivre  de  Lydia 
Lvovna  ne  laisse  guère  à  l'esprit  et  au  cœur  le  temps  de  se 
développer,  et  peut-être  n'est-il  pas  très  convenable... 

—  Pour  le  coup,  Paul,  si  quelqu'un  devait  s'étonner,  c'est 
bien  moi.  J'ai  toujours  dit  ce  que  je  vous  dites  à  présent,  et  vous 
m'avez  toujours  contredit.  Je  désapprouvais  les  troïkas,  et  vous- 
les  prôniez.    La  société    qui  se  réunit  chez  les    Zibkine,   me 


LE  JOURNAL   DE   PAVLIK  DOLSKY  /|i 

déplaît,  tout  à  fait  ;  je  voulais  que  Lydia  n*y  parût  que  le 
moins  possible,  vous  m'avez  prouvé  que  j'avais  tort,  Sonia 
Zibkina  ayant  été  élevée  avec  Lydia.  Et  pour  ces  bara- 
ques enfin,  vous  vous  rappelez  que  nous  nous  sommes  presque 
querellés  parce  que  je  ne  voulais  pas  que  Lydia  s'y  rendît. 
J'ai  eu  confiance  dans  votre  tact  et  votre  usage  du  monde, 
et  vous  me  reprochez  maintenant  de  vous  avoir  écouté  !  Vrai- 
ment, Paul,  vous  êtes  injuste. 

Maria  Pétrovna  avait  tout  à  fait  raison,  mais  je  ne  m'en  irritai 
que  davantage. 

—  Eh  bien,  admettons.  Puisque  vous  voulez  que  toute  la 
faute  soit  à  moi,  je  le  veux  aussi,  j'en  accepte  la  responsabilité. 
Mais,  dites-moi,  Maria  Pétrovna,  quand  vous  ai-jc  conseillé  de 
permettre  à  votre  nièce  d'être  familière  avec  les  jeunes  gens,  de 
les  appeler  par  leurs  prénoms,  de  passer  avec  eux  des  journées 
entières?... 

—  Vous  parler  de  Michel  Kozielsky?  mais  c*est  un  pa- 
rent... 

—  Ah,  pardon  !  j'oubliais  cette  fameuse  parenté.  La  mère  de  la 
princesse  Kozielsky  était  la  cousine  issue  de  germaine  de  la  grand' 
mère  de  Lydia.  Que  voilà  donc  une  parenté  étroite  !  ..  Croyez  bien 
qu'elle  n'empêche  rien. 

«  Assez,  arrête-toi  »,  médisait  timidement  une  voix  intérieure; 
mais  j'étais  fâcheusement  en  train,  et  je  déversai  la  bile  qui 
bouillait  dans  mon  âme  depuis  un  mois. 

Maria  Pétrovna  se  contenta  de  s'éventer. 

—  Cette  fois,  Paul,  cette  fois  je  ne  suis  pas  du  tout  de  votre 
avis.  Michel  est  un  jeune  homme  de  bonne  famille  qui  ne  se 
permettrait  rien  de  répréhensible.  Mais  vous  avez  une  dent 
contre  lui,  voilà  longtemps  que  je  l'ai  remarqué.  Lui-même  le 
sait  et,  hier  encore,  il  disait  :  «  Je  ne  sais  pourquoi  Melchissédec 
m'en  veut...  » 

Je  bondis  comme  si  une  guêpe  m'eût  piqué. 

—  Tiens  !  tiens  !  il  a  dit  ça  .  Ce  Melchissédec...  c'est  moi? 

—  Oui,  c'est  un  sobriquet  que  la  jeunesse  vous  a  donné,  je 
ne  sais  trop  pourquoi. 

—  C'est  le  comble  !  criai-je  en  parcourant  la  chambre,  et  je 
mamquai  de  renverser  la  table  à  thé  qui  se  trouvait  sur  mon 
passage.  Je  vous  remercie.  Maria  Pétrovna  :  ce  n'est  pas  assez 
d'avoir  fait  de  votre  maison  un  asile  pour  les  jeunes  gens  les 
plus  fous,  vous  leur  permettez  encore  d'ofTenser  vos  amis, 
d'offenser  un  homme  qui  vous  connaît  depuis  votre  enfance... 
qui...  qui  était  témoin  à  votre  mariage... 


4a  LA  REVUE   BLANCHE 

—  Mais  qu'avez-vous,  Paul?  calmez-vous,  balbutiait  Maria 
Pétrovna,  qui  courait  à  mes  trousses  et  finit  par  tomber  assise 
sur  le  divan.  Je  ne  comprends  pas  du  tout  cequi  a  pu  vous  offenser 
tant.  Si  Melchissédec  eût  été  un  malfaiteur,  un  assassin,  je  com- 
prendrais encore  ;  mais  je  vous  assure  que  c'était  un  homme 
très  respectable,  un  saint,  je  crois.  Je  serais  très  flattée  qu'on 
m'appelât  Melchissédec;  Tannée  dernière,  dans  \a  Revue  des  Deux 
Mondes^  il  y  avait  sur  lui  un  article  :  je  vais  vous  le  retrouver  si 
vous  voulez,  à  l'instant. 

—  Non,  c'est  inutile!  (Je  criais  comme  un  fou).  Non,  je  vous 
jure  que  je  ne  lirai  pas  l'article;  les  ducs  de  Bourgogne  me 
suffisent,  et  puis  vous  ne  savez  pas,  Maria  Pétrovna?  J'ai  hor- 
reur de  votre  Bévue  des  Deux  Mondes  ;  je  la  hais  de  toute  mon 
âme  :  ce  n'est  pas  une  Revue^  mais  un  somnifère,  quelque  chose 
comme  ces  Cloches  du  Monastère  que  vous  aimez  tant. 

—  Oh  !  prenez  garde,  Paul...  Qu'avez-vous?  Vous  commencez 
à  dire  des  sottises. 

Je  nie  mis  à  réfléchir. 

—  Pardonnez-moi,  Maria  Pétrovna,  je  ne  sais  vraiment  plus 
ce  que  je  dis;  mais,  voyez-vous,  je  me  sens  mal,  ma  tête  n'est 
pas  très  solide. 

—  C'est  vrai,  oui,  vous  êtes  pâle  comme  un  mort.. .  Je  vais  vous 
chercher  ignatium  :  cela  vous  soulagera  immédiatement. 

J'avalai  cinq  granules  d'ignatium,  puis  quelques  autres  gra- 
nules, mais  cela  ne  me  soulagea  pas;  la  fièvre  me  gagnait. 
Maria  Pétrovna  donna  [l'ordre  d'atteler  et  fît  prévenir  le  méde- 
cin. On  m'a  reconduit  à  la  maison,  mis  au  lit,  et  donné  du  thé. 
Deux  heures  après,  j'étais  réchauffé,  mais  je  ne  pouvais  dormir. 
Je  me  levai  donc,  et,  en  manière  de  mortification,  j'ai  relata  en 
détail  ma  conversation  avec  Maria  Pétrovna  :  ce  morceau  me 
rappellera  toujours. combien  j'ai  été  sot,  insolent  et  grossier. 

Pour  toi,  petit  lâche,  qui  donnes  des  sobriquets  à  des  hommes 
trois  fois  plus  âgés  que  toi  et  qui  composes  sur  eux  des  vers 
idiots,  parce  que  tu  te  dandines  et  cambres  ta  poitrine,  tu  te 
Crois  tout  permis;  mais  moi  aussi  j'ai  été  page:  je  me  dandinais 
en  cambrant  la  poitrine  ;  je  n'étais  pas  plus  mal  que  toi,  et 
j'avais  assurément  plus  d'esprit.  Mais  voilà  !  à  présent,  je  suis 
délaissé  et  je  parais  ridicule  !  Le  même  sort  t'attend  :  insensi- 
blement, passeront  les  années  et  quand  ta  bouche  édentée  bé- 
gaiera, un  autre  page,  qui  n'est  pas  encore  né,  cambrera  la  poi- 
trine et  composera  sur  toi  des  vers  imbéciles.  Aujourd'hui,  c'est 
toi  qui  me  piétines,  et  je  n'ai  nul  moyen  de  me  venger  :  mais 
patiente  :  je  serai  vengé  par  le  temps.  On  t'a  dit  souvent  sans 


LE  JOURNAL   DE    PAVLIK   DOLSKY  43 

doute,  et  toi,  comme  un  stupide  perroquet,  lu  le  répètes,  que  le 
temps,  c'est  de  l'aident  ;  mais,  parvenu  à  mon  âge,  tu  reconnaî- 
tras que  le  temps  est  beaucoup  plus  que  de  Taisent  :  le  temps, 
c'est  le  juge  le  plus  équitable  et  le  plus  implacable  bourreau. 

17  mars. 

Je  suis  resté  quelques  jourfe  au  lit.  Le  premier  jour,  Maria 
Pétrovna  a  fait  prendre  de  mes  nouvelles,  ce  qui  prouve  son 
extrême  bonté,  car,  après  mon  incartade,  elle  eût  pu.  non  seule- 
ment ne  pas  ipe  témoigner  de  sollicitude,  mais  encore  me  consi- 
gner sa  porte.  Le  second  jour,  j'ai  reçu  un  billet  de  Lydia.  Je 
l'ai  relu  tant  de  fois  que  je  le  transcris  par  cœur. 

«  C'est  à  tort  que  vous  en  voulez  à  Michel  :  c'est  une  gouver- 
nante des  Zibkine  qui  vous  a  appelé  Melchissédec  ;  Sonia  nous 
Ta  répété,  et  cela  nous  a  semblé  amusant.  Mais  puisque  cela  vous 
fâche,  désormais  personne  ne  le  dira  plus.  Vous  ne  sauriez 
croire  combien  je  suis  peinée  de  vous  savoir  malade  et  combien 
je  désire  vous  voir  au  plus  vite. 

((  Votre  amie, 

«  Lydia.  » 

Ce  billet  m'a  tout  à  fait  calmé  et  j'ai  passé  au  lit  une  heureuse 
journée  :  j'oubliai  ma  maladie  et  tout  ce  qui  m'entourait;  je  ne 
voyais  devant  moi  que  Lydia,  et  je  récitais  sans  me  lasser  «  le 
Dernier  Amour  »,  une  poésie  de  Tutchev  que  j'adore  : 

Ohl  comme  à  la  limite  de  Tùge, 

Notre  amour  est  plus  tendre,  plus  superstitieux. 

Oui,  superstitieux;  on  ne  pouvait  imaginer  d'épithète  plus 
juste. 

J'ai  examiné  attentivement  l'écriture  indécise,  presque  enfan- 
tine de  Lydia  :  dans  la  forme  des  lettres  je  cherchais  à  lire  son 
caractère, ^mon  avenir.  Si  j'étais  jeune,  je  désirerais  ardemment 
son  portrait,  mais  je  n'en  ai  pas  besoin  pour  la  voir.  Elle  écrit 
la  lettre  K  avec  une  petite  boucle  en  haut  ;  je  crois  deviner  son 
regard  dans  cette  boucle. 

O  toi,  mon  dernier  amour. 

Tu  es  le  bonheur  et  le  désespoir  î 

23  mars. 

Si  le  royaume  de  l'Amour  existait  réellement,  comme  il  serait 
étrange  et  cruel!  Quelles  lois  y  régneraient? Mais  peut-il  y  avoir 


/l4  LÀ    REVUE   BLANCHE 

dés  lois  pour  ce  souverain  capricieux  !  Des  centaines  de  jolies 
femmes  passent  devant  vous  et  vous  laissent  tout  à  fait  indiffé- 
rent; tout  à  coup  vous  apercevez  un  visage  quelconque, et  aussitôt 
vous  sentez  que  votre  vie  en  est  remplie  et  que,  hors  de  ce  visage, 
dans  le  monde  entier  il  n'y  a  plus  rien  pour  vous... 

Pourquoi  ?  Peut-être  votre  bisaïeul  a-t-il  aimé  une  femme  qui 
ressemblait  à  celle-là  et  son  image  est-elle  entrée  en  vous,  dans 
votre  sang,  dans  vos  nerfs.  C'est  un  bonheur  que  de  rencontrer 
cette  femme  :  quand  on  est  jeune,elle  peut  répondre  à  votre  appel 
et  l'Amour  vous  recevra  tous  deux  dans  son  brillant  palais. 

Hélas  !  ma  jeunesse  a  passé  sans  que  se  fît  cette  rencontre 
bénie  ! . . .  Mais  pourquoi  ne  la  ferais-je  plus  à  présent?  (^  Vous  n'êtes 
pas  un  vieillard,  mais  tout  de  même  vous  êtes  âgé  »,  m'a  dit 
Lydia  le  jour  que  nous  avons  fait  connaissance.  Qu'est-ce  que 
cela  veut  dire,  âgé?  Est-ce  ma  faute  si  elle  est  née  trop  tard  ou 
si  je  suis  né  trop  tôt. 

L'âge  est-il  donc  un  crime  ?  Au  contraire,  dans  toutes  les  autres 
circonstances,  l'homme,  à  mesure  des  années,  rencontre  l'estime, 
les  honneurs.  Pourquoi  donc  le  priver  du  droit  le  plus  sacré,  du 
droit  d'aimer?  Aussi  bien  pourquoi  ne  pas  assassiner  tout 
homme  qui  a  passé  la  quarantaine?  «  Non,  me  dit  la  cruelle 
souveraine,  on  ne  t'assassinera  pas,  on  ne  te  privera  pas  du  droit 
d'aimer.  Viens  chez  moi  si  tu  veux  ;  mais,  dans  mon  royaume, 
la  vie  ne  te  sera  pas  douce.  Reste  plutôt  à  l'entrée  du  palais  et 
admire  comme  je  distribuerai  aux  autres  mes  sourires,  mes 
caresses;  toi,  à  la  porte,  tu  n'auras  qu'à  te  taire.  Pour  toi  ni 
d'égards  ni  d'honneurs;  et  ne  t'avise  pas  de  faire  voir  ton 
mécontentement  :  tu  te  ferais  congédier;  ton  sang  bouillira  et  les 
outrages  te  révolteront,  mais  il  faudra  que  tu  souries;  ton  cœur 
se  brisera  de  douleur,  et  il  faudra  que  tu  danses  ;  mais  surtout 
il  sied  que  tu  te  taises,  te  taises,  te  taises!  » 

Non,  je  ne  me  tairai  pas.  Quoi  qu'il  puisse  en  advenir,  je  péné- 
trerai dans  le  palais  magique  et  je  parlerai  fièrement  le  langage 
d'un  homme  libre.  Peut-être  nemechassera-t-onpas...  Les  femmes 
n'aiment  pas  les  seuls  jouvenceaux  :  ainsi,  sans  aller  plus  loin, 
Mazeppa  était  beaucoup  plus  vieux  que  moi  et  Marie  l'aima. 
Puis,  enfin,  je  ne  suis  pas  un  vieillard,  je  ne  suis  pas  ce  Stépan 
Stépanovitch  qui  est  paralysé  depuis  deux  ans. 

26  mars. 

Avant-hier,  le  docteur  m'a  permis  de  me  lever  mais  non  pas  de 
sortir,  et  aussitôt  m'est  entré  en  tête  le  projet  de  m'expliquer 
nettement  avec  Lydia.  A  vrai  dire,  tout  mon  espoir  de  réussir  se 


LE  JOURNAL  DE   PAVLIK   DOLSKY  45 

fonde  sur  le  billet.  Mais  que  prouve  ce  billet?  11  est  écrit  stric- 
tement en  vue  de  disculper  Michel,  je  le  vois  à  présent  clair 
comme  le  jour  ;  naguère,  j'y  voyais  tout  autre  chose. 

Je  parcourais  mon  appartement,  et,  enivré  par  les  derniers  vers 
de  Tutchev,  j'avais  perdu  jusqu'au  souvenir  du  désespoir  et  ne 
pensais  qu'au  bonheur  d'être  le  mari  de  Lydia,  de  lui  consacrer 
tout  le  reste  de  mes  forces,  de  ma  vie.  C'est  hier  que  j'avais 
déCnitivement  arrêté  mon  plan  et  je  viens  de  le  mettre  à  exécu- 
tion. 

J'avais  prié  le  docteur  de  venir  aujourd'hui  de  meilleure 
heure,  pour  observer  l'effet  d'une  nouvelle  drogue  fortifiante.  Il 
est  venu  à  dix  heures,  a  paru  très  satisfait  du  résultat  obtenu  et 
de  mon  empressement  à  suivre  ses  ordonnances;  enfin,  il  a 
exprimé  l'espoir  qu'il  pourrait  peut-être  me  permettre  de  sortir . 
dans  une  dizaine  de  jours.  Dès  qu'il  eût  passé  la  porte  je  m'ha- 
billai et  courus  à  la  Serguievskaïa  Mon  planre  posait  sur  ce  fait 
que.  Maria  Pétrovna  se  levant  tard,  je  ne  rencontrerais  pas  d'au- 
tres visiteurs.  Je  ne  m'étais  pas  trompé  :  Lydia  était  seule  au 
salon,  elle  étudiait  une  sonate.  Elle  fut  très  contente  de  me 
voir  et  voulut  courir  éveiller  Maria  Pétrovna  :  j'eus  du  mal  à  l'en 
empêcher.  Nous  avons  commencé  par  dire  des  niaiseries;  le 
temps  passait;  je  savais  que  je  ne  retrouverais  pas  de  sitôt  un 
moment  favorable,  et  néanmoins  une  horrible  timidité  liait  ma 
langue.  Enfin  je  me  décidai.  Je  pris  les  choses  de  loin  ;  je  parlai 
de  ma  solitude...  Mais  exprimer  que  Lydia  seule  pouvait  d'un 
coup  faire  cesser  tous  mes  chagrins,  je  n'y  parvenais  pas.  Le 
langage  fier  d'un  homme  libre  que  je  voulais  tenir  à  Lydia 
baissait  de  quelques  tons.  Depuis  le  commencement  de  ma 
harangue,  Lydia  me  considérait  d'un  air  malicieux;  elle  voulait 
dire  quelque  chose,  mais  hésitait;  enfin  : 

—  Pavlik,  parlez  plus  clairement.  Vous  me  faites  une  décla- 
ration. Oh  !  comme  vous  êtes  charmant,  comme  je  suis  con- 
tente. 

Elle  quitta  sa  place  et  me  prit  les  mains. 

—  Ce  n'est  pas  un  rêve,  Lydia  !  criai-je  hors  de  moi,  fou 
de  bonheur,  en  serrant  ses  mains.  Vous  consentez  à  être  ma 
femme  ? 

Lydia  dégagea  ses  mains  et  alla  se  rasseoir  à  sa  place. 

—  Mais  non,  Pavlik,  je  ne  le  puis  ;  et  cependant  je  suis  très 
heureuse  de  votre  proposition. 

—  Que  voulez- vous  dire,  Lydia,  et  pourquoi  me  torturer  ainsi  ? 

—  C'est  un  grand  secret;  mais  tout  de  même  je  vous  dirai 
tout  :  j'ai  promis  à  Michel  de  l'épouser. 


46  LA   BEVUE   BLANCHE 

—  Comment,  Michel  !  il  est  encore  à  TEcole. 

—  Dans  quatre  mois  il  sera  officier  et  alors  nous  nous  marie- 
rons aussitôt,  et,  si  à  cause  de  son  âge  on  ne  le  lui  permet  pas, 
il  se  fera  délivrer  un  certificat  médical,  demandera  un  congé 
et  ne  retournera  au  régiment  qu'ensuite.  C'est  décidé  depuis 
longtemps...  j'étais  encore  en  pension;  nous  nous  aimions 
déjà.  Vous  voyez  comme  je  vous  aime,  quel  secret  je  vous  dis... 
Personne,  personne  ne  le  sait.  Vous  m'avez  fait  tant  de  peine 
quand  vous  avez  parlé  de  votre  solitude  que,  si  je  n'étais  pas 
engagée  envers  Michel,  je  vous  épouserais.  Vous  ne  savez  pas... 
épousez  tante  Marie  :  nous  vivrions  tous  ensemble,  ce  serait  si 
gentil  !  Vous  ne  voulez  pas?  Je  vous  en  prie,  faites-le  pour  moi. 
Ah!  Puis-je  raconter  que  vous  m'avez  fait  votre  demande? 

Je  me  taisais. 

—  Eh  bien  !  je  ne  le  raconterai  pas.:  je  vois  que  vous  ne  le 
voulez  pas.  Je  ne  le  dirai  qu'à  Michel.  A  Michel,  on  peut...  ? 

—  Oh!  assurément,  qu'à  Michel,  on  peut!  criai-je  déses- 
péré. Non  seulement  qu'on  peut,  mais  on  doit  :  il  le  faut. 
Comment  ne  pas  le  raconter  à  Michel.  Il  sera  votre  mari...  Pour 
tout  autre,  un  tel  bonheur  suffirait  ;  mais  pour  Michel,  c'est  encore 
peu  :  pour  son  triomphe  il  lui  faut  en  outre  le  plaisir  de  se  moquer 
d'un  pauvre  vieillard  auquel  il  ne  reste  rien  au  monde. 

Lydia  quitta  de  nouveau  sa  place  et  entourant  mon  cou  de  ses 
bras  : 

—  Cher  Pavlik,  pardonnez-moi  :  j'ai  dit  une  grosse  sottise. 
Non,  non,  vous  pouvez  tUre  sur  que  je  ne  le  raconterai  à  per- 
sonne, ni  à  tante  Marie,  ni  à  Michel,  à  personne  :  ce  sera  un 
secret  de  vous  à  moi  ;  vous  m'aimerez  comme  avant,  nous  res- 
terons amis. 

Je  me  sentis  prêt  à  pleurer  comme  un  enfant  et  courus  chez 
moi. 

Et  voilà  comment  finit  mon  dernier  amour.  Le  bonheur  est 
parti,  le  désespoir  seul  reste...   . 

Je  dois  avouer  que,  de  retour  chez  moi,  j'éprouvai  d'abord 
une  sorte  de  soulagement.  Au  moins  la  situation  était  claire  : 
plus  de  trouble  à  craindre,  ni  d'espoir;  rien  ne  m'empêcherait  plus 
de  continuer  mon  journal.  Je  l'ai  entrepris  en  vue  d'y  résumer 
ma  vie  passée  et  je  me  suis  laissé  entraîner  par  les  événements 
présents:  désormais,  il  n'y  aura  plus  de  présent;  il  n'y  aura  plus 
que  le  passé  ! 

Ce  que  je  goûte  le  plus  dans  les  explications  de  Lydia,  c'est  ce 
certificat  de  médecin  que  veutse  faire  délivrer  Michel  Kozielsky.  Je 
voudrais  voir  le  médecin  qui  le  lui  délivrera.  Il  est  fort  comme 


LS  JOURNAL  DE   PAVLIK   DOLSKY  47 

un  tronc  d'arbre,  et  si  même  toutes  les  facultés  de  médecine  du 
monde  s'assemblaient  à  Pétersbourg,  elles  ne  pourraient  lui 
trouver  de  maladie.  Pour  être  malade,  il  faut  évidemment  être 
un  homme  intelligent,  instruit;  est-ce  que  les  bûches  sont 
malades  ! 

27  mars. 

Contrairement  à  ce  que  j'écrivais  hier,  il  me  faut  consacrer 
encore  une  page  à  des  événements  actuels. 

Hier  à  peine  avais-je  achevé  la  relation  de  mon  entretien  avec 
Lydia,  qu  on  me  remit  un  billet  de  Maria  Pétrovna  : 

«  Mon  cher  Paul,  j'ai  été  très  heureuse  d'apprendre  que  vous 
êtes  venu  à  la  maison  ce  matin.  Je  ne  savais  pas  qu'on  vous 
permît  de  sortir;  venez  dîner  avec  moi.  Lydia  est  partie  pour 
la  journée,  je  suis  seule.  » 

Le  matin,  j'avais  supporté  mon  échec  avec  assez  de  courage; 
mais  en  entrant  chez  Maria  Pétrovna,  à  la  vue  de  ces  murs 
entre  lesquels  était  né  et  mort  mon  dernier  espoir,  je  souffris 
*  horriblemennt.  Mon  àme  me  fît  mal  comme  une  dent  gâtée. 
Pour  ma  souffrance  je  ne  pouvais  espérer  remède  plus  cal- 
mant que  la  société  de  Maria  Pétrovna.  Très  effrayée  de  ma 
pâleur,  elle  me  soigna,  me  plaignit,  et  je  me  sentis  pour  elle  un 
élan  de  si  douce  reconnaissance,  que  je  me  décidai  à  lui  conter 
ma  peine. 

—  Maria  PétroVnia,  dis-jequand,  après  le  dîner,  nous  nous  fûmes 
assis  dans  le  petit  salon,  nous  sommes  de  si  vieux  amis  que  je 
crois  de  mon  devoir  de  me  confesser  à  vous.  Peut-être  vous 
fâcherez-vous;  cependant  je  vous  dirai  tout. 

—  Oui,  c'est  vrai,  Paul,  nous  sommes  de  très  Vieux  amis. 

—  Savez-vous  pourquoi  je  suis  venu  ce  matin?  J'ai  fait  une 
déclaration  à  Lydia. 

A  une  telle  nouvelle,  toute  autre  femme  eût  au  moins  poussé 
un  cri  d'étonnement  :  mais  rien  ne  peut  étonner  Maria 
Pétrovna  ;  elle  se  contenta  de  me  demander  avec  calme  :  ' 

—  Oui,  vraiment,  eh  bien  ? 

—  Naturellement  j'ai  essuyé  un  refus,  mais  on  ne  pouvait 
espérer  autre  chose. 

—  Ne  ne  dites  pas  cela.  Si  Lydia  me  demandait  conseil, 
je  l'engagerais  à  agréer  votre  demande  ;  vous  feriez  un  mari 
charmant. 

—  Je  vous  remercie.  Maria  Pétrovna,  bien  que  vous  ne  disiez 
cela  que  pour  me  consoler; 


48  LA   REVUE   BLANCHE 

—  Non,  VOUS  savez  que  je  ne  vous  flatte  jamais.  Si  j'étais  à  la 
place  de  Lydia,  j'accepterais  sûrement.  Il  est  vrai  qu'entre  vous 
existe  une  assez  grande  différence  d'âge...  Mais  qu'importe?  Il 
arrive  si  souvent  à  présent  de  voir  des  jeunes  filles  épouser  par 
amour  des  hommes  jeunes  et  être  malheureuses  toute  leur  vie... 

Ma  tendresse  pour  Maria  Pétrovna  augmentait  à  mesure 
qu'elle  parlait.  Pour  sa  dernière  phrase  je  l'aurais  embras- 
sée. «  Voilà,  pensais-je,  une  femme  qui  m'aime  vraiment  et 
m'apprécie,  elle  ne  se  moquerait  pas  de  moi  comme  l'autre,  et, 
cependant,  comme  il  arrive  toujours  dans  la  vie,  je  n'ai  pas  su  la 
distinguer,  et  maintenant  je  suis  obligé  de  me  priver  de  cette 
dernière  consolation,  de  ce  suprême  refuge.  En  effet,  après  ce 
qui  s'est  passé  entre  Lydia  et  moi,  il  ne  m'est  plus  possible  de 
revenir  aussi  souvent  ici.  »  Et  tout  à  coup  j'éprouvai  une  vivedoiï- 
leur  à  la  pensée  d'être  obligé  de  rentrer  chez  moi.  Jamais  je 
n'avais  souffert  de  la  solitude;  mais  jadis  c'était  autre  chose: 
jadis  j'avais  l'espoir;  mais  rentrera  présent  dans  cet  apparte- 
ment vide,  froid,  pour  passer  seul  les  heures  sans  fin  de  la 
souffrance,  de  la  maladie  et  avec  le  souvenir  perpétuel  de  l'af- 
front insupportable,  amer  ;  non  c'est  trop  pénible  ! 

Je  regardai  Maria  Pétrovna  ;  ses  yeux  brillaient  d'une  telle 
bonté  qu'elle  me  sembla  belle. 

—  Maria  Pétrovna,  m'écriai-je  tout  à  coup,  m'étonnant 
moi-même,  puisque  vous  le  feriez  à  la  place  de  Lydia,  faites-le 
donc  à  la  vôtre  :  soyez  ma  femme  ! 

Maria  Pétrovna  ne  parut  pas  étonnée  de  ce  langage.  Elle  se 
tut  un  instant,  puis  répondit  : 

—  Non,  Paul,  à  ma  place  c'est  tout  à  fait  impossible. 

—  Impossible!...  pourquoi? 

—  Pour  beaucoup  de  raisons.  D'abord  je  ne  veux  pas  aliéner 
ma  liberté. 

—  Mais  pourquoi  diable  avez-vous  besoin  de  liberté  ? 
m'écriai-je  sans  plus  choisir  mes  expressions.  Vraiment  on 
pourrait  s'imaginer  que  vous  faites  je  ne  sais  quel  usage  de 
votre  liberté.  Vous  vivez  comme  la  supérieure  d'un  couvent;  seu- 
lement en  guise  de  psaumes  vous  lisez  la  Bévue  des  Deux 
Mondes^  ce  qui  est  presque  la  même  chose.  N'ayez  pas  peur,'  je 
n'attaquerai  pas  notre  chère  Revue;  soyez  sûre  que  je  vous  lais- 
serai libre  là  dessus.  Eh  bien,  avez-vous  quelque  autre  rai- 
son? 

—  Beaucoup  d'autres.  D'abord  il  est  trop  tard.  Pourquoi  ne 
pas  avoir  demandé  ma  main  au  temps,  vous  vous  rappelez,  où 
vous  m'avez  tant  aimée  ! 


LE   JOURNAL  DE   PAVLIK  DOLSKY  49 

—  Pour  Tamour  de  Dieu,  Maria  Pétrovna,  nous  avions  alors 
dix  ans  l'un  et  Tautre!  Peut-on  se  marier  à  dix  ans? 

—  Paul,  vous  vous  trompez  :  vous  aviez  alors  sept  ans  de 
plus  que  moi. 

—  Eh  bien,  soit,  je  ne  discute  pas;  mais  si  j'avais  alors  sept 
ans  de  plus  que  vous,  la  même  différence  subsiste  ;  en  quoi  ce 
peut-il  être  un  obstacle? 

—  Non,  vous  ne  m'avez  pas  comprise.  Je  voulais  dire  qu'à 
mon  âge  il  est  affreux  de  commencer  une  nouvelle  vie,  d'entrer 
dans  un  monde  inconnu. 

—  Comment,  inconnu?  Vous  oubliez,  il  me  semble,  que  vous 
avez  été  mariée  et  que  vous  avez  été  assez  heureuse  avec  feu 
votre  mari. 

—  C'est  vrai,  j'aimais  et  j'estimais  Ossip  Vassiliévitch;  néan- 
moins, dans  les  relations  conjugales  il  y  a  beaucoup  d'ennuis  ; 
et  puis,  je  vous  dirai  qu'il  y  a  encore  dans  tout  cela  un  côté 
ridicule  qui  n'est  pas  du  tout  pour  me  plaire. 

11  me  fallait  battre  en  retraite;  mais  à  ce  moment  perdre 
Maria  Pétrovna  me  semblait  un  tel  malheur  que  j'insistai 
encore. 

—  Maria  Pétrovna,  écoutez-moi.  Nous  nous  connaissons 
depuis  si  longtemps,  qu'avec  des  concessions  réciproques  il 
nous  sera  très  facile  d'effacer  tous  ces  inconvénients  de  la  vie 
conjugale.  Déjà  nous  nous  voyons  tous  les  jours.  Quy  aura-t-il 
donc  d'étonnant  à  ce  que  nous  nous  mariions?  Ce  ne  sera  pas  un 
mariage  de  passion  :  à  notre  âge  il  est  ridicule  d'être  follement 
amoureux  ;  ce  ne  sera  pas  un  mariage  d'intérêt,  puisque  chacun 
de  nous  a  sa  fortune  assurée  et  une  situation  assez  brillante 
dans  le  monde;  ce  sera,  si  l'on  peut  dire,  un  mariage  de  com- 
modité et  de  vieille  amitié.  Enfin,  nous  arrivons  à  l'âge  où  nous 
attendent  la  maladie  et  une  foule  de  misères.  Au  lieu  d'envoyer 
prendre  chaque  jour  des  nouvelles  l'un  def  la  santé  de  l'autre,  ne 
ferons-nous  pas  mieux  de  nous  soignei'  l'un  l'autre  et  de  nous 
aider  mutuellement  à  vivre  de  notre  mieux  nos  derniers  jours. 
Jusqu'ici,  nous  avons  marché  côte  à  côte  ;  donnons-nous  la  main 
à  présent. 

Mon  éloquence  fut  vaine.  Maria  Pétrovna  ne  m'écoutait  pas  : 
elle  était  évidemment  plongée  dans  ses  souvenirs  matrimo- 
niaux. 

—  Imaginez- vous,  interrompit- elle,  qu'Ossip  Vassiliévitch 
venait  parfois  chez  moi  enveloppé  dans  une  vieille  robe  de 
chambre  de  fourrure  et  en  fumant  sa  pipe.  Dieu!  rien  que  d'y 
penser  j'ai  des  nausées;  et  après,  quand  il  partait,  cette  four- 


5o  LA    REVUE    BLANCHE 

rure  restait  sur  mon  divan;  et  une  fois,  devant  moi,  il  a  ôté 
son  râtelier  et  Ta  frotté  avec  je  ne  sais  quelle  poudre.  C'est 
affreux!  affreux! 

—  Mais  avec  moi  la  même  chose  n'est  pas  à  craindre,  je  n'en- 
lèverai pas  de  râtelier  devant  vous,  parce  que  toutes  mes  dents 
sont  très  bien  conservées;  je  ne  fume  jamais  la  pipe,  et  je  puis 
vous  jurer,  si  vous  le  voulez,  que  vous  ne  me  verrez  jamais  en 
robe  de  chambre,  du  moins  de  fourrure. 

—  Et  puis,  il  était  jaloux,  horriblement  jaloux,  bien  que  sans 
motif.  Parfois  il  disait  qu'il  sortait  et  tout  à  coup  il  rentrait, 
s'imaginant  qu'il  allait  trouver  quelqu'un  :  naturellement  il  ne 
trouvait  personne  ;  mais  avouez  que  des  soupçons  pareils  sont 
blessants,  d'autant  plus  qu'en  province,  où  nous  vivions  alors, 
tout  le  monde  en  était  instruit.  Il  se  montrait  surtout  jaloux 
Tété,  quand  il  devait  partir  en  tournée  d'inspection  ;  alors,  pour 
m'effrayer,  il  inventait  chaque  fois  de  nouvelles  histoires.  Une 
fois,  sur  son  ordre,  son  officier  d'ordonnance  me  jura  qu'il  exis- 
tait une  loi  d'après  laquelle  Gssip  Vassiliévitch  avait  le  droit, 
aussitôt  les  troupes  en  campagne";  de  me  fusiller  sans  jugement. 
Je  me  souviens  très  bien  qu'il  appelait  cette  loi  stupide:  le  règle- 
ment militaire.  Bien  entendu  je  n'y  croyais  pas,  mais  convenez, 
Paul,  que  c'est  outrageant. 

—  Je  l'avoue  ;  mais  je  vous  jure,  Maria  Pétrovna,  que  je  ne 
serai  jamais  jaloux,  môme  si  je  vous  trouvais  en  tète  à  tête 
avec  Kola  Kounichev,  que  vous  aimez  tant! 

—  Voilà  encore  un  ingrat.  C'est  vrai  que  je  l'aimais  beaucoup, 
et  comme  il  m'en  a  remercié  !  Il  y  a  une  éternité  que  je  ne  l'ai 
vu,  et  au  jour  de  l'an,  il  s'est  contenté  de  me  déposer  sa  carte. 
Jamais  les  hommes  ne  savent  apprécier  un  sentiment  pur  ;- 
tous  ont  des  instincts  grossiers,  et  le  désir  d'étaler  leur  force 
brutale.  Au  fond,  Nicolas  à  tout  à  fait  le  caractère  de  son  oncle. 
Ossip  Vassiliévitch  était  tout  à  fait  comme  lui,  tout  à  fait. 

—  Mais  vous  n'avez  pas  remarqué  chez  moi  de  sentiments 
aussi  grossiers,  dites-moi. 

Maria  Pétrovna  me  regarda  attentivement  : 

—  C'est  vrai,  je  n'ai  rien  remarqué  de  tel  chez  vous,  mais 
peut-être  ressemblez-vous  quand  môme  à  ces  deux  hommes. 
Non,  Paul,  croyez-moi,  je  vous  aime  beaucoup,  je  vous  crois 
mon  meilleur  ami  ;  mais  je  ne  puis  vous  épouser  :  c'est  impas- 
sible, impossible. 

Je  pris  mon  chapeau. 

—  Où  allez-vous?  Ne  pouvons-nous  plus  rester  ensemble 
parce  que  nous  ne  nous  marions  pas. 


LE  JOURNAL   DB   PAVLIK  DOLSKY  5l 

Je  me  rassis  et  nous  nous  tûmes. 

11  y  a  des  personnes  avec  qui  le  silence  même  est  aivsé.  Maria 
Pélrovna  est  de  celles-là  ;  mais  après  l'entretien  que  nous  venions 
d*avoir,  nous  étions  gênés,  et  nous  fûmes  soulagés  d'entendre 
retentir  la  sonnette  de  Tescalier.  C'était  le  médecin. 

Quand  il  m'aperçut,  son  visage  exprima  d'abord  une  véritable 
stupeur,  puis  l'indignation  et  enfm  l'ironie. 

—  Eh  bien,  mon  cher  Pavlik,  je  vous  remercie...  je  ne  m'at- 
tendais pas...  voilà  comment  vous  reconnaissez  mes  soins.  Sans 
doute,  je  ne  suis*ni  votre  père,  ni  votre  tuteur  et  je  ne  puis  vous 
défendre  de  vous  tuer  si  la  fantaisie  vous  en  prend  ;  mais  ce 
que  je  ne  veux  pas,  c'est  recevoir  de  l'argent  pour  des  visites 
inutiles  :  cherchez  donc  un  autre  médecin,  et  alors  dansez,  buvez, 
faites  des  parties  en  troïka,  faites  tout  ce  que  vous  voudrez; 
d'un  mot,  comme  disent  les  Français  :  Vogue  le  galère. 

—  La  galère,  corrigea  doucement  Maria  Pétrovna. 

—  Je  ne  sais  s'il  faut  le  ou  la,  mais  je  sais  que  je  ne  puis  plus 
vous  soigner. 

—  Mais  si!  vous  le  pouvez,  cher  docteur!  —  m'écriai-je  d'un 
ton  plus  convaincu  que  jamais.  Ramenez-moi  à  la  maison  et 
faites  de  moi  ce  que  vous  voudrez  :  je  vous  donne  ma  parole 
d'honneur  de  ne  pas  sortir  d'une  année  entière  s'il  le  faut,  je  n*ai 
plus  à  présent  où  aller... 

5  avril. 

On  dirait  que  cette  fois  je  suis  sérieusement  malade  :  le  doc- 
leur  fronce  les  sourcils,  ordonne  des  drogues  de  plus  en  plus  for- 
tifiantes et  ne  manque  jamais  de  me  reprocher  ma  sortie  de  la 
semaine  dernière;  il  la  traite  de  polissonnerie,  une  de  ces 
polissonneries  pour  lesquelles  on  fouette  les  enfants.  Le  docteur 
à  raison,  c'était  en  effet  une  sottise  ;  et  pas  seulement  au  point 
de  vue  médical  :  à  tous  les  autres.  Comment  avais-je  pu  espérer 
réussir?  Et  si  Lydia  avait  consenti,  quelle  vie  m'attendait?  Sans 
doute,  c'est  une  enfant  charmante,  mais  aurais-Je  pu  remplir 
sa  vie.  J'ai  pensé  et  dit  qu'il  n'y  a  pas  de  bonheur  en  dehors  de 
b  vie  de  famille;  sur  ma  route,  j'ai  rencontré  force  charmantes 
et  séduisantes  jeunes  filles  avec  qui  ce  bonheur  semblait  pos- 
sible, et  cependant  je  ne  fis  jamais  aucune  tentative  pour  le  réa- 
liser :  je  Tai  toujours  ajourné,  j'attendais  toujours  quelque  chose 
d'extraordinaire...  La  raison  de  ces  atermoiements,  c'est  que  je 
ne  pensais  jamais  à  la  vieillesse  :  elle  n'entrait  pas  dans  mes 
calculs  d'avenir. 


5î  LA  REVUE   BLANCHE 

L'année  dernière,  quand  quelqu^un  me  traitait  de  vieux  céliba- 
taire, je  riais  de  tout  mon  cœur:  célibataire,  oui;  mais  pourquoi 
vieux!  Or,  voilà  qu'après  un  demi-siècle  passé  à  rêver  platoni- 
qnement  au  bonheur  familial,  j'ai  fait  coup  sur  coup,  dans  la 
même  journée,  deux  demandes  en  mariage.  Si  mon  histoire  avec 
Lydia,  par  la  somme  des  souffrances  qu'elle  m'a  causées,  peut 
s'appeler  un  drame,  mon  aventure  avec  Maria  Pétrovna  est  un 
vaudeville,  un  lever  de  rideau. 

Depuis,  j'ai  longuement  réfléchi  à  ce  qui  m'avait  poussé  à 
tenter  cette  démarche  inattendue  et  grotesque,  et  je  me  suis 
convaincu  qu'inconsciemment  j'avais  obéi  à  la  dernière  recom- 
mandation de  Lydia.  «  Épousez  ma  tante,  faites-le  pour  moi  ». 
m'avait  dit  la  naïve  enfant,  et  comme  elle  a  l'habitude  de  me 
faire  faire  ses  commissions,  elle  m'a  envoyé  chez  sa  tante,  et 
moi  qui  cède  à  tous  ses  caprices,  j*y  suis  allé.  Et  la  tante  eût  peut- 
être  accédé  à  cette  demande,  si  je  n'avais  tout  gâté  en  évo- 
quant à  son  imagination  Ossip  Vassiliévilch  avec  sa  pipe, 
ses  fausses  dents  et  ses  instincts  grossiers.  Mais  cependant,  si 
Maria  Pétrovna  m'a  refusé,  qui  m'épousera?  Me  voilà  céli- 
bataire à  jamais,  et  forcé  de  passer  dans  l'amère  solitude 
les  jours  que  m'accordera  la  fortune.  Il  y  a  des  personnes 
qui  s'accommodent  de  la  solitude  et  y  trouvent  même  de  la 
joie  ;  mais  ces  personnes  s'aiment  trop  elles-mêmes,  et  moi  je 
ne  puis  m'aimer,  parce  que  j'ai  de  moi-même  une  très 
médiocre  opinion.  Et  pourtant  comment  vivre  sans  personne 
à  aimer,  sans  savoir  en  quoi  espérer?  Dans  mon  journal  de 
Dresde  j'ai  écrit  autrefois  cette  pensée  :  «  Tout  homme»  à 
défaut  du  bonheur  personnel,  peut  trouver  la  consolation 
dans  l'amour  de  l'humanité.  »  Maintenant  je  pense  un  peu 
autrement.  De  toutes  les  phrases  par  lesquelles  se  consolent  les 
hommes,  il  n'en  est  pas  de  plus  idiotes  et  de  plus  fausses  que 
celles  qui  ont  trait  à  l'amour  de  l'humanité.  Je  comprends  qu'on 
puisse  aimer  sa  femme,  ses  enfants,  son  père,  sa  mère,  ses 
frères  et  sœurs,  ses  amis  ;  je  comprends  que  Ton  puisse  aimer 
le  pays  où  l'on  est  né,  et  quand  la  patrie  est  en  danger  qu'on 
sacrifie  sa  vie  pour  elle  ;  je  comprends  qu'on  puisse  non  seule- 
ment apprécier  par  l'esprit,  mais,  jusqu'à  un  certain  point,  aimer 
de  cœur,  des  hommes  inconnu»,  des  étrangers,  s'ils  ont  élargi 
notre  horizon  spirituel,  s'ils  nous  ont  donné  un  plaisir  sublime, 
s'ils  ont  étonné  notre  imagination  par  quelque  acte  héroïque. 
Mais  aimer  tous  les  hommes  seulement  parce  qu'ils  sont  des 
hommes!  Je  doute  que  quelqu'un  ait  réellement  éprouvé  ce 
sentiment.  Pourquoi  les  Chinois   seraient-ils  plus  près  de  mon 


LE  JOURNAL   DE   PAVLIK  DOLSKY  53 

cœur  que  les  minéraux  enfouis  clans  les  forêts  vierges  de  l'Amé- 
rique ?  Qu'on  professe  un  amour  négatif  consistant  à  ne  pas  faire 
de  mal  ou  môme  à  ne  pas  souhaiter  de  mal  aux  Chinois,  je  le  com- 
prends encore,  —  et  je  ne  souhaite  aucun  mal  aux  minéraux. 
Qu'ils  gisent  en  paix  dans  le  sein  de  la  terre  américaine  et  que 
les  Chinois  jouissent  de  la  vie  dans  le  Céleste  empire.  Passer 
leurs  frontières,  je  ne  le  désire  aucunement,  car  s'ils  voulaient 
visiter  l'Europe  en  foule,  il  serait  bien  difficile  de  lutter  contre 
eux.  Je  ne  comprends  pas  pourquoi  les  hommes  au  cœur  large 
se  bornent  à  Tamour  de  l'humanité  :  on  peut  élargir  le  domaine, 
on  peut  s  enflammer  d'amour  pour  tous  les  animaux,  pour  la 
planète  Terre,  puis  pour  tout  le  système  solaire,  et  enfhi  brûler 
d'amour  pour  tout  l'univers!  Je  ne  comprends  pas  ce  genre 
d'amour  omniversel.  Qu'il  aime  la  terre,  celui  qui  s'y  trouve 
heureux  ! 

9  avril. 

Je  vais  de  plus  mal  en  plus  mal.  A  présent,  au  lieu  d'un  mé- 
decin j'en  ai  deux  :  Féodor  Féodorovitch  m'a  amené  son  ami 
Anton  Antonovitch,  un  «  spécialiste  ».  Cet  Anton  Anlonovitch 
est  aussi  maigre  et  aussi  sombre  que  Féodor  Féodorovitch  est 
gros  et  bruyant.  Quelle  maladie  ai-je  au  juste,  ils  ne  me  le  disent 
pas,  mais  ils  ont  parlé  latin  devant  moi,  une  heure  entière,  en 
me  palpant.  Je  trouve  cela  très  indiscret  et,  de  leur  part,  très 
imprudent  ;  ils  sont  convaincus  sans  doute  que  je  ne  sais  que 
deux  ou  trois  mots  de  latin;  mais  j'en  sais  un  peu  plus,  et  l'un 
de  mes  collègues  de  l'Ecole  militaire  est  aujourd'hui  l'un  des 
premiers  latinistes  d'Europe. 

La  conséquence  immédiate  xle  la  venue  d'Antone  Antonovitch 
fut  une  quatrième  drogue  encore  plus  énergique.  Elle  fit  d'abord 
quelque  effet  et,  grâce  à  elle,  je  puis  continuer  mon  journal,  ce 
que  je  ne  pouvais  faire  ces  jours  derniers  à  cause  d'une  grande 
faiblesse.  Ce  journal  est  la  seule  joie  de  ma  vie  :  tout  le  reste 
m'est  défendu  ;  heureusement  que  Féodor  Féodorovitch  ne  sait 
pas  quej'écris:  sinon,  il  ne  manquerait  pasdes'yopposer.  En  effet, 
il  m'a  tout  défendu  :  je  ne  puis  ni  boire,  ni  manger,  ni  fumer,  ni 
lire,  ni  recevoir  d'amis;  le  nouveau  médecin  me  disait  môme  avec 
tristesse  :  «  Tâchez  de  moins  penser  »  ;  mais  c'est  assez  difficile 
quand  on  ne  dort  pas. 

Grâce  à  une  protection  spéciale  du  docteur,  Marie  Pétrovna  a 
ses  entrées  chez  moi.  Hélas!  hier  elle  m'a  vu  en  robe  de  chambre 
et  elle  s'est  .souvenue,  sans  doute,  d'Ossip  Vassiliévitch  d'impé- 
rissable mémoire  ! 


54  LA   REVUE   BLANCHE 

C'est  étrange  comme  la  question  de  la  mort  m'a  intéressé 
depuis  ma  plus  tendre  enfance.  Alors  déjà,  la  pensée  seule  de  la 
mort  m'effrayait,  la  mort  d'une  personne  que  je  connaissais  un 
peu  me  privait  pendant  plusieurs  jours  d'appétit  et  de  sommeil. 
De  longues  années  se  passèrent  avant  que  je  pusse  m'habituera 
cette  idée  pourtant  très  répandue  :  que  tous  les  hommes 
mourront,  méchants  et  bons,  riches  et  pauvres,  vieux  et  jeunes; 
c'est  la  seule  égalité  que  l'homme  puisse  atteindre.  Mais  de  la 
pensée  que  tous  les  hommes  mourront  à  celle  que  moi,  je 
mourrais,  il  y  a  encore  une  grande  distance.  A  cette  pensée-ci  j'ai 
seulement  réfléchi  hier.  Je  ne  puis  dire  que  j'aie  très  peur  de  la 
mort;  et,  d'ailleurs, pourquoi  craindre  un  sort  qui  frappe  tout  le 
monde  imperturbablement... 

J'avais  un  ami  qui  avait  très  peur  de  mourir  et  qui  vivait  de 
la  façon  la  plus  régulière  ;  jamais  il  ne  mangeait  à  dîner  une 
bouchée  de  plus  que  la  veille;  jamais  il  ne  se  couchait  cinq, 
minutes  plus  tard  ;  les  diverses  allées  de  son  jardin  étaient 
mesurées  exactement,  et  le  matin,  en  faisant  sa  promenade,  il 
touchait  du  pied  le  vieil  arbre  où  commençait  l'allée  pour 
compter  le  nombre  de  tours  qu'il  faisait.  Malgré  toutes  ces  pré- 
cautions il  est  mort  à  moins  de  quarante  ans. 

Ma  tante  Ardotia  Markovna  riait  beaucoup  de  cette  peur  qui 
ne  le  quittait  pas.  «  N'est-ce  pas  stupide  d'avoir  si  peur?  di- 
sait-elle sans  se  gêner.  Quand  tu  pars  de  Moscou  pour  Péters- 
bourg,  tu  te  déshabilles  et  te  couches  dans  le  wagon  et  tu 
t'éveilles  à  Pétersbourg  ;  la  mort  c'est  la  môme  chose  :  nous 
nous  endormons  ici  et  nous  nous  éveillons  ailleurs  ».  Elle-même 
ne  craignait  rien,  ne  prenait  aucune  précaution  et  elle  a  vécu 
jusqu'à  l'âge  de  quatre-vingt-cinq  ans. 

Les  hommes  qui  veulent  cacher  qu'ils  ont  peur  de  la  mort 
disent  que  ce  n'est  pas  la  mort  qui  les  effraie,  mais  les  souf- 
frances qui  la  précèdent  ;  ils  aiment  à  répéter  le  mot  si  connu  : 
«  Ce  n'est  pas  la  mort  qui  m'effraie,  c'est  de  mourir.  »  Dis- 
tinction tout  à  fait  vaine.  Les  souffrances  ne  viennent  pas  de 
la  mort,  mais  des  maladies,  qui,  parfois,  ne  finissent  pas  par  1« 
mort.  Beaucoup  de  médecins  me  l'ont  dit  et  je  l'ai  vu  moi-même 
à  la  mort  de  nion  unique  et  bien-aimé  frère  :  quelques  heures  avant 
qu'il  mourût,  sa  respiration  était  régulière,  son  visage  calme,  si 
bien  qu'un  rayon  d'espoir  entrait  en  moi,  et,  au  moment  même 
de  la  mort,  il  me  jeta  interrogativement  un  regard  consterné.  Son 
visage  conserva  même  cette  expression  jusqu'au  moment  où  je 
lui  fermai  les  yeux.  J'ai  songé  à  lui  demander  :  .<  Qu'y  a-t-il  qui 
t'étonne,  mon  pauvre  Sacha?  est-ce  ce  que  tu  vois,  ou  es-tu  étonné 
de  n'avoir  rien  vu  ? 


LE  JOURNAL    DE    PAVLIK   DOLSKY  55 

Je  suis  croyant,  —  pas  assez;j'ai  lu  les  principales  œuvres 
des  matérialistes,  —  sans  me  laisser  absolument  convaincre. 
Mais  je  me  suis  rendu  compte  que  dans  le  fond  de  chaque  àme 
humaine  se  cache  la  pensée  que  notre  exiélence  ne  peut  cesser. 
C'est  une  voix  intérieure,  timide,  laihle  ;  on  peut  la  dominer 
facilement  parle  raisonnement,  mais  on  ne  peut  l'étoufler:  par- 
fois elle  se  hausse  et  les  hommes  lui  obéissent  inconsciemment, 
presque  contre  leur  volonté.  Pourquoi  allons-nous  aux  enterre- 
ments et  aux  messes  mortuaires?  Je  ne  parle  pas  des  enterre- 
ments mondains  où  Ton  va  pour  les  parents  du  défunt  et  quel- 
cpiefois  pour  se  distraire.  Un  jour  Maria  Pétrovna  s'attristait  de 
n'avoir  pas  su  à  temps  la  mort  d'une  de  ses  amies  et  de  n'avoir 
pu  assister  à  la  messe.  Pour  la  consoler,  je  lui  dis  qu'elle  irait 
aussi  bien  à  la  messe  un  autre  jour.  «  Oh!  ce  n'est  pas  la  même 
chose,  me  répondit-elle  naïvement;  c'est  à  la  première  messe 
qu'il  y  a  toujours  le  plus  de  monde.  »  Mais  il  est  arrivé  à  cha- 
cun de  nous  d'aller  aux  messes  d'un  célibataire  sans  parents  et 
où  nous  ne  pouvions  espérer  rencontrer  personne.  J'ai  toujours 
fait  mon  possible  pour  assister  à  des  messes  de  ce  genre,  me 
disant  que  j'étais  obligé  de  payer  une  dernière  dette...  à  qui? 
Payer  une  dernière  dette  au  défunt,  cela  n'a  pas  de  sens,  puis- 
qu'il ne  vous  verra  pas.  Mais  une  voix  intérieure  me  disait  que 
le  défunt  verrait  et  apprécierait  la  démarche.  Cette  voix  parle 
plus  haut  encore  quand  je  pense  à  mon  propre  semce  funèbre. 
Je  me  représente  très  vivement  toute  la  cérémonie  :  je  vois 
entrer  des  hommes,  j'entends  leurs  conversations,  je  distingue 
les  marques  de  la  sincérité  ou  de  l'indilTérence  sur  les  visages; 
mais  il  y  a  une  chose  que  je  ne  puis  deviner  :  d'où  verrai-je  tout 
cela?  Z)'ott,  c'est  le  problème  dont  la  solution  a  tourmenté  et 
tourmentera  toujours  les  hommes,  ceux  qui  sont  instruits  comme 
les  ignorants.  Hamlet  dit  :  «  Mourir...  dormir...  Dormir...  rêver 
peut-être.  »  Mais  quel  rêve  voilà  la  question. 

Ardotia  Markovna  qui  sans  doute  n'avait  jamais  lu  Sheak- 
speare  employait  la  même  comparaison,  mais  formulait  sa  pen- 
sée plus  clairement. 

[La  fin  au  prochain  numéro.] 

A.N.  Apoukhtine 

Traduit  du  roBse  par  J.  W.  Birxstock. 


Le  Culte  de  la  Veine 


0  Polypaïdès,  ne  demandez  à  vaincre, 
ni  par  la  vertu,  ni  par  la    richesse;  il 
suffit  à  l'homme  d'avoir  de  la  chance. 
THftOGNlS,   120. 

Les  Napolitains  et  les  femmes  étaient  jusqu'à  ces  temps  derniers  les 
seuls  adorateurs  manifestes  de  la  Veine.  Pour  confesser  et  pratiquer 
leur  dévotion,  ils  portaient  appendus  à  la  ceinture  divers  amulettes, 
pointes  de  corail,  cochons  d*or,  trèfles  à  feuilles  quadrilobées,  réduc- 
tions d'Antoine  de  Padoue. 

Ainsi,  la  religion  de  la  Veine,  comme  toutes  les  grandes  religions, 
nous  vient,  non  pas  de  Dieu,  mais  des  ignorants.  Superstition  d'autant 
plus  difficile  à  vaincre  qu'elie  est  obscure  et  plonge  des  racines  infinies, 
innombrables  dans  l'ignorance  et  la  peur  qui  sont  les  bases  de  notre 
être.  Il  ne  lui  manquait  pour  revêtir  tous  les  caractères  d'une  religion 
officielle,  historique,  qu'un  schisme  etpne  métaphysiqee. 

Le  schisme,  M.  Capus  l'a  suscité  dans  la  Veine  [i].  Quant  à  la  méta- 
physique, nous  en  sommes  redevables  à  M.  Maeterlinck  (2). 

M.  Capus  est  en  quelque  sorte  TAnti-Manès  de  la  religion  nouvelle, 
car  la  Veine,  divinité  favorable  est,  dans  la  croyance  populaire,  com- 
*battue  par  le  Guignon,  puissance  ennemie,  de  même  que  l'Esprit  du 
Soleil  lutte,  pour  les  manichéens,  contre  le  Prince  des  Ténèbres.  Or, 
tandis  que  Manès  et,  après  lui,  Martin  de  Candide  affirment  l'influence 
prépondérante  de  Satan  sur  les  affaires  de  ce  monde,  M.  Capus,  par 
un  tour  d'esprit  opposé,  nie,  que  dis-je  ?  ignore  l'existence  du  Guignon. 
Entendez  que  c'est  le  Pangloss  de  la  Veine.  Il  ne  veut  voir  que  l'in- 
fluence favorable  de  la  Chance,  il  répète  à  qui  veut  l'entendre  — c'est- 
à-dire  à  beaucoup  —  que  l'existence  de  la  Veine  n'implique  nullement 
l'existence  de  la  Guigne.  Il  est,  j'ose  dire,  un  optimiste. 

M.  Capus  a  donné  en  quelques  lignes  de  la  Veine  la  formule  de  la  doc- 
trine, que  les  fidèles  pourront  accrocher  à  leur  ceinture,  inscrite  sur  un 
téphilim^  parmi  les  autres  objets  du  culte  :  «  Je  ne  suis  pas  superstitieux. 
...Je  crois  que  tout  homme  un  peu  doué,  pas  trop  sot,  pas  trop  timide, 
a  dans  la  vie  son  heure  de  veine,  un  moment  où  les  autres  hommes 
semblent  travailler  pour  lui,  où  les  fruits  viennent  se  mettre  à  portée 
de  sa  main  pour  qu'il  les  cueille.  Cette  heure-là,  c'est  triste  à  dire,  mais 


(1)  Alfred  Capus  :  La  Veine,  pièce  en  quatre  actes;  Paria,  1902.  Éditions  de  La  revue 
blanchff  un  vol.  in- 18, à  3  fr.  50.  —  Cf.,  du  même  auteur,  dans  la  même  collection,  Faux 
Départ,  roman  (illustré  par  L.  Cappiello),  et  /<i  Bourte  ou  la  Fie,  comédie  en  quatre  actes 
et  cinq  tableaux. 

(2)  Maurice  Maeterlinck  :  Le  Temple  eiiêeveli;  Paris,  1902,  Bibliothèque-Charpentier,  un 
vol.  in-18,  à  3  fr.  50. 


LE   CULTE    DE    LA  VELNE  ^7 

ce  n'est  ni  le  travail,  ni  le  courage,  ni  la  patience  qui  nous  la  donnent. 
Elle  sonne  à  une  horloge  qu'on  ne  voit  pas,  et  tant  qu'elle  n'a  pas  sonné 
pour  nous,  nous  avons  beau  déployer  lOus  les  talents  et  toutes  les  vertus, 
il  n'y  a  rien  à  faire.  Nous  sommes  des  fétus  de  paille.  » 

Sous  son  apparente  amertune,  la  doctrine  de  M.  Capus  est  consolante. 
Qui  ne  se  juge  «  assez  bien  doué,  pas  trop  sot,  pas  trop  timide  »  ?  A 
qui  donc  est-il  défendu  d'attendre  avec  confiance  l'heure  de  la  veine  ? 
Cette  heure  de  veine,  c'est  comme  une  espérance  surnaturelle,  une 
oasis  que  tous  nous  pouvons  entrevoir.  C'est  mieux  encore.  Pour  ceux 
qui,  entrés  dans  la  vie  sans  aide,  n'ont  encore  goûté  aucune  joie,  c'est 
une  raison  métaphysique  de  ne  pas  désespérer.  Il  a  déjà  sa  part  de  for- 
tune —  guère  plus  illusoire  que  les  autres  parts  —  celui  qui  croit  porter 
dans  son  sac  la  chemise  de  l'homme  heureux. 

Cet  espoir  de  prendre  une  revanche  de  bonheur,  que  d'autres  reli- 
gions plaçaient  dans  une  vie  future,  il  se  rapproche  de  nous.  Souvent 
il  suffira  d'y  croire,  pour  que,  nos  forces  renaissant,  notre  nouvelle  action 
nous  soit  bienfaisante. 

Quant  au  reste  du  chemin,  à  part  cette  étape  joyeuse,  il  est  plat,  mais 
sans  fondrières  inévitables.  L'idée  de  «  balance  »,  talion  mystique  des 
précédentes  théosophies,  est  du  coup  renversée.  Une  heure  de  veine  ne 
doit  pas  être  payée  de  toute  une  vie  de  guigne.  La  déesse  Vejne,  sui- 
vant le  schisme  de  M.  Capus,  est  fantasque,  passagère  ;  elle  n'est  pas 
cruelle.  En  quoi  elle  me  semble  participer  bien  peu  du  caractère  fonda- 
mental de  toute  divinité. 

M.  Maeterlinck,  lui,  est  orthodoxe.  11  croit  à  la  Chance  intégrale,  en 
partie  double,  bonne  et  mauvaise.  Par  une  concession,  indispensable 
aujourd'hui,  aux  nécessités  logiques  de  notre  esprit,  il  s'elîorce  d'abord 
d'établir  la  réalité  objective  de  la  Chance.  Il  veut  l'installer  sur 
un  fondement  expérimental.  La  Chance,  telle  qu'il  la  conçoit,  n'est  pas 
encore  une  loi  :  c'est  une  force  obscure,  non  définie,  mais  que  les  faits 
affirment.  Nous  pouvons  conclure  de  ses  manifestations  à  son  existence. 

Cent  exemples  fameux  se  présentent  aussit(H  à  la  mémoire  de 
M.  Maeterlinck  qui  les  recueille,  les  illustre  et  les  jette  à  notre  scepti- 
cisme, comme  on  offrait  le  gâteau  de  miel  h  Cerbère.  Mais  ce  ne 
sont  là  que  cérémonies  propitiatoires.  Il  lui  tarde  d'entrer  dans  la 
caverne. 

Non  sans  adresse,  et  pour  nous  montrer  son  dédain  des  anciennes 
tbéodicées,  il  néglige  d'établir  la  réalité  de  la  Chance  sur  la  preuve  dite 
«r  de  la  croyance  universelle  ».  Il  ne  parle  que  pour  mémoire  de  la 
Fatalité,  du  Destin,  de  la  bonne  ou  mauvaise  Etoile,  mais  il  oublie  la 
Tychè  des  Grecs,  la  Fortitna  des  Latins  et  Ta  Grâce  des  Jansénistes.  Et 
cependant,  quelle  influence  n'eussent  pas  exercée  sur  les  esprits  respec- 
tueux de  la  tradition  certains  exemples  illustres  !  Socrate  s'écriant 
«  Agathe  Tychè  »  à  l'arrivée  de  la  théorie  de  Délos  ;  les  sages  du  Ban- 
quel  accueillant  par  cette  invocation  les  premières  paroles  du  discours 
de  Phèdre;  Marc-Aurèle  faisant,  avant  chacune  de  ses  expéditions, 
réciter  les  prières  à  Fortuna  Redux  ;  Pascal  se  demandant  à  chaque 


58  LA   REVUE   BLANCHE 

minute  de  sa  vie  —  avec  quelle  angoisse  !  —  s'il  avait  ou  non  la  chance 
suprême  d'être  sauvé  de  toute  éternité. 

La  preuve  par  Tautorité  de  la  tradition  nous  paraît  pourtant  la  seule 
qui  puisse  être  offerte  en  faveur  de  l'existence  delà  Chance.  Un  essai, 
même  habile,  de  démonstration  expérimentale  touclie  de  près  au  diver- 
tissement scientifique.  Les  vies  et  les  aventures  de  Louise  de  Bourbon, 
de  Joseph  II,  d'Henriette  d'Angleterre,  de  Lesurques,  de  Denys  l'An- 
cien, de  Casanova^  de  Marie-Antoinette  et  des  amis  anonymes  de  M.  Mae- 
terlinck, pour  illustres  qu'elles  puissent  paraître,  ne  sont  que  les  vies 
et  les  aventures  d'individus,  c'est-à-dire  d'atomes  perdus  dans  un  tour- 
billon, de  gouttes  d'eau  dans  le  fleuve  immense  et  rapide  de  la  vie.  De 
ce  qu'une  série  d'événements  a  détourné  ces  gouttes  du  courant  princi- 
pal, les  a  fait  tomber  dans  l'écuelle  tendue  du  mendiant  ou  dans  l'épui- 
sette  du  pêcheur,  s'ensuil-il  qu'il  faille  affirmer  l'existence  d'une  force 
mystérieuse,  indépendante  de  la  force  qui  entraîne  le  courant  tout 
entier,  d'une  puissance  secrète  qui  s'exerce,  suivant  des  lois  inconnues, 
sur  chacune  des  gouttes  dont  est  composée  la  masse  d'eau? 

Comprenant  combien  était  vaine  la  démonstration  tirée  d'existences 
aussi  rares,  auxquelles  d'ailleurs  l'histoire  ou  la  tradition  ont  donné 
une  mensongère  unité  dans  le  bonheur  ou  la  disgrâce,  M.  Maeterlinck  n'a 
pas  hésité  à  recourir  à  des  observations  plus  générales.  Il  a  fait  travailler 
la  statistique  en  faveur  de  la  Chance.  «  Il  est  remarquable  et  constant, 
dit-il,  que  dans  les  grandes  catastrophes  on  compte  d'habitude  infini- 
ment moins  de  victimes  que  les  probabilités  les  plus  raisonnables  ne 
l'eussent  fait  redouter.  »  Je  ne  sais  si  M.  Maeterlinck  a  fait  le  décompte 
de  toutes  les  catastrophes,  s'il  a  établi  la  moyenne  des  voyageurs  qu'un 
bateau,  un  wagon  avaient  coutume  d'emporter  avant  qu'un  accident  leur 
advînt,  j'ignore  s'il  a  fait  entrer  dans  son  comput  des  catastrophes 
telles  que  le  naufrage  de  la  ScniUUinte,  et  d'autres  (jue  je  ne  veux  pas 
rechercher.  Je  lui  donne  sur  ce  point  partie  gagnée.  Oui,  le  nombre 
des  victimes  de  la  plupart  des  catastrophes  est  moindre  qu'on  ne 
l'aurait  pu  supposer.  En  quoi  l'existence  do  la  chance  s'en  trouvé-t- 
elle le  moins  du  monde  certifiée?  11  m'est  permis  de  dire,  avec  la  môme 
vraisemblance  logique,  que  le  nombre  des  victimes  s'est  trouvé  amoin- 
dri parce  que  ce  dieu  Pou-Pou,  qu'adorent  les  Niam-Niams,  est  venu 
détourner  du  danger  tous  les  hommes  chauves.  Cette  loi  des  «moin- 
dres victimes  »  une  fois  établie  par  une  statistique  scrupuleuse,  il  nous 
faudrait  alors  non  pas  chercher  une  intervention  miraculeuse,  mais  tout 
simplement  les  causes  naturelles  de  ce  phénomène.  De  ces  causes  natu- 
relles, j'en  entrevois  une  Qntre  mille  qui  explique  pourquoi  sur  les 
bateaux  qui  font  naufrage  le  nombre  des  passagers  est  moindre  que  de 
coutume.  C'est  apparemment  (jue  le  navire  a  quitté,  cette  fois-là,  le  port 
par  gros  temps,  ce  qui  a  fait  rester  sur  le  quai  les  gens  peu  pressés  et 
les  touristes. 

Pour  les  esprits  que  le  besoin  du  surnaturel  ne  tourmente  pas,  cette 
croyance  à  la  Chance  n'est  qu'une  manifestation,  fort  ancienne,  de  Ter- 


LE   CULTE    DE   LA  VEINE  59 

rcur  millénaire  qui  confie  nos  destinées  à  une  force  intelligente.  Notre 
orgueil  d'une  part,  notre  pusillanimité  de  l'autre,  nous  empêchent  de 
concevoir  notre  vie  comme  un  simple  phénomène,  analogue  à  tous  les 
phénomènes.  Il  faut  que  le  besoin  de  causalité  qui  nous  travaille  assu- 
jettisse le  monde  à  son  étroite  mesure.  Nous  croyons,  par  TefTet  denotre 
imagination  hâbleuse  et  couarde,  agrandir  le  monde  de  toutes  nos  mé- 
taphysiques etTenrichir  de  tous  nos  fantômes.  Le  surnaturel  nous  solli- 
cite, car  il  nous  grandit  et  nous  rassure. 

Et  puis,  il  nous  faut  quelqu'un  qui  ne  se  lasse  pas  de  nous  entendre, 
à  qui  nous  puissions  conter  nos  mésaventures  sans  recevoir  en  réponse 
,  des  reproches  à  notre  ignorance  ou  à  notre  lâcheté,  quelqu'un  à  inju- 
rier dans  l'infortune,  quelqu'un  dont  la  responsabilité  nous  décharge; 
quelqu'un  à  remercier  aussi  —  car  il  faut  être  juste  —  pour  tous  nos 
bonheurs  inattendus.  Cet  inconnu  chargé  d'affaires,  les  naïfs  le  nom- 
ment Antoine  de  Padoue  ou  Expédit,  mais  les  âmes  distinguées  que  la 
superstition  fait  sourire,  l'appellent  Chance,  Veine  ou  bien  (les  classi- 
ques)  Destin  favorable. 

Il  est  tout  un  ordre  de  poètes  à  qui  les  dieux  sont  nécessaires.  Au 
lieu  de  se  contenter  de  la  multitude  que  leur  en  présentent  les  théogo- 
nies défuntes,  ils  comprennent,  non  sans  iïnesse,  que  rien  ne  vaut  un 
dieu  actuel,  vivant,  directement  sensible  à  l'imprécation  et  à  la  louange. 
Dieu  est  à  la  fois  un  maître  et  un  serviteur,  un  protecteur  et  un  com- 
pagnon de  route,  il  marche  avec  nous  et  cependant  nous  l'apercevons  qui 
nousattend  à  l'étape.  Plus  que  tout  autre,  M.  Maeterlinck,  instruit  des  an- 
ciennes légendes,  habile  à  les  ressusciter,  avait  besoin  de  cet  acces- 
soire. Comme  ces  ouvriers  ingénieux  qui  fabriquent  eux-mêmes  leurs 
outils,  il  s'est  mis  à  la  besogne.  11  a  pris  les  matières  premières  du 
meilleur  aloi,  la  science  d'une  part  (expérience  et  statistique),  de  l'autre, 
la  morale  et  la  psychologie. 

Et  d'abord,  le  dieu  nouveau  prévoit  l'avenir,  que  dis-jc,  il  le  voit, 
car  tout  lui  est  présent,  et  c'est  en  quoi  il  participe  de  la  qualité  la  plus 
précieuse  des  anciennes  divinités.  Ce  qui  pour  nous  est  devenir  est  pour 
lui  actuel.  Comment  se  fait-il  qu'un  corps,  le  nôtre,  essentiellement 
soumis  à  la  succession  des  phénomènes,  qui  ne  vit  même  que  de  cette 
succession,  contienne  en  lui  cet  étrange  pouvoir  de  se  détacher  du 
temps,  de  se  dégager  des  lois  scientifiques,  des  processus  inéluctables 
pour  voir  d'un  seul  coup  d'oeil  Y  «  avant  »,  le  «  pendant  «  et  Y  «  après  »? 
A  cela  le  mot  «  mystérieux  »  suivi  de  près  par  le  mot  «  inconnu  »  répond 
définitivement.  Comment  pouvez-vous  empêcher  un  «  inconnu  mysté- 
rieux )'  de  se  comporter  suivant  les  plus  folles  conceptions  d'une  méta- 
physique en  délire?  Que  lui  seraient  son  mystère  et  son  incognito  s'il 
devait  agir  suivant  la  norme  commune? 

Donc,  le  dieu  nouveau  voit  le  monde  comme  un  présent  éternel,  si 
tant  est  qu'un  présent  puisse  être  éternel.  Il  voit  forger  la  hache  et  s'ou- 
vrir la  blessure.  Il  voit  le  début  raisonnable  et  la  conclusion  insane. 


6o  LA  REVUE   BLANCHE 

Mais  la  notion  du  temps  lui  est  de  nouveau  rendue  toutes  les  fois  que 
-cela  nous  est  nécessaire,  car  il  peut,  M.  Maeterlinck  ralTirme,  susciter 
au  moment  s^oulu,  Taccident,  le  fait  imprévu  qui  doit,  si  nous  avons  la 
chance,  nous  détourner  d'une  catastrophe. 

L'Inconscient  est  immatériel,  inétendu,  mais  il  a  la  notion  de  Fespace, 
oar  il  peut,  M.  Maeterlinck  raffîrme  encore,  dresser  à  V endroit  précis 
la  barrière  (morale)  qui  doit  nous  préserver  de  Taffreuse  culbute. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  c'est  bien  par  là  que  la  divinité  en  lui  apparaît, 
rayonnante,  sa  fonction  essentielle,  son  unique  raison  d'être,  consiste  à 
s'occuper  de  nous.  Il  s'y  emploie  d'une  façon  intermittente,  parfois  dé- 
concertante; mais,  c'est  à  nous  de  faire  son  éducation. 

«  Le  jour,  dit  M.  Maeterlinck,  où  nous  aurons  réussi  à  étudier  de  plus 
près  cet  inconscient,  ses  habiletés,  ses  préférences,  ses  antipathies,  ses 
maladresses  mystérieuses,  nous  aurons  singulièrement  émoussé  les 
ongles  et  les  dents  du  monstre  qui  nous  persécute  sous  le  nom  de 
Chance,  de  Fortune,  de  Destin.  »  C'est  dire,  ou  la  lecture  n'est  qu'un 
vain  labeur,  que  le  jour  où  notre  inconscient  sera  devenu  conscient,  en 
d'autres  termes,  que  le  jour  où  il  aura  cessé  d'exister,  il  sera  susceptible 
d'être  apprivoisé.  —  Et  alors  il  sera  vraiment  dieu,  car  il  sera  en  tout 
semblable  à  nous-mêmes. 

L'évolution  de  la  croyance  religieuse,  à  son  dernier  période,  nous 
réserve  encore  quelques  divinités  analogues  à  l'Inconscient  de  M.  Maeter- 
linck. Sur  ce  point,  toutes  divagations  sont  licites,  car  il  est  toujours  des 
auditeurs  pour  les  accueillir  et  les  redire  en  les  aggravant.  Le  sage  lui- 
même,  habile  à  nous  recommander  la  prudence  et  la  soumission  aux 
lois  physiques  d'après  l'exemple  du  cloporte  et  de  la  tortue,  ne  peut  se 
tenir  de  lever  les  yeux  vers  le  ciel  et  de  soupirer  vers  l'Illusion,  mille 
fois  plus  terrifiante  et  néfaste  que  tous  les  éléments  déchaînés.  Car  la 
croyance  à  une  volonté  mal  définie,  mystérieuse,  intimide  les  esprits 
résolus,  rompt  les  volontés  robustes.  Il  n'est  que  les  pusillanimes  et  les 
faibles  pour  remettre  leur  destinée  aux  mains  des  fantômes,  et  se  livrer 
«n  jouets  désarticulés  aux  Providences,  aux  Grâces,  aux  Chances,  à  la 
Veine,  aux  Destins.  Il  sied  à  l'homme  libre  d'envier  le  sort  de  Prométhée 
qui  prit  par  devers  lui  le  feu  céleste  et  périt  seul  sur  son  rocher,  sous 
le  frais  baiser  des  Océanides. 

Richard  Cantinelli 


Poèmes 


A  Madame  L.  F 


O  marbres  qu'ont  pâlis  les  baisers  de  la  lune, 

Marbres  au  bord  des  flots  et  miroitant  comme  eux. 

Marbres  rigides  sous  les  voiles  de  la  nuit 

Et  qui  perpétuez  l'incertaine  splendeur 

De  la  cité  déchue  au  long  des  quais  déserts, 

Mon  rêve  indéfectible  a,  que  de  fois,  hanté 

Les  rives  où,  mélancolique,  s'invertit 

Dans  l'eau  dormante,  tel  un  songe,  la  féerie 

De  vos  frêles  architectures,  galeries. 

Rosaces,  mezzanines,  sveltes  campaniles, 

Sur  des  supports  légers,  palais  blancs  et  débiles  t 

J'ai  glissé  parmi  vous,  las  et  dolent  fantôme. 

Et  vainement  quêtant  Tétreinte  qui  guérit. 

Aux  bras  dont  j'assouplis  le  geste  séculaire 

Des  figures  captives  sur  leur  piédestal. 

J'ai  frôlé  ma  détresse  à  tant  de  souvenirs 

Dont  le  chœur  se  déroule  au  long  de  vos  murailles^ 

J'ai  miré  mon  désir  inquiet  à  l'eau  sombre 

Où  vous  même  mirez  votre  placidité 

Parmi  les  longs  regards  des  étoiles  d'été. 

Dans  un  silence  inégalé  de  cimetière 

Et  que  n'a  point  troublé  ma  muette  prière. 

Illusoire  cité  de  marbre  dans  la  mer. 
Sous  la  gaze  d'argent  de  la  lune  endormie  ! 
N'es-tu  le  rêve  môme  où  je  me  suis  complu? 
Et  je  visite  en  toi  la  merveille  en  ruines 
D'un  passé  façonné  par  mon  désir,  mirage 
Que  pare  de  beauté  la  pénombre  présente. 
Seul  à  te  reconnaître  et  seul  à  te  pleurer, 
Je  me  repose  en  ton  calme  d'abandonnée. 
Et  comme  toi,  de  deuil  ma  pensée  est  ornée. 
Et  si,  tremblantes,  des  étoiles  dans  tes  flots 
Brillent,  des  larmes  sont  mes  uniques  joyaux 


6a  LA   REVUE   BLANCHE 


II 


Tu  chérirais  les  soirs  où  la  brume  venue 
Du  fleuve  somnolent  ouate  la  plaine  nue, 
Tu  chérirais  les  soirs  d'hiver  que  longuement 
N'embellit  de  langueur  aucun  soleil  clément, 
Si  toi-même  n'étais  le  soir  et  tout  Thiver. 
—  Je  suis  un  soir  de  brume  ;  aucun  visage  cher 
Ne  traverse  jamais  la  plaine  nue  où  Iraîne 
A  sombres  plis  la  lourde  robe  de  ma  peine, 
Et  je  suis  tout  Thiver  de  neige  accumulée 
A  riiorizon  d'une  campagne  désolée. 
Si  vous  aimez  la  nuit  et  les  neiges  du  nord 
Et  le  froid  dont  l'étreinte  est  placide  et  endort. 
Venez  à  moi,  reposez-vous,  endormez-vous. 
Et  d'abord  regardez,  priant  à  deux  genoux, 
Couler  dans  le  silence  et  sous  la  brume  épaisse, 
Le  fleuve  inexorable  et  noir  de  ma  détresse. 


III 


La  beauté  de  ton  corps  a  perverti  mon  âme. 
Sous  la  flamme  de  ton  regard  elle  se  fane 
Et  déjà  n'olTre  plus  au  fond  de  ma  prunelle 
Que  le  reflet  hésitant  de  ce  qui  fut  elle. 

Je  te  l'eusse  donnée  au  temps  où  je  vivais, 
Mon  âme  !  et  candide,  hélas,  et  si  tu  savais 
Combien  légère  au  vent,  et  fière  de  ses  ailes  ! 
Mais  Taurais-lu  voulue,  aussi  frêle,  aussi  belle, 

Et  trop  pure  à  tes  yeux  où  l'ivresse  somnole. 
Comme  aux  yeux  sans  pensers  des  cyniques  idoles, 
Où  somnole  éternelle  une  ivresse  charnelle? 
El  Taurais-tu  voulue  en  sa  nudité  grêle, 

Tremblante  et  se  voilant  devant  l'impureté 
Qu'exprimait  chaque  geste  issu  de  ta  beauté? 
Hélas,  et  tu  la  pris  sans  avoir  voulu  d'elle 
Qui  s'était  prise  à  toi.  Ta  caresse  mortelle 


POÈMES  63 

La  flétrit  dans  son  vol.  Inerte  depuis  lors 
Sur  le  marbre  érigé  de  tes  seins,  elle  dort. 
En  vain  avec  des  pleurs  son  ange  blanc  l'appelle. 
Elle  meurt  du  poison  que  ta  splendeur  recèle. 


IV 


J'ai  porté  sur  mon  cœur  la  pourpre  de  ton  deuil, 
Œillet  large  et  sanglant  et  d'odeur  véhémente  ! 
Mon  cœur  à  ta  douleur  muette  a  fait  accueil, 
Et  par  ma  bouche  habituée  aux  pleurs,  la  chante. 

Je  sais  la  main  qui  t'a  cueilli  ;  je  sais  aussi 
Sous  quels  baisers,  sous  quelles  lèvres  appuyées 
Sur  ta  corolle,  ton  éclat  s'est  obscurci, 
Et  quelles  larmes  goutte  à  goutte  l'ont  mouillée. 

O  larmes,  ô  baisers  !  Parfums  empoisonnés, 
Puisqu'en  vous  respirant  à  mourir  je  m'apprête. 
Puisque  jamai§  vous  ne  me  fûtes  destinés... 
Main  chère  qui  cueillit  un  cœur  qu'elle  rejette... 

Robert  Schepfer 


La  Quinzaine 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES 

Les  négociations  enlre  lord  Kitchener  et  les  délégués  boers  ont 
vraisemblablement  abouti  à  un  échec.  On  avait  pu  croire  que  le  Royaume- 
Uni,  offrirait  aux  Républiques  des  conditions  acceptables  et  chercherait 
une  formule  transactionnelle.  Cette  opinion  s'était  accréditée  d'autant 
mieux  que  le  chancelier  de  l'Échiquier,  présentant  aux  Communes  son 
formidable  budget  de  1902,  avait  exprimé  implicitement  le  vœu  d'une 
prompte  pacification.  La  présence  de  Dewet  et  de  Delarey  aux  concilia- 
bules deKlerksdorf  constituait  enfin  un  argument  des  plus  sérieux  pour 
les  optimistes  de  Londres  et  de  partout. 

Mais  vers  le  i5  avril  les  journaux  anglais  ont  tout  à  coup  changé 
de  ton  ;  ils  ont  signalé  les  difficultés  d'un  règlement  amiable,  épi- 
logue sur  des  exigences  plus  ou  moins  imaginées  des  deux  parties,  et 
conclu  qu'une  rupture  pourrait  bien  se  produire.  On  attendait  toujours 
une  note  explicite  du  gouvernement  Le  17  une  double  déclaration 
était  faite  aux  Communes,  et  son  imprécision  "voulue  laissait  surabon- 
damment entendre  que  les  pourparlers  n'avaient  pas  abouti.  Elle  avisaitle 
public  que  les  généraux  boers  regagnaient  leurs  commandos  respectifs 
et  que  tout  échange  de  vues  était  suspendu  pour  trois  semaines.  Com- 
ment ne  pas  en  inférer  que  les  délégués  des  Républiques  se  sont  heurtés 
une  fois  de  plus  à  Tintransigeance  britannique,  que  l'impérialisme  de 
Chamberlain  et  de  Milner  a  prévalu  sur  l'opportunisme  do  M.  Hicks 
Beach,  et  qu'une  nouvelle  ère  de  combats  va  s'ouvrir? 

La  déception  a  été  amère  à  Londres,  au  lendemain  de  l'établissement 
de  la  taxe  des  blés  et  de  l'émission  d'un  nouvel  emprunt.  Mais  le  cabi- 
net unioniste  se  croit  encore  assez  fort  pour  pouvoir  fronder  l'opinion 
impunément. 

Des  émeutes,  de  longue  date  prévues,  ont  ensanglanté  Bruxelles  et  la 
Belgique.  Depuis  six  mois  l'agitation  pour  le  suffrage  universel  était 
menée  avec  énergie  par  les  gauches  unies.  Les  socialistes  avaient 
annoncé  qu'ils  ne  reculeraient  devant  aucune  extrémité  pour  obtenir 
satisfaction  et  balayer  le  système  ploutocratique  édifié  en  1893  par  les 
cléricaux  à  la  place  de  l'ancien  cens. 

Le  gouvernement  et  sa  majorité  avaient  eu  le  temps  nécessaire  pour 
étudier  la  réforme  et  en  comprendre  l'opportunité  et  la  nécessité.  Toutes 
les  manifestations  des  droites  aux  Représentants  exprimaient  suffisam- 
ment leur  ferme  propos  de  défendre  le  régime  qui  abrite  leur  domina- 
tion. A  la  veille  de  la  date  fixée  pour  l'ouverture  du  débat  révisionniste,  la 
démocratie  wallonne  et  flamande  organisa  de  grands  cortèges  qui  ne  tar- 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES  65 

•lièrent  pas  à  provoquer  les  événements  que  l'on  sait.  Le  sang  coula  à 
Bruxelles,  où  la  gendarmerie  marqua  une  brutalité  devenue  tradition- 
nelle, h  Louvain  où  la  garde  civique  —  la  bourgeoisie  en  armes  —  avait 
prémédité  une  fusillade. 

Après  avoir  édicté  la  grève  générale,  le  Parti  ouvrier  belge  ordonna  la 
reprise  du  travail,  bien  que  dans  l'intervalle  la  Chambre  eût  repoussé  à 
vingt  voix  de  majorité  la  revision  de  la  loi  électorale.  D'aucuns  ont 
«stimé  que  cette  politique  manquait  de  cohérence  et  de  dignité  et  que 
Tattitude  comminatoire  adoptée  avant  le  débat  du  16  avril  commandait 
la  résistance  après  Téchec.  Mais  il  sied  de  mettre  en  relief  les  ressorts 
•qui  ont  déterminé  la  résolution  adoptée  par  le  socialisme  belge,  au  len- 
demain même  de  la  coUisicm  de  Louvain.  Il  s'e§t  aperçu  que  les  travail- 
leurs ne  disposaient  pas  de  ressources  suffisantes  pour  parer  à  une 
grève  prolongée  ;  il  a  cru  nécessaire  de  ne  point  rompre  le  pacte  noué 
avec  les  libéraux  et  les  radicaux  pour  la  conquête  du  droit  de  suffrage  ; 
il  a  estimé  enfin  qu'avant  quelques  semaines,  la  droite  serait  contrainte 
à  capituler,  soit  à  la  suite  du  renouvellement  partiel  des  représentants, 
soit  en  raison  d'une  dissolution  qu'il  revendique  maintenant  avec  éner- 
gie. Ainsi  éclairée,  la  décision  prise  le  20  avril  par  le  Conseil  général 
du  Parti  ouvrier  se  justifie  aisément,  et  il  est  permis  d'affirmer  à  tout  le 
moins,  et  abstraction  faite  de  ses  conséquences  éventuelles,  qu'elle 
n'apparaît  pas  sans  motif. 

L'échéance  de  la  Triple  Alliance,  qui  expire  normalement  dans  un 
an,  mais  qui  a  toujours  été  prorogée  jusqu'ici  douze  mois  d'avance, 
préoccupe  le  public,  en  France  comme  dans  les  États  intéressés.  Le 
bruit  s'était  accrédité,  en  présence  du  rapprochement  des  cabinets  de 
Paris  et  de  Rome  et  aussi  de  l'évolution  allemande  vers  le  protection- 
nisme agrarien  que  ce  pacte  deviendrait  caduc.  Mais  les  combinaisons 
diplomatiques  durent  d'ordinaire  au  delà  même  des  conditions  qui  les 
ont  suggérées.  Le  chancelier  germanique  s'est  elîorcé  de  démontrer  à 
ritalie  qu'une  convention  défensive  avec  les  puissances  de  l'Kurope 
centrale  se  conciliait  parfaitement  pour  elle  avec  son  attitude  nouvelle 
à  notre  égard;  il  lui  a  prouvé,  de  plus,  que  les  tarifs  douaniers  élaborés 
à  Berlin  n'atteindraient  pas  son  commerce. 

Le  gouvernement  de  la  Péninsule  semble  s'être  laissé  toucher  par 
ces  arguments.  Mais  si  la  Triplice  est  renouvelée,  elle  ne  sera  plus  de 
nature  à  compromettre  la  paix  continentale. 

La  Macédoine  et  l'Albanie  sont  troublées  cette  année  comme  les  pré- 
cédentes. Des  bandes  armées,  qui  revendiquent  l'autonomie  et  qui  se 
recrutent  généralement  dans  les  principautés  balkaniques,  les  parcou- 
rent en  tous  sens,  provoquant  parfois  des  cchauffourées  sanglantes.  Le 
Sultan,  qui  ne  peut  se  résoudre  à  perdre  ses  dernières  provinces  d'Eu- 
rope, a  dépêché  des  forces  considérables  dans  les  districts  menacés.  Les 
diplomates  de  profession  affectent  de  s*inquiéter  de  ces  incidents 
d'Orient.  Mais  il  est  bien  douteux  que  les  puissances,  préoccupées  par 


66  *  LA   REVUE   BLANCHE 

conflits  sociaux  et  peu  soucieuses  de  mettre  leurs  grandes  armées  en 
branle,  se  résolvent  à  une  intervention.  Qu'on  se  rappelle  TafTaire  bul- 
garo-serbe  de  1886  et  la  guerre  turco-grecque  plus  récente... 

De  même  la  question  de  la  Tripolitaine,  qu'on  commence  à  traiter  un 
peu  partout,  ne  paraît  pas  présenter  un  degré  d'urgence  particulier.  A 
coup  sûr,  l'Italie  convoite  cette  province  barbaresque  qui  lui  fournirait 
un  point  d'appui  en  sol  africain,  les  ports  de  Tripoli  et  de  Benghazi  qui 
sont  les  têtes  de  routes  commerciales  d'avenir.  Mais  si  la  France  est  à 
peu  près  consentante  aujourd'hui  à  un  établissement,  qui  sous  certaines 
réserves,  ne  la  léserait  en  rien,  la  Porte  suzeraine  n'est  pas  disposée  à 
évacuer  sa  position.  Bien  au  contraire  elle  s'y  fortifie  et  y  développe 
ses  armements  et  sa  propagande.  C'est  dire  que  le  cabinet  de  Home, 
devenu  pacifique,  opportuniste  et  anti-mégalomane,  ne  précipitera 
point  ses  entreprises. 

Paul  Louis 

GAZETTE  D'ART 

Maximilien  Luce  (i). —  Lorsqu'un  admirateur  enthousiaste  publiera 
—  ce  qui  est  si  fort  à  la  mode  —  un  catalogue  de  l'œuvre  de  Luce,  les 
vues  de  Paris  y  tiendront  une  large  place.  Le  bon  peintre  qirest  Luce 
s'est  en  effet,  toujours  intéressé  au  grouillement  de  la  foule  qui  vient, 
passe  et  repasse  alîairée  sur  les  places,  les  quais  et  les  ponts  de  Paris. 
En  quelques  touches  sûres  il  en  fixe  les  allures  et  rien  n  est  amusant 
comme  le  papillottement  de  cette  fourmillière  contrastant  avec  la  splen- 
deur des  ciels  séquaniens,  découpés  sur  l'immobile  [majesté  d'un 
Louvre  ou  d'une  Notre-Dame. 

C'est  la  sveltc  beauté  de  la  vieille  cathédrale  que  Luce  a  ï\\iie  dans  la 
plupart  des  toiles  réunies  chez  Vollard.  Selon  les  heures,  l'état  de  l'at- 
mosphère, la  santé  du  soleil,  les  pierres  de  la  basilique  s'irisent,  bleuis- 
sent ou  se  dorent.  Et,  pour  aviver  la  tonalité,  l'exacerber,  c'est  la  note 
vibrante  fournie  par  un  omnibus  jaune,  des  ombrelles  écarlates  ou  la 
coulée  de  la  Seine  dont  les  eaux  roulent  des  émeraudes,  des  rubis  ou 
des  topazes,  suivant  la  fantaisie  des  ciels. 

Et  encore,  dans  l'ovale  de  deux  panneaux,  Luce  inscrit  deux  des  plus 
pittoresques  coins  do  Paris.  Dans  l'un  c'est,  vue  du  pont  de  TEstacade, 
la  Moritagne  Sainte-Geneviève  avec  ses  clochers,  ses  dômes,  ses  mina- 
rets, que  les  révolutions  et  les  démolitions  n'ont  pu  abolir;  dans  l'autre, 
c'est  le  chaos  des  maisons  groupées  autour  de  l'église  Saint-Gervais. 

Ici  et  là,  la  Seine  s'impose  comme  premier  plan.  Elle  est  la  barrière 
nécessaire,  l'obstacle  destiné  à  faire  désirer  au  spectateur  ensorcelé  par 
la  vision  du  peintre,  l'autre  rive  où  tant  de  pittoresque  s'échafaude. 

...  Est-il  besoin  d'ajouter  que  Luce  dans  la  plénitude  du  talent  ap- 
porte à  l'art  français  une  vision  inédite  qui  imprime  à  ses  œuvres  une 
indélébile  mar([ue  d'originalité  et  les  fera  reconnaître  par  le  temps,  à 
travers  les  siècles,  entre  mille  et  mille? 

(1)  Galerie  Vollard,  G,  rue  Laffitte. 


GAZETTE    d'art  67 

Société  Nationale  des  Beaux- Arts.  —  i^arceque  les  gazettes  ont 
imprimé  que  les  jurys  avaient  reçu  moins  d'œuvres  que  les  années  pré- 
cédentes, nombre  de  gens  ont  conclu  que  les  salons  avaient  gagné  en 
qualité.  Erreur  complète,  —  ceux  (ju'il  conviendrait  d'éliminer,  réputa- 
tions surfaites,  talents  vannés,  éUint  inamovibles  en  vertu  de  droits  ac- 
quis. Les  éliminations,  au  contraire,  ont  eu  pour  résultat  d'éloigner  des 
salons  quelques  talents  qui  eussent  ap[)orté  dans  cet  amas  de  redites 
Tattrait  de  sentiments  neufs.  —  Ceux-ci  prendront  leur  revanche  ail- 
leurs et  pour  le  plus  grand  dam  des  salons  officiels. 

Mais  une  œuvre  de  lumière,  de  Besnard,  incite  à  laisser  là  les  idées 
moroses  :  Vile  heureuse  apparaît  toute  vibrante  d'amour  et  de  beauté. 
Cependant,  sur  le  lac  bleu,  une  barque  qui  glisse  doucement  apporte 
un  messie.  Il  dira  à  cette  Cylhère  la  joie  pure  de  l'idée,  les  belles  légen- 
des, filles  de  l'imagination  des  pasteurs  solitaires  errants  sur  les  monta- 
gnes lointaines;  il  prêchera  les  chères  utopies  des  philosophes  qui  habi- 
tent tout  là-bas,  sur  le  continent,  en  la  ville  blanche  qui  semble  un 
grand  navire  ancré  au  rivage. 

,  Si  à  cette  belle  page  décorative  on  ajoute  celle  de  V.  Prouvé  : 
Séjour  de  Paix  et  de  Joie,  le  carton  de  Victor  Koos,  les  intentions  de 
Mlle  d'Aoethan,  les  évocations  dantesques  de  De  Groux,  on  en  a  fini 
avec  les  grandes  compositions  qui  sont  destinées  à  parler  autant  aux 
yeux  qu'à  l'esprit.  D'autres  gens  glorifient  Gounod,  Pasteur,  le  Banquet 
des  maires.  C'est  beaucoup  de  toile  usée  pour  des  sujets  destinés  à 
être  reproduits  en  chromolithographie,  sur  des  cahiers  d'écolier,  ou  à 
voler,  non  pas  de  clocher  en  clocher  comme  l'aigle  impériale,  mais 
de  boîte  aux  lettres  en  boîte  aux  lettres  à  travers  l'Europe  étonnée  de 
tant  de  niaiserie. 

Passons  aux  petits  tableaux  :  Lomont  et  Lobre,  les  délicats  artistes 
dont  la  palette  évoque  si  poétiquement  Versailles  et  ses  Trianons,  nous 
manquent.  En  revanche,  il  y  a  ici  Walter  Gay  qui  sait  le  charme  des 
étoffes  fanées,  des  vieux  meubles  et  des  petites  pièces  solitaires.  Son 
goût  moins  sûr  que  celui  des  deux  artistes  précédents  lui  fait  parfois 
confondre  Helleu  avec  Watteau.  C'est  toujours  de  la  sanguine,  mais 
avec  une  nuance. 

Pour  être  modernes,  MM.  Prinet,  Saglio  etMorissetne  sont  pas  moins 
eonemis  des  falbalas.  Les  jeunes  filles  avec  eux  gardent  un  caractère 
intime.  Elles  lisent,  cousent,  pianotent,  mais  discrètement.  Elles  au- 
raient plu  à  Jules  Laforgue  et  ce  n'est  pas  à  leur  adresse  qu'il  eut  écrit  : 
c  Oh,  ce  piano  qui  jamais,  jamais  ne  s'arrête...  » 

De  Carrière,  peu  de  chose,  mais  si  émouvant.  Un  dessin  de  Kroyer, 
qui  a  peint  un  magistral  portrait  de  Bjœrnstjerne  Bjœrnson,  nous  fait 
entrer  dans  Tintimité  du  dramaturge  au  moment  d'un  dîner  de 
famille.  Un  portrait  blanc,  d'une  distinction  extrême,  fait  bien  augurer 
da  talent  de  Robert  Besnard.  François  Guiguet  aime  la  musique  et 
s^intéresse  aux  exécutants.  Nul  comme  lui  ne  sait  saisir  l'attitude,  la 
crispation  des  doigts  d'une  violoniste. 

Mais  une  rue  de  campagne,  toute  lumineuse  attire.  L'exécution  simple 


68  LA  REVUE   BLANCHE 

et  forte  décèle  le  faire  du  bon  peintre  campagnard  J.-L.  Rame.  Avec 
Jeanniot,  la  nature  est  non  moins  vraie,  mais  vue  par  un  œil  plus  dis- 
tingué qui  sait  choisir  le  site  et  les  tonalités. 

Que  de  jolies  choses  on  obtient  avec  la  nuance,  rien  que  la  nuance  : 
voir  les  fleurs  peintes  par  Karbowsky,  celles  que  Mme  I.isbeth  Devolvé 
oublie  dans  un  cristal  de  Venise. 

Emouvants  et  divers  il  y  a  encore  MM.  Le  Sidaner,  Milcendeau,  Borc- 
hardt,  Bereny,  F.  Jourdain,  J.  Veber,  Lebasque  et  Maurice  Denis  qui 
est  un  bien  dangereux  voisinage  pour  M.  Dubufe. 

Aman  Jean  promit  beaucoup,  il  a  tenu,  mais  reste  maintenant 
immuable.  Par  contre  M.  Desvallières,  fidèle  aux  mythes  antiques,  en 
renouvelle  la  signification  dans  des  compositions  toujours  neuves. 

Belles  et  provoquantes,  certes,  les  deux  sœurs  de  John  Sargent. 
Mais  de  quelle  race  ?  Qu'est  cela  à  côté  de  la  verve  des  gitanes  de 
M.  Anglada,  cette  jeune  gloire  de  Tan  passé,  qui  s* affirme  moins 
aimable,  mais  plus  vigoureux,  en  ce  nouveau  Salon,  où  ses  compatriotes 
Sureda  et  Zuloaga  ont  de  bien  belles  choses. 

•  M.  Lucien  Simon  a  envoyé,  entre  autres  sujets,  une  toile  admirable  : 
les  Sœurs  quêteuses. 

Whistler  montre  de  quelle  façon  un  grand  artiste  doit  comprendre 
la  figure  humaine  et  Louis  Legrand  tout  ce  qu'il  peut  y  avoir  de 
charme  et  d'esprit  dans  le  visage  d'une  jolie  femme  de  Paris. 

Certains  peintres,  séduits  par  la  beauté  des  couchants,  entendent 
évoquer  la  splendeur  du  moment  où  le  particularisme  de  la  nature  se 
fond  en  grandes  masses  mystérieuses,  auréolées  d'or  par  les  derniers 
rayons  solaires.  Heure  caractéristique  où  le  vent  tombe  et  où  l'homme 
las  du  labeur  du  jour  se  tait  et  rentre  à  pas  lents  vers  sa  demeure. 
L'artiste  qui  a  le  plus  vivement  subi  le  charme  spécial  de  cet  instant 
solennel,  M.  E.  René  Ménard,  dit  avec  éloquence  l'attristante  poésie 
d'Aigues-Mortes,  dont  les  remparts  muets  ont  la  régularité  d'un  mur 
de  nécropole. 

A  l'heure  où  M.  Ménard  notait  les  colorations  des  couchers  de  soleil 
méditerranéens,  Raoul  Ulmann  s'éprenait  de  l'agitation  des  railways 
au  sortir  du  tunnel  des  BatignoUes  :  disques  sanglants,  lumières  mou- 
vantes qui  rétractent  dans  une  atmosphère  farouche.  Qu'on  les  suive, 
ces  voies  hallucinantes,  elles  mèneront  dans  le  pays  perdu,  battu  par 
les  vents,  rongé  par  les  marées  dont  Dauchez  peint  les  landes  désolées. 

Parfois  ce  pays  lointain,  la  Bretagne,  s'anime.  Cottet  alors  s'attarde 
aux  veillées,  chemine  en  compagnie  des  marins  et  des  femmes  vêtues 
de  noir  vers  quelque  rendez-vous  mystique. 

Nous  aimons  la  disposition  du  jardin  que  la  Société  Nationale  a  trans- 
formé en  salon  de  sculpture.  Si  son  accès  est  réservé  aux  visiteurs 
qui  passent  au  tourniquet,  les  œuvres  qu'il  contient  sont  visibles  à  tous  : 
nulle  palissade  hargneuse  ne  s'interpose  entre  les  statues  et  le  passant. 

Ici  ce  sont  trois  puissantes  figures  de  Rodin  émigrées  de  la  porte  de 
l'Enfer  et  offertes  en   holocauste  à  la  foule.  Là,  le  tumultueux  groupe 


GAZETTE    d'art  69 

de  la  Guerre  où  Emile  Bourdelle,  après  un  travail  de  plusieurs  années, 
a,  dans  une  synthèse  émouvante,  montré  tout  ce  que  son  beau  talent  peut 
donner.  Un  peu  plus  loin,  un  Beethoven,  du  même  artiste,  songe. 

Et  puis,  c'est  Verlaine,  étrange  et  douloureux,  glorifié  par  Nieder- 
hausen-Rodo,  Eschyle  dont  l'image  hante  Michel-Malherbe,  enfin,  Dan- 
ton qui,  réveillé  de  l'éternel  sommeil  par  Pierre  Roche,  semble  gour- 
mander  la  foule  de  son  avilissement  et  de  sa  veulerie^ 

11  est  ailleurs  des  hommages  discrets  adressés  à  des  personnalités 
moins  tumultueuses.  Mais  comme  les  hommes  brutaux  négligent 
celles-ci,  il  arrive  parfois  qu'une  femme  prend  l'ébauchoir  et  auréole  la 
mémoire  des  vaincus  d'un  peu  de  tendresse  :  telle  Mme  Charlotte 
Besnard  modelant  le  monument  de  Georges  Hodenbach. 

La  science  de  bas-reliéfeur  d'Alexandre  Charpentier  s'accuse  dans 
quatre  curieuses  plaques  destinées  à  être  coulées  en  verre  et  à  décorer 
une  salle  de  bain. 

Faisant  fi  des  préjugés  qui  ont  empêché  si  longtemps  les  sculpteurs 
de  s'intéresser  à  la  vie  contemporaine,  certains  exposants  se  sont  plu  à 
fixer  en  de  petites  statuettes  les  allures,  même  la  ressemblance  de  la 
parisienne  moderne.  MM.  G.  et  L.  Schnegg,  Dejean,  Voulot,  ont  fait 
en  ce  sens  d'exquises  trouvailles  ;  Vallgren  va  plus  loin  et  exécute  de 
véritables  portraits  :  ainsi,  celui  de  Mlle  Régnier,  petite  poupée  d'ar- 
gent, d'un  grand  charme.  Et  puis  c'est  Nocq  et  ses  curieuses  plaquettes 
qui  portraiturent  véridiquement  Anatole  France,  les  Margueritte, 
E.  Galle,  Clemenceau,  Georges  Lecomte  ;  Carabin  qui  commémore  par 
la  médaille  la  résistance  des  Boers.  Un  peu  plus  loin  on  rencontre  Des- 
bois, Baffier  et  l'admirable  Constantin  Meunier. 

Mais,  dans  cette  section  de  sculpture,  un  vide  est  laissé  par  la  mort 
de  Dalou.  Certes,  d^autres  artistes  ont  été  plus  avant,  introduisant  dans 
lestiituaire  des  sentiments  jusqu'ici  inexprimés.  Mais  nul  comme  lui  ne 
sut  édifier  un  groupe  décoratif  capable  de  conserver  ampleur  et  vigueur 
sous  la  pleine  lumière  de  la  place  publique  ;  nul  aussi  ne  mit  plus  de 
conscience  dans  l'étude  de  ses  modèles.  Il  laisse  des  bustes  admirables, 
dignes  de  Houdon.  Au  centre  d'un  hâtif  reposoir  ses  amis  ontplacé  trois 
œuvres  de  lui.  Le  Salon  prochain,  nous  montrera,  espérons-le,  le  dis- 
paru d'hier  dans  toutes  les  manifestations  de  son  labeur. 

11  faut  voir  à  la  gravure  la  Procession  de  Lepère.  Le  bois  n'avait  pas 
été  taillé  avec  une  telle  simplicité  et  un  tel  sentiment  de  l'elTet  depuis 
quatre  cents  ans.  Gloire  donc  à  l'initiateur  autour  duquel  se  groupent 
des  artistes  comme  les  Beltrand,  J.  Perrichon  et  Paillard. 

Dans  ces  Salons,  la  section  des  objets  dart  tend  de  plus  en  plus  à  pren- 
dre la  meilleure  part  de  l'attention  du  curieux.  C'est  qu'ici  il  se  trouve 
directement  intéressé.  En  effet,  si  Ton  excepte  quelques  coûteuses  ten- 
tatives comme  celle  du  baron  Vitta  qui  appelle  à  lui  les  meilleurs 
artistes  contemporains,  —  Bracquemond,  Besnard,  Charpentier,  Chéret, 
Marins  Michel  —  pour  décorer  et  meubler  son  home,  la  plupart  des 
bibelots  ici  présents  sont  aptes  à  séduire  sans  les  ruiner  le  visiteur  et 


70  LA   REVUE    BLANCHE 

surtout  la  visiteuse.  L'examen  des  bijoux  des  Nocq,  des  Carabin,  des 
Jacquin,  des  Mangeant,  peut  améliorer  le  goût  de  celle-ci;  les  dentelles 
de  Courtreix,  lui  faire  prendre  en  grippe  certaines  fanfreluches  préten- 
tieuses dont  jusqu'ici  elle  croyait  de  bon  goût  de  se  parer.  Quant  au 
visiteur,  il  a  toute  latitude  pour  fixer  son  choix  :  que  celui-ci  aille  à  un 
oibelotou  à  un  meuble.  Parmi  les  salons,  bureaux,  chambres  ou  salles  à 
manger,  libre  à  lui  d'opter  entre  la  simplicité  d'un  Benouville,  d'un 
Polti  ou  les  ameublements  plus  riches  d'un  Plumet.  S'il  ne  veut  que  des 
bibelots  :  les  statuettes  de  Mme  Besnard,  les  terres-cuites  de  Vallgren, 
les  grès  de  MM.  de  Vallombreuse,  Delaherche,  Bigot,  les  verreries  de 
Dammouse,  oiîrent  à  ses  yeux  Tattrait  de  patines,  de  couvertes  et  d'é- 
maux impeccables.  Veut-il  choisir  un  cuir  ouvragé  pour  parer  au  mieux 
de  ses  goûts  ses  livres  favoris?  Mmes  Vallgren  et  Thaulow,  MM.  Michel, 
Meunier,  Cl.  Mère,  Belville,  qui  vient  de  publier  un  volume  sur  la 
matière,  lui  offrent  l'attrait  de  cuirs  ciselés,  pyrogravés,  repoussés, 
patines. 

Allez  après  cela  lui  parler  du  Banquet  des  Maires  ou  des  Funérailles 
de  Patrocle. 

Charles  Saunier 

GESTES 

'  Le  prolongement  du  chemin  de  fer  de  ceinture.  —  Un  puits  de 
vertu  et  un  abîme  de  philosophie,  le  citoyen  Fénelon  Hégo,  a  posé  sa 
candidature  dans  le  dix-huitième  arrondissement  (quartier  de  la  Cha- 
pelle-Goutle  d'Or).  Le  chiffre  de  l'arrondissement  décèle  déjà  une  belle 
endurance,  car  il  nous  est  tout  indiqué  de  supposer,  malgré  notre  incom- 
pétence en  ces  matières  électorales,  qu'un  candidat  pour  qui  l'ordre 
social  ou  tout  autre  ordre  méticuleux  n'est  pas  un  vain  mot,  n'arrive  à 
poser  sa  candidature  dans  le  dix-huitième  arrondissement  qu'après 
l'avoir  vainement  aventurée,  en  de  précédentes  périodes,  par  le  menu 
dans  les  arrondissements  classés,  pour  plus  de  commodité,  d'un  jus- 
qu'à dix-sept.  Encore  que  le  citoyen  Fénelon  Hégo  soit  soutenu  par  un 
comité  socialiste  impérialiste,  son  nom  nous  trahit,  mieux  que  mille 
affiches,  le  farouche  individualiste  mitigé.  Mitigé,  de  par  la  douceur  du 
prénom;  individualiste,  parce  que  «  Hégo  »;  farouche,  assurément  : 
sinon,  que  viendrait  faire  en  cette  patronymie  Vh  aspiré? 

De  toutes  les  judicieuses  réformes  inscrites  au  programme  du  citoyen 
Fénelon  Hégo,  aucune  ne  nous  séduit  plus  que  celle-ci,  géniale  :  le 
prolongement  du  chemin  de  fer  de  ceinture.  11  est  remarquable  que 
personne  n'en  a  envisagé  les  plus  élémentaires  avantages. 

Une  ceinture,  comme  chacun  sait,  est  une  chose  sensiblement  circu- 
laire s'adaptant  aux  contours  d'une  autre  chose  non  moins  approxima- 
tivement circulaire.  Que  si  on  la  prolonge  —  prolonger  voulant  dire 
a  allonger  en  avant  »  et  ce  mot  s'avérant  impropre  s'il  s'agit  d*une  cir- 
conférence —  il  s'agit  d'entendre  que  Ton  décrit  une  nouvelle  circon- 
férence, à  l'extérieur  de  la  première  et  concentrique.  Cf.   sur  cette 


GESTES  7 I 

ardue  question  du  chemin  de  fer  de  ceinture,  Descartes  et  ses  mouve- 
ments circulaires  ou  en  anneau.  Il  est  à  noter,  et  la  {géométrie  affirme, 
que  si  l'on  prolonge  en  un  point  quelconque  le  chemin  de  fer  de  cein- 
ture, on  obtiendra  un  nojjveau  chemin  de  fer  de  ceinture,  d'un  «  tour  de 
taille  ))  plus  ample,  et  qui  se  reportera  automatiquement  et  par  miracle 
à  un  aussi  grand  nombre  de  kilomètres  que  l'on  voudra  hors  Paris.  Il 
ne  sera  plus  d'aucune  utilité  pour  Paris,  mais  tout  contribuable  pari- 
sien pourra  se  véhiculer  à  tel  point  hors  barrière  qu'il  concupiscera,  en 
ligne  droite  par  le  chemin  de  fer  de  ceinture^  à  une  distance  de  Notre- 
Dame  R  -{■  n^  si  l'on  désigne  par  R  le  rayon  de  Notre-Dame  à  l'actuel 
chemin  de  fer  de  cehiture.  Il  sera  enfantin  de  cahîuler  le  prolongement 
nécessaire  du  chemin  de  fer  de  ceinture,  dont  le  périmètre  total  sera 
précisément    égal  alors  k  2  n  (R  +  n). 

Cette  conséquent^e,  pour  éminemment  pratique  qu'elle  soit,  du  projet 
du  citoyen  Ilégo,  s'eftsce  devant  se»  (forollaires  d'un  si  haut  patrio- 
tisme. Rénéthissons  que,  tant  qu'à  prohmger  le  ciiemin  de  ceinture,  il 
serait  inconsidéré  de  s'arrêter  en  si  beau  cliemin  de  fer  de  ceinture.  Car 
la  limite  au  prcdongement  du  chemin  de  fer  de  ceinture  ne  peut  être 
autre  qu'un  grand  cercle  du  globe  terrestre,  Paris  étant  pris  pour  pôle. 
Au  delà,  nous  tomberions  dans  le  cliemin  de  fer  de  ceinture  austral- 
imaginaire,  impliquant  un  Paris  austral-imaginaire. 

Paris  pôle  du  monde,  et  qui  — r  la  ceinture  de  fer  desserrée  — prendra 
du  veritre,  vtûlà  la  moindre  des  conséquences  du  programme  du 
citoyen  Fénelon  Hégo. 

Nous  aurions  volé  aux  urnes  en  son  honneur,  le  27  avril,  si  nous 
avions  su  comment  on  s'y  prend  et  n'avions  eu  peur  d'être  ridicule 
en  un  sport  qui  nous  est  inconnu. 

N'oublions  pas  de  remarquer  qu'avec  une  délicatesse  exquise  et  rou- 
blarde, le  citoyen  Fénelon  Hégo  signe  «  Uégo  )),i.e  qui  permettait  à  tout 
autre  citoyen,  après  avoir  constaté  la  génialité  de  son  progranmie,  de 
jouir  de  la  douce  illusion  qu'il  votait  pour  soi-même. 

Alfred  Jarry 

LES  THÉÂTRES 

Théâtre  Antoine  :  Cœurs  vernis,  de  MM.  Luguet  et  Lalras.  — 
Odéon  :  Les  Trois  Glorieuses,  de  M.  Lenotre.  —  Théâtre  Sarah- 
Bernhardt  :  Francesca  da  Rimlni,  de  MM.  Marion  Crawford  et 
Marcel  Scuwob.  -—  Palais^Royal  :  Family-Hotel,  de  MM.  Héros  et 
MiLLON.  —  Nouveautés  :  La  Princesse  Bébé,  de  MM.  Decourcellr 
et  Bbrr,  musique  de  Varney.  —  Gymnase  :  Reprise  de  la  Bourse  ou 
la  Vie. 

Le  théâtre  Antoine  nous  a  donné  cette  quinzaine  les  représentations 
d'une  pièce  en  quatre  actes  :  Cœurs  vernis,  de  MM.  Luguet  et  Lauras.  Il 
ne  semble  pas,  à  première  vue,  qu'elle  appartienne  au  genre  habituel  de 
la  maison  et  on  la  voî'  '"«ïsez  mal  se  casc~  '^ans  le  répertoire  ordinaire. 


7^  LA  REVUE   BLANCHE 

Il  convient  d'ajouter  qu'elle  fut  montée  avec  goût,  avec  soin  et  avec  art  ; 
la  mise  en  scène  en  est  parfaite,  les  décors  luxueux. 

Et  je  pense  que  tout  spectateur,  interrogé  après  le  baisser  du  rideau, 
serait  bien  embarrassé,  s'il  lui  fallait  exprimer,  tout  net,  son  sentiment 
sur  la  pièce.  11  est  des  œuvres  qu'on  aime  ou  qu'on  déteste  tout  à  fait, 
d'un  bloc.  Il  paraît  impossible  de  porter  sur  celle-ci  un  tel  jugemeni 
d'ensemble  ;  et  cela  est  fort  gênant. 

Le  certain,  c'est  qu'elle  n'est  pas  un  instant,  —  et  voilà  un  grand 
mérite.  —  indifférente.  Souvent  elle  plaît  et  parfois  elle  exaspère  ;  elle 
amuse  et  puis  elle  fatigue  ;  il  apparaît  que,  çà  et  là,  elle  doive  dégager 
une  émotion  qui  n'aboutit  pas,  et  c'est  une  déception  ;  elle  manque- 
d'unité,  de  clarté,  de  suite  dans  les  idées,  et  même  dans  le  développe- 
ment de  l'intrigue  ;  elle  éparpille  notre  attention  ;  mais  au  moment  où- 
celle-ci  se  décourage,  souvent  quelque  eflort  vers  la  beauté,  quelque 
trouvaille  originale  et  heureuse  la  ranime  et  la  rappelle  ;  il  y  a  là  des 
ambitions  sûrement  nobles  et  belles,  mal  réalisées,  une  tendance  cons- 
tante vers  quelque  chose  de  haut,  parmi  des  vulgarités  assez  basses,  et 
répandue  sur  toute  la  pièce,  comme  une  sorte  d'  «  énervement  d'artiste  » 
qui  n'est  point,  certes,  sans  intérêt.  Jusqu'au  bout,  à  entendre  cette 
pièce  mal  construite,  mal  fondue,  allant  dune  marche  incertaine  vers 
on  ne  sait  où,  notre  bonne  volonté  d'auditeurs  fut  troublée,  sans  être 
pourtant  jamais  tout  à  fait  lassée.  Notre  mauvaise  humeur  naît  à  la  fin 
de  la  pièce  :  nous  ne  sommes  point  sûrs  d'avoir  compris  ;  et  quoique 
nous  en  reportions  tout  aussitôt  la  faute  sur  les  auteurs,  c'est  l'occasion 
de  quelque  humiliation  personnelle  d'intelligence,  qui  dispose  mal. 

Dès  les  premières  répliques,  il  ne  nous  fut  point  permis  d'ignorer  que 
nous  allions  entendre  une  pièce  de  tenue  et  d'écriture  «  littéraire  ».  Ne 
prenez  point  les  deux  petits  personnages,  le  Coco  et  la  Didine,  qui  con- 
versent, de  nuit,  d'une  voix  lasse,  après  la  rentrée  du  cercle  et  du 
théâtre,  pour  les  gentils  héros  d'un  dialogue  de  Lavedan  :  ce  sont  de 
drôles  de  petites  âmes,  de  drôles  de  petits  cœurs,  des  «  cœurs  vernis  », 
selon  l'expression  imagée  — que  j'avoue  ne  point  goûter  du  tout  —  des 
auteurs.  Entendez  par  là  qu'une  couche  protectrice  de  scepticisme,  de 
nonchalanjce  élégante,  de  précoce  désabusement,  protège  leur  viscère 
des  émotions  trop  fortes  qui  blessent,  qui  trouent  ou  qui  écorclient.  Et 
quoiqu'il  ait  les  altitudes,  et  le  costume,  et  le  langage  de  quelques  petits 
vannés  contemporains,  le  Coco,  qui  n'est  point  dépourvu  de  prétentions,, 
ne  manque  pas,  par  quelques  couplets  de  facture  un  peu  trop  soignée, 
de  nous  avertir  qu'il  est  un  peu  le  poète  et  le  philosophe  de  la  fête.  Et 
la  Didine  est  aussi  une  «  cérébrale  ».  Tout  de  suite  nous  est  suggérée, 
dans  cette  atmosphère  de  chambre  de  jeune  fille,  l'impression  d'une 
intimité  un  peu  trop  tendre,  exceptionnelle;  et,  jusqu'à  la  fin  de  la 
pièce,  nous  garderons  la  curiosité  un  peu  inquiète  de  ces  sentiments 
complexes  entre  frère  et  sœur,  sans  qu'à  aucun  moment  les  auteurs 
aient  pris  la  décision  de  nous  éclairer  tout  à  fait,  audacieusement,  sur 
leur  nature,  ou  de  nous  détromper  nettement. 

Et  la  pièce  va,  devant  elle,  un  peu  au  hasard,  selon,  dirait-on,  des^ 


LES  THEATRES  75 

caprices  d'inspiration.  Il  y  a  dos  intrigues,  et  des  adultères,  et  des  duels, 
et  des  réconciliations,  et  mille  péripéties  dont  aucune  ne  paraît  vraiment 
nécessaire  ou  imposée  par  la  logique  de  Tagencement  scénique.  C'est 
un  vagabondage,  point  désagréable  d'ailleurs,  et  qui  nous  mène  souvent 
par  d'heureux  chemins.  Cependant  des  personnages  divers  nous  mon- 
trent des  aspects  momentanés  et  particuliers  d'eux-mêmes,  nous  en 
dén)bent  d'autres,  nous  apparaissent  déconcertants  et  contradictoires, 
sans  qu'ils  le  soient  peut-être  dans  la  conception  des  auteurs,  mais 
parce  qu'ils  nous  sont  présentés  ainsi.  Jamais  ils  ne  laissent  à  la  vie  le 
soin  de  les  définir.  On  n'est  jamais  si  bien  servi  que  par  soi-même  :  c'est 
en  des  conversaticms  qu'ils  s'élucident. 

Ils  ont  tous,  décidément,  des  cœurs  vernis  qui  sont  peut-être  tout 
simplement  des  cœurs  vannés.  Ils  n'obéissent  pas  à  l'humaine  logique 
des  passions  :  parce  qu'il  y  a  de  l'orage  dans  Tair,  ou  parce  que,  dans  le 
crépuscule,  contre  la  mer,  la  mélodie  banale  d'une  valse  de  tzigane  les 
a  touchés  d'une  émotion  à  tleur  d'épidermcils  se  brouillent,  se  réconci- 
lient, se  haïssent,  s'adorent.  Ils  ne  sont  pas  sérieux.  Rt  rien  n'est  sérieux, 
ni  l'amour,  ni  la  haine,  ni  la  vie,  ni  la  mort.  Ainsi  le  dit  Coco,  délégué 
aux  moralités  supérieures,  qui  plane  au-dessus  de  ces  gens,  au-dessus  de 
ces  choses,  grandi  au  dénouement  par  le  pressentiment  d'une  fin  pro- 
chaine, et  qui  fait  valser  sa  sœur,  doucement,  aux  sons  lointains,  voilés, 
d'un  orchestre  invisible  en  lui  murmurant  des  choses  profondes,  déli- 
actes  et  —  nécessairement,  parce  que  l'heure  s'avance  —  définitives. 
Ainsi  cette  pièce  bizarre  où  se  trouve  un  peu  de  tout,  de  la  grâce,  de 
l'ironie,  de  la  tendresse,  de  la  sincérité,  de  l'artifice,  de  l'esprit,  de  la 
mélancolie,  de  la  vérité  et  du  mensonge  —  tout  cela,  oui,  mais  un  peu 
pêle-mêle  —  finit  sur  de  la  poésie.  Je  n'y  vois  pas  d'inccmvénients. 
Encore  une  fois,  par  tout  cela  même  qu'elle  a  d'excessif,  de  désordonné, 
d'incohérent  parfois,  elle  n'est  pas  un  instant  indiflérente  et  nous 
apporte  bien  mieux  que  des  promesses  de  talent. 

Mlle  Andrée  Méry  a  joué  avec  beaucoup  d'intelligence,  de  tact  et  de 
nerveuse  ardeur,  le  rôle  complexe  de  Diane;  M.  Signoret,  que  je  préfé- 
rais toutefois  dans  sa  tout  à  fait  admirable  création  de  Buteau,  montre 
des  qualités  de  composition  et  de  diction  :  voilà  deux  jeunes  comédiens 
pleins  d'avenir.  M.  Grand  est  fort  plaisant  dans  un  rôle  de  comique 
embarrassé.  Et  il  n'y  a  qu'à  féliciter  MM.  Kemm,  Numès,  Paul  Edmond, 
Mlles  Bellanger,  Marsa,  etc.  M.  Antoine  dessine  plaisamment  une  sil- 
houette de  médecin  goguenard. 

L'Odéon  nous  a  donné  sa  pièce  historique  annuelle.  Elle  n'est  point 
en  vers.  C'est  bien.  Elle  est  de  M.  Lenôtre.  C'est  bien  encore,  puisque 
Tauteur  de  Colinette,  bon  élève  et  préparateur  de  M.  Sardou,  a  appris 
de  son  maître  le  secret  des  bonnes  recettes  théâtrales  et  qu'il  plaît  au 
Second-Théâtre-Français.  Il  plut  moins  cette  fois.  La  nouvelle  comédie, 
les  .Trois  Glorieuses^  parut,  malgré  un  troisième  acte  plus  heureux, 
lente,  morne,  sans  intérêt  de  pensée  et  sans  amusement  d'anecdote.  Et, 
malgré  le  jeu  preste  et  vif  de  Mlle  Yahne,  la  grâce  exquise  de  Mlle  Car- 


74  LA   REVUE    BLANCHE 

rick,  le  convenable  ensemble  des  autres  interprètes,  une  mise  en  scène 
pas  trop  négligée  et  des  décors  suffisants,  elle  n'émut  guère  plus 
qu'elle  n'amusa.  Son  succès  fut  douteux. 

Mais,  en  revanche,  au  théâtre  Sarah-Bernhard,  le  succès  fut  très 
grand  pour  Francesca  da  Rimlni^  drame  de  M.  Marion  Cra>vford. 
Nous  en  devons  la  traduction  française  à  l'artiste  et  au  très  rare  lettré 
qu'est  M.  Marcel  Schwob.  C'est  dire  que  la  pièce  est  écrite  d'une  prose 
éloquente,  ferme  et  pure  comme  rarement  on  accoutume  de  l'entendre 
au  théAtre. 

Ici  rien  n'est  indécis.  Ici  on  aime.  Ici  on  hait.  Ici  on  meurt.  La  psy- 
chologie de  l'œuvre  est  simple,  claire  et  brusque.  Les  caractères  sont 
montrés,  non  en  eux-mêmes,  mais  par  rapport  à  Taction.  Les  person- 
nages, mus  par  des  mobiles  tout-puissants,  par  des  instincts  ou  par  des 
sentiments  aussi  forts  que  l'amour  ou  que  la  haine,  ne  se  perdent  pas 
en  des  hésitations.  Et  l'action  aussi  va,  droit  et  vite,  sans  cesse  émou- 
vante et  théâtrale.  Elle  est  ingénieusement  agencée.  Et  encore  qu'elle 
ne  lui  emprunte  aucun  de  ses  moyens  vulgaires  et  bas,  elle  passionne  ufi 
peu,  à  la  façon  d'un  mélodrame  très  littéraire. 

Il  y  avait  une  histoire  vraie  et  une  légende  ;  c'est  la  légende  et  cin- 
quante vers  immortels  de  Dante  qui  sauva  l'histoire  de  l'oubli.  Il  se 
pouvait  donc  que  l'aventure  des  amants  de  Ravenne  fût  évoquée  seule- 
ment sous  son  aspect  légendaire  et  symbolique  ;  mais  les  auteurs  ont  eu 
le  souci  de  la  vérité  historique  et  le  respect  de  la  légende  ;  ils  usèrent 
d'une  sorte  de  réalisme  poétique.  Ainm  les  héros  nous  apparaissent  en 
ce  qu'ils  ont  d'éternel  et  en  ce  qu'ils  eurent  de  provisoire  ;  ce  sont  des 
êtres  de  tous  les  temps,  et  aussi  de  leur  temps.  J'ai  dit  que  leurs  carac- 
tères étaient  clairs,  dans  la  simplicité  de  leurs  ardeurs  amoureuses  et 
de  leurs  fureurs  jalouses  ;  il  ne  s'en  suit  point  qu'ils  soient  dénués  de  toute 
complexité.  En  Francesca  se  trouvent  condensées  toutes  les  incon- 
sciences, toutes  les  contradictions,  toutes  les  cruautés,  toutes  les  coquet- 
teries, tous  les  mensonges  et  toutes  les  sincérités  de  l'amante  ;  en  Gio-^ 
vanni,  toutes  les  ruses,  toutes  les  convoitises,  toutes  les  patiences  et 
toutes  les  sournoiseries  du  jaloux.  Tous  deux  sont  humains  et  bien 
vivants. 

Et  il  faut  louer  tout  à  fait  la  nette  sobriété  d'un  prologue  qui  finit  sur 
un  coup  de  théAtre  saisissant,  la  marche  du  drame  avec  ses  lenteurs 
voulues,  impressionnantes,  et  ses  brusques  saccades  ;  et  la  terrible  bru- 
talité de  l'épisode  final,  en  gestes  et  en  cris,  sans  emphase  déclamatoire. 
Cela  est  fort  et  beau. 

Peut-être  les  auteurs  exagérèrent-ils  dans  leur  scrupuleux  souci  de 
vérité.  Voyiez-vous  quelque  nécessité  à  ce  que  le  fameux  roman  de  Lan- 
celot,  que  le  seul  hasard,  peut-être,  mit,  le  jour  de  leur  mort,  entre 
leurs  mains,  fiH  déjà,  quinze  ans  plus  tôt, leur  livre  préféré?...  D'autres 
détails  semblables.  Mais  peu  importe. 

Vous  devinez  bien  que  Mme  Sarah  Bernhardt  fut  une  admirable,  élo- 


LIS  THÉÂTRES  7^ 

quente  et  lyriquement  humaine  Francesca.  Ce  fut  pour  elle  une  grande 
soirée  de  triomphe.  Et  M.  de  Max  en  eut  sa  part  ;  artiste  inégal  mais 
puissant  et  qui  peut  atteindre  aux  plus  hautes  perfections  ;  il  dessina, 
d'un  relief  merveilleux,  le  personnage  de  Giovanni.  M.  Magnier  fut  un 
Paolo  tendre  et  ardent. 

Et  je  me  borne  à  constater  brièvement  le  succès,  au  Palais-Royal,  de 
Family 'Hôtel,  une  boulîonnerie  assez  grosse  mais  divertissante  de 
MM.  Héros  et  Millon  et,  aux  Nouveautés,  de  la  Princesse  Bébé,  une 
opérette  point  désagréable  à  entendre,  de  MM.  Decourcelle  et  Beer^ 
musique  de  Varney. 

Cependant  qu'au  Gymnase,  quelque  peu  allégée  d'un  élément  vaude- 
villesque  qui  n'était  point  sa  meilleure  part,  1  exquise  comédie  de 
M.  Capus,  la  Bourse  ou  la  Vie,  était  reprise,  et  continuait  sa  carrière 
heureuse.  Andi^é  Pic  ad  d 

LES  LIVRES 

Henri  de  Régnier  :  L,e  Bon  Plaisir  (Mercure  de  France,  i  fr.  So.)  — 
Dans  chaque  nouvelle  des  Amants  singuliers,  naguère,  je  découvrais  une 
étrange  distance  entre  Técrivain  et  le  sujet.  Le  Bon  Plaisir  ne  présente 
plus  cette  apparence  énigmatique,  et  même  éclairerait  plutôt  la  genèse 
des  volumes  qui  Tont  précédé.  On  comprend  que  l'auteur  d'IIertulie, 
fidèle  aux  lignes  régulières,  aux  attitudes  compassées,  du  siècle  de 
Louis  XIV,  n'ait  point  reculé,  pour  les  mieux  traduire,  devant  les  len- 
teurs d'un  savant  pastiche  ;  on  comprend  aussi  qu'une  curiosité  tou- 
jours plus  précise  l'amène  à  peupler  ses  décors  classiques  d'dmes 
humaines  et  trop  humaines,  reflets  de  corps  malades  et  grossiers.  Voici 
la  seconde  de  ses  épigraphes,  découpée  dans  Mme  de  Sévigné  :  «  C'est 
une  plaisante  étude  que  les  manières  différentes  de  chacun  »  ;  —  et  la 
première,  prise  à  Mme  deMaintenon  :  a  Un  peu  de  crapule  se  pardonne 
en  ce  temps-ci,  »  Comme  Michclet,  qu'une  telle  phrase  a  dû  ravir, 
M.  de  Régnier,  sous  la  correction  du  xvii«  siècle,  cherche  les  dessous 
de  crapule,  les  tares,  les  intrigues,  les  bassesses,  l'impudence  des 
médecins,  des  sorcières,  des  entremetteuses,  la  saleté  des  coucheries  et 
des  indigestions.  A  ce  propos,  des  lecteurs  qui  l'aiment  lui  reprochent 
quelque  excès  et  quelque  complaisance.  Pour  le  justifier,  il  n'est  pas 
besoin  de  parcourir  les  Mémoires  secrets  des  valets  et  des  femmes  de 
chambre  ;  il  suffit  de  feuilleter  Saint-Simon,  et  telles  pages  de  Mme  de 
Sévigné.  Peut-être  seulement  devait-il  insister  sur  l'effet  de  contraste 
qui  parait  bien  être  le  principal  de  son  dessein  ;  quiconque  sait  lire  le 
trouvera  marqué  dans  les  discours  de  M.  de  CoUarceaux:  «  La  Cour, 
Monsieur,  la  Cour!  Qu'est-ce  qu'un  ctnirlisaii?  Je  sais  bien  que  tel  ou 
tel  est  avare,  ou  fourbe,  ou  menteur,  on  colérique,  ou  envieux,  ou  bru- 


(1  '  Voir,  à  la  page  3  des  annoncer  de  ce  mniièr<\unc  note  relative  an  Service  de  Librairie 
de  Im  revue  blanche. 


76  LA   REVUE   BLANCHB 

tal.  Mais  un  grand  roi  ne  peut  souffrir  dans  l'homme  que  ce  qu'il  y  a  de 
plus  noble  ;  c'est  cela  qu'il  faut  montrer  à  ses  yenx.  Que  la  nature 
s'efforce  donc  à  paraître  ce  qu'il  faudrait  qu'elle  fût...  Qu'importent  les 
herbes  et  la  vase  du  fond,  si  la  surface  du  bassin  reste  unie?...  La 
nature  subit,  à  la  Cour,  une  discipline  admirable.  L'homme  de  Coiir, 
Monsieur,  est  le  chef-d'œuvre  du  siècle  et  peut-être  de  tous  les  temps, 
car  il  a  su  mettre  eii  lui  un  ordre  qui  n'y  était  pas  et  obliger  sa  conduite 
à  une  réserve  si  forte  et  si  parfaite  qu'après  avoir  été  la  règle  de  ce  qu'il 
doit  être,  elle  est  devenue,  pour  ainsi  dire,  la  substance  même  de  ce 
qu'il  est.» — Ainsi,  dans  le  cadre  d'une  action  ingénieusement  con- 
tournée, ce  livre  apporte  de  quoi  faire  réfléchir  sur  ce  que  peut  la 
contrainte,  et  sur  ce  qu'elle  ne  peut  pas,  sur  les  effets  de  l'absolutisme, 
de  l'aristocratie,  de  la  religion,  et  même  de  la  morale. 

Camille  Lemonnikr  :  Les  Deux  Gonscienees  (Ollendorff,  3  fr.  5o). 
—  On  sait  que  Fauteur  de  V Homme  en  amour  fut  naguère  poursuivi  par 
le  parquet  de  Bruges  pour  crime  d'immoralité.  En  France,  de  telles  at- 
taques font  sourire,  depuis  le  procès  de  Madame  Bovary,  En  Belgique, 
le  danger  est  plus  sérieux.  Camille  Lemonnier  a  sérieusement  souffert  ; 
c'est  pour  mieux  se  délivrer  d'un  odieux  souvenir  qu'il  nous  conte,  en  la 
poussant  au  tragique,  cette  crise  qui  troubla  sa  vie  d'écrivain.  —  Donc, 
voici  d'un  côté  le  romancier  Wildman,  «  l'Homme  sauvage  »,  nature  vi- 
goureuse et  native,  toute  à  la  joie  de  vivre  et  de  créer.  En  face 
r  «  Adversaire  »,  le  juge,  l'esprit  chafouin,  étroit,  méticuleux,  retors, 
qui,  sans  s'émouvoir  d'aucune  beauté,  pèse  chaque  phrase  d'un  livre 
aux  fausses  balances  de  sa  morale.  Wildman  semble  le  plus  fort  ;  il  est 
vaincu  d'avance  :  Sa  violence  se  heurte  au  calme  le  plus  chrétien  ;  sa 
bonne  foi,  à  la  foi  la  plus  entêtée.  11  frappe  aux  portes  d'une  conscience 
à  jamais  close.  Pour  lui,  le  juge  est  un  homme:  lui,  pour  le  juge,  est  un 
pécheur.  Et  derrière  le  juge,  se  cache  le  prêtre  qui  tient  la  femme  de 
Wildman,  et,  par  elle,  détourne  l'enfant.  Alors  Wildman  affolé  se  jette 
du  haut  du  beffroi,  à  l'heure  môme  où  le  jury  l'absout.  —  Le  type  du  juge 
est  trop  une  caricature.  Ce  que  j'admire,  c'est  le  drame  par  où  Wild- 
man expie  la  faute  d'avoir  négligé  Fâme  de  son  fils,  tandis  qu'il  prê- 
chait pour  toute  l'humanité.  Et  c'est  aussi  la  figure  même  de  l'Homme 
sauvage.  Lemonnier  a  peint  son  propre  portrait,  au  physique,  avec  la 
truculence  d'un  Jordaens  ;  au  moral,  avec  une  sincérité  toute  païenne. 
On  le  voit,  attablé  devant  son  manuscrit,  entre  sa  bière  blonde  et  sa 
pipe  en  terre,  gonfler  les  veines  de  son  front,  rire  haut  et  franc  parce 
qu'une  page  est  bien  venue,  s'enivrer  puissamment  de  rythmes  et  de 
couleurs.  Il  est  beau  qu'un  de  nos  contemporains  ose  ainsi  parler  de  soi 
tranquillement,  sans  modestie  et  sans  orgueil,  sans  impudence  et  sans 
pudeur. 

Louis  Dumur  :UnCocode  génle(MercuredeFrance,3fr.5o). — Dans 
le  petit  bourg  de  Donzy-sur-Nohain,  Charles  Loridaine,  fils  du  grainetier, 
se  glisse  chaque  nuit,  en  somnambule,  dans  le  grenier  du  voisin.  Là, 
jusqu'à  l'aube,  en  un  studieux  sommeil,  il  dévore  des  chefs-d'œuvre; 


LES   LIVRES  77 

—  si  bien  qu'ensuite,  pendant  le  jour,  une  impulsion  mystérieuse  et 
fatale,  parfaitement  semblable  au  génie,  le  poussse  à  récrire  tour  à 
tour  Athalie^  les  Orientales,  Ilamlet  et  Madame  Bovary,  Le  grenier 
bride;  Loridaine,  guéri,  redevient  un  «  coco  »  très  ordinaire. 

C'est  un  très  joli  sujet  de  conte.  M.  Dumur  en  a  fait  un  roman,  en 
groupant  à  l'entour  de  plantureux  tableaux  de  petite  vie  provinciale.  Je 
me  demande  si,  de  la  même  donnée  fantastique,  il  ne  pouvait  dégager 
une  plus  grande  richesse  de  sens  :  Comique  est  la  méprise  des  gens 
de  Donzy,  qui  raillent  sans  s'en  douter,  en  la  personne  de  Loridaine, 
Racine,  llugo,  et  Shakespeare,  et  Flaubert.  Non  moins  comique,  chez 
le  poète,  la  confiance  en  son  inspiration  spontanée.  Mais  n'est-ce  pas 
rillusioa  même  de  presque  tout  écrivain  ?  Il  s'imagine  créer  ;  —  et  l'ob- 
session des  grands  modèles,  les  obscurs  souvenirs  d'enfance,  les  influ- 
ences sociales  qui  se  croisent  en  lui,  le  déterminent  aussi  sûrement  que 
ferait  une  suggestion  somnambulique.  Pour  que  l'analogie  fût  mieux 
marquée,  j'aurais  aimé  voir  Loridaine  compliquant  son  automatisme  ; 
Loridaine,  peu  à  peu,  devenant  original  ;  Loridaine  cousant  ensemble  un 
morceau  de  sa  propre  vie,  un  lambeau  d'Athalie,  quelques  fragments 
d'Hamlet;  Loridaine  enfin,  plus  absurbe  à  mesure  qu'il  est  plus  /m/- 
mème. 

Valextin  Mandelstamm  :  L'Amoral,  récit  d'aventures  (Editions  delà 
Plume,  3  fr.  5o).  —  M.  Mandelstamm  a  choisi  pour  son  livre  un  titro  un 
peu  trop  théorique  :  Son  hardi  forban  —  qui  vit  à  peu  près  l'existence  de 
Peer  Gynt,  avec  le  rêve  en  moins  —  connaît  le  désir,  l'action,  le  regret, 
et  jusqu'au  bout  ignore  le  remords.  Pourtant  il  ne  saurait  passer  pour 
le  type  même  de  l'Amoral  :  11  y  a  des  choses  qu'il  s'impose,  d'autres 
qu'il  ne  se  pardonne  point;  il  a  son  idéal,  sa  conscience,  ses  règles,  ses 
scrupules,  bref,  sa  morale,  qui  est  celle  de  l'Action  et  du  Désir.  Plus 
vraiment  amorale  est  cette  MoU  Flanders  de  Daniel  de  Poe,  qui  se  prête 
sans  complaisance  ni  révolte  à  tous  les  emplois  que  le  sort  lui  destine. 
Peut-être  aussi,  chez  M.  Mandelstamm,  le  décor  n'est  il  pas  assez  pré- 
cis pour  une  action  si  concrète.  Mais  son  héros  est  vivant;  vivante  aussi 
cette  amoureuse  que  sa  violence  a  conquise,  qui  par  remords  l'aban- 
donne, et  ne  lui  revient  qu'à  l'instant  de  la  mort. 

Gaston  Chérau  :  Leç  Grandes  Epoques  de  M.  Thébault  (Cha- 
muel,  3  fr.  5o).  —  Jules  Renard  fait  des  disciples.  On  peut  choisir  plus 
mal  son  maître  ;  surtout  on  peut  être  moins  adroit  à  le  suivre  que  ne  l'est 
M.  Chérau.  Il  y  a  dans  son  livre  un  récit  en  trois  pages  :  la  Permission  de 
r Adjudant^  que  Jules  Renard  ne  désavouerait  point.  Pourtant,  quand 
M.  Chérau  parle  des  botes,  l'imitation  est  trop  directe,  trop  littérale  : 
mêmes  raccourcis  d'observation,  même  phrase  concise  et  précise,  même 
drôlerie  imprévue.  C'est  fort  bien,  mais  caserait  parfait,  qu'on  réclame- 
rait quand  même  l'original.  Je  préfère  comme  étant,  non  meilleure, 
mais  plus  neuve,  la  série  de  M.  Thébault  :  des  esquisses  de  petite  bour- 
geoisie provinciale,  dont  le  comique  appelle  le  crayon  de  Huart. 


78  LA   REVUE  BLANCHK 

Georcîes  Bbaume  :  Les  Roblnsons  de  Paris  (Qllcndoriï,  ^  fr.  5o).  — 
M.  Georges  Beaume  excelle  a  décrire  les  paysages  du  Midi  et  les  mœurs 
des  petits  campagnards.  Il  a  voulu  cette  fois  nous  conter  les  déboires 
des  mêmes  ruraux,  transplantés  à  Paris.  Le  récit,  d'un  agrément  cer- 
tain, manque  un  peu  de  force  et  de  relief;  ni  les  types,  ni  les  épisodes  ne 
sont  pleinement  représentatifs. 

Fkédéiuc  Marcelin  :   Thémistocle- Epaminondas  Labasterre 

(Ollendorfî,  H  fr.  fx)).  —  Des  chapeaux  noirs  sous  les  verts  cocotiers  ;  des 
sentences  à  la  Plutarque,  des  harangues  à  la  Mirabeau,  dites  avec  un  peu 
de  zézaiement  créole  ;  des  ministères,  des  parlements,  des  meetings 
et  des  complots  qui  semblent  d'abord  une  parodie  où  les  bons  nègres 
bafouent  l'Europe;  —  et  puis,  parmi  la  joie  d'une  terre  heureuse  où 
tout  n'aurait  qu'à  se  laisser  vivre,  brusquement,  une  fusillade  qui  ne 
rime  à  rien,  un  peu  de  sang  qui  fume  au  soleil  :  —  c'est  Haïti,  tel  que 
nous  le  découvre  un  récent  épisode,  et  tel  que  M.  Marcelin  l'a  su  dé- 
crire dans  un  bon  récit,  tour  à  tour  aimable,  grotesque  et  tragique... 

B.GuiNAUDEAu  :  Le  chanoine  Moïse  (Bibliothèque  Charpentier,  3  f.5()). 
—  M.  Guinaudeau,  qui  fut  curé  avant  de  devenir  rédacteur  à  YAufore.  a 
décrit  dans  un  premier  roman,  VAbbé  Alain ^  l'évolution  spirituelle 
qui  le  détacha  du  catholicisme.  Dans  le  Chanoine  Moïse  il  trace  avec 
vigueur  la  figure  toute  moderne  d'un  prêtre  brasseur  d'affaires.  S'il  a 
gardé  de  sa  vie  ancienne  un  trésor  de  renseignements,  son  style  du 
moins,  par  une  exception  assez  rare,  ne  retient  rien  de  la  grandiloquence 
ni  de  l'onction  cléricales  ;  il  ne  sent  ni  l'abbé  ni  le  moine,  il  est  d'un 
homme,  simplement.  Le  récit,  trop  fragmentaire,  se  borne  aux  faits 
extérieurs.  C'est  grand  dommage  :  car,  pour  réaliste  qu'il  soit,  un  cha- 
noine Moïse  doit  être  soutenu  dans  ses  ambitions  matérielles  par  une 
sorte  de  foi  impure  et  robuste  ;  et  c'est,  de  lui,  ce  qu'on  aimerait  le 
mieux  connaître. 

Ferxand-Lafaugue  :  L'Hostie  Ernest  Flammarion,  3  fr.  5o).  —  Dans 
les  Ouailles  duciirè  Fàrgeas,  M.  Fernand-Lafargue  a  montré  «leprt^tre 
victime  de  sa  paroisse  »  ;  il  veut  montrer  aujourd'hui  «  le  prêtre  victime 
de  la  famille  »  :  Le  Père  Valdor,  après  des  années  de  sainte  confiance, 
découvre  l'adultère  de  sa  fille  Cora;  et  plus  tard. meurt  en  bénissant  la 
fille  de  Cora,  l'innocente  Odette,  qui  doit  soulîrir,  vivante  hostie,  pour 
expier  la  faute  maternelle.  L'idée  mystique  de  la  réversibilité  des  fautes 
va  mal  à  ce  brave  Père  Valdor,  prêtre  optimiste,  indulgent  à  la  vie. 
L'intérêt  du  livre  est  ailleurs  :  dans  le  portrait  d'un  curé  de  campagne 
qu'opprime  une  sœur  méchante,  —  dans  un  type  de  commerçante  pro- 
vinciale ;  enfin,  dans  le  monde  qui  s'agite  autour  d'une  officine  assomp- 
tionniste. 

Michel  Arnauld 

A.-Ferdinand  IIerolo  :  Les  Contes  du  Vampix»e  (Mercure  deFrance, 
3  fr.  5o). —  De  tout  temps,  les  Orientaux  excellèrent  dans  l'art  de  réu- 
nir par  un  fil  ingénieux  le  collier  de  leurs  contes.  On  sait  l'artifice  du 


LES   LIVRES  79 

lien  des  Mille  Nuits  et  une  Nuit,  Celui  des  Contes  du  Vampire  est 
étrange  et  subtil  :  le  roi  Vikramasena,  au  pays  du  Dekkan,  est  chargé 
d'apporter  à  un  yogin  un  mort  pendu  à  une  branche  de  gingipa  dans  le 
grand  cimetière,  sur  la  rive  de  la  Godànadî.  Mais  un  vampire  ranime 
le  mort,  conte  une  histoire  au  roi,  et,  à  diverses  reprises,  s'elTorce  de  le 
faire  parler.  Chaque  fois  que  le  roi  parle,  le  cadavre  s'échappe  de  des- 
sus son  épaule  et  va  se  raccrocher  à  sa  branche.  L^érudit  traducteur  de 
Y  Upanishad  du  grand  Aranyâka  a  voulu,  cette  fois,  adoucir  la  forme 
un  peu  rude  des  contes  hindous.  Sa  prose,  élégante  et  solide,  fait  du 
Vampire  une  œuvre  classique.  Le  conte  de  la  Pilule^  si  scabreux  et  si 
joli,  ne  peut  manquer  d'être  un  jour  la  matière  d'une  curieuse  pièce 
bouffe.  Plusieurs  de  ces  courtes  histoires,  d'ailleurs,  ne  sont  point  hin- 
doues, mais  de  M.  A. -Ferdinand  Ilcrold,  ce  qui  n'est  point  une  critique  : 
r Amour  d^Urçdci,  la  Lépreuse  et  le  Mulet  sont  d'exquises  nouvelles. 
Le  Fruit  d  immortalité  est  un  des  beaux  apologues  d'Orient. 

Ne  souhaitons  rien  de  plus  à  M.  Herold  que  ce  que  demande  le  roi 
Vikramasena  :  «  que  les  contes  qu'a  contés  le  vampire  soient  popu- 
laires, et  qu'à  celui  qui  les  lira,  jeune  ou  vieux,  ils  enseignent  la 
sagesse  ». 

Alfred  Jàrry 

Alfred  Moulet  :  Le  Mouvement  Éthique  iCoopération  des 
Idées).  —  Le  but  des  «  associations  éthiques  »  (il  s'en  forme,  nous 
apprend-on,  en  France,  en  Allemagne,  en  Amérique,  en  Angleterre, 
un  peu  partout)  «  est  de  contribuer  »  k  instaurer  «  un  état  social  où  ré- 
gneraient la  justice  et  la  vérité,  l'humanité  et  Testime  réciproque  »  : 
par  r  «  avancement  moral  des  membres  »,  «  l'ouverture  à  tout  le  peuple 
des  trésors  de  Tart  et  de  la  science  ».  l'arbitrage  entre  les  peuples  et 
entre  les  classes,  l'émancipation  de  la  femme,  etc.. 

Jean  Lorrain  :  Princesses  d'ivoire  et  d'ivresse  (Ollendorff, 
3  fr.  5o).  —  Imaginez  une  tapisserie  du  moyen  âge,  si  caduque  que  sa 
magnificence  tombe  en  poussière  ;  on  y  discerne  à  peine,  assezjustc  pour 
s'émerveiller  et  pour  frémir  —  comme  à  celle  des  Metzengerstein  dans 
le  conte  d'Edgar  Poe  —  des  chevauchées  fabuleuses,  des  massacres  hi- 
deux, de  maléfiques  parthénies  de  vierges  coupablement  belles,  et 
des  cérémonies  cultuelles  au  mysticisme  extravagant  et  lugubre.  Une 
main  contemporaine  l'exhume  du  grenier,  et,  prenant  soin  de  ne  faire 
choir  aucune  des  toiles  d'araignée,  ni  recouvrir  les  rudesses  dénudées  du 
chanvre  primordial,  intercale  parmi  cela  des  morceaux  de  ces  batiks  après 
la  somptuosité  barbare  et  décadente  de  quoi  notre  goût  «  moderne 
style»  s'énamoure,  etyéchevèle  les  soies  et  les  percales  de  Liberty,  et 
des  pierres  et  des  perles,  fût-ce  de  race  frelatée  et  jusqu'aux  verroteries 
du  bazar,  et  de  l'or  à  travers  tout.  Et  c'est  tout  comme  ce  double  fdou- 
zain  de  contes,  enfants  parfois  encanaillés,  mais  non  moins  légitimes, 
des  légendes  qu'à  la  veillée  d'hiver  les  fortunés  d'entre-nous  enten- 
dirent, irremplaçables  «  contes  de  fées  qu'on  remplace  par  des  livres 
de  voyage  et  de  découvertes  scientifiques  »,  et  sans  l'amour  de  qui  I4 


8o  LA  REVUE   BLANCHE 

nature  devient  muette,  car«  iln'ya  ni  montagnes,  ni  forêts,  ni  leversd'aube 
sur  les  glaciers,  ni  crépuscules  sur  les  étangs  pour  qui  ne  désire  et  ne 
redoute  à  la  fois  voir  surgir  Oriane  à  la  lisière  du  bois,  Thiphaine  au 
milieu  des  genêts,  et  Mélusine  à  la  fontaine  ». 

Fagus 

MÉMENTO  BIBLIOGRAPHIQUE 

KeMANB  ET  Nouvelles  :  iRené  Boylesve  :  La  Leçon  d'Amour  dans  un  Parc  (sous 
couverture  de  Pierre  Bonnard)  ;  Edition»  de  La  revue  blanckey  3  fr.  50.  —  Jean  Destreni  : 
FidHes  Crayons  ;  aux  bureaux  du  Rappel.  —  Paul  Acker  :  Un  Mari  tans  Femiàe  ;  Librairie 
Molière,  2  fr.  —  Achille  Easebac  :  Luc;  Ambert,  3  fr.  60.  —  Femand  Laf argue  :  l'Hostie; 
Flammarion,  3  fr.  50.  —  Claude  Ferval  :  V Autre  Amour;  Calmann  Lévy,  3fr.  50.  — 
Cbvrles  Joliet  :  Le  Roman  de-  deux  jeunes  mariés  ;  Calmann  Lévy,  3  fr.  50.  —  Jean  Ber- 
theroy  :  Les  Vierges  de  Syracuse  \  illustrations  de  Manuel  Orazi  ;  Ollendorff,  3  fr.  50.  — 
Maxime  Gorki  :  Wanta  (récits  de  la  vie  russe,  traduits  par  S.  M.  Persky)  ;  Perrin,  3  fr.  50. 
—  Louis  Dumur  :  Un  Coco  de  génie;  Mercure  de  France,  3  fp.  50.  — A.Ferdinand  Herold  : 
Les  Contes  du  Vampire  ;  Mercure  de  France,  3  fr.  50.  —  André  Couvreur  :  La  Force  du 
Sang  ;  Pion,  3  fr.  50. 

Poèmes.  —  Albert  Mockel  :  Clartés  :  Mercure  de  France,  3  fr.  —  Adolphe  Lacuzon  : 
Eternité  (avec  un  avant-propos  sur  la  Poésie)  ;  Lemerre,  8  fr. 

Théatee.  —  Romain  Roland  :  Le  14  Juillet;  Cahiers  de  la  Quinzaine,  3  fr.  50.  — 
Louis  Raquin  :  Ange  gardien  ;  Librairie  Molière,  1  f  r.  —  Alfred  Capus  :  La  Veine  (couver- 
ture de  L.  Cappiello)  ;  Editions  de  La  revue  blanche^  3  fr.  60.  —  Maurice  Donnay  :  La 
Bascule  (couverture  de  Sem)  ;  Editions  de  La  revue  blanche^  3  fr.  50.  —  Franc-Nohain  et 
Claude  Terrasse  :  La  Fiancée  du  Scaphandrier  (livret  et  partition  complets,  sous  couverture 
de  L.  Cappiello)  ;  Éditions  de  La  revue  blanche,  3  fr.  50.  ' 

États,  Sociétés,  Gouvernements.  —  André  Bellessort  :  La  Société  japonaise  ;  TerTin^ 
3  fr.  50.  —  Niet  :  La  Russie  d'aujourd'hui  ;  Juveu,  3  fr.  50.  —  Comte  de  Moriolles  : 
Mémoires  sur  l'Emigration^  la  Pologne  et  la  cour  du  graiid-duc  Constantin^  1789-18S3 
(avec  une  introduction  par  Frédéric  Masson)  ;  Ollendorff,  7  fr.  50.  —  A.  Corre  :  Nos 
Créoles  ;  Stock,  3  fr.  50.  —  Pierre  de  Barneville  :  Au  seuil  du  Siècle  ;  Perrin,  8  fr.  50.  — 
Kergall  :  Une  Enquête  sur  les  Finances  russes;  la  Revue  Économique  et  Financière,  1  fr.  — 
D*"  Ernest  Boureille  :  Le  Devoir  social  des  collectivités  envers  les  tuberculeux  adultes  et  indi" 
gents  (préface  du  D'  S.  Bernheim)  ;  Maloine. 

Histoire.  —  Ch.  de  Coynart  :  Une  Sorcière  au  XVIII^  siècle,  Marie- Anne  de  la  Ville 
(1680-1720),  avec  une  préface  de  Pierre  de  Ségur  ;  Hachette,  8  fr.  50.  •—  Capitaine  Thur- 
man  :  Bonaparte  en  Egypte  ;  Emile  Paul,  4  fr.  —  Jean  Mëlia  :  Stendhal  et  les  Femmes  ; 
Ohamerot,  3  fr.  50.. 

801ENOK8  ET  Philosophie.  —  Juan  Enrique  Lagarrigue  :  Lettre  sur  de  prétendues 
preuves  du  surnaturel;  Santiago  du  Chili,  Ercilla.  —  Joseph  Fabre  ;  La  Pensée  Antique  ; 
Aloan,  5  fr.  —  Eugène  Montfort  :  La  Beauté  Moderne  ;  Éditions  de  la  Plume,  2  fr,  50.  — 
Georges  Rivière  :  l'Age  de  Pierre  ;  Schleicher,  2  f  r.  —  Joseph-Ferdinand  Bernard  :  La 
Création  est  une  cruauté;  chez  l'auteur,  41,  rue  Lepic,  3  fr.  —  D*"  Veressaïeff  :  Mémoires 
d^un  Médecin  (traduits  par  S.  M.  Persky  et  précédés  d'une  introduction  par  Téodor  de 
WyKéwa)  ;  Perrin,  3  fr.  50.  —  Comtesse  Mélusine  (comtesse  Antoine  de  la  Rochefoucauld^  : 
Vlnitiée  ou  De  la  Régénération  de  l'Atavisme  psychique  ;  Librairie  antisémite,  8  f  r.  60. 

Littératures  étrangères.  —  La  Giovine  Italia,  nuova  edizione  a  cura  di  Mario  Men- 
ghini  ;  Roma,  Società  éditrice  Dante  Alighieri,  2  fr.  —  Giuseppe  Loti  :  Fermo  e  il  cardi- 
nale Filippo  de  Angelis  ;  id.  8  f  r.  — -  Ariaro  Ambrog^  :  Breviario  sentimental. 

Nouveaux  Périodiques.  —  La  Flamme,  mensuelle  :  29,  rue  des  Écoles,  Paris  ;  un  an 
5  fr.  ;  six  mois,  3  fr. 


Le  Gérant:  P.  Dbsghamps. 

Paris.  —  Imprimerie  0.  LAMY,  124,  bd  de  La  Chapelle.  14897 


PASSADES  LOINTAINES 


Femmes  du  Pacifique 


A  Madame  la  ^larquise  Lorenzo  d'Adda . 


Macassar.  —  Il  faut  avoir  su  beaucoup  de  géographie  pour  se  rap- 
peler cela,  la  grosse  ville  de  Célèbes.  Célèbes?  Ah!  oui,  Tîle  bizarre- 
ment découpée,  poulpe  nourri  entre  des  mers  d'Inde  et  des  ilôts  du 
Pacifique.  Mais,  dans  celte  dernière  terre  contre  qui  viennent  se 
réchauffer  à  la  fois  les  deux  océans,  la  sensation  de  l'Inde  domine,  très 
pleine  :  le  mélange  des  bois  et  des  eaux  en  des  calmes  de  divinité,  des 
sommeils  et  des  réveils  de  fauves,  les  ileurs  qui  semblent  devenir  et  les 
hommes  qui  paraisssent  se  figer.  Par-dessus  cet  humus  antique,  les 
bons  et  gras  Hollandais  ont  étendu  un  semis  de  souveraineté  colonisa- 
trice. Puis  leur  nirvAna  habituel,  parmi  la  bière  rêveuse,  s'est  accom- 
modé du  nirvana  autochtone. 

Leurs  croisements  avec  la  race  ont  réalisé  des  types  invraisemblables, 
nés,  croirait-on,  de  la  fantaisie  d'un  journal  amusant. 

L'épaisseur  du  mule,  accouplée  à  des  maigreurs  hiératiques  de  femmes, 
s'est  portée  au  hasard  sur  la  ligne  des  formes.  A  côté  de  filles  dont  la 
poitrine  s'offre  moins  large  que  la  taille,  d'autres  soutiennent  à  peine 
des  seins  débordants  sur  une  taille  raide  et  étroite  comme  un  bambou. 
Des  croupes  chevalines  abondent;  des  silhouettes  effilées,  traçant  dans 
une  verticale  le  dos  et  les  jambes,  sont  fréquentes.  Parfois  des  faces  de 
bébés  joufflus,  parfois  des  visages  tels  ceux  des  affamés  du  Gange  ;  des 
bras  courtauds  ou  des  perches  de  moulins  à  vent,  des  cheveux  crépelés 
ou  des  cheveux  nattés  jusqu'aux  chevilles. 

Seulement  la  diversité  d'apparence  ne  se  continue  pas  en  diversité  de 
tempéraments. 

La  femme,  à  Macasser,  c'est  Tesclave  biblique,  indifférente  le  plus 
souvent;  et,  si  elle  ne  l'est  pas,  trop  humble  pour  oser  le  montrer  de 
quelque  façon.  On  vient,  on  ne  revient  pas,  ignorant  même  si  les  char- 
meuses de  serpents,  entrevues  au  seuil  des  temples,  ont  gardé,  elles 
seules,  la  lascivité  de  leurs  pareilles  du  NépAl 

Nouméa.  —  Le  bon  temps  est  passé  où  Nouméa,  en  train  de  devenir 
la  cité  du  nickel,  regorgeait  de  cocottes  dans  les  rues  et  de  bar-maids 
autour  des  comptoirs.  Les  miniers,  les  rouliers,  les  entrepreneurs,  im- 
provisés dix-huit  mois  au  long  des  routes,  entre  le  gisement  et  la  côte, 
s  >nt  rentrés  dans  leurs  rangs  ordinaires,  libérés  qui  ne  sont  plus  que 
des  demi-individus,  ou  commis  dans  les  innombrables  bureaux  d'Ktat. 
Sydney  a  repris  les  bar-maids  ;  les  Françaises  si  recherchées,  en  veine 


82  LA   REVUE    BLANCHE 

d'aventure,  ont  trouvé  plus  loin,  aux  Amériques,  des  amis,  ainsi  que 
disait  Tune,  «  aux  pieds  moins  nickelés  ».  Les  popinées  ont  reparu  à  la 
musique  ;  Nouméa  est  redevenu  et  pour  toujours  le  bagne. 

Les  histoires  sont  effroyables  que  Ton  conte  des  condamnées,  par- 
quées toutes,  affolées  par  leur  sexe.  Les  dernières  sont  celles-ci. 

Quinze  ou  vingt  de  ces  femmes  assuraient  les  services  du  principal 
hôpital  de  la  pénitentiaire.  Un  caporal-fourrier  vint,  vers  ïe  midi,  faire 
signer  des  papiers.  Tandis  qu'il  cherchait  le  major,  quelques-unes  le 
conduisirent,  l'égarèrent  dans  les  couloirs,  l'enfermèrent  enfin  dans  un 
cabinet  reculé.  Puis,  rassemblant  le  troupeau  des  harpies,  ensemble 
elles  le  violèrent,  forcèrent  sans  relâche  son  désir,  l'épuisèrent  à  mort. 

Autre  chose.  Après  avoir  satisfait  une  folie,  elles  tentèrent  d'assouvir 
une  haine.  Comme  elles  avaient  fait  de  l'homme  le  matin,  elles  se 
ruèrent,  le  soir,  sur  une  religieuse  détestée.  De  toutes  leurs  caresses, 
elles  polluèrent  cette  chasteté  et  cette  sainteté.  Puis  elles  s'efforcèrent, 
par  des  manœuvres  inouïes,  que  le  viol  du  caporal  leur  servît  à  désho- 
norer jusque  dans  l'avenir  la  chair  de  la  vierge  consacrée. 

Leur  vision  est  du  cauchemar.  Encore  ne  voit-on  à  peu  près  que  celles 
dont  un  forçat  a  voulu  pour  femme.  Et  alors  celles-là  le  gardent  avec 
une  jalousie  atroce,  qui  tue  et  lacère  au  premier  doute... 

Cependant  les  indigènes  fixées  dans  la  ville,  les  anthropophages  d'il 
y  a  cinquante  ans  à  peine,  promènent  à  la  musique  leur  coquetterie 
enfantine  et  leur  douceur  d*animaux  inférieurs.  Le  nom  dont  on  les 
appelle  les  confond  presque  avec  les  vraies  filles  du  Pacifique,  popinées 
ainsi  unies  aux  faufinées  des  Samoa  ou  aux  vahinés  de  Tahiti.  Sim- 
plicité et  caprices  de  mots.  Cai*,  popinées,  elles  ne  sont  que  des 
négresses  aux  cheveux  crépus  et  lèvres  déformées,  encore  sœurs  des 
Canaques  errant  par  les  monts  de  l'île,  qui  forcent  eux-mêmes  les  cerfs 
et  tuent  avec  le  casse-téte  et  la  sagaie. 

Le  soir,  sur  la  place,  dans  l'ombre  tiède  alourdie  par  les  relents  des 
flamboyants  énormes,  elles  tournent  par  bandes  autour  du  kiosque. 
Elles  marchent  pieds  nus  ;  leur  tête  floconneuse  est  nue  ;  mais,  sans  le 
moindre  linge  sur  leur  corps,  elles  ont  passé  une  robe  éclatante  de 
confection  française,  coupée  et  ornementée  ni  mieux  ni  plus  mal  que 
celles  des  Européennes  de  Nouméa,  et  qu'elles  ont  pu,  au  prix  d'extra- 
ordinaires économies,  acheter  cent  cinquante  francs  au  moins  à  la 
maison  Ballande.  Elles  parlent  français  très  suffisamment;  la  surprise 
de  leur  chair  est  une  chaleur  impossible  à  présager,  aussi  amollissante 
que  des  vapeurs  de  bain  ;  et  leurs  enfants,  la  plupart,  naissent  avec  de 
gros  ventres  comiques. 

Il  arrive  que  des  hasards  de  conception  les  font  mères  de  filles  aux 
lignes  pures,  la  peau  à  peine  éclaircie,  mais  le  visage  plaisant  et  les 
yeux  beaux.  A  ces  filles,  elles  conservent,  par  des  précautions  plus  effi- 
caces que  des  morales,  la  virginité,  jusqu'au  marché  conclu  avec 
quelque  amateur  riche,  qui  paiera  le  Iplaisir  de  couper  lui-même,  et 
i\on  pas  au  figuré,  les  derniers  fils  qui  attachaient  l'adolescente  à  son 
état  de  chasteté. 


FEMMES   DU   PACIFIQUE  83 

Puis  ces  métisses,  maîtresses  de  leur  corps,  deviennent  les  hétaïres 
ordinaires  de  Nouméa.  Comme  partout  ailleurs,  elles  aguichent  le  pas- 
sant et,  comme  partout,  les  cochers  vous  mènent  à  leur  case.  Or,  l'ar- 
gent est  rare  dans  la  petite  ville  anémique  ;  bien  souvent  des  libérés, 
travailleurs  énergiques,  amassent  quelque  pécule  en  vendant  des 
légumes  ou  des  fruits.  Et  avec  les  métisses  ils  dépensent  des  virilités 
longuement  mûries  aux  bagnes. 

Cela,  c'est  le  rendez-vous  honteux,  caché.  La  métisse  qui  se  donne 
à  un  libéré  crève  sous  le  mépris  des  fonctionnaires ,  est  poussée  du 
pied  par  eux,  ne  doit  plus  rien  attendre  de  cette  clientèle,  la  plus  nom- 
breuse naturellement., Oh  !  la  laide  chose!  En  tout  lieu  du  monde,  il  faut 
trouver  une  étreinte  criée  en  injure  par  les  blancs  tyranniques,  quand 
même  elle  serait  chauffée  d'un  vrai  désir. 

Chinois  ou  libéré,  sus  à  la  béte  immonde  !  Et  c'est  encore  à  Ma- 
dagascar où  glapit  la  note  moins  féroce,  quand  les  betsimisarakaa, 
s'injuriant  entre  elles.  Tune  lance  à  Tautre  un  seul  mot  :  «  Lilinaweî!  » 
(  «  Va  coucher  avec  un  caïman  !  ») 

Nouvelles-Hébrides.  —  La  nuit  australe,  merveilleusement  stel- 
laire  et  furtive,  mêle  à  Tonde  large  des  effluves  de  Toranger,  Tâcreté 
brève  du  varech.  Et  c'est  chose  rare.  D'ordinaire  la  mer  Pacifique,  sans 
flux,  est  aussi  sans  odeur.  Ici,  la  brise  absente,un  clapotis  flaque  cepen- 
dant, au  lieu  de  la  sérénité  d'eau  coutumière,  mais  léger,  à  peine  doux, 
tel  à  intervalle  Técrasement  d'une  large  goutte  de  ruisseletsur  une  dalle 
de  fontaine,  à  travers  des  mousses.  Le  murmure  cassé  perce  des  lignes 
de  bananiers,  la  dernière  ligne  indiquant  le  sable. 

Parmi  les  premières  lignes,  des  cases;  plus  loin,  tassées  d'ombre, 
d'antres  cases,  et,  si  Ton  monte,  perdant  le  clapotis,  une  vibratiim  qui 
halète  comme  des  fléaux  sur  une  aire  où  l'on  bat  du  blé.  Plus  près,  le 
parfum  d'oranger  s'étale  en  nappes,  semble-t-il  ;  plus  près  encore,  voici: 

Des  noirs,  hommes  et  femmes,  dansent.  Rythme  enfantin  d'ailleurs. 
Ils  se  tiennent  par  la  main,  en  cercle,  sans  alterner  les  sexes.  Le  chant 
qui  les  balance,  à  ce  que  l'on  en  comprend,  déclame  deux  vers,  en  crie 
un  troisième,  assourdit  en  plainte  le  quatrième.  Les  danseurs  s'en  vont 
à  droite,  à  gauche,  gagnent  un  pas  à  peine  après  chaque  double  couplet» 
Et  la  rapidité  de  ces  courses,  alternées  sur  place,  imite  bien  le  halète- 
ment des  fléaux. 

Ces  gens,  paisibles  le  soir,  effrayés  et  cruels  sous  le  soleil,  sont  les 
primitifs  entre  les  primitifs.  Leurs  femmes  sont  des  femelles  velues  ;  le 
musclage  de  leur  corps  déconcerte  un  peu  le  désir,  mais  leurs  seins  sont 
de  marbre.  Les  colons  épars  et  les  missionnaires,  qui,  depuis  longtemps, 
s'efforoeiA  d'en  grouper  autour  des  récoltes  de  bananes  et  de  cocos,  leur 
ont  appris  la  valeur  de  la  grande  pièce  d'argent.  Depuis,  elles  recher- 
chent l'Européen,  lui  donnent,  même  consentantes,  l'illusion  d'un  viol 
préhistorique,  et  d'ailleurs  horrifiées  par  la  souillure  de  son  contact,  em 
repoussent  brutalement  l'intimité  suprême. 

CUblHatoliiirch.  —  Le  lieu,  ville  anglaise  de  colonie,  n'est  point 


Jkmêm 


84  LA    REVUE    BLANCHE 

déplacé  dans  des  rappels  du  Pacifique,  et  son  passage  de  maisons  à 
bow-windows  et  tuileries  gaies,  ne  bouleverse  pas  la  cinématographie 
des  îles.  Il  est  vrai  que  c'est  une  comparaison  étrange,  mais  exacte  abso- 
lument, qui  ramène  à  l'évocation  la  gentille  cité  de  la  Nouvelle-Zélande. 
Après  le  flirt  trouvé  aux  Tonga  ou  à  Wallis,  comment  ne  pas  songer  au 
flirt  des  filles  saxonnes,  le  plus  précis? 

Tennis,  rallyes,  thés  dansants  vous  accueillent  ;  l'année  précédente, 
TAfl'aire  avait  fermé  aux  Français  toutes  les  portes  de  jardinets.  Kntre 
toutes  les  sœurs  et  amies  de  l'hôte,  il  faut  choisir,  et  c'est  délicieux. 
Choisir  la  moins  sport  des  jeunes  filles,  parce  que  le  temps  des  autres 
est  sportif  en  vérité;  cependant,  que  le  sweelheart  sache  monter  et  pra- 
tiqua !  A  l'heure  des  crépuscules  froids  sur  le  fjord  profond  dont  l'éva- 
sement  forme  rade,  l'hiver  frissonne,  et  des  bois  palpitants  sont  proches, 
où  des  corbeaux  serrés  en  bandes  croassent  le  nevermore... 

—  Voyez,  Annie,  le  thé  se  refroidit  vite  comme  votre  main,  et  le  cake 
s'cfl'rite,  gelé...  Mais  demain,  petite  chérie,  nous  prendrons  les  chevaux 
joujoux  et  nous  aurons  au  galop  la  chaleur  des  yeux.  Maintenant, 
racontez-moi,  pour  convertir  le  vilain  Français  qui  ne  sait  pas  aimer, 
comment  Lucy  et  Blundell  sont  restés  cinq  ans  fiancés  ? 

Le  matin,  sur  la  route  sonore,  au  galop,  les  yeux  chauds.  L'hiver  est 
oublié;  voici  midi  qui  sue.  Annie  a  voulu  que  Ton  attachât  les  chevaux 
nains  à  un  arbre;  elle  sait  un  banc  où  l'on  sera  bien,  car  il  faut  déjà 
s'abriter  des  rayons... 

On  est  bien,  oh  î  on  est  très  bien.  Si  bien  qu'il  y  a  ^n  moment  dont  on 
ne  se  souvient  plus.  Comment?  que  dites-vous  ?  Avec  Annie...  Oui,  mais 
Annie  est  quand  même  la  vierge  blonde,  et  comme  on  lui  fait  remarquer 
qu'elle  a  perdu  son  mouchoir  sous  les  arbres,  elle  sourit  divinement  : 
«  J'en  ai  toujours  un  autre,  »  dit-elle. 

En  revenant  :  «  Dites-moi,  sweetheart,  est-ce  que  Lucy  et  Blundell, 
quand  ils  étaient  fiancés...?  —  Mais  oui,  darling!  » 

Puis,  avec  élan  :  «  Oh  !  j'attendrais  pour  vous  tout  le  temps  que  vous 
voudriez!  » 

Tons^a-Tabou.  —  Bien  plus  que  Tahiti,  plus  que  toute  terre  où 
s'accroche  la  nostalgie,  voici  venir,  dans  une  sérénité  et  une  volupté  à 
la  fois  de  mémoire,  l'île  délicieuse.  La  capitale,  la  grand'ville,  s'aper- 
çoit, aussitôt  déroulée  la  dernière  sinuosité  d'un  chenal  aux  caprices 
fous.  Le  front  au  lac  intérieur  où  le  passage  serpente  depuis  la  haute 
mer,  le  dos  à  des  arbres  qui  bruissent  comme  des  bouleaux,  Nuku-Alofa 
montre,  à  cent  mètres  du  mouillage,  des  allées  d'ombre,  des  enclos  de 
fruits  et  de  fleurs,  des  murs  bas  cmipés  de  marches  en  pierre  ainsi  que 
dans  la  campagne  bretonne.  Et  le  nom  de  la  cité,  Nuku-Alofa,  signifie 
a  l'endroit  où  l'on  aime  ».  f 

L'île  est  indépendante,  absolument.  Elle  a  un  roi,  un  roi  que  l'on  va 
saluer  en  grande  tenue.  L'évoque  des  missions,  interprète,  lui  explique 
le  discours  de  l'amiral,  et  le  monarque  fait  répondre  qu'il  est  heureux 
de  la  venue  des  Français.  Cependant  son  visage  est  grave.  L'amiral 


FEMMES   DU   PACIFIQUE  85 

s'arrôte  de  nouveau  après  un  second  paragraplie  :  l'évéque  déclare  que 
lé  prince  est  enchanté  de  voir  des  amis.  Sa  figure  est  devenue  soucieuse. 
Enfin,  tandis  que  la  péroraison  répand  ses  Heurs,  Monseigneur  s'écrie  : 
«  Le  roi  est  au  comble  du  bonheur  eUde  l'enthousiasme.  »  Le  roi  semble 
avoir  enterré  le  matin  le  plus  cher  de  ses  proches. 

Et  cependant  il  s'amusait.  Il  vient  à  bord  en  uniforme  de  général 
allemand  ;  au  grand  màt  on  frappe  son  pavillon  particulier  et  trois  salves 
de  vingt  et  un  coups  saluent,  au  pied  de  la  coupée,  au  départ  de  terre 
et  au  retour. 

D'ailleurs,  c'est  ifti  monarque  malheureux  :  superbe  de  prestance, 
crevant  de  santé,  dans  ce  pays  dont  il  est  le  maître  et  où  aucune  femme 
n'est  laide,  il  vit  chaste.  Il  doit  vivre  chaste.  Exil  ou  mort,  il  ne  reste 
plus  à  Nuku-Alofa  qu'une  seule  personne  digne  de  son  alliance,  une 
royale  personne  de  deux  ans.  Dix  ans  d'attente,  oh  !  le  supplice,  et 
pourtant  la  loi  tongienne  est  inflexible. 

Plus  inflexible  encore  est  la  rigueur  des  filles  de  Tonga-Tabou  pour 
les  étrangers.  Un  Français  charmant,  fonctionnaire  du  royaume,  nous 
avoue  qu'il  se  passa  dix-huit  mois  entre  son  établissement  à  Nuku- 
Alofa  et  le  moment  où  il  put  discrètement  prendre  une  maîtresse. 

On  s'étonne,  on  admire  la  puissance  des  religions  semées  sur  cette 
terre,  aussi  bien  catholique  que  wesleycnne,  sans  compter  un  troisième 
culte,  indigène,  inventé  par  un  wesleyen  dissident.  Mais  non.  Cela  ne 
suffirait  pas,  ne  suffit  pas,  car,  entre  les  mâles  et  les  femmes  de  la  race, 
ardentes  et  belles,  le  nombre  des  naissances  illégitimes  est  d'une  sur 
deux.  Cela,  Monseigneur  nous  le  ccmte,  désolé.  Du  moins,  il  a  quand 
même,  lui  ou  d'autres  prêtres,  trouvé  une  ingénieuse  limitation  à 
Tœuvre  de  chair,  et  si  les  lillcs  superbes  repoussent  l'étranger,  c'est 
parce  qu'elles  ont  été  persuadées  des  maladies  et  des  démons  qui  leur 
passeraient  sûrement  dans  le  corps.  Cela,  Monseigneur  ne  nous  le  dit 
pas.  Mais  lorsque  nous  sommes  avertis,  sa  bonne  grAce  réussit  à  peine, 
même  au  prix  de  festins  bibliques,  à  gagner  notre  pardon. 

Il  a  trop  réussi  ;  en  vain  chercherait-on  un  marin  qui,  depuis  trente 
ans,  ait  été  l'amant  d'une  femme  à  Tonga-Tabou.  L'amant  complet,  du 
moins.  Et  il  n'est  pas  bien  certain  que  Dieu  ait  sujet  d'être  absolument 
satisfait  des  résultats  obtenus  par  Monseigneur.  Les  jeunes  filles  de 
Nuku-Alofa  ont  découvert  le  flirt  et  inventé  les  demi-virginités. 

Quelqu'un  a  dit  cette  aventure  :  Invité,  le  soir,  à  un  «  kawà  »,  avec 
d'autres  officiers,  il  s'était  échappé  du  cercle  officiel.  Dans  la  cour, envahie 
par  les  curieuses  de  Nuku-Alofa,  il  tenta  une  fois  de  plus,  et  aussi  vaine- 
ment, de  fléchir  le  désir  d'une  jeune  fille.  Alors,  avec  de  comiques 
gestes  de  découragement  qui  amusèrent  la  bande,  il  vint  s'asseoir  au 
bout  de  la  galerie,  au  milieu  de  toutes  les  femmes  serrées  en  ce  coin 
comme  des  hirondelles.  Des  rires  lui  éclataient  aux  oreilles,  des  gri- 
maces l'affolaient,  des  poses  inconsciemment  lascivjes  TalTolaient.  Ses 
voisines  de  droite  et  de  gauche,  par-dessus  lui,  se  prirent  à  jouer  à  la 
main  chaude.  Soudain,  les  rires  redoublant,  des  menottes,  toutes  les 
menottes,  qui  purent,  se  fourrèrent  dans  ses  poches  de  pantalon.  Il  ne 


S3  LA  BBVUE  BLANCHE 

protesta  point,  d'ailleurs  submergé,  et,  depuis,  il  n'a  point  confessé  sa 
honte. 

Peut-être  est-ce  le  même  qui,  oublieux  de  toute  Europe,  voulut,  par 
un  matin  d'Éden,  violer  une  pêcheuse  rencontrée?  Probablement  c'en 
est  un  autre. 

Dans  cet  Éden-Tantale,  la  moindre  réunion,  le  plus  petit  kawa, 
comme  on  dit  là-bas,  assemble  des  dizaines  de  beautés.  Elles  chantent 
et  dansent  adorablement.  Sous  les  allées  ombreuses,  des  enfants,  ali- 
gnés et  graves,  jonglent  avec  des  oranges,  jusqu'à  huit  ensemble  ;  des 
théories  s'enroulent  et  se  déroulent  aussi  flexibles  et  eurythmiques  que 
eelles  de  THellade. 

Puis,  on  entre,  pour  se  reposer  ou  pour  boire,  dans  des  cases.  La  nuit 
elaire  descend  du  toit  ;  quelle  que  soit  l'heure,  toute  la  famille  s'éveille, 
vous  entoure,  apporte  les  cocos  frais,  et  attend  indéfiniment  qu'il  vous 
plaise  de  sortir.  Des  sourires  vous  détendant  ;  une  case  est  catholique, 
une  autre  wesleyenne,  la  troisième  tongienne. 

Partout  môme  accueil,  partout  même  désir.  Et  quand  on  demande  à 
une  aïeule  de  poser  sa  bouche  sur  la  bouche  d'une  jeune  fille  avant  de 
partir,  elle  acccorde  et  rit,  étonnée,  femme  d'une  terre  où  la  langue  n'a 
point  de  mots  pour  traduire  ^aiser. 

TVallis.  —  Dans  la  salle  de  classe,  à  la  case  des  sœurs  enseignantes, 
une  jeune  fille  de  douze  ans  cause  avec  la  religieuse.  C'est  une  grande, 
une  de  celles  que  l'on  peut  à  grand'peine' jusqu'à  cet  âge  faire  rentrer 
au  dortoir,  dès  neuf  heures  le  soir,  loin  des  hommes  du  village. 

La  fille,  —  Il  y  a  longtemps  que  tu  n'as  vu  le  prêtre  de  Vaô  ? 

La  religieuse,  —  Oui.  Pourquoi? 

La  fille.  —  Tu  dois  être  bien  gênée  ? 

La  religieuse,  —  ?? 

La  fille,  —  Le  grand  bon  Dieu  a  bien  fait  de  mettre  dans  l'île,  en 
même  temps  que  toi,  un  homme  de  ceux  que  tu  peux  avoir  dans  ton  lit, 
n'est-ce  pas  ?  Mais  tu  feras  bien  de  lui  en  commander  un  autre,  car  le 
père  de  Vâo  est  déjà  vieux. 

La  religieuse,  —  Veux- tu  te  taire,  malheureuse  !  Que  dis-tu  ?  Ne 
te  souviens-tu  pas  que  tu  n>e  vois  toujours  seule  au  dortoir? 

La  fille  (très  calme).  —  Sûrement  !  Mais  je  pense  que  ton  corps 
n'est  pas  fabriqué  pour  les  hommes  d'ici  et  que  seul  le  père  de  Vào  peut 
loi  donner  la  caresse. 

La  religieuse.  —  Mon  enfant,  je  vous  en  prie,  taisez  ces  vilaines 
choses  ;  récitez  la  prière  que  je  vous  ai  apprise. 

La  fille  (têtue).  —  Le  grand  bon  Dieu  a  envoyé  les  hommes  noirs  (les 
prêtres)  parce  qu'il  y  a  les  femmes  blanches  (les  sœurs). 

La  religieuse,  —  Mon  Dieu  ! 

La  fille  (docile).  —  «  O  Vierge  immaculée,  daignez,  etc..  » 

Au  dehors,  le  rivage  est  proche.  Le  corail  blanchit  dans  la  mer  saphi- 
rine.  Le  crépuscule  bref  se  fond  en  tiédeurs,  et  les  pêcheurs  de  nacre 
«hantent  vers  Tlstar  malaise. 


FEMMES   DU  PACIFIQUE  87 

Sydney.  —  «  Wliat  do  you  think  about  our  beautiful  harbour?  » 
La  question  sort  aussi  naturellement  qu'un  bonjour  des  lèvres  de  tous 
les  hôtes,  de  tous  les  amis  de  passage,  même  des  voisins  de  tramway 
qui  devinent  Tétranger.  Eh  !  oui,  la  rade  est  extraordinaire,  formée, 
après  un  goulet  qui  lèche  des  falaises,  d'innombrables  baies  distinctes, 
cases  successives  disposées,  semble-t-il,  pour  remplir  d'itinéraires  un 
mois  d'excursion.  Mais  à  quoi  bon  s'arrêtera  cette  joliesse  ?  Un  peu 
Fort-de-France,  un  peu  Diego,  beaucoup  Nagasaki,  et  voilà  Taquarelle 
linéée  et  teintée. 

Le  «  beautiful  harbour  »  n'échappe  pas  plus  que  n'importe  quel  rivage 
du  monde  à  l'inquiétude  vicieuse  des  errants,  l'interrogation  irritante  : 
«  A  quoi  cela  ressemble-t-il  ? 

Ce  qu  il  y  a  de  curieux,  de  quelque  peu  nouveau,  c'est  le  faubourg 
énorme  Wolloomoioo,  découvert  à  un  détour  de  cap  et  dont  la  masse  de 
maisons  alors  donne  l'illusion,  se  chevauchant,  d'un  troupeau  qui  serait 
descendu  boire  et  qu'on  effraierait.  Wolloomoioo  plein  de  matelots, 
avec  ses  quais  bordés  de  quatre-mâts  qui  regorgent  de  laines,  est 
le  royaume  des  filles  à  pirates  et  baleiniers.  Mais  aussi  c'est  le  domaine 
des  blanchisseuses,  accortes  et  fraîclies  sous  leur  bonnet  et  leurs  che- 
veux pâles,  Mimi  Pinson  sans  anémie.  Les  ordonnances  qui,  du  bord, 
s'en  vont  leur  porter  du  linge  souvent  prétexté,  en  causent  entre  eux 
après  diner,  et  les  officiers  ne  peuvent  ignorer,  souvent,  quelles  faveurs 
ils  ont  partagées. 

D'ailleurs  les  lieutenants  de  l'escadre  anglaise  n'en  font  point  fi, 
meilleurs  garçons  que  leurs  camarades  du  Channel  Squadron,  par 
exemple.  Quelquefois  ils  les  paient  avec  des  invitations  reçues  pour  les 
balsdeTown Hall. Quelques-unes,  bien  nippées,  enprofitent,  et,  àun aspi- 
rant français  qui  s'informait,  enthousiaste,  du  nom  d'une  danseuse  assise 
dans  un  coin  de  l'immense  salle,  on  répondit  :  «  Her  name?  Two 
pounds!  D 

D'autres  coûtent  plus  cher.  Sur  les  champs  de  courses  s'exhibent  les 
filles  cotées.  Elles  s'habillent  avec  un  goût  très  sûr,  et  leur  charme  est 
certainement  celui  du  monde  le  plus  semblable  à  celui  des  Parisiennes. 
Peut-être  connaissent-elles  mieux  les  pedigrees,  peut-être  savent-elles 
trop  la  carrière  de  Trenton,  ou  Carnage,  ou  Aurum.  Leur  société  est  char- 
mante et  vaut  presque  son  prix,  prix  tel  que  les  Australiens  eux-mêmes, 
pour  désigner  ces  horizontales,  se  servent  du  mot  «  harpers  »,  harpies. 

Le  théâtre  leur  fait  peu  ou  point  de  concurrence.  La  mise  en  scène 
des  ballets  est  splendide,  les  danseuses  sont  jolies.  Mais  ici  la  pruderie 
reprend  ses  droits  et  les  exagère  en  chantage.  Si,  confiant  dans  les 
regards  échangés,  l'on  fit  porter  sa  carte  à  l'entracte  par  un  boy  de. 
service,  l'enfant,  tôt  après,  vous  indique  le  chemin  des  coulisses.  On  va, 
on  trouve  le  rat  choisi,  on  se  réjouit  de  n'avoir  aucune  désillusion,  et 
Ton  cause.  Soudain  apparaît  une  mère  en  furie  ;  le  manager  herculéen 
la  suit.  Elle  hurle,  il  s'indigne  :  la  loi  est  avec  eux.  Il  faut  être  bien 
calme  pour  n'être  point  intimidé  par  la  menace  de  quatre-vingts  livres 
d^amende  à  payer. 


88  LA   REVUE   BLANCHE 

Après  ces  épreuves  au  milieu  de  harpers  ou  beautés  de  music-hall, 
il  fait  bon  retrouver  les  douces  filles  ou  sœurs  des  hôtes.  Les  parties  de 
campagne  se  succèdent.  Dans  les  ferrys,  on  chante  ;  presque  toujours 
une  harpe  et  un  accordéon  se  trouvent  là  pour  soutenir  les  voix,  ces  voix 
de  Sydney  qui  diphtonguent  les  voyelles.  Le  thé  sous  les  arbres  s'ac- 
compagne de  raisins  miraculeux  et  des  balançoires  s'envolent  au 
rythme  de  la  musique  en  vogue,  la  Geisha  ou  le  Mikado.  Comme  en 
Nouvelle-Zélande,  les  sweethearts  ont  toujours  sur  elles  deux  mou- 
choirs, et  les  mamans  souvent  autre  chose. 

Mangareva.  —  Sérénité  !  Pourtant  les  gens  qui  sont  là.  Américains 
rudes  et  barbus,  y  sont  pour  faire  fortune,  au  sens  le  plus  banal,  le  plus 
romanesque  aussi,  du  mot.  Les  uns  disposent  pour  l'embarquement 
dans  la  goélette  le  tas  de  coprah,  et  cette  odeur  de  cocos  vidés  est 
l'odeur  du  Pacifique.  Les  aulres  peinent  pour  la  nacre:  quelques-uns 
enfin  surveillent  les  plongeurs  qui  ramènent  les  huîtres  perlières.  Der- 
rière un  rideau  d'arbres  le  camp  fume  :  des  enfants  bruns  pincent  des 
cordes  de  banjo,  et  la  ritournelle  sonne  à  la  bordure  du  lagon.  L'eau, 
encerclée  par  la  dune,  s'alourdit  en  splendeur  ;  des  barques  d'écorce, 
nombreuses,  mortes  depuis  des  ans,  niamelonnent  le  fond.  La  goélette, 
tirée  au  sable,  s'affaisse.  Aucun  cri  d'oiseau. 

Les  hommes  de  Frisco,  qui  resteront  exilés  de  l'Ouest  cinq  ans,  dix 
ans  peut-être,  ont  pris  avec  eux,  dans  l'île  plate,  des  filles  de  Tahiti  ou 
des  Marquises.  Et,  avec  elles,  ils  vivent,  sans  obsession  du  but  lointain 
mais  sûr.  Ces  femmes  sont  heureuses,  et  les  aiment.  Car,  Américains  ou 
autres,  ces  lutteurs  sont  des  mâles.  Pionniers,  pêcheurs,  baleiniers, 
déserteurs  des  navires,  tous  ont  la  colère  qui  fait  trembler  délicieuse- 
ment ou  les  tendresses  maladroites  qui  attendrissent.  Jadis  des  pareils 
à  eux  s'emparèrent  de  la  Bounty  et,  avec  les  aïeules  des  amantes  d'au- 
jourd'hui, colonisèrent  une  terre  ignorée  longtemps.  Maintenant,  il  n'y 
a  pas  six  ans,  le  drame  de  la  Ninhuonriti  a  reporté  des  rêves  vers  les 
forbans  splendides,  et  les  frères  Rorique,  avant  d'émouvoir  les  belles 
dames  de  Brest,  avaient,  en  de  nombreux  Mangareva,  semé  du  désir 
aux  vahinés. 

Quand  même  sur  eux  et  sur  elles,  sur  un  passé  de  meurtre  ou  sur  un 
avenir  de  dollars,  le  ciel  profond  de  Mangareva  épand  sa  sérénité. 

Plusieurs  resteront  qui  songeaient  à  des  orgies  prochaines,  dont  les 
sommeils  se  peuplaient  d'«  enfers  »  mexicains  ou  de  Monte-Carlos 
contés  vaguement;  plusieurs  ont  désappris  déjà  de  frapper  la  femme 
avec  le  fouet  court  à  lanière  large;  plusieurs  resteront  parce  qu'un 
regard,  la  voix  est  trop  humble  pour  s'élever,  parce  qu'un  regard  les 
aura  suivis  jusqu'à  la  goélette... 

Tahiti.  —  Syphilitiques,  phtisiques  et  alcooliques,  telles  sont,  et 
toutes,  les  vahinés  de  1  ile  chantée.  Des  Rara-IIu  se  sont  trouvées,  nom- 
breuses à  l'âge  d'or  des  découvertes  dans  le  grand  Océan,  en  plus  petit 
nombre  quand  les  Chiliens  ont  envahi  et  infecté  la  terre  au  long  du 
siècle,  éparses  depuis  la  possession  française  et  l'absinthe.  Mais  une 


FEMMES    DU   PACIFIQUE  89 

seule  peul-être/en  des  jours  aussi  prochains  que  ceux  du  Livre,  put 
symboliser  la  volupté  du  Pacifique,  brisante  d'étreintes  nouvelles,  mélan- 
colique au  travers  de  Téternel  arrachement.  D'ailleurs,  qui  ne  se  sou- 
vient des  dernières  pages  :  «  Depuis  que  tu  as  quitté  l'île,  la  petite  fille 
s'est  mise  à  boire...  »  Maintenant  la  fierté  des  officiers  de  marine  qui 
parlent  des  nuits  de  Papeete  se  traduit  pareillement  :  «  Oui,  mon  cher, 
tout  le  temps  que  j'ai  passé  avec  elle,  elle  n'a  jamais  bu  que  du  lait  de 
coco.  » 

Hélas  !  Frôles  vahinés,  pardonnables  malades  gourmandes  d'alcool  ! 
Longtemps  après  avoir  quitté  la  marine,  le  duc  de  Fitz-James,  énu- 
mérant  des  bonnes  fortunes  variées  comme  un  caprice  d'homme,  don- 
nait encore  sa  plus  chère  préférence  de  souvenir  aux  filles  de  Tahiti.  Et 
un  commandant  cria  à  un  aspirant,  sans  larmes  au  moment  de  Tappa- 
reillage  :  «  Monsieur,  vous  déshonorez  la  jeunesse  du  Corps  !  » 

Jadis  les  vierges  des  cantons  demeuraient  douces  et  naïves,  loin  de 
Papeete.  Les  liqueurs  maintenant  s'en  vont  par  le  courrier  dans  tous  les 
villages.  Et  l'argent  gagné  dans  le  commerce  de  la  vanille  fuit  en  rasades. 
Une  année,  les  gens  du  district  de  Papara,  établis  en  une  sorte  de  com- 
munisme, amassèrent  plus  do  cent  mille  francs.  Longtemps  le  courrier 
n'eut  plus  de  rapports  avec  eux,  longtemps  on  n'en  vit  plus  un  seul  au 
marché  de  Papeete.  Lorsqu'enfin  un  percepteur  d'impôts  fit  la  tournée 
des  villages,  il  ne  trouva  que  tonneaux  défoncés  et  silence  :  le  district 
entier  était  ivre  depuis  trois  mois. 

La  lucidité  des  filles  du  moins  est  rieuse.  Elles  chantent  par  plaisir, 
elles  chantent  l'amour  ou  des  légendes  guerrières,  et  les  choses 
d'amour  ont  imposé  leur  nom  aux  traditionnels  récitatifs  que  sont  les 
hyménées.  La  gloire  de  l'île  s'y  exalte  ;  la  tendresse  pour  le  sol,  la 
conscience  de  ses  délices  uniques,  enlacent  leur  merci  aux  appels  de 
chair.  C'est  une  sorte  de  litanie  qui  détaille  les  places  d'adoration  de  la 
terre  aussi  bien  que  celles  de  l'amant,  des  Framjais  chéris,  «  Rupe 
Farani!  » 

Des  tribus  de  chanteurs  ont  recueilli  les  airs  vagabonds  depuis 
deux  siècles,  et  les  orchestrent  à  leur  façon.  Au  i.»  juillet,  fête 
sacrée  où  s'étalent  les  robes  nouvelles,  il  va  concours  d'hyménées;  des 
groupes  de  quarante  ou  cinquante  personnes  s'en  viennent  de  tous  les 
districts,  ou  de  Moréa,  mrme  des  lles-sous-le-Vent.  Et  pendant  deux 
jours  la  plainte  ardente  à  Aphrodite  s'élève  sur  la  Grand'Place  de 
Papeete. 

Les  troupes  ambulantes  miment  aussi  des  scènes  en  parties.  Ce  sont 
des  danses  piétinées  où  se  déroule,  par  exemple,  la  figuration  de  la 
pèche  à  la  baleine  depuis  le  départ  des  barques  jusqu'au  dépeçage  de 
la  bète  ;  ou  bien  encore  la  vie  d'un  pâtre  qui  devient  roi  ;  ou  bien  les 
aventures  d'une  Belle  au  Bois  dormant. 

La  grâce  est  beaucoup  moins  naturelle  que  dans  les  spectacles  à  peu 
près  semblables  au  Japon  ;  la  félinitc  des  guéchas  ne  se  répète  pas  ici. 
Seul  l'assemblage  des  masses  dans  le  rythme  retient  le  regard,  et  la 
suite  du  récit  mimique  matérialise  mieux  que  tout  rappel  classique 


9»  LA  REVUE   BLANCHE 

les  mouvements  du  chœur  antique.  Strophe,  antistrophe,  épode,  chacun 
des  trois  temps  est  nettement  marqué.  Les  coryphées  ont  le  geste 
puissant  de  précision  ;  les  ondulations  des  rangs  font  fleurir  le  désir, 
et  le  tiare  couvre  le  moment  de  sa  fragrance. 

Le  tiare  !  Avec  ses  grappes  sont  tressées  les  couronnes  cerclées  sur 
les  épais  cheveux  des  tahitiennes,  dans  la  moindre  photographie  rap- 
»  ^  portée  de  là-bas.  Son  parfum  pesant  est  l'âme  de  l'île,  lourde  comme 

(y-''Xi  \\  »:..  la  volupté.  Le  soir,  sur  le  marché,  les  étals  se  couvrent  de  la  fleur  d'a- 
mour. Par  deux  ou  par  bandes,  les  vahinés  vont  et  viennent  entre  les 
haies  de  marchandes.  Quelques  lanternes  éclairent  la  place  embau- 
mée. C'est  l'heure  où  les  offlciers  descendent  à  terre  ;  les  amants  retrou- 
vent là  les  maîtresses,  et  les  solitaires  y  errent  pour  ne  point  s'en 
retourner  seuls  à  la  case. 

Dans  la  petite  demeure,  la  vahiné,  femme  d'un  enseigne  ou  d'un  lieu- 
tenant de  vaisseau,  joue  bien  les  maîtresses  de  maison,  au  moins  une 
heure,  tant  qu'elle  se  retient  de  boire.  On  voisine,  on  s'invite,  on  chante 
et  on  danse  tous  les  soirs.  Furtivement,  les  dédaignées  prennent  leur 
place  au  cercle  de  leurs  amies  avantageusement  établies  ;  qu'importe 
une  bouteille  vidée  de  plus?  Lorsqu'à  minuit  le  punch  flambe,  le  couple 
des  hôtes  maugrée  contre  les  invités  qui  leur  diffèrent  l'étreinte.  En 
vain.  Il  leur  faudra  passer  dans  leur  chambrette,  sans  essayer  de  remuer 
des  corps  de  vahinés  raides  d'alcool. 

A  leurs  amants  elles  tressent  des  chapeaux.  La  paille  en  est  surfine 
et  la  façon  parfaite.  Le  chapeau  souvent  remplace  la  déclaration 
d'amour;  en  tous  cas,  il  dit  l'invitation  au  double  adultère.  Alors 
surgissent  des  drames,  un  peu  grotesques  sous  les  bananiers  et  autour 
des  nattes  qui  potinent,  un  peu  tristes  quand  des  rancunes  les  transpor- 
tent dans  le  service  avec  la  différence  des  grades.  Les  vahinés  y  pren- 
nent rarement  une  part  active,  chair  facile,  à  peu  près  indifférentes 
au  goût  exclusif  d'une  seule  chair  d'homme. 

Le  plaisir  pour  elles,  presque  toujours  partagé  dans  l'étreinte,  est  plus 
tard  d'avoir  un  enfant  blanc.  L'orgueil  de  cette  maternité  est  inouï,  et, 
non  loin  de  Papeete,  un  fils  du  plus  vert  de  nos  actuels  vice-amiraux, 
croît  parmi  l'admiration  du  district. 

Toujours  à  court  d'argent,  malgré  la  générosité  des  officiers,  et  tou- 
jours dévorées  de  coquetteries,  les  vahinés  sont  venues  vite  à  l'ordi- 
naire alliance  de  l'amant  de  cœur  et  du  monsieur  sérieux.  Le  monsieur 
sérieux  ici,  c'est  le  Chinois.  Oh  !  ne  racontez  pas  cela  à  un  officier  de 
marine.  La  petite  fille  lui  a  quelquefois  confié,  le  matin  surtout,  au 
lever,  qu'elle  allait  manger  quelque  chose,  un  rien,  chez  le  Chinois  d'en 
face,  restaurateur.  Et,  reconnaissant  de  la  nuit,  il  l'a  crue... 

Sensations  monotones,  passé  quelconque,  un  peu  d'écœurement 
d'orgies  trop  complètes,  un  peu  de  lassitude  de  voluptés  trop  faciles, 
voilà  donc  ce  qui  reste  à  un  sceptique  de  l'île  délicieuse.  Pourtant?  Oui, 
il  hésite  à  conclure,  il  craint  d'affirmer.  Ne  s'est-il  point  trompé,  seul, 
honni  des  enthousiastes  ?  Avait-il  tressailli  trop  souvent  déjà,  ou  était-il 
trop  rigide  encore  pour  vibrer  simplement?  Il  est  malaisé  de  parler 


FEMMES   DU   PACIFIQUE  91 

haut  après  Fitz-James,  et  devant  Atéri,  la  vahiné  délicieuse,  maintenant 
vieillie,  qu  un  officier  intelligent  traîna  après  lui,  dans  sa  famille  même, 
et  pour  laquelle  il  vola.  ' 

La  baie  des  Vierges  (Iles  Marquises).  —  Des  îles  au  doux  nom 
du  passé,  les  Marquises.  Mais  ce  sont  des  profils  dressés  en  un  temps 
de  cataclysme,  et  des  châteaux-forts  de  rocs,  quand  on  attendait  des 
grâces  de  femme.  C'est  ici  la  véritable  patrie  des  vahinés,  c'est  ici  que 
paraissent  les  visages  adorables  d'Espagnoles  sur  des  corps  bruns  et 
graciles  de  Malaises.  Pour  les  «  goélettes  »,  pour  les  officiers,  hors  de 
Tahiti,  Taï-o-He,  c'est  la  passade,  loin  de  la  solide  tendresse  qui  attend 
à  Papeete.  Et  souvent  le  lieutenant  de  vaisseau  ou  renseigne  accordent 
passage  aux  errantes  qui  abandonnent  leur  paradis  pour  les  délices  ima- 
ginées de  Papeete,  trop  sûrs  d'ailleurs  que,  n'était  cette  indulgence,  ils 
trouveraient,  aussitôt  au  large,  des  femmes  cachées  dans  tous  les  coins 
du  yacht  militaire. 

Mais,  hélas  !  sur  cette  terre  d'amour,  autour  de  Taï-o-He,  pullulent 
les  lépreux.  Cid  Campeador  arracha  son  gant  pour  serrer  la  main  d'un 
effroyable  malade.  Ici,  lorsqu'un  homme  se  marie,  après  la  cérémonie 
religieuse,  il  s'asseoit  sur  la  place  du  village  et,  les  mains  aux  hanches 
de  l'épousée,  il  la  tourne  vers  le  désir  de  tout  venant.  La  population 
entière  défile,  et,  s'il  plaît  à  chacun,  use  de  la  vierge  :  or,  après  le 
roi,  les  lépreux  ont  droit  de  contenter  aussitôt  leur  envie. 

Un  nom  domine  les  noms,  dans  ces  îles,  royaume  de  l'Aphrodite,  celui 
de  la  baie  des  Vierges,  c'est  là  que  vraiment  les  civilisés  rebâtissent 
l'Éden.  Mais  : 


Les  vierges  qu'on  rêvait,  ce  sont  des  vierges  folles, 
Faunesses  que  l'on  chasse  et  qu'on  viole  au  hasard, 
Crissant  leurs  longs  cheveux  parmi  des  plaintes  molles. 
Vestales  du  grand  Spasme  en  tout  le  bois  épars. 


Olivier  Seylor 


Le  Père  Perdrix 


PREMIERE    PARTIE 

CHAPITRE    III 

Dans  toute  la  petite  ville,  le  malheur  Perdrix  s'arrêta  long- 
temps. Comme  un  conte  du  soir  qui  terrifie  les  enfants,  il 
planait  au-dessus  des  repos,  comme  une  menace,  comme  un 
innomable  inconnu  qui  vous  barre  la  route  et  vous  renvoie 
dans  la  misère  originelle.  Chacun  le  sentait  flotter  autour  de 
sa  maison,  l'attendait  à  sa  porte  et  regardait  par  les  vitres 
quelque  coup  d'aile,  on  ne  sait  quoi  du  vieux  Destin  qui 
rôde  au-dessus  de  nos  toits,  descend  et  nous  abat  avec  sim- 
plicité. Regrain,  le  sabotier,  qui  avait  cinq  enfants,  man- 
geant des  pommes  de  terre,  buvant  de  Teau,  sentait  remuer 
autour  de  lui  des  bouches  ouvertes  et  pensait  au  bonheur 
de  ceux  qui  peuvent  manger  des  pommes  de  terre.  Pendant 
huit  jours  la  bouteille  d'eau-de-vie  resta  vide  dans  le  pla- 
card et  ni  lui  ni  l'Annette  n'eurent  la  force  d'aller,  à  deux 
pas,  chez  l'épicier  où,  pour  dix-neuf  sous  l'on  avait  sa  cho- 
pine.  Déry,  le  cordonnier,  qui  avait  six  enfants,  buvait  du 
vin,  du  café,  la  goutte,  fumait  la  pipe,  se  faisait  faire  des  gar- 
nitures d'habits  de  quatre-vingts  francs,  secouait  la  tête  et 
semblait  un  gros  matador,  ne  se  priva  de  rien  parce  qu'il 
était  ainsi,  mais  chaque  bouchée,  chaque  gorgée  lui  sem- 
blait prise  en  trop  comme  un  luxe,  comme  une  folie.  Il  y 
eut  des  courages  remués,  des  espoirs  branlants,  des  paroles 
et  des  attitudes  comme  pour  se  garer,  comme  pour  s'asso- 
lider  sur  les  jambes  en  attendant  l'avenir.  Il  y  eut  des  re- 
gards de  chiens  qui  hurlent  à  la  lune  ;  dans  toute  maison, 
il  y  eut  le  moment  où  l'on  attend  ce  qui  va  venir  et  qui 
vous  fait  dire  un  jour,  quand  le  coup  s'est  abattu  :  J'en 
étais  sûr  ! 


(1)  Voir  La  revue  blanche  du  l»""  mai  1902". 


{  LE  PÈRE   PERDRIX  93 

*  Le  Vieux  et  la  Vieille,  immobiles  dans  leur  chambre, 
interrogeaient  les  quatre  coins  de  Thorizon,  étudiaient  les 
•probabilités,  se  recueillaient  avant  de  se  mettre  en  campa- 
gne. A  soixante-quatre  ans  ils  bâtissaient  leur  vie  sur  un 
*terrain  nouveau,  sur  un  terrain  mobile  et,  tremblants  eux- 
mêmes,  à  sentir  trembler  le  sol  sous  leurs  pieds,  ils  s'at- 
tendaient à  tout  :  au  vertige,  à  la  chute,  à  l'engloutissement. 
Ils  se  rapprochèrent  davantage,  apprirent  qu'ils  étaient 
l'homme  et  la  femme,  la  chair  de  la  chair,  deux  corps  sous 
un  même  toit.  Jusqu'à  ce  jour  il  avait  été  le  forgeron  qui 
frappe  et  le  maître  qui  commande.  Il  avait  les  bras  levés, 
on  lui  préparait  les  repas  à  son  heure,  il  mangeait  à  sa 
guise.  Jusqu'à  ce  jour...  Il  comprit  la  vie  des  femmes, 
l'histoire  des  jupes  minces  et  des  vieux  caracos,  l'organisa- 
tion d'un  ménage,  le  geste  des  mains  qui  rassemblent  et 
ordonnent.  Dans  son  crâne  dur,  sans  la  connaître,  il  com- 
prit la  parole  de  l'Évangile  :  «  Que  l'homme,  donc,  ne  sépare 
point  ce  que  Dieu  a  uni  !  ?/  Car  c'est  quelque  chose  qu'on 
ignore  et  qui  fait  cette  unité,  de  la  femme  et  son  homme, 
de  la  Vieille  et  son  Vieux.  Elle  se  lavait  le  visage,  se  pei- 
gnait, mettait  un  bonnet  propre,  partait  et  allait  voir  les 
dames.  C'était  une  femme  bête  et  qui  ne  se  rendait  pas 
compte.  Elle  faisait  cela  simplement,  mais  lui,  lorsqu'il  la 
supposait  arrivée  dans  une  maison,  sur  sa  chaise  assis,  la 
tête  basse  et  les  mains  entre  les  jambes,  rougissait  en  pen- 
sant aux  paroles  qu'elle  prononçait.  On  la  recevait  debout, 
dans  la  cuisine.  Les  dames  sont  toujours  pressées.  Elles 
récoutaient,  puis  disaient  :  «  Bien,  bien,  ma  mère  Perdrix  !  » 
Elles  avaient  des  voix  douces  de  dames  et  un  langage 
assuré,  parce  qu'avec  leur  argent  elles  étaient  habituées  à 
tout  voir  marcher  à  leur  guise.  Une  d'elles  lui  donna,  pour 
Thiver,  un  pardessus  presque  neuf  qui  n'allait  pas  à  son 
mari.  Les  dames  du  château,  qui  étaient  très  charitables  et 
qui,  chaque  samedi,  donnaient  deux  sous  et  quelquefois 
du  vin  à  toutes  les  femmes  du  bureau  de  bienfaisance,  l'en- 
gagèrent à  venir  souvent  les  voir. 

Mais  le  Vieux  racontait  plus  tard  : 

—  J'ai  bien  peiné  à  m'habituer  à  ces  choses.  J'ai  eu  d'a- 
bord envie  de  me  pendre.  Je  me  disais  :  Ça  vaut  mieux 
que  de  faire  la  misère.  Mais  c'est  à  cause  de   mes  enfants. 


94  LA   REVUE   BLANCHE 

Le  monde  est  si  bête!  On  aurait  dit  :  Tu  n'es  jamais  que  le 
garçon  d'un  pendu! 

On  les  inscrivit  au  bureau  de  bienfaisance.  C'est  déjà  un 
commencement.  Ils  eurent  tous  les  samedis  un  pain  de  dix 
livres»  furent  exemptés  d'impôts,  participèrent  aux  distri- 
butions de  secours  :  pour  le  Quatorze  Juillet  cinq  francs, 
pour  la  Saint-Martin  quinze  francs,  à  cause  du  terme,  et  au 
commencement  de  l'hiver  ils  avaient  droit  à  un  stère  de 
bois.  D'ailleurs,  ayant  été  domestique,  la  mère  Perdrix, 
trouvait  des  protections.  Et  puis  on  lui  donna  tout  de  suite 
de  l'ouvrage  parce  qu'on  la  savait  courageuse. 

Chez  Roux,  le  boulanger,  dont  la  femme  avait  besoin 
d'un  peu  de  temps  pour  servir  les  clients  et  garder  le  comp- 
toir, elle  entra  comme  femme  de  ménage.  Tous  les  matins, 
à  neuf  heures,  elle  descendait  faire  les  lits,  balayer  la  cham- 
bre, épousseter,  frotter  les  meubles  et  remontait  chez  elle 
vers  dix  heures  et  demie  onze  heures,  ayant  gagné  cinq 
sous.  Elle  était  un  peu  trop  vive,  se  lançait  trop  sur  les  cho- 
ses et  on  l'employait  pour  lui  rendre  service  parce  que, 
vraiment,  elle  n'avait  pas  de  délicatesse  avec  les  meubles. 

Tous  les  samedis,  après-midi,  une  vieille  dame  veuve, 
madame  Delphine  fiUsait  un  grand  nettoyage  de  sa  maison, 
et  comme  la  bonne  n*y  pouvait  pas  suffire,  elle  employait 
la  mère  Perdrix.  Il  y  avait  quinze  sous  à  gagner.  C'était 
une  bonne  maison  :  la  Vieille  avait  toujours  son  verre  de 
vin,  on  la  forçait  à  emporter  de  Toseille,  des  fruits  ou, 
quand  c'était  la  saison,  madame  Delphine  disait  :  «Allons, 
mère  Perdrix,  allez  donc  ramasser  des  haricots  dans  le  jar- 
din. > 

Elle  lava  quelquefois  des  lessives,  mais  elle  n'était  pas 
commode,  à  cause  de  son  ménage  chez  Roux,  et  on  ne  pou- 
vait la  prendre  que  pour  une  demi^journée. 

Elle  eut  beaucoup  de  chance  :  C'est  en  ce  temps-là  que 
la  belle-mère  à  Roux  devint  à  moitié  folle.  La  mère  Tur- 
laud  avait  deux  maisons  et,  ayant  donné  congé  à  ses  deux 
locataires,  ne  trouva  personne  qui  voulût  habiter  chez  elle 
et  garda  deux  loyers  qui  ne  couraient  pas.  Ceci  l'occupa 
pendant  longtemps  et  la  travailla  si  bien  qu'elle  ne  voyait 
pas  le  moyen  d'en  sortir.  Çlleen  restait  comme  égarée.  Dans 


LE    PÉBK   PERDRIX  9S 

les  premiers  temps  elle  disait  à  sa  fille  :  «  Je  suis  bien  perdue, 
va  !  >  Plus  tard,  on  ne  sait  quoi,  quelque  souvenir  de  lecture, 
quelque  histoire  de  labyrinthe,  fixa  dans  sa  tête  une  image 
et  confondit  les  sentiments.  Elle  se  levait,  marchait,  gesti- 
culait en  criant  :  ^Je  suis  dans  la  Byringue  !  Je  suis  dans  la 
Byringue  !  »  On  essaya  de  tout,  on  la  raisonna,  puis  on  se 
résolut  à  la  faire  garder.  Le  jour,  elle  restait  dans  la  cham- 
bre, chez  ses  enfants,  où  il  y  avait  toujours  du  monde,  mais 
la  nuit  on  ne  pouvait  pas  la  laisser  seule  chez  elle.  Ce  fut 
la  mère  Perdrix  que  Ton  retint.  Tous  les  soirs  à  huit  heu- 
res elle  descendait,  couchait  la  vieille  et  se  couchait  elle- 
même  dans  le  lit  d  a  côté.  Il  fallait  garder  de  la  lumière 
toute  la  nuit.  Parfois  la  mère  Turlaud  se  dressait  sur  son 
lit,  donnait  des  mains,  tâtait  Tespace  et  poussait  des  sou- 
pirs :  «Je  suis  dans  la  Byringue  !  Je  suis  dans  la  Byringue! 
Ah  mon  Dieu  je  suis  dans  la  Byringue  !  » 

La  mère  Perdrix  disait  : 

—  Mais  non,  madame  Turlaud,  mais  non  !  Regardez  donc.: 
c'est  votre  chambre!  Vous  me  reconnaissez  bien  :  Je  suis 
la  mère  Perdrix.  Voyons,  couchez-vous. 

Mais,  des  fois,  tout  cela  durait  longtemps  et  il  y  avait 
plusieurs  séances  dans  la  nuit.  Enfin,  la  mère  Perdrix  y 
gagnait  sa  pièce  de  vingt  sous. 

A  midi,  la  Vieille  et  le  Vieux  déjeunaient.  Quand  il  n'y 
avait  pas  des  pommes  de  terre,  c'est  qu'il  y  avait  des  hari- 
cots. Chacun  d'eux  buvait  de  l'eau  dans  un  gobelet.  C'é- 
taient deux  gobelets  blancs  avec  un  ornement  bleu  :  celui  du 
Vieux  portait  inscrit  en  lettres  rouges  le  nom  de  Suzanne 
et  celui  de  la  Vieille  le  nom  de  Louise.  Ils  mangeaient  très 
vite,  avec  de  gros  couteaux  en  fer  de  six  sous,  qui  pouvaient 
couper  de  grosses  bouchées  de  pain,  mais  ne  coupaient  que 
de  petites  bouchées  de  fromage.  Et  tout  de  suite,  tout  de 
suite,  la  Vieille  prenait  un  panier,  coiffait  son  vieux  cha- 
peau jaune  et  renfermé  de  vieille  et  s'en  allait  dans  la  cam- 
pagne pour  y  ramasser  du  pissenlit  et  du  cresson.  Elle  apprit 
bien  vite  à  connaître  les  prés,  les  fontaines,  les  filets  d'eau 
et  les  pentes.  Elle  ouvrait  les  barrières,  sautait  les  écha- 
liers,  franchissait  les  bouchures  en  les  aplatissant  à  coups 
de  talon  et  portait  toujours  en  sa  jupe    quelque  morceau 


96  '  LA  REVUE   BLANCIIK 

d'épine  ou  quelque  déchirure.  Elle  marchait  à  grands  pas, 
se  baissait,  ramassait  le  pissenlit  presque  avec  violence, 
gardant  de  la  terre  aux  jointures  de  ses  doigts.  Elle  se  fit 
de  vieilles  mains  rugueuses,  de  la  couleur  des  champs,  de 
l'épaisseur  des  mottes.  Son  caraco  et  sa  jupe  s'emprégnè- 
rent  d'un  ton  jaune  et  d'on  ne  sait  quoi  qui  flottait  et  la 
confondait  sur  les  chemins  avec  Tair  de  l'automne.  Ce  fut 
une  besogne  de  bête  au  trot  qui  la  tenait  courbée  longtemps 
et  la  ramenait  chez  elle,  essoufflée,  vers  les  trois  heures. 
Elle  versait  tout  dans  l'eau,  s'asseyait,  triait  son  pissenlit 
ou  son  cresson.  Le  lendemain  matin,  elle  promenait  cela 
par  la  ville,  entre  sept  et  huit  heures,  entrait  dans  les  mai- 
sons et,  dans  les  premiers  temps,  elle  fit  bonne  mesure  pour 
avoir  la  clientèle.  Il  n'était  pas  rare  qu'elle  vendît  jusqu'à 
dix  et  quinze  sous. 

Ils  furent  étonnés  tous  les  deux  de  trouver  tant  de  res- 
sources et  furent  étonnés  encore  en  regardant  leur  vie 
changée.  L'ombre  de  leur  maison  s'éleva  un  peu,  le  ciel 
devint  libre,  sous  lequel  on  put  respirer.  Il  y  avait  pour- 
tant des  sentiments  qui  se  compliquaient  et  revenaient  vers 
eux  en  causant  des  ravages  dans  leurs  vieux  cœurs  comme 
un  coup  de  vent  qui  bouleverse  les  feuilles.  La  Vieille  ne 
s'en  apercevait  guère  parce  qu'elle  marchait  vite  et  que 
ses  pas  piétinaient  ses  pensées.  Le  Vieux  se  rappelait  les 
choses  du  premier  jour.  Le  petit  Jean  Bousset  vint  le  voir: 
il  venait  d'être  reçu  à  son  école,  pour  devenir  ingénieur. 
Il  comprimait  toute  sa  joie  devant  son  oncle  et  n'osait  pas 
penser  à  l'École  Centrale  en  face  de  cette  misère.  Il  avait 
des  yeux  bleus  comme  une  petite  fille  et  une  mèche  blonde 
sur  son  front.  Il  l'embrassa  et  il  disait  : 

—  Oh  !  mon  pauvre  Vieux  !  Oh  !  mon  pauvre  Vieux  ! 
Le  Vieux  répondait  : 

—  Mon  petit,  tu  viens  d'être  reçu  à  ton  école.  Tu  ne 
feras  pas  un  vieux  malheureux  comme  ton  oncle. 

La  Vieille  disait  : 

—  Tant  mieux,  mon  Jean  !  Conduis-toi  toujours  bien. 
Tu  vois  ce  que  c'est  que  de  ne  pouvoir  plus  travailler  à 
notre  âge. 

Ils  l'embrassèrent  tous  les  deux  et,  quand  il  fut  parti,  ils 


LE   PÈRE   PERDRIX  97 

se  disaientrun  à  Tautre  :  «  Dame  !  nous  raimons  autant  que 
si  c'était  le  nôtre.  » 

Il  y  eut  d'abord  un  automne  vague  et  mouillé  dont  la  pluie 
fine  pénétrait  les  sentiments  des  hommes.  Le  Vieux  s'as- 
seyait dans  la  maison,  auprès  de  la  fenêtre  et,  regardant 
la  rue,  voyait  la  pluie  et  la  sentait  tomber  toujours  et  de 
partout,  comme  une  idée  qu'on  veut  vous  faire  entrer  dans 
la  tête.  Il  avait  d'abord  pensé  à  quelque  chose  pour  tuer  le 
temps.  Il  prenait  sa  brouette  et  sa  pelle  et  roulait  sur  les 
routes.  Il  était  très  bien  placé,  sa  fenêtre  donnant  directe- 
ment sur  la  rue  :  «  Voici  les  bœufs  du  domaine  de  la  Faix 
qui  montent  et  il  va  falloir  que  j'aille  à  leur  suite  parce 
qu'un  autre  irait  avant  moi.  »  Parfois  un  âne  ou  un  cheval 
déposait  son  crottin  presqu'en  face  de  la  porte  :  alors  le 
Vieux  se  levait,  saisissait  un  panier  destiné  à  cet  usage, 
puis  la  pelle,  s'en  allait  faire  la  cueillette  et  donnait  son 
coup  d'oeil  à  la  rue  pour  voir  s'il  pouvait  faire  d'autres 
cueillettes  encore.  Quand  la  pluie  tombait,  il  attendait  la  fin 
d'une  ondée,  sortait  à  sa  porte,  examinait  le  temps  et  par- 
tait entre  deux  nuages,  comme  le  serviteur  du  crottin, 
comme  l'esclave  du  fumier.  Il  versait  tout  cela  dans  la  cour, 
sur  le  tas,  y  jetait  encore  de  la  paille  et  toutes  sortes  de 
débris,  sentait  la  pelotte  grossir  et  plus  tard,  lorsque  le  mo- 
ment était  venu,  ne  songeait  plus  qu'à  la  vendre. 

Puis,  ce  fut  l'hiver  qui  déposait  de  la  gelée  blanche  sur 
l'herbe,  dans  la  campagne  et,  dans  la  petite  ville,  sur  la 
mousse  des  toits.  Les  jours  diminuaient  et  .semblaient  se 
resserrer  sous  leur  capuchon  comme  des  vieux  qui  ont 
froid.  Le  temps  tombait  du  ciel  bas  et  s'approchait  de  vous 
comme  une  personne  que  Ton  connaît  et  qui  vous  touche 
avec  une  main  osseuse.  Il  y  avait  une  réserve  de  bois  dans 
le  grenier,  le  poêle  était  installé  au  milieu  de  la  chambre, 
un  petit  poêle  de  fonte,  bas,  avec  une  tablette  où  l'on  s'ap- 
puyait les  pieds,  avec  deux  couvercles  que  Ton  pouvait 
enlever  pour  mettre  la  marmite.  Le  Vieux  s'assit  pour  l'hi- 
ver en  face  du  poêle.  Il  était  frileux,  ayant  vécu  auprès 
d'une  forge  et  tout  son  geste  fut  de  se  lever  parfois  pour 
entretenir  le  feu.  Il  le  faisait  sans  économie,  comme  un 
exercice,  comme  la  seule  distraction  qui  lui  fût  restée. 

7 


9^  LA   REVUE   BLANCHE 

Tout  l'hiver,  il  fut  assis.  La  chambre  était  trop  grande  et 
rhumidité  plaquait  le  sol,  au  pied  des  murs.  11  s'approchait, 
jusqu'à  avoir  le  poêle  entre  les  jambes  et,  accoudé  sur  ses 
genoux,  il  se  tortillait  le  cou  pour  regarder  autour  de  lui, 
dans  une  sorte  d'inquiétude.  Mais  tout  de  suite  il  trouva 
du  plaisir  au  repos.  Ce  sont  des  métiers  de  forgeron  où  le 
fer  frappe  le  fer,  où  les  poings  se  durcissent  comme  des 
marteaux  et  se  lèvent  comme  au  combat  pour  abattre  on  ne 
sait  quoi,  quelque  chose  comme  le  pain  quçtidien  qui  vous 
résiste  et  que  Ton  conquiert.  Ce  sont  des  métiers  de 
maréchal-ferrant  où  les  chevaux  luttent  en  ennemis  et 
contre  lesquels  on  s'arcboute  avec  toute  la  force  de  son 
dos.  11  restait  là,  avec  ses  bras,  avec  ses  jambes, 
avec  ses  reins,  dont  les  muscles  s'affaissaient,  dans  une  sorte 
d'oubli,  se  souvenant  parfois  du  travail  ainsi  que  Ton  se 
souvient  de  la  peine,  pour  mieux  savourer  le  repos.  Lors- 
qu'il se  penchait  en  avant,  il  s'abandonnait,  et  le  bien-être 
lui  donnait  des  frissons  dans  le  dos  et  des  envies  de  gémir 
un  peu  :  Ah  !  là  ! 

Le  matin,  il  ne  pouvait  pas  rester  au  lit,  étant  un  de  ces 
vieux  secs  qui  ne  dorment  guère  et  qui  vivent  longtemps. 
Alors  il  se  mettait  en  position  pour  toute  la  journée,  ne  se 
dérangeait  même  pas  à  onze  heures  lorsque  la  Vieille  rentrait 
et  préparait  le  repas,  puis  s'asseyait  tout  juste  à  table  pour 
manger  et  replaçait  sa  chaise  auprès  du  poêle  comme  si  cela 
même  eût  été  sa  fonction.  En  somme  la  journée  lui  semblait 
courte  parce  qu'il  n'avait  rien  à  faire,  il  la  sentait  glisser 
lentement  et  s^abandonnait  pour  qu'elle  le  portât  jusqu'au 
soir.  Car  le  travail  est  une  malédiction,  et  c'est  en  le  chassant 
du  Bonheur  que  Dieu  dit  à  l'homme  :  «  Tu  gagneras  ton  pain 
à  la  sueur  de  ton  front  !  >  Il  devint  trop  paresseux  aussi.  Par 
exemple,  la  Vieille  allait  souvent  dans  la  forêt  ramasser  des 
branches  mortes.  Evidemment  c'est  une  besogne  de  femme, 
mais  les  gueux  n'ont  pas  besoin  d'être  fiers.  Puisqu'il  y 
voyait  assez  pour  marcher  et  pour  aller  au  crottin,  les  fagots 
devaient  être  aussi  son  ouvrage  ou  tout  au  moins  il  pouvait 
prendre  sa  brouette  et  aller  attendre  sa  femme  à  la  sortie 
du  bois. 

C'est  en  ce  temps-là  que  lui  arriva  son  aventure  avec  la 
Blonde.  Le  Vieux  avait  des  lapins  :  il  y  avait  de  petites 


LE  PÈRE   PERDRIX  99 

écuries  dans  la  cour  où  il  élevait  des  lapins.  Deux  fois  par 
jour,  il  les  pansait,  le  matin  et  le  soir,  avec  lenteur,  pour 
tuer  le  temps,  et  il  s'amusait  à  regarder  dans  la   cour  et  à 
regarder  dans  la  rue.  Or,   la  Blonde  demeurait  en  face  de 
chez  lui.  C'était  une  vieille  canaille  qui  ne  s'entendait  avec 
personne.   Elle  avait  été  mariée  pendant  vingt  ans,    une 
première  fois,  et  se  disputait  avec  son  homme  qui,  à  force 
de  manger  des   pommes    de  terre,   avait  pu  acquérir  un 
petit   bien   qu'il  cultivait  lui-même.   Il  finit  d'ailleurs  par 
tomber  malade  d'épuisement  et  garda  le  lit  pendant  long- 
temps, tandis  que  sa  femme  le  surveillait  avec  impatience 
et  lui  disait    :  «  Tu   ne  rendras   donc   pas   ta   vieille  âme 
noire!  3^  Il  mourut  enfin.  Alors  elle  chercha  à  se  remarier, 
mais  personne   ne  voulait   d'elle,   malgré  son  argent.  Elle 
approchait     de   soixante    ans,     lorsqu'elle    rencontra     un 
homme  de  quarante-<inq  ans  qui   avait  tout  mangé  et  qui 
se  sentait  assez  mauvais  pour  tenir  tête  au  diable.  Ils  se 
marièrent,  mais  au  bout  de  huit  jours,  vraiment  elle  était 
dure  et  on  ne  pouvait  tirer  d'elle  que  des  sottises.  Il  s'en  alla 
bien  vite  retrouver  son  ancienne  bonne  amie  auprès  de  la- 
quelle il  avait  toujours  vécu.  Elle  resta  toute  seule,  loua  une 
chambre  et  elle  se  barricadait  là-dedans  comme  une  vieille 
bête  pas  digne  de  vivre  avec  le  monde. 

Donc,  le  Vieux,  revenant  de  voir  ses  lapins,  était  campé 
dans  la  rue.  La  porte  de  la  Blonde  était  ouverte  par  hasard. 
Il  resta  campé  et,  comme  tous  ceux  qui  n'ont  pas  beaucoup 
de  choses  à  voir,  regarda  cela,  par  une  vieille  habitude  de 
tout  regarder.  La  Blonde  sortit  en  disant  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  as  à  me  regarder  comme  ça,  vieux 
feignant  ! 

Il  y  a  des  mots  qui  tombent  comme  'des  pierres,  nous 
frappent  jusqu'au  fond,  nous  tendent  les  reins  et  nous  pré- 
cipitent en  avant.  Il  dit  : 

—  Comment  que  tu  as  dit  ? 
Elle  répéta  : 

—  Vieux  feignant  !  Vieux  propre  à  rien  !  Tu  n'as  pas 
besoin  de  regarder  dans  ma  maison. 

Il  dit  : 

—  Ah  !  arrête-toi,  parce  que  sans  ça,  ça  va  ronfler  ! 
Elle  répondit  : 


100  LA   REVUE   BLANCHE 

—  Eh  bien  !  Viens-y  donc,  vieux  feignant,  vieil  éborgné  ! 
Tu  n'es  même  pas  bon  à  chercher  ton  pain. 

—  Ah  !  tu  crois  que  je  n'irai  pas  ! 

Il  respirait  comme  un  fauve,  avec  un  grondement  qui 
sortait  par  morceaux.  Elle  fit  un  pas  dans  la  rue.  Alors  il 
s'avança  et  la  gifla  en  pleine  gueule,  à  tour  de  bras.  Le  sang 
lui  jaillit  du  nez  d'un  seul  coup.  Elle  l'avalait  déjà.  Elle  se 
mita  crier  : 

—  Hé  !  la  la,  mon  Dieu  !  Vieil  assassin  !  Hé!  la  la,  mon 
Dieu  !  Il  m'a  défigurée. 

Elle  reprenait  : 

—  Ah  !  tu  vas  voir,  vieux  feignant,  vieux  malheureux, 
si  je  ne  descends  pas  chez  les  gendarmes.  Je  veux  que  tu 
finisses  ta  vie  en  prison. 

Elle  descendait  à  grandes  gambées,  penchait  la  tête  à 
droite,  à  gauche,  pour  mieux  faire  couler  le  sang  et  l'étalait 
sur  son  visage  comme  une  vengeance. 

On  lui  disait  en  route  : 

—  Eh  bien  !  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc? 
Elle  répondait  en  courant  : 

—  C'est  ce  vieux  galérien  qui  m'a  tuée.  Je  vais  chercher 
les  gendarmes. 

Elle  arriva  : 

—  Oui,  monsieur,  voyez  !  Il  m'a  battue.  Le  sang  me  sort 
de  la  tête. 

Les  gendarmes  dirent  : 

—  C'est  bien. 

Comme  elle  remontait,  ils  allèrent  dans  la  chambre  du 
brigadier  qui  leur  répondit  : 

—  Restez  donc  tranquilles.  On  ne  peut  pas  se  mêler  à 
tout.  La  Blonde,  Perdrix,  tout  ça  c'est  des  gueux  et  ça  se 
dispute  toujours. 

Trois  ans  passèrent.  Il  ne  devint  pas  aveugle.  Monsieur 
Edmond,  consulté,  répondit  :  «  Ah  !  mais  non  !  Pas  de 
bêtises  !  Vous  avez  l'air  guéri.  Mais  travailler  ?....  Ah  !  mais 
non!  Le  feu  vous  est  contraire.  » 

C'était  une  vie  sans  but  et  faite  avec  des  jours  ajoutés. 
Plus  rien  n'était  mauvais,  à  cause  de  l'habitude,  mais 
surtout  plus  rien  n'était   bon.  Autrefois,  il  connaissait  le 


LE   PERE   PERDRIX  lOi 

repos  de  chaque  soir,  après  avoir  battu  le  fer,  et  s'asseoir, 
dormir,  se  reformer  peur  le  lendemain,  cela  même  était  un 
but,  cela  séparait  la  nuit  du  jour  et  semblait  illustrer  la 
vie.  Mais  les  longs  repos,  la  paresse  entrant  dans  la  chair, 
la  décomposition  de  la  chair  par  la  paresse  !  Le  temps  coule 
comme  dans  les  conques  marines,  monotone  et  bête,  en 
souvenir  de  la  mer  et  des  galets  et  on  l'entend  dans  sa  tôtc 
comme  une  fuite  sans  cause.  Le  temps  s'en  va  son  train  et 
ressemble  aux  chiens  errants  qui  trottinent  en  baissant 
l'oreille. 

Quand  il  faisait  beau,  il  vivaitsurson  banc.  C'était  un  banc 
massif  formé  d'une  grosse  planche  posée  sur  quatre  pieds 
bruts.  La  rue  était  presque  orientée  de  Test  à  Touest.  Jus- 
qu'à quatre  heures  de  l'après-midi,  le  soleil  donnait  sur  la 
maison  du  Vieux  et  l'ombre  delà  rue  était  celle  des  maisons 
d'en  face.  Dès  la  première  heure  il  y  transportait  son  banc, 
s'asseyait  et  assistait  aux  événements  du  matin.  Les  ména- 
gères balayaient  leur  seuil,  jetaient  des  crasses  dans  la  rue 
ou  de  Teau  sale  dans  le  caniveau.  Les  deux  premières 
années,  en  le  voyant.  Ton  disait  :  «Tout  de  même  c'est  bien 
triste  d'être  là  et  de  ne  pouvoir  plus  travailler.  »  Mais 
bientôt  on  en  eut  assez.  La  troisième  année,  elles  disaient  : 
«  Ca  fait  malice  d'être  là  à  s'éreinter  et  de  voir  ce  vieux 
feignant  assis  sur  son  banc.  »  Des  fois  il  était  assis  comme 
tout  le  monde,  d'autres  fois  il  se  couchait  à  moitié.  A  quatre 
heures,  l'ombre  ayant  changé  de  place,  le  banc  retournait 
devant  chez  le  Vieux.  Toute  la  journée,  l'homme  était  là  avec 
sa  blouse,  ses  gros  sabots  de  bouleau,  son  grand  chapeau 
noir  et  sa  barbe  blanche.  11  était  robuste  et  grand,  il  avait 
fini  par  maigrir  et,  la  gueule  creuse,  on  voyait  qu'il  avait 
avalé  un  peu  de  ses  joues. 

11  fit  partie  de  la  rue  comme  les  trottoirs,  comme  les 
façades,  comme  l'ombre  et  le  soleil.  En  passant  on  lui 
adressait  un  mot,  comme  on  adresse  un  coup  d'œil.  11  en 
prit  une  telle  habitude  que  ceux  qui  ne  lui  parlaient  pas  lui 
semblaient  vaniteux,  une  telle  habitude  que  le  priver  de  son 
mot  lui  semblait  une  injure.  On  lui  disait  :  ^r  Vous  êtes  donc 
en  repos  !  »  11  répondait  :  «  Mon  Dieu,  oui  !  »  Parfois  on 
ajoutait  encore  :  «  11  y  fait  bien  bon.  >• 

Il  eut  aussi  des  distractions  avec  les   enfants.    11  y  avait 


loa  LA  REVDK  BLANCHK 

deux  OU  trois  femmes  dans  le  quartier  qui  avaient  conti- 
nuellement des  petits  :  la  femme  à  Regrain  le  sabotier,  la 
femme  à  Déry  le  cordonnier.  Comme  elles  n'étaient  pas 
toujours  courageuses,  elles  montaient,  se  campaient  en  face 
de  lui  et  causaient.  Il  avait  beau  répéter  :  «  Mais  asseyez- vous 
donc  !  »  Elles  répondaient  :  «  Vous  croyez  que  je  ne  suis 
pas  à  battre.  J'ai  de  l'ouvrage  plus  que  je  n'en  peux 
faire  et  je  m'amuse  à  causer.»  Il  se  levait,  prenait  le  petit 
sur  son  bras,  qui  lui  saisissait  la  barbe  à  poignée,  le 
regardait  d'abord  d'un  air  sérieux,  puis  riait  d'un  rire  total. 
Les  enfants  l'aimaient  bien.  Ceux  qui  étaient  un  peu  plus 
grands  l'aimaient  surtout  à  cause  de  ses  lunettes  noires. 
D'ailleurs  on  les  envoyait  jouer  autour  de  lui.  Les  mères 
criaient  :  «  Tu  m'embêtes  1  Va  donc  trouver  lepère  Perdrix.  > 
Et  puis  l'on  savait  qu'auprès  de  lui,  il  n'y  avait  rien  à 
craindre.  Quand  une  voiture  passait,  il  les  surveillait  : 
<  Allons,  viens  là.  Tu  vas  te  faire  écraser.  » 

Le  matin,  vers  sept  heures,  arrivait  Limousin,  le  charron, 
l'ouvrier  de  Pierre  Bousset.  Il  s'arrêtait  en  face  du  banc, 
s'étendait  et  bâillait  une  dernière  fois  avant  de  monter  à 
l'ouvrage.  Le  Vieux  disait  :  «  Ça  ne  vaut  pas  le  métier  de 
rentier  >,  et  Limousin  :  «  Ma  foi,  à  la  fin  du  compte,  les  fesses 
doivent  leur  faire  mal.  >  Puis  il  partait,  mais  de  telle  sorte 
qu'on  eût  dit  qu'il  avait  un  pied  en  avant  et  deux  en  arrière. 

Tout  de  suite  après,  c'était  le  moment  des  laitières  : 
«  Ah  !  la  sacrée  frisée  !  Venez  donc  là,  que  je  vous  em- 
brasse. >  Les  laitières  sont  des  femmes  pressées.  Elles 
répondaient  en  courant:  «  Attendez,  que  je  le  raconte  à  votre 
vieille.  ». 

A  neuf  heures,  il  y  avait  un  domestique  qui  conduisait 
au  pré  le  cheval  de  son  patron  :  «  Hé  bien,  maître 
Hippolyte  !  On  y  va  donc.  »  Hippolyte  disait  :  «  La  pauvre 
bête  !  Ça  ne  sera  pas  sans  besoin.  Ils  Tont  emmené  e»  route 
hier  :  une  pleine  voiture  de  monde  !  »  Le  Vieux  répondait  : 
«  Qu'est-ce  que  vous  voulez?  Puisque  c'est  à  eux.  >/  En 
redescendant,  Hippolyte  s'asseyait  sur  le  banc,  s'approchait 
du  père  Perdrix,  lui  frappait  sur  la  cuisse,  et  parlant  bas  : 
«  Y  en  a  un  qui  s'est  trouvé  bien  attrapé,  hier.  11  me  dit 
comme  ça  :  Ils  le  mangeront  quand  il  sera  trop  vieux, 
tes  bourgeois.  Je  lui  réponds  :  Ils  auront  toujours  quelque 


LE   PÈRE   PERDRIX  loî 

chose  à  se  mettre  sous  la  dent,  tandis  que  toi,  tu  ne  seras 
jamais  qu'un  crève-la-faim.  > 

11  vivait  sur  son  banc,  au  pied  du  mur.  Parfois  il  était 
pensif,  se  courbait  en  deux,  écartait  les  jambes  et  regardait 
le  sol  entre  ses  sabots.  Les  mouvements  de  Tair,  les 
changements  de  la  rue,  la  couleur  des  heures  et  leur 
sonnerie,  la  forme  des  saisons,  tout  ce  que  Ton  voit,  tout 
ce  qui  existe,  ce  qui  n'était  même  pas  de  phénomènes,  ce 
qui  n'était  même  pas  $ies  événements,  entrait  en  son  esprit 
inoccupé  afin  de  tenir  un  peu  de  place.  Les  jours  de 
chaleur,  Yl  s'arrêtait  à  des  pensées  comme  ceci  :  <?:  Bon  Dieu! 
les  mouches  n'ont  jamais  été  aussi  méchantes  qu'aujour- 
d'hui. »  Si  quelqu'un  venait  s'asseoira  son  côté,  il  se  préci- 
pitait sur  lui,  ne  disait  pas  grand'chose  parce  qu'il  ne  savait 
pas  quoi  dire,  mais  jouissait  de  la  présence  d'un  compagnon 
comme  on  jouit  d'une  aventure.  Et  à  tout  coup,  lorsque 
l'autre  voulait  partir,  il  s'écriait  :  «  Oh  !  vous  avez  bien  le 
temps.  :^  A  midi,  il  se  levait  avec  un  grand  fracas  pour  aller 
manger,  mais  avec  un  chagrin  d'homme  du  peuple  pour 
qui  la  bouche  est  tout  le  plaisir  et  à  qui  le  pain,  les 
pommes  de  terre  et  l'eau  rappellent  qu'il  n'y  a  rien  à 
attendre  avant  le  cercueil. 

Il  y  eut  une  histoire  qui  le  frappa  beaucoup.  Le  père 
Lomet  était  un  vieux  sabotier  maigre,  bref,  courageux  qui, 
à  l'âge  de  soixante-cinq  ans,  après  avoir  embauché,  paré, 
creusé  des  sabots,  sentit  toute  la  misère  dans  ses  membres. 
Il  lui  prit  des  rhumatismes  qui  se  plaquaient  aux  articula- 
tions et  s'opposaient  à  ses  mouvements  comme  des  bêtes 
qui  vous  surveillent.  Le  médecin  lui  dit  :  «  Reposez-vous, 
promenez-vous,  respirez  !  2^  Il  venait  souvent  voir  le  père 
Perdrix,  arrivait  avec  sa  grande  canne  courbée,  mettait 
cinq  ou  six  temps  pour  s'asseoir  et  faisait  le  plaint  comme 
un  boulanger  :  «  Ah  !  mon  pauvre  père  Perdix,  ça  me 
doule  !  >  —  «  Mon  pauvre  père  Lomet,  on  est  des  vieux. 
On  ne  sera  heureux  qu'une  fois  dans  le  trou.  »  C'était 
une  conversation  qui  leur  plaisait  :  «  Je  ne  veux  pas  de- 
mander, disait  le  Père  Lomet.  Il  faudra  bien  que  je  fasse 
une  fin.  »  Il  regardait  les  enfants  jouer  autour  du  banc, 
qui  parfois  pleuraient  :  ^  Comme  c'est  bête,  les  petits  !  Ils 
n'ont  qu'à  ouvrir  le  bec  pour  qu'on   leur  fourre   le  pain 


104  LA  REVUE   BLANCHE 

dedans.  Moi,  si  j'étais  à  leur  place,  je  ne  piperais  pas.  »  Un 
beau  matin,  il  en  eut  assez,  sa  femme  ne  pouvait  pas  tra- 
vailler non  plus  et  il  ne  voulait  pas  se  faire  nourrir  par 
son  gendre.  Il  y  avait  dans  la  ville  un  abreuvoir  pour  les 
chevaux.  11  se  leva  à  quatre  heures  et  dit  à  sa  femme  : 
«  Je  ne  peux  pas  dormir.  Je  vais  sortir  un  peu.  Au  revoir!  » 
Il  eut  d'ailleurs  beaucoup  de  peine  à  marcher  jusqu'au 
trou  d'eau.  Blouf  !....  Cette  fois-là  il  ne  mit  pas  cinq  ou 
six  temps.  C'était  un  homme  fier. 

L'autre  resta  sur  son  banc  et  comprit  la  leçon.  Lorsqu'un 
bourgeois  passait,  il  le  sentait  d'avance  à  son  pas  plus  lé- 
ger, à  ce  pas  qui  a  l'habitude  des  parquets  cirés.  11  guettait 
son  coup  d'oeil  comme  on  guette  le  regard  d'un  roi,  arron- 
dissait son  geste  et  soulevait  son  chapeau  d'un  mouvement 
déclamatoire.  Il  comprit  la  feignantise  et  la  lâcheté  et, 
derrière  l'enterrement,  pensait  :  «Moi  aussi,  l'on  devrait 
m'enterrer.  » 

Parfois  les  voisins  lui  demandaient  quelque  service.  Il 
y  avait  le  gars  de  Mathiaud,  dont  le  père  était  un  brave 
homme  toujours  malade,  mais  à  qui  la  mère  avait  laissé 
prendre  toutes  sortes  de  mauvaise  habitudes.  Il  vous  re- 
gardait de  côté  avec  des  yeux  qui  faisaient  peur,  et  tombait 
du  haut  mal.  Quand  il  était  seul  avec  sa  mère,  il  la  dispu- 
tait et  la  battait.  Les  crises  le  prenaient.  On  disait:  «  Il  est 
si  bien  canaille  !  C'est  la  mauvaisetéqui  lui  sort  du  corps.» 
La  mère  venait  dans  la  rue  et  appelait  :  «  Hé,  père  Perdrix  ! 
Il  comprenait.  Le  gars  se  tordait,  l'écume  à  la  bouche,  se 
roulait,  heurtait  les  meubles  avec  sa  tête  comme  avec  un 
pavé.  Il  se  fût  détruit.  A  certains  instants  le  père  Perdrix 
le  saisissait  en  plein  corps  en  disant:  «  Ah  !  malin,  on  te 
tiendra  bien  !  »  La  mère  Mathiaud  le  remerciait  :  «  Mon  père 
Perdrix,  il  n'y  a  qu'à  vous  que  je  puisse  demander  ce  ser- 
vice. »  Et  le  gars  de  Mathiaud  épuisé  s'asseyait  enfin,  tout 
éreinté,  avec  un  drôle  d'air,  comme  si  ses  regards  fussent 
rentrés  en  dedans. 

•  Il  vécut  dans  la  sphère  inférieure  des  pauvres,  au  milieu 
des  poussières  du  rebut,  et  qui  s'épaississaient  à  son  front. 
Il  y  avait  des  services  qu'on  ne  pouvait  demander  qu'à  lui. 
Son  chapeau  enfoncé  jusqu'aux  deux  oreilles,  sa  blouse 
déteinte  et  ses  gros  sabots  le  prédisposaient  à  tout,  comme 


LE   PÈRE   PERDRIX  io5 

une  guenille  sale  qu'on  abandonne  aux  relavures.  Dans 
beaucoup  de  maisons  Ton  n'avait  pas  creusé  de  fosses  d'ai- 
sances et  cela  se  composait  d'une  planche  et  d'un  baquet. 
Lorsqu'il  était  plein,  c'était  un  baquet  à  deux  anses,  que 
Ton  sortait  de  la  cour,  avec  lequel  on  traversait  la  maison, 
que  Ton  portait  sur  une  brouette,  que  l'on  roulait,  et  que 
Ton  allait  vider  quelque  part,  en  dehors  de  la  ville,  dans 
un  jardin  potager.  C'était  lourd,  la  femme  ne  pouvait  pas 
prendre  l'autre  anse  parce  qu'elle  se  fût  fait  mal  dans  le 
ventre.  On  allait  chercher  un  homme,  et  il  n'y  avait  que 
le  père  Perdrix.  D'ailleurs  il  était  très  fort  et  semblait  por- 
ter les  trois  quarts  du  baquet.  Ensuite  on.  lui  offrait  un 
verre  de  vin.  Il  faisait  des  difficultés  comme  un  pauvre  qui 
a  peur  d'être  pris  pour  un  avale-tout-cru. 

Il  travailla,  pourtant.  Ils  étaient  plusieurs,  des  jeunes  et 
des  vieux,  qui  s'arrachaient  cela  comme  des  miettes,  creu- 
saient avec  la  pioche,  raclaient  avec  la  pelle  et  usaient 
leurs  sabots  toute  la  journée  pour  vingt-cinq  sous.  Ils  fai- 
saient des  journées  de  prestations.  Autrefois,  quand  le 
monde  était  moins  bête,  on  s'entendait  pour  vivre,  on  ga- 
gnait trente  sous,  on  accroissait  son  morceau  de  pain,  on 
en  avait  plein  les  poings  comme  un  enfant  qui  mord.  Mais 
des  gâte-métiers,  avec  Timbécillité  des  gueux,  s'étaient  mis 
en  avant  des  autres,  avaient  devancé  les  désirs  et,  pour 
vingt-cinq  sous  s'offrant,  voulaient  prendre  toutes  les  jour- 
nées, manger  les  compagnons.  Ils  n'en  profitèrent  même 
pas,  tout  le  monde  dut  aller  à  leur  suite,  le  salaire  baissa, 
puisque  mieux  vaut  peu  que  rien,  et  le  métier  de  journalier 
fut  un  métier  à  vingt-cinq  sous  par  jour. 

Il  descendait  le  matin,  on  l'entendait  descendre.  Avec 
ses  gros  sabots,  les  pierres  de  la  rue  résonnaient  comme 
des  murailles.  D'ailleurs  il  s'entravait  sans  cesse  et  descen- 
dait à  grands  pas  lents,  sonore  comme  une  boule  creuse, 
comme  un  pauvre  qui  travaille  avec  fracas  et  semble  ébran- 
ler les  riches.  Il  allait  jusqu'à  quatre  kilomètres,  plus  loin 
encore,  jusqu'aux  limites  des  communes,  dans  les  chemins 
vicinaux  où  les  journaliers  piochent  et  pellent  la  terre  jaune 
des  champs  à  travers  lesquels  on  trace  les  routes.  Dans  sa 
gibecière  il  y  avait  du  fromage  et  du  pain,  des  pommes, 
des  noix,  selon  les  saisons,  et  la  misère  des  gueux  qui  pen- 


I06  LA   BEVUE  BLANCHE 

sent  :  «  Nom  de  Dieu!  Si  j'avais  un  peu  de  viande  !...  La 
viande  nourrit  la  viande.  »  Sur  le  chantier  ils  étaient  toute 
une  bande,  jeunes  et  vieux,  avec  des  gilets  de  coton  qui 
coûtent  trente  sous,  reprisés,  entortillés  de  misère,  barbus, 
épais,  nourris  de  soupe,  vêtus  de  rapiècements.  En  somme 
ils  s'en  moquaient  et  faisaient  de  Touvrage  pour  leurs 
vingt-cinq  sous.  Le  cantonnier  de  la  commune  qui  les  sur- 
veillait s'en  moquait  aussi,  causait  avec  eux  et,  âgé  de 
soixante  ans,  songeait  à  sa  femme  de  trente  ans  jusqu'au 
soir  et  tuait  le  temps  en  attendant  Tamour.  Ils  posaient  le 
pied  sur  la  pelle,  s'accoudant  au  manche,  et  disaient  entre 
eux  :  €  Et  puis  une  gente  femme  !  Mais  dame  !  elle  ne  lui 
laisse  que  la  peau  sur  les  os.  Ha  ha  ha  ha  ha  !»  A  midi 
ils  allumaient  un  feu  de  bois  mort,  s'asseyaient  autour, 
exhibaient  leur  manger.  Ils  connaissaient  toutes  les  fon- 
taines des  prés.  Ils  allaient  chercher  de  l'eau  dans  une  cru- 
che qui  circulait  à  la  ronde  et  il  yen  avait  toujours  un  pour 
dire  :  <l  Quand  même,  j'aime  mieux  le  rouge  que  le 
blanc.  > 

A  la  chute  du  jour  ils  quittaient  le  chantier  et  se  dis- 
persaient sur  les  routes,  par  bandes,  la  gibecière  au  dos, 
la  pelle  ou  la  pioche  à  l'épaule.  C'était  un  bruit  de  gros 
sabots  qui  se  mêlait  à  l'appel  des  troupeaux  dans  les  cam- 
pagnes, aux  lumières  des  premières  étoiles,  et  qui,  plus 
tard,  perçait  cette  nuit  dense  qui  semble  mettre  les  petites 
villes  dans  une  boîte.  Ils  étaient  à  moitié  morts,  comme 
des  jambes  de  laine,  et  résonnaient  contre  les  cailloux, 
bien  plus  qu'au  matin,  creusés  par  la  misère,  anéantis  pour 
vingt-cinq  sous.  Perdrix  ne  savait  plus  penser.  Ce  n'est 
pas  que  le  repos  soit  bon,  c'est  que  le  travail  est  mauvais. 
Il  rêvait  à  tout  le  développement  de  sa  paresse  sur  son 
banc,  aux  après-midi  qui  se  posent  devant  les  yeux  des 
feignants  et  s'en  vont  sans  secousse  comme  une  douceur 
sur  nos  sens  fatigués.  Trois  ou  quatre  pointes  de  joie  l'at- 
tendaient à  son  seuil,  il  buttait  contre  les  marches,  entrait 
avec  un  bruit  d'ustensile  cassé,  tombait  sur  la  chaise, 
mangeait  la  soupe,  se  tournait  du  côté  du  lit,  se  tournait 
du  côté  du  mur  et  roulait  dans  le  sommeil  comme  une 
boule  sur  une  pente. 

(A  suivre.)  Charles-Louis  Philippe 


Le  sentiment  religieus  dans  Tlnde 


Depuis  Tépoque  la  plus  reculée,  Tlnde  est  couverte  de  sanctuaires  : 
une  statue  sous  un  arbre,  une  pierre  grossièrement  taillée  auprès  d'une 
source  ou  contre  un  rocher,  rappellent  à  chaque  pas  que  les  dieux  sont 
partout  invisibles  et  présents  et  quel  objet  en  apparence  le  plus  insigni- 
fiant peut  être  possédé  de  leur  esprit. 

Le  Mahabarata  —  l'Iliade  hindoue  —  chante  la  lutte  de  deux  familles 
parentes  et  rivales  pour  la  possessicm  de  la  Delhi  primitive;  le  Rama- 
yana  —  l'Odyssée  hindoue  — est  consacré  aux  aventures  de  Rama,  incar- 
nation du  Dieu  Vichnou.  L'Inde  possède  d'autres  poèmes,  des  prières, 
des  hymmes,  des  traités  didactiques  de  diverses  époques  rédiges  en 
langue  sanscrite  et  mis  sous  une  forme  rythmée  pour  aider  la  mémoire 
des  dieux  et  le  surnaturel.  Les  Védas,  ne  forment  quune  petite  partie 
des  Ecritures  sacrées  de  l'Inde:  la  simple  religion  naturaliste  des 
temps  védiques  a  disparu  sous  une  floraison  de  mythes  aux  origines 
diverses. 

La  croyance  aux  dieux  personnels  s'est  superposée  à  l'adoration  des 
forces  naturelles,  de  certains  objets  et  de  divers  fétiches,  culte  toujours 
vivant  sous  le  décor  mythologique  qui  les  a  revêtus.  Ainsil'eau  du  Gange 
fut  sans  doute  considérée  comme  sacrée  longtemps  avant  qu'on  eût  ima- 
giné d'en  placer  les  sources  au  sommet  du  mont  Mérou,  à  la  fois  Olympe 
et  Paradis  du  bralimanisme  et  qu'on  eut  fait  de  la  rivière  elle-même  une 
déesse.  Les  temples  élevés  du  nord  au  sud  de  l'Inde  pour  rappeler  le 
souvenir  des  prodiges  et  des  exploits  qu'accomplit  le  dieu  Rama  en 
poursuivant  le  ravisseur  de  sa  femme  jusque  dans  l'Ile  de  Ceylaii  occu- 
pent probablement  la  place  de  sanctuaires  antérieurs  au  Ramayana.  La 
religion  nouvelle  leur  a  simplement  donné  une  histoire  et  les  a  rattachés 
au  brahmanisme  comme  elJe  a  fait  pour  toutes  les  eaux  et  montagnes 
sacrées  où  s'élèventles  temples  les  plus  révérés  des  Indes.  C'est  ainsi  que 
le  bassin  du  Seigneur-des-sables  près  de  Bombay  aurait  été  formé  par 
l'eau  qui  jaillit  à  la  place  où  Rama  altéré  frappa  le  sol  d'une  de  ses  flè- 
ches. Les  pèlerinages  aux  sommets  des  montagnes  ont  souvent  précédé 
la  construction  des  temples  qui  sont  leur  but  actuel  et  où  le  culte  d'un 
dieu  a  remplacé  radoi*ation  de  la  montagne  elle-même.  A  Trichinopoly, 
dans  la  plaine  de  bananiers,  de  palmiers,  de  vertes  rizières  que  partagent 
en  îles  les  bras  de  la  Kaveri,  un  roc  de  granit  en  dent  de  tigre  porte 
comme  une  acropole  un  massif  temple  de  Siva  qui  ne  fut  sans  doute 
pas  son  premier  sanctuaire.  Ailleurs  un  bloc  erratique  en  équilibre  sur 
un  rocher  inspirait  un  superstitieux  respect  longtemps  avant  qu'on  le 
fit  entrer  dans  l'histoire  de  Krichna  en  le  représentant  comme  une 
motte  de  beurre  pétrifiée  par  ce  héros. 


io8  LA  REVUE   BLANCHE 

Les  arbres  sacrés  qui  jouent  un  grand  rôle  dans  la  légende  des  sages 
et  dans  le  culte  de  Vichnou  sont  les  vestiges  d'un  fétichisme  primitif  qui 
adorait  à  la  fois  l'arbre  et  le  serpent.  Un  serpent  monstrueux  à  sept 
têtes  sert  de  dais  à  Vichnou,  et  le  cobra  dont  le  venin  cause  des  morts 
nombreuses  est  sacré  pour  les  Hindous.  Une  foule  d'autres  animaux 
ont  pris  place  dans  la  religion  brahmanique  ;  l'éléphant  est  représenté 
versant  avec  sa  trompe  l'eau  du  bain  à  la  femme  de  Vichnou  ;  les  singes 
conduits  par  leur  chef  Hanuman  ont  aidé  Rama  à  passer  de  l'Inde  dans 
Ceylan  et  voilà  pourquoi  ils  peuvent  tout  se  permettre  dans  certains 
temples  ou  certaines  villes  sacrées  ;raigle  de  Malabar,  le  paon  et  d'autres 
animaux  servent  de  messagers  ou  de  montures  à  certains  dieux,  le  per- 
roquet est  consacré  àKama  (l'amour),  le  taureau  à  Siva;  les  vaches  sont 
l'objet  d'une  vénération  toute  particulière  ;  elles  ont  habituellement  les 
cornes  peintes  et  ornées  d'anneaux  et  de  boules  de  cuivre  et  si  on  ne  se 
fait  pas  scrupule  de  les  employer  aux  mêmes  travaux  que  chez  nous,  on 
croit  que  les  tuer  et  manger  leur  chair  est  un  des  péchés  les  plus  hor- 
ribles. Bien  des  fidèles  n'ont  jamais  pu  surmonter  l'horreur  profonde 
qu'ils  éprouvent  à  voir  des  Européens  abattre  des  bœufs  et. des  vaches, 
actes  jadis  interdits  et  punis  de  peines  plus  rigoureuses  que  l'homicide. 

Presque  tous  les  Hindous  s'abstiennent  de  viande  et  s'interdisent  de 
tuer  le  moindre  être  vivant,  fût-ce  un  insecte  parasite;  ils  croient  que 
les  âmes  des  trépassés  recommencent  leur  existence  dans  le  corps  des 
animaux,  que  ce  serait  péché  de  les  faire  souffrir,  que  c'est  œuvre  pie 
de  recueillir  les  animaux  errants  ou  malades  dans  des  hospices  fondés 
par  la  charité.  Le  même  respect  de  la  vie  animale,  fondé  sur  la  même 
croyance  se  trouve  dans  le  bouddhisme. 

Malgré  les  souvenirs  du  fétichisme,  malgré  la  croyance  à  la  métem- 
psycose, le  plaisir  de  la  chasse  n'est  pas  absolument  interdit  aux  rajahs 
et  aux  membres  de  certaines  castes,  pourvu  qu'ils  s'imposent  l'obliga- 
tion d'épargner  les  animaux  les  plus  sacrés,  tel  que  Tantilope  nilgaï  ; 
de  môme  les  sacrifices  sanglants  et  l'usage  de  la  cliair  se  rencontrent 
dans  certains  rites  du  culte  brahmanique  bien  qu'ils  soient  en  opposi- 
tion avec  les  croyances  générales.  La  religion  hindoue  pratique,  en  effet, 
l'éclectisme  le  plus  large  et,  comme  tous  les  polythéismes,  elle  incline  à 
s'agréger  les  divinités  nouvelles  plutôt  qu'à  les  exclure.  Tandis  que  le 
missionnaire  catholique  défend  au  nouveau  converti  de  retourner  à  la 
pagode  ou  de  travailler  pour  elle,  l'Hindou  croyant  n'éprouve  aucun  scru- 
pule à  faire  un  acte  d'adoration  devant  une  procession  ou  une  église 
chrétienne.  Lorsque  certains  missionnaires  du  siècle  dernier  essayèrent 
de  mettre  la  religion  catholique  à  la  portée  des  hautes  castes  indoues, 
en  se  faisant  passer  pour  des  brahmanes  blancs,  en  affirmant  que  les 
écritures  chrétiennes  étaient  la  meilleure  version  des  écritures  sans- 
crites, que  Brahma  était  une  corruption  d'Abraham,  Krichna  de  Christ 
et  ainsi  du  reste,  l'opposition  à  cette  méthode  ne  vint  pas  des  brah- 
manes, mais  de  cîttholiques  auxquels  de  semblables  concessions  sem- 
blaient hérétiques  :  c'est  que  les  brahmanes  —  membres  de  la  caste 
sacerdotale  —  ne  iormeift  pas  un  clergé  et  qu'ils  n'ont  ni  pape,  ni  évê- 


LE   SENTIMENT  RELIGIEUX  DANS   l'iNDE  1O9 

ques,  ni  conciles,  ni  aucun  moyen  d'exercer  une  action  concertée  et  com- 
mune. 

Pendant  notre  séjour  à  Kapourthala,  arrive  dans  la  ville  une  jeune 
fille  précédée  d'une  grande  réputation  de  sainteté  :  on  dit  qu'elle  a 
longtemps  prié  Dourga  et  qu'un  jour  vers  l'âge  de  quatorze  ans  elle 
s'est  sentie  inspirée  de  cette  déesse  ;  elle  appartient  à  une  famille  de 
kchatryas  ou  guerriers,  mais  elle  a  quitté  ses  parents  ;  elle  est  belle  mais 
elle  a  renoncé  au  mariage,  elle  s'est  vouée  à  la  divinité  et  elle  s'est  mise 
à  parcourir  le  Pendjab,  allant  de  ville  en  ville,  en  compagnie  de  quelques 
fidèles  pour  édifier  les  populations.  Sa  déesse,  Dourga  ou  Kali,  est  la 
femmede  Siva  le  Destructeur,  patron  des  guerrierset  des  ascètes.  Dourga 
est  représentée  sous  la  forme  d'une  femme  peinte  en  bleu  ;  elle  a  quatre 
bras  dont  l'un  brandit  un  sabre,  un  autre  une  tête  coupée  ;  Dourga  a  du 
sang  aux  mains  et  sur  les  lèvres  ;  son  collier  est  composé  de  crânes, 
sa  ceinture  de  mains  coupées  ;  elle  marche  sur  un  homme  qu'elle  re- 
garde en  grinçant  des  dents  et  en  tirant  la  langue. 

On  rapporte  qu'autrefois,  elle  combattit  le  géant  Ravana,  roi  de 
Ceylan.  La  lutte  dura  dix  ans.  Comme  les  gouttes  de  sang  qui  sortaient 
de  chaque  blessure  reçue  par  Ravana  se  transformaient  en  géants, 
Dourga  se  mit  à  sucer  le  sang  des  blessures  qu'elle  faisait.  Enfin,  elle 
abattit  son  adversaire,  déchira  ses  membres  et  les  foula  aux  pieds  :  dans 
sa  joie,  elle  faisait  des  bonds  si  terribles  que  le  monde  en  était  ébranlé 
et  menaçait  ruine.  Ému  du  danger  que  courait  la  terre^  Siva,  l'époux  de 
Dourga,  se  coucha  sur  le  sol  parmi  les  membres  de  Ravana,  mais  la 
déesse,  dans  son  ardeur,  ne  le  remarqua  pas  d'abord  ;  elle  mit  le  pied 
sur  la  poitrine  de  Siva  et  s'aperçut  alors  seulement  qu'elle  venait  d'ou- 
trager son  seigneur  et  maître  ;  l'étonnement  et  la  douleur  lui  firent 
grincer  les  dents  et  tirer  la  langue.  Telle  est  parmi  les  aventures  de 
Dourga  ou  de  Kali  l'une  des  plus  connues.  Les  autres  sont,  comme  la 
précédente,  remplies  de  combats  et  de  massacres  :  Dourga  est  une 
déesse  de  carnage,  à  laquelle  on  offrait  autrefois  des  sacrifices  humains. 
Aujourd'hui,  le  gouvernement  anglais  a  supprimé  ces  pratiques  et  l'on 
ne  sacrifie  plus  à  Dourga  que  des  chèvres. 

A  peine  la  jeune  femme  inspirée  est-elle  arrivée  à  Kapourthala  que 
trois  habitants  de  la  ville  ont  résolu  de  lui  demander  un  miracle  propre 
à  persuader  les  incrédules.  Ils  se  sont  rendus  au  temple  de  Dourga, 
décidés  à  couper  leurs  langues  et  à  demander  ensuite  pour  les  faire 
repousser  l'intervention  de  la  sainte.  Deux  d'entre  eux  ont  manqué  de 
courage,  mais  le  troisième  a,  dit-on,  coupé  sa  langue.  Toute  la  ville 
aussitôt  s'est  portée  vers  le  temple  :  les  routes  et  les  sentiers  sont 
pleins  dliindous  qui  s'y  précipitent.  Nous  pénétrons  à  grand'peine  jus- 
qu'au temple.  C'est  un  petit  cube  de  briques  entouré  d'une  enceinte 
carrée  ;  la  cour  est  ouverte,  mais  la  porte  du  sanctuaire  est  fermée  :  nous 
parlementons  et  attendons  d'être  admis,  à  la  condition  de  quitter  à  la 
fois  nos  chaussures  et  notre  chapeau  ;  on  ouvre  et  nous  entrons  dans 
une  petite  salle  noircie  par  la  fumée  des  lampes  et  le  beurre  fondu 
qu'on  offre  aux  dieux.  Devant  nous  des  statues  de  Dourga,  de  Siva  et  de 


IIO  LA  REVUE   BLANCHE 

leurs  fils,  à  leurs  pieds,  les  instruments  de  cuivre  pour  le  culte,  au 
plafond  une  grosse  cloche.  Dans  un  coin,  le  patient  accroupi,  la  tète 
baissée,  la  bouche  fermée  :  le  sang  lui  sort  des  lèvres  en  filet  et  tombe 
dans  un  bassin  placé  [devant  lui.  «  Voici  la  langue  »,  dit  le  brahmane  • 
du  temple,  en  nous  présentant  un  morceau  de  chair  dans  un  vase  de 
cuivre.  C'est  une  langue,  en  effet/  mais  nous  voudrions  que  le  patient 
nous  montrât  sa  bouche  ouverte  ;  or,  c'est,  paraît-il,  impossible  ;  tout 
à  l'heure,  il  a  refusé  obstinément  de  le  faire  devant  le  médecin  anglais. 
Nous  ne  sommes  pas  plus  heureux  dans  notre  tentative. 

Nous  sortons  et,  dans  la  cour  nous  apercevons  pour  la  première  fois 
la  prophétesse.  C'est  une  très  jolie  femme  drapée  dans  un  pagne  de  soie 
verte  ;  ses  fidèles  Font  transportée  ici  dès  que  le  sacrifice  a  été  accompli  ; 
elle  a  vu  le  patient  et  lui  a  annoncé  qu'il  parlerait  une  fois  la  nuit 
tombée.  La  foule  attend  la  guérison  :  elle  est  transportée  d'enthousiasme, 
nerveuse,  agitée  de  frissons  :  les  Hindous  se  pressent,  assiègent  les  portes 
de  l'enceinte,  font  crouler  les  briques  des  murs  sous  leurs  escalades,  se 
suspendent  aux  arbres,  s'élèvent  sur  les  épaules  les  uns  des  autres. 
C'est  partout  une  houle  de  turbans  multicolores  sur  laquelle  s'abattent 
de  temps  à  autre  les  poings  et  les  gourdins  de  la  police.  Au  milieu  de  ce 
tumulte,  la  prophétesse  attend  tranquillement  à  la  porte  du  temple, 
assise  sur  des  coussins.  On  a  élevé  un  dais  au-dessus  de  sa  tète. 
Plusieurs  fidèles  l'éventent  avec  des  panaches  de  plumes  de  paon.  Un 
tamtam,  des  cymbales^  une  trompette  criarde  ne  cessent  pas  leur  tapage 
à  la  fois  grêle  et  discordant.  Pour  savoir  si  le  mutilé  parlera  à  l'heure 
fixée,  nous  aurions  bien  la  patience,  sinon  la  foi  d'un  Hindou,  mais  nous 
sommes  obligés  de  nous  éloigner  pendant  quelques  heures.  A  notre 
retour  voici  ce  qu'on  nous  raconte  :  le  soir,  vers  six  heures,  la  voyante 
a  fait  appeler  le  patient  et  lui  a  ordonné  de  parler.  11  a  essayé  deux  fois 
sans  succès  et  il  a  réussi  la  troisième.  Mais. on  ne  peut  le  voir,  il  doit 
rester  isolé  toute  la  nuit. 

Personne  ne  met  en  doute  sa  guérison.  L'affluence  augmente  vers 
l'inspirée.  On  va  la  trouver  au  caravansérail,  l'hôtellerie  des  voya- 
geurs indigènes.  Le  caravansérail  est  une  grande  cour  destinée  aux 
voitures  et  aux  bétes  de  somme  et  entourée  sur  ses  quatre  faces  de 
chambres  sans  meubles.  La  prophétesse,  avec  ses  coussins,  son  dais, 
ses  porteurs  de  chasse-mouches,  ses  musiciens,  occupe  une  de  ces 
chambres.  On  nous  la  montre  étendue  toute  raide  et  cachée  entièrement 
sous  un  long  voile  :  «  Elle  s'endort  souvent  ainsi,  nous  dit-on,  soit  avec 
l'aide  de  la  musique,  soit  naturellement  :  souvent  elle  parle  dans  son 
sommeil  !  —  Et  que  dit-elle  ?  —  Elle  dévoile  l'avenir.  » 

Bien  qu'on  ne  puisse  la  voir,  les  adorateurs  se  pressent  autour  d'elle 
pendant  toute  la  nuit;  ils  jettent  à  ses  pieds  des  roupies',  des  caurîs,  des 
fleurs,  des  bonbons.  Désormais^  elle  est  acceptée,  vénérée  et  Kapur- 
thala  se  trouvera  honorée  tant  qu'elle  voudra  rester  au  caravansérail. 
Quand  les  hommes  ont  rendu  leurs  hommages,  les  femmes  arri- 
vent à  pied,  en  voiture,  drapées  de  coton  ou  de  soie,  suivant  leur 
condition,  mais  toutes  avec  quelque  offrande.  «  La  voyante  pourrait 


LB   SENTIMENT   RELIGIEUX   DANS   L'iNDE  Iil 

devenir  riche,  nous  dit  un  très  haut  fonctionnaire  de  TEtat,  celui  qui, 
d'après  la  rumeur  publique,  aurait  fait  appeler  cette  femme.  Mais  elle 
ne  tient  pa»  à  l'argent.  Elle  ne  demande  rien  ;  elle  n'est  ni  avide,  ni 
•  orgueilleuse,  elle  fait  bon  accueil  à  tous,  elle  est  très  simple!  b  Et 
pourtant  les  honneurs  qu'on  lui  rend  pourraient  lui  faire  tourner  la 
tête.  Le  cortège  de  ses  adorateurs  grossit  à  chaque  heure;  il  en  vient 
maintenant  des  villages  et  des  hameaux.  Des  pénitents  hindous  et  sicks, 
à  peu  près  nus,  au  corps  frotté  de  cendre  grise,  aux  cheveux  longs,  à  la 
barbe  inculte  arrivent  du  fond  de  leur  ermitage  ;  ils  se  prosternent 
devant  l'inspirée  ;  puis,  ils  profitent  de  leur  séjour  dans  la  ville  pour 
aller  faire  une  quête  au  bazar.  L'un  d'eux  est  particulièrement  remar* 
quable  ;  il  entre  partout  et  s'assied  sans  façon  :  c'est  un  grand  et  gros 
homme,  au  large  ventre  ceint  d'une  parure  de  feuillages  ;  ses  cheveux 
nattés  en  corde  sont  enroulés  comme  un  turban,  il  s'appuie  sur  un  gros 
bâton  terminé  par  une  petite  hache  de  fer,  arme  habituelle  des  Sicks. 
Nous  exprimons  le  désir  de  le  photographier  ;  il  en  parait  enchanté  et 
nous  fait  signe  d'attendre;  quelques  instants  pour  qu'il  puisse  prendre 
un  maintien  digne.  La  voyante  elle-même  s'est  laissé  photographier 
sans  difficulté  et  nous  a  demandé  de  lui  donner  un  exemplaire  de  la 
photographie. 

Notre  curiosité  n'est  point  satisfaite,  nous  voulons  voir  le  jeune  homme 
qui  s'est  coupé  la  langue.  On  nous  le  montre,  enfin,  le  lendemain  du  jour 
du  miracle  ;  il  paraît  en  bonne  santé  ;  mais  nous  ne  l'entendons  point 
parler  et  nous  ne  pouvons  toujours  pas  obtenir  de  voir  sa  bouche.  On 
consent  seulement  à  nous  montrer  celle  d'un  autre  homme  qui  a  subi  la 
même  opération  et  qui  a  été  guéri  par  le  môme  miracle  un  an  aupa- 
ravant. Nous  remarquons  une  cicatrice  à  l'extrémité  de  sa  langue  ;  il 
n'a  pas  dû  se  couper  grand'chose.  Est-ce  bien  la  langue  du  patient  qu'on 
nous  a  montrée  hier?  Le  fonctionnaire  indigène  qui  passe  pour  protéger 
la  jeune  prophétesse  n'en  doute  pas  et  tout  le  monde  assure  que  le 
docteur  anglais  est  venu  juste  après  l'opération,  ce  qui  est  vrai,  et  qu'il 
a  examiné  la  blessure  dans  la  bouche  du  patient,  ce  qui  est  absolument 
faux;  nous  protestons  contre  la  dernière  assertion;  mais  sans  autre 
résultat  que  cette  réplique  :  «  Après  tout,  cette  femme  n'a  pas  besoin 
que  vous  croyiez  !  » 

Chaque  jour  l'histoire  du  miracle  s'embellit,  et  les  honneurs  rendus  à 
la  prophétesse  augmentent.  Le  maharajah  plus  docile  à  la  voix  du  peuple 
qu'aux  avis  de  son  médecin  la  reçoit  en  audience  solennelle  ;  les  dames  du 
palais  la  reçoivent,  la  consultent  sur  l'avenir,  la  comblent  de  présents. 
Le  surlendemain  du  miracle,  on  lui  fait  parcourir  la  yille  en  proces- 
sion. Son  cortège  est  ouvert  par  la  fanfare  de  cornemuses  du  régiment 
du  maharajah;  puis  viennent  les  bannières  sacrées,  les  statues  des  dieux, 
une  voiture  de  musiciens,  enfin  celle  de  la  prophétesse  attelée  de  deux 
chevanx,  recouverte  d'un  dais,  ornée  de  bouquets  etde  guirlandes.  Elle- 
même  est  assise,  drapée  dans  un  voile  de  soie  jaune  et  entourée  de 
porteurs  de  chasse-mouches  qui  Téventent  ;  en  face  d'elle,  le  patient 
toujours  silencieux.  Plus  loin,  viennent  en  voiture  ou  à  pied  tous  les 


li'Ji  LA  REVUE   BLANCHE 

croyants  de  la  ville  et  des  environs.  Les  marcliands  du  bazar  ferment 
leurs  boutiques  pour  courir  voir  le  cortège,  les  employés  du  grand 
bâtiment  où  sont  réunies  toutes  les  administrations  se  précipitent  atix 
fenêtres  et  sur  les  toits  de  la  ville,  les  femmes  regardent  par  dessous 
leurs  voiles  baissés. 

On  assure  que  la  prophétesse  pourra  cheminer  dans  une  pareille  gloire 
jusqu'à  Bénarès  la  ville  sainte,  si  elle  le  désire  et  si  les  autorités  anglaises 
la  laissent  faire. 

Le  gouvernement  a  pour  principe  de  ne  pas  contrecarrer  les  mani- 
festations religieuses  à  moins  qu'elles  ne  tombent  sous  le  coup  des  lois 
criminelles  ou  qu'elles  ne  choquent  par  trop  la  moralité  occidentale  :  or, 
si  les  rites  sanglants  ou  obscènes  existent  dans  la  religion  hindoue,  ils 
n'ont  pas  l'importance  que  leur  a  attribuée  l'imagination  européenne.  Les 
sacrifices  humains  sont  restés  en  usage  jusqu'à  la  domination  anglaise 
dans  les  religions  primitives  des  sauvages  de  l'Inde  centrale.  Le  culte 
brahmanique  les  a  pratiqués  jusqu'à  une  époque  voisine 'de  nous.  Sir 
William  liunter  croit  pouvoir  en  signaler  deux  pendant  la  famine 
de  1866,  mais  ces  sacrifices  étaient  rares  et  toujours  faits  dans  des 
circonstances  exceptionnelles  ;  il  semble  aussi  que  la  victime  s'offrait 
elle-même  pour  apaiser  le  courroux  des  dieux,  suicide  religieux  dont 
l'antiquité  offre  plusieurs  exemples. 

De  même,  les  veuves  qu'on  brûlait  vivantes  sur  le  bûcher  de  leurs 
maris  passaient  pour  accepter  leur  sort  :  elles  avaient  en  principe  le 
droit  de  survivre  à  leur  époux,  mais  elles  se  condamnaient  dans  ce 
cas  à  l'existence  la  plus  misérable,  tandis  que  l'holocauste  leur  garan- 
tissait une  place  dans  le  Paradis,  des  honneurs  exceptionnels  après 
leur  mort  et  leur  valait  pendant  leurs  derniers  instants  le  don  pro- 
phétique. En  réalité,  les  parents  du  mort,  soucieux  de  lui  faire  de  belles 
funérailles  et  avides  de  la  gloire  qu^un  tel  sacrifice  attirerait  sur  leur 
famille,  arrachaient  à  la  veuve  son  consentement,  l'entouraient  pour 
qu'elle  ne  pût  communiquer  avec  le  dehors  et  lui  versaient  au  dernier 
moment  un  breuvage  enivrant  pour  la  mettre  hors  d'état  de  résister. 
Le  sacrifice  des  veuves  n'était  en  usage  que  chez  les  notables  ;  il  a  été 
formellement  interdit  par  la  loi  anglaise  en  1829  et  les  souverains  indi- 
gènes ne  le  tolèrent  plus  dans  leurs  états. 

La  passion  sexuelle  tient  dans  le  brahmanisme  un  rôle  qu'on  ne  peut 
méconnaître^  mais  on  ne  doit  pas  attacher  trop  d'importance  à  certains 
usages  ni  considérer  comme  pratiques  générales  des  rites  particuliers  à 
telle  ou  telle  secte. 

L'œuvre  de  chair  n'est  pas  réglementée  aussi  étroitement  par  la 
morale  hindoue  que  par  celle  du  christianisme  :  aux  honnêtes  femmes  elle 
n'est  permise  qu'en  mariage  seulement,  mais  les  hommes,  bien  qu'ils 
se  marient  tous  sans  exception  et  de  très  bonne  heure,  peuvent  fréquenter 
les  femmes  publiques,  et  l'opinion  ne  les  en  blâme  pas,  pourvu  qu'ils  se 
conforment  aux  habitudes.  L'usage  constant,  au  moins  dans  le  sud,  est  que 
la  prostitution  soit  pratiquée  par  les  bayadères  consacrées  aux  dieux  et 
logées  dans  l'enceinte  des  temples.  Chaque  pagode  de  l'Inde  méridionale 


LE   SENTIMENT   RELIGIEUX  DANS   L'iNDE  1i3 

possède  une  troupe  de  ces  femmes  que  Ton  nomme  servantes  du  dieu  et 
qui  correspondent  auxhiérodules  de  Tantiquité.  Leur  profession  n'a  rien 
de  déshonorant,  elles  se  mettent  au  service  du  temple  de  leur  plein  gré 
ou  encore  elles  y  sont  envoyées  dès  leur  enfance  à  la  suite  d'un  vœu  fait 
par  leur  mère  ;  si  elles  ont  des  enfants,  les  fîUes  leur  succèdent,  tandis 
que  les  fils  sont  admis  dans  toutes  les  professions  permises  à  leur  caste. 
L'office  des  bayadères  consiste  à  chanter  et  à  danser  en  l'honneur  du 
dieu,  au  temple  pendant  les  adorations  quotidiennes,  au  dehors  dans  les 
processions,  enfin  dans  les  mariages  et  dans  toutes  les  cérémonies  où 
les  riches  particuliers  ont  loué  leurs  services.  Tantôt  elles  rythment 
leurs  mouvements  en  chantant,  tantôt  les  unes  dansent  tandis  que  les 
autres  les  accompagnent  de  la  voix  ;  quand  la  troupe  est  au  complet, 
elle  évolue  au  son  des  violons  à  une  corde,  des  trompes,  des  tambours, 
des  cymbales  dont  les  exécutants  tirent  quelques  notes.  Ces  musicens 
qui  appartiennent  aux  temples  sont  de  très  basses  castes  et  infiniment 
moins  estimés  que  les  danseuses.  Les  exercices  des  bayadères  sont  des 
ballets  et  des  pantomimes  rudimentaires,  ils  consistent  dans  la  répétition 
d'un  motif  initial,  ils  durent  jusqu'au  moment  où  l'assistant  le  plus  élevé 
en  dignité  donne  en  se  levant  le  signal  de  la  fin. 

Les  danses  que  nous  avons  vues  dans  les  processions  représentaient 
une  scène  des  légendes  sacrées.  Celles  où  nous  avons  été  conviés  par 
des  particuliers  avaient  pour  motifs  les  plaisirs  que  les  hommes  peuvent 
attendre  des  bayadères.  Les  danseuses  restent  toujours  vêtues  ;  leur 
costume  est  très  différent  suivant  la  région,  tantôt  un  voile  richement 
brodé,  tantôt  un  vêlement  collant  ;  dans  tous  les  cas,  il  doit  être  aussi 
riche  que  possible,  car  la  rareté  des  étoffes,  le  nombre  des  bracelets,  la 
valeur  des  joyaux  font  à  une  bayadère  plus  d'honneur  que  sa  beauté  ou 
ses  talents;  les  di'^bntantes  s'ornent  de  cuivre  doré  et  défausses  pierres, 
mais  elles  s'efforcent  de  gagner  bien  vite  de  belles  parures  qu'elles 
légueront  à  leurs  filles.  Le  salaire  que  leur  vaut  le  service  du  dieu 
suffit  à  peine  à  leur  subsistance  et  c'est  de  la  prostitution  qu'elles 
tirent  leur  principal  revenu.  Elles  reçoivent  au  temple,  dans  leur  loge- 
ment, les  hommes  de  bonne  caste,  à  l'exclusion  des  autres  dont  la 
fréquentation  les  dciclasserait  ;  hors  de  chez  elle,  les  bayadères  ont  le 
même  maintien  modeste  que  les  femmes  mariées  et  rien  ne  traduit  leur 
profession  si  ce  n'est  la  richesse  de  la  parure.  Il  ne  semble  pas  douteux 
que  la  prostitution  dans  les  temples  se  rattache  aux  croyances  et  qu'elle 
ait  été  d'abord  une  sorte  de  sacrifice,  mais  le  souvenir  de  son  origine  est 
perdu  et  les  clients  des  bayadères  n'ont  pas  la  moindre  idée  du  lien  qui 
rattache  leurs  plaisirs  à  la  religion. 

Chez  les  musulmans,  les  deux  professions  de  danseuse  et  de  fille 
publique  sont  également  réunies  ;  dans  les  deux  religions  on  a  conservé 
Tusage  de  marier  solennellement  à  un  arbre  celles  qui  les  exercent, 
tradition  venue  sans  doute  du  fétichisme  primitif.  Les  prostituées 
musulmanes  logent  dans  les  rues  du  bazar,  au-dossus  des  boutiques, 
ailes  se  montrent  aux  fenêtres,  vêtues  de  soies  voyantes,  procédé  qui 
paraît  fort  inconvenant  aux  Hindous,  tandis  que  les  musulmans  trouvent 
abominable  que  la  prostitution  se  pratique  à  la  pagode. 


Ii4  LA   REVUE   BLANGHS 

Une  chronique  scandaleuse  s'est  formée  autour  de  certains  sanctuaires 
où  les  femmes  stériles  se  rendent  en  pèlerinage,  mais  la  mauvaise  répu- 
tation des  cérémonies  que  Ton  fait  pour  obtenir  des  enfants  n'empêche 
pas  les  maris  d'y  envoyer  leurs  femmes  ou  même  de  les  y  conduire,  car 
un  Hindou,  est  déshonoré  s'il  n'a  point  de  postérité  pour  acquitter  la 
«  dette  des  ancêtres  v. 

Ce  n'est  pas  seulement  une  famille  que  l'Hindou  demande  au  mariage. 
Aux  Indes,  comme  dans  tous  les  pays  où  Tunion  des  sexes  est  faite 
uniquement  à  l'avantage  de  l'homme,  le  plaisir  est  considéré  comme 
une  fm,  et  le  mari  peut  répudier  la  femme  qui  ne  lui  donne  pas  satis- 
faction sur  ce  point.  Kama,  dieu  de  l'amour  (le  rituel  qui  porte  son  nom, 
le  Kamasoulra  est  traduit  en  français),  Kama,  fils  de  Vichnou,  n'est  pas 
un  des  grands  dieux  de  l'Inde,  et  son  culte  n'a  pas  la  popularité  de  ceux 
de  Rama  ou  de  Krichna.  Les  ascètes,  qui  se  délivrent  des  passions  pour 
atteindre  la  sagesse  parfaite,  le  considèrent  comme  un  ennemi;  on 
raconte  que  Kama,  ayant  voulu  tenter  Siva  au  milieu  de  redoutable» 
austérités,  fut  réduit  en  cendre  par  un  seul  regard  du  dieu  pénitent. 
C'est  pourtant  parmi  les  fidèles  de  Kali,  femme  de  Siva,  que  se  recrute 
la  secte  des  saktias,  adorateurs  de  la  force  génératrice  :  les  saktias 
font,  à  certaines  nuits,  devant  la  statue  de  Kali,  des  cérémonies  parti- 
oulières  qui  s'accompagnent  de  festins  et  de  débauches.  Ces  rites  n'ont 
jamais  été  suivis  que  par  une  minorité  d'initiés. 

Le  culte  phallique  est  général  chez  les  sivaïtes  ;  dans  tous  les  sanc- 
tuaires de  leurs  dieux,  on  rencontre  le  lingam  (phallus)  et  le  yoni  en 
multiples  exemplaires  de  toutes  tailles;  on  en  voit  d'énormes  taillés 
dans  la  pierre  qu'adore  un  éléphant  sculpté,  de  grandeur  naturelle  ;  il  en 
existe  de  minuscules  que  les  fidèles  s'attachent  au  cou  comme  des  amu- 
lettes. Ces  figures  ont  une  forme  rituelle  qui,  sans  être  absolument  réa- 
liste, ne  laisse  place  à  aucune  méprise;  aussi  inspirent-elles  une  très 
grande  répugnance  aux  musulmans  et  aux  Européens.  Elles  sont, 
dans  la  plupart  des  cas,  adorées  sans  rites  obscènes  et  l'Hindou  qui 
les  rencontre  dans  les  temples  de  Siva  éprouve  à  leur  vue  les  mêmes 
sentiments  qu'évoque  en  lui  la  coquille  fossile  exposée  et  vénérée 
dans  les  temples  de  Vichnou  comme  une  représentation  de  ce  dieu. 
Le  culte  phallique  n'est  point  particulier  à  l'Inde,  on  en  trouve  des 
représentations  sur  les  monuments  de  l'ancienne  Egypte  et  des  traces 
dans  les  religions  grecque  et  romaine. 

Le  polythéisme  n'est  pas  toute  la  religion  hindoue;  l'Inde  possède  six 
écoles  de  philosophes  qui  ont  interprété  les  livres  saints  et  dont  les  doc- 
trines reposent  sur  les  mêmes  principes.  Leurs  disciples  se  sont  recrutés 
dans  la  caste  sacerdotale  qui  a  le  monopole  des  études  religieuses,  mais 
ils  n'en  forment  qu'une  très  petite  minorité,  car  les  brahmanes  s'élè- 
vent rarement  au-dessus  des  croyances  vulgaires. 

La  métaphysique  hindoue  est  parente  de  celle  des  bouddhistes.  Tandis 
que  le  croyant  ordinaire  accepte  tout  bonnement  la  métempsycose  sans 
chercher  à  l'interpréter,  le  sage  découvre,  sous  ses  multiples  manifesta- 


LB   SENTIMENT  RELIGIEUX   DANS   LINDE  Ii5 

lions,  l'âme  unique  du  monde,  il  est  panthéiste.  Le  fidèle  ordinaire,  quand 
il  songea  la  vie  future,  pense  avec  terreur  que  son  .âme  pourrait,  après 
la  mort,  s'incarner  dans  le  corps  d'un  animal,  il  craint  aussi  l'enfer  dont 
il  a  une  idée  confuse,  il  espère  enfin  être  admis  dans  Vun  des  paradis 
qui  s'étagenten  spirale  autour  du  mont  Mérou  d'où  viennent  les  eaux  du 
Gange  et  sur  lequel  les  neuf  planètes  brillent  autour  de  Siva.  Au  juge*^ 
ment  du  sage  la  vertu  consiste  à  se  débarrasser  des  voiles  de  la  Maya  où 
illusion  terrestre  et  à  s'unir  à  l'infini.  Pour  atteindre  son  idéal,  le  sage  se 
plonge  dans  une  contemplation  dont  rien  ne  doit  le  distraire,  il  s'absorbe 
dans  sa  pensée,  il  se  délivre  des  passions  en  réduisant  ses  besoins  à 
l'extrême  limite.  Il  se  passe  de  vêtement,  ne  conservant  qu'un  petit 
pagne  de  coton  ;  pour  nourriture,  il  se  contente  des  aliments  que  lui 
procure  la  charité  publique.  11  s'impose  enfin  des  mortifications  par 
lesquelles  il  témoigne  son  mépris  de  la  vie  qui  est  une  des  formes  de 
l'illusion;  la  mort  ne  l'effraie  pas,  et  sans  la  police  anglaise  il  se  sui- 
ciderait comme  le  gymnosophiste  qui  se  fit  autrefois  brûler  devant 
l'armée  grecque.  Un  pareil  saint  est  l'objet  de  la  vénération  univei'- 
selle;  s'il  est  indiffèrent  aux  honneurs,  une  foule  de  parasites  qui  l'en- 
tourent recueillent  les  offrandes,  exploitent  les  pèlerins  et  importunent 
les  touristes  européens  que  les  cochers  indigènes  leur  amènent  moyen- 
nant pourboire.  Après  la  mort  du  saint,  son  entourage  élèvera  un  sanc- 
tuaire sur  son  ermitage  et  en  tirera  des  revenus. 

Les  véritables  sages,  ceux  qui  par  leur  science  et  par  leur  vie  peuvent 
se  flatter  d'être  unis  à  la  divinité,  sont  très  rares;  nous  n'en  avons  trouvé 
qu'un  seul  dans  notre  voyage,  tandis  que  nous  rencontrions  à  chaque 
pas  des  pénitents  isolés  ou  en  groupes  qui  vont  à  peu  près  nus  et  qui 
vivent  de  la  charité  ;  mais  ceux-là  se  recrutent  dans  toutes  les  castes 
et  ils  n'ont  pas  les  connaissances  qui  mettent  un  brahmane  en  état  de 
pratiquer  le  renoncement  philosophique  Méprisés  des  gens  instruits,  ils 
n'ont  d'admirateurs  que  dans  le  peuple  ;  certains  sont  des  fainéants  qui 
vivent  sur  la  crédulité  publique,  beaucoup,  des  fanatiques  qui  se  vouent 
à  un  dieu,  surtout  à  Siva  dont  les  austérités  sont  célèbres  ;  tels  ceux  qui 
86  faisaient  autrefois  suspendre  par  les  muscles  du  dos  à  des  crochets 
devant  le  sanctuaire  de  Siva,  tels  ceux  qui  se  font  enterrer  vivants,  ceux 
enfin  qui  pratiquent  les  macérations  les  plus  redoutables,  les  plus  répu- 
gnantes ou  les  plus  singulières,  enthousiastes,  fous  ou  prestidigitateurs, 
on  ne  sait.  Au  musée  hindou  de  Jeypore,  une  figure  représente  un  péni- 
tent qui  se  livre  à  des  exercices  gymnastiques  en  l'honneur  des  dieux; 
on  pense  à  l'histoire  chrétienne  du  bateleur  qui  faisait  chaque  matin 
une  culbute  en  l'honneur  de  la  vierge  Marie. 

Pour  le  plus  grand  nombre  des  fidèles  hindous,  la  religion  consiste  en 
la  dévotion  la  plus  méticuleuse  et  la  bigoterie  la  plus  plate.  Les  prati- 
ques sont  en  tel  nombre  et  si  minutieuses,  qu'elles  ont  fini  par  étouffer 
tout  le  reste,  et  que  la  foi  leur  donne  plus  d'importance  qu'aux  dieux 
mêmes,  elles  deviennent  une  sorte  de  magie  qui  enchaîne  la  volonté 
des  maîtres  du  monde.  D'après  la  légende,  le  roi  Vichvamitra  parvint  à 
forcer  les  barrières  de  la  caste  brahmanique  parce  qu'il  avait  fait  tant 


ii(j  LA   REVUE   BLANOHE 

de  prières  et  s'était  livré  à  tant  d^austérités  que  les  dieux  n'avaient  plus 

.  le  pouvoir  de  lui  rien  refuser. 

Si  aucune  cérémonie  religieuse  ne  peut  être  faite  sans  Tintermédiaire 
des  brahmanes,  c'est  que  les  brahmanes  sont  les  seuls  qui  connaissent 

les  formules  mantra  par  lesquelles  on  agit  sur  les  dieux.  Voici  comment 

js'exprimoun  dicton  populaire  :  «  Les  dieux  sont  nos  maîtres,  les  mantras 
sont  maîtres  des  dieux,  les  bï'ahmanes  sont  les  maîtres  des  mantras, 
donc   les  brahmanes  sont  les  maîtres  du  monde.  »    Pour  réciter  les 

.mantras,  il  ne  faut  pas  se  tromper  d'une  lettre  ou  d'un  accent,  et  sur  ce 
point  le  formalisme  hindou  égale  celui  de  l'ancienne  religion  romaine. 
Les  formules  sont  très  nombreuses,  il  y  en  a  pour  faire  le  mal  comme 
pour  faire  le  bien,  les  premières  employées  par  les  sorciers,  qui  ne 

.  manquent  pas.  Autrefois,  quand  on  soupçonnait  un  Hindou  d'évoquer  les 
mauvais  esprits,  les  autorités  locales  lui  faisaient  arracher  les  dents 

.  pour  qu'il  lui  fût  impossible  de  prononcer  correctement  les  formules. 
Les  Hindous  croient  toujours  aux  maléfices,  et  quand  ils  s'imaginent  en 

.être  victimes,  ils  recourent  à  un  sorcier  pour  en  rompre  l'effet  ;  aussi 

.  rencontre-t-on  dans  les  districts  reculés  des  exorciseurs  déguenillés,  au 
costume  bizarre,  accompagnés  d'un  petit  garçon  qui  porte  leur  tam- 
bour magique  et  les  accessoires  de  leur  profession. 

L'Inde  a  aussi  la  croyance  au  mauvais  œil.  On  fait  des  cérémonies 
spéciales  pour  le  détourner  de  la  tête  des  nouveau-nés,  des  divinités 
domestiques  et  des  statues  des  temples.  Certaines  particularités  dans 
le  costume  ou  la  toilette  des  enfants  sont  destinées  à  détourner  d'eux 
le  mauvais  œil.  Enfin  les  maisons  hindoues  ont  toutes  au-dessus  de  leurs 
portes  pour  remplir  le  même  office  un  dieu  à  tête  d'éléphant  qui  est 

.  Ganecha  fils  de  Siva. 

L'Hindou  croit  aux  bons  et  aux  mauvais  présages.  S'il  rencontre  un 
animal  de  mauvais  augure,  il  rentre  chez  lui  et  renonce  à  un  voyage,  à 
un  marché,  à  une  affaire.  L'Hindou  consulte  les  astrologues  pour  savoir 
s'il  réussira  dans  une  entreprise  ou  si  tel  ou  tel  jour  est  faste  ou  néfaste  : 
l'astrologie  est  l'une  des  études  réservées  aux  brahmanes  dont  beaucoup 
s'occupent  à  publier  des  calendriers.  Les  formules,  les  exorcismes,  les 

.  prédictions  ne  réussissent  pas  toujours  mais  la  foi  des  Hindous  n'en  est 
pas  ébranlée  et  ils  se  consolent  de  leur  désappointement  par  la  pensée 
qu'ils  vivent  dans  l'ûge  de  fer  où  la  prière  et  les  pratiques  n'ont  plus  la 
merveilleuse  puissance  qu'elles  avaient  dans  Tàge  d'or  où  se  passe  l'ac- 
tion des  grands  poèmes. 

Chaque  matin,  à  l'aube,  les  rivières,  les  lacs,  toutes  les  eaux  vives  ou 
dormantes  de  l'Inde  sont  peuplés  de  baigneurs  des  deux  sexes.  Leur 
nombre  ne  diminue  jamais,  ni  en  plein  été,  lorsque  les  bassins  du  Dekan 
et  du  Sud  ne  sont  plus  que  des  mares  verdies  par  les  plantes  aqua- 

,  tiques,  ni  en  hiver  lorsqu'un  brouillard  blanc  s'élève  des  fleuves  du 
nord  sous  les  premiers  rayons  du  soleil  succédant  à  la  fraîcheur  de  la 
nuit.  L'Hindou  ne  se  baigne  point  par  hygiène,  mais  pour  accomplir  les 
ablutions  rituelles  :  su  religion  lui  ordonne  trois  sortes  de  purifications, 
se  plonger  dans  l'eau,  y  tremper  son  vêtement,  en  boire  quelques  goût- 


LE   SENTIMENT   RELIGIEUX    DANS   L'INDE  117 

les,  opérations  qui  doivent  être  accompagnées  de  gestes  consacrés  et  de 
certaines  prières.  Les  temples  sont  construits  sur  le  bord  d'une  rivière, 
d'un  lac  naturel  ou  artificiel  ou  du  moins  ils  renferment  un  bassin  creusé, 
assez  grand  pour  les  ablutions  quotidiennes  des  fidèles.  Ces  eaux  n'ont 
pas  toutes  la  môme  vertu  :  celles  qui  ont  une  origine  miraculeuse,  qui 
sont  citées  dans  les  traditions  et  dans  les  légendes  sont  les  plus  efficaces 
pour  faire  disparaître  les  souillures,  tel  ce  lac  sacré  du  Rajpoulana  formé 
par  les  larmes  de  la  femme  de  Bralima  pleurant  une  infidélité  de  son 
époux,  tel  ce  bassin  du  sud  que  le  Ciange  vient  dit-on  remplir  tous  les 
douze  ans.  La  plus  sacrée  de  toutes  les  eaux  est  celle  de  la  déesse 
Gange  et  sur  les  rives  du  Gange;  le  lieu  le  plus  sacré  est  Bénarès  où 
Ton  vient  en  pèlerinage  de  toutes  les  parties  de  Tïmle.  L'eau  du  Gange 
efface  tous  les  péchés  même  après  la  mort,  c'est  pourquoi  Ton  y  jette 
depuis  les  sources  jusqu'à  la  mer  les  cendres  dos  cadavres  :  l'usage  de 
dresser  les  bûchers  funéraires  à  la  place  où  les  fidèles  font  leurs  ablu- 
tions et  de  précipiter  dans  l'eau  les  restes  des  morts  se  trouve  sur  toutes 
les  rivières  de  Tlnde. 

Quand  l'Hindou  a  t<?rminé  ses  ablutions,  il  peint  sur  son  front  les  mar- 
ques de  Vichnou  ou  de  Siva  ou  s'y  met  une  simple  tache  de  couleur  :  dès 
lors  il  se  gardera  de  toutes  les  souillures  extérieures  ou  intérieures  et  la 
liste  en  est  longue.  Si  par  malheur  il  subit  la  moindre  d'entre  elles,  il 
sera  obligé  de  se  purifier  par  Tune  des  nombreuses  méthodes  quïn- 
diquent  les  traités  spéciaux. 

L'existence  des  castes  impose  à  l'Hindou  des  purifications  plus  fré- 
quentes et  plus  minutieuses  que  ne  le  fait  aucune  des  religions  connues  : 
plus  la  caste  est  élevée,  plus  les  précautions  ou  les  expiations  se  multi- 
plient, mais  comme  les  pratiques  sont  une  marque  de  bonne  naissance, 
il  n'est  pas  rare  de  voir  les  gens  des  basses  castes  renchérir  sur  les  au- 
tres. La  caste  est  un  groupe  héréditaire  de  personnes  qui  se  distinguent 
parce  qu'elles  ne  peuvent  manger  que  des  aliments  préparés  d'une  cer- 
taine manière,  parce  qu'elles  ne  peuvent  s'associer  aux  repas  des  étran- 
gers à  la  caste,  parce  qu'elles  ne  peuvent  enfin  se  marier  hors  de  la 
caste. 

Sur  le  paquebot  qui  nous  portait  d'Aden  à  Bombay,  un  groupe  de 
marchands,  passagers  de  pont,  s'était  perché  sur  un  amas  de  caisses  et 
s'y  tenait  à  l'abri  des  contacts;  ces  Indous  mangeaient  quand  on  ne  pou- 
vait les  voir  et  ne  consommaient  que  des  aliments  et  de  l'eau  apportés 
par  eux.  Le  voyageur  ou  le  pèlerin  hindou  a  toujours  avec  lui  son  pot  de 
cuivre  pour  puiser  de  l'eau  et  pour  faire  cuire  du  riz  ou  du  millet,  il  ne 
le  prête  à  personne  et  le  préserve  avec  soin  de  toute  souillure.  Au  bazar 
de  Lucknow  nous  avons  causé  un  scandale  en  voulant  examiner  un  us- 
tensile destiné  à  l'usage  personnel  d'un  marchand  et  que  nous  avions 
cru  faire  partie  de  son  étalage.  «  Pensez  donc,  disait  notre  guide  hindou, 
si  vous  l'aviez  touché,  on  aurait  dû  le  laver  cent  fois.  »  Le  brahmane 
mendiant  n'accepte  que  des  aliments  crus  et  les  lave  bien  des  fois  avant 
de  les  faire  cuire  à  l'abri  des  regards  impies.  Le  fonctionnaire  indigène, 
le  gradué  des  universités  anglo-indiennes  conserve  sa  caste  ;  l'Hindou  n'y 


Ii8  LA   HEVUE   BLANCHE 

renonce  pas  même  quand  il  se  convertit  au  christianisme  et  sur  ce  point 
ce  sont  les  missionnaires  qui  font  des  concessions  ;  Tun  d'eux  nous  a  dé- 
claré que  les  prêtres  n'entraient  pas  dans  la  maison  d'un  paria  pour  y 
porter  Textrême-onction,  mais  qu'ils  administraient  les  sacrements  sur 
le  seuil  de  la  porte,  accomplissant  leur  devoir  de  chrétien  avec  tous  les 
ménagements  possibles  pour  les  hautes  castes.  Dans  les  couvents  indi- 
gènes de  Pondichéry,  toutes  les  religieuses  appartiennent  à  la  même 
caste;  une  de  ces  communautés  qui  préparait  des  poupées  costumées 
pour  l'Exposition  de  1900  avait  fait  celle  qui  représentait  sa  caste 
plus  grande,  de  teint  plus  clair  que  les  autres  et  lavait  habillée  d'étoffes 
plus  belles. 

Chaque  caste  est  une  petite  société  qui  a  sa  morale,  ses  codes  et  dont 
les  traditions  sont  maintenues  par  un  conseil  de  discipline  ;  une  caste 
ne  se  préoccupe  jamais  des  usages  de  sa  voisine.  Quand  lès  Rajpoutes 
tuaient  leurs  tilles  nouveau-nées,  les  autres  Hindous  ne  les  approuvaient 
ni  ne  les  blâmaient,  ils  disaient  simplement  :  «  c'est  la  tradition  de  leur 
caste.  »  La  charité  est  un  devoir  à  l'intérieur  de  la  caste  mais  elle  ne  sau- 
rait être  pratiquée  en  dehors  d'elle.  Le  malade  aime  mieux  mourir  que 
d'être  soigné  par  un  étranger  :  quand  les  Anglais  ont  voulu  faire  trans- 
porter les  pestiférés  des  maisons  particulières  dans  les  hôpitaux,  les  Hin- 
dous se  sont  révoltés.  A  Bombay,  chaque  caste  à  son  hôpital.  L'Hindou 
se  représente  les  nations  étrangères  comme  des  castes.  «  Si  les 
Français  acceptent  de  dîner  avec  les  Anglais,  s'ils  peuvent  épouser  des 
Anglaises,  déclare  un  Hindou  cultivé,  je  ne  comprends  pas  la  différence 
entre  la  France  et  l'Angleterre  ».  L'Hindou  n'a  pas  d'autre  patrie  que  la 
caste,  il  y  entre  par  la  naissance,  il  n'en  sort  que  par  la  mort. 

Les  castes  n'ont  pas  toujours  existé,  mais  leur  origine  est  fort  an- 
cienne. Les  divisions  sociales  héréditaires  sont  mentionnées  pour  la 
première  fois  dans  les  Lois  de  Manou  dont  la  date,  incertaine  comme 
celle  dp  tous  les  documents  hindous,  semble  remonter  à  près  de  2.000  ans. 
D'après  ce  texte  la  société  est  formée  de  quatre  couches,  les  brahmanes, 
les  guerriers,  les  marchands  et  les  artisans  ;  il  y  a  longtemps  que  ces 
éléments  se  sont  fragmentés  en  une  foule  de  castes  portant  les  noms  les 
plus  différents.  La  seule  classe  qui  ait  gardé  quelque  cohésion  et  qui  ait 
conservé  partout  son  nom  initial,  celle  des  brahmanes,  comprend  au- 
jourd'hui plus  de  i.8oo  castes  dont  plusieurs  sont  considérées  comme 
des  usurpatrices.  Jusqu'à  nos  jours  tous  les  groupements  ont  pris  aux 
Indes  la  forme  d'une  caste  ;  les  émigrants  installés  dans  une  province 
nouvelle,  les  disciples  d'un  réformateur,  les  sectes  liérétiques,  la  troupe 
d'un  capitaine,  la  bande  d'un  chef  de  brigands,  les  corporations  d'ou- 
vriers se  constituaient  en  castes  qui  perdaient  au  bout  de  quelques 
générations  le  souvenir  de  leur  origine  et  desquelles  on  affirmait  bientôt, 
comme  de  toutes  les  institutions  hindoues,  qu'elles  venaient  des  dieux  et 
qu'elles  existaient  depuis  des  milliers  de  milliers  d'années.  Aujourd'hui, 
les  Hindous  sont  répartis  en  castes  innombrables  dont  chacune  prétend 
être  plus  noble  que  les  autres,  mais  jqui  admettent  à  peu  près  toutes 
la  supériorité  des  brahmanes. 


LE  SENTIMENT  RELIGIEUX  DANS  L'INDE  119 

Les  brahmanes  prétendent  être  de  pure  race  aryenne  et  Ton  doit 
reconnaître  que  dans  Tlnde  méridionale  beaucoup  d'entre  eux  ont  le 
teint  plus  clair  et  des  traits  plus  européens  que  les  dravidiens  au  milieu 
desquels  ils  vivent  :  dans  le  sud,  ils  ont  conservé  le  costume  d'autrefois, 
une  pièce  d'étoffe  qui  entoure  les  reins  et  passe  en  écharpe  de  la  cein- 
ture à  l'épaule  —  laissant  la  moitié  du  torse  nu.  On  remarque  sur  leur 
poitrine  le  cordon  sacré,  insigne  des  brahmanes,  qu'usurpent  parfois 
d'autres  castes  :  leur  tête  est  rasée  et  reste  toujours  découverte.  Dans  le 
nord  il  est  souvent  difficile  de  distinguer  un  brahmane  d'un  autre  Hindou, 
car  les  purifications  et  les  pratiques  font  toute  la  différence.  La  journée 
du  brahmane  suffit  à  peine  aux  ablutions,  aux  sacrifices,  aux  prières, 
s'il  observe  consciencieusement  la  règle.  Ses  moindres  actions  sont 
soumises  à  des  prescriptions  qui  s'appliquent  môme  à  la  manière  de  se 
nettoyer  les  dents  avec  un  morceau  de  bois.  En  compensation  les  brah- 
manes ont  le  privilège  d'être  seuls  en  contact  avec  la  divinité,  seuls  ils 
peuvent  offrir  des  sacrifices,  seuls  ils  savent  les  prières,  seuls  ils  étu- 
dient le  sanscrit  et  les  écritures  sacrées  dans  les  écoles  des  pagodes.  Le 
sacerdoce  fait  vivre  beaucoup  d'entre  eux,  mais  il  n'est  pas  leur  seule 
profession  :  les  plus  pauvres  se  font  domestiques  chez  les  autres,  car  un 
brahmane  ne  peut  pas  être  servi  par  des  gens  de  castes  inférieures  ;  on  en 
trouve  même  qui  se  font  cuisiniers  chez  de  riches  marchands  qui  veu- 
lent une  nourriture  préparée  selon  les  règles  ;  dans  cette  condition  le 
brahmane  mange  à  part  et  ne  dessert  jamais  la  table  de  son  maître. 
Un  brahmane  peut  se  faire  soldat,  de  même  qu'un  kchatria  ou  guerrier 
peut  devenir  scribe.  I^es  hautes  castes  admettent  toutes  les  professions 
sauf  celles  qui  font  détlioir.  La  pauvreté,  le  travail  manuel  ne  déclassent 
pas  leurs  membres,  mais  ils  ne  sauraient  exercer  les  métiers  qui  les 
exposeraient  à  des  souillures  mystiques,  par  exemple  se  faire  blanchis- 
seur, barbier  ou  encore  entrer  au  service  des  européens  carnivores  pour 
lesquels  l'Hindou  ressent  Thurreur  que  nous  inspirent  les  anthropo- 
phages. Toutes  les  besognes  impures  sont  abandonnées  à  des  castes  spé- 
ciales ou  aux  individus  sans  caste. 

Un  homme  qui  désobéit  aux  prescriptions  traditionnelles  s'expose  à 
être  exclu  de  la  caste  par  le  conseil  de  discipline;  il  se  trouve  alors 
complètement  déclassé  car  il  ne  saurait  être  accueilli  dans  une  autre 
caste,  mais  il  peut  se  faire  réintégrer  dans  la  sienne  s'il  paye  une  amende 
proportionnée  à  sa  fortune  et  s'il  se  soumet  à  des  purifications  dont  la 
plus  efficace  consiste  à  absorber  les  cinq  liquides  sortis  de  la  vache. 

Les  Anglais  n'ont  pas  touché  à  l'organisation  des  castes  et  pourtant 
l'influence  occidentale  commence  à  pénétrer  la  société  hindoue  par  un 
effet  indirect  de  la  domination  britannique.  Sous  l'administration 
européenne  le  commerce  s'est  développé,  les  chemins  de  fer  ont  été 
construits,  les  cadres  européens  ont  été  imposés  à  l'armée  et  à  l'admi- 
nistration, par  suite  le  contact  avec  les  Européens  ou  entre  les  castes  dif- 
férentes est  devenu  plus  fréquent  qu'autrefois  ;  la  rigueur  des  anciennes 
prescriptions  s'est  relâchée,  du  moins  pour  ceux  qui  veulent  s'enrichir 
ou  avancer  dans  l'administration  :  un  brahmane  négociant  ou  fonction- 


lao  LA  REVUE   BLANCHE 

naire  ne  peut  pas  maintenir  dans  les  endroits  publics  la  distance  que 
l'ancienne  règle  exige  entre  sa  personne  et  celle  d'un  artisan.  Les  gens 
de  la  stricte  observance  se  condamnent  à  vivre  à  part  et  à  mener  Tan- 
cienne  existence  végétative.  Ils  sont  d'ailleurs  assez  nombreux  pour 
maintenir  dans  les  hautes  castes  une  partie  des  vieilles  traditions. 

Le  régime  tient  toujours,  mais  il  a  perdu  quelque  chose  de  sa  vitalité 
et  la  preuve  c'est  que  les  castes  nouvelles  ne  se  forment  plus  en  aussi 
grand  nombre  qu'autrefois. 

Suivant  les  juristes  anglais  la  codification  des  usages  hindous  aurait 
contribué  à  figer  la  société  dans  ses  cadres  actuels.  Autrefois,  la  fon- 
dation d'une  caste  était  souvent  l'œuvre  d'un  réformateur  qui  établis- 
sait parmi  ses  disciples  de  nouvelles  règles  en  matière  do  mariage  ou  de' 
propriété  ;  depuis  que  les  Anglais  ont  rédigé  des  codes,  de  semblables 
innovations  seraient  frappées  de  nullité  et  les  Hindous  doivent  rester  dans 
leurs  castes  s'ils  veulent  que  les  actes  de  leur  vie  civile  soient  légitimes. 

L'influence  européenne  a  d'autres  effets  plus  considérables,  elle 
apprend  aux  Hindous  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  s'enfermer  dans  une 
caste  pour  former  des  sociétés  de  discussions  littéraires,  politiques  et 
sociales  et  là  se  trouve  le  germe  d'une  évolution  qui  s'indique  à  peine 
mais  qui  sera  féconde  en  conséquences. 

Jusqu'à  nos  jours  l'intelligence  hindoue  dominée  par  la  foi  en  d'absor- 
bantes pratiques,  par  la  tradition  qui  fixe  Tesprit  sur  le  passé,  par  un 
animisme  naïf  qui  attribue  aux  esprits  le  mouvement  d'une  machine  à 
vapeur  ne  s'est  pas  ouverte  à  la  science  et  à  ses  applications.  La  morale 
la  plus  raffinée  n'assigne  à  l'individu  aucun  devoir  social,  ne  lui  donne 
pas  d'autre  préoccupation  que  de  faire  son  salut,  pas  d'autre  idéal  que 
le  renoncement  et  considère  le  mépris  de  l'action  comme  la  vertu 
suprême.  Humanité  n'a  pas  de  sens,  nation  non  plus,  nulle  solidarité 
eh  dehors  de  la  caste  ! 

Albert  Métin 


Le  Journal  de  Pavlik  Dolsky^'^ 

{Fin) 

12  avril. 

Evidemment  je  touche  à  la  fin  ;  ma  tête  est  encore   assez 
solide,  mais  les  forces  s'en  vont  de  jour  en  jour  et  les  souf- 
frances, la  nuit  surtout,  sont  insupportables.  A  peine  suis-je 
assis   à  ma  table  que   déjà   ma  main  a  de  la  peine  à  tenir  la 
plume.  Ce  matin  Maria  Pétrovna  m'a   conseillé   de   me  faire 
administrer  et  Féodor  Féodorovitch  me  propose  pour  demain 
une  consulation  de  médecins.  Naturellement  j'ai  dit  oui  à  tout. 
L'une  et  Taulre  m'affirment  que  je  suis  hors  de  danger  et  qu'ils 
ne  font  leurs  propositions  que    pour  me  tranquilliser.   Après 
leur  départ  on  m'a  remis  quelques  cartes  de  visite.  Sur  l'une 
j'ai  lu:    Comtesse  H.  P.  Zavorskaïa.  Cette   carte  à  elle  seule 
est   mon   arrêt   de    mort  :  Hélène    Pavlovna  ne  viendrait   pas 
chez   moi  s'il  restait  le  moindre  espoir  de  me  sauver  ;  sa  visite 
n'est  qu'une  réconciliation  in  extremis. 
Allons  il  est  temps  de  faire  ma  nécrologie. 
«  Il   y   avait  une   fois  un  homme  que  ses  amis  appelaient 
Pavlik   Dolsky.   De  sa  vie   il  ne  fit  rien  de   particulièrement 
méchant,  mais  il   n'y  avait  pas  en  lui  grand'chose  de  bon.  A 
vrai  dire,  c'était  un  homme  assez  nul,  et  pourtant  il  aura  occupé 
une  place  assez  marquante.  Son  cerveau  travaillait,  son  cœur 
battait  fort  et  ardemment  ;  il  aura  beaucoup  pensé  et  senti,  sou- 
vent désiré  et  espéré  et,  plus  souvent  encore,  souffert  et  erré. 
Son  grand  malheur  fut  de  ne  rien  faire  et  de   se  croire  jeune 
trop  longtemps.  Quand  il  s'en  fut  rendu  compte  et  qu'il  voulut 
'  rendre  sa  vie  un  peu  plus  raisonnable,  on  lui  dit  :  «  Non,  il  est 
trop  tard,  tu  as  passé  le  temps  d'aimer  comme  celui  de  penser, 
de    désirer,   d'espérer,    de   te  tromper.   Peut-être  souffriras-tu 
encore   un  peu,  mais  pas  longtemps,  puis    tu   disparaîtras.  » 
Je  ne  sais  ce  que  pensent  les  autres,  mais  moi  je  plains  ce  pau- 
vre Pavlik  envoyé  en  ce  monde  sans  son  consentement  et  ren- 
voyé malgré  lui.  » 

5  juillet. 
Il  y  a  plus  d'un  mois  qu'on  m'a  emmené  à  Vassilievka,  encore 
faible  et  sauvé  de  la  mort  par  quelque  miracle.  Le  jour  où  j'écri- 


(1")  Voir  La  revue  blanche  des  15  avril  et  l*»"  mai  1902. 


122  LA   REVUE    BLANQHE 

vis  la  dernière  page  de  mon  journal  fut  le  dernier  dont  j'eus 
conscience.  Je  me  rappelle  ensuite,  comme  dans  un  brouillard, 
l'entrée  de  mon  confesseur,  le  père  Basile,  et  avec  quelle  ardeur 
j'ai  prié.  Je  me  souviens  encore  que  des  gens  tout  à  fait  incon- 
nus se  sont  approchés  de  moi,  m'ont  mis  nu  et  ont  disputé 
autour  de  moi.  Même  l'un  deux,  le  plus  gris  et  le  plus  chauve, 
a  fort  malmené  Féodor  Féodorovitch.  Puis,  je  ne  me  rappelle 
plus  rien.  Rarement  je  reprenais  connaissance  et,  à  la  lumière 
de  la  lampe  voilée  d'un  abat-jour  sombre,  je  voyais  toujours 
devant  moi  Maria  Pétrovna  qui  me  faisait  prendre  mes  remèdes. 
Mais  ce  n'était  plus  la  Maria  Pétrovna  que  je  connaissais  ;  non  : 
c'en  était  une  autre.  Je  voulais  lui  demander  pourquoi  elle  était 
si  pâle  et  si  maigre,  mais  je  ne  le  pouvais  pas  :  aussitôt  que 
j'avais  pris  ma  médecine,  elle  disparaissait;  seul  le  bruit  léger 
de  ses  pas  s'entendait  sur  le  tapis,  et  de  nouveau  je  perdais 
connaissance.  Môme  à  présent  il  m'est  difficile  de  comprendre 
combien  de  temps  dura  cet  état.  Je^  m'éveillai  un  matin  :  il  n'y 
avait  plus  ni  lampe  ni  abat-jour  ;  un  clair  soleil  rayonnait  aux 
stores  de  ma  fenêtre.  Je  remuai  ;  des  pas  légers  glissèrent  sur 
le  tapis. 

—  Maria  Pétrovna,  est-ce  vous?  demandai-je  on  me  frottant 
les  yeux. 

—  Non,  je  ne  suis  pas  Maria  Pétrovna,  me  répondit  en 
s'approchant  de  mon  lit  une  petite  femme  maigre  au  doux  et 
sympathique  visage.  Je  suis  la  garde-malade,  vous  m'appelez 
toujours  Maria  Pétrovna,  mais  cela  ne  fait  rien... 

—  Et  quel  est  votre  nom? 

—  Je  vous  le  dirai  plus  lard.  A  présent,  il  ne  faut  plus 
parler,  prenez  votre  potion  et  dormez. 

En  même  temps  la  petite  femme  enlevait  très  adroitement 
mon  oreiller  et  m'en  remettait  un  autre.  Jusqu'à  présent  je  me 
rappelle  comme  je  m'endormis  doucement  la  tête  appuyée  sur 
ce  coussin.  De  ce  jour  commença  la  guérison.  Dans  les  rares 
instants  où,  durant  ma  maladie,  j'avais  pu  penser,  je  me  rendais 
bien  compte  que  j'allais  mourir,  et  cette  pensée  ne  m'attristait 
guère  ;  chaque  nouvelle  phase  de  ma  guérison  au  contraire  rem- 
plissait mon  cœur  d'une  joie  indicible.  Mon  premier  entretien 
avec  Anna  Dmitrievna, — c'était  le  nom  de  la  garde,  —  la  première 
tasse  de  thé  qu'on  me  permit,  la  première  bouffée  d'air  frais  de 
printemps  quand  on  ouvrit  ma  fenêtre,  tout  cela  fut  pour  moi 
autant  de  fêtes. 

Parmi  les  lettres  restées  fermées  que  je  trouvai  sur  mon 
bureau,  il  y  en  avait  une  d'Hélène  Pavlovna  qui  m'expliqua  sa 


LE  JOURNAL  DE  PAVLIK  DOLSKY  1^3 

visite.  Elle  écrivait  que,  demeurée  fidèle  à  la  mémoire  de  son 
premier  mari,  elle  me  priait  de  lui  remettre  pour  qu'elle  les  lût, 
les  lettres  d'Aliocha  ainsi  que  ses  photographies.  Elle  ajoutait 
à  la  fin,  que,  si,  par  hasard,  je  trouvais  de  ses  lettres  à  elle, 
j'eusse  robligeance  de  les  joindre  à  celles  de  son  mari. 

A  ce  billet  sec  quoique  poli,  je  répondis  par  une  lettre  très 
cordiale.  Je  demandais  à  Hélène  Pavlovna  de  me  pardonner  si 
ma  conduite  m'avait  valu  sa  colère,  lui  donnais  ma  parole 
d'honneur —  et  c'était  vrai  —  de  n'avoir  conservé  aucune  de 
ses  lettres,  et  mis  sous  enveloppe  le  «  groupe  prophétique  », 
le  seul  monument  du  passé.  Deux  heures  après  on  me  remit  un 
morceau  de  vilain  papier  sur  lequel  je  lus,  tracé  d'une  grosse 
écriture  mal  formée  :  «  La  Comtesse  Hélène  Pavlovna  Zavors- 
kaïa  a  reçu  la  lettre  et  le  paquet  de  M.  Dolsky  ;  en  foi  de  quoi, 
selon  les  ordres  de  Son  Excellence,  je  signe  :1e  valet  de  chambre, 
Jacques.  » 

Si  Hélène  Pavlovna  est  innocente  de  la  mort  de  son  mari,  et 
je  doute  de  plus  en  plus  de  sa  culpabilité,  je  suis  horriblement 
coupable  envers  elle,  et  sa  colère  est  légitime;  toutefois  il  me 
semble  qu'après  un  quart  de  siècle  elle  pourrait  un  peu  se  cal- 
mer et  s'adoucir.  En  tous  cas  je  suis  très  content  qu'avec  le 
groupe  prophétique  ait  disparu  tout  ou  presque  tout  ce  qui  me 
restait  de  cette  pénible  période  de  ma  vie  ;  il  ne  me  reste  que  les 
remords  de  concsience  qu'on  ne  peut  envoyer  nulle  part.  La 
correspondance  d'Hélène  Pavlovna  est  la  seule  tache  qui  ait 
assombri  le  fond  clair  de  ces  deux  derniers  mois.  L'impression  de 
ma  joie  de  jour  en  jour  grandit  et  elle  atteignit  son  paroxysme 
quand  on  m'emmena  à  Vassilievka.  Cette  vieille  maison  plon- 
gée dans  la  verdure  des  tilleuls  et  des  peupliers,  ce  grand  et 
vieux  jardin  dont  on  pourrait  faire  plusieurs  parcs  m'ont 
ramené  au  temps  inoublié  de  mon  enfance,  qui  fut  gaie  et  pure. 

Nous  arrivâmes  à  Vassilievka  dans  la  nuit.  Le  lendemain,  en 
me  levant,  je  me  mis  au  balcon  fleuri  et  embaumé  d'un  buisson 
entier  de  roses,  et  quand  ma  vieille Palégéïa  Ivanovna  m'apporta 
mon  café  dans  une  grande  tasse  bleue,  jolie  de  bergères  peintes, 
je  sentis  que  le  poids  des  lourdes  années  était  tombé  de  mes 
épaules.  Pendant  la  route  j'avais  senti  par  moments  une  grande 
faiblesse.  Les  coins  familiers  me  rendaient  tout  d'un  coup  mes 
forces  d'autrefois.  J'ai  parcouru  la  maison  et  d'un  pas  léger  je 
suis  monté  dans  celte  chambre  qu'enfant  j'occupais  avec  mon 
frère.  Cette  chambre  n'a  guère  changé  :  une  grande  table  noire 
entaillée  de  coups  de  canif  occupe  le  même  coin  entre  la  fenêtre  et 
le  poêle  ;  nos  lits  d'enfants  sont  restés  côte  à  côte    seulement 


ia4  LA    REVUE    BLANCHE 

le  papier  est  déchiré  et  la  couleur  des  rideaux  des  fenêtres  es 
passée.  J'ai  ouvert  une  grande  fenêtre  à  laquelle  j'étais  jadis 
resté  accoudé  de  longues  heures  à  regarder  pensif  Torée  d'une 
vieille  et  sombre  forêt  qui  bleuissait  à  droite.  Les  arbres  sont 
coupés  et,  à  leur  place,  on  aperçoit  la  rivière  bleue  qu'ils  empê- 
chaient de  voir  autrefois;  le  paysage  est  peut-être  plus  beau, 
mais  je  regrettais  Tantique  forêt  coupée,  et  avec  soulagement  je 
tournais  mes  regards  à  gauche  vers  les  ruines  de  la  vieille  cui- 
sine. J'avais  dix  ans  quand  on  fit  construire  la  cuisine  de  pierre, 
mais  près  d'elle,  à  demi-pourris,  les  débris  de  la  cuisine  de  bois 
sont  encore  là.  J'étais  heureux  que  le  puits,  comblé  depuis  long- 
temps, eût  été  conservé  et  de  voir  à  l'entrée  du  potager  l'épou- 
vantail  en  habit  noir  placé  là  jadis  pour  effrayer  les  corbeaux, 
mais  qui  alors  nous  effrayait  beaucoup  plus,  Sacha  et  moi. 

Un  mois  entier  s'est  écoulé  sans  que  je  m'en  sois  aperçu.  Je 
voulais  faire  visite  à  quelques  voisins,  mais  je  remettais  toujours 
ces  visites  au  lendemain.  Je  craignais  d'interrompre  ma  vie 
calme,  ma  vie  solitaire  de  souvenirs  et  de  rêves.  Je  revivais  au 
passé.  Je  retrouve  ici  les  lettres  que  j'avais  écrites  à  ma  mère 
au  cours  de  trente  années.  D'ordinaire,  je  passe  toute  la  matinée 
à  lire  ces  lettres  ;  sur  chacune,  je  réfléchis  longnemenl,  non 
seulement  je  lis  les  mots  qui  sont  écrits,  mais  je  vois  entre  les 
lignes  ce  que  je  taisais.  Tout  mon  passé  revit  dans  ma  mémoire, 
une  foule  d'hommes  passent  de  nouveau  devant  moi  avec  leurs 
traits  tantôt  nets  et  tantôt  effacés.  Os  taches  d'ombre  sur  les 
personnes  qui  me  sont  proches  avaient  beaucoup  troublé  mon 
âme  dans  les  années  de  l'adolescence,  maintenant  je  les  vois 
avec  plus  de  calme  puisque  je  comprends  mieux,  —et  comprendre, 
selon  le  grand  mot  de  Shakespeare,  c'est  j)ardoniier. 

Ma  seule  dislrai^tion,  c'est  de  causer  avec  Palégéïa  Ivanovna  et 
nos  conversations  n'ont  trait  (|n'au  passé.  Elh*  a  beaucoup  plus 
de  quatre-vingts  ans;  elle  avait  été  engagée  pour  nourrir  ma 
mère,  et  de  ce  jour  elle  est  restée  dans  la  maison  :  on  l'y  traitait 
comme  une  personne  de  la  famille.  Klle  a  très  bien  connu  mes 
deux  aïeuls  et  ses  récits  m*expli(juent  beaucoup  de  traits  de  mon 
caractère  et  certains  actes  de  ma  vie.  Dune  Jamille  jadis  nom- 
breuse, je  suis  le  seul  survivant.  «  Maintenant  je  ne  prie  que 
pour  ta  santé,  me  disait  un  jour  Palégéïa  Ivanovna —  et  quand 
je  me  rappelle  tous  les  autres,  il  me  faut  dire  :  Dieu,  garde  l'âme 
de  ton  serf  !  » 

Hier,  j'ai  trouvé  ce  cahier  et  j'ai  relu  mon  journal.  Chose 
étrange,  les  lettres  que  j'ai  écrites  il  y  a  trente  ans  sont  beaucoup 
plus  près  de  mon  ûmeque  ce  journal  commencé  l'année  dernière. 


LE  JOURNAL   DE   PAVLIK   DOLSKY  1^5 

Une  transformation  morale  s'est  produite  en  «moi  depuis  ces 
deux  mois.  Par  exemple,  en  commençant  ce  journal  je  me  suis 
demandé  :  «  Suis-je heureux  ou  malheureux?  »  et  je  ne  pouvais 
répondre  à  cette  question.  Aujourd'hui,  j'y  réponds  sans  hésiter  : 
j'ai  été  malheureux  pendant  de  longues  années,  mais  maintenant 
je  suis  tout  à  fait  heureux.  Peut-être  mes  dissertations  sur  l'amour 
de  l'humanité  étaient-elles  logiques,  mais  ce  qui  est  logique 
n'est  pas  toujours  juste.  Je  ne  puis  dire  notamment  si  j'aime 
l'humanité  ou  la  planète  ou  le  système  solaire  ;  je  sais  une  seule 
chose,  que  j'aime  la  vie  dans  toutes  ses  créations,  j'aime  la  pensée 
que  je  vis. 

Aujourd'hui,  il  fait  très  chaud,  comme  il  n*a  pas  fait  chaud 
encore  cette  année.  La  paresse  me  gagnait,  je  n'arrivais  ni  à  lire, 
ni  à  penser  ;  je  suis  descendu  au  jardin  et  m'y  suis  installé  à 
l'ombre  d'un  large  érable.  Le  ciel  était  sans  nuage,  autour  de  moi 
régnait  un  calme  absolu;  tout  ce  qui  pouvait  se  garer  de  la 
chaleur  dormait,  les  hommes  comme  les  animaux  et  les  arbres. 
Seules,  quelques  hirondelles  silencieusement  traversaient. l'air, 
quelques  mouches  tournoyaient  sans  bruit  au-dessus  de  ma  tôte, 
et  de  loin  en  loin  arrivaient  jusqu'à  moi  le  clapotis  de  l'eau  et 
les  cris  des  gamins  qui  se  baignaient  dans  la  rivière.  Puis  tout  se 
taisait.  Gagné  par  l'exemple,  j'allais  m'endormir  quand  je  fus 
éveillé  par  l'arrivée  d'un  nouveau  personnage.  A  quelques  pas 
de  moi  se  tenait  un  grand  coq  qui  me  regardait  attentivement; 
il  poussa  deux  fois  très  haut  un  cri  impérieux,  parut  mécontent 
de  quelque  chose  et  rebroussa  chemin  en  foulant  délicatement 
l'herbe  comme  un  élégant  de  la  ville  qui  vient  par  hasard  à  la 
campagne  et  craint  de  salir  ses  bottines  vernies.  On  dirait  que  ce 
coq  m'a  été  envoyé  pour  chasser  un  sommeil  malencontreux  et  me 
rappeler  au  plaisir,  c'est-à-dire  à  la  vie.  Mon  Dieu!  pensai-je 
plein  d'enthousiasme,  comment  ne  pas  te  remercier!  J'étais  con- 
damné à  mourir,  et  sans  un  miracle,  je  serais  dans  la  tombe,  je 
ne  jouirais  pas  de  ce  bienfaisant  soleil,  de  cette  ombre  délicieuse, 
le  coq  chanterait  devant  ma  tombe,  mais  je  n'entendrais  pas  son 
cri  !  Je  sais  que  l'heure  n'est  pas  loin,  mais  je  dois  te  savoir  gré 
de  ce  délai  et  en  profiter.  Quoi  qu'il  puisse  m'arriver  maintenant, 
je  ne  crains  plus  rien;  si  j'étais  condamné  aux  travaux  les  plus 
pénibles;  s'il  me  fallait  mener  l'existence  d'un  mendiant  sans 
asile,  alors  même  je  ne  me  révolterais  pas.  Dormir  sur  la  terre 
nue,  vaut  encore  mieux  que  dormir  dessous.  D'ennemis  je  n'en 
puis  avoir;  il  n'y  a  pas  d^outrage  que  je  ne  puisse  pardonner. 
Je  crois  n'avoir  haï  personne  aussi  vivement  que  Michel  Ko- 
zielsky,  et  mainlenant  je  pense  à  lui  sans  amertume  ;  dans  trois 


ia6  LA   REVUE    BLANCHE 

semaines  j'irai  à  la  campagne  chez  Maria  Pétrovna  et  je  passerai 
chez  elle  la  fin  de  Tété.  Puis,  à  la  fin  d'août,  aura  lieu  le  ma- 
riage de  Lydia  et  j'ai  promis  d'être  garçon  d'honneur. 

Je  ne  puis  me  rappeler  celte  charmante  enfant  sans  attendris- 
sement, bien  que  le  démon  de  Tamour  soit  complètement  endormi 
en  moi  et,  je  l'espère,  ne  doive  plus  s'éveiller.  Ces  jours-ci, 
Lydia  m'a  écrit  :  «  Quand  même,  j'insisterai  et,  après  mon 
mariage,  je  ferai  tout  pour  que  Maria  Pétrovna  vous  épouse.  » 
Elle  le  fera  peut-être,  mais  que  m'importe?  Si  chaque  homme 
éprouvait  une  fois  dans  sa  vie  ce  que  j'ai  éprouvé,  c'est-à-dire 
s'il  avait  senti  nettement  un  de  ses  pieds  dans  la  tombe,  la 
haine  cesserait  entre  les  hommes.  La  vie  humaine  est  enfermée 
dans  un  cadre  si  étroit  d'ignorance  et  de  faiblesse,  elle  est  si 
accidentelle,  si  incertaine,  si  courte,  qu'il  est  absurde  à  l'homme 
de  l'empoisonner  encore  par  de  stupides  querelles.  Quelle 
terrible  folie  que  la  guerre  !  Comment  les  hommes  peuvent-ils 
se  décider  à  s'entre-tuer  !  L'homme  n'a  qu'un  seul  et  véritable 
ennemi,  la  mort;  on  ne  peut  lutter  contre  elle,  mais  il  ne  faut 
pas  l'aider. 

Et  si  ce  renoncement  à  la  lutte,  ces  élans  d'amour  n'étaient 
pas  des  preuves  de  ma  transformation  morale,  mais  seulement 
les  signes  du  ramollissement,  de  la  vieillesse...? 

Tant  pis!  il  faut  se  soumettre,  il  faut  renoncer  à  être  Pavlik, 
il  est  temps  de  devenir  Pavel  Malvéiévitch  et  d'accepter  la  vieil- 
lesse avec  toutes  ses  conséquences. 

Ah!  vieillard!  vieillard! 


FLN 


A.  N.  Apoukhtine 


Traduit  du  rasse  par  J.  W.  Biekstock. 


Poèmes 


D  APRÈS  SCHUMANN 

Ce  sera  dans  longtemps  —  et  très  loin 

Sans  doute,  —  et  par  un  ciel  mélancolique 

En  deuil  de  son  bleu  incertain 

En  deuil  royal,  faiblement  purpurin  ; 

Des  vagues  pleureront  une  glauque  musique^. 

Car  ce  sera  le  soir  —  et  sur  une  plage,  — 
Puisque,  sous  le  voile  des  ans. 
Tu  ne  m'apparais  un  peu  moins  fuyante 
Que  baignée  de  l'inquiétude  âpre  du  large 
Et  de  crépuscule. 

Il  y  aura  de  grands  bois  noirs  sur  la  dune, 
Pareils  à  ceux  où  les  soupirs  des  feuilles 
Semblent  chuchoter,  —  si  bas  !  —  ton  nom, 
Que  je  le  veuille 
Ou  non. 

Il  y  aura  de  lents  oiseaux  attardés 

Qui  feront  dans  Tair  des  cercles  tristes, 

Des  senteurs  tendrement  tristes,  comme  oubliées 

Et  retrouvées, 

De  tamarix. 

Il  y  aura  en  tout  une  grande  douceur  lasse 
Comme  après  des  larmes. 

Et  tu  ne  seras  plus  le  songe  consolant  qui  passe 
Mais  la  Poursuivie,  la  Redoutée,  chair  et  âme 
...  (La  brise  gémira  des  :  Enfin!  et  des  :  Hélas I) 

Et  malgré  Texultante  folie  de  ma  joie 
Je  n'irai  que  bien  lentement  vers  Toi, 


1^8  LA   REVUE   BLANCHE 

Tout  angoissé,  de  moins  en  moins  vite, 

Si  comiquement  honteux  de  n^étne  que  moi 

Que  tu  me  reconnaîtras  tout  de  suite.  » 

Tu  me  souriras,  — charitahlement,  —  des  yeux,  — 
De  tes  larg(\s,  de  tes  [)rofonds  yeux  —  radieux 
Encore —  dans  la  nuit  lombanLe  ; 

Et  comme  je  ne  saurai  que  te  regarder, 
Croyant  rêver  ce  bonheur  toujours  retardé, 
Oubhcux  des  longues  années  suppliciantes, 
Des  longs  désespoirs  avivés  de  faux  espoirs, 
Tu  me  tendras,  —  plutôt  condescendante,  — 
La  pâle  main  qui  m*a  pétri  sans  le  savoir  : 
Et  tu  te  croiras  la  plus  aimante. 


II 
CANTILÈNE 

J'aime  le  mot  :  doux,  -j'aime  le  mot:  bleuy  -j'aime  le  mol  :  triste^ 
Ils  me  caressent,  ils  me  bercent,  ils  me  noient,] 
Ils  me  roulent  dans  une  houle  qui  chatoie 
Comme  Teau  des  lagunes  de  Venise  l'Irisée. 

Ils  miroitent  comme  les  grottes  marines 
Troubles  et  claires,  qu'un  reflet  du  large  baigne. 
Où  flottent,  blondes,  les  flexueuses  néréides 
Et  les  souples  torsions  des  pâles  sirènes. 

Ils  m'endorment  comme  une  chanson  lente 
Dans  le  saphir  des  soirs  diaphanes  de  l'Inde  ; 
Us  m'émeuvent  comme  une  balsamique  plainte 
D'invisibles  fleurs  dans  les  arcanes  des  sentes. 

0  surtout  le  doux  mot  bleu  :  tr'isle  ! 
Combien  il  se  prolonge  par  les  crépuscules 
Alors  qu'est  morte  au  ciel  la  dernière  améthyste 
Et  que  de  pâles  feux  bleus  tremblent  dans  la  brume, 
Telles  de  frissonnantes  et  lointaines  lucioles, 
Vagues  âmes  qui  s'éveillent,  craintives, 
Rien  encore  que  promesses  d'étoiles  ! 


POÈMES  IVJ 

Déjà  s'éveillent  dans  les  bois  et  sur  les  rives 

Les  fantômes  plaintifs  des  amours  malheureuses, 

Des  amours  voluptueusement  déchirantes, 

Sues  fatales  d'avance  —  et  d'autant  plus  fougueuses  ; 

Et  ceux  des  amours  menacées,  toujours  errantes  ; 

Et  ceux  des  amours  qui  furent  à  peine. 

Dont,  à  peine,  de  bleues  vapeurs  nacrées  subsistent  : 

Ne  furent-elles  pas  les  plus  doucement  tristes? 

...  Tendresses  pour  des  inconnues,  —  recherches  vaines  ... 
0  tes  longs  et  doux  yeux  bleus  d'un  bleu  gris  si  triste  ! 


III 


CALADORAS 
[Ténériffe] 


Pour  madame  F, 


Elles  demeurent  en  d'étroites  rues  humides, 

En  de  vieilles  maisons  basses,  —  crépusculaires 

Malgré  le  jour  d'or  bleu  fervide 

Où  semblent  s'évaporer  les  tuiles  solaires, 

Les  saharas  de  blanches  terrasses 

Et  les  squameuses  végétations  d'Afrique. 

Elles  brodent,  sur  de  petits  métiers  bizarres 

Faits  de  lattes  asymétriques, 

De  vieux  clous  tordus  et  de  ficelles. 

Des  fleurs  de  formes  surnaturelles. 

Des  croix  fantasques  de  vitraux  antiques. 

D'arachnéennes,  d'aériennes  rosaces 

Ou  des  papillons  qui  vivent  sur  d'autres  astres. 

Et  tous  ces  motifs  s'isolent  —  ou  s'entrelacent 
Sur  la  toile  ajourée  ou  sur  la  soie, 
Si  clairs  et  d'une  si  ferme  finesse 
Qu'on  dirait  de  l'ivoirerie  chinoise. 

Elles  passent  des  semaines  dans  la  tristesse 

Des  chambres  aux  volets  clos,  —  en  les  limbes  gris 

D'un  automne  factice  que  rien  ne  fleurit 

De  lumineux  qu'un  rayon  pâle. 


îJo  LÀ  REVUE    BLANCHE 

Fané,  cendré  par  les  treilles  du  patio 
Où  roucoule  et  pleure  la  lamentable, 
La  lente  complainte  d'un  filet  d'eau. 

Et  leurs  yeux    las  qu*éblouit    un   lacis    de   fibres 
Se  brûlent  à  prêter  aide  au  soleil  voilé. 


Elles  vivent,  si  c'est  là  vivre, 

Dans  Tangoisse  des  heures  trop  vite  écoulées  ; 

0  ces  minutes  qu'elles  ont  perdues 

Parce  qu'un  brouillard  rouge  noyait  les  dessins, 

Parce  que  des  lames  aiguës 

Fouillaient  leurs  tempes  et  que  dans  leur  crâne  étreint 

Par  un  étau  féroce  aux  pressions  broyariies 

Éclatait  le  vacarme  de  cent  rues  hurlantes  ! 


O  la  honte  des  tâches  non  finies. 

Du  travail  refusé  pour  un  jour  de  retard. 

Les  durs  sermons  et  les  avanies 

Des  acheteurs  méprisants  ou  hilares 

Chez  qui  Içs  broderies  tombent  en  avalanches 

Ou  s'accumulent  en  névés 

Dans  Tété  floral  des  hautes  galeries  blanches  ! 

Alors  ce  sont  les  nuits  abolies,  —  les  levers 

Deux  heures  avant  l'aube»  après  des  veillées  folles. 

Dans  une  indigente  lumière  jaune 

Ou  volettent  des  monstres  d'un  noir  bleu 

Aux  crépitements  des  mèches  qui  charbonnent  : 

C'est  la  hâte  qui  se  change  en  fureur. 

L'aiguille  qui  glisse 

Entre  les  doigts  moites  moins  crispés. 

Voici  les  fleurs  et  les  papillons  qui  s'irisent. 

Et  les  réveils,  les  reins  brisés 

Après  de  longs  sommes  de  vingt  secondes. 


Vite  !  une  gifle  d'eau  glaciale  sur  les  yeux 

Dans  le  patio  sonore  d'un  noir  de  tombe 

Et  la  lutte  reprend,  plus  enragée,  plus  anxieuse. 


POÈMES  1^^ 

Aussi  leur  paraît-il  qu'une  aurore  de  fête 
Egayé  de  feux  roses  les  murs  rechignes, 
Les  matins  chantants  où,  Touvrage  terminé, 
Orné  de  faveurs  bleues  ou  cerise,  elles  guettent 
Dans  un  miroir  piqué  Tefifet  de  leurs  toilettes  , 
Car  elles  vont  prendre  le  large,  pavoisées 
De  robes  claires  et  de  rubans  d'arc-en-ciel, 
Leurs  joues  roses,  mates,  bistrées. 
Insidieusement  poudrerizées 
Et  peut-être  une  idée  retouchées  au  pastel. 

Elles  vont  franchir,  sous  Tazur  et  dans  la  brise, 

Des  espaces  géants,  —  des  centaines  de  pas  !  — 

Voir  de  vraies  fleurs,  de  vrais  papillons  qui  s'irisent, 

Des  branches  qui  secouent  leur  neige  d'incarnat, 

Légère,  tournoyante,  embaumée;  *J 

Et  dans  Tair  chatoyant  des  rues  hautes 

Que  ne  domine  plus  qu'un  diadème  de  monts 

Flaves  et  rouges  et  poudrés  de  pierreries, 

Leurs  prunelles  de  diamant  noir  ou  de  béryl, 

Libérées  du  crépuscule,  refléteront 

Un  décor  de  lumineuse  féerie, 

Tout  d'ors  embrasés  qu'avivent  les  bleus  profonds  ^ 

Des  ravins  de  saphir  striant  l'incendie  fauve 

Sous  Tétincellement  himalayen 

Du  Pic,  —  monstrueuse  gemme  de  neige  mauve. 

Bientôt  groupées  sur  une  véranda  qu'elles  émaillent 

Comme  de  bouquets  criards  et  charmants. 

Elles  s'étudient,  se  complimentent,  se  raillent, 

Si  expertes  !  inquiètes  pourtant 

Du  sort  qu'emprisonne  encore  la  porte  close  :  — 

Que  dira  le  Seftor  Suizo^  Francès^  Inglès 
Dans  son  espagnol  incorrect  mais  «  plein  de  choses  »  ? 
Refus?  amende?  ou  prime  de  dos  reaies 
Récompensant  royalement  les  ophtalmies  ? 

Ah!  sait-on?  —  Des  voix  claires  chantent,  caquetantes  ; 

Mais  que  le  vermillon  factice  est  éclatant 

Sur  telles  joues  rondes,  blêmies  ! 

Et  quelle  éclipse  du  blanc  soleil  des  sourires  ! 


i32  LA  REVUE   BLANCHE 

Ah  !  vivre  loin  du  marchandage,  des  niaises  transes, 

Des  sous  jetés,  repris,  — de  l'éternel  âge  de  cuivre! 

Ah  !  —  bien  loin  —  souffrir  plus  de  souffrances  moins  viles  ! 

Et  les  regards  vont  instinctivement  au  Bleu  immense 

Qui  baigne  l'île  splendide  et  mesquine  d'infini  : 

Ce  port  à  jamais  estival  et  endormi, 

Ce  port  triste  et  blanc,  —  si  africain  !  —  où  se  révèle 

Le  voisinage  du  chaud,  du  morne  Maghreb 

A  vu  passer  les  caravelles  aux  lentes  ailes 

Parties  à  la  découverte  de  nouveaux  rêves. 

Plus  tard,  en  dés  siècles  moins  héroïques. 

Des  nefs  lourdes  à  faux  airs  de  galions 

Mouillées  là,  sournoisement  pacifiques. 

Près  des  môles  en  pierres  volcaniques. 

Emportaient,  —  à  la  nuit,  —  dans  leurs  sourds  entreponts 

Les  reines  futures  des  Amériques, 

Vers  des  palais  d'ambre  solaire 

D'ivoires,  d'ors  et  de  bois  parfumés 

Tout  chantants  de  beaux  oiseaux  —  emplumés 

D'aubes  de  perle  rose  et  de  couchants  incendiaires 

Elles,  —  quand  l'oracle  aura  parlé. 

L'oracle  boréen  féroce  ou  débonnaire. 

Elles  redescendront  vers  ces  maisons  pâles,  tassées 

Qui  forment  comme  un  crayeux  cimetière. 

...  Maintenant,  ce  sont  les  novios  et  les  maris 
Qui  s'en  vont  au  loin  par  les  routes  bleues  : 
Elles  —  s'étioleront  au  jour  pauvre  des  patios  gris, 
Fiancées  et  femmes  captives  autant  que  veuves. 

C'est  pourquoi  les  œillades  sont  si  tristes 
De  leurs  yeux,  joyaux  nocturnes  sous  les  cils  lourds, 
Les  œillades  qui  vont  à  l'espace,  aux  joies  libres, 
Bien  plus  qu'à  tel  espoir  de  fortuites  amours  ; 

C'est  pourquoi  ils  inquiètent,  poursuivent,  géhennent. 

Haineux  parfois,  éloquents  toujours, 

Ces  beaux  yeux  déments  qui  se  plaignent,  qui  se  plaignent  ! 

John-Antoine  Nau 


s. 


La  Quinzaine 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES 

Les  élections,  les  partis  et  les  hommes.  —  Comme  Thypocrisie 
est  riiommage  du  vice  à  la  vertu,  c'est  l'hommage  de  la  Réaction  à  la 
République  que  son  application  croissante  à  ne  pas  paraître  ce  qu'elle 
est,  et  à  se  dire,  à  Tenvi,  a  libérale,  «  progressiste  »,  «  patriote  »,  «  bien 
française  »,  enfin  «  vraiment  républicaine  ».  La  dernière  étiquette  prise, 
Tétiquette  «  nationaliste  »,  semblait  porter  en  elle  les  conditions  du 
succès.  — jusqu'ici  rebelle  à  ces  duperies  tentées  :  elle  était  assez  vague 
et  assez  négative  pour  pouvoir  grouper  tous  les  mécontentements;  elle 
laissait  incertaines,  dans  une  ombro  prudente,  les  réponses  aux  vraies 
questions  du  débat  présent:  elle  ne  mettait  en  valeur  que  le  point  où  peu 
de  Français  encore  sont  tout  à  fait  insensibles,  le  chauvinisme  chatouil- 
leux et  impulsif  du  peuple  vaincu.  Enorme  avait  été  l'elTort  de  la  coali- 
tion. Le  «  nerf  de  la  guerre  »  avait  été  plus  abondant  qu'il  ne  fut  jamais 
en  des  entreprises  semblables. 

Il  est  réjouissant,  pour  les  partis  sincères  et  pauvres,  de  constater 
que  le  nationalisme  et  ses  benoîts  commanditaires  «  n'en  ont  pas  eu  pour 
leur  argent  ».  Les  fragments  de  succès  avec  quoi  s'enorgueillit  le  bhilT 
de  M.  Jules  Lemaître  ne  satisfont  ni  l'amertume  impuissante  de 
M.  Drumont,  ni  l'humeur  impolie  de  M.  de  Cassagnac,  ni  sans  doute  la 
déception  discrète  de  M.  Piou.  Mais  par  surcroît  ils  n'ont  rien  qui  doive 
ni  surprendre  ni  attrister  le  parti  démocratique.  —  Paris  est  le  pays  de 
France  où  la  division  du  collège  électoral  en  étroites  circonscriptions 
territoriales  se  trouve  en  même  temps  séparer  et  isoler  les  unes  des 
autres  les  différentes  classes  sociales.  Un  arrondissement  provincial 
contient  des  bourgeois,  des  ouvriers,  des  paysans,  des  riches,  des  pau- 
vres; un  arrondissement  parisien  peut  être  —  et  cette  spécialisation  ter- 
ritoriale va  se  développant  —  tout  entier  bourgeois,  ou  tout  entier  pro- 
létaire, tout  entier  riche  ou  tout  entier  pauvre.  La  localisation  des  succès 
nationalistes  aux  arrondissements  du  centre  et  de  l'ouest  nous  apprend 
donc  simplement  que  l'aristocratie,  la  bourgeoisie  et  le  commerce  sont 
de  plus  en  plus  nationalistes-réactionnaires  et  qu'en  revanche  la  classe 
ouvrière  et  industrielle  est  de  moins  en  moins  ébranlée,  dans  sa  fidélité 
démocratique,  par  les  faux  semblants  de  la  démagogie  patriotique.  En 
province,  et  notamment  dans  cet  Est  lorrain  qui  donne  à  M.  Jules  Lemaî- 
tre une  si  fière  consolation,  les  succès  nationalistes  sont  obtenus  aux 
dépens  surtout  de  nos  bons  républicains  modérés. 

C'est  là  une  sanction  fort  morale  des  ménagements  que  nos  républi- 
cains «  progressistes  »  ont  cessé  trop  tard  de  garder  envers  un  parti  qui 
eût  dû  être  combattu  dès  l'origine  par  tous  les  républicains.  C'est  là 
une  sanction  fort  morale,  et  c'est  là  une  sanction  fort  heureuse,  du 


1JJ4  LA   REVUE   BLANCHE 

moins  pour  le  vrai  progrès.  Le  nationalisme  accomplit,  contre  nous,  la 
tâche  de  décomposer  et  de  démoraliser  les  partis  sérieux  de  la  conser- 
vation sociale  :  l'intention  disparaîtra,  Tœuvre  restera  ;  ce  sera  finale- 
ment besogne  faite  pour  nous.  Mais  ne  faut-il  pas  craindre. qu'en  atten- 
dant le  nationalisme  ne  prenne  sur  la  conduite  des  affaires  une  influence 
pleine  de  dangers?  Sans  doute,  mais  quel  est  donc  le  grand  homme 
parlementaire  de  ce  grand  parti?  —  M.  Syveton.  —  Soyons  rassurés. 

Le  mélinisme  sort  de  cette  dernière  éprouve  tout  meurtri.  M.  Méline, 
de  plus  en  plus  battu,  est  de  plus  en  plus  content  ;  le  pays,  déclare-t-il, 
loi  donne  raison.  Ni  réaction  ni  révolution.  Et  le  Temps  revient  à  sa 
douce  manie  de  la  concentration  à  la  fois  contre  le  nationalisme  et  contre 
le  collectivisme.  Nos  modérés  veulent  bien  admettre  les  radicaux  à  faire 
avec  eux  le  bonheur  de  la  vraie  république.  Ils  sont  les  moins  forts,  ils 
sont  le  parti  le  plus  amoindri,  en  hommes  et  en  puissance,  au  cours  de 
ces  dernières  années.  Généreusement  ils  offrent  à  la  majorité  d'y  ren- 
trer, à  la  condition  qu'ils  y  soient  à  peu  près  les  maîtres  et  que  leur 
politique  de  piétinement  stérile  et  d'impuissance  systématisée  en  «  esprit 
de  gouvernement  »  prédomine.  Ils  disent  au  parti  démocratique  :  «  J'ai 
essayé  de  vous  déloger,  je  n'y  ai  pas  réussi.  Je  vous  pardonne.  Nous 
sommes  faits  pour  nous  entendre.  En  attendant,  donnez-moi  donc  les 
clefs  de  la  maison.  » 

Il  n'est  pas  dit  que  la  mansuétude  facile  au  vainqueur  qui  n'a  pas  eu 
assez  peur,  et  la  faiblesse  transigeante  qui  a  été  plus  d'une  fois  repro- 
rfiée  au  parti  radical  ne  soient  pas  accessibles  à  ce  raisonnement  séduc- 
teur. Pour  parer  à  ce  danger  de  demain,  l'important  est  que  la  gauche 
avancée  soit  assez  nombreuse  et  assez  unie.  Or  il  semble  bien  que  les 
élections  du  27  avril  et  du  11  mai  nous  la  donnent  telle..  Les  radicaux  de 
gauche  paraissent  renforcés  en  hommes  et  en  idées.  Il  y  a  tout  lieu  de 
croire  que  la  perte  de  M.  André  Berthelot,  par  exemple,  sera  compen- 
sée. L'alliance  ou  au  moins  l'entente  et  les  relations  qui,  surtout  pour  le 
second  tour,  ont  été  presque  partout  nécessaires  et  presque  partout  heu- 
reuses entre  radicaux,  radidaux-socialistes  d'une  part  et  socialistes  de 
Fautre  n'auront  peut-être  pas  peu  contribué  à  dégager  le  programme 
radical  de  la  part  caduque  et  stérile  de  ses  traditions,  et  à  l'enrichir 
d'une  partie  dite  «  sociale  »  qui  devra  bien  s'imposer  à  l'activité  de  la 
prochaine  législature  autant  que  son  importance  et  ^on  urgence  l'exi- 
gent. 

Le  socialisme  enfin  sort  non  seulement  non  diminué,  mais  sensible- 
ment accru  de  cettelutte  où  pourtant  il  arrivait  en  mauvaises  conditions, 
armé  moins  contre  un  ennemi  que  contre  lui-même,  un  peu  incertain  de 
son  action  et  doutant  trop  de  sa  puissance.  L'épreuve  de  cette  campagne 
sera,  semble-t-il,  salutaire.  La  nécessité  qui,  pour  les  fractions  et  les  indi- 
vidus du  dogmatisme  intransigeant  le  plus  farouche  s'est,  comme  par 
malice,  presque  partout  rencontrée  d'une  distinction  à  faire  entre  les 
partis  bourgeois,  et  d'une  «  compromission  »  à  négocier  ou  au  moins  à 
accepter  avec  tel  ou  tel  d'entre  eux,  le  médiocre  succès  des  tentatives 
mégalomaniques  faites  pour  substituer  une  conception  du  socialisme  à 


NOTES  POLITIQUES  ET   SOCIALES  1 35 

tout  le  socialisme,  Timportance,  —  dans  les  voix  et  la  représentation 
qui  bon  gré  mal  gré  s'appellent  socialistes,  —  des  voix  et  de  la  repré- 
sentation obtenues  par  le  socialisme  dit  «  gouvernemental  »,  ont  amené 
une  détente  visible  et  produit  presque  aussitôt  une  similitude  d'action 
et  de  parole  qui  depuis  longtemps  ne  s'était  pas  constatée.  Le  prétexte 
du  dissentiment  violent  une  fois  disparu,  et  la  cause  vraie  une  fois  atté- 
nuée, une  communauté  nouvelle  d'acte  et  de  doctrine  n'est  nullement 
une  solution  imprévisible  à  cette  crise  dont  peut-être  apparaîtra  bien- 
tôt l'utilité  et  la  fécondité  réelles.  En  hommes  la  représentation  socia- 
liste,  bien  qu'ayant  subi  des  pertes  fâcheuses,  se  trouve,  les  gains  une 
fois  appréciés  à  leur  valeur,  être  pourvue  autant  et  plus  que  tel  grand 
parti.  En  "nombre  elle  est  assez  petite  pour  que  le  problème  non  encore 
mûri  de  la  participation  au  pouvoir  ne  se  repose  pas  à  elle  immédiate- 
ment ;  elle  est  assez  forte  pour  qu'elle  soit  un  appoint  considérable 
dans  une  majorité,  et  l'état  des  partis  de  gauche  fait  qu'elle  est  l'ap- 
point nécesaire  à  toute  majorité  démocratique.  Le  socialisme  pouvait-il 
demander  beaucoup  plus  ? 

Fr.  Davbillans 

La  Martinique.  —  Depuis  cinquante  ans  les  activités  insulaires  de 
nos  colonies  se  sont  à  moitié  endormies.  Alors  les  troupeaux  piétinants 
d'esclaves,  sous  la  menace  de  la  trique,  retournaient  avec  précipitation 
le  sol  littoral  ;  les  a  carrosses  »  des  propriétaires  couraient  les  routes  ; 
aux  rades  trente  et  quarante  voiles  évoluaient  et  stationnaient  dans  l'en- 
veloppement des  pirogues  :  maintenant  tout  somnole  et  la  ville,  et  la 
terre  etle  noir  ;  le  noir,  à  peine  nourri  d'un  peu  de  morue  par  les  grands 
sucriers,  mène  lentement  sa  vie  endémiquement anémiée  ;  aux  coins  des 
rues  paressent  des  bandes  en  attente  d'une  journée  fructueuse  mais 
tant  accidentelle  de  «  journalier  ».  La  vie  coloniale  est  végétative. 
Seules  les  élections  viennent  d'agiter  cette  longue  torpeur  ;  les  rues  et 
les  routes  s'animent  sous  la  passion  des  pas  précipités  en  bandes, 
musiques  au  vent  de  mer,  courant  au  devant  des  a  batailles  »  en  une 
ardeur  de  petits-noirs  de  l'école  primaire.  La  fête  bacchanale  réveille 
rtle  de  joie  ivrogne  et  de  pugilats,  quand  soudain  tremble  la  terre... 
pluies  de  fumées  légères  et  plus  lourdes,  pluie  de  feu,  boue  brûlante  et 
lave,  et,  plus  formidable,  bouleversement  du  sol  «  de  bord  en  bord  ». 
Quarante  mille  personnes  sont  englouties  aux  flots  de  la  terre  écumée 
de  feu. 

il  faut  connaître  l'âme  des  noirs  et  des  créoles.  Elle  est  de  langueur 
où  couvent  indolemment  les  violences  originelles.  Elle  est  de  nonchalance 
où  surgira  soudain  aux  grands  événements  imprécis  qu'on  se  demande 
toujours  si  venir  de  la  mer  ou  de  la  montagne  l'agitation  exaspérée 
par  la  superstition.  La  superstition  est  l'âme  même,  onduleuse  et  per- 
fide, des  populations  coloniales  françaises  à  la  fois  vieilles  et  enfants, 
extrêmement  naïves  et  affinées  d'énervement,  mélange  mal  fondu  et 
instable  de  plusieurs  races,  que  la  peur  entre  tous  des  phénomènes 
atmosphériques  allume  soudain  d'une  seule  allumette  comme  une  dis- 


i36  LA  REVUE   BLANCUfi 

tîlleriede  rhum.  Il  n'y  a  pas  six  mois  une  éclipse  ptesque  totale  de 
soleil,  ramenant  la  nuit  à  huit  heures  du  matin  et  faisant  taire 
tous  les  coqs  —  hôtes  importants  de  la  vie  coloniale  et  frères  quotidiens 
des  nègres  —  bien  qu'annoncée,  jetait  à  la  frayeur  une  population  colo- 
niale française.  Tous  les  noirs  sortaient  en  tumulte  dans  la  rue,  avec  de 
grands  cris  après  les  étoiles  revenues  «  en  plein  jour  »  et  les  pleurs  des 
femmes  :  une  foule  se  tassait  au  porche  de  la  cathédrale,  réclamant  le 
prêtre. 

Et  voilà  que  cette  fois,  dans  la  clarté  blôme  et  nuageuse  de  sirocco 
dont  s'accompagnent  toujours  par  toute  l'île  les  périodes  éruptives, 
alors  que  l'atmosphère  perle  de  tiédeur  comme  une  vaste  bouilloire  et 
que  le  soir  des  lueurs  auréolent  toutes  les  sommités  en  pipes  des  mon- 
tagnes comme  une  fumée  rousse  de  la  terre,  surviennent  étonnamment 
des  pluies  de  cendre.  Les  noirs,  souvent  les  plus  ignorants,  sont  friands, 
comme  de  prénoms  antiques  et  solennels  pour  leurs  enfants  —  Hector, 
Ulysse,  Démosthène,  Cortès,  César,  Aurélien,  —  d'anecdotes  fabu- 
leuses et  de  noms  romains  qu'ils  répètent  la  bouche  pleine  de  sonorité. 
Combien  en  ai-je  entendu,  insulaires  d'une  île  où  un  volcan  menace 
toujours,  parler  d'  «  Herkilanum  et  Pompéi,  ma  mère!  »,  les  yeux 
blancs  et  la  salive  jaune,  avec  des  muscles  dramatiques,  fertiles  en 
détails  pittoresquement  minutieux.  La  terreur  de  voir  se  réveiller 
comme  des  revenants  —  dont  encore  ils  parlent  sans  cesse  —  ces  évé- 
nements endormis  depuis  un  temps  qu'ils  ne  savent  pas  compter  !  La 
terreur  humaine  qui  se  fût  éveillée  en  une  foule  européenne  n'a  pu 
manquer  de  s'accompagner  d'une  agitation  enfantine,  gesticulante  et 
claquant  des  dents,  où  toute  l'animalité  plus  voisine  reparaissait  aux 
faces  d'autant  plus  lamentables  que  sombres,  éclairées  des  phospho- 
reuses sclérotiques.  Les  tableaux  du  belge  Laermans  donnent  assez 
fidèlement  l'impression  d'une  foule  nègre  effrayée.  Voilà  ce  qu'à  la 
seconde  j'ai  revu  dans  le  coup  de  théAtre  affreux  de  la  nouvelle  sou- 
daine :  cette  pauvre  et  chère  humanité  noire,  très  intelligente  d'une 
sorte  d'intelligence  canine  s'exprimant  toute  aux  yeux  et  aux  muscles 
du  bas  du  visage,  la  figure  encore  sensibilisée  par  une  existence  de 
misère  injuste  dont  ils  ont  une  nette  conscience  au  milieu  d'une  nature 
très  prodigue,  sortant  des  cases,  s'éloignant  en  vertige  des  maisons 
hautes  tant  redoutées  aux  heures  des  cyclones,  s'assemblant  par 
groupes,  s'appelant  par  cris  de  basse-cour,  hurlante  et  pleurante 
avec  un  besoin  de  s'approcher  des  notabilités  comme  l'esclave  s'adres- 
sait au  maître...  et  puis,  à  la  minute  dernière,  dans  la  tombée  des 
masses  de  cendre,  des  toits  écrasés,  ne  criant  que  faiblement,  abrutis 
sous  la  fatalité  alors  acceptée^  s'écrabouillant  en  masse  comme  des 
paniers  de  fruits  les  uns  contre  les  autres.  Et  plus  sardoniquement,  j'en 
entends  un,  avec  le  génie  de  fin  cynisme  des  nègres  de  nos  colonies,  se 
lamenter  que  ce  n'était  pas  la  peine  d'être  si  noirs  pour  être  carbonisés 
encore.  Et  alors  toute  l'amertume  de  ces  milliers  d'existences  gâchées 
par  le  hasard  poigne  plus  fraternellement. 

Marius-Ary  Leblono 


NOTES   POLITIQUES   ET   SOCIALES  i^^ 

Les  Trusts  nationaux  et  internationaux.  —  Les  trusts  ne  consti- 
tuent pas  un  phénomène  tout  à  fait  nouveau.  Avant  la  corporation  de 
Tacier  qui  s'est  formée  en  1900  au  capital  de  5  milliards  et  qui  a  distri- 
bué Tan  dernier  V^o  millions  de  dividende,  d'autres  syndicats  gigan- 
tesques avaient  surgi,  ceux  du  pétrole,  du  gaz,  de  la  houille  spéciale- 
ment, mais  jamais  encore  pareille  agglomération  de  ressources  ne 
s'était  réalisée,  car  ce  qui  caractérise  la  corporation  de  Tacier,  ce  n'est 
pas  seulement  raccaparemeut  de  la  métallurgie  du  fer,  c'est  aussi  et 
surtout  sa  mainmise  sur  les  mines,  sur  les  chemins  de  fer,  sur  les 
canaux,  sur  la  marine  marchande. 

Le  trust,  très  répandu  en  Amérique,  victorieux  même  en  Europe,  — en 
Allemagne,  tout  d'abord  sous  la  forme  atténuée  du  Cartel,  .—  vient  de 
revêtir  une  physionomie  nouvelle.  De  national,  il  s'est  fait  international. 
Ce  n'est  pas  que,  restreint  au  territoire  de  l'Union  ou  de  quelques 
états  de  l'Union,  il  n'ait  déjà  exercé  ses  effets  sur  le  monde  entier.  La 
corporation  de  l'acier  a  porté  un  préjudice  terrible  à  la  métallurgie 
anglaise,  germanique  et  russe.  Mais,  aujourd'hui,  le  phénomène  se 
développe  et  les  financiers  ou  les  sociétés  qui  se  syndiquent  suppriment 
les  frontières  qui  les  séparent. 

Le  trust  de  l'Océan  est  le  type  de  l'association  industrielle  interna- 
tionale. Sous  la  présidence  active  de  M.  Pierpont  Morgan,  il  assemble 
au  moins  sept  compagnies  de  navigation,  trois  cents  navires  et  un  mil- 
liard de  capital.  Il  superpose  aux  intérêts  antagonistes  de  trois  grandes 
nations,  et  il  est  permis  de  le  dire,  de  toutes  les  nations  l'intérêt  d'un 
groupement  d'actionnaires.  Il  se  peut  fort  bien  qu'il  compromette  l'or- 
ganisation commerciale  et  militaire  des  peuples  qui  y  sont  englobés 
malgré  eux.  En  ce  temps  où  le  nationalisme  sévit  un  peu  partout,  sous 
tant  de  formes  diverses,  et  un  peu  partout  favorisé  par  les  grands  ca- 
pitalistes, le  fait  valait  d'être  marqué  et  commenté. 

La  multiplication  des  trusts  est  dans  l'ordre  logique  des  choses.  Elle 
correspond  incontestablement  à  l'évolution  économique  du  monde  et 
corrobore  les  données  fondamentales  du  socialisme. 

Cinquante  ans  avant  qu'elle  ne  frappât  les  yeux  du  public , 
Proudhon  l'avait  annoncée,  en  ses  Contradictions,  Le  trust  inter- 
national couronne  l'édifice  fondé  sur  le  laissez-faire  laissez-passer 
traditionnel  de  la  doctrine  orthodoxe.  D'autre  part,  il  a  été  engen- 
dré faUilement  par  la  concentration  nécessaire  et  de  plus  en  plus 
affirmée  des  capitaux.  Il  appartient  à  la  même  série  que  la  grande 
usine  substituée  au  travail  à  domicile,  que  le  grand  magasin  spoliateur 
de  la  petite  boutique,  que  la  compagnie  maîtresse  des  grands  réseaux 
remplaçant  les  moyens  concessionnaires  de  jadis.  Progressivement  on 
a  vu  les  groupements  d'actionnaires  monopoliser  l'activité  spéciale 
d'une  ville,  puis  celle  d'une  région,  puis  celle  d'un  état.  Pourquoi  n'au- 
raient-ils pas  couvert  de  leur  puissance  tous  les  états  parvenus  à  une 
étape  identique  de  développement  ? 

Le  trust  international  réalise  les  mêmes  progrès  que  la  grande  manu- 
facture ou  le  grand   magasin.  Il  réduit  les  frais  généraux;  il  ordonne 


i38  LA   REVUE   BLANC BE 

la  production;  il  supprime  la  concurrence  en  anéantissant  tous  les 
réfractaires.  En  somme,  sur  la  liberté  du  travail  illimité  pour  tous,  se 
dresse  le  despotisme  de  quelques-uns. 

Il  se  peut  que  les  syndicats  de  nouveau  modèle  soient  sages,  pon- 
dérés, exempts  d'ambitions  trop  hautes  et  qu'ils  ne  rançonnent  pas  trop 
avidement  le  consommateur  —  dans  l'intérêt  même  de  leur  sécurité  et 
de  leur  durée.  Il  se  peut  aussi  qu'ils  exploitent  leur  monopole  de  fait  — 
—  sinon  de  droit,  et  que  maîtres  d'un  produit  indispensable,  ils  en 
élèvent  le  cours  au  delà  de  toute  mesure  et  de  toute  raison. 

Le  public  ne  sera-t-il  pas  contraint  pourtant  d'accepter  leurs  condi- 
tions ? 

Voici  donc  le  monde  mis  en  coupe  réglée  par  quelques  financiers.  Il 
est  sur  qu'on  peut  les  frapper  de  pénalités  sévères,  édicler  contre  eux  des 
législations  nouvelles  et  les  condamner  àlamende  ou  à  la  prison.  Il  est 
certain  que  pour  des  temps  l'opinion  publique,  irritée  contre  ses  maîtres, 
applaudira  aux  sanctions,  si  dures  soient-elles.  Mais  l'exemple  des 
Etats-Unis  suffit  à  prouver  qu'au  fond  le  trust  est  intangible  et  qu'il 
s'impose  comme  im  phénomène  de  croissance  irrésistible.  De  même,  les 
grands  magasins  ont  augmenté  leur  importance  et  leur  revenu  en  dépit 
des  impôts  qu'on  a  voulu  prélever  sur  oux. 

11  faut  donc  en  prendre  son  parti.  De  plus  en  pins  les  monopoles  qui 
sont  à  l'opposé  de  la  libre  concurrence,  mais  qui  viennent  d'elle,  sont 
destinés  à  dominer  les  peuples.  Les  individus  isolés  en  face  de  collec- 
tivités omnipotentes  et  abritées  par  les  principes  mômes  de  la  société 
contemporaine,  seront  foulés  et  opprimés.  Mais  quelle  déroute  pour  les 
économistes  orthodoxes,  pour  les  manchestériens,  pour  les  soi-disant 
libéraux  qui  voient  enfin  la  liberté  mourir  sous  les  coups  de  la  liberté  ! 
Et  quelle  justification  du  socialisme  qui  a  tout  prévu  et  qui  a  étayé 
toutes  ses  conclusions  sur  la  concentration  grandissante  des  capitaux  ! 

Nous  dirons  de  plus  —  et  ceci  est  un  nouvel  et  non  moins  important 
aspect  du  problème  —  que  le  trust  international  compromet  la  sécurité 
des  nationalités,  envisagées  dans  leur  appareil  militaire.  L'Angleterre 
s'est  émue  en  apprenant  que  sa  flotte  marchande  passerait  sous  la  tutelle 
d'administrateurs  américains  et  que  par  suite,  en  cas  de  guerre,  elle  ne 
pourrait  plus  transformer  ses  paquebots  en  croiseurs  rapides.  L'Alle- 
magne court  les  mêmes  risques.  L'Union,  jusqu'ici  dénuée  ou  à  peu 
près  de  l'outillage  belliqueux,  pourrait  ainsi  exercer  sur  les  affaires 
politiques  du  monde  une  influence  incomparable,  par  la  seule  vertu  de 
sa  fortune.  Ses  milliards  en  feraient  le  pays  souverain  et  elle  annulerait 
la  supériorité  des  escadres  de  tel  Empire  ou  de  telle  République.  Le 
trust  international,  limité  aujourd'hui  au  transport,  peut  s'étendre  de- 
main à  la  métallurgie  ou  à  l'extraction  minière  et  par  suite  priver  à  sa 
guise  telle  ou  telle  contrée  de  ses  moyens  de  défense. 

Paul  Louis 


V 


NOTES  POUTIQUES  ET  SOCIALES  1^9 

A  propos  de  Taffaire  Krosigrk.  —  Poarqaoi  les  gens  dits  sensibles 
aux  erreurs  judiciaires  ne  s'intéressèrent-ils  pas  à  TafTaire  Krosigk  ? 

Ces  gens  sont  de  deux  sortes  :  i^Ies  intellectuels^  qui  discutent  les 
affirmations  de  Taccusatîon;  2^  les  émotionnels  qui  réagissent  contre  les 
attitudes  des  accusateurs.  Les  premiers  sont,  si  Ton  veut,  les  défenseurs 
dp  la  vérité,  les  seconds  les  amoureux  delà  Justice. — Or,  les  défenseurs 
de  la  vérité  n'avaient  point  à  intervenir  dans  Taffaire  Krosigk,  les  seules 
affirmations  de  laccusation  étant  ici  que  l'accusé  n'était  pas  en  mesure 
de  fournir  l'emploi  de  son  temps  pendant  les  huit  minutes  qu'avait  duré 
le  drame  et  qu'il  avait  été  rencontré  tout  près  du  mousqueton  qui  avait 
servi  au  meurtre,  et  ces  affirmations  constituant  autant  de  vérités.  Tout 
ce  qu'on  pouvait  attendre  de  la  science,  c'était  qu'elle  montrât  l'impossi- 
bilité qu'il  y  a  de  rétablir  à  S  minutes  près  une  série  de  faits  passés  et 
inobservés  chronométriquement  lors  de  leur  passage.  C'est  ce  que 
montrèrent  les  savants,  en  l'espèce,  les  horlogers  de  Genève.  —  Quant 
aux  émotionnels,  l'attitude  des  accusateurs  manquait  des  principaux 
caractères  propres  à  les  mobiliser  :  en  effet,  que  les  innocents  sous- 
officiers  allemands  fussent  condamnés  pour  que  le  meurtre  d'un  capitaine 
ne  restât  point  impuni,  cela  ne  fut  jamais  présenté  par  les  partisans 
de  la  condamnation  (par  les  Neueste  Nackrichten  de  Berlin,  par 
exemple),  que  comme  une  triste  nécessité.  Rien  de  commun,  par 
exemple,  avec  ce  qui  s'était  passé  récemment  dans  un  pays  voisin,  où  le 
fait  qu'un  innocent  fût  condamné  pour  qu'un  État-Major  n'eût  point  à  se 
déjuger  avait  été  pour  les  partisans  de  cet  acte  un  sujet  de  joie  et  de 
fierté  nationale.  —  Notons  aussi  que  l'univers  permet  l'indigence  morale 
à  un  pays  qui  n'a  pas  la  prétention  d'être  «  la  plus  haute  personne 
morale  )>,ni  a  l'avant-garde  de  la  civilisation  ». 

A  quoi  tient-il  qu'en  Allemagne  il  a  été  possible  que  des  généraux 
soient  frappés  (i)  sans  que  la  religion  militaire  en  soit  affaiblie  ? 

Cela  tient  au  régime  monarchique,  dont  une  des  conditions  est  que 
les  généraux  ne  sont  pas  la  a  tête  de  l'armée  »,  laquelle  est  l'empereur. 
Les  généraux  frappés,  la  tête  ici  n'en  demeure  donc  pas  moins  intacte 
et  intangible.  Ces  exécutions  peuvent  même  apparaître  au  soldat 
comme  un  exemple  de  la  plasticité  des  plus  grands  subordonnés  dans 
la  terrible  dextre  du  chef  suprême.  Bien  interprétées,  elles  peuvent 
fortifier  la  religion  militaire. 

Remarque,  —  Une  seule  chose  dans  un  tel  régime,  peut  affaiblir  la 
religion  militaire,  c'est  une  humiliation  du  monarque  (voies  de  fait, 
infortunes  conjugales...).  Si  cette  humiliation  est  une  défaîte  à  lui  infligée 
par  un  autre  monarque,  la  religion  peut  encore  être  sauvée  :  le  roi 
vainqueur  dit  au  roi  vaincu  :  «  Mon  cousin,  vous  êtes  mon  hôte  »,  signi- 
fiant ainsi  aux  soldats  que  la  défaite  d'un  roi  n'a  rien  de  commun  avec 
la  leur.  11  est  à  remarquer  que,  par  cette  formule,  le  roi  vainqueur 

(1)  Quatre  officiera  supérieurs  furent  mis  en  dUponibilité  pour  leur  intervention  illégale 
d»nB  l'affaire  Krosigk,  en  particulier  le  général  comte  Bolenbnrg  et  le  colonel  Ziermann, 
lequel  faisait  partie  du  Conseil  de  guerre. 


i40  LA  REVUE   BLANCHE 

frustre  singulièrement  ses  hommes,  lesquels  ont  combattu  en  partie 
pour  jouir  de  Thumiliation  du  «cousin».  Mais  le  sentiment  royal  précède 
et  prime  le  sentiment  national  :  le  roi  de  France  est  roi  avant  d'être  Français. 
Sous  un  régime  démocratique,  au  contraire,  les  généraux  sont  pour 
le  soldat,  la  «  tète  de  Tarmée  ».  Le  ministre  de  la  Guerre,  délégué  par 
la  société  civile,  occupé  de  batailler  en  redingote  avec  des  députés, 
n'est  point  pour  le  soldat  un  membre  de  l'armée  ;  moins  encore  en  est- 
il  la  «  tête  »  (i).  Donc,  ici,  frapper  un  général,  c'est  frapper  le  dieu 
même  des  soldats;  et  le  frapper  «  au  nom  de  la  loi  égale  pour  tous  », 
c'est  signifier  aux  soldats  qu'il  y  a  quelque  chose  de  commun  entre  leur 
condition  et  celle  de  leur  dieu.  C'est  désorganiser  doublement  la  reli- 
gion militaire. 

Est-ce  à  dire  qu'il  soit  impossible  à  une  société  d'avoir  à  la  fois  un 
régime  démocratique  et  une  armée,  d'avoir  des  généraux  réellement 
égaux  H  leurs  soldats  devant  la  loi  et  en  même  temps  vénérés  d'eux  ? 
Oui,  cette  conciliation  est  possible,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  mais  à  la 
condition  suivante  :  c'est  que  la  loi,  si  elle  a  le  poussoir  de  punir  les 
généraux,  n'e  nait  jamais  Voccasion^  c'est-à-dire  que  ces  généraux  ne  l'en- 
freignent jamais  ;  c'est-à-dire  enfin  qu'ils  soient  parfaits.  C'est  assuré- 
ment pour  eux  que  Montesquieu  a  dit  que  le  gouvernement  démocra- 
tique est  fondé  sur  la  vertu.  —  Il  est  clair  que,  si  cette  petite  condition 
vient  à  manquer,  si  les  généraux  imparfaits  enfreignent  la  loi,  ladite 
conciliation  est  impossible  et  ladite  société  devient  assujettie  à  choisir 
entre  deux  sacrifices  :  ou  bien  sacrifier  l'intérêt  militaire  en  frappant 
les  généraux,  ou  bien  sacrifier  le  principe  égalitaire  en  les  épargnant. 
—  Que  choisira-t-elle?  En  temps  de  guerre,  où  le  prestige  des  chefs 
trouve  sur  les  champs  de  bataille  de  quoi  se  créer  et  s'entretenir,  elle 
peut  frapper  sans  dommage  :  c'est  ce  que  faisait  la  Convention,  et  si 
Carthage  a  péri,  ce  n'est  point,  comme  le  prétendait  récemment  un 
ministre  républicain  défenseur  du  général  Frey,  parce  qu'elle  frappait 
ses  généraux  concussionnaires,  mais  apparemment  parce  que  ceux-ci 
étaient  inférieurs  à  ceux  des  Romains.  En  temps  de  paix,  ou  le  pres- 
tige des  chefs  ne  peut  être  entretenu  qu'artificiellement,  les  frap- 
per n'est  plus  possible  et  la  «  politique  »  consiste  alors  à  trouver  un 
vêtement  moral  ou  légal  à  cette  mesure  d'exception  :  c'est  ce  que  va  faire 
apparemment  le  gouvernement  américain  en  faisant  acquitter  les  héroï- 
ques vainqueurs  des  îles  Philippines  ;  c'est  ce  que  firent  plus  ou  moins 


(1)  Cette  absence  d'une  tête  unique  (en  France,  par  exemple,  ils  sont  cent  généraux  de 
division  h  ôtre  «»  chef  suprême  »),  nuit  fort  à  la  religion  militaire.  On  pourrait  y  remédier 
en  entretenant  chez  le  soldat  la  notion  de  «  ministre  de  la  Guerre  >»,  indépendant  de  toute 
individualité.  (C'est  ainsi  que  le  médecin,  dans  certains  quartiers,  n'est  pas  M.  Pierre  ou 
M.  Paul,  mais  «  le  médecin  du  n<»  27  »».)  Tout  homme  qui,  par  exemple,  i)rononccniit  à  la 
caserne  le  nom  de  famille  du  ministre  serait  puni.  Il  serait  bon  aussi  que  les  ministres 
prissent,  en  arrivant  au  pouvoir,  un  nom  traditionnel  :  ils  deviendraient  en  religion 
Mars  XV,  par  exemple,  ou  Achille  XII,  et  le  fidèle  ignorerait  toujours  Boulanger  ou 
Cavaignac,  comme  il  ignore  Hildebrand  ou  Julien  de  la  Rovère. 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES  i4i 

habilement  les  récents  ministres  de  la  République  française,  Tun  en 
déclarant  que  les  généraux  «  étaient  au-dessus  de  tout  soupçon  »,  Tautre 
en  dessaisissant  leurs  juges  légaux,  le  troisième  enfin  en  leur  «  pardon- 
nant »  comme  à  des  enfants.  D'ailleurs,  que  l'impunité  et  l'indulgence 
soient  assurées  aux  généraux  bien  mieux  sous  une  République  que 
sous  une  monarchie  militaire,  c'est  ce  qu'avait  admirablement  compris 
l'un  des  plus  intelligents  parmi  les  officiers  célèbres  de  ces  dernières 
années.  «  Jamais,  dit-il,  en  parlant  de  généraux  dont  il  signale  les  fai- 
blesses, jamais  en  France  aucun  gouvernement,  aucun  régime  n'ont 
produit  de  chefs  pareils.  Et  ils  détestent  la  République,  ces  grands 
chefs-là!  Ils  sont  étonnants!  Sous  un  souverain  militaire,  ils  seraient 
cuisiniers  en  second  dans  les  pompiers  de  Fouilly-les-Oies.  (Comman- 
dant Esterhazy,  déposition  devant  le  consul  de  France  à  Londres, 
22  fév.  1900). 


Julien  Benda 


GAZETTE  D'ART 


Société  des  Artistes  Français. —  Le  «  Salon  officiel  d,  murmurent 
les  affiliés.  Et  ils  ont  le  geste  du  distributeur  de  prospectus  qui  indique 
«  la  Maison  du  coin  du  quai,  »  Officiels  !  bien,  mais  ils  ne  sont  que  cela. 
Car  ils  ignorent  et  la  vie  et  la  couleur  du  ciel.  Aucun  frisson  ne  fait 
palpiter  les  chairs  des  divinités  qu'ils  peignent  et  nul  zéphir  ne  courbe 
les  frondaisons  de  leurs  paysages.  Je  parle  des  vrais  «  Artistes  Français», 
de  ceux  qui  alourdissent  leur  nom  du  fatidique  H.  C.,'et  y  accolent  un 
U.  E.  ou  une  croix.  Toute  la  gloire!  De  ceux  àttâsi  qui  ont  l'estime  de 
leur  député  et  l'oreille  des  sénateurs  de  la  région.  Sait-on,  par  exemple, 
que  le  plus  ou  moins  bon  placement  des  peintures  de  M.  Saintpierre 
(de  Nimes)  fut,  en  1900,  presque  une  question  de  Cabinet  ? 

Mais,  comme  il  faut  que,  malgré  tout,  quelques  gens  de  talent  se 
fassent  connaître,  et  pour  cela  exposent,  ces  Salons  offrent  par  ci,  par 
là,  signés  de  noms  plus  ou  moins  obscurs,  des  œuvres  estimables. 
Cherchons-les. 

A  peine  a-t-on  escaladé  le  grand  escalier  et  fui  la  salle  n»  i ,  sorte  de 
salon  d'honneur  où  les  peinturlurages  les  plus  extravagants,  luttent  de 
prétention,  qu'on  entre  dans  une  petite  salle  où,  chose  rare,  deux  œu- 
vres retiennent.  L'une  est  une  sorte  de  portrait,  à  la  fois  pensif  et  ma- 
ladif, mais  d'un  charme  extrême,  signé  de  L.-A.  Leclercq.  L'autre  est 
une  page  décorative,  de  petites  dimensions,  mais  empreinte  de  noble 
beauté.  Cette  œuvre,  l'Automne,  a  pour  auteur  Mlle  C.-II.  Dufau.  De- 
puis quelques  années  déjà,  une  autre  femme,  Mlle  Dclasalle,  apporte  à 
ce  Salon  l'attrait  de  compositions  d'un  grand  caractère  retraçant  avec 
une  singulière  vigueur  la  vie  ouvrière.  Cette  année  :  le  Couvreur.  Dans 
le  même  esprit  et  avec  des  accents  bien  personnels,  MM.  Jules  Adler  et 
Victor  Tardieu  glorifient  le  travail.  La  grande  toile  envoyée  par  M.  Tar- 
dieu  est  pleine  de  chaleur  et  Ton  y  retrouve  ce  sentiment  pittoresque 
qui  plaît  tant  dans  les  œuvres  que  Gaston  Prunier  expose  à  la  Société 


14^  LA  R£VU&  BLANCHE 

concurrente.  Mais  si  ces  artistes  entendent  glorifier  le  travail,  ils  se 
préoccupent  peu  de  Tindividu,  du  manœuvre  qui  peine  aujourd'hui  et 
demain  chômera  et  sentira  sa  belle  vigueur  décroître.  Celui-ci  a  son 
peintre,  M.  Besson.  Non  larmoyant,  mais  en  communion  d'idée,  de 
colère  et  de  révolte  avec  son  modèle. 

Dans  le  groupe  de  célèbres,  on  prend  de  l'intérêt  à  la  Proclamation 
de  la  République  à  THôtel  de  Ville,  en  février  i848.  M.  J.-P.  Laurcns 
enveloppe  cette  scène  d'une  atmosphère  ardente  et  sombre,  faite  de 
fumée,  de  poussière  et  d'orage.  Ailleurs,  Henner  fait  oublier  tout  ce  qui 
l'entoure.  C'est  aussi  le  cas  d'Alexandre  Séon,  dont  la  peinture  mate, 
reposée,  soulignant  un  dessin  pur,  impose  le  silence  aux  hurlantes  toiles 
qui  conspirent  contre  la  sérénité  de  ses  œuvres.  Sa  sagesse  a  des  imi- 
tateurs :  par  exemple,  F.  Maillaud  et  l'admirable  Sabatté  qui  envoie 
une  petite  église  de  campagne,  sans  rien,  sans  personne,  et  cependant 
émouvante  à  l'extrême. 

D'autres  artistes  par  des  mérites  divers  appellent  la  sympathie.  Par 
exemple,  Abel  Faivre,  dont  la  belle  santé  séduit,  E*  Bordes,  F.  Lauth, 
signataires  de  beaux  portraits,  Guinier,  Duvent,  Ch.  HofFbauer,  qui 
retrace  avec  originalité  un  épisode  de  la  guerre  des  Gueux. 

On  ne  s'aurait  oublier  non  plus  l'appoint  formé  par  quelques  artistes 
étrangers  qui  croient  devoir  venir  chercher  ici  une  consécration  pour- 
tant peu  indispensable.  Ils  ont  l'attrait  de  l'iconnu,  de  parfums  nou- 
veaux. Nous  notons  :  Dudley-Hardy,  Tom  Nortym,  Georges  Aid,  Ray- 
mond Woog,  curieux  portraitistes. 

A  la  sculpture,  on  s'attroupe,  on  se  bouscule,  on  s'écrase;  les  porte- 
monnaie  passent  des  poches  des  badauds  dans  celles  des  pick-pockets, 
sans  que  les  volés  protestent.  C'est  ce  qu'il  y  a  quelque  chose  qui  met 
de  Técume  au  coin  de  certaines  lèvres,  fait  sourire  énigmatiquement  de 
spéciales  dames.  Qu'est-ce  ?  Un  chef-d'œuvre  ?  —  Non  pas.  Simple- 
ment une  fort  agréable  femme  taillée  dans  le  marbre  et  enluminée 
avec  amour  par  M.  Gérome.  Les  cheveux  sont  jaunes,  les  pointes  des 
seins  roses,  le  sexe  bistré.  Et  les  spectateurs  ne  voient  rien  autre,  res- 
tent insensibles  au  charme  blanc  du  joli  groupe  des  Jeunes  Aveugles, 
de  M.  Lefebvre.  Ils  ignorent  la  Fontaine  d'Amour,  de  Derré,  l'Enfant 
Malade,  de  Mme  Girardet,  le  Rhône  et  la  Saône,  de  Verlet,  ils  passent 
sans  crainte  devant  le  crâne  Duguesclin  de  Frémiet  et  sans  émotion  de- 
vant le  Mur,  de  Moreau-Vauthier,  une  belle  idée,  mal  rendue  peut-être, 
mais  neuve  et  audacieuse.  Ils  ne  voient  pas  le  buste  de  M.  Desca,  qui 
sourit  de  leur  misère  et  sont  impassibles  devant  la  grâce,  très  réelle, 
du  monument  de  Gounod,  œuvre  de  Mercié. 

Fuyons  ces  détraqués  et  examinons  dans  le  silence  d'un  bout  de  jardin 
les  jolies  et  réalistes  médailles  d'Yencesse,  celles  de  Gilbault,  les  médail- 
lons de  Delpech,  et  les  médailles  et  plaquettes  du  vieux  maître  Pons- 
carme,  l'initiateur  du  mouvement  actuel.  A  côté,  M.  Heller  met  son 
ironie.  Voici  encore  une  bien  belle  cornaline  de  Hildebrand  :  Diane 
surprise;  mais  bien  minime  est  le  nombre  des  gens  qui  savent  apprécieu 
le  goût  et  le  travail  que  représente  une  pareille  œuvre.  A  la  section  de 


GAZETTE   d'art  .    I  V^ 

gravure,  consacrée  presque  en  entier  aux  travaux  de  reproduction,  il  y 
a  peu  d'imprévu.  Néanmoins,  quelques  artistes  font  œuvre  personnelle  : 
c'est  le  maître  Jean  Patricot,  c'est  Tony  Beltrand,  qui  augmente  chaque 
année  sa  curieuse  série  d'effigies  bretonnes,  c'est  Loys  Delteil,  artiste 
consciencieux  ;  enfin,  Paul  Guignebault.  qui  se  montre  inventif  et  ironiste 
dans  ses  cartes-adresses  motivées  par  des  encriers. 

Aux  objets  d'art,  Lalique  triomphe  encore  une  fois  pleinement;  sa 
gloire  est  d'autant  plus  éclatante  que  MM.  Falize  frères  ont  tenté  de 
rivaliser  avec  lui  et  se  sont  emparés,  eux  aussi,  d'un  salon  d'angle. 
Mais,  hélas  !  ce  n'est  pas  la  présentation,  même  adroite  et  solennelle, 
qui  sauve  les  œuvres  médiocres.  Or,  les  objets  qu'ils  ontfait  exécuter  en- 
trent dans  cette  catégorie.  Situation  critique,  car  ils  n'ont  pas  seule- 
ment contre  eux  Lalique,  mais  l'exquis  artiste  qu'est  Dubret,  et  des 
modeleurs  orfèvres  comme  Giot,  comme  Ferlet  ;  enfin  Becker  qui  met 
de  l'esprit,  de  la  grâce  et  l'art  le  plus  pur  dans  tout  ce  qu'il  touche. 
Allez  donc,  aussi,  chercher  l'approbation  pour  un  surtout  rococo,  quand 
M.  Beau  montre  ses  féeriques  torchères  en  cristal  lumineux  ! 

L'étrange  jury  que  présidait  M.  Lionel-Lecouteux  a  évincé  quelques 
maîtres  relieurs.  Cuzin  a  cependant  trouvé  grâce.  En  revanche,  le  même 
jury  a  été  plus  que  galant  pour  les  demoiselles  qui  pyrogravent  du  cuir. 
Passons-les  et  admirons  les  jolies  broderies  de  Mlles  Jolly,  Courant  et 
Pagot  ;  l'admirable  coffret  en  broderies  polychromes  de  Mme  Larivière- 
Maignan,  les  tapisseries  de  Jorrand,  les  grès  si  beaux  de  Robhalben  et 
ceux,  très  purs,  très  artistes,  de  M.  Paul  Milet. 

Chaules  Saunier 

Exposition  de  Peintres  Provençaux,  à  Marseille.  —  Con- 
trairement aux  habituelles  exhibitions  d'art  en  province,  où,  autour  du 
lourd  colis  du  directeur  de  l'École  des  Beaux-Arts  de  Tendroit,  et  des 
cartes  de  visite  des  indigènes  «  seconde  médaille  »  ou  œ  associés  »,  émi- 
grés à  Paris,  s'accrochent  les  pénibles  travaux  des  amateurs  de  la 
localité,  Y  Exposition  de  Peintres  Provençaux  ^  organisée  par  la 
Société  des  Amis  des  Arts  de  Marseille^  dans  les  salons  du  Cercle 
artistique  de  cette  ville,  présente  de  nombreuses  œuvres  de  beaux 
peintres,  —  mais,  ils  sont  morts,  ce  qui  explique.  —  Elle  est,  en  outre, 
d'unjprécieux  enseignement,  car  elle  documente  sur  les  tendances  d'ar- 
tistes oHginaux  et  peu  connus  (Ricard  seul,  au  Louvre  et  au  Luxem- 
bourg) et  sur  l'apport  des  peintres  provençaux  aux  mouvements  roman- 
tique et  naturiste  de  l'École  française  (i83o-i86o),  sous  l'influence  de 
Delacroix,  Decamps,  Rousseau,  Diaz,  Dupré,  ïroyon  et  Corot. 

Jean-Antoine  Constantin  (Marseille,  1757  —  Aix,  1848).  —  De  ce 
précurseur  de  l'École  provençale  du  paysage,  de  ce  bon  vieux  maître 
quiy  ayant  regardé  autour  de  soi,  enseigna  à  ses  élèves  l'étude  de  la 
nature,  l'amour  du  terroir,  1 3  dessins,  à  la  sanguine,  au  lavis  d'encre 
de  Chine,  à  la  plume,  au  roseau  —  gamme  simplifiée  de  deux  ou  trois 
tons,  ligne  serpentine,  traits  envolutés  —  :  paysages  italiens,  mon- 


i4/|  LA   REVUE   BLANCHE 

tagnes  méridionales,  lacs,  rochers,  cascades.  Il  est  le  Georges  Michel 
des  sentiers  tortueux  djB  la  Viste  et  de  la  Gineste. 

Emile  Loubon  (Aix,  1809  —  Marseille,  i863).  —  10  pemtures.  C'çst 
le  peintre,  terne  et  ocreux,  mais  alerte  et  consciencieux,  des  troupeaux 
en  marche  —  «  menons  »  en  tôte.  —  sous  des  ciels  vides  et  plats,  parmi 
des  arbres  tordus,  dans  des  paysages  aux  nobles  lignes  de  terrains  et 
de  fonds. 

Si  Constantin  fut  le  maître,  Loubon  ne  fut  que  le  professeur  des 
autres,  à  THcole  des  Beaux-Arts  de  Marseille,  quïl  dirigea. 

Auguste  Aiguier  (Toulon,  1819  —  Le  Pradet,  i865).  —  12  peintures  : 
Marines  et  Marseille  et  de  Toulon,  pins  de  Mazargues  et  de  Tamaris. 
Sur  des  toiles  de  petites  dimensions  —  souvent  sur  des  vieux  car- 
tons de  sa  femme,  modiste  —  Aiguier  peint  les  féeries  de  la  lumière  et 
de  la  couleur  :  sans  souci  d'arrangement,  le  ciel  et  la  mer  méditerra- 
néens, dans  la  brume  lilas  ou  saumon  des  matins  et  des  soirs,  dans  les 
flammes  orangées  ou  pourpres  des  aurores  et  des  crépuscules. 

Et  on  évoque  les  noms  de  Lorrain  et  de  Turner  devant  l'œuvre  de  ce 
coiffeur  que  donna  son  prénom  à  une  forme  de  chapeau  pour  dames  — 
l'auguste  —  de  son  invention  et  qui  fut  à  la  mode. 

Gustave  Ricard  (Marseille,  1823  —  Paris,  i873).  —  Dix  toiles  : 
œuvres,  plus  encore  de  maîtres  que  de  maître,  car,  portraits  du  peintre 
ou  de  sa  famille,  elles  ne  paraissent  pas  plus  modernes,  sous  leur  patine 
truquée,  qu'une  copie,  trop  exacte,  d'un  Rembrandt  doré  par  le  temps  et 
bruni  par  le  jus  des  vernis  successifs,  exposée  là  aussi.  On  les  peut 
admirer  comme  d'authentiques  Titien,  Corrège,  Giorgione,  Uolbein, 
Rembrandt,  Van  Dyck,  Reynolds,  Lawrence,  ces  maîtres  dont,  jusqu'à 
i85o,  Ricard  chercha  la  formule,  le  secret,  la  main,  dans  les  musées  de 
France,  d'Italie,  de  Hollande  et  d'Angleterre.  Trop  il  se  souvint  de  leur 
maturité  assombrie  et  pas  assez  de  leur  éclat  évanoui. 

Parmi  les  portraits  de  cette  Exposition,  pas  d'exemple  du  faire 
«  noyé  »  personnel  à  Ricard,  où,  entre  la  sauce  grisûtre  des  préparations 
et  les  glacés  violacés,  des  mains  et  des  visages  de  vie  et  de  pensée 
apparaissent. 

Adolpue  Monticelli  (Marseille,  1824  — Marseille,  1886).  —  18  pein- 
tures :  le  Parc  de  Saint-Cloud,  la  Moisson,  le  Thé,  Paysage  à  Saint- 
Marcel  (et  l'on  songe  à  l'or  ambré  de  la  Ronde  de  nuit).  Fête  à  Hercula- 
num,  Oiseaux  aquatiques.  Nature  morte,  etc.,  joyaux  n'ayant  rien  de 
commun  avec  les  misérables  déchets  où  les  cyniques  imitations  qui 
déshonorent,  aux  vitrines  des  experts  des  rues  à  tableaux,  le  nom  de 
Monticelli.  Et  pour  le  Parisien,  à  peine  averti  par  l'apparition  de  quel- 
ques-unes de  ses  œuvres  à  la  Centennale,  se  manifeste  le  magnifique 
lapidaire,  auprès  de  qui  G.  Moreau,  le  peintre  de  «  la  richesse  nécesr 
saire  »  paraîtrait  bien  pauvre. 

Fêtes  galantes  ou  religieuses,  orgies  et  massacres,  cavaliers  et 
grandes  dames,  cygnes  et  lévriers,  fleurs  et  fruits,  rivières  et  parcs. 


GAZETTE   d'art  l45 

deviennent  sous  sa  brosse  prestigieuse,  pour  le  triomphe  du  rouge,  du 
jaune,  du  bleu,  du  vert  et  du  violet,  des  arabesques  serties  de  rubis,  de 
topazes,  de  saphirs,  d'émeraudes  et  d'améthystes. 

Cette  splendeur,  il  l'obtient  en  prenant  du  bout  du  pinceau,  la  couleur 
pure  sur  sa  palette,  en  la  posant  isolée,  protégée  de  tout  contact  avilis- 
sant, dûnséey  sur  le  panneau  mémo  ou  sur  une  touche  de  teinte  voisine, 
de  ton  plus  clair,  ou  de  blanc,  pour  l'embellir  encore  par  tout  l'avan- 
tage du  dégradé.  Et  cette  tumultueuse  polychromie,  il  l'ordonne  et 
l'équilibre  sous  le  joug  strict  d'un  clair-obscur  savant  et  approprié. 

En  1902,  à  Marseille,  par  haine  delà  couleur,  on  rit  encore  devant  les 
Monticelli.  Il  en  serait  de  même  à  Paris,  d'ailleurs. 

Paul  Guigou  (Villars,  iSi'i  —  Paris,  1871).  —  18  paysages  :  bords 
de  rivières  (la  Duranceà  Cadenet,  à  Saint-Paul,  à  Mirabeau  ;  la  Seine  à 
Saint-Mammès),  placettes,  bastides,  fontaines  et  laveuses. 

Peinture  exacte  et  méticuleuse:  des  gammes  étendues  du  blanc  au  noir 
par  des  passages  de  tous  les  gris  bleus  et  de  tous  les  gris  verts,  avec, 
dans  quelque  coin,  l'éclat  d'un  rouge  ou  d'un  jaune,  comme  dans  les 
Pissarro,  influencés  de  Corot  et  de  Courbet,  des  années  Th». 

Les  études  sent  d'une  justesse  objective  de  plein  air  haut-proven- 
çal —  rude  et  sans  enveloppe  — ,mais  les  tableaux,  aux  petits  détails 
trop  précis  du  premier  plan  —  la  moindre  herbe,  la  plus  minime  fleu- 
rette —  aux  petites  figures  trop  faites,  comme  découpées  dans  du 
papier  et  collées  sur  la  pâte  fraîche,  semblent  durs  et  secs. 

S'il  faut  louer  cette  manifestation  d'art  régionaliste,  révélatrice  de 
talents  peu  connus,  peut-être  doit-on  regretter  l'aspect  «  tram  marseil- 
lais »  de  Qette  exposition.  —  Les  tableaux  pendant  lamentablement  au 
bout  de  tristes  ficelles,  le  long  d'étoffes  pisseuses,  au-dessus  d'affli- 
geantes ciinaises.  —  Le  Cercle  Artistique  de  Marseille  serait-il  plus 
hospitalier  aux  billards  qu'aux  œuvres  d'art  ? 

Et  —  la  grosse  erreur  —  pourquoi  n'avoir  pas  groupé  les  œuvres  de 
chaque  peintre  sur  des  panneaux  isolés?  Convient-il  davantage  de 
mêler  des  Ricard  à  des  Monticelli  que  de  jouer  en  même  temps  du 
Schumann  et  du  Wagner  ?  Les  expériences  du  Louvre  et  de  la  Société 
Nationale  des  Beaux-Arts  —  oh  !  dix  ans  après  les  Artistes  Indépen- 
dants—  ont  démontrél'importanceesthétique  de  cette  règle  d'accrochage. 

Il  paraît  utile  aussi  d'informer  le  possesseur  du  Pont  de  Tlluveaune, 
de  Monticelli,  qu'il  est  mieux  de  clouer  le  cartel  du  titre  sur  le  cadre 
que  sur  la  peinture  même,  et  de  prier  le  calfat  du  bassin  de  carénage  qui 
a  retouché  au  coaltar  la  «  Sœur  du  Peintre  »,  de  Ricard,  de  renoncer 
dorénavant  à  la  restauration  des  tableaux. 

L'arliste  de  passage  à  Marseille  ne  devra  pas  craindre  de  demander 
à  M.  E.  André  la  faveur  de  visiter  ses  salons  où,  sur  des  murs  exclusi- 
vement voués  à  Monticelli,  il  pourra  admirer  les  œuvres  les  plus  com- 
plètes et  les  plus  variées  du  génial  coloriste  et,  parmi  tant  d'autres  aussi 
belles,  le  Parc  de  Saint-Cloud,  Fête  sous  bois  (18G0;,  Corot  et  ses 

10 


r46  LA  REVUE   BLANCHE 

Modèles,  Charmeuses  d'oiseaux,  gloire  de  l'Exposition  Centennale  :  il 
devra  lire  aussi  le  très  précieux  volume,  exact  et  passionné,  de 
M.  A.  Gouirand,  les  Peintres  Proçençaux^  qui  le  renseignera  sur  la  vie 
et  les  œuvres  de  ces  artistes,  mieux  que  ces  simples  notes. 

Paul  Signac 

Berthe  Morizot  ^i).  —  La  situer  entre  Manet  et  Renoir  :  elle  appa- 
raît le  passage  naturel  entre  Manet  et  tous  les  Impressionnistes  ;  elle 
serait  F  impressionniste  absolu  au  sens  littéral  du  mot;  sans  s'inventer 
de  technique,  sans  s'asservir  aux  techniques  d'aatrui  (sauf  qu'elle  pro- 
cède évidemment  du  peintre  d'Olympia^  car  il  faut  toujours  être  fils  de 
quelqu'un),  sans  idée  préconçue,  prestement  elle  fixe  son  impression  du 
moment.  On  pourrait  dire  que  toutes  ses  toiles,  et  aquarelles  ou  pastels, 
sont  des  pochades,  enlevées  avec  une  aisance,  une  dextérité  admirables. 
Elle  évolue  avec  facilité,  grâce  et  distinction,  exclusivement  dans  les 
tonalités  blondes  :  mauves  et  roses  et  gris  argentins.  Encore  qu'elle 
s'adonne  avec  succès  égal  aux  paysages,  aux  natures  mortes,  aux  fleurs, 
aux  portraits,  c'est  aux  silhouettes  féminines  et  enfantines  qu'elle  réussit 
le  mieux  ;  elle  y  surprend  comme  par  intuition  ou  maternelle  ou  soro- 
rale  les  mouvements  ébauchés  et  repris,  les  abandons,  les  vivacités 
telles  que  d'animal,  et  les  morbidesses.  La  bellement  bestiale  robustesse 
de  la  jeune  campagnarde  qui  transporte  la  lourde  Cruche  (Teau,  la 
souple  et  savoureuse  guirlande  ée  bras  des  deux  fillettes,  qui  font  la 
cueillette  au  Cerisier;  dans  le  Let^er^  rébounfifement  câlin  et  tiède  de  la 
jeune  femme  qui  sort  ses  roseurs  des  blancs  nacrés  de  la  chemise  et  du 
lit;  et  surtout  rallongement  douillet  de  l'autre  Jeune  femme  étendue 
sur  un  canapé,  représentent  des  choses  exquises. 

FÉLICÎEN   F^GTJS 

Le  Pergamon  À  Berlin.  —  Berlin  est  une  ville  affreuse  et  com- 
mode. Tout  ce  qui  tend  à  lui  donner  l'aspect  d'une  capitale  est  d'un 
goût  détestable.  Au  reste,  n'importe  laquelle  des  villes  de  l'empire  est 
plus  intéressante  que  cette  cité  sans  églises.  N'étaient  les  châteaux  des 
environs,  quelques  tableaux  de  l'ancien  musée,  et  le  Pergamon  récem- 
ment ouvert,  un  voyage  à  Berlin  serait  inutile.  L'édifice  appelé  Per- 
gamon situé  derrière  l'ancien  musée  contient  les  trouvailles  rapportées 
des  fouilles  de  Pergame  et  surtout  la  fameuse  gigantomachie  qui  déco- 
rait Tautel  du  temple  de  Jupiter.  On  a  reconstitué  cet  autel  et  ce  travail 
a  demandé  vingt-trois  ans  aux  savants  berlinois. 

Mais  que  cela  est  beau  !  Quel  magnifique  poème  de  pierre  !  Les  dieux 
olyn^piens  terrestres,  marins  et  infernaux,  les  animaux,  les  géants,  lés 
monstres  entremêlent  furieux  leurs  membres  parfois  mutilés,  les  torses 
des  déesses  se  cabrent  sur  les  bras  des  héros,  des  faces  se  crispent,  des 
bouches  mordent.  Cet  œuvre,  que  des  artisans  sculptèrent  dans  de  la 
pierre  de  grain  très  gros,  sent  tellement  sa  divinité  que  le  voyageur, 


(1)  Gktlerie  Daiand-Ruel,  16,  rue  Loffitte. 


GAZETTE   d'AHT  14? 

oubliant  la  foule  des  visiteurs  à  moustacjiies  en  croc  et  de»  femmes 
laides,  espère  Theure  où  mugiront  las  taureaux  des  hécatombes. 

La  gigantomachie  date  de  la  troisième  période  hellénique,  qui  s'étend 
de  33i  à  63  avant  J.-C. 

A  contempler  l'œuvre  des  tailleurs  de  pierre  de  Pergame,  des 
hommes  deviendront  peut*étre  sculpteurs  en  Allemagne.  Je  le  souhaite, 
car  vraiment  les  Allemands  n  ont  pas  idée  de  ce  que  c  est  que  la  sculp- 
ture. Les  épouvantails  de  la  Siegesallée,  les  œuvres  de  Bogas  ou  du 
plus  récent  Max  Klinger  (n'en  déplaise  à  M.  Georg  Brandes),  n'ont  rien 
qui  aille  à  rencontre  de  cette  opinion. 

Guillaume  Apollinaire 

GESTES 

Les  mœurs  des  noyés.  —  Nous  avons  eu  occasion  de  nouer  quel- 
ques relations  assez  intimes  avec  ces  intéressants  ivres-morts  de  Taqua- 
tisme.  D'après  nos  observations,  un  noyé  n'est  pas  im  homme  décédé 
par  submersion,  malgré  que  tende  à  l'accréditer  l'opinion  commune  : 
c'est  un  être  à  part,  d'habitudes  spéciales  et  qui  s'adapterait,  croyons* 
nous,  à  merveille  à  son  milieu  si  l'on  voulait  bien  l'y  laiBser  séjourner 
un  temps  convenable.  Il  est  remarquable  qu'ils  se  conservent  mieux 
dans  l'eau  qu'à  l'air  libre.  Leurs  mœurs  sont  bizarres,  et,  bien  qu'ils 
aiment  à  se  jouer  dans  le  même  élément  que  les  poissons,  diamétrale* 
meni opposées,  si  nous  osons  ainsi  dire,  à  celles  de  ceux-^d:  en  effets 
alors  que  les  poissons,  comme  on  sait,  ne  voyagent  qu'en  remontant  le 
courant,  c'est-à-dire  dans  le  sens  qui  exerce  le  mieux  leur  énergie,  les 
victimes  de  la  funeste  passion  ds  l'aquatisme  s'abandonnent  au  fil  de 
l'eau  comme  ayant  perdu  tout  ressort,  dans  un  paresseux  nonchaloir. 
Ils  ne  décèlent  leur  activité  que  par  des  mouvements  de  tète,  révé- 
rences, salamalecs,  demi-culbutes  et  autres  gentes  courtoisies  qu'ils 
affectionnent  à  la  rencontre  des  hommes  terriens.  Ces  démonstrations 
n'ont,  à  notre  avis,  aucune  portée  sociologique  :  il  n'y  faut  voir  que  des 
hoquets  inconscients  d'ivrogne  ou  le  jeu  d'un  animal. 

Le  noyé  signale  sa  présence,  comme  l'anguille,  par  l'apparition  de 
bulles  à  la  surface  de  l'eau.  On  les  capture,  de  même  que  l'anguille,  à  la 
foëne  ;  il  est  moins  profitable  de  tendre  à  leur  intention  des  verveux  ou 
des  lignes  de  fond. 

On.  peut  être  induit  en  erreur,  quant  aux  bulles,  par  la  gesticulation 
inconsidérée  d'un  simple  être  humain  qui  n'est  encore  qu'à  l'état  de  noyé 
stagiaire.  L'être  humain,  dans  ce  x^as,  est  extrêmement  dangereux  et 
comparable  en  tout,  comme  nous  l'avons  avancé  plus  haut,  à  un  ivre** 
mort.  La  philanthropie  et  la  prudence  commandent  donc  de  distinguer 
deux  phases  dans  son  sauvetage  :  i"*  l'exhortation  au  calme  ;  2"  le  sauve- 
tage proprement  dit.  La  première  opération,  indispensable,  s'effectue 
fort  bien  au  moyen  d'une  arme  à  feu  ;  mais  il  faut  être  familier  avec  les 
lois  de  la  réfraction  ;  un  coup  d'aviron  suffit  dans  la  plupart  des  cir- 
constances. U  ne  reste  plus  —  seconde  phase  —  qu'à  capturer  le  sujet 
parla  même  méthode  qu'un  noyé  ordinaire. 


i48  LA  REVUE   BLANCHE 

Il  est  rare  que  les  noyés  aillent  par  bancs,  à  Tinstar  des  poissons.  On 
en  peut  inférer  que  leur  science  sociale  est  encore  embryonnaire,  à  moins 
qu'on  ne  juge  plus  simple  de  supposer  que  c*est  leur  combativité  et  leur 
valeur  guerrière  qui  est  inférieure  à  celle  des  poissons.  C'est  pour- 
quoi ceux-ci  mangent  ceux-là. 

Nous  sommes  en  mesure  de  prouver  qu'il  y  a  un  seul  point  commun 
entre  les  noyés  et  les  autres  animaux  aquatiques  :  ils  fraf/ent,  comme 
les  poissons,  bien  que  leurs  organes  reproducteurs  soient,  pour  l'obser- 
vateur superficiel,  conformés  comme  ceux  des  humains;  ils  frayent, 
malgré  cette  objection  plus  grave,  qu'aucun  arrêté  préfectoral  ne  pro- 
tège leur  reproduction,  par  une  prohibition  momentanée  de  leur 
pèche. 

Un  noyé  se  vend  de  façon  courante  vingt-cinq  francs  sur  le  marclié  de 
la  plupart  des  départements:  c'est  là  une  source  de  revenus  lionnrtes  et 
fructueux  pour  la  sympathique  population  fluviale.  11  serait  donc  patrio- 
tique d'encourager  leur  reproduction,  d'autant  que,  faute  de  cette  mesure, 
la  tentation  est  toujours  grande,  chez  le  citoyen  riverain  et  pauvre,  d'en 
fabriquer  d'artificiels,  mais  égaux  devant  la  prime,  au  moyen  du  maquil- 
lage par  voie  humide  d'autres  citoyens  vivants. 

Le  noyé  mâle,  en  la  saison  du  frai,  Jaquelle  dure  presque  toute  l'an- 
née, se  promène  dans  sa  frayère,  descendant,  selon  sa  coutume,  le  cou- 
rant, la  tète  penchée  en  avant,  les  reins  élevés,  les  mains,  les  organes 
du  frai  et  les  pieds  ballant  sur  le  lit  du  fleuve.  Il  reste  volontiers  des 
heures  à  se  balancer  dans  les  herbes.  Sa  femelle  descend  pareillement 
le  courant,  la  tête  et  les  jambes  renversées  en  arrière,  le  ventre  en 
l'air. 
C'est  la  vie. 

Alfred  Jarry 

Le  Colft:*e-fort.  —  On  va  tirer  Tafl'aire  Mumbert-Crawford  en  tous 
sens.  C'est  une  matière  (jui  prête.  Pourtant,  comme  beaucoup  d'autres 
qui  sont  pour  plaire  à  la  foule,  cette  œuvre-ci,  loin  d'être  inventée, 
serait  plutôt  comme  un  plagiat,  du  moins  une  sorte  d'amplification. 
Tous  les  amateurs  de  belles  histoires  connaissent  le  conte  d'où  elle  est 
tirée  :  Andersen  l'appelle  les  Habits  neufs  du  Grand-Duc,  Il  s'agit  d'un 
prince  qui  n'est  occupé  que  dosa  toilette  et  auquel  deux  garçons  de  res- 
source viennent  olTrir  de  faire,  non  plus,  comme  tout  le  monde,  des  vête- 
ments qui  ne  soient  que  magnifiques,  mais  encore  d'une  étofl'e  merveil- 
leuse dont  la  vertu  est  d'être  invisible  pour  les  imbéciles.  Il  nVst  velours, 
soies,  fils  d'or,  matières  précieuses,  sommes,  que  les  tailleurs  n'obtien- 
nent pendant  les  deux  années  —  ce  pouvait  être  dix-huit  —  que  dure 
leur  travail.  Le  Grand-Duc.  n'osant  pas  aller  en  juger  le  premier,  fait 
choix  de  l'homme  de  sa  cour  le  plus  réputé  pour  son  esprit,  de  son  vieux 
premier  ministre,  lequeln'a  garde  de  faire  mentir  sa  réputation  et  s'écrie  : 
a  L'admirable  tissu  !  »  Personne  n'hésite  à  suivre  un  tel  exemple,  même 
le  Grand-Duc  qui  consent  à  inaugurer  les  fameux  habits  un  jour  de  fête 
et,  s'étant  laissé  vêtir,  s'avance  dignement  sous  un  dais,  ni  le  gentil- 


GESTES  i'i9 

homme  qui  soulève  la  traîne  avec  efîort,  ni  toute  la  ville  qui  s'exclame 
au  passage  de  la  procession,  jusqu'à  ce  qu'un  enfant  pousse  ce  cri  :  «  Il 
est  tout  nu,  le  Grand-Duc  !  »  et  que  tout  le  monde  répète  le  propos 
ingénu. 

M.  Jules  Iluret,  devenu  depuis  hier  un  historien  encore  plus  fameux 
de  notre  époque,  aura  joué  le  rôle  de  l'enfant,  rien  ne  distinguant  en 
leurs  extrêmes  Tingénuité  de  la  clairvoyance.  Qui  sait  ce  qui  fût  advenu 
s'il  n'avait  réussi  à  pénétrer,  sans  droit,  parbleu!  dans  le  sanctuaire  où 
les  représentants  de  la  loi,  les  magistrats,  les  docteurs,  les  serviteurs, 
les  notaires,  assistance  surexcitée,  suivaient  en  tremblant  le  travail  des 
serruriers,  et,  attachés  au  colîre,  fatigués,  fiévreux,  immanquablement 
attendaient  qu'en  ruisselât,  non  pas  seulement  un  trésor,  mais  en  réalité 
un  miracle. 

Le  créateur  de  la  légende  pouvait  faire  durer  encore  le  prodige, 
Mme  Humbert  d*Aurignac  ayant  réellement  créé  puisqu'elle  a,  dépas- 
sant Talchimie,  fait  quelque  chose  avec  rien.  On  ne  pouvait  qu'y  croire. 
On  pouvait  en  douter  aussi,  mais  que  peut  le  doute  ? 

Au  vrai,  il  semble  bien  que  ce  soit  la  voix  de  M.  Jules  Huret  qui 
ait  rompu  le  charme.  Sans  elle  peut-être  le  bâtonnier  Du  Buiteût  conti- 
nué de  croire,  fut-ce  encore  quelques  années,  et  le  bâtonnier  Pouillet, 
savant  jurisconsulte,  expert  en  brevets  d'invention  et  droits  d'auteur, 
eût  attesté  la  présence  réelle  de  ses  clients  Crawford.  Mais  qui  peut 
prévoir  où  nous  allions,  si  une  voix,  le  son  de  cette  voix  !  n'eût  tiré 
comme  d'un  rêve  celte  douzaine  de  témoins. 

Leurs  dos  vénérables  eussent  pu  continuer  longtemps  de  cacher  à  la 
foule,  tenue  comme  il  sied  à  distance,  le  fulgurant  contenu  du  coffre. 

Oh!  mais  prenez  garde,  nous  voilà  loin!  que  cette  affaire  ne  soit 
qu'une  pauvre  toute  petite  parodie  d'une  autre  qui  eut  aussi  ses  témoins, 
ses  prodiges,  ses  docteurs  de  la  loi,  ses  Judas  et  ses  saint  Thomas,  ses 
apôtres,  ses  pharisiens,  ses  propagateurs  de  la  foi  et  ses  détracteurs, 
mais  au  lieu  de  durer  dix-huit  ans,  la  bagatelle!  en  aura  duré  plus  de 
dix-huit  cents  et  qu'enfin  le  coffre-fort  ne  fasse  que  masquer,  en  le 
modernisant,  le  tabernacle. 

T.  N. 

LES  THÉÂTRES 

Vaudeville  :  Le  Masque ,  de  M.  Henry  Bataille  ;  Le  Chat  et 
le  Ghérnbln,  adaptation  de  M.  J.  Beunac.  —  Renaissance  :  Les 
Perruches,  de  M.  Berteyle;  Simone,  de  MM.  Bénazht  et  Akout.  — 
Comédie  Française  :  Petite  Amie^  de  M.  Bhieux.  —  Théâtre  Antoine: 
Lendemain  de  Première,  de  M.  Mayer;  Tiers-État,  de  M.  L. 
Descaves;  Boule  de  Suif,  de  M.  0.  Mkténier. 

Au  théâtre  du  Vaudeville,  nous  avons  vu  représenter,  avec  un  très 
grand  et  mérité  succès,  la  pièce,  attendue  avec  impatience,  de  M.  Henry 
Bataille  :  le  Masque. 

M.  Henry  Bataille  est  un  de  ceux  qui.  parmi  les  auteurs  nouveaux,  don- 
nèrent les  plus  belles  espérances.  Il  est  en  train  de  les  réaliser,  et  celles-là 


l5o  LA    BEVUE   BLANCHE 

mêmes  que  les  plas  réfléchis  purent  concevoir  dès  ses  débuts*  En  ce 
drame  attachant  et  simple,  d'inspiration  populaire,  la  Lépreuse^  en  cette 
autre  passionnante  et  symbolique  tragédie  moderne,  Ton  sang,  et  dans 
ce  plus  récent  Enchantement,  où  se  marque,  plus  apparent  que  réel, 
un  écart  avec  les  précédentes,  n'avez-vous  point  distingué,  sous  tant 
d'emportement  lyrique,  de  fiévreuse  ardeur  et  de  passion  énervée,  une 
assez  calme  et  lucide  volonté  de  belle  ordonnance,  une  connaissance  de 
plus  en  plus  approfondie  —  et  même  un  instinct  —  des  exigences  et  des 
ressources  du  métier,  des  qualités  et  des  dons  purement  «  théâtraux  r>  ; 
n'avez-vous  point  aperçu  ou  deviné,  derrière  le  masque  éperdu  du  poète, 
le  visage  assez  malin  de  l'auteur  dramatique?...  Carie  poète  et  l'auteur 
dramatique  s'en  vont  tous  deux,  de  compagnie.  Et  vous  ne  voudriez  pas 
n'est-ce  pas,  que  dans  une  œuvre  dramatique  ce  fût  le  poète  qui  l'em- 
portât, bien  que,  jadis,  il  en  ait  eu  l'air,  —  mais  seulement  l'air... 

Le  poète,  vous  le  trouverez  tout  entier  dans  le  demi-jour  tendre  et 
mélancolique,  dans  l'intimité  doucement  frissonnante  et  harmonieuse 
de  la  Chambre  blanche,  tapi  dans  le  silence  familier  des  choses  habi- 
tuelles et  amies,  les  yeux  clos  et  le  cœur  bien  battant,  grisé  de  la 
nostalgie  des  anciens  émois  et  des  souvenirs  puérils,  écoutant  venir  de 
loin  l'imperceptible  écho  de  très  vieux  airs,  respirant  l'insaisissable 
arôme  de  parfums  évaporés.  Vous  le  trouverez  encore  —  et  c'est  un 
grand  charme,  cette  rencontre  —  çà  et  là,  dans  son  théâtre  ;  vous  lui 
devez  la  joie  de  quelques  phrases  évocatrices,  de  quelques  «  couplets  » 
harmonieux;  vous  lui  devez  mieux  encore,  cette  exacte  et  sensible 
impression  de  l'atmosphère,  répandue  sur  toute  l'œuvre  et  qui  constitue, 
juxtaposé  sur  l'autre,  comme  un  second  décor;  oui,  c'est  le  poète  qui, 
très  heureusement,  dégagea  ce  qui  traîne  de  poésie  partout,  parmi  les 
plus  humbles  vulgarités  delà  vie  ordinaire,  sur  le  «  plateau  »  mal  éclairé 
de  la  scène,  un  jour  de  répétition,  en  la  banalité  d'un  salon  d'hôtel 
cosmopolite,  —  partout. 

C'est  lui  qui,  en  collaboration,  avec  un  observateur  minutieux,  mali- 
cieux, perspicace  et  infiniment  spirituel,  écrivit  ce  léger,  ironique  et 
charmant  premier  acte  du  Masque^  qui  nous  montre,  en  un  de  ses  aspects 
les  plus  quotidiens,  mais  non  pas  sans  choix  et  talent  de  synthèse,  la 
petite  vie  superficielle  et  laborieuse  des  coulissses.  Il  a  plu  infiniment, 
ce  premier  acte,  adroit  et  vif,  plein  de  mouvement,  d'une  agréable  ironie 
et  qui,  sans  recourir  à  la  charge,  accuse  un  relief  plaisamment  carica- 
tural. Et  quoi  qu'on  en  ait  dit,  il  était  indispensable  puisqu'il  avait  la 
charge  de  situer  définitivement  les  principaux  personnages  dans  le 
factice  et  conventionnel  «  pays  du  mensonge  ».  Le  but  n'est  pas  tout  à 
fait  atteint  ;  et  cela  tient,  je  crois,  à  une  légère  erreur  de  l'auteur  qui 
établit  involontairement  une  barrière  et  une  trop  nette  dcmiarcation 
entre  ses  principaux  personnages,  Demieule,  Mme  Demieule  et  It's 
autres  figurants  do  ce  petit  monde.  Au  reste,  cela  est  de  peu  d'impor- 
tance. 

Nous  voilà  introduits  dans  un  milieu  «  spécial  »  et,  par  conséquent, 
prévenus  qu'à  une  yériié  générale  et  humaine  de  sentiments,  de  passions 


LES  THÉÂTRES  ih 

et  d'actes,  va  se  substituer  une  vérité  exceptionnelle^  vérité  pour  le  seul 
milieu  étudié.  Tout  à  la  fois,  les  personnages  vivent  et,  entraînés  par  des 
habitudes  professionnelles ,  «  jouent  leur  vie  » ,  avec  un  mélange 
complexe  de  sincérité  et  de  facticité,  dont  le  dosage  peut  variera  l'infini. 
Et  d  avance,  tombent  ainsi  les  diverses  objections  qu'on  eût  élé,  au 
cours  des  denx  actes,  tenté  d'élever  :  si  on  prétendait  lui  reprocher  le 
manque  de  vraisemblance  et  mt^me  de  vérité  profonde  du  moyen 
employé  par  Geneviève  Demieule  pour  rendre  à  son  mari  la  séparation 
plus  légère  et  lui  épargner  le  remords;  la  crédulité  un  peu  excessive,  à 
ce  moment,  de  Demieule  ;  et  plus  tard,  au  troisième  acte,  la  scène  d'effet 
purement  théiUral  —  et  je  ne  veux  point  même  cliercher  à  démêler  ce 
qu  il  y  entre  de  symbolisme  —  où,  dans  la  nuit,  Demieule  est  pris  pour 
Félix  Ronchon,  d'autres  adresses  et,  çà  et  là,  des  arrangements  tant 
soit  peu  conventionnels,  Tantear  serait  bien  à  Taise  pour  répondre  : 
«  J'ai  voulu  qu'il  en  soit  ainsi.  Tout  ce  qui  vous  parait  conventionnel 
est  vrai,  du  point  de  vue  auquel  je  me  place^  et  dans  Tétude  que  j'ai 
voulu  faire  d'êtres  spéciaux,  dérobés  aux  conditions  de  l'existence  ordi- 
naire et  qui  se  passionnent,  qui  ccmçoivent  et  qui  agissent  en  obéissant, 
dans  la  conduite  leur  vie,  aux  lois  du  théâtre.  » 

Il  semDle  bien  qu'il  n'y  ait  rien  à  objecter.  D'où  vient  cependant 
qu'en  notre  for  intérieur,  nous  ne  nous  sentions  pas  entièrement 
satisfaits  de  cette  réponse,  et  désarmés  ?...  Je  crois  que  les  intentions 
de  raute4ir  certes,  très  nettement  exprimées,  ne  marquent  point  en 
nous  d'une  fa»;on  assez  profonde  et  qu'il  nous  est  permis  à  différentes 
reprises,  en  écoutant  sa  pièce,  de  les  oublier,  de  nous  imaginer  que  nous 
avons  devant  nous  des  êtres  ordinaires,  obéissant  à  des  lois  ordinaires  ; 
alors  ils  nous  choquent.  L'ironie  est  parfois  trop  sous-entendue;  elle  ne 
pouvait  guère  l'être  moins.  Il  n'y  a  là  ni  de  la  faute  de  l'auteur,  ni  de 
la  nôtre.  Si  j'osais  donc,  c'est  au  sujet  même  que  je  m'en  prendrais.  Je 
me  demanderais  pourquoi,  alors  que,  dans  la  vie  même,  les  occasions  de 
conflit  sont  si  fréquentes,  avoir  créé  celui-ci  de  toutes  pièces  ;  pourquoi, 
alors  qu'abordent  les  mésententes,  avoir  organisé  nn  malentendu  \ 
pourquoi,  alors  que  les  êtres  ordinaires,  je  veux  dire  l'immense  majorité 
des  êtres  vivants,  nous  offrent  tant  de  sujets  de  nous  étonner,  de  nous 
intéresser  et  de  nous  émouvoir,  s'être  attaché  à  l'étude  d  êtres  d'excep- 
tion, si  curieux  qu'ils  puissent  paraître.  Mais  je  ne  me  dissimule  pas,  à 
mesure  que  je  les  énumère,  la  vanité  de  ces  réflexions  qui  ne  sont  pas 
des  critiques;  c'est  affaire  de  préférences  toutes  personnelles  ;  on  n'a  pas 
à  demander  compte  à  un  auteur  du  sujet  qu'il  traita,  mais  de  la  manière 
dont  il  le  traita. 

Or,  M.  Bataille  a  traité  le  sien,  excellemment.  Le  Masque  est  une 
pièce  ftïrt  bien  construite  et  conduite  avec  une  grande  adresse.  Je  ne 
répéterai  point  que  le  premier  acte  est  tout  à  fait  heureux  :  parmi  tant 
d'allées  et  venues  pilloresques,  il  nous  fait  parfaitement  connaître,  ainsi 
que  le  doit  un  premier  acte,  sous  leur  aspect  le  plus  superficiel,  les 
personnages  qu'il  nous  présente  ;  et  si,  dans  les  scènes  vraiment  fort 
pathétiques  du  second  —  et  je  mets  tout  à  fait  hors  de  pair  celle  de 


i5a  LA   REVUE    Bf.ANCriE 

Demieule  et  de  Ronchon,  si  nette,  si  prompte,  avec  des  sous-entemlus 
clairement  exprimés  — ^  ils  n'expriment,  parce  que  l'auteur  le  voulut 
ainsi,  qu'une  humanité  relative  et  composée,  au  moins  dévoilent-ils  tout 
ce  qu'ils  comportent  d'humanité.  M.  Bataille  excelle  à  donner  par  mille 
petits  détails,  choisis  et  insignifiants  en  apparence,  de  petits  mots,  de 
petits  faits,  une  grande  impression  de  vérité  extérieure  et  quotidienne. 
Et  si  le  dialogue  n'est  point  toujours  celui  de  la  vie  même,  du  moins 
ne  paraît-il  jamais  «  trop  écrit  »,  même  lorsqu'il  est  «  bien  écrit  »  ; 
jamais  Téloquence  n'arrive  à  l'emphase  ;  le  lyrisme  ne  manque  point 
d'exactitude.  La  maîtrise  de  l'auteur  partout  apparut  surprenante.  Et  je 
me  réjouis  de  penser  que  les  parties  les  moins  goûtées  de  sa  pièce  ne 
sont  point  celles  où  apparaît  son  vrai  talent,  mais  celles  où,  par  excès 
d'intelligence  et  de  critique  personnelle,  il  le  modifia  dans  le  sens  de 
cette  sorte  d'habileté  qui,  chez  tous  les  écrivains  de  valeur,  est  heureu- 
sement toujours  un  peu  maladroite.  De  sorte  que  les  défauts  qu'on 
pourrait  lui  reprocher  sont,  pour  ainsi  dire,  étrangers  à  sa  nature  et 
«  volontaires  ».  Il  n'aura  aucun  mal  à  s'en  débarrasser. 

Une  interprétation  tout  à  fait  remarquable  contribua  au  succès  de 
l'œuvro  ;  les  plus  petits  rôles  furent  confiés  à  de  sûrs  comédiens  tels  que 
Lérand,  Numa,  l'irrésistible  Fugère,  qui  dessina  plaisamment  certaine 
silhouette  de  a  matuvu  »;  avec  son  grand  art  habituel,  Mme  Réjane  com- 
posa son  complexe  et  difficile  personnage  d'héroïne  douloureuse  et 
distinguée;  auprès  d'elle,  M.  Tarride,  simple,  sobre,  si  naturel  et  si 
adroit  en  même  temps,  fut  parfait  d^inconscience  brutale  et  d'égoïsme 
sans  méchanceté;  et  il  faut  louer  tout  à  fait  la  vive  intelligence  de 
Mlle  Lucy  Gérard,  la  bonne  grâce  de  M.  Dubosc,  l'excentricité  pitto- 
resque de  Mlle  Caron. 

Un  très  important  lever  de  rideau,  puisqu'il  ne  comporte  pas  moins 
de  trois  rapides  tableaux,  adaptation  par  M.  Bernac  d'une  pièce  chinoise  : 
le  Chat  et  le  Chérubin^  fut  accueilli  avec  grande  faveur.  C'est  à  la  fois 
amusant  et  terrible.  On  dirait  d'un  conte  d'Edgar  Poe,  merveilleuse- 
ment mis  en  scène.  MM.  Lérand  et  Maury  s'y  distinguèrent. 

Ni  l'une  ni  l'autre  des  deux  pièces,  jouées  à  la  Renaissance,  ne  sont 
excellentes;  ni  l'une  ni  l'autre  ne  manquent  cependant  d'originalité,  ni 
de  quelques  qualités  dramatiques.  La  première,  les  Perruches^  de 
M.  Berteyle,  appartient  à  un  genre  assez  mal  défini  qui  oscille  entre  la 
satire  et  le  «  vaudeville  social  «  ;  elle  pose  devant  nous  quelques  types, 
légèrement  silhouettés,  d'imbéciles,  dont  l'un,  joué  par  M.  Frédal, 
permit  d'applaudir  ce  plaisant  acteur,  aux  cocasses  ahurissements;  et  il 
y  a  une  idée  dramatique,  mais  assez  mal  développée  et  peut-être  point 
tout  à  fait  neuve,  dans  Simone^  pièce  en  deux  actes  de  MM.  Bénazet  et 
Philippe  About. 

L'excellent  Monsieur  Brieux  vient  de  faire  représentera  la  Comédie- 
Française,  une  nouvelle  pièce,  Petite  Amie,  qui  témoigne  une  fois  de 


LES   THEATRES  i53 

plus  —  et  cela  ne  surprit  personne  —  de  la  bonté  de  ses  senliments,  de 
la  conscience  de  remplir  cette  mission  de  réformateur,  de  vulgarisateur 
et  de  moraliste  qu'il  s'est,  une  fois  pour  toutes,  attribuée,  de  ses  convic- 
tions qui  sont  sincères,  de  ses  intentions  qui  sont  .honnêtes,  et  de  son 
intelligence  qui  est  courageuse  et  moyenne.  Un  peu  moins  que  d'autres, 
précédentes,  elle  témoigne  de  son  adresse  d'auteur  dramatique  :  car 
elle  parut,  ^à  et  là,  un  peu  lente,  monotone,  et  fournit,  au  public  moyen, 
'  moins  d'occasions  de  se  passionner  pour  ou  contre  une  thèse  déjà 
débattue?  et  rrbattue . 

On  ciierche  la  thèse.  Où  est  la  thèse  —  car  il  y  a  toujours  une  thèse 
dans  les  pièces  de  M.  Brieux  —  de  Petite  Amie  f  Et  je  vois  bien  que 
M.  Brieux  résolut,  cette  fois,  de  nous  intéresser  .au  sort  de  deux  petits 
jeunes  gens  qui  s'aimèrent  pour  eux-mêmes,  de  nous  indigner  contre  un 
père  barbare  qui  s'oppose  à  leur  «  établissement  »,  et  de  nous  initier, 
par  surcroît  et  en  passant,  fiux  mille  petits  détails  pittoresques  du 
commerce  des  modes.  Durant  trois  actes,  elle  nous  passionna  —  plus 
ou  moins,  selon  nos  tempéraments  — .  l'aventure  du  fils  f.ogerais  et  de 
l'ouvrière  Marguerite.  Kt  voici  un  questionnaire,  analogue  à  celui  que 
propose  à  la  perspicacité  de  ses  lecteurs  tel  intéressant  journal  du 
matin  :  Le  fils  Logerais  éj)0usera-t-il  Marguerite?  L'abandonn<'ra-t-iiy 
Auront-ils  des  enfants?  Combien?  M.  Logerais  donnera-t-il  son  consen- 
tement? etc.,  etc. 

Le  rideau  se  lève  sur  un  (juatrième  acte  qui  nous  apporte  les  répcmses. 
Et  tout  d'abord  il  convient  de  féliciter  le  décorateur  qui  comprit  si  bien 
le  tempérament  et  le  talent  de  M.  Brieux.  Voici  bien  le  chalet,  triste  et 
pauvrement  élégant  où  se  doivent  aimer,  parmi  tant  de  soucis,  les  dt'ux 
hén»s  de  la  banale  et  médiocre  idylle,  le  fils  du  modiste  et  l'ouvrière 
qui  a  «  fauté  »  ;  voici  surtout  le  paysage*  que  doit  aimer  M.  Brieux,  un 
morne,  un  terne,  un  utilitaire  paysage  de  banlieue,  sans  arbres,  avec 
des  coteaux  nus  et,  dans  le  lointain,  des  cheminées  d'usine  qui  se;  profi- 
lent; il  n'y  a  pas  d'espace,  pas  d'air;  c'est  médiocre  et  désolé.  Kt  là, 
dans  ce  décor,  éclate  la  thèse;  elle  est  non  pas  suggérée,  mais  proclamée 
av(»c  une  séduisante  naïveté,  en  une  lettre-programme,  qu'il  fallut  d'ail- 
leurs couper  dès  la  première;  elle  est  triple  :  contre  la  Société,  d'abord 
et  toujours,  contre  l'autorité  des  parents,  et  enfin  contre  l'enseignement 
secondaire.  Cependant  la  lettre  lue,  les  deux  jeunes  gens  vont  «  se  périr  ». 
Et  voici  (juatre»  actes  pour  développer  un  fait  divers  suggestif  de 
vérités,  incontestables  certes, mais  élémentaires. Débarrassons  ranecdolc 
de  toute  sa  soi-disant  portée  sociale  :  nous  retrouvons  la  banale  et  sotte 
historiette  sentimentale  que  nous  contèrent,  avee*  les  ressources  diverses 
de  leur  manière  et  do  leur  sensibilité  particulières,  maints  écrivains  de 
feuilletons  populaires. 

Des  acteurs,  venus,  les  uns  du  théAtre  Antoine,  les  autres  de  l'CEuvre, 
ont  parfaitement  joué  cette  pièce  et  avec  un  ensemble  rare  à  la  Comédie. 
La  débutante,  Mlle  Suzanne  Desprès,  a  montré  sur  cette  scène  comme 
sur  tant  d'autres,  ses  qualités  de  rare  et  grande  comédienne,  et  cette 
puissance  d'émouvoir  aux  larmes,  par  la  justesse  de  l'accent,  la  sobre 


i54  LA  REVUE   BLANCHE 

simplicité  du  geste  pathétique,  qui  est  incomparable.  Mme  Kolb  montre 
d'excellentes  qualités  de  naturel.  M.  Dessonnes,  voué  aux  rôles  des  fils 
révoltés,  est  sincère  et  chaleureux.  Le  succès  fut  très  grand  pour  M.  de 
Féraudy,  tour  à  tour  plaisant  et  dramatique,  et  qui,  pour  toute  une 
soirée,  évoqua  à  s'y  méprendre  —  mimique,  intonations,  attitudes  — 
la  personne  d'Antoine,  presque  seul  de  son  théâtre  à  n  être  point  là. 

Au  théâtre  Antoine,  spectacle  coupé,  d'heureux  effet. 

Un  petit  acte  de  M.  Adolphe  Mayer,  Lendr.main  de  preinih^e^  d'une 
observation  ironique  et  pittoresque,  nous  montre  un  ménage  de  comé- 
diens, tour  à  tour  désuni  par  Tinsuccès  et  rapproché  par  le  souci  de  la 
réussite  commune.  C'est  rapide  et  adroit. 

Vous  savez  quelles  préoccupations  possèdent  Tardent  auteur  de  la 
Cage  et  de  la  Clairière^  de  répandre  par  la  voie  du  théâtre  ses  idées 
généreuses  de  critique  sociale,  et  quel  adversaire  déterminé  trouvent  en 
lui  les  inconséquences  de  la  loi  et  des  préjugés.  Il  est  adroit  à  les  faire 
valoir,  clairement  et  de  façon  dramatique.  Son  observation  est  lucide  et 
bien  plus  judicieuse  encore  que  passionnée.  Et,  las  de  nous  montrer  ceux 
qu'on  écrase  et  qui  subissent,  M.  Descaves  a  voulu,  cette  fois,  nous 
montrer  ceux  qui,  courageusement,  se  révoltent,  triomphent,  et  comment 
il?  triomphent.  L'enseignement  a  son  prix  aussi  :  il  n'y  a  point  que  des 
lois  et  des  préjugés  oppresseurs;  un  peu  d'énergique  initiative  et  de 
clairvoyance  aide  à  nous  libérer.  Et  l'idée  est  heureuse  de  ne  point  nous 
avoir  menés  aujourd'hui,  en  revendicateurs,  vers  le  grabat  et  le  taudis, 
mais  dans  le  salon  bourgeois  où  pèse  tout  autant,  encore  que  de  consé- 
quences moins  immédiatement  frappantes,  le  poids  do  multiples  iniquités. 
Elle  panit  tout  à  fiiit  sympathique,  la  courageuse  et  raisonnable  héroïne 
de  Tiers-Etat,  en  sa  volonté  de  n'être  point  victime.  Et  son  exemple 
est  sain. 

M.  Mélénier  s'est  livré  à  un  patient  et  industrieux  découpage  de 
l'admirable  nouvelle  de  Maupassant  :  Boule-de-Suif.  La  pièce  est  mise 
en  scène  avec  l'art  extrême  que  vous  prévoyez,  jouée  dans  la  perfection 
et  avec  la  variété  nécessaire  par  MM.  Dumény,  Numès,  Matrat,  Kemm, 
Degeorge,  Paul  Edmond,  Mmes  EUen  Andrée,  Mieris,  Barsange,  etc. 
On  y  retrouve,  entière,  la  narquoise  et  féroce  ol)servati(m  qui  rendait  la 
nouvelle  si  terriblement  amusante.  Mais  ce  n'est  plus  un  chef-d'œuvre; 
à  la  scène,  la  pièce  perd  du  naturel  ;  la  rapidité  forcée  des  changements 
de  sentiments  et  des  contrastes  paraît  un  peu  voulue  et  conventionnelle, 
selon  la  convention  de  l'ancien  Théâtre-Libre.  On  n'est  point  convaincu, 
on  se  défie.  La  nouvelle  était  d'une  amère  gaîté  :  la  pièce  dégage  beau- 
coup d'amerlùme  et  moins  de  gaîté.  11  ne  faut  point  incriminer  l'adroit 
adaptateur.  La  pièce  subit  le  sort  de  presque  toutes  celles  qui  furent 
tirées  du  roman  :  bien  qu'accueillie  avec  faveur,  elle  fait  regretter  le 
roman. 

André  Picard 


i55 

CHRONIQUE  DE  LA  LITTÉRATURE  (i) 

Alfred  Jarry  :  Le  Surm&le,  roman  moderne  (Editions  de  La  revue 
blanche,  in-i8  de  25o  pages,  3  fr.  So).  — II  serait  surprenant  que,  jusqu'à 
ce  jour,  le  sujet  du  Surmâle  fut  resté  tout  à  fait  vierge  ;  mais  du  moins 
était-il  à  peine  défloré.  J'ai  feuilleté  jadis,  en  un  bureau  de  sergent- 
major,  un  roman  de  ce  pauvre  Dubut  de  Laforest  :  On  y  voyait  un 
Levantin  olivâtre  développer  la  vigueur  de  ses  reins  en  ramassant 
à  quatre  pattes,  sous  les  meubles ,  une  centaine  de  pièces  de 
deux  sous...  —  mais  je  n'ai  jamais  su  la  suite;  et  c'était  si  peu 
littéraire  !  Trop  littéraire,  par  contre,  et  trop  encombré  de  charabia 
magique,  le  roman  où  Jean  Richepin  mit  en  scène  un  Don  Juan  jamais 
épuisé,  fils  d*une  courtisane  un  peu  sorcière,  et  dressé  par  un  prêtre 
luciférien.  Le  héros  de  M.  Jarry  ne  prend  pas  de  ces  airs  démoniaques, 
et,  s'il  arrivait  d'Orient,  craindrait  de  le  faire  remarquer.  Il  se  rend 
d'abord  banal  à  souhait,  et  par  là  même  apparaîtra  plus  monstrueux. 
11  est  naturel,  à  la  façon  des  grandes  forces,  des  réservoirs  intarissables 
d'énergie;  mais  trop  viril,  évidemment,  pour  être  humain.  Il  ne  doit 
exciter  ni  la  jalousie  masculine,  ni  le  désir  féminin,  ni  l'imagination 
adolescente,  ni  l'indignation  des  moralistes  :  tant  l'excès  même  de  sa 
puissance  le  situe  nettement  hors  de  notre  espèce,  de  netre  règne,  de 
notre  terre.  S'il  vit,  c'est  dans  ce  monde  cher  à  l'auteur,  où  l'alcool 
pur  fait  office  d'eau  claire.  —  Ou  plutôt,  je  le  vois  ainsi  ;  et  le  livre  à 
mon  gré  vaut  surtout  par  ce  ton  de  mystification  abstraite  et  d'humour 
américain.  Les  passages  d'émotion  ou  de  sensualité  détonent  ou  sont, 
à  tout  le  moins  superflus;  aucun,  certes,  n'égale  en  vigueur  ce  récit 
fantastique  du  record  Paris-Irkoutsk,  qui  restera  parmi  les  meilleures 
pages  de  la  littérature  sportive.  Si  l'Eve  Future  est  une  machine,  logi- 
quement le  Surmâle  en  doit  être  une  aussi.  On  ne  le  conçoit  guère 
tenant  entre  ses  bras  qu'une  femme,  comme  lui,  mécanique  et  factice  ; 
et  quand  enfin  ses  compagnons  lui  versent  un  courant  de  onze  mille 
volts  en  guise  de  philtre  amoureux,  on  s'attend  à  le  voir  disparaître, 
non  dans  un  spasme  de  douleur  animale,  mais  dans  une  énorme  explo- 
sion chimique,  par  où  retourneraient  aux  éléments  les  molécules  de  ses 
rouages  et  de  ses  ressorts  surtendus... 

Docteur  Veressaiev:  Mémoires  d'un  Médecin,  traduits  par  S. -M. 
Persky,  et  précédés  d'une  introduction  par  Teodor  de  Wyzewa  (Perrin, 
in-i6  de  xxiv-H5i  pages,  3  fr.  So).  —  Un  très  bon  et  beau  livre,  ot 
digne  de  prendre  place  à  côté  du  livre  de  Melchine  :  Dans  le  Monde 
des  Réprouvés,  Nos  critiques  «  bien  français  »  ont  beau  se  dire  las  des 
écrivains  russes  ;  la  Russie  seule  nous  a  donné  de  ces  grands  livres  sin- 
cères. Une  charge  satirique  comme  les  Morticoles  pâlit  auprès  de  ces 
constatations  irréfutables.  Quand  même  nos  médecins,  après  ceux  de 


(1)  Le  service  de  librairie  de  La  revue  blanche  se  charge  de  faire  parvenir  franco  aux 
lecteurs  qui  lai  en  feront  la  demande  les  livres  de  toutes  librairies  et  de  les  abonner  à  tous 
périodiques. 


i56 


LA   REVUE    BLANCHE 


Pétorsbourg,  blâmeraient  le  docteur  Veressaiev  d'avoir  déchiré  les 
voiles  qui  cachaient  au  vulgaire  profane  le  Secret  de  la  Médecine,  il 
faut  proclanrier  que  ses  révélations  sont  salutaires,  qu'elles  devaient 
venir  tôt  ou  tard,  et  que  la  société  moderne  en  doit  faire  son  profit. 
Chacun  de  nous,  pour  son  propre  compte,  les  oubliera  facilement  et  vile 
quand  il  faudra  —  c'est-à-dire  à  chaque  fois  qu'il  sera  malade. 

L'œuvre  est  assez  mal  composée,  puisqu'aux  souvenirs  personnels 
se  mêlent  peu  à  peu  des  documents  empruntés,  et  des  considérations 
générales;  mais  la  transition  passe  inaperçue,  tant  est  puissante  l'unité 
d'intérêt.  L'auteur  commence  par  décrire  les  étapes  que  franchit  néces- 
sairement tout  bon  étudiant  en  médecine  et  tout  praticien  consciencieux  : 
D'abord,  c'est  Tenivrement  de  la  certitude  théorique;  plus  tard,  lalTole- 
ment  de  l'impuissance  pratique  ;  —  puis,  une  alternative,  ou  plutôt  un 
troublant  mélange  d'ignorance  et  de  lucidité,  de  confiance  et  de  découra- 
gement. Des  exemples  précis  montrent  les  cas  de  conscience  inévitables, 
et  peut  être  insolubles,  qui  sïmposent  à  tout  médecin.  D'autres  exem- 
ples rappellent  quel  prix  coûtent  les  moindres  progrès  de  la  thérapeu- 
tique et  de  la  chirurgie  :  C'est  la  clinique,  où  le  malade  pauvre  tient 
rôle  d'esclave  et  de  patient,  c'est  Taulopsie,  vol  et  viol  des  cadavres, 
réservée  aux  seuls  indigents;  c'est  l'usage  hasardeux  des  nouveaux 
remèdes  encore  mal  éprouvés;  c'est  enfin  (comme  dans  la  Nouvelle 
Idole^  de  Curel),  c'est  Texpérimentation  hypocritement  ou  cyniquement 
pratiquée  sur  des  êtres  vivants,  et  parfois  sur  desètres  sains.  Tout  cela, 
pour  n'aboutir  qu'à  des  résultats  mal  sûrs.  Aux  pouvoirs  si  limités  de 
la  médecine,  le  D""  Veressaiev  oppose  l'attente  démesurée  des  malades 
et  des  parents,  leur  foi  naïve  et  presque  religieuse,  leur  culte  fidèle  à. 
qui  réussit,  leur  rancune  amère  à  quiconque  échoue.  Pour  nous  dé 
couvrir  enfin  le  dernier  fond  de  sa  tristesse,  il  insiste  sur  l'ironie  de 
prescriptions  excellentes  en  soi,  qui,  dans  notre  état  social,  doivent 
rester  lettre  morte.  Voici  donc  ses  conclusions  ;  Malgré  le  progrès  des 
sciences  biologiques,  la  médecine  est  encore  un  art,  —  un  art  douteux, 
empirique,  intuitif,  et  condamné  à  demeurer  tel,  s'il  doit  toujours  y 
avoir  «  autant  de  maladies  que  de  malades  w.  Pour  soulager  les  maux 
du  corps,  le  savant  peut  beaucoup  plus  que  l'ignorant,  mais  beaucoup 
moins  que  ne  le  croit  et  que  ne  l'exige  la  foule.  S'il  y  a  des  moyens 
sûrs  de  prévention  et  de  guérison,  ils  sont  à  peu  près  réservés  aux 
riches,  tandis  que  la  misère  infatigable  multiplie  les  chances  de  désordre 
et  de  débilité.  Les  malades  souffrent;  les  médecins  souffrent.  Pour  les 
uns  comme  pour  les  autres,  pas  de  salut  individuel.  C'est  à  l'améliora- 
tion du  tout  qu'il  faut  songer  et  travailler. 

Le  ton  de  la  préface  est  très  différent.  Je  n'ai  pas  à  mettre  en  doute 
la  bonne  foi  deM.deWyzewa;  mais  il  importe  de  signaler  que  ce  criti- 
que si  bien  informé,  d'esprit  si  délicat,  devient  chaque  jour  moins 
capable  de  lire  une  œuvre  sans  en  déformer  aussitôt  les  idées  selon  ses 
partis-pris  habituels  :  «  Ce  beau  livre  nous  apprend,  dit-il,  qu'en  méde- 
cine, comme  en  toutes  choses,  l'intelligence  reste  impuissante  et  vaine, 
quand  elle  ne  s'accompagne  pas  d'amour  et  de  bonté.  »  A  merveille  ; 


CHRONIQUE  DE  LA.  LITTÉRATURE  iSj 

mais  il  continue  :  «  Le  meilleur  médecin  n*est  pas  celui  qui  sait  le  plus; 
car,  quelque  savant  qu'il  soit,  ce  qu'il  sait  nest  rien,.,  »  Or,  l'auteur  ne 
dit  point  cela,  dit  même  à  peu  près  le  contraire.  Et  la  méprise  n'appa- 
raît plus  involontaire  ou  gratuite,  quand,  en  la  rapprochant  de  dix  ou 
vingt  autres,  on  discerne  vers  quel  but  elle  tend,  et  quelles  croyances 
il  s'agit  de  sauver.  Mais  rien  ne  marque,  chez  M.  Veressaiev,  une  telle 
arrière-pensée  pieuse.  Bien  qu'admirateur  de  Tolstoy,  il  n'immole  point 
la  science  à  l'amour.  Il  complète  la  science  par  l'amour,  et  l'amour 
même,  par  le  souci  de  la  justice.  Tout  vrai  savant  peut  donc  le  suivre 
sans  pour  cela...  se  convertir. 

Bibliothèque  Socialiste  (Société  Nouvelle  de  Librairie  et  d'Édi- 
tion). —  H  faut  signaler  cette  collection  de  propagande.  Elle  contient 
déjà  toute  une  série  de  petits  volumes  substantiels  et  solides,  où  les 
mieux  informés  trouvent  à  s'instruire,  et  dont  la  forme  n'est  point  faite, 
pour  rebuter  les  ignorants.  Le  prix  en  est  modique  et  l'impression 
soignée. 

Le  Manuel  du  Coopêrateur  socialiste,  par  Maurice  Lauzel,  fait  la 
théorie  de  la  coopération  en  général,  de  la  coopération  socialiste  en 
particulier,  et  conclut  par  des  conseils  pratiques  qu'accompagnent  des 
modèles  de  statuts  et  de  pièces. 

Le  Collectivisme  et  VEvolution  industrielle,  par  Emile  Vandervelde, 
est  un  résumé  de  la  doctrine  socialiste,  fait  dans  un  esprit  scientifique 
et  d'un  point  de  vue  très  personnel.  La  première  partie  montre  à 
l'œuvre  la  Concentration  capitaliste,  la  deuxième  précise  la  Socialisa- 
tion des  moyens  de  production  et  d'échange.  La  doctrine  est  marxiste, 
mais  redresse  ou  met  au  courant  quelques  thèses  du  Capital. 

Proudhon,  par  Henri  Bourgin,  est  le  seul  ouvrage  d'ensemble  qui 
existe  en  France  sur  notre  plus  grand  dialecticien  socialiste.  La  cri- 
tique qu'en  a  faite  M.  G.  Sorel  dans  les  Cahiers  de  la  Quinzaine  e%i 
utile  à  consulter;  mais  ne  touche  pas,  ce  me  semble,  les  points  les  plus 
importants. 

Dans  Les  Congrès  ouvriers  et  socialistes  français  (1876-1900),  par 
Léon  Blum,  on  retrouve  tout  l'essentiel  d'un  développement  de  vingt- 
cinq  années;  le  récit  rectifie  quelques  erreurs  graves  de  M.  Léon  de 
Seilhac,  et  découvre,  dans  les  discussions  du  passé,  le  germe  des  conflits 
actuels. 

La  traduction  du  Manifeste  communiste,  par  Charles  Andler,  est 
suivie  d'une  introduction  historique  et  d'un  commentaire,  qui  abou- 
tissent à  des  conclusions  neuves.  M.  Andler  a  cherché  avec  raison  l'ori- 
gine de  maintes  thèses  marxistes  dans  les  écrits  des  économistes  et 
utopistes  français  que  Marx  et  Engels  ont  le  mieux  connus  :  Sismondi, 
Vidal,  Pecqueur,  etc.  Sans  doute,  toutes  les  citations  ne  sont  pas  éga- 
lement probantes;  et  d'ailleurs, de  toute  façon,  le  Manifeste  se  distingue 
par  l'unité  et  la  rigueur  d'une  pensée  originale.  Ce  dernier  point  était 
hors  du  débat.  Franz  Mehring  a  eu  tort  de  s'y  tenir,  dans  ses  critiques 
publiées  par  le  Mouvement  socialiste  —  et  plus  grand  tort  d'envenimer 
Une  controverse  d'histoire  par  des  injures  de  pédant. 


iS8  LA  ABVUIS  BLANGHB 

Enfin  les  Nouçel/es  de  Nulle  Part^  par  William  Morris,  sont  une 
Utopie,  —  le  titre  le  dit,  —  ua  tableau  de  la  société  future,  qui  diffère 
heureusement  de  ceux  d'Edward  Bellamy  par  un  charme,  uœ  légèreté, 
une  fraîcheur  toute  poétique.  Avec  cela,  ce  moude  irréel  garde  quelque 
profondeur,  parce  que  toute  douleur  n'en  est  point  bannie  :  «  Nous  ne 
nous  abusons  pas,  dit  le  Vieillard,  et  nous  ne  croyons  pas  pouvoir  nous 
débarrasser  de  tous  les  soucis  qui  sont  inhérents  aux  relations  entre 
les  sexes.  Mais  nous  ne  sommes  pas  assez  fous  pour  ajouter  Tavilisse- 
ment  à  ces  malheurs...  Oui,  oui,  il  y  a  peu  de  chances  évidemment 
pour  que  Ton  manque  de  tout  poème  et  que  toute  tristesse  soit  guérie.  » 

Michel  Ajivadld 

Notes  biographiques  sur  Maxime  Qorky.  —  La  première 
œuvre  dramatique  de  Gorky  Les  Petits  Bourgeois  vient  d^étre  jouée 
avec  très  grand  succès  à  Pétersbourg.  Le  héros,  Nil,  est  un  mécanicien 
du  chemin  de  fer.  C'est  le  type  de  la  nouvelle  génération  des  «  hommes 
de  Tavenir  »  qui  «  savent  ce  qu'ils  veulent  »  et  «  où  ils  vont  »  et  qui 
proclament  qu'il  faut  «  prendre  et  non  demander  ».  On  a  déjà  dit  que 
Gorky  met  dans  les  caractères  et  dans  la  vie  de  ses  personnages  force 
traits  autobiographiques.  Nil,  employé  au  chemin  de  fer,  parle,  comme 
jadis  parlait  Gorky:  «  J'en  ai  assez  de  conduire  la  nuit  les  trains  de  mar- 
chandises. Encore  si  c'étaient  des  trains  de  voyageurs  :  avec  le  rapide, 
par  exemple,  on  coupe  1  air,  on  court  à  toute  vapeur  !  Tandis  que,  là, 
tu  te  traînes.  j>.  Je  dis  que  Gorky  parlait  ainsi  jadis,  parce  que  j'ai  sous 
les  yeux  une  page  de  renseignements  inédits  sur  sa  vie,  que  publie  VI/iS" 
traction  dans  son  dernier  numéro  /190a,  III).  On  y  voit  Gorky  employé 
à  une  station,  près  de  Zarizyne. 

n  f ûttit  «on  MTTioe  —  <^eBt  nu  de  nés  lutcieuB  chefs  qai  parle  —  d'une  manivre  très 
caoKte.  Ayant  reconnu  qu'il  arait  une  oofide  instroetion,  an  bout  de  deux  moifi  noot  le 
préposâmes  aux  balances,  amx  appointements  mensuels  de  yingt-cinq  roubles. 

Mais  il  dépensait  son  argent  étrangement  ou,  comme  nous  disions,  sottement,  le  distri^ 
buant  aux  employés  chargés  de  famille,  aux  pauvres,  donnant  à  celui-là  un  rouble,  à  un 
antre  cinquante  kopecks.  H  dépensait  beaucoup  anspf  en  timbrer-poste,  car  il  entrete- 
nait une  vaate  coraespoodance  ;  il  recevait  presque  tons  les  jours  des  lettres,  <m  ne  savait 
d'où  on  de  qui,  et  cela  nous  intriguait  iort. 

Aux  heures  de  loisir  on  pouvait  le  Toir  entouré  d'une  foule  d'ouvriers  et  discourant  sur 
quelque  sujet  instructif  ou  lisant  à  voix  haute  une  brochure  quelconque,  —  morale,  géo- 
graphie, histoire,  astronomie,  etc.,  —  initiant  ses  auditeurs  à  la  réalité  du  monde  qui  noan 
eatoore  et  à  sifiB  phénomènes.  U  leur  plaisait  appanemment  beaucoup,  car  Us  le  reoher- 
chAienjt  fort,  et,  en  lait,  w  parole  était  alerte  et  imagée.  Entre  temps  il  nous  arriva 
à  nous,  ses  chefs,  de  JEaire  oonnaissance  de  plus  près  avec  Pechkov  {Gorky].  làsant  un 
roman  ou  quelque  autre  livre  —  je  ne  me  rappelle  plus  —  j'étais  tombé  sur  un 
passage  où  il  était  question  des  francs-tnaçons  ;  ignorant  de  leur  doetiine,  je  m'adres- 
sai pour  des  expiicatioxM  an  chef  de  gare,  comme  k  l^omme  le  plus  instruit  de 
la  bourgade.  Il  ne  pat  me  jutisfaire  :  il  avait  lu  jadis  des  choses  sur  les  maçons,  mais 
sans  bien  comprendre  Jeur  doctrine.  Justement  À  cette  conversation  assistait  par  hasard 
Pechkov,  le  préposé  aux  balances,  lequel,  s^adressant  au  chef  de  gare  : 

—  Permcttc2-moî,  Ivan  Ivanovitch,  d'expliquer  la  chose. 

—  Mais  est-oe  qne  ta  ssée  quelque  chose  box  tes  maçons  ? 

—  JTai  1«  qœlqiie  chose  mut  eux  et  ce  que  j'ai  retenu,  je  vais  vous  le  dire. 

E)  il  nous  fit  une  véritable  conférence  sur  les  maçons^  avec  des  détails  tellement  circons- 


CHRONIQUE  DE  LA  LITTÉRATURE  iSg 

tanciés  que  je  me  demande  encore  où  il  avait  pu  les  puiser.  Comme  je  l'ai  dit,  il  avait  la 
parole  entrahiante  et  il  nous  intéressa  tellement  que  nous  aurions  riflqué  d'oublier,  le  chef 
de  gare  et  moi,  le  passage  des  trains  s'il  avait  dû  y  en  avoir,  mais  heureusement  il  n'j 
en  avait  pas.  Deux  heures  se  passèrent  ainsi.  Lorsque  Pechkov  nous  quitta,  le  chef  de  gare 
me  dit  : 

—  Sais- tu,  Slépan  Stépanovitch  ?  je  pense  que  ce  Pechkov  est  un  étndimnt  ezdu  on 
quelque  chose  clans  ce  genre,  car  il  est  trop  intelligent  pour  un  boulanger  ou  pour  un  mar- 
miton et  il  a  beaucoup  lu  1  Pourvu  que  nous  n'ayona  pas  de  malheur  de  aon  fait  !  An 
reste,  grand  bien  lui  fasse  ! 

Maintenant  le  chef  de  gare  l'invitait  chez  lui  comme  un  bon  ami,  et  Pechkov,  sans  la 
moindre  gêne,  passait  le  temps  avec  nous,  fumant  sa  cigarette  et  nous  frappant  de  plus  en 
pltM  de  ses  conn^ssancee  et  de  ses  lectures,  de  sorte  que  nous  considérions  comme  certain 
que  Pechkov  était  un  étudiant  congédié. 

Son  serviœ  à  notre  gare  ne  duca  que  quelques  mois  :  un  beau  jour,  Pedikov  se  présenta 
à  mon  bureau  et  demanda  son  compte,  m'annonçant  qu'il  ne  voulait  pas  continuer. 

Je  lui  pa3rai  ce  qui  lui  était  dû  et  lui  offris  un  billet  de  troisième  juflqn'à  telle  statioa 
de  notre  ligne  qu'il  voudrait  ;  mais  il  refusa  le  billet,  disant  qu'il  ferait  route  à  pied. 
Enfonçant  son  chapeau  sur  sa  tête  et  jetant  sur  son  dos  son  bagage,  il  partit  (en  bottes  de 
feutre,  ou  même  en  chaussures  de  tille)  le  long  de  la  ligne,  après  avoir  fait  amicalement 
ses  adieux  aux  employés  et  onvrîera,  aoooums  pour  prendre  ooogé  de  l'homme  qui  les  avait 
délectés  et  instruits  pendant  des  mois. 

Il  y  a  qoelqne  temps,  les  livres  de  Maxime  Gorky  me  tombèrent  entre  les  mains  et  il 
s'en  dégagea,  à  1»  lecture,  un  souffle  de  qoelqne  chose  de  connu,  mais  depuis  longtemps 
oublié  ;  ensuite  je  vis  k  portrait  de  l'auteur,  dans  lequel  je  rooonnus  l'ancien  camarade  de 
service 

Celle  page  curieuse  ajoute  encore  un  trail  à  la  physionomie  sympa- 
thique et  réelle  du  chantre  des  vagabonds.  Elle  appuie  en  même  temps 
ce  que  nous  avons  dit  [i)  pour  expliquer  la  popularité  extraordinaire  de 
Gorky. 

Cette  popularité  est  si  grande  qu'elle  commence  à  s'orner  de 
légendes  donl  les  moindres  le  présentent  comme  enfermé  dans  une 
simple  prison,  retranché  du  monde  des  vivants. 

D'autre  part,  les  journaux  racontent  de  plus  en  plus  fréquemment  des 
anecdotes  et  des  histoires  curieuses  où  Gorky  joue  le  premier  rôle 

A  Pétersbourg,  des  mendiants  abordent  ainsi  les  «  messieurs  bien 
mis  »  :  «  Donnez-moi,  mon  bon  monsieur,  quelque  chose,  au  nom  de 
Maxime  Gorky,  le  grand  écrivain,  ci-devant  gueux  comme  moi...  » 

Au  lycée  d'Oufa  (près  de  l'Oural),  raconte  le  Journal  dt  Samara^  un  professeur  de  troi- 
sième (sixième  russe),  faisant  traduire  à  ses  élèves  les  «  Memorabilia  «  de  Xénophou,  y 
trouve  une  phrase  sur  l'ivrognerie.  Le  professeur  se  souvient  alors  de  la  circulaire  enjoi- 
gnant de  commenter  aux  élèves  les  auteurs  qu'ils  traduisent  et  adresse  aux  élèves  le  dis- 
cours suivant  :  «  Messieurs,  l'ivrognerie  est  nuisible  :  il  ne  faut  pas  boire.  Ah  !  de  notre 
temps,  on  était  beaucoup  plus  sévère,  nous  ne  connaissions  point  l'alcool.  Tandis  que  vous, 
messieurs,  vous  buvez  fréquemment,  surtout  à  l'époque  des  examens.  Ce  n'est  pas  bien  !. . . 
Aujourd'hui,  la  littérature  chante  des  hymnes  en  l'honneur  de  l'ivrognerie. .  .J 'ai  entendu 
dire  qu'un  nouvel  écrivain,  un  certain  Maxime  Gorky,  est  apparu,  qui,  sans  scrupule 
aucun,  idéalise  les  ivrognes.  Je  ne  vous  conseille  pas  de  lire  ses  œuvres  nocives. . .  »» 

Dans  les  bourgades,  les  histoires  gorkyennes  sont  plus  drôles.  Le 


(1)  Voir  La  rwue  Uamcke  du  15  avril.  GoRKT,  agitateur 


l6o  LA  REVUE  BLANCHE 

Smolensky  Vestnik  publie  cette  information  de  son  correspondant  de 
Mohilev  : 

L'automne  dernier  apparut  à  Klimovitchi  un  nouveau  personnage,  ce  qui,  dans  une  petite 
TÎlle  corame  Klimovitchi,  ne  put  passer  inaperçu. 

Le  nouveau  i^ersonnage  portait  une  vieille  casquette  militaire,  une  jaquette  usée, 
roussie,  un  pantalon  et  des  cliaussons  troués,  et,  sur  son  dos,  un  sac  en  toile  assez  peu 
garni.  Le  nouveau  personnage,  roux,  la  figure  boursouflée,  et  usée  comme  le  vêtement, 
sans  expression  aucune,  pouvait  avoir  de  trente  à  trente  et  un  ans.  Il  se  rendit  tout  d'abord 
k  la  maison  de  thé  populaire,  où  ce  jour- là  était  ouverte  aussi  la  salle  de  lecture.  Ayant 
commandé  une  portion  de  thé,  il  passa  &  la  bibliothèque,  demanda  des  journaux  fraîche- 
ment arrivés,  puis,  voyant  qu'on  le  regardait  avec  suspicion,  bien  qu'avec  intérêt  (à  Kli- 
movitchi  on  regarde  ainsi  tous  les  nouveaux  personnages,  il  sortit,  non  sans  certaines 
précautions,  de  la  poche  intérieure  de  sa  Jaquette  un  petit  cahier  composé  de  trois  ou  quatre 
sales  feuilles  de  papier  à  lettre  cousues  ensemble  et  sur  la  première  desquelles  il  était 
écrit  :  «  Correspondance  adressée  à  un  journal  de  province  »,  avec,  au  bas  de  la  feuille,  en 
grosses  lettres  :  M.  Gorky. 

—  Voas  avez  entendu  parler  de  Maxime  Gorky  —  un  gueux  écrivain...  lisez,  —  dit  d'un 
ton  protecteur  et  énigmatique  le  pseudo  Gorky,  tendant  le  cahier  À  la  bibliothéciiire,  et  il 
passa  dans  la  chambre  à  thé  pour  «  transpirer»  (1). 

Dan»  sa  correspondance,  pleine  de  fautes,  le  faux  Gorky  notifiait  que,  traversant  le  gou 
vernement  de  Mohilev,  il  avait  constaté  que  la  police  écorchc  les  vivants  et  les  morts 
que  les  juifs  ont  envahi  le  gouvernement  et  qu'il  fallait  les  serrer  de  près 

Pendant  quatre  jours  «  M.  Gorky  »  se  promena  ainsi,  à  Klimovitchi,  dépensant  large- 
ment dans  les  cabarets  les  offrandes  qu'il  recueillait  et  qne  souvent  même  des  «  person- 
Bonnages  en  vue  »  lui  donnaient,  car  il  leur  faisait  comprendre  qu'il  «  rassemblait  des  docu- 
ments »,  observait  les  mœurs  et  les  us  et  coutumes  et  qu'il  pouvait  à  l'occasion  éreinter  les 
gens  dans  le  Sicet  ou  dans  la  Niva. 

Pendant  que  ce  jeu  d'ombre  et  de  lumière  se  fait  autour  de  son  nom 
Gorky,  en  Crimée  où  le  tient  sa  maladie,  travaille  sans  discontinuer  à 
de  nouvelles  œuvres.  Sa  pièce,  les  Petits  Bourgeois^  à  peine  terminée, 
ses  éditeurs  en  font  déjà  annoncer  plusieurs  autres  dont,  en  première 
ligne  une  sur  la  vie  des  journalistes,  une  seconde  pièce,  intitulée  le 
Juif  y  etc. 

Les  journaux  annoncent,  en  outre,  qu'attiré  vers  tous  les  persécutés, 
Gorky  a  commencé  à  s'intéresseraux  juifs  russes.  Frappé  de  la  richesse 
de  la  littérature  juive,  il  aurait  conçu  l'idée  d'en  traduire  les  meilleures 
œuvres  populaires.  Déjà  il  se  serait  attelé  à  cette  besogne,  aidé  par 
plusieurs  écrivains  experts  aux  deux  langues. 

E.  Séménoff 


(1)  Boire  du  thé. 


Le  Gérant:  P.  Deschamps. 


Paris.  —  Imprimerie  0.  LAMY,  121,  bd  de  La  Chapelle.  H 994 


Enquête  sur  l'Éducation 


Sur  celte  question  de  l'éducation  qui  semble  devoir  motiver  bientôt  un 
grand  débat  politique,  nous  avons  adressé  à  quelques  personnes  le  ques- 
tionnaire suivant  : 

P  Dans  quelle  sorte  d'êlahlissenienl  [laïque  ou  religieux)  avez- 
vous  èlè  élevé? 

2"  Quelle  injluenee  atlribuez-vous  à  l  éducation  reçue,  dans  le 
développement  de  votre  personne  intellectuelle  et  morale? 

»?"  Que  pensez-vous  de  la  liberté  de  l'enseignement?  Faut-il, 
selon  vous,  la  restreindre,  voire  la  supprimer,  ou.  au  contraire, 
lui  donner  plus  d'extension? 

4"  Que  pensez-vous  de  r usage  qui  est  fait  du  mot  «  liberté  », 
dans  cette  question  de  V enseignement? 

Voici  les  réponses  qui  nous  ont  été  faites  : 

De  M.  Paul  Adam  : 

lo  J'ai  été  au  lycéa  Henri  IV,  à  Paris,  et  terminé  mon  éducation  au 
lycée  de  St-Quenlin,  tous  deux  laïques; 

a**  Je  n'ai  subi  que  très  peu  d'influence  de  l'éducation  au  lycée,  je  ne 
me  suis  développé  qu'en  dehors  et  surtout  plus  tard.  J'ai  conservé  de 
mes  années  xl'internat  un  très  mauvais  souvenir,  car  la  règle  de  ces 
établissements  troubla  toujours  imm  caractère. 

Quant  à  la  réponse  à  votre  troisième  question,  je  vous  dirai  que 
je  suis  très  respectueux  de  toutes  les  libertés  ;  aussi,  aimerais-je  voir 
donner  à  certains  enfants  une  éducation  très  catholique  aussi  bien  qu'à 
d'autres  une  éducation  absolument  révolutionnaire,  suivant  les  convic- 
tions de  chacun. 

De  M.  Henry  Bérenfger  : 

1**  J'ai  été  élevé  dans  des  collèges  et  des  lycées  de  TÙniversité  laïque 
(collège  de  Dinan,  lycée  de  Coutances,  lycée  Henri  IV  à  Paris). 

'20  L  éducation  de  la  famille  a  été  pour  moi  h?  principal  agent  du 
développement  intellectuel  et  moral.  C'est  vous  dire  (jue  je  suis  un 
partisan  convaincu  et  radical  de  rextcrnat.  Les  quelques  mois  que  je 
fus  obligé  de  passer  comme  interne  dans  un  grand  lycée,  vers  la  dix- 
septième  année,  n'ont  laissé  à  mes  parents  et  à  moi-môme  qu'un 
pénible  souvenir.  Je  dois  ajouter  qu'au  lycée  comme  dans  la  famille,  je 
n'ai  dû  mon  éducation  et  mon  instruction  qu'aux  principes  de  la  raison 
purement  laïque. 

'i«  Je  crois  que  bi  liberté  d'enseignement  est  et  restera  un  sophisme, 
tant  qu'il  existera  des  Congrégations  religieuses  et  une  Kglise  Romaine. 

n 


ï62  LA  REVUE   BLANCHE 

Il  ne  peut  y  avoir  de  liberté  en  face  du  cléricalisme  :  il  réclame  tout  ou 
rien.  Je  me  prononce  énergiquement  pour  qu'on  ne  lui  laisse  rien. 

4°  Le  mot  liberté  n'est  qu'un  mot  relatif.  11  n'y  a  pas  liberté  de  refuser 
l'impôt,  de  se  soustraire  au  service  militaire,  de  faire  des  faux  en 
écriture  publique,  etc.  Pourquoi  y  aurait-il  liberté  de  fausser  l'âme 
de  l'enfant,  de  la  soustraire  à  la  science  et  à  la  beauté  moderne,  de 
refuser  l'éducation  égale  pour  tous?  L'enseignement  national  de  la 
jeunesse  doit  être  obligataire,  gratuit  et  laïque.  On  ne  trouvera  rien  de 
plus  juste  ni  de  plus  fécond  que  cette  formule  de  la  vraie  liberté. 

De  M.  Jacques-Emile  Blanche  : 

J'ai  été  élevé  au  lycée  Condorcet,  entre  la  guerre  et  1880.  Je  ne  crois 
pas  y  avoir  subi  la  moindre  influence.  Dans  ce  temps-là  les  professeurs, 
pour  la  plupart  assez  indiiîérents,  peu  occupés  de  questions  morales  ou 
politiques,  ne  faisaient  même  pas  d'allusions  à  la  Revanche  —  qui  était 
ridée  fixe  des  Franc^ais.  Ils  ne  cherchaient  pas  à  nous  diriger  vers  un 
autre  but  que  le  concours  général  ou  le  baccalauréat.  J'en  ai  eu  d'excel- 
lents et  de  mauvais.  Certain  professeur  d'histoire,  depuis  député,  tenta 
de  nous  enflammer  pour  les  immortels  principes  de  la  Révolution  :  la 
classe  se  divisa,  il  y  eut  des  bagarres  dans  la  rue  du  Havre.  —  M.  Victor 
Brochard,  en  philosophie,  nous  traita  comme  des  hommes  et  fit  beau- 
coup pour  notre  culture,  en  laissant  à  chacun  de  nous  une  entière 
indépendance. 

Mais,  en  somme,  pour  les  externes  du  moins,  la  direction  intellec- 
tuelle était  à  peu  près  nulle. 

Il  paraît  qu'aujourd'hui,  c'est  tout  différent.  Des  cours  tendancieux 
faits  dans  cet  esprit  sectaire  et  étroit  de  la  jeune  Université  voudraient 
influencer  les  collégiens,  avec  autant  de  passion  que  les  prêtres  en  ont 
montrée  dans  un  sens  opposé.  Or.  je  connais  telles  familles  catholiques, 
dont  les  fils  vont  tout  de  même  au  lycée,  et  des  enfants,  aussi,  que 
leurs  parents  anticléricaux,  confient  aux  religieux  —  à  des  jésuites 
même.  D'ailleurs,  il  est  rare  que  ces  derniers  n'abandonnent  vite  les 
idées  de  leurs  maîtres,  pendant  que  beaucoup  d'élèves  de  l'Université 
sont  exaspérés  par  le  vague  humanitarisme  et  le  socialisme  pédent  des 
nouveaux  normaliens.  Il  semble,  en  somme,  que  toute  pression  révolte 
les  jeunes  gens  et  que  le  meilleur  serait  de  les  instruire  sans  parti-pris. 
L'éducation,  en  dehors  de  la  famille,  n'a  pas  l'importance  qu'on  lui 
attribue.  L'esprit  se  forme  longtemps  après  l'école.  On  ne  tarde  pas, 
quand  on  l'a  quittée,  à  prendre  le  contrepied  de  tout  ce  qu'on  y  a 
appris. 

Les  parents  doivent  être  les  seuls  juges  du  mode  d'enseignement  qui 
convient  à  leurs  enfants  et  il  serait  intolérable  qu'on  ne  leur  permît  pas 
de  les  faire  élever  comme  bon  leur  semble,  par  des  prêtres  ou  des  laï- 
ques, dans  des  institutions  privées  ou  au  lycée.  — On  ne  conçoit  pas 
bien  comment  des  hommes  qui  ne  parlent  (jue  de  liberté  et  de  justice, 
peuvent  songer  à  restreindre  la  liberté  de  l'Enseignement. 


ENQUÊTE   SUR  L'ÉDUCATION  i63 

De  M.  Saint-Georges  de  Bouhélier  : 

10  J'ai  fait  presque  toutes  mes  éludes  dans  un  lycée.  Mais  j'ajouterai 
immédiatement  que  Téducation  que  j'y  ai  reçue  ne  m'a  pas  laissé  de 
marque. 

D'abord  je  n'ai  jamais  été  qu'un  élève  assez  médiocre;  j'étais  de  ceux 
dont  on  dit  :  «  qu'ils  ne  veulent  rien  faire.  »  Ensuite  j'avais  l'air  indis- 
ciplinable. 

Ce  que  nous  enseignaient  nos  professeurs,  c'étaient  des  rudiments  de 
grec,  de  mathématique,  de  latin,  etc.  Pour  me  distraire  pendant  les 
classes,  je  cachaiis  sous  mes  livres  scolaires  des  petits  tomes  à  cinq  sous 
que  j'avais  achetés  les  jours  de  sortie,  et  que  je  parcourais  avec  avidité. 
Mes  professeurs,  qui  certainement  étaient  des  hommes  de  mérite,  ne 
se  doutaient  pas  de  l'ardeur  avec  laquelle,  au  lieu  d'écouter  leurs  leçons, 
je  m'instruisais  dans  La  Bruyère,  Lesage  et  Jean-Jacques  Rousseau. 
Pendant  les  cinq  ou  six  années  que  je  suis  resté  au  lycée  de  Vire,  je 
n'en  ai  rencontré  qu'un  seul  qui  se  soit  peut-être  rendu  compte  que 
l'élève  hostile  que  je  semblais  être  n'était  tout  de  même  pas  un  niais 
absolu.  C'était  un  professeur  d'histoire  dont  j'ai  gardé  le  souvenir, 
comme  d'un  homme  excellent  et  clairvoyant.  Les  autres  ne  se  sou- 
ciaient nullement  de  rechercher  les  aptitudes  qui  pouvaient  se  mani- 
fester chez  leurs  élèves.  Certes,  ce  serait  un  tort  de  le  leur  reprocher, 
car,  au  milieu  des  trente  élèves  dont  se  composait  leur  classe,  comment 
eussent-ils  pu  établir  des  distinctions?...  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  igno- 
rance est  peut-être  la  cause  du  manque  d'influence  qui  caractérise  d'ha- 
bitude tant  d'enseignements. 

a®  Pour  ma  part,  je  déclarerai  donc  que  je  suis  sorti  des  mains  de 
mes  maîtres  absolument  neuf  et  libre.  Je  ne  crois  pas  leur  devoir  seule- 
ment une  pensée.  Mon  éducation  véritable,  je  suis  certain  qu'elle  a  eu 
lieu  en  dehors  d'eux,  je  pourrais  même  dire  contre  eux.  Car  mes  goûts 
ils  les  contrariaient  de  toute  leur  force,  et  c'est  en  dépit  de  leurs  senti- 
ments que  j'ai  persisté  à  me  développer  dans  un  sens  qu'ils  réprouvaient. 

Ainsi  je  ne  leur  attribue  qu'une  influence,  que  l'on  pourrait  appeler, 
par  réaction, 

3°  Il  ne  me  semble  pas  que  l'éducation  telle  qu'on  la  pratique  aujour- 
d'hui puisse  produire  des  effets  sérieux  sur  quelqu'un  dont  toutes  les 
tendances  sont  un  peu  nettement  caractérisées. 

Mais  je  n'ignore  pas  que  tout  le  monde  n'a  pas  une  nature  à  aptitudes 
vives.  Je  crains  même  qu'il  y  ait  peu  d'hommes  de  ce  genre-là. 

11  est  vrai  que  le  type  esclave  est,  dans  notre  espèce,  un  des  plus 
communs.  Personne  n'ignore  que  ce  qui  distingue  une  foule  d'êtres, 
c'est  leur  impuissance  à  penser  d'une  manière  indépendante,  c'est-à- 
dire  en  dépit  des  usages  de  la  caste  et  des  conventions  en  honneur  dans 
la  société  dont  on  fait  partie.  Par  contre,  ces  mêmes  individus  ont  la 
faculté  vraiment  étrange  de  répéter  les  phrases  qu'ils  entendent  dire 
souvent^  les  gestes  que  l'on  fait  devant  eux  un  nombre  de  fois  assez 
grand,  etc.. 


iCy'i  LA  REVUE   BLANCHE 

Si  la  majorité  des  gens  n'était  pas  ainsi  bâtie,  aucun  état  ne  resterait 
bien  longtemps  debout.  Car  c'est  sur  ceux-là  qu'on  s'appuie  pour  gou- 
verner dans  l'injustice  inhérente  à  toutes  les  espèces  d'institutions. 

Il  est  donc  fort  compréhensible  qu'un  gouvernament  soucieux  de 
durer  et  de  fixer  son  triomphe  veuille  utiliser  ce  troupeau  à  son  profit. 

Et  comment  peut-il  le  faire,  si  ce  n'est  en  l'éduquant?  Autrement  dit 
en  lui  inculquant  dès  l'enfance  les  notions  qui  lui  sont  chères?  en  le 
convainquant  qu'en  dehors  de  lui  il  n'y  a  pas  de  salut?  en  lui  apprenant 
à  aimer  ce  qu'il  désire?  en  lui  communiquant  ses  goûts,  ses  passions  et 
ses  répugnances  pour  telle  ou  telle  conception?  bref  en  l'habituant  à  le 
suivre  en  tout? 

Je  ne  vois  pas  d'inconvénient  à  ce  qu'on  agisse  ainsi.  Car,  puisqu'il  y 
sur  la  terre  des  hommes  qui  ne  seront  jamais  que  des  esclaves,  encore 
est-il  préférable  qu'ils  le  soient  de  nos  mérités  que  des  erreurs  adver- 
saires. Ils  ne  peuvent  qu'y  gagner,  et  nous  aussi,  nous  qui  voulons  faire 
triompher  des  idées  en  contradiction  avec  celles  qu'on  professe  dans  les 
vieux  catéchismes... 

4**  Le  mot  liberté,  je  le  trouve,  dans  ce  cas  comme  dans  bien  d'autres 
d'un  usage  à  la  fois  outré  et  fallacieux,  attendu  que  pour  qu'une  société 
puisse  subsister,  il  lui  faut  nécessairement  exercer  de  l'oppression  sur 
la  partie  de  ses  membres  (par  exemple  les  voleurs,  les  criminels,  etc.), 
qu'elle  juge  capable  de  lui  nuire.  Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  qu'elle  ne 
se  préserve  pas  également  des  attentats  invisibles  d'une  pensée  hostile 
à  son  mécanisme  et  susceptible  d'en  arrêter  le  fonctionnement. 

En  principe,  je  préférerais  néanmoins  qu'il  y  eût  liberté,  et  par  con- 
séquent que  tous  les  hommes  fussent  aptes  à  faire  par  eux-mêmes 
l'examen  désintéressé,  plein  et  sérieux  des  idées  sur  lesquelles  chacun 
d'eux  est  appelé  à  régler  sa  vie. 

Mais  serait-ce  possible  maintenant! 

De  M.  Eugène  Carrière  : 

M.  Carrière  noua  ixirlc  d'une  voix  assourdie,  d'une  voix  en  mineur,  singulièrement  en 
harmonie    avec  bon  art. 

«  Çans  les  questions  d'enseignement  et  d'éducation,  comme  en  toutes 
choses,  je  suis  partisan  d'un»»  liberté  absolue.  Je  n'admets  pas  l'oppres- 
sion d'où  qu'elle  vienne.  Une  loi  restrictive  de  liberté  pourrait  d'ailleurs 
être,  en  l'ospèi'e  très  dangereuse,  car  les  gouvernements  n'étant  pas 
inamovibles,  elle  se  retournerait  pmt-rtre,  un  jour,  contre  les  rationa- 
listes. Je  suis  en  somme  Tennenii  de  tonl(»  révélation,  de  tout  dogma- 
tisme, philosophique  aussi  bien  (jue  religieux.  J'ai  du  reste  une  juste 
méfiance  de  rinfaillibilitc  de  l'honime  et  l'incertitude  où  je  suis,  moi- 
môme,  de  posséder  la  vérité,  me  force  à  respecter  roi)inion  d'autrui. 

«  Vous  me  direz  qu'un  tel  libéralisme*,  assez  semblable,  tout  au  moins 
comme  résultat  apparent,  au  laisser-faire,  à  rindifférence,  peut  être  nui- 
sible et  (pie  les  niasses  doivent  être  stimulées  par  l'éducation.  VA\  bien, 
je  ne  puis  m'empreher  de  songer  que  les  Encyclopédistes  furent  les 


ENQUÊTE    SUR   L'ÉDUCATION  l6S 

élèves  (les  Jésuites  et  que  le  peuple,  qui  n'y  était  cependant  pas  davan- 
tage préparé,  les  a  suivis  et  a  fait  la  Révolution.  Voyez-vous,  l'évolution 
suivra,  malgré  tous  les  efforts,  son  cours  et  ce  qui  la  facilite  surtout, 
c'est  l'atmosphère  intellectuelle  créée  par  une  élite. 

«  Zola,  me  dites  vous,  vous  a  déclaré  que,  comme  philosophe,  il  était 
partisan  de  la  liberté,  mais  que,  homme  social,  il  souhaitait  ardemment 
la  suppression  absolue  de  tout  enseignement  chrétien.  Je  ne  saurais 
être  de  son  avis  ;  je  n'admets  pas  un  tel  opportunisme. 

«  La  vérité  philosophique  doit  pouvoir  s  appliquer  à  tout  le  monde  ;  je 
me  refuse  à  la  considérer  comme  une  abstraction  dont,  seuls,  peuvent 
jouir  ceux  qui  possèdent  une  bibliothèque.  Je  suis  donc  pour  la  liberté 
la  plus  grande,  dut-on  parfois  en  souffrir.  >» 

Cette  conversation  était  rédigée,  quand  nous  avons  reçu  de  M.  Carrière  quelques  lignes 
où  son  opinion  se  trouve  confirmée.  Les  voici  : 

a  La  liberté  de  la  pensée  n'existe  pas  sans  la  faculté  de  l'exprimer 
et  de  la  répandre.  Ce  qui  est  vrai  philosophiquement  est  vrai  sociale- 
ment. Notre  intérêt  n'est  jamais  en  désaccord  réel  avec  la  vérité.  » 

De  M"""  Lucie  Delarue-Mardrus  : 

J'ai  été  élevée  par  mes  parents  bien  aimés  non  point  dans  un  établis- 
sement laïque  ou  religieux,  mais  à  la  maison,  alternativement  dans  des 
jardins,  des  bois,  des  prés,  au  bord  de  la  mer  normande  ou  à  Saint- 
Germain-en-Laye  dans  un  immense  parc  plein  de  fleurs,  de  fruits  et 
d'animaux.  Paris  ne  vint  que  plus  tard,  quand  les  impressions  du  premier 
âge  avaient  déjà  accompli  leur  œuvre  ineffaçable.  Et  encore  je  ne  l'ai 
connu  que  l'hiver  et  au  printemps,  jamais  en  été... 

J'ai  grandi  sans  compagnes  ni  amies  que  mes  cinq  sœurs  aînées,  sans 
camarades  que  des  chèvres,  des  agneaux,  des  chiens,  des  bûtes  de  basse- 
cour,  des  chevaux  de  lîibour.  11  y  eut  aussi  des  vieux  jardiniers  et  des 
vieux  fermiers  qui  jouèrent  un  grand  rôle  dans  la  vie  de  notre  enfance. 
Quant  à  l'instruction,  elle  nous  fut  donnée  à  bâtons  rompus.  Une  insti- 
tutrice par  ci,  un  cours  par  là.  Mais  on  nous  laissait  plutôt  jouer  entre 
nous,  loin  de  toute  surveillance.  Kt  c'est  ainsi  que  nous  avons  poussé, 
sauvages  et  libres,  absolument  ignorantes  de  ce  qui  se  passe  ordinaire- 
ment dans  l'existence  des  petites  filles  du  monde. 

J'attribue  la  ligne  de  toute  ma  vie  à  cette  enfance  pareille  à  une 
racine  d'arbre  en  pleine  terre.  Je  lui  dois  sans  conteste  le  meilleur  de 
moi-même,  et  ce  bien  inestimable  d'aimer  la  nature ,  qui  n'est,  en 
somme,  quun  atavisme  primordial  non  contrarié. 

Je  ne  sais  si  c'est  là  ce  qu'on  aj)pellc  «  la  liberté  de  l'enseignement  », 
étant  peu  rompue  aux  formules.  Il  me  semble  pourtant  qu'il  y  a  eu 
quelques  revers  à  cette  médaille  bucolique.  Car  si  j'ai  pu,  à  un  âge  plus 
réfléchi,  lire  et  étudier  tout  ce  qui  attirait  ma  méditation,  je  dois  avouer 
que  je  n'étais  pas  très  «  avancée  »,  vers  les  douze  ou  treize  ans,  et  que 
j'ai  dû  combler  bien  des  lacunes  pour  arriver  à  constituer  dans  mon 
esprit  le  fond  de  savoir  nécessaire  à  toute  intelligence  soucieuse  d'elle- 


lf)6  LA   REVUE   BLANCHE 

même.  Il  me  semble  donc  que,  si  j'avais  des  enfants,  je  leur  ferais 
comme  il  m'a  été  fait,  mais  en  introduisant  quelque  méthode  dans  ce 
mode  d'éducation,  de  façon  à  ce  que  la  liberté  absolue  de  l'esprit  et  du 
corps  n'empêche  pas  la  connaissance  progressive,  logique,  large  et 
profonde  des  choses  de  la  pensée.  Mais  il  faudrait  opposer  ici  tout  un 
système  qui  est  une  de  mes  rêveries  favorites... 

Si,  maintenant,  j'aborde  la  question  de  renseignement  tel  qu'on  le 
pratique  d'ordinaire,  je  dirai  que  je  ne  la  connais  que  par  les  troupeaux 
de  collégiens  en  uniforme  et  en  rang  que  j'ai  vus  passer  avec  de  pauvres 
figures  de  forçats  précoces,  menés  par  quelques  garde-chiourme 
effrayants  à  regarder.  Et  je  sais  bien  qu'il  est  al3ominable  d'enfermer 
l'enfance,  de  martyriser  l'enfance  et  l'adolescence  qui  sont,  pour  la 
plupart  des  êtres,  la  seule  oasis  du  désert  de  vivre.  Je  crois,  j'espère 
qu'un  temps  viendra  où  l'on  fermera  les  yeux  d'horreur  en  songeant 
qu'à  une  époque  lointaine  il  était  possible  de  punir  l'enfance  et  l'adoles- 
cence par  le  bagne  des  collèges,  que  les  jeunes  condamnés  étaient 
envoyés  de  là  au  régiment  et  que,  de  travaux  forcés  en  travaux  forcés, 
leur  jeunesse  passait,  escamotée  par  le  crime  collectif  des  parents,  des 
professeurs  et  des  gouvernements. 

Voilà,  je  pense,  l'usage  actuel  qu'on  fait  du  mot  «  liberté  »  dans  cette 
question  de  l'enseignement.  De  la  sorte,  on  prépare  deux  lamentables 
catégories  d'êtres  :  les  moutons  dociles  qui  sont  le  «  Tout  le  Monde  » 
veule,  persuadé,  écœurant,  qu'on  coudoie  dans  la  vie,  et  les  «  révoltés» 
qui  ont  amassé  leur  colère  dès  le  petit  lycée  et  se  vengeront  de  tout  le 
mal  qu'on  leur  a  fait  par  quelque  geste  faux  et  inutile... 

Bien  peu  rétabliront  la  balance  entre  ce  désiquilibrcment  néfaste  et 
la  pesanteur  du  beourgeois.  Et  pourtant  ce  n'est  qu'en  ces  quelques-uns 
que  nous  avons  foi  pour  mener  à  bien  la  révolution  pacifique  qu'il  est 
grand  temps  d'accomplir  au  nom  de  ces  petits  martyrs  pâlots  que  nous 
avons  vus  passer  parfois,  en  uniformes  et  en  rang,  quand  nous  regar- 
dions par  les  fenêtres. 

De  M.  Anatole  France: 

En  ea  demeure  que  décorent  des  saints,  des  anges  de  bois  et  de  pierre,  des  fragments 
de  dalles  et  toutes  sortes  d'attributi  d'église,  vestiges  des  époques  de  foi,  la  tête  fine, 
amenuisée,  coiffée  d'une  calotte  rouge,  évoquant  bien  l 'image  de  quelque  lettré  de  la  Renaissance, 
d'un  Montaigne  dont  le  scepticisme  perdrait  seulement  un  peu  de  sa  saveur  de  ce  qu'il  ne 
s'épanonit  plus  en  un  milieu  de  fanatisme,  M.  Anatole  France  fortitie  encore  cette  impres- 
sion en  étayant  son  argumentation  sur  de  vieux  textes  religieux. 

«  J'ai  été  élève  de  Stanislas,  c'est  dire,  n'est-ce  pas,  que  je  me  suis  déve- 
loppé dans  un  sens  contraire  à  celui  de  l'éducation  reçue.  Mais  cet  effet 
est  loin  d'avoir  été  général  parmi  les  élèves,  car  en  somme,  Stanislas  a 
surtout  fabriqué  des  cléricaux,  des  hommes  d'esprit  rétrograde.  Je 
pourrais  en  citer  beaucoup,  tels  par  exemple:  Cazot,  Jules  Roche,  etc..» 

Nous  posons  la  question  de  savoir  si  l'affranchissement  de  la  pensée  n'est  pas  autant 
et  même  plus  affaire  de  tempérament,  de  caractère,  que  de  culture  et  de  savoir. 


ENQUKTE    SUR    L'ÉDUCATION  iTi"; 

«  La  somme  de  crédulité  est  à  peu  prés  la  même  à  travers  les  âges. 
Notre  physique  n'est  évidemment  plus  celle  du  moyen  âge  et  nous  nous 
trouvons  de  ce  fait  débarrassés  de  bien  des  superstitions  ;  mais  sur  la 
métaphysique,  les  idées  ont  peu  changé.  Ainsi,  l'incrédulité  n'est  pas 
absolument  une  conséquence  de  la  science,  car  j'ai  retrouvé  un  texte 
d'un  théologien  de  i  '129  et  du  Dauphiné,  pays  alors  plongé  dans  la  bai 
barie,  texte  qui  est  très  probant  à  cet  égard.  Ce  '^théologien  constate 
que  de  nombreux  docteurs  de  cette  région  croient  à  l'existence  de  Dieu, 
mais  d'une  façon  qui  vaut  une  négation,  puisqu'ils  n'admettent  pas  l'in- 
tervention divine  dans  les  alfaires  terrestres  ;  c'est  en  somme  la  néga- 
tion de  la  prière,  de  toute  la  religion,  c'est  de  Tathéisme. 

ce  Et,  en  plein  moyen  âge,  Abélard,  pur  rationalisme,  n'est-il  pas  aussi 
éloigné  de  saint  Thomas  d'Aquin  que  Renan  a  pu  l'être  de  l'évèque 
Dupanloup  ? 

*<  Aussi  tout  cela  est-il  fort  complexe  et  notre  questionnaire,  très  difii- 
cile.  nécessiterait-il  une  longue  réflexion.  Je  vous  écrirai.  » 

La  lettre  de  M  Anatole  France  ne  non>  est  pas  encore  parvenue,  mais  cette  conver- 
sation, par  son  indécision  même  et  le  scrupule  qui  la  termine,  constituait  une  réponse  qui 
valait  d'être  puhlice. 

De  M.  Fernand  Gregh  : 

J'ai  été  élevé  dans  deux  établissements  de  l'Etat,  aux  lycées  Michelet, 
comme  interne,  de  I880  à  i8t)<).  el  Condorcet,  comme  externe,  de  i89o 
à  i893.  L'internat  est  un  régime  allreux,  dont  j'ai  gardé  un  si  mauvais 
souvenir  qu'il  m'arrive  encore  de  rêver  que  je  suis  interne  et  de  me 
réveiller  en  sursaut,  de  l'angoisse  (juc  j'éprouve.  L'externat  au  contraire 
mêle  la  liberté  de  la  vie  à  la  discipline  scolaire,  et  me  fut  particulière- 
ment agréable  dans  ce  Condorcet  si  ouvert  et  comme  traversé  de  porte 
à  porte  sous  ses  A'oùtes  sonores  par  un  éternel  courant  d'idées.  Je  suis 
donc  pour  la  suppression  de  l'internat,  qui  semble  d'ailleurs  se  faire  peu 
à  peu  d'elle-même,  et  pour  l'extension  la  plus  large  possible  à  tous  les 
enfants  du  régime  de  l'externat.  A  défaut  d'externat,  qu'on  crée  beaucoup 
de  maisons  semblables,  par  exemple,  au. collège  de  l'Ile  de  France,  à 
Liancourt,où  les  enfants,  malgré  qu'ils  soient  loin  de  leur  famille,  vivent 
dans  une  atmosphère  familiale,  et  même  s'ébaltent  sous  de  grands  arbres 
qu'ils  ne  trouveraient  pas  à  Paris. 

2.  L'influence  que  les  lycées  de  l'Etat  où  j'ai  été  élevé  ont  exercée  sur 
moi  ?  Je  la  sens  considérable  et  bienfaisante.  Certes,  elle  [n'est  pas 
toujours  la  même.  Au  lycée  Michelet  (à  Vanves;,  nous  étions  un  peu 
lourds,  un  peu  gauches,  comme  des  runiux^  enfermés  parmi  leurs 
bouquins  loin  de  la  ville,  et  loin  de  la  vie  ;  —  mais  nous  étions,  si  je  ne 
me  trompe,  francs  et  sains.  Nous  avions  horreur  du  mensonge,  de  la 
délation,  de  l'hypocrisie.  Nos  professeurs  étaient  d'honnêtes  gens; 
quelques-uns,  Dumas,  Bourgoin,  étaient  très  distingués,  et  un,  supérieur, 
Gustave  Lanson.  A  Condorcet,  en  pleine  ville  et  au  murmure  tout  proche 
de  la  vie,  les  idées  étaient  plus  alertes,  plus  vives,  plus  artistes;  c'est  à 
Condorcet  que  A.  Darlu  a  nourri  dix  générations  de  sa  généreuse  pensée. 


l(A  LA   REVUE   BLANCHE 

—  Mais  ici  et  là.  inal^K-  les  Jt'fauts  des  progranimes  et  les  insufBsances 
de  Ujijte  clio»'.'  humaine,  on  nous  «rlevait  avec  une  patience  et  une  conti- 
nuité admirables  dans  l'amour  de  la  vérité.  L'enseignement  de  l'Ktat  en 
France,  me  parait,  sous  la  réserve  des  réformes  toujours  nécessaires, 
excellent  en  principe. 

i  et  i.  «  Ce  n'est  pas  la  liberté  d'enseigner  que  vous  réclamez, 
disait  Hugo  en  iH'io  aux  partisans  de  la  loi  Falloux  :  c'est  ia  liberté  de 
ne  pan  enneigner.  -  Le  mol  est  profond  et  toujours  vrai.  Cette  liberlé- 
ia,  on  peut  la  restreindre,  et  même  la  supprimer  :  je  ne  verserai  pas  de 
pleurs  sur  sa  tombe. 

De  M.  Paul  Hervieu  : 

J'ai  fait  mes  études  au  lycée  Bonaparte-Fontanes-Condorcet. 

Le  moins  que  je  puissi*  attribuer  à  ce  mode  d'éducation,  c'est  de 
m'avoir  conduit  â  passer  mon  baccalauréat. 

Je  pense  que  TUtat,  —  qui  détermine  notre  filiation,  qui  impose  le 
service  militaire,  qui  fixe  les  obligations  du  mariage,  qui  ne  lient  notre 
mort  pour  valable  que  suivant  ses  règles,  qui  nous  assujettit  à  toutes 
ses  lois  civiles,  fiscales,  coinnierciales,  etc.,  — je  pense  que  cet  htat 
ne  violerait  pas  davantage  la  liberté  individuelle  en  nous  enseignant  à 
vivre  d  accord  avec  lui  et  d  accord  entre  nous. 

De  M.  Francis  Jammes  : 

J'ai  reçu  une  éducation  laïque,  excepté  durant  quelques  mois  aussi 
douloureux  que  ceux  du  lycée.  Je  ne  pense  point  que  cette  éducation 
m'ait  beaucoup  [nWnv-WQé, 

Je  voudrais  que  lr*s  enfants  fussent  élevés  par  des  poètes  qui  leur 
enscign<*raient  l'amour  qui  est  au  cœur  de  tout.  Chez  un  garçon  de  six 
ans,  on  exalterait  son  goût  [)our  son  cheval  de  bois,  et  chez  une  fille  du 
mén»c  rig(î  son  attachement  à  sa  poupée.  Puis,  à  leur  adolescence,  on 
les  enverrait  se  sourire  diins  les  bois. 

(^uant  aux  professeurs  d<*meurés  sans  emploi,  ils  deviendraient  méca- 
niciens ou  députés,  de  b'ile  façon  qu'on  ne  inanquàt  ni  de  chemins  de 
fer  ni  d(î  gouvernefnent. 

De  M.  Gustave  Kahn  : 

M.  (lu?*tavr  K.'ilin  qui  s'ost  pnrIiciilif'nMnorit  ocnipr  (!<»  IViisoiijnement  lillé- 
ralro  vX  <loril  La  revue  hlanchc  pnhiin  iTroinnicnl  un  nrlirlo  sur  les  Manuels  de 
litl<^rntun*,  nnuH  dit  : 

«  J'ai  été  élevé  dans  les  lycées  de  Tintai.  Au  point  do  vue  littéraire  qui 
4'St  c«  lui  qui  m'intéresse  le  plus,  j'ai  eu  à  me  défendre  de  Tinduence  de 
mvs  professeurs.  Leurs  manuels  suftisannnent  inspin'îs  des  Chartiers 
pour  le  luoyen  jlge,  encore  imbus  à  rexlrénie  du  respect  traditionnel 
pour  le  xvii«  siècle,  pas  assez  au  courant  du  xviii*,  presque  ignorants 
du  MX*",  siuif  pour  le  romantisme  qu'ils  viennent  seulement  d'admeltre, 
font  foi  de  l'insufllsance  de  leur  enseiy:nement. 


ENQUÊTE    Sl'U    L'ÉDUCATION  169 

«  Certes,  il  y  a  dans  la  jeune  Université  un  incontestable  progrès  et  une 
meilleure  orientation  vers  la  vie,  mais  il  ne  faudrait  pas  qu'elle  continue 
à  lutter  systématiquement  contre  les  écrivains  nouveaux,  n'admettant  un 
mouvement  littéraire  que  lorsqu'il  est  remplacé  par  un  autre  plus  récent. 

«  Au  point  de  vue  de  l'éducation,  de  mon  temps  l'action  universitaire 
se  bornait  à  inculquer  le  respect  des  choses  établies,  de  l'autorité 
actuelle  et  on  sentait  trop  qu'il  en  eût  été  de  même  sous  n'importe  quel 
gouvernement. 

«  Quant  à  la  liberté  de  l'enseignement,  désirable  en  principe,  elle  est 
inapplicable,  l'homme  de  la  petite  bourgeoisie,  dont  toute  l'ambition  est 
de  diriger  ses  enfants  vers  les  carrières  libérales,  n'étant  pas  capable  de 
discerner  l'éducation  qu'il  convient  de  leur  donner.  La  liberté  demandée 
par  les  cléricaux  est  mauvaise  en  ce  qu'elle  leur  permet  d'instaurer  un 
enseignement  dont  est  absolument  bainii  l'esprit  d'examen.  Le  parti 
républicain  est,  somme  toute  et  malgré  ses  défauts,  guidé  vers  les  routes 
de  l'avenir,  ne  saurait,  sans  se  désarmer  et  sans  un  grand  dommage 
pour  les  intérêts  de  l'évolution,  abandonner  actuellement  son  mono- 
pole. » 

Nous  deniondons  /rM.  (lnsl,Tvo  Kalin,  (jui  fut  dos  ami;*  de  Verlaine,  si  le  reli" 
giosismc  de  l'auleur  de  Sayesse  était  attribiiable  à  son  éducalion. 

«  Non,  le  sentiment  religieux,  chez  Verlaine,  était  dû  à  certains  côtés 
puérils  de  son  caractère  et  aussi  à  la  dyspepsie  qui  est  un  gros  agent  de 
mysticisme.  Voyez  Iluysmans  qui  a  passé  de  si  belles  éludes  sur  les 
estomacs  de  Paris  à  une  histoire  de  Saintt;  Lydwine  de  Sehiedam.  Le 
catholicisme  de  Verlaine  était  d'essence  très  particulière,  c'était  celui  de 
Gestas,  le  mauvais  larron;  il  procédait  beaucoup  aussi  d'une  vive  admi- 
ration pour  des  poésies  simples  comme  les  Fiorctti\  En  somme, 
Verlaine,  qui  aimait  beaucoup  les  images  populaires  et  dont  le  sens 
artistique,  mal<rré  de  beaux  éclairs,  n'était  pr,s  très  développé,  n'a  pas 
toujours  fait  une  différence  suffisante  entre  TKpinal  et  le  Saint-Sulpice. 

De  M.  Léopold  Lacour  : 

i*^  Mon  premier  lycée  fut  une  boîte  religieuse,  ma  première  boîte 
laïque  fut  un  lycée  de  l'Ktat.  Puis,  j'ai  connu  comme  interne  ou  externe, 
d'autres  établissements  de  TLtat,  jusqu'au  jour  où  j'entrai  à  Normale, 
également  à  l'Etat,  et  qui  ne  fut  pas  mon  internat  le  plus  gai  :  j'avais 
passé  l'âge  où  les  divers  jeux  de  Tenfance  peuvent  être  une  distraction 
suffisante. 

2"  Dans  la  boîte  religieuse,  —  j'y  fis,  je  crois  bien,  ma  première 
communion,  —  on  n'apprenait  avec  le  catéchisme  que  la  gymnastique 
et  le  piston,  à  moins  que  l'élève  ne  préférât  la  llùle  ou  l'ophicléide.  Mon 
€  développement  intellectuel  et  moral  »  ne  saurait  donc  se  reconnaître 
aucune  dette  envers  cette  maison.  Non  plus,  d'ailleurs,  qu'envers  le  pre- 
mier lycée  laïque^,  où  j'eus  même  le  chagrin  de  me  sentir  un  flûtiste  en 


«7^  LA  REVUE    BLANCHE 

exil  et  un  trapéziste  en  sommeil,  vu  le  manque  des  instruments  néces- 
saires. Avant  peu,  je  raconterai  ces  deux  prisons  de  mon  enfance  dans 
un  roman. 

30  La  liberté  de  l'enseignement  n'existe  pas.  Il  y  a  seulement  face  à 
face  deux  privilèges  :  celui  de  l'État,  celui  de  l'Kglise.  Le  premier  veut 
supprimer  le  second,  voilà  tout.  Je  voudrais,  moi,  la  liberté  réelle  de 
l'enseignement  ;  ce  qui  ne  m'empêche  pas,  si  je  considère  la  lutte  pré- 
sente, d'opter  pour  le  monopole  de  TKtat,  contre  la  Congrégation. 

/i°  Ma  troisième  réponse  me  pourrait  dispenser  de  cette  quatrième. 
Les  défenseurs  de  la  prétendue  liberté  de  l'enseignement  ne  luttent,  en 
effet,  que  pour  le  maintien  de  la  part  de  privilège  arrachée  à  l'Ktat, 
voilà  cinquante  ans.  La  h)i  Falloux  ne  fut  pas  une  loi  de  liberté,  mais 
une  revanche  de  l'Eglise.  Il  faut  que  IKglise  perde  la  belle-,  il  faudrait 
même  qu'elle  disparût  :  alor,  on  se  tournerait  contre  l'Etat,  on  lui  enlè- 
verait l'enseignement.  On  parlerait  de  liberté  sans  jouer  sur  le  mol  ;  on 
la  réaliserait... 

J'ajoute,  dès  maintenant,  je  voudrais  la  coèducation.  Je  fus,  dans  la 
presse  parisienne,  un  des  rares  avocats  de  Cempuis.  (Voir  mon  bou- 
quit  :  Humanisme  intégral.)  Enlin,  Monsieur,  il  me  semble  que  les 
vrais  hommes  —  comme  les  vraies  femmes  —  doivent  leur  person- 
nalité surtout  à  elle-même.  Le  meilleur  des  enseignements  est  celui  de 
l'individu  par  soi,  par  ses  lectures,  ses  réflexions,  sa  volonté. 

De  MM.  Marius-Ary  Leblond  : 

I.  Nous  avons  été  élevés  d'abord  dans  une  pension  privée  d'enseigne- 
ment religieux,  puis  à  partir  de  t)nze  ans  au  lycée  de  l'Etat,  où  conti- 
nuait de  se  donner  obligatoirement  un  enseignement  religieux.. 

II.  Le  premier  enseignement  religieux,  très  intense,  a  assez  profon- 
dément troublé  notre  imagination  qui  est  restée  assez  longtemps 
emprise  de  disions  d'enfer  et  de  martyres,  bien  après  que  l'esprit  se  fût, 
vers  la  treizième  année,  complètement  dégagé  de  toute  idée  religieuse. 
Encore  maintenant,  aux  heures  de  subconscience  (sommeil,  etc.),  les 
hantises  catholiques  de  mort,  de  fin  du  monde,  occupent  notre  cerveau. 
Nous  devons  dire  que  notre  pays  de  lumière  et  de  beauté  réaliste  \île  de 
la  Réunion)  contribua  beaucoup  à  limiter  l'acticm  lente  et  ombreuse 
d'une  telle  éducation. 

Le  lycée  eut  sur  nous  une  inlluence  intellectuelle  qu'il  est  bien  diffi- 
cile de  mesurer  quantitativement  ;  et  il  nous  semble  que  tout  ce  qu'il 
peut  y  avoir  de  bon  en  nous  a  été  acquis  complètement  en  dehors  de 
l'enseignement  universitaire  dont,  en  tous  cas,  l'action  morale  fut 
absolument  nulle.  Quoique  ayant  toujours  eu  les  premiers  succès, 
notre  développement  a  toujours  été  en  sens  contraire  à  ce  que  deman- 
daient nos  professeurs.  Mais  nous  avons  eu  quelquefois  parmi  eux  des 
amis  nous  considérant  comme  des  égaux,  ce  qui  entretenait  plus  que 
tout  notre  ferveur  studieuse.  Le  régime  était  généralement,  tel  que  nous 
avons  pu  nous  élargir  assez  aisément  dans  le  sens  de  nos  facultés.  Nous 
étions  relativement  très  libres,  puisque  nous  réussissions  à  discuter 


ENQUÊTE    SUR    L  KDICATION  «71 

dans  nos  classes  et  nos  devoirs  sur  des  auteurs  contemporains  tel*  que 
Taine,  Renan,  ïolstoy,  Maupassant,  Zola,  Loti  et  d'Annunzio.  Nos  pro- 
fesseurs de  philosophie  seuls  furent,  dans  leur  suffisance  et  dans  leur 
ignorance,  de  déprimants  autocrates.  Nos  professeurs  do  sciences  ne 
pensèrent  jamais  à  nous  faire  goûter  la  l)eauté  de  {>ic  de  l'histoire  natu- 
relle et  de  la  chimie. 

III.  L'Ktat  doit  avoir  le  monopole.  Évidemment,  les  lycées  sont  trop 
imparfaits,  mais  c'est  la  nécessité  des  périodes  de  transition,  et  ils  res- 
tent intlniment  supérieurs  aux  maisons  religieuses.  Kt  ce  qu'il  y  a  d'im- 
parfait en  eux,  c'est  ce  (jui  y  suhsiste  d'ancien  régime  :  personnel  auto- 
ritaire, professeurs  en  majorité  cléricaux,  enseignement  classiciste 
funeste  et  illogique,  en  ce  qu'on  ne  doit  pas  écraser  de  l'étude  absor- 
bante  du  passé  un  âge  d(uit  toutes  les  forces  naturelles  tendent  instinc- 
tivement vers  Tavenir. 

IV.  L'usage  qu'on  fait  du  mot  «  liberté  »  dans  cette  question  est 
celui  du  mot  «  républicain  »,  voire  «  socialiste  »  dans  les  élections.  11 
devrait  y  av(»ir  des  poursuites  contre  les  faux  politiques  conwne  contre 
les  autres.  D'autre  part,  Tenfant  n'a  pas  de  libre  arbitre  :  parler  de 
«  liberté  »,  c'est  seulement  accorder  aux  parents,  c'est-à-dire  à  des 
générations  passées,  le  droit  de  limiter  à  leur  idéal  périmé  les  con- 
sciences des  génération^  nouvelles.  La  plus  ferme  de  nos  convictions 
est  qu'il  faut  actuellemeni  supprimer  la  liberté  de  l'enseignement  telle 
que  l'entendent  les.  nationalistes.  Le  péril  clérical,  immense,  reste  le 
plus  grand  ;  et  la  première  chose  (ju'on  doive  préserver,  c'est  l'avenir  : 
l'enfance.  Ce  n'est  même  pas  une  question  de  liberté,  mais  de  licence, 
puisque  l'ecseigneuient  dit  libre  est  nul,  négatif.  (^)uehiues  mesures  de 
salubrité  publique  s'imposent  dans  le  plus  bref  délai,  notamment  la  fer- 
meture de  toutes  les  maisons  religieuses  d'enseignement  aussi  bien 
pour  filles  que  pour  gar(;ons.  Mais  en  certains  endroits,  l'on  continue  à 
ralentir  la  laïcisation  par  de  véritables  violations  de  décrets. 

C'est,  en  somme,  accorder  grande  inlluence  à  l'éducation,  ce  qui 
semble  contredire  nos  deux  premières  réponses.  Voilà  :  peut-être,  n'est- 
ce  pas,  en  un  certain  sens,  les  hommes  de  lettres  qu'il  eut  fallu  inter- 
roger. Toujours,  de  leur  nature,  ils  ont  porté  en  eux  une  vertu  de 
rébellion  qui  les  sauva  de  toute  éducation  restrictive  et  les  aide  à  llairer 
la  voie  de  leur  individualité.  11  semble  que  vous  eussiez  du  interroger 
des  humains  de  caractère  et  de  métier  moins  personnels^  des  êtres  qui 
n'eurent  pas  assez  de  tempérament  natif  pour  échapper  aux  iniluences 
imposées  par  les  parents,  ceux  qu'un  rien  eût  déterminés  dans  un 
sens  contraire.  C'est  la  majorité  ;  c'est  à  propos  d'eux  qu'il  faut  méditer 
l'importance  de  l'éducation. 

De  M.  Maurice  Le  Blond  : 

Je  fus  d'abord  mis  interne  au  lycée  de  Versailles.  C'est  un  régime 
quelque  peu  abrutissant.  Je  subis  avec  douleur  une  discipline  trop 
dure  pour  ma  sensibilité  enfantine.  Mes  professeurs  me  crurent  idiot 
par  ce  que  je  me  renfermais  en  moi-même,  et  que  mon  besoin  d'expan- 


l'j^  LA  REVUE   BLANCHE 

sions  délicates  me  faisait  éviter  les  camaraderies  vulgaires.  Ce  fut 
Tépoque  la  plus  terrible  mon  existence.  Mais  de  ce  recueillement 
taciturne,  de  cette  enfance  fermée  et  triste,  j'ai  tiré  les  plus  grands 
bénéfices.  C'est  alors  que  j'ai  senti  s'exalter  ma  sensibilité,  je  me 
suis  nourri  de  rêveries  amères,  je  n'avais  pas  dix  ans,  que  naissait  en 
moi  la  vague  notion  de  la  justice.  Le  Palais  de  Versailles  dédié  aux 
exploits  historiques,  avec  sa  cour  d'honneur  toute  peuplée  des  statues  de 
nos  grands  hommes,  avec  ses  jardins  magnifiques  et  pompeux,  suc- 
cita  en  moi  le  culte  de  la  gloire  et  le  goût  dangereux  et  charmant 
des  grandes  cheses.  Ce  goût  était  si  fort  que  je  suis  surpris  d'en  avoir 
si  peu  accomplies  ! 

Tous  ces  sentiments  intimes,  sur  lesquels,  aujourd'hui,  je  ne  veux 
pas  m'étendre  car  je  n'ai  guère  l'âge  des  confidences,  eurent  sur  moi 
plus  d'influence  que  tous  les  programmes  scolaires.  Quant  au  personnel 
enseignant  je  n'eus  guère  non  plus  à  m'en  louer.  Tous  les  professeurs  à 
qui  j'eus  afl'aire  me  parurent  aussi  barbares,  et  des  pédagogues  aussi 
empiriques  que  ceux  du  temps  du  bon  Lhomond. 

Ce  ne  fut  que  plus  tard  —  au  lycée  Condorcet  —  où  M.  Jean  Izoulet 
fut  mon  professeur  de  philosophie  — que  j'eus  la  sensation  de  ce  qu'était 
un  maître  républicain.  Sa  dialectique  éloquente  et  claire  éveilla  notre 
adolescence  pétulante  aux  hautes  luttes  de  notre  époque,  il  nous  initia  à 
la  vie  des  idées  comme  on  mène  les  enfants  à  la  féerie.  Les  leçons  de 
cet  éminent  carlyliste  décidèrent  de  ma  vocation  en  .quelque  sorte  reli- 
gieuse, et  fixèrent  les  rêveries  de  1  enfant  qui  passait  ardent  et  mélan- 
colique au  milieu  des  fresques  glorieuses  et  des  picturales  épopées  du 
Palais  de  Versailles. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  suis  plutôt  reconnaissant  à  l'enseignement  laï- 
que. Mais,  comme  il  est  timide  encore,  et  comme  il  est  insuffisant!  Pour 
lui  donner  toute  sa  force  et  son  efficacité,  il  serait  bon.  je  crois,  de  sup- 
primer complètement  renseignement  libre  et  les  établissements  congré- 
ganistes.  Ces  maisons  entrant  en  concurrence  active  avec  les  lycées  de 
l'Etat,  nos  proviseurs  et  nos  éducateurs  sont  obligés  à  toutes  les  con- 
cessions, sont  réduits  à  toutes  les  craintes.  La.  concurrence  étant  sup- 
primée, ce  serait  fini  de  toutes  ces  timidités.  Les  maîtres  deviendraient 
directeurs  de  conscience,  au  lieu  d'être  des  fonctionnaires  craintifs  et 
indifférents.  Au  lieu  de  professer  un  éclectisme  timoré,  ils  nous  initie- 
raient à  la  morale  du  progrès,  aux  bienfaits  de  l'Esprit  Nouveau,  et  au 
lieu  de  nous  donner  —  à  peine  —  une  vague  teinture  libérale,  ils  nous 
construisaient  une  foi  robuste  conforme  aux  lois  de  la  Nature  et  aux 
destinées  de  l'Humanité. 

L'enseignement  laïque  n'existe  pas,  il  est  donc  à  créer.  Telle  est  ma 
pensée. 

De  M.  Camille  Lemonuier  : 

J'ai  suivi  aux  écoles  un  enseignement  laïque  :  le  prêtre  n'apparais- 
sait qu'à  l'époque  de  la  première  communion.  Ensuite,  on  se  poussait 
comme  on  pouvait  à  travers  des  «  humanités  »    qui  ne  procuraient 


l 


ENQUÊTE   SUR   L'ÉDUCATION  i;:^ 

qu'une  connaissance  vague  de  l'univers,  mais  inclinaient  au  goût  de  la 
littérature. 

Je  considère  que  c'est  à  peu  près  tout  ce  que  je  dois  à  mes  profes- 
seurs. Mon  éducation  se  fit  à  côté,  dans  la  maison  de  mou  père  et  daus 
la  vie  tôt  affranchie  vers  laquelle  m'attira  la  passion  presque  sauvage 
de  la  nature.  Je  fus  très  vite  le  jeune  homme  un  peu  fou  qui  se  cherchait 
à  travers  les  arbres,  les  ruisseaux,  le  soleil,  le  vent  et  emportait  avec 
lui  un  tome  de  Hugo  ou  de  Michelet. 

Je  me  sens  porté  vers  la  liberté  de  renseignement  :  je  n'ai  pas  plus 
peur  de  celle-là  que  des  autres.  Je  ne  crains  que  ce  qui  opprime  en 
nous  le  riche  instinct  individuel  et  l'asservit  à  la  conformité  intellectuelle 
et  morale.  Mais  le  sens  même  du  mot  «  liberté  »  implique  l'idée  d'un 
enseignement  vraiment  libre,  soustrait  au  principe  confessionnel  et  à  la 
prédominance  d'aucune  secte  religieuse  et  philosophique. 

De  M.  Félix  Le  Dantec  : 

1°  J'ai  fait  mes  études  littéraires  au  collège  de  Laimion  (établissement 
municipal  laïque),  puis  mes  classes  de  sciences  au  lycée  de  Brest  et  au 
lycée  Janson  de  Sailly,  d'où  je  suis  entré  à  l'Kcole  normale.  J'étais  ex- 
terne au  collège  de  Lannion  et,  pendant  cette  première  partie  de  ma 
jeunesse,  mon  i'*ducation  a  été  dirigée  surtout  par  mon  père.  Mes  pro- 
fesseurs ne  m'ont  guère  appris  que  des  faits;  c'est  mon  père  qui  m'a 
appris  à  penser.  11  était  médecin  et  voltairien. 

'20  Tous  les  caractères  des  êtres  vivants  sont  le  résultat  de  l'hérédité 
et  de  l'éducation  ;  je  crois  avoir  remarqué  autour  de  moi  que,  suivant 
les  natures,  l'éducation  a  une  importance  plus  ou  moins  considérable.  Il 
y  a  des  individus  moins  souples  que  d'autres  ;  j'étais,  je  pense,  parmi 
les  plus  éducables.  Ce  qui  me  paraît  avoir  été  essentiel  dans  mon  édu- 
cation, ce  ne  sont  pas  les  choses  qu'on  m'a  enseignées  (j'ai  appris  l'his- 
toire sainte),  mais  la  discipline  intellectuelle  à  laquelle  on  m'a  soumis. 
Je  suis,  en  particulier,  très  reconnaissant  à  l'un  de  mes  professeurs  de 
mathématiques  (jui  avait,  au  plus  haut  point,  l'esprit  scienlitique  et  qui 
savait  le  conimunicjuer  à  ses  élèves.  Il  m'a  appris  à  ne  jamais  emphner, 
dans  les  raisonnements  un  seul  mot  dont  j  ignorasse  le  sens  précis  et 
je  crois  (jue  cette  discipline  a  dominé  toute  ma  vie  cérébrale.  J'ai  eu 
aussi  le  grand  bonheur  de  no  pas  suivre  de  classe  de  philosophie  ;  j'y 
aurais  appris,  probablement,  exactement  le  coiitrair»^  de  ce  (pie  m'a 
enseigné  mon  ju'ofesseur  (1<*  nuithémalitpies. 

V'  (^uant  à  la  liberté  de  renseigiuîment.le  seul  point  qui  me  paraisse 
indiscutable,  cest  que  l'on  doit  interdire  d'ensei«;iier  aux  enfants  des 
choses  reconnues  fausses.  Je  sais  l)ienque  si,  d'autre  part,  on  développe 
chez  eux  l'esprit  de  précision,  ils  s'apercevront  par  eux-mêmes,  quand 
ils  seront  grands,  qu'on  les  a  trompés  quand  ils  étaient  petits.  Mais  il 
serait  plus  simple  de  leur  éviter  dès  le  début  c(;tte  rectification  ulté- 
rieure ;  d'autant  plus  qu'à  forc(*  de  leur  l'aire  prendre,  de  bonne  heure, 
des  vessies  pour  des  lanternes,  on  peut  arriver  à  détruire  délinilivemeut 
chez  eux   toute   trace  de  sens  critique.  Cela  doit  arriver  surtout,  me 


174  LA    REVUE    BLANCHE 

semble-t-il,  si,  dès  leur  plus  tendre  enfance,  on  leur  apprend  que  les 
vérités  les  plus  importantes  s'expriment  par  des  phrases  dépourvues  de 
signification  palpable,  si  on  les  dresse  à  considérer  comme  essentielles 
les  formules  qu'ils  ne  comprennent  pas.  On  en  fait  des  perroquets  pré- 
tentieux. 

Il  est  néanmoins  indispersable  que  Ton  fournisse  aux  enfants,  puis- 
qu'ils ont  besoin  de  comprendre  les  choses  extérieures,  une  explication 
provisoire  en  rapport  avec  le  développement  de  leur  jeune  intelligence. 
Mais  il  ne  faut  pas  imiter  les  parents  qui,  pour  se  débarrasser  des 
«  pourquoi  »  souvent  très  gênants  de  leurs  gamins,  leur  farcissent  la 
cervelle  d'absurdités.  C'est  là,  d'ailleurs,  la  chose  la  plus  difficile  à  réa- 
liser. Je  ne  connais  pas  de  manuels  d'enseignement  primaire  qui  soient 
suffisants.  Il  faudrait  en  faire  de  bons  et  les  imposer, 

40  Ceux  qui  réclament  la  liberté  de  l'enseignement  peuvent  se  pla- 
cer à  deux  points  de  vue.  Ou  bien  ils  demandent  qu'on  donne  à  choisir 
aux  enfants  entre  les  divers  systèmes  admis  par  les  adultes  ;  mais  il  n'y 
a  là  qu'une  liberté  illusoire,  car  il  sera  toujours  possible  au  maître  de 
rendre  sympathique  à  Tenfant  la  théorie  qui  lui  est  chère  à  lui-même  et, 
d'autre  part,  les  explications  les  plus  simplistes,  celles  qui  exigent  le 
moindre  effort  (un  effort  de  mémoire  et  non  d'intelligence),  les  explica- 
tions qui  dissimulent  leur  nullité  sous  un  attirail  de  mots  pompeux, 
seront  les  plus  facilement  adoptées. 

Ou  bien  ils  demandent  qu'on  autorise  les  parents,  s'ils  ont  l'esprit 
faussé  et  se  plaisent  dans  leur  ignorance,  à  fausser  l'esprit  de  leurs 
enfants  et  à  les  condamner  aux  ténèbres  perpétuelles.  Mais  les  enfants 
ne  sont  pas  la  propriété  des  parents;  ce  ne  sont  pas  des  jouets  dont  on 
ait  le  droit  de  s'amuser  ;  ils  sont  destinés  à  devenir  des  hommes  plus 
tard  et  l'État  a  le  devoir  de  veiller  à  ce  qu'ils  deviennent,  au  besoin 
malgré  leurs  parents,  des  hommes  à  l'esprit  droit. 

On  discute  sur  beaucoup  de  points,  mais  l'humanité  n'a  pas  travaillé 
en  vain  ;  il  y  a  des  vérités  acquises  ;  il  y  a  des  choses  dont  l'erreur  est 
reconnue.  Il  faut  interdire  l'enseignement  de  l'erreur  et  rendre  obliga- 
toire celui  de  la  vérité. 

De  M.  Maurice  Maeterlinck  : 

1°  J'ai  été  élevé  dans  un  établissement  religieux.  De  l'espèce  la  plus 
dangereusement  religieuse,  puisqu'il  était  dirigé  par  les  jésuites; 

2*>  Cette  éducation  ou  plutôt  cette  intoxication  accomplie,  il  m'a  fallu 
près  de  dix  ans  pour  rétablir  ma  santé  intellectuelle  et  morale  ; 

3®,  4°  Il  n'y  a  qu'un  enseignement  qui  mérite  d'être  appelé  libre;  c'est 
celui  qui  ne  reconnaît  aucune  religion  positive.  C'est  aussi  le  seul  que 
Ton  devrait  répandre. 

De  M.  Constantin  Meunier  : 

!•  J'ai  été  à  l'école  laïque  où  je  n'ai  reçu  qu'une  instruction  rudimen- 
taire,  —  plus  tard  je  me  suis  meublé  le  cerveau  par  des  lectures  et  un 


ENQUETE   SUR   L'ÉDUCATION  175- 

esprit  d'observation  —  animé  très  jeune  du  désir  de  faire  de  l'art  par  la 

fréquentation  des  musées  de  la  ville  où  je  suis  né  ; 

a<»  A  mon  humble  avis,  je  pense  que  l'enseignement  devrait  être  avant 

tout  dirigé  dans  le  sens  pratique,  il  n'y  a  que  trop  de  forts  en  tlième 

qui  sont  la  plaie  de  notre  génération — Comme  ce  métier  dP artiste  est^e 

un  métier  P 
Est-il  possible  de  le  devenir  sans  l'instinct  que  rien  ne  découragea 
Partisan  de  l'entière  liberté  individuelle,  je  suis  ennemi  de  ce  niveau 

si  cher  aux  professeurs. 

De  M.  Octave  Mirbeau  : 

J'ai  été  élevé  dans  un  établissement  religieux,  chez  les  jésuites  de 
Vannes. 

De  cette  éducation  qui  ne  repose  que  sur  le  mensonge  et  sur  la  peur^  - 
j'ai  conservé  très  longtemps  toutes  les  terreurs  de  la  morale  catholique. 
Et  c'est  après  beaucoup  de  luttes,  au  prix  d'efforts  douloureux,  que  je 
suis  parvenu  à  me  libérer  de  ces  superstitions  abominables,  par  quoi, 
on  enchaîne  l'esprit  de  l'enfant,  pour  mieux  dominer  l'homme,  plus  tard. 
Je  n'ai  qu'une  haine  au  cœur,  mais  elle  est  profonde  et  vivace  :  la  haine 
de  l'éducation  religieuse. 

Il  existe,  dans  certains  pays,  des  fabriques  de  monstres.  On  prend,, 
à  la  naissance,  un  enfant  normalement  conformé,  et  on  le  soumet  à  des 
régimes  variés  et  savants  de  torture  et  de  déformation,  pour  atrophier 
ses  membres,  et,  en  quelque  sorte,  déshumaniser  son  corps.  On  peut 
voir  de  ces  spécimens,  hideusement  réussis,  dans  les  exhibitions  améri- 
caines, et  dans  les  pèlerinages  de  Lourdes  et  de  Sainte-Anne  d'Auray. 

Les  jésuites  et,  en  général,  tous  les  prêtres,  font  pour  l'esprit  de 
l'enfant,  ce  que  ces  impresarii  de  cirques  laïques  et  de  pèlerinages 
religieux  font  pour  leur  corps.  Les  maisons  d'éducation  religieuse,  ce 
sont  des  maisons  où  se  pratiquent  ces  crimes  de  lèse-humanité.  Elles 
sont  une  honte,  et  un  danger  permanent. 

C'est  pourquoi,  étant  partisan  de  toutes  les  libertés,  je  m'élève  avec 
indignation  contre  la  liberté  d'enseignement,  qui  est  la  négation  même 
de  la  liberté  tout  court...  Est-ce  que,  sous  prétexte  de  liberté,  on  permet 
aux  gens  de  jeter  du  poison  dans  les  sources?... 

De  M.  Robert  de  Montesquieu  : 

J'ai  passé  de  maussades,  en  même  temps  que  cruelles  années  dans 
une  maison  de  Jésuites,  à  Vaugirard  ;  je  ne  pense  pas  que  cette  agglo- 
mération d'enfants  et  d'adolescents  sous  la  direction  de  pasteurs  en 
robe  noire  et  courte  ait  offert  rien  de  plus  inutile,  de  plus  immoral  et 
de  plus  cafard  que  ce  qu'on  voit  rassemblé  par  toute  sorte  de  collège. 

Cette  forme  d'éducation  m'a  toujours  paru  monstrueuse.  Les  pension- 
nats sont  des  pénitenciers.  C'est  une  abomination  de  les  infliger  à  ceux 
qui  ne  les  méritent  par  aucune  sorte  d'indiscipline  marquée.  Les  parents 
qui  font  choix  pour  leurs  enfants  de  tels  lieux  de  réclusion,  de  séques- 


17^  LA    REVUK    BLANCHE 

traiion,  de  déformation,  méritent  à  leur  tour  Tépithète  de  dénaturés.  — 
J'aime  à  croire  que  les  longues  semaines  sans  sortie,  les  dortoirs  incon- 
fortables, les  nourritures  sans  sucs,  les  couchers  sans  tendresse,  les 
levers  sans  soin  et  sans  hygiène,  ont  fait  place  à  de  moins  barbares 
traitements.  Néanmoins,  les  dépaysements  douloureux,  les  contacts 
hostiles,  les  incompréhensions,  les  persécutions  et  tant  d'autres  hor- 
reurs subsistent  sans  modification  sensible,  sans  amélioration  possible. 
II  y  a  donc  de  l'ironie  à  interroger  un  homme  sur  la  sorte  de  dé{>eloppe- 
ment  qu'a  pu  lui  valoir  ce  système  de  comprachicos.  Notez  que  je  parle 
sans  distinction  d'établissements. 

Ce  qu'on  peut  répondre,  c'est  que  seul  l'esprit  de  contradiction  ou  de 
réaction  peut,  à  l'occasion,  amener  certains  résultats;  et  que  ces  diffi- 
cultés et  ces  tortures  précoces  peuvent  produire  des  caractères  ;  mais 
au  prix  de  quelles  souffrances  et  de  quelè  irréductibles  faux  plis  con- 
tractés à  l'origine  du  sentiment,  au  début  de  la  pensée  ! 

Le  développement  des  facultés  de  chacun,  le  libre  essor  des  natures, 
l'éclosion  spontanée  des  dons  devraient  être  la  norme  des  éducations,  la 
véritable  formule  de  l'enseignement  libre.  L'apôtre  en  a  légué  la  recette  : 
a  chacun  a  son  don  particulier,  selon  qu'il  le  reçoit  de  Dieu,  l'un  d'une 
manière,  et  l'autre  d'une  autre.  » 

Les  nécessités  de  carrières  subies,  l'obligation  du  service  militaire, 
restreignent  et  contraignent  cette  liberté  et  la  réduisent  à  des  spéci- 
mens émondés  d'humanité,  qui  font  des  hommes  comme  des  ifs  et  des 
buis  taillés  en  forme  de  prêtres  ou  de  soldats,  de  diplomates  ou  de 
juges. 

De  M.  Henri  de  Régnier  : 

J'ai  été  élevé  au  Collège  Stanislas  et  Téducation  que  j'y  ai  reçue  n'a  été 
vraiment  pour  rien  dans  le  développement  de  ma  personne  intellectuelle 
et  morale.  Quant  à  la  liberté  de  l'enseignement,  il  me  semble  que  c'est 
tout  de  même  le  parti  le  plus  sage. 

De  MM.  J.-H.  Rosny  : 

i'5  Nous  avons  été  élevés  dans  un  établissement  laïque. 

•2"  Nous  attribuons  au  genre  d'éducation  que  nous  avons  reçu  notre 
goût  décidé  pour  notre  époque  et  aussi  ce  que  nous  avons  d'indépen- 
dant dans  le  caractère. 

Quant  à  la  liberté  d'enseignement,  permeltoz-nous  de  ne  pas  nous 
prononcer  mainlenanl  :  cette  question  ne  peut  ctre  traitée  en  peu  de 
lignes:  un  long  article  y  suffirait  à  peine. 

De  Mme  Andrée  Téry  : 

i"  J'ai  été  élev('*e  dans  ma  familh^  où  Ton  a  essayé  de  me  donner, 
cahin-caha,  à  peu  pW'S  la  môme  instruction  (}nr  recevait  mon  frère  au 
lycée.  Plus  lard,  j'ai  suivi  les  cours  de  la  Sorbonne,  })uis  j'ai  |)ass<'Mleux 
ans  à  rUiiivursité  d'Oxford.  C'est  mon  mari  qui  m'a  préparée  à  la  licence 
es  lettres. 


ENQUÊTE   SUR   L'ÉDUCATION  177 

a**  L'influence  que  j'attribue  à  mon  éducation  sur  mon  développement 
spirituel  et  moral  ?  C'est  plus  qu'une  «  influence  «  ;  mon  éducation  m'a 
faite  ce  que  je  suis,  toute,  et  je  ne  serais  rien  sans  elle.  C'est  pourquoi 
j'estime  que  l'éducation  est  le  facteur  essentiel  de  la  personnalité.  Tous 
les  autres  (l'hérédité,  la  famille,  et  même  les  aptitudes  naturelles)  sont 
secondaires,  et  n'agissent  que  dans  la  mesure  où  la  discipline  intellec- 
tuelle utilise  leur  concours.  C'est  pourquoi  je  n'ai  jamais  compris  l'ar- 
gument tiré  du  cas  de  Voltaire,  élève  des  jésuites,  et  des  exemples  ana- 
logues. Ce  sont  des  exceptions  qui  conflrment  la  règle.  Sinon,  l'on  en 
viendrait  à  soutenir  cette  thèse  absurde  qu'il  vaut  mieux  conGer  nos 
enfants  aux  bons  Pères  pour  être  plus  sûrs  d'en  faire  des  esprits  libres. 

3**  Je  pense  que  l'expression  «  liberté  de  l'enseignement  ?  n'a  pas  plus 
de  sens  que  celles-ci  :  «  liberté  de  la  médecine,  liberté  de  la  justice, 
liberté  du  vol...  »  Si  la  <(  liberté  consiste  à  pouvoir  faire  tout  ce  qui  ne 
nuit  pas  à  autrui  »,  c'est  dire  qu'elle  a  l'individu  pour  mesure.  La  liberté 
ne  vaut  que  par  et  pour  l'individu  ;  au  point  de  vue  social,  la  liberté  n^est 
que  l'ensemble  des  conditions  qui  permettent  à  l'individu  de  développer 
toutes  ses  puissances.  Seule,  la  liberté  individuelle  est  réelle  et  respec- 
table. Or,  il  tombe  sous  le  sens  qu'en  matière  d'enseignement,  il  ne 
s'agit  pas  d'un  individu  qui  se  suffirait  à  lui-même,  mais  de  plusieurs 
individus  dont  Tun  (le  maître)  exerce  sur  les  autres  (les  élèves)  plus 
qu'une  influence,  —  un  empire.  11  convient  donc  de  régler  les  rapports 
entre  ces  difl'érents  termes,  de  manière  à  sauvegarder  la  liberté  spiri- 
tuelle des  élèves.  C'est  là  ce  qui  justifle  l'intervention  de  l'État,  s'il  est 
vrai  que  a  le  but  de  toute  association  politique  est  la  conservation  des 
droits  naturels  et  imprescriptibles  de  l'homme  ». 

Donc  : 

A.  La  prétendue  «  liberté  d'enseigner  »  n'est  pas  une  forme  de  la 
liberté  individuelle.  Je  ne  connais  que  le  droit  d'enseigner  et  ce  droit 
n'est  pas  naturel^  primitif,  immédiat.  Il  tient  étroitement  à  l'économie 
du  système  social.  Par  suite,  c'est  l'Etat  qui  doit  l'exercer  ou  en  régler 
l'exercice. 

B.  Quand  on  parle  de  liberté  d'enseignement,  on  semble  d'ordinaire 
ne  songer  qu'à  la  liberté  de  Venseît^nant,  Ce  qui  doit  au  contraire  nous 
intéresser  exclusivemjent,  c'est  la  liberté  de  V enseigné.  L'objet  de  toute 
législation  scolaire  ne  saurait  être  que  d'assurer  le  respect  du  droit  de 
l'enfant.  Or,  le  premier  tuteur  de  l'enfant,  c'est  l'Ltat.  Par  suite,  le 
droit  de  l'enfant  se  confond  avec  le  droit  de  l'Etat. 

C.  11  ne  faut  pas  dire  liberté  d'enseignement,  mais  enseignement  de 
liberté.  La  liberté  n'est  pas  le  principe,  mais  la  fin  de  l'éducation.  Il  est 
d'autant  plus  malaisé  de  l'atteindre  que  l'enseignement  est  une  forme 
de  Yaulorité.  Le  professeur  est  un  maître.  Comment  avec  de  l'autorité 
faire  de  la  liberté?  Voilà  tout  le  problème.  Tous  nos  efforts  doivent 
tendre  à  réduire  au  minimum  cetlc  autorité  redoutable  du  pédagogue 
en  même  temps  que  le  dogmatisme  scolaire.  C'est  pour  cette  raison, 
ajoutée  aux  précédentes,  que  je  rapporte  à  l'État  le  droit  d'enseigner. 
Car  l'autorité  de  l'État  (je  ne  parle,  bien  entendu,  que  de  l'État  républi- 

12 


inB  LA   REVUE   BLANCHE 

cain),  autorité  collective,  diffuse,  impersonnelle,  est  encore  la  moins 
tyrannique. 

D.  Alors,  l'État  enseignant?  Oui,  ou  tout  au  moins  ne  déléguant  son 
droit  d'enseigner  qu'après  avoir  exigé  du  maître  les  plus  sérieuses 
garanties,  non  pas  seulement  au  point  de  vue  du  savoir,  mais  de  la 
liberté  spirituelle.  Je  n'ai  pas  besoin  d'insister  là-dessus  pour  affirmer 
avec  la  société  Condorcet  qu'il  y  a  «  incompatibilité  essentielle  et  abso- 
lue entre  le  caractère  ecclésiastique  et  la  fonction  pédagogique  ».  Je 
pense  comme  Mme  Clémence  Rover,  qui  m'écrivait  quelques  semaines 
avant  sa  mort  :  «  Je  trouverais  parfaitement  légitime  d'interdire  l'ensei- 
gnement de  l'enfance  à  tous  les  membres  d'un  clergé  quelconque,  régu- 
lier ou  séculier,  faisant  profession  de  religions,  qui  se  targuent  d'être 
éclairées  par  les  lumières  surnaturelles  ou  extra-rationnelles  d'une  révé- 
lation, et  cela  par  le  fait  qu'une  pareille  prétention  suffit  à  constituer  un 
état  évident  d'aliénation  mentale  et  un,  cas  particulier,  quoique  fréquent 
de  nos  jours,  de  la  folie  des  grandeurs.  » 

De  Mme  Marcelle  Tinayre: 

1**  Je  n'ai  été  élevée,  ni  dans  un  couvent,  ni  dans  un  pensionnat 
laïque,  ni  dans  un  lycée  de  l'Etat.  A  l'âge  de  cinq  ans,  je  fis  mes  débuts 
dans  la  vie  scolaire  dansunetrès  petite  école  que  de  vagues  religieuses 
tenaient  dans  un  faubourg  de  Bordeaux.  Cette  école  était  délicieuse... 
Les  maîtresses — étaient-ce  bien  des  religieuses — s'appelaient  «Madame 
Saint-Joseph  »  et  «  Madame  Saint-Louis  ».  Il  y  avait  un  jardin  plein  de 
magnolias  dont  les  grandes  Heurs  nous  servaient  à  écrire,  avec  une 
épingle...  Le  soir,  on  allumait  des  bougies  devant  une  vierge  de  plâtre 
et  l'on  a  faisait  le  mois  de  Marie  ».  Je  n'ai  pas  appris  grand'  chose  dans 
cette  école,  mais  j'en  ai  gardé  un  souvenir  très  frais,  très  blanc,  comme 
l'image  même  de  ma  première  enfance. 

Je  quittai  cet  antre  clérical  pour  des  a  boîtes  »  variées  tenues  par  de 
vieilles  demoiselles.  Je  me  trouvai  très  bien  partout,  parce  que  j'avais 
beaucoup  d'imagination.  A  huit  ans,  je  fus  élève  d'une  école  primaire 
supérieure  ;  à  neuf  ans,  d'une  école  primaire  annexe  d'une  école  nor- 
male; puis  je  retombai  dans  les  «  boîtes  »  pour  peu  de  temps.  Ma  mère 
fonda  un  cours  privé  où  je  travaillai  sérieusement  ;  mais  de  quatorze  à 
dix-sept  ans,  je  ne  reçus  que  des  leçons  particulières  pour  me  préparer 
au  baccalauréat.  Mes  maîtres  m'enseignaient  surtout  l'art  de  travailler 
seule,  et  c'est  un  art  que  j'ai  perfectionné  depuis. 

2"  Je  ne  crois  pas  que  cette  éducation,  relativement  libérale  mais  pleine 
de  contradictions  amusantes,  ait  eu  sur  la  formation  de  ma  personne 
morale  une  influence  appréciable.  Il  n'y  avait  pas  d'élève  plus  facile 
que  moi,  et  plus  décevante,  car  mon  indicipline  douce  et  respectueuse 
pouvait  donner  le  change  à  mes  parents  et  à  mes  maîtres  sur  l'effet 
de  leurs  leçons.  En  réalité,  je  me  moquais  bien  des  professeurs  et  des 
examens,  n'ayant  pas  de  plus  cher  souci  que  de  composer  des  drames  en 
trois  mille  vers  et  des  romans  historiques,  avec  un  aplomb  à  faire  fré- 
mir.., Vous  pensez  bien  que  ces  chefs-d'œuvre  étaient  faits  de  rémi- 


ENQUETE  SUR  L  EDUCATION  lyj 

Biscences  et  de  pastiches.  Mais  je  n'ennuyais  pas  encore  les  gens  avec 
ma  littérature. 

En  réalité,  je  n'ai  jamais  subi  que  les  influences  successives  et  contra.» 
dictoires  de  mes  lectures,  car  je  lisais  tous  les  livres  qui  me  tombaient 
sous  la  main.  Jetais  très  romanesque,  et,  naturellement,  très  hypo- 
crite, puisque  les  filles  de  quinze  ans  sont  obligées  de  Tètre,  quand  elles 
sont  «  bien  élevées  ».  Et  j'aurai  beau  faire,  moi  qui  suis  une  mère  libé- 
rale et  sans  préjugés»  quand  ma  fille  aura  quinze  ans,  elle  sera  aussi  un 
peu  hypocrite,  et  ne  me  dira  pas  toutes  ses  pensées.  Et  les  pédagogues 
auront  beau  se  mettre  en  quatre,  ils  n'arriveront  jamais,  jamais,  à  com- 
prendre ce  qui  se  passe  dans  la  cervelle  d'une  gamine...  Ah  !.oui,  que:  je 
suis  sceptique  sur  les  fameux  résultats  de  l'éducation  !... 

3**  et  4*  Pour  ce  qui  est  de  vos  dernières  questions,  j'aime  bien  mieux 
n'y  pas  répondre.  Je  dirais  probablement  des  bêtises,  car  je  n'ai  pas 
assez  réfléchi  sur  ce  sujet,  et  d'ici  le  premier  juin,  j'ai  à  faire  des  tas  de 
choses  plus  intéressantes  que  de  penser  à  la  loi  Falloux.  Mais  tout  de 
même,  puisque  la  liberté  de  l'enseignement  paraît  dangereuse  à  des  gens 
mieux  informés  que  moi,  est-ce  qu'il  n'y  a  pas  d'autres  libertés  non  moiçs 
dangereuses,  celle  dé  la  presse,  par  exemple...  Et  celle  de  l'ivrognerie!... 
Et  celle  de  la  prostitution?...  Si  l'on  supprime  toutes  les  libertés 
«  dangereuses  i>.  que  restera-t-il  de  la  liberté?...  Non,  c'est  un  problème 
trop  compliqué  pour  que  j'aie  la  prétention  de  le  résoudre  en  quelques 
lignes... 

De  M.  Félix  Vallotton: 

J'ai  fréquenté  jusqu'à  dix-sept  ans  un  collège  suisse,  établissement 
tout  ce  qu'il  y  a  déplus  laïque. — Des  années  passées  là,  je  n'ai  gardé  qu'un 
vilain  souvenir,  j'y  pense  rarement  et  toujours  avec  ennui:  donc  j'aime 
à  croire  que  ce  stage  a  eu  sur  le  reste  de  ma  vie  une  action  plutôt  mé- 
diocre. —  Personnellement,  je  me  sens  dépourvu  de  toute  reconnaiSs* 
sance  envers  l'Etat  protecteur,  comme  envers  le  pion  son  disciple. 

A  dire  vrai,  rien  ne  m'a  intéressé  qu'à  partir  de  ma  libération  ;  j'ai 
spontanément  compris  que  sept  ou  huit  années  d'assiduité  somnolente, 
de  pensums  et  de  cris  professoriaux  avaient  peu  de  nécessité;  ce  fut  un 
beau  jour. 

Le  fin  mot,  je  crois,  c'est  que  pour  un  garç(»n,  dix-huit  ans  sont  longs 
à  atteindre  ;  les  parents  sont  nerveux,  la  jeunesse  bruyante.  On  a  pris 
le  parti  de  renfermer.  Pour  retirer  à  cette  peine  tout  caractère  infamant, 
la  société,  sous  forme  d'un  i)ersonnel  spécial,  y  expose  et  professe  la 
somme  de  son  savoir  et  de  ses  erreurs.  Tout  cela  militairement!...  Après 
tout,  j'étais  peut-être  un  cancre. 

Maintenant,  que  cet  enseignement  soit  libre,  ou  j>as  libre;  qu'il  puisse 
l'être  plus  ou  l'être  moins,  je  ne  sais  plus  trop,  puisque  pour  moi  la 
liberté  ne  commence  qu'après.  —  La  question  se  présente  plutôt  ainsi  : 
L'enseignement  dit  :  libre,  c'est-à-dire  relio;ieux,  a  sur  celui  de  l'Jbtat 
dit:  officiel,  une  avance  considérable  ;  il  est  parti  plus  tôt,  aussi  les  résul- 
tats sont-ils  un  peu  connus  d'avance...  Ce  n'est  pas  juste,  clame  l'État 


l8o  LA    REVUE   BLANCHB 

qui  proleste  et  fait  bien  ;  qu'on  recommence  ou  qu'on  me  rende  quelques 
longueurs!...  L'autre  ne  veut  rien  savoir,  il  crie  au  scandale,  à  la  persé- 
cution!... il  invoque  la  liberté!...  Liberté  de  continuer,  bien  entendu, 
et  un  peu,  liberté  d'empêcher  Tautre  de  partir. 

Au  fond  le  mieux  serait  que  chacun  puisse  élever  ses  enfants  à  sa 
guise;  s'il  n'existait  rien  ,  que  tout  soit  à  créer,  on  pourrait  arranger 
les  choses  ;  mais  il  y  a  tout  un  vieux  passé  et  tant  d  habitudes,  d'usages, 
de  droits  prétendus!...  Et  puis  nous  sommes  en  temps  de  guerre;  il  faut 
d'abord  triompher,  ensuite...  ensuite  on  verra. 

Je  suis  hostile  à  l'enseignement  religieux,  violemment...  Mais  l'autre 
est  encore  si  médiocre  ! 

De  M.  Emile  Zola  : 

M.  Zola  parle  d'abondance,  avec  parfois  des  arrêts  où  scrupuleusement  il  cherche  le  mot 
qui  traduira  le  phis  fidèlement  et  le  plus  fortement  sa  pensée. 

«  J'ai  été  élevé  au  collège  municipal  d'Aix  en  Provence,  puis  au 
lycée  Saint-Louis,  à  Paris, 

«  J'ai  perdu  mon  père,  alors  que  j'étais  encore  un  tout  jeune  enfant  et 
comme  ma  mère  était,  vis-à-vis  de  moi,  très  faible  et  très  bonne,  je  me 
suis  développé  librement.  A  sept  ou  huit  ans,  je  ne  savais  pas  encore 
lire.  Je  puis  dire  que  je  me  suis  formé  seul  et  je  pense  que  c'est  là  le 
meilleur  système  ;  je  ne  crois  pas  à  l'éducation. 

a  Quant  à  la  liberté  de  l'enseignement,  c'est  une  très  grosse  question 
et  j'hésite  à  vous  donner  verbalement  mon  opinion,  car  il  y  faudrait  un 
volume.  Je  suis  d'ailleurs  en  train  d'exprimer  là-dessus  toute  ma  pen- 
sée, dans  le  troisième  livre  de  mes  «  Quatre  Evangiles  »,  qui  s'appel- 
pellera:  Vérité, 

«  En  principe,  et  c'est  le  philosophe  qui  parle,  je  suis  pour  l'absolue 
liberté  et  je  suis  si  respectueux  de  cette  liberté  que  je  serais  à  ce  point 
de  vue-là  un  peu  anarchiste,  mais  cette  question  est  si  vaste,  si  com- 
plexe, qu'il  est  aisé  de  se  contredire.  Ainsi,  comme  homme  social,  je 
dois  bien  reconnaître  qu'il  y  a  un  devoir  pressant  d'instruire,  d'élever 
les  masses  et  c'est  ce  que  je  dis  dans  mon  livre. 

<i  Je  prends  un  exemple  dans  l'affaire  Dreyfus.  Au  début,  j'avais  la  plus 
grande  confiance  en  cette  France  si  noble,  si  généreuse  et  j'avais  la  cer- 
titude qu'elle  serait  avec  nous.  Je  me  suis  trompé.  Pourquoi  ?  Parce  que 
la  France  ne  sas^ait  /jus.  Et  j'arrive  à  cette  conclusion  que  les  meilleures 
impulsions  ne  suffisent  pas  à  un  peuple  et  que,  pour  qu'il  soit  suscep- 
tible de  justice,  de  vérité,  il  faut  qu'il  ne  soit  pas  ignorant,  il  faut  qu'il 
sache.  Et  c'est  là  en  effet  l'œuvre  de  toute  une  éducation. 

«  Comme  homme  social  aussi,  j'estime  qu'il  faut  supprimer  absolu- 
ment l'enseignement  religieux.  Que  les  parents  élèvent,  s'ils  le  veulent, 
leurs  enfants  chez  eux,  qu'ils  leur  donnent  des  précepteurs,  qu'ils  leur 
impriment  la  direction  intellectuelle  qu'ils  voudront,  soit,  et  je  suis 
d'ailleurs,  à  ce  sujet,  bien  tranquille,  — la  vie  se  chargera  bien,  par  elle- 
même,  de  redresser  les  erreurs  d'éducation,  de  direction  ;  mais  il  est 


ENQUÊTE  SUR  L'ÉDUCATION  iSl' 

insensé  que  Ton  reconnaisse  pour  ainsi  dire  officiellement  la  légitimité 
d'un  enseignement  monstrueux,  en  tolérant  Texistence  des  collèges 
congréganistes.  Car  le  christianisme  est  une  doctrine  antisociale,  anti- 
humaine, une  doctrine  de  mort  qui  supprime  la  vie,  la  terre,  au  profit 
d'une  existence  supraterrestre,  appât  fallacieux  à  Taide  duquej  se 
poursuit  un  but  de  domination  trop  réelle  et  trop  tangible.  Socialement, 
on  n'a  pas  le  droit  de  mal  faire  :  il  faut  donc  à  tout  prix  enlever  à  cette 
secte  malfaisante  sa  puissance  nocive.  » 

Nous  demftndonB  &  M.  Zola  quelles  étaient,  &  cet  égard,  les  idées  de  Flaabert. 

«  J'ai  beaucoup  aimé  Flaubert  et  j'ai  gardé  pour  sa  mémoire  un 
véritable  culte.  C'est  le  meilleur,  le  plus  brave  homme  que  j'^aie  connu 
et  le  plus  magnifique  écrivain  aussi,  mais  enfin  votre  question  me 
force  à  reconnaître  quo  s'il  était,  artistiquement,  très  affranchi,  —  comme 
philosophe,  il  était  l'homme  de  son  temps  et  de  son  milieu,  foncière- 
ment conservateur,  antirévolutionnaire.  Je  me  rappelle  que  lorsque  je  le 
connus,  je  collaborais  à  la  Tribune^  feuille  où  Pelletan,  Ferry  et  d'autres 
combattaient  pour  les  idées  libérales.  Flaubert  me  regardait  un  peu 
comme  une  curiosité  et  il  me  dit,  un  jour  :  «  Enfin  que  veulent-ils  donc, 
tous  ces  républicains  ?  »  Flaubert  n^a  jamais  été  préoccupé  de  ques- 
tions sociales  ;  c'était,  au  fond,  un  bourgeois  enragé. 

«  Littérairement,  c'était  et  ce  n'était  qu'un  lyrique  venu  au  confluent  de 
Balzac  et  de  Hugo  ;  il  n'était  pas  du  tout  l'homme  de  Madame  Boçarr/. 
Il  arriva  qu'il  fut  agacé  par  les  prétentions  naturalistes  de  Champ- 
fleury  et  il  écrivit  ce  roman  «  pour,  ainsi  qu'il  le  disait,  montrer  à  ces 
gens-là  ce  que  c'était  qu'un  livre  réaliste  «.  Et  tenez,  on  y  découvre 
bien  les  vraies  tendances  de  Flaubert  au  point  de  vue  social,  dans  la 
complaisance  avec  laquelle  il  a  accablé  Ho  mais  de  tous  les  ridicules. 
Longtemps,  moi  aussi,  j'ai  considéré  ce  pharmacien  comme  le  type  du 
sot  prétentieux  qui  se  pare  d'intellectualilé  à  l'aide  de  tous  les  lieux 
communs.  Depuis,  mon  opinion  a  changé  et  j'ai  reconnu  que  la  victime 
des  sarcasmes  de  Flaubert  avait  raison  et  que,  seul  en  somme,  il  repré- 
sentait bien  authenti([uemcnt,  dane  Toeuvro  du  maître,  le  progrès.  J'ai 
du  reste  plusieurs  fois  été  tenté  d'écrire  un  panégyrique  de  Homais. 
C'était  chose  presque  trop  facile.  » 

—  Mais  disons-nous,  cet  exemple  ne  montre-t-il  pas  que  raffrancliisscment  de  la  pensée 
est  peut-être  plutôt  affaire  de  nature,  de  teinpôrament,  que  d'intelligence  et  de  savoir, 
car,  semble- t-il,  h'H  eu  était  autrement,  à  égal  degré  de  culture,  les  hommes  devraient  sur 
toutes  les  grandes  «luestion?,  penser  de  même. 

u  Votre  observation  doit  Hro  juste.  Sinon,  comment  expliquer  que 
sur  cette  AfTaire  Dreyfus,  à  laquelle  je  reviens  parce  qu'elle  a  réelle- 
ment départagé  les  écrivains  et  los  penseurs  en  deux  camps  bien  tran- 
chés, nous  avcms  trouvé  contre  nous  certains  hommes  que  tout  appelait 
dans  nos  rangs?  Ce  fut  mC-me,  pour  nous,  quelque  temps,  un  jeu  de 
nous  demander  de  quel  bord  auraient  été  quelques-uns  des  grands  dis- 
parus. Hugo  et  Renan  par  exemple,  celui-ci  avec  douceur  mais  de  fa- 
çon bien  déterminée  cependant,    auraient  été  des  nôtres  ;   à  n'en  pas 


ï82 


LA   REVUE   BLANCHE 


douter,  Flaubert,  Goncourt,  Taine  auraient  pris  rang  parmi  nos  adver- 
saires ;  Goncourt  avait,  pour  les  juifs,  une  haine  exaspérée  ;  Flaubert, 
lui,  se  moquait  de  cela,  mais  il  -était  pour  les  choses  établies,  pour  Tau- 
•torité.  Quant  à  Taine,  révolution  de  la  fin  de  sa  vie,  assez  déconcer- 
tante, enlève  toute  illusion. 

«  Et  si,  parmi  les  vivants,  Tattitude  de  Coppée me  laisse  sans  surprise, 
comment  comprendre  la  conduite  de  Lemaître,  d'esprit  si  avisé,  si  fin, 
si  libéré  ?  Comment  expliquer,  chez  un  tel  homme,  semblable  erreur? 
Et  Soury  et  tant  d'autres  ! 

«  Oui,  il  y  a  des  différences  profondes  d'ordre  physiologique,  déstruc- 
ture de  cerveau,  il  y  a  l'atavisme,  l'hérédité,  tout  cela  concourt  à  la  for- 
hiation  des  caractères.  Certains  naissent  hommes  libres,  d'autres  res- 
tent esclaves,  bien  peu  même  ont  vraiment  le  courage  de  la  liberté.  » 

—  Là,  insinuons-nous,  pourrait  peut-être  intervenir  eflFicacement  l'éducation. 

«  Oui,  oui,  c'est  peut-être  possible,  mais,  le  problème  est  très  com- 
plexe, obscur  de  tant  d'inconnu...  » 

Pour  texte  ou  paroles  conformes  : 
Jkan  Rodes 


2^.  (1) 


Le  Père  Perdrix 


PREMIERE    PARTIE 

CHAPITRE    IV 

Voici  :  la  chose  avait  été  prévue.  Les  trois  enfants,  Jac- 
ques, François  et  Marie  s'étaient  dit  :  «  Un  beau  matin  nous 
irons  tous  ensemble  voirie  Vieux. >/  Ils  s'étaient  entendus,|ils 
lui  avaient  écrit.  Marie  devait  arriver  par  le  courrier  avec 
Jules  Passât,  son  homme,  et  ne  pas  emmener  ses  deux  filles 
parce  que  le  Vieux  les  connaissait  déjà  et  que  le  voyage  eût 
fait  trop  de  dépense.  François  devait  venir  avec  sa  femme, 
Jacques  avec  la  sienne  et,  comme  il  était  mécanicien,  le 
voyage  en  chemin  de  fer  ne  lui  coûterait  rien,  et  il  aurait 
avec  lui  ses  deux  enfants. 

Le  Vieux  se  préparait  à  ce  jour  :  «  C'est  ces  deux  pauvres 
petits,  surtout,  que  je  voudrais  voir.  Savoir  bien  à  qui  ils 
ressemblent  !  »  La  Vieille,  en  ramassant  son  cresson,  ramas- 
sait des  idées  :  «  Mon  Dieu!  je  voudrais  qu'ils  soient  arrivés 
déjà.  » 

Cette  nuit-là,  vers  les  quatre  heures,  il  y  eut  un  orage,  et 
le  tonnerre  et  la  pluie  se  mêlaient  et  résonnaient  l'un  et 
l'autre.  Ils  avaient  sans  doute  pris  une  voiture  couverte» 
mais  comme  les  enfants  devaient  avoir  peur!  Bientôt  tout  se 
calma  et,  vers  six  heures,  ce.  fut  un  matin  de  septembre 
mouillé  ;  la  rue  était  lavée,  le  ciel  un  peu  voilé,  et  la  fraîcheur 
voyageait  si  délicatement  dans  Tair  qu'on  eût  dit  que  les 
cœurs  aussi  étaient  mouillés. 

Jacques  et  François  arrivèrent  à  sept  heures.  La  voiture 
était  pleine  :  une  pleine  voiture  de  Perdrix  !  Elle  vint  comme 
cela  :  on  n'ose  pas  croire  que  la  chose  est  vraie.  François 
sauta  à  terre  et  tint  le  cheval  par  la  bride  pour  que  les 
femmes  pussent  descendre.  Les  deux  enfants  se  penchaient. 


1)  Voir  La  revue  blanche  des  1"  et  15  mai  1902. 


i84  LA  REVUE   BLANCHE 

Le  Vieux  en  prit  un  dans  chaque  bras.  Le  petit  était  un  petit 
chat  grillé  comme  son  père,  mais  la  petite  était  blonde  et 
d'une  autre  espèce.  Tout  de  suite  ils  l'appelaient  grand-père, 
lui  tiraient  la  barbe  et  aimaient  ses  lunettes  noires.  Avant 
que  tout  le  monde  fût  entré,  il  s'asseyait  et  les  avait  déjà  sur 
ses  genoux. 

—  Dame  !  mon  père,  si  tu  veux  les  croire,  ils  t'auront  bien 
vite  fatigué. 

Il  les  posa.  On  s'embrassait.  Les  garçons  l'embrassaient 
comme  on  s'embrasse  entre  hommes,  avec  une  sorte  d'élan. 
Il  saisissait  les  brus,  d'une  main,  sous  le  menton,  en 
appuyant  les  doigts  sur  les  joues  et  les  baisait  bruyamment. 
Et  quand  il  eut  fini,  il  dit: 

—  Ah  !  mes  deux  pauvres  petites  femmes,  venez  donc,  que 
je  vous  embrasse  encore  un  coup  ! 

Tout  le  monde  s'assit  et  le  Vieux  disait,  comme  autrefois, 
du  temps  où  il  gagnait  sa  vie  : 

—  Dame  î  on  n'est  pas  ici  pour  s'amuser.  Si  nous  trinquions 
en  attendant  les  autres. 

La  Vieille  apporta  des  verres  et  une  bouteille,  et  le  Vieux  : 

—  Tune  vois  pas,  mon  Jacques,  Dér}^  le  cordonnier  qui 
dit  :  «  Ce  n'est  pas  vrai  qu'il  est  mécanicien  au  chemin  de 
fer.  Les  mécaniciens,  c'est  des  gars  qui  sortent  des  écoles 
d'Arts  et  Métiers.  » 

Et  Jacques  répondait  : 

—  Laisse-les  donc,  mon  père.  Tu  sais  bien  qu'il  y  a  partout 
des  jaloux. 

Pierre  et  Marie  arrivèrent  à  huit  heures.  Tout  d'un  coup 
ils  ouvrirent  la  porte,  et  ils  étaient  au  milieu  de  la  bande. 

—  Pourquoi  donc  que  vous  n'avez  pas  emmené  les  deux 
enfants  ?  Ce  n'est  pas  si  souvent  qu'on  se  réunit. 

Il  y  eut  une  tournée  d'embrassades,  et  les  petits  avaient 
un  peu  peur.  La  Vieille  apporta  deux  verres  : 

—  Ce  n'est  pas  tout.  A  présent  il  faut  trinquer. 

La  veille  au  soir,  le  Vieux  avait  tué  un  lapin.  Il  les  soi- 
gnait, les  comptait,  les  sentait  croître  et  pensait  :  ^<  J'ai  une 
mère  lapine  qui  doit  peser  dans  les  six  livres.  Comme  elle  va 
faire  notre  affaire  !>/ La  Vieille  avait  acheté  un  rôti  de  cochon 
et,  s'il  n'y  avait  pas  assez,  on  pourrait  toujours  faire  une 
omelette.  Il  y  avait  dans  le  placard  trois  bouteilles  de  vin. 


LE  PÈRE  PERDRIX  i85 

d'ailleurs  l'auberge  était  porte  à  porte.  L'odeur  du  fricot 
montait,  et  les  cri-cris  delà  graisse  semblaient  les  premiers 
bouillonnements  d'une  promesse.  Le  Vieux  dit  : 

—  Dis  donc,  ma  Vieille,  puisqu'il  y  a  bien  de  quoi,  ils 
vont  tous  aller  dire  bonjour  à  leur  cousin  Bousset  et  ils 
ramèneront  le  petit  Jean  pourmanger  avec  nous. 

Le  petit  Jean  Bousset  avait  vingt  et  un  ans  et  était  sorti  de 
l'École  Centrale  avec  le  n**  8.  Il  travailla  comme  une  bonne 
petite  fille  à  qui  Ton  dit  :  «  Maintenant  que  tu  es  une  grande 
fille,  il  faut  t'occuper.  Tu  vas  faire  de  la  dentelle.  »  Ses  yeux 
bleus  avaient  un  joli  regard  qu'autrefois  l'on  eût  dit  timide 
et  caché  derrière  un  buisson,  mais  qui  rayonnait  avec  plus 
de  force  depuis  qu'il  était  soutenu  par  un  diplôme.  Et  sa 
mèche  blonde  semblait  un  accent. 

Il  revint  avec  eux  tous. 

—  Ah  !  mon  petit  Jean,  je  suis  content  que  tu  sois  venu. 
Et  puis  je  vous  réponds  qu'il  ne  vaut  pas  cher.  Arrive  là, 
mauvais  gars  ! 

Et  le  Vieux  l'embrassait  avec  ses  vieilles  lèvres  molles  et 
déshabituées. 

Quand  tout  le  monde  fut  à  table,  il  y  eut  un  rayonnement. 
Le  Vieux  avait  faim  à  cause  de  la  misère,  ses  enfants  avaient 
faim  à  cause  du  voyage  et  la  Vieille,  comme  une  ancienne 
cuisinière,  aimait  à  sentir  l'abondance.  Le  lapin  dans  les 
assiettes,  le  vin  dans  les  verres,  le  pain  sur  la  table,  for- 
maient un  appétit  derrière  lequel  on  sentait  encore  d'autres 
choses  à  manger  et  d^autres  choses  à  boire.  Les  idées  s'arrê- 
taient sur  le  rôti,  se  complétaient  avec  du  fromage  et  du 
pain,  après  quoi  elles  partaient  du  côté  du  café,  du  côté  de 
l'eau  de  vie  et  se  reposaient  sur  l'après-midi  tout  entière  où 
Ton  aurait  de  la  goutte  dans  les  verres.  Comme  un  jour  de 
voyage,  le  Vieux  se  voyait  emporté,  se  poussait  lui-même, 
et  toutes  les  forces  de  sa  vie  surgissaient  et  semblaient  élever 
son  cœur  au-dessus  de  la  table. 

Les  heures  de  Taprès-midi  étaient  encore  à  venir,  le  temps 
était  encore  à  naître,  la  joie  ne  se  balançait  pas  môme  et 
restait  au-dessus  de  la  chambre  comme  une  nuée  calme  et 
profonde.  Chacun  mangeait  avec  sentiment.  Quelques  mots 
parfois  : 


l86  LA   REVUE    BLANCHE 

—  Je  me  dis  :  C'est  drôle  !  Ils  sont  tous  sortis  de  cette 
chambre  et  à  présent  les  voilà  aux  quatre  coins  du  monde. 

Ou  bien  encore  : 

—  Je  suis  une  vieille  bête.  Quand  j'y  pense,  ça  me  prend, 
ça  m'arrête.  Les  enfants  s'en  vont,  et  puis  c'est  comme  s'ils 
étaient  perdus. 

—  Voyons,  père,  répondaient  les  brus,  vous  savez  bien 
qu'il  faut  qu'on  se  quitte,  qu'on  a  chacun  ses  affaires. 

La  viande  blanche  des  lapins  ne  ressemble  pas  à  grand* 
chose  et  Ton  n'en  garde  guère  que  le  poids  du  pain  et  la 
chaleur  du  vin  qui  l'accompagne.  Mais,  avec  le  rôti  de 
cochon.  Ton  vit  arriver  véritablement  de  la  viande.  Le  gras 
est  aussi  bon  que  le  maigre;  dans  chaque  bouchée  il  faut 
les  mêler  l'un  à  l'autre,  et  l'ensemble  acquiert  un  goût  de 
noisette.  C'est  une  viande  substantielle  qui  se  colle  au  corps, 
dont  on  garde  un  souvenir  dans  la  poitrine  et  qui  vous  reste 
à  la  sortie  de  table  comme  une  force  absorbée,  comme  de 
la  viande  qui  s'ajoute  à  la  vôtre. 

Par  la  fenêtre,  le  banc,  que  Ton  apercevait  au  pied  du  mur 
d'en  face,  se  reposait  à  l'ombre,  tendait  sa  planche,  écartait 
ses  pieds  grossiers  et  demeurait  là  pour  d'autres  jours,  avec 
un  silence  rassuré  d'objet  quotidien. 

Le  Vieux  dit  : 

—  Tenez,  voilà  mon  compagnon.  Ce  n'est  plus  un  banc^ 
c'est  un  frère.  Vous  voyez  d'ici  ma  position.  Ça  taie  un  peu 
les  fesses.  Quand  je  marche,  je  le  sens  encore,  et  des  fois 
il  me  semble  que  je  l'emporte  à  mon  fond  de  pantalon. 

Depuis  longtemps  les  trois  bouteilles  devin  étaient  bues* 
Il  y  avait  trois  autres  bouteilles  et  Ton  procédait  par  bandes 
de  trois  parce  que  Ton  appréciait  la  soif  en  gros.  C'était  un 
de  ces  vins  clairets  que  l'on  n'aime  pas  dans  les  maisons 
ouvrières,  et  dont  la  chaleur  est  lente.  La  troisième  bouteille 
elle-même  semblait  une  moquerie,  une  de  ces  boissons 
aigres  que  l'on  fait  avec  de  l'eau  et  du  raisin  confit.  Mais 
voici  qu'à  la  quatrième  bouteille  l'on  sentit  cela  dans  les 
pommettes,  dans  les  mains,  dans  les  yeux,  et  que  deux  ou 
trois  choses  commençaient  à  s'allumer.  Et  à  la  cinquième, 
l'auberge  du  «  Petit  Salé  »,  <^.  douze  sous  la  bouteille  >,  la 
«  chaleur  des  vignes»,  formaient  des  idées  généreuses.  Le 
Vieux  déraisonnait  avec  grandeur  et  s'accroissait  à  chaque 


LE    PÈRE    PERDRIX  187 

verre  de  vin,  comme  un  propriétaire  s'accroît  d'une  vigne, 
s'accroît  d'un  champ,  et  il' voulut  que  la  Vieille  fît  l'ome- 
lette. 

—  Mais  non,  père,  mais  non,  ça  suffit. 

—  Ah  !  nom  de  Dieu,  vous  m'embêtez  !  Vous  êtes  ici 
pour  manger. 

Ce  fut  beau,  ce  fut  un  jour  de  la  vie  des  riches.  Les  ven- 
tres pleins  s'étendent  et  rayonnent  parmi  les  idées  coipme 
un  coeur  chargé.  Il  y  avait  des  illuminations  soudaines  qui 
parfois  éclairaient  telle  habitude  de  la  vie  présente,  tel  sou- 
venir de  la  vie  passée  et  montraient  l'avenir  semblable  à 
une  grande  clairière.  Ce  fut  un  beau  repas.  L'omelette  se 
mange  sans  faim  et  garnit  les  derniers  coins  où  l'on  pou- 
vait encore  caser  un  plaisir.  Le  vin  l'arrosait,  s'étendait  sur 
elle,  comme  un  bonheur  au-dessus  d'un  front,  comme  un 
lac  au  milieu  des  verdures.  La  vie  est  bonne  et  les  hommes 
sont  bons.  On  s'entendrait  avec  n'importe  qui  et  l'on  sau- 
rait lui  parler.  On  possède  chez  soi  la  grandeur  et  la  force. 
C'est  la  famille  humaine  avec  ses  moutonnements,  ses 
regards  croisés  et  ses  communions  multipliées.  Il  n'est  pas 
vrai  que  l'on  soit  pauvre. 

—  Dis  donc,  mon  Jean,  raconte-leur  donc  comme  tu  as 
trouve  une  bonne  place! 

Oui,  le  petit  Bousset  avait  trouvé  une  bonne  place,  et 
dans  son  pays.  Avec  deux  heures  de  voiture  et  une  heure  de 
chemin  de  fer,  on  arrivait.  C'était  dans  une  fabrique  de  pro- 
duits chimiques  où,  tout  de  suite,  malgré  son  jeune  âge, 
il  remplirait  les  fonctions  d'ingénieur.  D'ailleurs,  ce 
que  l'on  fait  importe  peu;  mais,  l'essentiel,  c'est  qu'il 
gagnerait  quatre  mille  francs  par  an.  Le  directeur  lui- 
même  l'avait  demandé,  parce  qu'il  voulait  s'entourer  de 
tout  jeunes  gens,  disciplinés  et  curieux  de  leur  métier. 

—  Hein!  mes  gars,  qu'est-ce  que  vous  en  pensez?...  disait 
le  Vieux. 

Et  le  petit  Jean  Bousset  n'était  pas  fier.  Naturellement, 
il  se  rendait  compte  de  sa  valeur  et  parlait  comme  quel- 
qu'un qui  sait. 

—  Et  surtout,  mon  Jean,  disait  François,  être  bon  pour 
l'ouvrier.  Se  rendre  compte  qu'ils  ont  besoin  de  gagner  leur 
vie  et  qu'il  faut  bien  de  temps  à  autre  boire  un  coup. 


l88  LA  RSVUB  BLANCHI 

Jean  répondait  : 

—  Oh  !  ma  foi,  je  ne  serai  pas  mauvais  garçon,  pourvu 
qu'on  soit  poli...  et  qu'on  travaille. 

A  la  sixième  bouteille  il  n'y  eut  pas  assez  de  vin.  Les 
cœurs  se  tendaient,  les  gosiers  acceptaient,  les  mains  étaient 
chaudes.  De  la  table  partaient  des  ondes  qui  s'élargissaient, 
venaient  aux  convives,  bourdonnaient  à  leurs  oreilles  et 
les  unissaient  l'un  à  l'autre  comme  un  lien  d'alcool,  comme 
un  lien  d'amour.  Il  fallut  deux  autres  bouteilles,  et  l'on  ne 
savait  pas  ce  qu'il  ne  fallait  pas.  La  Vieille  apportait  le  fro- 
mage. 

—  Enlève-nous  ça  de  là  !  disait  le  Vieux.  J'en  vois  assez 
pendant  toute  l'année.  Nom  de  Dieu  !  c'est  bien  la  moin- 
dre des  choses  que  je  mange  aujourd'hui  ce  qui  me  plaît. 
Et  puis,  va  nous  chercher  un  paquet  de  biscuits. 

Tout  le  monde  trouva  que  c'était  de  la  bêtise. 

—  Allez,  allez  !  Puisque  je  vous  le  dis... 

Ils  les  trempaient  dans  le  vin,  en  bavardant,  les  agitaient 
un  peu,  et,  lorsqu'ils  allaient  pour  les  porter  à  leur  bouche, 
le  biscuit,  d'un  seul  bloc,  s'effondrait  dans  le  verre.  Ils  en 
restaient  le  bec  ouvert,  comme  des  moineaux  dans  Tattente. 

—  Ce  n'est  pas  de  la  bonne  marchandise,  disait  le  Vieux. 
Ensuite  ils  buvaient  le  vin  pâteux  qui  restait  au  fond, 

s'en  fatiguaient  et  le  lançaient  dans  la  cendre  du  foyer  pour 
le  remplacer  par  du  vin  qui  coule  et  rince  la  dalle. 

Mais  le  moment  du  café  est  si  bon  !  Le  café  est  du  café, 
mais  il  y  a  surtout  la  fin  du  repas,  alors  que  ça  y  est  et  que 
tout  ce  qui  s'ajoute  est  un  plaisir  en  plus.  Le  café  chaud, 
une  bonne  gorgée,  un  parfum,  une  satisfaction  dernière 
qui  se  prolonge  et  réveille  tous  les  échos  du  bien-être...  Et 
Ton  sent  le  bonheur  et  l'on  ne  se  donne  plus  la  peine  de 
vivre  parce  que  quelque  chose  vit  en  nous  et  parle.  Le 
Vieux  dit  : 

—  Ah  !  vous  ne  connaissez  pas  ma  pipe  !  J*ai  une  pipe  et 
vous  allez  voir  si  ce  n'est  pas  vrai  qu'elle  commence  à 
êtreculottée.  La  voilà.  Hein!... 

C'était  une  pipe  en  terre  de  deux  sous,  à  long  tuyau,  et 
dont  Tintérieur  du  fourneau  était  un  peu  noirci.  Elle  passa 
à  la  ronde  et    les  hommes  la  sentaient.   On    a   sans  doute 


LE   PÉHE  PERDRIX  189 

le    vin    couleur    de  pipe   culottée.     Et,    désignant    Jean 
Bousset,  le  Vieux  s'écriait  : 

—  Ah  dame!  c'est  celui-là  qui  me  Ta  donnée.  Quand  je 
vous  dis  qu'il  n'y  en  a  pas  un  autre  comme  lui  !  Il  vient,  il 
s'assoit  sur  le  banc  :  «  Vieux,  donne-moi  une  prise  !  2^  Moi  : 
<  Et  toi,  bourre  ma  pipe.  )^  Et  voilà,  on  reste  à  côté  l'un  de 
l'autre.  Et  puis  je  vous  réponds  qu'il  sait  causer!  Moi,  je  ne 
suis  qu'une  vieille  bête,  mais  tout  de  même  ça  me 
va.  Comme  il  dit  :  «  Tu  comprends,  mes  parents  se  sont 
imposé  des  sacrifices.  A  présent,  je  vais  gagner  quatre 
mille  francs,  c'est  vrai,  mais  auparavant  combien  je  leur  ai 
coûté  1  ïr  Pauvre  enfant,  va  ! 

L'eau  de  vie  venait  de  chez  le  père  Rondet.  On  la  payait 
trente-huit  sous  la  bouteille  et  elle  avait  un  bouquet.  Tout 
le  monde,  dans  la  ville,  savait  que  le  père  Rondet  l'épicier 
avait  du  bon  café  et  de  la  bonne  eau  de  vie  :  il  se  servait 
depuis  plus  de  trente  ans  dans  la  même  maison,  et  on  lui 
fournissait  de  la  marchandise  pas  comme  aux  autres.  On  la 
sentait  dans  l'arrière-gorge,  qui  vous  remontait  encore  au 
palais.  Les  grosses  bouffées  de  la  pipe  sortaient:  pouf  !  pouf! 
irritaient  la  poitrine  et  faisaient  cracher,  si  bien  que  Teau 
de  vie  semblait  un  cordial  qui  va  droit  au  cœur. 

—  Mes  enfants  disait  le  Vieux,  nous  avons  un  bon  moment 
à  passer  ensemble.  Vous  dites  que  vous  partirez  vers  les 
sept  heures.  Il  faudra  encore  manger  un  morceau. 

Il  disait  : 

—  Vois-tu,  mon  Jacques,  moi  quand  j'y  pense  que  tu  es 
mécanicien  et  que  tu  gagnes  bien  ta  vie,  je  me  dis  :  «  Tout 
de  même  c'était  un  bon  garçon.  ^  Tu  avais  bien  tes  défauts 
comme  tout  le  monde,  mais  tu  ne  buvais  pas.  Quand  mon- 
sieur Edmond  Lartigaud  t'a  donné  un  coup  de  main  pour 
entrer  au  chemin  de  fer,  je  ne  pensais  pas  à  ce  métier-là. 
Mais  surtout,  mon  gars,  moi  j'ai  peur.  Des  fois,  dans  tout  ce 
monde,  il  paraît  qu'il  y  a  des  grèves.  Ne  les  écoute  pas.  Il  y 
en  a  des  tas  qui  attendent  les  places,  et  ce  sont  ceux-là  qui 
font  mettre  les  autres  en  grève  pour  leur  marcher  sur  le 
pied.  Et  toi,  mon  François,  tu  n'es  pas  un  mauvais  garçon. 
Seulement  tu  aimais  à  boire.  Je  ne  dis  pas  que  ce  soit  un 
défaut,  ça  dépend  des  moyens  qu'on  a.  Que  veux-tu?  Tu 
aurais  pu  te  faire  une  position  comme  ton  frère,  au  lieu  de 


190  LA  REVUE   BLANCHE 

travailler  chez  les  autres.  Mon  pauvre  gars,  je  me  rappelle 
que  je  t'avais  mis  à  la  porte  de  la  maison.  Il  y  a  bien  un 
peu  de  ta  faute,  tu  n'avais  pas  dessoûlé  pendant  huit  jours. 
Mais  quand  môme  je  n'aurais  pas  dû  le  faire.  Je  t'ai  crié  : 
^.  Fous  le  camp  !  Tu  me  fais  honte.  >  Tu  n'as  rien  répondu,  tu 
n'as  pas  le  vin  mauvais.  Tu  es  parti,  tu  es  resté  un  an  sans 
m'écrire.  Je  pensais  :  «Mon  Dieu!  Savoir  s'il  ne  lui  est  pas 
arrivé  quelque  chose  !  »  J'en  ai  parié  à  la  gendarmerie. 
Quand  tu  m'as  écrit,  tu  ne  sais  pas?  Eh  bien  !  c'est  le  petit 
Jean  Bousset  qui  m'a  lu  ta  lettre;  j'en  pleurais.  Ta  pauvre 
mère  disait  :  '{  Tant  mieux  donc,  mon  Dieu!  »  Ah  !  mon 
François,  tu  serais  bien  n'importe  quoi,  que  je  t'aimerais 
autant  que  les  autres. 

Et  il  disait  à  Marie  : 

—  Toi,  ma  grande,  je  suis  content  que  tu  aies  trouvé  un 
homme  pareil  à  celui-là.  Je  l'aime  comme  mes  garçons.  Oui, 
il  y  a  des  moments  où  je  pense  à  lui  tout  seul.  Dernièrement, 
quand  il  a  eu  le  bras  cassé,  je  me  disais  :  k  11  aurait  bien 
mieux  valu  que  ce  soit  à  toi  que  la  chose  soit  arrivée.  Tu  es 
là,  le  cul  sur  ton  banc,  et  que  tu  aies  un  bras  de  plus  ou  de 
moins,  tu  n'es  tout  de  même  qu'un  bon  à  rien.  » 

Et  la  bonne  eau  de  vie,  et  la  bonne  eau  de  vie  !  Elle  avajt 
une  couleur  jaune  dans  le  gros  verre,  une  chaleur  qui  n'ap- 
partient qu'à  l'eau  de  vie  et  qui  semble  un  bouillonnement. 
Elle  vous  passait  dans  la  bouche,  descendait  et  apportait  son 
cœur.  Les  premières  gouttes  sont  beaucoup  moins  bonnes; 
mais  ensuite  elle  se  transfuse  et  pénètre  jusque  dans  les 
bras.  La  conquête  du  monde  est  facile  :  on  le  prend  sur  sa 
poitrine,  on  l'embrasse,  il  vous  aime.  Puis  ce  bien-être  des 
grandes  digestions,  cette  llambée,  ce  feu  sur  du  fer  !  Allons 
jusqu'au  pôle,  allons  jusqu'aux  cieux,  passons  et  traversons 
les  choses. 

—  Ah!  mes  enfants,  vous  devez  me  croire  plus  malheu 
reux  que  je  ne  suis.  Les  premiers  temps,  j'ai  cru  à  la  misère. 
11  est  vrai  que  c'est  dur  en  commençant.  Mais  je  vous  vois 
tous  et  ça  y  est.  Vous  êtes  là,  vous  allez  dire  que  je  suis  un 
imbécile  ou  que  je  suis  soûl,  mais  il  me  semble  que  je  vous 
porte  encore  dans  mon  pantalon,  que  je  vous  sens  sur  moi 
comme  si  vous  n'étiez  pas  encore  au  monde. 


LE   PÈRE   PERDRIX  191 

—  Ah  !  père,  vous  nous  faites  de  jolis  compliments  !  ... 
disaient  les  brus. 

La  soirée  continua,  de  la  bouteille  aux  verres.  L'air  obs- 
cur de  la  chambre  entourait  la  table,  mais  Tair,  mais  la  cham- 
bre n'existaient  pas,  parce  que  les  poitrines  étaient  garnies 
d'eau-de-vie.  Plus  forte  que  l'amour,  ô  mon  beau  souffle, elle 
s'exhalait  encore  et,  par  dessus  les  paroles  et  par  dessus  les 
pensées,  montait  et  dominait  le  monde  comme  un  ange  aux 
ailes  étendues.  Des  profondeurs  de  la  conscience  on  la  sen- 
tait venir  :  elle  était  Jacques,  François  et  Marie,  puis  les 
enfants,  puis  Jules  Passât,  puis  Jean  Bousset,  puis  tout  le 
bonheur,  un  long  repas  qui  dure  autant  que  la  vie  et  la 
nourrit  à  jamais.  Parfois  elle  éclatait  ainsi  qu'une  fusée, 
vous  projetait  en  avant  et  vous  mettait  en  danse.  Si  le  monde 
est  beau,  si  les  cœurs  tremblent,  s'il  existe  des  chansons, 
eau  de  vie  d'un  soir,  sois  bénie  ! 

Et  les  heures  venaient,  se  fixaient  un  instant,  le  coude  sur 
la  table,  puis  se  rassasiaient  et  roulaient  comme  un  sang 
chargé.  Les  heures  vinrent  jusqu'à  sept  heures;  mais  quand  ce 
fut  la  dernière,  il  y  eut  un  frisson,  car  elle  se  dressait  et  vous 
menaçait  de  ses  yeux.  Ah  !  l'alcool  n'était  rien  ;  le  monde 
s'agitait  et  se  chargeait  d'une  heure  nerveuse.  On  n'osait 
faire  un  geste,  de  peur  de  la  troubler;  il  semblait  qu'elle  eût 
suivi  le  bout  de  vos  doigts  ! 

—  Vous  en  allez  pas,  vous  en  allez  pas...  disait  le  Vieux. 
Et  quand  il  se  leva,  il  ne  put  y  tenir,  s'écroula  sur  sa 

chaise,   et   il  sentait    ses  sentiments  tourner  comme   une 
machine  à  repétition  : 

—  Vous  en  allez  pas,  vous  en  allez  pas... 
Ils  se  levaient  tous  : 

—  Oh!  Marie  reste  au  moins!  Ma  grande,  c'est  toi  que 
j'aime  le  mieux  situ  pouvais  rester. 

Sept  heures  sonnaient. Les  mains  s'agrippaient  comme  des 
crocs. 

—  Toi,  ma  grande,  nous  t'avons  toujours  gardée.  Que 
Jules  s'en  aille  !  Reste  ici  pour  huit  jours.  Prends-nous  et 
garde-nous.  Tu  sais  bien  que  je  ne  t'ai  jamais  fait  de  peine. 

Elle  restait  toute  frémissante,  comme  un  bloc  qui  va 
tomber.  Jules  dit  : 

—  Reste,  nom  de  Dieu!  Je  m'arrangerai  avec  les  petites. 


192  LA  REVUE   BLANCHI 

Cest  ton  père. 

Sept  heures  s'exhalait  comme  un  soupir  qui  soulage.  Le 
spasme  était  bon  et  jaillissait  avec  fécondité. 

Ils  partirent  tous  :  le  cheval  attelé,  les  roues  de  la  voiture, 
et  Tair  qui  s'ébranle  et  s'écoule.  Les  brus  disaient  : 

—  On  vient  ici  pour  le  voir,  et  puis  il  ne  sait  pas  ce  qu'il 
dit  et  cause  du  désagrément. 


CHAPITRE  V 

Les  pauvres  sont  une  chose  publique. 

La  grande  Marie  resta  huit  jours  et  elle  faisait  ses  manières 
avec  ses  grands  bras  :  «  Ne  crains  rien,  mon  père.  Pas  plus 
Jules  que  moi,  si  tu  as  besoin  de  quelque  chose...  »  On 
l'entendait  jusque  dans  les  maisons  voisines;  elle  était  heu- 
reuse de  parler  comme  sur  la  place  et  fortifiait  sa  voix  afin 
de  lui  donner  au  moins  la  vérité  qui  sort  des  grands  bruits. 
On  la  voyait  encore,  les  manches  troussées,  le  tablier  levé 
d'un  coin,  moitié  dimanche,  moitié  travail,  passer  dans  la 
maison,  secouer  une  marmite,  glisser  un  coup  de  balai, 
arrêter  les  passants  :  «  Oh  !  oui,  pour  sûr,  Jules  est  un  bon 
ouvrier...  »,  portera  tout  ses  embarras,  ses  paroles,  son 
travail  et  remuer  le  monde  autour  d'elle  comme  un  événe- 
ment qu'on  n  attendait  pas.  La  Vieille  descendait,  avec  une 
bouteille  dans  la  poche  de  sa  jupe,  entrait  parles  derrières 
parce  que  les  marchands  de  vin  n'ont  pas  le  droit  de 
vendre  au  détail  et  remontait  en  pensant  au  Vieux  qui 
aimait  boire.  Elle  tua  des  lapins,  alla  à  la  boucherie,  achta 
eta  des  fruits  au  marché  et,  pendant  huit  jours  cuisina,  les 
brides  derrière  la  tête,  avec  des  voyages  chez  Tépicier,  du 
sel,  du  poivre,  du  café,  du  beurre. 

Ils  étaient  tous  là,  gardant  des  pensées  souterraines,  des 
ardeurs  du  fond  des  entrailles  qui  leur  montaient  comme  à 
des  bêtes,  et  les  femmes,  surtout,  qui  cousent  et  lèvent  les 
yeux,  se  lançaient  au  bruit.  Les  petites  villes  sont  des  réser- 
voirs de  rage  et  portent  la  grande  injustice  des  hommes 
qui  vivent  au  creux  d'un  sillon.   On  commençait  par  des 


LE    PÈRK    PKRDUIX  19^ 

paroles x<  Ah  !  la  mère  Perdrix,  elle  en  fait,  des  voyages! — Ils 
lui  useront  bien  les  jambes  à  la  faire  marcher.  — Cest  qu'elle 
a  deux  propres  à  rien  à  nourrir.  —  Et  puis,  dame!  à  cette 
grande  il  ne  lui  faut  pas  de  la  soupe  !  >/  Ils  se  dressaient,  s'ap- 
prochaient, se  réunissaient,  se  complétaient  l'un  Tautre  et 
jetaient  leurs  mots  au  tas.  Les  ouvriers  aisés  dirent  :  '(  Ils  se 
nourrissent  mieux  que  nous //  et  leurs  femmes  ajoutaient  : 
*<  Ils  sont  comme  tous  les  gueux,  ils  n'ont  rien  à  perdre,  h 
Chez  Regrain  le  sabotier,  chez  Dérv  le  cordonnier,  on  man- 
gea la  soupe  en  se  rappelant  la  viande  et,  comme  quelqu'un 
disait  :  ''<  Ce  n'est  toujours  pas  votre  argent  !  //  Déry  le  cor- 
donnier sauta  pour  répondre  :  *r  Commentée  n'est  pas  notre 
argent?  Et  le  bureau.de  bienfaisance,  qui  est-ce  qui  lui  four- 
nit les  fonds?  ;/  Les  Messieurs  du  Sénat  à  qui  Ton  soumit  la 
question  eurent  un  discours  sage: 

—  Evidemment  on  ne  peut  pas  les  blâmer  d'aimer  leurs 
enfants  et  j'admets  la  réunion  du  premier  jour.  Pourtant,  si 
la  municipalité  fournit  des  subsides  aux  indigents,  on  est 
bien  amené  à  croire  qu'elle  veut  nourrir  Perdrix  et  sa  femme 
qui  sont  de  la  commune,  mais  non  leur  fille,  qui  est  je  ne 
sais  d'où  et  pour  laquelle  le  bois,  le  pain,  la  viande,  sont  le 
résultat  d'un  vol  pratiqué  sur  les  nécessiteux  du  pays. 

Marie-Louise,  une  fois,  tomba  dans  la  bande.  A  cause  du 
vin  blanc  les  doigts  de  ses  mains  vivaient  une  drôle  de  vie 
qui  l'agitait  jusque  dans  les  avant-bras  et,  à  cause  de  sa 
richesse,  elle  avait  pris  certaines  habitudes  de  bon  ton 
comme  d'appeler  tout  le  monde  Madame  : 

—  Voilà  un  gars  qu'on  lui  a  retiré  la  misère  de  sur  le  dos. 
Oui,  Madame,  je  parle  de  Jacques  Perdrix.  C'est  Monsieur 
Edmond  qui  l'a  fait  entrer  au  chemin  de  fer.  Le  Préfet 
lui  avait  dit  :  ''<  Vous  entendez,  faudra  pas  vous  gêner  quand 
vous  aurez  quelqu'un  à  faire  placer.  »  Monsieur  Edmond  a 
écrit...  je  ne  sais  pas  comment  on  les  appelle...  à  l'Ingé- 
nieur... Eh  bien!  Madame,  ils  sont  tous  venus  chez  le  Vieux 
et  il  n'a  même  pas  daigné  venir  nous  voir.  J'ai  dit  à 
Monsieur  Edmond  :  '^  Tu  entends  bien,  mon  ami,  si  jamais 
tu  t'occupes  de  quelqu'un,  c'est  à  moi  que  tu  auras  affaire!  >/ 

On  lui  répondait  : 

—  Oh  dame!  Vous  avez  bien  fait,  Madame! 

—  C'est  comme  cette  grande  :  Monsieur  Edmond  donne 


194  LA   REVUE   BLANCHE 

cinquante  francs  par  an  au  bureau  de  bienfaisance.  Eh  bien, 
Madame,  c'est  cinquante  francs  qu'elle  nous  coûte. 
Elle  ajoutait  : 

—  Et  puis,  son  Jacques,  il  ne  gagne  peut-être  pas  tant 
d'argent  qu'ils  le  disent.  Ça  n  est  jamais  qu'un  ouvrier. 

Et  quand  elle  fut  partie,  l'on  dit  : 

—  Elle  est  soûle,  mais  elle  a  bien  raison  tout  de  même. 

Il  y  eut  beaucoup  de  paroles  prononcées  qui  accompa- 
gnaient la  grande  Marie  dans  ses  voyages,  et  des  rideaux 
soulevés  par  derrière  elle,  afin  que  l'observation  des  maisons 
n'eût  pas  un  voile.  On  l'interpellait  par  quelque  porte 
ouverte  : 

—  Eh  bien,  Madame  Marie? 

—  Oui,  Madame,  je  suis  chez  ces  deux  pauvres. vieux. 
Vous  comprenez  qu'à  leur  âge  j'ai  raison  de  les  aider. 

—  Oh,  certainement!  Il  faut  bien  que  les  jeunes  aident 
les  vieux. 

Et  trois  mille  hommes  comptaient  leurs  charités  sur  leurs 
doigts  et  jouissaient,  à  la  voir,  d'un  plaisir  curieux  où  se 
combinaient  la  joie  d'un  événement  et  la  pensée  des  feuilles 
d'impôts  où  les  centimes  additionnels  vont  s'accroissant. 

Mais  ce  fut  Monsieur  Edmond  qui  donna  le  grand  mot, 
car  les  bourgeois  savent  s'y  prendre.  Monsieur  Edmond 
Lartigaud  avait  encore  été  atteint  par  la  goutte.  Pendant 
les  derniers  mois,  il  s'était  pourtant  soigné,  absorbant 
du  salicylate  et  ne  mangeant  plus  que  des  viandes 
blanches;  mais,  bientôt,  il  y  renonça,  parce  que  se  priver  de 
tout  constituait  une  autre  maladie.  Il  fut  pris  à  la  cheville 
et  au  poignet  et  dut  garder  tout  le  jour  la  jambe  gauche 
étendue,  le  pied  s'appuyant  sur  un  tabouret,  tandis  que  la 
douleur  régnait  et  dominait  le  monde.  Mais  cette  fois-ci, 
quand  la  goutte  eut  passé,  il  ne  fut  pas  guéri.  Il  ne  pouvait 
pas  marcher,  son  ventre  s'était  épaissi  et  il  dut  prendre  une 
canne,  comme  une  marmite  à  trois  pieds.  Puis  à  rester  assis 
il  s'épaissit  encore  et,  tandis  qu'il  voyait  ses  cuisses  s'ac- 
croître et  se  capitonner,  il  les  sentait  lourdes,  fixées,  pareilles 
aux  colonnes  d'un  temple.  Ses  reins  s'entourèrent  aussi, 
avec  la  forme  des  éléphants,  et  son  dos  bombé  qui,  pourtant 
ne  fléchissait  pas,  semblait  un  paquet  qu'on  lui  eût  appliqué 


LE    PÈBE    PERDRIX  19^ 

tout  au-dessus  des  fesses.  Il  vécut  sur  son  fauteuil,  dans  la 
salle  à  manger.  Les  fenêtres  donnaient  sur  la  rue  et,  la  table 
auprès  de  son  ventre,  il  se  sentait  bien  chez  lui.  On  ne  peut 
pas  dire  que  ce  fut  un  grand  changement  car,  à  cinquante- 
deux  ans,  Tâge  est  venu  où  Ton  a  marché,  chassé,  roulé 
pour  toute  sa  vie.  D'ailleurs,  s'il  ne  lui  restait  plus  les 
jtfabes,  du  moins  lui  restait-il  Testomac,  et  sa  fortune  lui 
permettait  de  garnir  sa  table  et  de  penser  pendant  chaque 
repas  qu'il  n*y  avait  au  monde  d'autres  limites  que  celles  de 
son  ventre. 

Monsieur  Edmond  n^aimait  pas  lire,  parce  que  dans  les 
livres  on  raconte  ce  que  Tott  veut  et  parce  que  la  lecture 
donne  envie  de  dormir.  Il  avait  lu  des  romans  au  temps  de 
sa  jeunesse  et  en  gardait  un  souvenir  où  se  mêlaient  les 
bocks  du  Quartier  Latin  et  les  idées  un  peu  folles  des  jeunes 
gens.  Il  connut  pourtant  un  ou  deux  romans  d'Emile  Zola  et 
lorsque  le  héros  disait  :  «  Merde!  >  Monsieur  Edmond  pen- 
sait :  Comme  cela  est  vrai!  Il  eut  toutes  les  idées  que  l'on 
amasse  dans  la  bourgeoisie  des  campagnes  où  le  plein  air 
ou,  comme  on  dit,  la  libre  nature,  emplit  la  tête,  et  où  les 
bons  repas  remontent  du  ventre  au  cerveau  comme  de  la 
matière  dans  les  pensées. 

Mais  pourtant  il  n'était  pas  encore  heureux.  Un  ventrei, 
c'est  bien,  mais  quand  le  ventre  est  plein,  quand  le  ventre 
est  trop  plein  et  que  Ton  reste  avec  sa  tête  vide  dans  un 
fauteuil  auprès  d'une  table,  ne  semble-t-il  pas  qu'il  manque 
quelque  chose  et  ne  se  rappelle-t-on  pas  que  le  bonheur 
est  l'état  de  celui  à  qui  rien  ne  peut  manquer.  Monsieur 
Edmond  regardait  par  la  fenêtre  l'air  de  la  rue  et  se  renfer- 
mait comme  lui  entre  des  rangées  de  maisons.  Il  reflétait, 
comme  les  vitres,  les  passants  et  les  pierres  et  ac^oquinait  ses 
idées  à  n'importe  quoi,  pourvu  qu'elles  fussent  remuées  un 
peu. 

Un  jour  tombèrent  du  ciel  cette  histoire  Perdrix  et 
Jacques  le  mécanicien.  Il  semblait  à  Monsieur  Edmond 
qu'une  injustice  avait  été  commise  et  que,  parmi  la  filiation 
des  pouvoirs,  quelqu'un,  bravant  le  sien,  avait  blessé  la  loi. 
Il  en  ressentit  une  douleur  particulière  de  vanités  et  d'habi- 
tudes atteintes  comme  si  ses  veines  charriaient  une  esquille, 
comme  si  une  paille  compromettait  sa  base  d'or.  Dans  ces 


lijCy  LA   REVUE    BLAxNCHK 

sensibilités  grasses  où  une  bulle  de  sang  menace  d'une 
apoplexie  tout  remonte  aVec  épaisseur  à  la  nuque.  Jacques 
Perdrix  n'avait  pas  fait  sa  visite  à  Monsieur  Edmond,  et 
Monsieur  Edmond  possédait  jusqu'au  cœur  Tidée  de 
justice. 

Le  maire  était  un  charpentier  gai,  rouge,  rond,  qui  oc- 
cupait trois  ouvriers  et  regardait  les  choses  comme  un 
patron  qui  les  gouverne  et  les  comprend.  Sa  barbe  noire 
ajoutait  à  son  visage  ce  qu'ajoute  une  barbe  à  l'intérieur 
de  laquelle  un  homme  semble  se  recueillir  et  savourer  ^ses 
pensées.  Patron  et  fiJs  de  patron,  il  avait  pris  en  face  de  la 
yie  l'assurance  de  ceux  qui  n'ont  qu'à  continuer  une 
marche  en  avant  et  qui  la  poursuivent  avec  tous  les 
avantages  d'un  bien-être  facile.  Un  jour,  quelqu'un  lui 
expliquait  n'importe  quoi  et  terminait  en  disant  : 

—  Comprends-tu? 

Le  charpentier  répondait  : 

—  Oui,  oui  !  Moi,  je  comprends  tout. 

Voici  pourquoi  Lamoureux  fut  nommé  maire,  et  sa  situa- 
tion, le  portant  au-dessus  de  sa  classe  par  une  série  de  rela- 
tions qui  mêlent  la  vie  d'un  maire  à  celle  de  ses  principaux 
'  administrés,  le  grandissait  dans  ses  actions  et  dans  ses 
paroles,    comme  un  homme  dont  la  science  s'est  étendue. 

Une  après-midi,  il  passait  devant  la  fenêtre  de  Monsieur 
Edmond,  lorsque  Marie-Louise  annonça  :  ^r  Tu  voulais 
parler  à  Lamoureux...  »   Elle  ouvrit  elle-même  la  fenêtre. 

—  Hé,  Lamoureux!  Ecoutez  donc  un  peu. 

Monsieur  Edmond  se  leva,  tandis  qu'on  approchait  son 
fauteuil  de  la  fenêtre,  se  soutint  avec  sa  canne,  pesa  pen- 
dant trois  pas  cent  cinquante  kilos,  s'assit  et  se  trouva  en 
face  de  Lamoureux  debout  dans  la  rue.  Il  avait  fait  sa 
rhétorique.  La  conversation  fut  brève  ainsi  que  chez  les 
bourgeois  où  la  fortune  a  tant  d'importance  qu'elle  limite 
les  paroles  : 

—  Enfin,  Lamoureux,  il  faut  donc  que  ce  soit  moi  qui 
vous  le  dise,  moi,  un  impotent,  qui  surveille  les  affaires  de 
la  commune  !  Voilà  un  homme  qui  a  trois  enfants,  qui 
reçoit  des  visites  et  qui  se  procure  à  nos  frais  les  avantages 
de  U  compagnie  de  sa  fille,  si  bien  que  huit  jours  passent 
et  qu'ion  en  est  à  se  demander  si   des  mois  ne   passeront 


LE    PÈRE    PERDRIX  197 

pas  encore,  pendant  lesquels,  non  contents  de  nourrir  nos 
pauvres,  il  nous  faudra  nourrir  les  invités  de  la  misère. 
Ah  !  la  chose  est  facile  !  Lamourcux,  les  indigents  font 
boule.  Moi,  j'envisage  un  autre  côté  de  la  question.  Nos 
moyens  sont  limités,  souvenez-vous-en,  et  nous  devons  les 
arrêter  là  où  commence  une  autre  assistance.  Je  le  sais,  ly 
ayant  fait  entrer  :  'Jacques  Perdrix  est  au'chemin  de  fer;  or 
si  François  Perdrix  garde  un  peu  de  Targent  qu'il  consacre 
à  boire  et  s'unit  à  son  beau-frère,  un  père  aura  nourri 
trois  enfants,  trois  enfants  nourriront  un  père  !  Est-ce  cela, 
Lamoureux  :  S'ils  viennent  le  voir,  c'est  qu'ils  tiennent  à 
lui;  si  vous  tenez  à  lui,  faites-lui  une  pension  ! 
Lamoureux  dit  : 

—  Et  pourtant,  Monsieur,  s'il  est  malade... 

Il  levait  sa  main  droite,  la  gardait  ouverte  et  semblait 
porter  une  réponse  dans  la  paume. 

—  Je    vous   attends  là,    Lamoureux.    Suis-je    médecin? 

—  Ma  foi  oui.  Monsieur! 

—  Bien!  Suis-je  médecin?...  Alors,  je  vous  le  dis  : 
Autrefois,  peut-être...  et  encore,  le  sais-je  s'il  eut  rien  à  la 
vue?  Puis,  vous  vous  occupez,  moi  je  m'occupe.  Il  peut 
marcher,  donc  il  peut  travailler. 

C'était  tout. 

—  Hum  !  fit  Lamoureux. 

Bref,  quinze  jours  plus  tard,  sur  la  proposition  du  maire, 
le  père  Perdrix  fut  rayé  du  bureau  de  bienfaisance. 

(A  suivre.)  Charles-Louis  Philippe 


De  l'imagfination  et  de  l'expression 
chez  M.  Alfred  Jarry 

Dans  le  mémorable  dialogue  entre  le  Père  Ubu  et  sa  Cons- 
cience que  chacun  peut  lire  en  achetant  VAlmanach  illustré  du 
Père  UbUy  on  n'a  pas  assez  remarqué  de  très  importantes 
paroles  : 

CoN.  —  11  faut  laisser  les  femmes  faire  des  enfants. 

P.  U.  —  Elles  en  feront  toujours  assez  du  moment  que  les  hommes  les 
aideront  quelquefois  à  les  faire.  Et  moi,  je  veux  bien  leur  donner  l'exemple 
et  leur  en  fabriquer  tant  qu'on  voudra. 

CoN.  —  Ne  vous  vantez  point»  père  Ubu  ;  rappelez-vous  que  quand  vous 
«n  avez  fait  dix-huit  dans  votre  journée,  on  se  fiche  do  vous  parce  qu'après, 
•t  au  moins  jusqu'au  lendemain  à  l'aube,  vous  ne  pouvez  plus. 

C'est  de  ces  quelques  lignes  que  M.  Alfred  Jarry  a  sans  doute 
tiré  ridée  première  du  Surmàle  (1)  :  un  homme  futur  d'une  telle 
puissance  sexuelle  qu'il  puisse  indéfiniment  répéter  le  même 
acte,  avec  la  précision  d'une  machine  et  sans  qu'il  y  ait  chez  lui 
usure  des  tissus  ou  apparente  déperdition  de  force;  car  pour 
survivre  à  r«1ge  où  le  métal  et  la  mécanique  régnent  sur  le 
monde,  il  faut  que  l'homme  se  soit  adapté  au  milieu  et  soit  de- 
venu «  plus  fort  que  les  machines  comme  il  a  été  plus  fort  que 
les  fauves  ». 

Les  inventions  de  M.  Alfred  Jarry,  qui  paraissent  d'abord 
déconcertantes,  sont  toujours  déduites  selon  les  règles  de  la 
plus  rigoureuse  logique  et  soumises  aux  lois  de  la  mathématique 
universelle,  et  si  l'ordre  accoutumé  des  phénomènes  physiques  y 
semble  dérangé  et  interverti,  c'est  que,  dans  sa  ))ensée,  l'auteur 
les  considère  à  peu  près  en  dehors  du  temps  et  de  l'espace,  dans 
des  cas-limite  où  le  signe  —  et  le  signe  -h  s'équivalent. 

Mais  afin  d'être  compris  tout  de  même  par  les  gens  d'intelli- 
gence moyenne,  il  reprend,  sous  des  formes  diverses  la  démons- 
tration du  même  théorème:  et  il  leur  communique  ainsi,  par  une 
fantasmagorie  exacte  et  géométrique,  la  vision  d'un  monde  ex- 
traordinaire et  la  joie  un  peu  terrible  d'une  hallucination  très 
lucide. 

Ici  la  course  de  la  quintuplette  contre  le  train  express  sur  la 
piste  des  dix  mille  milles  —  si  vertigineuse  que,  strictement 
parlant,  la  quintuplette  cesse  d'adhérer  au  sol  et  s'enlève  en  un 
vol   de  vautour  —   donne,  au  contraire  de  ce  qu'on  attendrait, 


(1)  Le  Sunii'Ue,  roman  moderne,  Étlitiona  de  La  rtme  blanche. 


DE  l'imagination  ET  DE  l'eXPRESSION  CHEZ  M.  ALFRED  JARRY        L99 

l'impression,  non  de  la  vitesse,  mais  de  l'immobilité  absolue  par 
la  rapidité  même  des  mouvements  parallèles,  et  Jewey  Jacobs, 
mort  sur  la  machine  où  il  est  lié,  genou  à  genou,  avec  ses  cama- 
rades par  des  tiges  d'aluminium,  pédale  plus  éperdument  que  le 
plus  vivant  parmi  les  vivants  de  Têquipe  :  cependant  le  Surmâle, 
en  un  jeu  d'enfer, devance  le  train  etlescyclistesextravagants,  sous 
une  chaîne  énorme  de  roses,  dont  il  lui  plaît  de  fleurir,  par  les 
portières  ouvertes  du  wagon  et  au  poteau  d'arrivée,  le  voyage 
et  Tavènement  de  sa  partenaire  prochaine,  miss  Ellen  Elson. 

Symétriquement,  la  course  d'amour,  dont  le  docteur  Bathybius 
enregistre  les  chifl'res  ainsi  que  sur  l'indicateur  de  la  quintu<- 
plelte  s'inscrivait  auparavant  le  nombre  des  kilomètres  parcourus 
en  une  heure,  inspire  beaucoup  moins  des  imaginations  erotiques 
qu'une  sorte  d'horreur  sacrée  :  il  est  fort  naturel  que  des  apho- 
rismes  métaphysiques  et  des  figures  légendaires  s'interposent 
entre  les  personnages  et  leurs  gestes  apparents,  d'une  humanité 
alors  toute  schématique,  au  point  qu'à  propos  d'eux  il  soit  nor- 
mal de  concevoir  l'existence  de  tous  les  êtres  comme  réduite  à 
la  rencontre  des  deux  demi-cellules,  mâle  et  femelle,  et  de  songer 
en  même  temps  à  Priam,  à  Paris,  à  Hélène  debout  sur  les  rem- 
parts de  Troie  et  au 

Trop  cruel  Destin,  dur  aïeul  des  dieux. 

Les  mots,  chez  M.  Alfred  Jarry,  s'associent,  selon  les  mêmes 
lois  de  précision  romantique  qui  président  chez  lui  à  la  forma- 
tion des  idées.  Ainsi  que  chez  Edgar  Poe  et  chez  \'illiers  de 
l'Isle-Adam,  ils  s'assemblent  en  groupes  nouveaux  et  étonnent 
par  des  rapprochements  inattendus  :  mais  toujours  chacun  d'eux 
est  employé  avec  toute  sa  vertu  et  toute  son  énergie  et  à  des 
pages  de  distance  ils  imposent  successivement  un  rappel  d'idées 
voulu  et  nécessaire. 

Que  si  le  ronflement  de  l'automobile  monstrueux  de  miss 
Ellen  Elson  suggère  d'abord  à  André  Marcueil  le  nom  de  sirène^ 
le  masque  de  chauffeuse  en  peluche  rose,  «  qui  lui  donne  une  cu- 
rieuse tête  d'oiseau»,  lui  remémorera  «que  les  vraies  sirènes  de 
la  fable  n'étaient  point  des  monstres  marins,  mais  de  surnaturels 
oiseux  de  mer.  »  C'est  maintenant  l'idée  de  mer  qui  domine  et 
quand  l'automobile,  tout  à  l'heure,  s'enfuira,  la  phrase  rappe- 
lant la  sirène  sera  celle-ci  : 

Ellen,  qui  avait  une  robe  vert-pâle,  parut  une  petite  algue  accrochée  en 
travers  d'un  gigantesque  tronc  de  corail  emporté  par  un  courant. 

Comme  M.  Alfred  Jarry  est  curieux  à  la  fois  de  livres  rares 
et  délaissés  et  des  plus  récentes   opérettes,  le  Théophraste  de 


OlOO 


LA   REVUE    BLANCHE 


Y  Histoire  des  plantes  el  les  thèses  de  Thomas  d'Aquin  se  ren- 
contrent en  sa  cervelle  avec  les  Trartinx d'Hercule  de  M.  Claude 
Terrasse:  el  de  là  encore  un  caractère  de  sa  langue,  singulière 
et  imprévue,  mais  dont  il  est  aisé  de  surprendre,  avec  un  peu  de 
patience  et  d'ohscrvation,  la  parfaite  exactitude  et  de  découvrir 
aussi  la  secrète  beauté. 

Je  ne  sais  si  c'est,  à  proprement  j)arler,  la  langue  du  roman 
et  si  elle  conviendrait  au  récit  des  adultères  bourgeois;  mais  il 
ne  m'étonnerait  point  que  ce  fût  plutôt  une  langue  de  poète, 
toujours  rythmiqbe,  riche  d'images  latentes  en  ses  formules  les 
plus  abstraites  et  si  souple,  si  plastique  que  M.  Alfred  Jarry 
peut  écrire  demain,  s'il  lui  plaît,  quelque  entier  et  absolu  chef- 
d'œuvre. 

Pierre  Quillard 


Le  Passant  de  Prague 


En  mars  1902,  je  fus  à  Prague.  J'arrivais  de  Dresde.  D^s 
Bodenbach,  où  sont  les  douanes  aulridiiennes,  les  allures 
des  employés  de  chemin  de  fer  m'avaient  montré  que  la 
raideur  allemande  n'existe  pas  dans  Tempire  des  Habsbourg. 
Lorsqu'à  la  gare  je  m'enquis  de  la  consigne  afin  d'y  déposer 
ma  valise,  l'employé  me  la  prit.  Puis,  tirant  de  sa  poche  un  bil- 
let depuis  longtemps  utilisé  et  graisseux,  il  le  déchira  en  deux 
et  m'en  donna  une  moitié  en  m'invilant  à  la  garder  soigneuse- 
ment. Il  m'assura  que  de  son  côté  il  ferait  de  môme  pour  l'autre 
moitié  et  que,  les  deux  fragments  de  billet  coïncidant,  je  prou- 
verais ainsi  être  le  propriétaire  du  bagage  quand  il  me  plairait 
de  rentrer  en  sa  possession.  Il  me  salua  en  retirant  son  disgra- 
cieux képi  autrichien.  A  la  sortie  de  la  gare  l^Vançois-Joseph, 
•près  avoir  congédié  les  faquins  d'obséquiosité  tout  italienne 
qui  s'offraient  en  un  allemand  peu  compréhensible,  je  m'enga- 
geai dans  les  rues  vieilles,  afin  de  trouver  un  logis  en  raj)portavec 
ma  bourse  de  voyageur  peu  riche. 

Selon  une  habitude  assez  inconvenante,  mais  très  commode 
quand  on  ne  connaît  rien  d'une  ville,  je  me  renseignai  auprès  de 
plusieurs  passants.  Pour  mon  étonnement,  les  cinq  premiers  ne 
comprenaient  pas  un  motd'allemand,  mais  seulement  le  tchèque. 
Le  sixième  auquel  je  m'adressai  m'écouta,  sourit  et  me  répon- 
dit en  français  : 

—  Parlez  français,  monsieur,  nous  détestons  les  Allemands 
bien  plus  que  ne  font  les  Français.  Nous  les  haïssons,  ces  gens 
qui  veulent  nous  imposer  leur  langue,  profitent  de  nos  indus- 
tries et  de  notre  sol  qui  produit  tout,  le  vin,  le  charbon,  les 
pierres  et  le»  métaux  précieux,  tout,  sauf  le  sel.  A  Prague,  on  ne 
parle  que  le  tchèque.  Mais  lorsque  vous  parlerez  français,  ceux 
qui  sauront  vous  répondre  le  feront  toujours  avec  joie. 

Il  m'indiqua  un  hôtel  situé  dans  une  rue  dont  le  nom  est 
orthographié  de  telle  sorte  qu'on  le  prononce  Porjilz  et  prit 
congé  en  ni'assurant  de  sa  sympathie  pour  la  France. 

Peu  de  jours  auparavant,  Paris  avait  félo  le  centenaire  de 
Victor  Ilugo.  Je^^us  me  rendre  compte  (|ue  les  symjiathies  bohé- 
miennes manifestées  à  cette  occasion  n'étaient  j>as  vaines.  Sur 
les  murs,  de  belles  affiches  annonçaient  les  traductions  en  Ichèiiue 


202  LA   BEVUE    BLANCHE 

des  romans  de  Victor  Hugo.  Les  devantures  des  librairies  étaient 
de  véritables  musées  bibliographiques  du  poète.  Sur  les  vitrines 
étaient  collés  des  extraits  de  journaux  parisiens  relatant  la  visite 
du  maire  de  Prague  et  des  Sokols.  Je  me  demande  encore  quel 
était  le  rôle  de  la  gymnastique  en  cette  affaire. 

Le  rez-de-chaussée  de  Thôtel  qui  m'avait  été  indiqué  était 
occupé  par  un  café  chantant.  Au  premier  étage,  je  trouvai  une 
vieille  qui,  après  que  j'eus  débattu  le  prix,  me  mena  dans  une 
chambre  étroite  où  étaient  deux  lits.  Je  spécifiai  que  j'entendais 
habiter  seul.  La  femme  sourit  et  me  dit  que  je  ferais  comme  bon 
me  semblerait  ;  qu'en  tout  cas  je  trouverais  facilement  une  com- 
pagne au  café  chantant  du  rez-de-chaussée. 

Je  sortis,  dans  Tintcntion  de  mepromer  tant  qu'il  feraitjouret 
de  dîner  ensuite  dans  une  auberge  bohémienne.  Selon  ma  cou- 
tume, je  me  renseignai  auprès  d'un  passant.  11  se  trouva  que 
celui-ci  reconnut  aussi  mon  accent  et  me  répondit  en  français  : 

—  Je  suis  étranger  comme  vous,  mais  je  connais  assez  Prague 
et  ses  beautés  pour  vous  inviter  à  m'accompagner  h  travers  la 

•ville. 

Je  regardai  Thomme.  Il  me  parut  sexagénaire,  mais  encore 
vert.  Son  vêtement  apparent  se  composait  d'un  long  manteau 
marron  au  col  de  loutre,  d'un  {)antalon  de  drap  noir  très  étroit 
qui  pendant  la  marche  moulait  un  mollet  qu'on  devinait  très 
musclé.  Il  était  coiffé  d'un  large  chapeau  de  feutre  noir,  comme 
en  portent  souvent  les  professeurs  allemands.  Son  front  était 
entoure  d'une  bandelette  de  soie  noire.  Ses  chaussures  de  cuir 
mou,  sans  talons,  étouffaient  le  bruit  de  ses  pas  égaux  et  lents 
comme  ceux  d'un  qui,  ayant  un  long  chemin  à  parcourir,  ne  veut 
pas  être  fatigué  en  arrivant  au  but.  Nous  allions  sans  parler.  Je 
détaillai  le  profil  de  mon  compagnon.  Le  visage  disparaissait 
presque  dans  la  masse  de  la  barbe,  des  moustaches,  des  che- 
veux démesurément  longs  mais  soigneusement  peignés  el  d'une 
blancheur  dMiermine.  On  voyait  pourtant  les  lèvres  épaisses  et 
violettes.  Le  nez  proéminait,  poilu  et  courbe.  Près  d'un  urinoir, 
il  s'arrêta  et  me  dit  : 

—  Pardon  monsieur. 

Je  le  suivis.  Je  vis  que  son  pantalon  était  à  pont.  Dès  que  nous 
fûmes  sortis  : 

—  Regardez  ces  anciennes  maisons,  dit-il  :  elles  conservent 
les  signes  qui  les  distinguaient  avant  qu'on  neleseûtnumérotées. 
Voici  la  maison  à  la  Vierge,  celle-là  est  à  l'aigle  et  voilà  la 
maison  au  chevalier. 

Au-dessus  du  portail  de  cette  dernière  une  date  était  gravée. 


LE    PASSANT   DE    PRAGUE  203 

Le  vieillard  la  lut  à  haute  voix  : 

—  1721.  Où  étais-je  donc  ?...  Le  21  juin  1721  j'arrivai  aux  por- 
tes de  Munich. 

Je  Técoutais,  effrayé  et  pensant  avoir  affaire  à  un  fou.  11  me 
regaçda  et  sourit,  découvrant  des  gencives  édentées.  Il  conti- 
nua : 

—  J'arrivai  aux  porles  de  Munich.  Mais  il  paraît  que  ma  figure 
ne  plut  pas  aux  soldats  du  poste,  car  ils  m'interrogèrent  de  façon 
fort  indiscrète.  Mes  réponses  ne  les  satisfaisant  pas,  ils  me  garrot- 
tèrent et  me  menèrent  devant  les  inquisiteurs.  Bien  que  ma  cons- 
cience fiVt  nette  je  n  étais  pas  fort  rassuré.  Va\  chemin,  la  vue  du 
saint  Onuphre  peint  sur  la  maison  qui  porte  actuellement  le 
numéro  17  de  la  Marienplatz  m'assura  que  je  vivrais  au  moins 
jusqu'au  lendemain.  Car  cette  image*  à  la  jn-opriété  d'accorder  un 
jour  de  vie  à  qui  la  regarde.  11  est  vrai  ([ue  pour  moi,  celle  vue 
n'avait  que  peu  d'utilité;  je  possède  rironicjue  certitude  de  sur- 
vivre. Les  juges  me  remirent  en  liberté  et,  durant  huit  jours,  je 
me  promenai  dans  Munich. 

—  Vous  étiez  bien  jeune  alors?  articulai-je  pour  dire  quelque 
chose. 

—  Plus  jeune  de  près  de  deux  siècles.  Mais,  sauf  le  costume, 
j'avais  le  m(}me  aspect  qu'aujourd'hui,  (^e  n'était  d'ailleurs  pas 
ma  première  visite  à  Munich.  J'y  étais  venu  en  1334,  et  je  me 
souviens  toujours  de  deux  cortèges  que  j'y  rencontrai.  Le  i)re- 
mier  était  composé  d'archers  promenant  une  ribaude  qui  faisait 
vaillamment  tète  aux  huées  populaires  et  portait  royalement  sa 
couronne  de  paille,  diadème  infamant  au  sommet  duquel  tintin- 
nabulait une  clochette;  deux  longues  tresses  de  paille  descen- 
daient jusqu'aux  jarrets  de  la  belle  fille.  Ses  mains  enchaînées 
étaient  croisées  sur  son  ventre  qui  avançait  vénérieusement,  selon 
la  mode  d'une  époque  où  la  beauté  des  femmes  consistait  à  pa- 
raître enceintes.  C'est  d'ailleurs  leur  seule  beauté.  Le  second 
cortège  était  celui  d'un  juif  qu'on  menait  pendre.  Avec  la  foule 
hurlante  et  saoule  de  bière  je  marchai  jusqu'aux  ])olences.  Le 
juif  avait  la  tête  priée  dans  un  masque  de  fer  peint  en  rouge.  Ce 
masque  simulait  une  figure  diabolique  dont  les  oreilles  avaient  à 
vrai  dire  la  forme  des  cornets  qui  sont  les  oreilles  d'Ane  dont  on 
coiffe  les  méchants  enfants.  Le  nez  s'allongeait  en  pointe  et,  pesant, 
forçait  le  malheureux  à  marcher  courbé.  Ine  langue  immense, 
plate,  étroite  et  roulée  complétait  ce  jouet  incommode.  Nulle  femme 
n'avait  pitié  du  juif.  Aucune  n'eut  l'idée  d'essuyer  sa  face  suante 
sous  le  masque,  comme  cette  inconnue  qui  essuya  le  visage  de 
Jésus  avec  le  linge  appelé  Sainte-Véronique.  Ayant  remarqué 


•20'|  LA    REVUE    BLANCriE 

qu'un  valet  du  cortège  menait  deux  <j:ros  chiens  en  laisse,  la  plèbe 
exigea  qu'on  les  pendît  aux  cotés  du  juif.  Je  trouvai  que  c'était 
un  double  sacrilège,  au  point  de  vue  delà  religion  de  ces  gens-là 
qui  firent  du  juif  une  sorte  de  Christ  navrant  et  au  point  de  vue 
de  rhumanilé,  car  je  déteste  les  animaux,  monsieur,  et  ne  sup- 
porte pas  qu'on  les  traite  en  hommes. 

—  Vous  êtes  israélite,  n'est-ce  pas?  dis-je  simplement. 
11  répondit  : 

—  Je  suis  le  Juif  Errant.  Vous  l'aviez  sans  doule  déjà  deviné. 
Je  suis  rKlernel  Juif —  c'est  ainsi  que  m'appellent  les  Allemands. 
Je  suis  Isaac  Laquedem. 

Je  lui  donnai  ma  carte  en  lui  disant  : 

—  Vous  étiez  à  Paris,  Tan  dernier,  en  avril,  n'est-ce  pas?  Et 
vous  avez  écrit  à  la  craie  votre  nom  sur  un  mur  de  la  rue 
de  Bretagne.  Je  me  souviens  l'avoir  lu,  un  jour,  que,  sur  l'impé- 
riale d'un  omnibus,  je  me  rendais  à  la  Bastille. 

Il  dit  que  c'était  vrai  et  je  continuai  : 

—  On  vous  attribue  souvent  le  nom  d'Ahasvérus  ? 

—  Mon  Dieu,  ces  noms  m'appartiennent  et  bien  d'autres 
encore.  La  complainte  que  l'on  chanta  après  ma  visite  à  Bru- 
xelles me  nomme  Isaac  Laquedem  d'après  Philippe  Mouskes 
qui,  en  1243,  mit  en  rimes  flamandes  mon  histoire.  Le  chroni- 
queur anglais  Mathaeus  Parisiensis,  qui  la  tenait  du  patriarche 
arménien,  l'avait  déjà  racontée.  Depuis,  les  poètes  et  les  chroni- 
queurs ont  souvent  rapporté  mes  passages,  sous  le  nom  d'Ahas- 
ver,  Ahasvérus  ou  Ahasvère,  dans  telles  ou  telles  villes.  Les 
Italiens  me  nomment  Buttadio  —  en  latin  Buttadeus  ;  —  les 
Bretons,  Boudedeo;  les  Espagnols,  Juan  Espéra-en-l)ios.  Je 
préfère  le  nom  d'Isaac  Laquedem  sous  lequel  on  m'a  vu  souvent 
en  Hollande.  Des  auteurs  prétendent  que  j'étais  portier  chez 
Ponce-Pilate  et  que  mon  nom  était  Karthaphilos.  D'autres  ne 
voient  en  moi  qu'un  savetier,  et  la  ville  de  Berne  s'honore  de 
conserver  une  paire  de  bottes  qu'on  prétend  faites  par  moi  et 
que  j'y  aurais  laissées  après  mon  |)assage.  Maisjc  ne  dirai  rien  sur 
mon  identité,  sinon  que  Jésus  m'ordonna  de  marcher  jusqu'à  son 
rietour.  Je  n'ai  {)as  lu  les  œuvres  que  j'ai  inspirées,  mais  je  con- 
nais les  noms  des  auteurs.  Ce  sont:  Gœthe,  Schubarts,  Schle- 
gel,  Schreiber,  von  Schenck,  Pfizer,  \V.  Millier,  Lenau,  Zedlitz, 
Mosens,  Kohler,  Klingemann,  Levin,  Schiiking,  Andersen, 
Heller,  llerrig,  Hamerling,  Robert  Giseke,  Carmen  Sylva,  Ilel- 
lig,  Neubaur,  Paulus  Cassel,  Edgar  Uuinel,  Eugène  Sue, 
G.  Paris,  Jean  Richepin,  l'Anglais  Conway,  les  Pragois  Max 
Hanshofer  et  Suchomel.  Il  est  juste  que  j'ajoute  que  tous  ces 


LE   PASSANT   DE    PRAGUK  'JtO;» 

auteurs  se  sont  aidés  du  petit  livre  de  coIporlat::e  qui  parut  h 
Leydc  en  1602,  lut  aussitôt  traduit  en  latin,  iramjais  et  hollan- 
dais et  fut  rajeuni  et  augmenté  par  Simroek  dans  ses  livres  po- 
pulaires allemands.  Mais,  regardez  !  \'oici  le  Hing  ou  place  de 
grève.  Celte  église  contient  la  tombe  de  Tastronome  Tycho-Brahé, 
Jean  lluss  y  prêcha,  et  ses  murailles  gardent  les  marques  des 
boulets  des  guerres  de  Trente  ans  et  de  Sept  ans. 

Nous  nous  tûmes,  visilAmes  Téglise,  puis  alhlmes  entendre 
tinter  rheure  à  l'horloge  de  l'hôtel  de  ville. La  mort,  tirant  la 
la  corde,  sonnait  en  hochant  la  tête.  D'autres  statuettes  re- 
muaient, tandis  que  le  coq  battait  des  ailes  et  que,  devant  une 
fenêtre  ouverte,  les  douze  apôtres  passaient  en  jetant  un  coup 
d'œil  impassible  sur  la  rue.  Après  avoir  visité  la  désolante  pri- 
son appelée  Schbinska,  nous  traversâmes  le  quartier  juif  aux 
étalages  de  vieux  habits,  de  ferrailles  et  d'autres  choses  sans 
nom.  Des  bouchers  dépeçaient  des  veaux.  Des  femmes  bottées 
se  hâtaient.  Des  juifs  en  deuil  passaient,  reconnaissables  à  leurs 
habits  déchirés.  Les  enfants  s'apostrophaient  en  tchèque  ou  peut- 
être  en  jargon  hébraïque.  Nous  visitâmes,  tête  couverte.  Fan- 
tique  synagogue  où  les  femmes  n'entrent  point  pendant  les  céré- 
monies mais  regardent  par  une  lucarne.  Cette  synagogue  a  l'air 
d'une  tombe  où  dort  voilé  le  vieux  rouleau  de  ])archemin  qui 
est  une  admirable  thora.  Ensuite,  Laquedcm  lut  à  l'hor- 
loge de  l'hôtel  de  ville  juif  qu'il  était  trois  heures.  Cette  horloge 
porte  des  chiffres  hébreux  et  ses  aiguilles  marchent  à^rcbours. 
Nous  passâmes  la  Moldau  sur  la  Carlsbrùcke,  pont  d'où  saint 
Jean  Népomucène,  martyr  du  secret  de  la  confession,  fut  jeté 
dans  la  rivière.  De  ce  pont  orné  de  statues  pieuses,  on  a  le  spec- 
tacle magnifique  de  la  Molday(  et  de  toute  la  ville  de  Prague  ^  / 
avec  ses  églises  et  ses  couvents. 

En  face  de  nous  se  dressait  la  colline  du  Hradschin  sur 
laquelle  se  dressent  :  le  château,  où  est  la  salle  de  la  défenestra- 
tion, la  cathédrale,  le  belvédère  où,  Schiller  a  situé  son  poème 
le  Gant.  Pendant  que  nous  montions  entre  les  palais,  nous 
)|^arlâmes. 

—  Je  croyais,  dis-je,  que  vous  n'existiez  pas.  Votre  légende, 
me  semblait-il,  symbolisait  votre  race,  que  j'aime  de  s'être  con- 
servée si  pure  à  travers  les  temps,  car  j'aime  les  juifs.  Je  n'en 
ai  jamais  rencontré  de  sots,  beaucoup  sont  malheureux.  Un 
seul  point  me  déplaît  en  eux  :  leur  monothéisme  et  souvent  leur 
athéisme.  Ainsi,  c'est  vrai,,  Jésus  vous  chassa? 

—  C'est  vrai,  mais  ne  parlons  pas  de  cela.  Je  suis  accoutumé 
à  ma  vie  sans  fin  et  sans  repos.  Car  je  ne  dors  pas.  Je  marche 


2o6  LA  REVUE   BLANCHE 

sans  cesse  et  marcherai  encore  pendant  que  &e  manifesteront 
les  quinze  signes  du  jugement  dernier.  Mais  je  ne  parcours  pas 
un  chemin  de  la  croix,  mes  routes  sont  heureuses.  Je  ne  demewe 
nulle  part  et  ainsi  ne  souffre  pas  d'être  juif.  Car  tous  les  juifs 
souffrent  partout  un  mépris  immérité.  Voyez,  de  Daniel  à  Drey- 
fus, —  que  n'ont-ils  pas  souffert  dans  les  pays  que  leur  sagesse 
.honorait!  Pour  parler  du  dernier:  eût-il  espionné, — respionnage, 
métier  périlleux,  est-il  si  vil?  Les  catholiques  peuvent-ils  oublier 
que  saint  François  d'Assise  le  pratiqua  en  son  temps  ! 

11  se  tut.  Nous  visitâmes  le  château  royal  du  Hradschin,  aux 
salles  majestueuses  et  désolées,  puis  la  cathédrale,  où  sont  les 
tombes  royales  et  la  châsse  d'argent  de  saint  Jean  Népomucène. 
Dans  la  chapelle  où  l'on  couronnait  les  rois  de  Bohême  et  où 
le  saint  roi  Wenceslas  subit  le  martyre,  Laquedem  me  fit 
remarquer  que  les  murailles  étaient  de  gemmes  :  agates  et 
améthystes.  Il  m'indiqua  une  améthyste  : 

—  Voyez,  au  centre,  les  veinures  dessinent  une  face  aux  yeux 
flamboyants  et  fous.  On  prétend  que  c'est  le  masque  de  Napoléon. 

—  C'est  mon  visage,  m'écriai-je,  avec  mes  yeux  enfoncés, 
sombres  et  jaloux  ! 

Et  c'est  vrai.  Il  est  là,  mon  portrait  douloureux,  près  de  la 
porte  de  bronze  où  pend  l'anneau  que  tenait  saint  Wenceslas 
quand  il  fut  massacré.  Nous  dûmes  sortir.  J'étais  pâle  et  mal- 
heureux de  m'être  vu  fou,  moi  qui  crains  tant  de  le  devenir. 
Laquedem,  pitoyable,  me  consola  et  me  dit  : 

—  Ne  visitons  plus  de  monuments.  Marchons  dans  les 
rues.  Regardez  bien  Prague;  Humboldt  affirme  qu'elle  est 
parmi  les  cinq  villes  les  plus  intéressantes  d'Europe. 

—  Vous  lisez  donc  ? 

—  Oh!  parfois,  de  bons  livres,  en  marchant.  Allons,  riez! 
J'aime  aussi  parfois  en  marchant. 

—  Quoi  !  vous  aimez  et  n'êtes  jamais  jaloux? 

—  Mes  amours  d'un  instant  valent  des  amours  d'un  siècle. 
Mais,  par  bonheur,  personne  ne  me  suit  et  je  n*ai  pas  le  temps 
de  prendre  cette  habitude  d'où  s'engendre  la  jalousie.  Allons, 
riez!  ne  craignez  ni  l'avenir,  ni  la  mort.  On  n'est  jamais  sûr  de 
mourir.  Croyez-vous  donc  que  je  sois  seul  à  n'être  pas  mort? 
Souvenez-vous  d'Enoch,  d'Élie,  d'Empédocle,  d'Apollonius  de 
Tyane.  N'y  a-t-il  plus  personne  au  monde  pour  croire  que 
Napoléon  vive  encore?  Et  ce  malheureux  roi  de  Bavière, 
Louis  II  !  Demandez  aux  Bavarois.  Tous  affirmeront  que  leur 
roi  magnifique  et  fou  vit  encore.  Vous-même,  vous  ne  mourrez 
peut-être  pas.  ^ 


LE   PASSANT   DE   PRAGUE  107 

La  nuit  descendait  et  les  lumières  naissaient  sur  la  ville.  Nous 
repassâmes  la  Moldau  par  un  pont  plus  moderne  : 

—  Il  est  l'heure,  dit  Laquedem,  de  dîner. 

Nous  entrâmes  dans  une  auberge  où  Ton  faisait  de  la  musique. 

Il  y  avait  là  :  un  violoniste,  un  homme  qui  tenait  le  tambour, 
la  grosse  caisse  et  le  triangle,  un  troisième,  qui  touchait 
d  une  sorte  d'harmonium  à  deux  petits  claviers  juxtaposés  et 
placés  sur  soufflets.  Ces  trois  musiciens  faisaient  un  bruit  du 
diable  et  accompagnaient  fort  bien  le  goulasch  au  paprika,  les 
pommes  de  terre  sautées  mêlées  de  grains  de  cumin,  le  pain  aux 
graines  de  pavot  et  la  bière  amère  de  Pilsen  qu'on  nous  servit. 
Laquedem  mangea  debout  en  se  promenant  dans  la  salle.  Les 
musiciens  jouaient  un  morceau,  puis  quêtaient.  Pendant  ce 
temps,  la  salle  s'emplissait  des  voix  gutturales  de  ses  hôtes, 
tous  bohémiens  à  tête  en  boule,  à  face  ronde,  au  nez  en  l'air. 
Laquedem  parla  délibérément.  Je  vis  qu'il  m'indiquait.  On  me 
regarda,  vint  me  serrer  la  main  en  disant  :  «  Vive  la  Frantzé!  » 
La  musique  joua  la  Marseillaise.  Petit  à  petit  Tauberge  se  rem- 
plit. Il  y  avait  là  aussi  des  femmes.  Alors  on  dansa.  Laquedem 
saisit  la  fort  jolie  fille  de  Thôte,  et  les  voir  me  fut  un  ravis- 
sement. Tous  deux  dansaient  comme  des  anges,  selon  ce  qu'en 
dit  le  Talmud  qui  appelle  les  anges  maîtres  de  danse.  Soudain,  il 
empoigna  sa  danseuse,  la  souleva  et  balla  ainsi  aux  applaudis- 
sements de  tous.  Quand  la  fille  fut  de  nouveau  sur  ses  pieds, 
elle  était  sérieuse  et  quasi  pâmée.  Laquedem  lui  donna  un  bai- 
ser qui  claqua  juvénilement.  Il  voulut  payer  son  écot  dont  le 
montant  était  d'un  florin.  A  cet  effet  il  tira  sa  bourse,  sœur 
de  celle  de  Fortunatus  et  jamais  vide  des  cinq  sous  légendaires. 
Nous  sortîmes  de  Tauberge  et  traversâmes  la  grande  place  rec- 
tangulaire nommée  Wenzelplatz,  Viehmarkt,  Rossmarkt  ou 
Vàclavské  Nâmésti.  Il  était  dix  heures.  A  la  lueur  des  réver- 
bères rôdaient  des  femmes  qui  au  passage  nous  murmuraient 
des  mots  tchèques  d'invite.  Laquedem  m'entraîna  dans  la  ville 
juive  en  disant  : 

—  Vous  allez  voir:  pour  la  nuit,  chaque  maison  s  est  trans- 
formée en  lupanar. 

C'était  vrai.  A  chaque  porte  se  tenait  debout  ou  assise,  tête 
couverte  d'un  châle,  une  matrone  marmonnant  l'appel  à  l'amour 
nocturne.  Tout  d'un  coup,  Laquedem  dit  : 

—  Voulez-vous  venir  au  quartier  des  vignobles  royaux?  On 
y  trouve  des  fillettes  de  quatorze  à  quinze  ans  que  des  philo- 
pèdes  eux-mêmes  trouveraient  de  leur  goût. 

Je  déclinai  cette  offre  tentante.  Dans  une  maison  proche,  nous 


108  LÀ    REVUH    BLANCHE 

Lûmes  du  vin  de  Hongrie  avec  des  femmes  en  i)eignoir,  alle- 
mandes, hongroises  ou  bohémiennes.  La  fêle  devint  crapuleuse. 
J'appris  que  le  sexe  de  la  femme  se  nomme  en  tchèque  lainia^ 
ce  qui  s'apparente  au  mot  français.  Laquedem  méprisa  ma  ré- 
serve. Il  entreprit  une  Hongroise  tétonnière  et  fessue.  Bientôt, 
déjà  débraillé,  il  entraîna  la  fille,  qui  avait  peur  du  vieillard.  Le 
circoncis  évoquait  un  tronc  noueux  ou  ce  poteau  des  couleurs 
des  Peaux-Rôuges,  bariolé  de  terre  de  Sienne,  d'écarlate  et  du 
violet  sombre  des  ciels  d'orage.  Au  bout  d*un  quart  d'heure,  ils 
revinrent.  La  fille  lasse,  satisfaite,  mais  effrayée,  criait  en 
allemand  : 

—  II  a  marché  tout  le  temps,  il  a  marché  tout  le  temps! 
Laquedem  riait;  nous  payâmes  et  partîmes.  11  me  dit  : 

—  J'ai  été  fort  content  de  cette  fille  et  je  suis  rarement  satis- 
fait. Je  ne  me  souviens  de  pareilles  jouissances  qu'à  Forli,  en 
en  1267,  où  j'eus  une  pucelle.  Je  fus  heureux  aussi  à  Sienne,  je 
ne  sais  plus  quelle  année  du  xiv^  siècle,  auprès  d'une  fornarine 
mariée  dont  les  cheveux  avaient  la  couleur  des  pains  dorés.  En 
1542,  à  Hambourg,  je  fus  si  épris,  que  j'allai  dans  une  église, 
pieds  nus,  supplier  Dieu  vainement  de  me  pardonner  et  de  me 
permettre  de  m'arrôter.  Ce  jour-là,  pendant  le  sermon,  je  fus 
reconnu  et  accosté  par  l'étudiant  Paulus  von  Eilzen,  qui  devint 
évoque  de  Schleswig.  Il  raconta  son  aventure  à  son  compagnon 
Chrysostôme  Dœdalus,  qui  l'imprima  en  1564. 

—  Vous  vivez!  dis-je. 

—  Oui!  je  vis  une  vie  quasi  divine,  pareil  à  un  Wotan, 
jamais  triste.  Mais,  je  le  sens,  il  faut  que  je  parte.  J'en  ai  assez 
de  Prague!  Vous* tombez  de  sommeil.  Allez  dormir.  Adieu! 

Je  pris  sa  longue  main  sèche  : 

—  Adieu,  Juif  Errant,  voyageur  heureux  et  sans  but!  Votre 
optimisme  n'est  pas  médiocre,  et  qu'ils  sont  fous  ceux  qui  vous 
représentent  comme  un  aventurier  hûve  et  hanté  de  remords. 

—  Des  remords?  Pourquoi?  Gardez  la  paix  de  l'âme  et  soyez 
méchant.  Les  bons  vous  en  sauront  gré.  Le  Christ  !  je  l'ai 
bafoué.  11  m'a  fait  surhumain.  Adieu  ! 

Je  suivis  des  yeux,  tandis  qu'il  s'éloignait  dans  la  nuit  froide, 
les  jeux  de  son  ombre,  simple,  double  ou  triple  selon  les  lueurs 
des  réverbères.  Soudain,  il  agita  les  bras,  poussa  un  cri  lamen- 
table de  b(Me  blessée  et  s'abatlil  sur  le  sol.  J(*  me  précipitai  en 
criant.  Je  m'agenouillai  et  déboulonnai  sa  clieinise.  11  tourna 
vers  moi  des  yeux  égarés  et  parla  conrusémcnt  :  u  Merci.  L^* 
temps  est  venu.  Tous  les  (juatre-vingl-dix  ou  cent  ans  un  mal 
terrible  me  frappe.  Mais  comiu'^  le  phénix  n'naît  do  ses  cendres. 


LE   PASSANT   DE    PRAGUE 


209 


je  guéris  et  possède  alors  les  forces  nécessaires  pour  un  nou- 
veau siècle  de  vie.»  Et  il  se  lamenta,  disant  :  «  Oï  !  oï  !  »,  ce  qui 
signifie  «  hélas!  »  en  hébreu.  Durant  ce  temps  toute  la  puterie 
du  quartier  juif,  attirée  par  les  cris,  était  descendue  dans  la  rue. 
La  police  accourut.  Il  y  eut  aussi  des  hommes  à  peine  vêtus  qui 
s'étaient  levés  en  hâte  de  leur  lit.  Des  têtes  paraissaient  aux 
fenêtres.  Je  m'écartai  et  regardai  s'éloigner  le  cortège  des  agents 
de  police  emportant  Laquedem,  suivis  de  la  foule  des  hommes 
sans  chapeau  et  des  filles  en  peignoir  blanc  empesé. 

Bientôt  il  ne  resta  dans  la  rue  qu'un  vieux  juif  aux  yeux  de 
prophète.  Il  me  regarda  avec  défiance  et  marmonna  en  allemand: 
«  C'est  un  juif.  Il  va  mourir!  »  Et  je  vis  qu'avant  d'entrer  dans 
sa  maison,  il  ouvrit  son  manteau  et  déchira  sa  chemise,  diago- 
nalement. 

Guillaume  Apollinaire 


H 


La  Quinzaine 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES 

Le  Ministère  de  demain.  —  Puisque  le  cabinet  Waldeck-Rous- 
seau  a  annoncé  sa  retraite  sans  attendre  le  satisfecit  que  la  nouvelle 
majorité  lui  eût  donné  de  grand  cœur  ;  puisqu'il  n'a  pas  voulu  créer  le 
précédent  (qui  pourtant  ne  risquait  pas  d'ôtre  trop  suivi)  d'un  ministère 
démissionnant  sur  un  vote  de  confiance,  la  question  ministérielle  est 
ouverte  avant  même  que  la  Chambre  se  soit  constituée,  avant  (ju'elle  ait 
eu  une  occasion  de  dégager  et  de  dire,  pour  elle-même  et  pour  le 
public,  ses  tendances  majeures.  Il  n'est  pas  sans  raison  de  craindre 
que  quelque  confusion  initiale  n'en  résulte  et  ne  vienne  rendre  stériles 
les  premiers  temps  de  cette  législature. 

Le  parti  radical  sera  surtout  et  même  sera  seul  responsable  du  bien 
ou  du  mal  qui  peut  résulter  de  celte  situation.  Rarement,  je  crois,  parti 
a  été  plus  favorablement  porté  au  pouvoir  par  les  circonstances,  par 
Tétai  de  l'opinion,  par  la  position  des  autres  partis,  par  Tattentc  géné- 
rale. Il  serait  peu  digne  de  ses  cliefs  véritables —  et  il  serait  imprudent 
même  pour  leur  avenir  politique  personnel  —  de  continuer  à  se  réser- 
ver. Et  c'est  une  tactique  mauvaise  que  d'envoyer  d'abord  au  gouverne- 
ment des  a  doublures  ».  Le  temps  perdu  ainsi  en  tâtonnements  incer- 
tains est  du  temps  bien  perdu,  et  l'occasion  d'une  activité  ordonnée  et 
féconde  peut,  au  terme  de  cette  vaine  agitation,  ne  plus  se  retrouver. 

Et  quant  aux  combinaisons  bâtardes,  dont  on  nous  parle  et  dont  on 
menace  l'avenir  démocratique  de  la  législature,  juxtapositions,  sur  un 
type  trop  connu,  d'opportunistes  repentis  et  de  radicaux  tout  prêts  à 
être  «  prudents  »,  qu'en  dire,  sinon  qu'elles  seraient  l'aveu  d'impuis- 
sance du  parti  appelé  aujourd'hui  à  gouverner  et  qu'elles  en  prépa- 
reraient, dans  un  avenir,  non  pas  imminent,  mais  pourtant  sur,  une 
déchéance  profonde  y 

Cependant,  M.  Loubet  revient,  heureux  et  pacificateur,  de  ses  visites 
aux  empereurs  et  aux  rois.  Nous  réserve-t-il  la  révélation  du  grand 
homme,  inconnu  ou  méconnu,  qui  saura  prendre  la  lourde  succession 
d'une  présidence  du  Conseil  redevenue,  avec  celui  qui  la  quitte,  eifec- 
tive  et  maîtresse  ?  Aura-t-il  une  suffisante  pénétration  des  hommes  et 
une  suffisante  conscience  des  forces  virtuelles  de  la  démocratie  ?  Ou, 
seulement,  aura-t-il  le  choix  heureux  par  aventure  ? 

Fr.  Daveillans 

Deux  Couronnements.  —  Alplionse  Xlll  d'Espagne  a  saisi  sa  cou- 
ronne ;  Edouard  VU  d'Angleterre  se  coilTera  prochainement  de  la 
sienne.  Grave  sujet  de  méditation,  dans  l'Europe  contemporaine  où  le 
principe  monarchique  ne  vit  plus  que  de  la  tolérance  démocratique,  où 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES  ai  i 

le  droit  divin  des  rois  voisine  et  partage  avec  la  souveraineté  nationale. 
Lorsqu'après  les  épreuves  de  la  Révolution,  il  prit  fantaisie  à  un  Bour- 
bon de  France  de  se  faire  sacrer  à  Reims,  la  solennité  stupéfia  comme 
un  défi  et  un  anachronisme.  Aujourd'hui,  quand  un  souverain  inaugure 
en  grande  pompe  son  règne,  on  se  demande  combien  de  temps  il  jouira 
de  ses  prérogatives.  Et  s'il  fait  appel  aux  traditions  du  passé  pour 
rehausser  la  dignité  de  son  installation,  on  conclut  tout  l)a6  que  cette 
résurrection  des  formes  archaïques  est  un  symb(»le  et  un  aveu  dim- 
puissance.  Les  énergies  vivantes  ne  se  raccrochent  pas  ainsi  aux  sou- 
venirs lointains. 

Même  dans  la  Russie,  si  longtemps  immobilisée  en  l'admiration 
idolâtre  de  ses  monarques  papes,  1" intronisation  ne  soulève  plus  l'émo- 
tion quasi  mystique  de  jadis.  Le  vent  d'Occident  a  apporté  les  semences 
de  révolte  ;  la  fabrique  a  engendré  des  mentalités  d'insurgés  ;  l'organi- 
sation des  sociétés  secrètes  a  riposté  à  l'obscurantisme  du  Saint  Synode 
protégé  par  une  formidable  administration  policière. 

L'Kspagne  n*a  plus  le  fétichisme  de  ses  rois.  Alphonse  Xlll,  pro- 
clamé au  milieu  du  haut  clergé,  dos  chefs  d'armée,  des  Cortès,  qui  ne 
représentent  rien  (jue  la  volonté  îles  ministres,  ignore  ce  que  seront 
les  lendemains,  comment  il  vivra,  comment  il  régnera.  C'est  un  mi- 
racle, pour  user  de  ce  terme,  que  la  reine  (Ihristine  ait  j»u.  presque 
sans  trouble,  exercer  seize  ans  la  Régence.  Kt,  à  (M)up  sur,  quand 
mourut  Ali>honse  Xll,  nul  ne  se  doutait  que  son  fils  hériterait  jamais 
i-lTectivenient  de  son  pouvoir.  Les  foules  de  la  Péninsule  ont  beau  livr».*r 
leur  éducation  aux  moines,  payer  de  lourdes  cuiitiibutions  à  l'épiscu- 
pal,  conserver  une  déférence  ostensible  aux  militaires  de  toute  arme, 
les  révolutions  du  passé,  les  guerres  civiles,  les  conllits  dynastiques 
les  pronunciamientos  ont  trop  profondément  labouré  le  sol  pour  qu'il 
garde  au  régime  une  assise  solide. 

Une  caniarilla  de  courtisans  exploite  ce  pays,  le  pressure,  l'appauvrit 
en  s'enrichissant;  une  sainte  inquisition  modei'uisée  maintient  une  cami- 
sole de  force  à  la  raison  humaint»  ;  une  nombreuse  armée  sans  objectif, 
puis(jue  nul  ne  menace  les  Pyrénées,  sans  destination  lointaine  mt-me, 
puiscpu  les  colonies  ont  péri,  forme  la  ceinture  })rétorienne  de  ce  gou- 
vernement ([ui  n'a  point  changé  de[>uis  deux  cents  ans. 

De  mémoire  d'homme,  les  C'orlès  n'ont  pa^>  «Hé  élues.  Rlles  sont 
choisies  d'avinice  parle  cabinet  en  exercice.  Le  pays  n'a  qu'à  s'incliner, 
pourvu  tout  au  i)lus  diuie  asseniblé(^  de  notables.  Seulement,  l'émeute  se 
substitue  au  vote  elVectif.  La  grève  et  l'insurrertion  de  Barcelone,  il  y  a 
(juelques  semaines,  parurent  une  préface  tra^i«jne  î"i  la  cons»'*cratinn  du 
jeune  roi. 

Son  serment  l'obligeait  à  gouverner  par  le  peuple  et  pour  le  peuple, 
mais  il  lui  faudrait  alors  provotpier  de  vraies  élections  qui  donneraient 
une  vraie  représentation  nationale,  ou  à  peu  i»rès  :  il  lui  faudrait  licen- 
cier les  courtisans  qui  dévorent  le  budget;  il  lui  huidrait  fermer  les  :nv)- 
nastères  où  s'entassent  les  milliards  et  réduire  à  la  portitm  congrue  les 
évéques,   les   archevêques  qui  se  dotent  d'énormes  listes  civiles  :  il  'uî 


î  r 


212  LA   REVUE    BLANCHE 

faudrait  remettre  à  leur  place  les  maréchaux,  les  Weyler  et  les  autres, 
aussi  opulents  et  plus  arrogants  que  des  chefs  de  la  garde  prétorienne 
de  l'Empire  Romain.  Comment  un  enfant  de  seize  ans  assumerait-il 
pareille  tAche,  (piand  derrière  le  clergé  et  les  grands  dépossédés 
apparaîtrait  le  carlisme  ranimé,  et  quand  les  dignitaires  de  Tarmée 
sont  d'un  royalisme  douteux?  Et  s'il  n'entreprend  pas  cette  œuvre 
d'Opuraion,  c'est  la  révolution  d'en  bas,  plus  anarchiste  que  socialiste, 
sédition  de  malheureux  plutôt  qu'action  de  républicains  qui  montera 
des  bagnes  de  la  Biscaye  et  de  la  Catalogne  jusqu'aux  palais  de  la 
Guadarrama  pour  briser  le  régime  vieilli, 
jt  Edouard  VII  d'Angleterre  n'a  pas  les  mêmes  appréhensions  —  pour 

j  •  son  pr(^i)re  avenir.  11  n'ignore  pas  les  sentiments  que  ses  sujets  portent 

I  '"  à  la  monarchie;  il  présente  cette  particularité  d'ùtre,  sans  doute,  dans 

le  fond  de  son  cœur,  le  plus  sceptique  de  tous  les  anglo-saxons.  S'il 
s'en  va  le  mois  prochain,  à  Westminster,  en  grand  cortège,  avec  des 
paires  et  des  pairesses,  des  héraulls  d'armes  et  des  chapelains,  des 
fonctionnaires  et  des  soldats,  il  n'attache  pas  une  énorme  importance  à 
I  j  la  solennité.  Il  aura  peine  à  contenir  sa  gravité  devant  certaines  forma- 

j  ;  lités  qui  jurent  trop  ouvertement  avec  le  modernisme  très  avancé  de  son 

\  j  esprit  et  les  pratiques  familières  qu'il  goûtait  autrefois.  11  a  pris  soin  de 

I  ]  supprimer  tous  les  détails  qui  pourraient,  en  ce  jour  mémorable,  retar- 

^  i  der  son  souper,  mais  comme  il  est  poli,  qu'il  aime  les  beaux  spectacles, 

I  :  il  a  tenu  à  examiner  en  personne  l'ordonnance  de  la  fête.  11  entend  trai- 

j  ;  ter  l'étranger  et  le  public  en  parfait  maître  de  maison. 

;  *    .  Ses  prérogatives  ne  sont  pas  menacées  ;  l'Angleterre  a  décapité  un 

souverain  dans  le  passé,  il  y  a  deux  siècles  et  demi,  et  peu  après,  elle 
î7  en  a  chassé  un  autre,   mais  elle  a  estimé  la  K\on  suffisante,  et  pourvu 

que  st's  rois  se  compoi-tenl  en  [>résidents  de  la  République,  avec  quel- 
ques immixtions  en  moins  dans  les  allaires.  ell<?  leur  laisse  la  libre 
jouissanee  des  palais  de  Londres  et  d'ailleurs.  La  Grande-Bretagne,  le 
premier  pays  (|iii  ait  fait  réj>reiive  de  la  liberté,  est  vraisemblablement 
celui  (pu  salVranehira  le  denii».M'  delà  royauté.  Elle  est  coûteuse,  mais 
si  peu  gènanle  ! 

Edouard  VII,  dans  (|uelques  semaines,  appréeiera  donc  la  solidité  de 
sa  couronne,  n^aisen  fera-l-ildes  réllexions  plus  sereines?  Et,  songeant 
aux  maux  (pie  linipérialisnie  a  causi's  à  ses  Etats,  à  la  prodigieuse  et 
ruintîuse  expansion  industrielle  de  lAniériquc,  à  la  eoneurrence  de 
l'Allemagne,  à  la  ])ousséu  asiatirpiede  la  Itussie,  il  se  demandera  si  son 
règne  s'écoulera  dans  la  paix  ri  si  la  déeadenee  du  lioyaume-Uui  n'est 
pas  prête  à  s'acc'user  davantage. 

Dans  la  Rome  antique,  lorscpi'un  cimsul  rentrait  triomphant,  un  es- 
clave attaché  à  son  char  lui  redisait  des  propos  graves  et  modérait  son 
orgueil.  Aujourd'hui,  ce  sont  les  soullranees  et  les  soul)r<»sauts  de  ré- 
volte des  nations  (jui  avertissent  les  rois,  aux  jours  criticpies  des  cou- 
ronnements. 

Paul  Louis 


;l 


GAZETTE    d'art  2l3 

GAZETTE  D'ART 

Exposition  d'Œuvres  de  Paul  Signac,  du  2  juin  au  21  juin 
(L'Art  Nouveau,  Bing,  rue  de  Provence).  —  Paul  Signac  a  expliqué  aux 
lecteurs  de  cette  revue  (i)  avec  vigueur,  lucidité  et  foi,  la  technique  du 
néo-impressionnisme.  Qu'il  suffise  donc,  morne  à  propos  d'une  exposi- 
tion de  ses  œuvres,  de  rappeler  tout  uniment  ces  pages.  Nombre 
d'amateurs  qui,  par  ailleurs,  font  preuve  de  goût,  sachant  quelle  série 
d'obligations  et  quelle  volonté  réfléchie  s'impose  le  peintre  des  fêtes 
rivales  du  ciel  et  de  l'eau,  ne  sont  que  trop  enclins  à  le  juger  comme 
une  sorte  de  mécanicien  patient  et  soigneux,  tout  à  la  docilité  de  l'outil 
entre  ses  doigts,  peu  féru  d'émotion  esthétique.  Signac  s'est  attiré  cette 
critique,  par  le  fait  que,  préoccupé  avant  tout  d'aflirmer  et  d'assurer 
l'existence  du  néo-impressionnisme,  il  se  plut,  très  vaillamment  et  au 
détriment  du  succès,  à  l'enseigner,  pour  ainsi  dire,  dans  ses  œuvres, 
d'où,  chez  quelques-unes,  une  apparence  un  peu  schématique  de 
démonstration.  Ce  furent,  comme  on  sait,  des  harmonies  cherchées 
dans  la  couleur,  auxquelles  s'adjoignirent  postérieurement  des  harmo- 
nies de  lignes. 

Or  les  œuvres  récentes  du  peintre  prouvent  éloquemment  que,  béné- 
ficiant de  tantôt  vingt  années  d'expérience  par  une  manière  plus  alerte 
et  plus  large,  par  des  touches  dégradées,  d'où,  plus  brillantes,  par  une 
science  plus  maîtresse  de  l'ordonnance  générale,  il  est  parvenu  à  nous 
dire,  non  plus  ses  eiïorts.  mais  sa  propre  joie.  La  sécheresse  est  toute 
absente  des  toiles  exposées  chez  Bing;  toutes  elles  témoignent  d'un 
concours  heureux  d'éléments  divers  (|ui  s'orchestrent,  se  portent,  s'uni- 
fient en  solides  et  décisives  pages.  La  plupart  sont  d'harmonie  douce  : 
mauve  et  bleu,  rose  et  vert  pale  — Malin  à  Samois,  Mont  Saint-Michel, 
Moulin  d'Edam,  Viaduc  du  Point  du  Jour  —  et  le  rôle  pourtant  capital 
du  blanc  dans  ces  peintures,  les  laisse  chantantes  et  colorées  dans  leur 
douceur,  nullement  crayeuses. 

Dix  notations  d'après  nature,  brillantes  et  souples —  bords  de  Seine  à 
Samois  —  constituent  une  manière  de  transition  entre  les  tableaux 
composés  et  cent  aquarelles  faites  en  Belgique,  en  Hollande,  en  Italie, 
en  Bretagne,  en  Normandie,  dans  l'Ile  de  France,  partout  où  l'artiste 
en  promenade,  d'un  geste  qui  suit  une  exclamation,  vite  tire  son  maté- 
riel de  poche,  et,  dans  le  jeu  simultané  de  la  couleur,  de  l'eau,  du  blanc 
du  papier,  se  hâte  (h-vant  la  fugacité  du  ciel,  devant  les  adieux  d'un 
soleil  sur  des  toits,  devant  l'eir»!  que  dure,  sur  Teau,  une  risée  de  vent. 
Ainsi  ces  aquarelles  qui  rapjxfllent  si  peu  les  arjuarelles  d'aciuarellistes, 
nées  d'un  instant  d'émotion,  la  traduisent  et  résument  la  nature  dans  sa 
variété,  ses  proportions,  ses  «légradés,  sus  contrastes,  contiennent  en 
puissance  tous  les  termes  (pii,  dans  une  (euvre  définitive,  se  déroule- 
ront en  périodes.   Quelques-unes,  plus  insistantes,  jdus  descri[)tivrs, 


;l)_  Articles  réunis  sons  k-  rirru  J/E'.'ff'iiv  Iklnrroi.r  un  Xio-Iynijiniifionuisitie,  un  voliimo 
des  Editions  de  Ln  niuc  bfauchi. 


'21 4  LA  REVUE   BLANCHE 

iiol animent  celles  de  Hollande,  traliissent  la  curiosité  du  peintre  en 
présence  de  formes  nouvelles  pour  lui  :  moulins,  clochers,  bateaux  de 
l)êche,  maisons  à  pignons  flamands.  Celles-ci,  d'autres  encore,  sont 
reliaussées  de  traits  de  plume  qui,  sans  rompre  l'harmonie  des  teintes, 
s'allongent  en  arabesques,  accusant  les  formes  au  passage.  Les  plus 
sommaires  ont  l'attrait  dune  promesse  écrite,  les  plus  complètes, 
une  sereine  opulence;  toutes  sont  une  fête  pour  les  yeux. 

Edmond  CoisTURiEn 


Exposition  pétpospective  de  la  Gravure  sur  boi8(i).  — Au 

lieu  de  pleurer  sur  le  malheur  des  temps,  les  graveurs  sur  bois, 
menacés  par  renyahissement  des  procédés  mécaniques,  montrent  leurs 
titres  de  noblesse  :  ils  organisent  présentement  une  exposition  rétros- 
pective de  Fart  qu'ils  pratiquent. 

En  fait,  cette  exposition,  est  aussi  celle  du  livre,  Thistoire  de  la  gra- 
vure sur  bois  s'alliant  intimement  aux  origines  de  rimprimerie. 

M.  Maurice  Baud,  a  excellemment  écrit  :  «  La  gravure  sur  bois  est  la 
raison  dùtre  du  livre  illustré.  Seule  elle  garde  l'unité  décorative,  typo- 
graphique de  la  page  ;  \vs  procédés  à  base  photographique,  les  autres 
genres  de  gravure  même,  rompent  l'harmonie  du  livre,  y  sont  étran- 
gers. » 

Que  l'on  considère  les  primitives  productions,  celles  du  xv*  siècle. 
L'art  occidental  est  alors  dans  Tenfance  ;  du  moins  il  n'a  pas  cette 
ampleur,  ce  souci  d'ordonnance  qui  fera  son  éclat  à  l'époque  dite  de  la 
Renaissance,  et  sa  perte  ensuite.  Particulièrement  les  tailleurs  d'images 
ont  la  timidité  des  débutants,  ils  esquivent  parfois  les  difticultés.  Et 
pourtant  leurs  œuvres  sont  charmantes,  elles  se  lient  fortement  au  texte 
qu'il  s'agit  de  décorer.  Cela  est  vrai  à  Florence  où  paraissent  coup  sur 
coup  des  publications  de  poètes  ou  de  moralistes,  de  Plularque  ou  de 
Savonar<»le  :  cela  est  vrai  à  Ferrare  où  s'imprime  «De  Clari  Mulieribus», 
à  Venise  où  naît  la  Ilypnerotomachia.  »  Et  de  môme  à  Paris  :  que  Ton 
ouvre  un  livre  sorti  des  mains  de  Verard,  de  Simon  de  Colines  ou  de 
rartiste  ]>arfait  que  fulGeoiiroy  Tory.  Exemple  non  moins  probant  avec 
les  éditions  allemandes  les  plus  primitives.  Que  l'on  compare  la 
«  Chronique  de  Cologne  »  ou  la  «  Nef  des  Fous  »  de  Sébastien  Brandt  à 
n'importe  ((uel  volume  sur  papier  couché  de  Tépoque  actuelle,  la  diffé- 
rence sautera  aux  yeux.  Les  illustrations  des  vieux  livres  apparaîtront 
caractéristiques,  colorées  et  vivantes,  tandis  que  les  similis  qui  em- 
bellissent les  romans  de  tels  et  tels  sires  «  de  papier  couché  >>  semble- 
ront aussi  pâles  et  impersonnelles  que  la  littérature  qu'elles  com- 
mentent. 

Cela,  les  bons  graveurs  sur  bois  de  l'époque  actuelle,  les  Lepère,  les 
Beltrand,  les  Paillard,  ne  l'ignorent  pas.  Et  c'est  pour  cette  raison  que, 


(1)  Ecole  de»  Ct-uiix-Arts.  Du  .')  au  31  mai. 


GAZETTE   d'art  2x5 

parallèlement  aux  chefs-d'œuvre  du  temps  passé,  ils  montrent!  à 
l'exposition  des  Beaux-Arts  de  vigoureuses  estampes  aux  blancs  et 
aux  noirs  puissants.  Il  faut  voir  la  curieuse  édition  du  livre  de  liuys- 
mans,  «  La  Bièvre  et  Saint-Séverin  »  (récemment  publiée  aux  dépens 
de  la  Société  de  propagation  des  Livres  d'Art),  que  le  bon  graveur  a 
ornée  de  curieux  bois. 

Pour  d'autres  livres  —  «  La  Cathédrale  »  —  Lepère  entend  faire 
mieux  et  pour  cela  il  veut  rester  maître  absolu,  c'est-à-dire  ôlre  à  la 
fois  dessinateur,  graveur,  imprimeur  et  éditeur.  C'est  aussi  l'avis  de 
Tony  Beltrand  qui  prépare  un  Constantin  Guys  et  de  Lucien  Pissarro 
dont  les  éditions  si  parfaites  sont  une  des  curiosités  de  cette  exposition 
—  où  Ton  voit  aussi  des  estampes  et  des  livres  japonais  sortis  des 
cabinets  de  MM.  Ilayashi,  Gillot,  Bing  et  Vever. 

Charles  Sauxibr 

Bonnard,  Maurice  Denis,  Maillol,  Roussel,  Vallotton,  Vuil- 
lard  (i).  —  De  Baudelaire  un  art  complet  sortit,  sorti  de  la  façon 
nouvelle  qu'il  inaugura  de  frissonner  devant  la  nature  et  la  vie.  Il  est* 
des  peintres  baudelairiens  de  très  différentes  sortes.  La  même  fièvre 
d'une  beauté  aiguô  jusqu'à  la  souffrance  fit,  après  le  poète  de  la  Charogne 
et  A' Une  Martyre^  se  plaire  le  peintre  Toulouse-Lautrec  à  remuer 
comme  au  scalpel,  à  vivisecter  les  magnificences  morbides  des  huma- 
nités en  décomposition.  Mais  Baudelaire  créa  aussi  la  poésie  intime,  la 
musique  des  choses  intimes.  Tel  Vuillard.  L'étonnante  symphonie  des 
couleurs  juxtaposées,  et  qui  si  exactement  s'apparente  aux  irisations 
harmoniques  du  compositeur  Debussy,  est  en  même  temps  et  surtout  la 
symphonie  des  matières  :  et  voilà  qui  lïmmédiatement  différencie  des 
impressionnistes.  Les  matières,  ce  n'est  point  assez  dire  pour  caracté- 
riser :  Cézanne  par  exemple  est  le  maître  de  la  matière,  et  plusieurs 
autres  ;  chez  Vuillard,  c'est  l'àme  de  la  matière,  l'âme  des  choses,  enfin 
les  mystérieuses  peuplades  d'esprits  qui  frissonnent  dans  le  clair- 
obscur,  et  dans  une  pleine  lumière  ;  le  tablier  du  petit  enfant,  ses  car- 
reaux blancs  et  bleus,  ont  leur  histoire,  et  nous  la  chuchotlent.  Bonnard, 
c'est  autre  chose  ;  «  observez,  écrit  Henry  Bidou  dans  la  revue  l'Occi- 
dent, comme  c'est  composé  tout  près  de  la  vie.  Tel  est  le  tableau  à  deux 
personnages,  où  le  style  ne  lige  point,  mais  reste  jeune  et  vivant  comme 
cette  figure  de  femme  qui  est  exprimée  d'une  telle  grâce.  Qualités  de 
peintre,  essentiellement.  M.  Bonnard  est  un  de  ceux  qui  ont  davantage, 
et  de  nature,  des  dons  de  leur  métier.  Enfin  c'est  un  peintre.  »  Tout 
près  de  la  vie  :  il  garde  un  écart;  en  effet,  voyez  sa  Place  Clichy^  c'est 
cela  et  c'est  plus  que  cela  ;  devant  la  vie  il  interpose  sa  sensibilité  pro- 
pre, ainsi  qu'une  buée,  qu'un  halo. 

«  Bien  plus  près  de  la  vie...  »  il  faut  s'entendre.  Vuillard  révèle  la  vie 
d'ôtres  que  nous  pensions  inertes;  vie  si  émouvante  que  les  hôtes 
humains  qu'il  leur  donne  vivent  autant,  pas  davantage  :  et  c'est  tout 


(1)  Galerie  Beniheim  jeune,  8,  rue  Laffitte. 


ai 6  LA  REVUE   BLANCHE 

simple,  ils  deviennent  ici  des  hôtes  réciproques,  et  lui-même  s'eiTace 
pour  en  eux  tous  s'incarner.  Bonnard,  lui,  ramasse  en  lui  tout  le  spec- 
tacle, s'en  compose  un  spectacle  intérieur  ;  tel  Baudelaire,  Tableaux  pari- 
siens :  le  Crépuscule  du  Soir,  ou  bien  les  Petites  Vieilles. 

11  est  vraiment  des  genres;  et  péril  à  les  mêler;  Bonnard  et  Vuillard 
le  sentent.  Hugo  n'aurait  pu  écrire  ces  Petites  Vieilles  qmVéiounaiieiii^ 
comme  Baudelaire  jamais  n'eût  trouvé  «  l'ombre  était  nuptiale,  auguste 
et  solennelle  »,  ou  «  et  je  marche  vivant  dans  mon  rêve  étoile  »  ;  et  ne 
le  chercha  point.  L'  «  intimité,  cette  musique  de  chambre,  la  poésie  où 
elle  atteint  sous  l'effort  des  peintres  que  voici,  se  peut  faire  subtile, 
sous-entendue,  pénétrante  (un  parfum)  ;  elle  ne  doit,  ne  peut  se  vouloir 
lyrique,  héroïque,  architecturale,  planer  dans  l'aisance  hautaine  et  la 
sérénité  ;  Gauguin,  Carrière,  Cézanne,  Lautrec,  bâtarde  admirable  de  la 
fresque  ou  la  tapisserie  (i)  ;  si  elle  y  tente  c'est  l'emphase  ;  elle  a  ses 
douleurs  aiguës  et  sourdes,  et  point  de  désespoirs.  I^a  femme  nue  de 
Bonnard  n'est  point  «  l'argile  idéale  >>  ;  elle  est  autre  chose  :  l'animal 
féminin,  charmant  comme  un  oiseau.  Et  c'est  très  bien. 

Roussel,  lui,  a  l'architecture;  c'est  depuis  Corot  et  Chavannesle  bu- 
colique lyrique  et  le  décorateur  ;  admirable  payen  î  et  ce  n'est  pas  une 
apothéose  d'opéra,  c'est  la  nature  elle-même,  la  nature  dans  sa  divi- 
nité ;  ses  églogues  sont  des  odes  ;  ses  femmes  nues  que  dans  les  cam- 
pagnes il  mène  ébattre  avec  leurs  mâles,  sont  des  nymphes  et  ne  s'en 
aperçoivent  pas  ;  et  tout  est  pénétré  de  l'immense  rut  religieux  d'Kve 
au  jardin  d'Kden,  qui 

...  tremblante  sentit  que  son  flanc  remuait, 
vers  de  Hugo  :  Roussel  n'ariendebaudelairien,  c'est  Virgile,  ou  mieux, 
Lucrèce. 

L'énigmatique  Vallotton  est  baudelairion  d'autre  fa(;on  ;  sa  vision  est 
toute  interne  et  cérébrale  ;  sa  peinture  a  la  hantise  de  l'expression 
exacte,  précise  et  déhnitive  :  du  mot  juste.  Les  chatoiements,  les  fré- 
missements de  la  lumière  diffuse  ne  le  dupent  point  ;  il  décortique  ; 
d'un  paysage  il  tire  le  plan  perspectif,  délimite  par  l'essentiel  de  ses 
plans,  et  lignes,  et  couleur  locale,  et  Tenclave  à  sa  place  dans  l'en- 
semble ;  il  ne  s'abandonne  point  au  sujet,  il  le  domine;  ^ni  à  lui-même  : 
il  se  domine  ;  il  n'est  point  froid,  il  est  de  sang  froid  : 

Je  hais  le  mouvement  (jui  déplare  les  lignes, 
Et  jamais  je  ne  pleure  et  jamais  je  ne  ris. 

Cela  est  manifeste  surtout  par  ses  portraits  dont  le  critique  déjà  cité 
dit  qu'ils  «  marquent  T'extrême  limite  de  la  synthèse  que  peut  réaliser 
la  peinture.  L(^  portrait  d'Alfred  de  Vigny  est  la  forme  algébrique  la 
plus  succincte  et  la  plus  précise  de  ce  grand  homme.  Les  caractéristi- 
ques de  la  tête  y  paraissent  seules,  mais  écrites  phitùt  que  peintes...  » 
Cet  imj)lacable  analyste  des  moi  entend  ([ue  le  modèle  lui  avoue  non 
ses  secrets  mais  son  secret  ;  c'est  son  individu  moral  qu'il  extrait  de 
son  physi([ue,  et, simplificateur  audacieux  et  sur,  accuse  tout  ce  qui  le 

(i;  Baudelaire-  <iui  c-t  multiple  a  cela,  aussi  ;  mais  alors  il  n'est  plus  intime  :  c'est  la 
Charoi/nCf  ou  la  Mort  des  Amant  t. 


GAZETTE   DART  217 

signifie,  sous-enlend  le  reste  :  il  est  topique  qu'il  a  de  préférence 
imagé  des  gens  morts,  mais  que  leurs  œuvres  lui  révélèrent  en  physiono- 
mie plus  nettement  que  s'ils  les  avait  vus  ;  comme  son  Vigny,  son  Bau- 
delaire au  strabisme  inquiétant  (il  de^'ait  peindre  Baudelaire)  est  d'une 
ressemblance  suraiguc.  Non  qu'il  défaille  aux  vivants;  son  Mirbeau 
l'atteste,  et  son  portrait  du  marchand  de  tableaux  Vollard. 

Maurice  Denis  apporte  Tantitlièse  ;  il  n'est  rien  qu'émotion  ;  il  n'en- 
ferme point  le  spectacle  en  lui  ;  il  s'ouvre  comme  une  ileur,  comme  un 
cœur  devant  du  spectacle  et  s'en  laisse  imbiber  ;  il  n'en  délimite,  n'en 
isole  pas  chaque  élément  ;  ciel,  himière  et  paysage,  et  êtres  humains, 
s'enlacent,  s'entre  pénètrent  comme  dans  une  fleur  les  couleurs  ;  pan- 
théisme ou  mieux,  communion  universelle  qui  n'a  plus  rien  à  voir  à 
Baudelaire  ;  Verlaine  et  Rimbaud  au  contraire  d'eux-mêmes  s'évoquent 

Je  ne  veux  plus  aimer  que  madame  Marie 

ou  bien  le  «  grasseyement  des  divins  babillapfes  »  du  poème  des  Com- 
munions, 

—  Parmi  toutes  ces  peintures  une  remarquable  statuette,  Léda^  par 
Maillol,  de  qui  naguère  les  grès  attirèrent  ratlentiim. 

Exposition  Toulouse-Lautrec  (i).  —  Pour  prendre  idée  de  la 
force  de  Toulouse-Lautrec  et  le  situer  dans  Tépoque  et  au  delà  de 
l'époque,  il  faut  procéder  comme  dans  les  musées.  Voici  des  Puvis 
de  Chavannes  dans  la  salle  attenante,  et  des  Renoir  :  devant  Puvis, 
Lautrec  demeure  à  distance  mais  il  ne  llécliit  pas;  Renoir  est  un 
grand  peintre  ;  pourtant,  en  présence  de  Lautrec,  il  se  boursoufle,  il 
se  montre  tout  en  surface,  sa  couleur  chavire,  se  vide  ici.  Là  s'amasse, 
avec  une  instantanéité  qui  touche  Tillusion  d'optique  ;  nous  observâmes 
phénomène  pareil  quand  un  hasard  nous  affnmta  Renoir  à  Carrière, 
et  au  sublime  Van  Gogh.  I*^t  cependant  Renoir  est  un  grand  peintre. 

Toulouse-Lautrec  comme  Forain,  mais  avec  combien  plus  de  puis- 
sance, vient  de  Degas  et  de  Daumier  ;  dessinateur  et  statuaire,  tout  au 
contraire  des  impressionnistes,  Timpression  subjective,  immédiate,  il 
passe  à  travers,  et  fouille  le  sujet.  Son  séjour  à  l'atelier  Cornion 
ne  lui  fut  en  cela  pas  inutile  :  le  désastreux  de  l'Ecole  des  Beaux- 
Arts  ne  réside  point  dans  son  enseignement  ;la  gram moire  est 
irremplaçable  et  il  faut  devant  les  résultats  convenir  (pTelle  ne 
s'enseigne  guère  que  lài,  mais  dans  le  fait  de  n'enseigner  (ju'elle,  y  cla- 
quemurer tout  l'art,  et  proscrire  la  vie  :  dans  l'asphyxiant  esprit  de  cet 
enseignement:  l'Ecole.  Le  dessin  qui  ne  se  meut  j)as,  n'existe  pas 
avec  toute  son  exactitude  de  calque  inerte,  puisque  tout  vit,  c'est-à- 
dire  se  meut  ;  ce  n'est  donc  point  la  cruauté,  une  j>erversilé  qui  s'en- 
canaille, etc.,  tel  qu'on  Ta  répété  tant,  ([ui  lit  à  Touh)use-Lautrec  si 
férocement  disséquer,  dépiauter  la  soutirante  guenille  humaine  ;  point 
davantage  au  fond  qu'il  ne  poursuivit  la  bête  morale  à  travers  la  car- 


(Ij  Galerie  Durand-.Ruel,  nie  Laffitte,  16. 


2l8  LA  REVUE   BLANCHE 

casse  physique:  elles  sont  un.  Sou  dessin  pourchassait  simplement  l'es- 
sence du  dessin,  c'est-à-dire  Tessencc  de  la  vie.  Une  jambe,  un  torse, 
lui  représentent  non  point  seulement  comme  aux  impressionnistes  purs 
(Renoir  par  exemple),  des  taches  colorées  en  mouvement,  ou  comme 
aux  peintres  d'École  (j'entends  les  probes),  une  anatomie,une  plastique  : 
mais  avant  tout  une  cinématique  dans  une  physionomie.  Donc  cruel,  si 
Ton  veut,  oui  :  à  la  façon  du  vivisecteur  qui  autopsie  tout  vif  son  sujet. 
]n  anima  vili.  On  palpe  la  face  de  singe,  et,  quoi,  de  toutes  les  bûtes, 
et  la  tôte  de  mort,  à  travers  les  portraits  de  femmes  et  d'hommes  qu'il 
présente  :  c'est  qu'il  trouva  cela  sous  l'épiderme  élastique  et  la  chair 
vivace,  et  que  cela  y  est  si  palj)able  qu'il  faut  toute  notre  accoutu- 
mance et  notre  inattention  peureusement  voulue  pour  ne  le  point 
remarquer  ;  il  est  peut-être  un  individu  sur  cent  de  qui  le  néz  soit  réel- 
lement droit  :  nous  en  apercevons-nous,  nous  en  voulons-nous  aper- 
cevoir? Du  mensonge  de  notre  vie,  de  notre  vie  civilisée,  avec  délice  ïï 
fouille  le  plus  mensonger  recoin,  le  plus  factice  :  les  gens  de  théâtre 
et  les  filles  d'amour;  en  elîot,  plus  Teffort  est  tendu  vers  l'artifice,  jus- 
qu'à s'en  refaronner  une  nature,  plus  vigoureusement  dans  l'analyse  de 
cet  effort  se  manifeste  la  nature  réelle  et  vraie.  Nous  qui,  sans  inter- 
mittence posons,  sans  pouvoir  nous  en  empêcher,  sans  le  savoir,  nous 
faisons  de  pénibles  modèles  :  les  plus  propices  sont  ceux  que  force  leur 
fonction  d'exaspérer  ce  roidissement;  au  sommet  du  plus  fatigant  elTort 
nécessairement  succède  une  détente,  mais  complète,  où  s'abat  notre 
humanité  sous  l'animalité  vraie.  Tout  cela  est  si  logique!  c'est  notre 
facticité  encore  qui  nous  fait  si  loin  chercher  la  raison  des  choses  quand 
elle  s'attarde  sous  nos  yeux  ! 

Toulouse-Lautrec,  sa  névrose,  sa  psychologie  exaspérée,  son  sens 
suraigu  de  la  vie,  son  flair  amoureux  des  dégénérescences,  etc..  Oui, 
si  l'on  veut  ;  au  fond,  c'est  bien  plus  simple  que  cela  :  Toulouse-Lau- 
trec est  un  tempérament  merveilleusement  sain  et  lucide,  et  pour  quoi 
pétri  (le  sincérité  ardente  ;  il  veut  pousser  jusqu'au  cœur  des  choses 
afin  d'exprimer  la  réalité  :  ce  peintre  est  un  dessinateur.  Dessinateur  et 
statuaire,  c'est-à-dire  musicien  :  cette  réalité  qui  l'obsède  ne  s'arrête 
point  à  l'exactitude,  physi([ue  ou  morale,  elle  pénètre  plus  profond  ; 
c'est  l'harmonie  que  ce  dessin  pourchasse,  riiarmonie,  réalité  interne  et 
suprême,  noyau  de  tout  ce  qui  est.  Le  Renoir  dont  nous  parlions,  qui 
faiblit  devant  un  Lantrec,  un  van  Gogh,  un  Carrière,  est  pourtant  un  des 
bons  Renoir,  le  portrait  de  Mme  Samary.  liautrec  précisément  en 
disait  :  Comme  c'est  bien  peint  !  mais  comme  c'est  mal  fichu  !  De  la 
peinture  une  arabesque  doit  s'exhaler;  voilà  j)ourquoi  le  magique 
Renoir  défaille  devant  Toulouse-Lautrec. 

Fagus 

Exposition  des  Beaux-Arts  et  Carlsruhe.  —  En  1848,  le  jeune 
prince  Frédéric  de  Bade  ne  dut  son  salut  qu'à  la  fuite,  par  une  fenêtre 
du  palais  où  le  cherchait  le  peuple  en  révolution.  En  1902,  le  grand- 
duc  fête  le  cinquantenaire  de  son  règne,  et  voilà  l'occasion  d'une  exposi- 


GAZETTE   DART  îiI9' 

tion  des  Beaux-Arts.  C'est,  à  vrai  dire,  une  imposante  manifestation  où 
participent  Berlin,  Munich,  Stuttgardt,  Leipzig,  Dresde,  tous  les  grands 
centres  artistiques  d'Allemagne,  et  aussi  les  nations,  toutes  conviées. 
Mais  de  l'ensemble  se  dégage,  avec  une  remarquable  netteté,  la  valeur 
de  Carlsruhe  en  tant  que  colonie  de  peintres,  sinon  de  sculpteurs, 
appliqués  à  exprimer,  dans  Tœuvre,  les  caractéristiques  essentielles  du 
terroir  badois.  C'est  là  un  art  qui  n'a  rien  ou  presque  plus  rien  de  la 
sévérité  dogmatique,  académique  de  Berlin,  qui,  d'autre  part,  se  tient 
en  garde  contre  les  influences  bœckliniennes  si  chères  encore  à  l'Athènes 
bavaroise.  On  se  montre,  ici,  personnel  et  d'un  indigénat  très  franc,  très 
avoué.  Ce  sont  les  décors  de  la  nature  d'alentour  qui  fournissent  le  plus 
fréquent  thème  aux  efforts  des  paysagiste.  Le  répertoire  des  motifs 
du  plein  air  est  filialement  enrichi,  par  les  artistes  badois,  d'aspects 
recueillis  dans  leur  province  môme.  Hors  cela,  un  art  plus  extériorisé 
paraît  dans  l'œuvre  de  Ludwig  Dill,  poète  des  grisailles  et  des 
robustes  constructions  de  nature  où  la  fermeté  du  granit  se  corrige  si 
harmonieusement  par  les  masses  grasses  des  verdures,  par  le  luisant 
atténué  des  eaux  fuyantes  ;  dans  l'œuvre  aussi  de  Hans  Thoma,  tempé- 
rament si  pleinement  allemand,  tout  en  robustesse  et  pourtant  suscep- 
tible de  gràco,  varié  et  toujours  semblable  à  lui-même.  Et  ce  sont  encore 
Weishaupt,  aux  touches  larges  et  volontaires,  maître  d'une  palette 
d'où  la  santé  déborde,  Schœnleber,  expert  aux  jeux  de  la  lumière  et  de 
l'ombre  sur  les  roches  et  les  tours  de  vieux  bur<»s,  aux  diffusions  de 
lumières  tendres  et  comme  mouillées,  sur  les  toits  des  petits  villages 
assoupis,  aux  rives  des  cours  d'eaux  frangés  de  peupliers,  Keller, 
Ilitter,  Hans  von  Volkmann;  Otto  Propheter,  portraitiste  ofliciel,  qui 
réussit  à  rester  original  et  imprévu,  Hellmut  Richroth,  Adolf  des  Cou- 
dres,  Manuel  Wielandt;  Auguste  llorter  et  ses  paysages  ;  etc.,  etc. 

Les  perles  choisies  de  la  collection  Knorr,  de  Munich  ;  des  Bœcklin 
enlin  et  des  Lenbach,  des  bronzes  de  Franz  Stuck.  Nul  impression- 
niste, on  ne  les  aime  pas  encore.  Un  détail  à  retenir,  peu  ou  point  de 
nu. 

Rodin  n'expose  pas  :  mais  Bartholr)mé  et  Injalbert. 

Peu  d'art  décoratif,  sauf  les  meubles  de  l'architecte  Billing.  dont 
l'art  quasi  funéraire  et  sommaire  à  l'excès,  taille  le  bois  comme  le  mar- 
bre et  ligotte  les  fauteuils  en  larges  bandelettes  de  cuir  blanc,  d'un 
effet  désastreux.  Mais  il  faut  aimer  sans  réserve  les  poteries  et  les  mobi- 
liers de  Max  La^uger,  artiste  de  sens  délicat  et  d'invention  variée,  dont 
le  clair  talent  fut,  de  longtemps,  apprécié  chez  nous. 

Pour  ce  qui  concerne  la  sculpture,  il  faut  regretter  que  Dietsche,  de 
Carlsruhe,  n'expose  que  des  œuvres  peu  expressives  de  sa  haute  valeur. 
Hermann  Volz  le  supplée,  mais  sans  l'égaler. 

Pascal  Forthuxy 
GESTES 

La  vérité  sur  l'affaire  Hnmbert-Grawford.  —  11  est  remar- 
quable que  les  meilleurs  esprits  n'aient  fait  qu*entrevoîr,  malgré  l'iden- 
tité de  date,  la  connexité  de  l'affaire  Humbert-Crawford  et  de  la  catas- 


220  LA  REVUE   BLANCHE 

trophe  de  la  Martinique  :  la  catastrophe  de  Saint-Pierre  est  du  8, 
annoncée,  les  jours  précédents,  par  de  peu  moindres  désastres  ;  c'est 
aussi  le  7,  au  soir,  que  M.  Romain  Daurignac  brûle  des  papiers. 

On  a  eu  de  nombreux  exemples  de  ce  cas  d'aliénation  mentale,  qu'un 
homme,  possesseur  d'une  considérable  fortune,  obsédé  par  le  choix 
entre  les  divers  usages  qu'il  en  pourra  faire,  l'anéantisse.  Il  est  évident 
que  ce  qu'incendiait  M.  Romain  Daurignac,  dans  une  folie  subite 
déclanchée  par  l'hallucination  du  volcan,  ce  qu'il  incendiait  désireux  de 
faire  sa  petite  montagne  Pelée,  telle  que  la  décrivaient  les  journaux, 
—  c'étaient  les  cent  millions,  en  papier.  Et  ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'il 
s'est  déclaré  incontinent  un  feu  de  cheminée. 

L'incendie  des  millions  dans  un  accès  de  démence  explique  la  faillite 
et  la  fuite  Ilumbert  ;  le  volcan  de  la  Martinique  explique  l'absence  des 
Crawford.  Il  serait  absurde  en  effet  que  ces  gens,  que  les  dossiers 
de  l'affaire  attestent  avoir  beaucoup  voyagé,  n'aient  point  passé  par  la 
Martinique  ;  et  s'ils  y  ont  passé,  il  serait  contradictoire  avec  le  génie 
même]  de  celte  affaire  qu'ils  n'aient  point  séjourné  —  à  l'hôtel  Pelée  — 
précisément  à  la  date  de  la  destruction  de  tous  les  habitants. 

11  serait  toutefois  plus  glorieux  pour  la  magistrature  française  qu'il 
n'y  ait  jamais  eu  de  Crawford  :  leur  non  existence  affirme  l'omnipo- 
tence de  la /br/we,  et  démontre  —  ce  dont  on  aurait  pu  douter  —  qu'un 
procès  peut  se  suffire  à  lui-môme  et  marcher  d'autant  mieux  que  son 
mécanisme  fonctionne  à  vide.  Néanmoins,  et  encore  qu'il  nous  soit  péni- 
ble de  le  révéler,  la  vérité  est  autre  :  ce  sont  les  Hunihert  et  même  toute 
V affaire  Humbert  qui  n'ont  jamais  c.rislé  :  le  tout  est  une  habile 
réclame  organisée  à  son  propre  profit  par  un  bien  vivant  Crawford. 

Un  Crawford  est  à  Paris;  cyniquement,  il  a  substitué  à  son  prénom 
celui,  masculinisé,  de  Maria  «  réternelle  fiancée  »  ;  non  moins  cynique- 
ment, à  la  place,  chaude  encore  si  l'on  peut  dire  bien  qu'elle  soit  en 
plein  vent,  de  Harnum  il  s'étale  sur  les  murs;  ses  affiches  crèvent  les 
yeux  :  M.vniox  Chawford,  l'auteur  de  Francesca  di  Rimini  au  théâtre 
Sarah-Bernhardt. 

Communication  d'un  militaire.  —  Un  de  nos  amis,  militaire 
comme  il  convient  —  sinon  il  ne  serait  pas  notre  ami  !  —  nous  commu- 
nique le  fruit  d'observations  qu'il  fit  en  Chine  au  sujet  du  curieux  ani- 
mal aquatique  par  nous  déjà  décrit  (i)  :  le  .Vo//r?.  Ce  vertébré  à  sang 
froid  prouva,  au  moins  en  Chine,  au  contact  de  nos  braves  troupiers, 
qu'il  n'était  pas  réfractaire  à  toute  espèce  d'éducation  ou,  si  l'on  veut, 
de  pisciculture.  Notre  ami  fut  témoin  de  ce  fait  (jue  —  contrairement  à 
notre  allégation  comme  quoi  les  noyés  ne  voyagent  point  par  bancs  — 
l'on  en  rencontra  fréquemment  des  troupes,  dans  les  lleuves  du  Céleste- 
Empire,  lescjuelles  descendaient,  selon  leurs  mœurs  connues,  le  fil  de 
l'eau.  A  n'en  pas  douter,  il  y  avait  tentative  intelligente  de  la  part  de 
ces  créatures  à  imiter,  un  peu  simiesquement  peut-être,  le  bel  ordre  et 
la  cohésion  qui  régnent  dans  les  armées.   Ce  qui  laisse  à  penser  qu'il 


0)  La  revue  blanche  du  15  mai. 


•^Li 


GESTES  221 

y  eut  bien  imitation,  c'est  que  ce  rassemblement  par  bancs  dans  les 
fleuves  avait  lieu,  immanquablement,  à  proximité  des  «  bancs  »  mili- 
taires. Les  noyés  chinois,  pour  plus  de  solidarité,  voyageaient,  au  nom- 
bre de  plusieurs  milliers,  à  la  remorque  les  uns  des  autres  par  leurs 
queues.  Nos  soldats,  touchés  de  cet  hommage  rendu  à  la  discipline, 
méritèrent  bien  de  la  Société  protectrice  des  Animaux  en  ne  les  inquié- 
tant point  dans  leur  élément  et  même  en  favorisant  l'accroissement  de 
leur  nombre.  ~ 

Ajoutons  à  l'information  de  notre  ami  quelques  nouveaux  détails,  qui 
compléteront  «  l'histoire  naturelle  artificielle  »  de  l'animal. 

Il  est  probable  —  rassurons  les  zoologistes  —  que  l'espèce  s 'en  con 
pervera  longtemps  pure  de  tout  croisement  avec  les  poissons.  Les  bar- 
rages et  écluses  des  rivières  ont  en  eiîet  une  autre  utilité  que  celle,  dis- 
cutable, d'empêcher  leau  de  couler  à  sa  fantaisie  :  les  noyés  et  les  pois- 
sons se  plaisant  comme  nous  l'avons  dit,  ceux-là  à  descendre  le  courant 
et  ceux-ci  à  le  remonter,  ceux-ci  se  heurtent  d'en  dessous  et  ceux-là 
d'en  dessus  à  la  cloison  du  barrage  et  restent  séparés.  Un  bief  est  une 
caste. 

Il  est  peu  honorifique  pour  l'espèce  humaine  que,  la  pêche  du  noyé 
rapportant  (sauf  en  Seine-et-Oise  et  en  Seine-et-Marne)  vingt-cinq  francs 
par  individu  entier  et  en  bon  état  —  car  on  les  vend  à  la  pièce  et  non  à 
la  livre  —  il  est  peu  honorifique  que  la  pêche  de  l'être  humain  vivant 
ne  soil  rémunérée  que  par  quinze  francs.  Il  y  a  là  une  bien  compréhen- 
sible tentation  pour  le  plus  honnête  homme  de  s'inspirer  de  la  fable  : 
«  Petit  poisson  deviendra  grand...  »  et  de  rejeter,  comme  fretin,  à 
l'eau  l'être  humain  vivant  jusqu'à  ce  que  sa  valeur  ait  grossi.  Le  temps 
est  finance,  et  en  ce  cas  particulier,  de  fort  exactement  dix  francs. 

Le  noyé  expérimenté,  entendons  :  avancé  en  Age,  élude  cependant  la 
patience  et  la  ruse  du  sauveteur.  La  loi  autorise  comme  engin  de  pêche 
une  corde  passée  sous  les  membres  antérieurs  de  Tanimal.  Or  le  noyé 
adulte  se  défend,  selon  le  lermu  technique,  par  aw^o/o/;//c  :  il  coupe  lui- 
même  sur  le  lil  le  membre  saisi,  à  Texemple  de  l^i  patte  du  crabe  et  de 
la  queue  du  lézard. 

Enlin,  et  ceci  suffirait  à  prouver,  s'il  était  encore  nécessaire,  ([u'il 
s'agit  bien  d'un  animal  aquati(|ue  et  non  point  d'un  homme  décédé  par 
immersion  :  t*n  aucun  cas  le  noyé  ne  reçoit  la  sépulture,  r^'-sorvée  au 
seul  être  humain  sec.  Tout  l'appareil  d'inhumaticui  est  le  même,  mais 
le  plus  naïl'  observateurs  ne  aurait  s'y  méprendre  :  les  noyés,  comme  les 
poissons,  sont  riches  en  phosphore,  constituent  donc  un  excellent 
engrais;  il  n'y  a  pas  d'autre  justification  à  chercher  de  ce  fait,  qu'on  ne 
manque  pas  une  occasion,  leur  capture  menée  à  bien,  de  les  mettre 
en  terre. 

Alfred  Jarry 


222  LA  REVUE   BLANCHE 

LES  THÉÂTRES 

Gymnase  :  Lncette,  de  M.  R.  Coolus.  —  Œuçre  :  Monna  Vanna, 
de  M.  Maurice  Maeterlinck.  —  Renaissance  :  La  Marchande  de 
pommes,  de  M.  H.  Delorme  ;  Le  Cœur  a  des  raisons,  de  MM.  R. 
DE  Flkrs  et  G. -A.  DE  Cailla  VET  ;  Daisy,  de  M.  T.  Bernard.  —  Nou- 
créantes  :  Loute,  de  M.  P.  Veber.  —  Ambigu  :  Sans  mère,  de  MM. 
G.  MiTciiELL  et  M.  Carré.  —  Mathurins  :  Les  Petites  causes,  de 

M.  A.  RlVOlRE. 

Voici  en  Lncette^  l'œuvre  récemment  représentée  au  Gymnase,  la 
plus  exquise,  laplusjolimentet  mélancoliquement  tendre,  la  plus  humaine 
et  la  plus  sympathique  sinon  la  plus  originale,  de  toutes  les  pièces 
que,  depuis  quelques  années,  M.  Romain  Coolus,  dramaturge  d'un  ta- 
lent souple,  divers  et  charmant  —  les  lecteurs  de  cette  Revue  aimèrent 
en  lui  un  critique  d'une  sûre  impartialité,  d'une  judicieuse  et  subtile 
pénétration,  un  poète  d'une  verve  gamine,  gouailleuse  et  attendrie  — 
ait  fait  représenter  jusqu'à  ce  jour. 

La  nouvelle  comédie  de  M.  Coolus  ne  prête  à  nul  débat,  à  nulle  objec- 
tion. Elle  ne  nous  oiïre  point  de  tlièse  à  discuter,  elle  ne  se  propose 
point  d'élucider  quelque  obscure  et  spécieuse  controverse  psychologi- 
que ou  sentimentale.  Il  faut  se  confier,  écouter,  s'intéresser,  rire  ici  et 
là  s'abandonner  à  une  émotion  loyalement  suggérée,  puis  s'en  aller  avec 
le  contentement  du  spectateur  qui  ne  fut,  à  aucun  moment,  —  quel  re- 
pos !  —  pris  à  partie  et  que  le  conte  ravit  d'une  délicate,  doutbureuse  et 
humaine  histoire  d'amour.  Celle-ci  a  le  charme  de  la  plus  rare,  de  la 
plus  savoureuse  et  émouvante  simplicité. 

Elle  appartient  à  ce  genre  où  toujours,  sans  que  cela  nuisît  —  bien 
au  contraire  —  à  l'intérêt,  les  complications  d'intrigue  nous  furent  heu- 
reusement épargnées.  Quoi  de  plus  simple,  que  le  sujet  de  ce  grand  et 
inconlesla])le  chef-d'œuvre  du  tliéàtre  contemporain  :  Amoureuse'^  Quoi 
de  plus  simple,  de  plus  éloquemment  simple  qu'Amanfs  ?  En  ces  œu- 
vres du  tliéàlre  sentimental,  Tanecdole  particulière  —  petit  sujet  — 
s'omet  d  elle-mrme,  devant  le  plus  grand,  réternel  sujet  qu'elles  com- 
portent et  qu'elles  évoquent  ;  négligeant  les  circonstances  où  il  plut  à 
l'auteur  de  placer  ses  héros,  lout  de  suite  nous  les  reconnaissons,  nous 
attendons  (pi'ils  se  continuent  devant  nous,  nous  écoutons  parler  «  les 
amants  ».  Parfois,  ils  se  répètent.  Qu'importe!  ils  le  peuvent.  Nous  de- 
mandons à  l'auteur,  moins  de  ncmveauté  que  de  vérité.  Et  toujours 
quand  même  nous  retrouvons  un  coin  de  nouveauté  —  nouveauté  parti- 
culière do  l'heure,  du  moment,  pour  l'un,  pour  l'autre,  selon  ses  disposi- 
tions, son  humeur,  une  récente  expérience  —  caron  s'adresse  non  pas  à 
notre  intelligence,  qui  discute  et  retient,  mais  à  notre  sensibilité  qui 
accepte,  oublie  et  sans  cesse  se  renouvelle. 

Et  je  ne  vous  conterai  pas  la  variation  harmonieuse  et  heureuse  de 
M.  R.  Coolus.  Tenez  pour  assuré  ([ue  la  nouveauté  n'est  point  dans  le 
cadre  de  l'intrigue.  Et  nous  avons  vu  aussi,  ces  deux  amants,  nos  ten- 


LES    THÉÂTRES  223 

dres  et  tristes  amis,  la  loyale  et  amoureuse  Lucette,  l'infidèle  Raymond. 
Nous  savons  pourquoi  Raymond  quitte  Lucette,  pourquoi  il  lui  revient 
et  cette  fidélité  que  g^ardent  les  infidèles  à  une  habitude  amoureuse. 
Rien  ne  nous  surprit  de  leurs  actes.  Mais  qu'ils  nous  émurent,  d'une 
émotion  encore  et  toujours  neuve,  puisqu'authentique  et  indiscutable, 
par  les  mots  profonds,  tantôt  si  cruellement  inexorables,  tantôt  si  dou- 
loureusement passionnés  qu'ils  échangèrent!  Et  tout,  en  dehors  du  sen- 
timent fragile  et  pourtant  durable  qu'ils  se  vouèrent,  nous  fut  indilTé- 
rent.  Il  faut  donc  louer  l'auteur  de  s'être  attaché,  d'une  volonté  cons- 
ciente, à  garder  aux  amants  leur  caractère  synthétique,  de  s'être  désin- 
téressé de  toutes  les  circonstances  étrangères  à  leur  amour.  Rien  ne 
nous  est  dit  sur  les  origines,  le  passé  de  la  charmante  Lucette,  sinon 
qu'elle  aima  Raymond  pendant  huit  ans  ;  peu,  sur  l'indifîérente  Betty 
qui  incarna  dans  leur  vie  le  rôle  d'une  passagère  et  médiocre  fatalité  ; 
et  nous  pourrions  garder  des  curiosités  sur  maintes  circonstances  incer- 
taines :  comment,  par  exemple,  Lucette,  après  la  rupture,  fut  au  mil- 
lionnaire d'IIermilly.  Mais  nous  ne  sommes  point  du  tout  curieux  de  ces 
détails. 

Nous  avons  vu,  au  premier  acte,  Lucette  éprise,  inquiète,  le  soupçon 
naissant  ;  nous  l'avons  vue  ensuite  douloureuse  et  Gère,  après  la  pau- 
vre trahison  de  son  faible  amant;  et  tous  deux,  après  une  scène  entre 
Raymond  et  Retty,  qui  parut  î\pre  et  dure,  mais  dont  on  ne  saurait  mé- 
connaître le  beau  caractère  de  franchise  et  d'inédite  sincérité,  nous  les 
entendons  encore,  dans  la  scène  la  plus  poignante,  la  plus  simple  et  la 
plus  éloquente  de  l'œuvre,  balbutier,  pleurer,  unis  de  sentiments  et 
pourtant  séparés,  se  promettre  un  meilleur  et  vague  avenir,  parmi  la 
mélancolie  désolée  du  présent.  Et  ils  no  se  sont  pas  tout  dit  —  parce 
que  jamais  on  ne  se  dit,  on  ne  peut  se  dire  tout,  —  ils  emportent  avec 
eux  une  part  d'inconnu,  des  secrets,  conscients  et  inconscients,  que 
nous  fûmes  presque,  avec  une  émotion  délicieuse,  et  autant  qu'on  le 
peut,  sur  le  point  de  deviner...  Cela  nous  suffit.  Nous  les  quittons,  nous 
les  avons  aimés  ;  ils  sont  nos  amis. 

Simple,  vif,  sobre,  avec  d'exquises  trouvailles,  très  spirituel  par  en- 
droits —  j'avoue  cependant  l'avoir  mieux  goûté  dans  ses  parties  de 
grâce  émue  ou  de  sincérité  forte,  —  le  dialogue  est  tout  le  temps  excel- 
lent. Sans  excès  d'optimisme,  mais  avec  quand  même  un  raisonnable 
optimisme,  une  vue  confiante  et  bonne  de  la  vie,  les  caractères  sont 
heureusement  tracés  :  celui  de  Lucette  est  charmant  ;  c'est  une  amou- 
reuse et  l'amour  lui  donna  ses  qualités  exquises.  Auprès  de  Raymond, 
dont  s'excuse  la  veulerie  sentimentale,  voici  le  cordial  Jacquemin  — 
M.  Coolus  excelle  à  peindre  des  êtres  de  droiture,  de  renoncementet  de 
délicatesse,  sans  ridicules  — ,  l'excellent  et  pittoresque  d'IIermilly. 
J'omets,  à  dessein,  le  couple  moins  sympathique,  sans  originalité,  des 
deux  petits  amants,  lui  fatigué,  elle  grognon,  qui  passent,  sans  utilité, 
pour  meubler  des  coins  d'acte. 

Mlle  Rolly,  avec  beaucoup  de  grâce, de  sincérité  et  d'émotion  —  elle 
fut  remarquable  dans  la  scène  linale  du  premier  acte  — ,  M.  Huguenet 


2a4  LA   REVUE   BLANCHE 

avec  son  exquis  enjouement,  M.  Calmettes,  d'un  art  très  sûr,  adroit  et 
simple,  M.  Arquillière,  tout  à  la  fois,  fruste  et  délicat,  Mlles  Ryter  et 
Dorziat,  en  grand  progrès,  M.  Riche,  eurent  le  plaisir  de  jouer  cette 
comédie  qui  compte  parmi  les  deux  ou  trois  meilleures  de  la  saison  et 
dont  le  succès  fut  très  vif. 

MoJina  Vanna,  la  pièce  nouvelle  de  M.  Maurice  Maeterlinck,  fut 
chaudement  accueillie  par  le  public  intelligent  et  un  peu  restreint,  de 
TŒuvre.  11  me  semble  qu'elle  eût  été  accueillie  de  même  et  fêtée  par 
un  public  plus  large  et  moins  prévenu.  C'est  une  œuvre  de  clarté,  de 
bonté,  d'amour  et  de  sagesse. 

Et  nous  savions  déjà  tout  ce  qu'a  de  précieux  la  bonne  et  belle, 
pensée  de  Maurice  Maeterlinck,  si  calme  et  si  sereinement  émue  à  la 
fois,  enveloppée  dans  le  plus  éblouissant  réseau  de  paroles  merveil- 
leuses. Mais  peut-être  que  le  théâtre,  cette  fois,  la  doua  de  plus  de  vie 
encore,  profonde  et  frémissante. 

Voici  un  sage  chaleureux  et  une  sagesse  jeune,  toute  chaude  d'amour 
et  de  vie.  On  dirait  que,  peu  à  peu,  un  soleil  plus  vif  a  pénétré  la  brume 
où  se  complut  jadis,  parmi  le  chuchotement  des  demi-mots  inquiets  et 
les  angoisses  de  fièvre,  le  jeune  génie  ardent  et  languide  de  Maurice 
Maeterlinck;  on  n'entend  plus  de  paroles  blessées;  voilà  que  l'atmos- 
phère est  toute  dorée. 

Et  l'œuvre  débute,  dans  la  forme  souvent  rencontrée  de  maints  dra- 
mes romantiques,  en  cette  Italie  guerroyante  où  se  promena  la  rêverie 
dramatique  de  MM.  François  Coppée,  Richepin  etleursémules.  Ceci  fait 
que,  dans  les  murailles  connues  de  ce  palais  de  Pise,  nous  sommes  plus 
surpris  d'entendre  l'écho  de  paroles  nouvelles,  si  inattendues.  Car  ce 
serait  tout  à  fait  la  même  chose,  si  ce  n'était  exactement  le  contraire. 

Livrera-t-on.  nue  sous  un  manteau,  Monna  Vanna,  la  femme  de 
Colonna  pour  éviter  le  massacre  des  habitants  et  la  perte  de  Pise,  au 
désir  impérieux  de  Prinzivalle,  général  mercenaire  de  Florence.  Contre 
la  fureur,  la  jalousie  effrénée  du  mari  Guido  Colonna,  s'évertue,  douce- 
ment, la  haute  sagesse  recueillie  de  Marco  Colonna,  son  vieux  père.  Et 
sans  parti  pris  de  paradoxe,  il  se  dit  dans  ce  débat,  où  la  convention  de 
noblesse  est  sans  cesse  retournée,  des  choses  d'une  étonnante  et  sim- 
ple vérité  :  rien  n'est  irréparable  ;  le  sacrifice  nécessaire  de  Monna 
Vanna,  le  malheur  îiuquel  elltt  se  voue,  n'est  point  comparable  à  celui 
des  Pisans,  qu'elle  peut  sauver  de  la  faim  et  du  massacre  ;  rien,  au  reste, 
n'approche  en  horreur  la  mort  même;  et  le  a  déshonneur  »  vaut  mieux 
que  la  mort.  Tout  cela  est  dit  —  M.  Lugné-Poe  le  psalmodia  un 
peu  trop,  mais  d'une  diction  intelligente  —  par  le  vieillard,  à  la  sagesse 
fatiguée  et  résignée  de  qui,  s'ojîpose  en  un  contraste  naturel  et  d'un 
grand  effet  dramatique,  la  jeune  ardeur  égoïste  et  passionnée  de  Guido. 
Toutes  ces  paroles  sont  mémorables,  et  aussi  le  mouvement  si  humain 
de  la  scène.  Cependant  Guido  se  confie  à  la  décision  de  Monna;  or  celle- 
ci,  très  simplement,  accepte,  sans  hésitation,  sans  débat,  d'une  volonté 
inexorable  et  triste. 


LES  THÉÂTRES  aa5 

El  rimprévu  se  continue  au  second  acte,  où,  dans  la  tente  du  vain- 
queur, Monna  Vanna,  nue  sous  un  manteau,  vient  s'offrir.  Mais  Prinzi- 
valle  ne  prendra  pas  celle  qui  se  livre,  parce  qu'il  Taime.  La  scène  est 
d'un  bout  à  l'autre  admirable  démotion  sourde  qui  tressaille  sous  les 
phrases,  d'ivresse  sensuelle  qui  gémit  d'être  contrainte,  de  sensibilité 
exaltée. 

J'ai  moins  aimé  le  troisième  acte  qui  poursuit,  seulement  d'une  logi- 
que plus  sèche,  quoique  animée  en  apparence  et  manifestée  par  des  inci- 
dents «  de  théâtre  »,  le  tlième  de  l'œuvre.  Monna  Vanna  se  heurte  à  Tin- 
crédulité  furieuse  et  sanglotante  de  Guido,  qui  ne  l'aime  pas  assez  pour 
c  croire  »,  et,  de  toute  sa  franchise  facile,  elle  fera  une  dissimulation 
facile  ;  sans  changer  d  àme  elle  ira  de  la  loyauté  à  la  déloyauté,  car  le 
mensonge  n'est  pas  dans  les  mots^  ni  dans  les  faits,  mais  dans  le  senti- 
ment qui  les  dicte;  et  celui-ci  ne  peutùtrc  contraint  en  sa  vérité  pro- 
fonde. Il  n'est  ni  mal,  ni  bien,  ni  sacrifice,  ni  trahison,  «  en  soi  ».  Monna 
Vanna  sera  à  qui  la  mérite  :  non  à  celui  qui  ne  Taima  pas  assez  pour  la 
croire,  mais  à  celui  qui  l'aima  assez  pour  l'épargner.  Il  est  son  amant 
«  véritable  ».  Et[puis(ju'on  prend  la  vérité  pour  un  mensonge,  le  men- 
songe deviendra  la  vérité. 

Certes  curieuse,  cette  fin  qui  signifie  tout  à  la  fois  une  philosophie  et 
une  discutable  psychologie  de  femme,  déçoit  en  ce  qu'elle  n'éveille  en 
nous  qu'un  intérêt  cérébral.  Elle  termine  pourtant,  sans  indignité,  une 
pièce  qui   me  parut  d'un  effort  et  d'une  conception  admirables. 

Le  théâtre  de  la  Renaissance  nous  offrit  un  spectacle  coupé,  composé 
avec  bonheur. 

En  une  ou  quelques  après-midi  de  belle  humour,  le  «  bon  poète  » 
Hugues  Delorme  dut  écrire  gaiement  sa  farce  narquoise  et  de  joviale 
sensualité  :  la  Marchande  de  Pommes,  —  Mais  voici  un  acte  de  qualité 
supérieure,  infiniment  spirituel  et  presque  trop  spirituel  —  on  voudrait 
plus  de  «  jour  »  entre  des  mots  heureux  qui  jaillissent,  presque  à  chaque 
réplique,  avec  trop  d'abondance,  mais  si  fins,  —  ingénieusement  cons- 
truit, vif  et  «  malin  »,  tout  en  nuances  psychologiques  dont  une  phrase 
savante  et  adroite  rend  claire  la  subtilité.  C'est  très  exquis, amusant  tout 
le  temps  et  souvent  profond,  le  Cœur  a  des  raisons,  de  MM.  R.  de  Hcrs 
et  de  Caillavet.  Reconnaissons  le  type  accompli  du  «  petit  chef- 
d'œuvre  w.Gcniier.  trçs plaisant,  s'y  fait  ai)plaudir,  et  l'aimable  Frédal, 
élégant,  et  Mlle  Mégard,  en  sa  coquette  et  sure  maîtrise. 

Puis  c'est,  de  Tristan  Bernard,  Daisy,  un  acte  que  vous  mettrez,  lors- 
qu'il aura  paru,  à  coté  du  Fardeau  de  la  Liberté,  C'est  de  la  même  veine, 
de  la  meilleure.  Kt  je  donnerais,  pour  ce  petit  acte,  bien  des  pièces  en 
trois  actes  de  certains  auteurs,  voire  du  même.  Défiez-vous  de  cet  homme 
circonspect  et  qui  côtoie  la  vie  avec  des  regards  prudents  et  hagards. 
Il  ne  me  parait  pas  du  t«ut  impossible  qu'attardé  la  nuit,  en  quelque 
louche  taverne,  à  la  fois  suant  d'angoisse  et  d'héroïsme,  se  donnant  Témoi 
imaginaire  d'être  tantôt  «le  pègre  »  et  tantôt  «  le  pante  »,  il  n'offre  des 
boissons  diverses  à  d'honnêtes  escarpes,  dont  il  se  rassure  d'être  l'ami. 

15 


aa6  LA  REVUE    BLANCHE 

11  les  «  suppose»,  trop  bien.  Sa  fantaisie  placide  vous  apporte  un  sourd 
frisson  de  trop  de  vraisemblance,  sinon  de  trop  de  vérité.  On  rit,  avec  un 
petit  battement  de  coHir.  Et  aussi  on  s  émeut,  hors  des  usages.  Cela 
finit  par  n'avoir  plus  l'air  d'être  original,  à  force  d'être  simple,  tran- 
quille et  probable.  Ah  î  la  bonne  idée  de  nous  avoir  montré  l'industrie 
des  pick-pockets  telle  qu'un  métier,  avec  ses  règles,  ses  préjugés,  ses 
risques,  son  point  d'iionneur  [)rofessionnel  ;  et  leur  monde  pareil  à  tant 
d'autres  mondes,  où  on  est  tantôt  «  poire  »  et  tant45l  «  dégourdi  »,  senti- 
inental,  passionné,  pitoyable,  pas  toujours  brave,  consciencieux,  tra- 
vailleur. L'acte  de  Tristan  Bernard,  remarquablement  mis  en  scène  et 
joué  par  MM.  Gémier,  Capellani,  Mallet,  Valenlin  et  Mlle  Heller,  à  la 
fois  narquois  et  attendri,  plaisant  et  mélancolique,  d'une  si  pittoresque 
nouveauté,  mérite  la  rare  fortune  qu'il  obtint. 

,  Le  théâtre  des  Nouveautés  a  retrouvé  sa  veine. 

C'est  M.  Pierre  Véber  qui  la  ramène  avec  un  des  vaudevilles  les  plus 
gais,  les  plus  endiablés  de  mouvements,  les  plus  adroits  et  aussi  —  ce 
qui  n'est  pas  à  dédaigner  —  les  plus  clairs  qu'on  ait  représentés  depuis 
longtemps.  Sans  doute,  toutes  les  situations  de  Loute,  ne  sont  point  en- 
tièrement inédites  ;  mais  qui  donc  aurait  le  génie  d'inventer  encore  une 
situation  vaudevillesque?  M.  Vebera  fait  mieux  :  partant  d'une  idée  qui, 
elle,  estprescjue  nouvelle  et  qui  peut-être  même  valait  mieux  que  le  dé- 
veloppement du  vaudeville,  il  a  glissé,  chemin  faisant,  parmi  d'autres, 
des  types  heureusement  tracés  «  de  comédie)-;  et  d'une  gaieté  jeune, 
d'un  esprit  léger,  il  a  écrit  brillamment  son  «improvisation  réfléchie  » 
qui  ne  sent  ni  la  peine  ni  le  travail.  Des  mots  point  recherchés, 
mais  trouvés  sans  cesse  au  bonheur  de  l'écriture  parsèment  son  vif  dia- 
logue. 

Voici  enfin  un  vaudeville  réussi. 

A  r Ambigu,  c'est  un  bon  mélo,  pareil  à  beaucoup  d'autres,  sans 
grande  originalité  foncière,  mais  point  «  bêta.»  et  composé  avec  une 
adresse  soigneuse  :  Sans  Mère  de  MM.  Mitchell  et  Carré. 

Aux  Mathurins,  ou  applaudit  une  comédie  de  M.  André  Rivoire  :  les 
Petites  causes.  Sujet  leste,  mais  traité  avec  une  grande  distinction,  un 
délicat  souci  de  pNVchologie  déliée  et  ténue,  beaucoup  d'esprit  et  du 
meilleur.  C'est  à  voir. 

André  Picard 

LES  LIVRES 

Ai.i  nED  Capus  :  La  Veine,  sous  couverture  en  couleurs  de  Cappiello 
(Editions  de  La  revue  blanche,  in-i8  de  284  pp.,  3  fr.  ^)0j.  —  C'est 
avec  Ifi  Veine  qu'a  commencé  pour  Capus  la  série  des  grands  succès, 
(-e  brusque  passage  de  la  notoriété  à  la  vogue,  et  presque  à  la  gloire, 
est  un  cas  fait  comme  à  souhait  pour  confirmer  l'idée  centrale  de  la 
pièce  :  L'auteur  avait,  semble-t-il,  pressenti  cet  heureux  nu^ment  «  oii 
Jes  fruits  viennent  se  mettre  à  portée  de  sa  main  pour  qu'il  les  cueille  ». 


LES   LIVRES  227 

N'en  croyons  rien  :  il  n'y  a  là  nulle  chance,  mais  juste  effet  de  causes 
nécessaires.  Capus  depuis  longtemps  faisait  preuve  du  même  esprit 
solide  et  fin,  sans  en  recevoir  la  récompense  :  c'est  qu'il  n'était  pas  en- 
core assez  conscient,  assez  sûr  de  ses  dons,  pour  en  jouer  librement,  et 
laisser  perdre  toute  trace  de  son  effort  dans  l'apparence  d'une  sponta- 
néité parfaite.  Cette  apparence  fait  son  charme,  comme  elle  fait  celui  de 
Granier.  Bile  s'imposait  au  théâtre  ;  la  lecture  la  renforcera.  Comme 
spectateur,  j'avoue  avoir  gâté  mon  plaisir  en  attendant,  en  réclamant 
une  justification  du  titre,  une  preuve  de  la  thèse  énoncée;  la  lecture  m'a 
tiré  d'erreur  :  Il  n'y  a  pas  de  thèse.  Il  n'importe  pas  que  la  Veine  existe. 
Ce  qui  importe,  c'est  que  Julien  y  croit,  c'est  que  celte  croyance  s'in- 
sinue dans  son  ambition  et  dans  son  amour,  et  c'est  qu'elle  reflète  à 
merveille  sa  nature  insouciante  et  volontaire,  trompeuse  sans  perfidie, 
égoïste  sans  cruauté.  Charlotte,  avec  la  môme  foi,  révèle  une  àme  dif- 
férente; elle  accueille  la  Veine  avec  joie,  sans  prétendre  la  retenir  ;  et, 
sachant  que  le  bonheur  ne  se  donne  que  pour  un  temps,  elle  se  donne 
pourtant  à  lui  tout  entière.  Tous  deux  sont  à  la  fois  clairvoyants  et 
naïfs.  Pour  les  distinguer  des  autres  personnages  du  théîUre  contem- 
porain, osons  dire,  en  méprisant  les  métaphores  qui  se  suivent,  qu'ils 
ont  le  cœur  plus  loin  de  la  tête,  plus  près  des  lèvres,  et  sur  la  main.... 

Maubice  Donnât  :  La  Bascule,  sous  couverture  en  couleurs  de  Sem 
(Éditions  de  La  revue  blanche,  in- 18  de  3o'i  pp.,  3  fr.  5o).  —  Qu'un 
mari  infidèle  puisse  être  à  sa  manière  aussi  ridicule  qu'un  mari  trompé, 
c'était  un  thème  de  vaudeville.  Maurice  Donnay  en  a  fait  un  thème  de 
comédie  qu'il  n'exploite  pas  à  fond,  qu'il  effleure  plutôt  d'une  touche 
preste  et  légère.  On  sait  que  l'auteur  &  Amants  s'entend  fort  bien  à 
presser  un  sujet,  pour  en  extraire  tout  ce  qu'il  contient  d'émotion  iro- 
nique et  tendre.  On  sait  aussi  que  son  heureux  esprit  de  mots,  sa 
recherche  du  détail  amusant,  son  enjouement,  sa  verve  et  son  art  du 
dialogue,  qui  souvent  servent  à  son  desein,  parfois  risquent  de  l'en  dis- 
traire ;  mais  qu'alors  même  ses  qualités,  devenues  défauts,  restent 
capables  de  séduire  et  font  oublier  ce  qu'elles  remplacent.  Dans  la 
Bascule^  toutes  les  situations  ne  sont  peut-être  pas  nécessaires  ;  mais 
toutes  sont  naturelles  et  plaisantes.  Je  crois  bien  que  les  experts  en  art 
dramatique  ont  regretté  que  le  dernier  acte  n'apportât  qu'une  solu- 
tion trop  prévue.  C'est  pourtant  à  mon  gré  le  meilleur,  le  plus  franc  ; 
on  goûtera  fort,  à  la  lecture,  les  jolies  variations  sur  la  sage  maxime  : 
N'aYOuez  jamais. 

André  Lebey  :  L'Age  où  Ton  s'ennuie  (Félix  Juven,  in-i8  de 
353  pp.,  3  fr.  5o).  —  M.  André  Lebey  dédie  son  livre  «  à  Lucien  Leuwen 
et  à  Paul  Valéry  ».  Déjà  ce  double  choix  me  dispose  en  sa  faveur.  Et 
sa  chronique  de  VAge  oit  Von  s'ennuie  n'est  pas  du  tout  ennuyeuse  : 
Le  récit  souple  et  nonchalant,  les  silhouettes  de  mondaines,  les  conver- 
sations de  snobs  ou  d'artistes,  les  scènes  de  demi-passion  et  de  demi- 
volupté  par  où  s'aggrave  une  satiété  non  satisfaite,  tout  cela,  décor, 
action  et  sentiment,  prouve  une  jolie  qualité  d'esprit,  surtout  une  vision 


228  LA  REVUE  BLANCHE 

.  ;  nette  et  claire  que  les  poèmes  de  M.  Lebey  ne  pouvaient  nous  faire 

'  attendre.  Le  sujet,  c'est  la  dispersion  d'une  âme  que  ne  discipline  ni  la 

'  »  dure  nécessité,  ni  le  désir  ferme  et  puissant.  La  moralité  tient  dans  la 

,  i  sentence  de  Léonard  :    **  La  force  naît  par  contrainte  et  meurt  par 

:  ,  liberté  »  et  dans  les  vers  de  Rimbaud  :  t  Par  délicatesse,  —  j'ai  man- 

.'  I  que  ma  vie.  »  Le  petit  Paul  Vincent  fait  montre  parfois  d'une  suffisance 

un  peu  puérile,  soit  qu'il  tranche  l'Affaire  en  quelques  boutades,  soit 
qu*il  s'écrie  :  »  Et  pour  moi,  qu'est-ce  qu'il  fait,  le  peuple  ?  Est-ce 
que  je  ne  souffre  pas,  moi  aussi  ?...  >,  soit  qu'il  cherche  dans  un  vague 
nationalisme  sa  consolation  et  son  salut  final.  Ou  plutôt,  on  s'irrite  que 
les  tendances  contraires  ne  soient  réprésentées  que  par  un  imbécile. 
Sinon,  Ton  avouerait  plus  volontiers  que  de  tels  traits  étaient  néces- 
j  ,  saires  à  la  peinture  d'une  «  oisive  jeunesse  >. 

i  '  Serck  Basset:  Comme  Jadis  Molière  (G.-Y.Stock,in-i8  dea86pp., 

;l  3  fr.  Si},.  —  Los  sujets  les  plus  scabreux  sont  les  plus  beaux,  quand 

I  j  on  les    presse  résolument,  pour  en  extraire  tout  ce  qu'ils   recèlent 

j  I  de  scandale   et  de  terreur.  Puisque  M.  Basset  choisissait  l'histoire 

I  ♦  d'un    père   épousant  sa  fille,    il    devait  l'aborder    franchement  sans 

\  )  précautions,  sans  réticences,  et  la  pousser  à  bout,  afin  que  l'émotion 

\  extrôme, — comme  dans  IVl/i/iaôe/Za  de  Ford  et  les  Cenci  de  Shelley 

i  — justifiât  ce  que  riiypotlièse  a  d'étrange  et  de  monstrueux.  M.  Basset 

se  montre    à  la    fois  trop  habile  et   trop   timide  :    tout    son    effort 

,  s'épuise  à  machiner  les  artifices  qui  rendent  un  tel  mariage  possible 

I  et  nécessaire.   Si  le  docteur  Hugonnet  épouse   sa    fille,   c'est  pour 

i  prouver  qu'elle  n'est  point  sa  fille  et  pour  sauver  ainsi  la  mère  que 

I  menace  un  mari  jaloux.  Et  s'il  se  tue  ensuite,  c'est  parce  qu'il  craint 

î  de  donner  à  sa  fille,  à  sa  femme,  tout  ce  qu'elle  attend  à  bon  droit  d'un 

I  i  mari.  Mais  l'aimait-il?  Fut-il  tenté  ?  Et,  même  avant  le  mariage,  n'était- 

'  •  il  pas  attiré  vers  son  crime  par  je  ne  sais  quelle  horrible  douceur  ?  — 

i  '  Nous  ignorons  tout  du  vrai  drame.  Fallait-il  pour  si  peu  de  chose  faire 

,  /  donner  les  grands  moyens? 

,  Téodor  de  Wvzewa  :  Contes  Chrétiens  (Perrin,  in-i8  de  279  pp., 

,  3  fr.  r>o).  —  Orné  de   pholograpliies   qui  reproduisent  des  fresques 

■  '  célèbres   du   Pinluriccliio,    de  rAngolico,   de   Bernardino   Luini,     ce 

volume  comprend  quatre  (!onles  :  le  Baptême  de  Jésus ^  ou  les  Quatre 

■  '  Degrés  du  Scepticisme  ;  les  Disciples  (VKinniaus^  ou  les  Etapes   d'une 
/                                    Conversion  ;  Barsabas^  ou  le  Don  des  I.angues  ;  le  Fils  de  la  çeuve 

!  '  de  Naïni^  ou  la  Mort  et  l'Amour,  La  grâce  en  est   délicieuse,  bien 

que  l'apparente  simplicité  cache  mal  (juclque  mollesse  et  quelque 
afféterie.  M.  de  Wyzewa  ne  ressemble  hciin'usement  point  à  ce  Barsa- 
bas,  dont  le  cas  a  dû  particulièicmenl  le  loucher  :  on  ne  dira  point  de  lui 
que,  «  pour  avoir  voulu  penser  dans  toutes  les  langues,  il  est  devenu 
incapable  de  penser  dans  aucune  d'elles.  «  Il  pense  naturellement  en  bon 
français,  peut-être  avec  plus  de  souplesse  que  de  droite  et  ferme  rai- 
son. Son  dessein  est  nettement  religieux  :  Il  alta(|ue  les  complications 
delà  culture,  les  ambitions  de  la  science,  les  illusions  du  désir,  l'or 


LES    LIVRES  2Î19 

gueil  de  la  chair  et  de  l'esprit  ;  il  prône  la  pauvreté  de  corps  et  d'esprit, 
la  sainte  charité  et  la  saine  ignorance  :  «  La  doctrine  de  Jésus  est  le 
•eul  système  qu'un  sage  puisse  admettre.  Seule,  en  effet,  elle  ne 
s'adresse  à  la  raison  que  dans  les  matières  qui  sont  raisonnables,  c'est- 
à-dire  dans  celles  qui  touchent  à  la  conduite  pratique  de  la  vie  ;  impo- 
sant aux  hommes,  pour  le  reste,  toute  une  série  de  mystères  où  ils 
n^ont  qu'à  croire...  En  tous  lieux,  les  hommes  peuvent  être  heureux  : 
il  leur  suffit  d'endormir  leurs  cerveaux,  afin  de  tenir  en  éveil  leurs 
yeux  et  leur  cœur.  » 

Ceux  qui  d'avance  ont  adopté  cette  sorte  de  tolstoïsme  catholique 
aimeront  voir  leur  sagesse  parée  de  fleurs  nouvelles  ;  je  doute  fort  que 
les  autres  se  laissent  persuader.  Ils  reprocheront  à  M.  de  Wyzewa  de 
s'être  fait  la  partie  belle  par  un  oubli  de  toute  objection,  par  une  partia- 
lité sereine  qui  ressemble  à  de  la  légèreté.  La  parole  virile  d'un  Bossuet 
prête  d'abord  sa  force  aux  idoles  du  monde,  qu'elle  s'acharne  ensuite 
à  renverser.  M.  de  Wyzewa  se  ménage  une  victoire  plus  facile  :  Pas  un 
instant  il  ne  laisse  douter  que  tout  désir  de  gloire  ou  de  plaisir  n'échoue, 
que  toute  science  ne  soit  grotesque  ou  futile,  que  toute  pensée  libre 
n'achemine  au  désespoir  ;  alors  qu'il  sulïirait  de  vouloir  aimer,  ou  plu- 
tôt de  se  livrer  simplement  à  l'amour,  pour  asseoir  sa  vie  dans  une  joie 
tranquille,  parmi  les  champs  et  les  vergers.  Est-il  besoin  d'une  critique? 
C'est  assez  de  fermer  le  livre,  de  regarder  autour  de  soi,  de  se  sentir 
vivre  et  penser. 

Lb  bienheureux  Jacques  de  Vorac.ine  :  La  Légende  Dorée,  tra« 
duite  du  latin  d'après  les  plus  anciens  manuscrits,  par  Teodor  de 
Wyzewa  (Perrin,  in-i6  de  xxviii-748  pp.,  5  fr.).  —  M.  de  Wyzewa  met 
à  la  portée  de  tous,  croyants  ou  simples  curieux,  ce  fameux  recueil  de 
légendes,  si  souvent  cité,  si  rarement  lu.  La  découverte,  pour  maint 
lecteur,  n'ira  pas  sans  déception.  11  faut  se  garder  de  croire  que  toutes 
les  Vies  de  Saints  offrent  le  môme  intérêt  que  celle  de  sainte  Thaïs,  et 
que  celle-ci  même  présente,  chez  Jacques  de  Voragine,  les  traits  qui 
séduisent  dans  le  roman  d'Anatole  France,  ou  qui  amusent  dans  le 
drame  de  Ilrostwitha.  Sans  parler,  après  Muratori,  de  «  bavardage 
imbécile  »,  on  a  le  droit  de  contester  que  le  bienheureux  évéque  de 
Gênes  ait  été,  comme  l'assure  son  éditeur,  un  des  plus  savants  hommes  de 
cette  époqueoù  fleurirent  saint  Bonaventure,  Alexandre  de  Haies  et  saint 
Thomas  d'Aquin.  Sa  naïveté  ne  s'explique  pas  toute  par  la  pureté  de 
son  cœur  et  par  sa  condescendance  envers  les  liumbles  ;  elle  annonce 
bien  aussi  quelque  défaut  d'intelligence.  Le  bienheureux  Jacques  com- 
pose mal,  et  c'est  une  gageure  que  de  louer  en  son  livre  «  une  unité,  un 
ensemble  parfaits  ».  C'en  est  une  aussi,  que  de  le  dire  écrivain  original, 
parce  qu'il  n'a  pas  copié  littéralement.  11  devient  verbeux  lorsqu'il  dis- 
serte ;  dans  son  récit  même  il  accumule,  auprès  des  traditions  les  plus 
touchantes,  des  miracles  qui  n'ont  rien  de  gracieux  ni  d'édifiant.  Il  prête 
aux  saints  les  plus  divers  même  figure  de  thaumaturges  ;  dominicain, 
séparé  de  saint  Dominique  par  une  génération  à  peine,  il  n'a  pas  su 
évoquer  le  grand  fondateur  de  son  ordre.  Et  qui  devinerait,  à  travers  sa 


5i3o  LA   REVUE   BLANCHE 

vie  de  saint  Pierre  Martyr,  ce  farouche  archange  exterminateur  dont 
M.  Lea,  dans  son  Histoire  de  V Inquisition^  retraçait  naguère  les  san- 
glants exploits?...  Mais  il  reste  vrai  que  Jacques  de  Voragine,  «  père 
des  pauvres  et  pacificateur  des  guerres  civiles  »,  insiste  sur  le 
exemples  de  douceur  et  d'humilité.  11  reste  vrai  que  sa  charité  tout 
franciscaine  s'étend  sur  toute  la  nature,  appelle  les  oiseaux  du  ciel, 
caresse  les  fauves  des  bois.  11  reste  vrai  que  son  ouvrage  est  une  clef 
pour  riconographie  du  moyen  âge  :  non  point  que  les  œuvres  d'art  con- 
formes à  son  texte  en  soient  toutes  inspirées  ;  mais  du  moins  dérivent- 
elles  de  récits  parents  et  semblables,  documents  épars  ou  perdus  dont  la 
Légende  Dorée ^  seule  héritière  de  leur  gloire,  représente  fidèlement 
l'esprit. 

J'ai  plaisir  à  citer  la  prose  de  M.  de  Wyzewa.  Elle  abonde  en  jolies 
équivoques  ;  elle  glisse,  légère,  autour  du  sens  des  mots  ;  chaque  fois 
qu'elle  lance  une  grosse  vérité  de  bon  sens,  c'est  pour  faire  passer,  par 
le  même  sillage,  quelque  pieux  paradoxe  :  «  La  science  d'un  temps  ne 
vaut  que  pour  son  temps  »  ;  —  et  voilà  les  lois  de  la  chute  des  corps 
logées  à  la  même  enseigne  que  les  étymologies  du  bienheureux  évêque 
de  Gênes.  «  Certes,  je  ne  prétends  pas  que,  à  la  considérer  au  point  de 
vue  liistorique,  la  Légende  Dorée  ne  contienne  pas  d'affirmations 
inexactes  ou,  tout  au  moins,  d'une  exactitude  à  jamais  incertaine.  Je 
croirais  volontiers,  plutôt,  qu'elle  en  est  remplie,  comme  tous  les 
ouvrages  historiques  de  son  temps,  comme  ceux  de  tous  les  temps  »  ; 
—  et  voilà  le  miracle  des  Onze  Mille  Vierges  prouvé,  tout  juste  au  même 
titre  que  la  mort  de  César  ou  l'incendie  de  Rome.  «  Et  de  même  que 
maintes  images  de  la  Vierge,  sans  prétendre  le  moins  du  monde  à  être 
des  portraits,  ont  reçu  de  Dieu  le  pouvoir  d'opérer  des  miracles,  de 
même  rien  ne  nous  empêche  d'admettre  que  Dieu,  s'il  le  juge  bon, 
puisse  prêter  aux  légendes  de  ses  saints  une  réalité  supérieure  ». 
Cette  phrase  est  une  pure  merveille  d'ingéniosité  candide,  de  retorse 
ingénuité  :  une  fine  pointe  d'esprit  chrétien. 

H.-B.  BiiEwsTEn  :  L'Ame  païenne.  (Mercure  de  France,  in-i8  de 
194  pp.,  3  fr.  5<)).  —  J'ignore  oîi  la  pensée  de  M.  Brewster  a  pris  sa 
source,  et  c'est  un  grand  embarras.  Dans  son  premier  chapitre.  De  la 
Destinée^  résonne  sans  nul  doute  un  lointain  écho  d  Emerson;  je  songe 
à  la  conclusion  de  l'Essai  sur  la  Fatalité:  «  Elevons  des  autels  à  la  belle 
nécessité.  Si,  dans  la  moindre  des  choses,  Ihomme  pouvait  déranger 
l'ordre  delà  nature,  qui  voudrait  accepter  le  don  de  la  vie?»  Mais 
M.  Brewster  n'ajoute  pas,  comme  faisait  plus  haut  Emerson  :  «  Il  y  a 
une  solution  au  vieux  nœud  de  la  fatalité,  delà  liberté  et  de  la  prescience: 
c'est  une  double  conscience  des  choses.  »  Une  seule  conscience  lui 
sufïit;  il  attaque  l'autre  —  celle  de  la  liberté  —  comme  factice  et  mal- 
faisante. Et  puis,  je  crois  en  lui  discerner  des  influences  plus  modernes: 
celles  de  Maeterlinck,  de  Nietzsche,  de  M.  Jules  de  Gaultier,  et  peut-être, 
de  M.  Remy  de  Gourmont.  A  moins  encore  qu'il  ne  leur  soit  uni  par 
une  simple  affinité  de  pensées... 


LES    LIVRES  -x'ii 

Voici  le  fonds  de  ce  que  M.  Brewster  appelle  son  paganisme  :  — 
L'homme  pense  et  s'agite,  le  Destin  le  mène:  non  pas  seulement  le 
Destin  extérieur,  mais  surtout  le  Destin  inscrit  au  plus  profond  de  son 
()tre,  dans  ses  tendances,  ses  facultés  et  ses  talents.  L'homme  dit  :  7^, 
l'homme  dit  :  Moi\  l'homme  croit  que  sa  volonté  est  une,  ainsi  que  sa 
conscience,  et  qu'il  n'y  a  qu'un  seul  acteur,  parce  qu'il  nV  a  qu'un  seul 
théâtre.  L'homme  croit  agir^et  vivre  en  vue  d  un  but,  et  demande  à  la 
morale  de  lui  désigner  le  vrai  but.  En  réalité,  on  vit,  parce  qu'on  a  lo 
talent  de  vivre.  Le  travailleur  a  le  sentiment  du  rabot  et  de  la  charrue. 
Chacun  agit  selon  ses  tendances  et  ses  talents  :  Trahît  sua  quemquc 
facultas.  «  Il  ne  faut  donc  pas  vouloir  faire  le  bien  ;  il  ne  faut  pas  vouloir 
faire  le  mal.  Il  faut  faire  le  bien  malgré  soi.  parce  qu'on  y  est  con^ 
traint  (ces  deux  expressions  ne  me  semblent  pas  heureuses),  et  en 
admirant  ceux  qui  font  le  mal.  Alors  on  est  pur.  Il  faut  faire  le  mal 
parce  qu*on  ne  peut  pas  faire  autrement  et  en  admirant  ceux  rpii  font  le 
bien.  »  Nos  désirs  sont  les  signes  de  forces  permanentes  —  dieux, 
facultés  ou  sentiments,  suivant levucabulairedujour,  —  ctrien,  si  ce  n'est 
ces  forces,  ne  légitime  nos  divers  elïorts.  L'emploi  véritable  de  la  pensée 
est  non  de  conduire  la  marche  des  événements,  mais  de  l'accompagner 
de  i)aroles  essentielles.  La  folie  est  d'espérer  que  notre  Ame  profonde 
suivra  les  mouvements  de  notre  àme  factice,  et  de  prétendre  forcer  à 
l'unité  l'irréductible  pluralité  de  nos  instincts  :  la  sagesse  est  d'adorer 
les  dieux  multiples  qui  se  manifestent  à  travers  nous. 

Je  crois  qu'on  peut,  comme  Stuart  Mill,  unir  le  même  déterminisme 
à  l'idée  d'une  souplesse  plus  grande  et  d'une  plus  sure  concentration  du 
vouloir.  Nos  vrais  motifs  sont  nos  tendances  :  mais  elles  se  projettent 
d'elles-mêmes,  et  s'ordonnent  sur  le  plan  de  l  avenir,  sous  l'orme  de^ 
bonheur  et  de  but  préconçu.  Elles  ne  convergent  pas  vers  un  même 
point  ;  mais  elles  peuvent  se  tenir  liées  en  un  système  aux  articulations 
mobiles.  Et  c'est,  à  travers  le  changement,  notre  véritable  unité;  c'est 
toute  la  liberté  compatible  avec  le  Destin. 

Cahiers  de  la  Quinzaine  (Abonnements  de  souscription  à  loofr., 
—  ordinaires,  à  '20  fr.,  —  de  propagande,  à  8  fr.  .  —  N'ayant  pas  signalé 
les  Cahiers  de  Péguy  à  mesure  qu'ils  paraissaient,  j'ai  laissé 
passer,  dans  la  seconde  série,  le  Bacchus  de  Lionel  Landry,  —  un 
drame  plein  d'idées,  mais  dont  la  valeur  littéraire  est  quelque  peu 
gâtée  par  un  symbolisme  trop  direct.  J'ai  laissé  passer  le  Danton  de 
M.  Romain  Rolland,  (jui  me  parait  être  jusqu'à  présent  le  plus  fort,  le 
plus  serré,  le  plus  émouvant  de  ses  drames  révolutionnaires.  Et  j'ai 
laissé  passer  le  Jean  Costc  de  M.  Antonin  Lavergne,  qui  méritait 
meilleur  accueil.  Par  réaction  contre  des  jugements  contraires,  l'édi- 
teur sûrement  s'exagère  la  valeur  d'art  de  ce  roman.  Comme  lui,  j'en 
aime  l'àpreté,  la  rudesse,  la  simplicité  toute  populaire  ;  et  j'approuve 
cette  patience  à  suivre  en  toutes  ses  étapes  une  monotone  progression 
de  misère.  Mais  la  fiction  laisse  voir  de  façon  trop  directe  la  part  des 
souvenirs  personnels  et  du  plaidoyer,  si  bien  qu'on  demande  malgré  soi 


:  232  LA   REVUE   BLANCHE 

*.;'  des  documents  et  des  preuves.  Du  moins,  Jean  Ci^^te  peint  Mèlemeni, 

sans  exagération  aucune,  la  détresse  où  se  débattent  nombre  d'institu- 
teurs. C'est  un  livre  à  faire  lire  à  tous  nos  députés. 

De  la  troisième  série,  je  détache  quelques  Cahiers:  Charles  Guieysse 
éclaire  les  rapports  entre  le  Mouvement  Ouvrier  et  les  Universités  Popu- 
laires, dont  un  autre  numéro  expose  en  détail  la  situation  présente. 
Georges  Sorel  développe  des  réllexions  un  peu  touffues,  mais  singuliè- 
rement instructives,  sur  l'Église  et  l'Etat.  Une  très  belle  analyse 
morale  de  Péguy,  De  la  Raison,  sert  de  préface  aux  Etudes  Socialistes 
de  Jaurès,  où  nous  retrouvons  ces  études  sur  la  Propriété  individuelle, 
critiquées  ici  même  par  M.  Maxime  Leroy  :  Jaurès  après  tout  n'erre 
point  en  représentant  l'impôt,  certaines  dispositions  du  droit  succes- 
soral, l'expropriation,  les  servitudes,  etc.,  comme  des  restrictions 
apportées  à  la  propriété  personnelle  par  le  souci  de  l'intérêt  collectif  ; 
où  il  se  trompe,  c'est  quand  il  compte  ces  restrictions,  de  tout  temps 
nécessaires,  parmi  les  signes  de  l'évolution  économique.  —  La  Grève, 
par  M.  Jean  Hugues,  instituteur  à  Paris,  rappelle  les  qualités  et  les 
défauts  de  Jean  Caste,  —  les  qualités  surtout,  puisque,  en  dépit  d'une 
forme  trop  sommaire,  on  y  constate  un  bel  effort  d'impartialité  artisti- 
que. Bernard  Lazare  inaugure  une  série  de  monographies  sur  l'oppres- 
sion des  Juifs  dans  l'Europe  orientale  par  un  tragique  tableau  de  la  con- 
dition des  Juifs  en  Roumanie.  Une  lettre  de  Tolstoy  k  M.  Romain 
Rolland  montre  avec  fore(>  ce  que  devrait  être  la  vie  d'un  artiste 
vraiment  affranchi  du  monde  aristocratique  et  bourgeois.  Puis  vient  ce 
Quatorze  Juillet  que  joua  Cléiuier  :  œuvre  mouvementée,  inégale, 
trop  facile  par  endroits,  et  dont  l'intention  reste  méritoire,  pourvu 
qu'on  n'y  cherche  point  le  type  même  de  l'art  social.  Enfm  Péguy 
a  publié  les  articles  de  G.  Hervé  pour  lesquels  le  Pioupiou  de 
r Yonne  i\il[yo\ïvsm\\\  il  y  joint,  sur  la  même  affaire,  une  polémique 
où  il  serait  vain  de  le  suivre  :  Beaucoup  pensent  avec  lui  que  les 
droits  des  universitaires  ont  clé  mis  en  jeu  très  inutilement,  et  qu  il 
est  bon,  pour  l'avenir,  de  corriger  une  tactique  maladroite  ;  —  mais 
faut-il  pour  cela, se  faire  le  juge  sévère  des  caractères  et  des  intentions? 

JÉRÔME  ET  Jean  Tharaud  :  Dingley,  TlUustre  Écrivain.  — 
Encore  un  Cahier,  l'avant-dornior  paru  :  ju  tiens  à  le  mettre  à  part. 
Dingley,  c'est  Kipling  en  personne,  ni  meilleur  ni  pire,  tel  exacte- 
ment que  nous  le  fout  connaître  ses  nouvelles  presque  géniales,  ses 
arlioles,  ses  chansons  :  Un  rmi-rh  boy  vigoureux,  vaniteux,  volontaire, 
—  a  trop  habile  à  vivre  »  ^ainsi  parlait  de  lui  Stevenson),  qui  sait 
parer  d'un  air  de  décision  virile  sa  présomption  presque  enfantine,  et 
déiJTuiser  en  cynisme  sun  vit'di'sir  d'approbation.  L'esprit  le  plus  riche 
en  visions,  le  plus  pauvre  en  i<l«^ùs,  nécessairement  adorateur  du  fait. 
Un  rtre  •<  i){)iir  qui  le  monde  extérieur  existe  »,  qui  ne  veut  pas  s'en 
abstraire,  afin  de  le  mieux  comprendre,  mais  se  contente  d'ouvrir  tout 
grands  ses  yeux,  pour  lire  sur  la  terre  et  la  mer  les  destinées  de  sa  race 
î;  et  du  monde...  Tel  nous  le  voyons  au  début,  gonllé  de  zèle  impérialiste 


LES   LIVRES  '-^33 

Cl  de  sain  orgueil  littéraire,  prendre  à  tâche  de  décrire  la  conquête  sud- 
africaine  et  le  relèvement  moral  d'un  voyou  de  Londres  devenu  soldat. 
11  s'installe  donc  dans  les  tavernes,  auprès  des  sergents  recruteurs.  Il  se 
mêle  à  la  foule  qui,  devant  le  War  Office,  attend  les  nouvelles  de  mort. 
Il  s'embarque  pour  le  Cap  avec  sa  femme  et  son  enfant;  inspecte,  à  la 
première  escale, un  transport  où  le  bétail  militaire  est  parqué;  va  visiter 
à  Sainte-Hélène  le  vieux  Cronje  qui  lui  tourne  le  dos.  Selon  ses  vœux,  il 
suit  la  guerre.  Ses  yeux  qui  voient  si  bien,  —  qui  ne  peuvent  pas  ne 
pas  voir,  —  discernent  les  sottises,  les  misères,  les  horreurs:  et  ces 
spectacles  le  pénètrent  plus  sûrement  qu'aucune  pensée.  Les  Boers,  qui 
Tout  fait  prisonnier,  le  relâchent  avec  une  pitié  dédaigneuse,  pour  qu  il 
puisse  rejoindre  son  fils  malade.  Il  arrive,  trouve  son  fils  mort;  et, 
chancelant,  accablé  de  doutes,  il  fait  bercer  sa  douleur  par  les  chants 
d'une  femme  hindoue... 

Cette  fin  nous  éloigne  du  réel  :  Eût-il  vu,  eût-il  souffert  ce  que  voit  et 
souffre  Dingley,  Kipling  ne  perdrait  point  la  confiance  qu'il  a  mise  en 
lui-même  et  dans  son  peuple.  On  sait  quelle  leçon  il  a  retenue  de  son 
voyage  :  condamnation  des  sports  et  de  l'énergie  purement  physique, 
éloge  de  la  science  et  de  la  réflexion.  Il  disait  :  «  Nous  sommes  dignes  de 
posséder  le  monde  ;  il  faut  donc  le  conquérir.  «  Il  dit  à  présent  :  «  Nous 
devons  conquérir  le  monde  ;  il  faut  donc  en  être  capables  et  dignes.  » 
Et  c'est  un  exemple  instructif  pour  une  logique  des  sentiments...  Mais 
si  Dingley  n'est  pas  le  vrai  Kipling,  du  moins  vit-il  d'une  vie  concrète 
et  vraisemblable.  Son  aventure  est  contée  sobrement,  sans  insistance, 
sans  réflexions  morales  et  sans  psychologie.  Et  cette  façon  d'émouvoir 
par  les  faits,  de  les  laisser  manifester  leur  àme,  de  battre  l'empirique 
par  l'expérience  même,  me  plaît  tellement  que  je  ne  saurais  dire  si  les 
frères  Tharaud  ont  écrit  un  beau  livre,  ou  seulement  le  meilleur  qui  pût 
être  écrit  sur  un  sujet  si  dangereux. 

Joseph  Sakraute  :  Socialisme  d'opposition,  socialisme  de 
gouvernement  et  lutte  de  classe.  (Librairie  G.  Jacques,  in-i8  de 
143  pp.,  a  fr.j.  —  M.  Sarraute,  qui  a  succédé  à  M.  Lavy  dans  le  cabinet 
Millerand,  n'avait  pas  attendu  ce  moment  pour  écrire  une  apologie  du 
ministérialisnie^  d'autant  plus  intéressante  qu'elle  ne  s'inspire  pas  de 
circonstances  passagères,  mais  de  motifs  permanents  ;  elle  sera  bonne 
à  relire  dans  quelques  aimées,  si,  par  la  force  des  choses,  la  question  se 
pose  de  nouveau.  Quand  il  rattache  le  socialisme  au  principe  démocra- 
tique; quand  il  montre,  ensepla<;ant  au  point  de  vue  de  la  production,  puis 
au  point  de  vue  national,  à  quelles  formules  le  socialisme  doit  renoncer 
pour  devenir  doctrine  de  gouvernement,  M.  Sarraute  en  vient  à  des 
concessions  extrêmes  que  ni  Jaurès,  ni  Millerand  lui-même  ne  consen- 
tiraient. Mais  le  plus  souvent  les  difficultés  qu'il  signale  sont  réelles, 
ne  sauraient  être  éludées.  Qui  fait  semblant  de  les  ignorer  les  retrou- 
vera quelque  jour.  Il  est  beau  de  vouloir  être  des  purs.  Mais  toute 
objection  à  laquelle  nous  n'avons  pas  pris  garde  se  logera  plus  tard 
dans  notre  pensée  pour  la  détruire  ;  et  toute  intransigeance  mal  calculée 


^34  LA  REVUE    BLANCHE 

se  traduira  par  des    incohérences  de  tactique.   De  là  Tétrange  revire- 
ment de  quelques  «  révolutionnaires  ». 

N.  C.  Frederiksex  :  La  Finlande,  économie  publique  et  privée,  avec 
deux  cartes  en  couleur  (Société  Nouvelle  de  Librairie  et  d'Édition, 
in-i8  de  4*^8  pp.,  avec  2  cartes,  à  3  fr.  5()).  —  (3n  sait  que  la 
Finlande  n'était  unie  à  Tempire  russe  que  sous  réserve  de  ses  vieux 
privilèges  ou,  pour  mieux  dire,  de  ses  droits  séculaires;  et  que,  par 
un  acte  d'arbitraire  brutal,  le  gouvernement  du  tsar  prétend  la 
traiter  comme  une  simple  province,  en  lui  ôtant  l'autonomie  de  ses 
finances  et  de  son  armée.  La  vaillante  petite  nation  résiste,  d'un  effort 
unanime  ;  elle  refuse  de  voter  sa  propre  déchéance,  signe  des  pétitions 
monstres,  organise  une  propagande  à  l'étranger.  La  France,  qui  en 
d'autres  temps  se  serait  émue,  n'ose  pas  même  émettre  un  blAme  pla- 
tonique :  c'est  l'effet  de  cette  alliance  franco-russe  dont  Tolstoy,  ici 
même,  a  si  l)ien  dénoncé  le  danger  moral.  Pourtant  le  journal  hebdo- 
madaire r Européen  peu  à  peu  convainc  un  petit  public;  et  la  Société 
Nouvelle,  après  avoir  publié  la  Dicte  de  Finlande  en  Î89V  (c'est-à-dire  Ja 
réponse  des  Ktats),  puis  la  Constitution  du  Grand'Duché  de  Finlande^ 
nous  donne  la  traduction  d'un  excellent  ouvrage  de  renseignements, 
écrit  par  un  ancien  professeur  de  l'Université  de  Copenhague.  Ce  livre, 
riche  en  chifires  et  en  faits,  examine  successivement  la  civilisation  fin- 
landaise; les  classes  rurales;  la  propriété  des  terr-is;  l'agriculture; 
les  forêts;  les  mines  et  industries;  le  commerce  et  la  navigation:  la 
monnaie  et  les  banques  ;  les  moyens  de  communication  ;  les  finances  ; 
le  gouvernement.  Bien  que  les  lettres  et  les  arts  soient  laissés  de  colé,  il 
apparaît  ici  que  la  Finlande  est  sur  le  même  rang  que  les  pays  Scandi- 
naves, non  seulement  par  la  prospérité  matérielle,  mais  par  l'activité 
mentale  et  par  l'extension  de  l'enseignement  populaire.  C'est  un  pays 
de  culture  et  d'énergie;  un  pays  très  moderne,  en  avance  d'un  siècle 
sur  la  Russie,  qui  devrait  lui  demander  des  exemples,  plutôt  que  de 
l'argent  et  des  soldats. 

Édouahd  Beutu  :  Dialogues  Socialistes  (Librairie  G.  Jacques 
in- 18  de  xi-'^if)  p.,  3  fr.  5o).  —  Fn  ces  dialogues  éloquents,  —  qui  trop 
souvent  tournent  au  monologue,  —  un  <  militant  »  s'emploie  à  rassurer 
ses  amis  que  les  progrès  du  socialisme  inquiètent  pour  la  civilisation, 
pour  la  religion,  pour  l'art,  pour  la  femme.  Les  raisons  ne  lui  manquent 
point,  ni  l'enthousiasme  à  les  dire,  mais  peut-être  la  méthode.  En  effet, 
nous  savons  d'avance  qu'il  existe  un  socialisme  intégral,  à  qui  rien  d'hu- 
main ne  paraît  étranger  ;  et  du  même  coup,  nous  sommes  sûrs  c\\xonpeut 
concevoir  un  régime  socialiste,  imaginer  un  modèle  de  cité  future,  où 
la  justice  économique,  loin  de  rendre  la  vie  plus  médiocre,  permettrait 
la  floraison  de  plus  hauts  sentiments,  de  plus  larges  pensées.  Ce  qu'il 
importait  donc  de  prouver,  c'est  que  l'évolution  socialiste  en  tous 
pays  s'oriente  réellement  vers  un  tel  régime,  ou,  nécessairement^  doit  y 
aboutir  :  Et  pour  écarter  toutes  les  objections,  il  fallait  mettre  en  compte, 


LES   LIVRES  '>'^^> 

je  pense,  l'obsession  du  problème  matériel,  Tétroilesse  de  certaines 
sectes,  les  habitudes  d'esprit  qu'entretient  la  lutte  sociale,  —  et  la 
rupture  possible  des  plus  précieuses  traditions.  Ainsi  seulement,  les 
lecteurs  pourraient  se  convaincre  que  travailler  au  triomphe  du  socia- 
lisme, n'est  point  remettre  aux  «  barbares  »  le  soin  de  la  civili- 
sation. 

Anatole  Leroy-Beaulieu  :  Les  Doctrines  de  Haine  :  TAntisé- 
mitisme,  l' Antiprotestantisme,  l'Anticléricalisme  (Calmann 
Lévy,in-8  de  309  pp.,  i  fr.  5o).  — M.  Leroy  lieaulieu  met  sou  habituelle 
prolixité  au  service  d'une  intention  raisonnable  et  conciliante.  Son 
livre  contient,  en  chacune  des  trois  parties,  des  remarques  bonnes  à 
retenir.  Mais,  bien  qu'il  croie  être  impartial  et  garder  l'équilibre  de  la 
droite  raison,  comment  ne  pas  sentir  qu'il  penche  d'un  côté,  quand  il 
reconnaît  dans  «  les  Trois  Anti  »  une  même  sorte,  un  même  degré,  d'in- 
tolérance? La  raison  d'être  de  l'Anticléricalisme  est  l'existence  d'un 
corps  constitué  :  l'Eglise,  soutenu  par  d'autres  corps  :  les  congrégations; 
tous  corps  étrangers  à  l'État,  et  parasites  du  corps  social.  Cela  est  si 
vrai,  que  les  deux  autres  «  Anti  »  (sans  compter  l'Antimaçonnisme)  ne 
se  soutiennent  qu'en  prétendant  combattre  des  organismes  qu'ils  ima- 
ginent à  l'image  de  ceux-là;  et  qu'ils  auraient  aussi  leur  raison  d'être, 
si  cette  prétention  était  justifiée.  M.  Leroy-Iieaulieu  est-il  sérieux, 
quand,  aux  dangers  de  la  mainmorte  ecclésiastique,  il  oppose  ceux  de  la 
mainmorte  laïque  «  représentée  par  les  biens  des  communes,  par  les 
biens  des  hospices  et  d'autres  institutions  analogues  »?  ou  quand  il 
montre  que  le  milliard  des  congrégations  ne  représente,  pour  chaque 
religieux,  qu'un  revenu  très  modique?  Le  péril  n'est  point  que  les  moines 
vivent  grassement;  le  péril  est  que  toutes  leurs  personnes  et  tous 
leurs  biens,  mobiliers  et  immobiliers,  soient  aux  ordres  d'une  même 
puissance  spirituelle,  ennemie  de  la  pensée  moderne,  et  fassent  retomber 
sur  le  présent  le  poids  écrasant  du  passé.  M.  Leroy-Beaulieu  ne  sem- 
barrasse  guère  du  Syllabus.  Si  j'ai  bien  compris  sa  distinction  de  «  la 
thèse  »  et  de  «  l'hypothèse  »,  la  condamnation  du  Libéralisme  ne  vau- 
drait que  pour  les  temps  et  les  lieux  où  le  Libéralisme  n'existe  pas.  J'ai 
peine  à  croire  qu'un  anathème  si  véhément  vise  un  objet  imaginaire; 
les  concessions  dont  on  le  tempère  prouvent  que  l'Église  romaine  est 
souple,  —  mais  non  pas  qu'elle  renonce  à  maîtriser  les  esprits. 

Michel  Ahnauld 

Victor  Baurucaxd:M.  Drumont et T Algérie  (Mustapha, Imprimerie 
Algérienne,  in-S'^deGo  pages,  ofr.  Tjo).  —  Dans  une  langue  vigoureuse 
et  sobre  qui  enferme  et  refrène,  en  la  modération  des  termes,  l'intensité 
de  la  pensée,  M.  Victor  Barrucand  dénude  la  personnalité  politique  et 
les  formules  du  candidat  malheureux  d'Alger.  En  parcourant  ces  pages 
essentielles  d'une  polémique  de  dix-sept  mois,  nous  admirons  le 
stoïcisme  d'un  délicat  ouvrier  des  lettres  qui,  sacrifiant  à  ses  convictions 


236  LA   REVUE   BLANCHE 

la  contemplation  oisive  et  objective  des  choses,  s'est  condamné  si 
longtemps  à  la  lecture  quotidienne  des  insanités  antisémites  et  natio- 
nalistes. 

Et  le  vomissement  impur  de  la  Bêtise 

Me  force  à  me  boucher  le  nez  devant  l'azur  ! 

Dans  la  polémique  de  M.  Barrucand,  on  retrouve  avec  plaisir  certains 
passages  qui  nous  rappellent  que  Tauteur  est  un  connaisseur  très  averti 
des  choses  de  la  Révolution  et  publia  autrefois,  dans  cette  Revue,  les 
mémoires  de  Rossignol  et  de  Choudieu.  Il  ne  perd  pas  un  instant  de 
vue  le  développement  historique,  homogène  et  continu  de  la  France 
depuis  1789,  et  dans  cette  évolution  la  clique  nationaliste  lui  apparaît 
comme  étant,  sous  le  masque  démocratique,  la  contre-révolution. 

«  Ainsi,  dit-il,  les  chouans  et  les  muscadins  affectaient  des  allures 
frondeuses,  se  mêlaient  aux  mouvements  populaires  de  Germinal  et  de 
Prairial,  allongeaient  la  queue  à  la  porte  des  boulangers  et,  partons 
les  moyens,  se  rapprochaient  de  la  foule  ignorante,  affamée...  pour 
altérer  le  sens  de  ses  cris  légitimes.  » 

Urdaix  Gohiek  :  A  bas  la  Caserne!  (Éditions  de  La  revue  blanche, 
in- 18  de  3(>G  pp.,  i  fr.  jo).  —  Les  accusateurs  —  inconscients  la  plu- 
part —  de  la  Caserne,  les  voici  :  Revue  Médicale^  Éclair,  M.  Laveran, 
membre  militaire  de  l'Académie  de  Médecine,  la  Commission  parlemen- 
taire d'Hygiène  publique  (la  Caserne,  foyerde  tuberculose),  — M.  Fonssa- 
grives,M.  Alfred  Fournier,  membre  de  l'Académie  de  Médecine,  Journal 
Officiel,  M.  Marrana,  médecin  principal  de  i'«  classe  (la  Caserne,  foyer 
de  syphilis), —  D*^  Corre,  médecin  principal  de  la  marine,  Littré,  Presse 
Médicale  (la  Caserne,  foyer  d'alcoolisme),  —  capitaine  Massy,  général 
Grisol,  D*^  Pouillct,  D'  Garnier,  général  Daumas,  M.  Pierre  Richard, 
député  nalitmalisle  (la  Caserne,  école  de  vices  infâmes),  etc.,  etc,  —  et 
c'est  encore  le  Temps,  le  Journal  des  Débats,  V Opinion  Médicale^  la 
Dépêche  Tunisienne,  Ylntransi^j^eant,  la  Revue  de  l'Enseignement  pri-- 
niaire^  la  Croix,  la  Propagation  de  la  Dévotion  à  Saint-Joseph,  le 
Gauloisy  Y  Écho  de  Paris,  le  Figaro,  M.  Bolot,  sous-intendant  mili- 
taire, M.  Rolland,  sénateur,  MM.  de  Freycinct,  Jules  Delafosse,  Dru- 
mont,  Cavaignac,  François  Coppée  et  le  R.  P.  Forbes,  qui  dénoncent 
Tordure  physique  et  morale,  l'alimentation  insuffisante  et  mauvaise,  la 
servilité  et  l'abêtissement  du  régime  de  la  caserne. 

Tous  ces  éléments,  fournis  à  M.  Urbain  Gohier  par  des  collaborateurs 
militaristes  pour  la  plupart,  sont,  dans  ce  livre,  rassemblés  en  un  corps 
de  preuves  par  une  main  nerveuse  qui  en  étreint  le  faisceau  et  le  boute 
contre  la  grande  prison  nationale. 

Pans  un  pays  où  il  y  eut  un  esprit  public  —  en  Angleterre  au  siècle 
dernier  —  les  révélations  de  Lord  Ashley  sur  le  travail  des  enfants  sou- 
levèrent la  nation  entière  et  il  fallut,  sous  peine  d'une  révolution,  que  le 
Parlement  imposât  aux  industriels  le  respect  de  la  vie  de  l'enfant.  S'il 


LES   LIVRES  2.37 

existait  chez  nous  une  conscience  publique,  le  livre  d'Urbain  Gohier 
devrait  la  secouer  et  lui  donner  ce  frisson  précurseur  des  grands  mou- 
vements qui  emportent  d'un  seul  coup  tout  un  régime.  Mais  il  n'y  a  pas 
en  France  de  conscience  publique. 

Il  est  naturel,  d'ailleurs,  étant  donné  la  singulière  logique  des  masses 
françaises,  que  le  peuple  qui  a  renversé  la  Bastille  où  Ton  n'enfermait 
que  des  aristocrates  se  constitue  le  défenseur  de  la  geôle  où  Ton  embas- 
tille le  peuple. 

Egalement,  quand  c'est  un  axiome  depuis  1 789  que  «c  l'impôt  est  pro- 
portionnel aux  facultés  »  et,  puisqu'il  est  admis  que  |le  service  mili- 
taire est  un  impôt,  il  est  naturel  que  la  masse  inerte  et  inepte  accepte 
que  cet  impôt,  de  beaucoup  le  plus  dur  de  tous,  la  frappe  en  raison 
inverse  de  ses  «  facultés  ». 

C'est  pourquoi  il  est  possible  qu'en  effet  ce  livre  suscite  des  indigna- 
tions, —  et  ce  n'est  pas  contre  les  atrocités  révélées  qu'elles  iront,  mais 
contre  celui  qui  les  dévoile. 

Cependant,  si  ce  livre  tombe  dans  la  masse  comme  une  pierre  dans 
une  eau  morte,  il  y  a  quelques  hommes  qu'il  touchera  et  cela  suffît.  Car, 
après  tout,  dans  l'histoire  du  monde,  la  lutte  ne  se  fait  jamais  qu'entre 
des  minorités,  la  masse  suit  la  minorité  la  plus  forte.  Aujourd'hui 
encore  elle  abandonne  le  sort  de  ses  enfants  à  une  poignée  d'hommes 
qui  les  lui  rend  avariés  au  moral  ou  au  physique,  quand  elle  les  lui 
rend.  Mais  il  se  peut  que  quel([ues  hommes  qui  n'ont  pas  pu  lire  sans 
pleurer  la  lettre  d'adieu  du  soldat  Marjnet  à  sa  mère,  sentent  germer 
en  eux,  en  un  temps  où  il  n'y  a  plus  rien  à  aimer,  les  bonnes  révoltes 
et  que  ces  hommes-là  forment  demain  la  nouvelle  minorité  qui  balan- 
cera l'autre.  Ce  jour-là,  alors,  la  masse  servile  suivra. 

Pierre  Loti  :  Les  derniers  Jours  de  Pékin  (Calmann  Lévy,  in- 18 
de  464  pp.,  3  fr.  5o).  —  Lendemain  de  carnage  après  la  ruée  àes 
Boxers  et  des  Barbares  occidentaux  sur  la  Ville  mystérieuse.  Sur  les 
chemins,  déchiquetées  par  les  chiens,  sur  les  fleuves,  descendant  au  fîl 
de  l'eau,  au  pied  des  murailles  de  la  Cité  impériale,  dans  les  citernes, 
dans  les  herbages  des  bois  sacrés,  partout,  des  charognes  humaines, 
raidies  sous  le  vent  glacé  de  Mongolie,  puis  des  temples  jusqu'alors 
inviolés,  dont  les  énormes  richesses  s'épandent  des  coffres  éventrés, 
comme  là-bas,  dans  les  champs,  les  pourritures  coulent  des  cercueils 
défoncés  ;  des  parfums  de  thé,  de  bois  précieux  et  d'étoffes  mêlés  aux 
odeurs  de  races  jaunes  et  aux  puanteurs  de  cadavres,  et,  recouvrant  la 
désolation  des  êtres  et  des  choses,  le  caractère  d'éternité  qui  émane  de 
l'art  monstrueux,  massif,  et  implacable  des  tombeaux,  des  temples  et 
des  palais  —  tout  oela  admirablement  saisi  par  M.  Pierre  Loti.  Son 
livre  contraste  heureusement  avec  les  notes  du  trop  spirituel  M.  Donnet 
qui  n'a  pas  su  oublier  son  parisianisme  et  ne  nous  a  rapporté  de  la  Chine 
que  des  ombres  chinoises.  M.  Loti  y  est  venu  avec  des  sens  d'artiste  et 
il  y  a  pris  des  impressions  qui  ne  prétendent  pas  révéler  l'àme  chinoise, 
mais  la  font  pressentir. 


238  LA    REVUE    BLANCHE 

Une  sentence  :  «  la  littérature  de  l'avenir  sera  lalittérature  de  la  pitié  » 
lue  dans  le  temple  de  Confucius  par  des  yeux  qui  viennent  de  voir, 
émergeant  d'un  tas  de  cadavres,  des  mains  aux  ongles  arrachés.  Oppo- 
sition de  douceur  et  de  cruauté  qui  angoisse  M.  Loti,  mais  qui  peut  se 
résoudre  si  Ton  admet  que  c'est  par  humanité  que  les  Chinois  gratifient 
de  tortures  les  gens  qu'ils  veulent  faire  mourir,  pour  ne  leur  laisser  que 
le  loisir  de  penser  à  la  douleur  physique  et  les  distraire  de  l'épouvante 
métapliysique  de  la  mort,  si  nuisible  à  la  santé. 

Quelques  détails  nettement  vus  qui  annoncent  une  vie  de  famille 
intime,  profonde,  dans  ce  pays  où  la  première  molécule  sociale  est  la 
famille  et  non  l'individu.  Dans  les  champs  ces  torses  couleur  safran, 
maigres  et  musclés,  courbés  sur  la  terre  ;  dans  les  villages,  ces  innom- 
brables sociétés  de  gymnastique  dont  font  partie  depuis  l'enfance,  comme 
de  simples  citoyens  suisses,  tous  les  jeunes  paysans  chinois,  sont  l'in- 
dice d'une  race  forte  e(  souple,  pacifique  et  agricole  qu'il  est  inquiétant 
d'imaginer  industrialisée  et  militarisée. 

Jules  Delvaille  :  L'Université  de  demain  (Cornély,  in-i8  de 
34  pp.,  o  fr.  5o).  —  M.  Delvaille  reforme  l'enseignement  secon- 
daire auquel  il  donne  pour  base  l'enseignement  primaire,  ce  dernier 
a  pierre  de  touche  de  l'intelligence  de  l'enfant  »,  tant  pis  pour  les  génies 
tardifs  !  —  puis  l'enseignement  philosophique  qui  désormais  n'a  plus 
de  doctrine  officielle,  à  cette  exception  près  qu'il  a  pour  mission  pri- 
mordiale suivant  les  termes  de  M.  Léon  Bourgeois  «  d'enseigner  la 
démocratie  et  la  République  »,  le  baccalauréat,  qui  sera  conféré  par 
des  examinateurs  inamovibles,  la  condition  des  professeurs  et  le  régime 
de  l'internat. 

Henri  Lasvignes 


Camillk  Pelletan  :  De  1815  à,  nos  Jours  iSociété  française  d'Édi- 
tions d'art,  in-4''  de  3 10  pp.,  G 'francs).  —  Un  bon  livre  et  de  saine 
vulgarisation.  En  si  peu  d'espace  l'auteur  n'a  pas  eu  la  prétention  de 
faire  revivre  un  siècle  «  qui  occupa  une  si  large  place  dans  l'histoire  du 
progrès,  du  génie  et  des  malheurs  humains  ».  L'ouvrage  n'est  qu'un 
résumé,  un  manuel,  i)ourrait-on  dire,  n'était  la  respectable  ampleur  de 
son  format,mais  clair  et  sobre  sans  aridité,  aisé,  animé,  voire  pittoresque. 
Tout  au  plus  peut-on  regretter  vix  et  là  quelque  excès  de  modéran- 
tisme,  que  sans  doute  les  scrupules  de  l'homme  politique  ont  imposés 
à  l'historien. 

PiEiiHi:  DE  NoLHAC  i  La  Création  de  Versailles  (Bernard,  à  Ver- 
sailles, in-f<^  de  'i\('i  pp.).  —  Versailles  :  S'il  est  délicieux  d'errer  dans 
ses  allées  désertes,  parmi  la  majesté  des  parterres  et  des  bassins,  c'est 
une  joie  non  moins  pure  et  plus  rare  de  s'y  promener  a  dans  le  temps  >» 
surtout  en  l'érudite  compagnie  de  M.  de  Nolliac,  le  plus  disert  des 
ciceroni.  Dans  ce  domaine  qu'il  connaît  si  bie/*     qu'il  aime  si  pieuse- 


LES   LIVRES  239 

ment  et  qui  lui  appartient  un  peu,  on  dirait  qu'il  nous  fait  faire,  pas  à 
pas,  presque  jour  à  jour,  le  tour  du  propriétaire.  Depuis  le 
petit  cliûteau  à  tourelles  des  Gondi,  le  «  petit  château  de  cartes  »  dont 
parle  Saint-Simon,  jusqu'au  pomi)eux  séjour  de  fêtes  du  Grand-Règne, 
M.  de  Nolliac  nous  conduit  sans  fatigue  et  sans  nous  priver  d'un  seul 
aspect,  d'un  seul  état,  si  passager  soit-il,  d'une  seule  transformation, 
et  Ton  sait  qu'elles  furent  incessantes.  Le  commentaire  précis  et  élé- 
gant ne  s'interrompt  que  pour  nous  laisser  le  loisir  d'un  coup  d*œil  à 
d'admirables  gravures.  Toute  l'iiistoire  d'un  temps,  d'un  art  et  d'un 
goût  s'évoque  en  ces  pages  de  solide  documentation. 

Alfred  Atiiys. 
MEMENTO  BIBLIOGRAPHIQUE 

Romans  et  Nouvelles  —Alfred  Jarry  :  Le  Svrm/Uc,  Editions  de  La  revue  blanche,  in-18 
de  250  p.,  n  fr.  50.  —  Cliarles  Bernrird  :  /m  Reine  </f  Saba,  Offenstadt,  in-18  de  MO  p.,  3fr.  50. 

—  J.-A.  Coulangheoiî  :  T^.s  Jeux  de  la  Préfecture.  Mercure  de  France,  in-lH  de  318  p.,  t\  fr.50. 

—  Lucien  Trotignon  :  Fouvhard  lit'pvU  :  Pion,  in-18  de  MS  p.,  îJ  tr.  5(».  —  Xonce  Cstsanov*  : 
La  LiUifim  ;  Ambcrt,  in-18  de  'IM  p.,  :\  fr.  ôo.  —  Diraison  Seyîor  :  Les  Xuitf  Vhief:  Fayard. 
in-18  de  liiM  p.,  3  fr.  .',m.  —  François  Casalc  :  ChaufeclaiA  Plon-Nourrit,  in-ls  de  .330  p.. 
3  fr.  50.  —  Jean  de  Quirielle  :  Prorincc  Hohhnt",  Calinann  Lt-vy,  in-ls  de  'l'M)  p.,  3  fr.  50. 

—  Léon  Tolstoy  :  iT.wref  comj/ kf s (}.  II.  La  Jeunesse.  I^  Matiw'-e  d'un  /viffftettr')^  traduction 
de  J.-W.  Hienstock  ;  Stock,  in-ls  de  407  ])..  2  fr.  50.  —  I.-J.  Kmfir.ewski  :  Vilia  Jfwh 
(Tihhfi  à  Cnpn'f^,  traduction  de  L.  de  Broekci-e,  illustrations  de  F.  Prodhomme  ;  Edition.s 
du  Carnet  :  iii-12  de  215  p.,  3  fr.  50.  —  Maxime  Formont  :  La  Foute  AmonreuM  ;  Lemerre, 
in-18  «le  303  p..  3  fr.50.—  .lean  Payoud  :  (^rus  de  robe  ;  Villcrelle,  in-18  de  360  p.,  3  fr.  50. 

—  llannali  Lynch  :  Tri.»  Vvr'idhjue  UifUûrc  d'une  Petite  Fille  (traduite  de  l'anglais  par 
M.  Brandon):  Hachette,  in-lS  de  2<;7  p.,  3  fr.  50.  —  Myriam  Harry  :  Pe/i<<w  JPpof/*f* ,• 
CalInann  Lévy.  in-18  de  321»  p.,  3  fr.  50.  —  Jacques  d'AdclsAvaed-Ferçen  :  Xofre-JMme  des 
Mersf  Morte»'.  Sevin  et  lîey,  in-18  de  ."HT  p.,  3  fr.  50. 

Poésie. —  Alfred  Gou{»e]  :  L'Eiuitts  Fleuri;  Société  française  <rimprimerie  et  de  librairie 
(ancienne  mai.^on  Lecène  et  Hoiidin),  iu-ls  de  llH  p.,  2fr.50. —  Edouard  Ducot*}  :  Le  Son^e 
d'une  Xuit  de  doute;  Mercure  de  France,  in- 12  de  i»8  p.,  3  fr.  —  Apollon  Maïkoff  :  Poésie» 
(traduites  par  Tancn.tle  Martel  et  Thaddée  L;irghine.  et  précédées  d'uue  introduction  par 
Tancrè<le  Martel):  Perrin,  in-lS  de  285  p..  3  fr^.50. 

Théâtre.  —  Muurice  de  Dammartin  :  L'Entretue.  comt^die  en  un  acte;  Ollendorff, 
in-18  de  20  p.,  1  fr.  50.  —  Sophocle  :  Electre  (tra^Juction  en  verp  par  A.  Lfigofïruey)  ; 
Bmnel,  3  francs. 

CriiTH^UE.  —  Ciustavo  Ahel  :  Le  Labeur  de  la  Proue  (préface  par  Camille  Lenionnier)  ; 
Stock,  in-18  de  316  p.,  3    fr.    50. 

ScrEXCB  KT  PniLfiSorHin.  —  H.-B.  Bre\\'.«îter  :  L'Ame  Pnïnme:  M«*rc'iire  de  France; 
in-18  de  lOs  ],..  3  fr.  50.  —  Sully  Prudhomme  et  Charles  Kichet  :  /^  ProbVïne  de^ 
Ca'ife.^finaU-:':  Alcan,  in-ls  d«.>  177  p.,  3  fr.  50.  —  Un  Universitaire  :  I^t  »'<cience  opjxt^'e  au 
yatioualism*'  :  Kdition.s  <le  Z//  AVr/.fow,  in-18  de  23  p.,Ofr,  75.  —  L.  de  Lt  Tirit^re  :  La  Jeune 
M/// 1\>  (cun.seils  donné-  en  1303;;  ïé<iui,  in-32,  0  fr.  CO.  —  Le  Cornu  :  Les  ('rr/s- Volants] 
X<»ny.  in-ls  «le  30<»  p.,  .'»  fr.  50.  ---  ll.-I'.  Pie  Michel  Kolfi  :  La  Matfir  inoih'rnc  et  Vlh/pmt- 
tifme  de  uns /'ours  (traduction  de  l'abbé  H.  Doningcon  ;  in-18,  3  fr.  60.  —  Jules  Bois  :  Le 
Monde  Inrisihh".  Flammarion,  in-18  de  -131  ]>.,  3  fr  50.  —  Léon  Tolstoy  :  Qu'est-ce  que  ta 
Relitfiouf  (traduit  par  ^.  W .  Bien.^tock  et  Birukov)  ;  Stock,  in-18  de  81  p.,  1  fr.  —  Paul 
Lapie  :  Pour  la  liaison;  Cornély,  in-18  de  181  p.,  1  fr.  —  Ch.  Letourncau  :  La  Pst/cholof/ie 


240  LA   REVUE   BLANCHE 

ethnique-,   Schleicher,  in-18  de  556  p.,  6  fr.  —  Edmond  Magnac  :  Bavardaget  sur  la  Vertu  ; 
Tillié,  in-18  de  120  p.,  1  fr.    50. 

Etats,  Sociétés,  Gouvernements.  —  Joseph  Mallat  :  Im  Serbie  contemporaine.  Etudes, 
enquêtes,  statistiques  (tomel"  :  géographie,  ethnographie,  histoire;  tome  II  :  Economie 
politique,  sociale  et  commerciale);  Maisonneuve,  2  vol.  in-8  de  364  et  224  p.,  avec  cartes, 
plans,  desssins,  12  fr.  —  Victor  Barrucand.:  J/.  Drumont  et  VAÏgtrie,  Mustapha,  Imprimerie 
Algérienne,  in-8<»  de  00  p.,  0  f r.  60 .  —  Urbain  Gohier  :  A  bas  la  Caserne  I  Éditions  de  La 
revue  blanche;  in-18  de  306  p  ,  3  fr.  50.  —  Emile  Violart:  Les  Industries  d'Art  indiffènes 
en  Algérie  ;  Alger,  Baldachino-Laronde-Viguler,  in-S»  de  39  p.  —  Madagascar  au  début  du 
sx*^  siècle \  Société  d'éditions  scientitiques  et  littéraires,  in-8ode  vii-465  p.,  avec  51  figures 
dans  le  text^,  une  grande  carte  en  conlenrs  et  un  portrait  hors  texte,  20  fr.  —  Victor 
Fournie  :  Introduction  à  V Histoire  Ancienne;  Fontemoing,  in-18,  3  fr.  —  Emile  Faguet  : 
La  Politique  comparée  de  MimtesquieUj  Rousseau  et  Voltaire;  Société  française  d*Imprimerie  et 
de  Librairie,  in-18  de  399  p.,  3  fr.  50.  —  Jules  Lemaître  :  Quatre  Discours;  Société  fran- 
çaise d'Imprimerie  et  de  Librairie,  in-18  de  151  p.,  2  fr.  —  St^iphane  Amoulin  :  M.  Edouard 
Drumont  et  les  Jésuites  ;  Librairie  des  Deux-Mondes,  in-8  de  204  p.,  3  fr.  —  Riga  Salima  e 
Harem4  et  Musulmans  d'Egypte  ;  Juven,  in-18  de  337  p.,  3  fr.  50.  — Maurice  Herbette  :  Une 
Ambassade  turque  sous  le  Directoire,  avec  neuf  planches  hors  texte  ;  Perrin,  petit  in-S®  de 
343  p.  —  Georges  Moussoir  :  L'Homme- Femme  (Mlle  Sarallette  de  Lange,  1786-1858)  ;  Edi- 
tions duCaniet,  in-12dc  260  p.,  4  fr.  —  Henri  Mazel  :  Quand  les  peuples  se  relèvent;  Perrin, 
in-18  de  355  p.,  3  fr.  50. 

LiTTÂBATURES  ÉTRANGÈRES.  —  G.  de  Rossi  :  Quanto  ilsogno  èjinito;  Torino,  Roma, 
Roux  e  Viareugo,  in- 1 8  de  362  p.,  2  f  r. — La  Vita  Nuova  di  Dante,  con  le  illustrazioni  di  D.-G.  Ros- 
setti  ;  Roma, Torino,  Rouxe  Viarengo,  in-S^de  168  p.,  4fr.  —  Raffaello Barbiera  :  La  principessa 
Belgiofoso,  %  suoi  amici  e  nemici,  il  suo  tempo;  Milano,  Fratelli  Trêves,  in-18  de  436  p., 
5  francs.  —  Edgardo-Allan  Poe  :  //  Libro  dei  Poemi  (traduzione  et  prefazione  di  Ulisse 
Ortensi)  ;  Torino,  Roma,  Roux  e  Viiirengo.  in-18  de  375  p.,  2  fr.  50.  —  Fréd.  Benz  : 
Blut  der  Naechte  ;  Miinchen,  Vereinigte  Druckereien  und  Kunstanstallen,  2  m.  50. — Karl 
Hormann  :  Die  Geheimnisse  von  Berlin  ;  Berlin,  D.  Dreyer.  —  Toni  Mark  :  Standhqfte 
Maedchen  ;  Wiener  Verlag,  2  m.  —  L.  von  der  Ane  :  Wenn  die  Sonne  sînkt  sinkt;;  Berlin, 
O.  Janke,  4  m.  —  Ida  Boy-Ed.  :  Die  saende  Hand\  Stuttgard,  Cotta,  3  m.  50.  —  Hans 
Karlsen  :  Marianne  Wildndberg  ;  Dresden,  Pierson,  4  m.  —  Geo  May  :  Das  kcecktte  ; 
Dresden,  Pierson,  3  m.  —  Rud.  Stratz  :  Alt  HcidAberg  ;  Stuttgard,  Cotta,  8  fr.  50. 

Nouveaux  PI^riodiques.  —  Les  Coulisses,  hebdomadaires;  Paul  Tisseyre-Ananké, 
tiirecteur-rédacteur  :  0  fr.  15  le  numéro;  six  mois,  4  fr.  ;  un  an,  8  fr.  Paris,  quai  Bourbon,  15. 
—  Aujourd'hui,  revue  menauelle  :  0  fr.  50  le  numéro;  six  mois,  3  fr.;  un  an,  5  fr.  Paris, 
rue  du  Renard,  19. 

Guides.  —  Guide  des  Familles  aux  cillest  tTeauxet  stations  thermales  françaises;  A.LaFare, 
in-18  Cîirtonné  do  243  p.,  2  fr.  50.  —  Guide  de.s  Familles  aux  bains  de  mer  (plages  de  la 
Manche  et  de  l'Océan,  30  cartes  des  côtes  de  France);  A.  La  Fare,  in-18  cartonné  de 
351  p.,  2  fr.  50. 

Alduals.  —  Les  Maîtres  de  la  Peinture,  40  reproductions  en  couleurs  de  tîibleaux 
célèbres  des  musées  de  Rome,  Florence,  Venise,  Paris,  Amsterdam,  Munich,  Dresde, 
Berlin,  Londres,  etc.,  présentés  en  un  encadrement  à  biseau  (29  cm/22  cm)  et  enfermés 
dans  cinq  cartons  :  Colin,  40  fr.  les  10  planche.*»,  8  fr,  par  carton  de  8  planches;  8  fr.  un 
lot  de  10  plaiiclies  au  choix,  1  fr.  25  la  jUanche  i.solée;  2  fr.  50  le  cadre  pas.se -partout. 


Le  Gérant:  P.  Descha.mps. 

Paria.  —  Imprimerie  C.  LAMY,  124,  bd.  de  La  Chapelle.  15066 


Les  Cures  miraculeuses  de 
Jésus  de  Nazareth 


I 

Après  le  supplice  d'Ieschou  (i)  de  Nazareth  (3  avril  33?),  ce  qui 
restait  de  ses  disciples  à  Hiérusalem  se  réfugia  à  Torient  du  Jordanes 
(Jourdain),  et  forma  les  petites  églises  de  Pella  et  de  la  Batanœa  (Baschan) , 
dont  firent  partie  quelques  parents  du  nabi. 

Dans  ce  milieu,  les  récits  relatifs  à  sa  vie,  ainsi  que  ses  sentences  et 
ses  paraboles,  se  transmirent  de  bouche  en  bouche,  et,  grâce  à  l'excel- 
lente mémoire  des  sémites,  il  se  peut  que  cette  transmission  ait  été 
quasi  littérale. 

Puis  un  certain  «  Matthaîos  (Matthieu)  rédigea  en  langue  hébraïque  les 
sentences  (2)  d'Ièsous  ». 

Ce  témoignagne  est  de  Papias,  évêque  d'Hicrapolis  en  Phrygia,  mort 
vers  i63,  et  il  nous  a  été  rapporté  par  Eusébios  (3)  dans  son  Histoire 
eçclésiastiq  ne. 

Un  peu  après,  au  dire  du  môme  Papias,  un  certain  Markos  (Marc) 
écrivit  «  ce  que  le  Christos  avait  dit  et  ce  qu'il  avait  fait  »  (4). 
Ces  productions  ne  sont  pas  parvenues  jusqu'à  nous. 
Mais,  peu  après  la  prise  d'Hiérusalem  par  Titus  Flavius  Sabinus 
Yespasianus,  peut-être  vers  Tan  80,  un  auteur  inconnu  composa,  d'après 
elles,  Tévangile  selon  Markos. 

Un  peu  plus  tard,  entre  80  et  100,  un  deuxième  inconnu  composa, 
d'après  cet  évangile  et  le  recueil  prîmilif  de  Mattliaios,  Tévangile  selon 
Matthaîos. 

Un  peu  plus  tard  encore,  un  troisième  inconnu,  travaillant  d'après 
les  recueils  primitifs  de  Markos  et  de  Matthaîos,  d'autres  textes  qui 
ne  nous  sont  pas  parvenus  et  les  traditions  orales,  composa  l'évan- 
gile selon  Loucas  (Luc). 

Enfin,  dans  le  premier  quart  du  deuxième  siècle,  un  quatrième 
inconnu  composa  l'évangile  selon  lûannès  (Jean) . 

Celui-ci  contient  des  interpolations  et  des  traces  de  correction,  et  les 
critiques  allemands  et  hollandais  lui  dénient  tout  caractère  histo- 
rique. 


(1)  En   hébreu  leschou  (contraction  d'Iéschoaa),  en  grec   lèsouij  en  latin  letu,  en  fran- 
çais Jém*. 

(2)  Ta  Xo^ta. 

(3)  Eusébios.  Histoire  eeclésicutique,  m,  39. 

(4)  Ta  'jtJj  toO  Xp'.JTOÙ  T,  XeyOf^Ta  t^  r.poLyJivnoL. 

16 


I 

1 


^^'^^  LA   REVUE   BLANCHE 

Les  évangiles  nous  sont  parvenus  par  des  manuscrits  grecs  du 
v«  siècle. 

Dans  Tétude  qui  va  suivre,  j'ai  donné,  pour  les  citations,  la  préférence 
à  Tévang^le  selon  Markos,  le  plus  ancien  et  le  plus  historique  des 
quatre;  et  j'ai  suivi  la  traduction  nouvelle  (1896)  d'E.  Ledrain,  pro- 
fesseur à  TEcole  du  Louvre. 


Il 

Tout  protoplasma  vivant  ou  bioprotéon  parait  doué  d'une  contractilité 
analogue  à  celle  do  la  fibre  musculaire,  bien  que  très  atténuée. 

J*ai  relevé  cette  contractilité  chez  /|3  espèces  de  cellules  appartenant 
aux  deux  règnes  et  à  divers  tissus  (i). 

Elle  entre  en  jeu  sous  T influence  de  différents  modes  du  mouvement  : 
mécaniques  (pressions,  chocs),  physiques  (ondulations  sonores,  thermi- 
ques, lumineuses,  électriques,  nerveuses)  ou  chimiques  (combinaisons, 
décombinaisons). 

De  plus,  il  paraît  exister  pour  chaque  cellule,  par  rapport  aux  diffé- 
rents modes  du  mouvement,  un  optimum  de  relâchement,  en  deçà  et 
au  delà  duquel  la  contraction  commence,  pour  aboutir  à  une  contraction 
complète  et  persistante,  à  une  sorte  de  tétanos. 

Il  existerait  donc  un  tétanos  nerveux  analogue  au  tétanos  musculaire, 
phénomène  d'autant  moins  surprenant  que  la  cellule  nerveuse  résulte 
de  la  différenciation,  dans  la  série  animale,  d'une  cellule  mixte,  neuro- 
musculaire. 

La  cellule  nerveuse  ou  neurone  est  une  petite  masse  de  protoplasma 
entourée  d'un  chevelu  de  prolongements  fins.  Elle  ressemble  à  un  arbre 
à  tronc  court  muni  de  ses, branches  et  de  ses  racines.  Le  cerveau  et  la 
moelle  sont  formés  par  l'intrication  de  ces  branches  et  de  ces  racines 
protoplasmiques  qui,  en  s'unissant  bout  à  bout,  constituent  les  conduc- 
teurs nerveux. 

On  appelle  circuit  nerveux  un  conducteur  qui,  partant  de  la  péri- 
phérie du  corps,  revient  à  la  périphérie,  après  avoir  passé  parle  cerveau 
ou  la  moelle.  Certains  neurones  possédant  des  prolongements  dMn 
mètre  et  plus  (ce  sont  ces  grands  prolongements  qui,  en  se  fasciculant, 
forment  les  nerfs),  il  n'en  faut  qu'un  petit  nombre  pour  former  un 
circuit  nerveux. 

Ces  circuits  reçoivent  par  un  pôle  l'énergie  qui  résulte  des  impres- 
sions sensorielles  externes  et  internes  et,  en  particulier,  des  réactions 
chimiques  provoquées  par  l'assimilation  des  aliments.  Ils  restituent  au 
monde  extérieur,  par  leur  autre  pôle,  cotte  môme  quantité  d'énergie 
sous  forme  de  contractions  musculaires  et  de  réactions  chimiques.  Il  en 
résulte  que  le  système  nerveux  n'est  qu'un  lieu  de  passage,  une  simple 
machine  à  laquelle  est  applicable  la  loi  de  la   conservation  de  l'énergie. 


(1)  \y  Ch.  Binet  Sanglé.   L'Amiboi$me  dei  nctirotief,  Progrès  médical,  19  octobre  1901. 


LES   CURES   MIRACULEUSES   DE   JÉSUS    DE   NAZARETH  243 

La  restitution  de  Ténergie  aa  monde  extérieur  ne  se  fait  d'ailleurs 
pas  selon  un  débit  constant.  En  effet,  le  neurone  est  nû  accumulateur 
comparable  à  Taccumulateur  électrique,  et  Ton  peut  se  représenter 
chaque  circuit  nerveux  comme  une  série  d'accumulateurs  qui,  grâce  à 
leur  contractilité,  pourraient  se  séparer  momentanément  les  uns  des 
autres. 

Lorsque,  sous  Tinfluence  d'un  mode  quelconque  du  mouvement,  le 
neurone  et  ses  prolongements  viennent  à  se  contracter,  il  en  résulte  la 
formation,  dans  ces  prolongements,  par  suite  de  changements  dans  la 
densité  de  leur  substance,  de  zones  mauvaises  conductrices,  des  barrages 
qui  arrêtent  le  courant  nerveux,  et  que  j'ai  appelés  les  neuro^diéUe^ 
triques  (i).  Et  alors,  de  deux  choses  Tune,  ou  ce  courant  change  de 
voie,  ou  son  énergie  s'accumule  dans  les  neurones  situés  en  amont  des 
neuro-diélectriques. 

C'est  à  une  contraction  persistante,  à  un  tétanos  des  neurones  que 
sont  dus,  selon  moi,  les  phénomènes  hystériques  (2). 

L'hystérique  est  un  malade  dont  les  neurones  ont  subi,  par  suite  d'un 
traumatisme  ou  d'une  intoxication,  une  modification  particulière,  modi* 
fication  qui  se  traduit  par  une  exaltation  de  leur  contractilité,  par  une 
prédisposition  au  tétanos.  De  même,  dans  la  fibre  musculaire  intoxi- 
quée ou,  ce  qui  revient  au  même,  fatiguée,  le  tétanos  se  produit  plus 
rapidement  et  dure  plus  longtemps  que  dans  la  fibre  saine. 

Parmi  les  modes  du  mouvement  qui  peuvent  déterminer  le  tétanos  du 
neurone  de  Thystérique,  il  convient  de  citer  les  ondulations  ner- 
veuses elles-mêmes.  Ces  ondulations  prennent  naissance  dans  le 
neurone.  Elles  résultent  de  la  transformation  des  mouvements  exté- 
rieurs qui  lui  parviennent,  de  mêipe  que,  dans  les  piles,  les  ondulations 
électriques  résultent  de  la  transformation  de  mouvements  chimiques. 

Certaines  impressions  sensorielles  peuvent  rendre  le  dégagement 
des  ondulations  nerveuses  si  rapide  et  si  intense  qu'il  revêt  le  caractère 
d'une  explosion. 

Ces  explosions  ont  pour  conséquence,  d'une  part  l'ébranlement  des 
neurones,  d'autre  part  un  phénomène  de  conscience  qui  est  t émotion. 
Sous  leur  influence,  les  neurones  de  l'hystérique  peuvent  entrer  en 
contraction  persistante  :  d'où  formation  de  neuro-diélectriques,  arrêt  du 
courant  nerveux  et,  par  suite,  anesthésies  paralysies,  ou  phénomènes  de 
court  circuit  :  contractures  et  secousses  musculaires. 

Mais  aussi,  sous  cette  même  influence,  le  neurone  de  l'hystérique 
tétanisé  peut  se  relâcher;  d'où  disparition  des  neuro-diélectriques, 
rétablissement  du  courant  nerveux  et,  par  suite,  guérison  des  anesthé- 
sies et  des  paralysies,  cessation  des  contractures  et  des  secousses. 

De  même,   dans  la  télégraphie   sans  fil,  un  choc  sur  le  cohéreur 


(1)  On  appelle  en  électricité  diélectrique  tonte  portion  de  l'espace  qui  oppose  un  obstacle 
au  passage  des  ondulations  électriques.  —  Ch.  Binet-Sanglé.  ThîoHe  des  neuro-diélectriques 
Archives  de  neurologie,  septembre  1900. 

(2)  Ch.  Binet-Sanglé.  Le  Mécanisme  des  phénomènes  hystériques,  EeYue  de  l'hjpno- 
tisme,  1901. 


a4/|  LA  REVUE   BLANCHE 

d'Oliver  Lodje,  peut,  en  déplaçant  la  limaille  d'argent,  intercepter  le  pas- 
sage des  ondulations  électriques,  comme  un  autre  choc  peut  le  rétablir. 

Tel  est  le  mécanisme  par  lequel  Témotion  guérit  les  accidents  hysté- 
riques. Les  cures  par  suggestion  sont  avant  tout  des  cures  par  émotion. 
Jamais  un  médecin  qui  ne  sait  imposer  à  ses  malades  ne  fera  de 
pareilles  cures. 

Or,  de  même  que,  pour  une  quantité  d'énergie  donnée,  les  effets 
d'une  explosion  sont  d'autant  plus  intenses  que  son  champ  d*expan- 
sion  est  plus  restreint,  de  même  une  émotion  est  d'autant  plus 
efficace  que  les  neurones  sur  lesquels  elle  porte  sont  en  moins  grand 
nombre.  Telle  est  la  raison  pour  laquelle  les  suggestions  réussissent 
mieux  chez  les  sujets  hypnotisés. 

.  C'est  que,  dans  l'hypnose,  un  grand  nombre  de  neurones  sont 
rétractés  et  par  suite  soustraits  aux  explosions  nerveuses  qui  éclatent 
dans  les  neurones  étendus,  dont  l'ébranlement  est  ainsi  d'autant  plus 
considérable 

L'hypnose  n'est  donc  qu'un  adjuvant  de  la  suggestion.  Elle  n'en  est 
nullement  la  condition  indispensable.  Tel  suggestionneur  d'un  grand 
prestige  déterminera,  chez  un  sujet  éveillé,  des  phénomènes  qu'un 
autre  suggestionneur  d'un  prestige  moindre  ne  pourra  obtenir  que  chez 
un  sujet  en  état  d'hypnose. 

En  raison  de  l'impression  qu'il  produisait  chez  les  individus  les  plus 
simples  de  son  époque,  leschou  de  Nazareth,  qui,  atteint  de  dégéné- 
rescence mentale  avec  délire  des  grandeurs  (ij  se  croyait  doué  d'un 
pouvoir  surnaturel,  fut  un  grand  guérisseur  d'accidents  hystériques. 

11  eut  probablement  à  subir  au  début  de  sa  carrière  des  échecs  nom- 
breux, échecs  que  les  évangiles  n'ont  d'ailleurs  pas  toujours  passé 
sous  silence.  Mais  une  première  cure  en  entraîna  d'autres,  et  bientôt  sa 
réputation  grandit  de  telle  sorte  qu'il  guérit  la  plupart  des  hystéri- 
ques qui  se  présentèrent  à  lui.  Il  en  est  de  même  de  nos  jours,  où 
tel  médecin  hypnotiseur  voit  ses  cures  se  multiplier  suivant  une  pro- 
gression en  quelque  sorte  mathématique. 

leschou,  —  est-il  besoin  de  le  dire  ?  —  ne  guérit  par  suggestion  que 
des  symptômes  nervtux  résultant  d'un  trouble  purement  fonctionnel  des 
neurones.  Il  lui  eût  été  aussi  impossible  de  faire  marcher  un  paraplé- 
gique (paralysie  des  membres  inférieurs)  par  section  de  la  moelle,  que  de 
faire  repousser  un  membre  amputé.  Aussi  bien  les  évangiles  ne  nous 
parlent-ils  point  de  pareilles  cures  ;  et  c'est  là  une  des  preuves  de  la 
bonne  foi  de  leurs  auteurs. 

Les  passages  de  ces  écrits  où  il  est  question  de  maladies  guéries  par 
suggestion  sont  de  trois  sortes  : 
Les  premiers  ne  comportent  aucune  spécification. 
Les  seconds  ne  font  qu'énumérer  les  affections  guéries. 
Les  troisièmes  relatent  la  cure  avec  plus  ou  moins  de  détails. 

(1)  Jules  Soury.   Ji'iw*  et  la  rdiffion  d'Itraêl,  Paris,  1899,  Charpentiefr. 


LES   CURES   MIRACULEUSES   DE  JÉSUS  DE   NAZARETH  245 

111 
CAS    NON    SPÉCIFIES 

Les  passages  de  la  première  sorte  sont  au  nombre  de  cinq.  Je  les 
donne  ci-dessous  en  suivant  Tordre  d'ancienneté  probable  des  évangiles 
qui  les  contiennent. 

1*  Lorsqu'Ieschou  vint  dans  le  territoire  de  Génésareth,  «  ce  fut  un  grand 
mouvement  dans  toute  la  contrée  d'alentour  ;  on  se  mit  à  lui  apporter  de 
toutes  parts,  dans  de  petits  lits,  ceux  qui  se  portaient  mal.  Là  où  Ton  appre- 
nait que  se  tenait  lèsous,  et  partout  où  il  entrait,  dans  les  bourgs,  les 
villes  et  les  campagnes,  on  déposait  les  malades  dans  les  places  publiques, 
et  on  le  priait  que  ceux-ci  pussent  toucher  au  moins  le  bord  de  son  vêtement, 
et  tous  ceux  qui  le  touchaient  étaient  guéris.  » 

ÉvanffiU  sdon  Markoê,  VI. 

Ce  passage  est  reproduit  textuellement  dans  l'évangile  selon  Mat- 
thaios  (XIX).  La  phrase  «  tous  ceux  qui  le  touchaient  étaient  guéris  » 
est  une  exagération  orientale. 

a*>  Comme  cela  eut  lieu  de  tout  temps,  les  guérisons  qui  passaient 
pour  miraculeuses  chez  les  Judéens  étaient  attribuées  à  divinité  lors- 
qu'elles étaient  obtenues  par  les  orthodoxes,  et  au  démon  lorsqu'elles 
étaient  obtenues  par  les  hérétiques.  C'est  en  vertu  de  cette  loi  hiérolo- 
gique  queJes  prêtres  romains  accusent  de  satanisme  les  hypnotiseurs 
modernes. 

Or  leschou  était  un  hérétique  pour  les  Pharischim  (Pharisiens),  c'est- 
à-dire  pour  les  Judéens  orthodoxes  et  piétistes  de  son  temps,  qu'il 
attaquait  d'ailleurs  dans  ses  discours.  Aussi  attribuaient-ils  ses  cures 
à  Baalzeboub,  et  songeaient-ils  même  à  le  faire  mourir. 

<'  Mais  lèsous,  l'ayant  appris,  partit  de  là,  accompagné  d'une  foule  de  gens, 
qu'il  guérit  tous,  leur  interdisant  de  le  publier.  » 

Évangile  idon  MatthaioSj  XI T. 

Ce  passage  est  reproduit  dans  l'évangile  selon  Loucas. 

La  discrétion  que  leschou  exigeait  en  échange  de  ses  cures  était 
motivée,  ainsi  qu'on  le  verra  dans  la  suite,  non  seulement  par  la  crainte 
de  susciter  la  colère  des  Pharischim,  mais  aussi  par  l'appréhension  de 
voir  affluer  les  malades  en  trop  grand  nombre. 

30  «  Quand  lèsous  eut  achevé  ces  propos,  il  advint  qu'il  partit  de  la  Gali- 
laia  (Galilée)  et  gagna  le  territoire  de  la  loudaia  (Judée)  au  delà  du  lordanès 
(Jourdain).  Des  foules  nombreuses  le  suivirent,  et  là  il  les.  guérit.  » 

Évangile  selon  McUthaîos,  XII. 

4«  Comme  il  s'était  retiré  à  Bethsaida,  l'apprenant,  «  la  foule  le  suivit;  il 
l'accueillit,  lui  parla  du  royaume  de  Dieu,  et  guérit  ceux  qui  avaient  besoin 
de  guérison.  » 

ÉvanffUt  «e/o»  Loueat^  IX. 


a'|6  LA  REVUE   BLANC HB 

S""  a  Après  cela  lèsous  passa  la  mer  de  Galilaia,  c'est-à-dire  de  Tiberias.  Il 
était  suivi  d*une  nombreuse  foule,  parce  qu'on  voyait  les  miracles  opérés  par 
lui  sur  les  malades.  » 

Évangile  selon  Jôannhj  Vf. 

m 

CAS    SPÉCIFIÉS,    MAIS   XOX    DÉCRITS 

Les  passages  de  la  seconde  sorte  sont  au  nombre  de  sept.  Les  voici 
dans  le  même  ordre  que  les  précédents. 

1*  i<  Le  soir  venu,  comme  se  fut  couché  le  soleil,  on  porta  près  de  lui  tous 
les  malades  et  les  démoniaques  (1)  et  tout  le  bourg  était  rassemblé  à  sa 
porte.  11  guérit  tous  ceux  qui  étaient  malades  de  diverses  maladies  et  expulsa 
de  nombreux  démons,  ne  permettant  point  à  ceux-ci  de  parler...  Il  allait 
donc,  préchant  en  leurs  synagogues,  par  toute  la  Galilaia  et  chassant  les 
démons.  » 

Évangile  selon  Markw.  I. 

Ce  passage  est  reproduit  dans  les  évangiles  selon  Matthaîos  (YIII}*  et 
^elon  Loucas  ilV). 

2**  «  lèsous  prit  place  sur  un  lieu  uni  avec  la  foule  de  ses  disciples  et  une 
grande  masse  de  peuple  venu  de  toute  la  loudaia,  de  Hierousalem,  de  la 
contrée  maritime  de  Tyros  et  de  Sidôn,  lequel  était  accouru  pour  l'entendre 
et  pour  être  guéri  de  ses  maladies;  et  ceux-là  aussi  étaient  guéris,  que  tour- 
mentaient les  esprits  immondes  (2).  Toute  la  multitude  tâchait  de  le  toucher, 
car  une  vertu  sortait  de  lui,  de  façon  qu'il  leur  rendait  à  tous  la  santé.  » 

KvangiU  ulon  Lviicas,  VI. 

3«  «  Un  jour  des  Pharisiens  vinrent  dire  à  lèsous  :  «  Éloig:ne-toi  et  quitte  le 
pays,  car  Hèrôdès  te  veut  tuer.  —  Allez  dire  à  ce  renard,  répondit  lésons  • 
Je  chasse  les  démons  (:))  et  j*opèreles  guérisons  aujourd'hui  et  demain.  » 

Évangile  selon  Loucas,  XIII. 

Op  croyait  en  effet  dans  l'antiquité  que  les  attaques  d'hystérie  et  d'épi- 
lepsie,  ainsi  que  les  diverses  man*  éstations  de  la  folie,  l'étaient  dues  à  la 
présence  de  démons  dans  le  corps  de  Thomme.  Or  ces  accidents  sont 
curables  par  suggestion. 

4^  «  11  advint  ensuite  qu'Ièsous  passa  de  ville  en  ville  et  de  bourgade  en 
bourgade,  prêchant  et  annonçant  le  royaume  de  Dieu  ;  et  les  douze  étaient 
avec  lui,  et  aussi  quelques  femmes  guéries  d'esprits  malins  et  d  asthénies  (4), 
Maria  surnommée  Magdaléenne  et  de  qui  étaient  sortis  sept  démons,  et 
lêanna,  femme  de  Chouza,  intendant  d'Hérêdès,  Sousanna  (5)  et  plusieurs 
autres,  lesquelles  l'aidaient  de  leur  avoir.  » 

I^vangUe  tlon  Loucas,   Vf  II. 


^2)  Ot  o)(^Xoû(ievoi  UTTÔ  -nveyfiiTCov  àxaBipTcuv. 
(3)  'Ex6éXX<i>  ôx'.{jLÔvts. 

(.|)  Te06paite'j|Ji£vat  'jtto  irvE'juàTtDV  Trovr^pwv  xal  ajOevE'.ôjv. 
^5)  Eu  hébreu  SchoechaaiUL 


LES   CURES    MIRACULEUSES   DE   JÉSUS    DE    NAZARETH  2/17 

Ces  femmes  étaient  des  hystériques  et  des  neurasthéniques  guéries 
par  suggestion.  J'ai  cru  devoir  en  effet  substituer  le  mot  «  asthénie  » 
au  mot  «  maladie  »  par  lequel  E.  Ledrain  traduit  à^évci»,  qui  signifie 
en  Téalité  faiblesse,   impuissance,  langueur. 

Maria  de  Magdala,  qui  avait  été  possédée  de  sept  démons  (i),  était 
une  hystérique  à  grandes  crises. 

J'étudierai  plus  loin  la  psychothérapie  des  accidents  hystériques. 
Quant  à  la  neurasthénie,  plusieurs  praticiens  l'ont  traitée  avec  suCcès 
par  suggestion,  entre  autres  :  Bernheim,  professeur  à  la  Faculté  de 
médecine  de  Nancy,  Edgard  Bérillon(2),  professeur  libre  à  la  Faculté 
de  médecine  de  Paris,  Antoine  Mavroukakis  (3),  Valentin  (4)  et  Paul 
Hartemberg  (5).  Ces  derniers  ont  employé  avec  succès  la  suggestion  à 
Tétat  de  veille.  J'ai  obtenu  des  guérisons  analogues. 

S»  «lèsous  circulait  par  toute  la  Galilaia,  enseignant  en  leurs  synagogues, 
annonçant  l'évangile  du  royaume,  guérissant  dans  le  peuple  toute  maladie 
et  toute  langueur  (6),  si  bien  que  sa  renommée  courut  par  *oute  la  Syria;  et 
lui  présentait-on  tous  les  gens  mal  portants,  atteints  de  div-rses  maladies 
ettourments,  démoniaques,  lunatiques  et  paralytiques  (7),  et  il  les  guérissait 
Et  de  grandes  foules  l'accompagnaient  de  la  Galilaia,  de  la  Décapole,  de 
Hierosolyma,  de  la  loudaia  et  d'au-delà  du  lordanès. 

Évangile  selan  Matthaios,  IV. 

Le  mot  a  lunatique  »  traduction  d'un  mot  grec  qui  signifie  fantasque, 
bizarre,  changeant,  désigne  ici  les  sujets  atteints  d'une  des  affections 
mentales  qui  sont  curables  par  suggestion.  On  croyait  autrefois  que 
la  bizarrerie  du  caractère  était  due  à  l'influence  de  la  lune.  Quant  au  mot 
tt  paralytiques  » ,  il  désigne  les  sujets  atteints  de  paralysies  hystériques. 

6»  a  lèsous  circulait  par  toutes  les  villes  et  les  bourgades,  enseignant  dans 
leurs  synagogues,  préchant  la  nouvelle  du  royaume  et  guérissant  toute 
maladie  et  toute  langueur  (8)  parmi  le  peuple.  » 

Écangile  telon  MaUhaioBy  IX. 


(1)  Sept,  uombre  fatidique  pour  toute  Vantiquité  sémitique. 

(2)  Edgard  Bérillon.  —  Neurasthénie  (/rate  guérie  par  sugçestion  hypnotique.  Bévue  de 
l*hynoptisme,  1890,  page  330).  —  /vf#  iudknfîons  formeUe$  de  la  iuggestion  hypiwtiqv^.  en 
psychiatrie  ei  en  nenro-patholoffie.  lievue  de  rhypnotiame,  18dl,  page  97. 

(3)  Antoine  Ma\Toakakis .  —  Leg  neurasthéaiques  et  la  suggeiiion.  Bévue  de  ITij-pnotisme, 
18U3,  page  874. 

(4)  P.  Valentin.  —  Du  traiteimnt  iles  neuranthiniei  graves  par  la  psycJiothrrapit.  Revue 
de  l'hypnotisme,  1897,  page  110.  —  IlypocJtohdrie.  consécutive  à  une  hyHêro-nenra9tkénie^ 
d^origine  toxi'injectieujfe.  Onêrison  en  cinq  si'^ances  de  suggestion  sans  hypnote.  Revue  de 
l'hypnotisme,  1898,  page  11. 

(5)  Paul  Hartemberg.  —  Un  cas  de  neurasthinie  psychique  guéri  par  la  dynamagniie  sug- 
gestive. Revue  de  l'hypnotisme,   1898,  page  42. 

(6)  llâ^av  vÔTOv  xat  Trâyav  ;jiaXaxîav. 

E.  Ledrain  traduit  ce  dernier  mot  par  infirmité.  J'ai  préféré  le  traduire  par  langueur,  comme 
ce  linguiste  le  fait  d'ailleurs  en  d'antres  endroits.  Chassang  donne  les  versions  suivantes  : 
mollesse^  langueur,  faiblesse  de   raracti-re.  La   racine    [IOlK   implique  ridée  de  mollesse. 

(7)  ITotxtXai;  voToi;  xat  fiaffàvoi;  Tjvs^rotiévo'j;,  xal  Sai[ioyiÇojjiivou;,  xal  aeXr,- 
v.aïO'JiÉvo'j;,  xai  TrapaXux'.xoj;. 

(8)  Ilâ^av  vôjov  xxi  -ajxv  uaXaxtav. 


a/48  LA  RBVUÇ   BLANCHE 

7<>  «  Or  lôannès  (1)  [Jean  le  Baptiste],  ayant  appris  dans  la  prison  les  œuvres 
de  lèsous,  ini  envoya  dire  par  deux  de  ses  disciples  :  «  Es-tu  celui  qui  doit 
venir,  ou  bien  en  attendrons -nous  un  autre  ?  » 

lèsous  leur  répondit  en  ces  termes  :  «  Allez  redire  à  lôannès  ce  que  vous 
entendez  et  voyez  :  Des  aveugles  voient  et  des  boiteux  cheminent;  des 
lépreux  sont  purifiés  et  des  sourds  recouvrent  Touïe;  des  morts  ressus- 
citent (2).  » 

Érangiie  selon  Matthaîot,  XL 

Ce  passage  est  reproduit  dans  l'évangile  selon  Loucas 
La  proposition  «  des  aveugles  voient  »  désigne  Tamaurose  ou  le  blé- 
pharospasme  hystérique;  des  boiteux  cheminent,  fa  claudication  hys- 
térique par  contracture  ou  paralysie  des  membres  inférieurs  ;  «  des 
sourds  recouvrent  l'ouïe  »,  la  surdité  hystérique;  «  des  morts  ressus- 
citent »,  la  léthargie.  ^ 

Je  consacrerai  plus  loin  quelques  pages  à  la  psychothérapie  de  Tamau- 
rose,  du  blépharospasme  et  de  la  surdité  hystérique,  de  la  léthargie  et 
de  certaines  maladies  de  la  peau.  Quant  à  la  guérison  par  suggestion 
de  la  claudication  hystérique,  c'est  là  un  phénomène  banal  pour  tout 
neuro  thérapeute . 

Charcot  (3)  a  guéri  par  suggestion  hypnotique  une  jeune  fille  atteinte 
de  pied  bot  varus  droit  hystérique  avec  rigidité  du  genou  et  rotation  de 
la  cuisse  en  dedans,  déformation  due  à  des  contractures  et  qui  déter- 
minait une  gêne  dans  la  marche. 

Des  guérisons  analogues  ont  été  obtenues  par  Burot  (4),  professeur  à 
l'école  de  médecine  de  Rochefort,  (coxalgie  hystérique),  par  CLemoine^ 
professeurà  la  Faculté  libre  de  Lille  (5),  (névralgie  sciatique  avec  parésie 
t'^stérique  du  membre  inférieur  droit  déterminant  une  gêne  dans  la 
marche),  Gorodichze  (6),  (contracture  hystérique  du  membre  inférieur 
gauche  déterminant  une  pseudo-ankylose  du  genou  et  un  pied  bot 
talus),  Edgard  Bérillon  (7)  (pied  bot  varus  hystérique  très  accentué).  La 
cure  de  Gorodichze  fut  obtenue  à  l'état  de  veille. 

Desplats,  professeur  de  clinique  médicale  à  la  Faculté  libre  de  Lille, 
rapporte  le  cas  d'une  fille  de  douze  ans,  atteinte  depuis  trois  mois  d'une 
contracture  de  membre  inférieur  gauche  qui  rendait  la  marche  impos- 
sible, et  avait  donné  lieu  au  diagnostic  d'arthrite  du  genou.  La  sugges- 


(1)  En  hébreu  lohan&n. 

(2)  ToçXol  àvaôXiirouffi,  xaî  /(oXoi  TTEpi-aTOÙari,  Xerpol  xaOapiÇovTa».,  xai  xcjcpot 
àxououŒt,  vexpot  èYeipovTai. 

(8)  Charcot.  Lliypnotisme  en  thérapeutique.  Guérison  d'tine  contracture  hystérique:  Rerue  de 
rhypnotieme,  1887,  p.  296.  . 

(4)  Burot.    Grande  hystérie  guérie  par  VemjAoi  de  la  suggestion    et    de    l'autO'Suggestion. 
Revue  de  l'hypnotisme,  1887,  p.  360. 

(5)  G.  Leraoine.  De  V  hypnotisme  par   les  miroirs  rotatifs  dans  le  traitement  de  V hystérie^ 
Revue  de  Thypnotisme,  1893.  p.  08. 

(6)  Gorodichze.  Contracture  psychique  guérie  par  la  suggestion  à  l'état  de  ve'dle.  Revue  de 
'hypnoti-me,  1898  p.  347. 

(7)  Edgard  Bérillon.  Guérison  d^une  contracture  par   le  transfert   dans  Vétat  hypnotique. 
Revue  de  l'hypnotisme,  mars  1898.  y 


LES   CURES   MIRACULEUSES   DE   JÉSUS   DE   NAZARETH  249 

tion  hypnotique  fil  disparaître  instantanément  celte  contracture.  Des- 
plats raconte  raconte  sa  cure  de  la  manière  suivante  :  «  Posant  le  pied 
de  la  malade  à  terre,  je  lui  dis  :  «  Levez-vous  !  »et  elle  se  leva  :  «  Mar- 
chez !  »  et  elle  marcha  :  «  Mettez-vous  à  genoux  !  »  et  elle  s'agenouilla  ». 
A  son  réveil,  Tenfant  était  stupéfaite.  Le  père,  qui  Tavait  amenée,  pleu- 
rait (ij. 

J'ai  guéri  moi-même  par  suggestion  à  l'état  de  veille,  un  jeune  garçon 
atteint  d'une  contracture  hystérique  des  muscles  de  la  jambe,  détermi- 
nant la  claudication.  Je  lui  fis  mettre  la  jambe  nue  et  lui  annonçai  que 
j'allais  le  guérir  instantanément  en  lui  touchant  Je  genou.  C'est  ce  qui 
eut  lieu.  Sur  mon  ordre,  il  se  leva,  aussitôt  et  se  mit  à  sauter  et  à  courir. 
Toute  douleur  et  toute  claudication  avaient  disparu.  L'étonnement  de  la 
mère  était  à  son  comble.  L'enfant  déclara  que  j'étais  sorcier. 

Bidon  (2),  médecin  des  hôpitaux  de  Marseille,  et  Font  (3),  ont  rap- 
porté des  cas  analogues.  La  cure  de  Font  fut,  comme  la  mienne,  obtenue 
à  l'état  de  veille. 

Enfin  Chiltov  (4),  professeur  à  l'Université  de  Kharkov,  a  guéri,  par 
suggestion  hypnotique,  un  homme  atteint  d'hémiplégie  droite  (paralysie 
du  côté  droit  du  corps)  déterminant  la  claudication. 

8*  M  Et  de  là  [du  territoire  de  Tyros  et  de  Sidôn],  lèsous  partit  et  vint  près 
de  la  mer  de  Galilaia,  où,  montant  sur  la  montagne.,  il  s'y  assit.  Des  foules 
nombreuses  accoururent  à  lui,  ayant  avec  eux  des  boiteux,  des  aveugles, 
des  sourds-muets,  des  estropiés,  et  beaucoup  d'autres  (5)  qu'on  mit  à  ses 
pieds  ;  et  il  les  guérit.  Aussi  s'émerveilla-t-elle  la  multitude,  voyant  les 
muets  parler,  les  estropiés  remis,  les  paralytiques  cheminant  et  les  aveugles 
voyant  (6).  » 

Évangile  telon  Matthaios,  {^V)' 

Le  mot  sourds-muets  désigne  des  sujets  atteints  de  surdi-mutité 
hystérique,  et  le  mot  estropié^  des  sujets  atteints  de  contractures  hysté- 
riques des  divers  membres. 

Je  puis  aborder  maintenant  l'étude  des  cures  dont  les  évangiles  nous 
ont  laissé  un  récit  détaillé. 


(1)  Desplats.  L'Hypnotisme  agent  thérapeutique.  Revue  de  lliypnotiame.  Août  1897 

(2)  Bidon.  Claudication  guérie  par  tuggeatiwi.  Bévue  de  l'hypnotiame.  Mai  1899. 

(3)  Font.    Traitement  de  l'kjfttérie  et  de  la  neurasthénie  par  suggestion.  Revue  de  psycho- 
logie.  Février  1901. 

(4)  Chiltov.  Traitement  et  guérison  par  suggestion  hypnotique  d'un  cas  d'hémiplégie  omc 
apoplexie.  Revue   de  l'hypnotiame,  1887,   p.  34 

(5)  XioXo'jç,  xucpXoûç,  xu)çoj<;,  xuXXoùç  xatt  ïzipoMç  iroXXou^. 

(6)  Kwoo'jç  XaXoûvxaç,  xuXXoù<  ôytei;,  x***^o^<  TceptTcaTOÙVTaç  xal  •cu^Xoùç   pXI- 
itovxa^. 


orSo  LA  REVUE   BLANCHE 

IV 

AMAUROSE   OU   BLBPUAnOSPASMB   HYSTÉRIQUE 

Premier  cas. 

Ils  atteigoirent  ensuite  Hiérichcms.  lèsous  partit  de  là  avec  ses  disciples  et 
une  troupe  nombreuse.  Un  aveugle  (1)  Bartimaios  (2),  fils  de  Timaios,  était 
assis  auprès  du  chemin  et  mendiait.  Celai-ci  apprenant  que  lèsous  passait, 
se  prit  à  crier  ces  mots  :  «  lèsous,  fils  de  David,  aie  pitié  de  moi  !  »  Plusieurs 
le  menacèrent  afin  qu'il  se  tût,  mais  il  clamait  encore  davantage  :  c<  lèsous» 
fils  de  David,  aie  pitié  de  moi  !  » 

lèsous,  s'étant  arrêté,  commanda  d'appeler  l'aveugle,  ce  qu'ils  firent  en  lui 
disant  :  «  Bon  courage.  Lève-toi,  il  t'appelle  ».  Jetant  bas  son  manteau,  il  se 
leva  et  s'en  vint  vers  lèsous,  lequel  lui  parla  en  ces  termes  :  «  Que  veux-tu 
que  je  te  fasse?  —Maître,  que  je  recouvre  la  vue,  répondit  l'aveugle.  —•  Va- 
t'en,  reprit  lèsous,  ta  foi  t'a  sauvé  !  » 

Et  aussitôt  il  vit  (3),  puis  il  suivit  lèsous  parle  chemin. 

Kvangile  selon  Markoiy  X. 

Pour  rendre  la  cure  plus  extraordinaire,  l'évangile  selon  Matthaîos 
(XX)  double  le  nombre  des  aveugles. 

L'évangile,  selon  Loucas  modifie  également  dans  le  sens  du  mer- 
veilleux les  paroles  prononcées  par  leschou. 

On  a  pu  remarquer  en  effet,  que  celui-ci,  dans  un  sentiment  de  pru- 
dence que  j'aurai  encore  roccasion  de  signaler,  et  qui  d'ailleurs  n'était 
pas  incompatible  avec  le  délire  des  grandeurs  dont  il  était  atteint,  ne 
dit  pas  à  l'aveugle  :  «  Recouvre  la  vue  !  »  mais  simplement  :  «  Va-t'en, 
ta  foi  t'a  sauvé  »,  ce  qui,  en  cas  d'échec,  pouvait  s'entendre  :  «  Ta  foi 
te  vaudra  le  royaume  des  cieux  ».  Or  l'évangile  selon  Loucas  iXVIII), 
qui  est  postérieur  à  l'évangile  selon  Markos,  prête  à  leschou  les  paroles 
suivantes  :  «  Recouvre  la  vue  (4),  ta  foi  t'a  sauvé.  » 

Deuxième  cas? 

On  trouve  encore  le  récit  d'une  cure  de  cécité  dans  l'évangile  selon 
Matthaîos,  au  chapitre  IX.  Mais  il  est  tellement  analogue  au  précé- 
dent, qu'on  est  en  droit  de  se  demander  s'il  n'y  a  pas  là  une  simple 
répétition,  répétition  d'ailleurs  facile  à  comprendre  si  l'on  songe  à  la 
façon  dont  les  évangiles  furent  composés  : 

a  lèsous  s'étant  en  allé  de  là,  deux  aveugles  le  suivirent  criant  ces  mots  : 
«  Aie  pitié  de  nous,  fils  de  David  !  »  Et  quand  il  eut  pénétré  en  la  maison,  les 
aveugies  vinrent  au-devant  de  lui  et  lèsous  leur  dit  :  «  Croyez- vous  que  j'aie 


(i)  Tu(pX<5<;. 

(2)  En  hébreu  Bar-Thaimou  (le  fils  de  Thaîmou).   Il  y  a  dans  le  texte  grec  une  répéti- 
tion indiquant  que  Tautenr  ignorait  l'hébreu. 
(5)  Kat  riôé(j)(;  àvéCXstj^. 
(4)  'Avà6Xe<J/ov. 


LES   CURES   MIRACULEUSES    DE   JÉSUS   DE   NAZARETH  2JI 

le  pouvoir  de  faire  cela? —  Oui,  seigneur,  »  lui  répoDdireni-ils.  Alors,  il 
toucha  leurs  yeux  (1)  disant  :  «  Qu'il  soit  fait  selon  votre  foi  l  ».  Leurs 
yeux  s'ouvrirent  (2).  lèsous  leur  imposa  silence  en  ces  termes  :  «  Prenez 
garde  que  personne  ne  le  sache!»  Ceux-ci,  partant,  étendirent  sa  renom- 
mée   dans  toute  la  région. 

Évangile  teîon  Matthahs,  IX. 

Il  ne  faut  donc  retenir  pour  historique  que  la  guérison  de  Taveugie 
de  Hiérichous,  telle  qu'elle  est  rapportée  dans  Tévangile  selon  Markos. 

il  s'agissait,  d*une  d'amaucose  hystérique  totale  ou  d'un  blépharos- 
pasme  hystérique  complet. 

L'amaurose  (àjjiajpwît;  —  obscurcissement)  ou  cécité  hystérique 
est  due,  selon  moi,  à  la  rétraction  des  neurones  qui  sont  le  théâtre  des 
sensations  visuelles.  Cette  affection,  qui  débute  le  plus  souvent  dune 
manière  soudaine,  peut  durer  des  mois  et  disparaître,  comme  elle  est 
venue,  tout  d'un  coup,  à  la  suite  d'une  attaque  d'hystérie  ou  d'iihe 
émotion.  Briquet,  Marlow,  Wudermann,  Pitres  en  ont  rapporté  des 
exemples.  Elle  peut  aussi  disparaître  par  suggestion  comme  Pont 
prouvé  Bernheim  (3)  et  Valude  (4),  médecin  des  Quinze  Vingts. 

Le  cas  de  Valude  a  trait  à  un  paysan  hystérique  dont  Pœil  droit  ne 
pouvait  que  distinguer  le  jour  de  la  nuit.  La  guérison  eut  lieu  par 
suggestion  à  Pétat  de  veille. 

Leblépharospasme  (  pXéçapov= paupière,  jTraaao;  =  hystérique)  consiste 
dans  une  contracture  du  muscle  orbiculaire  des  paupières,  contracture 
qui  a  pour  conséquence  la  fermeture  spasmodique  des  yeux.  Cette 
affection  est  due,  selon  moi,  à  la  rétraction  des  neurones  moteurs  infé- 
rieurs qui  innervent  le  muscle  orbiculaire.  Ces  neurones  se  trouvant 
ainsi  isolés  des  autres  et  fonctionnant  pour  leur  propre  compte,  il  en 
résulte  un  phénomène  tout  à  fait  analogue  à  ce  qu'on  appelle  en  élec- 
tricité phénomène  de  court  circuit.  Seulement,  ici,  le  court  circuit,  au 
lieu  de  se  traduire  par  une  production  de  chaleur  ou  de  lumière,  se 
traduit  par  ja  contraction  intense  et  continuelle  d'un  muscle.  Celte 
affection  est  curable  par  suggestion. 

Edgard  Bérillon  a  guéri  en  une  seule  séance  d'hypnose  une  jeune  tille 
atteinte  d'un  blépharospasme  hystérique  complet  datant  de  treize 
mois  (5). 

De  Bourgon  (6),  ancien  chef  de  clinique  aux  Quinze-Vingts,  chirur- 
gien en  chef  du  service  d'ophtalmologie  de  PhÔpital  Saint-Joseph,  a 


(1)  ToTE  rfy'X'zo  -zôjyj  ô'vOaX'JLÔJV  auTwv. 

(2)  Kat  àvîio^Or^Tav  aÙTwv  o\  ocpOaXjJiol. 

(3)  Bernheim.  De  l'amaurote  hystérique  et  de  l'amaurose  Èiiggciitipe.  Revue  de  ITiyi^no- 
tisme,  1887,  p.  69. 

(i)  E.  Valude.  Quelque.*  phénomènes  hystériques  oculaires  traités  par  la  suggestion 
thérapeutique. 

(5)  Edgard  Bérillon.  Les  indications  formeUts  de  la  suggestion  hypnotique  en  ps^ckiatrit  et 
en  neuro-pathologie.  Revue  de  l'hypnotisme  1851,  p.  97. 

(<))  De  Bourgon.  Deux  cas  de  bléphdrospatme tcnique  hîlaiérai  douioumx  d^origite  hysti- 
rique  guéris  par  la  suggestion  hypnotique.  Heviie  de  rhypnôtisme,  1897,  p.  2ft9. 


Si52  LA  REVUE   BLANCHE 

guéri  de  la  même  manière  deux  malades  atteints  de  blépharospasme 
bilatéral  douloureux  d*origiûe  hystérique.  Le  premier  cas  a  trait  aune 
hystéro-épileptique  de  dix-huit  ans,  originaire  d'Argentan,  qui, 
depuis  quinze  jours,  souffrait  d'une  occlusion  totale  et  permanente  des 
yeux.  Elle  guérit  complètement  en  deux  séances  d'hypnose.  Si  bien  que 
le  conseil  municipal  d'Argentan,  qui  avait  obtenu  son  entrée  aux 
Quinze- Vingts,  déclara  que  la  cure  tenait  du  miracle.  Le  second  cas  a 
trait  à  une  fille  de  trente  ans  atteinte  d'un  blépharospasme  intermittent 
de  l'œil  droit.  Elle  guérit  complètement  en  trois  séances  de  suggestion 
hypnotique. 

L'aveugle  de  Hiérichous  était  un  hystérique.  A  la  nouvelle  de  l'ar- 
rivée d'Ieschou,  dont  la  réputation  de  thaumaturge  était  alors  si  grande 
qu'une  «  troupe  nombreuse  »  le  suivait,  le  fils  de  Thaimou  se  sentit 
plein  d'espoir.  Il  éprouva  une  émotion  profonde  lorsqu'on  vint  lui  dire 
qu'Ieschou  l'appelait.  Cette  émotion  ne  fit  que  croître  lorsqu'il  entendit 
le  célèbre  nabi  prononcer  ces  paroles  :  «  Que  veux-tu  que  je  te  fasse?  » 
Et  elle  fut  à  son  comble,  lorsqu'il  lui  entendit  dire  :  «  Va-t'en,  ta  foi  t'a 
sauvé.  »  Pour  lui,  ces  mots  ne  pouvaient  avoir  qu'un  sens  : 
«  Tu  es  guéri;  tu  as  recouvré  la  vue.  »  Ce  lui  fut  une  secousse  violente. 

Les  molécules  de  ses  cohéreurs  nerveux  se  déplacèrent.  Un  déclen- 
chement se  produisit  dans  ses  neurones  rétractés,  et,  comme  les  amau- 
rotiques  de  Bernheim  et  de  Valude,  comme  les  blépharospasmiques  de 
Bérillon  et  de  Bourgon,  le  fils  de  Thaimou  recouvra  la  vue. 

Deuxième  ou  troisième  cas. 

«  Ils  atteignirent  Bethsaïda.  Ëtonprésenta  «ilèsous  un  aveugle  (1)  avec  prière 
de  le  toucher.  lèsous,  prenant  l'aveugle  par  la  main,  le  mena  hors  de  la 
bourgade,  cracha  sur  ses  yeux  et,  luiayantimposélesmains(2),  lui  demanda  : 
«  Vois-tu  quelque,  chose?  »  L'aveugle  leva  les  yeux  et  dit  :  «  J'aperçois 
des  hommes  que  je  vois  marcher  comme  des  arbres.  (3)  »  Sur  ce,  lèsous 
posa  de  nouveau  les  mains  sur  ses  yeux;  l'aveugle  regarda  et  fut  guéri;  il 
apercevait  tout  distinctement  (4).  lèsous  le  renvoya  dans  sa  maison,  disant  : 
«  N'entre  point  dans  la  bourgade.  » 

Évangile  selon  Marko»,  VII. 

Si  leschou  a  soin  de  mener  l'aveugle  hors  de  la  bourgade,  c'est  afin 
de  n'être  pas  exposé  à  un  échec  public.  S'il  lui  recommande  ensuite  de 
n'y  point  rentrer,  c'est  afin  de  n'être  pas  importuné  par  tous  les  malades 
de  la  région  et  exposé  ainsi  à  des  échecs  certains.  Cela  deviendra  de 
plus  en  plus  clair  dans  la  suite. 

Troisième  ou  quatrième  cas.  —  Amaurose  et  mutisme  hys- 
térique. 

a  Alors  lui  fut  présenté  un  démoniaque  aveugle  et  muet  qu'il  guérit,  de  telle 


(1)  Tu«pXov. 

(2)  Kal  irxûaaç  et<  xi  âp(xaTa  auToO,  èTrtôeiç  xàç  "yCi^oL^  ajT(j>. 

(3)  BXéirta  Toùç  àyOpatirouc  «*>C  Ôévôpa  irepfïraToûvxaç. 

(4)  *Avé6Xe4'e  xTjXauYw^  Siravxa^. 


LES   CURES   MIRACULEUSES   DE   JÉSUS   DE   NAZARETH  ^53 

sorte  que  celui  qui  avait  été  aveugle  et  muet  parlait  et  voyait  (1),  ce  dont 
toute  la  foule  fut  fort  émerveillée;  elle  disait  :  «  Celui-ci  n'est-il  pas. le  fils  de 
David?»  —  Mais  les  Pharisiens  l'ayant  entendu/ dirent  :  a  Celui-ci  ne 
chasse  les  démons  que  par  Baalzéboub,  prince  des  démons.  » 

Évangile  selon  Mattkaîoty  XII. 

Ce  récit  est  reproduit  dans  Tévangile  selon  Loucas  (XI).  Seulement, 
au  lieu  d'un  démoniaque  aveugle  et  muet  il  n'y  est  question  que  d'un 
démoniaque  muet.  L'évangile  selon  Matthaîos  aurait  donc  exagéré  l'im- 
portance de  la  cure.  De  plus,  dans  l'évangile  selon  Loucas,  la  relation 
qui  existait  entre  le  mutisme  et  l'hystérie  est  nettement  indiquée  par 
ces  mots  :  a  II  advint  que  le  démon  jeté  dehors,  le  muet  parla  .» 

Quatrième  ou  cinquième  cas? 

L'évangile,  selon  lôannès,  le  moins  ancien  des  quatre,  et  celui  qui 
a  le  moins  de  valeur  historique,  contient  encore  le  récit  d'une  cure  de 
cécité. 

Mais  ici  nous  sommes  loin  du  laconisme  et  la  simplicité  de  l'évan- 
gile selon  Markos.  On  sent,  dès  les  premières  lignes,  le  désir  d'étonner 
et  de  convaincre  : 

«  En  passant,  lèsous  vit  un  homme  aveugle  de  naissance  (2),  à  propos 
duquel  ses  disciples  l'interrogèrent  en  ces  termes  :  c<  Maître,  qui  a  péché, 
lui  ou  ses  parents,  pour  qu'il  soit  né  aveugle?  —  Ni  celui-ci,  reprit  lèsous. 
ni  son  père,  ni  sa  mère  ;  mais  c'est  advenu  pour  qu'en  lui  soient  manifestées 
les  œuvres  de  Dieu.  Il  me  faut  accomplir  les  travaux  de  celui  qui  m'a 
envoyé  tant  qu'il  fait  jour.  Vient  la  nuit  où  nul  ne  pourra  travailler.  Pen- 
dant que  je  suis  dans  le  monde,  je  suis  la  lumière  du  monde.  »  Après  ces 
paroles,  il  cracha  sur  la  terre,  en  fit  de  la  boue  avec  sa  salive,  ce  dont  il 
oignit  les  yeux  de  l'aveugle  (3)  :  «  Va-t'en,  lui  dit-il,  et  te  lave  à  la  piscine 
de  Silôam  (nom  qui  signifie  envoyé).  Il  y  alla  donc,  se  lava  et  revint  clair- 
voyant. Or  les  voisins  et  ceux  qui  auparavant  l'avaient  connu  aveugle  — 
c'était  un  mendiant  —  disaient  :  «  N'est-ce  pas  cet  homme  assis  qui  men- 
diait :  —  Oui,  affirmaient  les  uns.  —  Non,  mais  il  lui  ressemble,  »  décla- 
raient les  autres.  Lui  s'écriait  :  «  C'est  moi-même.  »  Ils  lui  demandèrent 
donc  :  «  Comment  se  sont  ouverts  tes  yeux?  —  Cet  homme,  répondit-il,  qu'on 
appelle  lèsous,  a  fait  de  la  boue,  en  a  oint  mes  yeux  en  me  disant  :  Va 
vers  le  Silôam  et  te  lave.  Après  y  être  allé  et  m'ôtre  lavé,  j'ai  vu  clair  (4)  — 
Où  donc  est  celui-là?  reprirent-ils.  —  Je  ne  sais  »,  dit-il. 

On  conduisit  aux  Pharisiens  celui  qui  avait  été  autrefois  aveugle.  —  C'était 
jour  de  sabbat,  quand  lèsous  avait  fait  la  boue  et  lui  avait  ouvert  les  yeux. 
Les  Pharisiens  l'interrogèrent  à  leur  tour  sur  la  façon  dont  il  avait  vu  clair  : 
«  11  a  mis,  leur  dit-il,  de  la  boue  sur  mes  yeux;  je  me  suis  lavé  et  j'ai  vu  ». 


(i)  TÔTt  irpojTjVÉ/OT)  ajTtp  ôaifioviÇotxgvoc,  tu'^Xoc  xa;    xw^po;   xat  èÔepine'Jdev 
yjxôv  oiore  tov  TucpXôv  xat  xtuçov  xai  XaXeiv  xai  fiXéTTô'.v. 

(2)  TjçXôv  èx  YÊVcTf,^. 

(3)  "ETCTuffE  yafiat,  xai  èTtotr^je  irr^Xov  èx  iok)  :rTUfffxa':o;,  xat  èTcéj^toTS  tov  tttjXov 
èTcî  Toùç  o(pOaX(JiO'jç  toO  tuçXoû. 

Cl)  BXéro). 


'25'|  LA  RBYUE   BLANCHE 

Ce  qui  fit  dire  à  quelques-uns  des  Pharisiens  :  <<  Cet  homme-ci  n'est  point 
de  Dieu,  car  il  ne  garde  ]>as  le  sabbat.  » 

D'autres  disaient  :  «  Comment  un  homme  pécheur  peut-il  accomplir  de  ces 
signes  ?  »  Et  il  y  avait  division  parmi  eux. 

Ils  tinrent  encore  ce  propos  à  l'aveugle  :  «  Toi,  que  penses-tu  de  lui,  de 
ce  qu'il  t'a  ouvert  les  yeux?  —  Il  est  prophète!  »  s'écria-t-il. 

Toutefois,  les  loudéens  ne  crurent  point  de  l'homme  qa'il  eût  été  aveugle 
et  qu'il  eût  recouvré  la  vue,  avant  d'avoir  appelé  le  père  et  la  mère  de  l'aveu- 
gle guéri,  lesquels  ils  interrogèrent  ainsi  :  u  Est-ce  là  votre  fils  dont  vous 
déclarez  qu'il  est  né  aveugle?  Comment  donc  voit-il  maintenant?  n 

Or  le  père  et  la  mère  leur  firent  cette  réponse:  «  Nous  savons  que  celui-ci 
est  notre  fils  et  qu'il  est  né  aveugle  (i)  ;  mais  comment  il  voit  maintenant, 
et  qui  lui  a  ouvert  les  yeux,  nous  ne  le  savons  pas;  interrogez-le,  il  a  de 
l'âge;  qu'il  s'exprime  lui-même.  »  Ainsi  parlèrent  le  père  et  la  mère,  parce- 
qu'ils  craignaient  les  loudéens,  car  ceux-ci  avaient  déjà  résolu  que  si  quel-  ' 
qu'un  le  confessait  être  le  Christos,  il  serait  chassé  de  la  synagogue;  c'était 
pour  cela  que  le  père  et  la  mère  disaient  :  «  11  a  de  l'âge,  interrogez-le.  »  Ils 
appelèrent  pour  la  seconde  fois  celui  qui  avait  été  aveugle  et  lui  dirent  : 
«  Donne  gloire  à  Dieu,  nous  savons  que  cet  homme  est  pécheur.  —  S'il  est 
pécheur,  je  l'ignore,  reprit  l'autre;  mais  ce  que  je  sais  bien,  c'est  que  j'étais 
aveugle  et  que  maintenant  je  vois.  —  Que  t'a-t-il  fait?  ajoutèrent-ils  alors, 
comment  a-t-il  ouvert  tes  yeux  ?  —  Je  vous  l'ai  déjà  dit,  répondit-il,  et  n'avez 
point  écouté;  pourquoi  le  voulez-vous  encore  ouïr?  Voulez- vous  aussi  être 
ses  disciples?  » 

Sur  ce,  ils  l'injurièrent  en  ces  termes  :  «  C'est  toi  qui  es  son  disciple; 
nous  sommes,  nous,  disciples  deMôseus  (2),  mais  celui-ci,  nous  ignorons  d'où 
il  est.  —  Ici  il  est  merveilleux  que  vous  ne  sachiez  d'où  il  est;  et  cependant 
il  a  ouvert  mes  yeux  ;  nous  savons  que  Dieu  n'écoute  point  les  pécheurs  ; 
mais  si  quelqu'un  est  pieux  et  fait  sa  volonté.  Dieu  l'exauce.  Jamais  on  n  a 
entendu  dire  qu'aucun  ait  ouvert  les  yeux  d'un  aveugle-né.  Si  celui-ci  n'était 
oint  de  Dieu,  il  n'aurait  rien  pu  faire.  —  Tu  es  né  tout  entier  en  péché,  lui 
répondirentrils,  et  tu  nous  enseignes?  »  Et  ils  le  chassèrent. 

lèsous,  ayant  appris  comme  on  l'avait  chassé  et  l'ayant  rencontré,  lui  dit  : 
«  Crois-tu  au  fils  de  Dieu? — Qu'est-il,  répondit  l'homme,  afin  que  je  croie  en 
lui?  —  Tu  l'as  vu,  reprit  lèsous,  et  c'est  celui  qui  te  parie.  »  Alors  il  s'écria  : 
«  Je  crois,  Seigneur!  »  et  il  se  prosterna  devant  lui.  » 

ÉvangiU  telon  Jôannèê,  IX. 

Que  faut-il  penser  de  ce  récit?  Est-il  historique?  A-t-il  été  inventé  de 
toutes  pièces?  Est-il  en  partie  légendaire?  C'est  à  cette  dernière  opi- 
nion que  je  me  suis  arrêté.  La  faculté  d'invention  est  plus  rare  qu'on  ne 
pense,  si  rare  même  que  telle  légende  se  transmet  de  génération  en 
génération  pendant  des  siècles,  et  que  nous  retrouvons  dans  La  Fon- 
taine des  fables  qui  viennent  de  l'Inde,  après  avoir  passé  par  Aisôpos 
et  Pha^drus.  Encore  les  légendes  les  plus  folles  en  apparence  ont-elles 
parfois  une  base  historique.  Donc,  jusqu'à  preuve  du  contraire,  j'es- 
time que  l'évangile  selon  lôannès  a  rapporté,  en  l'exagérant,  un  fait 


(1)  Tjoao;  èY^wV/Jr^. 

(2)  En  hébreu,  Mosché  (Moïse) 


LES   CURES   MIRACULEUSES   DE   JÉSUS   DE   NAZARETH  25S 

matériellement  exact,  et  qu'leschou  a  guéri  un  aveugle  en  lui  oignai^t 
les  yeux  de  salive  et  de  boue.  C'était  là  sans  doute  un  traitement  en 
usage  de  son  temps,  et  qui  rappelle  certains  procédés  empiriques 
employés  encore  de  nos  jours.  Une  chose  certaine,  c'est  que  Taveugle 
en  question  ne  Tétait  pas  de  naissance.  On  ne  connait  aucun  cas  de 
cécité  congénitale  ayant  guéri  à  la  suite  d'un  traitement  aussi  simple. 
Il  s'agissait  probablement  d'une  cécité  datant  du  jeune  âge  et  qui  n'était 
pas  très  ancienne,  car  la  réponse  des  parents  aux  Pbarischim  :  «  Il  a  de 
l'âge.  Interrogez-le,  »  semble  indiquer  que  le  sujet  sortait  à  peine  de 
l'enfance. 

La  première  idée  qui  vient  à  l'esprit  est  celle  d'une  amaurose  ou 
d'un  blépharospasme  hystérique  guéri  par  suggestion  à  l'état  de  veille. 

Mais  il  est  une  autre  espèce  de  cécité  que  le  traitement  institué  par 
leschou  aurait  pu  aussi  guérir.  C'est  celle  qui  peut  faire  suite  à  la  con- 
jonctivite granuleuse. 

Cette  maladie  est  extrêmement  fréquente  en  Orient.  Elle  peut  déter- 
miner, soit  une  multiplication  des  vaisseaux  de  la  cornée,  qui  a  pour 
conséquence  la  formation  d'un  voile  opaque  dans  la  couche  superficielle 
de  cette  membrane  (pannus  de  la  cornée)  ;  soit  la  formation  d'un  tissu 
cicatriciel  opaque  (taies  de  la  cornée).  Ces  deux  complications  peuvent 
entraîner  la  cécité. 

Or,  dans  la  conjonctivite  granuleuse,  maladie  chronique,  il  se  produit 
parfois  des  poussées  aiguës,  au  cours  desquelles  les  formations  vascu- 
laires  ou  le  tissu  cicatriciel  qui  gênent  la  vision  peuvent  se  résorber.  C'est 
même  ce  phénomène  qui  a  suggéré  Tidée  de  traiter  le  pannus  par  l'ino- 
culation blennorrbagique,  et  les  taies  par  la  projection  dans  l'œil  de 
poudres  irritantes  comme  la  poudre  de  calomel.  Ce  dernier  procédé  est 
classique.  Il  est  possible,  sinon  probable,  que  l'aveugle  traité  par 
leschou  était  atteint  de  conjonctivite  granuleuse  ayant  donné  lieu  à  la 
formation  de  taies.  Le  magma  boueux  serait  resté  plusieurs  heures,  peut- 
être  plusieurs  jours  en  contact  avec  les  yeux  du  malade,  et,  agissant  à  la 
façon  des  poudres  irritantes,  aurait  déterminé  une  kératite  aiguë,  à  la 
suite  de  laquelle  les  opacités  de  la  cornée  auraient  disparu. 


SUUDI-MUTITE    HYSTERIQUE 

La  surdité  hystérique  est  due,  selon  moi,  à  la  rétraction  des  neurones 
qui  sont  le  théâtre  des  sensations  auditives,  et  à  la  formation  consé- 
cutive de  neuro-diélectriques  infranchissables,  qui  empêchent  les  ondu- 
lations nerveuses  centripètes  de  leur  parvenir. 

Le  mutisme  hystérique  est  du  à  la  rétraction  des  neurones  moteurs 
supérieurs  qui  tiennent  sous  leur  dépendance  les  muscles  du  langage,  et 
à  la  formation  consécutive  de  neuro-diélectriques  infranchissables  qui 


256  LA   REVUE   BLANCBE 

empêchent  les  oudulations  nerveuses  centrifages  de  parvenir  à  ces 
muscles. 

En  raison  de  la  relation  fonctionnelle  qui  existe  entre  les  neurones  des 
sensations  auditives  et  les  neurones  moteurs  des  muscles  du  langage, 
ces  deux  troubles  sont  souvent  associés  dans  Thystérie. 

Quant  à  Taphonie  hystérique,  qui  peut  être  confondue  avec  le  mutisme, 
elle  résulte  tantôt  d'une  paralysie,  tantôt  d^une  contracture  des  muscles 
du  larynx.  La  paralysie  hystérique  de  ces  muscles  est  due  à  la  rétraction 
des  neurones  moteurs  supérieurs  qui  les  tiennent  sous  leur  dépendance; 
leur  contracture  à  la  rétraction  des  neurones  moteurs  inférieurs  qui  les 
innervent  directement.  Ceux-ci^  séparés  ainsi  des  autres  cellules 
nerveuses,  fonctionnent  pour  ]eur  propre  compte  (phénomène  de 
court  circuit). 

La  surdité  et  le  mutisme  ou  Taphonie  hystérique  peuvent  guérir 
instantanément  par  suggestion,  comme  le  prouve  le  fait  suivant  : 

Selon  Matthaios,  leschou  venait  de  guérir  les  deux  aveugles  dont  il 
est  question  au  chapitre  IX,  et  la  foule  était  encore  sous  l'impression  de 
cette  cure,  lorsqu* 

<(  on  lui  amena  un  homme  sourd-muet  et  démoniaque.  —  Le  démon  chassé, 
le  sourd-muet  parla  (1),  ce  dont  la  foule  s'émerveillait  en  ces  termes  :  «  Jamais 
rien  de  semblable  ne  s'est  vu  en  Israël.  »  Mais  les  Pharisiens  disaient  : 
a  Par  le  prince  des  diables,  il  chasse  les  diables.  » 

Evangile  selon  Matthaios ^  IX, 

Ce  récit  est  reproduit  deux  fois  dans  Tcvangile  selon  Loucas,  aux 
chapitres  XI  et  XII.  Seulement,  au  chapitre  XII,  il  est  question,  non 
d'un  démoniaque  sourd-muet,  mais  d'un  démoniaque  aveugle  et  muet 
(Voir  plus  haut.) 

A  Texemple  d'Ieschou,  Burot(a)  a  guéri,  en  une  seule  séance  d'hypnose, 
une  jeune  fille  atteinte  de  surdité  double  hystérique  complète.  Milne 
Bramwell  [^]  et  Mangazzini  (4)  ont  obtenu  des  guérisons  analogues. 

Vélander  (5)  et  Edgard  Bérillon  (6)  ont,  par  le  même  procédé,  rendu 
la  parole  à  des  hystériques  atteints  de  mutisme.  Dans  l'un  des  cas 
d'Edgard  Bérillon,  raiîection  datait  de  onze  mois.  Dans  l'autre,  le  sujet 
recouvra  la  voix  en  une  seule  séance.  La  Dietskaya  Medezina  (  1 896,  n®  i) 
relate  aussi  la  guérison  par  suggestion  d'un  mutisme  complet  chez  un 
enfant  de  douze  ans. 


(i)  "AvOpwiTOv  xtoçpov  8ai|xoviÇ6^evov  xaî  èxôXTjOévxo;  tou  oaifioviou  èXàXr,- 
aev  6  X(i>^6c' 

(2)  Burot.  Surdité  double  dcUant  de  dix  jours  guérie  en  une  seule  séance  par  la  suggestion. 
Kevue  de  l'hyptonisme,  1889,  p.  251. 

(3)  Milne  Bramwell.  Valeur  thérapeutique  de  la  suggestion  et  de  l'hgpnotigme.  Rapport  au 
Congrès  de  neurologie  de  Bruxelles,  1897. 

(4)  Mangazzini.  Contribution  à  l'étude  de  la  surdité-mutité  hystérique,  Arch.  ital.  di.  Oto- 
logia,  Kinologia,  Laryngologia ,  1897. 

(ô)  Vélander.  Un  cas  de  mutisme  mélancolique  guéri  par  tuggation.  Revue  de  l'hypnotisme, 
1890,  p.  175. 

(6)  Bérillon.  I^s  indications  formelles  de  la  suggestion  hgpnotiqut  en  psychiatrie  et  en  neu- 
ropcithologie.  Revue  de  l'hypnotisme. 


LES   CURES   MIRACULEUSKS   DE   JÉSUS    DE    NAZARETH  2^7 

Quant  à  Taphonie  hystérique,  Tatzel  (i)  a  guéri  en  une  seule  séance 
d*hypnose  une  jeune  fille  atteinte  de  celte  affection.  Henri  Aimé  (2) 
rapporte  un  fait  analogue.  G.  Lemoine,  professeur  à  la  Faculté  de 
médecine  de  Lille,  a  guéri  en  une  seule  séance  d'hypnose  un  homme  de 
quarante  ans,  devenu  sourd-muet  à  la  suite  d'une  apoplexie  hys- 
térique.   Le   malade   ayant  été  hypnotisé  à  Taide   du  miroir  rotatif, 

<(  je  me  plaçai  bien  en  face  de  lui,  dit  Lemoine,  et,  brusquement,  j*appliquai 
un  doigt  sur  le  conduit  auditif  externe  de  chaque  côté,  de  façon  à  le  fermer 
complètement.  Je  restai  ainsi  quelques  secondes  afin  de  laisser  cheminer 
dans  son  cerveau  une  auto-suggestion  encore  vague,  relative  au  sens  de 
l'ouïe;  puis,  subitement,  écartant  les  mains,  je  lui  criai  en  même  temps  : 
«  Entendez  !  »  La  même  manœuvre  fut  répétée  trois  fois,  et  après  la  troisième 
fois,  le  malade  fit  signe  avec  la  main  qu'il  commençait  à  entendre  de  Toreille 
droite.  Dès  lors,  le  succès  était  certain,  et  je  pus  développer  la  suggestion  et 
lui  ordonner  d'entendre,  et  d'entendre  très  bien  comme  par  le  passé... 

Quand  je  fus  assure  par  ses  gestes  qu'il  m'entendait  parfaitement,  je  m'oc- 
cupai de  la  parole  et  commençai  à  lui  suggérer  qu'il  pouvait  parler...  Je  le 
forçai  à'  répéter  après  moi  toute  la  série  des  chiffres  depuis  1  jusqu'à  30  ; 
i/.'is  toutes  les  lettres  de  l'alphabet.  Au  fur  et  à  mesure  que  j'avançais  dans 
cet  exercice,  je  voyais  la  parole  devenir  plus  facile  ;  et  aussitôt  cette  série 
terminée,  je  fus  certain  qu'il  pourrait  parler  facilement.  Je  lui  fis  quelques 
questions  banales  auxquelles  il  répondit  correctement  ;  puis  je  lui  suggérai 
qu'il  continuerait  à  entendre  et  à  pouvoir  parler  après  son  réveil,  et  je  l'éveil- 
lai par  suggestion  verbale.  Toute  cette  séance,  depuis  le  moment  où  il  avait 
été  plongé  dans  le  sommeil  hypnotique,  n'avait  pas  duré  plus  de  quinze 
minutes. 

Je  constatai  qu'il  entendait  parfaitement  le  bruit  de  la  montre  placée  entre 
les  dents  et  sur  le  front,  et  qu'il  entendait  à  voix  basse  à  cinq  mètres  de 
distance.  » 

Enfin  Xavier  Francotte  (3),  professeur  de  neurologie  et  de  clinique 
psychiatrique  à  l'Université  de  Liège,  a  guéri  par  suggestion  à  Tétat 
de  veille  un  homme  de  trente-cinq  ans  atteint  de  surdi-mutité  à  la  suite 
d*une  frayeur.  Au  commandement  du  praticien,  cet  homme  entendit  et 
irticula  des  syllabes.  La  surdi-mutité  disparut  pour  ne  plus  revenir. 


VI 

SURDITÉ   ET  APHONIE    OU    BÉGAIEMENT   HYSTERIQUE 

«Ayant  de  nouveau  quitté  le  territoire  de  Tyros,  lésous  passa  par  Sidôo,  et 
gag^a  la  mer  de  la  Galilaia,  à  travers  le  district  de  la  Décapole. 


(1)  Tatzel,  in  Zeitschrift  fur  hypnotismus,  1894. 

(2)  Henri  Aimé.  Étude  r/tni^t^  du  dynanitme  psychique j  Dois,  1897. 

(3)  Xavier  Francotte.   Surdi-mutité  hystérique  guérie  par  la  suggestion  à  l'état  de  veille. 
Communication  à  la  Socielé  médico- chirurgicale  de  Liège.  Mercredi  médical,  3  oct.  1894. 


17 


ij8  la  revue  blanche 

On  lai  amena  un  sourd  qui  aussi  parlait  difficilement  (1)  et  on  le  pria  de 
kii  imposer  la  main. 

Il  le  tira  donc  à  part  de  la  multitude,  lui  mit  ses  doigts  dans  les  oreilles 
et,  crachant,  lui  toucha  la  langue  (2).  Ensuite  il  regarda  le  ciel  avec  un 
soupir,  et  lui  dit  :  «  EfTathah!  »,  ce  qui  signifie  :  «  Ouvre-toi  >».  Et  aussitôt 
s'ouvrirent  les  oreilles,  et  le  lien  de  la  langue  fut  délié,  de  sorte  qu*il  parla 
•aisément  (3).  lèsous  leur  commanda  de  ne  le  dire  à  personne  :  mais  plus  il 
le  défendait,  plus  ceux-ci  le  publiaient,  et  dans  leur  extrême  étonnement  ils 
s*écriaient  :  «  Il  a  £ait  merveilleusement  toutes  choses  ;  il  a  fait  entendre  les 
sourds  et  parler  les  muets.  » 

Évangile  selon  Marhoi^  VII. 

On  remarquera  encore  que  le  nabi  prend  soin  de  tirer  le  malade  à  part 
de  la  multitude,  afin  qu'en  cas  d'échec,  cet  échec  reste  ignoré. 

Ce  sourd  qui  «  parlait  difGcilement  »  était  atteint  à  la  fois  de  surdité 
et  d'aphonie  ou  de  bégaiement  hystérique. 
!  Le  bégaiement  hystérique  est  dû,  comme  le  mutisme,  à  la  rétraction 

I  des  neurones  moteurs  supérieurs  qui  tiennent  sous  leur  dépendance 

\  les  muscles  de  la  parole,  et  à  la  formation  consécutive  de  neuro-diélec- 

I'  triques*  Mais  ici  ces  neuro-diélectriques  ne  sont  pas  complètement 

\  infranchissables.  Us  laissent  passer  le  courant  sous  forme  de  décharges, 

[  qui  provoquent  des  secousses  dans  les  muscles  de  la  parole  au  moment 

I  de  l'émission  de  la  voix. 

!  Cette  affection  est  curable  par  suggestion  ainsi  que  l'ont  prouvé 

\  Mavroukakis  (4),  de  Jong,  Edgard  Bérillon  (5),  Auguste  Voisin  et  Jules 

i  Voisin,  médecins  de  la  Salpêtrière. 

} 

VII 

FOLIE 

La  folie  est  due  à  la  destruction,  à  l'altération,  ou  à  1  éclipse  par  rétrac- 
tion d'un  certain  nombre  de  neurones  cérébraux. 

La  destruction,  l'altération  ou  la  rétraction  des  neurones  de  sensation 
détermine:  i<>des  anesthésies  (insensibilités)  oude8hypoesthésies{dimi* 
nution  des  sensibilités)  ;  9.0  des  hypéresthésies  (augmentation  des  sen- 
sibilités), celles-ci  dues  à  des  phénomènes  de  court  circuit. 

La  destruction,  l'altération  ou  la  rétraction  des  neurones  de  mémoire, 
détermine  1°  des  amnésies  (oublis)  ou  des  hypomnésies  (diminution  dos 


(1)  Kwcpov  ^oy'-XiXov  (jjloyy^^»  *Î"^  ^  ^^  ^'^^^  sourde.  Racine  «jlov  inii>liqiiant  Vidva  de 
peine). 

(2)  "K6aXe  toù^  ôaxTÛXo'j^  aO-roù  £•.<  -zà  uizi.  aÙTOÙ  xïI  ttjjx;;  rfy^zo  tt^ç  yXioy- 
OT,;;  a-jxoO. 

(3)  Kal   eùOÉoj;   GiT^vol/Or^jav  aÙToO  ai  àxoat,  xa:   èXuOT)  ô  oê<7{jlo;   tt^c  Y^oWdr,; 
auToO,  xal  èXâXet  opOw;. 

(4)  Mavroukakis.   Bégaiement   nerveux   traité  par   la  suggestion  hypnotiqtve.  Guèrison  cowi- 
plèU  en  trois  séances.   Revue  de  l'hypnotisme,  1894,  p.  176. 

(5)  Edgard   Bérillon   L'onychophagie.    Sa  fréquence  chez    les  dégénérés  et  son  traitement 
psychothérapique.  Revue  de  l'hypnotisme,  juillet  1901. 


LES   CURES    MIRACULEUSES    DE   JÉSUS    DE   NAZARETH  '2:a9 

mémoires);  a"*  des  hypermnésies  (exaltation  des  mémoires),  celles-ci 
dues  à  des  phénomènes  de  court  circuit,  et  s'accompagant  souvent  d« 
sensations  en  retour  (hallucinations). 

Les  troubles  de  la  sensibilité  et  de  la  mémoire  ont  eux-mêmes  pour 
conséquence  des  troubles  du  jugement  et  du  raisonnement,  qui  sont  les 
manifestations  les  plus  apparentes  de  la  folie. 

Les  folies  curables  par  suggestion  sont  celles  qui  sont  dues  à  la  rétrac- 
tion des  neurones  cérébraux. 

leschou  guérit  deux  cas  de  ces  folies. 

Premier  cas.  Délire  hystérique. 

»  Ils  [leschou  et  ses  disciples]  entrèrent  à  Capernaoum,  et,,  sans  retard, 
aux  sabbats,  il  enseigna  dans  la  synagogue;  et  on  s'émerveillait  de  sa 
doctrine,  car  il  enseignait  comme  ayant  autorité  et  non  comme  les  scribes. 
Or,  à  ce  moment,  il  y  avait  dans  leur  synagogue  un  homme  d'un  esprit 
impur  (1),  lequel  se  mit  à  crier  :  <'  Qu'il  y  a-t-il  entre  nous  et  toi,  lèsous  le 
Nazarénien.  Es-tu  venu  pour  nous  détruire?  Je  sais  qui  tu  es,  le  Saint  de 
Dieu.  » 

Mais  lèsous  le  menaça  par  ces  mots  :  «  Tais-toi,  et  sors  de  cet  homme  ». 
Sur  ce,  l'esprit  impur,  le  secouant  à  le  briser  et  criant  à  grande  voix,  quitta 
l'homme  (2).  Et  tous  en  étaient  en  émoi,  de  sorte  qu'on  discutait  en  ces 
termes  :  «  Qu'est  ceci  ?  Quelle  est  cette  nouvelle  doctrine  ?  Avec  autorité 
il  commande  aux  esprits  impurs,  et  ceux-ci  lui  obéissent  ».  Aussi  sa  renom- 
mée courut  soudain  dans  toute  la  contrée  environnante  de  la  Galiiaia.  i» 

Épang'de  ttelou  Markos,  I. 

Ce  récit  est  reproduit  dans  Tévangile  selon  Loucas  (IV),  où  la  gué- 
rison  est  décrite  en  ces  termes  : 

«  Et  le  démon  jetant  l'homme  par  terre  devant  l'assemblée,  sortit  de  lui 
sans  lui  faire  de  mal  (3).  » 

Rien  ne  prouve  d'ailleurs  que  cette  guérîson  ait  été  définitive.  On  ' 
peut  interrompre  un  délire  hystérique  et  faire  cesser  une  crise,  sans 
pour  cela  guérir  riiystérie. 

Deuxième  cas.  Manie. 

«  Ils  atteignirent  l'autre  rive  de  la  mer  dans  la  contrée  des  Gadareniens.  Dès , 
qu'Ièsous  eut  quitté  le  bateau,  un  homme  possédé  d'un  esprit  impur  (4),  sor- 
tant des  sépulcres,  vint  à  sa  rencontre. 

II  avait  donc  sa  demeure  dans  les  sépulcres,  et  personne  ne  le  pouvait  * 
lier,  même  avec  une  chaîne.  Souvent  en  efTet,  attaché  avec  des  ceps  et  des 
fers,  il  avait    rompu  les  fers  et  mis  les  ceps  en  pièces,  de  sorte  que  nul 
n'avait  la  force  de  le  dompter. 


(X)    "AvOpiUTTOÇ   èv   'T'^c.JUL'JL'Zl   OLY.xhi^'Zt^. 

(2)  Kaî  (rrapàjav  atÙTÔv  to  7r;£j|Jia  to  àxdtOapTOV,  xat  xpâ;av  çtovr,  ;ji£vâXr,,  £;f,X- 

(3)  Kxl  ptij/av  aÙTOv  -zo  rjOL'.iiô'^io^^  ei^  (léjov,  etc. 

(4)  "AvOptoTTo;  h  t,^zJul%z'.  àxaOipTfo. 


I- 

?  26o  LA   REVUE    BLANCHE 

>  Continuellement,  de  jour  et  de  nuit,  il  rt5dait  par  les  sépulcres  et  par  les 

montagnes,  criant  et  se  frappant  de  pierres. 

'  Quand  donc,  tout  de  loin,  il  vit  lèsous,  il  accourut  et  se  prosterna  devant 

lui,  clamant  à  grande  voix  :  <  Qu'y  a-t-il  entre  nous  deux,  lèsous,  fils  du 

'  Dieu  suprême  ?  Je  t'adjure  de  par  Dieu  de  ne  nie  point  tourmenter  ».  Car,, 

lèsous  lui  disait:  <•  Sors  de  cet  homme,  esprit  immonde.  »  Il  l'interrogea 
ensuite  en  ces  termes  :  «  Quel  est  ton  nom?  —  Je  m'appelle  légion,  répondit 
l'autre,  car  nous  sommes  nombreux.  »  El  en  môme  temps,  il  suppliait  lèsous 
de  ne  les  point  envoyer  hors  de  la  contrée.  Or  il  y  avait  là,  sur  la  montagne, 
un  grand  troupeau  de  porcs  qui  paissait.  Et  tous  les  démons  se  mirent  à  lui 
faire  cette  prière  :  «  Envoie-nous  dans  les  pourceaux,  et  que  nous  entrions 
en  eux.  »  Sur  ce,  lèsous  le  leur  permit  ;  donc,  se  précipitant,  les  esprits 
immondes  entrèrent  dans  les  porcs,  et  le  troupeau  se  rua  du  haut  en  bas 
dans  la  mer;  il  y  en  avait  environ  deux  mille,  et  tous  furent  étouffés  dans 
les  eaux. 

Leurs  bergers,  s'enfuyant,  en  portèrent  la  nouvelle  dans  la  ville  et  par  les 
champs.  On  sortit  pour  voir  ce  qui  était  advenu.  Accourant  vers  lèsous, 
ils  aperçurent  l'ancien  démoniaque,  assis  et  vêtu,  et  de  bon  sens  (I),  celui-là 
même  possédé  de  la  légion,  et  ils  eurent  grand'peur. 

Les  témoins  du  fait  leur  racontèrent  ce  (|ui  était  arrivé  au  possédé  et  aux 
pourceaux  ;  sur  quoi  ils  prièrent  lèsous  de  quitter  leur  district. 

Quand  celui-ci  fut  monté  dans  la  barque,  l'ancien  démoniaque  le  conjura 
de  le  garder  avec  lui;  mais  lèsous  ne  le  permit  pas  et  lui  dit:  «  Retourne 
en  ta  maison  vers  les  tiens  et  leur  raconte  les  grandes  choses  que  t'a  faites 
le  Seigneur,  et  comment  il  a  eu  compassion  de  toi.  »  Il  s'en  alla  donc  et  se 
mit  à  publier  dans  la  Décapole  quelles  merveilles  lèsous  avait  opérées  dans 
sa  personne,  si  bien  (jue  tous  étaient  émerveillés.  » 

Kcangile  ftlon  Markot  V. 

Il  est  à  remarquer  que,  par  dérogation  à  ses  habitudes,  leschou  com- 
mande ici  au  dépiouiaque  de  publier  sa  guérison.  C'est  que  le  nabi  est 
déjà  dans  la  barque  qui  va  le  transporter  sur  Tautre  rive  du  lac  de 
Génésareth,  et  qu*ainsi  il  n'a  plus  à  craindre  Taflluence  de  la  foule  et  le» 
importunités  des  malades. 

L'évangile  selon  Matthaios  (VIII),  tout  en  ccourtant  ce  récit,  double  le 
nombre  des  démoniaques,  comme  il  avait  déjà  fait  pour  les  aveugles  de 
Hicrichous.  D'après  cet  évangile,  leschou  délivre  donc  «  deux  démonia* 
ques,  sortant  des  sépulcres,  fort  dangereux,  tellement  que  personne  ne 
pouvait  passer  par  ce  chemin-là  (a)  ». 

Le  récit  est  également  réproduit  dans  Tévangile  Loucas  (VIII),  où  il 
a  trait  à 

<c  un  certain  homme  de  la  ville  possédé  par  des  démons  depuis  foi*t  long- 
temps, qui  ne  portait  point  des  vêtements,  et  n'habitait  dans  aucune  maison 
mais  dans  les  sépulcres  qu'on  attachait  avec  des  chaînes,  mais  qui  rompait 
ses  liens,  entraîné  par  le  démon  dans  les  solitudes.   » 


(i)  Kaî  jto'^povoOv-a. 

(2)  XaA£-o:  AÎav,  ojt£  \xr^  W/yiVé  Tiva  TraoîAOslv  ô'.à  Tf,^  ôooô  ixîîvr,;. 


LES  cuRKS  miraci:lki:ses  de  Jésus  de  nazaretii  ^  iCyi 

Que  faut-il  penser  de  cette  histoire?  Huxley  (1)  la  rejette  comme  ab- 
surde. Je  ne  suivrai  pas  son  exemple.  Je  crois  que  les  faits  ont  été  altérés, 
ou  mal  interprétés,  mais  qu'ils  ont  une  base  exacte. 

Le  récit  est  en  partie  légendaire,  cela  est  évident.  On  remarquera  en 
effet  que  les  paroles  adressées  à  l'aliéné  par  leschou,  dans  les  évangiles 
selon  Markos  et  selon  Loucas,  sont  presque  copiées  sur  celles  que  pro- 
nonce, dans  les  mêmes  évangiles,  l'hystérique  deCapernaoum.  De  plus, 
il  y  a  une  exagération  manifeste  dans  le  nombre  deux  mille  donné  pour 
les  pourceaux. 

Il  n'en  paraît  pas  moins  vrai  qu'Ieschou  guéritpar  suggestion  un  fou 
hystérique,  lequel  habitait  dans  les  grottes  sépulchrales  comme  beau- 
coup d'aliénés  de  celte  époque. 

Quant  à  l'épisode  des  pourceaux,  il  est  possible  qu'un  troupeau,  effrayé 
par  la  foule  <|ui  suivait  le  nabi,  ait  pris  la  fuite  et  soit  tombé  dans  la 
mer.  Des  paysans  crédules  auraient  attribué  cet  accident  aux  démons 
chassés  hors  du  maniacjue,  et  les  évangélistes  auraient  donné  corps  à 
cette  légende  en  prêtant  à  l'aliéné  ces  paroles  :  «  Je  m'appelle  légion,  car 
nous  sommes  nombreux...  Envoie-nous  dans  le  corps  des  pourceaux.  » 

Bien  plus,  il  est  possible  que  l'aliéné,  auquel  on  avait  dû  répéter 
souvent  qu*il  était  possédé  du  démon  et  même  de  plusieurs  démons, 
ait  prononcé  les  paroles  qui  lui  sont  prêtées,  un  peu  avant  que  le  trou- 
peau prît  la  fuite.  De  telle  sorte  qu'il  n'y  aurait  d'absurde  dans  ce  récit 
que  l'interprétation. 

Quant  à  la  possibilité  de  la  guérisun  de  certaines  folies  par  sugges- 
tion, c'est  là  un  fait  établi. 

Des  1880,  Auguste  Voisin,  médecin  delà  Salpêtrière,  faisait  con- 
naître [qu'il  avait  guéri  par  ce  procédé  une  femme  atteinte  de  manie 
aiguë,  et,  en  1896,  au  Congrès  international  de  psychologie  de  Mu- 
nich, il  rapportait  42  observations  d'aliénés  délivrés  ainsi  de  leur  folie, 
et  dont  la  guérison  remontait,  pour  certains,  à  huit,  neuf  et  même  dix 
ans.  Dans  une  autre  statistique  du  même  auteur,  on  voit  que  sur  22  cas 
ainsi  traités,  19  restèrent  guéris.  Les  cures  portaient  sur  les  vésaniesles 
plus  variées,  manies  aigurs  et  subaiguës,  dont  un  cas  avec  hallucina- 
tions de  la  vue,  de  l'ouïe,  de  l'odorat  et  de  la  sensibilité  générale,  folie  hys- 
térique avec  hallucinations  de  la  vue  et  de  l'ouïe  et  idées  de  suicide, 
délire  furieux  chez  un  hystéro-épileptique  avec  hallucinations  de  la  vue 
et  de  Touïe,  délire  de  persécution  avec  hallucinations  de  la  vue  et  de  l'ouïe, 
délire  amoureux  chez  un  hystéro-épileptique  avec  hallucinatitms  de  la 
vue  et  de  l'ouïe,  délire  de  persécution  avec  hallucinations  de  la  vue  et  de 
l'ouïe,  délire  amoureux  chez  une  hystéro-épileptique  avec  hallucina- 
tions de  la  vue  et  de  l'ouïe,  délire  amoureux  mystique,  folie  lypéma- 
niaque  datant  de  huit  ans  avec  idées  de  suicide  et  phénomènes  hys- 
tériques, folie  lypémaniaque  datant  de  sept  ans  avec  hallucinations  de 
la  vue  et  de  Touïe,  idées,  tentatives  de  suicide  et  phénomènes  hystéri- 
formes,  folie  lypémaniaque  avec  hallucinations  et  idées  de  persécution. 


(1)  Huxley.  Science  et  religion. 


'i6JL  LA  REVUE  BLANGHS 

lypémanie  anxieuse,  folie  mélancolique,  délire  mélancolique  avec  hal- 
lucinations de  la  vue  et  de  Touîe  et  sitiophobie  (refus  d'aliments),  folie 
morale  avec  accès  de  manie  aiguë,  dipsomanie  (manie  de  boire),  dont  un 
cas  datant  de  douze  ans,  morphinomanie. 

Séglas  (i),  médecin  de  la  Salpétrière,  Dufour  (a),  Grasset  (3),  profes- 
seur à  la  Faculté  de  médecine  de  Montpellier,  Forel  (4),  Jules  Voisin  (5) , 
médecin  de  la  Salpétrière,  Brémaud  (6),  Burkhardt  (7),  directeur  de 
Tasile  d'aliénés  de  Préfagier,  Lowenfeld,  Vélander,  Burot  (8),  pro- 
fesseur de  l'Ecole  de  médecine  de  Rochefort,  Roubinovitch,  Brunet, 
médecin  de  Tasile  d'Evreux,  Edgard  Bérillon  (9),  Lombroso,  professeur 
de  psychiatrie  à  l'Université  de  Turin,  A.  CuUerre  (10),  médecin  de 
l'asile  delà  Roche-sur- Yon,  de  Jong(ii;,  Repoud  (lu),  médecin  de 
Tasile  de  Marsens,  Ladame,  van  Renterghem  et  van  Eeden  (i3i, 
médecin  de  la  clinique  de  psychothérapeutique  d'Amsterdam,  von 
Schrenk-Notzing  (i/|),  Kraiît-Ebing (ij),  professeurde  médecine  mentale 
à  la  Faculté  de  médecine  de  Vienne,  Tokarsky  (k6),  privat-docent  de 
l'Université  de  Moscou,  Lloyd  Tukey  (17).  Hubert  Neilson.  Wetter- 
strand  (18)  ont  obtenu  des  guérisons  analogies. 

Une  observation  de  Brémaud  a  trait  à  un  alcoolique  morphinomane 
qui  était  dans  un  état  de  fureur  presque  constant,  et  se  livrait  sur  les 
personnes  de  son  entourage  à  des  brutalités  et  à  des  tentatives   de 


(1)  Ségla?.  Fait  pour  gervtr  à  l'hiâtoirt  de  îa  thhxLpeutique  tuggtttirt.  Archives  de  neuro- 
logie. 1885. 

(2)  Société  médico-psychologiqae,  1896. 
(8)  Semaine  médicale.  Blai  18d6. 

(4)  A.  Forel.  Einige  therapeutUcIie  mit  dtm  kypnotitmus  bei  Geiteil-ranheiteu,  Correspon- 
danzblatt,  15  août  1887. 

(6)  Jules  Voisin.  duèiiMn  par  suggestion  hypruyflque  d'idée*  délirante*  et  de  mélancolie. 
Rcv.  de  rhypnoti'*me,  1888. 

((>)  Brémaud.  Gwrluon  par  rhffpnoti*me  d'une  tnanie  des  noutHiUes  accouchées.  Guérison  par 
VhypHoti*mt  d*un  dt'tirt  alcoolique.    Revue  de  rhypnotiAine,  1888,  p.  16  et  19. 

(7)  Burkliardt.  Application  de  Vhypnotisme  au  traitement  des  maladiet  mentales.  Revue 
de  l'h\'pnoti.»»me,  1889,  p.  ft7. 

(8)  Burot,  Manie  hystérique  avec  impulsions  et  hallucinations  guérie  par  suggtlion.  Re- 
vue de  l'hypnotisme,  1889,  p.  036. 

(9)  Bérillon.  Les  indications  formeUes  de  la  suggestion  hypnotique,  en  psychiatrie  et  en  neu- 
ropatJiologie. 

(10)  A.  Cullerre.  La,  thérapeutique  suggcf tir*'  H  svs  applications.  Paris,  1893. 

Cil)  De  Jong.  Qmlques  obser rations  sur  la  râleur  médicale  de  In  psychothérapie:  Société 
d'hypnologie,  1891. 

(12)  Premier  Congrès  international  de  Thypnotisme.  Séance  du  10  août  1889.  La  folie  du 
dotUe  et  le  délire  du  touclwr.    Revue  de  l'hypnotisme,  1891,  p.  180. 

(13)  Premier  Congrès  international  de  Thypnotisme.  Séance  du  8  août  1889. 

(1-1)  Von  Schrenk-Xotzing.  Un  cas  d' in rersion  sexuelle  amélioré  parla  suggestion  hypnHiqut. 
Revue  de  l'hypnotisme,  1890,  p.  172;  1891,  p.  15. 

(15)  Krafft-Bbing.  Traité  de  peychiatriey  1897,  p.  133. 

(1(>)  Tokarsky.  De  l'application  de  l'hypnotisme  au  traitement  des  maladies  mentales.  Revue  de 
l'hypnotisme.  1888,  p.  73. 

(17)  Revue  de  l'hypnotisme^  1891. 

(18)  Revue  de  l'hypnotisme,  1891. 


LES   CURES   MIRACULEUSES    DE   JÉSUS   DE   NAZARETH  a6î 

meurtre.  Les  médecins,  réunis  en  consultation,  résolurent  d'employer  la 
suggestion  hypnotique. 

«  Cette  détermination  était  à  peine  prise,  dit  Brémaud,  que  M.  D.  fit  irrup- 
tion dans  la  salle  où  nous  étions  rassemblés,  s'avança  vers  moi,  les  yeux 
hagards,  Tair  furieux,  et,  subitement,  s'armant  d'une  assiette  qu'il  arracha 
des  mains  d'un  domestique  qui  passait,  il  s'apprêta  à  me  la  lancer  au  visage. 
Directement  mis  en  cause,  et  sans  attendre  le  secours  des  gardiens,  je  me 
levai  aussitôt,  et,  regardant  fixement  le  malade,  lui  enjoignis  de  s'arrêter  et 
de  rester  immobile.  Surpris  de  cette  interpellation  et  du  ton  dont  elle  était 
formulée,  M.  D.  s'arrêta  et  je  pus  enlever  de  sa  main  crispée  l'assiette  mena- 
çante. Profitant  de  l'étonnement  où  se  trouvait  le  malade,  je  déclinai  rapide- 
ment mon  titre,  le  motif  de  ma  visite,  et,  sans  le  laisser  revenir  de  sa 
stupeur.  Je  le  conduisis  dans  sa  chambre,  le  lis  immédiatement  s'allonger 
sur  son  lit,  et  lui  intimai  Tordre  de  s'endormir  aussitôt.  A  peine  étendu, 
M.  D.  poussa  un  profond  soupir,  ferma  les  yeux  et  parut  s'endormir.  » 

Durant  ce  sommeil,  Brémaud  pratiqua  des  suggestions  curatives.  Fin 
se  réveillant,  le  malade  avait  recouvré  la  raison. 

L'un  des  cas  d'Edgard  Bérillon  a  trait  à  une  sitiopbobe  qui  guérit 
en  une  seule  séance  de  suggestion  à  Tétat  de  veille. 

Il  est  à  remarquer  que  les  maladies  mentales  qui  cèdent  le  plus  aisé- 
ment à  la  psychothérapie  sont  précisément  celles  qui  se  traduisent  par 
une  exaltation  générale  du  système  nerveux,  surtout  au  moment  où 
elles  commencent  à  devenir  stationnaires.  Cela  cadre  parfaitement 
avec  les  récits  des  évangiles  (i). 

VIII 

ATTAQUES    d'hYSTÉRIE 

«  lèsous  partit  de  là  pour  s'en  aller  aux  confins  de  Tyros  et  de  Sidôn  el, 
étant  entré  dans  une  maison,  il  voulait  que  personne  ne  le  vît,  mais  il  ne 
put  rester  caché  ;  car  aussitôt  une  femme,  dont  la  jeune  fille  avait  un  esprit 
impur  (2),  dès  qu'elle  eût  entendu  parler  de  lui,  se  vint  jeter  à  ses  pieds.  Or 
cette  femme  était  hellène,  syro-phénicienne  de  nation  ;  elle  le  pria  de  chas- 
ser le  démon  hors  de  sa  fille,  mais  lésons  lui  dit  :  «  Laisse  d'abord  se  ras- 
sasier les  enfants,  car  il  n'est  pas  bon  d'enlever  le  pain  des  enfants  et  de  le 
jeter  aux  chiens.  —  Certes,  maître,  mais  les  petits  chiens  mangent  sous  la 
table  les  miettes  des  enfants.  —  Pour  cette  parole,  reprit  lèsous,  va-t'en, 
le  démon  est  sorti  de  ta  fille.  » 

En  effet,  quand  la  femme  rentra  dans  sa  maison,  elle  trouva  l'enfant 
*  étendue  sur  le  lit  et  le  démon  parti  (3).  » 

Évangile  tdon  Marhoi^  VII. 


(1)  Cette  étude  était  terminée  lorsque  mon  gavant  collègue,  le  docteur  Félix  Begnaolt. 
professeur  à  TKcoIe  de  psychologie,  publia,  dauB  la  Revue  de  l'hypnotitme^  un  travail  inti- 
tulé :  Lu  Vie  de  Jésus  devant  la  science  hypnotique.  Pour  ce  qui  est  des  cures  du  nabi  de 
Nazareth^  noue  sommes  arrivés,  Félix  Regnault  et  moi,  ù  des  conclusions  analogues. 

(2)  IlveOjjia  àxàOapTov. 

(3)  K'jpz  TÔ  8a'.jJiôv'.ov  i$îÀr,>vuOo^,  xac  tt,v  O-j^a'^pat  ^£6Xt,|jiIvt,v  ItzI  tt,;  xXivt.ç. 


2C'|  LA  REVUE   BLANCHE 

Ce  récit  est  reproduit  dans  Févangile  selon  Matthaîos  (XV),  mais 
avec  quelques  modifications.  Dans  cet  évangile  la  femme  aborde 
leschou  au  dehors,  et  tout  d'abord  il  ne  lui  répond  pas. 

«  Lors,  s'approchant,  ses  disciples  le  prièrent  en  ces  termes  :  w  Congédie- 
la,  car  elle  crie  derrière  nous  «.  ïèsous  répondit  alors  :  «  Je  ne  suis  envoyé 
que  vers  les  brebis  perdues  de  la  maison  d'Israël,  u  Mais  s'avançant,  elle  se 
prosterna  devant  lui,  en  disant  :  «  Maître,  aide-moi.  —  11  n'est  pas  bon, 
répliqua-t-il,  de  prendre  le  pain  des  enfants,  etc.  » 

Ces  récits  ont  trait,  selon  toute  apparence,  à  une  attaque  d'hystérie. 
-  Si  elle  se  termina  comme  les  évangiles  le  racontent,  leschou  n'y  contri- 
bua évidemment  en  rien,  et  il  ne  s'agit  que  d'un  miracle  par  coïnci^ 
dence. 


IX 


ATTAQUE    D  HYSTERO-EPILEPSIE    AVEC    MUTISME 

L'attaque  d'hystérie  et  l'attaque  d'hystéro-épilepsie  sont  dues, 
selon  moi,  à  la  décharge  de  neurones  moteurs  rétractés  qui,  relâchant 
soudain  leurs  prolongements,  laissent  échapper  l'énergie  en  eux  accu- 
mulée. Ces  attaques  peuvent  être  interrompues  par  suggestion  à  l'état 
de  veille.  Le  récit  suivant  en  offre  un  exemple  : 

<(  Quelqu'un  de  la  foule,  prenant  la  parole,  dit  h  ïèsous  :  a  Maître,  je  t'ai 
amené  mon  fils,  lequel  a  un  esprit  muet  qui  le  jette  à  terre  partout  où  il 
le  saisit;  et  lors  mon  fils  écume,  grince  des  dents  et  devient  raide  (1).  J'ai 
requis  tes  disciples  de  chasser  l'esprit,  mais  ils  n'ont  rien  pu.  »  ïèsous,  lui 
répondant,  s'écria  :  «0  nation  incrédule,  jusques  à  quand  enfin  serai-je  avec 
vous?  Jusques  à  quand  vous  support erai-je ?  Amenez-le  moi.  »  On  amena 
le  malade  près  de  lui,  et,  à  la  vue  d'Ièsous,  le  démon  convulsa  le  malade,  de 
sorte  qu'il  chut  à  terre,  où  il  se  roula  en  écumant  (2).  lésons  demanda  au 
père  :  «  Depuis  combien  de  temps  cela  lui  advient-il? —  Depuis  son  enfance, 
reprit  le  père  ;  souvent  le  démon  l'a  précipité  dans  le  feu  et  dans  l'eau  pour 
le  faire  périr  ;  si  tu  y  peux  quelque  chose,  aide-nous,  dans  ta  compassion  en 
notre  endroit.  —  Si  tu  crois,  répliqua  ïèsous,  tout  est  possible  au  croyant.  » 
Et  aussitôt  le  père  de  l'enfant  cria  ceci  :  «  Je  crois  ;  aide  mon  incrédulité.  » 

Voyant  que  la  foule  accourait  pressée,  ïèsous  menaça  en  ces  termes 
l'esprit  impur  :  «  Esprit  muet  et  sourd  (3),  je  te  le  commande,  quitte-le 
pour  n'y  plus  rentrer.  »  Sur  ce,  l'esprit  sortit  en  poussant  des  cris  et  en  le 
convulsant  fort  ;  et  le  malade  devint  comme  un  mort  (4),  tellement  que  plu- 
sieurs disaient  qu'il  avait  trépassé.  Mais  ïèsous,  le  prenant  par  la  main,  le 
mit  debout  et  il  le  dressa. 


(i)"E/^ovTa  TTVEÙjjLa  îXaXov  xal  otto-j  av  aÙTov  xaxaôotXT),  py^ajei  auTov  xal  àçpiÇei, 

(2)  KjO£(o;  tô  TTvsO'Jia  èîTrapaJev  auTov,  xal  r.t^ùiw  h:\  t^c  y^;,  èxuXÎETO  àippiÇtov. 

(3)  To  Tve'JiJLa  -:ô  5XaXov  xa*  x(oçp6v. 

(4)  Kai  xpaÇav,  xal  roXXà  TTrapi^av  aoTov,  è^f^XOe  xai  èy^veTO  oxiei  vexpo;. 


LES   CURES    MIRACULKUSKS    DE   JÉSCS    DE   NAZARETH  aOS 

Et  quand  le  maître  fut  entré  en  la  maison,  les  disciples  Tinterrogèrent  à 
part,  en  ces  termes  ;  «  Nous  n'avons  pu  le  jeter  dehors  !  »  Et  il  leur  dit  : 
«  Cette  espèce  ne  peut  être  chassée  que  par  oraison  et  par  jeûne.  » 

Krang'dc  selon  MarkoSy  IX, 

Ce  récit  est  reproduit  avec  quelques  modifications  dans  les  évan- 
giles selon  Mattliaîos  et  selon  Loucas. 

Selon  Matthaîos  (XVII),  le  père  dit  à  leschou  : 

«  Maître,  aie  pitié  de  mon  fils  car  il  est  lunatique  et  terriblement  affligé  (i)..» 

Et,  à  ses  disciples  qui  lui  demandent  : 

«  Pourquoi  ne  l'avons-nous  pu  chasser  ?  » 

le  nabi  répond  : 

«  C'est  à  cause  de  voire  incrédulité  ;  car  en  vérité  je  vous* dis  que  si  vous 
aviez  de  la  foi  gros  comme  un  grain  de  sénevé,  vous  diriez  à  cette  montagne  : 
«  Passe  d'ici  là  »,  elle  y  passerait,  et  rien  ne  vous  serait  impossible...  Mais 
cette  race  de  démons  ne  s'en  va  que  par  l'oraison  et  par  le  jeûne.  » 

Selon  Loucas  (IX),  le  père  dit  à  leschou  : 

«  Maître,  je  t'en  prie,  prends  garde  à  mon  fils,  parce  qu'il  m'est  unique. 
Un  esprit  s'empare  de  lui,  de  sorte  qu'il  pousse  soudain  des  cris,  et  l'esprit 
le  convulsé  avec  de  l'écume,  tout  en  le  laissant  brisé  (2).  J'ai  prié  tes  dis- 
ciples de  chasser  le  démon  ;  mais  ils  n'ont  pu.  » 

Et,  lorsque  le  mahide  s'approcha  du  nabi  : 

«  Le  démon  se  mit  à  le  secouer  et  à  le  briser  de  convulsions.  Mais  lèsous 
menaça  l'esprit  immonde,  guérit  l'enfant  (3),  et  le  rendit  à  son  père.  Tous 
étaient  émerveillés  de  ce  prodige  de  Dieu.  » 

11  s'agit,  à  n'en  douter,  d'un  cas  d'iiystéro-épilepsie  avec  mutisme  et 
troubles  mentaux. 

Op  les  attaques  d'hystérie  et  d'iiystéro-épilepsie,  et  même  certaines 
attaques  d'épilepsie,  peuvent  être  interrompues  par  suggestion. 

Pour  les  attaques  d'hystérie  les  cas  ne  se  comptent  plus.  Henri  Aime, 
dans  son  Etude  clinique  de  difnamisme  psijchique,  en  rapporte  dix. 
Deux  ont  Irait  à  des  garçons  de  treize  ans,  dont  l'un,  au  cours  de  ses 
crises,  cassait  et  jetait  par  la  fenêtre  tout  ce  qui  lui  tombait  sous  la 
main.  Un  troisième  concerne  une  fille  de  dix-neuf  ans  qui  avait  eu  jus- 
qu'à /|5  attaques  dans  la  même  journée. 

Vingtrinier(4),  Krafft-Ebing  (5),  professeur  de  clinique  psychiatrique 


(1)  "Oti  (TcXT/ziàÇcTat,  xal  xaxco;  r.iiT/t'.. 

(2)  Kai    î5où  rveOjjia   XaaCâvet   ajTov,  xa:  è;a(çpvT,;   xpâ^ei   xa:  jTapiîîei   aùxàv 
jxexà  ôtçpo'j,  xati  ^ôXi;  àTuo/topeî  à-'  aÙTOÛ,  juvxpiôov  auT'iv. 

(3)  "Epp7);£v  auTov,  zh   ôaijJi'ivtov,    xal   TJV£T7:àpaÇev  èTreTijxTjTâ   SI  h  *It,toù;  tc]> 
irveyiJtaT'.  Tcp  àxaOipTtjj,  xat  tâjxTO  tov  Tralôa. 

(4)  Prosper  Despine.  Étude  sur  le  somnambulisme^  1880,    p.  247. 

(5)  Krafft-Ebing. //y^^^r/e^raw.  Gué  ri  son  par  la  suggestion  hypnotique.  Revue  de  Thypno- 
tisme,  1898,  p.  262. 


^fy(i  LA  REVUE   BLANCHE 

de  rUnîversité  de  Vienne,  Edgard  Bérîllon  (i),  Burot  (a),  Bernheim(3), 
de  Jong(4),  etc.  ont  obtenu  des  guérisons  analogues. 

Desplats  (5),  Milne  Bramwell  (6),  Edgard  Bérillon,  Auguste  Voisin (7) 
ont  guéri  de  la  même  manière  des  attaques  d'hystéro-épilepsie.  Dans 
une  observation  d'Auguste  Voisin,  il  s'agit  d'une  jeune  fille  dont  les 
attaques,  d'une  durée  de  quatre  à  cinq  heures,  étaient  caractérisées  par 
des  tremblements  généraux,  des  frissons,  de  Tagitation,  des  convulsions 
cloniques,  des  mouvements  désordonnés;  attaques  au  cours  desquelles 
elle  dérangeait  ou  cassait  tous  les  objets  qui  lui  tombaient  sous  la  main, 
montait  sur  les  meubles  et  sur  le  rebord  des  fenêtres,  et  enfin  perdait 
connaissance.  Ces  crises,  qui  avaient  résisté  pendant  un  an  à  divers 
traitements,  cédèrent  rapidement  et  complètement  à  la  suggestion 
hypnop  tique. 

Auguste  Voisin  (8)  etSpehlfg),  médecin  de  l'Hôpital  de  Saint-Pierre 
de  Bruxelles,  auraient  même  guéri  par  suggestion  des  attaques  d'épi- 
lepsie  jaksonienne  (convulsions  épileptiques  n'intéressant  qu'une  partie 
du  corps).  La  cure  de  Spehl  fut  obtenue  à  l'état  de  veille. 

Enfin  Braid,  Luys  (10),  médecin  de  la  Charité,  Jules  Bouyer(ii), 
Edgard  Bérillon  (12),  deJong  (ï3)  auraient  guéri  par  suggestion  hypno- 
tique des  sujets  atteints  d'épilepsie  générale.  Chez  vingt  épileptiques 
traités  de  cette  manière,  Edgard  Bérillon  enregistre  quatre  résultats 
très  favorables.  Chez  six  autres  malades,  il  a  obtenu,  soit  la  disparition 
passagère  des  attaques,  soit  celle  des  tremblements  ou  des  vertiges. 

Mais  peut-être,  dans  tous  ces  cas,  aussi  bien  d'ailleurs  que  dans  le 
cas  d'Ieschou  de  Nazareth,  ne  s'agissait-il  que  de  1'  «  épilepsie  hysté- 
rique  »,  c'est-à-dire  d'attaques  d'épilepsie  dues  à  la  rétraction  des 
neurones  moteurs. 

(A  suivre.)  D'.  Charles  Hinet-Sanglk 

Professeur  à  l'École  de  psychologie  de  Paris. 

(1)  Bérillon.  RôU  de  l'éducation  dam  VhystérU  infantile.  Bevne  de  rh3rpnotlsme,  avril  1898. 

(2)  Barot.  Grande  hystérie  giiérie  par  l'emploi  de  la  suggestion  et  de  VauJtO'-'SUffgestion.  Bevoe 
de  l'hypnotisme,  1887,  p.  355. 

(3)  Bemheim  Hyperegtkétie  circonscrite  en  un  point  de  la  région  prècordiaie.  pKudo-mngine 
de  poitr'uie.  Crises  d'hystérie  re^iratoire  et  cardiaque.  AjfailUissement  progressif.  Insuccès  de 
toutes  2»  niédications  pendant  trois  ans.  Guérison  par  suggestion.  "BLevne  de  lliypnotisme,  1891 , 
p.  10. 

(4)  De  Jong.  Quelques  observations  sur  la  valeur  médicaU  de  la  psychothérapie.  Revue  de 
l'hypnotisme,  1892.  p.  78. 

h)  Dc.9plats.  L'kifpnotisme  agent  thérapeutique^  Revae  de  l'hypnotisme,  août  1897. 

(6)  Milne  Bramwell.   f^  râleur  thérapeutique  de  l'hypnotisme  et  de  la  suggestion. 

(7)  Auguste  Voisin.  Attaque»  cône ulsive»  ?iy»téro^pileptiqwes.  Vertiges  suiris  <le  délire  et  d'hal- 
lucinations, H  jfp^Mituue  ohtefiu  par  le  miroir  rotatif.  Guérisor..  Revue  de  l'hypnotisme,  p.  22. 

(8)  Auguste  Voisin.  Kpilepsie  jacksonienne  datant  de  la  première  enfance.  Hémiplégie  à 
droite.  Drhilité  intellectuelle.  Mauvais  imttuwts.  Traitement  par  la  guqgeéion  hypttotiqne.  Dix 
fours  de  sommeil  ptir  mois.  Suppression  à  peu  prh  complète  des  attaques.  Guérison  des  trouble^* 
me/itaïu.  Revue  de  l'h^'pnotiRme,  1890,  p.  304. 

(9)  8pehl.  Epilepsie  jaksonie/tne.  Traitement  par  la  suggestion  indirecte.  Guérison.  Revue 
de  l'hypnotisme,  1897,  p.  2G5. 

(  10)  Revue  d'hypnologie. 

(11;  Jules  Bouyer.  Du  rôle  de  la  suggestion  dans  la  pratique  journalière.  Revue  de  l'hypno- 
tisme. 18S7. 

(12)  Edgard  Bérillon.  Les  indications  formées  de  la  suggestion  hypnotique.  Revue  d? 
l'hypnotisme,  1891. 

(13)  De  Jong.  Quelques  observations  sur  la  râleur  de  la  psychothérapie.  Revue  de  l'hypno- 
tisme, 1892,  p.  78. 


2^.  (i) 


Le  Père  Perdrix 


DEUXIEME  PARTIE 


CHAPITRE    PREMIER 


Ce  fut  Tannée  suivante,  par  un  jour  d'été,  alors  que  le 
monde  était  beau  et  que  la  vie  avait  mûri  dans  les  champs, 
pareille  au  blé,  pareille  au  pain,  pareille  à  une  chair  pleine 
de  bonne  santé  ;  ce  fut  un  de  ces  jours  où  l'on  se  dit  :  «  Ça 
y  est,  notre  avenir  est  là,  nous  n'avons  plus  qu'à  nous 
asseoir  et  laisser  notre  âme  s'associer  aux  saisons.  »  Pierre 
Bousset  travaillait  dans  sa  boutique  et  ses  deux  ouvriers 
étaient  non  loin  de  lui.  On  ne  pouvait  certes  pas  les  féli- 
citer de  leur  courage  ;  mais,  comme  ils  étaient  payés  aux 
pièces,  l'existence  auprès  d'eux  était  supportable,  du 
moment  qu'il  nV  avait  pas  des  commandes  trop  pressées. 

Tout  à  coup,  Limousin  leva  la  tête  et  dit  : 

—  Ah!  le  voilà! 

Pierre  Bousset  regarda  :  Nom  de  Dieu,  c'était  Jean!  Il 
avait  un  drôle  d'air,  un  air  en  partie  double  comme  lors- 
qu'on a  fait  quelque  chose  et  qu'on  ne  sait  pas  encore.  Ils 
pénétrèrent  ensemble  dans  la  chambre  où  la  mère  épousse- 
tait  les  meubles  avec  cette  minutie  quotidienne  qui  rappelle 
un  examen  de  conscience.  Marguerite,  assise  auprès  de  la 
fenêtre,  cousait  dès  le  matin.  Il  y  eut  un  battement  de 
cœur  parce  que  ce  ne  sont  pas  les  bonnes  nouvelles  qui 
arrivent  sans  qu'on  les  attende. 

Pierre  Bousset  dit  : 

—  Comment  se  fait-il  q.ue  tu  viennes  aujourd'hui? 
Jean  s'assit  avec  assez  de  lenteur  et  l'on  vit  autre  chose 

encore  s'asseoir  dans  la  maison. 
La  mère  dit  : 


(1)  Voir  La  revue  blanche  des  1«  et  15  mai  et  1*"  juin  1902- 


2G8  LA   REVUE  BLANCHE 

—  Je  parie  que  tu  n'as  pas  mangé.  Je  vais  préparer  du 
chocolat  en  attendant  midi. 

Jean  lâcha  tout  : 

—  Enfin,  voilà!  II  y  a  qu'il  y  a  du  nouveau.  Il  faut  que 
je  vous  le  dise:  j'ai  quitté  ma  place! 

—  Comment!...  Tu  as  quitté  ta  place?... 

Ils  se  dressaient  tous  les  trois  :  Pierre  Bousset  avec  son 
tablier  et  son  dos  de  travail,  et  Jean  s'aperçut  qu'il  avait 
les  cheveux  gris.  La  mère  tenait  une  casserole  à  la  main, 
précautionneuse  comme  une  cuisinière,  mais  avec  des  sen- 
timents comme  si  la  casserole  allait  tomber.  Marguerite 
pleurait  déjà  : 

—  Ah!  mon  Dieu!  Moi  qui  en  étais  si  fière!... 
Pierre  Bousset  dit  : 

—  Et  comment  que  tu  as  fait  ce  beau  coup? 

C'est  alors  que  Jean  sentit  son  âme  fléchir  et  qu'il  lui 
remonta  du  fond  du  cœur  tous  les  besoins,  toutes  les 
vapeurs  d'amour.  Il  fallait  être  les  uns  à  côté  des  autres  et 
s'entendre,  et  il  fallait  que  quelqu'un  commençât  à  faiblir. 
Il  dit: 

—  Est-ce  qu'on  sait  ce  qu'on  fait? 

—  Ahl  par  exertiple!  dit  le  père.  Tu  ne  sais  pas  ce  que 
tu  fais! 

—  11  y  a  des  moments,  répondit  Jean,  où  Ton  perd  la 
tête  et  ensuite  je  ne  te  dis  pas  qu'on  n'en  ait  pas  regret. 

—  En  fait  de  perdre  la  tête,  je  ne  connais  qu'une  chose  : 
c'est  qu'on  te  paye,  et  c'est  à  toi  de  toujours  obéir  à  ce 
qu'on  te  commande. 

La  mère  surveillait  le  chocolat  dont  la  vapeur  montait 
avec  une  chaleur  d'aliment  fort.  On  aimait  cela,  dans  la 
famille,  comme  une  gâterie  de  dimanche  matin,  comme  un 
chocolat  de  bourgeois  pour  qui,  parfois,  c'est  jour  de  fête. 
Elle  dit  : 

—  Enfin,  qu'il  y  ait  ce  qu'on  voudra,  il  faut  tout  de 
même  qu'il  mange. 

Jean  allait  parler.  Ses  yeux  bleus  avaient  subi  la  première 
transformation  qu'apporte  une  vie  d'homme,  alors  que  l'on 
n'est  plus  Jean,  fils  de  Pierre,  élève  à  l'École  Centrale, 
mais  Jean   Bousset,  ingénieur  des  fabrications  chimiques. 


LE    PÈRE    PERDRIX  aGf) 

11  leur  restait  pourtant  un  rayonnement  de  petite  fille,  cette 
émotion  qu'éveillent  deux  rayons  de  soleil  dans  une 
source.  Et  maintenant  ils  gardaient  une  sorte  de  suppli- 
cation pareille  à  la  douceur  d'un  enfant  nu. 

—  Oh!  je  sais  tout  ce  que  tu  vas  dire.  Tu  ne  peux  pas 
me. donner  raison,  parce  que  tu  n'étais  pas  à  ma  place,  et  je 
ne  puis  pas  condamner  un  mouv^ement  de  mon  cœur.  Tu 
sais,  je  vous  Tai  écrit,  que  les  ouvriers  voulaient  se  mettre 
en  grève.  Tout  de  suite,  je  me  suis  dit  que  c'étaient  des 
choses  qui  ne  me  regardaient  pas  parce  que  quand  on  fait 
pour  soi,  il  ne  faut  pas  regarder  plus  loin.  Mais  François 
Perdrix  m'a  tout  expliqué. 

—  Ça,  je  te  Tavais  dit!  s'écria  Pierre  Bousset.  Quand  tu 
as  voulu  faire  entrer  François  Perdrix  dans  ton  usine,  je  te 
l'ai  dit  :  Les  parents,  il  faut  toujours  les  tenir  à  distance. 
Ils  s'en  font  accroire  et  des  fois  pour  les  excuser  on  est 
conduit  à  commettre  tout  un  tas  de  bassesses. 

—  Enfin,  dit  Jean,  je  n'ai  jamais  eu  à  me  plaindre  de  lui. 
Au  contraire,  il  avait  le  cœur  sur  la  main. 

—  Oh  !  tous  les  soûlards  sont  comme  ça.  On  dit  :  <r.  Ils  ont 
le  cœur  sur  la  main  »  et  on  ne  compte  pas  toutes  les  fois  où 
ils  détournent  les  autres. 

—  Ah  !  j'ai  compris  bien  des  choses,  mon  père  !  Comment 
expliquer  tout  ce  que  j'ai  compris?  Il  y  a  des  moments  encore 
où  voir  et  comprendre,  cela  fait  dans  ma  tête  un  bruit 
comme  si  le  monde  n'y  pouvait  tenir  en  place.  Je  te  le 
répète,  c'est  François  qui  m'a  fait  comprendre.  J'ai  vu,  des 
soirs.  Je  lui  disais  :  «  Je  m'ennuie,  je  n'ai  pas  même  un 
un  camarade  et  je  mange  sur  des  tables  d'hôtel  un  dîner 
trop  bien  servi.  »  Il  disait:  «  Viens  chez  moi  ;  tu  ne  sais 
pas  ce  que  c'est  que  de  manger  les  bonnes  choses  parce 
que  tu  ne  travailles  pas  et  que  la  faim  fait  partie  du  travail. 
Tu  mangeras  la  soupe  avec  nous  et  nous  te  dirons  au  moins 
que  tu  es  heureux  d'en  être  où  tu  es,  et  de  regarder  l'ou- 
vrier en  faisant  l'amateur.  »  Je  lui  disais  :  «  Mais  je  tra- 
vaille aussi!  Voir,  comprendre,  analyser,  être  ingénieur! 
Toi,  ce  sont  tes  bras;  moi,  c'est  ma  tête  et  mon  cœur  qui 
peinent.  »  Il  riait  :  «  Ha!  ha!  ha!  ha!  ha!  Quand  je  rentre 
le  soir  avec  la  gueule  sèche,  et  que  je  mange  de  la  soupe,  moi 


•270  LA   REVUE   BLANCHE 

aussi  j'ai  mal  à  la  tête  et  je  m'en  fous  que  vous  ayez  mal 
au  cœur.  Je  suis  las  comme  un  loup.  Qu  est-ce  que  c'est 
que  ton  cœur?  » 

—  Oui!  Ça  il  avait  raison,  dit  Pierre  Bousset.  Moi,  je  ne 
comprends  pas  du  tout  où  tu  veux  en  venir.  Ah!  tu  as 
compris  bien  des  choses!  Moi,  je  ne  comprends  qu'une 
chose,  c'est  que  tu  es  malheureux  d'être  trop  heureux. 

Et  Jean  parlait,  avec  des  yeux  bleus,  comme  une  folie, 
comme  un  ruban,  comme  un  pompon  sans  cause  dont  une 
fillette  orna  son  front.  Et  toute  une  douceur  sortait  de  son 
cœur  pour  aller  s'épandre  en  la  chambre  où  les  meubles 
se  renvoyaient  des  reflets,  anguleux  et  cirés.  Marguerite 
écoutait,  avec  des  mouvements,  écoutait  son  père,  comme 
un  enfant  dont  c'est  Thabitude  d'être  guidé  par  ses  parents. 
La  mère  surveillait  le  chocolat,  congestionnée,  secouant  la 
tête  et  ajoutant  son  mot  : 

—  Oui,  oui,  il  n'a  jamais  été  fait  comme  les  autres.  Tu  te 
rappelles  bien  que,  dans  le  temps,  on  voulait  le  mettre  à  la 
porte  du  lycée  et  qu'il  aurait  été  trop  heureux  de  se  faire 
nourrir  ici  à  rien  faire. 

Cela  arrivait  à  Jean  comme  une  succession  de  mots  per- 
çants et  qui  traversaient  tout  son  corps.  11  le  secouait 
parfois,  dans  un  frisson,  mais  un  calme  immense,  cette 
ombre  profonde  qui  tombe  des  belles  pensées,  l'entourait 
bien  vite  comme  un  amour  suprême,  comme  une  protection 
qui  veille  autour  d'un  berceau. 

—  Hier,  j'étais  dans  le  cabinet  du  directeur.  Cest  alors 
qu'arriva  la  délégation.  II  me  semble  la  revoir.  11  y  avait 
trois  ouvriers.  Ils  avaient  pris  une  chemise  blanche  et  ils 
venaient  de  se  laver  les  mains.  Tu  sais  comment  les 
pauvres  entrent  chez  les  riches.  Il  5'  avait  un  grand  tapis 
et  leurs  pas  s'y  posaient  avec  tant  d'embarras  qu'on  sentait 
au  cœur  des  trois  hommes  une  honte  de  chose  écrasée. 
J'avais  déjà  pensé  à  la  pauvreté  qui,  sachant  qu'elle  salit, 
se  cache  et  n'ose  pas  même  toucher  un  objet.  Us  disaient  : 
«  Dame!  Monsieur  le  Directeur,  on  nous  envoie  vous  parler. 
Nous,  voilà  plus  de  dix  ans  que  nous  sommes  à  Tusine. 
Nous  gagnons  troisfrancs  dixsousparjour.Cen'estpaspour 
dire,   mais  nous  avons  des  femmes  et  des  enfants,  et  nos 


LE   PKBE   PERDRIX  '^'i 

trois  francs  dix  sous  ne  vont  guère  plus  loin  qu'un  verre 
de  vin  et  une  assiettée  de  soupe  aux  choux.  Bien  entendu, 
vous  avez  aussi  des  frais,  mais  nous  voudrions  gagner 
quatre  francs  par  jour  et,  pour  tout  vous  expliquer,  il  faut 
que  vous  y  consentiez  ;  parce  que  Targent  donne  du  courage 
à  l'ouvrier.  »  L'autre  les  recevait  avec  cette  assurance  des 
riches,  assis  tout  droit  dans  un  fauteuil  et  qui  portent  la 
tête  comme  si  elle  dominait  la  vôtre.  Il  n'eut  pas  beaucoup 
de  mal  avec  son  éducation,  ses  habitudes  de  maître,  sa 
stabilité  de  patron,  pas  beaucoup  de  mal  à  les  troubler 
tous  trois.  «  Messieurs,  dès  maintenant,  je  vous  dis  :  Non! 
La  Société  n'a  pas  à  tenir  compte  de  vos  volontés.  Nous 
vous  payons  trois  francs  cinquante  par  jour  et  nous  esti- 
mons qu'il  vous  appartient  de  baser  votre  vie  sur  votre 
salaire.  Quant  à  vos  insinuations,  j'emploierai  tel  moyen 
qui  me  plaira  pour  fortifier  votre  courage.  Du  reste,  nos 
bénéfices  ne  sont  pas  ce  que  vous  imaginez,  vous  qui 
ne  connaissez  ni  nos  efforts  ni  nos  désillusions.  >/  C'est 
alors,  mon  père,  que  je  me  suis  senti  ton  fils  et  que  je  me 
suis  rappelé  tes  mains,  ton  dos  qui  travaille  et  les  roues  des 
voitures.  Les  trois  ouvriers  semblaient  trois  enfants  chez 
leur  père,  avec  des  cœurs  qui  se  gonflent  et  ne  sentent  plus. 
Ah!  je  croyais  bien  être  un  ingénieur.  Je  m'étais  imaginé 
sur  les  bancs  de  l'école  que  ma  tête  était  pleine  de  science 
et  que  cela  suffisait.  Mais  tout  le  sang  de  mon  père,  les  jours 
que  j'ai  passés  dans  ta  boutique,  et  ces  bouffées  qui  vous  mon- 
tent à  la  tête  et  semblent  venir  de  bien  loin,  tout  cela  criait 
comme  une  grimace,  comme  une  serrure,  comme  une  clé.  J'ai 
pris  la  parole  :  «  Monsieur  le  Directeur,  je  les  connais.  Il  y  a 
mon  cousin  qui  travaillée  l'usine.  Comprenez-vous  ce  que 
c'est,  la  vie  des  acides  et  celle  du  charbon?  »  Si  tu  avais  pu 
voir!  11  me  regardait  avec  ses  yeux,  comme  si  de  la  glace 
avait  pris  leur  prunelle:  ^f  Monsieur  l'ingénieur,  je  ne  per- 
mettrai ni  à  vous  qui  êtes  un  enfant,  ni  à  eux  qui  sont 
des  ouvriers,  un  seul  mot  pour  discuter  mes  paroles  et  mes 
actes.  Messieurs,  vous  pouvez  vous  retirer.  ^  Je  suis  devenu 
chien  comme  un  chien  libre.  Une  porte  s'ouvrait  d'un  seul 
élan.  Nous  avons  du  moins  l'insolence,  nous  les  pauvres, 
et  les  coups  de  gueule,  puisque  leurs  armes  arrêtent  nos 


l'^'l  LA   HEVUE    BLANCHE 

coups  de  dents.  Je  suis  parti  comme  eux.  Ils  baissaient  la 
tête  et  pensaient.  Moi,  j'ai  crié.  Je  me  suis  retourné  et  j'ai 
crié  :   «  Merde!  » 

—  Ah  bien  !  par  exemple,  je  ne  m'attendais  pas  à  celle-là^ 
dit  Pierre  Bousset.  On  fait  élever  des  enfants  pour  en  faire 
des  bourgeois,  pour  qu'ils  travaillent  un  peu  moins  que 
vous.  Ah!  nom  de  Dieu,  va  donc  leur  demander  une  place 
à  ceux  pour  qui  tu  as  perdu  la  tienne. 

Autrefois,  TUnivers  semblait  réel  et  solide  et  Ton  n'avait 
qu'à  tendre  la  main  pour  en  toucher  les  bornes.  On  pen- 
sait :  Encore  quelques  années,  quelques  années  pour  faire 
quelques  efforts,  après  quoi  nous  pourrons  nous  reposer. 
Si  le  monde  ensuite  pouvait  se  figer,  si  les  sentiments  pou- 
vaient se  figer  aussi  dans  nos  cœurs,  et  notre  vie  se  déli- 
miter, avec  tant  de  hauteur  et  tant  de  tour  de  poitrine. 
C'est  à  cela  qu'on  reconnaît  le  bonheur.  Pierre  Bousset 
distiit  à  sa  femme  : 

—  Voilà  ce  que  c'est.  Tu  te  rappelles  bien  ce  que  disait 
madame  Lartigaud,  un  jour  où  elle  était  soûle:  ^.  On  fait 
instruire  les  enfants  et  ensuite  ils  vous  crachent  au  nez.  » 

D'ailleurs,  le  chocolat  était  prêt  et  la  mère  l'apportait 
dans  un  bol,  avec  du  pain  grillé. 

—  Tiens,  regarde.  Si  tu  n'as  pas  assez  de  pain,  je  t'en 
ferai  griller  encore. 

Jean  mangeait,  ayant  vingt-deux  ans,  et  gardant  de  son 
voyage  du  matin  une  secousse  de  wagon,  de  voiture  et  de 
grand  air.  Il  avait  connu  le  chocolat,  aux  beaux  dimanches 
de  son  enfance;  dans  son  estomac  descendaient  les  cloches 
fraîches,  les  nappes  blanches,  la  communion  de  l'autel, 
et  ses  douze  ans  passaient  avec  des  récits.  Il  y  a  de  bons 
aliments,  qui  viennent  d'autrefois  et  qui  guérissent  les 
cœurs  malades.  Le  père  disait  : 

—  Je  ne  sais  pas  comment  il  peut  manger.  Moi,  les  bou- 
chées me  resteraient  dans  le  cou. 

Ensuite  on  ne  causa  plus  guère.  Pierre  Bousset  était 
assis,  ses  grosses  mains  sur  ses  genoux  posées,  gardant  une 
attitude  étonnante  et  sans  équilibre,  comme  une  idée  qui 
fait  mal  et  ne  peut  pas  durer.  La  mère  continuait  à  frotter 
les  meubles,  en  vieille  machine  dont  les  pas  semblaient  un 


LE   PÈRE   PERDRIX  273 

battement  de  piston,  agrippée  parfois  à  une  armoire  comme 
une  bête  ridicule  qui  veut  grimper  aux  murailles.  Et  la 
petite  Marguerite  cousait  encore,  toute  fondue,  bonne  petite 
sœur  et  pleurant  son  frère,  avec  des  larmes  et  des  senti- 
ments qui  s'écoulaient  et  semblaient  vider  son  cœur. 

On  dirait  que  quelqu'un  vous  est  entré  dans  le  crâne, 
pèse  au  front,  pèse  à  la  nuque,  veut  vous  faire  éclater,  ou 
pénétrer  jusque  dans  vos  os.  Pierre  Bousset  poussait  de 
grands  soupirs  :  Ahan  !  pour  l'exhaler,  pour  s'en  défaire 
enfin,  nom  de  Dieu!  et  pour  qu'il  vous  reste  à  la  poitrine 
un  peu  de  la  liberté  des  hommes  sains.  Il  disait: 

—  Ça  m'appuie  sur  l'estomac. 

Puis  il  retombait  à  son  silence  où  les  douleurs  s'entas- 
saient et  gonflaient  la  peau  de  sa  tête.  Et  lorsque  Tune 
d'elles  surgissait  et  semblait  la  plus  forte,  il  en  apparaissait 
une  autre  encore  qui  criait  comme  une  chienne  et  se 
débattait  sans  fin  dans  le  mélange  de  tous  les  espoirs  déçus. 
Il  parla  pourtant!  —  «  On  a  dû  te  payer  avant  de  venir  et 
il  doit  de  rester  de  l'argent.  Il  faudra  nous  le  donner  en 
garde,  parce  que  tu  en  auras  besoin.» 

On  n'avait  pas  avec  lui  la  ressource  de  penser  qu'il  était 
économe.  Gagnant  quatre  mille  francs  par  an,  étant  garçon, 
à  quoi  pouvait-il  tout  employer?  Et  il  fallait  bien  croire,  à  la 
fin  du  compte,  qu'il  était  mj^stérieux  et  léger  et  s'attendre 
aux  combinaisons  de  cette  folie  qu'engendrent  l'ignorance 
du  prix  de  la  vie  et  le  mépris  de  la  valeur  de  l'argent. 
Voici  qu'au  bout  d'une  année  il  vous  apportait  deux  cent 
cinquante  francs,  pas  même  la  valeur  de  son  dernier  mois, 
et  qu'on  le  sentait  vivre  au  jour  le  jour  avec  cette  indiffé- 
rence des  gens  qui  n'ont  pas  envie  de  bien  faire.  Et  c'était 
triste,  et  il  s'était  trouvé  châtié,  et  les  autres  en  subissaient 
la  peine  et  l'avenir  s'ouvrait  devant  vous  comme  une  chose 
à  laquelle  on  ne  peut  pas  s'habituer.  De  plus,  il  voulut 
garder  sur  lui  cinquante  francs,  au  risque  de  les  perdre  et 
l'on  ne  savait  pas,  ah  !  véritablement  l'on  ne  savait  pas 
comment  le  prendre.  Et  il  n'y  avait  que  cela  à  dire: 

—  Oui,  avec  toi  on  ne  peut  avoir  aucune  satisfaction. 
C'est  à  ce  moment  qu'on  entendit  les  gros  sabots  du  père 

Perdrix.  Depuis  l'année  dernière  ils  avaient  pris  un  grand 

18 


274  LA  REVUK   BLANCHB 

poids  et  se  heurtaient  à  tout  dans  la  rue,  car  les  pauvres 
sont  faibles  et  rencontrent  des  murailles.  11  venait,  il  était 
là,  sonore  et  creux,  comme  une  machine  à  traîner  des 
sabots.  Il  ouvrait  la  porte.  Il  était  sans  assurance,  comme  un 
parent  pauvre,  et  s'expliquait  en  entrant.  On  ne  se  fait  pas, 
il  s'en  rendait  compte.  Il  avait  toujours  peur  de  causer  du 
dérangement. 

—  Je  l'ai  vu  monter.  Ça  me  trottait  par  la  tête.  Je  me 
suis  dit  :  Il  ny  a  pas  là,  il  faut  que  j'aille  voir  ce  qui  est 
arrivé. 

Puis  il  embrassait  Jean  avec  un  peu  de  déclamation, 
exagérant  son  amour  pour  se  faire  bien  voir.  On  lui  racon- 
tait tout  et  il  disait  déjà  de  François  : 

—  Ce  gars-là,  je  lui  en  veux.  11  n'est  pas  content  de  se 
soûler,  il  faut  encore  qu'il  invente  des  tas  d'histoires. 

Et  il  disait  à  Jean  : 

—  Oh!  mon  ami,  tu  es  un  petit  bêta.  Moi,  je  suis  un 
vieux  malheureux.  Pourquoi  t'en  mêler?  Il  faut  laisser  les 
malheureux  pour  ce  qu'ils  sont. 


CHAPITRE  II 

Il  y  eut  des  temps  pour  le  père  Perdrix.  Son  chapeau 
s'abattit  encore  sur  ses  lunettes,  avec  des  bords  frangés,  et 
son  front  de  vieux  loup  s'évidait  aux  tempes  et  s'amaigrissait 
comme  une  idée  de  famine.  Il  s'asseyait  sur  son  banc, 
pendant  les  étés  successifs  ;  ses  genoux  lui  serv^aient  à 
appuyer  ses  coudes,  sa  tête  était  basse  et  ses  yeux  s'amusaient 
avec  ses  pieds.  Il  grattait  le  sol,  d'un  coin  de  son  sabot, 
après  quoi  il  le  pilait  à  petits  coups  de  semelle.  11  faisait 
des  rainures,  de  larges  rainures  pareilles  à  des  sillons  ; 
ensuite  il  s'essayait  à  les  combler  et  cela  formait  des  minutes, 
puis  des  quarts  d'heure,  puis  des  après-midi. 

Les  premières  pentes  de  la  misère,  lorsqu'il  y  tomba, 
avaient  talé  ses  fesses  ;  maintenant  une  vieille  habitude  les 
gardait  lourdes  et  tassées,  et  le  bois  du  banc,  qui  les  com- 
primait, avait  pris  une  amicale  fermeté,  une  solidité  de  chose 
sûre.  La  misère  n'est  pas  un  état  définitif  et  qui  3ente  le 


LE   VkKK   PERDRIX  ^75 

malheur.  D'abord,  on  s'assied  et  Ton  pense  au  pain  quo- 
tidien, puis  les  jours,  en  nous  le  donnant,  s'approchent  de 
nos  cœurs  ei  les  rassurent  comme  de  bons  amis.  Le  plus 
mauvais  moment,  ce  fut  lorsqu'on  le  mit  à  la  porte  du  bureau 
de  bienfaisance,  parce  qu'il  se  sentait  vieillir  et  que  les 
années  sont  tremblantes.  Alors,  il  connut  tout.  Sa  vie  bran- 
lait comme  un  outH  mal  emmanché,  et  il  ne  pouvait  y  mettre 
la  main  sans  le  sentir  incapable  et  usé.  Elle  avait  les  flexions 
d'une  bête  qui  se  dérobe,  les  coups  de  tête  inattendus  d'un 
vieux  cheval  que  la  fatigue  cabre  une  dernière  fois  et  qui  va 
crever  à  cent  lieues  de  sa  mangeoire  :  «  Tonnerre  de  Dieu! 
pensait-il,  j'irai  me  foutre  à  l'eau  sans  prévenir  personne  et 
je  noierai  la  gale  que  je  porte,  avant  qu'elle  ait  percé  mes 
os.  >  Et  puis,  tout  passa,  et  ses  fesses  reconquirent  leur 
aplomb  sur  son  banc.  Les  idées  lui  remontaient;  respirer, 
—  respirer  seulement,  —  était  bon,  et  s'asseoir,  regarder 
la  rue,  manger  du  pain  sec,  tout  cela  formait  de  la  vie  et  le 
mettait  encore  au  milieu  du  monde  parmi  les  plaisirs  de  l'air, 
de  la  lumière  et  de  la  circulation  des  rues  qu'on  aime  à  voir. 
Mais  lorsque  Jean  Bousset  fut  là,  il  s'éveillait  le  matin  : 
«  Pauvre  petit  gars,  il   viendra  s'asseoir  sur  mon  banc.  » 
C'étaient  deux  bons  amis.  Jean  descendait,  sur  le  coup  de 
neuf  heures,  ayant  mangé  la  soupe  :  «  Ah!  te  voilà,  mon 
frère!»  Il  se  reculait  et  lui  laissait  une  grande  place.  Ils 
s'embrassaient  toujours.  Dans  le  temps,  les  bonnes  femmes 
disaient  :  «  C'est  joli,  un  grand  garçon  de  son  âge,  de  vous 
embrasser  comme  ça.  »  Alors  la  journée  commençait.   Ils 
gardaient  souvent  la  tête  basse,  l'un  et  l'autre,  et  Jean  disait  : 
«  Il  ne  fait  pas  chaud,  ce  matin.  »  Le  vieux  répondait  :  «  Ma 
foi,  non  !  Je  crois  tout  de  même  qu'on  aura  le  beau  temps, 
parce  que,  quand  ma  jambe  ne  me  fait  pas  mal,  c'est  bon 
signe.  »  Jean  dessinait  sur  le  sol  des  rainures  bien  plus  fines, 
à  cause  de  la  semelle  de  ses  souliers.  Parfois,  il  dessinait  des 
triangles,  menait  les  trois  hauteurs  et  avait  beaucoup  de 
peine  à  les  faire  concourir  en  un  même  point.  11  s'essayait  à 
tracer  des  circonférences,  mais  la  chose  est  impossible  parce 
que  le  pied  ne  tourne  pas. 

Vers  dix  heures,  passaitNénesse,  le  marchand  de  journaux. 
Il  avait  une  grosse  tête  et  les  jambes  torses,  et  depuis  si 
longtemps  on  le  voyait  dans  le  pays,  que  les  journaux  avaient 


^7^  LA  REVUE   BLANCHE 

Tair  d'une  marchandise  faite  pour  être  vendue  par  des 
gnomes.  On  lui  demandait:  «Eh  bien!  qu'est-ce  qu'il  y  a  de 
nouveaudanstes journaux ?>  11  répondait:  4: Si  vous  croyez 
que  j'ai  eu  le  temps  de  les  lire  !>  Et  l'on  pensait  :  «Comment! 
Il  vend  des  journaux,  et  il  ne  sait  même  pas  ce  qu'il  y  a 
dessus.  >  Jean  achetait  le  Petit  Parisien.  Le  vieux  disait  : 
«  Allons,  frère,  lis-moi  les  nouvelles.  »  Il  aimait  entendre  lire 
parce  que  cela  le  sortait  de  lui-même  et  lui  faisait  connaître 
des  choses  que  tout  le  monde  ne  connaît  pas.  Il  se  plaisait  aux 
«  faits-divers  »  comme  à  une  vieille  illustration,  comme  à 
une  gravure  en  marge  du  livre  de  la  vie  II  disait  de  la 
politique  :  «  Tu  sais  bien  qu'on  est  tous  les  mêmes,  qu'on 
ne  pense  qu'à  bien  manger  et  tout  ça,  c'est  à  qui  attrapera 
le  lard.  ^ 

Le  jeudi,  lorsqu'arrivait  le  «  Supplément  du  Petit  Pa- 
risien ^,  le  Vieux  s'écriait  :  «Ah!  on  va  voir  les  images  !  > 
Et  c'est  là-dessus  qu'il  se  penchait  en  essayant  de  s'expliquer 
les  gestes  :  «  Qu'est-ce  qu'il  fait  donc,  celui-là  ?  »  Jean 
répondait  :  «  Tu  ne  comprends  donc  pas  ?  11  est  en  train 
de  lever  son  couteau  pour  la  tuer.  >  Le  Vieux  disait  :  «  Je 
vais  te  dire  une  chose,  mon  ami  :  faut-il  qu'il  y  ait  de  la 
canaille  !  :«►  Et  il  se  penchait  encore  pour  voir,  pour  apprendre^ 
avec  une  ignorance  entêtée  qui  aspire  la  vérité  dans  les 
journaux. 

L'après-midi,  Jean  allait  se  promener  dans  la  campagne. 
Il  rentrait  vers  les  quatre  heures  et  le  Vieux  le  lui  répétait 
chaque  fois  :  «  Petit  bêta  !  Pourquoi  as-tu  été  te  promener 
au  moment  de  la  grande  chaleur?  >/ Pendant  tout  ce  temps- 
là,  le  Vieux  sentait  qu'il  avait  mal  à  la  jambe.  Ça  l'avait 
pris  d'une  drôle  de  façon.  Et  puis  c'était  bien  fait,  parce 
qu'il  faut  être  plus  fier  qu'il  ne  l'avait  été.  Un  jour, 
Monsieur  Edmond  lui  avait  envoyé  quelqu'un  :  «  Père 
Perdrix,  Monsieur  Edmond  vous  demande  si  vous  voulez  le 
rouler  dans  sa  petite  voiture.  Son  domestique  est  occupé  et 
ne  peut  pas  lui  faire  faire  son  tour  de  jardin.  )^  Mon  Dieu  1 
il  y  alla.  C'est  bien  vrai  que  Monsieur  Edmond  l'avait  rayé 
du  bureau|de  bienfaisance,  mais  dans  la  vie  on  n'a  pas  tou- 
jours le  droit  d'être  difficile.  Il  y  alla  comme  un  grand 
câlin,  avec  de  ces  paroles  qui  adoucissent  les  angles  des 
riches.  L'autre  avait  tellement  mangé  depuis  un  an  que  les 


LE   PÈRE   PERDRIX  277 

couches  de  graisse  s'amoncelaient  et  que,  jour  par  jour,  on 
aurait  pu  les  compter.  On  le  roulait  comme  cela,  assis  dans 
une  petite  voiture,  dans  les  allées  de  son  jardin.  Il  s'était 
mis  aux  fleurs  et  jamais  on  n'aurait  pu  supposer,  lui  qui 
était  un  bourgeois,  qu'il  montrerait  tant  de  patience  et 
tant  de  minutie.  Il  y  avait  presque  toujours  un  jardinier 
auquel  il  donnait  des  conseils  et  qui  lui  répondait  :  «  Oh 
dame  !  Monsieur  Edmond,  je  crois  bien  que  vous  vous  y 
connaissez  mieux  que  moi  !  )î^  C'était  un  jardin  embêtant, 
avec  des  allées  qui  descendaient  trop.  On  était  obligé  de 
retenir  la  voiture  de  toutes  ses  forces.  Des  fois,  le  Vieux 
en  était  éreinté,  avait  envie  de  tout  lâcher,  d'abandonner 
le  bourgeois  au  casse-cou  et  disait  doucement  en  lui-même  : 
«  Tue-toi  donc,  va  !  Il  n'en  crèvera  toujours  pas  pour  bien 
de  l'argent.  >/  Un  beau  jour,  il  avait  senti  quelque  chose 
qui  pétait  dans  sa  jambe,  et  depuis  ce  temps-là  elle  était  un 
peu  rouge,  avec  des  espèces  d'écaillés  blanches.  Il  est  vrai 
qu'il  avait  des  varices. 

On  ne  peut  pas  toujours  penser  au  mal  quand  on  est 
ouvrier.  Assez  souvent,  la  Vieille  se  plaignait  et  le  Vieux 
lui  répondait  :  «:  Tu  as  donc  bien  peur  de  mourir!  )^  Mais 
quand  même,  certains  jours  ça  le  piquait  et  d'autres  jours 
ça  le  démangeait,  et  il  se  fût  gratté  jusqu'à  se  mettre  la 
jambe  en  feu.  Il  en  arrivait  à  ne  plus  supporter  son  bas.  La 
Vieille  dit  :  «  Voilà  ce  qu'il  faut  faire.  Tu  te  laveras  bien  ton 
mal  tous  les  matins  pour  le  rafraîchir  et  ensuite  tu  mettras 
de  la  poudre  d'amidon  pour  le  sécher.  Et  puis  je  t'entourerai 
la  jambe  avec  de  la  toile  pour  que  ton  bas  ne  pique  pas.  » 
Tous  les  matins  ce  fut  la  même  chose.  Il  lui  semblait  que 
ça  adoucissait  un  peu.  Alors  il  recommençait  le  soir,  dans 
l'espoir  que  la  guérison  viendrait  deux  fois  plus  vite. 

Monsieur  Edmond  le  recevait  gentiment,  largement,  et 
allait  jusqu'à  lui  payer  la  goutte.  Visiblement,  il  ne  se  sou- 
venait de  rien.  Du  reste,  il  n'avait  pas  la  rancune  longue  et 
gardait  au  cœur  une  certaine  légèreté  qui  lui  venait  de  son 
bon  estomac  :  «  Ah!  ah  !  père  Perdrix,  c'est  vous.  Et  la 
santé?  >^  —  ^<  La  santé  ?  Ça  ne  va  pas.  On  dirait  que  ma  jambe 
veut  s'en  mettre.  >  Monsieur  Edmond  avait  encore  le  cœur 
plus  léger  lorsqu'il  s'agissait  des  maladies  :  «  Ne  faites  donc 
pas  attention.  Ce  n'est  rien.  »  Dans  sa  petite  voiture  il  était 


^7^  LA   REVU£  BLANCHE 

assis  ;  son  dos  était  un  monde,  son  ventre  formait  deux 
étages,  et  le  rouler  semblait  une  fortune  qu'on  ébranle,  qu'on 
roule  et  qu'on  respecte.  Pourtant  il  y  avait  entre  eux  ce 
bureau  de  bienfaisance,  cette  histoire  que  le  Vieux  voyait 
comme  une  chose  et  qui  lui  donnait  des  pensées  :  «  Je  pousse 
ta  voiture,  tu  me  causes,  tu  es  bien  aimable  aujourd'hui.  »  Et 
dans  le  fond  de  son  cœur,  il  entendait  des  cris  de  chiens  qui 
ne  voulaient  pas  se  taire,  montaient  et  voyageaient  sur  le 
jardin. 

De  la  poudre  d'amidon  naquit  une  croûte  qu'il  lavait  avec 
précaution,  et  lorsque  cette  croûte  tombait,  en  petites 
plaques,  la  peau  de  la  jambe  apparaissait  tout  comme  avant. 
Par  une  dérision  dernière  cette  seconde  peau  brûlait,  il  y 
fallait  mettre  un  peu  de  poudre  d'amidon  fraîche,  après  quoi, 
la  troisième  peau  apparaissait  comme  un  feu  souterrain.  Et 
l'on  voyait  les  bases  profondes  du  mal,  et  Ton  pensait  à  une 
pourriture  intérieure  qui  sortait  par  couches  et  s'accroissait, 
pareille  à  une  mauvaise  fortune  qui  s'accroît  en  mangeant 
les  pauvres.  Il  l'entourait  d'une  bande  de  toile  très  serrée 
que  ne  pouvaient  traverser  que  quelques  piqûres  ou 
quelques  démangeaisons  et  grâce  à  laquelle  sa  jambe 
semblait  neutre  comme  un  rouleau  de  toile.  Il  la  traînait, 
son  sabot  était  moins  d'aplornb  à  son  pied,  et  le  bruit  de 
ses  pas  se  ressentait  de  la  pesanteur  d'une  mauvaise  jambe, 
de  la  sonorité  d'une  colonne  de  bronze. 

Et  voici  qu'il  poussait  cette  voiture  et  que  chaque  effort 
résonnait  dans  son  jarret.  Il  y  avait  des  cris  qui  lui 
montaient  tout  seuls  comme  si  sa  jambe  eût  été  pleine  de 
soupirs  :  Aïe  !  Et  il  roulait  le  bourgeois  avec  lourdeur,  et 
il  se  faisait  à  lui-même  l'effet  d'une  vieille  pierre  que  l'on 
force  à  plier  :  «  Y  a  ma  sacrée  jambe  qui  m'en  fait  voir  de 
toutes  les  couleurs.  3^  L'autre  était  un  médecin.  C'est  vrai 
qu'il  était  impotent,  mais  on  sentait  sa  graisse  pleine  de 
bonne  santé.  Il  y  a  la  bonne  nourriture,  mais  aussi  bien  il 
connaissait  les  remèdes  et  pouv-ait  réduire  une  maladie  à 
presque  rien.  Le  Vieux  exagérait  encore  devant  Mon- 
sieur Edmond  et,  bien  que  son  genou  fût  libre,  pendant  des 
soirées  entières  il  simulait  l'homme  à  la  jambe  raide.  Il  allait 
jusqu'à  dire  :  <{,  Je  n'ai  pas  pu  fermer  l'œil  de  la  nuit.  Ma» 
jambe  me  cuit  comme  si  elle  le  faisait  exprès.  >  Il  dormait 


LE   PÈRE    PERDRIX  ^79 

d'ailleurs  d'un  gros  sommeil,  excepté  le  matin.  M.  Edmond 
avalait  des  drogues.  Le  père  Perdrix  disait  :  «Si  seulement 
je  savais  ce  qu'il  faut  prendre  !  »  Et  l'autre  le  regardait  avec 
ses  yeux  luisants  de  riche,  faisait  fonctionner  sa  pomme 
d'Adam  et  avait  toujours  l'air  d'avaler  de  bons  repas.  On  ne 
sait  pas  ce  qu'il  pouvait  penser.  Il  ne  se  rappelait  peut-être 
même  plus  qu'il  était  médecin.  Nom  de  Dieu!  ce  n'était  pas 
bien  malin.  Il  n'aurait  eu  qu'à  dire  une  bonne  fois  : 
«  Montrez-moi  donc  votre  jambe,  je  vous  dirai  ensuite  ce 
qu'il  faut  faire.  » 

Il  y  avait  un  autre  médecin,  mais  les  bourgeois  sont 
tous  les  mêmes  et  veulent  qu'on  les  paie.  Dans  le  temps 
où  vivait  le  père  Pinet,  le  sorcier,  on  était  bien  plus  tran- 
quille pour  les  maladies.  On  lui  disait  :  ^.  Hé,  sorcier! 
Entre  donc  un  coup.  >  C'était  un  vieux  radoteur,  mais 
souvent  il  tombait  juste  et  dénichait  le  remède.  On  en 
était  quitte  pour  lui  offrir  une  goutte  de  deux  sous.  Le 
nouveau  médecin  avait  Tair  d'un  bon  garçon.  C'était  un 
petit  homme  rond,  bonne  mine,  décidé,  mais  ça  ne  sait 
pas  se  mettre  à  la  portée  du  monde.  Le  tarif  était  de  qua- 
rante sous.  Le  Vieux  se  rappela  quelque  chose  qui  lui 
donna  à  réfléchir.  Un  matin  qu'il  était  sur  son  banc,  Paul 
Lartigaud  arrive  et  lui  dit  :  «  Vieux,  vous  ne  pourriez 
pas  me  prêter  vingt  sous,  je  vous  les  rendrai  demain.  » 
Qui  est-ce  qui  se  serait  méfié?  On  a  toujours  vingt  sous 
dans  son  armoire.  Enfin,  de  jour  en  jour,  ce  garçon  qui 
avait  peut-être  huit  cent  mille  francs  de  fortune,  chevaux, 
voitures,  et  qui  n'avait  pas  besoin  de  travailler  pour  être 
sûr  d'avoir  du  pain,  ce  gars-là  ne  parla  jamais  de  rien  et 
le  Vieux,  par  bêtise,  n'osa  jamais  rien  lui  demander.  Il 
se  soûlait  tous  les  jours,  il  buvait  des  amers  picon,  il  res- 
semblait à  un  gobe-mouches. 

Ces  vingt  sous-là,  le  Vieux  se  les  remémora  bien  des 
fois.  On  a  souvent  dépensé  vingt  sous  dans  la  vie  et  plus 
tard  on  s'aperçoit  de  ce  qu'est  une  petite  pièce  blanche  et 
de  la  place  qu'elle  tient  en  nos  petits  bonheurs.  Mais 
celle-ci  restait  quelque  part  avec  une  force  inconnue, 
des  rayonnements  d'argent  chaud  et  le  Vieux,  en  penchant 
la  tête,  la  sentait.  Il  lui  sembla  bien  vite  qu'elle  reposait 
en  terre,  là  où  les  chers  souvenirs   sont  enfouis,  et  il  ne 


28o  LA   a£VU£   BLANCHE 

pouyait  pas  la  chasser  de  lui-même.  Avec  vingt  sous  de 
plus,  elle  eût'fait  quarante  sous.  On  eût  appelé  le  médecin. 
Il  eût  dit  :  «  Père  Perdrix,  voilà  ce  que  c'est!  »  Et  la  jambe 
eût  marché,  comme  par  le  passé,  et  Ton  aurait  eu  du  plaisir 
à  vivre,  et  Ton  ne  sait  pas  ce  que  Ton  ne  peut  pas  faire  avec 
deux  jambes. 

Jean  lui  disait  :  <^  Tu  as  l'air  encore  tout  pensif!  »  Et  lors- 
que Jean  parlait  ainsi,  le  Vieux  n'était  déjà  plus  pensif.  Ils 
n'avaient  pas  de  bien  longues  conversations  parce  que  dans 
la  vie  on  ne  peut  que  répéter  les  mêmes  choses.  Jean  restait 
parfois  à  Textrême  bout  du  banc,  aimant  à  sentir  s'im- 
primer en  ses  fesses  les  angles  du  bois.  Cela,  le  Vieux  ne 
pouvait  pas  le  comprendre.  Il  disait  :  «  On  dirait  que  tu 
as  peur  de  t'asseoir.  Approche-toi  donc,  y  a  de  la  place..  » 

Pierre  Bousset  disait  à  son  fils  :  «:  Vous  êtes  au  même 
point  tous  les  deux,  aussi  feignants  l'un  que  l'autre.  >  La 
mère  répliquait  :  ^{  Dans  le  temps,  il  aimait  lire.  Essaie 
donc,  maintenant,  de  lui  faire  ouvrir  un  livre.  »  Et  la  petite 
Marguerite,  un  peu  plus  conciliante  :  k  Cest  bien  vilain, 
mon  Jean!  » 

Vraiment,  lui  aussi,  il  nV  avait  que  sur  le  banc  qu'il  se 
plaisait.  Septembre  et  octobre  furent  deux  mois  de  beau 
temps  où  les  ombres  étaient  un  peu  plus  grises  et  flottaient 
comme  une  âme.  Les  beaux  moments  du  jour  pénétraient 
sous  la  peau,  dans  la  poitrine,  et  l'on  se  sentait  au  cœur 
je  ne  sais  quoi  qui  roucoulait.  Ils  étaient  deux  vieux  de 
l'automne,  deux  amis  du  fond  de  la  vallée  où  bientôt  les 
jours  seront  froids,  et  ils  s'entouraient  alors  d'une  tendresse 
bonne  et  douillette.  Ils  n'en  parlaient  même  pas.  Le  Vieux 
s'éveillait  à  des  jours  inconnus,  à  des  jours  qui  n'étaient 
pas  des  jours  et  qui  entraient  jusque  dans  les  os  de  son 
dos.  Il  aurait  tant  voulu  lui  donner  du  plaisir  et  lui  rendre 
un  peu,  mon  pauvre  petit!  quelque  bon  service,  quel- 
qu'un de  ces  services  qui  vous  marquent  pour  la  vie  et 
vous  font  dire  :  a:  C'est  ce  pauvre  Vieux  qui  m'a  causé 
tout  mon  bonheur.  >/  Il  aurait  voulu  trouver  des  mots.  11 
pensait  :  ''<  Je  connais  la  vie,  si  je  pouvais  arriver  à  lui 
apprendre  tout  ce  que  je  sais!  » 

Il  avait  une  idée  de  derrière  la  tête  et  parfois  s'en  entre- 
tenait discrètement  avec  lui-même.  Pourtant,  il  se  rendait 


LE   PÈRE   PERDRIX  a8l 

compte  que  ce  n'est  pas  une  vieille  bête  qui  peut  mener, 
dételles  choses.  Il  avait  remarqué,  lorsqu'il  allait  chez  Mon- 
sieur Edmond  Lartigaud,  que  Georgette  lui  demandait  : 
«  Eh  bien!  et  le  petit  JeanBousset,  qu'est-ce  qu'il  devient?)^ 
Un  jour  que  Jean  se  trouvait  là,  il  avait  encore  remarqué 
que  Georgette  tournait  autour  de  lui  et  s'essayait  à  l'en- 
traîner à  l'écart.  La  jeunesse  trouve  cela  naturel,  parce 
qu'à  cet  âge  Ton  vit  au  milieu  de  toutes  les  occasions  et 
l'on  n'a  pas  assez  d'expérience  pour  les  choisir.  C'était  une 
fille  qui  n'était  peut-être  pas  très  jolie,  ayant  la  peau  un 
peu  noire,  mais  toutes  les  femmes  se  valent  pour  ce  qu'on 
en  fait.  Il  disait  à  Jean  :  «  Tu  es  comme  les  autres.  Je  vais 
te  donner  un  conseil  :  j'en  connais  une  qui  serait  ton 
affaire.  )^  Il  devait  être  bien  naïf  pour  n'avoir  pas  l'air  de 
comprendre. 

Il  arriva  plusieurs  fois,  alors  que  le  Vieux  devait  rouler 
Monsieur  Edmond,  que  Jean  se  trouvait  là  et  les  accompa- 
gnait dans  le  jardin.  Monsieur  Edmond  se  plaisait  à  causer 
avec  lui  parce  qu'il  était  ingénieur  et  qu'un  titre  sert  de 
sanction  aux  paroles  que  l'on  prononce.  Et  puis  sa  grande 
jeunesse  vous  relevait  vous-même  :  on  pouvait  lui  donner 
tort.  Monsieur  Edmond  disait  :  «Je  vois  bien  ce  que  tu  as 
voulu  faire.  Tu  es  un  socialiste,  quoi!  Moi,  je  ne  vais  pas 
chercher  si  loin.  Le  père  Perdrix,  par  exemple  :  quand  je 
lui  dois  des  sommes  comme  quatre  francs  dix  sous,  eh  bien  ! 
je  lui  donne  cent  sous.  Voilà  ce  que  j'appelle  du  socialisme  ! 
Et  je  lui  paye  encore  la  goutte.  >/  Monsieur  Edmond  par- 
lait, Jean  lui  répondait  et  le  Vieux  pensait  :  «Oui,  oui! 
parle.  Cest  l'enfant  d'un  ouvrier,  mais  il  en  sait  plus  long 
que  toi.  »  Au  fond,  il  était  fier  de  les  voir  ensemble,  se  rat- 
tachait à  Jean,  se  rappelait  qu'il  était  son  oncle  et  s'agran- 
dissait comme  l'égal  d'un  bourgeois. 

Mais  il  y  avait  mieux  que  cela.  Causer  est  bien;  mais  il 
faut  aussi  profiter  de  sa  jeunesse.  Le  Vieux  avait  envie  de 
crier  :  «  Enfin,  fous  donc  le  camp!  Ta  place  n'est  pas  ici.  Je  ' 
te  dis  qu'elle  cherche  le  mâle!  >/  Le  fait  est  que  Georgette 
essayait  de  l'attirer  du  côté  de  la  cuisine  et  ensuite,  elle 
l'eût  emmené  dans  les  chambres  où  n'entrait  personne. 

Un  jour,  sur  le  banc,  le  Vieux  lui  posa  catégoriquement 
la  question  :  «  Que  tu  es  bête,  mon  pauvre  ami!  Moi,  à  ton 


282  LA   REVUE  BLANGHB 

âge,  j'aurais  grimpé  les  murs.  Une  fois,  j'ai  fait  ça  dans  la 
neige.  Voyons,  mon  ami,  réfléchis  un  peu.  Voilà  une 
gamine  qui  aura  plus  tard  quatre  cent  mille  francs.  Pro- 
fites-en.  Une  fois  que  le  père  le  saura,  il  sera  trop  heureux 
de  te  la  donner  en  mariage.  Ne  crois  pas  qu'il  la  placera 
comme  il  le  voudra.  Il  est  riche,  c'est  vrai,  mais  aucun 
bourgeois  ne  voudra  de  la  fille,  à  cause  de  la  mère.  > 

Jean  répondait  :  €  Non,  non,  je  ne  veux  pas  !  D'abord 
elle  ne  me  dit  rien.  Et  puis  elle  court  après  moi  et  ensuite 
elle  courra  après  d'autres.  2^  Le  Vieux  disait  :  «  Et  quand 
même  ?  Une  fois  que  tu  auras  l'argent,  tu  te  moqueras  pas 
mal  de  la  femme.  »  Et  il  était  en  colère  au  fond  de  lui- 
même.  D'ailleurs  dans  la  vie  on  ne  fait  jamais  ce  que  Ton 
veut. 

Il  vint  un  jour,  où  les  idées  s'en  allèrent,  où  ce  qui  était 
une  pensée  ne  fut  plus  une  pensée,  où  ce  qui  était  un 
homme  devint  un  pauvre  et  un  malade  et  où  ce  qui  était 
une  jambe  douloureuse  emplit  le  monde  comme  une  croix 
du  Calvaire.  Il  vint  un  jour  où  cela  bouchait  le  ciel  et 
pesait  sur  toute  la  terre,  avec  le  poids  des  épaules  qui 
succombent,  avec  le  cri  des  angoisses  animales,  avec 
le  râle  des  races  sous  le  joug.  Ce  fut  comme  si  le 
Déluge  vous  remontait  dans  le  sang  et  comme  si 
les  grands  oiseaux  noirs  pendaient  des  nues  pour  tom- 
ber dans  les  eaux.  Il  le  voyait  monter.  Il  y  avait  bien  plus 
de  quarante  jours  qu'il  pleuvait,  l'humanité  tout  entière 
était  emportée  par  les  ombres  et  pourrirait  comme  un 
morceau  de  limon. 

Car  le  mal  de  sa  jambe  avait  des  accents  et  menait  une 
bien  autre  douleur.  On  ne  connaît  pas  le  travail  des  idées. 
Elles  ronflent  sous^-otre  tête,  on  se  dit  :  «  Oh  !  cette  musi- 
que !  J'ai  le  crâne  qui  va  péter.  >  Puis  un  jour  ce  n'est  pas 
le  crâne  qui  vous  pète,  vos  idées  deviennent  comme  aiguës, 
comme  pointues  et  ça  y  est!  Il  y  eut  une  éclaircie.  Mais... 
est-ce  qu'on  ne  sera  pas  obligé  de  me  couper  la  jambe  ?  Il 
la  sentait  on  ne  sait  comment,  toute  gonflée,  et  les  veines 
en  y  portant  du  sang  bourdonnaient,  formaient  aussi  leur 
drôle  de  musique,  et  de  la  tête  aux  pieds  il  n'était  qu'un 
ronflement,  une  cage  à  mouches,  un  pauvre  que  la  misère 


LE    PÈRE   PERDRIX  283 

travaille.  Et  il  était  sûr  qu'on  allait  être  obligé  de  lui  cou- 
per la  jambe. 

Il  s'asseyait  sur  le  banc,  il  baissait  la  tête  bien  davantage 
et  bien  plus  longtemps.  Le  dos  lui  en  faisait  mal  lorsqu'il  la 
relevait.  Autrefois,  avec  le  coin  de  son  sabot,  il  traçait  des 
rainures,  s'amusait  à  des  entrecroisements  de  lignes  et  se 
laissait  guider  par  quelque  fantaisie  de  ses  pieds.  Mainte- 
tenant,  des  deux  sabots  à  la  fois,  il  grattait  le  sol,  remuait 
la  terre,  manifestait  une  dernière  rage  à  tout  dégrader  autour 
de  lui  et  disait  en  se  levant  :  «  Le  diable  m'emporte  !  On 
dirait  qu'un  cochon  se  couche  là  où  j'ai  passé.  » 

Il  n'aimait  pas  grand  monde  d'ordinaire,  mais  cette  fois-ci 
il  n'aimait  plus  personne,  car  la  misère  parlait  à  grande 
bouche,  et  parlait  tant,  qu'on  n'entendait  pas  d'autre  voix 
vivante.  Jean  venait  s'asseoir.  Le  Vieux  lui  gardait  un  sen- 
timent qui  restait  dans  un  coin  de  sa  tête,  qui  ne  faisait  pas 
de  bruit  et  qu'il  sentait  exister  comme  une  chose  que  l'on 
ne  voit  pas  mais  que  l'on  sait  exister.  Celui-là  seul,  il  pou- 
vait le  supporter.  Ah  !  il  y  avait  bien  des  bavards  qui  se 
campaient  auprès  du  banc  et  qui  vous  faisaient  maudire  la 
vieille  habitude  que  l'on  a  de  causer  avec  les  gens.  Il  est 
triste  d'être  un  homme  civilisé  et  de  ne  pas  clouer  les  becs. 
Il  y  en  avait  qui  restaient  campés  des  quarts  d'heure  ; 
il  avait  beau  leur  répondre  d'une  voix  malhonnête  et  cou- 
per les  branches  du  discours,  ils  vous  suçaient,  vous  arra- 
chaient mot  par  mot,  pensée  par  pensée,  voulaient  vous 
forcer  à  descendre  dans  votre  cerveau  comme  s'il  y  avait  de 
la  place  pour  tous  les  passants.  Mais  Jean  était  un  ami,  quel- 
que chose  comme  une  partie  de  vous-même  dont  on  ne 
s'occupe  que  lorsqu'on  en  a  l'envie.  Ils  restaient  l'un  à  côté 
de  Tautre  et  goûtaient  ce  privilège  qu'ont  les  cœurs  unis  de 
ne  pas  se  demander  de  paroles.  «Ah  !  cher^  enfant,  reste  là 
sans  rien  dire  :  C'est  ton  Vieux.  Vois-tu,  quand  jeté  sens  à 
côté  de  moi,  je  sais  bien  que  je  suis  un  malheureux,  mais 
quand  même  il  me  semble  qu'il  y  a  du  changement.  >  11  lais- 
sait alors  toute  sa  tête  s'en  aller,  son  cœur  gonflé  couler 
dans  sa  poitrine  et  répandre  ce  sang  noir  qu'ont  les  pau- 
vres. Et  toute  sa  jambe  s'en  mêlait  et  garnissait  ses 
sentiments,  et  elle  était  grande  et  essentielle,  et  il  y  avait 
des   moments    où    elle    lui    remontait    sous    le    crâne    et 


284  LA  REVUE   BLANCHB 

s'installait  comme   une   jambe  pourrie  à  la  place  de  son 
cerveau. 

Monsieur  Edmond  mourut,  et  il  était  temps  parce  que  le 
Vieux  n'aurait  pas  pu  continuer  à  pousser  sa  voiture.  Il 
mourut  tout  d'un  coup,  une  veine  se  cassa  et  le  médecin  dit 
qu'il  avait  la  peau  des  veines  dure  comme  un  tuyau  de  pipe. 
M^arie-Louise  pleurnichait,  à  moitié  soûle  encore  :  ^  Mon 
Dieu!  Qu'est-ce  que  je  vais  devenir!  >  Elle  n'avait  pour- 
tant pas  besoin  d'être  en  peine,  avec  sa  fortune.  Paul  et 
Georgette  avaient  la  larme  facile.  D'ailleurs  on  dut  chercher 
Paul  un  peu  partout  avant  de  le  dénicher  dans  la  boutique 
d'un  épicier  qui  vendait  de  l'eau  de  vie  et  dont  la  fille  avait 
seize  ans.  Il  n'en  profitait  mcme  pas  et  tout  le  monde  se 
moquait  de  lui  parce  qu'il  frôlait  les  femmes  et  ne  savait 
pas  reconnaître  l'instant  où  l'on  peut  entrer  la  main  sous 
leurs  jupes.  On  demanda  au  Vieux  d'habiller  le  cadavre  et 
il  regardait  ce  corps  tout  nu,  cette  bonne  graisse  des  bons 
repas,  cette  viande  moelleuse  des  bourgeois  qui  se  passent 
la  main  sur  le  ventre  en  sortant  de  table,  lisseraient  à  tuer 
si  l'argent  les  empêchait  de  mourir. 

Il  y  eut  un  enterrement  avec  un  corbillard,  le  sous-préfet 
et  des  discours.  Des  Messieurs  en  chapeau  haut  de  forme 
serraient  la  main  de  la  veuve.  Elle  était  gonflée  par  les  lar- 
mes, plus  rouge  encore,  le  visage  tavelé,  la  peau  pleine  de 
vin  rouge  et  de  vin  blanc.  Ça  allait  fiiire  une  drôle  de  mai- 
son, maintenant  que  l'homme  n'était  plus  là.  Quelque  gars 
viendrait  qui  soûlerait  lanière,  qui  sauterait  la  fille.  Ça  se 
battrait,  ça  danserait,  on  ramasserait  toute  la  crapule  du  pays 
et  Paul  crèverait  dans  un  coin,  avec  sa  bronchite,  avant 
d'avoir  tout  bu.  On  verrait  la  fin  des  huit  cent  mille  francs 
du  père,  les  domaines  vendus,  des  batailles  à  s'arracher  les 
cheveux,  des  repas  où  mangeraient  tous  les  cochons  d'alen- 
tour. Il  y  aurait  de  tout  ;  c'étaient  des  femmes  à  montrer 
leur  derrière,à  jeter  des  billets  de  cent  francs,  à  insulter  les 
gens  par  la  fenêtre  et  ensuite  à  les  faire  boire.  Et  un  beau  jour, 
la  nichée  filerait  sur  Paris  en  laissant  partout  des  dettes. 

C'est  alors  que  sa  jambe  eut  de  l'importance.  11  n'avait 
même  pas  à  baisser  les  yeux,  on  eût  dit  qu'elle  pesait  sur' 


LE   PÈRK    PERDRIX  a85 

ses  paupières.  Autour  de  sa  tête  elle  pendait  du  ciel,  se 
balançait,  restait  parfois  tout  à  portée  de  son  regard  avec 
sa  peau  rouge,  ses  écailles  blanches,  et  se  gonflait  comme 
des  pensées  qui  s'accumulent  et  battent  les  tempes.  Elle  lui 
sortait  à  chaque  parole  :  4c  Ah  !  la  sacrée  garce  !»  Et  ce  mot 
de  garce  s'accroissait  à  son  tour  comme  la  substance  d'un 
mal  sans  repos.  Il  disait  encore  :  «  Elle  est  là,  sur  moi,  et  il 
faudra  bien  qu'on  m'en  débarrasse.  »  11  paraît  qu'on  vous 
coupe  la  jambe  avec  des  scies  et  des  couteaux.  La  scie 
entame  un  os,  de  ses  dents  pointues,  et  continue  sa  route 
avec  ce  cri  des  scies  qui  vous  remonte  aux  mâchoires.  Le 
plus  mauvais  moment  est  celui  où  elle  atteint  Ja  moelle,  et 
où  la  douleur  vous  fait  croire  que  c'est  vous-même  que  Ton 
scie.  Et  puis  les  grands  couteaux  dans  la  viande  comme 
aux  mains  des  bouchers,  si  tranchants  que  l'on  craint  que 
celui  qui  s'en  sert  n'aille  se  couper  les  doigts.  Et  il  vous 
reste  une  plaie  ronde  où  l'on  aperçoit  le  sang  qui  pisse, 
le  contour  blanc  de  l'os  et  la  moelle  rose  qui  à  l'air  d'un 
suintement. 


Ce  fut  par  un  de  ces  soirs  secs  où  le  vent  a  la  couleur  des 
murs  et  pénètre  aux  profondeurs  des  consciences.  Le  ciel 
ne  veut  pas  s'approcher,  la  rue  lui  ressemble,  et  de  la  terre 
aux  nues  c'est  un  espace  que  l'automne  envahit,  depuis 
septembre  jusqu'aux  neiges,  jusqu'à  la  fin  du  monde.  Il  est 
dur  d'être  bon  et  l'argent  reste  accroché  aux  poches  avec  un 
aif  de  pauvre  chose  honteuse.  Le  banc  tout  entier  était  fait 
avec  du  bois  mort,  avec  les  planches  des  beaux  arbres  que 
l'on  abat.  Jean  mâchonnait  une  pensée,  la  retournait  et  gar- 
dait l'hésitation  de  ceux  qui  n'osent  pas  et  s'en  tiennent  aux 
pensées.  Parfois  un  geste  agaçant  s'essayait  à  la  décrire, 
puis  se  taisait  comme  un  homme  que  la  destinée  arrête 
avant  sa  fin.  Vraiment,  le  Vieux  n'avait  pas  l'air  d'entendre. 
Ah  !  pourquoi  ne  faisait-il  pas  la  moitié  de  la  route  ?  Nous 
sommes  des  compagnons,  et  des  silences  nous  séparent, 
bien  plus  grands  que  toutes  les  lieues,  car  nous  doutons 
du  fond  de  nos  cœurs.  Pourquoi  ne  pas  comprendre  ce  que 
nous  n'osons  dire?  Il  y  a  des  kilos  sur  nos  langues,  et  les 
belles  pensées  ont  les  bras  délicats. 


2i86  LA   REVUE   BLANCHS 

Jean  se  leva  pourtant  et,  prenant  une  des  mains  du 
Vieux,  la  soulevait  du  genou  sur  lequel  elle  reposait,  Ten- 
traînait  à  sa  suite,  et  la  sentait  lourde  comme  une  charge, 
comme  le  brancard  d'une  voiture  pleine  de  pierres.  Il  dit 
tout  d'un  coup': 

—  Ecoute!  Viens  à  la  maison.  C'est  une  chose  que  je  ne 
veux  pas  te  dire  sur  le  banc. 

Le  Vieux  se  laissait  ébranler.  Il  avait  cette  obscure  doci- 
lité des  pauvres  que  la  vie  mène  à  son  gré.  Ils  entrèrent. 
Jean  s'asseyait,  puis  il  semblait  tout  raide. 

—  Moi,  je  veux  que  tu  te  soignes.  Ça  n'est  pas  une 
grosse  affaire.  J'ai  plus  d'argent  que  tu  ne  crois.  Et  puis  tu 
vas  être  obligé  d'acheter  des  remèdes.  Prends  donc  ces  vingt 
francs.  Tu  sais  bien  ce  que  c'est  :  c'est  autant  d'argent  que 
je  ne  dépenserai  pas.  Tiens  !  D'ailleurs,  tu  n'as  besoin  d'en 
parler  à  personne.  Je  m'en  vais,  parce  que  ce  soir  nous  de- 
vons manger  la  soupe  un  peu  plus  tôt. 

Il  n'attendit  pas  davantage. 

Alors,  les  vingt  francs  étaient  tout  à  coup  sur  la  table  et 
s'y  posaient  avec  force  comme  si  l'on  avait  acheté  pour 
vingt  francs  de  choses  pesantes.  Ils  avaient  ce  toucher  plus 
solide  qu'ont  les  pièces  d'or  et  cette  ardeur  inespérée  des 
guérisons  à  grandes  guides.  On  sent  que  cela  se  prolonge 
par  un  médecin  dont  les  mots  ont  la  valeur  de  l'argent. 
Puis  il  vit  tout  sans  aucun  doute,  et  sous  ses  lunettes  il 
posait  ses  yeux,  regardait  l'effigie  de  Napoléon,  les  coins 
bien  frappés,  et  pompait  l'or  goutte  à  goutte  avec  sa  force, 
sa  chaleur  et  son  éclat. 

On  ne  sait  pas  ce  qui  arrive.  Les  nuages  blancs,  les  nuées 
grises,  l'étendue  du  temps,  le  cœur  qui  passe,  la  tête  qui 
penche;  il  mit  son  front  dans  ses  deux  mains,  ensuite  il  se 
rendit  compte  de  ses  lunettes  et,  les  levant  au  dessus  des 
sourcils,  les  yeux  entre  ses  doigts,  il  sentit  deux  filets 
tièdes  qui  coulaient  sous  ses  paumes,  qui  débordaient  aussi 
et  arrosaient  le  dessus  de  sa  main.  Il  y  avait  de  la  chaleur 
et  du  sel. 

Un  peu  plus  tard,  la  Vieille  revint  du  cresson. 

—  Tiens,  dit-il,  c'est  ce  pauvre  petit! 

Elle  s'assit  sur  le  banc  très  bas.  Elle  avait  l'habitude  de 
se  fourrer  le  poing  sous  le  menton  et  remuait  la  tête,  vide 


LE  PÈRE  PERDRIX  287 

agacée  du  repos,  et  donnant  quand  même  un  peu  de  ses 
gestes  aux  meubles  de  la  maison.  Elle  ne  put  absolument 
rien  dire,  battit  largement  des  paupières  du  côté  du  Vieux. 
Son  poing,  sous  son  menton,  poussait  sa  tête  en  arrière, 
la  comprimait  un  peu  et  semblait  exprimer  des  regards  du 
fond  de  ses  yeux  comme  si  toute  son  âme  lui  remontait  à 
la  face. 

Le  lendemain  matin,  on  le  fit  venir.  Il  était  rouge  de 
plein  air  et  de  bonne  nourriture,  sa  science  de  médecin  lui 
donnait  des  mouvements  brusques  et  se  montrait  dès 
rentrée,  décisive  et  angoissante  un  peu.  On  déroula  les 
linges  qui  entouraient  la  jambe,  on  eût  dit  que  la  peau  était 
moins  enflammée  que  d'ordinaire.  Il  se  pencha,  regarda 
par  en  dessous,  appuya  son  doigt  à  plusieurs  places,  après 
quoi  il  demanda  de  Teau  pour  se  laver  les  mains.  Il  dit: 

—  Je  vais  vous  écrire  une  ordonnance*  Que  voulez-vous, 
mon  pauvre  père  Perdrix?  Les  maladies  des  riches  ont  leurs 
privautés.  On  pourrait  bien  vous  guérir,  mais  ça  serait  long 
et  surtout  ça  vous  coûterait  cher.  Ceci  empêchera  le  mal 
de  gagner  du  chemin.  Pour  le  reste,  il  ne  vous  fera  pas 
mourir.  Croyez-moi,  à  votre  âge,  votre  jambe  durera  autant 
que  vous. 

On  lui  donna  quarante  sous,  puis  il  partit  tout  simple- 
ment, parce  qu'il  y  a  d'autres  malades  dans  les  villes. 
(A  suivre.)  Charles-Louis  Philippe 


In- 


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La  dernière  étape  de  M.  Bour^et 


La  crise  nationaliste  est  passée.  L'esprit  nationaliste  survit.  Sûrs  de 
le  voir  reparaître  sous  des  formes  nouvelles,  nous  devons  en  dresser  le 
signalement  si  précis,  que  nul  déguisement  ne  puisse  nous  abuser. 
C'est  dans  le  dernier  roman  de  M.  Paul  Bourget  que  cet  esprit  offre  de 
lui-même  l'image  la  plus  sincère,  la  plus  complète,  la  plus  systématique. 
«  Tous  ceux  qui  disent  les  mômes  choses  ne  les  disent  pas  de  la  même 
sorte...  Il  faut  donc  sonder  comment  une  pensée  est  logée  en  son  auteur, 
comment,  par  où,  jusqu'où  il  la  possède.  »  M.  Bourget  n'a  pas  eu 
besoin  d'être  converti,  ni  même  averti  par  l'Affaire;  elle  a  seulement 
hâté  ce  qu'il  appellerait  la  malnralion  de  sa  pensée.  Parce  que  le  fait 
éveillait  en  lui  des  réflexions  toutes  prêtes,  et  parce  qu'il  n'était  point 
homme  à  s'étourdir,  à  s'enivrer  d'action,  seul  ou  mieux  que  personne  il 
il  a  su  déveh)pper  «  une  suite  admirable  de  conséquences  ».  Mieux  que 
le  chauvinisme  timide  de  M.  Lemaître.  mieux  que  le  réalisme  semi- 
rationaliste  de  MM.  Maurras  et  Barres,  son  culte  de  la  Tradition  nous 
\  fournit  le  type  même  du  Nationalisme  intégral. 

[■  Joseph  Monneron  et  Victor  Ferrand  sont  deux  professeurs,  anciens 

f-  condisciples  à  TKcole  Normale.  Mais  chez  Ferrand,  fils  de  bonne  race 

î  ■  bourgeoise,  catholique  et  disciple  de  Le  Play,  les  certitudes  religieuses 

; .  se  doublent  des  fortes  certitudes  traditionalistes  ;  il  réalise  le  type  de 

;  u  ces  existences  pleines  et  complètes,  nobles  et  équilibrées,  riches  de 

passé  tout  ensemble  et  d'avenir.  »  Monneron,  fils  de  paysans,  libre- 
;  penseur,    démocrate,    irréaliste,    est    «  le    fonctionnaire    mal    marié, 

mal   établi  dans  l'existence,    mal    renseigné  sur   les   lois  du    monde 
moral  et  social,  et  résolu  à  ne  pas  reconnaître  ses  erreurs,  pour  ne  pas 
■•  désespérer.  »  Sa  famille  a  grandi  trop  vite  «  au  rebours  des  lois  fonda* 

mentales  des  sociétés  saines.  »  Le  défaut  de  fermes  principes,  d'habi- 
tudes héréditaires  se  marque  chez  le  fils  aîné,  Antoine,  par  le  déchaine- 
nement  des  convoitises;  chez  la  fille,  Julie,  naturellement  candidate  à 
Sèvres,  par  un  abandon  trop  facile  à  la  tentation  amoureuse;  et,  chez  le 
jeune  Gaspard,  par  des  allures  de  petit  voyou.  Seul,  le  second  fils,  Jean 
Monneron,  méritera  de  «  guérir  la  France  en  lain.  S'il  fut  l'élève  de 
son  père,  s'il  reste  l'ami  du  juif  Crémieu-Dax,  avec  qui  il  fonde  une  Uni- 
versité populaire  :  YUnis>ersUê  Tolstoï/,  TU.  T.,  —  dépendant  de  Fer- 
rand par  les  enseignements  et  par  les  entretiens  qui  les  prolongent,  il 
est  préparée  comprendre  les  levons  de  la  Science  des  Mœurs  ou  Phy- 
sique Sociale.  Il  aime  Brigitte  Ferrand,  et  ne  pourrait  l'épouser  qu'en 
devenant  catholique  ;  il  craint  de  confondre  le  cri  de  son  amour  avec 
l'appel  de  la  foi  ;  joint  au  respect  (^u'il  garde  pour  son  père,  ce  beau  scru- 
pule empêche  sa  conversion.  Mais  Dieu  l'amène  au  but  par  la  voie  dou- 
loureuse :  Le  malheur,  qui  «  démontre  l'idée  fausse,  comme  la  maladie  la 
fausse  hygiène  »,  le  malheur  accable  tous  les  siens.  Julie  est  depuis 


LA  DERNIÈRE  ÉTAPE  DE  M.  BOURGET  '289 

deux  mois  la  maîtresse  du  marquis  socialiste  Rumesnil  ;  Antoine,  pour 
séduire  une  demi-mondaine,  a  fait  des  détournements  et  des  faux.  Tout 
à  coup  la  crise  éclate.  Et,  tandis  qu'Antoine  risque  une  double  tentative 
de  chantage  auprès  de  l'amant  de  sa  sœur  ;  tandis  que  Julie  enceinte  se 
sauve  de  l'avortementparun  essai  d'assassinat  et  de  suicide  ;  tandis  que 
rUnion  Tolstoy,  en  huant  Tabbé  Clianut,  «  révèle  enlin  l'inanité  de  son 
principe,  et  présente  lesauva^^e  aspect  réservé  à  notre  malheureux  pays, 
si  jamais  les  imbéciles  doctrines  du  socialisme  y  triomphent,  celui  d'un 
asile  d'aliénés  débarrassé  de  ses  gardiens  »;  tandis  que  Joseph  Mon- 
neron  reconnaît,  à  la  chute  de  ses  deux  enfants,  la  banqueroiite  de  sa 
carrière  et  de  sa  philosophie,  —  le  brave,  le  digne,  le  généreux  Victor 
Ferrand,  bien  assis  sur  ses  croyances,  et  sur  «  le  tranquille  loisir  intel- 
lectuel que  lui  assure  le  long  passé  bourgeois  de  son  opulente  famille  », 
est  heureusement  là  pour  ouvrir  sa  bourse  et  son  cœur,  pour  accabler 
d'un  pardon  admirable  son  adversaire  à  demi  repentant,  pour  marier 
Jean  à  Brigitte,  dût-il  môme  ne  point  se  convertir.  Mais,  instruit  par  les 
faits,  Jean  se  déclare  catholique.  Et  Ferrand  conclut  : 

—  Il  n'y  a  pas  de  transfert  subit  de  classes,  il  y  a  des  classes,  du  moment 
qu'il  y  a  des  familles,  et  il  y  a  des  familles,  du  moment  qu'il  y  a  société...  Pour 
que  les  familles  grandissent,  il  faut  de  la  durée.  Elles  n'arrivent  que  par 
étapes.  La  nature,  plus  forte  que  l'utopie,  force  toutes  les  fiimilles  qui 
prétendent  violenter  ses  lois  à  faire  dans  la  douleur  cette  étape  qu'elles 
n'ont  pas  faite  dans  la  santé. 

M.  Bourget  est  donc  nettement  réactionnaire  ;  je  ne  lui  applique 
pas  ce  mot  comme  une  injure,  il  le  prendrait  lui-môme  comme  un  titre 
d'honneur.  On  ne  saurait  plus  franchement  que  lui  chercher  dans  le 
passé  un  modèle  pour  l'avenir,  ni  proclamer  plus  hautement  (jue  l'hu- 
manité dévoyée  doit  repasser  sur  ses  propres  traces  pour  retrouver 
Tordre  éternel.  Cette  «  circulation  lente  des  familles  »  dont  était  fait  le 
régime  social  de  la  vieille  France,  il  doit,  pour  l'observer  à  l'état  pur, 
sauter  non  seulement  par  dessus  la  Révolution,  mais  par  delà  le  xviiio  et 
le  XVII* siècles,  où  déjà  ce  régime  était  faussé;  #t  je  crois  bien  qu'il 
remonterait  en  vain,  par  delà  Vercingétorix,  aux  castes  mal  fixées  de 
VKgypte  et  de  l'Inde.  L'erreur  qu'il  combat  n'est  pas  spécialement 
française;  elle  s'étend  à  tout  le  monde  moderne  et  civilisé  :  à  la  Russie, 
où  la  hiérarchie  du  tchin  laisse  trop  de  place  au  mérite  personnel;  à 
l'Angleterre,  indiilgente  aux  self-- ma  de  m  en;  à  cette  Amérique,  dont 
ridéal  semble  être  de  favoriser  à  tout  prix  l'élévation  immédiate  des 
plus  capables.  Carlyle  ne  s'accorde-t-il  pas  avec  Emerson,  pour  faire 
gloire  à  Napoléon  de  cette  phrase  prometteuse  :  «  la  carrière  ouverte  aux 
talents»?...  D'ailleurs,  conséquent  avec  sa  pensée,  M.  Bourget  ne 
s'arroge  pas  le  droit  de  démolir  le  bloc  des  traditions,  d'en  choisir  une 
partie,  de  repousser  le  reste.  Son  livre  est  comme  un  complet  répertoire 
des  arguments  et  des  thèses  réactionnaires.  Chaque  thèse  est  par  lui 
poussée  à  l'extrême.  Catholique,  il  Test,  il  veut  l'être  plus  et  mieux  que 
les  abbés  démocrates  :  car,  se  refusant  à  lire  dans  l'Evangile  la  devise 
révolutionnaire   :  Liberté,  Egalité,  Fraternité,  il  y  voit  inscrits  (c'est 

lu 


29<)  LA   REVUE   BLA.NXHB 

avoir  de  bons  yeux)  trois  mots  qui  sont  précisément  le  contraire;  Disci- 
pline, Hiérarchie,  Charité.  Monarchiste,  il  Test  plus  que  le  Roy,  d'une 
façon  peu  conforme  à  Tesprit  séculaire  de  la  famille  d'Orléans  ;  car, 
sans  concessions  à  1  esprit  moderne,  il  rêve  d'une  monarchie  toute 
aristocratique  et  cléricale.  Il  est  assez  piquant  que  le  prétendant  au 
tnme  ait  cru  devoir  applaudir  un  programme  que  lui-même  n'oserait 
appliquer,  que  signeraient  peu  de  ses  partisans. 

L'Etape  n'est  pas  rien  qu'une  profession  de  foi  ;  c'est  une  démonstra- 
tion en  règle.  Un  Anatole  France  ne  transporte  dans  le  roman  des 
idées  sociales  que  pour  les  incarner  en  types  fins  et  précis.  Un  Zola 
même,  avec  ses  allures  dogmatiques,  illustre  ses  théories  bien  plutôt 
qu'il  ne  les  prouve.  C'est  pour  M.  Bourget  que  semble  être  inventé  l'ex- 
pression de  roman  expérimentaL  Dans  V Etape  comme  dans  le  Disciple^ 
il  s'agit  bien  de  soumettre  une  hypothèse  au  contrôle  des  faits,  —  ou, 
mieux  encore,  d'instituer  une  expérience  «  cruciale  »  qui  tranche  le  dé- 
bat entre  deux  hypothèses.  C'est  une  étrange  entreprise,  dont  il  est 
superilu,  je  pense,  de  montrer  le  vice  logique,  et  qui  d'ailleurs  est  con- 
traire à  l'essence  même  de  l'œuvre  d'art. 

Pour  que  l'histoire  des  Monneron  soit  capable  de  nous  convaincre,  il 
faut  que  les  faits  dont  elle  est  tissue,  parleur  vraisemblance  propre  et  leur 
enchaînement,  imposent  une  illusion  de  réalité;  il  faut  que,  partant  de 
ces  fails,  nous  nous  sentions  contraints  de  remonter  aux  causes  mêmes 
que  l'auteur  leur  assigne;  puis  également  contraints  de  descendre  aux 
solutions  qu'il  nous  propose.  La  première  exigence  est  seule  bien  rem- 
plie :  r Etape  est  conduite  selon  une  très  pressante  et  très  sûre  progres- 
sion dramatique,   qui  n'a  pas  de  quoi  surprendre  chez  le  romancier 
d'André  Cornéhs.  Mais   plus  l'aventure  est  émouvante,   plus  elle  se 
manifeste  exceptionnelle.  M.   Bourget  ne  l'ignore  pas  ;  et  néanmoins  il 
s'elTorce  à  rendre  compte  de  V exception^  de  l'accident,  par  h\s  lois 
mêmes  qui  constituent  le  tj/pe.    Il  entend  que  cette  cause  unique,    le 
transfert  subit  d'une  classe  à  l'autre,  explique  et  détermine  toutes  les 
paitic^ularités  d'une  famille  :  vulgarité  de  la  mère;  manque  de  soin  dans 
le  ménage;  manque  de  goût  dans  rameublement;  chez  Jean,  la  faiblesse 
des  muscles;  chez  Antoine,  la  violence  des  désirs;  et  chez  leur  père,  le 
plus  bizarre  aveuglement.  Ce  dernier  trait  est  le  plus  fort.  A  supposer 
que  le  professeur,  demi-conscient  de  ses  erreurs  politiques,  ferme  les 
yeux  aux  démentis  des  faits,   on  conçoit  mal  qu'il  transporte  ce  même 
parti-pris  dans  sa  vie  quotidienne.  Le  défaut  d'intuition  psychologique 
n'est  pas  l'effet  d'une  d(^ctrine,  mais  plutôt  une  tare  innée.  Qu'on  asso- 
cie le  même  caractère  à  des  circonstances  un  peu  différentes,  aussitôt 
le  roman  se  plie  à  toutes  les  transformations.  Je  me  figure  aussi  bien 
Monneron  distrait  des  siens  par  une  dévotion  surannée  qui  leur  répugne, 
ou  par  un  travail  scientifique  (jui  les  ennuie,  —  ou  par  sa  niaiserie,  tout 
%  simplement.  La  question  de  classe  ne  jouerait  plus  alors  qu'un  faible 

rôle.  Ce  serait  grand  dommage,  à  mon  avis;  je  préfère  la  maintenir,  et 
renverser  la  solution.  Oui,  les  Monneron  appai-tiennent  à  une  classe 
\  définie.  Oui,  cette  classe   se  trouve  comprise   'i  entre   deux  mondes  : 


■\ 


LA   DERNIÈRE  ÎTAPE    DE    M.    BOIRGET  291 

celui  d'en  bas  où  l'on  peine,  où  l'on  est  à  la  tâche,  où  l'on  est  privé,  où 
l'on  supporte,  —  celui  d'en  haut,  où  Ton  est  libre,  où  l'on  s'épanouit, 
où  l'on  jouit.  »  Est-ce  donc  cette  classe  qu'il  faut  dire  anormale,  et 
contre  nature;  n'est-ce  pas  plutôt  ces  deux  mondes  qu'il  faut  dire  mal 
organisés?  Antoine  est  perdu  par  l'exemple  des  jouissances  trop  faciles, 
Julie,  par  les  élégances  de  Rumesnil  ;  tous  deux  pâtissent  d'avoir  perdu 
le  contact  avec  l'énergie  plébéienne,  avec  le  labeur  rude  et  sain.  Si  leur 
frère  n'aimait  Brigitte,  s'il  n'était  touché  par  la  grâce,  il  pourrait,  de 
leur  double  chute,  tirer  une  toute  autre  leçon. 

M.  Bourget  ne  demande  pas  mieux  que  d'en  appeler  à  la  grâce.  11 
apporte  des  faits  qui  devraient  être  probants,  étant  construits  en  vue 
d'une  preuve.  Mais  un  fait  ne  prouve  rien,  si  la  raison  ne  l'interprète. 
Or  M.  Bourget  sait  que  «  par  la  seule  raison,  tout  se  justifie  et  se  dé- 
truit, puisque  tout  se  discute,  depuis  que  le  monde  est  monde,  par  des 
arguments  de  force  pareilles  Heureusement  il  sait  aussi  qu'il  y  a, 
comme  dit  Pascal,  deux  entrées  par  où  les  opinions  sont  reçues  dans 
Tàme,  qui  sont  ses  deux  principales  puissancfes,  l'entendement  et  la 
volonté  ;  et  que,  si  les  moteurs  de  l'entendement  sont  des  vérités  natu- 
relles, ceux  de  la  volonté  sont  de  certains  désirs  naturels  et  communs  à 
tous  les  hommes,  comme  le  désir  d'être  heureux,  que  personne  ne  peut 
ne  pas  avoir.  Il  sait  que  le  cœur  a  ses  raisons  que  la  raison  ne  connait 
pas.  La  destination  de  son  œuvre  est  d'agir,  le  ciel  aidant,  sur  l'âme  des 
démocrates,  comme  au  Campo  Santo  de  Pise  la  fresque  du  Jugement 
Dernier  devait  agir  sur  l'âme  des  pécheurs. 

Mais  encore,  à  quelles  volontés  s 'adresse- t-il?  Vers  quelle  action,  ou 
vers  quelle  abstention,  espère-t-il les  diriger?  Le  grand  père  Monneron, 
le  paysan,  assurément  n'aura  pas  lu  V Etape ^  et  mettra  son  fils  au  col- 
lège. Le  iils,  au  terme  de  ses  études,  ayant  changé  de  classe  sans  s  en 
douter,  ne  voudra  pas  défaire  et  refaire  sa  vie.  Le  petit-fils,  mieux 
acclimaté,  mieux  u  racine  »  dans  un  milieu  nouveau,  n'aura  plus  même 
envie  de  se  convertir.  L'idéal  social  de  l'auteur  ne  fournira  donc  point 
une  règle  de  conduite  aux  individus,  dont  il  condamne  les  désirs,  mais 
au  despote  paternel  par  qui  ces  désirs  doivent  être  refrénés  :  et  d'où  ce 
despote  tiendrait-il  son  pouvoir,  sinon  du  vœu  de  ces  mêmes  individus? 
C'est  ici  que  nous  touchons,  malgré  les  prétentions  de  M.  Bourget,  son 
irréalisme  foncier,  scm  défaut  flagrant  de  sens  historique  et  de  sens 
social.  Pour  lui,  le  régime  démocratique  est  le  résultat  d'une  décision 
libre,  d'un  choix  vicié  par  l'orgueil  infernal.  A  ce  péché  collectif,  fait 
d'une  midtitude  de  petites  fautes,  répond  un  rachat  collectif,  fait  d'une 
multitude  de  petites  rédemptions.  L'adepte  de  la  «  Physique  sociale  »  ne 
se  doute  point  qu'il  y  ait  une  évolution  naturelle,  due  à  des  causes  né- 
cessaires. L'accroissement  de  la  population,  sa  concentration  dans  les 
villes,  les  inventions  techniques,  l'avènement  de  la  grande  industrie, 
semblent  être  à  ses  yeux  des  faits  négligeables  ou  contingents  ;  la 
Science  des  Mœurs  n'en  est  pas  affectée;  et  l'harmonie  sociale  du 
moyen  âge  pourra  renaître,  dès  que  les  sophistes  de  la  Révolution 
voudront  bien  se  taire  tous  ensemble  pour  écouter  la  grande  voix  du 


•1 


292  •       LA   REVUE    BLANCHE 

Déealojîiie  et  de  rMvanpile...  M.  Bourg^et  ne  ferait  pas  mal  de  lire  le 
volumii  de  M.  Hoiigh»  sur  les  Idcos  ô<(alUttires^  et  celui  de  M.  Durck- 
heini  sur  la  UMsion  du  Travail  social. 

Il  ajipnMidrail  l)t:'aucniip  aussi,  du  jour  où.  renonçant  à  chercher  la 
doclriue  déni()crati(|uo  dans  ces  gazelles  rédigées,  comme  il  dit,  «  entre 
deux  passages  aux  hureaux  des  fonds  secrets*»,  il  daignerait  discuter 
avec  (pielques  sociologues  de  la  nouvelle  génération.  Ces  jeunes  gens 
lui  dirai<»nl  que  par  It»  socialisme  ils  ne  se  llaltent  point  de  réaliser  «t  la 
Justice  absolue  rt  le  Honheur  universel.  «  Ils  ne  répéteraient  pas  après 
Monneron  :  »  (l'est  la  gloire  de  la  liévoluHon  d'avoir  refondu  la  société 
avec  celle  grande  idt''<»  (pie  le  peuple  est  bon,  juste  et  rais(»nnahle  par 
nalure  »  —  car  ils  ne  font  pas  de  niélapliysi([ue.  Ils  n'iraient  point  pro- 
clamer i\\w  H  l'arbre  entier  doil  devenir  Heur  jj,  mais  jugeraient  bon  que 
toiil  arbre  porlàt  au  moins  (juelques  lîeurs.  Combattant ,  chez  M.  Bour- 
get  comme  chez  tout  autre,  la  creuso  id('*o!ogie.  et  mieux  pénétrés  que 
lui  de  la  notion  de  lois  naturelles,  ils  souti«^ndraienl  cjne  l'évolution  est 
la  première  de  ces  luis,  ?pu*  l'humanilé  ne  régresse  point,  qu'il  y  a  des 
solutions  ]>ériniées:  que  tout  l'oriice  de  la  raison  est  de  prévoir,  pour  le 
guidrr,  un  déveIo{.pement  nécessaire,  lis  conviendraient  que  noire 
société  a  besoin  d'un  lien  organique;  mais  ils  n'en  verraient  pas  le 
principe  dans  la  famille,  à  ccIIl-  heure  où.  pour  restaurer  la  famille,  il' 
ne  faudrait  rien  moins  qu'un  changement  de  toutes  les  institutions. 
Entin,  (juand  à  leur  politirpie,  à  leur  morale,  -M.  Bourget  opposerait  son 
éternel  :  '  Au  nom  de  quoi  ?  )i  j'avoue  qu'ils  s'en  tireraient  par  un  sou- 
rire. Au  nom  de  qucû?  M.  Hourget  le  sait-il  donc  mieux  que  nous?  Et 
s'il  réjjond  :  Au  n(>m  du  vrai  Dieu.  <]u'/7  /'(/uf  croire  —  ne  sent-il  pas 
que  le  même  doute,  d'où  la  question  t'st  née,  porte  sur  la  réponse*? 
Qui  pose  une  fois  et*  problème,  doit  le  poser  t^ncoreet  toujours,  à  l'intini. 

Prédi«alLMir  plutôt  (piartislu  ou  philosophe,  M.  Bourget  emprunte 
le  ton  si)écialà  réloquence  dr  la  chaire.  Il  guindé  son  styh^  d'une  façon 
([uc  j'ostî  appeler  désobligeante.  Bien  n'égale  la  violence  do  ses  ana- 
thêmes.  Tardeur  de  ses  aflirmalions,  si  ce  n'est  l'abondance,  l'énergie, 
la  banalilé  de  ses  épithèles.  'lolstoy  est  pour  lui  •«  le  lU'fnslr  utopiste 
russ(^  )•,   u  un  crimini'I  prol'esseur  d'anarchit»  )>  ;  —  la  nuit  du  .'i  août, 

voitii  pif  icsic  nuit  »;  —  IT.  T.,  •«  uiu^  oMivre  criminellement  antiso- 
ciale, une  école  de  basse  envie,  de  niais  orgueil  et  de  destructive  anar- 
c\\\Q.  »  Voici  (piehpios  jolies  eilations  à  retenir  : 

«  La  langue  que  vous  parlez,  dans  laquelle  vous  pensez  est  catholique, 
puisïpi'elle  est  romaine...  »  «  l'avorlement  national  dans  les  couches 
profondes  de. la  vie  populaire...  »  «  le  pullulement  inorgani(pie  d'une 
socic'îté  qui  se  désagrège...  »  ■•  le  jjoison  «piotidieudes  sophismes  révolu- 
tionnaires... »  «  rUle  avait  c(;s  aj)[»étits  plébéiens  (pii  vont  si  sauvage- 
ment à  la  satisfaction  de  leurs  désirs...  >•  «  la  monstrueuse  idole,  le 
Démos-Mol«)ch  à  (pii,  lettrés  et  illettrés,  savants  et  ignonmts,  riches 
et  pauvres,  saisis  du  même  délire,  «ml  ollert  en  holoeauste,  dans  la 
falah;  année  i-HO,  la  France  et  la  civilisation...  » 

Une  si  vulgaire  rhélori([ue  est  un  assez  pauvre  moyen  d'agir  sur  le 


LA    DEHNIÈIIE    ÉTAPE    DE    M.    UOUUGET  2<)'J 

sentiment.  C'est  l'appel  d'un  homme  qui  cric  d'autant  plus  fort  qu'il 
86  sent  plus  isolé  {i'o.v  chunantis  in  deserto]  et  qu'il  veut  élourdir  son 
doute  intérieur.  Souvenez-vous  du  jugement  de  Nietzsche  sur  Carlyle, 
ce  rhéteur  par  nécessité  :  «<  Le  désir  d'une  forte  croyance  n'en  est  pas 
la  preuve,  tout  au  contraire.  Lorsqu'on  possède  cette  croyance,  on  peut 
se  payer  le  luxe  du  scepticisme  :  on  est  a^ez  sûr,  assez  ferme,  assez 
lié  pour  cela.  Carlyle  étourdit  quelque  chose  en  lui-même  par  le /?>/•- 
tissimo  de  sa  vénération  pour  les  hommes  d'une  forte  croyance  et  par 
sa  rage  contre  les  moins  stupides  :  il  a  besoin  du  bruit.  Une  déloyauté 
envers  lui-même,  constante  et  passionnée  —  c'est  là  ce  qui  lui  est 
propre,  c'est  par  là  qu'il  demeure  intéressant...  » 

Tel  est  le  terme  où  aboutit  M.  Bourget  par  son  inclination  propre  et 
sous  la  pression  du  milieu  qu'il  s'est  librement  choisi.  Si  je  remonte 
aux  motifs  personnels  de  ses  croyances,  ce  sera  de  façon  à  prévenir 
toute  méprise.  Ce  n'est  pas  moi  (jui  lui  reprocherai  de  s'être  complu  à 
peindre  les  adultères  des  duchesses:  il  y  a  des  sujets  pires  et  qu'on  a 
traités  plus  mal.  Je  ne  le  blâme  pas  non  plus  d'avoir  cherché  cette 
large  aisance  (jui  rend  faciles  les.  vt)yages,  l'étude  et  lo  loisir  fécond  ; 
il  n'est  pas  un  jouisseur,  loules  ses  ressources  tournent  à  son  travail. 
Sa  faute  est  toute  autre  et  plus  gra\e  :  c'est  un  péché  contre  l'esprit. 
Faisant  de  ces  propres  désirs  un  cas  normal,  il  s'est  fixé  de  bonne 
heure,  et  très  haut,  un  lype,  un  étalon  de  l'existence  littéraire.  Il  a  cru 
qu*au  delà  du  peu  cju'il  faut  pour  garantir  la  sécurité  matérielle  et  le 
libre  emploi  du  temps,  la  culture  continuait  de  s'accroître  avec  les  h(m- 
neurs,  avec  les  relations  mondaines,  avec  l'argent.  H  a  cru  que  tout 
besoin  non  satisfait  devait  se  traduire  en  esclavage,  en  petitesse  d'es- 
prit ou  de  cœur.  Ce  u* est  point  dans  sa  vie  que  je  prends  ceci,  c'est 
dans  son  œuvre,  qui  sue  le  mépris  de  la  pauvreté.  On  dirait  que  pour 
lui  la  misère  n'est  pas  seulement  le  dénuement  d'un  Milton  ou  d'un 
Corneille,  mais  Ihonnêle  médiocrité  d'un  Racine,  d'un  Schiller,  d'un 
Stendhal,  ou,  plus  près  de  nous,  d'un  Leconte  de  Lisle,  d'un  Louis 
Ménard.  Or  l'idée  que  se  fait  un  homme  de  la  place  due  à  ses  sembla- 
bles dans  l'arrangement  de  la  société,  tend  à  déterminer  peu  à  peu  sa 
conception  t(»tale  do  la  société  même.  Né  pour  être  avant  tout  un  shi- 
cère  témoin  de  la  vie,  l'écrivain  gagne  plus  qu'il  ne  perd  à  refuser  lou 
privilège,  à  rester  dans  le  rang,  à  vouloir  y  rester.  Ceux-là  qui,  fran- 
chement s'adaptent  aux  rudesses  de  ce  monde  qu'ils  veulent  améliorer, 
gardent  en  face  des  faits  inévitables  l'aisance,  la  légèreté,  la  liberté 
calme  de  leur  esprit.  Celui  (|ui  croit  devoir  élever  des  barrières  autour 
de  la  pensée  et  de  l'art,  les  préserver  comme  des  fleurs  fragiles,  leur 
épargner  les  poussées  et  les  chocs,  celui-là  se  condamne  à  transporter 
partout  la  même  timidité  inquiète  ;  et,  si  la  société  de  son  temps  ne  ré- 
pond plus  à  son  souci  de  conservation  et  de  hiérarchie,  à  la  regarder 
comme  une  chimère,  un  niimstre,  un  cloaque  d'incertitude  et  d'erreur. 

Michel  Arnauld 


Le  Déluge 


PANTOUIBLE  NAUTIQUE  POUR    QUELQUE  NOUVEAU-CIRQUE 


PERSONNAGES 


LE  SERPENT M'««  sarah  nERNUARDT 

GAIN MM.  moi:nbt-sully 

SEM FOOTITT 

ABEL A.   BRÛLÉ 

LE  GRAND  ARCHITECTE  DE  L'UNIVERS.     .     .  brkmowt 

ADAM PIERANTOSI 

NOÉ MKDRANO 

CHAM CHOCOLAT 

EVE  (rôle  muel) M'"«  iiéglon 

Hommes  antcdiluTiens,  Femmes  antédiluviennes,  Animaux,  Anges. 
(N.  B.  Ceux  qui  voudront  faire  l'ange  feront  la  bète.) 


PREMIER  TABLEAU 

LkI  i»i!*te  représente  un  payKige  bien  i)réhi#itorique  :  verdure  ;  au  centre  un  i)ommier  très 
feuillu  et  portant  une  pomme  unitiue,  avec  cet  écriteau  :  J)ifv)(se.  de  toucher.  Adam  et  Eve 
entrent,  bâillent,  h'assoient  l'un  en  face  de  l'autre  et  to  tournent  les  pouces. 


Hââààââ. 

ii;vK 
Hâââà. 

ADAM 

Tu  t'ennuies,  ma  petite  co-côte  ? 

i^VË   fait  un  signe  d'assentiment. 
ADAM 

On  ne  peut  pas  jouer  à  la  main  chaude,  on  n'est  que  deux;  on  devi- 
nerait tout  de  suite... 


LE    DÉLUGE  296 

Attendons  des  jours  meilleurs!  (Entrée  du  serpent  qui  sonne  avec  sa  sonnette.) 

Entrez  ! 

LE    SERPENT 

Bonjour,  messieurs  et  dames. 

ADAM,  lai  serrant  la  main. 

Bonjour,  Serpent.  Je  vous  présente  madame  Adam. 

LE    SERPENT 

Madame,  enchanté  !  (A  Adam)  Mes  compliments  !  Elle  est  gentille. 
Quant  votre  côte  fera  des  petites,  faudra  m'en  réserver  une.  Et  qu'est-ce 
que  vous  faites  ici  ? 

ADAM 

Vous  voyez  :  nous  nous  occupons  comme  nous  pouvons  ;  ah  !  c'est 
gai! 

LE    SERPENT 

Cherchez  un  amusement,  que  diable  !  (Coup  de  tonnerre.) 

ADAM,  sautant  ainsi  qu*Ève. 

Hé  bien  !  Qu'est-ce  que  ça  veut  dire  ? 

LE     SERPENT 

Vous  inquiétez  pas...  Amusez-vous  pendant  que  vous  êtes  jeunes;  on 
gtimpe  aux  arbres,  on  cueille  des  fruits.  Tenez,  celui-là,  par  exem- 
ple (il  déëigne  la  pomme).  Ça  doit  être  bon  à  manger. 

ADAM 

Peut-être  ;  on  nous  a  défendu  d'y  toucher. 

LE    SERPENT 

Qui  vous  a  défendu  ? 

ADAM,  montrant  le  promenoir. 

Le  Patron  ! 

LE    SERPENT 

Encore  les  tracasseries  de  l'Administration  !  A  votre  place  je  n'hési- 
terais pas. 

ADAM 

Qu'est-ce  que  vous  feriez  ? 

LE    SERPENT 

Je  prendrais  la  pomme  et  je  mordrais  dedans.  Je  saurais  à  quoi  m'en 
tenir,  après  ! 


^9^^  LA    REVUE   BLANCHE 

ADAM,  se  le\'ant  et  lo  chassant. 

Allez-vous-en,  mouchard!  Serpent!  Agent  provocateur  ! 

LE   SEnPEXT 

On  s'en  va  !  on  s'en  va  !  (Fausse  sortie.  Adam  et  Eve  recommencent  à  se  tourner  les 
pouces.  Adam  s'endort.  Le  serpent  rentre  et  appelle  Eve.)  Psitt,  psilt  !  (Il  agite  sa 
sonnette.) 

EVE  s'approche. 

LE    SERPE XT 

Voulez-vous  goûter  aux  pommes,  là,  pendant  que  votre  mari  dort? 

EVE  refuse. 
LE    SERPENT 

11  ne  saura  rien  !  Kt  vous  lui  ferez  goûter  après  !  C'est  si  bon  ! 
L'essayer,  c'est  l'adopter  ! 

iîVE  indique  le  promenoir;  le  Patron  a  défendu  de  toucher  ! 
LE    SERPENT 

Le  Patron?  Est-ce  qu'il  s'en  apercevra?  11  ne  peut  pas  èlre  partout  à 
la  fois.  Goûtez  donc!  Tenez,  je  vais  cueillir  moi-même  la  pomme;  celle- 
là  est  mûre. 

EVE  prend  le  fruit.  Coup  de  tonnerre. 
LE    SERPENT 

Mordez  dedans  ;  elle  ne  vous  empoisonnera  pas.  C'est  tout  fruit. 

EVE  mord  dans  la  pomme.  Coup  de  tonnerre- 
LE. SERPENT 

Hein?  c'est  bon  ?...  Eh,  là!  Ne  mangez  pas  tout,  comme  une  Suis- 
sesse ;  offrez-en  à  votre  mari  ! 

i:VE  se  laisse  convaincre  à  regret  (1).  Elle  éveille  son  mari. 
ADAM,  regardant  la  pomme. 
Quoi  ?  Qu'est-ce  que  c'est  ?  (Kve  fait  un  signe  que  ça  vient  du  pommier  et  que 

c'eFt  bon  à  manger).  Comment?  Tu  as  osé  !  Malheureuse!  que  va  dire  le 
Patron? 

iiVE  fait  mine  de  manger  le  reste  (2;. 
ADAM,  l'arrêtant. 

Misérable  !  tu  es  la  dernière  des  dernières  !  Donne  que  je   goûte  ! 


(1)  Historique. 

(2)  Également  historique 


LE   DELUGE  297 

(Il  goûte).  Un  peu  acide,  mais  pas  mauvais.  Est-ce  qu'il  y  en  a  d'autres 
sur  Tarbre  ? 

LE   SERPENT,  s'en  allant 

Je  crois  que  je  suis  de  trop.  La  plus  élémentaire  discrétion  me  com- 
mande de  me  retirer,  (il  sort.  Trompettes  à  la  cantonade.  Adam  et  Eve,  qui  fourra- 
geaient dans  le  pommier,  s'écartent  vivement,  et  feignent  de  dormir.  Le  Grand  Architecte 
de  l'Univers,  vieillard  vénérable  et  souriant,  parait  au  promenoir;  il  est  entouré  d'anges.) 

LE    GRAND    ARCHITECTE    DE    l'uNIVERS 

Hé,  les  enfants  !  Comme  ils  derment  bien  !  Le  voilà,  le  sommeil  de 
rinnocence ! 

ADAM,  s'étirant. 

Plaît-il? 

LE  G.  A.   DE  l'u. 

Vous  amusez-vous  un  peu  ? 

ADAM 

Oui,  beaucoup  ! 

Eve  fait  un  signe  d'assentiment. 

LE    G.    A.    DE    l'u. 

Hum  !  C'est  louche.  Vous  avez  été  bien  sages  ? 

ADAM 

Comme  votre  image. 

le  g.  a.  de  l'u. 

Continuez,  alors...  C'est  égal,  il  y  a  quelque  chose  de  bizarre  dans 
votre  attitude.  Je  reviendrai.  Quand  on  a  la  conscience  tranquille,  on  ne 

S^amuse  pas  tant  que  ça.    (il  va  pour  sortir.  Apercevant  le  pommier.)    Oll  !    Oh  : 
oh  !  oh  !  oh  !  Mais...  attendez  donc  !  (il  met  son  monocle  triangulaire.) 

ADAM,  à  Eve. 

Pigés  nous  sommes  ! 

le  g.  a.  de  l*u. 
Il  me  manque  une  pomme  ! 

ADAM,    troublé. 

Non. 

le  g.  a.  de  l'u. 

Si  fait!...  je  les  ai  comptées...  Il  n'y  en  avait  qu'une.  Où  est-elle? 

ADAM,  cherchant 

Sais  pas...  Elle  a  dû  tomber. 


r^g»  LA   REVUE   BLANCHB 

LE   G.    A.    DE  l'u. 

...  Dans  le  fossé,  c'est  pour  le  soldat,  hein?  Vous  voulez  me  faire 
marcher,  mon  gaillard.  Qui  a  mangé  la  pomme  ? 

ADAM 

C'est  le  serpent  ! 


Les  serpents  ne  mangent  pas  de  pommes  ! 

ADAM,  montrant  Eve. 

Il  lui  a  conseillé  de  mordre. 

LE   G.    A.    DE  l'u. 

Ah,  ah!  Elle  a  mordu  ? 

ADAM 

Oui,  et  elle  m'a  fait  mordre.  Eve  le  pince  (i)  Aïe  ! 

le  g.  a.  de  l'u. 

Ils  ont  mordu  !  Détournement  et  vol  avec  escalade  !  Votre  affaire  est 
bonne.  Ah!  vous  aimez  les  pommes?  Dorénavant,  pour  en  avoir,  vous 
travaillerez  et  vous  mangerez  voire  pain  à  la  sueur  de  votre  front.  (Aux 

anges  trompettes.)  Sonnez  aUX  archanges  de  semaine.  (Sonnerie.  Des  arrfianges 
paraissent  avec  des  garçons    de  cirque.)  Déménagez-moi  tout  Ça  !  (On  enlève  les 

arbres  et  le  feuillage.)  Maintenant  VOUS  êtes  contents  ;  amusez-vous  !  (Il  sort  ; 

obscurité.  Adam  et  Eve  se  dirigent  vers  la  sortie  ;  un  archange   lève   son  épée  luminenBe 
(tube  de  Qessler),  Adam  et  Eve  sortent  par  l'autre  côté.) 

Le  Temps,  vieillard  ataxique  et  qui  fauche,  apporte  un   écriteau  portant  ces   mots    : 

100  ans  après. 


Il*  TABLEAU 

Abel  et  Gain  arrivent  à  bicyclette.  Gain  a  nne  vilaine  bécane  ;  Abel,  une  belle  machine 
tonte  neuve. 

ABEL 

Gagné  !  Je  t'ai  rudement  gratté,  mon  pauvre  vieux  ! 

GAIN 

Comme  c'est  malin  î  Tu  as  une  bonne  marque.  Moi,  on  m'a  donné  un 
clou.  C'est  toujours  comme  ça;  tout  pour  toi,  et  rien  pour  moi! 

ABEL 

C'est  encore  trop  bon,  sale  envieux  ! 


(1)  Historique. 


LE   DÉLUGE  '^99 

GAIN 

Abel,  lais-toi  !  Je  suis  de  mauvaise  humeur 

ABEL 

Hou  !  sale  envieux  ! 

CAIN  . 

Abel  !  ça  finira  mal  ! 

ABEL 

...  Pas  peur  de  toi,  sale  envieux  ! 

GAIN 
Espère  un  peu  !  (il  saute  sur  lui.) 

ABEL 
Au  secours  !  à  Tassassin  !  (Trompettes,  Caïn  lâche  Abel.) 

LE  GRAND  ARGHITECTE,  paraissant  au  promenoir 

Qu'est  ce  qu'il  y  a  encore,  là  ! 

ABEL,  dé.sîgnant  Gain. 

C'est  lui  ! 

GAIN 

Pas  vrai,  menteur! 

ABEL,    pleurnichaBt . 

Si,  c'est  lui!...  m'a  battu! 

GAIN 

Pas  vrai  ! 

LE    G.    A.    DE    LU. 

Tais-toi!  tu  bats  ton   frère,    tu  finiras  sur  Téchafaud.    Touches-y 
encore,  et  tu  auras  affaire  à  moi  !  (H  s'en  va.  Trompettes.) 

GAIN,  à  Abel. 

On  te  donne  toujours  raison,  chouchou  ! 

ABEL 

Oui,  parce  que  je  suis  plus  gentil  que  toi  !  (il  grimpe  sur  sa  bicyclette.)  Et 
si  ta  recommences  à  me  battre,  je  le  répéterai  à  papa. 

GAIN 

Rapporteur  ! 


3or»  LA   REVUE   BLANCHE 

ABEL 

Vaurien,  feignant!...  casserole! 

CAIN,  «lutant  sur  sa  bécane. 

Répète-ça! 

A  BEL 

Casserole!...  m'attrapera,  m'attrapera  pas  ! 

GAIN 

Espère  un  brin  ! 

Caïu  i)édale,  rejoint  son  frère,  et  le  pousse.  Al)el  ramasse  une  pelle  mortelle.  Caïn,  sans 
s'occuper  de  son  frùre,  va  vérifier  si  la  machine  marche  l>ien,  et  fait  un  tour  de  piste  : 
coup  de  tonnerre. 

LE  (i.  A.  DE  l'u.,  paraissant  au  promenoir 

Caïn!  qu'est-ce  que  tu  as  fait  de  ton  frère  ! 

CAIX,  s'arr^tant. 

Please  ? 

LE   C.   A.    DE  i/u. 

Caïn?  AVhat  hâve  you  clone  with  your  brolher? 

CAlX,  d'un  air  dégagé. 

Dead! 

LE    C.    A.    DE    l'u. 

Quoi? 

.    CAI.N 

Morto  ! 


LE    (;.    A.    DE    L  U. 

J'arrive  toujours  trop  tard!  Infinie  criminel!  (Aux  anges)  Sonnez  aux 
archanges  de  semaine.  (Des  archanges  paraissant.)  ArriHoz  ce  fratricide. 

CAIX,  grimpant  sur  une  machine. 
Y  a  rien  de  fait  !  (Un  ange  prend  l'autre  bicyclette  et  le  poursuit.) 

LE    (;.    A.    DE    l'u.  ^ 

La  Justice  poursuivant  le   crime!   handicap!    (A  Adam  et  Eve  qui  rentrent) 

Ah!  vous  voilà!  Vous  vous  y  entendez  à  élever  des  enfants!  Quelle  déplo- 
rable famille!  Le  père  volait  des  pommes,  le  lils  assassine!  Colîrez-moi 

çà;  et  vous  savez,  je  vous   aurai  à  l'œil!  (U   s^ort;  on   emmène  Caïn,   Adam  et 
Eve.) 


LE   DÉLUGE  3oï 

A  BEL,  se  relevant. 

Et  moi?  on  m'oublie?  Eh!  là-bas  !  Eh!  là-bas!  (Il  sort  eo  courant.) 

Le  Temps,  qui  efface  bien  des  choses,  efface  sur  Técriteau  la  précédente  mention,  puis 
écrit  ces  mots  :  Plus  tard!  On  meuble  la  scène  de  quartiers  de  rocs. 


III'  TABLEAU 

La  famille  No6,  Mme  NoÉ,  Sem,  Cham,  Japhet  et  leurs  femmes  entrent,  poursuivis 
par  des  hommes  et  des  femmes.  Sem  a  le  nez  tiès  busqué,  une  longue  redingote,  l'accent 
alsacien,  et  des  diamants  ;  Cham  est  noir  ;  Japhet  est  en  pierrot, 

NOK 

Laissez-nous. 

XJN    HOMME 

Papa  Noé,  viens  danser  avec  nous. 

^  2*    HOMME 

Papa  Noé,  viens  boire,  c'est  ma  tournée. 

NOÉ 

Je  ne  bois  plus,  je  veux  maigrir. 

UNE    FEMME 

Amuse-toi,  pendant  que  tu  es  jeune,  papa  Noé! 

XOÉ 

Vous  n'êtes  pas  sérieux  !  Nous  ne  sommes  point  ici  pour  nous  amuser, 
nous  devons  manger  notre  pain  à  la  sueur  de  notre  front! 

I*'"    HOMME 

Vieux  malpropre  ! 

NOÉ 

Vous  buvez,  et  ensuite  vous  vous  battez.  Il  vous  arrivera  malheur, 
débauchés  ! 

UNE  FEMME,  aux  fils  de  Noé. 

Laissez-le  et  venez  avec  nous. 

NOÉ 
Mes  enfants,  ne  les  écoutez  pas!  (à  Japhet  qui  s'éloigne  avec  une  petite  femme) 

Ici,  Japhet,  vilain  pierrot!  veux-tu  revenir  (^  Cham)  et  toi!  Cham,  mal 
blanchi,  chocolat!  Reste  près  de  moi.  Regardez  votre  frère  Sem,  il  n'y 
a  pas  de  danger  qu'il  fasse  des  bêtises;  c'est  un  garçon  raisonnable. 
(A  une  femme  qui  le  chatouille)  Effrontée  !  Vous  u'avcz  pas  hontc  !  Il  n'y  a 
donc  pas  de  police  ! 


3o'2  LA  REVUE  BLANCHE 

TOUS 

Zut  pour  Noé  !  allons  boire! 

XOÉ 

Mes  enfants,  tenons-nous  à  l'écart  de  ces  pécheurs. 

(Ils  vont  s'installer  dans  un  coin  et  préparent  an  maigre  repas.  Les  hommes  et  les 
femmes  boirent  et  se  réjouissent,  à  la  manière  antédiluvienne,  qui  est  encore  la  nôtre.  Les 
hommes  se  prennent  de  querelle  et  se  battent.  Sem  s'approche  d'eux  et  leur  vend  dw 
petits  couteaux  ! 

LE  G.   A.    DE   LV,    paraiuant  au  promenoir. 

Regardez-les!  Non,  mais  regardez-les!  Si  ce  n'est  pas  une  abomina- 
tion! Dès  qu'on  les  livre  à  eux-mêmes,  ils  n'ont  rien  de  plus  pressé  que 
de  s'administrer  des  horions! 

(Entrent  des  prêtres  et  des  danseuses  escortant  le  char  du  Veau  d*Or.  Sem  s'approche.) 

LE    <;.    A.    DE    l'u. 

A  cette  heure,  ils  adorent  le  Veau  d'Or  ?  Il  ne  manquait  plus  que  ça  ! 

(Ballet  :  danses  autour  du  Veau  d'Or.  ) 

HOMMES    KT   FEMMES,  entraînant  Noé. 

Père  Noé,  viens  adorer  le  Veau  ! 

XOK 

Non  !  je  ne  le  digère  pas! 

TOUS 

Viens  donc,  papa  Noé  ! 

UN  HOMME,  montrant  Mme  Noé  mère. 

11  aime  mieux  la  vache  enragée. 

NOÉ 

Parfaitement!  Sem...  veux-tu  revenir  tout  de  suite  ! 

SEM 

Mais...  je  regarde...  le  veau...  là! 

NOÉ 

Regarde  ton  ]>ère,  ça  vaudra  mieux  ! 

TOUS 

Allons,  papa  Noé,  danse  avec  nous  autour  du^Vcau  dOr! 

NOEj  s'armant  d'un  tisonnier. 

Le  I)remier  qui  s'avance,  je  le  crève  (Sem  profitant  de  la  bagarre  va  casser  une 
corne  dn  Veau  d'Or  et  la  fourre  dans  sa  poche,  puis  revient,  avec  un  air  de  rien.) 


LE   DÉLUGE  3o'i 

LE    G.    A.    DE    l'u. 

Bravo,  papa  Noé! 

TOUS 
Laissons-le.  (Le  ballet  reprend.  Puis  le  cortège  du  Veau  d'Or  se  retire.) 

LE    G.    A.    DE    L*U. 

Non,  ça  ne  peut  pas  durer  comme  ça  !  C'est  trop  fort.  Ma  patience  est 
à  bout,  je  leur  donnerai  une  leçon  dont  ils  se  souviendront,  ou  plutôt 

dont  ils  ne  se  souviendront  pas!  (A    Koé  qui  est  resté  seul    en  scène,  arec,  sa 

famille.)  Pssitt..  Papa  Noé! 

NOÉ 

Allô  !  Qui  est  à  Tappareil  ? 

LE    G.    A.    DE    L*U. 

J.à-haut  !  au  promenoir  ! 

XOÉ,  levant  la  tête. 

Ah  !  Tiens  !  Le  Grand  Architecte  de  TUnivers?  Quel  bon  vent? 

LE    G.   A.    DE    l'u. 

Tu  sais,  tes  compatriotes  sont  des  galfâtres  ! 

fiOÛy   élégamment . 

C'est  rien  de  le  dire!  Ils  dégoûtent  les  poules. 

LE    G.    A.    DE    L^U. 

Ils  ont  lassé  ma   mansuétude...   Sais-tu  ce  que  je   vais  leur  faire 
sentir  ? 

NOÉ,  inquiet. 

Dites  voir... 

LE    G.    A.    DE    l'u. 

Je  vais  leur  faire  sentir  le  poids  de  ma  colère  ! 

NOÉ,   ras.suré. 

Ah,  bon  !  je  respire  !  Vous  aurez  rudement  raison. 

LE    G.    A.    DE    l'u. 

Je  noierai  toute  la  terre,  Tignoble  terre  ! 

XOÉ 

Eh  !  là  !  je  n'en  suis  plus,  moi. 

LE    G.    A.    DE   l'u. 

Rassure-toi,  je  t'épargne  avec  ta  famille  et  les  autres  animaux,  parce 
que  tu  as  des  principes. 


3o4  LA  REVUE   BLANCHE 

NOÉ,   modeste. 
J'ai  ma  bonne  part. 


LE    G.    A.    DE    L  V. 


Tu  suivras  mes  ordres  point  par  point;  d'abord,  tu  te  bâtiras  un 
bateau,  mais  pas  un  petit  bateau  mouche....  un  grand  bateau! 

NOÉ 

Comme  qui  dirait  une  arche  ? 

LE    G.    A.    DE    l'u. 

Juste,  Auguste!  Tu  introduiras  dans  le  bateau  un  échantillon  de  tous 
les  animaux  vivants,  puis  tes  enfants  et  leurs  femmes,  puis  toi  et  ta 
femme. 

NOÉ,   avec  espoir. 

Je  peux-t-y  laisser  ma  femme  à  terre  ?  Elle  est  si  lourde  ! 

LE    G.    A.    DE    l'u. 

Non,  tu  remmèneras  ! 

NOÉ 

J'aurais  préféré  la  laisser.  Tant  pis  !  Et  avec  ça? 

LE    G.    A.    DE    l'u. 

Tu  boucleras  et  puis  tu  attendras.  (Sem  s'approche.)  C'est  compris  ? 

NOÉ 

Oui,  oui!...  parfaitement.  Ensuite  ? 

LE    G.    A.    DE    l'u. 

Il  pleuvra  à  torrents.  Voilà  ! 

NOÉ 

Un  joli  temps  pour  les  grenouilles. 

LE   G.   A.    DE  l'u.,   lorgnant  le  promenoir. 

Ce  n'est  pas  ce  qui  manque.  Dès  que  tout  sera  noyé,  tu  pourras 
sortir. 

NOÉ 

Et  qu'est-ce  que  nous  mangerons?  Les  animaux? 

LE.    G.    A.    DE    l'u. 

Non  point,  ne  t'avise  pas  de  toucher  à  mon  Jardin  des  Plantes  !  Vous 
serez  au  régime  lacté.  Maintenant,  mets-toi  à  l'ouvrage,  et  ne  flâne 
pas!  Que  tout  soit  prêt  dans  un  quart  dlieure.  (Il  part;  Sem,  qui  a  écouté 

va  chercher  un  tas  de  vieux  parapluies.) 


LE    DÉLUGE  3o5 

NOÉ 

Bien.  (Revenant  à  ses  fils.)  Japhet,  Chocolat,  Sem  !  chaud,   chaud  !   On 
va  construire  un  bateau  !  Aidez-moi,  mes  enfants  ! 

(Construction  de  l'arche  dans  un  des  dégagements.) 

NOÉ,   sonnant  la  cloche. 

Attention  à  l'embarquement  ! 

SEM 

On  prend  des  passagers  ? 

NOÉ 

Des  émigrants  :  deux   exemplaires  de  chaque  animal.  Ah  !  voici  Sa 

Majesté,  la  première.  (Entrée  du  lion,  avec  une  petite  couronne,  puis  la  lionne,  pui 
l'éléphant,  le  rhinocéros,  l'hippopotame  ;  ces  animaux  montent  le  plan  incliné  qui  conduit  & 
Tarche.) 

NOÉ,   voyant  entrer  le  chameau. 

Et  on  veut  que  j'emmène  tout  de  même  Mme  Noé  ! 

SEM,   désignant  la  girafe. 

Elle  n'entrera  jamais  ! 

XOÉ 

Si,  en  deux  morceaux.  (En  effet,  le  col  de  la  girafe  se  plie  comme  les  cheminées 
des  steamers.  Entre  une  énorme  tortue  dont  les  écailles  sont  des  annonces,  puis  entre  une 
grue.  Noé  s'écrie  :)  Où  CSt  VOtrC  màlc?  (Lti  grue  se  retourne  et  désigne  du  bec  un 
personnage  qui  entre  :  le  maquereau.  Noé,  furieux  :)  VoUS,  VOUS  SUivrCZ  à  la  nage! 
(Le  maquereau  s'en  va.)  CeS  gCUS-là  SC  faufilent  partout  ! 

Entrent  plusieurs  ours  en  costume  de  théâtre  ;  les  petits  cochons  ;  une  paire  de  bœufs, 
les  ânes,  les  cerfs,  des  chevaux,  le  coq  et  toute  sa  basse-cour,  les  petits  lapins  qui  battent 
du  tambour,  des  chiens,  des  singes,  etc.,  etc.;  enfin,  une  bicyclette  et  un  tricycle. 

XOÉ,    ravi. 
Ah  !  Ce  sont  d'excellentes...  (Case  à  louer  pour  la  publicité.) 
Quelques  hommes  se  sont  approchés  durant  le  défilé. 

l"   HOMME 

Qu'est-ce  qu'il  fabrique,  le  père  Noé  ? 

îi*    HOMME 

Il  monte  une  ménagerie  ? 

V    HOMME 

Il  n'y  a  pas  un  pouce  d'eau,  et  il  construit  un  bateau  !  Père  Noé,  t'es 
fou? 

NOÉ 

Est-ce  que  ra  vous  regarde?  Môlez-vous  de  vos  affaires. 

LE    G.    A.    DE    l'u. 

Père  Noé,  tu  es  prêt? 

NOÉ 
Dans  une  petite  minute.  (Fin  du  défilé,  demi-obscurité*) 

l*'   HOMME 

Oh  !  il  pleuvra  tantôt,  le  temps  se  couvre. 

20 


SoG  LA   REVrJE    BLANCHE 

V«   HOMME 

Il  y  a  de  l'orage  dans  l'air,  il  est  lemj)s  de  rentrer  ! 

SE  M.    avec  des  parapluies. 

Qui  veut  dos  parapluies?  Pépins  à  vendre!  Voilà  les  beaux  pépins  ! 

Qui  n'a  pas  son  pépin.  (Tous  achètent  des  parapluies.) 

NOÉ 

Ilolà  !  les  enfants  !  c'est  votre  tour.  Vous  n'oubliez  rien  ? 

(Défilé  de  la  famille  Noé.) 

i*"'   HOMMK,   aux  gens  qui  accourent. 

Le  père  Xoé  est  complètement  toqué  :  le  voilà  en  bateau  sur  la  terre 
ferme  ! 

NOK,   tirant  l'échelle . 

Après  noiis,  le  déluge  !  On  peut  lâcher  le  grand  secours  ! 

LE   G.    A.    I)K   LV,j  braquant  un  tuyau  d'arrosage. 
Ouvrez  les  écluses  î  fBmit  de  pluio;  l'eau  monte;  les  hommes  se  réfugient  :^ur  lea 
rochers  qu'ils  se  disputent  ;  d'autix-s  nagent.) 

l"    HOMME 

Hé  !  père  Noé,  laisse-nous  monter  ! 

NOK 

Impossible,  c'est  complet  à  l'intérieur  î 
Voyons,  Noé,  tu  as  bien  un  peu  de  place  î 

SE  M 

Un  louis  par  tête  et  par  jour,  i)ayé  d'avance  î 
Tends-nous  réchelle. 

LE    G.    A.     DE    l'u. 

Père  Noé^je  le  défends  de  les  secourir  !  'Jj^^^^  hommes  se  sauvent  !\  Li  nage.) 
Bon  voyage  ! 

NOK,    nrditant  un  mot  historique. 

Que  d'eau  !  (^ue  d'eau  !!  Que  d'eau  !!! 

(L'arche  traverjrc  la  piste  lentement.: 

NOK 

Nous  voici  bientôt  anivés  :  N'est-ce  'pas  le  moni   Ararat,  là-bas?  Je 
ne  distingue  pas  bien  ! 

SKM,    liu  teinl:int  unu  l<»r«riielto. 

Foulez-fous  un  pon  chumelle? 

NOK,    avec  admiration. 

D('*jà  î  Tu  senis  baron,  toi  î  ,Ahx  .uur.v  :  LAcliez  les  jiigeons  voyageurs. 

(Lor*    pi^'coiis   h'envolent.   un  d'eux   n;vii;îit   avtc  une  hninclu!  d\»livier.^.  Le   déluge  eSt 
iini  !  (Arc-fu-ciel  ;  la  famille;  >'otj  drscoud  h.  trrre.' 

NOK 

Le  mont  Ararat!  Tout  le  monde  descend  ! 

(La  tête  de  la  girafe  sort  i»ar  le  toit  de  l'arche  et  =alue  joyeusement.  Retraite.) 

Pierre  Véber 


De  Don  Quichotte  à  Otero 


Béroalde  de  Vcrville,  ce  neveu  de  Rabelais,  dé  qui  l'œuvre 
pourrait  bien  être  une  œuvre  posthume  de  Rabelais  lui-môme, 
use  d'une  comparaison  effroyable,  grossière  et  pourtant  délicate 
et  précise  pour  caractériser  le  génie  des  divers  peuples  :  il  les 
symbolise  chacun  par  une  dés  différentes  espèces  de  vermine  : 
les  Français,  à  Tesprit  sautillant,  sont  les  puces  ;  les  Espagnols... 
il  est  bon  de  savoir  qu'il  y  a  trois  catégories  de  poux,  et...  la 
troisième^  dont  le  nom  ne  peut  s'écrire,  la  troisième,  écrit  en 
toutes  lettres  Béroalde,  «  sont  les  Espagnols  ».  Pareille  image 
était  présente  assurément  à  l'esprit  de  Bossuet,  quand  il  décri- 
vit les  bataillons  carrés  et  tenaces  de  Tannée  d'Espagne,  dans 
V Oraison  funèbre  du  prince  de  Condé. 

Il  ne  fallait  rien  moins  qu'une  allégorie  aussi  truculente,  de 
souche  aussi  vénérable  et  de  si  «  haultc  gresse  »  pour  nous 
préparer  seulement  à  transcrire  le  titre  du  prototype  du  roman 
picaresque,  le  célèbre  Taccano  Pahlos  de  Buscon^  le  chef- 
d'œuvre  de  O^ACvedo,  Pablo  de  Ségovie  (1).  D'aucuns  ont  pré- 
tendu que  plusieurs  chapitres  en  étaient  dignes  d'être  mis  en 
parallèle  avec  Don  Quicholle  ;  au  contraire,  même  dans  Don 
Ouicholle,  on  cherchera  en  vain  un  égal  grouillement  de  sil- 
houettes superbement  haillonneuses,  dont  le  soleil  de  Madrid 
détaille  les  déchiquetures. 

Voici  comme  se  campe  un  de  ces  hidalgos  que  Pablo  appelle 
«  cavaliers  de  hasard,  cavaliers  creux  ou  encore  cavaliers  rus- 
tres, cavaliers  de  crottin,  cavaliers  exténués,  cavaliers  canailles 
et  de  qui  la  vo(*alion  est  Tindustrie  ». 

Comme  nous  tenons  le  soleil  pour  notre  ennemi  [déclaré,  parce  qu*il 
découvre  nos  raccommodages  et  nos  déchirures,  nous  nous  mettons,  au 
matin,  jambes  ouvertes  devant  ses  rayons  et  nous  suivons,  sur  notre 
ombre,  celle  que  font  les  haillons  et  effilochures  de  nos  entre-jambes. 
Avec  des  ciseaux,  nous  faisons  la  barbe  à  nos  chausses.  C'est  toujours 
entre  les  jambes  que  les  culottes  s'usent,  nous  sommes  obligés  de  tailler 
des  languettes  par  derrière  pour  garnir  le  devant,  et  nous  ne  portons 
par  derrière  que  de  pacitiques  entailles,  car  la  doublure  demeure.  Le 
manteau  seul  le  sait.  Nous  nous  gardons,  d'ailleurs,  de  sortir  les  jours 
de  vent,  do  gravir  un  escalier  éclairé  ou  de  monter  à  cheval. 


(1)  ^Juevcclo  :  Pablo  de  Sêgovie  ;  Éditions  de  La  revue  blanch^^  un  vol.  in-18  de  288  pp. 


3o8  LA   REVUE   BLANCHE 

...  Si  nous  nous  sentons  démanger  devant  des  darnes^  nous  avons 
des  artifices  pour  nous  gratter  en  public  sans  être  vus  ;  si  c'est  à  la 
cuisse,  nous  racontons  que  nous  avons  vu  un  soldat  traversé  de  part  en 
part  à  cet  endroit;  nous  portons  la  main  à  la  place  où  cela  nous 
démange,  et  nous  nous  grattons  en  feignant  d'indiquer  la  blessure.  Si 
cela  nous  arrive  à  l'église  et  que  ce  soit  la  poitrine  qui  nous  démange, 
nous  donnons  le  Sanctus^  quand  même  on  n'en  serait  qu'à  17/i/roï^o.  Si 
c'est  au  dos,  nous  nous  levons,  et,  nous  appuyant  à  un  angle,  nous 
nous  haussons  sur  la  pointe  des  pieds  comme  pour  voir  quelque  chose. 

Quant  à  Pablo  lui-m(}nie,  fils  de  larron  et  de  sorcière,  neveu 
de  bourreau,  étudiant  à  Alcala,  mais  désireux  surtout  de  con- 
quérir ses  grades  dans  cet  art  que  son  père  définissait  «  non 
mécanique,  mais  libéral  »,  le  vol  ;  ruffian  à  ses  heures,  batteur 
de  pavés  et  pourfendeur  d'alguazils  après  boire,  sympathique 
toujours,  c'est  un  Panurge.  Les  vieux  traducteurs  le  nomment  :  le 
Grand  Taquin.  Il  amuse  par  ses  boQs  tours  et  par  ses  mésa- 
ventures. Une  entre  mille  est  d'une  boufTonnerie  épique,  son 
jeune  forcé  dans  la  pension  du  licencié  Cabra  : 

...  Ayant  demandé  les  commodités  à  un  ancien,  il  me  dit  : 
a  Je  ne  sais  pas;  dans  cette  maison,  il  n'y  en  a  pas  ;  poar  une  fois  que 
vous  aurez  ce  besoin,  tant  que  vous  serez  ici,  satisfaites-le  comme  vous 
pourrez  ;  car  il  y  a  deux  mois  que  je  suis  dans  cette  maison  et  je  n'ai 
fait  telle  chose  que  le  jour  de  mon  entrée,  comme  vous  à  présent,  parce 
que  j'avais  soupe  chez  moi  la  nuit  précédente.  » 

D'autres  épisodes  donnent  prétexte  à  une  spirituelle  satire 
littérain*  ou  à  la  complication  (h^  tendres  intrigues  :  car  Pablo 
finit  i)ar  se  fain*  galant  de  nonnes,  acteur  et  poète.  \'erlaine 
s'est  sans  nul  doute  souvenu  de  ce  personnage  dans  le  choix  du 
pseudonyme  —  dîlilleurs  son  propre  prénom  —  dont  il  signa 
une  petite pla([uetto,  assez  rare,  la([nelle  contient  les  pièces  les 
plus  libres  (h?  Parallèlemenl  :  Pablo  lierlancz,  à  Ségovie.  Mais 
quels  que  soient  les  avatars  du  héros  diî  (juevedo,  l'impression 
db  couleur,  de  vie  intense  ne  décroît  jamais.  Celle  vie  fut  d'ail- 
leurs souvent  l'existence  de  Ouevedo  en  personne,  et  c'est  de 
celle-ci  même,  bien  plus  que  du  roman  que  s'inspira  Lesage  en 
maints  endroits  de  son  (}il  Bla.^.  Ouevedo  avait  étudié  en  Alcala 
avantile  Pablo  qu'il  inv<Mila  ;  et,  avant  lui  et  bien  qu'il  fût  un 
très  honnéh;  homme  de  lettres,  il  acquitle  droit  d'intituler  nom- 
bre de  cha[)ilres  de  ses  aventures,  à  l'exemple  du  chapitre  XVI 
de  celh's  tlejPablo  :  «  Où  l'on  conlinue  sur  le  même  sujet  jus- 
qu'à la  mis(»3en  prison  de  tout  le  monde.  » 

Au  sortir  d'une  Espagne  aussi  pittoresque,  il  semble  qu'on 
doive  perdre  à  jamais  le  goilt  d'un  voyage  dans  l'Espagne  con- 


DON    QUICUOTTE  3o9 

leinporaine,  celle  que  nous  peut  révéler  le  chemin  de  fer.  Les 
couleurs  ont  dû  s*éteindre  depuis  Cervantes  et  Quevedo.  L'In- 
quisition, la  sorcellerie,  les  ruffians  nous  manquent.  N'est-il  pas 
sage  de  voir  TEspagne  comme  Méry  vit  Tlnde,  en  imagination, 
et  la  vraie  Espagne  n'est-elle  pas  celle  des  châteaux  ?  Heureu- 
sement il  est  un  mode  de  communication  qui  restera  toujours  le 
plus  perfectionné  tant  qu'il  y  aura  des  écrivains  de  talent,  celui 
qui  consiste  à  faire  venir  le  pays,  but  du  voyage,  à  son  domi- 
cile. Ne  craignons  pas  de  réinventer  le  livre  !  Un  roman  de 
mœurs  espagnoles  contemporaines,  la  Marquesita  (1),  nous 
restitue  l'Espagne  telle  que  nous  osions  à  peine  la  souhaiter,  et 
—  heureuse  surprise  —  telle  qu'elle  est,  car  on  n'invente  point 
de  tels  détails  de  terroir.  L'Espagne  de  M.  Jean-Louis  Talon 
n'a  plus  les  aulo-da-fé,  mais  la  fumée  des  cigares  ;  elle  a  oublié 
les  pouilleux  et  très  nobles  chevaliers  d'industrie,  mais  une  plus 
grosse  bête  démange  les  modernes  excellentissimes  :  le  taureau. 
Et  surtout  elle  a  toujours  le  soleil. 

Frank  Harris  a  écrit  le  roman  du  matador  Montés  (2).  Il  est  cu- 
rieux, et  il  n'est  pas  inutile  à  mieux  comprendre  Tâme  espagnole, 
de  lire  une  course  de  taureaux  observée  par  la  froideur  anglaise. 
C'est  un  sport,  et  l'art  mathématique  de  tuer  une  bête.  Bien  au 
contraire,  et  au  moins  ils  vivent.  Les  banderilleros,  chulos  et 
espadas  de  la  Marquesita,  rutilants  sous  «  l'habit  de  lumière  », 
sont  des  moucherons  ivres  qui  dansent  dans  un  rayon.  Les  fem- 
mes, de  la  Coiffeuse  à  la  Marquise,  gardent  pour  ces  hommes 
si  près  du  taureau  un  peu  du  feu  de  Pasiphaé. 

Les  toreros...  et  voici  qui  n'avait  encore  été  étudié  dans  aucun 
roman...  les  toreros  sont  simplement  des  garçons  bouchers  qui 
sont  beaux  et  vêtus  de  soie  scintillante  :  et  c'est  pourquoi  les 
excellentissimes  aficionados  les  aiment.  La  plus  splendide  brute 
d'entre  les  matadors,  Rcsalado  le  «  maricon  »,  choisit,  dans  une 
inconscience  naturelle,  pour  son  plus  monstrueux  juron,  le  nom 
de  la  Femme  :  «  Mujev!  » 

Il  n'y  a  plus  d'Inquisition  :  on  peut  regarder  de  plus  près  la 
Vierge  d'Espagne;  le  monajillo  qui  dit  tous  les  matins  la  prière 
à  la  Marquesita  Soledad  toute  nue  dans  son  bain,  le  monajillo 
le  jurera  sur  son  salut  éternel  :  il  n'y  a  pas  de  différence  entre  la 
Vierge  espagnole  et  la  petite  marquise  nue  dans  son  bain,  car 
»    la  Vierge,  à  Madrid,  c'est  Téternelle  Vénus. 

Alfred  Jarry 

(1)  Jean- Louis*  Talon  :  La  Marque»'\ta : 'PAxtion^  de  La  reçue   blanche^  un  vol.    in-18  de 
318  pp.,  sous  couverture  en  couleurs  de  Sancha. 

(2)  Frank  Harris  :   Montas  îe  Matador,  traduit  de  l'anglais  :    Mercure  de   France,  un 
▼cl.  in-18. 


La  Quinzaine 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES 

Après  la  Paix.  —  Lorsque  le  cabinet  de  Londres  provoqua  en  1899 
un  contlit  qu'il  pensait  pouvoir  clore  à  sa  guise,  à  son  heure,  en  expé- 
diant 5o.ooo  fantassins  et  cavaliers,  et  en  ouvrant  un  crédit  de  ti5o  rail- 
lions, il  se  proposait  un  objectif  bien  déterminé.  En  se  reportant  aux 
discours  prononcés,  il  y  a  deux  ans  et  demi  et  plus  par  les  ministres 
de  Sa  Majesté,  soit  aux  Lords  et  aux  Communes,  soit  aux  banquets  offi- 
ciels, on  se  convaincra  aisément  que  la  Grande-Bretagne  visait  à  conso- 
lider sa  domination  sud-africaine,  ébranlée  parle  mouvement afrikander. 
Si  elle  a  renouvelé,  cette  fois  avec  plus  d'éléments  de  succès,  Tagressioii 
déjà  tentée  en  1895  par  le  do<*teur  Jameson  contre  le  Transvaal,  c'est 
que  les  Républiques  lui  semblaient  le  foyer  central  de  cette  agitation.  En 
détruisant  leur  indépendance,  elle  comptait  éteindre  à  tout  jamais  une 
propagande  dont  elle  discernait  les  périls  ;  elle  voulait  étouiïer,  noyer 
sous  l'afflux  de  la  race  anglo-saxonne  la  vieille  souche  hollandaise, 
toujours  vivace  et  féconde. 

Or  ce  but  n'a  pas  été  touché.  Le  mouvement  afrikander,  en  d'autres 
termes  la  poussée  hollandaise  contre  la  suzeraineté  des  anglo-saxons, 
subsiste  ;  elle  grandit  :  les  clauses  de  la  paix  ne  pourront  que  la 
surexciter.  Dans  quelques  mois,  dans  quelques  années,  le  cabinet  de 
Londres  sera  vraisemblablement  contraint  de  réitérer  un  effort  colos- 
sal —  sous  lequel  Ijes  trois  royaumes  ont  déjà  plié  :  seulement  cette 
fois,  au  lieu  de  déclarer  une  guerre,  il  aura  une  insurrection  générale  à 
comprimer. 

Kn  séparant  la  cause  des  Boers  de  celle  des  rebelles  de  la  Natalie  et 
du  Cap,  M.  Chamberlain,  et  l'exécuteur  de  ses  volontés,  lord  Milner, 
ont  cru  tHre  adroits,  ils  ont  commis  une  faute  énorme,  dont  les  consé- 
quences peuvent  ôtre  illimitées.  Amnistie  pour  les  premiers,  —  sanc- 
tions draconiennes  pour  les  seconds  :  c'est  la  méthode  du  «  diviser  pour 
régner  »,  qui  a  pu  être  excellente  et  habile  dans  Tïnde,  avec  des  popu- 
lations dont  les  conceptions,  Téducation,  les  traditions  étaient  diverses, 
parfois  antagonistes.  —  qui  sera  désastreuse  avec  des  hommes  de  même 
sang,  de  mêmes  aspirations,  de  commune  histoire. 

Les  Afrikanders  du  Cap  et  du  Natal  ne  garderont  pas  rancune  aux 
Dewet.  aux  Stein,  aux  Delarey,  aux  Botha  d'avoir  souscrit  à  une  clause 
si  rigoureuse  pour  ceux  que  le  traité  qualifie  de  rebelles.  Nécessité  fait 
loi.  Les  chefs  républicains  n'étaient  plus  en  posture  de  choisir  ni  de 
refuser.  Mais  l'antipathie,  la  haine  contre  la  domination  anglaise  s'en 
accroîtront  d'autant.  Chaque  juj^^oment  prononcé  par  les  tribunaux  colo- 
niaux retentira  comme  une  condamnation  contre  la  race  hollandaise  tout 
entière.  Les  vaincus  du  Transvaal  et  d'Orange  garderont  leurs  larmes 


iNOTP:S  POLITIQUES  ET  SOCIALES  3ll 

et  leur  respect  pour  les  vaincus  des  anciens  territoires  britanniques 
frappés,  pour  eux,  plus  cruellement  qu'eux. 

Et  inversement,  ceux-ci  subiront,  ressentiront  l'injure  infligée  à  ceux- 
là,  chaque  fois  que  l'Angleterre  différera  à  Pretoria,  à  Johannesburg,  à 
Bloemfontein,  l'institution  du  régime  représentatif  et  de  l'autonomie 
promis  par  traité.  Peut-on  supposer  que  cette  échéance  ne  sera  pas  indé- 
finiment ajournée,  —  reculée  du  moins  à  une  étape  lointaine,  —  alors 
qu'un  système  politique  loyal,  celui  de  l'Australie  ou  celui  du  Canada, 
restaurerait  au  Transvaal  et  dans  TOrange  cette  prépondérance  hollan- 
daise dont  M.  Chamberlain  préconisait  si  violemment  l'extinction? 

Que  les  territoires  des  anciennes  Républiques  soient  dotés  de  deux 
gouvernements  distincts,  ou  qu'ils  soient  fusionnés  sous  un  seul,  du 
jour  où  le  parlementarisme  y  sera  ressuscité,  les  Anglo-Saxons  appa- 
raîtront en  minorité  et  leur  faiblesse  ira  croissante,  parce  que  leurs 
adversaires  demeureront  plus  prolifiques. 

Qu'une  fédération  sud-africaine  soit  formée  de  la  Rhodesia  à  Table- 
Ray  et  à  la  côte  orientale,  il  n'est  pas  contestable  non  plus  que  l'élément 
afrikander  y  soit  en  majorité.  Il  dominerait  déjà  la  Chambre  du  Cap,  si 
les  élections  s'y  faisaient  conformément  à  la  loi,  et  il  fut  si  fort  dans  le 
passé  que  Cecil  Rhodes  lui-mùme  pensa  devoir  négocier  avec  lui. 

Et  ainsi,  quelque  solution  que  le  cabinet  de  Londres  adopte,  du 
moment  que  l'autonomie  prévaudra,  la  race  anglaise,  victorieuse  en 
apparence,  sera  à  bref  délai  subjuguée  légalement  par  la  race  hollan- 
daise. Et  si  celle-ci,  soit  dans  le  Transvaal  et  l'Orange,  soit  dans 
l'Afrique  Australe  tout  entière  se  prononce  pour  le  séparatisme,  il  faudra 
que  la  Grande-Bretagne  reprenne  les  armes,  pour  une  mauvaise  cause, 
et  en  vue  d'une  issue  douteuse. 

Elle  se  trouvera  donc  entraînée  à  restreindre  le  plus  possible  la  liberté 
dans  ses  nouvelles  annexes  et  par  contre-coup  dans  ses  anciennes  pos- 
sessions. Comment  douter  dès  lors  que  de  formidables  insurrections 
n'éclatent  et  que  les  Afrikanders  et  les  Boers,  plus  solidaires,  mieux 
concertés  que  jadis,  n'imposent  aux  successeurs  de  lord  Milner  des  efforts 
qu'ils  seront  impuissants  à  soutenir? 

Le  règlement  libéral  et  le  règlement  absolutiste  du  problème  sud- 
africain  apparaissent  également  redoutables  pour  le  Royaume-Uni.  S'ils 
réfléchissaient,  les  impérialistes  considéreraient  que  leur  victoire  est  de 
pure  façade  et  que  l'avenir  s'obscurcit  de  sinistres  menaces.  Ils  ont 
acquis  la  paix  —  non  la  pacification  ;  ils  ont  conclu,  non  un  accord,  mais 
une  suspension  d'armes.  Plus  que  jamais  l'Afrique  Australe  absorbera 
les  forces  vives  de  l'Angleterre,  et  il  eut  certes  mieux  valu  pour  elle 
que,  vaincue,  ou  reconnaissant  l'effroyable  péril  de  l'aventure  où  elle 
se  jetait,  elle  eût  maintenu  un  statu  (jud^  (jui,  nous  l'avouerons,  n'était 
pas  non  plus  dépourvu  de  dangers.  Du  moins  les  lendemains  immé- 
diats étaient  à  peu  près  suuve^^arrlés. 

Paul  Louis 


3  12  LA  REVUE  BLANCHE 

GAZETTE  DART 

Les  nouvelles  salles  de  Versailles.  —  La  figure  humaine  n'est 
pas  qu'un  prétexte  à  décoration  et  ne  doit  pas  donner  de  plaisir  qu'à 
notre  sensualité  ;  si  elle  ne  concourait,  dans  un  portrait,  qu'à  une 
arabesque  on  la  remplacerait  avec  avantage  par  bien  d'autres  éléments. 
Un  portrait,  en  môme  temps  qu'il  doit  être  émouvant,  doit  plutôt  faire 
ressortir  la  façon  d'être  du  sujet.  C'est,  si  Ton  veut,  un  ouvragé  plus 
intelligent  que  sensuel  ;  qui  définit  le  caractère  des  personnages  sans 
cesser  de  nous  ravir.  Notez  d'ailleurs  que  si  un  mauvais  portrait  peut 
être  une  belle  toile,  une  image  exacte  est  nécessairement  belle  :  ce  choix, 
cette  exagération,  cet  ordre  idéal  que  veut  la  connaissance  des  hommes 
sont  les  mêmes  facultés  qui  engendrent  l'œuvre  d'art. 

Les  toiles  qu'a  réunies  M.  de  Nolhac  n'ont  ni  cette  beauté  formelle, 
ni  cette  autre  beauté,  supérieur^  semble-t-il,  qui  porte  le  cachet  solide 
de  l'intelligence.   Des  peintres  comme  Nattier,   comme  Rigaud,    qui 
furent  les  plus  fameux  de  leur  temps,  ont  bien  à  la  fois  quelque  com- 
préhension du  modèle,  quelque   goût  dans  l'ordonnance  :  mais  ils  l'ont 
par  leur  médiocrité  qui  n'a  pu  choisir  entre  l'agrément  et  le  caractère. 
Voyez  Rigaud   :   il  a  de  lélégance  et  du   style  dans  son  Maréchal  de 
Noailles^  une  pompe  adécjuate  dans  son  Dangean  :  mais  il  est  ici  trop 
doucereux  pour  être  significatif,  là  son  grotesque  n'a  point  de  saveur 
pour  qui  ne  connait  le  personnage.   Il  lui  faut,  pour  réussir,  des  bour- 
geois de  son  monde,  et  qui  ne  le  dépassent  pas  trop  par  l'esprit.  Il  voit 
bien,  par  exemple,  ûeBoileau,  la  sagacité,  mais  pas  la  sûreté,  ni  l'amour 
du  beau.   Par  contre,  si  Ton  Lrouve,  aux  insignifiants,  nécessaire  une 
image   insignifiante,   le  portrait  de  Jean-Jacques  Keller  peut  passer 
pour  un  chef-d'œuvre.  Avec  un  peu  de  vigueur,  c'est-à-dire  de  précision 
dans  les  lignes,  de  solidité  dans  les  masses,  celte  toile  ne  manquerait, 
pour  contenter  les  plus  exigeants,  que  de  cette  force  intime  et  mesurée 
qui  pourtant  tHait  si  commune  à  l'époque.  Mais  on  peut  se  plaindre  qu'on 
peigne  les  petites  gens,  sinon,  demander  qu'on   leur  prête  une  allure 
qu'ils  n'ont  pas.  C'est  bien  peu  que  la  tenue,  la  forme  agréable   d'une 
œuvre  au  prix  de  ce  qui  doit  l'animer.  Largillière,  par  exemple  dont  on 
voit  ici  un  portrait  par  lui-mt>me,  na  pas  l'habileté  de  Rigaud  dans  ses 
lignes  ni  dans  ses  lumières,  mais  à  tous  ceux  qui  tiennent  le  talent  à  son 
rang,  qui  est  le  second,  il  sera  préférable  par  le  pouvoir  supérieur  et 
moins  spécial  qu'il  tient  en  réserve. 

Nattier,  qui  se  représente  entouré  de  sa  famille  en  gros  bourgeois 
inconscient,  est  plus  médiocre  encore  que  Rigaud  qui  paraît  près  de  lui 
plein  de  style  et  de  fermeté.  Il  a  eu  la  chance  de  peindre  ces  femmes 
singulières  que  furent  Mesdames,  et  il  faut  bien  de  l'attention  pour  dis- 
tinguer dans  ses  saletés  doucereuses  la  morgue  innée  et  bête  de 
Madame  Sophie,  la  bestialité  de  Madame  Klisabeth,  la  résignation  de 
Mesdames  Henriette  et  Adélaïde,  (^e  n'est  pas  à  dire  qu'il  ne  jiuissc 
réussir  dans  des  sujets  sans  prétention.  Son  petit  portrait  de  Ma- 
dame Sophie  est  d'un  joli  coloris,  sa  Madame  Louise  est  gentille,  par- 


GAZETTE   D  ART 


3i3 


ce  que  jeune,  mais  il  a  tout  l'odieux  de  Tacadémique,  qui  est  de  se  servir 
d'un  canon  grandiose  sans  rien  avoir  pour  le  remplir. 

C'est  une  femme  qui  triomphe  seule  parmi  tant  de  peintres  fameux. 
Mme  Vigée-Lebrun  n'a  aucun  souci  du  modèle;  elle  ne  peint  que  pour 
le  plaisir.  Lorsqu'elle  se  hausse  a  de  grandes  machines  elle  n'est,  il  est 
vrai,  rien  de  mieux  que  Natoire,  et  c'est  peu.  Mais  elle  a  une  grâce  de 
dessin,  une  audace  de  couleur  presque  impressionnistes  lorsqu'elle  se 
renferme  dans  des  tableaux  intimes.  Il  faut  voir  comment  le  frais  visage 
de  la  reine,  la  rose  qu'elle  tient,  son  bras  nu  reposent  sur  la  gamme  verte 
et  bleue  du  décor,  quelle  richesse  brillante  est  accumulée  autour  du 
Dauphin  et  de  sa  sœur.  Bien  sûr,  ces  toiles  n'ont  rien  de  ces  lignes  bien 
assises,  de  ces  fortes  oppositions  qui  plaisent  à  un  goût  sévère  ;  mais 
leur  ton  est  ici  d  une  chaleur,  là  d'une  profondeur  translucide  qui  jamais 
n'ont  été  dépassées.  Cet  amour  de  la  couleur,  qu'ont  eu  tant  de  peintres 
français,  est  curieux  lorsqu'on  pense  combien  elle  est  aujourd'hui  ré- 
prouvée. Un  Largillière,  un  Rigaud,  un  Nattier,  s'ils  usent  de  couleurs 
noires,  osent  obtenir  certains  gris,  certaines  ombres  colorés,  tout  comme 
nos  impressionnistes.  Il  est  bon  de  savoir  qu'il  y  a  toute  une  tradition 
française  qui  va  du  Lorrain  et  de  Watteau  à  Renoir  et  à  Monct,  pour 
s'épurer  tout  à  fait  chez  Cross  et  chez  Signac. 

Mais  c'est  moins  en  artiste  qu'en  curieux  qu'il  faut  aller  à  Versailles. 
Un  aïeul  de  M.  Ranc  y  peint  Louis  XV  enfant.  Mme  de  Maintenon  y  est, 
comme  dit  Verlaine,  sous  ses  coiffes  de  lin,  mais  elle  a  bien  l'air,  que  lui 
donne  Montesquieu,  de  ne  penser  qu'à  rabaisser  jusqu'à  elle  la  grande 
âme  du  Roi.  Auprès  d'affreux  Vanloo,  de  Belle  sans  esprit,  des  inconnus, 
inspirés  par  des  modèles  d'exception,  nous  montrent  Mademoiselle  de 
Charolais,  roublarde  et  complaisante  dans  sa  vertu,  comme  le  veut  son 
costume  de  moine.  Mademoiselle  de  Clermont,  en  pèlerin,  ferme, 
sanguine  et  résolue.  Si  M.  Gobert  inflige  à  des  infortunés  des  poses 
figées  et  ridicules,  M.  Galloche  rend  à  merveille  la  face  exsangue  et 
comme  illuminée  d'intelligence  de  Fontenelle,  un  élève  de  Detroy  le 
regard  aigu  et  pn'cis  de  Voltaire  ;  Jean-Baptiste  Rousseau  est  un  sot 
bouffi,  mais  un  noir  Tocqué  fait  voir  un  Gresset  gouailleur  et  peuple. 
Voici  quelques  grands  personnages;  Maupeou  amer  et  désolé,  en  face 
du  Le  Febi^re  d'Ormesson,  par  Tocqué,  tout  content  de  soi  et  affecté; 
le  duc  de  Broglie,  dans  un  bon  portrait  anonyme,  en  général  circons- 
pect, et  le  Matignon  de  Tocqué  en  culotte  de  peau  insouciante  et  brave. 
Les  ministres  suivant  leurs  charges  sont  divers.  Le  Choiseul  de  Vanloo 
est  un  singe  replet  et  pétillant,  le  Choiseul-Praslin  de  Roslin  en  est  un 
ennuyé  et  glacé,  tandis  que  M.  de  Vergennes  ne  sait  pas  s'il  doit  rire 
au  miheude  ses  larmes,  que  le  contrôleur  Terray  a  motif  d'être  grognon, 
et  que  le  comte  de  St-Germain  est  la  vieille  baderne  austère  et  laide 
qu'il  sied.  Ailleurs,  il  nuit  aux  artistes  d'être  représentés  :  le  Boucher 
de  Roslin  est  un  froid  polisson  sexagénaire,  le  (ÏAlembert  de  Francin, 
un  macaque  bilieux,  VHehêlius  de  Caffieri,  une  contrefaçon  plus  béte  et 
plus  grossièrement  dédaigneuse  de  Louis  XV,  et  le  Linné  de  Roslin  a 
toute  la  fatuité  imbécile  du  savant  moderne.  D'autres  ont  un  meilleur 


3i4  LA  REVUE   BLANCHE 

sort,  soit,  comme  Voltaire  et  Diderot,  qu'ils  soient  affadis  par  Houdon, 
soit  que  nous  apparaissent  sous  le  pinceau  de  Mme  Lebrun  un  Grèlrij 
guilleret  et  décidé,  sous  celui  d^  Duplessis  un  Gluck  inspiré  et  logique. 
Les  plus  intéressants  des  personnages  sont  ceux  de  qui  Ton  préjuge 
le  plus  mal.  Qu'elle  vienne  d'une  grandeur  native  ou  de  Thabitude  du 
règne,  la  majesté  des  princes  de  France  est  authentique  et  sans  égale. 
Dans  les  portraits  de  Drouais,  qui,  s'il  n'est  pas  un  grand  peintre,  a  une 
sûre  intuition  du  sujet,  une  rare  fermeté  descriptive,  tous  les  libertins 
se  réjouiront  de  voir  un  si  gracieux  mépris  pour  les  hommes  et  leurs 
petites  morales.  Je  sais  bien  qu'ils  n'ont  plus  rien,  ces  princes,  sinon  le 
souvenir,  qui  justifie  la  grandeur  de  leur  air.  Elle  est  une  attitude, 
mais  tellement  naturelle  que  ce  mot  peut  paraître  injuste.  Qu'il  y  a 
d'audace  et  d'ironie  dans  Madame  .Sophie  qui,  cependant,  est  sans 
doute  une  imbécile  !  qu'il  y  a  de  séduction ,  d'indifférence  dans  la 
débauche  mélancolique  de  Louis  XV  !  Comment  ne  pas  se  plaire  à  la 
sagacité  studieuse  du  jeune  comte  de  Pro{>ence,  ne  pas  admirer  Tauto- 
.  rite  dont  le  Roi,  dans  le  busle  de  Gois,  impose  sa  complaisance  à  soi- 
même?  Non  pas.  sans  doute,  qu'au  regard  d'une  forte  culture,  et  par 
exemple,  à  Versailles,  des  jardins,  de  la  beauté  sensuelle  des  Coysevox, 
ces  plaisirs  ne  soient  trop  légers  et  insuffisants,  qu'au  souvenir  de  la 
Renaissance,  ces  rinceaux  ne  soient  impurs,  ténus  et  chauds  comme 
les  mélodies  de  Mozart  :  mais  il  faut  les  aimer  quand  même  pour  cette 
artleur  et  cette  finesse  sai)rrme,  parce  qu'ils  ont  ainsi  tout  le  n^confort, 
toute  la  satisfaction  qui  puissent  nous  guérir  de  la  barbarie. 

Fehxam)  Caussv 

LES  THEATRES 

Athénée  :  Les  Angles  jlu  Divorce,  de  M.  Biollav.  —  Vaudeville  : 
Les  Petites  Jourdeuil,  de  MM.  De.mek  et  Cukvallier. —  Porte  Saint" 
Martin  :  La  Guerre  de  l'or,  de  M.  Dinour.  —  Odéon  :  Second  mé- 
nage, de  MM.  Sylvaxe  et  Fmovkz. —  Gf/mnase:  Le  Convive  et  Pépin 
Cadet,  de  M.  Pacat.  —  Grand  Guip:nol  :  Scrupules,  de  M.  Miiibkau. 
— Ambigu  :  La  Porteuse  de  pain,  de  d'f^NNEiiY. — Capucines  :  Petite 
Aventure,  de  M.  Maizi-hov. 

Rarement  quinzaine  fui  plus,  et  plus  inutilement  chargée.  Les  théâ- 
tres nous  convièrent  à  niaint<*s  premières.  Mais  on  ne  peut  s'arrêter 
devant  une  coh>nne  Morris  sans  se  cruire  victime  d'une  légère  halluci- 
nation. La  plupart  des  œuvres  représentées  ont  déjà  disparu  de  l'affiche. 
L'été  vient,  tardif,  nuiis  implacable.  Les  directeurs  ne  le  furent  pas 
moins.  Ft  d'abord  la  rapide  oraison  funèbre  de  ces  pièces  mort-nées. 
Files  ne  laissent  point  (pie  des  regrets. 

A  rAth<'iiGe,  M.  Deval  qui  s'aflirnie  le  plus  «  expéditif  »  des  directeurs, 
a  joué  trois  fois,  en  lever  de  rideau,  —  lever  de  rideau  assez  lourd  — 
une  pièce  en  cinq  actes,  de  M.  Biollay  :  les  Anf(les  du  Dii>orce.  J'ai  cru 
y  découvrir  la  matière  d'un  vaudeville  qui  aurait  pu  sembler  fort  gai  ; 
mais  l'auteur  traita  son  sujet  avec  un  sérieux  qui  ne  parut  pas  de  cir- 


LES   THÉÂTRES  ^5 

constance.  Au  Feste,  on  ne  saurait  se  prononcer  qu'avec  réserve,  sur  la 
valeur  d'une  pièce  présentée  en  de  si  fâcheuses  conditions,  et  telles 
qu'elle  ne  pouvait  obtenir  auprès  du  public  que  le  plus  mauvais  accueil. 
Ce  tour  de  prestidigitation  qui  ne  réjouit  personne,  pas  même  l'auteur, 
fut  accompli  avec  une  regrettable  prestesse. 

Regrettons  la  fin  prématurée  des  Petites  Jourdeuil^  de  MM.  Denier 
et  Chevallier,  au  Vaudeville.  C'était  une  pièce  honnête  et  qui  valut 
mieux  que  son  sort  éphémère.  Avec  plus  de  curiosité  psychologique,  les 
auteurs  auraient  pu  tirer,  d'un  sujet  curieux  et  assez  neuf,  une  pièce  plus 
éclatante  et  d'une  moins  triste  destinée.  Ils  évitèrent  avec  un  soin  minu- 
tieux toutes  les  occasions  d'audace  et  rencontrèrent  la  banalité.  Cepen- 
dant en  ces  quatre  actes  d'un  tour  souvent  habile,  un  peu  lents  dans 
leur  développement,  quelques  scènes  heureuses  attirèrent  l'attention. 
D'une  façon  générale,  il  sembla  que  l'humanité  manquât  un  peu  aux 
divers  personnages,  trop  légèrement  silhouettés.  Œuvre  convenable- 
ment écrite  et,  somme  toute,  distinguée. 

De  M.  Dubout,  à  la  l^orle  Saint-Martin,  la  Guerre  de  l'or.  Pièce 
d'actualité,  mais  d'une  tenue  assez  littéraire,  et  d'une  exécution  assez 
sobre.  Cela  dépasse  incontestablement  Frèdègonde  ;  M.  Dubout  est  en 
j)rogrès.  On  voit  Krûger,  et  Kronje,  et  Mme  Kronje,De  Wet,  l'insaisis- 
sable De  Wet.  Et  on  ne  tire  pas  un  coup  de  fusil.  Pour  cela  seul, 
M.  Dubout  eût  mérité  nos  félicitations  et  peut-être  la  Comédie-Fran- 
çaise. On  ne  sait  pourquoi  les  habitants  dn  quartier  préféreraient  le 
Courrier  de  Lyon^  bien  vieux,  à  la  Guerre  de  l'or,  pas  trop  jeune  ;  c'est 
affaire  à  eux.  Enfin  la  guerre  est  finie,  la  pièce  aussi.  Je  n'ose  dire  que 
tout  va  bien. 

De  profundis  î 

A  rOdéon,  il  parait  que  le  Second  ménage  va  encore,  mais  on  a  de 
mauvaises  nouvelles;  et  le  théâtre  a  une  clôture  réglementaire  qui 
menace.  La  pièce  de  MM.  Sylvane  et  Froyez  est  une  pièce  gaie,  qui  ne 
vous  secoue  pas  trop.  Cependant  les  auteurs  sont  des  gens  d'esprit.  Ils 
en  dépensèrent  (luelque  peu,  avec  retenue,  au  cours  d'un  imbroglio 
sans  imprévu. 

M.  Franck  se  propose  déjouer,  durant  Tété,  deux  pièces  de  M.  Pagat 
qui  ont  Tune  et  l'autre  fort  bien  réussi  ;  peut-être  auraient-elles  réussi 
en  hiver. 

La  première,  un  acte  d'une  agréable  fantaisie  humouristique  et  d'un 
comique  assez  intense,  le  Conviçe,  a  sur  d'autres  la  supériorité  d'être 
jouée  par  l'incomparable  et  éblouissant  Huguenet. 

L'autre,  Pépin  Cadet,  pièce  en  trois  actes,  se  situe  entre  la  farce  et 
la  comédie,  ou  plutôt  je  crois  que  c'est  le  sujet  d'une  farce  fort  habile- 
ment traité  en  comédie.  La  verve  n'en  est  pas  moins  exubérante,  mais 
soutenue.  La  donnée  rappela  d'une  façon  générale  l'idée  première  d'un 
fort  joli  et  spirituel  roman  fantaisiste  de  M.  Henri  Lavedan,  Sire,  Mais 
les  détails  de  l'intrigue  sont  inédits  et  fort  heureusement  imaginés.  Un 
dénouement  un  peu  .yrr/^6\v</w6',  dans  une  note  gentiment  attendrie  et 
conventionnelle,  satisfera  l'àme  nonchalante  et  douce    des  spectateurs 


3l(î  LA  REVUE   BLANCHE 

d'été,  auxquels  le  scepticisme  est  lourd.  Des  situations  d'une  drôlerie 
extrême,  des  mots  piquants,  d'autres  assez  fins,  un  ton  de  satire  pas 
méchante  et  de  fantaisie. pas  «  rosse  »,  Tentrain  de  Galipaux,  très  à 
son  affaire,  la  cocasserie  de  Mlle  Guitty,  la  gr«Ace  juvénile  de  Mlle  Lan- 
telme,  et  la  bonne  grâce  de  M.  André  lïall,  assurent  l'heureuse  fortune 
de  cette  heureuse  pièce. 

Le  Grand-Guignol  clôture  dignement  une  jolie  saison  par  la  repré- 
sentation d'un  acte  de  belle  tenue  littéraire  signé  de  M.  Octave  Mirbeau. 
De  ce  fameux  axi^inie  :  «  La  propriété,  c'est  le  vol  »,  dune  évidence  un 
peu  trop  reconnue  et  sur  quoi  se  basent  toutes  les  revendications  anar- 
chistes, l'auteur  des  Mauvais  Bergers  a  tiré  un  développement  d'une 
judicieuse  et  spirituelle  fantaisie.  La  vérité  paradoxe  est  insinuée  dou- 
cement, sur  un  ton  égal  d'ironie  tranquille  et  mesurée,  par  un  cam- 
brioleur philosoplu'  qui  ne  manque  ni  d'audace  ni  d'agilité  dans  le  rai- 
sonnement. M.  Grandjean,  en  ce  rôle,  ne  manque  point  d'élégance. 

On  joue  en  même  temps  un  libertin,  mais  très  plaisant  petit  acte  de 
M.  Max  Maurey,  la  Fiole,  dont  une  aimable  légèreté  de  dialogue  et 
une  grande  habileté  de  facture  rendent  acceptable  la  vive  hardiesse. 
C'est  fort  gai. 

L'Ambigu  n'avait  aucune  raison  de  ne  pas  reprendre  la  Porteuse  de 
pain,  parfait  mélo  de  d'Knnery,  fort  amusant  d'ailleurs  à  réentendre. 
On  y  admire  Mme  Antonia  Lautent,  au  sourire  éclatant,  même  parmi 
les  larmes. 

Allez  voir  au  petit  théâtre  des  Capucines,  dont  la  chance  persévère, 
un  aimable,  rapide,  et  s  »uvent  délicat  marivaudage  de  M.  Maizeroy, 
Petite  Aventure,  Encore  une  histoire  de  femme  !  La  femme,  c'est 
Mlle  Madeleine  Carlier  ;  elle  est  bien  jolie  et  d'une  charmante  inexpé- 
rience, qui  promet. 

Andrb  Picard 

LES  LIVHES 

Victor  Bkrahd  :  Les  Phéniciens  et  TOdyssée  (Armand  Colin, 
in-8°  gr.  jésus  de  Ti^v.  pp.,  j/j  fr.).  —  Les  hommes  de  notre  époque  ont 
trop  de  préoccupations  d'ordres  divers  pour  s'inquiéter  beaucoup  de 
savoir  si  Ulysse  a  réellement  existé,  et  cependant  je  ne  crois  pas  qu'un 
esprit  curieux  puisse  manquer  de  s'intéresser  au  livre  de  M.  Bérard.  C'est 
que  ce  livre  inaugure  une  méthode  nouvelle  dans  l'étude  de  ce  qu'on 
peut  appeler  l'histoire  naturelle  de  l'espèce  humaine.  Il  nous  apprend 
à  tirer  d'un  poème  épique  ce  qui  s'y  trouve  de  réellement  documentaire, 
savoir,  la  manière  dont  vivaient  les  hommes  à  l'époque  où  ont  été  enre- 
gistrées les  légendes  plus  ou  moins  fabuleuses  du  poème.  L'épithète 
dite  homérique  perd  ainsi  à  nos  yeux  son  caractère  de  banalité  ;  elle 
nous  fournit  au  contraire  une  diagnose  précise  et  nous  renseigne  au 
sujet  des  vêtements,  des  maisons,  des  aliments,  de  la  navigation,  etc., 
à  une  époque  sur  laquelle  Ihistoire  est  muette. 

Mais  l'étude  de  l'Odyssée  seule  ne  nous  apprendrait  pas  grand'chose. 
Le  théâtre  de  l'Odyssée  est  la  Méditerranée;  M.  Bérard  a  fait  de  la 


LES  LIVRES  317 

Méditerranée  une  étude  approfondie  ;  il ,  a  recherché  les  traces  des 
couches  de  civilisation  déposées  Tune  après  l'autre  sur  ses  bords  par 
les  diverses  thalassocraties  qui  s'y  sont  succédé  et  il  a  employé  pour 
cela  une  méthode  d'une  rigueur  parfaite.  Ses  remarques  topologiques 
offrent  le  plus  haut  intérêt.  Pourquoi,  à  telle  époque,  tel  peuple  a-t-il 
choisi  ce  point  de  la  cote  pour  y  établir  un  comptoir?  Il  fallait  tenir 
compte  des  conditions  de  navigation,  des  dangers,  des  pirdtes,  etc.  Et 
pourquoi,  plus  tard,  ce  premier  comptoir  a-t-^il  été  abandonné,  est-il 
devenu  une  astypalée  (vieille  ville)  ?  C'est  que  les  conditions  ont 
changé,  les  bateaux  sont  différents,  les  mers  sont  plus  sûres,  etc..  La 
manière  dont  un  port  est  situé  nous  renseigne  sur  le  genre  de  vie  et  de 
navigation  du  peuple  qu'il  a  choisi.  Et  pourquoi  les  îles  voisines  des 
côtes  sont-elles  si  utiles  aux  marins  ?  Pourquoi  ont-ils  besoin  de  grottes, 
d'aiguades,  etc.?  Autant  de  questions  qui  suggèrent  à  l'auteur  des 
remarques  d'un  intérêt  imprévu. 

Ce  n'est  pas  tout;  M.  Bérard  s'est  attaché  à  Tétude  des  langues  sémi- 
tiques pour  retrouver  les  traces  toponymiques  de  la  thalassocratie  phé- 
nicienne dans  la  Méditerranée,  et  là  encore  il  a  été  conduit  à  des  décou- 
vertes étonnantes.  Quelquefois  le  nom  phénicien  a  été  traduit  en 
grec  et  les  deux  noms  coexistent;  quelquefois  aussi,  le  mot  sémitique 
a  été  dénaturé  par  les  Grecs  qui  ne  le  comprenaient  pas  ;  il  y  a  eu  un 
calembour  populaire;  dans  tous  les  cas,  il  reste  un  document  précieux. 

En  menant  de  front  l'étude  de  l'Odyssée  et  celle  de  la  Méditerranée 
phénicienne,  Fauteur  a  pu  attribuer  une  place  géographique  rigoureuse 
à  la  plupart  des  points  où  a  atterri  Ulysse  ;  ceci  est  sûrement  moins 
important  pour  l'histoire  naturelle  de  l'homme  et  ce  sera  la  partie  la 
plus  discutée  du  livre,  quoique  M.  Bérard  se  soit  donné  la  peine  d'aller 
vérifier  de  i^isu  les  descriptions  topographiques  d'Homère.  Il  a  même 
découvert  Tile  et  la  grotte  de  Calypso  et  la  fidélité  des  détails  prouve 
une  fois  de  plus  l'excellence  de  la  méthode  employée. 

Homère  aurait-il  donc  voyagé  ?  Il  est  plus  probable  qu'il  a  eu  sous 
les  yeux  un  périple  phénicien  et  en  a  fait  la  traduction  poétique;  il  a 
personnifié  les  sites  décrits  avec  soin  par  les  navigateurs,  et  cependant 
il  a  laissé  entendre  que  cette  personnification  n'était  qu'une  image  ;  il 
dit  positivement  de  Polyphème  :  «  Il  ne  ressemblait  pas  à  un  homme, 
mais  à  un  sommet  couvert  de  forêts.  »  Personne  ne  l'avait  encore 
remarqué. 

Qu'il  y  a  loin  de  l'ouvrage  vraiment  scientifique  de  M.  Bérard  aux 
stériles  critiques  de  texte  dont  on  a  assommé  notre  enfance  !  Espérons 
que  la  méthode  nouvelle  prévaudra. 

Félix  Le  Dantec 

Le  Livre  de  Jade,  poésies  traduites  du  chinois  par  Judith  Gautier 
(Paris,  Félix  Juven,  in-8°  de  279  pages,  7  fr.  5o). —  La  transparence  et 
la  légèreté  de  l'art  des  Extrênie-Orienlaux  séduisent  ici  de  façon  dis- 
crète et  parfumée.  Ce  qui  avant  tout  retient  l'attention  des  Occidentaux 
blasés,  c'est  le  diaphane  demi-jour  des  poésies.  Mieux  qu'à  la  descrip- 


3i8  LA   REVUE  BLANCHE 

lion  du  plein  air  les  poètes  chinois  excellent  au  dessin  des  intérieurs, 
et  il  paraît  soudain  comment  toute  la  nature  leur  est  admirable,  vue 
d'un  intérieur  et  à  travers  un  rideau  ou  un  store.  Tous  ces  vers  sem- 
blent écrits  au  bord  d'une  fenêtre  ou  sur  un  perron,  à  Tétage  d'une  pa- 
gode, au  banc  d'un  jardin  ou  d'une  barque,  partout  où  l'homme,  se 
sentant  ainsi  qu'à  l'abri  d'un  toit,  regarde  la  nature  comme  le  paysage 
de  la  maison.  Ainsi  la  poésie  chinoise  a  le  ton  et  l'âme  dune  poésie  de 
prisonniers  rarement  joyeux,  le  plus  souvent  dolents,  d'une  tristesse  de 
pénombre  :  il  semble  que  leur  nature  trop  chargée  du  travail  des 
hommes,  trop  minutieusement  agrémentée  d'art  humain,  ne  sache  plus 
figurer  une  force  pleine  et  vierge  d'élément.  Leur  nature  trop  habitée 
de  monde  ou  d'art  ne  saurait  leur  offrir  la  vertu  forte  des  solitudes 
vastes.  Le  poète  chinois  reste  voluptueusement  dans  sa  maison  et  ne  se 
confie  pas  au  plein  air  libre  de  la  terre,  car  il  lui  semble  que  partout  la 
terre  lui  représentera  une  page  mouchetée  de  l'écriture  noire  des 
hommes.  Il  préfère  voir  toute  la  nature  dans  les  riens  charmants  qu'en- 
cadre sa  fenêtre  ou  qui  peignent  ses  rideaux  :  il  est  le  prisonnier  de  sa 
chambre  et  c'est  pour  cela  que  vite  il  devient  Tesclave  de  la  femme. 

Certes  il  est  agréable  de  lire  les  poésies  chinoises  :  le  vrai  est  qu'on 
les  relit  (et  à  titre  gracieux  de  documents),  car  elles  n'ont  plus  aujour- 
d'hui la  nouveauté  et  le  prestige  d'une  révélation  :  Elles  ne  sauraient 
être  admirées  d'une  émotion  inlégrale.  Notre  littérature  a  déjà  excel- 
lemment assimilé  la  poésie  chinoise.  Nous  avons  les  plus  délicieux 
poètes  chinois  en  nos  derniers  poètes  français  :  Verlaine  et  Samain, 
Régnier  et  Francis  Jammes,  Montesquiou  et  Gustave  Kahn.  Et  nos 
romanciers  Rosny  et  Anatole  France,  délicats  savoureurs  de  thé  et  man- 
darins de  conversations,  puis  Gide,  puis  Claudel  ont  fait  le  plus  judi- 
cieux usage  de  l'humour  et  de  la  grâce  des  Chinois.  De  même  nos  im- 
pressionnistes et  nos  décoratifs  ont  convenablement  exploité  depuis 
longtemps  l'exemple  de  la  pointure  de  là-bas.  Et  c'est  si  doux  et  si 
étrange  que  Verlaine  et  Régnier  et  Janmies  soient  ceux  dont  les  vers  de 
Li-Tai-Pé  et  de  Ïhou-Fou  m'inspirent  la  nostalgie,  exquis  Chinois  d'Oc- 
cident qui  sont  cela  et  autre  chose  encore. 

Mahius-Ary  Le  blond 

Gkohgk  Auhiol  :  Le  premier  livre  des  cachets,  marques  et  mono- 
grammes (Librairie  Centrale  des  Beaux-Arts,  in  i8:.  —  La  «  justifica- 
tion de  tirage»,  le  monogramme  d'auteur,  restituent  au  livre  imprimé 
la  personnalité  dont  le  dépouille  l'anonyme  et  banalisée  imprimerie 
actuelle  :  avec  Tex-libris  du  possesseur,  le  voilà  doué  d'un  état  civil  et 
déjà  d'une  histoire.  Et  l'agrément  savoureux  s  y  joint  dune  estampille 
apposée  par  l'art,  enclavée  au  fronton  de  l'indillérente  maçonnerie  typo- 
graphique. Tout  écrivain  artiste  le  ressent  et  le  désire.  Lettré  disert 
George  Auriol  l'a  pu  réaliser  pour  ses  amis  et  pour  lui.  Le  goût  qu'il 
prit  à  ces  besognes  déliées  et  difficiles  et  Tétude  qu'il  approfondit  de 
leurs  moyens  pratiques,  l'y  a  d'amateur  qui  s'y  délasse  fait  passer  arti- 


LES    LIVRES  3i9 

San,  artisan  sévère.  11  y  sait,  s'inspirant  des  arabesques  japonaises  et 
d'une  géométrie  fantasque,  produire  des  trouvailles  insolites  et  créer 
tout  un  art  de  qui  Toriginalité  qui  partout  l'empreint,  révèle  la  nou- 
veauté d'un  esprit  «  bizarre  et  captivant  ». 

Fagus. 

Franc-Nohain  et  Claude  Terrasse  :  La  Fiancée  du  Scaphan- 
drier, paroles  et  musique  (Editions  de  La  re^ue  blanche,  in-8**  souSn 
couverture  de  L.  Cappiello) .  —  Tout  le  monde  a  vu  jouer  la  Fiancée  du 
Scaphandrier  :  tout  le  monde  va  pouvoir,  chez  soi,  approfondir  le  texte 
et  se  préciser  le  souvenir  de  la  musique.  Avoir  une  partition  chez  soi, 
c'est  un  peu  comme  si  les  personnages  de  Topérette,  devenus  de  vieux 
amis;  vous  chantaient  confidentiellement  à  l'oreille.  L'extraordinaire 
cantonnier  Bezard,  si  culotté  —  de  sa  bonne  figure  épanouie  — ,  si 
rapiécé  —  de  sa  culotte,  si  exquis  de  toute  sa  personne,  viendra  casser 
ses  cailloux  en  chambre,  l^ersonne  ne  s'en  plaindra,  même  les  locataires 
d'en  dessous:  il  en  casse  si  peu,  trop  bon  enfant  pour  faire  mal  même 
à  un  caillou,  féroce  seulement  sur  l'article  de  la  pèche  à  la  ligne,  et 
encore  refnse-t-il,  plus  modeste  que  saint  l^ierre,  de  devenir  pécheur 

d'hommes  : 

Kh  bien,  croyez-moi,  laissons-là  Jonas, 
La  bague  nous  suffira. 

Les  cloches  du  village  natal  du  Scaphandrierapporteront  leur  argen- 
tine fraîcheur  : 

Me  reconnais-tu. 
Vieux  clocher  poinlu  ? 

Diéterle,  délicieuse  F.lisa,  de  sa  grâce,  brochera  sur  le  tout,  ainsi 
qu'elle  illumine  la  couverture  du  volume.  La  Baronne,  à  pas  de  com- 
mandeur, traînera  l'armure.  L'armure!  Jamais  embrouilleur  de  péripé- 
ties inextricables  imagina-t-ii  plus  exhilarante  confusion  que  celle  du 
scaphandre  et  de  l'armure  !  Franc-Nohain  applique  avec  sûreté  les  pro- 
cédés techniques  et  philosophiques  de  déclencher  le  rire.  Le  rire  naît  de 
la  découverte  du  contradictoire.  Donc  le  scaphandrier,  homme  aqua- 
tique, se  promènera  sur  les  grandes  routes,  dans  la  poussière  des  tas  de 
cailloux  ;  donc  la  baronne  en  armure,  «  chien  de  plomb  »  par  excel- 
lence, se  précipitera  dans  les  eaux  avec  la  belle  confiance  d'y  surnager. 
Et  comme  Franc-Nohain  pense  volontiers  par  apologues,  il  en  fait  char- 
mants les  clichés  par  des  applications  originales  :  «  la  lutte  du  pot  de 
fer  et  du  pot...  de  peau  ».  Et  l'admirable  logique  dans  l'absurde  !  le 
scaphandre  est  un  uniforme,  il  comporte  un  casque,  donc  il  faut  revêtir 
cette  tenue  pour  plaire  aux  belles. 

Nous  eussions  souhaité,  pour  que  notre  joie  en  fut  prolongée,  une 
scène  additionnelle,  qui  eût  été  énorme,  inconvenante  et  morale  :  le 
gonflement  du  scaphandre. 

La  musique  de  Claude  Terrasse  est,  comme  toujours,  du  Claude 
Terrasse  :  je  piense  qu'il  n'y  a  pas  de  comparaison  meilleure  pour  l'au- 
teur des  Travaux  d  Hercule  et  de  FantugrueL 

ALFRED   JaRRY 


320  LA   REVUE   BLANCHE 

MÉMENTO  BIBLIOGRAPHIQUE 

HOMANS  ET  NOUVELLES  : 

Camille  Lemonnier  :  Le  Sang  et  les  lioses;  OllendoriT,  in-i8  de  329  pp., 

3  fr.  5o. 
E.-B.  de  Reyle  :  Pages  d*amour\  Moluan,  in-2/1  de  G  p.,  hors  commerce. 
Marius-Ary  Leblond  :  Les  Vies  parallèles-,  Bibliothèque-Charpentier, 

in-id  de  3()o  pp.,  3  fr.  5o. 
Marguerite  Roland  :  Marchande  de  Participes-,  OUcndorlT,  in- 18  de 

329  pp.,  3  fr.  5o. 
Wildenbnich  :  L'Astronome  ^traduit  de  1  allemand  par  L.  de  Chauvigny )  ; 

Chamuel,  in-i8  de  375  pp.,  3  fr.  5o. 
Lewis  Wallaoe  :  Ben-liur  (traduit  de  l'anglais  par  R.  d'Humières  et 

J.-L.  de  Janasz);  Delagrave,  in-i8  de  386  pp.,  3  fr.  5o. 

COliHESPOyDANCE 

A  propos  de  l'Enquête  sur  rEnseignement 

nous  recevons  ces  deux  lettres  : 

Monsieur  le  Directeur, 

La  revue  blanche,  dans  son  numéro  du  i^^  juin  1902,  p.  166,  me 
cite,  dans  los  renseignements  i\\\\  lui  ont  été  fournis  par  M.  Anatole 
France,  parmi  les  cléricaux  et  les  hommes  d'esprit  rétrograde,  élevés 
au  (Collège  Stanislas. 

C'(îst  une  erreur  absolue. 

J'ai  fait  toutes  mes  e'tudes  classiques  au  collège  municipal  d'Alais,  et 
je  ne  puis  que  me  féliciter  de  l'instruction  et  de  l'éducation  que  j'y  ai 
reçues. 

Je  m'adresse  à  votre  courtoisie,  pour  vous  prier  d'insérer  cette  rectifi- 
cation dans  votre  prochain  numéro  bi-mensuel. 

Veuillez  agréer... 

Jules  Cazot 

Mon  cher  confrère, 

Je  n'ai  jamais  été  condisciplu  do  M.  Jules  Cazot,  sénateur,  qui  ne 
peut  être  soupçonné  de  cléricalisnu.'.  Je  n'ai  jamais  i)arlé  à  M.  Jules 
Rodes  ni  de  M.  Jules  Cazot  ni  de  mon  ami  le  docteur  Cazaux,  de 
Langoiran.  (jui,  lui  aussi,  tient  à  faire  connaître  qu'il  est  libre-penseur. 
J'ai  nommé  mon  condisciple  Louis  Cazeaux,  avocat  à  Paris.  Il  est  fer- 
vent catholirpie.  J'ai  pu  le  dire,  car  il  ne  le  cache  pas.  Il  a  sacrifié  sa 
carrière  à  sa  croyance. 

Je  vous  prie  de  croire,  mon  cher  confrère,  à  ma  vive  sympathie. 

Anatole  France 

Antre  rertifh'fiflon  :  M.  SiUiit-CfCor^es  de  FJoiibélier  110113  aviso  qu'il  ;i  fait  ses  études,  non 
à  Vire,  à  Y<'r>aillc'!>=. 

Le  Gérant  :  P.  Deschamps. 


Paris.  —  Imprimerie  C.  LAMY,  121,  bd.  de  L:i  Chapelle.  15103 


Les  Conseils  de  Guerre 

et  la  Justice  militaire 

Prisons   et    pi:mtf.m:ii:hs    militaires  ;  ateliers   de  travaux   purlics. 

Les  troupiers  ont  accoutumé  de  désigner  les  conseils  de  guerre  par 
le  mot  tourniquets  et  passer  au  tourniquet  signifie  être  traduit  devant 
un  de  ces  tribunaux  d'exception.  Les  chefs,  de  leur  côté,  ne  dédaignent 
pas  le  pittoresque  de  ce  langage,  et  il  leur  est  quotidien  de  dire: 
«  Prenez  garde  que  je  ne  vous  fasse  passer  au  tourniquet!  »  :ou«  Prenez 
garde  que  je  ne  vous  envoie  à  la  distribution  des  bons  de  tabac  !  » 
Instinctivement  ils  assimilent  à  tel  tourniquet  de  quelque  foraine 
loterie  le  mode  d'opérer  des  conseils  de  guerre,  et  constatent  quelle 
similitude  existe  entre  la  distribution  trois  fois  mensuelle  des  bons  de 
scaferlati  spécial  aux  troupes  et  l'active  aisance  avec  laquelle  les 
membres  de  ces  tribunaux  dispensent  les  années  de  prison  ou  de 
travaux  publics  — voire  pis...  Ce  qui  apparaît  d'abord,  à  un  examen, 
même  superficiel,  de  la  pénalité  militaire,  c'est  la  disproportion  consi- 
dérable de  la  peine  au  délit.  M.  Marcel  Sembat  faisait  remarquer  à  la 
Chambre,  dans  son  discours  du  28  février  dernier,  la  facilité  avec 
laquelle  un  jeune  homme,  appelé  sous  les  drapeaux  au  nom  de  la 
défense  du  pays,  peut  se  trouver,  pour  d'insignifiantes  fautes,  sous  le 
coup  de  condamnations  qui  compromettront  tout  son  avenir,  brise- 
ront sa  vie,  et  pourront  même  le  mener  à  la  peine  suprême  ;  le  même 
député  signalait  encore  la  mentalité  spéciale  aux  ^tribunaux  militaires, 
une  indulgence  extrême  dans  certains  cas,  une  impitoyable  sévérité 
dans  d'autres. 

On  connaît  la  composition  ordinaire  des  conseils  de  guerre  en  temps 
de  paix  :  un  colonel  ou  un  lieutenant-colonel,  président,  et  six  juges, 
—  savoir  :  un  chef  de  bataillon  ou  d'escadron,  deux  capitaines,  un  lieute- 
nant, un  sous-lieutenant  et  un  sous-officier.  Un  conseil  de  guerre  per- 
manent est  établi  au  chef-lieu  de  chaque  corps  d'armée  (i),  ainsi  qu'un 
conseil  de  revision  composé  de  quatre  officiers  supérieurs  assistés  d'un 


(1)  Il  y  a  excei^tiou  poiH:  le  coq).s  d'année  d'Algérie  et  Tunisie,  qui  comprend  quatre 
conseils  de  guerre  et  de  revision  :  un  au  chef -lieu  de  chacun  des  trois  départements  algé- 
rien.-*,  et  xm  au  chef-lieu  de  la  division  d'occupation  de  la  Tunisie.  Le  gouvernement  mili- 
taire de  Paris,  indé|>endant  de  toute  division  territoriale  de  corps  d'armée,  est  également  le 
siège  d'un  conseil  de  guen-e  permanent.  Si  les  besoins  du  service  l'exigent,  un  deuxième 
conseil  de  guerre  peut  être  établi  occasionnellement  dan<  les  divisions  territoriales,  par  un 
décret  ministériel. 

21 


! 


t 


322  LA   REVUE    BLANCHE 

commissaire  du  gouvernement  et  d'un  greffier.  Un  commissaire  du 
gouvernement  (i)  faisant  fonction  de  ministère  public,  un  rapporteur  et 
des  substituts  chargés  de  l'instruction,  un  greffier  et  des  commis-gref- 
fiers sont  attachés  à  chaque  conseil  de  guerre. 

Il  semblerait  que  la  justice  militaire,  par  son  essence  mt'^me  et  pour 
la  sauvegarde  de  la  hiérarchie,  eût  assumé  jalousement  \)0\xv  elle  et  pour 
ses  juges  toutes  les  garanties,  alors  qu'elle  en  dépourvoyait  presque 
totalement  Taccusé.  Les  jugements  rendus  par  les  conseils  de  guerre 
•  sont  toujours  sans  appel,  et  la  seule  ressource  du  condamné  militaire 
est  de  se  pourvoir  en  revision,  dans  les  vingt-quatre  heures  qui  suivent 
le  jugement.  Cette  ressource  est  minime.  Le  conseil  de  revision,  qui 
opère  hors  de  la  présence  de  l'accusé,  n'a  pas  à  statuer  sur  les  faits  im- 
putés à  celui-ci  et  ne  peut  s'en  préoccuper;  il  n'a  qu'à  s'enquérir  de 
l'accomplissement  des  formalités  exigées  parla  loi,  de  la  qualification 
légale  du  fait  reconnu  par  les  juges,  et  de  rapi)lication  régulière  de  la 
peine. 

Il  serait  intéressant  de  considérer  avec  quelle  désinvolture  est  rendue 
la  justice  en  ces  prétoires  des  conseils  de  guerre  —  j'entends  lorsqu'il 
s'agit  d'un  accusé  vulgaire  —  ;  et  il  y  a  tout  lieu  de  regretter  que  les 
journaux  ne  consacrent  pas  une  rubrique  si)éciale  à  ces  tribunaux 
particuliers,  et  n'hnposent  pas  en  toutes  circonstances  aux  juges  mili- 
taires (puisque  légalement  ils  peuvent  le  faire;  le  contrôle  d'un  de  leurs 
reporters.  On  demeurerait  confondu  devant  le  nombre  insoupçonné  des 
pauvres  garçons  qu'une  impatience  d'un  instant,  un  geste  ou  un  mot 
firent  enfermer  pour  des  années  —  quelques-uns  pour  la  vie  —  au  fond 
des  geôles  militaires. 

Des  faits,  dont  —  volontairement  ou  non  — je  suivis,  en  Algérie^,  les 
phases  jusqu'au  dénouement,  me  reviennent  en  mémoire.  J'en  cite 
quelques-uns  au  hasard  des  souvenirs.  Ils  donneront  une  juste  mesure 
de  la  valeur  (le  cette  justice.  Ce  n'est  plus  là  le  récit  d'actes  isolés  de 
sous-officiers,  de  brutalités  grossières  de  la  chiourme  ;  ce  sont  des  actes 
légaux,  accomplis  par  des  tribunaux  réguliers,  sanctionnés  par  la  loi. 

Un  premier  : 

C'est  d'abord  le  soldat  R...,  de  la  -i^^  compagnie  du  i^  bataillon  d'in- 
fanterie légère  d'Afrique.  R...,  détaché  avec  sa  compagnie  à  Fort-Mac- 
Mahon,  dans  l'cxtréme-sud  algérien,  remplissait  en  ce  détachement  les 
fonctions  de  cuisinier.  Une  après-midi,  à  l'heure  qu'il  prépare  le  café  du 
réveil  de  méridienne,  un  homme  de  corvée  envoyé  par  le  sorgent-major 
du  détachement  vient  réclamer  à  R...  un  bidon  de  café  pour  ce  sous- 


(l)  Les  commissaires  du  gouvernement  et  Icj^  rapporteurs  sont  choisis  i>arrai  des  officiers 
supérieurs  en  activité  de  service  ou  en  retraite.  Mais  c'est  i>arnii  ceux  de  cette  dernier© 
catégorie  qu'cm  les  prend  de  iJrétVrence.  et  e'e-t  aiis>i  chez  cenx-ci,  il  faut  le  reconnaître, 
qu'on  rencontre  1«î  plus  impitc»yable  acliarnement  contre  les  accusés.  Il  est  |>ênible 
de  Voir  au  sié;,'e  du  ministère  puhlic  ces  vieillard-  imj>otents,  (jue  leur  incapacité  sénile  :i 
fait  l'iuij^nier  de-  services  actifs,  re^purir  la  jieine  (;aj)itale  contre  Tadolesceut  plein  de  vie 
dont  le  -md  crime  fut,  «lans  un  moment  de  mnivai-o  liumenr,  de  sïtre  re.lrcvsé  *ou* 
l'injure  ou  r«.'v<>!t'.'  (;i>iitre  rinjusli(>\ 


T.ES    CONSEILS    DE    GUERRE   ET   LA   JUSTICE    MILITAIRE  "Ji'J 

-officier.  Or,  les  sous-officiers  de  Fort-Mae-Mahon  vivent  en  «  popote  », 
et  R...  reçoit  exclusivement  les  rations  de  l'ordinaire  des  hommes  de 
troupe.  Il  ne  doit  donc  point  prélever  sur  ces  rations  celles  des  sous- 
■officiers,  versées,  lors  de   chaque  distribution,   au  cuisinier  de    leur 
popote;  et  il  refuse  à  l'homme  de  corvée  le  café  demandé  par  le  ser- 
gent-major. Quelques  instants  après,   celui-ci  arrive  devant  R...  qui, 
malgré  les  prières  puis  les  injonctions  du  sous-officier,  persiste  à  ne 
point  vouloir  frustrer  ses  camarades  d'une  part  quelconque  de  leur  ration 
•de  café.    «  Puisqu'il  en   est  ainsi,  dit  le  sergent-major  àR...,  je  vais 
te  relever  de  tes  fonctions  de  cuisinier,  et  te  faire  ficeler  comme  un 
boudin  ;  puis  je  te  laisserai  là,  au  soleil,  jusqu'à  ce  que  tu  pisses  le  sang 
ou  que  tu  en  crèves.  »  R...  est  fixé  sur  les  cruautés  du  sergent-major; 
là-bas,  devant  la  tente  de  ce  gradé,  huit  hommes  déjà,  sous  des  tom^ 
.ôeawjT,  râlent  à  la  crapaudine,  le  bâillon  aux  dents.  Quatreautres,  récem- 
ment, sont  morts  des  soulï'rances  endurées.  Mais  R...^  est  bien  décidé 
à  ne  pas  se  laisser  traiter  de  la  sorte.  «  Vous  me  ferez  relever  de  mes 
fonctions  de  cuisinier,  dit-il  au  sergent-major,  si  tel  est  votre  bon  plaisir, 
mais  vous  ne  m'attacherez  point.  —  Nous  verrons  bien  »,  répond  le 
•sous-officier.  Kt  il  va  à  sa  tente  chercher  des  cordes  et  un  bâillon  ; 
A  appelle  à  son  aide  des  sergents  et  des  caporaux,  et  tous  se   dirigent 
vers  R...  Celui-ci  n'hésite  pas.  Il  bondit  dans  la  direction  des  faisceaux 
de  fusils  alignés  devant  les  tentes  du  camp,  saisit  une  arme  et  se  met 
sur  la  défensive.  «  Je  brûle  la  cervelle  au  premier  de  vous  qui  m'a})pro- 
che,  clame-t-il  exaspéré  !  »  Les   gradés  hésitent,  reculent,  s'éloignent 
«t  disparaissent.  Pourtant,  l'exaspération  du  cuisinier  est  vite  apaisée. 
■Un    caporal    qu'a   délégué    le  sergent-major    vient  engager    R...   à 
-se  calmer  ;  par  d'onctueuses  paroles  il  le  décide  à  déposer  son  arme  et  à 
.se  rendre  à  merci.  Les  autres  gradés  qui  n'attendaient  que  cette  reddi- 
tion se  précipitent  ;  en  un  clin  d'oeil,  R...  est  renversé,  ligotté,  bâil- 
lonné, réduit  à  l'impuissance.  Une  plainte  en  conseil  de  guerre  est 
-établie  contre  lui  pour  «   menaces  envers  un  supérieur  en  dehors  du 
-service  »  ;  et  cinq  mois  et  demi  plus  tard  —  cinq  mois  et  demi  de  tor- 
tures physiques  et  morales  — ,  il  est  traduit  devant  le  conseil  de  guerre 
d'Alger.  Ah!  je  m'en  souviens,  TalTaire  fut  hâtivement  menée,  et  il  me 
•serait  aisé  d'en  donner,  de  mémoire,  un  sténographique  compte-rendu. 
R...,  que  le  président  interrogeait,  voulut  s'expliquer,  exposer  les  rai- 
sons de  sa  colère;   on  l'interrompit:   «  Ces  détails  sont  inutiles,,  et 
vous  sortez  de  la  question.  Vous  reconnaissez  avoir  mis  on  joue  votre 
sergent-major  avec  un  fusil  armé?  —  Oui,  mon  colonel.  —  Cela  suffit. 
Qu'on  amène  le  témoin  !  »  Le  témoin  —  unique  — ,  et  plaignant  tout  à  la 
>fois,  est  le  sergent-major.  Son  interrogatoire  est  aussi  rapidement  conduit 
que  celui  de  R...  Le  réquisitoire  du  commandant  Durand-Daubin,  com- 
missaire du  gouvernement,   suit,  fait  de  quelques  mots  rapides,  tran- 
chants  et    brutaux.   «    L'exemple...   La  discipline  menacée  dans   son 
essence  même...  Application  do  la  loi...  Article  rx\.,,  »   Puis  la  plai- 
doirie. Un  tout  jeune  avocat  d'office,  sur  un  signe  du  colonel-président, 
se  lève  derrière  raocusé.  soulève  sa  toquo.  s'incline  et  prononce  simple 


'^i♦  LA  REVUE   BLANCHE 

menl  :  <«  Messieurs  du  conseil,  je  demande  voire  indulgence  pour  le 
prévenu!  »  Il  s'incline  de  nouveau,  remet  sa  loque  et  se  rassied.  Le 
conseil  se  retire  pour  délibérer,  revient,  et  R...  est  condamné  à  cinq 
années  de  prison,  le  maximum  de  la  peine.  Les  débals,  depuis  la  lec- 
ture de  l'acte  d'accusation  jusqu'à  celle  du  verdict,  ont  duré  neuf 
minutes,  montre  en  main. 

Un  autre  : 

C'est  à  Laghouat.  Une  vingtaine  de  disciplinaires  de  la  4^  compagnie 
de  discipline  se  trouvent  momentanément  en  subsistance  à  la  compa- 
gnie du  i'''"  régiment  de  tirailleurs  algériens,  détachée  dans  cette  ville. 
Plusieurs  d'entre  eux  sont  punis  de  prison  et  enfermés  dans  les  locaux 
disciplinaires  du  quartier  Margueritte,  où  sont  casernes  les  tirailleurs. 
Aux  heures  prescrites,  les  punis  sont  amenés  devant  le  poste  de  police 
de  la  caserne,  et  le  sergent  de  garde  leur  fait  exécuter  pendant  les  six^ 
heures  réglementaires  le  peloton  de  punition.  Une  après-midi,  à  ce  pelo- 
ton, un  des  disciplinaires  punis,  le  nommé  Donseau,  s'attire  une  répri- 
mande du  sergent  indigène  de  garde,  qui  profite  de  la  première  pause 
horaire  pour  le  ramener  aux  locaux  disciplinaires  et  l'enfermer  dans 
une  cellule.  Plusieurs  autres  militaires  et  moi-môme  stationnions  juste 
à  ce  moment  devant  les  portes  de  ces  locaux,  et  tous  nous  remarquâmes 
—  et  cela  de  façon  très  précise  —  qu'en  tirant  brusquement  à  soi  la  porte 
du  cachot  où  il  venait  d'enfermer  l'homme,  le  sergent  s'était  ératlé  légè- 
rement le  dos  de  la  main  droite,  à  l'angle  de  l'encadrement  de  la  baie; 
et  cette  remarque  nous  fut  confirmée  par  le  geste  instinctif,  qu'il  accom- 
plit aussitôt,  de  porter  à  ses  lèvres  cette  insignifiante  blessure.  Or,  le 
surlendemain,  on  vient  chercher  Donseau  ;  quatre  iiommes  armés  de 
fusils  Tcncadrent,  et  le  conduisent,  en  le  serrant  de  près,  à  la  «  salle 
des  rapports»  des  tirailleurs:  là,  un  capitaine,  assisté  d'un  sergent- 
major  faisant  fonction  de  greffier,  lui  apprend  qu'il  demeurera  en  cellule 
jusqu'à  nouvel  ordre,  car  il  est  prévenu,  sur  la  plainte  remise  la  veille (i) 


(1)  Nous  >ûint'S  plus  tanl  «juo  le  motif  <\e  la  imiiition  infligôe  A  Donseiiu  par  le  sergent 
indigciR-  pMiir  mauvaise  vuloiité  au  ]>eloton  «le  punition  avait  été  rédigé  par  le  sergent 
Amadei,  «loin  1"  (:i»m]»aî,'uie  de  discipline,  commaudant  alors  lo  ci\my>  des  disciplinairea  déta- 
chés aux  environs  «le  Lagh(»uat  ;  c'est  à  lui  (pie  l'indigène,  complètement  ignorant  de  la 
langue  îrain;aiso  écrite  et  même  i)arlt'e.  .-v"était  adressé  i»our  la  rédaction  de  la  punition. 

Les  disciplinaires  punis,  en  .-,ubsi.>?tance  â  la  compagnie  de  tinvilleur-s  algériens  détachée 
à  Liighouat.  ap]»artenaienl  tous  au  canij)  du  Col  des  Sables  de  Laghouat,  dirigé  i)ar  ce 
wergent  Amadci  (j'ai  rapporté  précédemment,  dans  Z/a  irrue  ft/«)fcAe,qnelques-une»  des  cruautés 
rjue  savait  imaginer  ce  gradé).  (.^>uclqne  temps  auparavant,  las  des  tortures  que  leur  infli- 
geait Amadei,  ce-^  discii»linaire.*,  au  nombre  de  vingt-cini}  (le  camp  comprenait  ringt-huit 
hommes),  s'étaient  enfuis  du  camp  pendant,  la  nuit  et  .s'en  étaient  venus  h  Lîighouat,  se 
plaindr»'  au  commandant  suinrieur  de  toutes  les  atrocités  dont  leur  camp  était  quotidien- 
nement le  théâtre.  Ces  vingt-cinq  disciidinaires  furent  i)unis  de  soixante  jours  de  prison, 
<lont  quinze  de  cellule  pour  leur  fugue;  mais  Amadei,  li  la  suite  de  cette  réclamation,  se 
vit  intlij^'er  trente  jours  de  con.signe,  et  le  connnandant  supérieur  ordonna  que  désormais 
les  i)niiitions  de*?  disci]»linain'S  ne  seraient  ))as  subie?-  au  camp,  yous  le  tombeau,  mais 
dans  le-  jiri.«(nis  du  bataillon  d'Afrique  et  des  tirailleurs,  dont  certaines  compaginea 
recevaient  en  subsistance,  tt»ur  h  tour,  les  militaires  élningers  h  la  garnison  de  Laghouat. 
C'est  ain-i  (pie  les  disciplinaires  d' Amadei  furent   ver.-és    à   la  compagnie  de  subsistance- 


LES    COxNSEILS    DE   GUEURE   ET    LA   JUSTICE    MILITAIRE  i25 

par  le  sergent  indigène,  d'avoir  opposé  de  la  résislance  à  ce  sous-offi- 
cier, de  s'être  révolté,  et  enfin  de  s'être  livré  à  des  voies  de  fait  dont  le 
sergent  porte,  sur  le  dos  de  la  main  droite,  une  apparente  marque.  On 
devine  Tétonnement  et  la  stupéfaction  de  Donseau  qui,  fort  de  son  droit, 
«lame  son  innocence  et  crie  à  l'infamie.  «  Il  m'est  pt»rmis  de  ne  ])oint 
vous  croire,  répond  à  ses  dénégations  le  capilainc  chargé  d'instruire 
cette  affaire...  Le  sergent  affirme  que  vous  lui  avez  donné  un  coup 
<l'ongle  sur  le  dos  de  la  main  droite...  Il  est  votre  supérieur  et  ne  peut 
mentir...  Tandis  qu'il  vous  est  impossible,  à  vous,  de  prouver  le  con- 
traire,.. »  Une  ku»urse  fait  dans  la  mémoire  de  Donseau...  Des  figures 
vaguement  entrevues  devant  les  locaux  disciplinaires  au  moment  où  le 
isergent  le  menait  en  cellule,  lui  reviennent  en  souvenir.  Des  preuves! 
mais  il  va  en  fournir,  des  preuves...  Les  gens  qui  étaient  là,  dans 
la  cour,  ont  vu  s'il  s'était  révolté  contre  le  sergent,  et  ils  pourront  dire 
ce  qu'ils  ont  vu...  Et  il  donne  des  noms  au  capitaine  qui  consent  à 
prendre  au  hasard  trois  des  témoins  indiqués  et  à  les  interroger.  Ce 
sont  les  nommés  Mercier,  David  «t  Arachart,  c^^us  fusiliers  à  la  V  com- 
pagnie de  discipline.  Ils  rapportent  ce  dont  ils  furent  témoins,  —  affir- 
mant, sous  la  foi  du  serment,  que  Donseau,  pendant  le  trajet  du  corps 
de  garde  aux  locaux  discii)linaires  suivit  avec  calme  le  sergent  indigène, 
et  qu'ils  virent  nettement  celui-ci  s'écorcher  la  main  contre  l'angle  de  la 
porte  du  local  où  il  venait  d'enfermer  te  puni.  On  transcrit  leur  dépo- 
sition, qu'ils  signent,  et...  on  ramène  Donseau  dans  sa  cellule.  Sept  mois 
plus  tard,  il  comparaît  devant  le  conseil  de  guerre  d'Alger,  sous  la  pré- 
vention de  «  voies  de  fait  envers  un  supérieur  à  l'occasion  du  service  ». 
Au  cours  des  débats,  le  colonel-président  trouve  au  dossier  les  dépo- 
sitions des  trois  témoins  Merci(*r,  David  et  Arachart,  interrogés  sept 
mois  aupa lavant  à  Laghouat,  et  il  s'ctonne  qu'on  ne  les  ait  pas  cités  à 
l'audience.  «  J'ai  pensé  que  c'était  inutile,  n'»pond  le  conmiissaire  du 
gouvernement,  et  qu'il  n'y  avait  pas  à  tenir  compte  de  ces  dépositions, 
auprès  de  celle,  si  nette,  du  sergent...  Il  est  manifeste  que  ces  trois 
hommes  s'entendent  entre  eux  pour  sauver  leur  camarade...  —  (l'est 


<lert  tirailleurs.  Pourtant,  Amadei  s'était  jure  de  se  venger  de  la  plainte  adressée  contre  lui 
par  les  disciplinaires.  Liii-mênie.  un  jour  qu'il  était  venu  à  la  caserne  dcH  tirailleurs  pour 
.soumettre  à  une  revue  de  linj^e  v.t  chaussures  ses  disciplinaires  punis,  leur  avait  an- 
noncé (ce  sont  ses  ])an)les  ]»res<jue  textuelles)  que  «  si  janiaifi  ils  retombaient  sous  s;à 
coupe,  leur  peau  ne  vaudrait  i>:ii*  cher  entre  ses  mains,  qu'il  se  chargeait  de  leur  mettre  les 
trii>eH  an  soleil  ;  que,  s'il  ne  parvenait  à  avoir  leur  i)eau.  il  leur  réservait  quehpies  motifs 
de  derrière  la  tête,  avec  lesquels  ils  trouveraient  sans  peine  dix  ans  au  conseil  de  guerre; 
qu'en  attendant,  il  se  réservait  de  les  passer  en  C(msigne  aux  gradés  des  compagnies  où  ils 
«eraienten  subsistance  pen<lant  leur  punit  ion,  et  qu'il  esixirait  que  ces  gradés  saumient  pnifiter 
de  ses  reconimanilations...  »  Sans  doute,  les  gradés  surent  profiter  des  recommandations  du 
sergent  Amadei.  Trente  joins  après  leur  fuite  du  Col  des  Sables,  la  somme  des  punitions 
de  prison  infligées  aux  disciplinaires  atteignait,  ]>our  chacun  d'eux,  i>lusieurs  mois.  Du  25 
décembre 'au  14  avril  suivant,  dix  hommes,  sur  les  vingt-huit  qui  formaient  ce  camp,  furent 
mis  en  i»révention  de  conseil  de  guerre  pour  des  motifs  futiles,  et  le  conseil  de  guerre 
d'Alger  les  condamna  j'i  «les  iMîines  variant  d'un  an  de  jirison  à  dix  années  de  travaux 
blujiics.  Cin(i  autres  entrèrent  à  l'hôpital.  Deux  moururent. 


'^^'  LA    REVLE  BLANCHE 

juste.  >*  conclut  le  col«>nrl-présidi>iit.  Et  Donseau    i    se  voit  coudamner 
à  (iix  années  de  travaux  publics. 
Un  autre  : 

C'est  îiu  pénitencier  indigène  de  Tadmit,  dans  le  Djebel-Amour.  Une- 
cinquantaine  de  disciph'naires  de  la  4*  compagnie  de  discipline  stuH 
employés  là,  sous  la  direction  du  sergent  Coulomb  et  du  caporal  Perrin, 
à  la  conduite  des  chantiers  qui  nécessitent  des  connaissances  spéciale» 
et  ne  peuvent  être  confiés  aux  détenus  indigènes.  Un  jour,  le  serg^nl 
Coulomb,  qui  veut  faire  river  des  chaînes  aux  pieds  d'un  indigène^ 
appelle  un  des  disciplinaires  pour  accomplir  cet  oftice.  Mais  le  discipli- 
naire s'y  refuse,  malgré  les  injonctions  du  sergent  qui  appelle  un  second 
disciplinaire,  nommé  Escourroux,  afin  que  celui-ci  puisse  témoigner 
du  refus  du  premier.  Escourroux  refuse  à  son  lour  de  8er\ir  de  témoiife 
contn»  un  camarade;  deux  autres  disciplinaires,  complaisants  cette  fois^ 
consentent  à  constater  ce  refus  d'obéissance,  et  Escourroux  est  traduit 
devant  le  conseil  de  guerre  d'Alger.  Au  colonel-président  qui  lui 
demande  le  motif  de  son  refus  d'obéissance,  il  fait  cette  simple  réponse  : 
"  Mon  colonel,  celui  qui  trahit  un  «amarade  peut  aussi  bien  trahir  son 
pays!  »  F^scourroux  fut  «ondamné  à  un  an  de  prison. 
Un  autre  : 

('/(îst  enconî  à  Lnghouat,  peu  de  temps  après  Tarrivée  des  jeunes 
soldats  du  balailirHi  d'Al'ri(|ue  à  la  caserne  Bessières.  j^xlénués  par 
le  surmenage  et  [)ar  le  (Iffaul  do  nourriture  —  tant  est  maigre  la 
ration  <l<r  l'ordinaire  — ,  (.Vîst  de  la  faim,  surtout,  que  soullrent  les- 
jiîunos  "  joyeux  >^  ;  et  leur  seul  désir,  leur  seule  ambition  du  moment, 
est  (le  siî  ]>ro('urer  <lu  pain  en  ([uantité  suflisantc  pour  satisfaire  leurs- 
ap[)étils  de  vingt  ans.  Beaucoup  d'entre  eux.  même,  n'iiésilent  pas  à  se- 
livrer  le  soir,  dans  les  rues  de  Laghouat  où  déambulent  les  indigènes,, 
à  une  prostitution  éliontée  en  échange  de  biseuits  ou  de  morceaux  de- 
pain;  et  le  capitaine  (le  la  (>^  compagnie  du  2^  bataillon  d'Afrique  se 
voit  obligé  pour  refréner  cette  prostitution,  de  faire  paraître  au 
rapport  lu  devant  toute  sa  c<\mpagnie  l'ordre  dont  voici  le  texte 
(janvier  189V  *  «  I-e  capitaine  a  su  à  quel  genre  de  prostitution  se 
livraient  chaque  soir,  vis-à-vis  des  indigènes,  certains  jeunes  soldats 
de  sa  compagnie  ;  décidé  de  mettre  un  terme  à  ces  agissements,  il 
supprime  jusqu'à  nouvel  ordre  le  rata  du  jeudi  et  du  dimanche  soir;, 
il  ne  le  rétablira  que  le  jour  où  il  sera  manifeste  qu'il  n'y  a  plus  de- 
femmes  (sic)  dans  la  compagnie.  »  Bref,  une  nuit,  pour  calmer  sa  faim,, 
un  j(îune  joyeux  quitte  sa  chambre,  descend  aux  cuisines,  pénètre  dans, 
le  cabanon  où  le  caporal  d'ordinaire  tient  en  réserve|les  vivres  de  la  com- 
pagni(»,  i)rend  deux  pains  de  munition  —  je  dis  deux  pains,  pas  autre 
chose,  —  remonte  à  sa  chambre,  en  donne  un  à  son  camarade  de  lit,  et 
dévore  Tautresous  sa  couverture.  Le  lendemain,  une  délation  apprend 


(1)  Donseau  fut  envoyé  lï  l'atelier  <le  Chcrchell,  qui  a  ététlèguffectê  (îejmi^et  dont  lescon- 
diunnéH  furent  répartis  entre  les  autres  établissements  similaires.  J'ignore  en  quel  ateliec- 
lie  travaux  public»  se  trouve  Donieau  à  l'heure  actuelle. 


LES    CONSEILS    DE    GUERRE    ET    LA    JUSTICE    MILITAIRE  3^7 

ce  larcin  au  caporal  d'ordinaire,  qui  fait  établir  contre  riiomme  une 
plainte  en  conseil  de  guerre  pour  «  vol  au  préjudice  de  l'ordinaire  », 
avec  celte  circonstance  aggravante  que  le  vol  avait  eu  lieu  de  nuit,  et  que 
le  joyeux,  pour  pénétrer  dans  le  cabanon,  avait  été  obligé  —  pré- 
tendit le  caporal  —  d'en  crocheter  la  serrure.  Il  fut  démontré,  cepen- 
dant, que  le  caporaFavait  égaré  dès  longtemps  la  clef  du  local,  dont  un 
simple  loquet,  au  moment  du  vol,  assurait  la  fermeture  ;  mais  le  gradé 
que  la  perte  de  cette  clef  mettait  dans  le  cas  d'être  puni  disciplinaîre- 
ment,  s'était  empressé,  avant  de  se  plaindre  du  larcin,  d'en  faire  fabri- 
quer une  autre,  et  il  affirma  que  la  porte  avait  été  crochetée.  Il  fut  cru, 
et  le  conseil  de  guerre  d'Alger  condamna  le  joyeux,  pour  le  vol  de  ces 
deux  pains,  à  dix  années  de  réclusion. 

Un  autre  : 

Encore  à  Laghouat,  au  a"  bataillon  d'Afrique.  Un  tout  jeune  engagé 
volontaire,  qui  ne  peut  parvenir  à  exécuter  convenablement  les  mouve- 
ments indiqués  par  l'instructeur,  est  conduit  en  cellule,  à  l'issue  de 
l'exercice,  par  son  sergent  de  section.  Seul  dans  le  cachot,  l'homme, 
découragé,  se  lamente  et  se  désespère,  et  dans  un  brusque  mouvement 
de  colère,  il  arrache  la  manche  de  son  bourgeron  de  toile  qu'il  jette 
dans  un  coin  de  la  cellule.  Le  soir,  il  est  revenu  au  calme,  et  lorsque  le 
caporal  de  j^arde,  à  rheure  du  repas,  lui  apporte  son  morceau  de  pain, 
il  réclame  du  fil  et  une  aiguille  i)our  réparer  son  vêtement.  «  Vous 
avez  déchiré  votre  bourgeron?  s'écrie  le  caporal.  (J'étais  moi-même 
présent  h  ce  dialogue.  De  passage  à  Laghouat,  j'avais  été  placé  en 
subsistance  au  bataillon  (r.Vfrique.  qui  recevait  alors  les  -inilitaires 
étrangers  à  la  garnison  de  Laghouat.)  —  Hxcusez-moi,  caporal,  répond 
naïvement  Thomme,  mais  jélais  en  colère  et...  —  Vous  étiez  en  colère! 
Vous  l'avez  donc  déchiré  exprès?  interrompt  le  gradé.  —  La  colère 
m'a  emporté  »,  explique  le  joyeux.  Cet  aveu  suffisait.  Le  caporal  prend 
à  témoin  deux  des  hommes  de  garde  qui  l'accompagnaient,  et  l'inaprudent 
est  traduit  devant  le  conseil  de  guerre  d'Alger  qui  le  condamne  à  cinq 
années  de  travaux  publics  pour  lacération  d'effets  militaires.  Circons- 
tance aggravante,  —  on  avait  trouvé  inscrite,  sur  le  mur  de  la  cellule 
où  il  était  demeuré  en  prévention,  cette  phrase  :  «  A  bas  l'armée,  l'école 
de  la  démoralisation  et  du  vice  !  » 

Et  ce  Boqui,  malheureux  idiot,  impuissant  et  gâteux,  dontle  régiment 
s'était  débarrassé  en  l'envoyant  comme  simulateur  à  la  V  compagnie  de 
discipline,  et  dont  le  capitaine  Chérageat,  commandant  alors  cette 
ompagnie,  se  débarrassa  à  son  tour  —  après  l'avoir  toutefois  laissé 
croupir  pendant  près  de  vingt  mois  au  fond  d'une  cellule  —  en  le  fai- 
sant traduire  devant  le  conseil  de  guerre  d'Alger,  sous  l'inculpation  do 
«  bris  de  clôture  »  (i)  :  le  malheureux,  par  maladresse,  avait  brisé  la 
vitre  d'un  falot  de  ronde  qu'il  était  en  train  de  nettoyer.  Mais,  étonné 


(1)  Si  Ton  considérait  une  statistique  des  condamnationB  prononcées  par  les  conseils  de 
guerre  d'Algérie  et  de  Tunisie,  on  serait  étonné  de  la  quantité  des  condamnations  pro- 
noncées pour  bris  de  clôture  dans  un.  établissement  militaire. 


3-28  LA  REVUE   BLANCHE 

par  son  brusque  transfert  à  la  prison  militaire  d'Alger  où  il  allait 
attendre  sa  comparution  devant  le  tribunal  militaire,  Boqui,  en  sa 
pauvre  jugeotte  d'idiot,  ne  s^imagina-t-il  pas  Theilre  de  sa  {libération 
venue,  et  sa  seule  préoccupation,  manifestée  pendant  son  séjour  à  la 
prison  et  au  cours  de  ses  interrogatoires,  tant  à  l'instruction  qu'au  con- 
seil de  guerre,  fut  de  connaître  la  date  —  qu'il  croyait  si  proche  —  de 
son  embarquement  pour  le  retour  définitif  dans  ses  foyers.  Cela  seul 
donne  une  idée  suffisante  de  l'état  mental  de  cet  homme.  Son  état  physi- 
que, d'ailleurs,  était  à  l'avenant;  jamais  je  n'avais  vu  un  être  aussi  maigre 
ni  aussi  faible,  et,  à  la  prison  militaire  d'Alger,  la  chiourme  elle-même 
nosait déranger,  pour  l'envoyer  en  corvée,  cette  ombre  chétive  qui  se 
traînait  tout  le  jour  en  s'appuyant  aux  murs  de  la  cour  du  fort,  et  que 
ses  camarades  étaient  obligés  de  soutenir  le  soir,  à  Theurc  du  coucher, 
pour  l'aider  à  rentrer  dans  sa  chambre  (i).  Pour  une  fois,  les  membres  du 
conseil  de  guerre,  eux  aussi,  se  montrèrent  pitoyables,  et  ils  n'osèrent  dé- 
clarer responsable  un  être  dont  la  place  eût  été  plutôt  en  quelque  maison 
de  santé  qu'à  une  compagnie  disciplinaire.  Boqui  fut  acquitté...  et  ren- 
voyé à  la  /|<^  compagnie  de  discipline.  Il  n'y  demeura  pas  longtemps.  Dès 
son  arrivée  à  la  compagnie,  il  fut  expédié  dans  le  sud,  et  un  jour,  pen- 
dant un  exercice  trop  prolongé  de  pas  gymnastique,  il  tomba,  à  bout  de 
forces,  et  ne  put  se  relever  malgré  les  injonctions  de  son  sergent.  Il  fut 
traduit  de  nouveau  devant  le  conseil  de  guerre  pour  refus  d'obéis- 
sance, et  condamné,  cette  fois,  à  deux  ans  de  prison  {-i).  Sa  peine  finie,  il 


(1)  L'envoi  de  ce  malhenreux  aux  compagnies  de  discipline  pourrait  sembler  une  excep- 
tion, le  résultat  d'une  regrettable  erreur.  Il  n'en  est  rien.  De  tels  êtres  sont  foule  à  la 
4"  compagnie  de  discipline,  qui,  outre  les  indisciplinés,  reçoit  encore  les  mutilés  et  les 
simulateurs.  Or,  l'idiotie  et  la  faiblesse  d'esprit,  de  même  que  certaines  intirmités  chroni- 
ques on  civchées,  sont  des  tares  qui  échappent  à  l'examen  superticiel  des  conseils  de  revi- 
sion. Mais  au  régiment,  que  faire  de  ces  i)auvres  hères,  mal  licbus,  impotents  d*esprit  et 
de  corps,  incapables  de  tout  service  ;  Souffre-douleurs  de  leurs  chefs  et  de  leurs  camarades, 
malheureuses  bêtes  égarées  au  milieu  de  ces  vaillants  guerriers,  ils  deviennent  bientôt  une 
gêne,  une  honte  pour  le  x>restige  de  l'arme.  Et  on  s'en  débarrasse  de  la  façon  la  plus  sim- 
ple, lapins  commode,  la  plus  sûre.  Une  seule  accusation  du  médecin-major,  un  qualificatif, 
un  mot  :  «  simulateur  »>  —  suftit,  et  l'homme  disparait,  légalement,  enterré  au  fond  d'un 
bagne  d'Afrique.  L'honneur  du  régiment  est  sauf,  l'infaillibilité  du  conseil  de  revision 
aussi,  et  on  n'entendra  plus  parler  de  cet  être  imi)uissant  autant  qu'embarras.sant.  Aussi  la 
section  des  «  simulateurs  »  est  presque  excluc-iveuient  composée  <i'idiots  et  de  gâteux, 
fiette  dernière  infirmité  est  commune  si  la  l«  compagnie;  pour  beaucoup  elle  fut  la  cause 
de  leur  envoi  aux  comjxignies  de  discipline,  sous  jirétexte  de  simulation.  Mais  oui,  i>arce 
qu'ils  étaient  gâteux,  tout  simplement.  Kt  à  la  compagnie  disciplinaire  —  où  il  faut  bien  les 
garder  jusqu'à  ce  qu'on  s'en  sdit  débarrassé  d'une  autre  façon,  on  leur  fait  i)asser  la  nuit  le 
plus  souvent,  pur  mesure  de  propreté,  sur  le  lit  de  camp  du  corjis  de  garde  ou,  &  défaut  d© 
place,  sur  les  planches  de  la  salle  de  police.  On  comi)rcndra,  que  la  chiourme,  avec  de  tels 
malheureux,  ait  beau  jeu  pour  exercer  sans  ]>éril  ses  capacités  tortionnaires  et  pour  s'en- 
tretenir la  main.  Et,  à  la  vérité',  les  traitements  inrtige's  à  ces  victimes  de  l'ànerie  ou  de 
l'injustice  des  médecin  s- majors  sont  indignes  et  atroces. 

(*J)  Les  cas  semblables  de  refus  d'ol»éissance  .sont  fréquents  aux  (;omi>agnies  de  discipline  ; 
et  s'il  arrive  que,  vaincu  i)ar  la  fatigue,  les  misères,  les  ])rivations  et  le  climat,  un  homme 
s'affaisse  pendant  un  exercice  commaudé,  et  fpie  le  m»Hlecin-mnjor  ne  consente  pas  ù.  le 
reconnaître  malade  (et  très  rarement  il  le  reconnaît  tel},  l'homme  est  tiaduit  dev;»nt  le 
con.seil  «le  guerre  ])our  refus  d'obéissance. 


LES    CONSEILS    DK    GUERRE    ET    LA  JUSTICE    MILITAIRE  '^2() 

revint  à  la  4*^  compagnie  de  discipline  où,  d'après  ce  qui  me  fut  dit  de- 
puis, il  serait  mort. 

De  la  sorte,  longtemps,  je  pourrais  puiser  en  ma  mémoire,  et  citer 
encore;  des  pages  et  des  pages,  d'analogues  exemples  se  succéderaient, 
interminablement.  Mais  cette  énumëration,  longue  déjà,  suffira.  J'ai  dit 
les  fautes.  Je  vais  montrer  l'expiation. 


La  répression  considère  deux  sortes  de  fautes  :  v  les  crimes  et  délits 
militaires,  punis  par  les  peines  portées  au  code  de  justice  militaire  (pri- 
son, travaux  publics  et  mort);  2«  les  crimes  et  délits  de  droit  ciminiun 
punis  (sauf  dans  certains  cas  particuliers  que  prévoit  le  code  de  justice 
militaire)  par  les  peines  ordinaires  portées  au  code  pénal  civil.  Si  la 
peine  prononcée  pour  faute  de  droit  commun  est  l'emprisonnement  et 
n'emporte  avec  elle  qu'un  caractère  afllictif,  elle  est  subie,  suivant  sa 
durée,  dans  les  prisons  militaires  de  corps  d'armée  ou  dans  un  des  six 
pénitenciers  militaires  /^j  ;  si  cette  peine  a  un  caractère  infamant,  elle 
entraîne  de  droit  la  dégradation  militaire,  et  le  condamné,  définitive- 
ment exclu  de  l'armée,  est  livré  aux  autorités  civiles,  qui  lui  font  subir 
dans  un  des  établissements  pénitentiaires  dépendant  du  ministère  de 
l'intérieur  la  peine  prononcée  par  le  conseil  de  guerre. 

Il  y  a  une  prison  militaire  au  chef-lieu  de  chaque  corps  d'armée,  dans 
.chacun  des  gouvernements  militaires  de  Paris  et  de  Lyon,  au  chef-lieu 
de  chacun  des  trois  départements  algériens,  et  enfin  au  siège  du  gou- 
vernement militaire  de  nos  colonies  ou  de  nos  protectorats.  Les  prisons 
militaires  reçoivent  trois  catégories  d'hommes  :  les  prévenus  militaires, 
les  passagers  militaires  escortés  et  les  condamnés  militaires  ;  mais 
seules  les  peines  inférieures  à  une  année  d'emprisonnement  sont  subies 
dans  les  prisons  de  corps  darmée  ;  pour  les  peines  d'un  an  et  au  delà 
d'emprisonnement,  les  condamnés  sont  envoyés  dans  un  pénitencier 
militaire. 

Les  hommes  détenus  dans  les  prisons  de  corps  d'armée  sont  em- 
ployés à  des  travaux  d'atelier  pour  le  compte  d'entrepreneurs  <ivils. 
Leur  nourriture  se  comj)ose  dune  soupe  avec  viande  le  matin  et  d'une 
soupe  sans  viande  le  soir.  Dans  plusieurs  de  ces  établissements,  les  dé- 
tenus sont  obligés  de  payer  la  soupe  du  soir  sur  le  produit  de  leur  tra- 
vail de  la  journée  ou  sur  leurs  fonds  particuliers  déposés  au  greffe.  En 
sorte  que  ceux  des  militaires  dont  le  travail  de  la  journée  n'a  point  pro- 
duit une  somme  suffisante  (et  le  cas  est  fréquent,  tant  est  modeste  la 
rémunération)  pour  le  paiement  de  cette  soupe  ou  qui  ne  possèdent 
point  de  fonds  particuliers  déposés  au  greffe  sont  privés  du  i»epas  du 
soir.  Le  régime  cellulaire  est  en  vigueur  dans  un  grand  nombre  deprisons 


(1)  Dans  les  portions  centrales   des    pénitenciers  militaires,    les    condamnés    de    dro 
commun  sont  relégués  dans  des  sections  spéciales  ;  il  en  est  de  même  pour  les  récidivistes 
de  délits  militiiires. 


:uo 


LA   REVUE   BLANCHE 


de  corps  d'armt'^e.  I.a  surveillance  dans  les  ('-lablissements  de  détention 
niilitaircs  est  exercée  par  des  employés  de  la  justi<*e  militaire  ayant  le 
titre,  runiforme  et  les  attributs  des  sous-ofliciers  serj^fents.  sergents- 
mi.jors  ou  adjudants,  suivant  les  cas  . 

Le  port  de  la  barbe  et  de  la  moustache  est  interdit  à  tous  les  con- 
damnés détenus  dans  les  établissements  militaires. 

11  y  a  six  pénitenciers  militaires  dont  les  portions  centrales  sont  ainsi 
réparties  :  deux  en   France,    à  Bicétre    près   Paris    et  à  Albertville 


('oinl:iiiiii''?b  militai]*'^  :iii  travail. 


(Savoie»;  ;  quatn*  dans  le  xix*  corps  d'armée,  savoir  :  un  à  Oran  (divi- 
sion d'Oran),  un  à  Oouëra  division  d'Alger),  un  à  13ùne  [division  de 
Constantine)  et  un  à  Ti-Bourzouk  frunisio;. 

Dans  les  deux  pénitenciers  de  liicélre  et  d'Albertville,  les  con- 
damnés, comme  dans  les  prisons  militaires,  sont  diversement  occupés 
l'intérieur  de  l'établissement,  et  ne  franchissent  jamais,  toute 
la  durée  de  leur  détention,  les  murs  d'enceinte.  Il  n'en  est  pas 
de  même  en  Algérie,  où  les  condamnés  deviennent,  entre  les  main^ 
de  l'autorité,  une  marchandise  rémunératrice,  un  bétail  produc- 
teur de  rentes,  un  usufruit  de  lout  re[M)s  :  et  la  traite  des  détenus  mili- 
taires compense  avantageusement,  i)our  les  industriels  de  la  colonie, 
aussi  bien  que  pour  la  chiourme  militaire,  celle  moins  licite  du  bois 
d'ébène. 

Car  c'est  bien  une  véritable  traite  de  bétail  humain,  que  pratiquent,  au 
nom  de  TKtat,  les  commandants  des  geôles.  Chaque  commandant  d'éta- 


LES    CONSKILS    I)K    (il  KllIlK    KT    LA    JUSTICE    .MILITAIRE 


'^3l 


blissement  de  délention  militaire  peut  louer,  aux  colons  ou  aux  chefs 
d'entreprise  qui  lui  en  font  la  demande,  le  nombre  de  détenus  néces- 
saires à  Texéculion  de  telle  ou  telle  besogne.  Et  ces  colons  ou  ces  cliers 
d'entreprise  ont  tout  avantage  à  user  de  celte  main-d'œuvre  préférable- 
ment  à  celle  des  ouvriers  civils  de  la  colonie  :  le  prix  moyen  de  location 
d'un  détenu  militaire  varie  entre  un  franc  vingt-cinq  et  un  franc  soixante 
par  jour,  alors  qu'un  ouvrier  civil  demanderait  pour  les  mômes  travaux 
un  minimum  de  salaire  de  cinq  francs.  Cet  avantage  n'est  pas  moindre 
pour  Tautorité,  qui  sait  retirer  de  cette  location  d'hommes  des  raison- 


Détenus  militaires  «lu  lu-nitenciei*  militaire  «le  Douera,  travaillant  dans   les   vif^ies 
des  moines  trappistes  de  Staouoli.  aux  environs  de  ï^idi-Ferruch  [Décembre  1001). 


nables  bénéfices  et.  en  commerçante  avisée,  fait  alors  litière  des  prin- 
cipes admis,  des  plus  élémentaires  convictions  civiques,  des  sentimen- 
taux scrupules  développés  en  des  circonstances  plus  gratuites.  La 
pécune  est  toujours  bonne  à  prendre,  d'où  quelle  vienne,  pense-t-elle,  et 
elle  louera  indistinctement  les  hommes  que  lui  confient  les  conseils  de 
guerre,  à  la  compagnie  anglaise  adjudicataire  de  l'exploitation  des 
mines  de  fer  du  Mokla(i),  près  Bone,  aussi  bien  qu'aux  colons  cosmo- 
polites de  la  coloni(\  aux  entrepreneurs  adjudicataires  des  travaux  de 
TKtat,  à  des  industriels  divers,  ou  à  des  congrégations  propriétaires  de 
vastes  étendues  du  sol  algérien,  tels,  par  exemple,  les  moines  trap- 


(1)  Du  !•'  janvier  au  K^  juin  de  l'année  dernière,  quarante-deux  militaire»*  français  loués 
à  cette  compagnie  anglai^e  par  rétablissement  militaire  de  Bône,  sont  tombés  malades  oa 
morts  de  misères,  de  fièvres,  de  privations  ou  de  tortures. 


njt 


LA  REVUE   BLANCHE 


pistes  (i)  du  couvent  de  Slaouëli  qui  occupent  un  détachement  de  détenus 
militaires,  loués  à  l'établissement  militaire  de  Douera  et  dont  le  nombre 
varie,  suivant  les  saisons,  de  vingt-cinq  à  cinquante  hommes.  Ce  sont 
ces  détenus  militaires  qui,  sous  la  direction  de  contremaîtres  espagnols, 
italiens  ou  maltais  à  la  solde  des  moines,  cultivent  les  immenses  et 
productives  plantations  de  vignes,  de  géraniums  et  d'orangers  où  les 
trappistes  de  Staouëli  puisent  des  revenus  extraordinairement  élevés. 


Carap  militaire  «les  moine*»  de  Staoni'li.  Détenu  militaire  h  la  porte  de  aa  chambre. 
Au-dessus  de>  deux  porte:*,  une  statue  de  Saint-Joseph  ;  dans  l'imposte  des 
deux  baies,  ces  inscriptions  :  Salle  Saint-Victor  —  Salle  Saint-Josei>h.  (7><m/i- 
bre   1001), 

Les  dimanches  et  jours  de  fêtes,  ces  mêmes  détenus  sont  employés 
par  les  moines,  dans  la  cliapclle  du  couvent,  à  chanter  les  offices  du 
culte,  et  le  sergent,  chef  de  détacliement,  punit  par  de  longs  jours  de 
cachot  —  même  de  fers  —  les  distractions  pendant  les  offices.  Le 
dimanche,  i5  décembre  dernier,  j  étais  moi-même  de  passage  à  Staouëli 
et  j'avais  pu  pénétrer  dans  l'enceinte,  gardée  par  des  tirailleurs  armés, 


(1)  Puisque  je  parle  de  cet  emploi  de  militaires  par  des  moines  trappistes,  je  ra]»i)elleraî 
(pie,  tlans  beaucoup  de  ville^s  algériennes,  l'autorité  militaire  met  gracieunement  ù  la  dispo- 
nitiou  des  curés  des  i)aroisses  et  des  sœurs  congréganistes  des  ordonnances  pris  parmi  les 
<lisciplimiires.  Ainsi  le  curé  d'Aumale  a  à  son  service  un  disciplinaire  de  la  l"  compagnie 
de  discipline  et  les  scrurs  congréganistes  de  cette  \\\\q  deux  disciplinaires  de  la  même  com- 
pagnie. De  même  à  Bou-Saada,  h  Blskra,  à  Méchéria,  k  Gafsa,  etc..  où  les  curés  et  les  sœurs 
emploient  chez  eux  des  soldats  disciplinaires,  alors  (jue  cette  faveur  est  refusée  aux  fonc- 
tionnaires laïques. 


LES    CONSEILS    DE    GUERRE    ET    LA   JUSTICE    MILITAIRE  /J  >  i 

OÙ  sont  parqués  les  détenus  employés  par  les  moines.  Là,  j'ai  vu, 
de  mes  propres  yeux,  dans  une  des  baraques  occupées  par  les  détenus 
militaires,  et  dont  l'entrée,  surmontée  d'une  statue  de  saint,  porte, 
dans  l'imposte,  la  désignation  «  Salle  Saint-Victor  »,  un  moine,  assis 
devant  un  harmonium,  faisant  répéter  aux  détenus  du  camp  les  chants 
liturgiques  de  la  proche  solennité  de  Noël. 

Les  entrepreneurs  locataires  de  cette  main-d'œuvre  militaire  spéciale 
ont  à  leur  charge  les  logements  (baraques  ou  tentes)  réservés  aux 
détenus,  aux  sergents  surveillants  détachés  par  rétablissement  militaire 
à  qui  est  empruntée  cette  main-d'œuvre,  et  au  détachement  de  tirail- 
leurs indigènes  préposé  à  la  garde  des  condamnés. 

Les  tirailleurs  de  ces  gardes  partagent  avec  les  sous-officiers  do  la 
justice  militaire  le  droit  absolu  de  vie  et  de  mort  sur  les  détenus,  et  les 
assassinats  commis  par  ces  indigènes  dans  les  camps  dont  ils  ont  la 
garde  sont  des  plus  fréquents.  Le  moindre  geste,  la  moindre  parole, 
attribuables,  en  cas  de  posthume  enquête,  à  un  commencement  de 
rébellion,  le  moindre  pas  fait  en  dehors  des  limites  —  fictives  le  plus 
souvent  —  du  camp,  peuvent  être  punis  de  mort  aussitôt,  sans  autre 
forme  de  procès.  A  diverses  reprises,  j'ai  assisté  sur  la  terre  d'Afrique 
à  d'effroyables  chasses  à  l'homme  que  dirigeaient  des  sous-officiers 
français.  Mais  si  aisée  à  établir,  la  liste  serait  trop  longue  des  <;rimes 
accomplis  dans  ces  circonstances  —  crimes  officiellement  consacrés  par 
la  remise,  aux  indigènes  assassins,  des  galons  de  soldat  de  i^*"  classe 
et  des  insignes  réservés  aux  bons  tireurs.  C'est  la  revanche  légitime  du 
vainc'O  contre  le  roumi  vainqueur.  Ces  dernières  semaines,  seulement, 
allongeraient  sensiblement  cette  liste,  et  ce  ne  serait  pas  là  —  quoi 
qu'en  pût  dire  le  ministre  de  la  guerre  (i)  —  le  récit  de  faits  éloignés; 
le  dernier  qui  me  soit  connu  date  de  mars  1902  :  deux  condamnés  de 
l'établissement  militaire  d'Orléansville  furent  tués  dans  la  plaine  de  la 
Chifl'a,  aux  environs  d'Ameur  el  Aïn,  par  les  tirailleurs  indigènes  qui 
les  gardaient.  J'ai  rapporté  précédemment  de  semblables  meurtres  et, 
entre  autres,  celui  de  ce  détenu  du  pénitencier  militaire  de  Bône  qui, 
Tannée  dernière,  au  détachement  d'Aïn-Beida,  fut  tué  à  bout  portant  par 
le  tirailleur  indigène  de  garde,  en  deçà  des  limites  du  camp,  et  dont 
le  corps  fut  transporté  ensuite  en  dehors  de  ces  limites  afin  de  faire  croire 
à  une  tentative  d'évasion.  Trois  hommes  de  ce  détachement,  Gélis,  Cholet 
et  William,  ont  assisté  à  ce  meurtre  et  pourraient,  au  besoin,  en 
témoigner. 

Le  ministre  de  la  guerre  peut  se  dispenser  de  tenir  la  promesse, 
qu'il  a  faite  lors  de  l'interpellation  J.-L.  Breton,  de  rapprocher  du 


(Ij  Le  2S  février  dernier,  à  la  séance  de  la  Chambre  des  députés,  en  réponse  au  di:acour8 
de  31.  J.-Louis  Breton,  député  du  Cher,  qui  venait  de  donner  lecture  de  ccrt.iins*  passages 
de  nie^  urticlefi  .sur  le.s  corps  discipliruiircs,  le  ministre  de  la  guerre  dis;iit  ;  «  Il  est  certain 
que  la  plupart  des  faits  racontées  remontent  &  une  époque  déjà  ancienne,  et  que  des  pro- 
grés sérieux  ont  été  réalist'S...  »  Or,  la  plupart  des  faits  rapportés  par  M.  J.-L.  Breton, 
remontaient  à  l'année  dernière. 


^i  LA  REVUE   BLANCHE 

littoral  les  dépôts  et  les  camps  des  corps  disciplinaires.  A  Ten  croire, 
(i),  cette  mesure  mettrait  ellicacement  un  terme  aux  brutalités  et  aux 
sauvageries  de  la  cliiourme.  Or,  les  bagnes  militaires  qui  font  l'objet 
de  cet  article  sont  tous  —  à  l'encontre  des  compagnies  de  discipline  — 
placés  sur  le  littoral,  et  comme  tels,  semblerait-il.  sous  le  contrôle  des 
autorités  supérieures  et  de  l'opinion  publique  (2;.  Pourtant,  les  atro- 
cités commises  là  quotidiennement  dépassent  tout  ce  qu'on  j)Ourrait  con- 
•cevoir;  les  faits  que  j'avais  précédemment  cités  et  dont  la  lecture  provo- 
qua le  plus  d'indignation  à  la  Chambre  des  députés  furent  ceux,  préci- 
sément, commis  l'année  dernière  dans  des  établissements  du  littoral 


(1)  «  ...  Mais,  d'un  autre  côté,  nous  devons  éviter  de  laisser  nos  sous-officiers  compro- 
mettre leur  conscience  en  continuant  le  métier  qu'ils  font  en  ce  moment,  éloignés  do 
toute  surveillance,  trop  privés  de  direction,  trop  charges  de  responsabilité».  Donc,  nous 
les  rapprocherons  du  littoral.  »  {ApplaudUêemenU.)  (Extrait  du  Journal  OQictel  du 
1"  mars  lî>02.) 

(2)  D'ailleurs,  ik  en  juger  i)ar  ses  déclarations,  le  ministre  de  La  guerre  ne  paraît 
•connaître   qu'incomplètement  cette  question    spéciale  de  la  discipline  et  de  la    pénalité 

militaires.  Voici  quelles  sont  ses  paroles  textuelles,  en  réponse  à  l'intei'pellation  de  M.  J.-L. 
Breton    sur   les  (!omj>agnies  de   «liscipline  :  «  ...  .Fe  le  répète,  nous  étudions  une  trans- 
formation de  ces  compagnies  —  car  je  tiens  ii  les  maintenir  —  (jui  aura  pour  double  objet, 
d'une  part,  de  mettre  les  hommes  à  l'abri  de  pratiques  barbares  :  d'autre  part,  de  ramener 
au  bien  les  condamnés,  s'il    s'en  trouve  dans  la  «juautité  qui  sont  encore  capables  de  se 
relever,  et  je  n'en  doute  pas.  Ceux-là,  on  fera  tout  cl'  qu'il  sera  possible  pour  les  encourager, 
pour  les  ramener  dans  la  voie  du  bien  que  leur  ouvre  la  profession  militaire,  car  noua  avons 
lil  des  hommeg  qui  ont  pu  commettre  d*'.<  (îèlittf.  mnne  de»  crime»,  et  qui  i>ourroQt  faire,  au 
moment  voulu,  d'excellents  soldats.  >»  Il  s'agirait  pourtant  de  s'entendre  :  et  il  est  permis 
do  s'étonner  de  l'ignorance  de  notre  ministre  de  la  guerre  sur  une  des  questions  principales 
<le  l'organisation  militaire  :  la  discipline.  «  L:i    tninsforniation,  (pie  nous  étudions,  de  ces 
compagnies   de  discipline    aura  i>our  but  —  disait  le  ministre  —  tle  ramener  au   bien  les 
•condamnés.. .  »  Mais  les  disciplinaires  dont  il  s'agit  là,  ne  sont  point  des  condamnés  :  leur 
envoi  aux   comp;ignie8   de   discipline  ne  jieut  être  le  résultat  d'un  jugement,  l'effet  d'ane 
condamnation;  et,  mieux,  le  seul  fait   d'être  disciplinaire  —  cela  étonnera  peut-être  —  est 
le  plus  sûr  garant  de  la  virginité  de  leur  casier  judiciaire:  une  condamnation  antérieure,  un 
délit  quelconque  de  droit  commun,  les  ferait   irrémédiablement  expulser  de  (îes  compagnies 
•et  affecter  aux  bataillons  d'infanterie  le'gère  d'Afrique,  ainsi  que  le  prescrit  la  loi.  Ce  cas  d'ex- 
pulsion des  c<)mi»agnies  de  discipline  se  présente  quelquefois;  les  mutilés  volontaires  eux-mêmes, 
pourvus  de  coniUimnations  de  droit  commun  ou  appartenant  déjà  aux  baUiillona  d'Afrique, 
sont  affectés,  après  leur  mutilation,  aux  sections  disciplinaires  spécbles   de   ces  bataillon?, 
et  non  point  à  la  \^  compagnie  de  iliscipline  qui,  pourtant,  doit  recevoir  exclusivement  les 
simulateurs   et   les  mutilés  volontaires.  Donc,  ([uoi  qu'en  puisse  croire  le  ministre  de  la 
guerre,  il  ne  s'agit  point  là  «  d'hommes  qui  aient  \m  commettre  des  délits  •>  ;  quant  à  l'allu- 
sion que  fit  le  ministre  à  leurs  crimes  (.<  noua  arous  là  des  hommes  qui  ont  pu  commettre  des 
délits,  tnrme  de4S  crime.i  >»  ,  il  est    difricile  d'admettre  cpie   le   général   André    puisse   ignorer 
que  tout  fait  qualifié  crime  —  et  même  crime  militaire — entraîne  l'immédiate  expulsion  de 
l'armée,  et  la  remise  du    condamné  militaire   ])our  crime  à  l'administration   i)énitenciaire 
civile.   Il   n'y   a  qu'à  consulter  le  Code  militaire,  et  il  nost  j)as  un  seul  corps  disciplinaire 
ou  pénitentiaire,  pas  même  un  bataillon  d'Afrique,  un  i)énitèncier  militaire,  voire  même  un 
atelier  de  travaux  publics.  <\u\  i)uisse  recevoir  un  condamné  pour  crime.  Mais  il  est  aisé  de 
constater  l'ignorance  de  la  presque  totalité  de-*  ofririors  en  ce  (jui  concerne  le  fonctionnement 
intérieur  de   la   discipline   militaire,   et    co  serait  peut-être  là  une  expliaition  de  l'aisance 
:ivt!C  laipK'lle.  jujros  de  conseils  de  «.'lierre  ou  membres  d'uu  con>riI  de  «lisciplino,  ils    exin!- 
diciit   aii\    couipa^Miies  de  <lis(Mi»iine,  aux  ]K;Mitc)icit;r.-i  militaire- ou  aux  ateliers  île  travaux 
j'ublic"*  (tt.Ms  »•t;l])li<selllellt.■^    c(Mifn*^cUJ»'nt    rfiinis  en  h.-iir  <-s])rit  s«»u-   !«■  terme   p-nêrifjiîe  et 
v;igue  kUj  «  IJiiibi  "  .  U:  maih<.ureiix  iroiij.irr  j^nr  1<.;  -i»rt  âo  qui  IN    d-'iveut  statuer. 


LES   CONSEILS    DE    GUERRE    ET   LA   JUSTICE   MILITAIRE  ^35 

OU  dans  des  camps  situés  à  proximité  de  ces  établissements,  avec  l'appro- 
bation (i)  des  autorités  supérieures,  -:-  les  mômes  autorités  qui  auraient 
la  surveillance  des  compagnies  de  discipline  dans  le  cas  où  celles-ci, 
ainsi  qu'actuellement  les  établissements  de  détention  militaire,  seraient 
rapprochées  du  littoral,  i.a  seule  réforme  possible,  c'est  la  définitive 
^ippression  de  ces  bagnes. 

Il  y  aurait  une  étude  à  faire  de  l'état  d'âme  des  sous-officiers  bour- 
reaux. Contrairement  à  ce  que  disait  le  ministre  de  1«  guerre,  on  expli- 
querait mal  leurs  brutalités  et  leurs  sauvageries  par  «  un  affolement 
résultant  de  la  responsabilité  d'un  commandement  particulièrement  dif- 
ficile et  délicat  ».  De  ces  brutalités  et  de  ces  sauvageries,  j'ai  déjà  rap- 
porté en  de  précédcîuts  articles,  maints  exemples  appuyés  de 
témoignages  nombreux,  ,1e  doutequ'il  soit  possible  de  les  attribuer  à  un 
affolement  ou  à  un  manque  de  sang-froid  devant  les  responsabilités 
encourues.  Ces  responsabilités,  sont  plus  fictives  que  réelles,  et 
c'est  peut-être  là  le  pire  étonnement,  pour  un  observateur  capable 
d'attention,  de  rencontrer  dans  les  établissements  pénitentiaires  et  dis- 
ciplinaires —  à  quelques  exceptions  près,  au  lieu  de  l'armée  d'indis- 
ciplinés farouches,  de  révoltés  irréductibles,  fiers  et  rebelles  à  toute 
soumission  que  l'on  avait  évoqués,  un  servile  troupeau  de  gens  prêts  à 
toutes  les  concessions,  mûrs  pour  tous  les  servages,  d'inconscientes 
bêtes  toujours  et  humblement  courbées  sous  le  joug,  aux  reins  dociles 
sous  l'aiguillon.  Et  cela  simplifie  singulièrement  la  tâche  de  la  chiourme 
dont  les  actes  de  brutalité  sont,  au  contraire,  froidement  préparés,  exé- 
cutés en  toute  sécurité  avec  de  délicats  raffinements,  avec  une 
habileté  dans  l'art  de  faire  souffrir  qui  confondrait  les  plus  per- 
verses imaginations.  Sans  doute,  ce  besoin  de  faire  souffrir  est-il  inhé- 
rent aux  fonctions  spéciales  de  la  justice  militaire  ;  peut-être  même,  les 
ataviques  prédispositions  mauvaises  se  réveillent  en  ces  milieux, 
et  les  cruautés  dont  nous  nous  indignons  se  trouveraient  expli- 
quées par  ces  paroles  du  ministre  de  la  guerre  —  les  seules  à 
retenir:  «Il  y  a  en  eux  de  l'homme  primitif,  du  sauvage...  »,  et 
par  celte  phrase  d'un  philosophe  contemporain  :  «  Réunissez  et  groupez 
en   silence  Tobscurité,  la  victoire  facile,  l'infatuation  monstrueuse,  la 


;1)  Oui,  la  tacite  approbation  des  autorités  sui>érieurep.  Au  mois  de  décembre  deruier,  à 
la  suite  d'un  article  que  j'avais  publié  dans  Iai  rente  blanche  du  15  novembre  précèdent 
le  ministre  de  la  guerre  s'était  décidé  A  envoyer  en  Algérie  le  général  Jourdy  arin  de  pro- 
céder à  une  en<piêle  sur  le  régime  intérieur  des  corps  disciplinaires  et  iiénitentiaires.  On 
devine  ce  qu'ont  i)U  être  les  constatations  de  cet  officier.  Dans  son  rapport,  il  reconnaît 
ceîKîndant  avoir  remarqué  quelcpies  abus.  <«  Mais,  dit-il.  ils  ne  .«semblent  pas  nécessiter  une 
modification  de  principe  :  on  doit  même  remanpier  (pie  les  généraux  commandant  le 
PJ"  corps  d'armée  et  la  division  de  Tunisie,  qui  sont  res|>onsables  de  la  tenue  et  de 
l'obéissance  des  corps  disciplinaires,  se  })laigneiit  })lutôt  de  l'insuffisance  des  moyens  de 
répre.-sicn  autorisés.  )>  Or.  ces  moyens  de  répression,  j'ai  montré  précédemment  ce  qu'ils 
étaient:  on  même  tenij»^  et  parallèlement  au  général  Jourdy.  je  faisais  moi-même  une 
en<purî(;  dans  les  corps  (liscijilinaii-es  et.  i»énitentiaires  d'Algérie,  où  j'étais  allé  tout  exi»ros, 
et  on  a  i)U  juger,  i)ar  \i:<  fait-  Très  précis  «pfe  j'ai  apportés,  si  étaient  insuffisants  les  moyens 
de  ré]»ression  aotuclltMiient  en  vi;jueur. 


i  i<;  LA    REVUE    BLANCHE 

proie  (»tl*crte  de  toutes  parts,  le  meurtre  en  sécurité,  la  connivence  de 
l'entourage,  la  faiblesse,  le  désarmement,  l'abandon,  l'isolement  ;  du 
point  d'intersection  de  ces  choses  jaillit  la  bote  féroce.  »  Mais  il  me 
semble  exagéré  de  poser  ces  sous-officiers  —  ainsi  que  le  fit  récemment 
le  ministre  de  la  guerre  —  en  «  victimes  de  l'organisation  actuelle  », — 
en  victimes  «  imprudemment  soumises  à  une  épreuve  qui  dépasse  les 
forces  humaines  )>. 

Pourtant,  c'est  de  façon  plus  sérieuse  qu'il  faudrait  envisager  ces 
choses,  et  l'on  ne  peut,  sans  devenir  complice,  laisser  ainsi  torturer 
de  la  chair  humaine.  Vn  fait  me  revient  en  mémoire.  11  donnera 
la  juste  mesure  d'un  état  d'Ame  commun  à  toute  la  chiourme.  C'était  à 
Riskra,  à  la  •>/  compagnie  de  discipline.  Malgré  la  défense  expresse 
portée  au  règlement,  il  ne  se  passait  pas  de  jour  sans  qu'un  ou  plu- 
sieurs disciplinaires  fussent  mis  aux  fers.  Chaque  sous-ofGcier  possé- 
dait dans  sa  chambre  diverses  paires  de  ces  instruments  dont  il  usait 
sans  compter. 

La  mort,  dans  les  tortures  de  la  crapaudine,  d'un  soldat  du 
N  bataillon  d'Afrique,  et  le  .scandah'  fait  par  la  presse  autour  de  son 
assassinat,  incitèrent  le  commandement  supérieur  à  s'inquiéter  pour  un 
instant  dos  abus  d'autorité  quotidiennement  commis  dans  les  corps 
disciplinaires  et  pénitentiaires,  et  une  circulaire  du  général  de  brigade^ 
rappelant  les  prescriptions  du  règlement  au  sujet  des  punitions  extra- 
réglementaires, obligea  le  capitaine  qui  commandait  alors  la  a*  compa- 
gnie de  discipline  à  interdire  momentanément  à  ses  sous-ofHciers 
l'emjïlui  des  fers.  Cette  interdiction  était  peu  du  goût  des  bourreaux. 
Parmi  ceux-ci,  un  des  plus  férocement  cruels  était  un  Corse,  le  sergent 
L...  pour  des  raisons  particulières,  je  me  contente  de  le  désigner  par 
son  initiale,  mais  ceux  <]ui  le  connurent  se  souviendront  . 

On  l'avait  surnommé  «  la  Panthère  «,  et  il  était  la  terreur  de  la  com- 
pagnie. Un  disciplinaire  maflirma  qu'un  jour,  étant  de  garde,  il  avait 
entendu  le  sergent  L...  se  vanter,  au  poste,  devant  d'autres  sergents  de 
la  ci»mpagnie.  de  pouvoir  faire  mourir  un  homme  après  quarante-huit 
heures  de  tortures,  sans  qu  il  y  eût  aucune  trace  de  violences,  et  sans 
que  le  médecin  le  plus  exercé  juU  y  voir  autre  chose  qu'une  mort  natu- 
relle.  I qui   était^  mari»'  et  père  de  deux  enfants,  habitait  en  ville, 

non  loin  du  dépôt  de  la  compagnie.  Les  jours  qui  suivirent  Tinterdiction 
des  fers,  les  voisins  de  L...  étaient  réveillés  j)ar  des  cris  et  des  gémisse- 
ments qui  semblaient  provenir  du  logement  occupé  par  le  sergent  et  sa 
famille.  D'abord,  ils  ne  s'en  étaient  pas  émus  outre-mesure:  mais  une 
nuit,  au  mibeu  des  cris,  ils  crurent  distinguer  des  appels  au  secours, 
et  un  viùsin  résolu  enfonça  la  porte.  Voii'i  ce  qu'on  vit  alors.  L...,  un 
genou  sur  la  poitrine  de  sa  femme  terrassée  et  bâillonnée,  s'elîorçait  de 
pas^^er  aux  poignets  de  la  malheureuse  des  menottes  réglementaires 
apportées  de  la  compagnie.  Auprès,  les  deux  loupiots  gisaient,  des  fers 
aux  pieds  et  ,ui\  mains  et  un  bâillon  entre  les  dents.  Les  voisins  voulaient 
lynclier  le  sergent,  qui  nVcliappa  que  par  miracle.  11  y  eut  plainte  à 
l'autorité  militaire,   puis  enquête  qui  démontra  que  chaque  soir  L... 


LES    CONSEILS    DE    GUERRE    ET    LA  JUSTICE    MILITAIRE  3*^7 

emportait  ainsi  de  la  compagnie  toute  une  collection  de  pedottes  et  de 
menottes,  et  qu'il  satisfaisait  à  loisir  sur  sa  femme  et  sur  ses  propres 
enfants  ses  instincts  de  tortionnaire.  Mais  l'affaire  fut  étouffée.  L'au- 
torité militaire  fit  rapatrier  en  Corse  les  enfants  et  la  femme  de  L..., 
et  celui-ci  fut  envoyé  dans  le  sud,  où  il  prit  le  commandement  du  déta- 
•ohement  de  disciplinaires  d'El  Oued. 

Quelques  mois  après  cet  événement,  le  capitaine  de  la  compagnie 
rendit  compte  au  général  commandant  la  subdivision  de  Batna  qu'il 
venait  défaire  expédier  au  détachement  d*El  Oued  un  certain  nombre  de 
sacs  de  pommes  déterre  destinées  à  l'ordinaire  des  hommes  de  ce  détaehe- 
tnent.  Une  semaine  plus  tard,  le  général  de  subdivision  arrivait  inopi- 
nément au  camp  d'El  Oued,  à  l'heure,  précisément,  où  le  cuisinier  du 
•détachement  préparait  le  repas  du  matin.  Le  camp  d'El  Oued  avait  été 
•dénommé  par  les  disciplinaires  le  Camp  de  la  Faim  et,  autrefois,  deux 
disciplinaires  de  ce  détachement  avaient  été  traduits  devant  le  conseil 
guerre  de  Constantine  pour  avoir  dérobé  un  chameau  aux  Sokhars  d'un 
convoi  de  ravitaillement  et  l'avoir  tué  derrière  une  dune  afin  d'en  con- 
sommer la  viande  avec  leurs  camarades  (i). 

Or,  le  général,  qu'avait  frappé  l'état  de  délabrement  extrême  des 
hommes  de  ce  camp,  s'étonna  de  la  faible  quantité  de  vivres  remis  au  cui- 
sinier pour  la  confection  du  repas  et,  en  particulier  de  l'absence  de  ces 
pommes  de  terre  dont  le  capitaine  lui  avait  précédemment  annoncé  l'en- 
voi ;  il  pria  L...  de  lui  présenter  les  cahiers  de  comptabilité  d'ordinaire 
•du  détachement.  L...  s'excusa,  disant  (]ue,  peu  habitué  à  la  vie  au  camp,  il 
n'avait  pas  su  rationner  rigoureusemment  ses  hommes  et  que  les  vivres  du 
dernier  convoi  étaient  épuisés  ;  quant  à  ses  livres  d'ordinaire,  il  affirma 
les  avoir  envoyés  au  dépôt  de  la  compagnie,  à  Biskra,  aux  fins  de  vérifi- 
cation, comme  il  devait  le  faire  tous  les  mois.  Cela  parut  très  invraisem- 
blable augrand  chef  qui,  pour  en  voir  le  cœur  net,  s'adressa  aux  hommes 
•eux-mêmes.  Ceux-ci,  par  crainte,  sans  doute,  de  trop  cruelles  repré- 
sailles, n'osèrent  pas  formuler  de  plaintes  trop  précises  sur  l'insuffisance 
•delà  nourriture,  mais  ils  avouèrent  n'avoir  jamais  mangé  de  pommes  de 
terre  depuis  leur  arrivée  au  détachement.  En  toute  hâte,  le  général  qui 
maintenant  savait  à  quoi  s'en  tenir,  s'en  revint  à  Biskra  et  donna 
l'ordre  au  capitaine  de  rappeler  immédiatement  le  sergent  L...,  de  le 
mettre  en  prison  et  d'établir  contre  lui  une  plainte  en  conseil  de 
guerre  pour  vol  au  préjudice  de  l'ordinaire  de  ses  hommes.  Huit  jours 
après,  L...,  remplacé  à  El  Oued  par  un  autre  sergent,  revenait  à  Biskra 
où...  il  reprenait  simplement   le  commandement  de  l'escouade  qu'il 


(1)  J'ai  vu  moi-même,  dans  le  détachement  commandé  aux  environs  de  Laghouat 
I>ar  le  sergent  Amadei,  des  disciplinaires  de  la  4''  compagnie  de  discipline  se  disputer  les 
restes  dun  mouton  à  moitié  ronge'  par  les  chacals  qui  l'avaient  dérobé  pendant  la  nuit.  Ces 
mêmes  disciplinaires  s'échappaient  chaque  nuit  de  leurs  tentes  yyoïiT  venir  jusqu'à 
Laghouat  où  ils  ixinétraient  furtivement  dans  les  casernes  du  quartier  Margueritte,  et 
cherchaient  leur  pâture  dans  les  baquets  d'eaux  grasses  tléposés  h.  la  ]>orte  des  cuisines.  J'ai 
parlé,  en  un  précédent  article,  de  ces  soldats  du  camp  de  Hassi-Inifel,  qui  suppléaient  au 
manque  de  nourriture  à  l'aide  de  pâtées  ravies  au  cochon  ({u'élevait  le  capitaine  Lallemant 
-commandant  le  détachement  de  Hassi-IniFel. 


3^8  LA   RKVUK    BLANCHK 

dirigeait  autrefois,  avant  son  départ  pour  El  Oued.  J'étais  alors  secré- 
taire du  trésorier  de  la  deuxième  compagnie  de  discipline.  Quelques- 
semaines  après  le  retour  de  L...,  nous  arriva  une  dépêche  du  général, 
réclamant  d'urgence  les  pièces  et  les  procès-verbaux  de  TinslructioD' 
établie  contre  le  sergent  L...  Le  capitaine,  mandé  en  toute  hâte,  accon- 
rut  au  bureau  du  trésorier,  fit  venir  L...,  et  eut  avec  lui,  dans  la» 
pièce  voisine  de  celle  où  je  me  tenais  avec  mes  deux  scribes  et 
dont  nous  séparait  un  simple  paravent,  une  longue  conversation  à  voix. 
basse.  Quand  fut  terminée  cette  conversation,  le  capitaine  reconduisit 
lui-même  L...  jusqu'à  la  porte  et,  lui  frappant  familièrement  sur Tépaule:' 
«  Allons,  allons,  mon  brave,  s'écria-t-il  en  notre  présence,  dormez  sur 
vos  deux  oreilles,  et  comptez  sur  moi...!  »  Un  mois  plus  tard,  le  sergent 
prévaricateur  était  nommé  adjudant  dans  un  régiment  d'infanterie  de- 
là métropole. 

Et  il  ne  s'agit  point  là  d'une  exception  ;  de  telles  malversations  sont 
communes  à  la  chiourme.  Le  commandement  d'un  camp  militaire  esb 
généralement  pour  les  sou^officiers  une  source  d'appréciables  pro- 
fits. En  dehors  des  bénéfices  illégalement  réalisés  sur  l'ordinaire  des- 
homnies,  il  est  une  autre  spéculation  rémunératrice.  C'est  celle  effec- 
tuée sur  le  travail  même  des  militaires.  Le  nombre  maximum  d'heures» 
de  travail  quotidien  que  doivent  effectuer  les  condamnés  militaires- 
loués  à  un  entrepreneur  est  de  dix  heures,  et  le  sous-officier  comman- 
dant le  détachement  doit  veiller  avec  soin  à  ce  que  ce  nombre  ne  soift 
point  dépassé  par  Tenlrepreneur. 

Mais,  à  la  suite  d'une  entente  entre  celui-ci  et  les  sous-officiers  qui 
y  trouvent  tout  bénéfice,  il  arrive  souvent  que  les  condamnés  soient 
astreints  à  une  tAche  de  seize  à  dix-huit  heures  par  jour,  —  des  heures- 
cruelles  et  pénibles  qui  commencent  bien  lonj^lemps  avant  l'aube. 
se  prolongent  sous  le  soleil  ardent  et  ne  se  terminent  que  dans  les- 
onibres  avancées  du  soir,  de  longues  heures  silencieuses  que  troublent 
seulement  la  chute  régulière  et  sourde  des  pioches  lourdes  aux  bras- 
fatigués,  les  rauques  clameurs  des  indigènes  armés  qui  sur\*eillent,  et 
les  menaces  de  la  chiourme  lorsque  des  yeux  se  distraient  momen- 
tanément de  la  ti\che  pour  im[)lorer  un  instant  de  répit. 

Parfois,  un  homme  tombe,  terrassé  par  l'effort,  la  fièvre  et  les  misères. 
Il  faut  avoir  vécu  dans  ces  camj)s  elTroyables  pour  imaginer  ce  que- 
peuvent  souffrir  les  malheureux  que  le  sort  y  a  conduits.  Mais,  au  milieu 
de  toutes  les  tortures  physiques  et  morales,  un  désespoir  surtout 
domine  :  celui  de  jamais  échapper  peut-être  (tant  est  facile  la  plainte 
qui  fera  augmenter  de  quelques  années  par  le  conseil  de  guerre  la 
peine  actuelle,  à  ses  bourreaux,  et  aussi  une  sensation  d'irrémédiable 
abiindou,  d'isolement,  d'éloi^iienient  de  tout  secours  et  de  toute  pitié,. 
(jui  bientôt  prime  les  misèr<*s  plus  précises,  envahit  l'être  à  l'exclusion 
de  toute  autre  pensée,  rend  fou. 

J'ai  déjà  donné  quelques  exemples  de  la  faron  dont  les  condamnés, 
militaires  étaient  traités  dans  les  camps.  J'ai  montré  le  sergent  Sieval- 


LES   CONSEILS   DE   GUERRE   ET   LA  JUSTICE   MILITAIRE  '^39 

dini,  au  camp  d*El  AlTroun,  faisant  déshabiller  complètement  les 
hommes  punis  de  son  détachement,  et  leur  faisant  passer  la  nuit,  en 
pleine  neige  d'hiver,  attachés  aux  roues  d'un  camion.  El  cet  autre  ser- 
gent qui,  au  camp  de  Bou-Guezoul,  refuse  de  reconnaître  malade  le 
nommé  Cérié  (i),  le  fait  déshabiller  par  les  tirailleurs  indigènes  de 
garde,  lui  met  les  fers  aux  pieds  et  aux  mains,  et  le  laisse  ainsi  quarante- 
huit  heures  au  milieu  d'un  nid  de  fourmis.  Puis,  encore,  au  camp  de 
Bellevue,  le  sergent  Romani,  faisant  attacher  au  bord  de  la  feuillée  où 
viennent  évacuer  les  hommes  du  camp  le  nommé  Amache,  pris  par  les 
fièvres  au  chantier;  durant  la  nuit,  Amache  meurt  là;  le  médecin- 
major  de  Baghar  ne  consent  qu'après  de  longs  pourparlers  à  donner  le 
permis  d'inhumer.  Et  le  sergent  Sorba,  chef  d'un  détachement  des 
environs  de  Bou-Guezoul,  qui  le  soir,  à  la  rentrée  au  camp  après  le 
travail  de  la  journée,  fait  sortir  des  rangs  ceux  des  hommes  que  l'en- 
trepreneur lui  a  signalés  comme  ayant  montré  le  moins  d'ardeur  au 
chantier,  les  prive  du  repas  du  soir  malgré  les  dix-huit  heures  d'ef- 
froyable tâche  qu'ils  viennent  d'accomplir,  contraint  chacun  d'eux  à 
creuser  devant  les  tentes  une  fosse  de  six  pieds  de  profondeur,  les  fait 
mettre  ensuite  à  la  crapaudine  par  ses  tirailleurs  et,  à  l'aide  de  cordes, 
fait  descendre  les  misérables  au  fond  des  fosses  qu'ils  viennent  de 
creuser  et  où  ils  demeurent  jusqu'au  lendemain  matin,  à  l'heure  qu'il 
faut  repartir  pour  le  chantier. 

Indéfiniment  pareils,  de  tels  faits  abondent,  quotidiens,  aussi  effroya- 
bles, aussi  atroces,  issus  des  mêmes  imaginations,  sans  que  les  bour- 
reaux aient  à  craindre  des  réclamations, —  réclamations  que  les  hauts 
chefs,  d'ailleurs,  n'écouteraient  pas,  et  que  les  plaignants,  en  tous  les 
cas,  expieraient  de  façon  cruelle  (2). 

Mais  ce  sont  là  tous  moyens  extra-réglementaires.  Les  punitions 
portées  au  règlement  sur  les  établissements  de  détention  militaires  ont 


(  1  )  Car  il  n'y  a  pas  de  médecin  attaché  à  ces  camps.  La  visite  médicale  est  passée  par  le 
«ous-ofticier,  chef  de  détachement. 

(2)  Malgré  Tétroite  surveillance  qui  entoure  les  camps  de  condamnés  militaires,  et  malgré 
les  dangers  encourus,  il  arrive  quelquefois  qu'un  détenu  parvienne  à  échapper  aux  bourreaux 
par  la  fuite.  De  rapides  recherches  sont  faites,  l'homme  est  déclaré  déserteur,  et  tout  est  dit 
Mais  il  anive  aussi  quelquefois  que  des  disparitions  fortuites,  qualifiées  désertion  par  la 
chiounne,  soient  commenti-es  diversement  par  les  camarades  du  disparu  ;  le  soir,  sous  la 
tente,  des  accusations  très  nettes  sont  formulées  à  voix  ba-sse,  apparentant  lu  disparition  de 
l'homme  et  tel  coup  de  feu  lointain,  entendu,au  moment  présumé  delà  disparition,  à  quelque 
distance  du  chantier  ou  du  camp.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des  on-dit,  et,  malgré  les  affir- 
mations des  détenus  militaires  qui,  au  moi»  de  décembre  deruier  encore,  me  narraient  de 
sembLibles  siisiKîctes  disparitions,  citaient  des  faits  et  des  noms,  je  veux  rien  avancer,  les 
preuves  manquant,  et  je  sais  avec  quelle  aisance,  dans  les  milieux  militaires,  s'accréditent 
les  i)lus  extraordinaires  légendes. 

Avec  certitude  —  et  pour  caus(t  —  je  citerai  néanmoins  le  fait  suivant.  Je  laisse  la 
parole  au  principal  int^îressé,  le  soldat  Fourmann,  de  la  4«  comi)agnie  de  discipline,  qui  fai_ 
sait  itartie  de  la  colonne,  eom^wsée  do  disciplinaires  et  de  condamnés  de  travaux  publics^ 
chargée  détablir  la  ligne  télégraphique  entre  Gardaïa  et  les  postes  avancés  du  sud  algérien. 
La  colonne  des  disciplinaires  était  commandée  par  ce  fameux  lieutenant  Qaantin  dont  la 
presse  eut  à   s'occuper  h  diverses  reprises...  «  A  l'étape  de  Bou-Trifiue,  dit  Fourmann,  vers 


î.|0 


LA   REVUE   BLANCHE 


aussi  leurs  atroiités.  Indépendamment  des  peines  prononcées  par  les 
conseils  d«*  guerre  dont  les  condamnés  militaires  continuent  à  être  tou- 
jours justiciables.  la  seule  punition  qui  puisse  être  infligée  aux  détenus 
des  prisons  militaires,  des  [>éDitenciers  et  des  ateliers  de  travaux 
publics  est  la  punition  de  cellule.  La  moindre  faute,  la  moindre  négli- 
gence peut  Atre  punie  aussitôt  de  plusieurs  jours  de  cellule,  et  je  me 
souviens  encore  de  ma  première  stupeur,  alors  que,  campé  avec  les 
antres  chasseurs  d'Afrique,  mes  camarades,  près  du  pénitencier  mili- 
taire de  Douera  où  nous  faisions  étape,  je  vis  un  adjudant  de  la  eh iourme 
de  ce  pénitencier  infliger  quinze  jours  de  cellide  à  un  détenu  militaire 
qui  s'était  écarté  de  son  chantier  proche  pour  venir  se  rafraîchir  à 
Tabreuvoir  de  notre  campement.  Je  devais  être  initié  d'autre  façon, 
plus  tard. 

Un  sergent  ordonne  quatre  jours  de  cellule;  un  sergent-major  et 
im  adjudant  peuvent  porter  cette  punition  à  huit  jours  et  à  quinze  jours, 
un  lieutenant  à  trente  jours  et  le  commandant  de  rétablissement  à 
soixante  jours.  La  nourriture  quotidienne  des  punis  de  cellule  se  com- 
pose exclusivement  de  deux  «  quarts  »  de  pain  et  de  deux  litres  deau. 
Tous  les  quatre  jours,  il  leur  est  donné  une  gamelle  de  bouillon. 
Et  ils  restent  des  semaines  à  ce  régime,  dans  la  solitude  épouvantable 
des  cachots  militaires,  sans  air  et  sans  lumière,  privés  d'un  som- 
meil qui  se  refuse  au  bout  de  quelques  jours. 

Peu  à  peu  tous  les  sentiments  s  éteignent,  les  haines  même  s'apaisent 
et  il  ne  reste  plus  que  Tinstinct  de  consenation  qui  se  précise  dans 
la  sensation  affreuse  de  cette  faim  qui  vous  ronge,  sans  trêve,  et  de  la 
santé  qu'on  sent  fuir.  Quelquefois,  des  cris,  des  rugissements  partent 
d'une  cellule;  des  sergents  accourent,  revolver  au  poing  ;  on  ouvre  la 
porte   du  cacliol,   et  l'homme  apparaît,  les   vêtements  en  lambeaux, 


ciii'i  heuHîs  «lu  iiiiitiii,  au  iiionuMit  où  nous  allions  lever  lu  camp  iK)ur  reprendre  notre  route 
v<;rn  le  Y\\i\,  je  réussis  à  in  évader.  Kxtenué  jiar  la  dysenterie  qui  me  minait  depuis  plusieurs 
jours,  ayant  tout  à  souffrir  <îe  mes  cheff»,  c'est  sur  moi.  faible  et  grêle,  que  ^'acharnait  le 
lieutenant  Quanliu,  et  il  ne  se  passait  pas  <le  journée,  sans  que  je  fusse  attachéà  la  crapaudîne 
(*u  frupp*;.  (''t^î>t  jMjuniuoi  j'avuii  préféré  fuir  atîn  d'arriver  jusqu'à  Laghouat  où  je  voulais 
dé|M)Ker  une  plainte  entre  le3  mains  <lu  commandant  aup<>rieur.  Le  malheur  voulut  que  je 
me  tromi»a**«e  de  route.  Au  lieu  de  revenir  sur  mes  pas.  y\  me  peniis  et  filai  sur  rétai>e  sui- 
fante.  Il  y  avait  à  iKîine  une  heure  «jue  je  marchais,  quand  j'entendis  derrière  moi  le  bruit 
di*  la  colonne  en  marche:  j«-  me  irachai  dans  une  touffe  d'alfa:  tout  û  coup,  le  galop  tl'un 
ehevul  aiqKtla  mon  attention.  I^-  lieutenant,  hride  abattue,  arrivait  sur  moi.  revolver  au 
|M>ing.  Je  dus  nu*  rendre  et  expliquer  au  lieutenant  Quantiu  les  misons  de  mon  éva.sion,  et 
mon  intention  de  me  i-endre  à  Laghouat.  ou  je  voulais  imjdorer  la  protection  du  comman- 
dant suiK.Tieur.  L'ne  c«»lere  follr  >'emj»ara  rie  l'otîîcier.  —  Ahitu  veux  me  faire  arriver  des 
hiMoires.  seoria-t-il.  Kh  bien!  api^tunls  (pie  les  gens  qui  me  veulent  du  mal,  je  k»s  ïiup- 
IMJiue,  et  c'er't  pouppiiii  je  vai>  te  tuer  comme  un  chien  !...  Je  crus  m:i  deniiére  heure 
Tenue:  je  tombai  à  genoux;  et  contre  nia  teuqK.^  je  sentis  le  froid  du  canon  de  l'arme... 
.Mai- somhiin,  «UTrière  un  ac<-ident  di-  terrain  un  i-hant.  retentit,  (''étaient  les  t-ohlats  du 
train,  qui,  en  avant  de  la  coloniu",  arriraient  avec  les  mulets  ]>orteurs  des  bagages.  J'étaig 
sauvé.  —  'J'u  as  de  la  chancv.  nu-  dit  celui  qui  allait  être  mon  assas.«rin.  Mais  nous  nous 
n'trouverons,  et  tu  ne  m'échappera.-  pas...  »> 

Huit  jours  après,  Fourmann  était  en  ]irévr'ntion  de  conseil   de  guerre  i)our   refus  d'obéia- 
îaiicCj  et  le  con^eil  de  guerre  le  condamnait  à  deux  anmxîs  de  prison. 


LES   CONSKILS    DK    GUERRE    ET    LA  JUSTICE    MILITAIRE  34i 

Técurae  aux  lèvres,  les  yeux  hagards,  menaçant  et  terrible.  Il  est 
devenu  fou  furieux.  La  chiourme  s  élance,  en  foule,  etjles  fers  et]  le 
bâillon  réduisent  le  malheureux. 

Il  est  encore  une  punition  toute  spéciale  que  peuvent  seuls  infliger  le 
ministre  delà  guerre  et  les  généraux  en  chef.  C'est  la  punition  de  quatre- 
vingt-dix  jours  de  cellule.  Cette  punition,  très  fréquente,  est  des  plus 
redoutées.  Les  hommes  les  plus  robustes  y  laissent  leur  santé,  et  souvent 
une  civière  est  nécessaire  pour  transporter  de  sa  cellule  à  Ihôpital 


Intérieur  du  Fort  Bab-Azoun  où  se  trouvait  le  «  quartier  des  ténébreuses  •,  rtâervé 
aux  punis  de  quatre-vingt-dix  jours  de  callule. 

rhomme  qui  vient  de  terminer  cette  elîroyable  punition.  Il  y  a  peu  de 
mois  encore,  la  punition  de  quatre-vingt-dix  jours  de  cellule  était  subie 
uniquement  à  la  prison  militaire  d'Alger  où  un  quartier  cellulaire 
spécial  —  surnommé  le  quartier  des  «  ténébreuses  »  —  était  aflecté  aux 
condamnés  militaires  qui  venaient  y  subir  cette  peine.  Non  seulement  les 
détenus  des  établissements  militaires  d'Algérie ,  mais  môme  les 
condamnés  des  prisons  militaires  de  France  ou  des  pénitenciers  d'Al- 
bertville et  de  Bicètre,  à  qui  était  infligée  cette  punition,  venaient  la 
subir  au  «  quartier  cellulaire  »  d'Alger.  Le  général  André  a  prescrit 
récemment  que  les  «  quatre-vingt-dix  »  seraient  désormis  subis  dans 
chaque  établissement  de  détention.  Il  a  prescrit  en  outre  que  ces 
punitions  seraient  interrompues  toutes  les  semaines  pendant  quatre 
jours,  au  bout  des(iuelles  elles  seraient  reprises  pendant  une  semaine,  et 
ainsi  de  suite  jusqu'à  complète  expiration  de  la  punition  infligée.  Certes, 
cette  mesure  serait  déjà  un  sensible  progrès  si  elle  était  intégralement 


3Vi 


LA    REVUE   BLANCHE 


appliquée.  Mais  ce  sont-là  des  prescriptions  ministérielles  dont  se  sou- 
rient fort  peu  la  plupart  des  commandants  d'établissements  de  détention 
militaire,  et  surtout  les  commandants  de  détachements  de  détenus.  Et  il 
arrive  encore  qu  a  la  suite  de  punitions  accumulées^  le  nombre  de  mois 
pendant  lesquels  certains  hommes  demeurent  sans  interruption  au  fond 
d'un  cachot,  au  régime  du  quart  de  pain,  dépasse  de  beaucoup  une 
année... 

Je  dirai  peu  do  chose  des  «  fers  »  que  le  général  André  affirmait 
récemment  avoir  définitivement  interdits  le  8  avril  1901  dans  les  établis- 


A— û,  ' 


Le  sergent,  coininundant  le  détacliement  de  Staouuli,  auprës  «le  ses  instrumentî»  de 
torture.  [Photographie  i»rise  dan<  la  chainhi-e  du  chef  de  détachement  de  Staonëli, 
pjir  M.  Charles  Vallier,  le  i:>  décembre  11M»1.} 

scments  do  détention  mi  itaire.  Je  cite  ses  paroles  :  «  J'ai  remarqué  une 
chose;  c'est  que  des  instruments  (Vun  autre  a*^e,  dont  F usa^e  était 
interdit,  e.iistaient  encore;  ifs  étaient  relégués  dans  des  coins.  J'ai 
prescrit  de  verser  ces  instruments  à  V artillerie  qui  est  chargée  de  tenir 
compte  de  ces  o/f/efs.,.  »  Or,  la  plioloiifrapliie  ci-jointe  a  été  prise  par 
moi  le  i'»  <K''c<Miibro  dernier,  c'est-à-dire  nouf  mois  après  Tinterdiclion 
(les  fers,  dans  la cliambre  du  soiis-oflicior  ((jmmandant  le  détachement 
de  Staoutdi  où  ils' étaient  presque  quotitliiMincment  en  usage.  Pour  ce 
détaohennMil,  conipos»'  alors  d'une  vingtaine  d'iionmifs  seulement,  le 
chef  de  di-tarjienient  disj)Osait  di*  (mis  paires  de  pedottt'S,  de 
quatre  y)aircs  <le  menottes,  d'une  {laire  de  ces  doubles-boucles  inter- 
dites  dans   les    établissements   pcnitenliairos  de  la  Guyane   et   <le   lu 


1.ES   CONSEILS   DE   GUERRE   ET   LA  JUSTICE   MILITAIRE 


3/,3 


Nouvelle-Calédonie,  au  cours  de  l'affaire  Dreyfus,  par  le  ministre  des 
•colonies  (i),  et  de  plusieurs  paires  de  poucettes.  Les  chefs  des  autres 
^détachements  n'avaient  rien  à  envier,  sous  le  rapport  des  fers,  au  déta- 
chement de  Staouëli,  et  si,  dans  un  pénitencier  militaire,  celui  de 
Bône,  le  commandant  de  rétablissement  se  décida  à  suivre  momen- 
tanément les  prescriptions  ministérielles  en  retirant  à  les  fers  la 
•chiourme,  celle-ci  s'ingénia  à  trouver  d'autres  instruments  de  supplice. 


Détenu  militaire  ii  la  crapaiuliiie,  gardé  par  un  tirailleur  armé. 

pour  le  moins  aussi  cruels  que  ceux  dont  le  ministre  venait  de...  décou- 
vrir l'existence;  et  les  cordes  mouillées  combinées  avec  les  chevilles  de 
bois  habilement  disposées  remplacent  avantageusement  les  fers  retirés, 
çàetlà,  en  de  rares  détachements.  Quelques  sergents,  même,  ont  fait 
fabriquer  par  des  forgerons  de  nouveaux  modèles  de  pedottes  et  de 
«lenottes,  et  j'ai  cité,  en  d'autres  articles,  des  noms  et  des  faits. 

Le  règlement  sur  le  service  intérieur  des  établissements  de  détention 
inilitaires  d'Algérie  est  commun  aux  pénitenciers  militaires  et  aux 
ateliers  de  travaux  publics. 

La  peine  des  travaux  publics,  malgré  la  confusion  à  laquelle  pourrait 
prêter  sa  dénomination,  n'emporte  avec  elle  aucun  caractère  d'infamie. 
Elle  ne  peut  èlre  prononcée  que  pour  des  délits  militaires,  et  jamais 
pour  dos  délits  de  drt)it  commun.  Le  paragraphe  820  du  rapport  fait  au 


(1)  Par  la  forriio  ot'îicicllf  de  cette  interdiction,  on  pourniit  croire  que  le  supplice  de  la 
double  honcle  avait  été  ju-évii  i»ar  un  re^,'leuient.  Point.  Il  Bortait  de  Timagination  de 
4juel(|ue  î;::irdien  du  baj/iif. 


V|  I  LA  REVUE   BLANCHE 

corps  législatif,  le  a:")  avril  18J7,  par  le  rapporteur  de  la  commission 
chargée  d'examiner  le  projet  du  code  de  justice  militaire  -celui  eu 
vigueur  actuellement)  dit  ceci  :  «  La  peine  des  travaux  publics  offre  cet 
avantage  précieux  qu'elle  n'expose  pas  des  militaires,  chez  qui  le  senti- 
ment de  rhonnour  est  vivant,  au  contact  d'hommes  déjà  pervertis.  Le 
coupable  garde,  dans  ces  ateliers,  ses  habitudes  d'activité,  au  lieu  de 
languir  dans  lo  repos  honteux  et  stérile  de  la  prison  ;  on  Ty  emploie 


r/iiiténoiir  <le  l'atclkT  de  travaux  publics  do  Mers  Kl  Ki-bir.  pré.-»  (^raii. 

à  des  travaux  qui,  sans  dégrader  l'Ame,  fatiguent  le  corps  et  domptent 
la  volonté...  »  Il  est  inutile  d'insister  sur  l'hypocrisie  de  ces  paroles.  J'ai 
nontré  plus  haut  à  quel  genre  de  travaux  étaient  employés  les  détenus 
militaires  des  camps  algériens,  et  à  quel  genre  do  spéculations  Tauto- 
rit*'  supérieure  se  livrait  avec  eux. 

Le  minimum  de  la  peine  do  travaux  publics  que  peut  prononcer  un 
conseil  de  guerre  est  de  deux  années,  et  le  maximum  de  dix  ans.  Dans 
le  cas  de  condamnations  successives,  les  peines  militaires  ne  se  confon-^ 
dent  pas,  et  se  subissent  successivement,  intégralement  —  à  moins 
qu'une  grAce  spéciale  n'intervienne     i  .  Dans  les  ateliers  de  travaux 


(1)  l.)f3  tableaux  de  jrnw'o  sont  «Itablis  deux  fois  par  an  {«quatre  fois  jwàr  an,  pour  le.* 
IM.'tites  jioines,  daii>  les  prisfuis  vt  les  pciilteiiciers  militaires),  et  les  cundamnés  peuvent 
aillai  iMMiéficicr  de  réductions  de  peine  ou  nu'inc  «le  la  lil)énition  définitive.  Mais  ce  sont  1^ 
dos  chances  inesivrées.  et  le  nombre  est  minime  do  ceux  «juî,  lï  chaque  tableau-grâce,  btfné- 
liei«'nt  ainsi  de  qnehiues  faveurs.  I^i  moindre  punition  de  cellule  entraîne  la  radiation  du 
talile.iu  de  prrace,  et  recule,  dc}»luaieurH  anu<K?H  quelquefois,  une  nouvelle  in:^cription  5ur  les 
lisie-^  «le  i)roi)osition  jwur  la  j^ice.  Kt  jai  montiv  i»lu8  haut  condnen  la  punition  de  cellule 
était  facile,  puisqu'un  6imi)]e  serjrcnt,  [)Our  la  moindre  vétille,  peut  en  infliger  quatre  jours 


LES    CONSEILS    DE    (lUEllRE    ET   LA   JUSTICE    MILITAIRE  'l\y 

publics,  les  provocations  à  la  rébellion  et  à  Toutrage  sont  fréquentes  de 
la  part  de  la  chiourme,  et  conséquemment  les  comparutions  devant  le 
conseil  de  guerre.  La  moindre  faute  contre  la  discipline  y  conduit,  et 
il  n'est  pas  rare  de  voir  des  hommes  de  vingt-cinq  ans  à  peine,  dont 
le  nombre  total  des  années  à  passer  dans  un  atelier  de  travaux  publics, 
à  la  suite  de  comparutions  successives  devant  le  conseil  de  guerre, 
dépasse  un  demi-siècle.  J'ai  connu  un  garçon  de  vingt-sept  ans  pour 
qui  ce  total  s'élevait  à  cent  vingt-trois  années. 

On  admettra  donc  facilement  que  le  désespoir  s'empare  alors  de  ces 
malheureux,  de  ces  innocents  —  oui,  de  ces  innocents  —  dont  la  vie 
sacrifiée  ne  sera  plus  maintenant,  jusqu'à  la  fin,  qu'une  longue  suite  de 
tortures  et  d'humiliations.  Lorsque  se  sont  accumulées  de  la  sorte  les 
années  de  travaux  publics,  il  n'est  plus  pour  ces  hommes  qu'une  seule 
expectative  :  celle  de  fuir,  par  des  procédés  quelconques,  le  bagne 
odieux.  L'évasion  est  un  de  ceux-là  —  mais  si  difficile,  si  périlleuse,  si 
impossible,  presque,  à  moins  d'extraordinaires  circcmstances  propices  ! 
Aussi,  voici  pour  échapper  aux  bourreaux  le  procédé  le  plu  s. habituelle- 
ment employé  :  C'est  parmi  les  désespérés  des  ateliers  de  travaux 
publics  que  s'est  accréditée  la  légende  que  le  régime  imposé  aux  travaux 
forcés  était  enviable  au  prix  des  traitements  subis  dans  les  ateliers  de 
travaux  publics.  L'analogie  des  dénominations  de  ces  peines  incite 
naturellement  à  la  comparaison.  11  m'est  arrivé  souvent  à  moi-même,  alors 
que  les  colonnes  dont  je  faisais  par.tie  rencontraient  quelque  convoi  de 
ces  misérables,  et  qu'à  l'étape  je  me  retrouvais  le  soir  avec  eux,  d'en- 
tendre de  leur  bouche,  à  ce  sujet,  les  récits  les  plus  invraisemblables, 
issus  d'imaginations  talonnées  par  la  souffrance  et  par  la  faim.  Mais 
ceux-là  seuls  qui,  la  faim  aux  entrailles  et  le  désespoir  au  cœur, 
loin  des  alîections  à  jamais  perdues,  sous  le  seul  fouet  cruel  du  chaouch 
impitoyable,  durent  se  soumettre  quand  môme  aux  labeurs  cruels  qui 
tuent  les  corps  et  vident  les  âmes,  peuvent  comprendre.  Peu  à  peu,  la 
vision  de  la  chaîne  plus  douce,  de  la  souffrance  atténuée,  s'infiltre, 
s'incruste,  s'impose.  Le  changement  de  bagne  apparaît  à  cette  heure 
la  propice  évasion,  et  on  ne  tarde  pas  à  rechercher  les  moyens  qui  le 
feront  obtenir.  Ces  moyens  sont  élémentaires  :  le  catalogue  pénal  les 
énumère  tout  au  long.  Il  n'y  a  qu'à  choisir.  Mais,  à  vrai  dire,  l'idée  du 
crime  ou  de  l'infamie  répugne  à  ces  hommes  —  braves  gens,  tous  — 
dont  le  seul  crime,  jusqu'ici,  fut  de  n'avoir  point  su  baisser  la  tête 
sous  l'insulte  et  plier  les  reins  sous  les  coups.  Ils  ont  trouvé  un  moyen 
terme.  Le  code  de  justice  militaire  punit  de  «  mort  avec  dégradation  » 
le  fait  d'incendie  d'édifices,  d'ouvrages  ou  bâtiments  militaires  ;  cepen- 
dant, cette  peine  peut  être  réduite  aux  travaux  forcés  à  temps  en  cas  de 
circonstances  atténuantes.  Or,  on  le  sait,  en  matière  de  crime,  l'intention 
dûment  prouvée  vaut  le  fait,  la  tentative  est  punie  comme  le  crime  lui- 
même.  Donc,  en  pareil  cas,  le  simulacre  suffira,  et  l'insignifiance  du 
dégât  assurera  au  coupable  le  bénéfice  des  circonstances  atténuantes, 
c'est-à-dire  les  travaux  forcés,  le  but,  —  le  rêve.  Et  alors,  voici  ce  qu'ont 
imaginé  ces  hommes,  qui  n'ont  plus,  pour  fuir  leurs  bourreaux,  que 


34r>  LA   REVUE   BLANC HB 

cette  issue  désespérée.  C'est  une  simple  et  facile  formalité  à  remplir, 
lis  rassemblent  en  un  petit  tas,  au  milieu  du  cachot  où  ils  sont  enfermés, 
ou  bien  sur  le  dallage  d'une  chambre,  quelques  brindilles,  les  morceaux 
d'un  balai  ou,  le  plus  souvent,  la  paille  d'un  traversin,  y  mettent  le  feu, 
puis,  font  constater  par  un  sergent  de  la  chiourme  leur...  tentative 
volontaire  d'incendie  ;  ils  sont  traduits  devant  le  conseil  de  guerre  qui 
—  sans  être  dupe  toutefois  —  complète  la  formalité  de  l'acte  accompli 
par  la  formalité  de  la  condamnation  :  vingt  ans  de  travaux  forcés  ordi- 
nairement. Et  les  bagnes  de  Nouméa  et  de  la  Guyane  comptent  un 
forçat  de  plus. 

La  peine  des  travaux  publics  étant  une  peine  militaire,  lexclusion 
défmitive  de  l'armée  à  la  suite  d'une  condamnation  infamante  inter- 
rompt définitivement,  en  droit,  la  peine  militaire,  et  c'était  là,  autrefois, 
pour  les  condamnés  à  des  peines  militaires  de  longue  durée,  un  facile 
moyen  de  mettre  un  terme  à  leurs  souffrances.  La  peine  civile  de  la 
réclusion,  entraînant  la  dégradation  militaire  et  par  conséquent  Tex- 
clusion  de  Tarmée,  était  la  peine  ordinairement  choisie  par  les  con- 
damnés militaires  ;  le  simulacre  d'un  acle  puni  de  réclusion  par  le  code 
pénal  ou  par  le  code  de  justice  militaire  suffisait;  c'était  le  plus  souvent 
un  simulacre  de  vol  avec  efl'raction  dans  l'intérieur  de  l'établissement  ou 
encore  un  faux  apposé  sur  une  pièce  quelconque,  dérobée  dans  un  quel- 
conque l)ureau  du  greffe,  nubien  encore  une  insulte  à  l'adresse  du  dra- 
peau, acte  puni  de  réclusion  par  le  code  de  justice  militaire  ;  et  le  con- 
damné qui  avait  à  purger  par  exemple  une  cinquantaine  d'années  de 
travaux  publics,  pouvait  ainsi,  par  une  condamnation  à  la  peine  de 
réchision,  être  libre  à  l'expiration  de  cette  peine,  c'est-à-dire  après 
dix  ans,  cinq  ans  même,  quelquefois  moins,  de  détention  dans  une 
maison  centrale  —  puisque  la  dégradation  militaire  l'avait  exclu 
de  l'armée,  et  conséquemment  de  la  participation  à  la  juridiction 
et  aux  peines  militaires.  Mais  le  nombre  considérable  de  faits  sembla- 
bles portés  devant  le  conseil  de  guerre  donnèrent  l'éveil,  et  depuis  quel- 
ques années,  les  condamnés  militaires  à  une  peine  infamante  sont  ren- 
voyés, à  l'expiration  de  cette  peine,  dans  l'établissement  de  détention  de 
Coléah  province  d'Alger),  spécial  aux  e.vclns,  où  ils  accomplissent  le 
nombre  d'années  qu'ils  avaient  à  j)urger  de  peines  militaires  avant  leur 
condamnation  à  la  peine  de  réclusion. 

Il  est  encore  un  autre  moyen  échappatoire  courant.  C'est  celui  de  la 
condamnation  à  la  i)eine  de  mort,  basé  sur  l'espoir  en  la  clémence  du 
chef  de  l'Ktat.  La  peine  de  mort  prononcée  par  les  conseils  de  guerre  ' 
est  commuée  souvent  en  peine  de  détention  à  temps  (cinq,  dix,  quinze 
ou  vingt  ans,  suivant  le  décision  du  chef  de  l'Ktat).  Cette  peine  de  déten- 
tion est  suhie  à  la  maison  centrale  de  Clairvaux,  où  un  quartier  spécial 
est  réservé  aux  condamnés  à  mort  militaires  dont  la  peine  fut  commuée  ; 
à  l'expiration  de  leur  peine  de  détention,  les  militaires  sont  remis  défi- 
nitivement en  liberté.  Pour  obtenir  celte  condamnation  à  mort,  une  voie 
(le  fait  sur  un  supérieur  est  nécessaire  :  mais  les  grades  de  lachîourme 
ayant,  en  cas  de  voie  de  fait,  droit  immédiat  de  mort  sur  les  détenus  qui 


f.ES   CONSEILS   DE   GUERRE   ET   LA  JUSTICE  MILITAIRE  3'i7 

s'en  rendent  coupables,  ceux-ci  ont  soin  de  s'adresser  à  un  gradé  d'un 
autre  corps  que  celui  de  la  justice  militaire  :  —  le  plus  souvent,  au 
médecin-major  qui  passe  la  visite  médicale,  à  un  officier  de  visite  ou  à 
tout  autre  supérieur  étranger  à  la  chiourme  ;  quelques-uns  même,  que 
Téloignement  dans  un  camp  du  sud  ne  permet  pas  d'être  mis  en  pré- 
tsence  d'autres  gradés  que  ceux  de  la  chiourme,  n'hésitent  pas  à  com- 
mettre un  fait  justiciable  du  conseil  de  guerre  —  une  lacération  d'effets 
•d'uniforme,  par  exemple  (une  «  salade  »,  en  argot  de  travaux  publics) 
—  afin  de  se  livrer  à  une  voie  de  fait  sur  un  des  membres  du  tribunal 
militaire  qui  le  jugera  pour  cette  lacération  d'effets,  et  ils  n'auront  pas 
à  craindre  ainsi  le  revolver  de  la  chiourme.  Une  chiquenaude,  un  bou- 
ton ou  un  képi  lancé  dans  la  direction  du  supérieur  et  l'effleurant, 
suffisent  pour  obtenir  la  condamnation  à  mort  convoitée.  Mais  c'est 
là  un  moyen  dangereux,  bien  que  fréquemment  employé;  les  conseils 
de  guerre  ne  se  décident  pas  toujours  à  i)rononcer  la  condamnation 
à  mort,  et  se  contentent  d'augmenter  de  dix  années  de  travaux  publics 
le  bilan  des  condamnations  du  prévenu;  je  sais  des  hommes  qui, 
depuis  des  années,  recherchent  de  la  sorte  la  condamnation  à  mort 
qui  les  délivrera,  mais,  poursuivis  par  la  malechance,  c'est  en  vain 
que  se  succèdent  leurs  comparutions  devant  les  conseils  de  guerre; 
-ceux-ci  persistent  à  prononcer  des  peines  de  travaux  publics,  dont 
les  années  vont  saccumulant  interminablement.  Quelquefois  aussi,  la 
clémence  escomptée  du  chef  de  l'Ktat  se  refuse,  et  les  douze  balles 
du  peloton  d'exécution  viennent  délivrer  enfin  le  misérable. 

La  peine  de  mort  prononcée  par  les  conseils  de  guerre  est  de  deux 
sortes  :  la  peine  de  mort  avec  dégradation  militaire,  et  la  peine  de 
mort  simple.  Le  rapporteur  de  la  commission  chargée,  en  1829,  d'exa- 
miner le  premier  projet  du  code  de  justice  militaire,  s'exprimait  ainsi  : 
«  La  commission  a  pensé  que  le  législateur  attacherait  en  vain  l'infamie 
à  un  fait  coupable,  si  l'opinion  publique  se  refusait  à  y  reconnaître  cette 
immoralité  profonde,  celte  ])erversité  du  cœur,  et  cette  soif  du  sang  qui 
entraînent  au  vol  et  à  Thomicide.  Déjà,  celte  distinction  entre  les  crimes 
communs  et  les  crimes  militaires  se  trouve  dans  les  codes  étrangers  ; 
et  même,  il  existe  des  différences  dans  l'exécution  de  la  peine.  Ainsi,  la 
loi  militaire  helvétique  connaît  la  mort  avec  infamie  ou  sans  infamie.  La 
première  est  reçue  par  derrière,  et  la  seconde  par  devant...  »  (C'est  la 
même  différence  que  celle  existant  aujourd'hui  en  France  entre  la  «  mort 
avec  dégradation  militaire  »  et  la  «  mort  simple  ».  Cette  dernière  est 
•considérée  comme  une  «  mort  au  champ  d'honneur  »,  malgré  qu'elle  soit 
l'exécution  d'une  condamnation  prononcée.  La  première,  au  contraire, 
conserve  tout  son  caractère  d'infamie),  a  ...  La  disposition  que  nous  vous 
prions  d'admettre,  ajoutait  le  rapporteur,  est  tellement  dans  nos  moeurs 
militaires,  et  par  conséquent  inhérente  à  l'honneur  français,  que  naguère, 
«n  militaire  condamné  à  la  peine  de  mort  pour  voies  de  fait  envers  son 
supérieur  refusa  une  commutation  de  peine.  La  mort  lui  paraissait  pré- 
férable aux  travaux  forcés,  parce  qu'il  n'attachait  à  la  peine  capitale, 
encourue  pour  insubordination,  aucun  caractère  d'infamie  et  de  déshon- 


3'|8  LA  REVUE   BLANCHE 

neur...  »  Mais  pour  légitimer  la  sévérité  excessive  de  ces  peines,  le 
rapporteur  s'exprimait  ainsi:  «  La  raison  n'aperçoit  pas  pour- 
quoi le  militaire,  sujet  de  la  loi  comme  citoyen,  puni  comme  citoyen, 
ne  jouirait  pas  du  bénéfice  de  la  loi  générale...  L'ordre  des  idées  est  ici 
bien  difîérent.  On  se  méprendrait,  de  nos  jours,  si  Ton  ne  prétendait  à 
Tobéissance  aux  lois  que  par  la  terreur  des  châtiments  :  mais  si  l'inti- 
midation na  cessé  d'être,  et  doit  rester  toujours  une  des  conditions 
essentielles  de  la  pénalité,  c'est  surtout  à  la  peine  militaire  qu'il  est 
indispensable  de  l'attacher.  Le  soldat  trouve  dans  sa  conscience  une 
himière  et  un  guide,  quand  il  s'agit  de  l'ordre  purement  moral;  en  pré- 
sence du  vol  ou  du  meurtre,  il  est  averti  d'avance;  mais  il  n'a  pas  du 
devoir  militaire  la  même  notion  vive  et  profonde  :  il  faut  que  Tesprit  s'é- 
lève jusqu  à  des  considérations,  qui  justifient  la  gravité  de  la  peine  par 
la  gravitt^  du  danger  social,  mais  ne  sont  point  accessibles,  au  même 
degré,  pour  toutes  les  intelligences.  La  pénalité  militaire  doit  donc 
apparaître  redoutable  toujours  ;  il  faut  qu'elle  saisisse  l'imagination  et 
Tame  du  soldat.  Voilà  pourquoi  on  l'avertit,  à  chaque  instant  de  sa  vie 
militaire,  pourquoi  toutes  ces  punitions  sont  inscrites  dans  son  livret; 
pourquoi  l'exécution  des  peines  militaires  est  entourée  d'un  appareil 
particulier...  » 

('es  argumt^nts  se  passent  de  tous  commentaires. 

Malgré  l'erreur  répandue,  la  peine  de  mort  s'applique  toujours  aussi 
couramment  —  en  Algérie  et  aux  colonies  surtout  —  et  ces  dernières 
semaines  ont  ét<'*  ensanglantées  encore  par  deux  exécutions  :  l'une,  à 
Tunis,  d'un  soldat  de  l'établissement  militaire  de  Ti-Bourzouk;  l'autre 
(25  mars  dernier),  à  Oran,  du  soldat  Guiguen,  appartenant  au  2*  étran- 
ger. Celte  exécution  fut  particulièrement  émouvante,  et  c'est  avec  la 
note  —  communiquée  aux  journaux  par  les  agences  —  que  je  ter- 
minerai cet  article.  Nulle  conclusion  ne  serait  préférable  :  «  Au 
réveil,  Guiguen  demanda  la  permission  de  voir  les  quatre  autres 
condamnés  à  mort  de  la  prison.  Au  poteau  d'exécution,  il  refusa  le 
bandeau,  s'agenouilla  et  cria  aux  hommes  du  peloton  :  «  Vous 
pouvez  y  aller!  »  Après  le  feu  de  salve,  Guiguen,  qui  n'avait  pas  été 
tué,  replia  lentement  ses  bras  autrjur  de  sa  poitrine,  comme  pour  com- 
primer la  douleur  qu'il  ressentait.  Un  premier  coup  de  grâce  fut  donné 
immédiatement.  Le  major,  accouru,  ordonna  un  deuxième  coup  de 
grâce.  Guiguen,  qui  comptait  une  vingtaine  d'années  de  service,  laisse 
une  veuve  et  un  enfant.  » 

Charles  Vallier 

Sept  liJhttoffraphies  prists^  pnr  l'auteur  au  moi/en  de  la  IMloTO-.ll'MELLF.   CARrENTIRR. 


i\ 


Le  Père  Perdrix  " 


DEUXIÈME  PARTIE 


CHAPITRE  III 


Ce  fut  une  vie  où  les  jours  se  poussaient  avec  lenteur  et 
conduisaient  un  homme  au  pays  des  yeux  clos.  Jean  se 
levait  à  sept  heures,  puis  descendait  et  disait  bonjour  à 
ses  parents.  Ils  répondaient  par  un  bonjour  râpeux  et 
posaient  devant  eux  leurs  sentiments  comme  un  mur.  Autre- 
fois, il  y  avait  le  matin  des  histoires  de  rêves  ou  quelqu'un 
de  ces  souvenirs  que  Tombre  fait  mûrir  et  que  Ton  cueille 
en  commençant  la  journée  comme  un  fruit  du  cœur. 

Ils  ne  se  rencontraient  guère  tous  les  quatre  qu'aux 
moments  des  repas.  On  traînait  les  chaises  jusqu'à  la  table, 
elles  raclaient  les  carreaux  et  c'était  encore  là  un  sujet 
d'observation  :  «  Ne  racle  donc  pas  tant  le  carreau  avec  ta 
chaise.  >^  Une  fois,  il  y  avait  un  carreau  déjà  cassé  et  Jean  le 
heurta  si  malheureusement  que  l'angle  en  fut  descellé  : 
<c  C'est  toujours  la  même  chose.  Jamais  de  fa  vie  tu  ne 
pourras  avoir  d'attention.  Si  nous  ne  prenions  pas  plus  de 
précautions  que  toi,  tous  les  ans  il  faudrait  dépenser  de 
l'argent  à  des  réparations.  >/  A  la  soupe  du  matin,  tout  allait 
bien,  parce  qu'en  cas  de  danger  Jean  n'avait  qu'à  précipiter 
le  mouvement.  Après  avoir  mangé,  il  versait  un  peu  de  vin 
dans  son  verre  et  Pierre  Bousset  donnait  un  coup  d'oeil.  Si 
parfois  la  bouteille  était  vide,  la  mère  se  levait  en  disant  : 
«  Il  faut  encore  que  je  descende  à  la  cave.  Ici,  personne  ne 
prend  soin  de  mes  jambes.  >/ 

Maiscertains  jours,  le  repas  de  midi  était  chargé.  Cela  se 
reconnaissait  à  une  forme  de  silence  qui  semblait  entourer 
chacun  et  qui  eût  jailli  sous  un  choc.  Alors  Jean  se  tenait 


I  (1)  Voir  La  revue  blanche  des  1"  et  15  mai,  1«  et  lô  juin  1902 


35o  LA  BEVUK   BLANCHE 

coi.  On  ne  lui  refusait  pas  la  nourriture  parce  qu'on   doit 
entretenir  la  santé,  et  Pierre  Bousset  qui  avait  connu  la  faim 
dans  son  enfance  la  sentait  peser  sur  les  autres  et  se  souvenait 
des  jours  où  un  morceau  de  pain  eût  doublé  sa  vie.  Assez  sou- 
vent Marguerite,  qui  avaitdix-huitans,  et  dont  l'estomac  était 
capricieux  comme  une  femme,  ne  voulait  goûter  à  rien  et 
faisait  des  façons  de  précieuse.  On  lui  en  mettait  dans  son 
assiette  et  il  fallait  qu'elle  le  mangeât  sous  Tœil  de  sa  mère 
ou  qu'elle  consentît  à  ne  plus  être  plainte  lorsqu'elle  avait 
mal  à  la  tête.  Le  frère  avait  le  défaut  des  dépensiers  et  était 
porté  sur  la  pitance  beaucoup  plus  que  sur  le  pain.  Son  père 
lui  en  taillait  de  gros  morceaux  et  à  la  fin  du  repas  il  y  avait 
un  reste,  des  croûtes  inutiles,  qui  durcissent  dans  un  coin 
du  buffet  et  qu'on  est  obligé  d'employerpour  la  soupe.  Alors 
Jean  gardait  une  extraordinaire  attitude,  à  la  fois  raide  et 
flexible,  prévoyait  les  actions  comme  un  gibier  adroit  et  se 
tassait  bien  dans  son  gîte  pour  qu'aucun  bout  d'oreille  n'en 
dépassât.   Un  peu  plus  tard,  quand  la  mère  avait  versé  le 
café  dans  les  verres,  c'était  fini.  Pierre  Bousset  retournait 
au  travail,  l'autre  débarrassait  la  table,  Ton  pouvait  laisser 
sessentiments  remonter,  et  considérer  lemonde  en  leur  com- 
pagnie. Jean  roulait  sa  cigarette,  sans  crainte,  la  mère  était 
moins  tenace,  et  elle  avait  beau  dire  :  <r  C'est  la  bêtise  des 
bêtises.    Fumer  !    Prendre   son    argent  pour  l'envoyer    en 
l'air.  /> 

Ils  déjeunaient  vers  midi  un  quart  et  parfois  Jean  s'était 
attarde  sur  le  banc.  On  décida  qu'on  ne  l'attendrait  plus 
parce  qu'il  ny  avait  rien  de  mieux  que  d'être  à  Theure  et 
que,  rôder  pour  rôder,  il  devait  comme  les  autres  faire 
figure  à  la  maison.  On  le  considérait  comme  un  mouton 
perdu,  comme  une  oie  qui  peut  être  à  la  fourrière  et  dont 
on  ne  s'occupe  qu'au  moment  du  coucher. 

—  Tu  n'es  donc  même  pas  capable  de  te  renserrer? 

Et  on  lui  montrait  sa  part  qui  refroidissait  dans  le  plat. 

Cela  arrivait  surtout  à  propos  d'une  pensée,  et  Jean  s'exer- 
çait à  ne  pas  éveiller  leurs  pensées.  11  avait  des  docilités  de 
bon  lils  et  disait  en  lui-même  :  ^^Oui,  maman!  Oui,  papa  !> 
Tout  simplement  il  prononçait  ces  paroles,  comme  si 
l'ombre  même  d'un  désir  eût  éveillé  un  orage.  A  certains 


LE    PÈRE    PERDRIX  Vyi 

de  leurs  gestes,  une  terreur  le  prenait  et  il  s'écriait  :  <r  Ça 
vient,  çii  yest!  »11  suivait  les  pentes  des  conversations,  voya- 
geait avec  prudence,  prévoyait  les  cahots,  les  trous,  les 
dégringolades  et  se  tenait  ferme,  les  yeux  devant  lui,  pour 
la  seconde  de  Tabattage.  Il  n'aimait  pas  répondre.  C'était 
une  petite  fille  qui  avait  besoin  de  s'asseoir  auprès  des  gens 
et  de  sentir  leurs  yeux  couler  dans  les  siens.  Quand  la  scène 
commençait,  il  fixait  la  fenêtre.  11  y  avait,  en  face,  une  place 
avec  des  marronniers.  Jean  les  regardait  d'abord  comme  on 
regarde  des  arbres,  puis  à  chaque  mot  son  cœur  allait  les 
rejoindre,  entourait  l'écorce,  se  mêlait  aux  feuilles,  les 
dénombrait  avec  un  fraternel  amour^  se  posait  sur  une 
branchette  et  goûtait  à  sa  sève  comme  un  marron. 

Mais  Pierre  et  sa  femme  avaient  beaucoup  souffert.  Ils 
s'étaient  bâti  un  fils  à  l'image  de  leur  province,  l'avaient 
composé  jour  par  jour  et,  le  voyant  croître,  croissaient  en 
orgueil,  étendaient  leur  âme  et  regardaient  leur  vie  passée 
reposer  en  son  ombre.  Autrefois,  chacun  leur  demandait  de 
ses  nouvelles.  Un  jour,  les  dames  du  château,  qui,  tous  les 
automnes,  faisaient  leur  voyage  de  Paris,  avaient  envoyé 
un  domestique  pour  savoir  «  si  madame  Bousset  n'avait 
pas  des  commissions  pour  monsieur  Jean  >/.  Ils  en  furent 
ébranlés  et  cela  leur  semblait  quelque  chose  de  grand  :  une 
preuve  par  le  consentement  universel.  Ils  avaient  toujours 
des  discours  à  la  bouche.  Parfois  le  père  omettait  un  détail, 
alors  la  mère  le  rappelait,  et  les  paroles  prenaient  de  la  tour- 
nure, jaillissaient,  éclairaient,  les  illuminaient  eux-mêmes 
et  sortaient  de  leur  cœur  comme  des  rayons. 

Maintenant,  ils  étaient  mortifiés  jusqu'au  fond  de  leur 
orgueil.  Les  boutiques  de  charrons,  avec  de  grandes  portes 
ouvertes,  sont  vastes  ;  le  travail  est  tout  au  moins  un  sujet 
de  conversation  et  les  passants  s'arrêtent,  regardent  et 
peuvent  gesticuler  comme  à  la  place  publique.  Bien  des 
choses  entraient  avec  la  lumière  par  la  baie.  Ici  même,  il  y 
avait  le  cas  particulier  de  Limousin,  bavard  comme  un  fei- 
gnant et  qui  regardait  toujours  en  l'air  au-dessus  de  sa 
besogne.  C'est  par  lui  qu'on  commençait.  Les  paroles 
tombaient,  on  se  demandait  des  nouvelles;  en  tout 
cas,    Jean    était    une   des   nouvelles.    On    se    renseignait 


i5i  LA   REVUE   BLANCHE 

I  à  son  père.  Celui-ci  répondait  :  ^  Il  était  dans  une  usine 

\  qui  marchait  mal  j^;   et  Tauditeur  pensait  :  ^  Ouï,  oui!  il 

i      '  raconte  ce  qu'il  veut.  »  Alors,  lui  aussi,  Pierre  Bousset  avait 

[  peur  des  discours.  Il  y  avait  des  moments  où  la  conver- 

i  sation  obliquait,  montrait  certaines  tendances,  se  dévoyait 

l  complètement  et  aboutissait  à  ce  dernier  fonds  de  curiosité 

qui  somnole  au  cœur  des  villages  :  ^.  A  propos,  Pierre,  et 
votre  garçon,  est-ce  qu'il  va  bientôt  partir?  j^  L'une  de  ses 
oreilles  écoutait  les  paroles  présentes  et  l'autre  entendait 
déjà  les  paroles  futures.  Parfois,  las  de  les  prévoir,  il  les 
fuyait,  trop  lâche  pour  les  parer,  laissait  là  toutes  les 
réponses  dont  il  eût  pu  se  servir,  quittait  la  boutique  et 
allait  s'asseoir  dans  la  maison.  Limousin  clignait  de  l'œil. 
Pierre  Bousset  n'y  tint  plus  et  dit  un  soir  à  Limousin  : 

—  Enfin,  vous,  je  vois  une  chose  :  c'est  que  vous  ren- 
serrez  tous  les  feignants  de  la  ville.  C'est  loin  de  faire  mon 

(  ouvrage. 

Limousin  fut  stupéfait. 

—  Ah  bien,  elle  est  bonne!  Vodlà  hi  première  fois  que  vous 
1                               me  dites  ça. 

j  Pierre  Bousset  répondit  carrément  : 

I  —  Je  n'en  veux  plus.  C'est  à  prendre  ou  à  laisser. 

t  Limousin  le  prit  carrément  à  son  tour  : 

—  Dites  donc,  je  suis  payé  aux  pièces.  Est-ce  que  c'est 
I  votre  argent  que  je  mange?  Oh!  si  vous  le  prenez  de  cette 
I                               manière,  c'est  à  laisser. 

\  —  Tenez,  laissez  tout  de  suite.  Je  vais  vous  régler. 

Limousin  n'en  revenait  pas. 

—  Nom  de  Dieu!  Je  crois  qu'une  chose  pareille  ne  s'est 
jamais  vue  chez  aucun  patron.  Ne  bougez  pas!  Vous  faites  le 
malin,  mais  vous  en  verrez  peut-être  plus  long  que  vous  ne 
pensez. 

Ils  se  quittèrent  bêtement.  11  y  avait  cinq  ans  qu'ils 
travaillaient  ensemble. 

Pierre  en  garda  une  rage  froide  qu'il  remuait  parfois  dans 
sa  poitrine.  11  ne  hi  sortait  guère  et  se  contentait  de  plier 
la  tête,  de  mâcher  un  frein  et  d'accroître  son  silence  comme 
sous  la  poussée  d'une  nouvelle  vie  intérieure.  D'ailleurs, 
ce  fut  Tépoquedu  grand  silence  dans  la  maison.  Chacun  le 


LE   PÈRK    PERDRIX  353 

regardait  devant  soi,  le  constatait  une  fois  encore  et  retour- 
nait à  lui  avec  cette  docilité  maladive  des  hommes  qu'atteint 
un  fléau  :  «: -Enfin,  tout  de  même,  à  vingt-deux  ans,  il  peut 
se  reprendre,  disait  la  mère.  C'est  de  l'enfantillage.  Il  a  cru 
qu'on  faisait  ce  qu'on  voulait  dans  la  vie.  —  Conte  ton 
conte,  répondait  le  père.  11  a  les  yeux  de  quelqu'un  qui  ne 
raisonne  pas  comme  le  monde.  » 

Ils  vécurent  tous  les  quatre  avec  des  regards  du  coin  de 
l'œil,  avec  des  silences  du  fond  du  cœur  et  de  telles  épais- 
seurs de  sentiments  que  parfois  ils  croyaient  sortir  du  som- 
meil. Les  heures  se  perdaient  dans  la  chambre,  grelottaient 
dans  l'horloge  et  n'entraînaient  plus  ces  coulées  de  pensée 
commune  comme  il  en  est  dans  les  familles.  Ils  vécurent 
tous  les  quatre,  face  aux  murailles,  se  tournant  le  dos  avec 
décision  et  plongeant  en  eux-mêmes  jusqu'à  perdre  le 
sens. 

Un  jour  que  le  père  disait  à  table  :  ^.  Tel  que  tu  le  vois, 
il  n'est  même  pas  capable  de  retrouver  une  autre  place  », 
Jean  répondit  :  «  Qu'est-ce  que  ça  peut  te  foutre,  à  toi?  >^ 
Les  mots  grossiers  lui  sortaient  ainsi  :  tout  à  coup  une  boule 
lui  remontait  de  la  poitrine  à  la  bouche. 

—  Ah  !  Qu'est-ce  que  ça  peut  me  foutre  ?  Ça  me  fout  que 
je  te  nourris  et  que  tu  n'es  qu'un  propre  à  rien,  un  imbécile, 
un  mal  élevé. 

—  Tu  t'en  vantes  assez  de  nourrir  les  autres.  Quand  tu  es 
avec  les  bourgeois  pour  leurs  voitures  et  que  tu  leur  lèches 
les  pieds  pour  avoir  des  pièces  de  cent  sous,  on  ne  dirait 
plus  le  même  homme. 

11  n'y  eut  pas  beaucoup  de  paroles  échangées.  Ils  se  dres- 
saient tous  deux,  d'un  bout  de  la  table  à  l'autre,  comme 
deux  coqs  à  plumer  la  même  poule.  Puis  ils  s'approchèrent. 

Leurs  têtes  se  dressaient,  se  penchaient  en  arrière  et  les 
grosses  bouches  rouges  sous  les  moustaches  éclataient  avec 
les  yeux.  Un  coup  de  mâchoire  donnait  un  frisson  dans  les 
joues  et  un  autre  souffle  lançait  les  poings.  Les  femmes  se 
levaient  aussi,  avec  des  courbes  d'enfant  qui  se  gare. 

—  Finis,  Jean!  criait  la  mère. 

—  Finis,  mon  père  !  criait  Marguerite. 

—  Merde  !  répondaient-ils  tous  les  deux. 

23 


}    > 


î     J 


354  LA  REVUE   BLAMGHK 

)  1  Et  ils  s'avançaient  encore.  Pierre  tendait  ses  deux  poings 

en  arrière. 

—  Retiens-moi  !  Parce  que  sans  ça  je  lui  tape  la  figure. 

—  Ne  me  touche  pas,  disait  Jean.  Je  m'en  fous  que  tu 
i  ]                            sois  mon  père.  Je  te  danserai  sur  la  tête. 

Il  bondit  sur  son  assiette. 

—  Ah!  tu  me  nourris!  Voilà  ce  que  j'en  fais! 
Et  il  lançait  l'assiette  à  terre  comme   un  homme    qui 

frappe  un  dieu.  Une  autre  rage  le  prit  encore  au  talon.  Il 
donna  un  coup  de  pied  à  la  table,  en  plein,  pour  chavirer 
la  maison.  11  y  eut  la  bouteille,  la  casserole,  les  verres.  Le 
verre  de  Pierre  était  un  vieux  verre  qui  datait  d'avant  son 
mariage.  11  avait  l'habitude  de  dire  :  «  Mon  verre,  c'est  ma 
pipe.  Gare  à  moi,  quand  je  le  casserai  !  >  Jfean  s'en  léchait 
I  ;         *  les  lèvres, 

-j  /  —  Aaaah  !...  faisaient  les  femmes. 

11  donna  encore  un  coup,  et  chaque  coup  retentissait  dans 
ses  jambes,  dans  son  dos,  dans  ses  épaules,  comme  un  bon 
soulagement  qu'il  fallait. 

—  Et  puis  ce  n'est  pas  tout.  Je  fous  le  camp.  Tu  ne  me 
nourriras  plus,  à  présent.  Au  moins,  si  je  crève,  tu  ne  pour- 
ras pas  dire  que  c'est  de  l'argent  perdu. 

I  '  Il  possédait  une  grosse  canne  recourbée.   Le  Vieux  les 

î  ■  coupait  dans  les  haies,  leur   faisait  subir  toute  une  pré- 

;  paration   et  vous  les  donnait  avec  cet  air  des  pauvres  qui 

/  '  se  donnent  eux-mêmes.  Jean  saisissait  la  canne  de  la  main 

J  droite,  son  chapeau  de  la  main  gauche,  ouvrait  la  porte  et 

la  claquait. 

La  grande  route  était  d'abord  droite,  puis  elle  tournait, 
et  ensuite  il  y  avait  une  côte.  En  haut  de  la  côte  on  aperce- 
vait le  clocher  de  l'église,  on  faisait  deux  pas  et  c'était  fini 
de  la  petite  ville.  Et  c'était  fini  avec  joie  et  chaque  coup  de 
talon  battait  comme  un  pouls,  rv'thmaitle  sang  du  monde. 
ij  11    marchait.    Ses  jambes   étaient  vivantes  au  jarret,     son 

cœur  allait  les  nourrir  et  sa  canne  semblait  le  levier  qui  sou- 
lève la  Terre.  L'air  était  un  peu  sec  et  plein  d'un  de  ces 
bonheurs  sérieux  que  Ton  respire  avec  une  liberté  sans 
phrase.  Il  était  une  heure  et  demie,  comme  toujours  il 
avait  sa  montre.  Des  forcer  inconnues  bombaient  les  mus- 


{ 


LE    PÈ(\E    PERDRIX  355 

des  de  son  dos,  surgissaient  de  l'une  à  l'autre  et  se 
multipliaient  à  chaque  pas  jusqu'au  bout,  jusqu'à  la  fin  des 
choses.  Vers  quatre  heures,  il  arrivait  dans  un  village,  se 
détournait  pour  éviter  des  maisons  sur  la  route  parce  qu'il 
les  connaissait,  et  liquidait  tout  son  passé.  Puis  il  fut  au 
hasard.  La  grande  route  était  là,  les  côtes  accouraient  à 
lui,  le  but  approchait  comme  au  bout  d'ua  ruban  que  Ton 
attire.  Un  peu  avant  six  heures,  il  vit  un  autre  village.  Le 
soir  tombait,  la  campagne  était  brune  comme  en  octobre, 
le  vent  qui  s'en  mêlait  semblait  sortir  des  chemins  de  tra- 
verse :  Hou  hou  hou  !  comme  les  loups.  On  ne  sait  quoi  se 
levait  des  champs,  le  cœur  grelottait  d'automne  et  la  nuit, 
par  bulles  montait  de  la  terre  aux  nues.  Les  premières  mai- 
sons, avec  des  lumières,  sentaient  la  chaleur  et  les  murmu- 
res d'un  bon  sang.  Il  lui  restait  de  six  à  sept  francs,  il  avait 
dépensé  trop  d'argent  pour  son  tabac  et  c'était  à  se  répéter 
encore:  Si  jeunesse  savait,  si  vieillesse  pouvait...  Néanmoins 
il  entra  dans  une  auberge.  Autour  du  cercle  de  la  lampe,  les 
femmes  cousaient  du  linge,  et  leurs  cœurs  pacifiés,  rayon- 
nant autour  d'elles,  les  entouraient  d'une  somnolence.  On 
ne  put  lui  faire  qu'une  omelette,  il  but  une  chopine  et  il 
s'essayait  déjà  aux  économies.  II  se  levait  et  époussetait  les 
miettes  de  pain  tombées  sur  son  pantalon,  payait,  regardait 
une  dernière  fois,  se  sentait  engourdir  goutte  à  goutte  et 
frissonnait  dans  la  rue  comme  un  homme  qui  a  perdu  ses 
vêtements  de  laine. 

Il  marchait  encore  ;  maintenant  la  nuit  l'entourait  et  toute 
son  âme  était  tâtonnante.  Brusquement,  il  ne  sut  pas  où  il 
allait.  La  route  naissait  sous  ses  pas,  l'ombre  semblait  cou- 
rir et  battait  ses  jambes  comme  une  entrave.  Le  vin  lui 
restait  pourtant  :  c'était  un  compagnon  généreux  ;  mais  ses 
sentiments  fuyaient  déjà,  tout  autour  de  sa  tête,  jusque  dans 
les  champs  voisins  où  l'ombre  les  buvait.  Mais...  Que  fai- 
sait-il?... Et  la  conscience  lui  revenait,  une  conscience  d'en 
bas,  où  le  froid  pénétrait,  et  qui  avait  besoin  de  mille  rai- 
sons. On  était  en  octobre.  Une  sorte  de  vent  parcourait  la 
plaine,  qui  vous  raclait  déjà  la  peau.  Deux  fois  il  croisa  des 
voitures  avec  des  lanternes,  et  la  lumière  rayonnait  comme 
le  cœur  des  maisons  où  vonts'arrêterles  voitures.  On  s'emmi- 


V)G  LA  REVUE  BLANGHS 

toufle  de  grosse  étoffe,  le  bonheur  est  dans  la  paix^  il  y  a 
des  horloges  qui  comptent  une  vie  de  province  où  tout  est 
fixé. 

Il  traversait    une  foret.    C'est    une  chose    à   laquelle   on 
s'entraîne  depuis  l'enfance.  Il  aperçut  à  droite,  sur  Taccote- 
ment,  une  de  ces  petites  cabanes,  faites  avec  un  toit  et  un 
mur,  en  terre  et  en  branches,  qu'on  appelle  des  cabanes  de 
cantonniers.  Bien   triste  abri,  mais  cher  repos  avec  un  sol 
sec  pour  que  sV  assoient  les  loups.  Il  y  avait  trois    bons 
côtés  contre  lèvent,  et  les  vagabonds  étaient  des  rois  quand 
il  ne   soufflait  pas  par   l'ouverture.  Tout  petit,  quand  l'on 
passe  en  voiture  avec  son  père,  on  dit  :  «  Voilà  des  maison- 
nettes du  Bon  Dieu,  elles  ont  poussé  sur  la  route  pour  que 
les  mendiants  s'arrêtent  et  dorment  avec  leur  besace.    Mon 
père,  elles  ont  un   trou  au  toit  et  deux  pierres  pour  le  feu.  » 
Il  entra,  il  n'était  pas  très  grand,  mais  il  devait  baisser  la 
tête.  Il  s'assit  sur  une  pierre,   il    lui   revint  des   mots    du 
pays  :  J'ai  vu  péter  le  loup  blanc  sur  une  pierre  de  bois.  Il 
posa  ses  coudes  sur  ses  genoux,  il  n'avait  pas  envie  de  fu- 
mer. Octobre  s'accentuait  et   précédait  novembre,  la  nuit 
s'en  emparait  en  secouant  les  feuilles  mortes  et   le  prome- 
nait sous  les  arbres  avec  ce  frisson  sec  qui  balaie  nos  der- 
niers  courages.    Il  n'y   a    pas  de   maisons    dans    les  bois. 
Petit  Poucet  grimpe  aux  branches  et  crie  :  Voici  là  bas  une 
lumière  ;  c'est  l'étoile  du  Berger  !   D'abord  il  éteignait  sa 
bougie,  puis  se  glissait  à  tâtons  dans  les  draps,  dont  la  peau 
était  rugueuse,  après   quoi  il  enroulait  ses  bras  autour  de 
sa  poitrine,  se  berçait  sur  son  cœur.  La  chaleur  du  lit  est 
une  tendresse.  Il  était  seul  !  Et  la  solitude  s'épaississait  en- 
core à  y  penser,  et  il  fut  si  profondément  seul  qu'aucun  sen- 
timent ne  le  préservait  de  lui-même  et  que  cela  tremblait 
en  son  sein  comme  une  faim  bizarre. 

Vous  ne  savez  pas  que  la  nuit  ressemble  à  la  fin  du 
monde.  Un  dernier  goût  d'omelette  lui  remontait  encore  et 
il  n'y  avait  plus  que  cela  qui  le  défendît  du  désespoir.  La 
terre  d'automne  a  des  suintements  et  l'humidité  des  vallées 
pénètre  la  terre  sèche  de  nos  corps.  Pourtant  il  était  assis 
-ur  une  pierre  et  il  latâta.  Alors  ce  fut  comme  un  esprit  de 
suite,  toutes  les  idées  de  sa  tête  avaient  touché  cette  pierre, 


LE    PÈUE    PEHDlllX  3")7 

s'en  imprégnaient  et  retombaient  par  tas.  II  les  sentit  des- 
cendre. Les  unes  s'aplatissaient  déjà,  sur  lesquelles  les  au- 
tres venaient  choir,  s'agitant  encore,,  et  il  en  tombait  qui 
semblaient  se  poursuivre  et  agonisaient  par  couches.  Les 
grands  désirs  du  départ,  les  respirations  de  Taller,  les  hal- 
tes grisantes  des  hommes  libres  et  ce  bonheur  qui  balance 
aux  regards  des  voyageurs  deux  ailes  blanches  et  les  guide, 
tout  cela  semblait  diminuer,  rentrait  en  soi  et  se  penchait 
sur  sa  tige  comme  un  parterre  que  le  temps  a  fané.  Il  se 
penchait  lui  même,  il  ne  lui  restait  plus  que  la  folie  roman- 
tique de  quelque  Jésus  ignoré,  plus  rien  qu'un  corps  sur 
une  pierre  dans  une  nuit  d'automne.  La  cabane  bombait 
son  maigre  dos  comme  une  arête,  de  terre  et  de  bois, 
pareille  à  quelque  misère  dont  on  aperçoit  la  corde.  Et  il 
n'y  avait  pas  même  de  quoi  s'étendre  pour  dormir,  et  la 
nuit  entrait  par  larges  plaques,  et  Tesprit  qui  veillait  la  rece- 
vait ainsi.  Et  c'était  on  ne  sait  quel  socialisme  qu'adoptent 
les  enfants  et  qui  leur  fait  quitter  la  joie  de  vivre  comme 
on  jette  sa  poupée.  Et  il  était  tout  petit,  falot,  débile,  et  le 
vent  qui  soufflait  balançait  ses  pensées  avant  de  les  étein- 
dre. Hi  hi  hi  !   voici  comment  on  pleure. 

Il  se  leva,  baissa  la  tête  une  dernière  fois  pour  sortir. 
De  chaque  côté  de  la  route  les  bois  multipliaient  l'ombre 
et  s'enfonçaient  en  des  profondeurs  au  bout  desquelles  on 
devinait  tous  les  pays  du  vent.  11  hésitait  encore.  Il  regardait 
deux  raisons  et  soupesait  la  honte  d'un  retour  :  «  J'ai 
cru  que  la  folie  allait  de  l'avant  et  que  les  hommes  étaient 
perdus»,  raconta-t-il  plus  tard.  Tout  d'un  coup  il  fit  demi- 
tour,  lança  sa  secousse  et  partit  :  il  était  sauvé  !  Il  marcha 
longtemps,  il  respirait  Tombrede  loin  et  marchait  encore. 
C'est  qu'il  en  avait  fait,  de  la  route  !  Il  étaitbien  las,  pourtant, 
mais  il  gardait  une  hauteur  de  la  tête,  donnait  des  narines  et 
faisait  tout  entrer  comme  une  bête  qui  sent  l'écurie. 

Il  pouvait  être  une  heure  de  la  nuit,  lorsqu'il  arriva. 
Il  cogna  du  bâton  la  porte  et  entendit  la  grosse  voix  :  «  Qui 
est  là  ?  »  Comme  il  criait  :  «  C'est  moi  !  i^  on  ouvrait  déjà.  Le 
Vieux  était  en  chemise,  ses  gros  sabots  à  ses  pieds,  son 
bonnet  de  coton  bleu  sur  la  tête.  Il  n'attendit  pas  que  Jean 
fût  entré,  passa  ses  deux  bras  à  ses  épaules  et,  dans  l'ombre, 
chercha  sa  bouche.  Puis  il  dit  : 


358  LA  HEVUE   BLANCHE 

—  Attends,  mon  ami,  que  j'allume  la  lampe. 

La  Vieille,  couchée  dans  Tautre  lit,  avec  son  bonnet  de 
vieille  et  sa  tête  confite,  dégagea  les  couvertures,  s'accouda, 
et  rejeta  d'un  coup  le  sommeil. 

—  Tu  es  donc  revenu,  mon  petit? 
Le  Vieux  racontait  alors  : 

—  Je  me  suis  dit  :  Ils  ne  savent  pas  le  prendre,  cet 
enfant.  Mais  pour  moi,  il  ne  peut  pas  s'en  aller  comme  ça. 
Et  je  préparais  ton  retour. 

C'était  une  lampe  fumeuse  et  sans  verre,  dont  le  feu  sau- 
tait pour  un  rien,  semblait  une  boule  troublée,  puis  rentrait 
au  repos. 

Il  dit  encore  : 

—  Est-ce  que  tu  retournes  chez  eux  ? 

—  Non,  non,  non!  répondit  Jean. 

—  C'est  à  quoi  j'avais  pensé,  dit  le  Vieux.  Il  faut  que  je 
me  couche  parce  que  j'attraperais  froid  et  puis  je  te  parlerai 
tout  aussi  bien  une  fois  dans  le  lit. 

Le  pompon  de  son  bonnet  se  tenait  tout  droit,  participait 
de  la  forme  d*une  flamme  et  de  la  nature  du  coton.  Jean  riait 
déjà  : 

—  Tu  as  donc  le  bonnet-crétot? 

—  Ma  foi  oui,  j'ai  le  bonnet-crétot.  Et  puis  je  te  réponds 
qu'il  estraide. 

La  chambre  blanchie  à  la  chaux  vacillait  autour  de  la 
lampe,  et  Tombre  tendait  vers  les  angles  un  frisson  de  ses 
grands  doigts.  Le  Vieux  se  mit  au  lit.  On  entendit  le  craque- 
ment des  quatre  pieds,  la  paix  se  calait  et  trouvait  son 
aplomb. 

—  Il  n'y  a  que  ça  à  faire  :  Tu  vaste  couchera  la  place  de 
la  Vieille  et  la  Vieille  viendra  se  coucher  avec  moi. 

La  Vieille  sortit  les  bras  et  dit  : 

—  Oui,  mon  petit.   C'est  comme  ça  qu'il  faut  faire. 

Elle  se  levait  alors  parce  qu'elle  aimait  mieux  le  travail 
fait.  Le  Vieux  s'écria  : 

—  Et  puis,  pas  craindre  qu'il  se  passe  quelque  chose.  Je 
ne  suis  plus  bon  à  rien. 

Elle  avait  deux  épaules  maigres  de  vieille  et  ne  compre- 
nait pas  toujours  la  plaisanterie. 


LE   PÈRE    PERDRIX  3r>9 

—  Tu  n'a  pas  besoin  de  dire  ça.  Laisse-le  donc  plutôt  se 
coucher. 

Le  Vieux  se  rapprocha  du  bord,  se  souleva;  la  Vieille 
pénétra  derrière  son  dos,  fit  l'entrée  dans  les  draps  tout  à 
côté  du  mur  et  dit  : 

—  Fais-moi  de  la  place. 

Ce  fut  tout  à  fait  simple  :  Jean  se  déshabillait  pour  avoir 
le  lit  chaud.  Mais  soudain,  la  Vieille  se  rappela  : 

—  Hé  là,  mon  petit!  Moi  qui  ne  t'ai  même  pas  demandé 
si  tu  avais  faim. 

—  Ça,  je  m  y  attendais,  répondit  Jean.  Mais  non,  ma 
Vieille,  j'ai  mangé  à  Tauberge  et  peut-être  mieux  que  toi, 
sans  savoir. 

Le  Vieux  réfléchit  : 

—  Tu  éteindras  la  lampe  avant  de  te  mettre  au  lit. 

Une  seconde, après,  la  maison  rentra  dans  Tordre.  Jean 
s'abattit  comme  une  souche:  le  plein  air  lui  avait  gonflé  la 
peau.  La  Vieille  dormait  comme  le  cresson,  comme  les 
champs  dans  la  nuit.  Le  Vieux  réfléchissait  encore,  sentant 
deux  cœurs  sous  son  toit.  Jean  se  mit  à  ronfler  :  pauvre 
enfant,  il  devait  être  las  et  puis  toute  sa  soirée!  car  on  a 
beau  dire,  il  avait  eu  de  l'inquiétude.  Le  Vieux  ne  broncha 
pas  et  pourtant  il  se  souvint  que  la  Vieille  dormait  en  chien 
de  fusil.  Il  ne  ferma  pas  l'œil  de  la  nuit.  L'une  tenait  trop  de 
place,  l'autre  ronflait  trop  fort,  mais  pas  un  instant,  même 
dans  sa  pensée,  il  n'eut  une  plainte,  un  soupir.  Elle,  il  l'au- 
rait bien  bousculée  :  tant  pis!  il  faut  que  chacun  dorme. 
Vers  cinq  ou  six  heures  il  se  leva  et  tâcha  de  ne  pas  faire 
trop  de  bruit  avec  ses  sabots. 

(A  suivre.)  Charles-Louis  Philippe 


Les  Cures  miraculeuses  de 
Jésus  de  Nazareth"' 


X 


ASTASIE-ABASIE    OU    PARAPLKGID    UYSTËHIQUK 

L'aslasie-abasîe  hystérique  (a  privatif, r:i7i;- stabilité,»  privatif,  ^ivi^ 
marche),  ou  impossibilité  de  se  tenir  debout  et  de  marcher,  sans  paraly- 
sie des  membres  inférieurs,  est  due.  selon  moi,  a  la  rétraction  des  neu 
roncs  moteurs  supérieurs,  qui  tiennent  sous  leur  dépendance  les  mus- 
cles de  la  station  et  à  la  marche.  La  paraplégie  hystérique  ou  paralysie 
des  membres  inférieurs  est  due  à  la  rétraction  des  neurones  moteurs 
inférieurs  qui  innervent  les  muscles  de  ces  membres.  C'est  à  des  cas 
d'astasie-abasie  ou  de  paraplégie  hystérique  qu'ont  trait  les  récits 
suivants  : 

Premier  cas. 

«  Quelques  jours  après,  lèsous  revint  à  Capernaouin  et  le  bruit  se  répan- 
dit qu'il  était  à  la  maison.  Et  soudain  il  se  rassembla  tant  de  gens  que  les 
abords  de  la  porte  ne  les  pouvaient  contenir,  et  il  leur  annonçait  la  parole. 
Alors  quelques-uns  s'approchèrent  de  lui,  apportant  un  paralytique  (2) 
dont  quatre  hommes  étaient  chargés.  Mais,  ne  pouvant  Taborder  à  cause  de 
la  foule  ils  découvrirent  le  toit  du  lieu  où  il  se  trouvait,  et,  après  l'avoir 
percé,  ils  descendirent  le  lit  sur  lequel  gisait  le  malade,  lèsous,  voyant  leur 
foi,  dit  au  paralyti(iue  :  «  Fils,  tes  péchés  le  sont  pardonnes.  »»  Or,  quel- 
ques-uns des  scribes  étaient  là,  assis,  et  discutant  en  leurs  cœurs  :  «  Pour- 
quoi celui-ci  prononce-t-il  de  tels  blasphèmes?  Qui  peut  pardonner  les 
péchés,  sinon  Dieu  seul  ?  Et  lèsous,  connaissant  aussitôt  en  son  esprit 
qu'ils  discutaient  ainsi  en  eux-mêmes,  leur  dit  :  «  I Pourquoi  ces  raisonne- 
ments dans  vos  cœurs  ?  Quel  est  le  plus  aisé  de  dire  :  a  Tes  péchés  te  sont 
pardonnes,  »  ou  bien  :  «  Lève-toi,  charge  ton  lit  et  chemine  »  ?  Or,  afin  que 
vous  sachiez  que  le  Fils  de  l'homme  a  le  pouvoir  de  remettre  les  péchés 
sur  la  terre,  —  s'adrcssant  au  paralytique  :  «  Je  te  le  commande,  charge 
ton  m  et  rentre  dans  ta  maison.  »  Se  dressant,  le  malade  se  souleva 
aussitôt  sur  son  grabat  (3)  et  sortit  en  présence  de  tous,  tellement  que, 
tout  émerveillés,  ils  glorifiiiient  Dieu  en  ces  termes  :  <«  Nous  ne  vîmes 
jamais  pareille  chose.  •> 

Kmng'de  selon  Markot,  II. 


(1)   Voir  La  rt^tnif  hl'uwiit  lîii  l.'j  H.ii   ll'u-J. 
(2)   IhpaXo-T'./.-v. 


LKS   CUUES   MIRACULEUSES    DE   JÉSUS    DE    NAZARETH  36l 

Ce  récit  est  reproduit  dans  les  évangiles  selon  Matthaîos  (IX)  et  selon 
Loucas  (V).  Toutefois,  la  phrase  :  «  Nous  ne  vîmes  jamais  pareille 
chose  »  ne  s'y  trouve  pas.  On  lit  seulement  dans  le  premier  : 

«  Ce  que  les  foules  voyant,  elles  s'émerveillèrent  et  glorifièrent  Dieu  qui 
avait  donné  un  tel  pouvoir  aux  hommes  »  ; 

Et,  dans  le  second  : 

«  Tous,  saisis  d'émerveillement,  magnifièrent  Dieu  et,  remplis  de  crainte^ 
disaient  :  *  Certes,  nous  avons  vu  aujourd'hui  des  choses  inattendues.  » 

Deuxième  cas. 

[lèsous  étant  entré  dans  Capernaoum],  «  un  centurion  vint  vers  lui,  le 
priant  en  ces  termes  :  «  Seigneur,  mon  garçon  gît  paralysé  à  la  maison, 
gravement  tourmenté  (1).  »  —  J'irai,  répondit  lèsous,  et  je  le  guérirai.  » 
Le  centurion  reprit  :  «  Seigneur,  je  ne  suis  pas  digne  que  tu  entres 
sous  mon  toit;  mais  dis  seulement  un  mot  et  mon  serviteur  sera  guéri. 
Car  moi  aussi  je  suis  un  homme  soumis  à  l'autorité,  et  ayant  à  mon  tour 
des  soldats  sous  mes  ordres,  et  je  dis  à  celui-ci:  Va!  et  il  va;  et  à 
l'autre  :  Viens  !  et  il  vient  ;  et  à  mon  esclave  :  Fais  ceci  !  et  il  le  fait.  »  Ce 
qu'écoutant,  lèsous  fut  émerveillé,  et  il  dit  à  ceux  qui  le  suivaient  :  «  En 
vérité,  je  vous  assure  que,  môme  en  Israël,  je  n'ai  point  trouvé  une  si  grande 
foi...  —  Va,  dit  lèsous  au  centurion,  et  ainsi  que  tu  as  cru,  qu*il  te  soit 
fait.  »  Et  au  même  instant  son  garçon  fut  guéri  (2).  » 

ÉvanffUe  stlon  Matthaîos,  VIII. 

Si  la  guérison  eut  lieu  comme  Tévangéliste  le  raconte,  il  n'y  eut  là 
encore  qu'un  miracle  par  coïncidence.  Mais  il  est  possible  que  les  paro- 
les du  nabi  aient  été  rapportées  par  quelqu'un  de  la  foule  au  serviteur 
du  centurion,  et  que  celui-ci,  vivement  ému,  ait  été  guéri  par  sugges- 
tion à  Tinstant  même. 

Le  récit  précédent  est  amplifié  et  arrangé  dans  Tévangile  selon 
Loucas  (VII).  L'auteur,  qui  est  évidemment  juif,  cherche  à  expliquer 
pourquoi  lèschou.  qui  avait  commencé  par  repousser  la  syrophéni- 
cienne,  se  prête  si  aisément  au  désir  d'un  goy,  et,  qui  plus  est,  d'un 
officier  de  la  ùation  suzeraine. 

De  plus,  afin  de  rendre  la  cure  plus  extraordinaire,  il  nous  dépeint  le 
malade  comme  mourant. 

«  Or  un  centurion  avait  un  serviteur  fort  cher,  qui  était  malade  et  sur  le 
point  de  mourir  (3).  Quand  le'  chef  eut  entendu  parler  d'Ièsous,  il  lui  dépê- 
cha des  anciens  des  loudécns,  le  priant  de  venir  sauver  son  serviteur. 

Ceux-ci,  arrivés  près  d'Ièsous,  le  prièrent  instamment,  affirmant  que  le 
centurion  était  digne  qu'on  lui  octroyât  cela.  «  Car,  disaient-ils,  il  aime  notre 
notre  nation  et  nous  a  b&ti  la  synagogue.  » 

lèsous  se  mit  donc  en  marche  avec  eux;  et  comme  il  approchait  de  la 
maison,  le  centurion  lui  envoya  des  amis  avec  ces  mots  :  «  Seigneur,  ne  te 
dérange  pas, car  je  ne  mérite  pas  que  tu  entres  sous  mon  toit,  etc..» 


(2)  Kai  laOr^  6  xaî;  xjtoj  èv  ir^  ùhq.  âxîîvT,. 

(3)  '  KxaTOv-àp/o.»  Si  t'.vo;  ooùXo;  xaxto;  e/tov,  t|;i£XX£  TsXsjTàv,  o;  f,v  aÙTtj>  sv- 


^^^  LA  AEVUB  BLANCHE 

4  Le  reste  du  récit  est  comme  dans  Févangile  selon  Matthaîos. 

Voici  ce  qu'il  devient  dans  Tévangile  selon  lôannès  : 

«  II  y  avait  un  officier  royal  dont  le  fils  était  malade  (1)  à  Capemaoum. 
Apprenant  qulèsous  était  venu  d'Ioudaia  en  Gaiilaia,  il  Talla  trouver  et 
le  pria  de  descendre  pour  guérir  son  fils,  lequel  était  mourant.  lèsous  lui 
dit  :  «  Si  vous  ne  voyez  des  signes  et  des  merveilles,  vous  ne  croyez  point. 
—  Seigneur,  lui  répondit  cet  officier  royal,  descends  avant  que  mon  fils 
meure.  —  Va-t'en,  reprit  lèsous,  ton  fils  vit  »  (2).  Cet  homme  crut  à  la  parole 
d^Ièsous  et  s'en  alla.  Et  comme  il  était  en  route,  ses  serviteurs  vinrent  à  sa 
rencontre  en  lui  disant  cette  nouvelle  :  «  Ton  fils  vit.  »  Il  leur  demanda  à 
quelle  heure  celui-ci  s'était  trouvé  mieux,  et  ils  lui  répondirent  :  «  Hier,  sur 
les  sept  heures,  la  fièvre  le  laissa.  »  Le  père  connut  ainsi  que  c'était  à  cette 
heure-là  qu'Ièsous  lui  avait  dit  :  <i  Ton  fils  vit.  »  Il  crut,  de  même  que  toute 
sa  maison.  » 

Kvangilt  $elon  Jvannh,  IV. 

Le  serviteur  du  centurion,  atteint  d'astasie-abasie  ou  de  paraplégie 
hystérique,  est  donc  devenu  son  fils  et  un  moribond  que  la  fièvre  quitte 
•  au  moment  même  où  le  nabi  annonce  qu'il  vivra.  C'est  ainsi  que,  peu  à 

peu,  dans  les  religions,  Thistoire  fait  place  à  la  légende. 

Troisième  cas. 

«  Après  cela  il  y  eut  la  fête  des  loudéens,  et  lèsous  monta  à  Hierosolyma. 
Or  il  y  a  dans  Hierosolyma,  près  de  la  porte  du  troupeau,  un  bassin  nommé 
en  hébreu  Béthesda  (3),  avec  cinq  portiques,  sur  lesquels  gisaient  de  nom- 
breux malades,  aveugles,  boiteux,  perclus  (i),  attendant  le  fnouvement  de 
l'eau.  Car  de  temps  à  autre  un  ange  descendait  au  bassin  et  agitait  l'eau,  et 
le  premier  qui  y  entrait  après  le  mouvement  de  l'eau  était  guéri,  de  quelque 
maladie  qu'il  fût  atteint.  Or  il  y  avait  là  un  homme  pris  par  la  maladie 
depuis  trente-huit  ans.  lèsous,  le  voyant  étendu  par  terre  et  sachant  qu'il 
était  là  depuis  longtemps,  lui  dit  :  a  Veux-tu  être  guéri  ?  —  Seigneur,  lui 
répondit  le  malade,  je  n'ai  personne  qui  me  jette  au  bassin  quand  l'eau  est. 
agitée,  et  avant  que  j'y  arrive,  un  autre  descend  avant  moi.  —  Lève-toi, 
reprit  lèsous,  charge  ton  grabat  et  marche  !  >*  Et  aussitôt,  rendu  à  la  santé, 
;  I  l'homme  chargea  son  grabat  et  se  mit  à  marcher  Ç\). 

C'était  sabbat  ce  jour-là  mt^me.  Les  loudéens  donc  dirent  à  celui  qui  avait 
recouvré  la  santé,  chargé  son  grabat  et  qui  marchait:  «  C'est  sabbat,  il  ne 
t'est  point  permis  de  porter  ton  lit.  »  Mais  il  leur  répondit  :  «  Celui  qui  m'a 
guéri,  celui-là  m'a  dit  :  Emporte  ton  grabat  et  va-t-en.  »  Ils  lui  deman- 
dèrent :  «  Quel  est  l'homme  qui  t'a  dit  :  Emporte  et  va  »  ?  Or  le  guéri  ne 
savait  pas  qui  c'était;  car  lèsous  s'était  retiré  du  milieu  de  la  foule  assemblée 
en  cet  endroit. 


(1)  Kat'.  f.v  -ri;  jiaT'.Aixô;,  ou  o  -/tô;  7,0£ve'. 

(2)  IlopeJO'j,  ô  'j'iô;  ffO'j  Çt,. 
(3}  Beth-haRHicUi  :  demeure  de  jùété. 
(4)  "Kv   Takat'.;  xitÉxêito   irXf.Oo;  roXù  Ttov   àffOcVOÙvrwv,  tj'^Xwv,  yr<«>Xcov,  Çr,- 

i/  p(ov. 

i  i  Le  mot  jT,pôç,  qui  signifie  sec,  de^^ièchr  (racine  ;r,po  —  idée  de  »échere*»8e),  parait  jlési- 

}  fi  gner  ici  la  couti*actnre. 

■•  ;  (;»)  Kaî  euOéw;  v^hi-rj  ûvir,;  ô  ivOpto-o;,  xot'.  r,pt  tov  xpâôôaTùv  tjzo\j  xai  irîpte- 


LES   CURES   MIRACULEUSES   DE   JÉSUS   DE   NAZARETH  3(>3 

lèsous  le  rencontra  ensuite  au  temple  et  lui  dit  :  «  Voilà  que  tu  as  été 
guéri  ;  ne  pèche  plus  désormais,  de  peur  que  pire  ne  t'advienne.  »  Alors 
rhomme  s*en  alla  rapporter  aux  loudéens  que  c*était  lèsous  qui  Tavait 
guéri.  » 

Évangile  tdon  lôanw»,  V. 

La  piscine  de  Bet-hassida  était  probablement  alimentée  par  une  source 
intermittente.  Comme  on  ignorait  la  cause  de  l'agitation  périodique  de 
l'eau,  on  lui  attribuait  des  vertus  surnaturelles.  Les  hystériques  guéris- 
saient à  cette  piscine  comme  ils  guérissent  à  celle  de  Lourdes,  par  sug- 
gestion. La  cure  semble  donc  authentique.  Toutefois  le  chiffre  de  trente- 
huit  ans,  donné  comme  ancienneté  de  Taffection,  paraît  exagéré. 

Des  cas  de  paraplégie  hystérique  guérie  par  la  suggestion  hypno- 
tique ont  été  rapportés  par  Reynolds  (ij,  Weir  Mitchel  (a),  Lombroso  (3) 
(deux  cas  dont  un  datant  de  cinq  ans),  Luys  (4),  Marcel  Briand,  méde- 
cin en  chef  de  l'asile  de  Villejuif  (5)  (deux  cas),  Edgard  Bérillon  (6), 
Raymondaud  (7),  G.  Lemoine  et  Paul  Joire  (8),  Gingeot,  médecin  de 
rHôtel-Dieu(9),  Bernheim  (10). 

Dans  le  cas  de  Gingeot,  il  s'agissait  d'une  religieuse  atteinte  de  pa- 
raplégie hystérique,  que  la  supérieure  du  couvent  avait  déjà  guérie  en 
lui  enjoignant  de  reprendre  sans  retard  l'usage  de  ses  jambes  «  en  vertu 
delà  sainte  obéissance».  Gingeot  la  guérit  une  seconde  fois  parla 
suggestion  à  l'état  de  veille. 

En  1887,  Ginestous  relata,  devant  la  Société  d'anatomie  et  de  physio- 
logie de  Bordeaux,  l'histoire  d'une  fille  de  dix-sept  ans  qui  était  inca- 
pable de  se  tenir  debout  et  ne  pouvait  marcher  qu'à  quatre  pattes. 
La  malade  ayant  prétendu  que  ses  reins  n'avaient  pas  assez  de  force  pour 
la  soutenir,  on  eut  l'idée  de  la  suggestionner  en  lui  faisant  autour  du 
tronc  cinq  ou  six  tours  de  bande  de  tarlatane.  Elle  déclara  en  effet 
qu'ainsi  soutenue,  elle  allait  pouvoir  se  tenir  debout.  C'est  ce  qui  eut 
lieu.  L'affection  datait  de  quatre  mois  (i  1). 


(I)  British  Mc:Ucal  Journal,  novembre  1880. 

(2;  LectnreB  on  liiseiises  of  the  nervous  system.  Philadelphia,  1885. 

(3)  Lombroso.  Diof/nostic  et  gnérison  de  la  paralysie  hystérique.  La  Sperimentale,  1887. 

(4)  Luye.  Noureau  cas  de  (juè tison  d'une  paraplégit  hystérique  par  suggestion  hypnotique. 
Revue  de  rhyi^notisme,  1887. 

(5)  Marcel  Briand.  Notes  pour  servir  à  VhiHuire  de  la  tJiérapeutique  par  suggestion  hypno- 
tique. Revue  de  l'hypnotisme,  1890,  p.  181). 

(6)  Bérillon.  Les  indications  foi  melle*  de  la  suggestion  hypnotique  en  psychiatrit:  et  en  neu- 
ropaihohigie  Rev.  de  Tbypn.,  181U,  j).  i>7. 

(7)  liaymondaud.  Rev.  de  l'hypn.,  1891.  p.  97. 

(8)  G.  Lemoine  et  P.  Joire.  De  l'hypnotisme  par  les  miroirs  rotatifs  dans  le  traitement  de 
l'hystérie.  Rev.  de  l'hypn.,  1893,  p.  G8. 

(9)  Gingeot.  De  l'emploi  ilr  la  suggestion  e.n   thérapeutique.  Revue  de  l'hypnotisme,  Bep- 
tembre  1898. 

(10)  Henri  Aimé.  Loc.  cit. 

(II)  Ginestous.  Astrufie-abasie  gu/rie  par  suggestion  à  l'état  de  reille.  Rev.  de  l'hypn.,  juil- 
let 1897. 


364  LA   REVUE   Br^NGHB 

Des  cas  analogues  ont  été  rapportés  par  Terrien  (i),  A.  Gros  (a}, 
Maigre,  Prosper  van  Velsen  (3j. 

XI 

PARALYSIE  DES  MUSCLES  EXTENSEURS 
DB  LA  COLONNE  VERTEBRALE  ET  DE  LA  TÊTE 

leschou  était  alors  chez  les  Galiléens.  Comme  il 

«  enseignait  dans  une  de  leurs  synagogues,  un  jour  de  sabbat,  se  pré- 
senta une  femme  ayant,  depuis  dix-huit  ans,  un  esprit  d'asthénie  ;  elle  était 
courbée,  n'ayant  pas  la  force  de  redresser  complètement  la  tête  (4)  :  lèsous 
la  voyant,  l'appela  et  lui  dit:  «  Femme,  tu  es  délivrée  de  ton  mal,  »  et  il  lui 
mposa  les  mains.  A  l'instant  elle  fut  redressée  (5),  et  elle  glorifiait  Dieu.  » 

KrantfiU  telon  Loucas,  XIII. 

Il  s'agit  d'une  paralysie  hystérique  des  muscles  extenseurs  de  la 
colonne  vertébrale  de  la  tête,  guérie  par  suggestion  à  Tétat  de 
veille. 

XII 

LÉTHARGIE 

La  léthargie  est  due  à  la  rétraction  de  la  plupart  des  neurones  céré- 
braux. 

Comme  tous  les  sympt<5mes  de  Thystérie,  cette  affection,  qui  n'est 
d'ailleurs  qu'une  forme  de  l'hypnose,  et  quon  peut  obtenir  artificielle- 
ment, est  curable  par  suggestion.  En  voici  un  exemple  : 

Premier  cas. 

leschou  ayant  de  nouveau  passé  en  barque  de  l'autre  coté  du  lac  de 
Tibérias, 


,1)  Terrien.  Attimie-ahaiie  /lysU'rifjfue.  Guirifon  utMtantnm'e  et  durable  par  ptychtAhérapie 
Anjou  mêilicîil  juillet,  lîMK». 

(2;  A.  Gros.  Impoênih'dUé  de  marcher  datauide  trois  années.  Hypnotisme  et  suggtition.  Gu*'' 
rison. 

(H.  Prosper  Van  Velsen.  Contribution  à  l'airpfication  de  h  thîrapeutique  suggeitivf.  Rer. 
de  l'hypn.,  1SI»1,  p.  »0H. 

(4)  Kal  '.ooj  •p*'^  V'  TTvâOaa  £/0'j7a  àjOcVôîst;,  ett,  ôixz  xat  ôxtw,  xat  7,v,  tjv- 
xJr-O'jTa,  xal  ;xt^  ^jvaixfvr,  âvaxj'^a'.  cî;  to  Trr/TîXi;. 

K.  I^etlrain  tniduit  ce  pa8!«aî^e  île  la  manière  suivante  :  «  Une  femme  se  prét*enta  ayant 
<îe]»ui8  Jix-liuit  ans.  un  esprit  d'inrirmitr  :  elle  était  coarWe,  <i'iii5  i'impfissibilité  de  te  pou- 
voir redrt-sfer.  ).» 

Cette  tnirluction  man({ue  <le  précision  et  expose  le  criti(iue  scientitique  à  une  erreur  de 
diagnostic.  Klle  évo(jue  en  etfet  aussi  bien  l'idée  d'une  contracture  des  mudcles  fléchis- 
seurs du  tronc  et  de  la  tète  «pie  celle  d'une  paralysie  des  extenseurs. 

llv£'j;xa  aTOsVî'a;  se  inuluit  mot  à  mot  par  ^-xpr/V  d'iiftln'nie^  et  jxy,  ô'Jvi;x£VT,  2VstX'^4'Xl 
el;  TO  TTïVTiX'î-  par  n'ayant  p'i g  la  force  de  iecer  fa  tt'fe  ;c'est  le  sen*  que  Chassang  dooiM 
à  àvaX'jTTtoJ  comiUi'fement. 


LES   CURES   MIRACULEUSES    DE   JÉSUS    DE   NAZARETH  365 

«  une  grande  foule  s'assembla  vers  lui.  Il  se  tenait  près  de  la  mer. 

Voici  que  s'approcha  un  des  principaux  de  la  synagogue,  nommé 
laeiros(l),  qui,  à  la  vue  d'Ièsous  se  jeta  à  ses  pieds.  Il  le  priait  fort  en  ces 
termes  :  «  Ma  petite  fille  est  à  Textrémité,  viens  donc  et  lui  impose  les  mains 
afin  qu'elle  soit  guérie  et  quelle  vive  !  »  (2) 

lèsous  partit  en  sa  compagnie,  et  une  fouleénormele  suivait,  le  pressant  de 
tout  côté....  Quelques-uns  accourant  de  chez  le  principal  de  la  synagogue, 
dirent  à  celui-ci  :  «  Ta  fille  est  morte,  pourquoi  déranger  davantage  le 
maître?  »  A  ces  paroles  lèsous  répliqua  aussitôt  en  s'adressant  au  chef  de 
la  synagogue  :  «  Ne  crains  rien,  crois  seulement.  »  Il  ne  permit  à  aucun  de 
le  suivre,  si  ce  n'est  à  Petros,  à  Iakôbos  (3)  et  à  lôannès  (4),  frère 
d*Iakôbos. 

Quand-ils  furent  arrivés  à  la  maison  du  principal  de  la  synagogue,  lèsous, 
percevant  le  bruit  de  ceux  qui  pleuraient  etselamentaient,entra|et  dit  à  ceux- 
ci:  «  Pourquoi  menez  vous  ce  bruit  et  vous  lamentez  vous  ?  L'enfant  n'est 
pas  morte,  mais  elle  dort.  »  (5)  Et  ils  se  moquèrent  de  lui.  Mais,  les  ayant 
fait  sortir,  il  prit  le  père  et  la  mère  de  l'enfant  et  ses  propres  compagnons, 
et  pénétra  là  où  gisait  l'enfant. 

Il  saisit  la  main  de  celle-ci  et  cria  :  «  Talitha  qoumi  !  »  ce  qui  signifie  :  «  Jeune 
fille,  je  te  dis,  lève-toi  !  »  Et  aussitôt  la  jeune  fille  se  leva,  et  se  mit  à  mar- 
cher (6),  car  elle  était  âgée  de  douze  ans,  ce  qui  les  émerveilla  fort.  Il  leur 
recommanda  expressément  que  personne  ne  le  sût  et  leur  fit  donner  de  la 
nourriture  à  l'enfant.  » 

Éonupilegelon  Markoif^  V. 

Ce  récit  est  reproduit  dans  les  évangiles  selon  Matthatos  [IX)  et  selon 
Loucas  (VIII).' 

Toutefois,  l'évangile  selon  Matthaios,  afin  de  corser  le  miracle,  met  dans 
la  bouche  d'Iaïr  les  paroles  suivantes  :  «Ma  fille  maintenant  à  trépassé, 
mais  viens,  pose  ta  main  sur  elle  et  elle  vivra  ». 

L'évangile  selon  Loucas  altère  également,  dans  le  sens  du  merveil- 
leux, le  récit  primitif.  On  a  pu  remarquer  en  effet  que,  dans  Tévangile 
selon  Markos,  lescbou  n'affirme  pas  à  laïr  qu'il  guérira  sa  fille.  Il 
se  contente  de  lui  dire,  avec  cette  circonspection  que  j*ai  déjà  signalée  : 
«  Ne  crains  rien,  crois  seulement.  »  Bien  plus,  en  prévision  d'un  échec, 
il  n'emmène  avec  lui,  chez  le  principal  de  la  synagogue,  que  trois  de 
ses  disciples,  les  plus  fidèles,  et,  une  fois  entré,  il  fait  sortir  tous  les 
assistants,  sauf  le  père  et  la  mère. 

Or,  dans  l'évangile  selon  Loucas,  où  la  tendance  à  exagérer  les  faits 
n'est  pas  moins  grande  que  dans  l'évangile  selon  Matthaîos,  leschou 
dit  catégoriquement  à  laïr  :  «  Crois  seulement,  et  elle  sera  guérie.  » 
Après  qu'il  eut  touché  la  jeune  fille,  ajoute  le  même  évangile,  <c  le 
souffie  lui  revint,  et  à  l'instant  elle  se  dressa.  » 


(1)  En  hébreu,  laïr. 

(2)  To  0v)Y3t'p'-<>V  IIO'J  ÏT/J.'ZtiiZ  £/£'.. 

(3)  En  hébreu,  laakob  (Jacob  ou  Jacques). 

(4)  En  hébreu,  lohanan. 

(5)  To  Tiaîôtov  O'jx  àirsOavsv  âXXà  xaOejSe'.. 

(6)  Kal  EÙOsw;  aviorr^  to  xopajtov  xati  TrepieTraTC. 


366  LA  REYUB  BLANC HS 

Kerai-je  encore  remarquer,  qae,  selon  son  habitude,  leschou  défend 
aux  parents  de  publier  la  cure ,  afin  d'éviter  une  trop  grande  aftluence 
de  malades  et  par  conséquent  des  échecs  certains  ? 

Les  récits  qui  précèdent  ont  évidemment  trait  à  un  cas  de  léthargie. 

Deuxième  cas. 

leschou  venait  de  guérir  le  serviteur  de  centurion  de  Capernaoum. 

a  Le  lendemain,  se  rendant  en  une  ville  nommée.  Nain  et  beaucoup  de 
ses  disciples  marchant  avec  lui  ainsi  qu'une  foule  nombreuse,  comme  il 
approchait  de  la  porte  de  la  ville,  on  emportait  un  mort,  fils  unique  de  sa 
mère,  laquelle  était  veuve,  et  une  masse  de  gens  du  bourg  se  tenaient  arec 
elle.  Le  Seigneur,  la  voyant,  en  eût  pitié  et  lui  dit  :  «  Ne  pleure  point.  »  Il 
s'avança  donc,  toucha  le  cercueil  et,  les  porteurs  s'étant  arrêtés,  il  s'écria  r 
«  Jeune  homme,  je  l'ordonne,  lève-toi.  t  Le  mort  s'assit  alors  sur  son  séant 
et  se  mit  à  parler  (1).  lèsous  le  rendit  à  sa  mère'. 

Tous,  saisis  d'étonnement,  glorifiaient  Dieu  en  ces  termes:  (c  Certes  un  grand 
prophète  s'est  dressé  parmi  nous,  et  Dieu  a  visité  son  peuple.  »  La  renommée 
d*Ièsous  courut  par  toute  la  loudaia  et  toute  la  région  d'alentour.  > 

Erançile  iteîon  Loiicas  V/f, 

Si  surprenant  qu  il  soit,  le  fait  n'a  rien  d'impossible  en  soi.  Des 
léthargiques  ont  été  mis  en  bière,  et  le  cas  devait  être  beaucoup  plus 
fréquent  dans  l'antiquité  que  nos  jours  et  dans  les  pays  chauds  que  sous 
nos  latitudes,  où  le  climat  permet  et  où  la  loi  prescrit  d'attendre  un  cer- 
tain temps  avant  d'inhumer  les  corps.  Ce  qui  est  difficile  à  croire,  c'est 
qu* leschou  soit  tombé  si  juste.  11  est  vrai  que  de  son  temps  on  portait 
les  morts  à  découvert  et  qu'il  put  s'apercevoir,  à  certains  carac- 
tères de  la  physionomie  du  jeune  homme,  que  celui-ci  était  en 
léthargie. 

Toutefois  je  doute  fort  de  la  réalité  de  cette  cure.  Aussi  bien  l'évan- 
gile selon  Loueas  est  seul  à  en  faire  mention.  (Comment  les  autres,  et 
surtout  les  évangiles  selon  Markos  et  selon  Matthaîos,  les  plus  anciens 
et  par  conséquent  les  mieux  informés,  ont-ils  pu  passer  sous  silence  un 
miracle  de  cette  importance?  La  seule  explication  possible  est  que 
l'évangiliste  Loueas,  dont  j'ai  déjà  relevé  les  exagérations,  Ta 
inventée  de  toute  pièce  ou  l'a  prise  ailleurs  que  dans  la  vie  réelle 
d'ieschou  de  Nazareth. 

Troisième  eas. 

t'  Or  il  y  avait  un  malade,  Lazaros  (2)  de  Bethania  de  la  bourgade  de 
Maria  et  de  sa  sœur  Martha.  —  C'est  la  mùme  Maria  qui  oignit  le  seigneur 
de  myrrhe  et  lui  essuya  les  pieds  avec  ses  cheveux,  dont  le  frère  Lazaros 
était    malade.    —   Les    scrurs   envoyèrent  vers    lèsous    avec    ces   mots 


(i)  Kal  àvcxâOiJSV  ô  vcxpo;  xal  r.o^oi-zo  XaXeTv. 
(•2)  En  hébreu,  Eleazi*r. 


LES   CURES   MIRACULEUSES   DE   JÉSUS   DE   NAZARETH  iS'j 

«  Seigneur,  voici  que  celui  que  tu  aimes  est  malade.  »  A  cette  nouvelle 
lèsous  s'écria  :  «  Cette  maladie  n'est  point  pour  la  mort,  mais  pour  la  gloire 
de  Dieu,  afin  que  par  elle  le  Fils  de  Dieu  soit  glorifié  :  » 

lèsous  chérissait  Martha  et  sa  sœur  et  Lazaros.  Ayant  appris  la  maladie 
de  celui-ci,  il  demeura  encore  deux  jours  au  lieu  ou  il  était,  puis  dit  à  ses 
disciples:  «  Regagnons  Tloudaïa.  —  Maître,  répondirent  les  disciples, 
naguère  les  loudéens  te  voulaient  lapider,  et  tu  y  vas  retourner!  — N*ya-t-il 
point  douze  heures  ^ujour?  reprit  lèsous  ;  si  quelqu'un  chemine  de  jour; 
il  ne  choppe  point,  car  il  regarde  la  lumière  éclairant  le  monde  ;  mais  quel- 
qu'un marchc-t-il  la  nuit,  il  choppe,  car  il  n'a  point  la  lumière  avec  lui.  » 
Après  ces  paroles,  il  leur  ajouta:  «  Lazaros,  notre  ami,  scftumeille;  mais  je 
me  mets  en  route  pour  l'éveiller.  —  Seigneur,  dirent  les  disciples,  s'il  3ort,  il 
guérira.  »  Or  tèsous  avait  parlé  de  sa  mort,  mais  eux  s'imaginaient  que 
c'était  du  simple  sommeil.  Alors  lèsous  leur  dit  ouvertement:  «  Lazaros  est 
mort  ;  et  pour  vous,  afin  que  vous  croyiez,  je  me  réjouis  de  ne  m'y  être 
point  trouvé.  Mais  allons  vers  lui.  »  Sur  ce,  Thomas  (1),  surnommé  Didymos, 
dit  à  ses  collègues  :  «  Marchons,  nous  aussi,  pour  mourir  avec  lui  ». 

Or,  quand  lèsous  arriva,  il  le  trouva  depuis  quatre  jours  déjà  mis  au 
sépulcre.  —  Béthania  était  près  de  Hierosolyma,  à  environ  quinze  stades. — 
Beaucoup  d'Ioudéens  s'étaient  rendus  vers  Martha  et  Maria  pour  les  con- 
soler sur  le  frère.  Lors  donc  que  Martha  apprit  la  vetiue  d'Ièsous,  elle  se 
porta  à  sa  rencontre^,  pendant  que  Maria  restait  à  la  maison. 

Martha  donc  dit  à  lèsous:  «  Seigneur,  si  tu  avais  été  ici,  mon  frère  ne  fût 
pas  mort  ;  mais  maintenant  je  sais  que  tout  ce  que  tu  demanderas  à  Dieu, 
Dieu  te  l'octroiera.  —  Ton  frère,  reprit  lèsous,  ressuscitera.  —  Je  sais,  dit 
Martha,  qu'il  ressuscitera  en  la  résurrection  au  dernier  jour.  —  Je  suis, 
épondit  lèsous,  la  résurrection  et  la  vie  ;  qui  croit  en  moi,  encore  qu'il  soit 
mort,  vivra.  Et  quiconque  vit  et  croit  en  moi  ne  mourra  jamais.  En  es-tu 
persuadée  ?  »  Elle  s'écria  :  «<  Oui,  Seigneur,  je  crois  que  tu  es  le  Christos,  le 
Fils  de  Dieu  qiii  devait  venir  dans  le  monde.  » 

Après  ces  mots,  elle  s'en  alla  appeler  Maria,  sa  sœur,  pour  lui  dire  à  part  : 
«  Le  Maître  est  ici  qui  te  mande.  »  Et  sitôt  que  Maria  eut  entendu,  elle  se 
leva  hâtivement,  et  s'en  vint  vers  lèsous,  lequel  n'était  point  encore  entré 
dans  la  bourgade,  mais  se  tenait  là  où  Martha  l'avait  rencontré.  Les  lou- 
déens qui  étaient  avec  elle  en  la  maison  et  la  consolaient,  la  voyant  se  lever 
rapidement  et  sortir,  pensaient  :  «  Elle  s'en  va  au  tombeau  pour  y 
pleurer.  » 

Cependant  Maria,  étant  parvenue  là  où  était  lèsous  et  l'ayant  aperçu,  se 
jeta  à  ses  pieds  avec  ses  mots  :  «  Seigneur  si  tu  avais  été  ici,  mon  frère  ne 
serait  pas  mort.  »  Quand  lèsous  la  vit  en  larmes  et  les  loudéens  venir  avec 
elle  aussi  pleurant,  il  frémit  en  l'esprit  et  s'émut  lui-môme  :  a  Où  l'avez- 
vous  déposé  ?  s'écria-t-il.  — Seigneur,  viens  et  vois,  »  répondaient-ils. 

lésons  pleura  et  les  loudéens  disaient  :  «  Voyez  comme  il  l'aimait.  »  Mais 
quelques-uns  d'entre  eux  murmuraient  :  «  Lui  qui  ouvert  les  yeux  de  l'aveu- 
gle, ne  pouvait-il  pas  faire  que  celui-ci  ne  mourût  pas?  »  Lors  lèsous, frémis- 
sant de  nouveau  en  lui-même,  se  fendit  au  tombeau.  C'était  un  caveau  avec 
une  pierre  dessus.  —  «  Levez  la  pierre  !  »  s'écria  lèsous.  Mais  Martha,  la 
sœur  du  défunt,  lui  dit  :  «  Seigneur  déjà  il  sent,  car  il  est  de  quatre  jours  (2). 
—  Ne  t'ai-je  pas  déclaré,  reprit  lèsous,  que,  si  tu  crois,  tu  verras  la  gloire  de 


(1)  En  hébreu,  Thaimon. 

(2)  K'jpie,  ffOr,  6'Çe'.,  TeTapTaToç  yap  irzi. 


308 


LA  RBVUB   BLANCHE 


Dieu  ?  »  On  ola  la  pierre.  Levant  les  yeux  au  ciel,  lùsous  dit  :  «  Père,  je  le 
rends  gpjVcede  m'avoir  écouté  ;  moi,  je  savais  bien  que  tu  m'exauces  tou- 
jours mais  je  paile  pour  la  foule  qui  est  autour,  afin  qu'ils  croient  que 
c'est  toi  qui  m'as  envoyé.  » 

Et  après  ces  paroles,  il  cria  d'une  voix  forte  :  «  Lazaros,  viens  dehors  !  » 
Le  mort  sortit,  les  pieds  et  les  mains  liés  de  bandelettes,  le  visage  enve- 
loppé d'un  suaire.  ««  Déliez-le,  dit  lèsous,  et  permettez-lui  de  marcher.  >»  Sur 
•ce,  beaucoup  des  loudéens,  venus  avec  Maria  et  Martha,  témoins  de  ce 
qu'avait  fait  lèsous,  crurent  en  lui;  quelques-uns  cependant  coururent  vers 
les  Pharisiens  leur  raconter  ce  qu'Ièsous  avait  accompli.  Alors  les  chefs 
des  prêtres  et  les  Pharisiens  convoquèrent  une  assemblée,  disant  :  «  Que 
faisons-nous?  Car  cet  homme  opère  beaucoup  de  miracles.  Si  nous  le  lais- 
sons ainsi,  tous  croiront  en  lui,  et  les  Romains  viendront  exterminer  le  lieu 
et  la  nation.  » 

Érangilt  tel  on  lûannh^  XI. 

«  Une  foule  d'Ioudéens  sachant  qu'Ièsous  était  là,  vinrent  non  pour 
lèsous  seulement,  mais  aussi  pour  voir  Lazaros  qu'il  avait  ressuscité  d'entre 
les  morts.  Aussi  les  chefs  des  prêtres  songèrent-ils  à  faire  pareillement 
mourir  Lazaros,  parce  que,  à  cause  de  lui,  beaucoup  d'Ioudéens  s'en 
allaient  et  croyaient  en  lèsous.  » 

EvanffiU  selon  fôanHèif  XII, 

Le  lendemain,  comme  il  entrait  à  Iliérusalem, 
«  la  foule   marchant  à   sa  suite  attestait  qu'il   avait  rappelé  Lazaros   du 
tombeau  et  qu'il   avait   ressuscité   les  morts.  Aussi  la  multitude  se  portâ- 
t-elle à  sa  rencontre,  <'ar  elle  avait  entendu  parler  de  ce  miracle.  » 

Kvangiîe  sehn  lôannès,  XII, 

Les  Hellènes  même  voulaient  le  voir. 

Je  crois  avec  Ernest  Renan  que  ce  prétendu  miracle  fut  monté  de 
toutes  pièces  par  EleAzar  et  ses  sœurs  ])Our  sauver  le  nabi,  dont  la  vie 
était  en  danger. 

Une  cure  pareille,  je  le  répète,  n'est  pas  scientifiquement  impossible. 
Mais,  dans  les  conditions  où  elle  aurait  eu  lieu,  elle  implique  'de  telles 
coïncidences  qu'il  est  difficile  de  l'admettre. 

De  plus,  elle  n'est  relatée  que  dans  l'évangile  selon  lôannès.  Les 
trois  autres  n'en  font  aucune  mention,  alors  qu'ils  signalent  des  faits 
d'une  moindre  importance. 

Et  pourtant,  tel  qu'il  est,  ce  récit  pressente  un  caractère  historique. 
11  n'a  pas  la  brièveté  et  la  sécheresse  du  récit  de  l'évangile  selon  Loucas 
relatif  au  mort  de  Naïn.  Bien  au  contraire,  ici  les  détails  abondent, 
précis  et  circonstanciés,  et  l'impression  qui  s'en  dégage  est  que  les 
faits  sont  exacts.  Autrement  dit  il  s'agirait  d'une  résurrection  simulée, 
dont  le  secret  n'aurait  été  connu  que  des  plus  intimes  disciples  du  nabi. 

Telle  serait  la  raison  pour  laquelle  les  auteurs  des  évangiles  selon 
Markos  et  selon  Matthaîos  et  par  suite  l'auteur  de  l'évangile  selon 
Loucas,  qui  a  travaillé  d'après  les  mêmes  documents  que  les  premiers, 
ont  passé  sous  silence  ce  miracle  extraordinaire.  Quant  à  l'auteur  de 
l'évangile  selon  lôannès,  il  l'aurait  rapportée  d'après  un  disciple  mal 
informé  ou  dépourvu  de  scrupules. 


LES   CURES   MIRACULEUSES    DE   JÉSUS   DE    NAZARETH  369 

Les  choses  se  seraient  passées  de  la  manière  suivante. 
Eleâzar  et  sa  sœur  Martha,  effravés  des  menaces  des  loudéens  ortho- 
doxes et  comprenant  que  la  vie  d'Ièschou  était  en  danger  auraient  résolu 
de  frapper  un  grand  coup.  Profitant  de  l'absence  du  nabi  et  de  ses 
disciples,  qui  en  temps  ordinaire,  devaient  attirer  beaucoup  de  monde 
à  Béthania  où  ils  résidaient,  Eleâzar  simule  une  maladie  grave,  cepen- 
dant que  ses  sœurs  envoient  prévenir  lèschôu  de  ce  qui  se  prépare. 
L'envoyé  dut  lui  tenirle  langage  suivant  :  Eledzar  passe  pour  malade. 
Bientôt  il  passera  pour  mort,  et  sera  mis  au  tombeau.  Lorsqu'il  y  sera 
depuis  quatre  jours,  viens.  Nous   manderons  des  Hiériisalémites,   et 
Eleâzar  ressuscitera  devant  eux.  Alors  tes  ennemis  seront  confondus 
et  tu  pourras  annoncer  en  paix  le  royaume  de  Dieu.  » 

Ainsi  s'expliquerait  qu'au  lieu  de  se  rendre  de  suite  auprès  de  son 
ami  malade,  et  après  avoir  dit  :  «  Cette  maladie  n'est  point  pour  la 
mort,  mais  pour  la  gloire  de  Pieu,  afin  que  par  elle  le  Fils  de  Dieu  soit 
glorifié  »,  leschou  ait  attendu  deux  jours  avant  de  partir. 

Ainsi  s'expliqueraient  encore  ces  paroles  :  «  Eleâzar,  notre  ami, 
sommeille  ;  mais  je  me  mets  en  route  pour  l'éveiller  »  ;  et  encore  : 
«  Eleâzar  est  mort;  et  pour  vous,  afin  que  vous  croyiez,  ye  me  réjouis 
de  ne  m'y  être  point  trouvé  ».  Ce  sont  là  de  ces  naïvetés  dans  la 
tromperie  qu'il  n'est  pas  surprenant  de  rencontrer  chez  un  dégénéré 
mental. 

Donc,  au  jour  convenu  pour  l'arrivée  du  nabi,  Martha  fait  venir  à 
Béthania  tout  ce  que  les  deux  sœurs  avaient  à  Hiérusalem  d'amis  et  de 
connaissances.  Il  est  en  effet  difficile  d'admettre  que  ces  gens  aient  fait 
en  nombre  leurs  quinze  stades  (près  de  trois  kilomètres),  quatre  jours 
après  la  mort  d'Eleâzar,  sans  y  avoir  été  invités  par  les  deux  sœurs. 

Martha,  apprenant  qu'Ieschou,  approche  de  Béthania,  va  à  sa  ren- 
contre, et  prononce  ces  paroles  :  «  Seigneur,  si  tu  avais  été  ici,  mon 
frère  ne  fût  pas  mort  ;  mais  maintenant  ye  sais  que  tout  ce  que  tu  rfe- 
manderas  à  Dieu,  Dieu  te  l'octroiera,  —  Ton  frère,  reprit  lèsous, 
ressuscitera.  » 

Certes,  nous  voilà  loin  des  phrases  dubitatives  de  l'évangile  selon 
Markos,  et  le  nabi  est  devenu  singulièrement  affirmatif.  Mais  Martha 
en  a  peut-être  trop  dit  devant  la  foule.  Elle  reprend  aussitôt  :  «  Je  sais 
qu'il  ressuscitera  en  la  résurrection  au  dernier  jour.  >»  Et  leschou  déclare 
avec  simplicité  qu'il  va  ressusciter  Eleâzar  à  l'instant  même. 

Tout  est  prêt.  Maria  survient  suivie  des  Hiérusalémites.  Elle  pleure, 
et  peut-être  aussi  bien  n'est-elle  pas  du  complot.  Des  larmes  sincères  ne 
seront-elles  pas  des  armes  contre  le  doute  possible  des  loudéens  de  la 
grande  ville  ? 

1  On  se  rassemble  devant  la  grotte  sépulcrale.  Un  bloc  de  pierre,  qui  y 
aisse  pénétrer  l'air,  en  obture  l'entrée.  «  Levez  la  pierre!  »  s'écrie 
leschou. 

C'est  alors  que  Martha  prononce  ces  paroles  qui,  selon  moi, 
jugent  la  question  d'une  manière  abisolue  :  «  Seigneur,  déjà  il  sent,  car 
il  est  de  quatre  jours.  » 

24 


370  LA   REVUE   BLANCHIE 

Si  la  cure  avait  été  réelle,  sïl  s'était  agi  d'une  léthargie  guérie  par 
suggestion,  ces  paroles  n^auraient  pas  été  prononcées,  car  le  corps 
d'Eleâzar  n'aurait  répandu  aucune  odeur.  La  résurrection  était  donc 
^simulée.  Martha  ment,  Eleàzarne  «  sent  »  pas.  Mais  il  ne  faut  pas  qu'on 
doute  de  la  réalité  du  miracle. 

La  pierre  levée,  loschou  laisse  encore  échapper  une  de  ces  naïvetés 
<jui  cadrent  parfaitement  avec  son  état  mental  :  «  Père,  je  te  rends 
grâce  de  m'avoir  écouté  ;  moi  je  savais  bien  que  tu  m'exauces  toujours  ; 
mais  je  parle  pour  la  foule  qui  est  autour^  afin  qu'ils  croient  que  c'est 
toi  qui  m  as  envoyé,  »  Et  il  appelle  Eleàzar,  et  Eleàzar  sort  du  sépulcre 
alTublé  des  bandelettes  et  du  suaire. 

D'ailleurs  le  subterfuge  réussit,  et  ce  miracle  fit  grand  bruit  dans  Hié- 
rusalem.  Mais  il  n'eut  pas  TelTet  que  les  fidèles  dleschou  pou- 
vaient en  attendre.  Bien  loin  de  le  sauver,  il  hâta  sa  mort. 

XIII 

TYMPAMTE    HYSTKRIQUK 

La  tympanite  hystérique  consiste  dans  la  paralysie  des  muscles  do 
rintestin  (jui,  se  laissant  distendre  par  les  gaz,  détermine  une  proémi- 
nence parfois  très  marquée  de  Tabdomen. 

Cette  affection  est  due  à  la  rétraction  des  neurones  moteurs  des  m  nscles 
de  l'intestin,  et  à  la  formation  consécutive,  dans  leurs  prolongements, 
de  neuro-diélectiques  qui  empêchent  les  ondulations  nerveuses  centri- 
fuges de  parvenir  à  ces  muscles.  Ces  neurones  n'ont  avec  les  neurones  à 
images  et  à  idées  qu'une  relation  indirecte,  mais  qui  suffit  toutefois  pour 
que  la  tympanite  hystérique  puisse  guérir  par  suggestion. 

Cette  alVeclion  a  été  prise,  tantôt  pour  une  grossesse,  souvent  pour  une 
tumeur  abdominale  ou  pour  une  liydropisie.  Le  récit  suivant  a  trait 
probablement  à  un  cas  de  ce  genre. 

'(  Il  advint  qulèsous  étant  entré  dans  la  maison  d'un  des  principaux 
d'entre  les  Pharisiens  un  jour  de  sabbat,  pour  y  manji^er,  les  autres  l'obser- 
vaient. Voici  (|ue  se  présenta  devant  lui  un  hydropique  (1).  lèsous  prit  la 
parole  et  s'adressa  en  eestermes  aux  léj^istes  et  aux  Pharisiens  :  «  Est-ilpermis. 
ausabl)at  de  guérir,  oui  ou  non  ?  Ils  se  taisaient.  Prenant  alors  le  malade,  il 
le  guérit  et  le  renvoya  ». 

Kvang'de  selon  Marliot,  XIV. 

Henri  Aimé  rapporte,  dans  son  Ktndc  clinique  du  df/namisme  psy^ 
chique,  un  cas  très  analogue  au  précédent.  Il  s'agit  d'une  fille  de  douze 
ans  atteinte  d'une  tympanite  hystérique  qui  avait  été  prise  pour  une 
tumeur  abdominale.  Cette  tumeur-fantome  disparut  sous  l'infiuence 
d'un  choc  mortd.  J'ai  relaté  moi-môme  un  fait  de  ce  genre  (2). 


(i)  '  Vopo-ixô;. 

['ij  Ch.  iiiiiet-Saiiglé.  rhysiO'inychoJoif'ie  îles  refi/7 irises,  Rcv.  de  l'iij-pn..  novembre,  décem- 


bre lî»01. 


LES   CURES   MIRACULEUSES   DE   JÉSUS   DE   NAZARETH  37 1 

XIV 

HÉMORRHAGIE   CHEZ    UNE    HYSTERIQUE 

Le  rétrécissement  du  calibre  des  vaisseaux  et  la  coagulation  du  sang 
au  point  de  sortie,  telles  senties  deux  causes  périphériques  delà  cessa- 
tion spontanée  des  hémorrhagies.  Or  il  se  produit  parfois  chez  les  hysté- 
riques des  paralysies  vasculairesqui  font  qu'une hémorrhagie  ne  s  arrête 
plus  ou  se  reproduit  à  chaque  élimination  du  caillot  de  fermeture. 

Cette  paralysie  est  due,  selon  moi,  à  la  rétraction  des  neurones  moteurs 
qui  innervent  la  tunique  musculaire  des  vaisseaux.  Ces  neurones  n'ont 
qu'une  relation  indirecte  avec  les  neurones  à  images  et  à  idées,  mais 
qui  suffit  toutefois  pour  qu'une  hémorrhagie  puisse  cesser  par  sugges- 
tion. En  voici  un  exemple. 

Premier  cas. 

Cependant  qu'entouré  d'une  foule  compacte  leschou  se  rendait  chez 
laïr,  dont  il  devait  réveiller  la  fille,  il  guérit,  sans  le  vouloir 
'<  une  femme  malade  depuis  douze  ans  d'une  perte  de  sang,  laquelle  avait 
beaucoup  souffert  entre  les  mains  de  nombreux  médecins  (1)  et  dépensé  tout 
son  avoir  sans  profit,  et  même  en  empirant.  Celle-ci  ayant  ouï  parler 
d'Ièsous,  s'en  approcha  par  derrière  et  toucha  son  vêlement  (2):  «  Car,  disait- 
elle,  si  seulement  je  touche  ses  habits,  je  suis  guérie.  »  Et  aussitôt  s'étancha 
le  flux  (le  son  sang,  et  au  corps  elle  se  sentit  guérie  du  mal  (3).  » 

Évangile  telim  Markoiy  V. 

Cette  dernière  phrase  semble  indiquer  qu'il  s'agissait  d'une  métrorrha- 
gie  (hémorrhagie  de  la  matrice.) 

Ce  récit  est  résumé  dans  l'évangile  selon  Mathaîos  (IX)  et  reproduit 
textuellement  dans  Tévangile  selon  Loucas  (VIII).  Le  premier  prête  à 
leschou  une  de  ces  paroles  à  double  sens  que  nous  lui  avons  déjà  entendu 
prononcer  dans  des  circonstances  analogues  :  «  Bon  courage,  fille  ;  ta 
foi  t'a  sauvée.  » 

Nous  savons  aujourd'hui  qu'on  peut  agir  par  suggestion  sur  la  fonc- 
tion cataméniale.  Auguste  Voisin  (/|),  Burot  (•')),  Journée  (6:  et  E.  Maran- 


(1)  Le8  ulVectioii»  hystériques  uon  diagnostiquées  ne  font  en  effet  qu'empirer  bous  l'in- 
fluence des  traitements  dan.-?  lesquels  les  malades  n'ont  pas  confiance.  Chaque  échec  théra- 
peutique frappe  leur  imagination  et  retentit  sur  leur  uuil. 

(2)  L'usa jre  de  toucher  les  vOtement.s  des  i)rctrc.s  et  dos  médecins  pour  cji  recevoir  une 
«  b(»nue  influence  n  existe  encore  chez  les  musulmans. 

(3)  Ka:  sCOsto;  è;T,pâv07,  y,  tt^yt,  -roO  a'IjJiaTo;  aÙT/,;*  xatî  àv'^w  'zî^  aoi^axt,  Sri 
"''7.1%;  OLizb  zr,^  (xàjT'-YO;.  K.  Lodrain  ne  traduit  pas  ces  deux  dernier»  mots,  et  j'ignore  moi* 
même  (}uel  est  leur  sens  d;ins  cette  i>hrase.  |jiàTw'.;,  '.yOs,  lan'ùre  (jui  sert  à  Jouetter,  fouH, 

(4)  Auguste  Voisin.  Communication  à  la  Société  médioopsychologique.  Séance  du  29  no- 
vembre lï<sr,. 

(5)  Ihirot.  Grande  Iti/stérie  ffuèrie  par  l'evipfoi  de  la  gugyeêtion  et  de  Vaufo-guggtstion.  Kev* 
de  l'hypn..  1H87,  p.  '.\ïû). 

(6)  Journée.  Petiu  JtysUrie  et  troubles  dyaTnénorrht'tqws  trfiitêi  par  suggestion  hypnotique. 
liev.  de  l'hypn.,  ISUl. 


37^  LA  REVUE   BLANCHE 

don  de  Monthyel  (ij,  médecin  en  chef  des  asiles  publics  d'aliénés  de  la 
Seine,  ont,  par  ce  procédé,  rappelé  ou  régularisé  les  menstrues  chez 
des  femmes  aménorrhéiques  ou  dysménorrhéiques,  et  ce,  au  jour  et  à 
rheure  fixés.  Liébault,  Bernheim  et  Dècle  ont  rapporté  des  faits  ana- 
logues. 

Bien  plus,  Liébault,  Bernheim,  Edgar  Bérillon  (ii),  André  Gas- 
card  (3),  professeur  libre  de  gynécologie  à  TÉcole  pratique  de  la  faculté 
de  médecine  de  Paris,  Bugney  (4),  Milne  Bramwell  et  Jules  Voisin  ont 
guéri  des  métrorrhagies  par  la  suggestion  hypnotique. 

Voici  Tune  des  observations  d'André  Gascard  : 

«  Dans  les  premiers  jours  du  mois  de  juillet  dernier,  je  suis  appelé  en 
toute  h&te  dans  la  soirée  chez  Mme  G.  N.,  une  de  mes  clientes,  prise  sabi- 
tement  de  pertes  utérines.  Celte  dame,  âgée  de  vingt-cinq  ans,  névropathe, 
présentant  les  diverses  manifestations  de  Thystérie  vulgaire,  est  d'une  exces- 
sive impressionnabilité.  Elle  me  raconte  qu'elle  est  sortie  dans  la  journée, 
qu'elle  a  été  surprise  par  l'orage,  dont  elle  a  très  peur,  ce  qui  l'a  toute  bou- 
leversée. Elle   attribue  elle-même  sa  perte  à  cette  cause.  » 

11  n'existait  aucun  symptôme  du  côté  de  la  matrice.  La  malade  con- 
sentit à  se  laisser  endormir. 

«  Je  la  plonge  assez  facilement  dans  l'état  somnambuUque.  Je  lui  suggère 
alors  de  dormir  toute  la  nuit,  et  de  ne  plus  avoir  de  pertes.  Je  répète  la 
suggestion  à  plusieurs  reprises,  et  je  prends  congé  de  la  malade,  après 
avoir  prié  son  mari  de  m'envoyer  chercher  en  cas  de  nécessité.  Je  retourne 
le  lendemain  voir  ma  malade  qui  était  tout  aussi  étonnée  que  moi.  La  perte 
n'avait  point  reparu.  » 

Dans  le  cas  de  Bugney,  il  s'agissait  de  métrorrhagies  dues  à  des 
filbromes  et  qui  avaient  résisté  aux  injections  chaudes.  Elles  s'arrê- 
tèrent instantanément  à  la  suite  d'une  séance  de  suggestion  dans 
l'hypnose. 

Enfin  Paul  Joire  a  fait  cesser,  par  suggestion  à  Tétat  de  veille,  une 
métrorrhagie  consécutive  à  la  délivrance. 

Au  surplus  il  n'est  pas  que  les  hémorrhagies  utérines  qui  soient  jus- 
ticiables de  ce  procédé  de  traitement.  De  Jong  a  guéri  par  suggestion 
hypnotique  un  garçon  de  neuf  ans  atteint  d'hémophilie  et  extrêmement 
anémié  par  des  saignements  de  la  bouche  et  du  nez.  Et,  dans  une  séance 
de  l'Association  pour  Tavanccment  des  sciences  de  septembre  1887, 
Grasset,  professeur  à  la  Faculté  de  Médecine  de  Montpellier,  s'expri- 
mait ainsi  :  «  J'ai  pu  absolument  supprimer  chez  une  hystérique,  des 
hémorrhagies  buccales  (que  ces  phénomènes  provinssent  du  tube  digestif 
ou  des  bronches],  et  cela  par  simple  suggestion.  » 


(1)  Marandon  de  Monthyel.  Deux  cas  de  Jauëse  grossesse.  Bévue  de  l'hypnotisme,  1897, 
p.  289. 

(2)  XVr  Session  de  1* Association  pour  l'avancement  des  sciences  médicales.  Séances  des 
22  ot  24  septembre  1887. 

(3)  André  Gascard.  Influence  de  la  euggestion  sur  certains  troubles  de  la  menstruation,  Ber. 
de  l'hypn.,  1890,  p.  100. 

j[4)  Bugney.  Métrorrh^ks  consécutives  à  des  Jibr ornes.  Guérison  par  l'hy^notitme.  BeTue  de 
l'hypn.,  1895,  p.  179. 


LES   CURES   MIRACULEUSES   DE  JÉSUS    D2    NAZARETH  ^73 

Deuxième  cas. 

L'évangile  selon  Loucas  (XXII)  rapporte  qu'au  moment  de  l'arresta- 
tion d'Ieschou,  Tun  de  ses  compagnons, 

«  frappant  le  serviteur  du  grand  prêtre  lui  emporta  Toreille  droite.  Mais 
leschou  leur  adressa  ce  mot  :  «  Âbstenez-vous  jusqu'ici  >»  et,  en  touchant 
l'oreille,  il  la  guérit.  » 

Ce  qui  veut  dire  évidemment  qu''il  arrêta  Thémorrhagie. 

Cette  cure  est  scientifiquement  possible.  Toutefois  il  est  à  remarquer 
que  les  autres  évangiles  n'en  font  aucune  mention,  bien  que  le  serviteur 
du  grand  prêtre  soit  nommé  dans  l'évangile  selon  lôannès.  Il  s'appelait 
Malchos. 

XV 

FIEVRE    HYSTERIQUE 

La  fièvre  hystérique  paraît  duc  à  une  paralysie  momentanée  de  la 
punique  musculaire  des  vaisseaux  et  à  la  dilatation  consécutive  de 
ceux-ci,  dilatation  qui  aurait  pour  conséquence  une  accélération  du 
cours  du  sang  et,  par  suite,  une  augmentation  des  réactions  chimiques 
et  une  élévation  de  la  température  du  corps.  La  cause  première  de  la 
fièvre  hystérique  résiderait,  selon  moi,  dans  la  rétraction  des  neurones 
moteurs  inférieurs  qui  innervent  les  vaisseaux. 

Cette  sorte  de  fièvre  peut  guérir  par  suggestion.  L'évangile  selon 
Markos  nous  en  offre  un  exemple. 

leschou  venait  de  guérir  un  hystérique  dans  la  synagogue. 

<c  Aussitôt  après  avoir  quitté  la  synagogue,  ils  entrèrent  dans  la  maison 
de  Simon  (1)  et  d'Andréas,  avec  Iakôbos  et  lôannès.  Or  la  belle-mère  de 
Simon  gisait  malade  de  la  fièvre  (2).  On  le  dit  aussitôt  à  lèsous,  lequel, 
s*étant  approché,  la  leva  en  la  prenant  par  la  nviin,  et  soudain,  abandonnée 
de  la  fièvre  (3),  elle  les  servit. 

Évangile  uUm  Markotf  I, 

Ce  récit  est  reproduit  dans  les  évangiles  selon  Matthaîos  (VIII)  et 
selon  Loucas  (IV).  Dans  ce  dernier,  il  est  question  d'une  «  grosse 
fièvre  »  (4).  C'est  qu'en  effet,  la  température  est  ordinairement  très 
élevée  dans  la  fièvre  hystérique.  J'ai  observé  un  enfant  de  trois  ans, 
appartenant  a  une  famille  de  névropathes,  lequel  eut,  à  plusieurs 
reprises,  des  accès  où  la  température  atteignait  3go  et  plus,  sans  autre 
symptôme.  Cette  fièvre  apparaissait  et  cessait  brusquement. 


(1)  En  hébreu,  Schimeôn. 

(2)  Ka-rsxî'.-o  TrupiaTOo^i. 

(3)  K/l  à'ir//.£v  xjTr.v  ô  -jpcTÔ;  ejOÉoj;. 

(4)  Ujpi'.tK)  uEYâXtji. 


374  LA  RBVUB   BLANCHE 

XVI 

CONTRACTURE   ET   ATROPHIK  HYSTKRIQUE  DE  LA  MAIN 

«  lèsous  entra  de  nouveau  dans  la  synagogue,  où  il  y  avait  un  homme 
dont  la  main  était  desséchée  (1).  On  l'observait  pour  voir  s'il  le  guérirait  au 
sabbat  afin  de  l'en  accuser.  lèsous,  dit  à  l'homme  :  «  Lève-toi  au  milieu  de 
l'assemblée.  »  Et  il  leur  adressa  ces  mots  :  a  Est-il  permis  de  faire  le  bien 
au  Labbat  ou  de  faire  le  mal  ?  de  sauver  une  per.sonne  ou  de  la  tuer  ?  »  Mais 
ils  se  turent.  Alors,  les  enveloppant  d'un  regard  de  colère,  et  attristé  en 
même  temps  de  l'endurcissement  de  leur  cœur,  il  dit  à  l'homme  :  «  Étends 
la  main  !  »  et  il  1  étendit,  de  telle  sorte  qu'elle  devint  aussi  saine  que  l'autre 
main  (2).  » 

Evangile  selon  Markot,  III. 

Ce  récit  est  reproduit  dans  les  évangiles  selon  Matthaîos  (XII]  et  selon 
Loucas  (Vl). 

L'expression  /eîp«  èÇr.pa'xlvT^v  de  l'évangile  selon  Markos,  que  Ledrain 
traduit  littéralement  par  €  main  desséchée  »,  paraît  désigner  une 
contracture  avec  atrophie  hystérique  de  la  main. 

En  effet,  d'une  part  Tévangile  selon  lôannés  emploie  le  mot  Sipwv 
môme  racine  que  i^r.parjLÉvT//  —  {T,po,  idée  de  sécheresse)  pour  désigner 
certains  malades  qui  guérissaient  par  suggestion  à  la  piscine  de 
Beth-hassida  (voir  plus  haut).  Or  ce  mot,  qui  signifie  littéralement  secs^ 
paraît  s'appliquer  ici,  étant  donné  le  mode  de  gucrison,  à  des  sujets 
atteint  de  contractures  et  d'atrophies  hystériques. 

D'autre  part,  dans  le  récit  précédent,  la  phrase  :  «  Etends  la  main, 
et  il  rétendit,  de  telle  sorte  qu'elle  devint  aussi  saine  que  l'autre 
main  »,  indique  clairement  que  cette  main  était  contracturée  en  flexion. 
,  Si  Ton  suppose  qu'elle  était  en  même  temps  le  siège  d'une  atrophie 
musculaire  hystérique,  ce  qui  est  fréquent,  le  mot  i£T,pa|ji£VT,v  employé 
par  l'évangélisle  paraîtra  des  plus  légitimes. 

Je  ne  reviendrai  pas  sur  la  guérison  par  suggestion  des  contractures  hys- 
tériques. Quant  aux  atrophies  musculaires  hystériques,  elles  peuvent 
guérir  de  la  môme  manière.  Edgard  Bérillon  a  rapporté  le  cas  d'unejeune 
fille  atteinte  d'une  atrophie  c(msidérable  des  deux  mains,  dont  le  début 
remontait  k  neuf  ans.  I^a  disparition  des  muscles  opposants  et  interos- 
seux leur  donnait  l'apparence  de  la  main  simienne.  Cette  atrophie 
s'améliora  considérablement  par  la  suggestion  hypnotique. 

Le  môme  phénomène  a  été  observé  par  Babinski,  médecin  de  la  Sal- 
pêtrière. 


(1)  Kal  ^v  èx£T  îvOptoro;  sÇr.pa'Jisvr//  i/tov  tt.v  "/s^pav. 

(2)  "Exxeivov  TT,v  xe^pâv  joj-  xal  ï\izi'.^t  xaî  àroxaT6r:àOT,  y,  yeip  auTOÙ  ôyit,s 


LES   CURES   MIRACULEUSES    DE    JÉSUS    DE    NAZARETH  37S 

XVII 

MALADIE  SQUAMEUSE  DE  NATURE  INDÉTERMINÉE 

Les  anciens  désignaient  sous  le  nom  de  lèpre,  diverses  maladies  carac- 
térisées par  la  présence  d'écaillé,  (Xeiri;).  La  lèpre  dont  la  Bible  fait 
mention  ne  serait  qu'une  gale,  d'après  Hébra  et  d'autres  dermatolo- 
gistes,  qui  appuient  leur  opinion  sur  le  fait  de  la  contamination  de 
Nadman,  et  sur  sa  guérison  dans  les  eaux  plus  ou  moins  sulfureuses 
de  l'Iardèn  (Jourdain)  (II,  Rois,  V). 

Selon  Dunbar  Walker,  cette  lèpre  hébraïque,  qui  s'attachait  aux  che- 
veux et  à  la  barbe  de  l'homme  ainsi  qu'aux  poils  des  animaux,  et  s'ac-: 
compagnait  de  croûtes,  appartiendrait  au  genre  favus. 

Enfin,  d'après  Brassac  (i),  le  Lcs^itique^  qui  contient  une  description 
de  cette  lèpre,  confondait  sous  le  même  nom  :  Teczéma,  le  psoriasis,  le 
favus  et  la  forme  tuberculeuse  de  la  lèpre  proprement  dite. 

Dans  les  Aphorismes  [i]  d'IIippocratès,  il  est  dit  que  les  lèpres  se 
montrent  au  printemps. 

Aulus  Cornélius  Celsius  (3)  range  la  lèpre  parmi  les  variétés  de  l'im- 
pétigo. 

Archigénès,  cité  par  Aétios  (4),  désigne  par  lèpre  une  maladie  qui 
rend  la  peau  rude  et  prurigineuse,  la  peau  seule  étant  affectée,  de  telle 
sorte  que,  si  elle  vient  à  s'excorier,  les  parties  sous-jacentes  apparais- 
sent saines.  Cette  lèpre  est  caractérisée  par  des  écailles  semblables  à 
celles  des  grands  poissons. 

Galénos  désigne  par  lèpre  une  affection  avec  rugosités,  écailles 
et  prurit,  qui  modifie  la  constitution  normale  de  la  peau. 

Paulos  (d'Egine)  dit  que  la  lèpre  ronge  profondément  la  peau  et 
s'étend  par  cercles  en  rejetant  de  grandes  écailles. 

On  voit  que  les  anciens  désignaient  par  le  mot  XÉrpa,  des  maladies 
qui  n'avaient  aucun  rapport  avec  ce  que  nous  désignons  aujourd'hui 
par  Ibpre,  De  telle  sorte  que  ce  m^ot  doit  être  traduit  dans  les  évan- 
giles pat  «  maladie  squameuse  ». 

D'ailleurs,  en  Soria,  la  lèpre  proprement  dite  ne  frappe  qu'excep- 
tionnellement les  Européens  et  les  Juifs. 

Les  évangiles  rapportent  deux  cas  de  maladie  squameuse  guérie  par 
suggestion  à  l'état  de  veille. 

Premier  cas. 

«  Un  lépreux  (5)  s'approcha  d'Ièsous,  le  solUcitant  et  se  prosternant  avec 
ces  mots  :  «  Si  tu  veux,  tu  peux  me  rendre  net  ».  Ému  de  compassion, 
lèsous  étendit  la  main  et  le  toucha  en  disant  :  a  Je  le  veux,  soit  net.  »  A  ces 


(1)  Article  Eléphantiaais  du  Dictionnaire  encyclopédique  des  sciences  médicalts. 

(2)  Section  111.  a.  20. 

(3)  Lib.  V,  c.  28,  no  17. 

(4)  Tetr.  IV,  Sermo  I,  c.  188. 

(5)  Aeirp6<;. 


376  LA   REVUE   BLANCHE 

paroles,  la  lèpre  quitta  l'homme  et  il  fut  sain  (1).  Après  de  menaçantes 
recommandations,  lèsous  le  renvoya  avec  ces  paroles  :  w  Garde-toi  d'enrien 
dire  à  personne.  Mais  cours  le  montrer  aux  prêtres  et  offre  pour  ta  purifica- 
tion cequ*a  commandé  Môseus  comme  attestation  aucohènes. 

Mais,  s'étant  retiré,  le  lépreux  se  répandit  en  paroles  et  divulgua  la  chose; 
8i  bien  que  lèsous  ne  pouvait  plus  entrer  ouvertement  dans  un  bourg.  Il  res- 
tait dehors  en  des  lieux  isolés  et  de  toutes  parts  on  venait  à  lui. 

Èrang'de  selon  Markoê,  I, 

La  raison  pour  laquelle  leschou  imposait  silence  aux  malades  qu'il 
guérissait  est  maintenant,  je  crois,  parfaitement  tirée  au  clair. 

Ce  récit  est  reproduit  dans  les  évangiles  selon  Matthaîos(VIl)  et  selon 
Loucas  (V). 

La  guérison  n'eut  certainement  pas  lieu  d'une  façon  aussi  soudaine. 
Il  y  a  là  une  exagération  manifeste. 

Deuxième  cas. 

«  En  allant  à  Hiérousalem,  il  traversa  la  Samaréia  et  la  Galilaia.  Or, 
comme  il  entrait  dans  une  bourgade,  dix  lépreux  (2)  vinrent  à  sa  rencontre, 
lesquels,  se  tenant  à  sa  distance,  s*écrii'rent  d'une  voix  haute  :  «  lèsous,  aie 
pitié  de  nous.  »  Dès  qu'il  les  eut  vus,  lèsous  leur  dit  :  «  Allez  et  vous 
montrez  aux  prêtres.  »  Ils  s'y  rendirent  et  se  trouvèrent  purifiés  (3). 

Un  d'eux,  se  voyant  guéri,  revint  glorifiant  Dieu  à  haute  voix  ;  il  tomba  sur  la 
face  aux  pieds  d'ièsous,  lui  rendant  grâce.  Or  il  était  samaritain  ;  alors 
lèsous  prit  la  parole  en  ces  termes  :  «  Les  dix  n'ont-ils  pas  été  purifiés?  Où 
sont  donc  les  neuf  autres  ?  Il  n'y  a  eu  pour  revenir  glorifier  Dieu  que  cet 
étranger.  »  Et  s'adrcssant  à  celui-ci  :  «^  Lève-toi,  lui  dit-il,  et  t'en  va,  ta  foi  t*a 
sauvé.  » 

Évangile  tdfm  Loucas,  XVII. 

Ce  récit  ne  se  trouve  que  dans  l'évangile  selon  Loucas. 

Le  chiffre  de  dix  donné  pour  les  lépreux  parait  exagéré.  Il  semble 
d'ailleurs  qu'un  seul  fut  guéri,  celui-là  même  qui  revint  se  présentera 
leschou. 

En  résumé,  leschou  paraît  avoir  guéri  pat*  suggestion  à  Tétat  de 
veille  deux  hommes  atteints  d'une  maladie  squameuse  de  nature  indé- 
terminée. 

Pour  comprendre  ces  cures,  il  faut  savoir  que  si  la  plupart  des  mala- 
dies de  la  peau  sont  dues  à  des  parasites,  il  en  est  d'autres  qui  parais- 
sent résulter  uniquement  de  troubles  circulatoires  et  trophiques 
d'origine  nerveuse.  Les  maladies  parasitaires  elles-mêmes  sont  souvent 
entretenues  par  ces  troubles  fonctionnels. 

Dès  lors  on  conçoit  qu'en  agissant  par  l'intermédiaire  des  neurones  à 
images  et  à  idées  sur  les  neurones  moteurs  des  vaisseaux,  il  sera  pos- 
sible d'améliorer  ou  de  guérir  certaines  maladies  de  la  peau.  C'est  pré- 


(1)  EuOÉo);  à7rf,X0ev  ai:'  au-:o\>  i^  XIrpa,  xa:  èxaOatpfOr^. 

(2)  Asxa  Xs-pol  dfvôptç. 

(3)  'ExaOap(OT,7av. 


LES  CURES   MIRACULEUSES   DE  JÉSUS   DE   NAZARETH  877 

Gisement  ce  qui  a  été  fait  pour  l'œdème  bleu  des  hystériques  (Cliarcot), 
pour  l'hyperhidrose  des  mains  (Albert  Charpentier  (i),  Milne  Bram- 
well,Backmann,  Edgard  Bérillon,  Paul  Farez,  Domingos  Jaguaribe)  (2), 
pour  les  verrues  (Roussel)  (3),  Bourdon  (de  Meru)  (4),  Bonjour  (5)  et  enfin 
pour  l'eczéma. 

Hamilton  Osgood  (6)  a  guéri   par  suggestion  quatre  cas  d'eczéma. 

L'un  a  trait  à  un  enfant  de  onze  ans  atteint,  depuis  Tâge  de  dix-huit 
mois,  d'eczéma  s'étendant  largement  au-dessous  de  l'ombilic  et  couvrant 
les  jambes  jusqu'aux  pieds.  Il  existait  des  croûtes,  des  plaies  et  des 
crevasses  aux  avant-bras  et  de  larges  plaies  aux  creux  poplités.  Dès  la 
première  séance  d'hypnose,  la  démangeaison  disparut.  Quinze  jours 
après,  Teczéma  était  en  voie  de  guérison.  Les  plaies  invétérées  des 
creux  poplités  et  les  profondes  crevasses  des  poignets  diminuaient  rapi- 
dement d'étendue  et  de  profondeur.  Au  bout  d'un  mois,  la  peau  du 
corps  entier  était  saine.  Deux  récidives  à  quelques  mois  d'intervalle 
guérirent  de  la  même  manière. 

Le  deuxième  cas  a  trait  à  une  femme  de  soixante-huit  ans  atteinte 
depuis  huit  ans  d'un  eczéma  des  mains,  des  pieds  et  du  cuir  chevelu. 
Dès  la  première  séance  d'hypnose,  la  démangeaison  et  les  éruptions  du 
cuir  chevelu  cessèrent.  Après  quatre  séances,  l'état  des  mains  s'améliora 
rapidement,  et  bientôt  toute  trace  d'eczéma  avait  disparu.  «  Avant  de 
me  quitter  dit,  Hamilton  Osgood,  la  malade  me  dit  :  «  Je  suis  venue 
vous  voir  souffrant  d'un  eczéma  du  cuir  chevelu,  des  mains  et  des  pieds. 
J'étais  sans  sommeil  et  complètement  déprimée.  Je  suis  maintenant 
parfaitement  bien  sous  tous  les  rapports.  Pendant  que  vous  me  soigniez, 
je  n'ai  jamais  été  assoupie,  du  moins  je  n'en  ai  pas  eu  connaissance. 
Dites-moi  comment  vous  avez  changé  ma  condition.  » 

Milne  Bramwell  (7)  a  obtenu  une  guérison  analogue. 

Enfin  de  Montfort  et  Mirallié  (8)  ont  rapporté  un  cas  d'eczéma  pal- 
maire qui  guérit  par  la  suggestion  à  Tétat  de  veille. 

XVIII 

Si  maintenant  nous  récapitulons  les  gucrisons  obtenues  par  leschou 
de  Nazareth,  nous  en  trouvons  20.  Ce  nombre,  dans  lequel  ne  sont  pas 

(1)  Albert  Charpentier.  Byperhiârose  abondante  des  mai  nu  guéries  par  l'Jiypnotitme.  Rer. 
de  l'hypn.,  janvier  1900. 

(2)  lier,  de  l'hypn.,  mai  1901. 

(.•i)  Roussel.  Loire  médicale.  1898. 

(4)  Bourdf>n  (de  Meru}.  /y/  psychothérapie  comme  complément  de  thérapeutique  générale. 
Rev.  de  l'hypn.,  nov.  1898. 

(ô)  Bonjour.  Gunifon  des  verrues  j>ar  suggestion  à  l'état  de  veille.  Rev.  de  l'hypnotisme, 
novembre  1898. 

(6;  Hamilon  Osgood.  Uuntre  cas  d'eczéma  et  un  de  dermatite  traités  par  suggestion.  Revue 
de  l'hyiHi.,  p.  .100. 

(7)  Milne  Bramwell.  Valeur  t  lié  râpe  ut  i  que  de  la  suggestion  et  de  l'hypnotisme.  Rapport  du 
Congrès  de  neurologie  «le  Bruxelles  de  1897. 

(8)  De  Montfort  et  Mirallié.  J-Jczéma  palmaire  chez  une  hystérique.  Annales  de  dermatologie 
et  de  Hyphiligraphie,  VIII,  p.  1204. 


378  LA  REVUE  BLANCHE 

comprises  celles  de  la  jeune  fille  du  territoire  de  Tyrus  et  de  Sidonis, 
de  Malchos,  non  plus  que  les  pseudo-résurrections  du  jeune  homme  de 
Nain  et  d'Eléâzar,  n'est  pas  élevé,  et,  selon  toute  probabilité,  les  évan- 
gélistes  en  omirent  plusieurs.  C'est  qu'en  effet  à  l'époque  dleschou,  la 
race  juive  était  en  dégénérescence,  et  que  toute  dégénérescence  sociale 
se  traduit  par  l'élévation  du  nombre  des  hystériques.  Or  les  gens  qui 
venaient  trouver  le  nabi  étaient  naturellement  les  sujets  les  plus 
suggestionnables,  c'est-à-dire  des  hystériques  ou  des  sous-hystériques. 
Ils  devaient  donc  venir  en  grand  nombre. 

Pour  qu'une  cure  par  suggestion  à  l'état  de  veille  puisse  avoir  lieu, 
la  première  condition  est  que  le  sujet  ait  la  foi.  Ceux  qu'leschou  guérit 
de  cette  manière  voyaient  donc  en  lui  être  surhumain,  auquel  Dieu 
avait  délégué  une  partie  de  sa  puissance.  Cette  croyance,  qui  impliquait 
une  certaine  simplicité  d'esprit,  ne  pouvait  ^ères  se  rencontrer  que 
dans  les  campagnes.  Aussi  bien  est-ce  dans  les  campagnes,  et  surtout 
dans  les  villages  de  pécheurs  du  lac  de  Tibérias,  dans  la  Bretagne  juive, 
qu'leschou  accomplit  la  plupart  de  ses  cures.  Deux  endroits  lui  furent 
rebelles,  Nazareth,  son  bourg  natal,  et  liiérusalem,  la  capitale  de  la 
Judœa. 

A  Nazareth,  on  ne  voyait  en  lui  qu'un  charpentier  ayant  perdu  l'es- 
prit. Sa  famille  le  tenait  pour  fou  : 

«  Les  proches  d'Ièsous,  instruits  de  ses  gestes,  se  mirent  en  route  pour 
le  saisir  :  1  Car,  prétendaient-ils,  il  est  hors  de  sens.  » 

Évangile  sefon  Jlarkotj  III. 

«  Ses  frères  mêmes  ne  croyaient  pas  en  lui,  » 

Evaikg'dt  nelon  lôannhs^  VII. 

«  Lorsqu'il  enseignait  dans  la  synagogue  de  Nazareth,  beaucoup  de  ses 
auditeurs  étonnés  disaient  :  «  D'où  lui  viennent  ces  choses  et  cette  sagesse 
qui  lui  est  départie?  Qu'est-ce  que  ces  miracles  qui  s'accomplissent  par  son 
nom  ?  N'est  -  il  pas  le  charpentier,  le  fils  deMaria,  le  frère  d'Iacôbos, 
d'Iosè  (i),  d'iouda  (2)  et  de  Simon?  Ses  sœurs  aussi  ne  sont-elles  pas  parmi 
nous  ?  »  Et  ils  étaient  scandalisés  à  son  sujet.  » 

Évangile  selon  ATarkos,  VI. 

Un  jour  même  qu'il  s'était  proclamé  le  Messiah  annoncé  par  leschaya- 
hou  (Isaïe)  (LVl.  i),  les  assistants  entrèrent  en  fureur  : 

«  Ils  se  levèrent,  jetèrent  lèsous  hors  de  la  ville,  et  le  conduisirent  jus- 
qu'au bord  de  la  hauteur  sur  laquelle  le  bourg  était  bi\ti,  pour  le  précipiter  du 
haut  en  bas.  Mais,  passant  au  milieu  d'eux,  il  s'en  alla.  » 

Koangile  selon  Louccu,  IV. 

Aussi  «  il  ne  put  faire  là  des  miracles,  si  ce  n'est  qu'il  imposa  les  mains  à 
quelques-uns  et  les  guérit.  Il  fut  étonné  de  leur  manque  de  foi.  » 

F.ranffile  $êlon  Markoi,  VI. 


(1)  En  hébreu,  lo^eph. 

(2)  En  hébreu,  Iehoud.i. 


LES   CURES   MIRACULEUSES    DE   JÉSUS    DE    NAZARETH  '^79 

«  A  cause  de  leur  incrédulité^  il  opéra  là  peu  de  miracles  »,  lit-on  d'autre 
part  dans  l'évangile  selon  Mattliaîos,  XIII. 

Il  en  tut  de  même  à  Hiénisalem,  où  la  crédulité  était  moins  grande 
que  dans  les  provinces. 

Bien  plus,  dans  les  lieux  mêmes  où  ses  suggestions  curatives  réus- 
sissaient, le  gros  de  la  population  était  sceptique.  De  là  ses  impréca- 
tions contre  certaines  villes  de  la  Galilœa  : 

a  Malheur  à  loi,  Chorazin  !  Malheur  à  toi,  Belhsaïda  !  Car  si  dans  Tyros 
et  dans  Sidôn  s'étaient  accomplis  les  miracles  accomplis  en  vous,  depuis 
longtemps  dans  le  sac  et  la  cendre  elles  se  fussent  converties...  Et  toi,  Ca- 
pernaoum,  qui  a  été  élevée  jusqu'au  ciel,  tu  seras  abaissée  jusqu'aux  lieux 
infernaux,  car  si  parmi  les  Sodomiens  (1)  avaient  été  exécutés  les  miracles 
exécutés  en  toi,  la  ville  fût  demeurée  jusqu'aujourd'hui.  » 

Evangile  $don  Malthaioa,  XI. 

Ce  passage  est  reproduit  dans  Tévangilede  Loucas  (X). 

D'ailleurs  le  nabi  de  Nazareth  n'avait  pas  le  monopole  de  ces  cures 
miraculeuses.  Lui-même  avait  délégué  à  ses  disciples  le  pouvoir  de  les 
accomplir  : 

Il  en  établit  douze  pour  se  tenir  avec  lui,  et  pour  les   envoyer  en  prédi- 
cations avec  le  pouvoir  de  chasser  les  démons.  »  ^ 

Évangile  gelon  Markos^  flf. 

Et  ailleurs  : 

«  Il  manda  les  douze,  et  commença  de  les  envoyer  deux  à  deux,  leur  don- 
nant pouvoir  sur  les  esprits  immondes. 

Sur  ce,  ils  s'en  allèrent  prêcher  que  l'on  s'amendât,  jetèrent  dehors  de 
nombreux  démons,  oignirent  d'huile  plusieurs  malades  et  les  guérirent.  » 

Evangile  selon  Matthatos^  Vf. 

a  II  leur  donna  pouvoir  sur  tous  les  esprits  immondes  pour  les  jeter  hors, 
et  guérir  toute  moladie  et  toute  sorte  de  langueur;  leur  disant  :  «  Guérissez 
les  malades,  purifiez  les  lépreux,  ressucitez  les  morts,  jetez  hors  les 
démons.  » 

Évangile  $elon  Jfatthaioë,  X. 

Ce  passage  est  reproduit  dans  l'évangile  selon  Loucas  (iX),  qui  porte 
même  à  soixante-dix  le  nombre  des  disciples  thérapeutes  : 

«  Après  cela,  le  Seigneur  en  désigna  encore  soixante-dix  autres,  et  les 

envoya,  devant  lui,  deux  à  deux,  dans  toute  ville  ou  lieu  où  il  devait  venir. 

Et  il  leur  dit  :   «  Si  vous  entrez  dans  une  ville  et  qu'on  vous  y  accueille, 

mangez  de  ce  qui  sera  mis  devant  vous.  Guérissez  les  malades  de  la  ville  et 

leur  dites  :  «<  Il  s'est  approché  de  vous,  le  royaume  de  Dieu.  »  Cependant  les 

soixante-dix  revinrent  joyeux  en  disant  :  «  Seigneur,  les  démons  mêmes 

nous  sont  assujettis  en  ton  nom.  » 

Evangile  telon  Loucas^  X. 

Ce  n'était  pas  qu'ils  n'eussent  que  des  succès.  On  Ta  bien  vu  par  cet 
hystéro-épileptique  atteint  de  mutisme,  dont  Taiïection  ne  céda  qu'à 
l'émotion  profonde  causée  par  la  vue  et  les  paroles  du  nabi. 


(1)  Ceux  de  Sedôm  (Sodome). 


38o  LA  REVUE   BLANGUB 

Mais  ils  guérissaient  souvent,  et  ils  n^étaient  pas  les  seuls. 

En  effet,  un  jour,  lun  d'eux,  lohanan,  prit  la  parole  en  ces  termes  : 

«  Maître,  nous  avons  vu  quelqu'un  chasser  les  démons  en  ton  nom,  lequel 
n'était  pas  des  nôtres,  et  nous  Ten  avons  empêché,  parce  qu'il  ne  marche  pas 
avec  nous.  » 

Evangile  tdon  Marioê^  IX. 

Ce  passage  est  reproduit  dans  Tévangile  selon  Loucas  (IX).  En  réalité 
il  n'était  pas  un  fou  mystique  qui  n'accomplit  de  cures  semblables, 
et  c'est  là  Tune  des  raisons  pour  lesquelles  Nazareth,  Chorazin,  Beth- 
saïda,  Capernaoum  et  Hiérusalem  restèrent  relativement  indifférentes 
aux  miracles  d'Ieschou. 

XIX 

Toutes  les  cures  relatées  par  les  évangiles  sont  donc  scientifiquement 
possibles  et  toutes,  sauf  trois,  présentent  un  caractère  historique. 

Il  est  parfaitement  exact  qu'Ieschou  rendit  la  vue  à  des  aveugles, 
Touïe  à  des  sourds,  la  parole  à  des  muets,  l'usage  de  leurs  jambes  à  des 
paralytiques,  la  rectitude  de  leurs  membres  à  des  estropiés,  la  raison  à 
des  fous,  qu'il  fit  cesser  des  attaques  d'hystérie  et  d'hystéro-épilepsie, 
arrêta  des  hémorrhagies,  et  guérit  des  maladies  de  peau,  par  sugges- 
tion à  l'état  de  veille.  Mais  il  est  aussi  de  toute  évidence  qu'il  ne  fit 
pas  dévier  d'une  ligne  le  cours  inflexible  des  phénomènes  naturels. 

Les  prodiges  que  les  évangélistes  lui  attribuent  sont  empruntés  à  des 
légendes  antérieures  à  lui. 

La  pèche  miraculeuse  et  la  résurrection  se  trouvent  dans  la  biogra- 
phie légendaire  du  dieu  hindou  Kristna,  telle  qu'elle  est  contée  dans  le 
Bagavèda-Gita,  ouvrage  de  beaucoup  antérieur  au  nabi  de  Nazareth. 

On  sait  que  sa  doctrine  est  en  jurande  partie  originaire  de  l'Inde,  dont 
les  yoghis  poussèrent  jusqu'en  ludœa,  et  môme  jusqu'à  Alexandria 
et  jusqu'à  Rome.  Or  il  semble  qu'il  se  soit  produit,  dans  les  premiers 
temps  du  christianisme,  une  confusion  de  noms  entre  Krlstna  et  le 
Christos.  Ainsi  s'expliquerait  que  les  prodiges  de  Tun  aient  été  rap- 
portés à  l'autre. 

La  légende  de  la  transfiguration  se  trouve  également  dans  le  Baga- 
vêda-Gita  ;  mais  elle  peut  aussi  n'être  qu'un  reflet  de  la  transfiguration 
de  Moselle  sur  le  Sinaï,  telle  qu'elle  est  contée  dans  l'Exode  [XXXIV-29). 

La  multiplication  des  pains  est  empruntée  à  la  légende  d'Elischa 
(Klisée,  11,  Rois  IV,  42)  et  la  déambulation  sur  la  mer  au  livre  de  lyob 
(Job,  IX.  8). 

Au  demeurant,  l'impuissance  d'Ieschou  à  produire  le  surnaturel  est 
avouée  dans  certains  passages  des  évangiles. 

Un  jour  les  Pharischim,  que  ses  cures  n'avaient  pu  convaincre,  lui  récla- 
mèrent 

«  un  signe  du  ciel  pour  le  tenter.  Mais  il  dit  en  soupirant  dans  son  esprit: 
fl  Pourquoi  cette  génération  demande-t-elle  un  signe?  En  vérité,   je   vous 


LES   CURES   MIRACULEUSES  DE  JÉSUS  DE   NAZARETH  !j8i 

dis  qu'il  n'en  sera  point  donné  a  cette  génération  ».  Et,  les  ayant  laissés, 
lèsous  se  rembarqua  et  passa  sur  l'autre  rive  ». 

Évangile  selon  Markoi^  VIII. 

Il  aurait  même  opposé  deux  fois  ce  refus  aux  légitimes  prétentions 
de  ses  adversaires. 

Kn  effet,  voici  ce  qui  est  conté  au  chapitre  XII  de  Tévangile  selon 
Matthaîos  : 

Les  Scribes  et  les  Pharischim,  dirent  à  leschou  : 

«  Maître,  nous  voudrions  voir  quelque  signe  de  toi.  —  Une  race  méchante 
et  aduhère,  répondit-il,  demande  un  signe;  il  ne  lui  en  sera  pas  donné  d'au- 
tre que  celui  d'Iônas,  le  prophète.  Car,  de  même  qu'lônas  fut  au  ventre 
de  la  baleine  trois  jours  et  trois  nuits,  ainsi  sera  le  fils  de  l'homme  au  sein 
de  la  terre  trois  jours  et  trois  nuits  (1).  » 

Et  on  lit  d'autre  part  au  chapitre  XVII  : 

a  S'approchant  de  lui,  les  Pharisiens  et  les  Saducéens  le  prièrent  pour  le 
mettre  à  Tépreuve  de  leur  montrer  un  signe  du  ciel.  Il  leur  répondit  en  ces 
termes  :  «  Le  soir  venu  vous  dites  :  «  Beau  temps,  car  le  ciel  est  rouge  »  et 
le  matin  :  «  Aujourd'hui,  tempête,  car  le  ciel  est  d'un  rouge  assombri.  »  Vous 
savez  bien  discerner  l'apparence  du  ciel  ;  mais  les  signes  du  temps,  vous  ne 
les  discernez  pas!  Une  race  mauvaise  et  adultère  exige  un  signe;  il  ne  lui 
en  sera  pas  donné  d'autre  que  le  signe  d'Iênas.  » 

Mais  peut-être  n'est-ce  là  qu'une  simple  répétition. 

Le  dernier  passage  est  reproduit  dans  Tévangile  selon  Loucas  (XI). 

Il  y  a  donc  dans  les  évangiles  beaucoup  plus  de  vérité  historique 
qu'on  ne  l'avait  cru  jusqu'à  ce  jour.  —  Les  esprits  frustes,  que  les 
doctrines  religieuses  émeuvent  encore,  professent  pour  ces  biogra- 
phies, les  uns  une  admiration  sans  bornes,  les  autres  un  mépris  sans 
mesure.  Elles  ne  méritent  ni  l'une  ni  l'autre.  Les  évangiles  sont  des 
livres  fabuleux  et  sincères.  Ils  sont  Tœuvre  d'hommes  ignorants,  peu 
intelligents,  naïfs,  passionnés  et,  somme  toute,  de  beaucoup  inférieurs 
aux  plus  liumbles  desservants  de  nos  campagnes.  Us  ne  sont  pas  l'œuvre 
de  charlatans. 

Ils  présentent  un  grand  intérêt  documentaire  pour  le  physio-psycho- 
logue,  qui,  dégagé  de  la  grande  erreur  du  libre  arbitre  et  de  la  vanité 
des  passions,  ne  voit  en  ces  productions  que  la  résultante  des  forces 
fatales  qui  président  à  l'évolution  de  l'humanité. 


I)''  Charles  Binet-Sanglé 

Professeur  à  l'École  de  psychologie  de  Paris. 


(1)  Il  est  difficile  de  dire  si  les  propos  d'Icschou  relatifs  à  sa  résurrection  ont  été  inter- 
polés, ou  si,  liM  contraire,  ayant  été  tenus,  ils  ont  donné  lieu  &  Tenlèvement  du  cadavre  et 
anx  lialluciDationB  consécutives.  Il  semble  que  cet  enlèvement  fut  l'œuvre  d^Ioeaeph  (d'Ari- 
matbia)  et  de  Nicodêmos. 


Heures  de  Tunis 


Pendant  deux  mois  de  Tétc  1899,  j'ai  poursuivi  mon  rêve  de  vieil 
Orient  resplendissant  et  morne,  dans  les  antiques  quartiers  blancs, 
pleins  d'ombre  et  de  silence,  de  Tunis. 

J'habitais,  seule  avec  Khadidja,  ma  vieille  servante  mauresque,  et 
mon  chien  noir,  une  très  vaste  et  très  ancienne  maison  turque,  dans 
l'un  des  coins  les  plus  retirés  de  Bab-Menara,  presque  au  sommet  de  la 
colline... 

C'était  un  labyrinthe  que  cette  maison  myst«'Tieusement  agencée, 
compliquée  de  couloirs  el  do  pièces  situées  à  différents  niveaux, 
ornées  des  faïences  multicolores  de  jadis,  de  délicates  sculptures  de 
plâtre  fouillé  en  dentelle,  courant  sous  les  coniques  plafonds  de  bois 
peint  et  doré. 

Là,  dans  la  pénombre  fraîche,  dans  le  silence  que  seul  le  chant 
mclancolicpie  des  mueddines  venait  troubler,  les  jours  s'écoulaient, 
délicieusement  alanj^uis,  et  d'une  monotonie  douce,  sans  ennui... 

Pendant  les  hi'ures  étoulTantos  de  la  sieste,  dans  nia  vaste  chambre 
aux  faïences  vertes  et  roses,  Khadidja,  accroupie  dans  un  coin,  faisait 
«4:lisser,  un  à  un.  les  p^rains  noirs  de  son  chapelet,  avec  un  remuement 
rapide  de  ses  lèvres  décolon'*os.  Ktendu  à  terre  dans  une  pose  léonine, 
son  museau  eflilé  posé  sur  ses  pâlies  puissantes,  Dédale  suivait  atten- 
tivement le  vol  lent  des  rares  mouches... 

Et  moi.  étendue  sur  mon  lil  bas,  je  me  laissais  aller  à  la  volupté  de 
rêver,  indéfiniment...  |ce  fut  une  période  de  repos,  comme  une  halle 
bienfaisante  entre  dtMix  périodes  aventureuses  et  presque  angoissées. 

Aussi  les  impressions  que  me  laissa  ma  vie  de  là-bas  sont-elles 
douces,  mélani'oliques  et  un  peu  vagues... 


Derrière  ma  demeure,  séparée  de  la  rue  par  des  maisons  arabes 
habitées  et  farouchement  closes,  il  y  avait  un  vieux  petit  quartier 
caduc,  sans  issue,  tout  en  ruines...  Pans  de  murs,  voûtes,  petites  coups, 
chambres  sombres,  terrasses  eniîore  debout,  le  tout  envahi  de  vignes 
vierges,  de  lierres  et  d'un  peuple  j)arit''laire  (h>  fleurs  et  d'herbes  dévo- 
rantes, une  cité  étrange,  inhabitée  dej)uis  des  années.  Personne  ne 
stMiiblait  s'inquiéter  de  ces  maisons  dont  les  habitants  devaient  tous 
être  morts  ou  partis  sans  retour... 

dépendant,  dans  le  silence  mystique  des  nuits  de  lune,  la  plus  voisine 
d'entre  ces  demeures  ruinées  s'animait  dune  manière  étrange. 

De  l'une  de  mes  fenêtres  à  grillage  ouvragé,  je  pouvais  plonger 
mes  regards  dans  la  petite  cour  intérieure.  Les  murailles  et  deux  pièces 
de  cette  maison  sans  étage  étaient  restées  debout.  Au  milieu,  une  fon- 


HEURES   DE    TUNIS  '^H*5 

laine  à  vasque  de  pierre  toute  ébrécliée,  mais  toujours  pleine  d'une  eau 
claire,  venant  jo  ne  sais  doù,  disparaissait  presque  sous  la  végétation 
exubérante  qui  avait  poussé  là.  C'étaient  des  buissons  énormes  de  jas- 
mins tout  étoiles  de  fleurs  blanches,  entremêlés  des  ramures  flexibles 
des  vignes,  et  des  rosiers  semaient  le  dallage  blanc  de  pétales  pour- 
pres... Dans  la  tiédeur  des  nuits,  une  odeur  chaude  montait  de  ce 
coin  d'ombre  et  d'oubli. 

Et  tous  les  mois,  quand  la  lune  venait  éclairer  le  sommeil  des* ruines, 
je  pouvais  assister,  à  demi  cachée  derrière  un  rideau  léger,  à  un  spec- 
tacle qui  bientôt  me  devint  familier,  que  j'attendis  dans  la  langueur  des 
journées,  —  mais  qui,  pourtant,  m'est  demeuré  une  énigme...  Peut-être 
d'ailleurs  que  tout  le  cliarme  de  ce  souvenir  réside  pour  moi  en  ce  côté 
de  mystère...  Sans  que  j'aie  jamais  su  d'où  il  venait,  et  par  où  il  entrait 
dans  la  petite  cour,  un  jeune  Maure,  vêtu  de  soieries  aux  délicates 
couleurs  éteintes  et  drapé  d'un  léger  burnous  neigeux  qui  lui  donnait 
des  airs  d'apparition  venait  s'asseoir  là,  sur  une  pierre. 

II  était  parfaitement  beau  et  avait  le  teint  mat  et  blanc  des  citadins 
arabes,  avec  aussi  leur  distinction  un  peu  nonchalante. 

...  Mais  son  visage  était  empreint  d'une  tristesse  profonde. 

Il  s'asseyait  là,  toujours  à  la  même  place  et,  le  regard  perdu  dans 
riiifini  bleu  de  la  nuit,  il  chantait,  sur  des  airs  d'autrefois  éclos  sous  le 
ciel  d'Andalousie,  des  cantilènes  suaves.  Lentement,  doucement,  sa  voix 
montait  dans  le  silence,  comme  une  plainte  ou  une  incantation... 

...  11  semblait  surtout  préférer  ce  chant,  le  plus  doux  et  le  plus  triste 
de  tous  : 

«  Le  cliagrin  vivace  étreint  mon  i\me,  comme  la  nuit  élreint  les 
choses,  et  les  eirace.  La  douleur  étreint  mon  ctiîur,  et  le  remplit  d'an- 
goisse, comme  le  tombeau  étreint  les  corps  et  les  anéantit.  A  ma  tris- 
tesse, il  n'est  de  remède,  sauf  la  mort  sans  retour...  Mais  si,  plus  tard, 
mon  ànie  se  réveille  pour  une  autre  vie,  fut-ce  celle  d'Eden,  ma  tristesse 
renaîtra  en  elle.  » 

(Quelle  était-elle,  celte  tristesse  incurable  dont  l'inconnu  chantait  la 
puissance  ?  Le  chanteur  singulier  ne  le  dit  jamais. 

Mais  sa  voix  était  pure  et  modulée,  et  jamais  aucune  autre  ne 
m'avait  livré  aussi  pleinement  le  charme  secret  et  indéfinissable  de 
cette  musique  arabe  de  jadis,  qui  enchanta,  avant  la  mienne,  bien 
d'autres  Ames  tristes. 

Parfois,  le  jeune  Maure  apportait  là  la  petite  flûte  murmurante  des 
bergers  et  des  chameliers  bédouins,  le  roseau  léger  qui  semble  garder 
en  ses  mélodies  quelque  chose  du  murmure  cristallin  des  ruisseaux  où 
il  germa. 

Longtemps,  au  silence  des  heures  tardives,  où  tout  dort  de  la  Tunis 
musulmane,  dans  la  griserie  des  parfums  l'inconnu  distillait  ainsi  des 
mélancolies,  des  soupirs... 

Puis  il  s'en  allait  comme  il  était  venu,  sans  bruit,  avec  toujours  ses 
allures  de  fantôme,  rentrant  dans  l'ombre  des  deux  petites  pièces  qui 
devaient  communiquer  avec  les  autres  ruines... 


38/|  LA  REVUE  BLANCHE 

Khadidja,  ancienne  esclave,  avait  vécu  quarante  années  durant  dans 
les  plus  illustres  familles  de  Tunis,  et  avait  bercé  sur  ses  genoux  plu- 
sieurs générations  de  jeunes  hommes. 

Un  soir,  je  l'appelai  et  lui  montrai  le  musicien  nocturne.  La  vieille, 
superstitieuse,  hocha  la  tête  : 

—  Je  ne  le  connais  pas...  Et  pourtant,  ceux  des  grandes  familles  de 
la  ville,  je  les  connais  tous... 

Puis,  plus  bas,  tremblante,  elle  ajouta  :  —  Dieu  sait,  d'ailleurs,  si 
c'est  bien  un  vivant...  Peut-être  n'est-ce  que  lombre  d'un  des  habitants 
de  jadis,  et  cette  musique,  un  rêve,  un  sortilège  ? 

Connaissant  le  caractère  de  cette  race,  pour  qui  toute  interrogation 
sur  sa  vie  privée,  sur  ses  allées  et  venues  est  une  insulte,  je  n'osai 
jamais  interpeller  Tinconnu,  de  peur  de  le  faire  fuir  à  jamais  son 
refuge... 

Pourtant,  un  soir,  je  l'attendis  longtemps,  en  vain.  Il  ne  revint 
jamais...  Mais  le  son  de  sa  voix  et  le  susurrement  doux  de  sa  flûte  me 
reviennent  encore  souvent,  aux  heures  lunaires.  Et  j'éprouve  parfois 
une  sorte  d'angoisse  indéfinissable  à  penser  que  jamais  je  ne  saurai  qoi 
il  était  et  pourquoi  il  venait  là. 


Tout  en  haut,  près  de  la  Casba  banalisée  et  des  casernes,  il  est 
un  endroit  charmant,  empreint  d'une  tristesse  particulière  et  très 
oriental.  C'est  : 

Bab  el  Gorjani. 

D'abord,  sur  un  terrain  un  peu  élevé  au-dessus  de  la  rue,  dont  il 
n'est  séparé  que  par  une  vieille  muraille  grise,  un  cimetière  antique 
où  l'on  n'enterre  plus  et  où  les  tombes  disparaissent  sous  le  fouillis  des 
herbes  sèches,  des  rosiers,  dans  Tombre  centenaire  des  figuiers  et  des 
cyprès  noirs. 

En  Tunisie,  l'accès  des  mosquées  et  des  cimetières  est  interdit  à  tous, 
qu'aux  musulmans. 

Ainsi,  comme  les  sépultures  y  sont  très  anciennes  et  qu'il  n'y  passe 
point  de  curieux,  personne  ne  vient  troubler  les  morts  oubliés  de 
Bab  el  Gorjani,  où  seuls  l'appel  des  mueddines  et  celui  des  clairons 
des  zouaves  parviennent,  de  tous  les  bruits  de  Tunis  qui  s'étale,  en 
pente  douce,  jusqu'au  miroir  immobile  de  son  lac. 

J'ai  toujours  aimé  errer,  sous  le  costume  égalitaire  des  bédouins,  dans 
les  cimetières  musulmans,  où  tout  est  paisible  et  résigné,  où  rien 
de  ce  qui  rend  ceux  d'Europe  lugubres  ne  vient  déparer  la  majesté 
du  lieu...  Et  tous  les  soirs,  je  m'en  allais  seule  et  à  pied  vers  Bab  el 
Gorjani. 

A  l'heure  élue  du  magh'reb,  quand  le  soleil  va  disparaître  à  l'horizon, 
les  tombes  grises  revêtent  les  plus  splendides  couleurs,  et  les  rayons 
obliques  du  jour  finissant  glissent  en  traînées  roses,  sur  ce  coin  d'indif- 
férence auguste  et  d'oubli  définitif.... 


HEURES  DE   TUNIS  385 

Plus  loin,  on  passe  sous  la  porte  qui  donne  son  nom  à  ce  quartier,  et 
on  se  trouve  sur  une  route  pulvérulente  qui,  vers  l'ouest,  descend  dans 
l'étroite  vallée  du  Bardo  et,  vers  l'est,  va  aboutir  au  grand  cimetière 
maraboutique  de  Sidi  Bel-Hasscne,  qui  domine  le  lac  Kl  Bahira. 

Cette  route  passe  au  sommet  de  la  colline  basse  de  Tunis,  abrupte  et 
déserte  sur  ce  versant. 

...  Le  soleil  est  très  bas.  Le  Djebel  Zaghouan  s'irise  de  teintes  pâles 
et  semble  se  fondre  dans  l'incendie  illimité  du  ciel. 

Le  disque  énorme  et  sans  rayons  descend  lentement,  entouré  de  légè- 
res vapeurs  violet  pourpre. 

Tout  en  bas,  dans  la  vaste  plaine,  le  chott  Seldjounii  s'étend,  dessé- 
ché par  l'été,  et  sa  surface  unie,  d'un  brun  violacé  où  seules  quelques 
eftlorescences  salines  jettent  des  taches  blanches,  prend  dans  cet  éclai- 
rage merveilleux  des  aspects  trompeurs  de  mer  vivante,  d'une  profon- 
deur d'abîme. 

Au  pied  de  la  colline,  sur  les  bords  du  chott,  l'on  a  planté  des  euca- 
lyptus odorants  pour  ccmibattre  les  miasmes  des  eaux  stagnantes  et  sal- 
pôtrées.  Et  celte  multiple  rangée  darbres  au  très  pâle  feuillage  bleuâ- 
tre est  une  couronne  d'argent  sertissant  la  plaine  maudite,  où  rien  ne 
pousse,  où  rien  ne  vit. 

Je  retrouvais  là  certaines  impressions  anciennes  recueillies  jadis, 
dans  la  région  des  grands  chotts  sahariens,  pays  de  visions. 

Les  dernières  lueurs  du  jour  jettent  de  longues  traînées  sanglantes 
sur  le  chott  désert,  sur  les  eucalyptus  tout  à  fait  bleus  maintenant,  sur 
les  rochers  rougeî\tres  et  sur  la  muraille  grise... 

Puis,  brusquement,  tout  s'éteint  comme  si  les  portes  de  l'horizon 
s'étaient  refermées  et  tout  s'abîme  dans  une  brume  bleuâtre  qui  remonte 
en  rampant  vers  la  muraille  et  vers  la  ville. 

On  l'a  dit  et  redit,  toute  la  beauté  si  changeante  de  cette  terre  d'Afri- 
que réside  bien  dans  les  jeux  prodigieux  de  la  lumière  sur  de  monotones 
sites  et  des  horizons  vides. 

Ce  furent  sans  doute  ces  jeux,  ces  levers  de  soleil  irisés,  délicieux, 
et  ces  soirs  do  pourpre  et  d'or  qui  inspirèrent  aux  conteurs  et  aux 
poètes  arabes  de  jadis  leurs  histoires  et  leurs  chants. 

Sous  la  porte  de  liab  el  Gorjani,  tous  les  jours,  un  vieillard  aveugle 
vient  s'asseoir,  vêtu  de  loques  grises.  Dans  la  nuit  éternelle  de  sa  cécité 
il  répète;  indéfiniment  sa  litanie  de  misère,  implorant  les  rares  croyants 
qui  passent  par  là,  au  nom  de  Sidi  Bel-Ahsen  Chadli,  le  grand  mara- 
bout tunisien. 

Souvent,  en  face  de  ces  vieux  mendiants  de  T Islam,  aveugles  et 
caducs,  je  me  suis  arrêtée,  me  demandant  s'il  y  a  encore  des  âmes  et  des 
pensées  derrière  ces  masques  émaciés,  derrière  le  miroir  terne  de  ces 
yeux  éteints...  l'orange  existence  d'indifférence  et  de  morne  silence,  si 
loin  des  hommes  qui  pourtant  vivent  et  se  meuvent  alentour  ! 

Là  errent  aussi   parfois,   à  la  tombée  de  la  nuit,  des  créatures  en 

25 


38f>  LA    REVUE   BLANCHE 

loques,  sordides  et  innomables,  juives  du  Ilara  ou  Siciliennes  de  la 
Sicilia  Srira  —  (juartiers  dangereux  et  mal  famés  avoisinant  le  Port. 

Ce  qui  les  attire  là,  ce  sont  les  casernes.  Mendiantes  et,  à  l'occasion 
prostituées,  elles  viennent  là  à  Theuro  de  la  soupe,  puis  le  long  des  murs 
ou  dans  les  encoignures  noires,  elles  attendent  la  sortie  des  soldats... 

Bab  ol  Gorjani  reste  pourtant  l'un  des  coins  les  plus  déserts  et  les 
plus  délicieusement  paisibles  de  Tunis.... 


Par  une  nuit  chaude  d'août,  où  des  lourdeurs  dorage  ilottaient  dans 
l'air,  ne  trouvant  pas  le  somnicil,  j'étais  sortie  ot  j'avais  erré,  en  rêvant, 
dans  le  dédale  dos  rues  arabes,  où  la  vie  finit  avec  le  jour. 

Un  peu  avant  le  lever  du  jour,  je  vins  échouer  dans  le  quartier  du 
Morkad  où  on  a  laissé  subsister,  avec  la  grande  insouciance  de  la  race 
arabe,  (piehiues  ruelles  abandonnées  et  en  ruines,  à  deux  pas  du  Souk 
el  Hadjémine  où,  dans  le  jour,  toute  une  humanité  grouille  et  circule. 

Fatiguée  de  vaguer  ainsi  sans  but,  je  m'assis  sur  un  tas  de  décombres, 
en  attendant  le  jour. 

L'obscurité  plus  profonde  d'avant  l'aube  enveloppait  les  alentours, 
mais,  vers  Test,  U*s  terrasses  plates  des  maisons  commençaient  à  se 
dessiner  en  noir  sur  l'honzoïi  d'un  gris  verdAtre  à  peine  distinct. 

La  mosquée  d'I^l  Morkad  et  son  minaret  carré,  tout  proches,  sem- 
blaient aussi  déserts  que  les  ruines  environnantes... 

Tout  à  coup,  au-dessus  de  ma  tête,  un  volet  en  bois  s'ouvrit  et  claqua 
violemment  contre  le  mur....  Un  jet  de  lumière  rougeàtre  glissa  le  long 
de  la  muraille  et  vint  ensanglanter  le  pavé... 

C'était  le  mueddine  (pii  se  levait. 

Aussitôt,  comme  en  rêve  encore,  lentement,  sur  un  air  très  triste  et 
très  doux,  il  commouca  son  appel. 

Sa  voix  jeune  et  parfaitement  modulée  semblait  descendre  de  très 
haut,  planer  dans  le  silence  de  la  ville  assoupie. 

«  Dieu  est  le  plus  grand!  AHahou  Akbarî  «clama  le  mueddine,  ouvrant 
successivement  les  quatre  petites  fenêtres  du  minaret. 

De  loin,  d'autres  voix  lui  répondirent,  tandis  que,  dans  un  jardin 
voisin,  des  oiseaux  se  réveillaient  et  commem^aient,  eux  aussi,  leur 
hymne  d'aclion  de  grâces  à  la  Source  de  t()ut(^s  les  vies  et  de  toutes  les 
lumières. 

—  La  prière  vaut  mieux  que  le  sommeil  ! 

La  voix  de  rêve,  raffermie  peu  à  peu,  lança  cette  phrase  dernière, 
très  haut,  impérieusement...  Puis,  tour  h  tour,  les  quatre  voleta  de 
bois  se  refermèrent,  avec  le  même  claquement  sec. 

Tout  retomba  dans  l'ombre  et  le  silence,  et  une  brise  fraîche,  venue 
de  la  haute  mer,  passa  sur  la  ville. 


....Doucement,  sans  liAte,  le  cani>t  effilé  glisse  dans  l'eau  plus  pure  et 
[)lus  salée  du  canal,  entre  les  berges  basses  et  rougeàtres  qui  le  sépa* 


HEURES    DE    TUNIS  '^87 

rent  du  lac.  Nous  allons  vers  la  haute  mer  qui  ferme  là-bas  Ihorizon 
d'une  ligne  sombre. 

Nous  allons  toujours  dans  le  rayonnement  rose  du  soir  et  dans  l'eau 
tranquille,  dans  l'eau  molle  du  lac  qui  dort  :  le  canot  n'oscille  pas . 

A  droite,  sur  sa  colline  ocreuse  et  rouge,  semée  de  tombes  très  blan- 
ches et  de  jardins  d'un  vert  profond,  s'élève  la  blanche  demeure  mara- 
boutique  de  Sidi  bel  Hassène  et,  plus  loin,  noyé  de  vapeurs  violacées, 
le  vieux  fort  crénelé  si  lourd... 

Le  grand  mont  Bou  Karnine  dresse  ses  deux  sommets  jumeaux,  d'un 
bleu  sombre  embrumé  dcj^  par  le  soir  qui  nait. 

Puis,  très  loin,  les  blanches  maisonnettes  de  Rhadès  qui  se  reflètent 
dans  l'eau  vivante  de  la  vraie  mer  libre. 

Et  à  gauche,  se  profilant  sur  l'embrasement  du  ciel,  la  colline  au- 
guste où  fut  Cartilage... 

Je  regarde,  songeuse,  cette  langue  de  terre,  cet  éperon  qui  s'avance 
vers  le  large  et  où  s'est  déroulé  jadis  Tune  des  pages  les  plus  sombre- 
ment  prestigieuses  de  l'histoire  ....Ce  coin  de  terre  pour  lequel  tant  de 
sang  fut  versé. 

Les  monastères  blancs  qui  essayent  d'évoquer  les  souvenirs  de  la 
Carthage  byzantine,  de  la  Carthage  bâtarde  des  siècles  de  décadence 
disparaissent  dans  le  rayonnement  occidental,  et  la  colline  punique 
semble  déserte  et  nue. 

Et  voilà  que  toutes  les  images  splendides  du  passe  surgissent  de  ce 
flamboiement  rouge  et  repeuplent  la  colline  triste...  Les  palais  des 
suffètes,  les  temples  des  divinités  sombres,  le  faste  et  les  pompes 
des  Barbares,  toute  cette  civilisation  phénicienne  égoïste  et  féroce, 
venue  d'Asie  pour  se  développer  et  se  magnifier  encore  sur  la  terre  âpre 
et  ardente  d'Afrique... 

Mais  voilà  que,  tout  à  coup,  à  peine  le  soleil  a  disparu  à  l'horizon, 
voix  solennelles  des  mueddines  m'arrivent  des  mosquées  lointaines.. 
Et  toute  la  Carthage  de  mon  rêve,  tissée  d'idéal  et  de  reflets,  s'éva- 
nouit et  s'éteint,  avec  les  lueurs  d'apothéose  du  soir  mourant. 


Isabelle  Eberhaiîdt 


La  Quinzaine 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES 

Pologne,  Turquie,  Amérique.  —  La  question  polonaise  vient  de 
se  replacer  au  premier  rang  de  l'actualité,  avec  le  discours  de  Guil- 
laume II  à  Mariemburg  ot  le  vote  du  I^andtag  prussien  sur  la  colonisa- 
tion de  la  Posnanie. 

Décidément  les  nationalités  vaincues  et  démembrées  ont  la  vie  tenace. 
Tout  l'Orient  de  l'Europe  est  travaillé  comme  au  début  du  siècle  par  la 
revendication  des  éléments  ellmiquos  qui  n'ont  pu  obtenir,  malgré  une 
lutte  aux  formes  multiples,  la  reconnaissance  de  leurs  aspirations,  et  de 
Prague  à  Varsovie,  d'Uskub  à  Klausembourg,  à  travers  l'Autriche  et 
l'Allemagne,  la  Hongrie  et  la  Turquie,  la  plainte  des  opprimés  monte 
vers  les  gouvernements  qui  demeurent  sourds. 

Verra-t-on  un  beau  jour,  une  nouvelle  poussée  insurrectionnelle 
secouer  toute  une  partie  de  notre  continent  et  en  changer  une  fois  de  plus 
la  face?  Pareille  éventualité  est  douteuse,  parce  qu'aujourd'hui  lesKtats 
dominateurs  sont  trop  forts  pour  (ju'une  révolution  ait  chance  —  sauf 
circonstances  exceptionnelles  —  de  secouer  leur  joug.  Mais  on  ne  doit 
pas  non  plus  l'écarter  comme  absurde,  puisque  la  succession  de  Habs- 
bourg évoque  à  l'horizon  proche  un  formidable  inconnu. 

Les  Slaves  sont  au  premier  rang  de  ces  peuples  souffrants  et  qui 
demandent  justice,  —  peut-être,  comme  les  Magyars,  ou  les  Roumains, 
pour  la  refuser  à  autrui.  Ils  ont  paru  i)lus  longtemps  que  les  Germains 
et  les  Latins,  matière  de  servitude,  étant  moins  capables  d'union,  divisés 
par  leurs  querelles  religieuses  et  l'antagonisme  des  souvenirs,  en  une 
multitude  de  tronçons.  C'est  1  histoire  des  Serbes  et  des  Bulgares,  des 
Croates  et  des  Macédoniens,  des  Romélioles  et  des  Esclavons.  A  Tin- 
verse,  l'assujettissement  de  la  Pologne  est  récent,  et  son  impuissance 
à  Témancipation  est  issue  de  sa  situation  entre  trois  énormes 
monarchies. 

La  vie  pourtant  coule  intense  dans  ses  provinces,  de  Lemberg  à  Varso- 
vie, et  de  Cracovie  à  Posen.  Klle  prospère  dans  l'agriculture  en  Prusse, 
dans  l'industrie,  en  Autriche  et  en  Russie,  et  c'est  cette  opulence 
même,  comme  le  fourmillement  d'une  population  prolifique,  comme 
l'importance  politique  qu'elle  a  su  prendre,  qui  l'a  désignée  aux  coups 
de  certains  de  s<*s  oppresseurs. 

11  n'y  a  rien  à  dire  du  régime  que  la  Russie  fait  peser  sur  les  terri- 
toires polonais  qui  lui  sont  soumis.  C'est  celui  de  l'ensemble  de 
I  Rmpire,  un  peu  aggravé  il  est  vrai,  avec  de  terribles  répressions  de 
grèves.  Dans  la  Clallicie,  la  noblesse  riîpn'sontée  par  de  nombreux  élus 
au  Parlement  de  Vienne,  a  concjuis  une  inlluence  prédominante,  et  son 


NOTES   POLITIQUES   ET   SOCIALES  389 

loyalisme  est  tel  que  François-Joseph  lui  marque  une  faveur  spéciale  et 
prend  parfois  ses  secrétaires  d'Etat  môme  ses  premiers  ministres  dans 
ses  rangs.  C'est  en  Prusse  surtout  que  la  lutte  a  été  engagée  avec  vio- 
lence par  TKtat  contre  la  nationalité  subjuguée,  qu'on  trouve  trop 
riche,  trop  agissante  et  dont  on  appréhende  la  croissance.  D'abord  on  a 
interdit  dans  les  écoles,  avec  une  recrudescence  de  brutalité,  l'étude  de 
la  langue  indigène.  Puis  Guillaume  II  a  sonné  l'assaut  dans  la  vieille 
abbaye  des  teuloniques  à  Mariembourg,  et  pour  conclure,  le  Landtag  de 
Berlin  a  voté  a5o  millions  afin  d'exproprier  les  Posnaniens  de  leurs 
biens.  C'est  la  guerre  à  outrance,  pour  la  destruction-  Mais  point  n'est 
malaisé  de  voir  que,  suivant  la  coutume,  la  Prusse  se  brisera  à  cette 
résistance  d'un  peuple  qui  tient  fermement  au  sol.  Elle  aura  seulement 
abouti  à  compliquer  la  situation  extérieure  de  l'Empire  en  irritant  les 
Polonais  d'Autriche  qui  pèsent  d'un  poids  décisif  dans  les  évolutions  du 
ministère  des  affaires  étrangères  de  Vienne.  Si  la  Pologne  ne  peut  plus 
ressusciter  en  sa  splendeur  passée,  à  moins  d'une  révolution  politique 
et  sociale  d'une  profondeur  sans  égale,  elle  ne  veut  pas  mourir.  Admi- 
rable opiniâtreté  d'une  nationalité  qui  n'a  cessé  de  souffrir  depuis  cent 
trente  ans  ! 


De  temps  à  autre  quelque  haut  fait  d'Abdul  Ilamid,  plus  éclatant  ou 
plus  révoltant  que  les  autres,  signale  le  commandeur  des  Croyants  à 
l'Indignation  de  ceux  qui  se  piquent  de  civilisation.  L'Arménie  n'a  plus 
le  don  de  susciter  la  pitié  et  la  colère  —  sans  doute  pour  avoir  proféré 
de  trop  longs  et  de  trop  perçants  gémissements.  Le  massacre  qui  y 
règne  en  permanence,  évite  de  se  généraliser,  il  se  localise  avec  une 
remarquable  persistance,  afin  de  ne  pas  éveiller  l'attention  de  quelques 
Occidentaux  que  la  Porte  n'a  point  désarmés. 

Au  reste,  c'est  à  Stamboul  même,  à  deux  pas  du  palais  où  il  se  terre 
qu'opère  le  Grand  Seigneur.  La  mésaventure  de  Fuad  Pacha,  dont  le  sort 
demeure  incertain,  est  d'hier  ;  elle  continue  une  liste  de  condamnations 
sommaires,  d'exécutions  hâtives,  de  suppressions  mystérieuses.  La 
vengeance  du  maître  s'est  exercée  en  premier  lieu  sur  les  Jeunes-Turcs, 
puis  sur  tous  ceux  qui  n'adoraient  pas  l'omnipotence  sanguinaire  du 
maître,  puis  sur  les  fonctionnaires  civils  et  militaires  dont  tout  le  tort 
consiste  dans  l'illustration  acquise.  Constantinople  en  1902  ne  laisse  pas 
de  rappeller  Home  sous  Tibère  ou  Néron.  La  vie  n'y  est  pas  plus  en 
sûreté:  l'absolutisme  barbare  s'y  déchaîne  avec  autant  de  frénésie  et 
de  cynisme  ;  seulement  au  temps  des  Césars,  toute  l'Europe  était  dans 
la  Rome  Impériale,  —  et  aujourd'huiConstantinoplen'estqu'une  ville  de 
second  j)lan,  la  Turquie  qu'un  état  de  troisième  ordre,  et  l'Euiope,  par 
un  simple  accord  de  six  volontés  pourrait  renverser  le  tyran  qui  souille 
Stamboul  et  le  Bosphore  de  ses  crimes  politiques.  L'impunité  d'Abdul 
Ilamid  est  la  honte  de  Ja  civilisation  latine,  germaine,  anglo-saxonne 
et  slave.  L'histoire  dans  quehjues  siècles  d'ici  ne  comprendra  plus  la 
mansuétude  invraisemblable  dont  il  a  bénéficié. 


390  LA   REVUE   BLANCHE 


L'Amérique  est  la  terre  des  épisodes  économiques  gigantesques. 
Après  le  Trust  de  TAcier,  elle  a  édifié  celui  de  l'Océan,  et  celui  des 
constructions  navales.  Après  la  grève  des  métallurgistes,  elle  offre  à 
Tétude  du  monde  celle  des  charbonniers  de  Pensylvanic  et  de  Virginie. 
D'un  c<^»té,  des  financiers  groupent  des  milliards  de  capitaux  pour  mono- 
poliser une  industrie  ;  de  Tautre  des  ouvriers  assemblés  en  armée  sus- 
pendent le  travail,  au  point  que  leur  chômage  est  quasi  général.  Ainsi 
s'amplifient  et  s'épanouissent  les  conséquences  logiques  du  régime  capi- 
taliste, plus  puissant  outre-Atlantique  que  partout  ailleurs.  A  la  concen- 
tration sans  précédent  des  capitaux  riposte  directement  l'organisation 
syndicale  dans  toute  sa  vigueur.  Les  deux  faits  s'enchaînent,  se  répon- 
nent.  Au  temps  de  Karl  Marx,  l'Angleterre  était  le  laboratoire  des  forces 
économiques;  aujourd'hui  l'Amérique  lui  succède,  présentant  à  Tobser- 
vateur,  avec  une  plus  large  expansion,  les  phénomènes  dont  le  socia- 
lisme scientifique  a  tiré  ses  déductions  les  moins  contestables.  Il  est 
juste  quels  pays  où  le  Trust  absorbe  toutes  les  énergies  individuelles, 
soit  aussi  celui  où  les  conflits  du  capital  et  du  travail  revêtent  la  forme 
la  plus  aiguë.  Pavl  Louis 

GESTES 

De  quelques  viols  légaux.  —  Sur  ce  sujet  du  viol,  ainsi  qu'en 
d'autres  plus  abscons,  le  législateur  à  su  charmer  à  la  fois  les  âmes 
simples  et  les  j)hilosophes,  ceux-ci  par  sa  sagesse  sans  fond,  celles-là 
par  son  aimable  absurdité.  11  a  eu  recours,  en  se  jouant,  à  son  procédé 
familier,  Tincohérence  :  il  a  interdit  expressément  le  viol  dans  certains 
cas  désignés,  selon  toute  apparence,  au  hasard;  dans  d'autres  cas,  non 
moins  arbitraires,  il  l'a  recommandé,  sans  motif,  d'une  façon  plus 
expresse  encore. 

Cette  contradiction  se  justifie,  soit  que  l'on  considère  que  le  législa- 
teur ne  relève  que  de  son  bon  plaisir,  soit  que»  Ton  prenne  la  peine  de 
démêler,  sous  ce  bon  plaisir,  une  loi  qui  est  l'esprit  même  de  la  Loi  :  le 
législateur,  ami  de  Tordre  et  de  Tharmonie,  goûte  une  joie  extrême  aux 
mouvements  d'ensemble  ;  il  approuve  n'importe  quels  actes,  à  cette 
condition  qu'ils  soient  accomplis  par  une  multitude.  Réciproquement,  il 
déteste  voir  s'agiter  l'être  humain  isolé.  C'est  ainsi  qu'on  ne  saurait, 
sans  le  mécontenter,  faire  la  guerre  tout  seul.  Rappelons,  à  ce  propos, 
qu'on  lira  avec  plus  de  fruit  le  Code  en  rétablissant  en  toute  son  am- 
pleur une  expression  écrite  partout  en  abrégé  :  hi  loi.  On  doit  bien  lire  : 
la  loi  I du  plus  fort-.  Le  contexte  en  fait  foi. 

Or  le  viol  étant  l'acte  par  excellence  (jui  ne  demande  le  concours  que 
du  nombre  le  plus  restreint  de  coopérateurs,  il  se  désignait  de  lui-même 
aux  foudres  du  législateur.  Celui-ci,  en  sa  mansuétude.  l'autoiMse  toute- 
fois, voire  le  prescrit,  dans  deux  cas,  sévèrement  réglementés. 

Oi>n'a  point  oublié  ce  récent  mystère  :  une  petite  fille  disparut,  alors 
qu'elle  était  sortie  de  chez  ses  parents  en  vue  de  leur  acquérir,  pour  les 


MUSIQUE  391 

sustenter,  le  foie  d'un  veau.  Enlevée  par  des  nomades,  on  la  retrouva, 
deux  jours  après,  à  la  lisière  d'un  bois.  Les  bètes  sauvages  avaient  res- 
pecté le  viscère  enfermé  dans  un  panier,  mais  de  vieilles  superstitions 
populaires  ont  cours  encore,  parmi  le  peuple  et  la  police,  au  sujet  d'ôtres 
mythologiques  que  Ton  rencontre  au  coin  d'un  bois  et  qualifiés  de  sa- 
tyres. Donc,  la  petite  lille  avait- elle  été  violée  ? 

C*est  ici  qu'éclate  Téblouissante  sagacité  du  législateur.  Le  viol  est 
interdit  en  tous  lieux  aux  nomades,  du  moins  à  rencontre  des  enfants 
issus  de  parents  sédentaires,  et  au  même  titre  que  le  stationnement  sur 
le  territoire  de  certaines  communes  (il  est  pourtant  si  évident  que,  tant 
qu'ils  stationnent,  ils  ne  sont  pas  nomades  !).  Le  législateur  était  néan- 
moins impuissant  à  vérifier  si  quelque  nomade  ou  satyre  avait  per- 
pétré le  délit.  Or  que  lui  demandail-on  ?  Si  le  viol  avait  eu  lieu  ou  non. 
Il  se  résolut  à  faire  en  sorte  qu'il  eût  lieu,  par  les  soins  d'une  créature 
à  lui,  personne  comme  lui-même  sagace,  salace,  respectable  et  auto- 
risée. 

C'est  ainsi  que  sur  le  corps  intact  de  l'enfant,  un  médecin,  puisqu'il 
faut  l'appeler  par  son  nom,  fut  chargé  du  stupre  officiel. 

De  même,  sous  l'œil  bienveillant  de  la  loi,  fréquemment  avec  l'appui, 
s'il  faut  l'avouer,  de  TKglise,  des  êtres  lubriques  ravissent  déjeunes 
filles  pures  ou  livrées  pour  telles.  De  louches  personnages,  flétris  du 
nom  obscène  de  témoins,  leurs  prêtent  main-forte.  La  presse  mène 
depuis  nombre  d'années  une  campagne  pour  aboutir  à  des  railes.  En 
vain,  des  colonnes  entières  de  journaux  dénoncent  les  noms,  prénoms  et 
repaires  de  ces  bandes  de  satyres,  sous  la  rubrique  «  publications  de 
mariages  »  ou  «mariages  mondains  ». 

Disons,  à  l'excuse  de  l'Mgliso,  qu'elle  ne  bénit  le  viol  que  si  le  délin- 
quant s'engage,  par  aveu  public,  belles  écritures  et  amende  honorable, 
à  le  faire  suivre  de  plusieurs  autres,  qui,  eux,  ne  seront  plus  des  viols, 
et  à  ne  phis  souiller,  le  reste  de  ses  jours,  de  nouvelles  victimes. 

Nous  en  avons  dit  assez  sur  l'incohérence  de  la  Justice,  pour  aider  à 
comprendre  le  symbole  cynique  de  ses  Balances  :  des  deux  plateaux,  l'un 
tire  àdia,  l'autre  à  hue  :  par  malheur,  ce  sont  eux  qui  ont  raison,  car 
ils  emploientla  meilleure  méthode  connue  d'établir  l'équilibre. 

Alfred  Jarhv 

A  PROPOS  DE  PELLÉAS  ET  MÉLISANDE 

Une  des  propriétés  qui  distinguent  la  musique  des  autres  arts,  c'est 
qu'elle  peut  exprimer  la  portion  inconsciente  des  émotions.  De  plus, 
c'est  aussi  sur  la  portion  inconsciente  de  notre  sensibilité  qu'elle  agit 
directement.  «  Tandis  que  certains  arts,  ditRibot,  éveillent  d'abord  des 
idées  ([ui  donn«'nt  aux  sentiments  une  détermination,  celui-ci  agit  inver- 
sement. Il  crée  des  dispositions  dépendantes  de  l'état  organique  et  de 
l'activité  nerveuse,  que  nous  traduisons  î)ar  les  termes  vagues  :  joie, 
tristesse,  sérénité*,  inquiétude;  sur  ce  canevas,  l'intellect  brode  à  sa 
guise,  suivant  les  individus.  »  ^Psychologie  des  Sentiments  ^  p.  106.; 


39a  LA   REVUE   BLANCHE 

De  ces  relations  de  la  musique  avec  l'inconscient,  il  suit  que  les  pro- 
cédés dans  les({uels  la  musique  consiste  le  plus  essentiellement  sont 
ceux  qui  l'assimilent  le  plus  aux  procédés  de  la  vie  inconsciente  et 
in-inlellecluello  :  tout  parliculicrement  l'harmonie  [et  plus  tard,  la  poly- 
phonie), laquelle  crée  entre  les  expressions  musicales  la  simultanéité^ 
procédé  tout  spécial  aux  phénomènes  émotionnels,  et  qui  les  distingue 
des  phénomènes  intellectuels  qui  ne  procèdent  que  fSLV  succession. 

Cette  finalité  de  la  musique  —  imiter  les  procédés  de  l'émotion  et  non 
ceux  de  l'intellect  —  semble  avoir  été  sentie  par  certains  mondes  an- 
tiques, si  l'on  en  juge  par  un  hymne  grec  que  retrouva  M.  Théodore 
itcinach  il  y  a  quelques  années.  —  Klle  a  été,  comme  toutes  les  ten- 
dances purement  émotionnelles  et  vitales,  puissamment  contrariée  par 
le  spiritualisme  chrétien,  lequel  réussit  au  xvi*  siècle  à  asservir  cet  art 
aux  procédés  tout  intellectuels  du  «  développement  »  logique  ou  simple- 
mont  oratoire.  (Cette  confusion  des  deux  iinalités  se  manifeste  dans  notre 
langage,  et  nous  disons  couramment  :  une  «  phrase  »,  une  '«  idée  »  mu- 
sicales.) De  là  vint  toute  une  école  —  encore  prospère  —  qui  «  déve- 
loppa »  avec  art  ou  avec  esprit  l'inanité  de  ses  émotions.  —  Cepen- 
dant, l'instinct  proprement  musical  transparaissait  malgré  ses  entravefe: 
Bacli  trouvait  moyen  d'amener,  à  la  faveur  de  ses  développements  pa- 
rallèles, des  simultanéités  émouvantes;  Beethoven  (op.  106)  exprimait 
dans  une  fugue  la  gaieté.,.  Toute  l'histoire  de  la  musique  dans  ce  der- 
nier demi-siècle  est  la  volonté  croissante  de  cet  art  de  rentrer  dans  sa 
propre  finalité. 


Cette  volonté  vient  de  trouver  sa  représentation  la  plus  définitive, 
nous  somble-t-il,  et  la  plus  consciente  dans  la  personne  de  M.  De- 
bussy. 

Cela  apparaît  d'abord  par  le  choix  qu'il  fit  des  ('-motions  à  exprimer. 
Quelles  sont,  en  elVet,  parmi  toutes  les  émotions  des  hommes,  celles  où  la 
si/nu Udni'itêdL's  états  alTeclifs  est  le  plus  en  relief?  Ce  sont  les  émotions 
primitives,  celles  des  enfantsoudespremiershommes.  f.epropredesémo- 
tions  desenfants,  on  Ta  dit.  c'est  qu'elles  sont  instables  et  polymorphes, 
c'est-à-dire  qu'elles  valent  par  le  rapport,  non  pas  de  leur  succession, 
mais  de  leur  coexistence.  Dès  lors  elles  sont  particulièrement  indiqueras 
à  celui  qui  est  par  excellence  l'interprète  des  coexistences  de  sensations, 
au  musicien.  C'est  apparemment  ce  qu'avaient  déjà  senti  deux  musi- 
ciens, singulièrement  harmonistes  d'ailleurs  (Schumann  et  Bizet),  qui 
écrivirent  tous  deux  des  «<  scènes  d'enfants  ».  C'est  aussi  à  des  scènes 
d'enfants,  mais  à  de  gran<les  scènes  de  grands  enfants,  que  M.  Debussy 
consacra,  non  pas  quehjues  heures  de  sa  sensibilité'*,  mais  toute  sa  force 
d'expression  durant  plusieurs  années  :  et,  ne  fiit-ce  «pie  par  cette  singu- 
lière attirance  vers  les  mouvements  spécialement  coexistants  [indépen- 
damment de  la  manière  dont  il  les  ex[)rima;,  ila  prouvé  son  sens  profond 
de  la  linalilé  nnisicale  avec  autant  d'éclat  qu'en  mirent  à  prouver  leur 
méconnaissance    de  cette  linalité    ceux   (jui    s'entêtèrent    à  exprimer 


MUSIQUE  39'i 

inusicalemenl  des  mouvements  spécialement  successifs  (mouvemements 
historiques,  Etienne  Marcel,  les  Barbares.,,] 

Ces  émotions,  comment  les  exprime-t-il  ?.  —  Pour  ce  qui  est  de  la 
portion  verbale  de  rémolion,  il  la  transcrit  et  ne  la  crée  pas,  estimant 
sans  doute  qu'il  n'a  pas  à  chercher  une  expression  nmsicale  pour  ce  qui 
est  déjà  de  la  musique.  Ayant  donc  noté  la  direction  ascendante  et  des- 
cendante des  moindres  intonations,  la  place  des  accents,  etc.,  (a  je  vais 
voir  le  petit  Iniold  »,  «  je  n'étais  pas  mal/iewreuse  »,  observez  aussi 
au  cinquième  acte  les  deux  «  qui  est-ce  ?  »  de  Mélisande  lorsqu'Ar- 
kel  essaie  de  lui  annoncer  la  présence  de  Golaud),  puis  ayant  simple- 
ment augmenté  la  hauteur  de  chaque  son  tout  en  lui  conservant  à  peu 
près  ses  rapports  avec  les  sons  voisins,  en  somme  il  découvre  le  chant 
dans  la  parole  humaine  au  lieu  de  l'y  inventer;  et  à  l'audition  de  ce  chant, 
ceux-là  se  sentirent  troublés  qui  sont  sensibles  à  la  révélation  des  réali- 
tés humaines  les  plus  simples  et  les  plus  générales.  —  Pour  ce  qui  est 
de  la  portion  inconsciente  de  l'émotion,  c'est  à  l'exprimer  qu'il  a  consa- 
cré toute  son  invention  :  or  jamais,  pensons-nous,  la  coexistence  des 
mouvements  sensitifs  n'a  été  plus  sûrement  ni  plus  clairement  traduite, 
et  par  la  combinaison  des  sons  et  par  celle  des  timbres,  par  l'harmonie 
et  par  rorchestralion.  Le  montrer  pour  l'harmonie  reviendrait  à  citer 
presque  chaque  page  de  la  partition  :  citons  au  hasard,  l'harmonie  qui 
accompagne  les  mots  de  GoIaud:«  Il  estjeune  »  (i),  où  s'exprime  à  la  fois 
dans  les  notes  supérieures  la  sensation  joyeuse  provoquée  par  l'image 
de  la  jeunesse  et  dans  les  notes  inférieures  la  tristesse  de  Golaud  à 
l'image  d'un  bien  qu'il  n'a  pas.  Notons  encore  des  sensations  singuliè- 
rement ténues  d'élargissement  et  en  même  temps  d'évanouissement  dans 
les  harmonies  qui  accompagnent  (2)  :  «  il  n'y  a  plus  qu'un  grand  cercle 
sur  l'eau.  »  Quant  à  l'orchestration,  on  sait  qu'elle  consiste  ici  à  traiter 
les  instruments  individuellement,  c'est-à-dire  à  entretenir  le  sentiment 
d'une  coexistence  de  diversités. 

Knfin,  entre  ces  expressions  d'émotions,  on  sent  un  lien  :  ces  harmo- 
nies instables  ne  sont  jamais  incohérentes.  Mais  ce  lien  échappe  au 
raisonnement.  Kt  par  là  encore  cette  musique  exprime  fîdèlementla  vie 
émotionnelle,  au  fond  de  laquelle  chacun  sent  une  logique,  mais  une 
logique  qui  n'est  pas  celle  de  Tidéation. 

Et  maintenant  Ton  nous  dira  que  M.  Debussy  n'est  pas  seul  à  avoir 
enfermé  si  précisément  la  musique  dans  l'expression  de  la  vie  émotion- 
tionnello  :  on  nous  fera  remarquer  avec  raison  que  Ilans  Sachs  etYseult 
manifestent  et  provoquent,  non  pas  à^^s pensées  sociales  ou  amoureuses, 
mais  certes  des  émotions  \  et  on  ajoutera  sans  doute  que,  parmi  les 
émotionnels,  celui  qui  a  su  exprimer  les  émotions  le  plus  évoluées 
occupe  une  place  pkis  haute  que  celui  qui  n'a  su  exprimer  que  des 
réflexes.  Kt  cela  est  vrai  s'il  s'agit  de  classer  les  hommes  selon  le  degré 


(!)  Page  71». 
(2)  Page  (H. 


^9^4  LA    REVUE    BLANCHE 

d'évolution  de  leur  sensibilité  générale  :  il  est  clair  que  la  sensibilité 
sociale  de  Richard  Wagner,  si  profonde  qu'elle  eut  besoin  de  Tart  le 
plus  émotionnel  pour  s'exprimer,  représente,  dans  Féchelle  des  orga- 
nismes, un  stade  plus  perfectionné  qu'une  sensibilité  entièrement  acca- 
parée par  les  pleurs  d'une  petite  fille  au  bord  d'un  ruisseau  ou  par 
les  fureurs  d'un  mari  malheureux.  S'agit-il  présentement  d'art  musical? 
Nous  dirons  alors  que,  la  sensibilité  de  Wagner  étant  surtout  philoso- 
phique (i),  et  W^agner  l'ayant  dès  lors  traduite  surtout  par  Yindétcrmi^ 
nation  de  sa  musique  ;en  particulier  par  une  orchestration  synthétique 
et  non  analytique),  il  arrive  que  l'impression  produite  par  cette  musique 
a  pu  être  quelquefois  obtenue,  à  un  degré  infiniment  moindre  bien  en- 
tendu, par  d'autres  arts,  par  exemple  par  certains  écrivains  doués  de 
l'émotion  philosophique  (Nietzsche,  Renan)  ['x]  ;  qu'on  peut  donc  conce- 
voir une  musique  d'un  effet  encore  plus  spécifiquement  musical;  que 
celui-là  d'autre  part  nous  semble  mériter  d'être  appelé  proprement  le 
plus  grand  représentant  de  son  art,  qui  fait  rendre  à  cet  art  le  maximum 
des  effets  dont  cet  art  est  capable  et  dont  il  est  capable  à  l'exclusion  des 
autres;  et  qu*aux  termes  de  cette  définition  il  nous  semble  bien  que  ce 
soit  M.  Dubussy  le  plus  grand  des  musiciens. 

JiîïjKx  Benda. 
LES  LIVRES  (H) 

PiiiLippK  Behthelot  :  <c  Louis  Ménard  et  son  Œuvre,  étude  pré- 
cédée d'un  portrait  et  d'un  autographt»  de  Louis  Ménard,  accompagnée 
de  deux  reproductions  et  suivie  do  Paires  choisies  (Juven,  in-18  de 
313  pages,  3  fr,  50)  ;  KF)OUAni)  Champion  :  «  Le  Tombeau  de  Louis 
Ménard,  monument  du  souvenir,  accompagné  du  portrait  de  Louis 
Ménard,  par  René  Ménard  (in-18  carré  de  213  pages.  Honoré  Cham- 
pion). —  Louis  Ménard  est  mort  le  0  février  1901.  Sa  mort  a  passé, 
comme  sa  vie,  modcîste,  prescjue  inaperçue.  11  n'a  pas  joui  de  la  gloire 
qu'il  méritait.  Nul  éclat  n'est  promis  à  sa  mémoire  ;  mais  elle  ne  périra 
point.  Je  me  réjouis  de  la  voir  célébrée  par  un  double  hommage  discret. 

En  composant  ses  Paires  choisies^  M.  Herthelot  a  sagement  laissé  de 
côté  les  longues  œuvres:  comme /r/  Morale  alunit  les  RJiilosophes  et 
Yllistoire  des  Grecs,  qu'où  n'a  pas  le  droit  de  fragment(»r.  Il  a  retenu 
les  meilleurs  poèmes,  (jui  d'ailleurs  ne  sont  point  excellents;  et,  faisant 


(1)  Plus  exactemont  ^*]^inozi^to.  De  Ik'etliov«>n  il  <lit  "  qu'il  ^HMiétni  |>.ir  les  formes  cla»- 
«<  fcicjiu.'s  dans  la  inusi<|Uo,  au  ]»lijs  profond  do  sa  substance,  pour  nous  montrer  ensuite  ren 
«<  formes  unifiuemenl.  d'aijrés  leur  sens  intrricnr.  »  Ailleurs,  dr  Bt^'îlioven  devenu  8f>urd,  il 
«lit  (]ue  «  le  monde  des  ap])areiiees  lui  étant,  foniK-,  il  ol)<«ervera  maintrn:int  le  i)rineijH?  <lo 
"  toute  ai)]>arencr  »»,  etc. 

(■J)  Un  vieil  universitaire  me  lit  remarquer  un  jour  qu'en  lisant,  «lans  eertainea  pnjjpeH  de 
Kenan,  les  phrases  on  ordre  invfM-se,  on  ne  ])erdait  rien.  Cela  eondanmcï  Renan  comme  pi'o- 
duc.t.eur  »ridées,  mais  non  certes  comme  producteur  de  sensation  indéterminée. 

('.'{:  Lfi  rtrue  6/'/ /«•// 1' S(;  charge  de  faire  ]»arveniraux  lerlours  nui  iuien  feront  la  demande 
les  livres  de  toutes  librairies  et  de  les  abonner  à  tous  iK'ricKliipies.  (Voir,  dans  les  annonce? 
<lu  numéro  du  15  juin  11M)2.  une  note  relative  à  ce  service  de  librairie.) 


LES   LIVRES  39J 

la  plus  belle  part  aux  Contes,  aux  Dialogues,  aux  Rôveries  en  prose,  il 
s'est  permis  d'en  modifier  Tordre  arbitraire,  pour  les  mettre  mieux  en 
valeur.  Je  ne  Ton  blâme  point,  non  plus  que  d'avoir  partout  rétabli 
Tortbographe  traditionnelle  :  dût  M.  S.  Barès  mettre  ma  tète  à  prix, 
j'avoue  que  ces  pages  si  franc;aises,  transcrites  selon  sa  nom'èle  orto- 
grafe^  m'avaient  tout  l'air  d'être  traduites  de  l'iroquois. 

L'étude  de  M.  Berthelot  dit  bien  l'essentiel  sur  l'homme  et  sur  l'œuvre. 
Les  esprits  friands  de  psychologie  peuvent  bien  attendre  quelques 
années  avant  de  connaître  les  anecdotes,  moins  risibles  que  touchantes, 
où  se  peint  un  Louis  Ménard  intime,  avec  ses  menus  travers  et  ses 
manies.  Mais  il  importait  de  retracer  dès  aujourd'hui  les  lignes  simples 
et  fortes  d'un  très  noble  caractère.  Différent  en  cela  de  presque  tous  ses 
contemporains,  Louis  Ménard  semble  n'avoir  traversé  nulle  période  de 
tâtonnements  et  de  doutes.  Uien  ne  l'a  fait  dévier  de  la  route  où  l'enga- 
geaient ses  goûts  innés  ;  dès  vingt-cinq  ans,  il  se  présente  avec  une 
personnalité  bien  définie;  en  ce  temps-là,  républicain  et  démocrate 
résolu,  chimiste  inventif,  amateur  aussi  remarquable  en  peinture  qu'en 
poésie,  par  dessus  tout,  admirateur  des  Grecs.  En  avançant  dans  la  vie, 
il  ne  cherche  plus,  il  choisit;  il  ne  s'enrichit  plus,  il  se  concentre.  S'il 
abandonne  bientôt  la  chimie,  malgré  sa  découverte  du  collodion,  puis 
la  peinture,  malgré  les  éloges  de  Gautier,  c'est  d'un  seul  coup  et  pour 
jamais.  Dès  lors,  il  est  tout  à  sa  vocation  d'helléniste,  de  moraliste  et 
de  mythologue.  En  1859,  M.  Cerveau,  fonctionnaire,  est  scandalisé  par 
sa  thèse  «  qui  peut  se  résumer  ainsi  :  le  Polythéisme  est  la  meilleure  des 
religions,  puisqu'il  aboutit  nécessairement  à  la  République.  »  A  cette 
époque,  Ménard  fréquentait  assidûment  Leconte  de  Lisle,  et,  si  celui-ci 
traduisit  et  interpréta  des  textes  grecs,  c'est  —  nous  en  pouvons  croire 
M.  de  Hérédia  —  «  c'est  qu'il  en  avait  reçu  l'amour  de  la  bouche  même 
de  Ménard.  »  Sans  dcnite,  le  poète  serait  allé  de  lui-même  demander 
aux  Grecs  des  modèles  de  sereine  beauté  plastique  ;  mais  aurait-il  su 
comprendre,  sans  le  secours  de  son  ami,  le  sens  profond  des  légendes, 
et  le  rôle  des  dieux  dans  la  Cité?  C'est  là  que  Ménard  avait  mis  son 
élude  et  sa  passion.  La  religion  grecque  était  le  foyer  de  sa  pensée,  la 
lumière  de  sa  vie  morale.  Il  a  dit,  en  une  phrase  qu'on  croirait  de  Victor 
Hugo  :  «  Il  y  a  dans  les  religions  un  élément  divin,  le  symbole,  et  un 
élément  diabolique,  le  sacerdoce.  «  Cette  pensée  fera  sourire  les  socio- 
logues, qui  savent  combien  ces  deux  éléments  de  la  religion  sont  étroi- 
tement solidaires;  mais  elle  explique  comment  Ménard  pouvait  adorer 
tous  les  dieux  ensemble,  avec  une  mrme  sorte  de  libre  ferveur.  Philo- 
sophe, il  se  souvenait  (}ue  le  mythe  n'est  qu'un  symbole;  croyant,  il 
s'attachait  au  symbole,  lui  reconnaissait  une  vie,  une  valeur  pr()f)re,  à 
laquelle  l'idée  pure  ne  saiirnit  suppléer.  Et,  j)arce  que  le  Panthéon  grec 
n'offre  pas  d'images  assez  hautes  du  sacrilice  ni  (le  la  j)ureté,  Ménard 
adjoignait  aux  d«''ités  de  l'Olynipt'  h^s  ligures  de  l'Iiomme-Dieu'  et  de  la 
Vierge  immaculée.  Les  chrétiens  ne  h»  tenaient  pas  j)Our  un  des  leurs: 
les  païens  ne  l'auraient  pas  repoussé  :  Il  croyait  à  /eus,  à  Phoibos,  à 
Pallas,  beaucoup  moins  qu'Homère,  un  peu  moins  que  Pindare,  mais 


396  LA   REVUE   BLANCHE 

assurément  beaucoup  plus  qu'aucun  disciple  de  Socrate  ou  de  Zenon. 

Ce  polythéisme  n'est  pas  le  seul  trait  qui  unisse  Ménard  aux  anciens. 
On  pourrait  dire  de  lui  ce  que  Gœthe  a  dit  do  Winckelmann,  qu'il  est 
une  nature  «  complt'le  et  fermée,  tout  à  fait  selon  le  mode  antique  n.  Il 
se  serait  accordé  avec  Pythagore  et  Platon,  pour  confondre  les  idées  de 
Bien  et  de  Beauté  avec  Tidée  de  Limite,  et  pour  faire  du  mot  Infini  un 
synonyme  du  Mal  et  des  Ténèbres.  Il  approuvait  son  ami  Renouvier,  qui 
rompt  la  tradition  métaphysique  en  niant  que  Tlnfinilé  soit  compatible 
avec  la  Perfection.  Le  caractère  de  Ménard  n'est  pas  simple,  mais  il  est 
un  ;  enclos  dans  un  contour  net  et  précis,  on  le  pénètre  d'un  seul  regard. 
On  en  peut  dire  autant  de  ses  doctrines  :  celles  dont  la  bizarrerie  d'abord 
étonne  tiennent  à  l'ensemble  des  autres  par  une  logique  très  apparente. 
Enfin,  c'est  merveille  de  voir  combien  sa  prose  resle  ferme  et  lucide, 
même  quand  elle  s'emploie  à  traduire  les  mystères  les  plusilottants,  les 
problèmes  les  plus  obscurs.  Cette  prose  est  partout  classique ,  partout 
aussi  d'un  tour  strictement  personnel,  capable  de  mener  à  bien  de  longs 
traités  didactiques.  Ménard,  quand  il  fait  œuvre  d'art,  tend  constam- 
ment à  la  forme  la  plus  pleine  et  la  plus  concise.  Ce  n'est  pas  lui  qu'at- 
teindrait l'épigramme  de  Pascal  :  «  Cet  homme  a  fait  un  grand  livre, 
parce  qu'il  n'a  pas  eu  le  loisir  d'en  faire  un  petit.  »  Nos  meilleurs  écri- 
vains font  entrer  l'univers  dans  leur  œuvre,  sans  songer  que  plus  leur 
domaine  est  vaste,  plus  la  possession  en  est  partagée.  Le  domaine  de 
Ménard  est  tout  à  lui.  Ses  meilleures  pages  ont  chanre  de  vivre,  parce 
qu'on  y  trouve  seulement  ce  que  lui  seul  devait  dire,  ce  que  nul  autre 
n'aurait  dit.  Par  la  sobriété,  la  tenue  et  la  densité  de  l'expression, 
des  pièces  comme  le  Diable  an  cafè^  l Enigme,  Socrate  devant  Minos, 
le}  Banquet  d'Alexandrie ,  soutiendraient  la  comparaison  avec  les 
«  Dialogues  »  de  Leopardi,  s'il  n'y  manquait  certains  accents  de  force, 
si  la  maigreur  en  était  plus  musclée. 

M.  l^douard  Champion  ])n'*pare  un  Essai  sur  la  vie,  Vaction  et  Vin- 
fluence  de  Louis  Ménard,  qui  complétera  celui  de  M.  Berthelot,  sans 
nous  le  faire  oublier.  Kn  attendant,  il  élève  au  maître  un  Tombeau  que 
décorent  des  lettres  de  cinquante  écrivains  notoires.  L'intention  est 
pieuse  ;  la  réalisation  me  plairait  mieux  si  le  choix  des  collaborateurs 
avait  été  plus  restreint.  M.  Maurice  Barrés  écrit  en  post-scriptum  : 
«  J'oubliais  de  vous  dire  que  Louis  Ménard  était  antidreyfusard.  »  La 
chose  est  bonne  à  savoir;  en  eiîet,  je  ne  puis  dire  qu'elle  m'étonne; 
aussi  bien,  n'est-ce  pas,  en  Ménard,  le  sens  critique  que  j'ai  loué.  Pour- 
tant, si  M.  Barrés  rencontre  ces  deux  phrases  :  «  L'armée  a  été  dres.sée 
moins  à  défendre  le  pays  contre  les  ennemis  du  dehors  qu'à  soutenir  le 
gouvernement  à  l'intérieur  contre  ceux  qu'il  nomme  les  éternels  enne- 
mis de  l'ordre...  les  mômes  généraux,  si  prompts  à  capituler  devant 
l'ennemi  du  dehors,  sont  impitoyables  dans  les  discordes  civiles  »  — je 
le  préviens  qu'elles  ne  sont  point  de  Gohier,  mais  de  Ménard  [Pages 
choisies,  2Glj. —  J'allais  oublier  de  vous  dire  que  par  deux  fois,  après 
les  journées  de  juin,  puis  après  la  Commune,  Ménard,  sourd  au  cri  des 


V 


LES    LIVRES  397 

fureurs  bourgeoises,   éleva  la  voix   en  Thonneur  des  vaincus  qu'on 
essayait  de  llétrir. 

Miguel  Arnauld 


Les  Mille  Naits  et  Une  Nuit,  traduction  littérale  et  complète  du 
texte  arabe,  par  le  D'^  J.  C.  Mardrus;  tome  XI  :  Histoire  du  jeune  Nour 
ai>ec  la  Franque  héroïque;  les  Séances  de  la  Générosité  et  du  Savoir-- 
'  KHvre]  Histoire  merveilleuse  du  Miroir  des  vierges;  Histoire  dAladdin 
et  de  la  Lampe  magique  (Editions  de  La  revue  blanche^  in-8^  de  35o 
pages,  7  fr.)  —  Ce  tome,  le  onzième  d'entre  les  tomes,  commence  avec 
îaGji*'  nuit.  L'inépuisable  et  merveilleux  poète  qu'est  riiéroïque  Schah- 
razade  nous  y  conte  les  plus  ingénieuses,  les  plus  amusantes  et  les 
plus  féeriques  histoires  qu'ait  jamais  conçues  l'imagination  orientale 
dans  la  ileur  vive  de  sa  jeunesse;  où,  parmi  le  fantastique  d'inventions 
à  quoi  la  magie  collabore,  parmi  la  splendeur  sorcière  d'irréels  palais 
et  de  jardins  d'illusion,  éclate,  sincère  et  vrai,  un  adorable  chant 
d'amour  en  l'honneur  de  la  beauté  humaine. 

Que  sont  tous  les  éfrits  et  tous  les  génies,  toutes  les  vasques  débor- 
dantes de  dinars  d'or  et  les  arbres  lourds  de  pierreries  auprès  des  trois 
rayonnantes  amoureuses  à  qui  sont  consacrées  —  et  comme  dédiées  par 
la  ferveur  même  de  l'admiration  qu'elles  leur  témoignent  —  les  trois 
grandes  histoires  aventureuses  de  ce  tome  précieux  :  la  princesse 
Mariam,  de  ï Histoire  du  Jeune  Nour  avec  la  Franque  héroïque  ;  la 
plus  candide  et  la  plus  rafraîchissante  des  vierges,  la  douce  Latifah  de 
y  Histoire  merveilleuse  du  Mirer  des  Vierges:  et  la  célèbre  princesse 
Badrou'l-Boudour  de  la  célèbre  Histoire  dAladdin  et  delà  Lampe 
magique  ? 

De  ces  trois  contes  si  divers,  si  riches  de  fantaisie  et  d'heureuses 
impossibilités,  c'est  assurément  aux  deux  inconnus  que  va  notre  pré- 
férence. L  Histoire  du  Jeune  Nour  et  de  la  Franque  est  une  épopée 
d'amour  dont  telles  pages  disent  les  belles  joies  du  massacre  humain 
avec  une  violence  qui  évoque  certaines  de  nos  Chansons  de  gestes  ;  et 
cependant,  le  conte  avait,  au  début,  des  grâces  molles  et  toutes  amou- 
reuses dont  ténioij^nie  ce  verger  de  poèmes  où  sont  chantés  les  mérites, 
les  saveurs,  les  douceurs  et  les  vertus  des  figues  et  des  dattes,  des 
aman,des  et  des  jujubes,  des  abricots  et  des  grenades,  et  aussi  des 
bananes  «  aux  formes  hardies»  dont  le  poète,  songeant  aux  veuves  et 
aux  divorcées,  exalte  le  cœur  compatissant. 

Quant  à  V Histoire  merveilleuse  du  Miroir  des  Vierges,  elle  est  d*un 
symbolisme  délicat  et  charmant  et  si  plaisante  en  son  ensemble  que, 
depuis  Y  Histoire  dWli-Nour  et  de  Douce- Ami  \  il  n'en  est  peut-être 
pas  que  nous  ayons  aimé(î  davantage. 

Et  ces  imaginations  tendres,  héroïques,  lascives  et  voluptueuses  nous 
sont  présentées  sous  une  forme  incomparable  par  le  docteur  Mardrus, 
qui  semble  lui-même  un  Maghrébin  possesseur  d'une  lampe  magique. 


398  LA   REVUE   BLANCHE 

dont  les  mystérieux  servants  le  doteraient  sans  relâche  de  mots  sonnant 
comme  des  dinars  d'or  et  d'images  scintillant  comme  des  fruits  en 
pierreries. 

Romain  Coolvs 

Charles-Tiikopuilb  Fbret  :  La  Normandie  exaltée  (Paris,  K.  Du- 

mont,  in-80  de  35o  pages,  3  fr.  5o;.  —  M.  Ch.-Th.  Féret  consacre  tout 
un  recueil  de  poèmes  à  la  Normandie,  ainsi  épigraphié  :  «  Pour  les 
(ils  des  Vikings  ».  Quiconque  aime  les  beaux  vers  lira  cette  Normandie 
exaltée  qui  fait  songer  à  quelque  vieille  faïence  de  Rouen,  solide,  pré- 
cieuse, etblasonnée  de  couleurs  vives. 

Le  livre,  divisé  en  neuf  chapitres,  nous  montre  d'abord  les  quatre 
saisons  passant  sur  les  pommiers,  et  ce  sont  quatre  beaux  tableaux 
assez  impressionnistes  :  pastel,  aquarelle,  sanguine,  sépia.  Une  grande 
pièce  en  quatrains  de  fer  nous  rappelle  ensuite  à  nous.  Normands  con- 
temporains, notre  origine  Scandinave,  et  le  poète  y  crie  son  atavisme  à 
pleine  poitrine. 

Dans  les  prés  verts,  je  rêve  aux  caps  bleus,  aux  iiords  blancs  ; 
L'instinct  des  aïeux  morts  tracasse  encor  mes  veines. 

Et,  plus  loin  : 

Gens  de  ma  race  en  qui  l'ancestrale  effigie 
Noyée  au  sang  latin  garde  encor  sa  magie 
Aux  yeux  d'eau  verte,  aux  poils  de  flamme  resurgle... 

La  pièce,  magistralement,  se  termine  par  un  cri  de  gloire  qui  va 
vers  : 

Tous  nos  fiefs  de  la  mer,  toutes  les  Normandîes, 
Et  partout  où  le  viol  sous  les  torches  brandies, 
Sema  ma  race  aux  reins  des  pucelles  raidies... 

Les  a  Cris  de  Normandie  i)  nous  enfoncent  plus  avant  encore  dans  la 
neige  natale.  C'est  le  chant  du  skalde,  «  Thor  ayde  !  »  crié  par  ceux 
qui  viennent  dans  dos  esquifs 

Taillés  au  cuir  noir  des  aurochs. 

Cette  note,  à  notre  avis,  est  la  plus  belle  du  livre. 

Citons  encore  le  chapitre  consacré  à  Rouen  «  la  cité  pansue  »  et  où 
se  trouve  une  charmante  pièce  «  Pour  les  vieilles  maisons  de  bois  ».  Un 
beau  chapitre  est  celui  intitulé  «  les  Normands  ».  —  Celui  qui  parle 
de  «  Quillebœuf  et  du  Roumois  »  devient  plus  intime,  et  le  poète  y  verse 
quelques  larmes.  —  Des  ballades  ou  des  sonnets  impeccables  célèbrent 
les  «  Villes  Normandes  ».  Certaines  de  ces  pièces  font  songer  à  un 
«  Pays  du  Mulle  »  rétrospectif,  surtout  celle  qui  est  dédiée  aux 
poètes  normands,  avec  son  refrain  : 

liC  sieur  Malherbe  est  un  euiuique. 

«  Ad  Bibulos  »  nous  chante  les  boissons  normandes,  et  tout  se  ter- 
mine par  un  beau  poème,  «^  la  'l'erre  des  Aïeux  », 


LES    LIVRES  i99 

Celle  ou  sont  couchés  nos  morts  de  mille  ans, 

ces  morts  que  le  poète  Ch.-Tli.  Kéret  entend  parler  en  lui  et  qui  lui  ont 
inspiré  cette  œuvre  dont  il  peut  être  fier  parce  qu'elle  révèle  quelqu'un 
de  a  bien  racé  »,  comme  on  dit  chez  nous,  —  un  Leconte  de  Lisle  pour 
nous  tout  seuls. 

Lucie  Delarue-Mardrus 

Henry  Fèvre  :  Les  Minutes  parisiennes  ;  5  heures,  la  rue  du 

Croissant  (OUendorlT,  plq.  ill.,  2  fr.).  —  Le  camelot,  les  aboyeurs  de 
feuilles  publiques  —  cent  mille,  cent  cinquante  mille  peut-être  — 
à  rheure  où  tout  ce  qui  peine  dans  Paris,  financiers,  ouvriers,  bureau- 
crates, commencent  de  remonter  du  fond  de  la  cuve  métropolitaine  vers 
les  hauteurs,  vers  la  pâture  et  le  repos,  la  ruée  frénétique  et  hurlante 
dévale  et  se  répand  devant  eux,  à  leur  suite,  autour  d'eux,  offrant  l'autre 
pâture  et  l'autre  narcotique,  l'absinthe  du  cerveau  :  le  journal.  Eux  en- 
core «  bandes  volantes  »,  donneront  le  coup  do  gueule  et  le  coup  de 
poinçon  le  coup  de  bayados  décisifs  dans  les  réunions  électorales,  eux 
qui,  à  quarante  sous  par  tcHe  ou  pour  rien,  pour  Thonneur,  jetteront  le 
FiVe/...  et  le  A  mortL.,  aux  moments  d'ébullition  ;  appoint  de  la  po- 
lice, ou  bras  droit  des  partis  à  poigne,  ou  selon  le  vent  avant-garde  des 
insurrections,  ils  représentent  le  coup  ou  le  contre-coup  rompant  l'équi- 
libre ou  bien  le  replaçant,  de  Tautorité  ou  contre  l'autorité,  le  fatum  so- 
cial de  la  démocratie  autoritaire.  Au-dessus  à  peine,  la  plèbe  journaliste, 
nerf  ataxié  de  ce  multiforme  membre  dont  elle  se  pense  peut-être  le 
cerveau.  Voilà  ce  qu'imagent  àcrement,  fortement,  et  l'écrivain,  et  son 
collaborateur  le  dessinateur  Sunyer. 

Georges  Ohnet  :  Les  Minutes  parisiennes;  6  heures  :  la  Salle 
d'armes  (Ollendorfî,  plaq.  ill.  a  fr.).  —  Quatre  à  six,  l'heure  grave  : 
pendant  que  ces  messieurs,  pour  tuer  surtout  le  temps,  ou  combattre 
l'obésité,  chez  le  maître  d'armes  célèbre,  tirent,  leurs  femmes  et 
maîtresses  des  mains  du  couturier  illustre  évadées  (voir  k  heures  par 
Pierre Valdagnc)  trotUmt  aux  garçonnières...  A  la  fois,  les  vieilles  filles, 
parle  confesseur  averties,  à  Notre-Dame-des-Victoires,  à  Saint-Roch 
(voir  les  révélations  de  l'abbé  Charbonnel),  s'abîment  en  oraisons  devant 
Antoine  de  Padoue,  à  l'effet  de  sauver  toutes  ces  âmes  pécheresses, 
dans  le  moment  précis  où  elles  prennent  un  paradisiaque  avant-goût  des 
flammes  infernales. 

MÉMENTO  BIBLIOGRAPHIQUE 

ROMANS    ET   NOUVELLES  : 

André  Gide  :  Llmmoraliste  \  Mercure  de  France,  in-ik  de  ■2')7  pp., 
5  francs. 

George  Gissing  :  La  rue  des  Mcurt-de-faim,  traduit  de  l'anglais  ;  édi- 
tions de  La  revue  blanche,  in-8  de  A60  pp.,  *  fr.  5o. 

Le  Liseré  des  Mille  Nuits  et  Une  Nuit,  tome  XI,  traduction  J.  G.  Mardrus; 
Editions  de  La  revue  blanche,  in-S®  de  iS»  pp..  7  francs. 


4oo 


LA   REVUE   BLANCHE 


Anton  Tchékhov  :  Un  Meurtre,  traduit  dn  russe  par  Claire  Ducreux  ; 

in-i8  de  270  pp.,  \  fr.  "10. 
P.-J.  Toulet  :  Le  Mariage  de  Don  Quichotte \  Juven,  in- 18  de  3oi  pp., 

'\  fr.  '"jo. 

POÈMES  : 

Lucie  Delarue-Mardrus:  FerK'cui\  T^ditions  de  l.a  revue  blanche,  in- 12 

de  -220  pp.,  3  fr.  5o. 
Paul  Fort  :  Paris  sentimental  ou  le  Honian  de  nos  vingt  ans  ;  Mercure 

de  France,  in-18  de  212  pp.,  i  fr.  5o. 
J.-B.  La  Jarlière  :    Intimités   et   Révoltes',  Bibliothèque   des    Temps 

Nouveaux,  in-18  de  i3'i  pp.,  1  fr.  '"io. 

LITTÉnATURB    ALLKMAXDK   : 

P.  Mahn  :  Kreuzfahrt\  Fontano,  à  Berlin,  '3  M. 

M.  Grad  :  Wenn  Frûc/ite  rei/en;  Fontane,  à  Berlin,  3  M.  5o. 

Georg  Freiherr  von  Ompteda  :  Das  schœnere  Geschlecht;  Fontane, 
à  Berlin,  5  M. 

W.  Uhde  :  Vor  den  Pforten  des  Lehens\  IlerinannSeemann,  à  Leipzig. 

G.  Nicdenfuelir  :  Frau  Eva;  IL  Sceinann,  à  Leipzig. 

Klisa  Asenijeff  :  Tagehuchhlaetter  eueir  Fmanzipierten;  H.  Seemann, 
à  Leipzig. 

Carry  Braclivogcl  :  Der  Nachfolger,  ein  Roman  ausByzanz;  IL  See- 
mann, à  Leipzig. 

R.  Nordmann  :  Ein  Komtessenroman;  Fontane,  à  Berlin,  5  M. 


---^s^ 


Le  aérant  \  P.  Descuamps. 


Paris.  —  Imprimerie  C.  LAMY,  121,  bd.  de  L:i  Chapelle.  15150 


L'Entreprise  de  la  démoli- 
tion de  la  Bastille 


Sous  prétexte  d'anniversaire,  il  serait  certainement  fastidieux  de  ré- 
péter, une  fois  de  plus,  le  récit  si  souvent  fait  de  la  prise  de  la  Bastille, 
alors  que  les  détails  de  la  démolition  du  «  monument  du  despotisme  » 
sont  totalement  ignorés. 

En  quelques  pages,  on  ne  peut  prétendre  donner  l'histoire  de  la  dé- 
molition de  la  Bastille;  mais  du  moins  en  trouvera-t-on  ici  les  incidents 
les  plus  caractéristiques. 

11  n'en  fut  pas  de  la  Bastille  comme  de  certains  châteaux  (jue  le  peuple 
des  campagnes  pilla  et  rasa  d'un  élan  terrible  sans  autre  préoccupation 
que  de  détruire  ces  édifices,  symboles  de  l'asservissement  de  la 
glèbe. 

Malgré  relîervescence  publique,  la  prise  du  Château  Royal  ne  fut  pas 
suivie  de  pillage  ni  d'une  destruction  désordonnée  accomplie  par  une 
bande  de  forcenés. 

Le  peuple  avait  combattu  en  soldat  discipliné,  montrant  déjà  l'étoffe 
des  populations  militaires  qui  suivirent.  Au  siège  quasi  régulier,  à 
l'assaut  presque  classique,  succédèrent  le  démantèlement  rationnel,  la 
destruction  systémalifjuc  et  bien  administrée  dans  lesquels  on  sentait  la 
main  de  cette  bourgeoisie  qui.  aux  fastueuses  dilapidations  aristocrati- 
ques, allait  faire  succéder  l'économie  rapace  d'une  bonne  ménagère 
tenant  à  jour  son  livre  de  dépenses. 

Le  fait  en  est  rapetissé,  le  grandiose  de  la  lutte  s'en  ressent. 

Le  héros  de  la  démolition  fut  l'entrepreneur  des  bâtiments  du  roi, 
Palloy.  w  vainqueur  de  la  Bastille,  à  la  tète  de  son  district  de  Saint-Louis 
la  Cullure. 

La  Bastille  est  prise,  les  Parisiens  en  sont  maîtres.     . 

A  ciiKj  heures  du  soir,  raconte  ralloy,  le  |>euple  se  porta  à  la  recherche 
des  poudres,  ;*i  la  délivrance  tles  prisonniers,  à  s'emparer  des  satellites,  à 
éteindre  le  feu  du  gouverneniont.  Il  évita  les  déiirédations  et  se  mit  en  garde 
lonlrii  les  inalvcillanls  ui prit  garde  à  ce  qu'on  n'enleva  rien. 

C'est  ainsi  «nie  se  passa  l;i  nuit  avec  beaucoup  de  trouble  et  de  confusion, 
.l'y  ai  élîibli  le  sieur  Houelte,  un  de  mes  commis,  et  je  retournai  à  mon  poste; 
de  ea[)ilaine  eonuuandant  dans  le  district  de  l'Ile  Saint-Louis  (I). 

Le  sort  de  la  Hastille  était  déjà  décidé. 

Si  Texéculion  fnttout'3  administrative  de  formes,  la  pensée  fut  populaire 


(1)  liib.  Nul.  ANh=.  fr.  N.  A.  "iMl. 

•26 


4»''«  LA   REVUE    BLANCHE 

et  jaillit  soudainement   aussitôt  que  fut  apaisé  le  tumulte  de  la  ba- 
taille. 

La  municipalité  parisienne  et.  plus  tard,  TAssemblée  nationale  ne 
firent  qu'approuver  la  décision  prise  spontanément  parles  combattants^ 
sur  le  lieu  même  du  combat.  Les  «  vainqueurs  de  la  Bastille  »  ne  prirent 
pas  cette  décision  pour  seulement  la  coucher  sur  un  registre  de  dclibé* 
rations  ;  immédiatement  ils  commencèrent  à  Texécuter,  ainsi  que  PalloT 
nous  l'apprend, 

d'apn;s  le  vœu  général  du  peuple,  dit-il,  et  Tapprobation  de  tous  les  dis- 
tricts de  Saint-Louis  de  la  Culture  et  de  l'Oratoire  (1). 

Sans  attendre  que  Tautorité  lui  imposât  un  directeur,  la  foule  choisit 
Palloy  dont  les  amis  durent  certainement  pousser  l'élection. 

Par  la  passion  qu'il  déploya  pendant  cette  démolition,  il  est  évident 
(ju'il  eût  été  irrité  de  voir  dans  les  chantiers  de  ce  bâliment  excep- 
tionnel une  s(.ène  perpétuelle  de  désordre  et  de  confusion,  où  les  efforts 
mal  combinés  se  fussent  contrariés. 

Le  sentiment  était  amplement  satisfait  par  la  capitulation  des  soldats 
du  roi  ;  Thomme  pratique  se  retrouva  immédiatement. 

L'existence  de  l'organisa tion  dans  la  démolition  n'appartient  dooc 
pas  uniquement  à  Tesprit  de  Tépoque  :  elle  est  aussi  le  fait  d'un  individa 
qui,  sa  fonction  militaire  accomplie,  vit  un  chantier  dans  le  champ  de 
bataille  et  dépouilla  le  soldat  pour  laisser  agir  l'entrepreneur. 

Déjà  naissait  une  malveillance  sournoise  contre  laquelle  Palloy  se 
débattit  jiendant  deux  ans  et  qui  le  poursuivit  môme  après  la  dispari- 
tion de  la  forteresse.  Cette  malveillance,  passant  des  aristocrates  aux 
jacobins,  s'acharna  après  lui. 

Je  vous  doDoe  avis,  mon  camarade,  lui  écrivait,  le  mercredi  malin,  15  juil- 
let, Houette,  qu'il  se  promène  sur  les  tours  des  individus  étrangers  qui 
disent  aux  ouvriers  et  au  peuple  qu'il  faudrait  descendre  les  pierres  av€<; 
une  chùvre  et  «juc  si  les  entrepreneurs  do  la  Ville  ne  viennent  pas,  jamais 
Palloy  ne  démolira  la  Bastille.  Je  les  ai  envoyés  faire  foutre,  mais  ne  tardei 
pas,  surtout  de  larg-enl  car  il  y  a  quelqu'un  qui  veut  payer  les  ouvriers,  ne 
tardez  pas,  de  grâce,  car  ils  me  pendraient  ! 

Aussitôt  qu'il  est  relevé  de  garde,  Palloy  accourt  à  la  Bastille,  sa 
présence  change  la  face  des  choses.  Il  donne  des  conseils  aux  démolis- 
seurs inexpérimentés,  fait  l'appel  des  ouvriers  qui  avaient  passé  la  nuiL 
ferme  les  ateliers  qu'il  a  dans  Paris,  en  fait  venir  tous  les  ouvriers  et 
enibaache  tous  les  hommes  qui  se  présentent. 

L'effectif,  sous  ses  ordres,  se  monte  alors  à  800  hommes. 

L'organisation  de  la  démolition  se  parachève. 

Il  fut  établi,  dit  Palloy,  un  ordre  qui  a  été  rigoureusement  observé,  les 
ouvriers  qui  ont  été  employés  à  la  démolition  de  cette  forteresse  furent 
])lacés  par  dasse  d'ateliers,  en  nombre  égal  d'hommes,  sous  Tinspeclion  de 
leurs  sons-chefs;  lestjuels  ateliers  étaient  inspectés  par  des  chefs  qui  avaient 
une  certaine  quantité  de  sous-chefs  sous  leur  surveillance. 


(2).  IJib.  Nat.  M.  F.  N.  A.  2^11. 


i/entreprïse  dk  la  démolition  de  la  bastille  4o'5 

Les  rôles  se  faisaient  strictement  et  tous  les  jours  l'appel  nominal  était  fait 
par  mon  commis  qui  véniiait  les  feuilles  de  chaque  atelier  et  communi- 
quait la  feuille  gfénérale  aux  Inspecteurs  nommés  par  les  architectes  qui 
certifiaient  par  de  nouveaux  appels  ces  feuilles  de  rôle  qui  ensuite  étaienl 
remises  au  Hureau  de  la  Bastille  tous  les  soirs. 

Ces  mômes  feuilles  étaient  visées  par  les  Inspecteurs  et  de  là,  portées  soit 
au  Bureau  de  subsistance  de  la  première  commune,  soit  au  Bureau  des  Tra- 
vaux Publics  de  la  Municipalité. 

Un  placard  apposé  dans  le  chanlier  de  la  Bastille  montre  que  cet 
ordre,  comme  le  dit  Palloy,  ne  fut  pas  seulement  théorique. 

Municipalité  de  Paris. 
Département  des  Travaux  Publics. 

Samedi  14  novembre  1789. 

L'Administration  des  Travaux  Publics  ordonne  à  MM.  les  trois  Inspecteurs 
de  la  Bastille,  de  rapporter  tous  les  soirs  au  Bureau  de  Tllôtel  de  Ville,  la 
feuille  contenant  les  noms  et  qualités  des  ouvriers,  qui  sont  employés  à  c^tt« 
démolition,  dont  l'appel  se  fera  exactement  en  leur  présence,  tous  les  jour.s 
faute  de  quoi  ils  demeureront  responsables. 
Fait  au  bureau  de  la  Ville. 
Ce  14  novembre  1789. 

Signé  :  Cellerif.r,  lieutenant  de  maire; 

Jalliek  de  Savault,  conseiller  administrateur. 

MM.  les  Inspecteurs  en  vertu  de  cette  ordonnance  prient  les  chefs  et  sous- 
chefs  de  s'y  conformer,  de  signer  leur  feuille  tous  les  soirs,  de  ne  prendre 
aucun  ouvrier  de  quelque  part  que  ce  soit,  sans  l'aveu  de  l'administration  et 
de  leur  annoncer  que  tous  ceux  qui  manqueront  à  l'appel  le  lundi,  ne  seront 
pas  admis  aux  relevés  de  la  semaine  (1). 

Ce  fut  Palloy  qui  établit  un  bureau  «  chargé  de  tous  les  objets  relatifs 
à  la  Bastille  »  ;  à  ce  bureau  était  joint  un  comité  permanent  composé  de 
quatre  commissaires  : 

Dnssault,  pour  l'Abbaye  Saint-Germain  ; 

De  Chamars,  pour  Saint-Louis  la  Culture  ; 

Cforneau,  pour  Saint-Paul  ; 

Tailleaux,  pour  la  Ville. 

Le  service  de  démolition,  séparé  de  ceux  de  l'Arsenal  et  de  l'Artillerie, 
fut  composé  ainsi  : 

Architectes  :  La  Poize.  de  Montizon,  Jallier  de  Savault  et  Poyet. 

Inspecteur  général  :  Palloy. 

Inspecteurs  :  Vienne,  Triel,  Catala,  Martin. 

Comptabilité  :  Pallays. 

Kntrepreneurs  :  I^our  la  maçonnerie  :  Palloy  ; 

—  Pour  la  charpenterie  :  Guerné; 

—  Pour  la  couverture  :  Fanel  ; 

—  Pour  la  menuiserie  :  Renard  ; 

—  Pour  la  serrurerie  :  Dunier. 


(1)  Arch.  Nat.  F  la    \2\î. 


404  LA   REVUE    BLANCHE 

Premiers  commis  :  Collier,  commis  en  chef; 

—  Nogarel,  commis  à  TArsenal  1 1;. 

—  Clémenl,  commis  pour  le  toise  el  enlèvement  des 

pierres,  chef   de   service  des  pierres  et  des 
moellons. 

—  Baron,  commis  pour  le  bois,  fers  el  plomb  (i). 

—  Lobreau,  écrivain  de  bureau. 

—  Durandcau,  garçon  de  bureau  [V,. 

Il  serait  impossible  de  dresser  la  liste  des  ouvriers,  la  majeure  partie 
des  rùles  étant  disparue,  ni  d'établir  même  approximativement  le  nom- 
bre des  individus  différents  qui  travaillèrent  sur  les  chantiers.  Le 
compte  de  Palloy  était  fait  par  unité  de  temps  el  non  par  unité  d'hommes  ; 
de  plus  on  compte  jusqu'à  ii\  ouvriers  gratuits,  —  les  premiers  jours  il  y 
en  eut  certainement  davantage.  Palloy,  le  deuxième  jour,  reconnaît 
avoir  sur  ses  chantiers  environ  800  hommes,  il  ne  compte  pour  le  14  et 
le  ij  juillet  que  3/8  journées  de  travail.  A  la  même  époque,  l'inspec- 
teur Vienne  dit  qu'il  travaille  3oo  ouvriers  à  peine  et  le  marquis  do 
Sillery  en  voit  3.000  î 

Les  i5,  i(i  el  17,  la  Bastille  fut  gardée  par  la  compagnie  de  l'Arque- 
buse. Le  Ao,  une  compagnie  de  gardes-françaises  sous  les  (»rdres  du 
sergent  Ilennequin,  assura  la  protection  desbAtimenls  \\).  M.  de  Mous- 
signy,  capitaine  de  la  Bastille,  y  avaii  sa  maison;  sa  cave  fut  pillée  par 
les  gardes  françaises,  incorporés  dans  les  bataillons  de  la  Garde  Natio- 
nale, el  qui  furent  remplacés  par  les  Volontaires  de  la  Bastille,  com- 
mandés par  Hulin. 

Leur  séjour  d'environ  trois  mois,  dit  Détreiuieux,  fut  très  onéreux  à  la  Ville 
et  leur  retraite  fut  un  désastre,  ils  furent  remplacés  par  la  compagnie  des 
canonniers  que  commandait  M.  des  Perrières  (?),  aide-de-canip  de  M.  de 
Lafayclte.  Pendant  tout  ce  temps,  h;  garde-magasin  n'était  pas  à  son  aise, 
deux  procès-verbaux  ci-joints  sont  une  faible  esquisse  des  tours  (jue  l'on  lui 
jouait.  La  dévastation  totale  de  la  cuisine  des  Invalides  commise  par  les 
Volontaires  de  la  Bastille  à  pensé  lui  coûter  la  vie.  Ils  avaient  la  force  en 
main,  les  canonniers  n'étaient  pas  encore  armés,  ils  ont  chargé  leurs  voi- 
tures et  pendant  (|ue  l'on  fut  à  la  Ville  pour  requérir  la  force,  ils  sont  partis 
par  l'Arsenal  et  le  Pont- Marie,  évitant  par  là  leur  arrestation  à  la  Grève.  La 
ville  était  alors  si  pleine  d'affaires  que  l'on  a  fermé  le^  yeux  sur  cette 
démarche  (5). 

L'infortimé  Bétreniieux,  qui  se  voyait  périodiquement  dévalisé  n'avait 
j)as  à  regretler  rahsonce  dos  canoimiers.  11  est  probable  que  ceux-ci 
n'eussent  repris  le  butin  aux  volontaires  que  pour  se  l'approprier. 

La  place  de  Palloy  n'était  pas  une  sinécure  ni    un  posle  tranquille. 

(1)  n.  X.  _  M.  F.  N.  A.  'jsn. 

(•->)  H.  N.  -  M.  F.  llT.w;. 
(;;)  A.  X.  —  F.   I.J.  ijrj. 

(t)  liotrcuiieux  »jui  l'umiiit  ces  ri.:iisci;;nL'uients  écrit  textuellonient  ((  le  I^,  19  et  20,  oe 
fuilVlêvcon  cliirur;,M<-,  il  dut  cvdf;r  la  place  )>,  ce  qui  nous  paraît  incompréhensible, 
(ô)  B.  N.  -  M.  F.  X.  A.  :y>\\. 


l'entreprise  de  la  démolition  de  la  bastille  /«o5 

Les  cliantiers  de  la  Bastille    ressentirent  le  contre-coup    des   luttes 
politiques  du  moment.  Palloy  dut,  maintes  fois,  éviter  les  embûches 
que  lui  tendaient  les  aristocrates,  et  lutter  contre  ses  ouvriers  révoltés. 
Son  mémoire  en  témoigne  : 

Personne  n'a  été  plus  que  moi  exposé  dans  ces  moments  de  trouble  oi 
sans  des  hommes  de  confiance,  j'aurais  perdu  la  vie,  menacée  de  toutes 
parts. 

La  paye  des  ouvriers  était  une  opération  délicate  dans  laquelle  Palloy 
déploya  le  plus  d'énergie  et  le  plus  de  ressources. 

Voici  la  marche,  dit-il,  qui  a  été  observée  pour  les  payements.  Chaque 
rôle  de  semaine  était  joint  à  un  rôle  général  de  paye,  signé  des  architectes. 
D'après  les  certificats  des  inspecteurs  les  feuilles  de  rôle  étaient  enregisirées 
dans  les  bureaux  de  la  municipalité  et  par  une  ordonnance  qui  m'était  remise. 
J'y  apposais  l'acquit  et  ma  signature,  mon  commis  se  présentait  à  la  caisse 
pour  en  recevoir  le  montant,  la  délivrance  des  deniers  s'en  est  faite  par 
M.  de  Villeneuve,  trésorier  de  la  ville  (1). 

Les  premiers  jours,  l'administration  municipale  étant  désorganisée, 
le  trésorier  de  la  ville  ne  pouvait  délivrer  les  deniers  ;  il  fallait  que  la 
paye  se  fît  quand  même.  Les  ouvriers  de  la  Bastille  n'étaient  pas  des 
ouvriers  ordinaires.  Un  retard,  une  parole,  un  geste  qui  ne  leur  plaisait 
pas,  ils  étaient  prompts  à  prendre  une  lanterne  comme  potence.  Leur 
susceptibilité  était  extrême,  il  fallait  peu  de  chose  pour  leur  paraître 
suspect,  passer  pour  un  traître  et  être  traité  comme  tel.  Heureuse- 
ment pour  lui,  Palloy  était  fort  aimé  de  ses  ouvriers. 

11  trouva  des  appuis  financiers  et  put  faire  des  avances  considéra- 
bles. 

La  paye  des  ouvriers,  dit-il,  s'est  faite  tous  les  dimanches  en  présence  des 
architectes  et  inspecteurs,  par  leurs  sous-chefs  quand  il  n'y  avait  pas  de 
retard  à  éprouver.  Il  est  arrivé  plusieurs  fois  que,  dans  les  moments  de 
trouble,  que  la  Révolution  suscitait,  il  y  avait  un  retard  dans  les  paiements, 
faute  de  ne  pouvoir  obtenir  les  ordonnances,  ainsi  que  les  signatures  ou  par 
des  contestalions  qui  s'élevaient  qu'il  fallait  débattre;  ce  qui  m'a  plus  d'une 
fois  forcé  de  faire  les  avances  de  mes  propres  fonds  plutôt  que  de  faire 
attendre  les  ouvriers  après  leur  dû. 

M.  de  Villeneuve,  trésorier  de  la  ville,  Trudon,  administrateur  et  Hanoult, 
brave  et  riche  citoyen,  m'ont  plusieurs  fois  avancé  des  payes  entières  dans 
les  moments  de  crise,  causés  par  des  ouvriers  étrangers  (2)  pour  commettre 
une  insupreclion.  Personne  n'a  été  plus  que  moi  exposé  dans  ces  moments 
de  trouble  et  sans  des  hommes  de  confiance  j'aurais  perdu  la  vie,  menacée 
de  toutes  parts. 

M,  Pitra,  électeur  de  1789,  membre  du  département  de  la  comptabilité  da 
domaine,  qui  a  éto  do  l'administration  provisoire  et  définitive  jusqu'à  la  iin 
de  1791,  est  souvent  resté  le  samedi  jusqu'à  minuit,  pour  signer  les  ordon- 
nances de  paiement  des  ouvriers  de  mon  atelier,  par  la  crainte  qu'avait  le 


(1)  B.  N.  M.  F.  N.  A.  2811. 

(2    Aux  eh,iMtier>i  tie  la  Ba.stillc. 


joG  LA   BEVUE   BLANCHE 

patriarche  de  la  Révolution,  (jue  mes  ouvriers  ne  se  portassent  le  lendemain 
à  des  excès  d'insubordination  qui  m  auraient  fait  perdre  la  vie. 

Dès  le  i5  juillet,  Palloy  est  aidé  dans  son  entreprise.  Houetle  loi 
«îcrit  que  M.  Basson,  libraire,  rue  Serpente,  s'offre  de  lui  avancer  quel- 
(jucs  sacs  (de  monnaie]  et  à  lui  échanger  tous  ses  billets  de  caisse.  Plu- 
sieurs districts  paraissent  disposés  à  fournir  des  fonds. 

La  paye  du  i(>  juillet  fut  particulièrement  mouvementée,  Tentrepre- 
nour  la  raconte  ainsi  : 

.Je  fus  à  la  brune  pour  faire  ma  paye,  plusieurs  gueux  entre  autres  le 
coupeur  de  têtes  avaient  projeté  de  me  perdre.  J'ai  vu  à  un  arbre  la  corde 
disposée  pour  l'exécution,  les  coups  de  marteaux  et  autres  lombai^înt  sur 
moi,  je  me  suis  défendu  et  ai  lutté  contre  mes  assassins  pendant  quatre 
heures.  J'ai  i*eçu  le  soir  un  coup  de  fusil,  qui  me  perça  mon  chapeau. 

Tout  servit  de  prétexte  à  l'émeute  sur  Je  chantier  de  la  Bastille. 

Les  jours  diminuaient  et  avec  eux  les  heures  de  travail.  Selon  la  cou- 
tume du  bâtiment  à  cette  époque,  les  salaires  furent  abaissés  de  trente- 
six  sous  par  jour  à  trente  sous.  Ce  fait  fut  la  cause  de  plusieurs  jours 
de  trouble. 

L'inspecteur  de  Vienne  fut  renvoyé  à  cause  des  accusations  que  les 
ouvriers  formulèrent  contre  lui. 

On  trouva  chez  un  chef,  nommé  Beuglet,  un  mémoire  rédigé  par  de 
Vienne  pour  faire  renvoyer  un  ouvrier,  il  y  eut  alors  un  commencement 
d'insurrection.  Beuglet  fut  chassé  par  tous  les  maçons  et  taîileors  cLe 
pierre.  Les  terrassiers  le  soutinrent 

parce  que,  dit  liétremieux.  il  était  créalare  de  l'inspecteur  qui  conduisait  en 
même  temps  les  travaux  de  charité  dont  ces  terrassiers  avaient  été  tirés.  Ce 
cfui  occasionna  une  petite  guerre  civile  qui  Jinit  par  l'emprisonnement  du 
ihef  etq'jelques-uns  de  ses  plus  zélés  défenseurs. 

La  paie  ayant  été  retardée  de  deux  jours.  Collier,  le  premier  commis  de 
î'alloy,  courut  les  plus  g:raiids  risques  ;  et  sans  les  sieurs  Dasca,  Bétremieux 
t't  Clément  l'aîné  il  perdait  la  vie  aux  travaux  du  maréclud  qui  tient  à  la 
Grille,  Place  de  la  Bastille. 

Lors<]ue  Bétremieux  fut  nommé  garde-magasin  et  qu'il  voulut  prendre 
possession  de  son  poste,   Témeute  recommença. 

11  eut  toutes  les  peines  imaginables  de  se  faire  reconnaître  lorsque  son 
brevet  fut  en  règle,  des  intrigants  qui  le  regardaient  comme  un  surveillant 
lirenl  difiiculté  de  le  laisser  eiitrer  en  fonction  : 

Il  fut  témoin,  trois  jours  ai)rès,  d'un  événement  effrayant,  pour  toute  por- 
.soune  chargée  de  prendre  un  commandement  quelconque  dans  une  telle 
révolution.  Un  matin,  un  des  quatre  inspecteurs  voulant  établir  l'ordre  dans 
lit  chantier  fut  obligé  de  se  sauver  à  toutes  jambes  pour  garantir  sa  vie.  Il 
n'a  jamais  reparu. 

Une  autre  fois,  relaie  Bétremieux: 

On  trouva  à  peu  près  î.2<>0  livres  d'argent  monnayé,  noirci  par  es 
Ihunnies,  et  environ  90  jetons  d'argent.  On  décida  le  partage  entre  tous,  cela 
«ausa  un  grand  désagrément  à  certains  individus,  moi  surtout  pour  avoir 
mal  calculé,  j'ai  manqué  d'élre  pendu  : 


l'entreprise  de  l.v  démolition  de  la  bastille  407 

Un  sous-chef,  nommé  Maillard,  a  été  soulevé  de  terre,  et  sans  M.  PaHoy, 
qui,  heureusement,  fut  assez  fort  pour  percer  la  foule  et  couper  la  corde,  il 
était  mort.  11  était  accusé  d'avoir  détourné  des  pièces.  Moi  j*étais  accusé 
d'avoir  dit  que  l'on  n'avait  pas  tout  distribue  à  dessein  d'exciter  un  soulève- 
ment (1). 

Les  chantiers  de  démolition  de  la  Bastille  devinrent  la  promenade  à 
la  mode  pour  tous  les  badauds  de  Paris.  Autour,  il  y  eut  foule.  On  y 
vint  en  carrosse. 

L'ambassadeur  de  Russie  daigna  écrire  à  Palloy  pour  solliciter  Tau- 
torisation  de  visiter,  les  Anglais  affluèrent.  Dès  Touverturc  des  chan- 
tiers, on  avait  établi  un  système  de  cartes  d'entrée,  réservées  au  Per- 
sonnel. Les  personnes  étrangères,  non  munies  de  carte,  ne  pouvaient 
voir  que  la  première  cour. 

Les  ouvriers,  à  force  de  faire  des  allées  et  venues,  furent  vite  connus 
des  sentinelles,  et,  pouvant  entrer  sans  montrer  leur  carte,  ils  en  trafi- 
quèrent :  on  en  vendit  six  livres  et  douze  livres.,. 

Les  sentinelles  saisirent  des  cartes  de  faux  détenteurs  et  les  reven- 
dirent. U  fut  impossible  d'empêcher  ce  trafic. 

Tout  visiteur  était  accompagné  d'un  ouvrier.  Ces  guides  «  faisaient 
iîontribuer;  d'ailleurs  les  bourgeois  eux-mêmes  oiTraient  des  pour- 
boires. » 

Plusieurs  ouvriers  achetèrent  des  flambeaux  et  firent  visiter  les 
cachots. 

.l'ai  moi-niôme,  dit  Palloy,  muni  de  flambeaux,  satisfait  les  personnef; 
qui  désiraient  voir  ces  afl'reux  antres  du  despotisme  et  ce,  pour  empêcher 
les  ouvriers  de  rançonner  le  public. 

Certains  imaginèrent  pour  «  satisfaire  leur  cupidité  »  de  faire  une 
excavation  dans  laquelle  ils  cachaient  a  une  certaine  quantité  de  per- 
sonnes qui  avaient  la  patience  d'attendre  que  Tappel  fut  fait  »  et  qui 
«  passaient  les  nuits  dans  l'intérieur  des  cachots  ». 

On  ne  sait  pas  combien  ces  amateurs  de  culs  de  basse-fosse  payèrent 
pour  coucher  une  nuit  sur  la  pierre,  dans  l'humidité  et  la  saleté. 

Ne  pouvant  arrêter  ce  trafic  qu'encourageaient  de  hauts  personnages 
on  résolut  d'en  faire  profiter  la  totalité  des  ouvriers  ;  le  Comité  perma- 
nent, par  un  ordre  en  date  du  18  juillet  1789,  établit  à  l'entrée  un  tronc 
dans  lequel  les  visiteurs  verseraient  leur  obole. 

L'inspecteur  Vienne,  qui  en  eut  la  responsabilité,  en  confia  la  surveil- 
lance à  sa  fille.  Les  ouvriers  les  accusèrent  de  dilapider  le  produit  des 
dons.  Un  jour,  le  tronc  fut  forcé,  et  Bétremieux,  rapportant  le  fait,  dit 
que  «  cela  causa  une  effratyante  insurrection.  » 

Aucune  des  agitations  dont  les  chantiers  furent  le  théâtre  n'atteignit 
la  violence  de  celle  que  suscita  en  septembre  1 789,  la  proposition  d'une 
mise  en  adjudication  des  travaux  par  «  entreprise  et  au  rabais  ». 

L'arrêté  établissant  l'adjudication  que   fit  paraître  la  municipalité 


(U  B.  N.  —  M.  F.  X.  A.  :V2\\. 


■ 


4o8  LA   REVUE   BLANCHE 

occasionna  a  une  rumeur  si  violente  que  des  lettres  anonymes  furent 
adressées  de  tous  les  ateliers  contre  les  administrateurs».  Ceux-oi, 
voyant  qu*ils  ne  pouvaient  exécuter  leur  décision,  acceptèrent  la  propo- 
sîiion  faite  par  Palloy  de  prendre  l'adjudication  à  lui  seul  comme  simple 
gérant  remboursable  des  avances  de  fonds  faites  par  lui. 

Se  sachant  aimé  de  ses  ouvriers,  et  que  cette  soumission  était  dans 
les  intérêts  de  la  municipalité,  Palloy  leur  démontra  que  les  bons  sujets 
ne  pouvaient  qu'y  gagner  ;  mais  des  hommes,  «  payés  par  les  partis 
contraires  qu'il  connut  trop  tard  détournaient  ces  braves  gens  »,  delà 
proposition  qu'il  leur  fit.  Il  ne  put  rien  obtenir. 

Il  fut  proposé,  dit  Palloy,  de  liàter  cette  soumission  en  ma  faveur.  L'adju- 
dication publiqiie  parut  à  la  Municipalité  le  moyen  propre  à  garantir  Tadmi- 
nistration  des  soupçons  qu'elle  présumait  pouvoir  s'élever  contre  elle  et  cette 
décision  fut  adoptée  ce  qui  occasionna  parmi  les  ouvriers  un  soulèvement 
d'une  telle  violence  que  le  district  de  Saint- Louis  la  Culture  fut  obligé  d'être 
intermédiaire.  Plusieurs  membres  se  présentèrent  aux  mutins  et  eurent 
beaucoup  de  peine  à  les  apaiser. 

La  garde  fut  quadruplée. 

La  Municipalité  fît  procéder  à  l'adjudication  le  11  décembre,  la  pre- 
mière enchère  fut  portée  à  3o.ooo  liv.,  elle  tomba  jusqu'à  a8.6oo  liv.  De 
prétendus  délégués  des  chantiers  de  la  Bastille  se  présentèrent  et  se 
rendirent  adjudicataires  pour  28.600  liv.  sous  le  nom  de  Rogi  er. 

N'ayant  pas  de  mission  légale,  ils  pensèrent  payer  de  leur  vie  la  har- 
diesse de  leur  démarche,  ils  furent  chassés  de  l'atelier. 

Il  aurait  fallu,  dit  Palloy,  employer  toute  la  force  pour  assurer  leurs  droits 
aux  adjudicataires.  Le  bureau  de  la  ville  se  vit  contraint,  en  vertu  de  l'oppo- 
sition formelle  de  la  plus  grande  partie  des  ouvriers,  et  pour  rétablir  l'ordre^ 
d'abandonner  toute  espèce  d'adjudication. 

Les  administrateurs  reculèrent  devant  la  nécessité  de  se  livrer  à  une 
seconde  prise  de  la  Bastille  pour  la  faire  démolir,  en  exécutant  la  loi. 

Un  arrêté  du  9  janvier  1790  résilia  l'adjudication. 

Ce  petit  fait,  sur  lequel  passent  les  historiens,  était  plus  qu'une  simple 
grève,  il  montre  que  la.  masse  fait  tomber  la  loi  sitôt  qu'elle  veut  em- 
ployer sa  force. 

Cette  tenace  opposition  à  l'adjudication  (Hait  peut-être  entretenue 
comme  Palloy  le  prétend,  par  les  satellites  de  V aristocratie .  L'adjudica- 
tion, c'était  l'ancien  régime  ;  elle  rappelait  les  vastes  escroqueries,  les 
dilapidations  des  fermiers,  des  officiers  civils  et  militaires  qui  n'étaient 
que  des  adjudicataires  d'espèces  particulières. 

Le  mot  seul  était  suspect  à  la  foule. 

C'était  à  la  municipalité  qui  venait  d'être  créée  qu'incombait  la  tâche 
de  détruire  «le  monument  du  despotisme  »  et  non  aux  spéculateurs. 

Il  importait  peu  aux  terribles  démolisseurs  que  la  municipalité  man- 
quât de  numéraire,  une  corde  au  i)out  d'une  lanterne  et  les  administra- 
teurs en  trouvaient. 


l'entreprise    de    la    démolition    de    la   bastille  /|09 

Dans  la  résistance  des  chantiers,  il  entrait  un  motif  particulier.  Des 
adjudicataires  se  partageant  l'entreprise  eussent  amené  leurs  ouvriers 
dépossédant  ainsi  les  anciens  travailleurs  dont  beaucoup  étaient  des 
s^ainqneurs  de  la  Bastille, 

Les  ouvriers  de  la  Bastille  montrèrent  des  forces  qui  commencèrent  à 
faire  réfléchir  le  Tiers-Etat  sur  le  torrent  qu'il  avait  déchaîné. 

Enfin  Palloy  resta  définitivement  Inspecteur-Général  et  Entrepreneur 
pour  la  maçonnerie,  ayant  sous  sa  surveillance  la  masse  des  humbles 
compagnons,  phalange  inconnue  que  l'histoire  oublia  et  qui  lutta  utile- 
ment, mais  sans  prestige. 

Une  lettre  de  Bailly  (i)  à  Lafayette  du  lo  novembre  1790,  donne  une 
idée  des  inquiétudes  que  ce  chantier  causa  aux  autorités  : 

Il  demande  les  ordres  de  Lafayette  pour  que  le  jour  de  la  paye  les 
ouvriers  soient  soigneusement  surveillés  :  il  craint  encore  une  nouvelle 
insurrection. 

Ces  rébellions,  ces  émeutes,  cette  agitation  perpétuelle,  n'empê- 
chèrent pas  les  ouvriers  de  déléguer  auprès  de  M.  de  Lafayette,  le 
21  octobre  1789,  leurs  camarades  Guirard,  dit  Tourangeau,  Laferre 
d'Aix,  Toussaint  Liotet,  Pierre  Bournin,  Chevillete  avec  une  adresse  où 
on  lisait  : 

Les  ouvriers  de  la  Bastille,  toujours  empressés  de  ramener  le  calme  dans 
les  moments  de  trouble,  tranquilles  dans  leurs  travaux  à  la  destruction  du 
colosse  formidable  de  cette  forteresse  (2). 

Les  salaires  journaliers  étaient  fixés  à  3  liv.  pour  un  commis,  2  lîv. 
5  s.  pour  un  chef  d'atelier,  1  liv.  pour  un  écrivain,  un  sous-chef  et  un 
garde-magasin,  les  ouvriers  gagnaient  de  i  liv.  10  s.  à  i  liv.  16  s.  La 
modicité  de  cette  rétribution  légitime  l'exploitation  à  laquelle  les  ou- 
vriers se  livrèrent.  Palloy  estime  à  '«o.ooo  liv.  les  revenus  que  produi- 
sirent les  visiteurs. 

Les  ouvriers  étaient  pour  la  plupart,  des  pauvres  gens,  admis  là,  par 
charité  municipale.  Palloy  a  montré  ce  caractère  de  charité: 

....  les  circonstances  fâcheuses  du  temps  forcèrent  à  recevoir  ces  honnêtes 
citoyens  réduits  à  la  plus  afl'reuse  indigence,  ayant  perdu  leurs  états  à  la 
Révolution.  Toutes  ces  considérations  méritaient  bien  l'indulgence  à  l'égard 
de  nos  frères,  victimes  de  notre  liberté.  Il  ne  pouvait  pas  s'opérer  du  bien 
qu'il  ne  se  fit  du  mal,  c'est  ce  que  beaucoup  d^individus  ont  éprouvé  et  éprou- 
vent encore.  Il  fallait  donc  que  cet  atelier  reçut  dans  son  sein  ces  honnêtes 
familles  pour  leur  procurer  les  aliments  nécessaires.  (3) 

En  1791,  la  municipalité  décida  de  supprimer  l'atelier  de  la  Bastille. 
La  veille  de  la  fermeture,  Bailly  écrivit  à  Lafayette  pour  lo  prier 


(1)  B.  N.—  M.  F.  11697. 

^2;  B.  N.-  M.  F   N.  A.  -2811. 

(3)  B.  N.  M.  F.  2Hn. 


/,io  LA   REVUE   BLANCHE 

de  disposer  des  patrouilles  et  ûes  forces  de  réserve  pour  empêcher  leur 
rassemblement  sur  le  terrain  de  la  Bastille  ou  ailleurs  si  on  le  tentait  et  de 
donner  des  ordres  nécessaires  pour  que  la  suppression  soit  exécutée  et  pour 
prévenir  et  empêcher  tout  désordre. 

La  situation  des  ouvriers  était  très  mauvaise.  Les  ateliers  de  secours 
étaient  insuffisants,  on  renvoyait  de  la  ville  tous  les  ouvriers  originaires 
de  province,  la  fermeture  d'un  chantier  était  chose  grave,  le  peuple 
pouvait  s'en  émouvoir  assez  fortement  pour  que  l'emploi  de  la  force 
militaire  ne  fut  pas  une  prévision  exagérée. 

A  elle  seule,  la  lettre  de  Bailly  démontre  que  la  Révolution  qui  s'opé- 
rait ne  changeait  rien  à  la  réelle  situation  sociale  des  travailleurs. 

Avant  la  fermeture  du  chantier,  Barrère  de  Vieuzac  prononça  loraison 
funèbre  de  la  a  défunte  Bastille  »  comme  on  disait  alors. 

...  Ce  n'était  pas  assez  de  l'arracher  aux  Tyrans,  il  fallait  en  renverser 
jusqu'aux  fondements  pour  leur  ôter  tout  espoir  d'en  faire  encore  un  Jour 
l'instrument  de  leur  vengeance. 

C'est  sous  les  yeux  de  l'Assemblée  nationale,  sous  Finspeclion  de  la  Muai- 
ripalité  parisienne,  que  sont  tombés  sons  les  mains  libres,  ces  murs  orgueil- 
leux, la  honte  et  l'effroi  delà  France. 

Peu  à  peu  l'orateur  dévoile  le  but  pratique. 

Des  pères  de  famille,  des  artistes,  des  citoyens  de  tous  les  états,  forcés 
par  \k\  loi  supérieure  du  besoin,  et  par  les  circonstances  malheureusement 
iuévilables  d'une  grande  révolution,  ont  travaillé  à  cette  démolition.  Ils  ont 
reçu,  pour  faire  subsister  leur  famille,  un  salaire  honorable  que  la  Municipa- 
iilc  de  Paris  a  eu  soin  de  leur  faire  payer  avec  la  plus  scrupuleuse  exacti- 
tude. Cependant  la  diminution  sensible  des  revenus  de  la  Municipalité,  Taug- 
ineutation  de  ses  dépenses,  la  troupe  du  centre,  sa  police,  la  garde  qui  Teille 
ù  la  sûreté  de  l'Assemblée,  le  secours  des  ateliers  de  charité  la  mettent  dans 
un  L'iat  de  pénurie  extn^me.  Elle  réclame  la  rentrée  des  fonds  qui  ont  ser\ià 
cetli'  dépense,  des  raisons  appuyées  sur  la  justice  et  même  les  décrets  de 
TAsscmblée  autorisant  les  prétentions  de  la  Municipalité,  les  biens  natio- 
naux sont  à  la  Nation,  la  Bastille  était  un  bien  national  mais  le  terrain  sur 
lequel  elle  était  placée,  ainsi  que  les  matériaux,  sont  une  partie  du  Domaine 
public,  ainsi  c'est  à  la  Nation  à  porter  cette  dépense... 

Pour  aliéner  le  terrain  de  la  Bastille,  il  fallait  la  démolir...  C'est  une  des- 
truction politique,  un  acte  vraiment  révolutionnaire  |niisqu*il  a  servi  à  ren- 
verser les  tyrans.  C'est  un  événement  national  qui  est  la  suite  de  la  sainte 
insurrection  du  14  Juillet.... 

Les  frais  de  démolition  montent  à  566,143  liv.  13  s.  3  d.  La  Municipale  a 
vendu  pour  75,243  liv.  ;  le  reste  des  matériaux  se  porte  à  254,999  Ht.  Les 
frais  de  démolition  sont  donc  réduits  à  237,901  liv.  13  s.  3  d.,  qu'il  sera  facile 
de  recouvrer  par  la  vente  du  terrain.  Si  l'Assemblée  n'aime  mieux  y  placer 
un  monument  qui  porterait  le  titre  de  place  de  la  Liberté. 

A  c;e  sujet  l'inspecteur  Vienne  écrit  : 

La  Bastille  a  coûté  jusqu'à  ce  jour  environ  600,000  liv.,  mais  on  l'a  trom- 
pée (l'Assemblée)  si  on  lui  a  dit  que  ces  experts  ont  trouvé  que  la  vente  ira 


lkntrkprisî:  de  la  démolition  de  la  bastille  'iII 

:\  :5:{0,2'i2  liv.  :  elle  ne  peut  aller  à  plus  de  172,000  liv.,  et  suivant  les  dépi-a- 
dations  déclarées  par  les  ouvriers,  ce  produit  n'excédera  pas  150,000liT.  (1). 

L'Assemblée  nationale,  par  le  décret  du  6  octobre  1790,  décréta  que 
la  démolition  de  la  Bastille  serait  faite  aux  frais  de  la  Nation. 

lui  tête  du  compte-renda  de  son  entreprise  de  démolition  du  vieux 
(Ihaleau  Royal,  Palloy  s'exprime  ainsi  : 

Le  récit  que  je  fais  au  peuple  souverain  et  à  vous.  Messieurs,  par  l'ex- 
post'î  de  mon  compte,  n'est  que  iK>ur  satisfaire  la  Nation  et  me  féliciter  moi- 
môme  sur  ma  conduite  franche  ri  loyale  et  pour  prouver  que  rien  ne  me  fera 
changer  <le  fiicon  de  penser.  Ce  que  ma  plume  trace,  mon  arnr  le  dicte.  Je 
suisintacL  (^ue  l'on  m'accuse  je  répondrai...  J'invite  tout  homme  en  place, 
charf^é  de  la  partie  administrative,  de  siii>Te  mon  exemple  en  rendant  cxîmpte 
publiquement. 

Ce  qui  irempècha  pas  Cavaignac  de  l'accuser  d'avoir  dilapidé,  mais 
CFi  ces  temps  personne  n'était  à  l'abri  d'une  accusation  qui  ne  SèiHitpour 
que  l'historien  en  prenne  la  responsabilité. 

Voici  les  principaux  cléments  statistiques  du  compte  de  la  dértiolition 
de  la  r3astilie  : 

Portier  et  prise  de  la  Bastille Î).l:i8  liv.      2  s. 

Inspecteur    général '♦.ëôO   » 

Commis  et  écrivains <>.27'»    »  10  » 

Chefs  et  sous-chefs •20.942   »  15  » 

Maçons  et  tailleurs  de  pierre^ 7:18. 'iTi    »  10  »     •'«  d. 

Garçons -2)^.661    »  14  » 

Ouvriers  malades  et  ble.*wés. 1.888   »  19  » 

Fournitures 'i.0'28    »  20  » 

("ommis-magasiniers 2.1^89   »  17  »     8  d. 

Frais  (le  bureau 'J.LM    •>  17  » 

i^ommis  pour  le  transport  des  voitures.  2.'i27    »  5  » 

Commis  pour  la  vente  des  bois l.twG   »  2  » 

Commis  pour  Lenregistrement  des  ma- 
tériaux    2.993    »  1   » 

Frais    d  cscojnple 29.9<)1    »  13  »      3  d. 

850.750  liv.  ri5  6.  15  d. 

Le  p.iiumenl  des  ouvriers  comprit  f)G  payes  dont  (i5  furent  elïectuées 
par  le  Trésor  national,  les  '|i  premières  par  la  Municipalitt*. 

Voici  le  compte  établi  par  Palloy  {-jl)  des  dépenses  des  i.|  et  1 5  juillet* 

«  Avoir  placé  le  sieur  Ilouellc.  mon  commis  pour  aider  à  éteindre  le 
feu  conjointement  avec  tous  les  ouvriers  de  mes  ateliers  ([ui  ont  passé 
jours  et  nuits  pendant  deu.x  jours  et  qui  n'ont  exigé  que 
Ja  somme  <lc Ho  \ix. 

Deux  voitures  d'équipages  que  j  ai  envoyées  lors  de 
l'attaque  de  cette  forteresse  et  qui  ont  été  estimées.  .       i33     »      .'i  s. 

;1)  A.  N.  —  F'^  1242. 
2)  13.  X.  M.  F.  X.  A..  2S11. 


4 12  LA   REVUE   BLANCHE 

Plus  pour  des  pinces,  pioches,  coins,  autres  instru- 
ments          k^     »     i8  s. 

Pour  deux  commis,  pendant  deux  nuits  et  un  jour  à 
3  livres •  .  .  .         i8     » 

Réclamation  faite  par  deux  particuliers  qui  ont  de- 
mandé salaire  à  Tinstant  de  la  paye  de  : 

aSo  journées  à  !a5  sols.  . 3iî*     »    lo  s. 

128         —        à  20  sols 128     ï> 

Pour  deux  voyages  de  voiture  d'équipage  et  quatre 
voyages  pour  le  transport  des  canons  et  autres  objets.         2/1     » 

J'ai  perdu  mon  chapeau  qui  m'a  été  arraché  par  des 
fripons  au  moment  que  je  faisais  la  paye. 

Total 692  liv.    12  s. 


Nous  terminerons  i(û  l'histoire  sommaire  de  la  démolition  de  la  Bas- 
tille dont  le  récit  complet  demanderait  un  volume  (i).  Si  peu  détaillé  que 
paraisse  cet  article,  lorsqu'on  voit  le  nombre  de  documents  administra- 
tifs auxquels  cette  opération  donna  lieu,  il  suffira  cependant,  croyons- 
nous,  à  montrer  le  caractère  méthodique  et  utilitaire,  qu'aflecta  la  des- 
truction du  monument,  que  certains  faits  —  et  aussi  beaucoup  de 
légendes  —  avaient  voué  à  l'exécration  des  Parisiens. 

Enfin,  si  l'on  veut  donner  au  fait  sa  véritable  valeur,  on  voit  que  si  la 
prise  et  la  démolition  de  la  Bastille  constituent  un  des  événements  les 
plus  saillants  de  la  Révolution  française,  il  serait  exagéré  de  lui  accor- 
der l'importance  qui  lui  est  communément  attribuée. 

Ce  fut  un  prodrome,  une  manifestation  avant-courrière,  permettant 
de  prévoir  la  violence  du  bouleversement  social  qui,  lentement,  s'éla- 
borait dans  les  couches  populaires,  et  non  un  fait  décisif. 

Le  I  /|  juillet  1789  fut  une  grande  journée  parisienne,  c'est  incontes- 
table; ce  fut  un  soufflet  donné  à  la  monarchie,  mais  le  10  août  1792 
devait  être  la  journée /ir^//o/m/^,  le  coup  de  massue  qui,  pour  longtemps, 
écraserait  la  royauté. 

G.  Dubois-Desaui.le 


(Ij  Lu  démolition  «le  la  UrsUIK-  ne  fut  aciievûe  qu'eu  17'.»2  (A.  N.  —  A.  F.  I.  f®  87;  et 
Cl.  r.i».  f"i87  0- 


Essai  sur  Tlmmoraliste 


Dirons-nous  que  les  événements  auxquels  nous  assistons 
sont  un  tableau  si  empâté  qu'il  faut  le  larfçe  recul  du  temps  pour 
en  juger  ?  Comment  alors  parler  de  nous-mêmes,  quand  nous 
commençons  seulement  à  comprendre  la  lointaine  et  rouge 
fresque  de  la  Révolution?  Et  pourtant,  quoique  confus,  le  sen- 
timent nous  est  déjà  venu  d'un  actuel  et  bien  plus  capital  bou- 
leversement. Ce  ne  sont  plus  des  chutes  de  bastilles  qui  nous 
importent.  Ce  que  nous  attaquons  n'est  ni  de  fer,  ni  de  pierre. 
C'est  rinvisible,  gigantesque #et,  semblait-il,  inexpugnable  mo- 
nument des  deux  ou  trois  idées  devant  lesquelles  tremble  l'hu- 
manité. Voici  la  Révolution  de  la  Pensée.  Pour  la  vraie  première 
fois,  risquons  un  mot  immense,  les  hommes  commencent  î\ 
songer  à  la  Libéria. 

Autour  d'Ellc,  déjà,  des  murmures  d'émeute  étaient  montés 
avant  la  voix  de  Zarathoustra,  trompette  de  Jéricho.  Tout  au 
loin  du  temps,  l'armée  mercenaire  des  sophistes  traînait  avec 
elle  un  relativisme  impur  mais  d'où  pouvait  sortir  quel(|ue 
grande  chose.  Socrale  vint.  Nous  prêterons  à  cette  figure  la 
grandeur  d'un  symbole  ;  appelons-le  le  roi  séculaire  du  Bien 
et  du  Mal...  Mais  si  Nietzsche,  le  premier,  le  dévoue  à  l'exécra- 
tion des  plus  nobles  d'entre  les  humains,  écoutons,  pourtant, 
dans  (juelciues  grondements  hégéliens,  sonner  déjà  le  timbre  de 
nos  plus  récentes  paroles  : 

—  «  Ce  qui  est  a  pour  nom  le  droit  d'être.  —  Chaque  chose 
constitue  sa  vérité.  — Aujourd'hui  rien  n'est  plus  pour  nous  ni 
vérité,  ni  erreur  ;  il  faut  inventer  d'autres  mots...  » 

La  belle  sophistique  renaît.  L'ouragan  se  prépare.  L'impul- 
sion humaine,  si  longtemps  tenue  en  respect,  est  prête  à  se 
déchaîner.  Lîlme  d'or  de  Socratc^,  celle  dont-il  parle  à  Callidès, 
va  se  dissoudre  enfin  comme  une  écrasante  idole.  On  n'enten- 
dra plus  crier  ])ar  les  bois  :  «  Le  grand  Pan  est  mort  !  >»,  mais, 
par  toute  la  terre:  «  Socrate  est  mort!  »>  Et  Dionysos  délivré 
dansera  sur  le  monde. 

Nietzsche  sera  donc,  de  nouveau,  celui  qui  crie  dans  le 
désert.  Mais  le  Précurseur  ne  met-il  pas  toute  sa  vie  dans  sa 
voix?  Et  comment  songerait-il  à  lui-même?  Nietzsche,  qui 
ouvre  à  l'humanité  les  portes  de  la  nouvelle  voie,  ne  s'accorde 


/,l/4  LA   REVUE    BLANoiIK 

pas  le  temps  d'y  marcher.  Il  s'est  soulevé  contre  toute  castra- 
lion.  Il  a  voulu  qu'enfin  les  hommes  vécussent  entiers.  Mais 
nous  savons  qu'il  est  mort  vierge. 

La  primordiale^  liberté  humaine  surmonte  donc  les  temps,  et 
voici  la  nouvelle  doctrine.  Mais  nous  n'avons  pas  encore  vu  le 
nouvel  homme,  celui  qui,  en  chair  et  en  os,  osera  promener  à 
travers  les  faits  et  les  êtres  son  Ame  délivrée... 

Or,  quelqu'un  va  essayer  de  nous  le  faire  voir. 

Lisons  «  rimmoralisle  »  (1)  d'André  Gide. 

C'(*st  toujours  l'exagération  même  des  religions  qui  leur  a 
donné  des  disciples.  Tout  princi{>e,  même  celui  qui  consiste  h 
n'en  avoir  aucun,  est  une  cible  trop  haute  pour  les  flèches  qu'elle 
tente.  Déjà,  à  travers  «  les  Nourritures  terrestres  j),  André  Gide 
nous  avait  fait  entrevoir  Ménalque.  Mais  c'est  une  figure  idéale, 
donc  encoi-e  un  dogme.  A  son  nouveau  personnage,  Michel, 
d'être  un  homme. 

Nous  allons  voir  Michel  s'efforcer  vers  un  but.  L'atteindra-t- 
il?  Et  d'abord,  sait-il  qu'il  a  un  but?  Gide  seul  semble  le  savoir. 
Il  conduit  son  héros  vers  les  nouvelles  voies,  mais  ce  héros 
ignore  qu'elles  existent.  Michel  n'a  rien  entendu  du  cri  contem- 
porain vers  les  rout(*s  sans  bornes  de  la  liberté.  11  est,  au  con- 
traire, enfoncé  dans  les  chemins  hs  plus  étroits.  Gide  en  fait 
un  puritain,  un  «  huguenot  »,  dit-il.  Et  il  faut  qu'il  en  soit  ainsi 
pour  justifier  le  titre  du  livre,  car  il  ne  peut  y  avoir  un  îmmora- 
liste  que  s'il  y  a  une  morale. 

Donc,  Michel,  élevé  dans  l'austérité  protestante,  plongé  dans 
l'érudition  et  l'histoire,  se  trouve  marié  sans  savoir  comment  à 
une  jeune  fille  catholicfue  qu'il  connaît  h  peine  et  qu'il  n'a 
épousée»  que  pour  tranquilliser  son  père  mourant.  Il  entre  dans 
la  vie  sans  avoir  jamais  songé  à  la  vie,  et  va  s'étonner  de  tout, 
d'abord  de^c  sentir  riche,  tout  en  constatant  que  sa  femme  ne 
lui  apporte  presque  rien.  A  peine  sVst-il  mis  en  route  pour  sa 
nouvelle  existence  que  la  maladie  s'abat  sur  lui.  Au  milieu  de 
leur  voyage  de  noces,  en  Tunisie,  il  est  pris  de  crachements  de 
sang  et  le  voilà  rapidement  à  la  mort.  Sa  femme  le  soigne  avec 
une  tendresse  et  un  dévouement  admirables.  Il  guérit.  El  c'est 
pendant  cette  guérison  que,  pareille  à  une  première  peau,  son 
Ame  ancienne  tombe  vX  le  laisse  tout  frémissant  devant  un  être 
inconnu.  Ce  chang(îment,  dû  à  la  maladie  et  non  à  la  culture 
lente  de  son  être  intérieur,  n'en  sera  que  plus  subit  et  plus  poi- 
gnant, ('/est  inconsciemment  qu'il  sent  peser  sur  lui  le  faix  de 

(I)  SvKîiéto  du  MtTcnrc  de  France. 


ESSAI  sua  l'immoraliste  4i> 

la  civilisation,  car  c'est  de  la  civilisation  qu'il  souffre,  non  de 
lui-même.  —  Le  voici  donc  ouvrant  des  yeux  différents  sur  loul 
ce  qui  rattachait  autrefois.  Son  ancienne  science  le  fait  sourire, 
sa  femme,  secrètement,  Tetonne  et  Tirrite.  A  peine  Ta-t-il  pos- 
sédée. Il  Taime  pourtant,  mais  c'est  avec  le  cœur  du  vieil 
homme,  tajidis  que  TAdam  nouveau  qui  s'est  dressé  en  lui  ne 
reconnaît  pas  l'Eve  voulue  en  elle.  —  Revenu  à  Paris  et  sur  ses. 
terres  de  Normandie,  sa  femme,  à  son  tour,  tombe  malade,  d'a- 
bord elle  manque  de  passer  dans  un  avortement  qui  acbève  de 
tuer  l'avenir  traditionnel  auquel  Michel  tîlchait  de  se  retenir 
encore  ;  puis  elle  est  prise  de  la  maladie  pour  laquelle  elle  Ta 
soigné  ;  et  nous  allons  la  voir  lentement  mourir  pendant  que 
Michel,  emporté  irrésistiblement,  traîne  derrière  lui  cette  agonie, 
en  une  suite  de  voyages  furieux  vers  les  pays  où  lui-même  a  été 
moribond  et  s'est  guéri.  Brûlée  par  les  sables  et  le  soleil,  brisée 
par  les  cahots  de  cette  course  haletante,  Marceline  vomit  enfin 
son  dernier  sang  à  Tuggourt,  abandonnée  par  Michel  parti  pour 
une  course  nocturne  à  travers  la  ville,  en  compagnie  d'un  jeune 
garçon  de  sa  prédilection  qui  l'entraîne  chez  une  courtisane 
indigène...  11  revient  juste  à  temps  pour  assister  aux  spasmes 
définitifs.  Et  là  s'arrête  son  histoire,  que  lui-mOmc  raconte  à  trois 
amis  fidèles  qui  l'écoutent,  étendus  au  clair  de  lune  sur  la  terrasse 
de  sa  maison  de  Tuggourt,  et  «  pareils  aux  trois  amis  de  Job  ». 
Le  début  du  livre  nous  Ta  montré  vivant  dans  cette  maison  en 
compagnie  d'un  jeune  Arabe  ù  moitié  sauvage. 

^'oilà  don<-  où  l'a  mené  cette  course  échevelée  et  tout  arrosée 
du  pauvre  sang  de  Marceline.  Mais  il  n'en  a  ni  tristesse,  ni 
remords.  Est-il  acculé  comme  une  bète  hagarde  à  ses  propres^ 
limites  et  sent-il  qu'il  ne  peut  aller  plus  loin?  Ou  bien,  épouvanté 
des  forces  qu'il  sent  en  lui,  a-l-il  un  dernier  recul  en  face  des 
possibilités  de  sa  nouvelle  nature?...  Il  a  appelé,  du  fond  d'une 
ancieime  et  sage  amitié,  ces  trois  amis  lointains.  Ils  sont 
accouru»  lidèlenient  vers  lui.  Le  livre,  paradoxalement  commencé 
fKU*  la  lin,  nous  a  appris  que  l'un  d'eux  adressait  une  lettre 
intime  n  à  Monsieur  D.  R.,  président  du  Conseil  »,  afin  de 
demander  pour  Michel  on  ne  sait  quel  poste,  quelle  mission  : 
(•  Saura-l-on,  dit-il,  inventer  l'emploi  de  tant  d'intelligence  et  de 
force,  —  ou  refuscra-t-on  à  tout  cela  droit  de  cité...?  En  quoi 
Michel  peut-il  servir  l'Etat?  Je  l'ignore...  Il  lui  faut  une  occu- 
pali(m...  IlAte-toi,  Michel  est  dévoué;  il  l'est  encore;  il  ne  le 
sera  bientôt  plus  qu'à  lui-même...  »  Donc,  Michel  veut  servir. 
Est-ce    là   la    fin  de  cette  crise  splendide  d'indépendance?  Ou 


/|i6  LA   REVUE   BLANCHE 

bien,  encore  une  fois,  est-ce  la  peur  de  sa  propre  force  qui  lui 
crie  de  s'arrêter,  de  se  mettre  en  toute  liAtc  aux  fers  ? 

Pour  nous,  nous  ne  voulons  y  voir  qu'une  suprême  réticence, 
ayant  compris,  dès  les  premiers  pas  forcenés  qu'il  fait  vers  la 
liberté,  que  Michel  n  est  pas  Tlmmoraliste.  //  n^est  qu-iin  effort 
vers  V immoralisme^  ou  plutôt,  disons-le,  il  est  Téternel  immo- 
ralisé, celui  qui  demande  des  leçons  et  des  exemples  à  tout  et  à 
tous,  même  à  des  petits  Arabes,  même  à  de  retors  paysans  et 
braconniers  normands,  ayant  senti  en  eux  une  ignorante 
grossièreté  qu'il  prend  pour  de  la  belle  barbarie,  et  qui  le  repose 
un  moment  de  lui-même.  Mais  il  ne  se  débarrassera  jamais  des 
rets  affreux  de  Tatavisme,  de  l'éducation,  de  Thabitudc.  Et,  nous 
Tavouerons,  nous  aimons  qu'il  en  soit  ainsi.  Nous  aimons  qu'il 
ne  puisse  prendre  son  vol,  qu'il  n'ait  que  brisé  l'œuf,  même  en 
brisant  du  même  coup  Marceline.  Nous  aimons  celte  impuissance 
de  l'individu  qui  no  peut  détruire  en  lui  la  race  pour  retourner 
d'un  bond  à  la  barbarie  ])rcmière.  Car  il  nous  plaît  que  tout  le 
parfum  demeure  sur  ces  mains  délicates  qui  s'essayent  aux  calus. 
C'est  la  réticence  —  la  Réticence!  —  qui  nous  attache,  toute  la 
valeur  du  livre  nous  semble  résider  là-dedans,  et,  nous  oserons 
le  dire,  toute  la  valeur  de  Gide. 

Ecoutons-le,  dans  la  voix  de  Michel,  sangloter  son  désir  de 
vivre.  Jamais,  pensons-nous,  même  avec  «  Candaule  »,  il  ne  nous  a 
entraînés  plus  avant  dans  le  drame  de  la  complication  et  de  la 
soif.  Nous  ne  savons  rien  de  com])arable  à  cette  marche  parallèle 
de  ses  deux  héros  :  marche  à  la  vie  et  marche  à  la  mort,  la  vie 
arrivant  à  dépasser  la  mort  en  tragique.  11  y  a,  dans  cet  effort 
de  tout  l'être  vers  «  les  richesses  intactes  que  couvrent,  cachent 
et  étouffent  les  cultures,  les  décences,  les  morales  »,  des  cris 
d'enthousiasme  et  de  joie  qui  sont  d'une  poignante  et  infinie 
douleur.  Parmi  tant  d'autres  paysages  vivant  dans  ces  pages 
ineffables  de  sensibilité,  de  lyrisme  contenu  et  de  simplicité, 
voici  qu'un  clair  de  lune  de  Biskra  le  retient  et  l'épouvante.  La 
mort  de  cette  heure  immobile  rétoiiffe.  Y  voit-il  comme  l'image 
d'une  première  et  inerte  sagesse  ?  —  «  Et  brusquement  m'envahit 
de  nouveau,  comme  pour  j)rotester,  s'affirmer,  se  désoler  dans 
le  silence,  le  sentiment  tragique  de  ma  vie,  si  violent,  douloureux 
presque,  et  si  impétueux  que  j'en  aurais  crié,  si  j'avais  pu  crier 
comme  les  bêles...  » 

De  même  le  long  des  prairies  normandes,  au  retour  des  bra- 
connages qu'il  fait  sur  ses  propres  terres  en  compagnie  de  quel- 
ques jeunes  brutes,  nous  le  voyons  jevenir  seul,  pendant  que  sa 
femme  se  meurt,  «  ivre  de  nuit,  de  vie  sauvage  et  d'anarchie  ». 


ESSAI    SUR    l'imMORALISTE  /»  I  7 

Et  nous  admirons  cette  anarchie  ([Hi  est  le  l'ait  même  de  Tescla- 
vage,  parce  qu'il  faut  que  Michel  soil  esclave  pour  que  Gide 
continue  h  nous  intécesser. 

Et  maintenant,  en  dehors  de  ces  raffinements  de  notre  cruel 
plaisir,  et  malgré  l'auteur,  si  nous  voulons  voulons  essayer  de 
dégager  la  difficile  morale  de  w  Tlmmoraliste  »,  disons  que,  même 
en  restant  impuissant  comme  Michel,  il  est  utile,  il  est  néces- 
saire que  chaque  homme  ait  le  courage  d'aller  jusqu'au  bout  de 
lui-même.  Quelle  génération  d'indulgence  sortirait  de  là,  quelle 
meilleure  et  plus  heureuse  humanité  1  Mais  nous  savons  que 
quelques-uns  seulement  sont  nés  pour  écouter  de  tels  enseigne- 
ments, parce  que  toute  la  terre  ne  peut  pas  être  peuplée  de 
dieux.  A  ceux-là  donc  de  détruire  en  eux  le  seul  crime  humain, 
l'unique  péché  originel.  Le  Mensonge,  Tout  le  mal  dunionde  n'est 
que  le  rellet  de  son  interne  empoisonnement.  Cramponné  à  des 
principes,  à  des  lois,  à  des  défenses,  on  s'arrête  au  bord  de  son 
propre  océan.  Et  pourtant  la  vérité  d'un  être  est  une  perpétuelle 
lluctualioii.  —  «  Je  suis  si  rarement  de  mon  avis  !  »  écrivait  Gide. 

Toule  (ixité  constitue  donc  le  mensonge,  par  consé([uent  le 
crime.  El  (juidenous  n'est  criminel?  Personne  n'admettrait  i)er- 
sonne  si  les  Ames  vivaient  à  nu.  On  ne  s'admettrait  {)as  soi- 
même.  Or,  «e  pouvoir  être  ce  qu'on  est  n'aliène-t-il  pas  ce  à 
quoi  nous  avons  le  plus  de  droit  dans  notre  esprit  :  la  liberté  ?... 
Résumons  :  La  vérité  pour  nous  est  le  synonyme  de  la  Ijberté, 
et  le  mensonge  s'identifie  à  la  captivité. 

Essayons  donc,  comme  le  fait  Michel,  d'être  libres  et  vrais. 
Et  que  la  jeunesse  qui  pense  apprenne  dans  des  livres  comme 
«  l'Immoraliste  »  à  ne  pas  s'engager  dans  la  double  boucle  des  ins- 
titutions avant  de  s'être  jusqu'au  fond  sondée  par  le  jeu  libre  et 
sincère  de  tous  ses  instincts,  si  elle  ne  veut  s'enfoncer  dans  sou 
propre  malheur,  et,  ce  qui  est  encore  plus  lamentable,  faire  le 
malheurd'autrui.  Ah!  ([u'elle  songe  souventà  la  fin  de  Marceline... 

Et  si  nous  ne  réussissons  pas  à  nous  rendre  libres  et  vrais,  à 
nous  suivre  nous-mêmes  ])artout  où  nous  emporterait  notre 
nature  véritable,  au  moins  aurons-nous  fait  notre  possibhî  pour 
vivre  toute  notre  vie,  la  Vie,  ce  peu  de  chose  en  comparaison 
de  toutcequenous  voudrions  connaître  et  n(*  connaîtrons  jamais... 

Li  ciE  Dei^ari  e-Mardhus 


Comment  la  misère 
martyrise  l'organisme  humain 


RECHERCHES     EXPERIMENTALES 


Les  philosophes  et  les  économistes  ont  pendant  longtemps  essayé  d'é- 
tudier la  physionomie  morale  et  économique  de  la  misère;  ils  ont  presque 
toujours  négligé  d'en  étudier  le  côté  physique.  Or  la  misère  n'est  pas 
seulement  un  phénomène  moral  ou  économique.  Elle  touche, directement 
l'organisme  humain,  cet  organisme  de  chair  et  d*os  qu'elle  martyrise 
sans  pitié. 

Il  est  bien  naturel  qu'on  ait  d'abord  étudié  le  problème  de  la  misère 
au  point  de  vue  moral  et  économique  et  qu'on  commence  seulement 
aujourd'hui  à  s'en  occuper  au  point  de  vue  physique,  directement  expé- 
rimental. La  méthode  expérimentale,  qui  avait  vivifié  toutes  les  branches 
des  sciences  naturelles,  trouva,  chez  les  juristes,  les  moralistes  et  les 
économistes,  une  opposition  sourde  et  tenace,  lorsqu'elle  voulut  péné- 
trer dans  le  domaine  des  sciences  sociales  et  juridiques.  Elle  le  pénétra 
pourtant.  Et  aujourd'hui  nous  allons  l'appliquer  à  l'étude  du  misérable. 

Pour  étudier  Vhomme  pauvre^  dans  ses  caractères  physiques  et  psy- 
chologiques, il  faut  d'abord  comparer  tous  ses  caractères  physiques  et 
psychologiques  avec  les  caractères  correspondants  de  l'homme  aisé 
qui  appartient  à  la  même  race  et  au  même  pays  de  l'homme  pauvre 
qu'on  veut  étudier. 

J'ai  tâché  de  faire  ces  comparaisons  et  je  me  limite  ici  à  résumer 
quelques-uns  des  résultats  auxquels  je  suis  arrivé. 

On  verra  que  la  misère,  en  attaquant  directement  et  sans  pitié  Torga- 
nisme  de  l'homme  pauvre,  transforme  ce  matériel  humain  d'une  façon 
profonde  et  le  torture  de  père  en  fils  en  lui  imprimant  une  physionomie 
spéciale. 

La  Taille.  — M.  Villermé,  dans  son  mémoire  inséré  dans  les  Anna- 
les d'hygiène  publique  et  de  médecine  légale  (I,   p.  35 1),  avait  déjà 
observé  que,  si  l'on  classe  les  divers  arrondissements  de  la  ville  de 
"^«iris  d'après  le  décroissement  de  la  taille  moyenne,  on  reconnaît  qu'ils 
,.  trouvent  rangés  dans  le  même  ordre  que  la  contribution  personnelle 
imposée  en  proportion  des  locations.  Tandis  que  dans  les  arrondisse- 
ments habités  par  les  riches,  la  taille  est,  —  en  moyenne,  —  de  i  m.  69, 
dans  les  arrondissements  habités  par  les  pauvres,  la  taille  est  seulement 
de  I  m.  67,  —  à  savoir  de  2  centimètres  plus  petite. 
M.  Quételet  observait  aussi,  à  Bruxelles,  que  les  jeunes  filles  de 


'-^t^ém 


COMMENT   LA   MISÈRE    MARTYRISE    L  ORGANISME    HUMAIN  419 

riiospice  des  Orphelines  sont  plus  petites  que  les  filles  du  même  âge 
et  dune  condition  aisée  qui  habitent  la  ville. 

Ces  observations  sur  les  rapports  qui  existent  entre  la  taille  et  la 
condition  économique  ont  été  confirmées  plus  tard  par  des  observations 
analogues  faites  en  pays  différents.  M.  Oloriz,  professeur  de  physio- 
logie à  l'Université  de  Madrid,  en  étudiant  les  registres  du  recrute- 
ment militaire  trouva  dans  son  étude  :  ^L'indice  cefalico  en  Espana 
(Madrid  1894),  que  la  taille  moyenne  des  riches  était  de  i  m.  62,  tandis 
que  celle  des  pauvres  était  seulement  de  i  m.  60.  M.  Ripley,  plus  tard, 
dans  son  article  The  racial  geography  of  Europe  (Appleton's 
popular  science  Monthly^  1898),  trouvait  que  les  juifs  pauvres  qui  habi- 
taient dans  les  quartiers  pauvres  des  villes  polonaises  étaient  plus  petits 
que  les  juifs  habitants  dans  les  quartiers  riches  des  mômes  villes.  C'est 
la  môme  observation  de  M.  Villormé,  —  répétée  sur  les  villes  polo- 
naises. —  Les  5.97^)  observations  faites  en  Angleterre  par  V Anthropo- 
métrie Committee  British  Association  (i883,  p.  38),  nous  enseignent, 
encore  une  fois,  que  les  classes  riches  ont  une  taille  plus  élevée  que 
celle  des  classes  pauvres  à  tout  dge  de  la  vie.  On  peut  résumer  les  pré- 
cieux résultats  de  ces  observations  dans  la  table  suivante  : 

Taille  des  classi's  richu:f    Taille  des  classes  pauvres 
Ajîe  (ponces)  (poaces) 

15  ans 63,6  61,8 

23  ans 68,7  67,4 

30-40  ans 69.8  67,6 

On  y  voit  évidemment  —  qu'à  tojit  âge  de  la  vie,  les  classes  pauvres 
sont,  presque  généralement,  de  deux  pouces  plus  basses  que  les  classes 
riches  (1. 

J'ai  voulu  confirmer  ces  résultats  en  étudiant  un  des  registres  de  recru- 
tement militaire  les  plus  riches  et  les  plus  abondants  qu'on  possède.  Ce 
sont  les  registres  du  recrutement  militaire  d'Italie,  soigneusement 
recueillis  par  un  savant  médecin  italien,  M.  Livi.  Ils  portent  sur 
25G.if)()  observations.  En  comparant,  sur  ces  256. i6G  observations,  la 
taille  des  étudiants  (que  je  prends  comme  indice  des  classes  aisées)  avec 
,1a  taille  des  paysans  (que  je  prends  comme  indice  des  classes  pauvres) 
—  on  trouve  que  les  paysans  sont  de  2  centimètres  et  plus,  plus  petits 
que  les  étudiants  de  la  même  région,  de  la  même  race  et  du  même  âge. 

Etudiants  Paysans 

Taille  moyenne  en  Piémont 16G.9  iGS.o 

—  —         en  Ligurie iG7.3  iG5.5 

—  —        en  Lombardie 1G7.G  i65.3 


(1)  Il  seni  utile  do  i-ai)peler  ici  les  éludes  de  M.  Pagliani  sur  V accroUsement  de  la  lailU. 
M.  Pagliani  a  trouvé  que  raccroissemont  de  la  taille  chez  le<*  enfanta  pauvres  est  pins  lent 
que  chez  le«  enfantt»  riches.  Chez  les  enfants  richen,  en  effet,  raccroissement  de  la  tAille. 
de  10  à  IC»  un«,  est  de  îU')3  millimètpc-?,  et  chez  les  j>auvre8  de  2ôtî  muamètres.  De  16  à 
19  an.-^.  raccnMrtseiaent  est  de  42  millimètreri  chez  les  riches,  et  de  38  millimètrea  chez 
les  pauvres  [GlornaU  dtiht  Societù  Italiana  dijgieiw.  Auno  I,  page  G07). 


4^0  LA   REVUE   BLANCHE 

Étudiants  Paysans 

Taille  moyenne  dans  la  Vénétie 168.2  166. 5 

—  —  en  Emilie "^7-7  *  iGj.i 

—  —  en  Toscane 167.6  i65.6 

—  —  dans  les  Marches  ...  i66.6  i63.5 

—  —  en  Ombrie 167.  i  163.9 

—  —  dans  le  Latium  ....  167.1  163.7 

—  —  dans  les  Abnizzes  .  .   .  166.7  i63.i 

—  —  dans  la  Campanie  .  .  .  165.7  i63.i 

—  —  dans  la  Fouille 166.6  i63.i 

—  —  en  Basilicate .  .  ,  .  .  .  165.9  iG'i.i 

—  —  dans  les  Calabres  .  .  .  166.  i  162.8 

—  —  en  Sicile 166. 5  162.9 

—  —  en  Sardaigne i6'|.i  16 1.9 

Il  est  très  intéressant  de  voir,  d'après  le  tableau  qui  précède,  que, 
dians  toutes  les  provinces  d'Italie,  nulle  exceptée,  les  pauvres  ont  tou- 
jours une  taille  plus  petite  que  les  riches. 

Les  moyennes  générales  de  la  taille,  pour  l'Italie  entière,  sont 
«elles-ci  : 

Taille  moyenne  des  étudiants  italiens 166.9 

Taille  moyenne  des  paysans  italiens  .  . i6'|.3 

Les  autres  professions  se  rangent  toutes  après  les  étudiants,  —  et 
cela  est  naturel  lorsqu'on  pense  qu'il  s'agit  toujours  de  professions 
exercées  par  les  classes  prolétaires  ; 

Bouchers 165,7 

Menuisiers 1G5,0 

Serruriers 164,9 

Boulangers 164,7 

Maçons »       » 

Cordonniers 164,4 

Journaliers »       » 

Après  ces  recherches  très  étendues  et  très  concordantes,  on  peut 
sûrement  affirmer  que  r/iez  les  habitants  du  même  pays,  les  pauvres 
ont  toujours,  —  en  moyenne,  —  une  taille  moins  élevée  que  celle  des 
riches. 

Et  cela,  parce  que  la  taille  n'est  pas  seulement  une  création  de  la  race 
(il  y  a  des  races  de  grande  taille  et  des  races  de  petite  taille),  mais  aussi 
une  création  de  Télat  de  santé  physirpe  et  de  l'alimentation  de  l'homme. 
Le  manque  d'alimentation,  la  pauvreté  prolongée,  la  fatigue  d'un  tra- 
Tsil  spasmodique,  les  elTets  des  habitations  fétides  et  malsaines,  en  se 
prolongeant  de  père  en  ills,  —  en  créant  des  états  de  dégénérescence 
dans  l'organisme  humain,  —  abaissent  la  taille  de  l'homme  torturé  pen- 
dant si  longtemps  par  les  conditions  antihygiéniques  et  malsaines  du 
roilifu  et  de  l'alimentation.  M.  Lagneau,  dans  son  étude.  Influence  du 
milieu  sur  la  race,  avait  déjà  démontré,  dès  1878,  l'influence  que  le 
nanque  d'alimentation  produit  sur  la  taille  des  hommes  qui  en  sont  les 


COMMENT    LA   MISÈRE    MARTYRISE    L  ORGANISME    HUMAIN  4^« 

victimes,  et  M.  Topinard,  sans  son  ouvraji^e  classique,  U Anthropologie 
^cnèritle  (l^aris,  i885,  pag.  4^8),  écrit  cette  phrase  qui  pourrait  résumer 
la  question  :  «  I^a  taille  peut  être  considérée  comme  le  critérium  de  la 
nutrition  et  de  ses  elîets  soutenus  et  accumulés  chez  les  individus,  de 
père  en  fils  »  (i). 

Ce  môme  rapport  entre  le  manque  de  nutrition  suffisante  et  le  déve- 
loppement de  la  taille  nous  explique  aussi  un  autre  phénomème  trc« 
intéressant  :  de  la  môme  façon  que,  dans  une  société,  les  classes  sociales 
les  plus  riches  ont  une  taille  plus  élevée  que  celle  des  classes  pauvres, 
également  dans  un  pays,  les  habitants  des  régions  les  plus  riches,  là  où  U 
consommation  des  denrées  alimentaires  est  plus  élevée,  ont  une  taille  plus 
grande  que  les  habitants  des  régions  pauvres,  où  les  consommations 
alimentaires  sont  plus  restreintes. 

Les  observations  faites  par  M.  Villermé  et  par  M.Ripley  sur  les  habi- 
tants de  la  ville  de  Paris  et  sur  les  juifs  polonais,  nous  démontrant 
déjà  la  vérité  de  ce  fait:  une  observation  plus  large  est  offerte  par  les  co- 
ditions  économiques  et  anthropologiques  des  différentes  régions  ita- 
liennes. 

Le  nord  d'Italie  est  beaucoup  plus  riche  que  le  sud  d'Italie,  qui  est 
très  pauvre  :  les  recherches,  très  savantes,  de  M.  Pantaleoni  l'ont  dé- 
montré (li).  11  n'y  a  donc  pas  à  s'étonner  si  les  Italiens  du  nord  ont  une 
taille  plus  élevée  que  les  Italiens  du  sud. 

En  calculant  d'après  les  256. iG6  observations  de  M.  Livi,  — je  trouve 
que  les  Italiens  du  nord  o:it  une  taille  moyenne  de  i  m.  ()5,  tandis 
que  les  Italiens  du  sud  (dont  la  forte  majorité  est  formée  par  de  mal- 
heureux paysans  qui  se  nourrissent  très  mal]  ont  une  taille  moyenne 
de  I  m.  62.  Les  hommes  du  sud  d'Italie  ont  donc  une  taille  plus  petite 
de  3  centimètres  de  celle  des  hommes  du  nord. 

Certes,  la  race  aussi  a  son  influence  sur  cette  profonde  et  saisissanta 
différence  de  taille.  M.  Sergi  —  le  plus  distingué  des  anthropologistes 
italiens  —  a  démontré  que  l'Italie  du  nord  était  peuplée  par  une  race 
différente  de  celle  qui  peuple  l'Italie  du  sud,  et  moi-même,  avec  une  cer- 
taine quantité  de  travaux  et  d'observations,  j'ai  cherché  à  démontrer 
cette  vérité.  Mais  il  ne  faudrait  pas  oublier  que  les  conditions  écono- 
miques font  aussi  sentir  profondément  leur  influence  en  accentuant  le 
sillon  déjà  creusé  par  la  race. 

Lorsque  j'affirmais,  en  Italie,  que  la  petite  taille  des  Italiens  du  sud 
était,  non  seulement  un  phénomène  de  race,  mais  aussi  le  résultat  de  la 


■,l)  Il  est  utile  de  rapjKiler  que  M.  Durand  de  Gros,  en  examinant  les  registre»  du  recm- 
tenieut  en  Sui^»se  (1884-1885),  a  trouvé  que  la  taille  diminue  en  passant  des  professions 
riches  et  aisées  aux  prufcssions  pauvres.  Lei^  médecins,  les  ecclésiastiques,  les  étudiants,  les 
avocats,  les  arcliitectes,  les  ingénieurs,  les  commerçants  «it  les  tailles  les  plus  élevées;  — 
tandis  que  les  cordonniers,  les  tisserands,  les  ouvriers  de  fabrique  ont  les  tailles  les  pliut 
petites  (Voir  la  Rleigia  Jtaliana  di  Soc\oh>gia,  Roma,  1899). 

(2)  Dana  le  Giornale  degli  Economiiti.  Roma,  1890-1891. 


'j^a  LA  REVUE   BLANCHE 

pauvreté  et  du  manque  d'alimentation  (i),  une  grande  partie  des  savants, 
tout  en  admettant  les  rapports  qui  existent  entre  la  taille  et  la  pauvreté, 
se  refusèrent  à  croire  que  d'entières  régions  fussent  frappées,  par  cette 
inexorable  loi,  dans  le  développement  de  la  taille. 

Pour  démontrer  encore  une  fois  la  vérité  de  l'observation  que  j'avais 
avancée,  je  dressai  d'abord  (2)  les  statistiques  des  consommations  ali- 
mentaires. Elles  montraient  que  la  consommation  des  denrées  les  plus 
importantes,  comme  la  viande,  les  œufs,  les  légumes,  les  céréales  de 
toute  qualité,  était  plus  grande  au  nord  qu'au  sud  d'Italie,  —  ce  qui 
signifiait  que  les  Italiens  du  nord  mangeaient  mieux  et  davantage  que 
les  Italiens  du  sud.  Dans  une  autre  statistique  complémentaire,  je  cal- 
culai approximativement,  —  sur  la  quantité  générale  des  aliments,  —  les 
grammes  d'albumine  consommés  par  les  hommes  habitant  le  nord  et  le 
sud  d'Italie,  —  et  je  trouvai  qu'il  y  avait  dans  la  consommation  de  l'al- 
bumine une  différence  de  i-?.  grammes  quotidiens  an  désavantage  des 
hommes  du  sud.  Et  alors,  le  fait  que  les  hommes  d'entières  régions 
d'un  pays  avaient  la  taille  réduite  à  cause  d'une  nourriture  insuffisante, 
ce  fait  qui  peut  sembler  impossible  à  première  vue,  apparaît,  si  je 
ne  me  trompe,  bien  évident. 

Mais  il  y  a  encore  une  confirmation  plus  frappante  et  plus  doulou- 
reuse. En  faisant  l'examen  de  104  individus  et  de  129  crânes  secs,  — je 
trouvai  qu'il  existait  dans  l'Italie  méridionale  une  variété  humaine  à 
taille  tellement  petite  et  si  peu  développée  qu'elle  pourrait  s'appeler 
une  tfariété  de  pygmées,  La  taille  de  ces  individus  est  inférieure  à 
I  m.  55.  Sur  les  lo'i  individus  examinés  je  trouvai  que  la  taille  des 
hommes  oscillait  entre  un  minimum  de  i  m.  40  et  un  maximum  de 
I  m.  55.  La  taille  des  femmes  oscillait  entre  un  minimum  de  i  m.  41 
et  un  maximum  de  i  m.  5i.  Ces  hommes  et  ces  femmesont  des  crânes  qui 
sont  vraiment  microcéphales.  La  circonférence  moyenne  des  crânes  des 
hommes  vivants  est  de  530  millimètres.  La  moyenne  de  hi  circonférence 
des  crânes  des  femmes  vivantes  est  de  52G  millimètres.  Or,  en  calcu- 
lant, d'après  ces  chiffres  et  d'après  les  autres,  la  capacité  crânienne  de 
ces  pygmées,  j'ai  trouvé  des  capacités  crâniennes  de  loGG  centimètres 
cubes,  c'est-à-dire  des  capacités  plus  petites  que  celles  de  certains 
nègres  d'Afrique  (3).  11  s'agit  là  probablement,  d'une  variété  humaine 
normale  de  petite  taille  et  de  crâne  très  petit,  —  mais  on  ne  pourrait 
nier  que  le  manque»  d'alimentation  et  l'iniluence  formidable  du  milieu 
malsain  [malaria)  ont  fait  sentir  sur  elle  leurs  effets  désastreux.  La 
pauvreté  économique  et  physiologique,  donc,  peut  contribuer  à  créer 
ainsi  une  variété  humaine  qui,  en  se  transmettant  la  dégénérescence  de 
père  en  fils,  forme  des  hommes  d'une  taille  de  pygmée  et  avec  un 
crâne  plus  petit  que  celui  des  nègres  !  (1). 


(1)  Italin  Barbara  contempornneo .  Stndi  nmll'ltalia  iht  *S'M</.Milano,  18*J7. 

(2)  Italiani  de!  Nord  e  Italiani  del  Sud.  Torino.,   1900. 

(8)  Dans  les  Atti  délia  Soclctà  d\  Antropologia  di  Iloma.  18%. 

(4^  M.   Le  Bon,  dans   son    remarquable  ouvrage,    l'Homme  tt    /tw    Socutég   (ParÎH  1881, 
pag.  190.  T.  I.)  dédiode.s  réflexions  très  intéressantes  à  la  modification  que  ralimentation 


COMMKNT    LA    MISÈRE    MARTYRISE    L  ORfiANISME    HUMAIN:  »'>  * 

Le  poids  du  corps.  —  M.  Mac  Donald,  dans  son  lieport  of  the 
W.  S^  Commissioner  nf  Education  (1899),  en  étudiant  plusieurs 
milliers  d'élèves  des  écoles  de  Wasliington,  avait  comparé  le  poids  du 
corps  des  élèves  riches  avec  lo  poids  du  corps  des  élèves  pauvres  du 
même  âge.  Il  trouva  que  les  élèves  pauvres  pèsent  toujours  moins  que 
les  élèves  riches  du  même  îlge.  M.  Pinard  à  Paris  faisait,  en  même 
temps,  une  curieuse  observation  qui  complétait  celle  de  M.  Mac  Donald. 
M.  Pinard  a  étudié  i.5oo  nouveau-nés  pour  en  tirer  des  conclusions  à 
propos  de  lalimentation  et  du  développement  organique.  Il  a  trouvé 
que  les  nouveau-nés  des  ouvrières  qui  étaient  restées  chez  elles  jus- 
qu'au jour  de  raccouchement  et  qui,  par  conséquent,  s'étaient  mal  nour- 
ries et  avaient  travaillé,  pesaient  seulement  3.01  o  g'-ammes.  Au  con- 
traire, les  femmt'S  ouvrières  qui  avaient  vécu  depuis  plusieurs  mois 
dans  riiospice  de  la  Maternité  et  qui,  par  conséquent,  n'avaient  pas 
travaillé  et  avaient  été  bien  nourries,  avaient  des  nouveau-nés  qui 
pesaient  :5.  ^6()  grammes.  Les  enfants  des  mères  bien  nourries  pesaient 
donc,  à  peu  près,  rio  grammes  de  plus  que  les  enfants  des  mères  ouvrières 
obligées  au  travail  et  à  la  faim  chronique. 

Avant  d'affirmer,  toutefois,  sur  ces  données,  que  les  pauvres  pèsent 
moins  (jue  les  riches  parce  que  leur  corps  est  un  corps  de  mal  nourris, 
qui  a  été  —  en  quelque  fat.on  —  arrêté  dans  son  développemeut  com- 
plet par  un  procédé  de  dégénérescence  —  il  faut  réfléchir  (|ue  ces 
clnifres  (jue  nous  venons  de  citer  ne  représentent  «pie  l^i  poids  absolu 
de  l'individu. 

Or,  pour  pouvoir  compiU'cr  entre  eux  les  poids  du  corps  de  deux 
individus,  le  poids  absolu  n'est  pas  suffisant.  11  faut  avoir  le  poids 
relatif,  c'est-à-dire  qu'il  faut  nn'ttro  en  proportion  le  chilTre  du  poids 
avec  le  chill're  de  la  taille.  Le  chilîre  (jui  en  résulte  est  un  indice,  que 
les  anthropologistes  ont  appelé  indice  du  poids.  Il  peut  être  recherché 
soit  avec  la  méthode  de  M.  Mies,  soit  avec  celle  de  M.  Livi.  J'ai  préféré 
cette  dernière  méthode  qui  consiste  dans  l'application   de   la  formule 

suivante  : 

•i 

100   V    V 

mdice  du  poids  = r 

A 

et  j'ai  trouvé,  en  a[>pliquant  celle  formule  aux  chiffres  d\i  poids  absolu 
que  nous  possédons  déjà  dans  les  recherches  anthropologiques,  que, 
même  en  examina  ni  les  poids  relatifs  des  individus,  on  Iroui^e  que  les 
paui'res  pèsent  moins  que  les  riches  (i). 

jiout  tiiirc  -.11; ir  à  l:i  vacc  «  L'inlliK-uc»'  do  raliment.ition,  —  dit-il  —  crtt  considôruble  Ou 
I»t.'Ut.  au  iiinycii  (lu  iv^'-ini»*  aliincniain.'.  inoiliiier  nî"i)i<lenK'nt.  le  carai'tt-n*.  lo  iK>il  et,  ju>Kiu*à 
un  oi-rtain  i»'.iiit  la  îoiiur  diiu  animal.  Transi)<)rt<*s  siir  les  bord.*  de  la  Loire,  len  bœuf  h  mal 
nourrir*  d«.'  la  Sologne  a«<iuièn*nt  eu  deux  on  trois  |rénération'*  un  aspect  trèn  différent.  lies 
indij^^iH'-;  d--  certaine^  i»arlics  d»;  l'Australie  où  la  nourriture  v-t  in«uftis;nito  sout  de  petite 
taille,  alor-  «lu'ils  .~oi:i  d.  -tatur»' l'iev»'*.*  dans  les  localités  du  la  nourriture  est  plus  abon- 
dant»'. » 

(1^  Dans  L-etTe  funnule.  A  iudi«iuo  la  taille  et.  V  le  volume  du  c<)r})s.  T^i  valeur  de  V  [>eut 
être  tn..■^  bien  remplacée   par   le   cbitïre  re]>réàenîant  le  i)oidft  abf*olu  «le   l'individu.   Pour 


42  4  LA    REVUE    BLANCHE 

Le  crâne.  —  Après  ces  données  qui  concernent  le  développement 
général  du  corps,  —  passons- à  Texamen  rapide  de  quelques  caractères 
anthropologiques  du  crâne.  On  comprend  aisément  que,  lorsqu'on 
veut  comparer  les  mesures  du  crànc  chez  les  individus  appartenant  k 
des  catégories  sociales  ou  psychologiques  différentes,  il  faut  toujours 
faire  ces  comparaisons  entre  individus  ^/e/û  même  race,  de  la  même 
région  et  du  même  âge.  Les  antliropologistes  qui  se  sont  dédiés  à  ces 
études  ont  souvent  oublie  cette  condition  sine  qua  non  qui  forme  la 
base  nécessaire  et  logique  de  toute  observation  de  ce  genre.  C'est  jus- 
tement en  reconnaissant  la  valeur  de  cette  condition  que  M.  Enrico  Ferri, 
lorsqu'il  voulut  étudier  le  développement  du  crâne  chez  les  criminels, 
les  fous  et  les  hommes  normaux,  —  compara  entre  eux  seulement  les 
criminels,  les  hommes  normaux  et  les  fous  du  même  âge  et  de  la  même 
région.  Il  trouva,  pour  la  circonférence  du  crdnc^  que,  tandis  que  les 
fous  avaient  une  circonférence  du  crâne  de  538  et  les  criminels  de  557, 
les  hommes  sains,  ni  fous  ni  criminels,  l'avaient  de  5 /|i,  c'est-à-dire 
plus  grande. 

Or.  ce  même  phénomène,  qui  pourrait  être  un  phénomène  de  dégé- 
nérescence chez  les  fous  et  les  criminels  se  trouve  aussi  en  comparant 
la  circonférence  cnlnienne  des  hommes  riches  et  celle  des  hommes 
pauvres.  M.  Mac  Donald  a  fait  cette  recherche  sur  -jio.ooo  élèves  des 
écoles  en  Amérique,  et  il  a  trouvé  que  les  fils  des  ouvriers  ont  une  cir- 
conférence crdnienne  plus  petite  que  celle  des  fils  de  bourgeois.  La 
même  observation,  du  reste,  avait  été  déjà  faite  en  France  par  Broca, 
bien  que  sur  un  nombre  très  limité  d'observations. 

Pour  vérifier  l'exactitude  de  celte  découverte,  sans  oublier  l'obser- 
vation qui  précède,  —  à  savoir  que  toutes  ces  comparaisons  doivent 


c  miparer  denc  exactement  le  poidh  de  «leiix  individus,  on  cherche  d'abord.  |>our  chacun 
d'eux,  le  poids  et  la  taille, et  on  applitine  ensuite,  aux  chiffres  de  chacun  des  deux  sujets,  la 
•formule  : 


TAILLK 

Le  résultat  est  VinJîce  du  pol*l.<,  et  ce^  indices  sont  parfaitement  comparable?  entre  eux 
—  ce  qui  n'est  pas  possible  pour  les  chitfix^s  reprt^sentant  le  poiiL<  absolu. 

L'état  de  dégénérescence  })hysique  }»roduit  par  la  niisvre  dans  l'organisme  humain,  nous 
es!»  confirmé  aussi  par  les  données  <le  M.  liaseri  sur  IVpoque  de  la  ])reuiièro  menstruation 
chez  les  jeunes  filles  riches  et  pauvres.  M.  Haseri  dans  ^on  travail  :  Inc/iieiffa  dcUa  iSocietà 
italiana  di  oTiti-opologui,  187i),  —  trouvait  que  chez  les  jeunes  filles  des  classes  ouvrières 
Ich  menstruations  apparaissent  plus  tard  <]ue  chez,  les  jeunes  filles  riches  du  mémo  pays  : 

Kpoque  de  la  }>remière  menstruation  : 

(liiez  les  jeunes  filles  riches,  1,3  an<  et  '.♦  mois. 

('liez  le-?  jeuncH  filles  j^auvres,  17  ans  el  4  mois. 

M.  Meyer,  cité  par  M.  Toi>inard  dans  son  Authropo^f^/if,  tn)U» a,  ^u^  niilh' observations 
faites  en  Allemaj^ne,  que  la  ))remit're  ment-truation  arrive  à  l,'».ans  et  demi  jumr  les  fille» 
riche>  et  seulement  ù.  10  ans  et  ilemi  i.our  les  filles  [lauvres.  Cette  tlifiérencc  énorme  est. 
b<uis  doute,  un  phénomène  de  retard  dans  raccroissement  et  dans  le  développement  de 
l'orijanismc  de  la  fille  i>auvre,  —  un  rnianî  qui  est  d(i  aux  mauvaises  conditions  alimen- 
taires et  hygiéniques  dans  les«[uelles  la  cla-se  ouvrière  est  forcée  de  vivre. 


COMMENT    LA    MISERE    MARTYRISE    L  ORGANISME    HUMAIN  V^') 

être  faites  sur  des  sujets  du  même  âge,  de  la  même  race  et  de  la  mt'me 
région,  j'ai  examiné  Go  Italiens  de  la  même  région  (Italie  du  Nord-,  du 
môme  type  anthropologique  (braciiycéphales)  et  du  même  Age  (de  -20  a 
21  ans),  —  riches  et  pauvres  (étudiants  et  paysans),  —  et  j'ai  continué 
cette  étude  sur  plusieurs  centaines  d'élèves  des  écoles  primaires  de 
Lausanne.  Les  résultats  de  ces  recherches  ont  pleinement  confirmé  ce 
qui  précède.  Je  ne  donnerai  pas  ici  les  chiffres  qui  regardent  les  mesures 
prises  sur  les  élèves  des  écoles  de  Lausanne  (poids,  force,  taille, 
circonférence  du  crâne,  capacité  probable,  indice  céphalique).  Je  devrais 
écrire  un  volume  et  non  pas  un  simple  article.  Je  me  réserve,  d'ailleurs, 
de  publier  ces  recherches  plus  tard,  dans  leurs  détails  les  plus  complets. 
Je  dirai  seulement,  qu'en  comparant  entre  eux  les  élèves  du  même  Age, 
du  même  pays  et  du  même  type  anthropologique  (braciiycéphales  ou 
dolicocéphales],  on  trouve  que,  chez  les  enfants  riches,  le  poids,  la* 
force,  la  taille,  la  circonférence  du  crâne,  le  volume  probable  du  crâne, 
sont  plus  développés  que  chez  les  enfants  pauvres. 

Les  résultats  des  op<'»rations  sur  les  Go  Italiens  sont  plus  faciles  à  être 
résumés  dans  un  tableau  et  j'en  donne  quelques-uns  ici  : 

Comparaison  entre  '.iO  étudiants  et  liO  paysans  de  la  même  région 
(Italie  du  Nord)  du  même  type  anthropologique  (brachycéphales),  du 
même  dge  (20-21  ans  . 

Etiidiuiits  Paysan» 

Taille 1.G80  i.G^,8 

Conférence  du  crâne !):>i  .Vi; 

Capacité  crânienne  probable i.jj(),8  i.j'i5,7 

Largeur  du  front 108  loj 

Nous  pouvons  aussi  utiliser  les  chiffres  des  registres  anthropologiques 
dressés  par  M.  Ferri  dans  son  Atlas  de  VOmicidio  (Torino,  1900),  pour 
étudier  un  autre  caractère  très  important  pour  l'anthropologie  des 
classes  riches  et  pauvres  —  la  largeur  du  front, 

La  largeur  du  front^  mesurée  en  millimètres  par  le  compas  glissière, 
donne  des  chiffres  plus  petits  pour  les  soldats  (ouvriers  et  paysans)  et 
plus  élevés  pour  les  étudiants  (classes  aisées).  Voilà,  en  effet,  la  lar^ 
geur  du  front  c\\qz  les  sujets  étudiés  par  M.  Ferri,  de  la  même  région 
et  du  même  âge  : 

Ouvriers  et  paysans io5,5 

Ktudiants  aisés 109,0 

Les  études  italiennes  et  françaises  d'anthropologie  criminelles  nous 
avaient  déjà  enseigné  que  les  individus  inférieurs  au  point  de  vue  phy- 
sique et  moral  (criminels  et  fous),  ont  en  moyenne  un  front  plus  étroit 
que  celui  des  hommes  de  la  môme  race  qui  ne  sont  ni  fous  ni  crimi- 
nels. Ce  stigmate  de  dégénérescence  serait,  dans  notre  cas,  un  stig- 
mate dii  à  la  dégénérescence  par  laquelle  le  manque  d'alimentation 
et  les  effets  du  milieu  malsain  frappent  l'organisme  entier  de  l'homme 
pauvre.    Ce  stigmate  joint  à  l'arrêt  de  développement  dans  la  taille, 


4^6  LA   REVUE    BLANCHE 

dans  le  poids,  dans  la  circonférence  et  la  capacité  crânienne,  —  nous 
révèle  quels  forminables  ravages  la  pauvreté  exerce  sur  le  corps  de 
Thomme  moyennant  le  poison  lent  et  continu  de  la  misère. 

Quelques  auteurs  ont  cherché  à  démontrer  que  non  seulement  la 
circonférence  du  crâne  est  plus  grande,  mais  aussi  que  le  poids  du 
cerveau  est  plus  fort  chez  les  hommes  aisés  el  bien  nourris,  que  chez 
les  hommes  pauvres.  Certes,  si  l'on  pouvait  vraiment  démontrer 
un  pareil  fait,  nous  aurions  une  nouvelle  confirmation  de  ces  études 
qui  signalent  l'infériorité  physique  du  pauvre,  déformé  par  la  mi- 
sère, —  mais  ce  fait  est  bien  loin  dVHre  exactement  prouvé.  Ce  sont 
les  recherches  de  M.  Peacock  à  Edimbourg  et  de  M.  Boyd  à  Londres 
qui  pourraient  faire  croire  à  une  différence  dans  le  poids  du  cerveau 
entre  les  riches  et  les  pauvres  au  désavantage  de  ces  derniers.  Le  pre- 
mier pesa  iS;  cerveaux  d'individus  de  20  à  Go  ans,  décédés  à  Tlnfirmerie 
Royale  d'Edimbourg,  dans  laquelle  sont  reçus  des  sujets  d'une  claxse 
supérieure  et  aisée.  Le  deuxième  pesa  i2j  cerveaux  d'individus  de  10  à 
60  ans,  décédés  à  Thôpital  de  Mary-le-Bone,  à  Londres,  où  sont  reçus 
des  sujets  de  la  classe  pauvre.  Les  deux  opérateurs  obtinrent  ces  ré- 
sultats : 

.    Poids 

,1*7  cerveaux  d'individus  riches  (Edimbourg).  .  .     i  .417  grammes. 
425      —  —  pauvres  (Londres).  .  .  .     i.3i^ 


*4 


Cette  différence  de  0  5  grammes  en  faveur  des  cerveaux  riches  d'Edim- 
bourg peut-elle  être  vraiment  rapportée  à  la  différence  sociale?  Jen 
doute  beaucoup.  Il  faut  d'abord  noter  que  les  Écossais  sont  plus  grands  que 
les  Anglais  et  que  cette  différence  de  taille,  peut  être  vraisemblablement 
la  cause  de  la  supériorité  du  poids  des  cerveaux  écossais  sur  le  poids  des 
cerveaux  anglais.  (Voir,  à  ce  propos,  les  éludes  de  Bischoff  et  de  Broca 
sur  le  rapport  entre  la  taille  et  le  poids  du  cerveau).  Il  faut  ajouter  en- 
core, que  les  pesées  des  cerveaux  faites  par  des  opérateurs  différents 
ne  sont  presque  jamais  comparables  entre  elles.  Tous  ceux  qui  se  sont 
dédiés  à  ces  études  connaissent  quelles  profondes  différences  apporte 
dans  la  pesée  d'un  cerveau  la  façon  de  le  préparer.  Une  petite  différence 
entre  les  diverses  façons  de  procéder  des  opérateurs,  —  par  exemple  le 
temps  qu'on  laisse  égoutter  le  cerveau,  —  porte  immédiatement  avec 
elle  une  différence  sensible  dans  les  chiffres  qui  indiquent  le  poids.  C'est 
pour  cela  qu'il  ne  faut  comparer  entre  eux  que  des  cerveaux  préparés  et 
pesés  par  la  même  main.  Et  encore,  il  faudrait  écarter  les  cerveaux 
malades  par  eux-mêmes,  —  il  faudrait  comparer  seulement  les  cerveaux 
des  individus  du  même  âge,  du  même  sexe,  de  la  même  race,  —  condi- 
tions qui  ne  sont  pas  rigoureusement  observées  dans  les  pesées  de 
M.  Peacock  et  de  M.  Boyd.  Il  faut  donc  laisser  dans  l'ombre,  pour  le 
moment,  cette  délicate  et  intéressante  question  du  poids  du  cerveau 
chez  les  riches  et  les  pauvres. 


COMMENT    LA    MISKRK    MAllTYRISE    LORGANISME    HUMAIN  V^" 

La  sensibilité.  —  Les  éludes  sur  la  sensibilité  physique  des  indi- 
vidus (sensibilité  du  toucher,  sensibilité  de  l'ouïe,  sensibilité  du  goût, 
sensibilité  de  l'odorat,  champ  visuel,  sensibilité  à  la  douleur  et  sen- 
sibilité électrique),  qui  ont  été  faites  depuis  quelque  temps  dans  les  la- 
boratoires de  psychologie  expérimentale,  nous  offrent  un  matériel  im- 
mense sur  lequel  on  peut  étudier  X^sensibililc dans  lesdiffercntes  classes 
sociales.  Les  études  très  intéressantes  que  les  italiens  et  les  Français 
ont  faitesdepuis  quelque  temps  surce  sujet,  à  propos  de  la  sensibilité  chez 
les  dégénérés  (fous  et  criminels)  etchezleshommes  non  dégénérés, —  nous 
ont  enseigné  que  chez  certaines  catégories  de  dégénérés  et  de  criminels 
la  sensibilité  physique  dans  toutes  ses  formes,  est  diminuée  ou  alté- 
rée. Cette  même  remarque  peut  se  faire  lorsqu'on  compare  toutes 
les  formes  de  sensibilité  physique  chez  les  riches  et  les  pauvres.  —  Je 
n'exposerai  pas  ici  le  matériel  encombrant  des  chiffres  et  des  mesures 
qu'on  pourrait  recueillir  d'après  les  observations  faites  par  M.  Otto- 
lenghi,  dans  son  laboratoire  de  l'Université  de  Sienne  et  par  M.  Lom- 
broso  à  Turin.  Je  dirai  seulement  que  les  comparaisons  faites  entre 
ouvriers  et  étudiants,  pour  ce  qui  regarde  la  sensibilité  ont  donné  ce 
résultat  essentiel  :  —  la  sensibilité  du  toucher,  du  goût,  de  l'ouïe  et  de 
l'odorat  est  plus  grande  chez  les  étudiants  que  chez  les  ouvriers,  et 
les  anomalies  du  champ  visuel  sont  plus  frécjuentes  chez  les  ouvriers 
que  chez  les  étudiants. 

De  môme,  la  sensibilité  à  la  douleur  et  la  sensibilité  électrique, 
seraient  plus  élevées  chez  les  étudiants  (jue  chez  les  ouvriers. 

Cette  infériorité  des  pauvres  dans  toutes  les  formes  de  la  sensibilité 
physique,  nous  apprend  non  seulement  un  côté  tout  à  fait  nouveau  de  la 
désorganisation  que  le  poison  de  la  misère  verse  dans  le  corps  de 
l'homme  misérable,  de  par  le  mamjue  d'alimentation  et  le  milieu  mal- 
sain ;  —  elle  illumine  aussi  un  coin  mystérieux  de  la  psychologie  de 
l'homme  pauvre. 

La  misère  et  le  milieu  dissolvant  de  la  misère  ne  s'attaquent  pas  seu- 
lement à  l'organisme  du  pauvre,  et  à  sa  sensibilité  physique,  —  elles 
s'attaquent  aussi  à  sa  sensibilité  morale.  La  sensibilité  morale  n'est  pas 
quelque  chose  d'abstrait  et  de  métaphysique  qui  est  né  avec  nous.  Elle 
est  le  résultat  direct,  immédiat,  matériel,  de  l'état  de  développement  de 
notre  organisme  et  de  notre  sensibilité  physique.  La  sensibilité  morale, 
—  comme  du  reste  toute  fonction  sentimentale  et  intellectuelle  de 
l'homme,  —  est  fortemement  et  exclusivement  liée  à  l'état  de  l'organisme 
entier.  Chez  les  hommes  qui  sont  attaqués  dans  leur  organisme  et  dans 
leur  sensibilité  physique, —  c'est  le  cas  pour  les  pauvres, —  la  sensibilité 
morale,  n'ayant  [)as  une  base  matérielle,  une  base  anatomique  normale 
et  saine,  ne  peut  pas  se  former  et  s'organiser.  Je  dirai,  —  pour  mieux 
m'expliquer,  que  la  sensibilité  morale  est  la  perfection  et  l'évolution 
finale  de  la  sensibilité  physique,  —  et  que  pour  cela,  les  hommes  qui 
n'ont  pas  une  sensibilité  physique  bien  développée  ne  peuvent  pas  avoir 
non  plus  à  l'état  normal  cette  dérivation  spirituelle  delà  sensibilité  phy- 
sique qui  s'appelle  sensibilité  morale. 


4^8  LA   REVUE    BLANCHE 

Je  sortirais  du  cadre  de  cet  article  sommaire  si  je  voulais  exposer 
ici  les  observations  directes  et  les  recherches  sur  l'état  de  la  sensi- 
sibité  morale  chez  les  classes  pauvres.  La  déformation,  Taltération  et 
le  manque  de  développement  de  cette  sensibilité  chez  les  pauvres,  res- 
sortent  par  elles-mêmes  des  observations  qui  précèdent.  Je  ferai  seu- 
lement observer  qu'Kmile  Zola  a  prévu,  dans  ses  créations  littéraires,  ce 
que  l'observation  scientifique  devait  nous  révéler  plus  tard  ;  la  dégra- 
dation et  les  déformations  que  le  milieu  économique  apporte  dans  la 
sensibilité  morale  des  classes  pauvres.  Et  c'est  justement  toute  la 
gamme  vibrante  de  ces  dégradations  et  de  ces  déformations  qu'il  nous 
peint  dans  r Assommoir,  où  il  étudie  la  psychologie  des  ouvriers  des 
grandes  villes,  —  dans  Germinal,  où  il  étudie  la  psychologie  des  ou- 
vriers des  mines,  —  dans  la  Terre  où  il  étudie  la  psychologie  des 
ouvriers  de  la  terre.  Autant  de  degrés  économiques,  —  autant  de  degrés 
de  misère,  —  et  autant  de  degrés  de  psychologie,  de  moralité  et  de 
sensibilité  morale. 

C'est  ainsi  que  l'économie  moderne,  non  seulement  s'est  arrangée  de 
façon  à  soustraire  au  travailleur  le  produit  intégral  de  son  travail  en 
lui  donnant  en  échange  un  salaire  misérable  qui  ne  fait  que  river  les 
chaînes  avec  lesquelles  elle  l'a  attaché  à  la  terre  et  aux  machines,  — 
elle  lui  prend  aussi  sa  santé  organique,  —  elle  lui  martyrise  sa 
taille,  son  crâne,  ses  nerfs,  son  organisme  entier.  Elle  lui  prend 
encore  plus.  Elle  lui  prend  sa  sensibilité  morale.  Jouissance  de  la 
richesse  qu'il  a  produite,  —  jouissance  de  sa  santé  physique,  —  jouis- 
sance spirituelle  de  ses  facultés  et  de  ses  sentiments  —  elle  lui  a  pris 
tout,  en  le  forçant  à  vivre  d'une  vie  malsaine  et  sans  pain,  une  vie  qui 
ne  vaut  pas  d'être  vécue. 


Alfred  Niceforo 

Professeur  à  l'Université  de  Lausanne. 


Autour  d'une  Vie 


Si  le  prince  Kropolkine  (appelons-le  prince,  pour  nous  souvenir  aus- 
sitôt que  dès  sa  onzième  année,  p^r  un  caprice  révélateur  d'enfant  sen- 
sible aux  récils  de  son  précepteur  sur  la  nuit  française  du  .\  août  17^9, 
il  a  cessé  de  vouloir  l'être),  si  le  prince  Kropotkine  était  un  auteur,  au 
lieu  d'être  un  homme;  si  Autour  d'une  ('/e(i)  était  un  roman,  au  lieu  d'être 
le  plus  passionnant  document  de  psychologie  et  d'histoire,  mais  aussi  le 
plus  vrai  et  le  plus  humain  qui  nous  ait  encoj'e  été  donné  sur  tout  le 
grand  inystère  russe  ;  si  le  prince  Kropotkine  avait  imaginé  cette  œuvre, 
au  lieu  de  la  revivre  dans  les  jeux  et  les  joies  de  sa  mémoire  :  Au  tout- 
dune  vie  serait  le  livre  à  la  mode.  Nos  gazettes,  graves  et  légères, 
vanteraient  Kropotkine,  comme  elles  ont  su  vanter  Nekhludov.  Songez-y  : 
l'admirable  «  roman  russe  »  !  Cependant  les  gazettes  se  taisent.  Le  livre 
n'est  pas  sur  toutes  les  tables.  S'il  fait  honnêtement  son  chemin  dans  le 
monde,  il  le  doit  à  l'obscure  propagande  individuelle  de  ses  amis  d'élec- 
tion ou  de  hasard.  Or,  ce  livre  a  tout  pour  plaire  :  il  contient  de  la  pen- 
sée, de  la  bonté,  de  l'humour,  des  aventures;  il  est  varié,  il  est  amu- 
sant, il  émeut.  Pourquoi  les  gazettes  se  taisent-elles  !  A  qui  vient  de  lire 
Autour  dune  çie,  le  rapprochement  avec  Résurrection  s'impose  :  c'est 
le  même  livre,  de  même  ligne  et  de  même  essence.  On  nous  a  beaucoup 
parlé  de  Résurrection,  On  ne  parle  pas  (ï Autour  d'une  vie.  C'est  que 
peut-être  une  chimère  (même  la  plus  audacieuse  et  sublime  chimère) 
n'inquiète  pas  tant  qu'un  témoignage. 

J'examinerai  le  témoignage. 

Moscou  en  1843,  sous  le  tsar  Nicolas  I".  Dans  ce  foyer  antique  de 
l'aristocratie  russe,  le  vieux  quartier  des  Ecuyers,  faubourg  Saint- 
Germain  de  Moscou.  Cest  là  que  naît  Pierre  Kropotkine,  quatrième 
enfant  d'une  race  noble  et  militaire,  dont  la  fortune  est  en  «  âmes  »  de 
paysans. 

Un  père  dur  et  rétrogade.  Une  mère  charmante,  jolie  et  rêveuse, 
«  grande,  svelte,  casquée  d'une  lourde  chevelure  châtain,  les  yeux  brun 
foncé  et  la  bouche  toute  petite  ».  Elle  livre  ses  peines  aux  cahiers 
secrets,  ses  confidents,  où  sa  ferme  écriture  copie  aussi  les  poésies 
interdites  parla  censure  politique.  Un  bal.  Le  froid.  La  phtisie  emporte 
cette  jeune  mère  délicate  et  énigmatique.  Le  père  se  remarie,  épouse 
par  ordre  une  belle  1111e  au  pur  profil  grec,  nièce  d'un  tout-puissant 
général.  Le  petit  Pierre  et  son  frère  Alexandre,  plus  âgé  d'un  an,  vont 


(1)   Traduit    de    l'anglais    par    MM.    Francis    Leray    et    Alfred    Martin.    Préface   de 
M.  Georg  Brandes.  Stock,  éditeur. 


/,3o  LA   REVUE   BLANCHE 

appartenir  aux  précepteurs  cosmopolites.  Les  serviteurs  russes  les  plai- 
gnent, les  protègent,  parce  qu'ils  ont  vénéré  et  chéri  la  morte. 

En  i85o,  Pierre  Kropotkinea  huit  ans.  La  noblesse  moscovite  fête,  en 
de  splendides  cérémonies,  le  vingt-cinquième  anniversaire  de  l'avène- 
ment du  tsar  Nicolas.  Les  bambins  ont  leur  part  à  ces  spectacles.  On 
met  au  petit  Pierre  un  riche  costume  de  jeune  prince  persan,  orné  d'une 
ceinture  de  pierreries.  Sous  le  h^ut  bonnet  d'astrakan,  ses  boucles 
encadrent  la  drôlerie  de  sa  figure  ronde.  Le  tsar  le  remarque,  l'appelle 
sur  l'estrade,  lui  donne  des  biscuits,  le  taquine,  et  l'admet  au  corps  des 
pages.  C'est  une  grande  faveur.  Mais  elle  n'étonne  pas  le  petit  Pierre  : 
il  pense  davantage  à  ses  biscuits. 

Ces  souvenirs  d'enfant  privilégié  par  la  naissance,  le  prince-philo- 
sophe en  exil  à  Londres  les  peint  aujourd'hui  sans  horreur,  d'une  plume 
amusée  et  fidèle.  Faits  et  impressions,  rien  n'y 'manque.  Dès  que  vint 
sa  forte  et  sérieuse  jeunesse,  Pierre  Kropotkine  a  bifurqué,  trouvé  le 
bonheur  (lui-même  l'atteste)  sur  une  route  que  n'attendaient  pas  ses 
origines  et  ne  lui  léguaient  point  ses  ancêtres.  Sa  vie  est  de  son  choix  : 
et  il  s'y  maintient.  Mais  par  un  raffinement  d'artiste  et  une  hardiesse 
dont  on  lui  sait  gré,  il  semble  se  plaire  à  restituer  au  vrai  les  images 
produites  sur  son  àme  d'enfant  par  les  magnificences  luxueuses  de  sa 
première  vie  :  de  la  vie  qu'il  pouvait  ne  pas  abdiquer. 

Kropotkine  a-t-il  eu  sa  «  crise  »  ? 

Entre  l'abandon  de  la  carrière  d'honneurs,  militaires  ou  scientifiques, 
qu'un  homme  si  doué  et  si  favorisé  était  libre  de  conquérir,  et  l'accep- 
tation de  la  vie  de  travail  sincère  et  d'exode  qu'il  a  su  lui  préférer  a- 
t-il  eu  ses  débats  intimes,  ses  timidités,  ses  inquiétudes,  et,  pour  les 
résoudre,  leur  déchirement  par  élan  mystique. 

C'est  ce  qui  n'apparaît  dans  son  livre  en  aucune  manière. 

Un  développement  continu,  où  d'abord  il  ne  cherchait  nullement  les 
occasions  d'un  affranchissement  solennel,  mais  où  non  plus  il  ne  tentait 
jamais  d'échapper  aux  problèmes  de  conduite  que  la  conscience  pose 
inévitablement  à  tout  homme  honnête  et  qui  pense,  l'a  mené  peu  à  peu 
jusqu'au  point  de  rupture.  Mais,  dans  son  récit,  il  réduit  ou  minimum 
l'effort  fourni  pour  abolir  dans  la  pratique  les  habitudes  condamnées  par 
son  esprit  et  se  livrer  pour  toujours  à  la  vie  que  de  jour  en  jour  il  sen- 
tait plus  conforme  à  sa  vraie  nature.  Si  bien  que,  dans  l'ensemble,  il  se 
donne  presque  les  apparences  d'avoir  reçu  cette  vie  du  dehors,  plutôt 
que  de  l'avoir  appelée  et  de  s'être  offert.  «  Cet  homme,  dit  M.  Georg 
Brandes  dans  l'intelligente  préface  qu'il  a  mise  à  l'autobiographie  de 
Kropotkine,  est  la  simplicité  même.  »  Si  simple  qu'on  s'y  tromperait. 
Pas  l'ombre  de  charlatanisme,  de  description  complaisante  d'un  état 
de  grâce  dans  les  étapes  de  sa  conversion.  Mais  n'allez  pas  jusqu'à 
douter  qu'elle  fût  le  choix,  réfiéchi  et  sans  surprise,  d'une  vie  moins 
facile  et  supérieure.  A  lire  attentivement  ce  gros  livre  attachant  et  véri- 
dique,  où  l'auteur  se  donne  sans  réserve  aux  hommes  et  aux  choses 
qu'il  a  vus  et  glisse  volontiers  sur  lui-même,  il  est  aisé  de  chasser  les 


Al'TOUU    d'une    vie  ',3i 

ombres  d(>nt  il  protèg-e  les  beautés  de  sa  vie  intérieure  et  de  discerner 
dans  la  direction  de  son  existence  la  part  de  sa  volonté,  qu'il  fait 
modeste  et  qui  fut  grande. 

A  TKcole  des  pa^es,  Kropotkine  ne  pense  pas  comme  plus  tard  en 
Sibérie,  ni  en  Sibérie  comme  après  avoir  approché  en  Suisse  les  survi- 
vants de  la  Commune  parisienne  et  élaboré  sa  propre  doctrine  au  con- 
tact des  horlogers  libertaires  du  Jura.  Lui-même,  au  grand-duc  stupé- 
fait qui  le  visite  et  le  questionne  dans  la  prison  de  Pétersbourg,  il  n'a 
pas  manqué  de  répondre  un  jour  judicieusement  :  «  Au  corps  des  pages, 
Tétais  un  enfant,  et  ce  qui  est  à  l'état  latent  dans  l'enfance  se  précise  à 
l'âge  d'homme.  » 

Knfanl,  nul  doute  que  l'amour  et  la  pitié  suscités  dans  son  jeune 
cœur  pour  les  serfs  du  domaine  paternel  aient  engendré  en  lui  les  pre- 
mières tristesses  que  donne  le  spectacle  de  Tinégalité  injuste.  Au  corps 
des  pages,  nous  le  retrouvons  pres<|ue  un  petit  conspirateur, tout  le  con 
traire  assurément  de  Tadolescent  souple  et  désireux  de  parvenir.  Rn 
Sibérie,  son  expérience  et  sa  pensée  se  forment.-  Lorsqu'il  sort  de 
TMcole  des  i)ages,  officier  studieux  et  candide,  Kropotkine  choisit,  pour 
létonnement  de  ses  camarades,  de  se  faire  expatrier  là-bas,  au  service 
delà  Russie  et  du  tsar.  L'abolition  récente  du  servage,  les  dispositions 
encore  incertaines  d'Alexandre  II,  permettent  d'espérer  un  changement 
dans  l'ordre  russe  :  il  serait  beau  d'ouvrir  la  voie  aux  réformes  civili- 
satrices î  La  déception  est  rapide.  Mais  elle  n'est  pas  infructueuse. 
«  Les  cinq  années  que  je  passai  en  Sibérie,  dit  Kropotkine,  me  furent 
dune  extrême  utilité  pour  la  connaissance  de  la  vie  et  des  hommes, 
m'apprirent  bien  d?s  choses  que  j'aurais  diflicilement  apprises  ailleurs. 
Je  compris  bientôt  l'impossibilité  absolue  de  rien  faire  de  réellement 
utile  aux  masses  par  l'intermédiaire  de  la  machine  administrative.  Je 
me  délis  de  cette  illusion  à  jamais.  Puis  je  commençai  à  comprendre, 
non  seulement  les  hommes  et  les  caractères,  mais  aussi  les  ressorts 
intime  de  la  vie  sociale.  Le  travail  èdificaleur  des  masses  inconnues, 
dont  on  parle  si  rarement  dans  les  livres,  et  V importance  de  ce  tra^ 
vail  èdi/icatcur  dans  révolution  des  formes  sociales  m' apparurent  en 
pleine  lumière.  » 

C'est  là.  aussi,  en  Sibérie,  que  le  saisit  la  vocation  des  grands  tra- 
vaux géographiques  et  géologiques.  Pour  une  famine  à  prévenir,  son 
métier  d'oflicier  solitaire  et  maître  d'agir  lui  donne  une  occasion  de 
naviguer  en  tons  sens  le  mélancolique  et  fougueux  fleuve  Amour.  L'es- 
prit d'entreprise  Tinitie  à  la  passion  d'explorer  et  de  découvrir.  Soit  dit 
en  passant.il  est  typique  qu'un  Kropotkine  ait  le  premier,  voici  quarante 
ans,  jalonné  vers  l'est  sibérien  la  route  de  cette  Mandchourie  gonflée 
d'or,  (jup  1  ogre  russe  tàte  présentement  de  son  étreinte. 

Va-t-il  demeurer  officier?  Dès  ce  temps,  c'est  chose  bien  improbable. 
Ses  chimères  détruites,  sa  carrière  militaire  est  à  la  merci  d'une  seule 
circonslame  où  il  reconnaisse  un  conflit  latent  entre  les  acquisitions  de 
sa  pensée  et  la  permanente  menace  de  ses  devoirs  professionnels.  Cette 


\V2  LA   REVUE   BLANCHE 

circonstance  vient.  C'est  la  révolte,  suivie  de  fusillade,  des  insurgés 
polonais  déportés  en  Sibérie. 

L'escadron  d'Alexandre  Kropotkine,  stationné  à  Irkoutsk,  reçoit  l'or- 
dre de  partir  pour  la  répression  : 

Four  mon  frère  et  pour  moi,  dit  Pierre  Kropotkine,  cette  révolte  fut  une 
(grande  leron.  Nous  comprîmes  ce  que  cela  signifiait  d'appartenir  à  l'armée. 
I*ar  bonheur,  le  chef  du  régiment  auquel  appartenait  mon  frère  le  connaissait 
bien  et,  sous  un  prétexte  quelconque,  il  ordonna  à  un  autre  officier  de  prendre 
le  commandement  du  détachement  mobilisé.  Autrement  Alexandre  aurait 
carrément  refusé  de  marcher  et  si  j'avais  été  à  Irkoutsk,  j'aurais  fait  comme 
lui. 

Nous  résolûmes  donc  de  quitter  le  service  et  de  retourner  en  Russie.  Ce 
n'était  pas  chose  facile,  surtout  pour  Alexandre  qui  s'était  marié  en  Sibérie; 
mais  enfin  tout  s'arrangea,  et,  au  commencement  de  l'année  1867,  nous  nous 
mettions  en  route  pour  Pétersbourg. 

Voici  Pierre  Kropotkine  libéré  du  fonctionnarisme  et  changeant  sa 
vie  à  trente  ans.  sans  trop  de  regret,  même  sans  tristesse,  à  ce  qu'il 
semble.  Où  l'orientera-l-iiy  S'il  devait  parier,  il  parierait  :  vers  la 
science. 

Les  émotions  scientifiques  sollicitent,  elles  absorbent  toute  sa  jeuue 
ardeur.  Les  voyages  de  Kropotkine  en  Sibérie  lui  ont  fait  connaître  que 
les  cartes  do  l'Asie  septentrionale  sont  mal  faites,  ou  plutôt  fautaisiste- 
ment,  sans  nul  sentiment  de  l'harmonie  orographique  et  de  la  structure 
vraie  du  plateau  sibérien.  Les  théories  du  grand  Humboldt  ont  stimulé, 
mais  égaré  les  géographes  :  elles  ne  s'accordent  pas  aux  faits.  Corriger 
Humboldt,  redresser  les  théories  en  allant  aux  faits,  Kropotkine  juge 
cette  Ulchc  possible  et  magnifique  ;  elle  le  tente  :  il  s'y  engage.  Pendant 
deux  années  entières,  il  entasse  les  faits,  analyse  et  collationne  toutes 
les  observations  barométriques  recueillies  par  les  voyageurs.  Calculant 
par  elles  des  centaines  d'altitudes,  il  les  reporte  sur  la  carte  nue.  Puis, 
pendant  des  mois,  son  intense  réflexion  se  concentre  sur  cette  aridité 
des  faits,  d'où  la  clarté  d'une  découverte  devrait  jaillir...  et  ne  jaillit 
point!  Mais  soudain,  la  clarté  s'opère.  Soudain,  Pierre  Kropotkine 
retrouve,  reconstitue,  comprend  tout  le  travail  d'émergemcnt  des  mon- 
tagnes dans  les  anciens  Ages,  sait  comment  les  montagnt»s  sibériennes 
se  sont  soulevées,  agglomérées  dans  la  préhistoire,  d'où  elles  viennent, 
où  elles  tendent,  comment  elles  rayonnent,  et  quelle  impulsion  pour 
tout  dire  elles  ont  reçue  de  la  nature  !  Joie  parfaite,  une  des  plus  solides 
qu'il  ait  eues  de  sa  vie  peut-être.  Si  cette  satisfaction  du  savant  suffisait 
à  Pierre  Kropotkine,  rien  ne  dépendrait  de  lui  comme  d'en  trouver 
d'autres  :  il  n'a  qu'à  se  livrer  à  des  recherches  d'ordre  géographique, 
qui  l'enchantent  et,  par  une  rencontre  heureuse,  sont  précisément  parmi 
les  seuls  travaux  scientifiques  que  le  gouvernement  de  son  pays,  si 
défiant  envers  toute  pensée,  n'interdise  pas  ou  même  encourage,  comme 
aidant  au  fond  ses  propres  visées  d'expansion  et  de  conquête  sur  la  plus 
vieille  moitié  du  globe. 


AUTOUR    d'une    vie  431 

Mais  déjà,  —  ceci  peint  Pierre  Kropotkine.  —  l'amertume  d'un  scru- 
pule se  mêle  à  la  pureté  de  son  plaisir.  Trop  de  gens  végètent  dans  les 
bas-fonds!  Trop  de  gens  soulîrent,  qu'il  a  vus  souffrir!  Paysans 
asservis  ou  ruinés  de  Russie  et  de  Finlande.  Forçats  politiques.  Jusqu'à 
ces  condamnés  de  droit  commun,  «  vagabonds  et  criminels  prétendu- 
ment incorrigibles  v,  qu'il  a  approchés  dans  ses  années  de  Sibérie  et 
pour  qui  son  cœur  s'est  ému  d'une  secrète  indulgence.  La  plupart  de 
ces  hommes  ignorent  jusqu'à  la  nature  du  plaisir  aristocratique  qu'est 
resté  de  nos  jours  le  plaisir  de  la  science.  Qui  a  le  droit  d'en  jouir,  tant 
que  des  millions  d'hommes,  fils  du  même  temps  que  nous  et  nos  frères^ 
en  seront  exclus  par  les  conditions  positives  de  leur  existence?  Ces 
hommes  ne  sont  pas  réfractaires  à  la  culture.  Si  on  se  souciait  d'eux, 
eux  aussi,  ils  aimeraient  savoir,  ils  seraient  capables  d'apprendre.  Ceux 
à  qui  le  hasard  de  leur  supériorité  intellectuelle  et  sociale  a  fourni  des 
moyens  de  culture  devraient  sentir  (jue  leur  fonction  immédiate  en  ce 
monde  est  de  répartir  sans  tarder  aux  autres  hommes  les  vérités  actuel- 
lement conquises  et  ils  pourraient  y  mettre  leur  bonheur:  égoïstement  ces 
mcmes  hommes  préfèrent  se  cultiver  eux-mêmes,  aller  de  l'avant,  décou- 
vrir encore.  Et,  au  lieu  d'élever  dès  maintenant  le  niveau  de  l'humanité 
moyenne,  ces  savants  font  l'œuvre  mauvaise  de  maintenir  la  science 
comme  un  privilège  et,  —  par  cela  seul  qu'en  la  perfectionnant  ils  la 
rendent  moins  accessible,  —  de  creuser  chaque  jour  plus  profondément 
l'abîme  qui  sépare  le  bétail  humain  de  l'élite  humaine. 

On  voit  la  pensée.  Mais  je  laisse  ici  la  parole  à  Pierre  Kropotkine. 
L'idée  qui  s'est  emparée  de  lui  est  éminemment  expressive  de  son 
caractère,  ainsi  que  de  sa  doctrine  future.  Fausse  ou  vraie,  elle  est  em- 
preinte d'une  beauté  morale  qui  ne  sera  contestée  par  personne. 

1871.  L'automne.  Kropotkine  est  en  Finlande,  pour  un  voyage 
d'exploration  des  dépôts  glaciaires.  Un  télégramme  lui  parvient,  que 
lui  adresse  la  Société  russe  de  géographie  :  «  Le  Conseil  vous  prie 
d'accepter  la  charge  de  secrétaire  de  la  Société  .»  Ce  poste,  jusqu'à 
ce  jour,  avait  été  son  ambition  :  il  pensait  pouvoir  y  rendre  d'impor- 
tants services  à  la  science.  A  présent  qu'il  s'offre,  Kropotkine  réiléchit 
gravement,  et  il  répond  par  télégramme  :  «  Remerciements  les  plus 
sincères,  mais  ne  puis  accepter.  » 

Quelles  étaient  ses  raisons  ?  Voici  : 

Dans  la  vie  humaine,  il  n'y  a  pas  beaucoup  de  joies  égales  à  la  joie  de 
voir  naître  tout  à  coup  une  théorie  illuminant  l'esprit  après  une  long^b 
période  de  patientes  recherches.  Celui  qui  a  une  fois  dans  la  vie  ressenti 
cette  joie  de  la  création  scientifique  ne  l'oubliera  jamais  ;  il  lui  tardera  de  la 
renouveler;  et  il  souffrira  à  la  pensée  que  ce  genre  de  bonheur  est  le  lot  d'un 
bien  petit  nombre  d'entre  nous,  tandis  que  tant  de  gens  pourraient  prendre 
leur  part,  plus  ou  moins  grande,  de  ce  bonheur,  —  si  les  méthodqs  scienti- 
fiques et  les  loisirs  n'étaient  le  privilège  d'une  poignée  d'hommes... 

11  arrive  souvent  que  des  hommes  jouent  un  certain  rôle  politique,  .so- 
cial ou  familial,  simplement  parce  qu'ils  n'ont  jamais  eu  le  temps  de  se 
demander  si  la  position  où  ils  se  trouvent  et  l'œuvre  qu'ils  accomplissent 

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'|34  LA    REVUE   BLANCHE 

leur  conviennent;  si  leurs  occupations  s*accordent  réellement  avec  leurs 
désirs  intimes  et  leurs  aptitudes,  et  leur  procurent  la  satisfaction  que  chacun 
est  en  droit  d'attendre  de  son  travail.  Les  hommes  actifs  sont  tout  particu- 
lièrement exposés  à  se  trouver  dans  cette  situation.  La  vie  s'écoule,  et  on  ne 
trouve  pas  le  temps  de  penser,  on  ne  trouve  pas  le  temps  de  regarder  la 
direction  que  prend  votre  vie.  Tel  était  le  cas  pour  moi. 

Mais,  à  celte  époque,  pendant  mon  voyage  en  Finlande,  j'avais  des  loisirs. 
Lorsque,  dans  une  karria  finlandaise  à  deux  roues,  je  traversais  quelque 
plaine  dépourvue  d'intérêt  pour  le  géologue,  ou  bien  lorsque  j'allais,  le 
marteau  sur  l'épaule,  d'une  sablonnière  à  l'autre,  je  pouvais  réfléchir;  et  je 
poursuivais  une  idée  qui  parlait  plus  fortement  à  mon  cœur  que  la  géologie, 
et  qui  obsédait  mon  esprit.  Je  voyais  quelle  somme  immense  de  travail  four- 
nissait le  paysan  finlandais  pour  défricher  le  sol  et  briser  les  dures  mottes 
d'argile,  et  je  me  disais  :  <'  J'écrirai,  je  suppose,  la  géographie  physique  de 
cette  partie  de  la  Russie,  et  j'indiquerai  au  paysan  la  meilleure  manière  de 
cultiver  lé  sol.  Ici,  un  extirpateur  américain  serait  inappréciable;  là,  cer- 
taines méthodes  de  fumure  seraient  indiquées  parla  science...  Mais  à  quoi 
bon  parler  à  ce  paysan  de  machines  américaines,  quand  il  a  à  peine  assez 
de  pain  pour  végéter  d'une  moisson  à  l'autre,  quand  le  fermage  qu'il  a  à 
payer  pour  cette  terre  argileuse  devient  de  plus  en  plus  élevé  à  mesure 
qu'il  réussit  à  améliorer  le  sol?  Il  ronge  son  biscuit  de  farine  de  seigle,  dur 
comme  pierre,  qu'il  cuit  deux  fois  l'an.  Avec  ce  pain,  ii  mange  un  morceau 
de  morue  terriblement  salé  et  boit  du  lait  écrémé,  dominent  oserais-je  lui 
parler  de  machines  américaines  quand  tout  ce  qu'il  peut  produire,  il  le 
vend  pour  payer  sa  ferme  et  ses  impôts?  Ce  dont  il  a  besoin,  c'est  que  je 
vive  avec  lui,  pour  l'aider  à  devenir  le  propriétaire  ou  le  libre  possesseur  de 
cette  terre.  Alors  il  lira  des  livres  avec  profit,  mais  non  maintenant  ».  Et  ma 
pensée  allait  de  la  Finlande  à  nos  paysans  de  Nikolskoïé... 

La  science  est  une  excellente  chose.  Je  connaissais  les  joies  qu'elle  pro- 
cure et  je  les  appréciais  peut-être  plus  que  le  faisaient  beaucoup  de  mes 
collègues.  Mais  quel  droit  avais-je  à  ces  nobles  jouissances,  lorsque,  tout 
autour  de  moi,  je  ne  voyais  que  la  misère,  que  la  lutte  pour  un  morceau  de 
pain  moisi?  Tout  ce  ([ue  je  dépenserais  pour  pouvoir  m'atlarder  dans  ce 
monde  de  délicates  émotions  serait  infailliblement  pris  dans  la  bouche 
môme  de  ceux  qiii  faisaient  venir  le  blé  et  n'avaient  pas  assez  de  pain  pour 
leurs  enfants.  Cela  devait  être  pris  sur  le  nécessaire  de  quelqu'un,  parce 
que  la  production  totale  de  l'humanité  est  encore  trop  peu  élevée. 

Le  savoir  est  une  puissance  énorme.  Il  faut  que  l'homme  sache.  Mais  nous 
savons  déjà  beaucoup  de  choses  !  Qu'adviendrait-il  si  ces  connaissances  — 
et  rien  que  ces  connaissances — devenaient  le  bien  commande  tous?  La  science 
ne  progresserait-elle  pas  alors  par  bonds,  et  l'humanité  n'avancerait-elle  pas 
à  pas  de  géant  dans  le  domaine  de  la  production,  de  l'invention  et  de  la 
création  sociale,  avec  une  rapidité  que  nous  pouvons  à  peine  imaginer  aujour- 
d'hui? 

Les  masses  ont  besoin  d'apprendre  ;  elles  veulent  apprendre  ;  elles  peuvent 
apprendre.  Là-bas,  sur  la  crête  de  cette  immense  moraine  qui  serpente  entre 
les  lacs,  comme  si  des  géants  en  avaient  à  la  hâte  amoncelé  les  blocs  pour 
joindre  les  deux  côtes,  voilà  un  paysan  finlandais  plongé  dans  la  contempla- 
tion des  admirables  lacs  semés  d'îles  qui  s'étendent  devant  lui.  Pas  un  de 
ces  paysans,  fût-il  le  plus  pauvre,  le  plus  accablé  de  tous,  ne  passerait  là 
sans  s'arrêter  pour  admirer  le  paysage.  Plus  loin,  sur  la  rive  d'un  lac,  un 
autre  paysan  chante  un  si  beau  chant  que  le  meilleur  musicien  lui  envierait 


AUTOUR   d'une   vie  r^f> 

sa  mélodie  pour  le  sentiment  puissant  et  la  profonde  rêverie  qui  s'en  déga- 
gent. Tous  deux  sentent  profondément,  tous  deux  méditent,  tous  deux  pen- 
sent; ils  sont  mûrs  pour  étendre  le  cercle  de  leurs  connaissances  :  mais 
permettez-le-leur,  mais  donnez-leur  les  moyens  d'avoir  des  loisirs  I  Voilà  la 
direction  dans  laquelle  je  dois  agir,  voilà  les  hommes  pour  qui  je  dois  tra- 
vailler. Tous  ces  discours  sonores  où  il  est  question  de  faire  progresser 
l'humanité,  tandis  que  les  auteurs  de  ces  progrès  se  tiennent  à  distance  de 
ceux  qu'ils  prétendent  pousser  en  avant,  toutes  ces  phrases  sont  do  purs 
sophismes  faits  par  des  esprits  désireux  d'échappor  à  une  irritante  contra- 
diction. 

Et  voilà  comment  j'envoyai  à  la  Société  de  géographie  une  réponse  néga- 
tive. 

M.  Georg  Brandes,  préfacier  à' Autour  dune  vie^  intervient  ici,  — 
et  vaut  qu'on  l'écoute.  M.  Georg  Brandes,  qui  admire  et  aime  Kropot- 
kine,  ne  pense  pas  du  tout  comme  lui.  Kropotkine  croit  au  <c  travail 
édificateur  des  masses  inconnues  »,  assure  que  la  science  elle-même 
bénéficierait  de  la  collaboration  unanime  d'une  humanité  tout  entière 
plus  haute.  M.  Georg  Brandes  objecte:  «Avec  de  telles  idées,  Pasteur 
n'aurait  pas  été  le  bienfaiteur  de  l'humanité  qu'il  a  été.  Après  tout,  dans 
la  longue  suite  des  âges,  tout  tourne  au  profit  de  la  masse  du  peuple. 
Je  crois  qu'un  homme  fait  tout  ce  qu'il  peut  pour  le  bien-être  de  tous, 
lorsqu'il  produit  pour  le  numde  avec  le  plus  d'activité  possible  ce  qu'il 
est  capable  de  produire  )>.  M.  Georg  Brandes  peut  avoir  raison,  sur 
le  fond,  contre  Kropotkine.  Mais  sa  critique  même  est  de  nature  à  justi- 
fier Pierre  Kropotkine  d'avoir  écouté  le  penchant  qui  lui  commandait 
de  s'abstraire  de  la  science  personnelle  et  de  donner  directement  sa 
pensée  et  sa  vie  aux  autres  hommes.  Pas  plus  que  Pasteur,  un  homme 
de  sa  trempe  et  de  sa  qualité  spirituelle  ne  se  trompe  jamais  entière- 
ment sur  sa  destinée.  Ne  reprochons  pas  à  Pasteur  d*étre  resté  dans  son 
laboratoire  :  sa  manière  n'était  pas  mauvaise  de  travailler  «  pour  son 
semblable  ».  Mais  un  Kropotkine  était  voué,  ou  nul  ne  le  fut  jamais,  à 
se  donner  tôt  ou  tard  aux  efl'orts  spéciaux  que  veut,  elle  aussi,  la 
préparation  de  la  société  future. 

A  nous  autres  Occidentaux,  un  élément  nous  manque  encore  pour 
comprendre  et  situer  vraiment  sa  décision  intransigeante. 

Nous  avons  quelque  peine  à  admettre  la  nécessité  de  ce  choix  entre 
deux  modes  d  activité  qui  ne  nous  paraissent  pas  si  absolument  exclu- 
sifs l'un  de  l'autre.  Chez  nous,  lorsqu'un  maître  de  la  science  comme 
M.  liimile  Duclaux,  ou  un  philosophe  comme  M.  Gabriel  Séailles,  ou  un 
roi  de  la  littérature  comme  M.  Anatole  France  vont  parler  le  soir  dans 
les  Universités  populaires  aux  ouvriers  des  faubourgs  et  s'entretenir 
avec  eux  de  leurs  meilleurs  soucis  communs,  rien  ne  les  a  empêchés 
pendant  le  jour  de  travailler  pour  eux-mêmes,  rien  ne  les  empêchera  de 
recommencer  le  lendemain.  La  liberté  de  penser,  la  liberté  individuelle 
nous  sont  départies  dans  une  assez  large  mesure.  Leur  prix  apparaît 
par  comparaison.  L'une  aidée  de  l'autre  ont  relativement  aplani  chez 


^'^^  LA  REVUE   BLANCHE 

désiraient  se  joindre  à  ces  autres  jeunes  filles  qui  se  portaient  en  foule, 
libres  et  heureuses,  aux  cours  de  l'Université.  La  lutte  dura  des  années.  Les 
parents,  celte  fois,  ne  cédèrent  pas  et  le  résultat  fut  que  l'aînée  s'empoisonna, 
et  qu*on  permit  alors  à  la  plus  jeune  de  suivre  les  cours. 

On  comprend  l'émoi  de  ces  familles.  Elles  considéraient  avec  stupeur 
et  chagrin  leurs  fils  vivant  en  ouvriers,  et  leurs  filles  portant  les  cheveux 
courts  des  étudiantes.  Pénétrées  d'instinct  à  leur  é^ard  des  défiances 
assez  raisonnées  qui  inspiraient  le  gouvernement  russe,  elles  ne  se  dissi- 
mulaient pas  qu'au  ç  narod  se  liait  tout  un  monde  de  méditations 
subversives  pour  Tordre  existant  et  de  risques  atroces  pour  les  impru- 
dei'^^  précurseurs.  En  Russie,  l'acticm  populaire  éducative  ne  pouvait  se 
séparer  longtemps  de  l'agitation  politique  et  des  menées  révolution- 
naires. 

Toutefois  ce  n'est  pas  en  Russie,  —  c'est  en  Suisse  que  Pierre  Kro- 
potkine  devient  un  révolutionnaire.  Et  la  foi  révolutionnaire,  même 
lorsqu'elle  est  chez  lui  assurée  et  consciente,  ne  transforme  pas  sa  vie 
du  jour  au  lendemain. 

Kropotkine  entreprend,  en  187a,  son  premier  voyage  dans  l'Europe 
occidentale,  en  chercheur  encore  et  dans  le  dessein  limité  d'observer  les 
faits  et  les  hommes  et  de  conquérir  des  idées,  mais  ne  sachant  nulle- 
ment à  miellé  croyance  établie  il  acceptera  de  se  convertir  ou  quelle 
pensée  plus  mobile  lui-même  créera.  Le  réformisme  politique  de  la  jeu- 
nesse russe  radicale  ne  lui  suffit  déjà  plus  sans  doute.  Mais  le  nihilisme 
plus  ou  moins  terroriste,  au  demeurant  assez  trouble,  qui  est  au  fond  du 
p  narod,  ne  le  satisfait  pas  non  plus  entièrement  :  il  veut,  pour  agir,  se 
savoir  dirige,  non  par  des  aspirations  généreuses,  confuses  et  purement 
sentimentales,  mais  par  une  doctrine  aussi  réaliste  que  possible  et  «  une 
vue  claire  du  but  visé  ».  Son  séjour  en  Suisse  lui  dessine  ses  horizons. 
En  regard  du  monde  à  détruire,  il  imagine  quel  monde  serait  à  susciter. 

Kropotkine  arrive  à  Zurich  au  printemps  1872.  Après  la  guerre 
franco-allemande  et  la  défaite  de  la  Commune,  la  Suisse  est  un  des 
refuges  où  se  concentrent  la  pensée  et  l'action  socialistes.  L'Internatio- 
nale, traquée  ou  suspectée  partout  ailleurs,  garde  oistensiblement  des 
sections  locales  à  Zurich.  La  ville  est  peuplée  de  nihilistes  russes, 
vivant  en  colonies  unies  et  pauvres,  et  de  propagandistes  européens. 
Pierre  Kropotkine  est  déjà  quelque  peu  documenté  sur  Tlntornationale 
par  la  lecture  des  journaux  russes,  si  discrets  qu'ils  fussent  dans  les 
informations  de  ce  genre  :  mais  il  brûle  de  se  mieux  instruire  sur  elle. 
Pour  la  bien  connaître,  rien  de  plus  commode  que  de  s'y  affilier.  C'est 
à  quoi  ne  manque  pas  Pierre  Kropotkine  dès  son  arrivée  à  Zurich. 
Prince  russe  en  villégiature,  il  se  fait  admettre  sans  peine  à  l'Interna- 
tionale des  travailleurs...  (Sans  doute,  il  avait  de  bonnes  recommanda- 
tions»)  Mais,  encore  une  fois,  il  conserve  sa  liberté  intérieure  :  son  atti- 
tude est  d*un  curieux  sympathique,  non  d'un  adepte  et  partisan. 

De  Zurich,  Kropotkine  gagne  Genève,  et  naturellement  continue  de 
fréquenter  dans  les  mêmes  milieux.  Les  sections  genevoises  de  Tinter- 


AUTOUR    DUNE    VIE  V-Uj 

nationale  se  réunissaient  dans  une  grande  salle  louée  ou  prêtée  par  la 
loge  maçonnique.  C'était  leur  cercle.  Kropotkinc  peut  à  son  aise  appro- 
cher et  interroger  les  chefs  du  mouvement,  mais  surtout  sonder  les 
ouvriers,  vivre  avec  eux,  lire  en  eux. 

Et  c'est  là,  à  Genève,  au  a  Temple  Unique  >;  des  francs-maçons,  qu'il 
sent  enfin  s'accomplir  en  lui  ce  déclenchement  préparé,  prévu,  guetté 
depuis  si  longtemps  par  lui  : 

Les  ouvriers,  écrit-il,  avaient  mis  toutes  leurs  espérances  dans  le  mouve- 
ment international.  Pas  un  ne  désirait  la  guerre  sociale,  mais  tous  disaient 
que  si  les  classes  dirigeatites  rendaient  la  lutte  inévitable  par  leur  oh.stina- 
tion  aveugle,  il  faudrait  combattre  à  outrance,  pour\'u  que  la  lutte  procurât 
aux  masses  opprimées  lo-bien-étre  et  la  liberté.  Des  milliers  d'ouvriers  don- 
naient, jour  par  jour,  semaine  par  semaine,  année  par  année,  leur  temps  et 
leur  arg-enl,  prenant  même  sur  leur  nourriture,  pour  assurer  l'existence  de 
chaque  groupe  et  la  publication  des  journaux,  pour  défrayer  les  dépenses 
des  congrès  et  venir  (în  aide  aux  camarades  qui  avaient  soulî'ert  pour  la 
cause  du  parti.  Je  fus  égaUnnent  frappé  de  rinlluencc  moralisante  exercée 
par  rinternalionale.  La  plupart  des  internationalistes  parisiens  s'abste- 
naient presque  complètement  de  boire  et  tous  avaient  renoncé  à  fumer, 
a  r*ourquoi  nourrir  en  moi  cette  faiblesse?  *>  disaient-ils.  Il  ne  fallait  pas 
peu  de  r.ourage  pour  s'afiilicr  ouverlement  à  une  section  de  l'Internationale 
et  affronter  le  méconlenlemcnt  d'un  patron,  s'exposer  à  être  probablement 
renvoyé  à  la  première  oc(%ision  et  condamné  à  rester  de  longs  mois  sans 
travail.  Mais  même  dans  les  circonstances  les  plus  favorables,  le  fait  d'ap- 
partenir à  une  association  ouvrière  ou  à  un  parti  avancé  entraîne  une  série 
de  sacriliciîs  continuels.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  miriime  cotisation  donnée 
pour  la  cause  coniiniiuo  qui  ne  représente  une  lourde  charge  pour  le  maigre 
budget  d'un  ouvrier  européen,  et  il  faut  débourser  plusieurs  gros  sous 
cha(pie  semaine.  C'est  aussi  un  sacrifice  que  d'assister  fréquemment  aux 
réunions.  Pour  nous,  ce  peut  être  un  plaisir  de  passer  quelques  heures  dans 
une  assemblée,  mais  pour  des  hommes  dont  la  vie  commence  à  cinq  ou  six 
heures  du  matin,  ces  heures  doivent  être  prises  sur  le  repos  nécessaire.  Cet 
esprit  de  sacrifice  a  tait  pour  moi  un  reproche  de  tous  les  instants...  Je  sen- 
tais de  plus  en  plus  que  mon  devoir  était  d'associer  ma  vie  à  la  leur.  Step- 
niak  dit  que  tout  révolutionnaire  a  eu  dans  sa  vie  un  moment  où  il  a  été 
amené  par  une  cin'onstance,  si  insignifiante  fût-elle,  à  faire  le  serment  de 
se  consacrer  à  la  cause  de  la  révolution. /e  .sais  quel  fut  pour  moi  ce  moment; 
Je  l'ai  vécu  après  un  des  meetings  tenus  au  Temple  Unique,  où  je  ressentis 
avec  plus  d'acuité  que  jamais  combien  lâches  sont  les  hommes  instruits  qui 
hésitent  à  mettre  leur  culture  intellectuelle,  leur  savoir,  leur  énergie  au  ser-- 
vice  de  ceux  qui  ont  tant  besoin  de  cette  culture  et  de  cette  énergie... 

Pourtant,  des  doutes  prennent  Kropotkine:  non  sur  la  sincérité  esti- 
mable des  ouvriers  socialistes  ;  mais  sur  le  désintéressement  de  cer- 
tains de  leurs  meneurs  politiciens.  Lui-même  veut  bien  a  se  consacrer 
à  la  cause  de  la  révolution  »  ;  mais  il  n'entend  pas  que  cette  offre  de  soi- 
même  soit  une  duperie.  Un  moraliste  comme  Kropotkine  n'est  guère 
apte  à  se  mêler  à  la  guerre  des  partis,  })arco  qu'il  ne  sait  pas  en  assi- 
miler les  déchets,  et  (peut-être  à  tort)  ne  croit  point  qu'une  politique 
souillée  de  quelque  impureté  interne  puisse  en  fin  de  compte  être  effl-. 


4iO  LA   REVUE  BLANCHE 

cace  au  relèvement  de  l'humanité.  Son  mécontentement  le  pousse  hors 
de  Genève.  La  politique  socialiste,  autoritaire  et  compliquée,  pouvait- 
elle  garder  un  homme  de  son  tempérament?  Un  Russe  de  Genève  ne  s'y 
trompe  point.  Kropotkine  lui  apnonce  son  intention  de  poursuivre  son 
voyage  d'études  en  allant  observer  de  près  les  horlogers  bakounistes 
du  Jura.  Le  Russe  le  regarde  et  soupire  :  a  Je  crois  que  vous  ne  nous 
reviendrez  pas;  vous  resterez  avec  eux.  » 

De  fait,  à  Zurich  et  à  Genève,  Kropotkine  avait  été  attentif  et  inté- 
ressé :  mais  dans  le  Jura,  il  fut  charmé,  émerveillé,  pris  pour  toujours. 
Sa  pensée  et  ses  sentiments  sont  satisfaits  par  ce  qu'il  voit.  Et  lui  aussi, 
n'est-il  pas  d'abord  un  être  de  sentiment?  Dans  ce  pays  de  collines,  à 
petite  industrie  individuelle,  les  ouvriers,  privilégiés  en  ce  qu'ils  échap- 
pent à  l'écrasement  de  la  fabrique  et  de  l'usine,  vivent  indépendants, 
cultivés,  amis.  Bakounine,  apôtre  et  prophète,  les  a  formés,  sans  être 
leur  pape.  «  Le  nom  de  Michel^  dit  Kropotkine,  revenait  sans  cesse  dans 
leurs  conversations,  non  pas  comme  le  nom  d'un  chef  absent  dont  les 
opinions  feraient  loi,  mais  comme  celui  d'un  ami  personnel,  dont  chacun 
parlait  avec  amour  et  dans  un  esprit  de  camaraderie.  Ce  qui  me  frap- 
pait le  plus,  c'est  que  l'intluence  de  Bakounine  tenait  moins  à  sa  supé- 
riorité intellectuelle  qu'à  sa  personnalité  morale.  Dans  les  conversations 
sur  l'anarchisme  ou  sur  l'atlitude  de  la  Fédération,  je  n'ai  jamais 
entendu  dire:  u  Bakounine  a  dit  cela  »  ou  «  Bakounine  pense  ainsi  », 
comme  si  un  pareil  argument  pouvait  clore  la  discussion...  Je  n'ai 
jamais  entendu  invoquer  le  nom  de  Bakounine  comme  une  autorité 
qu'une  seule  fois,  et  cela  me  surprit  tellement  que  je  me  souviens  encore 
du  lieu  où  cette  conversation  eut  lieu  et  des  circonstances  qui  l'entou- 
rèrent. Des  jeunes  gens  s'étaient  mis  un  jour  à  tenir  devant  des  femmes 
des  propos  peu  respectueux  pour  l'autre  sexe.  L'une  dos  femmes  présentes 
y  mit  tout  à  coup  fin  en  s'écriant  :  «  Dommage  que  Michel  ne  soit  pas 
ici;  il  vous  aurait  remis  à  votre  place!  »  Kropotkine  déclare  :  «  Quand 
je  quittai  ces  montagnes,  après  un  séjour  de  quelques  jours  au  milieu 
des  horlogers,  mes  opinions  sur  le  socialisme  étaient  fixées.  J'étais 
anarchiste.  » 

Et  il  ajoute  :  «  C'est  pénétré  de  ces  idées  que  je  rentrai  en  Russie.  » 

Nous  respectons  infiniment  la  police  russe.  De  toutes  les  polices,  ce 
doit  être  la  plus  aisément  renseignée  et  la  plus  puissante.  Et  pourtant, 
il  faut  avouer  que  le  «  cas  »  de  Pierre  Kropotkine  donne  un  démenti 
bien  troublant  à  l'estime  et  à  la  confiance  qu'on  accoutume  de  mettre 
en  elle. 

Car  enfin,  voici  un  prince  russe  qui  voyage  en  Suisse.  Plutôt  qiie  de 
fréquenter  la  bonne  compagnie  des  glaciers  et  des  grands  hôtels,  il  se 
mêle  à  la  pire  engeance,  s'affilie  à  l'Internationale,  puis  n'abdique  le 
socialisme  que  pour  s'élancer  vers  l'anarchie.  Lorsqu'il  revient  en 
Russie,  son  premier  soin,  à  la  frontière,  est  d'introduire  en  contrebande 
tout  un  ballot  de  livres  interdits  par  la  censure.  Il  s'installe  à  Péters- 
bourg.  Personne  ne  l'inquiète.  Personne  ne  lui  demande  des  comptes. 


AUTOUR    D  UNE    VIE  'l 'l  » 

Et  il  reprend  paisiblement  ses  habitudes  à  la  Cour.  La  Russie  serait- 
elle  moins  bien  gardée  qu'on  ne  nous  racontée  ? 

Pendant  les  deux  années  qui  suivirent  la  date  de  ce  retour,  nous  ne 
voyons  non  plus  chez  Kropolkine  nul  besoin  do  s'immoler,  de  s'olTriren 
holocauste  aux  prisons  et  aux  bagnes  du  tsar.  Simplement,  il  cherche  la 
plus  sûre  méthode  d'une  action  utile,  et  il  se  crée  des  amitiés.  Souvent 
il  lui  arrivait,  nous  dit-il.  de  dîner  «  dans  une  riche  maison  »,  ou  môme 
<c  au  Palais  d'hiver»,  puis  de  prendre  un  fiacre,  de  courir  troquer^es 
vêtements  dans  un  logis  secret,  pour  aller  rejoindre  «  ses  amis  les  ou- 
vriers ».  Rien  de  libre  en  Russie  :  cela  même,  qui  semble  innocent,  con- 
verser avec  des  ouvriers,  éveillerait  les  soupçons  de  la  police.  On  est 
tenu  à  des  précautions. 

Alors,  que  faire  ?  Kropolkine,  riche  et  bienfaisnni,  pourrait-il  se  iixer 
dans  ses  propres  terres  et  se  consacrer  à  l'activité  permise  des  alîaires 
locales,  mais  en  vue  d'élever  le  bien-élre  matériel  et  moral  de  ses 
paysans?  Ailleurs,  peut-être.  En  Russie,  non.  A  peine  l'idée  s'en  offre- 
t-elle,  qu'il  y  renonce  :  il  y  aurait  trop  à  compter  avec  la  défiance  ])ara- 
lysante  des  autorités,  leur  mauvais  vouloir  et  leurs  pièges.  Rien  ne  Tait 
mieux  sontir  combien,  dans  un  pays  esclave,  tout  progrès  pacifique  est 
empêché.  Les  i\mes  les  plus  douces  et  les  plus  sérieuses  sont  conduites 
à  sympathiser  avec  le  terrorisme  et  la  chimère. 

Ce  Kropotkine,  qui,  né  en  France  ou  en  Angleterre,  serait  peut-être 
devenu  tout  au  plus  une  manière  de  radical  ou  de  grand  seigneur  phi- 
lanthrope, est  vraiment  un  produit  de  sa  civilisation  :  l'autocratie  russe 
en  a  fait  un  théoricien  et  un  militant  de  l'anarchie.  Je  ne  raconterai  pas 
comment  il  fut  appréhendé  sur  les  indications  d'un  traître,  un  soir  où, 
sortant  d'une  séance  animée  de  la  Société  de  géographie,  il  était  rentré 
chez  lui  brisé  de  fatigue.  Pour  connaître  ces  aventures,  c'est  au  livre 
qu'il  faut  recourir  :  chaque  détail  du  récit  suggère  que  l'impénétrable 
Russie  est  peuplée  de  révolutionnaires,  même  dans  son  armée,  même 
chez  ses  geôliers.  Et  ce  récit  de  captivité  n'a  pas  son  pareil  en  littérature  : 
cela  dépasse  — et  de  haut  —  Casanova.  Pour  moi,  la  prison  de  l'admi- 
rable Kropotkine  évoquerait  plutôt,  par  deux  ou  trois  traits  de  ressem- 
blance, la  prison  de  l'aimable,  mais  insignifiant  Fabrice,  dans  la  tour 
du  général  Fabio  Conti.  Et  peut-être  après  tout  la  Russie  contempo- 
raine, au  point  de  vue  des  principes  politiques  et  des  mœurs  adminis- 
tratives, n'est-elle  pas  si  éloignée  qu'elle  paraît  de  la  Parme  stendha- 
lienne...  Mais  elle  forme  d'autres  cœurs  et  d'autres  cerveaux. 

Le  prince  Kropotkine  vit  de  nos  jours  en  Angleterre,  où  il  gagne  la 
vie  des  siens  par  les  travaux  qu'il  fournit  aux  revues  scientiques  de  cette 
nation  hospitalière.  En  Europe,  il  a  trouvé  d'illustres  amis,  comme  les 
Reclus,  et  bien  des  pauvres  gens  l'approchent,  auxquels  il  partage 
l'argent  qui  passe  entre  ses  mains,  sans  trop  distinguer,  me  dit-on,  les 
honnêtes  et  les  malchanceux  des  paresseux  et  des  équivoques.  Indul- 
gent pour  tous,  le  prince-anarchiste  ne  hait  personne  (ou  si  peu  de 
gens!)  et,  n'excommuniant  qui  que  ce  soit,  pas  même  les  riches,  honore 
en  chaque  homme  l'humanité. 

Robert  Dreyfus 


2^^  U) 


Le  Père  Perdrix 

DF.UXIÈME  PARTIE 


CHAPITRK     IV 

Que  les  beaux  jours  sont  courts!  Ils  vécurent  Tun  à  côté 
de  Tautre.  Octobre  s'adoucit  vers  sa  fin  et  Tazur  exhalait  des 
nuages  très  doux  qui  voilaient  le  monde  d'une  intéressante 
mélancolie.  Ils  pouvaient  encore  s'asseoir  sur  le  banc  pen- 
dant la  journée  et  restaient  assis  tous  les  deux,  se  frottant 
Tun  à  l'autre,  et  cueillant  sur  la  rue,  sur  les  maisons,  sur 
les  passants,  des  sentiments  calmes  qu'ils  posaient  à  leurs 
pieds.  Le  Vieux  ne  regrettait  que  cela  : 

—  Je  regrette,  mon  ami,  de  ne  pouvoir  te  donner  que  de 
la  soupe  et  des  pommes  de  terre.  Tu  ne  sais  pas  ce  qu'il 
aurait  fallu  ?  Il  aurait  fallu  que  tu  puisses  aller  manger  chez 
eux  et  que  tu  viennes  te  reposer  chez  nous! 

La  pauvre  Vieille  leur  faisait  la  cuisine,  et  ce  n'était  pas 
bien  long  de  secouer  la  marmite,  de  remuer  le  seau  d'eau 
et  d'allumer  quelque  feu  simple  qui  fumait  avec  âpreté 
parce  qu'il  n'y  avait  pas  de  soufflet  dans  la  maison.  L'hiver 
était  plus  commode  à  cause  du  poêle.  A  midi  elle  se  servait 
d'une  chaufferette,  et  ils  mangeaient  souvent  du  réchauffé 
de  la  veille.  Elle  était  toute  maigre,  toute  sèche  et  commen- 
çait à  se  casser  dans  les  reins,  non  pas  qu'elle  devînt  bossue, 
mais  l'arête  de  son  dos  pointait  et  perçait  sa  robe.  Car 
tout  s*use  à  la  longue  et  les  vieux  ustensiles  gardent  en  leur 
peau  plaintive  on  ne  sait  quelles  fêlures  qui  craquent  en 
une  fois  et  les  vident. 

La  mère  de  Jean  vint  un  matin.  Elle  posait  la  main  sur  la 
poche  de  son  tablier.  Elle  franchit  les  marches  du  seuil, 
avec  l'air  appesanti  d'un  bœuf  dont  les  idées  sont  simples,  et 
dit  : 


(1")  Voir  Lm.  reoue  blanche  des  l»»"  et  15  mai.  l«  et  16  juin  et  1*^'  juillet  1902. 


LK    PKRE    PEUDIUX  4 V^ 

—  Voilà,  toi!  Ton  père  m'envoie.  Tu  nous  a  laissé  deux 
centss  francs  quand  tu  es  arrivé.  Ton  père  ne  veut  pas  que 
tu  puisses  nous  accuser  d'avoir  gardé  ton  argent. 

Elle  sortit  les  deux  billets  de  sa  poche,  les  posa  sur  la 
table,  et  avant  de  partir  retourna  la  tête  pour  dire  : 

—  Je  ne  veux  pas  te  laisser  sans  remontrances.  Tu  nous 
as  rendus  ridicules.  Nous  avons  fait  pour  toi  ce  que  per- 
sonne n'avait  fait  avant  nous.  Il  nous  reste  de  toutes  nos 
privations  la  mortification  de  les  avoir  subies,  et  toi  tu  te 
carres  parce  que  tu  as  raison,  parce  que  nous  t*avons  rempli 
le  ventre,  parce  que  notre  bêtise  t'a  servi  à  pouvoir  un  jour 
te  croire  au-dessus  de  tes  parents.  C'est  triste  ! 

Elle  s'en  alla  sans  autre  phrase.  Pas  un  mot  ne  fut  pro- 
noncé, et  elle  descendit  les  marches  comme  si  sa  robe  avait 
pompé  les  paroles. 


Tout  à  coup,  la  Vieille  se  trouva  toute  mince,  et  un 
jour  que  quelqu'un  la  regardait,  cela  sauta  aux  yeux  comme 
une  surprise.  Quelque  chose  avait  filé  d'elle,  presque  en 
une  nuit.  On  dit  :  «  Ce  n'est  pas  étonnant,  pauvre  femme! 
Elle  s'est  usée  à  nourrir  son  vieux  feignant.  >/  Elle  avait 
le  derrière  des  oreilles  bhmc,  la  peau  des  joues  avalée,  et 
son  regard  s'arrondissait  en  regardant  les  pierres.  Elle  n'avait 
pas  l'air  de  s'en  rendre  compte.  11  n'y  eut  qu'une  fois  où, 
rentrant  de  faire  ses  ménages,  elle  raconta  :  «  Je  n'5'  com- 
prends rien,  je  n*ai  pourtant  pas  frotté  plus  que  d'habitude, 
c'est  comme  si  les  os  me  tombaient,  w  Le  soir,  elle  alla  au 
cresson,  revint  avec  son  panier  plein  et  dit  :  <c  Té  donc  ! 
j'en  ai  encore  pas  mal  ramassé.  >y  Ce  fut  le  lendemain  qu'elle 
se  leva  en  disant  :  «  Je  me  dépêche  de  sauter  du  lit  parce 
que  je  sens  que  si  je  ne  le  faisais  pas  tout  de  suite,  j'y  res- 
terais toute  la  journée.  »  Le  surlendemain  elle  réveilla  le 
Vieux  :  «  Oh  !  là  là!  je  ne  peux  pas  me  lever.  Faudra  pour- 
tant que  je  me  lève  pour  faire  la  soupe.  >/  Vers  sept  heures 
et  demie  il  alluma  le  feu  lui-même,  puis  elle  passa  ses  bas, 
son  jupon,  son  caraco,  fit  bouillir  la  soupe  et  la  trempa.  Elle 
n'avait  pas  le  cœur  à  manger  et  elle  regarda  autour  d'elle, 
dans  la  maison,  dans  la  rue,  avec  un  dégoût  qui  lui  venait 


Vm  la  uevue  blanche 

de  loin,  comme  si  elle  allait  tout  vomir.  Ensuite,  le  Vieux 
descendit  pour  annoncer  à  la  femme  de  Roux,  le  boulanger, 
que  la  Vieille,  ce  matin-là,  ne  se  sentait  pas  à  son  aise. 
L  autre  répondit  : 

—  Dame!  si  ça  dure,  nous  allons  être  obligés  de  prendre 
une  autre  femme  de  rnénage. 

Pendant  ce  temps,  la  Vieille  restait  sur  une  chaise  à  se 
demander  si  elle  pourrait  balayer  la  maison.  Jean  se  pen- 
chait avec  ses  bons  yeux  de  petite  fille,  comme  une  fon- 
taine qui  se  pencherait  : 

—  Dis-moi  où  tu  as  mal,  ma  Vieille... 

—  Oh!  mon  petit,  je  suis  comme  les  vieux.  J'ai  mal 
partout. 

Elle  se  contenta  de  faire  le  lit  de  Jean,  puis  balaya,  et  de 
temps  à  autre  elle  s'appuyait  sur  le  manche  à  balai.  Ce  fut 
ainsi  qu'elle  arriva  jusqu'à  dix  heures,  après  quoi  elle  se  jeta 
sur  son  lit,  toute  habillée.  D'ailleurs  elle  ne  dormait  pas, 
mais  le  repos  semblait  lui  prendre  les  reins  et  les  remettre 
en  place. 

A  midi,  tout  de  même,  il  fallut  se  mettre  au  repas.  Elle  se 
leva,  pela  des  pommes  de  terre,  les  coupa,  les  fit  frire. 
Comme  les  deux  hommes  mangeaient,  elle  posa  son  coude 
sur  la  table,  le  menton  sur  son  poing  et  regarda  leur  assiette 
en  pensant,  ainsi  que  les  cuisinières,  au  bonheur  de  voir 
manger.  Le  Vieux  avait  envie  de  se  fâcher  : 

—  Mange  donc  !  C'est  quand  on  est  malade  qu'on  a  besoin 
de  se  soutenir.  Tu  t'écoutes  trop. 

Mais  l'après-midi,  elle  fut  bien  heureuse.  Elle  s'étendit  sur 
le  dos,  croisa  ses  mains  sur  son  ventre  et,  les  rideaux  étant 
tirés,  isolée  du  monde,  elle  formait  avec  son  lit  un  seul 
corps.  Pas  un  bruit  ne  passa  de  la  rue,  le  Vieux  avait  poussé 
les  contrevents  et  la  chambre  dans  l'ombre  semblait  un 
beau  pays  où  Ton  dort. 

La  journée  du  lendemain  se  passa  de  la  même  façon. 
Pourtant  le  Vieux  sut  vaincre  cette  habitude  qu'il  avait 
d'attendre  les  bouchées  toutes  mâchées.  Il  secoua  cette 
couche  épaisse.  La  paresse  s'était  accumulée  sur  lui  comme 
du  lard. 

—  Laisse  donc.  Je  ferai  bien  la  soupe  moi-même. 


LE  PKllE  PEUDIUX  V*5 

Elle  ne  voulut  rien  entendre:  elle  était  assez  ennuyée  de 
le  voir  allumer  le  feu  ! 

La  veille,  elle  n'avait  pas  fait  le  ménage  à  fond  :  alors  elle 
s'occupa  des  deux  lits,  balaya  la  chambre,  épousseta.  Elle 
se  traînait  d'un  coin  à  l'autre  en  renserrant  ses  mains  sous 
ses  aisselles,  ensuivant  les  murailles  qui  vous  calent.  Deux 
fois  elle  fut  obligée  de  s'asseoir,  elle  n'osait  pas  s'appuj'cr 
au  dossier  de  la  chaise,  pour  se  tenir  prête  à  partir;  et  sous 
sa  robe  ses  os  pointaient  comme  à  un  poulet  vidé.  Enfin  elle 
se  remit  au  lit  et  s'éparpilla,  en  pauvre  mère  perdrix  qui 
traîne  une  couvée  lasse.  A  midi  elle  se  leva.  Elle  avait  gardé 
un  peu  de  bouillon  pour  se  soutenir,  mais  elle  eut  bien  du 
mal,  et  manger  lui  semblait  un  travail  de  raisonnement. 
L'après-midi  se  passa  comme  la  veille,  parmi  des  néants 
qui  tombaient  des  rideaux,  avec  des  chutes  d'oubli,  de 
larges  chutes  d'oubli  qui  Tensevelissaient  au  milieu  des 
draps. 

Jean  et  le  Vieux  restaient  sur  le  banc,  et  leurs  idées  défi- 
laient dans  les  heures.  Jean  sentait  l'inquiétude  de  la  voir 
souffrir.  Le  mal  humain  pénétrait  dans  sa  poitrine  comme 
une  injustice  constante  et  il  ne  pouvait  comprendre  que  la 
vie  fût  moins  bonne  que  la  bonté  des  bons  cœurs.  Il  se 
levait  parfois,  allait  à  la  Vieille,  écartait  les  rideaux.  Elle  le 
regardait  comme  une  dernière  chose  que  l'on  veut  voir  et 
pour  laquelle  on  a  fait  un  long  vo3^age.  Elle  sortait  de  sa 
lassitude  de  pauvre  femme  et  s'oubliait  autant  qu'un  malade 
peut  s'oublier.  11  J'embrassait  dévotieusement,  elle  le  baisait 
sur  les  joues  et  ses  vieilles  lèvres  le  suçaient  un  peu. 

—  Veux-tu  que  j'aille  chercher  le  médecin? 

—  Mais  non,  mon  petit,  garde  ton  argent.  J'irai  peut-être 
mieux  demain. 

Ah  !  non,  elle  n'alhi  pas  mieux  le  lendemain.  Elle  voulut 
se  lever  comme  les  deux  autres  jours,  mais  à  peine  posait- 
elle  le  pied  à  terre  qu'on  fut  obligé  de  lui  tendre  une  chaise  : 
elle  tléchissait!  Le  Vieux  se  fftcha -décidément  : 

—  Nom  de  Dieu,  tu  seras  donc  toujours  aussi  bête!  Je  t'ai 
assez  dit  qu'il  fallait  que  tu  restes  au  lit.  Nous  ferons  la 
soupe  aussi  bien  que  toi 

Mais  au  lit  elle  ne  fut  pas  encore  tranquille.  C'était  une 


\.\6  LA   REVUE    BLANCHE 

manie  ridicule  :  on  lui  mit  un  oreiller  sous  le  dos,  qui  la 
soulevait  afin  qu'elle  pût  mieux  voir,  et  si  ses  bras  et  ses 
jambes  ne  pouvaient  pas  se  soutenir,  du  moins  sa  pensée 
participait-elle  à  la  cuisine.  Elle  ne  perdait  pas  un  coup 
d'oeil,  se  penchait  parfois  et  disait  son  mot. 

—  Tu  mets  trop  de  beurre...  Là.,.  Mets  encore  une  petite 
poignée  de  sel. 

Il  criait  : 

—  Fous-moi  la  paix.  J'ai  pas  besoin  de  tes  conseils, 
Elle  les  regardait  manger  et  disait  à  Jean  : 

—  Y  a  peut-être  pas  assez  de  soupe.  Mange  donc  un 
morceau  de  pain  et  de  fromage,  m'ami  ! 

Ensuite  le  Vieux  balayh.  Elle  n'avait  rien  à  dire,  mais 
pourtant  elle  suivait  le  mouvement  du  balai,  grattait  les 
coins  où  l'on  a  besoin  de  poursuivre  la  crasse  d'un  coup 
pointu  et  se  proposait  le  lendemain  de  chasser  les  araignées. 
Elle  ne  put  pas  s'en  empêcher  : 

—  Je  tâcherai  de  me  lever  dans  la  journée  pour  le  lit  du 
petit. 

Si  l'après-midi  elle  n'eut  à  s'occuper  de  rien,  c'est  parce 
que  personne  ne  faisait  rien.  Elle  habita  toute  seule  la  mai- 
son. Les  murs  se  renvoyaient  un  grand  silence,  les  contre- 
vents cachaient  le  jour  et  la  vie  s'étalait  dans  la  chambre 
comme  une  déesse  endormie.  Le  lit  demeurait  dans  son 
coin  avec  les  rideaux  en  étoufToir,  sous  lesquels  passait  le 
frisson  d'une  idée  qui  s'accroche,  le  bourdonnement  d'un 
crâne  plein  de  mouches  et  Téterncl  besoin  d'être  la  femme 
de  ménage  et  de  ne  pas  dormir  quand  le  travail  vous  attend. 

Le  soir,  on  la  força  :  le  Vieux  lui  mit  une  assiette  de 
soupe  dans  la  main.  Et  mange,  et  mange  !  La  cuiller  avait 
des  arrêts,  de  l'assiette  à  la  i)Ouche,  comme  dans  un  voyage, 
ensuite  la  Vieille  reposait  le  coude  sur  son  traversin,  atten 
dait  qu'un  autre  élan  lui  vînt  et  se  remettait  à  manger  avec 
un  courage  à  chaque  instant  décru.  Elle  se  soutenait  à  peine, 
elle  aurait  eu  besoin  d'un  bon  remède  pour  lui  recoller  les 
os.  Elle  se  répandait  dans  le  lit  comme  un  vieux  sac  où  les 
objets  ne  sont  plus  en  place,  et  tout  était  cassé  :  les  reins  lui 
remontaient  vers  la  nuque  et  son  estomac  garnissait  sa  poi- 
trine d'un  grand  dégoût. 


LE   PÈRE    PERDRIX  'l47 

Le  Vieux  se  coucha  en  disant  :  «  On  va  voir  demain  com- 
ment ça  va  marcher  »,  puis  le  Temps  se  coucha  lui-même 
plein  de  soins  quotidiens  :  deux  ou  trois  larges  secousses 
que  le  Vieux  donnait  au  lit  avant  d'y  trouver  sa  place  et  le 
ronflement  de  Jean  qui  montait  comme  une  conscience  qui 
n'a  pas  à  se  cacher.  La  Nuit  dormait  en  entier,  dans  la  mai- 
son, dans  les  rues,  sous  le  ciel  et  semblait  une  halte  en 
attendant  qu'on  reprît  la  vie  comme  elle  avait  commencé. 
La  Vieille  dans  son  coin  se  remuait  avec  du  silence,  impri- 
mait à  son  corps  des  girations  pour  ne  pas  troubler  le  som- 
meil qui  l'entourait.  Vers  une  heure,  pourtant,  une  chose 
lui  échappa  :  c'étaient  des  soupirs  un  peu  plus  hauts  qui 
s'éparpillaient  d'abord,  accrochaient  quelque  organe  et  puis 
s'étendaient.  Et  à  deux  heures  le  Vieux  l'entendit  pousser 
par  trois  fois  une  sorte  de  plainte  :  Hein  !  hein  !  hein  !...  Il 
demanda  dans  Tombre  :  ^<  Est-ce  que  tu  es  malade?  >  Elle  ne 
répondit  pas.  Alors  il  la  toucha.  Ce  fut  comme  s'il  ravalait 
son  sang  :  elle  ne  bougeait  plus  !  Jean  ronflait  encore. 

Deux  jours  plus  tard,  l'enterrement  descendait  la  rue. 
Jean  et  le  Vieux  précédaient  la  rangée  des  enfants:  Jacques 
et  François,  accompagnés  de  leurs  femmes,  et  Marie  avec  son 
homme.  La  douleur  était  plus  grande,  s'accroissant  de  cela 
qui  pouvait  être  un  plaisir.  Marie  l'avait  bien  dit,  la  veille  : 
«  Nous  voilà  tous  réunis.  L'autre  fois,  c'était  elle  qui  faisait 
la  cuisine.  —  Ah!  ma  pauvre  amie,  elle  ne  la  fera  plus 
maintenant  y>,  avait  répondu  le  Vieux.  Il  y  avait  beaucoup 
de  monde  parce  qu'elle  était  courageuse  et  parce  qu'on 
savait  que  Jacques  était  mécanicien  au  chemin  de  fer.  C'était 
un  groupe  noir  et  tassé  qui  marchait  et  faisait  penser  à  un 
carré  découpé  en  pleine  petite  ville  de  dimanche  parmi  des 
vêtements  noirs  et  des  bras  ballants.  Le  Vieux  gardait  à  la 
main  son  grand  chapeau  des  jours  de  fête  et  s'en  allait  à  la 
cérémonie  nécessaire,  sachant  se  tenir  sous  tous  les  coups. 
Jean  le  regarda  :  il  avait  la  tête  plate,  presque  battue,  sous 
son  front  vide,  les^tempes  avaient  rentré  et  l'oxi  sentait  sa 
destinée.  Il  était  né  sans  surprise  pour  descendre  cette  rue 
derrière  un  cercueil  et  sonner  des  sabots  contre  les  pierres, 
pour  porter  des  lunettes  noires  afin  que  Ton  ne  sût  pas  s'il 
pleurait;  et  l'on  ne  pouvait  pas  s'étonner  de  Jean  non  plus 


V^H  LA   REVUE   BLANCUX 

car  les  aveugles  sont  appuyés.  S'il  y  avait  des  bourdonnements 
dans  sa  tête,  on  retrouvait  ceux-là  mêmes  qui  ronflaient 
alentour  du  banc,  presque  informes  comme  des  idées  sans 
phrases:  la  Vieille...  de  la  terre...  le  retour  à  la  maison,., 
sept  ans  comme  un  cul  de  plomb...  II  faut  tout  de  même  que 
je  sois  un  fameux  feignant  pour  n'être  pas  capable  de  mang^er 
du  pain...  Et  l'autre  avec  ses  oremus,  car  leurs  paroles  à 
ceux-là  sont  payées...  Il  partait,  s'asseyait  à  l'église,  dans 
ces  églises  d'enterrement  qui  sonnent  le  vide,  descendait  la 
petite  rue  que  l'on  a  vite  descendue,  arrivait  en  plein  cime- 
tière tout  à  côté  de  la  fosse.  Et  c'était  une  vie  qui  s'arrêtait, 
au  bord  de  laquelle  un  ora  pro  nobis  tombait  avec  une 
pelletée  de  terre  et  faisait  :  poum  !  Il  remontait  à  la  maison 
où  l'on  ouvrait  les  contrevents  que  la  mort  avait  fermés  et 
où  la  nouvelle  lumière  sur  la  chambre  vide  semblait  avoir 
les  yeux  rouges.  Les  bourdonnements  étaient  lourds,  la 
I  tête  se  penchait,  la  Vieille  n'était  plus  là  :  plus  de  cresson, 

I  plus  de  ménages  ;  le  banc  était  en  face  :  plus  de  pain  ! 

j  —  Oh!  va,   ne   te   désole  pas,    mon   père!  disaient    les 

enfants. 

C'étaient  de  bons  enfants  :  ils  avaient  tous  pleuré. 

—  Et  surtout,  embrassez  bien  ces  pauvres  petits,  répon- 
dait-il. 

—  Père  Perdrix,   il    faut   manger  pour    vous    soutenir, 
disait  la  femme  de  Pierre  Bousset  et  elle  donnait  un  coup 

\  d'oeil  à  Jean  tout  mince  dans  son  coin. 

;  Les    brus   firent    un  fricot  :   ce  jour-là   encore  il    devait 

/  manger  de  la  viande.  Il  y  eut  un  temps  d'attente  et  il  man- 

;  geait.  Les  brus  mangeaient,  Jacques  et  François  mangeaient 

i  et  le   silence  battait,  avec  les   couteaux,  les   assiettes,  car 

\  l'Autre,  en  partant,  avait  emporté   le  bruit  de   hi  maison. 

1  Pourtant  un  nuage  planait  à  la  hauteur  des  têtes,  on  portait 

les  yeux  devant  soi   et   c'était  comme    une   attraction    du 
!  centre  de  la  table  ronde.  Les  hommes  n'osaient  pas  s'entre- 

regarder,  leurs  pensées  se  gonflaient  dans  leur  tête  et  sem- 
blaient gonfler  le  silence  jusqu'aux  limites  où  la  pléthore  le 
rompt  comme  une  artère.  Et  cela  devenait  de  la  lâcheté. 
Parfois  une  phrase  à  dire  s'arrêtait,  rebroussait  sa  route,  se 
tassait  dans  un  buisson  et  décrivait  des  coups  d'oeil  comme 


LE  PÈRK  pp:HDnix  449 

une  bête  aux  aguets.  Le  Vieux  se  taisait  :  c'était  d'attente 
que  sa  tête  était  chargée!  Il  avalait  sa  viande  et  ne  s'éton- 
nait guère  parce  que  dans  la  vie  l'on  rencontre  beaucoup 
d'abandon.  Jacques  avait  bon  cœur  :  d'ailleurs  il  était  pressé 
par  Theure  du  départ. 

—  Mon  père,  moi  je  t'enverrai  cent  sous  tous  les  mois. 
Le  Vieux  ne  dit  rien  et  comptait  :  trois  sous  et  demi  par 

jour!  Il  avait  Thabitude  de  ces  calculs.  Jacques  reprit  : 

—  Tu  sais  bien,  quand  on  a  des  enfants...  Enfin,  si  tu  as 
par  trop  besoin,  tujne  feras  écrire.  Et  puis,  vois  donc,  mon 
père  :  à  présent  que  tu  est  tout  seul  on  ne  te  refusera  pas  au 
bureau  de  charité. 

—  Oh!  par  exemple,  je  ne  veux  pas  leur  demander, 
répondit  le  Vieux.  Ils  ont  voulu  me  mettre  à  la  porte,  ils 
voudront  me  reprendre,  mais  j'en  suis  le  maître. 

—  Çà,  c'est  de  la  bêtise!  s^écria  François.  La  vraie  fierté 
consiste  à  avoir  la  panse  pleine.  Je  ne  parle  pas  de  mon 
frère  :  lui  il  gagne  plus  que  moi.  Enfin,  je  tâcherai  aussi 
de  t'envoyer  quelque  chose. 

—  Tu  parles  à  ton  aise,  dit  Jacques.  Chacun  connaît  sa 
bourse.  Mais,  je  ne  dis  pas  que  je  ne  lui  donnerai  pas  de 
temps  à  autre  un  peu  plus  que  je  ne  promets.  Toi,  fais-en 
donc  autant. 

Et  la  grande  Marie  agitait  ses  grands  bras  : 

—  Ne  crains  rien,  mon  père.  On  s'occupera  de  toi.  Moi 
je  t'enverrai  des  provisions,  des  légumes,  du  café,  du  tabac 
à  priser  et  je  t'enverrai  aussi  du  sucre.  Et  puis  les  petites 
viendront  te  voir  et  elles  ne  te  seront  pas  à  charge.  Enfin, 
je  te  le  dis  :  n'aie  pas  peur. 

Jean  baissait  les  yeux  :  il  avait  une  façon  à  lui  d'être 
malheureux  quand  les  hommes  n'étaient  pas  clairs. 


CHAPITRE  v 

Il  y  a  des  choses  simples  :  deux  et  deux  font  quatre.  Les 
deux  camarades  devinrent  deux  camarades  d'hiver  avec 
le  poêle  entre  eux,  dont  le  ronflement  garnissait  les 
tuyaux.   Ils   n'avaient  rien  à   dire  :  la  flamme  parlait.   Le 

20 


)  45o  LA    REVUE    BLANCHE 

[  Vieux  avait  tout  abandonné  :   Brûlons    notre  bois,  et  s'il 

I  manque  nous  brûlerons  la  maison.  Pour  rien  au   monde, 

•;  il    n'eût    fait   un  pas:  «  Je  veux  voir  ce   qui  arrivera.  > 

]  Le  cul   sur  le  banc,  le  cul  sur  les  chaises,    la  Vie  pouvait 

l  rester,   la  Mort  pouvait  venir,  il  en   était  à   regarder  ses 

!  pieds.    Il    n'avait     plus  ses  idées    comme  autrefois  alors 

-^T  qu'il  se  sentait  à  côté  du  poêle  et  que  se  chauffer  l'occupait  : 

!  Je  me  chauffe  !  La  peau  de  son  cœur  s'était  tannée,  la  peau 

'(  de  ses  os  durcissait  au    feu  et  les  contacts  humains  s'arrê- 

j  taient  à  sa  tête  comme  des  cris  d'alarme  aux  pierres  d'un 

j  clocher  mort. 

;  Jean  lui  raconta  une  drôle  d'histoire  : 

> 

h  —  Dis  donc,  mon  Vieux,  je  vais  sans  doute  avoir  une 

j  place  à  Paris.  Il  faudra  venir  avec  moi. 

I  —  Ah  !  par  exemple,  mon  ami,  on  me  croirait  bien  fou  ! 

1  II  avait  soixante-huit  ans,  la  jambe  enflée,  les   pensées 

I  dures,  et  vivait  sur  les  deux  cents  francs  de  Jean  avec  du 

.)  pain  et  du  fromage  pour  durer  le  plus  longtemps.  La  Vieille 

;j  en  mourant  avait  laissé  trente  francs,  il  n'avait  pas  encore 

'\  payé  le  curé.  Son  âme  de  village  s'était  incrustée  sans  doute 

t  et  les  pierres  de  la  maison  ne  la  laisseraient  pas  partir. 

j  La  seconde  fois,  Jean  avait  reçu  une  lettre  et  dit  : 

1:  —  Hé,  Vieux!  Je  crois  qu'on  va  bientôt  y  aller. 

]  —  Tu  es  bête,  mon  petit.  Laisse  donc  les  autres  dans  leur 

■j;  trou. 

;     ^  On   ne  pouvait  pas  le  remuer,  ses  pieds  tenaient  au  sol 

[,;  ^         comme  ses  fesses  à  la  chaise,  et  pour  l'ébranler,  il  eût  fallu 

''i  ébranler  un  système,  transporter  une  petite  ville  et  donner 

1/  à  une  expérience  de  vieillard  la  vie  nouvelle  qui  bouillonne 

L;  au  cœur  de  ceux  qui  s'en  vont. 

La  troisième  fois,  ce   fut  encore  après  une   lettre.  Jean 

dit  : 

—  Fais  ta  malle,   mon   Vieux.   Dans  huit   jours   on    y 

sera. 

Le  Vieux,  soudain,  plongea  la  tête  comme  on  pique  un 

plongeon,  rétrécit  ses  épaules  d'un  mouvement  frileux  et 

s'assit  de  telle  sorte  que  les  idées  noires  l'entouraient  en 
[  longues  bandelettes. 

f  Jean  se  mit  à  rire  : 

r 

i . 
\ 

\ 


LE   PÈRE    PERDRIX  45 I 

—  Débats-toi  des  pieds  et  des  pattes.  Y  a  pas  là,  je  t'em- 
mène ! 

C'était  une  folie  qualifiée,  qui  demeurait  de  minute  en 
minute,  battait,  et  qui  secouait  les  meubles  dans  la  maison. 
Il  n'y  avait  qu'à  regarder  les  deux  lits,  l'armoire  et  la  poutre 
du  plafond  pour  sentir  le  poids  des  choses  à  soixante-huit 
ans  et  pour  comprendre  les  limites  humaines  au  delà  des- 
quelles jamais  l'on  ne  posera  ses  pas. 

Mais  Jean  dit  encore: 

—  Tu  n'as  rien  à  répondre.  Ton  pays  en  a  fini  avec  toi. 
Tu  restes  ici  pour  compte  avec  toute  ta  misère  comme  un 
vieil  ignorant  qui  n'a  rien  su  prendre  et  qui  ne  saura  rien 
dire. 

C'est  ainsi  que  Jean  parla  et  il  avait  bien  parlé.  Des 
mille  fuites  du  vieux  crâne  par  les  brisures  de  chaque  jour, 
les  idées  sortaient  comme  un  gaz  et  vidaient  leur  homme 
comme  un  ballon  qui  s'abat.  On  pouvait  lui  tendre  la 
main,  au  vieux  pauvre,  et  lui  dire  :  «Viens  à  ma  suite,»  car 
il  avait  perdu  sa  route.  Les  voies  de  Dieu  s'arrêtent  à  des 
murs,  les  fronts  se  buttent  à  des  pierres  et  les  têtes 
assommées  se  penchent  en  attendant  un  soutien. 

Il  considérait  la  petite  ville  en  son  âme  et  la  voyait  tout 
entière,  avec  Monsieur  Edmond  que  la  graisse  avait  fait 
éclater,  avec  des  bourgeois  à  serviteurs  que  leur  grandeur 
tient  éloignés  du  monde,  avec  des  charrons  qui  s'attellent 
aux  voitures  et  conduisent  la  vie  comme  des  bœufs  une 
charrette  à  grand'route,  avec  des  métiers  d'enclume  que 
Ton  bat  et  qui  cassent,  avec  la  résonnance  des  paroles,  avec 
des  bureaux  de  bienfaisance  où  la  pitié  ne  pardonne  pas 
un  beau  jour,  avec  l'engourdissement  de  ceux  qui  mangent, 
avec  des  silences  autour  des  pauvres,  avec  des  après-midi  qui 
pèsent  sur  leur  dos,  avec  des  classes  et  des  compartiments, 
avec  une  âme  que  l'argent  chauffe  et  dilate,  avec  la 
médisance  qui  soulève  un  rideau,  avec  la  pauvre  Vieille 
qui  emporte  le  pain  dans  la  tombe,  et  alors  il  se  durcissait 
à  son  tour,  considérait  sa  maison  d'un  œil  sec  et  rompait 
ses  attaches  avec  décision  car  il  avait  compris  la  méchan- 
ceté d'un  monde  où  l'on  ne  peut  rien  aimer. 

Il  fallut  y  aller  rapidement  et  il  en  devint  la  victime.  Us 


43ïi  LA  REVUE   BLANGHK 

s'occupèrent  à  tout  régler^  à  quitter  leur  vie  en  huit  jours, 
vendirent  les  lits,  Tarmoire,  la  table,  arrachèrent  les 
meubles  comme  on  arrache  la  chair  d'un  corps  malade, 
n'en  eurent  pas  beaucoup  d'argent,  mais  se  sentirent 
séparés  des  maux  et  légers  comme  un  corps  opéré.  Il  paya 
le  curé  de  l'enterrement,  le  propriétaire  de  la  maison, 
réunit  ses  sous,  compta  cent  cinquante  francs  et  fut  étonné 
d'avoir  crevé  la  faim  au  milieu  de  choses  qui  valaient  de. 
l'argent.  Le  petit  Jean  possédait  tout  autant,  ils  partaient 
pour  Paris  avec  un  capital  de  trois  cents  francs  et  pou- 
vaient vivre,  nom  de  Dieu  !  malgré  les  chiens  des  petites 
villes  qui  regardent  crever  les  pauvres  sur  leur  banc.  Une 
dernière  pensée  le  retint  la  veille  du  départ  :  il  baissa  la 
tête,  réfléchit  à  tout,  pesa  les  folies  contradictoires  de  rester 
ou  de  partir,  analysa  le  fond  des  gueux  qui  frappent  aux 
portes  charitables,  et  comprit  le  n'importe  où,  l'exode  de 
ceux  que  tout  mirage  entraîne  parce  qu'ils  ont  tout  perdu, 
parce  que  chaque  aventure  est  un  répit  et  que  pour  crever 
il  vaut  mieux  aller  lécher  plus  loin  la  terre  sèche  des 
Saharas  qui  sont  les  terres  promises  aux  os  du  malheur. 

Ils  partirent  un  dimanche  matin,  à  cinq  heures,  dans  le 
grand  froid  sec  qui  coupait  la  figure  et  donnait  un  avant- 
goût  des  rues  où  la  brise  ressemble  au  courant  d'air.  Il 
ventait,  ce  matin-là,  dans  les  six  lieues  qui  les  séparaient  de 
la  gare.  Le  Vieux  fut  étonné,  car,  malgré  tout,  malgré 
Jacques  le  mécanicien,  jamais  il  n'avait  vu  le  chemin  de 
fer.  Bah!  vieille  bête,  il  ne  tenait  plus  à  rien  apprendre.  Il 
dit: 

—  Alors,  c'est  là-dedans  qu'on  se  fourre. 

Et  il  voulait  déjà  enfiler  un  wagon  de  première  classe.  Il 
s'installa  à  la  suite  de  Jean  et  il  eût  entamé  tout  de  suite  la 
conversation,  sans  l'autre  qui  n'aimait  pas  les  démonstra- 
tions. Il  avait  sa  belle  blouse  bleue  et  son  chapeau  presque 
battant  neuf  qui  lui  donnait  un  air  cossu  complété  par  ses 
srtbots  cirés  comme  un  riche  marchand  de  cochons  qui 
n'en  est  pas  à  la  première  élégance.  Jean  avait  dit:  ^.  Ne 
prends  pas  tes  numéros  un  parce  qu'on  se  salit  beaucoup 
dans  le  train.»  Il  avait  répondu:  «  Tu  m'embêtes!  Je  veux  me 
faire  beau.  Faut  que  je  te  fasse  honneur.  />  Et  il  disait  en 
route. 


LE   PÈRE   PERDRIX  453 

—  Ces!  drôle,  tout  de  même,  de  se  voir  là-dedans. 
Ils  arrivèrent  à  Paris  par  la  gare  d'Orléans  sur  les  cinq 
heures.  Le  Vieux  avait  cousu  son  argent  dans  la  poche  de 
dessous.  Jean  voulait  appeler  un  fiacre  pour  transporter  la 
malle,  mais  le  Vieux  demanda: 

—  Combien  que  ça  coûte  ?  Est-ce  qu'il  y  a  loin,  d'ici  chez 
nous? 

—  Ça  coûte  quarante  sous.  Il  y  a  à  peu  près  un  quart 
d'heure.  C'est  dans  l'Ile  St-Louis. 

—  En  ce  cas,  ne  bouge  pas  !  Pas  besoin  de  leur  faire 
gagner  quarante  sous  dans  un  quart  d'heure.  Je  porterai  la 
malle  sur  mes  reins. 

Il  la  posa  carrément,  saisit  la  poignée  des  deux  mains, 
et  marcha,  solide  encore,  sans  lever  la  tête,  à  pas  pleins, 
jusqu'à  leur  hôtel  où  il  se  déchargea  dans  l'allée  en 
poussant  un  Han  ! 

C'était  un  hôtel  meublé  à  deux  corps  de  bâtiment, 
l'un  sur  le  quai,  avec  un  escalier  à  tapis  jusqu'au  pre- 
mier étage,  à  qui  les  peupliers  de  la  Seine  donnaient 
un  charme  de  grand  quartier,  l'autre  sur  la  cour,  bâti 
avec  la  bêtise  de  la  pierre  et  du  plâtre,  étiolé,  jauni,  • 
suintant.  Dans  celui-ci,  ils  eurent  une  chambre  de  vingt 
francs,  au  quatrième  étage,  oii  la  commode  perdait  ses 
tiroirs  et  participait  à  d'anciennes  humidités,  où  le  lit 
de  fer  avait  fléchi  sous  le  poids  des  ménages  de  maçon 
et  où  le  poêle  un  peu  rouillé  versait  son  froid  aux  murs. 
Pourtant  la  table  ronde  était  faite  comme  ailleurs  et 
Tesprit  y  posait  avec  dilection  le  fromage  et  le  pain.  Le 
Vieux  dit  : 

—  Dame!  On  ne  sera  pas  mal  ici.  Ce  qui  m'étonne 
c'est  de  voir  comme  c'est  petit.  Enfin,  qu'est-ce  que  tu 
veux?  On  en  sera  quitte  pour  se  donner  un  peu  moins 
de  mouvement. 

Ce  soir-là,  ils  allèrent  chez  un  marchand  de  vins  de 
l'autre  côté  de  l'eau.  La  ligne  des  becs  de  gaz  tendait 
le  dos  comme  un  arc  et  filait  à  perte  de  vue  dans  un 
lointain  que  cachaient  des  maisons  et  des  voitures  et  où 
des  bruits  fracassaient  les  masses  du  soir  comme  un 
assaut  à  des  portes  de  bronze.  Le  Vieux  disait  : 


^5/,  LA  REVUE   BLANCHE 

-^  Il  m'embête  ton  Paris.  C'est  un  trop  grand  cassement 
de  tête. 

[Is  mangèrent  un  bifteck,  des  haricots,  un  fromage  de  Brie, 
en  eurent  pour  une  cinquantaine  de  sous  et  trouvèrent  qu'on 
ne  mange  pas  trop  mal  à  Paris.  Le  Vieux  réfléchit  à  une 
chose  : 

—  Dis  donc,  mon  ami,  Moi,  je  vais  garder  la  grosse  bourse 
parce  que  je  resterai  à  la  maison  et  je  risquerai  moins  de  me 
la  faire  voler.  Je  serai  le  gouvernement. 

Puis  ils  rentrèrent,  procédèrent  au  déballage  de  la  malle 
etle  Vieux  avait  peur  du  portemanteau  où  ses  vêtements  mal 
cachés  eussent  tenté  les  gens  qui  rôdent  autour  des  chambres 
d'hôtel.  Il  s'en  consola  d'ailleurs  en  se  mettant  au  lit  vers 
huit  heures  un  quart,  mais  il  avait  mal  calculé.  Voici  que 
de  tous  côtés  la  procession  commença  dans  les  escaliers, 
avec  des  paroles  qu'on  entendait  et  qui  sortaient  si  bêtement 
qu'on  avait  envie  de  les  reprendre  et  que,  dans  les  chambres 
voisines,  un  jacassement  d'hommes  et  de  femmes  vous 
surprenait  encore  comme  la  folie  du  discours,  comme  la 
démangeaison  des  langues  et  qu'on  en  était  à  se  demander 
comment  un  ménage  avait  tant  de  mots  à  se  dire.  Le  Vieux 
n'y  tenait  pas  : 

—  Enfin,  qu'est-ce  qu'ils  ont  donc  tous  ceux-là?  Y  a  donc 
la  noce,  aujourd'hui. 


(A  finir.)  Charles-Louis  Philippe 


La  Quinzaine 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES 

Le  Sacre  souverain  (i).  —  Les  premiers  qui  furent  informés  de  la 
maladie  du  roi  Edouard  et  savaient  l'angoisse  de  Tentourage  altendirent, 
davantage  à  mesure  qu'approchaient  les  cérémonies,  quelque  chose 
d'extraordinaire. 

Plutôt  que  de  laisser  s'écrouler,  sans  môme  la  gloire  d'un  fracas,  tout 
l'échafaudage  des  fêtes  et  aussi  des  fortunes  qu'il  allait  éparpiller  en 
miettes  ;  plutôt  que  de  faire  annoncer  par  un  maréchaJ  de  cour  à  l'assis- 
tance de  fils  d'empereurs,  cousins  de  grands-ducs,  neveux  de  papes  et 
beaux-frères  de  rois,  de  représeiîtants  de  toutes  couleurs  des  souverains 
de  toutes  latitudes,  d'ambassadeurs  des  républiques  ;  à  tous  les  rajahs, 
les  journalistes,  les  chambellans,  les  photographes,  les  généraux  qu'ils 
n'avaient  qu'à  s'en  retourner  dans  leurs  capitales,  comme  on  ferait  ren- 
voyer à  huit  heures  un  quart  les  invités  d'un  grand  dîner  par  le  maître 
d'hôtel  ;  plutôt  que  ce  désastre  tellement  piteux,  l'Angleterre,  qui  refuse 
de  s'avouer  jamais  vaincue  et  se  tient  plus  scrupuleusement  engagée 
qu'aucune  par  sa  signature,  n'allait-elle  pas  refuser  de  s'incliner  devant 
le  sort,  autre  paysan  brutal  qui  se  moque  des  usages,  et  une  fois  de  ' 
plus  payer  de  la  forte  monnaie  d'audace?  Les  ennemis  qu'a  cette  nation 
lui  reprochent  son  penchant  pour  l'hypocrisie  :  quelle  plus  admirable 
occasion  de  restaurer  pour  eux  la  fierté  d'une  devise  qui  honnit  les 
médisants,  mais  non  moins  les  sots,  et,  sur  un  sol  qui  porta  des  poètes 
et  des  philosophes  comptant  parmi  les  premiers  du  monde,  d'aftirmer 
ce  que  peut  imaginer  une  volonté  qui  sait  prendre,  à  n'importe  quel 
prix,  l'attitude  qu'elle  a  décidée  ? 

La  dépêche  annonçant  qu'à  la  dernière  réunion  où  il  avait  pu  se  tenir 
debout,  le  roi  portait  un  pardessus,  en  plein  été!  pouvait  donner  de 
l'espoir  aux  délicats.  11  n'y  avait  plus  qu'à  continuer,  mais  avec  hardiesse, 
et,  au  lieu  d'exténuer  le  monarque,  emplir  de  n'importe  quel  bon  vivant 
grimé  à  souhait,  voire  d'une  baudruche  gonflée  d'assez  de  vent,  le  pale- 
tot intempestif,  se  payer  un  roi  pour  économiser  l'autre,  comme  ils  font 
les  combattants,  amplifier  le  manteau  royal,  alourdir  la  couronne,  mul- 
tiplier colonnes  et  verdures  et  faire  étinceler  autour  de  l'auguste  absence 
le  triple  de  hérauts  d'armes  et  de  gardes  du  corps  immobiles. 

S'il  devait  entre  temps  mourir,  ce  souverain  qui  partage  ses  États, 
aux  Indes  avec  la  peste,  avec  la  famine  en  Irlande,  du  moins  il  eût  trompé 
la  Mort. 

Encore  tout  cela  n'est-il  rien,  près  de  la  gloire  d'avoir  offert  du  monde 

0)  A  M.  N.  G. 


45(>  LA   REVUE   BLANCHE 

le  spectacle  du  plus  beau  sacre,  celui  du  sacre  même,  puisque  rien 
d'autre  ne  s'y  consacrait.  Celui-là  rendait  désormais  tout  autre  impos- 
sible, ôtaat  d'un  coup  à  tous  ce  qui  leur  eût  pu  rester  de  valeur.  Napo- 
léon ayant  imaginé  le  tour  de  se  sacrer  soi-même,  il  ne  restait  au  roi 
d'Angleterre  qu'à  couronner,  ce  de  par  son  plaisir  souverain,  un  figu- 
rant, ou  se  sacrer  en  effigie. 

Voilà  ce  qu'il  était  permis  d'attendre. 

Au  lieu  de  quoi,  du  lit  où  l'on  coucha  malade  ce  très  ancien  prince 
de  Galles,  qu'il  était  encore,  ses  fredaines  n'étant  pa«  parvenues  à 
l'user  tout  à  fait,  ne  se  relèvera  plus  et  péniblement,  d'ici  à  quelques 
semaines,  qu'un  gros  vieux  roi  fatigué,  prêt  enfin  pour  le  sacre.  11  se 
peut  même,  pour  achever  la  ressemblance  avec  la  vieille  dame  qui  ne  fut 
pas,  à  sa  façon,  moins  tenace,  qu'il  soit  forcé  de  réclamer  aussitôt,  le 
pauvre  !  pour  son  usage,  l'Ane  qui  la  traînait  et  sa  catine  à  béquille, 
hérités  d'elle  aussi  avec  les  empires.  Ensuite  il  sera  couronné  tout  sim- 
plement avec  énormément  de  fasle,  comme  tant  d'autres  rois  d'Angle- 
terre ou  d'ailleurs.  C'est  dommage.  —  Thadée  Natansox. 

L'armée  de  demain.  —  Quelque  malaise  régnait  sur  cette  reprise 
de  la  vie  parlementaire  :  les  chefs  désignés  du  parti  vainqueur  parais- 
saient se  refuser  aux  responsabilités  de  l'action  ;  le  ministère  formé  en 
Toccurrence  paraissait  trop  et  se  disait  lui-même  un  ministère  d'at- 
tente ;  l'honnêteté  et  la  volonté  utile  du  nouveau  chef  de  gouvernement 
ne  faisaient  pas  oublier  l'autorité  oratoire  et  le  prestige  final  de  son  pré- 
décesseur; certains  de  ses  collaborateurs  inquiétaient,  soit  par  des 
paroles  intempestives,  soit  par  des  tendances  d'apparence  fAcheuse.  Il 
a  fallu  l'heureux  péril  clérical,  la  question  nettement  posée  entre  la 
soumission  des  congrégations  à  la  loi,  et  la  politique  «  libérale  »  du 
laissez-faire,  pour  redonner  quelque  fermeté  à  la  majorité,  quelque 
entrain  visible  au  gouvernement  et  quelque  force  agissante  au  parti 
démocratique. 

Pourtant  ce  n'est  pas  là  peut-être  qu'est,  en  celte  période,  l'œuvre  la 
la  plus  décisive.  C'est  au  Sénat,  c'est  sur  l'article  le  plus  net  du  pro- 
gramme ministériel,  sur  le  service  de  deux  ans,  que  se  joue  la  vraie  par- 
tie, à  cette  heure. 

La  réduction  du  service  militaire  est  d'une  telle  réclame  électorale 
qu'aucun  parti  ne  s'est  abstenu  d'en  user  et  par  suite  ne  s'est  réservé  la 
liberté  de  faire  au  principe  de  la  proposition  Rolland  une  opposition 
directe  et  expresse.  Mais  l'opposition  sournoise,  indirecte,  est  considé- 
rable. Les  orateurs  de  la  droite  —  droite  ancienne  et  droite  nouvelle, 
droite  monarchique  et  droite  républicaine,  —  se  relaient  intermina- 
blement à  la  défense  sacrée  de  l'armée  et  de  la  patrie.  Cela  n'est  pas 
sans  cause.  Le  sujet  est  assez  grave,  en  beaucoup  de  points  assez  déli- 
cat, et  l'opinion  publique  est  assez  mal  mformée  de  ces  matières,  pour 
qu'il  n'y  ait  pas  lieu  de  voir  à  leurs  arguments. 

On  brandit  avant  tout  l'argument  des  compétences.  «  Tous  les 
hommes  compétents  y  sont  opposés.  »  —  Mais  qui  sont  ces  hommes 


NOTES   POLITIQUES   ET   SOCIALES  ^  >7 

compétents  ?  Nos  généraux,  c'est-à-dire  des  vieillards,  laudatores 
temporis  acti,  —  c'est-à-dire  des  militaires  d'hier,  ayant  connu  et  aimé 
les  vieilles  troupes  professionnelles,  —  c'est-à-dire  des  hommes  qui  ont 
passé  l'Age  où,  môme  intelligent,  un  homme  comprend  des  choses  nou- 
velles. —  Que  les  gens  compétents  veuillent  donc  nous  donner,  non  leur 
avis,  mais  des  raisons. 

'  I*  a  L'elTectifdeTarmée active  sera  diminué.  »  —  Kt,  défait,  il  est  possi- 
ble que,  malgré  la  suppression  des  dispenses,  malgré  l'emploi  accessoire 
des  hommes  des  services  auxiliaires,  malgré  les  rengagements  escomp- 
tés et  les  «  fonds  de  tiroir  »  que  le  général  André  a  si  ingénieusement 
retrouvés  et  apportés  au  tas,  deux  classes  n'arrivent  pas  aisément  à 
assurer  un  effectif  rigoureusement  égal  à  celui  que  trois  classes,  même  » 
incomplètes,  permettent  d'atteindre.  Mais  d'où  vient  donc  la  nécessité 
impérieuse  du  chiffre  acluel,  qui  n'est  pas  le  chiffre  légal,  qui  n'est  pas 
le  chiffre  correspondant  ar.x  cadres,  qui  n'est  qu'un  chiffre  empirique, 
résultat  vanable  d'un  compromis  entre  la  loi  des  cadres,  le  nombre  des 
naissances,  et  les  ressources  budgétaires?  D'où  vient  que  les  "iOH.Ho'i 
hommes,  comptés  par  le  général  André,  au  i"  janvier  dernier,  doivent 
lui  être  fournis  «  homme  pour  homme  »?  que  la  Franco  sera  menacée, 
parce  que  son  armée  active,  demain,  ne  comprendra  plus  que  '>(»7.ooo 
hommes,  ou  que  "iTio.ooo,  ou  que  moins  encore  ?  Qu'est-ce  que  cette 
superstition  du  nombre,  d'un  certain  nombre  arbitraire?  l/armée  active 
est-elle  toute  l'armée,  et  même  en  est-elle  le  principal  aujourd'hui  ? 
Kt  dans  cetle  arithmétique  puérile,  quel  compte  tient-on  de  la  qualité 
des  troupes? 

2*  «  La  formation  technique  du  soldat  ne  pourra  être  obtenue  en  si 
peu  de  temps.  »  —  Nous  entendons-nous  ?  S'agit-il  de  l'enseigne- 
ment de  la  parade,  du  développement  de  cet  automatisme  collectif,  — 
idéal  des  revues  en  môme  temps  que  des  cirques,  —  où  trop  de  temps 
encore  se  perd  dans  notre  vie  militaire  actuelle?  Ce  serait  rendre  ser- 
vice à  l'armée  que  de  rendre  impossible  ce  slupide  emploi  du  temps 
précieux  de  la  vie  humaine,  cause,  pour  une  bonne  part,  de  la  commune 
désaffection  que  nos  contemporains,  après  expérience,  témoignent 
pour  la  vie  militaire.  Mais  la  parade  elle-même  ne  serait  pas  forcément 
compromise  :  ne  sait-on  pas  que  les  soldats  de  la  troisième  anné<î  n'ap- 
prennent plus  rien,  puisqu'ils  sont  «  embusqués  »?  et  les  soldats  du 
»  peloton  spécial  »  ne  deviennent-ils  pas,  en  quelques  mois  d'entraîne- 
ment intensif,  des  automates  modèles?  —  11  s'agit  donc,  sans  doute, 
d'autre  chose,  de  l'enseignement  théorique  et  de  l'enseignement  pra- 
tique de  la  guerre  elle-même,  de  la  guerre  en  campagne  :  je  demande  à 
ceux  qui  ont  vu  de  près,  et  par  en  bas,  l'existence  régimentaire,  s'il 
n'est  pas  possible  de  faire  tenir  dans  la  journée  du  soldat,  dans  l'emploi 
du  temps  de  l'année,  deux  et  trois  îois  plus  de  travail  utile  ;  et,  au  fait, 
qu'enseigne-t-on,  que  peut-on  enseigner  en  ces  matières,  que  l'expé- 
rience ^raie  n'apprenne  très  vite  et  mieux,  et  même  que  l'expérience 
vraie  ne  soit  seule  capable  d'apprendre?  —  S'agit- il  du  tir?  Mais  les 
meilleurs  tireurs  sont  tireurs  d'avant  le  régiment,  et,  en  tout  cas,  cetle 


!^^H  LA   RHVUK    BLANCHE 

éducation  peut  se  développer  et  s^encourager  avant,  après  et  hors  toute 
caserne.  S'agît -il  de  Téquitation  ?  Mais  n*apprend-on  à  monter  à 
cheval  que  dans  Tarmée,  et  le  recrutement  n'aurait-il  pas  avantage  à 
tenir  meilleur  compte  des  goûts  personnels  et  des  facultés  acquises  ? 
—  Que  tout  cela  est  peu  décisif  !  Comme  cette  impuissance  déclarée  à 
faire  autrement  qu'on  n'a  fait,  témoigne  de  peu  d'activité  novatrice, 
d'une  incapacité  de  travail  intense  et  d'une  insuffisance  d'esprit  péda- 
gogique dans  notre  corps  d'officiers  ! 

3*  u  La  formation  morale  du  soldat  ne  pourrait  être  assurée.  Il  ne 
manquerait  rien  moins  à  une  pareille  armée  que  l'essentiel,  c'est-à- 
dire  Vesprit  militaire,  »  —  Voilà  1^  grand  mot  prononcé.  Mais  ici 
encore  qu'est-ce  à  dire  ?  «  La  discipline  est  la  force  principale  des 
armées.  »  Soit.  Mais  quelle  discipline?  La  discipline  subie,  la  contrainte 
imposée  par  la  force  et  maintenue  par  la  menace,  l'asservissement  tout 
extérieur  à  des  galons  investis  d'un  pouvoir  terrible  d'arbitraire,  le 
commandement  de  qui  est  plus  intelligent  par  qui  est  plus  brute?  Ou 
bien  la  discipline  consentie  et  raisonnée,  la  reconnaissance  réfléchie  de 
la  nécessité  d'agir  avec  ordre,  pour  agir  efficacement  à  beaucoup 
ensemble,  l'acceptation  facile  de  supériorités  techniques  ou  psycholo- 
giques bien  établies,  la  confiance  efficace  de  la  masse  en  quelques-uns 
et  de  quelques-uns  en  tous  ?  —  Chose  curieuse  :  tous  les  orateurs  se 
prononcent  bien  haut  pour  celle-ci  et  répudient  celle-là.  D'où  vient 
donc  qu'ils  concluent  différemment?  De  ce  que  sans  doute  cette  conces- 
sion à  l'esprit  moderne  n'est  faite  que  du  bout  des  lèvres,  de  ce  qu'au  fond 
les  adversaires  de  la  loi  regrettent  bien  la  vieille  discipline  qui  fait  de 
l'homme  une  chose  et  de  Tarmée  un  instrument.  Si  la  réflexion  et  la 
libre  volonté  envahissent  la  vie  du  soldat,  c'en  est  fait,  cette  fois,  de 
c(  l'esprit  de  corps  «,  du  «  véritable  esprit  militaire  ».  —  Passons. 

4**  «  La  suppression  totale  des  dispenses,  qui  est  nécessaire  au  main- 
tien de  l'efîectir  actuel  dans  le  système  nouveau  compromet  l'avenir 
intellectuel  du  pays,  accable  d'un  poids  nouveau  les  familles  des  plus 
malheureux.  »  —  Il  est  remarquable  que  l'opposition  ait  en  somme  peu 
insisté  sur  le  premier  point  :  défendre  le  privilège  des  carrières  libé- 
rales, des  carrières  bourgeoises,  même  en  disant  que  cette  dispense 
favorisait  surtout  des  prolétaires  qui  s'élèvent,  même  en  invoquant  la  pro- 
tection de  ces  pauvres  instituteurs  bien  aimés,  paraissait  sans  doute  ris- 
quer trop,  malgré  tout,  de  montrer  le  bout  de  l'oreille.  On  n'a  pas  appuyé 
non  plus  sur  le  danger  que  présente  le  mélange  de  jeunes  gens  ins- 
truits, indépendants,  critiques,  avec  h»  bas  peuple  plus  facile  à  mater. 
Mais  ce  sont  les  «  soutiens  de  famille  »,  ces  «  miséreux  »,  ces  enfants 
les  plus  chers  de  la  démocratie,  dont  le  sort  a  tiré  les  pleurs  les  plus 
touchants  —  et  inspiré  la  contre  attaque  la  plus  dangereuee  —  à 
M.  Mézières  et  M.  de  Lamarzelle,  à  M.  de  Crancé  et  à  M.  Prevet. 
Eloquent  accord  et  inquiétante  tendresse.  La  raison  ?  Allons  plus  avant. 

^^  «  Le  service  n'est  qu'une  étape,  où  l'on  ne  s'arrêtera  pas  long- 
temps, et  il  conduira  au  service  d'un  an,  puis  à  ces  milices  chères  aux 
internationalistes  et  aux  négateurs  de  la  patrie  *.  —  En  effet,  nous 


NOTES   POLITIQUES   ET   SOCIALES  4^9 

a-t-on  dit  ingénûraeiit,  nous,  sénateurs  et  députés,  nous  sommes  tous, 
à  quelques  exceptions  près,  des  bourgeois  :  eh  bien,  du  jour  où,  par  la 
suppression  des  diverses  dispenses  dont  bénéficiaient  nos  fils,  le  ser- 
vice pèsera  sur  nos  propres  enfants  aussi  lourd  que  sur  les  autres,  nous 
aurons  bientôt  fait  de  ne  plus  le  supporter.  Nos  concitoyens  ne  tarde- 
ront pas  davantage  à  l'estimer  trop  long.  N'ayant  pas  en  nous  cette 
force  que  Ton  trouve  pour  sacrifier  les  autres,  nous  l'abrégerons  encore 
et  ce  sera  la  déchéance,  la  fin... 

—  C'est  peut-être  que  la  force  des  faits  entraîne  et  domine  la  concep- 
tion des  «  hommes  compétents  »  Nous  évoluons  vers  la  milice.  Ac- 
ceptons-en l'augure  sans  effroi. 

Justement,  l'autre  quinzaine,  la  liei^ue  des  Deux-Mondes  —  sans 
s'être,  je  dois  le  supposer  et  le  reconnaître,  proposé  cet  objet  — 
s'est  employée  à  nous  rassurer.  Un  écrivain  anonyme,  qui  doit  être 
«  très  compétent  »,  tire  de  la  guerre  sud-africaine  ces  leçons 
dont  nous  pouvons  faire  bon  profit  :  que  la  tactique  actuelle  des 
armées  occidentales  est,  avec  l'emploi  de  la  poudre  sans  fumée  et 
des  nouveaux  engins,  bonne  tout  juste  à  faire  massacrer  ceux  qui  la 
possèdent  et  l'appliquent  ;  que  les  principes  de  la  guerre  sont  bou- 
leversés ;  que  le  nombre  n'est  plus  une  supériorité  décisive  ;  que  des 
combattants  bien  armés,  bons  tireurs,  résolus  et  maîtres  d'eux-mêmes, 
peuvent  tenir  en  échec  des  forces  en  quantité  fort  supérieure  ;  que  le 
commandement,  non  seulement  le  commandement  général,  mais  le 
commandement  particulier,  le  commandement  de  l'officier  de  compa- 
gnie, n'a  plus  d'influence, parce  que  matériellement  il  ne  plus  s'exercer; 
qu'il  n'y  a  plus  d'entraînement  collectif,  de  soutien  mutuel,  qu'il  n'y  a 
plus  de  charge  ni  de  «  coup  de  chien  »  ;  qu'en  définitive  tout  le  sort  de 
la  lutte  est  remis  à  l'initiative  propre,  aux  qualités  personnelles,  au  sang 
froid  individuel  des  soldats  eux-mêmes  ;  que  le  succès  dépend  donc  de 
la  valeur  psychologique  des  combattants  pris  isolément,  du  degré  et  de 
la  durée  de  tension  dont  leur  énergie  est  par  elle  seule  capable,  de  la 
spontanéité  de  leur  action  originale,  de  Tintelligence  de  leur  courage 
d'homme.  Et  c'est  l'écrivain  de  la  Re^>ue  dés  Deux- Monde  s  qui,  concluant 
que  la  condition  d'une  bonne  armée  est  donc,  désormais,  le  développe- 
ment méthodique  des  aptitudes  physiques,  de  la  volonté,  de  l'énergie 
chez  l'enfant  et  chez  le  jeune  homme,  indique  expressément  que  là  mère 
de  famille,  le  rtialtre  d'école  auront  ici  le  plus  grand  rôle  ;  et  c'est  lui 
qui  déclare  :  «  le  régiment  est  impuissant  a  faire  naître  ces  qua- 
lités ;  l'esprit  de  sacrifice  ne  s'acquiert  pas  avec  des  théories  dans  les 
chambres.  L'action  des  officiers  ne  faif.  que  le  développer  en  donnant 
l'instruction  technique  et  en  se  gardant  de  diminuer^  sous  prétexte  de 
discipline,  rinitiati\>e  et  r indindualisnie  du  jeune  homme  devenu 
soldat,  » 

Les  qualités  indispensables  et  décisives,  dans  la  guerre  nouvelle,  sont 
des  qualités  de  civil.  Quel  besoin  avons-nous  donc  d'être  si  longtemps  et 
^\  profondément  «  militaires  »,  pour  être  — ,  s'il  le  faut,  et  où  et  quand 
il  le  faudra,  —  des  soldats  ? 


4r>0  LA   l^EVUE   BLANCHE 

Mais  OÙ  et  quand  le  faudra-t-îl  ?  Voilà  Téquivoque  obscure  d'où  le  débat 
n'est  pas  encore  sorti.  Ce  n'est  pas  seulement  parce  que  le  rêve  traditionnel 
de  gloire  guerrière  et  de  belliqueuse  conquête,  dans  sa  tenace  survivance, 
lutte  confusément  avec  la  volonté  pacifique  dont  le  courage  d'un  Jaurès  aie 
premier  osé  affirmer  hautement  Texistence  et  accepter  franchement 
toutes  les  conditions.  Au  fond,  les  plus  professionnels  de  nos  «  revan- 
chards »  ne  cherchent  pas  plus  que  nous,  l'occasion  d'une  guerre  exté- 
rieure et  d'une  offensive  à  la  frohtière.  —  Non,  sous  cette  opposition 
non  lassée,  sous  ces  craintes  patriotiques  de  «  bon  Fran«;ais  »  où  se 
heurte  la  réforme,  il  semble  bien  qu'il  y  a  autre  chose  encore.  L'armée 
nouvelle,  que  cette  loi  et  l'avenir  nous  donneront,  suffisante  peut-être 
pour  les  fins  dont  on  parle,  est  jugée  déplorable  pour  d'autres  fins, 
celles  qu'on  ne  dit  pas.  J'attends  le  mot,  le  geste  qui  trahira  enfin  le 
souci  secret,  le  souci  vrai  des  adversaires  du  projet,  qui  expliquera  aussitôt 
pourquoi  ils  sont  tels  et  tels.  Ce  mot,  ce  geste  viendront-ils?  Pourront- 
ils  être  provoqués  et  obtenus?  Ce  jour-là  le  succès  de  notre  cause 
deviendrait  un  triomphe.  —  Fn.  Daveillans. 

Le  Renouvellement  de  la  Tripllce.  —  La  Triplice  a  été  prorogée 
pour  une  nouvelle  période.  Quoique  les  dessous  des  négociations  n'aient 
pas  été  publiés,  il  est  probable  qu'elles  auront  été  laborieuses.  Plus  de 
six  semaines  avant  que  ne  fiU  signé  le  traité  du  28  mai,  la  presse  des 
trois  pays  intéressés  —  Allemagne,  Autriche-Hongrie,  Italie  —  se  livrait 
à  des  considérations  qui  n'avaient  rien  du  ton  triomphant  d'autrefois. 
Puis  à  Vienne  et  à  Berlin,  à  Rome  et  à  Peslh,  chanceliers  et  ministres 
des  Affaires  étrangères  ont  annoncé  une  prolongation  d'échéance,  tout 
en  s'efforçant  de  diminuer  le  caractère  de  l'Alliance,  On  dirait  d'une 
part  qu'ils  n'en  tirent  plus  orgueil,  et  de  Tautre  qu'ils  ont  dû  fortement 
discuter  avant  d'aboutir. 

Nous  n'avons  pas  l'intention  de  revenir  ici  sur  des  difficultés  d'un 
ordre  spécial  que  nous  avions  déjà  signalées  et  qui  à  certains  moments 
avaient  pu  sembler  décisives.  11  s'agit  des  querelles  qui  se  sont  élevées 
en  matière  de  douanes  entre  l'Allemagne  et  ses  deux  cocontractants. 
L'Autriche-Hongrie  et  l'Italie  ont  un  besoin  absolu  du  marché  germa- 
nique pour  écouler  leurs  produits  agricoles,  alors  que  les  agrariens  de 
Prusse  veulent  se  soustraire,  par  des  tarifs  surhaussés,  à  la  concurrence 
des  pays  étrangers,  même  amis  et  alliés.  Ce  sont  eux  qui  ont  accrédité 
cette  thèse  qu'une  rupture  économique  se  concilie  très  bien  avec  une 
entente  diplomatique  et  militaire. 

M.  de  Bûlovv,  le  chancelier  allemand,  a  réussi  à  obtenir  des  cabinets 
de  Vienne  et  de  Rome  qu'ils  signassent  le  nouveau  bail  Iriplicien  avant 
de  régler  le  problème  des  tarifs.  C'est  une  très  grosse  victoire  pour  lui. 
Seulement  nous  nous  demandons  quelles  clameurs  pousseront  les  Hon- 
grois, si  par  aventure  les  agrariens  du  Brandebourg  et  de  la  Poméranic 
l'emportent  dans  les  conseils  de  Guillaume  II. 

Nous  ne  nous  appesantirons  pas  davantage  sur  le  rôle  que  la  Triple 
Alliance  est  appelée  à  jouer  désormais  en  Europe,  alors  que  d'un  côté 


NOTKS    POLITIQUES    ET    SOCIALES  ',^1 

l'Autriche  négocie  avec  la  Russie  et  que  de  l'autre  l'Italie  manifeste  à  la 
France  des  regains  de  sympathie.  Rien  n'est  plus  difficile  à  déserter 
que  les  pactes  caducs  —  parce  que  leur  abandon  dénonce  leur  caducité 
même.  L'accord  des  trois  empereurs  —  Allemagne-Autriche-Russie  — 
n'est  jamais,  en  droit,  arrivé  en  expiration,  et  pourtant  qui  eût  douté  des 
sentiments  que  Bismarck  portait  au  tzar  après  l'affaire  de  la  Roumélie 
et  la  guerre  serbo-bulgare  de  1886? 

Nous  insisterons  surtout  sur  le  coté  plaisant  qu'offre  le  renouvelle- 
ment de  la  Triplice  dans  les  circonstances  actuelles.  Sur  trois,  deux  des 
contractants,  l'Autriche  et  l'Italie  se  surveillent  avec  une  attention  si 
jalouse  qu'on  peut  se  demander  si  les  querelles  assoupies  ne  se  réveille- 
ront pas  avant  longtemps.  De  plus,  l'An  triche-Hongrie  est  divisée  contre 
elle-même,  et  le  chancelier  Goluchowski  qui  représente  la  Cisleithanie 
et  la  Transleithanie  devant  l'Europe  serait  fort  embarrassé  de  rétablir 
la  concorde  entre  elles. 

Dans  le  très  récent  discours  qu'il  prononçait  à  Monte -Citorio, 
le  ministre  des  Affaires  étrangères  d'Italie  laissait  percer  les  senti- 
ments que  le  gouvernement  austro-hongrois  inspire  à  tout  bon  sujet  de 
la  maison  de  Savoie.  L'irrédentisme,  c'est-à-dire  le  souvenir  des  injures 
reçues  et  des.  démembrements  subis,  est  encore  vivace  dans  la  Pénin- 
sule. Il  a  été  en  ces  derniers  temps  surexcité  par  les  prélenlions  que  le 
cabinet  de  Vienne  a  affichées  sur  l'Albanie. 

A  tort  ou  à  raison,  les  Italiens  considèrent  cette  province  indomptée 
de  l'Kmpire  ottoman  comme  le  champ  de  leur  expansion  future.  Ils  y 
ont  multiplié  les  écoles,  même  aux  époques  où  leurs  budgets  éXaient  en 
déficil,  ils  y  ont  dépensé  de  fortes  sommes  et  salarié  des  émissaires.  Or 
l'Autriche,  qui  par  la  Bosnie-Herzégovine  et  le  district  de  Novi-Bazar  a 
déjà  poussé  sa  pointe  dans  la  presqu'île  des  Balkans,  est  très  désireuse 
aussi  de  s'annexer  les  Albanais.  Elle  n'en  fait  pas  mystère. 

Ce  serait  là  un  véritable  casus  belli  entre  les  cabinets  de  Vienne  et 
de  Rome.  La  Triplice  prend  ainsi  un  caractère  assez  comique,  puis- 
qu'elle protège  les  contractants  —  ou  deux  d'entre  eux  —  contre  eux- 
mêmes  plutôt  que  contre  l'étranger. 

Le  cas  de  l'Autriche-IIongrie,  envisagée  isolément,  est  encore  bien 
plus  étrange.  Elle  se  lie  pour  l'avenir,  elle  promet  ses  forces  militaires 
à  d'autres  puissances,  alors  que  ces  forces,  toute  exagération  écartée, 
seraient  prêtes  à  s'entrcdéchirer.  Il  est  certain  qu'à  l'heure  actuelle,  il 
ne  faudrait  pas  beaucoup  de  prétextes  ou  d'occasions  pour  que  recom- 
mençât entre  Hongrois  et  Autrichiens  la  guerre  de  i8.|8.  Le  premier 
minisire  cisleilhan  ne  gagnerait  point  à  être  reconnu  dans  les  rues  de 
Pest  et  le  président  du  Conseil  transleithan  fait  bien  de  se  rendre 
inco£çnito  à  Vienne.  Les  parlements  intéressés  se  menacent  Tun  l'autre  : 
on  y  parle  communément  de  rupture  économique,  d'abandon  du  com- 
pr(»mis  ou  constituticm  dualiste  de  18G7;  ^^  }'  prodigue  même  les  injures 
au  grand  bonheur  des  députés  slaves  qui  n'aiment  pas  plus  les  Magyars 
que  les  Allemands.  Qu'adviendra-til  de  tout  cela?  Mystère,  maison  se 
demande  comment  un  Klat  à  ce  point  moralement  disloqué  peut  passer 


462  LA  REVUE  BLA^^GHB 

un  acte  diplomatique  aussi  important  que  la  prorogation  d'une  alliance 
Si  une  guerre  européenne  éclatait  —  ce  qui  est  au  reste  plus  que 
douteux  —  la  Triplice  réserverait  des  surprises.  —  Paul  Loris 

GAZETTE  D'ART 

Arbres  nains  du  Japon  (i).  —  Jusquen  nos  empires  de  soleils 
couchants,  Tart  aujourd'hui  est  illustre  selon  quoi  les  levantins  de 
Nippon  refaçonnent  la'nature  végétante  :  ainsi  que  sur  l'argile  humaine 
ces  comprachicos  opéraient,  que  Victor  Hugo  dans  V Homme  qui  rit 
ressuscite  et  qui  de  l'Extrême-Levant  aussi  tiraient  leur  tradition, 
hélas,  aujourd'hui  perdue  (les  barbacoles  ou  cléricaux  ou  laïcs  de- 
meurent bien,  mais  pour  un  pétrissage  rien  que  moral,  et  de  plus  leur 
ignorance  et  leur  sottise  abrutit  tout  le  joli  du  métier).  —  Capter  à 
sa  naissance  un  arbre,  thuya,  chêne,  érable  ou  prunier,  sans  arrêt 
plusieurs  générations  humaines  s'y  mettant,  pendant  3o,  80,  i5oans 
le  malaxer  et  repétrir  pour  qu'alors  et  pour  toujours  les  dix,  vingt 
ou  cinquante  pieds  de  sa  taille  normale  soient  réduits  à  un  ou  deux 
pieds,  et  sa  forme  épousant  pour  toujours  l'imagination  qu'on 
voulut,  fût-elle  antinomique  au  génie  de  son  espèce,  ce  n'est  encore 
que  science  et  persévérance.  Où  le  génie  des  comprachicos  japonais 
éclate  et  leur  sens  artiste  :  la  forme  demeure  celle  de  l'arbre  nor- 
mal et  toutes  proportions  maintenues  ;  ils  aboutissent  non  à  un 
monstre,  mais  à  une  miniature.  Et  comme,  dans  la  nature,  rien 
n'est  absolu  et  tout  relatif,  c'est-à-dire  relation,  c'est-à-dire  harmo- 
nie, ces  géants  de  vingt  pouces  procurent  la  même  impression  de 
grandeur  que  s'ils  gardaient  leurs  vingt  mètres.  Contrépreuve  :  une 
azalée  de  haute  taille,  également  réduite,  est  auprès,  mais  dont  on  ne 
put  à  proportion  rapetisser  les  fleurs  :  elle  semble  à  la  fois  trop  grande 
et  trop  petite,  monstrueuse,  démesurée.  Ainsi  le  Victor  Hugo  de 
Barrias,  le  Gambetta  d'Aubé,  hideux  et  cauchemardesques  dans  leur 
énormité,  ne  feraient  certes  pas  trop  mal  réduits  en  bronze  de  chemi- 
née, tandis  que  les  menus  groupes  de  Barye  et  Rodin  à  toutes  leur 
beauté  et  leur  majesté  premières  ajoutent  des  beautés  et  des  majestés 
nouvelles  à  se  voir  agrandis.  —  Les  scintillantes  aquarelles  de  Signac 
de  même  prennent  un  lustre  nouveau,  exposées  qu'elles  sont  près  des 
œuvres  d'art  feuillues  des  Japonais:  toutes  harmonies  réciproquement 
s'entr'aident.  —  Fagus. 

L'Exposition  de  la  a  Sécession  »  et  Berlin.  —  Les  «  Sécessions  » 
de  l'Allemagne,  ce  sont  nos  Salons  du  Champ  de  Mars  ;  mais  si,  chez 
nous,  un  rapprochement  semble  se  faire  (symbolisé  par  le  rapproche- 
ment dans  l'espace),  ici,  au  contraire,  la  distance  va  croissant  entre 
l'Algemeine  Kunstausstellung  (Champs  Élysées)  et  la  Sécession  (Champ 
de  Mars). 

Le  nombre  des  tableaux  est  assez  restreint  —  il  ne  s'élève  pas  à  trois 


(1)  Galerie  Bing,  me  de  Provence. 


GAZETTE    d'art  i6  > 

cents  — ,  remplacement  bien  choisi,  les  salles  pas  trop  grandes,  ie 
sorte  que  chaque  œuvre  est  heureusement  mise  en  valeur  et  qu'on  peut, 
sans  fatigue,  voir  la  Sécession  en  deux  heures,  se  rappeler  ce  qu'on  a 
vu...  et  désirer  le  revoir. 

La  sculpture  compte  peu  d'œuvres,  mais  presque  toutes  de  premier 
ordre.  Rodin^  qu'on  admire  beaucoup  en  Allemagne,  nous  offre  ici  un 
bronze  et  un  marbre  qui  se  font  assez  curieusement  pendant  :  le  bronze, 
c'est  l'homme  vautré  sur  la  femme  ;  le  marbre,  c'est  1^  «  Tentation  de 
saint  Antoine  »,  la  femme  étendue,  tentatrice,  sur  le  saint  qui  baise,  sur 
le  sable,  son  Christ.  Et  le  marbre  est  bien  beau  ;  cependant  je  lui  préfère 
encore  le  bronze  :  cet  homme  aux  bras  raidis  par  le  désir,  cette  femme- 
bêle  au  profil  sensuel,  au  regard  inconscient  dans  ces  orbites  auxquelles, 
selon  un  critique  allemand,  «  nul  avant  Rodin  n'avait  su  donner  tant  de 
vie  )>.  Tolstoy  a  inspiré  de  très  beaux  morceaux  :  un  buste  à'Aronson 
qui,  dès  l'entrée,  nous  retient  longtemps*,  si  vivant  que  l'individualité 
des  deux  profils  y  est  conservée  ;  puis  un  bronze  plus  fouillé,  plus  révé- 
lateur encore,  (juoique  moins  puissant,  de  Trouhetzkoy. 

Enfin  voici  Klingei\  le  grand  Allemand  :  son  «  Beethoven  » 
polychrome,  invite,  comme  le  <f  Balzac  »  de  Rodin,  à  des  commentaires 
sans  fin.  Il  est  très  puissant,  ce  «  Beethoven  »,  assis,  la  tète  penchée  en 
avant,  qui  semble  pousser  du  front  pour  pénétrer,  par  un  effort  de 
titan,  dans  des  royaumes  inexplorés.  Mais,  à  regarder  le  visage  de 
près,  quelque  chose  gêne  ;  c'est  par  trop  peu  ressemblant  et  Ton  souffre 
d'être  involontairement  reporté  à  la  statue  de  Voltaire  de  Iloudon.  La 
tête  est  trop  petite,  les  yeux  trop  à  fleur  de  peau  —  et  puis  Beethoven  a 
l'air  trop  jeune.  Mais,  de  loin,  ce  Beethoven,  destiné  à  Vienne,  produira 
peut-être  un  effet  de  grandiose  où  ces  détails  disparaîtront.  De 
Klinger  encore  un  beau  buste  de  Liszt,  puis  celui ,  en  marbre,  de  l' Asenieff, 
la  maîtresse  de  l'artiste,  dont  le  «  Journal  d'une  émancipée  »  vient  d'of- 
frir aux  amateurs  le  pendant  de  celui  de  Marie  Bashkirtseff. 

En  peinture^  remarqué  parmi  les  tableaux  étrangers  :  un  Mancini 
superbe  :  un  homme  du  désert  (est-ce  le  Baptiste  ?;  vêtu  de  peaux  de 
bête.  Un  beau  portrait  d'homme  de  Satgent,  Quant  aux  Allemands,  et 
pour  commencer  par  les  grands  noms,  je  citerai  d'abord  Corinth^  un 
portraitiste  de  premier  ordre.  A  son  poêle,  «  Peler  Hille  »,  il  a  su  don- 
ner un  regard  inoubliable  de  miséreux.  Sa  «  Malédiction  de  Saûl  »  est 
belle  encore  par  l'intensité  d'expression  des  visages.  De /ir«/c/rre£^ M,  des 
portraits  aussi  et  un  paysage.  De  Lepsius  un  beau  portrait  de  jeune 
femme,  d'autres,  très  beaux  aussi,  de  Rhein, 

Quanta  L.  i^on  Hofmann^  le  gendre  de  Kékulé,  ses  toiles  sont  iné- 
gales ;  son  effort  vers  une  simplicité  mythologique,  le  regard  niais*  de 
ses  femmes,  ses  couleurs  largement  plaquées  ont  produit  de  mauvaises 
«  Baigneuses  »  qui  ont  l'air  de  poupées,  et  une  belle  toile,  le  «  Paradis 
perdu  ».  De  celui  qui  a  inauguré  tout  ce  mouvement,  de  Max  Lieher^ 
mann^  je  n'aime  décidément  pas  le  «  Samson  et  Dalila  ».  Eckhardt^ 
dans  son  a  Chemin  de  l'église  »,  m'a  fait  penser  à  Cottet  et  je  lui  en  ai 
été  reconnaissant. 


^|6|  LA  REVUE    BLANCHE 

LeistikoiK'  a  de  fort  beaux  paysages  ;  d'autres,  comme  ceux  d'Oi^er- 
heck\  sont  dus  aux  colons  de  la  «  \Vorpswede  »;  sorte  de  «  Clairière  » 
où  un  groupe  de  paysagistes  vivent  en  commun. 

Puis  voici  Uïide,  le  peintre  du  Christ  chez  les  simples,  qui  nous 
donne  encore  un  beau  portrait  de  simple,  celui  d'un  vieillard  qui  s'ap- 
prête à  sortir. 

Voici  enfin  le  clou  de  la  Sécession:  la  «  Descente  de  Croix»,  de 
Slassen.  Elle  est  d'un  effet  saisissant.  Comme  couleur,  rien  que  du 
bleu  et  du  rouge  ;  les  personnages  sont  habilement  groupés  :  —  à 
droite  un  larron  en  croix;  —  au  centre,  les  Romains  brutaux,  au  cou  de 
taureau,  vêtus  de  tuniques  bleues  et  éclairés  par  les  lueurs  rougeâtres 
d'un  soleil  couchant;  à  gauche,  Jean  et  Marie,  l'apôtre  vêtu  de  rouge, 
le  ton  roux  de  ses  cheveux  rehaussé  encore  par  les  reffets  du  soleil,  et 
la  Vierge,  ou  plutôt  la  Mère,  peinte  dans  toute  sa  douleur  de  femme, 
la  tète  tombée  sur  l'épaole  de  Jean,  la  main  dans  celle  de  l'apôtre  et  pen- 
chée ainsi  que  lui  au-dessus  du  cadavre  livide.  Enfin,  nous  retrouvons 
Alinger  avec  une  belle  toile,  un  «  Homère  »  au  geste  menaçant. 

Des  vivants,  passons  maintenant  aux  morts  :  de  Bœcklin  une  a  Che- 
vauchée de  la  Mort  »,  qui  doit  être  une  œuvre  de  jeunesse,  car  c'est 
presque  encore  une  grisaille  :  Aq  Manet^  un  beau  portrait  de  Tauteur, 
deux  autres  moins  bons,  l'un  d'un  cavalier,  l'autre  d'une  amazone. 

Quant  aux  Français,  nous  reconnaissons  «  Notre-Dame  »  de 
Raffaelli,  deux  tableaux  de  Blanche^  un  fort  beau  portrait  de  Lucien 
Simon  et  surtout  un  Claude  Monet,  un  chef-d'œuvre,  «  le  Déjeuner  ». 
—  C.  Bos. 

GESTES 

L'appendice  du  Roi.  —  La  mahdie  du  roi  d'Angleterre  ne  fut  pas 
un  obstacle  au  couronnement,  comme  l'a  inféré  la  totalité  d'un  public 
superficiellement  informé,  mais  l'une  des  cérémonies,  la  préliminaire  et 
l'indispensable,  de  ce  couronnement.  Que  la  maladie  dût  être  l'appen- 
dicite, une  intelligence  même  moyenne  n'avait  pas  à  en  douter  sans 
autres  données  (|ue  celles-ci  :  le  roi  souffrait  on  ne  savait  de  quoi,  et  en 
1  an  de  grâce  mil  neuf  cent  deux.  La  mode  est  en  effet,  chez  les  méde- 
cins, en  cette  année  mil  neuf  cent  deux  et  depuis  quelques  années  déjà, 
d'attribuer  tous  les  troubles  de  l'organisme  humain,  quels  qu'ils  soient, 
à  l'appendice  vermiculaire  du  caecum,  de  même  qu'ils  n'hésiteraient  pas, 
à  une  date  différente  et  selon  les  caprices  d'une  vogue  changée,  à  en 
rendre  responsable  n'importe  quel  autre  organe.  Ainsi  s'explique  la 
commodité  de  classer,  sous  la  rubrique  d'une  unique  «  épidémie  »,  les 
décÀ?s  d'une  multitude  de  gens,  simplement  s'ils  ont  lieu  dans  la  même 
période  et  bien  que  leurs  cas  n'aient  aucun  rapport.  On  nous  présenta  un 
médecin  d'un  grand  établissement  militaire,  qui,  sous  des  prétextes 
variés,  faisait  cueillette  et  collection  d'appendices  vermiculaires  :  inno- 
cente manie. 

C'est  pour  une  raison  plus  sérieuse  et  protocolaire  que  l'on  a  diagnos- 
tiqué l'appendicite  du  roi  ;  et  du  fait  de  ce  diagnostic,  le  couronnement 


LES   THÉÂTRES  465 

n'est  plus,  selon  la  formule,  qu-une  question  de  jours.  Nul  ne  peut  être 
roi,  en  eiïet,  s'il  ne  justifie  d'un  appendice  vermiculaire  du  caecum,  de 
même  qu'on  exige  d'un  pape  certaines  preuves  qu'il  est  tenu  de  présen- 
ter à  toute  réquisition.  Qu^on  se  souvienne  que  le  roi  est  par  définition 
le  premier  gentilhomme  de  son  royaume,  et  comme  tel  doit  posséder  les 
•parchemins  de  la  noblesse  la  plus  ancienne.  Or  qu'est-ce  que  l'appendice 
vermiculaire  du  caecum,  organe  rudimentaire,  comme  oi>  sait,  et  ves- 
tige d'animalités  anceslrales,  sinon  la  preuve  que  celui  qui  en  est 
pourvu  descend  d'aïeux  si  reculés  qu'ils  existaient  même  avant  l'homme? 
Qu'on  ne  s'ébahisse  donc  plus  si  le  peuple  anglais,  avant  de  couronner 
son  roi,  a  désiré  s'assurer  qu'il  n'y  manquait  rien  par  dedans  et,  comme 
un  enfant  analomise  son  jouet,  l'a  ouvert,  pour  voir. 

Il  suit  de  ces  considérations  que  le  respect  attaché  à  l'appendice  ver- 
miculaire en  tant  que  document  du  passé  doit  s'accorder  d'autant  plus 
aux  êtres  chez  qui  cet  organe  rudimentaire  n'est  pas  rudimentaire.  mais 
tel  qu'il  était  avant  son  atrophie.  Ainsi  s'élucide  Apis,  et  l'adoration 
des  taureaux  sacrés  et  autres  ruminants.  Hudyard  Kipling  écrit  dans 
Kini,  à  propos  du  Taureau  rouge  sur  fond  vert  qui  est  l'étendard  des 
Mavericks,  régiment  irlandais  : 

Les  Sahihs  priaient  bien  devant  leur  dieu,  puisqu'un  «'entre  de  la  table  du 
mess  —  seul  ornement  qu'elle  arborât  en  temps  de  nuinœuvre  —  se  dressait 
un  taureau  d'or  rou*?e...  cornes  basses  en  arrêt,  sur  champ  verl  d'Irlande. 
Les  Saliibs  tendaient  vers  lui  leurs  verres  et  criaient  confusément. 

Les  mess  sont  bien,  avec  quelques  divergences  de  rites,  des  cérémo- 
nies religieuses,  comme  leur  nom  lindique,  encore  que  Torlhographe 
en  soit  modifiée  parce  que  le  mot  est  en  uniforme.  Un  officier  supérieur 
peut  dire  fort  pertinemment  de  ses  suljallernes  :  «  Ces  messieurs  ». 
Mais  rol)jet  du  euUe  s'est  atrophié  là  aussi,  comme  il  a  fait  dans  la  suc- 
cession l)i()logique.  11  est  rare  aujourd'hui  que  Ton  ait  assez  de  foi  pour 
adorer  un  taureau  tout  entier  :  la  dévotion  s'est  recroquevillée  sur  l'Ap- 
pendice. Que  réalise  en  elIet  le  Drapeau,  sinon  la  ressemblance  mer- 
veilleusement parfaite  de  quehjue  Chose  (jui  Pend? 

Remanjuons,  pour  linir,  i\\\v  c'est  par  une  erreur  de  l'esprit  humain 
que  la  présence  de  l'appendice  vermiculaire  est  i)rise  pour  critérium  de 
l'anciennelé  de  la  race  royale.  Car  chez  un  êli'e  en  (|ui  de  vraiment  véné- 
rables atavismes  seraient  acrurnulés,  tout  vesti«;e  de  ce  vesti;^'e.  l'ab- 
sence un  (lùt-ello  désappointer  les  sjiécialisles  empressés  à  la  résection, 
tout  veslij^iî  aurait  disparu.     -  Ai  ini;i)  Jaruv. 

LES  TI/hA  THES 

Ci)niè(ln!-Fr(ifi('iu'sc  :  le  Passé,  de  .M.  Gi:()iu;ks  uk  PoKTO-Ricni:. 

La  saison  s'achève  gloricMisement  sur  la  repr(''sentation  d'un  chef- 
d'œuvre  :  le  P(iss(\  de  M.  Ceor^es  de  l\)rto-Hiclie,  joué  réc(»mment 
sous  sa  forme  nouvelli».  par  le  'l'h<''àlre-l''ran<'ais. 

Kt  c Csl  avec  une  joie  T'unie.  uni»  sorte  de  soulagement  de  conscience, 
qu'on  a  constaté  le  définitif  lriom[)he  de  cette  œuvre,  qui  connut  un  ins- 


468  LA   REVUE   BLANCHE 

jamais  M.  de  Porto-Riche  lui-môme  n'avait  atteint  à  pareille  éloquence; 
des  passages  de  répliques  se  suivent,  où  chacune  serait  à  recueillir,  où 
chacune  projette  au  fond  de  nous,  je  ne  sais  quel  obscur  sursaut;  si 
bien  (]u'on  reste  à  la  fin  de  cette  scène  prodigieuse,  comme  écrasé  et  la 
poitrine  <ronflée  d'un  émoi,  lent  à  se  dissiper. 

Le  dernier  mensonge  de  Prieur  aura  aidé  Dominique  à  se  ressaisir 
entièrement  et  à  se  libérer.  Qu'on  compare  ce  dénouement  à  celui 
A' Amoureuse  et  on  sera  frappé  de  la  distance  morale  parcourue.  Pour- 
tant, comme  colle  à' Amoureuse,  cette  conclusion  du  Passé  ne  laissera 
pas  d'être  discutée.  On  dira,  on  a  déjà  dit,  (|ue  le  dernier  mensonge  de 
Prirur  était  en  somme  fort  excusable,  et  certains  n'ont  point  admis  que, 
s*ajoutant  aux  autres,  il  dissuadAt  Dominique  de  franchir  le  seuil  de  la 
petite  maison  de  St-James,  ou  do  telle  autre,  préléire.  Mais  peut-être 
ceux-là  s'interrogeront-iis  et  comprendront-ds  (jue  le  drame  dix  Passé 
est  bien  antérieur  à  son  comu)encemenl  même  sur  la  scène,  et  trouve- 
ront-ils dans  le  long  prologue  qui  ne  nous  est  point  montré,  les  raisons 
prolondes  du  dénouement  auquel  nous  assistons.  II  est  la  résultante  de 
l'œuvre  dupasse,  de  la  lente  usure  d  un  senlimenl  insensiblement  rongé 
par  le  temps.  Domini(ïue  a  vieilli;  c'est  l'ardent  écho  du  passé  qui 
résonnait  dans  ses  paroles  présentes  ;  et  il  y  avait  comme  un  inconscient 
mensonge,  irrévélé,  au  fond,  tout  au  fond  de  sa  sincérité.  Et  voilà  ce 
qui  me  paraît  donner  tant  de  portée  et  de  largeur  mélancolique  à  sa 
dernière  phrase  :  «  Si  j»»  l'avais  aimé  autant  que  vous  le  pensez,  je  ne 
l'aurais  pas  laissé  partir.  J'aurais  eu  plus  de  courage!  » 

Dans  la  nouvelle  version  du  Passée  le  rôle  de  François  Prieur  a 
perdu  beaucoup  de  S(ui  imf)ortance.  11  demeure  pourtant  une  très  origi- 
nale et  très  vivante  eieîilien  :  l'auteur  a,  une  fois  de  plus,  réalisé  en  lu 
sa  très  particulière  coii('e|)t  on  de  l'amant  don-juanesque  apportant  sa 
.fatalité,  accomplissant  sji  bizarre  et  cruelle  mission  qui  est  de  charmer 
et  de  décevoir,  de  faire  soulTrir  en  souffrant  lui-même  et  de  répandre 
l'amour  sans  an  iver  à  liiiouver  tout  à  fait;  il  y  a  bien  de  la  mélan- 
colie au  fond  i\u  co  iir  do  ce  triomphateur  involontaire  et  comme 
résigné  à  son  tricnjle.  CvUc  aid«  ur  instinctive  (»t  cette  duplicité 
inc('nsciente.  tout  ce  n  nijN  xe  ania'gîmie  de  sincérité  et  de  mensonge, 
et  iiU^si  (e  clu  inie  un  p<  n  triste  et  iôbn  d'  u  homme  gAté  )i,  M.  Dutlos 
s'est  essayé  et  a  réussi,  nie  s( mble-t-il.  excellemment  à  le  rendre. 

Que  Dcmiinique  ail  aimé  cel  homme,  ma  gré  ses  défauts  et  f)eut-étre 
à  cause  de  ses  délai. ts.  <  n  \eira  là,  une  fois  de  plus,  la  manifestation 
de  c(tle  attirance  vus  la  bassesse,  t(»ut  au  moins  vers  l'infériorité 
morale.  (jué|iouv(iit  duii'  façon  générale,  dans  l'amour,  les  Ames  un 
peu  hautes.  Kl  cjue  din-  (!<  MUe  liiaic.ès.  à  qui  échut  la  tAche  lourde 
d'in(  arner  l'admirable  ]«  rs(.iinape  de  Doniini(|ne,  sinon  quelle  ne  fut 
pas  nu  instant  inlérieiire  à  sou  rôle,  et  (ju'elle  le  fit  \'i\m  d'une  façon 
pro('i<jieus»  Uicnt  inh  hm-.  (^n  a  éoit,  et  il  faut  le  lépéter  ici,  que  ce  fut, 
raiiire  soir,  ui'e  ié\é  al,(  n  «  l  (jik  Mlle  Ihandès  s'est  placée  d'un  coup, 
par  ((tie  <Hati(.r.  î  i:  n  <n  <  lai  g  (jut  R'mes  Sarah  Hernhardt,  Réjane 
ou  Parte  I.  Un  j»iu  ^ù.ee  el  mal  à  l'aise,  à  ce  qu'il  m'a  semblé,  dans  les 


LES    LIVRES  469 

premières  scènes,  elle  a  été  admirable  dans  toules  les  parties  passion- 
nées de  son  rôle;  elle  en  a  traduit  les  plus  infinies  nuances,  comme 
elle  a  fait  valoir  la  noblesse  charmante  et  la  féminine  droiture  et  l'ex- 
quise pureté  d'àme  de  Dominique.  La  scène  dans  Tatelieravec  les  trois 
camarades  «  débineurs  »,  la  première  entrevue  avec  Prieur  et  la  scène 
finale  lui  fournirent  les  occasions  de  montrer  de  la  tendresse,  de  la 
force,  de  l'amertume,  de  la  mélancolie,  de  la  colère  et  surtout,  surtout 
tant  d'humanité,  constante  et  diverse,  qu'il  faut  l'admirer  sans 
reserve,  féliciter  l'auteur  d'avoir  trouvé  une  interprète  digne  de  son 
héroïne,  et  l'interprète  d'avoir  trouvé  un  rôle  à  sa  taille. 

De  celui  de  Maurice  Arnaud  un  peu  ingrat,  M.  Henry  Mayer  a  fait 
une  création  joliment  attendrie  et  mélancolique.  La  gentillesse  de  Mlle 
Muller  s'employa  en  celui  d'Antoinette  Bellang«T.  MM.  Laugier,  Ravet, 
Truffier  jouèrent  ceux  de  Bracony,  Behopé,  Mariolte. 

Et  je  m'aperçois  en  relisant  cet  article  —  qu'on  me  pardonne  si  on  le 
trouve  confus,  mais  j'ai  tant  aimé  la  pièce  qu'il  m'est  resté  un  peu  de 
trouble —  que  je  n'ai  rien  dit  du  dialogue  de  M.  de  Porto- Riche,  à  la  fois 
si  précis  et  si  poétique,  si  ardent  et  si  exact,  d'une  telle  llexibilité  à  tra- 
duire, comme  par  miracle,  les  plus  menues  et  les  plus  délicates  subtili- 
tés sentimentales,  si  étincelant  d'esprit  parfois  aussi. 

Voilà  pour  la  Comédie-  Française  une  soirée  glorieuse.  Et  nous  vou- 
lons espérer  que,  reprenant  bientôt  Amoureuse^  elle  se  fera  un  grand 
honneur  de  posséder  dans  son  répertoire,  les  deux  plus  «  sûrs  »  chefs- 
d'œuvre  du  théâtre  contemporain.  —  André  Picahd. 

LES  LIVRES 

Fernand  Calmettrs  :  Un  Demi- Siècle  littéraire  :  Leconte  de 
Lisle  et  ses  Amis  (Librairies- Imprimeries  Réunies,  in- 18  de 
'345  pp.,  '3  fr.  5o).  —  Plutôt  qu'une  œuvre  de  critique  littéraire,  le 
livre  de  M.  Calmettes  est  un  livre  de  reportage,  mais  de  ce  grand 
reportage,  exact  et  pénétrant,  qui  touche  à  la  critique  des  mœurs/ 
Certes,  l'auteur  aime  les  lettres  ;  il  admire  les  vers  de  Leconte  de 
Lisle,  les  juge  avec  intelligence,  mais  de  façon  bien  fragmentaire;  ses 
remarques  ne  témoignent  ni  d  un  goût  très  personnel,  ni  d'une  esthé- 
tique très  réfléchie;  c'est  à  la  légère,  sans  raisons  solides,  qu'il  rabaisse 
Verlaine  et  condamne  Mallarmé.  Mais  quelle  vivante  galerie  de  por- 
traits et  quel  trésor  d'anecdotes  !  Vraiment,  tout  un  demi  siècle  y  figure, 
depuis  Hugo,  Flaubert,  Baudelaire,  jusquà  France,  Bourget,  Coppée. 
De  chacun  d'eux  nous  apprenons  quelqu'un  de  ces  menus  traits  par  où 
se  révèle  un  caractère  ;  et  le  récit  en  est  conté  avec  une  malice  parfois 
trop  insistante,  mais  toujours  aiguë  et  bien  dirigée.  Par  un  effet  assez 
étrange,  bien  que  Leconte  de  Lisle  soit  au  centre  du  tableau,  c'est  lui 
que  nous  apprenons  le  moins  à  connaître.  Mais  nous  faisons  le  tour  du 
Parnasse,  nous  fréquentons  les  Parnassiens  ;  et,  sans  que  diminue  notre 
respect  pour  ces  bons  ouvriers  de  la  prose  et  du  vers,  nous  sentons  à 
quel  point  les  défauts  de  leur  art  tiennent  à  leur  conception  trop  étroite 


',70  LA   REVUE   BLANCHE 

(le  la  vie.  Pour  eux  tous  les  événements  se  rapportent  au  métier  d'écrire  ; 
tous  les  problèmes  s'y  ramènent;  les  vices,  les  vertus,  la  passion,  la 
folie  comptent  simplement  comme  des  facteurs  d'excitation  et  de  distrac- 
tion,^ comme  des  jeux  qui  préparent  ou  coupent  le  travail.  Jamais  la 
littérature  ne  fut  moins  une  découverte  et  une  invention.  Il  n'est  pas  sûr 
que  les  générations  suivantes  laissent  une  œuvre  plus  accomplie  ;  mais 
je  crois  qu'ayant  posé  plus  de  questions  et  tenté  plus  d'actions,  elles 
offriront  aux  curieux  à  venir  de  plus  beaux  sujets  de  biographie. 

J.-A.  CouLANGHEON  i  Lcs  Jcux  de  la  Préfecture  [Mercure  de 
France^  in-18,  318  pp.,  3  fr.  50).  —  J'arrive  un  peu  lard  pour  saluer 
le  succès  de  ce  joli  roman,  mais  non  pour  en  rechercher  les  causes. 
M.  Coulangheon  n'a  pas  conquis  son  public  par  violence;  il  l'a  séduit 
par  un  charme  insinuant  et  subtil.  Son  heureux  don  est  de  savoir  préci- 
ser des  émotions  très  délicates  et  très  fuyantes;  et  comme  son  talent 
s'est  formé  sous  les  plus  précieuses  influences,  à  commencer  par  celle 
de  Renan,  les  nuances  qu'il  préfère  sont  de  celles  qu'un  lecteur  raffiné 
se  trouve  prêt  à  saisir. 

On  a  loué  les  Jeux  de  la  Préfecture  d'ôtre  une  peinture  exacte  de  la 
vie  de  province  ;  c'en  est  assurément  le  moindre  mérite  et  le  moins  facile 
à  prouver.  Au  sujet  des  mœurs  provinciales,  tous  les  lecteurs  français, 
qu'ils  soient  de  Carpentras  ou  de  Paris,  acceptent  d'avance  une  série  de 
conventions  plausibles,  sur  lesquelles  chaque  romancier  brode  à  son 
gré.  Qu'on  nous  présente  quelques  échantillons  reconnaissables,  l'agent 
voyer,  la  receveuse  des  postes  et  l'épicier  du  coin,  nous  crions  à  la 
vérité  ;  et  jamais  nous  ne  saurons  de  quelles  relations  complexes  est 
faite  la  vie  du  plus  modeste  bourg.  M.  Coulangheon  nous  montre,  tels 
qu'ils  se  passent  tous  les  jours,  les  marchandages  politiques  et  les  luttes 
électorales;  il  en  induit  que  les  principes  et  les  partis  sont  peu  de  chose, 
et  qu'il  ne  vaut  pas  la  peine  de  faire  des  révolutions.  C'est  bien  possible  ; 
mais  ce  n'est  pas  certain  :  Car  il  se  peut  que  l'observation  des  individus 
^'atteigne  point  l'essentiel  des  mouvements  collectifs;  il  se  peut  que 
l'élection  du  pharmacien  Toupinard  contre  le  pharmacien  Moirel 
dépende  de  causes  plus  profondes,  produise  des  résultats  plus  impor- 
tants, que  ne  le  supposent  acteurs  et  spectateurs.  Faut-il  même  croire 
que  le  romancier  ait  surpris  la  vie  privée  de  Chateauneuf  ?  Antoinette 
de  Bienne,  Germaine,  Madame  Roseray,  Marcelle  de  Sigle,  Blanche 
Berny,  c'est  trop  de  fines  âmes  de  femmes  pour  un  chef-lieu  de  dépar- 
tement. Mais  ce  n'est  pas  trop  pour  que  la  tendresse  de  l'auteur  se 
manifeste  à  côté  de  son  ironie.  Non,  M.  Coulangheon  ne  s'est  point  tant 
soucié  de  copier  le  réel;  il  a,  ce  qui  vaut  bien  mieux,  donné  l'apparence 
du  réel  aux  scènes  qu'il  inventa  pour  exprimer  son  àme  à  lui,  ses  goûts 
et  ses  dégoûts,  ses  plaisirs  et  ses  déplaisirs,  et  jusqu'au  rythme  spécial 
de  sa  sentibilité. 

Celte  sensibilité  se  dénonce  tout  d'abord,  par  la  dédicace  «  à  Eugène 
Vernon  »,  et  par  l'épigraphe  tirée  d'Anatole  France.  On  devina  com- 
ment l'auteur  allie  ces  deux  admirations,  et  comment  il  a  passé  de  Tune 


LES    LIVHES  '171 

à  l'autre.  Dans  IVï^uvjo  d  Anatole  France,  il  a  moins  goûté  Tidéologieet 
la  dialecli(jiie  agile,  que  la  mélancolique  volu])té.  Empruntant  les  mots 
de  Barrés,  je  dirai  qu'il  en  a  surtout  aimé  «  la  mollesse  gentille,  la  dan- 
gereuse mollesse  »,  et  que  par  elle  il  s'est  pris  d'amour  «  pour  les  femmes 
futiles  et  pasionnées,  pour  les  sophistes,  pour  tous  ceux  qui  rafljnent 
sur  Tordinaire  de  la  vie.  »  «  Ce  genre  d'imagination,  ajoute  Barrés, 
entraîne  une  philosophie  particulière,  une  sensation  continuelle  de  l'écou- 
lement des  choses.  Toute  forme  vivante  s'elTacera  à  son  heure  et  il  sera 
vain  alors  de  l'avoir  tant  désirée,  il  sera  vain  aussi  qu'elle  se  soit  relu- 
sée.  La  mort  toujours  présente  à  notre  esprit  ne  fait  point  un  bon  pro- 
fesseur de  vertu...  »  —  Mais,  est-il  besoin  de  lo  rappeler,  dans  cette 
Revue  où- parurent  les  meilleures  pages  d'Eugène  Vernon?  ce  (|ui  fait 
le  prix  de  la  Demeure  Enchanièe,  c'est  ce  même  sens  de  Técoulement 
des  choses  et  de  îa  vanité  du  désir,  avec  je  ne  sais  quoi  de  plus  vif,  de 
plus  in(|uiet,  de  plus  frémissant:  Bien  n'est  stable,  rien  n'est  continu,  la 
joie  et  la  tristesse  éparses  ne  se  cueillent  que  dans  l'instant  :  «  ^^otre 
conscience  est  ordonnc'e  pour  contenir  la  plus  grande  quantité  de  contra- 
dictions possiblr...  Ne  se  rattacher  à  rien,  se  suffire,  contempler  les 
tristesses  et  rinfortune...  se  jjosséder  avec  art  et  ironie,  j^  — C'est  bien 
là  que  M.  Coulangheon  a  pris  ce  qu  il  appelle  sa  Sagesse  amoureuse: 
son  indulgente,  car  u  les  deux  grands  facteurs  d'une  bonté  paisible  et 
intelligente  sont  le  doute  et  la  volupté  »  ;  et  scm  scepticisme,  «  masque 
familier  des  amoureux  de  l'idéal».  Mais  tout  Tattrait  des  images lucfdes 
par  où  transparaît  <ett(?  philosophie  ne  m'empêche  pas  de  songer,  tou- 
jours avec  Barrés  :  <<  Certaine  beauté  est  un  diss(dvant;  elle  brise  les 
nerfs,  dégoùle,  attriste.  »  VA  pourquoi  ne  noterais-je  pas  aussi  le  léger 
agacement  que  procure  tout  récit  dont  le  héros,  bien  mis,  bien  élevé, 
bien  disant,  en  trois  cents  pages  ne  fait  pas  une  gafTcV... 

Ha.nnah  Lvxch  :  Très  véridique  histoire  d'une  petite  fille,  tra- 
duite de  l'anglais  par  M.  13randon  (Hachette,  in- 18  de  267  pp.,  ifr.  5o;. 
—  Autlienti(juc  et  sincère  parait  bien  être  cette  autobiographie  d'un 
enfant.  A  travers  une  surabondance  d'anecdotes,  parmi  des  détails  spé- 
cialement irlandais  ou  anglais, chacun  y  retrouvera  des  souvenirs  vagues, 
comme  des  allusions  à  sa  propre  vie  :  Ce  sont  les  jeux,  les  fous  rires, 
les  désespoirs  [)uérils,  le  cœur  qui  tremble,  les  yeux  qui  s'émerveillent, 
et  le  sel  des  larmes  d'enfance.  «  La  terre  me  semblait  faite  de  champs 
mis  bout  à  bout  et  de  sentiers  courant  de  ce  monde  dans  un  autre,  avec 
des  paquenîttes  qu'on  ne  pourrait  jamais  cueillir,  tant  elles  étaient 
nombreuses...  »  Ces  impressions  là  comptent  plus  que  des  faits  précis  : 
et  le  livre  de  Mme  Lynch  serait  meilleur  encore,  si  sa  mémoire  avait 
retenu  moins  de  choses. 

Cl  STAVK  Ainx  :  Le  Labeur  de  la  Prose,  préface  par  Camille  Le- 
monnier  (P.-V.  Stock,  in-i8  de  îi3  pp.,  3  fr.  5o;.  —  L'hygiène  des 
grands  écrivains,  leurs  procédés  de  travail,  les  moyens  qu'ils  emploient 
pour  s'isoler,  pour  se   procurer  le   calme  ou  la  fièvre  propice,  leurs 


47^  LA  REVUE  BLANCHE 

habitudes,  leurs  manies,  leurs  scrupules,  —  c'est  un  sujet  auquel  tout 
homme  de  lettres  s'intéresse,  et  qui  ne  semble  pas  ennuyer  le  public. 
Le  livre  de  M.  Gustave  Abel  sera  donc  bien  accueilli  ;  et  ceux-là  mêmes 
qui  connaissaient  la  plupart  des  détails  qu'il  rapporte  auront  plaisir  à 
les  trouver  réunis.  Je  regrette  que  le  livre  soit  composé  comme  un  Art 
d'écrire,  comme  une  Méthode,  et  non  simplement  comme  une  étude  psy- 
chologique. Surtout  il  faudrait,  en  pareille  matière,  écarter  tous  les 
talents  de  second  ou  de  quinzième  ordre,  ou  (hi  moins  les  citer  à  part, 
ne  pas  nous  dire,  par  exemple  :  «  Baudelaire  aimait  les  j)arfums...  Mai- 
zeroy  h's  adore  !  » 

Michel  Arnauld 

JiLEs  Bois  :  Le  Monde  Invisible  (i^aris,  Flammarion,  in-i8  de 
35o  pp.,  3  fr.  5o).  —  Il  faudrait  que  ce  livre  eiU  beaucoup  de  lecteurs  et 
j*espère  qu'il  en  aura,  car,  indépendamment  de  ses  qualités  d'ordre 
scientifique,  il  est  d'une  lecture  facile  el  attrayante.  «  Je  crois  ferme- 
ment, dit  l'auteur,  en  un  monde  invisible,  mais  je  crois  fermement  aussi 
que  les  méthodes  la  plupart  du  temps  employées  pour  le  sonder  furent 
maladroites,  équivoques  ou  funestes.  Il  est  nécessaire  pourtant  de  les 
décrire  afin  qu'elles  ne  soient  dédaignées  qu'A  bon  escient.  » 

Ce  qui  sera  utile  surtout,  c'est  que,  démasquant  les  supercheries, 
M.Jules  Bois  sera  cru  du  public;  il  sera  cru  parce  qu'on  sait  qu'il  a 
voulu  se  convaincre  lui-même  el  que  «  sa  jeunesse  a  parcouru  avec  une 
ivresse  curieuse  ces  régions  troublantes  où  la  vraie  lumière  n'est  pas  ». 
II  suffit  d'avoir  fréquenté  les  universités  populaires  pour  avoir  constaté 
l'importance  des  dégâts  eifectués  dans  le  bon  sens  général  par  «  les 
charlatans  et  les  détraqués  qui  encombrent  les  différentes  sectes  mys- 
tiques ».  J'aurais  été  bien  heureux,  pour  ma  part,  lorsque  mes  auditeurs 
me  racontaient  des  histoires  à  dormir  debout  en  se  couvrant  de  l'auto- 
rité de  Crookes  et  autres  personnages  considérables,  de  leur  conseiller 
la  lecture  d'un  livre  sain  et  digne  de  foi  comme  celui  de  M.  Jules  Bois. 
Non  pas  que  je  partage  les  idées  philosophiques  de  l'auteur;  sa  con- 
fiance sereine  dans  l'existence  d'une  Ame  immortelle  ne  me  paraît  pas 
avoir  une  origine  bien  scientifique,  mais  il  fallait  être  spiritualiste  pour 
faire  ce  qu'il  a  fait,  pour  se  lancer  dans  létude  du  spiritisme  et  de 
l'ocultisme,  at^ec  le  désir  que  ce  fut  vrai,  \}i\  matérialiste  aurait  entre- 
pris les  mêmes  recherches  avec  des  idées  préconçues  tout  opposées  et 
ses  conclusions  auraient  été  suspectes. 

M.  Jules  Bois,  qui  n'aime  pas  les  matérialistes,  a  travaillé  pour  eux. 
Il  croit  en  un  monde  invisible,  et  nous  y  croyons  tous,  mais  pas  de  la 
mémt'  manière.  Qu'il  y  ait,  dans  l'univers  de  nombreux  mouvements 
incapables  d'impressionner  directement  les  sens  de  l'homme,  nous  ne 
pouvons  en  douter,  puisque  la  science  a  révélé  et  révèle  chatjue  jour  de 
nouvelles  radiations  qui  produisent  des  actions  lointaines  ;  mais  que  ce 
monde  invisible»  soit  immatériel,  c'est  une  autre  affaire.  C'est  peut-être 
d'ailleurs  une  simple  question  de  langage.  M.  Jules  Bois,  qui  est  un 
poète,  aime  à  parler  le  langage  imagé  des  poètes  et  je  n'irai  pas  le  lui 


LES    LIVRES  i7':5 

reprocher  au  moment  où  il  vient  de  faire  preuve  d'un  esprit  scientifique 
incontestable. 

Il  passe  en  revue  dans  son  livre  toutes  les  sectes  mystiques,  les  occul- 
tistes, les  théosophes,  les  spirites,  etc..  11  s'occupe  même,  en  passant» 
des  alchimistes  et  consacre  un  chapitre  au  pauvre  Tiffereau  qui  fabriqua 
de  Tor....  (ce  qui  n'aurait  rien  à  voir  d'ailleurs  avec  la  magie;  n'a-t-on 
pas  fait  de  l'arsenic  avec  du  phosphore  ?j. 

M.  Jules  Bois  a  connu  la  plupart  des  personnages  dont  il  parie;  nul 
n'est  plus  documenté  que  lui  et  il  peint  avec  un  art  admirable  les  scènes 
auxquelles  il  a  assisté.  Ecoutez-le  raconter  Stanislas  de  Guaita  : 

11  abandonna  les  cénacles  des  poètes,  s'enferma  dans  ce  petit  rez-de- 
chaussée  de  l'avenue  Trudaine,  tendu  de  rouge,  où  il  vivait,  enveloppé  d'une 
simarre  cardinalice,  entouré  de  hvres  précieux,  passant  de  son  laboratoire 
de  chimie  à  son  cabinet  de  travail,  sans  quitter  ses  fioles  redoutables,  dor- 
mant le  jour,  travaillant  la  nuit,  s'aidant  de  caféine,  de  morphine,  de  haschich 
et,  ce  qui  était  moins  nuisible,  d'une  cave  excellente.  Il  se  créa  sans  doute 
ainsi  des  années  merveilleuses,  dans  le  rêve  et  la  fureur  sacrée,  mais  il  hâta 
une  fin  précoce  et  lamentable,  les  yeux  perdus,  le  cerveau  usé,  le  corps 
réduit  à  une  douloureuse  loque. 

Le  Monde  In^ùsible  nuira  beaucoup  aux  charlatans,  mais,  hélas  ! 
vulgus  s>ult  decipi. 

Paul  Lapie  :  Pour  la  raison  (Paris,  Cornély,  in-i8  de  laopp.).  — 
Il  y  a  de  très  bonnes  choses  dans  le  livre  de  M.  Lapie,  mais  il  y  en  a 
trop  peu.  Aujourd'hui,  lorsque  les  savants  essaient  de  montrer  la  vanité 
de  la  cosmogonie  religieuse,  on  leur  répond  :  «  Vous  commettez  un 
crime,  car  il  faut  de  la  religion, />o///-  le  peuple.  »  Ils  seraient  en  droit 
de  répondre  :  «  Cela  ne  nous  regarde  pas,  nous  cherchons  la  vérité  sans 
nous  préoccuper  de  ses  conséquences.  »  Mais  ils  peuvent  aussi  s'appli- 
quer à  montrer  que  la  prétention  des  religions  est  excessive  et  qu'il  y  a 
une  morale  laïque.  M.  Lapie  l'a  entrepris,  mais  s'il  a  dit  beaucoup  de 
bonnes  choses,  il  y  en  a  encore  plus  qu'il  n'a  pas  dites.  Espérons  qu'il 
les  dira. 

Félix  Le  Dantkc 

Docteur  Ph.  Maréchal  :  L'Evolution  de  l'opinion  publique  sur 
les  courses  de  taureaux  (Charles,  in-i6  carré,  190  pp.).  — 
Les  courses  de  taureaux  qui,  sous  la  lumière  dense  et  sobre  du  ciel 
espagnol,  nous  ont  souvent  offert  une  vive  synllièse  des  éléments 
psychologiques  de  cette  même  nation  espagnole,  ont  toujours  soulevé 
en  France  les  plus  âpres  protestations.  Et  celles-ci  sont  d'autant  plus 
légitimes  que  les  corridas  qui  nous  furent  données  entraînèrent  avec 
elles  des  incidents  de  la  plus  invraisemblable  barbarie. 

M.  le  docteur  Maréchal  fait  l'histoire  de  ces  sinistres  réjouissances, 
dans  un  livre  documenté  où  les  anecdotes  ont  gardé  toute  leur  valeur 
d'actualité.  Il  a  fait  précéder  le  récit  des  événements  récents  qui  avaient 
motivé  son  intervention,  par  des  considérations  judicieuses  sur  le^ 
délires  morbides,  les  sanguinaires  folies  où  sont  versées  les  foules  dont 


474  LA    HEVUE    BLANCHE 

l'esprit  compact  s'égare  spontanément  devant  de  tels  spectacles.  11 
semble  toutefois  que  M.  Maréchal  ait  tort  déjuger  avec  tant  de  sévérité 
les  écrivains  qui  furent  émus  par  la  valeur  pittoresque  et  Ténergie 
acérée  des  corridas  d'Espagne.  On  ne  saurait  baser  les  raisons  d'une 
attitude  ferme  sur  des  notations  fugaces  de  sensibilité. 

Le  recueil  des  opinions  de  la  presse  sur  les  courses  de  taureaux  fait 
suite  à  ce  livre  j)lein  d'idées  dont  nous  souhaitons  la  prompte  difîusion 
dans  les  milieux  encore  gangrenés  par  le  culte  du  faux  héroïsme  de 
boucherie.  Paul-Loiîis  Garnier 

W.  C.  Aston  :  Littérature  Japonaise,  trad.  lïenry-D.  Davray 
(Colin,  in-8°  écu,  do  '^90  pp.,  ">  fr.".  —  La  littérature  japonaise, 
bien  qu'elle  date  d'un  très  grand  nombre  de  siècles  et  malgré  l'étude 
longue  et  minutieuse  que  lui  consacre  comme  à  une  littérature  classi- 
que M.  \V.  Aston,  existe  à  peine.  Tout  ce  qu'elle  a  produit  manque 
d'originalité  et  de  tenue.  Les  genres  littéraires  connus  sont  rej)résenlés 
par  des  œuvres  tout! uc s  et  vaines.  Je  dois  seulement  excepter  le /rciV 
de  ^*oyage  en  mei\  le  pèlerinage  à  trustera  les  /les  [Tosa  Nikki  de 
Tsourayoukii  qui  est  un  genre  délicieux,  harmonieusement  né  d'une 
contrée  insulaire.  La  Grèce  péninsulaire  avait  eu  l'Odyssée.  La  France 
ne  possède  rien  de  tel,  bien  qu'on  pût  s'altendnî  après  les  Croisades  à 
une  manière  de  chronique  de  voyages  à  travers  les  îles  de  la  Méditer- 
ranée. Que  ]»our  l'avenir  de  leur  littérature  les  Japonais  reprennent  ce 
genre  si  originalement  polynésien  ;  qu'ils  ressuscitent  aussi  ce  genre 
parallèle,  le  récit  de  voyage  en  montagnes^  le  journal  d"erniiU»s  qui 
répudièrent  la  grande  ville  et  vécurent  dans  les  bois  comme  d'autres 
allèrent  sur  les  Ilots  !  (Tchômee  et  le  116  zio/ci, 

11  ressort  de  ce  livre  dérudition  — où  l'on  eût  souhaité  plus  d'extraits 
contre  moins  d'inutiles  et  sèches  analyses  —  cjue  la  lillérature  du  Japon 
est  si  peu  originale  pour  avoir  trop  subi  Tinlluence  de  la  Chine.  Elle 
imitait  une  métropole  continentale  vieillie  et  épuisée.  Or  il  lui  faudrait 
aujourd'hui  éviter,  après  l'alliance  britannique,  que,  groupe  d'îles,  il  re- 
cherche et  accepte  l'iniluence  artistique  de  la  Grande-Bretagne,  vieux 
domaine  insulaire  fatigué  en  art  et  en  économie.  Le  Japon,  jeune  poly- 
nésie  promise  à  l'avenir  de  l'Orient,  doit  vivifier  sa  littérature  à  l'exem- 
ple d'une  métropole  continentalement  forte  et  généreuse. 

Parceque  le  bouddhisme,  le  confucianisme  et  le  sintoïsme  n'ont  pas 
satisfait,  pour  la  développer  pleinement,  l'Ame  japonaise,  M.  W.  C. 
Aston  écrit  :  a  Ils  ont  déjà  accepté  la  j)hilosophie  et  la  science  euro- 
péennes ;  il  est  inconcevable  que  la  religion  chrétienne  ne  pût  pas  sui- 
vre. »  Et  c'est  en  cela  précisément  que  la  prochaine  influence  de  l'An- 
gleterre anglicane  compromet  l'avenir  de  la  littérature  japonaise.  La 
logique  ne  voulait  nullement  qu'ayant  su  s'assimiler  immédiatement  la 
science  moderne,  le  Japon,  terre  jeune  et  aventureuse  comme  sont 
naturellement  des  îles,  éprouvât  ensuite  le  besoin  de  repasser  par  le 
christianisme,  religion  de  plus  en  plus  déchue  de  TP'urope. 

Marus-Ary  Leblon» 


k 


LES   IJVRKS  'l7  > 

Chaules  Saumi:ii  :  Les  Conquêtes  artistiques  de  la  Révolution 
et  de  r£mpire.  Reprises  et  abandons  des  Alliés  en  1815. 
Leurs  conséquences  sur  les  Musées  d'Europe  (H.  Laurens, 
in-8,  tiré  à  (ioo  exeiuplaires,  avec  12  planches  hors  lexle).  —  On 
évahie  à  S.joo  le  nombre  des  œuvres  d'art  qui,  au  palais  du  Louvre, 
vinrent  s'ajouter  à  ranciennc  collection  de  la  Couronne  par  suite  des 
guerres  de  la  Révolution  et  de  l'Empire.  Choisies  en  pays  conquis  par 
divers  comités  d'artistes,  ces  œuvres,  disposées  avec  goût  dans  les 
galeries  du  Louvre,  constituaient  le  plus  bel  (ensemble  qui  ait  été 
jamais  réuni  sous  un  toit. 

L'empereur  d'Autriche  et  le  roi  de  Prusse,  venus  au  Muséum  en 
mars  181 4  avec  des  idées  passablement  revendicatrices,  mais  s^isis 
d'admiration  en  présence  de  tant  de  splendeur  ordonnée,  se  conten- 
tèrent de  réclamer  les  œuvres  originaires  de  leurs  Etats  qui,  n'ayant 
encore  trouvé  place  dans  les  galeries,  restaient  dans  les  magasins.  Ceci 
n'empêcha  pas  les  représentants  du  roi  de  Prusse  d'être  les  premiers 
qui  entreprirent  le  déménagement  des  tableaux  exposés  au  Louvre.  Une 
lutte  épique  s'engagea  dès  lors  entre  les  Alliés  et  l'administration  du 
Muséum,  confiée  à  Vivant-Denon  et  à  scm  zélé  secrétaire  Lavalîée. 
Muni  de  documents  puisés  aux  Archives  nationales  et  dans  celles  des 
Musées,  l'auteur  relate  plusieurs  traits  de  cet  héroïsme  obscur  :  Denon 
et  Lavalîée  ne  pouvant  opposer  que  leurs  plaintes  aux  menaces  de  la 
force  armée,  mais  suscitant  contre  la  rej)rise  de  chaque  tableau,  de 
chaque  sculpture  des  difficultés,  des  atermoiements  parfois  heureux 
et,  quand  la  j)artie  semblait  perdue,  des  propositions  d'échange  qui 
réussirent,  entre  autres,  à  nous  conserver  pî*esque  tous  les  primitifs 
italiens  qui  font  la  richesse  de  la  salle  des  sept  mètres  et  un  admirable 
Paul  Véronèse,  «  les  Noces  de  Cana  ». 

On  est  assez  porté  à  croire  que  toutes  les  œuvres  conquises  par  les 
Français  furent  «  le  produit  du  brigandage  »,  tandis  (|ue,  ceci  est  autre 
chose,  beaucoup  avaient  été  cédées  par  des  traités  réguliers  (Campo- 
Formio,  Tolentino,  etc..)  en  défalcation  d'impôts  de  guerre.  Les 
œuvres  visées  dans  ces  contrats  nous  seraient  restées  si  le  monanjue 
qui  devait  aux  Alliés  son  trône  avait  pu  reconnaître  l'existence  des 
conquêtes  de  l'Empire  et  élever  la  voix  pour  en  conserver  les  trésors. 
Comme  il  n'en  fut  rien,  il  faut  dire  bien  haut  que  nous  devons  à  l'ha- 
bileté et  au  courage  de  deux  fonctionnaires  la  sauvegarde  de  100  ta- 
bleaux, 800  dessins.  11  antiques  et  autres  objets  de  sculpture,  soit  un 
ensemble  estimé  à  plus  de  quatre  millions  et  demi  en  181 5.  Le  livre  de 
Charles  Saunier,  qui  nous  apprend  tant  de  choses  sur  le  monument  de 
destruction  historique  que  fut  la  désorganisation  du  Louvre  par  les 
Alliés,  nous  dit  aussi  la  disgrâce  de  ces  héros  sans  armes,  Vivant-Denon 
et  Antoine  lavalîée,  à  une  époque  où  nous  aurions  soupçonné  que  le 
u  surtout,  pas  de  zèle!  »  était  déjà  à  l'ordre  du  jour  dans  l'Administra- 
tion française. 

Edmond  Cousturier 


47^  LA  REVUE   BLANCHE 

Les  Grands  Artistes  :  Watteau,  par  Garruel  Séailles  ;  Raphaël, 
par  Eugène  Muntz  ;  Albert  Durer,  par  Auguste  Marguillier  (H.  Lau- 
rens,  in-8*,  2  fr.  5o).  —  Aux  gens  qui  trouvent  les  renseignements 
inclus  dans  les  dictionnaires  insuffisants,  et  les  grandes  publications 
franco-anglaises,  trop  chères,  cette  nouvelle  collection  fera  un  plaisir 
extrême. 

En  effet,  grâce  à  M.  Roger  Marx  qui  en  a  eu  l'idée  et  à  M.  Laurens 
qui  l'exécute,  ceux  qui  lisent  chez  eux  trouveront  dans  un  format 
réduit  une  série  de  monographies  suffisamment  développées  [itiS  pages 
petit  in-S"*,  1!%  illustrations)  qui  les  renseigneront  de  la  plus  experte 
façon  sur  les  grands  maîtres.  Pour  preuve,  les  trois  premiers  volumes 
qui  viennent  de  paraître.  Nul,  par  exemple,  n'était  mieux  qualifié  que 
M.  E. Muntz  pour  dire  la  vie  et  la  genèse  des  œuvres  de  Raphaël;  M.  Mar- 
guillier, qui  a  fait  de  longs  séjours  en  Allemagne  et  en  Autriche, 
connaît  Albert  Durer  comme  un  docteur  allemand,  mais  il  raconte 
la  vie  du  grand  artiste  avec  agrément  ;  enfin  M.  Séailles,  dont  le  goût 
philosophe  va  du  Vinci  à  Carrière,  s'est  arrêté  avec  complaisance 
sous  les  boulingrins  où  se  déroulent  les  scènes  chères  à  Watteau. 

Marcel  Niké  :  Florence  historique,  monumentale  et  artistique 

(Firmin  Didot,  in-8\  7  fr.  5ô).  —  Une  personne  qui  a  l'heureuse 
fortune  de  pouvoir  séjourner  chaque  année  à  Florence  a  eu  l'idée  de  ce 
volume  qui  n'est  pas  seulement  un  excellent  livre  d'histoire  et  de  cri- 
tique, mais  encore  un  guide  précieux.  Avec  Marcel  Niké  pour  cicérone 
aucun  chef-d'œuvre  placé  au  musée,  dans  les  églises  ou  exilé  dans  un 
humble  monument  des  environs  ne  leur  échappera.  Ont-ils  un  oubli, 
une  table  fort  bien  faite  les  met  dans  le  droit  chemin  ;  veulent-ils  mieux 
connaître  un  personnage,  de  rapides  biographies  des  grandes  familles 
florentines  leur  permettront  de  parler  des  Alberti,  des  Strozzi,  des  Pitti, 
comme  s'ils  les  avaient  connus.. 

Ed.mond  Claris  :  De  Tlmpressionnisme  en  sculpture  :  Au^ste 

Rodin  et  Medardo  Rosso  (Éditions  de  la  Nouvelle  l\evue,  in- 18,  3  fr. 
—  Rodin  est  universellement  admiré  par  tout  ce  qui  pense  ;  Rosso 
n'est  connu  que  de  quelques-uns.  Mais  ses  admirateurs,  dont  le  plus 
convaincu  est  Camille  de  Sainte-Croix,  sont  enthousiastes  comme  mille. 
Connaître  sur  de  tels  artistes  l'opinion  des  confrères  est  toujours  ten- 
tant. M.  Edmond  Claris  s'y  est  essayé.  Il  a  obtenu  des  réponses  belles 
d'enthousiasme;  d'autres,  parfaitement  mufles  ;  enfin  nombre  des  gens 
consultés  ont  parlé  d'eux-mêmes.  On  est  donc  renseigné  sur  un  tas  des 
choses  et  fixé  sur  certaines  personnalités,  en  lisant  le  recueil  de  letti'es 
et  d'interviews  qui  termine  l'étude  très  fine  que  M.  Claris  a  consacré  à 
l'œuvre  de  Rodin  et  de  Rosso. 

EuGÈNK  Belville  :  Le  Cuir  dans  la  décoration  moderne  (Cli . 
Schmid).  —  La  décoration  du  cuir  est  devenue  en  ce  temps  une 
toquade.  Dans  certains  milieux,  on  ne  parle  que  de  ciselure  et  de  pyro- 
gravure, des  cours  sont  créés  ;  le  ministre  Millerand,  inspiré  sans  doute 


LES   LIVRES  ^  '177 

par  ses  élégants  altacliés,  avait  confié,  à  un  monsieur  quelconque  une 
mission  pour  aller  étudier  la  décoration  du  cuir  à  travers  le  monde.  Un 
pareil  engouement  méritait  un  mot  nouveau.  Il  existe.  On  écrit:  un 
cuirdart,  des  cuirdarts. 

Eugène  Belville,  qui  est  un  artiste  de  ^oùt  et  qui  a  su  joliment  tirer 
du  cuir  seulement  ce  qu'il  pouvait  donner,  était  mieux  que  personne 
qualifié  pour  écrire  un  livre  sur  la  matière.  Il  l'a  fait  intéressant,  ins- 
tructif, sans  pédanterie  ;  l'illustrant,  de  plus,  de  jolies  décorations  de  sa 
façon.  Le  livre  est  présenté  sous  couverture  simili-cuir  décorée  de  gly- 
cines du  plus  agréable  aspect. 

Charles  Saunieh 

J.-C.   Broussolle   :   La  Critique  mystique   et  Fra  Angelico 

(H.  Oudin,  in- 18  de  166  pp.).  Le  xix«  siècle  louche  ;  presbyte  par  un  œil, 
myope  par  l'autre,  il  perd  la  vision  une  de  Tart,  la  dédouble  en  deux  com- 
posantes séparément  fausses  et  stériles  :  l'art  pour  lart,  l'art  fonction 
sociale;  l'une  l'amenuise  et  l'anémie  à  mort;  l'autre  d'abord  l'assomme, 
et  puis  du  cadavre  tire  du  bouillon  et  de  la  viande  de  conserve  à  l'usage 
des  nécessiteux  :  c'est  Rousseau,  Proudhon,  Brunetière  et  Tolstoy,  les 
socialistes  y  rencontrant  logiquement  les  néo-mystiques,  les  uns  et  les 
autres  mystiques  pratiques  et  doctrinaires.  Et  ils  rejoignent  ceux  de 
Part  pour  l'art,  leurs  symétriques  :  en  effet,  postuler  que  l'art  a  pour 
but  l'art,  ou  bien  pour  but  un  bien-être  soit  moral  soit  physique,  c'est 
ne  différer  que  sur  la  nature  du  but.  L'art  n'a  et  ne  saurait  avoir  de 
but,  étant  purement  une  forme  supérieure  de  l'activité.  Il  a  un  point 
d'appui,  la  vie  (ou  si  l'on  préfère  :  la  nature),  et  des  points  d'applica- 
tion, les  circonstances;  comme  nos  os,  comme  nos  idées,  comme  tout 
levier.  Les  mystiques  s'efforcent  à  prouver  Fra  Angelico  un  grand  pein- 
tre religieux  parce  que,  assurent-ils,  il  ne  savait  ni  dessiner  ni  peindre 
et  ne  voulait  le  saveur  :  cela  étant,  il  ne  serait  pas  peintre  du  tout,  il 
ne  serait  rien.  M.  Broussolle  s'attache  à  démontrer  que  le  dominicain 
de  Fiesole  l'ut  techniquement  grand  peintre  à  la  fois  que  religieux  pro- 
fond. Nous  nous  en  doutions.  Nous  dirions  volontiers  :  il  fut  ceci 
parce  que  cela,  et  réciproquement.  C'est  le  fait  de  tout  véritable  artiste, 
même  non  catholique,  même  incroyant;  il  est  vrai  qu'être  religieux 
n'est  point  nécessairement  synonyme  de  communier  chaque  dimanche, 
ou  manger  du  pain  azyme,  ou  même  faire  de  trois  points  suivre  sa 
signature. 

FiJHDKnic  i)K  r^RANCE  :  Edmoiid  Van  Offel  Borel,  album  in-H*' 
carré,  5  Ir.i  —  Dans  les  (  uls-de-lampe,  ex-libris  et  les  vignettes  déco- 
ratives de  Van  Offel,  des  réminiscences  de  la  grAce  un  peu  gauche, 
raidc  et  maniérée  des  graveurs  sur  bois  du  xvi* siècle  allemand,  et  la 
minutie  nuèvre  el  rartiRce  dans  la  fausse  naïveté  et  l'engonçante  han- 
tise lilléraire  des  préraphaélites  de  naguère.  Vêlements  d'emprunt  et 
désuets  où.  ])ien  qu'il  se  plaise  fort,  il  se  montre  mal  à  l'aise.  Puis 
cela  relève  d'une  imagerie  tant  ressassée  et,  en  effet,  trop  facile  dans 


47^  I-A   REVUE    BLANCHE 

le  pasticlie  vers  quoi  elle  entraîne.  Mais  une  originalité  se  déploie  avec 
force  et  magnificence  dans  les  suites  de  grandes  composi  tions,  telles 
que  l'illustration  de  la  Dwine  Comédie  :  là  son  crayon  Jaisse  tom- 
ber ses  obsessions  de  trop  fervent  disciple  avec  ses  partis  pris  litté- 
raires d'allégoriste,  pour  s'adonner  à  son  tempérament  d'artiste, 
à  sa  réllexion  de  poète  qui  sait  vraiment  penser,  à  sa  science  per- 
sonnelle, et  à  la  nature  ;  par  quoi  cela  devient  parfaitement  beau, 
d'une  beauté  âpre,  douloureuse  et  sombre,  beau  et  grand.  Le  com- 
mentateur s'est  effacé  avec  une  discrétion  trop  modeste  peut-être  de- 
vant son  artiste  :  et  de  qui  les  dessins,  reproduits  avec  une  perfection  rare, 
remplissent  presque  tout  cet  ouvrage  présenté  avec  un  goût  qui  mérite 
à  l'éditeur  également  tous  les  éloges. 

Ch.  Huard:  Province,  cent  dessins  (Piazza,  in-i8,  ^  fr.  5o).  — Rigou- 
reusement d'après  nature,  et  de  la  bonne  manière  :  «  il  n'a,  explique  H. 
Piazza  son  préfacier,  jamais  dessiné  aucun  individu  déterminé  :  simple- 
ment noté  des  physionomies,  étudié  des  caractères  généraux,  enregistré 
des  études  et  des  gestes,  et  ses  types  ne  peuvent  donc  posséder  de  res- 
semblance effective.  »  Ce  les  doue  de  la  ressemblance  générale  ;  non 
d'exactitude  mais  de  vérité  ;  on  les  reconnaît  sans  les  avoir  vus.  Seule- 
ment parfois  on  les  reconnaît  trop  entre  eux:  ce  magistrat  semble  calqué 
sur  ce  notaire,  etc.  :  effet  d'une  production  hâtive,  sans  doute,  et  d'un 
succès  trop  prompt  :1a  verve  et  la  facilité  sont  un  écueil,  aussi.  On  finit 
par  choir  dans  l'observation  superficielle,  l'anecdote  ;  on  se  recommence, 
et  se  délaye,  et  risque  de  perdre  le  don  nécessaire  d'inventer. 

Albxandra  Myrîal  :  Pour  la  Vie  (Bibliothèque  des  Temps  nou- 
veaux, in-i8  de  1 12  pp..  o  fr.  5o). — Anarchiste  intégrale  (cela  se  fait  rare) 
elle  nie  successivement  les  diverses  «  personnalités  fictives  »  :  Bien,  Mal, 
Honneur,  Devoir,  Vertu,  Patrie,  Société,  Collectivité,  Autorité,  Libre 
arbitre,  arrive  ainsi  à  l'inexpugnable  Nécessité  à  quoi  tout  est  soumis, 
hors  quoi  l'homme  ne  peut  rien  :  nécessité  de  vivre  et  dans  la  direc- 
tion despoliqucment  prévue,  voulue,  par  le  tempérament.  La  conclu- 
sion est  par  conséquent  la  liberté  individuelle  absolue.  —  «  Un  épou- 
vantable chaos?  —  Pourquoi:  l'Univers  est-il  donc  chaotique?  En 
l'Univers  s'enchevêtrent  incessamment  l'action  et  la  réaction...  L'Uni- 
vers n'est  ni  l'ordre  ni  le  désordre,  il  est  la  Vie...  Le  but  de  l'Univers 
est  d'être  :  «  Je  suis  cela  qui  est  ».  —  Le  but  de  l'Homme  est  d'être 
Homme  ;  le  but  de  la  vie  est  de  vivre.  »  On  pourrait  répondre  que 
c'est  la  vie  elle-même  qui  en  évoluant  a  produit  les  sociétés,  etc..  et 
que  les  abstractions,  les  «personnalités  fictives»,,  pour  être  immaté- 
rielles aux  sens,  n'en  existent  pas  avec  moins  de  réalité,,,  en  somme  que 
l'univers  est  tout  de  même  plus  compliqué  que  cela  !  mais  la  discussion 
serait  trop  longue  pour  une  notice,  de  cet  opuscule  que  son  préfacier 
Elisée  Reclus  qualifie  «  un  livre  fier,  écrit  par  une  femme  plus  fière 
encore  ». 

Fagus 


MÉMENTO    BIBLIOGRAPHIQUE  /179 

MÉMENTO  BIBLIOGRAPHIQUE 

ROMANS  ET  NO^'ELLES  : 

Maurice  Buret  :    Tuccia  la  Courtisane'^  Editions  du  Carnet,  in- 18  de 

375  pp.,  3  fr.  5o. 
T.  Jeske  Coinski  :  Les  Derniers  Romains^  traduction  C.  de  Latour  ; 

Éditions  du  Carnet,  in-iG  de  892  pp.,  3  fr.  5o. 
Pierre  Corrard  :  Le  Journal  d'une  femme  du  monde;  Ollendorff,  in-i8 

de  321  pp.,  3  fr.  5o. 
Henry  Eon  :  Le  Chantre  de  Tréguier;  Gentil  à  Verneuil,  in-32  de  121  pp., 

I  fr.  5o. 
Térésa  Jadwiga:   Réconciliés;  Editions  du   Carnet,  in- 18  de  317  pp., 

3fr.5o. 
Paul  Junkî  :  Gracieuse,  l^cmerre,  in-8  de  3/»2  pp.  ,  3  fr.  5o. 
Rudyard  Kipling:  Kim,  traduction  Louis  Fabulet  et  Ch.  Fountaine  Wal. 

ker  ;  Mercure  de  France,  3  fr.  "io. 
Tristan  Klingsor:  Le  Livre  d'Esquisses  (culs  de  lampe  par  Louis  Gre- 
nier' ;  Mercure  de  France,  in-i8  de  118  pp.,  3  francs. 
Camille  Mauclair:  Les  Mères  Sociales,  Olleudorff,    in-i8   de   33o  pp. 

3  fr.  50. 
G.  Uéval  :  Lycéennes;  OUendorff,  i!>-i8  de  3o9pp.,  3  fr.  5o. 

ÉTATS,    SOCIÉTÉS,    GOUVERNEMENTS  *. 

Maurice  Barres  :  Scènes  et  Doctrines  de  Nationalisme  ;  Juven,  in-i8  de 
5i8pp. 

Edouard  Dolléans  :  V Accaparement;  Larose  et  Forcel,  in-8°  de  428  pp., 

()  francs. 
G.  Malleterre  et  P.  Legendre  :'  Livre- Atlas  des  colonies  françaises  ; 

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Laurent  Tailhade  :  Discours  civiques   (4  nivôse  109-19  brumaire  uo); 

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Georges   Weill   :    La    France   sous   la  monarchie   constitutionnelle  ; 

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Jules  Breton  :  Delphine  Bernard,  la  femme  et  l'artiste  ;  Lemerre,  in-i8 

de  2'|3  pp.,  3  fr.  5o. 
Jean  Dolent  :  Maître  de  sa  joie  ;  Lemerre,  in-i8,  de  220  pp.,  3  fr.  5o. 
Augustin  Filon  :  La  Caricature   en  Angleterre;  Hachette,   in-i6  de 

3oo  pp.,  3  fr.  5o. 
Félix  Le  Dantec  :  Le  Mouvement  rétrograde  en  Biologie  ;  Carré  à  Paris, 

Dulau  à  Londres,  Friedlaender  à  Berlin,  in-8'*  de  8  pp. 
Marcel  Prévost:  Lettres  à  Françoise;  Juven,  in-i8  de  347  pp.,  3  fr.  5o. 


/i8o 


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562  pp.,  illustré  de  345  reproductions  d'oeuvres  d'art,  3o  fr. 

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Paris.  —  Imprimerie  0.  LAMY,  121,  bd.  de  La  Chapelle.  15199 


Le   Consolateur 


A  Francis  Viklô-Griffix 
qai  vit,  pense  et  yeot  ses  poèmes, 
un  simple  ami, 
H.  G. 

CHAPITRE    PREMIER 

LA  MATINÉE   TROP    BIEN    COMMENCÉE   FINIT   MAL 

Lorsque  Daniel  Mellis  s'éveilla,  rien  qu'à  se  sentir  vivre, 
il  fut,  dans  toute  l'étendue  de  son  être,  remué,  soulevé 
d'une  allégresse  de  santé. 

Graves,  longs,  espacés,  six  coups  tombèrent  du  clocher 
d'Argentières;  l'horloge  de  la  salle  voisine  ébranla  le  mur 
d'un  frémissement,  et  plus  près,  dans  la  chambre  close, 
ainsi  qu'une  mouche  captive,  la  pendule,  avant  de  tinter, 
bourdonna.  Un  instant,  les  sons  se  mêlèrent  ;  leurs  ondes 
élargies,  au  dehors,  se  perdirent;  le  timbre  au  cristal 
précis  finit  seul. 

Daniel  Mellis,  lucidement,  détailla  cette  harmonie  fami- 
lière. Il  sortait  du  sommeil  comme  d'une  tonnelle  d'om- 
bre, rafraîchi,  sans  désir  d'y  tarder  davantage,  et  aussi 
conscient  de  lui-même  et  des  choses  que  s'il  n'avait  jamais 
dormi.  Aussi,  tel  il  s'était  couché,  abandonné,  la  nuit 
venue,  tel  il  se  dressa,  fut  à  la  fenêtre,  et  d'un  coup  poussa 
les  volets,  au  risque  de  s'aveugler  de  clarté. 

Mai  finissait.  De  jour  en  jour,  dans  une  même  surprise 
enchantée,  Daniel  suivait  le  progrès  du  printemps  sur  le 
jardin  déclive,  la  prairie,  et  —  par  delà  le  fleuve  —  l'ho- 
rizon. Il  avait  vu  les  feuillages  nouveaux  à  peine  colorés 
de  sève,  l'herbe  courte  et  bleue  et  les  arbres  fruitiers 
fleuris.  Et  voici  que  vibraient  les  verdures  trop  vives,  que 
sur  l'épais  gazon  doré  flottaient  de  hautes  angéliques,  et 
que,  leur  parure  à  leur  pied  comme  une  ombre,  pommiers, 
pêchers,  cerisiers,  se  montraient  nus,  bandant  leur  noueuse 

81 


48a  LA  REVUK    BLANCHE 

vigueur.  La  nature,  une  fois  déplus  adolescente,  proposait 
à  son  admiration  toujours  jeune,  un  spectacle  toujours 
nouveau,  malgré  les  ans. 


Né  dans  cette  maison,  il  y  avait  grandi.  Sa  mère  avait 
épousé  par  raison  un  riche  et  quinquagénaire  fermier  va- 
guement gentilhomme.  Elle  ne  Taima  point,  le  perdit  après 
deux  ans  de  mariage,  d'un  mal  subit,  —  et  le  pleura  :  il 
lui  avait  fondé  une  famille.  Mais  sa  douleur  fut  peu  auprès 
de  ses  soucis.  A  la  tête  de  grandes  cultures,  il  lui  fallut 
lutter  contre  mille  complications  d'organisation  et  d'ar- 
gent. Elle  y  doubla  son  énergie,  —  non  sans  de  lourdes 
pertes,  triompha.  L'ordre  se  rétablit.  Elle  eut  un  homme 
de  confiance  pour  diriger  la  métairie  des  Carrières  et  quel- 
ques fermes  dépendantes,  vendit  les  plus  lointaines  terres, 
et  s'étant  assuré  une  assez  large  aisance,  put  gérer  sa  mai- 
son en  élevant  son  fils. 

Mais  elle  était  sortie  de  toutes  ces  épreuves,  irrémédia- 
blement grave,  mûrie,  incapable  d'une  instinctive  expan- 
sion. Elle  craignit  pour  Daniel  l'influence  de  sa  tristesse, 
et  elle  le  livra  à  lui-même  au  milieu  de  ce  grand  jardin  de 
soleil  où  tout  n'était  qu'insouciance  et  joie. 

Il  vit,  s'étonna,  regarda,  découvrit.  Seul,  il  ne  l'était 
plus  au  bout  d'une  heure.  Un  peuple  grouillait  alentour, 
gai,  accueillant  et  sociable  :  plantes  et  bêtes,  clartés,  reflets, 
senteurs,  tiédeurs,  et  l'air  lui-même.  Il  se  haussa  vers  les 
insectes,  les  poursuivit  et  les  perdit;  se  pencha  sur  les 
fleurs,  et  comme  elles  souriaient,  leur  sourit;  à  travers  la 
haie  contempla  les  vaches  paissantes;  se  lança  contre  le 
vent,  s'étendit  contre  le  sol;  apprit  une  vie  sensuelle  et 
sereine  consistant  toute  à  jouir  des  choses,  et  s'humilia 
jusqu'à  n'être  rien  de  plus  qu'elles,  papillon,  branche... 
ou  moins  encore...  Lorsque  Mme  Mellis  lui  voulut  donner 
d'autres  camarades,  déjà  comblé  d'affection,  Daniel  n'en 
désirait  plus. 

L'hiver  le  ramena  dans  la  grande  salle  aux  meubles  ter- 
nes, dont  la  fenêtre  basse  donnait  sur  le  faubourg  d'Argen- 
tières.  Il  y  languit.  Faute  de  «  vivre  »,  il  accepta  d'ap- 
prendre, lut  assez  vite,  mais  comme  mécaniquement.  En 


LE   CONSOLATEUR  4^3 

vain  sa  mère  tenta  d'enserrer  son  esprit  dans  un  fort 
réseau  de  logique;  toujours  il  s'échappait,  d'une  pétulance 
légère,  vers  le  printemps.  Mme  Mellis  gardant  ses  duretés 
pour  elle-même  s'y  résigna,  et,  avril  revenu,  laissa  son  fils 
reprendre  cette  existence  extérieure  et  développer  des  ins- 
tincts qu'elle  jugeait  inoffensifs.  Cependant  elle  engagea 
la  vieille  Félicie  qui  de  sa  cuisine  surveillait  Daniel,  et  le 
père  Jacques  employé  toute  la  semaine  au  jardin,  à  provo- 
quer chez  l'enfant  quelque  réflexion  naturelle  au  sujet  de 
ce  qu'il  voyait.  Elle-même  le  prit  plus  souvent  par  la  main 
pour  descendre  la  grande  allée  médiane  jusqu'à  la  barrière 
du  pré,  prête  à  répondre,  expliquer,  répéter;  mais  qu'une 
fleur  nouvelle  éclairât  le  parterre,  qu'un  fruit  véreux 
détaché  par  le  vent  tombât,  Daniel  en  goûtait  l'éclat,  en 
suivait  la  chute,  attentif —  et  sans  question. 

«  Ah  !  ça  passera  !  les  années  lui  mettront  du  plomb  dans 
la  tête...  » 

Or,  elles  étendaient  le  champ  de  sa  contemplation,  aigui- 
saient ses  sens,  obstruaient  son  être  de  la  richesse  des  sai- 
sons, le  faisaient  dépendant  des  choses  et  plus  étranger 
chaque  jour  à  la  société  des  hommes.  Au  delà  du  jardin,  il 
connut  la  prairie,  les  berges  de  la  Seine,  la  ferme  des  Car- 
rières, les  routes,  les  champs,  peu  le  bourg.  Ni  la  foi  catho- 
lique qu'il  accepta  d'un  front  soumis,  ni  l'enseignement  du 
maître  d'école,  ne  surent  troubler  la  paix  oisive  de  sa  vie, 
ni  la  plénitude  de  son  bonheur. 

11  eut  douze  ans.  Mme  Mellis,  inquiétée  par  cet  amour 
exagéré  des  solitaires  flâneries,  se  sépara  brusquement  de 
son  fils  et  l'envoya  étudier  au  lycée  le  plus  proche.  Déses- 
péré d'abord,  dépaysé,  puis  résigné,  Daniel  tâcha  de  réfor- 
mer son  existence.  Mais  il  se  vit  indifférent  à  ce  qui  passion- 
nait les  autres,  seul  au  contraire  à  tressaillir  devant  une 
tache  de  soleil  sur  une  muraille  :  alors,  il  se  ferma,  subît 
les  moqueries,  et  n'eut  de  paroles  qu'en  l'air,  tout  à  espérer 
le  retour.  Ainsi  chaque  vacance  le  ramena  tel  auprès  de  sa 
mère,  prompt  aux  mêmes  jeux,  sans  autres  désirs,  et,  du 
fait  d'un  labeur  docile,  doué  au  surplus  d'un  esprit  médio- 
cre et  machinal,  dont  il  satisfaisait  ses  maîtres,  sans  pour 
cela  mentir  à  sa  première  inconscience. 


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II  •  I     1 1 1  I  f I •  1 1 1 1 


I  iiMiiiiiiiii  l.i  •.ifM|M|«nr  ihi  iliMui-rta^c  de  sa  chambre, 
hiMiil  iMir.'.  im»'i\rilU\  Nnii  .iii  kMups  do  sa  réclusior^ 
un  il»-  Min  I  Nil  '  Il  n'rn  a  lonsiMAô  k\uc  <W  ùigilifs  souve- 
»»»».'  \\\  l\i»i.  ii'lK»  alU'i»  Ac  lilKnils  dan>  la  cour  ie5 
M*  »M»I  hl  a*  u  t»  avi\  iKumn  Manvho>.  onibaur.iar.:  le 
PM»»»M    \U\    |M*»\PMMn         à    la    \illo,    tollo   \\:\   clc  ".-ur   ri 

u^\  t\^ri\  d^M^u^X'Ov  a;vuv>  do  >/.  \ -.0.  à  vC    ••.."";::  r-.iTie. 


LE   CONSOLA.TEUR  485 

son,  cerisiers,  bancs  verts,  murs  de  lierre  et  de  chèvre- 
feuille ;  —  la  pelouse  naturelle  où  sèche  la  lessive  et  le 
petit  bosquet  de  merisiers  qui   cache  Tenclos  h  la  route; 

—  les  deux  grandes  allées  descendant  vers  la  haie  de  bois 
mort  et  de  liserons;  —  le  petit  parterre  autour  du  vieux 
puits;  —  les  planches  de  légumes  et  les  carrés  de  fleurs,  côte 

.à  côte...  Pvien  n'a  changé;  ni  les  platanes  géants  de  la 
prairie,  ni  la  courbe  du  pont,  ni  la  Seine  que  Ton  devine 
sans  la  voir,  ni  le  village  de  Mosny  qui  pétille  sur  Tautre 
rive.  Daniel  a  fondé  son  bonheur  sur  la  nature  sans 
caprices  ;  son  bonheur  ne  peut  s'écrouler. 

Dans  la  matinale  fraîcheur  émanée  de  l'herbe  mouillée, 
Daniel  se  vet.  Pour  un  oiseau  qui  fuit,  son  geste  machinal 
s'a;rrete.  L'eau  ne  lui  a  jamais  semblé  si  fraîche,  ni  l'air  si 
pur.  Dans  le  petit  miroir  ovale  son  visage  le  satisfait  : 
l'ossature  forte,  les  joues  pleines,  le  nez  arqué,  la  barbe 
brune  et  rude  mal  coupée,  les  yeux  gris.  11  traverse  avec 
précaution  la  salle  obscure, le  corridor  carrelé  trop  sonore, 
et  descend  le  perron.  Son  corps  compte  les  marches  ;  cha- 
cune d'elles  lui  communique  un  rythme  de  santé  qui  le 
fait  presque  s'extasier  sur  l'admirable  équilibre  de  tout 
son  être.  Sous  l'air  caressant  ondule  sa  harbe,  le  soleil  a 
des  rayons  bas  et  tièdes  qui  vibrent  mollement  entre  ses 
cils,  il  va,  une  force  extérieure  le  mène.  D'abord,  il. 
s'amuse  à  faire  le  tour  des  plates-bandes,  ses  pas  suivant 
les  angles,  revenant  au  point  de  départ,  et  effaçant  d'une 
trace  plus  fraîche  leur  fraîche  empreinte.  Un  fraisier 
rampe  sur  le  chemin  ;  il  y  cueille  une  fleur,  en  compte  les 
pétales;  une  fraise  à  peine  rose  est  à  sa  portée,  il  la  goûte. 
La  pente  de  l'allée  le  porte  jusqu'en  bas.  Le  père   Legris 

—  celui  qui  a  remplacé  le  vieux  Jacques  —  ne  travaille- 
t-ilplus?...  Des  cloches  se  répondent,  k  C'est  Dimanche.  » 
Mais  la  bêche  est  restée  là,  couchée  ;  elle  soulève  à  moitié 
une  motte  de  terre  ;  son  manche  est  jaune  d'humidité,  son 
acier  luit  de  gouttelettes.  Daniel  la  ramasse  pour  la  ren- 
trer, puis  la  tenant  fait  le  geste  de  s'en  servir,  la  plonge 
dans  le  sol,  et,  ayant  commencé,  continue  dans  une  allé- 
gresse croissante.  Son  pied  pèse,  son  bras  pousse,  l'herbe 
craque  sous  le  tranchant.  Il  baisse  la  tête,  courbe  le  dos, 


486  LA  REVUE   BLANGHB 

concentré  dans  son  seul  eflfort.  Ses  membres  se  meuvent 
avec  une  facilité  merveilleuse,  le  front  reste  sec,  le  visage 
frais  ;  et  la  terre  remuée  montre  des  vers,  des  racines  et 
des  cailloux.  Il  ne  sent  pas  la  contraction  de  ses  muscles  ; 
il  se  hâte,  émule  de  soi,  poursuivant  une  sensation  plus 
nette  de  sa  force.  Le  champ  défriché,  les  mottes  cassées, 
il  s'arrête,  et  reprend  haleine. 

Et  le  voici  sonder  l'azur,  fixer  la  girouette  du  toit,  flâner 
de  ci  de  là,  flatter  le  petit  veau  qui  pait  en  cercle  autour 
d'un  pieu,  tirer  un  seau  d'eau,  emplir  l'arrosoir  et  arroser 
les  semis  en  bordure.  La  vieille  maison  blanche,  tout  en 
longueur  et  sans  étage,  paraît  s'éveiller.  Les  marches  du 
perron  ruissellent,  et  la  vieille  Félicie  toute  cassée  en  posant 
son  balai  appelle. 

—  Monsieur  Daniel,  vous  ne  venez  pas  déjeuner? 

Il  y  court.  Mme  Mellis  est  déjà  dans  la  salle  à  manger, 
pressée.  Elle  va  manquer  la  messe  ;  elle  laisse  son  fils.  Il 
boit  une  énorme  tasse  de  lait  d'une  seule  gorgée,  se  lève,  et 
décrochant  un  vieux  chapeau,  sort  sur  la  route.  Son  chien 
Ta  suivi  ;  il  le  siffle,  lui  jette  un  caillou,  s'en  amuse.  Deux 
paysans  dans  une  carriole  le  saluent.  Il  marche  entre  les 
blés  encore  bas,  devant  lui,  jusqu'aux  Carrières.  La  ferme 
est  vide  ou  presque  ;  les  bâtiments  nus  se  recueillent  ;  des 
garçons  en  blouse  neuve  rient  derrière  Daniel,  car  on  le 
considère  comme  toqué.  Il  rôde,  sort  par  l'autre  porte,  en 
pleine  terre,  gagne  un  chemin  de  traverse,  et,  sans  l'avoir 
voulu,  trouve  le  fleuve.  Couché  sur  la  rive  entre  les 
roseaux,  il  regarde  l'eau  couler  :  la  surface  lisse  ou  moirée, 
se  gonfle  ou  se  creuse  ;  c'est  une  gerçure  furtive,  une  ride 
fine,  un  remous  inexpliqué  ;  des  insectes  tournent,  des 
moustiques  patinent,  une  libellule  s'élève.  Une  mollesse 
infinie  étire  Daniel,  sa  vue  se  brouille,  il  ne  voit  plus,  il 
sent,  et  puis  s'oublie,  comme  si  l'onde  l'emportait... 

Son  chien  l'éveille.  Quelle  heure  est-il?  Il  a  dû  rester  là 
trop  longtemps.  Il  bondit  et  s'en  revient  par  la  berge,  au  fil 
du  courant.  Il  court  éperdument  quelques  minutes  avec  une 
simplicité  juvénile,  puis  frappe  un  pas  scandé  sur  le  chemin 
pierreux,  pour  repartir  léger  et  plus  rapide  sur  l'herbe 
muette  du  bord  ;  sans  effort  sa  poitrine  largement  se  gonfle^ 


LE   CONSOLATEUR  487 

ses  jambes  remportent  avec  fougue  et  le  chien  l'annonce  en 
jappant. 

Et  le  clocher  paraît,  il  n'est  pas  onze  heures  et  demie.  Au 
lieu  de  rentrer  droit  chez  lui  par  la  prairie,  Daniel  poursuit 
son  chemin.  Les  demeures  disséminées  se  groupent;  il 
touche  au  noyau  massif  du  bourg.  Mais  comme  il  va 
retourner  sur  ses  pas  il  aperçoit  les  belles  promenades  qui 
font  à  Argentières  une  ceinture  vivante  de  sycomores,  dé 
marronniers  et  de  tilleuls;  Tombre  lui  en  semble  si  douce 
et  si  profonde,  qu'il  ne  résiste  pas  au  plaisir  d'y  passer 
Justement  elles  sont  désertes  ;  les  femmes  sont  à  la  grand'- 
messe,  les  hommes  devant  la  mairie  ou  au  marché  aux 
bestiaux,  il  n'y  rencontrera  personne  ;  il  n'aura  pas  l'ennui 
d'une  de  ces  conversations  dont  souflre  son  égoïsme  ina- 
voué, indifférent  à  tout  ce  qui  n'est  pas  lui-même.  Il  y 
pénètre  lentement  ;  les  voûtes  sombres  des  marronniers 
versent  sur  lui  une  fraîcheur  délicieuse  ;  la  tranquillité 
ambiante  l'envahit.  Après  cette  belle  matinée  de  soleil  et  de 
joie,  il  goûte  mieux  encore  le  contraste  de  Tombre.'Sa  fou- 
gue se  fond  en  sérénité  ;  son  corps  allégé  perd  la  conscience» 
Daniel  Mellis  s'en  va  sans  se  sentir  marcher,  il  plane,  il  est 
complètement  heureux. 

Un  banc  l'invite,  qu'il  connait  bien  et  qu'il  gagne  ma- 
chinalement, sans  voir.  Il  va  s  y  affaisser...  Pardon!'.. 
Quelqu'un  déjà  l'occupe.  Il  est  trop  tard  pour  s'éloigner; 
par  timidité  il  s'assied,  saluant  furtivement  d'un  doigt, 
silencieux...  Il  craint  un  mot...  Rien.  Quoi?  Il  risque  un 
œil  sur  son  voisin...  Il  voit  un  homme,  la  tête  entre  les 
mains,  les  coudes  aux  genoux,  dormant  sans  doute...  Alors, 
cessant  de  Tobserver,  il  s'abandonne  lui-même  à  une  con- 
templation assoupie,  dans  la  lassitude  admirable  des 
champs. 

L'ombre  d'une  feuille  danse  de\ant  lui  sur  le  sol;  son 
chien  s'étire  contre  ses  jambes;  une  fleur  de  marronnier 
tombe  sur  sa  main  :  il  en  admire  longuement  la  blancheur 
mouchetée  de  rose,  lorsqu'il  s'entend  nommer. 

—  Tiens!  monsieur  Mellis! 

Il  sursaute.  Son  voisin  est  tourné  vers  lui,  gracieux.  Lui 
hésite  d'abord,  puis  : 


488  LA   REVUE    BLANCHE 

—  Ah!  monsieur  Lagarde!...  excusez-moi,  je  ne  vous  re- 
mettais pas... 

Une  poignée  de  main  cordiale,  et  Ton  se  tait.  Daniel 
troublé  évoque  une  petite  maison  de  briques  roses,  située 
un  peu  plus  loin  sur  les  mêmes  promenades,  des  géra- 
niums aux  fenêtres,  une  vigne  ombrageant  la  porte.  Là 
habite  M.  Lagarde  depuis  un  an  ;  il  est  venu  de  Paris  avec 
sa  femme,  malade  à  ce  qu'on  dit;  on  l'appelle  «le  Parisien» 
avec  respect.  Jusqu'ici  les  deux  hommes  ne  se  sont  guère 
que  salués;  l'étranger  est  bien  allé  une  fois  demander 
à  M.  Mellis  une  bouture  de  rosier;  mais  voila  tout.  Et 
Daniel  compte  bien  borner  là  les  relations. 

M.  Lagarde  attend  une  question,  en  vain. 

—  Vous  vous  portez  toujours  bien?  hasarde-t-il. 

«  Si  je  me  porte  bien!  »  songe  Daniel,  et  rien  que  d'y 
songer  sa  belle  santé  inconsciente  lui  en  semble  di- 
minuée... 

Mais  tout  haut,  puisqu'il  faut  répondre. 

—  Très  bien,  je  vous  remercie... 
Et  il  ajoute,  poliment  : 

—  Et  vous? 

M.  Lagarde  hoche  la  tête,  jette  au  ciel  un  regard  de 
découragement,  et  avec  une  demi-ironie  douloureuse  : 

—  Oh  !  moi... 

A  ce  moment  ses  yeux  se  mouillent,  le  pli  amer  de  sa 
bouche  s'accentue;  dans  sa  moustache  noire  les  poils  blancs 
brillent  davantage,  et  sa  petite  personne  chauve  et  sèche, 
aux  gestes  administratifs,  cesse  de  paraître  ridicule.  Daniel 
ne  peut  que  demander  : 

—  Vous  êtes  mal  portant? 

—  Ce  n'est  pas  moi...  ma  femme... 

—  Ah  !  votre  femme  ! 

—  Oui... 

—  Il  y  a  longtemps? 

—  Une  année...  Ça  couvait  depuis  deux  déjà... 

—  Mais  ça  n'est  pas  grave? 

—  Si  grave...  qu'on  désespère  de  la  sauver... 

Daniel  sent  qu'il  a  trop  parlé  et  joint  les  lèvres.  Mais 
Armand  Lagarde,  heureux  de  rencontrer  un  confident  dans 


LE   CONSOLATEUR  /189 

un  pays  où  il  ne  connaît  personne,  attribue  ce  silence  à  la 
compassion,  et  reprend  : 

—  Oui,  M.  Mellis,  j'étais  a  l'administration  des  Postes... 
une  jolie  situation  à  mon  âge!  Songez  :  j'avais  débuté  à 
vingt  ans  — et  les  années  comptent...  Ah!  ça  n'était  pas 
la  richesse,  non...  Un  intérieur  agréable...  une  jeune 
femme  charmante,  monsieur,  et  active  !...  On  vivait  simple- 
ment... sans  se  priver...  qu'est-ce  qu'il  faut  de  plus?  On  se 
promenait  le  dimanche...  sur  les  grands  boulevards...  ou 
aux  environs.  De  temps  en  temps  —  une  fois  par  mois  — 
on  s'offrait  le  théâtre...  un  petit  extra,  quoi!  quand  on  n'a 
pas  d'enfants!  —  encore  une  chance,  hélas  !  —  Ah!  on  peut 
dire  que  nous  étions  heureux...  Trop,  peut-être!  le  ciel 
nous  en  voulait. 

Malgré  lui  Daniel  écoutait  :  il  trembla  pour  sa  propre 
sérénité,  se  crispa.  Mais  Lagarde  : 

—  Et  puis,  «elle»  est  tombée  malade...  là....  tout  d'un 
coup...  Y  avait  bien  deux  hivers  qu'elle  toussait!  mais 
quoi?  la  toux  d'un  méchant  rhume!  On  n'y  fait  pas  atten- 
tion... on  le  promène...  on  le  traîne...  et  puis,  crac!  un 
beau  jour,  il  s'aggrave!  Ah!  monsieur,  quand  j'y  pense!... 
j'ai  comme  des  remords...  je  m'en  veux...  Si  on  l'avait 
soigné  plus  tôt...  il  aurait  guéri  peut-être...  11  est  bien 
temps  de  regretter  quand  on  ne  peut  plus  rien  faire... 
Oui...  au  printemps  dernier...  un  dimanche  tenez.  Elle  allait 
bien  une  minute  avant...  —  à  part  qu'elle  maigrissait  un 
peu,  et  que  des  fois,  elle  se  disait  fatiguée  — elle  allait  bien 
une  minute  avant...  et  là,  elle  se  met  à  cracher  du  sang 
comme  ça!  On  court  :  notre  médecin  ne  veut  pas  se  pro- 
noncer ;  il  m'enseigne  un  spécialiste. . .  une  sommité,  paraît-il 
—  vingt  francs  la  visite  !  Je  tremblais  en  y  allant,  mon  pau- 
vre monsieur!  Résultat?  elle  était  poitrinaire,  tout  simple- 
ment... poitrinaire...  Oh!  ça  m'a  donné  un  coup  là...  je 
pleurais...  je  n'entendais  plus  rien...  j'étais  fou...  Elle  était 
perdue,  si  elle  ne  quittait  pas  Paris...  et  tout  de  suite!  Ça 
brise  une  vie  des  malheurs  comme  ça...  Songez  donc!  à 
mon  âge  laisser  mon  bureau...  toute  ma  situation...  c'est 
dur!  J'ai  fait  des  pieds  et  des  mains...  j'ai  fini  par  obtenir 
une  retraite...  mais  si  peu  de  chose...  On  avait  conseillé 


490  LA   REVUE    BLANCHE 

le  Midi...  ou  les  altitudes.  Cest  bon  à  dire...  mais  avec 
quoi?  Il  fallait  se  contenter  de  la  campagne...  on  m'en- 
seigna Argentières...  et  voilà...  —  On  me  disait  d'espérer, 
j'espérais...  Voilà  déjà  un  an  que  j'attends...  un  an... 

Le  pauvre  homme  pleurait.  Daniel  osa  le  regarder.  La 
brise,  la  lumière,  Todeur  des  plantes  l'avaient  grisé  jusqu'à 
l'émotion...  Traîtreusement  sa  vague  songerie  l'emportait 
jusqu'au  bord  de  cette  douleur  étrangère,  comme  jusqu'à 
la  rive  d'un  fleuve,  et,  pauvre  de  toute  résistance,  il  se  lais- 
sait prendre  à  la  nouveauté  de  ces  plaintes,  comme  au 
chant  de  l'eau  dans  le  petit  golfe  ombragé. 

L'employé  s'était  tu.  Daniel  balbutia  : 

—  Que  je  vous  plains...  que... 

Et  il  resta  indécis  sur  ce  qu'il  allait  ajouter,  car  il  avait 
prononcé  ces  mots  sans  intention  particulière. 

—  Oui  !  je  suis  à  plaindre,  mon  bon  monsieur  (et  il  lui 
prenait  le  bras);  je  suis  à  plaindre!  On  me  disait  —  pour 
me  rassurer  sans  doute  —  :  «  Oh  !  l'air  de  la  campagne,  c'est 
merveilleux!  ça  fait  des  prodiges!  »  Je  l'ai  cru...  Les  pre- 
miers mois  il  y  avait  un  mieux  réel.  Et  puis  ça  a  recom- 
mencé à  mal  aller,  et  maintenant... 

—  Maintenant?...  ça  va...  plus  mal?... 

—  De  plus  en  plus  mal... Autrefois  on  pouvait  encore  la 
promener  et  la  distraire...  Elle  croyait  aussi,  elle...  Main- 
tenant... elle  n'a  plus  la  force  de  rien...  Elle  prend  un  peu 
d'air  à  la  fenêtre...  si  peu!...  parfois,  dans  le  jardin.  Le 
reste  du  temps,  c'est  la  chambre...  toujours  la  chambre... 
moi  avec  elle...  Et  si  je  n'avais  qu'à  la  soigner,  encore! 
j'en  serais  heureux...  trop  heureux  :  je  sacrifierais  tout, 
pour  la  guérir...  Mais  ce  n'était  pas  assez  de  la  maladie, 
paraît-il!  Il  me  fallait  un  autre  martyre...  Si  vous  l'aviez 
connue  autrefois,  ma  pauvre  Hélène!  il  n'y  en  avait  point 
de  plus  douce...  — et  d'une  patience!  elle  ne  m'aurait  pas 
dit  un  mot  de  travers  :  je  ne  l'ai  jamais  entendue,  mon- 
sieur!—  Eh  bien,  voilà,  petit  à  petit,  elle  s'est  aigrie!...  si 
vous  l'entendiez  maintenant  !  Ah  !  je  ne  la  charge  pas,  la 
chère  femme!...  à  force  de  souffrir...  ça  n'en  est  pas  plus 
gai  pourtant!...  ses  crises.  Je  ne  la  reconnais  plus...  Elle  a 
ses  nerfs...  Elle  a  pris  tout  le  monde  en  grippe,  moi  le 


LE    CONSOLATEUR  491 

premier;  je  suis  la  toute  la  journée;  j'attrape  toutes  ses 
imprécations.  On  dirait  que  c'est  moi  qui  Tait  rendue 
malade:  elle  m'accuse,  monsieur...  Je  ne  peux  plus  faire 
un  geste,  même  pour  la  servir...  sans  qu'elle  me  le  repro- 
che... Je  me  fais  humble...  et  ça  l'irrite...  je  me  tais...  et  elle 
gémit  :  mais  si  j'ai  le  malheur  de  risquer  un  mot,  elle  s'em- 
porte... Comme  ça  chaque  jour,  et  plutôt  deux  fois  qu'une... 
Après,  c'est  la  détente,  des  regrets,  des  pleurs...  — jusqu'à 
ce  que  ça  recommence...  Ça  l'éprouve...  et  j'en  souffre  de 
mon  côté...  Je  l'aime,  cependant,  et  je  la  plains  comme  je 
l'aime...  mais  je  ne  peux  pas  toujours  me  retenir...  je 
riposte  et  puis  j'en  ai  du  remords...  ça  me  brise... 

Il  se  tut,  courbé  sur  le  banc,  sans  force,  pour  repartir  en 
éclats  plus  sourds  et  plus  rapides. 

—  Ce  matin  encore...  A  propos  d'une  potion  qu'elle  refu- 
sait de  prendre...  J'ai  voulu  la  forcer...  pour  son  bien, 
n'est-ce  pas?...  Alors,  elle  a  crié  que  je  voulais  l'empoi- 
sonner, qu'elle  ne  se  soignerait  plus,  qu'elle  voulait  mou- 
rir... et  encore...  et  encore...  elle  divaguait...  J'en  ai  perdu 
la  tête...  je  lui  ai  répondu...  et  un  peu  durement...  ça  a 
parti  tout  seul  :  il  était  trop  tard...  Mais  j'étouffais  dans 
cette  chambre...  je  suis  sorti...  La  femme  de  ménage  la 
garde...  c'est  comme  ça  que  je  suis  ici...  J'y  viens  quelque- 
fois pour  pleurer...  Ça  soulage...  de  pleurer,  ça  soulage... 

Ses  dernières  paroles  étaient  brèves,  saccadées,  voilées  : 
elles  se  perdirent  dans  un  sanglot.  Armand  Lagarde  était 
délivré  d'un  grand  poids;  son  secret,  il  venait  de  le  révéler 
dans  sa  vérité  douloureuse  à  un  homme  à  peine  connu, 
dont  la  voix  lui  avait  semblé  douce  et  franche,  comme  le 
visage.  Et  il  était  déjà  reconnaissant  à  Daniel,  de  l'avoir 
écouté,  même  sans  rien  dire. 

Le  silence  le  plus  tragique  se  fit.  L'émotion  de  Daniel 
avait  grandi  à  chaque  parole  mâchée;  il  y  goûtait  malgré 
lui  une  joie  nouvelle;  la  confidence  l'enveloppait,  le  péné- 
trait comme  l'ombre  des  promenades  ;  ses  yeux  fixaient 
Lagarde.  ses  lèvres  tremblaient,  s'entrouvraient  :  un  désir 
ardent  de  consolation  débordait  de  lui.  Et  comme  l'employé 
répétait 

—  C'est  triste...  c'est  bien  triste... 


fi^l  LA   REVUE    BLANnHE 

Daniel,  -sans  le  faire  exprès,  avec  le  naturel  dont  il  eut 
cueilli  un  brin  d'herbe  sur  son  passage,  pincé  entre  ses 
doigts  un  pétale  de  marronnier,  Daniel  laissa  tomber  des 
mots  qu'il  eut  voulu  plus  doux  que  le  miel  de  ses  ruches  : 

—  Mon  ami...  soyez  courageux...  Il  faut  supporter  vos 
misères...  Votre  femme  vous  aime,  malgré  tout.  Patience... 
tout  s'arrangera...  un  jour... 

Inhabile  à  s'exprimer,  en  une  phrase  banale  et  décousue, 
Daniel  agitait  ce  petit  lambeau  d'espérance,  et  le  ton  rache- 
tait la  pauvreté  des  mots... 

La  douleur  de  Lagarde  en  fut  infiniment  pacifiée;  il  remer- 
ciait des  yeux,  des  mains,  de  toute  sa  personne  tassée —  car 
il  semblait  que  Daniel,  sous  le  coup  de  la  plus  forte  émotion 
qu'il  eût  ressentie  de  sa  vie,  laissât  son  âme  se  répandre 
hors  de  lui,  consolatrice. 

L'Angelus  sonnait.  Les  fidèles  rentraient  de  la  messe  par 
le  cours  :  blanches  communiantes,  mères  au  châle  en  pointe, 
enfants  endimanchés  rapportant  un  petit  morceau  de  pain 
bénit  pour  le  dessert;  les  pas  s'étouffaient  sous  les  robes  et 
toutes  les  faces  souriaient. 

Daniel  se  redressa.  Midi  !  On  l'attendait. 

—  Allons,  adieu,  mon  cher  monsieur,  et  du  courage... 

—  Oh!  merci...  j'en  aurai...  Vous  me  rendez  l'espoir. 

La  poignée  de  main  fut  intime  et  grave,  —  comme  un 
pacte. 

Daniel  se  hâta.  Il  s'étonna  de  marcher.  De  quel  sommeil 
sortait-il  donc?  Tout  engourdi  d'émotion,  chaque  mou- 
vement le  secouait  et  semblait  contredire  son  âme.  Il 
répétait  : 

—  Du  courage...  du  courage... 

Mais  un  équilibre  physique  se  rétablissait  en  lui,  et  le  sens 
du  mot  se  perdait,  dans  la  cervelle  bouillonnante.  Seules, 
des  lèvres  mécaniques  prolongeaient  indéfiniment  une  pen- 
sée déjà  lointaine,  presque  étrangère. 

—  Du  courage...  du  courage... 
Le  mot  surprit  son  oreille. 

—  Que  dis-je? 

La  conscience  de  son  acte  lui  fut  une  brusque  réponse... 
Son  âme  vidée  d'émotion  en  retentit 


L2    CONSOLATEUR  493 

—  J'ai...  Mais  pourquoi?...  comment?... 

Il  n'y  voulait  pas  croire...  Un  affolement  le  prenait...  Il 
oubliait  le  petit  employé  et  sa  peine...  il  ne  songeait  qu'à 
lui,  plus  qu'à  lui. 

Il  Tavait  écouté.  Il  Tavait  consolé.  Il  s'ignorait  :  ô  révéla- 
tion terrible;  il  avait  été  bon. 

—  J'ai  été  bon...  je  suis  bon,  pensait-il;  j'ai  accepté  une 
plainte,  une  confidence;  j'ai  consolé...  consolé... 

Et  il  pressait  le  pas,  à  travers  le  faubourg  aux  boutiques 
fermées,  où  les  familles  au  seuil  attendaient  le  repas.  Il  ne 
sentait  plus  l'air  lui  lécher  le  visage,  il  n'admirait  plus  les 
poules  picorantes  sur  le  pavé  clair  de  soleil;  il  n'enten- 
dait rien,  il  ne  voyait  rien,  son  corps  était  lourd  et  sans 
force. 

Et  les  gens,  sur  les  portes,  s'étonnaient  de  le  voir  passer, 
rapide,  buttant,  chancelant  presque,  les  membres  pendants, 
les  yeux  bas,  sans  amical  salut  aux  gracieux  enfants.  Ils  ne 
savaient  plus  reconnaître  l'homme  posé,  épanoui,  dont  se 
déployait  la  franche  stature  à  la  face  du  ciel  serein  et  ils  se 
demandaient  entre  eux  : 

—  Qu'a  donc  M.  Mellis  aujourd'hui? 

Mais  Daniel,  fermé  à  toute  sensation,  passait,  emportant 
à  la  douce  maison  familiale  le  souvenir  d'une  douleur  qu'il 
ne  plaignait  même  plus  et  la  nouvelle  terrible  de  sa  bonté 
insoupçonnée. 

CHAPITRE  II 

DANIEL  s'enferme  DANS  SON  JARDIN,   PUIS  EN  SORT 

Le  corridor  retentit  de  la  porte  claquée.  Félicie  passa 
la  tête:  Daniel  rentrait.  Voulant  accrocher  son  chapeau, 
il  manqua  deux  fois  la  patère.  Alors  il  le  jeta  et  disparut 
sans  donner  môme  à  la  vieille  servante  le  temps  d'une 
parole.  Elle  en  resta  sur  place,  épouvantée.  De  la  rue,  un 
gémissement  l'appelait;  elle  courut.  Daniel  avait  laissé  son 
chien  dehors,  par  mégarde. 

—  Qu'y  a-t-il?  demanda  Mme  Mellis. 

—  Rien,  Madame...  je  fais  manger  le  chien. 


494  LA    REVUE    BLANCHE 

—  Daniel  est  rentré... 

—  A  l'instant? 

—  Bon.  Prévenez-le,  et  qu'on  serve  ! 

Félicie  se  hâta  ^ans  un  balancement  de  tout  son  corps, 
et  surprit  Daniel  dans  sa  chambre,  assis,  un  couda  sur  le 
lit,  regardant  la  muraille.  11  se  dressa  d'une  pièce  et  vint 
automatiquement  se  mettre  à  table,  avec  un  sourire  forcé. 

Comment  ne  point  sourire?  La  salle  à  manger  ordinai- 
rement triste  avec  son  papier  vert  foncé,  ses  chaises  de 
noyer  et  son  buffet  sans  porcelaines,  son  horloge  de  cam- 
pagne étroite  et  haute,  son  plafond  fumeux  et  son  carre- 
lage rouge  sombre,  s'éclairait  toute  de  la  table  servie,  où 
la  gaie  toile  cirée  étalait  son  rond  de  bfancheur.  A  midi  le 
soleil  entrait  presque  verticalement  par  la  fenêtre  qui  s'y 
trouvait  juste  orientée  et  sa  coulée  de  lumière  se  répandait 
sur  la  natte  de  paille  et  sur  le  couvert  luisant,  mais  sans 
atteindre  les  visages.  Les  assiettes  à  fleurs  bleues  s'ani- 
maient, entre  l'argenterie  blanchissante  et  les  couteaux 
d'ébène  et  d'acier  gris.  Les  facettes  de  la  carafe  avaient 
des  scintillements  et  l'eau  s'y  balançait,  merveilleusement 
limpide.  Même,  l'opacité  des  bouteilles  remplies  laissait 
transparaître  le  rouge  noir  du  vin.  L'atmosphère  sépul- 
crale de  cette  pièce  basse,  de  fenêtre  étroite,  de  meubles 
trop  vieux,  se  dissipait.  Mme  Mellis  en  était  elle-même 
réjouie. 

—  Quelle  belle  matinée... 

—  Oui... 

—  Comme  tu  réponds?...  es-tu  souffrant? 
Daniel  se  ressaisit. 

—  Moi...  pas  du  tout...  En  effet...  une  belle  matinée... 
Et  il  semblait  s'en  apercevoir  seulement  à  la    tiédeur 

dont  le  soleil  baignait  ses  mains. 

—  Qu'as-tu  fait,  ce  matin,  Daniel?... 

—  Ce  matin...  ce  matin...  attends... 

Sa  parole  s'embarrassait,  comme  sa  pensée...  Des  sou- 
venirs brouillés  ne  se  distinguaient  plus... 

—  Ce  matin...?  mais  rien  d'extraordinaire,  ma  foi...  Je 
ne  me  rappelle  plus... 

Mme    Mellis    accoutumée    à    ce    genre     d'étourderies. 


LE   CONSOLATEUR  495 

s'étonna  cependant  de   n'y  point  sentir  Tordinaire  accent 
de  sérénité.  Mais  elle  continua  : 

—  Moi,  après  la  messe  de  huit  heures,  je  suis  allée  jus- 
qu'aux Carrières...  crois-tu?  il  ne  m'arrive  pas  si  souvent 
de  sortir...  On  m'a  dit  t'y  avoir  vu,  même... 

—  C'est  bien  possible... 

Il  l'ignorait.  Une  seule  action  comblait  toute  sa  mati- 
née. Chaque  parole  ravivait  cette  image.  Il  ne  pouvait 
que  dire  : 

J'ai  consolé  un  homme... 

Mais  qui  le  plaindrait  de  cela?  Son  inexpérience  crai- 
gnait le  ridicule...  Il  se  devinait  différent  des  autres,  au 
fond.  Et  il  entendait  mot  par  mot  la  conversation  redoutée. 
Car  une  phrase  ne  suffirait  pas,  il  faudrait  dire  qui  il  avait 
rencontré,  de  quoi  il  /'avait  consolé  et  comment  :  toute 
l'aventure  revécue,  au  milieu  des  apitoiements  de  sa  mère, 
et  des  hélas!  de  la  vieille  Félicie,  tournant  et  retournant 
pour  changer  deux  assiettes...  Et  Ton  plaindrait  la  pauvre 
dame  et  le  malheureux  époux  —  au  lieu  de  lui... 

«  Je  l'ai  vue  une  fois  sur  la  route,  raconterait  la  vieille 
bonne;  elle  était  pâle  comme  un  linge...  > 

Tout  ce  qu'on  avait  dit  devant  lui,  depuis  un  an,  de  la 
famille  Lagarde,  lui  revenait  par  bribes;  il  en  bourrait  le 
dialogue  supposé,  imaginant  un  lent  supplice  qui  ne  pour- 
rait manquer  de  durer  tout  le  déjeuner,  pour  reprendre 
au  dîner,  le  soir...  Il  fallait  l'éviter  à  tout  prix  :  il  l'évi- 
terait. 

Sa  mère  était  en  face  de  lui,  gracieuse,  d'une  mate 
beauté  admirablement  conservée  :  le  front  découvert,  les 
cheveux  noirs  tirés,  le  buste  droit,  et  les  manches  collées 
aux  bras  descendant  bas  sur  les  mains  longues.  Il  ne  pen- 
sait point  l'avoir  jamais  vue  différente.  Depuis  combien 
d'années  la  même  heure  les  rapprochait-elle,  à  cette-même 
table  ronde,  le  fils  radieux  de  franchise  offrant  à  sa  mère 
indulgente  ses  simples  pensées,  bornant  à  elle  son  désir 
de  toute  compagnie  humaine? 

Et  voici  qu'il  ne  l'osait  plus  regarder.  Il  coupait  S€n 
pain  en  bouchées  cubiques,  fixait  le  jaune  de  son  œuf, 
mâchait  longuement.   Il   s'occupait  à   manger,   sans  faim, 


496  LA   REVUE    BLANCHE 

pour,  entre  deux  bouchées,  risquer  un  coup  d'œil  à  tra- 
vers son  verre.  Mme  Mellis  ne  lui  faisait  rien  paraître  de 
son  inquiétude.  Mais  il  la  vo^^ait  très  lointaine  :  un  voile 
était  tombé  entre  eux,  la  table  s^était  allongée,  fendue 
peut-être  !  le  soleil  ne  les  enveloppait  plus  dans  une  même 
nappe  blonde.  Daniel  Mellis  souffrit  d'être  seul. 

—  Les  œufs  sont  bien  frais  aujourd'hui..,  je  les  ai  ra- 
massés tout  chauds  dans  la  paille... 

Mme  Mellis  cherchait  un  point  d'entente.   Elle  ajouta  : 

—  N'est-ce  pas? 

Mais  Daniel  mangeait  —  et  ne  sentait  point... 

—  Oui...  très  frais...  dit-il  soudain  réveillé... 

Et  il  sentit  une  vive  rougeur  brûler  ses  joues,  comme 
un  enfant  pris  en  faute. 

Le  silence  se  fît.  Mme  Mellis  ne  voulait  pas  importuner 
son  fils  longtemps.  On  n'entendit  plus  que  le  choc  des 
couverts  contre  les  assiettes,  la  vieille  Félicie  marchait  sur 
la  pointe  des  pieds,  très  émue:  Daniel  eut  bientôt  peur  de 
s'entendre  manger;  il  espaça  les  coups  de  dent,  puis  les 
bouchées  —  et  finalement  laissa  la  moitié  de  sa  viande.  Il 
n'accepta  point  de  dessert  et,  gêné,  se  leva  de  table,  ou- 
bliant de  plier  sa  serviette  en  rouleau. 

Du  couloir,  il  perçut  les  voix  mêlées  de  sa  mère  et  de 
Félicie. 

—  On  me  plaint,  comme  ça,  pensa-t-il. 
Mais  il  n'en  fut  point  soulagé. 

L'ombre  de  la  maison  couvrait  la  grande  allée,  le  lierre 
des  murs  en  doublait  la  fraîcheur,  et  les  bancs  adossés  in- 
vitaient au  repos.  Mais  en  plein  soleil,  tête  nue,  Daniel  se 
dirigea  vers  le  fond  du  jardin.  11  s'efforçait  de  réfléchir, 
n'y  parvenait.  Le  fait  brutal  subsistait  seul  :  une  action  au 
milieu  de  son  oisiveté  perpétuelle...  et  quelle  action  !  Ter- 
rassé, il  ne  savait  encore  que  souffrir...  Son  instinct  seul 
l'avertissait  d'un  danger  obscur  etinformulable.  Il  marchait 
comme  dans  la  nuit,  ou  dans  un  songe...  quand  le  sol 
céda  sous  son  pas  :  il  s'arrêta,  se  vit  dans  une  plate-bande, 
le  pied  déjà  posé  sur  un  petit  rosier  nouveau.  Sa  tendresse 
de  jardinier  n'en  fut  nullement  émue,  et  il  vint  s'accouder 
à  la   barrière,  sur  le   pré.   Mais  son  front  s'alourdit,   une 


LE   CONSOLATEUR  497 

douleur  serra  ses  tempes,  il  s'aperçut  de  Tardeur  pré- 
coce du  jour  et  s'étendit  sous  un  ponimier,  dans  Therbe 
épaisse.  La  verdure  le  caressait,  les  abeilles  le  frôlaient 
d'un  bourdonnement,  un  reste  de  fleur  neigeait  sur  lui  et 
le  petit  veau  appelait  sa  tendresse.  Daniel  avait  fermé 
les  yeux,  une  somnolence  douloureuse  tenait  son 
corps,  il  ne  pouvait  ni  réagir,  ni  oublier,  et  les  heures 
passaient,  très  lentes. 

A  la  rosée  du  soir,  Félicie  l'éveilla.  Il  s'assit  à  regret  à 
table  et  après  le  potage  se  leva. 

—  Je  suis  un  peu  indisposé...  le  temps  sans  doute...  je 
vais  me  coucher,  mère... 

—  Mais  ce  n'est  pas  grave,  mon  Daniel? 

—  Il  n'y  paraîtra  plus  demain. 

Et  il  rentra  dans  sa  chambre  sans  lumière,  pour  se  mettre 
au  lit  à  tâtons,  il  n'était  point  capable  d'allumer  une  bou- 
gie. 

Félicie  levait  les  bras  : 

—  Toute  une  journée  que  ça  dure...  Je  ne  l'ai  jamais  vu 
comme  ça,  ma  parole... 

—  Je  ne  sais  que  penser,  Félicie... 

—  Et  il  ne  dit  rien...  à  sa  mère?...  Pour  les  affaires  de 
cœur,  il  a  toujours  été  renfermé... 

—  Les  affaires?... 

—  Madame  me  croira  si  elle  veut,  mais  j'ai  idée... 

—  Vous  savez  quelque  chose... 

—  Oh!  non!  rien...  Je  suppose...  Monsieur  Daniel  a  été 
trop  longtemps  sage...  Fallait  que  ça  vienne...  J'ai  comme 
idée... 

Mais  Mme  Mellis,  sans  répondre,  abandonna  la  vieille 
bonne  à  sa  vaisselle  et  à  ses  réflexions. 

Daniel  eut  de  la  peine  à  s'endormir;  la  détresse  de  son 
esprit  avait  gagné  sa  chair;  il  se  remuait  entre  ses  draps 
sans  parvenir  à  trouver  la  position  qui  repose.  Et  les  mêmes 
visions  dansaient  qu'il  ouvrît  les  yeux  ou  qu'il  les  fermât. 
Plusieurs  fois  il  crut  glisser  au  sommeil;  l'inquiétude  ar- 
rêtait toujours  une  inconscience  ébauchée...  Pourtant  la 
faiblesse  eut  raison  de  cette  inquiétude,  et  vers  deux 
heures  Daniel  s'endormit, 

32 


4^8  LA  KEVUE   IlLANCliE 

Au  réveil  il  se  souvint  d'une  .nuit  pesante  et  hanlée,  et 
il.se  prit  .à  regretter  l'anéantissement  animal  et  sain  qui  ne 
laissait  en  iui  d'ordinaire  ■g.u'un  grand  bien-être...  Hier  .en- 
]  cGre»....  —  mais  c'était  .avant  «la  rencontre.» 

f  «  La  rencontre  »,  ce  jnot  venait  de  préciser  le  fait  dans 

I  sa^cervelle  moins  brouillée.  11  se  le  laissait  répéter,  dans 

la  paresse  inconnue  «dont  il  était  pris,  nullement  sollicité 
p       e  jour  perçant  aux  volets,  incapable  d'un  étonnemenl 
puéril,  les  yeux  aux  plafond,  sur  le  dos. 
Il  se  questionne. 

—  Gomment  ai-je  pu  iaire  «ça>,  moi? 
Mais  naturellement;  voilà  bien  ce  qui  l'épouvante.  Il 

n'en  avait  nullement  Je  dessein,  et  cependant,  il  a  parlé. 
Qu'y  a-t-il  si  au  fond  de  lui  pour  qu'il  l'ignore?  Non,  non! 
il  préfère  attribuer  tout  à  4es  influences  extérieures. 

—  J'ai  trop  voulu  marcher...  le  soleil  était  fort  déjà... 
et  puis  j'ai  peut-être  bêché  un  peu  longtemps... 

Son  enfantine  matinée  lui  revient  à  l'esprit;  oubliant 
toute  gratitude  envers  les  choses,  il  les  accuse  :  la  fraîcheur 
des  promenades,  oui  la  chaleur  des  berges,  l'air  qu'il  a  res- 
piré, les  pierres  du  chemin,  les  parfums  de  la  terre,  son 
ivresse  et  sa  joie;  rassuré,  il  conclut  : 

—  Une  indisposition... 
Il  le  pense,  il  l'entend  dans  sa  pensée;  il  le  prononce  à 

mi-voix,  haut,  tout  haut  pour  fortifier  sa  confiance.  Il  se 
sent  déjà  plus  sain,  il  est  guéri  :  rafl"aire  d'une  petite  con- 
valescence. 

La  mollesse  du  lit  le  retient;  pourtant  il  se  lève.  Mais 
une  fois  debout,  la  tête  lui  tourne  un  peu,  ses  oreilles 
bourdonnent,  et  l'air  qui  fait  irruption  dans  la  chambre  le 
surprend  violemment.  Il  s'est  cru  trop  vite  remis  d'un  as- 
saut rude.  Il  doit  refermer  sa  fenêtre,  —  songe  à  se  recou- 
cher, mais  lentement,  se  vêt —  et  sort.Toutle  jardin  bruit; 
cette  vibration  frémissante  l'agace;  la  lumière  argentée  de 
nuages  le  gêne.  Il  porte,  il  traîne  toujours  son  souci  ;  avant 
dix  pas,  il  sent  le  besoin  de  s'asseoir. 

—  Un  banc! 
Daniel   se  dresse.  U  a  cru  voir  un  homme  assis  à  son 

côté... 


LE   CONSOLATEUR  499 

—  Non! 

11  se  rassied.  Son  tressaillement  Tétonne.  Il  a  eu  peuf? 
De  quoi?  Voilà  qui  estpartrop  ridicule, •\Taiment.  Il  raille 
sa  frayeur,  il  se  la  voudrait  bien  nier...  Il  s'interroge. 

—  Quoi...  un  si  petit  fait?... 

Il  ne  peut  cependant  le  diminuer;  unique  dans  sa  vie, 
il  en  grandit  d'autant.  Enfant,  adolescent,  homme,  que 
connut-il  jamais  de  pareil?  Sa  vie  paisible  et  solitaire  a 
protégé  son  égoïsme  du  contact  morail  d'un  ami  ou  d'une 
maîtresse.  Et  il  ne  sait  de  la  douleur  des  hommes  que  ce 
qu'en  auront  dit  à  table,  discrètement,  Mme  Mellis  et  la 
bavarde  Félicie.  Distrait  d'elle  par  les  choses,  il  ne  s'en  est 
jamais  inquiété  autrement  :  à  force  dy  peu  songer,  il 
l'ignore.  Quel  habitant  d'Argentières  l'eut  importuné  d'une 
plainte,  sinon  cet  étranger  ignorant  de  sa  nécessaire 
sérénité? 

Le  récit  de  l'ancien  employé  chante  à  son  oreille,  phrase 
après  phrase.  Une  âme  est  devant  Daniel,  a  nu...  Il  tient 
le  secret  d'une  vie...  Passe  encore  si  cet  homme  avait  in- 
sinué en  lui  un  germe  de  pitié  lent  à  croître...  Mais  non, 
sans  nul  ménagement,  crûment,  complètement,  il  l'a  comme 
violé  d'une  brutale  confidence!  Décidément,  Daniel  le 
hait;  iJ  oubliera  son  nom  et  sa  personne;  il  est  désormais 
incapable  d'attendrissement. 

—  Qu'avait-il  besoin  de  me  raconter  ça!  Est-ce  que  ça 
me  regarde?  Cest  très  triste  évidemment.  Mais  ça  ne  me 
regarde  pas  ! 

Son  pied  nerveux  dessine  sur  Je  sable  ;  une  vigueur 
semble  rentrer  dans  tout  son  être  ;  il  se  lève  .d'un  coup  de 
jarrets  et  de  reins,  comme  pour  affirmer  son  vouloir  ;  car 
il  est  résolu  à  se  débarrasser  de  cette  folle  inquiétude.  De 
long  en  large,  d'un  pas  frappé,  il  marche  ;  il  exagère  ses 
gestes,  parle  haut;  son  jégoïsme  déborde. 

—  Je  ne  vais  pas  me  faire  .de  la  bile  pourra.;  ah  luuiJ 
ce  serait  trop  bête. 

Il  mâche  im£  feuille,  et  la  crache. 

—  Sut  le  moment...  rj'ad  peu  âtre  suipctB.^.  Irorublé-  Mais 
il  y  a  un  jjour  ^e  jça^..  jçh  suffît.  J'ai  bieji  assez  âe  mes 


5oO  LA   REVUE  BLANCHE 

soucis  à  moi...  sans  partager  les  soucis  des  autres.  Non... 
non. 

11  se  ment  à  lui-même  ;  il  n'a  aucun  souci,  et  il  n'en 
veut  avoir  aucun. 

—  J'ai  bien  assez  de  mes  soucis  à  moi...  répète-t-il;  et 
d'ailleurs  je  n'y  peux  rien  faire  ! 

Mais  déjà,  n'avait  il  point  fait  quelque  chose?  L'idée 
revint.  Allait-elle  tenter  encore  des  représailles,  quand  la 
joie  reprenait  possession  de  Daniel,  quand  l'air  pénétrait 
ses  poumons,  quand  l'odeur  des  roses  perçue,  dilatait  ses 
narines  délicieusement? 

—  Quelque  chose?  Mais  quoi?  cria-t-il  rageusement.  Ce 
que  tout  le  monde  aurait  fait.  Un  mot...  d'élémentaire 
politesse.  Il  s'en  moque  bien,  lui.  Ça  ne  tire  pas  à  consé- 
quence. S'il  fallait  se  ronger  le  cœur  chaque  fois  qu'un 
monsieur  vous  raconte  ses  peines,  il  n'en  resterait  plus 
beaucoup.  Ah  !  ah  !  ah  ! 

Il  rit  de  sa  plaisanterie  vulgaire,  il  rit  et  s'admire.  Le 
jardin  est  illuminé  ;  les  pivoines  vibrent  ;  les  nuages  ont 
fui  vers  l'est  ;  une  traînée  blanche  en  indique  à  peine  le 
vol;  le  ciel  est  entièrement  bleu.  Daniel  Mellis  vient  de 
remporter  une  belle  victoire  sur  lui-même  ;  il  a  repoussé 
le  souci  d'un  geste  de  santé  puissant  et  il  s'exalte  à  la  vue 
des  fleurs  épanouies.  Une  joie  à  moitié  factice  gonfle  son 
cœur;  il  a  la  volonté  d'être  heureux,  il  doit  l'être.  Mais, 
déjà  la  sincérité  le  modère  ;  son  être  délivré  n'a  plus 
recours  à  une  menteuse  allégresse  ;  son  bonheur  est  tel 
qu'il  l'oublie:  Daniel  s'est  réveillé  à  l'inconscience  divine. 

Le  déjeuner  fut  intime  et  tendre.  Daniel  parlait  et  man- 
geait à  la  fois. 

—  Tu  vas  mieux? 

—  Bien. 

Félicie  sourit.  Mme  Mellis  n'insista  pas  davantage. 
Daniel  savourait  un  veau  aux  carottes  qui  lui  semblait 
particulièrement  réussi.  Il  versait  à  boire,  passait  le  pain 
avec  un  empressement  enjoué.  C'est  à  peine  si  par  instant 
un  souvenir  flottant  le  distrayait  de  ses  devoirs,  mais  il  le 
chassait  comme  un  flocon  suspendu,  d'une  haleine. 

Après  le  repas,  il  arracha  Médorà  sa  digestion  assoupie, 


LE   CONSOLATEUU  '  aoi 

pour  courir  avec  lui,  Texciter  sur  un  morceau  .de  bois  ou 
sur  une  pierre  qu'il  lançait  le  plus  loin  possible  et  que 
Médor  ne  trouvait  point  toujours.  Le  pauvre  chien  tour- 
nait en  cercle  par  les  plates-bandes,  sans  respect  pour  les 
fleurs,  en  folie,  et  le  vieux  jardinier  grondait  tout  seul, 
au  fond  du  jardin. 

—  La  sale  bête. 
Daniel  entendit. 

—  Vous  n'aimez  pas  les  chiens  ?  père  Legris. 

—  Non,  monsieur  Daniel,  je  n'aime  que  les  plantes.  Ça 
n'est  ni  remuant,  ni  bruyant.  Ça  pousse  tranquille...  sans 
qu'on  y  songe.  Je  suis  pour  la  tranquillité... 

Redressé,  il  prenait  un  temps  de  repos  et  s'épongeait  le 
front  d'un  mouchoir  jaune. 

—  Il  fait  chaud  à  bêcher? 

—  Comme  en  été.  Si  ça  persiste,  les  blés  seront  mûrs 
avant  juillet,  au  train  qu'ils  poussent.  J'ai  déjeuné  aux 
Hêtres,  voilà  qu'ils  jaunissent  déjà.  Ah!  ça  tapait  dur 
sur  la  route.  Mais  rien  que  de  traverser  le  petit  bois,  j'ai 
été  rafraîchi  quasiment  pour  un  kilomètre. 

Daniel  quitta  le  père  Legris  avant  la  fin  de  sa  tirade.  Le 
soleil  de  la  route  et  l'ombre  du  bois  le  tentaient  :  il 
sortirait. 

Il  n'avait  pas  poussé  la  grille  qu'il  s'arrêta. 

—  Et  si  je  le  rencontrais? 

Son  visage  devint  soucieux.  Encore  lui  ! 

—  Bah  !  il  ne  se  promène  pas  sur  les  routes. 
Cette  affirmation  ne  le  rassurait  pas. 

—  Et  puis  après.  Quand  je  le  rencontrerais?  Une  pense 
pourtant  pas  que  je  vais  l'écouter  tous  les  jours?  Eh!  je  ne 
lui  dois  rien. 

En  était-il  bien  sûr?  Il  hésitait. 

—  Mais  s'/7  m'aborde? 

Il  avait  réfléchi  :  il  ne  sortirait  pas. 

—  Pas  aujourd'hui...  la  chose  est  encore  trop  récente. 
Un  autre  jour...  demain. 

Et  il  fil  demi-tour.  Au  fond  il  en  ressentait  un  certain 
ennui.  Outre  qu'il  venait  d'évoquer  une  fois  de  plus  une 
désagréable   image,   il  avait  l'impression    nette  d'être  un 


502  LA   REVUE   BLANC liB 

peu  moins  libre  qu'avant.  II  endormit  son  inquiétude 
prête  à  renaître,  d'une  indifférence  affectée. 

—  Trop  chaud —  et  ce  bois  est  loin.  Cela  vaut    mieux. 
Il  s'employa  comme   souvent,    repeignit  tout  un  banc 

décoloré  de  pluie^.  observa,,  rêva  —  et  dut  trouver  la  jour- 
née longue,  cependant.  Presque  à  son  insu,  il  regrettait 
l'ombre  épaisse  du  bois  des  Hêtres  :  il  avait  sevré  son 
désir.  Son  bonheur  subsistait,  légèrement  embu,  sinon 
terni. 

Le  lendemain  il  n'approcha  même  point  de  la  grille. 

—  Tu  ne  sors  donc  plus,  Daniel  ? 

—  Pour  quoi  faire? 

Mme  Mellis  accepta  la  réponse,  mais  s^étonna  de  voir 
toute  l'après-midi,  sous  la  tonnelle  de  vigne  vierge,  son 
fils  renversé,  un  livre  à  la  main.  Histoire  ou  roman,  il 
détestait  ces  vaines  représentations  d'une  humanité  étran- 
gère à  lui-même.  Quel  désœuvrement  soudain  le  faisait 
lire?  Aussi  bien  il  sautait  des  lignes,  tournait  des  pages; 
les  mots  ne  dépassaient  point  sa  rétine  ;  bientôt  il  devait 
tout  recommencer.  Dans  cette  occupation  mécanique,  il 
oubliait  peu  à  peu  la  contrainte  à  laquelle  il  obéissait  ;  il 
se  faisait  à  une  vie  plus  renfermée. 

Le  mercredi,  il  ne  désira  point  sortir. 

Le  jeudi,  il  alla  jusqu'aux  Carrières:  il  «  y  )s^  pensa, 
hésita,  mais  se  dit  dans  la  candeur  de  son  âme  apaisée  : 

—  Si  je  le  rencontrais?  eh  !  je  le  saluerais  cet  homme. 
Lagarde    moins    présent    lui    devenait   moins    ennemi, 

presque  digne  de  sympathie. 

—  Oui,  je  le  saluerai  —  et  je  passerai,  ajouta-t-iL 
Il  ne  le  rencontra  point» 

Le  vendredi  était  jour  de  marché.  Sur  la  grande  place 
d'Argentières  et  dans  quatre  rues  confluentes,  les  maraî- 
chers étalaient  leurs  légumes  et  les  fermières  leurs  volailles. 
On  dressait  des  boutiques  pour  la  viande  et  pour  le  pois- 
son. Des  étoffes  sortaient  de  grandes  voitures  noires;  des 
bazars  à  bas  prix  déployaient  leurs  toiles  sanglantes. 
Daniel  s'y  promenait  chaque  semaine,  pour  le  plus  grand 
amusement    de    ses    yeux.    Il    ne    voulut   pas    manquer 


LE   CONSOLATEUIl  oo3 

cette  joie,  et  vers  dix  heures,  ayant  un  peu  jardiné,  il 
partit. 

Pour  éviter Tencombrement  de  la  grand'rue,  il  s'engagea 
à  gauche  dans  la  plus  paisible  du  bourg.  Elle  restait  déserte; 
Tombre  de  Téglise  sur  elle  ;  seul  un  épicier  y  brûlait  son 
café  devant  sa  boutique;  la  boule  tournait  suivantu  ne  har- 
monieuse lenteur  ;  un  arôme  soufflait;  Daniel  modéra  son 
allure  pour  en  être  pénétré  plus  longtemps.  Rien  ne  le 
troublait  plus,  sa  manche  frôlait  les  pierres  moussues  de 
l'église;  un  chien  fouiUait  un  tas  d'ordures;  un  piano 
résonnait,  d'une  fenêtre  ouverte...  Il  voyait,  entendait, 
sentait.  Et  personne,  que  lui... 

Si  :  un  homme,  au  tournant  :  il  venait  en  sens 
inverse,  la  tête  basse...  Daniel-  s'amusa  de  sa  silhouette; 
certes,  il  Tavait  vu  quelque  part.  L'arôme  de  café  s'éloi- 
gnait; chaque  pas  faisait  Thomme  plus  proche...  Curieux, 
sans  arrière  pensée,  Daniel  voyait  se  préciser  les  traits  dte 
son  visage;  il  souriait  encore,  quand  un  affreux  pressentir- 
ment  le  traversa.  Mais  avant  d'avoir  pu  douter,  il  recon.- 
nnt  Armand  Lagarde  qui  s'en  venait  paisiblement  à  sa 
rencontre. 

CHAPITRE  III 

LE.  PREMIER  PAS  »' EST  POINT  TOUJOURS  LE  SEUL  QUI  COUTE 

En  quittant  le  banc  ombragé  dti  cours,  Armand  Lagardte 
était  rentré  chez  lui,  parmi  la  joie  de  l'angélus,  moins 
courbé  sous  le  poids  de  sa  destinée.  Le  soleil  de  midi 
donnait  :  il  fut  surpris  de  trouver  claire  la  chambre  de  sai 
chère  malade,  où  il  vint  de  lui-même  implorer  son  pa»^ 
don.  La  voix  de  Daniel  l'avait  abreuvé  de  douceur.  EUteî 
lui  valut  une  journée  de  résignation  bienheureuse. 

Attendrie  par  l'humilité  de  ce  retour,  sa  femme  se  fit. 
souriante.  Elle  respira  l'es  géraniums  dé  la  fenêtre,  et  con- 
sentit même  à  s'asseoir  au  seuil.  Elle  y  resta  jusqu'à  quatt»e 
heures,  distraite  par  les  allées  et  venues  des  promeneurs? 
endimanchés. 


504  LA    HEVUE   BLANCHE 

Naïvement  Lagarde  attribuait  ce  passager  bonheur,  à  la 
rencontre  de  Daniel.  Il  lui  en  gardait  une  reconnaissance 
émue.  Et  si,  les  jours  suivants,  sa  quiétude  peu  à  peu  s'usa 
aux  nouveaux  caprices  d'Hélène,  il  n'oublia  point  les 
paroles  consolatrices.  A  mesure  qu'elles  s'éloignaient,  il 
les  regrettait  davantage.  Il  en  désirait  d'autres;  il  en  atten- 
dait d'autres,  et  fortifiait  son  espoir  de  tout  le  souvenir.  Il 
lui  fallait  revoir  Daniel.  Il  lui  semblait  que  sa  seule  pré- 
sence suffirait  à  le  rasséréner.  Une  cessait  plus  d'y  penser, 
il  s'en  faisait  l'idéal  ami  de  toutes  les  heures  :  repris  par 
les  mêmes  soucis,  il  ne  chercha  plus  qu'une  occasion  de  le 
rencontrer.  ^ 

Faute  d'oser  une  avance,  il  s'en  remit  au  hasard.  Mellis 
lui  avait  montré  une  trop  réelle  compassion  pour  ne  point 
essayer  de  le  revoir. .  Certes,  depuis  deux  jours  il  rôdait 
autour  du  banc  des  promenades,  où  il  savait  que  Lagarde 
venait  passer  ses  minutes  de  liberté.  Lagarde  y  fut  le  mer- 
credi et  le  jeudi,  au  guet,  impatient,  tremblant.  Mellis  ne 
parut  point.  L'employé  mentalement  lui  fit  de  douloureux 
reproches.  Il  y  comptait  si  bien  :  sa  confiance  était  si 
pleine!  Ce  fut  une  douleur  de  plus  :  depuis  qu'il  se  savait 
un  soutien,  sa  peine  solitaire  lui  pesait  davantage. 

Le  lendemain  matin,  il  s'interdit  l'espoir,  pour  s'éviter 
la  désillusion  probable,  et  variant  son  tour,  il  entreprit  de 
s'étourdir  à  traverser  le  marché  gai.  Ignorant  des  choses 
de  la  campagne,  il  eût  pu  trouver  là,  surprise,  distraction 
et  joie.  Mais  non,  il  en  revint  plus  déprimé  par  la  déserte 
rue  de  l'Église,  à  pas  lents.  Il  regrettait  presque  d'être 
sorti,  lorsque,  levant  la  tête,  il  aperçut  Daniel  Mellis. 

...Rebrousser  chemin!  enfiler  la  petite  ruelle!  fuir!..  En 
présence  du  fait,  Daniel  n'eut  que  cette  pensée.  11  s'arrêta 
net,  et  resta  une  seconde  figé  sur  place,  oppressé  de  sur- 
prise et  de  lâcheté.  —  Trop  tard.  Lagarde  l'avait  vu  :  les 
regards  s'étaient  rencontrés  malgré  la  distance.  Comment 
jouer  la  distraction?  —  N'importe.  Dans  l'affolement  de  la 
crainte,  Daniel  songea  à  quand  même  s'enfuir.  Mais,  au 
moment  de  reculer,  il  comprit  sa  faiblesse  irrémédiable,  et, 
résigné,  reprit  sa  marche. 

Chaque  pas,  plus  hésitant  et  plus  petit,  la  faisait  un  peu 


LE   CONSOLATEUR  5o5 

plus  lente,  et  retardait —  de  combien?  — le  moment  fatal. 
Car  Lagarde  viendrait  à  lui.  Point  de  doute.  Il  le  savait. 
Mais...  mais...  rien  ne  l'en  pouvait-il  sauver? 

—  Si!...  Il  est  sur  l'autre  trottoir...  et  la  chaussée  est 
large...  La  chaussée  nous  sépare.  Eh!  nous  nous  croise- 
rons... 11  n'aura  pas  envie  de  m'aborder...  Pardi! 

Daniel  glaça  ses  traits.  Il  se  souvint  d'une  résolution 
antérieure. 

—  Je  saluerai...  et  je  passerai...  Voilà  1 

Il  se  raidit  dans  sa  décision,  —  et  détourna  la  tête  pour 
n'être  point  trahi  par  son  propre  regard  :  il  avait  trop  peur 
désormais  de  son  inconscience. 

Mais,  au  bout  d'un  instant,  il  s'inquiéta  de  l'attitude  de 
«  l'ennemi  ».  Allait-il  droit?  obliquait-il?  tentait-il  de  se 
faire  remarquer?  Comment  savoir?  11  allait  l'aborder  peut- 
être  ? 

Il  risqua  un  œil.  Lagarde  était  assez  proche  déjà  pour 
qu'on  pût  lire  ses  intentions  sur  son  visage.  Une  expression 
de  bonheur  attentif  l'illuminait. 

—  11  me  vole,  pensa  Daniel;  c'est  ma  joie,  cela,  ma 
joie... 

Fasciné,  il  dut  le  fixer,  des  deux  yeux;  son  cœur  cho- 
quait sa  poitrine  à  grands  coups;  il  mordait  ses  lèvres,  pour 
ne  point  paraître  sourire. 

Cependant,  l'ancien  employé  s'étonnait  de  cette  froideur. 
Qu'avait  Mellis?  Il  craignit  une  intrusion  indiscrète,  se 
maintint  dans  le  droit  chemin,  guettant  un  signe.  Par  deux 
fois  son  pied  quitta  le  trottoir  —  pour  aussitôt  le  repren- 
dre. Il  n'osait  décidément  pas... 

—  Je  saluerai  et  je  passerai,  répétait  Daniel. 

Or,  à  mesure  qu'il  avançait,  il  se  sentait  de  moins  en 
moins  capable  d'une  pareille  dureté. 

—  Mais  je  le  peux,  si  je  le  veux... 
Vaines  paroles  ! 

—  Dix  pas...  et  je  l'ai  dépassé... 

Sans  doute.  Mais  encore  fallait-il  les  faire.  Cet  homme, 
il  l'avait  écouté,  consolé.  Et  il  lui  enverrait  simplement,  au 
passage,  un  coup  de  chapeau,  comme  au  moindre  étran- 
ger? —  Pourtant...  — Non,  cent  fois  non.  Question  dépure 


5o6  LA    UKVUE    BLANCHE 

diécence...  Il   fallait  plus.  Daniel  devait  s'arrêter...  Daniel 

dtevait  à  Lagarde  de   s'arrêter Et  ses  raisonnements  en 

tumulte,  aboutissaient    invariablement  à.  ce  <c  devoir  }îi... 

—  à  cette  «  dette  ». 

Quoi?  Quand  le  chemin  s'offrait  libre,,  il...?  Une  invin- 
cible attraction  l'en  arrachait...  Si  fort  que  fût  son  égoïsme^ 
il  ne- pouvait  briser  le  lien  fatal...  Malgré  lui,  et  consciem- 
ment, Daniel  obliquait  vers  la  droite,  touchait  le  pavé,  tra?- 
versait  la  rue  et  venait,  le  premier,  à  la  rencontre  de 
Lagarde...  Son  visage  s'ouvrait,  ses  mains  étaient  tendues 

—  et  l'employé,  la  joie  et  la  reconnaissance  aux  yeux,  cour- 
rait pour  épargner  à  l'ami  retrouvé  le  reste  de  la  route. 

—  Oh  !  monsieur  Mellis,  que  je  suis  heureux  de  vous 
Aioir... 

Au  comble  de  l'effusion,  Lagarde  avait  saisi  la  ntain  de. 
Daniel  entre  les  deux  siennes,  il  la  chauffait,  la  pressait, 
l'écrasait;  il  semblait  ne  plus  la  vouloir  quitter.  Daniel, 
étouffant  sa  révolte,  essayait  de  la  dégager.  Ces  bras  pesaient 
comme  deux  chaînes.  Assez!  Mais  l'employé  prof  ortionnait 
à  la  gratitude  l'étreinte...  La  situation  devenait  intoléra- 
ble... Elle   cessa.  Daniel  parlait,  dans  un  malaise  : 

—  Eh  bien!  comment  ça  va-t-il....  chez  vous? 
Qu'avait-il  dit?  Il  n'avait  voulu  prononcer  qu'une  phrase. 

de  conversation  courante.  Et  quel  sens  ici  prenait-elle? 

—  Oh!  comme  ci,  comme  ça... 

Lagarde  réponàaiL  Pris  d'un  vertige,  Daniel  entendait 
sans  comprendre  ;.  mais  d'instinct  il  donnait  à  ses  traitsr 
L'expression  convenable. 

—  En  somme,  elle  n'est  toujours  pas  bien...  Ce  matin, 
M.  Grandjean  est  revenu...  le  médecin...  Il  vient  deux  fois 
la  semaine...  Elle  ne  voulait  plus  le  voir...  elle  l'a  fait 
poser..  Comme  il  partait  pour  de  bon,  elle  s'est  décidée... 
Toujours  pareil...  ça  traîne..- 

Volubile,  abondant,  circonstancié,  et  par  saccades,  La- 
garde ne  mettait  plus  aucune  discrétion  à  ses  épanche- 
ments...  Il  parlait,  il  pariait,  et  Daniel,  ressaisi,  ne  songeait 
plus  qu'à  s'en  débarrasser  sur  l'heure. 

A  la  faveur  d'une  phrase  émue,  il  esquissait  un  pas  vers 
le.marché,  en  sens»  in-^^^erse  du  chemin  de  Lagarde  :  et  celui- 


LE   CONSOLATEUR  ^07 

ci  d'abord  restait  inébranlable,  comme  un  roc.  Daniel  per- 
sévérait, finissait  par  l'entraîner,  mais  au  bout  de  deux 
mètres  : 

—  Pardon,  dit  Lagarde,  je  rentre...  Ça  ne  vous  fait  rien 
de  revenir  avec  moi  jusqu'aux  promenades?... 

Daniel  faillit  se  rebiffer,  il  désirait  l'odeur  de  la  paille 
étalée  et  des  volailles  chaudes;  il  l'imaginait  par  avance. 
Mais  quelle  raison  sérieuse  invoquer  pour  interrompre  une 
conversation  commençante?  A  contre-cœur  il  consentit. 

—  Bien  volontiers. 

On  retourna.  Un  silence  s'était  fait. 

Daniel  redoutant  la  parole  prochaine,  préféra  qu'elle  vînt 
de  lui,  et,  pour  faire  repartir  Lagarde  : 

—  Toujours,  ces  crises,  alors? 

—  Toujours...  Ça  a  bien  cessé  un,  deux  jours...  Juste- 
ment après  notre  première  rencontre...  Oui...  vosconseils, 
je  crois...  Ah!  si  vous  saviez  le  bien  qu'ils  m'ont  fait... 
Allez,  monsieur  Mellis,  je  ne  les  oublierai  jamais,., 
jamais... 

Quel  dommage  !  Daniel  entendait,  maintenant  et  com- 
prenait ! 

—  En  vous  quittant,  j'étais  comme  ragaillardi...  J'aurais 
supporté  tout...  tout...  Je  boude,  d'ordinaire...  je  suis  ran- 
cunier de  nature...  Et  je   ne  reviens  pas  facilement  sur  ce 

que  j'ai  dit...  Eh  bien!  j'ai  été  embrasser  ma  femme tout 

de  suite...  Je  pleurais...  elle   aussi...  et  puis  on  a  ri...  Et 
grâce  à  vous... 

Il  pressait  ses  paroles  et  retenait  ses  pas,  pour  prolonger 
un  peu  la  durée  du  retour...  Daniel,  voulant  abréger  son 
supplice,  précipitait  au  contraire  les  siens;  et  il  semblait 
traîner  derrière  lui  Lagarde,  dans  une  lutte  irritante  et 
sourde  dont  lui  seul  supportait  toute  la  tension. 

—  Je  croyais  que  le  calme  durerait  davantage...  le.  lende- 
main elle  me  faisait  une  scène...  le  lendemain. 

On  était  au  bout  de  la  rue,  Daniel  avait  passé  à  travers 
les  fumées  bleuâtres  de  café,  sans  une  ivresse.  Par  une 
ruelle  oblique  on  allait  tomber  sur  les  promenades,  juste- 
en  face  de  la  maison  de  l'employé.  L'heure  de  la  délivrance: 
sonnait  presque.  Mais  comme  Daniel  ruminait  silencieuse- 


5o8  LA   REVUE    BLANCHE 

ment  la  phrase  qu'il  faudrait  répondre,  à   tous   ces  racon- 
tars, avant  de  se  quitter  : 

—  J'ai  encore  cinq  minutes,  dit  Lagarde  d'une  voix  moins 
grave;  je  vous  ramène  jusqu'à  la  grande  rue? 

—  C'est  cela... 

Et  l'on  suivit  les  promenades.  Lagarde  déclamait. 

—  Quelle  semaine,  grands  dieux  !  et  ce  que  j'ai  souffert... 
Pour  un  jour  de  tranquillité...  Ah!  elle  s'est  bien  rattra- 
pée... Que  serais-je  devenu...  si  je  ne  vous  avais  pas  connu, 
M.  Mellis...  Je  me  répétais  vos  bonnes  paroles...  Mais  ça 
ne  suffisait  pas,  tout  de  même...  J'étais  fou...  Alors...  hier... 
et  avant-hier,  je  peux  vous  le  dire...  je  vous  ai  cherché... 

—  //  me  cherche. 

Toutes  les  pensées  de  Daniel  se  figèrent,  le  cours  de  ses 
réflexions  s'arrêta  ;  il  sentit  une  main  crispée  sur  son  épaule  ; 
il  balbutia  : 

—  Ah?  hier?  —  où  ça? 

—  Ici,  un  peu  plus  bas,  devant  le  tapis  vert...  vous  y 
venez  quelquefois  ?... 

—  Certes... 

Mais  il  se  promit  bien  de  n'y  plus  revenir. 

Et  de  nouveau  Lagarde  geignait,  trémolait.  Il  se  faisait 
plus  faible  qu'il  n'était  pour  mieux  se  cramponner  et  mieux 
être  porté;,  il  ressentait  une  joie  neuve  à  exagérer  sa  dou- 
leur devant  Daniel.  Mais  celui-ci  ne  pouvait  être  ému, 
comme  dimanche.  Rien  ne  l'y  disposait.  Il  s'y  voulait  con- 
traindre, pensant  que  l'émotion  lui  dicterait  quelques 
paroles  que  la  réflexion  cherchait  en  vain.  11  se  forçait  à 
tout  entendre,  mais  son  âme  était  sans  écho,  son  cœur  sans 
fibres.  Il  ne  percevait  plus  que  le  ridicule  du  ton  et  des 
gestes.  Que  répondre? 

On  atteignit  la  grande  rue.  Lagarde  résuma  la  situation 
dans  un  cri  : 

—  Ah  !  Monsieur  Mellis,  comme  je  vous  remercie! 
Daniel  profita  du  mot. 

—  Non,  Monsieur  Lagarde,  ne  me  remerciez  pas,  je  vous 
en  prie...  Je  n'ai  rien  fait  que  de  très  naturel...  Si  vous  at- 
tachez tant  de  prix... 

—  Mais  jamais  trop,  mon  cher  monsieur,  jamais  trop! 


LE    CONSOLATEUR  509 

Vous  m'aiderez  à  sauver  ma  pauvre  femme  n'est-ce  pas?... 
Il  sanglotait.  Daniel,  en  face  de  cette  lourde  tâche,  reculait. 
Il  se  força  pour  dire,  sans  accent  vrai  : 

—  Allons,  voyons...  il  y  a  de  Tespoir... 

—  C'est  vous  qui  m'en  rendez,  s'écria  le  pauvre  homme, 
satisfait  de  si  peu.  Et  il  ne  sut  remercier  qu'en  renouvelant 
sa  terrible  étreinte. 

Pour  mettre  fin  à  cette  scène  absurde,  Daniel  fit  mine  de 
se  retirer;  mais,  insinuant  : 

—  A  bientôt  alors.  Monsieur  Mellis;  quand  vous  ver- 
ra i-je? 

—  Mais...  ces  jours-ci...  nous  nous  rencontrerons  bien 

—  Ici? 

— .Si  vous  voulez... 

—  Quel  jour? 

—  Mais... 

Daniel  frissonna  :  le  danger  grossissait.  Que  faire?  Dési- 
gner un  jour?  Pourquoi  pas?  Une  ironie  intérieure  lui 
souffla  : 

—  La  semaine  des  quatre  jeudis... 

Par  contraste,  il  sentit  la  gravité  de  la  décision,  s'affola 
et  comme  Lagarde,  de  la  voix  traînante  de  quelqu'un  .qui 
cherche  ou  hésite,  proposait  déjà  : 

—  Voulez  vous?... 

Daniel  Mellis  craignant  d'entendre  : 

—  ...  Demain? 

acheva  soudain,  au  hasard  d'un  mot  : 

—  ...  Dimanche? 

—  C'est  ça...  A  quelle  heure?  Vers  onze  heures...  comme 
la  dernière  fois? 

—  Entendu... 

Il  soupirait  de  toute  sa  détresse  acceptante. 

—  Alors,  au  revoir.  Monsieur  Mellis...  Encore  bien 
merci...  et  à  dimanche... 

—  A'dimanche... 

Le  mot  tomba  comme  un  glas.  Lagarde  s'éloignait  d'un 
pas  vif,  presque  allègre.  Et  Daniel  demeurait  planté  sur  le 
bord  du  trottoir,  à  la  regarder  fuir. 

—  Je  suis  perdu,  songea-t-il...  perdu... 


£l^.. 


5iO  LA  REVUE   BLANCHE 

Hélas!  dans  la  plénitude  de  sa  conscience,  la  netteté  de  la 
situation  répouvantait.  Inutile  de  se  ressaisir;  durant  pres- 
que toute  la  scène  il  n  avait  point  cessé  de  se  bien  posséder. 
Il  n'avait  rien  fait,  rien  subi  que  sciemment  et  chaque  mot 
de  sa  courte  consolation  avait  été  en  quelque  sorte  «  volon- 
taire.» Comment  ne  point  s'accuser  cette  fois?  Cependant, 
pouvait-il  agir  autrement?  Il  déplora  de  n'avoir  aucun  re- 
proche à  se  faire. 

—  Voilà  où  ça  mène  de  faire  le  bien.... 

Et  il  se  décida  à  se  mettre  en  mouvement,  pour  retourner 
au  marché  —  malgré  Lagarde. 

Be  nouveau,  il  se  trouva  dans  la  rue  de  l'Église,  aussi 
déserte.  Ses  sens  dont  il  semblait  avoir  perdu  l'usage  devin- 
rent subitement  attentifs  et  précis.  En  sens  inverse  il  refit 
le  triste  chemin  sans  pouvoir  échapper  au  moindre  souvenir. 
Le  parfum  de  café  exhalé  du  brûleur  éteint  ne  monta  vers  ses 
Clarines  indifférentes  que  pour  lui  rappeler  quelle  terrible 
œncontre  avait  suivi  le  délice  d'un  instant.  Il  recompta  les 
maisons,  les  pavés,  toute  chose  évoquait  un  sentiment  ou 
une  parole.  Ici,  il  s'était  arrêté  ;  là,  il  avait  traversé  la  rue; 
plus  loin...  Mais  de  la  place  de  l'Église  un  brouhaha  souf- 
flait oonfus.  Daniel  s'apprêtait  à  la  joie  :  le  moment  en  était 
passé. 

Entre  les  baquets  où  le  poisson  flottait  en  gros  tronçons, 
les  boîtes  en  pile  montrant  les  harengs  saurs  vieil-or,  et  la 
chair  incolore  des  morues  dépecées  dans  le  pétillement  du 
sel,  et  les  planches  d'étal  posées  sur  des  tréteaux  où  lui- 
saient les  écailles  bleues,  la  foule  se  pressait  rieuse,  dans 
Todeur  fade  et  pénétrante  développée  par  la  chaleur.  Daniel 
sentait  à  peine  les  contacts,  tout  à  lui-même,  il  se  laissait 
porter,  bousculer,  oubliant  de  saluer  maintes  personnes  : 
une  seule  1'  ^.  intéressait  »,. absente.  Un  heurt  plus  brusque 
l'arrêta  :  il  avait  devant  lui  un  bonhomme  de  paysan  en 
blouse  fraîche,  tout  rasé,  rose,  et  la  bouche  .rentrée  entre  le 
nez  et  le  menton  saillants;  sa  main  béait,  Daniel  surpris  y 
mit  la  sienne  : 

—  Monsieur  MelMs,! . . . 

—  Tiens,  père  Troquart. 

Il  reconnaissait  un  ancien  fermier  de  son  père,  aujour- 
d'hui devenu  petit  propriétaire  et  cultivant  son  bien. 


LE   CONSOLATEUR  Oïl 

—  Et  la  santé? 

Daniel  se  méfia.  Encore  un!  Qu'allait-il  lui  dire? 

—  Bonne... 

—  Mme  Mellis  aussi?... 

—  Aussi... 

Il  voulait  s'échapper. 

—  Chez  nous,  les  personnes  vont  bien,  mais  la  -vaque 
est  morte...  C'est  une  -perte... 

Daniel  craignit  d'avoir  à  plaindre  la  vache  et,  très  vite  : 

—  Je  crois  bien...  MAis  excusez-moi,  je  suis  pressé... 
Et  il  s'enfuit. 

Il  fallait  quitter  cette  foule.  Dans  chaque  attouchement 
il  sentait  un  danger;  dans  tout  passant  un  ennemi. 

—  Je  ne  veux  plus  faire  le  bien,  répétait-il. 

D'un  détour  prompt  il  évita  deux  paysans;  un  troisième 
fit  mine  de  Taborder  pour  la  petite  conversation  habituelle. 
Il  toucha  son  chapeau  d'un  doigt  —  et  passa. 

Parmi  les  volailles  piaillantes  et  les  marchandes  en  dis- 
pute, il  se  hâtait.  Dans  un  groupe  voisin,  il  reconnut  sa 
mère  accompagnée  de  Félicie  qui  pesait  un  poulet  du  bras... 
Il  s'esquiva,.. 

11  allait  sortir  du  marché  sain  et  sauf,  lorsque  vintà  lui 
une  pauvre  femme,  qui  traînait  un  enfant  morveux  et  mal 
peigné,  et  balbutiait  une  prière.  Elle  était  veuve  et  vivait 
<ie  mendicité,  et  Daniel  à  chaque  rencontre,  dans  sa  machi- 
nale pitié,  ne  lui  savait  refuser  une  aumône.  Mais  cette  fois: 

—  J'ai  dit  que  je  ne  voulais  plus  faire  le  bien,  n'est-^oe 
pasi 

Il  haletait,  répétant  sa  promesse  en  pensée. 

—  Je  ne  veux  plus  faire  le  bien... 

Il  en  était  arrivé  à  craindre  la  gratitude  d'une  mendiante  : 
d'un  don,  il  se  la  pouvait  attacher...  Non...  non!.,.  Il  dur- 
cit son  visage,  ferma  son  oœur,  se  récusa  d'un  geste  et 
poursuivit  sa  route. 

Les  bruits  du  marché  s'éloignaient,,.  Plus  Join...  plus 
loin  encore...  11  voulait  fuir  le  monde...  Par  un  chemin 
d'herbe  et  d'orties,  entre  des  murs  et  des  palissades  bornant 
des  jardins  potagers,  il  ^agna  la  pleine  campagne. 

Moissons  largement  remuées,  verdeur  v^mie  rdes  bette- 


:  5ia  LA  REVUE   BLANCHE 

;  raves,  ombre  bleue  recroquevillée  sous  les  arbres,   pous- 

j:  sière  d'or!  Le  soleil   cuisant  et  le  grand  air  sain  ne   sau- 

i  raient-ils  purifier  son  être  de  tout  contact  humain...  Dans 

?  un  effort  physique  il  voulait  noyer  son  souci...  Montée  ou 

!'  descente,  il  allait,  d'une  même  allure  rapide,  ruisselant  de 

i  sueur,  essoufflé...  Mais  son  pas  ne  rythmait  qu'une  seule 

[  *  pensée.  Daniel  Mellis  ne  se  retrouvait  pas. 

I  ■  —  Il  m'a  pris. . .  il  me  tient. . .  cet  homme. . .  Je  suis  à  lui . . . 

définitivement...  Ah!  il  a  bien  manœuvré,  le  misérable... 

C'est  un  rendez-vous  qu'il  voulait,  il  l'a...  J'ai  fait  tout  ce 

qu'il  a  voulu... 

Et  il  ajoutait  sourdement  : 

—  Je  ferai  tout  ce  qu'il  voudra...  désormais... 

En  cette  phrase  se  résumait  sa  destinée...  11  la  voyait 
devant  lui  inchangeable,  indubitable,  rectiligne  comme 
était  la  route  suivie. 

Mais  redressé  : 

—  Et  puis  après? 

Une  bouffée  d'air  frais  avait  frôlé  ses  tempes. 

—  Quand  je  le  verrais  une  fois...  deux  fois  par  semaine?... 
'                                Un  mauvais  moment  à   passer  à  chaque  rencontre...  Et  je 

n'y  penserai  plus,  aussitôt  seul...  Pardi...  ça  ne  m'intéresse 
pas,  ses  histoires...  au  point  de...  Ah!  ah!  ah!... 
Il  riait. 

—  Une  heure  par  semaine...  ça  fait  quatre  heures  par 
mois...  deux  jours  par  an...  Ça  n'est  pas  toute  la  vie!... 
Ah!  ah! 

Et  comme,  ravi  de  la  solution,  il  clamait  son  indifférence, 
une  cloche  couvrit  sa  voix... 

—  Eh!  l'angélus. 

Alors,  il  se  vit  non  à  Argentières,  mais  au^  village  de 
Courcelles. 

—  Comment  cela?  j'ai  tant  marché?  ici? 

Il  ne  pouvait  songer  à  déjeuner  chez  lui.  On  l'attendrait, 
on  l'attendait  déjà  —  et  vainement.  C'était  un  événement 
considérable  dans  sa  ponctuelle  existence,  pour  lui  autant 
que  pour  les  siens.  Il  se  fâcha.  A  qui  la  faute?  Qui  l'avait 
mené  là?  Il  n'osait  se  le  dire;  mais  il  le  savait  trop.  Courte 
sérénité!  le  désordre  entrait  dans  sa  vie  —  et  par  lui! 


LE   CONSOLATEUR  Si'i 

Il  maugréa,  se  résigna  à  manger  un  morceau  dans  une 
vieille  auberge,  et  revint  par  la  même  route,  talonné.  L'idée 
d'avoir  à  s'expliquer  lui  était  un  nouveau  tourment.  Car  il 
continuerait  à  tenir  bien  secrètes  ses  relations  avec  Lagarde, 
la  chrétienne  Mme  Mellis  ne  pouvant  que  les  encourager, 
y  aider  même,  si  elle  venait  à  les  apprendre.  Alors  mentir? 
Daniel  avait  trop  peu  de  pratique  sociale...  11  renonçait. 

A  la  maison  du  faubourg  d'Argentières  personne  n'avait 
mangé;  on  s'était  mis  à  table  pour  la  forme,  quelques  ins- 
tants. Maintenant  Mme  Mellis  allait  de  la  haie  à  la  grille, 
guettant  le  pré  ou  la  rue,  tour  à  tour,  et  Félicie,  tout  en 
I  bahiyant  le  carreau  de  la  salle  à  manger,  ne  quittait  point 
des  yeux  la  fenêtre  ouverte. 

Daniel  entra  par  la  grille. 

—  Si  tard?  d'où  viens-tu?  il  ne  t'est  rien  arrivé?  tu  me 
caches?... 

Mme  Mellis  se  révélait  plus  expansive  que  jamais. 

—  Rien  du  tout,  mère? 

—  Bien  sûr?  Alors? 

—  Je  viens  de...  me  promener...* 

—  A  cette  heure?... 

—  Tu  étais  inquiète...? 

—  Que  veux-tu?  c'est  la  première  fois  qu'il  t'arrive...  de 
ne  pas  rentrer... 

—  11  iïiisait  si  beau....  si  bon...  J'allais  devant  moi...  Je 
me  suis  trouvé  à  Courcellcs...  vers  midi... 

—  A  Courcellesl  s'exclamait  Félicie  survenue;  quelle 
idée  :  vous  avez  fait  la  grande  côte  à  pied,  par  ce  soleil?... 

—  Mais  tu  as  déjeuné?... 

—  A  l'auberge...  oui... 

—  Une  gargote!  Quand  il  y  a  des  routes  si  fraîches... 
et  sans  montée...  —  et  une  belle  sole  au  gratin  qui  vous 
attendait. 

—  Je  regrette... 

Mme  Mellis  sentait  l'embarras  de  Daniel,  elle  le  délivra 
d'un  geste  : 

—  Allons  !  tout  est  bien  qui  finit  bien... 

Et  elle  remonta  le  perron,  suivie  de  la  vieille  bonne  intri- 
guée qui  murmurait  : 

33 


5i4  LA  REVUE   BLANCHE 

—  Décidément,  Madame,  il  se  dérange... 

Elle  feignit  de  n'entendre  point. 

Tout  à  l'allégresse  puérile  d'avoir  échappé  à  la  répri- 
mande, Daniel,  pour  un  instant  libre  d'esprit,  songea  à  se 
remettre  aux  travaux  de  jardin  négligés  depuis  quel- 
ques jours.  Il  fallait  presser  les  boutures,  pendant  que 
jaillissait  encore  la  jeune  sève,  planter  les  pommes  de 
terre  sans  retard...  11  le  ferait. 

Mais  ayant  gagné  par  la  voûte  de  vignes  la  cabane  chau- 
lée où  dormaient  les  outils,  tenant  à  pleine  main  la  bêche, 
\  il  ne  sut  que  la  trouver  lourde  à  soulever,   et  une  fois  au 

I  champ,  la  laissa  se  planter  seule  dans  la  terre,   sans  force 

I  pour  l'en  arracher. 

I  Alors  il  s'engourdit  dans  un  fauteuil  d'osier,  au  milieu  du 

!  petit  parterre,   en  proie  à    un  malaise  général  dont  il  se 

I  refusait  à  admettre  la  cause   et   peureusement  s'efforça  à 

\  l'oubli  et  l'inconscience. 

^'  Mais  l'idée  vint.  Il  se  leva,  comme  pour  la   fuir.  Elle  le 

[  poursuivit,  taquine...    11  la  voulut    lasser  de    tours  et  de 

détours,  variant  occupations  et   flâneries,  multipliant  atti- 
I  tudes  et  gestes,  perpétuellement  agité.   Mais  toujours  elle 

j  revenait.  Oh  !  nullement  précise.  Il  ne  la  voyait  pas,  il  la 

;  sentait  autour  de  lui,   moustique  couleur  d'air  qui  rôde, 

!  frôle,  bourdonnant  puis  tu,  proche  et  loin,  prêt  à  se  poser, 

!  inchassable.  Il  en  redoutait  la  franche  blessure  et  se  vouait 

;  par  là  à  son  acharnement  sans  fin.  Ainsi  jusqu'au  soir,   et 

»  la  nuit,  et  la  suivante  matinée...   11  différait  toujours  une 

!  lucidité  terrible,  lâchement. 

;  Enfin,  exaspéré,  il  contempla  son  trouble,   bien  en  face, 

—  Lagarde?  J'ai  juré  de  n  y  plus  penser... 
Il  y  pensait  pourtant. 

;  —  Pourquoi  ?  Je    ne  sais    déjà    plus    ce    qu'il    m'a    dit 

'  hier... 

C'était  vrai.  Mais,  hélas!  il  pouvait  oublier  toutes  les 
paroles  passées,  il  redoutait  la  moindre  parole  à  venir. 
Il  vivait  sous  le  coup  d'une  nouvelle  rencontre,  d'un  ren- 
dez-vous, par  lui-même  fixé,  et  il  s'arrêtait  là,  comme 
devant  un  mur  infranchissable;  il  le  touchait  du  front;  il 
s^y  butait. 


LE   CONSOLATEUR  *i  i  5 

A  moins  que...  que... 

—  Je  n'irai  pas!    décida-t-il. 
Mais  quel  prétexte? 

—  DMci  dimanche,  j'ai  bien  le  temps  d'en  trouver  un... 
Et  soulagé  pour  l'heure,  il  s'abstint  dechercher.  Diman- 
che était  le  lendemain. 

Comme  toutes  les  choses  trop  facilement  obtenues,  sa 
sérénité  dura  peu  ;  le  souci  reparut  et  ne  fit  qu  empirer 
jusqu'à  la  lin  de  la  journée.  Au  soir  tombant  le  vent 
tourna.  Des  nuages  aloudirent  l'horizon,  le  coucher  du 
soleil  en  fut  plus  somptueux.  Mais  Daniel  ne  Tadmira  pas. 

—  La  pluie  ! 

Devant  le  baromètre  en  baisse  elle  venait  de  lui  appa- 
raître comme  la  nécessaire  intervention  naturelle,  qui  le 
saurait  sauver  du  rendez-vous.  Et  il  se  tint  longtemps  sur 
le  perron  de  pierre,  en  face  des  féeries  où  le  jour  expirait. 
La  lumière  d'or  rouge  ourlait  les  fines  découpures  des 
nuées  et  coulait  à  grands  flots  sur  les  coins  du  ciel  décou- 
vert. Le  soleil  mort,  le  ciel  restait  illuminé.  Mais  les  nuages 
gagnaient,  les  reflets  s'éteignirent  ;  la  lune  entrevue  encore 
rouge,  pâlit,  se  voila,  fut  noyée  ;  il  n'y  eut  pas  une  étoile. 

Pour  toute  exclamation  admirative,  Daniel  s'écria  : 

—  Il  pleuvra  demain. 

La  paix  de  son  sommeil  fut  absolue. 

Lorsqu'il  rouvrit   les    yeux,     la    chambre  restait   terne 
malgré  l'heure  ;   une  pluie    serrée  cinglait  les  volets  ;    il 
entendit  glousser  les  gouttières,  et  le  baquet  s'emplir.  C'est  * 
au  mauvais  temps  qu'alla  son  sourire.  Le  jardin  était  vêtu 
d'un  tissu  d'eau.  La  journée  semblait  bien  entreprise. 

Pourtant,  dans  l'uniforme  gris  du  ciel  un  triangle  de  bleu 
versait  un  peu  de  clarté  gaie  et  paraissait  vouloir  s'étendre. 
Daniel  lui  jeta  d'inquiets  regards,  —  haineux,  peut-être  : 
mais,  comparant  son  exiguïté  à  l'étendue  couverte  de  nua- 
ges, se  rassura;  malgré  l'humidité  de  l'air,  encore  fraîche  à 
six  heures  de  la  matinée,  garda  sa  fenêtre  ouverte  et  s'ins- 
talla en  observation  :  la  pluie  chassée  parfois  venait  lui 
vaporiser  le  visage.  11  inspectait  le  ciel.  Il  aurait  voulu 
retenir  les  nuées.  Et  l'azur  pourtant  grandissait.  Vers  huit 
heures,  il  veut  une  éclaircie.  Le  bruissement  soyeux  s'étei- 
gnit:   un  soleil  pâle  se  leva;   les  poiriers  en  cône  scintil- 


5i6  LA  REVUE   blanche: 

làient  de  gouttelettes  comme  des  lustres  ;  la  brise  en  faisait 
tomber  par  instants  de  petites  averses  sonores,  et  les 
parfums  commençaient  à  monter,  pénétrants.  Laissant 
resplendir  et  fleurer  sur  la  terre,  Daniel  fixait  le  ciel 
douteux. 

Toute  la  matinée  fut  incertaine;  de  fraîches  ondées  se 
suivaient,  s'espaçaient,  dans  un  jour  argenté  de  plus  en 
plus  puissant;  et  le  moment  approchait.  Vers  onze  heures^ 
un  gros  nuage  fit  la  nuit  et  ruissela.  Daniel  se  réjouit  de  la 
bonne  surprise. 

—  Je  n'irai  pas... 
Et  il  se  promena  à  travers  la  maison  en  se  frottant  les 

n,  mains. 

;}  Quand  il  revint  à   la   fenêtre  de  sa  chambre,   le  nuage- 

'}  était    vide   et    le    soleil   vainqueur    coulait   sur  le  jardin 

;}•  mouillé.  11  contemplait,  stupide.  11  attendait  l'impossible. 

>  La  demie  sonna. 

'  —  Il  m'attend,  songea-t-il. 

,  Toutes  ses  transes  recommencèrent. 

!  —  Eh  bien!  qu'il  m'attende!...  —  Hem...  que  dira-t-il?... 

!  .    —  c'est  moi  qui  ai  fixé  ce  rendez- vous...  c'est  moi... 

•  Sentant  bien  qu'il  irail,  il  cherchait  la  raison  qui  lejus- 

;  tifiât  devant  lui-même. 

—  Je  lui  ai  fait  promesse... 

\  Il  fallait  donc  y  aller.  Il  partit. 

/  Il  trouva   Lagarde   appuyé   sur  un  parapluie,  auprès  du 

banc.  La  pluie  avait  percé  la  voûte  de  feuillage,  les  fleurs 
de  marronniers  en  grand  nombre  tombées,  flétries  collaient 
au  sol.  Une  flaque  empêchait  de  s'asseoir. 

!  —  Ah!  vous  voilà... 

Daniel  fut  aigre. 

[  —  Un  joli  temps...  j'ai  bien  failli  ne  pas  venir... 

—  Oh!  il  fait  beau,  maintenant...  Et  puis  nous  nous 
serions  mis  à  Tabri... 

—  C'est  juste... 

• —  D'ailleurs,  nous  ne  pouvons  guère  rester  ici...  Le  banc 
est  pénétré...  nous  aurions  les  pieds  dans  la  flaque...  et  ça 
pleut  sous  les  arbres. 

De  larges  gouttes  espacées  tachaient  de  ronds  le  vieux 
veston  brun  de  Lagarde. \ Daniel  pressentit  un  danger. 


LE   CONSOLATEUR  ')I7 

—  Bah...  ça  ne  nous  fait  rien. 

—  Si...  nous  serions  mal  pour  causer. 

—  Mais  en  nous  promenant? 

—  Dans  la  boue?  Non...  entrez  plutôt  un  instant  chez 
moi  à  la  maison,  c'est  à  deux  pas. 

A  la  maison?  Daniel  recula,  ahuri.  N'était-il  pas  déjà 
assez  entré  dans  la  vie  de  cet  homme?...  Il  voulait  l'intro- 
duire dans  sa  maison?  Ah!  pour  ça,  non.  C'était  là  la  der- 
nière chose  à  hiquelle  il  eût  consenti.  Des  relations  encore 
extérieures  prendraient  de  par  cette  visite  un  caractère  d'in- 
timité redoutable.  S'il  allait  chez  Lagarde,  Lagarde  irait 
chez  lui.  Il  vit  l'entraînement,  l'engrenage...  Il  s'en  fallait 
tirer. 

—  Chez  vous?...  à  aucun  prix...  Je  sais  ce  que  c'est...  une 
maison  de  malade...  je  ne  veux  pas  vous  déranger... 
Madame  Lagarde... 

—  Elle  ne  s'en  doutera  pas,  la  pauvre  femme...  Nous 
serons  à  notre  aise,  dans  la  salle  à  manger... 

—  Non,  vraiment...  je  puis  vous  gôner... 

—  Vous...  me  gêner?...  Vous,  mon  seul  ami...  mon  sou- 
tien?... Mais  ma  demeure  est  la  vôtre...  Je  n'ai  rien  de  caché 
pour  vous... 

—  On  dit  ça...  non... 

—  Allons,  venez... 

—  Non...  vraiment...  je... 

Daniel  se  débattait  là  désespérément,  à  coup  de  faux  pré- 
textes et  de  monosyllabes. 

—  Et  puis,  tenez...  voici  un  grain...  vite...  nous  allons 
l'attraper... 

En  effet,  le  ciel  s'était  obscurci  de  nouveau  ;  il  faisait  noir 
sous  les  allées...  Daniel  leva  les  yeux  et  n'objecta  plus 
rien.  Les  premières  gouttes  faisaient  sonner  les  feuilles. 

—  Vous  voyez,  ça  commence  déjà...  et  vous  n'avez  pas 
de  parapluie... 

Lagarde  triomphait.  11  avait  pris  son  ami  par  le  bras;  il 
l'abritait  avec  sollicitude;  il  l'entraînait,  vaincu;  —  et  peu 
d'instants  après,  sans  savoir  comment  il  était  venu,  Daniel 
pénétrait  avec  lui  dans  la  petite  maison  de  briques  roses. 

(A  suivre,)  Henri   Ghéon 


HB 


Les   Effets  de  l'Education 
moderne 


Les  écoliers  doivent  constamment  rester  assis,  c'est-à-dire  à 
peu  près  immobiles  ;  et  cela  ne  peut  avoir  sur  leur  développe- 
ment général  que  des  effets  déplorables.  Les  pédagogues  pro- 
cèdent comme  s'ils  croyaient  que  pour  cultiver  Tesprit  de  l'en- 
fant il  faut  provoquer  le  continuel  affaissement  de  son  corps. 

Ce  ne  sont  pas  les  deux(i)  maigres  leçons  de  gymnastique 
qui  se  donnent  chaque  semaine  qui  prouveront  le  contraire  de 
ce  que  j'avance.  Dans  ces  leçons  comme  dans  les  autres  le 
maître  dit  à  ceux  qui  bougent  :  «  Restez  tranquilles!  »  ;  ou,  plu- 
tôt, il  articule  d'une  voix  forte  :  «  Silence  dans  les  rangs!  »  Oh  ! 
ces  rangs  d'une  rectitude  parfaite  d'où,  à  un  signal  donné,  vingt 
jambes  parallèles  sortent  en  même  temps  !  Sans  doute,  à  notre 
époque  on  parle  beaucoup  des  bienfaits  deTéducation  physique; 
mais  c'est  dans  les  livres,  les  revues  et  les  journaux  qu'on  en 
parle.  Je  connais  des  écoles  où,  pour  les  élèves  de  dix  ans  comme 
pour  les  autres,  l'histoire  est  une  branche  essentielle  et  la  gym- 
nastique une  branche  secondaire.  Content  de  ne  pas  avoir  oublié 
tout  son  latin,  on  répète  :  Mens  sana  in  rorpore  sano,  mais  on 
ne  demande  l'embellissement  des  Ames  qu'à  des  cours  d'histoire, 
de  morale  ou  d'instruction  civique  et  à  des  «  résumés  »  de  lit- 
térature. Et  voilà,  pourquoi,  madame,  votre  fille,  qui  est  myope, 
maladive,  disgracieuse  et  sans  joie,  n'est  pas  muette  sur  le  cha- 
pitre de  la  Pléiade  ni  sur  celui  des  empereurs  romains. 
1 

J'ai  dit  aussi  que  sur  les  bancs  de  TEcole  l'enfant  s'ennuie. 

Il  s'ennuie  nécessairement  parce  que  son  devoir  est  d'écouter 

durant  trois,  quatre  et  parfois  cinq  leçons  consécutives.  Or  il 

I  lui  est  tout  à  fait  impossible  de  rester  si  longtemps  attentif  à  ce 

I  qui  se  dit  en  classe.  Tout  ce  qu'il  peut  faire,  c'est  de  garder  une 


(1)  Dans  certains  établiisements  pablics  les  élèves  reçoivent  une  leçon  de  gymnastique 
par  semaine. 


LES    EFFETS    DK    L'ÉDUCATION    MODERNE  5l9 

altitude  correcte;  et,  en  attendant  le  moment  de  la  récréation, 
toujours  trop  courte,  il  rêvasse.  On  comprend  qucTeffort  d'écou- 
ter est  considérable  si  Ton  imagine  la  série  de  frottements  et  de 
chocs,  dont  on  entrave  la  fuite  de  sa  propre  pensée  pour  suivre 
celui  qui  parle.  Quelle  que  soit  la  valeur  de  cette  comparaison, 
l'inattention  habituelle  des  écoliers  est  un  fait  certain.  Le  silence 
qui  remplit  parfois  certaines  salles  d'école  peut  faire  illusion  ; 
et  le  passant  qui  dans  ces  moments-là  pourra  du  dehors  obser- 
ver discrètement  les  profils  attentifs  des  élèves  sera  émerveillé 
(à  moins  que  la  tranquillité  absolue  de  ces  êtres  jeunes  ne  lui  soit 
pénible).  Mais  que  cet  observateur  attende  une  minute  ou  deux. 
Si  un  crayon  tombe  sur  le  plancher,  si  quelque  éternuement  se 
produit,  aussitôt  des  têtes  se  tourneront  ;  des  gaîtés  contenues 
seront  sur  le  point  d'éclater.  Que  les  événements  les  plus  minus- 
cules puissent  distraire  ces  enfants,  cela  ne  montre-t-il  pas 
combien  peu  ils  sont  intéressés  par  ce  qu'ils  écoulent  ? 

Le  malheur  est  qu'on  ne  s'applique  pas  à  émerveiller  Técolier. 
On  y  parviendrait  si  facilement!  Qu'on  lui  donne  r«  illusion  » 
que  la  vie  est  belle  ;  ce  sera  moins  dangereux  que  de  lui  per- 
suader insensiblement  que  le  travail  est  une  chose  ennuyeuse. 
Pour  l'armer  contre  la  paresse  et  tous  les  autres  vices  on  lui 
enseigne  très  tôt  la  kyrielle  de  ses  devoirs.  Mais  est-ce  bien 
utile?  Comme  on  ne  s'applique  pas  à  le  prendre  tout  entier  par 
des  exercices  ou  des  jeux  attrayants,  mais  qu'il  est  d'ordinaire 
inactif,  il  résistera  mal  à  certaines  sollicitations  mauvaises. 

L'enfant  s'ennuie  encore  pour  cette  raison  que  toute  sa  vie 
d'écolier  se  passe  dans  une  salle  monotone.  Ce  décor  a  pour  lui 
quelque  chose  de  terriblement  «  déjà  vu  ».  On  s'efforce  d'égayer 
les  murs  en  y  accrochant  quelques  tableaux  :  les  champignons 
comeslibles,  les  oiseaux  nliles  ou,  peut-être,  le  golfe  de  Naples; 
mais  ces  planches  perdent  bientôt  tout  leur  prestige.  Je  dois 
reconnaître  aussi  que  le  maître  fait  parfois  circuler  dans  les 
bancs  quelques  échantillons  du  monde  physique,  destinés  sans 
doute  à  prouver  que  ce  monde  existe;  mais  l'intention  de  ces 
choses  dans  la  royaume  du  Mot  est  très  rare.  Et  d'ailleurs  on  se 
lasserait  de  regarder  des  échantillons  comme  on  se  lasse  vite 
d'écouter.  Ceux  qui  ont  pour  mission  de  nous  instruire  et  de 
nous  révéler  l'univers  commencent  par  nous  enfermer  durant 
des  années  dans  un  local  d'où  l'on  n'aperçoit  rien  de  ce  qui  est 
à  la  surface  du  globe.  Ajoutons  que  les  bons  élèves  sont  ceux 
qui  ne  regardent  pas  par  la  fenêtre.  Ce  qu'on  présente  à  l'enfant, 
c'est  l'univers  en  formules,  c'est  l'immensité  en  petit.  Des  an- 


520  LA   REVUE    BLANCHE 

nées  durant,  on  lui  adresse  un  long  et  monotone  discours.  Le 
mot  a  pour  lui  cet  effet  de  décolorer  la  vie. 

En  classe  l'enfant  s'habitue  à  tricher. 

Je  crois  que  la  plupart  de  ceux  qui  enseignent  ont  souvent  le 
désir  sincère  d^instruire  d'une  manière  bienfaisante  les  êtres 
jeunes  qu'on  leur  confie  ;  mais  ce  dont  je  suis  sûr,  c'est  que 
tous  (i),  durant  leurs  leçons,  consacrent  une  partie  notable  de 
leur  temps  à  autre  chose.  Ils  doivent  interroger  leurs  élèves  à 
seule  fin  de  savoir  si  ceux-ci  «  méritent  la  note  huit  ou  la  note 
neuf  y  la  note  six  ou  la  note  cirif/  et  demi. 

On  pourrait  se  demander  ici  si  ces  chiffres  ont  quelque  signi- 
fication. On  découvrirait  bientôt  que  pour  des  raisons  nom- 
breuses ils  sont  le  plus  souvent  indépendants  de  ce  qui  dans 
Tesprit  de  l'écolier  est  profond  et  durable.  Et  Ton  sourirait 
d'apprendre  que  les  «  moyennes  »  respectives  de  deux  élèves 
qui  n  ont  pas  une  qualité  commune  peuvent  fort  bien  ne  différer 
qu'à  partir  de  la  seconde  décimale.  Je  reconnais  que  le  système 
que  Ton  adopte  pour  apprécier  le  zèle  des  écoliers  est  sans 
importance.  Toute  la  question  est  de  savoir  s'il  est  vraiment 
utile  de  classer  ceux-ci  en  bons  et  en  mauvais  élèves.  Ces  der- 
niers sont  toujours  les  plus  nombreux  et  ils  constitueront  la 
partie  la  plus  considérable  de  la  nation.  Il  faudrait  donc  que 
rÉcole  parvînt  à  les  «  préparer  à  la  vie  »  aussi  bien  que  leurs 
camarades  plus  studieux.  La  société  a  d'ailleurs  des  jugements 
qui  ne  concordent  pas  avec  ceux  des  pédagogues.  Mais  ce  n'est 
pas  le  moment  d'insister. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'écolier,  cependant  qu'on  l'interroge, 
essaie  de  donner  le  change  sur  son  ignorance  réelle.  Les  cas  de 
tricherie  proprement  dite  sont  très  fréquents,  et  puis  il  y  a  tant 
de  façons  honnêtes  de  tricher  !  Cet  élève  était  inquiet  ce  matin 
en  se  rendant  en  classe.  Certaines  phrases  qu'il  avait  lues,  sans 
doute  un  peu  distraitement,  et  sur  lesquelles  il  aurait  peut-être 
la  malechance  d'être  questionné,  n'avaient  pas  pour  lui  un  sens 
très  clair  ;  et  il  s'exposait  à  affirmer  le  contraire  de  ce  qu'il 
devait  dire.  Mais  il  ne  songeait  pas  que  les  maîtres,  dupes  ou 
non,  doivent  souvent  s'en  tenir  à  des  apparences.  Au  moment 
critique  il  articula  sans  embarras  visible  des  mots  qui  avaient 
Tair  d'exprimer  des  idées  bien  comprises  ;  et  la  bonne  note  qu'il 

i;  

I  (1)  Ou  me  dira  peut-être  que  dans  certaines  écoles  le  professeur  n'interrompt  jamais  son 

cours  pour  des  interrogations;  et  que  celles-ci   se  font  durant  certaines  heures  qui  ne  sont 
consacrées  qu'à  cela.  Mais  cette  objection  ne  modifie  pas  ce  que  je  dis  de  la  tricherie 


LES    EFFETS   DE    L'ÉDUCATION    MODERNE  î>'2i 

obtint  ramena  la  tranquillité  dans  son  {Une.  «  L'affaire  est  dans  le 
sac  »,  aurait-il  pu  penser  en  regagnant  sa  place. 

Les  jours  de  composition  en  classe,  le  maître  décide-t-il  que 
seuls  les  élèves  qui  croient  avoir  compris  la  question  qu'ils  vont 
traiter  feront  le  travail?  Non,  car  il  n'a  pas  seulement  pour  but 
de  rechercher  quels  sont  ceux  qui  ont  besoin  d'ôtre  aidés  ;  il 
doit  donner  une  note  à  chacun.  L'élève  qui  est  sur  d'avance  de 
faire  une  composition  exécrable  doit  se  mettre  à  la  besogne 
comme  les  autres.  Dans  le  cas  favorable  où  il  ne  jette  pas  des 
coups  d'œil  furtifs  vers  la  feuille  de  son  voisin,  il  essaie,  en 
réunissant  les  pitoyables  lambeaux  de  science  restés  dans  sa 
mémoire,  de  faire  croire  à  son  professeur  qu'il  sait  quelque 
chose.  Entre  deux  notes  très  basses  il  choisit  la  moins  mauvaise 
et  pour  l'obtenir  il  couvrira  autant  de  lignes  que  possible  de  son 
galimatias  malhonnête. 

Lorsqu'un  écolier  est  puni  d'une  mauvaise  note  pour  ses 
réponses  stupides,  ceux  parmi  ses  camarades  qui  n'auraient  pas 
répondu  mieux  que  lui,  mais  qui  ont  «  la  veine  »  de  ne  pas  être 
interrogés  ce  jour-là,  lèvent-ils  la  main  pour  apprendre  au 
maître  qu'ils  méritent  la  même  appréciation  sévère?  Question 
candide!  Avoir  de  la  veine  ou  ne  pas  en  avoir:  telle  est  la 
.question  qui  pour  les  écoliers  est  capitale. 

En  résumé  on  fait  très  tôt  comprendre  à  l'enfant  qu'il  a 
intérêt  à  cacher  son  ignorance.  C'est  l'engager  à  tromper  ses 
maîtres.  Trois  fois  sur  quatre  il  n'hésite  pas. 

(A  propos  de  tricherie  je  dois  signaler  la  fac;on  réjouissante 
dont  les  écoliers  de  tout  âge  préparent  leurs  examens.  Le  can- 
didat doii  être  examiné  par  un  jury  compétent  par  définition, 
qui  appréciera  l'état  de  ses  connaissances  en  termes  décisifs. 
Or,  grAce  à  un  entraînement  ad  hoc  auquel  il  se  livre  durant  les 
semaines  qui  i)récèdent  le  jour  de  l'épreuve,  il  se  présente 
devant  ses  examinateurs  autre  fjuit  n\\st.  Un  mois  plus  tard, 
le  danger  i)assé,  i\  se  retrouve  dans  son  état  normal,  c'est-à- 
dire  qu'il  s'est  débarrassé  de  toute  l'inutile  science  dont  il 
s'était  orné  resj>ril  pour  «  réussir.  »  Or  il  est  bien  clair  que  si 
l'examen  devait  avoir  une  signification,  s'il  portait  sur  le  savoir 
réel  des  candidats,  sur  les  qualités  durables  de  leur  esprit,  on  ne 
le  ferait  pas  subir  à  des  jeunes  gens  qui,  depuis  deux  ou  trois 
mois,  assez  bien  renseignés  sur  le  total  des  questions  qui  pour- 
raient leur  être  posées,  se  préparent  à  y  répondre  d'une  manière 
brillante.  En  d'autres  termes,  les  examens  seraient  très  dilTé- 


5>'2  LA  REVUE   BLANCHE 

rents  de  ce  qu'ils  sont  aujourd'hui.    El  dire  que   partout    oit 
prend  des  précautions  contre  les  «  tricheries  »  des  écoliers  !) 

Mais  TEcole   dispose  d'un  moyen  plus  sur  pour  enlever  à 
reniant  sa  sincérité. 

Chaque  élève,  dans  le  cours  de  ses  études,  entend  ses  divers 
professeurs  traiter  les  sujets  les  plus  variés,  sujels  dont  il  aura 
lui-même  à  dire  quelques  mots  lorsqu'on  l'interrogera.  Ainsi, 
toutes  les  semaines,  il  débite  en  classe  des  propositions  erronées 
et  d'autres  qui  sont  exactes.  Mais  sa  convirlion  n  anime  pas 
(Vavantacje  celles-ci  que  celles-là.  Seule,  parfois,  la  note  qu'il 
obtient  lui  permet  de  reconnaître  si  ses  réponses  furent  satis- 
faisantes ou  mauvaises.  Et,  en  fail,  quelle  bonne  raison  ce 
gamin  a-t-il  de  situer  Pernambouc  sur  la  côte  brésilienne  plutôt 
que  sur  les  confins  du  Sahara,  si,  depuis  deux  ou  trois  mois,  il 
n'a  plus  entendu  parler  de  cette  ville?  Presque  toutes  les 
vérités  qu'on  l'oblige  de  connaître  sont  pour  lui  incontrôlables. 
Car  si  ses  maîtres  lui  donnent  de  mauvaises  notes  lorsqu'il  ne 
sait  pas  répéter  les  phrases  qu'il  a  lues  dans  ses  cahiers,  ils 
tolèrent  par  contre  qu'il  énonce  des  propositions  de  l'exactitude 
desquelles  il  ne  sait  absolument  rien  et  d'autres  dont  il  ne  com- 
prend pas  même  le  sens,  il  doit  croire  ce  qu'on  lui  dit  et  ne  pas 
Toublier.  A  l'école  le  vrai  et  le  faux  n'éveillent  pas  dans  l'enfant 
des  sentiments  contraires.  Ce  qu'il  affirme  lui  est  indifférent. 
Et,  parce  que  son  verbiage  d'écolier  est  à  peu  près  sans  rela- 
tion avec  ses  préoccupations  habituelles,  avec  sa  pensée  intime, 
avec  sa  vie  profonde,  ses  paroles,  plus  tard,  exprimeront  rare- 
ment ce  qu'il  aura  lui-même  vu  ou  senti.  Avec  une  aisance  tou- 
jours plus  grande  il  trouvera  les  phrases  neutres  qu'on  attend 
de  lui  comme  de  chacun.  Causez  un  instant  avec  ce  notaire  ou 
avec  ce  directeur  d'usine.  Si  vous  abordez  quelque  question 
générale  ne  touchant  pas  de  près  à  leurs  petites  affaires  ils 
émettront  peut-être  un  avis  dilTérent  du  vôtre  et  vous  aurez  un 
instant  l'espoir  d'entendre  une  objection  nouvelle  à  vos  idées. 
Mais  si  vous  défendez  votre  opinion  avec  fermeté,  ces  messieurs 
deviendront  tout  de  suite  conciliants  et  ils  vous  laisseront 
bientôt  voir  qu'au  fond  «  ils  s'en  fichent».  Phénomène  curieux  :  en 
faisant  débiter  à  ses  élèves  un  nombre  trop  considérable  de 
vérités^  l'École  prépare  des  hommes  enclins  au  mensonge. 

Ce  n'est  pas  dans  les  moments  mêmes  où  il  a  quelque  chose  à 
dire  que  l'enfant  apprend  à  bien  parler.  Ses  maîtres  ne  consi- 


LES  EFFETS  DE  LÉDUCATrON  MODERNE  *>i'^ 

dèrent  pas  seulement  son  langage  comme  un  moyen  d'expres- 
sion, mais,  plutôt,  comme  une  chose  intéressante  en  soi  dont  il 
faut  faire  une  étude  à  part,  durant  des  années,  en  des  moments 
de  la  semaine  fixés  par  Thoraire  de  l'école.  Les  formes  verbales 
et  les  règles  nombreuses  qu'ils  croient  devoir  lui  faire  connaître, 
ils  les  lui  enseignent  «  à  Técart  »,  pour  ainsi  dire,  et  à  la  file. 
Il  les  appliquera  peut-être  un  jour. 

Donc,  nous  apprendre  à  bien  parler,  ce  n'est  pas  nous  faire 
corriger  les  mots  que  nous  employons  spontanément  lorsque 
nous  voulons  dire  le  phénomène  qui  nous  a  frappés  ou  bien  nous 
soulager  d'une  question  obsédante;  c'est  nous  enseigner  des 
expressions  toutes  faites  que  TEcole  garantit  conformes  à  Tu- 
sage.  Or  comme  ou  nous  apprend  très  tôt  la  langue  de  nos  aînés, 
nous  avons  une  forte  tendance  à  adopter,  avant  tout  examen, 
les  mêmes  catégories  qu'eux  et  à  exprimer  les  mêmes  opinions. 
Tel  mol  qu'on  nous  conseille  équivaut  à  un  jugement  qu'on  nous 
suggère  et,  cela,  sans  que  rien  nous  mette  en  garde  contre  cette 
propagande  discrète.  En  nous  transmettant  telles  locutions  an- 
ciennes on  enracine  en  nous  de  vieux  respects,  dont  quelques-uns 
nous  fussent  demeurés  étrangers  si  l'on  s'était  simplement  appli- 
qué à  nous  faire  connaître  les  choses  et  les  gens  de  notre  époque. 

On  pourrait  dénaturer  assez  drôlement  ce  dernier  passage. 
Je  sais  fort  bien  qu'une  génération,  inévitablement,  parle  à  peu 
près  comme  celle  qui  l'a  précédée  ;  à  très  peu  de  chose  près,  si 
l'on  veut.  Maisje  prétends  que  si  Ton  ne  se  hAtait  pas  de  donner 
une  forme  définitive  à  la  pensée  de  l'écolier,  si,  dès  les  premiers 
jours,  on  ne  lui  présentait  pas,  en  bloc,  un  vocabulaire  tout 
fait,  si  on  ne  lui  suggérait  pas  des  comparaisons  classiques  et 
des  classifications  très  contestables,  si  on  ne  lui  proposait  pas 
les  fatidiques  «  sujets  de  compositions  »  qui  ennuyèrent  déjà  nos 
grands-pères  ,  je  prétends  qu'alors  le  langage  de  l'enfant  tradui- 
rait avec  plus  de  fidélité  ce  qu'il  a  réellement  senti.  —  Il  y  a  des 
maîtres  de  composition  qui,  après  avoir  proposé  comme  sujet  à 
leurs  élèves  «  un  coucher  de  soleil  »,  ajoutent  :  «  Ne  faites  pas 
de  phrases:  dites  simplement  ce  que  vous  avez  vu». —  Mais 
Tenfant  ne  tient  pas  compte  de  ce  bon  conseil;  il  se  méfie.  Ce 
qu'il  a  vu  se  résumerait  en  trois  lignes;  or  il  se  dit  qu'une  telle 
concision  lui  vaudrait  une  très  mauvaise  note.  Peut-être  même 
y  verrait-on  une  intention  irrévérencieuse.  Donc,  prudemment, 
le  bon  élève  se  rappelle  tant  bien  que  mal  des  phrases  lues  par- 
ci  par-là  et,  avec  effort,  il  délaie  son  coucher  de  soleil  en  trois 
ou  quatre  pages. 

Afin  qu'ils  retiennent  la  règle  concernant  la  conjonction  ni, 


524  LA   REVUE   BLANCHE 

j!  on  fait  dire  à  des  gamins  de  dix  ans  :  «  Ni  l'or  ni  la  grandeurne 

»'•  nous  rendent  heureux.  »  Tout  de  suite  après  ces  petits  farceurs 

l[;  ajoutent:  «Le  temps  ou  la  mort  sont  nos  remèdes.  »  On  pourrait 

î  habituer  Pécolier  à  la  clarté  et  à  la  concision  dans  les  moments 

\\[  mêmes  où  il  exprime  ses  préoccupations  véritables  ou  lorsqu'il 

[;  raconte  Taventure  qui  Ta  ému.  Ici  je  veux  seulement  noter  ce 

K  fait  qu'alors  il  se  laisserait  plus  facilement  aussi  imprégner  par 

*!  l'atmosphère  de  son   temps.  Ignorant  les  locutions  tradition- 

f  nelles  que  les  écoles  d'aujourd'hui  enseignent  d'avance,  son  esprit 

I  :  serait  plus  libre.  Ayant  le  droit  de  ne  pas  parler  des  choses  qu'il 

'['.  ne  connaît  pas,  le  droit  de  se  taire  quand  il  n'a  rien  à  dire,  il 

r  serait  plus  sincère. 

|î'  Vouloir  que  le  peuple  qu'on  a  la  mission  d'instruire  soit  un 

|;  peuple  de  lettrés,  cela  est,  certes,  un  noble  souci.  Mais  je  ne  vois 

iji  tout  de  même  pas  pourquoi  les  citoyens  de  tous  les  pays  civi- 

[!:  lises  seraient  tenus,  à  un  «Igc  où  dos   exercices  tout  différents 

1.  les  sollicitent,  de  savoir  rédiger,  conformément  aux  modèles  de 

l'Ecole,  une  «lettre  à  un  père  absent»  ou,  encore,  une  tartine 
de  trois  pages  sur  «  le  retour  des  hirondelles)),  sur    u  l'amour 
|;  de  la  patrie  »  ou  sur  «  ce  qu'on  voit  dans  les  yeux  de  sa  mère  ».  La 

perspective  d'une  société  où  Ton  ferait  moins  de  phrases 
qu'aujourd'hui  et  où  l'on  publierait  moins  de  romans  «  correc- 
tement écrits»  ne  doit  pas  faire  peur.  Si  tant  d'avocats  et  tant 
de  politiciens  peuvent,  une  heure  durant,  dire  avec  chaleur  des 
choses  qu'ils  ne  pensent  j)as,  ils  le  doivent  sans  doute  en  partie 
à  l'éducation  qu'ils  ont  reçue.  Quant  aux  vrais  poètes  et  aux 
vrais  savants,  ce  n'est  pas  l'Ecole  qui  les  produit. 


h 


•  Ce  qui  précède  fait  déjà  comprendre  que  l'éducation  moderne 

V  ne  saurait  donner  de  la  vigueur  aux  intelligences  ;  mais  il  faut 

{  insister  sur  ce  point. 

A  l'école  tout  est  (Vavancc  transposé  dans  le  domaine  de  la 
if*  phrase.  C'est  dans  un  décor  invariable  et  sous  une  forme  tou- 

J^^  jours  la  même  que  l'écolier  acquiert  les  notions  les  plus  diverses. 

;.  Et  par  ce  fait,  Vallradion  universelle^  telle  anecdote  sur  le  bon 

;  sainl  LouiSy   la   découverte  de   V Amérique,  le  pluriel  des  noms 

terminés    en  «al»,  la  fraternité  humaine  et  la  /)réj)aralion  du 
l^-  sodium,  tout  a  pour  lui  à  peu  près  la  même  imj)ortance.  Lors- 

i  qu'il  apprend  ses  leçons  il  voit  toutcela  dans  le  même  plan,  dans 

{  le  plan  de  la  page,  si    Ton   peut  dire  ainsi.  Car  en  dépit  des 

talents,  parfois  réels,  de  ses  maîtres,  l'enfant  penclié  sur  son 
cahier  ou  sur  son  livre  est  incapable  de  remettre  les  choses  à 
la  vraie  place  qu'elles  occupent  dans  l'histoire   de  l'humanité. 


LES  EFFETS   DE  L'ÉDUCATION   MODERNE  5^5 

L'univers  qui  lui  apparaît  alors  est  sans  relief  et  monotone 
comme  un  trop  long  discours  :  c'est  un  monde  formel  et  vide 
que  l'école  a  fabriqué  avec  des  mots. 

A  Tâge  de  dix-sept  ou  de  dix-huit  ans  un  écolier  a  déjà  subi 
huit  mille  leçons  environ  et  le  nombre  des  mots  que  ses  maîtres 
ont  débités  devant  lui  est  fabuleux.  C'est  qu'à  l'école  on  est 
pressé  :  il  y  a  tant  de  choses  à  apprendre  ;  il  y  a  tant  de  choses 
«  dont  il  faut  avoir  entendu  parler»  ! 

Tout  pédagogue  à  qui  Ton  demandera  pourquoi  ses  pareils 
répandent  avec  si  peu  de  discrétion  des  vérités  de  tout  ordre, 
répondra  qu'en  enseignant  Thistoire,  la  littérature,  les  sciences 
naturelles  et  les  mathématiques  on  ne  se  propose  pas  avant  tout 
de  fixer  définitivement  dans  les  mémoires  des  faits  et  des  noms 
importants,  mais  que  ces  leçons  nombreuses  doivent  donner  à 
l'esprit  de  l'enfant  certaines  qnalilés  durables.  Or,  ce  malheu- 
reux ne  voit  pas  que  la  quantité  inouïe  des  connaissances  que 
l'écolier  doit  acquérir  empêche  absolument  celui-ci  d'améliorer 
la  qualité  de  son  cerveau.  Occupé  à  écouter  ses  maîtres  et  à 
prendre  des  notes,  le  bon  élève,  en  classe,  s'interrompt  dépen- 
ser. A  la  maison  il  s'efforce  d'apprendre  ce  que  contiennent  ses 
cahiers  et  ses  livres. 

A  ce  propos  il  faut  dire  qu'en  dépit  de  tous  les  beaux  discours 
qu'on  a  faits  sur  la  liberté  de  Técolier,  beaucoup  d'enfants,  à 
notre  époque,  sont  encore  tenus  de  savoir  répéter  lexluellement 
les  phrases  de  leurs  manuels.  En  outre, —  et  cela  est  également 
significatif,  —  beaucoup  de  maîtres,  la  plupart  <  tolèrent  »  chez 
leurs  élèves  cette  passivité  excessivive.  (Jue  de  fois  j'ai  observé 
des  écoliers  marmottant,  avec  la  virtuosité  d'un  curé  disant  une 
messe,  le  paragraphe  qu'ils  devaient  peut-être  réciter  en  classe 
quelques  heures  plus  tard.  Ce  bredouillement  éducatif,  que 
connaissent  sans  douter  la  plupart  des  parents,  prouve  bien  que 
je  n'exagère  pas.  Or  si  l'Ecole  voulait  vraiment  donner  à  l'enfant 
l'habitude  de  la  réflexion  elle  lui  demanderait  de  dire  ce  qu'il  a 
appris  en  termes  différents,  —  fussent-ils  d'abord  gauchement 
puérils^  —  de  ceux  qu'il  a  trouvés  dans  ses  cours.  Ce  serait  le 
seul  moyen  de  reconnaître  s'il  com|)rend  nettement  les  paroles 
qu'il  prononce.  Mais  beaucoup  de  pédagogues  apprécient 
davantage  le  zèle  et  la  docilité  de  l'élève  que  son  intelligence. 
La  pensée  libre  de  l'enfant,  ce  serait  l'imprévu,  ce  serait  le 
désordre. 

En  somme,  l'enfant  n'exprime  presque  jamais  sa  propre  pen- 
sée lorsqu'il  débite  une  phrase  qu'il  a  lue  dans  un  livre.  En  son- 
geant à  l'affreux  verbiage  qu'on  exige  de  lui,  on  serait  tenté  de 


526  LA   REVUE   BLANGUS 

dire  que  le  mot  est  un  instrument  pour  grandes  personnes.  C'est 
la  richesse  de  notre  vie  mentale  qui  détermine  pour  nous  le 
contenu  des  mots  que  nous  prononçons  et  de  ceux  que  nous 
entendons.  Pour  Técolier,  trop  jeune,  la  plupart  des  mots  qu'il 
doit  savoir  prononcer  sont  vides. 


11  arrive  parfois  qu'en  nous  faisant  découvrir  une  relation 
encore  insoupçonnée  entre  deux  ordres  de  pliénomènes  ou  sim- 
plement en  nous  indiquant  un  seul  fait  nouveau,  on  nous 
émeuve  comme  si  cette  révélation  devait  modifier  noire  vie.  Des 
jugements  portés  naguère,  mille  expériences  que  nous  avons 
faites  se  présentent  tumultueusement  à  notre  esprit.  Nous  pres- 
sentons qu'un  ordre  nouveau  va  s'organiser  dans  notre  pensée 
et  que  désormais  nous  ne  considérerons  plus  les  choses  du 
môme  point  de  vue.  Eh  !  bien,  ce  ne  sont  pas  de  ces  faits 
émouvants  qu'on  raconte  à  Técolier  ;  ou,  plutôt,  lorsqu'on  lui 
enseigne  quelque  fait  qui,  pour  lui,  pourrait  être  riche  en  con- 
séquences on  passe  trop  vite  au  «  sujet  »  suivant  pour  qu'il 
éprouve  l'ébranlement  salutaire  dont  je  parle.  On  le  prive  de  la 
brusque  vision  où  lui  serait  apparu  un  peu  de  la  merveilleuse 
beauté  du  monde.  La  vérité  nouvelle  qu'on  lui  enseigne  ne 
pénètre  pas  jusqu'à  son  cœur.  Elle  est  pareille  aux  mille  vérités 
qu'il  a  déjà  apprises  et  à  toutes  celles  qui  suivront. 

En  d'autres  termes  on  laisse  ignorer  à  l'enfant  ce  qui  précède 
la  vérité^  la  lutte  plus  ou  moins  longue  et  plus  ou  moins  pénible 
que  rhomme  soutient  contre  les  choses  qu'il  veut  arriver  à 
connaître,  tout  ce  qui  dans  cette  lutte  entrave  ses  efforts  et  tout 
ce  qui  pourrait  l'aider  ;  on  ne  lui  signale  pas  la  déception  inévi- 
table de  l'humanité  qui  croit  avoir  établi  un  accord  durable  entre 
ses  notions  anciennes  et  ses  expériences  sans  cesse  renouvelées. 

Du  point  de  vue  de  l'activité  humaine  l'écolier  verrait  de 
l'unité  dans  l'histoire  et  dans  le  monde  ;  mais  son  seul  devoir 
est  de  retenir  des  propositions  monotones  et  ennuyeuses.  Aussi 
ignore-t-il  qu'elles  n'ont  pas  toute  la  même  importance  ;  il  ne 
sait  pas  qu'elles  diffèrent  beaucoup  les  unes  des  autres  quant  à 
la  nature  du  sentiment  qu'elles  devraient  éveiller  en  lui.  Une 
reconnaît  pas  dans  telle  vérité  qu'il  pourrait  énoncer  avec  la  plus 
sereine  certitude  une  arme  qui  lui  permettrait  de  convaincre  les 
autres  ou  de  résister  à  leur  argumentation.  Telle  autre  vérité 
ne  s'impose  pas  avec  la  même  évidence,  mais  elle  est  contrôla- 
ble, elle  a  été  contrôlée  mille  fois.  Celle-ci,  par  sa  nature  même, 
est  des  plus   contestables;    celle-là,   simple   hypothèse,  a  été 


LES  EFFETS   DE   L'ÉDUCATION   MODERNE  627 

vérifiée  dans  un  trop  petit  nombre  de  cas  et  Ton  devra  sans 
doute  restreindre  sa  généralité. 

D'autre  part  il  est  des  vérités  concernant,  par  exemple,  la 
société  future  qui  n'expriment  pas  autre  chose  que  les  aspira- 
tions d'un  groupe  de  nos  contemporains.  Prophéties  d'une  réali- 
sation plus  ou  moins  probable,  elles  sont  proclamées  avec  pas- 
sion par  ceux  dont-elles  satisfont  la  sensibilité.  Si  telle  de  ces 
affirmations  passionnées  peut  stimuler  notre  enthousiasme,  sa- 
chons reconnaître  que  c'est  notre  ardeur  seule  qui  lui  donne  de  la 
force  et  n'essayons  pas  de  la  justifier  en  invoquant  la  Logique 
universelle.  L'affirmation  contraire  est  tout  autant  fragile  ;  et  il 
est  bon  de  savoir  que  ce  qu'un  savant  formule  n'est  pas  tou- 
jours le  résultat  de  la  Science. 

Il  est  encore  de  soi-disant  vérités  qui  ne  sont  que  des  conven- 
tions ou  de  simples  moyens  nmémoniques. 

Enfin,  il  en  est  d'infiniment  précieuses  qui  modifient  la  con- 
duite et  toute  l'existence  de  ceux  qui  les  ont  senties.  Eh  bien 
toutes  ces  vérités  si  dissemblables  par  leurnature  et  leur  impor- 
tance ne  pénètrent  pas  à  des  profondeurs  très  difl'érentes  dans 
dans  la  pensée  de  l'écolier.  Pour  lui  elles  expriment  indifférem- 
ment des  résultats  qu'il  faut  connaître  pour  mériter  une  note  suf- 
fisante. 

En  résumé,  l'Ecole  ne  fait  pas  comprendre  à  l'enfant  l'évolution 
universelle;  elle  lui  inculque  la  croyance  en  l'immobilité.  Tels 
résultats  qu'elle  lui  enseigne,  parce  qu'ils  ont  d'isolé,  d'immuable, 
d'absolu,  revêtent  en  quelque  sorte  un  caractère  sacré.  Il  ne 
sait  pas  que  la  nécesssité  des  choses  d'à-p résent  est  purement 
historique.  Et,  de  la  sorte  l'éducation  qu'il  a  reçue  explique  le 
respect  stupide  et  lâche  que  Thomme  ressent  pour  l'Actuel. 

Lorsqu'on  a  suggéré  à  l'écolier  quelque  but  à  atteindre,  on  ne 
le  laisse  pas  libre  d'employer  dans  ce  dessein  des  moyens  d'abord 
grossiers  qu'il  perfectionnerait  peu  à  peu.  Tout  de  suite  on  lui 
enseigne  une  méthode  perfectionnée  qu'il  applique  sans  la  com- 
prendre. Ce  n'est  pas  lui  qui  dirige  sa  besogne;  il  est  un  manœu- 
vre qui  obéit  aveuglément  à  des  ordres  supérieurs.  Ceux  qui 
l'éduquent  réduisent  ainsi  à  zéro  le  rôle  de  sa  volonté.  A  ce  pro- 
pos, je  veux  noter  encore  ce  fait  qu'on  donne  aux  écoliers  —  aux 
jeunes  filles  surtout  —  tant  d'ordres  et  tant  de  recommandations 
qu'ils  en  arrivent  à  ne  plus  oser  faire  que  ce  qui  est  expressé- 
ment permis.  Ainsi  que  je  l'ai  constaté  bien  des  fois,  lorsque, 
sous  la  surveillance  du  maître,  les  élèves  rédigent  une  composi- 
tion en  classe,  il  en  est  qui,  voulant  sécher  la  page  qu'ils  vien- 


H 


il 


[} 


i^ 


li: 


528  LA   REVUE   BLANGHJS 


;r*  nenl d'achever,  lèvent  la  main  et  demandent  respectueusement: 

;?;  '  « —  Monsieur,  puis-je  prendre   un   papier-buvard   dans   mon 

;^-  pupitre?  »  On  les  soupçonne  si  fréquemment  de  tricherie   que 

:;•  des  jeunes  gens   de   seize  ans,   même  dans  ce  cas   extrême, 

i*'=.  n'osent  pas  agir  sans  une  autorisation  spéciale. 


Durant  les  sept  ou  huit  ans   qu'il  passe  à  l'école,  Tenfant 

j;  n'apprend  pas  à  se  connaître.  On  ne  lui  donne  pas  l'occasion  de 

1^!  dépenser  son  activité  dans  des  directions  variées  ;  on  ne  lui 

[}.'  révèle  pas  ses  propres  forces.  Aussi  ignore-t-il  le  plus  souvent 

II"  ce  qu'il  serait  capable  de  faire  avec  facilité  et  avec  plaisir;  il  ne 

\\  '  sait  pas  que  dans  telle  direction  il  ferait  des  progrès  rapides  et 

%\  "               que  dans  tel  domaine  il  rencontrera   des  difficultés  peut-être 

Ij  :  insurmontables  et  de  l'ennui  ;  il  ne  connaît  ni  ses  goftts  ni  ses 

7  '  aptitudes.  Il  sera  peut-(^tre  capable  de  pérorer  un  quart  d'heure 

\i\  sur  les  différentes  formes  de  Tactivité  humaine  ;  mais,  le  jour 

U;  où  il  se  demandera:  «  Que  vais-je  devenir?  »  il  hésitera  avec 

|{  i  indifférence  entre  la  profession  de  médecin  et  celle  d'avocat, 

)\  i  cependant  que  tel  de  ses  camarades,  moins  fortuné  que  lui,  se 

;j  *  fera  bureaucrate  sans  savoir  qu'il  eût  pu  devenir  un  ébéniste 
très  habile. 


!{  En  définitive  l'Hcole  a  sur  l'enfant  une  influence  profonde  : 

i\  '  elle  le  fatigue  physiquement   et   moralement.    Elle   le   fatigue 

;|  parce  qu'elle  cultive  en  lui  une  faculté  unique  :  celle  de  compo- 

u  ser  ou  simplement  de   retenir  des  phrases.    S'il  est  un  «  bon 

j  élève  »  il  contractera   peut-être   pour  toujours   l'habitude   des 

^  «définitions  »  et  des  «  énoncés  satisfaisants  ».  Les  livres,  les* 

S  gens  et   les   peu[)les  qu'il  connaît,  comme  d'ailleurs  ceux  qu'il 

:«  ne  connaît  pas,  tout  sera  pour  lui  prétexte  à  formules.  11  résu- 

fi  mera  en  quelques  mots  définitifs  tout  ce  qui  arrêtera  son  atten- 

I  lion.  Il  le  fera  parfois  d'une  manière  piquante  ;  mais  celte  habileté 

/:  ne   suffira  pas  pour  faire  de  lui  un  homme.  Sa   manie  ternira 

:>  pour  lui  la  beauté  du  monde.  Réduire  les  choses  et  les  êtres  à 

îj  des  mots,  c'est  le  plus  souvent  les  réduire  à  rien, 
i  N'ayant  pas  vécu  en  contact  avec  la  nature,  récolierne  soup- 

j   .  çonnera  pas,  plus  tard,  la  joie  qu'il  aurait  à  l'étudier.  Ayant  trop 

:!  longtemps  connu  l'inaction  et  l'ennui,  il  ne  saura  pas  aimer  et 

tj  agir.  11  énoncera  sans  peine  de  nobles  règles  de  vie,  mais  il  sera 

li  sans  vitalité.  A  vingt  ans,  l'intelligence  pauvre  et  le  cœur  vide, 

;i  au  lieu  de  s'enthousiasmer  pour  quelque  belle  illusion,  il  démon- 

1;  trera  par  un  raisonnement  la  vanité  de  tout. 
n 

i 

i 

K 


LES   EFFETS   DE   L'ÉDUCATION   MODERNE  ^29 

J'imagine  que  certains  lecteurs  m'interrompraient  volontiers 
pour  me  dire  que  j'exagère  et  que  l'influence  de  TÉcole  n'est  pas 
aussi  pernicieuse  que  je  veux  bien  Taffirmer.  Le  fait  est  que, 
s'il  faut  en  croire  les  résultats  de  Tenquôte  faite  par  La  revue 
blanche  (numéro  du  1"  juin  1902),  bien  des  personnes  en  dépit 
de  l'éducation  qu'elles  ont  reçue  conservent  une  intelligence 
remarquable  et  une  rare  originalité  d'esprii.  Mais  ce  qu'affir- 
ment beaucoup  de  ceux  qui  ont  répondu  àTenquête  en  question, 
c'est  que  les  innombrables  leçons  reçues  jadis  ont  eu  sur  eux 
une  influence  à  peu  près  nulle. 

Or  si  l'on  considère  que  ces  leçons  se  comptent  par  milliers,  . 
qu'elles  n'ont  eu,  pour  ceux  auxquels  elles  s'adressaient,  ni  bon§ 
ni  mauvais  effets,  on  peut  sans  aucune  exagération  déclarer  que 
ce  résultat  est  mince.  Oui,  il  y  a  des  écoliers  qui  ne  sont  pas 
influencés  par  ce  qui  se  dit  en  classe  ;  ce  sont  des  paresseux, 
des  élèves  distraits,  des  cancres.  Leur  esprit  est  constamment 
ailleurs  ;  et  pendant  que  le  maître  résout  au  tableau  noir  une 
équation  du  second  degré,  ils  se  demandent  peut-être  comment 
ils  termineront  le  sonnet  destiné  à  la  Dame  de  leurs  rêves.  Mais, 
si  ces  écoliers  conservent  sur  la  plupart  des  sujets  du  programme 
une  bienheureuse  ignorance,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'à 
l'école  ils  s'ennuient.  Durant  des  années,  plusieurs  heures  par 
jour,  ils  ne  sont  occupés  qu'à  attendre  la  fin  de  la  leçon.  Il  est 
difficile  d'admettre  c[u'une  telle  éducation  puisse  être  sans 
influence  sur  eux.  L'Ecole,  certainement,  diminue  leur  joie;  elle 
leur  vole  une  partie  considérable  de  leur  jeunesse  ;  car  tout  ce 
temps  perdu  durant  lequel  elle  les  oblige  à  l'inaction,  ils  auraient 
pu  le  consacrer  à  vagabonder  dans  la  nature,  à  s'émerveiller,  à 
vivre.  Et  ainsi,  quand  les  efl*ets  de  l'éducation  moderne  parais- 
sent nuls,  ils  n'en  sont  pas  moins  détestables. 

Ce  n'est  pas  le  moment  d'indiquer  ce  que  pourrait  être  une 
éducation  bienfaisante.  Mais,  si  l'on  écarte  cette  hypothèse  que 
l'École,  consciente  de  son  œuvre,  s'applique  à  rendre  les  esprits 
respectueux,  on  peut  se  demander  en  quoi  consiste  la  fa^te 
essentielle  des  éducateurs  modernes;  et  c'est  sur  ce  point  que 
je  voudrais  revenir  encore  une  fois. 

Le  pédagogue  d^aujourd'hui  souligne  plus  fortement  et  plus 
fréquemment  la  différence  qu'il  y  a  entre  les  gens  instruits  et 
les  autres  que  celle  qui  sépare  les  êtres  sains  des  malades,  les 
intelligents  des  imbéciles,  ou  encore  les  lâches  des  courageux. 
Cette  pitoyable  religion  du  Savoir  suffirait  pour  expliquer  la 
plupart  sinon  la  totalité  des  erreurs  de  TÉcole. 

34 


I 


$3o  LA  RSVUS  JILA:NGHJC 


1^1  £Sn  effet,  si  des  écaliers  de  neuf  ^uilix  ans  De  peuvent  pas 

Ih  ocmsacrer  chaque  jour  deux  ou  trois  heures  à  des  jeux,  à  des 

[h  enarcicesphysiques,  ou  à  des  travaux  manuels,  c'estque,dtra-tHon^ 

|jj|^  ia-tâche  du  maître  est  longue  et  le  temps  ^esi  court.  Si,  à  TÉcole, 

{;ii  reiifent  doit  presque  sans  cesse,   et  cela  durant   des   années» 

f;'-;  nabor  assis  et  inactif  avec  le  devoir  constant  d'écouter,   c^est 


...^  qoe  Ton   s'imagine  qu'avant  toutes  choses  il  faut  fixer  dans  sa 

rr.  mémoire  un  très  grand  jK>mhre  de  vérités.  C'est  pour  la  même 

La  nisoa  que  Ton  fait  abstraction  de  ses  goûts  et  de  ses  apti- 

\H  ludes  :  tout  le  monde  doit  savoir  que  saint  Louis  rendait  la  jus* 

îti  tioe  sous  un   chêne,   que  Pékin  est  en  Chine  et  <fue  le  mot 

I  ]  idtraper  s'écrit  avec  un  seul  p.  La  môme  raison  expliquerait 

I  :{  Msai  que  les  écoliers  dès  leur  huitième  année  s'instruisent  dans 

)  \  «ne  salie  monotone  sous  la  direction  d'un  spécialiste  mnini  de 

il  '}  rénidîtîon  réglementaire,  plutôt  que  de  vagabonder  d'abord  long- 

j^  \  leotps  parmi  les  êtres  et  les  choses  en  compagnie  d'un  enthou- 

\\  y  jôaste  qui  n'aurait  d'autre  désir  que  de  leur  faire  aimer  l'actif 

||  ^  ^(iééetla  vie.  Et  c'est  encore  parce  que  la  dose  de  science  fixée 

|r  i  fmt  les  programmes  est  jugée  indispensable  pour  tout  homoie 

I  ;  d'jMijoard'hiti,  c'est  parce  que  cette  dose  est  obligatoire,  que 

I  ^  ios  maîtres  doivent  consacrer  presque  notant  de  temps  à  inter^ 

raiger  leurs  élèves  dans  le  seul  but  de  savoir  quelles  notes  ceax-<i 
méf^iteat  qu'à  augmenter  effectivement  leur  savoir,  qu'à  fortîfksr 
:'»  leur  intelligence.  Enfin  <^^est  parce  qu'à  l'Ecole  on  est  pvessé 

'!  que  l'enfant  passe  d'ordinaire  d'un  sujet  à  un  antre  avant  d'arvoir 

:«'  ac(fiis,  sur  le  premier,  des  idées  nettes,  avant  qu'il  ait  pu  soup- 

^7  çonner  la  beauté  qu'il  y  a  dans  les  choses  dont  on  l'entretient 

.*î  et  sans  jamais  comprendre  la  signification  générale  que  donne 

;  à  tout  fait  d'histoire  ou  de  science  la  destinée  de  l'homme  sur 

j  la  terre.  Savoir  !  Pour  la  phipart  des  gens,  redisons-le,  ce  mot 

signifie  tout  simplement  :  savoir  répéter. 

Eh  bien,  parmi  les  innombrables  vérités  qu'on  enseigne  à 
l'enfant  il  n'en  est  presque  aucune  qui  puisse,  par  ce  seul  fait 
qu'iU'aura  retenue  et  qu'il  saura,  cas  échéant,  l'énoncer  à  son 
tour,  acquérir  pour  lui  une  valeur  réelle.  Les  écoliers  appren> 
Mnt  i  lire,  à  écrire  et  à  effectuer  quelques  calculs  simples,  ce 
qui  est  bon,  sans  doute,  à  tous  égards.  Mais  en  outre  lerurs 
ai'sltres  consacrent  des  milliers  d'heures  à  les  munir  d'nne  éru- 
dition  absolument  vaine.  Elle  est  vaine  parce  qu'elle  est  super- 
ficielle; c'est  un  mince  vernis  que  le  temps  effacera  bientôt. 

Que  r École  consente  à  ne  plus  instruire  ses  élèves  jusqu'à 
l'écœurement;  qu'elle  mette  au  rancart  son  stock  formidable 
d'empereurs,  de  capitales,  d'échinodermes,  de  guerriers  illustres, 


LES   EFFETS   DE   L*ÉDUCAT10N   MODERNE  53:1 

de  règles  grammaticales,  de  lois  physiques,  de  gr^n^  écrivains, 
de  théorèmes  el  de  sulfocarbonales. 

A  ceite  condition  seulement  les  écoliers  auront  le  temps  de 
vivre,  de  jouir  de  leur  jeunesse,  d'admirer,  de  questionser  et 
d'apprendre  à  connaître  la  nature  et  Tœuvre  des  hommes. 

Plutôt  que  d'accroître  dès  les  piremières  années  rérudition  de 
reniant,  que  l'École  développe  autant  que  possible  ses  aptitudes. 
Nos  aptiUMies  sont  en  quelque  sorte  pour  nous  de  la  scôence  à 
Tétat  potentiel.  Quand  nous  les  exerçons  quelque  chose  de  dora* 
ble  s'organise  au  fond  de  notre  être.  En  habituant  réooUer  à 
s'exprimer  avec  clarté  et  précision  ;  en  !le  stimulant,  pendant  des 
années,  à  découvrir  de  petites  différences  et  de  profondes  ana*- 
logies  ;  en  Taccoutumant  à  distinguerles  paroles  qu'il  comprend 
nettement  de  celles  qu'il  ne  comprend  guère;  en  lui  faisant 
comprendre  dans  quels  cas  il  peut  affirmer  ou  s'affirmer  et  dans 
quels  cas  U  doit  dire  :  <c  Je  ne  sais  pas  »;  en  l'exerçant  «ussi  à 
reconnaître  ce  qu'il  y  a  d  insuffisant  dans  certaines  argumenta- 
tions; en  lui  donnant  le  goût,  le  besoin  del'aotivité;  en  forti- 
fiant ses  muscles;  en  développant  l'adresse  de  ses  doigts  par  de 
fréquents  travaux  manuels,  on  accroît  d'une  manière  définitive 
sa  puissance^  on  embellit  toute  sa  vie.  En  poursuivant  .oe  but, 
l'École  serait  sûre  de  ne  pas  compromettre  l'avenir  de  ses  élèves 
qui  reste  pour  elle  absolument  indéterminé. 

Sans  doute  la  plupart  de  ceux-ci  seraient  ensuite  dans  Tobli- 
gation  de  se  «  spécialiser  ».  Mais  ayant  été  chargés  d'énergie  et 
d'enthousiasme  durant  leurs  première^  années,  ils  sauraient 
résister  à  la  déformation  qui  menace  tous  ceux  qui  par  une 
besogne  invariable  et  monotone  doivent  gagner  leur  pain  de 
chaque  jour. 

L'éducation  moderne,  comme  nous  l'avons  vu,  diffère  de 
celle-là.  Le  pédagogue  actuel,  comme  celui  d'autrefois,  a  la 
défiance  de  la  vie  pour  tout  ce  qu'elle  a  de  spontané  et  d'im- 
prévu. Les  élèves  qu'il  a  formés  ont  la  mémoire  enrichie  de 
procédés  commodes  et  de  vérités  salutaires;  ils  n'ont  pas  connu 
l'effort  de  penser;  ils  possèdent  la  réponse  à  mille  questions 
qu'ils  ne  se  sont  jamais  posées.  A  l'école,  l'enfant  perd  peu  à 
peu  sa  confiance  en  lui-môme,  car,  sans  cesse,  on  lui  a  repro- 
ché ses  imperfections,  on  a  toujours  laissé  ses  forces  inactives, 
on  a  constamment  contrarié  ses  vraies  tendances  et  ses  vrais 
besoins.  A  l'avenir  il  attendra  des  autres,  de  quelque  autorité 
humaine  ou  divine,  la  vérité  ou  le  bonheur.  Il  a  fait  en  classe 
l'apprentissage  de  la  docilité. 


i( 


53;^  LA  REVUE   BLANCHE 

Sans  doute  ceux  qui  l'ont  préparé  à  la  vie  ont  voulu  lui  don- 
ner le  recueil  complet  des  «  recettes  pour  se  tirer  d'affaire  »  ; 
mais  ils  n'ont  pas  prévu  tous  les  cas.  Et,  le  jour  où  le  mécon- 
tent aurait  besoin  d'initiative  et  d'audace,  il  reste  inerte  :  de 
son  être  diminué  rien  ne  jaillit. 

L'École  ne  veut  pas  que  l'enfant  soit,  simplement,  l'enfant  ; 
elle  veut  qu'il  parle  le  jargon  du  spécialiste  et  elle  en  fait  la 
caricature  de  Thomme.  De  même  que  de  pauvres  petits  êtres  ,de 
neuf  ou  dix  ans  apprennent  au  collège  l'ignoble  parodie  de 
l'amour,  les  écoliers  apprennent  en  classe  l'affreuse  parodie  de 
la  pensée!  Durant  des  milliers  d'heures  Tenfant  reste  tranquille 
pour  ne  pas  être  puni  ;  pour  mériter  son  diplôme  il  apprend  un 
tas  de  choses  ennuyeuses;  et,  constamment,  au  lieu  d'exercer 
ses  propres  forces,  il  retient  ce  que  les  autres  ont  fait  et  ce  qu'ils 
ont  dit.  Si,  de  la  sorte,  l'éducateur  moderne  ne  peut  préparer 
des  générations  d'enthousiastes,  il  forme  par  contre  d'excellents 
employés  qui  jusqu'au  bout  sauront  faire  leur  devoir.  Mais  le 
sentiment  du  devoir  ne  sera  pas,  en  eux,  une  force  qui  main- 
tiendra droite  leur  attitude;  il  se  confondra  toujours  avec  la 
crainte  de  désobéir.  Sans  élans,  sans  ardeur,  sans  vie,  on  les 
fera  facilement  s'incliner  devant  l'Autorité. 


H.    ROORDA   VAN    EVSINGA. 


EXODES  ET  BALLADES 


Points   de   Vue 


LE  PISTON 


Le  soir,  parfois,  grandes  ouvertes  les  fenêtres, 
On  laisse  entrer  l'Eté  qui  s'étire  et  qui,  las, 
Dans  la  chambre  éparpille  une  odeur  de  lilas    , 
Et  des  chuchotements  de  hêtres. 

Sur,  quelque  part,  s'enjolivant  de  falbalas, 

Use  concerte  d'invisibles  Dalilas, 

De  qui  s'augmente  encor  l'inquiétude  d'être. 

On  se  donne  à  la  nuit  charmante  d'être  là, 
Pacifique  et  pacifiante,  bleu  holà, 
Trêve,  répit,  repos,  douce  à  qui  s'isola, 
Douce  d'être  venue  et  d'être  venue  ample, 
Si  calme  que  sa  paix  bleue  éploie  un  exemple; 

Et  c'est  un  trouble,  un  grand  émoi  contagieux, 
Où  frissonne  le  vieux  frisson  religieux. 


C'est  alors,  déroulant  ses  guirlandes  cuivrées, 
Que,  parfois,  un  piston  festonne  allègrement. 
Familier,  le  travail  de  ses  gammes  ouvrées. 

Et  ce  n'est  qu'un  piston  en  fleur,  mais  c'est  charmant  ! 


Aimer  le  piston,  ô  mystère  ! 
Le  faire  chanter  sur  la  terre 
Et,  s'il  vous  fait  défaut,  se  taire  ! 

Y  verser  son  cœur  sédentaire, 

Y  vibrer  son  mal  solitaire, 

Y  sonner  son  rêve  adultère, 


LA  REVUE    BLANCHE 


i 


Éperdument  et  dans  le  ton  ! 

0  saluer  le  soir  d'allégros  militaires 

Enlevés  à  la  pointe  altière  du  piston  ! 


LA  ROSACE 


f  » .  Ce  plafond  ne  saura  jamais  combien  m'agace 

.^î  Le  défi  sourd  de  sa  rosace, 

Il  Bêlement,  identiquement  épanouie. 

Comme  une  grosse  morne  face  réjouie 

Où  tous  les  traits  feraient  des  matchs  de  symétrie. 

Ab?  qu'elle  mVmpâta,  cette  pâtisserie, 

Depuis  toujours!  ef  qf«e,  de  ses  rowds,  jour  et  nuit, 

Il  bruine  sur  moi  de  la  poudre  dVnnur  ! 

Elle  fait  sourdre  au  cœur  bïcssé  qu'eWe  écomifle 

Des  désirs  fougueux  de  momifles, 

Une  fureur  de  battre,  à  tour  de  bras,  jusqu'au  déliro 

On  se  sent  comme  une  fringale  d'aplatir. 

D'amortir  et  d*anéantir. 

0  en  sortir  ! 


Et  cependant  que  de  dégoûts  elle  m'abreuve. 

Sans  pitié  pour  une  ûme  exercée  et  meurtrie. 

Elle  arrondit  comme  une  épreuve 

Sa  féroce  géométrie, 

Faisant  soi-même  sur  soi-même  avec  furie 

Infiniment  sa  propre  preuve  ! 

Et  j.^assiste  impuissant  à  ce  calcul  glacé^ 
Éternel,  par  les  mêmes  chiffres  ressassé, 
Dans  ce  blanc  par  ce  blanc,  crème  sur  cette  crème, 
A  ce  se  résolvant  sans  relûche  problême, 
Hallucinant  et  lancinant. 

Si  je  lève  les  yeux^  je  vors,  m'assas^namt 
De  son  soarijre  numérique  et  symélf  ique^ 
Stalactite  pytbaj^rten'ne  de  l'espace, 

La  ndeace  — 
Tragique,  inexorable  ei  trigovfoméiirîqutf. 


FOmTS   DE  VCE 

VOITURES 


MIS 


Urbaines,  Camille»,  voitures^ 
Piaerea  d'hiver,  (ia<:res  d'été^ 
Combien,  combien  eavériié 
Vous  doivent  nos  progéniture»  ! 

Sans  vous,  sans  Topportunilé  de  vos  coussins 
Où  naissent  et  souvent  meurent  nos  flirts  succincts 
Moins  de  bras  puérils  connaîtraient  vos  étoiles, 
Vaccins  ! 


Dissimulez-vous  donc  sous  les  robes  de  toiles 
Ou  de  laines,  petits,  oblongs,  dodus,  doux,  seins  ! 
Vous  incitez,  furtifs,  les  messieurs  aux  larcins, 
Cloches  rondes  qu*un  point  plus  vivace  incendie, 

Qui  sonnez  les  muets  tocsins 

De  vos  personnels  incendies  ! 


Et,  disons-le,  avec  au  cœur  des  gratitudes. 

Quelques,  parmi  les  citadins 
Badins, 
Se  sont  fait  une  agréable  habitude, 
Dès  qu'en  un  fiacre  anonyme  ils  se  sont  inclus. 
D'égarer  leur  langueur  et  leurs  doigts  dissolus 

Le  long  de  ces  petits  talus 
Élus, 
Non  loin  desquels,  quand  Belzébuth  nous  belzébuthe, 
Se  sournoise  un  fossé  tapi  pour  la  culbute. 
Et,  quand  on  a  bien  culbuté... 


Urbaines,  Camilles,  voitures» 
Fiacres  d'hiver,  fiacres  d'été. 
Combien,  combien  en  vérité 
Vous  doivent  nos  progénitures 


'--1 


II- 


5'i6  LA  RBVUE   BLANGHS 


{■? 

[i]  Fiacres  âgés  qui  sur  les  dalles 

Des  grandes  villes  roulez  vos  tranquilles  scandales, 

Métronomiques,  processifs, 
Ou  tournez  dans  les  bois  suburbains,  subversifs 

U^  En  méandres  savants  et  tortueux  dédales 

Sous  la  protection  des  gros  cochers  pensifs  ! 


UN  MA  TIN  DE  NEIGE 


Rien  n'est  en  somme  ridicule 

jl  l  Plus  que  cet  amas  de  fécule. 

Il  ^J  Cette  farine  fantasma- 

gorique étale  son  plasma 
Avec  un  aplomb  qui  recule 

l  ^)  Les  limites  du  ridicule. 

11  fait  blanc  jusqu'à  Panama  ; 

[[  ';  ;  C'est  un,  mais  oui,  panorama. 

[î  ^1  Cela  luit,  chatoie  et  se  joue 

\t  Et  fait  la  fête  et  fait  la  roue, 

r    r  Scintille,  incandesce,  s'ébroue 

■(  i,  Sans  le  moindre  émoi  d'être  boue 


Tout  à  rheure,  vase  et  gadoue. 

La  neige  ne  croit  pas  à  la  métempsycose. 
L'inconscience  est  une  belle  chose  ! 


Alors  vous  revient  la  romance 
La  romance  dont  on  serina  votre  enfance. 
Elle  est  exquise  de  démence. 
Cette  romance  où  triomphait  la  jeune  Hermance. 
On  sait  comment  cela  commence 
l    ;  Mais  cela  ne  finit  jamais;  ça  recommence  ; 

j(  Et  ce,  je  crois,  caractérise  la  romance, 

^  Genre,  ne  trichons  pas,  immense. 

Voyons  ce  que  dit  la  romance. 
Elle  dit, 
Pardi  ! 
«  C'est  la  neige. 
Au  blanc  cortège!  » 


POINTS  DE   VUE  537 

O  blanc  cortège  de  la  neige, 

Que  le  ciel  clément  le  protège  ! 

Car,  le  le  dirai-je,  cortège, 

Bien  qu'ayant  appris  le  solfège 

Et  d'autres  choses  au  collège. 

Je  n'ai  pas  Theureux  privilège, 

Cortège,  et  tu  m  en  vois  tout  triste. 

De  savoir  en  quoi  tu  consistes. 

Ah  !  Seigneur,  mets-moi  sur  la  pisfe 

Sur  la  piste  de  ce  cortège. 

Qui,  blanc,  accompagne  la  neige 


LE  SECOND  LIT 

Le  doux  monsieur  dit  à  la  dame, 

Sa  femme. 
Après  s'être  ébroué  parmi  le  drap  au  fil 

Subtil, 
Tel  Laurent  le  saint  sur  son  gril  : 
«  Sous  prétexte,  ô  très  chère  femme 
Qu'un  beau  jour  je  vous  fis  cadeau 

De  mon  ûme. 
Devant  du  neuvième  le  maire 
Et  votre  respectable  mère. 
Il  faut  que  nous  fassions  dodo 

Côte  à  côte 
De  l'une  à  l'autre  Pentecôte 
Et  co-ronflions,  mi,  sol,  do. 
Voyons  !  Sont-ce  pas  là  des  mœurs  attentatoires  ? 
Dites  !  connaissez-vous  pire  us? 
Amour,  je  crains  que  tes  victoires 
Ne  soient  toutes  à  la  Pyrrhus. 


Sans  doute  en  de  charmants  desseins 

Et  de  minutieux  dessins 

Il  advient  que,  sans  crier  gare, 

Mes  doigts,  lents  tantôt  ou  succincts. 

Malicieusement  s'égarent 

En  des  chemins  aventureux 

Et  que  leurs  expertes  papilles 


538  LA   RKVUB  BUkNCJUi 

Grappillenb  quand  elles  ne  pilleiif 
Ces  fruiU  seerets  et  sayooreux 
Dont  tiennent  espalier  les  fillesw 
Mais  ce  n^est  pas.  une  raison 
Pour  que^  semaine  sur  seraainev 
En  cette  posture  inhumaine 
Nous  soyons  toison  sur  toison, 
Nous  gâterons  toutes  nos  joie» 
A  force  de  mêler  nos  soies. 
Croyez-moi,  n*en  abusons  pas. 
Il  faut  qu'appâtent  des  appas. 
Sinon,  pauvres,  qu'ils  sont  à  plaindre  ! 
Ah  !  nous  serons  bien  avancés 
Lorsque  nous  en  aurons  assez 
Et  que  je  ne  pourrai  plus  feindre  î 


Aussi,  bien  que  ce  soir  vous  fleuriez  toute  Tambre 

Et  que  vos  cheveux  soient  épais, 
Faites-moi  le  plaisir  d'aller  dans  l'autre  chamJL>re 

Et  melaissez  dormir  en  paix.  » 


HOHAIN   COOLUS 


Le  Père  Perdrix  "' 


DEUXIEME  PARTIE 


CHAPITRE    FV    {fin) 


Ils  vécurent  deux  à  deux.  On  le  connut  bien  vite  dans  la 
maison  à  cause  de  ses  gros  sabots  qui  battaient  Tescalier, 
qui  réveillaient  les  murs  et  illustraient  chacun  de  ses  pas 
d'un  bruit  guerrier  comme  si  sa  vie  canonnait  les  heures. 
Jean  travaillait  de  neuf  heures  et  demie  à  cinq  heures  et 
demie,  dans  une  compagnie  de  chemins  de  fer,  comme 
dessinateur  à  cent  francs  par  mois  et  il  y  avait  du  change- 
ment depuis  les  temps  qu'il  appelait  «  les  temps  de  Jean 
gousset  d'or».  Le  Vieux  faisait  le  café  au  lait  le  matin,  mais 
il  se  laissa  prier  longtemps  parce  que  la  soupe  remplit  mieux 
le  ventre  et  ne  coûte  pas  plus  cher  que  Teau  et  le  pain,  et  il 
lui  sembla  dépenser  en  fumée  le  bon  argent  pesant  qui  doit 
caler  les  ventres.  11  s'annonçait  aux  endormis  depuis  sept 
heures,  heurtait  toute  chose  et  faisait  résonner  le  petit  Jour 
à  grands  coups  de  pied.  Quelqu'un  s'en  plaignait,  mais  il 
sut  leur  répondre  :  <*:  Eh  bien,  bon  Dieu,  s  il  ne  faut  pas  que 
tout  le  monde  vive  !  >>  A  midi,  le  repas  comprenait  dix  sous 
de  veau  piqué,,  quatre  sous  de  pommes  de  terre  frites  et  trois 
à  quatre  sous  de  fromage.  Le.  Vieux  achetait  cela  dans  les 
petites  rues  d  a  côté,  surveillait  les  balances  et  donna  une 
fois,  chez  la  charcutière,  son  coup  de  pouce  sur  un  plateau 
en  disant  :  «  Faut  faire  le  compte.  :*  Les  premiers  temps  il 
s'aventurait  difficilement,  regardait  les  coins  de  rues  :  Bon, 
c'est  à  gauche,  que  j*ai  tourné,  —  gardait  ses  remarques, 
plantait  des  jalons,  les  considérait  parfois  avec  un  certain 
doute  sur  le  chemin  du  retour  et  pensait  :  Pourvu  q^ue  je 


(1)  Voir  La  revue  blanche  depuis  lé  1*^  mai  l^fOS. 


5/iO  LA  REVUE   BI^ANGIIK 

retrouve  la  maison  !  II  n'arrivait  pas  à  retenir  son  adresse  : 
«:  C'est  quai...  Quai  de...  Comment  que  tu  l'appelles?»  Enfin 
il  n'y  avait  que  demi-mal  puisqu'il  se  souvenait  du  numéro. 
11  découvrit,  un  jour,  de  gros  quartiers  d'un  fromage  dit 
«  fromage  de  Bourgogne  »  qui  ne  coûtaient  que  trois  sous 
et  comptait  là-dessus  pour  baser  leurs  repas  ;  mais  à  l'usage, 
voilà  que  le  goût  de  la  chose  n'étouffait  pas  le  goût  du  pain 
sec  et  que  chacun  eût  mangé  son  quartier  comme  un  quartier 
de  plâtre.  Jean  voulait  continuer  sa  folie,  le  soir,  avec  de  la 
viande,  mais  le  Vieux  prit  sous  son  bonnet  de  faire  de  la 
soupe,  et  puisqu'il  paraît  que  la  vie  de  Paris  fatigue  les 
nerfs,  il  fit  la  soupe  un  peu  plus  épaisse.  Ils  s'en  enfilaient 
chacun  une  platée,  et  le  Vieux:  «Ah!  on  les  tiendra  bien, 
les  nerfs.  » 

L'après-midi  était  drôle  à  côté  du  poêle  plein  de  charbon. 
Il  s'asseyait,  écartait  les  jambes,  abaissait  son  dos,  saisissait 
le  crochet  et  grattait  autour  de  lui  les  plus  petites  rainures 
du  plancher.  C'étaient  des  moments  avec  une  sorte  de  silence, 
où  tous  les  petits  ménages  étaient  à  leurs  métiers,  les  femmes 
de  la  couture  et  les  hommes  du  bâtiment,  et  où  le  bruit  de 
la  pelle  dans  la  caisse  à  charbon  raclait  davantage  les  vieilles 
idées  d'économie  et  rappelait  le  bois  des  provinces  qui  ronfle 
et  vous  chauffe  à  bon  compte.  11  brûlait  des  quinze  sous  par 
jour  :  c'était  pire  que  la  fumée  du  tabac  et  il  pensait  qu'il 
eût  mieux  valu  avoir  le  courage  de  rester  au  lit  tout  l'hiver 
pour  garder  sa  chaleur  dans  les  draps.  Il  répétait  ses  comptes  : 
six  sous  de  café  au  lait,  vingt-deux  ou  vingt-trois  sous  de 
déjeûner  et  une  dizaine  de  sous  de  souper,  sans  compter  le 
blanchissage,  n'arrivait  pas  à  vivre  pour  cent  francs  et 
bâtissait  des  projets  fous,  comme  d'aller  lui-même  au  lavoir. 
Il  aurait  pu  se  promener  et  bayer  aux  devantures,  mais  il 
ne  savait  pas  lire,  avait  peur  de  se  perdre  et  ne  voulait  pas 
faire  devant  la  maison  les  quatre  chemins  d'un  pont  à 
l'autre,  par  peur  du  ridicule  et  du  vent  froid  des  bords  de 
la  Seine.  Il  eii  vit  encore  bien  long  par  ces  soirées  d'hiver, 
accepta  les  deux  premiers  mois  où  les  trois  cents  francs  de 
la  grosse  bourse  paraient  aux  besoins,  mais  il  était  dur  de 
les  condamner  à  {>artir  et  de  ne  pas  conserver  les  bonnes 
choses,  en  réserve,  dans  un  coin  où  l'âme  s'assied  et  ferme 


LE   PÈRE   PERDRIX  54  i 

les  yeux.  Il  pensait  aux  mois  qui  suivraient,  marchait,  se 
campait  dans  les  temps  et  restait  avec  deux  mois  en  plus, 
dans  la  grande  misère  déjà,  auprès  d'un  pauvre  enfant  qui 
ouvrirait  son  bec  et  qu'il  fallait  nourrir  à'  cause  de  sa  sim- 
plicité. 

Mais,  lorsque  Jean  rentrait,  vers  six  heures,  toute  chose 
se  taisait,  la  prévoyance  même  bornait  sa  voix  et  Ton  sentait 
que  pour  celui-là,  il  fallait  réduire  le  devoir  afin  de  lui 
conserver  l'innocence.  On  les  prenait  pour  le  petit-fils  et  le 
grand-père.  Ils  riaient,  se  regardaient  en  face,  considéraient 
chacun  des  deux  mots  et  leurs  tendresses  appuyaient  Tune 
et  Tautre. 

Jean  lisait  assez  longtemps  et  brûlait  du  pétrole,  le  Vieux 
se  couchait  et  dormait  tout  d'abord  jusqu'à  minuit,  après 
quoi  son  âme  veillait  dans  la  chambre.  Il  s'étendait  sur  le 
dos,  gardait  les  yeux  ouverts  et  ses  idées  sortaient  tout  droit 
du  volcan.  Il  se  fût  levé,  sans  le  charbon,  et,  à  condition  de 
rester  pieds  nus,  il  eût  passé  la  nuit  mieux  à  son  aise,  assis, 
prêt  à  marcher,  à  se  défendre,  car  il  craignait  des  choses. 
Il  se  levait  de  bonne  heure  :  Tant  pis  !  et  lorsqu'il  allumait 
le  poêle,  se  reprochait  sa  débauche  et  pensait  à  deux  sous. 

Une  après-midi,  comme  d'habitude,  la  chambre  était 
petite,  le  charbon  du  poêle  se  tassait  par  couches,  avec  des 
démangeaisons  de  s'éteindre,  et  le  jeu  du  crochet  seul 
pouvait  le  ramènera  bien.  Le  Vieux  le  grattait.  Tout  à  coup, 
il  se  produisit  dans  sa  tête  une  sorte  d'éboulement  comme 
si  les  idées  de  sa  vie  dans  la  chambre  s'écroulaient  en  tas, 
et  dans  le  vide  produit  surgit  soudain  la  voix  qu'il  n'avait 
pas  encore  entendue  et  qui  criait  :  Paris  !  Les  idées  naissent 
ainsi,  que  Ton  couve,  et  qui  n'ont  pas  voulu  naître  malgré 
tous  les  dehors.  Alors  ce  furent  soixante-huit  années  de 
village  qui  venaient  parmi  la  terre  nouvelle  avec  de  gros 
sabots  blancs,  s'arrêtaient  une  bonne  fois  et  craignaient  tout 
au  monde,  hors  les  soixante-huit  années  passées.  Elles 
s'arrêtèrent,  s'appuyèrent  à  la  dernière  borne  et  dirent  :  «De 
tout  cela,  il  n'est  rien  que  nous  ayons  souhaité  qu'un  peu 
de  paix  entre  les  murailles  d'une  maison.  »  Et  l'Ange  qui 
s'était  précipité  sur  elles  les  avait  portées  aux  sept  enfers  de 
Dieu,   confondues  de  vacarmes,   épouvantées  de  visions  et 


5/|2  LA  MKtVm    BUUffCHS 

traînant  leurs  calmes  histoires  sur  le  fonds  blanc  desquelles 
tout  marquait  à  grands  traits  rouges.  Paris  !  Cela  formait 
une  appréhension  circulaire,  cent  mille  pensées  qui  n^osaient 
jaillir  et  touchaient  autour  d'elles  d'un  tout  petit  doigté  de 
vieux  les  jours  à  venir,  car  le  malheur  grandit  de  toutes  les 
espérances.  Une  fois,  une  voiture  le  rasait,  une  autre  fois 
on  lui  rendait  une  pièce  fausse,  il  y  avait  un  tiroir  enfoncé 
de  la  commode  qu'ils  ne  purent  ouvrir  huit  jours  durant,  le 
poêle  ne  savait  ni  chaufifer  la  soupe  ni  gouverner  son  feu 
et  le  jour  de  la  fenêtre  par  certains  ciels  bas  se  taisait  aux 
vitres  et  mourait  en  tirant  la  langue. 

On  a  beaucoup  parlé  de  l'arrivée  du  jeune  homme  à  Paris, 
qui  monte  sur  la  colline  au  matin,  coudoyé  par  deux  millions 
d'espérances,  regarde  à  ses  pieds  le  heurt  de  toutes  les 
civilisations  de  France^  le  domine  et  sourit  au  massacre 
comme  un  capitaine  de  vingt  ans.  On  a  chanté  les  premiers 
pas  du  jeune  étalon  qui  se  rue  sur  cette  maîtresse,  la  serre 
à  pleins  membres  et  jette  le  cri  d'un  créateur  lançant  un 
monde.  On  a  dit  l'espace  autour  du  cœur,  où  vont  des 
sentiments  qu'on  n'avait  pas  connus,  et  l'on  a  dit  aussi  la 
première  conquête  qui  s'ajoute  à  vous-même  et  passe  au 
sang  comme  une  force  encore. 

C'était  bien  pire  :  il  n'osait  pas  même  remuer  les  jambes. 
Là-bas,  il  avait  du  moins  la  caisse  au  bois,  l'armoire,  un 
placard,  une  glace  dont  il  ne  se  servait  pas,  mais  qui  pendait 
au  mur  comme  un  mobilier  dépassant  les  besoins  et  il  avait 
encore  le  grenier,  la  forge  éteinte,  la  cour,  cinq  ou  six  lapins 
dont  il  flattait  la  tête  et  qui  rabattaient  les  oreilles,  et  cet 
ensemble  d'une  vie  déjà  longue  où  chaque  jour  porte  l'em- 
preinte du  jour  passé  et  rattache  l'âme  humaine  à  sa  maison. 
Il  sentait  les  pas  qu'il  eût  pu  faire,  celui-ci  puis  celui-là, 
dans  la  rue,  auprès  du  banc,  la  possibilité  des  routes  avec 
la  brouette  à  fumier  et  les  journées  des  journaliers  au 
commencement  de  l'automne  alors  qu'ils  faisaient  halte  an 
milieu  d'un  coup  de  pelle  pour  respirer  cet  air  des  cam- 
pagnes qui  semble  s'arrêter  au  niveau  des  fronts.  Il  y  avait 
aussi  tous  les  hommes  qu'on  connaît,  qui  disent  leur  mot 
et  auprès  desquels  l'esprit  s'arrête  et  respire  une  pensée 
qu'il  expérimenta  pendant  soixante  ans.  La  paix  et  la  vie 


LB  TÈRE   PERDRIX  50 

voisinaient  sans  hâte,  ayant  le  temps  pour  elles,  et  l'on 
savait  tontce  qu'il  fallait  savoir  des  vérités  du  travail  et  de 
celles  de  la  mort.  Qu'il  avait  été  bête  !  Un  mot,  un  tour  de 
langue  n'est  pas  un  déshonneur  et  pour  cela  il  rentrait  au 
bureau  de  bienfaisance,  marchait  comme  il  avait  marché 
eX  pouvait  dire  en  regardant  ses  voisins  :  La  vie  humaine 
consiste  en  ces  pas  toujours  égaux  qui  vont  de  la  fauche 
au  lit  et  ceux-là,  pareils  à  moi-même,  mourront  un  jour, 
ayant  conmi  le  bonheur.  Les  hommes  sont  moins  mauvais 
qu'on -ne -se  le  figure,  et  vivre  est  aussi  simple  que  six  mots: 
Vonlez-vous  me  donner  à  manger  ? 

Jean  arrivait,  portant  aux  plis  de  ses  vêtements  un  peu  de 
ce  qui  souffle  là-bas,  et  rien  que  parce  quMl  sortait  son  âme 
était  différente,  saA'-ie  éloignée. 

—  Eh  bien,  mon  ami  !  Qu'est-ce  que  tu  as  fait,  aujour- 
d'hui ? 

Il  avait  un  peu  de  curiosité  et  une  sorte  de  crainte,  main- 
tenant, qu'il  ne  rejetait  que  lorsque  Jean  parlait  de  ses  jours 
cachés  dans  des  bureaux  semblables  à  des  parallélipipèdes 
creux. 

Trois  mois  après  leur  arrivée  vint  le  jour  où  il  fallut 
compter.  Pour  le  Premier  de  TAn,  Jean  commit  une  faute  : 
les  enfants  s'imaginent  qu'on  peut  sortir  les  pièces  d'or  de 
son  cœur.  Il  garda  vingt  francs  de  son  mois  en  disant  : 
«  Hé  hé  !  Je  veux  faire  le  jeune  homme  ».  "Et  ne  s'avîsa-t-il  pas 
d'aclieter  une  paire  de  souliers  lacés  qu'il  prit  le  matin  au 
bureau  de  Thôtel  :  Voilà  vos  étrennes,  Monsieur!  Le  Vieux 
défit  le  paquet  et  dit  :  «Tu  as  eu  tort,  mon  ami,  de  dépenser 
ton  argent.  Vois  donc,  une  paire  de  sabots  aurait  fait  lemême 
effet.  Ou,  si  tu  voulais  absolument  m'offrir  quelque  chose, 
tu  n'aurais  eu  qu'à  acheter  un  cigare  de  deux  sous.  »  Il  se 
trouva  même  qu'aucune  paire  de  souliers  n'allait  à  ces  pieds- 
là  parce  qu'ils  avaient  acquis  une  délicatesse  de  telle  sorte 
que  les  gros  sabots  seuls  ne  la  T:)lessaient  pas.  Il  y  a  iTiabi- 
tude  des  coussins  de  bois  dur.  Ce  furent  précisément  ces 
vingt  francs  qui  manquèrent  à  chaque  fin  de  miois.  Les  trois 
cents  francs  étaient  à  bout  et  le  Vieux  pensa  :  Sans  les  sou- 
liers il  n  y  aurait  pas  eu  à  se  préoccuper  de  la  chambre. 


544  LA   REVUE   BLANCHE 

Les  aventures  suivantes  furent  précipitées  et  chaque  jour 
emportait  un  peu  de  la  pile  de  gros  sous.  On  se  figure,  là- 
bas,  où  Ton  a  un  champ  de  pommes  de  terre  derrière  sa 
maison  que  cent  francs  comportent  toutes  les  satisfactions 
du  ventre  et  Ton  en  parle  avec  cette  ignorance  empâtée  qui 
se  nourrit  des  légumes  de  son  jardin.  Il  lutta  tout  un  mois, 
supprima  le  café  au  lait  du  matin,  le  veau  piqué  de  midi, 
cuisina  des  potées  de  haricots  où  la  cuiller  se  plantait  comme 
un  piquet  dans  la  terre  épaisse  et  donna  à  la  soupe  du  soir 
un  tel  agrément  de  pain  qu'elle  se  collait  à  Testomac  et  le 
bourrait  jusqu'à  la  garde.  Il  se  condamnait  lui-même;jamais 
rassasié,  vieux  gueulard,  et  grondait  son  appétit  avec  une 
colère  d'homme  insulté.  Le  poêle  mangeait  tout  l'argent  et, 
deux  jours  avant  la  paye  de  janvier,  ils  eurent  du  pain  sec 
à  tous  les  repas.  Il  s'essaya,  un  soir  qu'il  faisait  moins  froid, 
à  laisser  le  feu  mourir,  mais  au  bout  d'une  heure  le  froid 
le  prit  par  les  pieds  et  les  genoux,  si  bien  qu'il  se  sentait 
devenir  raide.  11  fallut  dépenser  du  papier  et  du  bois  pour  le 
rallumer  et  c'est  alors  qu'il  se  traita  de  vieille  bête  parce 
qu'il  n'aurait  eu  qu'à  s'entortiller  les  jambes  dans  une  cou- 
verture. * 

Jean  ne  s'apercevait  de  rien,  chaque  soir,  lorsqu'il  tour- 
nait la  clé  dans  la  serrure  et  qu'il  rentrait  mince.  Il  mangeait 
n'importe  quoi,  riait  doucement,  l'on  eût  dit  que  son  esto- 
mac ne  lui  servait  pas  et  qu'il  jouissait  des  choses  en  ou- 
vrant les  yeux.  11  possédait  au  cœur  une  source  qui  sortait 
avec  des  sentiments  bleus  et  le  baignait  lui-même,  son  front 
était  comme  un  pays  avec  coteaux  et  vallons.  Le  Vieux  lui 
tint  son  discours,  un  soir,  après  la  soupe,  au  temps  de 
ses  réflexions  : 

—  Tu  es  trop  bon,  mon  pauvre  enfant  :  c'est  comme  ça 
que  je  te  vois.  Tu  es  si  bon  que  personne  n'aura  peur  de  te 
faire  de  la  peine.  J'ai  connu  les  méchants.  On  s'approchait 
d'eux  comme  les  moutons  d'un  buisson  d'épines  et  c'çst 
pourquoi  les  méchants  fileront  la  laine  que  tu  portes.  Tu  as 
accepté  des  choses.  Dame  !  jamais  personne  ne  les  avait 
acceptées  avant  toi  et  tu  l'as  fait  sans  manières  comme  le 
Bon  Dieu.  Je  me  demande,  puisque  je  dois  partir  un  jour, 
si  tu  ne  prendras  pas  d'autres  malheurs  à  ton  compte.  Mais, 


LE   PÈRE   PERDRIX  >4'^ 

penses-y  bien,  que  si  on  t'a  donné  des  ongles...  Et  puis  quoi 
dire?  Tu  as  peur  de  respirer,  crainte  que  ça  gêne  je  ne  sais 
pas  quoi  :  une  ombre... 

C'est  ainsi  que  Jean,  plus  tard,  se  rappela  ses  paroles.  11 
riait,  ce  jour-là  :  il  lui  manquait  les  deux  canines  de  la  mâ- 
choire supérieure.  11  répondit  : 

—  Puisque  tu  es  ma  bonne  d'enfant... 


Il  sortit  un  soir  des  premiers  jours  de  février,  peut-être 
dix  minutes  avant  six  heures.  Jusqu'au,  dernier  moment  il 
avait  voulu  rester  dans  la  chambre  afin  de  se  débattre  encore 
et  de  boire  jusqu'au  bout  sa  dernière  goutte.  11  entra  au 
bureau  de  l'hôtel,  déposa  la  clé  et  dit. 

—  Vous  direz  au  petit  qu'il  ne  faut  pas  qu'il  s'inquiète. 

C'était  sa  première  sortie  dans  Paris.  11  traversa  un  pont, 
se  gara  des  voitures  et  ne  fut  rassuré  qu'en  marchant  sur  le 
trottoir  du  quai.  Les  becs  de  gaz  allumés,  les  magasins  de 
l'autre  trottoir,  les  boutiques  des  marchands  de  vin  surtout 
formaient  un  assemblage  de  Paris  et  contenaient  l'homme 
entre  leurs  rangées.  De  grands  tramways  passaient  en  sui- 
vant les  courbes  de  la  voie  avec  une  force  qui  sentait  la 
civilisation  des  villes  et  faisaient  jaillir  de  chaque  côté  le 
monde  des  fiacres  comme  un  bateau  qui  coupe  un  fleuve. 
Les  cris  des  cornes  se  répandaient,  les  pavés  projetaient  des 
roues,  des  appels  montaient  pardessus  mille  voix  humaines 
et  faisaient  courir  quelqu'un,  des  sauts  de  pantins  se  mêlaient 
à  des  manœuvres  de  voitures  et  par  delà  les  maisons  on 
entendait  quelque  chose  dans  des  rues  et  des  rues  qui  sem- 
blait rugira  pleine  gueule  comme  une  bête  heurtée.  La  vie 
sortait  des  pierres,  le  pullulement  d'un  peuple  de  fourmis 
bordait  des  cases  rectangulaires  et  s'en  aUait  là-bas,  à  Tho- 
rizon  où  le  ciel  brûlait  comme  une  forge.  11  buttait  à  des 
bandes  de  trois  ou  quatre  passants  et  ne  comprenait  pas  que 
Ton  allât  de  front  et  que  Ton  tînt  sa  conversation  dans  des 
rues  où  marcher  est  un  travail.  L'un  de  ceux-là  demanda  : 
«:Où  quête  voilà  parti,  dégourdi?/>  Il  se  détourna  pour  répon- 
dre: Espèce  d'insolent!  et  vit  leurs  rires.  Il  se  sentit  insulté, 
ballotté,  et  son  feu  s'éteignant,  le  pas  de  ses  sabots  sonna 


'i/iCi  LA  REVUE   BLANCHE 

pardessus  les  bruits  et  martela  sa  tête  jusqu'au  bout.  Il  était 
ridicule  avec  sa  blouse   et  ses  lunettes.   Des  gosses  gueu- 
laient: «  Hé  1  là-bas,  M'sieu  le  maire!  j^  et  il  était  loin  d'eux, 
dans  une  petite  ville  de  soixante-huit  ans,  avec  trois  mille 
âmes,  la  traînait  à  sa  suite  et  tirait  doucement  parce  qu*elle 
comptait  sur  lui.  Le  bonheur  finissait  là,  la  vie  devenait  de 
la  lâcheté,  la  vie  devenait  le  pain  des  autres.  Il  s'arrêtait 
parfois,  ainsi  qu'un  chien  qui  cherche,  choisissait  son  endroit 
etrencontraitcinqousixendroits.il  n'allait  pas  vite  et  rumi- 
naitses  dernières  réflexions  avec  un  sentiment  qui  lui  faisait 
du  bien  comme  de  les  manger.   A    la  hauteur  du  pont  de 
TAlma,  il  donna  un  dernier  coup  d'œil,  trouva  qu'il  avait 
été  assez  loin  et  fit  demi-tour.  Le  temps  était  humide,  on 
devait  s'enrhumer  facilement  sur   les  bords  de  la  Seine. 
Il  rentra  dans  un  quartier  de  lumière  près  au  pont  de   la 
Concorde,  mais,  comme  il  marchait  encore,  un  bon  silence 
des  arbres  tomba,  vers  huit  heures.  D'ailleurs  il  n'osait  plus 
regarder  du  côté  de  l'eau.  Ah  !  je  sais  comment  elle  est  faite. 
Il  eut  envie  de  demander  sa  route  à  un  passant,  quitte  à  ne 
pas  la  suivre,  mais  il  ne  pouvait  pas  se  rappeler  le  nom  du 
quai.  Il  eut  envie  de  s'asseoir  sur  un  banc  pour  se  reposer  et 
il  eut  encore  envie  de  marcher  vite  parce  qu'il  était  las.  Tout 
à  coup  il  aperçut  un  petit  jardin  et  bien  au-dessus,  sur  le 
pont,  la  statue  d'un  homme  à  cheval.  Il  aperçut  cela  tout  à 
fait  par  hasard  :  il  était  au  Pont-Neuf.  Il  s'y  dirigea,  tourna 
Henri  IV  et,  par  une  espèce  d'entrée,  descendit  l'escalier, 
longea  le  square.  La  fatigue  le  pressait,  appuyait  à  sa  nuque 
cinq  doigts  et  le  poussait  sans  surprise  :  Allons,  vieux  com- 
pagnon !  Il  y  avait  une  grosse  boucle  en  fer  pour  amarrer  les 
bateaux,  il  s'approcha  du  bord,   ne  la    vit  pas,   butta,   et 
puisqu'il  était  en  train,  donna  un  coup  à  droite  et  tomba 
tout   simplement,  sans  même  l'avoir   fait   exprès,  dans  la 
oonne  Seine  qui  passe  à  Paris  et  où  il  voulait  se  faire  choir. 


Les  mariniers  qui  le  péchèrent  le  lendemain,  dirent  : 
—  En  voilà  un  qui  voulait  y  voir  clair.  Il  n'a  pas  posé 
ses  lunettes. 

CHARLES-LOUIS  PHILIPPE 

FIN 


La  Quinzaine 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES 

Deux  ministres  en  Angleterre.  —  Lord  Salisbury  vient  de  quitler 
le  pouvoir  suprême;  son  neveu,  M.  Balfour,  Ta  saisi  à  sa  place.  L'évé- 
nement était  attendu,  ou  plutôt  nul  ne  doutait  que  le  premier  ministre 
abdiquerait  dans  le  courant  de  cet  été,  mais  on  se  demandait  générale- 
ment si  Balfour  ou  Chamberlain  emporterait  la  succession.  Il  se  trouve 
que  le  vainqueur  est  l'homme  de  moindre  envergure  et  de  moins  dange- 
reuse domination. 

Lord  Salisbury  ne  tiendra  pas  un  haut  rang  dans  l'histoire,  quoiqu'il 
se  soit  prolongé  à  la  direction  des  alîaires  à  l'égal  des  plus  éminents. 
Son  initiative  propre  dans  les  événements  marquants  du  dernier  quart 
de  siècle  a  été  le  plus  ordinairement  nulle  ou  mince.  Il  avait  l'habitude 
de  laisser  faire,  dissimulant  son  absence  d'idées  et  son  absence  d'auto- 
rité derrière  un  verbiage  redondant  et  diffus.  C'est  ainsi  que  sous  son 
dernier  ministère  qui  aura  été  presque  un  record  puisqu'il  a  duré  sept 
années,  il  a  permis  à  M.  Chamberlain  de  gouverner  sous  son  nom  et 
d'aiguiller  le  Royaume-Uni  vers  des  voies  nouvelles  et  bien  faites  pour 
lui  déplaire. 

On  ne  retirera  pas  à  lord  Salisbury  l'épithète  de  grand  seigneur  que  la 
presse  quotidienne  lui  décernait  très  régulièrement;  mais  elle  le  peint 
tout  entier  et  il  n'en  mérite  point  d'autre,  si  bien  qu'appliquée  à  un 
homme  d'Ktat,  elle  peut  passer  pour  légèrement  épigrammatique.  Il 
savait  recevoir,  dépenser,  présider  aux  fêtes  de  l'étiquette,  mais  pour 
tout  le  reste,  il  avait  les  défauts  criants  de  ces  qualités  secondaires. 
Réactionnaire  dans  Tilme,  il  ne  se  doutait  pas  de  l'évolution  que  l'An- 
gleterre moderne  avait  accomplie  dans  le  sens  de  la  démocratie,  bien 
qu'il  eût  tout  fait  pour  l'empêcher.  Il  en  était  resté  au  temps  où,  la 
Grande-Bretagne  étant  aux  mains  des  lords,  il  n'y  avait  ni  question 
ouvrière,  ni  question  irlandaise.  Il  se  préoccupait  si  peu  des  problèmes 
sociaux  qu'il  a  consacré  toute  sa  vie  à  la  gestion  des  affaires  extérieures, 
y  apportant  à  coup  sur  la  dextérité  d'un  diplomate,  mais  aussi  la  courte 
vue  d'un  secrétaire  d'ancien  régime.  Il  ne  marquera  certes  ni  à  Tégal  de 
Disraeli,  son  maître,  ni  autant  que  Gladstone,  son  adversaire,  et  l'on 
rechercherait  vainement  l'action  qu'il  a  exercée  sur  l'histoire  du  peuple 
britannique. 

Son  successeur  est  peut  être  encore  un  personnage  plus  ténu  et  moins 
digne  d'attention.  M.  Balfour  ne  doit  qu'à  une  parenté  brillante  le  rang 
auquel  il  est  appelé  soudain  et  auquel  il  demeure  sans  doute  moins 
propre  qu'une  foule  de  parlementaires  de  son  pays.  De  ses  actes,  aucun 


5^8  LA   REVUE    BLANCHE 

na  frappé  1  attention  ;  dans  ses  discours,  dans  les  projets  qull  a  éla- 
borés, on  trouverait  malaisément  quoi  que  ce  soit  à  signaler.  Son  éléva- 
tion est  un  coup  de  fortune,  qui  ne  Ta  point  surpris,  qui  n*a  surpris  per- 
sonne, pour  des  raisons  que  Ton  aura  plus  loin  à  mettre  en  relief. 

Leader  du  cabinet  à  la  Chambre  des  Communes,  il  n'y  a  manifesté 
que  son  incapacité,  son  arrogance  et  son  manque  d'idées  claires.  A  vingt 
reprises,  il  a  failli  précipiter  le  ministère  dont  il  était  le  défenseur, 
bien  qu'il  disposât  d'une  majorité  en  quelque  sorte  sans  précédent.  Il 
s'était  constitué  une  spécialité,  une  parure,  d'une  indifférence  empruntée 
et  qui  ne  trompait  personne.  Par  ailleurs,  tout  autant  que  son  oncle, 
dont  il  continuera  la  méthode  et  les  manières,  il  était  bien  digne  de 
devenir  le  champion  du  consen^atisme,  de  ce  parti  sans  programme, 
sans  hommes,  sans  avenir,  que  l'impérialisme  a  arraché  temporaire- 
ment à  la  mort  pour  s'en  faire  une  façade. 

En  réalité,  si  les  unionnistes  suivent  M.  Balfour,  malgré  l'appréciation 
peu  flatteuse  que  peut  leur  inspirer  sa  valeur,  c'est  uniquement  pour 
empêcher  M.  Chamberlain  de  se  saisir  à  l'improviste  de  la  direction  des 
affaires.  Quelques  griefs  qu'on  lui  doive  faire,  quelques  sanglantes  cri- 
tiques que  méritent  ses  voltes  et  ses  trahisons,  quelques  condam- 
nations qui  frappent  une  politique  sans  scrupules  et  renouvelée  de  Bis- 
marck, il  n'est  pas  douteux  que  le  député  de  Birmingham  ne  l'emporte 
de  cent  coudées  sur  le  premier  ministre. 

M.  Chamberlain  a  des  idées  ;  il  en  a  même  trop,  ce  qui  l'expose  assez 
fréquemment  à  en  changer  et  à  prendre  aujourd'hui  le  contre-pied  de 
ses  conceptions  de  la  veille.  M.  Chamberlain  a  de  la  volonté,  il  en   a 
même  trop,  ce  qui  l'entraîne  à  méconnaître  vis-à-vis  des  autres  nations 
les  règles  élémentaires  de  la  bienséance,  et  vis-à-vis  de  ses  administrés 
ou  de  certains  d'entre  eux  les  principes  les  plus  incontestables  de  Thu- 
manité.  Il  se  montre  à  la  fois  rétn^grade  et  révolutionnaire,  démagogue 
et  aristocrate,  ami  des  ouvriers  et  flatteur  de  la  noblesse.  Il  donne  à 
tous  rimpression  d'une  très  forte  individualité  que  ne  gênerait  ni  le  res- 
pect de  soi-même,  ni  le  respect  d'autrui,  et  qui  marcherait  sur  des  cada- 
vres plutôt  que  de  ne  pas  aboutir.  Socialiste  hier,  ou  à  pou  près,  union- 
niste  ou  im[)érialisle  à  l'heure  présente,  il  peut  devenir  home-rulisle  s'il 
y  trouve  son  avantage.  Car  son  intérêt  est  la  loi  suprême  de  ses  actions 
et  il  ignore  les  contraintes  que  la  logi(jue   im[)ose  aux  hommes  ordi- 
naires. M.  Balfour  ne  gêne  personne,  et  nul  ne  redoute  que  ce  rêveur  à 
la  cervelle  creuse  et  au  geste  las  n'ouvre  des  voies  inattendues.  M.  Cham- 
berlain effraie  toutes  les  classes,  celles  qu'il  défend  plus  encore  que 
celles  qu'il  combal,  car  son  geste,  son  langage,  ses  aspirations  évoquent 
des  souvenirs  toujours  vivants  outre-Manche,  f.a  démocratie  consciente 
le  repousse  et  raristoeriitie  se  défie.  Voilà  pourquoi  M.  Balfour  est  pre- 
mier ministre  et  pourquoi  M.  Chamberlain  se   rongera  en   supputant 
combien  d'années  ce  rival  plus   heureux  et  plus  jeune,  pourra  vivre 
encore.  Après  tout,  celte  histoire  n'a  rien  d'essentiellement  britannique 
et  l'on  en  rencontrerait  l'analogue  dans  certains  Etats  du  Continent. 

Paul  Louis 


GAZETTE   d'art  •'>«Î) 

GAZETTE  D'ART 

Japoneries  d'été  :  Dessins  d'écoliers  japonais.  —  On  peut  voir 
actu('ll(»ment  dans  les  salons  du  Cercle  de  la  Librairie  (i)  une  bien 
intéressante  exposition  de  dessins  d'écoliers  japonais. 

Presque  tous  les  établissements  où  se  donne  l'éducation  y  sont  repré- 
sentés :  travaux  des  élèves  des  écoles  d'arts  et  métiers,  du  lycée  impé- 
rial de  Tokio,  de  Técole  des  Nobles  (filles)  et  aussi  des  dessins  d'enfants 
plus  humbles  appartenant  à  l'école  des  sourds-muets,  aux  écoles  des 
pauvres. 

Quoique  l'iniluence  des  méthodes  européennes  soit  de  plus  en  plus 
prépondérante,  les  dessins  de  ces  écoliers  ont  une  jolie  saveur.  Mais  ils 
sont  d  autant  plus  caractéristi(jues  que  les  milieux  d'où  ils  sortent  sont 
moins  prétentieux. 

C'est  que,  hélas  !  au  lycve  de  Tokio  et  à  l'école  des  Nobles  on  remplace 
ouvertement  les  beaux  kakémonos  et  les  modèles  chers  à  tout  véritable 
artiste  japonais,  par  des  importations  evu*(>])éennes.  Les  lycéens  de  Tokio, 
affublés  au  reste  d'une  tunique  de  collégien  et  d'une  casquette  d  étudiant 
allemand,  copient  gravement,  sous  la  direction  de  professeurs  vêtus  de 
costumes  europi'tîns  —  redingote,  pantalon  gris  perle  —  la  tête  de  Sénè- 
qu4',  une  lithographie  dlsabey,  ou  bien  encore  une  guitare  ou  une  man- 
doline. Lt,  merveille  !  eux  si  a<lroits  à  tenir  le  pinceau,  à  nuancer  une 
teinte,  sont  habiles  à  manitu-  le  conté  nu  noire  terne  crayon  à  mine  de 
plomb  comme  un  ours  à  jouer  de  la  clarinette. 

11  en  est  de  même  des  pauvres  jeunes  filles  nobles  qui  ne  doivent  rien 
ignorer  de  ce  que  les  professeurs  de  dessin  européens  apprennent  aux 
pensionnaires  du  Saeré-Co.*ur.  Mais  elles  ont  pour  réagir  une  foule 
d'occupations  délicates  cjui  les  reposent,  leur  font  oublier  le  mauvais  air 
d'Europe.  Elles  apprennent  à  faire  le  thé,  selon  le  cérémonial  ancestral, 
elles  apprennent  aussi  à  composer  savamment  les  nuances  d'un  bou- 
quet, à  discipliner  selon  un  rythme  harmonieux  les  branches  d'un 
arbuste.  Aussi,  (pioi  qu'on  fass(\  de  temps  à  autre,  laissant  là  le  bon- 
homme Senèque  et  le  recueil  lithographique  imposé  par  le  professeur, 
elles  fixent  en  quehpies  coups  de  pinceau  le  vol  d'un  oiseau,  une  vue  du 
Fusi-Yama,  ou  se  complaisent  à  la  fraîcheur  d  une  fleur. 

Si  Ton  passe  aux  écoles  moins  relevées,  aux  écoles  d'arts  et  métiers 
notamment,  où  l'on  apprend  vraiment  les  arts  appliqués  aux  métiers, 
c'est-à-dire  h*  moyeji  de  tisser  de  belles  étoiles,  d'obtenir  des  laques 
somptueux  et  de  les  rehausser  d'or,  le  niveau  du  dessin  se  relève.  Les 
élèves  des  écoles  des  arts  et  métiers  savent  notamment,  sous  prétexte 
d'assouplissement,  extraire  deleur  pinceau  imbibé  d'encre  une  touffe  de 
roseaux  qui  semblent  plier  sous  le  vent,  indiquer  un  vol  d'oiseaux,  faire 
courir  un  poisson  fantasticpie  entre  deux  ondes.  Il  y  a  une  bestiole 
gouachée  et  laqu«''e  qui  est  une  merveille. 

Mais  les  sourds-muets,  eux-mêmes,  imprègnent  leurs  devoirs  de  goût. 


('2)  Boulevard  Saint-Ocrmain.  117 


;>^0  LA  REVUE    BLANCHE 

de  souplesse  et  d'ironie.  L'un  d'eux  a  composé  une  planche  satirique, 
fort  amusante,  non  seulement  par  l'idée  mais  par  le  dessin  fin  et  ner- 
veux. C'est  une  sauterelle  (insecte  qui  ne  recule  jamais  et  symbolise, 
dans  Tesprit  de  Tartiste,  le  Japon)  qui  fond  sur  la  Chine  personnifiée 
par  un  étendard  lîotUint  et  par  une  roue  qui  tourne  à  vide  dans  les 
nuages.  Sur  tout  cela  de  beaux  tons,  des  fondus  habiles  qui  soulignent 
à  merveille  le  contour  des  figures. 

Une  pareille  exposition  est  faite  pour  intéresser  les  amis  du  Japon, 
toujours  heureux  de  voir  des  productions  émanant  du  pays  d'où  vien- 
nent Hok'saï,  Iliroshighé  et  Outamaro  ;  mais  elle  doit  aussi  les  attrister 
Ils  verront  comment  l'autorité,  sous  prétexte  de  progrès,  peut  dévoyer 
un  peuple,  émasculer  ses  sentiments,  abolir  ses  facultés  créatrices  (i). 
Parce  que  l'Europe  a  des  canons,  des  machines  à  vapeur  et  des  assem- 
blées élues  par  le  suffrage  universel  ou  restreint  le  Japon,  ce  pays  de 
lumière  et  de  beauté  croit  devoir  prendre  à  cette  Europe  flétrie,  usée  et 
anémiée  non  seulement  ce  qu'il  pense  être  sa  force,  mais  encore  ses 
routines  et  ses  erreurs. 

Nous  croyons,  nous,  qu'une  lithographie  d'Isabey  n'est  pas  le  com- 
plément indispensable  d'une  cargaison  de  machines  à  vapeur,  et  que  le 
buste  de  Sénèque  n'a  rien  à  voir  avec  les  assemblées  de  bavards  que  le 
Japon  possède  à  son  tour.  C'est  bien  assez  que  nous  imposions  nos 
machines,  nos  mœurs,  nos  vices  à  la  Chine.  Le  Japon,  ce  pays  libre  et 
fort,  ce  pays  artiste,  devrait  sentir  que  ces  modèles  surannés  dont 
il  s'engoue  sentent  la  mort  et  que  le  mieux  qu'il  puisse  faire  est  de 
mettre  le  feu  aux  paperasses  pédagogiques  que  l'Occident  lui 
exporte. 

Charles  Saunier 

Maillot  {-jl).  —  Des  bas-reliefs,  des  statuettes,  des  bois  sculptés,  des 
écrans  en  tapisserie,  des  fontaines  d'appartement  en  céramique,  des 
meubles,  voire  des  presse-papiers  :  on  voit  de  suite  que  cet  artiste  est 
une  main,  un  tempérament  assoiffé  de  pétrir  de  la  matière.  Avec  elle, 
qui  est  la  nature  ;  il  se  collette,  rudement,  comme  avec  une  belle  et 
robuste  femelle;  il  l'engrosse  de  formes  rustiquement,  barbarement  orne- 
mentales, où  instinctivement  revivent  les  élancements,  les  jets,  les 
courbes,  le  décor  que  masse  la  nature  agreste  avec  les  rameaux  ou  les 
frondaisons  d'un  arbre,  avec  le  foisonnement  des  arbres  d'une  forêt, 
avec  les  enroulements  d'une  herbe,  ou  bien  les  plans  et  les  lignes  de  ses 
paysages.  Les  nudités  de  femmes  qu'il  fait  sortir  à  même  cela,  en  sortent 
comme  un  bourgeon  ou  un  fruit  sort  de  sa  gaine  ;  épaisses,  puissantes, 
bestiales,  gauches,  en  les  puérilités,  les  gracilités,  les  grâces  d'ani- 
maux en  liberté,  elles  sont  les  fruits,  animaux  en  effet,  de  cette  végéta- 


(1)  Les  perBonnee  que  le  sujet  intéresse  pourront  lire  :  Le  Dessin  et  son  enseignement 
dans  Us  écoles  de  Tokio^  par  Félix  Rcganiey.  ■—  C'est  M.  Régamey  qui  a  organisé  la  présente 
exposition.  Lew  des^inH  qui  y  tiKurent  ont  été  rapportés  par  lui  d'une  mission  récente. 

(*2)  Galorie  Vollard,  0,  rue  JLiftitte. 


GESTES  ^^^ 

tion  d'une  terre  grasse,  forte  et  vierge,  et  féconde^  matière  qu'est  en 
train  d'engrosser,  pour  lui  montrer  l'exemple,  un  soleil  orageux.  C'est 
largfe,  rude,  innocent  et  beau. 

GESTES 

Le  droit  de  critique.—  Le  procès  de  M*  Nivert,  l'abonné  de  TOpéra- 
Comique  qui,  tout  en  renouvelant  cette  année  sa  location,  adresse  quel- 
ques critiques  au  directeur,  soulève  une  question  formulée  en  ces 
termes  par  le  Journal  :  «  Un  abonné  de  théâtre  peut-il  user  poliment 
du  droit  de  critique  vis-à-vis  de  son  directeur,  et  cela  à  propos  de  sa 
gestion  théâtrale  ?  » 

Les  juges  de  la  sixième  chambre,  nont  pas  encore  prononcé. 

Boileau  a  écrit,  et  nos  enfances  l'ont  appris  par  cœur  : 

C'est  un  droit  qu'à  la  porte  on  achète  en  entrant. 

Ce  droit,  que  le  régent  du  Parnasse  ne  déniait  pas  au  spectateur 
éphémère,  semble  à  plus  forte  raison  —  du  moins  à  un  examen  super- 
ficiel —  indiscutable  chez  l'abonné. 

L'abonné  a  acquis,  dirait  un  juge,  le  droit  de  «  connaître  »  des  pièces 
de  théâtre  à  lui  soumises  dans  le  cours  de  son  abonnement. 

En  aucune  façon,  à  notre  avis  :  l'abonné  a  loué  deux  fauteuils,  voire 
un  seul,  s'il  est  célibataire,  et  c'est  dans  ce  rond  de  velours,  seul  point 
par  lequel  il  soit  vraiment  en  contact  avec  le  théâtre,  que  se  cantonne 
sa  perception  du  théâtre.  Il  n'est  pas  prouvé  que  les  enfants  ne  se  fas- 
sent point  par  l'oreille,  mais  il  est  certain  qu'au  spectateur  assis,  ce 
n'est  pas  Torgane  de  l'ouïe,  non  plus  que  celui  de  la  vue,  qui  transmet 
les  sensations.  C'est  fort  judicieusement  que  des  critiques  célèbres  adop- 
tèrent la  coutume,  on  s'en  souvient,  d'assister  aux  premières  représen- 
tations paupières  closes,  attitude  d'après  laquelle  seuls  des  voisins  incon- 
sidérés ont  cru  pouvoir  diagnostiquer  le  sommeil.  Ils  en  usaient  ainsi, 
les  grands  critiques,  afin  de  n'être  point  distraits  de  leurs  impressions 
plus  directes.  Dans  une  intention  non  moins  louable,  à  Bayreuth  et  à 
Paris,  des  représentations  furent  données  dans  l'obscurité  la  plus  pro- 
fonde. Qu'on  n'objecte  point  que  certains  puérils  personnages  se  plai- 
sent à  braquer  çà  et  là  des  lorgnettes,  dites  jumelles,  dont  la  légitime 
et  durable  propriété  leur  est  garantie  par  un  faible  débours  de  cin- 
quante centimes  une  fois  versés.  On  peut  hardiment  affirmer  que  :  ou 
ces  lorgnettes  leur  servent  à  inspicere  libidinose  feminas^  selon  l'expres- 
sion des  casuistes,  ce  qui  n'entrave  point  l'attention  qu'ils  prêtent  au 
spectacle,  vu  que  celle-ci  s'exerce  par  ailleurs:  ou  —  et  c'est  là  le  cas 
le  plus  frécjuent  —  les  verres  desdites  jumelles  sont  opaques  par  les 
soins  d'une  administration  bienveillante,  et  se  les  appliquer  aux  yeux 
est  une  discrète  façon  de  les  couvrir  d'un  bandeau  épais,  afin,  selon  la 
raison  précitée,  de  n'être  point  distrait. 

Fn  un  mot,  si  noqs  avons  été  assez  clair,  au  théâtre  on  écoute  comme 
on  s'assied. 


î 


5>2  LA   REVL'E   BLANCHE 

Que  l'on  considère  celle  imposante  arraalure  d'instrumenls  à  s'asseoir 
qui  |j:arnissent  une  salle  de  spectacle,  laquelle  elle-même,  pour  de  mys- 
térieux motifs,  est  construite  en  forme  de  bain  de  siège;  que  Ton  admire 
le  mécanisme  précis,  comparable  à  celui  des  commutateurs  électriques, 
dos  fauteuils  et  des  strapontins  qui  se  lèvent  ou  s'abaissent  avec  un 
déclic;  que  Ton  suppute  la  communion  qui  s'établit  entre  tous  les 
«  appareils  de  perception  »  de  cette  foule  séante  ;  que  Ton  frémisse  au 
cri  d'angoisse  de  «  assis,  assis  »,  si  quelqu'un  s'est  dressé,  rompant  le 
circuit',  (juc  l'on  comprenne  cette  communion,  si  absolue  malgré  les  dif- 
férents a  points  de  vue  ^  dus  à  la  diversité  des  sièges  ;  qu'on  la  com- 

iVi  prenne  et  Ton  aura  saisi  dans  son  essence  «  l'àme  de  la  foule  »,  le 

:|.|  Public. 

Alfred  Jariiy 

CONCOURS  DU  C  ON  si:  H  VA  TOIRE 

Madeleine  Roch. —  Kn  i8(>(),  une  tillelle  de  douze  ans,  élève  de 
l'écol»*  maternelle  des  Mureaux,  récitait  des  fragments  d'anthologie 
à  une  distribution  des  prix  à  Monlan.  I^ar  la  sûreté  de  sa  diction  et  son 
intelli;^ente  miini(|ue,  elle  «'tiaina  rassistaiice.  Elle  n'en  était  i)as  à  son 
premier  succès  :  dans  une  cérémonie  identique,  bambine  de  trois  ans. 
elle  avait  réeilé  des  fables. 
I  '  j  Si  la  lillelte  eut  él«'»  d'une  fanuUo  aisée  elle  fut  devenue  immédiatement 

;  f  l'objol  d'es]»éranci*s  glorieuses.  I.e  père,  maîlre-ma(;on,  chargé  de  cinq 

■  î  autres  enfaiils,  ne  pouvait  prétendre  à  faire  une  artiste  de  sa   lille.    Au 

'  ».  sortir  de  léenle,  on  la  mit  en  apprentissage'  chez  une  couturière,  el,  dans 

*  l'art  mineur  de  la  parure,  elle  excelle  bienlùt,  tirant  parti  du  moindre  bout 

;  d'étolTe,  (le  la  plus  insignilianle  fanfreluche.   Tandis  (ju'elle  allait   aux 

;  entours  des  Mnreaux  faire  des  journé<\s  chez  les  notables  et  les  bour- 

geois canipagiiards,  rèva-t-ell<*  parfois  à  un  avenir  de  gloire  et  de  triom- 
phe y  Du  moins,  elle  se  complaisait  à  apprendre  des  j>oènies. 
:  (^liiie  ('Jiauniont  et  M.  Mussay,   l'ancien  ilirecteur  du  Palais-Royal, 

qui  rentendiiM'Fil  un  jour,  pronostiquèrent   «  un  bel   avenir)».   Présentée 
;  en  septembre  i«/onà  Mme  Allés  «Itî  l'Opéra,   celle-ci  fut   émerveillée  et. 

^  \  dans  les  monu?nts  d(?  loisir  cpui  laissait  à  Mlle  Uoch  son  travail  journa- 

'  :  lier,  elle  lui  «lonna  quel(|ues  Ireons  de  diction.  Son  ancienne  institutrice, 

!  Mlle  Morand,  la  mit  en  relations  avec  un    mien  ami,  homme  de  goût. 

;  !  Lui  et  sa  femme  s'enthousiasnièrenl  et  la  conduisirent  chez  M.  Noté  de 

:  '  r()j)éra  qui,   après  avoir   déclar»'   (pi't^lle  ])0ssé'dait  un  contralto   dont 

V''  s'enorgueillirait  l'Opéra,  lui  dit:  ••  \ Dus  pouvez  cire  la  tragédienne  ou  la 

cantatrice  d(î  notre  époque...   ^)  Klle  opta  ])our  la  tragédie   et,    aussitôt 
î  !  entra  au  cours  Massel  :  elle  était  là  à  bonne  ét'ole. 

■•  i  Adnn'se  au  (lonservaloire  en  novembre    i()Oi,    boursière  de  l'Ktat  en 

I  :  ij)*»'-*,  ljuir('*ate  d'un  ])rix  spécial  on  mars,  MlleRocli,  vient  d'obtenir  un 

•  premier  prix  de  tragédie.  Les  criliques  <pii   lui  souhaitaient  un   second 

:  i  prix,  i)our  qu'elle  eût  le  loisir  d<'  S(î  perfectionner,  n'ont  rien  compris  à 

l'être  d'exception  qu'elle  réalise.  Les  défauts  qu'ils  pouvaient  relever 

en  elle,  ce  sont  justement  les  (jualités  originales  qui  la  distinguent  du 


I 


I 


LES   LIVRES  55'^ 

modèle  courant.  L'astreindre  plus  longtemps  à  l'enseignement  classique 
eût  peut-être  aifadi  ces  caractéristiques  qu'elle  cultive  selon  son 
propre  instinct. 

Rien  n'est  plus  opposé  à  l'art  conventionnel  des  écolàtres  que  l'art 
simple  et  superbe  de  Mlle  Hoch.  Le  public  du  Conservatoire  Ta  jugée 
dans  la  Roxane  de  Bajazet  oii  elle  nuant^a  émerveille  toute  une  gamme 
de  sentiments  complexes.  Dans  la  réplique  de  Clytemnestre  elle  s'est 
montrée  plus  parfaite  encore  s'il  est  possible... 

Au  moment  où  nos  anciennes  étoiles  ne  sont  plus  que  des  lumignons 
tremblotants,  voici  qu'un  jeune  astre  se  lève  resplendissant  d'énergie 
et  de  beauté. 

G.  Dubois-Desaulle 

LES  LIVRES  (i; 

Camille  Mauclair  :  Les  Mères  sociales  (OllendorfT,  in-i8  de 
H20  pp.,  3  fr.  "io'.  —  M.  Mauclair  est  ce  qu'on  aurait  appelé  jadis  une 
«  nature  problématique  »,  condamnée  à  se  chercher  sans  cesse,  à  se 
trouver,  à  siï  i»er(Ire  pour  se  retrouver  encore.  Son  esj)rit  toujours  en 
travail  ignore  la  sécurité.  On  ne  saurait  poursuivre  le  Vrai  d'un  effort 
plus  inquiet,  ni  le  défendre  avec  une  ardeur  plus  généreuse.  M.  Mau- 
clair a  le  culte  t;t  l'amour  des  idées  :  aux  idées  qu'il  vient  de  découvrir 
il  sacrilierait  toutes  choses  —  avant  tout  ses  idées  de  la  veille.  Son  es- 
prit ne  procèile  pas  par  enrichissement  continu,  mais  par  une  série  de 
révélations  subites.  Une  de  ses  conversions  fut  décisive  entre  toutes  : 
celle  qu'il  nous  a  contée  dans  le  Soleil  des  Morts.  Descendant —  comme 
il  dit,  hélas  î  —  de  sa  tour  d'ivoire,  il  crut  alors  que  toute  sa  génération 
entrait  avec  lui  dans  la  mêlée,  passait  comme  lui  du  symbolisme  à  «  l'art 
social  »;  et  c'est  de  cette  tendance  nouvelle  que  relèvent  ses  deux  der- 
niers romans.  M.  Mauclair  a-t-il  pris  le  bon  parti  ?  Même  à  supposer  que 
son  talent.  fiuMué  par  l'analyse  intime,  sache  saisiret  représenter  les  types 
généraux,  les  relations  complexes,  les  pensées  collectives,  la  conception 
qu'il  s'est  faite  du  roman  social  n'est-elle  pas  celle  qui  comporte  le  moins 
de  beauté  et  le  moins  de  vie  ?  Kn  vain  se  réclame-t-il  de  Paul  Adam  et 
des  Uosny  ;  en  vain  leur  est-il  uni  par  un  fonds  d'idées  communes  ;  son 
labeur  est  moins  lucide  et  moins  sur,  il  tombe  en  des  erreurs  dont  ils 
se  sont  gardés.  Paul  Adam  fait  sagement  deux  parts  de  sa  pensée  : 
Journaliste,  il  répand  en  improvisations  brillantes  ses  théories,  ses  ca- 
prices d'idéologie  abstraite.  Romancier,  sans  les  oublier,  il  n'en  retient 
que  ce  qu'il  faut  pour  animer  ses  personnages.  Il  ne  présente  le  dogme 
que  sous  les  espèces  du  symbole.  Jamais  il  ne  tranche  une  question, 
rarement  il  expose  une  crise  ;  sa  joie  est  d'imaginer  une  vaste  action 
d'ensemble  où  toutes  les  forces  d'un  milieu  s'entrechoquent,  incarnées 
en  des  êtres  représentatifs.  Plus  curieux  des  nuances,  plus  attentifs  aux 


[l]  Im  ret-ne  blanche  se  charge  de  faire  parvenir  uiix  lecteurs  qui  lui  en  feront  la 
denumde  k"?  livre-,  de  toutes  librairies  et  de  les  abonner  ù,  tous  iiériodiquea.  (Voir,  dans 
les  annonces  du  numéro  du  15  juillet  190*2,  une  note  relative  à  ce  service  de  librairie.) 


554  LA   REVUE    BLANCHE 

lois  de  révolution  mentale,  les  Rosny  volontiers  évoquent  les  âmes  com- 
pliquées et  délicates  en  qui  s'élabore  une  éthique  nouvelle  ;  de  là  vient 
que  leur  œuvre  abonde  en  cas  de  conscience,  en  problèmes  moraux.  Mais 
plutôt  que  la  solution,  c'est  le  problème  qui  les  captive,  avec  tous  ses 
facteurs  apparents  et  cachés.  A  travers  les  individus  qui  palpitent,  souf- 
frent et  font  souffrir,  à  tous  moments  ils  nous  laissent  entrevoir  les  véri- 
tables acteurs  du  drame  :  les  races,  les  classes,  les  religions,  les  cultures  ; 
nous  acquérons  ainsi  mieuxqu'une  connaissance — un  sens  nouveau,  le  sens 
social.  M.  Mauclair  discute,  démontre  et  ratiocine,  fait  ce  qu'il  appelle 
«de  la  sociologie  osée»,  se  hiUe  vers  une  issue  pratique,  prêche  la 
révolte  et  l'amour,  tire  d'une  expérience  qu'on  sent  trop  restreinte  et 
trop  spéciale,  des  conclusions  où  domine  le  sens  propre.  Ainsi  compris, 
le  roman  social  demeure  un  dérivé  du  romantisme,  une  variété  du  roman 
personnel. 

Les  Mères  sociales  —  titre  à  double  et  triple  entente.  Si  l'on  songe 
au  nom  des  Déesses  à  qui  Faust  va  demander  Hélène,  les  Mères  so- 
ciales seront  les  Idées,  les  Lois  premières,  génératrices  de  toute  société  ; 
et  ce  seront  aussi  les  femmes  qui,  conscientes  de  ces  idées,  élèvent  des 
fils  capables  de  les  servir.  D'autre  part,  les  Mères  sociales,  ce  sont  les 
mères  telles  que  les  forment  les  préjugés  sociaux:  femelles  orgueil- 
leuses d'avoir  enfanté,  qui  jugent  par  là  leur  devoir  accompli,  et  se  pré- 
parent en  leurs  enfants  une  revanche  de  leur  faiblesse,  un  instrument 
de  leur  volonté.  Telle  est  la  mère  d'Henriette,  à  Tégoïsme  pédant  et 
sec;  telle  aussi  la  mère  de  Germain,  à  l'égoïsme  plus  vulgaire,  tour  à 
tour  jovial  et  larmoyant.  Henriette  et  Germain  s'affranchissent,  fondent 
ensemble  un  foyer  libre,  et  propagent  autour  d'eux  leur  esprit  d'indé- 
pendance. Pourtant  ils  se  rendent  compte  enfin  que  la  révolte  intérieure 
ne  peut  pas  toujours  aboutir  à  l'action.  Cette  réserve  me  semble  assez 
grave.  Où  doit  s'arrêter  le  respect  et  le  dévouement  filial,  c'est  une 
question  d'espèces,  dont  l'examen  irait  à  l'infini.  Je  vois  bien  ce  que 
gagnera  la  société,  si  les  mères  sont  plus  dignes,  si  les  fils  sont  plus 
fiers;  et  je  conviens  que  l'art  en  général,  le  roman  en  particulier,  peut 
relever  les  mères  et  les  lils,  ne  fût-ce  qu'en  leur  donnant  un  sentiment 
de  la  vie  plus  large  et  plus  profond.  Mais  ce  sentiment  harmonieux  ne 
naîtra  que  d'oeuvres  naïves,  instinctives,  désintéressées  ;  il  ne  peut  sortir 
que  trouble  et  scrupules  d'un  livre  partial,  écrit  sur  le  ton  d'un-  réquisi- 
toire et  d'un  plaidoyer. 


Tristan  Klingsor  :  Le  Livre  d'Esquisses,  culs-de-lampe  de  Louis 
Grenier  (Mercure  de  France,  in-i8  de  ii5  pp.,  2  fr.).  —  Par  deux  fois 
l'auteur  rend  hommage  «à  son  délicieux  maître  Aloysius  Bertrand.  «> 

En  effet,  le  Liseré  d'Esquisses  évoque  les  intimités  de  la  vie  moderne 
comme  Gaspard  de  la  Nuit  évoquait  les  tableaux  du  passé  :  c'est  la 
même  recherche  du  caractère,  le  même  choix  des  détails,  les  mêmes 
raccourcis  de  perspective,  le  môme  effet  de  brève  mélodie.  Peut-être 
l'émotion  est-elle  moins'puissamment  concentrée  ;  peut  être  simplemen 


LKS     LIVRKS  )  )> 

nous  paraît-elle  ainsi,  parce  que  le  présent  où  nous  sommes  est  à  nos 
yeux  plus  spacieux,  plus  complexe,  plus  impossible  à  résumer.  Il  est 
amusant  de  constater  que  parfois,  sans  Tavoir  voulu,  M.  Klingsor,  sui- 
vant Bertrand,  rencontre  Jules  Renard. 

Rudyard  Kipling  :  Kim,  roman  traduit  par  Louis  Fabulet  et  Ch. 
Fountaine  Walker  (Mercure  de  France,  in-i8  de  389  pp.  3  fr.  5o). 
—  C'étaient  des  œuvres  assez  minces  que  ces  deux  romans  de  Kipling 
traduits  les  premiers  en  français  :  la  Naulakha^  la  Lumière  qui 
s'éteint.  Kini^  récit  touffu,  grouillant,  sinueux,  interminable  et  toujours 
captivant,  rappelle  mieux  les  Nouvelles  de  l'auteur.  Encore  les  laisse- 
t-il  regretter  :  car,  si  Kipling  excelle  à  créer  Tillusion  de  la  réalité 
toute  fraîche,  toute  brute,  et  toute  nue,  c'est  par  l'emploi  simple  et 
strict  de  détails  qui  retiennent  encore  la  franchise  et  l'imprévu  de  la 
sensation.  Que  de  tels  détails  soient  accumulés  par  milliers,  chacun 
d'eux  importera  moins  ;  Tordre,  l'enchaînement  intéresseront  davan- 
tage ;  il  se  pourra  que  le  lecteur,  à  travers  tant  de  visions,  s'obstine  à 
chercher  une  idée,  et  se  décKare  enfin  déçu. 

Kim  est  une  grande  fresque  panoramique  où  se  déploie  le  spectacle 
de  toute  l'Inde  septentrionale,  des  passes  de  Peshawer  et  de  Leh  jus- 
qu'aux berges  de  Bénarès  ;  on  ne  lira  pas  sans  ivresse  la  description  de 
la  route  qui  va  de  Lahore  à  Delhi,  charriant  une  foule  où  se  mêlent 
toutes  les  races,  tous  les  costumes,  toutes  les  religions,  toutes  les 
langues...  Et  A7/7i  est,  d'autre  part,  un  adroit  roman  d'aventures,  plus 
précisément  un  roman  d  espionnage  ;  parmi  les  gamins  de  Londres 
auxquels  il  apprendra  les  merveilles  du  Grand  Jeu,  nul  doute  qu'il 
ne  fasse  éclore  des  vocations  précieuses  pour  le  Service  anglais  des 
Renseignements.  Ainsi  les  travaux  et  les  mœurs  de  l'Empire  le  plus 
merveilleux  n'apparaissent  ici  que  dans  leur  relation  avec  une  intrigue 
secrète  ;  et  la  beauté  du  livre  en  est  diminuée.  Pourtant  c'est  un  fier 
compagnon  de  route  que  ce  jeune  Kim,  souple  autant  que  sa  mère 
hindoue,  ingénieux  et  vif  comme  son  père  irlandais,  et  que  cette  double 
hérédité  prédestine  à  servir  d'agent  au  colonel  Sandherr  —  je  veux  dire 
à  Creighton-Sahib.  Kim  est  un  jeune  mécréant;  pourtant  c'est  peut- 
être  un  reste  de  religiosité  orientale  qui  le  fait  devenir  l'ami  et  le  guide 
d'un  vieux  lama  thibétain.  Aveugle  au  monde,  ignorant  des  hommes 
et  des  choses,  le  lama  cherche  la  rivière  sacrée  qui  doit  l'affranchir 
de  la  Roue  de  Vie.  Kim  le  soutient,  l'abreuve,  le  nourrit,  et  dans 
le  même  temps  porte  les  messages,  évente  les  mystères,  dépiste  les 
poursuites,  tout  cela  pour  le  plaisir,  sans  souci  du  but  à  peine  entrevu. 
Du  vieillard  tout  à  sa  chimère,  et  de  l'enfant  prompt  en  ressources, 
c'est  l'enfant  qui,  selon  Kipling,  est  l'homme  réel  et  vivant.  Son  art  est 
de  nous  en  convaincre;  et  ce  rapprochement  ironique  exprime  bien 
l'essentiel  de  sa  philosophie. 

Camille  Lemonmeh  :  Le  Sang  et  les  Roses  (Ollendorff,  in-i8  de 
^^9  PP-î  3  fr.  5o).  —  Ce  roman  est  bien  fait,  je  crois,  pour  montrer  quelle 


5jG  la  revue  blanche 

affinité  d'art  rapproche  l'auteur  des  frères  Rosny.  Seulement  sa  puis- 
sance est,  pour  ainsi  dire,  d'ordre  plus  rudimentaire,  plus  voisine  de 
lelément.  Et  tandis  que  chez  eux  domine  toujours  plus  l'obsession  des 
causes  et  des  lois  sociales,  ce  qui  l'emporte  chez  lui,  c'est  la  Nature,  le 
jeu  des  lois  physiologiques,  la  vibration  des  nerfs,  la  pulsatiim  du  sang. 
Dans  un  jardin  de  verdure  et  de  roses,  la  Nature  parle  à  Claire  Jurien, 
l'appelle  k  sa  vraie  vocation  de  femme.  L'amour  infécond  n'étouffe  pas, 
ne  l'ait  pas  taire  son  ardente  soif  de  maternité.  En  ce  désir,  son  mari 
reconnaît  une  loi  plus  haute»  qu'elle  et  que  lui,  plus  sacrée  que  leur  union 
même;  et  lentement,  douloureusement  il  s'achemine  au  sacrifice... 

Maiico  Praca  :  La  Petite  Blonde,  traduction  d'Albert  Lécuyer 
(Calmann  Lévy,  in-i8  de  3i'i  pp.,  i  fr.  5o.) —  C*est  à  Milan;  un  ingé- 
nieur anglais,  époux  d'une  Italienne,  découvre  que  sa  femme,  qu'il 
croyait  fidèle,  fréquente  depuis  longtemps  une  maison  de  rendez-vous. 
11  se  déguise,  s'abouche  avec  Tentremelteuse.  attend  sa  femme  et  l'in- 
sulte et  la  tue.  La  très  habile  progression  de  l'intérêt  dramatique  rap- 
pelle, malgré  toute  la  différence  des  sujets,  la  composition  d  André 
Cornélis.  Mais  la  psychologie  de  M.  Praga  reste  superfii^ielle  :  témoin 
les  lettres  et  le  journal  d'Adelina.  Il  a  voulu  que  l'avilissement  de  celte 
femme  s'expliquât  par  un  long  enchaînement  de  motifs,  qu'il  fut  natu- 
rel, nécessaire,  continu.  Notre  émotion  serait  plus  intense  si  l'explica- 
tion était  moins  complète,  si  le  fait  gardait  quelque  chose  d'ob.scur, 
d'étranger,  de  gratuit.  Songez  à  ce  que  Dostoïevski  aurait  fait  d'un  tel 
sujet  î  Quels  éclairs  déchirant  l'ombre  î  quels  abîmes  s'éclairant  sou- 
dain au  fond  d'une  àme  qui  les  ignore  !  quelle  succession  de  sentiments 

contradictoires  et  profonds! 

Michel  Ahxacld 

r.MiLE    N'ioLAiu)   :   Des  industries  d'art  indigène    en  Alg^érie 

(Alg<T,  Viguier.  in-8''  de  ">()  pp.,  o  fr.  7")  .  —  Travail  intelligent  et  très 
utile.  (Chargé  d'étudier  cette  matière  piir  le  gouvernement,  l'auteur 
atteste  la  (Compétence  et  la  sagacité  nécessaires  el  l'on  apprécie  en  même 
temps  son  esprit  «arabojnste  »  suivant  un  mot  déjà  (M'ièbreen  Alger.  Le 
meilleur  moyen  sans  contredit  de  relever  l'Arabe  et  d'aider  le  Kabyle,  les 
détournant  par  là  du  banditisme,  est  de  travailler  à  la  renaissance  (Je  la 
cérami(|ue.  des  broderies  et  de  la  fabrication  des  tapis  indigènes,  sur- 
tout si  l'on  songe  qu'à  Alger  même  il  s'en  débite  une  grande  quantité 
de  provenance  allemande.  L'Mtat  devrait  y  contribuer  par  une  Ecole 
modèle  pour  laquelle  il  faudrait  requérir  la  direction  parfaite  de  madame 
Ben-Aben  qui,  sans  aucun  secours  ofliciel,  installa  à  Alger  une  Ecole 
de  bnKlerie  indigène  dont  les  travaux  retiennent  l'admiration  de  tous 
les  hiverneurs.  Nulle  plus  qu'elle  ne  saurait  présider  à  la  propagation 
d'un  art  décoratif  si  original,  si  gracieusement  léger  par  son  goût  délié 
de  l'arabesque  inspirée  de  la  lame  et  de  la  colline. 

^Iahius-Ary  Leblond 


LES   LIVRES  >J7 

Georges  Leneveu  :  Ibsen  et  Maeterlinck  (OUendorfT,  în-i8  de 
'^20  pp.,  3  fr.  5o).  — 1/auteur  vient  de  mourir,  à  3/»  ans.  Ses  premiers 
écrits  permirent  des  espoirs,  quïl  commençait  de  réaliser.  La  Sape^ 
drame  «  social  »  de  tendances  franchement  anarchistes,  fit  parler  de  lui. 
L'apparition  du  livre  qui  nous  occupe  précéda  de  fort  peu  la  mort  de 
son  auteur.  Ibsen  et  Maeterlinck  y  étaient  il  faut  dire  moins  en  cause 
que  leur  commentateur.  Dans  les  citations  deux,  on  reconnaît  moins 
des  énoncés  de  discussion,  que  des  arguments,  des  thèmes  à  digres- 
sions personnelles,  inspirées  par  d'autres  lectures  :  Amiel  par  exem- 
ple qui  prend  une  place  tyrannique,  ou  Fourier,  et  en  t^l  nombre,  dans 
notamment  la  partie  à  Maeterlinck  consacrée,  que  malaisément  le  lec- 
teur démêle  à  quel  instant  Maeterlinck  entre  en  cause,  à  quel  moment 
Amiel,  à  quel  moment  l'âme  humaine,  à  quel  moment  ils  quittent  : 
tous  interviennent  à  la  fois.  Au  fond  ce  n'est  point  ceci  ni  cela,  ni  tous, 
ce  n'est  point,  bien  que  but  initial,  d'Ibsen  ou  Maeterlinck  qu'il  est 
écrit,  mais  bien  à  l'occasion  d'eux.  Défaut  d'heureux  augure  :  Tauteur 
se  sentait,  et  sur  tout,  tant  de  choses  à  dire,  ou  mieux  à  s'éclaircir, 
qu'il  trouvait  à  peine  par  laquelle  entreprendre,  et  trébuchait  dans  la 
belle  possession  de  soi  ;  leur  abondance  le  subjuguait,  tout  thème  lui 
servait  comme  de  bélier  pour  s'ouvrir  issue,  par  quoi  à  gros  bouillons 
tumultueux  elles  jaillissaient  en  se  bousculant.  Heureux  augure  : 
l'abondance  n'est  pas  nécessairement  le  synonyme  de  la  puissance, 
mais  elle  en  est  parfois  un  signe...  La  mort  termine  tout. 

Félicien  Fagus 

Georges  Casella  :  Les  petites  heures,  poèmes  (Éditions  de  la  Re- 
vue Dorée,  in- if),  de  i3opp.,  3fr.). —  M.  Georges  Casella  qui  a  du  talent, 
n'est  pas,  semble-t-il,  tout  à  fait  exempt  de  certaines  tares  romantiques 
dont  le  principe  demeure  assurément  dans  le  libre  et  sincère  essor  de  sa 
jeunesse  frémissante  et  lyrique.  Ces  premières  outrances,  ces  excès,  ces 
fougueux  emportements  sont  l'indice  d'une  richesse  sentimentale  dont 
on  a  le  droit  d'attendre  des  émotions  plus  profondément  et  plus  sim- 
plement humaines  et  délivrées,  dans  une  certaine  mesure,  du  souci  de 
volupté  plastique  et  sensuelle  qui  les  restreint. 

L'art  poét'icjue  de  M.  Georges  (Casella  se  tient  dans  les  confins  impo- 
sés par  la  règle  classique.  Mais  un  métier  habile,  des  dons  de  passion^ 
de  langueur,  de  vie  nerveuse,  des  images  neuves,  exactes,  acérées  en 
surpassent  aisément  les  rigueurs.  Même  certaines  pièces,  dans  leur 
cycle  bref,  gardent  toute  la  lumière  mobile  et  profonde  d'un  vrai  pay- 
sage. 

Paul-Louis  Garnie» 

MÉMENTO  BIBLIOGRAPHIQUE 

Ro.MAXs  ET  Nouvelles  : 

Dostoïevski  :  Un  Adolescent,  traduit  pour  la  première  fois  en  fran- 
çais, par  J.-W.  Bienstock  et  F.  F.  ;  Kditions  de  La  revue  blanche,  in- 18 
de  620  pp.,  3  fr.  5o. 


558  LA   REVUE    BLANCHE 

1/ Auteur  d'  «  Amitié  Amoureuse  »  :  Hésitation  Sentimentale  \  Cal- 
mann  Lévy,  in-i8  de  4^9  pp.,  3  fr.  5o. 

Mrs  W.  K.  Clifford  :  Lettres  (Tamour  d'une  femme  du  nionde,  tra- 
duites de  l'anglais  par  llenry-D.  Davray;  Mercure  de  France,  in-i8  de 
^fi'j.  pp.,  'i  fr.  5o. 

Pierre  de  Querlon  :  La  Liaison  fâcheuse  \  Mercure  de  France,  in-i8 
de  3o5  pp.,  3  fr.  5o. 

Albert  Samain  :  Contes:  Mercure  de  France,  in-i8  de  187  pp.,  ^^^-  ^^• 

André  Lichtenberger  :  Rédemption  ;  Pion,  in-i8  de  v.89  pp.,  3  fr.  ">o. 

Albert  Erlande  :  La  Tendresse;  Ollendorff,  in- 18 de  27-^  pp.,  3  fr.  5<). 

Perez  Galdos  :  Le  Roman  de  Sœur  Marccla^  traduit  de  l'espagnol, 
par  L.  de  L.  :  Calniann  Lévy,  in- 18  de  272  pp.,  3  fr.  jo. 

Raymond  Dhastre  :  Le  Baiser  de  la  Vie\  Ollendorfî,  in- 18 de  247pp., 
3  fr.  r>o. 

J.-H.  Rosny  :  Les  Deu.v  Femmes:  Ollendorff,  in- 18  de  317pp.,  ^  f'**  ^"• 

Pierre  Valdagne  :  La  Confession  de  Nicaisc;  Ollendorff,  in- 18  de 
3'|3  pp.,  3  fr.  5o. 

Lord  Lytton  :  Les  derniers  Jours  de  Pompéi;  adaptation  •inédite 
ornée  de  '|0  aquarelles  de  Ch.  Atamian  ;  Nilsson,  in-i6  de  298  pp., 
3  fr.  5o 

Lettres  d'amour  dune  Anglaise,  traduites  par  Henry-D.  Davray  : 
Mercure  de  France,  in- 18  de  3o3  pp.,  3  fr.  jo. 

Marie  Stromberg  :  Le  Petit  Vendeur  de  /ou ma ua-  (avec  illustrations)  : 
Librairie  d'éducation  de  la  jeunesse,  in-8  cartonné  de  (y\  pp. 

C.  Leroux-Cesbron :  J  w/rejf  Temps...]  Calmann  Lévy,  in-i8de  'io3pp., 
3  fr.  5o. 

Henry  Bordeaux  :  La  Peurdevi^^re:  Fontemoing,  in-i()  écu  de  38opp., 
3  fr.  Tio 

Poésie  : 

Jean  de  Foville  :  La  Vie  déserte;  Pion,  in-i8  de  177  pp.,  3  fr.  5o. 

F'élix  George  :  Ombre  et  Clarté;  Ollendorff,  in- 18 de 270 pp.,  3  fr.  5o. 

Henri  Degron  :  Poèmes  de  Ches^reuse,  ou  les  Villa nelles  de  la  Vallée^ 
préface  par  Stuart  Merrill;  Éditions  de  la  Plume,  in-i8  de  1 10  pp.,  3  fr. 

P.-N.  Koinard  :  La  MortduRêçe;  Mercure  dcFranc'fe,  in-18  de  337pp., 
3  fr.  JO. 

Comtesse  Mathieu  de  Noailles  :  V Ombre  des  Jours;  Calmann  Lévy, 
in-18  de  i8'2  pp.,  3  fr.  5(>. 

Edmond  Sivieuve  :  Du  Cœur  a u,v  Lèvres*,  préface  de  François  Coppée; 
Lemerre,  in-18  de  191  pp.,  3  fr. 

Pétrus  Durel  :  La  Muse  parlementaire  (Députes  et  Sénateurs  poètes)  ; 
Librairie  des  Mathurins,  in-18  de  279  pp.,  3  fr.  5o. 

Francis  Bœuf  :  La  Halte;  Bordeaux,  Gounouilhou,  in- 16  de  i  jo  pp., 
3  fr.  "io. 

Marie  Dauguet  :  A  travets  le  Voile;  Vanier,  in-18  de  278  pp.,  3  fr.  jo. 

Georges  Périn  :  Les  Émois  blottis;  Éditions  de  la  Plume,  in-8®  de 
140  pp.,  3  fr. 


MÉMENTO   BIBLIOGRAPHIQUE  5^9 

R.  Vivien  :  Cendres  et  Poussières;  Lemerre,  in-i8  de  rao  pp.,  3  fr. 

Théodore  Maurer  :  Plaisir  eT Amour;  Eu  la  Maison  des  Poètes,  in-i6 
de  i8a  pp. 

Georges  Casella  :  Les  Petites  Heures  ;  Éditions  de  la  Revue  Dorée  ; 
in-i6  de  i3o  pp.,  3  fr. 

Théajke  : 

Maxime  Gorky  :  Les  Petits  Bourgeois^  traduction  E.  SéménotT  et 
E.  Smirnolî;  Mercure  de  France,  in-i8  de  366  pp.,  3  fr.  5o. 

Charles  de  Bussy  :  Monsieur  Phosphore;  Librairie  des  Mathurins, 
in-i8  de  35  pp.,  i  fr. 

Louis  Rousseau:  Douce  Méprise;  Dujarric.  in-i6de28  pp.,  i  fr.  a*). 

Etats,  Sociétés,  Gouvkkne.ments  : 

W.  T.  Stead  :  L'Américanisation  du  Monde:  Juven,  in-i8de  285pp., 
3  fr.  5o. 

Pierre  de  Ségur  :  Le  Maréchal  de  Luxembourg  et  le  Prince  d'Orange 
(1668-1678);  Calmann  Lévy,  in-8ode  601  pp.,  7  fr.  5o. 

A.  Hue  :  La  Loi  Fallouju  ;  Cornély,  in- 18  de  3'20  pp.,  1  francs. 

Ernest  Tarbouriech  :  La  Cité  Future^  essai  d'une  utopie  scientifique; 
Stock,  in-i8  de  '|8|  pp.,  3  fr.  5o. 

Georges  Clemenceau  :  Injustice  militaire;  Stock,  in-i8  de  5oo  pp., 
3  fr.  5o. 

S.  P.  :  L'Abrogation  de  la  Loi  Falïoux;  Cornély,  in- 18  de  32  pp., 
o  fr.  20. 

Raymond  Coirat  de  Montrozier  ;  Deux  ans  chez  les  anthropophages 
elles  sultans  du  centre  africain;  Pion,  in-i8de  326  pp. 

Lettres  inédites  de  Madame  de  Genlis  à  son  fils  adoptif  Casimir 
Baecker  (i8oi-i83o),  publiées  avec  une  introduction  et  des  notes  par 
Henry  Lapauze  ;  Pion,  in-8"  de  365  pp.,  7  fr.  5o. 

Abel  Chevalley  :  Victoria,  sa  Vie,  son  Hôle,  son  Hegne;  Delagrave, 
in-i8  de  ^|35  pp.,  3  fr.  5o. 

ce.  Calderon  :  La  Question  des  Fêtes;  Wehrel,  in- 18  de  95  pp. 

A.  Vavasseur  :  Lrt  Liberté  de  l Enseignement;  Fontemoing,  in-32 
de   »2  pp. 

eu.  de  Ricault  d'iléricault  :  Souvenirs  et  Portraits;  Téqui,  in-18 
de  349  pp. 

MÉMOIRES  : 

Judith  Gautier  :  Le  Collier  des  jours  ;  Juven,  in-18  de  286  pp.,  3  fr.  10. 
Johannès  Gravier  :  Mémoires  d'un  Hercule  (1859- 1901)  ;  Librairie 
Molière,  in- 16  de  270  pp.,  3  fr.  5o. 

Sciences  et  Philosophie  : 

Jean  Jaurès  :  Z)e  la  Réalité  du  Monde  sensible;  Alcan,  in-80  de 
.'129  pp.,  3  fr.  5o. 


r)6o  LA   REVUE    BLANCHE 

Léon  Bloy  :  Exégèse  des  Lieux  communs  ;  Mercure  de  France, 
in-i8  de  3o3  pp.,  3  fr.  5o. 

Eugène  de  Roberty  :  Frédéric  Nietzsche^  contribution  à  l'histoire  des 
idées  philosophiques  à  la  fin  du  XIX^  siècle  ;  Alcan,  in- 18  de  212  pp., 
2  fr.  5(). 

Maurice  Wilmolte  :  La  Belgique  morale  et  politique  (1830-1900); 
Colin,  in-i8  de  355  pp.,  3  fr.  5o. 

Paul-Louis  Garnier  :  Réflexions  sur  Nietzsche;  TErmitage,  in-i6  de 
45  pp.,  3  fr. 

Eugène  Montfort  :  La  Beauté  moderne;  Editions  de  la  Plume;  in- 16 
de  i35  pp.,  2  fr.  5o. 

Littératures  étrangères  : 

Lino  Ferriani  :  I  drammi  dei  fanciulli  ;  Como,  Vittorio  Omarini, 
in-i6  de  3i2  pp.,  '»  fr. 

Ugo  Valcarenghi  :  Alla  Maria  ;  Torino-Roma,  Roux  e  Viarengo, 
in-i()  de  309  pp.,  3  fr. 

Gabriele  d'Annunzio  :  Le  Novehe  délia  Pescara;  Milano,  Trêves, 
in-i()  de/167  pp.,  4  fr. 
E.    iloUa^nder  :   Der    Weg  des   Thomas    Truck;  Berlin,  S.  Fischer, 

2  vol.,  10  M. 
J.  Wassermann  :  DieGeschichtedesjungen  Heinecke  Fuchs;  Berlin, 

S.  Fischer,  6  M. 
H.  Seidel  :  Heimatgeschichten;  Stuttgard,  J.-G.  Cotta,  4  M. 
E.  Schur  :  Dichtungen  und  Gesaenge;  Leipzig,  H.  Seemann,  3  M. 
G.  Worms  :  Die  Stillen  im  Lande;  Stuttgard,  J.-G.  Cotta. 
A.     Freilierr     von     Gleichen-Russwurm   :     Vergeltung;     Stuttgard, 

J.-G.  Cotta. 


Le  Gérant:  P.  Di:si:hamps. 


Taris.  —  Iniprimerie  C.  LAMY,  121,  bd.  de  La  Chapelle.  lô'2'àï> 


Les  Congrégations 


et  la  Révolution 


Le  samedi  9  avril  1791,  les  colporteurs  de  nouvelles  et  de 
gazettes  s'égayaient  dans  les  rues  de  la  capitale  en  criant  avec 
un  plaisir  non  déguisé  (1)  une  feuille  portant  ce  titre  tout  em- 
preint du  sans-façon  populacier  ,  un  peu  spécial  à  Tépoque 
révolutionnaire;  «  Citoyens,  disaient  les  crieurs,  en  apostro- 
phant les  passants,  demandez  la  Liste  des  culs  aristocratiques 
et  anticonstitutionnels  qui  ont  été  fouettés  hier  au  soir^  à  tour  de 
bras  par  les  dames  delà  Halle  et  du  faubourg  Saint-Antoine  (2). 

A  peine  venait-on  d'acquérir  cet  opuscule  qu'un  autre  colpor- 
teur vous  offrait  :  Le  fouet  donné  aux  sœurs  Griseltes  par  la 
sainte  colère  du  Peuple,  le  7  avril  1791  ^  pour  avoir  enseigné  de 
faux  principes  aux  Enfants  de  r École  de  Charité.  (3). 

Le  refus  d'une  partie  du  clergé  de  prêter  le  serment  civique 
avait  causé  une  eflTervescence  populaire  qui  commençait  à  se 
transformer  en  actes. 

La  bourgeoisie  s'emparait  du  pouvoir  en  inoculant  à  la  masse 
l'idée  que  la  panacée  sociale  était  la  Loi  pure  comme  expression 
de  la  volonté  du  nouveau  souverain  :  le  Peuple  et  ce  nouveau 
souverain,  comme  les  potentats  individuels,  s'exaspérait  de  la 
résistance  à  ce  qu'il  croyait  sa  volonté  et  prétendait  agir  lui- 
même,  sans  intermédiaire. 

Le  récit  des  événements  du  7  avril  1791,  diffère  sensiblement 
dans  ces  deux  brochures,  et  ce  sont  les  seuls  documents  trouvés 
jusqu'alors  sur  cette  journée. 

Dans  la  première  brochure,  on  voit  que  : 

Les  environs  du  Monastère  et  de  la  Visitation  Sainte-Marie,  rue  Saint- 
Antoine,  étaient  obstrués  par  une  quantité  de  voilures,  de  ces  lourdes 


(1)  <c  Hier, />roA.  Pador,  toutes  les  rues  de  Paris  reteutissaient  de  ce  cri  indécent  :  Liste 
des  ciils  fouettés,  etc.  » 

(2)  Bib.  de  la  Ville  de  Paris,  12031. 

(3)  Bib.  de  la  Ville  de  Paris,  9127. 

36 


562  LA  REVUE    BLANCHE 

masses,  appartenantes  à  vieilles  comtesses,  marquises,  etc.,  qui,  après 
avoir  servi  le  diable  toute  leur  vie,  recourent  au  bon  Dieu  sur  le  déclin 
de  leurs  jours.  Ces  visites  nombreuses  avaient  pour  but  de  recevoir  les 
instructions  honnêtes  des  Prêtres  réfractaires.  Des  concilialiules,  bap- 
tisés du  nom  de  conférences,  se  tenaient  tous  les  jours,  avec  lé  plus 
p^rond  mystère.  Là,  l'Assemblée  nationale  était  traitée  d'Anle-christ  ; 
les  Jacobins,  de  démons  ;  la  garde  nationale, de  satellites  du  diable.  Mais 
le  patriotisme  éveillé  vient  de  faire  le  dénouement  de  cette  comédie 
aristocratique  qui  s'est  répétée  dans  tous  les  quartiers  de  Paris,  ainsi 
qu'on  va  le  voir. 

Les  Dames  citoyennes  de  la  Halle  et  du  Faubourg  Saint-Antoine, 
instruites  de  ces  petites  menées,  ont  cru  que  le  jugement  et  la  punition 
du  délit  étaient  de  leur  ressort.  En  conséquence,  elles  se  sont  réunies 
en  grand  nombre  et  après  s'être  armées  d'un  ballet  {sic)  ces  héroïnes 
de  la  Révolution  sont  allées  mettre  le  siège  devant  le  couvent.  La  résis- 
tance des  assiégés  n'a  pas  été  de  longue  durée  et  les  vainqueurs  sont 
entrés  tout  bonnement  par  la  porte.  Vous  auriez  vu  alors  les  calottes 
et  les  ensoutanésfuir  épouvantés,  se  culbutant  les  uns  les  autres  iTabbë 
tomber  sur  la  marquise,  la  comtesse  sur  l'abbé,  et  la  Présidente  se 
pâmant. 

Alors,  une  des  dames  citoyennes  prenant  la  parole,  a  dit  : 

«  Sacrées  piegrièches  que  vous  êtes,  vous  osez  cabaler  contre  nous, 
et  vous  choisissez  la  maison  de  Dieu  pour  votre  repaire  !  Abominables, 
vous  serez  fouettées  et  je  commence  aussitôt.  » 

Empoignant  la  supérieure  d'un  bras  vigoureux,  elle  fait  voir,  aux 
yeux  des  spectateurs  surpris,  un  postérieur  d'une  aune  de  large,  et  en 
frappant  à  coups  redoublés,  elle  donne  le  signal  du  carnage. 

Soudain,  la  sœur  Sainte-Aldegonde,  Sainte-Euphrosine,  Dupin 
Saint-Maurice,  éprouvent  le  même  sort  ainsi  que  toutes  les  bigotes 
titrées  et  autres,  et  vingt  culs  qui,  depuis  vingt  ans,  n'avaient  pas  vu  la 
lumière,  se  trouvent  tout  d'un  coup  exposés  au  grand  air. 

Dans  le  même  style,  la  brochure  décrit  la  fustigation  des 
dames  Benjamin,  Saint-Ouen,  \'ilardi,  Josse,  Gossec,  dévoles 
du  quartier;  du  père  Thomas,  chapelain  des  sœurs,  des  abbés 
Michel,  Perrol,  Bonardel,  de  trente  Miramionnes,  de  soixante 
Récollelles  qui  montreront,  paraît-il,  «  des  citrouilles  moésies  », 
des  Filles  du  Précieux  Sang  dont  on  ne  dit  pas  le  nombre,  ainsi 
que  des  sœurs  grises  des  paroissesde  Saint-Sulpice,  Saint-Lau- 
rent, Sainte-Marguerite,  la  Madeleine,  Saint-Germain-l'Auxer- 
rois  et  des  Fillcs-du-CaKaire. 

D'après  cette  brochure,  le  total  des  personnes  fustigées  se 
serait  élevé  à  310. 

Dans  le  deuxième  opuscule,  les  faits  sont  racontés  différem- 
ment : 

Hier,  à  dix  heures  du  matin,  les  dames  du  faubourg  Saint-Antoine 


LES   CONC.RÉdATlONS   ET   LA    RÉVOLUTION  ^  563 

s'aperçurent  qu'à  cette  heure,  au  couvent  des  Filles   Sainte-Marie,  il 
avait  déjà  été  célébré  vingt-deux  messes,  et  qu'ordinairement  on  n'en 
disait  que  six  à  sept.  Cette  disproportion   a  fait  voir  clairement  que 
c'était  le  refuge  de  Prêtres  qui  n'avaient  pas  prêté  le  serment.  En  con- 
séquence, ont  été  toutes  en  pompe,  portant  de  grandes  verges  à  la  main 
pour  venger  le  déshonneur  fait  à  ce  saint  lieu.  Lii  procession  de  ces 
dames  arrivant  à  Téglise,  la  porte  leur  a  été  refusée,  l'ouverture  en  a 
été  bient(U  faite  et  ordonnée  par  le  Sénat  populaire  qui  s'est  porté  en 
foule  à  la  Chapelle  et  n'a  trouvé  qu'une  dévote,  ci-devant  noble,  que 
M.  Potdevin,  ci-devant  vicaire  à  Saint-Paul,  était  à  confesser  clandes- 
tinement, et  pour  une  pareille  faute,  a  été  condamnée  à  être  fouettée 
publiquement  ainsi  que  les  deux  tourières  de  ce  couvent  pour  avoir 
refusé  l'entrée  à  ces  dames,  ce  qui  s'est  exécuté  sur  le  champ.  Quatre 
de  ces  dames  ont  pris  la  pénitente  du  vicaire,  l'ont  conduite  au  milieu 
de  la  grande  rue  Saint-Antoine  ;  sans  précaution  on  découvrit  et  fusti- 
gea les  appâts  de  la  pénitente,  qui  sans  doute  sont  très  précieux  à  sou 
directeur.  Les  grosses  tourières  subissent  le  même  sort,  au  même  en- 
droit, et  leurs  fins  mouchoirs    blancs,  destinés  à  essuyer  les  larmes 
de    la    contrition,   ne  leur  servirent  qu'à  essayer  les    poignées    de 
boue,  que  les  polissons  leur  jettaient  aux  fesses,  pendant  qu'on  les 
fouettait,  à  cause,  disaient-ils,  qu'elles  les  avaient  très  blanches. 

Si  la  garde  nationale  n'était  accourue  promptement,  c'en  était  fait, 
toutes  les  nonnettes  auraient  subi  le  même  sort. 

Les  sœui*s  grisettes  de  Saint-Nicolas-des-Champs,  n'auraient  pas  été 
quittes  à  si  bon  marché  pour  avoir  refusé  la  visite  de  leur  nouveau  et 
véritable  pasteur,  et  pour  avoir  dit  que  deux  pièces  de  canons  chargées 
à  mitraille,  balayeraient  bien  toute  cette  canaille,  si  une  forte  garnison 
ne  fut  venue  à  leur  secours. 

Les  Miramionnes  ont  eu  le  même  bonheur. 

Les  Dames  de  la  place  Maubert,  toutes  résolues  à  venger  l'insulte 
faite  au  nouveau  curé  de  Sàint-Xicolas-du-Chardonneret  qui,  très  res- 
pectueusement, fut  dimanche  dernier,  pour  leur  rendre  sa  visite  pasto- 
rale, elles  lui  poussèrent  la  porte  au  visage,  en  lui  disant  : 

«  Notre  maison  n'est  point  habituée  à  recevoir  des  apostats.  »  Notre 
humble  curé  se  plaignit  amèrement  et  ses  paroissiens,  pour  les  punir 
de  cet  outrage,  ont  investi  de  toute  part  la  maison,  on  y  a  trouvé  l'an- 
cien curé,  venant  de  faire  l'office,  accompagné  de  quantité  de  sémina- 
ristes, à  qui  on  dresse  ainsi  indistinctement  un  lit,  une  table  et  un 
autel.  On  a  découvert  des  portes  de  derrière  par  où  s'introduisait  depuis 
longtemps  cette  cohorte  infernale.  On  les  a  gardés  pour  que  personne 
n'eu  sortit,  afin  que  tous  ceux  qui  étaient  dedans,  prêtassent  serment, 
ou  sinon  le  fouet.  Le  peuple  était  déjà  entré,  se  disposant  à  exécuter  son 
décret  lorsque  la  cavalerie,  garde  nationale  et  la  municipalité  y  sont 
arrivées  ;  malgré  tout  cela,  il  a  fallu  contenter  le  peuple.  Trois  sœurs 
grisettes  ont  prêté  serment  civique  publiquement,  les,  plus  entêtées  se 
voyant  protégées  par  la  garde  nationale,  ont  dit  :  «  Nos  corps  sont  aux 
hommes,  et  nos  âmes  sont  à  Dieu.  Il  sera  pour  nous  glorieux 'de  mourir 


i 


I   *  564  /  LA  REVUE   BLANCHE 

pour  lui  et  le  maintien  de  sa  sainte  Religion  »  on  a  obligé  avec  douceur 
le  peuple  à  se  retirer  qui  a  protesté  que  s'ils  ne  le  font  pas  d'ici  diman- 
che, à  cette  époque  viendrait  les  fustiger. 
C'est  demain  le  jour  dit;  mais  pour  leur  sûreté,  elles  conservent  une 
•,  forte  garde  à  discrétion  de...  tout  et  de  tout... 

t  L'absence  de  pièces  officielles  ne  permet  pas  de  déterminer 

'  Texacle  importance  de  la  fustigation  exercée  par  le  peuple,  vrai- 

semblablement on  ne  peut  mettre  en  doute  qu'elle  n'ait  eu  lieu. 

Le  courrier  de  Gorsas  dit  seulement  : 

Les  Miramionnes  et  plusieurs  autres  béguines  ont  été  fessées  d'im- 
portance, hier,  dans  plusieurs  quartiers  de  Paris,  (et  c'est  bien  fait)  (i). 

Dix  couvents  de  femmes,  outre  ceux  cités  déjà,  furent  aussi 
l'objet  des  menaces  populaires. 

Dans  un  mémoire  adressé  au  Directoire,  les  sœurs  de  la  Croix, 
sises  cul  de  sac  Guéménée,  écrivaient  : 


I 


La  prise  de  possession  de  Messieurs  les  curés  constitutionnels  amena 
contre  elles  une  persécution  ou  plutôt  une  insurrection  dont  les  siècles 
passés  ne  fournissent  point  d'exemple. 

Déjà  des  citoyennes  de  tout  âge  et  de  tout  état  avaient  été  dans  l'église 
.  et  sur  les  degrés  de  la  Visitation,  rue  Saint- Antoine,  vis  à  vis  le  cul  de 
sac  Guéménée  menacées  et  quelques  -unes  frappées  de  verges  tenues  par 
des  monstres  sous  la  figure  humaine,  et  à  qui  on  avait  fait  oublier  les 
premières  leçons  que  la  nature  donne  chez  les  peuples  les  plus  barbares 
à  ce  sexe  qui  n'a  de  défense  réelle  que  la  pudeur  et  le  désir  de  ne  pas 
ternir  cette  délicate  et  nécessaire  vertu. 

C'est  dans  ces  circonstances  que  la  horde  de  ces  furies,  ivres  de  vin  et 
d'infamie,  se  transporte  au  cul  de  sac  Guéménée  et  menace  de  ses  fureurs 
les  filles  de  la  Croix  si  elles  ne  reconnaissent  pas  M.  le  curé  constitu- 
tionnel de  Saint-Paul... 

Elles  aimaient  mieux  vivre  individuellement  que  d'être  exposées  à 
une  infâme  et  barbare  flagellation  à  laquelle  on  leur  dit  chez  elles  qu'on 
ne  pouvait  les  soustraire  (2). 

Il  faut  ici  évidemment  faire  la  part  de  l'exagération  provoquée 
par  la  peur  du  tumulte  et  par  la  nécessité  d'exciler  la  senti- 
mentalité des  autorités.  Il  est  certain  que  les  sœurs  de  la  Croix 
servirent  de  prétexte  à  une  forte  agitation.  Les  précautions  prises 
par  le  commissaire  Fontaine  en  sont  la  preuve  (3).  Le  Ministre 
de  l'intérieur  écrivit  : 

Après  des  violences  affreuses  commises  envers   les    dames  Mira- 


(1)  ToDie  XXIII,  page  122,  jeudi  7  avril  17U1. 

(2)  Arcl .  Nat    S.  468i«« 

(3)  Procès-verbal  du  commissaire  de  police  Fontaine,  sectionjde  la  police  royale,  19  avril  1791, 
Arch.  Nat.  S.  4G88. 


LES  CONGRÉGATIONS  ET  LA  RÉVOLUTION  565 

mionnes  et  difTérentes  citoyennes  de  la  rue  Saint- Antoine,  une  multitude 
égarée  se  porta  à  leur  communauté  et  les  menaçant  de  la  manière  la  plus 
terrible,  etc..  (i) 

Ceci  prouve  que  Teffervescence  populaire-  ne  fut  pas  sans 
quelque  gravité. 

Un  mémoire  administratif  opposé  à  celui  des  religieuses 
disait  : 

Ces  sœurs  (de  la  Croix,  cul  de  sac  Guéménée)  en  imposent  lorsqu'elles 
se  plaignent  d*avoir  été  injustement  expulsées,  puisque  leur  sortie  n'a  été 
précédée  d'aucunes  violences  effectives  et  qu'elle  a  été  l'objet  d'une 
résolution  librement  prise  et  notifiée  par  écrit.  Cette  sortie  a  été  effectuée 
sans  contraintes  et  paisiblement  (2). 

Des  mouvements  analogues  se  produisirent  contre  d'autres 
communautés. 

Le  3  avril  1791,  le  commissaire  de  police  de  la  section  du 
Palais-Royal,  s'étant  transporté  rue  Saint-Roch  au  couvent  des 
sœurs  de  Sainte-Anne,  trouva  «  au-devant  de  la  porte,  un  grand 
attroupement  de  personnes  de  l'un  et  Tautre  sexe,  ayant  quelque 
peu  dissipé  cet  attroupement,  —  causé  par  le  refus  des  sœurs 
de  laisser  faire  le  catéchisme  par  le  nouveau  vicaire  constitu- 
tionnel dans  la  chapelle  du  couvent  (3)  —  le  commissaire  pénétra 
dans  le  couvent  pour  interroger  la  supérieure.  Pendant  ce  temps, 
la  foule  grossissait  de  minute  en  minute,  en  poussant  des  voci- 
férations, deux  religieuses,  Mlle  Sérèze  et  Mlle  de  Beaumont 
affolées,  jetèrent  des  matelas  par  les  fenêtres  donnant  sur  la  rue 
d'Argenteuil,  et  s'apprêtaient  à  suivre  la  même  voie,  lorsque  des 
citoyens  les  aperçurent,  prévinrent  le  commissaire  qui  les 
empêcha  d'exécuter  leurs  projets  en  les  assurant  de  sa  pro- 
tection (4). 

Le  7  avril,  à  neuf  heures  du  matin,  Girardin,  sergent  de  la 
1^  compagnie  du  bataillon  de  Saint-Martin-des-Champs,  accourut 
prévenir  que,  rue  Jean-Robert,  devant  la  porte  des  «  Sœurs  de 
la  Charité,  chargées  des  petites  écoles»,  une  foule  était  assemblée 
«  parlant  de  les  insulter  et  de  les  maltraiter  »  pour  avoir  mal 
reçu  les  sœurs  que  leur  avait  envoyées  le  curé  constitutionnel  de 
Saint-Nicolas-des-Champs.Le  commissaire  se  transporta  aussitôt 
rue  Jean-Robert  et  constata  qu'une  foule  menaçante  «  légitimant 


(1)  Lettre  da  Ministre  de  l'intérieur  Delenart  à  MM.  du  Directoire  et  Procureur  génénd, 
syndic  du  département  de  la  Seine,  18  nov.  1791. 

(2)  Mémoire  anonyme  sans  date,  Arch.  Nat.  S.  4688. 

(3)  Cette  chapelle  serrait  à  cet  usage  depuis  12  ans. 

(4)  Procès- verbal,  section  du  Palais-Royal,  B  avril  1791,  Arch.  de  la  Préfecture  de  police. 


'Mi  LA  BETUK  BUUfCHE 

àe»  craintes  de  violence  ^^  et  «•  conrainco  •  qu'il  ètadi  de  son 
devoir  de  «^  protégipr  la  sûreté  de  chacune  de  ces  sœnrs  -  envoya 
chercher  la  troupe  -  pour  s'opposer  à  la  force  *»  cl  pour  «  veiller 
à  la  sûreté  des  dîtes  ie»Ofurs  x. 

Ayant  ensuite  forcé  la  porte  d'entrée  et  pénétré  dans  la  maison, 
le  commissaire  constata  que  les  religieuses  s  étaient  enfuies  par 
le»  issues  dérobées  •  1  . 

En  octobre  1791,  conduites  par  un  prêtre  rcfraclaire,  nommé 
Rogier,  les  sœurs  de  la  Croix  rentrent  dans  leur  maison.  Nouvelle 
menace  d'insurrection.  Le  commissaire  Fontaine  «  pour  sûreté  de 
la  maison  et  de  la  supérieure  's  établit  avec  Tautorisation  de  la 
Municipalité  une  garde  **  composée  d'un  sergent,  d*un  caporal, 
de  quatre  fusiliers  à  la  solde  de  ces  dames  »  [2. 

Le  17  septembre  précédent,  à  onze  heures  du  soir,  les  sœurs 
de  charité  de  la  [laroisse  Saint-Jean  avaient  été  réveillées  «  par 
un  vacanne  horrible  >».  CTétait  fête  nationale  et  illumination 
générale  ;  mais  il  ventait  fort  ce  jour-là,  et  les  lampions,  dont 
les  religieuses  avaient  décoré  la  façade  dç  leur  maison,  s'étaient 
éteints.  La  foule  se  rassembla  sous  les  fenêtres,  réclamant  Tillu* 
mination  et  prenant  pour  une  marque  d*incivisme  les  lampions 
éteints. 

Deux  gardes  nationaux  —  dont  un  caporal  —  du  poste  voisin^ 
ébranlèrent  la  porte  en  la  frappant  à  coups  redoublés  avec  des 
bûches  de  bois  ;  les  citoyens  ne  parlaient  de  rien  moins  que 
d'enfoncer  la  porte,  de  chasser  «  ces  bougresses-là  »  ;  ils  assu* 
raient  aux  nonnes  «  que  le  lendemain  on  les  traiterait  comme 
elles  le  méritaient,  qu'on  les  fouetterait,-  qu'on  mettrait  le  feu  à 
leur  maison,  etc.  ». 

Plus  mortes  que  vives,  les  sœurs  se  hâtèrent  de  rallumer  les 
lampions,  et  pour  prouver  leur  civisme  on  exigea  d'elles  davan- 
tage, il  fallut  qu  elles  ajoutassent  des  chandelles,  malheureuse- 
ment le  vent  soufflait  toujours,  les  lumignons  étaient  éteints 
aussitôt  qu'allumés,  aussi  nouvelles  Danaïdes,  les  G  risettes 
passèrent-elles  la  nuit  à  «  rallumer  les  lampions  et  les  chan- 
delles )),  espérant  que  leur  bonne  volonté  calmerait  le  popu- 
laire. 

Ouelle  fut  raititude  du  pouvoir  devant  ces  manifestations? 

Lorsque  le  couvent  des  Capucines  de  la  place  Vendôme  fut 
menacé,  Bailly  écrivit  à  Lafayette,  le  7  avril  1791  : 


(I)  ProcLB- verbal,  7  avril  1701,  section  de  GraTilUen,  Arch.  Préf.  de  poliœ. 
(3)  Procès- verbal   du  commissaire  de  police  Fontaine,  section  Palaia-Rojal,  5  ooi.  1791. 
Arch.  Nat.  8.  4688. 


LES   CONGRÉGATIONS   ET   LA   RÉVOLUTION  56; 

On  craint  que  demain  il  ne  se  forme  dans  ce  quartier  un  attroupe- 
ment dont  il  est  important  de  prévenir  les  effets.  Je  vous  serai  obligé, 
Monsieur,  de  faire  passer  des  ordres  à  M.  Daumont,  chef  (Je  la  6«  divi- 
sion, pour  faire  consigner  une  partie  de  la  compagnie  du  centre  ou 
bataillon  des  Jacobins  Saint-llonoré,  la  nécessilé  de  nous  ménager  au 
besoin  des  secours  prompts  rend  cette  précaution  indispensable  (i). 

Le  11  avril,  nouvelle  lettre  du  maire  de  Paris  au  commandant 
général  : 

On  ne  saurait  trop  louer,  Monsieur,  le  zèle  de  la  garde  nationale  à 
prévenir  et  à  réprimer  les  excès  auxquels  quelques  particuliers  mal 
intentionnés  se  sont  portés  ces  jours  derniers  en  forçant  les  portes  des 
maisons  religieuses  et  en  se  livrant  à  des  violences  contre  différentes 
personnes,  les  secours  de  la  force  publique  deviennent  encore  néces- 
saires à  la  municipalité  pour  maintenir  l'exécution  des  dispositions  que 
les  circonstances  et  la  stlreté  publique  ont  rendue  indispensables. 

Par  un  arrêté  aujourd'hui  rendu  public,  par  l'impression  et  Taffiche, 
le  corps  municipal  a  fait  défense  à  toute  personne  de  s'attrouper  devant 
les  maisons  et  églises  de  communautés  religieuses  et  de  commettre 
aucun  excès  contre  qui  que  ce  soit.  Le  même  arrêté,  dont  le  Directoire 
du  département  a  confirmé  les  dispositions,  porte  qu'il  enjoint  au  com- 
mandant général  de  tenir  la  main  à  son  exécution»  C'est  à  votre 
vigilance,  Monsieur,  que  je  réclame  au  nom  de  la  municipalité  ;  si 
l'Assemblée  nationale,  en  déclarant  les  biens  ecclésiastiques,  propriétés 
nationales^  a  voulu  cependant  que  les  religieuses  ne  pussent,  sans  1  eur 
consentement,  être  évincées  de  leur  monastère,  c'est  parce  qu'elle  a 
jugé  que  la  loi  leur  devait  une  protection  spéciale,  leur  retraite  doit 
être  particulièrement  respectée  et  elles  doivent  trouver  dans  leur  asile 
la  paix  et  la  tranquillité  pour  laquelle  elles  ont  tout  sacrifié  pour  leur 
vocation.  La  sûreté  individuelle  appartient  à  tous  les  citoyens,  les  ma- 
gistrats ont  contracté  l'obligation  de  les  en  faire  jouir  et  lorsqu'ils 
doivent  veiller  sur  toutes  les  personnes  comme  sur  toutes  les  propriétés, 
sans  aucune  espèce  de  distinction,  il  est  impossible  d'admettre  que  l'on 
doive  excepter  de  la  protection  de  la  loi  les  personnes  qu'elle  doit  favo- 
riser davantage,  parce  qu'elles  sont  plus  particulièrement  utiles  à  la 
société,  je  veux  parler.  Monsieur,  des»  sœurs  de  la  Charité.  Je  vou9 
recommande,  Monsieur,  de  veiller  à  leur  tranquillité,  je  n'ai  pas  besoin 
de  vous  observer  combien  il  serait  fâcheux  qu'en  les  abreuvant  de  dégoût, 
on  les  déterminera  à  abdiquer  leurs  respectables  fonctions,  leur  intelli- 
gence à  gouverner  les  pauvres  malades,  les  tendres  soins  qu'elles  sont 
dans  l'heureuse  et  douce  habitude  de  leur  prodiguer,  pourraient  être  dif- 
ficilement suppléés  et  on  ne  suppléerait  pas  davantage  à  l'instruction 
publique  à  laquelle  elles  se  livrent  gratuitement,  dans  les  différentes 
écoles,  attachées  aux  paroisses. 


(1)  Bibliothèque  Nationale,  M.  F.  11697,  f.  249,  Ro. 


568 


LA  REVUE   BLANCHE 


En  un  mot,  la  faiblesse  de  leur  sexe  et  le  respect  dû  à  leur  caractère 
et  à  leur  profession,  exciteront  de  votre  part  un  intérêt  particulier, 
auquel  vous  vous  livrerez  d'autant  plus  volontiers  que  la  loi  nous  a  fait 
à  tous  un  devoir  de  la  protection  que  je  vous  recommande  (i). 

Le  Maire  de  Paris ^ 
Signé  :  Bailly. 

Le  12  avril,  Lafayette  portait  à  la  connaissance  de  la  Garde 
nationale,  après  la  lettre  du  maire.  Tordre  du  jour  suivant  : 

Le  commandant  général  a  déjà  exprimé  la  peine,  qu'il  ressentait  en 
voyant  quelques-uns  de  ces  concitoyens  méconnaître  les  principes  de  la 
liberté  religieuse,  donner  à  la  loi  une  interprétation  tyrannique,  qu'elle 
n'eut  jamais,  et  la  violer  doublement  sous  le  prétexte  de  la  soutenir  par 
d'odieux  excès. 

Il  attend,  avec  tous  les  bons  citoyens,  l'heureuse  époque,  où  l'As- 
semblée nationale  va  poser  les  bases  d'une  éducation  constitutionnelle 
et  telle  qu'il  convient  à  un  peuple  vraiment  libre  ;  mais  il  n'a  pas  été 
moins  scandalisé  des  traitements  qu'ont  essuyés  des  Sœurs  de  la  Cha- 
rité dont  d  ailleurs  les  soins  gratuits  auprès  des  malades  avaient  tant 
de  droits  à  la  reconnaissance  publique^  dont  les  opinions  religieuses 
sont  libres,  et  dont  les  fautes  individuelles  contre  la  loi  n'avaient  aucun 
casque?... 

Le  Commandant  n'a  pas  vu  sans  douleur  que  tandis  que  la  garde 
nationale  veille  à  la  sûreté  de  tous,  différentes  personnes  avaicmt  été 
dernièrement  forcées  de  se  déguiser,  pour  se  soustraire,  non  à  l'action 
de  la  loi,  mais  à  la  violence  d'attroupements  excités  contre  elles.  Il 
recommande  à  ses  frères  d'armes  de  redoubler  de  soins  pour  arrêter 
des  excès  dont  l'exemple  s'est  déjà  propagé  autour  de  la  capitale  et 
pour  faciliter  les  mesures  que  la  direction  du  département  et  le  corps 
municipal  ne  manqueront  pas  de  prendre  pour  assurer  à  la  fois  la  liberté 
religieuse,  l'exécution  des  lois,  le  maintien  de  l'ordre  public  (2). 

Lafayette  assure  un  jour  au  curé  de  Saint-Thomas-d'Aquin 
qu'à  la  tribune  il  se  montrerait  «  ardent  soutien  de  la  liberté 
religieuse  ;  et  à  cheval,  très  fidèle  exécuteur  des  ordres  de  la 
municipalité.  »  (3) 

L'attitude  de  la  Municipalité  lui  permit  de  tenir  sa  promesse 
sans  être  infidèle  à  ses  convictions  religieuses  ;  mais  si  Ton 
veut  estimer  à  leur  juste  valeur  la  force  des  convictions  d'un 
homme  politique,  il  est  toujours  nécessaire  de  connaître  l'in- 
fluence secrète  et  toute  puissante  de  Talcôve. 


(1)  Arch.  Xat.,  A.  F.  "  48.376,  folio  17,  original. 

(2)  Arch.  Nal.  A.  F"    48.376,  folio  15,  minute  de  la  main  de  Lafayette. 

(3)  Bib.  Nat.  M.  F.  11697,  folio  146.70,  lettre  de  Lafayette  k  Bailly: 


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LES  CONGRÉGATIONS  ET  LA  RÉVOLUTION  ">% 

Or,  Madame  de  Lafayette  était  la  protectrice  dévouée  des  con- 
grégations féminines,  on  le  verra  dans  plusieurs  documents,  en 
même  temps  qu'ils  décèleront  les  sympathies  que  rencontrèrent 
les  communautés  religieuses  dans  l'administration  municipale. 

Le  8  janvier  1790,  Mme  de  Lafayette  écrivait  à  M.  de  Saint- 
Martin. 

Je  me  suis  chargée,  Monsieur  le  Chevalier,  d'avoir  Thonneur  de. 
mettre  sous  vos  yeux  une  requête  bien  juste  du  séminaire  des  sœurs  de 
la  Charité,  je  ne  doute  pas  des  intentions  favorables  de  la  commune  de 
Paris  à  leur  égard  et  le  zèle  que  vous  avez  pour  tout  ce  qui  est  bon 
répond  de  votre  zèle  particulier  pour  la  conservation  d'un  établissement 
dont  la  destruction  ou  même  le  changement  serait  une  calamité  publi- 
que. Ces  dignes  filles  ont  besoin  d'être  rassurées  par  l'assurance  que  la 
Commune  de  Paris  les  protègent  constamment,  que  son  intention  est 
qu'elles  ne  soient  troublées  en  aucunes  manières  :  qu'il  ne  soit  pris  dans 
leurs  possessions  aucun  emplacement  pour  la  garde  nationale  ni  pour 
aucun  autre  objet. 

Vous  sentez  combien  cela  est  nécessaire  dans  une  maison  rempli  de 
jeunes  personnes.  Leurs  inquiétudes  leur  ont  déjà  fait  perdre  plusieurs 
qui  se  destinaient  à  cet  état  respectable. 

Vous  voyez,  Monsieur  le  Chevalier,  qu'il  est  instant  de  calmer  leurs 
craintes.  Je  vous  demande  en  grâce  de  ne  pas  différer  de  leur  écrire 
pour  cela  par  là  vous  acquerrez  de  nouveaux  droits  à  la  reconnais- 
sance publique  (i}. 

Signé  :  Noailles  de  la  Fayette. 

La  requête,  présentée  par  Mme  de  Lafayette,  fut  écrite  par  la 
sœur  Dubois,  supérieure  générale  des  Filles  de  la  Charité,  elle 
s'adressait  en  ces  termes  à  M.  de  Saint-Martin  : 

J'ai  l'honneur  de  m'adresser  à  vous  avec  confiance  sur  les  alertes  que 
notre  principale  maison  a  éprouvées  et  qu'elle  éprouve  de  fois  à  autres, 
ce  qui  nous  tient  dans  l'inquiétude  et  la  crainte  de  leur  retour  ;  ce  n'est 
pas  de  la  part  de  Messieurs  du  district  des  Filles-Dieu  duquel  nous 
sommes,  leurs  procédés  ont  toujours  été  pleins  d'honnêtetés  à  notre 
égard  quand  nous  avons  eu  recours  à  eux  dans  les  circonstances.  Ce 
sont  des  personnes  inconnues  qui,  avec  un  ton  d'autorité,  sans  vouloir 
décliner  leurs  noms  et  qualités,  sont  venues  à  répétition  visiter  notre 
local,  et  nous  ont  fait  entendre  qu'il  leur  serait  nécessaire  ainsi  qu'un 
petit  marais  qui  s'y  trouve  et  qui  fournit  en  partie  à  notre  subsistance. 

Le  second  objet  qui  est  important  à  la  Communauté  et  au  soutien  de 
son  régime  d'où  dépend  sa  perpétuité  c'est  le  Noviciat  de  nos  jeunes 
sœurs.  C'est  le  seul  qui  existe  en  France  et  nous  avons  les  plus  grands 
motifs  de  ne  pas  en  admettre  d'autres  pour  nous  conserver  dans  l'uni- 


(1)  Arch.  Nat.  F.  «779,  n»  37. 


570  LA   REVUE    BLANCIIB 

formité  et  le  bon  ordre  Tun  et  l'autre  sont  essentiels.,..  Noas  sommes 
incertaines  sur  noire  existence  en  France.  L'Espagne  nous  réclame. 
Nous  suspendons  même  la  réception  des  postulantes.  Nous  ne  pouvons 
déterminer  aucun  arrangement  sans  savoir  si  la  commune  de  Paris  est 
dans  l'intention  de  nous  conserver  et  de  nous  protéger  (i). 

M.  de  Sainl-Marlin  répondit  à  Mme  de  Lafayette  en  J'assurant 
que  le  bâtiment  choisi  pour  le  casernement  ne  serait  pas  le  cou- 
vent qu'au  reste  s'il  en  eut  été  autrement  sa  «  recommandation 
aurait  suffi  pour  qu'on  cherchât  à  y  pourvoir  par  tous  les 
moyens  possibles  »  (2). 

A  la  sœur  Dubois,  il  écrivait  qu'il  comprenait  combien  il  «  est 
important  que  sa  tranquillité  ne  soit  point  troublée  »  ajoutant 
qu'il  serait  bien  «  malheureux  que  la  nécessité  des  choses  forçât 
de  nuire  à  un  établissement  aussi  utile  que  le  vôtre  »>.  (3) 

Peu  de  temps  après,  la  garde  nationale  menaça  d'établir,  pour 
le  service  d'un  corps  de  garde,  une.  voie  de  communications, 
passant  par  le  jardin  de  Thôpital,  dirigé  par  la  sœur  du  Saint- 
Nom-de- Jésus. 

Mme  de  Lafayette  écrit  aussitôt  à  M.  Saint-Martin  : 

Voici  encore  un  district  qui  va  tourmenter  un  hôpital  de  sœurs  de 
Charité  et  après  qu'elles  se  sont  déjà  portées  à  de  très  grands  sacrifices 
réellement  cela  n'est  ni  juste,  ni  convenable....  Je  vous  demande  avec 
instance  de  vouloir  prendre  sous  délais  les  informations  nécessaires  et 
remettre  ensuite  le  calme  dans  une  maison,  l'asile  de  la  vieillesse  et  qui. 
doit  t^tre  respectée  à  bien  des  titres.  Je  sais  qu'ils  sont  tous  d'une 
grande  valeur  auprès  de  vous  (4). 

M.  de  Saint-Martin  répondait  le  lendemain  à  Mme  de  Lafayette 
pour  lui  annoncer  Tarrèté  du  département  interdisant  l'ouver- 
ture de  ce  chemin  (5) 

Le  corps  municipal  décide  que  les  portes  des  églises,  des 
monastères  et  communautés  de  femmes  seront  fermées  le  8  avril 
1791  pour  ne. laisser  aucun  prétexte  aux  contraventions  des 
«  Ecclésiastiques  et  aux  excès  du  peuple  ». 

Mais  Bailly  apprenant  que  le  27  avril  on  a  menacé  dïnsuller 


(1)  Arch.  Nat.  F.  «3  779.  n»  37. 

(2)  Lettre  de  M.  de  Suint-Martin  &  Mme  de  Lifayette,  en  son  hôtel,  rue  de  Bourbon, 
9  janvier  1790.  Minute  Arch.  Nat.  F.  *»  779  no37. 

(3)  Lettre  de  M.  de  Saint-Martin  à  la  supérieure  des  Filles  de  la  Charité,  9  janv.  1790. 
Arch.  Nat.  F.  ^»  779,  n»  37. 

(4)  Arch.  Nat.  F.  *>  779,  n»  42,  &  cette  lettre  étaient  joints  une  lettre  de  la  sœur  Daboia 
à  Mme  de  Lafayette,  3  fév.  1790  et  un  placet  de  la  sœur  BoteGaillet,  supérieure  de  l'hô- 
pital h,  M.  de  Saint-Martin. 

(5)  Lettre  de  M.  de  Saint-Martin  à  Mme  de  Lafayette,  3  fév.  1790,  Arch.  Nat.F .  «»  779, 
n«  42. 


LES  CONGRÉGATIONS  ET  LA  RÉVOLUTION  5;! 

les  sœurs  de  charité  de  la  paroisse  Saint-Roch,  il  écrit  aussitôt 
à  M.  Fonthlanc,  commissaire  de  police  du  Palais-Royal,  et  se 
concerte  avec  le  commandant  du  bataillon  pour  les  protéger. 

Aux  mesures  protectrices  s'ajoutent  des  prévenances. 

M.  Picarès,  curé  de  la  Madeleine,  écrifà  la  Municipalité  pour 
contenir  les  fidèles,  aussitôt  il  est  ordonné  que  Téglise  des  Capu- 
cins de  la  Chaussée  d'Antin  sera  ouverte  par  le  commissaire  de 
police  et  mise  à  la  disposition  de  M.  Picarès,  Desmousseaux, 
procureur  de  la  Commune,  écrit  au  commissaire  de  la  place 
Vendôme  : 

Il  est  nécessaire  que  vous  exécutiez  cet  ordre  sur-le-champ  afin  que 
l'office  puisse  être  célébré  demain  dans  l'église  (3). 

Conformément  à  la  loi,  on  a  fermé  l'église  située  entre  le  cou- 
vent des  Capucins  de  la  place  Vendôme  et  la  maison  des  Capu- 
cines. La  sœur  Thaïs  «  abbesse  des  pauvres  Capucines  de  Paris, 
filles  de  la  Passion  »  réclame  le  6  septembre  1791  aux  administra- 
teurs du  département  et  aussitôt  le  Bureau  d'Agence  générale 
autorise  le  commissaire  de  police  à  lever  les  scellés  parce  que 
les  Capucines 

Sont,  par  TelTet  de  cette  privation,  exposées  à  manquer  de  secours 
Spirituels  qu'elles  pourraient  réclamer  des  Capucins,  la  nuit  et  le  jour, 
en  état  de  maladie  ou  d'accident  imprévu. 

Le  26  octobre,  Bailly  donne  Tordre  de  rétablir  la  communica- 
tion entre  les  Capucins  et  les  Capucines. 

Le  sort  des  congrégations  préoccupe  l'esprit  des  fonction- 
naires municipaux,  Gouvion  écrit  à  Bailly  afin  d'empêcher  le 
départ  des  sœurs  de  charité,  connues  vulgairement  sous  le  nom 
de  Sœurs  du  Pot  (1). 

Malgré  leurs  vœux  de  pauvreté,  les  religieuses  n'hésitent  pas 
à  profiter  pécuniairement  de  la  protection  des  fonctionnaires. 

Viguée,  administrateur,  écrit  au  Procureur  général,  syndic  du 
Département,  que  les  officiers  municipaux,  chargés  de  procéder 
à  l'expulsion  des  Filles  de  la  Croix  non  assermentées,  leur  ont 
fait  de  leur  propre  autorité  300  fr.  de  rentes  à  chacune  et  une 
obligation  de  4.400  fr. 

Viguée  ajoute  : 

Mme  de  Lafayette  dut  encore  user  de  sa  puissance  lorsqu'on 
construisit  un  corps  de  garde  dans  le  couvent  des  Carmélites  de 
la  rue  Chapon. 

Le  16  avril  1790,  elle  écrit  à  M.  de  Saint-Martin  pour  lui  pré- 


Ci).  Bib.  Nat.  M.  F.  11697  -  249 


57»  LA  REVUE   BLANCHE 

senler  la  requête  des  Carmélites,  tourmentées  de  voir  M.  de 
Romainvillîers  établir  une  caserne  de  cavalerie  sous  leurs  cel- 
lules, dans  un  endroit  n'ayant  que  neuf  pieds  d'élévation  et 
trois  pieds  de  profondeur  au-dessous  de  la  rue. 

Il  ne  me  paraît  réellement  pas  possible  qu'on  ne  retrouve  un  endroit 
plus  convenable  que  celui-là  et,  d'ailleurs,  le  décret  de  TÂssemblée 
conservant  les  maisons  religieuses  de  femmes  peut,  ce  me  semble,  être 
interprété  comme  une  défense  de  troubles.  Je  suis  bien  sûre  que  vous 
êtes  bien  aise  d'une  occasion  d'éviter  un  trouble  pareil  à  des  personnes 
respectables  et  qui,  depuis  la  Révolution,  se  sont  prêtées  à  tout  ce  qui 
n'était  pas  impossible  à  accorder  (i). 

M.  de  Saint-Martin  rassura  Mme  de  Lafayette  en  lui  affirmant 
que  ses  intentions  avaient  été  prévenues  par  des  oppositions  de 
M.  le  procureur,  syndic  de  la  commune  et  galamment  M.  de 
Saint-Martin  suppliait  Mme  de  Lafayette  «  d'être  assurée  qu'il 
se  ferait  tctujours  une  gloire  de  contribuer  à  remplir  ses  bienfai- 
santes intentions  (2).  » 

En  lisant  cette  correspondance,  on  est  tout  d'abord  surpris  que 
le  commandant  général  de  la  garde  ne  donne  pas  son  avis,  qu'on 
ne  lui  demande  d'ailleurs  pas.  Le  véritable  général  c'est  Mme  de 
Lafayette,  elle  seule  agit,  décide  le  rôle  prépondérant  qu'elle 
joue  en  ces  circonstances  n'échappe  pas  à  M.  de  Saint-Martin, 
ainsi  que  le  démontre  cette  apostille  : 

Prévenir  M.  de  Romainvilliers  de  l'intérêt  que  Mme  de  Lafayette 
prend  aux  dames  .Carmélites  et  le  désir  qu'elle  a  que  le  corps  de  garde 
projeté  (3)  n'ait  pas  lieu. 

Le  désir  était  un  ordre  ainsi  que  le  prouve  surabondamment 
la  décision  du  Conseil  de  ville  : 

Considérant  que  quoique  le  corps  de  garde  ait  été  demandé  par 
MM.  de  TEtat-Major  néanmoins  l'entreprise  est  précipitée  et  illégale 
parce  que  la  nécessité  n'en  a  point  été  reconnue.  Il  n'y  a  point  été  fait 
d'adjudication  au  rabais  suivaatles  règles  prescrites  par  les  arrêtés  du 
bureau  de  ville  et  les  jugements  du  tribunal.  Il  n'y  a  pas  eu  de  traité  fait 
avec  les  Carmélites  et  que  non  seulement  elles  n'ont  point  donné  leuF 
consentement  mais  qu'elles  le  refusent  (i). 

Les  mêmes  fonctionnaires  qui  avaient  reconnu  un  avantage 
dans  l'établissement  d'un  corps  de  garde  dans  les  bâtiments 


(1)  Arch.  Nat.  F.  13  779,  no  79. 

(2)  M.  de  Saint-Martin  à  Mme  de  Lafayette,  !•'   avril  1790.  Arch.  Nat.  F.  i3  779,  n»  79. 

(3)  Ce  terme  e«t  inexact  ;  la  construction  était  commencée,  un  mur  des  Carmélites  avait 
été  abattu,  l'administration  militaire  fut  ensuite  obligée  de  le  relever. 

(4}  Extrait  du  registre  du  Conseil  de  Ville,  15  avril  1790.  Arch.  Nat.  même  cote. 


LES  CONGRÉGATIONS  ET  LA  RÉVOLUTION  S'j3 

du  couvent  y  trouvèrent  une  foule  d'inconvénients  dès  que 
Mme  de  Lafayetle  eut  manifesté  son  mécontentement  :  le  ter- 
rain n'avait  pas  le  niveau,  le  pavé  de  la  rue  était  mal  disposé, 
ils  trouvèrent  même  que  : 

Le  terrain  se  trouvant  immédiatement  sous  les  cellules  des  religieuses, 
de  là  rindécence  de  placer  sous  des  cellules  une  écurie,  de  là  le  bruit 
des  hommes  et  des  chevaux,  ce  qui  ne  pouvait  que  troubler  le  repos  de 
ces  dames  dont  elles  ont  plus  besoin  cependant  que  le  temps  en  est  plus 
court  et  que  la  continuité  de  leurs  exercices  et  de  leurs  travaux  est  plus 
soutenue  (i). 

Et  pour  inciter  M.  de  Romainvilliers  à  abandonner  l'idée  de 
cette  construction,  M.  de  St-M,artin  lui  écrivait  : 

Je  présume  que  vous  serez  bien  aise  de  faire  quelque  chose  qui  soit 
agréable  à  Mme  la  marquise  de  Lafayette  (2). 

Cependant  un  corps  de  garde  était  absolument  indispensable, 
aussi  le  20  avril,  le  Département  prit-il  un  arrêté,  l'établissant 
16,  rue  Chapon,  dans  une  maison  particulière,  sans  enquête, 
de  commodo  et  incommodo^  pour  le  voisinage  (3). 

Ces  petits  faits  ne  paraissent  pas  avoir  une  grande  importance 
historique,  mais  par  la  correspondance  à  laquelle  elles  donnèrent 
lieu,  il  fixe  nettement  l'état  d'esprit  des  administrations  supé- 
rieures. 

Ainsi  lorsque  les  Filles  de  la  Croix  du  cul  de  sac  Guéménée 
rentrèrent  dans  leur  maison,  cette  rentrée  fut  exécutée  en  viola- 
tion de  la  loi,  le  ministre  de  l'intérieur  Delenart  écrit  en  leur 
faveur  : 

Il  paraît  qu'après  avoir  erré  d'asile  en  asile,  où  elles  prétendent  n'a- 
voir vécu  que  du  travail  de  leurs  mains,  elles  se  sont  fixées  à  l'idée  que 
votre  arrêté,  relatif  au  libre  exercice  des  cultes  religieux,  leur  permet- 
tait de  rentrer  dans  leur  maison. 

Je  vous  prie  de  vous  faire  informer  de  ces  faits  qui  semblent  mériter 
d'être  éclaircis  avec  la  plus  scrupuleuse«exactitude,  s'ils  sont  exacts,  je 
ne  doute  pas  que  vous  favorisiez  la  réinstallation  des  Filles  de  la  Ooix 
avec  tous  leurs  précédents  avantages,  hormis  celui  de  l'Instruction  pu- 
blique, dans  une  maison  qu'il  serait  manifeste  qu  elles  n'auraient  quittée 
que  sous  l'impulsion  d'une  grande  terreur  et  dont  la  loi  leur  accorde 
d'une  manière  expresse  la  jouissance  provisoire. 

Nous  sommes  persuadés  que  le  département  se  déterminera  à  don- 
ner des  ordres  pour  obliger  ces  religieuses  à  sortir  (4). 


(1)  Arch.  Nat.  F.  ^'^  770,  ii"  19. 

(2)  17  avril  1790.  Arch.  Nat   F.  13  779,  n«  79. 
(8)  id.  i(l.  n0  81. 
(4)  IC  déc.  1791.  Arch.  Nat.  S.  4088. 


574  LA  REVUE   BLANCHE 

Le  Directoire  du  Déparlement  refuse  aux  Miramionnes  de  les 
laisser  rentrer  dans  leur  couvent  quoiqu'elles  offrissent  de  prê- 
ter serment. 

Les  commissaires  des  sections  se  refusent  à  exécuter  un  arrêté 
du  Directoire  favorable  aux  congrégations  parce  qu'ils  jugent 
que  les  formalités  de  la  loi  n'ont  pas  été  remplies  (1). 

Enfin  contre  les  congrcganistes  rebelles  se  dressaient  comme 
adversaires  le  clergé  régulier  constitutionnel.  La  correspon- 
dance de  Tabbé  Brugère,  curé  de  Saint-Paul,  est  sur  ce  sujet 
fort  intéressante. 

Le  7  novembre  1791,  il  adressait  cette  lettre  à  un  administra- 
teur : 

Vous  êtes  instruit  do  la  démarche  hardie  d'un  ci-devant  chanoine  de 
Notrç-Dafne,  le  nommé  Roger,  qui,  sans  autorisation  du  département 
ou  de  la  municipalité,  vint,  vendredi  dernier,  installer  dans  la  ci-devant 
communauté  de  la  Croix,  neuf  femmes  prises  parmi  celles  qui  compo- 
saient cette  ci-devant  communauté.  Je  dois  vous  instruire  des  disposi- 
tions où  ^e  trouvent  les  femmes  du  marché  de  Sainte-Catherine  et  celles 
qui  étalent  dans  la  rue  Saint-Antoine.  Si  le  département  prend  le  parti 
de  laisser  ces  filles  dans  la  communauté  et  de  les  rendre  à  leur  préten- 
due vocation  c'est  plus  que  probable  que  la  tranquillité  sera  troublée. 
J'ai  été  assez  heureux  pour  suspendre  les  effets  du  ressentiment  de  ces 
poissardes  par  le  moyen  de  quelques  personnes  charitables,  mais  il  est 
à  craindre  que  le  délai  ne  serve  à  les  ranimer. 

Je  sais  qu'il  y  a  un  complot  de  verges,  que  la  garde  même  paraît  dé- 
terminée à  faciliter  l'exécution  de  ce  projet;  j'aime  à  penser  que  le 
département  prendra  le  moyen  de  l'arrêter  en  faisant  sortir  à  bas  bruit  des 
fdles  qui  ont  quitté  leur  maison  de  bonne  volonté,  ayant  consenti  en 
l'abandonnant  à  recevoir  la  pension  qui  leur  a  été  adjugée  par  la  Muni- 
cipalité, il  me  parait  dans  Tordre  qu'on  en  profite  pour  faire  un 
exemple. 

Je  sais  qu'on  a  refusé  aux  Miramionnes  la  permission  de  rentrer  dans 
leur  maison.  Celles  de  la  Croix  méritent  d'autant  moins  de  faveur 
qu'elles  ont  mis  le  sceau  à  leur  insubordination  en  rentrant  sans  autorité 
quelconque  sous  les  auspices  de  prêtres  factieux  dans  une  maison  qui 
ne  leur  appartient  pas.  Les  prêtres  non  assermentés  qui  sont  en  très 
grand  nombre  sur  cette  paroisse  y  font  beaucoup  de  mal,  les  sœurs 
grises  en  font  beaucoup  aussi.  Le  temps  est  un  grand  remède,  mais  une 
trop  grande  lenteur  dégénère  quelquefois  en  faiblesse. . .  » 

Signé  :  Brugière,  curé  de  St-Paul. 

Le  21  novembre  Tabbé  Brugière  écrivait  sur  une  autre  con- 
grégation établie  dans  sa  paroisse  : 


(1)  17  avril  1791.  Bib.  Nat.,  M.  F.  11697  f.  140.70. 


LES   CONGRÉGATIONS   ET    LA   DÉVOLUTION  5;:) 

Les  Filles  de  VAi>e  Maria  n'ont  pas  été  à  l'abri  des  pnHres  factieux 
les  vicaires  du  ci-devant  évêque  s'y  sont  glissés  à  la  faveur  de  Thabit 
de  garde  nationale.  Ils  ont  jeté  parmi  ces  filles  la  pomme  de  discorde,  la 
maison  est  partagée  en  deux  factions,  la  supérieure  et  l'économe  sont 
à  la  tète  de  la  minorité,  elles  font  souffrir  le  martyre  à  celles  qui  sont 
dans  les  principes  de  la  Révolution.  C'est  la  situation  la  plus  pénible,  il 
est  de  la  justice  du  Directoire  de  venir  à  son  secours  et  le  faire  jouir  du 
bénéfice  de  la  loi. 

Le  4  décembre  il  écrivait  sur  le  rôle  éducateur  des  Filles  de  la 
Croix  : 

Je  ne  doute  point  que  bientôt  le  comité  de  l'Instruction  Publique  ne 
donne  un  règlement  absolument  nécessaire  pour  les  écoles  primaires  et 
gratuites.  Celles  que  donnent  les  Filles  de  la  Croix  n'est  point  propre 
à  alteindre  le  but  de  l'éducation  de  former  des  hommes,  des  chrétiens. 
Ces  filles  ne  sont  propres  qu'à  entretenir  la  superstition  la  plus  gros-- 
sière,  elles  ne  connaissent  que  le  nom  de  la  religion  dont  elles  abusent 
trop  évidemment,  (i) 

Par  celte  attitude  du  clergé  séculier  on  peut  se  rendre  compte 
de  la  caractéristique  des  mouvements  populaires,  aussi  malgré 
les  Ibnnes  violentes  qu'ils  prenaient  parfois  il  faut  bien  se  gar- 
der d'en  tirer  la  déduction  qu'ils  étaient  anticléricaux.  Si  les 
dames  de  la  Halle,  les  poissardes  et  autres  «  héroïnes  de  la  Ré- 
volution» étaient  excitées  au  point  d'en  venir  à  la  fustigation, 
c'est  surtout  parce  qu'elles  considéraient  que  les  nonnes  et  les 
prêtres  réfractaires  souillaient  «  le  saint  lieu  ». 

Un  nouvel  élément  :  le  civisme  entre  dans  la  foi,  celle-ci  e  t 
loin  d'ôtre  disparue;  ces  émeutes  sont  au  fond  cléricales,  puis- 
qu'elles sont  purement  schismatiques. 

C'est  pour  la  même  cause  qu'un  grand  tumulte  éclata  lors- 
que, dans  l'église  Saint-Rqch,  furent  apposés  des  tableaux  con- 
tenant les  noms  des  prêtres  réfractaires,  les  glaces  furent  bri- 
sées et  Ancestese  Sedaine  les  apporta  au  commissariat  du 
Palais-Royal  '(2). 

Le3avril  1791,  un  autre  tumulte  éclate  rueNeuve-Saint-Roch, 
devant  l'établissement  de  sœur  Sainte-Anne,  parce  que  l'abbé 
Pierre  Ilannier,  vicaire  de  Saint-Roch,  ayant  été  conduire  les 
enfants  pour  faire  le  catéchisme  dans  la  chapelle  du  couvent, 
selon  la  coutume,  les  sœurs  lui  en  refusèrent  l'entrée  (3). 


(1)  A.  X.  S.  4688. 

{2j  Sedaiiie,  âgé  de  20  ans,  demeurant  au  vieux  Louvre  chez  M.  son  père,  secrétaire  de 
l'Académie  royale  d'architecture.  Arch.  de  la  Préf.  de  Police,  section  du  Palais-Royal, 
20  mars  1791. 

(3)  Arch.  Préf.  Police,  Procés-verb.  des  Comm.,  3  avril  1791. 


i 


576 


^  M 


LA  REVUE   BLANCB 

Jean  Clermonté,  maître  cordonnier,  demeurant,  9,  rue  Dai 
phîn:  Jean  Dornet,  éperonnier,  15,  même  rue;  Jacques  Mazi 
rier,  maître  écrivain,  passage  Saint-Roch;  Jean- Victor  Thére 
éventailliste,  passage  Saint-Roch,  etc.,  portent  une  plainte  a 
nom  des  habitants  du  quartier  parce  que  les  Frères  des  École 
Chrétiennes,  où  sont  leurs  enfants,  ne  les  ont  pas  conduits  à  1 
messe,  à  cause  du  nouveau  curé  anticonstitutionnel  (1). 

Quelques  professions  de  foi  anticongréganistes  telle  celle-ci 

Je  croyais  avoir  tout  dit  sur  ce  chapitre.  Je  ne  songeais  plus  à  c€ 
bavardes  de  la  Congrégation  dont  nous  nous  passerions  bien  aussi.  C 
service  qu'elles  prétendent  rendre  au  public  nous  font  plus  de  tort  qu 
de  plaisir.  Elles  nourrissent  de  jeunes  demoiselles  à  qui  elles  font  toui 
ner  la  tête  à  force  de  bégueuleries,  de  mômeries,  de  bêtises  qui  ne  son 
.d'aucun  besoin  dans  ce  monde  dont  on  se  moque.  Je  trouve  bien  sot 
à  des  père  et  mère  de  confier  Téducation  de  leurs  filles  à  des  gens  qi 
se  sont  retirés  du  monde  pour  n'y  plus  rentrer,  ils  n'en  connaissent  plui 
les  usages,  ils  les  élèvent  comme  pour  leurs  maisons  à  rtre  hautes 
méprisantes,  fières,  méprisantes,  curieuses,  indiscrètes,  médisantes 
puis  quand  elles  en  sortent  elles  sont  comme  ébahies,  maussades,  gron 
deuses,  capricieuses,  devenant  des  petites-maîtresses  bien  mal  aisées 
servir^  qui  nous  boucane  pour  la  moindre  chose.  J'aime  mieux  servir  un 
demoiselle  qui  a  été  élevée  avec  son  papa  et  sa  maman  que  toutes  ce 
belles  poupées  qui  sortent  de  la  congrégation.  Nous  demandons  qu' 
leur  soit  défendu  de  recevoir  des  pensionnaires,  ni  de  semôlerd'édi 
cation. 

Elle  paraissait  avec  ce  titre  curieux  : 

La  jérémiade  des  Maîtres  Portefaix  et  des  autres  mercenaires  d 
triste  état  de  la  cille  de  Soissons^  rédigée  à  la  chambre  ordinaire  dei 
dits  maîtres  portefaix  le  jour  de  la  saint  Christophe^  notre  bonpatroi 
avant  la  grand* mcsse^  à  cœur  jeun  pour  être  présentée  à  Messieui 
les  Etats  Généraux. 

On  peut  terminer  cette  série  de  documents  par  deux  pièces,  - 
deux  variations  sur  le  thème  Liberté,  —  mot  de  ralliement  de 
cléricaux  de  190'2  et  des  Filles  de  la  Croix  de  1791.  Dans  un  mé 
moire  intitulé  :  «  Exposé  simple  et  naïf  »  les  Filles  de  la  Groi 
disaient  : 

Nous  n'avons  demandé  à  sortir  que  quand  plus  de  aoo  personnes 
qui  remplissaient  notre  cul-de-sac,  criaient  :  «  Vous  irez  à  Saint-Paul 
où  vous  aurez  à  faire  à  nous  !  oX  que  notre  porte  et  notre  maison  étaier 
remplies  de  gardes?  Qu'on  juge  si  nous  étions  libres?  Ceux  qui  pou 
vaient  nous  défendre  nous  disaient  :  «  Il  faut  sortir  ou  aller  à  Saint-Pai 


(1)  Arch.    Prûf.  Police,  Procèa-verl>.  des  Comin.,  3  avril  1791. 


LES  CONGRÉGATIONS  ET  LA  RÉVOLUTION 


577 


sans  quoi  noas  ne  répondrons  de  rien.  »  Qu'on  juge  encore  une  fois  si 
nous  étions  libres  ? 

D'autre  part,  le  14  mai  1791,  la  section  du  Palais-Royal,  lors 
de  son  Assemblée  générale,  inscrivait  cette  déclaration  à  son 
procès-verbal  : 

L'assemblée,  ayant  ouï  le  rapport  d'un  de  ses  membres  sur  le  vice 
inconstitutionnel  dans  lequel  plusieurs  maîtres  et  maîtresses  d'écoles, 
notamment  les  Frères  de  la  Doctrine  chrétienne,  les  Sœurs  de  Sainte- 
Anne  et  celles  de  Saint-Lazare,  élèvent  et  entretiennent  la  jeunesse, 
après  une  discussion  contradictoire,  arrête  : 

Qu'il  sera  fait  une  adresse  au  département,  aux  fins  de  lui  demander 
d'aviser  par  les  voies  de  droit  aux  moyens  d'arrêter  le  plus  prompte- 
ment  possible  un  semblable  désordre  qui  nécessairement  entraînerait 
après  lui  la  ruine  totale  de  la  liberté  française. 

D'ordonner  en  outre,  comme  une  '.suite  de  la  justice  commutative, 
que  les  maîtres  et  maîtresses  d'écoles  ne  sortent  pas  des  bornes  de  leur 
institut  et,  par  conséquent,  ne  reçoivent  au  nombre  de  leurs  élèves  que 
les  enfants  des  parents  prouvés  pauvres. 

Le  strict  rôle  documentaire  dévolu  à  l'histoire  ne  nous  permet 
pas  de  déterminer  les  différences  d'angles  sous  lesquels  les 
esprits  envisagent  un  môme  mot  et  en  font  un  drapeau  politi- 
que. Toutefois  quoique  ce  soit  sortir  de  ce  rôle  on  nous  permet- 
tra de  faire  remarquer  qu'il  est  fort  curieux,  après  un  siècle 
écoulé,  que  la  divergence  donnée  par  les  Filles  de  la  Croix  et  la 
section  du  Palais-Royal  subsiste  toujours,  par  l'emploi  inconsi- 
déré des  mots,  par  exemple  celui  de  liberté.  Plus  de  cent  années 
n'ont  pas  suffi  pour  faire  pénétrer  dans  l'esprit  des  masses  qu'il 
ne  peut  être  question  de  liberté  politique  lorsque  l'esclavage 
économique  est  la  base  même  d'une  société. 


G.  Dubois-Desaulle. 


87 


Le   Consolateur 


CHAPITRE  IV 


LE   BAKC    CHANGE,    LAGARDE    POINT 


Le  couloir  donnait  par  le  fond  sur  une  cour  exigu 
briquetée,  avec  deux  doigts  de  terre  où  poussaient  qu< 
ques  fleurs.  Assis  sur  la  marche,  le  nez  à  la  pluie,  le  ch^ 
à  la  vue  d'un  hôte  inconnu,  s'enfuit.  —  Car,  nul  déU 
n'échappait  plus  à  Daniel  :   sa  mémoire  en  serait  hanté 

Lagarde  frappait  les  pieds  sur  la  grille  de  fer  et  mi-entr 
fermait  son  parapluie. 

—  A  gauche!  souffla-t-il.  Par  là  (il  montrait  la  porte  c 
droite)  c'est  «sa»  chambre... 

Daniel  coula  un  regard  méfiant  qui  put  paraître  p 
toyable,  puis  se  laissa  pousser,  —  et  derrière  eux,  Tauti 
porte  silencieusement  fut  tirée. 

—  Asseyez-vous  donc. 

Lp  pièce  était  petite,  éclairée  d'une  seule  fenêtre  ass< 
haute.  Les  meubles  trop  pressés  n'y  laissaient  point  d 
place  aux  gens.  Un  buffet  lourd  dît  Renaissance,  six  chaise 
et  une  table  de  même  style,  voisinaient  avec  deux  fai 
teuils  de  velours  passé,  un  guéridon  massif,  et  des  petil 
sièges  dépareillés.  Sur  la  cheminée  des  vases  trop  rose 
garnis  de  fleurs  artificielles  poussiéreuses,  flanquaient  un 
pendule  de  doré  sous  globe,  où  quelque  berger  d'Arcadi 
«  allait»  jouer  d'un  chalumeau.  Et  partout,  bibelots  san 
prix,  photographies  et  souvenirs,  groupés  au  hasard,  oi 
naient  bien  moins  qu'ils  n'encombraient.  Peut-être  en  Tap 
partement  de  Paris,  disposés  au  goût  coquet  d'une  jeun 
femme  encore  vive,  avaient-ils  eu  leur  temps  de  grâce 
Mais  désormais  ici,  victime  du  même  abandon,  chacu: 
devenait  une  épave.  Salon  sans  visiteurs,  salle  à  mange 
sans  repas  —  Lagarde  prenait  les  siens  dans  la  chambre  d 


LE   CONSOLATEUR  679 

la  malade  —  ce  semblait  être,  en  ce  jour  pluvieux,  le  lieu 
exprès  aménagé  pour  une  confidence  plaintive. 

Lagarde  parlait.  11  ne  disait  rien  de  bien  neuf  :  sa  vie 
continuait  suivant  la  même  monotonie  cahotée,  scènes  et 
répits  alternant,  pareils.  Mais  le  malheureux  se  plaisait  à 
la  raconter  telle  quelle,  insoucieux  de  varier.  Il  avait  peur 
d'être  entendu  de  Tautre  chambre;  aussi  ne  prononçait-il 
que  des  lèvres;  ses  paroles  sifflées,  soufflées,  perdaient  tout 
son  et  tout  accent,  mais  devenaient  infiniment  mysté- 
rieuses. Et  Danie],  à  Tombre  des  rideaux  pesants,  circon- 
venu par  tous  ces  meubles  sans  usage,  souffrait  de  l'enve- 
loppement, de  Tétreinte  de  cette  atmosphère  de  mort  —  et 
entendait. 

Il  répondit  les  mêmes  choses  :  Lagarde  ne  s'en  lassait 
pas.  Puis  comme  il  s'agissait  de  fixer  une  autre  rencontre, 
moins  lâche  : 

—  Jeudi... 

—  Oh!  c'est  bien  loin... 

Dans  ces  regards,  on  lisait  la  terreur  de  toute  solitude, 
la  soif  iardente  de  consolation.  Mais  Daniel  trouva  un 
prétexte  : 

—  Impossible...  Je  ne  demanderais  pas  mieux,  mais  j'ai 
tant  à  faire!...  Je  dois  m'absenter  d'ici  là. 

—  Alors...  à  jeudi... 

Ils  sortirent  sans  bruit  :  il  pleuvait  encore. 

—  Je  vous  donne  mon  parapluie,  ofl"rit  Lagarde,  rentrant 
dans  le  couloir... 

—  Inutile... 

—  Si...  si...  Vous  le  rapporterez  en  passant... 
C'est-à-dire    :   nouvelle    conversation,    nouvelle   visite.; 

Daniel  ne  voulait  plus  franchir  ce  seuil.  11  ne  pourrait  en- 
voyer Félicie  sans  livrer  son  secret...  —  11  recula  sa  maii). 

—  Merci...  il  ne  pleut  déjà  presque  plus...  et  ça  n'est  pas 
loin... 

Lagarde  insista,  Daniel  persista,  et  col  relevé,  chapeau 
rabattu,  s'en  fut  d'un  pas  accéléré,  sous  une  averse. 

—  Hum...  je  me  fais  tremper  pour  lui...  avec  ça...,  ju- 
ra-t-il. 

Une  fraîcheur  lui  descendait  sur  les  épaules. 


58o 


LÀ  REVUE    BLANCI 


if 


Quand  on  sortit  de  table,  le  soleil  avait  presque  séché  " 
sable  des  allées  :  un  enchantement  se  répandait  sur  U 
verdures;  tout  le  reste  de  la  journée  fut  admirable.  Maiî 
assis  sous  un  cerisier  de  la  pelouse  dans  le  bourdonnemer 
des  guêpes  et  les  douceurs  de  la  brise,  Daniel  demeura 
enfermé  dans  la  petite  pièce  encombrée  et  blême.  Il  y  avai 
malgré  lui  pénétré;  il  ne  pouvait  plus  en  sortir.  Il  concc 
vait  toutes  les  conséquences  de  ce  simple  consentemeni 
Visiteur  de  cettte  maison,  il  en  deviendrait  Thote,  le  fami 
lier,  l'intime.  Il  entrerait  dans  la  chambre  de  la  malade 
assisterait  aux  crises,  les  subirait.  Peu  à  peu  il  cesserai 
d'être  Mellis,  pour  devenir  Lagarde.  Hélène  était  sa  femme 
il  le  rêva. 

Daniel  ne  pouvait  plus  rêver.  Il  lui  fallait  renoncer  dé 
sormais  à  s'asseoir  sur  le  banc  après  le  repas,  à  faire  l 
sieste  dans  le  coin  de  prairie,  à  contempler  les  choses  ai 
cours  d'une  délicieuse  oisiveté.  Il  devait  agir,  secouer  s 
pensée.  Mais  hélas,  la  terre  durcie  ne  l'invitait  plus 
prendre  une  bêche,  la  prairie  haute  et  blonde  une  faux.  ] 
éàit  condamné  au  labeur  volontaire  d'un  manœuvre  ge 
gnant  sa  vie;  il  n'y  sentait  plus  que  TefTort. 

Un  instant,  l'action  l'emportait,  exclusive;  mais  sa  pioch 
le  réveillait  à  la  réalité,  d'un  son  ;  chaque  coup  disait  : 

—  Oublions! 

Preuve  de  pleine  conscience. 

Ou  bien,  il  s'arrêtait,  songeur  :  la  pendule  dorée  vénal 
de  lui  apparaître  sous  globe,  avec  son  berger,  son  moutoi 
et  son  cadran  d'émail;  il  se  trouvait  devant  la  cheminée 
de  la  pièce  maudite.  Et  il  reprenait  son  ouvrage. 

Malgré  ces  interruptions  fâcheuses,  répétées  tout  le  lonj 
du  jour  et  de  l'heure,  Daniel  persévérait  dans  ses  efforts.  I 
comprenait  sa  vie  bouleversée.  Mais  quel  autre  moyen  d< 
la  rendre  un  peu  supportable  ?  On  ne  le  vit  plus  traverse 
le  bourg. 

On  questionnait  Félicie  : 

—  Oh!  monsieur  Daniel  travaille  comme  un  nègre...  1< 
jardinier  n'a  quasiment  plus  rien  à  faire...  il  n'en  sor 
plus... 


LE   CONSOLATEUR 


58i 


—  Toujours  un  ours,  plaisantait  le  vieux  cordonnier  de 
la  place... 

—  Davantage. 

En  deux  jours  il  avait  fauché  tout  le  pré,  nettoyé  deux 
allées,  défriché  un  grand  carré  d'herbe.  Mme  Mellis  prit  cette 
frénésie  pour  une  exubérance  de  santé  et  ne  craignit  plus 
une  crise  en  ce  cœur  d'enveloppe  robuste  et  rustique  dont 
le  bouillonnement  lui  demeurait  caché. 

Le  lundi,  au  coucher,  Daniel  se  souvint  qu'il  «fallait» 
être  absent,  le  lendemain.  S'  «il»  apprenait  que  Daniel 
n'était  pas  sorti,  malgré  «l'excuse»  ! 

—  Je  vais  à  Nogent...  pour  affaires,  annonça-t-il  à 
Mme  Mellis  le  matin. 

—  Eh!  quelles  affaires?... 

—  Je  l'ignore...  Le  notaire  me  convoque...  simplement... 
J'ai  perdu  la  lettre... 

Ses  mensonges  étaient  grossiers. 

11  alla  donc  aux  Carrières,  se  fit  atteler  un  cabriolet  et 
partit  seul  sur  la  grande  route.  Avec  l'inaction  revint  le 
souci  ;  ses  tristes  pensées  eurent  le  champ  libre,  s'éployèrent: 
il  n'avait  jamais  tant  compris,  toute  l'étendue  de  sa  sujétion. 
Mais  il  redoutait  plus  les  hommes  que  lui-même;  il  tra- 
versa Nogent  sans  s'arrêter  et  ne  descendit  qu'au  premier 
village.  Il  repartit  après  déjeuner  et  fut  pour  dîner  à  Ar- 
gentières. 

—  Le  notaire  n'était  point  là...  il  faut  que  j'y  retourne 
demain. 

Le  second  voyage  fut  pareil.  Aussi  loin  qu'il  allât,  Daniel 
était  suivi  par  l'image  détestée  de  la  petite  maison  des  pro- 
menades. En  rentrant,  il  ne  donna  aucune  explication  à  sa 
mère  sur  ce  que  le  notaire  lui  avait  pu  dire.  Aussi  bien, 
elle  n'en  demanda  pas  :  elle  renonçait  à  comprendre. 

Et  ce  fut  la  quatrième  rencontre,  au  même  banc  choisi. 

—  Si  nous  nous  promenions,  proposa  Daniel. 

Plus  il  s'éloignerait  de  la  petite  maison  rose,  moins  il 
aurait  de  chances  d'y  rentrer.  Donc,  on  descendit  douce- 
ment vers  là  Seine.  L'eau  moirée  jouait  avec  le  ciel  clair.  .Un 
banc  touchait  le  bord  :  on  s'y  assit,  les  pieds  dans  l'herbe. 

—  On  est  mieux  ici...  nous  y  reviendrons... 


M 


582  LA  REVUE    BLANC»: 

Pourvu  qu'on  revint,  qu'importait  à  Lagarde?  —  mais  l 
plus  tôt  possible. 

— T  Ça  m'a  semblé  si  long  d^'attendre  le  jeudi...  insinua 
t-il. 

On  ne  convint  que  du  dimanche. 

Car  Daniel  Mellis  consacra  le  peu  qui  lui  restait  de  ré 
sistance,  à  maintenir  les  rendez-vous  raisonnablement  es 
pacés.  A  force  de  prétextes,  où  peinait  sa  pauvre  imagina 
tion,  il  obtint  qu'on  ne  se  vit  que  deux  fois  la  semaine 
chaque  dimanche  et  chaque  jeudi,  régulièrement.  Il  espér; 
endiguer  ainsi  les  effusions  de  l'employé  —  et  celui-ci  s'ei 
contenta  d'autant  mieux  qu'une  sorte  d'apaisement  descen 
dait  sur  sa  vie  et  sur  son  ménage. 

Ainsi  se  pa^sa  le  mois  de  juin.  Daniel  se  voulait  résigner 
mais  souffrait  quand  même.  11  déployait  dans  son  jardii 
une  activité  factice  et  fiévreuse,  bêchant  deux  fois  la  mêra< 
terre,  semant  des  graines  par-dessus  d'autres,  inventant  de; 
pratiques  folles  qui  stupéfiaient  le  jardinier.  Commençait-i 
à  y  prendre  un  peu  de  plaisir,  qu'il  avait  autre  chose  ; 
«  faire».  Tel  jour  il  «devait»  être  absent,  le  lendemain  vu 
pas  sortir.  Les  promenades  comme  les  rues,  lui  étaient  in 
terdites.  11  ne  pouvait  s'asseoir,  rêver,  flâner,  sans  risques 
C'était  fini  des  lentes  et  sûres  digestions  dans  le  parfum  d 
chèvrefeuille  tombant  du  mur.  A  la  sérénité  de  sa  libr 
existence  chaque  heure  apportait  entrave  ou  souci. 

Comment  donc  y  garder  une  humeur  égale  et  placide 
Aussi  bien,  peu  à  peu,  le  caractère  de  Daniel  changeait 
Brusqueries,  colères,  duretés.  Contraint  de  paraître  bon  i 
Lagarde,  sitôt  rentré  il  était  méchant  par  compensation.  / 
table,  il  s'enlevait,  au  moindre  mot  malmenait  Félicie  :  ui 
jour,  elle  en  pleura.  Mme  Mellis  ne  savait  pas  le  reconnaître 
mais  rien  ne  l'en  étonnait  plus.  Ne  le  vit-on  pas,  pris  d'un< 
subite  folie,  couper  au  pied  en  pleine  floraison  le  plus  beai 
rosier  du  jardin,  en  poursuivre  les  racines  dans  la  terre,  e 
brûler  le  tout  à  la  place  creusée,  parmi  une  effeuillaison  d< 
pétales?  C'était  sur  ce  rosier  que  jadis  il  avait  cueilli  un< 
bouture  pour  Lagarde  :  et  pour  cela  il  ne  le  pouvait  plui 
voir  sans  fureur. 

On  entrait  dans  le   mois  de  juillet.  Soignée  par  le  beai 


LE  CONSOLATEUR  58 

temps  sans  doute,  Mme  Lagarde  allait  mieux.  Elle  toussait 
moins,  sortait  tous  les  jours,  et  mangeait  un  peu.  Un  jeudi, 
Daniel  en  avance,  attendait  seul  sur  le  banc  de  la  berge, 
lorsque  arriva  Lagarde,  rayonnant. 

—  Ah!  cher  Mellis!    rien  depuis  l'autre  jour!...  rien  !... 
Daniel  comprit  :  depuis  dimanche,  la  paix  régnait,  par- 
faite, entre  les  deux  époux.  Mais  alors,  que  venait-il  faire  ? 

—  Quelle  reconnaissance  !  continuait  Lagarde  !  Non,  ma 
vie  ne  suffirait  pas  à  vous  payer... 

Il  allait  Tembrasser.  Il  lui  attribuait  non  seulement 
radoucissement  de  la  vie  commune  mais  toute  améliora- 
tion dans  Tétat  de  la  poitrinaire.  Il  n'imaginait  de  bonheur 
que  lui  venant  de  Daniel. 

—  Croiriez- vous  que  dimanche...  oui  dimanche,  elle  s'est 
laissé  lever...  sans  dire  un  mot...  Elle  a  voulu  que  je  l'ha- 
bille... moi-même...  et  que  je  déjeune  avec  elle!...  Nous 
avons  fait  une  petite  dînette...  comme  autrefois,  à  Paris... 
la  fenêtre  d\iverte...  des  fleurs  sur  la  table...  Je  l'aidais 
à  manger...  Je  l'ai  embrassée  deux  fois,  la  chère 
femme... 

Lagarde  pleurait  de  joie...  Il  contait  tout  le  repas,  naïve- 
ment, chaque  phrase  et  chaque  bouchée,  la  crème  faite 
exprès  :  une  surprise  ! 

—  Et  puis  on  s'est  mis  sur  le  banc  au  soleil.  Elle  voulait 
promener...  Je  l'ai  trouvée  trop  faible...  depuis  le  temps 
qu'elle  n'avait  pas  quitté  la  chambre...  Je  Tai  couchée  bien 
gentiment  :  elle  n'avait  presque  pas  de  fièvre... 

Il  prenait  son  souffle,  et  repartait  vite  : 

—  Lundi...  la  même  chose,  —  seulement,  je  l'ai  un  peu 
promenée...  sur  le  cours,  à  mon  bras  :  elle  revivait.  Ça  me 
rappelait  les  commencements  de  notre  mariage...  au 
Luxembourg... 

On  eut  dit  un  enfant,  il  ne  tarissait  plus  :  petits  gestes 
réguliers,  regards  au  ciel  et  cris  aigus. 

Mardi,  ils  étaient  allés  sur  la  route  ;  on  s'était  assis  près 
d'un  champ  de  blé  ;  elle  avait  cueilli  des  coquelicots,  mi- 
penchée  :  il  la  soutenait  par  la  taille  .  Mercredi,  ils  étaient 
retournés  ensemble  au  même  endroit;  qui  lui  avait  tant  plu 
la  veille.  Et  encore...  et  encore...  Il  la  quittait  à  l'instant 
toute  gaie... 


584  LA  REVUE  BLANCHI 

—  Mellis  !  notre  bon  temps  serait-il  revenu  ! 

Daniel  béait.  Était-ce  le  plaintif  Lagarde,  pour  lequel  i 
traînait  une  pauvre  existence,  perpétuellement  inquiétée 
d'un  souvenir  ou  d'une  crainte?  Lagarde  heureux?  Et  lui 
Daniel,  qu'en  faisait-on? 

—  Oh!  Mellis!  comment  reconnaître?  comment...? 

—  En  vous  taisant,  songeait  Daniel  à  bout  de  patience.. 
Mais  son  geste  seul  répondait,  ambigu.  L'employé   ajou 

tait  : 

—  Ah  pourvu  que  ça  dure  ! 
Daniel,  dans  un  dégoût,  lança  : 

—  Et  pourquoi  non? 
Lagarde  le  prit  au  sérieux. 

—  N'est-ce  pas?  Vous  le  croyez?  Mais  mon  bon  ami., 
quelle  dette  ! . . . 

Et  il  multipliait  les  étreintes,  les  cris  de  joie,  les  protes 
tations  dévouées,  tant,  que  Daniel  eut  envie  de  lui  dire. 

—  Que  voulez- vous  encore?  Vous  êtes  coflsolé...  c'es 
fini...  au  revoir. 

Il  songea  à  Tinsinuer  :  si  cette  rencontre  était  la  dernière 
Il  crut  habile  de  se  retirer  sur  le  champ. 

—  Allons,  bon  espoir. 

—  Vous  ne  remontez  pas  un  peu  ? 
Une  habitude. 

—  Non...  je  traverse  la  prairie...  je  suis  pressé...  ça  ra( 
courcit  de  deux  bonnes  minutes...  Adieu. 

Il  détachait  la  main  et  s'éloignait. 

—  A  dimanche!  lui  cria  Lagarde... 

—  A  dimanche!  dût-il  répondre  déçu. 

Dans  l'herbe  haute,  blonde  et  rose,  Daniel  marchait  droi 
devant  lui,  se  frayant  son  propre  chemin.  Daniel  ne  cont€ 
nait  plus  sa  colère. 

—  Tout  son  bonheur  est  revenu?  Fort  bien.  Et  le  mien  et 
parti  ?  Et  il  trouve  ça  naturel? 

Mais  il  n'en  savait  rien,  le  pauvre. 

—  Tant  pis,  il  devrait  le  savoir... 

Comme  il  touchait  la  petite  barrière  verte  qui  ouvrait  a 
fond  du  jardin,  Daniel  s'aperçut  qu'il  n'avait  point  la  clef 
il  appela.  Félicie  se  hâta  par  la  grande  allée.  Il  continuait 
gronder  : 


LE  CONSOLATEUR  585 

—  Et  il  croit...  ?  Oh  !  il  me  le  rendra...  il  faudra  bien  qu'il 
me  le  rende... 

La  vieille  bonne  en  fut  bousculée.  Au  repas,  Mme  Mellis 
ne  put  retenir  une  phrase  : 

—  Mais  qu'est-ce  qui  te  prend,  Daniel? 

—  Ce  qui  me  plaît,  trancha-t-il. 
Et  il  y  eut  un  pénible  silence. 

Durant  trois  jours  Daniel  paressa.  Il  allait  et  venait  à 
travers  le  jardin,  sortait  sur  la  route  et  rentrait,  d'un  pas 
rageusement  frappé.  Il  réclamait  son  bonheur  à  grands  cris, 
maudissait  celui  de  Lagarde,  souhaitait  d'assister  à  son 
écroulement. 

—  Et  il  faudra  que  demain...  je  lui  parle...  ainsi  que 
d'ordinaire? 

Mais  comment  ferait-il  pour  ne  pas  l'étrangler  plutôt? 

Il  ne  l'étrangla  point  pourtant  et  après  une  nuit  plus 
calme,  il  supporta  mieux  qu'il  ne  l'espérait,  le  spectacle 
d'une  félicité  jalousée  qui  semblait  devoir  persister  long- 
temps. Au  retour,  il  eut  d'heureuses  réflexions. 

—  Tout  de  même,  il  n'est  pas  méchant  ce  Lagarde.  Et  si 
ça  continue,  j'ai  là  la  meilleure  occasion  de  m'en  détacher... 
Sans  le  blesser...  j'espacerai  peu  à  peu  les  rencontres...  et 
qui  sait,  nous  en  arriverons  peut-être  à  nous  saluer  seule- 
ment au  passage...  comme  autrefois... 

Daniel  se  plaisait  à  son  leurre  :  il  n'est  pas  si  aisé  de 
rompre  de  tels  liens,  et  on  échappe  à  tout  plutôt  qu'à  la 
reconnaissance.  Celle  de  Lagarde  débordait. 

—  Et  puis  je  n'ai  plus  rien  que  de  gai  à  entendre,  pensait 
aussi  Daniel  ;  de  quoi  serai-je  donc  gêné  en  attendant? 

Ne  pouvait-il  d'un  œil  d'espoir  considérer  les  belles 
cerises  rosissantes  et  les  groseilles  presques  mûres,  parure 
de  fruit  prête  à  resplendir,  sur  le  jardin  où  la  fièvre  d'été 
battait  à  larges  ondes?  —  U dut  s'efforcer  à  l'ivresse.  Avait- 
il  donc  perdu  toute  faculté  de  jouir?  Il  s'étonna,  s'in- 
quiéta... 

Or,  l'employé  tenace,  maintenait  strictement  les  habi- 
tuels rendez-vous.  Outre  qu'il  se  désirait  quitte,  il  éprou- 
vait l'impérieux  besoin  de  faire  partager  comme  sa  tristesse 
sa  joie.  Daniel  avait  bien  mérité  qu'on  lui  prodiguât  des 
attentions  de  ce  genre.  A  s'écrier  : 


586 


LA  REVUE    BLANCHE 


—  De  mieux  en  mieux  ! 

Lagarde  goûtait  un  double  plaisir,  le  sien  propre  et  celui 
qu'il  croyait  faire  à  Daniel.  Au  reste,  Mellis  y  saluait  l'es- 
poir d'une  délivrance  prochaine  et  apprenait  patience  et 
résignation. 

En  vain.  Le  dernier  jeudi  de  juillet,  comme  il  accourait 
avec  un  sourire,  Lagarde,  affalé  sur  le  banc,  se  souleva  et 
se  jeta  dans  ses  bras,  tout  d'une  masse. 

—  Ah!   mon  ami...  mon  pauvre  ami...  si  vous  saviez.,. 

—  Qu  y  a-t-il  ? 

—  Elle  est  retombée... 

—  Pas  possible... 

—  Si...  elle  aura  pris  froid...  la  voila  dans  son  lit,  très 
faible...  Ah!  c'est  fini...  fini... 

Daniel  fut  aussi  bouleversé  que  Lagarde  ;  il  n'eut  pas 
cette  fois  à  feindre  d'émotion,  il  pâlissait. 

—  Ah  !  ce  n'est  vraiment  pas  de  chance,  disait-il  sin- 
cèrement, comme  à  lui-même. 

—  Et  moi  qui  espérais,  fou!  gémissait  Lagarde.  Non... 
je  ne  veux  plus  croire  à  rien...  Le  mal  est  revenu...  il  ne 
s'en  ira  plus...  jamais  plus...  Pourquoi  s'acharne-t-il  sur 
un  pauvre  homme  comme   moi...    un   pauvre  homme?... 

Il  pleurait  sans  décence,  vieilli,  gâteux  de  larnies... 
et  pour  lui  Daniel  transposait  ce  qu'il  gardait  encore  d'es- 
poir: car  à  tous  deux  convenaient  les  mêmes  paroles. 

—  Voyons,  un  peu  de  fermeté...  c'est  triste,  mais  non 
désespéré...  elle  est  revenue  de  plus  loin... 

—  Deplusloin...  n'est-ce  pas?...  sans  doute...  c'est  bête... 
je  ne  crois  plus...  vous  me  parlez...  et  je  recommence  à 
croire... 

Ses  larmes  scintillaient. 

—  J'ai  bien  fait  de  venir...  On  m'attend...  je  me  suis 
échappé  sans  rien  dire...  le  temps  de  vous  mettre  au  cou- 
rant... je  me  sauve...  adieu...  je  suis  plus  tranquille  main- 
tenant... adieu...  s'il  était  arrivé  quelque  chose... 

Il  s'enfuyait,  oubliant  même  de  rappeler  à  son  ami  le 
prochain  jour  de  rendez-vous... 

Mais  Daniel  ne  songeait  plus  guère  à  profiter  de  cet  oubli. 
La  déception  l'accablait  jusqu'à  le  rendre  sans  défense.  Il 


LE   CONSOLATEUR  "iS; 

vint  et  aux  nouvelles  plaintes  de  l'employé  eut  une  larme. 
Cen  était  trop. 

—  Voilà  maintenant  que  j'ai  pleuré? 
Il  sursauta. 

—  Pourquoi  ? 

La  douleur  de  Lagarde  ne  lui  demeurait-elle  pas  étran- 
gère? 

—  Toujours  !  constata-t-il. 
Il  fut  tranquillisé. 

Huit  jours  après,  servant  à  table,  Félicie  commérait. 

—  On  dit  que  la  dame  du  Parisien  ne  va  pas  bien. 

—  Qui  est-ce?  demanda  Mme  Mellis. 

—  Madame  le  sait  bien...  Ils  sont  arrivés  à  l'automne... 
Ils  logent  dans  la  petite  maison  au  père  Rouget...  sur  les 
promenades!... 

—  Parfaitement...  je  vois... 

Daniel  rougissait  :  il  crut  cacher  son  trouble  en  bal- 
butiant : 

—  Qu'a-t-elle  donc? 

—  Il  paraît  qu'elle  s'en  va  de  la  poitrine... 

—  L'affreuse  chose  !  dit  Mme  Mellis  émue  ;  elle  est  encore 
jeune,  je  crois? 

—  Une  pauvre  petite  femme  qui  n'a  pas  trente  ans... 
C'est-y  des  âges  pour  mourir? 

—  Il  n'y  a  pas  d'enfants,  au  moins?        . 

—  Heureusement  que  non...  Mais  il  y  a  un  mari... 

—  Il  est  bien  à  plaindre... 

—  Un  brave  homme...  il  reste  toute  la  journée  à  la  soi- 
gner... 

Et  sur  ce  ton,  le  «  dialogue  »  continua,  auquel  ne  pre- 
nait plus  part  Daniel.  —  On  se  levait  de  table. 

—  Peut-on  voir  du  malheur  comme  ça  sur  la  terre!  gémis- 
sait Félicie. 

—  Estimons-nous  heureux  d'être  ce  que  nous  sommes, 
ajouta  Mme  Mellis  d'une  voix  de  religieuse  tristesse... 

Et  Daniel  se  sauva  dans  le  fond  du  jardin,  bouleversé. 

—  Ma  mère?...  Félicie?...  Et  elles  ne  connaissent  pas  les 
Lagarde!...  Pourquoi  les  plaignent-elles,  alors?  pour- 
quoi? 

Il  semblait  que  Mme  Mellis,  ardente  aux  bonnes  œuvres 


588  LA.  REVUE    BLANCHI 

et  prompte  à  compatir,  vint  seulement  de  se  révéler    pi 
toyable. 

Mais  soudain  : 

—  Cest  moi  qui  suis  sans  pitié,  sans  entrailles..  J'ai  ur 
caillou  au  lieu  du  cœur...  bien  sûr...  Cet  homme  là,  il  mi 
croit  son  ami  —  et  le  suis-je?  —  Je  le  serai. 

Son  désespoir  l'y  résolut. 

Il  s'entraîna  s'exalta,  «  se  chauffa»,  et  le  jeudi  suivant 
sut  prononcer  quelques  paroles  plus  sincères.  Mais  rien  ne 
le  pouvait  épuiser  davantage  que  ces  artificielles  émotions 
—  et  le  dimanche'il  se  retrouva  comme  avant,  figé  dans  son 
égoïsme  d'instinct  et  ne  s'en  faisant  plus  reproche,  —  triste 
toujours  de  le  sentir  contrarié.  Ainsi,  par  les  soucis,  allait 
sa  vie. 

Chez  l'employé,  c'étaient  de  nouvelles  tempêtes.  Les 
nerfs  de  la  malade,  comme  à  vif,  s'exaspéraient  au  moindre 
contact  et  criaient.  Les  scènes  avaient  repris  multipliées  : 
il  y  en  eut  au  moins  une  par  jour,  souvent  deux,  bientôt 
davantage.  Et  Lagarde  s'était  déshabitué  de  les  supportei 
tout  seul, 

—  Ah!  trouvez-moi  un  moment  avant  jeudi,  mon  bor 
Mellis...  ce  n'est  plus  tenable...  Si  vous  pouviez  mardi...  i 
Theure  que  vous  voudrez... 

Le  faible  Daniel  céda,  vint  le  mardi,  —  et  puis  le  mard 
de  l'autre  semaine,  et  des  suivantes.  Les  entrevues  euren^ 
lieu  trois  fois  par  semaine.  Encore  sous  Timpression  de 
l'une,  il  lui  fallait  se  rendre  à  l'autre. 

—  Pourquoi  pas  tous  les  jours...  alors...  comme  at 
bureau?... 

Au  fait,  n'y  avait-il  rien  d'administratif  dans  ces  rapports 
prévus,  fixes  et  monotones?  L'homme  des  champs  devenaii 
employé  :  quelle  chute!  Mais  les  révoltes  de  Daniel  vite 
lassées,  se  noyaient  dans  une  mortelle  apathie,  faite  d*en- 
nui  et  d'acceptation. 

Un  mercredi  —  le  dernier  d'août  —  comme  il  rentrait  at 
soir,  d'une  de  ces  vaines  promenades  où  il  croyait  trouvei 
l'oubli,  Félicie  descendit  exprès  de  sa  cuisine  et  le  joignit. 

—  Monsieur  Daniel,  on  est  venu  vous  demander. 

—  Qui  ça?...  et  quand? 


LE  CONSOLATEUR  ^89 

—  Sur  le  coup  de  quatre  heures...  Monsieur  La...  La...  je 
ne  sais  plus  dire  le  nom...  le  Parisien,  enfin... 

—  Lagarde ! 

—  C'est  ça... 

—  Et?... 

—  Il  avait  Tair  tout  drôle... 

—  Il  n'a  rien  dit?... 

—  Si  :  qu'il  reviendrait... 

—  Bon... 

Daniel  ne  se  soutenait  plus.  Il  s'affaissa. 

—  Ainsi  ça  ne  lui  suffit  pas...  trois  fois  par  semaine... 
dehors...  Il  me  poursuit  chez  moi?  Il  ferait  mieux  de  me 
demander  tout  de  suite  une  chambre...  Ah!  ah!  ah! 

Il  pleurait,  ricanait,  criait,  —  puis  songeait,  la  tête  dans 
les  mains,  brûlante.  Il  contemplait  sa  pauvre  vie  non  seu- 
lement moralement,  mais  matériellement  envahie;  elle 
s'alourdissait  de  toute  la  vie  de  Lagarde  surajoutée;  Daniel 
la  sentait  comme  une  montagne  sur  son  dos... 

—  Tu  connais  donc  M.  Lagarde?  demanda  simplement 
Mme  Mellis  au  dîner. 

Elle  le  savait  déjà  par  des  racontars  de  voisins,  mais  de- 
vant le  silence  de  Daniel  s'était  tue. 

—  Un  peu...  répondit-il  gêné...  Je  le  rencontre  quelque- 
fois... on  cause... 

—  Tu  ne  m'en  as  jamais  parlé... 

—  C'est  possible...  ça  a  si  peu  d'importance. 

—  Où  le  vois-tu  donc...? 

—  A  la  pêche...  quelquefois... 

Daniel  ne  péchait  pas;  mais  à  plusieurs  reprises,  il  était 
sorti  ces  derniers  temps  avec  une  ligne  —  pour  revenir  sans 
rien  d'autre.  Ça  lui  aurait  au  moins  servi  à  quelque  chose... 
Mais  Mme  Mellis  : 

—  On  me  disait  qu'il  ne  quittait  jamais  sa  femme... 

—  Si...  si...  un  peu...  pour  prendre  l'air... 

—  C'est  ça...  Que  peut-il  te  vouloir? 

—  Ah!...  je  l'ignore... 
Félicie  était  survenue... 

—  Est-ce  qu'il  vous  en  parle  souvent? 

—  De  quoi  ? 

—  De  sa  dame? 


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590  LA  REVUE    BLAN( 

—  ...  Parfois... 

—  Il  doit  être  bien  malheureux... 

—  Je  le  pense...  Mais  nous  causons  peu  de  ça...  Il  n'ai 
pas  à  en  parler... 

—  Il  faut  respecter  son  silence,  prononça  Mme  Mellis 
douleur  est  chose  sacrée. 

Comme  Teut  respecté  Daniel  ! 

Le  lendemain,  avant  de  sortir,  il  résolut  de   deman 
des  explications  à  Lagarde;  il  ne  souffrirait  pastel  envah 
sèment.  Les   phrases  de  reproche  furent   construites, 
prises,  répétées  en  marchant;  parut  Lagarde,  et  Daniel 
les  trouva  plus. 

—  Ah!  mon  bon  ami,  enfin!  vous  voilà...  Je  suis  pa 
chez  vous  hier... 

—  Oui...  je  regrette...  j'étais  sorti... 

—  J'ai  compté  les  heures  depuis...  mais  je  vous  vois.. 

—  Que  vouliez- vous?... 

—  Comprenez-moi...  je  venais.d'avoir  une  scène  terrible 
épouvantable..  Je  ne  sais  plus  les  endurer...  J'ai  fui...  J 
tremblais  encore...  Elle  m'écrasait...  Il  me  fallait  qu 
qu'un...  quelqu'un...  un  ami...  vous...  pour  me  soulager 
m'aider...  ou  m'entendre...  simplement...  J'ai  couru  au  ù 
bourg...  Comment  veut-on  que  je  reste  seul  dans  < 
état-là...? 

Il  saisissait  le  bras  de  Daniel,  s'y  cramponnait  de  toute 
détresse,  y  pesait  de  toute  sa  lassitude,  jusqu'à  le  faire  ch^ 
celer.  Et  les  récits  mouillés  recommencèrent. 

—  Vous  êtes  chez  vous...  presque  toujours? 

—  Oui...  à  peu  près... 

Il  ne  voulait  point  préciser... 

—  A  quelle  heure?... 

—  Mais... 

—  L'après-midi?... 

—  L'après-midi... 

—  Après  le  déjeuner?... 

—  Après  le  déjeuner...  sans  doute... 

—  Et  le  matin? 

—  Quelquefois... 

—  Bon...  Je  saurai  bien  quand  vous  trouver... 


LE   CONSOLATEUR  59 1 

Il  s'imposait,  sans  plus;  on  ne  gêne  pas  un  ami.  Et,  de 
nouveau  : 

—  Mais,  songez-donc,  rester  seul  jusqu'au  lendemain? 
Non...  non...  je  ne  pourrais  plus  recommencer  ça... 

S'en  retournant,  Daniel  abandonna  le  vain  espoir  de 
vivre  jamais  pour  lui-même.  Il  se  trouvait  dépossédé, 
hanté.  Donc,  las  de  toute  résistance,  il  accueillerait  dans  sa 
maison  chiire,  le  deuil. 

Lâchement,  il  fût  sorti  pourtant,  le  lendemain,  si  ses 
jarrets  n'eussent  été  encore  plus  lâches.  Faute  de  quoi, 
sous  les  arceaux  de  vigne,  d'entre  les  feuilles,  il  guetta 
tout  le  jour  la  grille,  anxieux.  Son  ouïe  attendait  le  chant 
grinçant  des  gonds,  non  plus  comme  une  musique  fami- 
lière à  son  enfantine  mémoire,  mais  comme  un  avertisse- 
ment, sans  douceur.  Deux  fois,  il  tressaillit  :  un  mendiant, 
le  facteur,  —  point  Lagarde.  La  troisième  fut  le  samedi, 
comme  il  descendait,  plus  tranquille,  de  la  salle  à  manger. 
Lourdement,  le  battant  de  fer  retomba.  Le  petit  employé 
s'élançait  par  l'allée  avec  autant  d'assurance  que  de  déses- 
poir. 

—  Encore!...  j'en  sors!...  Ah!  mon  ami,  soutenez-moi... 
Daniel  dut  le  garder  sur  sa  poitrine,  au  risque  d'être  vu. 

Mais  vite,  il  l'entraîna  loin  de  la  maison,  vers  la  haie,  à 
l'abri  des  curiosités  de  Félicie  et  des  étonnements  de 
Mme  Mellis.  Derrière  un  buisson  de  groseillers  roses, 
tout  en  scintillantes  pendilles,  ombragés  de  gris  saules,  sur 
un  banc  mal  calé,  ils  se- tapirent. 

—  Un  peu  moins  fort...  On  pourrait  vous  entendre. 

Mais  Lagarde  continuait  dans  les  mêmes  hoquets  stri- 
dents. Jamais  récit  n'avait  été  plus  incohérent  et  plus 
vague...  11  venait  de  subir  la  crise;  il  en  restait  comme 
assommé.  Il  parla,  parla;  puis,  le  cœur  vidé,  n'attendant 
plus  de  Daniel  aucune  parole,  il  s'attarda  dans  l'enclos 
longtemps,  à  jouir  de  sa  seule  présence,  silencieux.il  com- 
mençait à  regarder,  à  boire  les  parfums  et  la  lumière  :  il 
trouvait  ce  coin  de  verger  délicieux. 

—  Il  se  sent  chez  lui...  il  est  chez  lui... 

Cela  semblait.  Il  fallut  cependant  le  reconduire  comme 
un  visiteur,  jusqu'à  la  porte. 


J 


59a  LA  REVUE   BLANGB 

Assez  de  ces  perpétuelles  agitations,  de  ces  brusque 
fuites,  de  ces  échappatoires  compliquées!  Daniel  demeura 
chez  lui  de  Taube  au  soir  sous  hi  menace  d'une  visite.  Il  e 
reçut  par  centaines.  Hélène,  au  dernier  point  de  Texaspc 
ration,  ne  voulait  plus  voir  son  mari.  Elle  le  haïssait  comn: 
quiconque  approchait  d'elle.  Les  journées  de  Lagarde  dev< 
naient  sans  emploi,  puisque  de  lui  elle  n'acceptait  plus  aucu 
aide.  Aussi,  pour  combler  une  existence  vide,  il  rechercha 
la  compagnie  de  Daniel.  Un  jour,  il  lui  vint  demander  c 
l'accompagner  sur  la  route  :  la  promenade  dura  tou 
l'après-midi.  Puis,  il  le  surprit  au  réveil,  l'entraîna,  et 
quittant  pour  déjeunera  midi,  lui  dit  : 

—  A  deux  heures... 

Et  ils  se  virent  tous  les  jours,  deux  fois  par  jour,  tout 
jour.  Lagarde  ne  cessait  de  conter  ses  malheurs  préseni 
passés  et  à  venir.  Il  les  reprenait  au  début,  les  expliqua 
les  détaillait,  s'y  complaisait.  Et  il  trouvait  une  oreille  to 
jours  tendue;  ou  du  moins  le  lui  paraissant.  Il  ne  pouvi 
plus  vivre  sans  son  Daniel.  Leur  intimité  s'affichait,  int 
guait  la  ville,  et  surtout  Mme  Mellis  à  qui  son  pauvre  1 
restait  fermé.  Elle  le  voyait  sans  désir,  sans  sourire,  par 
l'offre  admirable  du  jardin,  dans  la  crainte  ou  la  compagi 
de  Lagarde.  Sur  la  route,  sous  la  feuillée,au  bord  du  fleu^ 
par  les  terres,  qu'il  marchât  ou  se  reposât,  il  vivait  dans 
même  «  histoire  :^.  Recommencée,  répétée,  insistée,  il  fin 
sait  par  Tentendre,  s'en  souvenir,  s'en  pénétrer,  la  savi 
par  cœur,  la  redire  mentalement,  en  même  temps  que  Te 
ployé  ou  à  lui-même.  Et  il  se  prit  à  envier  Lagarde  pc 
l'avoir  vu  dans  l'herbe  d'un  chemin  cueillir  et  examir 
une  marguerite.  Il  n'eut  su  désormais  le  faire,  faute  de  gc 
comme  de  volonté.  Il  n'allait  plus  chercher  :  on  l'emn 
nait,  docile,  à  travers  l'été  merveilleux  de  couleurs, 
chants,  de  parfums,  les  yeux  clos,  les  oreilles  bouchées, 
sens  obtus. 

CHAPITRE   V 

DANIEL   TIENT    DANS   SES   MAINS  ONE  EXISTENCE 


L'été  s'acheva  en  un  mois  de  septembre  tiède   et   bloi 
mais,  pour  Daniel,  pauvre  de  joie.  Le  verger  du  fauboi 


LE   CONSOLATEUR  593 

n'avait  jamais  soutenu  tant  de  fruits.  Dans  Therbe  sourde, 
au  moindre  vent  pleuvaient  les  prunes  noires  et  les  mira- 
belles dorées.  Aux  bras  fixes  des  espaliers,  les  grasses  pêches 
se  gênaient.  Les  pommes  côtelées  écartaient  d'un  rire  les 
feuilles.  Les  longues  poires  traînantes  se  salissaient  de 
terre.  Un  hâle  roussissait  les  grappes  à  la  treille. 

De  chaudes  et  sucrées  vapeurs  de  confitures,  s'était  toute 
parfumée  la  maison.  Dans  de  larges  bassines  de  cuivre, 
elle-même  les  cuisait  Mme  Mellis.  Félicie  les  versait  liqui- 
des dans  les  pots.  Sur  des  planches  garnies  de  papier  den- 
telé, lentement  elles  refroidissaient,  «  gelaient  ». 

Et  déjà,  dans  le  pré  qui  rejoignait  la  Seine  («  la  pâture  » 
comme  on  disait)  on  dressait  des  charpentes,  on  tendait  et 
clouait  des  bâches,  on  posait  à  même  le  sol  des  planchers, 
pour  les  boutiques,  les  baraques,  les  cirques,  les  bals  de  la 
plus  grande  fête  du  pays  —  en  môme  temps  la  plus  forte 
foire  — qui  avait  lieu  le  14  septembre,  annuellement. 

Délicieuse  coïncidence  !  gaîté  du  bourg,  de  la  cuisine  et 
du  jardin.  La  gaîté  de  Daniel  ne  s  y  pouvait-elle  plus  join- 
dre? Depuis  une  semaine  justement,  il  voyait  moins 
Lagarde.  Le  caprice  d'Hélène  exigeait  de  nouveau  les  soins 
de  son  mari,  pour  exercer  sur  lui  des  nerfs  un  peu  sevrés 
depuis  que  la  servait  la  femme  de  ménage.  L'employé  réin- 
tégrait donc  la  triste  chambre,  plus  sensible  a  de  déraison- 
nables duretés,  et  au  calme  des  entretiens  infinis  qu'il  infli- 
geait à  son  ami,  succédait  la  brièveté  affolée  des  confidences 
de  naguère.  Certes,  Daniel,  en  était  un  peu  soulagé.  De 
doux  et  puissants  souvenirs  tentaient  de  s'imposer  à  lui,  à 
la  faveur  de  sa  nouvelle  solitude.  Même,  les  préparatifs  de 
la  fête  semblèrent  le  vouloir  distraire.  La  veille,  un  ven- 
dredi, comme  les  derniers  marteaux  frappaient  aux  cons- 
tructions improvisées,  une  telle  fièvre  d'impatience  fut  dans 
le  bourg,  sur  les  routes,  au  pré,  dans  l'air,  qu'il  se  promit 
d'avoir  sa  part  des  rcjouisr^ances  publiques.  Il  oublierait, 
ne  fut-ce  que  l'espace  d'un  jour...  Il  tirait  sa  montre  pour 
fixer  l'heure  de  cette  importante  résolution. 

—  Cinq  heures  cinq... 

A  ce  moment  précis,  parut  à  la  grille,  Lagarde. 

11  n'en  eut  point  de  surprise,  à  peine  d'ennui  :  une  scène 

88 


Sg'l  LA    REVUE    BLAJ 

de  plus!  Il  connaissait  la  plainte  ;  sa  mécanique  consola 
lui  démangeait  les  lèvres,  déjà  prête;  et  vers  le  même 
de  saules,  il  entraînait  l'employé  parle  bras. 

Or,  plus  tremblant,  plus  blême  et  plus  mou  que  jan 
celui-ci  n'avait  que  soupirs  et  gémissements. 

—  Il  baisse,  constata  Daniel. 

Puis,  il  perçut,  murmuré  à  part  soi  : 

—  Ah  !  ma  tête...  ma  tête... 

Daniel  attendait,  prévoA'ait.  Rien  ne  venait  d'autre. 

—  Eh  bien,  quoi?  mon  pauvre  Lagarde... 

A  ce  mot,  le  regard  sembla  se  fixer,  reconnaître,  il  y 
quelques  sons  mâchés  : 

— .  Que...  que...  je...  je... 

Et  tout  d'un  coup,  cramponné  des  deux  mains  au  ve 
de  son  compagnon,  remployé  supplia. 

—  Oh  vous  !  donnez-moi  un  conseil  ! 
Daniel  pâlit. 

—  Un  conseil  ?  mais  sur  quoi  ?  à  propos  de  quoi  ? 

-r-  Écoutez...  depuis  ce  matin...  je  discute...  je  dispu 

Avec  sa  lenteur  maniaque,  il  allait  raconter   les  ch 

parle  menu...  Une  sorte  de  tremblement  intérieur    er 

choquait  et  retardait  ses  phrases.  Mais,  comme  prenant 

élan,  d'une  haleine  : 

—  Ma  femme  veut  s'en  retourner  à  Paris! 

Et  en.  ayant  trop  dit,  il  retomba  sans  force,  sur 
même. 

D'abord  froncée,  ]a  face  de  Daniel  s'éclaira.  . 

—  A  Paris? 

Il  avait  entrevu  la  délivrance. 

—  A  Paris! 

Et  lui  resterait  seul  dans  l'immense  jardin,  libre  d 
amitié  accablante  et  tenace.  La  paix  rentrerait  dans 
âme...  Il  sentirait  encore  des  fleurs...  Il  suivrait  le  vol- 
corneilles  à  la  cime  des  peupliers... 

Mais  Lagarde  reprenait  plus  lucide  :  • 

—  Oui,  mon  ami,  c'est  fou...  mais  c'est  comme  ça... 
matin,  elle  s'est  réveillée  avec  ça  dans  la  tête...  Elle 
voulait  plus  vivre  ici...  le  pays  la  tuait...  elle  détestai 
maison...  la  chambre,  moi,  tout...  Elle  s'en  est  levée  ma 
moi  pour  casser  quelque  chose...  un  beau  vase    que  je 


LE    COxNSOLATEUR  595 

avais  donné  pour  sa  fête,  Tannée  dernière...  On  a  eu  toutes 
les  peines  du  monde  à  la  recoucher...  Elle  répétait  comme 
une  mécanique  :  ^^]e  veux  partir...  je  veux  partir...  »  J'ai 
pensé  la  calmer:  «  Eh  bien  !  on  partira...  »  Elle  s'est  tenue 
tranquille  jusqu'à  une  heure,  et  voilà  que  tout  à  coup  elle  a 
recommencé  de  plus  belle...  «  Et  le  plus  tôt  possible?... 
n'est-ce  pas?...  à  Paris...  je  veux  partir  à  Paris...  >  Le 
médecin  entrait...  Il  en  a  sauté  au  plafond.  A  Paris?  et  par 
cette  saison?  quand  les  froids  pouvaient  survenir  d'un 
jour  à  l'autre  ?  ^<  Impossible  :  —  Si  !  si  !  si  !  —  Attendez  au 
moins  le  printemps,  —  non,  tout  de  suite,  tout  de  suite...  » 
C'est  qu'elle  tenait  la  mâtine.  Il  en  est  sorti  rouge  comme  un 
coq.  Il  m'a  pris  à  part.  <?  Vous  ferez  ce  que  vous  voudrez, 
mais  Paris  c'est  la  fin...  Pas  d'air...  pas  de  lumière.  Le  plus 
mauvais  moment  pour  voyager...  Je  vous  préviens  :  vous 

ferez  ce  que  vous  voudrez.  )è>  Ce  que  je  voudrai c'est  bon  à 

dire  —  mais  je  ne  sais  pas  moi.  Elle  s'entête...  Elle  s'est 
remise  à  crier...  Que  se  passera-t-il,  mon  Dieu...  je 
l'écoute...  Ah  !  quelle  situation...  quelle  situation  !  » 

Il  se  courbait,  baignant  de  larmes  les  mains  de  Daniel. 

—  Oh  !  mon  ami  !  vous  seul  pouvez  me  tirer  de  là...  Je 
suis  égaré...  perdu...  un  conseil,  je  vous  en  supplie,  un 
conseil... 

Daniel,  à  suivre  ce  récit,  s'était  senti  progressivement 
envahir  par  une  ténèbre  opaque  et  pesante.  Lentement,  le 
danger  nouveau  se  précisait.  Sa  terreur  le  fixait,  par  chaque 
mot  accrue.  Eclata  le  dernier  : 

—  Un  conseil  ! 

Malheureux  !  Pour  avoir  sans  répit  des  jours  et  des 
jours,  subi  la  compagnie  plaintive  de  Lagarde,  pensait-il 
avoir  épuisé  le  supplice,  touché  le  fond  de  la  nécessaire 
douleur?  Consoler!  consoler!  ne  prévoyait-il  rien  de  pire? 
Aujourd'hui,  il  fallait  conseiller,  décider,  non  plus  subir  : 
agir.  Daniel  n'avait  jamais  décidé  pour  lui-même...  Daniel 
n'avait  jamais  agi...  Lagarde  ne  venait-il  pas,  en  quelques 
mois,  de  lui  ravir  le  peu  qu'il  possédait,  peut-être,  de 
vigueur  et  de  volonté  ? 

L'employé  répétait  : 

—  Oh  dites!  je  ne  ferai  que  ce  que  vous  direz. 


596  LA    REVUE    BLANC] 

La  bonne  histoire!  Si  Daniel  eut  pensé  qu'il  «  ne  le  1 
pas  )È>,  il  n'eut  pas  tant  différé  sa  réponse.  A  côté  de  c 
homme  désemparé,  il  apparut  de  tous  deux  encore  le  pi 
faible.  Était-ce  à  lui  de  vouloir,  donc,  qui  n'eut  pas  î 
«  ne  pas  vouloir»?  Il  s'abîmait  dans  une  immobile  détress 

Lagarde  le  considérait. 

—  Il  réfléchit! 

Il  fallait  l'activer,  sans  doute. 

—  Eh  bien? 
Silence. 

L'impatience  agitait  Lagarde  :  peu  solide,  le  banc  e 
était  ébranlé.  Daniel  comprit.  Il  dit  simplement  : 

—  C'est  que  le  cas  est  grave. 

Lagarde  se  résigna  à  l'attente,  Daniel  à  la  réflexion. 

O  fuyantes  pensées,  pareilles  aux  brebis  folles  d'un  troi; 
peau...  Si  novice  berger  les  grouperait-il  ?  A  faire  éclata 
sa  cervelle  et  son  crâne,  Daniel  tendait  douloureusemer 
son  esprit.  Par  pitié,  un  peu  de  logique,  de  quoi  suivre  u 
pauvre  petit  raisonnement!  par  pitié!  Rouge,  les  veine 
des  tempes  dilatées,  il  grimaçait.  Il  tâchait  de  fixer  par  de 
mots  chaque  idée. 

—  Si  elle  va  à  Paris...  serinait-il  mentalement. 
La  suite  ne  venait  point. 

—  Si  elle  va  à  Paris...  traînait-il...  —  C'est  la  paix  pou 
Lagarde, 

Bon.  —  Pause. 

—  Mais...  pour  sa  femme?... —  la  mort...  oui  ..  la  morl 
Il  s'arrêtait. 

Puis  : 

—  Si  elle  reste... 

Le  second  point  était  pos^.  —  Soupir. 

—  Si  elle  reste...  c'est  une  vie  d'enfer...  mais  quoi?  1 
vie... 

Évidemment. 

—  D'une  part...  de  l'autre... 

Daniel  se  découvrait  quelque  bon  sens  :  il  sourit 
Ayant  donc  pesé,  tour  à  tour,  le  pour  et  le  contre  (ai 
prix  de  quels  efforts?  —  enfin  !)  il  ne  pouvait  plus  hésiter 
O  décision  spontanée  ! 


LE   CONSOLATEUR  597 

—  Je  crois  que... 

Hum!  il  allait  parler  trop  vite!  Au  moment  de  formuler 
un  avis,  la  peur  le  prenait,  suspendait  sa  phrase.  Il  se  trom- 
pait, peut-être... 

—  Vous  croyez... 

Lagarde,  les  yeux  grands  ouverts,  et  la  bouche  et  Touïe, 
de  tous  ses  sens  enfin,  attendait  la  parole  de  délivrance. 

Daniel  crut  préférable,  tout  d'abord,  de  répéter  haut 
devant  de  lui,  ses  intimes  déductions,  comme  pour  lui- 
même  s'en  convaincre  ;  puis,  moins  assuré,  il  conclut: 

—  Je  pense...  il  vaudrait  mieux...  ce  me  semble...  vous 
résigner... 

—  A  quoi? 

—  ..     Résister... 

Il  n'osait  dire  la  chose  toute  crue. 

—  Et  rester?  alors? 

—  Oui...  rester. 

Il  n'eut  le  temps  de  rien  ajouter.  Lagarde  ne  souhaitait 
rien  d'autre.  Sur  ce  mot,  il  pouvait  bâtir  son  destin 

—  Ah!  merci...  merci... 
Il  débordait  de  gratitude, 

—  Oui!  que  je  resterai...  Sans  vous...  j'aurais  cédé,  peut- 
être...  Je  faisais  son  malheur...  Ah!  je  ne  me  le  serais 
jamais  pardonné... —  Oui  !  que  nous  resterons...  Je  me  sens 
déjà  le  courage  de  le  lui  dire  ce  soir...  oui,  dès  ce  soir. 

Ainsi  qu'en  rêve,  Daniel  reconduisit  Lagarde  jusqu'à  la 
rue,  et  resta  là  longtemps,  seul,  le  front  à  la  grille,  une 
courbature  sur  tout  son  être  endolori...  Ne  venait-il  pas 
d'accomplir  la  première  action  de  son  existence? 

Repas  machinal.  Sommeil  de  bête.  Réveil  lucide.  Dans 
sa  conscience  violemment  éclairée,  il  lut  : 

—  Ai-je  fait  ce  qu'il  fallait  faire  ? 

—  Certes... 

—  Hé  !  hé  ! 

—  Elle  serait  morte  à  Paris... 

—  Qui  l'a  dit? 

—  Le  médecin. 

—  En  est-il  bien  sûr? 

—  A  ce  compte.. 


598  LA  REVUE    BLANCH 

—  Le  moral  a  son  importance... 
— -  De  là  à... 

—  Satisfaite,  elle  pouvait  reprendre  le  dessus.  . 

—  Mais  risquait  de  mourir... 

—  Plus  qu'ici? 

—  Oh! 

—  Qui  sait  ? 
? 

—  Et  si  elle  mourait  icil 

—  Quelle  histoire?  ici  ! 

—  Contrariété...  désespoir...  ou  folie... 
-^  Elle  pourrait  mourir  ici  ? 

La  main  de  Daniel  retomba  sans  avoir  noué  sa  cravate 
Ainsi,  dans  cette  pauvre  main,  il  avait  tenu  la  vie  d'un 
femme...  D'entre  deux  gestes  —  droite  et  gauche  —  il  avai 
choisi  celui-ci,  et  non  celui-là...  Pourquoi?  —  Mais  i 
l'avait  tuée  peut-être  ! 

Daniel  eut  la  révélation  subite  de  sa  responsabilité,  U 
cri  le  déchira  : 

—  Mais,  il  est  temps  encore... 

Il  allait  courir  chez  Lagarde,  réparer  son  erreur,  s 
dédire  : 

—  Partez  à  Paris!  partez  vite! 
11  s'arrêta. 

—  Mais  ce  serait  la  même  chose  ! 
Et  il  éclata  en  sanglots. 


(A  suivre,) 


Henri   Ghéon 


Trois  Poèmes 


A.  Madame  Ch.-H.  H. 

NOCTURNE 

Ne  te  plains  plus,  mon  âme!  Il  n'est  pas  une  peine 

Qui  vaille  qu'on  Técoute  à  Theure  où  nous  voici, 

Mollement  éventés  par  le  souffle  adouci 

Du  silence  tombé  des  hauteurs  sur  la  plaine. 

Défais  le  voile  obscur  autour  du  sablier, 

Et  vois  le  sable  clair,  dans  un  rayon  de  lune. 

Marquer  comment  s'écoule  une  heure  de  fortune 

Ou  mesurer  le  temps  qu'il  faut  pour  Toublier. 

Les  souffles  en  passant  apportent  des  paroles... 

Écoute  ce  qu'ont  dit  les  amants  d'autrefois! 

Ils  se  tenaient,  cœur  contre  cœur  et  doigts  aux  doigts, 

Dans  la  nuit  où  vibraient  d'invisibles  violes» 

C'est  comme  un  chant  d'amour  qui  monte  infiniment, 

De  la  terre  endormie  à  la  lune  qui  veille... 

Mon  âme,  sens-tu  pas?  tout  un  monde  s'éveille 

Et  le  monde  connu  s'endort  plus  lourdement... 

C'est  le  divin  moment  de  la  forme  imprécise! 
La  cigale  de  Mab  traîne  son  char  ailé, 
Et,  sous  l'assentiment  du  grand  ciel  étoile, 
La  reine  va  touchant  d'un  rameau  de  cytise 
Le  sein  de  la  fillette  et  le  front  du  berger  : 
Le  même  rêve  éclos  sous  leurs  paupières  closes 
Fait  que  Tune  reçoit  en  rougissant,  des  roses. 
Et  laisse  le  galant  prendre  un  premier  baiser. 

Rien  ne  bouge,  qu'une  ombre  à  nos  pieds  devinée. 
Autour  de  nous,  la  paix  est  douce  à  défaillir. 
Amie,  entends-tu  pas  rôder  le  Souvenir, 
A  pas  douillets,  comme  une  aïeule  surannée? 
Est-ce  aussi  loin  de  nous,  cet  amoureux  passé 
Qu'il  raconte  à  voix  basse  et  que  la  brise  emporte  I 
Il  apporte  des  fleurs  pour  ma  jeunesse  morte, 
Le  discret  Souvenir  au  profil  efi'acé... 


6oo 

PETITE  PHILOSOPHIE 


l.K   REVUE    BLANC 


L^Amour  et  la  Mort  se  donnent  la  main... 
Je  t'aime  ce  soir  jusqu'à  la  folie  ! 
L'ombre  des  bouleaux  coupe  le  chemin 
Bleu  de  clair  de  lune  où  je  t'ai  suivie... 
La  Mort  et  TAmour  se  donnent  la  main. 


Les  entends-tu  pas,  dans  le  bruit  des  feuilles. 
Chuchoter  ensemble,  à  côté  de  nous, 
Qu^il  me  faut  t'aimer  et  que  lu  le  veuilles? 
Les  refrains  d'amour,  la  chanson  des  fous, 
Les  entends-tu  pas  sous  le  bruit  des  feuilles  ? 

Mon  premier  baiser  t'a  livré  mon  cœur. 

As-tu  donné  plus  à  notre  aventure, 

Que  ton  corps,  ta  bouche  et  que  la  langueur 

De  ta  voix  câline,  et  ta  chevehire? 

En  te  prenant  toute,  ai-je  pris  ton  cœur? 

La  lune  décroît  dans  la  nuit  plus  tendre, 
Un  souffle  odorant  froisse  les  buissons. 
L'ombre  est  amoureuse...  Il  me  semble  entendre 
Nous  suivre  quelqu'un  lorsque  nous  passons, 
Dans  le  doux  conseil  de  la  nuit  plus  tendre. 

C'est  le  pas  furtif  de  l'Amour  distrait 
Que  j'entends  coucher  l'herbe  à  notre  suite? 
Qui  donc  nous  épie  et  marche  en  secret. 
Va,  repart,  s'en  vient  pour  une  autre  fuite? 
Serait-ce  la  Mort,  de  son  pas  distrait? 

Le  bon  camarade  —  elle  ou  lui  !  —  n'importe. 
Je  t'aime  ce  soir,  si  je  meurs  demain  ! 
A  la  maigre  aïeule  ouvrons  notre  porte, 
A  l'enfant  perdu,  montrons  le  chemin. 
Ils  se  rejoindront  tôt  ou  tard,  n'importe  ! 

Elle  rit  sans  fin  de  toutes  ses  dents. 
De  son  œil  profond,  du  trou  de  ses  joues, 
Et  de  sa  poitrine  qui  grince  aux  vents, 
Tonnelle  sans  vigne  où  l'antan  se  joue  ! 
Un  rire  figé  découvre  ses  dents... 


TROIS    POÈMES  60 1 

Il  n'a  plus  son  bel  air  d'insouciance, 
Son  arc  est  rompu,  vidé  son  carquois, 
Les  yeux  clairvoyants,  il  mène  la  danse 
Des  cœurs  gros  d'écus,  sur  un  air  narquois  ! 
Il  n'a  plus  son  bel  air  d'insouciance. 

L'Amour  et  la  Mort  se  donnent  la  main, 
Pour  mener  la  ronde  autour  de  la  terre  : 
Aimons-nous  ce  soir,  nous  mourrons  demain, 
Les  violons  sont  prêts,  qu'on  taille  une  bière, 
La  Mort  et  l'Amour  se  donnent  la  main  ! 


LE  LEPREUX 

Celui-là,  rude  et  droit  sous  le  heaume  et  l'armure, 
Le  gantelet  fermé  sur  le  fer  de  Tépieu, 
Sentant  peser  sur  lui  la  colère  de  Dieu, 
Prit  en  main  le  bourdon  et  revêtit  la  bure. 

Il  laissa  son  écu  croisé  par  le  milieu, 

Et,  retirant  la  dague  au  cuir  de  sa  ceinture, 

De  son  regard  de  loup  défiant  l'aventurp. 

Il  s'en  fut  conquérir,  à  lui  seul,  le  Saint  Lieu 

On  l'a  vu  revenir  au  burg,  un  soir  de  glace. 
Plié  sur  son  bâton  et  se  cachant  la  face. 
Car  le  Seigneur  mesure  au  péché  la  rançon 

Et,  depuis,  on  entend  la  sinistre  chanson 
Des  cliquettes  sonner  devant  Sa  Seigneurie, 
Comme  autrefois  son  cor  hurlait  à  la  tuerie. 


Ciiarles-Henrv  Hirsch 


Conséquences 


L • S^.     (») 


du  Travail  féminin 


i' 


y.  '\ 


Nous  arons  montré,  dans  une  précédente  étude,  que  Textension  et  h 
perfectionnement  du  machinisme,  stimulés  par  la  concurrence  inté 
Heure  et  extérieure  des  producteurs,  avaient  accentué  l'emploi  de  Is 
main-d'œuvre  féminine  et  infantile  concurremment  à  la  main  d'œuvrc 
masculine. 

Le  bas  prix  des  femmes  et  des  enfants,  facilité  par  Tarmée  (crois- 
sante) de  réserve,  encourage  donc  le  capital  à  rejeter  de  plus  en  plus 
rhomme  de  l'usine  et  de  Tatelier. 

Il  nous  reste  à  montrer  les  conséquences  individuelles  et  sociales  de 
ce  phénomène.  On  pourra  comprendre,  alors,  une  foule  de  faits  en 
apparence  bizarres  ou  «  immoraux  »  et  qui  demeurent  souvent  inexpli- 
cables sans  la  connaissance  des  causes  que  nous  mettons  en  lumière. 

On  sait  que  la  proportion  des  malades  a  augmenté  malgré  les  pro- 
grès de  rhygiène  et  les  «  conquêtes  de  la  science  ».  En  ce  qui  concerne 
les  femmes,  la  progression  peut  s'expliquer,  en  partie,  par  son  travail 
industriel  qui  la  met  en  contact  avec  une  foule  de  matières  toxiques,  pai 
inhalation,  par  frottement,  par  transpiration,  etc.  Voici  des  preuves 
nombreuses  de  ces  intoxications  : 

Empoisonnements  professionnels,  —  La  femme  comme  Thommc 
subit  les  atteintes  lentes  ou  rapides  des  matières  toxiques  employées 
dans  rindustrie. 

Parmi  ces  matières,  le  plomb  est  une  de  celles  qui  fait  le  plus  de 
ravages.  L'intoxication  saturnine  se  produit  chez  : 

Les  blanchisseuses.  —  Par  la  production  de  poussières  ou  de  crassei 
(céruse,  minium,  mine  orange),  se  détachant  de  linges  souillés  (indé- 
pendamment de  la  phtisie  qui  sévit  durement  dans  cette  professioz 
pénible). 

Les  couturières,  —  Par  l'emploi  de  fils  dits  chargés,  manipulatioi 
d'étoffes,  gazes,  tarlatanes,  chargées  au  plomb  (acétate  et  sulfure  d^ 
plomb.  Lithurge). 

Les  dentellières  ;  blanchisseuses  de  dentelles.  —  Par  le  saupoudrage 
au  blanc  de  plomb  et  battage  des  fleurs  dites  en  application  (céruse) 


(1)  Voir  La  revue  blanche  du  15  février,  ainsi  qae  les  analyses,  critiques  et  réflexion 
publiées  à  oe  sujet  par  le  Petit  Sou  (7  mars),  la  République  ioeiaU  (9  mars),  la  f^ronà 
(6  mars  et  13  mars),  les  Temps  nouveaux  (mars  et  avril),   Le  Petit  Parisien  (mars)  ;    Unio 

des  dames  de  la  Poste  Q15  juillet)  etc.,  etc. 


CONSÉQUENCES    DU    TRAVAIL   FÉMININ  6o3 

Les  ouvrières  en  fleurs  artificielles.  —  Par  l'inhalation  de  poussières 
toxiques  provenant  du  saupoudrage  ou  détachées  des  fleurs,  particu- 
lièrement dans  l'opération  du  diamantage  avec  cristal  pulvérisé  (mi- 
nium et  oxydes  de  plomb  dans  les  bagues)  (i). 

Les  ouvrières  de  iréfilerie,  —  Par  la  production  des  buées  et  de 
matières  toxiques  dans  la  fonte  de  Talliage  plombifère  et  la  confection 
des  fils  de  laiton . 

Les  piqueuses  de  bottines,  —  Par  Ta  (filage  avec  les  lèvres  de  fils 
chargés  de  sels  de  plomb  et  le  machonnage  des  bouts  coupés  (lithurge, 
céruse,  sulfure  de  plomb). 

Les  ortçrières  de  la  miroiterie,  —  Dans  le  brossage  et  le  ponçage  ;  le 
polissage  au  papier  de  verre  (céruse,  lithurge). 

Les  empaqueteuses  de  tabac^  de  chocolat^  de  thé.  —  Dans  la  mani- 
pulation des  feuilles  d'étain  plombifère  (crasses  toxiques  sur  les  doigts 
et  sur  les  ongles). 

Signalons  encore  parmi  les  ouvrières  exposées  au  saturnisme  : 

Les  ouvrières  employées  à  Tétamage.  au  plombage,  à  la  chaudron- 
nerie ;  les  tailleuses  de  limes  ;  les  ouvrières  de  la  verrerie  et  de  la  vitre- 
rie ;  les  cartonnières,  les  broyeuses  de  couleurs,  les  confectionneuses  de 
papiers  à  cigarettes,  les  vernisseuses  de  laqués,  les-  typographes,  les 
tisseuses  et  les  dévideuses  (minium,  chromale  de  plomb),  les  lamineuses 
de  plomb,  les  ouvrières  des  fabriques  de  céruse,  de  papiers  moirés, 
d'épingles,  de  tôle  émaillée,  de  crayons  colorés,  de  papiers  peints  (sul- 
fure, acétate  de  plomb). 

Les  ous^riëres  de  filatures  sont  particulièrement  atteintes  par  le  chro- 
mate  de  plomb.  Dans  le  coton  teint  en  flotte  venant  des  teintureries  de 
Lyon,  Roubaix  et  Rouen,  on  a  trouvé  lo  o/o  de  chromate  de  plomb  ; 
dans  la  bourre  qui  se  détache  au  cours  de  la  manipulation  i8  o/o,  et  dans 
la  poussière  lourde  ramassée  sur  le  sol  de  l'atelier,  44  o/o  (2). 

Le  D<^  Proust  signale  aussi  des  accidents  plombiques  chez  des  tis- 
seuses de  coton  par  suite  de  l'addition  de  céruse  aux  apprêts  pour  aug- 
menter le  poids  du  tissu. 

Le  D""  Robert  Smith  a  constaté  une  véritable  épidémie  d'intoxication 


(1)  Plusieurs  couturières,  après  s'être  servi  de  5ot«,  ont  présenté  des  accidents  d'intoxi- 
cation saturnine  ;  l'une  d'elles  ayant  remarqué  que  chaque  fois  qu'elle  mouillait  ses  doigta 
ou  qu'elle  pansait  le  fil  de  soie  dans  sa  bouche  pour  resserrer  les  brins,  elle  éprouvait  une 
saveur  légèrement  sucrée  Chevallier  fit  acheter  da  la  soie  dans  on  grand  nombre  de  fabri- 
ques ;  cinquante  échantillons,  tous  trempés  séparément  dans  une  petite  quantité  d'eaa 
abandonnèrent  une  grande  partie  de  leur  poids.  La  matière  pesante  fut  reconnue  pour 
de  l'acctate  de  plomb  ,  20  0/0  de  ce  poison  étaient  mêlés  à  la  soie.  On  avait  pris  un  brevet 
d'invention  pour  ce  mélange.  Enlenberg  ayant  fait  l'analyse  d'une  soie  rouge  ainsi  chargée, 
a  trouvé  17  grammes  71  de  plomb  dans  100  grammes  de  soie. 

«  Les  accidents  saturnins,  résultant  de  l'usage  de  telles  soies  sont  rendus  plus  fréquents 
encore  chez  les  couturières,  par  l'habitude  qu'elles  ont  d'amincir  l'extrémité  du  fil  en  le  pas- 
sant dans  leur  bouche.  Sn  outre,  elles  cassent  la  plupart  du  temps  ce  fil  avec  leurs  dents 
et  gardent  quelquefois  la  partie  rompue  dans  leur  bouche.  » 

D'  Proust,  Traité  â^Bfgihu, 

(2)  Lts  poisons  industriels,  1901  (Office  du  Travail). 


6o4 


LA   REVUE    BLANC 


saturnine  dans  une  filature  de  colon  où  Ton  fabriquait  une  étoffe  de  c 
leur  rouge,  au  moyen  de  fils  teints  au  bichromate  de  plomb.  Il  se  dé 
geait  une  épaisse  poussière  jaune  pendant  la  manœuvre  des  métiers 
etc.,  etc.  (a). 

Voici  un  tableau  concernant  la  population  ouvrière  occupée  à  des 
vaux  qui  comportent  des  manipulations  du  plomb  dans  les  fabrique 
faïence  et  de  porcelaine  du  district  de  North-Stafford  en  1898  (Repor 
the  employment  of  lead  in  manufactures,  etc.,  by  Professor  Thorpe 
Professeur  Thom  Oliver,  Londres,  1899,  Livre  bleu  C.  —  9.^07.) 

Empoisonnement  par  le  plomb 


TRAVAUX 


Trempage 

Service  des  trempeiârs 

Nettoyage  des  céramiques 

Pose  des  couvertes 

Décoration  majolique 

Pose  des  fonds  de  couleur 

Poudrage  en  couleur  et  lithocéramique 
Travaux  divers 


NOMBRE 

d'ouvriers 

de  cas  de 

plombisme 

sexf 

sexe 

masculin 

féminiD 

eavriers 

p.  100 

oavrières 

l> 

495 

81 

41 

8,2 

7 

618 

107 

20 

8,9 

19 

lOô 

458 

1 

1,0 

58 

1.805 

46 

48 

2,6 

1 

D 

295 

n 

D 

31 

89 

882 

10 

11,8 

45 

16 

154 

10 

62.5 

32 

95 

57 

22 

23,6 

8 

3.123 

1.680 

152 

4,9 

196 

Nous  voyons  que  la  proportion  des  cas  est  de  4,9  0/0  chez  les  ouvr 
et  ia,4  0/0  chez  les  ouvrières. 

Dans  le  même  district  et  pendant  les  années  1896,  1897,  '^98,  il 
eu  i.o85  cas  de  plombisme,  478  du  sexe  masculin,  607  du  sexe  fémii 
Et  sur  ce  nombre  on  compte  i35  enfants  au-dessous  de  18  ans,  57  g 
çons,  78  fillettes. 

On  peut  être  assuré  que  la  proportion  est  la  même  en  France  et 
leurs.  Et  il  ne  s'agit  que  de  la  faïence  et  de  la  porcelaine.  Qu*on  juge 
la  destructivilé  organique  causée  par  le  seul  plomb! 

On  sait  que  la  proportion  des  femmes  dans  Timprimeric  a  augm< 
d'une  manière  extraordinaire.  Or  «  on  est  en  droit  de  considérer  T 
sorption  plombique  comme  un  facteur  important  dans  la  fréquence  € 
gravité  des  maladies  de  poitrine,  de  la  phtisie,  en  particulier,  et 
affections  nerveuses,  chez  ces  ouvriers.  » 

L'analyse  des  poussières  de  l'air  dans  les  imprimeries  de  Berl 
donné  les  résultats  suivants  :  dans  l'imprimerie  de  l'État,  Téchanti 


(1)  The  Britiih  médical  Journal,  7  janTÎer  1882. 

(2)  Extrait  d'un  tableau  dressé  par  le  docteur  Layet,  Hygiène  indutirielle. 


CONSÉQUENCES   DU   TRAVAIL   FÉMININ  6o5 

prélevé  à  une  hauteur  de  lo  centimètres  au-dessus  du  planchera  donné 
0,89  0/0  de  plomb  ;  sur  le  composteur  à  52  centimètres  au-dessus  du 
plancher,  il  y  en  avait  1,73  0/0;  sur  un  autre  meuble  à  2«»,25  du  plancher 
0,62  0/0.  En  moyenne  la  poussière  d'imprimerie  contient  1,6  0/0  de 
plomb  (i). 

Le  docteur  Choquet  signale  chez  les  typographes  au  bout  d'un  temps 
assez  long,  un  .aftaiblissement  de  la  sensibilité  digitale  quelquefois 
accompagné  de  tremblements  musculaires  limités  aux  parties  agissantes 
et  qui  s'exagèrent  par  la  fatigue  à  la  fin  de  la  journée.  A  un  degré  plus 
avancé,  surviennent  des  fourmillements  dans  les  doigts,  précurseurs  de 
la  paralysie  des  extenseurs. 

Intoxication  mercurielle:  Travaux  féminins  (a) 


PROFESSIONS 


TRAVAIL  OU  GENRE 

d'opération  exposant  plus 

particQlièrement  à 

l'intox  icatioD 


MODE  de  VEHICULATION 

on  de  pénétration 

du  poison 


NATURE 
de  la  substance  toxique 


Ouvrière»  des  fabri- 
ques de  produits 
chimiques. 


Oavrièrcs  des  fabri- 
ques de  jouets  co- 
loriés. 

Étamcupes  de  glaces 
et  polisseuses  de 
miroirs. 


Coloristes  de  fleurs 
artiticielles. 

Ouvrières  de  la  bi- 
jouterie et  de  l'or- 
fèvrerie. 

Ouvrières  teintu- 
rières. 

Etc.,  etc. 


Emploi  des  sels  de 
mercure  dans  la  pré- 
paration des  couleurs 
d'aniline.  Rouges  de 
mercure. 

Manipulation  de  rouge 
de  mercure. 

Transports  des  bains. 
Mise  en  tain  des  gla- 
ces. Révivification  de 
l'étain  contenu  dans 
les  regratures  et  avi 
vures,  etc. 

Manipulation  des  cou- 
leurs à  base  de  mer- 
cure. 

Traitement  à  chaud  des 
amalgames  d'or  pour 
ré  vivifier  ce  métal. 

Emploi  du  sublimé  cor- 
rosif comme  mordant 
dans  la  teinture  des 
plumes.  Trempage 
dans  les  bains  de  pré- 
paration. 


Enduits,  éclaboussures 
et  crasses  toxiques. 


Crasses  et  poussières 
toxiques. 

Crasses,  poussières  ;  va- 
peurs émises  à  basses 
et  hautes  tempéra- 
tures. 


Crasses,  poussières. 


Vapeurs  émises  à  haute 
température. 

Crasses,  poussières  et 
éclaboussures  toxi- 
ques. 


Azotate  de  mercure. 
Sublimé  corrosif.  lo- 
dure  et  sulfure  de 
mercure,  etc. 

Cinobre.  Vermillon,  etc. 


Mercure  divisé  ou  vo- 
latilisé. Amalgames 
d'étain. 


Bisulfure,  biiodure  et 
bichromate  de  mer- 
cure. 

Mercure  volatilisé  et 
condensé  par  absorp- 
tion. 

Bichlorure  de  mercure. 


(1)  Annales  d'Hygiène  publ.  1898,  p.  495. 

(2)  Extrait  d'un  tableau  dressé  par  le  docteur  Layet  ;  Encycl.  d'Hygiène  et  de  Médecine 
tome  VI.  Il  va  sans  dire  que  les  ouvriers  sont  également  exposés  dans  toutes  ces  prof^' 
sions  et  une  foule  d'autres  que  nous  passons  sous  silence. 


6o6 


t.A   REVUE    Br.ANC 


Laissons  le  saturnisme,  que  nous  sommes  loin  d'avoir  épuisé,  p 
parler  des  effets  de  : 

L' Hydrargyrisme  :  Il  atteint  plus  les  femmes  que  les  hommes,  d 
D'  Proust  :  «  Sur  loo  ouvriers,  80  souffrent  d'accidents,  et  on  remar 
que  les  jeunes  femmes  sont  emportées  en  plus  grand  nombre  que 
jeunes  gens.  » 

Au  nombre  des  professions  (nombreuses)  où  le  travailleur  se  tro 
exposé  à  l'intoxicafion  mercurielle,  citons  celles-ci  qui  comprennent 
grand  nombre  de  femmes  :  Ajoutons  que  le  rachitisme  (Kusmaûl)  c 
phtisie  (Slickler)  ont  été  considérés  comme  des  dégénérescences  a 
quelles  conduit  soit  directement  chez  les  ouvriers  eux-mêmes,  soit  ir 
rectement  chez  leurs  descendants,  l'intoxication  mercurielle  proi 
sionnelle. 

D'après  le  D'  Proust  les  phénomènes  nerveux  qui  accompagn 
rhydrargyrisme  se  présentent  sous  les  trois  formes  suivantes  : 

lo  Le  tremblement  mercuriel  proprement  dit; 

a"  Le  tremblement  mercuriel  avec  convulsions  et  douleurs  ;  c'est 
ensemble  de  troubles,  nhénomènes  convulsifs,  douleurs  plus  ou  me 
vives,  qui  constitue  un  des  caractères  principaux  de  Tetat  que  ] 
appelle,  en  Espagne,  calamhres; 

3<*  La  paralysie  mercurielle  avec  altération  de  l'intelligence . 

L'un  des  métiers  où  l'intoxication  mercurielle  est  la  plus  violente 
celui  des  coupeurs  de  poils  de  lapin  dans  la  chapellerie.  Or  les  femi 
sont  assez  nombreuses  dans  cette  profession.  Celles  qui  sont  occup 
au  secrétage^  au  brossage^  et  au  coupage.  L'immersion  constante 
mains  dans  la  solution  de  nitrate  acide  de  mercure  et  les  vapeurs 
s'échappent  de  l'éluve  sont  des  causes  puissantes  d'intoxication.  Oi 
les  excoriations  des  mains  et  les  altérations  de  la  peau,  parfois  rebel 
que  produit  le  contact  prolongé  de  la  solution,  ces  ouvrières  sont  s 
vent  atteintes  d'un  tremblement  pouvant  acquérir  une  violence  et 
nante  (i). 

En  même  temps  que  les  accidents  nerveux,  les  troubles  nutritifs  s 
centuent  et  aboutissent  à  une  déchéance  de  tout  l'organisme  con 
tuant  la  cachexie  mercurielle,  La  face  est  pâle,  terreuse,  bouffie  ; 
a  de  l'œdème  des  extrémités,  une  inappétence  absolue,  une  soif  arde 
des  vomissements,  de  la  diarrhée  dysentériforme.  Dans  ces  condition 
malade  ne  tarde  pas  à  succomber,  soit  au  progrès  de  Tanémie  et 
l'afTaiblissement,  soit  à  une  infection  secondaire,  soit  à  la  tubercu 
qui  la  guette.  On  a  même  décrit  une  phtisie  hydrargyrique.  Ce  qu'il 
de  certain,  c'est  que  la  phtisie  est  plus  fréquente  chez  les  ouvriers 
drargyrisés.  D'après  Kussmaûl,  à  Arlangen,  la  proportion  des  p 
siques  aurait  été  chez  eux  de  71  0/0,  tandis  qu'elle  n'était  que  de  aa 
chez  les  autres  malades  (-2). 

Arsenicisme.  —  Les  travaux  féminins  dans  lesquels  la  manipi 

(1)  Les poisom  industriels  (Office  du  Travail). 

(2)  Ibid.,  loc.  cit. 


"'W:'' 


CONSÉQUENCES    DU    TRAVAIL    FÉMININ  607 

tion  de  l'arsenic  ou  de  ses  composés,  entre  en  proportion  considérable 
sont  très  nombreux. 

Les  docteur  Gubler  et  Napias  se  sont  occupé  de  la  toxicité  de  cette 
substance  et  ont  relevé  les  professions  atteintes. 

A  son  tour,  le  docteur  Layet  a  repris  le  même  travail  en  1894. 

Du  tableau  qu'il  a  dressé  nous  extrayons  les  professions  suivantes 
qui  concernent  le  travail  féminin  :  fabrique  de  papiers  peints,  dans  le 
broyage  et  l'étendage  des  couleurs  ;  le  fonçage,  le  satinage,  le  décou- 
page des  papiers,  et  enfin  le  veloutage  des  papiers  dits  de  Tontisse.  Em- 
poisonnement par  action  cutanée,  par  Tinhalation  des  poussières  toxi- 
ques, par  l'absorption  buccale.  (Arsénites  et  arséniates). 

Feuillagistes  et  fabricants  de  feuilles  artificielles,  par  le  trempage  et 
le  poudrage  des  herbes  desséchées  ;  par  l'apprêtage  des  étoffes,  le  dé- 
coupage des  feuilles  et  le  montage  des  bouquets  artificiels.  Empoison- 
nement par  les  modes  précédemment  décrits.  (Arsénite  de  cuivre  et 
fuchsine  arséniée)  (10). 

Fabrication  d'abats-jour,  de  vert  de  cartes  à  jouer,  de  cartons  peint», 
de  capsules  en  papier  pour  fiacons  dans  le  maniement  et  le  découpage 
des  papiers.  Empoisonnement  par  les  poussières  toxiques  de  Tarsénite 
de  cuivre  (vert  de  scheele). 

Couturières,  dans  le  façonnage  d'étoffes  arsénifères  (tarlatane  et  gaze 
verte).  Action  des  solutions,  enduits  et  poussières  toxiques  de  l'arsénite 
de  cuivi:e  (i). 

Teinturières  et  appreteuses  d'étoffes  dans  l'étendage  et  l'application 
du  mélange  colorant,  parle  contact  avec  les  mélanges  et  dissolutions 
toxiques  (Arsénite  de  cuivre). 

Bijoutiers,  dans  le  décapage  des  bijoux  avec  acides  impurs  par  l'inha- 
lation de  gaz  toxique  (hydrogène  arsénié). 

Fabricants  de  bravons  colorés  dans  le  délayage  de  la  couleur  toxique, 
dans  la  solution  gommée  de  l'absorption  des  poussières  et  mélanges 
toxiques  (Arsénite  de  cuivre). 

D'après  le  Docteur  Proust,  la  forme  chronique  de  l'empoisonnement 
est  caractérisée  a  par  de  1  inappétence,  de  la  céphalagie,  des  nausées, 
quelquefois  des  vomissements,  des  selles  diarrhéiques,  parfois  sangui- 
nolentes, des  douleurs  erratiques,  de  l'affaiblissement,  dé  la  pâleur  ;  la 
fièvre  s'allume  et  ces  symptômes  peuvent  acquérir  une  gravité  réelle  si 
la  cause  n'est  éloignée  sans  retard...  Souvent  aussi  il  se  produit  des  irri- 
tations des  yeux  ;  les  fosses  nasales  sont  habituellement  altérées  ;  elles 
sont  le  siège  d'hémorragies;  les  orifices  des  narines  présentent  des 
excoriations  crouteuses,  et  la  perforation  de  la  cloison  a  été  constatée. 


(1)  On  a  signalé  des  uccidenta  d'arsenicisme  chez  des  couturières  traraillant  à  des 
robes  de  tarlatane  colorée  ave:  det*  produits  arsenicaux  q«i  n'étaient  appliqués  qu'au 
moyen  d'amidon. 

Ces  faits  ont  été  observés  en  Allemagne,  il  y  a  déjà  un  certain  tempe.  —  Le  professenr 
Hoffmann  a  analysé  des  tarlatanes  vertes  qui  contenaient  un  treizième  de  leur  poids  de 
teinture  arsenicale.  Vingt  mètres  d'étoffes  néoessaires  pour  la  confection  d'une  robe  de  bal 
contenait  64  grammes  d'arsenic. 


608 


LA  REVUE    BLANCl 


Quelquefois  aussi  les  bronches  sont  irritées,  il  y  a  de  renrouement 
une  toux  sèche.  Enfin  on  a  observé  des  vertiges,  des  douleurs  généi 
Usées,  une  paralysie  incomplète  du  mouvement  aiîectant  surtout  la  fori 
paraplégique,  une  teinte  terreuse  de  la  peau  et  de  ramaigrissement 
(Traité  d  hygiène  y  p.  281)  (i) 

Phosphorisme.  —  La  fabrication  des  allumettes  chimiques  coi 
prend,  en  dehors  des  opérations  préalables  qui  ont  pour  but  la  mise  < 
montage  en  cadres  des  billes  d'allumettes,  et  leur  souffrage  : 

I*  La  préparation  de  la  pâte  phosphorée  ; 

a°  Le  trempage  des  allumettes  ou  chimicage; 

30  Le  séchage  ; 

40  Le  dégarnissage  des  cadres  ou  dépressage  ; 

5**  Le  triage,  la  mise  en  boîtes  et  Tempaquetage. 

«  Toutes  ces  opérations,  dit  Layet,  donnent  lieu  à  un  dégagemei 
plus  ou  moins  notable  de  vapeurs  phosphorées.  La  manipulation  direct 
de  la  substance  nuisible,  avant,  pendant  ou  après  la  fabrication  propre 
ment  dite,  rend  cette  industrie  singulièrement  dangereuse  pour  le 
ouvriers,  pour  les  ouvrières  surtout,  qui  forment  dans  les  fabriques  I 
majeure  partie  du  personnel  employé  ».  [Encyclopédie  d'hygiène j  t.  VI 
p.  509.) 

Les  ouvrières  des  fabriques  d'allumettes  sont  particulièrement  expo 
sées  à  la  nécrose  phosphorée.  En  Allemagne,  où  les  femmes  sont  en  trè 
grande  majorité,  c'est  parmi  elles  qu'on  observe  le  plus  grand  nombr 
de  cas. 

Ainsi,  de  Bibra  et  Geist,  sur  53  cas  qu'ils  ont  rassemblés  et  emprunté 
aux  auteurs  allemands,  ont  trouvé  48  femmes  et  seulement  5  honumes 
tandis  que  M.  Trélat  réunissant  71  cas,  presque  tous  observés  en  Franci 
moins  1 3,  est  arrivé  à  des  rapports  presque  égaux  entre  les  deux  sexes 
36  femmes  et  35  hommes. 

Depuis  quelques  années,  les  nécroses  sont  beaucoup  moins  fréquente 
qu'elles  ne  l'étaient  il  y  a  trente  ans  au  moment  où  Lorinser  et  Strol 
appelèrent  les  premiers,  Tattention  sur  cette  affection. 

Nous  devons  noter  que  depuis  le  i"  octobre  1898,  on  n'emploie  ph 
le  phosphore  blanc  dans  les  fabriques  d'allumettes. 

Le  médecin  attaché  à  ces  manufactures  prétend  que  tout  danger  d'il 
toxication  a  disparu.  Le  phosphore  blanc  des  anciennes  allumettes  a  é 
remplacé  par  le  sesquisulfure  de  phosphore.  Néanmoins,  quoique  faibl 
la  toxicité  de  ce  produit  est  réelle. 


(1)  Les  professeurs  Hofmann  et  Ludwig  ont  cité  un  cas  d'empoisonnement  très  gn 
chez  doux  femmes,  la  mère  et  la  fi lîc,  occupées  depuis  •  !x  r.ns  à  la  confection  de  oonroni 
mortuaires  en  mousse  artificielle  pai.-oaiée  de  fleurs  rouges.  Elles  teignaient  eUes-niéi 
les  matériaux  nécessaires  et  ne  se  servaient  que  de  fuchsine  et  de  vert  d*ioâe.  Zok  r 
mière  atteinte  fut  méconnue  ;  la  seconde  emporta  la  mère.  L'autopsie  révéla  les  lésions  car 
téristiques  de  l'empoisonnement  par  l'arsenic.  A  la  suite  de  cet  empoisonnement,  on  t 
leva  chez  les  marchands  de  Vienne,  six  échantillons  de  la  plus  fioe  qualité  de  fachsii 
cinq  présentèrent  une  proportion  d'acide  arsénieux  variant  entre  1  et  3  0(0  (Revue  d' 
giènêy  1879  n9  79.) 


CONSÉQUENCES   DU   TRAVAIL  FÉMININ  G09 

Oxycarburisme.  —  Les  cuisinières,  les  teinturières,  les  filèuses,  les 
étameuses,  les  repasseuses,  les  tailleuses  (qui  se  servent  de  fers  très 
chauds  pour  le  rabattage  des  coutures,  etc.}  sont  particulièrement  expo- 
sées à  1  oxycarburisme. 

Voici,  d'après  le  docteur  Brouardel,  les  effets  du  gaz  oxyde  de  car- 
bone :  c(  Tanémie,  qui  s  affirme  de  plus  en  plus,  malgré  une  sorte  d'as- 
suétude apparente;  elle  s'accompagne  de  cyanose  de  la  face,  de  cépha- 
lalgie, de  vertiges,  de  ralentissement  du  pouls  et  de  la  respiration,  de 
l'abaissement  de  la  température,  de  troubles  gastro-intestinaux,  et  enfin 
de  phénomènes  nerveux  (Layet). 

Brouardel  divise  en  deux  groupes,  selon  que  ces  troubles  suivent 
immédiatement  l'intoxication  ou  qu'ils  ne  se  présentent  que  plus  tard, 
sans  avoir  été  précédés  par  les  premiers. 

Dans  le  premier  groupe,  c'est-à-dire  consécutivement  à  un  coma  plus 
ou  moins  prolongé,  les  patients  peuvent  présenter  un  état  qui  simule 
l'ivresse  ou  ses  suites:  l'individu  est  hébété,  il  ne  se  souvient  de  rien,  et 
cela  quelquefois  pendant  un  certain  temps.  Il  peut  y  avoir  aussi  des 
troubles  de  la  mobilité. 

Au  congrès  d'hygiène  de  Turin,  le  docteur  de  Beauvais  a  insisté  sur 
la  longue  durée  de  la  perte  de  la  mémoire  et  sur  la  persistance  de  l'in- 
somnie, malgré  les  narcotiques. 

Le  deuxième  groupe  est  constitué  par  les  paralysies.  L'intelligence 
peut  être  très  profondément  affectée,  au  point  de  constituer  un  véritable 
état  de  démence. 

La  dermatite  des  dévideuses  ou  filenses  de  cocons  de  vers 
À  soie.  —  L'immersion  fréquente  des  mains  dans  une  eau  chaude  qui 
ne  tarde  pas  à  se  charger  de  substances  organiques  et  de  la  matière 
agglutinante  des  cocons  provoque  chez  les  ouvrières  une  affection  spé- 
ciale bien  décrite  par  Poitou  (i853)  sous  le  nom  de  mal  de  çers  ou  de 
bassine. 

L'action  de  l'eau  chaude,  dit  le  docteur  Layet,  surtout  savonneuse,  en 
ramollissant  répidermc,  en  congestionnant  et  en  irritant  le  derme  des 
mains,  prédispose  sans  aucun  doute  aux  effets  de  la  matière  organique 
infectieuse  à  laquelle  doivent  ètro  attribuées  les  manifestations  érup- 
tives  les  plus  graves, 

V'oici  d'après  Potton  les  symptômes  des  trois  degrés  : 

Premier  degré  :  Teinte  érythémateuse  plus  marquée  entre  les  doigts; 
tuméfaction,  douleur  cuisante,  chaleur  acre  ;  marbrures,  plaques  bru- 
nîllres  à  la  peau,  soulèvement  de  1  épiderme  ;  vésicules  miliaires, 
quelquefois  bulles  remplies  de  sérosité  claire  s'épaississant,  se  trou- 
blant, puis  devenant  visqueuses  :  tous  les  mouvements  sont  pénibles. 

Les  ouvrières  continuant  leur  travail,  les  vésicules  se  crèvent,  et  un 
soulagement  momentané,  d'autrefois  permanent  en  résulte.  Les  symp- 
tômes s'amendent,  Tinllammation  et  la  douleur  disparaissent. 

Durée,  sept  à  huit  jours. 

Deuxième  degré  ou  période  pustuleuse  :  Les  vésicules  se  changeant 

3» 


iUn 


LA    UKVLiK    BLANCHE 


en  pustules,  ou  hion  de  vôritiMcs  puslules  so  montrent  primitivement. 
Elles  peuvent  s'étendre  sur  tous  les  doipts  ;  nuiis  e'est  surtout  cMitre  le 
médius,  l'indicateur  et  le  pouce  de  la  main  droite  (prelles  sont  dissé- 
minées. Klles  se  répandent  aussi  sur  le  dos  et  sur  la  face  interne.  Tout 
mouvement  des  doiji^ts  occasioime  des  souiïrances  aij»'uës  :  il  est  impos- 
sible de  les  plier  complètement.  Au  bout  de  ciuq  à  six  jours,  les  pus- 
tules arrivent  à  tt»rme.  Dès  ce  mom«'nt  toute  soulîrance  cesse,  l'évacua- 
tion du  pus  et  la  dessication  commencent.  Mais,  le  plus  souvent,  par 
l'imprudence  et  Tinsouciance  des  divideuses.  la  maladie  n'est  point 
ordiiKji rement  j;iiérie  :  ils  survient  d'autres  boutons  qui  prolongent  la 
durée  de  tous  les  accidents. 
Durée  :  quinze  à  dix  sept  jours. 

Troisiomc  dcîj^rè  :  Chez  (pudques  personnes,  le  mal  de  vers  prend 
un  caractère  très  fâcheux.  1/appai-ition  des  pustules  s^accompacrne 
d'indammations  plus  prol'oudi's  ;  le  tissu  s<)us-cutané  est  envahi  :  jJTon- 
ilement  «'norme  et  déformation  des  doi«;ts,  de  la  main  ;  tuméfaction 
œdémateuse  juscpi'au  bras:  enp)r}^'ement  et  endolorissenient. 

Nous  bornons  ici  ce  tableau  très  abrégé  des  em])oisonnements  qui 
résultent  d'un  nombre  considérable  de  professions  exercées  par  la 
femme.  11  faudrait  citer  encore  le  sulplnjdrismc  (dans  les  savoiuit-ries, 
les  raffineries  —  noir  animal  — ,  les  |)roiluits  cliimi(|ues,  les  tan- 
neries, etc.,  lintoxication  par  racide  ctirhonique  par  exemples  chez 
les  fabricants  de  papier,  dans  les  ateliers  de  rermenlalion  de  la  colle 
où  les  ouvrières  sont  atteintes  de  céplialalj^ie  et  des  troubles  des 
sens,  etc.,  etc.  On  verrait  (pn^  les  ravaji^es  causés  par  le  travail  sont 
effroyal)les  et  «[ue  la  plupart  des  usines  sont  d?s  antichambres  d'hô- 
pitaux. 

MoRHiDiTK.  AvonTKMKxTs.  Dkgk.m-ihescenck.  —  Ku  ce  qui  concerne  le 
sexe,  <piel  cpie  soit  son  âge,  ilit  le  docteur  Poincaré.  la  femme  ne  doit 
pas  être  .soumise  au  même  régime  industriel  que  Thomme,  car  elle 
oiïre  beaucoup  moins  de  résistance  rpie  lui  et  donne  plus  facilement 
prise  à  tous  les  germes  morbides.  11  faut  surtout  songer  qu'avec  elle  la 
propagation  de  l'espèce  et  la  valeur  des  générations  futures  se  trouvent 
plus  particulièrement  coni[)romises,  et  (|ue  par  conséquent  ce  n'est  pas 
seulement  l'int^'iét  individuel  qui  est  mis  en  jeu  mais  encore  Tintërét 
national.  Kn  eifet  l'intoxication  industrielle  détermine  spécialement 
Tavortement,  les  accoucliemenls  prématurés  ainsi  (pie  la  fréquence  des 
mort-nés,  et  devient  ainsi  une  des  grandes  causes  de  la  dépopulation. 
En  tout  cas  les  survivants  vieimenl  apporter  en  eux„  k  une  plus  haute 
puissance,  la  détérioratùm  paternelle,  contribuant  ainsi  pour  une  large 
part  à  la  décbéance  de  l'espèce  humaine  et  à  l'airaiblisbement  de  la  force 
nationale  (i). 

En  voici  des  preuves  éloquentes  : 


(1)    'J'inifr  <l'htf;jii:tn-   'nviii$tritVc. 


CONSÉQUENCES    DU   TRAVAIL   FÉMININ  6ll 

Nicotisme.  —  C'est  partiellement  par  les  poussières  dégagées  pen- 
dant la  manipulation  du  tabac  que  l'intoxication  nicotinique  se  produit 
chez  les  ouvrières  des  manufactures. 

Les  manufactures  de  tabac  en  France  occupaient  en  1898  16.660 
ouvriers  (dont  i/>5o  hommes  et  iS.ioo  femmes). 

Dans  une  communication  à  la  Société  de  médecine  publique, 
M.  le  docteur  Delaunay  a  communiqué  les  résultats  de  l'enquête  qu'il 
avait  faite  chez  plusieurs  sages-femmes  du  quartier  du  Gros-Caillou, 
qui  assistaient  beaucoup  d'ouvrières  de  la  manufacture  de  tabac  de  la 
rue  Jean-Nicot.  D'après  la  première,  «  le  tabac  a  la  réputation  de  pro- 
voquer des  fausses  couches  persistantes  ».  Cette  opinion  est  tellement 
accréditée  dans  la  manufacture,  que  quelques  ouvrières  qui  peuvent 
suspendre  leur  travail,  cessent  d'aller  à  Tatelier  dès  qu  elles  deviennent 
enceintes.  La  sage-femme  en  question  a  soigné  trois  femmes  qui  fai- 
saient des  fausses  couches  quand  elles  étaient  à  la  manufacture  et  qui 
n'en  font  plus  depuis  qu'elles  l'ont  quittée.  L'une  de  ces  femmes,  qui 
avait  déjà  fait  deux  fausses  couches,  alors  qu'elle  était  à  la  manufacture, 
étant  devenue  enceinte  pour  la  troisième  fois,  a  cessé  de  fréquenter 
Tatelier  au  cinquième  mois  de  sa  grossesse;  l'enfant  est  venu  à  terme, 
mais  est  mort  peu  do  temps  après  sa  naissance. 

La  même  femme  ayant  changé  de  profession  a  eu  depuis  un  quatrième 
enfant  qui  est  très  bien  portant.  [Recrue  d'hygiène  1880,  p.  ai 7). 

Les  deux  autres  sages-femmes  ont  insisté  sur  ce  que  les  ouvrières 
avaient  des  grossesses  difficiles. 

De  son  côlé,  M.  le  docteur  Gaston  Decaisne  a  indiqué  qu'en  recher- 
chant la  cause  des  fausses  couches,  soignées  au  service  d'accouchement 
de  la  Charité,  il  avait  bien  des  fois  constaté  qu'il  s'agissait  d'ouvrières 
de  la  manufacture  des  tabacs  du  Gros-Caillou.  [Re^ue  d  hygiène  1880, 
p.  aaS). 

Quant  aux  ouvrières  des  manufactures  de  tabac,  dit  M.  Goyard, 
«  on  ne  saurait  méconnaître  que  la  plupart  sont  plus  ou  moins  influen- 
cées pendant  leurs  grossesses  par  les  émanations  toxiques  qu'elles 
respirent.  Il  y  en  a  qui  ne  parviennent  jamais  à  mettre  au  monde  un 
enfant  vivant.  »  [Revue  d' hygiène ^  1880,  p.  aa5). 

M.  Quinquand,  médecin  des  hôpitaux,  a  constaté  que  les  ouvrières  de 
la  manufacture  de  tabac  de  la  rue  Jean-Nicot  étaient  sujettes  aux 
fausses  couches.  Il  a  cité  l'observation  d'une  femme  qui  a  fait  trois 
fauss  *s  couches  pendant  son  séjour  à  la  manufacture  et  qui,  depuis 
quelle  est  sortie  de  cet  établissement,  a  eu  trois  enfants  tous  bien 
portants.  [Resfue  d' hygiène  1880,  p.  900). 

Dans  un  mémoire  lu  au  Congrès  d'hygiène  de  Turin,  M.  le  docteur 
Jacquemart,  de  Paris,  dit  avoir  trouvé  une  moyenne  de  45  avortements 
sur  100  grossesses  relevées  chez  des  ouvrières  du  tabac.  (Revue 
d  hygiène  1880,  p.  3G). 

La  disposition  aux  avortements  ne  serait  pas  le  seul  méfait  de  la 
nicotine  et  son  action  pernicieuse  frapperait  les  nouveaux-nés  des  ciga- 
rières  de  débilité  congénitale.  Dans  son  travail  déjà  ancien  (1868), 


612  LA    REVUE    BI 

M.  Kostial  avait  fait  remarquer  que  la  mortalité  des  enfants  dei 

rières  était,  pendant  la  première  année,  le  double  de  la  mortalit 

naire.  Celle  opinion  ancienne,  relative  à  la  faiblesse  des  enfants 

f  monde  par  les  ouvrières  en  tabac,  a  été  affirmée  à  la  Société  de 

-  cine  publique,  lliet^ue  d'hygiène  1880.  p.  221).  Deux  sag'es-femi 

bureau  de  bienfaisance  du  quartier  du   Gros-Caillou  ont  décl 
docteur  Delaunay  que  ces  enfants  ne  s'élevaient  pas  bien  et  mo 
en  grand  nombre  ;  mêmes  renseignements  lui  ont   été    donné 
crt^che. 
;       •  M.  le  docteur  Thévenot  tient  dune  sage-femme  du  bureau  de  1: 

V  .  sance,  interrogée  au  cours  d'une  enquête  faite  avec  M.    Napias, 

\.^  ^  '.'  nombre  des  enfants  qui  meurent  dans  la  première  année  est  bej 

;':  -.^.  plus  grand  chez  les  femmes  de  la  manufacture  que  chez  les 

femmes.  (Revue  dliygiène  1880,  p.  ^25). 

Le  docteur  Sarré  a  constaté  que  les  enfants  des  cigarières  m 
en  grand  nombre.  M.  le  docteur  Quinquand  a  remarqué  que  ces  i 
sont  maigres. 

D'après  M.  Goyard,  les  nouveaux-nés  des  ouvrières  des  manufj 
de  tabac  présentent  tous  sans  exception,  mais  à  des  deg^rès  dive 
signes  qui,  même  aux  yeux  les  moins  exercés,  les  difîérencien 
ment  de  la  majorité  des  autres  enfants  :  «  Ils  sont  chétifs.  d*une 
blême ,  irritables,  difiiciles  à  élever.  Dans  les  épidémies  ce  si 
premiers  frappés,  ils  supportent  très  mal  les  épreuves  de  la  der 
ils  sont  sujets  plus  que  les  autres  à  contracter  les  maladies  de  lei 
et  une  fois  atteints,  ils  n'offrent  aucune  résistance;  et  Ton  peut 
buer  à  la  grande  dépression  de  leur  système  nerveux,  la  fréquen 
convulsions  soit  idiopalhique,  soit  symptomatiques,  qui  les  attei 
f  j    (  V    -  Ils  meurent  en  grand  nombre.  (Revue  d  hygiène  1880,  p.  aa6). 

I  •   I  :  M.  le  docteur  l^tienne,  de  Nancy,  a  constaté  que  la  mortalil 

i  ;   1  *  enfants  des  ouvrières  en  tabacs  est  supérieure  au  double  de  la  mo 

\  '    î  j  infantile  dans  l'ensemble  de  la  mortalité  ouvrière.  (Annales  d'h 

;  ;    '  1^97^  tome  T'",  p.  5'if>). 

Mais  l'action  de  la  nicotine  s'étendrait  plus  loin,  et  sa  présence  (' 
le  lail  aurait  la  plus  pernicieuse  iniluencc  sur  la  santé  des  nourri 
Les  sages-femmes  interviewées  par  M.  le  docteur  Delaunay  1 
dit  que  b;  tabac  tarit  le  lait  des  nourrices  qui  est  clair  et  moins 
qu'à  l'état  normal.  Le  docteur  Sarré,  qui  est  Attaché  au  bureau  de 
faisauce  du  quartier  du  Gros-Caillou  depuis  vingt-six  ans,  co 
aux  mèrt'S  de  sevrer  leurs  enfants.  (Revue  d'hygiène  1880,  p.  37) 
D'après  M.    Quimpiand,  les  enfants  des   «  tabatières   »   ont, 
chaque  tétéo,  des  coliques  et  même  de  petits  accidents  nerveux. 
Les  mères  des  enfants  qui  sont  soignés  à  la  rue  de  Grenelle- 
Germain  et  les  gardiennes  de  la  même  crèche  sont  unanimes  1 
qu'après  avoir  tété,  les  enfants  ont  des  coliques.  De  plus,  leun 
sont  ('ouleur  vert-de-gris.  A  la  manufacture  de  la  rue  Jean-Nicol 
de  notoriété  que  a  le  tabac  ôtele  lait  »  et  que  »  les  tabatières  ont 
de  lait  que  les  autres  femmes  ». 


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CONSÉQUENCES   DU   TRAVAIL   FÉMININ  6i3 

Au  dire  des  sœurs  de  la  crèche  de  Bercy,  les  enfants  des  «  tabatières  » 
que  leurs  mères  viennent  allaiter  à  midi,  ne  s'endorment  pas  après  la 
tétée,  comme  les  autres  enfants  et  ont  des  coliques  et  même  de  petites 
convulsions.  (Revue  d'hygiène  1880,  p.  aa5). 

M.  le  docteur  Jacquemart  a  constaté  que  les  enfants  des  ouvrières  des 
manufactures  de  tabac  nourris  par  leurs  mères  ont  présenté  une  morta- 
lité de  10  p.  100  plus  élevée  que  ceux  nourris  au  biberon.  (Revue  d'hy- 
giène 1880,  p.  900). 

D'après  le  docteur  Etienne,  de  Nancy,  le  pronostic  est  effrayant  pour 
les  enfants  qui  continuent  à  être  allaités  au  sein  maternel  lorsque  la 
mère  est  rentrée  à  la  manufacture;  au  contraire,  il  est  très  favorable 
pour  ceux  qui  sont  élevés  au  sein  maternel  sans  que  la  mère  ait  repris 
son  travail.  La  mortalité  est  notablement  moindre  chez  les  enfants 
nourris  au  sein  maternel  jusqu'au  moment  de  la  rentrée  de  la  mère, 
puis,  à  partir  de  ce  moment,  élevés  simultanément  au  sein  maternel  et 
au  biberon,  ou  bien  au  biberon  exclusif.  (Annales  d'hygiène  1897, 
tome  I«%  p.  526]  (i). 

Un  nombre  considérable  de  maladies  des  femmes,  dans  la  classe  ou- 
vrière, résulte  de  l'absence  de  soins  et  de  repos  après  l'accouchement. 
Dans  les  Facultés  de  médecine  on  enseigne  que  : 

La  femme  accoucliée  doit  être  alimentée  comme  à  l'ordinaire;  pendant  les 
24  ou  '18  heures  qui  suivent  l'accouchement  on  lui  fait  prendre  des  grogs 
légers,  et  on  lui  donne  à  boire  en  quantité  suffisante  pour  la  désaltérer.  Com- 
bien doit  durer  ce  séjour  (au  lit)  ?  Ce  n'est  ea  moyenne  que  du  dix-huitième 
au  vingt-cinquième  jour,  lorsqu'elle  ne  perd  plus  de  sang  et  lorsque  l'utérus 
est  devenu  organe  pelvien,  que  la  femme  peut  se  lever  sans  grand  inconvé- 
nient. Sans  doute  ce  n'est  qu'à  une  époque  plus  tardive  que  l'involution  uté- 
rine est  complète.  Lorsque  la  femme  commence  à  se  lever,  il  faut  au  moins 
que  pendant  une  huitaine,  elle  prenne  des  précautions,  ne  reste  pas  trop 
longtemps  debout,  et  qu'à  plusieurs  reprise  dans  la  journée  elle  garde  la 
situation  horizontale.  Au  bout  de  vingt-huit  ou  trente  jours,  on  peut  l'auto- 
riser à  sortir  et  à  reprendre  ses  occupations.  »  (2) 

La  femme  ouvrière,  surtout  si  elle  est  veuve  (ou  isolée),  si  elle  est 
fille-mère,  ce  qui  est  de  plus  en  plus  fréquent,  en  d'autres  termes,  si 
elle  n'a  pas  un  associé  (mari,  amant  ou  protecteur),  capable  de  l'aider 
matériellement,  —  doit  forcément  renoncer  à  observer  ces  prescriptions 
médicales. 


(1)  Malgré  ces  faits  précis  et  caractéristiques,  ces  témoignages  autorisés  et  probants, 
l'Enquêteur  de  l'Offioe  du  travail  (f  oïjiowj»  induftriels)  a  essayé  de  contester  l'influence  de 
la  toxicité  du  tabac  sur  la  grossesse  et  l'économie  générale  du  corps.  Il  invoque  les  .iffir- 
malions  incertaines  de  quel(iuea  docteurs  (préoccuiKi'S  de  sauvegarder  le  bon  renom  do  l'Etat), 
appelle  incrlmlncUions  ces  faits  irrécusables  et  fait  remarquer  t  la  forme  vague  qu'elles 
affectent  le  plus  souvent  et  leur  indigence  en  ob*=ervations  directes,  précises  et  suffisamment 
étendues  j>.  C'est  ainsi  que  l'on  juge  les  observations  et  les  travaux  des  docteurs  Sarré, 
Etienne,  Jacquemout,  etc.  L'enquêteur  semble  visiblement  préoccupé  d'atténuer.  <E  Arnica 
Teritas,  sed  magis  quam  amicns  minUter.  » 

(2)  Précis  d* Obttétrique  par  Kibemont-Dessaignea  et  Lepage. 


6i/|  LA    RKVTJE    BLAN 

Nous  savons  d'après  les  documents  statistiques  relevés  dans  les 
pitaux  et  les  Maternités,  que  la  plupart  des  ouvrières  accouchées  rel 
nent  à  leurs  travaux  entre  le  septième  et  le  douzième  jour  qui  suit 
délivrance.  Quelques-unes  retournent  plus  tôt,  entre  le  troisième 
cinquième  jour. 

La  nécessité  du  travail  lexige.  II  est  si  facile  de  perdre  sa  f 
quand  il  y  a  tant  d'inoccupées!  Et  c'est  là  une  cause  importante  d'i 
mités,  anémie,  maladies  de  Tutérus,  etc.,  et  finalement  de  dég 
rescence. 

Le  comte  Albert  de  Mun  (en  1890)  avait  déposé  à  la  Chambre 
députés,  une  proposition  ainsi  conçue  : 

«  Les  femmes  ne  peuvent  être  admises  au  travail  que  quatre  sems 
après  leur  accouchement.  »  Cette  proposition  si  naturelle  par  rapp 
la  femme  considérée  comme  individu  libre,  était  absolument  anori 
par  rapport  à  la  femme-ouvrière.  Aussi  souleva-t-elle  des  objecl 
sérieuses,  et  le  comte  de  Mun  fut  obligé  lui-même  de  la  retirer. 

«  Savez-vous  à  quels  résultais  vous  allez  arriver  avec  votre  loi?  d 
raitM.  Desprès.  C  est  que  les  filles-mères  employées  dans  les  fabri^ 
se  feront  avorter  pour  ne  pas  perdre  quatre  semaines  de  travail.  » 

Rien  de  plus  juste,  en  eiïet.  Mais  le  député  qui  répondait  cela,  c 
prenait-il  tout«  la  gravité  de  ses  paroles?  Voyait-il  tout  le  sens  de  i 
antinomie?  I/ouvrière-mère  se  trouve  dtmc  dans  cette  alternat 
éviter  Tinfirmité  en  gardant  le  lit,  mais  en  perdant  son  travail,  c 
faire  avorter,  pour  conserver  son  travail,  afin  de  se  soustraire  à  un 
qui  la  protégerait  en  ne  la  protégeant  pas! 

M.  Constantin  Paul  a  constaté  que  les  ouvrières  qui  manient  les  i 
posés  plombiques  ont  de  fréquentes  métrorrhagies  qu'il  consi 
comme  cause  des  avortements. 

Sur  27  grossesses,  survenues  chez  5  femmes,  intoxiquées  par  le  pU 
M.  Constantin  Palil  signale   22  avortements,  4  enfants  morts,  1 
vivant. 

Sur  43  grossesses  dans  le  môme  cas,  32  fausses-couches,  3  mort- 
a  vivants  mais  chctifs.  Une  femme  qui  avait  fait  5  fausses-couches  q 
sa  profession  et  eut  un  bel  enfant.  Selon  que  les  femmes  quittaîei 
reprenaient  alternativement  leur  état,  les  enfants  vivaient  ou  1 
raient. 

Sur  141  grossesses  par  pères  saturnins  :  82  avortements,  4  a^ 
termes,  5  niort-nés.  Sur  les  5()  vivants  :  20  morts  de  i  jour  à  1  an,  1 
1  an  à  3  ans. 

14  vivaient,  mais  4  seulement  avaient  passé  3  ans,  époque  à  laq 
les  enfants  peuvent  être  regardés  comme  ayant  échappé  à  cette  c 
de  mort  (i). 

M.  Roquo,  dans  une  série  d'observations  puisées  à  la  Salpètrière 
Bicêtre  a  constaté  des  cas  nombreux  d'idiotie,  d'imbécillité,  d^épib 
des  enfants  ni'*s  de  parents  saturnins  non  alcooliques.  Ces  parents  s 


(1)  Cité  p.ir  le  D'  Proust  daafl  Bon  Traité  d'Hygiène. 


CONSKQUKNCES    DV   TRAVAIL   FÉMININ  Gi5 

changé  d'état  et sétant  guéris  de  leur  intoxication  plombique,  ont  eu 
plus  tard,  d'après  cet  auteur,  des  enfants  sains  et  bien  portants. 

«  L'intoxication  mercuriclle,  dit  M.  Proust  comme  l'intoxication  sa- 
turnine exerce  une  influence  fècheuse  sur  le  produit  do  ia  conception.» 

Goëtz  relate  le  fait  d'un  enfant  atteint  d'un  tremblement  congénital. 
11  est  né  lorque  sa  mère  était  affectée  de  ce  tremblement.  Aldinger  a 
cité  des  cas  qui  montrent  quo  plusieurs  membres  d'une  famille,  tous 
dans  de  bonnes  conditions  de  santé,  unis  à  des  femmes  également 
bien  portantes  ont  mis  au  monde  des  enfants  sains  et  vigoureux;  tandis 
que  les  autres  membres  de  cette  famille,  ayant  épousé  des  sujets  mer- 
curialisés,  ont  procréé  des  enfants  malingres  et  chétifs. 

En  outre,  des  enfants,  de  naissance  antérieure  à  ce  travail  des  parents, 
étaient  bien  portants,  et  ceux  qui  étaient  nés  depuis  le  travail  au  mer- 
cure, étaient  dans  de  mauvaises  conditions. 

Il  résulte  des  recherches  de  M.  Lizé  du  Mans  que  l'influence  du  mer- 
cure, transmise  par  le  père  à  l'enfant  est  aussi  réelle  que  lorsque  c'est  la 
mère  qui  a  été  exposée  à  ces  émanations  (i).  En  outre,  l'influence  est 
encore  plus  fatale  aux  produits  quand  le  père  et  la  mère  ont  éprouvé 
simultanément  l'influence  du  mercure.  Kussmaiil  et  Keller  ont  constaté 
des  avorlements  chez  les  femmes  maniant  le  mercure,  et  leurs  enfants, 
frappés  de  faiblesse  congénitale,  souvent  atteints  de  rachitisme,  succom- 
baient très  promptement.  (Cité  parle  D""  Proust)  (2). 

Tuberculose  d^orig^ine  professionnelle.  —  11  est  de  mode  aujour- 
d'hui de  guerroyer  contre  la  tuberculose.  Mais  sait-on  que  le  tf  ai^aîlesi 
une  des  principales  causes  de  cette  maladie?  Sans  doute,  les  philan- 
thropes et  les  moralistes  l'ignorent,  car  ils  comprendraient  tout  de  suite 
l'inanité  de  leur  campagne. 

Le  sexe,  dit  le  D""  Jayet,  n'a  aucune  influence  par  lui-même.  Si,  dans 
certaines  statistiques,  il  y  a  plus  d'ouvriers  atteints  que  d'ouvrières, 
c'est  que  les  professions  comportent  plus  des  uns  que  des  autres.  Mais, 
quand  les  occupations  professionnelles  soumettent  les  femmes  à  ia  vie 
confinée,  à  la  sédenlarité,  aux  altitudes  de  travail  défectueuses,  à  la 
promiscuité  morbide,  elles  conduisent  à  la  consomption  pulmonaire, 
plus  rapidement  peut-être  que  dans  les  professions  masculines.  Les 
couturières,  les  dentellières  et  brodeuses,  les  compositrices  d'imprime- 
rie, les  ouvrières  des  manufactures  de  tabac,  etc.,  olTrent.  suivant  les 
conditions  professionnelles  de  milieu  et  de  fréquentation  suspecte,  un 
chiffre  proportionnel  de  phtisiques  plus  ou  moins  élevé. 

Mélier  avait  [^retendu  que  le  séjour  dans  une  fabri(jiie  de  tabac  arrê- 
tait le  développement  de  la  tuberculose.  (?ost  là  une  opini(»n  absolument 
erronée.  Certains  observateurs    Poisson,  Merkel,  etc.;  considèrent,  au 


(T.  M.  Lizé  «lu  M.ans  a  ob-scrvù  cluv,  des  ouvrit'ros  employées  au  urritaçc,  de.«)  avorte- 
ment-,  des  accouchements  i)rematnrés  ou  de  mort-néï*.  Knfin  les  enfant.s  mouraient  eu  baa- 
âj;c.  11  coMsidcre  cen  îait^*  comme  le  résultat  de  l'influence  mercuriellc. 

('2;  D'après  Hermauii,  les  vaches  qui  pai^:.sent  dans  le  voisinage  des  fourneaux  d'Idria  et 
sous  le  vent  qui  en  vient  avortent,  et  les  veaux  venus  h  terme  ixi'ri'sseut  bientôt. 


6i0 


LA    REVUE    BLANCHI 


contraire,  la  tuberculose  comme  la  maladie  la  plus  fréquente  des  ouvrieri 
en  tabac  ;  or  cela  est  vrai  surtout  pour  les  ouvrières  (Eulenberg;. 

Les  employés  de  bureau,  les  garçons  et  iilles  de  magasin  présentent 
à  cet  égard,  les  plus  grandes  chances  de  contamination. 

M.  Marfan  (1889)  a  relaté  une  épidémie  de  tuberculose  chez  dcî 
employés  de  bureau  dans  une  grande  administration  de  Paris.  Cett< 
épidémie  eut  pour  point  de  départ  un  premier  malade  qui,  pendant  troiî 
ans,  avait  travaillé  dans  le  bureau.  Sur  vingt-deux  employés  appelés  f 
séjourner  avec  lui  ou  après  lui  dans  le  même  local,  quatorze-  ont  égale- 
ment succombé  à  la  phtisie  en  l'espace  de  dix  ans.  Ces  employés  avaiem 
au  moins  deux  ans,  plusieurs  sept  et  vingt  ans  de  présence  dans  h 
bureau.  La  maladie  se  comniunifjuait  par  les  poussières  virulentes  four 
nies  par  les  crachais  que  le  balayage  du  matin,  pratiqué  souvent  er 
présence  des  employés,  venait  remuer  et  soulever  autour  d  eux. 

La  mauvaise  h\giène  privée,  la  misère  domestique,  le  surmenage,  les 
excès  de  tout  genre  sont  autant  de  facteurs  dont  il  faut  tenir  compte 
mais  qui  ne  sont  pas  le  fait  de  la  profession  elle-même. 

L'intempérance,  l'alcoolisme  jouent  aussi  un  rôle  important,  en  tani 
qu'agents  de  déchéance  organique  et  causes  prédisposantes.  C'est  ains; 
que  la  phtisie  est  très  fréquente  chez  les  bouchers  (en  Angleterre  comm^ 
en  Suisse),  non  pas  dès  le  début,  mais  à  partir  de  trente  à  trente-cinc 
ans,  par  le  fait  même  de  leur  intempérance  et  de  la  dégénérescence 
constitutionnelle  qui  en  résulte.  Il  en  est  de  même  pour  les  boulangers 

Les  intoxications  professionnelles  sont,  elles  aussi,  une  cause  de  pré- 
disposition ou  d'aggravation  dans  les  cas  d^imminence  morbide.  Leiidet 
de  Rouen,  a  signalé,  en  1879,  le  développement  rapide  de  la  tuberculos< 
chez  les  ouvriers  saturnins  chroniques,  en  même  temps  que  son  évolu- 
tion rapide  vers  une  terminaison  funeste. 

KerchenmeJster,  en  1875,  a  constaté  la  très  grande  fréquence  de  b 
tuberculose  pulmonaire  chez  les  ouvriers  des  industries  de  Furtk  (ui 
cas  sur  cinq  ou  six  ouvriers)  :  aussi  Lien  chez  les  ouvriers  des  fabrique! 
de  papiers  peints,  soumis  à  l'intoxication  arsenicale,  que  chez  le: 
ouvriers  des  fabriques  de  glaces,  soumis  à  l'intoxication  mercurielle 
que  chez  les  ouvriers  fabricants  de  bronze  employés  à  la  pulvérîsatiol 
du  métal,  soumis  à  l'intoxication  saturnine.  \V.  Ogle  a  égalemen 
signalé  les  ravages  que  fait  la  phtisie  chez  les  ouvriers  employés  dam 
les  mines  d  etain,  de  cuivre  et  de  plomb  dans  la  Cornouaille,  alors  qu( 
cette  affection  est  rare  chez  les  mineurs  de  fer,  plus  rare  encore  che: 
les  mineurs  de  charbon  (i). 

Voici  un  extrait  d'un  tableau  relevé  par  Hirt  sur  la  fréquence  de  1; 
phtisie  dans  certaines  professions.  (Nous  avons  pris  celles  où  la  main 
d'œuvre  est  considérable)  : 


(1)  Cite  i>ar  le  D»"  Layet,  dan3  V EncyclojK'dic  d'hygiine  rt  de  médecine  publique^    tome  V] 
page  GOy 


CONSÉQUENCES    DU   TRAVAIL   FÉMININ  Ol7 

Professions  Proportion  p.  100     Nombre      Proportion  p.  100 

de  cas  de  malades         de  maladies 

de   phtisie.  relevé.  de   i>oitrine. 

Empointeurs  d'aiguilles..  69,6  ?  ? 

Fal)ricants  de  limes 61,2.  29  c)i,8 

Lithographes /|8,5  36  75,4 

Ebarbeurs :^6,9  38  86,8 

Ouvriers  en  tabac 36,9  '  ïA  60, 7 

Polisseurs  de  verre 35  ?  70 

Vernisseurs aa  68  67 

Etc.. 

Presque  toutes  les  piqueuses  qui  travaillent  tous  les  jours  à  la  machine 
souffrent  de  tintements  d'oreilles,  de  coliques,  de  palpitations  de  cœur, 
ou  bien  sont  alteintes  de  maladies  de  reins  ou  de  poumons,  quelquefois 
de  phtisie. 

Les  comptes  rendus  de  la  Caisse  berlinoise  (caisse  de  secours  en  cas 
de  maladie)  pour  les-  tailleurs,  hommes  et  femmes,  en  fournissent  la 
preuve  :  de  i88>  à  1893,  56, 3 '1  0/0  des  membres  succombèrent  à  la 
phtisie.  Dans  la  même  période  la  Caisse  de  secours  des  tailleurs  comp- 
tait 53,3  0/0  de  ses  membres  morts  de  phtisie,  et  la  Caisse  de  secours 
des  couturières  en  comptait  58,^4  0/0(1). 

Insuffisance  de  ralimentation.  —  Les  bas  salaires  —  principale- 
ment les  salaires  féminins  —  ont  pour  conséquence  la  restriction  de 
tous  les  besoins  essentiels  de  l'organisme. 

A  la  destructivité  du  travail  qui  est,  nous  venons  de  le  voir,  une  des 
principales  causes  des  progrès  de  la  phtisie,  il  convient  d'ajouter  Tin- 
suffisance  et  la  mauvaise  qualité  des  aliments  dont  les  classes  ouvrières 
font  usage.  «  L'alimentation  insuffisante,  ou  de  mauvaise  qualité,  est 
une  cause  fréquente  de  la  tuberculose,  d'autant  plus  puissante  qu'elle 
vient  souvent  frapper  l'ouvrier  soumis  à  de  rudes  labeurs,  chez  lequel  il 
y  a  dépense  exagérée  de  forces  et  réparation  incomplète  du  corps. 
Ce  triste  résultat  de  l'alimentation  insuffisante  s'observe  souvent  chez 
des  individus  tombés  brusquement,  à  l'âge  moyen  de  la  vie,  dans  des 
revers  de  fortune,  et  contraints  à  des  privations  de  toutes  sortes  qui,  en 
affaiblissant  la  force  plastique,  favorisent,  surtout  à  cet  âge,  les  altéra- 
tions de  la  nutrition  et  le  développement  des  produits  morbides  » 
(Hérard  et  Cornil). 

M.  Léon  de  Seilhac  a  relevé  le  budget  d'une  ouvrière  isolée  gagnant 
4  fr.  5o  par  jour  et  travaillant  en  moyenne  25o  jours  par  an.  C'est  le  cas 
d'une  infime  minorité  (nous  avons  vu  que  le  plus  grand  nombre  ne  tra- 


(1)  Ergebnia^e  der  Ermittlung  iiber  die  Lohnverhaîlînia«<e  in  der  Waesche-Fabrication 
und  der  Konfektion  Bnmche,  etc.  Stenographiechen  Bericht  iibcrdie  Verhandlungen  des 
Reichstaçs.  VII,  LegisUt.,  Period;  I  Session  18H7.  B^nd  X  3,  Anlage  B.«nd  I,  Art.  83 
8.  608.  (Interpellation  sur  les  salaires  dans  l'industrie  du  blanchiment  et  dans  la  confec- 
tion. —  Compte  rendu  sténographiquc  des  sciences  du  Reichstag. 

Lire  sur  la  tuberculose  professionnelle  un  travail  très  documenté  du  docteur  Thiercelin 
publié  par  le  Mouvement  aocialiste. 


6l8  LA   REVUK    BL.AN 

vaille  que  x5o  à  200  jours  par  an).  Elle  reçoit  i.i25  francs  et  déf 
1.106  francs  (i). 

Soupe  du  malin o .  1 5 

pain o.  10 

viande 0.25  à  0.40 

Déjeuner.  J  vin   1/4 o.x5  J.  0.75  à  0.90 

légumes...  0.1 5 

desisert. . . .  0.10 

I  soupe o.  i5  1 

pain o.iol 

îéffumes. . .  0.20  ' 

--- \  vin   1/4....  o..5r-7"- 

fromage..)  ^\ 
I  dessert. . .  )  I 

soit  par  jour  i  fr.  60  à  1  fr.  73. 

On  peut  prendre  pour  moyenne  x  fr.  70. 
365  jours  à  1 70  fr.   donne  620  francs. 

Moyenne  minimum 600  fr. 

lumière  (0.70  par  semaine)..  35 

Chaulîage 35 

Blanchissage 62 

Loyer  (une  chambre) 180 

1  manteau 3o 

2  robes  à  20  fr /»o 

4  paires  chaussures  à  3  fr.  3a 

2  chapeaux  à  4  f r 8 

Linge 4o 

Parapluies 4 

Divers 20 

Du  logement 20 

1 .  106 


Sans  compter  les  achats  de  meubles,  les  omnibus,  le  journal,  et 
On  voit  donc  que  cette  oyiwrïiire  privilégiée  arrive  à  peine,  à  la  c 
lion  de  ne  connaître  ni  le  chômage,  ni  la  maladie. 

«  Une  de  celles  que  nous  avons  questionnées,  dit  M.  du  Seilhac, 
a  avoué  qu'elle  portait  quelques  économies  amassées  sou  à  sou, 
privant  tantôt  d'un  plat  tantôt  dune  paire  de  chaussures.  Sur  la  < 
tion  que  nous  lui  posâmes  :  «  Combien  avez-vous  en  ce  moment 
la  caisse  d'épargne  ?  »  elle  parut  fort  étonnée  et  nous  répondît  sii 
ment  :  «  Absolument  rien.  Ce  que  nous  pouvons  mettre  à  la  c 
pendant  la  saison,  nous  allons  le  chercher  pendant  les  périodes  de 
mage  et  c'est  avec  cela  que  nous  existons  alors.  » 


(I)  L'industrie  de  lu  couture  et  de  la  confection  à  Parit,  par  Léon  de  Seilhao. 


CONSÉQUENCES   DU   TRAVAIL   FÉMININ  619 

On  vient  de  voir  un  budget  exceptionnel.  Voici  maintenant  des  bud- 
gets très  fréquents  relevés  par  M.  Charles  Benoist  : 

l'e  ousfribre  ayant  gagné  3fr.  75  par  jour;  elle  a  eu  /|5  jours  de  chô- 
mage, 60  jours  de  fêtes  et  dimanches,  en  tout  io5  jours  de  chômage 
réel  ;  il  reste  donc  a6o  jours  de  travail  à  3  fr.  76  soit  975  francs  par  an. 

Dépenses 

Nourriture  par  an 670  fr. 

Loyer i5o 

Vêtements,  robes,  chapeaux     .  iio 

Linge 33  60 

Souliers  (3  paires) 29 

Chauffage,  éclairage  ....         12  65 

Blanchissage 60 

Petits  frais Tio 

l.I  l5  f.  '2f> 

Ce  budget  est  en  déficit  de  140  fr.  15. 

1*  ouvrière  gagnant  3  francs  par  jour  ;  elle  a  eu  5  mois  de  chômage 
(15o  jours)  plus,  60  jours  de  fêtes  et  dimanches,  en  tout  210  jours  chô- 
més ;  il  reste  1 55  jours  de  travail  qui  donnent  465  francs. 

Dépenses 

Nourriture 5  n  francs 

Loyer 120  — 

Vêtemeits,  robes,  chapeaux    .  55  — 

Linge 33  — 

Souliers  (3  paires) 3o  — 

Chauffage,   éclairage.     ...  25  — 

Blanchissage 48  — 

Petits  frais 40  — 

8G2  francs 
Ce  budget  est  en  déficit  de  397  francs. 

L'auteur  cite  une  ouvrière  chemisière  gagnant  2  francs  par  jour  dont 
le  budget  est  en  équilibre.  Mais  il  est  à  remarquer  qu'elle  limite  son 
alimentation  jusqu'à  ne  dépenser  que  0,90  centimes  par  jour! 

Si  l'ouvrière  Retrouve  pas  une  //Vi /«on  généreuse,  elle  est  forcément 
vouée  à  la  débilité  et  plus  tard  à  la  tuberculose. 

Nous  avons  pu  interroger  quelques  ouvrières  qui  nous  connaissaient 
assez  pour  ne  pas  mentir  et  ne  rien  dissimuler.  Leurs  réponses  se  res- 
semblent beaucoup.  Nous  les  résumions  : 

—  Comment  prenez-vous  V()S  repas  pendant  la  morte-saison  ? —  Chez 
le  crémier  ou  chez  moi.  —  Ktes-vous  seule  dans  cette  nécessité?  — Non 
pas,  nous  sommes  nombreuses  ;  chez  le  crémier  on  peut  se  passer  de 
viande,  se  nourrir  de  chocolat,  de  riz  ou  de  café  au  lait.  —  Prenez-vous 


620  LA   REVUK    BLANCHE 

de  la  charcuterie? — Trop  souvent,  cela  fatigue.  11  nous  arrive  aussi 
d'acheter  des  cornets  de  frites  et  d  aller  aux  Tuileries  ou  au  Palais- 
Royal  pour  les  manger,  cela  fait  une  promenade.  —  Quels  moyens 
avez-vous  de  tromper  la  faim  ?  —  On  achète  un  journal  et  on  reste 
couché,  cela  économise  les  forces.  —  Avez-vous  essayé  ralcool  ? 
—  Quelquefois,  cela  chasse  les  idées  noires.  Mais  nous  prenons  de 
Teau-de-vie  pour  nous  tenir  éveillées  au  travail,  principalement  l'été, 
car  on  étouffe  dans  les  ateliers.  —  Qu'est-ce  qui  vous  chagrine  le  plus 
dans  votre  existence?  —  De  ne  pas  nous  amuser,  d'être  privées  de  plai- 
sir, d'être  seules,  de  nous  ennuyer. 

L'une  d'elles  écrit  ;  «  Lorsque  je  jette  un  regard  sur  l'année  déjà  pas- 
sée, j'ai  comme  le  cœur  serré.  Si  je  n'étais  pas  profondément  pieuse,  je 
vivais  de  l'espoir  de  l'être  un  jour.  Puis  la  roue  du  temps  à  tourné  bien 
vite,  emportant  ma  foi,  mes  espérances,  me  laissant  en  revanche  le 
cœur  vide,  le  même  dégoût  du  monde  et  le  regret  de  cette  foi  envolée, 
peut-être  pour  longtemps.  Pleurer  devient  banal.  Prier,  je  ne  sais  plus, 
et  cependant  je  donnerais  tout  ce  que  j'ai  de  plus  cher  au  monde  pour 
reconquérir  cette  foi  partie,  ou  plutôt,  pour  faire  le  premier  pas  qui  me 
coûte  le  plus.  »  Lettre  d'une  ouvrière  à  M.  d'IIaussonville. 

INSALUBRITÉ    DES    LOGEMENTS 

La  modicité  des  salaires  féminins  a  aussi  sa  répercution  sur  Tétat 
des  logements,  leur  exiguilé  et  leur  insalubrité.  On  connaît  l'enquête 
instructive  ouverte  à  Paris  par  les  docteurs  Du  Menil  et  Mangenot 
dont  j'ai  parlé  dans  mon  chapitre  sur  l'antialcoolisme  (voir  Supers^ 
titions  politiques  et  Phénomènes  sociaux).  On  devra  se  référer  à  cet 
ouvrage  pour  avoir  une  idée  approximative  de  la  situation  lamentable 
des  ménages  ouvriers,  principalement  dans  les  quartiers  de  la  péri- 
phérie. Nous  n'insisterons  donc  pas  sur  cette  question  en  ce  qui  con- 
cerne Paris,  mais  nous  mettrons  sous  les  yeux  du  lecteur  un  document 
très  significatif  emprunté  à  l'Autriche  : 

a  L'enquête  provoquée  au  sujet  du  travail  à  domicile  dans  le  vêtement 
et  la  lingerie,  au  point  de  vue  de  l'hygiène,  par  le  Conseil  supérieur  du 
travail  autrichien  (séance  du  20  mars  1899)  ^  porté  sur  409  logements 
ouvriers,  occupés,  au  total,  par  3/17  chefs  de  famille  travaillant  dans  la 
confection  et  62  dans  la  lingerie.  Les  visites  sur  place  ont  pris  47  jours, 
à  raison  d'une  journée  en  moyenne  par  4  à  5  maisons.  Les  informations 
relatives  au  taux  des  salaires  ont  été  recueillies  auprès  des  intéressés 
mêmes  et  n'ont  pu  être  contrôlées. 

On  trouvera  ci-après  les  conclusions  des  enquêteurs  sur  les  points 
essentiels  de  leurs  recherches  : 

I.  Logements 

a)    in'îPAHTlTlON    PAR    ETAGE  I 

Dans  les  sous-sols 0,4  0/0 

Au  rez-de-chaussée 32,8  — 

A  l'entre-sol a, 7  — 


CONSÉQUENCES   DU   TRAVAIL  FÉMININ  621 

Au  1*^  étage 27,4  — 

Au  2«     — 19,8  — 

Au  3«     — 14,2  — 

Au  4*     — ^,7  — 

b)    HUMIDITE   ET   SALUBRITÉ    I 

A  l'égard  de  Thumidité,  70  logements  insalubres  sur  409  visites, 
soit 17,1  0/0 

III  pièces  malsaines  pour  d'autres  causes  sur  i.o38 
comprise  dans  les  409  logements,  soit 10      — 

C)    AFFECTATION    DES    PIECES    DES    LOGEMENTS    VISITÉS    : 

Pièces  utilisées  à  la  fois  : 

Comme  ateliers,  chambres  à  coucher  et  cuisines  ...  26,4  0/0 

Comme  ateliers  et  cuisines 18,1  — 

Comme  chambres  à  coucher 12,1  — 

Comme  ateliers  et  chambres  à  coucher 11,7  — 

Comme  cuisines  et  vestibules 7,2  — 

Comme  cuisines  et  chambres  à  coucher 5,5  — 

Comme  ateliers  sans  autre  affectation 3,8  — 

d)    DENSITE    DES    LOCATAIRES    : 

Rapport  du  nombre  des  maisons  au  nombre  des  logements  i  :  2,5 
Rapport  du  nombre  des  maisons  au  nombre  des  habitants.  1  :  6,  i 
Rapport  du  nombre  des  logements  au  nombre  des  habitants     i  :  2,^ 

Ainsi,  grande  agglomération,  si  Ion  considère,  en  outre,  que  les 
calculs  ci-dessus  ne  comprennent  pas  le  personnel  passant  seulement  la 
journée  chez  les  ouvriers  à  domicile. 

D'ailleurs,  à  l'égard  de  la  densité  pendant  le  jour  et  pendant  la  nuit, 
il  a  été  établi  que,  respectivement,  les  trois  quarts  et  les  quatre  cin- 
quièmes des  409.habitations  examinées  n'ont  pas  la  surface  requise  par 
l'hygiène  la  moins  exigeante.  Le  volume  d'air  est  insuffisant  aussi  pour 
les  cinq  sixièmes  et  les  six  septièmes  des  logements. 

e)    ÉTAT   MATÉRIEL   DES    HABITATIONS 

Ventilation  par  les  fenêtres,  défectueuses  dans.  ...     114  cas 

Eclairage  insuffisant  dans io3  cas 

Pas  de  cabinets  d'aisance  dans 11  cas 

En  général,  service  des  eaux  (arrivée  et  écoulement]  établi  dans  des 
conditions  antihygiéniques. 

H.  Les  différentes  pièces  des  logements 

a)    AFFECTATION 

Les  i.o38  pièces  qui  comprennent  les*409  habitations  visitées  se 
décomposent  comme  suit  : 


(>22  LA  REVUE    BLANGKB 

53  ateliers. 
26/1  chambres  à  coucher. 
3i7  chambres  à  coucher-alelieps. 
111  cuisines. 

11  cuisines-ateliers. 
108  cuisines-chambres  à  coucher. 

58  cuisines-ateliers-chambres  à  coucher. 

b]    ATELIERS 

Des  43  ateliers  relevés  à  un  titre  quelconque  dans  le  décompte  ci 
dessus  : 

j6  étaient  occupés  par  4  personnes. 

34  -  5  - 

11  —  6  — 

i5  —  7  — 

8  —  8  — 

2  —  9  — 

7  —  10         — 

Enfmf  plus  de  10  ouvriers  et  ouvrières,  par  pièce,  ont  été  rencontrés 
dans  8  de  ces  locaux,  la  plupart  d'une  exiguïté  extrême.  A  sig-naler, 
en  particulier,  un  réduit  mesurant  20  m  j  8  avec  un  cube  d'air  de  85  me  5 
où  se  tenaient  25  iingères  (dont  i5  avec  une  machine  à  coudre),  en 
sorte  que  chaque  personne  avait  simplement  à  sa  disposition  une  su- 
face  de  I  mq  o3  et  3  me  4^  d'air  respirable. 

6')  chàmbrp:s  a  coucher 

Au  nombre  de  74a,  d'après  le  tableau  précédent,  a. 493  personnes  y 
couchaient,  d'où  une  moyenne  de  3,  4  personnes  par  pièce.  En  fait,  on 
a  compté  : 

i36  chambres  à  coucher  avec    i  personne. 

i57  —  îi        — 

i5i  —  3        — 

99  —  '»  — 

c)()  —  5  — 

(il  —  6  — 

^5  —  7  — 

i3  —  8  — 


9 

10 


îk  —  Il 

I  —  i3 


L'exiguïté  est  encore  ici  le  défaut  essentiel  à  souligner  et,  en  outre 
Tétat  souvent  frustre  des  lits  véritables  ou  improvisés  :  dans  les  villes 
desimpies  bancs  ;  à  la  campagne,  des  sacs  de  paille  sur  des  sièges  ou 
par  terre,  voire  même  le  tout  petit  espace  nu  derrière  la  vaste  cheminée 
ou  le  four,  d'ordinaire  réservé  aux  berceaux  des  enfants  en  bas  Age, 


CONSÉQUENCES   DU    TRAVAIL   FÉMININ  623 

m.  État  civil  et  situation  pécaniaire  des  ouvriers  observés 

La  plupart  sont  mariés  et  avaient,  lors  de  Tenquête,  au  total, 
X.090  enfants,  dont  88,2  0/0,  presque  les  9/10,  enlièrement  à  charge  aux 
parents. 

Quant  aux  salaires  hebdomadaires  de  cette  catégorie  de  travailleurs, 
ils  ressorlent  en  moyenne  (sous  la  réserve  indiquée  au  début  du  prégent 
compte  rendu],  à  : 

5  fr.  25  pour     3,9  0/0  des  personnes  envisagées. 
10  fr.  5o    —     19,5   —  — 

'il  fr.  00    —    82,1    —  — 

3i  fr.  5o   —     23, r>   —  — 

/|2  fr.  00    —     12,1    —  — 

52  fr.  5o   —       5,2   —  — 

et  à  plus  de  52  fr.  ôo  pour  3,7  0/0  des  personnes  envisagées. 

Il  se  trouva,  au  surplus,  9  ouvrîtirs  et  ouvrières  à  domicile,  gagnant 
moins  de  5  fr.  25  par  semaine;  par  exemple  :  3  fr.  85,  3  fr.  45,  3  fr.  i5, 
2  fr.  85  et  même,  dans  un  seul  eus,  i  fr.  70.  A  remarquer,  à  la  vérité, 
que  la  lingerie,  surtout,  est  entreprise  par  beaucoup  d'ouvrières  à  titre 
de  gagne-pain  complémentaire. 

D'ailleurs,  auprès  de  ces  taux  inlimes,  il  en  est  de  plus  élevés,  qui 
dépassent  grandement  52  fr.  5o;  par  exemple  :  de  63  francs  à  io5  francs, 
et  même  l'i;  francs  (maximum).  Ajoutons  enlin,  pour  permettre  de  se 
former  une  idée  le  plus  exacte  possible  de  la  situation  matérielle  des- 
dits ouvriers,  qu'un  bon  nombre  (128  sur  f{Og)  parviennent  à  augmenter 
leurs  gains  en  habitant  avec  des  parents  qui  les  aident  plus  ou  moins 
au  pro<luit  de  leur  travail,  ou  encore  en  prenant  des  pensionnaires 
étrangers  (i). 

Immoralité  du  travail.  —  On  connaît  les  lieux  — communs  des 
moralistes  à  l'endroit  du  travail  :  le  travail,  «  c'est  la  liberté  »  ;  le  tra- 
vail, tt  c'est  la  moralité  »;  le  travail,  «  c'est  la  dignité  »,  «  l'indépen- 
dance »,  u  le  relèvement  ».  Or,  l'observation  et  l'étude  nous  montrent 
que  le  travail  du  salarié  au  xix«  et  au  xx«  siècle  est  précisément  le  con- 
traire de  tout  cela. 

Les  dames  patronnesses  des  Cercles  catholiques  d'ouvriers  (qui  pen- 
saient comme  tout  le  monde  sur  ce  point)  ont  dû  modifier  leur  opinion 
après  la  très  instructive  enquête  sur  l'ouvrière  qu'elles  firent  en  1888. 

Après  avoir  examiné  attentivement,  les  salaires,  la  durée  du  travail 
quotidien,  le  chômage,  etc.,  voici  ce  que  disent  les  dames  patronnesses 
des  Cercles  catholiques  : 

Les  porteuses  de  pain.  — La  femme  ne  peut  remplir  ni  ses  devoirs 
de  mère  de  famille,  ni  ses  devoirs  religieux  ;  elle  est  considérée  comme 


(l)  Kxtrait  des  Wohnungs-und  Gesimdheits  —  Verhaltnisse  der  Heimer  —  beiter  in 
der  Kleidvr  —  11.  WaschecoQfectioa.  Stjrvioe  de  la  atutistiquo  du  travail  ;  Ministère  da  com- 
merce, Vienne,  1901. 


Ga/i  LA    REVUE    BLANCHE 

une  bête  de  somme,  avec  celte  différence,  à  son  détriment  que,  du 
moins,  la  béte  de  somme  devait  ôtre  nourrie  même  pendant  les  mois  de 
chômage. 

Les  ouvrières  de  la  chapellerie.  —  Quelle  anomalie  !  Dans  ce  métier, 
comme  dans  tant  d'autres,  il  n*y  a  aucun  secours  à  espérer  dans  la 
maladie  ni  dans  la  vieillesse. 

Blanchisseuses  de  fin.  —  Journées  de  i-i  heures  :  salaire  a  fr.  5o  à 
3  fr.  >o,  3  à  4  niois  de  chômage.  Le  salaire  passe  chez  le  crémier  ou  la 
marchand  de  vin.  Deux  ans  d'apprentissage.  Aucune  ressource  dans  le 
chômage.  Travail  le  dimanche  (ce  qui  afflige  les  dames  patronnesses, 
c'est  moins  la  perte  du  repos  que  la  perte  des  sentiments  religieux). 

Blanchisseuses  à  neuf.  —  L'usage  du  chlore  rend  rouvrière  malade 
au  bout  de  3  mois  de  travail. 

Louçriere  des  travaux  de  mode  ou  de  luxe.  —  11  faut  quelle  soigne 
sa  toilette,  qu'elle  soit  bien  mise,  étant  constamment  en  rapport  avec 
nous  [les  dames  patronnesses)  dans  d'élégants  magasins.  Ce  cadre  fac- 
tice où  elle  passe  ses  journées  contraste  étrangement  avec  la  misère  de 
sa  demeure  :  elle  souffre  de  ce  qu'elle  n'a  pas.  Aussi  l'immoralité  est 
très  générale  dans  ce  milieu  de  jeunes  ouvrières.  Leur  modique  salaire 
assure  à  peine  leur  nourriture  ;  d'autres  ressources  leur  sont  ofTertes  et, 
à  Iheure  de  la  sortie  des  ateliers  chez  les  couturiers  et  les  couturières  à 
la  mode,  il  est  instructif  pour  un  moraliste  de  voir  comment  les 
ouvrières  sont  attendues  et  escortées. 

Les  couturières.  —  La  santé  de  ces  jeunes  filles  est  tellement  com- 
promise qu'une  sœur  de  Saint-Vincent-de-Paul  d'une  des  paroisses 
riches  de  Paris  nous  disait  :  «  Lorsque  j'apprends  le  mariage  de  Tune 
d'elles  je  suis  à  peu  près  certaine  qu'elle  ne  vivra  pas  deux  ans.  » 
Malades,  elles  n'ont  qu'une  ressource,  c'est  Thôpital;  vieilles,  Tobole  de 
la  bienfaisance. 

Polisseuses  de  bijoux.  —  La  grande  fatigue  dans  ce  métier  et  pour 
la  vue,  qui  s'y  use  vite.  Dans  ce  métier  comme  dans  tous  les  autres,  la 
misère  et  l'hôpital  pour  avenir. 

Bijouterie  en  faux.  — Mùme  absence  de  ressources  dans  le  chômage, 
la  maladie  et  la  vieillesse  ;  toujours  l'abandon  et  la  misère.  C'est  ter- 
rible (disent  les  dames  patronnesses  des  Cercles  catholiques)  de  trouver 
ce  refrain  comme  conclusion  à  toutes  nos  enquêtes  ;  celia  fait  mal  à 
constater. 

Fabrique  d'enveloppes  en  papier.  —  la  heures  de  travail  journalier; 
de  7  heures  à  7  heures  du  soir,  i  heure  de  chemin  pour  venir  à  la  fabri- 
que, ce  qui  fait  que  l'ouvrière  est  hors  de  chez  elle  depuis  6  heures  da 
matin  jusqu'à  8  heures  du  soir;  elle  fait  i\  heures  d'absence.  Elle  n'a 
donc  à  elle  et  pour  son  ménage  que  10  heures  sur  24.  Malade  ou  vieillie, 
la  société  n'a  que  faire  de  cette  femme;  d'autres  sollicitent  son  modique 
salaire  (i  fr.  75  ou  'i  francs  aux  pièces)  et  sont  bientôt  hors  d'état  de  le 
gagner,  car  la  santé  ne  saurait  résister  à  de  tels  abus.  La  roue  delà 
production  tourne  toujours,  entassant  ses  victimes. 


CONSÉQUENCES   DU   TBAVAIL   FÉMININ  6a5 

Fabriques  de  papier,  —  Existence  précaire,  travail  instable  et  lon- 
gues journées,  depuis  6  heures  du  matin  jusqu'à  8  heures  du  soir. 
Salaire  20  centimes  Theure.  Quel  temps  reste-t-il  à  l'ouvrière  pour 
élever  ses  enfants,  préparer  leur  repas,  raccommoder  et  blanchir  son 
linge  et  le  leur? 

Filature  à  Clichy,  —  Travail  :  6  heures  du  matin  à  7  h.  1/2  du  soir. 
L'ouvrière  est  debout  toute  la  journée.  Le  dimanche  on  travaille  jusqu'à 
midi,  il  est  donc  impossible  de  remplir  ses  devoirs  de  religion.  Décidé- 
ment, il  n'y  a  plus,  de  notre  temps,  que  les  riches  pouvant  aller  à 
l'église,  et  ce  sera  bientôt  un  luxe  de  pouvoir  remplir  ses  devoirs 
stricts  de  chrétien.  (Ici  les  dames patronnesses  catholiques  donnent  une 
explication  très  sensée  de  la  disparition  du  sentiment  religieux.  Mieux 
que  les  francs-maçons  les  lois,  et  la  propagande  anti-religieuse,  le  capi- 
tal et  le  travail  abolissent  ou  plutôt  transportent  le  sentiment  religieux. 
Par  exemple  au  lieu  de  Dieu,  ce  sera  la  Justice,  la  Vérité,  la  Patrie, 
que  Tesclave  devra  honorer). 

Raffineries  de  sucre,  —  En  été  de  six  heures  du  matin  jusqu'à  10  ou 
1 1  heures  du  soir.  Ce  genre  de  travail  se  fait  dans  une  atmosphère  brû- 
lante ;  mais  celui  qui  est  l'objet  de  cette  enquiHe  consiste  à  remplir  des 
caissses  de  xo  kilos  avec  des  morceaux  de  sucre  cassés  à  la  mécanique. 
Le  salaire  est  de  5  centimes  par  cinq  caisses  —  100  kilos,  10  centimes. 
L'ouvrière  est  debout  toute  la  journée  ;  elle  ne  peut  pas  arriver  à  gagner 
plus  de  2  francs  par  jour,  car  pour  cela  il  faut  qu'elle  remplisse  200 
caisses.  A  quel  excès  de  fatigue  doit-elle  arriver  !  fatigue  physique  et 
anéantissement  moral.  Peut-elle  seulement  songer  à  ses  devoirs? 
Quant  aies  remplir,  quand?  Comment?  à  quelle  heure  ?  il  y  a  peu  de 
chômages  ;  mais  quand  il  y  en  a  l'ouvrière  devient  ce  qu'elle  peut. 

La  manu  facture  de  tabacs,  —  Les  jeunes  filles  de  1 5  à  l'i  ans  sont 
admises  à  travailler  à  la  manufacture  ;  mais  c'est  pour  elles  une  école 
d'immoralité.  Le  titre  de  cigarières,  est,  à  peu  d'exceptions  près,  un 
brevet  d'inconduite.  Ce  travail  a  aussi  des  inconvénients  graves  pour  la 
santé  ;  beaucoup  de  tempéraments  ne  peuvent  s'y  faire<  et  la  nicotine 
rend  la  maternité  très  difficile  en  causant  un  empoisonnement  des  en- 
fants dans  le  sein  de  leurs  mères  ;  aussi  meurent-ils  peu  après  leur 
naissance. 

Voilà  quelques  extraits  d'une  enquête  qu'on  ne  peut  pas  suspecter  de 
mensonge  ou  d'aggravation.  Le  caractère  «  immoral  »  du  travail  mo- 
derne y  apparaît  clairement.  A  qui  la  faute  ?  dira-t-on  ;  singulière  ques- 
tion !  L'employeur  et  le  patron  sont  responsables  aux  yeux  de  l'ouvrier 
et  de  l'ouvrière,  cela  va  sans  dire,  car  quel  serait  le  recours  de  l'ex- 
ploité sïl  ne  s'adressait  ou  ne  s'attaquait  à  l'exploiteur  ?  Mais  plaçons- 
nous  à  un  point  de  vue  plus  élevé,  et  remontons  encore  la  chaîne  des 
causalités;  nous  verrons  que  le  patron  lui-même  dépend  de  forces  qu'il 
n'a  pas  créées,  en  tant  qu  individu^  principalement  la  concurrence, 
«  Il  n'y  a  pas  deux  mois  que  je  causais  aveo  l'un  d'entre  eux,  sincère- 
ment ému  de  ne  payer  à  une  ouvrière  que  dix-huit  centimes  de  façon 
pour  un  pantalon  de  toile. 

40 


fyiG 


LA   REVUE    BLA 


«  Mais  que  voulez-vous?  disait-îL  je  ne  puis  pas  faire  autremei 
jour  où  je  payerais  davantaj^.  je  n'aurais  plus  qu'à  fermer  bou 
La  conourronce  m'étranglerait  ».  C'est  le  mot  propre.  La  concui 
étrangle  Touvrière,  et  non  seulement  la  concurrence  entre  pa 
mais  celle  que  se  font  les  ouvrières  entre  elles.  J'insiste  là-de 
comme  il  n'est  pas  de  limites  à  la  misère,  on  trouve  toujours  une 
heureuse  qui  travaillera  à  plus  bas  prix  qu'une  moins  malheu 
qu'elle-môme,  et  Ton  ne  saurait,  par  conséquent,  fixer  un  min 
pour  le  salaire,  avant  d'avoir  au  prtîalable,  imposé  une  borne  au  b< 
Du  reste,  ce  minimum,  qui  le  fixerait?  L'État?  Alors,  sans  doute, 
étrangleuse,  la  concurrence,  serait  étranglée  à  son  tour,  mais  le 
merce  et  le  travail  m(>me  seraient  pris  dans  le  même  lacet  »  (i  ). 

Ainsi  la  conran-ence  ètmnglê  ron\>rivrc  ;  mais,  sans  concurrem 
de  commerce  et  pas  de  travail.  Le  commerce  et  le  travail  exigent 
que  l'ouvrière  soit  étranglée. 

Désorganisation  de  la  famille.  —  Nous  avons  montré  par  des 
irrécusables  que  la  main-d'œuvre  ff'minine  se  substitue  de  plus  er 
à  la  main-d'œuvre  masculine.  Le  perfectionnement  de  Toutillage  € 
extension  à  la  plupart  des  branches  de  la  production  ont  perm 
fabricant  d'utiliser  la  femme  et  l'enfant  dans  une  proportion  beai 
plus  grande  que  par  le  passé.  Ce  phénomène  s'accentue  sous  l'ei 
"de  la  concurrence  industrielle  qui  oblige  le  patron  ou  la  société 
nyme  à  réduire,  par  tous  les  moyens,  se»  frais  de  production. 
exemple,  la  crise  de  l'industrie  textile  en  France  est  causée  par  la 
currence  des  produits  américains  dont  l'outillage  plus  parfait  doni 
rendement  supériiuir  au  notre.  Lorsque  la  jeune  fille  française  p( 
faire  ce  que  fait  déjà  la  jeune  fille  américaine,  c'est-à-dire  con< 
seule  seize  métiers,  le  producteur  français  pourra  peut-^tre  lui 
armes  égales.  Sans  doute  cette  jeune  fille  sera  usée  complèteme 
quelques  années,  comme  celle  des  Ktats-Unis  ;  sans  doute  le  pers< 
féminin  sera  de  plus  en  plus  préféré,  et  la  femme  continuera  de  dés 
le  foyer,  mais  le  capital  ne  s'inquiète  guère  de  ces  choses.  Ce 
exige  à  présent,  plus  que  jamais,  c'est  du  travail  de  femme  et  du 
vail  d'enfant,  de-la  main-d'œuvre  à  bon  marché.  Voilà  pourquoi  la  d< 
ganisation  de  la  famille  ouvrière  est  un  fait  social  normal  du  réj 
capitaliste,  et  que  ce  fait  évident,  constaté,  prouvé,  se  réalise  de  ph 
plus. 

«  Le  nombre  croissant  des  manufactures  n'est  pas  la  seule  caus 
la  destruction^de  lajvie  de  famille  ;  //  en  est  la  principale. 

Les  manufactures  contribuent  de  deux  façons  à  produire  ce  t 
résultat:  en' employant  [la  plupart  des  femmes  dans  des  ateliei 
elles  sont  retenues  loin  de  leur  ménage  et  de  leurs  enfants  penda 
journée  entière,  et  en  rendant  pour  les  autres  le  travail  isolé  ab: 
ment  improductif,  ce  qui  les  pousse  à  chercher  des  ressources 
linconduile^wJJules  Simon  —  \L  ouvrière,]  Mais  le  même  auteur  aj< 


(1)  lAt  ouvrières  de  l'aiguiUt  à  Paria^  Charles  Benoist, 


CONSÉQUENCES    DU    TRAVAIL   FÉMININ  62? 

a  11  faut  souhaiter  que  les  femmes  quittent  les  manufactures,  mais  il  ne 
faut  pas  rordonner  ».  Cette  restriction  mentale  est  assez  caractéristi- 
bue  de  Tesprit  libéral  et  jésuite.  A  un  autre  point  de  vue,  elle  est  un 
bel  aveu  d'impuissance  :  il  n'y  a  pas  de  remède  (légal)  contre  la  désor- 
ganisation de  la  famille.  11  est  vrai  que  Jules  Simon  et  ses  continua- 
teurs préconisent  un  remède  moral  :  le  retour  à  la  vie  de  famille  ! 

Comme  on  le  voit  c'est  très  simple.  Mais  il  serait  difficile  de  pousser 
plus  loin  l'incohérence  des  idées. 

D'après  un  rapport  officiel,  publié  aux  Etats-Unis  en  1895,  sur  1.067 
établissement  recensés,  on  a  relevé  à  cette  époque  70.921  femmes  céli- 
bataires contre  7.775  femmes  mariées,  /.on  veuves,  36  divorcées.  Les 
célibataires  formaient  ainsi  88,!>7  0/0  du  total,  les  femmes  mariées 
7,47  0/0  seulement,  les  veuves  '2,51  0/0  et  les  divorcées  moins  d'un  o/ou 
[Eleventh  annual  report  of  the  commissioner  oflabor,  i8^5)  (i). 

Vagabondage  et  prostitution.  —  L'accession  de  la  femme  dans 
riudustrie  a  été  si  peu  un  commencement  de  libération,  que  le  vaga- 
bondage et  la  prostitution  féminines  ont  augmenté  d'une  façon  évidente, 
malgré  l'accroissement  constaté  du  travail  féminin.  En  consultant  les 

Professions  exercées  par  les  femmes  recueillies  en  1891  par  les 

refuges  m  u  n  icipa  u,v, 

r  Hospitalité  de  nuit  et  la  Société  Philanthropique  : 


,    PKOFESSIONS 

1 

PIlOFEySLONS 

It 

PliOFESSIOXS 

1  Artistes 

î» 
1.03ï« 

i 
'.) 

41 

7 
12 
If) 
K» 
15 
10 

5 

Couturières  et  nio- 
dist-es 

721 

1.072 

-I.G17 

ôfi 

68 

210 

K8 

[\ 

93 
1 

:\2 

8.1% 
212 

Marchande»  am- 
bulante»*  

Mécaniciennes  . . . 

Nourrices 

Pai)etières 

Passementières. . . 

Plumassières 

Repasseuses 

Tapissières 

Tisseuses 

Ouvrières  diverses 

Sans  profession 
désignée 

Totaux... 

185 
91 
20 

4 
G5 

6 
23 
26 

9 
3.712 

731 

'  Bijoutiers 

>  Blanchisseuses... . 

!  Bonnetières 

.  Brodeuses 

Cuisinières 

Domestiques 

Enipl.  de  commerce 
Femmes  de  chambre. 
Femmes  de  ménage 

Fleuristes 

Gantières 

Oardei*  malades  et 

infirmières 

Gouvernantes 

Institutrices 

Journalières 

Lingcres 

1  Bruuis^cuses  et 
vernisseuses .... 

Cordières  et  mate- 
lassières  

Cartonnièrea 

Chapelières 

Chemisières 

Chiffonnières 

Confectionneuses . . 

Corsetière."* 

16.470 

(1)  Le  recensement  de  1895  n'est  pas  une  exception  en  ce  qui  concerne  l'influence  de 
l'industrialisation  de  la  femme  sur  le  mariage  et  le  célibat.  En  effet,  sur  1 7.427  ouvrière! 
recensées  en  lSvS8,  on  constata  que  15.387  étaient  célibataires,  1.038  étaient  venvea»  43  di* 
voroées,  214  séparées,  745  seulement  étaient  maiiées. 

ÇFourth  annual  report  of  the  Commi$sioJier  qf  lahor,  1888,  p.  825). 


:i-l 


628 


LA    REVUE    BLA 


registres  des  asiles  de  nuit  et  des  divers  foyers  d'hospitalisatû 
constate  que  presque  toutes  les  professions  d'ouvrières  sont  1 
sentées  largement.  Ci-joint  un  tableau  des  professions  exercées  p 
femmes  recueillies,  en  1897,  par  les  refuges  municipaux,  TU ospital 
nuit  et  la  société  Pliilantropique. 

L'Office  du  travail  a  donné  aussi  une  statistique  au  point  de  v 
l'âge  des  hospitalisés:  elle  comprend  88.100  individus,  c'est-è 
63  0/0  du  nombre  total  des  hospitalisés.  Nous  relevons  en  ce  qui 
cerne  les  femmes 


De  17  à  2'>  ans 

De  iS  à  /|0  ans 1 . 

De  î<)  à  55  ans 1 

De  55  à  60  ans 

De  70  à  80  ans 

Au-dessus  de  80  ans 


292 
3  00 

123 

>97 
G3 


375 


Ces  chiffres  ont  une  signification  importante  :  on  remarque,  en 
que  le  plus  grand  nombre  des  femmes  hospitalisées  sont  aptes  ai 
vail  au  point  de  vue  de  l'âge.  Si  elles  ne  travaillent  pas,  ce  n'est  p< 
cause  d'infirmités  ;  nous  savons  aussi  que  ce  n'est  point  par  pares 
par  dégoût  du  travail  1 1).    • 

Dans  le  rapport  publié  par  le  Heichstag  en   1887,  on  avoue  qu 
bas  salaires  poussent  à  la  prostitution  :  «  Quelquefois,  les  ouvrier 
cette  catégorie  sont  forcées  par  leur  vie  si  dure  de  chercher  un  g{ 
pain  auquel  elles  répugnaient  d'abord.  »  Le  rapport  de   Posen  : 
peut  dire  sans  aucune  restriction  que  le  salaire  minime  et  la  vie  st 
taire  favorisent  la  prostitution,  et  que  réellement  ces  ouvrières  ne 
gent  que  des  •  pommes  de  terre,  quand  elles  ne  sont  point  des 
tituées.  » 

Du  reste,  voici  un  témoignagne  peu  suspect  sur  la  prostituti< 
répond  aux  risibles  llétrissures  des  moralistes  qui  accusent  souve 
i'iVe,  là  où  il  ne  faut  voir  que  des  fatalités  économiques  et  des  infori 
inconnues  :  ^(  Nous  ne  croyons  pas  que  la  satisfaction  des  sens 
besoin  d'avoir  des  rapports  sexuels  avec  les  hommes  doivent 
classés  parmi  les  causes  sérieuses  de  la  prostitution.  Nous  avons  i 
rogé  des  milliers  de  femmes  sur  ce  sujet  et  il  n'y  en  a  qu'un  très 
nombre  qui  nous  aient  dit  avoir  été  poussées  à  la  prostitution  pai 
ardeur  génésique  quelles  tenaient  «î  satisfaire.  Beaucoup,  dira- 
n'ont  pas  voulu  avouer  ce  motif  ?  Hien  que  les  filles  qui  se  lîvren 
prostitution  manquent  souvent  de  sincérité,  nous  croyons  que,  s 
point,  elles  ne  cherchent  pas  à  tromper.  Lorsqu'elles  ont  des  be 
génésiques.  elles  ne  s'en  cachent  pas  ;  elles  mettent  au  contrai 


(1)    Voir    le  chapitn?    sur  le    chômage  dans    mon  livre  Les  Superstition»  politique 
Plunomcncs  sociaux  (Stock)  •2*'  édition. 


CONSÉQUENCES   DU   TRAVAIL   FÉMININ  62j^ 

certain  amour-propre  à  le  constater  ;  elles  sembUnt  trouver  dans  cette 
affirmation  un  motif  suffisant  pour  expliquer  la  vie  quelles  mènent.  Si 
l'infime  minorité  seulement  avoue  ce  motif,  c'est  qu'il  n'existe  pas,  pour 
le  plus  grand  nombre.  Avant  nous,  Parent-Duchatelet  avait  émis  une 
opinion  analogue,  lorsqu'il  dit  :  «  Il  y  a  des  filles  qui  se  livrent  à  la  prosti- 
tution par  suite  d'un  dévergondage  qu'on  n&  peut  expliquer  chez  elles 
que  par  l'action  d'une  maladie  mentale  qui  diminue  beaucoup  la  cul- 
pabilité aux  yeux  de  celui  qui  les  observe  et  qui  les  étudie  de  près;  mais, 
en  général,  ces  Messalines  sont  rares.  »  La  Prostitution  clandestine  à 
Paris,  par  le  D"^  O.  Commenge,  médecin  en  chef  du  dispensaire  de  salu- 
brité de  la  Préfecture  de  Police. 

Dans  l'ensemble  des  jeunes  insoumises  reconnues  malades  pendant 
la  période  de  1878  à  1884  nous  avons  trouvé  Cygi  orphelines,  dit  le 
docteur  Commenge  ;  il  y  avait  en  outre,  f^^)G  jeunes  filles  qui  avaient 
perdu  leur  mère. 

Voici  deux  exemples-types  cités  par  M.  Commenge  : 

Le  4  décembre  1878  la  nommée  M...  Elvire,  âgée  de  vingt  et  un  ans, 
née  à  Milan  se  présente  à  la  préfecture  de  police  pour  être  inscrite  sur 
les  registres  de  la  prostitution,  afin  d'entrer  dans  une  maison  de  tolé- 
rance. L'examen  médical  ayant  démontré  que  cette  jeune  fille  n'était  pas 
défiorée,  elle  fut  signalée  par  une  note  spéciale  à  l'administration  :  on 
insiste  pour  qu'elle  ne  donne  pas  suite  à  sa  détermination,  en  lui  faisant 
comprendre  toute  la  tristesse  de  la  vie  qu'elle  veut  embrasser. Les  obser- 
vations restent  sans  effet  et  M..,  qui  était  majeure,  paraissant  bien  déci- 
dée à  vivre  de  la  prostituton,  on  ajourne  l'inscription  en  décidant  qu'elle 
passerait  devant  la  commission  d'inscription.  Ce  répit  fait  réfléchir  la 
jeune  fille  qui,  rentrant  en  elle-même  modifie  insensiblement  ses  dispo- 
sitions et  n'hésite  plus  à  raconter  son  histoire.  Elle  avait  perdu  sa  mère 
depuis  quelques  années  et  vivait  avec  son  père  en  Italie  ;  mais  à  la 
mort  de  celui-ci,  survenue  récemment,  elle  a  quitté  Milan  pour  venir 
travailler  à  Paris  comme  couturière.  Elle  est  à  Paris  depuis  vingt-deux 
jourâ,  sans  avoir  pu,  malgré  de  nombreuses  démarches,  obtenir  du  tra- 
vail; après  avoir  épuisé  le  peu  d'argent  qu'elle  possédait,  se  trouvant 
sans  ressources  et  ne  voulant  pas  mourir  de  faim,  elle  avait  écouté  des 
conseils  qui  lui  avaient  été  donnés  et  avait  pris  la  résolution  d'entrer 
dans  une  maison  publique  pour  vivre  de  la  prostitution. 

Lautre  cas  est  cebii-ci  de  C...  Emile,  ûgée  de  seize  ans  et  demi»  née  à 
Paris  qui  est  orpheline. 

Elle  a  une  sœur  mariée  à  un  ouvrier,  chez  laquelle  elle  a  habité  pen- 
dant quelque  temps  et  à  qui  elle  remettait  le  peu  qu'elle  gagnait 
comme  apprentie  chapelière,  c'est-à-dire  i  fr.  5o  par  jour. 

Le  beau-frère  trouvant  que  la  présence  de  cette  jeune  fille  chez  lui 
augmentait  les  charges  du  ménage,  lui  fit  comprendre,  qu'il  ne  pouvait 
la  garder  plus  longtemps  et  qu'elle  devait  chercher  une  place.  Elle  quitte 
le  domicile  de  sa  sœur,  fort  triste,  la  bourse  à  peu  près  vide,  ne  sachant 
où  aller  se  loger,  ignorant  où  elle  trouverait  les  ressources  nécessaires 
pour  se  nourrir.  Après  quelques  tentatives  infructueuses  pour  avoir  une 


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LA.    REVUE    BLA 


place,  L'ilt'  Tait  la  iviicoiitro  d'un  monsieur  qui  lui  offre  20  francs 
consent  à  raccunipagner  dans  un  hôtel.  LolTre  lui  paraissant  ter 
après  une  léj^cre  liésilalion,  elle  accepte  la  proposition  tjui  lui  esl 
et  bien  ipielle  fût  emore  vierire.elle  se  livre  à  cet  inconnu  qui  lui 
des  ressources  pour  plusieurs  j(mrs.  lille  n'avait  jamais  vu  de  pi 
M)  IV.:  aussi  celle  pièce  d'or  qu  elle  louchait  pour  la  prenriièrefoislu 
hhiit-elle  constituer  une  petite  fortune;  elle  s'empresse  de  louer  u; 
cabinet  meublé  dans  un  <i^arni  de  la  rue  Roj^r-Collard,  et  vit  p< 
quelque  temps  avec  sa  pièce  d'or.  Quelques  jours  après  elle  s'en 
nouveau,  à  la  rec.ierche  d'une  pièce  de  vingt  francs;  mais  cette  fo 
éprouve  une  jj^rande  déception,  la  générosité  du  client  n'allant  ps 
dessus  d'une  |>ièce  de  '>  francs.  Sa  troisième  tentative  à  la  rech 
d'un  louis  d'or  rst  encore  plus  malheureuse  que  la  Seconde,  puis< 
est  arrêtée  par  les  agents  du  service  des  mœurs  au  moment  où  ell 
duisait  un  amateur  dans  un  hôtel. 

Dirij^ée  sur  le  commissariat  de  police  du  (piartior,  puis  enimen« 
Préfe(Uure  de  police,  elle  passe  au  dispensaire  de   salubrité    le  8 

Il  est  instructif  de  dimner  un  aperçu  des  professions  qui  ne  Si 
pas  l'ouvrière  du  tralic  de  la  chair  : 

Professions  qui  donnent  le  plus  fort  contingent  à  la  prostitution 
destine. 


(i878-i887) 


Polisseuses  .... 
Brocheuses  .... 
employées  de  commerce 

Giletières 

Doreuses 

Rei)asseuses    .... 

Papetières 

Piqueuses de  bottine. 
Journalières  et  sans  pro- 
fession  


Conclusions.  —  Telle  est  la  situation  abrégée  de  la  femme  ou 
dans  la  vi<^  nnHb'rne.  Travaux  pénibles  et  repoussants,  long'ueur  c 
surée  de  la  journée  de  travail  (accompagnée  de  chômag'es  inte 
intoxication  professionnelle,  déformation  corporelle,  tuberculose 
nique,  insullisame  d'îdimenlation,  sweating-system,  exploitatioi 
toutes  ses  formes.  Le  sort  de  la  femme  est  donc  pire  que  cel 
riiomme.  C'est  donc  sa  situation  matérielle  qui  doit  attirer  surtou 
tention  du  sociologue,  du  penseur,  du  législateur  et  du  philosoph 

Tout  ce  (pn*  l'on  peut  dire  à  côté  est  superllu  :  «  corruption  », 


Couturières,  lingèros    . 

i.iiG 

Blanchisseuses     .     .     . 

(ii'i 

Fleuristes 

207 

Mécaniciennes.     .     .     . 

218 

Passement ières    .     .     . 

î)î) 

Cartonnières   .... 

u: 

Modistes 

80 

Plumassières  .... 

81 

Bruiiis.senses  .... 

7« 

Boutonnières  .... 

{1,  L't  Pnigtitution  Ciandetthtr  à  Purif.  |».ir  0.  (.onuncnj^e. 


CONSÉOUKNCES    DU    TRAVAIL    FÉMININ  (VU 

moralité  »,  «  perfidie  »,  «  déchristianisation  »,  etc.,  autant  de  mots  vides 
de  sens,  autant  de  sombres  asiles  de  Ti^rnoranco  ou  de  la  mauvaise  foi. 
La  moralité  d'un  être  ne  peut  scientifiquement  s'expliquer  que  par 
l'examen  attentif  et  approfondi  des  conditions  matérielles  de  sa  vie. 

Va  le  reste  est  littérature. 

Faut-il  donc,  en  présence  de  l'anéantissement  de  toutes  les  forces  et 
de  toutes  les  joies  de  la  femme  ouvrière,  recourir  à  la  charité? 

Il  existe  en  France,  dispersés  sur  tous  les  points  du  territoire  plus 
de  deux  mille  ouvroirs  tenus  j)ar  des  religieuses  de  différents  ordres, 
dont  la  moitié  travaillent  aussi  de  leurs  mains;  ces  deux  mille  ouvroirs 
ont  près  de  80.000  élèves,  qui  toutes  travaillent,  u  et  si  l'on  veut  admet- 
tre que  nos  religieuses  qui  sont  au  nombre  de  100.000,  travaillent  de 
leurs  mains,  si  Ton  tient  compte  aussi  de  la  multitude  d'asiles  et  de 
pensionnats  où  le  travail  des  doigts  occupe  plusieurs  heures  dans  la 
journée,  et  où  les  articles  sont  vendus,  on  pourra  conclure,  sans  exagé- 
ration, que  la  production  industrielle  qui  bort  de  toutes  ces  institutions 
représente  le  travail  d'environ  i5o.ooo  personnes.  >  (i). 

Ainsi,  non  seulement  l'œuvre  de  la  charité  est  impuissante,  maiâ  elle 
est  nuisible  et  malfaisante.  La  femme  indigente,  recueillie  par  les 
bonnes  âmes  chrétiennes,  concurrence  la  femme  pauvre  et  fait  baisser 
son  salaire  déjà  si  dérisoire!  u  Presque  tous  les  ouvroirs  de  province,  dit 
M.  Monnier,  s'adonnent  à  des  travaux  de  confection  assez  simples,  pour 
le  compte  d'entrepreneurs.  La  chemiserie  y  occupe  la  place  princi- 
pale. »  (-1) 

Jules  Simon  lui-même,  quoique  préoccupé  d'atténuer  l'importance  de 
ces  faits,  écrivait  : 

«  Tout  en  étant  loyale  (cette  concurrence)  elle  est  écrasante.  Si  nous 
prenons  pour  exemple  la  fabrication  des  chemises  en  gros,  à  l'heure 
qu'il  est,  sur  cent  douzaines  de  chemises  (jui  entrent  dans  le  commerce 
parisien,  les  couvents  en  ont  cousu  quatre-vingt  douzaines.  »  (3j 

On  sait  que  le  mouvement  s'est  accentué.  Aujourd'hui  des  centaines 
de  couvents  travaillent  au  rabais  pour  le  Louvre^  le  Bon-AMarché^  etc., 
avilissent  de  plus  en  plus  les  salaires  féminins,  accroissant  ainsi  la 
prostitution.  La  moralité  engendre  V immoralité.  PluMiomène  bien 
caractéristique  de  ce  temps  si  fertile  en  contradictions  !  Dieu  lui-même 
exploite  les  pauvres. 

En  résumé,  il  ne  faut  pas  considérer  l'état  d'ouvrières  (pas  plus  du 
reste  que  celui  d'ouvriers)  comme  un  progrès. 

La  femme  industrialisée  est  un  accident  fatal  du  régime  capitaliste  : 
il  résulte  de  deux  grandes  causes  principales  :  le  bas  prix  de  la  main- 
d'œuvre  féminine  et  la  transformation  mécanique  du  travail  moderne. 
La  femme  comme  l'homme  et  plus  que  l'homme  est  encore  dominée  par 
des  forces  qui  rendent  illusoire  la  liberté. 

Henri  Dagan 

(1)  Leroy-Beaulieii .  —  Travail  det/emmety  p.  877. 

(2)  Monnier.  —  OrganiuUion  du  trapail  manuel  det  jeunet  fillet 
(B)  Jules  Simon.  —  L'Uuorièrej  p.  172. 


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I 


La  Quinzaine 


NOTES  POLITIQUES  ET  SOCIALES 

«  Vivo  la  liberté  !  » 

«  Vive  la  liberté  !  »  crie-t-on  à  nos  oreilles.  —  Liberté  de  quoi 
Eh!  liberté  de  ne  pas  obéir  à  la  loi.  Lorsque  le  parti  clérical  ;  clér 
nationaliste,  devons-nous  dire,  puisque  décidément  cela  ne  fait  qu 
s'est  aperçu  à  quelques  actes  qu'un  texte  promulgué  depuis  ui 
n'était  pas  lettre  morte  par  cela  seul  qu'il  pouvait  gêner  les  congr 
tions,  quand  il  a  constaté  qu'un  ministère  «  sectaire  »  allait  oser 
une,  deux,  plusieurs  applications  de  la  loi  et  qu'une  majorité  élue 
ce  programme  allait  l'approuver,  c'a  été  dabord  chez  lui  la  stupeur 
produit  une  assommade  imprévue  ;  l'invraisemblable  se  réalisait  : 
loi  en  vigueur  produisait  ses  clTets.  Mais  bientcH  retrouvant  I 
esi)rits,  nos  vrais  Français...  de  Rome  ont  vite  saisi  la  bonne  tactic 
prendre  l'arme  de  l'adversaire,  accaparer  pour  le  maintien  du  privi 
la  règle  mémo  de  liberté,  abuser  les  Ames  simples  et  troubler  les  g 
reuses  en  dénonçant  violence  où  il  y  a  fermeté,  arbitraire  où  il 
observation  d'une  loi,  persécution  où  il  y  a  suppression  d'un  abus 
voilà  comment  des  commissariats  où  les  a  conduits  leur  insubordina 
aux  sergents  de  ville,  M.  François  Coppée  et  M.  Gaston  M 
M.  Arelideacon  et  M.  Pugliesi-Conti  sont  sortis  martyrs  de  la  liberl 
du  droit. 

Les  timides  amis  de  ce  néo-libéralisme,  les  opportunistes  repenl 
qui  M.  Mj'line  a  fait  oublier  qu'ils  ont  été  à  leur  heure  des  «  sectaire 
et  (\\w  l'expulsion  des  jésuites  leur  a  été  en  un  temps  un  titre  de  glo 
se  déiVndent,  eux,  de  protester  contre  une  loi  dûment  établie  :  ils  ci 
quent  seulement  «  la  manière  »  dont  le  ministère  actuel  l'applique 
une  entière  bonne  foi  (m  une  pleine  intelligence  ne  semblent  pas  pr 
der  à  leurs  raisonnements.  —  On  tin*  grand  parti  du  cas  un  peu  a 
pliqué  des  12')  établissements  d'abord  visés  par  M.  Combes: 
variations  de  M.  VValdeck-Rousseau,  l'article  l'i  et  la  loi  de  188G,  Vi 
du  Conseil  d'Ktat  et  la  légende  accréditée  des  deux  voix  de  majo 
cpii  l'ont  fondé,  sont  employés  à  plaisir  à  obscurcir  une  espèce  au  f 
très  clain»  :  rst-il  ou  non  tolérable  que  toute  la  loi  soit  escamotée  pai 
artiiice  dune  simplicité  idéale?  Toute  la  question  est  là.  Mais 
demandez  pas  à  nos  honnêtes  libéraux  de  la  dégager  ainsi.  Ne  1 
demandez  pas  à  (pioi  s'appliquait  au  juste  le  vote  du  Conseil  dT^lt 
deux  voix  de  majorit»'*  dont  on  fait  si  grand  bruit;  ne  leur  deman 
pas  s'il  pourrait  s'affirmer  dans  un  tribunal  administratif  une  docti 
aussi  contraire   que   la  leur  aux  droits  de  TKtat.  On  tient  à  ne 


NOTES   POLITIQUES  ET   SOCIALES  ^'^3 

ûclaircir.  On  proclame  bien  haut  qu'au  lieu  d'employer  la  voie  admi- 
nistrative et  recourir  à  la  mesure  de  haute  police,  le  gouvernement 
aurait  dû  préférer  la  voir  judiciaire  et  soumettre  lui-même  le  cas 
contesté  aux  tribunaux  ordinaires.  Très  bien,  mais  ià-dessus,  n'ayez 
pas  rindiscrétion  de  leur  demander  si  justement,  la  loi  du  i*^  juillet 
1901  n'ayant  prévu  aucune  sanction  pour  le  cas  précis  en  question,  la 
voir  judiciaire  qu'ils  réclament  n'est  pas  absolument  impossible. 

N'insistez  pas  surtout  pour  savoir  si  le  cas  des  a.5oo  établissements 
visés  en  second  lieu  par  la  fameuse  circulaire  de  M.  Combes  n'est  pas 
tout  à  fait  distinct  du  cas  des  125  établissements  dont  il  a  été  d'abord 
discuté  ;  pour  savoir  si  certain  amendement  Pcschaud,  qui  tendait  à 
accorder  par  la  loi  même  une  autorisation  globale  aux  établissements 
dont  il  s'agit  cette  fois,  n'a  pas  été  retiré  par  son  auteur  sur  l'observa- 
tion de  M.  Waldeck-Rousscau  qu'une  pareille  mesure  était  inadmissible. 
Demandez  donc  comment  il  se  peut  faire  que  des  étiiblissements  qui 
n'étaient  pas  autorisés  n'avaient  pas  à  solliciter  l'autorisation  s'ils  vou- 
laient subsister.  Ici  encore,  et  ici  surtout  (car  c'est  le  «  gros  morceau  »), 
on  oubliera  d'éclaircir  le  cas,  on  brouillera  ce  cas  trop  clîiir  avec  l'autre 
qui  est  maintenu  obscur,  on  mélangera  l'avis  du  Conseil  d'Ktal,  les  deux 
voix  de  majorité,  la  loi  de  1886,  la  voie  judiciaire,  et  toutes  autres 
choses  qui  n'ont  que  faire  en  la  matière.  —  Et  l'on  démontrera  ainsi 
victorieusement  de  quel  côté  est  la  bonne  foi  et  l'innocence  des 
intentions. 

Cependant  le  mot  de  liberté  est  si  grave,  le  souci  de  ne  pas  recourir 
à  l'arbitraire  même  contre  ceux  qui  en  useraient  contre  nous  doit  être 
si  vif  que  nous  ne  pouvons  trop  examiner  nos  positions.  Peut-être  le 
parti  gouvernemental,  en  ce  moment,  pèche-t-il  en  ne  se  préoccupant 
pas  assez  de  discuter  avec  précision  les  arguments  spéciaux  dont  usent 
les  adversaires.  Avoir  le  droit  n'est  pas  seul  important  ;  en  avoir  l'appa- 
rence est  encore  nécessaire.  N'est-il  pas  frappant  que  la  confusion  soit 
assez  grande  pour  que  ce  «  comité  catholique  pourla  défense  du  droit»  , 
à  la  bonne  foi  courageuse  duquel  tous  les  dreyfusards  ont  applaudi 
naguère,  croie  ici,  au  même  titre,  pouvoir  invoquer  les  mêmes  principes 
de  1789  violés?  Quel  est  donc  le  principe  de  1789  qui  proclame  libre  la 
formation  ou  l'exislrnce  des  congrégations  ?  ou  celui  (jui  dénie  à  l'Klat 
le  droil  de  soumettre  la  faculté  d'enseigner  à  certaines  règles?  ou  celui 
qui  dispense  un  citoyen  de  se  soumettre  h  une  loi  librement  établie  ?  La 
foi  religieuse  troublerail-elle  la  netteté  de  l'esprit  ?  Ou  dans  quelle 
équivoque  restons-nous  ? 

Un  optimisme  imprévoyant  se  contentera  peut-être  de  constater 
qu'en  somme  l'exécution  des  décrets  n'a  pas  rencontré  de  résistance 
sérieuse,  que  ruj)plicalion  de  ces  mesures  a  pris  au  dépourvu  le  parti 
clérical  conseillé  de  travers  par  des  chefs  mal  avisés,  enfin  que  maté- 
riellement l'observation  de  la  loi  est  obtenue  :  l'acceptation  par  les 
esprits  viendra  quand  elle  pourra,  si  elle  vient  jamais  ;  et  d  ailleurs 
comment  convaincre  des  Hretons  fanatisés  ?  —  Mais  ce  ne  sont  pas  les 
irréductibles  :  peu  nombreux  somme  toute;  qu'il  s'agit  de  ramener:  on 


(\V, 


LA    REVLE    BLAN 


n'y  réussirait  qu'en  sarriiianl  toute  la  loi.  Ce  sont  les  niouions,  la  m 
(le  ceux  ((ui  suivent  les  plus  forts  du  jour,  par  entralnemeut  plus 
par  raison,  dont  il  importe  d  atteintre  1  opinion  :  il  ne  faut  pas  lai 
derrière  soi  de  malentendus  en  matière  aussi  grave,  en  face  d'ad 
saires  toujours  renaissant  de  leurs  défaites.  11  ne  suffit  pas  que  le  ^ 
soit  bon  ;  il  faut  qu'il  soit  compris  ;  il  faut  qu'il  soit  francliei 
approuvé. 

Fn.  Davbillans 

LA  F IX  DE  LA  MA  F f  LA 

La  cour  d'assises  de  BoIoy:ne,  en  condamnant  à  trente  ans  de  n 
sion  le  député  Pallizzolo,  vient  d'accomplir  un  acte  qui  marquera.  I 
la  première  fois  la  jiistice  italienne  a  eu  assez  de  courajfc  pour  fra 
une  des  associations  secrètes  qui  depuis  tant  d'années  exploitent  et 
rorisent  le  midi  de  la  Péninsule. 

Sous  tous  les  régim«»s  (jui  se  sont  succédé  depuis  le  début  du  si 
la  Maffia  a  été  souveraine  maîtresse  de  Naples  à  Palerme,  mais  pari 
lièrement  en  Sicile.  Il  n'est  peut-être  j)as  d'autre  exemple  d'une  cal 
dune  coterie  qui  ait  su  si  lon<^temps  sauvegarder  sa  puissance 
mieux,  son  impunité.  Voulait-on  être  député,  syndic,  conseiller  mui 
pal?  Il  fallait  y  adhérer.  Hriguait-on  un  poste  quelconque  depuis  < 
de  préfet  jusqu'à  celui  de  cantonnier?  Elle  seule  en  disposait.  Elle  | 
vait  encore  soustraire  ses  aftidés  à  la  prison  ou  à  la  faillite,  leur  proc 
des  concours  ofliciels,  (ui  les  subventions  des  banques,  leur  assurer 
remises  d'impôts  ou  des  décorations  multipliées.  Par  contre,  si 
avait  le  malheur  de  lui  déplaire,  si  Ton  passait  pour  un  de  ses  ad 
saires,  on  risquait  fort.  KUe  s'attacjuait  à  la  fortune,  à  la  réputal 
lorsqu'elle  ne  touchait  point  à  la  vie.  Depuis  cinquante  ans  le  non 
des  crimes  qu'elle  a  couverts  ou  ordonnés  et  qu'on  n'a  pas  osé  déf 
aux  assises  est  effroyable.  Bref  elle  constituait  un  gouvernement  su 
posé  au  gouvernement  légal,  mais  qui  l'emportait  de  beaucoup  sur 
et  en  stabilité  et  en  prestige. 

(le  (jui  peut  paraître  étrange,  c'est  que  les  pouvoirs  publics  de  TIl 
uniliée  aient  toléré  pareil  défi  aux  lois  et  pareil  outrage  à  leurs  pro] 
prérogatives.  Que  la  Mailla,  comme  la  C'.amorra  Napolitaine,  ait  véc 
prospéré  sous  les  Bourbons,  alors  que  tout  croulait,  rien  de  plus  n 
rel.  Les  syndicats  de  malhonnêtes  gens  triomphent  aisément  dans 
époques  de  troubles  et  de  décadence,  comme  l'attestent  les  exemple 
la  Rome  Impériale  et  de  l'Kspagne  contemporaine.  Mais  une  foi 
nationalité  italienne  constituée  par  une  sorte  d'(*[Tort  général,  les  a 
ciations  secrètes  eussent  diï  disparaître  ou  périr. 

La  mansuétude  que  certains  cabinets  leur  ont  montrée  est  un  cur 
indice  de  l'état  d'esprit  (jui  n'a  cessé  de  régner  dans  la  Péninsule 
dépit  de  tous  les  cliangements  survenus.  11  n'est  pas  de  pays  < 
passé  ait  jeté  des  racines  si  puissantes,  où,  sous  les  changements 
surface,  la  structure  interne  surgisse  plus  invariable.  VA  puis  le  ré 


NOTES    POLITIQUES   ET   SOdALES  6^5 

nalisme  continue  et  continuera  encore  à  régner,  à  exercer  ses  méfaits, 
son  influence  déprimante  chez  nos  voisins.  Lorsqu'un  gouvernement  se 
constituait,  il  était  nécessaire  d\v  faire  entrer  à  coté  des  hommes  du 
Nord  un  nombre  llxe  d'originaires  du  Midi  ;  ceux-ci  dépendant  géné- 
ralement de  laCamorra  ou  de  la  Maffia,  ils  prenaient  soin  de  ne  pas  sévir 
ou  d'arrêter  l'action  de  leurs  collègues  piémontais  ou  toscans.  Enfin,  il 
s'est  trouvé  des  présidents  du  Conseil,  M.  Crispi,  entre  au  1res,  pour 
servir  les  Maffiosi  en  s'en  servant  et  pour  les  convertir,  j)ar  l'atlribution 
aveugle  des  faveurs,  en  auxiliaires  salariés  du  pouvoir. 

Si  le  député  Pallizzolo  a  été  condamné,  si  la  Camorra  de  Naples  a  élé 
chassée  de  la  municipalité,  il  y  a  six  mois,  à  la  suite  d'une  enquête 
retentissante  du  sénateur  Saredo,  c'est  que  les  mœurs  publiques  de  la 
Péninsule  ont  accompli  un  trcs  notable  progrès.  Le  cabinet  actuel  n'est 
pas  exclusivement  composé  de  secrétaires  d'État  intègres,  au  passé  pur 
de  toute  compromission,  niais  il  ne  vit  que  de  Tappui  de  Textrême- 
gauclie  :  républicains  et  socialistes  ne  le  soutiennent  qu'à  la  condition 
qu'il  maintiendra  la  liberté  et  qu'il  rompra  avec  certains  errements. 
L'honneur  d'avoir  entamé  et  mené  les  poursuites  contre  les  Maffiosi  et 
contre  leur  principal  chef,  inculpé  de  deux  crimes  abominables,  ne 
revient  ni  à  M.  Zanardelli,  ni  à  M.  Giolitli  :  il  appartient  à  la  démocra- 
tie d'au  delà  des  Alpes.  Klle  a  compris  qu'il  convenait  avant  tout  d'as- 
sainir moralement  le  pays  en  éliminant  les  puissances  délétères  qui 
avaient  réussi  par  des  années  de  complaisances,  à  s'y  enraciner.  Et 
voilà  pourquoi  Pallizzolo  a  été  interné. 

Son  procès  à  lui  seul  est  un  véritable  roman.  Il  a  duré  des  mois;  à 
aucune  époque  on  ne  vit  accusé  multiplier  à  ce  point  les  faux-fuyants, 
les  rélicences,  les  artifices  de  procédure.  J^orsqu'il  était  trop 
pressé  par  des  dépositions  gênantes,  il  menaçait  les  témoins  et 
ceux-ci  devant  lesquels  il  évoquait  son  formidable  passé,  demeuraient 
intimidés.  D'aucuns  avaient  prétendu  que  l'omnipotent  député  sortirait 
indemne  des  assises  et  qu'on  lui  ferait  un  triomphe.  Ceux-là  se  sont 
trompés,  bien  qu'ils  connussent  parfois  à  fond  le  tempérament  italien. 

L'Italie  affranchie  des  sociétés  secrètes,  l'Italie  maîtresse  d'elle-même, 
l'Italie  sans  Maffia  ni  Camorra  n'a  plus  rien  de  commun  avec  l'Italie  de 
Crispi  et  de  llumbert.  Elle  ne  se  reconnaîtra  point  ;  elle  sera  hésitante 
comme  une  nation  qui  rompt  avec  une  traditi(m  séculaire.  Mais  après 
tout,  elle  vient  d'accomplir  dans  l'ombre,  sans  bruit, une  tâche  glorieuse 
qui  le  dispule  en  valeur  à  celle  de  sa  reconstitution  nationale.  L'asser- 
tion semblera  peut-être  excessive  ;  elle  n'est  cependant  que  l'expression 
d'une  vérité. 

Paul  Louis 

GESTES 

Les  Pauvres  des  Gares.  —  Sans  que  toutes  les  gares  affectent, 
comme  celle  de  Bruges,  la  forme  d'une  église,  il  semble  qut*  le  princi- 
pal usage  de  ces  monuments  soit  l'exercice  de  la  charité  :  en  un  mol, 
dans  toutes  sont  disposés  des  troncs  pour  les  pauvres.  Avec  une  mode- 


6Vi 


LA    REVUE    BLANC 


ration  loualjle  dans  une  mendicité  organisée  et,  si  nous  osons  d 
éhonlée,  des  inscriptions  surmontant  les  réceptacles  protestent  i 
toute  aumône  supérieure  à  dix  centimes  sera  refusée  :  un  palriotis 
incorrupliblo,  joint  à  la  plus  exquise  délicatesse  envers  la  bourse 
l'étranger,  affirme  en  outn*  qu'on  Ji'acceptera  point  le  billon  d'au  i] 
des  frontières.  Il  est  vrai  que  c'est  un  [irétextc  à  une  cupidité  oui 
cuidanlo  —  telle  qu'elle  subsiste  chez  certains  gueux,  môlée  de  l 
soit  pou  du  délire  des  grandeurs  à  mépriser  toutes  sommes  moind 
que  le  décime. 

Les  troncs  établis  dans  les  églises  promettent  d'ordinaire  eertaii 
grâces  aux  donateurs  :  parfois  ces  grî\ees  sont  garanties  au  prorata 
Toffrande;  le  plus  souvent  elles  consistent  eu  certaines  jouissances  u 
formes,  dites  i>aradisia(jues,  à  valoir  après  la  mort  du  créditeur. 

Les  troncs  érigés  dans  les  gares  —  encore  que  des  appareils  spéci£ 
y  puissent  rapprocher  le  terme  des  joies  posthumes —  s'en^^agen 
fournir  des  délices  plus  immédiates  aux  personnes  généreuses  :  divi 
ses  dijuceurs,  sous  les  espèces  de  sucreries  ou  de  chocolat.  L'appât 
ces  friandises  jiroduit  un  sûr  résultat  :  faire  aflluer  l'aumône.  Mais 
casuistiijue  de  la  Compagnie  —  non  point  celle  de  Jésus  et  d'Igna- 
mais  celle,  moins  doucereuse  et  plus  violemment  agressive,  colle  con 
qui  rinlérèt  public  réclame  un  Pascal,  celle  en  un  mot  dont  les  vo 
impéiuHrables,  sont  de  fer  —  la  casuistique  de  la  Compagnie  syllog 
queraumôiie  ainsi  faite  dans  l'intention  première  de  s'assurer  des  pb 
sirs  de  bouche,  n'est  point  agréable  au  Seigneur  de  la  Gare.  Kn  ce 
séifuenee,  elle  a  sévèrement  proscrit  de  l'intérieur  des  appareils  à  d 
tribuer  les  griues,  toutes  douceurs  terrestres  et  coniites,  et  par 
avis,  peu  visiblr,  averti  les  concupiscences  inassouvies  qu'elles  peuv( 
adresser  leurs  [>rières,  r»''clamations  et  oraisons  au  Seigneur  de  la  Ga 
Mais  peu  d'Ames  ont  cette  hardiesse. 

Que  si  quelques  subversifs  tenter  de  se  révolter,  un  ordre  retentit, 
qu'en  répercutera  la  vallée  du  jugmient  dernier:  «  En  voiture  !  >?  Aus 
tôt  des  employais  efunparables  aux  agents  des  brigades  centrales,  ou 
(juelques  d»  inoris,  [jourchassent  les  pécheurs,  préalablement  parqi 
dans  un  étroit  espace,  et  les  loroMit  à  se  réfugier  dans  des  eellu 
closes  einiobiles,  oi'i  ils  Ks  iMHiclrnt.  Lesdites  cellules  sont  emporta 
in<*ontiiu;nt  vers  des  destinât itnis  iiii-iuinues  au  milieu  de  feu  et 
funu^M'. 

Après  (pu)i,  les  <i(''eimes  du  ilislriliuleiir  automatique  sont  distribi 
aulomaliqiieuieiit  enin*  les  mains  des  employ^'S  nécessiteux. 

Appendice  à  rAppcitdirc.  --  ïji  Fronde  nous  demande,  au  sujet 
nos  propos  sur  l'apprudiee  (riidouard  \'ll  et  étant  donné  d'après  i 
conelusioiis  qu'un  r(»i  sans  appendice  nest  plus  un  roi  —  si  on  ne 
pas  h'  lui  remet  lu*.  Nous  pronosliijuerons  avec  certitude  que  non,  p< 
une  rais(Mi  :  les  m«Mh'ciiis,  coiunn^  ou  sait,  acquièrent  de  par  l 
dijilômi'  un  droit  de  fiiuille  dans  le  corps  humain  assez  semblabl 
celui  des  cliill'omiicrs  ou  di's  raniasseurs  do  bois  mort  :  ils  pt»uv 
extiii»or  \inntih\  Mais  il  y  a  une  p^tilcdillérencc  importante  :  ils  jug 


gestp:s  ^»37 

eux-meme  de  Tinutile...  Voici  donc  la  définition  exacte  de  Tappendi- 
citc  :  c'est  une  maladie  qui  se  déclare  quand  des  médecins  ont  réséqué 
avec  rapacité  et  emporté  Tappendicc  vermiculaire  du  CiPcum  d'une  per- 
sonne et  n'ont  aucun  désir  de  le  lui  restituer.  Or  un  appendice  royal  est 
une  pièce  anatomique  curieuse  à  conserver. 

Alfred  Jarrv 

LES  LIVRES 

Jean-Louis  Talon  :  La  Marquesita,  roman  de  mœurs  espagnoles 
(in-i8  de  p.  SiOà  3  fr.  "io.  Editions  de  Im  rétine  blanc/te).  — On  dis- 
cutera pour  savoir  si  TEspagne  de  M.  Talon  est  vraie  ou  fausse.  Ques- 
tion parfaitement  oiseuse  :  Il  y  a  une  Espagne  flamenco  ;  il  y  a  un  peu 
de  flamenco  au  cœur  de  tout  bon  Espagnol  ;  et  c'est  cela  seulement  que 
M.  Talon  a  voulu  peindre,  parce  que  cela  seul  répondait  aux  exigences 
de  son  talent.  A  cette  heure  s'élabore  un  néo- réalisme  français  que 
j'aurai  l'occasion  de  déGnir.  M.  Rebell  en  représente  un  aspect.  Ennemi 
déclaré  des  Concourt  et  de  Flaubert,  il  veut  un  roman  qui  soit  tout 
passion  et  tout  aation,  action  infatiguable  et  passion  effrénée,  un  roman 
où  Tinslinct  soit  maître,  où  le  désir  se  joue  des  conventions  sociales,  où 
la  volupté  se  fouette,  et  saffole,  et  s'exalte  jusqu'à  la  mort.  C'est  aussi 
la  tendance  de  M.  Delacour:  et  c'est  celle  de  M.  Talon.  Les  person- 
nages de  la  Marquesita  ont  dans  les  veines  le  même  sang  de  luxure  et 
de  crime  que  ceux  de  la  Nichina.  On  aimera  comme  de  beaux  monstres 
ce  Bocanegra,  perfide  par  amour,  cette  petite  marquise  émancipée,  et 
surtout  cette  Peinadora  qui  va  mourant  d'une  vengeance  déçue. 

Francisco  dk  Qukvedo  :  Don  Pablo  de  Segovie  (El  Gran  Ta- 
cano),  roman  traduit  par  J.-II.  Rosny  (in-i8  de  p.  3oo  à  3  fr.  5o. 
Editions  de  La  résine  blanche] .  —  Comment  ose-t-on  déplorer  l'invasion 
des  lettres  étrangères  ?  Sans  bien  connaître  encore  l'Allemagne  et  l'An- 
gleterre, nous  avons  oublié  l'Espagne  et  l'Italie  ;  et,  tandis  que  les 
Français  du  xviii*  siècle  pouvaient  lire  \ Historia  y  s^ida  delgran  Tacano 
o  dcl  Bitscon^  en  trois  adaptations  difTérenles  (la  dernière,  par  Rétif  de 
la  Bretonne),  voici  seulement  que  les  frères  Rosny  nous  en  donnent 
une  traduction  moderne,  sans  adoucissements,  sans  timidités,  précise 
et  truculente  à  souhait.  Ce  Quevedo,  que  l'admiration  des  Espagnols 
place  à  côté  de  Cervantes,  combien  de  nous  ne  le  connaissaient  que  par 
le  portrait  de  Murillo  qui  se  trouve  au  Louvre  ;  tôte  au  nez  fortement 
busqué,  regards  perçants  sous  d'énormes  lunettes,  l'air  d'un  hibou  en 
belle  humeur!  Même  à  présent,  nous  ne  le  connaîtrons  qu'à  demi.  Nous 
ne  possédons  point  ses  Songes  humoristiques,  ses  pièces  de  théâtre,  ses 
poèmes,  ses  satires;  et  rien  n'a  passé  dans  son  roman  de  cette  fougue 
téméraire,  de  ces  indignations  passionnées  que  nous  révèle  sa  biogra- 
phie. Tout  jeune,  on  sait  qu'il  fut  banni  pour  avoir  tué  en  duel  un  cava- 
lier qui  maltraitait  une  inconnue  dans  une  église.  A  soixante  ans, 
entouré  d'ennemis,  guetté  par  cet  ignoble  inquisiteur  Aliaga,  qui  fut 


/ 


G'iS 


LA   REVUE    BLAN 


aussi  le  plagiaire  et  l'insulteur  de  Cervantes,  il  écrit  un  pamphlet  co 
le  comte  duc  Olivarès.  Une  femme  de  la  cour  tient  son  secret,  et  pa 
prétend  l'asservir  :  «  Allez,  réplique-t-il,  parlez  tant  qu'il  vous  pla 
Vous  me  demandez  licence,  je  vous  la  donne  pleine  et   entière.  A 

gagneriez  plus  à  être  moins  p ,  seiioro  mia.  »  Jeté  en  prison,  ( 

vil  d'aumônes,  où  nul  chirurgien  ne  vient  panser  ses  plaies,  il  est  r 
heureux  comme  Cervantes,  aussi  fier,  et  moins  résigné. 

Pablo  de  Segovie  n'est  pas  le  prototype  du  roman  picaresque.  T 
(juarts  de  siècle  auparavant.  Lazarillo  de  Tormes  retraçait  déj 
tableau  de  IKspagne  pouilleuse,  et  l'ironique  philosophie  des  gm 
De  cette  souche  devaient  naître  les  Guzman  de  Alfarache,  les  Alo 
les  Maroos,  les  Gil  Blas.  A  ces  longs  récits  on  peut  préférer  la  nou\ 
où  Cervantes  met  en  scène  les  deux  jeunes  voleurs  Rinconete  et  Co 
dillo.  Quevedo  ne  traite  donc  point  un  sujet  neuf;  il  s'invente  peu  d' 
sodés  :  les  parents  de  Pablo  semblent  copiés  sur  ceux  de  Lazarilh 
ses  aventures,  tours  pendables  ou  farces  scatologiques,  sont  sans  d( 
prises  au  répertoire  courant  des  coupeurs  de  bourse  et  de  muleti 
Quevedo  se  soucie  peu  d'observation  morale  :  Son  Pablo  nVnoncc 
ingénument,  comme  faisait  Lazarillo,  les  proverbes  et  les  maxin 
cyniques,  ou  tient  toute  la  sagesse  des  vagabonds  ;  il  n'égratigrne  p 
de  sa  malice,  à  la  façon  de  Gil  Blas,  les  sots  vaniteux  qu'il  expie 
j)aysans,  bourgeois,  gens  de  robe,  gens  d'église  et  gens  de  Cour.  I 
peint  que  ses  pareils,  chevaliers  d'industrie,  bélîtres  et  truands.  îl 
né  parmi  eux.  ne  fréquente  qu'eux,  et  les  imite  sans  autre  raison  qu 
proverbe  :  «  lùaz  como  ancres.  Fais  comme  tu  verras.  »  Où  donc  es 
mérite  singulier  de  Pablo  de  Sego^ne  ?  Il  est  dans  a  langue,  dont  \ 
cellente  traduction  laisse  voir  la  richesse  et  la  vigueur.  Il  est  suri 
dans  le  relief  outrancier  de  la  description,  —  je  dis  le  relief,  et  no: 
couleur;  car  elle  n'est  pas  colorée.  C'est  un  dessin  en  blanc  et  noir, 
les  noirs  dominent  ;  une  eau  forte  fouillée  et  cruelle,  mi-Callot  et 
Goya.  Quevedo  insiste  sur  chaque  thème  grotesque,  le  creuse,  le  r 
plausible  à  force  d"absu»'dité.  A  la  fin,  il  nous  semble  naturel  que 
gens  glissent  leurs  engelures  sous  la  porte  du  ladre  Cabra  «  pour 
le  mal  meure  de  faim  »  ou  qu'un  gentilhomme  s'habille  de  deux  m 
choirs  et  d'un  col.  Entre  cette  Espagne,  caricaturale  et  violente,  et  V 
pagne  de  Lesage,  il  y  a  autant  de  distance  qu'entre  les  Arabes  de  C 
land  et  ceux  du  docteur  Mardrus. 


'f 


Michel  Arnacld 


Le  Gérant'.  P.  Deschamps. 


Pari».  —  Imprimerie  C.  LAMY,  121,  bd.  de  La  Chapelle.  15235 


MAI,  JUIN,  JUILLET,  AOUT  lUOi. 

Table 

du    tome    XXVIII 


A .  :  Les  livres 238 

Ouillaume  Apollinaire  :  Le  Pcrgamon  à  Berlin 146 

—  Le  Passant  de  Prague 201 

A.  N.  Apoukhtine  :  Le  Journal  de  Pavlik  Dolsky 39,  121 

Michel  Arnauld  :  Les  Livres. 75,  155,  226,  39'i,  469,  553,  r,37 

—  La  dernière  Etape  de  M,  Bourget 288 

Julien  Benda  :  A  propos  de  l'Affaire  Krosigk 139 

—                A  propos  de  Pelléas  et  Mélisande 391 

Dr  Ch.  Binet-Sanglé  :  Les  Cures  miraculeuses  de  Jésus 241,  360 

O.  BOS  :  L  *  Exposition  de  la  Sécession  à  Berlin 462 

Richard  Cantinelli  :  Le  Culte  de  la  veine 56 

Fernand  Caussy  :  Les  nouvelles  salles  de  Versailles 312 

Romain  CoolUS  :  Points  de  vue 533 

Edmond  Cousturier  :  Expositions  d'œuvrcs  de  Paul  Signac 213 

—                        Les  Livres 475 

Henri    Dagan  :    Conséquences  du  travail  féminin 602 

Fr.  Daveillans  :  Notes  politiques  et  sociales 133,  210,  456,  632 

Lucie  Delarue-Mardrus  :  Les  Livres 398 

—  Essai  sur  V Immoraliste  413 

Robert  Dreyfus  :  Autour  d'une  vie 329 

Q.  DuboiS-DesauUe  :  l'Entreprise  de  la  démolition  de  la  Bastille,,  401 

—  Madeleine  Roch 552 

—  Les  Congrégations  et  la  Révolution 5r>l 

Isabelle  Eberhardt  :  Heures  de  Tunis 382 

Félicien  Fagus  :  Gazette  d'art  : 

Berthe  Morizot 146 

Bonnard,     Denis,     Maillol,     Roussel,     Vallotton, 

ruillard 215 

Exposition  Toulouse-Lautrec 217 

Arbres  nains  du  Japon 462 

Maillol 550 

—  Les  Livres 79,  318,  399,  477,  557 

Pascal  Forthuny  :  Exposition  des  Beaux- Arts  de  Carlsruhe 218 

Paul-LiOUis  Garnier  :  Les  Livres 473,  557 

Henri  Ghéon  :  Le  Consolateur,  roman 481,  578 

Ch .   Henry    Hirsch  :    Trois  poèmes 599 

Alfred  Jarry  :  Gestes  : 

Le  Prolongement  du  chemin  de  fer  de  Ceinture 70 

Les  Mœurs  des  noyés 147 

La  vérité  sur  Vafjaire  Humbert-Crawford 219 

Communication  d'un  militaire 220