Skip to main content

Full text of "Revue d'Alsace"

See other formats


This  is  a  digital  copy  of  a  book  that  was  preserved  for  générations  on  library  shelves  before  it  was  carefully  scanned  by  Google  as  part  of  a  project 
to  make  the  world's  books  discoverable  online. 

It  bas  survived  long  enough  for  the  copyright  to  expire  and  the  book  to  enter  the  public  domain.  A  public  domain  book  is  one  that  was  never  subject 
to  copyright  or  whose  légal  copyright  term  has  expired.  Whether  a  book  is  in  the  public  domain  may  vary  country  to  country.  Public  domain  books 
are  our  gateways  to  the  past,  representing  a  wealth  of  history,  culture  and  knowledge  that 's  often  difficult  to  discover. 

Marks,  notations  and  other  marginalia  présent  in  the  original  volume  will  appear  in  this  file  -  a  reminder  of  this  book' s  long  journey  from  the 
publisher  to  a  library  and  finally  to  y  ou. 

Usage  guidelines 

Google  is  proud  to  partner  with  libraries  to  digitize  public  domain  materials  and  make  them  widely  accessible.  Public  domain  books  belong  to  the 
public  and  we  are  merely  their  custodians.  Nevertheless,  this  work  is  expensive,  so  in  order  to  keep  providing  this  resource,  we  hâve  taken  steps  to 
prevent  abuse  by  commercial  parties,  including  placing  technical  restrictions  on  automated  querying. 

We  also  ask  that  y  ou: 

+  Make  non-commercial  use  of  the  files  We  designed  Google  Book  Search  for  use  by  individuals,  and  we  request  that  you  use  thèse  files  for 
Personal,  non-commercial  purposes. 

+  Refrain  from  automated  querying  Do  not  send  automated  queries  of  any  sort  to  Google's  System:  If  you  are  conducting  research  on  machine 
translation,  optical  character  récognition  or  other  areas  where  access  to  a  large  amount  of  text  is  helpful,  please  contact  us.  We  encourage  the 
use  of  public  domain  materials  for  thèse  purposes  and  may  be  able  to  help. 

+  Maintain  attribution  The  Google  "watermark"  you  see  on  each  file  is  essential  for  informing  people  about  this  project  and  helping  them  find 
additional  materials  through  Google  Book  Search.  Please  do  not  remove  it. 

+  Keep  it  légal  Whatever  your  use,  remember  that  you  are  responsible  for  ensuring  that  what  you  are  doing  is  légal.  Do  not  assume  that  just 
because  we  believe  a  book  is  in  the  public  domain  for  users  in  the  United  States,  that  the  work  is  also  in  the  public  domain  for  users  in  other 
countries.  Whether  a  book  is  still  in  copyright  varies  from  country  to  country,  and  we  can't  offer  guidance  on  whether  any  spécifie  use  of 
any  spécifie  book  is  allowed.  Please  do  not  assume  that  a  book's  appearance  in  Google  Book  Search  means  it  can  be  used  in  any  manner 
any  where  in  the  world.  Copyright  infringement  liability  can  be  quite  severe. 

About  Google  Book  Search 

Google's  mission  is  to  organize  the  world's  information  and  to  make  it  universally  accessible  and  useful.  Google  Book  Search  helps  readers 
discover  the  world's  books  while  helping  authors  and  publishers  reach  new  audiences.  You  can  search  through  the  full  text  of  this  book  on  the  web 

at  http  :  //books  .  google  .  com/| 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC 


/(V^/ 


\ 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC 


REVUE  D'ALSACE. 


Digitized  by  VjOOQIC 


COLUAR ,  Imprimerie  et  Lithographie  de  Camille  Dbgkbr. 


Digitized  by  VjOOQIC 


REVUE  D'ALSACE. 


DEUXIÈME  SÉRIE. 

DEUXIÈME  ANNÉE. 


COLUIAR, 

AU  BUREAU,  RUE  DES  MARCHANDS,  N»  8, 

1861. 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC 


WA-»-«<>-vw«>.a 


L'ANCIENNE  ALSACE 

A  TABLE. 


SEPTIËIE  PARTIE.  (^) 


Digression.  —  Un  problème  économique.  -—  Ecots  anciens.  —  Dépenses  collec- 
TiYES.  —  Prix  du  froment  du  xiii«  au  m«  siècle.  —  Taxe  de  la  viande.  — 
Valeur  du  yin.  —  Prix  anciens  de  diverses  denrées  alimentaires.  —  Les 

HEURES  DE  REPAS.  —  ReTO'JR  SÉRIAIRE  DES  METS.  —  Le  DESSERT.  —  La  PATIS- 
SERIE. —  C'EST  UNE  CRÉATION  DE  LA  FEMME.  —  PREMIÈRE  DIVISION.  —  GROUPE 
FOURNI  PAR  GEILER.  —  NOMENCLATURE  DE  BUCHINGER.    —   PARTICULARITÉS  MUL- 

housiennes.  —  continuation  de  l'inventaire.  —  les  tartes  et  les  tourtes. 
—  Importance  féodale  de  la  tarte  a  la  crème.  —  Les  beignets.  —  Frian- 
dises HORS  classe.  —  Les  confitures.  —  Les  dragées.  —  Les  devises.  —  La 

PATISSERIE  montée.    —   Le  PAIN.  —  SA  DIGNITÉ.  —  LÉGENDE  DU  MAUVAIS  RICHE 

DE  Détailler.  —  Réputation  du  pain  d'Alsace.  —  Les  gâteaux  du  domaine 

DE  LA  boulangerie.  —  LeS  PAINS  O'ÉPICE.  —  LES  BRESTELLES. 


Nos  pères  vivaient-ils  à  meilleur  marché  qae  nous  ?  Voilà  une 
question  fort  intéressante  et  très-sérieuse ,  et  dont  Texamen  pourrait 
bien  expliquer  la  puissance  ancienne  des  appétits  sensuels ,  et  surtout 
l'empressement  généreux  et  soutenu  qu'on  apportait  à  les  satisfaire 
largement.  Lorsque  l'abondance  des  denrées  alimentaires  est  en  dis^ 
proportion  avec  les  besoins  de  la  consommation ,  et  que  la  modicité  de 
leurs  prix  établit  un  écart  considérable  entre  leur  valeur  d'utilité  et  la 
valeur  conventionnelle  de  l'argent .  la  vie  matérielle  est  facile  et  éco- 


(*)  Voir  les  livraisons  de  juin  et  juillet  1833,  page  241 ,  de  février  et  septembre 
1859,  pag.  49  et  385,  et  de  janvier,  mars  et  novembre  1860,  pag.  5, 107  et48i. 


Digitized  by  VjOOQIC 


6  REVUE  D*àLSAGE. 

nomique  ;  quand ,  au  contraire ,  la  production  alimentaire  ne  se  dé- 
veloppe pas  paratèllement  à  raccroissement  de  la  densité  de  popula- 
tion ,  et  que  la  valeur  des  comestibles  se  place  dans  un  rapport 
exagéré  avec  Timportance  des  signes  monétaires,  les  nécessités  de  la 
vie  domestique  sont  difficiles  à  satisfaire  et  coûteuses.  Je  crois  que 
dans  rétat  actuel  de  notre  société,  nous  souffrons  de  ce  dernier  mal, 
et  qu'anciennement ,  avec  des  variations  que  justifie  la  diversité  des 
époques ,  le  budget  des  familles  était  sensiblement  moins  grevé  que  de 
notre  temps,  pour  la  part  qu'il  fallait  faire  au  besoin  normal  de 
chaque  jour. 

La  chronique  manuscrite  de  Wencker  rapporte  que  lors  du  séjour 
de  l'empereur  Sigismond  à  Strasbourg,  en  4444 ,  on  payait  à  la  table 
impériale  6  pfennings,  et  à  la  table  commune  4  pfennings  seulement. 
La  valeur  de  l'argent  était,  à  cette  époque,  onze  fois  ce  qu'elle  est  de 
nos  jours.  Le  repas  coûtait  donc,  selon  la  table,  66  ou  44  pfennings, 
c'est-à-dire  24  et  46  sous.  —  Il  est  vrai  que  le  chroniqueur  cite  ce 
fait  comme  une  exception  au  cours  ordinaire  des  choses  et  qull  re- 
marque que  cette  année-là  les  vivres  furent  à  un  prix  excessivement 
bas  (}).  En  admettant  que  les  denrées  n'aient  été  qu'à  la  moitié  de 
leur  prix  habituel ,  Técot  ne  serait  encore  qu'à  48  et  à  32  sous  de 
notre  monnaie.  Jamais,  de  nos  jours,  nous  ne  pourrions ,  à  ce  prix , 
nous  asseoir  à  un  banquet  où  siégerait  une  tête  couronnée. 

En  4508,  année  qui  fut  aussi  très-prospère,  une  société  de  440 
personnes  fit  un  festin  à  la  tribu  de  la  Moresse ,  et  l'écot  ne  s'éleva 
pour  chacune  qu'à  8  pfennings  (})  c'est-à-dire  à  46  sous ,  l'argent 
ayant  une  valeur  sextuple  de  celle  d'aujourd'hui. 

Nous  voyons ,  par  une  anecdote  que  raconte  le  Franciscain  Jean 
Paulli  de  Thann ,  que  les  riches  paysans  du  Kochersperg  avaient ,  dès 
le  x\^*  siècle ,  l'habitude  de  se  régaler  à  fond  et  dans  les  meilleures 
auberges,  lorsqu'ils  venaient  à  Strasbourg.  Â  la  tribu  de  la  Lanterne^ 
leur  écot  pour  le  dîner  était  fixé  à  7  pfennings ,  qui  font  48  sous  de 
notre  argent  actuel.  Le  Franciscain  signale  la  présence  du  rôti  et  du 
fromage ,  ce  qui  peut  donner  une  idée  du  confortable  de  ce  repas. 
Paulli  raconte  (^)  qu'un  chanteur-baladin  faisant  sa  quête  aux  tables , 

(')  V^ENCKER,  Chron.  nus.  Bibl.  de  Strasb.  ad  ann.  4444. 

(*)  Saladin  ,  Chron,  mts.  Idem  ann.  4508. 

(')  Paulu  ,  Schimpf  und  Emst,  édo»  de  Marbnrg  48£i6 ,  p.  200. 


Digitiz©d  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  7 

reçut  a  celle  des  paysans  7  pfeoDings  de  chacun  des  convives ,  ceux- 
ci  prenant  le  baladin  pour  le  sommelier  de  l'établissement  et  pensant 
acquitter  leur  écot.  Le  baladin  empocha  l'argent  et  les  paysans  Turent 
obligés  de  payer  une  seconde  fois  quand  Tauthentique  sommelier  de 
la  Lanterne  se  présenta  pour  recevoir  la  dépense. 

En  1492 ,  la  cherté  fut  considérable.  D'après  la  chronique  de  Henri 
Bentz»  le  repas  ordinaire  {Mohl)  se  payait  dans  les  auberges  de 
Strasbourg  7  pfennings»  ce  qui ,  pour  l'époque  ,  équivalait  à  i8  sous 
de  notre  monnaie  ;  le  repas  exclusivement  composé  de  poisson 
{Ftschmohl)  était  plus  cher;  il  coûtait  9  pfennings,  environ  19  sous; 
le  souper  (Oben^Irien)  était  sensiblement  moins  cher  ;  on  le  payait 
environ  6  sous  (i).  Dans  la  même  année,  la  domesticité  de  Maximilien  i«% 
logée  au  Bouc,  sur  le  marché  aux  poissons  ,  se  révolta  contre  Thô- 
tesse  et  fit  un  grand  désordre,  parce  qu'elle  faisait  payer  pour  2  mets 
de  viande  2  pfennings  et  i  pfenning  pour  le  vin  .  environ  8  sous.  — 
L'hôtesse  dénoncée  fut  punie. 

Suivant  le  registre  d'un  bourgeois  de  Strasbourg  on  pouvait  »  en 
1526,  faire  au  poêle  des  taiUeurs  (^) ,  un  bon  repas  composé  de  pain, 
de  vin ,  de  rôti  »  de  salade ,  de  fromage  et  de  fruits  pour  1  schelling, 
c'est-à-dire  pour  environ  20  sous  de  notre  monnaie. 

A  Montbéliard»  le  magistrat  régla,  vers  le  milieu  du  xvp  siècle,  le 
tarif  des  repas  dans  les  auberges,  c  Chacun  qui  y  mange,  dit  une 
c  ordonnance  de  1551 ,  doit  payer  trois  sols  bâlois  et  aura  pour  son 
c  repas  quatre  bons  et  raisonnables  mets,  deux  sortes  de  vin  et  du 
c  fruit  (3).  >  Trois  batzen  bâlois  de  1550  pouvaient  faire  24  sous  de 
notre  monnaie.  C'était  l'âge  d'or  pour  les  voyageurs.  Vers  la  fin  du 
xvi""  siècle,  quand  Montaigne  fit  son  voyage  d'Allemagne  (i580),  il 
trouva  les  prix  un  peu  haussés,  c  Les  hostes ,  dit-il ,  comptent  com- 
c  munément  le  repas  à  4 ,  5  ou  6  baz  pour  table  d'hoste  (^)  ;  >  ce  qui 
revient  à  24 ,  50  et  36  sous  de  notre  temps. 

Le  tarif  des  dépenses  d'hôtellerie  subit  aux  xvii^  et  xviiP  siècle  une 
progression  ascendante  qui  correspondait  à  la  diminution  successive 

C)  Henri  Bentz,  Entisheim,  Chron, ,  mss.  cité  dans  les  Hîtror.  Merkwurdigk. 
iesEUaitUf  p.  164. 
(*)  Idem ,  p.  167. 

c;  DuvERMOT ,  Ephémér.  de  Monthéliavd ,  p.  300. 
{*)  Journal  du  voyage  de  Montaigne ,  i  »  p.  72. 


Digitized  by  VjOOQIC  


8  REVU£  D'ALSACE. 

de  la  valeur  de  l'argent.  Ainsi ,  j'ai  sous  les  yeux  le  règlement  des 
dépenses  de  table  des  bôtelleries  de  Colmar  en  4789,  signé  du  syndic 
GhauSbur.  La  table  d'hôte  était  à  56  sols  aux  Six  Montagnes  noires, 
aux  Trois  Rois,  à  la  Pomme  d'or,  à  la  Poste,  au  Bœuf,  h  V Arbre 
vert ,  au  Roi  de- Pologne ,  au  Canon  d'or  ;  elle  n'était  que  de  50  sols 
aux  Deux*  Clefs,  à  VAnge ,  à  la  Couronne,  à  la  Fleur ,  au  Cheval  blanc, 
h  la  Ville  de  Strasbourg ,  au  Soleil ,  au  Saint*  Christophe  »  à  la  Ville  de 
Belfort;  et  de  20  sous  à  l'Aigle  et  à  la  Fleur  de  lis;  arcades  ambo,  — 
Dans  chaque  auberge ,  il  y  avait  »  en  outre ,  une  seconde  table  où  l'on 
payait  un  peu  moins. 

En  regard  de  ces  éléments  d'appréciation  des  conditions  écono- 
miques de  la  vie  d'autrefois ,  il  faut  replacer  quelques  indications 
d'ensemble  que  j'ai  disséminées  dans  le  cours  de  mon  travail ,  et  qui 
concourent  à  démontrer  que  les  dépenses  alimentaires  pèsent  plus 
lourdement  sur  les  générations  actuelles  que  sur  celles  des  temps 
passés.  L'on  se  rappelle  que  dans  un  séjour  que  Turenne  flt  à  Saverne, 
en  1645»  avec  une  suite  de  quinze  hommes,  il  ne  dépensa,  en  quatre 
jours,  que  67  liv.  17  sols  et  quatre  deniers ,  moins  de  200  fr.  de  notre 
monnaie.  —  Le  fesiin  de  bienvenue  donné  par  la  ville  de  Montbéliard 
au  comte  Henri  de  Wurtemberg ,  en  1478 ,  ne  coûta  que  8  floriùs  et 
8  gros  blancs,  qui  représentent  environ  180  fr.  d'aujourd'hui.  —  Les 
frais  de  réception  et  d'entretien  des  députés  suisses  à  Mulhouse  ,  en 
1515,  pendant  quatre  jours,  ne  s'élevèrent  qu'à  55  florins ,  ce  qui 
équivaut  à  540  fr.  environ.—  Un  banquet  de  22  couverts ,  donné  par  la 
ville  de  Schlestadt  à  l'unterlandvogt  Frédéric  de  Fûrstenberg  enl594 , 
n'occasionna  qu'une  dépense  de  55  liv.  6  sols  et  8  deniers ,  à  peu  près 
140  fr.  —  Lorsque  les  commissaires  de  l'archiduc  d'Autriche  assis- 
tèrent, en  1611 ,  à  la  tenue  des  états  d'Ensisheim,  ils  logèrent  à 
l'hôtellerie  de  la  Couronne,  Ils  y  séjournèrent  22  jours ,  du  24  août 
au  14  septembre;  combien  étaient-ils  ?  on  ne  le  dit  pas.  Leur  compte 
s'éleva  ù  589  florins  et  11  baiz,  environ  5700  fr.  (<);  ce  chiffre  a  déjà 
une  certaine  gravité  ;  il  est  comme  un  présage  des  progrès  modernes; 
mais  l'on  voudra  bien  remarquer  qu'il  s'agissait  d'entretenir  des  Au- 
trichiens, circonstance  qui  a  toujours  passé  pour  aggravante  partout. 
Il  est  plus  consolant  de  voir  que  la  libérale  maison  de  Ribeaupierre 
pourvoyait  à  sa  dépense  de  bouche  pendant  toute  une  année ,  au 

{*)  Archives  dép.  du  Haut-Rbio.  Fonds  d'Ensisheim.  Gôm)>tes. 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  9 

milieu  du  xi^n«  siècle ,  avec  la  modeste  somme  de  6648  florins  qui  ne 
dépassent  guère  40,000  fr.  de  notre  argent.  Un  siècle  et  demi  plus 
tard  ,'en  4798 ,  la  ville  de  Mulhouse  dépensait  le  double  pour  les  fêtes 
de  sa  réunion  à  la  France.  La  civilisation  avait  vivement  marché. 

Il  n'entre  pas  dans  mon  dessein  d'exposer  une  statistique  complète 
de  l'économie  domestique  des  anciens  temps.  Je  me  borne  à  quelques 
aperçus  suflSsants  pour  démontrer  qu'il  existait  autrefois  un  rapport 
plus  facile  et  plus  doux  entre  les  ressources  générales  de  l'individu 
et  la  part  que  les  nécessités  de  la  vie  prélevaient  sur  elles  ;  je  veux 
montrer  que  le  prix  des  objets  de  consommation  était  plus  naturelle- 
ment  et  plus  avantageusement  qu'il  ne  l'est  de  nos  jours  proportionné 
à  la  valeur  relative  du  numéraire.  Je  n'en  tire  aucune  conclusion  po- 
litique ou  sociale  défavorable  à  notre  époque ,  laissant  aux  philosophes 
et  aux  économistes  le  soin  d'expliquer  la  situation  par  les  raisons 
qu'ils  jugeront  le  plus  propres  à  nous  en  consoler.  C'est  pour  aider  à 
les  mettre  en  état  de  nous  rendre  cô  service  que  je  me  permettrai  de 
leur  soumettre  le  prix  auquel  se  vendaient  quelques  denrées  alimen- 
taires dans  les  anciens  temps  »  en  Alsace. 

Il  est  bien  difficile,  pour  les  époques  reculées»  d'assigner  au  prix 
du  froment  une  moyenne  calculée  sur  une  période  qui  permettrait 
d'émettre  une  conclusion.  Les  prix  relevés  dans  les  anciennes  chro- 
niques ne  le  sont  que  très-irrégulièrement  et  à  de  trop  longues 
distances,  et  ces  prix,  en  général^  ne  se  rapportent  qu'à  des 
années  où  le  froment  était  ou  très-cher  ou  à  très-bon  marché.  Nous 
connaissons  le  prix  du  blé  pour  huit*  années  du  wvl^  siècle, 
à  partir  de  4255.  Sa  valeur,  sur  le  pied  du  rézal^  a  varié  de 
4  schilling»  4  pfennings  (4278)  à  44  schillings,  (4294),  écart  énorme 
qui  sépare ,  sans  doute ,  l'année  la  plus  prospère  de  l'année  la  plus 
calamiteuse.  En  admettant  que  la  valeur  de  l'argent  ait  été  au  xni* 
siècle  quatorze  fois  plus  élevée  qu'elle  ne  Test  aujourd'hui ,  le  prix 
da  blé  en  4278  aurait  répondu  à  3  fr.  80  c.  et  en  4294  à  39  fr.  20  c. , 
disproportion  que  nous  voyons  aussi  entre  l'année  4764 ,  où  l'hecto- 
litre était  à  8  fr.  75,  et  l'année  4817  où  il  monta  à  96  fr.  —  Au  xiV" 
siècle,  nous  avons  le  prix  de  huit  années  seulement;  il  varie  entre  3 
schillings  (4373)  et  45  schillings  (4316).  —Au  xv«  siècle  il  varie  entre 
n  (4436)  et  48  (4438)  ;  de  4478  à  4482  il  monta  à  2  florins;  c'étaient 
cinq  années  de  cherté  ;  en  4437  et  4438 ,  il  coûta  à  Colmar  et  à  Bâle 
3  florins.  —  Pour  vingt-trois  années  du  xvi*  siècle,  il  flotte  entre  2 


Digitized  by  VjOOQIC 


iO  REVUE  T)'aLSACE. 

schillings  et  demi  (i506)  et  90  schillings  (1574).  En  tenant  compte  de 
l'abaissement  qui  frappa  la  valeur  de  l'argent  depuis  1506  jusqu'en 
1574 ,  abaissement  de  deux  tiers  environ ,  on  trouve  que  le  prix  de 
1574  était  douze  fois  plus  élevé  que  celui  de  1506.  Si  Ton  tire  la 
moyenne  de  ces  vingt*lrois  années ,  le  prix  du  blé  pour  le  xvi*  siècle, 
chez  nous,  s'établira  sur  le  pied  de  27  schillings,  c'est-à-dire  5  fr.  40  c. 
de  monnaie  française  du  temps,  ce  qui  équivaut  à  18  fr.  70  c.  de  la 
nôtre ,  valeur  qui  représente  à  peu  près  celle  d'un  hectolitre  de  fro- 
ment de  nos  jours.  On  sait ,  en  effet ,  que  les  moyens  de  production 
du  blé  n'ayant  pas  notablement  changé  depuis  un  temps  très-consi- 
dérable, les  économistes  ont  choisi  cette  substance ,  la  moins  assu- 
jettie aux  fluctuations  de  valeur ,  comiue  le  terme  de  comparaison  le 
plus  sûr  pour  les  évaluations  du  numéraire. 

Nous  possédons,  grâce  au  manuscrit  du  Chrétien  Haenlé,  garde- 
magasin  des  greniers  de  la  ville  de  Strasbourg,  la  série  presque  com- 
plète des  prix  du  blé  à  Strasbourg,  peudant  le  xvii«  siècle.  Elle  va  de 
1615  à  1700.  —  Le  prix  le  plus  bas  a  été  de  12  schillings  (1655, 1656, 
1657, 1669);  le  plus  élevé  140  schillings  (1656-1658).  La  moyenne 
des  85  années  présente  le  chiffre  de  45  schillings,  équivalant  à  9  fr. 
de  la  monnaie  d'alors.  Pendant  la  première  moitié  du  xvuP  siècle  le 
prix  moyen  du  résal  a  été  de  57  schillings  ou  11  fr.  40  c.  ;  depuis 
1762  jusqu'en  1790  de  15  fr.  et  de  1803  au  51  décembre  1816  de 
22  fr.  97  c.  l'hectolitre. 

Le  prix  de  la  viande  de  boucherie  présente  aussi  une  progression 
sans  cesse  ascendante.  En  1499 .  les  trois  livres  de  bœuf  étaient  taxées 
à  1  pfenning,  ce  qui  fait  au  maximum  trois  sols  de  notre  monnaie  ;  en 
1540 ,  la  livre  fut  taxée  à  2  pfennings ,  ou  14  centimes  de  notre 
temps  ;  en  1575 ,  année  de  cherté ,  la  viande  de  bœuf  coûtait  1  sol  et 
5  deniers  la  livre ,  c'est-à-dire  22  centimes  de  notre  monnaie  ;  le 
mouton  et  le  porc  valaient  un  denier  de  moins.  En  1599  ,  le  prix  de 
la  viande  était  de  5  pfennings  la  livre ,  environ  25  centimes  de  l'ar- 
gent actuel  ;  en  1611 .  le  bœuf  valait  5  pfennings ,  le  veau  6 ,  le  mou- 
ton 9  pfennings.  D'après  la  Tax-Ordnung  de  1646  ces  prix  avaient 
haussé  de  1  pfenning  sur  le  bœuf  et  le  veau  et  baissé  de  1  pfenning 
sur  le  mouton.  En  1682,  le  bœuf  monta  à  huit  pfennings  équivalant 
à  27  de  nos  centimes  ;  il  haussa  encore  de  2  centimes  en  1716.  De 
1726  à  1756,  la  livre  de  bœuf  ne  dépassa  pas  4  sols  de  France  ou  35 
centimes  de  notre  temps  ;  en  1756,  elle  enchérit  de  4  deniers,  ce  qui 


Digitized  by  VjOOQIC 


L* ANCIENNE  ALSiCE  A  TABLE.  il 

eicita  de  vives  doléances  dans  le  peuple  de  Strasbourg  ;  ea  i780»  elle 
monta  à  5  sols,  en  1785  à  6  sols ,  en  1816  à  10  sols.  Ce  qu'elle  vaut 
aujourd'hui  chacun  le  sait. 

L'on  buvait  encore  à  meilleur  compte  que  Ton  ne  mangeait.  D'après 
les  registres  des  gourmets  de  Molsheim ,  le  prix  moyen  de  la  mesure 
de  vin  (46  litres  et  demi)  fut ,  pendant  la  première  moitié  du  xvi«  siècle, 
de  6  fr.  25  c.  ;  pendant  la  seconde  moitié  »  de  8  fr.  55  c.  ;  pendant  le 
xvu*  siècle,  de  9  fr.  60  c.  Au  xviiP  siècle»  la  moyenne  parait  avoir 
été  de  11  à  12  fr.  ;  tous  ces  prix  sont  calculés  d'après  la  valeur 
actuelle  de  l'argent.  Depuis  1789  jusqu'en  et  y  compris  1815.  la 
moyenne  du  prix  du  vin  vieux  a  été  de  21  fr.  60  c. ,  monnaie  du  temps, 
ce  qui  paraîtra  un  prix  très-élevé  ;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  cette 
période  fut  remplie  d'agitations  et  de  guerres ,  ce  qui  hausse  toujours 
le  prix  du  vin. 

Enfin ,  j'ajouterai  à  ces  données  générales  un  aperçu  des  prix  de 
quelques  objets  de  consommation  à  différentes  époques  de  notre 
histoire  : 
xni*  siècle.  1275.  On  donnait  14  œufs  pour  un  pfenning. 

Une  poule  2  pfennings. 

Un  hareng  1      — 

XV*  siècle.  1445.  On  donnait  15  œufs  pour  un  pfenning  ;  ce  qui  met 
l'œuf  à  un  centime  de  notre  monnaie. 
1470..  Un  boisseau  d'oignons  10  rappen. 
1485.  Une  belle  carpe  ...    4  sols. 
Une  oie  grasse  ....    4    » 

Un  faisan 5    •    4den. 

Une  perdrix 2    •    4    • 

Un  canard  sauvage .  .    4    >    4    i 

Une  poule 1     > 

Une  série  d'oiseaux  sauvages  dénommés  dans  la 
chronique  de  Wenker  sous  les  noms  de:  Profogel» 
Breitschnabtl  ,  Schmihe  ,  RaghaU  ,  Murfogel , 
Nûnele»  Troestel,  Regenvogel,  Zwuner,  Sprehé; 
chacun  à  4  deniers. 

Pour  ramener  ces  chiffres  à  la  valeur  actuelle  de 
l'argent  «  on  les  multipliera  par  6  ;  une  perdrix 
coulait  donc  70  c- 


Digitized  by  VjOOQIC 


<S  ftETUS  1>*ALSAGB. 

xvi«  siècle.  iSOS.  Le  ceot  de  saumoneaux ,  I  pfnnd  et  8  scbillngs. 

5  aloses  pour  une  couronne.  (Ces  prix  sont  cités 

comme  excessifs). 
i508.  Une  carpe  du  Rhin  de  12  livres ,  3  schillings  iO 

pfenDings  ou  4  fr. 
1510.  Cent  saumoneaux ,  6  schillings. 
1513.  La  taxe  de  1485  est  sensiblement  modifiée.  La  série 

des  oiseaux  tarifés  à  1  pfenning  est  portée  à  4. 
1515.  Deux  saumons,  6  florins  ou  48  fr. 
1587.  Deux  pastels  de  lièpvres,  3  liv.  lorraines  du  temps. 

Deux  pastels  de  veau ,  26  gros. 

Deux  jambons  et  deux  andouilles .  15  gros. 
1597.  Quatre  saumons  envoyés  de  Rbeinfelden  à  Ensis- 

heim ,  47  pfund  staebler  9  batz. 
xvii«  siècle.  1624-54.  La  livre  d'esturgeon  »  1  schilling. 

1647.  La  livre  de  saumon ,  4  à  6  pfennings. 
1646.  D'après  la  Tax-Ordnung  de  Strasbourg: 

La  livre  de  fromage  .  •    .   .   .   .   4  sch. 

—      de  beurre 1    »    2  pfen. 

Le  pot  de  lait >    i    6    > 

Un  jeune  coq 1    > 

Une  oie 2    > 

Douze  alouettes 1    > 

Lç  cent  de  grosses  écrevisses  .   .    5    > 
Le  cent  de  têtes  de  choux    ...    4  florins. 

1648.  Dix  grives 29  kreuzer. 

Un  chevreau 24      » 

La  livre  de  lard 7      » 

La  livre  de  beurre 8      » 

Un  poulet 8      » 

La  douzaine  d'œufs 8      » 

1659.  36  œufs  (à  Bischwiller)  pour  1  schilling. 

1690.  Une  paire  de  poulets 16  sols. 

—  de  pigeonneaux    .   ,   .  15    > 

—  de  perdrix   ...  3  liv.  -— 

—  de  cailles  .   .   .   .  >        10    > 

Une  oie 1    i    — 

Une  paire  de  gelinottes    .   .  4    >    — 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  alsagb  a  table.  .   13 

Un  dindon 3  Kv. 

Une  douzaine  de  grives    .   .  »    >    24  sols. 

Une  bécasse »    »    i6    • 

Un  canard  sauvage    .   .   .   .  >    >    46    » 
Un  coq  de  bruyère    ....  5    >    — 

Un  lièvre 1    >    10    > 

xviip  siècle.  1747-48.  La  livre  de  saumon  à  .   .  4  pfeonings. 

1735.  Beurre 9  sols. 

Huile  d'olive 12    i 

Café 12  à  18    > 

Sucre 14    > 

1789.  Beurre 11    • 

Café     14à20    « 

Sucre 18  à  19    1 

xix«  siècle.  1813.  Beurre 18  à  20    » 

Café     de4à5fr.  30c. 

Sqcre 5      05 

Je  ne  pousserai  pas  plus  loin  cet  essai  de  statistique.  Il  est  suffisant 
pour  la  démonstration  que  je  me  suis  proposée.  Peut*étre  engagera- 
t-il  DU  économiste  à  approfondir  cet  intéressant  sujet, pour  Féclair- 
cissement  duquel  on  trouvera  dans  nos  chroniques  »  dans  les  règle- 
ments de  police  des  villes»  dans  les  comptes  des  communautés ,  etc. , 
des  indications  nombreuses  ,  à  peu  près  complètes. 

Si  l'homme  n'était  pas >  par  excellence,  l'être  le  plus  divers,  le 
plus  capricieux  et  le  plus  mobile ,  l'on  pourrait  raisonnablement  s'é- 
tonner  de  voir  qu'il  ne  se  soit  point  établi  dans  la  société  une  enlenle 
expresse  ou  au  moins  tacite  pour  la  fixation  des  heures  de  repas.  ~- 
Les  repas  constituent  des  opérations  réglementaires ,  périodiques  et 
nécessaires  qui  doivent  avant  tout  s'harmoniser  avec  les  convenances 
générales  de  la  société.  La  variété  des  climats ,  la  diversité  physiolo- 
gique qui  se  manifeste  dans  le  tempérament  des  peuples,  la  différence 
des  habitudes  nationales,  des  conditions  d'hygiène,  d'alimentation  et 
de  travail ,  ont  nécessairement  introduit  de  profondes  dissemblances 
dans  les  usages  horaires  qui  règlent  la  réfection  habituelle  de  l'homme. 
L'Arabe  et  le  Suédois ,  le  Breton  et  le  Grec  doivent  donc  logiquement 
suivre ,  sous  ce  rapport ,  des  régimes  différents.  Cette  loi  de  dissidence 
peut  même  être  vraie  des  Français  aux  Allemands.  Mais  qu'au  sein 
du  même  peuple,  sous  un  ciel  semblable,  dans  le  même  état  de  civi- 


Digitized  by  VjÔOQIC 


14  REVUE  D'ALSACE.  i 

lisaiion .  sous  l'influeDce  d'un  même  courant  d'idées ,  de  mœurs  et 
d'occupations,  Ton  voie  se  produire  Tanarcbie  la  plus  complète  »  les 
discordances  les  plus  extrêmes  dans  l'établissement  de  ces  usages , 
c'est  ce  qu'il  n'est  pas  aisé  de  comprendre.  L'Allemagne ,  sous  ce 
rapport,  était  le  modèle  du  désordre,  et  dans  ce  grand  désordre , 
chaque  province  avait  encore  son  désordre  particulier. 

Les  anciens  Grecs  mangeaient  trois  fois  par  jour  ;  leur  premier 
repas ,  qui  était  le  principal ,  se  faisait  le  matin  ;  il  s'appelait  ifiçxêf  ; 
le  second  {Uf^rêç)  et  le  troisième  (Htvfêf)  n'étaient  que  de  simples 
collations.  —  Chez  les  Romains ,  le  repas  fondamental ,  cosna ,  avait 
lieu  à  5  heures  du  soir  en  été  et  à  4  heures  en  hiver;  quelques  ans  le 
faisaient  précéder  d'une  légère  collation  vers  midi;  c'était  leprandtum. 
Plus  tard ,  sous  l'empire,  quand  tous  les  excès  infectèrent  les  mœurs, 
l'on  intercala  trois  nouveaux  repas  dans  les  anciens  :  le  jentaculum , 
de  bon  matin ,  la  merenda ,  entre  le  prandium  et  la  cœna ,  et  la  CO' 
tnessaiio,  le  soir ,  sur  le  tard.  Le  voyageur  grec  Posidonius  qui  a  dé- 
crit les  festins  gaulois  ne  nous  a  pas  renseignés  sur  l'heure  habituelle 
de  leurs  repas  ;  je  n'en  dirai  donc  rien,  non  plus  que  des  usages  mé- 
rovingiens et  de  ceux  du  moyen^âge.  J'arrive  tout  de  suite  aux  temps 
modernes  de  la  France.  Louis  xu  dînait  à  huit  heures  du  matin  et 
soupait  à  trois  heures  ;  il  est  vrai  qu'il  se  couchait  à  six.  Après  son 
troisième  mariage ,  avec  Marie  d'Angleterre ,  il  fixa ,  pour  plaire  à  sa 
femme  ^  son  dîner  à  midi  et  ne  se  coucha  qu'à  minuit ,  métier  auquel 
le  bon  roi  ne  dura  que  six  semaines.  Ce  changement  ne  fut  pas  goûté 
par  la  cour.  Sous  François  r',  le  dîner  fut  rétabli  à  9  heures  du  matin 
et  le  souper  à  cinq  heures,  d'où  vînt  ce  dicton  : 

Lever  à  cinq ,  diner  à  neuf , 
Souper  à  cinq ,  coucher  à  neuf , 
Font  vivre  d*ans  nooante-neuf. 

Henri  iv ,  Louis  xni  et  Louis  xiv  dînaient  é  onze  heures ,  Louis  xv 
à  deux  heures  et  Louis  xvi  à  cinq  heures.  —  Au  xyiip  siècle  l'on 
dînait  à  une  henre  dans  presque  toutes  les  hôtelleries  de  Paris  ;  mais 
le  bourgeois  mangeait  à  deux  heures .  le  marchand  à  trois  »  et  la  no- 
blesse à  quatre  ou  cinq  heures. 

En  Allemagne,  les  variations  des  heures  de  repas  étaient  telles 
qu'on  peut  affirmer  qu'à  toute  heure  du  jour  une  partie  de  la  popula- 
tion du  Saint-Empire  était  occupée  à  dîner.  Au  xvu*  siècle  les  cha« 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  i5 

noines  de  Tubingue  et  les  comtes  d'Erbach  dînaient  à  neuf  heures  du 
matin»  les  princes  de  Gotha  à  dix  heures,  la  cour  de  Bavière  à  onze, 
celle  de  Vienne  à  midi ,  d'autres  et  c'ët^^it  le  plus  grand  nombre ,  à 
une  heure  et  à  deux  ;  sous  Frédéric-le-Grand  la  classe  distinguée  de 
Berlin  dînait  aussi  à  deux  heures  et  soupait  à  neuf.  Joseph  ii  dînait 
ordinairement  à  trois  heures,  quelquefois  à  quatre.  Le  cycle  du  dîner 
ainsi  achevé ,  Von  entrait  dans  celui  du  souper.  Ceux  qui  avaient 
inauguré  la  journée  par  le  dîner  de  neuf  heures  du  matin  soupaient  à 
quatre  heures  du  soir;  la  catégorie  des  dîneurs  de  dix  heures  se 
remettait  à  table  à  cinq ,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  dix  heures  de  la 
nuit.  Les  bourgeois  »  les  artisans,  les  paysans  faisaient,  en  général* 
leur  repas  principal  à  midi ,  ce  qu'indiquent  les  mots  composés  si 
répandus  de  Mitiagsessen ,  Miuagsbrod,  Mittagsmahl ,  Mittagsmahl' 
xeit,  Mitlagstisch ,  etc. 

Les  usages  de  TAlsace  étaient  fort  divers.  Le  régime  dessilles  était 
tout  autre  que  celui  des  campagnes.  Généralement ,  la  bourgeoisie 
commune  dînait  à  midi ,  et  soupait  à  sept  heures  du  soir ,  sans  préju- 
dice d'un  déjeûner  léger  qui  avait  lieu  entre  sept  et  huit  heures  du 
matin.  La  bourgeoisie  riche  et  celle  qui  aspirait  à  se  donner  des  airs 
aristocratiques  dînait  à  une  heure  et  soupait  entre  huit  et  neuf;  c'était 
particulièrement  l'usage  de  Strasbourg  et  de  Colmar.  Dans  les  grandes 
maisons ,  où  l'on  avait  adopté  les  coutumes  françaises ,  chez  les  fonc- 
tionnaires venus  d'au-delà  des  Vosges,  dans  la  haute  prélature  de  la 
cathédrale,  dans  le  monde  militaire,  l'on  déjeûnait  à  dix  ou  onze 
heures  et  l'on  dînait  de  quatre  à  six  heures. 

Les  estomacs  rustiqueis  étaient  plus  exigeants.  Les  paysans  alsaciens 
faisaient  résolument  leur  quatre  repas  en  été ,  et  trois  en  hiver.  Dans 
le  Kochersperg ,  on  déjeûnait  à  sept  heures ,  l'on  dînait  à  onze ,  l'on 
goûtait  à  quatre  et  l'on  soupait  à  la  nuit.  Le  dîner  était  le  repas  ma- 
jeur. C'était  le  contraire  dans  les  campagnes  du  comté  de  Hanau- 
Lichlenberg  ;  on  y  faisait  pareillement  quatre  repas ,  à  sept  heures , 
à  midi ,  à  quatre  et  à  huit  heures  ;  mais  celui  de  sept  heures  du  matin 
était  le  principal.  Toutes  les  vallées  lorraines  dînaient  à  midi  et  sou- 
paient à  l'Angélus.  Dans  la  plaine  de  Strasbourg  à  Schlestadt  on  dé- 
jeûnait à  sept  heures ,  dînait  à  midi  et  soupait  à  sept  heures  du  soir , 
en  hiver  ;  en  été ,  les  heures  de  repas  se  présentaient  à  cinq ,  à  dix , 
à  trois  et  à  sept  heures.  II  en  était  de  même  à  peu  près  dans  le 
Suodgau,  hormis  que  le  repas  principal  était  fixé  à  onze  heures. 


Digitized  by  VjOOQIC 


16  REYUE  D' ALSACE. 

Le  pays  de  Belfort  déjeunait  de  bon  matin ,  dtnait  entre  onze  heures 
et  midi  »  et  soupait  le  soir  à  sept  heures. 

Dans  la  région  du  vignoble  les  repas  étaient  plus  nombreux  que 
partout  ailleurs  :  déjeuner  à  six  heures ,  dîner  à  onze ,  goûter  à  trois, 
souper  à  sept ,  sans  préjudice  de  quelques  coups  de  dent  intermé- 
diaires. 

Les  maisons  religieuses  avaient  leur  régime  propre ,  réglé  sur  .les 
exigences  de  leurs  exercices  spirituels.  Communément ,  Ton  y  dînait 
vers  onze  heures,  et  Ton  soupait  vers  six.  Cependant  les  Franciscains 
de  Thann  ,  au  rapport  de  Jean  PauUi ,  soupaient  à  quatre  heures  au 
xv!""  siècle  ;  ils  devaient  donc  avoir  leur  dîner  dès  neuf  ou  dix  heures 
du  matin. 

C'est  ici  le  lieu ,  je  crois ,  de  dire  un  mot  de  la  coutume  qui  avait 
assigné,  anciennement,  certains  jours  pour  la  consommation  de 
mets  déterminés.  Le  retour  périodique  et  sériaire  des  mêmes  plats , 
surtout ,  dans'  le  domaine  de  la  vie  familiale ,  est  une  règle  à  peu  près 
universelle ,  qui  a  son  origine  et  sa  justification  dans  les  idées  d'éco- 
nomie aussi  bien  que  dans  la  sécheresse  du  programme  des  ressources 
alimentaires  d'autrefois.  —  L'archiâtre  Mangue  avait  déjà  remarqué , 
à  la  fin  du  xvn^  siècle  ,  que  la  table  du  bourgeois  de  Strasbourg  était 
soumise  à  une  pareille  loi ,  et  il  nous  a  laissé  le  détail  du  menu  en 
légumes  le  plus  généralement  usité  alors  pour  chaque  jour  de  la 
semaine.  —  Selon  les  saisons  ,  et  quelques  caprices  accidentels ,  il 
pouvait  offrir  des  variantes  ,  mais  elles  étaient  peu  importantes ,  et  à 
ses  yeux  ,  la  règle  avait  un  caractère  de  certitude  et  d'autorité  qui  lui 
a  permis  de  la  classer  parmi  les  usages  fixes  et  souverains.  La  voici  : 
lundi ,  des  schnilz  ;  mardi ,  des  navets  ;  mercredi ,  fèves  ou  pois  ; 
jeudi ,  riz  ou  orge  ;  vendredi ,  des  épinards  et  à  leur  défaut  des  hari- 
cots ;  samedi  •  des  lentilles  ;  dimanche  ,  de  la  choucroute  (i).  — 11  n'y 
a  pas  un  demi-siècle  qu'un  usage  semblable  régnait  dans  les  cuisines 
colmariennes  ;  d'après  les  renseignements  les  plus  sûrs ,  cet  usage 
faisait  apparaître  le  lundi ,  des  pommes  de  terre,  le  mardi  j  de  la  chou- 
croûte  ,  le  mercredi ,  des  carottes ,  des  navets  ou  des  choux-raves; 
le  jeudi ,  des  légumes  secs ,  du  riz  ou  de  l'orge  ;  le  vendredi ,  des 
farinages;  le  samedi,  des  navets ,  et  le  dimanche,  de  la  choucroute. 
Telle  était  la  série  adoptée  pendant  la  saison  d'hiver.  L'été  y  apportait 

(')  Mauclk  ,  THst.  fiatur.  de  la  provmce  d'Alsace,  mss. ,  tom.  i,  p.  i28. 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  17 

des  modifications»  grâce  à.  ses  primeurs  et  à  ses  légumes  jeunes  et 
verts,  et  ces  modifications  étaient  les  bienvenues. 

Tout  le  monde  sait  que  c'est  une  coutume  ancienne  et  invariable  eo 
Alsace,  particulièrement  dans  les  familles  luthériennes,  de  présenter 
sur  la  table ,  le  Jeudi-Saint ,  des  légumes  verts ,  ordinairement  des 
épinards. 

Dans  les  monastères,  la  règle  du  retour  sériaire  avait  la  rigidité 
d'une  loi  absolue  et  était  devenue  une  partie  de  la  discipline  de  la 
maison,  quelque  fois  de  l'ordre  lui-même.  Nous  possédons  le  détail 
de  l'ordonnance  (Ctofter'Tractament)  à  laquelle  était  soumise  »  dans 
Dotre  province  »  l'alimentation  des  maisons  religieuses  de  l'ordre  de 
Saiot-Benoit  et  de  celui  de  Cîleaux  au  xviP  siècle  ;  elle  était  la  même 
pour  les  deux  ordres.  —  L'année  était  partagée  en  six  «poques  assu- 
jéties  à  des  régimes  différents  :  i®  de  Noél  au  Carnaval  ;  2^  du  Car- 
naval à  Pâques  ;  3*  de  Pâques  à  la  Pentecôte  ;  4®.  de  la  Pentecôte  à 
l'Exaltation  de  la  S^  Croix  ;  S^"  de  cette  dernière  fête  à  l'A  vent  ;  &"  de 
l'A  vent  à  Noêh  Dans  la  deuxième  et  la  sixième  époque  ;  l'abstinence 
totale  de  la  viande  était  de  rigueur;  dans  les  quatre  autres,  son  usage 
n'était  permis  que  le  dimanche^  le  mardi  et  le  jeudi.  -^  Il  me  semble 
qu'il  n'est  pas  sans  intérêt  de  jeter  un  coup-d'œil  sur  les  détails  de 
cette  loi  somptuaire  qui  a  régné  dans  nos  plus  célèbres  abbayes ,  à 
Munster  y  à  AUorf,  à  Ebersmûnster ,  à  Marmoutier ,  à  Lucelle,  à 
Pairis,  etc.  Je  choisirai  l'ordonnance  qui  était  en  vigueur  depuis  Noël 
jusqu'au  Carnaval.  Lundi  :  dîner  :  soupe  aux  pois ,  blanc-manger , 
navets  frais  ou  compotes  de  pommes,  carpe  (ou  autre  poisson)  bouillie 
avec  dés  de  pain  rôtis  ;  souper  :  soupe  à  la  farine  ou  fruits  et  fromage. 
MabdI  :  dîner:  soupe  grasse ,  boudins  de  porc  ou  gras-double  ou  tête 
de  veau ^  cboux-cabus  ou  choucroute  .  bœuf  bouilli;  souper:  orge» 
veau  mariné,  ou  rôti  de  porc  ou  de  veau  avec  saucisses.  Mercredi  : 
dtn^r:  soupe  à  l'avoine^  rôties  de  pain  en  sauce  douce,  millet,  gruau 
ou  compotes  de  pommes^  carpes  bouillies  assaisonnées  au  gingembre  ; 
souper:  fromage  et  fruits  ou  noix.  Jeudi  :  dîner:  soupe  grasse,  bouilli» 
panais,  carottes  ou  navets,  gibier  en  civet  ou  pâté;  souper*:  orge, 
hachis  de  viande  ou  rôti.  Vendredi  :  dîner:  soupe  aux  pois,  nouilles 
ou  blanc-manger  »  navets  »  carpe  aux  oignons  et  au  cumin  ou  morue 
au  lait;  souper:  fromages  et  fruits  ou  noix.  Samedi:  dîner:  choux 
farcis  »  pommes  cuites  .  carpe  frite  ou  autres  poissons  frits  ;  souper  : 
fromage  et  fruits  ou  soupe  au  cumin.  Dimanche,:  dîner:  soupe  grasse. 

»Sén«.-S«Aiaé«.  2 


Digitized  by  VjOOQIC 


iS  REVUE  D'àLSàGB. 

boudins  de  porc  ou  gras-double  ou  léte  de  veau ,  cboui-cabus  ou 
choux  blancs  ;  bœuf  bouilli  ;  souper  :  orge  ,  issues  de  veau  ou  gibier 
en  civet ,  rôti  de  veau  (i).  —  Sans  partager  le  préjugé  ridicule  que 
les  moines  vécurent  comme  des  sybarites  »  Ton  peut  convenir  qu'une 
pareille  semaine  n'était  pas  trop  dure  à  traverser.—  De  bonnes  viandes, 
de  la  venaison ,  du  poisson  »  et  des  plats  doux ,  il  n'est  pas  besoin  d'être 
réduit  à  l'humilité  monastique  pour  trouver  que  c'était  là  un  régime 
dont  un  honnête  homme  pouvait  consciencieusement  s'accomoder. 

Puisque  je  me  suis  laissé  aller  à  parler  de  quelques  questions  acces- 
soires à  la  table ,  je  veux  tout  de  suite  en  traiter  plusieurs  autres ,  et 
hn  première  ligne  celle  de  la  pâtisserie  et  du  dessert. 

Le  dessert  est  dans  l'alimentation  ce  que  le  madrigal  et  le  sonnet 
sont  dans  la  littérature.  On  peut  dire  de  lui  comme  du  sonnet  : 
Un  dessert  sans  déftiut  ^aut  seul  im  long  dîner. 

Le  dessert  est  l'idolâtrie  des  femmes  et  des  enfants ,  de  ce  qu'il  y  a 
de  plus  charmant  et  de  plus  doux  dans  l'humanité.  C'est  la  poésie  légère 
de  la  cuisine ,  vive ,  fleurie ,  souriante ,  parée  par  l'esprit  et  l'imagi- 
nation de  toutes  les  grâces  et  de  toutes  les  élégances.  Mieux  que  cela 
encore  ;  c'est  la  féerie  de  la  table. 

Qui  pourrait  dénombrer  avec  une  exactitude  rigoureuse  les  inven- 
tions variées  «  les  mille  petites  merveilles  »  les  caprices  sans  fin  que 
la  femme\  dans  ses  heures  de  rêverie  active  »  a  tirées  de  sa  riche  et 
curieuse  imagination?  Il  ne  faut  pas  le  tenter.  Ce  domaine  a  été  et 
sera  toujours  illimité.  L'homme  crée  pour  satisfaire  sa  force  ou  son 
ambition  »  la  femme  pour  contenter  son  rêve.  Là ,  c'est  le  monde 
qu'on  voit,  ici  le  monde  qu'on  devine.  Ces  gracieuses  conceptions  du 
génie  féminin ,  il  est  facile  au  rude  orgueil  de  l'homme  de  les  dédai- 
gner ou  de  les  reléguer  au  rang  des  bagatelles  et  des  frivolités.  Nous 
les  devons  pourtant  presque  toutes  au  tendre  repliement  du  cœur  de 
la  femme  sur  lui-même ,  à  sa  puissance  de  contemplation  intérieure  » 
à  ces  longues  heures  de  solitude,  d'exil  et  de  mystiques  pèlerinages 
où  son  cœur  soufl're ,  espère  ou  attend.  La  châtelaine  solitaire,  pres- 
que captive  t  dans  le  grand  manoir  féodal  qui ,  du  haut  de  la  mon- 
tagne ,  plonge  son  regard  dans  la  plaine  vague  et  bleue ,  a  distrait 
son  oisive  mélancolie  par  la  création  de  quelques  uns  de  ces  riens 

(*)  Bdghinoir,  GeMieh.  Eoch-Bueh ,  p.  8. 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  19 

délicieui  ;  la  religieuse ,  retranchée  du  monde  »  dans  le  silence  du 
dottre»  a  détourné  de  son  âme  les  douces  songeries  de  Tamour  pour 
inventer  une  gracieuse  futilité  ;  la  jeune  épouse  a  placé  sa  joie  naïve 
dans  Tespérance  du  regard  surpris  et  charmé  qui  caressera  le  fruit  de 
sa  prévenante  industrie  ;  la  fiancée  a  imaginé  des  délicatesses  nou- 
velles et  fraîches  comme  son  jeune  amour.  Dans  cet  ordre  de  nos 
plaisirs,  où  régnent  le  bon  goût ,  la  gr&ce ,  l'élégance  »  l'esprit  et  la 
poésie  de  la  sensualité ,  je  le  dis  avec  une  profonde  conviction  »  c'est 
la  femme,  sous  ses  aspects  multiples  et  dans  ses  puissances  diverses» 
qui  a  tout  trouvé»  tout  perfectionné.  Les  cuisiniers  de  profession  n'ont 
rien  fait»  rien  inventé.  Us  se  sont  bornés  à  faire  une  exploiution 
égoïste  des  découvertes  dues  à  l'imagination  de  là  femme. 

Voici  une  première  série  de  pâtisseries  alsaciennes  ;  elle  nous  vient 
de  la  maiu  de  M.  Aug.  Stœber  »  mon  savant  ami  »  qui  en  a  fait  l'objet 
d'une  étude  philologique  aussi  intéressante  que  sérieuse  (*)  :  Krapfe, 
Apfdkrœpfte  f  pommes  entourées  de  pâte»  chaussons  de  pommes; 
UngcUenveeke ,  gâteau  aux  œufs»  plat  et  ovale»  en  forme  de  tresses» 
qu'on  faitàLingolsheim;  MiUerumkiechk,peti\A  gâteaux  très-minces 
de  fleur  de  farine  et ùe crème ;Specklùechk,  gâteau  aux  œufs»  rond, 
avec  de  petits  dés  de  lard  et  saupoudré  de  cumin;  SioUe,  gâteaux  an 
lait»  carrés  par  le  haut  »  en  forme  de  bonnet  clérical  ;  dans  la  vallée 
de  Munster  et  le  Sundgau  »  ils  portent  le  nom  de  WoêUe,  WaicUe 
(du  celto-breton  gwoitel,  wastel);  voilà  un  vestige  celtique  plus  cer- 
tain que  beaucoup  de  pierres  druidiques  de  nos  montagnes;  SchneUe, 
Hase,  pains  au  lait  qui  ont  emprunté  leurs  noms  à  leur  forme  (lièvre» 
escargot)  ;  ils  sont  usités  aux  fêtes  patronales  et  à  Noél  ;  à  Mulhouse» 
où  on  les  donne  à  la  Saînt-Nicolas»  il  se  tient  ce  jour-là  un  véritable 
marché  de  cette  pâtisserie»  Schneeklemârt ;  Uânnk,  pains  au  lait 
dont  les  jeunes  garçons  font  présent  à  leurs  maltresses ,  à  la  Saint- 
André  ;  Moze  »  pains  au  lait ,  plats  »  quadrillés  et  dont  la  partie  supé- 
rieure est  lustrée  avec  du  blanc  d'œuf  ;  c'est  le  gâteau  classique  des 
fêtes  patronales  et  des  grandes  festivités  religieuses  de  la  Basse- Alsace  ; 
Brieli ,  gâteaux  plats  couronnés  de  crème  ou  de  fromage  blanc  ; 
FuhUwiwerkiechk ,  gâteau  très-léger  fait  de  fleur  de  farine,  de  lait  et 
de  sucre  en  poudre  ;  Nonnenfirule ,  beignets  soufflés  très-légers  »  à 

(*]  Aug.^Stoebbb.  Dans  le  recueil  périodique:  Die  deuuehan  Mundartm, 
îve  année.  Nurenberg ,  i887 ,  p.  474 


.     Digitized  by  VjOOQIC 


âO  KBVUE  D'aLSAGK. 

Teau  de  rose;  c'est  liuéralenienl  le  yti  de  nonne  français  ;  Schenkele, 
pâtisserie  loo^e,  au  sucre  et  à  ia  caoelle;  Hirzhernle  (Strasbourg) 
Schwowebredle  (Basse-Alsace)  Kritzelkiechle  (Haguenau) ,  HimmeUge- 
siirn  (Sundgau)^  menue  pâtisserie  de  formes  diverses,  cornes,  croix, 
étoiles,  cœurs,  oiseaux,  lièvres,  etc. 

Jean  Geiler ,  qu'il  est  si  utile  de  consulter  pour  l'tiistoire  des  an- 
ciens usages ,  nous  fournit  le  nom  de  quatre  espèces  de  pâtisseries  : 
Karspellen ,  sur  laquelle  les  renseignements  manquent  ;  Neurol ,  pâ- 
tisserie fraîche ,  à  la  minute ,  Neugerathene»  ;  Oflaienrôrlin  ou  Hippen, 
pâtisserie  roulée ,  d'une  pâte  légère  faite  de  miel  et  de  farine  ;  on  la 
connaît  encore  dans  toute  l'Alsace  et  dans  l'Allemagne  méridionale  ; 
Brant  et  Murner  emploient  fréquemment  l'expression  Hippen  dans  les 
mots  composés  «  Hippenwerk ,  bagatelles ,  Hippenbuben ,  gens  sans 
aveu,  légers,  gamins;  aus/ttppe/n,  en  Bavière,  veut  dire  buer ;  — 
B.„.beiss ,  expression  trop  libre  que  Geiler  pouvait  placer  dans  un 
sermon»  mais  qu'il  suffit  de  deviner  aujourd'hui  (^). 

Le  vieux  livre  de  cuisine  de  Buchinger  nous  donne  aussi  une  pitto- 
resque nomenclature  de  pâtisseries,  avec  la  recette  des  procédés  et 
des  matériaux  pour  les  exécuter  ;  je  me  borne  a  citer  les  noms;  ceux 
qui  comprennent  l'allemand  verront  aisément  de  quoi  il  s'agit: 
Gebruhle'Kûchlin,  Sprûtzen'Kûchlin  ,  StraubUn-Euchlein,  Slrûtzlin, 
Gewâhlie'Kûchlin ,  Zucker-Streublin ,  Sack^Kuchlin ,  Eyer-Strûtzlin , 
Gebachene  Schnitten  ,  Model^KuMin  ,  Schnee-Balkn  ,  Eyer-Ring , 
Eyer'Sprilzlin ,  Fasle^Kûchlin  ^  Imber-Zàhn ,  Gofem, 

Le  Mulhouse  suisse  était  une  des  places  les  plus  renommées  pour 
la  pâtisserie.  On  y  confectionnait  presque  tous  les  genres  que  je  viens 
d'énumérer;  il  avait,  de  plus,  deux  articles  spéciaux  qu'on  ne  re- 
trouve pas  ailleurs ,  les  Knieblàize  et  les  H. .•.schenkele;  cette  dernière 
pâtisserie  est  la  sœur  de  celle  indiquée  par  Geiler  : 
Le  latiD  dans  les  mots  brave  rhonnêteté. 

L'allemand  ne  se  gène  guère  plus  que  lui. 

La  propension  des  femmes  de  Mulhouse  pour  la  fabrication 
de  la  pâtisserie  est  attestée  déjà  au  xvi'^  siècle ,  par  le  chroni- 
queur Zwinger;  il  raconte  que  lors  de  la  présence  des  députés 
de  la  confédération,  en  4586,  les  dames  de  la  ville  se  réunirent  pour 
montrer  leur.talent  sur  ce  sujet.  «  Elles  en  produisirent  beaucoup  et 
c  de  toutes  sortes  de  façons ,  dit-il  ;  il  y  en  avait  de  longues ,  de 

C)  EAvnNiA.  Strasb.  1858-39,  p.  184. 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  11 

c  larges  »  de  plates,  de  bautes,  de  rondes ,  de  carrées .  de  blanches, 
c  de  brunes ,  de  jaunes  et  de  rouges  (i).  > 

En  continuant  mon  inventaire,  j'ai  encore  à  recenser  dans  la  pâtisserie 
Bne:  les  Ringeln,  les  diverses  variétés  de  biscuit  (Zuekerbrod) ,  le 
MandeUbrod ,  ou  pain  d'amandes  ,  Yanii-hrod ,  (le  pain  d'anis  de  S^« 
Marie  était  particulièrement  renommé  ) ,  les  macarons ,  les  Muikat" 
Zûnglein  ou  casse-museau  français ,  les  Muschlen  ou  coquilles ,  les 
croquets  ou  croquanteaux  ,  les  Mandel-spàne ,  les  Hobel'spâne ,  imi- 
tant les  copeaux  de  menuiserie»  les  patiences»  les  tablettes  de  pommes 
et  de  coings  »  la  famille  des  meringues ,  les  Mandeirkrântzchen  et  les 
Mandel'herze ,  les  Zwieback ,  les  Hussaren-Schnitten,  les  Zimmet' 
Schnitten ,  les  Leckerlés ,  le  genre  entier  des  gaufres  {Waffelti)  dans 
lequel  figure  spécialement  la  gaufre  mulhousienne.  Ce  que  je  passe 
est ,  sans  doute ,  plus  considérable  que  ce  que  j'Indique. 

Les  gâteaux  de  dessert ,  les  tartes  (Kuchen,  Tarte  ;  dans  le  Sund- 
gau  Waye)  et  les  tourtes  formaient  véritablement  un  règne  complet. 
Je  ne  désignerai  pas  toutes  celles  où  entraient  les  fruits.  Ils  étaient 
tons  mis  en  réquisition  depuis  la  pomme  jusqu'à  la  myrtille.  Mais  il 
convient  de  noter  le  Kaiser- Kuchen  y  le  Reiss'Kuchen ,  le  Griess* 
Kuehen  »  la  tarte  aux  raisins  de  Corintbe ,  la  tourte  d'amandes  au 
lard  ,  la  tourte  à  la  crème  •  VOsterfladen  ou  flan  de  Pâques ,  la  tourte 
à  la  moelle»  la  tourte  au  citron  «  celles  an  pain-bis.  au  biscuit»  à  la 
canelle,  au  ^on  »  la  tourte  aux  pommes  de  terre  »  le  gâteau  au  lard , 
la  tarte  aux  œufs  »  la  tarte  au  fromage  »  d'origine  positivement  ro- 
maine. On  sait,  d'ailleurs,  que  la  tarte  »  en  général ,  a  été  empruntée 
aux  habitudes  des  Romains.  Ils  les  couvraient  aussi ,  comme  nous , 
de  bandelettes  de  pâte,  ce  qui  a  donné  occasion  à  Pline  de  les  appeler 
celaturae  putrinarum ,  parce  qu'elles  ressemblaient  à  une  pâlisserie 
ciselée. 

Qui  l'aurait  pensé?  la  tarte  à  la  crème,  avant  d'égayer  une  comédie 
de  Molière  »  a  joué ,  tout  près  de  nous ,  son  petit  rôle  dans  le  système 
féodal.  Le  chapitre  de  Galilée  (S'^Dié)  ayant  résolu  au  xiP  siècle  de 
fonder  une  ville  autour  du  monastère ,  les  habitants  du  village  de 
Moriville  envoyèrent  dans  la  nouvelle  cité  une  colonie.  Le  chapitre  fit 
des  sacrifices  pour  repeupler  ce  petit  village  qui  lui  fournissait  beau- 
coup de  blé  ;  entr'autres  moyens  qu'il  employa ,  il  abandonna  au 

{*)  Mœg  ,  Geseh.  Mulhauten  ,  i,  p.  178, 


Digitized  by  VjOOQIC 


39  REVUE  D*àLSACE, 

monastère  de  Blaioville  les  redevances  qu'il  possédait  dans  ce  lieUt 
en  échange  d'une  tarte  à  la  crème  faite  avec  la  fleur  d'un  grand  bichet 
de  froment  à  livrer  annuellement  aux  gens  de  Moriville.  Le  dimanche 
gras ,  un  échevin  de  Moriville  allait  recevoir  cette  tarte  au  nom  du 
chapitre  de  Galilée ,  la  faisait  transporter  en  cérémonie  dans  son 
village  et  la  partageait  entre  les  mariés  de  l'année  et  les  nouveaux 
habitanu  (i). 

Je  remarque  avec  chagrin  qu'il  n'a  pas  toujours  été  commode  • 
dans  notre  pays  »  d'aspirer  à  la  tarte.  D'après  la  Tax-Ordnung  de 
Strasbourg,  de  i646,  les  pâtissiers  vendaient  une  tarte  d'amandes 
i5  à  i6  schillings  et  une  tarte  aux  raisins  de  Corinthe  10  schillings  ; 
la  TaX'Ordnung  a  beau  a\|outer  qu'elles  seront  bonnes  et  grandes , 
ces  prix  ne  représentent  pas  moins  une  valeur  de  S  fr.  et  de  7  fr.  50  c. 
de  notre  monnaie. 

Les  beignets  jouissaient  anciennement  d'un  grand  crédit  et  présen- 
talent  une  variété  où  le  goût  moderne  ne  ferait  que  des  choix  très* 
circonspects.  Outre  les  espèces  comprises  dans  la  nomenclature  em- 
pruntée à  Buchinger,  je  citerai  encore  les  beignets  aux  pommes» 
ceux  aux  cerises  »  ceux  aux  pruneaux ,  les  beignets  au  vin  »  les  bei- 
gnets à  la  rose,  les  beignets  au  sucre  {Zuckerstrauben),  les  Pfuttde, 
les  Bauemstrâublein  ;  tout  l'ordre  des  stribles ,  à  calibres  différents  » 
qui  s'est  nationalisé  dans  le  pays  de  Belfort  ;  les  vicques  de  Peronse  ; 
les  beignets  aux  écrevisses ,  aux  fleurs  de  sureau  ,  aux  cdtes  de  rhu- 
barbe ;  cette  dernière  espèce  a  encore  des  partisans  fidèles  à  Colmar. 
Mais  je  doute  que  l'on  en  trouverait  pour  les  beignets  à  l'oseille,  à  la 
bourrache ,  à  la  mélisse  »  à  la  menthe  »  à  la  sauge»  à  la  bétoine.  Il  y 
en  avait  cependant  autrefois.  — -  Enfin»  pour  épuiser  la  pâtisserie»  il 
faut  qu'on  me  permette  encore  de  mentionner  les  friandises  suivantes  : 
TahakiroUeny  UandeUehniuen ,  Dreispitzep  Ofenkûchlein  (choux)»  la 
charlotte  de  pommes»  la  croûte  aux  fraises»  le  Roiinenrbroi ^  les 
Pfaffemckniuen  »  les  FotxeUchniuen ,  toute  la  tribu  des  Kugelhùpf;  le 
MoTTàpm^  gâteau  de  fleur  de  farine  et  d'amandes  qui»  an  témoignage 
de  Jér.  Bock  »  était  encore  vendu  par  les  pharmaciens  au  xvp  siècle  » 
et  qui  servait  spécialement  au  Schlafftrunk  {eaupdusohr)  des  gens 
riches.  A  cette  époque  »  le  docteur  Félix  Plater  de  Bâie  le  prescrivit  aux 
accouchées»  ce  qui  donna  un  grand  élan  à  sa  réputation  scientifique. 

(*]  Gravur»  Hiêt.  de  Sain^Dié,  p.  109. 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  25 

Les  confitures  et  les  dragées  étaient  des  parties  essentielles  da 
dessert.  Elles  servaient  à  lai  donner  de  Téclat ,  de  l'agrément,  de  la 
fraicheor.  Les  anciennes  confitures  me  paraissent  avoir  été,  du  moins 
en  Alsace ,  renfermées  dans  un  cercle  assez  restreint.  Je  ne  trouve 
au  XYU«  siècle ,  que  les  variétés  suivantes  :  coings ,  noix ,  nèfles , 
cerises,  groseilles,  gingembre  vert ,  orange,  citron,  ribettes  (Johanne»- 
Trâubel)(^).  Plus  tard ,  au  xviiP,  on  y  sûouta  les  gelées  de  reinettes, 
l'abricot^  la  framboise ,  la  mirabelle ,  les  mûres ,  le  fruit  de  l'églantier 
{Cynorrhodon). 

Les  dragées  étaient  loin  aussi  d'avoir  atteint  la  perfection  merveil- 
leuse où  nous  les  voyons  de  nos  jours.  Elles  étaient  encore  bien  pau- 
vrement basées  vers  le  temps  de  la  paix  de  Westphalie ,  comme  l'on 
peut  en  juger  par  ce  tableau  :  dragées  au  coriandre ,  aux  amandes , 
à  l'écorce  d'orange^  à  la  canelle ,  au  gingembre ,  aux  clous  de  girofle, 
à  l'anis ,  aux  zestes  de  citron  (^).  Après  le  règne  de  Louis  xiv  et  de 
Louis  XV,  elles  avaient  acquis  un  certain  degré  de  gloire  et  ouvert  la 
carrière  à  des  bonbons  plus  raffinés.  Les  bonbons  à  devises  faisaient 
fureur  au  xvnp  siècle.  Un  Allemand,  qui  se  trouvait  à  Strasbourg ,  en 
i780,  raconte  ainsi  l'amusement  que  procurait  l'échange  des  devises: 
ff  Au  dessert  on  servit  des  devises.  Chaque  dame  m'en  envoya  une  et 
€  je  lui  en  adressai  une  en  retour.  Elles  excitaient  des  rires  et  des 
c  plaisanteries.  Quelques  pensées  assez  plates  que  contenaient  plu- 
c  sieurs  d'elles  firent  dire  au  vieux  père  que  le  roi  devrait  s'occuper 
c  d'une  affaire  aussi  sérieuse  que  le  plaisir  de  ses  siyets  ,  et  charger 
c  l'Académie  française ,  qui  n'a  cependant  rien  à  faire,  de  rédiger  des 
c  devises  (3).  •  L'on  peut  encore  exprimer  le  même  vœu  aujourd'hui. 

Le  moyen-âge  et  l'époque  de  la  renaissance  ont  aimé  avec  passjon 
tout  ce  qui  parlait  au  sens  de  la  vue ,  tout  ce  qui  avait  un  caractère 
de  spectacle ,  d'étrangeté  ou  de  rareté ,  toutes  les  inventions  où  l'a- 
dresse, l'artifice  et  l'imagination  de  l'homme  déplaçaient  les  choses 
de  leur  cadre  naturel  pour  les  transporter  dans  un  milieu  fictif,  et 
très-souvent  dans  le  domaine  du  symbole  et  de  l'allégorie.  —  Les 

{*)  HOSCBEROSCH ,  Àdêlieh.  Leben ,  p.  128. 
n    Idem,  id.  p.  126. 

0  Schrifttasehe  auf  einer  ReUe  durch  Teutsehland ,  Franknich ,  etc.  Pranef, 
1780 ,  cité  dans  randenne  B»vue  éT Alsace ,  aiinée  1856 ,  2«  vol. ,  p.  $(1. 


Digitized  by  VjOOQIC 


U  REVUE  D*ALSAGE, 

récits  des  chroniiiiiears  ihwis  apprennent  qu'à  tons  les  c^niDds  festinSt 
aux  banquets  d'apparat»  on  voyait  apparaître  sur  les  tables  des  cbefs- 
d'œuvre  de  pâtisserie  ou  de  grande  confiserie ,  les  uns  figurant  des 
églises  fameuses ,  les  autres  des  châteaux-forts  célèbres ,  d'autres  des 
palais  imaginaires.  Ce  luxe  était  particulèrement  goûté  chez  les  ducs 
de  Bourgogne.  L'art  d'exécuter  en  sucre  les  figures  les  plus  diflSciles 
et  les  dessins  les  plus  compliqués  était  poussé  très-loin  aux  xv«  et 
XVI*  siècles.  Lors  de  la  collation  offerte ,  en  i57i  >  par  la  ville  de  Paris 
à  la  femme  de  Charles  ix  c  il  n'y  avait,  dit  un  historien,  sorte  de 
c  fruit  qui  puisse  se  trouver  au  monde  qui  ne  fust  là,  avec  un  plat  de 
c  toutes  viandes  et  poissons ,  le  tout  en  sucre ,  si  bien  ressemblant 
c  au  naturel  que  plusieurs  y  furent  trompez  ;  mesme  les  plats  et  es- 
c  cuelles  esquelles  ils  estoient,  estoient  faits  de  sucre,  i  Quand  le 
légat  traita  Marie  de  Médicis ,  à  son  passage  à  Avignon,  en  i600  »  c  il  y 
c  avoil  trois  tables  dressées  et  couvertes  de  plusieurs  sortes  de  pois- 
c  sons ,  bestes  et  oiseaux ,  tous  faits  de  sucre ,  et  cinquante  statues 
c  en  sucre ,  grandes  de  deux  palmes ,  représentant  au  naturel  plu» 
c  sieurs  dieux ,  déesses  et  empereurs.  Il  y  avait  aussi  trois  cents  pa- 
c  niers  pleins  de  toutes  sortes  de  fruits  en  sucre ,  pris  au  naturel.  • 
De  pareils  exemples,  moins  illustres,  par  la  dépense  qu'ils  ont  occa- 
sionnée ,  mais  inspirés  par  le  même  goût ,  se  remarquent  dans  notre 
histoire.  Au  festin  donné  à  Strasbourg  à  l'évéque  Robert ,  en  i449 , 
on  plaça  devant  le  prélat  un  château  en  sucre.  Robert  ayant  ouvert 
une  fenêtre  du  castel ,  il  s'en  échappa  une  joyeuse  volée  d'oiseaux 
vivants;  puis  il  ouvrit  une  porte  basse  du  château ,  et  l'on  vit  un  vivier 
dans  lequel  s'ébattaient  de  petits  poissons.  On  lui  présenta  aussi  un 
cochon  de  lait ,  doré  d'un  côté ,  argenté  de  l'autre.  Au  festin  donné 
à  l'évéque  Guillaume,  en  4507,  on  vit  encore  une  pâtisserie  pitto- 
resque représentant  un  palais  dont  les  gargouilles  versaient  de  l'hyp- 
pocras;  une  seconde  sucrerie  figurait  un  jardin  avec  cinq  jeunes 
filles,  et  une  troisième  pièce  représentant  un  jardin  au  milieu  duquel 
s'élevait  un  roc  couronné  d'un  cerf  à  la  vaste  ramure.  Au  dtner  de 
noces  de  Georges  de  Ribeaupierre  >  en  i543,  on  vit  une  tarte  sur- 
montée d'Adam  et  d'Eve ,  portant ,  par  décence ,  des  costumes  de 
cour;  une  tour  épanchant  du  vin  blanc  et  des  petits  poissons;  une 
léie  de  porc  dorée  ;  une  maison  de  pâtisserie.  —  Il  est  superflu  de 
citer  d'autres  faits. 
Je  ne  quitterai  point  la  pâtisserie^  sans  dire  un  mot  de  la  pâtisserie 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  S8 

par  eieelloBee  »  du  pain  »  la  base  fondamentale  de  ralimentation  ha« 
maine ,  parmi  les  peuples  civilisés.  Dans  tontes  les  langues  policées , 
le  nom  du  pain  a  toujours  été  le  signe  le  plus  large  et  le  plus  corn- 
prébensif  pour  résumer  Teosemble  des  nécessités  de  'la  vie.  Il  a 
fourni  leur  plus  riche  fonds  aui  proverbes,  aux  maximes  et  aux  locu- 
tions pittoresques  qui  expriment  les  rapports  variés  de  la  vie  sociale 
à  peignent  les  adversités  et  les  contentements  de  l'existence  privée. 
Il  a  une  place  d'honneur  dans  la  plus  belle  des  prières  chrétiennes  ; 
la  philosophie  appelle  la  science  le  pain  de  l'esprit  et  la  morale  le 
pain  de  l'âme,  et  la  religion  a  caché  le  Dieu  rédempteur  du  monde 
dans  le  symbole  touchant  de  la  nourriture  universelle.  Aussi  le  pam 
est-il  sacré.  La  mère  chrétienne  apprend  à  son  jeune  enfant  à  le  res- 
pecter ;  dans  les  campagnes ,  il  est  rare  qu'on  entame  un  pain  sans 
le  marquer  du  signe  le  plus  vénérable  de  la  foi.  Le  pain  est  un  don 
de  Dieu.  Sa  profanation  est  un  péché.  Dans  les  vieilles  légendes  popu- 
laires ,  le  pain  du  mauvais  riche ,  qui  refusait  de  le  partager  avec  les 
malheureux  ,  était  transformé  en  pierre.  Une  tradition  du  Harz  ra- 
conte que  de  Jeunes  garçons  ayant  une  fois  osé  maudire  leur  pain  et 
le  fouler  aux  pieds ,  le  pauvre  pain  saigna  et  rougit  la  terre  :  mythe 
poignant  où  apparaît  dans  toute  sa  profondeur  la  croyance  du  peuple 
allemand  en  la  sainteté  du  pain.  Dans  nos  usages  alsaciens,  ce  n'était 
pas  manquer  an  sentiment  de  vénération  que  méritait  le  pain  que  de 
le  partager  avec  certains  animaux  ;  l'on  pouvait  en  jeter  les  miettes 
aux  poules,  en  donner  aux  chiens  et  aux  chevaux  ;  mais  c'était  une 
profanation  impie  d'en  nourrir  les  pourceaux ,  qui  étaient  des  bétes 
impures ,  comme  nous  l'apprend  la  légende  nationale  du  mauvais 
riche  de  Dettwiller. 

11  y  avait  dans  ce  village  un  paysan  opulent,  mais  dur  et  avare , 
parcimonieux  pour  ses  domestiques  et  impitoyable  aux  pauvres. 
Quand  de  malheureux  affamés  mendiaient  à  sa  porte  les  restes  du 
pain  de  sa  table,  il  les  chassait  en  blasphémant,  et  commandait  qu'on 
les  portât  dans  l'auge  de  ses  pourceaux.  Après  sa  mort ,  sa  maison 
fut  infestée  de  bruiu  mystérieux.  On  y  entendait  le  pas  lourd  d'un 
animal  et  des  grognements  de  porc.  Un  exorciste  fut  appelé.  Il  recon- 
nut que  l'esprit  du  mauvais  riche  vaguait ,  tourmenté  et  maudit,  dans 
la  maison ,  et  qu'il  réclamait  une  auge  neuve  à  l'étable.  Elle  fut  faite. 
Mais  les  pourceaux  devinrent  comme  furieux  au  contact  de  leur  nou- 
veau compagnon.  L'exorciste  revint  et  relégua  le  fantdme  dans  un 


Digitized  by  VjOOQIC 


S6  MTUB  B'aUàCB. 

champ  écarté  et  sileDcieux  qoi  enToie  encore  an  passant  solitaire 
l'écho  sinistre  des  grognements  du  mauvais  riche  damné  (^). 

Le  pain ,  dans  les  campagnes  alsaciennes ,  était  généralement  bon. 
L'on  y  employait  le  méteil.  Dans  les  montagnes  on  cultivait  l'épéautre 
parce  que  cette  graminée  résiste  mieux  aux  froids.  Au  Ban-de-la- 
Roche ,  le  pain  de  seigle  était ,  an  xvui*  siècle  encore  \  an  régal  dont 
les  pauvres  n'usaient  que  de  temps  à  autre  (>).  Dans  les  hautes  mon- 
tagnes ,  l'on  n'avait  que  le  pain  violet  que  donne  le  sarrazin. 

Les  pays  sitnés  sur  le  cours  du  Rhin  étaient  les  plus  renommés  de 
toute  l'Allemagne  pour  la  beauté  du  pain  blanc*  du  pain  de  table,  du 
pain  employé  dans  la  vie  urbaine.  Pforzheim  et  Strasbourg  étaient 
cités  en  première  ligne  sous  ce  rapport.  Après  Strasboui^  «  le  plus 
beau  pain  de  la  Basse-Alsace  était  celui  de  Schwindratzhelm  {^) ,  village 
situé  près  d'Hochfelden  «  et  qui  était  comme  le  Gonesse  de  l'Alsace. 
Le  pain  de  Schwindratzheim  était  si  renommé ,  et  ses  boulangers  si 
estimés  que  Frédéric  i*'  les  proposait  pour  modèles  à  ceux  de  Hague- 
nan  déjà  en  ii64  (^).  Moins  que  dans  d'autres  pays  il  était  mélangé 
de  graines  aromatiques ,  mais  il  n'avait  pas  réussi  à  s'en  affranchir 
totalement.  Sa  pureté  actuelle  est  un  progrès  du  temps.  Ancienne- 
ment 9  chez  nous»  l'on  y  mêlait  de  la  coriandre  noire ,  dii  pavot  «  et 
surtout  du  cumin  (^).  C'était  le  penchant  de  l'époque.  Dans  le  Lan- 
guedoc on  le  saupoudrait  de  marjolaine ,  et  dans  la  Provence  on 
chauffait  les  fours  avec  des  bonrrées  de  thym.  Sur  le  lac  de  Constance 
dominait  »  an  rapport  de  Montaigne  «  l'usage  de  l'aromatiser  avec  du 
fenouil  (®).  Le  docteur  Bock  recommandait  comme  des  moyens  propres 
à  lui  donner  de  la  douceur  et  un  bon  goût  la  semence  de  fromentale 
et  les  gn^ines  de  sésame.  U  nous  enseigne  aussi  que  dans  les  années 
de  cherté  ou  dans  certains  cantons  pauvres ,  on  mêlait  à  la  farine 
ordinaire  de  la  farine  de  pois ,  d'haricou ,  de  lentilles  »  d'avoine ,  de 
millet,  que  souvent  l'on  a  fait  du  pain  avec  ces  seules  substances  ou  du 
son ,  et  que  les  famines  ont  parfois  forcé  de  recourir  à  la  sciure  du 
bois  de  sapin. 

(*)  ÀUG.  Stoeber  ,  Sagm  des  Blsassu ,  p.  237. 
(*)  Massenbt  ,  Deicript.  du  Ban-d^-la-Roehe ,  p.  19. 
(')  JftR.  Bock  »  Kreuttwbuch ,  p.  237. 
(*)  BiLLlNG,  Beichr,  dei  BUastes ,  p.  243. 

(*)BOGK,p.  i(U. 

(*)  MoNTAKliB ,  Voyaget ,  i,  p.  71. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'AMCIENNE  ALSACE  A  TABLE.  27 

Dans  les  petites  villes  les  professions  de  pâtissier  et  de  boulanger 
étaient  confondaes  dans  les  mêmes  mains.  Il  en  était  autrement  dans 
les  grandes  villes  et  dans  celles  où  la  police  des  métiers  était  sage- 
ment réglée.  Je  vois  par  Tordonnance  strasbourgeoise  de  1557  qu'à 
partir  de  cette  année  les  professions  furent  séparées.  Les  pâtissiers 
eurent  leur  domaine ,  et  on  ne  réserva  aux  boulangers  que  le  droit 
de  confectionner  les  Langweeken ,  le  MuOtuchen ,  le  Kumgikuchen , 
les  pftiés  9  les  Pladen  (galettes) ,  les  Offladen ,  les  Suckerscheiben ,  les 
Hàppen,  YEierbrot,  le  pain  d'épice  (Lebkuehen)  et  les  Brestellen  (i). 
L'usage  et  le  temps  y  ajoutèrent  les  Mikhwecke ,  les  Ladebredle ,  le 
SehnUdnrod  (à  Haguenau  Hurzelknopff  ^  dans  la  Haute-Alsace  Bière-- 
wecke);  c'est  le  Rama  delà  Lorraine  ;  le  val  d'Ajol  faisait  le  meilleur; 
les  Suppebengel  (petits  pains  longs  pour  la  soupe)  ;  les  Gumberlândi^ 
bredle^  idnsi  appelés  d'un  duc  de  Cumberland  qui ,  pendant  un  séjour 
qu'il  fit  à  Strasbourg  vers  la  fin  du  siècle  dernier,  en  mangeait  chaque 
jour  dans  son  café.  Les  pains  au  lait  de  S^-Marie-aux-Mines  étaient 
les  plus  fameux  de  l'Alsace <  du  temps  de  Grandidier  (').  Quant  aux 
pains  d'épices  les  deux  sièges  principaux  de  la  fabrication  de  ce  pro- 
duit  qui  triomphe  aux  foires  et  aux  fêtes  patronales  étaient  à  Barr  et 
à  Strasbourg.  En  iBOi ,  Barr  comptait  cinq  fabriques  en  activité ,  et 
Strasbourg  autant;  Schlestadt  en  avait  une  (^).  J'ai  nommé  les  Eres- 
telles.  Ce  pain  délicat  et  populaire  a  assez  de  célébrité  pour  que  l'on 
remarque  que  les  Romains  nous  l'ont  apporté  sous  le  nom  de  pan» 
lonuâ,  et  que  rsgatique  affection  des  Strasbourgeois  pour  cette  pâtis- 
serie les  avait  portés  à  décorer  du  nom  de  BretsuUenumn  leur  singu- 
lière et  satyrique  personnification  du  Rohraff  (^). 

Ch.  Gérard,  iToottklaoowiiDpérida. 
(LaêvUe  à  une  prochaine  UvraUon.)  , 


{*)  Ârehiv.  mnnieip,  de  Stroib.  Gommimicatioii  de  M.  Schweîghaeoser,  srcbiTiste. 
C)  Granduibr  ,  Vue*  pitioretquet  d'Âlsaee.  S^Marie. 
(')  LAOH<m ,  SiaHet.  du  Boê-BMn ,  p.  l&l. 
l")  AleaUa  18S2,  p.  215. 


Digitized  by  VjOOQIC 


U  DAME  DE  HUNGERSTEIN. 


(*) 


Le  peuple  sait  une  légende  sur  chaque  ruine  de  la  féodalité.  Quand 
vous  visitez  l'un  des  châteaux  détruits  »  si  nombreux  dans  notre  vieille 
Alsace,  interrogez  le  bûcheron  de  la  montagne,  il  saura  à  peine  le 
nom  du  manoir  ;  mais  il  vous  dira  quelque  histoire  surnaturelle  sur 
ses  anciens  hôtes ,  qui  vous  fera  sourire  si  vous  êtes  sceptique,  rêver 
si  vous  êtes  poète  et  réfléchir  si  vous  êtes  philosophe.  Le  peuple  a 
oublié  l'histoire  de  ses  anciens  maîtres  ;  ainsi  que  sa  propre  histoire; 
mais  il  a  gardé  la  mémoire  de  quelques  faits  isolés  auxquels  la  tradi- 
tion en  passant  par  la  suite  des  siècles  a  imprimé  une  couleur  poé- 
tique. Les  documents  historiques  donnent  quelquefois  à  la  science  le 
droit  barbare  de  descendre  une  fiction  ingénieuse  aux  proportions 
mesquines  d'un  fait  ordinaire  »  et  la  science  s'en  applaudit.  Pour  moi» 
je  l'avoue  »  j'ai  toujours  eu  peu  de  sympathie  pour  ces  détracteurs 
lettrés  qui  se  servent  de  l'histoire  pour  détruire.  Je  n'ai  la  prétention 
de  raconter  qu'une  simple  légende  et  si  je  l'ai  appuyée  de  preuves 
historiques  c'est  qu'elles  ne  changent  point  la  forme  de  mon  récit. 
C'est  peut-être  une  supercherie  que  j'ai  tentée  :  j'ai'  essayé  de  prouver 
une  partie  pour  engager  mes  lecteurs  à  ne  pas  douter  du  reste. 

Presque  aux  portes  de  Guebvriller  s'élevaient  naguère  encore  les 
restes  du  château  de  Hungerstein.  L'histoire  de  ces  ruines  serait  peu 

(*]  L'histoire  de  la  dame  de  Hangerstein  n'est  nas  inédite.  Le  poète  colmarien 
Pfeffel  a  composé ,  sous  le  titre  de:  «  Die  Frau  von  Hungentein^  »  une  nouvelle 
intéressante  qui  est  publiée  dans  ses  œuvres  et  dont  il  parait  avoir  emprunté  le 
fond  anx  annales  de  Ribeaupierre ,  écrites  par  le  docteur  Jacques  Luck.  U  est 
certain ,  toutefois ,  que  notre  poète  ne  connaissait  pas  les  documents  authentiques 
que  nous  donnons  par  extraits  et  qui  sont  déposés  aux  archives  du  Haut-Rhin 
avec  les  dossiers  des  &milles  éteintes. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LA  DAME  DE  HUNGERSTBIN.  *  S9 

intéressante  si  un  crime  affreux  ne  marquait ,  d'une  tache  de  sang , 
le  jour  où  s'éteignit  avec  Guillaume  de  Hungerstein  la  famille  de  ce 
nom  qui,  depuis  des  siècles,  tenait  en  Sef  le  château  et  ses  dépendances 
de  la  noble  abbaye  de  Murbach  (i). 

C'était  en  i487 ,  Guillaume  venait  de  perdre  sa  femme  Suzanne 
d'Ostein  »  qui  le  laissait  sans  enfants  ;  quoique  vieux  et  inflrme,  le 
dernier  Hungerstein  songea  à  contracter  d'autres  liens  et  se  6ança 
bientôt  à  une  jeune  et  noble  demoiselle  renommée  dans  tout  le  pays 
et  pour  sa  beauté  et  pour  sa  grâce.  Elle  se  nommait  Cunégonde ,  et 
était  la  fille  de  Rodolphe  de  Gielsperg  »  seigneur  dissolu  et  ruiné  qui 
pensait  refaire  sa  fortune  en  mariant  avantageusement  sa  fille.  Cuné- 
gonde ne  manquait  jamais  banquets ,  danses  ni  noces  ou  sa  beauté  la 
rendait  lotgours  la  bienvenue.  Une  fois  mariée  elle  n'attendit  point 
que  son  époux  voulut  bien  lui  octroyer  ces  plaisirs  ;  elle  les  suivait 
en  cortège  galant,  écrasant  de  son  luxe  et  de  son  dédain  de  plus  nobles 
dames  qu'elle.  Le  vieillard  le  souffrait  en  silence,  attribuant  ces  folies 
à  la  jeunesse  de  Cunégonde  ;  mais  bientôt ,  outrepassant  toutes  les 
bornes ,  la  noble  dame  mit  au  pillage  les  biens  de  son  époux  ;  elle 
vendait  ses  joyaux ,  engageait  les  titres  de  rentes  et  appelant  auprès 
d'elle  son  père  et  son  frère  Werner  de  Gielsperg  •  qui  partageaient 
ses  goûu  dissipateurs ,  elle  tint  cour  et  mena  fort  joyeuse  vie  en 
son  château  de  Uungerstein.  Alors  les  yeux  du  vieillard  se  dessillèrent  ; 
il  se  vit ,  de  riche  seigneur  qu'il  était ,  sur  le  chemin  de  la  pauvreté 
et  du  déshonneur.  Il  admonesta  doucement ,  puis  sérieusement,  mais 
rien  ne  servit.  Cunégonde  ne  céda  point  et  ses  parents  la  soutenaient 
contre  son  époux. 

Werner ,  son  digne  frère ,  fit  même  des  menaces.  Voulant  se  rendre 
à  Inspruck ,  il  demanda  quelques  joyaux  à  son  beau-frère ,  pour  pa- 
raître plus  brillamment  à  la  cour.  Guillaume  refusa.  Alors  Werner  dit 
publiquement  que  bientôt  il  ferait  tel  bruit  à  Hungerstein ,  que  Ton 
en  garderait  longtemps  souvenir. 

Sur  la  prière  de  Guillaume,  le  comte  de  Ribeaupierre ,  alors  bailli 
de  la  Haute-Alsace ,  avait  envoyé  un  certain  Thiébaud  Lockmann , 


(')  Aux  émaux  près ,  la  dunille  de  Hungerstein  avait  les  mêmes  armoiries  que 
Tabbaye  de  Hurbach. 
L'abbaye  de  Murbach  :  d'argent  au  lévrier  élancé  de  sable. 
La  famille  de  Hongerstein  :  de  gueules  an  lévrier  élancé  d'argent. 


Digitized  by  VjOOQIC 


30  BBYim  D'ALSiCB. 

poar  remettre  en  ordre  les  affaires  de  Hungersteio  (i)  ;  Lockmaiin  aum 
devint  l'objet  de  menaces  de  mort  de  la  part  du  jeime  seignenr  de 
Gieisperg. 

Dans  cette  extrémité  le  malheureux  cheTalier  de  Hungerstein  s'a- 
dressa de  nouveau  au  comte  de  Ribeaupierre,  le  supplia  instamment 
de  lui  prêter  aide  et  assistance ,  pour  régler  les  affaires  de  sa  maison 
et  pour  le  protéger  contre  le  ressentiment  des  parents  de  sa  femme. 

Le  landvogty  se  rendant  à  ses  doléances,  ordonna  que  les  biens  de  Hun- 
gerstein  seraient  gérés  et  administrés  par  l'intendant  qu'il  avait  envoyé; 
que  le  seigneur  Guillaume  »  sa  mère  »  qui  vivait  encore,  et  sa  femme 
recevraient  une  pension  limitée ,  que  la  valetaille  inutile  serait  ren- 
voyée, que  l'un  garderait  simplement  un  écuyer  et  un  valet  de  pied, 
et  enfin  que  dame  Cunégonde  n'aurait  qu'une  suivante  pour  elle  et 
une  autre  femme  chargée  de  la  cuisine. 

Cette  décision  suprême  frappait  au  cœur  la  dame  de  Hunger- 


(*)  Noos  donnons  ici  un  extrait  des  registres  de  Lockmann  ooocemant  la  garde- 
robe  de  la  dame  Cunégonde.  Ces  renselgnemenu  nous  paraissent  intéressants 
pour  l'histoire  du  costume  au  iS«  siècle  : 

LXTXVjor.  —  Jtmn  to  smt  das  die  KUyder  90  WUhekn  von  Htêngtrstem 
Ritter  tiner  eliehm  gemahell  frouw  KungoUm  gehm  vnd  koufft  hai ,  Di»  will  vnd 
«r  eranek  gtUgm  %$U 

Item  einen  bhmoen  Rock ,  itt  sùwr  «rwm  firouw  SusUn  WbKeker  gedêchUnut 


item  einen  grinen  kurtxen  Rœk^  itt  vnden  mit  sehmfahe,  itt  auch  tiner  enœn 
firouwen  geweten. 

Item  einen  grienen  Rock  itt  gettiekt  mit  gold  vnd  herlen  itt  oueh  tiner  erwen 
froufoen  geweten,  Kottet  hundert  gulden. 

Item  einen  môrichen  Roek  itt  ouch  firouw  SuuUn  tiner  erwen  fvouwen  geweten. 

Item  ein  twilehjuj^en  mit  verguUen  knopffen ,  itt  owh  tiner  erwen  firouwen 
geweten. 

Item  einen  vergoUten  gurUll  itt  ouch  tiner  erwen  proween  geweten.  Kottet 
aektMiek  pfimdt. 

Item  einen  tehellinRock  mit  vergultten  teheOin  hat  firouw  KxmgoUt  kouift  von 
Clewin  Viteher  xu  Gewilr  vnd  itt  xu  dmn  Rock  komen  einer  tilber  ttouffvnd  ein 
vergoUter  gurttel  mit  einer  twartxen  phortten  vnd  xwene  gulden  in  gold.  Der  ttouff 
itt  mint  hom  geweten  vnd  den  gurttel  itt  mir  nit  witten.  Der  Roek  itt  twartx 
Hnehtuch  kottet  XI  %  liber. 

Item  einen  twartxen  manttel  vom  Clewin  Viteher  kottent  VIUI  liber. 

Itm  aifieti  hrunen  lintehm  Rock  hat  frouw  MungoU  koufft. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LÀ  DAME  DB  HPMGIRSTEIN.  31 

stein  ;  qui  dès  ce  jour  médita  uo  crime.  Elle  parviat  i  gagner  les  deux 
valets  en  leur  accordant  ses  bonnes  grâces .  au  point  qu'oubliant  et 
rhonnenr  et  leur  devoir,  ils  devinrent  non  seulement  ses  amants, 
mais  encore  ses  complices  dans  le  dessein  monstrueux  d'égorger  leur 
vieux  maître  et  seigneur.  Le  crime  conçu  eut  bientôt  son  exécution. 

Un  jour  que  le  vieillard  était  assis  dans  la  salle  voûtée  de  son  châ- 
teau ,  les  deux  valets  se  précipitèrent  sur  lui  et  le  menacèrent  de 
mort,  s'il  n'écrivait  incontinent  à  ses  parents  qu'un  grand  péché, 
commis  dans  sa  jeunesse,  l'obligeait  à  entreprendre  un  pieux  pèle- 
rinage en  pays  lointain ,  qu'il  prenait  congé  d'eux ,  les  suppliait  d'as- 
sister sa  femme  en  son  absence  et  de  prier  Dieu  pour  lui.  Quand 
Guillaume  eut  cédé  à  la  force ,  on  l'obligea  à  sceller  de  son  sceau  la  ' 
missive  qu'il  venait  de  tracer  sous  les  menaces  des  assassins.  Cuné- 
gonde  parut  alors ,  tenant  un  lacet;  c'était  l'arrêt  de  mort  et  Tinstru- 
ment  du  supplice  de  l'époux  qu'elle  avait  accepté  devant  Dieu.  Un 
instant  après  elle  était  veuve  et  deux  fois  criminelle. 

Les  complices  visitèrent  les  meubles  et  les  papiers  de  leur  victime  ; 
ils  s'emparèrent  des  objets  précieux,  des  titres  de  rentes  qui  restaient 
et  Ton  se  promit  maint  heureux  moment. 

Lorsque  la  nuit,  protectrice  des  traîtres  et  des  meurtriers,  vint 
prêter  son  ombre  qui  confond  les  bonnes  et  les  mauvaises  actions , 
l'écuyer  monta  à  cheval .  prit  le  cadavre  de  son  maître  devant  lui , 
puis  s'enfonçant  dans  la  forêt  il  le  jeta  dans  une  fosse  qu'il  recouvrit 
de  mousse  et  de  branchages. 

Le  lendemain  les  assassins  ayant  placé  la  missive  sur  la  table  de 
Guillaume ,  témoignèrent  grand  souci  de  la  disparition  du  chevalier 
de  Hungerstein ,  enfin  ils  ouvrirent  la  lettre  en  jprésence  de  quelques 
étrangers  et  la  montrèrent  ensuite  à  tous  ceux  qui  s'enquéraient  du 
vieux  châtelain. 

Mais  bientôt  on  vit  les  deux  valets  porter  les  habits  de  leur  maître 
et  le  château  reprendre  ses  airs  de  fête  comme  aux  beaux  jours  où  la 
nouvelle  épouse  tenait  Guillaume  sous  l'empire  de  ses  charmes.  Dieu 
avait  fhappé  les  assassins  en  leur  ôtant  la  prudence,  et  l'attention  pu- 
blique éveillée  les  désignait  à  la  justice  des  hommes. 

Sur  les  ordres  du  landvogt ,  Guillaume  de  Ribeaupierre ,  une  com- 
mission ,  composée  de  nobles  et  de  bourgeois ,  dut  rechercher  les 
causes  de  la  disparition  du  maître  de  Hungerstein.  Sur  quelques  soup- 


Digitized  by  VjOOQIC 


5t  RBVUE  D'AL8ACE. 

çons  on  6t  appréhender  au  corps  un  des  Talets  qui  »  appliqué  k  la 
torture,  avoua  tout. 

Le  corps  du  malheureui  seigneur  fut  bientôt  trouvé  et  les  juges  de 
la  régence  d'Ensisheim  vinrent  procéder  à  sa  reconnaissance.  Alors 
on  le  conduisit  solennellement  à  Guebwiller  où  il  obtint  les  honneurs 
funèbres  et  une  chrétienne  sépulture. 

Selon  l'antique  usage  le  héraut  d'armes  brisa  sur  son  cercueil  les 
armoiries  de  sa  maison ,  pour  témoigner  aux  yeux  du  monde ,  qu'il 
était  le  dernier  de  sa  famille  et  qu'avec  lui  le  nom  de  Hungerstein 
descendait  dans  la  tombe. 

Enfin  pour  perpétuer  la  mémoire  du  crime  »  on  éleva  deux  croix  » 
l'une  près  de  l'endroit  où  il  fut  assassiné  »  l'autre  près  de  la  fosse  où 
l'avait  Jeté  son  meurtrier  (^). 

Cunégonde  aussi  fut  arrêtée  »  incarcérée  et  appliquée  à  la  question. 
Elle  convint  du  crime.  Sa  sentence»  qui  ne  se  fit  pas  attendre, 
portait  que  Cunégonde  de  Gieisperg ,  convaincue  d'adultère  et  de 
meurtre ,  se  prosternera  à  genoux ,  criera  à  Dieu  merci  et  à  l'empe- 
reur ,  ses  officiers  et  justiciers  et  à  tous  ceux  qu'elle  pourrait  avoir 
offensés  et  que  pour  l'expiation  de  ses  crimes  elle  sera  mise  es  mains 
du  bourreau  pour  être  exécutée  de  vie  à  mort  par  submersion ,  en 
conformité  des  ordonnances  impériales  et  pour  exemple  d'autres* 

Tout  semblait  fini  pour  elle  lorsque  le  juge,  brisant  la  baguette 
d'osier  qu'il  tenait  à  la  main ,  ajouta  d'une  voix  grave  et  solennelle  : 
Dieu  ait  pitié  de  son  âme.  Cependant  la  mort  était  bien  loin.  Ange  du 
mal  elle  était  destinée  à  faire  encore  des  victimes  sur  cette  terre  et  la 
beauté  de  son  corps  devait  aider  la  perversité  de  son  esprit. 

Pendant  qu'on  la  conduisait  au  supplice  ,  un  jeune  noble  traversa 
la  foule  de  manants  qui  allait  voir  périr  une  noble  dame  et  s'appro- 
chant  de  l'exécuteur ,  il  lui  promit  trente  florins  d'or  s'il  parvenait  à 
garder  Cunégonde  vivante  et  à  la  lui  livrer.  Le  bourreau  accepta  ('). 

Il  garotta  la  patiente  avec  tant  de  force  qu'elle  en  perdit  connais- 
sance ,  puis  la  lançant  à  l'eau  il  la  laissa  descendre  la  rivière  pendant 

{*)  Comptes  de  Lockanann.  —  Item,  2  gulden  geben  vor  xioaya  êteynenm 
Crutxen  xu  maehm  an  der  itetten  do  Herr  Wilhelm  ermordt  itt  worden. 

Itêm,  5  ichl.  d.  vor  die  CruUe  ctn  die  eelbe  itette  xufUren, 

(*)  Le  chroniqueur  Luck  déclare  qu'il  ue  nommera  pas  le  noble  pour  ne  pas 
faire  lâche  sur  le  blason  d'une  famUle  illustre. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LA  DAME  DE  HUN6ER8TEIN.  55 

quelques  ÎDStants  la  suivant  toujours  dans  sa  nacelle,  il  l'attira  ensuite 
vers  l'autre  bord  où  le  noble  l'attendait  avec  deux  bons  chevaui. 

Pendant  que  la  populace  se  retirait  satisfaite ,  Cunégonde  fuyait  en 
Suisse  pour  se  mettre  en  sûreté  dans  un  des  châteaux  de  son  libé- 
rateur. 

Guillaume  de  Ribeaupierre ,  le  landvogt.  apprit  bientôt  sa  fuite.  Il 
en  devint  triste  et  soucieux ,  et  mit  tous  ses  soins  à  engager  les  auto- 
rités suisses  à  lui  livrer  cette  femme  criminelle  qui  vivait  impunie  au 
milieu  de  la  joie  et  des  plaisirs. 

Ses  vœux  ne  furent  exaucés  qu'après  trois  ans  de  persistantes  solli- 
citations. Elle  fut  arrêtée  alors  et  dirigée  sous  bonne  escorte  sur  Ribeau« 
ville.  Le  landvogt  lui  fit  grâce  de  la  vie  mais  l'envoya  immédiatement 
prisonnière  dans  son  château  de  Hoh^Rappoltstein.  Son  orgueil  franchit 
avec  elle  la  porte  de  la  prison  et  souvent ,  dit  la  chronique  ;  elle 
apparaissait  dans  ses  plus  beaux  atours  derrière  la  grille  formidable 
du  noir  donjon. 

En  1507^  vingt  ans  après  son  arrestatfon  »  Cunégonde  devait  être 
encore  bien  belle  car  elle  obtint  de  son  geôlier ,  Philippe  de  Bacha- 
racb ,  que  pendant  la  nuit,  il  la  fît  descendre  de  sa  prison  au  moyen 
d'un  échelle ,  et  que  pour  obtenir  son  amour  il  s'apprêtât  à  fuir  avec 
elle  en  pays  lointains.  Mais  tout  fut  découvert;  le  serpent  de  Hunger- 
stein»  comme  on  l'appelait  dans  la  contrée,  fut  gardé  plus  étroite- 
ment et  maître  Philippe,  dont  la  tête  devait  échoir  au  bourreau ,  fut , 
grâce  aux  prières  de  nobles  personnes ,  envoyé  en  exil  pour  le  reste 
de  ses  jours  (i).  A  dater  de  celte  époque  la  chronique  se  tait  sur 
Cunégonde^  et  Luck,  rhistorien  de  la  famille  de  Ribeaupierre,  pense 
qn'elle  ne  sortit  de  son  cachot  que  pour  paraître  devant  le  juge 
éternel. 

{*)  Nous  croyons  devoir  dODDcr  le  texte  original  de  la  lettre  de  bannissecent 
{Vrpked)  par  laquelle  Philippe  de  Bacbarach  recooDalt  son  crime  et  la  jusUce  de  la 
peine  qui  Ta  frappé  et  promet  de  s'y  soumettre. 

«  Meh  Phillips  von  Baeharaeh,  Tun  kun$  mmgkliehen  nUt  dûx«m  brief  dem- 
nœh  werend  ieh  vfdem  Sloêx  grosx  Rappolzitein  des  ioolgebomsn  hsrrm  herren 
WUhelms  herrm  %u  Rappoltzsuin  y  ete,  myns  gnedigm  herren  gedingter  noâehter 
vnd  shsxhnecht  getoesen.  Bah  ieh  In  solhém  mynem  dienst  frduentlieh  vud  uss 
mgnem  furgewuaem  mutwillemf  vnangesehen  myner  gethaner  glubd ,  die  frow 
von  Hungersteiny  so  vfangerUrtem  Slos  in  gefengnis  enthalten,  mit  einer  Uitem 
usz  dêm  tkum  verbergenlieh  genomen ,  in  willen  sy  vnerlichùr  wise  und  wercken 

t*  Série.  —  S*  Année.  3 


Digitized  by  VjOOQIC 


54  BBTinS  D'ALSAdS. 

Les  précautions  prises  à  l'égard  de  cette  femme  furent  extraordi- 
naires. Guillaume  de  Ribeaupierre  menaçait  do  (out  le  poids  de  sa 
colère  quiconque  oserait  tenter  un  rcgarH  vers  la  tour  qui  la  renfer- 
mait. Les  fils  du  seigneur  surtout  reçurent  sévère  défense  de  diriger 
leurs  pas  du  côté  de  Hob*Rappolstein. 

'  Cependant  en  44^8 .  Sébastien ,  l'un  d'eux ,  jeune  seigneur 
plein  d'avenir»  fut,  par  ordre  paternel ,  jeté  dans  un  cachot.  Il  en 
perdit  la  raison.  Les  médecins  ayant  déclaré  qu'il  était  possédé  du 
démon  ,  on  le  transporta  à  WittersdorfT,  près  d'Altkirch ,  pour  être 
exorcisé,  mais  il  y  périt  de  froid  et  sa  dépouille  mortelle,  dit  Pierre 
d*Andlau  qui  rapporte  le  fait,  repose  encore  à  Wittersdorff,  en  la 
puissance  de  Dieu  (i). 


zu  bekofMnen  mir  furgenomen  gehapt ,  darumb  ieh  dann  xu  gefmgnis  obgmantêii 
mtni  gnedigen  Kerrm  komen  ,  vnd  billiehen  an  myns  lib  ,  wo  nii  iëlK$  durch 
fromer  lut  furbitt  abgeweftdet  ttraffbar  gewesen.  Haruf  io  hab  ieh  frigi  wilkns 
einm  g9$tabten  ^d  liblich  zu  Gott  vnd  den  heiHgin  mit  vfgehêbten  fingem  vnd 
gelerten  wwrtten  geswom  iOlher  *gefengnis  vnd  allei  io  mir  darunter  begegnêt , 
furter  gêgen  erttgemeUêm  mynem  gegen  herrschaft  Rappolstein ,  etc, ,  vnd  alUn 
Iren  geu>andten ,  vnd  $o  diser  myner  gefmgnis  verdeehi  tin  moehUnd ,  u>edêr 
mit  wortten  noch  werektn ,  RUtten  oder  gethëten  heimlieh  noeh  offenlich  ioeder 
durch  mieh  selbi  nœh  andtr  nyinermer  zurwhnen  noeh  ztanden ,  zeoffnm  noeh 
ichaffen  gethon  werden  In  dhein  wisz.  Wo  ieh  aber  solichs  einem  oder  mer  nit 
enhieUe*  So  $oll  ieh  ein  verzalter  ineyneidiger  sin  vnd  geheitsen  werden  ,  vnnd 
ab  mir  an  allen  enden ,  do  ieh  gefunden  wurd ,  richten ,  a/s  ab  einem  erloseen 
effdbruehigen  man  von  reeht  zugeburt  da$  ieh  mieh  offenUeh  in  Craft  disz  briefi 
begibe ,  vnd  verzihe  mieh  haruber  alUs  des  ,  so  mir  wider  disen  briefzekennen 
irdstUeh  vnd  kUfiieh  sin  kbnndt  oder  màcht  gentzlich  vnd  mit  rechtem  wissen  , 
genend  hier  in  vsxgesehriben.  Vnd  des  zuo  waren  vrkund  so  hab  ieh  den  vesten 
Jungher  Hanns  Wurmlin  erbetten ,  dans  er  sin  in  sigell  fiir  mieh  in  disen  brief 
gedruckt  hat  mieh  aller  obgesehriebenen  ding  zuo  besagende.  Der  geben  ist  vf 
zonstags  noeh  sanet  Anthowien  tag  anno  XV  septisno,  » 
L'acte  porte  la  trace  d*un  cachet  en  dre  verte. 

(Archives  da  Hant-Rhfn ,  documents  de  la  seigneorte  de  Rlbaupierre.) 

{*)  Voici  comment  s'exprime  Pierre  d'ADdlau  : 

R  Herr  Bastion  was  ein  gesehikter  junger  herr ,  kont  sein  welsch  vnd  laiin , 
vnd  hibst  von  leyb ,  vnd  stand  ihm  zu  daz  er  hinder  dos  sjriel  kam,  vf|d  vertpHt 
60 guldm  doser  zu  letzt  hinweg  liefda  erzumet sein vaiter  Ober  ikn ,  lies ihn 
fahen ,  vnd  gen  ^oh»nrafpolsteyn  in  Thurn  legen ,  vnd  war  beseszen  vnd  gen 


Digitized  by  VjOOQIC 


LA  DAME  DE  HUNGERSTBtM.  5S 

Le  chroniqueur  ajoute  qu'une  dette  contractée  au  jeu  lui  avait  attiré 
les  rigueurs  paternelles.  La  tradition  ,  conservée  parmi  le  peuple , 
prétend  au  contraire  qu'il  avait  vu  la  dame  de  Hongerstein. 

G.  FkANTZ , 

chef  do  dhinon  à  la  prtfBOtura  da  HioURhiii. 


WidêTêdarff  geiehkkki ,  da  hmclmarwn ,  âamach  er/roren  da%  ihm  dit  pu  ab~ 
fHhn  ^vffdem  hofftnd  H§t  noeh  tti  Gottes  gewaU,  » 

Par  un  acte  daté  du  Tendredi  après  juMlate  1498 ,  Bastien  fût  forcé  de  se  dé- 
sister de  ions  ses  droits  sur  la  seigneurie  et  de  se  contenter  d'ane  pension  annuelle 
de*  100  îDoriT)^  dV ,  1 W  sacs  de  grains  et  5  foudres  de  vin. 


Digitized  by  VjOOQIC 


U  PÊCHE  DE  LA  GRENOUILLE 


DANS  LE  CANTON  DE  KATSEBSBERG. 


SES  VERTUS   MÉDICINALES. 


Sur  la  route  qui  mène  de  la  plaine  vers  la  vallée  de  Kaysersberg , 
on  découvre ,  à  droite  ,  le  riche  vignoble  qui  s'étend  le  long  du  ver- 
sant oriental  des  Vosges»  à  gauche,  de  vastes  prairies  sillonnées  par 
dlononibrables  canaux  dont  les  eaux  se  perdent,  au  fond  du  tableau, 
dans  une  forêt  d'aulnes  et  de  chênes  qui  forme  la  Timite  des  prés. 

Le  voyageur  timide  qui  parcourt  cette  route  au  mois  de  mars ,  par 
une  nuit  sombre,  risque  d'éprouver  bien  des  frayeurs  et  bien  des 
angoisses  pour  peu  que  son  imagination  soit  accessible  aux  idées 
superstitieuses  ;  il  rebroussera  chemin  si  les  contes  fantastiques  et 
populaires  sur  les  revenants  et  les  maléfices  dont  on  a  bercé  son 
enfance  ont  laissé  quelque  souvenir  dans  son  imagination.  Car  c'est 
là,  sur  cette  route ,  qu'il  verra  l'homme  qui  porte  sa  tête  sous  sou 
bras  et  dont  les  yeux  ont  Téclat  funèbre  du  moribond  ;  il  verra  des 
âmes  en  peine  sortir  de  leurs  tombeaux  sous  la  forme  de  lumières 
blafardes  et  livides ,  errant  çà  et  là  dans  la  campagne  pour  chercher 
vainement  le  repos  éternel  ;  il  verra  -^  mais  je  ne  finirais  pas  si  je 
voulais  rapporter  toutes  les  histoires  que  feue  ma  grand-mèra,  bonne 
femme  de  quatre-vingt-six  ans,  me  raconta  dans  toute  son  effusion  de 
cœur,  il  y  a  une  quarantaine  d'années  et  auxquelles  je  prêtais  Tatten- 
tion  la  plus  pieuse.    . 

Il  n'y  a  pas  longtemps  que  j'ai  entendu  des  hommes  sérieux  dis- 
cuter la  valeur  morale  de  ces  contes  :  les  uns  les  accusaient  de  main- 
tenir dans  le  peuple  la  superstition  et  par  conséquent  tous  les  dangers 
qui  s'y  rattachent  ;  les  autres  n'y  virent  que  des  légendes  destinées  à 
élever  la  pensée  du  vulgaire  au-dessus  du  terre-à-terre  de  la  vie 
matérielle;  mais,  quoiqu'il  «en  soit,  j'avoue  pour  mon  compte  que 


Digitized  by  VjOOQIC 


U  PÈCHE  DE  LA  GRBIfOUILLE ,  ETC.  37 

c*e8t  avec  délices  que  je  me  souviens  de  ces  longues  soirées  d'hiver 
où  mon  aïeule  me  communiqua  au  coin  du  feu  des  histoires  de  reve- 
nants »  et  il  est  probable  que  si  maintenant  encore  je  me  trouvais 
seul  »  au  milieu  d'une  nuit  obscure  ,  sur  la  route  dont  je  viens  de 
parier,  voyant  à  ma  gauche  sur  les  prairies  des  lumières  pâles ,  tantôt 
apparaître,  tantôt  disparaître,  rester  immobiles  pendant  des  mo- 
ments et  se  précipiter  ensuite,  avec  la  rapidité  d'un, éclair,  vers  la 
terre .  il  est  probable  ,  dis-je ,  que  les  souvenirs  de  mon  enfance  se 
raviveraient  à  la  vue  de  ce  spectacle  imprévu  et  sinistre  et  me  feraient 
reculer  d'horreur  et  d'effroi;  et  pourtant  toutes  ces  lumières  à  l'as- 
pect si  fantastique  ne  sont  autre  chose  que  les  lanternes  des  pécheurs 
de  grenouilles. 

C'est  au  mois  de  mars,  quand  le  ciel  est  couvert  et  que  les  nuits 
sont  déjà  chaudes,  que  la  rivière,  qui  a  ses  sources  au  lac  Blanc  et  au 
lac  Noir,  vient  traverser  ces  prairies,  y  alimenter  de  nombreux  canaux 
d'irrigation  et  y  déverser  une  quantité  prodigieuse  de  grenouilles. 
Pendant  le  jour ,  ces  grenouilles  ,  qui  ne  peuvent  supporter  une  lu- 
mière éclatante ,  se  cachent  dans  des  trous  ou  sous  des  herbes.  Ce 
D'est  que  la  nuit  qu'elles  commencent  leur  vie  vagabonde  et  recher- 
chent des  flaques  d'eau  pour  y  déposer  leur  frai.  C'est  de  ces  moments 
que  profitent  les  pauvres  gens  des  villages  voisina*  pour  faire  leur 
pèche  et  les  jeunes  gens  de  familles  aisées  pour  se  divertir. 

Vers  les  dix  heures  du  soir  les  pécheurs,  armés  de  lanternes  et  de 
sacs  qu'ils  portent  en  bandoulière,  se  mettent  en  route,  suivent 
silencieusement ,  l'œil  au  guet ,  les  petits  cours  d'eau  ,  traînant  leur 
lumière  presqu'à  terre,  s'arrétant  par  intervalle  pour  choisir  une 
nouvelle  direction  et  saisissant  de  leurs  mains ,  avec  une  adresse  qui 
n'est  propre  qu'à  eux ,  toutes  les  grenouilles  qui  se  trouvent  sur  leur 
passage.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  le  pécheur  habile  rentrer  chez  lui 
le  matin  vers  deux  heures ,  portant  dans  son  sac  un  butin  de  deux  ou 
trois  cents  prisonnières. 

Rentré  chez  lui ,  le  pécheur ,  après  quelques  heures  de  repos ,  se 
remet  en  route  pour  porter  dans  les  nombreux  villages  de  la  vallée 
les  grenouilles  auparavant  décapitées  et  les  vendre  au  prix  de  20  à 
25  cent,  la  douzaine. 

L'année  dernière,  une  Parisienne»  femme  élégante  et  artiste,  est 
venue  avec  sa  famille  dans  la  vallée  Je  Kaysersberg  dont  elle  avait 
beaucoup  entendu  vanter  l'aspect  grandiose  et  pittoresque.  Je  voulus 


Digitized  by  VjOOQIC 


58  hSfm  O'AL&àCR. 

lai  faire  connaître  les  mets  favoris  de  mes  compatriotes  et  lui  fis  offrir 
un  plat  de  grenouilles.  —  Quelle  horreur  !  s'écria*t-elle  à  la  vue  des 
cuisses  fricassées ,  ^-  vos  cbemios  sont  faits  pour  vous  écorcher  les 
pieds  et  vos  mets  pour  vous  soulever  le  cœur  ! 

Certes .  son  indignation  eût  été  plus  grande  encore ,  si  elle  avait 
vu  les  pécheurs  apporter  les  grenouilles  sans  têtes ,  mais  vivantes 
encore  ;  car  décapitées  »  la  vie  ne  les  quitte  qu'au  bout  de  quelques 
jours;  qu'eût-elle  dit  si  elle  les  avait  vues  ainsi  mutilées,  grimper  les 
uns  par  dessus  les  autres  dans  le  panier  du  pécheur ,  remuant  sans 
cesse  9  grouillant  péle-méle  et  cherchant  dans  des  convulsions  conti- 
nuelles la  partie  la  plus  précieuse  enlevée  à  leur  corps  ! 

L'usage  de  couper  la  tête  aux  grenouilles  n'est  cependant  pas 
généralement  répandu  en  Alsace.  Dans  le  Bas-Rhin  on  leur  enlève  les 
cuisses  que  l'on  n'expose  à  la  vente  que  dépouillées  de  leur  peau  et 
enfilées  au  nombre  de  vingt-cinq  à  une  branche  d'osier  ;  dans  le  Haut- 
Rbin  on  est  plus  exigeant  vis-à-vis  du  vendeur  qui  doit  en  outre  re- 
mettre les  corps  dont  on  fait,  à  ce  que  l'on  dit»  un  potage  délicieux. 

J'ignore  jusqu'à  quel  point  la  grenouille  a  été  goûtée  de  nos  aieux, 
mais  j'ai  l'espoir  que  le  spirituel  collaborateur  de  cette  Revue  qui , 
dans  une  série  de  charmants  articles  intitnlés  :  L'andenne  Alsace  à 
tabk .  nous  a  fiiit  assister  avec  délices  aux  noces  et  festins  de  nos 
ancêtres  »  voudra  bien  nous  renseigner  à  cet  égard. 

Les  naturalistes  distinguent  la  grenouille  mâle  de  la  grenouille 
femelle  par  deux  petites  vessies  transparentes  qui  se  trouvent  à  la 
tête  de  la  première,  ainsi  que  par  la  partie  intérieure  des  pieds  de 
devant  qui  est  plus  forte  chez  le  mâle  que  chez  la  femelle.  Nos  pêcheurs 
ont  le  coup-d'œil  plus  exercé  et  ils  la  reconnaissent  de  prime-abord  à 
sa  couleur  verdâtre  et  au  volume  de  son  corps  :  ils  vous  diront  eu 
outre  que  la  grenouille  est  un  animal  plein  de  galté  et  de  vie  et  qu'elle 
continue,  non  seulement  de  vivre,  de  nager  et  de  sauter  pendant 
plusieurs  heures  après  avoir  en  le  cœur  arraché  et  la  tête  coupée , 
mais  que  le  cœur  et  les  poumons  enlevés  du  corps  continuent  même 
leurs  mouvements  ordinaires  pendant  toute  une  heure.  J'avoue  que 
ce  n'est  pas  sans  frémir  que  j'ai  vu  un  jour  une  de  ces  pauvres  bêtes, 
à  laquelle  nn  enfant  de  pêcheur  avait  emporté  tous  les  viscères  de  la 
poitrine  et  du  bas-veptre,  sauter  néanmoins  pendant  quelque  temps 
encore  avec  souplesse  et  agilité. 

Le  mois  de  mars  passé  »  la  pêche  aux  grenouilles  devient  pour  no$ 


Digitized  by  VjOOQIC 


UPÉGKDBUGRRNOUILLBiBTC.  S9 

pécheurs  moioR  produciWe;  les  grenouilles  quittent  alors  les  flaques 
d'eau  après  y  avoir  déposé  leur  frai  el  se  dispersent  dans  les  champs 
et  dans  les  vignes.  C'est  alors  que  commence  pour  les  amateurs  la 
pèche  à  la  ligne.  Différentes  sortes  d'appas  sont  propres  à  garnir 
l'hameçon  ;  on  y  attache  indifféremment  des  vers  »  des  mouches  •  des 
papillons ,  des  scarabées,  des  hannetons,  des  entrailles  de  grenouille» 
un  morceau  de  drap  rouge  •  de  la  laine  teinte  en  couleur  de  chair,  etc. 
Cette  pèche,  comme  toutes  les  autres,  possède  aussi  ses  secrets  et 
ses  mystères  dont  l'un ,  d'après  le  Dictiarmarre  théorique  et  pratique 
de  ta  chasie  et  de  la  pêche ,  consiste  à  mettre  une  grenouille  mâlé 
dans  un  verre  à  boire  que  l'on  dépose  à  l'endroit  où  l'on  suppose  la 
présence  de  grenouilles;  on  charge  le  verre  d'une  pierre  assez  lourde 
pour  empêcher  l'animal  de  sortir;  dès  que  les  autres  grenouilles,  qui 
jouissent  de  leur  liberté ,  entendent  les  gémissements  de  la  captive , 
elles  aecQltarent  pour  la  délivrer  et  tombent  aîiisi  dans  le  piège  qu'on 
leur  a  tendu ,  piège  composé  uniquement  d'un  filet  attaché  par  lès 
quatre  coins  à  deux  cerceaux  qui  se  croisent. 

Nos  pécheurs  ne  connaissent  que  trois  espèces  de  grenouilles  :  la 
grenouille  aquatique  (  Winterfrôtche)  qui  est  celle  dont  nous  avons 
entretenu  jusqu'à  présent  nos  lecteurs  ;  la  grenouille  d'été  (Sommer^ 
frôiche)  plus  petite  que  la  première  et  la  grenouille  verte  {Fteber- 
frôsche).  Ils  n'ont  pu  me  donner  de  renseignements  ni  sur  la  gre- 
noaiHe  pisseuse,  ainsi  nommée,  parce  qu'elle  lâche  un  liquide  à 
chaHjne  saut  qu'elle  fait ,  ni  sur  la  grenouille  bosme ,  ainsi  nommée , 
parce  qu'elle  a  deux  os  qui  lui  forment  deux  bosses  sur  le  dos. 

La  grenouille  verte,  aussi  connue  sous  les  noms  de  Raine,  Rainette 
verte  ou  grenouille  d'arbre,  est  désignée  par  nos  pécheurs  par  le  noni 
de  Rêberfrôiche  t  à  cause  de  ses  vertus  médicinales  dont  nous  parfe- 
rons toui-à-l'heure.  Elle  est  très*petlte  et  sa  robe  est  d'une  couleui^ 
verte  très-prononcée  ;  elle  grimpe  sur  les  arbres  et  sur  les  arbu^es, 
y  demeure  immobile  et  le  plus  souvent  collée  sur  une  feuifle 
moyennant  sa  viscosité  naturelle.  Elle  n'est  nullement  muette  comme 
quelques  auteurs  le  prétendent  ;  elle  se  fait  entendre  beaucoup  en 
automne,  surtout  le  soir  et  pendant  la  nuit.  Les  pécheurs  soutiennent 
même  que  l'on  ne  peut  qu'avec  peine  distinguer  sa  voix' du  chant  de 
l'alouette. 

C'est  aussi  cette  petite  grenouille  qui  sert  au  campagnard  de  pro- 
nostic dans  ses  oocupations  agricoles.  On  sait  qu'en  rintrodiiisant4anë 


Digitized  by  VjOOQIC 


40  REVUE  D'ALSACE.- 

un  bocal ,  dans  lequel  on  a  mis  auparavant  de  Teau  à  la  hauteur  de 
Quatre  doififts  à  peu  près  et  un  peu  de  terre  au  fond ,  elle  devient  un 
baromètre  vivant ,  car  elle  monte  ou  elle  descend,  selon  la  tempéra- 
ture sèche  ou  humide ,  la  petite  échelle  en  bois  placée  dana  ce  bocal. 

On  a  vu  de  ces  grenouilles  vertes  vivre  pendant  trois  ans  sans  qu'on 
leur  ait  donné  aucune  nourriture  ;  et  un  médecin  allemand  affirmait  ea 
avoir  conservé  une  dans  un  verre  cylindrique,  couvert  d'un  roseau,  en 
ne  lui  donnant  pour  toute  nourriture  qu'un  peu  d'herbe  fraîche  en 
été  et  un  peu  de  foin  mouillé  en  hiver.  Chose  remarquable  encore , 
c'est  que  beaucoup  de  nos  campagnards  ont  plus  de  confiance  en  leur 
petite  grenouille  qu'en  leur  baromètre ,  et  moi-même ,  il  n'y  a  pas 
longtemps ,  j'ai  été  ébranlé  un  moment  dans  ma  foi  en  la  science* 
Voici  de  quelle  manière  : 

Le  S  septembre  J860  mon  baromètre  indiquait  Beau  et  ma  gre- 
nouille était  sous  l'eau  ;  le  temps  en  ce  moment  réellement  au  beau 
se  tenait  ainsi  du  côté  du  baromètre ,  et  donnait  tort  à  la  grenouille. 
Les  deux  jours  suivants  le  baromètre  monta  de  plus  en  plus  et  la 
Rainette  verte  descendit  de  plus  en  plus  jusqu'au  foud  du  bocal.  — 
Je  me  demandai  si  mon  baromètre  était  déréglé ,  mais  un  article  que 
je  trouvai  quelque  temps  après  dans  le  Journal  des  Débats  confirma 
l'anomalie  de  l'indication  barométrique. 

Voici  la  note  du  journal  : 

ff  On  a  remarqué  avec  étonnement  que  pendant  ces  derniers  jours 
«  où  la  pluie  n'a  pas  cessé  de  tomber  avec  abondance  ,  et  même  par 
c  moment  avec  une  grande  violence,  le  baromètre  n'a  pas  discontinué 
c  de  marquer  le  beau  fixe.  On  ne  s'explique  guère  ce  phénomène 
c  atmosphérique^  > 

J'avoue  que  depuis  cette  époque  la  petite  greoutlle  a  grandi  dans 
mon  estime. 

Un  mot  maintenant  sur  les  vertus  médicinales  de  ces  êtres  amphi- 
bies. J'ai  déjà  dit  que  les  pécheurs  de  la  vallée  de  Kaysersberg  ont 
donné  le  nom  de  Fteberfrôiche  à  la  petite  grenonille  verte  et  cela  en 
raison  des  remèdes  qu'elle  fournit  ou  du  moins  qu'elle  est  censée 
fournir  contre  la  fièvre. 

J'ignore  ce  qu'il  y  a  de  fondé  dans  cette  assertion  ;  j'ignore  égale- 
ment si  la  grenouille  en  général  est  considérée  comme  remède  quel- 
conque dans  la  médecine  moderne;  mais  ce  qui  est  certain ,  c'est  que 
la  confiance  des  pécheurs  est  consacrée  par  une  tradition  locale  et 


Digitized  by  VjOOQIC 


LA  PÊCHfi  DB  LA  GRENOUILLE  ,  ETC.  41 

que  de  père  m  fils  ils  ont  accordé  à  la  grenouille  une  venu  médici- 
aale.  Il  n'est  donc  pas  sans  intérêt  de  jeter  un  coup-d'œil  sur  la 
longue  liste  de  remèdes  que  la  grenouille  a  dû  fournir  autrefois  et  je 
pense  que  le  récit  des  cures  merveilleuses  qu'elle  a  opérées  dans  le 
siècle  dernier  encore ,  ainsi  que  les  préservatifs  miraculeux  qu'elle  a 
offerts  à  ceux  qui  se  donnaient  la  peine  d'y  recourir  en  temps  opportun, 
ne  manqueront  pas  de  captiver  l'attention  du  lecteur. 

I  Les  grenouilles  »  dit  le  volume  poudreux  que  j'ai  devant  moi ,  et 
I  qui  a  été  imprimé  en  1775 ,  fournissent  d'excellents  remèdes  :  prises 
c  intérieurement ,  elles  sont  humectantes,  incrassantes  et  conviennent 
t  dans  les  maladies  de  poitrine  ;  on  en  fait  des  bouillons  qu'on  prescrit 
c  dans  la  toux  invétérée  ;  dans  la  sécheresse  de  poitrine ,  dans  la 
€  phthisie  et  dans  la  consomption ,  ils  humectent»  adoucissent  et  font 
c  dormir.  On  en  fait  aussi  un  excellent  usage  dans  les  cas  de  chaleurs 
c  d'entrailles  et  lorsqu'il  s'agit  de  dissiper  les  boutons  et  rougeurs 
€  de  visage.  » 

Le  frai  de  grenouille  n'était  pas  moins  en  usage ,  selon  le  volume 
en  question ,  que  l'animal  même.  Il  passa  pour  le  meilleur  réfrigérant 
de  ce  règne  ;  il  était  très-bien  indiqué  dans  les  inflammations  de  la 
goutte  y  il  guérissait  la  brftlure ,  l'érésipèle  et  les  feux  volages  du 
visage. 

,  L'auteur  auquel  j'emprunte  la  description  de  ces  remèdes ,  sans 
doute  autrefois  fort  efficaces ,  prétend  même  que  le  frai  de  la  gre- 
nouille est  d'un  excellent  emploi  contre  l'épilepsie ,  il  n'ose  pas  ce- 
pendant l'assurer,  mais  il  indique  la  manière  de  s'en  servir  en  ce  cas  : 

<  On  prend ,  aux  mois  de  mai ,  juin  ou  juillet ,  environ  quarante  gre- 
c  nouilles  des  plus  vertes,  on  en  6te  les  foies  pour  les  faire  sécher  à 
c  une  chaleur  lente ,  on  les  réduit  en  poudre ,  et  on  partage  cette 

<  poudre  en  six  doses  égales  ;  on  en  donne  une  dose  au  malade  le 
c  matin  à  jeân  dans  un  peu  de  vin  on  dans  de  l'eau  de  fleurs  de  tilleul, 
«  en  lui  recommandant  de  ne  manger  que  deux  heures  après  ;  on  lui 
c  en  fait  prendre  une  autre  le  soir ,  et  en  continuant  ainsi  trois  jours 
c  de  suite  •  on  réitère  selon  le  besoin  ;  c'est  à  ce  remède  que  l'Electeur 
c  Palatin  Frédéric  iv  dftt  sa  guérison.  > 

Mais  le  frai  et  le  foie  n'étaient  pas  les  seules  parties  de  la  grenouille 
auxquelles  on  attribuait  la  puissance  de  pouvoir  guérir  des  maladies 
aiyourd'bui  encore  si  rebelles  contre  la  science  moderne  ^  le  fiel  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


42  RBVUB  D*AL8ACB. 

la  grenouille  aussi  avait  ses  vertus  et  devait,  réduit  en  cendre,  arrêter 
la  gonorrhée  et  produire  un  excellent  fébrifuge. 

C'est  probablement  cette  dernière  qualité  qui  a  fait  donner  â  la 
petite  grenouille  verte  le  nom  de  Fteberfrôsche  par  les  pécheurs  de  la 
vallée  de  Kaysersberg. 

Bien  d'autres  qualités  salutaires  étaient  encore ,  Bans  la  première 
moitié  du  siècle  dernier,  reconnues  à  la  grenouille.  L'une  de  ces 
qualités  surtout  est  trop  importante  pour  que  je  puisse  la  passer  sons 
silence  ;  je  veux  parler  des  cendres  calcinées  de  la  grenouille ,  les- 
quelles données  sur  la  pointe  d'un  couteau  aux  enfants  nouvellement 
nés  et  dans  du  lait  de  femme,  avant  qu'ils  aient  rien  pris ,  avaient  la 
faculté  de  les  garantir  pour  toujours  de  toutes  sortes  de  maladies  que 
le  lecteur  curieux  trouvera  amplement  décrites  dans  le  Dictionnaire 
des  animaux  domestiques ,  par  H.  Bucboz ,  médecin-botaniste  de  feu 
S.  M.  le  Roi  de  Pologne  et  docteur  agrégé  de  différentes  facultés  de 
médecine. 

Mais  ce  que  le  lecteur  ne  trouvera  pas  dans  le  Dictionnaire  men- 
tionné ,  ce  sont  les  immenses  services  que  la  grenouille  a  rendus  in- 
directement à  la  civilisation  moderne.  C'est ,  en  effet,  ce  petit  animal 
amphibie  qui  a  été  la  cause  de  la  découverte  à  laquelle  nous  devons 
la  merveilleuse  promptitude  de  nos  dépêches  télégraphiques ,  ces 
porte-voix  gigantesques  qui  suppriment  et  le  temps  et  l'espace.  Oui , 
c'est  grâce  à  elle  que  le  fluide  galvanique  est  venu  enrichir  les  sciences 
naturelles  et  fonder  la  chimie  moderne. 

Décrire  ici  les  circonstances  qui  ont  amené  la  découverte  du  galva- 
nisme, ce  serait  m'éloigner  de  mon  siqet.  Je  me  bornerai  à. dire  que 
GaJvatti  •  dont  le  nom  est  devenu  si  célèbre ,  était  médecin  en  i78& 
et  que  c'est  sur  des  cuisses  de  grenouilles,  dont  il  avait  hit  usage  i 
qu'il  fit  ses  premières  et  curieuses  expériences. 

J.  F.  Flaxland. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ZOOLOGIE  DU  JEUNE  AGE 
ou 

HiSTOiRB  NATURELLE  DBS  ANIMAUX»  écrite  pouf  la  jeuoesM,  par 
M.  LerebouUei,  professeur  à  la  Cjiciiklté  (les  sciences  de  Stras- 
bourg »  etc. 


Da&s  la  Revue  étAUaee  (année  J8S8,  page  385)  nous  avons  déjà 
parié  de  ce  livre  éoninemment  utile.  N'ayant  eu  alors  que  Tintroduc- 
UoD  sous  nos  yeux,  nous  promettions  à  nos  lecteurs  de  les  entretenir 
de  chacun  des  quatre  embranchements  zoologîques  au  Air  et  à  mesure 
de  leur  apparition.  Différents  motifs  nous  ont  empêché  de  tenir  parole. 
Aujourd'hui  nous  pouvons  rendre  compte  de  l'ouvrage  terminé.  Mais 
au  lieu  d'une  pâle  analyse  ,  nous  aimons  mieux  mettre  sous  les  yeux, 
de  DOS  lecteurs  une  page  du  livre  même  prise  au  hasard.  Nous  tom- 
bons sur  le  chapitre  qui  traite  de  la  cloue  de»  insectes  !  ne  pouvant  le 
citer  es  entier ,  nous  nous  bornerons  à  ce  qui  se  rapporte  à  la  vie  et 
aux  mœors  de  ces  intéressantes  créatures. 

«  La  vie  entière  des  Insectes  se  partage  entre  deux  grandes  séries  d'opérations 
qui  ont  pour  but ,  les  unes ,  tout  ce  qni  peut  assurer  la  conservation  individuelle, 
les  antres  ce  qui  se  rattache  à  la  conserraUon  de  l'espèce.  Les  premières  com- 
prennent l'idimentatiôn ,  le  séjour,  les  moyens  d^attaque  on  de  défense  ;  les 
seeondes  ont  pour  bot  de  placer  les  œufs  dans  des'  condiUons  fkvorables  à  Tédo- 
sioii  et  d'assurer  aux  larves  im  séjour  et  une  nourriture  convenables. 

«  Sans  ces  diverses  opérations  qui  constituent  ce  qu'on  appelle  les  mmars  des 
Insectes,  ces  derniers  sont  dirigés  par  leur  or^nisation  et  par  leur  instinct.  L'or- 
ganisation leur  donne  les  moyens  d'agir  dans  l^intérèt  de  leur  propre  conservation 
ou  pour  l'eatretien  de  leur  race  ;  l'instinct  trace  leur  ligne  de  conduite  et  les  dirige 
en  aveugler  vers  le  but  assigné  par  le  Créateur. 

«  L'instinct,  comme  nous  l'avons  déjà  dit  (voy.  p.  6 ,  60  et  61),  est  une  CiculCé 
particulière  qui  porte  l'animal  à  accomplir  étalement  et  nécessairement  des  ac- 
tions uniformes,  sans  qu'il  ait  conscience  de  ces  actions.  Trois  traits  saillants  le 
caïadérisent  elle  distinguent  de  l'intelligence  :  il  est  néeessain ,  il  est  immuable. 

«  Les  Castors  sont  firreés  de  b&tir  leurs  buttes ,  les  Abeilles  sont  forcées  de 
crostniire  leurs  ruches  ;  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  pourraient  se  soustraire  à 


Digitized  by  VjOOQIC 


44  RBVUB  d'alsâce. 

Tempire  de  cette  loi  qui  les  porte  à  travailler  en  oomman  dam  un$  direction  d^ 
terminée.  Depuis  qu'on  les  observe  et  »  sans  aueun  doute ,  depuis  qu'ils  existent , 
ces  animaux  procèdent  (oigours  de  la  même  manière ,  sans  rien  changer  à  leurs 
opérations ,  sans  ajouter  un  étage  à  leur  cabane  ou  sans  modifier  la  forme  régu- 
lière de  leurs  cellules.  D'un  autre  c6té  ils  n'ont  pas  appris  l'art  de  bfttir  :  la  jeune 
Abeille  qui  sort  de  son  enveloppe  de  chrjsalyde  va  se  joindre  à  ses  compagnes  et 
en  sait  autant  que  les  plus  anciennes. 

«  Les  actions  instinctives  sont  nombreuses  et  variées  chez  les  Insectes ,  et  tou- 
jours en  rapport  avec  les  besoins  de  l'animal  ;  quand  elles  ont  pour  objet  la  con- 
servation de  l'espèce ,  elles  montrent  une  prévoyance  admirable  qu|  mettrait 
l'instinct  bien  au-dessus  de  l'intelligence  si  l'instinct  était  raisonné.  Cependant 
l'insecte  n'a  pas  le  mérite  de  ses  actes  ;  ouvrier  laborieux ,  mais  inintelligent  de 
la  Création ,  il  suit  aveuglément  la  route  qui  lui  est  tracée,  montrant  Inrtout  le 
doigt  tout-puissant  du  Créateur  qpil'a  doté  d'une  ftoulié  merveilleuse,  pour  assurer 
f  existence  de  ces  innombrables  générations. 

«  VaUmentation  et  le  e^our  sont  nécessairement  liés  entre  eux  de  la  manière 
la  plus  étroite;  un  Insecte  qui  habite  le  bois,  la  fiente  des  animaux  ou  les  fruits, 
ne  quittera  pas  sa  demeure  pour  aller  à  la  recherche  d'une  autre  nourriture  ;  aussi 
llndication  du  séjour  fidt-elle  connaître  très-souvent  le  genre  d'alimentation  et 
réciproquement. 

«  Nous  avons  déjà  laissé  entrevoir  que  les  Insectes  ae  nourrissent  de  toutes 
sortes  de  substances.  Ceux  qui  recherdient  une  proie  vivante  la  poursuivent  » 
TatUquent,  la  déchirent  avec  les  armes  puissantes  dont  ils  sont  pourvus.  D'autres 
sucent  le  sang  de  leur  victime  ;  munis  d'un  tube  effilé  qui  renferme  des  styleu , 
des  dards ,  des  sdes ,  ils  traversent  fodlement  la  peau  la  plus  épaisse  et  la  plus 
duN ,  et  aspirent  à  longs  traits  le  liquide  dont  ils  s'alimentent.  De  nombreuses 
larves  appartenant  surtout  aux  Coléoptères  et  aux  Diptères  se  nourrissent  de  chair 
putréfiée.  Enfin  beaucoup  d'insectes  maogent  les  poils ,  les  plumes ,  le  crin  ,  la 
laine;  rongent  nos  vêtements  ,  nos  fourrures,  nos  meubles  ou  attaquent  sans 
pitié  les  collections  d'histoire  naturelle.  Ainsi ,  animaux  vivants  ,  animaux  morts 
et  produit^  d'animaux ,  bruts  ou  façonnés ,  servent  de  p&ture  à  des  Insectes. 

«  Les  espèces  qui  s'alimentent  de  substances  végétales  sont  eucore  plus  nomr- 
breoses..  Leure  larves  ont  le  même  régime ,  et ,  comme  elles  sont  très-voraces , 
elles  produisent  des  ravages  sur  une  grande  échelle  et  constituent  quelquefois  une 
plaie  des  plus  désastreuses.  Les  racines ,  les  feuilles ,  les  fruits,  le  blé ,  la  forine, 
les  légumes  secs ,  l'herbe  des  prairies ,  les  arbres  sur  pied ,  les  bois  coupés  et 
même  fiiçonnés ,  disparaissent  sous  les  continuelles  attaques  de  ces  Insectes  dé- 
vastateura. 

n  Le  séjour  des  In<ectes  se  parUge  entre  l'air ,  la  terre  et  l'eau.  Les  espèces 
essentiellement  aériennes ,  aidées  de  leura  rames  légères  ou  puissantes  et  des 
petis  ballons  que  leur  corps  renferme ,  voltigent  sans  cesse ,  se  posent  sur  les  fleura 
pour  en  aspirer  le  suc  ou  poursuivent  d'autres  Insectes  qu'elles  saisissent  au  voL 


Digitized  by  VjOOQIC 


ZOOLOCœ  DU  JEUNE  AGE,  ETC.  4S 

Les  espèces  terrestres ,  an  contraire ,  courent  avec  rapidité  on  se  traînent  pénl- 
blenent  sur  le  sol ,  se  cacbent  sons  es  pierres ,  dans  les  trous ,  soos  les  écorces, 
on  se  tiennent  sur  leur  plante  de  prédilection.  Celles  qui  vivent  en  parasites  ne  quit- 
tent pas  le  corps  de  l'animal  aux  dépens  duquel  elles  se  nourrissent  ;  si  ce  dernier 
vient  à  mourir  elles  fuient  aussitôt  pour  chercher  une  autre  vicUine.  Les  végéUui 
aussi  ont  leurs  parasites  qui  passent  leur  vie  entière  à  la  place  où  ils  se  sont  fixés. 

«  Mais  ce  n*est  pas  seulement  à  l'extérieur  que  vivent  les  parasites  ;  nous  ver- 
rons que  certains  Insectes  déposent  leurs  œufs  dans  le  corps  des  Chenilles  et  que 
les  larves  qui  en  sortent  dévorent  celles-ci  toutes  vivantes ,  tandis  que  d'autres 
Insectes  vont  même  jusqu'à  pondre  leurs  œu&  dans  d'autres  œufs. 

«t  n  existe  un  assez  grand  nombre  d'Insectes  aquatiques.  Les  uns  choisissent 
les  eaux  rapides ,  coulant  sur  un  fond  pierreux  ;  les  autres  préfèrent  les  eaui 
tranquilles,  mais  pures,  telles  que  les  eaux  d'infiltration  ,  celles  qui  proviennesl 
des  irrigations ,  etc.  D'antres  encore  recherchent  de  préférence  les  eaux  croupis- 
santes ,  les  mares  infectes  et  le  liquide  qui  s'écoule  des  fumiers. 

«  Les  Insectes ,  soit  à  l'état  par&it,  soit  à  l'état  de  larve ,  ont  reçu  de  nom- 
breux moyens  de  protection  ou  de  défense.  Les  uns  échappent ,  par  la  légèreté 
de  leur  vol  ou  par  la  rapidité  de  leur  course ,  aux  poursuites  de  l'ennemi  ;  les 
autres  savent  se  soustraire  à  ses  recherches  en  se  cachant  sous  les  feuilles,  sous 
les  écorces  des  arbres,  sous  les  pierres  ou  dans  d'impénétrables  retraites  ;  un 
grand  nombre,  dès  qu'ils  sont  saisis,  replient  leurs  pattes,  font  le  mort  et  restent 
Immobiles  jusqu'à  ce  que  le  danger  soit  passé  ;  quelques-uns  se  laissent  tomber  à 
terre  au  moment  où  Ton  croit  s'en  emparer  et  disparaissent  parmi  les  herbes  on 
dans  les  inégalités  du  sol.  La  matière  fétide  qui  suinte  du  corps  de  certains  In- 
sectes ,  l'odeur  infecte  de  plusieurs ,  leç  substances  gazeuses  que  quelques-uns 
lancent  avec  bruit ,  sont  autant  de  moyens  de  protection  plus  ou  moins  efficaces. 

«  L'instinct  de  conservation  individuelle  est  surtout  porté  à  un  haut  degré  chez 
les  larves.  Quand  elles  ont  encore  toute  leur  agilité ,  elles  peuvent  se  défendre', 
se  cacher  ou  fuir  lorsqu'un  danger  les  menace;  mais  quand  vient  l'époque  de  leur 
transformation ,  la  mollesse  de  leur  corps  et  leur  immobilité  feraient  d'elles  une 
proie  Cicile ,  si  leur  instinct  ne  les  portait  à  s'entourer  d'une  enveloppe  qui  les 
caclie  à  tous  les  yeux  et  les  fait  ressembler  à  des  corps  inertes.  C'est  alors  qu'elles 
cherchent  un  lieu  retiré ,  un  abri  favorable  où  rien  ne  puisse  les  déranger  dans 
leur  imporunte  opération.  Un  grand  nombre  d'entre  elles  changent  même  de  sé- 
jour, comme  on  le  voit ,  par  exemple ,  pour  beaucoup  de  larves  de  Diptères  qui 
abandonnent  les  fruits  dont  elles  s'étaient  nourries  jusque-là  ,  s'enfoncent  dans  la 
terre  et  y  subissent  leur  métamorphose.  Cette  connaissance  de  l'avenir ,  cette 
véritable  préscience  que  possède  un  misérable  Ver ,  n'est-elle  pas  bien  propre  à 
nous  Aire  comprendre  la  vraie  nature  de  l'instinct  ?  La  réflexion ,  la  volonté  n'ont 
aucune  part  dans  les  actions  de  cette  larve  ;  elle  est  poussée  par  une  force  aveugle 
et  irrésistiUe  ;  elle  travaille  à  son  chef-d'œuvre ,  sans  avoir  la  conscience  de  ses 


Digitized  by  VjOOQIC 


46  RBWB  D'aLSACB. 

actes  »  comme  elle  a'a  pas  dataotage  la  eonseiençe  des  pbéiiomèiies  Titaàx  qttl  se 
passent  en  elle. 

ff  Ces  faits  et  beavoimp  d*atttres ,  dont  il  serà  qaesUon  quand  nous  parierons  des 
différents  ordres  d'Insectes ,  nous  montrent  la  sage  ordonnance  qui  a  présidé  aux 
œuvres  du  Créateur,  en  donnant  à  chaque  être  les  moyens  de  se  soustraire  aux 
causes  de  destruction  qui  l'entourent  ;  mais  Texamen  des  actions  relatives  à  la 
conservation  de  Tespèce  nous  offre  bien  mieux  encore  Toocasion  d'admirer  cette 
haute  sagesse  providentielle.  Ici  l'instinct  se  montre  dans  tonte  sa  force ,  il  appa- 
raît comme  une  véritable  divination,  car  ses  actes  ne  se  rattachent  plus  à  un  but 
présent,  mais  se  lient  à  des  faits  qui  ne  se  manifesteront  qu*à  une  époque  plus 
ou  moins  reculée  et  Souvent  quand  l'Insecte  aura  cessé  de  vivre. 

a  Les  Insectes ,  quel  que  soit  leur  séjour  à  l'état  par&it ,  quel  que  soit  le  milieu 
qu'ils  habitent,  savent  toujours  choisir,  pour  déposer  leurs  teufe ,  un  séjour  en 
rapport  avec  le  genre  de  vie  de  la  larve  et  un  milieu  dans  lequel  celle-ci  pourra 
trouver  la  nourriture  qui  lui  convient. 

«  C'est  ainsi  que  plusieurs  Insectes  essentiellement  aériens  vont  déposer  leurs 
œufs  sur  l'eau ,  parce  que  leurs  larves  sont  aquatiques.  D'autres  choisissent  les 
fleurs  des  arbres  fhiitiers ,  les  feuilles  de  certaines  plantes,  le  ftimler ,  les  eaux 
croupissantes,  la  chair  en  voie  de  pntréfoction.  Il  y  en  a  qui  percent  les  tissus 
végétaux  ou  le  corps  des  Chenilles ,  comme  s'ils  savaient  que  leurs  larves  ne  pour- 
lîient  vivre  dans  un  autre  milieu.  Plusieurs  espèce^  construisent  des  nids  et  placent 
auprès  des  ceah  qu'elles  ont  pondus  une  nourriture  suffisante  pour  subvenir  aux 
besoins  des  larves.  TantM  c'est  un  miel  savoureux  qui  remplit  les  cellules  ou  une 
pâtée  composée  de  miel  et  de  cire  ;  tantôt  ce  sont  des  Coléoptères ,  des  Araignées, 
des  Mouches  que  l'Insecte  a  percés  de  son  aiguillon  et  qu'il  a  enfermés  dans  son 
ntd ,  pour  servir  plus  tard  de  pftture  aux  petites  larves. 

«  C'est  encore  pour  assurer  l'existence  de  leur  progéniture  que  tant  d'Insectes 
déposent  leurs  œufs  sur  la  chair  en  décomposition ,  dans  le  fumier  ou  dans  la  flente 
des  animaux.  Quelques-uns  façonnent  cette  dernière  substance  en  forme  de  bou- 
lettes qu'ils  enterrent  avec  soin ,  après  les  avoir  remplies  de  leurs  œu6.  Nous 
pourrions  multiplier  les  exemples  et  toujours  nous  verrions  l'Insecte  dirigé  par  la 
même  prévoyance  qui  n'est  autre  chose  que  son  instinct. 

«'  Répandus  en  légions  innombrables  sur  toute  la  sui&ce  du  globe ,  les  Insectes 
jouent  un  rôle  immense  dans  l'économie  générale  de  la  natore.  D'un  c6té ,  s'ils 
détruisent  les  productions  de  la  terre ,  de  l'autre  ils  servent  de  pêture  à  des 
Oiseaux ,  à  des  Mammifères ,  è  des  Reptiles  ou  k  d'autres  animaux  dont  ils  en- 
tretiennent l'existence ,  compensation  admirable  et  conséquence  nécessaire  de  la 
grande  loi  d'équilibre  qui  gouverne  les  êtres  vivants. 

Cl  De  quelque  côté  que  nous  tournions  nos  regards ,  nous  nous  voyons  entourés 
de  ces  dangereux  ennemis  qui  accompUssent  en  silence  leur  œuvre  de  destruction. 
Les  Chenilles  dévorent  les  feuilles  des  arbres  ;  à  peines  sorties  de  l'œuf,  elles  se 
répandent  partout ,  commencent  par  les  plus  tendres ,  celles  qui  viennent  de  s'é- 


Digitized  by  VjOOQIC 


ZOOLOGIE  DU  JEUNB  AGE  ,  ETC.  47 

pftnoair,  puis,  à  mesure  qu'elles  grandissent^  elles  mangent  des  feuilles  plus 
consisuntes  et  ne  cessent  de  détruire  que  lorsqu'elles  ont  tout  ravagé.  Une  mul- 
titude de  larves  souterraines  attaquent  par  leurs  racines  les  plantes  potagères,  les 
plantes  d'ornement ,.  Tberbe  des  prairies ,  les  arbustes  et  même  les  arbres.  Ou 
bien  ce  sont  les  Taupes-Grillons  qui  sillonnent  en  tous  sens  les  plates-bandes  d'un 
jardin ,  les  Sauterelles  qui  transforment  en  déserts  arides  les  contrées  Les  plus 
fertiles ,  ces  armées  de  Termites  qui  minent  nos  bois  de  construction ,  une  foule 
de  larves  de  Coléoptères  qui  rongent  le  cœur  des  plus  beaux  arbres.  Ailleurs  nous 
voyons  nos  provisions  alimentaires,  nos  meubles ,  nos  vêtements  envahis  par  ces 
êtres  nuisibles  ;  puis  ce  sont  les  Cousins ,  les  Moustiques ,  les  Taons ,  les  Œstres, 
les  Mouches ,  les  Fourmis  qui  harcèlent  sans  cesse  l'homme  et  les  animaux. 

«  NoDB  smnmes  donc  réellement  entourés  d'ennemis  qui  tendent  à  consommer 
noire  ruine  et  qui  arriveraient  à  tout  détruire  si  la  prévoyante  nature  n'avait  mis 
elle-même  des  bornes  à  leurs  dévastations. 

n  En  effet  les  Insectes  ont ,  à  leur  tour ,  des  ennemis  nombreux  que  l'homme 
dmt  savoir  utiliser  dans  son  propre  intérêt  et  dont  il  devrait  chercher  à  se  faire 
des  auxiliaires ,  loin  de  les  détruire  comme  il  en  a  l'habitude. 

«  Au  premier  rang  de  ces  êtres  utiles  il  fîatut  placer  les  Oiseaux ,  tous  plus  ou 
moins  friands  d'Insectes,  et  surtout  les  nombreuses  espèces  insectivores  qui  nous 
reviennent  tous  les  printemps  pour  élever  chez  bous  leur  petite  famille.  L'homme 
ne  devrait  jamais  perdre  de  vue  les  services  que  lui  rendent  ces  charmants  petits 
hOtes  de  nos  campagnes  et  de  nos  forêts ,  et  cependant  li  ftut  la  protection ,  trop 
souvent  inefificace ,  dos  lois ,  pour  les  soustraire  à  son  aveugle  cupidité. 

n  Viennent  ensuite  plusieiirs  Mammifère  qui,  font  aussi  des  Insectes  leur  pâture 
habituelle  ;  puis  les  Lézards ,  les  Orvets,  les  Couleuvres ,  les  Crapauds ,  les  Gre- 
nouilles. Enfin  ,  parmi  les  Insectes  eux-mêmes ,  il  en  est  un  bon  nombre  qui  font 
la  guerre  à  leurs  semblables  et  que  l'homme  devrait  savoir  distinguer  de  ceux 
qu'il  voue  à  la  mort.  Les  légères  Cicindèles ,  les  vigoureux  Procrustes ,  les  Carabes 
à  la  cuirasse  de  bronze  *  de  cuivre  ou  d'or ,  les  brillants  Calosomes,  les  Suphylins 
et  tant  d'antres ,  détn^sent  non-seulement  une  foule  d'Insectes  à  l'état  par&lt  ou 
à  rétat  de  larves ,  mais  dévorent  aussi  les  Escargots  et  les  Limaces ,  animaux 
très-nuisibles  au  jardinage  et  à  la  vigne.  Mentionnons  aussi  le  groupe  des  Libellules 
on  Demoiselles,  plusieurs  Hyménoptères  fouisseurs,  certains  Silphes  et  surtout  la 
nombreuse  famille  des  Ichneumons ,  les  ennemis  naturels  des  Chenilles  dans  l'in- 
térieur desquelles  ils  pondent  leurs  œufs. 

«  Outre  ces  Insectes  réellement  utiles  parce  qu'ils  diminuent  le  nombre  des 
espèces  nuisibles,  il  en  est  d'autres  précieux  pour  l'homme  par  les  produits 
qu'ils  lui  fournissent  :  noinmer  la  soie ,  le  miel ,  Ui  dre ,  la  cochenille ,  c'est  indi- 
quer une  source  de  richesse  pour  les  particuliers  et  pour  les  nations.  Nous  ne 
parlerons  pas  de  l'utilité  de  la  Cigale  qui  fait  sortir  la  manne  de  certains  arbres 
en  les  piquant  de  son  bec  ;  d'une  espèce  de  Gynips  qài  produit  la  noix  de  galle  ; 
dcï»  Cantbarides  qu'on  emploie  en  médecine.  Nous  ne  diVous  rien  non  plus  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


48  RSVUB  D*AL8AGB. 

quelques  Insectes  employés  comme  aliments  dans  Tantiquité  on  même  encore  de 
nos  jours  cbez  certains  peuples;  mais  nous  signalerons»  en  terminant  ce  ooup- 
d*œil  sur  le  r61e  des  Insectes ,  un  genre  d'utilité  auquel  l'homme  frit  peu  attention, 
quoiqu'il  en  retire  le  premier  tout  le  bénéfice.  Les  Insectes  contribuent ,  pour 
une  large  part ,  à  faire  disparaître  promptement  de  la  surfiice  de  la  terre  les  cada- 
vres des  animaux.  Enlevant  pièce  à  pièce  toutes  les  parcelles  de  substance  animale, 
ils  préviennent  les  elTets  de  la  putréCiction  qui  ne  manquerait  pas  de  vicier  l'air  et 
de  répandre  au  loin  des  miasmes  dangereux.  » 

Nos  lecteurs  nous  sauront  gré  de  cette  citation  et  nous  espérons 
bien  qu'elle  fera  naître  chez  chacun  d'eux  le  désir  de  lire  l'ouvrage 
tout  entier.  Ces  lignes  prouvent  en  outre  que  te  titre  :  c  Zoologie  du 
jeune  âge  >  ne  doit  pas  être  pris  au  pied  de  la  lettre;  car  cette  zoologie 
est  une  histoire  naturelle  qui  peut  être  étudiée,  avec  plaisir  et  fruit, 
par  tous  les  gens  du  monde  qui  s'intéressent  à  la  connaissance  deis 
animaux  qui  peuplent  notre  globe.  La  lecture  de  ce  livre  d'ailleurs 
procure  le  même  charme  qu'on  éprouve  en  lisant  Ï0i$eau  ou  Ylmeeie 
de  Michelet.  Si  le  livre  de  H.  Lereboullet  est  plus  scientifique  ei 
plus  développé  que  ceux  de  l'illustre  écrivain ,  il  n'en  est  pas  plus 
aride  ,  ni  moins  attrayant. 

Nous  pouvons  du  reste  annoncer  dès  maintenant  à  nos  lecteurs  que 
ce  volume  n'est  que  le  commencement  d'une  publication  d'histoire 
naturelle  plus  complète  ;  nous  savons  que  l'éditeur  fera  suivre ,  dans 
un  temps  assez  rapproché ,  d'un  ouvrage  de  botanique  conçu  dans  le 
même  esprit  et  formant ,  comme  la  zoologie ,  un  beau  volume  du  même 
format ,  orné  d'un  grand  nombre  de  planches  en  couleur. 

Le  succès  que  nous  avons  prédit  à  la  Zoologie  du  jeune  âge^  dès  son 
apparition,  s'est  réalisé  et  les  nouveaux  projets  de  l'éditeur  prouvent,, 
comme  nous  en  avons  exprimé  l'espoir  alors ,  c  que  malgré  les  pré- 
jugés de  centralisation  qui  existent  en  France,  l'on  peut  toujours - 
entreprendre  en  province  la  publication  d'un  bon  livre,  i 

Napoléon  Nicklès, 

correspondant  de  rAcadémie  de  Stinislas. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES 

DANS  LA   POÉSIE   GRECQUE. 


I. 


Dans  les  poèmes  homériques  ,  la  femme  est  Tobjei  d'uo  culte  qui  a 
lieu  de  nous  surprendre  ,  quand  nous  considérons  l'élat  dlnfériorilé 
où  elle  se  trouve  quelques  siècles  plus  tard  ,  surtout  au  temps  des 
Aspasies  et  des  Laïs,  alors  que,  reléguée  dans  la  solitude  du  gynécée, 
elle  a  cessé  d'être  comptée  pour  quelque  chose  au  sein  de  cette  civi- 
lisation brillante  et  féconde ,  et  se  trouve  condamnée  par  la  loi  à  lan-. 
guîr  dans  la  retraite  austère  du  ménage  et  traitée  comme  la  première 
des  esclaves.  Elle  est  reine  chez  elle ,  honorée  de  ses  enfants  et  de 
son  époux  ,  exerçant  avec  celui-ci ,  dont  elle  est  la  compagne  plutôt 
que  la  servante ,  les  devoirs  importants  de  Thospitaliié.  Elle  prend 
une  part  active  aux  intérêts  qui  s'agitent  autour  d'elle  ;  donne  libre- 
ment son  avis ,  exhorte  et  encourage  les  guerriers  ;  il  y  a  dans  ses 
paroles ,  comme  dans  ses  actions  de  Télégance ,  de  la  grâce  et  une 
certaine  dignité.  Mais  ce  qui  la  distingue  plus  particulièrement ,  c'est 
la  simplicité  et  la  pureté  de  ses  mœurs.  L'Odyssée  nous  montre  les 
femmes  de  sang  royal  présidant  elles-mêmes  à  tous  les  soins  du  mé- 
nage  •  filant  le  lin ,  tissant  la  toile ,  veillant  à  la  propreté  du  linge  au 
milieu  de  leurs  servantes ,  dont  elles  dirigent  les  travaux.  Et  ces 
occupations  n'ont  rien  de  servile>  ni  d'assujettissant,  et  ne  leur  ôtent 
rien  de  leur  influence  légitime  dans  les  affaires  du  dehors.  Elles  suivent 
leurs  pères  et  leurs  maris  dans  les  camps  ,  où  elles  sont  considérées 
et  écoutées  avec  respect  ;  Homère  nous  les  représente  se  promenant 
sur  les  remparts ,  observant  de  loin  les  combattants ,  et  fixant  sur 
elles  les  regards  et  l'admiration  des  guerriers;  les  jeunes  filles  seules 

9*  Série.  — S«  Année.  ^ 


Digitized  by  VjOOQIC 


80  REVUE  D'ALSACE. 

n'oseraient  paraître  au  milieu  des  hommes  sans  leurs  parents  :  t  Je 

<  blâmerais»  dit  Nausikaa  à  Ulysse ,  la  jeune  fille  qui ,  hors  de  la  pré- 

<  sence  de  ses  parenls ,  se  produirait  daus  la  société  des  hommes 
«  avant  d'être  mariée.  > 

Les  hommes  de  cette  époque ,  et ,  en  particulier,  ceux  de  Tlliade 
ressemblent  sous  bien  des  rapports  à  nos  preux  du  moyen-âge  ;  Cimme 
ceux-ci ,  ils  sont  de  mœurs  assez  rudes  et  violentes ,  pleins  de  vigueur 
et  de  loyauté  ;  comme  eux  aussi ,  ils  tiennent  la  femme  en  grande 
estime.  Il  est  vrai  que  celle-ci  n'est  ni  rêveuse ,  ni  enthousiaste  comme 
celle  du  moyen-âge;  noble  et  digne»  sans  prétentions»  ni  orgueil, 
modérée  et  retenue  dans  l'expression  de  ses  sentiments»  pénétrée 
d'un  pieux  respect  pour  les  dieux ,  elle  accepte  avec  humilité  et  sin- 
cérité la  place  qui  lui  est  assignée  et  s'acquitte  avec  soumission  de  ses 
devoirs  d'épouse  »  de  mère  et  de  fille.  Toutefois  le  héros  grec  »  malgré 
sa  rudesse  apparente ,  ne  le  cède  en  rien  au  chevalier  du  moyen-âge 
pour  la  chaleur  et  la  délicatesse  des  sentiments.  C'est  ainsi  que,  pour 
ramener  dans  ses  foyers  la  belle  et  séduisante  Bélène  ,  et  châtier  le 
jeune  audacieux  qui  l'a  ravie  à  son  époux ,  des  troupes  de  guerriers, 
suivis  de  leurs  tenanciers ,  se  rassemblent  de  toutes  parts ,  brûlant 
de  venger  une  injure  qui  les  touche  autant  que  Ménélas ,  et  bra- 
vent les  fatigues  et  les  dangers  d'une  lutte  qui  doit  durer  dix  ans.  Les 
Troyens  eux-mêmes  paraissent  animés  des  mêmes  sentiments.  Priam 
n'aurait-il  pu  éviter  ou  faire  cesser  promptement  cette  lutte  qui  lui 
fut  si  funeste ,  en  rendant  Hélène  à  Ménélas ,  ou  en  désavouant  le  rapt 
commis  par  son  fils?  Non,  car  lui  et  les  siens  ont  été  subjugués , 
comme  Paris,  par  l'ascendant  de  la  beauté,  et  pour  conserver  la 
femme  grecque  au  milieu  d'eux ,  ils  courent  avec  empressement  aux 
combats  et  à  la  mort.  N'entendons-nous  pas  les  vieux  conseillers  de 
Priam  se  dire  les  uns  aux  autres  ,  en  regardant  passer  Hélène  :  <  Ce 
(  n'est  pas  sans  raison  que  les  Troyens  et  les  Grecs  endurent  pour 
c  cette  femme  de  si  longues  souffrances.  >  (/<.  III ,  i56).  11  est  vrai 
qu'ils  ajoutent ,  comme  correctif ,  ces  paroles  qui  conviennent  davan- 
tage à  leur  âge  :  c  Elle  ressemble  aux  déesses  immortelles.  > 

C'est  encore  un  motif  tout  aussi  chevaleresque  qui  retarde  la  catas- 
trophe qui  ensevelira  Priam  et  son  empire.  Les  Grecs  se  voient  arrêtés 
sous  les  murs  de  Troie ,  parce  qu'Achille ,  irrité  contre  Agamemnon , 
qui  lui  a  ravi  sa  part  de  butin ,  la  fille  de  Briséis^  la  vierge  aux  belles 
joues ,  refuse  avec  obstination  de  prendre  sa  part  des  luttes  et  des 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEBIMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  SI 

périls.  C'est  en  vain  que  le  roi  des  rois  lui  offre  en  co^npensation  sepi 
jeunes  esclaves  distinguées  par  leur  beauté;  aucune  autre  TemiDe  ne 
saurait  remplacer  dans  les  affections  du  héros  de  la  Phthie  la  com- 
pagne chérie»  c  qu*il  protège  et  qu'il  aime  du  fond  de  son  cœur.  > 

C'est  là  une  preuve  évidente  des  sentiments  de  respect  et  d'amour, 
dont  les  femmes  étaient  Tobjet,  de  la  chaleur  avec  laquelle  on  s'atta- 
chait à  elles.  Mais  aussi  elles  étaient  dignes  de  pareils  sentiments , 
les  jeunes  filles,  à  cause  de  leur  pureté  virginale,  les  femmes  mariées, 
à  cause  de  leur  fidélité. 

Quel  charmant  type  de  vierge  que  celui  de  Nausikaa  !  La  scène  » 
dans  laquelle  Homère  la  met  en  présence  d'Ulysse ,  est  un  des  tableaux 
les  plus  remarquables  que  nous  possédions  d'ingénuité  et  de  candeur. 
La  pensée  de  son  hymen  prochain ,  où  elle  devra  se  montrer  dans  de 
riches  vêtements ,  l'a  chassée  de  sa  couche  avant  le  jour.  Elle  prie 
son  père  de  lui  confier  un  attelage  pour  qu'elle  puisse  aller  avec  ses 
suivantes  laver  ses  vêtements  sur  le  rivage  de  la  mer ,  mais  une  pu- 
deur naïve  l'oblige  à  dissimuler  son  véritable  motif.  Après  s'être, 
acquittées  de  leur  tâche,  les  jeunes  filles,  qui  accompagnent  la  prin- 
cesse ,  passent  leur  temps  à  chanter  et  à  jouer  à  la  balle  ;  Nausikaa 
prend  part  à  ces  amusements  innocents.  Tout-à-coup  la  balle  échappe 
aux  mains  de  l'une  d'elles,  et  va  rouler  dans  la  mer;  le  cri  que  poussent 
les  jeunes  filles  fait  sortir  Ulysse  de  son  assoupissement.  Ils  se  dirige 
aussitôt  vers  l'endroit,  d'où  les  voix  sont  parties  ;  les  suivantes,  à  la 
vue  de  cet  homme  aux  dehors  repoussants,  se  dispersent  avec  la  rapi- 
dité de  jeunes  biches  qui  viennent  d'apercevoir  un  lion.  La  fille  d'Al- 
cinoûs,  seule,  reste  calme  et  immobile;  timide  et  circonspecte,  aussi 
longtemps  que  le  danger  était  éloigné ,  elle  le  brave  maintenant  et 
trouve  du  courage  pour  rassurer  ses  compagnes.  D'ailleurs,  pourquoi 
aurait-elle  fui  ?  Elle  ne  connaît  point  la  peur ,  pas  plus  qu'elle  ne 
soupçonne  chez  les  autres  des  procédés  inconvenants  ou  mauvais. 
Elle  a  reconnu  sur-le-champ ,  dans  cet  étranger  qui  l'aborde  ',  un 
malheureux  qui  a  besoin  de  ses  secours;  ses  flatteries,  quelque 
adroites  et  insinuantes  qu'elles  soient,  ne  paraissent  pa§  l'avoir  tou- 
chée ,  tant  elle  est  modeste  et  vraie  ;  elle  n'en  rougit  même  pas ,  pas 
plus  que  des  sentiments  que  cet  homme  parait  lui  avoir  inspirés  à  la 
première  vue  :  c  Ne  me  suis  pas.  dit-elle  à  Ulysse;  il  se  trouve  parmi 
c  nos  Phéaciens  des  hommes  au  langage  insolent  ;  peut-être  l'uu 
•  c  d'eux ,  venant  à  nous  rencontrer ,  dirait  :  Quel  est  celui  qui  s'attache 


Digitized  by  VjOOQIC 


5â  REVUE  D'ALSACE. 

« 

f  aux  pas  de  Nausikaa^  cet  étranger  beau  et  de  taille  élevée?  Où  Ta- 
c  t-il  vue?  Sans  doute  il  doit  être  un  jour  son  mari.  C'est  quelque 
c  vagabond  ,  qui  se  sera  trouvé  sur  son  chemin,  quelque  coureur  de 
c  mer ,  quelque  étranger  venant  de  pays  éloignés ,  car  il  ne  ressemble 
c  à  aucun  des  nôtres.  Peut-être  est-ce  un  dieu  descendu  du  ciel  ,  ei 
c  qu*elle  aura  supplié  de  se  rendre  à  ses  vœux.  C'est  lui  qu'elle  gar- 
c  dcra  pour  époux  pendant  le  reste  de  ses  jours.  Elle  aurait  mieux 
c  fait  de  choisir  un  autre  époux ,  car  elle  nous  dédaigne,  nous  autres 
c  Phéaciens .  nous  qui  lui  rendons  tant  d'hommages.  > 

Les  poèmes  homériques  sont  surtout  riches  en  exemples  de  fidélité 
conjugale  et  de  noblesse  féminine.  Peut-on  concevoir  un  amour  pins 
beau  ,  plus  dévoué  que  celui  qui  unit  Andromaque  à  Hector?  Enten- 
dez-la dans  cette  scène  touchante  des  adieux ,  qui  est  un  chef-d'œuvre 
de  naturel  et  de  pathétique.  <  Cher  époux  ,  dit-elle  à  Hector  >  tu  es 
«  pour  moi  tout  en  ce  monde;  tu  me  tiens  lieu  tout  ensemble  de  père, 
<  de  mère ,  de  frères  et  de  sœurs  ;  tu  es  aussi  mon  époux  brillant  de 
c  jeunesse;  si  je  venais  à  te  perdre,  mieux  vaudrait  pour  moi  être 
t  ensevelie  dans  le  sein  de  la  terre.  »  —  c  Oui ,  je  le  sens ,  au  fond  de 
«  mon  âme,  répond  Hector,  un  jour  viendra  où  la  ville  sacrée  d'Ilion, 
c  où  Priam  et  son  peuple  valeureux  tomberont  dans  la  poudre, 
c  domptés  par  des  ennemis  puissants.  Mais  rien  ne  saurait  m'affliger 
t  autant  que  ta  propre  destinée ,  que  de  prévoir  qu'un  Grec  inhumain 
c  t'entraînera  peut-être  toute  en  pleurs  sur  ses  pas ,  après  t'avoir 
c  ravi  la  douce  liberté.  Âh  !  puisse  la  terre  amoncelée  couvrir  mon 
c  corps  inanimé ,  avant  que  j'entende  tes  cris  déchirants  et  que  je  te 
c  voie  arrachée  de  ces  lieux  !  >  (/{.  VI ,  407 ,  suiv.)  Voyez-la  surtout , 
au  moment  où  elle  adresse  à  ce  héros  qu'elle  aime  de  toutes  les  puis- 
sances de  son  être  ces  paroles  a  la  fois  si  simples ,  si  belles  et  si 
émouvantes ,  souriant ,  à  travers  les  larmes ,  à  la  vue  de  son  enfant 
qu'elle  embrasse.  Et  lorsque  plus  tard  elle  aperçoit  le  cadavre 
d'Hector,  traîné  par  l'impitoyable  vainqueur  vers  les  vaisseaux  des 
Grecs,  et  qu'elle  se  retrouve  en  présence  de  ce  corps  maintenant 
sanglant  et  mutilé,  sa  douleur  n'est  point  de  celles  qui  s'exhalent 
avec  bruit  et  se  dissipent  en  quelque  sorte  avec  la  fumée  du  bûcher. 
L'Odyssée  n'est  à  proprement  parler,  d'un  bout  à  l'autre,  qu'un 
hymne  à  la  louange  de  la  fidélité  conjugale,  personnifiée  dans  Péné- 
lope. Ulysse,  quoiqu'en  possession  d'un  bonheur  aussi  complet  que 
la  terre  peut  le  donner,  dans  les  bras  de  Calypso,  que  sa  jeunesse 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  53 

éieroelie  rend  plus  belle  et  plus  séduisante  que  toute  femme  mortellle, 
et  que  le  poète  nous  représente  comme  le  type  de  la  volupté,  ne  peut 
cependant  se  laisser  gagner  par  tant  de  charmes ,  encore  moins  par 
la  promesse  de  l'immortalité  ;  il  ne  cesse  de  songer  à  son  épouse 
chérie  et  arrose  de  ses  larmes  les  riches  vêtements  qu'il  a  reçus  de  la 
déesse.  (Od.  VII ,  210-219).  C'est  qu'aussi  cette  épouse,  pour  laquelle 
Homère  a  déployé  tontes  les  richesses  de  sa  palette,  est  digne  d'un 
pareil  attachement.  Elle  porte  sans  cesse  dans  son  cœur  l'image  de 
son  époux  absent ,  et  repousse  obstinément  les  sollicitations  pres- 
santes des  prétendants;  après  une  séparation  de  vingt  ans ,  elle  est 
encore  en  proie  à  mille  souvenirs  douloureux  qui  déchirent  son  cœur 
attristé  et  font  couler  ses  larmes  pendant  de  longues  nuits  d'insomnie, 
n  n'est  point  de  devin  «  si  obscur  qu'il  soit ,  qu'elle  ne  consulte ,  point 
de  mendiant  qu'elle  n'interroge  sur  le  sort  d'Ulysse ,  à  la  mort  duquel 
elle  ne  peut  croire  encore.  Pénélope  est  la  plus  tendre  et  la  plus  fidèle 
des  épouses,  mais  elle  ne  l'est  point  encore  comme  l'Alceste  d'Euri- 
pide, dont  la  vertu  éclate  dans  un  héroïque  dévouement;  grâce  à 
l'esprit  souple ,  délié  et  ingénieux  de  son  sexe  .  qu'elle  possède  à  un 
haut  degré  ,  elle  est  vraiment  digne  d'être  l'épouse  d'Ulysse ,  seule- 
ment elle  vaut  mieux  que  lui ,  car  elle  a  la  prudence ,  sans  avoir  la 
fourberie.  Que  d'égards,  de  ménagements  et  d'artifices  n'emploie-t- 
elle  pas  pour  résister  à  l'audace  des  prétendants ,  qui  va  toujours  en 
croissant .  et  aux  sollicitations  de  plus  en  plus  pressantes  de  ses  pa- 
rents eux-mêmes ,  qui  l'engagent  à  choisir  un  second  époux  !  Et  lors- 
qa'enfin  le  héros  tant  pleuré  est  rendu  à  sa  tendresse,  elle  résiste 
encore  à  son  propre  entraînement ,  elle  observe  et  pèse  jusqu'aux 
moindres  circonstances,  de  peur  de  se  tromper;  car  elle  ne  veut  pas 
avoir  échappé  pendant  un  si  long  laps  de  temps  aux  poursuites  des 
prétendants ,  pour  tomber  enfin  au  pouvoir  de  quelque  imposteur 
habile.  Mais  quand  le  doute  n'est  plus  possible ,  et  que  tous  deux , 
semblables  à  des  naufragés ,  qui  ont  eu  le  bonheur  de  gagner  la  plage 
libératrice ,  ils  se  livrent  aux  élans  si  longtemps  contenus  d'une  joie 
inexprimable,  elle  ne  peut  détacher  ses  bras  du  cou  du  héros: 
c  Hélas  !  s'écrie-t-elle ,  dans  le  transport  de  sa  reconnaissance ,  les 
c  dieux  nous  ont  accablés  de  chagrins,  il  nous  ont  envié  le  bonheur 
f  de  passer  ensemble  les  jours  de  notre  jeunesse ,  et  de  rester  l'un 
c  près  de  l'antre  jusqu'au  terme  d'un  âge  avancé.  »  (Od.  XXIIl,  255). 
Hélène  elle-même  »  la  cause  de  tant  de  maux ,  nous  apparaît  comme 


Digitized  by  VjOOQIC 


oi  REVUE  D'ALSACE. 

une  femme  coupable ,  il  est  vrai ,  mais  en  proie  à  la  confusion  et  aux 
remords ,  et ,  à  ce  titre»  nous  la  plaignons ,  toutefois ,  sans  l'excuser. 
Comment ,  d'ailleurs ,  ne  nous  intéresserions-nous  pas  à  son  sort , 
lorsque  nous  la  voyons  entraînée  en  quelque  sorte  au-devant  de  Paris, 
qui  vient  de  se  soustraire  honteusement  par  la  fuite  aux  dangers 
d'une  lutte  redoutable ,  et  qui ,  dans  ce  moment  suprême ,  semble  ne 
voir  en  elle  qu'un  docile  instrument  de  ses  plaisirs  ?  Comment  ne  la 
plaindrait-on  pas ,  lorsque  »  debout  devant  le  cadavrç  d'Hector ,  elle 
se  trouve  comme  perdue  au  milieu  de  cette  foule  qui  l'entoure,  cher- 
chant en  vain  une  main  amie,  un  regard  sympathique?  Elle  se  regarde 
alors  comme  un  objet  de  honte  et  de  mépris  ;  elle  voudrait  que ,  le 
jour  où  sa  mère  l'enfanta ,  une  tempête  violente  l'eût  emportée  sur  la 
cime  des  monts  ou  dans  les  profondeurs  de  la  mer.  Et  lorsque ,  dans 
rOdyssée ,  nous  la  retrouvons  dans  le  palais  de  son  époux ,  avec  son 
irrésistible  beauté ,  accueillant  ses  jeunes  hôtes  «  dont  elle  a  deviné 
le  rang  et  le  caractère ,  avec  une  amabilité  sans  égale ,  et  s'efforçant 
de  ranimer  la  gaîté  des  convives  que  le  nom  et  le  souvenir  d'Ulysse 
ont  momentanément  bannie  ;  à  la  voir  si  honorée  •  si  heureuse  dans 
cet  intérieur  où  elle  avait  jeté  naguère  le  déshonneur,  on  oublie  en 
quelque  sorte  la  faute  qu'elle  a  commise ,  on  ne  se  souvient  que  de 
l'expiation  ,  qui  a  été  rude  et  solennelle ,  et  l'on  est  assez  disposé  à 
ne  voir  dans  sa  conduite  passée  qu'un  déplorable  accident. 

Hécube,  ré|[)ouse  du  vieux  Priam ,  ne  se  montre  qu'à  de  rares  in- 
tervalles sur  le  théâtre  des  événements ,  mais  elle  nous  apparaît 
chaque  fois  comme  l'emblème,  je  dirai  même,  comme  l'écho  de  la 
douleur.  M.  Patin,  dans  ses  savantes  études  sur  la  tragédie  grecque, 
a  bien  raison  de  dire  qu'Homère  nous  donne  à  contempler  en  elle 
c  le  modèle  du  malheur  accompli.  » 

Nous  pourrions  trouver  encore  dans  Tlliade,  comme  dans  l'Odyssée, 
beaucoup  d'autres  figures ,  sinon  aussi  belles  ,  au  moins  aussi  inté- 
ressantes ,  celle  de  Laodamie ,  qui ,  après  la  mort  de  Protésilas ,  son 
époux ,  reste  seule  dans  son  palais ,  se  refusant  à  toute  consolation 
(HAÏ,  100);  celle  d'Ârété ,  la  digne  mère  de  ^Nausikaa ,  l'ornement 
du  foyer  d'Alcinoûs  ;  son  mari  et  ses  enfants  l'honorent  plus  que 
jamais  femme  n'a  été  honorée ,  et  les  Phéaciens  qui  révèrent  ses  ver- 
tus recueillent  ses  discours  comme  des  oracles  (Od,  VH  ,  170).  C'est 
encore  et  surtout  la  figure  d'Eryclée,  le  type  de  la  fidélité,  du  dé- 
vouement et  de  la  discrétion  »  et  qui ,  comme  l'a  fort  bien  dit  un 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  58 

élégani  écrivain ,  plein  d'avenir  (>) ,  est  une  prolesuiion  insliûclive 
da  génie  contre  le  préjugé  antique  qui  frappait  l'esclave  de  déchéance 
morale  et  faisait  de  la  vertu  un  privilège  de  la  liberté. 

Mais  quel  contraste  entre  la  femme  héroïque ,  aristocratique ,  telle 
qu'Homère  l'a  représentée ,  et  celle  que  nous  trouvons  chez  Hésiode  ! 
C'est  l'idéal  à  côté  de  la  réalité ,  c'est-à-dire^  de  la  femme  vulgaire  , 
avec  ses  caprices ,  ses  défauts  et  sa  puissance  non  encore  contestée. 
Les  soucis  du  ménage ,  le  cercle  restreint  des  intérêts  domestiques , 
tel  est  le  sujet  constant  des  pensées  et  des  préoccupations  de  la  femme 
chez  ce  poète  du  travail ,  de  la  paix  et  du  bien-être.  Elle  est  honnête, 
quelque  peu  égoïste ,  méfiante  et  peu  favorable  aux  inventions  nou- 
velles ,  dues  aux  progrès  de  la  civilisation  ;  il  y  a  même ,  dans  tout 
son  être  >  quelque  chose  d'âpre  et  de  mordant.  Il  serait  superflu , 
pour  ne  pas  dire  ridicule,  de  demander  à  cet  homme  des  champs  « 
tel  qu'Hésiode  le  représente ,  les  sentiments  chevaleresques  qui  dis- 
tinguent tout  particulièrement  les  héros  de  l'Iliade  et  de  l'Odyssée  ; 
ne  nous  étonnons  donc  pas  que  la  femme  soit  si  mal  partagée  dans 
les  écrits  de  ce  poète  ;  tout  ce  qui  dépasse  les  besoins  les  plus  ordi- 
naires de  la  vie .  tout  ce  qui  rentre  dans  le  domaine  du  beau  ,  de  la 
grâce,  du  luxe  et  des  arts,  est  à  ses  yeux  quelque  chose  de  mauvais, 
de  pernicieux  ;  il  ne  voit,  par  exemple ,  dans  le  goût  de  la  toilette  , 
si  naturel  à  la  femme ,  et  qu'on  n'arrivera  jamais  à  faire  disparaître  , 
qu'une  source  de  prodigalités  insensées ,  une  cause  de  ruine  pour  le 
mari ,  et  ses  appréhensions  se  trouvent  plus  particulièrement  expri- 
mées dans  le  mythe  de  Pandore ,  que  Jupiter  avait  destinée  ,  selon 
lui ,  à  être  tout  à  la  fois  le  charme  et  le  fléau  des  hommes,  c  Â  l'instant 
c  l'illustre  boiteux  ,  obéissant  aux  ordres  du  fils  de  Saturne ,  façonna 
c  avec  le  limon  de  la  terre  une  figure  qui  ressemblait  à  une*  chaste 

<  vierge.  Les  Grâces  divines  lui  attachèrent  des  colliers  d'or ,  et  les 
c  Heures  à  la  belle  chevelure  la  couronnèrent  des  fleurs  du  printemps, 
c  Pallas  Athénée  orna  son  corps  d'une  parure  complète.  Le  messager 
«  des  dieux ,  le  meurtrier  d'Argus ,  docile  aux  volontés  du  tonnant 
c  Jupiter ,  arma  son  cœur  de  mensonges ,  de  discours  artificieux ,  de 

<  sentiments  perfides.  Le  héraot  des  dieux  mit  aussi  en  elle  une  voix 

<  articulée,  et  il  nomma  cette  femme  Pandore,  parce  que  tous  les 
c  habitants  de  TOlympe  lui  avaient  fait ,  chacun  ,  leur  présent ,  afin 

O  M.  Gamhoolio. 


Digitized  by  VjOOQIC 


56  REVUE  D'AUàGB. 

c  qu'elle  fât  un  fléau  pour  les  industrieux  mortels.  »  {Oeuv.  et  jmrs, 
y.  70  suiv.)  Les  réflexions  qui  suivent  cette  légende  dans  la  théogonie^ 
touchent  presque  à  la  brutalité  ;  on  devine,  sous  ces  violentes  invec- 
tives ,  une  sorte  de  lutte  entre  l'homme  plus  grossier  et  la  femme  • 
qui ,  quoique  descendue  de  son  piédestal  homérique  »  occupe  cepen- 
dant encore  une  place  importante  dans  la  société,  et  n'a  pas  encore 
été  réduite  à  cet  état  d'insigniOance,  auquel  le  triomphe  des  principes 
démocratiques  devait  la  condamner  un  jour  :  c  C'est  de  Pandore  qu'est 
c  née  la  race  des  femmes  au  sein  fécond  ;  oui ,  c'est  d'elle  que  pro- 
«  vient  cette  race  funeste ,  fléau  cruel ,  qui  réside  au  milieu  des  hommes 
c  et  qui  s'associe,  non  à  la  pauvreté,  mais  à  l'opulence.  De  même, 
c  que  quand  les  abeilles ,  dans  leurs  ruches  couronnées  de  toits , 
c  nourrissent  des  frelons  qui  ne  savent  s'employer  que  pour  le  mal  ; 
c  que  tout  le  jour,  et  jusqu'au  coucher  du  soleil,  elles  travaillent  sans 
c  cesse  à  construire  leurs  blancs  rayons  de  miel ,  tand»  qu'eux  ,  au 
c  contraire,  ils  ne  bougent  de  l'intérieur  des  ruches,  engloutissant 
c  dans  leur  ventre  le  travail  d'autrui,  de  même  Jupiter  qui  tonne  dans 
c  les  airs  a  imposé  auxmorlels  le  fléau  des  femmes,  i  {Théog.  599-6i2). 

Cette  manière  de  voir  est  exprimée  d'une  manière  tout  aussi  cava- 
lière dans  les  conseils  que  le  poète  adresse  à  son  frère  Perses  :  c  Garde- 
c  toi  de  t'éprendre  d'une  femme  aimant  le  luxe  et  la  parure ,  qui  te 
c  séduirait  par  ses  caresses  trompeuses  et  n'aimerait  de  toi  que  tes 
c  biens  extérieurs  ;  se  donner  à  une  femme  pareille ,  ce  serait  aban- 
<  doDuer  ses  biens  à  la  merci  des  voleurs.  >  {Jour,  et  trav.  v.  375- 
575).  Le  poète ,  on  le  voit ,  n'est  point  un  flatteur  de  l'autre  sexe , 
cela  ne  l'empêche  pas  cependant  de  témoigner  un  certain  ravissement 
à  la  vue  d'une  femme  honnête  et  économe ,  qu'il  place  avec  une  sorte 
de  complaisance,  afin  de  faire  mieux  ressortir  la  difiiérence,  à  côté 
de  celle  qui  ne  s'inquiète  que  de  ce  qui  se  passe  hors  de  chez  elle, 
c  Cherche  avant  tout  à  te  procurer  une  femme  honnête  et  chaste , 
c  que  tu  puisses  former  et  diriger  à  ta  convenance ,  et  choisis-là  dans 
c  quelque  famille  du  voisinage.  S'il  n'est  pas  pour  l'homme  d'acqui- 
c  sition  plus  avantageuse  que  celle  d'une  épouse  vertueuse ,  je  ne 
c  connais  ,  d'autre  part ,  de  calamité  plus  redoutable  que  la  posses- 
c  sion  d'une  femme  vicieuse  ;  elle  est  pour  son  mari  une  cause  de 
c  ruine  et  le  fait  vieillir  avant  l'âge,  i  {Oeuv.  et  jour.  v.  699-705). 

lie  contraste ,  que  nous  venons  de  signaler  entre  Homère  et  Hésiode, 
et  sur  lequel  nous  ne  croyons  pas  devoir  insister  davantage,  provient, 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  S7 

ce  nous  semble ,  non  pas  seulement  de  la  différence  des  races  et  des 
contrées ,  auxquelles  ces  poètes  appartiennent,  mais  encore ,  et  plus 
spécialement ,  de  ce  que  •  dsns  l'intervalle  du  temps  qui  les  sépare , 
les  familles  aristocratiques  se  sont  éteintes  peu  à  peu  et  que  les  petites 
cours  héroïques  ont  disparu.  Or ,  on  sait  que  ces  deux  éléments 
avaient  contribué  tout  particulièrement  à  entretenir  chez  les  Grecs 
les  idées  et  les  sentiments  chevaleresques  de  l'époque  homérique.  De 
toutes  les  formes  gouvernementales»  qui  remplacèrent  la  monarchie 
patriarcale ,  aucune  ne  se  montra  aussi  favorable  que  celle-ci  à  une 
appréciation  sincère  de  la  femme  ;  ni  la  tyrannie ,  qui  faisait  pénétrer 
jusque  dans  l'intérieur  de  la  famille  le  principe  de  l'obéissance  aveugle 
et  le  droit  do  plus  fort ,  ni  la  démocratie  qui ,  par  cela  même  qu'elle 
précipitait  le  citoyen  dans  le  tourbillon  des  afiïiîres  publiques ,  ne  lui 
laissait  ni  le  temps,  ni  les  dispositions  nécessaires  pour  ofl'rirses 
hommages  au  sexe  plus  délicat.  Cependant .  hâtons^nous  de  le  dire, 
ces  vieilles  maiimes  pratiques  du  chant  d'Âskrée  sont  à  nos  yeux  une 
production  tout  aussi  intéressante ,  dans  son  genre ,  de  ce  même  sol 
qui  vit  naître  les  mœurs  chevaleresques  plus  délicates  et  plus  héroï- 
ques s  telles  que  les  présente  l'épopée  homérique.  Hésiode  et  Homère 
se  complètent,  i  vrai  dire  »  l'un  par  l'autre ,  et  à  eux  deux ,  ils  nous 
offrent  on  tableau  presque  complet  de  la  vie  hellénique  des  anciens 
âges. 

Ed.  Gogdkl. 
(La  suiie  à  une  prochaine  livraison.) 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHANTS  ET  LÉGENDES  POPULAIRES 

D'ALSACE 

QUI  SE  RATTACHENT  A  LA  TEMPÉRATURE  ET  AUX  DIFFÉRENTS  AGENTS 
QUI  LA  DÉTERMINENT. 


Personne  ne  Tign^ore  plus  aujourd'hui  :  nos  légendes  populaires 
sont  des  souvenirs  vagues  mais  précieux  de  nos  origines  historiques  : 
ce  sont ,  pour  ainsi  dire ,  les  dernières  oscillations  parvenues  jusqu'à 
nous  d'un  passé  lointain ,  mystérieux  et  souvent  incompris.  Histoire 
et  mythe ,  loi  écrite  et  droit  coutumier ,  philosophie  et  superstition  . 
vérité  et  erreur  :  tout  s'y  reflète  ,  tout  y  continue  à  vivre  de  la  vie  du 
symbole  ^  qui  est  celle  de  la  poésie. 

De  même  que  Tenfant  ignore  le  prix  du  caillou  qu'il  tient  dans  sa 
main  et  qui  renferme  le  diamant  •  de  même  le  peuple  ignore  tout  ce 
que  renferme  de  trésors  la  simple  et  naïve  tradition  que  ses  ancêtres 
lui  ont  léguée  pour  qu'il  la  transmette ,  à  son  tour  »  aux  générations 
suivantes. 

S'il  est  poète  malgré  lui ,  en  rapportant  »  sans  les  interpréter ,  ces 
merveilleuses  créations  d'un  âge  passé,  le  peuple  l'est  encore  sous  un 
autre  point  de  vue  et  d'une  autre  manière  dont  il  ignore  également 
toute  la  portée  »  tout  le  charme  :  je  veux  parler  de  son  langage  à  lui, 
langage,  non  de  convenance,  non  d'étude,  mais  qui  est  d'autant  plus 
énergique  et  plus  vrai ,  qu'il  est  plus  spontané  et  plus  naturel. 

C'est  dans  les  dialectes  surtout^  que  le  langage  populaire  a  conservé 
sa  plus  étonnante  variété ,  son  expression  la  plus  riche ,  la  plus  poé- 
tique. 

Ces  pauvres  dialectes ,  traités  autrefois  avec  tant  de  dédain  par  le 
pédantisme  d'une  érudition  surannée,  bafoués  par  la  prétentieuse 
ignorance  des  précieux  ridicules  de  nos  jours ,  —  les  dialectes  ont 
fait  invasion  dans  la  science  qui  leur  doit  la  solution  de  plus  d'une 
énigme  philologique. 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHANTS  ET  LÉGENDES  POPULAIRES  D* ALSACE  ,  ETC.       ^9 

Mais  trêve  de  science ,  aujourd'hui  !  Nous  ne  demanderons  »  celte 
fois-ci ,  à  Tun  de  ces  dialectes ,  à  celui  qui  se  parle  entre  la  rive 
gauche  du  majestueux  fleuve  du  Rhio  et  la  belle  chaîne  des  Vosges , 
que  quelques  uns  de  ces  chants  populaires ,  que  quelques  unes  de  ces 
légendes  naïves ,  qui  se  rattachent  a  la  température  et  aux  différents 
agents  qui  la  déterminent. 

c  Le  petit  homme-aux-fagots,  >  das  WeUemànnel,  0)  de  son  vivant, 
voleur  de  bois 9  s'il  en  fût,  et  qu'un  arrêt  suprême  a  condamné  à 
eiercer  éternellement ,  dans  la  lune  »  son  vilain  métier,  —  le  fVeUe' 
mànnel  a  terminé  sa  besogne.  Il  a  réuni  en  fagots  les  branches  d'arbre 
volées;  il  saisit  sa  cognée ,  prend  sa  charge  sur  ses  épaules ,  éteint 
sa  lanterne  et  va  gagner  son  gîte  solitaire.  C'est  à  lui  que  »  dans  le 
Bas-Rhin,  les  enfants  adressent  cette  ronde  joyeuse  : 

WeUemUnnelè  im  Mond , 

Guok  è  Biael  'runter  ! 

Guck  tfi  aUi  Stuwwè  'nin , 

Gelt ,  et  nitnmt  di  lotmder  ? 

Wirf  din  UiierU-nr-'èra , 

Graddel  driwwer  'nunUr , 

Vomè'ra, 

Hintè  'ra , 

lufwer  alU  Stangè  ! 
^  Wmn  dètnit 

SpieUwU 

Mueteh  m'r  *$  UsseU  fange  ! 
C'est-à-dire  : 

«c  Petit  homme-aux-fligots,  qui  habites  la  lune , 
*  Jette  un  peu  tes  regards  sur  la  terre  ; 
Jette-les  dans  nos  chamhrettes  ! 
M'est-ce  pas  tu  es  cnrienz  (de  savoir  ce  qui  s'y  passe  ?) 
Jette  en-bas  ton  écheUe , 
Descends  bien  vite  vers  nous  « 
Par  devant, 
Par  derrière , 

Passe  par-dessus  toutes  les  perches  !  (franchis  tous  les 

obstacles  !  ) 

(*)  Presque  tous  les  recueils  de  mythologie  ou  de  légendes  populaires  de  TAlle- 
magne  parlent  du  petit  homme  de  la  lune.  Voy.  EUOiiiêch.  VoUubuchUinf  2«  édit., 
tome  f ,  p.  151 ,  note  262. 


Digitized  by  VjOOQIC 


60  REVUE   D'ALSACE. 

Et  si  tQ  veux 
Jouor  avec  nous , 
Tâche  d'altraper  Lisette  !  » 
Hebel ,  le  gracieux  et  inimitable  poète  alémaunique  a  connu  égale- 
ment c  l'bomme  de  la  lune ,  >  Mann  im  Mond  ,  et  lui  a  consacré  une 
charmante  petite  poésie.  Ce  fut ,  d'après  lui  aussi ,  un  mauvais  drôle 
qui,  les  dimanches,  allait  dans  la  forêt  pour  voler  du  bois  et  en  faire 
des  fagots.  L'enfant  lé  montre  du  doigt  à  sa  mère  et  lui  demande  : 
«  Luèg  y  MuetterU  ,  wa$  iseh  im  Mo'  f  » 

—  Bé ,  sieh$eh*$  denn  nit ,  a  âfa? 
«  Jo  weggerU ,  i  siéh  ne  seho , 

«  Erhatè  TichUpli  a,  » 

«t  Wag  tribt-er  dmn  die  garni  Nacht , 
«  Er  mehret  to  kei  Glied  ?  » 

—  Hé ,  siehteh  nit ,  ass  er  WelU  macht  ? 
c<  lOf  ébè  dreiht  er  d'Wied.  » 

Essayons  de  traduire  : 

«  Regarde ,  petite  mère ,  qu'y  a-t-il  dans  la  lune  ?  « 

—  Eh  ,  ne  le  vois-tu  pas  ?  c'est  un  homme  ! 
«  Vraiment ,  oui ,  je  le  vois , 

«  Il  porte  une  petite  camisole.  » 

«  Que  faitril  là-haut ,  toute  la  nuit  ? 

«  Il  ne  semble  remuer  aucun  membre.  » 

~  Eh,  ne  le  vois-tu  pas?  il  Cait  des  fagots. 

«  Vraiment ,  oui,  il  vient  de  tortiller  la  branche  d'osier  » 
(pour  les  lier  ensemble), 
Cependant  la  lune  disparait  ;  elle  cède  sa  place  au  $oleil ,  qui  se 
lève  à  rhorîzon  opposé.  Il  sourit  »  d'Sunn  lacht;  et,  si  c''€St  le  dimanche 
de  Pâques»  Il  tressaille  de  joie,  a  trois  reprises,  d'Sunn  duetdrei 
Freude  Spring ,  en  l'honneur  de  la  résurrection  du  Seigneur.  Puis  il 
jette  ses  rayons  dorés  sur  nos  coteaux  plantés  de  vignes  »  les  Sunne^ 
bèrri ,  les  Sunneképfle ,  les  Sunneglilzer  et  autres.  Le  vigneron  alors 
le  salue  avec  joie  et  respect ,  (>)  car  c'est  le  soleil  bienfaisant  qui  c  fait 
cuire ,  i  kocht ,  le  bon  vin  d'Alsace  (^). 

C)  Les  Evangiles  des  QtienouiHes  (15«  siècle) ,  nouv.  édit  18S5,  p.  81,  disent  : 
n  Gellui  qui  souvent  benist  le  soleil ,  la  lune  et  les  estoilles  ,  ses  biens  lui  multi- 
n  plieront  au  double.  » 

(*)  Sébastien  Munster  dit  de  même  en  parlant  des  vins  d'Alsace  ;  «  An  dem 
«  Berg  kocht  sich  der  gut  Wein,  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHANTS  ET  LÉGENDES  POPULAIRES  D'ALSACE  ,  ETC.  61 

Mais  les  brouillards ,  gigantesques  fantômes ,  blottis  au  fond  des 
vallées  humides ,  commencent  à  envahir  les  sommets  des  montagnes, 
et  il  ne  s'échappe  du  disque  à  demi-voilé  de  l'astre  du  jour ,  que  de 
rares  et  pâles  rayons  :  c'est  le  temps  ou  le  soleil  Tait  sa  toilette  ;  il 
peigne  ses  longs  cheveux  dorés ,  d'Sunn  stràlt  sich,  La  pluie  est  immi- 
nente ;  déjà  le  ciel  se  moutonne ,  d'r  Bimmel  schàfell  sich;  la  mère 
delà  pluie,  d* Rêjèmueter ,  s'installe  sur  son  trône  humide;  l'arbre 
de  la  pluie  »  d'r  Rêjèbaum ,  étend  au  loin  ses  branchages  vaporeux  ; 
la  verge  de  la  tempête ,  d'r  Wetierbêsè,  apparaît  au  ciel  ;  ou  bien,  de 
monstrueux  poissons,  d'Fiseh,  nagent  dans  l'atmosphère  et  s'arrêtent 
sur  les  montagnes. 

Lorsque  le  soleil  se  couche  sans  colorer  de  ses  rayons  les  nuages 
entassés  à  l'occident ,  l'on  dit  qu'il  glisse  dans  un  sac,  d'Sunn  schlupft 
m  de  Sack,  et  l'on  prédit  la  pluie  pour  le  lendemain. 

La  pluie  n'est  pas  toujours  regardée  comme  un  malheur  ;  le  labou- 
reur la  souhaite  au  contraire  bien  souvent ,  et  si  elle  tombe ,  ses 
enfants  de  chanter  : 

«  'i  réit , 

DV  Aekersmann  siUt, 

Die  Kémelè  tpringèy 

DU  VéjeU  singé 

Juhéh!» 
Ce  qui  signifie  : 

a  11  pleut; 

Le  laboureur  ensemence  son  champ , 
Les  grains  de  blé  sautent  en  l'air , 
Les  petits  oiseaux  chantent 
Juhéh  !  » 

C'est  au  mois  de  mai  surtout  que  les  enfants  aiment  à  s'exposer 
nu-téte  à  la  pluie  douce  et  rafratcbbsante ,  car  la  pluie  de  mai  les 
fait  grandir  (<).  Ils  chantent  alors  : 

»  MoSieréjé ,  macKmi  gross , 

/  bin  è  klèiner  Stttmbè , 

G'hér  unter  d'Lumbè.  {*) 

Bliew*  iaUè  Stumbè  stehn  » 

Will  i  liewer  in's  Bimmelè  gehn  !  » 

(')  Yoy.  EUëss.  Volhsbiiehlein ,  2«  édit. ,  i ,  155  ;  Gnmm,  Mythol.,  p.  549^4(66. 
(*)  Proprement  :  vieux  chiffons  ;  baillons  ;  mauvais  sujets  ,  mauvais  drôles. 


Digitized  by  VjOOQIC 


62  REVUE  D*iLSAGE. 

Traduisons  : 

«  Pluie  du  mois  de  mai ,  fiiis-moi  grandir , 
Je  ne  suis  qu'un  petit  bout-d'homme  ; 
Je  ne  suis  qu'un  petit  mauvais  drôle  ! 
Plutôt  m'en  aller  droit  au  ciel 
Que  de  rester  un  petit  bout-d'homme  ;  » 

Voici  une  autre  chanson ,  d'une  originalité  encore  plus  bizarre  : 

«  MfaXeréjè ,  mach^tni  grou , 
/  bin  è  kUiner  Stumbè  ! 
Steck'mi  unter  d'Lumbè  ! 

—  D'Lumbè  rin  %è  klein.  — 
Steck'mi  unter  d'Stêin  ! 

—  irStein  sin  zè  hait.  — 
Steck'mi  in  de  Wald  ! 

—  Der  Wald  Ueh  tè  fimter.  — 
SUek'mi  unter  's  Mintter  ! 

— -  'i  Mimter  iich  zè  gross.  — 
Steel^miin  è  Bios  ! 

—  jyBlos  iich  nit  heli.  — 
Steck^mi  in  è  Btidèll  !  » 

Traduction  : 

(c  Pluie  du  mois  de  mai ,  fais-moi  grandir , 
Je  ne  suis  qu'un  petit  bout-d'homme  ! 
Mets-moi  parmi  les  haillons  ! 

—  Les  haillons  sont  trop  petits.  — 
Mets-moi  sous  les  pierres  ! 

—  Les  pierres  sont  trop  froides.  — 
Mets-moi  dans  la  forêt  ! 

—  La  forêt  est  trop  sombre.  — 
Mets-moi  sous  la  cathédrale  ! 

—  La  cathédrale  est  trop  vaste.  — 
Mets-moi  dans  une  vessie  ! 

—  La  vessie  n'est  pas  claire.  — 
Mets-moi  dans  une  bouteille  ! 

Mais  le  couchant  resplendit  de  ses  teintes  les  plus  brillantes;  les 

nuages  ont  revêtu  leur  manteau  royal ,  d'or  et  de  pourpre ,  et  la 

journée  suivante  sera  belle ,  car  l'enfant  Jésus  vient  d'allumer  son 

'  four  et  fait  cuire  des  beignets  pour  les  donner  aux  enfants  sages  et 

dociles  ;  *s  Christkind  bachi  Kuechle. 

Aussi  les  enfants  sont-ils  les  plus  fidèles  et  les  plus  sincères  amis 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHANTS  ET  LÉGENDES  POPULAIRES  D* ALSACE  ,  ETC.       63 

da  soleil.  A  les  entendre ,  le  soleil  se  renferme  parfois  dans  le  clocher 
du  village;  alors  une  femme  mystérieuse,  la  Sainte- Vierge  ,  (f)  lui  en 
ouvre  la  porte  et  le  laisse  sortir,  lis  chantent  : 

o  '*  geht  è  Frail  in*s  Gîockehus  , 
Lost  die  heilig  Sunn  *eruê.  » 

Si  le  soleil  se  cache  derrière  les  nuages  ,  ils  s'écrient  : 

«  Schattè  y  Schattè  ,  faV  di  ! 
Svnnè  ,  Sunnè^  xaï  di  !  » 
C'est-à-dire  : 

«  Ombre  ,  ombre ,  disparais  ! 
Soleil ,  soleil ,  montre-toi  !  » 

Ou  bien  ils  entonnent  ce  quatrain  : 

a  Sttnnè ,  Sunnè ,  schinè , 
Fahr*  iwwer  de  Rhinè , 
Fahr*  iwwer  's  Glockèhus , 
Kumm  bail  wtdder  in  unser  Eus.  » 
Ce  qui  signifie  : 

«  Soleil ,  soleil ,  viens  luire , 
Envole-toi  par-delà  le  Rhin , 
Envole-toi  painlelà  le  clocher , 
Mais  reviens  bientôt  vers  notre  maison  I  » 

Par  une  soirée  silencieuse  ,  la  brise  fait  tout-à-coup  cliqueter  les 
petites  vitres  rondes  de  la  chaumière  ;  l'enfant  alors  s'en  inquiète  un 
instant ,  puis  il  demande  : 

«  Diri  diri  Disel , 

Wer  zopft  m'r  an  mi'm  Eisel  ?  »  (') 

Mais  bientôt  il  se  rassure ,  car  on  lui  répond  : 

«  D'r  Wind,  d'r  Wind , 
Diii  himmliiehi  Ktnd  !  »  (') 

Le  vent  qui  s'élève  subitement  après  un  long  calme ,  annonce  le 

(*)  En  Allemagne  c'est  aussi  la  déesse  Holda,  Voy.  EUtUsieches  VolkebUehlein, 
2«édit. ,  I,  p.  150-151. 

(*)  C'est-à-dire  :  «  Diri  diri  Disel!  (intraduisible);  qui  est-ce  qui  secoue  ma 
petite  maison  ?  y» 

(']  a  C'est  le  vent ,  le  vent ,  cet  enfant  du  ciel.  »  —  Déjà  le  langage  ordinaire 
personnifie  le  veut  ;  Ton  dit  :  «  d'r  Wind  geht ,  »  le  vent  va  ,  marche. 


Digîtized  by  VjOOQ IC 


64  MVUB  I>'M^GB. 

plus  souvent  quelque  malheur  ;  d'ordînaîk^e  on  dît  que  quelqu'un  s'est 
pendu  »  *s  hat  sich  Emer  g*henkt. 

On  appelle  c  danse  des  sorcières  i ,  Bexetanz ,  un  coup  de  vent 
qui  soulève  une  masse  de  poussière  et  la  fait  tournoyer  rapidement. 
Jetez-y  un  couteau ,  un  autre  objet  de  métal  ou  un  chapelet  bénit , 
et  le  charme  est  rompu  ,  et  la  méchante  sorcière ,  qui  a  causé  le 
tourbillon  de  poussière ,  vous  apparaîtra  aussitôt  dans  le  costume 
primitif  du  paradis. 

Le  roulement  du  tonnerre  »  pendant  un  orage ,  n'est  autre  chose 
que  le  bruit  que  font  les  boules  lancées  par  les  anges  qui  jouent  auK 
quilles ,  d*EngeU  kéjlè  drowwè.  Si  la  foudre  tombe ,  elle  se  trans- 
forme en  massues  de  pierre ,  massues  du  tonnerre ,  Dunnerkéil ,  ou 
bien  en  cognées  du  tonnerre ,  Dunneràxt  (0.  Et  nous  voici  en  pré- 
sence de  la  mythologie  germanique  ;  car  celui  qui  lance  ces  massues 
et  ces  cognées .  c'est  le  génie  des  tempêtes ,  c'est  le  dieu  Tbôrr  ou 
Donâr,  qui  traverse  les  nues  sur  son  char  rapide,  attelé  de  boucs 
fougueux.  En  Allemagne  le  peuple  lui  substitue  parfois  Saint-Pierre , 
et  lorsque  le  tonnerre  gronde.  Tondit:  c  S^  Pierre  joue  aux  quilles.  > 
Pour  empêcher  la  foudre  de  tomber  sur  les  maisons ,  on  plante  sur 
les  toits  l'herbe  du  tonnerre  »  l'herbe  de  S^  Pierre ,  Dunnerkrui , 
Sanct'Peters'Krut  ;  c'est  la  plante  grasse  connue,  en  botanique,  sous 
le  nom  de  tedum  telephium. 

Les  cadrans  solaires ,  Sunnè-n-îhrlè ,  tombent ,  en  plein  midi ,  du 
soleil  sur  une  hauteur  appelée  Sunneképflè ,  et  située  près  de  Soultz- 
matt.  Ils  passent  pour  être  de  bon  augure ,  mais  ce  ne  sont ,.  en  réa- 
lité, autre  chose  que  des  pétrifications  très-abondantes,  en  ces  lieux, 
et  provenant ,  si  je  ne  me  trompe,  de  certaines  liliacées. 

Quant  aux  brouillards ,  ils  sont  causés  par  un  petit  esprit  malin , 
nommé  Nèwwelmànnel ,  qui  se  plaît  à  égarer  les  voyageurs  attardés. 
Autrefois ,  à  l'approche  d'un  brouillard ,  et  pour  en  neutraliser  les 
funestes  effets,  on  avait  coutume  de  sonner  une  petite  cloche,  appelée 
Nèwwelgléckel.  Dans  les  vallées  de  Kaysersberg  et  de  Saint-Dié,  l'on 
invoque  encore  de  nos  jours  ,  pendant  les  brouillards ,  Saint  Déodat , 
parce  que  ce  saint  évêque  n*avait  qu'à  étendre  son  bâton  pour  dissiper 
à  l'instant  les  couches  de  vapeurs  qui  se  trouvaient  sur  son  passage. 

Mais  revenons  au  Nèwwelmànvel  ou  génie  des  brouillards.  Voici , 

(*]  C'est  ainsi  que  Is  peuple  nomme  les  bélemnites. 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHANTS  ET  LÉGBADBS  POPULAIRES  D* ALSACE  »  ETC.  65 

i  son  sujet ,  ane  légende  populaire  que  Ton  racontç  aux  environs  de 
Colmar  (^). 

c  Le  preux  chevalier  de  Schauenbourg  était  parti  pour  combaitre 
les  Turcs  et  laissant  dans  son  château  dVerlisbeim,  son  épouse 
éplorée. 

c  Les  semaines  ,  les  mois,  les  années  s'écoulèrent ,  le  chevalier  ne 
revint  pas  et  ne  donna  même  aucun  signe  de  vie.  Le  bruit  se  répandit 
alors  dans  la  contrée ,  que  Schauenbourg  avait  succombé  dans  le 
combat,  et  ce  bruit  parvint  jusqu'aux  oreilles  de  la  châtelaine  d'Her- 
lisbeim. 

c  De  nombrenx  galants  ne  tardèrent  pas  à  se  présenter  à  la  jeune 
et  belle  veuve  avec  des  protestations  d'amour,  les  unes  plus  sincères 
et  plus  ardentes  que  les  autres.  Elle  résista  longtemps  à  toutes  ces 
obsessions  jusqu'à  ce  qu'enfin  l'un  des  concurrents  parvint  à  toucher 
son  cœur.  Le  jour  de  la  noce  fut  fixé. 

c  Dans  la  nuit  qui  précédait  ce  jour,  le  chevalier  de  Schauenbourg, 
que  de  graves  blessures  avaient  retenu  pendant  plusieurs  mois  dans 
sa  tente ,  se  réveilla  en  sursaut.  Il  avait ,  dans  son  réye  ,  entendu 
résonner  la  cloche  de  la  chapelle  de  son  château  ,  dans  la  cour  et  les 
appartements  duquel  se  pressaient  une  foule  de  chevaliers  et  de 
dames  en  babils  de  fêle. 

c  Devinant  aussitôt  la  cause  de  sa  vision  nocturne ,  il  se  dresse  sur 
son  séant ,  en  proie  au  plus  terrible  désespoir. 

c  Mais  voici  que  tout  d'un  coup  le  sol  tremble  :  un  nuage  lumineux 
remplit  sa  tente ,  et  il  en  sort  un  petit  homme,  enveloppé  dans  un 
manteau  gris. 

c  Je  connais  le  sujet  de  vos  alarmes ,  noble  chevalier  de  Schauen- 
bourg y  lui  dit  le  petit  homme ,  d'une  voix  douce  et  mélodieuse  : 
Vous  vojez  en  moi  le  Nebelmânnlein ,  bien  connu  sur  les  bords  du 
Rbin  et  dans  les  belles  plaines  de  l'Alsace.  Il  n'est  que  trop  vrai  que 
voire  épouse ,  (]ui  vous  croit  mort  depuis  longtemps ,  s'est  enfin  dé- 
cidée à  contracter ,  aujourd'hui  même  ,  un  second  mariage  avec  un 
des  plus  beaux  et  des  plus  puissants  seigneurs  du  pays.  Mais ,  tout 
n'est  pas  perdu  pour  vous  ,  et  si  vous  voulez  me  confier  votre  desti- 
née ,  nous  serons  rendus  à  Herlisheim  avant  qne  les  fiancés  aient 
prononcé  devant  l'autel  le  mot  fatal  et  que  le  prêtre  ait  béni  leur 


[*]  yen  dois  la  communication  à  mon  ami  Chrhtophorus. 
«•  Série.  —  «•  Anné«. 


Digitized  by  VjOOQIC 


66  HBYDB  d'aLSAGB. 

unioD.  6e  ne  sera  toutefois  qu'à  ane  condition  :  c'est  que  vous  Oie 
promettiez  de  faire  souner  les  cloches  dans  votre  château  ainsi  que 
dans  tous  les  villages  dépendant  de  votre  domaine,  dès  que  le  moindre 
brouillard  s'élèvera  ;  cap ,  sachez-le ,  je  suis  une  pauvre  âme  »  con- 
damnée à  vivre  dans  ces  vapeurs  tristes  et  humides ,  que  peuvent 
dissiper  seulement  les  rayons  bienfaisants  du  soleil  ou  le  son  des 
cloches  bénites. 

«  Le  chevalier  de  Schauenbourg  consentit  volontiers  à  la  demande 
du  génie ,  qui ,  aussitôt ,  le  fit  sortir  de  la  tente ,  Tenveloppa  de  son 
vaste  manteau  gris ,  et  »  fendant  avec  lui  les  airs ,  avec  la  rapidité 
d'un  ouragan  »  le  déposa ,  sans  encombre ,  dans  la  cour  du  château 
d'Herlisheîm. 

c  Ce  fut  au  moment  même  où  les  deux  fiancés  allaient  se  rendre  à 
la  chapelle. 

c  L'épouse  fidèle  reconnut  aussitôt  l'objet  de  ses  premières  amours. 
Elle  pousse  un  cri  de  joie  et  déclare  dissoute  une  union  qu'une  erreur 
fatale  allait  lui  faire  contracter. 

c  Le  chevalier  de  Schauenbourg ,  de  son  côté ,  tint  parole  à  son 
mystérieux  bienfaiteur.  Dès  qu'un  léger  brouillard  menaçait  d'étendre 
sur  la  plaine  son  voile  humide,  les  cloches  du  château  ainsi  que  celles 
de  tous  les  villages  de  la  seigneurie,  se  mettaient  en  branle  et  empê- 
chaient les  vapeurs  légères  de  se  condenser.  On  vit  alors  le  Nebel- 
mànnîein ,  entouré  d'un  nuage  lumineux ,  s'envoler  avec  un  sourire 
plein  de  grâce  et  de  reconnaissance,  vers  les  hauteurs  boisées  des 
Vosges.  > 

L'usage  de  sonner  les  cloches  ,  à  l'approche  d'un  brouillard ,  exis- 
tait jusqu'à  la  première  révolution  dans  plusieurs  communes  de  la 
Haute- Alsace,  entre  autres ,  dans  celles  d'Herlisheim  et  de  Souitzbach. 
Le  gardien  du  clocher  de  l'ancienne  église  d'Ensisheim ,  était ,  de 
méme^  engagé,  par  son* serment,  à  sonner  la  cloche  dès  qu'un 
brouillard  s'élevait ,  à  partir  de  la  fête  de  St.  Georges:  c  (Ersoll)  auch 
€  des  NeheU  unà  Reiffen  zu  Sont  Jergen  Tag  anfangen  warzunemen 
€  und  $0  Er  dn  Nehei  sicht,  soll  er  anfahen  lutlien.  >  (f). 

La  netge  qui  tombe  en  hiver  provient  du  duvet  qui  s'envole  des 

(')  Serment  da  gaMien  de  la  tour  de  Téglise.  Voy.  Tabbé  Merklen  ,  Histoire  d€ 
la  ville  d'iSniisheim  ,  tome  P%  jMige  279 ,  note. 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHANTS  ET  LÉGENDES  IH>t>ULAhltS  D* ALSACE  »  ETC.  6^ 

pldiDODS  lorsque  les  anges  du  ciel  font  leurs  lits  ;  tEngelè  mâche 
'i  Beit  (t). 

Une  charmante  petite  poésie  se  rattache  à  ce  dicton.  Cesi  une 
mère  qui  parle  : 

ft  D'Engelè  han  '#  Bett  gemacht , 
D'Feddrè  fliêjè  'runter  ; 
AlU  Da ,  do  waehè  ne , 
Z'Ndehiê ,  do  ftnn  Jtè  munier, 
Wàre  sie  nit  munter  %'Ndeht , 
W9r  hàtt  denn  minn  Kind  betvacht  ?  » 
Cest-à-dire  : 

«  Leg  aDges  ont  fait  leur  lit , 

Le  duvet  tombe  sur  la  terre  ; 

Ils  veillent  le  jour , 

Ils  veillent  la  nuit. 

S*ils  ne  veillaient  pas  la  nuit , 

Qui  donc  aurait  gardé  mon  enfant?  » 

Lorsque  la  neige  est  entcemélée  de  gouttes  de  pluie  ou  que  les 
flocons  de  neige  sont  fortement  battus  par  le  vent  et  tourbillonnent 
çà  et  là .  Ton  dit  que  c  les  boulangers  et  les  meuniers  se  querellent,» 
tBéekè  un  d'Miller  hândlè  mit  *nander. 

Pour  que  la  neige  disparaisse  de  bonne  heure  au  printemps ,  il 
faut,  dit- on.  se  rendre  au  Bollenberg,  près  de  RoufTach,  prendre 
une  certaine  quantité  de  neige  et  la  faire  passer  au  tamis  :  uff  de 
BoUeberg  geh  d'r  Schnee  ritteri. 

Le  printemps  s'annoifce  toutes  les  fois  que  «  le  drap  de  lit  du 
Hobenack,  >  '«  Lîniuech  vum  Bohnack,  c'est-à-dire,  une  grande 
masse  de  neige  que  l'on  aperçoit,  dans  la  plaine  de  Coimar,  au-dessus 
du  Hobenack ,  commence  à  disparaître ,  ce  qui  arrive  ,  presque  tou- 
jours ,  vers  la  fin  du  mois  de  mai. 

Enfin,  les  neiges  qui  couvrent  le  sommet  du  Ballon  de  Souitz,  ne 
s'en  vont  ordinairement  qu'au  mois  de  juin  ou  de  juillet.  Dès ,  qu'à 
cette  époque  de  l'année ,  l'on  voit  des  espaces  noirs  se  former  entre 
les  couches  de  la  neige  •  on  dit,  dans  la  plaine  :  le  printemps  s'avance. 
car  les  métayers  du  Ballon  descendent  la  neige  dans  leurs  hottes  : 
tSennè  traghè  d'r  Schnee  im  Rûckkorb  Mi  DâL 

[*)  En  Allemagne  c'est  la  di^esse  Bolda  qui  fait  son  lit  ou  bien  qui  plume  ses 
Oies.  Voy.  Eltastitch,  VolksbUchlein  ,  2'  édil,  i  ,  I5i-155. 


Digitized  by  VjOOQIC 


68  hBVUE  B'ALSACB. 

Je  m'arrête  ici  ;  mais  c'ist  en  formant  le  vœu  bien  sincère ,  que 
Toxposé  rapide  et  incomplet,  et,  sans  dout^.  tant  soit  peu  décousu, 
de  ces  quelques  expressions  populaires,  de  ces  chants  et  de  ces 
légendes  qui  se  rattachent  à  la  température  et  aux  différents  agents 
qui  la  déterminent,  puisse  quelque  peu  contribuer  à  faire  aitner  et  à 
raviver  parmi  nous  l'étude  de  notre  dialecte  alsatique ,  considéré , 
bien  à  tort,  comme  un  jargon  ou  un  patois,  digne  d'éire  voué,  au 
plus  vtte ,  à  une  complète  extermination.  11  n'en  sera  pas  ainsi  »  dès 
qu'on  voudra  se  donner  la  peine  de  l'étudier  dans  son  origine ,  qui  date 
du  Krîst  d'Otfrit  de  Weissenburg ,  —  c'est-à-dire  du  9«  siècle ,  —  et  de 
le  poursuivre  dans  nos  poètes  et  nos  chroniqueurs  du  moyen-ûge  et 
du  46*  siècle.  Alors  on  lui  reconnaîtra  prob:tblement ,  encore  de  nos 
jours,  sa  raison  d'être;  on  lui  reconnaîtra ,  ce  qui  lui  est  dû  ,  sa  valeur 
linguistique  et  sa  richesse  poétique. 

En  effet ,  nous ,  qui  conservons  à  juste  titre  et  avec  une  préférence 
marquée ,  nos  monuments  d'architecture  ancienne  ,  qui  fouillons  les 
tumuli  celtiques  et  suivons  les  traces  des  routes  romaines  qui  sillon-» 
nent  nos  plaines  et  nos  montagnes,  pourrions-nous  laisser  dépérir  et 
tomber  dans  un  oubli  coupable  ,  ce  que  nos  pères  nous  ont  légué  de 
plus  précieux  :  ce  langage  alsacien  ,  (i)  si  naif  et  si  énergique ,  ce 
langage  qni  seul  peut  transmettre  à  nos  descendants ,  dans  toute  leur 
intégrité,  nos  légendes  et  nos  chants  populaires?....  Ce  sont-là  aussi 
des  documents .  documents  vivants ,  revêtus  du  sigillé  indélébile  de 
la  poésie  et  vidimés ,  durant  des  siècles ,  par  tant  de  générations  qni 
nous  ont  précédés. 

Auguste  Stoeber. 

{*)  Mémorandum,  En  1808,  un  ministre  de  Pintérieur  du  premier  empire , 
M.  Crétet,  comte  de  Champmol,  a  jugé  à  nropos  de  provoquer  la  pubUcation  d*nn 
ouvrage  sur  les  différents  dialectes  de  la  Suisse.  M.  Rouyer,  alors  représentant  de 
la  France  h  Berne,  h  qui  le  ministre  avait  confié  le  foin  de  trouver  un  homme 
capable  d'entreprendre  ce  travail ,  lui  désigna  comme  tel  M.  F.  J,  Stalder,  doyen 
et  pasteur  à  Escbolzmalt ,  canton  de  Berne.  Stalder  s*acquitta  de  sa  mission  de  la 
manière  la  plus  honorable ,  non  seulement  envers  les  hommes  émincnts  qui  la  lui 
avaient  confiée,  mais  envers  le  monde  savant  tout  entier.  En  effet ,  sa  «  Dialecto- 
logie suisse  j»  est  encore  de  nos  jours  le  livre  le  plus  apprécié  qui  traite  de  cette 
matière,  et  son  «  Idioticon  suisse,  »  qu'il  publia  en  1812,  en  deux  volumes ,  n'a 
pas  encore  été  remplacé  par  un  ouvrage  plus  savant  et  renfermant  tous  les  dia- 
lectes helvéliques. 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.  HOMMAIRË  DE  UËLL. 


ÉTUDE  BIOGRAPHIQUE. 


Suite  (y 


L'apparition  du  choléra  à  Trébizonde  et  en  Arménie ,  au  mois  de 
septembre  i847,  força  Hommaire  à  modifier  son  plan  de  voyage.  Sa 
première  intention  était  d'achever  le  périple  de  la  mer  Noire  jusqu'à 
Batoum  et  de  se  rendre  ensuite  en  Perse  par  Erzeroum  ;  mais  sou 
état  de  santé  ne  lui  permettant  pas  d'affronter  l'épidémie ,  il  dut 
suivre  la  route  qui  passe  à  Goumouch-Hané  »  Kharpout ,  Diûrbékir, 
Vann  et  Ourmiabi  Cet  itinéraire  »  auquel  la  paciOcation  récente  du 
Kurdistan  enlevait  une  partie  de  ses  dîflScultés ,  devait  lui  offrir  Toc- 
casion  de  visiter  les  sources  du  Tigre  qui  présentaient  un  grand  pro- 
blème géographique  à  résoudre. 

Glissons  rapidement  sur  la  première  partie  du  voyage  qui,  bien 
qu'accidentée ,  n'offre  point  un  intérêt  très-saillant.  C'est  le  10  sep- 
tembre que  la  caravane  se  met  en  route,  à  cheval ,  et  qu'elle  gravit 
les  hauteurs  du  Boztepeh  ,  qui  dominent  Trébizonde .  pour  s'engager 
dans  la  chaîne  montagneuse  du  Karakaban  où  la  route  atteint  des 
hauteurs  de  6000  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Excellente 
réception  chez  le  pacha  de  Goumoucb-Uané  qui  envoie  au-devant  des 
voyageurs  de  beaux  chevaux  richement  harnachés  et  conduits  par  un 
nombreux  personnel  de  cavaches.  Cette  ville ,  où  l'on  compte  plus 
de  4000  maisons  tapissant  les  deux  flancs  d'une  vallée ,  jouit  d'un 
climat  délicieux  qui  forme  contraste  avec  les  chaleurs  de  Trébizonde. 
Hommaire  de  Hell ,  accompagné  du  pacha  ,  va  visiter  les  mines  d'ar- 

n  Voir  les  lîTraisons  d'août ,  septembre»  oclobre  et  décembre,  pages  337, 
385,  409  et  020. 


Digitized  by  VjOOQIC 


70  REVUE  D'ALSACE. 

geni  des  environs ,  ei  recueille  tous  les  documents  relatifs  i  cette 
e]LploiiaiioQ ,  autrefois  irès-productive ,  mais  en  pleine  décadence 
aujourd'hui.  Cette  excursion  lui  fournil  la  matière  d'un  rapport  au 
^gouvernement  turc  auquel  il  eu  a  déjà  adressé  un  de  Trébizoode  sur 
les  mines  de  charbon. 

  Zadik-Keu  »  la  caravane  se  fait  accompagner  »  pour  la  première 
fois ,  d'une  escorte  de  ciaq  hommes  bien  armés  »  en  vue  de  certaines 
aventures  de  grand  chemin  dont  le  pacha  de  l'endroit  lui  faisait  entre- 
voir la  possibilité.  Cependant  rien  ne  vient  justiGer  ces  précautions  et 
Hommaire  ,  après  avoir  payé  et  congédié  son  escorte ,  reconnut  trop 
tard  que  »  dans  ces  pays ,  il  fallait  se  défier  de  certains  conseils,  dictés 
par  un  intérêt  pécuniaire  plutôt  que  par  une  vraie  sollicitude.  Cette 
escorte  est  un  moyen  indirect  de  prélever  un  impôt  sur  la  bourse  des 
étrangers. 

La  journée  du  24  septembre  marque  une  date  impontante  dans  la 
vie  du  voyageur.  11  arrive  sur  les  bords  de  l'Eupbrate  qui ,  du  haut 
d'un  plateau  ,  lui  était  apparu  dans  sa  majesté  biblique  »  entouré  de 
cette  prestigieuse  perspective  que  donnent  un  grand  nom  et  de  grands 
souvenirs.  Ce  fleuve  »  qui  a  vu  se  dérouler  sur  ses  rives  l'histoire  <)es 
premiers  âges  de  l'humanité ,  doit  causer  une  impression  intraduisible 
à  quiconque  le  voit  pour  la  première  fois.  Aussi  est-ce  avec  un  enthou- 
siasme bien  naturel  qu'Hommaire  de  Hell  le  salue  en  arrivant  à  Pighian 
où  il  s'échappe  à  travers  unegorge  de  roches  calcaires  dont  les  parois, 
taillées  à  pic ,  s'élèvent  à  plus  de  1800  pieds  de  hauteur.  Le  fleuve 
continue  ensuite  sa  course  à  travers  une  suite  de  défilés  tout  aussi 
remarquables  et  se  précipite,  de  rapides  en  rapides  »  sur  une  distance 
de  plus  de  trente  lieues»  jusqu'au-dessous  de  Kéban-Maden. 

c  11  serait  difiicile ,  dit  notre  voyageur ,  de  trouver  une  route  plus 
horriblement  sauvage  et  mieux  appropriée  aux  attaques  de  voleurs 
que  celle  qui  s'étend  entre  Pighian  et  Eghin.  Nous  restâmes  deux 
jours  à  Eghin  et  le  ^  nous  nous  embarquâmes  sur  l'Euphrate  pour 
nous  rendre  à  Kéban-Maden  situé  à  vingt  lieues  plus  bas.  Nous  avons 
vu  bien  des  embarcations  différentes  dans  notre  vie  de  voyageurs  » 
mais  certes  jamais  nous  n'avons  rien  vu  qui  puisse  être  comparé  aux 
véhicules  de  l'Euphrate.  Notre  embarcation  se  compose  d'un  radeau 
formé  avec  57  outres  de  peau  d'agneau  reliées  entr'elles  et  fixées  à 
un  mauvais  grillage  en  bois.  C'est  sur  ce  grillage  recouvert  par  des 
branches  que  Ton  s'installe  avec  ses  eflets.  Deux  hommes  suffisent 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.  BOMMAIRB  DE  HELL.  71 

pôiir  gouverner  ce  radeau  qui  n'a  pas  plus  de  neufpieds  de  longueur* 
Ils  se  tiennent  sur  Tavani  et  sont  armés  chacun  d'une  pelle.  Rien  de 
plus  léger  que  cette  embarcation.  Avec  elle  seule  on  peut  franchir 
sans  danger  les  nombreux  rapides  de  TEuphrate  et  c'était  chose  véri- 
lablement  merveilleuse  que  de  nous  voir  sur  ce  frêle  radeau  se  recour- 
bant en  tous  sens  »  à  la  moindre  vague ,  traverser  des  chutes  dont  la 
rapidité  et  l'agitation  iD'ont  rappelé  plus  d'une  fois  les  cataractes  du 
Dnieper:  mais  ici  l'on  se  sent  en  parfaite  sécurité.  Nous  n'avions 
d'ailleurs  pas  à  craindre  les  orages  puisque  nous  retenions  les  vents 
enfermés  dans  des  outres.  Le  pavillon  tricolore  flottait  fièrement  au* 
dessus  de  notre  radeau.  >  (i) 

Cette  façon  si  originale  de  voyager  sur  l'Euphrate  n'est  pas  neuve  : 
elle  a  quelques  milliers  d'années  de  date.  Les  armées  assyriennes 
usaient  de  ce  moyen  pour  traverser  les  fleuves»  et  les  curieux  peuvent 
voir  aujourd'hui ,  au  Britith  Muséum ,  à  Londres,  des  bas-reliefs  ré- 
cemment déterrés  à  Kouyotinjik  et  à  Nimroud ,  dans  le  sol  de  l'ancienne 
Ninive,  qui  représentent  des  armées  naviguant  sur  des  radeaux  sup- 
portés par  des  outres  gonflées.  (*) 

Horomaîre  n'eut  pas  lieu  de  s'applaudir  de  son  Aéjour  à  Pigbian  et 
à  Egfain.  Dans  cette  dernière  ville ,  il  logea  chez  le  plus  riche  ban- 
quier arménien  de  l'endroit  et  n'obtint  qu'à  des  conditions  de  prix- 
très-élevées  une  hospitalité  sordide*  Le  caractère  rapace  et  inhospi- 
talier des  Arméniens ,  ces  chrétiens  d'Orient ,  lui  inspire  de  pénibles 
réflexions ,  et  toujours  la  comparaison  l'amène  à  faire  l'éloge  des 
populations  musulmanes  chez  lesquelles  il  n'a  rencontré  que  de  bons 
procédés  et  une  hospitalité  largeaent  offerte. 

A  mesure  qu'on  s'approche  de  Kéban-Maden,  les  escarpes  sinistres 
qui  bordaient  le  fleuve ,  font  place  \  de  grandes  pentes  nues  et  l'em- 
barcation peut  naviguer  dans  un  lit  barge  et  paisible ,  débarrassé  des 
cataractes  qui  en  obstruaient  le  cours  dans  la  région  des  roches  juras- 
siques. 

Le  29 ,  les  voyageurs  font  la  rencontre  d'un  campement  kurde  qui 
s'apprête  à  traverser  l'Euphrate  et  qui  Itur  offre  un  spectacle  des  plus 
animés.  Les  troupeaux  passant  le  fleuve  à  la  nage ,  excités  par  les 


(*)  Correspondance  inédite  d'Hommaire  de  Hell. 

(*}  Notice  sur  le  BritUh  Muséum,  par  Henri  Laviix.  —  Mimiimr  unhsrstl , 
II«da25jiiiU6t1860, 


Digitized  by  VjOOQIC 


73  REVUE  D'ALSACE. 

vociféralioDs  des  bergers ,  les  femmes  assises  sur  des  mulets ,  les 
costumes  pilloresques ,  les  physionomies  accestuées  de  ce  groupe 
asiatique  donnent  à  la  scène  un  caractère  biblique  qui  impressionne 
profondémeni. 

Comment,  devant  une  pareillescène .  aux  confins  de  la  Mésopotamie, 
ne  point  se  reporter  par  la  pensée  aux  temps  d'Eliézer  et  de  Rébecca, 
comment  ne  point  voir  Jacob  et  Laban  se  drapantdansle  même  costume 
oriental  et  conduisant  gravement  leurs  troupeaux  à  Tabreuvoir? 

De  cette  page  de  la  Bible  nous  passons  à  une  page  de  science. 
Hommaire  était  arrivé  à  un  point  du  fleuve  où  ses  eaux  reçoivent 
l'affluent  du  Phrat  et  il  émet  ici  une  opinion  qui  n'est  point  partagée 
par  la  commission  de  l'Institut  qui  a  révisé  ses  notes  avant  leur  pu- 
blication. Cette  question  demande  une  citation  textuelle: 

c  Le  fleuve  que  nous  avons  suivi  depuis  Pigbian  porte  dans  le  pays 
le  nom  de  Mourad-Tschaï ,  continuant  de  porter  ce  même  nom  au- 
dessous  d'Eghin  et  de  Goumoucb-Maden ,  jusqu'à  son  confluent  avec 
le  Tigre.  Quant  à  l'affluent  dont  nous  vesons  de  parler ,  il  porte  le 
nom  de  Phrat ,  évidemment  une  corruption  du  mot  Euphrale.  Dans 
toutes  les  cartes  modernes ,  cetie  rivière  porte  donc  à  tort  le  nom  de 
Mourad ,  et  c  est  également  à  tort  qu'on  donne  le  nom  de  Phrat  au 
fleuve  passant  à  Egbin.  Ce  qu'il  importe  aussi  de  constater»  c'est  la 
manière  dont  les  deux  rivières  se  réunissent.  Le  Mnurad^  c'est-à-dire 
le  fleuve  qui  passe  à  Eghin  ,  avant  de  se  réunir  au  Phrat ,  forme ,  en 
avant  des  mamelons  de  rochers  qui  l'escortent  »  un  terrain  de  trans- 
port :  il  arrive  ainsi  à  angle  aigu  dans  la  direction  générale  du  fleuve, 
qui  est  la  même  que  celle  du  Phrai  Pour  tout  individu  remontant  la 
rivière,  le  Mourad  deviendra  un  affluent,  et  le  PAraf  le  véritable 
fleuve.  Il  serait  fort  essentiel  de  recueillir  des  notions  positives  sur 
l'iroporiance  du  Phrat  qui,  lui  aussi,  a  un  cours  très-long,  pins  long 
même  que  celui  de  l'Euphrate,  tel  que  nous  admettons  ce  dernier 
prenant  sa  source  au  nord  d'Efzeroum.  i  (i) 

La  commission  de  l'Institui  fait  remarquer  que  cette  inversion  de 
noms  est  entièrement  nouvéle,  non  seulement  sur  les  cartes,  mais 
dans  les  relations  des  voyigeurs ,  et  qu'elle  ne  saurait  être  admise 
par  la  science  sans  plus  aaple  informé. 

De  Kéban-Madcn  à  Kh^rpout  rien  de  bien  saillant  si  ce  n'est  les 

(*)  Votfage  en  TurquU  et  m  Pêne ,  tome  il ,  page  414, 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.  flOHMAIRE  DE  BBLL.  ^â 

fièvrfls ,  le  bouton  d'AIep  et  le  choléra ,  trois  hôtes  peu  réjouissanu , 
qui  Tiaitent  périodiquement  le  pays  et  y  ont  laissé  une  telle  réputation 
que  partout  la  caravane  n'entend  parler  que  de  maladies  ëpidémiqnes. 
Elle  y  échappe  heureusement.  Un  pays  désolé ,  accidenté  seulement 
par  quelques  misérahles  caravansérails,  un  sol  tourmenté  et  stérile 
qui  n'offre  pas  de  quoi  pattre  aux  animaux ,  tel  est  l'aspect  général 
que  présente  la  route  jusqu'à  Archana-Maden  où  nos  voyageurs  se 
trouvent  sur  les  bords  du  Tigre  qui  n'est  encore  qu'un  ruisseau  et 
que  surmonte  un  pont  à  trois  arches  de  style  ogival. 

Après  une  visite  aux  mines  de  cuivre  d'Archana  et  à  l'établissement 
métallurgique  où  se  traite  le  minerai ,  Hommaire  se  remet  en  marche 
ei  pénètre  bientôt  en  plein  steppe,  dans  les  grandes  plaines  qui 
avoisinent  Diarbékir  où  il  arrive  le  7  octobre.  En  raison  de  Timpor- 
tance  de  cette  ville ,  qai  est  chef-lieu  de  pachalik  et  renferme  de 
nombreuses  antiquités  t  il  y  fait  un  séjour  d'une  semaine.  En  dehors 
des  documents  historiques  »  politiques  et  commerciaux  qu'il  peut  y 
recueillir,  il  trouve  l'occasion  de  faire  une  étude  très-précieuse  pour 
l'bisloire  de  l'art  en  Orient  :  il  remarque ,  en  effet ,  au  centre  de  la 
ville,  les  deux  façades  restantes  d'an  palais  sur  lequel  des  artistes; 
probablement  byzantins ,  ont  marié  l'architecture  classique  avec  tout 
ce  que  la  fantaisie  ornemaniste  de  l'Orient  a  produit  de  plus  capri- 
Gîeu^.  J'ai  sous  les  yeux  la  vue  de  cet  édifice  vigoureusement  crayon- 
née par  M.  Laurens,  avec  son  fouillis  d'arabesques  et  ses  belles  colon- 
nades grecques  d'ordre  composite  ;  il  produit  un  effet  aussi  agréable 
qu'étrange  parle  contraste  de  deux  genres  d'architecture  si  différents. 
la  noble  sévérité  de  l'art  grec  ei  l'exubérante  fantaisie  de  l'art  mo- 
resque. A  la  jouissance  qu'éprouve  notre  voyageur  de  trouver  de  si 
beaux  sujets  d'observations  à  Diarbékir,  se  joint  celle  d'être  logé  chez 
un  brave  et  digne  Chaldéen  dont  l'hospitalité,  des  plus  aimables,  est 
rehaussée  par  la  magnificence  tout  orientale  du  logement  qu'il  avait 
réservé  à  ses  hôtes.  Sa  maison,  entièrement  construite  pour  la  vie 
intérieure  •  n'avait  aucune  fenêtre  sur  la  rue  ;  mais ,  en  revanche , 
elle  avait  de  vastes  galeries ,  des  cours  ornées  de  bassins ,  et  la 
chambre  des  hôtes  formée  d'assises  de  pierres  volcaniques  d'un  noir 
brillant ,  taillées  à  facettes  et  scintillant  comme  si  elles  étaient  dia- 
prées de  diamants.  Le  jour  n'y  arrivait  que  tamisé  par  des  vitraux  de 
Goiileur,  aux  teintes  fantastiques,  que  reflétaient  des  glaces  aux  cadres 
d'émail  scellées  dans  les  murs. 


Digitized  by  VjOOQIC 


74  REVUR  d'alsacis. 

Hommaire  de  Heli  »  en  faisant  sa  visite  au  pacha ,  trouva  en  sft 
personne  une  Ogure  de  connaissance.  L'année  précédente  il  avait  Tait, 
avec  lui ,  le  voyage  de  Varna  à  Constantinople  sur  le  Ferdinando  Primo, 
La  conversation  du  pacba  est  très-libre ,  tout-à-fait  européenne  et 
remplie  d'aperçus  instructifs  dont  le  voyageur  fait  son  profit.  Il  reçoit 
de  lui  deux  médailles  d'Alexandre  et  une  d'Antiochus ,  parfaitement 
intactes. 

Diarbékir  »  bâti  sur  une  roche  volcanique  dominant  la  rive  droite 
du  Tigre ,  présente  un  coup  d'œil  éminemment  oriental  et  Hommaire 
fut  tout  surpris  d'y  trouver»  au  milieu  des  nombreuses  mosquées  dont 
les  minarets  émergent  au-dessus  des  maisons  à  terrasses  «  un  grand 
nombre  d'églises  chrétiennes  des  différentes  communions,  t  Leurs 
dômes  »  dit-il ,  se  confondent  avec  les  minarets  des  mosquées ,  prou- 
vant ainsi  la  tolérance  des  Turcs  pour  le  culte  chrétien.  »  Cette  tolé- 
rance, toutefois,  n'est  qu'apparente;  car,  pendant  son  séjour  à  Diar- 
békir, Hommaire  de  Hell  reçut  la  visite  des  deux  évéques  de  la  localité, 
qui  lui  firent  le  plus  navrant  tableau  de  la  condition  des  chrétiens 
d'Orient.  On  leur  laisse  la  liberté  religieuse ,  mais  on  les  rançonne 
cruellement ,  en  faisant  peser  sur  eux  la  plus  grande  partie  des  im- 
pôts. Il  donne  ensuite  une  description  détaillée  des  mosquées  les  plus 
remarquables.  Plus  loin ,  il  jette  un  coup  d'œil  sur  le  commerce  du 
pachalik  de  Diarbékir  qui  recevait ,  il  y  a  quelque^  années ,  par  la 
voie  de  Bagdad ,  toutes  les  marchandises  qui  lui  étaient  nécessaires. 
Aujourd'hui  tout  le  commerce  avec  l'Europe  se  fait  par  la  voie  d'Alep 
situé  à  70  heures  de  Diarbékir ,  distance  que  les  caravanes  mettent 
quinze  jours  à  franchir.  Le  pachalik  ne  livre  à  l'exportation  étrangère 
que  des  noix  de  galle  et  de  la  soie  brute  et  envoie  dans  les  provinces 
voisines  pour  500,000  piastres  d'étoffes  de  soie  et  de  coton  par  an. 

En  donnant  le  chiffre  des  diverses  sectes  chrétiennes  qui  résident  i 
Diarbékir ,  et  que  l'on  désigne  en  Asie  sous  le  nom  de  rayas ,  Hom- 
maire ajoute  que  cette  population  est  arrivée  à  un  degré  de  déchéance 
morale  qui  fait  une  pénible  impression  sur  les  Européens  ;  qu'à  chaque 
instant ,  pour  le  motif  le  plus  frivole ,  on  volt  des  individus  changer 
de  croyance  avec  une  insouciance  dont  les  musulmans  sont  scandalisés, 
c  Tel  évéque  catholique  ne  convient-il  pas  à  ses  ouailles,  tout  aussitôt 
ces  derniers  se  font  nestoriens  ou  syriens.  Tel  syrien  se  trouve-t-il 
lésé  dans  ses  intérêts  ou  ses  rapports  avec  son  clergé ,  bien  vite  il  se 
fait  catholique ,  etc.  > 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.   HOMMATRE  DE  HELL.  75 

Les  conversations  d'Hommaire  avec  le  pacha  lui  ont  faii  reconnaître 
les  vices  du  système  administratif  des  provinces  de  la  Turquie.  Il  est 
avéré  pour  lui  qu'un  des  obstacles  les  plus  sérieux  au  prostrés  de  la 
civilisation  de  ce  pays  réside  dans  le  clergé  musulman  qui  possède 
dans  ses  mains  l'arme  du  fanatisme  religieux ,  Unstructlon  du  peuple 
et  la  distribution  de  la  justice.  Il  est  possesseur  d'immenses  richesses 
qu'il  a  peur  de  compromettre  par  des  tendances  plus  libérales.  D*un 
autre  côté ,  il  n'existe  dans  ces  immenses  provinces  aucun  règlement 
de  police  et  trop  souvent  l'arbitraire  »  la  violence  et  la  cupidité  des 
pacfaas  jettent  la  désolation  là  où  un  régime  régulier ,  fondé  sur  des 
règlements  émanés  de  l'autorité  centrale,  eût  pu  prévenir  tout 
conflit. 

Haireden-pacha«  qui  administrait  Diarbékir  lors  du  passage  d'Hom- 
maire ,  n'a  aucun  reproche  de  ce  genre  à  s'adresser.  Depuis  son  en» 
trée  en  fonctions,  plus  de  neuf  cents  nouveaux  villages  se  sont  formés 
dao8  le  pachalik.  Notre  voyageur  tire  de  ce  fait  remarquable  la  con- 
doaion  que  les  ressources  de  ces  contrées  sont  immenses  et  qu'elles 
n'ont  besoin  »  pour  arriver  à  un  état  de  bien-être  et  de  prospérité  « 
que  d'un  gouvernement  capable  et  consciencieux. 

Hommaire  de  Hell  et  sa  suite  se  mettent  en  marche  le  i7  octobre 
pour  Bitlis.  En  quittant  Diarbékir  »  avec  de  bons  chevaux ,  loués  à 
raison  de  iO  paras  par  lieue  (i)»  la  caravane  longea  pendant  un  jour  la 
rive.gaucbe  du  Tigre  «  fleuve  que ,  dans  cette  région ,  on  peut  passer 
presque  partout  à  gué  et  qui  est  bien  loin  d'avoir  le  caractère  gran- 
diose de  l'Eupbrate.  La  voilà  en  plein  Kurdistan  »  à  Zorg,  petit  bourg 
intéressant  par  le«ostume  primitif  de  ses  habitants.  Elle  suit  le  cours 
de  la  rivière  de  Bitlis  dont  les  rives,  bordées  de  hautes  murailles  caU 
caires  »  sont  excessivement  pittoresques.  Le  premier  jour  de  son 
entrée  dans  cette  contrée  *  la  caravane  dut  bivouaquer  en  plein  air. 
c  Nous  nous  installâmes ,  dit  Hommaire ,  contre  les  débris  d'un  khan 
et  chacun  de  nous  reposa  aussi  tranquillement  que  s'il  se  fût  trouvé 
dans  une  chambre  parfaitement  close.  Point  d'escorte ,  point  de  gar- 
diens ;  tontes  ces  précautions  sont  parfaitement  inutiles  et ,  cepen- 
dant •  nous  nous  trouvons  au  centre  de  ce  redoutable  Kurdistan ,  dans 
la  contrée  la  plus  sauvage ,  loin  de  toute  autorité. 

t  Tous  les  villages  sont  misérables;  la  population  de  cette  région 

»^™^^^^^—  "  ■■  II— ^— — — — »■   mi     I   II— ^^P— I     III        II       If 

(')  Le  para  éqnivavt  à  4  centime^. 


Digitized  bV  VjOOQIC 


76  REVUE  D*ALSACB. 

est  sauvage  au  possible.  Arméniens ,  Kurdes ,  Nestoriens ,  adorateur^ 
du  diable  (car  il  y  en  a)  »  ils  sont  tous  aussi  avancés  les  uns  que  les 
autres.  Les  femmes  portent  des  boucles  aux  narines. 

c  Nous  avons  été  fort  mal  pour  les  logements,  depuis  notre  départ 
de  Diarbékir;  mais  maintenant  il  y  a  un  crescendo  de  comfort  véri- 
tablement.fabuleux.  L'endroit  le  plus  convenable,  le  meilleur,  le  plus 
propre  que  les  Arméniens  et  les  Kurdes  trouvent  à  nous  offrir,  c'est 
tout  simplement  l'écurie.  Au  centre  se  trouve  un  petit  carré  entouré 
d'un  mur  d'environ  un  pied  de  hauteur.  Autour  de  ce  mur,  où  so 
trouvent  établies  les  auges ,  régnent  des  galeries  dont  le  public  se 
compose  de  bœufs,  de  chevaux,  de  buffles,  d'ânes,  etc.  C'est  le  petit 
carré  du  milieu  qui  forme  notre  salon.  Le  jour  y  arrive  par  une  petite 
ouverture  large  comme  la  main  et  les  meubles  se  composent  de  quel- 
ques  pièces  de  feutre.  Pendant  toute  la  nuit,  il  y  a  naturellement 
concert  sur  tous  les  tons ,  et  souvent  il  faut  s'armer  du  bâton  pour 
s'opposer  aux  libertés  et  aux  invasions  des  artistes.  Ajoutez  à  tous 
ces  agréments  des  myriades  d*insectes  (les  puces,  puisqu'il  faut  les 
appeler  par  leur  nom)  et  vous  aurez  une  idée  complète  de  nos  nuits 
du  Kurdistan.  Nous  nous  couchions  aussi  tard  que  possible,  et  à  2 
heures  du  malin,  je  me  trouvais  toujours  sur  pied.  Impossible  de 
fermer  l'œil  un  instant.  >  (■) 

Le  choléra  est  à  Bitlis ,  ce  qui  n'empêche  pas  Hommaire  de  Hell  et 
ses  compagnons  de  circuler  dans  cette  grande  ville,  qui  est  située  à 
l'ouest  du  lac  de  Vann ,  au  milieu  de  magnifiques  jardins.  Une  chose 
qui  augmente  la  physionomie  pittoresque  de  cette  localité  c'est  le 
système  de  construction  de  ses  maisons  toutes  en  péerre  de  taille  avec 
ogives  surbaissées.  En  côtoyant  \e  lac  de  Vann  ,  qui  offre  une  variété 
inépuisable  de  points  de  vue ,  tranchant  sur  le  pays  âpre  et  stérile 
qui  entoure  ses  rives ,  la  caravane  a  le  malheur  de  passer  la  nuit  dans 
le  village  arménien  d'A^izek  où  le  supplice  des  puces  recommence. 
Lisez  plutôt  : 

c  Voici  bien  la  plus  mauvaise  nuit  que  j'aie  passée  dans  ma  vie  de 
voyages;  j'en  suis  tout  brisé  et  me  hâte  de  donner  le  signal  du  départ 
pour  m'éloigner  au  plus  tôt  de  ce  lieu  maudit  ;  les  puces  sont  ici  un 
véritable  fléau  capable  de  vous  rendre  fou.  Prévoyant  leurs  attaques, 
j'eus  d'abord  le  projet  de  travai-ler  toute  la  nuit  au  lieu  de  me  cou- 

{*)  Correspondance  iaédite  d'Hommtire  de  Hell. 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.  HOMMAIRE  DE  HELL.  77 

cher  ;  mais  comment  secouer  le  sommeil  après  une  journée  de  marche 
aussi  fatiganie  ?...  Â  peine  assoupi,  le  supplfcc  commença  avec  une 
telle  violence  que  je  me  sauvai  hors  de  l'écurie  dans  un  état  de  fièvre 
indescriptible.  Assis  sur  mon  pliant •  engfourdi  parle  froid  ,  j'espérais 
atteindre  le  jour  dans  une  espèce  d'assoupissement:  mais  il  me  fallut 
bientôt  rentrer  et  chercher  près  du  bétail  un  peu  de  chaleur ,  car 
j*étai3  presque  réduit  à  letat  de  glaçon,  i  (>) 

Yann  touche  à  1  extrême  limite  des  possessions  turques  en  Asie. 
Ville  moitié  kurde  et  moitié  arménienne,  elle  n'a  rien  de. remar- 
quable que  sa  citadelle  perchée  sur  un  immense  rocher  à  pic.  Le 
commerce  y  est  nul.  Hommaires'y  repose  pendant  cinq  jours  dans  un  • 
petit  konak  (^)  mis  à  sa  disposition  par  le  gouverneur.  Il  fait  visite  à 
Mdustapha-Pacha ,  gouverneur  militaire  de  Yann ,  jeune  homme  de 
physionomie  mongole,  plein  de  prévenances  et  paraissant  aimer 
beaucoup  les  Français. 

Le  trois  novembre  il  se  remet  en  route  avec  l'espoir  d'être  à  Tauris 
dans  une  dizaine  de  jours.  Nuit  pénible  passée  à  Bélatschik ,  pauvre 
hameau  kurde  situé  au  fond  d'une  gorge  profonde  et  composé  à  peine 
d'une  demi-doozaine  de  cabanes.  C'est  encore  une  écurie  qui  fut 
l'hôtel  de  nos  voyageurs.  Par  une  précaution  que  justifiait  l'aspect 
des  indigènes  qui  avaient  l'air  de  véritables  bandits ,  Hommaire  ne 
dormit  que  d'un  œil  et  avait  devant  lui  deux  pistolets  chargés. 
M.  Laurens,  pris  d'un  violent  accès  de  fièvre ,  se  blottit  tant  bien  que 
mal  dans  un  angle  du  bouge ,  tandis  que  le  drogman  se  coucha  dans 
Tauge  des  chevaux. 

Enfin  la  caravane  passe  la  frontière  et  fait  la  première  halte  sur  le 
sol  persan ,  à  Zeïry.  Une  bonne  chambre  garnie  de  feutres  et  munie 
d'une  cheminée  où  flamboie  uu  excellent  feu,  lui  fait  prompiement 
oublier  les  misérables  gîtes  où  elle  avait  tant  souffert.  Le  7  novembre 
Sommaire  de  Hell  entre  à  Khoï,  ville  persane,  entoui  ce  de  jardins  et 
présentant  une  enceinte  de  fortifications  ù  l'européenne.  N'était  le 
bonnet  pointu  et  Tétrangeté  du  costume  •  il  se  croirait  aux  abords 
d'une  ville  d'Europe ,  tant  il  y  a  de  gaieté  et  d'animation  dans  les 
allées  et  venues  des  habitants ,  tant  il  y  a  de  turbulence  chez  les 
*  I  ■  Il   .^— 

(*)  Voyage  «n  Turquie  ei  en  Perte,  tom.  2 ,  p.  504. 
{*]  Hôlel  ou  petit  palais. 


Digitized  by  VjOOQIC 


78  tUEVUB  D'aLSAOS. 

gamins  des  rues.  Mes  lecteurs  savent  que  les  Persans ,  en  raison  de 
leur  vivacité ,  ont  reçu  le  surnom  de  Français  de  l'Orient.  Tous 
ceux  qu'Hommaire  rencontre  causent  et  rient  comme  de  bons 
paysans  normands.  Nous  allons  bientôt  faire  connaissance  avec 
cette  population  originale  qui  tranche  d'une  Taçon  si  vive  sur  le 
fond  grave  des  peuples  orientaux  et  qui  doit  oflTrir  un  contraste  vrai* 
ment  étrange  au  voyageur  venant  de  visiter  la  Turquie.  Kboï  possède 
de  vastes  bazars  très-animés  et  abondamment  pourvus  de  produits  du 
pays.  Parmi  les  industriels  de  l'endroit ,  Hommaire  a  particulièrement 
remarqué  les  chaudronniers  dont  II  a  admiré  l'habileté  à  couvrir  de 
ciselures  les  vases  qu'ils  fabriquent.  Le  luxe  des  maisons  aisées  con- 
siste dans  des  vitraux  de  couleur  formant  des  dessins  de  fleurs  disposés 
avec  une  rare  perfection.  L'ameublement  des  appartements  est  encore 
piuSi  simple  que  chez  les  Turcs  ;  il  ne  se  compose  que  de  tapis  et  de 
feutres.  Cependant,  lors  de  sa  visite  au  gouverneur,  on  apporta  un 
fauteuil  à  Hommaire. 

Un  trait  de  mœurs  qu'il  importe  de  noter  »  parce  qu'il  tient  aux 
préjugés  religieux  du  pays ,  c'est  que  les  Persans ,  sous  aucun  pré- 
texte 9  ne  peuvent  se  servir  d'objets  ayant  été  à  l'usage  des  chrétiens. 
Ainsi ,  en  dépit  de  leur  aimable  politesse  «  ce  n'est  qu'après  de  nom- 
breuses réclamations  qu'Hommaire  a  pu  obtenir,  pour  se  couvrir ,  la 
nuit ,  deux  vieilles  couvertures  minces  comme  du  papier  et  un  mor- 
ceau de  feutre  tout  déchiqueté,  c  Ces  objets,  en  désaccord  complet 
avec  l'élégance  du  logis ,  ont  été  sans  doute ,  dit-il ,  pris  chez  de 
pauvres  diables  qui  n'auront  pu  les  refuser.  Notre  hôte ,  qui  tient 
pourtant  à  bien  faire  les  choses,  a  voulu  nous  donner  à  dîner  ;  mais, 
si  le  contenu  ,  composé  d'excellent  pilaw  •  (^)  de  poulets ,  d'auber- 
gines ,  (')  de  confitures ,  de  halévas ,  (3)  etc. ,  est  bon  ,  le  contenant 
pèche  par  un  défaut  d'unité  et  d'élégance  prouvant  que  tout  cela 
provient  d'emprunts  sans  doute  forcés,  i 

A  Zeîtatchy ,  village  peu  éloigné  des  bords  du  lac  Ourmiah ,  Hom- 
maire est  agréablement  surpris  de  Texcellente  qualité  de  raisin  que 
produit  le  pays.  Il  n'en  a,  dit-il ,  jamais  mangé  d'aussi  parfait  :  il  est 
sans  pépins.  Sur  toute  la  ligne  qui  s'étend  de  Khoï  à  Tauris ,  ce  n'est 


(*)  Riz  aa  bachis  de  mouton.  —  (*)  FroUs  d'une  espèce  de  morelle  semblables 
k  des  œufs.  —  ^')  Sorbet. 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.  HOHIIAIRB  DE  HRLL.  79 

qu'une  suite  de  jardins  et  de  vignes ,  entrecoupés  de  nombreux  villages 
dont  les  travaux  agricoles,  surtout  ceux  de  l'irrigation  des  prés»  sont 
remarquables. 

Pour  arriver  au  lac  d'Ourmiah  il  faut  traverser  la  chaîne  de  mon- 
tagnes du  Gberza-Dagh.  Après  deux  heures  de  marche  Homroaire  et 
sa  suite  atteignent  le  point  culminant  de  la  chaîne  d'où  la  vue  plonge 
sur  le  lac  tout  entier.  Point  de  vue  imposant  et  varié.  En  longeant  la 
montagne  sur  les  bords  du  lac ,  le  voyageur  trouve  de  nouveau  l'oc- 
casion d'admirer  l'industrie  agricole  des  Persans.  Celte  montagne  ne 
présente  nulle  trace  de  végétation  ;  mais  les  ravins  qui  la  coupent 
amènent  dans  la  plaine  des  eaux  de  pluie  et  des  eaux  de  sources.  Les 
habitants  ont  tellement  bien  su  utiliser  ces  eaux  qu'ils  ont  créé  sur 
un  sol  aride  une  magnifique  culture,  de  beaux  jardins  couverts  de 
vignes  et  d'arbres  fruitiers.  Plus  loin ,  la  rencontre  des  restes  d'une 
ville  détruite. inspire  au  voyageur  ces  réflexions:  c  Les  nombreuses 
guerres  qui  déchirèrent  la  Perse  presque  en  tout  temps  ,  les  nom- 
breux prétendants  à  la  couronne,  les  changements  de  dynastie,  tout 
fut  pour  ce  pays  une  cause  incessante  de  massacres ,  de  pillage  et  de 
destruction.  Quand  on  a  parcouru  l'bistoire  de  la  Perse ,  depuis  la 
destruction  de  l'empire  des  Sassanides  jusqu'à  nos  jours ,  on  ne  peut 
s'étonner  que  d'une  chose ,  c'est  que  la  nation  persane  ne  soit  pas 
complètement  effacée  du  monde  ,  et  cela  prouve  combien  il  y  a 
encore  de  vitalité  dans  ce  pays.  >  t 

Entre  Tisahalil  et  Maïan  ,  sur  la  grande  route ,  à  peu  de  distance 
de  Tauris,  Hommaire  de  Hell  fit  la  rencontre  du  colonel  Sheel ,  mi- 
nistre plénipotentiaire  d'Angleterre  en  Perse ,  se  rendant  en  congé 
dans  son  pays.  Coiffé  d'un  feutre  gris ,  chaussé  de  bottes  à  l'écuyëre 
et  enveloppé  d'un  makintosh  dont  le  collet  relevé  lui  montait  au- 
dessus  des  oreilles ,  il  chevauchait  fièrement  à  la  tête  de  sa  caravane 
et  passa  à  côté  des  Français  sans  même  tourner  la  tête.  Hommaire 
trouve  moyen  de  plaisanter  sur  ce  flegme  un  peu  trop  britannique. 
4  Comnie  la  civilisation  fait  des  progrès  !  écrit-il  à  sa  femme  ;  deux 
européens  se  rencontrent  aujourd'hui  sur  les  routes  de  la  Perse  et  ils 
passent  Tun  à  côté  de  l'autre ,  sans  se  saluer,  comme  s'ils  se  trou- 
vaient sur  les  boulevards  de  Paris.  > 

A  quelques  pas  plus  loin ,  autre  rencontre  :  mais  cette  fois  la  raideur 
d'Albion  est  remplacée  par  la  politesse  française.  C'est  le  colonel 
Boissier ,  dont  les  journaux  se  sont  beaucoup  occupés  et  qui  revenait 


Digitized  by  VjOOQIC 


80  REVUE  D* ALSACE. 

désenchanté  des  tentatives  qu'il  avait  faites  pour  se  créer  une  haute 
position  militaire  en  Perse. 

.  Le  1S  novembre ,  la  cùravane  entre  a  Tauris  ou  Tabricz,  ville  très- 
importante  par  son  commerce  et  point  de  concentration  de  toutes  les 
relations  entre  l'Europe  et  l'Asie  centrale.  A  peine  arrivé,  Hommaire 
de  Hell  a  le  bonheur  d'y  trouver  trois  lettres  de  sa  femme.  Il  fait 
immédiatement  la  connaissance  du  consul  d'Angleterre»  M.  Stevens» 
et  du.consnl  général  de  Russie  ,  M.  d'Aniichkoff.  En  prenant  le  thé 
chez  le  consul  d'Angleterre  il  y  rencontre  le  prince  Halek-Kasim« 
Mirza .  oncle  du  roi  actuel ,  un  des  fils  de  Fetb-Ali-Schah ,  alors  en 
défaveur,  t  C'est ,  dit-il ,  Thomme  le  moins  persan  qu'on  puisse 
trouver  :  il  parle  parfaitement  le  français  »  se  moque  de  Mahomet  et 
de  ses  dogmes ,  plaisante  sur  tous  les  sujets  et  tout  cela  avec  une 
vivacité  et  une  animation  toutes  françaises.  Il  m'invita  pour  le  lende* 
main  à  déjeuner  chez  lui  avec  toute  la  société,  i 

Le  15  novembre,  notre  ingénieur  reçoit  la  visite  du  prince,  du 
gouverneur  de  Tauris  et  du  patriarche  des  Chaldéens,  beau  vieillard 
à  barbe  blanche  et  à  6gure  sympathique,  dont  le  portrait,  dessiné 
par  M.  Laurens ,  forme  avec  celui  du  beglierbey  (i)  une  des  belles 
planches  de  l'Album. 

Avant  d'entretenir  mes  lecteurs  du  séjour  d'Hommaire  à  Tauris , 
séjour  que  son  triste  état  de  santé  le  força  de  prolonger  jusqu'au  il 
janvier,  je  dois  noter  ici ,  en  peu  de  mots,  sa  manière  de  vivre  en 
voyage,  depuis  le  départ  de  Coustantinople.  Il  se  levait  ordinairement 
une  heure  ou  deux  avant  le  jour,  afin  de  pouvoir  se  mettre  en  route 
de  très-bonne  heure.  Aussitôt  levé,  il  déjeunait  et  faisait  des  obser- 
vations météorologiques  jusqu'au  moment  fixé  pour  le  départ.  Une 
fois  à  cheval ,  il  ne  quittait  plus  son  portefeuille ,  notant  instantané- 
ment tontes  ses  observations  et  prenant  l'heure  de  son  chronomètre 
à  la  rencontre  de  tdut  accident  intéressant.  Il  descendait  ensuite  vingt 
fois  et  plus  de  cheval ,  chaque  jour ,  pour  prendre  les  angles  de  sa  route 
et  de  tous  les  points  voisins  et  agrémentait  ce  travail  en  fumant  quelques 
tschibouks.  Le  soir,  en  arrivant  au  lieu  de  halte,  il  installait  immé- 
diatement son  baromètre  et  son  thermomètre ,  fumait  une  pipe  et  se 
remettait  aussitôt  au  travail  jusqu'au  moment  du  dîner.  Après  le  dtner 
un  petit  kief  (repos)  consacré  à  savouri'r  le  café  et  le  narghilé ,  et  puis 
.■  «  I .  ■         ..  ,  ■        ■  .  III      ■» 

(')  Lv  bi»y  des  beys ,  gouverneur  Uu  district. 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.   HOBIMAIBB  DE  HELL.  81 

presque  toi^ours  travail  jusqu'au  coucher.  Ajoutez  à  cela  de  non^- 
breoses  observations  astronomiques  »  pour  déterminer  la  position 
exacte  des  lieux,  des  recherches  géologiques  où  le  marteau  fait  son 
œuvre,  et  vous  n'aurez  devant  vous  qu'un  des  côtés  intéressants  de 
cette  vie  active.  11  faut,  pour  l'embrasser  tout  entière,  se  transporter 
par  la  pensée  à  côté  du  voyageur,  le  voir  aux  prises  avec  la  souffrance 
physique ,  avec  l'inquiétude  morale  que  donne  l'absence  de  la  famille 
et  du  chez-soi ,  avec  les  mille  embarras  matériels  de  la  caravane , 
avec  les  innombrables  déboires  que  cause  une  vie  nomade ,  tantôt 
soos  la  tente,  tantôt  dans  un  karavansérail  ruiné,  tantôt  sur  une  mer 
houleuse  ou  sur  un  fleuve  capricieux ,  tantôt  enfin  dans  une;  écurie , 
an  milieu  de  populations  misérables  qui  n'ont  pas  à  offrir  au  voyageur 
de  quoi  reposer  sa  tête  ou  réchauffer  ses  membres  transis.  Il  faut 
encore  le  voir  préoccupé  sans  cesse  du  but  de  sa  mission  scientifique, 
réunir,  avec  la  sûreté  d'observation  que  donne  l'expérience,  cette 
masse  incroyable  de  documents  de  tout  genre ,  souvent  informes  en 
apparence ,  mais  dont  l'analyse  sait  tirer  de  si  précieuses  inductions 
et  qui ,  mises  en  lumière ,  apportent  quelques  étincelles  de  plus  au 
foyer  intellectuel  où  le  monde  moderne  vient  puiser  sa  vie. 

Pendant  sa  longue  halle  à  Tauris ,  Hommaire  de  Hell  mit  son  temps 
à  profit  pour  acquérir  des  notions  aussi  complètes  que  possible  sur 
l'empire  des  Schahs,  afin  de  faciliter  ses  recherches  ultérieures. 
Toutes  les  questions  de  commerce,  d'industrie,  d'administration ,  il 
les  étudia  à  fond  et  dans  leurs  plus  minutieux  détails. 

Tauris ,  capitale  de  l'Azerbaïdjan  ,  et  longtemps  le  siège  de  l'em- 
pire ,  renferme  15,000  maisons ,  d'innombrables  mosquées ,  bazars 
et  karavansérails ,  et  tient  le  premier  rang  parmi  les  villes  les  plus 
commerçantes  de  l'Asie.  Sujet  constant  de  rivalités  entre  la  Turquie 
et  la  Perse ,  cette  ville  a  eu  une  histoire  tragique ,  écrite  avec  du 
sang  et  où  la  perspective  se  développe  sur  des  ruines.  Aujourd'hui  ces 
raines  sont  foulées  par  une  population  industrieuse  et  les  enfants 
d'Allah  ,  au  lieu  d'y  échanger  des  coups  de  sabre ,  y  échangent  des 
produits  manufacturés  conire  des  banknotes  ou  des  piastres  fortes. 

Mon  cadre  restreint  ne  me  permet  pas  de  suivre  le  voyageur  dans 
ses  périgrinâtions  au  milieu  des  édifices ,  monuments ,  établissements 
industriels  et  autour  des  fortifications  de  T)uris.  Faisons  comme 
l'abeille:  butinons  par  ci  par  lu.  Une  visite  d'abord  à  l'industrie  locale. 
Voici  une  fabrique  de  châles  établie  à  Tauris  par  des  ouvriers  de 

9-Série.-2*Amiée.  6 


Digitized  by  VjOOQIC 


82  REVUE  D'ALSACE. 

Ker/ban.  «  Rien  de  plus  primilif  que  ce  travail ,  dit  notre  voyageur. 
La  cbaioe  et  la  trame  sont  de  laine  noire  pour  former  le  fond  ;  quant 
aux  dessins .  ils  se  fabriquent  à  la  main  avec  des  bouts  de  laine  de 
différentes  couleurs ,  suspendus  autour  de  l'ouvrier  qui  n^apporte  à 
celte  besogne  que  la  routine  et  l'expérience.  Et  cependant ,  malgré 
Tabsence  de  tout  modèle,  le  dessin  est  toujours  parfaitement  régulier. 
Un  ouvrier  met  environ  six  mois  à  fabriquer  un  cbâie  ayant  deux 
urcbines  ei  demi  de  longueur  sur  un  quart  de  largeur»  cbâie  qui  se 
paie  a  raison  de  25  tomans  ou  250  francs.  > 

Entrons  maintenant  dans  une  manufacture  où  se  fabriquent  les 
feutres  à  dessins ,  et  admirons  »  avec  la  simplicité  du  procédé  »  la 
prestesse  de  l'ouvrier  »  le  (aient  avec  lequel ,  sans  aucun  modèle ,  il 
compose,  avec  de  la  bouri*e  de  laine,  les  dessins  les  plus  capricieux» 
les  nuances  les  plus  variées. 

Nous  voici  à  dîner  chez  le  Keikoudar  ou  maire  de  notre  quartier. 
Rien  de  persan  dans  ce  dîner ,  si  ce  n'est  deux  soupes  très-épaisses 
servies  dans  de  larges  bassins  de  porcelaine  de  Cbine  et  le  pilaw 
national.  Comme  en  Europe,  chaque  convive  a  devant  soi  plusieurs 
verres  pour  déguster  les  diverses  qualités  de  vin  du  pays ,  parmi  les- 
quels le  schiraz  tient  le  premier  rang.  Au  dessert  arrivent  deux  musi- 
ciens dont  Tun  joue  de  la  balalaïka  (espèce  de  guitare)  et  dont  l'autre 
chante  en  s'accompagnant  d'un  tambour  de  basque.  11  y  a  dans  le 
chant  persan  de  l'harmonie  et  de  la  méthode  ;  il  n'est  pas  nasillard 
comme  le  chant  turc. 

Une  des  branches  les  plus  lucratives  du  commerce  de  Tauris  »  ce 
sont  les  toiles  grises  et  peintes»  les  pièces  d'étoffes  à  grands  ramages 
qu'on  appelle  perses ,  les  toiles  rouges  à  tissu  croisé  ,  tout  cela  de 
provenance  anglaise.  Pendant  le  séjour  d'flommaire  de  Hell  à  Tauris 
il  était  fortement  question  d'un  traité  de  commerce  à  conclure  entre 
le  France  et  la  Perse ,  pour  ouvrir  aux  manufactures  françaises  une 
partie  des  débouchés  que  l'Angleterre  et  la  Russie  se  sont  exclusive- 
ment appropriés.  Grand  émoi  chez  les  ministres  de  ces  deux  pays  qui 
obtinrent  du  Hadji,  ou  premier  ministre  du  Schah,  une  réponse  néga- 
tive à  la  question  de  savoir  si  le  traité  existait  oui  ou  non.  fe  traité  » 
dont  l'enfantement  a  éié  si  laborieux  ,  est  devenu  une  réalité  depuis 
la  mission  extraordinaire  de  Ferroukh-Khân  à  Paris. 

Hommaire  qui  a  tout  vu,  tout  étudié,  tout  approfondi ,  nous  donne 
un  résumé  très-détaillé  de  toutes  les  branches  de  commerce  qui  ali- 


Digitized  by  VjOOÇIC 


X.   HOMMÀlRE  DE  HBLL.  fô 

meoteDt  la  place  de  Taurts  :  il  indlqae  les  principales  maisons  qui  repré- 
sentent spécialement  le  commerce  européen.  Ce  sont  des  maisons 
grecques  et  arméniennes,  approvisionnées  par  les  Anglais.  De  la  France 
il  n'était  point  question.  Grâce  au  trailé  de  commerce,  si  la  Carthage 
moderne,  dans  son  entente  de  plus  en  plus  cordiale,  ne  parvient  point 
à  en  neutraliser  les  effets  ,  notre  commerce  et  notre  industrie  si  mul- 
tiples finiront  peut-être  par  s'y  créer  aussi  ime  place  au  soleil. 

La  province  de  TAzerbaïdjan  compte  deux  missions  chrétiennes , 
Tune  américaine  protestante  ,  établie  à  Ourmiah ,  l'autre  composée 
de  lazaristes  français,  établie  à  Selmas  près  de  Tauris.  Le  prosélytisme 
exercé  par  chacune  d'elles  ayant  éveillé  l'attention  du  Gouvernement, 
celui-ci  y  a  mis  les  plus  sérieuses  entraves,  de  telle  sorte  que  lors  du 
voyage  d'Hommaire,  leur  propagande  était  complètement  annulée. 
Ces  questions  religieuses  où  se  trouve  mêlé  le  patriarche  chaldéen 
dont  j'ai  parlé  plus  haut»  ont  même  beaucoup  préoccupé  notre  voya- 
geur et  je  trouve  dans  une  de  ses  lettres,  datée  de  Tauris  le  9  janvier 
1848,  le  passage  suivant  qui  n'est  pas  sans  intérêt: 

c  H  y  a  dans  les  environs  de  Tauris  des  missionnaires  français,  des 
Lazaristes  qui  se  sont  installés  au  milieu  d'une  population  chaldéenne 
catholique  dont  ils  sont  devenus  les  administrateurs  spirituels  et  tem- 
porels. Il  en  est  résulté  .  ces  jours  passés ,  un  conflit  sérieux  entre 
eux  et  le  gouverneur  du  district ,  conflit  que  les  Lazaristes  attribuent 
aux  intrigues  de  l'ancien  patriarche  chaldéen  qui  vit  aujourd'hui,  on 
ne  peut  plus  misérablement ,  à  Tauris  après  avoir  été  un  des  person- 
nages les  plus  importants  du  pays.  A  la  suite  de  cette  querelle  un  des 
missionnaires  est  parti  pour  Téhéran  ,  afin  d'invoquer  l'assistance  de 
notre  ministre.  Comme  tout  cela  peut  devenir  très-grave ,  j'ai  cru 
bien  faire^n  recueillant  tous  les  renseignements  de  nature  à  értiaircir 
la  question.  J'ai  fj^jt  plus,  j'ai  recueilli  tous  les  documents  relatifs  à 
l'histoire  de  l'église  chaldéenne  depuis  le  commencement  de  ce  siècle 
et  à  l'influence  exercée  sur  elle  par  la  mission.  Ce  travail  m'a  demandé 
plusieurs  jours  et  c'est  ce  malin  seulement  que  j'ai  pu  achever  de 
mettre  mes  notes  en  ordre.  J'ai  fait  subir  at>  patriarche  deux  véritables 
interrogatoires  dont  l'un  a  duré  sept  heures  sans  discontinuer  un 
instant.  Me  voilà  maintenant  avec  plus  de  150  pages  de  notes  sur 
Tauris.  »  (^ 


{*)  Lettres  inédites. 


Digitized  by  VjOOQIC 


84  REVUE  D'àLSACB. 

Hommaire  de  Hell  et  l'artiste  qui  raccompagDe  sont  pris  de  la  fièvre 
à  Tauris.  Tout  en  restant  cloué  sur  son  lit  pendant  plusieurs  jours , 
le  voyageur  travaille  avec  une  ardeur  qu'on  peut  à  bon  droit  appeler 
fiévreuse.  C'est  pendant  cette  retraite  forcée  qu'il  écrivit  des  articles 
sur  l'organisation  des  consulats  anglais  en  Ânatolie  et  en  Arménie  sur 
les  moyens  d'influence  que  le  consul  anglais  a  su  se  créer  à  Tauris , 
sur  le  commerce  d'importation  et  d'exportation  de  la  Perse ,  sur  l'état 
de  ses  relations  avec  la  Russie  et,  à  ce  propos»  il  donne  la  copie 
textuelle  du  traité  de  commerce  conclu  entre  ces  deux  pays.  Il  expé- 
dia également  de  Tauris  trois  longs  rapports,  dont  deux  aux  ministres 
des  affaires  étrangères  et  de  l'instruction  publique  et  le  troisième  à 
M.  Elie  de  Beaumont  auquel  il  rendait  un  compte  sommaire  de  ses 
études  sur  les  pays  qu'il  venait  de  visiter. 

La  fièvre  ayant  fini  par  céder  à  de  nombreuses  doses  de  quinine , 
Hommaire  s'apprête  à  partir  pour  Téhéran  où  il  devait  descendre  au 
palais  de  la  mission  de  France.  M.  le  comte  de  Sartiges,  alors  ministre 
plénipotentiaire  en  Perse,  l'y  avait  convié  par  une  lettre  fort  gra- 
cieuse. Le  départ  fut  fixé  au  il  janvier.  Une  neige  épaisse  couvrait  le 
sol ,  et  le  froid  était  rigoureux.  En  homme  de  précaution ,  notre  voya- 
geur s'était  fait  faire  un  pantalon  et  une  redingote  avec  une  espèce 
de  feutre  en  poil  de  chameau.  Par-dessus  ce  vêtement  il  portait  une 
grosse  pelisse  en  mouton  de  Méched  toute  couverte  de  broderies  de 
couleur.  Un  énorme  bonnet  persan  avec  une  écharpe  de  Kerman , 
complétait  son  costume.  On  verra  que  ces  précautions  n'étaient  pas 
superflues.  Réduit  à  passer  la  première  nuit  dans  une  écurie  mal 
fermée ,  sans  feu ,  par  une  température  glaciale ,  la  caravane  trouva 
la  transition  passablement  dure  et  les  jours  suivants,  la  température, 
de  plus  en  plus  basse,  arriva  à  un  degré  d'intensité  tout-à-feit  excep- 
tionnelle. Ici  le  journal  du  voyage  est  empreint  d'une  morue  tristesse, 
c  14  janvier.  11  y  a  eu  •  ces  jours-ci ,  un  crescendo  remarquable  de- 
puis notre  départ  du  caravansérail  jusqu'à  notre  arrivée  à  Turkmant- 
chaï.  La  neige  n'a  cessé  de  tomber  à  gros  flocons.  Une  épaisse  couche 
de  neige  nous  recouvrait  de  la  têle  aux  pieds.  En  descendant  de 
cheval ,  ma  barbe  et  mes  moustaches  réunies  ne  formaient  plus  qu'un 
morceau  de  glace.  Nous  trouvâmes  heureusement  un  bon  gîte  qui 
nous  fit  oublier  nos  fatigues.  On  nous  installa  dans  la  maison  où  fut 
signé ,  en  i828,  le  célèbre  traité  de  Turkmantchaî  entre  la  Perse  et 
la  Russie.  Nous  primes  possession  de  la  chambre  d'Abbas-Mirza ,  et 


Digitized  by  VjOOQIC 


1.  nOMMAIBE  DB  HBLL. 

Kerre»  mon  domestique  »  organisa  ses  marmites  dans  celle  du  princ 
Paskiéwitch  (i).  >  Avant  d'arriver  à  cette  station ,  la  caravane  dut 
traverser  des  montagnes  et  de  hauts  plateaux  où  la  réverbération  de 
la  neige  fatigua  beaucoup  la  vue  du  voyageur.  La  voici  à  Mianèb ,  ville 
tristement  célèbre  par  ses  punaises  dont  la  piqûre  est  réputée  mor- 
telle ,  et  par  la  mort  du  voyageur  français  Thévenot  (^).  Hommaire 
eût  volontiers  passé  outre,  mais  la  nuit  était  arrivée  et  il  fallut»  bon 
gré  malgré»  pernocter  dans  une  des  maisons  de  boue  dont  se  com- 
pose cette  localité.  C'est  encore  au  fond  d'une  écurie  que  les  voya- 
geurs reçurent  l'hospitalité.  La  température  du  moment  les  rassura  » 
toutefois,  bien  que  leur  hôte  vint  leur  apporter  une  certaine  boisson 
composée  de  dattes  et  de  miel  servant  à  neutraliser  la  piqûre  des 
punaises.  Il  leur  conseilla»  du  reste,  de  garder  la  lumière  toute  la 
nuit.  Ces  précautions  eurent  du  succès  et  les  voyageurs  se  permirent 
quelques  heures  de  sommeil. 

c  A  part  sa  terrible  réputation,  Mianèb  est  bien  encore  l'endroit  le 
plus  hideux  que  je  connaisse ,  plus  hideux  que  quelques  uns  des  vil- 
lages kurdes  dont  j'ai  fait  un  si  triste  tableau.  Combien  le  sort  de  ce 
malheureux  Thévenot ,  mort  ici  à  trente-cinq  ans  »  me  parait  plus 
affreux,  maintenant  que  je  connais  la  localité  !  mon  imagination  n'ose 
pas  s'arrêter  sur  l'horrible  situation  de  ce  pauvre  voyageur  qui  pou- 
vait à  bon  droit  se  croire  abandonné  de  Dieu  et  des  hommes  dans  un 
tel  lieu.  > 

En  évoquant  ce  navrant  souvenir ,  Hommaire  de  Hell  était  loin  de 
pressentir  sa  propre  destinée.  £t  cependant  »  à  sept  mois  de  là ,  il 
mourait ,  lui  aussi  »  à  trente^cinq  ans  ,  non  pas  comme  Thévenot  » 
abandonné  de  Dieu ,  mais  dans  les  bras  d'un  digne  prêtre  arménien 
qui  lui  avait  prodigué  jusqu'au  dernier  moment  les  consolations  reli- 
gieuses. 

A  une  demi-heure  de  Mianèh  s'élève  la  chaîne  de  montagnes  du 
Kaflankou  au  pied  de  laquelle  s'arrêta ,  en  1828  »  l'armée  victorieuse 
de  la  Russie.  Le  temps  est  très-rude  :  de  la  neige  et  toujours  de  la  - 
neige  à  perte  de  vue  comme  dans  les  steppes.  Rencontre  de  soldats 

(*)  Lettres  inédites.  Une  vue  de  cette  chambre  historique  figure  dans  l'atlas  du 
voyage. 

(*)  Jean  de  Thévenot,  voyageur  célèbre,  né  à  Paris  en  1635,  mort  à  Mianèh  en 
i^7  »  au  retour  d'un  long  voyage  en  Egypte ,  aux  Indes  et  en  Perse. 


Digitized  by  VjOOQIC 


86  REVUE  r»*AL$ACB. 

dégaeaillés  rentrant  dans  leurs  foyers  en  rançonnant  les  villages.  La 
caravane  descend ,  au  milieu  d'un  épais  brouillard  ,  le  revers  de  la 
montagne*  par  des  pentes  très-escarpées  où  Tinstinct  des  cbëvaux 
fut  son  seul  guide.  Elle  trouve  une  délicieuse  réception  chez  le  gou- 
verneur de  la  ville  de  Zenghian»  jeune  homme  d'une  physionomie 
vive  et  spiriiueile ,  de  manières  dégagées  qui  fait  à  Hommaire  les 
honneurs  du  thé  et  du  kbalioun ,  en  homme  qui  sait  parfaitement 
vivre  et  qui,  bientôt  après,  fait  servir  aux  voyageurs  un  copieux  diner 
persan ,  assaisonné  d'un  feu  flamboyant.  £n  l'absence  de  couteaux  et 
de  fourchettes  ,  meubles  inconnus  en  Perse ,  nos  Français  savent  fort 
bien  se  servir  de  la  fourchette  du  père  Adam  pour  dépecer  les  poulets 
rôtis,  manger  le  pilaw  et  savourer  les  sorbets,  c  C'est  bien  là  l'Orient, 
dit  Hommaire ,  pays  de  contraste  et  d'imprévu  où  le  rêve  côtoie  sans 
cesse  la  réalité.  > 

Le  lendemain ,  c'était  le  20  janvier  »  il  fallut  se  remettre  en  marche 

par  un  froid  de  8  degrés  qui  augmenta  rapidement  dans  le  courant 

du  jour.  Jamais  le  ciel  n'avait  été  aussi  noir  »  la  neige  aussi  compacte 

et  le  vent  aussi  glacial ,  efl  ce  n'est  qu'à  grand' peine  que  la  caravane 

arrive  à  Soultanieh,  l'ancienne  capitale  de  la  Perse,  qui  aujourd'hui  n'a 

plus  que  l'aspect  d'un  grand  village  désolé ,  d'où  émergent  sa  célèbre 

mosquée  et  quelques  ruines  de  grands  édifices.  Parti  de  Soultanieh 

par  16  degrés  de  froid ,  Hommaire  suit  une  route  effondrée  où  les 

chevaux  ne  peuvent  avancer  qu'au  pas  :  cette  route  est  jalonnée  de 

villages  abandonnés  qui ,  sous  ce  ciel  sinistre  ei  au  milieu  de  la  neige, 

offrent  un  vrai  tableau  de  désolation.  A  Pharséi»  il  trouve  une 

chambre  assez  propre ,  mais  où  l'eau  gèle  à  un  pouce  de  profondeur 

tout  à  côté  de  la  cheminée.  Dans  la  noit  il  est  tombé  plus  d'un  mètre 

de  neige  et  la  caravane  reste  bloquée  pendant  six  jours  au  coin  du 

feu  où  un'  vent  nord-est  des  plus  violents  la  fait  frissonner ,  malgré 

les  fourrures  dont  chacun  est  enveloppé.  Enfin ,  le  i«'  février ,  elle 

peut  se  remettre  en  marche.  Malgré  les  conseils  des  habitants  de 

Siadoï  qui  essayent  de  le  retenir  et  les  rapports  alarmants  de  quelques 

éclaireurs  envoyés  en  avant,  Hommaire  prend  la  résolution  énergique 

de  continuer  sa  route,  au  milieu  d'un  chasse-neige  comparable  à 

ceux  des  steppes  de  la  mer  d'Âzof.  c  Le  foulard  dont  notre  visage  est 

enveloppé  ne  forme  plus  qu'un  monceau  de  glace  dans  lequel  se 

trouvent  prises  la  barbe  et  les  moustaches ,  de  même  que  le  mouchoir 

placé  sur  ma  poitrine ,  par-dessous  le  caban.  Il  arrive  un  moment  où 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.  hommaiAf  de  hell.  87 

tes  obslactes  prennent  de  telles  proportions  que  le  danger  nous 
apparaît  tout-à-coup  dans  toute  son  horreur ,  car  non  seulement  les 
souffrances  s'accroissent ,  mais  la  perspective  de  passer  la  nuit  en 
plein  bivouac  devient  évidente ,  et  passer  la  nuit  dans  de  telles  con- 
ditions, c'est  conserver  peu  de  chances  de  salut.  >  (<)  Cependant, 
grâce  à  l'expérience  de  Mouza ,  le  chef  de  la  caravane,  on  arrive  à  la 
tombée  de  la  nuit  à  Casbin.  Là ,  après  une  attente  de  deux  heures  en 
selle,  nos  voyageurs  sont  repoussés  de  la  maison  du  gouverneur  et 
vont  passer  la  nuit  dans  un  caveau  sans  fenêtre  ni  cheminée,  n'ayant 
pour  se  réchauffer  qu'un  peu  de  braise  dans  un  trou  et  pour  se  récon- 
forter qu'un  peu  de  pain  et  du  raisin.  Au  moment  du  départ ,  le  5 
février,  le  thermomètre  marque  S4  degrés  de  froid.  Hommaire  est 
atteint  d'une  ophthalmie  qui  le  force  à  tenir  ses  yeux  bandés  et  à 
suivre  la  caravane  en  aveugle.  Il  est  démoralisé.  Ce  qui  le  console  , 
c'est  de  voir  sa  santé  ainsi  que  celle  de  M.  Laurens,  résister  à  de  si 
rades  atteintes,  c  Nos  vêtements ,  dit-il  »  ressemblent  à  des  armures 
de  glace,  dans.lesquelles  les  membres  sont  emprisonnés  sans  pouvoir 
faire  le  moindre  mouvement.  Aussi,  descendre  de  cheval  est  une  opé- 
ration des  plus  compliquées  qui  exige  un  ^secours  étranger,  çt  ainsi 
do  reste.  > 

Le  9  février,  après  avoir  passé  la  nuit  à  Kéretch ,  la  caravane  se 
met  en  marche  avec  la  certitude  d'arriver  dans  la  journée  à  Téhéran. 
Effectivement»  à  5  heures,  Hommaire  de  Hell  franchit  une  des  portes 
de  la  capitale  où  l'attendaient  deux  serviteurs  de  la  mission  de  France, 
avec  des  chevaux  de  rechange  et  ^  quelques  minutes  après,  il  descend 
au  palais  de  l'ambassade. 

CH.  GOUTZWILLER, 

Secrétaire  en  chef  de  la  maine  de  Golmar. 


(La  fin  à  la  prochaine  Uvraiion), 


(*)  Voyage  $n  Turquie  et  en  Perse^  tome  ui,  p.  103. 


Digitized  by  VjOOQIC 


DOCUiMENT  HISTORIQUE. 


RÉDUCTION  DBS  MONNAIES  ROYALES  ET  GONTERSION  DBS  LIVRES  ,  SOLS 
ET  DENIERS  EN  FLORINS  »  SCHELLINGS  ET  PFENNING8  DE  LA  VILLB 
LIBRE  ROYALE  DE  STRASBOURG. 


i .  Réduction  des  monnaies  d'or  françaises  en  florins  »  schellings  et 
pfennings  de  Strasbourg. 

Uv.      sols.    den.    flor.     sch.     |if. 


Un  quadruple 44  > 

Un  double  louis  d'or  ......  22  i 

Un  louis  d'or a  i 

Un  demi-louis  d'or 5  iO 

Un  escu  d'or 5  44 

Un  demi-escu  d'or 2  17 


22  >  > 

ii  >  1 

5  5  > 

2  7  6 

2  8  6 

i  4  3 


2.  Réduciion  des  monnaies  d'argent  françaises  en  florins  •  schellings 

et  pfennings  de  Strasbourg. 

Un  escu  blanc  à  60  sols 3      >  »  |  5      , 

Un  demi-escu  blanc 140  >  1  7  6 

Une  pièce  de  quinze  sols  ....  1    45  >  •  3  9 

Une  pièce  de  cinq  sols 1      5  »  »  i  5 

Une  pièce  de  trois  sols  et  demy    .  »      3  6  »  •  iOVs 

3.  Réduction  de  diverses  autres  monnaies  ayant  cours  dans  la  Basse- 

Alsace. 

Un  bajoare  ou  un  ducaton     ...  3 

Un  demi-bajoare i 

Un  escu  d'Espagne .3 

Un  demy-escu  d'Espagne  ....  i 

Un  teston > 

Un  demi-teston > 

Une  pièce  de  quatre  testons  ...  2 


15 

* 

8 

9 

17 

6 

9 

4V, 

6 

8 

6 

8 

13 

i 

8 

4 

13 

4 

3 

4 

6 

8 

1 

8 

13 

4 

3 

4 

Digitized  by  VjOOQIC 


BOCCMBNT  HISTOBIQUE. 


Une  pièce  de  deux  testons    •  .  . 

Un  pattagon  d'Espagne 

Un  pattagon       

Un  escu 

Undemy-escn 

Un  schnappban  vaut  à  la  campagne 
et  en  Tille  .  . 
Un  demi-schnappbany  bore  ville  . 

—  en  ville  .  . 
Un  qoart  d'un  schnapphan  »  h.  ville 

—  en  ville  .  . 

Un  onart  d'escu 

Un  livre  de  France 

Un  livre  de  la  ville  de  Strasbourg  . 

Un  franc • 

Une  pièce  de  dix  sols 

Un  scbelling  de  Hollande  .... 
Un  demi-schelling  de  Hollande 

Une  pièce  de  Bononie 

Une  pièce  de  huit  sols 

Une  pièce  de  quatre  sols  .... 
Une  pièce  de  deux  sols  ..... 

Deux  sols*d'Allemagne 

Un  sol  d'Allemagne 

Un  demy  sol  d'Allemagne  .... 

Un  double  d'Allemagne 

Un  denier  d'Allemagne     .... 

4.  Réduction  des  monnaies  de  cuivre 
Strasbourg.* 

Un  denier 

Un  double .«  .  • 

Trois  déniera  font  un  liard  qui  vaut 
Douze  déniera  font  un  sol  qui  vaut 
Un  sol  marqué  ne  vaut  plus  que  .  , 

Deux  sols 

Quatre  sols 

Buitspte 


IW.  sois 

i  6 

5  » 

3  > 

3  > 

I  iO 


flor.    kM.    plan. 

>      6      8 


13 
U 

16 

il 

8 

8 


> 

10 
7 
5 
8 
8 
i 

i 

2 

i 

t 
» 


» 
4 

8 
8 

4 
4 
8 


6 
9 
8 


> 

8 
4 

8 
4 

2 


5 
5 
5 

7 
8 


> 
6 
4 


8  10 

4  2 

4  5 

2  i 

2  2 

8  » 
5 

6 
2 
1 
» 

2 
2 
1 


» 

> 

6 

lov, 
"V* 

2 
» 
> 
6 
8 
4 
2 
1 

'/. 


françaises  en  monnaie  de 


flor.    lehél.    pfSm.    haUar. 


i 

2 


> 
3 
3 
6 
• 


1 

I 
I 


Digitized  by  VjOOQIC 


90 


REVUE  D  ALSACE. 


2 
5 
7 
8 


1 

5 


6 
9 
» 

I 
6 
4 
> 

6 

> 
6 
9 

1 

6 


flor.    schal.  pfen.    bélier. 

Huit  sols  et  huit  deniers >      2      2      • 

Dix  sols 1      2 

Quinze  sols •      3 

Vingt  sols »       5 

Vingt-quatre  sols >      6 

Trente  sols »      7  ' 

Trente-sept  et  demy  sols >      9 

Quarante  sols •    ... 

Cinquante  sols 

Soixante  sols 

Soixante-et-dix  sols 

Soixante-quinze  sols 

Quatre-Tingt  sols 2 

Quatre- vingt  et  dix  sols 2 

Quatre-vingt-quatre  sols 2 

Cent  sols     2 

Cent  vingt  sols 3      •       >      i 

5.  Réduction  des  deniers  et  doubles  de  France  en  bélier»  pfennings 
et  kreutzer. 

heUer 

1  denier V« 

2  deniers 1 

3  deniers iVa 

4  deniers 2 

6  deniers 2*/^ 

6  deniers • 3 

7  deniers • .   .   .   .  3*/^ 

8  deniers  * 4 

9  deniers  • 4Vs 

10  deniers 5 

ii  deniers 5Va 

i2  deniers : 6 

Un  double i 

Deux  doubles 2 

Trois  doubles 3 

Quatre  doubles 4 

Cinq  doubles 5 

Six  doubles 6 


V4 
V4 
^/4 


pfe 
U 

A 

'/* 
1 

l'A 

2 

2V4 
VU 
2»A 

3 

V» 

2 

2V» 
3 


»/8 

'/s 
«/s 

'/8 


kreuUv. 
V8 
«/8 

/« 

/8 

/8 

/8 

/8 
i 

IVs 

1V8 

l»/8. 

*V8 

f4 
1% 

U 
1 

l'A 
1V« 


•A 
V. 
«A 


Digitized  by  VjOOQIC 


DOCUMBMT  HISTORIQIT.  9{ 

6.  Réduclîoû  des  sols  en  livres. 

Pour  réduire  les  sols  eu  livres  de  France  il  faut  diviser  le 
nombre  des  sols  par  SO.  Exemple:  375  sols  font  18  liv.  15  sols. 

7.  Réduction  des  sols  français  en  schelling;s  de  Strasbourg. 

Pour  réduire  les  sols  en  scbellings  il  faut  diviser  par  4  le 
nombre  des  sols.  Ex.  :  79  sols  font  i9  scbellings  et  9  pfennings. 

8.  Réduction  des  bélier  de  Strasbourg  en  sols  de  France. 

Pour  réduire  les  bélier  de  Strasbourg  en  sols  il  faut  diviser 
par  6  le  nombre  des  bélier ,  et  multiplier  le  reste  par  deux.  Le 
quotient  donnera  le  nombre  des  sols  »  le  reste ,  multiplié  par  % 
les  deniers.  Ex.  :  40  bélier  de  Strasbourg  donnent  six  sols  et 
buil  deniers. 

9.  Réduction  des  pfennings  de  Strasboui^  en  sols  de  France. 

On  divise  le  nombre  des  pfennings  par  3  pour  avoir  le 
nombre  des  sols  et  le  reste  qui  ne  peut  être  que  i  ou  3  se  mul* 
tiplie  par  4  pour  donner  des  deniers. 

10.  Réduction  des  gros  et  scbellings  en  sols  de  France. 

Le  nombre  des  gros  se  multiplie  par  2  et  celui  des  scbellings 
par  4.  Ex.  :  37  gros  donnent  74  sols  ;  7  scbellings  font  28  sols. 

Traduii  de  VaUêmand  et  eofnwwni^  par  G.  Wolff. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  UTTÉRAIRES  ET  MORALES  SUR  HOMÈRE , 

PAR  M.  AUGUSTB  WlDAL. 


M.  Aug.  Widal ,  professeur  de  littérature  ancienne  à  la  Faculté 
des  lettres  de  Douai ,  a  publié  »  il  y  a  quelque  temps  déjà ,  sous  le 
titre  de  Etudes  littirmres  et  morales  sur  Homère ,  un  livre  dans  lequel 
se  trouvent  réunies  les  leçons  qui  ont  fait  l'objet  de  son  cours  pen- 
dant rhiver  de  1859.  Les  leçons  de  M.  Widal  avaient  obtenu  le  plus 
brillant  succès  auprès  d'un  auditoire  nombreux  et  choisi.  Son  ouvrage 
n'a  pas  été  accueilli  avec  moins  de  faveur  par  le  public.  Tous  les 
journaux  en  ont  rendu  compte  avec  les  plus  grands  éloges  ;  les  juges 
les  plus  compétents  lui  ont  accordé  leur  suffrage  ;  et  aujourd'hui  cet 
ouvrage  a  pris  rang  parmi  les  plus  importants ,  les  plus  sérieux , 
j'ajouterai  les  plus  attrayants  »  que  l'on  puisse  lire  sur  l'antiquité 
classique. 

Le  livre  de  M.  Widal  est  le  fruit  d'un  travail  de  plusieurs  années. 
M.  Widal  a  toujours  eu  pour  Homère  une  sorte  de  prédilection.  Dès 
son  enfance ,  il  le  dit  lui-même  dans  sa  préface  /il  se  sentait  attiré 
vers  ce  génie  si  simple  et  si  grand.  Lors  même  que  l'auteur  ne  nous 
eut  point  fait  cette  confidence  »  le  lecteur ,  nous  en  sommes  con- 
vaincu ,  eut  deviné  sans  peine  qu'on  ne  saurait ,  à  moins  d'avoir 
longtemps  vécu  dans  l'intimité  du  grand  poète,  sentir  aussi  vivement 
ses  beautés  ni  embrasser  d'un  regard  aussi  sûr  toute  l'étendue  de 
l'épopée  homérique. 

C'est  grâce  surtout  à  celte  vue  d'ensemble  »  à  cette  étude  générale 
et  complète  de  l'Iliade ,  que  l'ouvrage  de  M.  Widal  présente  un  carac- 
tère de  nouveauté  et  d'originalité  qui  prouve  une  fois  de  plus  la  vérité 
de  ces  paroles  de  M.  Patin:  c  II  n'y  a  pas  d'ancien  sujet  pour  un  pro- 
c  fesseur  voué  par  devoir  à  l'antiquité  »  et  peut-être  n'y  a-t-il  pour 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  UTTÉRAIRE8  ET  MORALES  SUR  HOMÈRE.        93 

c  personne  de  sujet  entièrement  épuisé.  »  On  a  beaucoup  écrit  sur 
Homère;  commentaires  philologiques,  éclaircissements  de  toutes 
sortes,  jugements  détachés  sur  telle  ou  telle  rhapsodie,  ardente 
polémique  pour  ou  contre  le  poète ,  voilà  ce  que  Ton  renconti^e  à 
chaque  pas  dans  une  foule  de  brochures ,  de  volumes ,  d'in-folios. 
M.  Widal  a  eu  le  premier  la  pensée  véritableoient  courageuse  d'exa- 
miner non  plus  telle  ou  telle  partie  du  poème,  mais  le  poème  tout 
entier;  de  faire  passer  sous  nos  yeux  les  principales  scènes  qui  le 
remplissent ,  en  arrêtant  notre  attention  sur  les  beautés  de  détail , 
sans  nous  laisser  perdre  de  vue  le  lien  et  l'unité  qui  rendent  l'œuvre 
d'Homère  si  harmonieuse  et  si  imposante  dans  son  eosemble. 
H.  Widal  a  voulu  réunir  les  membres  épars  du  poète: 


dùfiêcH  manbra  poeta. 


Une  pareille  tâche  offrait  de  nombreuses  difficultés.  Et  d'abord , 
riliade  est  nne  œuvre  si  considérable  et  si  complexe ,  elle  renferme 
un  si  grand  nombre  de  faits,  de  scènes  et  de  peintures,  que  l'analyse 
seule  d'un  tel  poème ,  pour  être  complète ,  devait  nécessairement 
être  longue,  et  partant,  courait  le  risque  d'être  fastidieuse.  M.  Widal 
a  su  la  rendre  claire,  rapide,  intéressante.  Dans  le  résumé  qu'il  nous 
donne  de  l'Iliade  on  sent  qu'il  est  soutenu,  si  je  puis  ainsi  dire,  par 
l'esprit  du  poète.  Emu  des  grands  objets  qu'il  a  sous  les  yeux  il  fait 
passer  dans  ses  pages  quelque  chose  du  mouvement,  de  l'inspiration, 
de  la  vie  qui  anime  la  poésie  d'Homère.  A  l'analyse  il  mêle  constam- 
ment un  commentaire  remarquable  non  seulement  par  l'intelligence 
des  beautés  du  texte ,  mais  aussi  par  le  goût  et  par  la  discrétion.  Il  y 
a  tant  de  choses  à  louer  dans  Homère ,  ses  vers  peuvent  donner  lieu 
à  tant  de  réflexions  de  toute  nature ,  que  ce  n'est  pas  un  faible  mérite 
pour  M.  Widal  d'avoir  su  se  borner ,  et  de  nous  avoir  donné  un 
commentaire  qui,  sans  laisser  dans  l'ombre  aucune  des  beautés  prin- 
cipales ,  soit  cependant  assez  sagement  limité  pour  ne  jamais  inter- 
rompre trop  longtemps  le  fil  de  la  narration  générale  ni  faire  dispa- 
raître le  poète  derrière  la  critique.  Quelques  lignes,  une  phrase ,  une 
remarque  jetée  en  passant ,  suffisent  souvent  à  M.  Widal  pour  nous 
faire  sentir  tout  le  mérite  d'un  passage.  D'ailleurs  M.  Widal  a  com- 
pris qu'il  ne  devait  pas  insister  également  sur  toutes  les  parties  de 
riliade  ;  et ,  nous  devons  le  dire ,  il  a  su  choisir  avec  un  remarquable 


Digitized  by  VjOOQIC 


04  REVUE  D'ALSACE. 

discernemeni  les  morceaux  dans  lesquels  brillent  les  beautés  les 
plus  frappantes^  les  plus  appréciables  dans  tous  les  temps .  les  plus 
sensibles  aux  lecteurs  de  toute  condition  »  et  qui  demandaient  à  ce 
tilre  une  étude  plus  longue  et  plus  approfondie. 

Ce  que  je  viens  de  dire  du  goût  et  du  discernement  dont  M.  Widal 
a  fait  preuve  dans  la  composition  de  son  ouvrage  me  dispense  pres- 
que d'ajouter  que  sa  critique  est  partout  impartiale  et  indépendante. 
M.  Widal  n'esl  pas  de  ceux  qui  louent  toujoui^  et  de  parti  pris  l'au- 
teur quHs  ont  choisi  pour  sujet  de  leurs  travaux ,  et  qui  sacriûent  à 
ce  dieu  jaloux  tout  le  reste  de  la  littérature.  Malgré  sa  vive  et 
consciencieuse  admiration  pour  Homère,  il  ne  craint  pas  de  dire 
quelquefois  avec  Horace  : 


quandoque  bcnui  dormitat  Homerut. 


Il  ne  nous  laisse  pas  ignorer  »  par  exemple ,  que  l'immortel  auteur 
de  riliade  prodigue  un  peu  trop  les  descriptions  de  batailles  ;  que , 
malgré  son  incontestable  supériorité ,  Homère  est  quelquefois  sur- 
passé en  délicatesse  par  Virgile  qu'il  surpasse  toujours  en  grandeur  ; 
que  le  sublime  d'Homère  est  effacé  par  celui  de  la  Bible ,  du  livre 
écrit  sousia  dictée  du  ciel  •  dit  M.  de  Chateaubriand.  Tel  est  l'esprit 
quf  préside  aux  jugements  et  aux  appréciations  de  M.  Widal  ;  c'est 
dans  de  telles  conditions  que  la  critique  est  vraiment  sérieuse  et 
éclairée. 

Ce  qui  contribue  encore  à  jeter  sur  ces  études  un  puissant  intérêt 
ce  sont  les  nombreux  rapprochements  établis  par  M.  Widal  entre 
Homère  et  les  divers  auteurs  qui  ont  pu  l'imiter  ou  se  rencontrer 
avec  lui.  H.  Widal  a  suivi  avec  beaucoup  de  bonheur  la  route  tracée 
par  M.  Tissot  dans  ses  Etudeê  sur  Virgile.  Lorsque  dans  la  littérature 
anciennne  ou  moderne  une  narration ,  un  tableau ,  un  mouvement  » 
un  trait  peut  offrir  avec  quelques  unes  des  créations  d'Homère  un 
intéressant  point  de  comparaison  »  M.  Widal  n'oublie  pas  de  nous 
signaler  cette  ressemblance  qui  nous  permet  souvent  de  suivre  à 
travers  les  siècles  l'histoire  d'une  passion ,  d'un  sentiment ,  d'un 
caractère.  Sans  doute  l'essence  du  beau  est  éternelle  et  immuable  ; 
mais  les  formes  sous  lesquelles  il  s'offre  à  nous  dans  les  chefs-d'œuvre 
de  l'art  peut  varier  suivant  l'époque  »  le  pays,  le  génie  particulier  de 
l'artiste.  L'étude  de  ces  formes  diverses  n'est  autre  chose  que  Tétude 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  LITTÉRAIRES  ET  MORALES  SUR  HOMÈRE.        95 

du  cœur  humain ,  et  c'est  par  là  que  la  liilérature  est  vraimeul 
l'histoire  de  l'homme»  de  ses  passions,  de  ses  souffrances ,  de  ses 
erreurs ,  et  aussi  la  révélation  la  plus  éclatante  de  sa  g^randeur 
morale.  C'est  en  examinant  tantôt  ces  analogies  qui  nous  font 
retrouver  dans  les  héros  d'Homère  et  de  Virgile  les  hommes  tels 
qu'ils  sont  dans  tous  les  temps ,  tantôt  les  différences  amenées  dans 
l'expression  des  sentiments  du  cœur  humain  par  l'influence  du 
temps  •  que  notre  intérêt  est  vivement  excité  et  que  nous  sommes 
prêts  à  nous  écrier  avec  le  poète  latin  : 

«  Homo  tum  :  humani  nUUl  a  me  aUenum  |mfo.  » 

On  comprend  facilement  combien  la  critique ,  en  se  plaçant  à  un 
tel  point  de  Tue ,  acquiert  d'importance  et  d'élévation.  Elle  devient 
ainsi  (et  le  mot  n'est  pas  trop  ambitieux)  la  philosophie  de  la  littéra- 
ture. Elle  touche  à  la  fois  à  la  morale  et  à  l'histoire  ;  elle  s'inspire  de 
la  première  et  éclaire  la  seconde.  Nous  avons  été  heureux  de  remar- 
quer que  tout  le  livre  de  M.  Widal  est  conçu  dans  cet  esprit.  Je  prends 
au  hasard  le  paragraphe  2"^'  du  chapitre  8.  L'énumération  des  diffé- 
rents' sujets  gravés  sur  le  bouclier  d'Achille  fournit  à  l'auteur  l'occa- 
sion d'établir  de  curieux  rapprochements  entre  les  cérémonies  de  la 
noce  chez  les  Grecs ,  chez  les  Romains  et  chez  les  Juifs  ;  puis  de 
comparer  au  tableau  que  trace  Homère  des  moissons  et  des  vendanges 
la  peinture  de  la  moisson  dans  le  livre  de  Ruth ,  une  description  de 
vendanges  dans  un  poète  du  dix-huitième  siècle»  une  scène  de  labour 
tirée  d'un  roman  contemporain;  puis^de  mettre  en  parallèle  l'anti- 
quité sacrée  et  l'antiquité  profane  et  de  nous  montrer  la  supériorité 
de  la  morale  biblique;  enfin  de  mêler  à  ces  rapprochements  quelques 
souvenirs  personnels  relatifs  aux  vendanges  alsaciennes  animées, 
comme  celles  que  dépeint  Homère ,  par  la  gaieté ,  par  le  vin  et  par 
les  chansons.  —  N'est-il  pas  vrai  de  dire  avec  Quintilien  que  l'Iliade 
est  la  source  d'où  la  llttératurje  entière  a  découlé?  Nous  pouvons 
ajouter  que  lire  un  bon  livre  sur  Homère,  un  livre 'comme  celui 
dont  nous  venons  de  rendre  compte,  c'est  se  donner  le  plaisir  de 
jouir  en  même  temps  de  toutes  ses  réminiscences  littéraires. 

A.   JACQUET, 

profeMeur  au  lycée 


Digitized  by  VjOOQIC 


BKtm  D'ALSAGB. 


BULLETIN. 


L  Manuel  du  tourtiU  au  château  de  Hoh'Kœnigsbourg  ^  par 
D.  Rissler ,  orné  de  34  vues  et  de  deux  plans  du  château.  —  Petit 
in-8<»  de  94  pages  indépendamment  des  planches.  —  S**-Marie-aux- 
Mines  «imprimerie  de  A.  Jardel.  —  Prix  :  3  fr.  ^  Chex  les  principaux 
Kbraires  d'Alsace. 

II.  Les  eaux  de  Niederbronn.  Deicription  physique  et  médicale  de 
cet  étabUiiemeni  de  baim ,  par  le  docteur  J.  Kuhn ,  médecin-inspec- 
teur. —  3«  édition  ,  8^  de  200  pages  orné  d'une  gravure  et  d'une 
carte  des  environs  —  Strasbourg,  imprimerie  de  veuve  Berger- 
Levrault  et  fils ,  i860.  —  Se  trouve  dans^les  principales  librairies. 

III.  Vabbaye  de  Samt-Etienne  »  par  M.  l'abbé  A.  Stranb.  —  Grand 
in-S^"  de  24  pages ,  imprimé  avec  luxe  et  orné  de  trois  planches.  — 
Strasbourg ,  imprimerie  de  L.  F.  Leroux.  —  Prix  :  3  fr. 


Digitized  by  VjOOQIC 


TOPOGRAPHIE 

DES  GAULES  AU  T  SIÈCLE. 

ARRONDISSEMENT  DE  BELFORT. 


*  M.  le  Préfet  du  département  ayant  bien  voulu  nous  nommer  membre 
de  la  commission  de  topographie  des  Gaules  et  nous  confier  le  volu- 
mineux dossier  de  l'enquête  à  laquelle  il  a  été  procédé  dans  Tarron- 
dissement  de  Belfort ,  nous  en  avons  extrait  ce  qui  nous  a  paru  digne 
d'intérêt;  nous  avons  lâché  de  coordonner  ces  renseignements  avec 
ceax  que  fournissent  les  historiens  de  notre  province  et  avec  le  ré- 
sultat de  nos  propres  recherches.  C'est  ce  qui  a  donné  naissance  à  ce 
travail  qui  ne  saurait  être  admis  tel  quel  pour  la  topographie  des 
Gaules  ordonnée  par  TEmpereur.  On  en  trouvera  quelques  faits  trop 
peu  concluants,  certains  détails  inutiles ,  toutes  choses  qui  ont  cepen- 
dant une  valeur  réelle  comme  point  de  départ  de  recherches  ulté- 
rieures. C'est  cette  considération  qui  nous  a  déterminé  à  livrer  à 
l'impression  ces  quelques  lignes  dont  nous  sommes  du  reste  le  pre- 
mier à  reconnaître  l'imperfection. 

Pour  faire  une  bonne  topographie  de  notre  arrondissement  à  l'é- 
poque romaine  ,  il  faudrait  suivre  pas  à  pas  nos  anciennes  roules»  les 
mesurer ,  fouiller  nos  ruines ,  nos  champs  de  bataille.  Une  enquête 
administrative ,  confiée  à  des  personnes  qui  la  plupart  ne  se  sont 
jamais  occupées  d'archéologie  ,  est  insuffisante  ;  quoique  cela  l'admi- 
nistration a  bien  mérité  des  études  historiques  .  puisqu'elle  a  réussi , 
en  procédant  comme  elle  l'a  fait ,  à  mettre  au  jour  des  données  nou- 
velles et  importantes  (i). 

{*)  Les  questions  qui  ont  été  adressées  aux  maires  et  aux  employés  des  ponls 
et  chaussées  de  rarrondissement  de  Belfort  sont  les  suivantes  : 
S- Série. -2- Année.  7 


Digitized  by  VjOOQIC 


98  ïitnm  d'alsacb. 

Nous  croyons ,  avec  l*aoteur  de  la  iradaction  de  VAltatia  illuêtrata 
de  Scbœpflin  (%  qu'il  existe  sur  divers  points  de  Tarrondissement  de 
Belfort ,  des  antiquités  romaines  qui  n'ont  jamais  éié  explorées. 

M.  Ed.  Clerc  dans  son  remarquable  ouvrage  :  la  Franche-Comté  à 
Vépoque  romaine  (^) ,  établit  que  les  ruines  gallo-romaines  de  cette 
province  se  trouvent  aux  lieux  dits  :  Ville,  Cheteaux,  Couvent,  Chaté» 
Château ,  Cbâtelet^  Cbâtelot  »  Champagne»  Ghanpagoolet»  etc.  etc.  ; 
que  l'habitant  des  campagnes  y  désigne  généralement  les  voies 
romaines  par  les  noms  de  Chemin  romain^  Chemin  ou  levée  de  Julet 
César ,  Ferré ,  Ferrière  (3) ,  Perré ,  Perrièreg ,  Perçu ,  Perouse  (*) , 
Vaivre,  Chaux,  Estré ,  Estrelle,  Eîrai»  etc. ,  etc.  (*).    ' 

Nous  croyons  que  ces  «ots  ont  la  même  signification  dans  la  partie 
de  langue  française  de  notre  arrondissement. 

Nous  croyons  que  leurs  synonymes ,  quant  aux  routes,  sont  •  d'a- 
près Scbœpflin ,  Monné  et  autres ,  pour  les  comauioes  de  langue  aUe« 
mande ,  les  mots  suivants  : 

Roemer-Strass  ;  Rœmer*  Weg  ; 

Rasmer-Slrœsilen  ;  Heiden^  Weg  ; 

' ? ' 

1»  Quels  sont  les  noms  des  cantons  ruraux  (lieux  dits)  inscrits  au  cadastre  de 

votre  commune  ? 

2«  indiquer  les  subdivisions  de  canton  chaque  fois  quMls  porteront  le  nom  de 
JïœfiMT ,  Heiim  ou  de  Ganitr  ; 

5o  Indiquer  les  chemins  connus  sous  les  noms  de  :  1«  Bohitratie  ;  2*  Berrtoeg 
ou  Beerweg  ;  Z^  AltHrasM  ou  AUweg  ;  4fi  Beidmuirau ,  Rœmerstrau ,  ^attler- 
Mtrass ,  GauUestrau ,  Landiiraa  ;  S*  chemin  de  César ,  ehmusés  êe  Bruneham , 
chemins  haussés. 

M.  le  Préfet  termine  sa  circulaire,  qui  est  du  fô  jUBvler  1S50,  «a  dictai: 
tf  que  des  communications  subséquentes  compléteront  les  indications  de  la  prê- 
te sente  ;  que  MM.  les  maires  peuvent  être  assurés  d*avance  du  prix  qu'il  attache  à 
«  leur  concours  en  faveur  de  ces  recherches  et  de  ces  travaux  qu'il  recommande 
«  à  toute  leur  sollicitade  parce  qu'elles  intéressent  l'histoire  de  notre  beau  pays 
«  d'Alsace  si  riche  déjà  en  monuments  et  ea  souvenirs.  » 

{*)  Alsatia  illustrata.  Traduction  de  L.  W.  Ravenèz  ,  Mulhouse  ,  1849.  — 
Porrin  ,  tome  m,  page  165. 

(*)  Besançoo ,  Bentot ,  i847 ,  pages  7  ,  89  et  90. 

(*)  Ferratum  iîsr.  Ferraria. 

{*)  Pstrosa  via. 

(^)  Strata^iHa.  Uberstrass  porte  en  patois  le  nom  de  Chu  etrai ,  ckm  sur  eirai 
route. 


Digitized  by  VjOOQIC 


TOPOGBAPH»  DES  GAULES  AU  V«  SIÈCLE.  99 

Heideti'^Slragg ,  Hoch»  Weg  ; 

Bohen-StroMi  ;  Boh-  Weg  ; 

Boh'Sirau  ;  Beat^  Weg  ; 

Ah-Stroi»  ;  Béer-  Weg  ; 

Strœtml  ;  Berrm^  Weg  ; 

Engliêch'Swœgië  ;  Hieî  tm  lNe6i-  Wtg  ; 

StmrSiroii  ;  Stein-  Weg. 


PaGUS  TflHRIfiBRHS. 

iUminiia.  TMicliMi  piédtée.  Tone  ii  »  pages  S77  «t  suivantes , 
tme  w ,  fMges  279  et  280. 


A  r&nriiiée^ie  Joies  César  «deas  les  €aules  la  partie  supérieure  de 
l'Alsaee^  q»i  forme  ^lufourdliui  rarrondissement  de  Belfort,  était 
occupée  par  les  Tburingiens.  LVSsendoe  du  territoire  de  cette  pea* 
filade  a  tarie  miftam  te  temps  »  mais  te  centre  de  ses  habitations  a 
toujours  ésé  aur  les  bords  tla  ta  Tbur. 

Cette  rivière  séparait  la  Haute-Alsace  du  Sundgau  ,  elle  prend  sa 
source  à  une  deml-liene  dn  cfaâteau  de  Wildenstein  et  se  jette  •  après 
on  cours  de  dht  Keues ,  dans  Fin  »  à  un  quart  de  lieue  d'Ensisbeim. 


Routes. 

Le  pagus  des  Tburingiens  était  desservi  par  neuf  i^outes  princi- 
pales» savoir: 

i«  Par  la  route  de  Mandoure  à  Argentouaria  ; 

^  Par  celles  de  Mandfeure  aux  Vosges  ; 

3«  Par  celle  qui  longeait  les  Vosges  ; 

4«  Par  celle  de  Handeure  à  Kembs  ; 

5*  Par  celle  des  Liogons  ; 

&^  Par  celle  de  Massevaux  à  Altkircb  ; 

1^  Par  celle  des  Leuciens  ; 

9^  Psir  ceUe  d'Altenacb  à  SQf>pe4e-Hattt  ; 

9^  Et  par  la  route  de  Traubacfa-le-Bas  à  Brelten. 


Digitized  by  VjOOQIC 


100  REVUE  D'ALSACE. 

I. 

Route  de  Mandeure  a  Argentouaria  (377)  ('). 

AUaHa  illustrata ,  traduction  piécitée ,  tome  ii ,  pag.  58. 

De  GOL0ÉAT ,  Antiquités  du  Haut-Rhin  ,  Mulhouse  »  1828,  pag.  78. 

Carte  de  Cassini. 

Carte  du  dépôt  de  la  guerre. 

Enquête  administrative  de  1859. 

A  la  limite  des  départements  du  Doubs  et  du  Haut-Rhin ,  dans  la 
banlieue  de  Yourvenans  (1147) ,  canton  de  Belfort,  au  lieu  dit  Bois 
desious  y  il  existe  un  ancien  chemin  appelé  chemin  de  Jules  César,  Ce 
trpnçon  a  300  mètres  de  longueur  et  8  de  largeur.  Sa  direction  est 
parallèle  à  la  rue  du  village ,  sa  formaiion  de  cailloux  et  de  gravier. 
Cette  route  est  reconnaissable  jusqu'à  la  rencontre  du  chemin  d'intérêt 
commun  n*^  29,  d'Abbevillers  (Doubs)  aux  Errues;  elle  a  toujours  été 
pratiquée  et  sert  encore  aujourd'hui  de  chemin  de  défruitement  aux 
prairies.  Elle  traverse  le  village  de  Trétudans,  le  ban  de  Sevenans 
(1147)  jusqu'à  la  rencontre  de  la  route  départementale  N^  4  des 
Vosges  à  Délémoni  où  elle  se  perd. 

11  y  a  lieu  de  croire  qu'elle  se  poursuivait  en  empruntant  un  chemin 
de  défruitement  vers  Meroux ,  où  la  tradition  place  un  village  détruit 
nommé  Battu  magni. 

De  ce  point  elle  se  dirige  sur  Yezelois  et  de  ce  village  sur  Chévre- 
mont(1177)  où  elle  prend  le  nom  ôevoie  romaine.  Elle  se  rend  ensuite  à 
Lacollonge ,  après  avoir  traversé  la  forêt  communale  de  Bessoncourt, 
où  on  la  reconnaît  entre  Fontenelle  et  le  nwuim  des  bois  sur  une 
longueur  de  plus  de  1200  mètres ,  dont  450  d'une  conservation  par- 
faite. Ce  beau  fragment  porte  le  nom  de  chemin  de  Bouchot;  il  est 
dit  aller  de  Mandeure  à  Massevaux.  De  Lacollonge  cette  route  arrive 
au  village  de  Lagrange  où  elle  se  divise  en  deux  branches. 

La  première  aboutit  à  la  route  impériale  N^  83 ,  de  Strasbourg  à 
Lyon,  qu'elle  paraît  emprunter  sur  une  longueur  d'environ  520 
mètres  ;  de  ce  point  elle  traverse  le  territoire  de  Félon  et  va  se  perdre 
dans  la  route  départeuieutale  N®  16,  de  Belfori  à  Massevaux. 

{*)  Les  chiffres  qui  suivent  immédiatement  les  noms  des  localités  indiquent  la 
.  d^te  de  leur  première  mention  dans  l'histoire. 


Digitized  by  VjOOQIC 


TOPOGRAPHIE  DES  GaULëS  AU  V*  SIECLE.  401 

La  seconde  branche  se  dirige  vers  le  village  d'Ângeot  (1254)  où 
elle  se  perd. 

Il  y  a  lieu  de  croire  que  cette  dernière  traversait  le  ban  de  Lacba- 
peile-sons-Rougemont  (4295) ,  franchissait  la  route  impériale  N"*  83 
pour  arriver  au  village  de  Soppe-le-Haut  (1105) ,  en  empruntant  le 
chemin  d'intérêt  commun  N^  54  qui  porte  le  nom  de  Herren-weg  dans 
une  partie  de  son  parcours. 

Cette  voie  continue  d'emprunter  le  même  chemin  N^  54  sur  une 
longueur  de  1600  mètres.  ti*averse  le  ban  de  Guewenheim  (825)  sous 
les  noms  d'ÂUe-Strass  et  de  Rœmer-Slrass ,  le  territoire  d'Âspach-le- 
Pont,  le  ban  de  Schweighausen  (1271)  sous  le  nom  de  Klein  Ensis'» 
heimer-weg,  les  bans  de  Cernay  et  de  Wittelsheim  sous  les  noms 
à' Allé  BrisacheV'Strâssle  et  de  Rœmer-Stràssle ,  et  enfin  la  forêt  de 
Staffelfelden  où  elle  porte  le  nom  de  Hochweg. 

Nous  l'avons  suivie  nous-méme  de  Soppe-le-Haul  à  Guewenheim  et 
de  Schweighausen  au  chemin  de  fer  de  Strasbourg  à  Bâle ,  en  ramas- 
sant sur  ses  bords  des  tuileaux  romains.  Dans  maint  endroits ,  elle 
est  dans  un  parfait  état  de  conservation  ;  sa  largeur  est  constamment 
de  trois  mètres  »  sa  hauteur  d*un  mètre  au-dessus  du  niveau  de  la 
plaine.  Enfin  on  trouve  encore  parfois  intact  le  revêtement  en  gazon 
de  son  double  talus. 

Lieux  dits  des  banlieues  que  traverse  cette  route  : 

ATréludans,  Prerat;  à  Sevenans  ,  les  Perrières  ^  en  la  Fenière , 
vieille  route;  à  Moval ,  la  Perrière;  à  Meroux ,  Esperrières;  à  Vezelois, 
prés  de  Pereuse ,  rouge  vie,  longue  vie;  à  Chévremônt,  Prières;  à 
Perouse,  sous  la  chaussée;  à  Bessoncourt ,  entre  les  vies;  à  Ângeot , 
chemin  à  travers  les  Félons  réputé  romain;  et  à  Soppe-1e-Haut,  Obere^ 
Strasse ,  Rumische  >  Rue  des  60  pieds. 

Route  de  Mandeure  aux  Vosges. 

Enquête  administrative. 

  la  sortie  nord-ouest  du  village  de  Trétudans»  il  existe  un  chemin 
appelé  vieille  route  qui  se  dirige  vers  les  moulins  de  Botans ,  après 
avoir  traversé  les  territoires  de  Tréludans ,  de  Bermont  (1147) ,  de 
Dorans  et  une  partie  de  la  banlieue  de  Botans  où  elle  se  perd.  Elle  se 


Digitized  by  VjOOQIC 


103  REVDB  D'ALS4€8« 

retroine  sur  le  lervitoire  de  Daiijwtm  et  pottA  sniTre  h  rool»  dépstr- 
tementale  N<»4,  des  Vosges  à  Délémont»  traverse  le  fauboarg  de 
Belfort  (1226) ,  le  Valdeie  ^  Sernumiagiy  el  à  partit  de  eei  dernier 
village  emprunte  la  ligne  de  gfrande  conioianieatioii  N*  25  josqu'à* 
Anxelles-Bas  (1282)^  d'eà  elle  arrivait  à  Liixeniren  pasMiAèFa»^ 
cogney  0). 

De  Danjoutin  elle  jetait  un  rameau  sur  BtnvUhfd  aèMtù^  âèocrti^ 
vert  m  tronçOû  de  200  mètres- de  longueur,  en  creosadt  le  dkéoiin 
de  BeMbrc  à  Besançon* 

Vé  Sermamagny  eire  Jetait  uâ  àùlré  rameau  sur  Vescemont  par 
Bougegoutte. 

Lieux  dits  des  banlieues  de  son  parcours  :  A  Bermont  »  Prièrei  f 
vieille  route;  à  Dorans,  ez  perrière^;  à  Danjoutin  »  perrières ,  vaimre; 
à  Banvillard ,  vie  des  pierres,  sur  les  perrières;  à  Belfort,  faubmirg  des 
Ancêtres  ;  au  Valdoie ,  entre  les  vies  ;  à  Sermamagny ,  la  prairière , 
courte  chaussée ,  la  vaivre;  à  Lacbapelle-sous*Cbaux ,  large  vie;  à 
Chaux,  la  vaivre,  forêt  de  la  vaivre;  à  Rougegouttei  voie  des  pierres, 
vaivre. 


m. 

VkWTB  001  LONGEAIT  LB8  VOSGIS. 

Altatia  Uhuiratm,  Traduction  précitée,  tome  u ,  page  S&. . 
Db  GeLBÉaY  i  Antiquités  é»  BauS-Bkii^ ,  pagi»  121^. 

Du  Valdoie  ou  de  la  route  de  Mandeure  aux  Vosges  se  détachait 
une  voie  romaine  qui  passait  à  Offemont,  à  Vetrignes,  à  Roppe  (823)» 
aux  Errues  et  à  Saint-Germain  pour  se  perdre  dans  les  environs  de 
Félon. 

M.  de  Golbéry  rattache  à  celte  voie  Tancienne  route  de  poste  de 
Cernay  à  Soultz. 

Lieox  d!ts  :  à  Ofibmont ,  enite  les  votes. 

(<;  U  noatélle  roBfie  de  LttteiA  H  Bdfoft  par  Vxte  n6  date  que  de  Vftttbin. 


Digitized  by  VjOOQIC 


TOPOGRAPHlK  DES  GAULES  AU  V«  SIÈCLE,  103 

IV, 

ROUTC  DE  MaNDEURE  A  KEMBS  OU  A  AUGST. 

Db  Golb£bt  ,  AnUquilés  tki  Houi-HlUn ,  page  124. 
Engaéte  administraliYe. 

A  Fécbo4'EgliBe  oo  appelle  cette  route  Vilenû  ce  que  M.  de  Qo!- 
béry  explique  par  Via  LentuB;  Lentuliis  GetuUccia  qui  pérît  victime 
de  la  férocité  de  Califfula^  ayant  été  gouverneur  de  la  Germanie 
supérieure  oà  il  s'était  distingué  par  la  sagesse  de  son  administration. 
Elle  traverse  les  prairies  qui  sont  au  sud  de  Délie  (728)^  se  dirige  sur 
les  territoires  de  Faverols  »  de  Fiorimont  i  de  Courtelevant  et  entre 
dans  rarrondlssement  de  Mulhouse  après  avoir  emprunté ,  sur  un 
parcours  de  1800  mètres ,  la  route  départementale  N""  17  ,  du  Doubs 
àBâle. 

L'existence  de  cette  route  est  constatée  par  la  tradition  populaire , 
par  les  traces  d'un  gisement  de  matériaux  rapportés  très-apparent 
dans  les  terres  labourables  de  Fiorimont  et  de  Courtelevant,  où  sou- 
Yent  la  charrue  met  au  jour  de*  graviers  et  de  petits  cailloux  étrangers 
au  pays. 

Cette  route  avait  deu  embrancbements,  Tun  sur  Vellescoi,  l'autre 
sur  Bovrogne. 

Le  premier  prenait  son  origine  sur  le  territoire  de  Délie ,  longeait 
une  partie  de  la  route  départementale  N*5  »  des  Vosges  à  Porrentruy» 
et  se  dirigeait  sur  le  village  de  Thiancourt  en  passant  à  Grandvil- 
lars  (1147)»  entre  Boroo  (1105)  et  Froide-Fontaioe  »  Recouvrance  et 
Vellescot.  Deux  tronçons  de  cet  embranchement  ont  été  découverts  » 
l'un  en  1842,  l'autre  en  1852  ;  ils  avaient  l'un  et  l'autre  six  mètres 
de  largeur.  Le  premier  qui  est  i  Grandvillars  est  formé  de  cailloux 
posés  dans  de  la  chaux  »  le  seconc) ,  qui  est  au  ban  de  Vellescot ,  entre 
cette  commune  et  Boron  »  n'est  qu'à  50  mètres  de  la  route  départe- 
mentale N®  3,  et  mesure  300  mètres  de  longueur. 

Le  second  embranchement  se  détachait  de  Grandvillars ,  traversait 
la  prairie  de  Morvillars  (1282)  pour  arriver  à  Bourogne  (1222). 

Lieux  dits:  à  Féche-l'Eglise ,  Perrière»,  champ  ferré;  à  Fiorimont, 
ei  vc&prm ,  champ  pterron  ;  à  Réchésy  et  à  Grandvillars ,  soui  vaivre  ; 
à  Joneherey ,  perrct  et  à  Bourogne  i  sur  vabfrc. 


Digitized  by  VjOOQIC 


104  ÏLIÙWE  DàL&ktE. 

V. 

Route  des  Lingons. 

Ed.  Clerc  ,  la  Franche^Comté  à  l'époque  romaine ,  pag.  128  et  129. 
Enqaête  administrative. 

Cette  route  entrait  dans  le  déçartement  du  Haut*Rhin  par  Chalon- 
yillars ,  village  qui  existait  déjà  cent  ans  après  la  chute  de  l'Empire 
romain  (i) ,  passait  à  Essert ,  où  il  y  a  un  canton  de  terre  nommé 
Perouse,  et  venait  se  confondre  près  de  Belfort  avec  la  route  de  Man- 
deure  à  Argentouaria  ou  avec  celle  qui  longeait  les  Vosges. 

c  C'est  Tune  des  lignes  les  plus  importantes ,  dit  M.  Ed.  Clerc,  soit^ 
<  pour  l'histoire  locale ,  soit  pour  celle  des  invasions  germaniques 
c  dans  l'intérieur  de  la  Gaule.  Elle  montre  comment  en  moins  de 
c  quatre  jours  les  Barbares ,  qui  avaient  franchi  le  Rhin ,  arrivaient 
c  à  Langres  et  pénétraient  de  là  au  cœur  de  la  Gaule,  i 

VI. 

ROITTE  DE  HaSSEYAUX  (825)  A  ALTIURGH  (1104). 

Àlsatia  illuttrata ,  traduction  précitée ,  tome  o ,  pag.  SI. 
Enquête  administrative. 

Cette  route  se  rendait  de  la  route  impériale  N*  83  à  Dieffmatt , 
traversait  la  forêt  communale  de  Bumhaupt*le«Bas,  nommée  Buchwald, 
où  nous  avons  remarqué  djs  beaux  restes  »  passait  dans  les  banlieues 
de  Gildvriller  (728) ,  d'Ammertzvriller  (1105)  et  de  Bernvriller  pour  se 
rendre,  dit-on,  à  Altkircb. 

Cette  voie  porte  les  noms  de  Dieffmatter'Slrœsslen  et  de  Herren'-weg. 

Lieux  dits ,  à  Massevaux  :  Heiden-weg  et  à  Sentheim  :  AUe-weg. 

vn. 

Route  des  Leuciens. 

Âltaiia  illustrata ,  traduction  précitée ,  tome  ii ,  pag.  59. 
De  Golbéry  ,  Antiquités  du  Haut-Rkin,  pag.  125. 

Cette  route  descend  de  la  vallée  de  Remiremont  (728) ,  gagne  Bus- 
sang  en  laissant  à  droite  les  sources  de  la  Moselle ,  passe  à  Saint- 

(')  Calonvillars ,  villa  ço2ontf ,  ûef  donné  à  S^  Délie  par  le  seigneur  du  lieu ,  au 
Yn«  siècle.  (BoUand  ,  tome  n^  januar]. 


Digitized  by  VjOOQIC 


TOPOGRAPHIE  DES  GAULES  AU  V«  SIÈCLE.  40^ 

Amarin  (1255),  à  Thann  (1218),  à  Aspach-le-Haut  et  aboutit  à  la  roate 
de  Handeure  à  Argenlouaria  sur  les  hauteurs  du  Ealchberg ,  entre 
Aspacb-le-Bas  et  Àspach-le-Pont ,  après  avoir  emprunté  dans  son 
parcours  appelé  Berren-weg ,  entre  Thann  et  Aspach-le-6as  (1254) , 
la  route  départementale  des  Vosges  à  Porrentruy. 

Entre  Bussang  et  Remiremont ,  dans  la  banlieue  de  Ramoncbamp». 
est  an  hameau  nommé  Etre  ou  Esiraye. 

Lieux  dits:  à  Urbé,  Alten^weg. 

VIU. 

RooTB  d'âltenach  A  Soppe-le-Haut. 
Enquête  adaûnistrathe. 

Le  chemin  qui  traverse  dans  l'arrondissement  de  Mulhouse  les 
communes  de  Winckel,  de  Friessen  et  de  Strueth»  arrive  daus  la 
banlieue  d'Âltenach ,  à  200  mètres  de  ce  village  et  va  se  perdre  à  la 
route  départementale  des  Vosges  à  Porrentruy. 

La  tradition  le  fait  passer  par  les  bans  de  Dannemarie  (825)  et  de 
Wolfersdorff  où  il  emprunte  un  large  chemin  qui  traverse  la  forél , 
puis  les  banlieues  de  Bréchaumont ,  de  S^-Côme ,  de  Bellemagny  et 
de  Bretten  poilr  arriver  à  Soppe-le-Haut ,  après  avoir  emprunté  la 
roule  impériale  de  Strasbourg  ù  Lyon. 

Lieux  dits:  à  Altenach,  Herren-weg;  à  Hanspach,  DteU-weg;  à 
Dannemarie»  Thal^weg;  à  Retzwiller;  Herren-weg. 

IX. 

Route  de  Tracbagh-le-Bas  a  Bretten. 

Enquête  administrative. 

Ce  chemin  traverse  les  banlieues  des  deux  Traubach ,  emprunte  la 
route  de  Hassevaux  à  Dannemarie ,  depuis  Traubach-le-Haut  jusqu'à 
Guewenatten ,  d'où  elle  arrive  à  Bretten  à  travers  champs. 

Lieux  dits  :  à  Traubach-le-Bas ,  Herren-weg  ;  à  Traubach-le-Haut , 
Herren^weg,  Alte-wegy  Hoch'gasse^  et  à  Guewenatten»  Herren-weg. 

Routes  secondaires  et  indéterminées. 

Enquête  administrative. 

De  Golbért  ,  Àntiquitéi  du  Haut-Rhin,  page  125. 

La  domination  des  Romains  a  été  assez  longue  dans  nos  contrées, 
pour  qu'on  puisse  leur  attribuer  les  routes  que  nous  venons  de  décrire. 


Digitized  by  VjOOQIC 


106  HBVus  o'alsagb. 

T<Mtt6fok  t  tiMttine  le  rmaBtqaa  U.  de  Ckifbérjr»  les  Romatué  ont  dA 
proflter  des  cheniiin  établis  par  tes  Celtes;  la  natîoa  qui  inveata  le 
phis  de  efaars ,  ne  mattoiiait  pas  apparemment  de  chemins  pour  les 
fain^  reotsr.  Nos  ncNif  routes  principales  ne  devaient  pas  suffire  aux 
besoins  du  pays  :  aussi  trotirods-noos  un  grand  nombre  d'indices  de 
chemins  tpA  n'ont  pas  encore  été  assez  étudiés  ponr  pouvoir  être 
déterminés  avec  quelque  précision. 

Beaucourt  et  Croix  ont  des  lieux  dits  :  Penièrtt  et  Prierres  ; 

Brebotte  et  Giromagny .  des  lieu  diu:  Perreu; 

Anjoutey  (1234)  un  lieu  dit  :  soiu  le  Ferré; 

Denney  «  un  lieu  dit  :  vote  de  relai  : 

Grosmagny  •  un  lieu  dit  :  Combe  pierre ,  grande  vie  ; 

Foussemagne .  un  lieu  dit  :  b  haute  vk. 

Ekrye ,  des  lient  dits  :  devant  la  valvre  »  chenm  de  la  vaivre  ; 

Baviliers»  un  Keu  dit:  Voie  creviez 

Chavannes-l'Etang  «  un  Heu  dit  :  Cousbe  vie  ; 

Uffholtz  (82S) ,  un  chemin  dit  :  Berren-weg  ; 

Chavannes-les-Grands ,  des  lieux  dits  :  haïUe  vie,  vie  d»  motier  ; 

Becken  (1286)  un  breUen  toeg  ; 

l^enx^ltiann ,  un  alten  ufeg  ; 

Felleringen,  un  itrœiul\ 

LelodMMh ,  UB  hdàen  weg  et  uo  ake  weg  ; 

Hagenbacb ,  un  Umden  weg,  etc. ,  etc. 

VILLES. 
Grammatuii. 

Âkatia  Uhatrûia ,  mdnitioa  précitée ,  tome  i ,  pigs  SQO. 

Celte  loealilé  d'est  indlciaée  «ne  dm»  Htitéraira  d'Ansimte  ^  «Ne 
s'y  trouve  placée  entre  Mandeore  et  Oberlarg«  BUe  posmAl  éomt 
avoir  eiislé  dans  notre  arrondissemenlé 

Sehœpflin  en  a  fait  Charmait  »  DanviUe  l'avait  mise  à  Grandvillar» , 
d'autres  à  Féche-l'Eglise  ;  M.  de  Golbéry  fixe  la  position  de  Grom- 
matum  entre  Fécbe-rEgtîse  et  Pesche-Badevelle ,  sur  une  colline  de 
qùelqu'étendue  appelée  Grammont  par  les  habitants  dn  voisinage.  Le 
soc  de  la  charrue  y  heurte  fréquemment  des  fondations  d'édifices, 
AMf  tttileani  et  des  pierresB  itfllées. 

Aueme  des  posltkma  atlribuéea  k  Ùmmmum  u'esi  d'accord  aveo 


Digitized  by  VjOOQIC 


TOPOORAPniE  DES  GAULES  AU  V«  SlèCLE.  107 

insoluble  dans  l'étal  actuel  de  dos  connaissances. 

MmpÊmw^fMi  à  dtav  qiTil  eûiM  teM  to Qnerci uH  boor» 41Û 
^fie  le  non  de  Qrmmmii;  KisdsirHter  a  an  caniM  rural  qni  a  le 


tt  y  atstfc  sur  tes  totes  militaires  des  écuries  Suibulœ  atixqneltes 
éttfent  actadiés,  podr  ta  cotumôdlté  des  voyagenrs  étrangers,  dés 
niaréiôhatit  foscitirés  par  les  entperears  ValentlDlea  et  Vatens ,  lois 
XVI  et  XVU  du  Code  théodosien.  Quelque  ressemblance  de  nom  ont 
ftit  pcftfSer  â  censins  auteurs  que  te  Stabvila  de  l'f ttnérafre  u^est  antre 
chose  qore  \^  âtâffelliôldeii  du  canton  de  Cemay. 

Il  est  dé  ftift  qu'âne  voie  romaine  passait  i  StaftblteMen,  celle  de 
Mandeufé  à  Argentouârfa ,  et  qu'on  trouvé  toujours  des  tuileaut  ro- 
mahs  non  loin  de  ce  vHlagis  •  près  de  Wittelshetm ,  à  l'endroit  o&  la 
fdiè  romaine  eoupe  la  route  de  Cemay  â  Neuf-Brisacb.  Hais  StaflU- 
tMttk  uTest  pas  sur  Is  fdutedn  Rbin,  tii  â  6000 p^  do  Kembs ,  comme 
té  f«ttt  rUiMMre  pour  SfoSuIs. 

Ainnis  LocAiirâs. 

Le  silence  de  la  carte  Théodosienne  et  de  l'Itinéraire  d'Antonin  ne 
doivent  aucunement  nous  faire  croire  qu'il  n'existait  pas  d'antres 
localités  romaines  dans  notre  arrondissement  que  GramiMium,  ni 
amoindrir  fimportance  des  ruines  que  recèle  encore  le  soi  de  cette 
partie  de  la  Haute-Alsace.  Des  vestiges  nombreux  de  la  civilisation  du 
peuple^roi  ont  soocessivement  élé  aiis  ai  jour  i  Offemont ,  à  Belfort , 
A  BavUliers  et  dans  d'autres  localités. 

Bblfobt.  —  Offemont. 

ÂlmHa  Ubu^nOa^  tndoction  précitée ,  tome  m  ,  page  160. 
EnquèU  admiiiistiatiTS* 

Si  ^importance  des  rakies  qui  existent  siir  un  peint  domfé  noua 
permet  d'apprécier  d'une  manière  plus  ou  moins  certaine  l'impor- 
tance même  des  localités  dont  ces  ruines  fonMatleedenriefis.  débris, 
nous  sommes  autorisé  icroire  que  la  vitte  la  plus  importante  de  notre 


Digitized  by  VjOOQIC 


i08  REVUE  D' ALSACE. 

arrondissement  était  déjà ,  à  l'époque  de  la  dominaiion  romaine ,  la 
ville  de  Belfort. 

Cette  ville  a  été  de  tout  temps  une  position  stratégique  que  les 
maîtres  du  pays  ont  eu  intérêt  à  occuper  miliiairement  ;  sa  situation 
au  point  de  rencontre  de  plusieurs  routes  principales  ;  la  route  des 
Lingons ,  celle  de  Mandeure  aux  Vosges .  celle  qui  longeait  les  Vosges, 
ont  dû  de  bonne  heure  rendre  son  commerce  florissant. 

Nulle  localité  du  pagus  des  Tburingiens  n'a  fourni  jusqu'à  ce  jour 
autant  d'antiquités  romaines  que  Belfort  et  Offemont  et  ne  recèle 
encore  dans  son  sol  des  substructions  inexplorées  aussi  considérables 
que  la  forêt  d'Ârsot.  La  dernière  enquête  administrative  parie  encore 
de  mètres  de  ruines. 

La  découverte  des  ruines  d'Oflemont  remonte  à  l'année  1839.  A 
cette  époque  on  a  mis  au  jour  une  série  de  médailles  en  bronze  et  en 
argent  à  l'effigie  des  empereurs  des  n°,  ni*  et  iv*'  siècles  •  une  petite 
coupe  en  bronze ,  des  verres  de  diverses  couleurs ,  des  fragments 
d'armes,  de  la  poterie  marquée  MARINUS  et  OFficïna  VITA^  des 
styles ,  anneaux ,  fibules,  agrafes ,  une  hache  »  une  clef,  des. tuiles , 
d6;s  briques,  des  conduits  de  chaleur,  des  débris  de  peintures  mu- 
rales ,  les  ruines  d'un  édifice  considérable  dont  un  appartement  se 
vidant  de  fond  au  moyen  d'un  tuyau  de  plomb. 

La  découverte  des  antiquités  de  Belfort  remonte  à  l'année  1847  ; 
elle  a  produit  un  bas-relief  6guré  dans  la  traduction  de  VAlsatia 
Ulustrata  de  M.  Ravenez  et  déposé  aujourd'hui  au  musée  départe- 
mental de  Colmar ,  un  fût  de  colonne ,  deux  meules  gallo-romaines , 
une  statuette  en  bronze ,  des  médailles  d'Ântonin-le-Pieux ,  de  Sep- 
timi  Scirre ,  etc. ,  etc. 

Batilliers. 

Enquête  administrative. 

On  a  découvert  dans  cette  commune  : 

l^'  Au  canton  Châtelet ,  deux  réservoirs  ou  chambres  d'eau  de  trois 
mètres  carrés ,  à  fond-  bétonné  et  à  parois  maçonnées  en  briqueS  ; 

â^*  Au  canton  BreuH ,  un  fût  et  un  chapiteau  de  colonne  ,  des  frag- 
ments de  mosaïque ,  une  Minerve  en  bronze  de  8  à  9  pouces  de  hau- 
teur et  des  médailles  d'Antonin  ; 

S""  Et  derrière  Téglise  des  tuileaux  romains. 

On  remarque  de  plus  dans  cette  commune  une  enceinte  fortifiée. 


Digitized  by  VjOOQIC 


TOPOGRAPHK  VBB  ^^kVU»  kV  V«  SI&CLE.  109 

Des  médailles  romaines  ont ,  en  outre ,  été  trouvées  à  diverses 
époques  et  en  quantités  plus  ou  moins  considérables  à  Danjoutin ,  à 
Délie,  à  Traubach,  à  Danneroarie,  à  Chavannes-rEtang ,  à  Eteimbes, 
à  Riffibach  »  à  Willer ,  à  Urbès ,  à  Felleringen  ,  à  (înewenbeim , 
Grandvillars ,  Soppe-le-Haut.  Guewenheim  et  Wittelsheim  fournissent 
toujours  des  tuiles  et  des  briques  romaines.  Le  canton  Schlœsslein  de 
Burnbaupt-le-Bas  nous  a  donné  une  belle  anse  en  bronze  de  vase 
romain. 

Nous  avons  dit  que  les  cantons  ruraux  qui  recèlent  des  ruines  gallo- 
romaines  portent  dans  une  partie  de  notre  arrondissement  les  noms 
de  ville  y  couvent  y  cheseaulx,  chaié,  etc. ,  etc.  Les  communes  qui  ont 
des  lieux  nommés  ville  sont  :  Bavilliers,  Ândelnans»  Dorans»  Meroux, 
Roppe ,  Fontenelle  »  Cravancbe ,  Novillars ,  Chévremont ,  Tréludans  , 
Vezelois^  Lutran,  Chavannes-le$*Grands ,  Romagny,  Boron,  Jon- 
cherey  (4291) ,  Bretagne ,  Gourcelles ,  Villars-le-Sec ,  Vellescot ,  Flo- 
rimont  »  Angeot ,  Bessoncourt  •  Eteimbes ,  Félon  ,  Denney ,  Menon- 
court  »  Frais ,  Lagrange ,  Montreux- Vieux  (4170) .  Montreux- Jeune , 
Petit^Croix,  Larivière,  Eguenigue,  LacoUonge,  Pfaffans  (4468), 
Vauthiermont ,  Evetle ,  Giromagny  ^  Lacbapelle-sous-Ghaux  ,  Lepuix 
(4206).  Dans  la  plupart  de  ces  communes  le  lieu  dit  ville  est  seul  ; 
dans  les  autres  il  est  précédé  d'autres  mots  :  sur ,  sous ,  devant  et 
derrière  la  ville^  champ,  prés,  paquis  et  étang  de  la  ville ,  chemin 
des  deux  villes >  entre  les  deux  villes. 

Thiancourt  a  dans  sa  banlieue  un  canton  rural  nommé  Ville  de  joni^ 
Dolleren  un  Lœger-Siadt. 

Quel  était  l'aspect  général  du  sol  séquanais  à  l'époque  romaine  ? 
de  grandes  villes ,  de  belles  et  nombreuses  villas ,  de  fertiles  cam- 
pagnes et  de  misérables  villages  sans  communes  et  sans  libertés.  Le 
peuple,  dans  les  champs  surtout ,  n'était  compté  pour  rien  ;  ces  po* 
pulations  rustiques,  c'étaient  des  esclaves  et  leurs  maisons  des  chau- 
mières qui  disparurent  sous  les  flots  des  Barbares  du  Nord  en  laissant 
peu  de  vestiges  de  leur  existence  (<). 

Châteaux. 

Les  châteaux  furent  nombreux  en  France  sous  la  domination 
romaine.  Zosime  nous  apprend  que  Dioclétien  garnit  toutes  les  fron- 


(^)  La  Franche-Comté  à  l'époque  romaine ,  page  5. 


Digitized  by  VjOOQIC 


410  jums  v'iiMis. 

ttèrfB4larbcip{re  4e  plaeci  fona»»  n^H^f  ^diflÉOMs,  aaMlli<  et 
tei^Mt.  De  plis  ki  Bmmmi  iMkm  éiaM  aor  Im  roales  noBseole- 
jpiaiil  4«  «MbMte ,  mm  ««eore  d«i  vifiM  m  MImm  lorf fiées  pmir 
loi  aétmén.  En  Ff «Qcbe*Coi»té  ees  ntioiis  portent  prîMipaiBineit 
les mm$liBchaies  chalelei,  chaidw4  (>)• 

Les  fiomsimies  de  notre  jmondiffftMWgnt  «li  aetdss  eaasoas  mnmx 
aouuiiés  tàMem ,  ïMiela  «  chéulot ,  ehiielêiM  muj.  «  Bat Hiien ,  Ber- 
mont,  Roppe,  Essert,  Vezelois,  Lutran.  Beaucoait,  Délie ^Cevr* 
mite,  JferviUm,  MeoMCMirt*  SiiBt^iftnBHM,  ifcmmx^ODe, 
fitiieflfopt4e-flaat* 

gwmfcWjK'lo^B^it  Odeuen  «  Baaspieh ,  AsdeiM  oui  des  lieux  diu  : 
€a$îa,  Kmid,  KMd^Mker,  CoiUUshal. 

De  n^me  BumbMv^  »  Alienedi .  Hecc«baeb ,  MMseeniK ,  Ober*  et 
HJede^Bniek,  I^mr*  Micheliiecb^  Kruth  mt  des  lieux  loiiifliés: 

unes  de  ces  dénoiWMtioDS  deiveoft  reoMier  A  Tépo^M  romaîBe  de 
Minibistaire. 

U  Schktamkurg  de  Staiatocb  (i  i87) ,  les  ZMadmrg  et  fidhoifatrjf 
de  Sickert ,  Je  tMaenbwy  de  JL<\uw ,  le  S^oimlmÊg^  le  jEIrinforfair^ 
et  VI$euims  de  Uifnbaeb  »  et  le  Berheukutig  de  Ranmensmau  poar- 
raient  Men  «uei  devoir  Jeors  jnms  à  d'attirés  oenses  iqe'aox  eaprices 
du  basard. 

Noos  trouvons  des  cantons  Cfceeeai»  I  Roppe ,  ft  Bretagne ,  S  Fon- 
taine et  ft  Moiitnevx- Jeune. 

Noos  signalons  encore  à  l'atteotion  de  ceux  qui  voudront  bien  élu- 
âder  les  diverses  questions  que  nous  soulevons ,  les  dénominations 
suivantes  qui  nous  paraissent  avoir  une  certaine  valeur  bistorique  : 
te  cttitU  de  Boron  ;  le  dHor^  de  Cbâtenois  ;  le  prière  de  Bue  ;  le 
champ  des  rutnet  de  Salbert  ;  les  momu  de  Moval  ;  les  oyes  de  Ber- 
nont;  le soia  les mun  dUrcerezet  de  Botans ;  la  dame  de  Cravancbe 
(1902);  la  motte  deRecouvrance;  le  boi$  payen  de  Oiavannes-rStang; 
le  Komgs-Winekel  de  Bumbaupt-le-Bas  ;  les  préf  de  guerre  de  Dan- 
joutin  et  de  Perouse  (1295);  le  champ  et  la  tombe  de  guerre  de  Dorans 
et  de  Morvillars;  les  fratoiUes  de  Florimont  •  d'Urcerez^  deFaverois 
et  de  €lroniagny  ;  le  moni  romain  et  les  prés  Heiden  de  Giromagny  ; 

(*)  La  Franehe^Camté  à  Cépoque  rçtmib»^  j^e  t^. 


Digitized  by  VjOOQIC 


TOPOGR APHm  MB  CAm.ES  kV  V*  SIÈCLE.  1 1 4 

le  Bel^aeker  (t)  de  Mitzach ,  Hollan  «t  lloosch  ;  le  Hàdenfeld-^ker  de 
Rûsseren  ;  le  Heiienbad  de  Wildenstein  ;  le  Heidenfeld  d'Urbès  ;  le 
HMenacker  de  Micbelbacb  j  \a  BMmfUu  d^  Letmbaeh  et  le  Beiden- 
kopf  de  HasseTSEX. 

c  Le  cbemîD  appelé  Heidenweg ,  dit  l'enquête  administrative ,  pas- 
c  sait  sur  la  montagne  de  gaodie  en  amont  de  la  ville  de  Massevaux . 
c  dans  la  banlieue  de  Niederbruck  qu'il  traverse  sous  le  nom  de 
c  BruçbwvM.  6ur  une  ito  soQnf té$  de  la  noQlBfPe ,  loijpin  en 
<  suivant  le  Heidenweg,  on  arrive  à  un  amas  de  pierres  très-grosses 
c  qui  paraissent  y  avoir  été  entassées  pour  former  un  autel.  Ce  serait» 
c  suivant  la  tradition  »  sur  cet  autel  que  se  faisaient  les  sacrifices  des 
•  Romains  ou  des  Barbes.  Notei  qu'il  n'y  a  pas  de  carrière  dans  ks 

TUMUU. 

Il  existe  trois  tumuli  dans  la  forêt  communale  de  Bumhaupt-le-Bas 
appelée  BuehwM  sur  la  route  romrfne  de  Massevsnx  <i  AltUrcb.  Ces 
tombeHes  portent  le  nom  de  fret  hêbei. 

Oo  a  nivelé  (flusieurs  éminences  de  cette  nature  dans  les  banTienes 
d'Aspach^le-Pont ,  de  Cemay ,  d'Uffheltz  et  de  StaffelfeJlden. 

RetzwHter.a  un  lieu  dk  HtUenhâbel. 

StaffsIfeUeo  un  lieu  dit  Hûbelmatien. 

Colomb  MiLLuaB. 

On  nous  a  assuré  à  Soppe-le-Hant  qu'on  a  tronvé ,  il  n'y  a  que 
quelques  années,  près  de  ce  village,  une  colonne  milliaire  qui  mal- 
beureusement  n'a  pas  été  conservée. 


kVGOUB,  noMNlCimiy. 


C)  Le  champ  de  Bel,  dieu  du  soleil  des  GeHes. 


Digitized  by-V^OOQlC 


COUP  D'ŒH 


SUR  LES 


DIVERS  SYSTÈMES  DE  CHIMIE  AGRICOLE. 


Eprouvez  toutes  choses  et  gardez  ce  qui  est  bon. 
St.  Paul  1.  Thess,  V.  21. 


Au  commeDcement  de  ce  siècle ,  une  ardeur  belliqueuse  avait  envahi 
tous  les  esprits.  Depuis  les  splendides  palais  de  nos  villes  jusqu'aux 
chétives  chaumières  des  plus  infimes  hameaux  de  nos  dloniagnes»  tout 
se  dépeupla  à  l'appel  de  la  gloire.  Plus  tard ,  lorsque  la  France  fut 
rendue  à  son  état  normal ,.  la  population  s'accrût  rapidement  et  le 
besoin  de  travailler  ta  terre  se  fit  de  nouveau  et  plus  vivement  sentir. 
[  Ce  fut  à  celte  époque  ,  qu'à  l'ombre  des  Iqis  protectrices  que  Tin- 
dustrie  et  l'agriculture  avaient  conquises  dans  un  nouvel  ordre  de 
choses  •  les  sciences  de  la  chimie  »  de  la  botanique  et  de  la  géologie 
tendirent  une  main  amie  à  leur  sœur  aînée ,  nous  voulons  dire  à  la 
science  de  la  culture  du  sol. 

En  Allemagne ,  de  nombreux  savants  et  à  leur  tète  le  célèbre  chi- 
miste Liebig ,  publièrent  des  travaux  fort  étendus  sur  les  sels  miné* 
raux ,  moyennant  lesquels  ils  espèrent  féconder  la  terre  avec  succès 
et  économie. 

En  France  également  on  vit  surgir  des  travaux  importants  et  sé- 
rieux dus  aux  savants  les  plus  distingués,  parmi  lesquels  on  remarque 
encore  aujourd'hui  Boussingauli ,  Payen  ,  Dumas,  de  Gasparin  ,  etc., 
qui  basèrent  leurs  recherches  sur  la  chimie  organique. 

Obtenir  de  la  terre  son  maximum  de  fertilité ,  diminuer  les  dépenses 
et  faciliter  le^travail ,  tel  fut  à  peu  près  le  problème  dont  l'agriculture 
demanda  la  solution  à  rindtistrie  et  à  la  science. 


Digitized  by  VjOOQIC 


COUP  D'OBIL  sur  les  divers  systèmes  de  chimie  ÀtRIGOLE.     i  i  3 

Diverses  théories ,  comme  nous  venons  de  Tindiquer ,  furent  pro* 
posées.  Malheureusement  »  les  essais  agricoles  rencontrent  des  obs- 
tacles auxquels  ne  sont  pas  exposés  les  essais  purement  spéculatifs  : 
la  longueur  du  temps  »  les  sacrifices  matériels  ,  les  intempéries  et 
bien  d'autres  obstacles  qu'il  serait  aussi  difficile  «qu'inutile  d*énu- 
mérer  ici,  en  ont  le  plus  souvent  »  sinon  empêché,  du  moins  retardé 
la  solution. 

Aujourd'hui  nous  sommes  à  même  de  grouper  un  certain  nombre 
de  ces  résultats  que  nous  communiquons  à  cette  Reutké'en  commen- 
çant par  le  système  de  M.  Yver ,  système  qui  consiste  à  cultiver  la 
terre  sans  l'emploi  du  fumier. 

M.  Yver  de  la  Bruchollerie ,  adepte  de  la  théorie  de  Lîebig ,  habite 
la  Sologne ,  dont  l'aspect ,  comme  on  le  sait  »  ne  présente  qu'une 
végétation  roussâtre ,  composée  presque  uniquement  de  fougères ,  de 
bruyères  et  d'ajoncs;  quelques  bouqueu  d'arbres  seuls  viennent 
Interrompre  l'uniformité  de  ces  immenses  plaines. 

Ce  fut  une  partie  de  ces  terres  ingrates  que  M.  Yver  eût  à  rendre 
fertile.  Pour  atteindre  son  but,  le  principe  d'où  il  partit  ne  prit  pas, 
selon  lui ,  sa  source  dans  un  système  plus  ou  moins  heureusement 
conçu  et  plus  ou  moins  bien  exécuté  ;  il  ne  fait ,  dit-il ,  que  suivre  la 
loi  que  la  nature  elle-même  a  posée. 

Yoici  comment  il  s'exprime  dans  le  Journal  des  cultivateurs  du  8 
septembre  i860  : 

c  Cest  à  M.  Liebig  »  et  à  lui  seul ,  qu'il  faut  que ,  tous ,  nous  repor- 
t  tiens  nos  expressions  de  profonde  gratitude.  C'est  à  lui  que  revient 
t  la  gloire  d'avoir  découvert  la  loi  qu'a  posée  la  nature.  H  la  fait 
c  connaître  avec  une  netteté  admirable  dans  ses  lettres  sur  la 
c  chimie  i  (^). 

Après  ces  expressions  de  gratitude  M.  Yver  de  la  Bruchollerie  entre 
dans  les  détails  de  ses  procédés  de  culture ,  détails  qu'il  nous  est  im- 

(*)  On  sait  qu'après  de  longues  et  savantes  recherches  chimiques  et  physiolo- 
giques ,  et  après  avoir  analysé  beaucoup  de  terres  et  beaucoup  de  plantes , 
M.  Uebig  remarqua  que  les  éléments  minéraux  contenus  dans  les  plantes  se 
retfOQvaient  à  peu  près  tous  dans  les  terres  les  plus  fertiles ,  tandis  qu*îls  man- 
qatSeat  en  tout  ou  en  partie  dans  les  terres  infertiles.  11  en  conclut  que  ce.s  élé- 
ments minéraux  devaient  èure  les  principes  essentiels  de  la  fécondité  et  chercha 
à  les  rendre  aux  terres  infertiles  moyennant  ses  procédés  chimiques. 

S*Sém.--8*Aniée  8 


Digitized  by  VjOOQIC 


114  HEVUE  D'âLSACS. 

possible  de  suivre  à  cause  du  cadre  restreint  de  ces  pages ,  mais  dont 
nous  essaierons  néanmoins  de  donner  un  résumé  succinct. 

M.  Yver  met  en  vue  la  possibilité  de  traiter  l'agriculture  au  point 
de  vue  de  la  manufacture  en  général.  Cultivant  principalement  les 
blés ,  sa  matière  première  ou  engrais  se  compose  de  tous  les  corps 
que  contient  le  blé  en  quantité  proportionnelle.  Ces  quantités  pro- 
portionnelles sont  soumises  à  de  grandes  variations ,  suivant  les  mé- 
tiers ,  c'est-à-dire  suivant  les  terres  qu'il  appelle  à  fonctionner. 

Selon  M.  Yver,  les  éléments  du  produit  fabriqué  (prodoits  du  sol) 
sont  l'azoté^,  l'oxigène ,  l'bydrogène  »  l'acide  carbonique ,  l'acide  sul- 
furique,  ra<)ide  phospborique,  la  silice,  la  potasse,  la  soude,  la  chaux, 
la  magnésie ,  l'alumine  ferrugineuse.  Il  en  conclut  donc  qu'il  faut 
rendre  au  métier  ces  matières  premières  qui  forment  la  base  de  son 
produit  afin  de  le  mettre  à  même  de  produire  de  nouveau. 

La  conséquence  la  plus  importante  que  retire  M.  Yver  de  son 
système,  c'est  la  condamnation  de  toute  espèce  de  culture  alterne  (i). 

c  Je  renouvelle ,  dit-il ,  tous  les  ans,  mes  opérations  sur  le  même 
c  champ  et  tous  les  ans  j'ai  la  même  végétation ,  sauf  ce  qui  peut 
c  advenir  par  les  intempéries  des  saisons ,  auxquelles  il  n'y  a  nul 
c  moyen  de  se  soustraire.  »  Puis  il  ajoute  c  qu'il  n'est  nullement  glo- 
c  rieux  de  son  système,  puisque  c'est  à  une  loi  de  la  nature  qu'il 
c  obéit,  dont  personne  ne  pouvait  être  l'auteur  que  Dieu  lui-même.  > 

Nous  voyons  donc ,  qu'en  somme ,  M.  Yver  de  la  Bruchollerie  est 
satisfait  et  de  son  système  et  de  son  résultat.  Ne  possédant  point  de 
bétail  et  n'ayant  par  conséquent  aucun  fumier  à  sa  disposition  ,  il 
affirme  néamoins  être  arrivé  à  un  résultat  qui  compense  ses  peines  et 
améliore  son  sol.  Sa  matière  première  ou  ses  engrais  sont  composés 
uniquement  de  paille  hachée,  comme  si  on  voulait  la  faire  consommer 
au  bétail  ;  il  en  étale  5000  kil.  par  30  mètres  cubes  sur  une  place  ^ 
par  hauteur  de  50  centimètres  ;  il  l'arrose  ensuite  aOn  que  les  corps 
chimiques  qu'il  y  ajoute  y  soient  adhérents ,  il  brasse  le  tout  pour  en 

(*)  Dans  les  temps  anciens  déjà  comme  aujourd'hui  encore  on  a  toujours  reconnu 
que  la  première  notion  en  agriculture  est  celle  que  la  plante  ne  peut  pas  être 
cultivée  indéfiniment  sur  le  même  sol ,  que  la  terre  se  fatigue  d'une  même  culture, 
qu'il  y  a  des  plantes  qui  épuisent  et  salissent  la  terre  et  que  d'autres  la  nettoient 
et  Taméliorent  ;  de  là  VassoUment ,  la  rotation  et  Valternance  en  culture. 


Digitized  by  VjOOQIC 


COUP  D'CBIL  SUR  LES  DIVERS  SYSTÈMES  DE  CHIMIE  AGRICOLE.     il5 

faire  un  amalgame  bomogène  et  finit  par  mettire  le  tout  en  tas.  Ces 
30  mètres  cubes  sont  la  fumure  annuelle  d'un  hectare. 

Tel  est  en  résumé  le  système  de  culture  de  M.  Yver ,  système  que 
nous  recommanderions  volontiers  à  nos  laboureurs  alsaciens  si  nous 
ne  connaissions  pas  malheureusement,  d'une  part^  leur  peu  d'aptitude 
à  étudier  les  premières  notions  de  la  chimie  et  si,  d'autre  part, 
M.  Bickes  n'avait  pas  eu  l'idée  d'adresser  également  une  lettre  au  ' 
même  journal  qui  ébranla ,  tant  soit  peu ,  la  haute  opinion  que  nous 
éprouvions  d'abord  de  la  culture  scientifique  de  M.  Yver. 

Yoici  un  extrait  de  la  lettre  par  laquelle  M.  Bickes  ne  se  contente 
pas  de  réfuter  la  théorie  de  M.  Yver ,  mais ,  d'un  trait  de  plume , 
cherche  à  renverser  tout  le  système  si  longuement  élaboré  par  Liebig 
lui-même  (^). 

c  Je  ne  conteste  nullement ,  dit  M.  Bickes^  le  mérite  en  chimie  de 
c  H.  Liebig  ;  mais  j'ai  souvent  observé  qu'il  prend  tout  trop  chimi- 
c  quement ,  ce  qui  l'induit  souvent  à  erreur.  La  vache  mange  de 
c  l'herbe  verte ,  et  donne  du  lait  blanc. 

c  11  y  a  une  autre  question  de  la  plus  haute  importance  pour  la 
f  pratique  ;  c'est  le  prix  de  la  matière  qui  doit  remplacer  l'engrais, 
c  Les  idées  de  H.  Liebig  n'ont  encore  rien  produit  en  pratique. 

c  La  chimie  organique  a  donné  naissance  en  Angleterre  à  une 
c  société  qui  a  échoué  la  première  année. 

c  A  sa  résidence  à  Giessen,  la  ville  lui  a  fait  cadeau  d'une  propriété, 
t  qu'il  a  d'abord  louée  sans  y  faire  jamais  d'expériences  et  le  fermier 
€  est  allé  9  tout  comme  les  autres ,  chercher  son  fumier  à  la  ville. 
«  Plus  tard  M.  Liebig  a  vendu  cette  propriété. 

c  Après  que  j'eus  mis  l'œuf  sur  la  pointe  et  prouvé  mon  système 
c  de  culture  par  des  résultais  concluants,  même  à  Giessen  et  qu'un 
c  de  nos  amis  —  qui  voyait  H.  Liebig  presque  tous  les  jours  —  lui  en 
c  eût  souvent  parlé ,  celui-ci  conçut  l'idée  d'écrire  sa  chimie  orga- 
c  nique. 

Après  avoir  réclamé  la  supériorité  au  système  dont  il  fut,  dit- 
tl ,  reconnu  fondateur  par  les  naturalistes  >  aux  congrès  de  Mayence 
et  de  Diisseldorff,  H.  Bickes  continue  en  ces  termes; 

c  5000  kil.  de  paille  valant  à  Paris  8  fr.  les  100  kU.  cela  fait  400  fr. 

(*)  Journal  des  cuîtivaieun,  22  septembre  1860. 


Digitized  by  VjOOQIC 


116  REVUE  D*ALSàCE. 

c  par  bectarâkSans  compter  le»  frais  des  autrei  drogues  »  le  hachage , 
c  le  transport  «  l'épandage ,  etc. 

f  Je  crois  encore  que  si  les  BOOO  kil.  de  paille  avaient  servi  à  la 
c  litière  du  bétail ,  on  pourrait  en  fumer  plus  d'uq  hectare  et  le  métier 
c  serait  encore  mieux  construit.  > 

M.  Bickes  termine  sa  lettre  par  ces  paroles  : 

c  Par  mon  système,  la  fumure  ne  coûte  pas  plus  de  cinq  fr(incs  par 
c  hectare.  11  y  a  de  quoi  réfléchir  pour  ceux  qui  aiment  le  progrès!  » 

On  voit  que  le  système  de  M.  Bickes  •  dont  nous  regrettons  beau- 
coup de  ne  pas  connaître  les  procédés ,  ferait  beaucoup  mieux  raPiaire 
de  nos  cultivateurs  alsaciens ,  mais,  son  bon  marché  même  nous  inspire 
quelque  doute  sur  son  efficacité.  Fumer  un  hectare  pour  une  pièce  de 
5  francs  f  Réellement  »  en  songeant  à  la  grande  étendue  d'un  hectare, 
nous  ne  pouvons  autrement  que  d'oublier  la  pièce  blanche  e^  nous 
figurer  la  fumure  gratuite.  Malheureusement  ce  système  écopomique 
rappelle  à  notre  mémoire  une  annonce  bien  vieille ,  bien  ancienne  » 
mais  qui  y  pour  cela ,  ne  sera  pas  moins  d'un  enseignement  utile  à 
quiconque  veut  également  y  réfléchir. 

Voici  cette  annonce  publiée  en  1788  :  (i) 

c  Secret  merveilleux  aussi  utile  que  la  fierre  phUoiophale. 

c  H.  Desomont  publie  avoir  un  moyen  unique  de  procurer .  d'as- 
€  surer  et  de  perpétuer  à  très-peu  de  frais  la  fécondité  des  plusmau- 
c  vaises  terres»  avec  le  projet  de  Texpérience  de  ce  moyen  dans  la 
c  plaine  de  Grenelle ,  à  l'usage  des  provinces  de  France  et  de  tous 
c  les  pays  du  monde.  Pour  rendre  ce  très-merveilleux  secret  public , 
c  il  exige  une  souscription  de  mille  personnes,  à  six  francs  par  tête» 
c  et  a  déjà,  dit-il ,  un  grand  nombre  de  souscripteurs,  f 

il  paraît  néanmoins  que  les  souscripteurs  ont  fait  défaut,  et  que 
M.  Desomont  a  emporté  dans  l'autre  monde  son  secret  merveilleux. 

La  chimie  agricole  du  D'  Stockhart  est  une  œuvre  ou  plutôt  une 
étude  éminemment  scientifique  et  érudite.  Il  part  également  du  prin- 
cipe que ,  pour  savoir  rendre  au  sol  une  partie  de  son  produit ,  il  faut 
analyser  chimiquement  et  le  sol  et  le  produit  afin  d'en  connaître  la 
nature  et  les  propriétés. 

L'ammoniac  (verfaulter  SticksiofJ) ,  dit-il ,  est  la  nourriture  la  plus 

(*)  Bibliothèque  physicthéconomique  ,  tome  i ,  page  430. 


Digitized  by  VjOOQIC 


COUP  D'OBIL  SUR  LES  DIVERS  SYSTÈMES  DE  CHIMDS  AGRICOLE.       ^  17 

importante  des  plantes  ;  il  est*  pour  ainsi  dire,  leur  pain  quotidien , 
mais  elle  ne  peut  se  passer  non  plus  de  l'acide  phosphorique  {Phos- 
phorsaàre)  dont  dépend  principalement  la  formation  de  la  semence. 
Si ,  par  conséquent ,  une  plante  doit  former  des  tiges  et  des  feuilles 
Tîgoureuses  et  si  elle  doit,  en  outre,  produire  une  semence  riche  et 
puissante ,  il  faut  lui  donner ,  dès  sa  jeunesse ,  les  deux  espèces  de 
nourriture  qui ,  généralement ,  ne  se  trouvent  pas  en  quantité  suffi- 
sante dans  les  différentes  variétés  de  terres  et  qui  sont  Tazote  et  le 
phosphate  de  chaux. 

Nous  n'entrerons  pas  dans  les  détails  des.  procédés  agricoles  du 
ù'  Stockhart  ;  il  nous  suffit  de  faire  remarquer  qu'il  considère  égale- 
ment la  science  de  la  chimie  comme  une  étude  indispensable  pour 
tous  ceux  qui  s'occupent  de  la  calture  des  terres. 

En  Angleterre ,  où  les  nouvelles  théories  de .  chimie  agricole  ne 
manquent  jamais  de  trouver  des  adeptes  fervents ,  de  nombreux  essais 
ont  eu  lieu  également/  essais  qui  ont  été  rendus  faciles  par  le  com- 
merce ,  car  il  a  offert  aux  agriculteurs  des  paquets  de  poudre  spécia- 
lement et  chimiquement  préparés  pour  obtenir,  suivant  la  nature  du 
sol,  telle  ou  telle  récolte.  C'est  ainsi  que  le  blé  a  eu  sa  poudre,  le 
trèfle  la  sienne;  de  même  de  la  pomme  de  terre ,  du  turneps ,  etc. 

C'est  à  ces  différentes  théories  basées  sur  la  chimie  que  H.  Nérée 
Boubée  vient  déclarer  la  guerre. 

Qui  est-ce,  que  H.  Nérée  Boubée?  —  M.  Boubée  est  rédacteur  en 
chef  du  jounal  c  la  Réforme  agricok  »  et ,  selon  M.  J.  C.  Crussard  , 
M.  Boubée  est  un  écrivain  qui  a  conquis  une  certaine  célébrité  par  de 
longs  et  honorables  travaux  en  géologie  et ,  selon  M.  Victor  Borie , 
il  n'est  ni  plus  ni  moins  que  le  Garibaldi  de  la  minéralogie  (*)•    - 

M.  Boubée  reçut  un  jour ,  en  sa  qualité  de  directeur  d'un  journal 
agricole,  une  lettre  de  H.  Ponteau ,  notaire,  qui  dirige  avec  zèle  et 
succès  de  grapdes  cultures.  M.  Ponteau  lui  posa  les  questions  sui- 
vantes: , 

c  Quels  sont  les  sels  ou  les  gaz  qui ,  dans  les  fumiers  d'étables , 
c  donnent  les  meilleurs  résultats  pour  les  prairies  naturelles  et  artifi- 
c  cielles  et  pour  les  plantes  et  racines  sarclées?  M.  Ponteau  ajoute, 
f  que  jusqu'à  meilleur  renseignement,  il  estime  l'azote  pour  les 

(*)  Vojez  VlUuitration  du  20  octobre  1860. 


Digitized  by  VjOOQIC 


148  REVUE  D'ALSACE. 

c  herbes  »  la  potasse  pour  les  betteraves .  et  le  phosphate  pour  les 
f  grains ,  surtout  pour  le  vitré  de  la  paille.  > 

La  Réforme  agricole  s'empressa  de  répondre  à  M.  Ponteau  t  que  le 
c  fumier  d'étable  ne  renferme  que  S  à  5  p.  ^Iq  d'azote  et  qu'il  y  a 
c  encore  dans  le  même  fumier  95  à  98  p.  ^/q  de  matières  autres  que 
c  l'azote  ;  que  la  majeure  partie  de  ces  matières  autres  que  l'azote  se 
c  compose  d'hydrogène ,  d'oxigène  »  d'acide  carbonique  et  d'eau  ; 
c  mais  que  ce  ne  sont  pas  non  plus  ces  matières  qui  peuvent  être  la 
c  partie  la  plus  utile  du  fumier  et  qu'il  y  reste  encore  la  partie  miné- 
c  raie  du  fumier  qui  comprend  plus  ou  moins  de  potasse ,  de  soude  » 
c  de  chaux  «  de  soufre ,  de  phosphore ,  de  chlore ,  de  fer ,  de  ma- 
c  gnésie ,  d'alumine ,  de  silice  gélatineuse ,  etc.  »  etc. 

c  Et  c'est  là  t  s'écrie  la  Réforme  agricole ,  la  partie  la  plus  impor- 
f  tante  et  la  plus  active  du  fumier  !  —  Et  c'est  précisément  à  cette 
c  partie ,  ajoute-t-elle ,  qu'on  n'a  prêté  jusqu'à  ce  jour  à  peu  près 
c  aucune  attention.  Mais  si  on  nous  demande  de  désigner  parmi  tous 
c  ces  éléments  minéraux  des  fumiers  et  des  engrais ,  ceux  qui  favo- 
c  risent  particulièrement  les  prairies  naturelles  et  artificielles ,  les 
c  plantes  et  les  racines  sarclées ,  les  herbes ,  les  betteraves  »  les 
c  grains ,  le  vitré  de  la  paille ,  etc. ,  nous  sommes  forcés  de  dire  que 
c  dans  l'état  actuel  de  la  science  il  n'est  pas  possible  de  répondre 
c  catégoriquement  sans  s'exposer  à  tomber  dans  les  plus  graves 
c  erreurs ,  qui  malheureusement  se  propagent  de  toutes  parts  parmi 
c  les  agronomes  !» 

La  Réforme  agricole  conclut  ensuite  que  ce  qui  manque  surtout  aux 
plantes ,  ce  sont  le  plus  souvent  les  éléments  minéraux  en  nature 
c  sans  aucune  préparation  cJùmique.  » 

c  Les  monts  grands  et  petits  »  n'ont  été  élevés  par  Dieu ,  au-dessus 
c  des  plaines  que  pour  assurer  et  renouveler  perpétuellement  leur 
c  fertilité.  Exploitez  donc  sans  ménagements  tous  ces  coteaux,  toutes 
c  ces  montagnes ,  ce  sont  des  réserves  inépuisables  d'amendements 
c  pour  toutes  vos  terres  ;  c'est  là  que  vous  trouverez  par  quelques 
<  recherches  intelligentes  et  faciles  »  tout  ce  qui  peut  leur  manquer , 
c  tout  ce  qui  doit  leur  rendre  et  pour  longtemps  leur  fécondité  pri- 
c  mitive.  » 

Certes  y  en  face  des  différents  systèmes  agricoles,  patronés  par  les 
chimistes  les  plus  célèbres  de  l'Allemagne  et  de  la  France ,  nous 
étions  tenté  de  considérer  la  réponse  donnée  à  M.  Ponteau  par  la 


Digitized  by  VjOOQIC 


COUP  D*CE1L  SUR  LES  DIVERS  SYSTÈMES  DE  CHIAIIE  AGRICOLE.      119 

Réforme  agricole  comme  une  boutade,  comme  une  guerre  sans  raison 
que  M.  Bonbée  avait  pris  la  fantaisie  de  faire  au  produit  chimique  le 
plus  estimé  dans  la  science  de  l'agriculture  moderne ,  à  l'azote. 

Mais  bientôt  après ,  de  grands  journaux  de  la  capitale ,  la  Presse 
ex  Y  Illustration,  ouvrirent  leurs  colonnes  à  de  fervents  disciples  des 
chefs  illustres  de  l'école  chimique  qui  lancèrent  sur  la  doctrine  révo* 
lutionnaire  de  M.  Boubée  une  charge  à  fond ,  qui  eût ,  comme  le  dit 
M.  Boubée  lui-même ,  infailliblement  culbuté  et  détruit  de  fond  en 
comble  sa  théorie  si  elle  n'avait  pour  base  le  granit ,  cette  roche 
inébranlable  qui  est  la  base  du  monde  lui-même  ! 

Yoici  maintenant,  en  résumé,  l'acte  d'accusation  fulminé  parle 
savant  géologue  contre  Fazote  et  l'école  française  de  chimie  agricole: 

f  1^  L'azote  n'est  nullement,  comme  on  le  croit ,  un  puissant  élé« 
c  ment  de  fertilité  pour  les  plantes  ; 

f  ^  Pour  féconder  les  terres  avec  le  plus  de  succès  et  d'économie, 
c  le  meilleur  moyen  est  certainement  l'emploi  judicieux  des  amende* 
c  ments  minéraux  exempts  de  toute  préparation  chimique. 

c  Deux  autres  erreurs ,  dit-il  ensuite  ,  se  propagent  encore  d'une 
c  manière  calamiteuse  parmi  les  agriculteurs.  Ces  deux  autres  erreurs 
c  sont  :  l'une ,  la  théorie  actuelle  du  phosphate  de  chaux ,  l'autre  la 
c  théorie  qui  se  résume  dans  le  mot  assimilable ,  devenu  magique 
c  parmi  les  agronomes.  » 

En  effet  y  les  chimistes  et  les  fabricants  d'engrais  ne  mettent  plus 
aujourd'hui  que  deux  choses  en  relief:  la  proportion  d'azote  et  la 
proportion  de  phosphate  de  chaux.  C'est  là ,  selon  H.  Boubée ,  une 
double  erreur  aussi  déplorable  que  grossière  et  qu'il  exhorte  de  com- 
battre et  de  détruire  le  plus  promptement  possible. 

f  L'azote  et  le  phosphate ,  dit-il ,  n'entrent  qu'en  propotion  minime 
c  dans  la  composition  des  produits  de  la  végétation ,  et  comme  ils 
(  manquent  même  totalement  dans  un  grand  nombre,  on  ne  saurait 
c  les  considérer  comme  étant  les  engrais  les  plus  eflBcaces  et  donner 
c  à  entendre  aux  cultivateurs  qu'ils  sont  à  peu  près  les  seuls  dont  il 
c  faut  se  préoccuper. 

c  Répandre  une  telle  doctrine,  s'écrie  Mr  Boubée ,  c'est  faire  faire 
c  fausse  route  aux  cultivateurs,  c'est  préparer  infailliblement  un 
c' résultat  funeste,  celui  de  diminuer  le  rendement  des  terres.  > 

M.  Boubée  nous  apprend  ensuite  qu'un  agronome  distingué , 
M,  Demont,  directeur  de  l'école  municipale  d'Orléans»  vient  de  porter 


Digitized  by  VjOOQIC 


120  REVUE  D'ALSACE. 

le  troable  dans  les  théories  chimiques  par  une  série  de  treote-deax 
expériences  faites  sur  un  terrain  homogène  sans  engrais ,  et  avec 
tous  les  engrais  connus ,  et  qu'il  en  est  résulté  que  les  engrais  qui 
ont  produit  le  moins  d'effet  sur  les  récoltes  sont  \,es  engrais  les  plus 
riches  en  azote  (^).  ' 

Il  nous  apprend ,  en  outre  ,  que  M.  Isidore  Pierre  (2)  vient  de  con- 
stater la  présence  de  20,000  kih  d'azote  dans  le  sol  »  par  hectare  « 
jusqu'à  la  profondeur  d'un  mètre  »  et  il  en  conclut  que  cette  masse 
imposante  ne  pourra  guère  gagner  en  puissance  par  les  quelques 
kilos  de  poudre  d'engrais  azoté  que  l'on  recommande  d'y  ajouter* 

Telles  sont  »  à  l'heure  qu'il  est ,  les  accusations  portées  contre  la 
chimie  agricole  française.  Nous  ignorons  si  les  chefs  de  la  doctrine 
si  vigoureusement  attaquée  daigneront  descendre  eux-mêmes  dans  la 
lice ,  pour  défendre  leur  théorie»  En  attendant  que  la  lutte  scienti- 
6que  prenne  des  proportions  plus  grandes ,  nous  nous  bornerons  à 
dire  que  H.  J.  C.  Crussard ,  agriculteur  vieilli  dans  la  pratique  et 
directeur  de  la  ferme-école  de  Trécesson  en  Bretagne^  vient  de  pu- 
blier dans  la  Prene  deux  grands  articles  en  faveur  de  la  chimie  agri- 
cole (3)  »  mais  dont  il  nous  est  impossible  de  donner  ici  une  analyse 
sans  dépasser  les  bornes  de  cette  Revue. 

Nous  dirons  néanmoins  que  les  articles  de  M.  Crussard  nous  sem- 
blent porter  les  traces  d'une  indécision  patente.  Il  cite  bien  des 
expériences  d'après  lesquelles  Tazote  aurait  produit  d'excellents  eiPets 
sur  les  récoltes  ;  il  parle  bien  de  Técobuage ,  abandonné  »  dit-il ,  de* 
puis  longtemps  par  tes  agronomes  les  plus  distingués  »  et  qui  avait 
pour  but  de  ne  laisser  dans  les  engrais  que  les  éléments  minéranx  ; 
il  conclut  bien  que  l'azote  assimilable  (^}  étant  plus  rare  •  plus  difficile 

(*)  Le  fumier  de  ferme  ne  contient  qne  2  à  5  p.  7o  d'azote  ;  le  guano  du  Pérou 
i6  p.  7o  ;  les  chiffons  de  laine  jusqu'à  20  p.  7o  ;  tandis  que  les  feuilles  d'automne/ 
chêne,  hêtre,  etc.  ne  renferment  que  Vt  P-  7o  ^t  les  paOles  de  ftroment  »  d'oi^e 
et  de  seigle  à  peine  V,  p.  7o.  (V.  En^prak.  asotéê,  par  M.  de  Gasparin). 

(*)  Professeur  de  chimie  agricole  à  h  fiiculté  de  Caen. 

n  Voyez  la  Preue  du  11  et  13  septembre  1860. 

{*)  M.  Crussard  demande:  «  Si  la  masse  imposante  d'azote  que  le  sol  contient, 
selon  les  expérience  de  M.  Is.  Pierre  y  se  trouve  dans  les  conditions  voulues  pour 
que  les  plantes  puissent  s'en  assimiler  la  partie  nécessaire  à  leur  végétation  T  » 
i^  Il  y  aurait  donc  l'azote  assimilable ,  celui  des  engrais  et  l'uote  non  j 


Digitized  by  VjOOQIC 


COUP  d'obil  sur  les  divers  systèmes  de  chimie  agricole,    m 

à  mettre  i  la  disposition  des  plantes  «  pins  cher  que  toutes  les  autres 
substances,  c'est  lui  qui  Joue  et  qui  doit  jouer  le  rôle  principal  des 
engrais  ! 

Mais ,  malgré  tous  ces  arguments ,  nous  ne  pouvons  considérer  les 
lignes  de  H.  Crussard  comme  une  réfutation  brillante  des  accusations 
de  H.  Boubée .  accusations  qae  ce  dernier  soutient  dans  ses  écrits 
avec  une  chaleur  et  une  éloquence  réellement  entraînantes. 

f  Si  vous  n'avez  pas,  dit-il,  (i)  à  votre  portée  des  amendements 
f  fournis  par  la  nature,  adressez-vous  aux  engrais,  soit  naturels, 
f  soit  artificiels  ;  seulement ,  n'en  évaluez  pas  la  valeur  et  le  résultat 
f  par  l'azote,  mais  bien  par  les  éléments  minéraux  qu'ils  peuvent 
c  renfermer.  Ici  la  philosophie  naturelle  vient  elle-même  porter  son 
c  flambeau  â  la  théorie  et  &  la  pratique;  la  philosophie  montrant  ïiue 
c  le  règne  minéral  a  précédé  le  règne  végétal ,  et  que  le  règne  végétal 
c  a  précédé  le  règne  animal ,  d'où  elle  conclut  que  la  matière  miné- 
c  raie  a  été  destinée  à  nourrir  les  plantes  •  que  les  plantes  sont  desti- 
c  nées  à  nourrir  les  animaux  et  que  les  animaux  ne  peuvent  nourrir 
f  les  végétaux  qu'après  être  passés  à  l'état  de  matières  mortes  dé- 
c  composées  et  redevenues  matières  minérales ,  comme  l'exprime  si 
c  bien  ce  verset  célèbre  : 

Quant  à  nous,  simples  cultivateurs ,  qui  profitons  des  déns  de  la 
nature ,  sans  chercher  à  pénétrer  ses  causes  et  ses  mystères ,  qui 
n'avançons  qu'en  tâtonnant ,  qu'en  multipliant  les  essais ,  qu'en  cal- 
cofamt  sur  le  succès  qui  trompe  souvent  notre  attente  et  qui  ne  répond 
pas  toujours  aux  espérances  que  les  savants  nous  inspirent ,  nous  nous 
garderons  bien  d'émettre  une  opinion  personnelle  dans  des  discussions 
aussi  transcendantes  et  aussi  comidexes.  Il  nous  suffit  de  les  signaler 
à  l'attention  de  ceux  qui ,  comme  nous .  s'intéressent  à  la  culture  des 
terres.  Nous  ne  terminerons  cependant  pas  sans  citer  encore  quelques 
lignes  que  nous  empruntons  au  cours  de  chimie  agricole ,  professé  en 
1837  par  M.  F.  Mabgutti ,  à  la  faculté  des  sciences  de  Rennes  C). 

cehii  da  soL  L'oldection  est  assez  sérieuse  pour  flzer  Tattention  de  nos  chimistes 
alsactens  ;  ils  nous  apprendront  sans  doute  qaelle  est  la  propriété  et  la  raison 
d'être  de  l'aiote  non  assimilable  ? 

n  Voy.  la  réponse  de  H.  Boubée  à  M.  Gmssard  dans  la  IVetM  du  2S  nov.  1860. 

(*)  PabUé  par  décision  da  Conseil  général  d'IUe-et-VUaine. 


Digitized  by  VjOOQIC 


m  REVUE  D'ALSàGE. 

f  Vous  feriez  une  bien  mauvaise  opération  »  dit  llllustre  professeur 
c  en  s'adressant  à  son  auditoire ,  si ,  étant  propriétaires  de  terres 
c  fatiguées  et  appauvries ,  vous  vouliez  en  tirer  de  très-bonnes  récoltes 
c  à  force  de  guano  ou  d'azote  ;  vous  ne  réussiriez  pas ,  tout  en  dépen- 

c  sant  beaucoup  1 C'est  pourquoi  je  vous  disais  tantôt  que  le  fumier 

c  de  ferme  est  le  type  des  engrais  complets ,  puisqu'on  y  trouve  réunis 
c  dans  une  jti^te  frofortion  l'azote  •  le  carbone  et  le  principe  minéral  ; 
c  c'est  pourquoi  il  ne  peut  y  avoir  de  culture  durable  par  le  concours 
c  d'engrais  autres  que  le  fumier  de  ferme ,  et  que  c'est  toujours  par 
c  celui-ci  qu'il  faut  finir  !  i 

Nous  en  concluons  donc  que  s'il  faut  toujours  finir  par  là ,  le  mieux 
sera  pour  nos  cultivateurs  de  prendre  la  vache  par  les  cornes  — 
qu'on  nous  pardonne  cette  expression  vulgaire  —  en  multipliant  leur 
fumier  avec  tous  les  soins  et  toute  la  persévérance  possibles  ;  ce  qui 
simplifiera  leur  besogne  et  leur  évitera  la  peine ,  si  redoutée ,  d'étu- 
dier les  chlorhydrates  d'ammoniac,  les  sulfates  d'ammoniac,  ou 
l'azote  sous  quelque  forme  que  ce  soit,  et  de  plus  M.  Â.  de  Turckheim 
ne  sera  plus  autorisé  de  leur  adresser  le  reproche  :  de  hausser  les 
épaules  devant  les  produits  chimiques  agricoles  (i) ,  produits  qu'un 
écrivain  caustique ,  dont  le  nom  nous  échappe ,  a  naguère  comparés 
au  contenu  de  ces  boites ,  si  bien  recouvertes  de  vignettes  dorées  et 
renfermfltat  le  secret  précieux  de  faire  pousser  les  cheveux. 

Espérons  néanmoins  que  la  science  de  la  chimie ,  jeune  elle*méme 
encore  et  dont  personne  ne  saurait  méconnaître  les  louables  efforts 
faits  en  faveur  de  l'agriculture ,  parviendra  en  son  temps  à  sortir 
triomphante  de  ce  chaos  de  systèmes  si  divers  qui  se  combattent  les 
uns  les  autres.  Mais  avouons  également  que  le  cultivateur  austère  qui 
féconde  le  sol  à  la  sueur  de  son  front  et  qui  se  borne  à  appliquer  dans 
ses  laudes  travaux  l'expérience  amoncelée  par  les  générations  qui  l'ont 
précédé  ,  ne  mérite  certes  pas  l'accusation  qu'on  lui  adresse  si  sou- 
vent d'être  ignare  et  routinier.  Les  grands  progrès  du  siècle  sont 
l'œuvre  des  hommes  de  pratique  ;  la  nécessité  a  été  de  tout  temps  la 
mère  des  inventions ,  et  le  laboureur  aussi  saura  changer  et  d'opinion 
et  de  procédés  quand  il  y  trouvera  son  profit. 

J.  F.  Flaxland^ 

'  propriétaire ,  délégué  cantonal  de  Tinstruction  primaire. 

[*)  V.  Rwue  d'Alsace  de  1860,  page  575. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LAVATER 

A  GOLMAR  ET  A  HONTBÉUARD. 


Ce  pasteur  distingué  naquît  à  Zurich  le  15  novembre  4740,  et  y 
mourut  le  2  janvier  iSOi.  On  verra  plus  loin  pourquoi  nous  nous 
somoies  abstenu  d'une  étude  biographique  :  deux  circonstances  im- 
portantes de  sa  vie  seront  simplement  rappelées  ici. 

La  santé  de  Lavater  ayant  subi  une  assez  forte  atteinte,  il  se  décida 
à  se  rendre  aul  eaux  d'Ems  pendant  l'été  de  1774.  L'espérance  de 
foire  visite  à  plusieurs  hommes  éminents  avec  lesquels  il  était  déjà 
en  relations,  diminua  la  répugnance  qu'il  éprouvait  d'entreprendre  ce 
voyage  qui  le  détournait  de  ses  occupations  habituelles. 

Il  s'arrêta  quelques  jours  à  Bâle,  et  les  employa  à  voir  les  hommes 
marquants  que  cette  ville  possédait  alors.  Puis ,  arrivé  à  Colmar,  il 
rendit  visite  à  un  aveugle  de  renom,  Pfeffel,  qu'il  trouva  entouré  de 
plusieurs  jeunes  gens.  On  annonça  Lavater  à  Pfeffel  comme  un  étran- 
ger qui  lui  apportait  des  nouvelles  de  ses  amis  de  Bâle.  f  —  Et  vous- 
même,  qui  étes-vous?  demanda  amicalement  l'intéressant  aveugle.  — 
Lavater,  de  Zurich.  —  Lavater,  le  pasteur,  celui  qui  a  entrevu  l'éter- 
nité ?  —  C'est  moi.  —  Oh  !  mon  Dieu ,  s'écria  Pfeffel ,  en  serrant 
Lavater  dans  ses  bras ,  vous  Lavater,  vous  mon  ami  ?  Oh  !  quel  bon- 
heur !  venez  près  de  moi  ;  faites-lui  place ,  Messieurs ,  laissez-moi 
m'asseoir  près  de  lui.  >  Cet  accueil  plein  de  sympathie  du  poète 
oolmarien  laissa  de  profondes  traces  dans  le  cœur  du  pieux  voyageur 
qui  rencontra  chez  son  ami  les  sentiments  qu'expriment  si  bien  les 


Digitized  by  VjOOQIC 


124  REVUE  D*  ALSACE. 

Lettres  à  Beuma  iur  la  Religion,  tradaites  en  i825  par  le  professear 
Willm  de  regrettable  mémoire.  Dans  ce  voyage  »  Lavater  rencontra 
le  célèbre f)oète  Gœthe  à  Francfort,  qui  loi  lut  une  grande  partie  de 
ses  manuscrits. 

Ceux  qui  voudront  suivre  Lavater  dans  les  différentes  phases  de 
son  utile  carrière ,  liront  avec  tout  intérêt  TEssai  sur  sa  vie ,  publié 
par  la  Société  des  livres  religieux  de  Toulouse. 

Plus  tard ,  nous  trouvons  ce  pasteur  à  Montbéliard  occupé  d'y 
exercer  son  .ministère.  On  a  presque  oublié  aujourd'hui  qu'une 
branche  de  la  maison  de  Wurtemberg  résidait  encore  »  à  la  fin  du 
siècle  passé ,  dans  la  petite  ville  de  Montbéliard ,  et  qu'elle  y  tenait 
une  cour.  Cette  principaut.é ,  dont  l'histoire  intéressante  paraîtra 
bientôt ,  fut  réunie  à  la  France  en  1796,  l'an  IV  de  la  République*  et 
incorporée  aux  départements  du  Haut-Rhin  et  de  la  Haute-Saône. 
Plusieurs  des  princes  et  princesses  de  la  maison  de  Wurtemberg 
sont  nés  à  Montbéliard,  entre  autres  l'épouse  de  Paul  i'%  empereur 
de  Russie,  mère  d'Alexandre.  Le  chef  de  cette  principauté,  ordinaire* 
ment  gouvernée  par  l'un  des  frères  de  l'électeur,  portait  le  nom  de 
duc  de  Montbéliard. 

Lavater  ftat  invité  par  la  princesse,  en  1790,  à  remplir  momentané- 
ment auprès  d'elle  les  fonctions  de  chapelain.  L'ecclésiastique  qoi 
devait  de  Mulhouse  administrer  la  communion  aux  protestants  établis 
à  Montbéliard,  étant  mort>  le  choix  de  la  princesse  se  fixa  sur  Lavater. 
Il  se  rendit  volontiers  à  cette  Invitation  affectueuse,  et  passa  quelques 
jours  heureux  dans  un  cercle  nouveau  pour  lui. 

La  princesse  apprécia  tellement  cette  première  visite,  qu'elle  en 
demanda  une  seconde  ;  elle  goûta  beaucoup  la  prédication  et  la  con- 
versation du  pasteur  de  Zurich ,  et  se  fit  un  plaisir  de  l'engager  à  lui 
présenter  sa  fille  atnée.  Cette  jeune  personne  fut  accueillie  avec  toute 
bienveillance ,  et  son  père  écrivit  dans  le  journal ,  fidèle  déposiuire 
de  sa  vie  domestique  :  c  C^  fut  une  vraie  fête  pour  moi  que  d'amener 
ma  fille  ;  j'eus  autant  de  plaisir  à  passer  quelques  jours  à  nous  deux 
qu'à  lui  procurer  de  solides  jouissances  en  lui  faisant  connaître  une 
réunion  de  personnes  intéressantes  et  cultivées.  » 

.  On  sait  combien  Lavater  aimait  à  remplir  les  devoirs  de  son  minis- 
tre dans  les  nof^  supérieurs  de  ia  société  ;  ses  exhortations  furent 


Digitized  by  VjOOQIC 


LAYATEB  A  COLVAR  ET  A  HONTBÉLIARD.  125 

pressantes  et  pleines  de  l'onction  «  de  la  beaaté  morale  qu'il  savait 
répandre  sur  tons  les  sujets  élevés,  t  II  y  a  plus  de  vingt  ans,  dit-il 
à  la  princesse ,  que  j'enseigne  les  doctrines  de  l'Evangile  ;  j'ai  beau- 
coup parlé  9  beaucoup  écrit  sur  ces  grandes  choses,  et  pourtant  il  me 
semble  que  Je  n'en  ai  encore  rien  dit.  >  Lavater  conserva  un  mot 
original  échappé  à  un  oflScier  allemand  qui  acceptait  de  bon  cœur 
l'Evangile,  c  Je  ne  puis  m'empécher  de  sourire,  dll-il,  en  pensant  i 
la  naive  franchise  avec  laquelle  M.  D.  s'est  écrié  :  c  Foin  de  celui 
qui  ne  veut  pas  reconnaître  Jésus-Christ  et  ses  apôtres  !  —  Il  est 
notre  général  en  chef;  un  soldat  doit-il  avoir  honte  du  général ^ui 
ne  renie  aucun  de  ses  soldats  ?  Nous  portons  l'uniforme  de  Christ , 
et  nous  disons  :  Qui  sait  s'il  est  vraiment  notre  chef?  Fi  !  Fi  I  »  Je 
fus  touché  au  cœur  en  entendant  ce  brave  homme  montrer  ainsi  son 
attachement  à  l'Evangile  et  son  éloignement  pour  les  gens  à  double 
face.  Y 

Lavater  s'entretint' volontiers  avec  le  cercle  choisi  rassemblé  à 
Montbéliard ,  de  l'avenir  de  la  société ,  alors  boulversé  par  la  révolu- 
tion française,  f  Dieu  seul ,  dit  Lavater,  peut  mesurer  les  suites  de 
cet  événement.  Les  temps  de  persécution  me  semblent  bien  près  de 
nous  :  les  incrédules  prêcheurs  ^e  la  tolérance  seront  6nalemeut  les 
persécuteurs  les  plus  ardents.  Plus  on  se  pontrera  sincèrement  chré- 
tien, plus  les  charlatans  qui  prétendent  répandre  les  vraies  lumières 
seront  arrêtés.  Si  jamais  le  chrétien  doit  se  faire  un  devoir  de  décla- 
rer sa  foi,  c'est  bien  aujourd'hui  ;  il  faut  qu'il  agisse  avec  franchise.' 
Tous  les  écrivains  chrétiens,  en  particulier,  doivent  se  montrer  ferme* 
ment  attachés  au  christianisme,  i 

Les  horreurs  de  93  allaient  faire  croire  à  la  petite  cour  de  Mont- 
béliard que  Lavater  avait  le  don  de  prophétie.  Aussi  s'écria-t-il  un 
peu  plus  tard,  après  avoir  montré  que  l'incrédulité  précipite  les 
peuples  dans  l'abtme ,  exile  et  persécute  tout  ecclésiastique ,  détruit 
et  vend  les  temples ,  substitue  aux  fêtes  chrétiennes  des  scènes  de 
théâtre  :  c  0  France ,  France ,  demande- toi  si  tu  peux  encore  tolérer 
le  mot  de  Providence ,  et  prêche  aux  nations  le  symbole  d'Epicure  : 
mangeons  et  buvons ,  car  demain  nous  mourrons.  —  Nous  contem- 
plons le  spectacle  que  tu  nous  présentes,  nous  étudions  ce  que  tu 
de  viendras..  ••  Oh  !  que  nos  yeux  demeurent  ouverts  aussi  longtemps 
qu'ils  pourront  voir....  Irréligion ,  monstre  détestable,  sois  toujours 
pour  nous  un  sujet  d'horreur  et  d'effroi...*  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


iâ6  REVUE  D' ALSACE. 

La  chaleureuse  éloquence  de  Lavater  produisit  un  effet  étonnant , 
qui  alla  retentir  jusqu'à  Stuttgard  dans  le  cercle  des  personnages  qui 
l'avaient  connu  à  Montbéliard  et  Tavaient  vu  journellement  au  château. 

VEssai  sur  la  vie  de  Jean-Gaspard  Lavater,  volume  de  463  pages  • 
offre  une  lecture  très-intéressante,  à  la  fois  historique,  littéraire  et 
édiBante.  Si  nous  avons  commis  quelque  erreur  dans  cet  article. 
VEssai  pourra  aider  à  rectifier. 

6.  GOGDEL,    ptttaiir. 


Digitized  by  VjOOQIC 


Histoire  de  la  Guerre  de  Trente  ans,  par  Schiller;  traduite  par 
M.  Langhans ,  ancien  vice-président  du  tribunal  civil  de  Colmar. 
Colmar,  Hoffmann ,  1860,  în-S*"  de  523  pages. 


L'art  des  traductions  est  un  art  très-difficile.  Il  n'a  jamais  joui  en 
France ,  de  la  considération  qui  lui  est  si  justement  due.  Les  peuples 
étrangers  en  font  plus  de  cas.  Plus  pauvres  que  nous  en  œuvres 
originales  et  véritablement  littéraires ,  ils  transportent ,  plus  volon- 
tiers que  nous  ne  le  faisons,  dans  leur  langue,  les  ouvrages  notables 
que  produit  le  mouvement  intellectuel  chez  leurs  voisins.  L'Angle- 
terre et  l'Allemagne  se  sont,  de  tout  temps,  distinguées  sous  ce 
rapport,  surtout  au  iviiP  siècle,  où  la  littérature  française  avait 
acquis  une  prépondérance  et  une  autorité  qui  n'ont  pas  peu  contribué 
à  retarder  l'essor  du  génie  littéraire  propre  à  ces  deux  grands  pays. 

Dans  notre  siècle ,  la  diffusion  des  idées  •  la  propagation  de  la 
connaissance  des  langues  étrangères ,  et  surtout  le  besoin  de  consta- 
ter la  solidarité  morale  de  l'esprit  humain ,  ont  rendu  au  labeur  de 
la  traduction  une  partie  de  l'honneur  et  de  l'importance  auxquels  il 
a  droit.  Nous  commençons  à  posséder  de  bonnes  et  solides  traduc- 
tions des  écrivains  étrangers ,  anglais,  espagnols,  italiens  et  alle- 
mands. Les  annonces  de  librairie  nous  en  promettent  encore  de 
nouvelles  et  de  plus  étendues  et  naturellement  de  plus  parfaites. 
L'activité  dans  cette  direction  nous  plaît  ;  elle  est  un  heureux  symp- 
tôme de  la  grande  révolution  qui  s'accomplit  et  qui  tend  à  faire  pré- 
valoir la  fraternité  des  esprits  sur  les  petites  dissidences  d'origine, 
de  mœurs ,  de  préjugés  et  d'intérêts  qui  ont  si  longtemps  tenu  sépa- 
rts  et  ennemis  les  peuples  formés  par  une  même  et  commune  culture 
religieuse,  intellectuelle  et  politique.  Elle  nous  plaît  encoi'e  par  les 
services  qu'elle  rend,  puisqu'elle  augmente  dans  chaque  nation  le 


Digitized  by  VjOOQIC 


428  REYUB  D'àLSACB. 

domaine  de  la  pensée,  en  y  transportant  des  connaissances,  des  i 
timents  et  des  impressions  qui  enrichissent  et  étendent  son  horizon 
intellectuel. 

Il  est  singulier  que  le  goût  et  le  besoin  des  traductions  s'exerce 
moins  sur  les  écrivains  de  l'Allemagne  que  sur  ceux  d'autres  pays. 
On  prétend  l'expliquer  par  la  différence  profonde  qui  existe  entre  le 
génie  des  deux  nations •  l'un  clair,  vit,  pratique,  passionné  pour  le 
bon  sens  »  habitué  à  une  marche  simple  et  correcte  ;  l'autre  plus 
vague,  méditatif,  enclin  à  l'amour  des  systèmes,  penché  dans  la 
rêverie,  se  mouvant  plus  volontiers  dans  les  ardeurs  du  sentiment 
intime  que  sous  l'aiguillon  de  la  curiosité  extérieure.  Cela  est  vrai 
dans  une  certaine  mesure.  Les  génies  sont  réellement  très-dissem- 
blables, mais  ils  ne  sont  pas  hostiles.  11  ne  manque  aux  Français , 
pour  mieux  goûter  et  aimer  davantage  l'esprit  germanique,  que  de  le 
mieux  connaître'  en  se  mettant  plus  souvent  en  communication  avec 
lui.  L'Allemagne  pourrait  nous  apprendre  beaucoup  de  choses  utiles, 
parmi  lesquelles  il  en  est  que  nous  ignorons ,  et  d'autres  que  sa 
patiente  érudition,  sa  critique  éclairée  et  consciencieuse  ont  appro- 
fondies plus  que  nous  ne  sommes  prêts  à  le  faire.  Les  recherches 
historiques,  l'étude  des  institutions,  des  langues,  des  beaux-arts,  du 
développement  des  littératures,  ont  produit  une  foule  de  livres  excel- 
lents que  l'on  doit  désirer  de  voir  entrer  dans  la  circulation  firan- 
çaise.  au  moyen  de  bonnes  et  complètes  traductions. 

Nous  aimerions  donc  mieux  de  voir  le  zèle  des  traductions  se  por- 
ter sur  les  livres  inconnus  de  l'Allemagne  savante ,  et  qui  n'ont  pas 
leurs  analogues  en  France ,  que  de  le  voir  s'attacher  à  quelques 
œuvres  capitales ,  à  quelques  noms  consacrés,  qui,  heureusement, 
ont  déjà  pénétré  chez  nous,  et  y  sont  connus  et  admirés. 

Il  est  vrai  que  c'est  un  grave  écueil  que  de  se  présenter,  en  France, 
au  public,  avec  un  livre  étranger  encore  inconnu  à  la  main.  Mais 
cet  écueil  peut  être  franchi ,  nous  en  avons  la  certitude.  Il  suflSrait 
de  quelques  épreuves  courageuses ,  et  bien  faites.  On  Bnirait  par  ne 
pas  mieux  demander,  même  en  France,  que  d'être  instruit  et  charmé 
par  la  science  et  par  l'esprit  des  peuples  voisins. 

Nous  avons  été  amenés  à  ces  réflexions  j)ar  la  récente  apparition 
de  la  traduction  que  M.  Langhans  vient  de  faire  d'un  des  plus  célèbres 
ouvrages  de  la  littérature  allemande,  de  V Bisurire  de  h  Guerre  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


HISTOIRE  DE  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS.  129 

Trente  ans ,  par  Schiller.  Celle  œuvre  historique  a  été  traduite  plu- 
sieurs fois  ;  mais  les  anciennes  IrnclucUons  avaient  vieilli ,  et  la  der- 
nière, due  à  la  plume  délicate  d'une  femme,  n'avait  peut-être  ni  la 
précision,  ni  la  fidélité  littérale  que  Ton  doit  souhaiter  de  rencontrer 
dans  un  livre  qui  réunîl  le  double  et  viril  mérhe  d'un  récit  plein 
d^arc  et  d'un  enseignement  polllique.  M.  Langhans  a  préféré  trans- 
porter dans  noire  langue  un  modèle  parfait  de  l'esprit  ailerhand,  une 
composition  historique  justement  admirée,  plutôt  qu'une  œuvre  dont 
le  succès  serait  à  faire.  Il  a  bien  choisi.  Le  livre  de  Schiller  est  un 
ouvrage  classique  en  Allemagne.  Il  reflète  avec  vérité  les  grandes 
passions  qui  ont  agité  le  corps  germanique  pendant  la  lutte  décisive 
do  xviP  siècle ,  et  l'on  peut  ajouter  qu'il  est  encore  aujourd'hui  le 
programme  le  plus  certain  des  idées  qui  se  disputent  la  direction 
morale  et  politique  de  l'avenir  de  l'Allemagne. 

Tous  les  auteurs  allemands  sont  difficiles  à  traduire ,  car  il  faut 
atteindre ,,  chez  eux ,  sous  une  forme  abondante  et  enveloppée,  une 
pensée  qui  a  r^ement  la  netteté  et  le  trait  de  la  pensée  française. 
Il  n'y  a  peut-être  que  Gœthe  qui  ait  quelque  chose  de  la  lucidité 
voltaîrienne,  et  qui,  conséquemment ,  peut,  sans  grands  efforts,  être 
transporté  dans  notre  langue.  Schiller,  par  l'idiome ,  par  le  tour  de 
la  pensée,  par  ses  opinions,  par  ses  sentiments,  est  absolument,  fon- 
cièrement germanique.  L'ardeur  généreuse  de  ses  convictions,  la 
richesse  de  son  imagination,  jointe  au  don  de  peindre  avec  vivacité  et 
coloris  ,  donnent  à  sa  facture  littéraire  une  ampleur  et  une  sonorité 
qui  en  font  un  homme  à  part,  un  écrivain  exceptionnel.  Le  traduire, 
le  revêtir  de  notre  langage ,  est  donc  un  travail  qui  exige  à  la  fois 
de  l'habileté ,, de  la  vigueur,  de  la  souplesse,  une  entente  intime  des 
dispositions  naturelles  de  l'esprit  allemand  et  l'art  de  faire  passer 
cet  esprit  dans  une  autre  forme,  sur  un  autre  instrument  d'expres- 
sion ,  sans  que  l'on  entende  de  faux  tons. 

M.  Langhans  s'est  résolu  à  ce  labeur  avec  la  plus  patiente  étude. 
On  sent  que  Schiller  était  pour  lui  un  écrivain  de  prédilection.  Il  s'est 
efforcé  de  le  saisir  dans  sa  pensée  et  de  le  restituer  dans  sa  forme  la 
plus  fidèle.  Il  n'a  pas  cru  pouvoir,  comme  l'ont  fait  d'autres  traduc- 
teurs, procéder  par  des  équivalenis,  et  soumettre  le  style  de  Schiller 
à  un  système  de  réduction  conventionnelle.  Il  en  a,  au  contraire, 
respecté  l'allure  propre  tt  originale,  le  dessin  national,  prélérâni  les 
vives  arêtes,  qui  font  reconnaître  le  penseur  et  l'artiste  étranger,  à 

â*S«rie.  —  S'Annéfl.  9 


Digitized  by  VjOOQIC 


dSO  REVUE  D'àLSàGB. 

rélégance  pâle  et  monoione  qui  l'eût  fait  ressembler  à  tout  le  monde. 
Un  peu  de  rudesse  ne  messied  point  à  la  peinture  des  fortes  scènes 
de  cette  longue  nuit  de  meurtres  que  Ton  a  appelée  la  Guerre  de 
Trente  an»,  et  nous  avouons  que  la  lecture  d'un  auteur  étranger  nous 
paraît  avoir  plus  de  saveur  lorsque  la  traduction  lui  conserve  quel- 
ques-unes de  ces  vives  teintes  qui  font  penser  à  sa  langue  et  à  son 
pays. 

Le  mérite  que  nous  signalons  dans  la  traduction  de  M.  Langhans 
ne  peut  manquer  d'être  apprécié  par  ceux  qui  sont  privés  du  plaisir 
de  lire  Schiller  dans  l'original.  11  le  sera  aussi  par  ceux  qui  aimeront 
à  se  rendre  compte  du  résultat  que  peut  atteindre  l'étude  persévé- 
rante et  consciencieuse  d'un  grand  modèle  littéraire. 

CH.  Gérard,   avoMUlacovimpériala. 


Digitized  by  VjOOQIC 


MARIE  STUART, 

de  SCHnXKR ,  traduite  en  vers  par  Théodobs  Braon  ,  i  toI.  8". 
Strasbourg,  Treuttel  et  Wûru»  1860. 


c  Quand  je  songe  que  dans  cent  ans  et  même  plus  peut-être,  lors- 
c  que  ma  poussière  aura  passé  depuis  longtemps,  on  bénira  ma  mé- 
€  moire  et  l'on  m'accordera  jusque  dans  la  tombe  des  larmes  d'admi- 
c  ration ,  je  me  sens  alors  tout  heureux  de  ma  mission  de  poète  et 
€  tout-à-fait  réconcilié  avec  Dieu  et  ma  dure  destinée.  (Lettre  à  H*'* 
de  Wollzogen). 

Un  demi-siècle  s'est  écoulé  depuis  que  Schiller  a  écrit  ces  paroles 
remarquables,  et  l'Allemagne,  unanime  dans  sa  piété  pour  son  grand 
poète»  a  cru  devoir  fêter  son  anniversaire  comme  un  jour  providentiel, 
un  jour  heureux  entre  tous  dans  le  calendrier  national.  Cette  grande 
solennité  pacifique ,  qui  n'a  pas  été  seulement  un  acte  de  gratitude 
populaire ,  mais  encore  la  manifestation  d'un  peuple  généreux ,  aspi-^ 
rant  sans  cesse  à  l'unité  sans  pouvoir  y  arriver,  a  été  célébrée  par- 
tout où  se  parle  la  langue  allemande,  même  parmi  les  colonies  dis- 
persées sur  le  sol  étranger.  Partout ,  à  Vienne  »  à  Berlin ,  à  Dresde . 
à  Stuttgart,  comme  à  Paris,  à  Bruxelles,  à  Genève,  à  la  Haye, 
ù  Saint-Pétersbourg,  et  par  de  là  l'Océan,  à  New-York  et  autres  lieux, 
des  fêtes  ont  été  organisées ,  des  discours  ont  été  prononcés ,  des 
collectes  ont  été  faites  pour  éterniser  par  de  pieusesYondations  la 
mémoire  du  poète  qui  fut  le  promoteur  de  tontes  les  impulsions 
généreuses,  que  la  nation  allemande  a  reçues,  et  qui,  au  fond  même 
de  la  tombe,  semble  lui  adresser  encore  aujourd'hui  ses  chants  inspi- 
rés ,  qui  sont  aux  yeux  des  masses  comme  les  avertissements  des 
prophètes  antiques.  Beau  spectacle  que  celui  de  soixante  millions 
d'hommes ,  oubliant  leurs  querelles  et  leurs  divisions ,  pour  se  grou- 


Digitized  by  VjOOQIC 


i32  REVUE  D'ALSACE. 

per  autour  d'un  tertre  funéraire ,  et  rendre  un  hommage ,  unique 
dans  rhistoire  des  temps  modernes,  aux  nobles  qualités  d'un  homme, 
au  génie  d'un  poète. 

Si  la  nation  allemande  revendique  encore  aujourd'hui  avec  un  amour 
si  tendre  et  si  louchant  Schiller  comme  son  poète,  c'est  que  sous 
son  auréole  on  s'aperçoit ,  à  la  douce  mélancolie  qui  tempère  son 
visage ,  que  cet  homme  a  eu  sa  bonne  part  des  misères  humaines  ; 
c'est  qu'il  est  l'hôte  assidu  de  l'atelier  et  de  l'arrière-boutique ,  et 
qu'il  est  feuilleté  avec  amour  par  des  mains  grossières  entre  les 
heures  de  travail,  touchante  popularité  qui  semble  ramener  la  poésie 
à  sa  mission  des  âges  primitifs  ;  c'est*  qu'il  fut  du  bien  petit  nombre 
de  ceux  que  la  gloire  rend  meilleurs  et  qu'elle  anime  d'un  plus 
ardent  amour  du  bien  et  du  beau,  et  que,  dans  cette  nature  si  riche- 
ment douée ,  l'homme  ne  se  sépare  jamais  de  l'artiste  ;  c'est  enfin 
que  ses  œuvres  les  plus  importantes  saisissent  davantage  parce- 
qu'elles  représentent  visiblement  les  droits  et  les  libertés  du  peuple  (f), 
parce  qu'on  y  sent  un  cœur  d'homme,  pour  qui  les  intérêts  littéraires 
étaient  avant  tout  des  intérêts  humains,  une  âme  profondément 
.  remuée  avant  d'être  éloquente ,  et  que  ses  chants ,  en  exaltant  la 
dignité  de  notre  nature,  échauffent  tous  les  cœurs  et  créent  en  quel- 
que sorte  des  peintures  idéales  de  la  vie. 

Notre  dessein  n'est  pas  de  refaire  ici  la  biographie  de  Schiller,  oi 
de  redire  tout  ce  qui  a  été  dit  et  écrit  sur  sa  supériorité  générale- 
ment sentie  comme  homme,  comme  penseur  et  comme  artiste.  Nous 
nous  trouvons  en  présence  d'un  travail  que  je  crois  bon ,  utile  et 
bien  fait ,  et  qui  est  aussi  une  espèce  d'hommage  rendu  à  la  mémoire 
du  poète.  Ce  travail  est  une  traduction  on  vers  du  drame  de  Marie 
Stuart  par  M.  Braun ,  Président  du  Directoire  de  l'Eglise  de  la  Con- 


(*)  Ses  compatriotes  alRiiblis  par  les  divisions  intestines  auraient-ils  écouté  sans 
émotion  ces  ters  placés  dans  la  bouche  du  vieux  baron  d*Attingbausen  mourant , 
et  qui  semblaient  un  adieu  du  poète  lui-même  à  son  pays  : 

Mais ,  sachez  être  unis ,  bien  franchement ,  sans  cesse  , 

Qu'aucun  endroit  ne  reste  aux  autres  étranger. 

Préparez  sur  vos  monts  des  signaux  de  danger , 

Qui  disent  à  la  fois  à  l'alliance  entière 

Que  le  secours  de  tous  lui  devient  nécessaire. 

Soyez  unis  ....  toujours restez  unis unisl.... 

(GuilL  Tell.  Ad.  IV,  Se.  2.  Trad.  de  M.  Bra  fN). 


Digitized  by  VjOOQIC 


MARIE  STUART.  435 

fession  d'Âogsboorg,  qui  a  déjà  fait  paraître,  il  y  a  trois  ans',  3  antres 
pièces  de  Schiller,  que  le  public  lettré  à  accueillies  avec  une  faveur 
marquée. 

Schiller,  oo  le  sait ,  a  voulu  représenter  dans  cette  pièce ,  qu'on 
peut  appeler  avec  raison  la  plus  pathétique  de  toutes ,  non  point  la 
mère ,  non  point  la  souveraine ,  mais  une  femme  ornée  de  toutes  les 
grâces  de  son  sexe  et  joignant  à  tous  ses  attraits  Tauréole  du  mal- 
heur. La  beauté  qu'il  lui  attribue  est  la  cause  de  ses  passions  et  de 
ses  fautes ,  comme  aussi  de  ses  infortunes ,  et  si  elle  nous  apparaît 
comme  une  épouse  coupable,  elle  touche  par  son  repentir,  et  ceux  qui 
l'entourent  subissent  encore  l'empire  irrésistible  de  ses  charmes.  La 
Marie  de  l'histoire,  dont  l'amour  fut  l'occupation,  et  la  politique  l'écueil, 
languit  pendant  i9  ans  dans  une  prison  d'Etat ,  avant  de  monter  à 
l'âge  de  44  ans,  vieillie  et  blanchie  avant  l'âge,  sur  l'échafaud  qui  fut 
le  terme  d'une  vie  ouverte  par  l'expatriation,  semée  de  travers,  rem- 
plie de  fautes,  presque  toujours  douloureuse  et  un  moment  coupable. 
Ce  n'est  pas  ainsi  que  Schiller  devait  se  représenter  son  héroïne  » 
aggravant  par  les  torts  de  sa  conduite  privée  les  périls  auxquels  l'ex- 
posaient l'exercice  de  son  pouvoir,  les  prétentions  de  sa  naissance , 
les  ambitions  de  sa  foi.  Ici ,  comme  pour  Jeanne  d'Arc ,  comme  pour 
Guillaume  Tell,  le  poète  s'est  laissé  égarer  par  son  idéalisme  ;  il  a 
cru  devoir  faire  violence  à  l'histoire,  et  pour  rendre  la  captive  d'Eli- 
sabeth plus  digne  d'intérêt  et  de  sympathie,  il  a  quelque  peu  sacrifié 
le  caractère  de  sa  rivale ,  celui  de  Burgley,  l'homme  de  la  raison 
d'Etat,  celui  de  Leicester.  Il  n'a  pas  même  reculé  devant  un  anachro- 
nisme assez  choquant ,  puisqu'il  a  cru  devoir  diminuer  de  douze 
années  la  durée  de  la  captivité ,  afin  de  justifier  en  quelque  sorte 
l'enthousiasme  que  Marie  excitait  encore ,  et  les  passions  ardentes 
qu'elle  ne  cessait  d'inspirer  (i).  Schiller  venait  4'achevèr  son  Wallen- 
stein ,  et  il  se  sentait  las,  c'est  lui  qui  nous  le  dit,  des  guerres  et  des 
batailles  ;  il  fallait  alors  à  son  âme  d'artiste,  ardente  autant  que  com- 
patissante ,  des  émotions  plus  douces  et  plus  intimes  ;  aussi  s'est-il 


(')  Ce  qui  me  porte  à  admettre  cette  réduction ,  c'est  que  Leicester  dit  (act.  Il, 
se.  8)  que  Marie  lui  était  destinée  avant  qu'elle  devint  Tépouse  de  Darnley.  Or , 
elle  épousa  ce  dernier  deux  ans  avant  sa  fuite  en  Angleterre.  D'après  cela,  Marie, 
née  en  i542 ,  n'aurait  dans  le  drame  de  Schiller  que  52  ou  33  ans,  et  ne  se  trou- 
verait en  prison  que  depuis  7  ou  8  ans. 


Digitized  by  VjOOQIC 


154  RBVCE  B'ALSàGI. 

oompla  à  orner  son  héroine  de  tous  les  sentiments ,  de  toutes  les 
passions  qui  convenaient  le  mieux  à  sa  propre  situation  d'esprit. 
Mais  quelle  cause  a  pu  le  déterminer  à  suivre  aussi  aveuglément  les 
pampbleu  passionnés  des  Jésuites  ligueurs ,  armes  de  guerre  lancées 
évidemment  contre  la  reine  d'Angleterre  et  Henri  m»  roi  de  France, 
et  dont  le  but  était  d'exalter  les  Guises?  Euit-ce  peut-être  cette  vie 
ornée  de  tant  de  charmes»  touchante  par  tant  d'infortunes ,  épurée 
par  une  longue  et  cruelle  expiation  ?  La  cause  qui  a  dévoyé  le  poète, 
et  qui  nous  émeut  tous  encore  à  l'heure  qu'il  est ,  c'est  l'arrêt  de 
mort  prononcé  et  exécuté  contre  une  femme.  Tuer  une  femme  !  c'est 
là  un  de  ces  faits  qui  soulèvent  et  indignent,  car  la  mort  de  la  plus 
coupable  semble  un  crime  de  la  loi.  Elisabeth,  du  reste,  semble  avoir 
eu  conscience  de  sa  responsabilité  ;  elle  a  vu  parfaitement  que  cette 
mort ,  juste  ou  noii ,  la  poursuivrait  dans  l'avenir,  que  cette  acte 
odieux,  que  lui  arrachait  le  péril,  pouvait,  il  est  vrai,  sauver  l'Angle* 
terre ,  mais  la  perdrait  infailliblement  dans  le  cœur  des  hommes. 

Un  pareil  sujet,  on  le  voit,  était  fait  pour  inspirer  convenablement 
M.  Braun ,  et  le  rendre  capable  de  surmonter  les  dUBcoltés  de  plus 
d'un  genre,  qui  auraient  arrêté  tout  autre  interprète  moins  conscien* 
deux,  moins  exercé  et  moins  familiarisé  avec  son  auteur  de  prédi- 
lection. Son  beau  travail,  qui,  nous  n'en  faisons  aucun  doute ,  fera 
époque  dans  l'histoire  des  œuvres  dramatiques  de  Schiller,  nous  pro- 
cure une  excellente  occasion,  dont  nous  nous  empressons  de  profiter 
pour  dire  comment  ces  œuvres  elles-mêmes»  traitées  d'abord  avec 
une  snperbe  indiflérence  et  même  avec  dédain ,  obtinrent  enfin  leurs 
lettres  de  naturalisation  parmi  nous,  assez  longtemps  après  que  leur 
auteur  avait  été  proclamé  citoyen  de  la  république  française  par  un 
décret  de  la  Convention  nationale  (16  août  1793)  (t). 

Lorsque  M^^^de  Staël  publia  son  livre  de  l'Allemagne,  Schiller  était 
encore  peu  connu  et  médiocrement  apprécié  en  France  ;  présenté 
par  des  hommes  de  lettre^ assez  obscurs,  qui  ne  possédaient  ni  la 
délicatesse  de  goût ,  ni  la  supériorité  de  talent  nécessaires ,  pour 
recommander  d'une  manière  suffisante  à  un  public  étranger  les 

(')  Sons  le  nom  de  GiUer  (GilèB?).  Lorsqu'il  reçat  son  broYOt,  en  1705,  il 
remsrqos  que  tons  les  membres  de  la  GonYontion  qui  TsYaient  signé  avaient  tous 
péri  de  mort  Yiolente,  et  le  décret  n'avait  pas  même  trois  ans  de  date!  (BAjukim, 
Mélangé  Aiff ,  «f  iîll, ,  tom.  ni). 


Digitized  by  VjOOQIC 


MARIE  STtJART.  iSS 

œafres  dont  ils  8*étaient  feits  les  Interprètes  0),  il  fat  enveloppé 
dans  les  préventions  de  tout  genre .  dont  la  littérature  allemande 
avait  été  l'objet  jusqu'alors.  Cependant  son  nom  se  trouvait  déjà 
associé  à  ceux  de  Klopstock,  de  Gessner,  de  Lessing,  de  Gœtbe,  de 
Kotzebue,  et  ses  drames  étaient  une.cbose  dont  on  ne  pouvait  se 
dispenser  de  parler  ;  mais  la  plupart  des  savants  qui  s'acquittaient  de 
ce  devoir  avec  leur  rigorisme  classique ,  ne  connaissant  le  poète  que 
superâciellement  et  par  ouï-dire,  ne  pouvaient  par  cela  même  le 
juger  avec  quelque  connaissance  de  cause. 

Nous  ne  saurions  souscrire  aveuglément  à  tout  ce  que  M"*  de 
Staël  a  dit  de  l'Allemagne ,  dont  elle  nous  fait  connaître  les  princi- 
pales productions  littéraires  ;  plusieurs  de  ses  appréciations  se  res- 
sentent évidemment  des  sympathies  ardentes ,  que  cette  femme 
remarquable  professait  pour  un  pays  qui  était  devenu  pour  elle  une 
consolation ,  un  refuge  assuré  dans  l'exil ,  une  terre  de  science  et 
d'art  dans  ses  besoins  d'étude.  Cependant  il  est  juste  de  reconnaître 
que  ces  jugements,  par  cela  même  qu'ils  sont  marqués  au  coin  d'une 
certaine  naïveté ,  peuvent  être  considérés  comme  le  point  de  départ 
des  études  chaque  jour  plus  approfondies  dont  la  littérature  alle- 
mande a  été  l'objet  en  France  •  et  qu'il  convient  de  faire  remonter 
jusqu'à  elle  les  rapprochements  intellectuels  qui  se  sont  opérés  entre 
les  deux  pays.  Ce  fut  en  quelque  sorte  sous  ses  auspices  que ,  déjà 
même  avant  la  publication  de  son  livre  célèbre  •  un  publiciste  distin- 
gué,  un  orateur  marquant,  qui  lui  était  étroitement  uni  par  les  liens 
du  cœur  et  de  l'esprit ,  osa  s'aventurer  dans  le  domaine  de  la  poésie 
pour  nous  donner  le  spectacle  alors  nouveau  d'une  tragédie  emprun« 
tée  à  la  scène  allemande.  Mais  il  n'était  pas  facile ,  c'est  Benjamin 
Consunt  lui-même  qui  l'affirme,  de  faire  accueillir  par  le  public  fran- 
çais de  4809  le  Wallenstein  de  Schiller,  tel  qu'il  nous  apparaît  dans 
l'admirable  trilogie  de  ce  nom.  On  n'aurait  certes  toléré  ni  une  pièce 
sans  action ,  comme  c  le  Camp  >«  ni  une  action  sans  dénouement, 
comme  clés  Piccolomini  i,  ni  un  dénouement  sans  exposition, 
comme  c  la  mort  de  Wallenstein.  >  L'auteur  français ,  ayant  à  satis- 

(')  Friebel  ,  Nouveau  théâtre  allemand,  ou  recueil  de  pièces  qui  ont  para  avec 
succès  sur  les  théâtres  des  principales  capitales  de  rAIIemagne.  Paris,  1788 ,  6 
^1. ,  et  plus  tard  en  collaboration  avec  M.  de  Bonneville ,  i2  vol.  Paris,  1785. 

LamartelUère ,  théâtre  traduit.  Paris,  1799. 


Digitized  by  VjOOQIC 


i36  RBVUIS  D'aLSAGE. 

faire  à  la  fois  aux  exigences  de  notre  tbéâtre  classique  et  au  go6t  de 
ses  lecteurs ,  crut  devoir  fondre  les  trois  pièces  en  une  seule  ;  il 
retranche  bien  malgré  lui  ces  scènes  si  populaires  et  si  frappantes  de 
vérité  où  Schiller  fait  agir  et  parler  de  simples  soldats,  et  celte  autre 
si  émouvante»  où  les  généraux  assistent  à  une  fête  donnée  par  Terzky, 
ainsi  que  celle  du  5*  acte  »  où  Wallenstein  voit  se  briser  tout-à-coup 
la  chaîne  à  laquelle  est  suspendu  son  ordre  de  la  Toison  d'or.  Des 
scrupules  de  ce  genre  le  déterminèrent,  en  outre,  à  mettre  en  récit 
d'autres  scènes  pleines  d'intérêt  \  dont  il  lui  était  impossible  de  se 
passer  entièrement ,  et  a  aborder  ainsi  recueil  si  dangereux  du  récit 
afin  de  sauver  ce  qu'il  regardait  comme  la  dignité  de  la  pièce.  Ce 
n'était  donc  plus  le  Wallenstein  de  Schiller  qu'on  offrait  ainsi  irans- 
formé  aux  regards  du  public  français.  Non-seulement  les  48  person- 
nages se  trouvaient  réduits  à  iâ,  mais  encore  pas  une  seule  scène 
de  la  pièce  originale  n'avait  été  conservée  en  entier,  et  celles  qui 
avaient  été  retranchées ,  se  trouvaient  remplacées  par  d'autres  aux- 
quelles Schiller  n'avait  pas  même  songé.  Pour  approprier  ce  héros 
de  la  guerre  de  Trente  ans  à  notre  scène  française  •  il  eût  suffi  peut- 
être  de  le  montrer  travaillé  à  la  fois  par  l'ambition  et  les  remords  ; 
mais  il  importait  à  Benjamin  Constant  de  respecter  le  Wallenstein  de 
l'histoire,  tel  que  le  dramaturge  allemand  l'avait  conçu,  dévoré  par 
une  ambition  démesurée  et  en  même  temps  superstitieux  à  l'excès» 
incertain  dans  ses  allures ,  parfois  inconséquent,  et  jaloux  des  succès 
remportés  par  des  étrangers  sur  le  sol  de  la  patrie.  Il  n'ignorait  sans 
doute  pas  qu'en  suivant  cette  voie,  en  nous  présentant  son  héros, 
se  livrant  aux  aberrations  de  l'astrologie,  il  s'exposait  à  attirer  sur 
lui  les  foudres  du  ridicule  ,  mais  il  crut  devoir  cependant  conserver 
au  domaine  dô  la  poésie  certaines  faiblesses  du  grand  homme ,  qui 
ont  leurs  racines  dans  le  cœur  humain.  Que  n'eûl-il  également  res- 
pecté l'amour  de  Thécla ,  tel  que  Schiller  l'avait  conçu ,  cet  amour 
qu'il  a  si  bien  analysé  lui-même  comme  quelque  chose  de  sacré  » 
comme  une  émanation  de  la  Divinité  même ,  comme  l'accomplisse- 
ment de  la  destinée  de  l'homme  sur  cette  terre  !  Mais  introduire  ainsi 
sur  notre  scène  ce  qu'il  appelle  le  mysticisme  allemand ,  c'eût  été 
entreprendre  une  tâche  par  trop  ardue. 

Le  Wallenstein  de  B.  Constant  n'est  point,  comme  l'a  prétendu  à 
tort  M°^*  de  Staël ,  une  œuvre  de  premier  ordre  ;  nous  croyons  »  au 
contraire,  que  cette  pièce  est  d'une  valeur  assez  douteuse,  car  les 


Digitized  by  VjOOQIC 


MARIE  STUART.  i57 

vers  ipanquent  d'barmonie  et  les  rimes  en  sont  dures  ;  c'est  plutôt 
une  élude,  une  ébauche»  qu'un  poëme.  Mais  ce  travail  a  une  certaine 
iroportaoce  littéraire,  puisque  c'est  par  lui  que  nous  avons  appris  à 
connaître  Schiller  non  plus  comme  homme,  «  ami  de  la  liberté  et  de 
la  fraternité  du  genre  humain '>,  mais  comme  auteur  dramatique.  A 
partir  de  ce  moment ,  ses  drames  furent  accueillis  avec  une  bienveil- 
lance plus  marquée  et  plus  sincère ,  et  les  précautions  que  l'ont  crut 
devoir  prendre  encore ,  doivent  être  attribuées  en  grande  partie  à 
l'empire  de  préventions  antérieures  qui  ne  pouvaient  s'effacer  que 
lentement. 

Si  le  Wallensteia  de  B.  Constant  nous  apparaît  comme  une  imita- 
tioD  timide ,  la  Marie  Stuart  de  Lebrun  ne  pèche  plus  que  par  une 
circonspection  exagérée,  mais  qui  s'explique  par  les  circonstances 
au  milieu  desquelles  elle  parut.  Cet  auteur,  qui  ne  déguisait  pas  du 
reste  ses  sympathies  pour  le  drame  romantique ,  se  trouvait  en  pré- 
sence d'un  public  prévenu»  exigeant,  chatouilleux,  qui  rejetait  systé- 
matiquement les  termes  trop  familiers ,  ainsi  que  les  situations  et  les 
caractères  qui  lui  paraissaient  ou  trop  simples  ou  trop  naturels  ;  de 
là  les  périphrases  par  trop  fréquentes ,  auxquelles  il  dut  recourir,  et 
qui  ne  purent  le  soustraire  tout-à-fait  aux  rigueurs  d'une  critique 
pédantesque  et  passionnée  (i). 

Parmi  les  nombreuses  modifications  que  Lebrun  fit  subir  à  la  pièce 
de  Schiller,  il  en  est  une  surtout  qui  mérite  d'être  signalée,  et  qui 
concerne  Leicester,  un  des  principaux  personnages.  Sans  cette  licence, 
que  les  circonstances  seules  peuvent  excuser,  le  drame  français  serait 

{*)  On  attaqua,  par  exemple ,  le  mot  chambre  et  il  (kUat  que  le  Globe,  qui 
était  alors  l'organe  de  l'école  romanUque,  remontât  jusqu'à  Racine ,  pour  justifier 
cette  expression  : 

«  De  princes  égorgés  la  chambre  était  remplie.  »  (ÀthaUe). 
Si  ce  mot  put  être  sauvé ,  il  n'en  fut  pas  de  même  d'un  autre  qui  scandalisa  les 
oreilles  classiques  des  auditeurs  : 

<  Prends  ce  don ,  ce  mouchoir ,  ce  gage  de  ma  tendresse , 
«  Que  pour  toi  de  ses  mains  a  brodé  ta  maltresse.  « 
Lebrun ,  cédant  à  des  instances  réitérées,  remplaça  ces  deux  vers  par  deux 
antres  qu'on  Ht  aujourd'hui  dans  la  plupart  des  éditions  de  sa  Marie  Stuart. 
«  Prends  ce  don ,  ce  tissu ,  ce  gage  de  tendresse , 
«  Qu'a  pour  toi  de  ses  mains  embelli  ta  maîtresse.  » 
(Act.  V ,  Se.  III), 


Digitized  by  VjOOQIC 


138  REVm  D'àLSàGB. 

peut*étre  tombé  dès  ia  première  représentation ,  et  il  faut  savoir  gré 
au  grand  acteur,  chargé  de  ce  rôle ,  de  la  finesse  d'observation  et  de 
la  présence  d'esprit  dont  il  fit  preuve ,  et  par  lesquelles  il  réassit  à 
conjurer  la  catastrophe.  On  était  arrivé  au  4*  aae,  où  Leicester 
ordonne  aux  gardes  d'arrêter  Mortimer  ;  le  parterre  indigné  de  tant  de 
bassesse  se  soulevait  déjà  d'un  commun  accord ,  et  la  pièce  courait 
de  grands  dangers ,  lorsque  Talms^  domina  le  tumulte  par  un  geste 
admirable ,  donnant  ainsi  Tordre  de  faciliter  en  secret  l'évasion  de 
celui  qu'il  venait  de  faire  arrêter  aux  yeux  de  tous.  L'auteur  crut 
devoir  accepter  ce  changement  improvisé  pendant  la  représentation 
même  ,  et  quoiqu'il  sentit  fort  bien  qu'il  n'était  nullement  en  harmo- 
nie avec  le  caractère  que  Schiller  attribue  à  Leicester,  il  ajouta  pour 
les  représentations  suivantes  ces  vers  qui  terminent  le  4«  acte  : 

Seymour  (*),  écovte.  Sois  discret  I 

Saave  ce  malheureux  ;  qu'il  s'échappe  en  secret. 
De  ce  soudain  éclat  l'apparence  publique 
N'est  rien  ici  qu'un  voile ,  et  sert  ma  politique. 
Qu'il  s'échappe  et  se  hAte ,  et  sans  perdre  de  temps 

Assemble  ses  amis cette  nuit ,  je  l'attends , 

Cette  nuit.  Va,  cours,  vole. 

Lebrun  avait  compris  qu'en  France  on  ne  lui  pardonnera  pas  d'a- 
voir fait  un  acte  entier  sur  une  situation  déjà  décidée,  et  cette  consi- 
dération le  décida  à  continuer  l'action  et  à  rendre  par  là  à  sa  tragé- 
die cette  attention  soutenue  et  cet  intérêt  vraiment  dramatique  » 
auxquels  Schiller  semblait  avoir  renoncé  pour  produire  des  émotions 
purement  lyriques.  C'est  Mortimer  qui  doit  servir  à  prolonger  l'ac- 
tion ;  son  nom  doit  éclairer  comme  d'un  rayon  d'espoir  toutes  les 
terreurs  de  l'échafaud.  Ce  jeune  enthousiaste  a  su  se  soustraire  aux 
coups  de  Leicester;  animé  du  désir  de  délivrer  la  royale  captive,  il 
s'avance  avec  une  poignée  d'amis ,  par  des  chemins  détournés  »  vers 
le  château  de  Fotheringay.  Déjà  ils  ont  franchi  la  porte  de  la  seconde 
enceinte,  lorsqu' enveloppés  tout-à-coup  par  les  soldats  de  Burgleigh, 
ils  périssent  jusqu'au  dernier  à  la  suite  d'une  lutte  désespérée.  H  faut 
convenir  que  cet  arrangement  est  préférable  à  celui  de  Schiller;  mais 

{*)  Seymour  est  un  confident  qui  parait  déjà  au  â«  acte ,  et  que  le  poète  a  cru 
devoir  introduire  dans  la  pièce  pour  donner  au  public  quelques  explications  deve- 
nues nécessaires  par  l'abandon  de  plusieurs  scènes  de  Schiller. 


Digitized  by  VjOOQIC 


MARIE  STUART.  159 

éuût-il  bien  nécessaire  de  transformer  de  la  sorte  cette  partie  du 
drame  »  où  le  poète  allemand  a  dépeint  d'une  manière  si  admirable 
nne  longue  suite  de  douleurs  et  de  sacrifices  ? 

Il  en  est  de  même  de  presque  tous  les  autres  changements  ;  on 
peut  dire  avec  quelque  raison  que  le  poète  français  a  procédé  près* 
que  partout  avec  autant  de  jugement  que  de  goût»  et  qu'il  n'a  pas 
altéré  dans  son  essence  même  la  tragédie  qu'il  s'était  proposé  de 
reproduire.  Ainsi ,  pour  ne  citer  qu'un  exemple,  il  n'aurait  pu,  quoi- 
qu'on dise  M"^  de  Staël ,  imiter  d'un  bout  à  l'autre  la  scène  de  la 
confession  et  de  la  communion ,  sans  s'exposer  à  des  critiques  plus 
ou  moins  acerbes  »  et  cependant-  il  y  a  daos  cette  scène  un  charme 
indéfinissable,  celui  que  la  piété  et  la  dévotion  sincère  doivent  néces- 
sairement exercer  sur  tous  les  cœurs.  En  chargeant  Melvil  lui-même 
de  prononcer  la  bénédiction  réclamée  par  Marie ,  sans  y  mêler  le 
riduel  de  l'Eglise  romaine,  il  a  réussi  à  conserver  plusieurs  des  plus 
beaux  passages  de  la  pièce  allemande ,  et  à  ne  rien  ajouter  qui  fût 
indigne  de  son  modèle.  Voici  cette  scène ,  telle  que  Lebrun  l'a  modi- 
fiée, et  que  certes  les  critiques  allemands  ne  sauraient  ni  attaquer, 
ni  renier,  tant  elle  est  émouvante  et  heureusement  amenée  : 
Marie  (m  tournant  vert  ses  serviteurs), 

Ne  pleurez  pas.  Pour  un  sort  plus  heureux 

Nous  nous  retrouTerons  quelque  jour  dans  les  deux. 
J'en  ai  Tespoir.  Je  meurs  dans  la  foi  véritable  ; 
Du  crime  qu'on  me  fait  je  ne  suis  point  coupable. 
Puisse  de  mes  erreurs  Dieu  ne  pas  me  punir  ! 
Melvil ,  pour  m'en  absoudre ,  ah  !  daignez  me  bénir. 
Le  ciel  aux  cheveux' blancs  donne  ce  droit  suprême , 
Le  pardon  d'un  vieillard  est  celui  de  Dieu  même. 
Vons,  qu'il  me  semble  exprès  envoyer  en  ce  lieu , 
Jadis  mon  serviteur ,  soyez  celui  de  Dieu  ; 
Devenez  son  ministre  et  son  saint  interprète  ; 
Et ,  comme  devant  moi  se  courbait  votre  tête , 
Abaissant  devant  vous  mes  yeux  humiliés , 
C'est  moi  qui  maintenant  me  prosterne  à  vos  pieds. 

Melvil  {avec  autorité). 
Marie ,  autrefois  reine  et  maintenant  martyre , 
Lorsque  le  roi  des  deux  du  monde  vous  retire , 
Allez  vers  lui  sans  peur  :  l'or  pur  est  éprouvé  ; 
De  la  paix  du  Seigneur  l'instant  est  arrivé. 


Digitized  by  VjOOQIC 


140  REVUE  D*ALSACE. 

Coupable  seulement  des  erreurs  d'une  femme , 
Vos  fautes  dans  le  ciel  ne  suivront  pas  votre  ftme  ; 
Et  quiconque  vers  Dieu  s'élève  avec  amour, 
N'emporte  rien  du  monde  au  céleste  séjour. 
Adieu.  Qu'un  saint  espoir  en  mourant  vous  soutienne  ! 
Allez  ;  je  vous  bénis  :  partez  ,  Ame  chrétienne  ! 
Dieu  s'avance  lui-même  au-devant  de  vos  vœux, 
Et  le  pardon  sur  vous  descend  du  haut  des  deux. 
(Ad.  V,  Se.  II). 

Schiller,  si  dignement  introduit  sur  la  scène  française ,  y  resta  au 
répertoire  pour  être  accueilli  par  de  nouveaux  applaudissements  » 
lorsaue  Rachel,  avec  son  merveilleux  talent,  fut  appelée  à  reproduire 
le  rôle  de  Marie  Stuart.  Dès  lors  aussi  commença  en  France  une  nou- 
velle ère  pour  la  littérature  allemande  ;  alliée  avec  le  romantisme 
pendant  tout  le  temps  que  dura  la  lutte  entre  deux  écoles  rivales , 
elle  fut  accueillie  avec  estime  et  empressement ,  et  l'étude  sérieuse 
qu'on  en  a  faite  de  nos  jours,  la  libre  appréciation  et  la  critique  sin- 
cère dont  âes  chefs-d'œuvre  ont  été  l'objet ,  ont  contribué  à  dissiper, 
avec  l'ignorance  et  le  dédain  d'autrefois ,  tous  les  anciens  préjugés 
soulevés  contre  Schiller  et  les  autres  poètes  d'0'utre-Rhin. 

Cette  digression,  qui  paraîtra  peut-être  oisive  et  trop  longue,  nous 
a  paru  nécessaire  pour  faire  apprécier  à  sa  juste  valeur  la  traduction 
de  M.  Braun.  S'il  est  vrai  de  dire  que  certaines  difficultés ,  contre 
lesquelles  B.  Constant  et  Lebrun  ont  eu  à  lutter,  n'existent  plus  à 
l'heure  qu'il  est,  les  limites  que  ces  auteurs  s'étaient  tracées  étaient 
cependant  de  nature  à  leur  assurer  une  certaine  liberté  dont  ils  pou- . 
vaient  amplement  proûter  pour  rendre  leur  tâche  plus  facile  :  par 
cela  même  qu'ils  se  sont  vus  forcés  de  composer  en  quelque  sorte 
avec  les  préventions  et  les  exigences  de  leur  époque ,  n'ayant  pas  à 
saisir  leur  modèle  corps  à  corps,  ils  ont  pu,  imitateurs  timides  et 
circonspects ,  éviter  bon  nombre  d'obstacles  qui  devait  nécessaire- 
ment arrêter  un  interprète  aussi  consciencieux  et  aussi  fidèle  que 
l'honorable  Président  du  Directoire.  M.  Braun  n'a  pas  reculé  devant 
rénorme  différence  qui  existe  entre  les  deux  idiomes  ;  la  langue  de 
Schiller,  avec  son  caractère  synthétique  et  sa  richesse  d'expression  à 
peu  près  illimitée,  offre  parfois  des  difficultés  pji*esque  insurmontables 
pour  notre  langue,  qui  est  plutôt  analytique,  et  qui,  avec  son  trésor 
'de  mots  beaucoup  plus  restreint,  a  toujours  à  s'enquérir  du  mot 


Digitized  by  VjOOQIC 


MARIE  STUART.  i41 

propre.  Pour  iraduîre  de  Tallemand  eo  français,  on  ne  peut  guère  se 
passer  de  périphrases ,  qui  offrent  presQuè  conslammenl  un  danger 
sérieux .  celui  de  faire  violence  aux  beautés  de  la  poésie.  D'ailleurs, 
il  est  à  remarquer  que  le  drame  allemand  ,  se  rapprochant  en  ceci 
de  la  simplicité  antique ,  ne  met  pas  uniquement  sur  la  scène  des 
héros,  des  rois,  des  personnages  illustres,  en  un  mot,  mais  aussi  des 
hommes  du  peuple ,  des  pécheurs  et  des  prêtres ,  comme  dans  Guil- 
laume Tell,  des  simples  soldats,  comme  d*ans  Wallenstein;  il  y  a  là 
des  détails  très-naturels,  très-beaux  par  leur  simplicité,  qui  ne  cho- 
queront pas  un  compatriote  de  Schiller,  qui  n'auraient  pas  choqué 
un  compatriote  d'Homère ,  mais  qui  ne  peuvent  entrer  que  fort  diffi- 
cilement dans  nos  vers  français ,  qui  n'y  entreront  en  tous  cas  que 
grâce  à  un  art  merveilleux.  Qu'on  ajoute  à  cela  la  contrainte  de  la 
rime  et  les  autres  exigences  de  la  versiâcation ,  et  l'on  comprendra 
que  tous  ne  sont  pas  appelés  à  traduire  ces  vers  sonores  et  mélo- 
dieux, ce  langage  brillant  et  plein  de  beautés  poétiques,  cesépithètes 
si  belles,  dans  la  composition  et  le  choix  desquelles  se  révèle  surtout 
le  riche  génie  de  Schiller.  Renoncer  à  toutes  ces  beautés  pour  se 
contenter  d'une  traduction  en  prose ,  fût-elle  aussi  bien  faite  que 
celles  de  Marniier  et  de  Régnier ,  ce  serait  •  à  notre  avis ,  dérober  au 
poète  la  moitié  de  son  charme  ;  on  dirait  des  fleurs  privées  de  leur 
plus  précieux  parfum.  Tel  parait  avoir  été  le  sentiment  de  M.  Braun , 
lorsqu'il  s'est  mis  à  l'œuvre  •  et  nous  le  remercions  de  ce  travail  de 
pur  délassement ,  comme  il  l'appelle  ;  la  critique  l'accueillera ,  nous 
n'en  doutons  pas  un  instant,  avec  estime  et  empressement,  comme 
une  production  littéraire  très-distinguée. 

Le  succès  est  d'autant  plus  certain  que  cette  nouvelle  traduction 
nous  a  paru  dégagée  de  quelques  légères  imperfections ,  qu'une  cri- 
tique trop  minutieuse,  selon  nous,  aurait  pu  trouver 'dans  les  autres 
drames  qui  ont  paru  en  1858.  Tout  le  monde  saura  gré.  à  l'auteur 
d'avoir  repris  un  travail  qu'il  semblait  avoir  abandonné  depuis  plu- 
sieurs années,  et  où  il  a  su  .déployer  jusqu'ici,  avec  une  grande  intel- 
ligence des  beautés  de  son  modèle ,  une  précision  remarquable ,  un 
goût  délicat ,  une  diction  pleine  d'élégance  et  une  grande  facilité  de 
versification.  Nous  le  félicitons  surtout  d'avoir  bazardé,  comme  il 
veut  bien  le  dire,  Marie  Stuart  devant  une  publicité  plus  grande  ;  si 
les  trois  autres  drames.  Don  Carlos,  GuillauTnc  Tell  et  Jeanne  d'Arc, 
u*ont  pas  été  l'objet  d'éloges  plus  nombreux ,  il  convient  d'attribuer 


Digitized  by  VjOOQIC 


142 


RETUE  D'ALSACE. 


celte  réserve  de  la  part  d*uo  public  tout-à-fait  sympathique  au  mode 
de  publicatioii»  auquel  l'auteur  avait  cru  devoir  d'abord  s'arrêter. 

Qu'il  nous  soit  permis ,  en  terminaot,  de  citer  un  passage  qui  nous 
a  paru  un  des  mieux  rendus  ;  c'est  celui  où  Marie  Stuari  jouit  du 
bonheur  d'échapper  pour  quelques  instants  aux  murs  de  sa  prison. 
Nous  le  préférons  à  l'imitation  de  Lebrun ,  quoique  cet  auteur  ait  su 
conserver  le  ton  lyrique  de  son  modèle;  les  lecteurs  apprécieront: 


TRADUCTION  DE  M.  BRAUN. 

Anna. 

Courir  ainsi!  Vos  pieds  ont  des  ailes, 
jecroi. 

Jamais  je  ne  pourrai  vous  suivre.  Atten- 
dez-moi. 


De<«ette  liberté  nouvelle , 
Anna,  laisse-moi  m'enivrer  I 
J'ai  besoin  ,  heureuse  par  elle , 
Comme  un  enfant  de  folâtrer. 

—  Sois  enfant  toi-même  —  0  verdure , 
Sur  tes  tapis ,  à  l'aventure  , 
Comme  Toiseau  je  veux  courir  ! 
Rêvé-je  ?  Ma  prison  obscure. 

Est-il  vrai  qu'elle  ait  pu  s'ouvrir? 
Que  ma  tombe  au  jour  m'ait  rendue  ?... 

—  A  longs  trails ,  Anna ,  laisse-moi 
Respirer ,  dans  cette  étendue  , 
L'air  du  ciel,  qu'enfin  je  revoi  ! 


Anna. 

C'est  toujours  la  prison ,  6  ma  chère 

maltresse , 
G'esit  un  peu  plus  d'espace ,  hélas  !  qu'on 

vous  y  laisse. 
Si  vous  n'en  vojez  pas  les  murs ,  c'est 

seulement 
Que  le  feuillage  épais  les  cache  en  ce 

moment. 

Marib. 

A  ces  arbres  amis ,  grâces  au  soin  qu^ils 
prennent. 

De  celer  à  mes  yeux  les  murs  qui  me 
retiennent  ? 

De  liberté  je  yeux  rêver,  et  de  bonheur  ! 

Pourquoi  donc  me  tirer  de  cette  douce 
erreur  ? 

De  la  voûte  du  ciel  je  suis  environnée  ; 


IMITATION  DE  LEBRUN. 

Anna. 

Modérez  de  vos  pas  l'empressement 
extrême. 

Je  ne  vous  connais  plus,  revenez  à 
YOtts-méme. 

Où  courez-vous,  Madame? 

Marie. 

Ah  I  laisseHBoi  jouir 

D'un  bonheur  que  je  crains  de  voir  s'é- 
vanouir. 

Laisse  mes  libres  pas  errer  à  l'aventure. 

Je  voudrais  m'emparer  de  toute  la  nature. 

Combien  le  jour  est  pur  !  que  le  del  est 
serein! 

Ne  sommeillé-je  pas?  n'est-ce  qu'un 
songe  vain  ? 

A  mon  cachot  obscur  suis-je  en  effet 
rarie? 

Suis-je  de  mon  tombeau  remontée  à  la 
vie? 

Ahl  d'un  air  libre  et  pur  laissennoi 
m'enivrer. 

Anna. 
Madame,  où  votre  esprit  va-t-il  s'égarer? 
Hélas  1  la  liberté  ne  vous  est  pas  rendue  ; 
La  prison  seulement  s'ouvre  plus  éten- 
due. 


Mark. 
Eh  bien  !  épargnennoi  de  trop  barbares 


Et'si  ce  n'est  qu'un  songe ,  ah  !  laisse- 
moi  du  moins , 

Soulevant  un  moment  ma  chaîne  dou- 
loureuse , 

Rêver  que  je  suis  libre  et  que  je  suis 
heureuse. 


Digitized  by  VjOOQIC 


MARIE  8TUART. 


443 


Sur  le  taste  horixoD  ma  vue  est  ramenée; 
Au  pied  des  monts  brumeux  dont  jV 

perpois ,  là-bas , 
Les  grisâtres  sommets  ,  commencent 

mes  Etats , 
Et  volait  Ters  le  Sud  dans  cet  espace 

immense , 
Ces  nuages  s*en  vont  chercher  les  murs 

de  France  ! 
Voiliers  des  airs ,  légers  nuages , 
Heureux  qui  pourrait  avec  tous 
Accomplir  vos  libres  voyages  ! 
Allez  vers  ces  climats  si  doux  , 
Témoins  des  jours  de  ma  jeunesse  ; 
Saluez-les  avec  tendresse  ! 
Ici ,  je  suis  sous  les  verroùx  ; 
Vous  seuls ,  vers  ces  heureux  rivages , 
Vous  pouvez  porter  mes  messages. 
Dans  les  airs  que  vous  traversez , 
Aucune  main  ne  vous  enchaîne , 
Et  sous  le  joug  de  cette  reine , 
Ba  moins ,  vous  n'êtes  point  placés  I 

AlOfA. 

Vous  n'êtes  plus  à  vous ,  ô  ma  chère 
maltresse  1 

C'est  de  l'égarement  qu'une  telle  allé- 
gresse« 

Après  les  ans  si  longs  de  la  captivité, 

Vous  ne  supportez  plus  un  peu  de  liberté. 

Marib. 
Un  pêcheur,  là-bas ,  au  rivage , 
Fixe  sa  barque  en  ce  moment  ? 
De  son  métier  pauvre  instrument , 
Qu'elle  pourrait  rapidement 
Me  conduire  à  Thenreuse  plage 
Où  l'amitié  m'accueillerait  ! 
Ce  frêle  esquif  me  sauverait  ! 
A  son  possesseur  il  n'assure 

Qu'une  cbétive  nourriture 

—  Pêcheur  I  de  l'or  plein  ton  bateau , 
Et  tu  n'auras  fait  de  ta  vie 
Un  coup  de  filet  aussi  beau , 
Si ,  grâce  à  toi ,  je  suis  ravie 
A  la  prison  de  ce  château  ! 
Ne  peux-tu  pas  m'êlre  propice  ? 
Ne  pni»-je  pas ,  pauvre  pêcheur , 
Te  faire  trouver  le 'bonheur 
Dans  U  barque  libératrice  ? 

Anna. 
Inutfles  souhaits!  N'apercevez-vous  pas, 
Au  loin  ,  les  surveillants  attachés  à  vos 

pas? 
De  vous  voir  on  a  fait  la  sinistre  défense, 
Et  qui  pourrait  vous  plaindre  est  écarté 

d'avance. 


Ne  respiré-je  pas  sous  la  voûte  des 
'  cieux  ? 

Un  espace  sans  borne  est  ouvert  à  mes 
yeux. 

Vois-tu  cet  horizon  qui  se  prolonge  im- 
mense? 

C'est  là  qu'est  mon  pays  ;  là  ,  l'Ecosse 
commence. 

Ces  nuages  errants  qui  traversent  le  ciel. 

Peut-être  hier  ont  vu  mon  palais  patei^ 

nel. 
Ils  descendent  du  Nord ,  ils  volent  vers 

la  France. 
Oh  !  saluez  le  lieu  de  mon  heureuse 

enfance  ! 
Saluez  ces  doux  bords  qui  me  furent  si 

chers! 
Hélas!  en  liberté  vous  traversez  les  airs. 


Anna. 


Madame  ! 


Marie. 
Je  ne  sais  ,  mais  de  ma  délivrance 
En  revoyant  le  ciel  j'ai  repris  l'espé- 
rance. 


Anna. 
Dans  votre  aveuglement  vous  n'aper- 
cevez pas 
Que  de  loin  en  secret  on  surveille  vos 
pas. 


Digitized  by  VjOOQIC 


iU 


REVUE  D'ALSACE. 


Marie. 

Non ,  non ,  ma  cbère  Anna ,  ce  n'est  pas 
sans  raison , 

Crois-moi ,  que  s'est  enfin  ouverte  ma 
prison. 

Si  je  goûte  aujourd'hui  cette  faveur 


D'un  bonheur  plus  complet  elle  est  la 
messagère. 

Je  ne  me  trompe  pas  ;  à  l'amour  je  la 
dois  : 

C'est  la  main  de  Dudley ,  c'est  elle  que 
j'y  vois  ! 

On  veut  que  par  degrés  ma  liberté  s'é- 
tende ; 

Après  chaque  faveur,  m'en  faire  une 
plus  grande , 

Jusqu'à  l'heureux  moment  où  celui  qui 
rompra 

Mes  chaînes  pour  toujours,  à  mes  yeux 
paraîtra  / 
Anna. 

Quel  contraste,  grand  Dieu  I  Je  ne  puis 

le  comprendre  : 

Hier,  votre  arrêt  de  mort  qu'on  vous 

faisait  entendre; 

Aujourd'hui,  tout-à-coup,  autant  do 

liberté!.... 
Hélas!  aux  malheureux  que  pour  l'é- 
ternité , 
On  entend  délivrer  et  dont  l'heure  est 

prochaine , 
A  ceux-là ,  m'a-t-on  dit ,  on  aie  aassi 
leur  chaîne  ! 
Marie. 
Les  entends-tu  ,  ces  cors  de  chasse  ? 
Ils  ont ,  de  leur  puissante  voix , 
A  travers  les  champs  et  les  bois , 
Jeté  leur  appel  dans  l'espace. 
Oh  !  que  ne  puisrje  m'élancer 
Sur  l'ardent  coursier,  libre ,  heureuse , 
Et  •  dans  cette  troupe  joyeuse. 
Les  prés,  les  bois ,  les  traverser  ! 
—  Encore ,  encore  !  —  0  voix  connue , 
Qui  m'es  jusqu'ici  revenue 
Comme  un  triste  et  doux  souvenir , 
Vers  moi  continue  à  venir  ! 
Dans  mon  Ecosse  bien-aimée , 
Combien  de  fois  je  lus  charmée 
A  ton  bruit  qui  retentissait , 
Quand  ,  ardente  à  la  noble  guerre , 
A  travers  la  haute  bruyère 
La  chasse  en  tumulte  passait  I 

(Acte  III ,  Scène  1). 

Sira9bourg  ,  le  iSjaiwwr  1861. 


Marie. 
Non ,  ce  n'est  pas  en  vain  ,  mon  cœur 

me  le  présage  « 
Que  de  ma  liberté  l'on  me  rend  quelque 

usage. 
Crois-moi ,  ma  cbère  Anna ,  cette  simple 

faveur 
Me  mène  par  degrés  vers  un  plus  grand 

bonheur; 
J'y  sens  de  Leicester  la  main  puissante 

et  chère. 
Ma  prison  chaque  jour  deviendra  moins 

sévère , 
Ma  liberté  plus  grande  et  mes  liens 

plus  doux. 
Jusqu'au  jour  où  lui-même  il  doit  les 

^rompre  tous. 


Anna. 

Je  voudrais  l'espérer  ;  mais  j'ai  peine  à 
comprendre 

Qu'après  l'arrêt  fatal  qu'on  vient  de  nous 
apprendre , 

Libre 


Marie. 

Entends-tu  ces  sons  et  ces  lointaines 

voix 
Dont  la  chafise  bruyante  a  rempli  tous 

les  bois  ? 
Anna ,  les  entends-tu  ?  Que  ne  puis-je 

sans  guide 
M'élancer  toutrà-conp  sur  un  coursier 

rapide! 
Que  ne  suis-je  emportée  à  travers  les 

forêts  1 
Ces  sons  tristes  et  doux  ont  ému  mes 

regrets; 
Ils  m'ont  soudain  rendue  aux  monts  de 

ma  patrie. 

(Act.  m  ,  Se.  I). 


Ed.  Goguel. 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.  HOMMAIRE  DE  HELL. 


ÉTUDE  BIOGRAPHIQUE. 


Suite  et  fin  (*). 


En  mettant  les  pieds  dans  la  capitale  des  schahs  de  Perse  »  Hom- 
maire  de  Hell  eut  une  de  ces  déceplions  poignantes,  un  de  ces  serre- 
ments de  cœur  qui  réagissent  avec  violence  sur  une  affection  fortement 
concentrée  comme  la  sienne.  Son  corps  éiait  en  Asie  et  sa  pensée  en 
Europe.  Il  eût  voulu ,  à  chaque  station ,  dans  ces  régions  lointaines , 
trouver  une  boite  aux  lettres  qui  renfermât  une  missive  de  sa  femme. 
A  Téhéran,  où  il  comptait  en  trouver  une  collection,  et  s'en  faire  un 
baame  pour  les  souffrances  d'une  longue  route ,  il  ne  rencontre  que 
le  supplice  de  l'attente.  L'attente ,  longtemps  déçue ,  rend  injuste 
envers  ceux  qu'on  aime.  Elle  ne  transige  guères  avec  la  distance , 
avec  les  obstacles ,  avec  les  impossibilités  matérielles.  L'idée  fixe  vient 
se  cogner  sans  cesse  contre  la  froide  muraille  élevée  par  l'absence 
entre  deux  êtres  qui  n'en  font  qu'un  par  l'affection  et  que  le  destin 
ballotte  en  sens  inverse*  c  Je  voudrais  pouvoir  anéantir  mes  souvenirs 
pendant  quelques  mois.  Aussi ,  il  me  tarde  de  quitter  définitivement 
tout  ce  qui  me  rappelle  l'Europe.  Je  n'ai  pas  même  voulu  lire  les  der- 
niers journaux.  Voilà  où  j'en  suis  arrivé  (i).  >  C'est  ainsi  que  se  tra- 
duisait la  prostration  morale  de  cet  homme ,  si  fort  du  reste ,  mais  si 
sensible  aux  épreuves  du  cœur ,  les  plus  cruelles  de  toutes. 

La  réception  simultanée  de  six  lettres  de  sa  femme  vint  faire  une 

f)  Voir  lés  livraisons  d'août,  septembre,  octobre,  décembre  1860  et  février 
1861 .  pages  337 ,  3S5 ,  469 ,  5S9  et  69. 

{*)  Correspondance  inédite  d*Uommaire  de  Hell.  » 

i- Série. -.2- Année.  iO 


Digitized  by  VjOOQIC 


146  REVUE  D'ALSIGB. 

heureuse  diversion  à  ce  marasme  moral  et  rendre  toute  leur  élasticité 
aux  ressorts  d'un  esprit  trop  tendu. 

Hommaire  était  entré  au  palais  de  France  la  veille  du  jour  où  le 
comte  de  Sartiges  devait  y  faire  inaugurer  notre  drapeau  national ,  à 
Foccasion  de  sa  nomination  comme  envoyé  extraordinaire  à  la  cour 
de  Perse.  Son  journal  rapporte  naturellement  la  cérémonie  qui  eut 
lieu  à  ce  sujet  et  qui  empruntait  quelque  chose  de  piquant  à  TalUlude 
des  missions  de  Russie  et  d'Angleterre  où  Ton  se  berçait  de  Fespoir 
que  jamais  le  drapeau  tricolore  ne  flotterait  à  Téhéran. 

Notre  voyageur  eut  bientôt  fait  connaissance  avec  le  personnel 
européen  de  la  mission  de  France  et  des  ambassades  de  Russie  et 
d'Angleterre.  Le  prince  Dolgorouki ,  surtout ,  devint  pour  lui  un  ami 
et  ses  relations  avec  ce  vieux  diplomate  lui  firent  voir  le  fond  de  bien 
des  choses  dont  d'autres  ne  peuvent  voir  que  la  surface.  Une  autre 
connaissance  précieuse  fut  celle  du  général  Sémino ,  officier  piémon- 
tais  au  service  du  gouvernement  persan ,  qui ,  parmi  ses  nombreuses 
campagnes,  compte  le  siège  d'Hérat  et  joint  à  la  bravoure  du  soldat 
la  science  de  l'ingénieur  militaire. 

Le  ii  février  Hommaire  de  Hell  fut  présenté  au  schah  Mohamed 
par  le  ministre  de  France.  Cette  réception  chez  le  couûn  de  la  lune , 
quoique  dépourvue  d'apparat,  est  chose  assez  originale  pour  que  j'en 
mette  la  description  sous  les  yeux  du  lecteur  : 

c  Après  avoir  mis  pied  ù  terre  en  face  du  palais ,  nous  passâmes 
devant  une  sentinelle  couverte  d'une  fourrure  en  guenilles,  pour 
suivre  de  longs  corridors  fort  sales  ,  au  bout  desquels  on  trouve  une 
large  cour  ornée  de  beaux  platanes  et  entourée  de  nombreux  corps 
.  de  logis.  Il  nous  fallut  ensuite  pénétrer  dans  un  labyrinthe  de  galeries 
enfumées  avant  d'arriver  dans  une  seconde  cour  au  centre  de  laquelle 
est  un  joli  pavillon.  C'est  dans  un  bâtiment  situé  au  fond  de  cette 
cour  qu'ont  lieu  les  réceptions  du  roi  en  hiver. 

c  Après  quelques  minutes  d'attente,  le  maître  des  cérémonies  nous 
introduisit  près  de  Sa  Majesté ,  qui ,  au  moment  de  notre  entrée  ,  se 
balançait  dans  un  fauteuil  américain.  Un  autre  fauteuil ,  placé  à  six 
pas  du  sien ,  était  destiné  à  notre  ministre  qui,  depuis  sa  nomination, 
jouit  du  privilège  de  s'asseoir  devant  celui  auquel  l'univers  doit  obéir  (*). 

c  J'avoue  que  tout  ce  que  je  vis  alors  fut  loin  de  réaliser  les  idées 

(7Titre  placé  en  tète  des  actes  émanés  de  Sa  Mijesté  persane. 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.  HOMIIAIRB  DE  HELL.  147 

qne  j'apportais  dans  celte  visite.  Sa  Majesté  »  enveloppée  dans  une 
robe  de  cachemire ,  portait  le  txwnet  caractéristique  de  sa  tribu. 
Qaant  au  salon ,  rien  de,  plus  simple  que  son  ameublement.  Le  prin- 
cipal ornement  était  le  portrait  de  Napoléon ,  entouré  de  quelques 
antres  représentant  Âbbas-Mirza ,  le  sultan  Mohammed ,  Méhémet- 
Ali»  etc.  Plusieurs  médaillons  contenaient  les  portraits  de  Louis- 
Philippe  et  d'autres  membres  de  la  famille  royale.  Â  part  les .  deux 
fauteuils,  on  ne  voyait  aucun  meuble  dans  cette  pièce  dont  le  sol  était 
recouvert  d'un  tapis  de  cachemire.  Je  fus  placé  à  la  droire  du  comte 
qui  avait  à  sa  gauche  M.  Nicolas  (>)  et  M.  Laurens.  De  même  que  ma 
présentation  à  Âbdul-Médjid  ,  celle-ci  fut  d'une  simplicité  charmante 
et  ne  rappela  nullement  ces  formes  d'étiquette  orientale  encore  en 
vigueur  il  y  a  quelques  années  et  si  humiliantes  pour  les  Européens. 
Le  roi  mit  dans  son  accueil  une  bienveillance  et  une  gracieuseté 
remarquables,  il  s'informa  de  l'état  de  ma  santé ,  me  parla  de  mes 
voyages  et  parut  accepter  avec  plaisir  l'hommage  de  l'album  des 
Steppes  de  la  mer  Caspienne  qui  lui  fut  présenté  par  M.  Nicolas.  Il  le 
parcourut  immédiatement  avec  un  vif  intérêt ,  demandant  des  expli- 
cations qui  annonçaient  une  connaissaDce  étendue  des  lieux  et  de  la 
géographie  :  le  souverain  le  plus  instruit  de  l'Occident  n'aurait  pas 
lait  mieux.  L'album  de  M.  Laurens  eut  son  tour  et  fut  parcouru  avec 
d'autant  plus  de  plaisir  que  Sa  Majesté  se  retrouvait  dans  ses  Etats. 
EnGn,  l'audience  dura  plus  d'une  heure»  ce  dont  le  comte  de  Sartiges 
ne  pouvait  revenir.  En  nous  donnant  congé ,  le  roi ,  â  la  prière  du 
comte ,  promit  à  M.  Laurens  de  poser  devant  lui ,  faveur  tout-à-fait 
en-dehors  de  ses  habitudes  royales,  i  (^) 

Une  autre  visite  non  moins  intéressante  suivit  celle-ci  :  elle  fut  pour 
le  premier  ministre  ou  le  Hadji ,  type  curieux  dans  lequel  se  person- 
nifiait le  pouvoir  et  dont  le  masque  oflQciel ,  pétri  de  sourires  et  de 
débonnaireté ,  avec  un  mélange  de  raillerie ,  cachait  une  immense 
ambition.  Avec  son  bonnet  pointu ,  ses  traits  étirés  et  sou  regard 
profond  y  ce  petit  homme  ressemblait  à  un  vrai  magicien.  Il  égaya 
beaucoup  nos  visiteurs  par  ses  observations  critiques  sur  les  dessins 
de  M.  Laurens  et  finit  par  céder  à  la  prière  de  l'artiste  qui  lui  demanda 
de  faire  son  portrait. 

{,*)  Chancelier  et  drogman  de  la  mission  de  Frai^ce. 

(*)  Voyage  en  TurquU  et  m  Perse ,  tome  m ,  page  121. 


Digitized  by  VjOOQIC 


118  IlEVUE  d' ALSACE. 

Toui  ce  qae  notre  voyageur  put  voir  à  Téhéran ,  hommes  et  choses» 
depuis  le  haut  jusqu'au  bas  de  Téchelle .  lui  donna  une  triste  idée  de 
ce  pays  et  surtout  de  sou  gouvernement,  c  C'est  «  dit-il,  l'adminis- 
tration la  plus  extravagante  qui  ait  jamais  eiisté ,  surtout  en  matière 
de  finances.  Les  employés  sont  généralement  tous  en  arrière  de  quatre 
à  cinq  ans  pour  la  solde  de  leur  traitement  et  toute  leur  vie  se  passe 
à  faire  des  démarches  pour  être  payés ,  au  lieu  de  s'occuper  des 
affaires  du  pays.  >  (i)  L'aspect  misérable  de  la  capitale  de  la  Perse  est 
peu  fait  pour  relever  ce  pays  aux  yeux  des  étrangers  :  sauf  le  palais 
du  souverain  et  celui  de  la  mission  de  France  qui  est  remarquable , 
on  n'y  voit  que  de  tristes  échoppes .  des  maisons  construites  en  terre 
encadrant  des  rues  malpropres ,  effondrées  et  semées  de  trous  qui  les 
rendent  impraticables  la  nuit. 

Un  séjour  assez  prolongé  ù  Téhéran ,  dû  au  mauvais  état  de  sa 
santé,  permit  à  Hommaire  d'étudier  les  rouages  de  l'administration 
publique  en  Perse ,  l'organisation  de  l'armée  et  des  arsenaux,  les 
mœurs  et  les  usages ,  comme  aussi  les  arts  de  ce  peuple  singulier. 
Ce  qu'il  dit  du  gaspillage  Gnanciei"  et  des  exactions  dont  sont  victimes 
les  malheureux  soldats  suffît  pour  apprécier  la  moralité  du  gouver- 
nement d'alors. 

c  Les  soldats,  après  une  vaine  attente  d'argent  comptant,  finissent 
d'ordinaire  par  accepter  de  leurs  chefs  des  bons  qu'ils  vont  présenter 
aux  marchands ,  lesquels  s'entendent  avec  les  chefs  comme  larrons 
en  foire  et  ne  prennent  ces  valeurs  qu'à  des  conditions  qui  en  remon- 
treraient à  tous  les  usuriers  du  monde.  Dès  qu'ils  sont  en  possession 
d'un  certain  nombre  de  traites,  ils  s'adressent  à  leurs  compères  qui 
parviennent  presque  toujours  à  les  faire  solder  par  le  Gouverne- 
ment. >  (<) 

Le  20  mars ,  veille  de  Téquinoxe  du  printemps ,  Hommaire  eut 
l'occasion  d'assister  aux  fêtes  brillantes  du  Neurquz  qui  se  célèbrent 
chaque  année  au  jour  du  passage  du  soleil  dans  le  signe  du  Bélier. 
Ce  jour  est  le  premier  de  l'an  en  Perse.  Nous  trouvons  dans  le  journal 
du  voyage  une  /description  complète  de  ces  fêtes  et  des  visites  offi- 
cielles qui  se  font  le  lendemain  au  Sélam  du  roi.  Hommaire  fut  témoin 
de  toutes  les  évolutions  de  cette  haute  comédie  gouvernementale  où 

(*)  Lettres  inédites  d'Hommaire  de  Hell.  Téhéran  ,  2  mai  1848. 
(•)  Voyage  m  Turquie  et  en  Perse,  tom.  ni,  p.  473. 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.  HOMMAIRE  DE  HCLL.  iM 

&*aflliche  un  luxe  vraiment  asiatique.  Le  badji  ou  premier  ministre 
l'aperçut  dans  la  foule  et  vint  lui  offrir  une  poig^née  de  tchaïs  (petite 
monnaie  frappée  exprès  pour  le  ^eurouz)  »  en  lui  disant  :  c  Je  souhaite 
que  cela  vous  porte  bonheur.  »  Le  schah ,  couvert  d'une  robe  de 
brocart  jaune  ,  taillée  à  la  persane ,  et  d'un  diadème  surmonté  d'une 
aigrette  de  pierreHes ,  était  assis  dans  un  fauteuil ,  ayant  à  ses  côtés 
des  vases  de  fleurs  enrichis  de  diamants.  Tout  son  corps  ruisselait  de 
rubis ,  d'émeraudes ,  de  perles.  Il  apparut  à  Hommaire  comme  une 
idole  indienne  parée  des  dépouilles  de  plusieurs  royaumes.  Dans  cette 
grande  solennité  défilèrent  devant  le  schah  tout  ce  que  Téhéran  et  sa 
province  renferment  de  princes ,  de  gouverneurs,  demoustofis,  de 
chefs  civils  et  militaires,  de  fonctionnaires  grands  ou  petits ,  jusqu'aux 
bourreaux  armés  d'un  faisceau  de  verges.  Dans  cette  masse  bigarrée, 
se  détachaient  nne  foule  de  chefs  turcomans ,  à^  la  physionomie  mon- 
gole formant  contraste  avec  le  type  persan.  La  (été  se  termina  par  le 
ragoût  populaire  '  des  spectacles  et  divertissements  dont  ce  grand 
enfant ,  qui  s'appelle  la  foule,  est  toujours  si  friand.  C'étaient  des 
tours  d'équilibristes ,  des  exercices  d'acrobates,  de  lutteurs,  des 
farces  de  comédiens ,  des  singes  savants ,  des  marionnettes  et  même 
Polichinelle,  le  vieux  et  toujours  frétillant  Polichinelle  qui  s'est 
transplanté  jusqu'au  fond  de  l'Asie. 

A  l'occasion  du  Neurouz ,  le  roi  fit  remettre  à  notre  voyageur  un 
châle  cachemire  valant  environ  40  tomans  (i).  Le  côm'te  de  Sartiges 
en  avait  reçu  deux  magnifiques ,  valant  chacun  15,000  francs. 

La  santé  d'Hommaire  s'éiant  améliorée ,  il  se  met  en  route  avec  le 
général  Sémino  et  le  colonel  Golombari ,  Piémontais  attaché  au  ser- 
vice du  schah  ,  pour  aller  étudier  le  cours  du  Chahroud  dont  on  se 
proposait  d'amener  les  eaux  à  Téhéran.  Ils  explorèrent  les  chaînes  de 
montagnes  courant  parallèlement  et  arrivé  au  point  où  devait  s'effec- 
tuer le  percement ,  Hommaire  étudia  la  ligne  du  canal  à  construire. 
En  rentrant  à  Téhéran ,  le  7  avril ,  il  rédigea  ses  notes  qu'il  fit  traduire 
en  persan  et  remettre  au  premier  ministre.  Comme  trait  de  mœurs 
qui  fait  honneur  au  caractère  hospitalier  des  habitants  de  la  cam- 
pagne ,  il  releva  cette  particularité  qu'à  l'entrée  de  chaque  village , 
une  nombreuse  dépulation  venait  offrir  aux  voyageurs  un  mouton 
que  le  ketkoudar  ou  maire  du  village  portait  lui-même. 

(*)  Le  toman  vaut  10  francs. 


Digitized  by  VjOOQIC 


150  REVUE  D'ALaACB* 

Le  même  jonr  »  7  avril  «  Sommaire  de  Hell  s'était  pressé  de  rentrer 
à  Tébérao*  agité  qa*il  était  par  le  pressentiment  de  graves  ncavetles. 
Il  avait  fait  presque  toute  la  roule  au  galop  »  et,  à  peiae  rentré  au 
palais  de  France  »  il  est  accueilli  par  ces  mots  :  louû-Pfctitppe  a 
abdiqué;  la  République  en  proclamée  en  France  l  Le  journal  et  la 
correspondance  particulière  du  voyageur  rapportent  »  sous  des  cou-* 
leurs  assez  piquantes,  les  impressions  diverses  que  produisit  cette 
grande  nouvelle  sur  les  personnages  oflBciels  au  milieu  desquels  U 
vivait.  Chacun  de  commenter  la  révolution  à  son  point  de  vue. 

c  Le  comte  de  Sartiges  »  en  vrai  gentilhomme  qu'il  est  r  paratt  un 
peu  consterné  de  ce  qui  se  passe  en  France.  Il  nous  croit  revenus  à  la 
Terreur,  et  slmagine  que  notre  pays  va  être  morcelé,  envahi , 
anéanti 

c  Je  reçois  aujourd'hui  du  général  Sémino  une  singulière  confl* 
dence,  qui  me  donne  beaucoup  à  penser.  Bien  avant  mon  arrivée  là» 
le  comte  lui  fit  défense  de  me  communiquer  quoi  que  ce  soit  sur  la 
Perse,  renseignements  politiques  ou  scientifiques;  et  voyant  que 
cette  défense  était  comme  non  avenue,  il  lui  dépécha  tout  dernière» 
ment  H.  Ferrier  pour  lui  exprimer  son  vif  mécontentement  et  l'en- 
gager de  nouveau  à  me  refuser  toute  espèce  de  documents.  Le  len- 
demain même  de  cette  démarche ,  le  général ,  sans  rien  me  dire  à  ce 
sujet ,  mit  à  ma  disposition  ses  notes ,  ses  plans ,  ses  cartes,  tout  son 
bagage  scientifique  :  ce  fut  sa  réponie  à  M,  de  Sarùges.  »  (i) 

Explique  qui  pourra  ces  procédés  diplomatiques.  Ce  sont  U  de  ces 
petites  infirmités  qu'on  regrette  de  trouver  dans  un  certain  monde  ; 
elles  ne  sont  que  tristes.  Que  dire  de  plus?  Passons. 
'  A  la  suite  d'une  nouvelle  visite  chez  le  premier  ministre  du  schah , 
Hommaire  de  Hell  est  pris  de  violents  accès  de  fièvre.  Pendant  qu'il 
est  confiné  chez  lui ,  le  hadji  lui  envoie  un  beau  châle  cachemire 
comme  témoignage  de  reconnaissance  pour  son  excursion  au  Chah* 
roud. 

La  révolution  française  iaisait  alors  le  siyet  de  toutes  les  conversa- 
tions ,  et  la  fibre  nationale  d'Hommaire  dut  tressaillir  quand ,  couché 
sur  son  divan ,  en  proie  au  mal  qui  le  dévorait,  U  entendit  prononcer 
ces  paroles  sorties  de  la  bo^che  d'un  Persan  :  c  La  France  est  un 
soleil  qui  éclaire  le  monde.  > 

C)  yo^ag9  m  Turfui9  «I  en  Pem ,  tome  m,  p.  202. 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.  BOMltAlliB  DS  HBLL.  151 

A  la  date  du  9  mai  le  journal  porte  celte  ligne  dictée  par  une  espé- 
rance illusoire  :  c  Ma  santé  parait  vouloir  se  remettre  tout-à-fait.  > 
Le  voyage  dans  le  Mazandéran  était  résolu  sur  la  foi  de  cet  espoir 
trompeur.  Une  éclaircîe  se  produit  dans  l'horizon  nuageux  du  malade: 
il  en  profite  pour  marcher  à  de  nouvelles  explorations.  Avant  de  se 
mettre  en  route,  il  fait  graver  sur  une  pierre  fine  de  Ceylan  ces  mots 
en  langue  persane ,  Adèle  la  bien  aimée ,  et  la  fait  monter  en  bague^ 
pour  la  rapporter  à  sa  femme  :  charmante  attention  du  cœur  qui  veut 
éterniser  dans  un  bijou  la  pensée  qui  le  poursuit  comme  son  ombre. 
Cette  pensée  affectueuse  lui  survit,  et  celle  qui  en  a  été  l'objet  pos- 
sède aujourd'hui  le  talisman  rapporté  par  une  main  pieuse. 

Un  mihmandar ,  officier  du  roi ,  choisi  par  le  hadji  lui-même ,  com- 
mande l'escorte  qui  accompagne  Hommaire  de  Hell  dans  son  voyage 
au  Mazandéran ,  c'est-à-dire  dans  la  province  qui  avoisine  la  partie 
méridionale  de  la  mer  Caspienne  et  du  Turkestan.  Il  s'engage  dans 
la  chaîne  de  montagnes  qui  domine  le  pic  de  Demavend ,  où  la  roule 
serpente  à  travers  des  gorges  rocheuses  dépourvues  de  toute  végé- 
tation et  où  la  réverbération  du  soleil  double  l'effet  de  la  chaleur. 
Quelques  sommets  couverts  de  neige  lui  rappellent  les  souffrances  du 
Kurdistan.  Après  avoir  franchi  la  rivière  de  Zeîdak  »  la  caravane  arrive 
sur  les  bords  du  Lar»  rivière  fougueuse  qui  se  jette  dans  la  mer  Cas- 
pienne et  qui  a  donné  son  nom  à  la  province  du  Laridjan.  La  route 
est  accidentée ,  et,  dans  certains  endroits  périlleuse;  les  sentiers 
sont  tracés  entre  les  blocs  volcaniques  qui  surplombent  à  une  grande 
hauteur  la  gorge  où  roulent  les  eaux  écumeuses  du  Lar.  C'est  une 
succession  d'effets  sauvages  qui  impressionnent  Timagination.  11  fallut 
de  véritables  efforts  d'équilibriste  pour  sortir  impunément  de  ces 
affreux  défilés  où,  hommes  et  chevaux,  placés  à  la  file  l'un  del'auire, 
ont  de  la  peine  à  passer  et  où  Hommaire  eut  la  mauvaise  chance  de 
se  trouver  nez  à  nez  avec  une  cavalcade  de  persans  à  laquelle  il  fallut 
livrer  passage.  Que  Ton  juge  des  complications  amenées  par  cette 
situation  critique!  A  quelques  pas  plus  loin  il  fallut  traverser  la 
rivière  sur  un  pont  à  moitié  rompu ,  et  dépourvu  de  parapets.  Les 
chevaux  hésitaient  à  mettre  le  pied  sur  ce  dangereux  appui.  Cepen- 
dant le  cheval  du  mihmandar  ayant  donné  l'exemple ,  le  reste  de  la 
caravane  le  suivit.  Hommaire  de  Heil  faillit  payer  bien  cher  la  témérité 
de  ce  passage,  c  Pour  la  première  fois ,  dit-il ,  il  m'arrive  un  accident 
qui  aurait  pu  devenir  très-grave ,  mais  qui  se  borne  à  faire  arrêter 


Digitized  by  VjOOQ IC 


iB2  REVUE  D'ALSACE. 

mon  cbronomètre  Vînners.  Au  beau  milieu  du  poni  branlant,  mon 
cheval  ahuri  posa  le  pied  de  travers ,  ce  qui  détermina  immédiatement 
une  chute  sur  les  blocs  de  rocher  qui  hérissent  le  lit  de  la  rivière , 
chuie  à  nous  briser  les  os.  J'ai  cru  positivement  avoir  le  pied  broyé  ; 
mais ,  Dieu  merci ,  mon  chronomètre  seul  garde  la  trace  de  cet  acci- 
dent. »  (1) 

La  caravane  se  repose  agréablement  dans  la  fraîcheur  d'une  forêt 
vierge  avant  de  pénéirer  dans  les  plaines  basses  du  Mazandéran . 
s'arrête  un  jour  à  Amol ,  dont  les  toits  couverts  de  chaume  ou  de 
tuiles  creuses  n'ont  rien  d'oriental ,  traverse  un  pays  boisé ,  d'une 
végétation  luxuriante  •  au  fouillis  inextricable  »  retrouve  la  rivière  du 
Lar  qui  n'est  plus  un  torrent  et  débouche  à  Férékinar  où  la  mer  Cas- 
pienne apparaît  à  l'horizon.  Hommaire  traduit  ainsi  l'émotion  que  )ui 
cause  la  vue  de  cette  mer»  but  de  son  premier  voyage  : 

c  La  voilà  donc  cette  mer  si  longtemps  inconnue  à  FEurope  ;  qui 
tant  de  fois  a  servi  de  thème  aux  anciens  géographes  dont  l'imagina- 
tion l'a  peuplée  de  mille  merveilleuses  fictions  !  Là  existait  ce  mysté- 
rieux royaume  de  Gog  et  de  JUagog ,  qui  figure  dans  la  cosmographie 
du  moyen  âge.  Hais ,  pour  moi .  cette  mer  a  un  attrait  bien  plus 
puissant  que  le  charme  attaché  à  toute  chose  lointaine  et  peu  connue: 
celui  du  souvenir.  But  de  mon  grand  voyage  de  i839 ,  sa  vue  me 
retrace  le  moment  où  nous  l'avons  saluée  pour  la  première  fois» 
Adèle  et  moi. 

c  Je  fais  dresser  la  tente  sous  un  magnifique  figuier  «  où  je  passe 
une  heure  à  me  remémorer  tous  les  incidents  »  toutes  les  phases  » 
toutes  les  espérances  de  ce  premier  voyage  d'où  dépendait  mon 
avenir.  Qui  m'eût  dit  alors  que ,  neuf  ans  plus  tard  »  je  viendrais  faire 
à  cette  mer  une  nouvelle  visite  en  traversant  la  Perse?  Mais  je  suis 
seul  aujourd'hui  et  je  n'éprouve  qu'une  profonde  mélancolie  à  la  con- 
templer de  nouveau.  Pour  combattre  cette  pénible  impression  »  je  me 
mets  immédiatement  à  faire  des  observations  qui  s'accordent  parfaite- 
ment avec  les  opinions  émises  dans  mon  premier  ouvrage  »  ce  dont  je 
suis  très-heureux.  >  (') 

On  avait  dépeint  au  voyageur,  sous  des  couleurs  très-sombres ,  ce 
pays  du  Laridjan  et  du  Mazadéran  qu'il  venait  visiter  et  où  la  chaleur 

(*)  Voyage  en  Turquie  et  m  Perte,  tome  m,  p.  252. 
(*)Ibid.  ,U)mem,  p.  244. 


Digitized  by.VjOOÇlC 


X.  HOHMAIRB  DE  HBLL.  i5S 

bumide  développe  cl  entretient  des  miasiiies  fiévreux.  Il  trouve  un 
pays  fertile  et  plantureox,  et  aucune  apparence^  de  fièvre.  Sur  la  foi 
d'ouvrages  géographiques  inexactement  renseignés  •  W^  Hommaire 
de  Hell  avait  engagé  son  mari  à  se  précautionner  contre  les  fièvres  et 
les  chaleurs  de  la  Perse.  Il  la  rassure  dans  une  lettre,  datée  du  43 
juillet,  où  il  taxe  les  géographies  d'exagération  en  ce  qui  concerne  les 
fièvres,  c  Quant  aux  chaleurs»  dit-il ,  elles  me  vont  admirablement. 
Jamais  je  ne  me  suis  aussi  bien  porté  que  depuis  que  le  thermomètre 
indique»  presque  tous  les  jours,  jusqu'à  36  degrés  à  l'ombre.  Tu  sais 
depuis  longtemps  que  les  climats  chauds  sont  on  ne  peut  plus  favo- 
rables à  ma  santé. 

c  Maintenant .  si  tu  veux  avoir  le  revers  de  la  médaille  pour  le 
Hazandéran ,  je  te  dirai  que  toutes  les  nuits  les  chacals  ne  nous  lais- 
saient pas  un  instant  de  repos  ;  qu'un  de  ces  coquins  s'est  même  per- 
mis de  venir  enlever  un  poulet  sous  notre  tente  »  que  les  cousins  nous 
ont  fait  cruellement  souffrir  »  que  les  grenouilles  nous  abasourdis- 
saient partout  et  qu'en  tous  lieux  nous  étions  assaillis  par  des  myriades 
d'insectes  de  toute  nature»  de  toute  couleur»  parmi  lesquels  brillaient 
au  premier  rang  les  araignées.  Que  de  cris  tu  aurais  jetés  à  chaque 
instant  si  tu  avais  été  avec  nous  !  Je  ne  te  parle  pas  des  serpents , 
d'énormes  lézards  et  autres  animaux  du  même  genre  ^ui  inspiraient 
une  si  grande  frayeur  à  M.  Laurens.  i  (^) 

Sommaire  de  Hell  écrivait  ces  lignes  quelques  semaines  avant  sa 
mort.  Bercé  encore  d'une  douce  illusion  sur  l'état  tle  sa  santé  »  il 
s'étudiait  à  faire  partager  sa  confiance  à  sa  femme  que  de  mortelles 
inquiétudes  préoccupaient  à  Hyères  où  elle  avait  fixé  sa  résidence  en 
attendant  le  retour  de  son  mari.  Elle  pressait  ce  retour  »  en  raison 
même  des  événements  politiques  qui  s'étaient  produits  en  France  » 
événements  qui  ajoutaient  encore  au  poids  de  ses  anxiétés.  Hommaire» 
cette  fois  »  ne  céda  pas  à  ce  doux  appel  du  cœur  :  l'honneur  de  sa 
mission  primait  toute  autre  résolution.  Une  longue  et  gracieuse  lettre 
que  lui  écrivit  M.  Betbmont,  ministre  du  commercé»  le  décida  à 
poursuivre. 

De  Férékinar  à  Balforouch  Hommaire  côtoya  le  mer  et  recueillit 
de  nombreuses  observations  scientifiques  et  commerciales.  Il  eut 
beaucoup  à  se  plaindre»  pendant  ce  voyage  »  du  mihmandar  ou  chef  de 

IV  Correspondance  inédite  d'Hommaire  de  Hell.  —  Téhéran  »  iO  jaillet  1848. 


Digitized  by  VjOOQIC 


154  REVUE  D*  ALSACE* 

son  escorte ,  dont  la  stupidité  naturelle  était  doublée  d'une  bonnd 
dose  de  vices  de  tout  genre ,  parmi  lesquels  le  vol  et  le  mensonge 
marchaient  en  première  ligne.  A  chaque  pas ,  le  voyageur  eut  à  con- 
stater de  nouveaux  exploits  de  ce  digne  officier  du  palais  du  roi»  qui, 
à  Baifocouch  entr'autres,  lui  joua  un  tour  pendable  en  faisant  man- 
quer les  dispositions  prises  pour  loger  Hommaire  et  M.  Laurens  dans 
la  maison  du  gouverneur  Agha-Mébémei-Khan.  Ce  dernier  se  con- 
fondit en  excuses  aui)rès  du  voyageur  pour  l'avoir  laissé  camper  hors 
des  murs  et  lui  envoya  sous  la  tente ,  comme  dédommagement,  un 
excellent  .dîner  persan. 

Une  visite  à  Tile  de  Bagh-Schah  dans  l'étang  de  Téséki ,  où  se 
trouvent  les  ruines  encore  imposantes  du  palais  mystérieux  et  soli- 
taire de  Scbab-AbbaSy  distrait  un  instant  le  voyageur  qui  se  remet  en 
route  à  travers  une  contrée  marécageuse  couverte  de  joncs  et  de 
nénuphars  qu'auiment  les  cris  des  oiseaux  aquatiques  et  le  coassement 
des  grenouilles.  U  arrive  ù  Sari  •  ville  qui  compte  4000  maisons  et  sert 
de  résidence  au  serdar  ou  commandant  des  troupes  de  Mazandéran. 
Il  subit  l'honneur  d'un  déjeuner  que  lui  offre  ce  personnage  et  éprouve 
des  maux  de  cœur  en  le  voyant  manger,  c  Accroupi  sur  le  sol,  la 
tête  penchée  en  avant ,  de  sa  main  droite  il  soutient  son  ventre , 
pétrissant  de  sa  main  gauche  le  pilaw  qu'il  réduit  en  boulettes  leste- 
ment expédiées  dans  le  fond  du  gosier.  Le  pain ,  les  viandes  •  les 
légumes  «  tout  est  pétri  de  cette  façon,  sans  que  l'auxiliaire  d'une 
fourchette  soit  le  moins  du  monde  nécessaire.  >  (t) 

Hommaire  de  Hell  put  s'assurer  à  Sari  de  l'effet  produit  par  la 
célèbre  phrase  de  H.  de  Lamartine  dans  laquelle  il  déclare  que 
toutes  les  nationalités  européennes  opprimées  trouveront  désormais 
aide  et  protection  de  la  part  de  la  France.  Un  Persan ,  mécontent 
de  son  souverain  ,  en  prit  texte  pour  dire  ouvertement  devant  notre 
voyageur  qu'on  devrait  bien  renvoyer  le  roi  de  Perse  comme  on  a 
renvoyé  le  roi  de  France. 

Ce  qui  frappe  Hommaire  dans  cette  partie  de  la  Perse  ,  c'est  l'ad- 
mirable végétation ,  c'est  la  vigueur  exceptionnelle  de  la  terre ,  c'est 
la  prodigieuse  fertilité  que  dç  nombreux  cours  d'eau  communiquent 
au  sol ,  ce  sont  les  orangers >  les  figuiers,  les  màriers  semés  à  profu- 

(*}  Voyage  en  Turquie  et  en  Perse ,  tome  m,  p.  260. 


Digitized  by  VjOOQIC 


I.  ROMMAIRS  DE  HELL.  iSft 

sion  partout ,  (f  est  encore  et  surtout  cet  inextricable  mélange  de  la 
nature  cultivée  et  de  la  nature  sauvage  qui  la  déborde,  c  II  n'y  a  qu'à 
vouloir ,  dit*il  ^  pour  en  faire  la  province  la  plus  productive  de  la 
Perse.  » 

Farhabad ,  misérable  bourgade  de  pécheurs  »  n*a  rien  d'attrayant 
qu'on  palais  et  une  mosquée  en  ruine.  Partout .  sur  sa  rouie .  le  voya- 
geur rencontre  des  traces  du  règne  splendide  de  Scbab-Abbas ,  ce 
Louis  xiT  de  la  Perse;  il  campe  dans  ses  jardins  aujourd'hui  déserts, 
à  l'ombre  de  palais  en  ruine  qu'habitent  le  lézard  et  la  chauve-souris 
et  où  apparaissent ,  dans  un  fouillis  de  verdure ,  des  fragments  de 
fresques  élégantes  en  émail  où  le  caprice  oriental  a  semé  ses  fleurs 
fantastiques,  c  Elles  conservent  au  milieu  des  décombres»  de  Thumidité 
et  de  la  solitude ,  dit  le  journal ,  un  éclat  et  une  grâce  sans  pareils. 
N'existe-t-il  pas  dans  la  vie  morale  «  pour  chacun  de  nous ,  quelques 
unes  de  ces  fleurs  qui  traversent  les  plus  rudes  orages  et  demeurent 
rayonnantes  dans  notre  pensée,  malgré  le  temps  «  l'absence  et  le 
désenchantement?  > 

Je  soupçonne  fort  la  plume  deW^  Hommaire  de  Hell  d'avoir  ajouté 
cette  réflexion  poétique  au  journal  ;  cette  plume  est  un  pinceau  dont  la 
iouche  rivalise  avec  les  gracieuses  féeries  de  l'art  persan  qui  jaillissent 
brillantes  et  pures  des  ruines  dont  elles  sont  entourées. 

Un  instant  le  voyageur  s'arrête  à  l'Ile  de  Chouradeh  et  à  Bounekas 
où  les  Rosses  «  malgré  la  vive  opposition  du  gouvernement  persan , 
sont  parvenus  à  fonder  un  établissement  maritime  pour  le  commerce 
qu'ils  exploitent  sur  la  mer  Caspienne  ,  et  une  station  militaire  pour 
protéger. la  côte  contre' les  déprédations  des  Turcomans.  En  appro- 
chant d'Astérabad ,  ville  située  sur  la  frontière  du  Turkestan ,  exposée 
aux  invasions  des  sauvages  habitants  de  cette  contrée  presqu'inconnùe 
et  qui  est  signalée  sur  les  cartes  géographiques  par  une  grande  lacune 
blanche ,  synonyme  de  mystère ,  Hommaire  de  Hell  s'amuse  beaucoup 
de  la  mine  piteuse  de  son  mibmandar  :  cet  intrépide  chef  d'escorte  avait 
jugé  prudent  d'enrôler  en  route  plusieurs  cavaliers  bien  armés  pour 
donner  à  la  caravane  un  air  belliqueux.  Elle  arrive  ainsi  à  Astérabad, 
sans  dégainer  «  et  s'installe  dans  le  jardin  royal,  sous  un  pavillon 
ouvert  à  tous  les  vents,  où  Soliman-Pacha,  le  gouverneur  d'Asté- 
rabad, vient  lui  faire  visite  avec  ses  deux  fils.  Hommaire,  en  lui  ren- 
dant sa  politesse  le  lendemain,  peut  étudier  à  son  aise  la  physionomie 
de  la  ville  qui  n'offre  rien  de  remarquable.  Le  gouverneur,  tombé  en 


Digitized  by  VjOOQ IC 


1S6  REVUE  D^ALSACE. 

disgrâce ,  partait  préciséroeDt  pour  Téhéran  où  le  rappelait  la  poli- 
tique ombrageuse  du  hadji. 

Le  voyageur  reçoit  le  même  jour  une  autre  visite.  Celle-ci  a  un 
caractère  étrange,  presque  romanesque.  C'est  une  amazone  turco* 
mane,  connue  sous  le  nom  de  Failimé  Serdar,  c'est-à-dire  Fathmé  le 
Général.  Cette  femme  dont  nous  avons  eu  le  pendant ,  lors  de  la 
guerre  de  Crimée,  dans  la  personne  d'une  princesse  asiatique  qui 
amenait  au  secours  du  sultan  un  corps  formidable  de  Bachi-Bouzouks, 
avait  pris  part  aux  expéditions  guerrières  des  khiviens  où  elle  s'était 
signalée  comme  une  véritable  héroïne.  Elle  portait  à  sa  ceinture  un 
long  couteau  dans  une  gaîne  d'argent  et  à  son  côté  un  sabre  persan  , 
don  du  ktian  de  Khiva.  Ses  paroles  ne  respiraient  que  la  guerre  et 
l'ambition  de  la  gloire.  Elle  se  rendait  auprès  du  scbah  à  Téhéran 
quand  Hommaire  la  rencontra  à  Aslérabad.  Dans  la  même  ville  il  eut 
une  entrevue  avec  Kara-Khan  ,  ambassadeur  kbivien  envoyé  en  mis- 
sion à  Téhéran  pour  demander  du  secours  contre  les  attaques  de  la 
Russie  qui  projetait  alot*s  une  campagne  dans  le  Turkestan. 

Après  quelques  excursions  dans  les  environs ,  mises  à  profit  pour 
des  observations  scientifiques  et  ethnographiques,  Hommaire  prit  ses 
dispositions  pour  retourner  à  Téhéran.  A  propos  de  renseignements 
ethnographiques ,  il  put  constater  chez  les  Persans  des  traits  de  mœurs 
et  de  caractère  qui  sont  tout-à-fait  à  l'antipode  des  nôtres.  Ainsi , 
point  de  respect  pour  les  morts  ;  les  cimetières  en  général  n'ont  point 
de  clôtures  et  les  tombes  ne  sont  indiquées  que  par  des  pierres  brutes 
sans  inscriptions.  La  vie  matérielle  domine  chez  ce  peuple  bizarre  et 
étouffe  tout  ce  qui  tient  au  domaine  de  rinielligence  et  de  la  pensée, 
naturellement  aussi  le  sens  religieux.  L'immobilité ,  chez  eux  ,  est  la 
suprême  expression  du  mérite,  t  Est-il  possible ,  disait  à  Hommaire 
un  Persan  qui  écrit  et  parle  français  et  qui  a  lu  beaucoup  de  nos  bons 
ouvrages ,  que  l'on  puisse  quitter  femme ,  enfants ,  pays ,  pour  venir 
compter  sur  ses  doigts  les  montagnes  de  la  Perse  !  > 

Le  29  juin ,  le  voyageur  traverse  la  chaîne  de  l'Elbourz  et  pénètre 
dans  les  plaines  du  Khoraçan  où  Semnan ,  la  ville  du  désert»  lui  appa- 
raît bientôt  à  travers  un  mirage  produit  par  des  tourbillons  de  pous- 
sière et  une  chaleur  de  52  degrés  reflétée  par  une  plaine  jaunâtre  et 
caillouteuse. 

c  Après  quelques  moments  de  repos ,  dit-il ,  je  me  décide  à  aller, 
avec  M.  Laurens ,  à  la  recherche  de  Semnan  qui ,  tout-à-coup  »  se 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.  HOmiAlRE  DB  HELL.  157 

montre  à  nos  yeux  sous  l'aspect  le  plus  pittoresque ,  le  plus  oriental 
qu'on  puisse  rêver.  C'est  bien  là  une  vraie  ville  du  désert ,  telle  que 
l'imagination  des  artistes  tâche  d'en  créer  pour  enrichir  les  albums. 
Rien  ne  lui  manque  :  ni  les  coupoles  bleues  des  mosquées ,  ni  le  mi- 
naret arabe,  ni  les  tours  à  crénelures,  ni  le  fortin  obligé ,  ni  le  kara* 
vansérail  en  ruines ,  ni  les  bazars ,  ni  les  tons  fauves  des  constructions, 
ni  les  sveltes  cyprès,  ni  l'ombre  des  platanes.  Quel  contraste  avec 
l'immense  plaine  brûlée  par  le  soleil  que  nous  venons  de  parcourir  !  > 
Quelques  minces  filets  d'eau ,  s'échappant  des  montagnes  voisines , 
ont  été  ménagés  avec  un  tel  soin  que  le  sol  s'est  paré  de  verdure 
jusqu'à  une  certaine  distance  de  la  ville.  > 

M.  Laurens ,  en  artiste  bien  inspiré ,  a  complété  cette  description 
par  un  dessin  admirablement  rendu.  Des  notes  sur  le  commerce  et 
l'industrie  de  la  province  viennent  s'ajouter,  dans  le  journal  du 
voyage ,  aux  détails  si  intéressants  recueillis  par  Hommaire.  N'ou- 
blions pas  de  citer ,  en  passant ,  son  ascension  dans  le  village  aérien 
de  Laskurt ,  colossal  cylindre  de  terre  d'à  peu  près  250  pieds  de  cir- 
conférence .  entièrement  isolé ,  portant  à  sa  partie  supérieure  deux 
étages  d'habitations  dans  lesquelles  grouille  un  phalanstère  d'un 
nouveau  genre  où  nos  réformateurs  modernes  ne  trouveraient  pas 
précisément  l'idéal  de  la  perfection.  Dans  là  description  qu'il  donne 
de  ce  monument  curieux  de  l'association  humaine ,  je  ne  prendrai 
que  ces  quelques  lignes  jetées  là  comme  une  rapide  pochade  d'artiste. 
«  Quelle  cour  des  miracles  que  cet  intérieur  !  C'est  un  incroyable 
tohu-bohu  de  terrasses ,  de  voûtes,  de  coupoles  fendillées ,  de  pré- 
cipices •  de  casse-cou  ;  un  péle-méle  étourdissant  de  femmes ,  d'en- 
fants, d'individus  de  tous  les  âges,  bourdonnant  comme  dans  une 
véritable  ruche.  Le  crayon  de  Callot  serait  à  peine  digne  de  rendre 
les  détails  grotesques  ^  les  tas  de  guenilles ,  la  physionomie  fantas- 
tique des  choses  et  des  hommes.  >  (i) 

Près  de  Laskurt  il  a  constaté  l'existence  d'immenses  constructions 
ep  ruines  que  les  Persans  prétendent  avoir  été  élevées  par  les 
Dïve$  ou  génxen  malfaisants  et  où  il  rencontra  l'ogive  pure  primitive 
comme  dans  tous  les  édifices  de  ce  genre  qui  jonchent  le  sol  de  la 
Perse.  Cette  observation  fournit  la  solution  d'une  question  archéolo- 
gique longtemps  débattue. 

(*)  Voyagé  en  Turquie  et  en  Perse ,  tome  m ,  p.  522. 


Digitized  by  VjOOQIC 


488  BEVQE  D'ALSAGB. 

En  pénétrant  dans  la  province  de  rirak-Adjémi ,  Hommaire  de  Hell 
dut  traverser  le  célèbre  défilé  des  Portes  Caspienne»  par  où  passa 
Alexandre  le  Grand  lorsqu'il  poursuivit  Darius.  La  tradition  populaire 
paraît  avoir  conservé  la  notion  de  ce  fait  historique  ;  car  ce  défilé 
porte  le  nom  de  Serdar  R*ha  ou  route  du  Général.  Gorge  aride  et 
sauvage ,  où  murmure  un  ruisseau  salé  et  où  n'eiiste  nulle  trace  de 
végétation  ;  roches  gypseuses  aux  tons  terreux ,  surplombant  d'une 
manière  effrayante  le  chemin  qui  serpente  dans  ce  lieu  de  désolation, 
tel  est  l'aspect  des  Portes  caspiennes.  L'album  de  M.  Jules  Laarens 
contient  un  magnifique  dessin  de  ces  gorges  dont  il  a  exécuté  égale- 
ment une  réduction  pour  le  Bulletin  de  la  Société  de  géographie. 

L'antique  ville  de  Yéraminn  forme  la  dernière  balte  du  voyageur 
avant  sa  rentrée  à  Téhéran  après  une  absence  de  deux  mois.  Il  y 
relève  le  plan  de  la  fameuse  mosquée  de  Djouma ,  la  merveille  du 
pays.  11  s'extasie  devant  la  prodigieuse  richesse ,  devant  la  gracieuse 
fantaisie  de  cet  art  arabe  auquel  l'Orient  est  redevable  de  si  beaux 
monuments  et  l'examen  qu'il  fait  de  cette  mosquée ,  au  point  de  vue 
architectonique,  l'amène  à  conclure  que  l'art  persan  y  est  pour  peu  de 
chose  et  qu'il  faut  attribuer  aux  arabes  la  construction  des  plus  beaux 
monuments  de  ce  genre,  c  Tout  me  fait  supposer ,  dit-il ,  que  (es 
mosquées  de  Soultanieb ,  de  Tauris ,  de  Yéraminn ,  les  tours  de  Rey 
et  de  Radkban  ont  été  élevées  par  les  arabes  à  la  même  époque  ; 
d'où  l'on  doit  conclure  que  le  xiv''  siècle  aurait  été  tout  aussi  riche  • 
sous  le  rapport  de  l'art ,  en  Orient  qu'en  Occident.  La  mosquée  de 
Yéraminn  date  de  4366  ou  1368  »  d'après  une  inscription  enlevée  au 
monument  et  placée  dans  un  Imam-Zadèh.  i  0) 

Dans  la  lettre  qu'il  écrivit,  le  iO  juillet»  à  sa  femme  et  que  j'ai 
citée  plus  haut ,  Hommaire  de  Hell  traçait  l'itinéraire  qu'il  se  propo- 
sait de  suivre  pour  son  voyage  dans  le  centre  et  le  midi  de  la  Perse. 
Il  comptait  se  rendre  par  Ispahan  à  Yezd  et  à  Kermann  ;  delà  gagner 
Schiraz  et  Bender-Abouchir  sûr  le  golfe  Persique  pour  retourner 
ensuite  à  Téhéran  par  Persépolis  (Tscbil-Minar) ,  Ispahan  et  Kachan. 
Il  a  pu  calculer  de  la  manière  la  plus  exacte  ses  itinéraires  et  ajoute 
avec  une  confiance  digne  d'un  meilleur  sort:  c  Dans  les  prenùers 

jours  de  janvier  je  serai  à  Marseille J'ai  en  ce  moment  deux 

caisses  pleines  d'objeu  persans.  Que  de  bonheur  j'aurai  »  ma  bien 

C)  Voyage  m  Turquie  ef  en  Perse ,  tome  m ,  p.  335. 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.  HOMMÀIRE  DE  HELL.  159 

limée,  à  mettre  tout  cela  à  tes  pieds  !  Avec  quelle  impatience  j'attends 
ce  bienheureux  moment  !  Quel  triste  pays  que  la  Perse  et  quel  triste 
peuple  !  Il  n'y  a  aucune  espèce  de  qualité  chez  les  Persans  :  tout  est 
négatif  chez  eux.  De  tous  les  peuples  que  j'ai  visités,  c'est  bien  celui 
qui  m'inspire^  le  moins  de  sympathies.  Que  d'étranges  choses  j'aurai 
à  te  raconter  à  mon  retour  !  >  (t) 

Cette  opinion ,  jetée  dans  l'épanchement  intime  d'une  correspon- 
dance privée ,  se  fait  jour  à  chaque  instant  dans  l'œuvre  posthume 
publiée  d'après  le  volumineux  journal  du  voyageur. 

Les  premiers  jours  de  juillet  sont  consacrés  au  repos  et  à  quelques 
excursions  à  Deïrich,  campement  d'été  des  missions  française  et  russe. 
Hommaire  en  revient  enchanté  de  la  gracieuse  hospitalité  du  prince 
Dolgorouki  et  fait  une  dernière  visite  au  hadji  qu'il  trouve  fumant  le 
kalioun  dans  une  petite  chambre  plus  que  modeste  dont  les  murs  ne 
sont  pas  même  blanchis.  Sa  conversation  avec  le  premier  ministre  est 
longue  et  animée  et  la  situation  politique  de  l'Europe  ainsi  que  le 
traité  de  commerce  avec  la  France  en  font  les  principaux  frais,  dom- 
roaire  de  Hell  a  Ynis  par  éci:it  tous  les  détails  de  cette  conversation 
curieuse  dont  un  mince  échantillon  ne  sera  pas  déplacé  ici  :  c  Dites 
bien  à  vos  ministres  et  à  votre  pays  que  ce  traité  et  mon  amitié  pour 
la  France  me  valent  seuls  la  haine  de  la  Russie.  Je  ne  demande  à  la 
France  ni  armes ,  ni  soldats,  ni  argent  ;  mais  s'il  résulte  de  la  situa- 
tion actuelle  une  déclaration  de  guerre  avec  le  czar,  ce  qui  me  paraît 
certain ,  je  me  battrai  moi-même  comme  un  lion ,  et  dans  le  cas  ou  je 

serais  vaincu,  je  ferai  donation  à  la  France  de  toute  la  Perse Je 

sais  tout  le  bien  que  l'on  dit  de  moi  lù-bas ,  par  notre  anibassadeur 
Mirza-Méhémet-Ali-Khan;  je  sais  que  vos  journaux  m'ont  appelé 
Vhomme  du  ciel ,  le  Napoléon  de  la  Perse ,  et  ils  ne  se  trompent  pas.  > 

Ces  paroles  d'un  illuminé,  qui  se  croit  doué  d'un  génie  surnaturel, 
sont  d'accord  avec  le  masque  du  personnage  qui ,  comme  nous  l'avons 
vu  déjà ,  prenait  les  dehors  d'un  magicien  et  feignait  d'avoir  des 
communications  directes  avec  le  ciel. 

En  donnant  congé  à  Hommaire,  il  l'assure  que  son  intention  bien 
arrêtée  est  de  le  décorer  prochainement  de  l'ordre  du  Lion  et  de  celui 
du  Soleil. 

Une  chute  de  cheval ,  qui  n'eut  point  de  suites  graves ,  retarda  de 

{*)  Gorrespondanoe  inédite  d'Hommaire  de  Hell 


Digitized  by  VjOOQIC 


160  REYUB  D'AL8A£B. 

quelques  jours  le  départ  du  voyageur  pour  Ispahan.  Avant  de  se 
mettre  en  route  •  il  a  le  bonheur  de  recevoir  trois  lettres  de  sa  femme, 
et  une  dépêche  très-bienveillante  de  M.  Garnot,  ministre  de  Tinstruclion 
publique  qui  lui  accorde  une  prolongation  de  mission  pour  six  mois  à 
courir  du  1®' janvier  1849.  Dans  la  dernière  lettre  qu'il  écrivit  à  sa 
femme  et  qui  est  datée  du  1<^' juillet  1848^  il  exprime  la  joie  que  lui 
cause  cette  prolongation  et  fait  briller  aux  yeux  de  sa  bien  aimée  la 
perspective  séduisante  d'un  second  voyage  dans  l'Asie  mineure  ,  pays 
qui  avait  eu  tant  d'attraits  pour  la  jeune  femme.  Ce  beau  rêve  devait, 
un  mois  après ,  s'abîmer  dans  une  sombre  douleur. 

En  écrivant  ces  lignes ,  j'ai  sous  les  yeux  la  dernière  page  de  la 
dernière  lettre  écrite  par  cet  homme  si  dévoué  et  si  plein  de  cœur. 
Rien  ne  trahit  encore,  dans  l'expression  de  la  pensée  et  dans  le  mou- 
vement de  la  plume,  un  pressentiment  du  sort  qui  devait  moissonner 
trop  tôt  une  si  noble  existence.  L'esprit  était  gai ,  la  plume  courait 
rapide  comme  toujours,  traduisant  avec  abandon  les  pensées  qui 
débordaient  de  son  cœur ,  parlant  de  musique ,  de  romances ,  do 
bonheur  ineffable  de  revoir  tout  ce  qu'il  aime. 

c  Je  veux  absolument  aller  passer  quelques  jours  à  Hyères  à  mon 
retour  en  France.  J'aurai  du  plaisir  à  vivre  là  où  tu  as  vécu  et  où  ta 
m'as  attendu  pendant  tant  de  mois Quel  bonheur,  quel  ravisse- 
ment, de  nous  retrouver  ensemble  !  ma  tète  se  perd  lorsque  je  pense 
à  tant  de  jouissances 

c  Je  pars  décidément  après-demain  matin ,  mercredi  2  août 

c  Adieu ,  adieu ,  tout  à  toi  de  cœur  et  d'âme.  > 

Pourquoi  donc  faut-il  que  cette  perspective  radieuse  ne  soit  qu'un 
vain  mirage  sur  lequel  la  mort  va  jeter  son  voile  noir  ?  Pourquoi  tant 
de  cœur .  tant  d'affectueux  dévoûment,  tant  de  patriotisme  uni  à  tant 
de  science  et  à  tant  d'énergique  volonté  n'ont-its  pu  fléchir  les  rigueurs 
du  destin  ?  La  vie  du  voyageur  est  comme  la  vie  du  missionnaire  :  an 
bout  du  labeur ,  le  martyre. 

A  son  départ  de  Téhéran  ,  la  faiblesse  d'Hommaire  est  telle  qu'il 
peut  à  peine  se  tenir  à  cheval  :  il  arrive  lentement  à  Schah-Abdou- 
salem  .  où  il  passe  la  nuit  dans  un  jardin  du  hadji  et  où  la  fraîcheur 
du  soir  le  ranime.  Le  4  août ,  après  quelques  observations  météoro- 
logiques  faites  pendant  une  chaleur  accablante ,  il  est  atteint  d'un 
accès  de  fièvre  qui  le  force  à  rester  étendu  à  l'ombre  d'un  rocher 
jusqu'au  coucher  du  soleil.  Le  6  août,  près  du  karavansérail  de  Poul- 


Digitized  t)y  VjOOQIC 


X.  HOMMAIRE  DE  HELL.  161 

làtik ,  par  42  degrés  de  chaleur ,  on  rinstalle  sous  l'arche  ruinée 
d'un  pont ,  où  il  est  pris  d'un  nouvel  accès  de  fièvre ,  suivi  de  délire 
et  de  cauchemar.  Il  grelote  sous  son  feutre.  Cependant  il  peut  se 
remettre  à  cheval  à  trois  heures  du  matin  et  arrive  dans  la  journée  à 
Koum ,  l'une  des  quatre  villes  saintes  de  la  Perse  où  le  gouverneur , 
chef  d'une  population  fanatique  et  inhospitalière,  lui  donne  une 
chambre  »  mais  rien  de  plus.  Le  voyageur  eiténué  fait  demander  de 
l'eau  par  son  farache  à  un  individu  assis  sur  la  porte,  c  Après  une 
demi-heure  d'attente ,  dit*il  »  on  m'en  apporta  dans  un  vase  neuf  qui 
fut  ensuite  brisé  en  ma  présence ,  afin  de  me  prouver  que  mon  contact 
était  une  souillure.  >  C'est  ainsi  que  le  Persan  de  Koum  concilie  la 
charité  du  Samaritain  avec  le  fanatisme  religieux.  Le  vase  qui  a  touché 
les  lèvres  impures  d'un  giaour  n'est  plus  digne  de  servir  à  un  croyant. 

Arrivé  à  Kaschan ,  Hommaire  de  Hell  trouve  moyen  de  recueillir  et 
de  consigner  sur  son  journal  des  renseignements  sur  les  produits  de 
cette  ville  industrielle  qui  se«  livre  à  la  fabrication  de  la  soie  et  des 
vases  en  cuivre  ciselé,  de  formes  si  élégantes,  qui  font  le  luxe  de 
quelques  intérieurs  persans.  Il  achète,  pour  le  ministère  du  commerce, 
de  nombreux  échantillons  d'étoffes.  Le  soir  du  12  août ,  il  se  remet 
en  route  et  s'engage  dans  l'intérieur  des  montagnes  par  une  de  ces 
nuits  rayonnantes  comme  on  en  voit  en  Asie,  c  Solitude  absolue , 
lune  splendide.  C'est  une  nuit  douce ,  calme  et  brillante  dont  rien  ne 
saurait  donner  l'idée  en  Europe.  Quel  ciel  profond  et  pur ,  quelle 
transparence  dans  l'atmosphère  !  Tous  les  objets  ont  des  formes 
arrêtées  comme  en  plein  jour.  La  lune  laisse  derrière  elle  un  profond 
sillon ,  semblable  à  une  seconde  voie  lactée.  Ma  femme  avait  déjà 
signalé ,  dans  notre  voyage  à  Astrakhan ,  cet  admirable  effet  de 
lumière  qui  prouve  l'extrême  pureté  du  ci^l  asiatique.  >  (i) 

Le  46  août ,  entrée  dans  une  vaste  plaine  au  bout  de  laquelle  se 
trouve  Ispahan ,  l'ancienne  capitale  de  la  Perse ,  sise  au  milieu  d'un 
territoire  cultivé  dont  la  végétation  plantureuse  masque  les  abords  de 
la  ville.  Hommaire  de  Hell  y  pénètre  à  travers  des  monceaux  de 
décombres  et  en  traversant  des  rues  étroites  que  surplombent  les 
toits  en  saillie ,  il  ne  rencontre  sur  son  passage  que  des  physionomies 
ironiques  et  ne  reçoit,  pour  salut  de  bien-venue,  que  des  paroles 
désobligeantes.  11  travei*se  la  rivière  de  Zenderoud  pour  se  rendre  au 

(*)  Voyage  en  Turquie  et  en  Perse ,  lome  iii ,  p.  554. 

S- SéM.  —  a- Auiét  11 


Digitized  by  VjOOQIC 


462  RIVOE  d'alsacb. 

quartier  arroénieD  de  Djoulfa  »  dont  la  population  ne  lui  parait  guère 
plus  gracieuse  que  celle  de  la  ville.  Ënfln  il  descend  dans  la  maison 
du  père  Giovanni ,  missionnaire  de  la  Propagande ,  et  y  trouve ,  avec 
sa  suite ,  une  hospitalité  douce  et  cordiale.  A  peine  installé ,  la  fièvre 
et  la  dyssenterie  le  reprennent.  Dans  ses  moments  de  calme  il  tra- 
vaille ,  selon  son  habitude ,  à  prendre  des  notes  sur  le  j^ays  et  nous 
apprend  les  services  rendus  depuis  vingt  ans  au  catholicisme  par  le 
zèle  apostolique  du  père  Giovanni.  C'est  grâce  à  lui  que  les  missions 
sont  parvenues  à  recouvrer  le  couvent  et  l'église  des  Dominicains , 
réglise  des  Jésuites»  celle  des  Carmélites  et  celle  des  Arméniens 
catholiques. 

Le  24  août ,  la  fièvre  activée  par  le  clin^at  meurtrier  d'Ispahan 
prend  un  degré  d'Intensité  qui  ne  laisse  plus  aucun  espoir  de  sauver 
le  voyageur.  Les  notes  du  journal  signalent  tristement,  jour  par  jour, 
les  progrès  de  la  maladie.  Voici  ses  dernières  lignes  : 

Le  21  :  c  La  fièvre  se  prolonge  pendant  plus  de  trois  heures  et  est 
suivie  d'une  prostration  complète.  Une  maladie  après  l'autre»  comment 
cela  /Snîra-i*t/?  >  Le  mercredi  23:  c  Aussitôt  après  midi,  violent 
accès  de  fièvre ,  suivi  d'une  incroyable  faiblesse.  On  est  obligé  de  me 
porter  à  bras.  Je  ne  puis  faire  aucun  mouvement.  > 

Au-dessous  de  ces  lignes  était  placée  la  date  du  jeudi  94  août.  Le 
froid  de  l'agonie  commençait  déjà  à  glacer  ses  doigts  quand  il  écrfvit 
cette  date  qui  n'eut  point  de  lendemain 

La  plume  du  père  Giovanni ,  ce  digne  prêtre  placé  sur  sa  route 
comme  un  ange  consolateur ,  va  nous  retracer  ses  derniers  instants. 
J'en  extrais  le  récit  de  l'acte  officiel  de  décès  en  langue  italienne  » 
transcrit  sur  les  registres  de  la  mairie  d'Altkircb  .  et  dont  voici  la 
traduction  : 

c  Acte  de  décès  de  M.  Hommaire  de  Hell. 

c  Je  déclare  que  M.  Hommaire  de  Hell ,  voyageur  français ,  arriva 
à  Ispaban»  de  Perse»  le  16  août  de  cette  année,  et  habita  à  Djoulfa 
d'Ispahan  dans  la  maison  de  la  mission  arménienne  catholique  que  je 
lui  offris.  Il  y  arriva  avec  une  fièvre  continue.  Le  pays  étant  dépourvu 
complètement  de  médecins ,  M.  Hommaire  eut  lui-même  soin  de  sa 
santé  et  fit  en  sorte  que  sa  fièvre,  si  elle  ne  cessa  complètement» 
diminua  cependant  un  peu ,  ainsi  que  je  le  vis  dans  mes  visites  quoti- 
diennes. Il  était  en  cet  état  jusqu'au  28  août ,  si  ce  n'est ,  ce  qui 
arrive  ordinairement  ici ,  que  l'état  du  malade  changea  subitement  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


1.  HOmUIRB  DE  HGLL.  itô 

et  Yen  les  midi  da  jour  suivant  «  c'est-à-dire  du  29  août  •  la  fièvre 
augmenta  d'une  manière  telle  qu'il  perdit  l'usage  de  la  parole ,  bien 
qu'il  eût  sa  parfaite  connaissance.  La  fièvre  fut  coupée  cependant  vers 
les  cinq  heures  du  soir  du  même  jour  »  mais  alors  tous  les  soins  que 
nous  pouvions  lui  donner  dans  un  temps  si  court  devinrent  inutiles , 
et  il  resta  ainsi ,  plus  mort  que  vif,  sans  parole  et  hors  de  sens  jusqu'au 
moment  où  il  succomba .  le  30,  vers  l'heure  habituelle  de  l'accroisse- 
ment de  la  fièvre ,  à  la  maladie  connue  en  t^erse  sous  le  nom  de  Neobé 
Kachi,  qui  répond  à  la  fièvre  pernicieuse. 

c  D  mourut  dans  la  communion  de  la  sainte  mère  l'Eglise ,  avec 
tous  les  secours  spirituels  des  sacrements  que  je  lui  administrai ,  et , 
après  les  prières  usitées ,  le  3i  août ,  je  lui  fis  donner  la  sépulture 
avec  des  honneurs  convenables  dans  le  cimetière  des  catholiques 
arméniens  de  Djoulfa. 

€  Et  parce  que  je  veux  que  cette  déclaration  ait  la  forme  authen- 
tique 9  je  l'atteste  en  présence  de  deux  témoins, 
c  Djoulfa  d'ispahan ,  le  2  décembre  4848. 

Signé  :  c  Giovanni  Daderian ,  Préfet  apostolique  de  la  mission 
arménienne  en  Perse. 

€  J'atteste  la  sincérité  de  l'acte  ci-dessus. 

Signé:  c  Criuseppe  Arachial,  alunno  mis"®  apos*  et  Père  Stephanoi, 
fils  d'Arétin  et  petit-fils  d'Ovanès,  prêtre  arménien. 

c  Pour  traduction  littérale  :  Le  chancelier  provisoire ,  Am.  Outrey. 

c  Pour  légalisation  de  la  signature  de  M.  Am.  Outrey ,  chancelier 
provisoire. 

c  L'Envoyé  extraordinaire  de  la  République  firançaise  en  Perse , 

Signé  :  c  Sartiget.  > 

Le  corps  de  notre  malheureux  compatriote  •  enlevé  à  la  science  à 
l'âge  de  trente-six  ans ,  fut  inhumé  au  cimetière  de  Djoulfa ,  vêtu  de 
blanc  •  avec  une  redingote  bleue ,  la  tête  couverte  d'une  casquette 
galonnée  d'or,,  à  sa  boutonnière  le  ruban  de  la  Légion-d'Honneur , 
sous  son  plastron  une  médaille  de  la  Vierge.  D'après  le  désir  de 
M*"*  Hommaîre  de  Hell,  une  pierre  sépulcrale  a  été  placée,  depuis» 
sur  sa  tombe ,  avec  cette  simple  inscription  :  Hommaîre  de  Hbll 

VOTAGEUa  FRANÇAIS  ,  MORT  A  ISPAHAN  ,  LE  30  AOUT  1848. 

Ouvrons  l'album  de  M.  Laurens,  le  compagnon  et  le  collaborateur 
d'Hommaire ,  et  nous  y  trouverons  un  dessin  du  cimetière  de  DjouUa, 
où  reposent  une  trentaine  d'Européens  et  à  l'entrée  duquel  se  dressent 


Digitized  by  VjOOQIC 


i6i  RBVUB  D'àLSACB. 

deux  tours  rondes,  d'aspect  fantasiique,  d'où  s\4chappent  des  milHers 
d*oiseaux ,  hôtes  de  ce  lieu  funèbre.  Ces  tours  sont  des  pigeonniers 
et  ses  habitants  ailés ,  au  roucoulement  plaintif,  semblent  placés  là 
pour  faire  palpiter  la  vie  au-dessus  d'une  enceinte  de  mort. 

Hommaire  de  Hell  a  laissé  trois  fils,  héritiers  de  son  nom  et  de  la 
trempe  de  son  caractère.  L'alné ,  Edouard ,  est  professeur  de  mathé- 
matiques à  la  Martinique:  il  est  collaborateur  de  la  Revue  et  Orient, 
où  il  a  pris  rang  parmi  nos  intelligents  économistes.  Le  second , 
Gustave ,  enrôlé  dans  ce  fameux  3"«  de  zouaves  qui  prit  une  part  si 
brillante  aux  succès  de  la  campagne  d'Italie ,  a  succombé  comme  un 
héros ,  à  l'âge  de  vingt-un  ans ,  dans  la  triste  échauffourée  qui  s'est 
produite  en  Kabylie ,  au  mois  de  mars  4860  et  qui  a  coûté  la  vie  à 
quelques  uns  de  ces  braves  que  les  balles  de  Magenta  et  de  Solferino 
avaient  épargnés;  cette  mort  prématurée  a  cruellement  fhtppé  le 
cœur  d'une  mère  si  éprouvé  déjà.  Léon ,  le  plus  jeune  ,  vient  de  se 
vouer  aussi  à  la  carrière  des  armes.  Famille  essentiellement  chevale- 
resque, la  famille  Hommaire  àe  Hell  s'est  dévouée  au  service  de 
TEtat  y  le  père  en  mourant  pour  la  science ,  l'un  des  fils  en  versant  son 
sang  pour  la  patrie.  Il  était  réservé  à  cette  femme ,  frappée  comme 
épouse  et  comme  mère ,  de  boire  jusqu'à  la  lie  le  calice  de  souffrance. 
Le  soleil  d'Orient  avait  doré  les  rêves  de  sa  jeune  imagination.  Quand 
l'avenir  lui  apparaissait  radieux ,  elle  avait  chanté  son  bonheur  en 
vers  fleuris  comme  l'espérance  :  aujourd'hui ,  elle  ,exhale  sa  douleur 
dans  des  strophes  trempées  de  larmes  et  rhythroées  par  des  sanglots. 

Cette  biographie  du  voyageur  nous  a  fait  suivre  les  principales 
étapes  de  sa  route  ;  nous  avons  pu  effleurer ,  en  quelque  sorte  à  vol 
d'oiseau ,  les  points  du  globe  qu'il  a  parcourus  et  étudiés  ;  nous  avons 
pu  nous  rendre  compte  de  quelques  unes  des  situations  les  pltis  inté- 
ressantes où  son  génie  actif  et  multiple  s'est  manifesté  ;  nous  avons 
vu  par  quelles  nobles  qualités  de  l'âme  et  du  cœur  se  recommandait 
cet  homme  enlevé  trop  tôt  à  la  science  qu'il  honorait ,  à  sa  famille 
qu'il  idolâtrait.  Mais  ce  que  nous  n'avons  pu  qu'indiquer  sommaire- 
ment en  passant ,  c'est  l'immense  travail  que  révèlent  ses  œuvres ,  les 
volumes  scientifiques  surtout.  Le  journal  de  son  Voyage  en  Turquie 
et  en  Perse  a  été  soumis ,  avec  les  plans ,  cartes  et  dessins  qui  l'ac- 
compagnent, à  une  commission  de  l'Académie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres,  composée  de.  MM.  Quatremère,  Ph.  Le  Bas ,  Hohl , 
de  Wailiy  »  Walkenaêr  et  Guigniaut.  Dans  un  rapport  du  31  octobre 


Digitized  by  VjOOQIC 


X.   HOMVAme  DE  HELL.  J6S 

1851 ,  dont  l'Académie  a  adopté  les  conclusions ,  la  commis$ioQ  a  été 
d'avis  de  proposer  à  M.  le  Ministre  de  l'Instruction  publique  de  publier 
les  matériaux  du  voyage  sous  les  réserves  suivantes  : 

<  La  relation  devrait  se  tenir  le  plus  près  possible  du  journal  du 
voyage,  tel  que  son  auteur  Ta  laissé,  et  respecler  le  caractère  à  la 
fois  historique»  descriptif  et  scientifique ,  qu'il  avait  voulu  lui  donner. 
Les  observations  scientifiques  proprement  dites  devraient  être  împri* 
mées  à  peu  près  telles  qu'elles  sont,  sauf  toutefois  la  révision  d'hommes 
compétents.  Quant  aux  cinqnanle  inscriptions  environ ,  estampées  ou 
copiées,  la  plupart  à  Prum  ad  Hypium,  importantes  et  inédites,  elles 
seraient ,  autant  que  possible ,  reproduites  en  foc  imile.  Pour  les 
dessins ,  qui  sont  innombrables ,  et  tous  exécutés  avec  un  talent 
remarquable ,  il  en  faudrait  nécessairement  faire  un  choix ,  extraire 
ceux  qui  sont  indispensables  à  la  vérité,  à  réclaircissement ,  à  l'intérêt 
réel  des  descriptions  et  du  récit ,  surtout  ceux  qui  reproduisent  les 
monuments  anciens  des  diverses  époques,  et  qui  s'accordent  avec  le 
but  élevé ,  sérieux ,  vraiment  scientifique ,  que  poursuivait  M.  Hom- 
maire  de  Hell  et  auquel  il  a  sacrifié  sa  vie.  i 

C'est  dans  ces  conditions  qu'a  été  publiée  •  par  ordre  du  Gouyer-* 
nement,  la  relation  du  voyage  qui  se  compose  de  quatre  volumes , 
avec  un  atlas  de  plus  de  cent  planches  auxquelles  le  talent  hors  ligne 
de  M.  Mes  Laurens  a  donné  le  cachet  d'un  véritable  monument  dans 
ce  genre.  (*) 

Toute  la  partie  scientifique  a  été  révisée  et  appuyée  de  notes  expli- 
catives par  M.  P.  Daussy  ,  membre  de  l'Institut ,  qui  a  construit  l'en- 
semble de  l'itinéraire  avec  les  docuàients  astronomiques  etgéodésiques 
laissés  par  Hommaire  de  Hell.  Elle  forme  un  fort  volume  suivi  de  24 
planches  contenant  le  fac  simile  des  plans»  coupes  et  détails  de  monu- 
ments .  inscriptions ,  dessins  géographiques ,  tracés  sur  place  par  le 
voyageur. 

En  terminant  cette  notice  il  me  reste  à  signaler  un  vœu  que  j'ai 
exprimé  il  y  a  six  ans  déjà  au  conseil  municipald'Altkirch ,  ville  natale 
d'Hommaire  de  Hell.  Je  me  hâte  d'ajouter  que  ce  vœu  a  été  accueilli 
comme  il  devait  l'être,  par  un  vote  sympathique,  dont  la  réalisation  » 
toutefois  »  a  été  retardée  par  les  circonstances.  On  comprend  qu'il 

(*)  Voyage  en  Turquie  et  en  Perse ,  exécuté  par  ordre  da  Gouvernement  fran- 
çais, par  X.  Hommaire  de  Hell.  —  Paris ,  P.  Bertrand ,  éditeur,  1854-1860. 


Digitized  by  VjOOQIC 


166  REVUE  d'alsacs. 

8'agit  d'un  bommage  public  à  la  mémoire  de  cet  bomme  qoi  laisse 
après  loi  un  nom  et  un  monument  scientifique.  Sa  figure  est  une  de 
celles  qui  ont  leur  place  marquée  dans  la  galerie  des  hommes  utiles-: 
elle  est  digne  d'être  traduite  en  marbre  et  son  buste  appartient  • 
comme  son  œuvre ,  à  Thistoire  du  progrès.  Ce  buste ,  hommage  pos- 
thume des  concitoyens  du  célèbre  voyageur,  est  naturellement  destiné 
à  la  salle  de  Thôtel  de  ville  d'AUkirch.  Une  délibération  du  3  juillet 
i8£^  a  décidé  qu'il  serait  exécuté  aux  Arais  de  la  ville  aidée  du  con- 
cours des  habitants.  Je  voudrais ,  pour  compléter  cet  hommage  et  lui 
donner  un  caractère  qui  rappelât  les  travaux  accomplis  par  Hommaire 
de  Hell ,  que  les  magnifiques  planches  qui ,  au  nombre  de  plus  de 
iSO,  accompagnent  ses  œuvres  écrites,  fussent  encadrées  et  placées 
dans  la  même  salle  pour  former  le  musée  du  voyageur»  musée  qui 
dans  cette  ville  si  tristement  déshéritée  de  ses  établissements  adml- 
nistratife,  deviendrait  un  attrait  pour  les  visiteurs  qui  aiment  son  site 
et  ses  monuments.  Réaliser  cette  pensée ,  c'est  justifier  l'épigraphe 
inscrite  en  tête  de  cette  noUice.  Honorer  ceux  qui  sont  morts  pour 
une  idée,  pour  un  progrès»  pour  un  but  scientifique  ou  humanitaire» 
n'est-ce  pas  honorer  le  progrès  lui-même? 

Ch.  Goutzwiller  , 

SMtMn  tD  di«r  (U  h  mairfo  (U  Golnuur. 


•  Digitized  by  VjOOQIC 


QUATRE  JOURS  A  TUNIS  ET  CARTHAGE. 


Suite  et  fin  (*). 


Déjà  nous  avions  commencé  à  redescendre  la  ville  tous  ensemble 
pour  retourner  à  noire  hôtel ,  quand  subitement  nous  voyons  accourir 
dans  la  rue  étroite  où  nous  nous  trouvions  une  foule  de  gens  qui  se 
sauvent ,  Arabes ,  Européens  •  Juifs ,  tous  péle-méle  ;  aussitôt  une 
terreur  panique  s'empare  de  tout  le  monde  ;  on  s'enfuit  sans  savoir 
pourquoi.  Je  m'étais  élancé  dans  une  rue  de  traverse ,  et  j'y  avais  fait 
quelques  pas ,  lorsqu'en  me  retournant  je  vois  que  tous  mes  compa- 
gnons ont  disparu  ;  M.  B...  seul  est  encore  au  coin  de  la  rue  dont  il 
n'a  pas  bougé  pendant  le  tumulte.  Nous  reprenions  ensemble  le  chemin 
d'où  nous  était  venue  cette  foule  effrayée.  Au  coin  suivant ,  quelques 
juifs  européens  qui  passent  accompagnés  et  protégés  par  un  officier 
tunisien  nous  engagent  à  venir  avec  eux  »  et  nous  font  un  noir  tableau 
des  dangers  que  nous  courons  ;  ils  nous  offrent  de  nous  ramener  à 
notre  hôtel  par  des  chemins  détournés.  Ne  tenant  aucun  compte  de 
cet  avertissement  »  nous  avions  continué  à  avancer,  lorsque ,  deux 
rues  plus  loin ,  un  Arabe  me  prend  le  bras  •  et  me  dit  en  assez  bon 
français  :  c  Toi  retourner  ;  toi  rien  avoir  à  faire  ici  ;  pas  bon  chemin 
pour  toi  ;  Arabes  là  avec  bâtons  pour  Français.  >  A  un  avertissement 
aussi  catégorique ,  il  eut  été  imprudent  de  résister  :  nous  nous  laissons 
donc  conduire  à  travers  quelques  rues  par  notre  protecteur  ;  c'est  un 
Algérien  ,  et  il  a  voulu  nous  rendre  service  comme  compatriote.  En 
nous  quittant ,  il  nous  indique  notre  chemin.  Plusieurs  fois  encore 
d'autres  Arabes  nous  arrêtent  au  passage  et  nous  disent  de  ne  pas 
aller  de  tel  ou  tel  côté  ;  une  seule  fois  il  nous  arrive  d'être  insultés  à 
haute  voix ,  et  encore  par  des  nègres.  Il  est  facile  dès  lors  de  voir  qu'il 

{*)  Voir  les  liyraisons  de  joia ,  juiUet  et  octobre ,  pages  259 ,  297  et  449. 


Digitized  by  VjOOQIC 


168  REVUE  D'ALSACE. 

y  a  à  Tunis  on  parti  qui  nous  est  hostile,  mais  que  le  reste  de  la  popu- 
lation nous  voit  sinon  avec  faveur,  au  moins  avec  indifférence ,  en6a 
qu'il  y  a  dans  ce  peuple  fanatique  des  gens  connaissant  et  pratiquant 
les  devoirs  de  Thumanité.  Peu  après  nous  rencontrons  de  nouveau' la 
troupe  de  juifs  de  tout  à  l'heure  ;  cette  fois  nous  acceptons  leur  offre  ; 
nous  les  suivons  par  des  rues  vides,  plus  ou  moins  détournées  et  finis- 
sons par  arriver  à  notre  hôtel. 

Nous  y  trouvons  nos  compagnons  tous  également  revenus  sains  et 
saufs ,  à  part  quelques  contusions  légères.  Chacun  alors  se  met  à 
raconter  ;  on  parle  de  consuls  européens  tués  ou  blessés ,  et  d'autres 
accidents  moins  graves.  On  apprit  le  soir  que  quelques  juifs  avaient 
été  dépouillés  de  leurs  vêtements,  volés,  et  battus  dans  cet  état;  l'un 
avait  reçu  en  pleine  poitrine  de  vigoureux  coups  de  poing  de  chacun 
des  assistants  à  tour  de  rôle;  il  y  avait  eu  aussi  quelques  Européens 


Après  les  grandes  chaleurs  du  milieu  du  jour,  nous  sommes  allés 
avec  Kbalif  faire  un  tour  dans  le  quartier  juif;  là  nous  ne  courions  pas 
les  mêmes  risques  que  dans  les  rues  mauresques;  d'ailleurs  nous 
étions  une  dizaine.  Les  toilettes  des  dames  juives  sont  célèbres  à 
Tunis  ;  nous  étions  au  sabbat ,  jour  où  elles  ont  l'habitude  de  se  parer. 
Nous  n'y  avons  rien  trouvé  de  beau  :  habillement  riche  »  cher»  mais 
disgracieux ,  sans  élégance. 

Nous  avons  aussi  visité  quelques  synagogues  ;  elles  sont  tenues  avec 
un  certain  luxe ,  et  le  marbre  y  joue  son  rdie.  Tous  les  cultes  ont  des 
temples  à  Tunis ,  car  des  populations  de  tous  pays  s'y  reoontreni  ;  il 
y  a  une  église  catholique  et  un  temple  protestant  :  mais  le  culte  chré- 
tien qui  dpmlne  est  le  grec  ;  car  les  fils  des  Hellènes  sont  très-nom- 
breux à  Tunis  ;  le  commerce  presque  entier  de  la  Méditerranée  est 
entre  leurs  mains;  leur  marine  marchande  y  est,  dit-on,  plus  nombreuse 
que  celle  de  France. 

De  là  nous  sommes  allés  faire  un  tour  de  promenade  jusqu'au  lac  ; 
le  temps  était  superbe ,  et  l'échauffourée  du  matin  complètement 
oubliée. 

Cependant  à  table  on  en  a  parlé  ;  les  coupables  ont  été  arrêtés  pour 
la  plupart  sur  la  demande  des  consuls  européens  ;  on  leur  a  distribué 
provisoirement  cinq  cents  coups  de  bâton  pour  les  forcer  à  dénoncer 
leurs  complices  ;  il  y  aura  de  plus  quelques  exécutions ,  et  tout  sera 


Digitized  by  VjOOQIC 


QUATRE  JOURS  A  TUNIS  ET  GARTHAGE.  469 

AvMt  de  realrer  i  l'bôcel ,  nous  nous  sommes  arrêtés  un  instant 
sur  kl  place  qui  forme  rentrée  du  quartier  européen  ;  nous  y  avons 
renooBtré  plusieurs  connaissances ,  et  nous  avons  pu  admirer  l'en- 
leijpm  emphatique  d'un  professeur  de  danse  ;  seulement  ses  élèves 
sont  des  souris  blanches  ;  il  leur  fait  exécuter  leurs  phis  beaux  pas 
sur  un  petit  ihéâtre  de  circonstance  »  qu'il  intitule  <  Spectacle  de 
Paris.  > 

Une  autre  rencontre  mérite  aussi  d'être  mentionnée.  C'est  un  jeune 
Arabe  qui  nous  accoste  ;  ayant  appris  que  nous  nous  rendions  à  BAne, 
il  nous  prie  en  très-bon  français  de  nous  charger  d'une  commission 
pour  cette  ville  qu'il  habite  ;  il  porte  le  costume  indigène ,  mais  il  a 
une  montre  et  un  portefeuille.  Il  nous  dit  qu'il  est  venu  à  Tunis  pour 
recueillir  un  héritage  •  et  nous  explique  toutes  les  démarches  qu'il  va 
faire ,  et  les  précautions  qu'il  prendra  pour  n'être  pas  frustré,  c  C'est 
que,  ajoute-t-il  avec  aplomb  »  je  me  connais  en  ces  matières  »  j'ai  tra- 
vaillé plusieurs  années  à  Bône  chez  un  défenseur.  »  Il  nous  parle  avec 
mépris  de  l'émeute  du  matin,  c  On  voit  bien ,  dit-il ,  que  les  Tunisiens 
sont  des  barbares  ;  nous  autres  gens  civilisés  nous  sentons  à  merveille 
l'avantage  qu'il  y  a  à  être  Français.  Du  reste  »  j'enverrai  un  article  là- 
dessus  à  mon  ami  Olivier^  qui  le  fera  insérer  dans  la  Seyhausie  >  (c'est 
le  journal  de  BAne). 

Chose  triste  à  dire  !  cette  élégance  de  langage  et  de  manières ,  cette 
instruction ,  cette  intelligence  que  notre  contact  leur  a  données  »  ce 
n'est  en  général  qu'aux  dépens  de  leurs  qualités  morales  que 
les  Arabes  les  ont  acquises,  ie  l'appris  pour  ce  jeune  homme  à  Bône  » 
où  je  pris  des  informations  sur  son  compte  •  et  il  y  en  a  encore  bien 
d'autres  exemples.  Chez  le  musulman ,  la  religion  est  si  intimement 
liée  è  la  vie  entière,  aux  mœurs»  aux  coutumes»  aux  préjugés»  qu'en 
se  dépouillant  de  ceux-ci ,  en  se  francisant  »  il  rejette  en  même  temps 
sa  religion  »  le  seul  frein  qui  lui  conservât  quelques  vertus;  il  ne  lui 
reste  même  plus  alors  la  religion  naturelle  la  plus  ordinaire.  Il  adopte 
nos  vices  avec  frénésie ,  il  croit  se  grandir  par  là  »  et  il  n'y  garde  plus 
aucune  mesure  ;  s'il  transgresse  le  précepte  qui  lui  défend  l'usage  du 
vin  »  c'est  pour  se  livrer  à  l'ivrognerie  »  et  ainsi  du  reste.  Sceptique 
alors  par  tempérament,  par  corruption,  par  intérêt»  il  ne  recule  plus 
devant  les  moyens  les  plus  lâches  et  les  plus  vils  pour  arriver  à  son 
but.  Comment  pourrait-il  en  effet  reconnaître  la  supériorité  des  chré- 
tiens f  sans  s'avouer  en  même  temps  l'infériorité  de  sa  religion  »  sans 


Digitized  by  VjOOQIC 


170  RKYUE  D'àLSACS. 

la  mépriser?  Il  la  méprise  en  effet,  mais  sans  adopter  celle  qui  est 
meilleure  ;  car  il  faudrait  pour  cela  qu'il  la  connût  d'abord.  On  ne 
devrait  jamais  démolir  sans  reconstruire ,  jamais  enlever  à  un  homme 
ses  croyances  sans  lui  en  donner  d'autres  supérieures.  Les  Anglais 
attribuent  avec  raison  la  terrible  insurrection  qui,  il  y  a  peu  d'années , 
billît  compromettre  leur  domination  dans  les  Indes ,  au  soin  qu'on 
eût  d'instruire  •  de  civiliser  les  indigènes  sans  leur  enseigner,  sans 
leur  permettre  même  d'adopter  la  religion  chrétienne.  L'expérience 
les  a  engagés  à  agir  autrement  à  l'avenir. 

Dimanche ,  25  septembre  1859. 

J'ai  quitté  aujourd'hui  avec  un  mélange  de  satisfaction  et  de  regret 
cette  ville  de  Tunis  si  barbare ,  si  peu  confortable  et  cependant  si 
originale,  si  intéressante.  Le  bateau  à  vapeur,  le  même  qui  nous  avait 
amenés ,  partait  à  midi  :  je  devais  m'y  embarquer  avec  les  deux  jeunes 
gens  de  Marseille  dont  j'avais  fait  la  connaissance.  Il  fut  convenu  que 
nous  consacrerions  la  matinée  à  visiter  la  Marsa ,  résidence  d'été  du 
dernier  bey,  qui  vient  d'y  mourir,  et  les  ruines  de  Carthage.  Khalif 
devait  nous  accompagner  en  sa  qualité  d'interprète ,  et  de  Carthage 
nous  comptions  nous  rendre  directement  à  bord. 

A  cinq  heures  du  matin  nous  étions  prêts ,  et  un  instant  après  nous 
sortions  de  la  ville  et  nous  nous  mettions  en  voiture.  Nous  étions 
conduits  par  un  Maltais ,  et  comme  à  l'ordinaire  nous  avions  deux 
rosses  d'un  aspect  pitoyable ,  mais  qui  une  fois  en  marche  auraient 
déflé  nos  meilleurs  chevaux  de  France  pour  la  rapidité  et  la  résistance 
à  la  fatigue. 

Vers  sept  heures  nous  étions  arrivés  à  la  Marsa.  Cette  construction , 
tout  aussi  irrégulière  que  le  Bardo,  est  pourtant  un  peu  plus  archi- 
tecturale et  plus  digne  par  son  extérieur  de  servir  de  résidence  i  un 
souverain.  La  façade ,  très-simple  du  reste  et  ressemblant  à  celle 
d'une  maison  ordinaire ,  est  peinie  partiellement  en  couleur  crues 
parmi  lesquelles  le  rouge  et  le  vert  dominent.  Sous  la  porte  se  trou- 
vaient deux  eunuques  noirs ,  et  près  d'eux  des  soldats  qui  montaient 
la  garde  ;  en  face ,  les  écuries ,  et  la  vaste  tente  où  le  bey  jugeait  lui* 
même  les  différends  de  ses  sujets ,  comme  saint  Louis  ;  le  droit  et  le 
devoir  de  rendre  la  justice  sont  une  prérogative  que  le  Coran  attribue 
au  prince  dans  certains  cas.  On  venait  de  commencer,  juste  à  c6té  de 
cette  tente ,  un  bâtiment  massif  en  pierre  qui  devait  servir  de  palais 


Digitized  by  VjOOQIC 


QUATRE  JOURS  A  TUNIS  ET  CARTHAGE.  i7i 

de  justice  »  et  dont  la  mort  da  bey  retardera  ou  méine  empêchera 
peot-étre  l'achèvemeDt. 

Toat  auprès  on  rencontre  les  maisons  de  campagne  des  ministres 
du  bey  et  des  consuls  européens ,  qui ,  sauf  les  dimensions ,  ne  le 
cèdent  ni  en  beauté  ni  en  élégance  au  palais  du  souverain.  Cependant 
toutes  les  constructions  de  la  Marsa  manquent  »  en  général ,  de  pro- 
portions »  de  style  y  de  distinction  ;  ce  ne  sont  que  des  murs  blancs 
avec  quelques  fenêtres  irrégulièrement  percées  ;  on  dirait  presque  des 
tombeaux  gigantesques. 

Il  nous  restait  à  voir  les  ruines  de  Carthage.  Déjà  nous  avions  longé 
à  plusieurs  reprises  les  restes  de  son  aqueduc  :  au  bout  d'un  quart- 
d'benre  nous  étions  arrivés  sur  l'emplacement  de  cette  ville  mémo- 
rable ,  le  cœur  plein  des  souvenirs  que  rappelle  un  nom  autrefois  si 
puissant  et  si  respecté.  Une  grande  plaine  couverte  de  pierres  taillées 
et  de  ruines ,  battue  d'un  côté  par  les  Qots  de  la  mer ,  terminée  de 
l'autre  par  quelques  collines  peu  élevées  »  sillonnée  en  tous  sens  par 
les  troupeaux  de  l'Arabe  ignorant  et  grossier  qui  erre  avec  indiffé- 
rence au  milieu  de  ces  débris  augustes ,  voilà  tout  ce  qui  reste  de  la 
reine  des  mers  »  de  la  rivale  de  Rome ,  de  cette  ville  qui  rêvait  des 
destinées  si  brillantes ,  qui  avait  des  sujets^d'espérance  si  légitimes , 
si  conformes  aux  succès  de  son  passé.  Un  tour  de  roue ,  et  la  fortune 
changea  ;  bientôt  à  la  place  de  cette  vie  si  animée ,  si  pleine  d'une 
sève  vigoureuse ,  il  n'y  eut  plus  qu'un  cadavre. 

Qui  saurait  dire  l'influence  que  la  chute  de  Carthage  a  exercée  sur 
l'histoire  du  monde  ?  Qui  pourrait  se  rendre  compte  des  différences 
qui  eussent  signalé  le  cours  des  événements ,  si  Carthage ,  au  lieu 
d'être  vaincue  et  détruite  »  avait  triomphé?  Sans  doute  elle  aurait 
soumis  le  monde  ;  elle  aurait  joué  le  rôle  que  joua  plus  tard  la  toute- 
puissante  Rome  :  et  alors ,  au  lieu  des  principes  romains  qui  ont 
laissé  partout  leur  trace  ineffaçable»  les  principes  phéniciens  auraient 
conquis  les  nations  ;  la  civilisation  carthaginoise,  qu'on  n'a  peut-être 
Jusqu'ici  pas  appréciée  avec  assez  de  faveur,  aurait  pris  partout  la 
place  prédominante  que  s'est  attribuée  plus  tard  à  tort  ou  à  raison  la 
civilisation  romaine.  Il  est  permis  de  supposer  que  l'humanité  ne  s'en 
serait  pas  trouvée  plus  mal,  peut-être  mieux»  mais  la  face  du  monde 
eût  été  transformée.  Vaste  matière  à  conjectures  !  —  Qui  sait  même  si 
nous  ne  verrons  pas  de  nos  jours  quelque  chose  de  semblable  ?  Qui 
pourrait  assigner  des  bornes  aux  destinées  qui  peut-être  attendent 


Digitized  by  VjOOQIC 


173  IBYUB  D'ÀLSACI. 

Tuoift ,  rbérilière  dd  la  posUioo  si  favorable  de  Cartbage?  Il  faudrait 
pour  cela  que  le  nord  de  l'Afrique  se  réveilUt  de  sa  léthargie  et 
reconquit  son  antique  splendeur. 

Les  souvenirs  s'amassent  sur  cette  plage  aujourd'hui  déserte.  C'est 
ici,  sur  le  bord  de  cette  mer  éclairée  par  un  si  beau  soleil,  que  quel- 
ques navigateurs  phéniciens,  qui  accompagnaient  Didon  fugitive, 
suivant  la  poétique  tradition  de  Virgile ,  demandèrent  aux  habitants 
du  pays  la  permission  de  s'établir  sur  l'espace  de  terrain  que  limite- 
rait une  peau  de  bœuf.  C'est  là  peut- être  où  croissent  avec  vigueur 
quelques  figuiers  verdoyants ,  que  le  vieux  Caton  cueillit  les  figues 
savoureuses,  de  funeste  mémoire,  qu'il  présenta  au  sénat,  pour  dire 
admirer  leur  fraîcheur ,  en  ajoutant  d'une  manière  eignificative  que  la 
ville  qui  produisait  de  tels  fruits  était  à  trois  journées  seulement  de 
Romoi  et  qu'elle  devait  disparaître  pour  la  tranquillité  de  la  répu- 
blique :  c  Delenda  est  Cartha^fo.  >  C'est  ici  que  Marins  exilé ,  appuyé 
sur  le  tronçon  d'une  colonne  de  marbre ,  songeait  mélancoliquement 
AUX  vicissitudes  du  sort.  Là  vers  la  droite  on  a  reconnu  l'endroit  par 
où  Scipion  Emilien  commença  l'attaque  de  la  ville ,  lorsqu'il  vint 
remplir  le  vœu  de  Caton  et  détruire  Carihage.  Là  enfin  périt  saint  Louis, 
au  milieu  de  sa  croisade  contre  les  infidèles. 
.  Que  d'empires  fondés,  florissants,  puis  tombés  «  à  cette  même 
place ,  où  ils  se  sont  succédé  chacun  avec  ses  jours  de  labeur,  de 
puissance,  de  gloire  et  de  décadence!  Cartbage.  Rome,  les  Vandales, 
les  Arabes ,  les  Turcs ,  les  Espagnols. 

Nous  avons  vu  d'abord  les  citernes ,  qui  sont  remarquablement 
bien  conservées,  et  de  proportions  gigantesques;  quelques  murailles 
ont  même  gardé  leur  crépi  et  renferment  encore  de  l'eau.  Ces  citernes 
se  composent  d'une  série  de  vastes  loges  voûtées  en  solide  maçon- 
nerie et  servant  aujourd'hui  de  retraite  à  quantité  de  crapauds  et 
d'oiseaux  de  nuit. 

Sur  le  bord  de  la  mer ,  les  restes  des  travaux  du  port  sont  encore 
très-visibles.  Là  se  trouvent  les  débris  les  plus  considérables ,  des 
tombeaux,  des  maisons  faciles  à  reconnaître  avec  leurs  murailles 
massives  et  leuj*s  caves  voûtées,  des  colonnes  de  marbre ,  quelques 
parties  de  la  jetée. 

Je  contemplais  mélancoliquement  ce  spectacle  émouvant  de  l'insta- 
bilité des  choses  humaines ,  lorsque  je  fus  distrait  de  mes  réflexions 
par  la  voix  d'un  petit  berger  arabe  qui  gardait  des  chèvres  et  des 


Digitized  by  VjOOQIC 


QUATRE  JOURS  A  TUNIS  BT  GARTHA6E.  i73 

montons  à  quelque  distance  ;  il  m'apportait  une  pièce  de  monnaie 
romaine  qu'il  venait  de  trouver  dans  les  ruines. 

Elle  portait  sur  le  revers  une  croix  ;  car  le  christianisme,  qui  com- 
mence à  peine  aujourd'hui  à  obtenir  ici  le  droit  de  vivre ,  y  régnait 
autrefois  en  maître ,  du  temps  où  les  Eglises  de  l'Afrique  septentrio- 
nale étaient  dirigées  par  la  boulette  pastorale  de  deux  cents  évéqnes. 

Il  ne  nous  restait  plus  qu'à  monter  à  la  chapelle  Saint-liouis,  élevée 
par  Louis- Philippe,  sur  un  terrain  acheté  par  la  France ,  à  la  mémoire 
du  saint  roi  qui  succomba  à  cette  place.  En  elle-même  cette  chapelle 
ne  présente  rien  de  remarquable  ;  mais  dans  le  jardin  qui  l'entoure 
on  a  rassemblé  et  disposé  avec  goût  une  foule  d'antiquités  trouvées  à 
Cartbage  ,  mosaïques  ,  statues  ,  bas-reliefs ,  lampes  funéraires  , 
urnes,  etc.  Un  savant  archéologue,  M.  Beulé,  qui  a  exploré  et  étudié 
avec  le  plus  grand  soin  et  une  persévérance  ^oute  épreuve  lès  ruines 
de  Cartbage ,  se  basant  sur  des  calculs  habiles  faits  d'après  les  don- 
nées très-exactes  qu'ont  fournies  les  historiens  romains  sur  la  prise 
de  la  ville  •  avait  déterminé  que  les  restes  de  la  citadelle  de  Byrsa  et 
du  temple  romain  construit  plus  tard  à  la  même  place  devaient  se 
trouver  sous  la  chapelle  Saint-Louis  et  formaient  peut-être  même  le 
monticule  peu  élevé  sur  lequel  elle  est  bâtie. 

H  ne  s'était  pas  trompé.  Des  fouilles  intelligentes  qu'il  entreprit  à 
ses  frais,  en  véritable  et  zélé  disciple  de  la  science,  lui  firent  décou- 
vrir sous  le  jardin  de  la  chapelle  les  ruines  encore  parfaitement  con- 
servées du  templp  d'Esculape,  les  voûtes  avec  leurs  encadrements, 
qui  présentent  un  fort  bel  effet.  Il  retrouva  aussi  des  restes  des  forti- 
ficaUons  puniques  de  Byrsa.  Il  serait  digne  du  gouvernement  français 
de  faire  continuer  ces  fouilles  dont  les  frais  sont  trop  lourds  pour  un 
simple  particulier.  Dans  le  cours  de  ses  explorations,  M.  Beulé  a 
obtenu  des  résultats  fort  intéressants ,  notamment  en  ce  qui  concerne 
les  ports  de  la  vilie,  puis  les  tombeaux  et  les  sépultures  des  habitants. 
11  y  a  là  de  précieuses  ressources  pour  l'histoire  des  races ,  des  mœurs 
et  des  croyances  des  différents  peuples  qui  se  sont  succédé  à  Cartbage. 

Notre  excursion  s'est  terminée  par  un  déjeuner  frugal ,  mais  assai- 
sonné de  bon  appétit ,  que  nous  avons  pris  sur  les  ruines  du  temple 
et  de  la  citadelle  ;  puis  nous  sommes  remontés  en  voiture,  et  bientôt 
nous  étions  arrivés  à  la  Goulette.  V Oasis  chauffait,  une  barque  nous 
conduisit  à  bord  ,  et  peu  après  le  signal  du  départ  fut  donné. 

Ctt.  TaiBRRY'HlBG,  fils,      > 


Digitized  by  VjÔOQIC 


UNE  NUIT 


AU 


CHATEAU  DU  HOHEN-KŒNIGSBOURG. 


Les  débris  du  châteaS  du  Hohen-Kœnigsbourg ,  juché  sur  te  crête 
d'une  montagne  qui  domine  le  village  d'OrschwilIer,  m'avaient  frappé 
à  plusieurs  reprises  ;  Je  conçus  dès  lors  le  désir  de  les  voir  de  près  et 
de  les  visiter  en  détail.  J'ai  pu  satisfaire  ce  désir  par  une  belle  journée 
de  Tété  dernier.  J'avais  trois  compagnons  de  voyage,  l'un  d'eux,  qui 
avait  déjà  parcouru  avec  fruit  toutes  les  montagnes  des  Vosges,  voulut 
bien  nous  faire  le  plaisir  d'être  notre  cicérone. 

Munis  d'un  léger  déjeuner  et  de  provisions  pour  notre  excursion  , 
nous  avons  quitté  Strasbourg  a  midi  par  le  chemin  de  fer.  La  distance 
jusqu'à  la  station  de  Saint-Hippolyte  a  été  franchie  en  deux  heures  et 
la  course  a  été  si  rapide ,  que  nous  n'avons  pas  eu  le  temps  de  rien 
remarquer  en  chemin. 

En  quittant  la  station  du  chemin  de  fer,  vous  traversez  Saint- 
Hippolyte  pour  vous  rendre  au  château  du  Hohen-Kœnigsbourg.  Une 
route  bordée  de  beaux  champs ,  de  riantes  prairies ,  de  fertiles  ver- 
gers vous  y  conduit.  Vous  passez  au  milieu  de  ces  belles  peuplades 
végétales  avant  d'arriver  à  cette  petite  ville,  qui  a  encore  conservé 
quelques  restes  de  ses  vieilles  fortifications. 

Saint-Hippolyte  faisait  autrefois  partie  des  possessions  lorraines  ; 
c'était  une  ville  fortifiée  comme  il  en  existait  beaucoup  au  moyen^âge. 
Cette  pépinière  de  forteresses  est  tombée  par  suite  de  la  réunion  de 
l'Alsace  à  la  France.  L'Alsace ,  protégée  dès  lors  par  une  grande 
puissance ,  n'eut  plus  besoin  de  retrancher  sa  faiblesse  derrière  des 
amas  de  pierres.  Les  fossés  sont  devenus  des  jardins  et  les  plates- 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNE  NUIT  AU  CHATEAU  DU  H0HEN-KCENIG8B0UR6.  i75 

formes  des  promenades  ou  des  champs  cultivés.  La  guerre ,  ei  les 
précautioos  qu'elle  entraîne ,  soit  pour  la  soutenir ,  soit  pour  la  pré- 
venir, dessèchent  ou  restreignent  les  sources  de  productions.  La  paii 
et  la  sécurité  les  fécondent  et  les  étendent  ;  elles  ont  fait  de  l'Alsace 
une  nouvelle  Flandre  depuis  la  conquête  de  Louis  xiv. 

On  rencontre  ,de  ces  citadelles  à  chaque  pas;  elleâ  annoncent 
qu'elles  appartenaient  jadis  à  une  petite  principauté  haineuse ,  ou 
souvent  attaquée ,  et  qui  pour  sa  défense  hérissait  sa  frontière  de 
tourelles. 

On  raconte  que  Fulrade ,  abbé  de  Saint-Denis ,  construisit  un  mo- 
nastère à  Saint-Hippolyte ,  auquel  il  fil  don  du  corps  de  Saint  Hippolyte, 
qu'il  avait  reçu  du  pape  Etienne  m ,  en  764.  Ces  reliques  attirèrent 
de  toutes  parts  des  pèlerins  et  le  peuple  s'habitua  à  donner  d'abord 
au  couvent ,  puis  au  village ,  le  nom  du  martyr  qui  faisait  l'objet  de 
sa  vénération. 

Saint-Hippolyte  a  des  portes  à  l'entrée  et  à  la  sortie ,  qui  sont 
encore  gardées  les  dimanches  et  les  jours  de  fêtes  par  des  sentinelles 
armées  de  hallebardes  :  sans  doute  pour  conserver  le  souvenir  des 
luttes  qu'elle  eut  à  soutenir  en  i579  contre  le  duc  de  Lorraine»  et  en 
4444  contre  les  Armagnacs  qui  s'emparèrent  de  la  ville ,  après  avoir 
été  repoussés  deux  fois  par  les  habitants. 

Une  plaine  de  vignes  attachées  à  de  hauts  échalas,  pour  éloigner 
les  grappes  de  la  fraîcheur  du  sol,  sépare  Saint-Hippolyte  du  château 
du  Hohen-Kœnigsbourg.  Après  les  vignes  on  gagne  le  bois  de  chatai- 
gners  par  un  sentier  déjà  plus  rapide.  C'est  un  jardin  anglais  ,  où  la 
nature  s'est  dispensée  des  secours  de  l'art ,  et  où  l'agréable  naft  de 
l'utile  qui  le  produit  sans  le  chercher.  On  trouve  à  chaque  pas  ces 
scènes  où  la  nature,  déploie  tantôt  de  l'agrément  ou  de  la  grandeur  , 
tantôt  de  la  bizarrerie ,  toujours  de  la  variété.  Vous  avez  bientôt 
devant  voiil  le  spectacle  de  cette  grande  montagne  que  couronnent 
les  majestueuses  ruines  du  château  le  plus  considérable  de  toute  la 
chaîne  des  Vosges.  La  hauteur  de  ce  rempart ,  qui  semble  fermer  la 
terre,  le  gigantesque  des  masses  qui  s'élancent  dans  les  nues  inspirent 
l'étonnement  et  le  respect.  Si  l'observateur  curieux  se  transporte 
ensuite  jusqu'à  la  maison  du  garde ,  l'immensité  de  l'espace  qu'il 
découvre  devient  un  autre  sujet  de  son  admiration.  Là,  de  toutes 
parts,  s'étend  un  horizon  sans  bornes  ;  là  ,  par  un  temps  clair,  la  vue 
s'égare  sur  toute  l'Alsace ,  la  Forêt-Noire  et  même  sur  les  Alpes  ; 


•  «  - 

Digitized  by  VjOOQIC 


476  RBYUB  D'ALSACE. 

rdme  croit  embrasser  le  inonde.  Tantôt  les  regards,  errant  sur  la 
chaîne  successive  des  inoniagnes ,  portent  Tespril ,  en  un  clin-d'oétl . 
de  Strasbourg  à  BAIe  ;  tantôt  se  rapprochant  de  tout  ce  qui  les  envi- 
ronne ,  ils  sondent  la  lointaine  profondeur  du  rivage  du  IThin  ;  enfin 
l'attention ,  fixée  par  des  objets  distincts  »  observe  avec  détail  les 
rochers ,  les  bois ,  les  coteaux ,  les  villages  et  les  villes.  La  beauté  de 
nos  campagnes ,  Toriginalité  de  nos  constructions  rustiques ,  le  carac- 
tère plus  remarquable  encore  des  nombreux  monuments  dont  le 
moyen-âge  a  parsemé  la  vallée  du  Rhin  attirent  votre  attention  ;  vos 
regards  sont  ramenés  ensuite  aux  montagnes  qui  forment  la  paroi 
occidentale  de  cet  immense  bassin  ;  ils  s'attachent  aux  fantastiques 
formes  qui  se  dressent  bleuâtres  et  vaporeuses  le  long  de  l'horizoD* 
On  se  plait  à  suivre  les  innégaux  anneaux  que  cette  lointaine  et  ma- 
jestueuse chaîne  déroule  successivement  en  confondant  au  loin  leurs 
masses  indécises. 

Après  nous  éire  reposés  quelques  instants  chez  le  garde,  nous 
reprîmes  le  chemin  de  l'intérieur  de  la  montagne  pour  arriver  au 
château  avant  le  coucher  du  soleil.  L'aspérité  des  chemins ,  la  rapidité 
des  pentes ,  la  profondeur  des  précipices  commençaient  par  nous 
effrayer,  mais  l'adresse  des  enfants  du  garde,  qui  nous  apportaient 
du  bois  pour  nous  chauffer  et  de  la  paille  pour  nous  reposer  pendant 
la  nuit ,  nous  rassuraient  et  nous  examinions  avec  moins  de  craintes 
les  incidents  pittoresques  qui  se  succédaient  pour  nous  distraire. 

Arrivés  au  château ,  nous  primes  immédiatement  nos  dispositions 
pour  y  passer  la  nuit.  Nous  avions  choisi  ^  là  chambre  du  milieu  au 
premier  étage ,  parce  qu'elle  nous  offrait  le  plus  d'abri ,  qu'elle  était 
la  mieux  conservée  et  la  mieux  située.  Après  avoir  traversé  les  murs 
d'enceinte  flanqués  de  tours ,  des  escaliers  en  pierre ,  encore  parfai- 
tement conservés ,  nous  conduisirent  dans  Tintérieur  du  château ,  oà 
nous  avions  rassemblé  tout  ce  qui  nous  était  nécessaire.  Cette  entrée 
devait  avoir  primitivement  un  tout  autre  aspect  :  un  fossé  s'étendait 
sans  doute ,  béant ,  le  long  des  murs  ;  une  lourde  et  massive  herse 
grinçait  dans  sa  gaine  de  fsr  en  avant  de  la  porte  du  sombre  et 
menaçant  rempart. 

Le  soleil  venait  de  se  coucher ,  un  bandeau  rougeâtre  marquait 
encore  sa  trace  à  l'horizon  lointain  des  montagnes  des  Vosges  :  la 
pleine  lune  s'élevait  sur  un  fond  bleuâtre  aux  planes  rives  du  Rhin  ; 
le  ciel  était  pur ,  l'air  calme  et  serein  ;  l'éclat  mourant  du  jour  tem- 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNE  NUIT  AU  CHATEAU  DU  HOflBN-KOEMiCSBOURG.  i77 

përait  robscurilé  des  ténèbres;  la  fraîcheur  naissante  de  la  nuit 
calonaît  la  chaleur  du  jour  ;  l'œil  n'apercevait  plus  aucun  mouvement 
sur  la  plaine  monotone  et  grisâtre  ;  un  vaste  silence  régnait  sur  la 
montagne ,  seulement ,  à  de  longs  intervalles  »  l'on  entendait  le  lugubre 
cri  de  quelques  oiseaux  de  nuit  qui  ont  fait  leur  demeure  dans  les 
tours  du  château.  En  ce  moment  suprême ,  Tœil  s'attache  involontai- 
rement à  la  sombre  silhouette  que  les  Vosges  découpent  sur  les  der- 
niers flots  dorés  dont  se  teignent  les  cieux.  L'ombre  croissait ,  et 
déjà ,  dans  le  crépuscule .  mes  regards  ne  distinguaient  plus  que  les 
CsmlAmes  blanchâtres  des  murs.  Ces  lieux  solitaires ,  cette  soirée  calme 
et  tranquille,  cette  scène  majestueuse*  minspirèrent  un  recueillement 
religieux.  L'aspect  du  plus  important  des  châteaux  de  l'Alsace  désert, 
sa  triple  enceinte,  ses  fortes  tours,  ébrécbées  par  les  révolutions  de 
la  nature  et  des  hommes,  la  mémoire  des  temps  passés ,  la  compa- 
raison de  l'état  présent ,  tout  pénétra  mon  âme  de  profondes  sensa- 
tions. Tantôt  portant  mes  regards  sur  cette  immense  et  riche  plaine 
qui  s'étendait  devant  moi ,  tantôt  les  fixant  sur  ces  ruines  féodales , 
je  m'abandonnai  à  une  rêverie  profonde  et  cette  rêverie  prétait  de 
l'intérêt  et  jetait  de  poétiques  et  glorieux  reflets  aux  débris  des  âges 
les  plus  reculés.  Ici  existait  un  châleau  opulent  ;  ici  fut  peut-être  le 
siège  d'une  demeure  royale  à  l'époque  où  les  rois  francs  possédaient 
dans  l'Alsace  de  nombreuses  résidences  »  moitié  palais ,  moitié  forte- 
resses. Oui ,  ces  lieux  maintenant  si  déserts ,  une  multitude  vivante 
animait  celte  enceinte  ;  une  foule  active  de  chevaliers ,  de  guerriers 
circulait  dans  ces  chemins  de  ronde  atijourd'hui  solitaires  :  'en  ces 
murs  ou  règne  un  morne  silence ,  retentissaient  sans  cesse  le  bruit 
des  armes  et  les  cris  d'allégresse,  de  fêtes  et  de  festins  ;  ces  pierres 
amoncelées  formaient  des  salles  de  réception  ;  ces  colonnes  abattues 
ornaient  la  majesté  de  la  chapelle ,  avec  ses  caveaux  destinés  à  la 
sépulture  de  la  famille  ;  ces  galeries  écroulées  dessinaient  les 
salles  d'armes.  Et  maintenant  voilà  ce  qui  subsiste  de  ce  château 
puissant  !  Voilà  ce  qui  reste  d'une  domination  féodale ,  un  souvenir 
historique  !  Au  concours  bruyant  qui  se  pressait  sous  ces  murs  a 
succédé  une  solitude  de  mort.  Le  silence  s'est  substitué  aux  mur- 
mures et  aux  cris  des  chevaliers  et  des  gens  d'armes  !  L'opulence  des 
ducs  de  Lorraine,  qui  étaient  suzerains  du  château  du  Hohen- 
Kœnigsbourg  au  treizième  siècle ,  s'est  changée  en  une  ruine  immense. 
Mathieu  ,  qui  avait  remis  ce  fief  et  ses  dépendances  au  jeune  comte 

Sérîo.    —  S*  Aaoé*.  i2 


Digitized  by  VjOOQIC 


i78  REYUE  D'àLSàCE. 

Heory  de  Werde,  landgrave  d'AUace,  n'aurait  plus  reconnu  son 
ancien  patrimoine. 

Le  château  du  Hohen-Kœnigsbourg  esl  un  des  plus  grands  de 
l'Alsace.  Quatre  corps  de  bâiimenu  ,  formant  un  carré  long,  entou- 
rant une  petite  cour ,  sans  doute  la  cour  d'honneur ,  encombrée  de 
ronces  et  d'épine$.  Des  murs  extérieurs,  de  vastes  corps  de  logis  , 
bâtis  de  blocs  réguliers,  réunis  par  un  ciment  très-dur,  sont  flanqués 
de  hautes  tours  et  de  parapets,  alors  crénelés,  maintenant  recouverts 
en  grande  partie  d'un  immense  rideau  de  lierre  et  d'une  forêt  d'arbres 
de  toutes  espèces ,  et  ces  tours  présentent  encore  une  masse  impo- 
sante et  majestueuse  qui  semble  vouloir  dé6er  les  siècles.  Maïs  de 
temps  à  autre  une  pierre  détachée  des  hautes  murailles  roule  avec 
fracas  jusqu'au  pied  de  la  montagne ,  comme  pour  rappeler  au  voya- 
geur le  peu  de  durée  des  ouvrages  de  l'homme. 

Nous  pouvions  facilement  distinguer  le  lourd  et  large  donjon  qui 
dominait  les  remparts  de  l'antique  et  redoutable  château.  Ses  larges 
boulevards,  aujourd'hui  démolis  et  en  ruines,  se  dressaient  alors 
fiers  et  découpés  en  lourds  créneaux  bien  au-dessus  du  roc  qui  leur 
servait  de  base.  Une  des  principales  beautés  et  un  des  éléments  les 
plus  surprenants  de  ce  vieux  manoir,  résident  dans  les  voûtes»  nobles 
et  majestueux  berceaux  hardiment  suspendus.  Ce  qu'il  y  a  aussi  de 
remarquable  dans  ce  château ,  construit  à  une  époque  où  le  système 
féodal  était  encore  dans  toute  sa  force,  ce  sont  les  prisons  souter- 
raines ,  qui  devaient  contenir  beaucoup  de  monde  et  qui  aujourd'hui 
sont  peuplées  par  des  centaines  de  chauves-souris.  Que  de  victimes 
de  leurs  propres  passions  ou  de  celles  de  leurs  semblables  ont  gémi 
dans  ce  triste  séjour  !  Que  de  souvenirs  terribles  se  recueillent  à 
l'aspect  de  ces  murs  noircis  par  le  temps  !  Que  de  drames  s'y  sont 
accomplis  dont  le  dénouement  ne  sera  jamais  connu  !  Que  de  vertus 
ignorées  »  que  de  vanités  ,  que  de  larmes  ,  que  de  crimes  peut-être  ! 
S'il  faut  en  croire  nos  vieilles  chroniques,  en  4454,  une  noce  très- 
brillante,  se  rendant  de  Fribourg  à  Colmar,  fut  attaquée  et  pillée  par 
les  chevaliers  un  peu  tyrans ,  un  peu  bandits  du  Hohen-Kœnigsbourg 
et  le  bailli  épiscopal  de  Marckolsheim.  Ces  attentats  étaient  assez 
communs  dans  ces  temps ,  ils  se  renouvelèrent  surtout  en  146S,  et 
furent  portés  si  loin,  que  l'archiduc  Sigismond»  landgrave  de  la 
Haute-Alsace ,  les  villes  de  Bâie  et  de  Strasbourg  ,  les  seigneurs  de 
Kibeaupierre  se  liguèrent  pour  y  mettre  un  terme.  Le  cliâicau  fut 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNE  NUIT  AU  CHATEAU  DU  HOHEN-KCENIGSBOURG.  479 

pris ,  en  partie  démolî ,  et  donné  à  la  maison  d'Autriche  :  les  cheva- 
liers bandits  ayant ,  en  leur  qualité  de  nobles ,  conservé  leur  liberté 
sur  parole  »  continuèrent  leurs  dévastations;  mais  traqués  comme  des 
bêtes  fauves  dans  les  forêts  voisines ,  ils  finirent  par  se  disperser. 

On  ne  peut  demeurer  impassible  au  milieu  de  ces  ruines  grandioses* 
en  pensant  aux  générations  qui  s'y  sont  succédé.  L'imagination, 
paissante  comme  le  soufiBe  divin ,  redonne  des  chairs  aux  ossements 
desséchés  qur  reposent  dans  la  chapelle  :  On  voit  en  esprit  passer  et 
repasser  devant  soi  ces  nobles  châtelaines  vêtues  de  brocart  et  de 
velours ,  ces  fiers  seigneurs  cuirassés  de  fer  et  d'acier  »  quelques-uns 
arrogants  et  terribles ,  d'autres  doux  et  compatissants.  Ils  étaient 
comme  pous  pleins  de  vie,  de  désirs,  de  passions;  que  leur  reste-t-il 
de  leur  grandeur  et  de  leur  puissance?  Sur  la  terre,  l'oubli  des  géné- 
rations nouvelles  ;  devant  Dieu ,  le  mérite  de  leurs  vertus  et  de  leurs 
bonnes  œuvres  ! 

Le  feu  que  nous  avions  allumé  et  qui  projetait  au  loin  les  lueurs 
d'un  vaste  incendie,  les  torches  résineuses  qui  éclairaient  ces  grandes 
salles  et  qui  répandaient  une  odeur  infecte  et  étouffante ,  le  cri  lugubre 
des  oiseaux  de  nuit ,  que  notre  visite  dérangeait ,  les  étoiles  qui  bril- 
laient et  l'orbe  de  la  lune  tout  rougé  qui  se  montrait  dans  un  horizon 
embrumé  d'une  grandeur  démesurée  ;  tout  contribuait  à  donner  à 
cette  scène  un  caractère  fantasmagorique  et  excitait  puissamment 
notre  imagination.  Toui-à-coup  je  voyais  s'allonger  devant  moi  des 
galeries  souterraines  et  de  mystérieux  fantômes  passer  rapidement 
devant  mes  yeux  pour  disparaître  bientôt ,  remplacés  par  de  nouveaux, 
qui  s'éloignaient  à  leur  tour.  Ces  fantômes  avaient  des  formes  presque 
humaines  ;  mais  ces  ossements  désunis ,  ces  chairs  décomposées  qui 
se  rapprochaient  momentanément ,  ce  n'était  qu'une  matière  inerte  à 
laquelle  le  pouvoir  satanique  donnait  le  mouvement  et  des  apparences 
de  vie.  Ce  retour  des  morts  du  château ,  c'était  comme  une  résurrec- 
tion dernière  et  définitive.  J'aurai  pu ,  pour  ainsi  dire ,  suivre  la 
généalogie  de  cette  multitude  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu'à 
nos  jours  et  connaître  son  histoire.  Les  uns  manifestaient  leur  pré- 
sence par  des  flammes  voltigeantes ,  d'autres  par  le  son  de  la  voix 
humaine,  d'autres  enfin  «  par  des  cris  inconnus  et  lugubres.  Plus  je 
m'avançais  dans  ces  galeries,  plus  ces  apparitions  excitaient  forte- 
ment en  moi  la  surprise ,  la  terreur ,  le  désir  et  la  joie ,  plus  aussi  je 
me  livrais  aux  illusions  que  produisait  la  vue  de  ces  vaines  et  sata- 


Digitized  by  VjOOQIC 


180  RfiVUE  D'ALSACE. 

niques  images.  Ensuite  parcourant  ces  salles  de  réception ,  ces  nom- 
foreuses  chambres  d'habitation ,  je  les  voyais  en  esprit  comme  ils 
étaient  autrefois.  Ici,  un  lit  était  disposé  dans  un  angle  avec  ruelle  et 
amples  courtines;  là  ,  un  banc  à  dossier  tenait  lieu  de  paravent  an 
'  pied  de  ce  lit.  Un  dressoir  é^ait  placé  à  côté  de  la  fenêtre.  La  cheminée 
était  riche  ;  son  manteau  était  décoré  d'un  grand  écusson ,  aux  armes 
deCunon  de  Bergheim,  entre  deux  supports.  Les  solives  et  les  poutres 
des  plafonds  étaient  moulurés.  Les  parois  des  murailles  entièrement 
boisées. 

Plus  loin  ,  j'apercevais  la  grande  salle,  qui  occupait  un  espace  con- 
sidérable, où  se  donnaient  les  banquets  et  les  fêtes.  Je  voyais  le  siège 
du  seigneur  couvert  d'un  dais  et  sa  table  plus  élevée  que  les  autres. 
Les  convives  assis  d'un  seul  côté  et  les  tables  peu  larges  pour  que  le 
service  put  se  faire  en  face  des  personnes  assises.  Le  pavé  de  cette 
salle  était  jonché  de  feuilles  et  de  fleurs  ;  des  deux  côtés  étaient 
disposés  des  buffets  et  des  dressoirs  qui  servaient  à  étaler  la  vaisselle 
d'argent.  J'entendais  annoncer  le  moment  du  repas  au  son  du  cor. 
On  apportait  les  mets ,  qui  étaient  présentés  par  un  varlet  un  genou 
en  terre,  puis  portés  à  l'écuyer  tranchant.  Derrière  les  convives 
étaient  des  valets  portant  des  torches,  et  des  échansons  servant  à 
boire. 

Je  trouvais  les  chambres  à  coucher  voûtées ,  les  fenêtres  petites  , 
étroites,  peu  ornées,  grillées  et  si  resserrées  dans  certaines  parties, 
qu'elles  ressemblaient  à  des  meurtrières ,  les  escaliers  nombreux  et 
renfermés  dans  des  tours. 

La  salle  d'armes  était  décorée  des  portraits  et  des  lourdes  armures 
de  tous  les  seigneurs  qui  avaient  habité  le  château. 

En  remontant  les  escaliers  de  la  tour  à  l'angle  sud-ouest  de  la  cour 
intérieure ,  je  passais  dans  une  chambre  plus  grande  que  les  autres , 
dont  l'architecture  était  d'une  grande  simplicité.  La  cheminée  était 
circulaire,  et  sa  hotte  décorée  de  peintures.  A  côté,  était  suspendues 
deux  images  sculptées,  l'une  de  la  Vierge ,  et  l'autre  de  Saint  Michel, 
patron  du  château;  au-dessous,  un  bras  de  fer.  attaché  à  la  muraille, 
était  destiné  à  recevoir  un  cierge.  Des  courtines  suspendues  à  des 
potences  mobiles  en  fer  marquaient  les  jours  des  fenêtres.  Le  lit  était 
aussi  protégé  par  deux  courtines  attachées  à  des  tringles  de  fer  tenant 
au  mur  par  des  pitons  et  au  plafond  par  des  cordes.  Une  lampe  était 
allumée  au  pied  de  ce  lit.  Les  meubles  ne  consistaient  qu'en  esca- 


Digitized  by  VjOOQIC 


USE  NUIT  AU  CHATEAU  DU  HOHEN-KCBNIGSBOURG.  d61 

beaux,  pliants  et  cbaîses  de  bois.  Les  murs  n'éiaieui  décorés  que  par 
des  peintures  simples  à  trois  tons ,  parmi  lesquels  le  jaune  et  le  brun« 
rouge  dominaient. 

Tottl*à-coup,  une  jeune  femme,  d'une  taille  élevée  et  majestueuse 
comme  une  reine ,  s'avançait  vers  un  prie-Dieu ,  recouvert  d'une  pièce 
d'étoffe  de  soie  et  or ,  qui  était  placé  devant  l'image  de  la  Vierge.  Sa 
robe  de  brocart,  mi*partie  aux  couleurs  des  deux  maisons,  Lorraine 
et  Flandre ,  élait  ornée  de  perles  et  de  rubis  ;  une  cordelière  d'or 
ceignait  sa  taille  élégante,  et  un  bandeau  de  pierreries  couronnait  son 
fronL  Quelle  était  cette  femme?  quelle  était  cette  châtelaine?  Elle 
était  pensive,  ses  regards  exprimaient  la  mélancolie.  Le  chagrin 
paraissait  avoir  terni  le  coloris  de  ses  joues  que  les  larmes  avaient 
creusées.  Elle  paraissait  âgée  de  vingt-cinq  ans.  Sa  physionomie  était 
noble  et  sévère ,  la  coupe  de  son  visage  formait  un  oval  parfait ,  son 
front  large  et  pur  semblait  fait  pour  porter  le  diadème  ;  ses  traits 
fortement  prononcés  ne  manquaient  pas  d'une  certaine  grâce ,  ses 
dents  étaient  d'une  blancheur  éblouissante  et  sa  taille  admirablement 
bien  prise.  Elle  élait  fortement  émue  et  paraissait  se  livrer  aux  tendres 
élans  d'une  fervente  prière;  puis,  tombant  à  genoux,  elle  y  resta 
longtemps  plongée  dans  une  sorte  d'extase,  conversant  familièrement 
avec  son  Dieu.  J'entendais  alors  murmurer  une  prière  dout  j'ai  pu 
retenii'  ces  quelques  mots  : 

c  C'est  à  vos  pieds  et  dans  votre  sein  maternel,  ô  Marie  !  que  je 
c  viens  verser  des  torrents  de  larmes ,  et  épuiser  les  sentiments  de 
c  mon  cœur  navré  de  douleur  ;  investis  de  toutes  parts  des  ombres 
c  de  la  mort ,  et  pour  comble  de  malheur  trop  dignes  de  notre  sort  ; 
c  ah  ,  Vierge  sainte  ,  apaisez  le  ciel  justement  irrité  contre  nous.  Et 
(  vous ,  grand  Saint  Michel  •  assistez  le  château  et  mon  noble  époux  » 
c  vous  qui  êtes  notre  protecteur ,  notre  gardien  et  nôtre  invincible 
c  défenseur  ;  renouvelez  ces  prodiges  de  protection  dont  vous  nous 
c  avez  favorisé  dans  tant  de  circonstances  fâcheuses.  Les  discorde» 
c  civiles  qui  agitent  l'Alsace  se  font  ressentir  au  sein  de  nos  cam- 
f  pagnes.  L'élection  de  Guillaume ,  comte  de  Hollande ,  couronné  à 
<  Aix-la-Chapelle  ,  porte  le  trouble  partout.  Les  villes  se  déclarent, 
c  les  unes  pour  Guillaume ,  les  autres  pour  Frédéric  et  Conrad  :  La 
c  désunion  i  ègne  de  tous  côtés ,  les  villes  s'armeut  contre  les  villes , 
c  les  châteaux  contre  les  châteaux.  Le  seigneur,  mon  gracieux  époux, 
c  a  fait  prendre  les  armes  à  ses  vassaux.  Ce  ne  sont  pas  des  armées 


Digitized  by  VjOOQIC 


1891  REVUE  D'ALSâGB. 

c  régulières  et  disciplinées  qui  viennent  nous  attaquer,  livrant  de 
c  grandes  batailles  ;  mais  des  bandes  sans  ordre ,  marchant  confuse- 
fl  ment  à  la  voii  de  leurs  chefs,  surprenant  nos  châteaux,  pillant  nos 
fl  terres ,  et  traînant  partout  sur  leurs  pas  la  désolation  et  Tépou- 
c  vante.  Envoyez ,  ô  Saint  Michel ,  à  mon  noble  seigneur  des  anges 
fl  qui  le  soutiennent ,  le  guident ,  le  rendent  le  ferme  appui  du  cbâ- 
c  teau;  obtenez-lui,  grand  Saint»  la  force  et  les  moyens  de  combattre 
c  et  terrasser  ses  ennemis  et  que  je  puisse  dire  avec  le  Roi  prophète  : 
c  Je  chanterai  à  jamais  les  miséricordes  de  mon  Dieu,  i 

Dans  ce  moment  il  me  semblait  entendre  le  son  du  côr  retentir 
dans  les  airs  et  une  troupe  de  guerriers  s'élancer  sur  la  plate-forme 
du  château.  Les  armes  d'acier  resplendissaient  aux  rayons  du  soleil 
evant:  la  blanche  bannière,  brodée  aux  armes  des  ducs  de  Lorraine, 
à  Vescu  tiercé  en  pals  et  contre''paU ,  à  faces  d'argent  et  de  gueules , 
parti  d^azur,  semé  de  fleurs  de  lys  d'or,  flottait  dans  les  airs ,  gonflée 
par  la  brise  matinale  :  les  pas  des  chevaux  dévoraient  l'espace,  soule- 
vant un  épais  tourbillon  de  poussière.  Toute  la  troupe  tourna  la  mon* 
tagne  et  reparut  bientôt  en  bon  ordre  sur  la  route  à  mi-côte  qui  con- 
duit au  château  des  sires  de  Ribeaupierre.  Debout  au  donjon  de  la 
tour,  les  yeux  fixés  sur  le  chef,  dont  la  haute  taille  surpassait  celle 
de  ses  compagnons  comme  un  chêne  altier  dépasse  les  autres  arbres 
de  la  forêt ,  je  suivais  longtemps  en  imagination  la  marche  de  la 
cohorte  guerrière;  et  lorsque  cette  masse  d'hommes  ne  se  montra 
plus  que  comme  un  point  noir  à  l'horizon ,  que  le  panache  blanc  qui 
surn\ontait  le  casque  du  suzerain,  ne  m'apparut  plus  mollement 
balancé  dans  les  airs ,  le  soleil  paraissait.  On  le  voyait  s'annoncer  de 
loin  par  les  traits  de  feu  qu'il  lançait  au-devant  de  lui.  Des  colonnes 
de  fumée  bleue  et  légère  montaient  dans  l'ombre  le  long  des  flancs 
des  montagnes.  Un  point  brillant  parti  comme  un  éclair  fit  tomber 
tout-à-coup  le  voile  des  ténèbres,  la  plaine,  le  Rhin  et  les  montagnes 
de  la  Forêt-Noire  se  coloraient  des  plus  belles  teintes  dorées.  Du  lieu 
où  nous  étions  placés  ,  nous  jouissions  d'un  des  plus  imposants  spec- 
tacles qu'il  soit  donné  à  l'homme  de  voir.  La  verdure  avait  pris,  durant 
la  nuit ,  une  vigueur  nouvelle  ;  les  premiers  rayons  qui  la  doraient , 
nous  la  montraient  couverte  d'un  brillant  réseau  de  rosée  ,*  qui  réflé- 
chissait à  l'œil  la  lumière  et  les  couleurs.  Les  oiseaux ,  en  chœur , 
saluaient  l'avenir  d'un  beau  jour.  Leur  gazouillement  était  plus  doux 
que  dans  le  reste  de  la  journée.  Le  concours  de  tous  ces  objets  por-< 


Digitized  by  VjOOQIC 


Xm  NUIT  AU  CHATEAU  DU  HOHENKOENIGSBOUBG.  18S 

lait  à  nos  sens  une  impression  de  fratcheur  qui  nous  pénétrait  jusqu'à 
rame.  Il  y  avait  là  une  demi-heure  d'enchantement  auquel  nul  de 
nous  ne  put  résister. 

Le  silence  avait  cessé;  les  heures  de  la  méditation  s'étaient  écoulées 
rapidement  ;  les  frêles  voix  des  enfants  du  garde  avaient  retenti  dans 
les  coteaux  ;  Tastre  messager  des  bontés  suprêmes  dispensait  la  cha- 
leur à  la  terre»  qui  reprenait  son  vêtement  joyeux.  Tout  renaissait , 
tout  s'animait .  tout  souriait.  Je  n'ai  pars  quitté  sans  peine  ce  lieu 
historique ,  cette  demeure  guerrière ,  ce  château  construit  dans  un 
lieu  si  favora|E)le  à  la  défense ,  sur  le  haut  d'une  montagne  ,  dont  le 
flanc  escarpé  et  inaccessible  rendait  toute  attaque  si  difficile,  et  j'avais 
besoin  de  marcher  pour  secouer  les  liens  qui  rattachaient  ma  mémoire 
à  un  temps  où  l'Alsace  était  déchirée  par  tant  de  discordes  sanglantes. 

En  jetant  un  coup-d'œil  sur  la  féodalité  ,  cette  confédération  de 
despotes ,  inégaux  entre  eux  »  que  voyait-on  dans  ces  campagnes 
cultivées  en  si  peu  d'endroits  »  inondées  dans  tant  de  vallons ,  mar^ 
cageuses  dans  tant  de  plaines ,  et  couvertes  .  sur  leurs  montagnes  et 
sur  leurs  collines  ,  de  noires  et  antiques  forêts  ?  La  demeure  guer* 
rière  des  seigneurs ,  dont  l'enceinte  était  fortifiée  de  tours  crénelées, 
et ,  dans  les  vallées  voisines ,  les  chaumières  des  serfs  qui  cultivaient 
les  terres  du  domaine  de  leur  maître.  Ces  campagnes  «  que  nous 
voyons  aujourd'hui  si  belles  et  si  fertiles  »  se  trouvaient  au  loin ,  cou- 
vertes de  bois  presqu'impraticables.  Tout  cela  est  changé.  Le  soleil 
qui  dorait  la  vaste  plaine  qui  se  déploie  depuis  le  revers  occidental  de 
la  chaîne  des  Vosges  jusqu'à  la  rive  gauche  du  Rhin  ,  nous  montrait 
partout  les  progrès  de  la  civilisation  et  de  l'agriculture.  La  vallée 
commence  un  peu  après  le  village  de  Saint-Hippolyte  ;  elle  s'annonce 
par  des  prairies  à  droite  et  à  gauche  ,  bordées  de  ruisseaux  et  cou- 
pées par  des  rigoles  d'irrigation  ,  qui  entretiennent  une  verdure 
perpétuelle,  et  par  des  champs  recouverts  d'une  luxuriante  végétation. 

En  peu  de  temps  nous  avions  gagné  la  station  de  Saint-Hippolyte  , 
d'où  le  convoi  nous  a  ramené  plus  rapidement  encore  à  Strasbourg. 

Après  avoir  tracé  le  récit  de  mon  voyage  et  de  mes  impressions,  je 
comptais  donner  quelques  détails  sur  l'histoire  du  château  du  Hohen- 
Kœnigsbourg ,  mais  cette  partie  a  été  si  admirablement  traitée  par 
M.  Spach ,  notre  savant  archiviste  de  la  préfecture  du  Bas-Rhin ,  dans  la 
monographie  qu*îl  a  lue  à  la  séance  du  il  février  1856 ,  en  qualité  de 
Président  de  la  Société  pour  la  conservation  dés  monuments  historiques 


Digitized  by  VjOOQIC 


{8i  REVUE  D*1L8àCB. 

d'Alsace ,  que  je  ne  puis  qu'engager  le  lecteur  i  se  reporter  à  ce 
travail  sérieux  pour  avoir  une  idée  complète  et  exacte  sur  tous  les 
faits  historiques  qui  se  sont  passés  au  Hohen-Kœnigsbourg.  Ils  trou- 
veront tous  les  points  principaux  de  son  existence  antérieure  au 
16*  siècle ,  et  surtout  les  circonstances  qui  ont  amené  sa  décadence 
et  sa  chute.  Le  travail  de  M.  Spacb  dénote  une  grande  étude  de 
l'histoire  de  l'Alsace  et  surtout  des  archives  du  pays.  Les  qualités  qui 
distinguent  son  style  se  retrouvent  dans  tout  le  cours  de  sa  notice  ; 
elles  relèvent  par  l'agrément  de  la  forme  la  solidité  du  fond  et  donnent 
un  succès  durable  à  ce  mémoire,  qui  a  été  pour  l'auteui*  l'accomplis- 
sement d'un  devoir  et  le  délassement  de  travaux  plus  sérieux. 

Tous  les  événements  racontés  par  M.  Spach  s'entr'aident ,  se  cor- 
roborent ,  il  ne  laisse  aucun  fait  inutile  dans  l'histoire  :  tous  les  pas- 
sages sont  intéressants.  Après  nous  avoir  parlé  de  la  fondation  du 
Hohen-Kœnigsbourg,  il  se  place  au  milieu  du  13«  siècle ,  époque  à 
lyuelle  le  château  apparaît  pour  la  première  fois  d'une  manière  pré- 
cise  comme  fief  lorrain ,  et  nous  raconte  tous»  les  faiu  et  tous  les 
actes  d'un  passé  séculaire ,  qui  se  sont  accomplis  par  les  landgraves 
d'Alsace ,  qui  géraient  le  château  en  qualité  de  tenanciers  féodaux. 
Il  nous  fait  assister  aux  rapines  barbares  des  brigands  cuirassés  du 
château ,  qui  couvraient  les  rivages  du  Rhin  ,  pénétraient  dans  l'inté- 
rieur des  terres ,  portant  partout  avec  eux  le  pillage ,  le  meurtre  et 
l'incendie.  Il  nous  dit  comment  le  château  fut  érigé  'en  capitainerie , 
et  reçut  une  garnison  autrichienne  ;  il  nous  dépeint ,  au  moyen  des 
pièces  qu'il  emprunte  à  nos  archives,  les  faits  de  cette  société  antique 
qui  a  formé  son-  éducation  au  contact  de  tous  les  peuples  en  traversant 
des  désastres  de  toutes  sortes.  Une  autre  époque  est  surtout  racontée 
par  lui  avec  les  détails  les  plus  minutieux  et  les  plus  émouvants.  C'est 
celle  de  l'invasion  des  Suédois  pendant  la  guerre  de  trente  ans.  Quel 
sentiment  de  noble  indépendance ,  de  généreuse  ambition  présidait 
aux  actes  de  ce  brave  commandant  Lichtenau  ,  qui  a  vu  les  murs  de 
son  château  ensanglantés  par  les  guerres  de  cette  terrible  époque , 
sans  obtenir  les  secours  qu^l  attendait.  Il  était  temps  de  porter  aide 
et  assistance  à  la  forteresse  réduite  à  la  dernière  extrémité  »  et 
cependant  le  courage  de  son  commandant  n'a  pas  été  arrêté,  il  a  con- 
tinué fièrement  sa  route  •  retrempant  ses  forces  dans  sa  propre  indi- 
vidualité. H.  Spach  grouppe  admirablement  tous  les  faits  de  ces 
derniers  moments  de  l'histoire  du  château  «  il  a  cherché  à  tout  con- 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNE  NUIT  AU  CHATEAU  DU  HOHEN-KCCNIGSBOURG.  18S 

nattre ,  et  poar  cela  il  a  été  obligé  de  compulser  une  grande  partie 
des  archives  de  la  préfecture.  Le  plus  bel  éloge  »  que  Ton  puisse  faire 
de  son  travail ,  c'est  qu'il  plait  ei  qu'il  instruit  en  même  temps.  Voilà 
comment  il  termine  sa  monographie  ;  qu'il  nous  permette  de  citer 
quelques  mots. 

c  En  jetant  un  coup  d'œil  rétrospectif  sur  les  faits  qui  viennent 
c  de  se  dérouler  devant  nous ,  et  sur  les  personnes  dont  le  nom  se 
c  rattache  aux  murs  maintenant  effondrés  du  Hoben-Kœnigsbourg , 
ff  quels  sont  les  événemenls  ,  quelles  sont  les  individualiiés  qui  ont 
c  quelque  droit  à  rester  fixés  dans  votre  mémoire  ?  Vous  avez  vu  le 
c  château ,  fief  lorrain  d'abord ,  passer  aux  évéques  de  Strasbourg  » 
c  puis  à  la  maison  d'Autriche  »  enfin  à  la  maison  royale  de  France, 
c  Comme  feudataires  de  ces  puissances  diverses ,  les  de  Werde ,  les 
c  d'Attingen  ,  les  Thierstein ,  les  Sikingen  ,  les  Pollwiller,  les  Fugger 
c  ont  tour-à-tour  occnpé  le  château  fort ,  soit  eux-mêmes  »  soit  par 
c  des  gouverneurs.  Une  dramatique  prise  de  possession  par  Rodolphe 
f  de  Pollwiller  a  un  instant,  j'ose  l'espérer,  captivé  votre  sympathie  ; 

<  mais ,  je  le  dis  avec  regret ,  de  tous  ces  noms  ,  les  seuls  individua- 
c  lités  qui  ressortent  avec  un  caractère  fortement  trempé ,  ce  sont  les 
c  deux  commandants  autrichiens  et  suédois  qui ,  en  1635 ,  se 
c  trouvent  face  à  face  :  C'est  aux  pieds  des  remparts  le  colonel 

<  Fischer,  comme  l'étaient  à  cette  époque  tous  les  guerriers  sortis  de 
c  l'école  de  Gustave-Adolphe  ;  et  dans  l'intérieur  des  murs ,  le  brave 
c  Lichtenau ,  le  modèle  du  sujet  loyal ,  de  la  valeur  calme  et 
c  modeste. 

c  En  seconde  ligne  vous  trouvez  l'ingénieur  aventureux  du  i6^ 
c  siècle ,  Albert  de  Berwangen  ,  qui  se  fait  fort  de  prendre ,  mais  qui 
c  n'a  pas  pris  le  château ,  enfin  le  fils  de  l'ammeistre  de  Strasbourg , 
c  qui  joue  dans  la  seconde  moitié  du  i8*  siècle ,  un  rôle  peu  honnête, 
c  mais  inoui  d'insolence ,  et  qui  lui  aurait  valu  en  d'autres  temps  un 
c  asile  sur  les  galères  du  roi. 

c  Je  n'ai  jusqu'ici  pu  découvrir  auciin  document  relatif  à  la  situation 
c  matérielle  du  Hohen-Kœnigsbourg  à  partir  de  la  guerre  de  trente 
c  ans.  Le  château  a-t-il  encore  été  habité  par  intervalle  »  et  la  ruine 
c  n'a-t-elle  été  complète  qu'à  partir  delà  révolution  de  i789?je 
c  rignore  ;  ce  qui  est  certain  ,  c'est  que  la  dégradation  qui  s'est  faite 
«  sous  nos  yeux  est  rapide  et  désolante.  > 

Pendant  longtemps  les  villages  des  environs  ont  cherché  des  maté- 


Digitized  by  VjOOQIC 


i86  RBVUE  D* ALSACE. 

riaux  pour]  leurs  bâtisses  au  milieu  des  ruines  du  vieux  bour{^,  vaste 
et  inépuisable  carrière  :  heureusement  on  a  mis  un  terme  à  ces 
dégradations ,  et  le  Hohen-Kœnigsbourg  présente  encore  quelques 
parties  bien  conservées*. 

La  Société  pour  la  conservation  des  monuments  historiques  d'Alsace 
tend  avec  un  zèle  digne  d'éloges  à  préserver  ce  château  d'une  ruine 
complète  ;  depuis  plusieurs  années  elle  consacre  des  fonds  à  des  tra- 
vaux de  consolidation  et  de  déblai.  Ces  travaux,  d'une  grande 
importance  .  sont  exécutés  avec  intelligence  et  sous  la  surveillance  de 
M.  le  baron  Mathieu  de  Favier,  dont  je  me  plais  à  citer  le  zèle  et  le 
dévouement.  Ce  magnifique  débris  du  moyen-âge ,  qui  était  menacé 
de  disparaître  sous  les  décombres  sera  bientôt  en  meilleur  état.  Ces 
travaux  ont  déjà  mis  à  jour  lesparties  les  plus  intéressantes  du  château. 
La  cour  est  déblayée,  l'escalier  circulaire  est  dégagé,  les  dallages  sont 
rendus  à  leur  destination,  la  grande  cuisine  a  reçu  son  aspect  primitif» 
presque  toutes  les  pièces  de  la  face  sud  du  premier  étage  sont  nivelées  ; 
enfin  tout  fait  espérer  que  dans  quelques  années  l'œuvre  de  conser- 
vation de  ce  monument  historique  sera  entièrement  terminé. 

J'ai  pris  goût  à  visiter  les  vieux  châteaux ,  mais  ceux  de  notre  belle 
Alsace  seront  toujours  le  terme  choisi  de  mes  courses.  Ils  sont  si 
admirablement  situés  dans  ces  montagnes  des  Vosges  chargées  de 
noires  forêts  de  sapins ,  et  ces  montagnes  elles-mêmes  exercent  une 
si  heureuse  influence  sur  notre  moral  ;  il  faut  bien  que  leur  aspeôt , 
l'air  qu'on  y  respire  »  les  habitudes  que  l'on  y  contracte ,  toute  l'exis- 
tence physique  et  sentimentale  y  aient  des  charmes  paniculiers  ,  car 
aucun  séjour  n'est  plus  fortement  regretté.  Oui  ces  montagnes  aux 
larges  flancs  ,  aux  croupes  richement  boisées  et  couvertes  de  monu- 
ments qui  sont  l'orgueil  et  l'ornement  de  notre  province  ,  ces  mon- 
tagnes que  nous  aimons  dès  notre  enfance  dont  les  plus  doux  souve- 
nirs se  rattachent  à  leurs  ombrages  «  ce  sont  les  Vosges  alsaciennes 
qui  développent  vers  les  plaines  du  Rhin  leurs  masses  les  plus  puis- 
santes et  leurs  plus  rudes  escarpements. 

Strasbourg ,  le  !«'  octobre  1860. 

Saboukin  de  Nanton. 


Digitized  by  VjOOQIC 


M.  DE  SAINT-MARTIN, 
M-  DE  BŒCKLIN,  LES  DEUX  SALZMANN,  GOETHE. 

Suite  et  fin.  f  ) 

Ce  15  mars  1861. 
Monsieur  le  Directeur  de  la  Revue  d'Alsace. 


MoD  cber  Directeur , 

Il  y  a  plaisir  vraiment  à  faire  appel  au  goût  de  l'învestigatioD  litté- 
raire et  aux  sentiments  de  dévouement  fraternel  dans  le  champ  de 
l'exploration  historique  en  cet  excellent  pays  d'Alsace:  on  y  est 
entendu  des  hommes  de  tout  âge ,  comme  on  le  serait  de  la  belli- 
queuse jeunesse  en  l'appelant  à  montera  cheval.  Voufsavez  bien  voulu 
seconder  ma  voix  en  demandant  aide  et  assistance  sur  un  personnage 
alors  inconnu  pour  moi.  Le  voilà  connu  à  tout  le  monde.  Recevez-en 
mes  plus  vifs  remerciements.  Et  surtout  permettez-moi  d'associer  ici 
le  public  à  l'expression  de  ma  reconnaissance  personnelle  pour  tous 
ceux  qui  ont  si  généreusement  répondu  à  nos  désirs. 

A  leur  tête  je  dois  nommer  un  ancien  maire  de  Strasbourg, 
M,  Kratz ,  qui  a  bien  voulu  me  communiquer  un  volume  aujourd'hui 
un  peu  oublié ,  le  Youage  à  Paris  de  Storck  (de  Saint-Pétersbourg) , 
volume  où  se  trouvent ,  sur  celui  des  Saltzmann  qui  fut  l'ami  de  Gœthe» 
les  indications  les  plus  précieuses.  Il  paraît  que  cet  c  ami  d'un  grand 
homme  i  était  tout  simplement  un  homme  charmant  «  et  je  suis  heu- 
reux d'avoir  l'occasion  de  rendre  à  sa  mémoire  tous  les  hommages 

(*)  Yoir  la  livraison  de  novembre  1860 ,  page  520. 


Digitized  by  VjOOQIC 


i88  REVUE  D'ikLSACe. 

qui  lui  sont  dûs.  Rassuré  aiûourd'hui  sur  l'absorption  dont  son  noai 
menaçait  un  nom  sacré  pour  moi ,  je  n*aî  plus  pour  l'usurpateur  invo- 
lontaire que  les  sentiments  de  la  justice  la  plus  emprtessée. 

L'obligeance  de  M.  Krat2  a  été  plus  active  et  plus  heureuse  encore. 
Des  relations  de  famille  avec  feu  la  baronne  de  Hatzenried  ,  Tamie  de 
cœur  de  Madame  de  Bœcklin  ,  lui  ont  permis  de  me  communiquer  des 
lettres  intéressantes  de  cette  amie  de  Saint-Martin  et  de  précieux 
extraits  tirés  par  elle  des  auteurs  qu'elle  admirait  le  plus. 

Grâces  à  ces  documents  et  à  U  correspondance  de  Saint-Martin  avec 
le  baron  Kircbberg^er  de  Liebisdorf ,  que  vient  de  mettre  à  ma  dispo- 
sition son  possesseur  actuel ,  le  comte  d'O.  ;  grâces  à  des  fragments 
de  biographie,  inédits,  que  je  dois  à  l'obligeance  de  M.  Tascbereau , 
administrateur  en  chef  de  la  Bibliothèque  impériale  ;  grâces  enfin  à 
une  notable  série  de  traditions  orales,  recueillies  avec  la  critique 
nécessaire ,  le  rôle  que  Madame  de  Bœcklin  a  joué  dans  la  vie  stu- 
dieuse d'un  homme  fort  distingué  m'est  aujourd'hui  parfaitement 
connu ,  et  je  suis  à  même  de  donner  du  mérite  de  Madame  de  Bœcklin 
une  appréciation  qui,  pour  être  moins  contemporaine,  n'en  sera 
peut-être  que  plus  juste. 

La  notice  que  M.  Huiler  a  publiée  dans  le  Courrier  du  Bas-Rhin  du 
28  février  ajoute ,  sur  sa  personne  et  sur  sa  famille ,  des  indications 
d'une  richesse  et  d'une  précision  dont  nous  devons  remercier  l'auteur 
avec  un  sincère  empressement. 

Maintenant  que  la  vérité  s'est  fait  jour  de  toutes  parts,  tenons*nous- 
en  à  l'histoire  sans  fable  ni  poésie  ;  ne  confondons  plus  M""*  Charlotte 
de  Bœcklin  avec  aucune  de  ses  parentes;  n'en  faisons  pas  un  person- 
nage ;  ne  tombons  à  son  sujet  ni  dans  les  exagérations  du  c  philosophe 
inconnu  >  ni  dans  d'autres.'  Elle  n'a  joué  aucun  rôle  dans  son  pays. 
De  concert  avec  Rodolphe  Salzmann  elle  a  fait  connaître  J.  Bœhme 
et  a  donné  un  guide  moins  extatique  à  un  admirateur  excessif  de 
Swedenborg.  Elle  a  traduit  quelques  textes  du  c  philosophe  teu to- 
nique >  pour  le  baron  de  Liebisdorf.  Femme  spirituelle ,  pieuse  et 
simple ,  elle  a  terminé  dans  une  situation  un  peu  modeste  une  car- 
rière dont  le  début  avait  promis  de  l'éclat ,  et  après  avoir  introduit 
dans  les  sanctuaires  du  mysticisme  allemand  son  ami  trop  enthou- 
siaste »  elle  a  bientôt  cessé  de  le  guider.  Voilà  tout  son  rôle.  Elle  a 
eu  le  bon  esprit  de  ne  pas  même  essayer  celui  de  Docteur.  Elle  n'a 
pas  écrit. 


Digitized  by  VjOOQIC 


M.  DE  SAINT-MARTIN  ,   MADAME  DE  BQBCKL1N  ,  ETC.  489 

Quant  à  Saint-Marlin  lui-même ,  n'exagérons  rien  non  plus.  11  ne 
fut  jamais  un  c  brillant  officier,  »  et  il  n'était  plu»  en  service  du  tout 
en  1790,  quand  il  vint  en  Alsace.  Il  est  le  plus  ^rand  mystique  de 
France  dans  les  temps  modernes  ;  mais  il  n'est  ni  un  philosophe 
éminent  ni  un  penseur  original  :  pâle  disciple  de  J.  Bœhme ,  il  est 
une  âme  excessivement  croyante ,  mais  pure  et  sereine ,  un  peu 
rêveuse  d'ordinaire ,  souvent  plus  épigrammatique  qu'il  ne  serait 
nécessaire. 

Son  séjour  plus  prolongé  qu'on  ne  le  pensait  a-t-il  laissé  à  Stras- 
bourg des  traces  un  peu  sensibles  ? 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'apprécier  le  rôle  que  le  mysticisme  et  la 
théosophie  ont  joué  sur  les  bords  du  Rhin  ,  au  commencement  de  ce 
siècle  t  et  le  but  que  je  me  suis  proposé  en  appelant  l'attention  sur 
une  femme  distinguée  qui  figure  dans  les  mémoires  d'un  écrivain 
enthousiaste  de  Strasbourg,  appelant  Strasbourg  son  paradis  terrestre, 
ce  but  étant  parfaitement  atteint,  je  réserve  pour  d'autres  temps  et 
d'autres  pages  ce  que  les  papiers  de  M.  Salzmann,  de  Jung-SttUing, 
de  Madame  de  Bœcklin ,  de  Saint-Martin  et  de  Liebisdorf  nous 
apprennent  à  ce  sujet.  Quant  aux  rapports  du  grand  mystique  avec 
Madame  Charlotte  de  Bœcklin ,  je  pense  qu'il  faut  nous  contenter  de 
savoir  qu'ils  furent  admirables.  Tout  le  monde  ne  verra  peut-être  pas 
avec  nous ,  au  premier  coup-d'œil ,  qu'il  s'agit  encore  et  toujours  de 
théosophie  et  de  mysticisme ,  si  souvent  que  Saint-Martin  parle  d'elle 
dans  ses  Mémoires.  Et  pourtant  chacun  doit  en  être  bien  persuadé  ^ 
même  en  lisant  les  lignes  que  je  vais  en  transcrire ,  ne  fût<-ce  que 
pour  l'instruction  de  ceux  qui  ne  savent  pas  encore  assez  combien  il 
faut  surveiller  sa  plume  quand  elle  s'exprime  sur  nos  affections  et  sur 
nos  amitiés ,  si  saintes  soient-elles. 

c  Un  des  traits  de  celui  qui  n'a  casé  de  me  comballre  est  ce  qui 
m'arriva  à  Strasbourg  en  i79i . 

c  II  y  avait  trois  ans  que  j'y  voyais  tous  les  jours  mon  amie  intime.» 

Je  signale  ces  lignes.  Elles  n.ontrent  que  M.  de  Saint-Martin  est 
arrivé  à  Strasbourg  dès  4788.  On  ne  parlait  jusqu'ici  que  d'un  séjour 
d'un  an  qu'il  y  aurait  fait. 

f  Nous  avions  eu  depuis  longtemps  le  projet  de  demeurer  ensemble, 
sans  avoir  pu  l'exécuter.  Enfin  nous  l'exécutons.  Hais  au  bout  de 
deux  mois ,  il  fallut  quitter  mon  paradis ,  pour  aller  soigner  mon 
père. 


Digitized  by  VjOOQIC 


490  RBVUE  D'ALSACE. 

«  La  bagarre  de  la  fuiie  du  roi  me  6l  retourner  de  Lunéville  à 
Strasbourg  »  où  je  passai  encore  quinze  jours  avec  mon  amie.  Mais  il 
fallut  en  venir  à  la  séparation.  Je  me  recommandais  au  magnifique 
Dieu  de  ma  vie  pour  être  dispensé  de  boire  cette  coupe  ;  mais  je  lus 
clairement  que  «  quoique  ce  sacrifice  fut  horrible*  il  le  fallait  faire  , 
et  je  le  fis  en  versant  un  torrent  de  larmes,  i 

On  reconnaît  à  ce  style  et  ù  cette  exaltation  le  siècle  de  Werther. 

«  Lannée  suivante ,  à  Pâques  •  tout  était  arrangé  pour  retourner 
près  de  mon  amie  «  une  nouvelle  maladie  de  mon  père  vient  encore  . 
à  point  nommé,  arrêter  tous  mes  projets > 

Qui  dirait  que  c'est  un  théosophe  de  cinquante  ans  qui  écrit  i  «ne 
mystique  née  la  même  année  que  son  correspondant? 

Et  quelle  gloire  pour  deux  noms  que  toute  cette  amitié  à  la  fois  si 
vive  »  si  enthousiaste  et  si  sainte  ! 

Elle  ne  fut  pas  exclusive ,  toutefois ,  et  une  autre  page  de  ces 
Mémoires ,  page  que  je  me  ferai  un  devoir  de  publier  un  jour  •  nous 
rappellera  bon  nombre  de  familles  du  pays  et  de  l'étranger  que  Saint- 
Martin  voyait  à  Strasbourg  et  dont  la  société  fut  pour  lui  si  pleine 
d'attraits  qu'il  fit  de  cette  ville  son  paradis  terrestre. 

Plusieurs  de  ces  nobles  familles  me  sont  inconnues»  et  j'aimerais 
bien  à  risquer  encore  quelques  questions. 

Mais  aujourd'hui  je  finirai  plutôt  ces  lignes  par  l'expression  du 
sentiment  qui  me  les  a  fait  commencer  :  ma  reconnaissance  la  plus 
empressée  et  la  plus  sincère  pour  une  assistance  aussi  courtoise  et 
aussi  généreuse. 

Agréez  »  mon  cher  Directeur ,  l'expression  ,  etc. 

Mattbr. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ALSATIA  de  M.  AUGUSTE  Stoeber  ,  9«  volume  •  4'«  partie, 
i858-i860. 


M.  Auguste  Stœber  poursuit  avec  un  zèle  digne  d'éloges  son  œuvre 
imporianie  connue  sons  le  nom  d*AUaiia ,  œuvre  toute  patriotique  et 
qui  prend  tous  les  ans  des  proportions  plus  étendues.  L'accueil  sym- 
pathique que  reçoit  cette  publication  est  la  meilleure  preuve  de  sa 
valeur  et  doit  déterminer  l'auteur  à  la  continuer.  - 

Le  9«  volume  qu'il  vient  de  faire  paraître  ne  le  cède  en  rien  à  ceux 
qui  l'ont  précédé.  Il  renferme ,  i®  un  chronique ,  attribué  à  Sébastien 
Mûeg,  de  la  guerre  entre  la  ville  de  Strasbourg  et  le  cardinal  Charles 
de  Lorraine»  pendant  les  années  i592  et  i593  et  plusieurs  pièces  de 
vers  satiriques  se  rapportant  à  cette  époque  de  troubles.  Ces  docu- 
ments destinés  à  servir  à  l'histoire  de  TEvéché  de  Strasboui^  sont 
accompagnés  de  notes  intéressantes  dues  à  M.  Stœber. 

20  Une  monographie  du  village  Westhoffen  en  Basse-Alsace  —  de 
Charles  Hoffmann. 

3<>.  Une  notice  très-complète  sur  les  établissements  que  l'ordre  des 
béguines  ou  des  femmes  pauvres  et  repenties  possédait  à  Strasbourg» 
au  moyen-âge ,  suivie  de  pièces  justificatives  —  par  C.  5chmidt. 

4''  Vingt-six  légendes  et  contes  alsaciens  recueillis  par  Cbrisiophorus, 
Otte ,  Flaxland  »  Ehrmann  ,  Ingold  ,  Màder,  Klein ,  Berdellé  ,  Ringel 
et  Stœber. 

Ces  contes»  dont  quelques  uns  ont  évidemment  leur  origine  dans  le 
paganisme  «  ont  un  charme  tout  particulier  par  leur  simplicité  et  leur 
étrangeté.  Je  citerai  :  la  pierre  du  ménétrier,  la  dame  jaune  du  Hoh" 
kœnigsburg ,  lei  carpes  du  lac  de  Seeven ,  la  tête  de  mort  parlante ,  etc. 

Les  amis  de  notre  histoire  locale  doivent  savoir  gré ,  à  l'infatigable 
auteur  »  de  son  culte  pour  le  passé  et  des  efrorts  qu'il  fait  pour  nous 
conserver  ce  que  le  temp^  a  épargné.  Car  il  ne  faut  pas  se  le  dissi- 
muler, la  civilisation  et  le  progrès  font  disparaître  peu  à  peu  ces 
simples  histoires  qui  se  sont  transmises  de  siècle  en  siècle ,  qu'on  a 
recueillies  dans  les  longues  veillées  d'hiver  et  qu'on  nous  racontait 
encore  quand  nous  étious  enfants.  Les  souvenirs  s'effacent,  la  dernière 
génération  qui  les  a  transmis ,  va  s'éteindre  et  il  ne  restera  plus  rien 
de  ce  passé  fantastique  qui  a  produit  tant  et  de  si  douces  émotions. 

J.   DiETRIGH. 


Digitized  by  VjOOQIC 


\9^  REVUE  D' ALSACE. 


Société  pour  la  conservation  des  monuments  historiques 
d'Alsace. 

Sur  la  proposition  du  Président ,  M.  le  Préfet  du  Haut-Rhin  a  6xé 
au  samedi  27  avril  4861 ,  à  2  heures  du  soir ,  l'assemblée  générale , 
qui  se  réunit ,  une  fois  par  an  ^  à  Colmar. 

La  séance  aura  lieu  dans  l'une  des  salles  de  l'hôtel  de  la  préfecture. 

MM.  les  sociétaires  recevront  ultérieurement  des  lettres  de  convo- 
cation individuelles. 

Le  Président  a  l'honneur  de  prier  cens  de  MM.  les  membres  «  qui 
se  proposent  de  lire  des  mémoires ,  de  vouloir  bien  lui  en  donner 
avis  préalable. 

Il  rappelle  que  les  mémoires  devront ,  de  préférence  »  porter  sur 
des  monuments  du  Haut- Rhin  ou  des  sujets  historiques  ayant  trait  à 
la  Haute-Alsace. 


ERRATA. 


Livraison  de  mars.  —  Page  i02  ,  au  lieu  de  :  ermuant  h  eAemtn  de  Bel  fort , 
lisez  :  le  chemin  de  fer  de  Belfort  ; 

Page  103  ,  au  lieu  de  :  Getilids ,  lisez  :  Getilieus  ; 

Page  108 ,  au  lieu  de  :  la  dernière  enquête  adminietrative  parle  encore  de 
mètres  de  ruinée ,  lisez  ;  de  plueieurs  centaines  de  mètree  de  ruines  ; 

Même  page,  »a  Heu  de  \^S»ptimi  Sdrre,  lisez  :  Septùne  Sévère  ; 

Page  109,  au  lieu  de  :  ville  dejoni ,  lisez  :  viUe  de  jonc; 

Page  110 ,  au  Heu  de  :  de  même  Bumhaupt ,  lisez  :  le  même  Bumhaupt  ; 

Ibidem ,  au  lieu  de  :  Us  momis ,  lisez  :  les  moines  ; 

Ibidem ,  au  lien  de  :  la  tombe ,  lisez  :  la  oombe  ; 

Page  111 ,  au  Heu  de  :  Barbes ,  lisez  :  les  barbares. 


Digitized  by  VjOOQIC 


THÉODORE  KREISS. 


M.  Ozaneaox,  qui  a  laissé  des  souyenirs  très- vifs  i  Colmar,  comme 
professeur  de  rhélorique .  et  un  oom  estimé  dans  le  monde  littéraire 
et  académique  de  Paris,  M.  Ozaneaui  vint,  au  printemps  de  4841, 
comme  inspecteur  général  des  études,  visiter  nos  écoles  et  nos 
établissements  scientifiques.  Au  sortir  d'une  tournée  faite  au  gymnase 
de  Strasbourg  •  il  me  dit  —  car  il  m'honorait  de  sa  confiance  et  de 
son  amitié  :  c  Vous  avez  ici  un  professeur  hors  ligne ,  je  viens  d'as- 
sister à  une  leçon  de  littérature  ou  plutôt  d'éloquence  latine»  faite  en 
langage  cicéronien  ;  je  suis  frappé  d'étonnement;  j'ai  vu  un  homme , 
jeune  encore  mais  courbé  par  le  travail  et  par  une  infirmité  pénible , 
parlant  le  latin  comme  nous  parlons  notre  langue  maternelle,  avec 
pureté,  avec  entraînement  lorsque  le  sujet  l'y  convie;  il  est  compris, 
suivi  dans  toutes  les  nuances  de  son  débit  rapide  par  ses  élèves ,  qui 
sont  littéralement  suspendus  à  ses  lèvres.  >  —  Je  prévins  l'inspecteur 
général ,  en  l'interrompant  et  en  nommant  M.  Kreiss.  C'est  en  effet 
de  ce  modeste  professeur ,  récemment  enlevé  à  ses  amis  et  à  ses 
élèves ,  que  M.  Ozaneaux  voulait  parler  ;  il  le  fit ,  avec  une  effusion, 
qui  me  causa  une  émotion  à  peine  contenue  ;  car ,  au  sortir  de  l'en- 
fance ,  j'avais  eu  le  bonheur  d'être  le  camarade  d'études  du  maître 
distingué  ,  dont  j'entendais  faire  l'éloge  par  un  autre  ami ,  des  plus 
compétents  en  pareille  matière.  Le  mouvement  de  satisfaction  que 
j'éprouvais  sera  compris  par  ceux  de  mes  lecteurs  qui  ont  pu ,  dès  l'âge 
de  quinze  ans  ,  identifier  leur  existence  avec  celle  de  quelques  con- 
disciples ,  et  qui  ne  sont  pas  devenus  infidèles  à  ces  affections  pre- 
mières. 

s*  Série. -i*  Année.  i3 


Digitized  by  VjOOQIC 


494  RKTDK  D'ALUGB. 

L'impression ,  que  reçut  M.  Ozaneaux  de  renseignemeoi  classique 
donné  par  M.  Kreiss .  a  élé  partagée  par  tous  les  hommes  éminents 
ou  distingués ,  que  rUniversité  de  France  a  successivement  délégués 
pour  l'inspection  de  l'Alsace.  Ce  jugement  officiel  »  joint  à  la  haute 
opinion  que  les  professeurs  du  séminaire  protestant  avaient  conçue 
eux-mêmes  à  l'endroit  de  cet  éloquent  interprète  de  l'antiquité  clas- 
sique »  valut  à  M.  Kreiss ,  en  1843 ,  la  nomination  à  une  chaire  de 
littérature  grecque  et  latine,  vacante  au  séminaire.  On  était  parfaite* 
ment  édifié  sur  la  portée  du  professeur  •  quoiqu'il  n'eut  pas  fait  une 
seule  publication  scientifique ,  pour  légitimer  ses  droits  en  face  du 
monde  savant. 

C'est  précisément  cette  position  toute  exceptionnelle  de  M.  Kreiss, 
qui  m'engage,  qui  m'enhardit  à  produire  son  nom  devant  les  lecteurs 
de  la  Jlevtie  d*AUace ,  et  à  consacrer  à  ce  savant  modeste  une  suc* 
cincte  appréciation  biographique,  dont  ils  comprendront  tout-i- 
l'heure  le  sens  et  la  portée. 

M.  Kreiss ,  né  en  1802 ,  est  le  fils  d'un  ecclésiastique  protestant , 
pasteur  de  Saint-Pierre*le-Jeune  de  Strasbourg,  d'un  homme  de  bien 
dont  les  pauvres  ont  gardé  la  mémoire;  lorsqu'on  l'a  enterré  en 
4841  •  ce  sont  les  habitants  de  son  faubourg  qui  lui  ont  fait  un  cortège 
de  bénédiction.  M.  Théodore  Kreiss  respectait  son  père  comme  le 
représentant  visible  de  l'autorité  divine  ;  toute  son  ambition  eût  été 
de  se  faire  prédicateur  comme  lui.  il  devait  en  être  autrement  ;  le 
Jeune  candidat  en  théologie  fut  obligé  de  conformer  sa  vocation  à  ses 
forces  physiques.  C'est  l'un  des  mérites  de  H.  Matter,  directeur  du 
gymnase  de  Strasbourg  en  4827 ,  d'avoir  deviné  les  services  que 
pouvait  rendre  M.  Kreiss  à  l'enseignement  du  gymnase,  et  de  l'avoir, 
soit  spontanément ,  soit  sur  recommandation ,  rappelé  de  Paris ,  où 
le  jeune  philologue  avait  accepté,  avec  succès,  dans  un  établissement 
ou  pensionnat  universitaire ,  les  fonctions  de  professeur  de  grec  et 
d'aumônier  protestant. 

Elève  de  l'illustre  Schweighaeuser,  M.  Kreiss  avait  fait ,  de  bonne 
heure,  de  l'étude  de  l'antiquité  classique  son  occupation  favorite.  Son 
ardeur  l'avait  aussi  poussé  vers  Gœttingue ,  où  l'enseignement  du 
célèbre  Heyne  appelait  alors,  de  toutes  les  parties  de  l'Allemagne, 
une  jeunesse  studieuse.  Théodore  Kreiss  s'assimila  les  trésors  de 
l'érudition  germanique  avec  une  sympathique  facilité  ;  pendant  tonte 
sa  carrière,  il  persista  dans  cette  accumulation  de  science,  dont  jus- 


Digitized  by  VjOOQIC 


TBÉODOItK  K1IBI8S.  i9K 

qo'ici  les  élèves  du  gymnase  et  du  séminaire  ont  seuls  profité.  Les 
lecteurs  de  la  Bévue  auraient,  à  ce  sujet .  le  droit  de  me  demander  » 
comment  il  s'est  fait  qu'un  savant  «  d'une  érudition  non  douteuse  »  et 
d'une  incontestable  capacité,  puisqu'il  enseignait  avec  succès,  n*ah 
point  produit  au  grand  jour  le  fruit  de  ses  études.  Plus  d'une  fois  les 
amis  de  M.  Kreiss  lui  ont  adressé  des  questions  semblables  ;  il  y 
répondait  avec  ime  insurmontable  et  naïve  modestie ,  qui  était  chez 
lui  l'expression  d'une  humilité  naturelle  et  le  résultat  de  convictions 
religieuses  très-profondes.  On  dirait  que  des  natures  ainsi  organisées, 
se  développent  sous  l'influence  d'un  double  courant;  l'un ,  venant  d'en 
haut,  leur  fait  repousser  comme  une  tentation  la  gloriole  humaine; 
l'autre  émane  d'un  jugement  ferme ,  qui  pèse  les  forces  vives  dont 
il  dispose  >  et  se  refuse  à  les  mettre  en  jeu  pour  obtenir  un  résultat 
incertain. 

De  nos  jours ,  le  marché  littéraire  et  scientifique  est  encombré , 
passez-moi  l'expression  un  peu  maiérielle  appliquée  aux  choses  de 
l'esprit;  la  production  dépasse  la  demande  ou  la  consommation.  Et 
cette  remarque  s'applique  à  presque  toutes  les  parties  du  savoir 
humain ,  mais  aux  travaux  littéraires  et  aux  études  classiques  plus 
encore  qu'à  d'autres  parties  de  l'immense  domaine  des  sciences. 
Parcourez,  même  superficiellement ,  les  notices  bibliographiques,  les 
catalogues  de  librairie  de  l'Europe  centrale  et  occidentale  ;  et  vous 
demeurez  sans  aucun  doute  confondu ,  efi'rayé  à  la  vue  de  cette  masse 
meommensurable  de  livres  nouveaux ,  que  chaque  saison  voit  éclore, 
et  qui  trouvent  ou  ne  trouvent  pas  d'acheteurs.  Vous  me  direz ,  que  les 
productions  infimes ,  dans  toutes  les  branches  du  savoir  ou  de  la 
littérature,  sont  destinées  à  passer  vite ,  et  que  cet  encombrement  du 
marché  littéraire  n'est  qu'apparent;  que  la  bonne  marchandise ,  rare, 
exquise ,  surnage  au  milieu  des  flots  bourbeux  de  la  littérature  et  de 
la  science  de  pacotille;  que  le  savant  qui  sent  ses  forces  et  sa  valeur, 
ne  doit  point  craindre  de  s'aventurer  sur  cette  mer  en  apparence 
sans  rivages  ;  qu'il  peut  être  sûr  de  faire  remarquer  son  pavillon ,  et 
d'arriver  à  bon  port ,  vers  cette  rive  désirée,  où  les  éminents  arrivent 
seuls ,  et  seuls  reçoivent  la  récompense  ambitionnée  d'inscrire  leurs 
noms  sur  les  registres  où  l'estime  des  contemporains  et  des  généra- 
tions à  venîr  conserve  le  souvenir  du  vrai  mérite. 

Je  ne  veux  poini  examiner  jusqu'à  quel  point  ce  dire  est  vrai  et 
fondé  ;  jusqu'à  quel  point  il  suffit  de  savoir  et  de  vouloir,  pour  arriver» 


Digitized  by  VjOOQIC 


496  RSVUB  D'IlLSàCB. 

de  nos  Jours,  à  se  créer,  par  la  parole  écrite,  un  auditoire  bienveillant; 
jusqu*à  quel  point  le  mérite,  luttant  avec  le  charlatanisme ,  la  mauvaise 
foi  et  la  médiocrité  outrecuidante  a  chance  de  se  faire  sa  place.  Je 
n'examinerai  point  si  le  bon  goût  et  le  bon  sens  ne  commandent  pas» 
de  nos  jours,  de  s'abstenir  de  toute  production  littéraire  ou  scienti- 
fique, à  moins  que  Ton  ne  soit  tenu,  par  devoir,  de  fournir  ses 
preuves,  de  montrer  aux  incrédules  et  aux  envieux»  que  l'on  sait 
l'orthographe,  la  grammaire,  la  syntaxe,  et  les  notions  élémentaires, 
indispensables  à  la  position  sociale  que  l'on^occupe.  M.  Kreiss,  en 
n'étalant  pas  au  grand  jour  les  résultats  de  ses  fortes  études ,  n'avait 
point  posé  la  question  sur  ce  terrain  ;  loin  de  là  ;  il  était  parti  d'un 
point  de  vue  tout  opposé;  méconnaissant  réellement  ses  forces,  et 
son  droit  de  se  faire  écouter,  il  s'était  persuadé,  que,  la  science 
ayant,  dans  tous  les  recoins  de  son  domaine,  des  représentants 
illustres  ou  distingués,  la  suffisance  seule  pouvait  descendre  dans  la 
lice;  qu'il  valait  mieux  consacrer  à  l'enseignement  direct,  oral,  le 
taljent  que  Dieu  vous  a  confié  ;  qu'il  était  infiniment  préférable  de 
signalera  des  élèves  attentifs  les  excellents  ouvrages  d'autrui,  que 
d'en  faire  soi-même  ;  que  c'était  chose  plus  douce  d'initier  des  enfants 
d';idoption  dans  les  chefs-d'œuvre  immortels  que  l'antiquité  nous  a 
légués ,  et  de  se  servir  à  cet  effet  des  nombreuses  clefs  fournies  par 
la  science  ancienne  et  contenfporaine  ,  au  lieu  de  se  constituer  soi- 
même  auteur ,  éditeur  ou  commentateur  de  surérogatîon. 

M.  Kreiss ,  en  un  mot ,  mettait  à  s'effacer,  la  même  obstination,  que 
d'autres  en  mettent  à  se  produire.  Et  certes ,  à  voir  la  médiocrité  qui 
se  prélasse ,  comment  ne  pas  être  tenté  d'approuver  un  esprit  remar- 
quable, qui  se  contient,  quoiqu'il  ait  h  un  haut  degré  le-tàlent  naturel 
de  l'éloquence  •  et  qu'il  joigne  à  un  vaste  savoir,  la  puissance  des 
combinaisons  originales,  et  ce  souffle,  qui  imprime  le  mouvement 
et  la  vie  ù  la  masse  inerte  des  connaissances  acquises. 

M.  Kreiss  a  vécu  dans  l'intimité  de  la  Grèce  et  de  Rome ,  avec  une 
passion,  que  des  voyages  dans  le  midi  de  la  France  et  en  Italie  n'ont 
fait  que  développer.  Dans  son  cabinet  de  travail ,  il  était  entouré  de 
bustes  antiques;  sa  vue  se  reposait  sur  de  beaux  tableaux  de  la 
cité  de  Minerve  et  de  la  ville  éternelle;  le  soleil  de  Grèce,  qu'il  ne 
pouvait  chercher  lui-même ,  il  en  jouissait  dans  ces  œuvres  de 
l'an  ;  sa  vive  imagination  et  son  cœur  le  transportaient  au  haut  du 
Capitole ,  où  il  avait  passé  de  si  heureuses  soirées  dans  l'intimité  du 


Digitized  by  VjOOQIC 


THÉODORE  KREISS.  197 

lavant  et  illustre  interprète  des  hiéroglyphes,  de  Lepsiu9,  Une  magni- 
fique collection  de  tous  les  auteurs  classiques ,  et  des  ouvrages  les 
plus  distingués  sur  l'histoire ,  Tarchéologie  et  l'art  des  anciens  ornait 
sadenseure;  elle  a  passé  à  la  bibliothèque  du  séminaire,  et  a  été 
conservée  •  on  peut  te  dire  •  miraculeusement ,  sur  la  lisière  même  de 
l'incendie,  qui  a  failli,  dans  la  journée  néfaste  du  29  Juin  1860, 
consumer  tant  de  trésors  du  savoir  humain  amoncelés  dans  la  biblio- 
thèque de  la  ville  de  Strasbourg. 

Je  n'aurais  donné  qu'une  faible  idée  de  l'active  influence  de 
H.  Kreis3,  s.i  je  me  bornais  à  vous  signaler  les  mérites  de  son  savoir 
mis  au  service  d'un  enseignement  modeste  ,  intra  muros,  de  sa  ville 
natale.  C'est  une  belle  vocation  sans  doute,  de  faire  naître  dans  une 
génération  de  jeunes  théologiens  l'amour  des  éludes  sévères ,  et  le 
goût  du  beau  ,  qui  épure  et  élève  l'intelligence ,  et  lui  communique 
le  secret  de  rester  toujours  jeune  au  milieu  des .  soucis ,  des 
travaux  uniformes  de  la  vie  pratique.  Mais  l'action  de  M.  Kreiss 
était  plus  fécondante  encore  ;  il  était  avant  tout  un  maître  chrétien  ; 
l'ardeur  qu'il  avait  apportée  à  l'élude  de  l'antiquité  profane, 
n'était  que  le  pâle  reflet  du  feu  intérieur,  qui  illuminait  son  esprit, 
qui  écbaufliiit  son  âme  •  et  qui  projetait  sur  les  vérités  révélées  un 
jour  tellement  lumineux ,  que  pour  lui  elles  avaient  une  certitude 
mathématique.  M.  Kreiss,  pendant  les  dix-huit  dernières  années  de 
sa  vie»  pouvait  s'écrier,  chaque  soir  : 

Je  vois  ,  je  sais  ,  je  crois  ! 

Je  vous  laisse  à  penser  ce  qu'une  force  de  conviction  pareille,  unie 
à  une- rare  tolérance  et  une  puissance  irrésistible  d'attachement» 
devait,  lui  donner  d'action  et  d'ascendant  sur  ses  élèves  et  sur  de 
nombreux  amis,  qui  recouraient  à  lui  dans  toutes  les  crises  pénibles 
de  leur  vie ,  et  qui  trouvaient  auprès  de  ce  foyer  de  chaleur,  selon 
les  besoins  du  jour,  appui,  consolation ,  sympathie  pour  leurs  peines  » 
et,  au  besoin,  pour  leur  bonheur.  Celte  charmante  et  afl^ectueuse 
nature,  si  cruellement  éprouvée  par  des  souO'rances  physiques ,  com- 
prenait cependant,  avec  un  merveilleux  renoncement,  la  joie  des 
autres  ;  elle  en  prenait  sa  part ,  sauf  à  confier  à  Dieu  seul  les  douleurs 
qui  venaient  l'assaillir  elle-même. 

On  dirait  qu'il  y  a  dans  ce  monde  deux  classes  d'êtres;  que  les  uns 
s'ont  privilégiés  dès  leur  naissance  et.  faiis  pour  jouir  ;  que  les  autres 


Digitized  by  VjOOQIC 


M8  aKvuB  d*al8àgs. 

naissent  pour  souifKr.  Lorsqoe  chez,  ces  derniers ,  la  souCRrance  ne 
développe  point  Tamertame ,  mais  la  puissance  d'aimer .  elle  en  foit , 
sur  cette  terre  déjà»  des  membres  de  la  cité  de  Dieu«  destinés  à 
montrer  aux  faibles ,  aux  sceptiques  le  chemin  qui  y  conduit.  Théodore 
Kreiss  a  rempli  celte  mission  ;  il  a  été  un  vrai  directeur  de  consciences, 
et  maintenant  que  le  savoir  humain .  dont  il  avait  amassé  une  large 
provision ,  dort  avec  lui  dans  le  cimetière  de  Sainte-Hélène ,  le  bien 
qu'il  a  fait  aux  âmes  est  le  seul  résultat  peut-être  dont  il  garde  le 
souvenir. 


,  J*ai  Ciit  un  peu  de  bien  ;  c^est  mon  meilleur  ouTrage, 


a  dit  le  génie  encyclopédique»  qui  se  dresse  à  rentrée  du  18*  siècle  » 
et  qui  en  fait  presque  la  clôture.  Si  cet  esprit  sceptique  par  excel- 
lence est  arrivé  à  pareille  conclusion  »  lui ,  qui  n'a  pas  même  entrou- 
vert à  ses  adeptes  le  sanctuaire  de  la  foi ,  avec  combien  plus  de  raison 
un  esprit  aimant  et  croyant,  comme  le  fut  celui  de  Théodore  Kreiss» 
aurait-il  été  en  droit  de  répéter  cette  sentence  ! 

Hais  le  devoir  des  survivants  ne  peut  être  limité  par  les  hypo- 
thèses ,  que  nous  nous  permettons  de  former  sur  le  peu  de  valeur 
attaché  par  les  âmes  des  trépassés  aux  choses  de  ce  monde.  Les  ma- 
nuscrits 9  délaissés  par  feu  M.  Kreiss.  me  font  Teffet  d'un  legs  »  que 
des  amis  compétents  devraient  utiliser  au  profit  du  public  savant. 
Ces  travaux  portent  sur  les  auteurs  classiques  »  interprêtés  et  com- 
mentés, par  lui  dans  les  cours  qu'il  professait  au  séminaire  ;  ils  s'é- 
tendent sur  la  vie  privée  des  anciens,  sur  des  questions  d'archéologie, 
d'art ,  de  philosophie  religieuse.  Quelque  sévère  que  soit  le  Juge- 
ment» porté  par  nous,  sur  le  marché  littéraire  de  nos  jours ,  nous 
avons,  d'autre  part,  la  conviction  que  des  publications  sérieuses,  foites 
sans  aucune  pensée  d'ambition  personnelle ,  mais  pour  honorer  la 
mémoire  d'un  défunt,  trouvent  presqu'à  coup  sftr  un  auditoire  fiivo- 
rable.  Que  M.  Kreiss  n'ait  point  recherché  les  applaudissements  du 
monde ,  rien  de  mieux  ;  il  pouvait  se  passer  de  ce  témoignage  de 
satisfaction,  puisqu'il  avait  fait  ailleurs,  et  largement,  ses  preuves  de 
capacité  ;  maintenant ,  que  lut  ne  peut  plus  vouloir ,  rien  ne  doit 
empêcher  les  survivants  de  transporter  sur  un  terrain  plus  vaste ,  la 
bonne  semence  qu'il  s'était  borné  à  répandre  dans  le  cercle  restreint 
de  son  entourage  immédiat.  Je  suis  certain  que  tous  les  amateurs 
désintéressés  de  la  littérature  cM»8ique  sauraient  gré  â  l'éditeur ,  qui 


Digitized  by  VjOOQIC 


TBÉOOORB  KRBISS.  190 

86  chargerait  de  celle  œof  re  de  piété ,  et  que  les  élèves  qui  ont  eo  le 
bonheur  d'entourer  de  leur  affection  le  matlre  vénéré»  dont  nous 
déplorons  la  perte ,  rattacheraient  à  cette  publication  posthume  les 
plus  beaux  souvenirs  de  leur  jeunesse  studieuse  ;  bien  mieux ,  ils  y 
reviendraient,  ils  reprendraient  cette  nourriture  fortiOante»  à  un 
ige  pins  sérieux  t  lorsque  les  ombres  du  soir  se  projettent  sur  les 
sentiers. 


L.  Spacb  , 

AnUMêUéê 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES 


fiOm  LB8 


RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT. 


StdU,  0 
QUATRIÈME  ÉTUDE. 

DB  LA  THÉOLOGIE  BOODD'HISTE. 

Leboodd'hisrne.  comme  le  brahmanisme  et  ses  deux  dérivés  le 
vichnouîsme  et  le  sivaîsme ,  s'est  perpétué  jusqu'à  nos  jours ,  malgré 
les  persécutions  et  les  luttes  qu'il  a  euâ  soutenir.  Bien  plus*  il  s'est 
conservé  plein  de  sève  et  de  foi  dans  le  rôle  universel  qu'il  se  croit 
destiné  à  remplir.  Aujourd'hui  encore,  la  religion  de  Boudd'ha  est  de 
toutes  les  religions  du  monde  celle  qui  comporte  le  plus  de  sectateurs. 
Elle  est  répandue  dans  la  plus  grande  partie  de  l'Asie,  depuis  les  sources 
de  riudus  jusqu'à  l'Océan  Paciâque  et  même  jusqu'au  Japon.  En  réu* 
nissant  toutes  les  populations  qui  professent  le  culte  de  Boudd'ha  » 
les  deux  Thibets ,  la  Tariarie ,  la  Chine  «  Pégu ,  Slam  »  Laor  »  Cam- 
bodje,  la  Cochinchine,  le  Japon,  la  Corée»  plusieurs  pays  au-delà  du 
Gange  et  l'Ile  de  Ceylan ,  cette  religion  compte  environ  450  millions 
de  fidèles. 

Il  est  vrai  que  le  boudd'hisme  moderne  est  en  grande  partie  une 
réforme  •  non  pas  du  boudd'hisme  ancien,  mais  même  du  boudd'hisme 
nouveau ,  connu  dans  les  siècles  qui  précédèrent  et  suivirent  la  nais- 
sance de  Jésus-Christ,  sous  le  nom  de  religion  des  Samanéens^  et 
qu'il  a  subi  diverses  modifications,  suivant  les  lieux  où  il  s'est  établi. 

0  Voir  les  livraisons  d'avril,  mai,  juin,  Jaillet,  septembre  et  octobre  1800 , 
pages  ii5,  200.,  277 ,  513 ,  402  et  458, 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COUPARÉES  DE  L*ORIENT.  301 

Mais  ce  boadd'hisme  réformé  ou  modifié  a  conservé  les  principales 
doctrines  théologiques  de  l'ancien  boudd'hisme  et  les  réformes  ou  les 
modifications  ont  porté  principalement  sur  les  doctrines  sociales  et 
l'organisation  hiérarchique  des  fidèles  ;  ou  bien ,  elles  ont  tendu  à 
adapter  les  dogmes  boudd'histes  à  certaines  traditions  locales,  telles 
que  le  culte  de  Foê  en  Chine  »  le  culte  de  Buds  au  Japon ,  celui  de 
Sommonacodom  à  Cejlan ,  celui  de  Godâma  à  Siam  ;  ou  à  certaines 
traditions  importées  par  des  missionnaires  ,  comme  le  boudd'hisme 
réformé  de  Sung-Koba  au  Thibet  »  ou  Lamaïsme ,  qui  se  rapproche 
beaucoup  du  catholicisme  romain. 

Le  boudd'hisme  moderne  se  divise  proprement  en  six  branches 
principales  : 

1*  Le  boudd'hisme  de  la  Tartarie  septentrionale.  Gengisk'han  et 
ses  successeurs  en  ont  été  les  principaux  propagateurs. 

2*  Le  boudd'hisme  de  Ceyian  et  des  lies  malaises  »  dont  les  livres 
sacrés  s'élèvent  à  80  et  dpnt  le  principal ,  le  Mâhavangâ,  a  été  publié 
en  4837  par  M.  Tourneur. 

3*  Le  boudd'hisme  de  l'Indo-Chine ,  dont  le  principal  livre  est  le 
C!ode  des  Birmans  appelé  Darmasath. 

4*  Le  boudd'hisme  de  la  Chine  ou  culte  de  Foé .  qui  s'y  établit  dans 
le  cours  du  premier  siècle  »  qui  précéda  notre  ère. 

5*  Le  boudd'hisme  du  Japon  appelé  Bud't  et  aussi  Xacca  »  qui  y  fut 
introduit  en  l'an  60  avant  Jésus-Christ ,  et  qui  partage  avec  le  culte  du 
Sinto  l'empire  des  âmes  au  Japon. 

6®  Le  boudd'hisme  au  Thibet,  la  terre  sainte  des  Boudd'histes ,  qui 
possède  le  plus  grand  nombre  de  livres  religieux,  dont  les  principaux 
sont:  le  Mahàyanâ-Soulra ^  texte  religieux  et  philosophique  des 
Boudd'histes  »  occupant  le  même  rang  que  les  Védas,  le  Nah-Gyur 
ou  Tad'jaur  »  instructions  verbales  de  Boudd*ha  ,  800  volumes  ;  et  le 
Han^Gyur  ou  Gand-jour,  sorte  d'encyclopédie  religieuse  et  d'histoire 
ecclésiastique ,  225  volumes. 

Hais  le  fond  des  doctrines  religieuses  professées  par  ces  branches  » 
comme  aussi  dâ  culte,  est  presque  partout  identique. 

Quelques  auteurs  ont  cru  voir  l'athéisme  dans  les  doctrines  boud- 
d'histes.  Rien  de  plus  faux.  Cette  erreur  provient  d'une  confusion  de 
mots  :  c  Les  Boudd'histes ,  dit  H.  Bochinger,  —  d'après  Hodgeson  et 
les  autres  voyageurs  et  savants  qui  ont  commencé  à  nous  les  faire 
connaître,  —  appellent  Dieu,  le  Vide,  Sunya,  ou  1- Espace,  Akaia, 


Digitized  by  VjOOQIC 


SOS  RlfOI  d'alsacb. 

parce  qu'ils  ne  veoleDt  lui  dooner  aucun  auribut  positif,  ni  de  forme» 
ni  de  couleur,  ni  de  modification  quelconque.  C'est  là  ce  qu'on  a 
appelé  le  NifUUsme  des  Boudd'histes ,  mais  à  tort ,  à  ce  qu'il  paraît  ; 
parce  que  ce  vide  (sunya)  est  an  contraire  la  véritable  existence  : 
toutes  les  existences  douées  de  forme  •  de  couleur ,  de  mouvement, 
de  variation  n'étant  que  des  phénomènes ,  ayant  leur  origine  dans  le 
Sunya.  Ce  qu'on  appelle  matériel  et  immatériel  n'est  donc  qu'une 
modification  de  la  même  existence  véritable.  Cet  Etre,  étant  dans  son 
état  de  repos ,  de  stabilité  parfaite  et  absolue ,  est  l'existence  imma- 
térielle. Dès  qu'il  entre  en  mouvement,  en  action,  il  devient  par  cela 
matériel.  Le  Vide  (Sunya) ,  considéré  dans  son  existence  abstraite  • 
sans  action ,  sans  mouvement,  sans  modification ,  ayant  en  soi-même 
tontes  les  existences  secondaires  possibles  »  est  appelé  Nirvriui.  Par 
suite  d'une  nécessité  inexplicable  l'Etre ,  le  Sunya ,  passe  de  cette 
condition  de  repos ,  de  vide  absolu  à  celle  de  mouvement  et  d'action  ; 
c'est  là  la  création ,  l'existence  matérielle  et  illnsoire  ;  c'est  comme 
un  arbre  qui  se  développe  de  son  germe,  où  il  préexistait  virtuelle* 
mënt(i).  C'est  ainsi  qu'émanent  du  iVirvrtift ,  en  séries  successives , 
des  mondes  de  plus  en  plus  matériels ,  qui ,  après  un  certain  temps  • 
rentrent  successivement  dans  le  Sunya.  Le  monde,  ainsi  développé  et 
en  mouvement  ,•  s'appelle  Pravriui^  évolution,  émanation.  Le  Sunya 
reste  toujours  la  base  du  Pravriiti;  il  y  a  un  passage  successif  de  l'état 
de  nirvriui  à  celui  de  pravriiti ,  et  de  l'état  de  pravritti  à  l'état  de 
nirvritti  ;  et ,  tout  en  subissant  cette  modification ,  l'Etre  reste  ton- 
jours  au  fond  ce  qu'il  est  ;  car  la  modification  n'est  qu'une  illusion , 
et  il  ne  saurait  jamais  perdre  son  caractère  d'existence  absolue. 
J.  Klaproth  dit  à-peu-pres  la  même  chose,  c  La  perfection  boud- 
d'bique  est  ce  qu'on  appelle  Vacuité.»  Cette  vacuité,  «ouriya,  sounyala^ 
ne  doit  pas,  comme  l'expression  paraîtrait  le  donner  à  entendre,  être 
regardée  comme  un  anéantissement  total ,  ou  comme  la  destruction 
de  l'intelligence ,  mais  comme  la  réunion  intime  et  la  concentration 
de  l'intelligence  et  comme  l'état  de  l'intelligence  le  plus  parfaitement 
vrai.  On  a  voulu  désigner  par  ce  mot  l'opposé  de  Texisience  visible 
et  imparfaite  dans  le  monde  des  créations  matérielles  qui  fourvoient 

(')  1k»add*ba  dans  le  G(mnarKarouda  émet  Tidée  suivante  :  «  Quand  aucao  être 
«  n'existait  encore ,  celui  qui  casiite  par  lui-même  existait  et  il  conçut  le  désir  de 
«  eeeeer  d'être  unique,  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


tmms  SUR  LES  rbugioi«s  coiiPàRÉGs  DR  l'orient.         303 

l'inlelliffeoee  el  qui  dépendent  de  l'iUoBîon  des  sens  et  des  ciiange- 
nents»  II  nous  parait  évident  que  cette  dnaitié  du  vide  ei  du  plein , 
chez  les  Bondd'bîste,  n'est  autre  chose  qu'une  formule  des  deux  éuts 
de  la  Vie  ou  de  Brahman  ches  les  Védantins.  Quand  les  forces  divines 
sont  concentrées  en  elies*méme8,  sans  agir  au-dehors,  disent  les 
Védantins»  c'est  l'état  du  Tw^a;  quand  elles  se  manifesteni  par  les 
merveilles  de  la  création  »  c'est  le  Vibhuii  de  Dieu.  Chez  les  Bond- 
d'histes  cet  état  virtuel  de  là  vie  se  caractérise  par  l'état  de  vacuité , 
l'état  ou  l'Etre  réellement  existant  ne  saisit  pas  la  matière  »  sa  modi* 
Bçation;  et  au  contraire  l'état  de  manifestation  de  la  vie  se  caractérise 
par  l'éiat  de  pUni^de,  celui  où  l'être  prend  une  forme ,  une  modifi- 
cation» 

Si  l'on  veut  bien  se  rendre  compte  de  cette  étrange  doctrine  et  la 
rapprodier  de  la  doctrine  hébraïque  de  la  eréadon  du  monde  de  rien  » 
dei  ihMreê  qui  eomvraienî  la  twrface  de  Falnme ,  de  la  tradition  brah- 
maoiqne ,  de  Fétat  abeolu  de  repos  de  Dieu ,  absorbé  en  hd'-même  dans 
la  soliiude  de  sa  pensée  appelé  Brahman  ou  Brahma ,  et  de  la  théorie 
mazdéenne  des  principes  des  êtres  donnés  de  soi-même  (Qbuadatà)  « 
l'on  verra  qu'elle  est  un  pas  en  avant  dans  la  solution  du  vaste  pro- 
blème cosmogonique  »  qui  a  embarrassé  les  esprits  »  et  qu'elle  soulève 
un  autre  coin  du  voile  qui  recouvre  les  traditions  sur  l'origine  du 
monde.  Seulement  la  tradition  boudd'histe»  isolée»  abstraite,  est 
elle»méme  un  problème  »  un  énigme  métaphysique»  un  mystère  inex- 
pUcaUe ,  comme  les  traditions  judaïque  »  brahmanique  et  mazdéenne 
le  sont»  chacune  prise  dans  son  isolement.  Réunissez,  combinez» 
associez  ces  diverses  traditions  et  d'autres  encore  :  alore  elles  s'ex- 
pliquent l'une  par  l'autre  »  elles  se  complètent  réciproquement  et 
elles  forment  le  corps  lumineux  de  la  tradition  universelle  »  comme 
le  blanc  est  la  réunion  des  diverees  couleure.  II  est  remarquable  que 
chacune  d'elles  s'arrête  en  quelque  sorte  au  point  où  les  autres  com- 
mencent, qu'elle  est  obscure  au  point  où  les  autres  sont  lumineuses* 
L'on  est ,  dès  lore  »  amené  à  considéer  chacune  d'elles  comme  un 
membre  détaché  du  même  corps  »  membre  qui  n'acquiert  plénitude 
et  vie  que  par  sa  solidarité  et  sa  réunion  avec  les  autres  membres.  Le 
véritable  travail  théologique  consiste  donc  à  comparer»  classer»  réunir 
les  diverses  traditioos»  à  les  expliquer  et  aies  compléter  les  unes  par 
les  antres ,  pour  foire  découler  de  ce  travail  la  connaissance  de  la 
religion  universelle  et  intégrale. 


Digitized  by  VjOOQIC 


304  REVUE  D'ALSACE. 

Nous  irouvoDs  dans  la  théologie  boudd'brste  »  comme  dans  les 
autres  théologies  que  nous  avons  déjà  analysées ,  les  divers  principes 
panthéiste,  monothéiste ,  duothéiste,  trinlthéiste  et  polythéiste,  plus 
ou  moins  explicitement  développés. 

Quant  au  principe  panthéiste,  il  est  incontestable,  d'après  ce  qui 
précède,  qu'il  s'y  trouve,  ainsi  que  le  principe  monothéiste,  quoique 
celui-ci  y  soil  moins  explicite.  Mais  il  faut  interpréter  cette  théologie 
d'après  les  commentaires  des  Boudd'histes  les  plus  éclairés  et  non 
d'après  certaines  formules  plus  ou  moins  bien  traduites  ou  comprises. 
Voici  ce  que  disent  de  Boudd'ha  les  Lamas ,  qui  sont  sans  contredit 
les  Boudd'histes  les  plus  éclairés  et  les  plus  orthodoxes,  c  II  est  l'Etre 
nécessaire ,  indépendant ,  principe  et  fin  de  toute  chose.  La  terre , 
les  astres,  les  hommes»  tout  ce  qui  existe  est  une  manifestation  par- 
tielle et  temporaire  de  Boudd'ha.  Tout  a  été  créé  par  Boudd'ha,  en 
ce  sens  que  tout  vient  de  lui ,  comme  la  lumière  et  la  chaleur  viennent . 
du  soleil.  Tous  les  êtres  émanés  de  Boudd'ha  auront  un  commence- 
ment et  une  fin  ;  mais ,  de  même  qu'ils  sont  sortis  nécessairement  de 
l'âmie  universelle,  Ils  y  rentreront  nécessairement.  C'est  comme  les 
fleuves  et  les  torrents  produits  par  les  eaux  de  la  mer  et  qui ,  après 
un  cours  plus  ou  moins  long,  vont  de  nouveau  se  perdre  dans  son 
immensité.  Ainsi  Boudd'ha  est  éternel  ;  ses  manifestations  aussi  sont 
éternelles;  mais  en  ce  sens  qu'il  y  en  a  eu  et  qu'il  y  en  aura  toujours , 
quoique,  prises  à  part,  toutes  doivent  avoir  un  commencement  et 
une  fin.  > 

Le  système  dualiste  du  bien  et  dn  mal  se  trouve  plus  nettement 
dans  le  boudd'hisme  que  dans  le  brahmanisme.  L'antithèse  des  deux 
mondes,  ciel  et  enfer,  lumière  et  ténèbres ,  bien  et  mal  s'y  trouve 
bien  marquée,  quoique  toujours  enveloppée  dans  un  panthéisme  uni- 
versel, qui  amortit  naturellement  tous  les  contrastes  et  toutes  les 
oppositions.  Néanmoins  certaines  traditions  boudd'histes  se  rappro- 
chent même  du  dualisme  mazdéen.  Suivant  celle  du  budsisme,'au 
Japon,  Amida,  comme  Ormuzd  ,  est  le  chef  suprême  des  demeures 
célestes  :  c'est  lui  qui  dispose  des  rangs  et  des  récompenses  et  c'est 
par  sa  seule  médiation  que  les  hommes  obtiennent  la  rémission  de 
leurs  péchés  et  une  place  au  ciel.  Au-dessous  du  séjour  terrestre,  le 
budsisme  place  un  lieu  de  tourments.  C'est  là  que  les  méchants  sont 
emprisonnés  et  tourmentés  »  non  pour  toujours ,  mais  pour  un  certain 
temps  I  suivant  le  nombre  et  la  quotité  de  leurs  crimes.  On  croit  que 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  GOHPARÉBS  DE  L'ORIENT.  M5 

les  âmes  malbeurenses  peavent  recevoir  quelque  adoucissement  à 
leurs  peines  par  les  bonnes  œuvres  de  leurs  parents  et  de  leurs  amis» 
principalement  par  leurs  prières  et  leurs  offrandes  adressées  au  grand 
et  miséricordieux  Âmida.  Lorsque  les  âmes  conûnées  dans  les  enfers 
ont  achevé  leurs  peines,  elles  sont  renvoyées  dans  ce  monde  pour  y 
animer  des  corps  d'animaux  et  puis  d*hommes,  où  elles  peuvent  de 
nouveau  mériter  une  vie  bienheureuse ,  devenir  Bodscutwa,  c'est-à- 
dire,  saints  personnages  ,  êtres  divins. 

Quant  au  système  trinithéiste ,  il  se  trouve  aussi  mieux  développé 
daus  la  théorie  boudd'biste  que  dans  la  théologie  brahmanique ,  sur- 
tout que  dans  celle  plus  récente  de  la  Trimourti  des  Pouranas, 
et  il  se  rapproche  encore  davantage  du  système  catholique,  c  II  y  a , 
dit  M.  Lenoir  (  v.  Harmonies  de  la  Raison  et  de  la  Foi ,  pag.  1662  et 
4C63)»  dans  la  Trimourti  boudd'biste  plus  de  spiritualisme  et  de 
philosophie  que  dans  la  Trimourti  des  Brahmanes.  Chukia-Mouni , 
quand  il  prêcha  sa  réforme  sur  les  bords  du  Gange ,  idéalisa  tout  et 
s'éleva  h  des  régions  bien  supérieures  à  celles  dont  il  se  séparait.  Sa 
tolérance,  qui  n'admettait  pas  la  propagande  de  la  force ,  son  mysti- 
cisme visionnaire  et  sa  doctrine  d'égalité ,  contraire  à  celle  des  privi- 
lèges des  castes ,  expliquent  sa  réussite  sans  exemple  dans  l'histoire  ; 

sa  religion  a  rayonné  pacifiquement  dans  l'Asie  et  dans  l'Océanie 

Disons  d'abord  ,  continue  le  savant  théologien  que  nous  venons  de 
citer,  qu'il  y  a  trois  trinités  boudd'hisles  et  qu'elles  sont  aussi  fort 
enveloppées  de  mythologisme..La  Trimourti  brahmanique  se  retrouve 
à3iûs\e  Gouna'Earanda-Vyha  avec  les  mêmes  attributions  ;  il  n'y  a 
qu'un  nom  de  changé  :  celui  de  Siva  en  Mahesa.  —  Boudd'ba ,  résu- 
mant son  symbole,  pose  en  principe  que  pour  devenir  un  Boudd'biste 
ou  Samanéen  parfait ,  il  faut  détruire  en  soi  la  trinité  de  ifajfa.  Or 
Maya  est  l'humanité,  la  nature  créée;  Boudd'ha  avait  donc  l'idée 
d'une  triuité  humaine ,  et ,  puisqu'il  voulait  qu'on  annihilât  en  soi 
l'homme  tout  entier,  il  considérait  celte  trinité  comme  formant  tout 
l'homme.  Voilà  déjà  une  trinité  humaine  individuelle.  —  En  voici  une 
autre  qui  est  divine  et  humaine  tout  ensemble  et  qui  porte  un  carac- 
tère social:  c'est  le  Trias  du  culte  extérieur,  il  se  compose  de 
Boudd'ha ,  qui  est  Dieu  incarné ,  de  la  Révélation  ou  de  la  loi  et  de 
l'Ëglise  ou  de  l'Assemblée.  Les  trois  termes  de  ce  Trias  prennent 
divers  noms ,  selon  les  pays.  —  Une  troisième ,  aussi  remarquable , 
est  celle  des  trois  formes  d'Adi-Boudd'ha  et  des  Boudd'bas ,  c'est-à- 


Digitized  by  VjOOQIC 


dire ,  de  la  nMure  dit ine  en  soi  et  dis  celle  nttare  iacaniée.  Ces  trob 
broies  sont  :  la  ioinîeti ,  la  idence  et  la  tj^tualité.  Dites  le  Samf , 
VlnuUigent  et  YEsprii ,  vous  approchez  de  la  triaité  chrétienne.  — 
Une  quatrième .  sous  les  noms  de  BcudtFha ,  Dharma  et  Sanga  »  les« 
quels  deviennent  en  chinois  Fd,  FaeiSeng^  exprime ,  d'après  l'intei^ 
prétaiion  des  A!cbonarikas ,  école  des  philosophes  boudd'bistes  »  le 
principe  mâle,  emblème  de  la  puissance  qui  engendre,  premier 
membre  de  la  trinité ,  le  principe  femeUe ,  emblème  de  la  puissance 
qui  produit ,  second  membre  de  la  trinité ,  et  enfin  rtmioit  des  deux 
premières  essences,  par  laquelle  se  réalise  la  création ,  et  troisième 
membre  de  la  trinité.  D'autres  traduisent  le  mot  Dharma  par  le  mot 
Verbe  on  Logoi.  Il  y  en  a  aussi  qui  prétendent  que  c'est  Dharma, 
nommé  aussi  Prajna,  qui  est  la  première  personne  do  Triu  et 
Bottdd'ha  la  seconde  ;  ceux-là  disent  que  Dharma  est  la  personne  qoî 
crée  et  Boudd'ha  la  personne  régénératrice.  Cette  dernière  école, 
passe  pour  la  plus  ancienne.  —  Ces  trois  puissances  ont  un  nom 
collectif  :  Paô  en  chinois ,  Brdui  en  mongol ,  mots  qui  signifient  le 
précieux  t  et  en  thibétan  fouisîo^h  (rinestimable-supréme),  que  Ton 
traduit  par  Dieu;  les  Boudd'histes  du  Thibet  »  les  Lamas ,  disent  que 
ces  trois  êtres  constituent  une  unUi-trine  ;  les  Boudd'histes  chinois 
les  regardent  comme  cornubtlanûeU  et  d*une  nature  en  trm  eubitêneti,  » 
--  c  C'est  pour  exprimer  leur  parfaite  égalité»  dit  H.  l'abbé  Bertrand, 
que  les  Chinois,  dont  le  système  d'écriture  consiste  en  trois  lignes 
tirées  du  haut  en  bas  de  la  page ,  interrompent  la  colonne  pour  décrire 
ces  trois  noms  de  front ,  afin  que  l'un  ne  se  trouve  pas  an-dessons 
de  l'autre.  > 

Il  est  incontestable  que  le  polythéisme  se  retrouve  dans  la  théologie 
boudd'histe.  Hais  ce  polythéisme,  comme  celui  de  la  théologie  brah- 
manique ,  quoiqu'il  ait  dégénéré  en  idolâtrie  chez  les  masses  popo- 
laires,  se  concilie  néanmoins,  dans  la  doctrine  boudd'histe,  avec  ie 
monothéisme  panlhéisllque. 

La  cosmogonie  des  Boudd'histes  est  extrêmement  riche  et  brillante. 
Elle  a  beaucoup  de  ressemblance  avec  le  système  d*Origène  ou*  vice 
vena.  L'univers  est  divisé  par  une  série  de  mondes ,  qui  eux-mêmes 
sont  divisés  par  des  séries  de  cieux  superposés  les  uns  aux  autres. 
Chacun  de  ces  mondes  et  ses  étages  sont  habités  par  des  êtres,  éma- 
nations diverses  de  la  divinité. 

Le  inonde  dei  déiin  est  celui  dont  les  habitants  sont  également 


Digitized  by  VjOOQIC 


trUDBS  SUR  LES  RBLIGIONS  OOWARÉKS  DS  L'OHIBNT.  307 

soumis  aux  effets  de  la  concupiscence.  I^s  uns  se  multiplient  par 
rattoucbemenl  des  mains  »  les  autres  par  les  regards.  Il  est  divisé  en 
sixcieui.  Au  premier  des  six  cieux«  en  commençant  par  en  bas, 
habitent  quatre  dieux ,  qui  président  aui  royaumes  des  quatre  points 
cardinaux.  Le  second  ciel  est  nommé  le  eleldei  irente*îroii  ^  parce  que 
Indra  y  fait  son  séjour  avec  trente-deux  personnages  parvenus  comme 
lui  par  leurs  vertus  de  la  conditon  humaine  à  celle  de  dewa  ou  divi- 
nité. Le  troisième  ciel  est  appelé  ciel  d'Yama ,  parce  que  le  dieu  de  ce 
nom  y  réside  avec  d'autres  éires  semblables  à  lui.  Dans  le  quatrième 
ciel  9  appelé  sëjotcr  da  joies  «  les  cinq  sens  cessent  d'exercer  leur 
influence.  C'est  là  que  les  êtres  purifiés ,  parvenus  au  degré  qui  pré- 
cède immédiatement  la  perfection  absolue,  c'est-à-dire,  au  grade  de 
Bodhitauuja ,  viennent  habiter .  en  attendant  que  le  moment  de  des^ 
cendre  sur  la  terre,  en  qualité  de  Boudd'ha,  soit  arrivé.  Au  cinquième 
ciel ,  appelé  cie/  de  la  convenation ,  les  désirs  nés  des  cinq  atomes  ou 
principes  de  sensations  sont  convertis  en  plaisirs  purement  intellec- 
tuels. Au  sixième  enfin  habite  Jewara. 

Au-dessus  des  six  cieux  du  monde  des  désirs  commence  une 
seconde  série  de  cieux  superposés,  qui  constitue  le  monde  des  formes 
ou  des  couleun ,  ainsi  nommé  ,  parce  que  les  êtres  qui  y  habitent , 
quoique  .supérieurs  en  pureté  à  ceux  dont  nous  venons  de  parler , 
sont  encore  soumis  à  une  des  conditions  d'existence  de  la  matière ,  à 
savoir  la  forme  ou  la  couleur.  On  compte  dix-huit  degrés  d'étages 
superposés  dans  ce  monde,  et  les  êtres  qui  les  habitent  se  distinguent 
par  des  degrés  correspondants  de  perfection  morale  et  intellectuelle , 
auxquels  on  atteint  par  quatre  modes  de  contemplation. 

Quand  on  a  dépassé  le  monde  des  formes ,  on  trouve  le  monde  sans 
formes,  composé  de  quatre  cieux  superposés,  dont  les  habitants 
possèdent  des  attributs  encore  plus  nobles.  Au  dernier  de  ces  cieux 
il  n'existe  plus  vestige  de  forme  »  de  localité,  de  sentiment  et  de 
pensée,  c  II  suRit  de  remarquer,  dit  M.  Abel  Rémusat  {Journal  des 
Savants ,  de  qui  nous  empruntons  cette  description) ,  que  tout  va  en 
se  simplifiant  et  en  s'épurant  dans  l'échelle  des  mondes  superposés ,  à 
partir  de  l'enfer,  qui  est  le  point  le  plus  déclive ,  jusqu'au  sommet  du 
monde  sans  forme,  qui  est  la  partie  la  plus  élevée.  On  trouve  d'abord 
la  matière  corrompue  avec  ses  vices  et  ses  imperfections;  l'âme  pen- 
sante, enchaînée  par  les  sensations ,  les  passions  et  les  désirs  ;  l'âme 
purifiée ,  ne  tenant  plus  à  la  matière  que  par  la  forme  et  la  couleur; 


Digitized  by  VjOOQIC 


208  RBVUE  D'ALSIGB. 

la  pensée  réduite  à  l'éther  ou  à  l'espace  pur ,  la  pensée  n'ayant  pour 
itibitratum  que  la  connaissance  ;  puis  tout  cela  même  anéanti  dans 
une  perfection ,  qui  est  tout  ce  qu'il  est  donné  à  l'bomme  de  conce- 
voir et  qui  est  toutefois  encore  fort  au-dessous  de  celle  qui  caractérise 
rintelligence  »  conçue  soit  dans  son  rapport  d'amour  avec  les  êtres 
sensibles ,  ou  bodbisattwas ,  soit  dans  son  état  absolu  et  libre  de  tout 
rapport  quelconque,  ou  Boudd'ha.  > 

L'ensemble  des  trois  mondes  forme  un  utiiven.  C'est  l'univers  que 
nous  habitons  et  qui  se  nomme  Savatok-Adhatou ,  c'est-à-dire*  sui- 
vant l'explication  des  Boudd'histes ,  le  Ȏjour  ou  le  monde  de  la  patience^ 
parce  que  les  êtres  qui  y  vivent  sont  sujets  à  la  transmigration  et  à 
toutes  les  épreuves  et  vicissitudes  qui  en  découlent.  Les  divisions  ou 
cièui  de  l'univers  se  multiplient  par  des  milliers  de  soleils ,  de  conti- 
nents, decieux,  ou  par  mille  mondes  semblables  à  celui  que  nous 
habitons,  et  qui  sont  eux-mêmes  multipliés  par  des  milliers..... 

€  Le  degré  où  nous  sommes  parvenus ,  ajoute  M.  Abel  Rémusat  et 
où  semble  s'être  arrêtée  riroagination  de  plusieurs  cosmographes 
boudd'bisies ,  paraît  au  contraire  avoir  été  le  point  de  départ  pour 
quelques  autres  auteurs ,  toujours  préoccupés  de  l'idée  de  Cinfim  en 
eipace,  Ceui-ci  prennent  l'univers  tel  qu'il  vient  d'être  constitué  avec  ses 
trois  mondes  et  tous  ses  cieus  superposés  pour  l'unité  dont  se  décom- 
pose un  nouvel  ordre  d'univers  ;  un  nombre  d'univers  qui  ne  saurait 
être  exprimé  que  par  des  nombres  tels  que  ceux  doni  j'ai  parlé  au 
commencement ,  formant  éiaget  dam  la  série  det  univen  iuperpoiés. 
L'univers  dont  fait  partie  le  monde  où  nous  vivons  occupe  le  treizième 
étage.  On  en  compte  douze  au-dessous  et  sept  au-dessus ,  en  tout 
vingt  étages ,  qui  forment  un  système  complet  d'univers,  ou ,  suivant 
l'expression  des  Boudd'histes ,  une  graine  dei  mondei.  > 

Quand  l'on  pense  que  les  progrès  de  la  science  astronomique  sem- 
blent aujourd'hui  justifier  cette  théorie  immense,  sauf  rectification 
dans  les  détails ,  l'on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  cette  intuition  de 
l'antiquité  et  l'on  doit  désirer  que  soit  levé  l'interdit  que  la  science 
moderne  a  jeté  sur  la  révélation ,  par  la  raison  que  certains  de  ses 
documents  laissent  tant  soit  peu  à  désirer  dans  leurs  théories  cosmo- 
goniques. 

La  théologie  boudd'histe  vient  donc  apporter  son  contingent  à  la 
révélation  universelle.  Elle  fait  concevoir  comment  la  création,  sortie 
du  néant ,  l'un  des  états  de  l'infini ,  vient  encore  aboutir  vers  l'Etre 


Digitized  by  VjOOQIC 


érUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L*ORIENT.  309 

infini ,  après  avoir  décrit  un  cercle  indéûni  d'êtres  plus  ou  moins 
divins,  suivant  qu'ils  se  rapprochent  plus  ou  moins  de  l'Etre  absolu, 
par  cela  qu'ils  se  trouvent  dans  l'un  ou  l'autre  des  étages  de  la  série 
progressive  des  mondes  et  des  univers.  Or ,  même  ce  polythéisme,  si 
étendu  et  en  comparaison  duquel  tous  les  système  polythéistes ,  y 
compris  celui  du  brahmanisme»  ne  sont  que  des  jeux  d'enfants  »  se 
concilie  parfaitement  avec  le  panthéisme  et  le  monothéisme.  Suivant 
M.  Hodgeson  »  cité  par  M.  Abel  Rémusat  (Journal  de»  Savants  i851 , 
7S4  y  725)  »  le  boudd'hismè ,  bien  compris ,  considère  Tlntelligence 
comme  une  cause  souveraine  et  la  nature  comme  un  effet.  Si  les 
légendes  comptent  des  milliers  de  Boudd'bas ,  la  doctrine  ésotéri^ue 
n'en  admet  qu'un  seul ,  duquel  les  autres  sont  émanés ,  comme  les 
effets  de  la  cause.  Ainsi  lorsqu'on  dit  d'un  être  qu'il  est  devenu 
Boudd'ba  »  on  veut  dire ,  non  pas  qu'il  est  allé  grossir  le  nombre  de 
ces  divinités  imaginaires  »  mais  qu'il  est  parvenu  à  atteindre  le  degré 
de  perfection  absolue ,  qui  est  indispensable  pour  se  confondre  de 
nouveau  avec  l'Intelligence  infinie  et  se  voir  délivrer  de  toute  indivi- 
dualité et,  par  conséquent,  des  vicissitudes  du  monde  phénoménal.  > 
Nous  trouvons  du  reste  dans  ce  polythéisme  boudd'hisle  une 
croyance,  qui  pourrait  jeter  quelque  lumière  sur  la  doctrine,  si 
obscure  dans  la  Bible,  de  la  déchéance  des  anges  et  de  l'homme. 
Suivant  cette  croyance ,  dans  la  première  période  qui  a  succédé  à  la 
destruction  jd'un  monde  antérieur ,  tous  les  êtres  vivants  se  trouvent 
réunis  dans  le  troisième  ciel ,  dont  nous  avons  parlé.  Les  dieui  se 
trouvent  trop  pressés  dans  cet  espace  ;  et  ceux  d'enlr'eux  dont  le 
bonheur  commence  à  décliner  et  qui  voient  approcher  le  terme  d'une 
carrière  longue ,  mais  non  pas  éternelle ,  descendent ,  pour  renaître 
dans  le  monde  inférieur.  La  première  de  ces  divinités  est  un  fils 
des  dieux,  qui,  après  être  sorti  du  ciel  de  la  voie  lumineuse  alla 
renaître  dans  le  ciel  du  grand  Brahma  et  devint  le  Brahma^radja 
de  rage  qui  commence.  Dans  la  seconde  «période  de  formation ,  les 
dieux  du  ciel  de  la  voie  lumineuse  descendent  dans  les  cieux  de  Brahma 
et  y  deviennent  des  sujets  de  ce  dieu.  Ainsi  descendent  encore  de 
nouveaux  dieux ,  pour  renaître  dans  les  cieux  du  monde  des  désirs  ; 
ceux  des  dieux  habitants  du  ciel  de  la  voie  lumineuse,  dont  le  bonheur 
est  épuisé ,  sont  transformés  et  changés  eu  hommes.  Ils  jouissent  de 
plusieurs  prérogatives,  qui  leur  sont  particulières,  et  notamment  de 
celle  d'avancer  comme  des  oiseaux.  Il  n'existe  parmi  eux  aucune  distinc' 

2« Série.- 2*  Année  ^* 


Digitized  by  VjOOQIC 


S40  RKYUB  D'ILSAGB. 

ûon  de  êexa,  mua  là  terre  fait  jaillir  de  aon  sein  une  source  »  dont 
Teau  est  douce  au  goût,  comme  la  crème  et  le  miel.  Ces  dieux  en 
avalent  quelques  gouttes  et  aussitôt  la  sensualité  naît  en  eux.  Ils 
perdent  leurs  attributs  divins  et  enlr'autres  l'éclai  lumineux,  qui 

émanait  de  leurs  corps Ils  s'atlacbent  aux  choses  terrestres  et 

prennent  une  couleur  iombre  et  grosrière Les  habitudes  de  vio- 
lence engendrent  la  concupiscence  et  la  cohabitation  des  époux.  — 
Par  la  suite ,  les  dieux  du  ciel  de  la  voie  [lumineuse ,  qui  doivent 
renaître»  sont  soumis  à  être  renfermii  dam  le  sein  d^une  mère ,  et 
c'est  de  cette  manière  que  commence  la  naissance  de  l'utérus. 
(V.  Journal  dei  Savants  i83i  ,  f.  72i). 

Rapprochons  ces  passages  de  certains  passages  obscurs  -et  énigma- 
tiques  de  la  Genèse  hébraïque;  tels  sont  les  suivants  :  Adam,  saulUe  et 
image  de  Dieu ,  être  d'abord  bisexuel  et  seulement  plus  tard  unlsexuel , 
placé  dans  le  para^  terrestre  ;  conversation  d'Adam  avec  Lui ,  les 
dieux;  conversation  d'Eve  avec  Satan,  Vun  dei  angei  déchut;  défense 
de  manger  des  fruits  de  f  arbre  de  la  science  du  bien  et  du  mal;  con- 
tradiction de  Satan  qui  promet  à  Adam  et  à  Eve  qu'ils  deviendront 
semblables  aux  dieux;  effets  du  manger  de  ces  fruiu  à  la  saveur  douce, 
beaux  à  voir  et  d'un  aspect  désirable  ;  Adam  reconnaît  qu'il  est  nu  ;  il 
perd  VimmortaUté  et  il  est  expulsé  du  Paradis ,  de  peur  qu'en  man- 
geant des  fruits  de  l'arbre  de  vie  il  ne  devienne  comme  Fun  de  nous, 
dit  le  Seigneur;  anathéme  prononcé  contre  la  femme  fut  en/aniera 
désormais  avec  douleur.  —  Ne  seroble*t-irpas  que  la  légende  hébraïque 
fournit  le  complément  de  certains  passages  obscurs,  énigmatiques  et 
incomplets  de  la  légende  boudd'histe;  mais  que,  d'un  autre  côté , 
divers  passages  de  la  tradition  génésiaque ,  qui  paraissent  comme  des 
fragments  incomplets ,  des  énigmes ,  des  mystères  inexplicables , 
reçoivent  leur  complément,  leur  lumière,  leur  explication  par  la  tra- 
dition boudd'histe? 

Hais ,  à  la  série  des  descentes  ou  chutes  des  êtres ,  que  nous  avons 
décrite  sommairement,  correspond ,  dans  la  théologie  boudd'histe , 
une  série  opposée  d'ascensions  ou  de  progrès  indéfinis  de  ces  êtres 
vers  Dieu ,  en  remontant ,  par  l'effet  de  leurs  mérites ,  l'échelle  mys- 
tique des  mondes ,  jusqu'à  ranéantissement  final  en  Dieu.  Or  cette 
théorie  du  progrès  indéfini  vers  Dieu ,  qui  présente  une  parenté  intime 
avec  la  théorie  d'Origène,  jette  une  vive  lumière  sur  le  dogme  juif 
de  VAlUance ,  qui  semble  comme  placé  ex  abrupto  dans  le  corps  des 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  GOMPIRÉBS  DE  L'ORIENT.  2ii 

tradiliODS  bibliques^  sans  lien  de  continuité  ayec  l'ordre  universel. 
Par  la  doctrine  boudd'histe ,  le  dogme  hébraïque  de  l'aliiance  t'ex- 
plique,et  se  complète.  Du  reste  un  autre  fragment,  qui  se  trouve  dans 
la  Bible  >  à  savoir  la  légende  de  la  vision  par  Jacob  de  4'écbeUe  mys- 
tique que  ki  angei  deicendent  et  remontent ,  soulève  d^à  un  coin  du 
voile»  que  la  théorie  des  Boudd'histes  et  celle  d'Origène  lèvent  ensuite 
presqu'entièrement.  Selon  cette  théorie,  les  êtres  de  la  création  su- 
bissent, alternativement  et  par  progression,  deux  mouvements  en  sens 
inverse:  l'un  qui  part  de  Dieu  et  s'en  éloigne:  c'est  le  mouvement 
descendant  ;  l'autre  qui  remonte  et  aboutit  à  Dieu  :  c'est  le  mouve- 
ment ascendant.  L'un  des  extrêmes  de  l'échelle  mystique,  c'est  le 
mal  ;  l'autre  extrême ,  c'est  le  bien.  Ainsi  se  trouve  comblée ,  par  les 
degrés  intermédiaires  de  l'échelle  ,  la  distance  indéfinie  que  les  tra- 
ditions hébraïque  et  mazdéenne  laissaient  entre  les  deux  termes  du 
dualisme  »  bien  et  mal ,  lumière  et  ténèbres ,  ciel  et  enfer.  Et  c'est 
ainsi  que  le  dualisme  se  trouve  concilié  avec  le  panthéisme  et  le  mo- 
nothéisme et  que  se  trouvera  justifié  ce  que  nous  avons  dit  dans  la 
précédente  étude:  que  plus  le  dualisme,  bien  et  mal,  se  confond  dans 
l'infini ,  plus  l'opposition  des  deux  termes  s'efface;  tandis  que  plus  il 
entre  dans  la  sphère  relative  des  créatures ,  plus  cette  opposition 
s'annonce  d'une  manière  réelle  et  sensible. 

L'étude  comparée  des  religions  amène  donc  une  conséquence  im*^ 
mense.  Au  point  de  vue  supérieur  où  elle  nous  place  nous  voyons  les 
révélations  et.les  traditions  s'expliquer  et  se  compléter  réciproque- 
ment, pour  former,  par  leur  réunion  sénaire,  un  corps  parfait, 
lumineux  et  bien  coordonné  dans  ses  parties.  Ne  semble-t-il  pas,  en 
effet ,  à  voir  les  rapports ,  les  aflSnités  que  ces  diverses  traditions  ont 
entr'elles  et  les  défectuosités  qu'elles  montrent  dans  leur  isolement , 
qu'elles  sont  comme  les  fragments  divers  d'un  même  corps  de  tradi- 
tions, qui  se  seraient  dispersées  à  la  suite  des  révolutions  des  siècles; 
et  qu'à  l'aide  de  la  comparaison  et  de  la  réunion  de  ces  fragments 
divers  l'on  peut  espérer  de  retrouver  la  contexture  intégrale  du 
corps ,  comme  le  naturaliste  espère  retrouver  l'organisme  des  êtres 
d'un  âge  antérieur,  en  rassemblant  et  comparant  les  diverses  fractions 
de  fossiles,  éparses  dans  les  différentes  régions  du  globe  f  La  science 
est  arrivée ,  de  nos  jours ,  sur  la  voie  de  la  reconstitution  de  l'histoire 
des  temps  antédiluviens,  par  cette  étude  comparée  des  vestiges  d'un 
Age  antérieur.  Pourquoi  l'étude  comparée  des  traditions  cosmogo- 


Digitized  by  VjOOQIC 


m  RBYCI  D'ALSICB. 

niques ,  ces  autres  vestiges  d'un  monde  antérieur ,  ne  parviendrait- 
^le  pas  à  la  reconstitution  de  la  cosmogonie  et  de  la  Genèse ,  univer- 
selles et  intégrales?  Nous  appelons  particulièrement  l'attention  des 
savants  et  des  théologiens  sur  ce  point  de  vue  »  qui  produira  les  résul- 
tats les  plus  féconds  pour  les  progrès  de  la  science  tbéologique.  C'est 
une  nouvelle  mine  à  exploiter  et  les  richesses  qui  en  seront  extraites, 
bien  loin  de  lui  être  pernicieuses',  ne  feront  que  pro6ter  à  la  cause 
sacrée  de  la  Religion  universelle ,  qui  est  celle  |du  Christianisme. 
Mais  revenons  à  notre  analyse  de  la  théorie  boudd'histe. 

En  plaçant  l'homme  au  centre  des  deux  limites  extrêmes  de  son 
échelle  descendante  et  ascendante,  dont  Tune  tend  à  le  rallier  à  Dieu 
et  Tautre  tend  à  l'en  détacher ,  et  dont  les  degrés  sont  de  part  et 
d'autre  également  accessibles  à  tous  les  individus ,  sans  distinction  de 
sexe  ni  d'origine ,  —  le  boudd'hisme  vient  se  poser  sur  Taxe  centrai 
des  dogmes  mystiques,  et  par  une  conséquence  de  cette  position  il 
consacre  un  dogme  de  rincamation ,  qui  se  rapproche ,  à  bien  des 
égards  du  dogme  catholique ,  mais  encore  plus  du  dogme  nestorien. 
En  effet ,  selon  cette  doctrine .  Boudd'ha  a  deux  corps  :  l'un  sujet  à  la 
naissance  et  qui  vient  d'un  père  et  d'une  mère;  l'autre  est  la  Loi  elle- 
même  (le  Verbe)  ;  ce  second  corps  est  étemel ,  immuable ,  exempt 
de  toute  modiâcation.  Le  corps  étemel ,  souverainement  libre ,  est 
doué  de  toutes  les  vertus  et  capable  de  toutes  les  actions.  Le  corps 
non  étemel  est  celui  que  prennent  les  Boudd'has  lorsque,  jpour  sauver 
et  iélwrer  (racheter)  les  êtres  vivants ,  ils  entrent  dans  la  route  de  la 
vie  et  de  la  mort  et  qu'ils  prêchent  la  loi.  Le  véritable  corps,  le  corps 
étemel ,  est  identifié  avec  la  loi  et  la  science.  Le  corps  relatif  est  en 
rapport  avec  les  êtres  du  monde  extérieur,  sauve  les  vivants  et  les 
inonde  de  bonnes  influences .  se  plie  à  la  mesure  de  leur  intelligence 
et  se  manifeste  dans  plusieurs  sortes  de  corps,  comme  la  lumière 
d'une  lune  unique  se  réfléchit  à  la  surface  de  toutes  les  eaux.  (Journal 
des  Swanu  i85i ,  f.  726).  Si  l'on  adresse  à  un  Boudd'histe  cette 
question:  Qu'est^e  que  Boudd'ha?  Il  repond  aussitôt:  Cest  le 
sauveur  des  hommes. 

Le  dogme  boudd'histe  de  l'Incamation ,  s'il  n'est  pas  entièrement 
identique  avec  le  dogme  catholique  de  l'Incarnation  et  s'il  n'occupe 
pas  le  point  pivôtal  qu'occupe  celui-ci,  développe  du  moins  une  idée, 
qui  se  trouve  en  quelque  sorte  sons-*entendue  dans  la  théologie  catho- 
lique. Cette  idée  est  celle  de  rincarnation  indéfinie  du  yerbe ,  que 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RBU610IIS  GOIIPARÉBS  DE  L'ORIENT.  SIS 

oonlient  la  théorie  des  incarnations  saccessiyes  de  Boudd'ha  ou  des 
séries  de  Boudd'hast  en  ordre  descendant.  En  même  temps  il  repro- 
duit ,  en  ordre  ascendant ,  la  doctrine  catholique  de  Ja  sanctification 
et  de  la  déification  progressive  (partkiper  à  la  divmké.  Y.  le  Missel 
romain)  par  sa  doctrine  des  apothéoses  successifs  ou  des  Bodisattwas 
(devenir  Boudd'ha).  De  sorte  que ,  selon  leboudd'hisroe,  l'homme  est 
le  point  de  dépait  et  l'aboutissant  de  deux  séries  d'incarnations  et  de 
déifications  :  Tune  en  ordre  ascendant  vers  Dieu  et  Tautre  en  ordre 
descendant  à  partir  de  Dieu.  La  doctrine  boudd'histe  serait  donc» 
sous  ce  point  de  vue  »  plus  explicite  que  la  doctrine  catholique;  mais 
par  contre  elle  a  à  emprunter  à  celle-ci  son  principe  de  la  distinction 
des  personnes  et  des  natures»  qui  constitue  la  position  supérieure  du 
dogme  catholique. 

Dans  sa  portée  morale,  le  bouddliisme,  consme  le  brahmanisme 
et  plus  que  le  brahmanisme»  est  une  protestation  de  l'esprit  contre 
la  matière  ;  puisque  l'esprit  est  pour  lui  la  seule  réalité  et  que  la 
matière  n'est  qu'illusion  et  ténèbres»  qui  doivent  rentrer  dans  le 
Béant.  Sous  ce  rapport  encore  »  le  boudd'hisme  se  rapproche  du 
catholicisme.  La  doctrine  de  Panéanàuemeni  en  Dfeu»  que  le  Boud- 
d'hisme a  substituée  a  V union  abêothanie  des  Brahmanes,  n'est  qu'une 
exagération  ou  un  germe  grossier  de  la  doctrine  de  YanéantiM$emeni 
de  Vhomme  devant  Dieu ,  que  Saint-Augustin  a  introduite  dans  le 
catholicisme  et  qui  elle-même»  aura  besoin  d'une  saine  interprétation, 
pour  sauvegarder  la  liberté  et  l'individualité  »  que  le  boudd'hisme  a 
entièrement  méconnus.  Les  Samanéem,  Bodùatîwoi  ou  saints  du 
boudd'hisme  »  sont  comme  les  saints  du  catholicisme  »  ceux  ^ui  eni 
votftctt  leurs  pasriom ,  mortifié  la  chair,  par  les  jeûnes  »  l'absUnence  » 
la  continence  »  le  martyr  volontaire  et  les  pratiques  austères.  Nous 
trouvons,  d'un  autre  côté»  dans  le  boudd'hisme  une  croyance  dont  la 
portée  morale  serait  immense  »  si  elle  était  mieux  expliquée  et  déve- 
loppée dans  ses  livres  :  c'eif  que  la  moralilé  det  acthni  influe  sur  la 
constiiuiion  de  l'univers.  Ceci  est  une  conséquence  de  sa  doctrine  pan- 
théistique  de  la  solidarité  des  êtres  avec  les  mondes  qu'ils  peuplent  » 
solidarité  qui  »  relativement  à  l'homme  »  le  constitue  comme  Provi- 
dence du  monde  terrestre  »  roi  de  la  création  terrestre ,  ayant  puis- 
sance morale  sur  elle  »  puissance  de  modifier  sa  constitution.  Cette 
doctrine  a  des  rapports  avec  celle  d'Origène  et  des  doctrines  les  plus 
élevées  de  la  Réforme  moderne. 


Digitized  by  VjOOQIC 


2i4  REVUB  D'àLSàCE. 

En  général  la  morale  du  Boudd'hisme  se  rapproche  beaucoup  de  la 
morale  de  rEvangile  :  l'égalilé,  la  charité  «  la  fraiemité .  eil  forment 
les  fondements  ;  la  liberté  seulement  lui  manque  :  elle  disparait  dans 
la  doctrine  absolue  de  l'anéantissement  ;  elle  se  perd  dans  le  gouffre 
d'une  impersonnalité  sans  limites.  Cette  morale  se  réduit  à  quatre 
principes  fondamentaux:  i*"  la  force  de  la  miséricorde;  S*  Téloigne- 
ment  de  toute  cruauté  ;  3«  une  compassion  sans  bornes  envers  toutes 
les  créatures  ;  4*  une  conscience  infleiible  dans  la  loi.  Suit  le  décalogue 
boudd'histe ,  comme  corollaire  de  ces  principes  :  i*  ne  pas  tuer,  S* 
ne  pas  voler,  Z""  être  chaste,  4«  ne  pas  porter  faux  témoignage»  5*  ne 
pas  mentir,  6*  ne  pas  jurer,  7»  éviter  toutes  les  paroles  impures ,  8* 
être  désintéressé,  9»  ne  pas  se  venger,  10*  ne  pat  être  superstitieux. 
La  tolérance  religieuse  est  l'un  des  traits  caractéristiques  des  Boud- 
d'histes.  L'on  doit  aux  efforts  infatigables  de  William  Jones  et  de 
Princeps  la  découverte  d'inscriptions  taillées  sur  des  rocs  et  des 
pierres  monumentales,  qui  ont  été  déchiffrées  après  des  efforts 
patients  et  dont  la  plupart  sont  des  édits  on  sermons  de  Prayadesi , 
roi  boudd'biste  qui  vivait  environ  2S0  ans  avant  Jésus-Christ.  L'une  de 
ces  inscriptions  porte  la  sentence  suivante ,  qui  peut  paraître  encore 
hardie  et  novatrice  à  bien  des  esprits  du  19*  siècle:  i  Que  toutes  les 
c  formes  de  religion  soient  honorées  ;  elles  le  méritent.  Que  personne 
<  ne  prétende  faire  parade  d'une  opinion  ou  d'une  religion  meilleure 
c  que  celle  des  autres  !  Il  n'y  a  de  bon  que  l'harmonie  et  l'amour.... 
c  Ne  peut*on  pas  garder  sa  foi ,  sans  blâmer  celle  des  autres  ?  » 

En  instituant  un  ordre  religieux  de  mendiants ,  Boudd'ba  attirait 
à  lui  et  réhabilitait  les  pauvres  et  les  malheureux.  Les  Braboaanes  se 
moquaient  de  lui,  parce  qu'il  recevait  au  nombre  de  ses  disciples  des 
misérables  et  des  hommes  réprouvés  par  les  premières  classes  de  la 
société  indienne.  Hais  il  se  contentait  de  répondre  :  c  Ha  loi  est  une 
c  loi  de  grâce  pour  tous.  »  Aussi,  c'est  moins  à  des  divergences  d'opi- 
nions sur  le  dogme  qu'à  l'admission  de  tous  les  hommes,  sans  distinc- 
tion de  .castes ,  aux  fonctions  sacerdotales  et  civiles  et  aux  récom- 
penses futures ,  qu'il  faut  attribuer  les  persécutions  acharnées  des 
Brahmanes  contre  les  Boudd'histes.  Entre  Boudd'ba  et  le  Christ  il  y 
a  une  analogie  encore  plus  frappante  qu'entre  le  Krichna  Indien  et  le 
Christ,  c  C'est,  dit  H.  Lenoir  fDiciionnaire  dei  hamumie$)p  un  fils  de  roi, 
dont  quelques  prodiges  illustrent  la  naissance ,  qui  s'élève  par  lui- 
même  à  une  sciense  prodigieuse  et  à  une  grande  sagesse»  épouse  une 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT.  215 

seule  femmey  dont  il  a  un  Çls  et  une  611e,  puis  abandonne  son  épousOt 
ses  enfants ,  sa  Ëimille  et  la  gloire  temporelle ,  qui  lui  était  destinée» 
ponr  suivre  une  vocation  céleste.  Il  se  mortiâe  dans  sa  solitude  »  tra- 
vaille à  éteindre  en  lui  les  passions,  résiste  aux  séductions  des  femmes» 
s'adjoint  quelane  disciples  et  va  prêcher  sa  réforme  sur  les  bords  du 
Gange.  Les  multitudes  l'écoutent  »  l'admirent ,  le  suivent  ;  il  compose 
des  livres»  il  triomphe  de  ses  ennemis  par  les  seules  armes  du  raison- 
nement; il  passe  de  la  sorte  une  longue  vie,  et  meurt  dans  une  sorte 
d'eitase ,  où  II  va  retrouver  la  grande  âme  »  qui  n'est  autre  que  lui- 
même.  Sa  morale  est  d'une  grande  pureté  et  très-philosophique  : 
l'austérité  et  la  contemplation  en  sont  les  ressorts  principaux»  et  sa  vie 
est  »  en  tout  point  »  conforme  à  cette  morale  sévère.  Point  de  jouis- 
sance ,  point  de  richesse ,  point  de  royauté  temporelle»  nul  appel  à  la 
force  •  une  doctrine  égalitaire  et  mystique  »  qui  fait  d'immenses  pro- 
grès au  milieu  des  persécutions.  > 

C'est  surtout  depuis  la  réforme  accomplie  dans  le  Thibet  »  vers  le 
i4*  siècle ,  par  le  célèbre  Tsong-kaba  »  que  le  Boudd'hisme  a  acquis 
un  développement  qui  le  rapproche  considérablement  du  catholicisme 
romain. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  la  controverse  qui  s'est  élevée  entre 
les  orientalistes  :  les  uns  »  Volney»  Voltaire ,  de  Bailly»  de  Langlès  » 
Pierre  Leroux»  etc.  prétendent  que  le  boudd'hisme»  ancien  et 
moderne»  a  tom'onrs  été  «tel  generu^  une  sorte  de  catholicisme  primi- 
tif» antérieur  au  catholicisme  oriental  et  au  catholicisme  occidental,  qui 
auraient  emprunté  de  lui  leurs  dogmes  et  leurs  institutions  ascédco* 
mystiques;  les  autres ,  le  baron  Henrion  »  Abel  Remusat  »  Bumouf  et 
tes  théologiens  catholiques  prétendent  au  contraire  que  le  boud- 
d'hisme ,  tel  qu'il  se  présente  de  nos  jours  •  n'est  qu'une  copie ,  une 
contre-façon  de  l'Evangile  et  que  ses  institutions  sont  calquées  sur 
celles  des  Eglises  romaine  et  grecque.  Le  lecteur  comprendra  qu'au 
point  de  vue  intégral  cette  controverse  importe  peu  et  qu'elle  n'est 
que  l'expression  des  modes  divers  d'envisager  les  rapports  de  la 
même  identité ,  qui  est  la  religion  dans  son  intégralité.  Les  deux  opi- 
nions opposées  ont  d'ailleurs,  chacune  pour  elle»  des  vraisemblances 
remarquables.  11  est  certain  que  les  dogmes  et  la  morale  ascétique  du 
boudd'hisme  remontent  à  une  époque  antérieure  à  la  prédication  de 
Jésus-Christ.  Les  auteurs  du  2«  et  3«  siècle ,  Appolonius  de  Thyanne , 
Clément  d'Alexandrie  »  Porphyre  parlent  déjà  des  institutions  menai- 


Digitized  by  VjOOQIC 


916  R£VUB  d'àlsâgb. 

tiques  des  Boudd*biste8  Samanéens  et  Gymnosophysles.  On  avait  donc 
connaissance  de  ces  institutions  aux  9«  et  3*  siècles»  époque  à  laquelle 
remonte  le  monachisoie  catholique.  Les  inscriptions  boudd'histes  sur 
le  roc,  qui  remontent  au  3«  siècle  avant  Jésus-Christ,  que  nous  avons 
mentionnées  plus  haut ,  parlent  déjà  des  Sramanat ,  c  respectés  de 
tous,  qui  par  une  méditation  profonde  ontconquis  leurs  passions.  >  — 
Mais ,  d'uu  autre  côté ,  il  est  prouvé  par  de  nombreux  documents 
que  la  réforme  du  boudd'hisme  •  connue  sous  le  nom  de  Lamàume , 
a  eu  lieu  sous  l'influence  du  contact  avec  les  Nestoriens  «  dont  de 
nombreux  rameaux  avaient  été  rejetés  au  centre  de  TAsie  par  suite 
de  la  persécution»  et  qui  vivaient  à  la  cour  des  princes  Tartares  et  Mon-, 
gols.  Ce  qui  porterait  encore  à  admettre  une  certaine  influence  des 
Nestoriens  dans  le  développement  des  doctrines  boudd'histes»  c'est 
qu'il  existe  une  certaine  analdgie  entre  la  doctrine  boudd'histe  de 
l'Incarnation  et  celle  de  l'Incarnation  selon  les  Nestoriens  »  ainsi  que 
nous  l'avons  d^'à  fait  remarquer.  Ensuite  »  le  contact  des  nombreux 
missionnaires  romains  et  des  voyageurs  européens»  qui  ont  parcouru 
ces  contrées  au  moyen-âge  et  qui  ont  séjourné  chez  les  princes  tar-, 
tares,  a  aussi  considérablement  influé  sur  la  transformation  catholique 
du  boudd'hisme.  De.  nombreuses  ambfissades  furent  envoyées  par  les 
papes  »  aux  i2«  et  i3«  siècles  »  auprès  des  empereurs  tartares  ;  des. 
rapports  s'établirent  entre  ces  princes  et  les  princes  européens.  Oa 
trouve  un  grand  nombre  d'Européens  fixés  en  Tartarie  »  à  cette  épo- 
que ,  entr'autres  »  Ascelin  ,  Jean  de  Plan  Carpin  »  Rubruquis,  Mande- 
ville  »  Oderic  de  Frioul  »  Pagoletti  et  Guillaume  Bouldsette  ;  mais  le 
plus  célèbre  voyageur  de  ce  temps  fut  le  Vénitien  Marco  Paolo.  D'ail- 
leurs il  est  avéré ,  que  le  lamaïsme  avec  son  organisation  actuelle  est 
contemporain  des  empereurs  Tartares. 

Cette  dernière  réforme  du  boudd'hisme  peut  donc»  ajuste  titre», 
être  considérée  comme  l'expression  du  travail  qui  dut  s'opérer  ches> 
les  sectateurs  de  Boudd'ha  à  la  suite  de  leurs  communications  avec  les 
disciples  de  Jésus-Christ.  Il  est  certain  que  le  lamaïsme  actuel  cons- 
titue une  véritable  parenté  avec  le  catholicisme  romain.  C'est  ce  qui. 
résuite  déjà  des  notions  que  nous  avons  sur  les  dogmes  »  rites  et  ins- 
tituiioos  de  l'Eglise  lamanesque.  El  quand  la  langue  thibétaine»  essen- 
tiellement mystique  et  religieuse,  sera  mieux  connue,  bien  des  doutes 
s'éclairciront  encore.  Ce  sont  l'ignorance  et  la  confusion  des  langues 
qui  séparent  les  sectes  »  comme  au  temps  de  la  dispersion  de  Baby* 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDB8  SUR  LES  EBtlGlOMS  GQIIPiRÉES  DE  L'OBIENT.  217 

• 

loue.  Combien  les  travaui  des  orientalistes  n'ont-ils  pas  déjà  rappro- 
dié  de  nous  les  antiques  religions  de  l'Asie ,  contre  lesquelles  Fignao* 
ranee  intolérante  élevait  naguère  ses  anathèmes  !  Et  aujourd'hui  l'on 
ne  trouve  plus  que  des  voix  isolées  qui  protestent  contre  ce  travail  de 
rapprochement.  L'identité  entre  la  litorgie  et  le  culte  lamanesque  et 
la  liturgie  du  culte  catholique  romain  est  même  frappante.  La  crosse, 
b  mitre ,  la  dahnatique  ^  la  chape  ou  pluvial  que  les  grands  lamas 
portent  en  voyage  ou  lorsqu'ils  font  quelque  cérémonie  hors  du 
temple ,  l'office  à  deux  chœurs ,  la  psalmodie ,  les  exorcismes  »  l'en- 
censoir soutenu  par  cinq  chaînes  et  pouvant  s'ouvrir  et  se  fermer  à 
volonté,  les  bénédictions  données  par  les  Lamas  en  étendant  la  main 
droite  sur  la  tête  des  fidèles  »  le  chapelet ,  le  célibat  ecclésiastique  » 
les  retraites  spnntuelles  »  le  culte  des  saints ,  les  jeûnes  »  les  proces- 
sions ,  les  litanies ,  l'eau  bénite ,  —  voilà  autant  de  rapports  que  les 
Boudd'histes  ont  avec  les  catholiques  (F.  Sauvemn  d'un  voyage  dans 
la  Tartarie ,  le  Thîb^i  et  la  Chine,  par  H.  Hue,  t.  IL  p.  iii)«  Le  même 
missionnaire  rapporte  qu'on  a  trouvé  la  croix  dans  les  montagnes  du 
Tbibel  et  qu'on  l'a  trouvée  même  empreiilte  sur  tous  les  fronts,  dans 
la  sauvi^e  tribo  des  Abords,  qui,  sans  savoir  d'où  leur  vient  ce  sym- 
bole ,  croient,  comme  les  catholiques,  à  sa  vertu  mystérieuse  sur  les 
âmes.  —  Hais  les  institutions  ecclésiastiques  du  lamaïsme  présentent 
des  affinités  encore  plus  frappantes  avec  celles  du  catholicisme  romain. 
Avec  des  formes  plus  asiatiques,  les  Dalaï-Lamat»  réputés  l'incarnation 
vivante  de  Boudd'ha ,  et  dont  la  suprématie  spirituelle  compte  des 
défenseurs  sous  chaque  tente  des  solitudes  mongoles,  comme  elle  a 
ses  lientenants  même  à  la  cour  de  Peking ,  sont  de  véritables  papes 
du  Boudd'hisme.  Comme  la  papauté  romaine,  la  papauté  lamanesque 
a  lutté  contre  la  puissance  temporelle  des  princes  qui  d'abord  l'avaient 
dotée.  Le  lamaïsme  a  trouvé  dans  Gengiskhan  son  Charlemagne.  A 
Rome  c'est  un  conclave  qui  élit  le  vicaire  du  Christ  ;  à  H'Lassa  c'est 
aussi  un  •conclave  qui  reeonwAt  Velu ,  en  qui  Boudd'ha  s'est  incamé. 
Dans  les  deux  églises  des  hauts  dignitaires ,  des  métropolitains  ou 
Grand-Lamas  consacrés  par  le  Dalai-Lama,  des  évêques  ou  supérieurs 
do  ces  communautés ,  des  patriarches  consacrés  ;  de  part  et  d'autres 
des  couvents  d'hommes  et  de  femmes ,  une  langue  sacrée,  différente 
de  la  langue  nationale ,  le  vœu  de  chasteté  ,Ja  confession ,  des  actes 
de  discipline  presquldentiques. — Le  même  H.  Hue  rapporte  un  entre- 
tien qu'il  eut  avec  un  haut  fonctionnaire  du  Thibet  (V.  ibidem^  p.  330). 


Digitized  by  VjOOQIC 


218  RBTUB  d'alsage. 

c  Nous  passâmes  successivement  en  revue  »  dît-il .  les  vérités  dogmati- 
ques  et  morales.  A  notre  grand  étonnement ,  le  régent  ne  paraissait 
surpris  de  rien,  c  Votre  religion ,  nous  répétait-il  »  est  conforme  à  la 
nôtre;  les  vérités  sont  les  mêmes;  nous  ne  différons  que  dans  les 
explications  »...  Il  n'admettait  entre  lui  et  nous  que  deux  points  de 
dissidence:  l'origine  du  monde  et  la  transmigration  des  âmes.... 
Néanmoins  ses  doctrines  finissaient  par  aboutir  â  un  vaste  panthéisme  ; 
mais  il  prétendait  que  nom  arrivions  aux  mêmes  conséquences  {})  et  il 
se  faisait  fort  de  nous  en  convaincre.  Du  reste,  dit  encore  le  même 
voyageur  (p.  \  35),  les  dispositions  des  Lamas  à  l'égard  du  catholicisme 
sont  excellentes,  c  A  ce  propos»  il  cite  un  jeune  lama»  qui  affirmait  la 
prétention  émette  à  la  'fois  bon  chrétien  et  fervent  boudd'hisu  et  qui  • 
dans  ses  prières  »  invoquait  tour-à-tour  Tsong-kaba  et  Jéhovah.  » 

Nous  n'en  finirions  pas  si  nous  voulions  signaler,  toutes  les  affinités 
qui  existent  entre  le  lamaïsme  et  le  catholicisme  romain.  Il  peut  être 
considéré  comme  l'expression  plus  évidente  des  rapports  d'union  qui 
s'étaient  manifestés  dès  l'origine  entre  le  boudd'hisme ,  et  le  catholi* 
dsme  •  ou  plutôt  comme  un  nouveau  pas  dans  le  travail  de  pénétra- 
tion, d'assimilation,  d'affinité  mutuelle  entre  ces  divers  éléments 
dérivés  de  la  révélation  universelle  —  travail  analogue  â  celui 
des  éléments  chimiques  qui  se  pénètrent  de  plus  en  plus  jus- 
qu'à ce  qu'ils  aient  fini  par  s'équilibrer  dans  une  nouvelle 
composition.  C'est,  au  centre  de  l'Asie,  l'ébauche  d'une  nouvelle  syn- 
thèse des  doctrines  mystiques  de  l'Orient  •  synthèse  encore  incom- 
plète, comme  toute  ébauche,  puisqu'elle  laisse  en  dehors  d'elle  divers 
éléments  religieux.  Hais  il  en  résulte  toujours  un  état  religieux  que 
l'on  peut  considérer  comme  une  préparation  d'une  nouvelle  unité 
religieuse.  L'église  lamanesque  parait  du  reste  avoir  le  sentiment  du 
rôle  qu'elle  aura  à  jouer  un  jour  dans  l'œuvre  d'édification  de  l'unité 
orientale  ;  car  il  existe  chez  les  lamas  des  traditions  qui  prédisent 
qu'un  jour  une  révolution  partira  des  plateaux  du  Tbibet ,  révolution 
qui  changera  la  face  du  monde  oriental. 

Quoiqu'il  en  soit ,  si  l'on  considère  le  houdd'bisme  dans  sa  géné- 
ralité ,  c'est  une  des  plus  gigantesques  manifestations  religieuses 
qu'ait  produites  le  monde  tant  sous  le  rapport  de  sa  durée,  depuis 

(<)  Nous  verrons  plus  loin  qae  le  foDCtioDDaire  boudd'histe  ne  jugeait  pas  témé-' 
rairement. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTOM»  SOB  LES  HBUGIOfiS  GOMPARÉES  DE  L'ORIENT.  219 

son  origine  <800  ans  avant  Jésas*Cbrist)  jusqu'à  nos  jours ,  et  de  ses 
transformations  soceessires  et  de  ses  développements  divers»  que  sous 
le  rapport  de  son  universalité,  n'étant  d'aucune  race»  d'aucune  caste» 
d'aucune  r^on  spéciale  »  mais  s'étendant  à  des  races  diverses ,  sou- 
vent opposées  »  à  des  sectes  nombreuses  et  comprenant  plus  d'adhé- 
rents»  groupés  il  est  vrai  jpresqu'nniquement  dans  l'Orient»  que 
toutes  les  autres  religions. 

A.  GiLUOT. 


(X0  êuiU  à  la  ffroékmm  Uwraiâan). 


Digitized  by  VjOOQ IC 


QUELQUES  REGARDS  RÉTROSPECTIFS 

SUR  L'ÉTAT  LITTÉRAIRE  ,  SaENTIFIQDE .  INDUSTRIEL  ET  AGRIGObE 
DE  L* ALSACE  AU  GOMMENGEMENT  DU  XI1«  SIÈCLE. 


Nous  venons  de  prendre  coDnaissance  de  deux  publications,  parues 
en  l'an  X  de  la  République  (1801  à  1802).  La  première  de  ces  publi- 
cations est  intitulée  :  Voyage  fait  dam  les  départemenu  du  Bai-Rhin , 
etc. ,  par  A.  G.  Camus  (f  1804),  membre  de  V Institut  national  flnscrip' 
lion  et  Belki'leltresJ ,  Paris,  1803. 

Camus»  avant  la  ré?olution«  était  Jamémiie,  membre  de  laCouTen- 
tion  ,  il  adopta  la  Philosophie  humanitaire  de  l'époque.  Après  le  18 
brumaire  et  avant  le  Concordat ,  cette  douce  et  tolérante  philosophie 
régna  presque  sur  tous  les  cœurs  et  tous  les  esprits  d'élite.  On  appré- 
ciait vivement  les  BelleS'Lettres  et  les  Sciences  et  les  hommes  qui  les 
cultivaient.  On  avait  le  cœur  ouvert  à  toutes  les  améliorations ,  au 
progrès  matériel,  moral  et  intellectuel  du  Peuple. 

C'est  pendant  l'été  de  1801  que  Camus  arriva  à  Strasbourg.  Entre 
Saveme  et  Strasbourg ,  il  remarqua  beaucoup  de  champs  de  pavots. 
Il  n'a  pas  eu  l'occasion  de  voir  des  terres  en  friche  dans  le  Bas-Rhin. 

Relativement  aux  savants  Strasbourgeois ,  nobles  restes  de  l'an- 
cienne Université,  Camus,  dit  :  on  croirait  que  l'institut  a  envoyé  une 
Colonie  à  Strasbourg  !  mais  Us  n'y  sont  pas  envoyés  ;  ils  y  esàstaient,  ils 
s'y  étaient  formés ,  et  l'institut  st  en  le  bon  esprit  de  les  nommer  ses 
correspondants. 

Ces  savants  étaient  :  Arbogast,  Brunck,  Lombard,  Koch  ,  Oberlin^ 
Schweighœuser. 

La  mort  venait  d'enlever  la  naturaliste  Hermann ,  à  ses  savants 
collègues. 

Description  charmante  de  l'intérieur  modeste  de  Jérémie  Obertin , 
occupé  alors  de  son  édition  de  Tacite. 


Digitized  by  VjOOQIC 


QUELQUES  REGARDS  RÉTROSPECTIFS  »  ETC.  221 

Schweighœuier  était  alors  tout  entier  à  ses  auteurs  grecs,  et  notam- 
ment d'Athènes.  — •  Ces  professeurs  émineuts  avaient  constitué  ce  qu'on 
appelle  à  Strasbourg,  un  c  Krânzel,  »  Ces  savants,  dit  Camm,  se 
réunissent  alternativement  chez  Tnn  d'entre  eux.  J'ai  assisté  à  une 
de  leurs  réunions  chez  Oberlin;  c'était  un  sénat  d'érudits.  A  Stras- 
bourg les  savants  ont  celte  vaste  lecture ,  cette  bonne  mémoire  qui 
est  le  propre  des  érudits  allemands  ;  ils  ont  leur  patience ,  mais  ils 
ont,  de  plus,  l'urbanité  française.  »  —  c  Oberlin  est  chargé  de  la 
conservation  des  deux  vastes  bibliothèques  de  Strasbourg,  i 

Appréciation  très-Juste  de  nos  belles  bibliothèques. 

Camm  parle  aussi  du  Gymnase  dont  Oberlin  était  alors  directeur. 
En  1801  il  y  avait  sept  classes  et  200  élèves. 

Camus  décrit  le  costume  des  femmes  :  c  du  commun  »  portant  le 
gros  corset  à  baleine,  avec  cravate  noire  dont  le  nœud  et  les  pendants 
sont  sur  le  derrière  du  cou  ;  bonnet  et  toque ,  soit  en  or,  soit  en 
argent;  (Schneppenhaube)  une  cocarde  en  rubans,  au-dessus  du 
front. 

En  1795 ,  les  femmes  de  Strasbourg  déposèrent  leurs  toques  en  or 
et  en  aident  sur  l'autel  de  la  Patrie  ;  1061  toques  en  or  déposées , 
furent  estimées  104S0  francs ,  et  424  toques  en  argent ,  2544  fr.  i 

Les  promenades  à  Strasbourg  sont  mentionnées  et  même  décrites 
par  Camus  ;  malbeureureusement  les  protes  parisiens  ont  écrit  : 
RufiboTshaut  y  pour  Rufrechtsaw^  le  Contades  ,  est  le  Contadin ,  que 
d'autres  voulurent  nommer  le  Champ'Moreau ,  ou  Bohenlinden  ,  en 
honneur  de  la  bataille  gagnée  par  Moreauei  d'un  haut  tilleul,  antique, 
majestueaux,  qui  servait  de  point  de  ralliement.  On  sait  que  le  mot 
Contades ,  l'a  emporte ,  comme  le  plus  ancien.  C'est  comme  dans  la 
nomenclature  des  objets  d'histoire  naturelle ,  et  où  Vantériorité  a  des 
droits  Imprescriptibles. 

Une  autre  publication  datée  de  l'an  X  (1802)  est  intitulée  :  Voyage 
de  Paris  à  Strasbourg  et  dans  tous  le  Bas-' Rhin ,  pour  s'assurer  de  l'état 
actuel  de  r Agriculture  et  des  ressources  de  ce  département  depuis  la  fon* 
dation  de  la  RépubUque  française ,  publiée  en  l'an  IX ,  après  le  trtàté 
deLunéville,  par/.  £.  F....  (du  Gard).  Cette  brochure  renferme 
quelques  jugements  et  appréciations,  .dignes  d'être  reproduits. 
L'auteur  avait  lu  dans  Arthur-Young,  qu'entre  Saverne  et  Strasbourg 
il  y  avait  une  magnifique  contrée  agricole ,  où  les  terres  sont  d'un 
permanent  rapport  ;  où  Ton  ne  connaît  pas  la  jachère  ;  malgré  les 


Digitized  by  VjOOQIC 


SS2  1IKVUS  D'ALaàCB. 

guerres  de  la  réfolution  le  sol  est  coufert  de  denrées  de  Is  plus 
grande  variété,  c  Quel  colosse  de  forcot  de  ricbesles,  serait  la  France 
si  dans  toute  son  étendue  la  culture  des  terres  était  si  bien  entendue 
que  dans  le  département  du  Bas-Rhin.  Alors  elle  nourrirait  bien  80 
millions  d'hommes,  i  Au  premier  signal  le  reste  du  continent  pourrait 
être  envahi  par  la  France  »  et  les  gouvernements  seraient  obligés  i 
rester  en  paix.  > 

On  voit  par  là  que  Tesprit  français  a  cherché  à  toutes  les  époques 
la  grondeur,  la  gloire  de  la  chère  Patrie  I 

L'auteur  agite  la  question  des  biens  nationaux  «  brfthinte  alon  I  La 
question  religieuse  s'y  éuit  mêlée,  c  Les  spéculateun  de  biens 
nationaux  commençaient  toiyoure  par  demander  si  ces  biens  étaient 
situés  dans  des  communes  buhériennes  eu  cathoUquei  ?  nlei  habiianti 
iuneni  mixtetî  En  effet»  un  bien  national  de  5000  fr.  de  revenus^ 
i^iait  en  4801  80,000  dans  une  commune  Inihérienne ,  et  30,000  fr. 
dans  une  commune  catholique  !  Telle  est  l'influence  des  opinions 
religieuses  dans  ce  département  où  la  langue  allemande  domine.  > 
Dans  l'intérieur  de  la  France  on  n'a  pas  vu  de  si  grandes  différences 
dans  les  prix  des  biens  nationaux.  —  (Les  personnes  qui  connaissent 
l'Alsace  et  son  histoire  ne  s'étonneront  pas  de  ce  fiiit  qui  a  tant  étonné 
l'auteur  de  la  brochure  que  nous  examinons). 

En  fait  d'histoire ,  on  trouve  de  singulières  bévues  dans  ce  livre  : 
c  Au  f 5«  êiècle  l'église  romaine ,  par  son  ascendant ,  avait  obtenu 
des  seigneun  alsaciens,  que  les  luthériens  seraient  rélégués  dans 
certaines  communes  limitées.  Une  colonie  d'hommes  de  cette  secte  se 
plaça  à  Barr,  et  s'y  multiplia ,  elle  défricha  les  lieux  les  plus 
agrestes.  » 

(Au  i8«  siècle  il  n'existe  pas  un  seul  luthérien  en  Alsace  par  la  même 
raison  que  l'Agneau  de  la  fable  opposa  au  Loup)  (<).  Les  luthériens  ont 
fertilisé  le  sol  le  plus  ingrat  en  Alsace  de  même  que  les  calvinistes 
hollandais  ont  rendu  habitables  les  tourbières  et  les  sables  de  la  Hol- 
lande,  etc. 

Un  chapitre  est  intitulé  :  De  la  populalwn ,  dei  mosiirt ,  du  caractère^ 
de  lUducadon ,  des  frijugés ,  de  la  langue  »  de  ViiaX  mil,  dei  habitanU 
avant  la  tondatum  de  la  République. 

Ce  chapitre  a  quelque  importance.  Ainsi  en  1792,  il  y  avait  418132 

(*)  «  Comment  Taunifrje  &it;  si  Je  n'étais  pas  né.  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


QUELQUES  REGARDS  RÉTROSPECTIFS ,  ETC.         225 

ftmes  dans  le  Bas-Rbio  »  (comprenant  alors  4  cantons  siiaés  aiyonr- 
d'Jiui  dans  la  Bavière-rhénane)  »  pour  une  étendue  de  S68  lieues  car- 
rées; 9u»  i,  56  âme  par  lieue  carrée.- (En  1800.  la  population  était  de 
448,000,  en  1807  de  514,000;)  en  1814  de  532,488  âmes  dont  il  faut 
défalquer  66.662  pour  les  cantons  détachés  de  la  France  ;  restent 
465.826  »  chiffre  qui  va  s'élever  en  1822  à  502,638  âmes  et  en  1856 
580,373  sur  455,034  hectares ,  ou  121  âmes  par  kilomètre  carré ,  ou 
1,  21  par  hectare. 
L'accroissement  a  donc  été  extrêmement  rapide  en  70  ans. 
Notre  auteur  reconnaît  c  que  les  filles  et  les  femmes  des  campagnes 
sont  astreintes  aux  plus  rudes  travaux  des  champs.  Elle  vont  les  jours 
de  fêtes  partager,  avec  les  hommes,  leurs  jouissances  au  cabaret,  sans 
qu'on  trouve  dans  le  pays  cet  usage  ridicule.  >  Cela  est  encore  tou- 
jours parfaitement  vrai  ,*  et  personne  ne  s'en  offusque  ;  les  mœurs 
séculaires  sont  si  vivaces  que  rien  ne  pourrait  les  changer. 

Nous  apprenons  par  ce  livre,  que  les  naiureU  du  pays.sont  difficiles 
à  émouvoir,  et  que  le  laboureur  travaille  avec  la'méme  vivacUé  le  soir 
que  le  matin.  Cette  tranquillité  et  ce  calme  permettent  et  facilitent  un 
travail  plus  égal  et  plus  parfait.  Les  vigneroQs  sont  plus  intelligents , 
plus  vifs ,  plus  ingénieux  que  les  agriculteurs. 

Vient  maintenant  un  paragraphe  un  peu  scabreux ,  nous^voulons 
parler  d'un  thème  que  E.  Aboui  a  traité ,  l'hiver  dernier,  avec  une 
trop  grande  liberté,  et  ce  qui  lui  a  valu,  de  la  part  de  c  l'AUaden ,  i 
une  tapée  vigoureuse.  Voici  ce  que  dit  notre  auteur,  auquel  nous  lais- 
sons tout  entier  la  grave  responsabilité. 

c  Les  luthériens  sont  généralement  plus  aisés  que  les  catholiques 
c  du  département.  On  croit  que  cela  vient  de  ce  que  l'observation  de 
c  leur  religion  leur  coûte  moins  ;  qu'ils  n'enrichissent  pas  leurs 
c  églises ,  qu'ils  n'ont  pas  de  fêtes  à  observer  y  que  la  crainte  d'être 
c  un  jour  asservis  par  les  catholiques  les  a  rendus  plus  laborieux  et 
c  plus  prévoyants.  D'ailleurs  ayant  moins  de  mystères  dans  leur  reli- 
<  gion,  il  entre  plus  de  morale  que  de  théologie  dans  l'éducation  ;  ce 
c  qui  rend  leurs  idées  plus  nettes ,  leur  conception  plus  facile ,  leur 
c  jugement  plus  sain.  » . 

Voilà  [certes  une  appréciation  beaucoup  moins  touchante  que  celle 
de  M.  Edmond  Aboui,  et  pour  un  philo$ophe  français  de  l'école  théo- 
philantrope^  elle  est  assez  curieuse. 
Maintenant ,  voici  venir  le  chapitre  relatif  à  la  langue  du  naturel  ie 


Digitized  by  VjOOQIC 


224  RBTUB  B'ALSACB. 

ces  contrées,  c  Ce  pays  tient  beaucoup  aux  mœurs»  préjugés,  supers* 
titîons  et  usages  allemands»  ses  habitants  ont  conservé  leurs  costumes 
antiques»  depuis  600  ans»  quoiqu'il  y  ait  plus  d'un  siècle  qu'ils  soient 
soumis  à  la  France.  »  (Pourquoi  cette  soumission  cbangerait-elle 
leur  costume  ?  ) 

c  Le  peuple  ne  sait  que  la  langue  germanique»  mais  dans  les  Tilles» 
les  autorités  constituées  »  les  négociants  »  les  aubergistes»  les  maîtres 
de  poste ,  y  parlent  pas^blement  français  ;  ils  ont  fait  à  cet  égard 
quelques  efforts  depuis  la  Révolution  ;  cependant  on  y  publie  encore 
les  lois  dans  les  deux  langues.  »  (Encore  en  1860);  dans  la  ville  de  Stras- 
bourg »  en  1859  »  où  Ton  affichait  les  dépêches  télégraphiques  »  dans 
les  deux  langues  »  on  pouvait  remarquer»  que  les  trois  quarts  des 
lecteurs  lisaient  la  version  allemande. 

c  Les  Alsaciens  étaient  peu  en  liaison  avec  le  reste  de  la  France  » 
car  tl«  étaient  réputét  du  pays  conquis  hors  des  barrières.  »  Cela  s'est 
pourtant  un  peu  modi6é. 

11  n'y  a  que  5000  calvinistes  dans  le  Bas-Rhin  :  Avant  4789  les 
catholiques  et  les  luthériens  avaient  seuls  une  existence  civile.  Les  cal- 
vinistes n'étaient  que  tolérés  à  Strasbourg  »  on  leur  permit  de  bfltir  un 
temple  »  sans  cloches  ;  ils  ne  pouvaient  ambitionner  aucune  charge 
publique.  ■ 

c  Les  juifs  étaient  encore  moins  favorisés.  Ils  ne  possédaient  aucun 
emploi  »  aucun  art  »  pas  même  celui  de  cultiver  la  terre,  i 
(Quantum  mutati  ?  en  4860) 

c  L'éducation  estextrémement  négligée  dans  les  campagnes  ;  les 
sept  huitièmes  des  femmes  ne  savent  pas  lire  ;  les  hommes  rarement 
surtout  parmi  les  catholiques  et  les  juifs  ;  les  autres  sectes  sont  un  peu 
plus  instruites,  i  (Pour  notre  voyageur-philosophe»  toutes  les  religions 
étaient  des  sectes  !)  c  Néanmoins  »  hormis  celle  des  juifs  »  toutes  les 
autres  commencent  insensiblement  à  goûter  la  philosophie.  >  (Y.  à 
cet  égard  le  Journal»  le  Siècle  du  25  juillet  1860:  Prêtres  et  Raisins  : 
et  dites-moi ,  si  les  juifs  ne  commencent  pas  à  goûter  la  philosophie 
humanitaire.) 

Après  ce  chapitre  moral  et  philosophique»  l'auteur  aborde  l'agri- 
culture »  l'industrie  »  les  arts  »  le  commerce  du  Bas^Rhin.  Il  passe  en 
revue  tous  les  cantons»  dans  l'ordre  alphabétique.  Quoique  les  Alsa- 
ciens fussent  fort  peu  civilisés  à  la  française»  c  l'expérience  leur  a  pour- 
tant enseigné  et  prouvé  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  laisser  reposer  les 


Digitized  by  VjOOQIC 


QUELQUES  REGARDS  RÉTROSPECTIFS,  ETC.         ^25 

lerres  de  deux  années  rune»  pour  obtenir  des  récoltes  encourageantes; 
ils  ont  reconnu  qu'il  fallait  fumer  et  amender  les  terres  toutes  les  fois 
qu'elles  en  avaient  besoin»  pour  qu'elles  puissent  être  en  rapport  per- 
manent ;  on  a  même  réussi  à  faire  deux  récoltes  par  an  ;  dans  quel- 
ques contrées  »  après  les  orges  et  les  colzas ,  on  recueille  encore  la 
même  année  des  navets  »  des  carottes  »  etc.  Les  prairies  artiâcielles 
sont  propagées  ;  les  trèfles  s'y  coupent  3  à  4  fois  l'année.  >  L'auteur 
croit  devoir  citer  H.  de  Folkenheim  de  Kolbsheim  ,  comme  l'un  des 
propagateurs  les  plus  zélés  du  trèfle  et  de  la  luzerne.  (On  sait  qu'il 
faut /d'après  Schwertz,  attribuer  l'honneur  de  la  vulgarisation  du 
trèfle  dans  le  Bas-Rhin  au  dtotoyen  Schrôder  de  Schillersdorif  »  vers 
4770.). 

c  Dans  l'intervalle  de  60  ans  (depuis  1730)  on  a  vu ,  en  Alsace»  de 
grands  progrès ,  réalisés  par  la  culture,  des  denrées  plus  lucratives 
que  le  blé ,  telles  que  :  fourragea ,  tabac ,  garance ,  houblon ,  pommes 
de  terre ,  betteraves  »  choux ,  colzas ,  pavots ,  chanvres ,  moutardes , 
ftveroUes ,  mais ,  toutes  choses  que  l'on  ne  voit  que  rarement  dans 
l'intérieur  de  la  France  «  excepté  en  Flandre.  Pour  donner  une  juste 
idée  de  l'agriculture  et  de  llndustrie  en  Alsace  »  l'auteur  passe  en 
revue  tous  les  cantons  du  Bas-Rhin  ;  il  commence  par  celui  de  Barr» 
un  des  plus  industriels  »  riche  en  vignes,  prés  et  vergers,  en  champs 
arables»  en  forêts.  C'est  encore  chez  les  t Luthériens  i  à  Barr  que 
l'industrie  est  florissante.  Les  catholiques  sont  pauvres.  >  —C'est  notre 
i  philosophe  >  qui  le  dit. 

Nous  n'entrerons  pas  dans  des  détails  industriels  et  agronomiques; 
nous  voulons  simplement  constater  quelques  contrastes  en  4800  et 
4860. 

'  A  Benfeldf  en  4800»  il  y  avait  28  à  30  ouvriers  occupés  à  deux 
fabriques  de  Tabac  !  voilà  pour  l'industrie  du  canton  de  Benfeld  en 
4800 1  —  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  ce  qu'elle  est  aujourd'hui  ; 
chacun  peut  s'en  assurer. 

A  Bouxwiller,  en  4800»  on  ne  pouvait  citer  qu'une  seule  fabrique 
naissante  »  7  à  8  métiers  de  siamoise. 

Geispolsheim^  —  Pays  du  chanvre;  outre  les  chanvres  peignés» 
vendus  pour  la  plupart  à  l'étranger  et  aux  cordiers  de  Strasbourg  » 
on  filait  et  on  tissait  dans  le  canton  42000  pièces  de  toile  de  chanvre 
au  prix  de  4»  SO  le  mètre  écru  »  large  de  O**»  8333  milli.  Les  coltiva- 


Digitized  by  VjOOQIC 


2i6  RBVUE  D' ALSACE. 

leurs  sont  presque  tous  tisserands.  Aujourd'hui  les  chanvres  sont 
presque  tous  vendus.  Voici  le  produit  du  chanvre  en  1852  : 

4i0  hectares  sont  cultivés  dans  le  canton  de  Geispolsheim  en 
chanvre  produisant  3800  quintaux  métriques  de  filasse  ;  le  quintal 
métrique  de  88  à  60  fr.  le  produit  de  la  culture  brute  sera  de  220400 
à  328000  fr. 

Haguenau,  —  Ferme  de  Gei$elbronnet  manufacture  de  garance  fon- 
dée en  1774  par  le  célèbre  Hoffmann  ;  depuis  1780 ,  elle  appartient 
aux  citoyens  Weiti-Revel  et  C'«  de  Strasbourg.  — .  Cette  industrie 
faisait  avant  la  révolution  des  affaires  pour  1200  à  1400  mille  francs 
par  an. 

Dans  le  même  établissement  on  a  fondé  une  pépinière  d'arbres 
fruitiers  ;  on  y  a  vendu  jusqu'  à  12000  pieds  d'arbres  greffés. 

iloUheim.  —  H  sort,  année  commune^  50  à  60000  quintaux  de 
plâtre  »  des  carrières  de  Flexbourg  (à  1  fr.  le  quintal);  ce  plâtre  est 
expédié  par  le  canal  à  Strasbourg. 

Fabrique  de  garance  du  citoyen  Augit  à  Molsheim  ;  on  y  fabrique 
(on  y  prépare)  3  à  4000  quintaux  de  garance  :  c'est  la  6«  partie  de  la 
garance  cultivée  dans  le  Bas-Rhin  ;  blanchisserie ,  tuileries  »  etc. 

Niederbronn,  —  c  Eaux  ferrugincusei  et  iulfureuses  !  i  C'est  ainsi 
qiie  l'auteur  qualifie  ces  eaux.  —  Mine$  de  fer  exploitées  par  les 
maisons  Dteinch  et  Karih ,  de  Strasbourg  ;  quatre  établissements  des- 
quels sortent  »  par  an  y  pour  600,000  fr.  de  fer  !  400  ouvriers  occupés 
par  ces  fabricants  dans  leurs  diverses  usines.  A  peu  de  distance,  il  y  a 
une  verrerie  (on  ne  dit  pas  où  ?)  ;  on  y  fait  du  verre  commun  pour 
40,000  fr.  Trois  papeteries ,  d'où  il  sort  du  papier  pour  100,000  fr. 
Fabrique  de  vitriol  martial,  d'où  il  sort  pour  40,000  fr.  de  marchan- 
dises. —  Il  serait  intéressant  de  comparer  ces  données  avec  la  pto- 
duction  actuelle.  Pour  le  moment  nous  ne  possédons  pas  de  données 
à  cet  égard. 

Obemai.  —  Manufacture  d'armes  du  Klingenthal.  —  L'an  II  de  la 
République,  elle  occupait  375  ouvriers >  produisant  par  an  120,000 
pièces,  baïonnettes,  sabres,  etc. ,  évalués  à  460,000  fr.  Mais  souvent 
l'ouvrier  chôme  en  temps  de  paix  !  —  c  La  République  est  propriétaire 
des  bâtiments  ei  usines.  > 

If  y  a  encore  à  Klingenthal  un  martinet  pour  la  préparation  des 
cuivres  ;  les  marchandises  qui  en  sortent  sont  évaluées  à  120,000  fr. 
Propriétaire  ,  le  citoyen  J,  D,  Oeistgre  (Oeûnger) ,  de  Strasbourg. 


Digitized  by  VjOOQIC 


QtlELQCES  REGARiyS  RÉTROSPECTIFS,  ETC.  237 

La  PeàU'Pierre. —y  errerie  de  WinzoUf  fondée  en  1718;  verre 
à  ^(re  ;  la  fabrication  annuelle  s'élève  à  40,000  fr. 

SouUz.  —  Salines.  Production  de  2500  quintaux  de  sel.  —  Mines  de 
bitome  et  d'asphalte,  de  Lobian  et  Bechelbronn.  Les  deux  peuvent 
fournir  3000  quintaux  par  an  à  25  fr.  »  75,000  fr.  —  75  ouvriers 
employés.  —Mine  de  lignite,  découverte  en  1788  par  le  citoyen 
Jlofoiifi  {Roêenstkht} ,  fournissant  12.000  quintaux  par  an ,  employés 
pour  Texploitation  de  Tasphalte. 

Proposition  d*un  établissement  de  Bains  d' asphalte ,  Irès-efflcaces 
dans  certaines  maladies  ! 

Strasbourg .  —  Cultures  des  Gartner.  Industries:  tabac,  occupant 
680  ouvriers;  féculeries:  40  ouvriers  ;  cbanvre  et  cordages:  250 
ouvriers.  —  Navigation  du  Rhio  et  Commerce  :  Nombre  des  rouliers, 
arrivant  par  an  à  Strasbourg ,  5000  ;  amenant  250,000  quintaux  en- 
viron de  marchandises  diverses.  (A  comparer  avec  ce  qu'amènent 
aujourd'hui  les  chemins  de  fer).  Les  bateaux  qui  vont  sur  le  Rhin 
descendent ,  vers  Mayence ,  80  à  90,000  quintaux  de  marchandises. 
Transport  susceptible  d'augmentation,  c  mais  il  faut  la  peux  l  *  — 
Les  deux  foires  annuelles  à  Strasbourg  attirent  un  grand  nombre  de 
marchands  allemands  et  suisses ,  qui  font  des  consommations,  des 
achats ,  des  ventes  et  expéditions ,  etc.  (On  sait  que  les  foires  ne  sont 
plus,  depuis  quarante  ans,  que  des  bazars»  des  exploitations  du 
plaishr  forain ,  etc.)*-—  Fabriques.  Fonderie  de  bouches  à  feu ,  dirigée 
et  exploitée  par  le  citoyen  Darita  (Dartein) ,  occupant  24  ouvriers,  et 
fournissant  à  l'Etat  pour  200»000  fr.  de  canons.  —  Un  atelier  de 
réparation  d'armes  à  Saint- Jean  «  transféré  de  Mutzig  à  Strasbourg,  en 
l'an  V  ;  entrepreneur  :  le  citoyen  Cautaux  Tatné  (Couteaux). 

Uanufaciure  de  toiles  à  voiles ,  entrepreneur  :  le  citoyen  Gase^  fai- 
sant sortir  de  cet  établissement  500,000  mètres  de  toiles  destinées 
pour  les  ports  de  Toulon  et  de  Brest  ;  50  tisserands  et  travailleurs. 
(N'existe  plus  depuis  1850). 

Atelier  de  filature  et  de  blanchisserie  de  fil  à  coudre ,  à  tricoter,  etc. 
La  commune  y  envoie  les  femmes  et  les  enfants  indigents.  (N'existe 
plus). 

Blanchisseries.  La  plus  considérable  est  celle  du  citoyen  Zœpfel  ; 
elle  blanchit  près  de  300,000  mètres  de  toiles  de  ménage  par  an  ; 
mais  les  blanchisseries  du  Bas-Rhin  sont  loin  de  la  perfection  qu'on  a 
atteinte  en  Hollande ,  en  Flandre ,  en  Suisse.  —  Quand  les  habitants 


Digitized  by  VjOOQIC 


$28  RBVnE  D'ALICE. 

de  Strasbourg  veulent  leurs  toiles  d'uu  blanc  de  lait ,  ils  les  envoient 
blanchir  à  Bâie.  —  On  compte  à  Strasbourg  douze  fabriques  d'amidon 
ou  poudre  à  cheveux,  qui  en  temps  de  paix  font  ensemble  pour 
i 20,000  fr.  de  marchandises.  (Usage  aujourd'hui  presque  nul ,  tandis 
que  Tusage  industriel ,  presque  inconnu  en  iSOi  »  emploie  de  nos 
jours  des  quantités  immenses). 

Fabrique  de  draps  du  citoyen  Dielsch;  produit  pour  200,000  fr.  de 
marchandises  par  an. 

Fabriques  de  tabac  au  nombre  de  55. 
^  PetUe  fabrique  de  papier  peint  pour  tapisserie  ;  fournit  annuellement 
pour  48,000  fr. 

Deux  manufactures  à*amadou  font  chaque  année  pour  60,000  fr. 
de  marchandises.  Elles  tirent  de  la  Bohème  les  champignons.  (Les 
allumettes  phosphoriques  les  ont  tué). 

Colk  forte.  Six  fabriques. 

Tanneries.  Vingt-quatre;  elles  fabriquent  ensemble  pour  500,000 
francs  de  cuirs. 

Maroquinê.  Deux  fabriques;  90,000  fr. 

Fabrication  de  peignes  à  corne.  Vingt  ateliers  ;  50,000  fr.  de  mar- 
chandises par  an. 

Braiserieg  :  dix-huit.  Les  brasseurs  achètent  du  houblon  en  Alle- 
magne pour  i60.000  fr.  et  en  revendent  aux  brasseurs  de  Tintérieur. 

Nous  négligeons  les  articles  de  commerce  indispensables  dans  tous 
les  temps  et  lieux. 

Ces  extraits  doivent  sufiire  pour  montrer  ce  qu'était  le  commerce 
et  l'industrie  à  Strasbourg  au  commencement  de  ce  siècle.  Certes  il 
serait  curieux  de  placer  à  c6té  de  ces  données  les  états  et  chiffires 
actuels  ;  mais  ce  serait  un  travail ,  je  ne  dirai  pas  au-dessus  de  nos 
forces ,  mais  long  et  pénible. 

L'auteur  fournit  ensuite  un  tableau  où  il  classe  les  cantons  du  Bas- 
Rhin  en  trois  catégories:  les  bon$,  les  médiocre$,  les  pauvres  ou 
froidi.  Ces  derniers  se  trouvent  dans  les  montagnes  et  sur  le  versant 
occidental  des  Vosges. 

i  Dans  une  foule  de  communes  rurales  l'ameublement,  le  costume, 
la  table  sont  les  mêmes  pour  les  maîtres  et  les  domestiques;  l'édu- 
cation de  la  servante  ne  diffère  pas  de  celle  de  la  maîtresse.  » 

Il  en  est  toujours  encore  ainsi  ;  car  le  même  maître  d'école  •  le 
même  pasteur ,  enseignant  tous  les  enfants  d'une  commune  rurale , 


Digitized  by  VjOOQIC 


QUELQUES  HEGARDS  RÉTROSPECTIFS,  ETC.         229 

il  en  résulte  nécessairement  uu  senliment  d'éjfalité  et  de  fusion  intel- 
lectuelle et  morale.  Quelques  arpents  de  terre ,  quelques  vaches  de 
plus  produisent  néanmoins  des  boursoufflures  de  vanité  ou  d'orgueil 
chez  la  maltresse.  Hais  dans  la  vie  rurale  extérieure  ces  inégalités 
disparaissent. 

•  Les  habitants  n'ont  encore  pu  se  défaire  de  leur  rustique  gros- 
sièreté. > 

Hélas!  ici  nous  ne  pouvons  pas  contredire  notre  auteur  ;  néanmoins 
il  y  a  du  progrès  depuis  1800  i 

c  Leurs  besoins  sont  à-peu-près  les  mêmes  que  ceux  de  leurs  pères, 
il  y  a  cinq  à  six  siècles  et  on  ne  peut  pas  dire  que  les  richesses  ont 
introduit  chez  eux  la  molesse  ou  les  besoins  factices,  i 

Ceci  est  généralement  vrai  —  pourtant  nous  avons  vu  que  Sehwerz, 
sur  le  rapport  du  pasteur  Schrœder,  en  iSii ,  se  plaint  du  luxe  det 
vêiemenu .  chez  les  femmes. 

La  soie  et  le  velours  s'introduisent  chez  nos  paysannes  riches  ! 

c  La  dépense  personnelle  d'un  agriculteur  ordinaire  dans  nos  can- 
tons ruraux  est  de  350  fr.  Dans  les  cantons  vignobles  «  de  480  fr. 
Les  femmes  dépensent  un  tiers  de  moins  que  les  hommes,  i 

Les  agriculteurs  alsaciens  cherchent  avant  tout  d'agrandir  leur 
train  rustique,  leur  c  Hof^  i  de  posséder  de  vastes  granges  et  remises, 
pour  y  loger  leurs  volumineuses  récoltes,  en  foins,  en  gerbes  de  blé, 
tabacs,  chanvres,  colzas ,  etc.  On  ne  voit  que  rarement  des  meules  en 
Alsace  ;  tandis  que  dans  le  centre  et  le  midi  de  la  France^  les  grandes 
remises  sont  inconnues. 

Notre  auteur,  prétend  qu'il  existe  auprès  de  la  plus  grande  partie 
des  Alsaciens ,  c  le  préjugé  ou  Terreur  de  croire  qu'ils  se  suffisent  à 
eux-mêmes ,  qu'ils  ont  chez  eux  tout  ce  qu'il  leur  faut  et  qu'ils  pour- 
raient se  passer  de  leurs  voisins.  Ces  préjugés  entretiennent  les  mau- 
vaises races  de  bétail ,  se  dégénérant  de  plus  en  plus  ;  ils  rendent 
la  vie  rustique  pénible  et  détruisent  tous  les  sentiments  de  la  solida- 
rité humaine.  > 

Notre  auteur  veut  encore  prouver  aux  habitants  de  nos  campagnes, 
qu'ils  ne  peuvent  pas  se  suffire. 

io  II  n'y  a  pas  de  sel  en  Alsace  t  les  200  kilos  retiréa  à  Soulz  sont 
insignifiants.  (On  sait  qu'il  n'y  a  plus  de  salinesà  Soulz  aujourd'hui).  ^ 
Pas  assez  de  bois.  (Cela  n'est  plus  vrai  aujourd'hui  ;  nos  forêts  bien 
aménagées  suffisent  aux  besoins,  de  nos  communes  rurales  qui  e^ 


Digitized  by  VjOOQIC 


230  REVUE  D'ALSACE. 

exportent  des  quantités  immenses.  5*  La  viande  de  boucherie  en 
partie.  (Nos  campagnes  s'en  passent).  A^  Les  bestiaux  sont  achetés  à 
l'étranger.  (Cela  n'est  pas  vrai  dans  les  vallées).  5<»  Les  avoines  sont 
insuffisantes.  (Nos  campagnes  n'en  fourragent  pas).  &*  Epices  et 
drogues.  (Les  épices  sont  plantés  dans  les  jardinets.  —  Coriandre  » 
sariète ,  mirthe ,  anet ,  fenouil ,  etc. ,  les  drogues  aussi  :  Sauge , 
chardon-marie  •  angélique,  ou  bien  on  récolte  les  drogues  dans 
les  bois  et  les  prés.  —  On  se  passe  des  drogues  exotiques  «  même 
du  poivre.  V  Une  partie  des  étoffes  d'habillements.  (Nous  connaissons 
des  familles  de  campagnards  qui  ne  s'habillent  que  des  produits  de 
leurs  champs,  de  chanvre  ou  de  lin,  ou  de  la  laine  de  leurs  moutons, 
filés  et  tissés  au  village  ;  mais  ces  mœurs  antiques  dispai^issent. 
S^  L^  beurre.  —  Dans  les  campagnes  on  n'achète  pas  le  beurre. 
On  dit  généralement  des  familles  économes ,  en  Alsace  •  qu'elles 
ne  laissent  sortir  de  leurs  maison  ou  cabanes  que  la  fumée. 

En  4801,  les  contributions  foncière  et  mobilière  du  Bas-Rhin  s'éle- 
valent  à  3,615,525  fr. 

Aujourd'hui  les  contributions  directes  du  Bas-Rhin  s'élèvent  à 

Saveme 946,000 

Schlestait 1,197,000 

Strasbourg 2,581,000 

Wmembourg 728,000 

Toul 5,461,000 

Ce  qui  revient  à  10  fr.  par  individu  et  en  1801  à  8,  65. 

L'auteur  déplorait,  dans  l'intérêt  d'une  bonne  répartition  des  impôts, 
l'inégalité  des  mesures  agraires,  dans  les  divers  cantons  du  Bas«Rhin; 
aujourif  hui  ces  inconvénients  n'existent  plus ,  les  mesures  françaises 
étant  admises  partout ,  et  le  cadastre  terminé  dans  toutes  les  com- 
munes. 

Un  chapitre ,  assez  curieux ,  historique  et  prophétique ,  est  celui 
consacré  à  l'avenir  de  l'industrie  dans  le  Bas-Rhin. 

c  11  y  a  deux  genres  de  manufactures  qui  étant  perfectionnées 
peuvent  former  des  branches  considérables  de  commerce  et  d'indus- 
trie ,  et  entrer  en  concurrence  avec  l'Angleterre  et  TAUemagne.  La 
!'•  est  l'industrie  de  Klingenthal ,  quincaillerie  de  fer,  d'acier,  de 
cuivrci  destinée  à  un  grand  avenir,  (L'avenir  n'a  pas  réalisé  cette  pré* 


Digitized  by  VjOOQIC 


QUELQUES  REGARDS  RÉTROSPECTIFS  ,  ETC.         35t 

diction  pour  le  Kliogentbal ,  mais  pour  le  Zomhof,  près  Saverne ,  et 
pour  Beaucourt,  près  de  Delle  t  Haut-Rhin).  La  â*"*  industrie  est  celle 
des  toiles  de  chanvre  dans  le  canton  de  Geispolsheim  et  de  Bitsch- 
iriller .  industrie  susceptible  d'un  gfrand  développensent  ;  —  mais  dit 
Tauteur,  en  bonne  économie  politique  »  il  faudrait  défendre  la  sortie 
de  nos  chanvres  en  Suisse.  —  (Toujours  le  vieux  système  des  prohi- 
bitions •  au  lieu  de  la  liberté  industrielle  et  commerciale).  —  Si  l'on  fait 
bien  en  Suisse  »  pourquoi  ne  ferait-on  pas  aussi  bien  en  Alsace  ?  Pour 
faire  progresser  l'industrie  et  le  commerce  de  l'Alsace ,  dit  l'auteur, 
on  ne  saurait  trop  multiplier  et  assurer  les  voies  de  transports^  i'éta- 
blissement  de  canaux ,  de  routes  et  de  chemins  ;  leur  donner  célérité 
et  régularité  de  services  économiques.  Ces  améliorations  attirent  les 
voyageurs  »  les  artistes  »  les  curieux ,  les  ouvriers  étrangers ,  et  ce 
concours  amène  insensiblement  la  perfection  des  sciences  et  des 
arts.  —  (Notre  état  social  a  tant  démontré  combien  nous  sommes  déjà 
loin  de  i80i). 

Un  paragraphe  sur  la  force  publique  nous  démontre  que  dans  le 
département  du  Bas-Rhin  on  peut  lever  15,000  hommes  pour  le  service 
ordinaire  de  l'Etat ,  et  20,000  hommes  dans  le  besoin  »  indépendam- 
ment d'une  garde  nationale  sédentaire,  c  Les  hommes  sont  générale- 
ment plus  disposés  pour  la  cavalerie  légère  que  pour  un  autre 
service.  »  En  admettant  15,000  hommes  sous  les  drapeaux  pour  une 
population  de  540,000  hommes,  (celle  du  Bas-Rbin)  on  a  le  rap- 
port i,36;  donc  sur  36,000,000  français,  i  million  pourrait  faci- 
lement et  sans  forcer  les  choses,  être  opposé  à  une  agression 
étrangère.  ^ 

Le  chapitre  sur  les  forêts  nationales  et  communales  est  triste, 
c  Dans  l'intervalle  de  dix  ans  (1790  à  1800)  il  y  a  eu  des  dévasutions 
si  énormes  dans  les  forêts  du  Bas-Rhin ,  que  l'on  croit  pouvoir  esti- 
mer cette  branche  de  revenu  à  la  moitié  de  son  produit  précédent. 
On  présume  que  si  des  lois  sévères  contre  les  dUapidateun  et  les 
dévastateun  ne  sont  pas  bientôt  exécutées  »  le  rapport  des  forêts  sera 
extrêmement  mince  dans  quelques  années.  »  Ces  mesures  sévères  ont 
été  prises  et  nos  Vosges  dévastées  de  1790  à  1799 ,  se  repeuplent  à 
vue  d'œil  depuis  30  ans.  Il  en  est  de  même  pour  la  chasse  qui 
était  d'un  revenu  assez  considérable  dans  la  ci-devant  Alsace.  A  l'épo- 
que de  la  Révolution  toute  espèce  de  gibier  fut  entièrement  détruite. 
En  l'an  II.  les  chasseurs  ne  trouvant  plus  de  quoi  s'indemniser  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


332  REVUE  D'ALSACE. 

leurs  peines  se  sont  presque  tons  dégoûtés.  En  l'an  5  on  a  commencé 
à  s'apercevoir  de  la  présence  de  quelques  lièvres  ;  mais  les  sangliers» 
les  chevreuils  sont  devenus  extrêmement  rares. 

c  Le  moutin  à  vent  est  inconnu  en  Alsace.  Les  nombreux  cours 
d'eau  permettent  la  construction  hydraulique,  mais  les  meuniers 
d'Alsace  ne  connaissent  pas  les  meules  de  la  Champagne.  Leurs 
meules  en  grès  s'usent  beaucoup  trop  vite.  • 

Dans  le  chapitre  relatif  aux  foires  et  marchés,  l'auteur  Ait  remar- 
quer i  qu'en  Alsace  on  ne  connaît  pas  les  HaUes  pour  la  vente  des 
blés.  1  (Jusqu'en  4828  les  blés  se  vendaient  à  Strasbourg  sur  la  place 
d'Armes  ;  Aujourd'hui  il  n'y  a  plus  de  ville  qui  ne  possède  sa 
Halle  aux  bléi ,  chose  inconnue  encore  en  4804.  —  Nous  terminons 
ici  l'analyse  de  cette  brochure  si  curieuse  à  bien  des  égards. 

F.  KmSCHLEGER. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LE  POÊLE  DES  SEIGNEURS 

\RffiAUVILLÊ. 


La  noblesse  en  voyant  de  toutes  parts ,  au  i4«  siècle  »  le  peuple  se 
diviser  en  tribus  ou  corporations  et  rechercher  la  force  dans  l'associa- 
tion ,  jugea  sans  doute  prudent  de  ne  pas  rester  isolée  et  de  grouper 
autour  d'elle  tous  les  éléments  conservateurs  sur  lesquels  elle  pourrait 
compter. 

Telle  paraît  avoir  été  la  cause  première  de  la  formation  de  la 
Herrenttub  ou  Poêle  des  seigneurs  à  Ribauvillé.  Ce  qui  le  ferait  sup- 
poser c'est  la  concession  de  privilèges  importants  faite  à  la  société 
dans  le  but ,  sans  doute ,  d'y  appeler  le  plus  grand  nombre  de^mem- 
bres  possible.  Il  est  vrai  que  plus  tard  cette  société  prit  tous  les 
caractères  de  nos  cercles  modernes  et  le  besoin  de  se  divertir  fit  ou- 
Mier  à  la  noblesse  le  but  réel  de  l'institution  ;  aussi  les  statuts  que  la 
confrérie  renouvela  en  1518  (f) ,  durent-ils  s'en  ressentir.  Des  dispo- 
sitions importantes  rappelant  l'origine  de  la  société ,  ont  peut-être 
disparu  et  ont  été  remplacées  par  des  prescriptions  nouvelles. 

Cest  le  jour  de  la  Saint-Martin  »  évêquci  de  l'année  1518»  qu'Ulric 

(0  La  première  fois  qa'il  est  &it  mentuin  de  la  Bemnitub^  c'est  en  1465.  Le 
b&tinient  qui  est  désigné  sons  ce  nom  et  qni  devait  être  seigneurial ,  était  sitaé 
dans  la  ville  moyenne  de  RilïauviUé  (mittelstadt)  ;  un  moulin  et  la  petite  maison 
de  l'écarisseur  se  trouvaient  auprès.  (Registres  de  rentes  de  la  maison  de  Ribau- 
pierre). 

Au  jour  de  Pâques  de  Tannée  1^163,  époque  à  laquelle  Egenolf  de;  Ribaupierre 
adopta  la  doctrine  de  Luther,  une  école  éTangélique  fat  instituée  dans  la  Bèrrmir 
ttub  ;  mais  peu  après ,  cette  école  a  été  transférée  au  couvent  des  Augustins  de 
Ribauvnié.  (Annales  de  Luck).  C'est  à  cette  époque  que  la  confrérie  a  dû  être 
distoute.  En  1581,  il  est  MX  mention»  pour  la  dernière  fois,  dans  un  titre  de  rente, 
du  bâtiment  de  la  Herr$ntiub. 


Digitized  by  VjOOQIC 


234  REVUE  d'àlsàce. 

de  Rappolsteio  qai  administrait  alors  les  domaines  de  son  père 
Guillaume*  landvogt  d'Alsace»  fit  réunir  ies  nobles,  les  prélats  » 
et  les  personnages  titrés  formant  la  confrérie  du  ^  poêle  des 
seigneurs ,  et  renouvela  les  droits  et  les  coutumes  de  cette  ancienne  et 
libre  société.  Tous  les  membres  s'engagèrent  à  se  conformer  exacte- 
ment aux  nouveaux  statuts ,  et  afin  de  ne^as  les  laisser  tomber  dans 
roubli,  le  dynaste  de  Rappolstein  les  fit  consigner  par  écrit.  Nous  don- 
nons ci-après  ce  règlement  en  lui  laissant  sa  forme  et  son  caractère 
original,  (i) 

'  Premièrement  la  salle  doit  être  tenue  libre  de  tout  commerçant , 
artisan  ou  autre  ouvrier  ;  ces  gens  ne  pourront  jamais  Foccuper  sans 
la  permission  de  la  seigneurie  et  des  membres  de  l'association. 

Le  noble  seigneur  Guillaume  de  Rappolstein  a  »  par  grâce  spéciale, 
permis,  pour  honorer  l'association ,  que  celui  qui ,  après  s'être  rendu 
coupable  à  Ribauvillé  de  mauvais  traitements  et  de  désordres ,  serait 
obligé  de  prendre  la  futte ,  et  parviendrait  à  gagner  le  poêle  des  sei- 
gneurs ,  obtiendra  la  liberté ,  s'il  la  réclame  ;  cette  franchise  ne 
s'étend  pas  à  ceux  qui ,  à  la  suite  de  querelles ,  auront  occasionné  la 
mort,  ou  qui  auront  violé  les  privilèges  de  l'association  ;  à  ces  der- 
niers ce  droit  d'asile  ne  devra  ni  profiter  ni  préjudicier. 

Si] des  mauvais  traitements  et  des  désordres  sont  commis  par  des 
membres  de  la  corporation ,  ou  par  d'autres  de  la  noblesse  et  du 
clergé  qui  se  rendent  au  poêle  des  seigneurs ,  qu'ils  soient  de  la  ville 
ou  de  l'étranger,  que  ce  soit  par  paroles  ou  par  actions,  les  coupables 
doivent  être  traduits  devant  le  maître  du  poêle  (StubenmeisteiO  et 
les  membres  de  la  confrérie ,  à  l'effet  d'être  interrogés  et  punis,  s'ils 
ne  peuvent  se  justifier.  Quant  aux  crimes  et  aux  faits  entraînant  une 
peine  corporelle  le  jugement  en  est  réservé  à  l'autorité  compétente. 

S'il  est  utile  et  nécessaire  de  prescrire  une  mesure  réglementaire 
pour  la  corporation ,  cela  doit  être  fait  par  le  Stubenmeister  assisté 
de  délégués  de  la  corporation ,  désignés  par  elle. 

Il  a  aussi  été  arrêté  par  le  Stubenmeister  et  par  l'assemblée  que  les 
membres  de  la  confrérie  ne  devront,  ni  dans  la  salle  des  réunions,  ni 


{*)  Ce  titre  qui  est  en  parchemin  ne  porte  ni  signature,  ni  sceau;  placé  ancien- 
nement dans  un  cadre,  il  était  suspendu  dans  la  salle  des  réunions,  à  en  juger  par 
sa  forme  et  sa  couleur. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LE  POÊLE  DES  SEIGNEURS  A  RIBAUVILLÉ.  335 

dâos  la  partie  da  bâtiment  sitaée  ao-dessous  (i)  troubler  la  paix  en 
ancane  manière  par  paroles  ou  par  actions,  quand  bien  môme  il 
existerait  entre  quelques  uns  des  causes  de  discorde  ou  de  dissenti- 
ment. 

Pendant  qu'ils  sont  assis^  mangeant»  buvant  en  commun  ou  faisant 
la  conversation ,  ils  ne  peuvent  s'entretenir  de  leurs  divisions;  aucun 
reproche  ne  doit  être  fait  »  aucune  parole  blessante  ne  doit  être  dite. 

Mais  afin  que  l'ordre  et  la  tranquillité  soient  mieux  maintenus  dans 
les  réunions ,  il  est  défendu  sévèrement ,  pour  la  gloire  et  la  louange 
de  Dieu»  detepir  tous  les  mauvais  jurements  qui  peuvent  offenser  et 
outrager  Dieu ,  sa  digne  mère  Marie  et  les  saints  ;  ainsi  on  ne  peut 
jurer  par  la  chair  du  Christ ,  par  son  sang ,  par  ses  plaies  »  par  ses 
membres^  par  sa  croix»  par  son  martyre  et  par  sa  mort»  et  les  bien- 
heureux saints  ne  seront  pas  injuriés. 

Celui  qui^  contreviendra  à  cette  prescription ,  devra  payer,  pour 
chaque  blasphème,  une  amende  de  cinq  schillinj[s,  dont  la  moitié  sera 
employée  à  l'achat  de  cierges  à  brûler  dans  l'église  paroissiale  de 
Saint-Grégoire;  l'autre  moitié  servira  à  couvrir  une  partie  des 
dépenses  de  l'association.  Quant  aux  blasphèmes  graves  et  extraordi- 
naires ,  qui  entrafaient  une  peine  corporelle ,  le  châtiment  à  infliger  est 
réservé  à  la  seigneurie. 

Celui  qui  dans  la  salie  lève  son  épée  sur  un  des  assistants  est  punis- 
sable sans  rémission  d'une  amende  de  30  schillings  pfennings. 

Celui  qui  fait  des  blessures  à  un  autre  dans  le  lieu  des  réunions , 
doit  payer  à  Fassociation  3  livres.  Le  blessé  peut  porter  le  cas  devant 
le  Stubenmeister  et  les  membres ,  et  tout  le  dommage  qui  aura  été 
constaté ,  doit  être  réparé. 

Celui  qui  dans  le  poêle  des  seigneurs  accusera  méchamment  un 
autre  de  mensonge,  ou  lui  donnera  des  coups  de  poings  et  des  coups 
de  pied ,  ou  le  prendra  aux  cheveux ,  ou  fera  tout  autre  scandale  de 
cette  sorte ,  paiera  à  l'association  5  schillings  ;  si  pour  ces  choses  ou 
pour  d'autres  qui  se  passeraient  au  poêle,  il  arrivait  que  l'un  deman- 
dât raison  à  l'autre ,  l'affaire  serait  portée  devant  le  Stubenmeister  et 
les  membres  réunis  et  il  serait  fait  justice  immédiatement. 

Si  l'un  des  membres  insultait  un  autre  ou  le  scandalisait  par  de 
mauvaises  paroles  et  qu'il  fût  averti  par  l'un  des  assistants  de  cesser, 

(')  La  Hgmnêtub  se  trouvait  donc  au  premier  étage, 


Digitized  by  VjOOQIC 


236  REVUE  D*ALSàGE. 

et  ft*il  contiouait  •  il  paierait  S  schillings  pour  désobéissance  et  mépris 
de  pareil  avertissement. 

L'habitude  vicieuse  de  boire  contre  nature  et  sans  nécessité, 
offense  tant  Dieu  et  les  saints  et  souvent  la  digne  société,  chose 
qui  est  nuisible  et  coûteuse,  et  donne  de  plus  lieu  à  beaucoup 
de  désordre  notamment  quand  un  sociétaire  provoque  les  assistants 
de  la  voix  et  du  geste  à  boire  sans  nécessité  ;.avec  lui.  Que 
chacun  sache ,  qu'il  soit  noble  ou  roturier ,  prêtre  ou  laïque , 
régnicole  ou  étranger ,  que  cela  est  sévèrement  défendu  »  et  que 
les  contrevenants ,  le  provocateur  comme  celui  qui  accepte  le 
défi  t  auront  à  payer  chacun ,  autant  de  fois  que  cela  arrive ,  une 
amende  d'un  florin  d'or  ;  personne  ne  sera  dispensé  de  la  payer  et 
aucune  justification  ne  sera  admise.  Les  étrangers  nouvellement 
admis  devront  être  prévenus  à  temps  de  cette  défense. 

Celui  qui  aura  brisé  ou  dégradé  les  vitres ,  les  verres ,  les  nappes , 
les  essuie-mains,  la  vaiselle  d'étain  et  tout  objet  faisant  partie  du  mo- 
bilier du  poêle,  sera  tenu,  dans  un  délai  de  deux  jours,  de  remplacer 
à  ses  frais  l'objet  brisé  ou  de  faire  restaurer  l'objet  détérioré.  S'il  ne 
le  faisait  pas,  il  serait  condamné  à^une  amende  fixée  par  la  société 
réunie. 

Tous  les  faits  contraires  à  ce  règlement  et  ceux  qui  n'y  sont  point 
prévus ,  devront  être  portés  par  le  valet  du  poêle  (Stnbenknecht)  et 
les  membres  de  la  corporation,  à  la  connaissance  du  Stubenmeister  qui 
a  le  pouvoir  de  trancher  la  question ,  selon  les  droits  ou  les  circons- 
tances ;  mais  il  ne  devra  en  résulter  aucun  pr^udice  pour  le  dénon- 
ciateur. 

On  ne  doit  pas  tolérer  dans  la  société  de  jeu  trompeur  ou  dange- 
reux. Le  contrevenant  sera  puni  par  le  Stubenmeister  et  les  membres. 

Aucun  jnif  ne  peut  venir  jouer  dans  la  salle  de  la  société.  Les 
simples  bourgeois ,  commerçants  et  artisans ,  ne  pourront  le  faire 
sans  une  autorisation  expresse  du  Stultenmeister. 

Lorsque  des  membres  ou  des  personnes  étrangères  passent  leur 
temps  à  jouer  au  poêle  leur  consommation,  soit  de  bonne  heure,  soit 
très-tard ,  sans  se  mettre  à  table ,  ceux-ci  ne  doivent  pas  moins , 
comme  les  membres  qui  consomment ,  payer  leur  écot  sans  observa- 
tion 0). 

(0  Eo  regard  de  cet  article  sur  le  manuscrit  se  troaye  dessiné  ^  la  plame  une 


Digitized  by  VjOOQIC 


LE  POÊLE  DBS  SEIGNEURS  A  RIBAUVILLÉ.  237 

La  société  aura  un  honnête  valet ,  spécialement  institué»  qui  par 
lui-même  ou  par  sa  femme  et  par  ses  domestiques  »  la  ser?ira  avec 
Odélité  et  zèle  ;  chaque  fois  qu'il  en  sera  besoin  ,  le  valet  du  poêle 
sera  nommé  ou  recevra  son  congé ,  par  la  seigneurie  et  la  confrérie. 
Ce  préposé  devra  se  conduire  à  Tégard  de  la  société  ainsi  qu*il  est 
prescrit  par  le  règlement  spécial  établi  pour  son  service  »  et  c'est 
pourquoi  aussi  la  seigneurie  l'a  dispensé  «  par  grâce ,  de  toute  garde 
et  de  toute  corvée. 

Tout  habitant  de  la  ville  ou  étranger»  homme  ou  femme  »  qui  n'est 
pas  de  la  noblesse  ou  qui  n'appartient  pas  à  la  société  ne  pourra  se 
rendre  au  poêle  des  seigneurs  »  pour  les  danses  qui  y  auront  lieu  » 
sans  y  avoir  été  invité  ou  convié.  Celui  qui  se  sera  introduit  et  voudra 
danser  de  force,  devra  être  éconduit,  sur  l'avis  des  membres 
présents. 

Tous  les  ans»  à  la  Saint-Georges^  il  doit  être  procédé  par  les 
membres  réunis  »  à  l'élection  d'un  Stubenmeister»  instruit  »  sage  et 
domicilié  à  Ribauvillé;  la  première  année  on  désignera  un  prêtre 
choisi  parmi  les  membres  ecclésiastiques  ;  l'autre  année»  ce  sera  un 
membre  appartenant  à  la  noblesse  ou  toute  autre  personne  laïque 
d'un  caractère  honorable.  Celui  qui  aura  été  élu  sera  obligé  pendant 
un  an  de  veiller  à  ce  que  le  poêle  et  les  assemblées  soient  tenus  bon- 
Bêlement  et  que  le  règlement  soit  observé  avec  rigueur. 

Il  doit  aussi  »  pendant  l'année  »  réclamer  de  tous  les  membres  étran- 
géra  et  régnicoles  »  la  cotisation  annuelle  et  en  faire  recette  »  puis 
rendre  compte  de  sa  gestion.  Et  s'il  ne  peut  faire  rentrer  les  extances» 
malgré  les  soins  qu'il  y  aura  mis  »  lui  on  les  autres  membres  »  il  en 
sera  tenu  quitte. 

U  doit  dénoncer»  sans  pitié»  à  l'assemblée  tout  contrevenant  au 
règlement  »  qu'il  en  ait  connaissance  par  lui-même  ou  par  d'autres  » 
et  l'amende  qui  est  prononcée  sera  perçue  par  lui  »  comme  la 
cotisation  du  poêle  »  et  portée  au  compte  de  l'année. 

Pour  la  tenue  du  poêle  et  de  l'assemblée»  la  seigneurie  de  Rappol- 
stein  donne  annuellement  une  subvention  de  5  livres  rappenpfening. 

Chaque  membre  donne  annuellement  comme  droit  de  poêle  un 

main  indicative  rappelant  spécialement  robserration  rigoureuse  de  la  prescription 
du  règlement.  11  parait  que  l*on  jouait  beaucoup  et  longtemps  et  qu'on  refusait 
généralement  de  payer  son  écot. 


Digitized  by  VjOOQIC 


REVUS  D'ALEACB. 

florin  du  Rhin 9  à  il  schillings  el  Va  rappenpfenning ,  (i)  payable ,  la 
moitié  à  Noél  et  l'autre  moitié  à  la  Saint-Geoi^es.  Le  Stubenmeister 
est.dispensé  de  cette  cotisation. 

Les  membres  forains  paient  leur  cotisation  en  une  seule  fois,  à 
NoêL 

Si  Tun  des  sociétaires  de  la  ville  n'apporte  ou  n'envoie  pas  sa  coti- 
sation pour  l'époque  fixée  on  au  plus  tard  huit  jours  après,  le  Stuben- 
meister a  le  droit  de  saisir  lui-même  ou  de  faire  saisir  par  un  envoyé» 
(mission  que  doit  accepter  le  stubenknecht)  tout  objet  appartenant  au 
débiteur,  soit  à  son  domicile,  soit  en  dehors  de  sa  demeure.  Ce  der- 
nier doit  laisser  opérer  la  saisie  bénévolement ,  sans  s'irriter  et  sans 
s'y  opposer  par  paroles  ou  par  actions.  Si  l'objet  en  gage  n'est  pas 
retiré  au  bout  de  i5  jours ,  moyennant  paiement  de  la  somme  due,  il 
sera  vendu  et  celui  qui  l'achète  ne  peut  être  inquiété  par  l'ancien 
possesseur. 

Si ,  au  contraire,  c'est  un  étranger  qui  est  en  retard ,  il  doit  d'abord 
être  averti  d'une  manière  bienveillante  et  si  après  le  (ffemier  avertis- 
sement ,  le  paiement  n'a  pas  eu  lieu  dans  le  délai  d'un  mois ,  il  sera 
invité ,  à  ses  frais ,  par  le  Stubenmeister  à  se  présenter,  le  mois  sui- 
vant devant  les  membres  réunis,  invitation  à  laquelle  il  devra  se  con- 
former. 

Tout  sociétaire  devra  être  ou  noble  et  posséder  des  titres  nobi'* 
liaires ,  ou  prélat ,  prêtre  ou  réputé  digne  de  recevoir  l'ordination. 
Cependant ,  les  personnes  savantes,  graduées  et  celles  qui  ont  obtenu 
et  tiennent  encore  des  emplois  chez  les  princes,  les  seigneurs  et  dans 
les  villes ,  pourront  éure  admises  du  consentement  du  Stubenmeister  et 
de  l'assemblée. 

Après  l'admission ,  le  sociétaire  est  considéré  comme  membre,  aussi 
longtemps  qu'il  n'a  pas  déclaré  au  Stubenmeister  à  la  fin  de  l'année , 
soit  verbalement ,  soit  par  dépêche  scellée,  qu'il  renonce  à  son  droit 
de  poêle ,  à  moins  que  toutefois ,  la  société  l'en  ait  privé  pour  des 
causes  justes  et  fondées. 

Tous  les  membres  sont  dispensés  de  payer  l'impôt  sur  le  sel. 

Quand  l'un  des  membres  a  besoin  de  demander  un  avis  amical  à 
rassemblée  pour  ses  afiaires  personnelles ,  il  doit  lui  être  octroyé 

(*]  Le  manascrit  porte  Zwœlfhalb  schiUingt  tûtppinp/^fmig. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LE  POÉLB  DBS  SEIGNEURS  A  RIBAUVILLÉ.  239 

bon  conseil ,  si  tontefois  la  question  ne  touche  en  rien  le  seigneur  de 
Rappolstein ,  sa  famille  et  les  parents  des  sociétaires. 

Le  seigneur  de  Rappolstein  et  l'association  se  sont  réservé  le  droit 
de  modifier  en  tout  ou  en  partie ,  les  statuts  du  poêle  »  d'en  réduire 
les  prescriptions  ou  de  les  augmenter»  autant  qu'ils  le  jugeront  bon 
et  utile  dans  TaTenir. 


Ce  titre  important  est  le  seul  qui  nous  reste  de  la  Herrenstub,  et 
que  le  hasard  nous  a  fait  trouver»  il  y  a  un  certain  nombre  d'années  ;  (i) 
mais  il  faut  espérer  que  des  recherches  nouvelles  feront  découvrir  les 
nombreuses  pièces  qui  doivent  avoir  formé  les  archive»  de  cette  asso- 
ciation. Il  serait  vraiment  intéressant  de  pouvoir  parcourir  les  comptes 
du  Stnbenmeister  et  les  protocoles  des  réunions.  Nous  y  trouverions 
la  liste  de  tous  les  membres  »  leurs  vices,  les  peines  infligées,  le  nom 
des  sociétaires  turbulents ,  celui  des  personnes  auxquelles  la  Herren- 
inA  a  donné  asile ,  enfin  des  détails  sur  les  banquets  et  les  fêtes  qui 
ont  été  donnés  (^* 

On  pourrait  aussi  mettre  au  jour  une  partie  de  la  vie  intime  de  la 
noblesse  et  du  clergé  »  déterminer  d'une  manière  précise,  le  but  pri- 
mitif de  la  société  et  suivre  la  marche  et  les  résultats  d'une  corpora- 
tion dont  l'origine  remonte  bien  haut  et  que  la  Réforme  à  fait  tomber 
si  brusquement. 

J.  J.  DlETRlGH. 


(*)  Lorsque  je  l'ai  trouvé  aux  archives  de  la  Préfecture ,  il  était  à  moitié  déchiré 
et  servait  d'enveloppe  à  une  liasse  de  papiers. 

('}  Lors  du  mariage  entre  Georges  de  Ribaupierre  et  Elisabeth ,  comtesse  de 
Helfenstein ,  qui  fut  célébré  avec  grande  pompe  à  Ribauvillé,  le  6  novembre  1543, 
la  jeune  mariée  et  toutes  les  dames  invitées  à  la  noce  se  rendirent,  en  sortant  de 
table,  au  poêle  des  seigneurs  pour  y  entendre  une  sérénade  qu'on  leur  avait 
préparée. 


Digitized  by  VjOOQIC 


240  REVUE  D'ALSACE. 

BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 

Strasbourg  pendant  ses  deux  blocus  et  les  cent  jours  :  Recuàl 
des  pièces  offideUes ,  accompagné  d'une  relation  succincte  des  ftàu 
arrivés  pendant  les  années  1813,  1814  et  1815 .  par  C.  F.  Beiu, 
bibliothécaire;  -  archiviste  de  la  société  des  sciences ,  agriculture  et  arts 
du  BaS'Rhin  et  de  la  sodété  pour  la  conservation  des  monuments  lUs" 
toriques.  —  Strasbourg,  1861»  imprimerie  de  Frédéric-Charles 
Heiu.  —  1  vol  in-S"»  de  YU-272  pages.  —  Prix  S  francs. 

Les  écaeils  sont  nombreux  pour  l'écrivain  qui  s'aventure  sur  le 
terrain  de  l'histoire  contemporaine ,  et  c'est  vraisemblablement  par- 
ce que  M.  Heitz  ne  l'ignore  pas  qu'il  s'est  condamné  à  ne  traiter  l'épi- 
sode des  années  1813 ,  14  et  15  qu'en  éditant,  dans  leur  ordre  chro- 
nologique, les  documents  oflScielsde  cette  époque.  Tout;  impartiale 
que  soit  celte  façon  de  raconter  les  événements  de  la  veille  ei  le  rôle 
des  acteurs,  elle  n'en  est  pas  moins  instructive,  moins. piquante  sur- 
tout ,,  alors  que  tant  d'évolutions  se  déroulent  et  se  concentrent  dans 
une  période  de  trois  années.  M.  Heitz  ne  pouvait  mieux  choisir  que 
cette  époque  des  annales  de  la  France  moderne  pour  intéresser  le 
lecteur ,  tout  en  plaçant  sous  ses  yeux  le  miroir  fidèle  d'ime  société 
qui ,  après  avoir  tourné  dans  un  cercle  vicieux  pendant  des  siècles , 
a  fait  d'aussi  héroïques  efforts  pour  en  sortir. 

Des  chroniques  de  ce  genre  sont  utiles  à  bien  des  points  de  vue,  et 
nous  souhaitons  à  celle*ci  tout  le  succès  qu'elle  mérite. 

I^uisque  M.  Heitz  nous  a  conduit  sur  ce  terrain,  qu'il  nous  permette 
d'exprimer  un  regret ,  ou  plutôt  un  vœu  :  c'est  de  le  voir  continuer 
dans  cette  voie.  Il  y  a,  en  effet,  dans  notre  histoire  locale  une  période 
tout  aussi  intéressante  que  celle  qui  vient  d'être  remise  en  lumière  ; 
c'est  la  période  de  la  Révolution ,  et  nous  tenons  pour  constant  que , 
malgré  le  Recueil  des  actes  des  représentants  du  peuple  en  imnott,  il  est 
de  très-nombreuses  pièces  qui  sont  demeurées  inconnues,  voire  même 
inédites,  et  qui  seraient  de  nature  à  jeter  un  jour  tout-à*fait  nouveau  sur 
ridée  que  les  passions  nous  ont  fait  concevoir  de  cette  époque.  Personne 
mieux  que  M.  Heitz,  nous  le  savons,  n'est  en  position  de  combler 
une  aussi  regrettable  lacune.  Le  succès  que  nous  souhaitons  à  la 
chronique  qui  nous  occupe ,  nous  le  garantissons  à  celle  que  nous 
demandons.  Frédéric  Kurtz. 


Digit'ized  by'VjOOÇlC 


UNE  FAISTAISIE 

A  PROPOS 

DES  PHOTOGRAPHIES  DE  M.   A.  BRAUN. 


Si  y  à  une  époque  relâdvement  rapprochée  encore»  et  que  quelques 
uns  se  plaisent ,  je  crois ,  à  nommer  le  bon  vieux  temps  »  un  alchi- 
miste, après  des  années  de  recherches  »  d'expériences»  de  veilles,  fût 
parvenu  à  se  servir  de  la  lumière  elle-même  comme  du  pinceau  le  plus 
délicat  »  et  lui  eût  fait  tracer,  sur  un  papier  préparé  mystérieusement 
dans  la  nuit  la  plus  profonde ,  un  portrait  humain ,  un  paysage ,  un 
booquet  de  fleurs ,  quels  n'eussent  pas  été  l'étonnement  et  la  stupé- 
fiietion  de  ceux  à  qui  il  eût  eu  l'imprudence  de  faire  part  de  cette 
merveille  de  la  science  !  En  cas  d'indiscrétion  cependant ,  l'interpré- 
tation de  la  découverte  eût  été  très-simple  »  et  sa  récompense  ne  se 
(fit  pas  fait  attendre  longtemps.  Soumis  à  la  question  par  des  juges 
aussi  patients  et  aussi  habiles  à  torturer  qu'il  l'avait  été  dans  ses 
recherches  »  notre  alchimiste  eût  promptement  avoué  ses  relations 
intimes  avec  l'esprit  des  ténèbres  ;  et  brûlé  vif  au  milieu  de  ses  fioles» 
de  aes  appareils  »  avec  quelques  uns  de  ses  admirateurs  trop  impru- 
dents aussi ,  l'audacieux  eût  appris  un  peu  tard  ce  qu'il  en  coûte  de 
Urop  devancer  son  époque.  Aujourd'hui  les  alchimistes  s'appellent 
simplement  chimistes  »  physiciens ,  naturalistes ,  philosophes ,  histo- 
riens: gent  fort  remuante,  fort  incommode,  et  partant  fort  dange- 
reuse !  Penseurs  et  chercheurs  de  tous  genres  s'évertuent  ù  contribuer, 
chacun  pour  sa  part»  au  grand  œuvre  de  cet  alchimiste  qui  s'intitule 
SI  fièrement  le  progrès.  L'empire  des  démons  et  des  esprits  de  toute 
espèce  s'est  singulièrement  rétréci  ;  quand  le  diable  s'en  échappe  pour 
venir  parmi  nous ,  c'est  tout  au  plus  pour  remuer  et  faire  parler  nos 
S'SMf.-S-Anéa.  i6 


Digitized  by  VjOOQIC 


242  RBVUE  D'ALSACE. 

tables ,  ou  pour  se  livrer  à  d'autres  jeux  fort  innocents  :  le  pauvre 
diable  »  dans  ces  excursions ,  reconnaît  piteusement  qu'il  en  est  de 
plus  malins  et  de  plus  méchants  que  lui  parmi  nous.  Aujourd'hui , 
Daguerre  a  reçu  une  récompense  nationale ,  et  la  photographie  étale 
triomphalement  ses  produits  en  plein  soleil. 

Serait-il  vrai  cependant  qu'indignée  de  l'audace  de  cette  prétendue 
sœur  rivale  »  et  effrayée  d'ailleurs  par  le  bruit  des  locomotives ,  par 
les  fils  des  télégraphes  électriques ,  par  mille  autres  inventions  mo- 
dernes tout  aussi  terre-à-ierre  »  la  troupe  timide  des  Muses,  ces  filles 
du  ciel,  se  serait  sauvée  d'un  monde  devenu  inhabitable  pour  elle? 
Serait-il  vrai  que  la  poésie  s'est  envolée  avec  le  merveilleux?  (Avec  la 
fumée  des  bûchers  sans  doute?....)  Et^  triste  compensation»  serait-il 
vrai  qu'il  ne  nous  reste  plus  à  admirer  que  la  parodie  burlesque  d'une 
réalité  dépoétisée  ?  Les  amis  du  bon  vieux  temps  nous  le  disent  : 
faut-il  les  croire  sûr  parole?  Résignons-nous  pour  quelque  temps. 
Peut-être  nous  consolerons-nous,  en  reconnaissant  que ,  si  tout  n'est 
pas  au  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes ,  tout  n'y  est  pas  non  plus 
au  plus  mal.  Peut-être  aussi  trouverons-nous  aux  Muses  un  peu  plus 
de  bon  sens  qu'on  n'a  l'habitude  de  leur  en  prêter. 

En  allant  de  Mulhouse  vers  Colnuir  (en  chemin  de  fer  •  s'entend  : 
et  pourquoi  n'iriez  vous  pas  en  chemin  de  fer,  Je  vous  prie  ?  d'aucuns , 
qui  critiquent  journellement  notre  époque ,  profitent  de  ce  progrès , 
et ,  je  vous  en  réponds ,  de  bien  d'autres  encore  qu'elle  leur  offre) , 
en  allant ,  dis-je ,  de  Mulhouse  vers  Colmar,  vous  apercevez  sur  votre 
droite ,  et  non  loin  de  la  station  de  Dornach ,  une  élégante  petite 
maison  d'habitation,  placée  dans  un  jardin  :  elle  attire  votre  attention 
par  une  grande  cage  en  verre,  qtR  s'appuie  contre  elle,  au  sud*ooest, 
et  que  vous  prendrez  peut-être  pour  une  serre  chaude.  Si  le  temps 
est  clair,  et  si  vous  avez  bonne  vue ,  vous  reconnaîtrez  promptement 
que  telle  n'est  pas  la  destination  de  ce  singulier  appendice  vitré  :  vous 
y  verrez  des  instruments  aux  formes  bizarres  ;  vous  y  remarquerez 
des  allées  et  des  venues  qui  dénotent  une  grande  activité  interne,  et 
qui  vous  sembleraient  légitimement  suspectes ,  si  tout  cela  ne  se  pas- 
sait dans  une  cage  de  verre.  Ne  vous  laissez  pas  intimider  par  les  appa- 
rences ,  et  croyez-moi  :  si  vous  avez  quelques  heures  de  disponibles , 
descendez  à  Dornach ,  et  allez  droit  à  la  maison  dont  je  vous  parle. 

Vous  serez  reçu  par  un  artiste  photographe  dont  le  talent  ne  peut 
être  comparé  qii'à  sa  complaisance  :  si  les  quelques  premières  minutes 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNE  FANTAISIE,  A  PROPOS  DES  PHOTOGRAPHIES.  ETC.  â4o 

de  conversation  voas  montrent  à  lui ,  non  comme  un  curieux  ordi- 
naire ,  propre  seulement  à  coûter  du  temps  a  celui  qui  n*en  a  pas  à 
perdre  »  mais  comme  un  visiteur  désireux  d'étudier  de  belles  choses  » 
vous  verrez  s'étaler  devant  vous  une  douzaine  d'épais  volumes»  grand 
in-folio,  renfermant  de  quoi  satisfaire  les  goûts  les  plus  difficiles. 

Etes-vous  alsacien ,  ou  touriste  »  ou  archéologue ,  ou  n'étes-vous 
rien  de  tout  cela  ?  Vous  devez  aimer  nos  vieux  châteaux,  jadis  crénelés 
et  formidables  »  aujourd'hui  en  ruines  :  symboles  sinistres  de  l'abus 
du  droit  du  plus  fort,  ils  méritent  d'être  étayés  et  conservés,  et  d'être 
reproduits  sous  toutes  leurs  faces  par  l'artiste ,  ne  fût-ce  que  pour 
apprendre  aux  faibles  ce  qu'était  pour  eux  le  bon  vieux  temps.  Vous 
devez  aimer  nos  clochers ,  nos  cathédrales  gothiques,  nos  flèches  de 
Strasbourg ,  de  Thann  :  symboles  aussi ,  tristes  et  sombres  »  d'une 
idée  sublime  qui  n'a  eu  que  le  tort  de  vouloir  s'immobiliser  dans  le 
granit»  eux  du  moins»  comme  tout  ce  qui  est  vraiment  beau  et  grand, 
ont  été  utiles  en  passant  ;  leurs  murs  épais ,  et  la  pensée  qu'ils 
recèlent ,  ont  servi  plus  d'une  fois  d'abri  au  faible  et  protégé  l'op- 
primé !  Vous  devez  aimer  surtout  nos  montagnes ,  avec  leurs  sites  si 
riches  et  si  variés ,  avec  leurs  points  de  vue  tantôt  riants,  tantôt  sau- 
vages. On  aime  à  les  revoir  de  quelques  contrées  qu'on  vienne  «  fût- 
ce  même  de  cette  belle  Suisse ,  notre  voisine ,  si  libre  ,  si  justement 
fière  de  sa  liberté  et  de  ses  montagnes  géantes  qui,  à  quarante  lieues, 
nous  montrent  à  l'horizon  leurs  pointes  menaçantes.  Nos  Vosges ,  et 
leurs  sœurs  de  la  Forêt-Noire  ,  sont  intéressantes  à  plus  d'un  titre. 
Ne  semblent-elles  pas  dire  dans  leur  langage  silencieux  :  c  Vous,  nos 
c  altières  rivales  de  l'Helvétie ,  vous  nous  devez  du  respect  ;  nous 
c  sommes  vos  aînées  dans  la  création!  Nos  croupes  ne  s'arron- 
c  dissaient  pas  toujours  mollement  comme  les  values  de  l'Océan  qui 

<  se  calme  ;  le  géologue  ne  nous  eût  pas  toujours  nommé  chaînes  des 

<  Ballons.  Vagues  de  granit  congelé  ,  jadis  aussi  nous  semblionsun 
«  Océan  en  courroux ,  et  nous  opposions  au  feu  du  ciel  de^  crêtes 
(  anguleuses  :  mais  nos  cimes  ont  été  usées  et  arrondies  par  l'âge, 
c  Alpes  si  âpres  et  si  inaccessibles,  vous  aurez  à  compter  comme  nous, 
t  avec  le  temps ,  cet  impitoyable  niveleur,  qui  partout  prend  a  lâche 
c  d'abaisser  ce  qui  est  haut ,  et  de  relever  ce  qui  est  petit.  Voyez  ce 
c  long  ruban  argenté  qui  coule  entre  nos  deux  chaînes  :  le  Rhifi ,  qui 
c  donne  son  nom  à  notre  grande  vallée,  lèche  vos  flancs  et  en  emporte 
«  les  débris  à  la  mer.  Il  lui  faudra  des  siècles  et  des  siècles  sans  doute 


Digitized  by  VjOOQIC 


iU  REVUB  D'ALSACE. 

t  poar  vous  ronger:  mais  dans  notre  langue  »  un  siècle  est  à  peine  on 
c  Jour  !  Et  vous,  artistes,  qui  venez  esquisser  ces  monuments  que  jadis 
c  le  despotisme  éleva  sur  nos  sommets ,  sur  nos  côtes ,  hâtez-vous  ! 
c  Vainement  essaie^t^on  de  conserver  et  de  restaurer  !  Voyez  là  bas 
c  ces  deux  autres  rubans  imperceptibles  :  deux  forces  terribles,  la  va- 
c  peur  et  l'électricité,  y  circulent,  y  transportent,  y  nivellent  sans  cesse 
c  les  hommes  et  les  idées.  La  cause  détruite,  l'effet  suivra  de  près, 
c  Hâtez-vous  de  copier  de  calquer  ;  appelez  à  votre  aide  un  pinceau  plus 
c  prompt  et  plus  fidèle  que  vos  crayons,  car  bientôt  on  ne  vous  croira 
c  plus  !  >  Cet  appel  si  pressant,  M.  Braun  semble  l'avoir  entendu.  Ouvrez 
les  trois  premiers  portefeuillesqu'il  a  mis  devant  vous.  Cent  vingt  vues 
magnifiques  reproduisent  ce  que  notre  pays  a  de  plus  saisissant.  Châ- 
teaux en  ruines,  églises  gothiques,  maisons  des  temps  passés,  villes  toutes 
entières,  montagnes,  lacs,  rochers,  sites  sauvages  ou  riants,  rien  n'a 
été  oublié  :  tout  est  rendu ,  non  avec  exactitude,  cela  n'aurait  ici  rien 
de  surprenant ,  mais  avec  vérité  ,  avec  une  chaleur  de  tons,  avec  une 
vigueur  que  le  crayon  seul  semble  pouvoir  atteindre ,  et  quil  atteint 
rarement.  Nous  aurons  à  revenir  longuement  sur  ce  sujet,  pour  mon- 
trer à  quel  point  de  vue  il  faut  se  placer,  si  l'on  veut  juger  avec  équité 
la  valeur  artistique  de  l'ensemble  de  cette  bçlle  reproduction.  Pour 
le  moment ,  quelle  que  puisse  être  votre  manière  de  voir  personnelle, 
vous  direz  que  M.  Braun  a  accompli  envers  notre  belle  Alsace  une 
œuvre  de  dévouement  et  de  conscience ,  dont  nous  ne  saurions  trop 
le  féliciter. 

Si ,  après  ce  premier  aperçu  rapide  de  cette  œuvre  de  reproduction, 
vous  passez  aux  autres  portefeuilles  nombreux  que  vous  avez  devant 
vous,  votre  étonnement,  soyez-en  sûr,  lecteur,  ne  sera  que  plus  grand 
encore.  Les  sujets  traités  sont  fort  simples  ;  ils  sont  tirés  d'un  seul 
règne,  et  cependant  vous  serez  frappé  de  Tlnépulsable  variété.  Il  s'agit 
de  la  reproduction  fidèle  ,  d'après  nature ,  de  la  plante  dans  ses 
diverses  phases  de  développement ,,  à  l'état  de  floraison ,  à  l'état  'de 
fructification.  La  difficulté  à  vaincre  était  double  :  outre  celle  qui  est 
propre  à  la  photographie  en  elle-même,  il  en  existait  une  autre,  bien 
plus  grande  peut-être ,  qui  a  exigé  les  études  les  plus  pénibles.  La 
raison  de  cette  difficulté  est  très-claire  :  il  s'agissait  de  copier  un  être 
vivant ,  un  être  animé. 

Ces  derniers  mots  vous  effaroucheraient-ils ,  par  hasard ,  lecteur  ? 
Soyez  tranquille,  je  saurai  bientôt  vous  forcer  à  les  accepter  tels  quels. 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNE  FANTAISIE  A  PROPOS  DES  PHOTOGRAPHIES  ,  ETC.  24S 

Hais  quelles  que  soient  pour  le  moment  vos  idées  sur  la  vie ,  sur 
rame  de  la  plante  ,  il  est  du  moins  un  fait  que  vous  devez  avoir 
observé ,  et  sur  lequel  M.  Braon  vous  donnera  de  curieux  détails  «  si 
vous  ne  les  connaissez  déjà. 

Je  l'ai  dit  dès  le  début ,  dans  la  photographie,  c'est  la  lumière  elle- 
même  qui  sert  de  pinceau.  Il  lui  faut»  comme  au  pinceau  de  l'artiste, 
un  certain  temps  pour  peindre.  Il  faut  donc  que  l'objet  à  reproduire 
pose,  si  peu  d'instants  que  ce  soit  d'ailleurs  :  si  cet  objet  est  de  nature 
à  changer  rapidement  d'aspeet,  au  lieu  d'une  imitation  fidèle  et 
vivante ,  vous  ne  pourrez  avoir  qu'une  affreuse  caeaphotk ,  dont  la 
laideur  sera  à  peine  rendue  par  celle  du  vilain  mot  que  j'invente  ici. 

Vous  croyez  peut-être ,  avec  le  vulgaire  «  que  la  plante  est  un  être 
passif,  inerte,  immobile.  Vous  la  voyez  bien  verdir  au  printemps ,  se 
revêtir  de  feuilles ,  de  fleurs,  et  grandir  ;  mais  tout  cela  se  fait  lente- 
ment ,  imperceptiblement  :  vous  croyez  que  c'est  le  repos  absolu  : 
lorsque  la  fleur  est  arrachée  de  sa  tige  par  une  main  profane ,  elle  ne 
sait  se  plaindre  qu'en  perdant  peu  à  peu  ses  couleurs»  ses  parfums  :  ses 
seules  notes  dans  le  concert  des  êtres.  Il  est  cependant  une  période 
ou  vous  verrez  ce  végétal  varier,  et  très-rapidement,  pour  peu  que  vous 
sachiez  regarder.  Epoque  solennelle  pour  tout  ce  qui  vit,  où  la  plante 
aussi  se  dispose  à  se  continuer  en  d'autres  êtres  semblables  à  elle , 
où  elle  revêt  sa  robe  nuptiale  si  pure ,  que  nous  appelons  une  fleur. 
Fiançailles ,  noces  et  fêtes ,  ne  durent  souvent  qu'un  Jour,  qu'une 
heure ,  qu'une  minute.  L'artiste  maladroit  qui ,  pour  peindre  plus  à 
l'aise  ces  ravissants  secrets  de  la  nature,  arrache  de  sa  tige  la  pauvre 
fleur,  est  étonné ,  en  rentrant  dans  son  atelier,  de  n'avoir  plus  en  main 
qu  un  cadavre  flétri  et  fané.  M.  Brann  vous  dira  que  telle  fleur,  le 
coquelicot,  le  convolvulus.... ,  se  flétrit  en  moins  de  dix  secondes, 
pour  l'œil  exercé.  Grande  est  donc  ici  la  difficulté ,  pour  bire  poser 
une  beauté  aussi  fugitive.  Des  études,  des  tâtonnements  à  désespérer 
le  plus  patient,  pouvaient  seuls  trouver  le  secret  de  conserver  pendant 
quelques  minutes  l'empreinte  de  la  vie  à  un  être  qui  n'est  plus  vivant. 

Le  succès  le  plus  complet  a  couronné  ces  recherches ,  et  indépen- 
damment de  toute  opinion  sur  la  valeur  astistique  de  cette  vaste  repro- 
duction ,  vous  direz  encore ,  en  fermant  les  portefeuilles ,  que 
l'on  doit  à  M.  Braun  une  œuvre  et  une  méthode  excessivement 
remarquables  et  utiles ,  où  l'art  et  la  science  trouveront  leur  profit. 

Le  peintre  de  fleurs  y  verra  un  auxiliaire  puissant  qui  lui  permettra 


Digitized  by  VjOOQIC 


S46  REVUE  D'ALSACE. 

de  retrouver  à  tout  moment,  en  toutes  saisons,  pour  son  pinceau,  des 
formes  dont  la  mémoire  la  plus  fidèle  ne  peut  retenir  l'infinie  variété, 
et  dont  il  n'est  pas  toujours  facile  d'avoir  à  sa  disposition  ,  de  faire 
poser  TorigiBial  vivant.  Le  botaniste  y  reconnaîtra  un  procédé  de 
représentation  par  lequel  l'herbier  le  plus  parfaitement  tenu  est  éclipsé 
complètement  •  et  rendu  inutile  :  la  plante ,  en  efl'et ,  se  voit  dans 
ses  plus  microscopiques  détails ,  sous  toutes  ses  faces ,  dans  toutes 
ses  phases  de  développement ,  et  nous  apparaît ,  non  comme  une 
dépouille  flétrie ,  mais  comme  un  être  vivant.  Mais ,  lecteur,  je  vous 
ai  saisi  au  hasard  :  vous  n'êtes  je  crois  ni  peintre  de  fleurs ,  ni  bota- 
niste ,  vous  êtes  fatigué  peut-être  de  voir  en  si  peu  de  temps  un  aussi 
grand  nombre  de  plantes.  Vous  trouvez  d'ailleurs  ces  êtres  trop  infé* 
rieurs  à  vous  pour  les  aimer  à  ce  point  ;  alors ,  je  l'espère  du  moins, 
vous  aimez  d'autant  plus  votre  semblable  :  on  s'est  donné  dans  votre 
jeunesse  assez  de  peine ,  en  paroles ,  pour  vous  enseigner  cet  amour 
(un  peu  d'exemple  eût  été  peut-être  plus  eflScace ,  mais  enfin  !)  Eh  !  bien, 
levez-vous  et  faites  le  tour  de  ce  salon.  Vous  avez  de  quoi  satisfaire  tous 
vos  goâts.  Parmi  ces  portraits  ,  qui  semblent  à  l'envi  vous  prier  de  leur 
donner  un  regard  .  il  en  est  de  souriants ,  de  maussades  •  de  satyri- 
ques ,  de  martiaux  ;  il  en  est  beaucoup  de  parfaitement  nuls.  Est-ce , 
.quant  à  ces  derniers,  la  faute  du  photographe?  je  crois  que  non, 
hélas  !  mais  vous  allez  dire  qu'au  lieu ,  comme  vous ,  de  ne  pas  aimer 
les  plantes,  j'affiche  du  mépris  pour  mon  prochain»  ce  qui  serait  bien 
autrement  grave.  Il  en  est  qui ,  tout  à  fait  satisfaits  d'eux-mêmes 
semblent  vous  dire  :  c  je  suis  vraiment  fait  à  l'image  de  Dieu  >  il  en 
est  qui ,  plus  imposants  encore ,  vous  disent  fièrement  :  je  suis  le  Roi 
de  la  création  I 

En  examinant  les  portefeuilles  de  paysages ,  de  monuments ,  de 
fleurs ,  de  fruits ,  nous  avons  suspendu  notre  jugement  sur  la  valeur 
artistique.  Faisons  de  même  ici  encore  pour  quelque  temps»  et 
jugeons  comme  le  ferait  le  bon  public.  La  plupart  des  portraits  que 
nous  avons  devant  nous ,  sinon  tous ,  ont  l'air  vivants  ;  quoiqu'on  en 
puisse  dire,  ils  ont  de  plus  de  l'expression,  et  cette  expression  est  en 
général  du  moins  celle  de  la  personne  qu'ils  représentent ,  ils  sont  en 
un  mot  ressemblants  :  cette  qualité  sans  doute  vous  étonne  peu,  puis- 
qu'en  dépit  de  ce  que  nous  voyons  tous  les  jours ,  on  se  persuade 
qu'une  photographie  ne  peut  pas  ne  pas  ressembler.  Lorsque  l'expres- 
sion n'est  pas  celle  que  nous  connaissons  d'habitude  à  l'original,  elle  s'en 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNE  FANTAISIE  A  PROPOS  DES  PHOTOCRAPHIES  ,  ETC.     247 

écarte  en  plus  ou  en  moins  :  en  d'autres  termes»  si  l'original ,  à  quel- 
quefois lieu  de  «e  plaindre ,  s'il  n'est  pas  flatté  comme  il  en  a  toujours 
la  préteption^  d'autrefois»  au  contraire  »  il  n'a  qu'à  s'applaudir  de  son 
image.  Parmi  les  jolies  personnes  qui  ont  posé ,  il  en  est  quelques 
unes»  (mais  pas  d'indiscrétion  »  je  vous  prie)»  il  en  est  surtout  dont 
les  traits»  je  le  crains»  s'éloignent  de  la  vérité»  ou,  pour  mieux  dire» 
de  te  réalité  habituelle.  Le  dessin  ,  toiyours  et  partout  correct  «  mais 
parfois  un  peu  trop  rude  et  trop  arrêté  dans  d'autres  portraits  »  a 
revêtu  ici  ce  caractère  vague  qui  prête  tant  à  la  rêverie»  et  a  donné 
à  la  tête  une  expression  ravissante  de  poésie.  Lorsque  vous  avez  eu  le 
bonheur  d'entendre  bien  traduire  une  symphonie  d'un  grand  maître  » 
ne  préférez-vous  pas»  comme  moi,  charger  votre  mémoire  du  soin  de 
vous  la  redire  dans  le  silence  des  nuits ,  plutdt  que  de  vous  risquer  à 
l'aller  entendre  estropier  plus  urd  par  un  orchestre  maladroit  ?  Eh  ! 
bien^  tenez  lecteur,  lors  qu'il  vous  arrivera  de  voir  un  beau  portrait  tout 
resplendissant  d'expression  »  rappelez-vous  ce  mauvais  orchestre  »  et 
évitez  l'original  du  portrait ,  car  vous  perdriez  peut-être  une  illusion. 
Mais  pardonnez-moi»  belles  dames»  d'aussi  affreux  blasphèmes! 
Ce  conseil  plein  de  doutes  injurieux  »  ne  peut  vous  concerner»  j'aime 
à  le  croire. 

Mais  me  direz- vous  »  lecteur»  vous  vouliez  juger  comme  le  bon  gros 
public  ;  et  voilà  que  vous  me  parlez  de  dessin  correct»  d'expression  » 
de  portraits  qui  s'éloignent  parfois ,  mais  en  beau,  de  l'original.  Si  ce 
n'est  pas  là  de  l'art,  je  ne  m'y  connais  pas  !  Patience»  mon  ami»  nous 
y  viendrons»  mais  allons  pas  à  pas  ;  pour  le  moment»  je  vais  faire  une 
troisième  concession  »  et  je  dirai  avec  vous  que  notre  époque  a  vu 
naître  un  art  d'imitation,  puissant  et  merveilleux»  dont  il  s'agit  de  bien 
définir  le  but  et  la  portée  »  mais  dont  nous  n'aurons  point  à  avoir 
honte,  quoiqu'on  puissent  penser  les  amis  du  bon  vieux  temps.  Tou- 
tefois j'ajouterai  que  de  même  qu'il  y  a  peintre  et  peintre»  il  y  a  photo- 
graphe et  photographe.  Mais  avant  d'aller  plus  loin  »  et  afin  de  me 
faire  écouter  plus  favorablement  de  vous  »  je  vois  qu'il  faut  d'abord 
satisfaire  à  un  désir  qui  s'est  éveillé  en  vous  depuis  quelques  instants. 
Vous  brûlez  d'envie  d'ajouter  un  portrait  de  plus  à  cette  galerie  déjà 
si  nombreuse.  Qu'à  cela  ne  tienne  !  Mais  ,  je  vous  en  préviens  »  M. 
Braun  a  la  bosse  de  son  art  ;  il  ne  vous  demandera  pas  si  vous  êtes 
content  de  lui ,  il  voudra  l'être  en  tout  premier  lieu  lui-même  de  son 
œuvre,  et  il  vous  fera  poser  dix  (ois  »  s'il  le  faut»  pour  cela  :  or  il  est 


Digitized  by  VjOOQIC 


248  R£yu£  d'alsàgb. 

beaucoup  moins  Tacile  que  vous  ne  le  croyez  de  bien  poser,  et ,  lors-* 
que  vous  aurez  passé  par  là  »  vous  pardonnerez  au  photographe  Taîr 
un  peu  surnaturel  qu'ont  quelques  unes  de  vos  connaissances  que  vous 
avez  retrouvées  ici.  Mais  voici  notre  artiste  qui  déjà  prépare  la  glace 
polie  sur  laquelle  il  va  fixer  votre  négaUf;  vous  lui  avez  inspiré  de  la 
confiance ,  il  vous  invitera  peut-être  à  le  suivre  dans  son  officine. 
Refusez  cette  offre  si  flatteuse.  Vous  n'êtes ,  je  crois ,  pas  chimiste  : 
vous  ne  comprendriez  pas  un  motà  ce  qu'il  vous  raconterait  ;  et  puis, 
vous  n'y  verriez  que  du  feu,  ou,  pour  mieux  dire,  vous  n'y  verriez  rien 
du  tout,  car  il  fait  nuit  close  dans  ce  laboratoire,  et  il  faut  des  yeux  de 
lynx  pour  s'y  reconnaître;  et  puis,  surtout,  en  sortant  de  là  pour 
poser  au  grand  jour,  vous  auriez  l'air  effarouché  d'un  imposteur  mis 
trop  brusquement  en  face  de  la  vérité.  Venez  plutôt  de  suite  avec  moi 
dans  cette  cage  de  verre,  dont  l'aspect  insolite  avait  de  loin  attiré  vos 
regards  ;  c'est  là  que  tout-à-l'heure  vous  allez  poser  ;  nous  aurons  le 
temps  d'y  discuter  à  l'aise,  car  vous  ne  réunirez  probablement  pas  du 
premier  coup. 

Lorsqu'il  y  a  une  vingtaine  d'années ,  Dagnerre  fut  assez  heureux 
pour  réussir  à  fixer  sur  une  plaque  métallique  les  images  formées  dans 
la  chambre  obscure,  une  acclamation  générale  accueillit  cette  grande 
conquête  de  la  science  et  de  la  persévérance  de  l'homme.  Mais  bien 
divers  furent  aussi  les  jugements  émis  sur  la  portée ,  sur  l'avenir 
de  la  découverte ,  et  tandis  que  les  enthousiastes  et  la  foule  procla- 
maient l'abolition  du  dessin,  de  la  gravure^  de  la  peinture  elle-même, 
d'autres  esprits,  plus  sages,  mais  injustes  peut-être  par  excès  de 
sagesse  ,  haussaient  les  épaules  devant  les  prétendus  chefe-d'œuvre 
que  promettait  cet  art ,  ou  qu'on  lui  faisait  promettre.  U  faut  bien 
l'avouer,  en  dépit  des  résultats  remarquables  obtenus  presque  dès  le 
début,  le  dédain  de  ces  derniers  ne  fut  pendant  longtemps  que  trop  jus- 
tifié. L'air  hagard,  l'expression  toujours  profondément  triste,  l'absence 
complète  de  vie  dans  les  tableaux  »  qu'ils  représentassent  un  monu- 
ment ou  une  figure  humaine,  un  reflètement  métallique  qui  empêchait 
de  regarder  en  face ,  c'étaient  là  des  défauts  qui  effaçaient  instantané- 
ment de  l'esprit  du  spectateur  toute  tendance  à  comparer  un  daguer- 
réotype, le  mieux  réussi ,  à  une  œuvre  d'art. 

Bientôt  cependant  cette  science  nouvelle  devint  réellement  un  art  : 
un  progrès  immense  s'y  manifesta.  Le  papier  se  substitua  au  métal  » 
pour  recevoir  les  images.  La  durée  excessive  de  la  pose  rendait 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNE  FANTAISIE  A  PROPOS  DES  PHOTOGRAPHIES  ,   ETC.  249 

impossible»  nous  ne  dirons  pas  la  copie  d*une  tête  vivante,  mais  même  la 
tradaction  vraie  de  la  physionomie  d'un  monument  d'architecture  : 
physionomie  beaucoup  plus  changeante ,  plus  dé(tendante  de  l'heure 
et  du  jour,  qu'on  ne  le  croit  en  général  ;  cette  durée  de  la  pose  fut 
considérablement  réduite ,  et  cette  réduction  rendit  possible,  je  dirais 
presque ,  l'impossible. 

En  face  des  travaux  de  quelques  uns  de  nos  photographes  habiles 
(rappelons-nous  toujours  qu'il  y  a  photographes  et  photographes),  en 
présence  des  travaux  de  M.  Braun  »  par  exemple ,  un  superbe  dédain 
n'est  plus  de  mise,  et  il  faut  être  plus  que  prévenu  pour  ne  pas  tout  au 
moins  modifier  son  jugement. 

Mais  d'abord  n'existe-t-il  plus  de  ces  esprits  plus  que  prévenus  ? 
Hélas  !  oui  il  s'en  rencontre  :  et  ce  n'est  pas  contre  la  photographie 
setde  qu'ils  sont  prévenus.  Il  est  grand  nombre  de  personnes  qui , 
nourries  surtout  de  traditions,  peu  disposées  à  se  rénover  sans  cesse , 
peu  portées  à  juger  par  elles-mêmes ,  ne  peuvent  que  diflScilement 
s'accommoder  des  modifications  que  le  progrès  introduit  dans  tout 
ordre  d'idées  ;  elles  ne  s'aperçoivent  pas  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  diffi- 
cile à  juger  équitablement,  en  art,  comme  en  histoire,  comme  en  litté- 
rature, c'est  l'époque  où  l'on  vit:  elles  refusent  à  notre  temps  ce 
qu'elles  accordent  trop  gratuitement  aux  temps  antérieurs.  En  musi- 
que ,  en  littérature ,  tous  nos  maîtres  modernes  seraient ,  d'après 
elles,  des  pygmées,  et  il  faudrait  reculer.au  moins  de  cinquante  ans, 
pour  trouver  un  compositeur  de  génie,  et  de  deux  cents  pour  trouver 
un  écrivain  qui  sache  sa  langue  :  ces  personnes  ne  se  disent  pas  un 
seul  instant  que  si  les  génies  qu'elles  admirent,  avec  raison  d'ailleurs, 
mais  trop  exclusivement ,  revenaient  à  notre  époque ,  ils  seraient  les 
premiers  à  se  transformer,  et  à  sourire  peut-être  de  leur  passé.  Ces 
personnes ,  dont  d'ailleurs  nous  ne  voulons  contester  ni  l'érudition, 
ni  la  sincérité,  ne  s'aperçoivent  point  que  ce  n'est  pas  leur  époque  qui 
est  petite ,  mais  que  ce  sont  elles  qui  sont  vieilles  et  toujours  en 
arrière  de  leur  temps ,  à  quelque  époque  qu'elles  vivent.  Dans  le 
douasième  siècle ,  elles  eussent  trouvé  le  gothique  mesquin  ou  ambi- 
tieux ;  sous  le  règne  de  Chéops ,  elles  eussent  trouvé  les  pyramides 
d'Egypte  des  œuvres  d'art  pleines  de  démence  révolutionnaire. 

Nous  disons  qu'en  général  ces  personnes  sont  sincères  dans  leur 
opinion  :  i(  est  pourtant  quelques  exceptions ,  et  je  tiens  à  vous  pré- 
venir, lecteur.  Heureusement  l'exception  est  facile  à  reconnaître. 


Digitized  by  VjOOQIC 


2S0  RE\OE  D'àLSàCE. 

Lorsque,  avec  an  de  ces  admirateurs  du  passé»  vous  visitez  une  église 
(je  prends  un  exemple  sur  mille),  vous  remarquez  qu'il  met  dévote- 
ment le  genou  en  terre  en  passant  devant  un  saint,  devant  un  crucifix  : 
il  ne  le  ferait  pas  s'il  n'était  pas  vu.  Avec  cette  vertu-là  on  est  sûr  de 
bien  se  caser  dans  la  société  à  toute  époque  (Faut  de  la  vertu  »  pas 
trop  n'eA  faut).  Pardon  lecteur  de  vous  parler  d'aussi  vilaines  gens  ; 
voici  M.  Braun  qui  vient  à  point  pour  m'interrompre. 

Vous  allez  poser  ;  vous  allez  livrer  votre  tête  à  la  postérité  :  ne  vous 
en  préoccupez  pas  trop  cependant ,  et  tâchez  seulement  de  rester 
tranquille  et  naturel  pendant  une  demie  minute. 

Oh  !  si  l'épreuve  réussit,  vous  aurez  l'air  horriblement  maussade»  je 
vous  en  avertis.  Vous  aurais-je  peiné  tout  à  l'heure  ?  Tâchons  de  ne 
plus  rencontrer  d'hypocrites. 

La  photographie  est  essentiellement  un  art  d'imitation.  Elle  ne 
peut  ni  créer,  ni  composer,  elle  ne  peut  que  copier.  Elle  ne  peut 
non  plus ,  comme  le  génie  de  l'artiste ,  transformer  le  laid  en 
beau.  La  question  se  réduit  à  savoir  si  elle  imite,  si  elle  copie  correc- 
tement. Mais  suit-il  de  là  que  dans  certains  cas  elle  ne  puisse  pas  se 
manifester  comme  l'art  proprement  dit  ? 

Ici  nous  nous  heurtons  en  plein  contre  une  catégorie  d'artistes  dont 
les  opinions  sont  au  moins  singulières.  Faisant  du  beau  quelque  chose 
de  tout-à-fait  subjectif,  et  par  conséquent  de  l'art  quelque  chose  de 
tout-à-fait  humain ,  ils  déclarent  carrément  qu'un  paysage  ou  qu'une 
scène  de  la  nature,  qu'une  tête  humaine,  que  tout  ce  qui  est  réel  en  un 
mot,  ne  saurait,  représenté  fidèlement  »  mériter  le  titre  d'œuvred'art. 

Vous  croyiez  avoir  vu  des  choses  passablement  belles ,  même  dans 
nos  modestes  Vosges;  certains  sites  des  Alpes  vous  avaient  écrasé  par 
leur  grandiose  msyesté  ;  vous  aviez ,  en  pensée,  suivi  Humboldt  dan^ 
les  Andes ,  dans  les  Cordillères  »  dans  les  forêts  de  l'Amérique  méri- 
dionale ,  et  votre  seul  regret  était  de  ne  pouvoir  le  suivre  qu'en 
pensée.  Du  sommet  d'un  glacier  des  Alpes ,  vous  aviez  vu ,  dans  cer- 
tains moments ,  cette  nature  efirayante  et  sauvage  s'animer  tout  d'un 
coup,  sons  le  soufiQe  de  l'orage,  à  la  lueur  des  éclairs»  et  ces  géants  éter^ 
nellement  immobiles  vous  ont  semblé  se  préparer  au  combat  ;  vous 
avez  vu  l'Océan  battu  par  la  tempête ,  et  illuminé  par  les  rayons  obli- 
qnes  du  soleil  couchant.  Ces  scènes  ont  passé  les  bornes  de  votre 
imagination  »  et  vous  avez  pensé  que  si  un  peintre  essayait  de  vous  les 
représenter  telles  quelles ,  lorsque  vous  êtes  de  sang-froid  i  vous  le 


V'f  Digitizedby  Google 


UNE  FANTAISIE  A  PROPOS  DES  PHOTOGRAPHIES ,  ETC.  251 

tiendriez  pour  fou.  Vous  croyiez  en  un  mot  que  la  nature  sah  être 
artiste.  Erreur  que  tout  cela  »  mon  ami  !  Pour  que  ces  réalités«que 
vous  admirez  tant  deviennent  belles  comme  an»  il  faut  qu'elles  soient 
traduites ,  transformées  ^  idéalisées  !  Tu-dieu»  direz-vous  sans  doute» 
voici  dés  gens  diflSciles  à  contenter»  et  qui  en  tous  cas  font  un  singu- 
lier emploi  d'une  pensée  fort  vraie  au  fond  ! 

Les  Grecs  qui  avaient  aussi  le  sentiment  de  Tart  et  du  beau»  avaient 
divinisé  la  nature  entière  »  tant  ils  la  trouvaient  belle  et  poétique.  Ils 
avaient  logé  les  Muses  sur  le  mont  Parnasse  ;  en  bonnes  femmes  »  et 
faute  de  mieux  »  elles  se  contentèrent  longtemps  de  ce  qui  leur  était 
offert  avec  une  si  bonne  intention.  Sous  le  règne  de  Cromwell  vécut 
un  bomme  »  qui ,  en  assez  beaux  vers  »  se  plaignit  amèrement  d'être 
devenu  aveugle  :  Etait-ce  parce  que  la  dure  destinée  l'avait  ainsi  rendu 
on  ferdean  aux  siens?  Ecoutez-le  plutôt:  c  Ainsi  avec  Tannée 
c  reviennent  les  saisons  ;  mais  le  jour  ne  revient  pas  pour  moi  ;  je  i\e 
c  vois  plus  les  douces  approches  du  matin  et  du  soir»  ni  la  fleur  du 
<  printemps,  ni  la  rose  de  Tété,  ni  les  troupeaux»  ni  la  face  divine  de 
c  rhomme.  Des  nuages  et  des  ténèbres,  qui  durent  toujours»  m'envi- 
c  ronnent.  Retranché  des  agréables  voies  des  humains  »  le  livre  des 
c  belles  connaissances  ne  me  présente  qu'un  blanc  univei*sel  »  où  les 
c  ouvrages  de  la  nature  sont  effacés  et  rayés  pour  moi  :  la  sagesse  à 
c  l'une  de  ses  entrées  m'est  entièrement  fermée.  »  Cet  homme  qui 
s'appelait  Hilton,  aimait  la  nature  et  la  trouvait  belle  :  n'était-il  pas 
poète  par  hasard  ? 

On  nous  dit  que  le  plus  beau  site  de  la  nature  ne  nous  produit 
jamais  deux  fois  de  suite  la  même  impression  »  que  cette  impression 
d'ailleurs  varie  avec  llieure  du  jour»  avec  nos  propres  dispositions  du 
moment»  tandis  que  le  même  site,  traduit  par  un  grand  artiste,  nous 
subjugue  et  nous  ramène  toujours  à  la  même  forme  précise  de  sekiti- 
ment.  Cette  assertion  «  si  elle  est  fondée  dans  son  ensemble  »  ce  qui 
nous  semble  très-contestable ,  donnerait  en  un  sens  une  supériorité 
manifeste  à  Toeuvre  de  la  nature  »  qui ,  à  la  grandeur»  joindrait  la 
multiplicité  des  impressions  ;  elle  donnerait  aussi  une  supériorité 
visible  à  la  musique  sur  tous  les  autres  arts.  L'adagio  de  la  symphonie 
pastorale  ramène  forcément  aussi  notre  pensée  vers  une  scène  douce 
et  mélancolique  de  la  nature  ;  il  nous  force  même  à  rêver  ;  mais  il  ne 
nous  condamne  pas  à  voir  les  mêmes  formes  en  imagination  »  et  il 
laisse  rêver  chacun  de  nous  autrement ,  à  chaque  heure  de  la  vie  où 


Digitized 


byGoogk 


382  REVUE  D* ALSACE. 

nous  avons  le  bonhear  d'entendre  ce  chef-d'œuvre.  Qu'un  peintre  de 
génie  puisse  créer  un  paysage  plus  beau  que  ce  qui  a  jamais  existé»  c'est 
ce  que  vous  ne  contestez  pas  un  instant  ;  qu'une  scène  de  la  nature 
ne  puisse  gagner  souvent  beaucoup  à  être  traduite  par  ce  peintre 
comme  lui  la  voit  »  et  non  comme  elle  voui  apparaît  «  c'est  ce  que 
vous  n'avez  pas  non  plus  la  prétention  de  nier  ;  que  parmi  les  réalités, . 
que  ce  soient  des  montagnes  ou  des  hommes ,  il  y  en  ait  qui  ne 
vaillent  pas  la  peine  d'être  représentées  telles  quelles  •  cela  n'est  qne 
trop  vrai ,  pour  les  dernières  surtout.  Mais  cela  est-il  toujours  vrai  ? 
N'est-il  pas  à  craindre  que  les  artistes  qui  l'affirment  ne  se  soientpent- 
étre  trop  tenus  dans  la  poussière  de  leur  atelier,  et  aient  trop  fui  hi 
nature  ? 

La  notion  du  beau ,  la  faculté  de  le  reconnaître ,  de  l'enfanter,  a , 
comme  celle  du  bien  et  dn  vrai ,  été  gravée  par  la  main  de  Dieu  dans 
les  secrets  de  l'âme  ,  et  c'est  pour  cela  qu'il  est  beaucoup  plus  facile 
de  sentir  le  beau  que  de  le  déânir.  Mais  elle  y  est  à  l'étal  de  germe , 
et  elle  a  besoin  d'être  réveillée  pour  grandir.  C'est  le  beau  réalisé 
dans  le  monde  externe  qui,  en  se  reflétant  en  nous ,  sert  de  point  de 
départ  à  ce  développement.  C'est  la  nature  qui  est  ici  l'étincelle  pre- 
mière. Lorsque  cette  étincelle  pénètre  dans  l'âme  d'un  homme  de 
génie,  elle  peut  être  certainement  éclipsée  complètement  par  la 
flamme  qu'elle  allume.  Malheureusement  ce  n'est  pas  toujours  le  génie 
qu'elle  va  vivifier  ;  et  dans  ces  cas,  les  plus  nombreux,  on  peut  légi- 
timement préférer  une  réalité  correcte  à  la  transformation  hasardée 
que  prétend  y  introduire  une  imagination  ordinaire.  En  présence  d'un 
portrait ,  d'un  paysage  ,  tait  par  un  grand-maître ,  le  sentiment  du 
beau  vous  subjugue ,  vous  êtes  alors  peu  scrupuleux  sur  la  ressem- 
blance de  l'un  ;  vous  ne  demandez  pas  même  si  l'autre  existe  eflécti- 
vement  en  quelque  lieu  de  la  terre.  Mais  vous  connaissez  beaucoup  de 
portraits ,  beaucoup  de  paysages ,  qui ,  pour  n'être  pas  ressemblants, 
pour  n'exister  nulle  part ,  n'en  sont  pas  plus  beaux  :  devant  ceux-là 
le  sentiment  du  vrai  vient  énergiquement  réclamer  ses  droits.  Un 
pr<v:édé  de  pure  imitation ,  mais  fidèle ,  est  alors  pour  vous  le  bien- 
venu, et  vous  lui  accordez  volontiers  le  titre  d'art. 

La  photographie ,  soyez-en  maintenant  certain ,  n'empêchera  pas 
un  seul  peintre  de  génie  d'apparaître  an  grand  jour  ;  un  jour  même , 
sans  le  moindre  doute,  les  vrais  artistes  l'accueilleront xomme an 
secours  puissant  I  comme  an  aide  nouveau  qui  leur  permettra  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


XmE  FANTAISIE  A  PROMS  DES  raOTOGRAPHISS  »  ETC.  288 

garnir  leur  portefeuille  de  voyage  de  quelque  chose  d'Infiniment  pré- 
férable à  des  esquisses  prises  souvent  en  toute  hâte.  Hais  elle  dimi- 
nuera infoilliblement  le  nombre  des  peintres  médiocres  ou  faux.  Où 
sera  le  mal,  je  vous  prie  ?  Les  Muses,  vous  le  voyez  maintenant  aussi, 
ont  trop  de  bon  sens  pour  s'être  sauvées  par  un  semblable  motif.  Je 
tous  le  disais  dès  le  début ,  en  dépit  des  amis  dû  bon  vieux  temps. 

La  question ,  je  le  répète  •  se  réduit  à  savoir  si  la  photographie 
imite  aussi  fidèlement  qu'on  le  lui  reproche.  Mais  silence  ;  M.  Braun 
revient.  Il  ne  plaisante  pas  sur  ce  sujet  ;  le  voici  qui  rapporte  une 
nouvelle  glace  préparée.  Il  ne  vous  parle  pas  même  de  l'épreuve  pré- 
cédente. Vous  avez  totalement  manqué  ;  Vous  croyiez  avoir  été  immo- 
bile comme  un  roc  ;  vous  avez  bougé.  Mille  et  mille  raisons  d'ailleurs 
sont  intervenues ,  qui  font  que  le  photographe  le  plus  exercé  échoue 
parfois  pendant  toute  une  journée  sans  savoir  le  pourquoi  ;  et  qu'il  est 
obligé  de  tâtonner  à  plusieurs  reprises ,  lorsqu'il  a  cessé  pendant 
quelque  temps  de  travailler. 

Bien  !  vous  posez  mieux  cette  fois  déjà  ;  vous  avez  un  air  vraiment 
majestueux  !  On  vous  prendrait  pour  le  roi  de  la  création.  Vous  eus- 
siez mieux  fait  cependant  de  rester  plus  vous-même.  Vous  verrez, 
probablement  à  vos  dépens .  ce  qu'il  en  coûte  de  paraître ,  ne  fût-ce 
que  pendant  trente  secondes  ,  ce  qu'on  n'est  pas. 

La  question  se  réduit ,  disons-nous ,  à  savoir  si  la  photographie 
imite  fidèlement.  Mais  d'abord  quel  sens  devons-nous ,  au  point  de 
vue  de  l'art ,  attacher  à  ce  mot  fidélité  ?  Il  en  a  deux  très-distincts. 

Vous  connaissez  sans  doute ,  comme  moi ,  des  peintres ,  des  sculp- 
teurs qui  poussent  les  scrupules  de  conscience  jusqu'à  imiter  servi- 
lement les  plus  petits  détails  des  objets  qulls  veulent  représenter. 
Ayant  à  rendre  une  forêt  ou  la  statue  d'un  grand  homme,  l'un  calque 
les  feuilles  des  arbres,  l'autre  ciselle  les  boutons  de  l'habit  :  personne, 
en  regardant  une  forêt  ou  une  statue  •  ne  remarque  pourtant  de 
telles  minuties.  Sans  entrer  dans  ces  détails ,  d'autres  artistes  cepen- 
dant ne  veulent  absolument  nous  montrer  les  choses  que  comme 
elles  sont.  Les  premiers  sont  en  général  bons  pères  de  famille  ;  les 
seconds,  plus  prétentieux  déjà,  forment  ce  qu'on  nomme,  ëi  je  ne  me 
trompe ,  l'école  des  Réalistes.  Tout  à  Topposé  des  précédents ,  il  est 
des  artistes,  fort  nombreux,  qui  rougiraient  de  vous  montrer  quoique 
ce  soit  comme  vous  le  voyez  habituellement.  Leur  méthode  est  beau- 


Digitized  by  VjOOQIC 


354  BBVÙB  D'ALSACB. 

coup  plus  large ,  et  il  faut  bien  le  dire ,  beaucoup  plus  facile.  Pour 
peindre ,  par  exemple ,  une  caravane  dans  le  désert ,  vous  couvres 
votre  toile  d'un  fond  mat ,  nuancé  de  teintes  brunâtres ,  jaunâtres  » 
bistrées  :  c'est  le  semoun  meurtrier,  Tbaleine  brûlante  du  Sahara  ! 
puis  y  avant  que  la  couleur  ne  soit  bien  sèche,  vous  appliquez  vers  le 
milieu  du  tableau  le  plat  de  votre  main  trempée  dans  une  couleur 
foncée  :  les  doigts  figurent  alors  les  chameaux  et  leurs  guides  ;  le 
pouce  représente  l'ombre ,  et  la  paume  de  la  main  représente  ?...  Je 
ne  le  sais  trop.  C'est  laisser  beaucoup  aux  conjectures ,  direz-vous,  et 
Tranchement  vous  concevez  peut-être  un  peu  les  scrupules  des  pères 
de  famille  ci-dessus.  La  photographie  procédait  ainsi,  mais  seulement 
dans  son  enfance. 

La  première  de  ces  deux  manières  de  faire,  en  s'obstinant  à  peindre 
les  choses  comme  elles  sont ,  exclut  complètement  llmagination.  La 
seconde,  qui  évite  soigneusement  d'imiter,  laisse  tout  à  l'imagination. 
Entre  ces  deux  manières  s'en  place  une  autre  singulièrement  diffé- 
rente. Elle  consiste  à  peindre  fidèlement  les  choses,  non  comme  elles 
sont,  mais  comme  nous  les  voyons  à  la  distance  où  nous  devons  nous 
tenir  pour  comprendre  l'unité  de  l'œuvre  d'art ,  que  ce  soit  celle  de 
la  nature  ou  du  génie.  Cette  manière  que  nous  appellerions  volontiers 
celle  du  sens  commun ,  précisémeno  parce  que  c'est  la  plus  rarement 
employée ,  est  celle  du  génie ,  dont  le  bon  sens  est ,  en  effet ,  le  pre- 
mier signe.  N.  Poussin ,  déjà  vieillard ,  et  se  promenant  dans  la  cam- 
pagne de  Rome ,  sur  les  bords  du  Tibre ,  dans  les  ruines  de  l'antique 
maîtresse  du  monde ,  ramassait  souvent  des  cailloux ,  des  touffes 
d'herbe ,  des  poignées  de  mousse  »  qu'il  étudiait  avec  la  plus  scrupu- 
leuse attention  :  ce  n'était  pas  certes  pour  les  imiter  ensuite  puérile- 
ment. Ce  grand  homme  vouait  à  la  nature  un  culte  que  nous  pour- 
rions ,  avec  orgueil,  presque  nommer  moderne  ;  il  l'aimait,  non  avec 
la  forme  un  peu  matérialiste  des  Grecs ,  ni  sous  l'aspect  panthéistique 
et  presque  impersonnel  de  la  poésie  hindoue ,  il  l'aimait  pour  elle- 
même,  dans  sa  réalité,  dans  sa  calme  et  sereine  tristesse.  Lorsqu'avec 
tant  de  soin  il  examinait  les  menus  détails  d'un  débri  de  pierre , 
c'était  pour  voir  comment  cet  humble  fragment  joue  son  r6le  dans 
l'ensemble.  Cet  ensemble ,  il  le  peignait  fidèlement ,  mais  comme  les 
yeux  du  génie  le  lui  montraient.  A  défaut  de  ces  yeux,  de  cette  main 
qui  écrit  sur  la  toile  ce  qu'ils  voient  comme  il  est  donné  à  peu  de 
mortels  de  voir»  nous  nous  contentons  volontiers  d'un  art,  fûtnl  tout 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNE  FANTAISIE  A  PROPOS  DBS  PHOTOGRAPHIES  ,  ETC.  255 

mécanique  »  qui  nous  montre  la  nature  comme  nous ,  pauvres  médio- 
crités »  la  voyons. 

Beaucoup  de  personnes  admirent  la  prodigieuse  netteté  des  plus 
microscopiques  détails  des  objets  reproduits  par  le  daguerréotype. 
Comme  astronomes ,  comme  physiciens  •  nous  nous  associons  volon- 
tiers à  cette  admiration,  et,  si  ce  n'était  sortir  complètement  démon 
sujet ,  j'aimerais  à  montrer  les  ressources  que  les  sciences  d'obser- 
vation exactes  tirent ,  et  tireront  de  jour  en  jour  plus ,  de  cet  art 
merveilleux.  Comme  artistes,  au  contraire,  nous  ne  pouvons  que 
sourire ,  en  ajoutant  que  dans  la  photographie  déjà  tous  ces  détails , 
que  nous  n'apercevons  pas  en  réalité ,  se  perdent ,  dieu-merci ,  dans 
les  rugosités ,  dans  les  pores  du  papier. 

Mais  là  photographie  nous  montre-t-elie ,  ou  est-elle  appelée  à 
nous  montrer  la  nature  avec  le  genre  de  fidélité  que  nous  avons  fait 
ressortir  en  second  lieu ,  à  nous  la  montrer,  en  un  mot,  comme  nous 
la  voyons  ? 

La  question ,  vous  le  sentez,  lecteur,  se  pose  d'une  manière  de  plus 
en  plus  nette  devant  nous.  Mais  avant  de  l'aborder  de  front ,  je  dois 
ici  vous  mettre  à  l'abri  d'une  objection  qui  pourrait  vous  écraser 
comme  le  ferait  un  rocher,  si  elle  vous  était  décochée  par  une  main 
habile. 

Gustave-Adolphe  Hirn, 

Ingénieur  civil. 


(La  fin  à  Ut  proekaine  Uwaiton), 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES 


SUR  LES 


RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT. 


SuiU.  0 
CINQDIÈHE  ÉTUDE. 

DE  LA  TBÉ0L06IB  ISLAMIQUE. 

Le  mabométisme,  comme  le  boudd'hisme ,  est  une  réforme  et  une 
tentative  de  synthèse  de  diverses  doctrines  religieuses ,  d'origine 
orientale.  Comme  le  boudd'hisme  il  a  exercé  une  grande  influence  sur 
les  destinées  de  TOrient  et  comme  lui  il  est  encore  aujourd'hui  vivace 
et  puissant  sur  les  peuples  et  il  a  donné  naissance  à  diverses  sectes  » 
qu'on  peut  considérer  comme  des  transformations  ou  des  développe- 
ments de  l'antique  doctrine. 

Lorsque  Mahomet  parut»  la  paix  et  la  liberté  religieuse,  bannies  de 
l'empire  Byzantin ,  s'étaient  réfugiées  en  Arabie.  Là  s'étaient  retirés 
tous  ceux  qui  fuyaient  les  persécutions  ou  les  bouleversements  politi- 
ques et  religieux.  Depuis  Constantin  jusqu'à  Heraclius ,  chaque  règne 
avait  fourni  son  contingent  de  malheureux.  Les  proscrits  y  vivaient 
sans  alarmes  et  les  sectaires  sans  persécuiions.  Mais  tous  étaient  les 
ennemis  de  la  puissance  et  du  culte  qui  les  avaient  forcés  à  l'exil.  Le 
principal  contingent  de  ces  cultes  étaient  les  Gnostiques ,  les  Ariens» 
les  Nestoriens»  les  Monophysites,  les  Iconoclastes,  les  Prédestinatio- 
nistes ,  les  Origénistes  et  tous  les  mystiques  que  l'Eglise  grecque  et 
l'Empire  byzantin  avaient  successivement  repous&és  et  persécutés. 
L'autre  contingent  de  la  population  étaient  les  Juifs  répandus  dans 

0  Voir  les  livraisons  d'avril,  mai,  juin,  joillet,  septembre',  octobre  18G0, 
pages  143,  SOO ,  277 ,  313 ,  402 ,  458 ,  et  mai  1861 ,  page  200. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L*ORIENT.  357 

toates  les  parties  du  inonde ,  depuis  la  ruipe  de  Jérusalem.  Enfin  le 
principal  noyau  éiaieni  les  autochtones  ,  les  Arabes ,  descendants  du 
fils  d'Agar»  qui  avalent  conservé  les  traditions  patriarchales,  émanées 
d'Abraham,  mêlées  à  beaucoup  de  superstitions  juives^  romaines, 
grecques,  persanes»  selon  ceux  de  ces  peuples  avec  lesquels  ils 
avaient  le  plus  de  rapports.  (V.  Caussin  de  Pergeval,  Essm  sur  rhii- 
ime  des  Arabes.  Y.  encore  de  Lamartine,  Histoire  de  la  Turquie.) 

Au  septième  siècle,  l'Arabie  était  donc  couverte  d'hommes  de 
diverses  races  et  de  diverses  sectes  :  Grecs ,  Syriens ,  Persans ,  Abys- 
sins et  autres  y  avaient  pénétré  à  la  fois.  La  diversité  des  religions  y 
entretenait  un  singulier  mouvement  d'idées.  Des  tribus  entières  y 
avaient  embrassé  le  judaïsme.  Les  sectes  du  christianisme  y  comptaient 
des  églises  considérables,  à  Nedjran,  dans  les  royaumes  de  Hira  et  de 
Ghassan.  Une  sorte  de  tolérance  vague  et  de  syncrétisme  de  toutes  les 
religions  avaient  fini  par  s'y  établir  ;  les  idées  de  Dieu  unique,  de  Pa- 
radis ,  de  résurrection ,  de  saints ,  d'élus ,  de  prophète ,  de  livres 
sacrés,  s'éuient  insinuées  peu-à-peu,  même  chez  les  tribus  payennes. 
La  Casba  était  devenue  le  panthéon  de  tous  les  cultes.  Quand  Mahomet 
chassa  les  images  de  la  maison  sainte,  au  nombre  de  celles  expulsées 
était  une  image  de  la  Vierge  byzantine,  peinte  sur  une  colonne,  tenant 
son  fils  entre  son  bras.  Ainsi ,  la  terre  d'Yémen  était  devenue  le  vase 
où  avalent  été  jetés  toutes  sortes  de  principes  religieux,  pour  y  subir 
le  travail  de  fermentation  ,  qui  précède  toujours  une  nouvelle  combi- 
naison, travail  dont  la  conséquence  devait  être  la  formation  d'un  nou- 
veau peuple  de  Dieu ,  la  croissance  d'une  nouvelle  brancbe  de  l'arbre 
de  l'Eglise  universelle  et  intégrale. 

Mahomet  ne  fut  que  l'instrument,  le  ministre  envoyé  par  Dieu  pour 
cette  réformation ,  pour  cette  restauration  de  l'unité ,  au  sein  de 
l'Eglise  d'Orient ,  si  divisée  dans  ses  membres.  Mahomet  ne  voulut 
être  ni  un  Révélateur,  ni  un  thaumaturge;  il  ne  voulut  être  qu'un 
prophète,  qu'un  apôtre  pour  l'Orient  d'alors,  dont  il  résumait  le 
mieux  les  croyances  et  les  besoins.  Il  le  fut  pour  les  chrétiens  de  ces 
contrées  et  de  ces  temps ,  en  réduisant  à  la  simplicité  du  dogme  de 
l'unité  les  doctrines  divergentes  du  mysticisme  oriental  et  en  les  rap- 
portant surtout  aux'vérités  morales  que  les  disputes  avaient  obscurcies. 
Il  le  fut  pour  les  juifs  dont  il  a  relevé  et  ravivé  les  traditions  bibliques. 
Il  le  fut  pour  les  Arabes ,  qu'il  a  ramenés  à  la  pureté  des  traditions 
patriarchales »  qui  formaient  toujours  le  fond  de  leur  vie  religieuse, 

i*SM«.-S«Anii^  17 


Digitized  by  VjOOQIC 


258  RETCB  D'ALaiCB. 

mais  qui  avaieni  été  altérées  par  l'invasion  des  superstitions  idolâtri' 
ques ,  et  auxquels  il  a  soufflé  un  idéal  qui  allait  mieux  à  leur  nature» 
ù  leurs  inspirations  habituelles  »  à  leurs  mœurs  et  à  leurs  traditions. 
En  effet  >  la  pensée  dominante  de  Mahomet»  il  le  dit  lui-même  »  fut 
de  restaurer  la  religion  d'Abraham ,  et  celte  religion  qui  était  VadO' 
ration  de  Dieu  en  esprit  et  en  vérité,  fut  contraire  au  culte  des  idoles.  De  là 
cette  répulsion  du  mahométisme  contre  tout  culte  quelconque  des 
Images.  Le  Roran  est  le  recueil  des  croyances  et  des  traditions  abrah- 
miques  et  patriarchales  ;  il  a  en  lui  la  valeur  de  ces  grandes  croyances, 
qui  sont  les  mêmes  que  dans  la  Bible.  Le  mahométisme  a  été  conser- 
vateur et  restaurateur  des  anciennes  traditions  et  coutumes  sabéennes, 
patriarchales  et  nomades  des  Arabes.  Il  n'a  point  supprimé  Fantique 
forme  de  gouvernement  libre  des  Nomades  ;  il  n'a  créé  ni  culte  exté- 
rieur» ni  temple ,  ni  sacerdoce  .  ni  corps  religieux  privilégié ,  ayant 
l'administration  des  choses  religieuses  et  du  culte,  ayant  une  autorité 
doctrinale  :  la  mosquée  n'est  qu'un  lieu  de  prière,  et  le  recueillement 
et  la  prière  forment  tout  le  culte  du  mahométan  ;  le  corps  des  Ulémas 
ou  Mollahs  n'est  commis  que  pour  l'étude  de  la  loi  et  l'adminis- 
tration des  intérêts  extérieurs  du  culte  ;  le  sultan  ou  le  calife  n'a  au- 
cune autorité  législative ,  interprétative ,  doctrinale  ou  disciplinaire  ; 
chaque  Musulman  est  son  prêtre  et  son  roi  :  il  administre  lui-même 
son  culte  à  Dieu ,  lequel  esta  la  portée  de  tout  le  monde,  et  il  inter- 
prête le  Koran  comme  il  l'entend ,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  foi 
intérieure.  Les  dogmes  des  anges ,  du  jugement  des  morts ,  de  la 
balance  où  se  pèsent  les  âmes,  du  pont  de  l'épreuve,  des  sept  enfers 
et  des  huit  paradis  sont  empruntés  aux  traditions  Arabes,  mazdéenne3 
et  boudd'histes.  Toutefois ,  Mahomet  a  été  novateur  dans  son  dogme 
du  Paradis ,  qui  faisait  voir  à  l'ardente  imagination  des  peuples  de 
l'Arabie ,  accablés  par  le  Simoun  et  les  nuages  de  sable ,  en  quelque 
sorte  le  mirage  lointain  et  le  rêve  pour  l'avenir  de  parfums,  de  femmes 
adorables,  de  maisons  délicieuses,  d'ombrages  magnfiques,  rarraichis 
encore  par  les  brises  de  la  mer  et  des  fleuves.  Jugeant  que,  sous  une 
température  élevée,  le  cuhe  austère  des  ascètes  indiens  ou  chrétiens 
laissait  une  place  à  prendre ,  il  fonda  le  culte  du  sensualisme.  Or  il 
réussit  à  certains  égards ,  car  d'un  peuple  barbare  il  a  fait  le  peuple 
chevaleresque  des  Arabes  ,  qui  a  brillé  dans  la  guerre ,  dans  les 
sciences  et  dans  les  arts  et  qui  a  illustré  le  règne  des  califes  de  Bag- 
dad et  de  l'Espagne. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORTENT.  259 

Les  dogmes  de  TuDité  de  Dieu  »  de  la  chute  originelle ,  de  la  pro- 
messe d'une  universelle  alliance  »  viennent  du  judaïsme.  La  liturgie 
mahométane  est  empruntée  aux  livres  du  peuple  de  Dieu.  Sa  législa* 
tion  est  fille  de  celle  des  Hébreux  ;  beaucoup  de  ses  règlements  sur 
les  faits  les  plus  importants  de  la  vie  »  comme  les  jeûnes ,  les  absti- 
nences ,  les  ablutions ,  etc.  sont,  à  de  légères  exceptions  près,  ceux 
de  Moïse ,  que  les  Hahométans  considèrent  comme  un  Révélateur.  Si 
le  mahométisme  n'est  pas  parvenu  à  rallier  complètement  à  lui  le 
judaïsme,  du  moinsa-t-il  vécu  avec  lui;  dès  son  origine,  sur  un  pied  de  fra- 
ternité. Selon  la  charte  donnée  par  Mahomet  à  Médine,  les  juifs  forment 
avec  les  Uusulmans  un  seul  corps  de  nation  ;  ils  professent  librement 
leur  religion ,  comme  les  Mahométans  la  leur.  Par  une  conséquence 
de  sa  réaction  contre  le  spiritualisme ,  la  théologie  islamique  a  im- 
primé au  dogme  juif  de  larédemption  matérielle  et  du  règne  temporel 
de  Dieu  sur  la  terre  un  développement  considérable.  En  s'emparant 
de  ce  dogme ,  il  lui  a  donné  une  nouvelle  application ,  plus  étendue 
et  plus  universelle  que  chez  le  peuple  juif.  Et  ici  il  est  encore  en 
progrès  sur  le  judaïsme ,  car  la  Bible  professe  l'assujetissement  des 
nations  au  peuple  juif,  qui  ne  sort  pas  des  limites  de  sa  territorialité; 
tandis  que  le  Koran  prêche  la  domination  universelle  des  Musulmans, 
la  soumission  de  tous  les  peuples  à  l'Islam ,  loi  de  Dieu,  c  Je  ne  suis 
pas  le  prophète  de  mes  amis ,  dit  Mahomet  à  son  armée  qui  murmu- 
rait contre  sa  magnanimité  envers  les  Coraïtes ,  mais  le  prophète  de 
l'Arabie  et  de  tous  les  croyants  futurs  dans  le  monde.  >  Les  envoyés 
du  roi  de  Perse  étaient  venus  au  camp  conférer  avec  les  Musulmans, 
c  Quel  motif,  dirent  les  Persans,  vous  pousse  à  nous  faire  la  guerre? 
c  —  Dieu  nous  a  ordonné  «  répondirent  les  négociateurs  arabes ,  par 
c  la  bouche  du  Prophète ,  de  porter  l'islamisme  ou  le  Dieu  unique 
c  chez  tons  les  peuples.  Nous  obéissons  à  cet  ordre.  Devenez  nos 
c  frères ,  en  répudiant  vos  dieux  matériels  et  en  adorant  le  créateur 
c  un  et  infini ,  ou  soumettez-vous  à  nous  payer  tribut  pour  nous  aider 
c  à  propager  cette  vérité  dans  le  monde.  » 

Le  mahométisme  est  déjà  imprégné,  d'une  manière  grossière,  il  est 
vrai ,  de  l'esprit  de  propagande  universelle  de  l'Evangile ,  vertu  que 
ne  possède  pas  l'ancien  Testament ,  qui  n'a  en  quelque  sorte  que  le 
caractère  d'un  code  particulier  à  la  nation  juive.  Or,  c'est  là  même  le 
point  capital  du  mahométisme ,  à  savoir ,  l'établissement  de  l'empire 
matériel  du  Dieu  unique  sur  la  terre ,  l'unité  du  monde  sous  la  loi  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


S60  REVUE  D'ALSACE. 

Dieu  ,  apportée  par  soo  prophète  Mahomet.  Il  a  pu  se  tromper  sur  le 
moyen  employé  pour  réaliser  cette  uuité  »  le  glaive  ,  mais  il  ne  se 
trompera  pas  sur  le  but.  c  Comme  un  vent  du  désert,  dit  M.  Barrault 
{l'Orient  et  l'Ocddent),  les  Arabes  emportent  et  dispersent  les  feuilles 
du  Koran  avec  une  irrésistible  véhémence  aux  bords  du  Gange  et  de 
rOxus  ,  en  Espagne ,  en  Italie  et  aux  frontières  de  la  France ,  pen- 
dant qulls  se  répandent  sur  les  côtes  de  TAfrique,  au  delà  du  détroit 
de  Gibraltar  et  du  Babel  Mandel.  Tout  Musulman  est  un  CaUd  et  un 
Amros  (comme  chez  les  réformateurs  tout  chrétien  est  un  saint ,  un 
prophète).  Par  eux  ,  la  croyance  nouvelle  se  déroule  comme  un  long 
turban  sur  le  monde.  >  —  Leur  empire  devient  immense  et  menaoe 
d'engloutir  l'empire  des  catholiques  d'Orient  et  d'Occident.  Or  cette 
croyance  en  l'établissement  du  royaume  de  Dieu  sur  la  terre ,  que  le 
mahométisme  venait  consacrer,  est  elle-même  renfermée  implicitement 
dans  TEvangile ,  quoique  méconnue  et  altérée  par  un  ascétisme  spi- 
ritualiste  exagéré.  Le  Christ  n*a-t-il  pas  dit  aux  Juifs  :  c  Je  ne  viens 
c  pas  détruire  la  loi  et  les  prophètes  ,  mais  les  accomplir  ?  i  Dès  lors 
il  ne  venait  pas  détruire ,  mais  accomplir  (développer)  la  croyance 
juive  en  l'établissement  du  royaume  de  Dieu  sur  la  terre  et  en  la  ré* 
demption  matérielle.  Ensuite  la  demande  journalière  du  rè^tte  de  DÎ6u 
iur  la  terre  et  au  ciel ,  ne  se  trouve-t-elle  par  renfermée  dans  la  prière 
instituée  par  le  Christ  ?  11  y  a  dans  l'Evangile  un  côté  matériel  »  tem- 
porel» politique  et  social,  que  les  docteurs  ascètes  et  spiritualistes  ont 
trop  oublié  et  trop  méconnu.  Mais  ce  n'est  là  qu'un  des  plus  petits 
côtés  par  lesquels  le  mahométisme  se  rattache  à  la  Révélation  évan- 
gélique.  Il  s'y  rattache  encore  par  ses  doctrines  fondamentales  et  ses 
traditions  essentielles. 

Nous  avons  déjà  fait  voir  les  rapports  multiples  des  Arabes avecles 
Chrétiens  d'Orient.  Le  christianisme  soufflait  sur  l'Arabie  comme  un 
vent  tiède  de  la  mer.  Il  est  incontestable  que  Mahomet  avait  eu  des 
rapports  multiples  avec  des  chrétiens  de  divers  sectes.  Tous  les  histo- 
riens s'accordent  dans  le  récit  d'entrevues  successives  de  Mahomet , 
encore  jeune»  avec  un  moine  chrétien  d'un  couvent  de  Syrie,  nommé 
Djerdjis.  Ce  moine  prédisait  que  Mahomet  serait  un  jour  l'apotre  de 
l'Arabie.  De  plus ,  le  futur  prophète  avait  des  entrevues  fréquentes 
avec  un  orfèvre  grec  et  chrétien  de  religion ,  nommé  Marwa ,  qui 
demeurait  à  la  Mecque.  EnOn  sou  oncle  Waraca  était  versé  dans  les 
E'Titures  juives  et  chrétiennes  et  était  initié  à  toutes  le»  subtilités 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT.  36f 

théologiques  de  son  siècle.  Tout  cela  suffisait  pour  imprimer  dans 
l'esprit  du  fondateur  de  l'islamisme  diverses  croyances  judéo-chré^ 
UennesS,  qui  se  réflécbirent  ensuite  dans  les  feuilles  du  livre  laissé 
par  lui. 

Or  les  doctrines  du  Roran  témoignent  par  elles-mêmes  de  leur  ori« 
gine  biblique.  Bien  loin  de  s'isoler  de  la  tradition  judéo-chrétienne  • 
il  déclare  formellement  s'y  rattacher,  c  Nous  croyons  en  Dieu ,  dit-il. 
c  à  ceux  qu'il  nous  a  envoyés,  à  ce  qu'il  a  révélé  à  Abraham»  Ismaêl, 
c  Isaac ,  Jacob  et  aux  douze  tribus  ;  nous  croyons  $ux  livres 
c  saints  que  Moïse  ei  Jésus-Christ  ont  reçus  du  ciel.  >  Le  symbole  ou 
l'affirmation  de  l'islamisme  est  une  partie  du  symbole  des  apôtres.  Le 
Koran  enseigne  :  Dieu ,  un ,  créateur  du  ciel  et  de  la  terre  ,  le  juge- 
gemenl  dernier,  la  résurrection  des  morts  et  la  vie  éternelle,  c  II  y 
avait  tant  de  similitude»  dit  M.  de  Lamartine  (Hist.  de  la  Turquie  T.  1)» 
dans  le  commencement  de  la  mission  de  Mahomet  entre  la  profession 
de  foi  du  Koran  et  la  profession  de  foi  du  chrétien,  que  les 
premiers  sectateurs  de  Mahomet  à  la  Mecque  s'étant  réfugiés ,  pour 
fuir  la  persécution ,  en  Abyssinie ,  les  Abyssins  déjà  convertis  au 
christianisme  reçurent  les  mahométans  comme  des  demi-chrétiens, 
c  Qu'est  ce  que  cette  religion  nouvelle  pour  laquelle  vous  fuyez  votre 
t  patrie  ?  demanda  aux  réfugiés  Coraïtes  le  roi  d' Abyssinie  eu  pré- 
c  sence  de  ses  évéques.  —  Nous  étions  plongés  dans  les  ténèbres , 
c  répondirent  les  Arabes.  Un  homme  illustre  et  vertueux  de  notre 
c  race  est  venu  ;  il  nous  a  enseigné  l'unité  de  Dieu  ,  le  mépris  des 
c  idoles ,  l'horreur  des  superstitions  de  nos  pères  ;  il  nous  a  com* 
c  mandé  de  fuir  les  vices ,  d*étre  sincères  dans  nos  paroles ,  fidèles  i 
c  nos  promesses ,  bienfaisants  à  nos  frères  ;  il  nous  a  interdit  d'at- 
c  tenter  à  la  pudeur  des  femmes ,  de  dépouiller  les  veuves  et  les 
c  orphelins  ;  il  a  prescrit  la  prière ,  Tabstluence,  le  Jeûne,  l'aumône, 
c  —  C'est  comme  nous ,  dit  le  roi.  Pourriez-vous  nous  répéter  de 
€  mémoire  quelques  unes  des  paroles  même  de  cet  apôtre  ,  qui  vous 
c  a  enseigné  sa  religion  ?  —  Oui  dirent  les  Coraïtes ,  et  ils  récitèrent 
t  un  chapitre  du  Koran,  où  le  miracle  de  la  naissance  de  Jean,  fils  de 
c  Zacharie,  est  raconté  dans  le  style  même  des  Écritures,  c  Le  roi  et  les 
évéques  ravis  d'étonnement  et  d'édification  mouillaient  leurs  barbes  de 
larmes  d'émotion,  c  Voilà,  dirent-ils,  des  paroles  qui  semblent  couler 
c  de  la  même  source  que  celles  de  l'Evangile.  >  Ils  demandèrent  aux. 
réfugiés  Coraïtes:  Que  pensez-vous  de  Jésus?  >  Djofar,  filsd'Abou- 


Digitized  by  VjOOQIC 


263  REVUE  D'ALSACE. 

taleb  ei  cousin  de  Habomet,  répondit  par  ce  passage  du  Koran: 
c  Jésus  est  le  serviteur  de  Dieu  ,  l'Envoyé  du  Très-Haut ,  son  Esprit, 
c  son  Verbe ,  qu'il  a  fait  descendre  dans  le  sein  de  la  vierge  Marie.  » 
—  c  Miracle  !  s'écrièrent  le  roi  et  ses  évéques  ;  entre  ce  que  tu  viens 
€  de  dire  de  Christ  et  ce  qu'en  dit  notre  religion ,  il  n'y  a  pas  l'épais- 
seur de  ce  brin  d'herbe  de  différence.  Allez  et  vivez  en  paix.  »  — 
Des  préires  et  un  évéque  des  Arabes  de  Syrie ,  ajoute  le  même  bis- 
torien ,  étaient  venus  à  Médine  s'informer  dans  des  conférences  avec 
Habomet  Ves  rapports  ou  des  différences  entre  les  deux  religions , 
entre  lesquelles  l'unité  de  Dieu  »  la  fraternité  ,  l'égalité  »  l'aumône  » 
l'abstinence ,  la  vénération  du  Cbrist ,  semblaient  établir  un  dogme 
commun.  Mahomet  leur  déclara  dans  une  conférence  solennelle,  hors 
des  murs  :  qu'il  reconncûssah  le  Christ  pour  le  Prophète  par  excellence, 
la  Parole  de  Dieu ,  le  serviteur  parfait  de  son  père  ;  mais  que  Jésus , 
comme  Adam ,  avait  été  formé  de  potissière.  {^)  El  comme  les  évéques 
insistaient  et  argumentaient  pour  lui  prouver  que  Jésus-Cbrist  était 
Dieu  t  fils  réel  de  Dieu ,  seconde  personne  d'une  trinité  également 
divine  dans  tous  ses  membres ,  Mahomet  proféra  ce  verset  du  Koran 
qui  finit  les  discussions  :  c  A  ceux  qui  continueront  de  disputer  contre 
c  toi,  quand  tu  seras  convaincu  que  la  vérité  est  en  toi,  réponds  que 
c  Dieu  décide  lui-même  entre  nous.  >  Commentaire  sublime  des  pré- 
ceptes de  tolérance ,  de  douceur  et  de  persévérance  qui  fourmillent 
dans  l'Evangile  de  Christ  !  Pourquoi  les  disciples  de  Mahomet  comme 
ceux  du  Christ  ^  n'ont-ils  pas  toujours  été  et  ne  sont-ils  pas  toujours 
fidèles  à  ces  préceptes? 

Le  Koran  laisse  une  porte  ouverte  aux  abrogations ,  aux  réformes 
et  à  l'interprétation  progressive ,  par  son  verset  iOO,  chapitre  II  »  de 
même  que  l'Evangile  par  l'annonce,  de  i'Esp  rit-Saint,  du  Consolateur; 
mais  les  Orthodoxes  de  part  et  d'autres  n'en  ont  jamais  compris  et 
pratiqué  le  vrai  sens  et  se  sont  enfoncés  dans  les  voies  de  l'immobi- 
lisme. 

Le  Koran  est  encore  en  filiation  avec  l'Evangile  par  sa  doctrine  de 
l'immortalité  de  l'âme  et  de  la  rémunération  selon  les  œuvres,  par 
sa  prescription  de  la  fraternité  et  de  la  propagation  universelle  de  la 
vérité,  c  Tous  les  hommes ,  dit-il ,  sont  enfants  d'Adam  et  Adam  est 
c  l'enfant  de  la  poussière.  —  Le  but  commun  de  la  création  est  une 

(*)  C'est  là  tout-à-fait  la  formule  arienne. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT.  S63 

c  société  fraternelle —  Le  plus  apprécié  de  Dieu  est  celui  qui  le 
c  craint  et  le  sert  le  mieux  sur  la  terre.  > 

Il  Test  encore  par  son  incessante  prédication  de  l'humilité ,  de  la 
patience ,  de  l'obéissance  et  de  la  Résignation  en  la  volonté  de  Dieu , 
d'oii  est  venu  à  sa  doctrine  le  nom  û'hlam.  Le  dogme  de  la 
prédestination  y  occupe  une  place  importante  et  il  s'y  produit  avec 
l'absolutisme  des  prédestinationisies  en  général.  <  On  ne  peut,  dit-il, 

f  intercéder  auprès  de  Dieu  ,  sans  sa  volonté Dieu  convertît  ceux 

c  qu'il  veut  dans  les  voies  du  salut...  La  parole  de  Dieu  s'est  accomplie 

c  sur  ceux  qui  commettent  le  crime  ;  ils  ne  croiront  pas Chaque 

c  nation  a  son  terme  fixé  :  elle  ne  saurait  le  hâter,  ni  le  retarder  d'un 
c  seul  instant...  C'est  ainsi  que  nous  endurcissons  le  cœur  des  préva- 
«  ricateurs....  Dieu  affermira  les  croyants  en  cette  vie  et  dans  l'autre 
€  par  sa  parole  immuable  ;  il  égarera  les  méchants.  —  Il  fait  ce  qui 
lui  plait.  (Versets  2,  25,  32,  48.  74).  Du  reste ,  le  livre  sacré  abonde 
en  mouvements,  pleins  d'enthousiasme,  inspirés  par  l'amour  de  Dieu, 
par  la  soumission  à  ses  décrets,  le  zèle  de  sa  cause  et  l'admiration  de 
sa  magnificence ,  de  sa  justice  et  de  sa  miséricorde. 

Le  quiétisme  contemplateur  y  occupe  une  grande  place  •  comme 
dans  les  mœurs  du  musulman.  Le  musulman  rêve  •  médite ,  prie  ;  il 
tire  tout  de  la  nature  ;  il  rapporte  tout  à  Dieu.  Dieu  est  sans  cesse 
dans  sa  pensée  et  dans  sa  bouche  ;  il  n'y  est  pas  comme  une  idée  sté- 
rile ,  mais  comme  une  réalité  palpable  »  évidente ,  pratique. 

La  doctrine  évangélique  sur  l'autorité  se  retrouve  reproduite  pres- 
que textuellement  dans  cette  maxime  du  Koran  :  c  Celui  qui  commande 
c  doit  être  le  premier  des  serviteurs.  >  (59,  40,  42,  77). 

Suivant  le  Koran ,  comme  suivant  la  Bible  ,  la  terre  appartient  au 
Seigneur  et  le  sultan  n'en  est  que  l'administrateur.  (Chap.  II,  V.  i07.) 
Le  livre  mahométan  fixe  le  minimum  d'aumône  que  chaque  Musulman 
est  tenu ,  devant  Dieu ,  de  donner  aux  pauvres  pour  racheter  son 
droit  de  propriété  et  de  privilège  vis-à-vis  de  ses  frères  indigents. 
Cet  impôt  du  ciel  a  été  évalué  par  le  législateur  au  dixième  des  choses 
possédées.  Celte  loi,  régulièrement  observée  dans  tout  l'islamisme, 
propagea  les  devoirs  de  la  fraternité  dans  tout  le  peuple.  Elle  fut 
d'ailleurs  complétée  par  celle  qui  défend  à  tout  Musulman  de  deman- 
der à  son  frère  un  salaire  pour  l'argent  prêté  et  qui  prescrit  au  débi- 
teur de  ne  rendre  que  le  capital  reçu.  Et  puis  les  institutions  de  cha- 
rité sont  essentiellement  recommandées  par  la  foi  mahométane.  Le 


Digitized  by  VjOOQIC 


264  REVUfi  D'ALSACE. 

vrai  croyant,  lorsqu'il  est  riche  ^  s'offre  d'élre  agréable  à  Dieu  ,  en 
creusant  un  puits  sur  une  rouie  aride ,  en  établissant  un  réservoir 
près  d'une  mosquée ,  en  alimentant  un  village  ou  une  ville  au  moyen 
d'un  canal ,  d'un  aqueduc ,  en  sacrifiant  sa  fortune  pour  les  établisse- 
ments publics.  L'hospitalité  est  un  des  préceptes  les  plus  observés  de 
la  loi  musulmane,  c  La  première  loi  de  l'hospiialité ,  est-il  dit,  est  de 
c  s'abstenir  de  demander  à  un  étranger  de  quelle  religion  il  est  venu, 
c  dans  quelle  foi  il  a  été  élevé  ;  mais  il  faut  lui  demander  s'il  a  faim  . 
c  s'il  a  soif  «s'il  est  vêtu.  > 

Le  Koran  règle  encore  les  droits  et  les  devoirs  des  femmes ,  aux- 
quelles il  assure  une  existence  civile  ,  dont  elles  semblaient  à  peine 
avoir  joui  chez  les  Arabes.  Il  reconnaît  l'égalité  d'âme  et  la  destinée 
immortelle  entre  les  hommes  et  les  femmes ,  en  admettant  celles-ci 
parmi  ses  croyants ,  en  enseignant  à  ses  sectateurs  à  respecter  en 
elles  leurs  mères ,  leurs  filles ,  leurs  épouses  •  les  plus  belles  et  les 
plus  saintes  créatures,  c  Un  fils ,  dit-il ,  gagne  le  paradis  au  pied  de 
<  sa  mère.  >  Il  est  vrai  que  la  polygamie  fait  -exception  à  ce  prindpe 
de  l'égalité ,  en  l'abolissant  de  fait  entre  l'homme  et  la  femme  et  en 
consacrant  l'esclavage  de  celle-ci.  Toutefois  elle  est- un  moyen  d'éta- 
blir un  lien  de  consanguinéité  entre  des  races  et  couleurs  diverses  et 
elle  est  supérieure  à  la  promiscuité .  qui  est  la  règle  habituelle  de 
nos  colonies  d'esclaves. 

Le  Koran  semble  légitimer  l'esclavage ,  ce  qui  est  en  contradiction 
avec  l'Evangile.  Hais  l'esclavage  des  contrées  orientales  n'a  aucun 
rapport  avec  celui  qui  est  toléré  par  les  sociétés  évangéliques.  La 
servante  se  marie  encore  avec  le  maître  comme  au  temps  de  l'ancien 
Testament.  Souvent  un  Musulman  donne  à  sa  fille  pour  mari  un 
esclave  qu'il  a  racheté  »  mais  élevé  dans  sa  propre  maison ,  sans  qne 
cela  blesse  en  rien  les  mœurs  et  les  coutumes  du  pays.  La  servitude 
est  chez  les  Musulmans  une  simple  domesticité  ;  et  puis  les  Musul- 
mans, plus  religieux  que  nous,  savent  qu'il  est  bon  d'affranchir  ceux 
qui  sont  en  esclavage  et  se  font  un  devoir  de  pratiquer  exactement , 
sous  ce  rapport ,  comme  sous  tous  les  autres ,  la  règle  du  Koran. 
L'esclave  affranchi  n'est  pas  considéré  comme  infériear  et  peut 
arriver  aux  plus  hautes  positions  sociales ,  comme  cela  s'est  déjà  vu. 
Le  mabométisme  est  une  véritable  émancipation  des  races  inférieures. 
Les  Musulmans  Jolofs,  Mandigues,  Foulahs  sont  infiniment  supérieurs 
aux  autres  nègres  et  ont  été  réellement  émancipés  par  le  Koran. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT.  265 

Tandis  qae  les  clergés  caiholiques  de  rAmérique  du  sud  ^^méthodistes 
et  puritains  des  Etats-Unis  ne  soni  pas  encore  parvenus  à  abolir  Tes- 
clavage  des  nègres ,  rien  de  plus  comnoun  en  Afrique  et  en  Asie  que 
les  émaDcipaiions ,  surtout  aux  fêtes  de  Baîram  »  ou  encore  à  la  mort  ^ 
des  maîtres. 

En  faisant  certaines  réserves  à  l'égard  des  concessions  faites  à  l'es- 
prit matérialiste  et  sensualiste  des  peuples  asiatiques,  l'on  peut 
donc  hardiment  affirmer  que  l'islamisme ,  dans  sa  généralité*  est  une 
dérivation  de  la  Bible»  ou  au  moins  qu'il  est  en  filiation  intime  avec  elle» 
comme  Ismaêl  est  en  filiation  avec  Abraham.  La  religion  musulmane 
est  sortie  »  comme  toutes  les  religions  modernes  d'origine  »  de  la 
même  souche  :  entre  elle  et  les  différentes  confessions  chrétiennes  il 
y  a  au  fond  conmiunauté  de  foi  et  de  traditions.  Le  disciple  de  Mahomet 
met  le  Christ  à  la  même  hauteur,  au-dessus  de  l'humanité  »  que  les 
Ariens  et  les  Nestoriens;  il  l'honore  et  l'adore,  comme  le  Verbe 
incarné  de  Dieu ,  comme  un  Révélateur.  Il  honore  même  la  mère  du 
Christ,  la  sainte  Vierge,  qu'il  considère,  nous  l'avons  déjà  dit, 
comme  le  type  de  la  sainteté  et  de  la  pureté.  Omar,  sollicité  par  les 
habitants  de  Jérusalem  de  recevoir  en  personne  les  tlefs  de  la  ville , 
-—  fier  d'apporter  la  loi  de  Mahomet  à  la  ville  du  Christ*  mais  pénétré 
de  vénération  pour  cet  autre  prophète  à  qui  l'Islamisme  reconnaissait 
devoir  les  plus  purs  de  ses  dogmes  et  les  plus  pures  inspirations  de  sa 
morale ,  —  accomplit  en  pèlerin  le  voyage  à  Jérusalem ,  suivi  d'un  seul 
esclave .  vêtu  d'un  manteau  de  poils  de  chèvre ,  monté  sur  un  cha- 
meau ,  et  entra  ainsi  à  Jérusalem.  Dans  la  ville  sainte  même ,  sous  la 
mosquée  d'EI-Aksa,  les  Musulmans ,  dit  Quaresmius  »  célèbrent  une 
fête  publique  en  l'honneur  de  la  Sainte  Vierge  ;  à  Gethsemani ,  à 
l'église  du  tombeau  de  la  Vierge ,  les  Musulmans  ont  un  Mihrab  à 
côté  des  autels  de  sectes  chrétiennes ,  où  ils  viennent  prier. 

Nous  pouvons  donc  dire  que  le  mahométisme  »  considéré  dans  son 
essence  et  dans  l'ensemble  de  ses  doctrines,  présente  une  haute  raison 
d'être  au  sein  de  l'Eglise  universelle.  Faû*e  triompher  le  dogme  de 
l'unité  et  de  l'immatérialité  de  Dieu ,  contenu  implicitement  dans 
les  tradition»  antiques ,  mais  altéré  par  les  superstitions  idotâtriques 
et  par  les  disputes  théologiques  ;  développer  le  côté  matériel ,  tem- 
porel ,  social  du  christianisme ,  que  la  théologie  grecque  du  Bas- 
Empire  avait  oublié  et  négligé  dans  ses  préoccupations  mystiques  ; 
faire  triompher  le  dogme  de  l'établissement  réel  du  royaume  de  Dieu 


Digitized  by  VjOOQIC 


S66  REVUE  D*ALSACB. 

sur  la  terre  et  de  l'anité  à  la  fois  spirituelle  et  temporelle  de  l'Eglise; 
continuer  et  développer  l'œuvre  d'unité  religieuse  inaugurée  par 
l'Eglise  orientale ,  en  ralliant  les  diverses  sectes  et  hérésies  qui  se 
disputaient  l'empire  des  consciences  et  en  établissant  entr'elles  un 
lien  d'aflBnité  que  n'avaient  pu  établir  l'Eglise  et  l'Empire  grecs,  depuis 
Constantin»  —  voilà  la  mission  religieuse  et  sociale  du  mahométisme. 
A-t-il  réussi  dans  l'accomplissement  de  sa  destinée?  Non  »  pas  entiè- 
rement »  tant  s'en  faut  ;  mais  sous  certains  rapports  mieux  que  son 
prédécesseur,  l'Eglise  et  l'Empire  grecs.  L'hérésie  arienne ,  que  le 
catholicisme  grec  n'était  point  parvenu  à  rallier  et  qui  s'était  mainte- 
nue vis-à-vis  de  lui  comme  secte  dissidente,  a  été  presqu'entièrement 
absorbée  par  le  mahométisme ,  au  point  que  l'arianisme  a  disparu  de 
l'Orient,  comme  secte^  presque  complètement,  ne  laissant  plus  que  de 
bibles  vestiges.  Il  est  vrai  qu'il  a  obtenu  la  place  d'honneur,  dans  la 
théologie  islamique ,  qui  a  donné  une  prépondérance  marquante  au 
dogme  de  l'unité  de  Dieu  et  au  point  de  vue  arien  sur  la  divinité 
de  Jésus-Christ.  Il  est  vrai  que ,  par  une  conséquence  de  cela ,  le 
semi-Arianisme  de  l'Eglise  grecque,  des  Eglise  nestorienne,«mono- 
physite  et  monothéiste  n'est  pas  parvenu  à  obtenir  une  position  oflBcielle  ' 
dans  l'Eglise  mahométane.  Hais,  à  dire  vrai  et  à  envisager  les  choses  de 
près,  le  dogme  monothéiste  ne  forme-t-il  pas  le  fond  de  toutes  lea 
croyances  de  l'Orient,  depuis  les  antiques  théologies  brahmanique,  hé- 
braïque, mazdéenne,  boudd'histe  (nous  venons  de  le  voir  dans  les  études 
précédentes  et  nous  le  verrons  aussi  pour  la  théologie  chinoise)  jusqu'à 
celles  des  chrétiens  des  premiers  siècles  de  l'Eglise  et  même  des 
siècles  postérieurs  ?  Ce  dogme  ne  forme-t-il  pas  la  base  immuable  de 
toute  théologie  ?  N'est-il  pas  nécessaire  que  celte  idée  simple  de  Dieu 
ait  toujours  été  conservée  et  soit  toujours  défendue,  en  présence  des 
flots  incessants  des  doctrines  duothéistes,  trinithéisies,  polythéistes, 
panthéistes,  qui  envahissent  l'Eglise  universelle?  Ensuite  le  mahomé- 
tisme a-t-il  imité  le  système  négatif  de  l'Eglise  et  de  l'Empire  grecs 
vis-à-vis  des  doctrines  qu'il  n'a  pas  su  rallier?  A-t-il  excommunié  , 
condamné ,  repoussé ,  anéanti  les  sectes  qui  représentaient  ces  doc- 
trines ?  Non  ;  il  s'est  contenté  de  poser  son  affirmation  du  Dieu  un  et 
de  laisser  à  leur  propre  sort  les  affirmations  catholique ,  grecque , 
nestorienne ,  monophysite,  monothélite  et  autres.  Et,  s'il  ne  les  a  pas 
ralliées  à  la  sienne,  il  les  a  du  moins  conservées,  protégées  et  a 
même  assuré  une  existence  confessionnelle  et  communuataire  aux 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT.  267 

sectes  qui  les  représentaient.  C'est  là  un  fait  que  perdent  toujours  de 
Yue  ceux  qui  déclament  contre  Tintolérance  musulmane.  L'Eglise 
grecque  du  Bas-Empire  et  l'Eglise  catholique  du  moyen-âge»  peuvent- 
elles  retendtquer  pour  elles  une  tolérance  pareille  vis-à-vis  des  sectes 
dissidentes?  Il  est  vrai  qu'à  son  début  le  mabométisme  s'est  trompé  de 
moyens  :  comme  d'autres  sectes  religieuses  «  il  a  placé  à  côté  de  la  pré- 
dication spirituelle  la  conquête  matérielle  et  brutale  par  le  glaive.  Il  y 
a  même  malheureusement  dans  le  Koran  des  versets  qui  justifient  ce 
procédé  bart^are,  contrairement  aux  préceptes  nombreux  de  tolérance 
et  de  fraternité.  Ce  sont  ceux-là  qui  ont  prévalu  chez  des  hommes 
encore  barbares,  ftiais  ce  sont  là  des  faits  qui  ne  détruiront  pas  le  fait 
plus  général  de  la  tolérance  musulmane  à  travers  les  siècles.  On  s'é- 
lève encore  beaucoup  aujourd'hui  contre  l'intolérance  des  Musulmans» 
à  propos  de  récents  événements,  qui  certes  sont  des  plus  regrettables  ; 
mais  outre  que  ce  sont  là  des  faits  locaux  et  individuels  et  que  des 
motifr  politiques  en  sont  la  cause,  plutôt  que  des  motifs  religieux»  ne 
voyons-nous  pas  des  faits  pareils  chez  les  peuples  civilisés  et  chrétiens 
de  l'Occident  et  du  Nouveau-Monde  ?  Ce  n'est  donc  pas  avancer  un 
paradoxe  que  de  parler  de  la  tolérance  musulmane.  Sans  doute  que 
cette  tolérance  est  plus  passive  qu'active  :  Le  Mahométan  est  généra- 
lement indifférent  vis-à-vis  des  croyances  qui  ne  sont  pas  les  siennes. 
An  lien  d'être  animé  de  cet  esprit  inquiet  de  recherche ,  qui  consiste 
à  trouver  sans  cesse  de  nouvelles  solutions  du  problême  religieux ,  le 
musulman  a  horreur  des  disputes  théologiques  et  des  théories  ;  il  se 
contente  de  la  formule  religieuse ,  telle  qu'il  l'a  reçue  et  se  repose 
dans  une  molle  quiétude ,  laissant  les  autres  religions  à  leur  sort.  Il 
lui  manque  donc  jusqu'ici  C)  l'esprit  de  charité,  l'esprit  actif  d'union 
et  d'association ,  qui  provoque  la  recherche  incessante  et  infatigable 
des  voies  et  moyens  d'unir  les  croyances  diverses  qui  se  sont  pro- 
duites et  qui  se  produiront  en  Orient.  C'est  là  un  des  côtés  défectueux 
des  développements  du  mabométisme  à  nos  jours,  qui,  joint  à  d'autres, 
a  occasionné  son  avortement  dans  l'œuvre  de  l'unité  universelle. 

L'islamisme  n'a  pas  seulement  donné  une  large  satisfaction  au 
principe  arien  et  monothéiste  »  mais  encore  au  principe  qui  a  donné 
naissance  aux  hérésies  iconoclastes.  Non  seulement  il  a  réalisé  com- 

0  Nous  disons  juiqu'iei;  car  le  mabométisme  bien  compris  est  sasceptible 
d'entrer  dans  cette  voie  onitive,  ainsi  que  noos  le  verrons. 


Digitized  by  VjOOQIC 


968  RBVUE  D*AL8âCB. 

plètement  l'idée  d'an  cake  théiste  »  en  esprit  et  eo  vérité  ,  dépouillé 
de  toute  adoration  de  génies  et  puissances  secondaires ,  mais  encore 
il  a  partagé  l'horreur  et ,  en  partie ,  l'esprit  de  négation  des  icono- 
clastes à  l'égard  du  culte  des  images  et  des  saints  ;  or,  sous  ce  rap* 
port  encore  9  il  est  entré  dans  une  voie  fausse ,  contraire  à  l'unité 
religieuse  qu'il  se  proposait  de  réaliser.  Toutefois,  nous  sommes 
obligé  d'en  convenir,  sur  ce  point  même  il  a  été  supérieur  à  ses 
devanciers;  car  il  n'a  pas  toujours  montré  la  barbarie  des  anciens 
iconoclastes,  ni  l'esprit  d'exclusion  des  sectaires  de  la  première 
période.  Il  a  laissé  subsister  à  c6té  de  lui  les  cultes  divers  des  images, 
des  saints  et  de  la  Vierge  ;  il  s'est  même  associé  à  ce  dernier,  comme 
nous  l'avons  vu.  Ainsi  encore ,  sous  ce  rapport,  il  a  laissé  une  porte 
ouverte  à  une  future  conciliation. 

Le  dogme  prédestinationiste  ,  ce  dogme  essentiellement  oriental , 
occupe  dans  l'islamisme ,  auquel  il  a  donné  son  nom ,  une  part  aussi 
large  que  le  dogme  arien  et  le  dogme  iconoclaste.  11  est  même  à 
remarquer  que  depuis  l'existence  du  mahométisme  ces  trois  hérésies 
ne  se  sont  plus  produites ,  en  Orient ,  que  sous  le  nom  d'islam  et 
qu'elles  n'ont  plus  formé  des  sectes  particulières. 

Enfin  le  quiétisme  occupe  aussi  une  grande  place  dans  la  foi  musul- 
mane. Seulement  nous  n'y  retrouvons  pas  le  quiétisme  splritualiste  et 
panthéiste  des  Brahmanistes  et  d'Origène  :  c'est  un  quiétisme  plus 
réaliste ,  plus  matériel ,  plus  sensuel.  Le  panthéisme  surtout  était 
antipathique  à  l'idée  du  Dieu,  un,  abstrait,  des  Mahométans.  C'est  ce 
matérialisme  et  ce  simplisme  rigoureux  et  uniforme ,  qui  se  sont 
développés  dans  l'Eglise  mahométane  après  le  règne  des  califes  arabes 
et  surtout  depuis  le  règne  des  Turcs  \  qui  ont  augmenté  la  répulsion 
des  sectes  de  l'Asie  orientale,  brahmanistes  et  boudd'histes ,  plus 
amies  de  la  variété  que  de  l'unité  austère ,  à  l'égard  du  mahométisme, 
répulsion  qui  avait  été  tellement  puissante  que  la  conquête  du  Tartare 
Timour-Lenc ,  ce  zélé  Musulman ,  n'était  pas  parvenue  à  incorporer 
ces  cultes  dans  le  culte  islamique  et  à  faire  cesser  leur  existence 
séparatiste.  Le  croissant  n'a  fait  que  régner  par  voie  de  conquête 
dans  les  Indes ,  comme  les  Turcs  en  Europe  ;  mais  la  grande  majorité 
des  peuples  hindous ,  des  peuples  tartares ,  presque  tout  l'empire 
chinois  et  celui  du  Japon  lui  on!  échappé. 

Quant  au  dualisme  ou  duolhéisme,  qui  avait  joué  un  si  grand  rôle 
en  Orient  par  les  théologies  mazdéenne  et  manichéenne  »  il  ne  trouva 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  CXyUPARÉES  DE  L'ORIENT.  269 

bon  plus  une  place  satisraisante  dans  la  théologie  islamique  et  il  fat 
obligé  d'émigrer  en  Occident ,  où  il  devint  le  germe  d'un  nouveau 
mouvement  religieux.  Il  est  vrai  que  le  mabométisme  ne  rejette  pas 
entièrement  la  croyance  des  bons  et  des  mauvais  anges  ,  de  la  lutte 
du  bien  et  du  mal ,  le  dualisme  des  ténèbres  et  de  la  lumière.  Mais 
ces  croyances  sont  pour  lui  plutôt  Tobjet  de  légendes  que  l'objet  d'un 
culte ,  que  les  principes  d'un  dogme  et  la  source  d'une  morale  réfor- 
matrice des  individus  et  des  sociétés.  Le  mabométisme  ne  connaît 
rien  de  cette  activité  rénovatrice  qu'a  suscitée  en  Occident  la  doctrine 
du  règne  futur  de  l'esprit  sur  la  matière  ;  le  dogme  de  l'Esprit-Saint, 
consubstantiel  à  Dieu ,  lui  est  inconnu ,  comme  celui  du  Fils  consub- 
stantiel  au  Père. 

Par  cela  qu'il  n*a  pas  su  rallier  à  lui  le  catholicisme  grec  avec 
son  trinitbéisme  mitigé  et  son  culte  polythéiste  des  saints  et  de 
la  vierge»  le  mabométisme  a  aussi  été  impuissant  à  opérer  son 
union  avec  le  catholicisme  romain.  Une  ligne  de  séparation  existait 
déjà  entre  le  catholicisme  d'Orient  et  le  catholicisme  d'Occident  »  lors 
de  l'apparition  du  mabométisme  :  celui  «ci  n'a  fait  que  maintenir  cette 
ligne.  Toutefois ,  l'on  pourrait  remarquer  dans  sa  marche  historique 
une  progression  inverse  à  celle  du  catholicisme  d'Orient  ;  tandis  que 
les  empereurs  grecs  de  Bysance  ont  de  plus  en  plus  progressé  dans 
les  voies  de  la  séparation  avec  Rome ,  les  sultans  de  Constantinople  • 
leurs  successeurs  »  se  sont  insensiblement  rapprochés ,  du  moins  par 
la  politique,  sinon  par  la  religion  »  de  l'Occident  et  de  Rome  ;  et  au- 
jourd'hui le  chef  de  l'Eglise  ottomane  est  plus  près  du  chef  de  l'Eglise 
. romaine  I  que  le  chef  de  l'Eglise  orthodoxe  d'Orient,  l'empereur  de 
Russie. 

Le  mabométisme  »  dans  son  développement  historique ,  a  donné 
naissance  à  diverses  sectes ,  dont  les  principales  sont  aujourd'hui  les 
Somiie» ,  les  Schiius ,  les  Wahhabis  et  les  Soufis.  Ces  sectes  expri- 
ment comme  diverses  faces  dans  le  travail  interne  et  externe  de 
développement  de  l'Eglise  mahométane.  Celles  des  Sonnites  et  des 
Schiites»  descendants  des  Ommiades  et  des  Fatimites  »  qui  sont  les 
sectes  orthodoxes ,  représenteraient  le  côté  interne  de  ce  développe- 
ment. Les  deux  autres ,  plus  hétérodoxes  »  en  représenteraient  le 
côté  externe  :  les  Wahhabis  ou  réformateurs  musulmans  expriment 
plus  particulièrement  le  rapprochement  du  mahonsétisme  vers  les 
sectes  orienules  issues  de  la  souche  évangélique  ;  les  Soufis  ou  les 


Digitized  by  VjOOQIC 


270  BEVUE  B'ALaÂGI. 

mystiques  musulmaos ,  se  rapprochent  plas  des  religions  antiques  de 
ilnde  et  de  la  Perse. 

I.  —  SCHIITES  ET  SONNITES  OC  ORTHODOXES. 

Ces  deux  sectes  qui  sont  en  rivalité  l'une  avec  l'autre ,  s'intitulent 
toutes  deux  orthodoxes  de  la  religion  musulmane.  Ce  sont  elles  qui 
ont  les  plus  nombreux  adhérents  et  qui  présentent  chacune  une  orga- 
nisation ecclésiastique  et  un  ensemble  de  dogmes ,  de  rites  et  de 
coutumes  plus  systématique  que  les  autres. 

La  secte  sonnite  reconnaît  les  trois  premiers  califes  comme  succes- 
seurs légitimes  de  Mahomet ,  admet  leur  manière  d'interpréter  la  loi 
du  prophète  et  les  préceptes  dont  ils  ont  transmis  la  tradition.  Les 
Turcs ,  les  Arg'hans  et  presque  tous  les  Arabes  sont  Sonnites. 

Les  Schiites^  an  contraire  »  rejettent  les  trois  premiers  califes 
comme  rebelles  et  usurpateurs  du  trône  d'Ali ,  le  neveu  de  Mahomet 
et  lé  quatrième  de  ses  successeurs.  Cette  dernière  secte  n'existe  qu'en 
Perse. 

La  différence  entre  ces  deux  sectes ,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  assez 
forte  pour  produire  de  grands  dissentiments  dans  le  dogme  et  la 
morale,  est  cependant  assez  prononcée  pour  avoir  engendré  entr'elles 
une  haine  profonde. 

II.  —  SouFis  ou  Mystiques. 

Les  Soufis  sont  répandus  dans  l'Afg'hanistan  dans  la  Perse  »  dans 
la  Géorgie  et  la  Circassie ,  où  leurs  doctrines  se  maintiennent  depuis 
neuf  cents  ans. 

Les  Soufis  n'admettent  dans  l'univers  qu'un  seul  être  invisible» 
tout-puissant  »  infini ,  qui  anime  et  vivifie  la  nature  et  dont  tous  les 
autres  êtres  sont  des  émanations  et  comme  les  formes  diversifiées 
d'une  essence  immuable  :  l'âme  humaine  n'est  qu'une  émanation  de 
l'essence  divine. 

C'est  donc  le  panthéisme  de  l'Inde  introduit  au  sein  du  mahomé* 
tismot  ou,  en  d'autres  termes ,  un  monothéisme  panthéistique. 
Toutefois  les  Soufis  n'admettent  pas  le  dogme  de  la  transmigration 
des  âmes.  Un  autre  point  qui  rapproche  le  soufisme  des  religions  de 
l'Inde  :  les  Soufis  rendent  à  l'Etre  universel  un  culte  assidu  et  pré- 
tendent communiquer  avec  lui  par  l'union  la  plus  intime  ;  ils  entrent 
en  extase  et  conversent  ensuite  avec  Dieu.  La  contemplation  élève 
quelquefois  les  Soufis  au  plus  haut  degré  d'enthousiasme.  Ils  admirent 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT.  271 

Dieu  daos  toutes  choses  et  par  de  fréquentes  méditatioDs  de  ses  attri- 
buts ,  ils  s'imaginent  pouvoir  atteindre  à  l'amour  ineffable  de  la  divi- 
nité et  même  à  une  absorption  complète  de  sa  substance.  Par  cette 
union  mystique  ils  acquièrent  »  disent-ils ,  le  don  de  prophétie  et 
jouissent  par  anticipation  des  joies  du  paradis.  Cette  union  on  cette 
existence  mystique  présente  quatre  degrés  :  le  Scharyat^  le  Tarykai, 
le  Kohyat  et  le  Maurifat;  le  dernier  état  est  l'ascension  continuelle 
de  l'âme  vers  l'union  complète  avec  Dieu. 

Les  Soufis  donnent  un  sens  allégorique  aux  mystères  du  Koran  et 
soutiennent  que  tous  les  préceptes  qui  concernent  le  culte  extérieur, 
doivent  s'entendre  de  la  même  manière.  Ils  font  profession  de  ne 
condamner  aucune  religion  et  de  regarder  tous  les  hommes  comme  les 
enfants  du  Père  commun  et  les  sujets  du  même  Souverain  »  prétendant 
qu'il  est  fort  peu  important  de  quelle  manière  la  pensée  de  l'homme 
se  tourae  vers  Dieu ,  pourvu  qu'en  réalité  elle  reste  en  contemplation 
devant  sa  grandeur  et  sa  bonté. 

La  plupart  des  Soufis  sont  de  sincères  Musulmans.  Cette  secte  gagne 
du  terrain  »  surtout  dans  les  classes  élevées  de  la  population  et  même 
parmi  ceux  des  Mollahs  qui  étudient  la  littérature  ;  car  son  obscure 
sublimité  est  très-séduisante  pour  les  gens  de  cette  classe.  L'amour 
du  mystère ,  qui  est  remarquable  chez  eux ,  les  conduit  naturellement 
à  se  former  la  plus  haute  opinion  de  tout  ce  qui  est  caché  »  et  il  a 
même  entraîné  quelques  uns  d'entr'eux  à  vouloir  pénétrer  avec  une 
avide  curiosité  dans  les  secrets  de  la  franc-maçonnerie. 

Le  soufisme  est  une  réforme  du  mahométisme  :  c'est  un  nouvel 
islamisme  »  ou  bien  l'islamisme  primitif  élevé  à  un  haut  degré  d'illu- 
minisme  et  de  mysticité  :  c'est  l'islamisme  extatique  et  contemplatif» 
une  véritable  transition  du  mahométisme  vers  les  reUgions  de  l'Inde. 

La  plus  grande  personnification  moderhe  du  soufisme  »  c'est  le  pro- 
phète circassien  Schamyl  avec  ses  murîdes.  Voici  un  passage  de  ses 
prédications  à  ses  montagnards  :  c  Je  suis  la  racine  de  l'arbre  de  la 

<  liberté;  nos  murîdes  (prêtres,  guerriers ,  gardiens  suprêmes  des 

<  révélations  de  l'extase ,  formant  la  base  du  nouvel  islamisme)  en 
(  sont  le  tronc  et  vous  les  branches.  » 

III.  —  Wahhabis  ou  Réformateurs. 

Cette  secte,  composée  de  tribus  qui  habitent  l'Arabie  centrale,  tire 
son  nom  du  scheik  Mohammed*Abdel*Wahhab ,  qui  s'est  posé  comme 


Digitized  by  VjOOQIC 


%72  BEVOS  D'ALSACB. 

le  réformateur  da  mabométisme  vers  la  fin  du  17"*  siëele.  La  doc* 
trine  qu'il  prêchait  avait  pour  base  le  texte  même  du  Koran  •  qu'il 
commentait  d'une  manière  différente  de  celle  reçue  par  les  Mahomé- 
tans  orthodoxes.  Selon  lui ,  Mahomet  n'était  qu'un  simple  instrument 
dont  Dieu  s'était  servi  pour  faire  connaître  ses  volontés  aux  hommes; 
en  conséquence  il  rejetait  toutes  les  pratiques  superstitieuses  •  tous 
les  hommages  idolâtres  dont  Mahomet  avait  été  l'objet.  Ramener  les 
.hommes  à  la  pureté  primitive  de  la  religion  enseignée  dans  le  Koran, 
n'attendre  que  de  lui  tout  secours ,  toute  grâce .  toute  bénédiction , 
telle  était  sa  doctrine. 

Bien  différente  d'autres  sectes ,  la  réforme  des  Wahhabis  offire  la 
rigide  simplicité  du  Koran  »  dont  elle  accepte  uniquement  les  pré- 
ceptes y  sans  tenir  compte  des  traditions  de  la  Sounniak  »  si  révérée 
parmi  les  Sonnites.  Leur  dogme  fondamental  consiste  donc  à  rejeter 
tout  autre  culte  que  celui  du  Créateur.  Ils  refusent  à  Mahomet  la 
qualité  de  prophète;  de  sorte  qu'en  admettant  la  profession  de  foi  de 
l'islamisme,  ils  en  retranchent  les  dernières  paroles  et  la  réduisent  à 
celles-ci  i  II  n'y  a  d'autre  Dieu  que  Dieu.  Néanmoins  ils  ont  conservé 
la  plupart  des  pratiques  religieuses  en  usage  chez  les  Mahométans. 
Ils  sont  circoncis  comme  eux ,  font  des  génuflexions  semblables  et  le 
même  nombre  d'ablutions;  ils  observent  les  mêmes  abstinenoes,  le 
même  jeûne  au  mois  de  Ramadan  ;  enfin  ils  regardent  le  pèlerinage 
de  la  Mecque ,  le  hadj  ou  mawsim ,  comme  une  œuvre  méritoire  el 
en  pratiquent  toutes  les  cérémonies.  Leurs  mosquées  dépourvues 
d'ornements  n'ont  Jamais  ni  minarets  »  ni  coupoles  ;  on  n'y  voit  pas 
de  tombeaux.  Un  Imâm  y  fait  aux  heures  de  la  prière  lecture  de 
quelques  passages  du  Koran  et  chacun  s'y  acquitte  de  ses  devoirs 
religieux ,  sans  que  le  nom  de  Mahomet  y  soit  jamais  prononcé.  Les 
Wahhabis  réservent  pour  eux  seuls  le  titre  de  Musulmans  et  emploient 
pour  les  sectateurs  du  prophète  le  nom  de  Mouchrikirs,  c'est-à-dire, 
qui  donnent  un  compagnon  à  Dieu.  Us  sont  généralement  tolérants  A 
l'égard  des  autres  sectes.  Mais ,  malheureusement  pour  eux ,  ils  ont 
eu  recours  au  même  moyen  de  propagande  que  les  premiers  Musul- 
mans ,  la  guerre.  Aussi  »  après  avoir  un  moment  conquis  toute  l'Arabie, 
furent-ils,  au  commencement  de  ce  siècle,  vaincus  par  Méhémet-Ali. 

La  réforme  des  Wâhbabis  n'a  pas  su  imprimer  jusqu'ici  un  caractère 
universel  aux  peuples  islamiques  qui  l'ont  vue  naître  ;  elle  n'a  pas  su 
exercer  sur  leurs  destinées  une  influence  décisive ,  en  liant  la  cause 


Digitized  by  VjOOQIC 


irVbJiS  SUR  LfeS  RBUOIONS  GOMPARÉES  t>E  L'ORIKNt.  H^ 

de  FhumRQhé  à  la  cause  de  Dieu.  Mais ,  eu  renonçant  aux  efforts  de 
lutte  violente  dans  laquelle  elle  a  succombé,  elle  sera  l'un  des  instru- 
ments d'une  transformation  pacifique  du  mahométisme ,  dont  les  élé* 
ments  combinés  uniront  à  l'autorité  du  dogme  l'énergie  vitale  de  la 
raison.  En  ramenant  les  croyances  musulmanes  à  une  plus  grande 
simplicité,  elle  amènera  sur  là  voie  d'un  rationalisme  musulman,  qui 
facilitera  le  rapprochement  de  l'islamisme  avec  les  sectes  chrétiennes , 
aussi  transformées  par  l'influence  de  la  raison  humaine.  En  eflét,  si 
l'on  envisage  les  Wahhabîs  dans  leur  progrès  régulier ,  par  exemple 
chez  les  Médaniahs  (Wahhabis  de  l'Afrique),  là  où  leur  Eglise  n'a  pas 
pris  l'essor  militant  des  Wahhabis  d'Arabie ,  l'on  doit  convenir  qu'ils 
sont  déjà  dans  cette  voie  d'alliance  universelle.  Ayant  réduit  leurs 
dogmes  à  une  expression  qui  peut  être  la  base  de  toutes  les  religions» 
unité  de  Dieu ,  immortalité  de  l'âme,  peines  et  récompenses  de  l'autre 
vie,  ils  regardent  les  religions  comme  toutes  également  bonnes  et  sont 
du  reste  d'une  grande  indifférence  pour  le  culte  extérieur.  Ils  en 
veulent  bien  un ,  mais  n'importe  lequel  ;  cependant  étant  en  pays 
musulman ,  ils  suivent  le  culte  musulman,  à  quelques  exceptions  près. 
Seulement  ils  repoussent  bien  loin  toute  pensée  (T exclusivisme ,  de  vto- 
lenee ,  d'intolérance  et  proclament  la  fraternité  universelle.  Il  est  vrai 
qu'il  y  a  un  peu  de  vague  dans  la  manière  dont  ils  expliquent  leur 
doctrine.  Il  n'en  est  pas  moins  certain  qu'ils  appartiennent ,  autant 
qu'on  peut  le  dire  d'hommes  à  demi-barbares,  à  cette  catégorie 
d'hommes  qui  croient  que  toutes  les  formules  religieuses ,  mime  les 
plus  contradictoires  en  apparence ,  sont  conciliables  dans  le  fond^  puis* 
qu'elles  ont  toutes  pour  but  l'expression  des  grandes  vérités  primor** 
diales ,  intuitives ,  indémontrables. 

C'est  ainsi  que,  par  les  Wahhabis  et  parlesSoufls,  la  branche 
d'Islam ,  qui  se  desséchait  avec  les  vieilles  sectes  des  Sonnites  et  des 
Schiites,  reprend  de  la  sève  •  de  la  force ,  de  la  fécondité ,  et  qu'elle 
se  prépare  à  une  nouvelle  croissance  pour  embellir  l'arbre  de  l'Eglise 
universelle  et  intégrale. 

A.  GiLLIOT. 

(ÏM  suite  à  uns  prochaine  liwaisan,} 


«•S4rl«.  —  S'Amié».  i8 


Digitized  by  VjOOQ IC 


DE  L'ADMINISTRATION 

DES  FORÊTS  DOMANIALES  ET  COMMUNALES 

ET   DES   FEUILLES  MORTES. 


Ud  des  gardes-généraux  du  déparlemeut  du  Bas-Rbin  qui,  en 
différeotes  circoosiances .  a  témoigné ,  dans  ses  écrits  »  et  de  sa 
science ,  et  de  sa  sympathie  pour  la  population  agricole ,  vient  de 
publier,  dans  le  c  Bulletin  de  la  Sociélé  ^agriculture  et  des  quatre 
Comicei  du  Bas-Rhin ,  »  un  article  très-étendu  sur  la  nécessité  dans 
laquelle  se  trouve  Tadministation  des  forêts,  d'employer  la  rigueur  la 
plus  extrême  pour  em'pécber  l'enlèvement  des  feuilles  mortes  par  les 
populations  rurales. 

L'un  des  rédacteurs  du  Bulletin  en  question  déclare  que  l'affaire 
des  feuilles  mortes  intéresse  au  plus  haut  degré  les  cantons  monta- 
gnards et  semble  s'élever  aiûourd'hui  à  la  hauteur  d'une  question 
vitale  !  Il  avoue  également  avoir  eu  à  cœur  de  réclamer  auprès  de 
l'adminisiration  forestière  quelque  indulgence  pour  les  pauvres  gens 
qui  habitent  les  coteaux;  mais  que  les  arguments  qui  lui  ont  été  sou- 
mis par  l'honorable  A.  de  Turckheim .  auteur  de  l'article  dont  nous 
venons  de  parler^  lui  ont  fait  renoncer  à  son  projet  et  lui  ont  fait 
entrevoir  la  nécessité  absolue  de  conserver  aux  foréis  les  feuilles 
mortes. 

Ailleurs  déjà ,  (*)  M.  A.  de  Turckheim  avait  élevé  la  voix  pour  excu- 
ser c  le  fanatisme  >  qu'on  se  plaît  à  prêter  à  l'administration  des  fo- 
rêts et  pour  convaincre  l'agriculteur  que  le  produit  dont  il  est  si  avide 
et  pour  lequel  il  fatigue  ses  bœufs ,  et  abime  ses  voitures,  ne  lui  pro- 

(*)  ilmi#  dUfMM ,  juillet  1860. 


Digitized  by  VjOOQIC 


.    DE  l'administration  DES  FORETS ,  ETC.  278 

cure  qu'un  engrais  détestable,  el  souvent  qu'une  litière  froide  et  humide 
qui  occasionne  des  maladies  à  ses  bestiaux. 

L'honorable  Garde-général  appréhendant  sans  doute  que  ces  argu- 
ments ne  produisent  pas  tout  l'effet  qu'il  eût  désiré  sur  les  habi- 
tants rlterains  des  montagnes,  a  publié  encore  depuis  un  exposé  très- 
lucide  de  la  méthode  du  réensemencement  des  forêts  ;  il  décrit  minu- 
tieusement les  coupes  différentes  et  finit  par  conclure  que  •  dans  dix 
ou  quinze  ans ,  les  parties  sur  lesquelles  l'enlèvement  pourra  être 
toléré  seront  bien  réduites  et  que  les  concessions  deviendront  forcé- 
ment si  faibles  qu'elles  seront  illusoires. 

Qu'il  nous  soit  donc  permis,  avant  d'arriver  à  ce  moment  extrême, 
de  jeter»  à  notre  tour,  un  coup  d'œil  sur  une  question  qui  intéresse  si 
fortement 9  en  des  sens  divers,  l'nne  des  administrations  les  plus 
importantes  de  la  France,  ainsi  que  des  populations  nombreuses, 
surtout  celles  qui  s'adonnent  à  la  culture  de  la  vigne. 

C'est  en  effet  le  vignoble  que  la  question  des  feuilles  mortes  con- 
cerne le  plus  directement ,  par  la  raison  toute  simple ,  que  tous  ses 
coteaux  sont  presqu'exclusivement  occupés  par  la  culture  en  question 
et  ne  produisent  par  conséquent  que  peu  ou  point  de  paille. 

U  serait  inutile  de  faire  ressortir  ici  les  suites  importantes  de  cette 
circonstance  ;  car  tout  le  monde  sait  que  le  fumier  de  ferme  est  né- 
cessaire pour  toute  espèce  de  culture ,  et  que ,  pour  produire  ce 
fumier ,  deux  choses  sont  indispensables  :  le  bétail  et  la  litière. 

Le  vigneron  est  donc  obligé  de  descendre  dans  la  plaine  pour  se 
procurer  la  paille  que  réclame  son  exploitation  et,  à  son  tour,  le  cul- 
tivateur de  la  plaine  se  rend  au  vignoble  pour  chercher  le  vin  dont  il 
a  besoin.  Cet  échange  parait ,  de  prime  abord  ,  rationel  et  légitime. 
Il  y  a  néanmoins  un  inconvénient  :  c'est  que  le  paysan  n'enlève  au 
vigneron  que  le  produit  de  ses  vignes ,  tandis  que  ce  dernier  enlève 
au  paysan  une  grande  partie  de  sa  matière  première  destinée  à  pro- 
duire du  fumier  et  occasionne  ainsi ,  au  profit  de  ses  vignes,  une  véri- 
table perte  à  la  culture  des  céréales  et  des  racines  sarclées. 

Le  problème  à  résoudre  serait  donc  de  savoir  si  la  fumure  de  la 
vigne  faite  par  la  paille  serait  plus  préjudiciable  à  l'agriculture^  qu'elle 
ne  le  deviendrait  aux  forêu ,  faite  à  l'aide  des  feuilles  mortes. 

Nous  aurons  donc  à  examiner  ; 

!**  Si  les  feuilles  mortes  donnent  réellement  un  .mauvais  fumier. 


Digitized  by  VjOOQIC 


276  BBVUB  D'ALSAGB. 

^  Si  renlèvement  des  reoHIes  mortes  occasionne  en  effet  aux  forêts 
le  tort  qu'on  lui  attribue. 

On  sait  que  la  paille  se  prête  le  mieux  à  la  préparation  des  fumiers; 
elle  retient  dans  un  nombre  infini  de  petits  tubes  les  urines  des  bes- 
tiaux. L'air  y  a  un  accès  facile  »  la  concentration  des  urines  s'opère 
ainsi  sans  dépense  aucune,  les  déjections  épaisses  des  animaux  y  sont 
retenues  avec  une  grande  facilité ,  et,  sous  l'influence  réunie  de  ces 
causes  l'ammoniaque ,  produite  par  la  transformation  des  matières 
animales ,  accélère  la  décomposition  de  la  fibre  ligneuse  des  four- 
rages et  des  litières  et  la  convertît  rapidement  en  bumus  soluble.  (') 

Le  manque  de  cette  qualité  n'est  pas  la  seule  cause  pour  laquelle 
certains  hommes  à  théories  abstraites  refusent  aux  feuilles  mortes  la 
propriété  de  devenir  un  fumier  convenable.  On  leur  reproche  encore 
de  contenir  une  trop  grande  quantité  de  tannin  qui  empêche  leur  dé- 
composition. 

Le  fait  est ,  que  les  feuilles  d'arbres  abandonnées  à  elles-mêmes 
emploient  quelquefois  des  années  pour  se  transformer  en  humus. 
Mais,  en  est-il  de  même»  lorsque  les  feuilles  mortes  sont  mélangées  avec 
de  la  paille  et  du  fumier  animal?  Nous  ne  le  pensons;  pas  »  car  l'ex- 
périence et  la  pratique  ont  démontré  que  l'ammoniaque  accélère  la 
décomposition  des  feuilles  et  par  conséquent  aussi  celle  du  tannin. 

Il  parait  »  du  reste ,  selon  M.  de  Saint-Priest ,  que  l'on  a  exagéré 
l'influence  du  tannin,  t  Pour  ma  part,  dit-il,  je  déplore  beaucoup  l'en- 
lèvement des  feuilles  dans  mes  bois.  De  tous  côtés  on  me  les  vient 
dérober,  et  je  vois  ensuite  mes  pillards  les  employer  à  fumer  leurs 
terres  et  leurs  vignes,  lesquelles  rendent  tout  autant  qu'avec  d'autres 
fumiers.  Les  vignes  en  question  produisent  notamment  l'un  des  très- 
estimables,  vink  des  côtes  du  Rhône,  i  (*) 

Mais,  quelles  que  soient  les  causes  chimiques  qui  facilitent  la 
transformation  des  feuilles  mortes  en  humus ,  il  nous  sufiSt  de  con- 
stater que  les  engrais  qui  réunissent  des  matières  animales  sont  tou- 
jours recherchés  et  appréciés  par  le  cultivateur ,  qui  les  préfère  aux 
guanos  »  aux  poudrettes  et  à  tant  d'autres  engrais  prônés  par  le 
commerce  et  composés  uniquement  de  matières  animales.  Il  nous 
suffit  également  de  constater  que  l'humus  des  feuilles  mortes  étant , 

(')  Voyez  :  Guide  de  la  fabrication  det  engraù^  par  F.  RoiURT. 
(*)  y.  Journal  d'agriouUure ,  i«'  semestre  1852. 


Digitized  by  VjOOQIC 


m  L'ADMINISTRATION  DBS  FORÊTS ,  ETC.  277 

selon  la  théorie  de  Fadmînislration  forestière,  si  nécessaire  à  la 
croissance  des  arbres ,  il  ne  peut ,  à  coup  sûr,  être  d'un  effet  contraire 
ni  aux  vignes,  ni  aux  champs. 

En  somme,  nous  ne  dirons  pas  avec  M.  de  Saînt-Priest  que  les 
vignes  et  les  champs  rendent  tout  autant  avec  le  fumier  de  feuilles 
qu'avec  le  fumier  de  paille.  Mais  ce  que  nous  croyons  pouvoir  aflSr- 
mer,  c'est ,  qu'à  des  époques  où  il  y  a  pénurie  de  paille  (i)  et  où  cette 
dernière  est  plus  chère  que  le  foin ,  les  feuilles  mortes  peuvent  puis* 
samment  concourir ,  non  seulement  à  faire  d'excellents  engrais,  mais 
encore  à  fournir  des  litières  chaudes  et  sèches  et  faciliter  ainsi  au 
cultivateur  la  conservation  du  bétail ,  jusqu'à  l'époque  où  la  paille  lui 
devient  de  nouveau  abordable. 

Ce  n'est  donc  pas  en  vain  que  le  campagnard  sacrifie  son  temps» 
abime  ses  voitures ,  harasse  ses  bœufs ,  pour  chercher  des  feuilles 
dont  il  est  aussi  avide  que  l'administration  des  forêts  est  opmiàire  à 
les  refuser. 

Nous  croyons  donc  ne  pas  devoir  insister  davantage  sur  rutilité 
des  feuilles  mortes,  utilité  qui  nous  paraît  incontestable ,  d'autant 
plus  que  les  propriétaires  les  plus  aisés ,  même  du  canton  que  nous 
habitons  et  qui  possèdent  des  châtaigneraies ,  ne  craignent  pas  les 
nombreux  frais  qu'occasionne  le  voiturage  pour  faire  chercher  les 
feuilles  dans  leurs  propres  bois;  ce  qu'ils  ne  feraient  pas,  assuré- 
ment ,  s'ils  avaient  la  certitude  que  l'utilité  en  question  n'est  que 
minime  ou  factiee  et  que  l'enlèvement  des  feuilles  n'a  lieu  qu'au 
détriment  de  leurs  bois. 

Il  nous  reste  à  examiner  la  seconde  question ,  celle  concernant  le 
tort  que  peut  produire  aux  forêts  l'enlèvement  des  feuilles  mortes. 

Ici  la  tâche  sera  plus  difficile.  Nous  déclarons  donc  d'avance  que 
nous  n'avons  pas  la  prétention  d'émettre  notre  avis  en  forestier  expé- 
rimenté ,  mais  simplement  en  observateur  de  la  nature  et  que  •  pour 
l'examen  de  la  question  qui  nous  occupera,  nous  trouverons  dans 
cette  inexpérience  même  notre  plus  grand  appui  ainsi  que  le  senti- 
ment de  l'impartialité  qui  doit  dominer  dans  des  recherches  et  dans' 
des  questions  d'un  Intérêt  si  important  ^t  si  général. 

c  Les  plantes  vivaces ,  dit  M.  Joigneaux  dans  sa  chimie  du  cultiva- 

(*)  On  a  payé,  pendant  tout  Thiver  dernier,  les  100  kilos  de  paille  7  fr.  tandis 
que  le  fuin  ne  se  vendait  que  6  fr. 


Digitized  by  VjOOQIC 


278  REVUE  d'alsacs. 

leur ,  existent  plutôt  aux  dépens  de  Tatmosphère  qu'aux  dépens  du 
sol  ;  c'est  pour  cela  qu'elles  résistent  incomparablement  mieux  que 
les  plantes  annuelles  dans  les  terrains  pauvres.  Les  premiers  vivent 
lentement,  prennent  peu  d'aliments  à  la  fois,  et  en  trouvent  une 
qu2inx\ié -presque  suffUante  dans  l'air;  tandis  que  les  secondes  vivent 
rapidement,  et  mettent  surtout  le  sol  à  contributioa»  Aussi ,  est-ii 
facile  ,  en  temps  de  sécheresse  de  distinguer  la  plante  vivace  de  la 
plante  annuelle.  A  défaut  d'eau  qui  dissolve  les  sels  de  la  terre  et  les 
transmette  aux  végétaux  par  les  racines ,  la  plante  annuelle ,  qui  a  de 
nombreux  besoins  à  satisfaire ,  tombe  en  souffrance  ;  ses  feuilles  les 
plus  rapprochées  de  la  terre  perdent  leur  éclat,  jaunissent  et  meurent. 
Il  n'en  est  pas  de  même  pour  les  plantes  vivaces  dont  les  premières 
feuilles  résistent  beaucoup  plus  longtemps  à  la  sécheresse.  > 

Si  nous  avons  cité  ces  lignes  de  M.  Joigneaux  »  ce  n'est  pas  pour 
nous  appuyer  uniquement  sur  son  autorité  en  disant  que  les  arbres 
trouvent  une  quantité  d'aliment  presque  suffisante  dans  l'air,  mais 
plutôt,  parce  que  M.  Joigneaux  a  la  facilité  de  résumer  en  peu  de 
mots  ce  que  beaucoup  d'autres  auteurs  n'ont  exprimé  qu'à  l'aide  de 
périphrases. 

Il  est  donc  établi  que,  contrairement  aux  plantes  annuelles,  les 
arbres  puisent  la  plus  grande  partie  de  leur  nourriture  dans  l'oxigène, 
dans  l'azoïe ,  dans  l'acide  carbonique  et  dans  la  vapeur  d'eau ,  gaz 
divers  -,  qui ,  réunis,  constituent  l'atmosphère. 

En  effet,  nous  avons  souvent  contemplé  les  arbres  séculaires  et 
d'une  hauteur  prodigieuse  qui  ornent  nos  promenades  publiques  en 
nous  demandant  ce  qui  pouvait  donner  à  ces  arbres  leur  végétation 
verdoyante  et  luxueuse^  alors  même  que  les  terrains  sont  chargés  de 
gravier ,  de  sable ,  et  quelquefois  même  d'un  pavage  presqu'imper- 
méable. 

Mais  les  arbres  qui  garnissent  les  promenades  ne  sont  pas  les  seuls 
dont  la  croissance  et  la  puissance  nous  ont  paru  inexplicables.  Dans 
les  forêts  même,  du  milieu  des  amas  de  pierre  et  de  rocs  qui  dérobent 
au  sol  toute  action  extérieure,  nous  avons  vu  s'élancer  majestueuse- 
ment  des  chênes  et  des  hêtres ,  étendre  avec  volubilité,  par  les  plus 
grandes  chaleurs ,  leurs  braltches  et  leurs  rameaux  et  nous  rappeler 
ainsi  ces  vers  de  Castel  : 

Combien  de  fois  It  terre  a  changé  d'habitants , 
Combien  ont  disparu  d'empires  florissants , 


Digitized  by  VjOOQIC 


DE  L'administration  des  F(mÊTs,  etc.  279 

Depuis  que  ce  géant ,  du  pied  de  la  bruyère , 
A  porté  dans  les  deux  sa  tète  séculaire. 

Il  est  néanmoins  certain  que  les  arbres  n'empruntent  pas  seulement 
à  l'air  toute  leur  nourriture  et  que  le  sol  arable  ainsi  qpe  le  sous-sol 
doivent  avoir ,  à  leur  tour ,  une  grande  influence  sur  leur  physiologie 
végétale.  Voici  ce  que  dit  à  ce  sujet  M.  Nérée  Boubée  »  géologue  dis- 
tingué et  dont  les  travaux  scientifiques  sont  généralenoent  connus  et 
estimés,  c  Croyez-vous,  dit  M.  Boubée,  en  s'adressant  au  directeur 
de  la  ferme-école  de  Trécesson  ;  croyez-vous  donc  que  de  nos  jours 
les  grands  arbres  qui  couvrent  les  montagnes ,  et  dont  les  racines 
s'enfoncent  profondément  dans  le  sol  entre  les  fissures  des  roches , 
puisent  leur  nourriture  dans  la  mnce  couche  d^humm  qui  se  trouve 
quelquefois  à  la  surface  du  sol  ?  Ne  voyez-vous  pas  que  c'est  à  la  ma- 
tière minérale  pure  du  sous-sol  qu'ils  empruntent  presque  exclusive- 
ment Tabondante  sève  que  réclament  leurs  branches  gigantesques  et 
leurs  feuilles  innombrables?  Ne  voyez- vous  pas  que  la  végétation 
robuste  de  nos  forêts  actuelles ,  comme  celle  des  grands  végétaux 
primitifs  qui  ont  produit  nos  précieux  dépôts  de  houille,  condamnent 
sans  réplique  toute  notre  théorie  de  l'humus  et  de  l'azote,  et  pro* 
clament  hautement  le  système  de  la  nutrition  des  plantes  par  les  seules 
matières  minérales  et  les  agents  atmosphériques.  Et,  en  effet ,  lors- 
que vous  défrichez  un  bois  qui,  depuis  des  siècles ,  prospérait  sur 
le  même  point ,  cette  terre  qui  semblait  suffire  à  toute  cette  énorme 
végétation  forestière  n'est-elle  pas  incapable  de  donner  plus  de  deux 
ou  trois  récoltes  sans  réclamer  aussitôt  une  large  ration  d'engrais  ou 
d'amendements  î 

c  C'est  que  la  forêt  végétait  aux  dépens  des  seules  matières  miné- 
rales du  sous-sol ,  et  non  pas  aux  dépens  de  l'humus  et  des  matières 
azotées  de  la  surface ,  lesquelles  sont  promptement  absorbées , 
promptement  épuisées  par  deux  ou  trois  récoltes,  tandis  que  les 
matières  minérales  du  sous-sol,  à-peu-près  inépuisables^  suffisent 
indéfiniment  à  la  nutrition  de  ces  plantes  gigantesques  qui  constituent 
nos  arbres  forestiers,  i 

Nous  ignorons  quelles  seront  les  observations  que  l'administration 
forestière  objectera  contre  des  arguments  aussi  précis  et  aussi  nets. 
Quant  à  nous,  il  nous  paraît  incontestable  que  dans  la  végétation 
primitive  des  arbres ,  l'humus  des  feuilles  mortes  ne  peut  avoir  joué 
aucun  rôle  î  d'autant  moins  qu'il  est  reconnu  et  enseigné  par  la 


Digitized  by  VjOOQIC 


S60  MVUE  d'alsàge. 

science  géologique  que  la  formation  de  la  couche  superflcielle  de  la 
terre ,  c*e8t-à<dire  celle  où  se  développent  les  racines  des  arbres  » 
repose  sur  des  roches,  placées  à  une  profondeur  plus  ou  moins  grande» 
qui  ont  donné  naissance  i  la  tert*e  végétale.  Il  parait  ea  outre  que 
toutes  ces  roches ,  de  nature  et  de  dureté  si  différentes ,  ont  formé 
d'abord  la  surface  de  la  terre  et  se  sont  décomposées  à  la  longue  sous 
l'influence  de  Teau ,  de  l'air  et  de  la  chaleur. 

Les  inondations  qui ,  dans  les  temps  les  plus  reculés  •  ont  ensuite 
recouvert  successivement  d'eau  les  diverses  parties  du  sol  »  ont  en- 
traîné» mélangé  les  débris  de  ces  roches  et  en  les  dispersant  sur  les 
plaines  et  dans  les  vallées  ont  rendu  ces  dernières  productives  et 
fertiles. 

Sans  vouloir  approfondir  et  scruter  le  mystère  de  la  nature  qui  a 
donné  naissance  aux  premiers  arbres,  nous  sommes  cependant  con- 
vaincu  que  l'influence  de  l'humus  ne  peut  être  considéré  comme  ayant 
été  un  agent  puissant  à  leur  création  primitive.  L'humus ,  étant  le 
produit  des  feuilles  décomposées ,  il  est  inutile  de  faire  remarquer 
que  cette  décomposition  n'a  pu  précéder  la  formation  des  plantes. 

Nous  dirons  donc  que  les  arbres  ont  poussé  »  grossi  et  grandi  et 
qu'ils  pousseront,  grossiront  et  grandiront  encore  aujourd'hui  sans 
le  secours  des  feuilles  mortes  que  le  vent ,  du  reste ,  enlève  presque 
toujours  sur  les  versants  de  nos  coteaux. 

Un  mot  encore  à  ce  sujet.  Tout  le  monde  sait  que  pour  donner  des 
forces  réparatrices  aux  arbres  languissants ,  on  recommande  d'en- 
terrer au  pied  du  malade  une  béte  crevée  ou  tuée.  Eh  bien ,  la  nature, 
en  créant  des  forêts ,  les  a  richement  peuplés  d'animaux  sauvages  de 
races  différentes.  Les  uns  plus  forts  que  les  autres ,  il  se  firent  une 
guerre  à  outrance  et  fécondèrent  le  sol  de  leurs  nombreux  cadavres. 
Plus  tard,  l'homme,  créé  en  dernier  lieu,  trouva  moyen,  par  son 
génie  inventeur,  de  chasser  les  hôtes  sauvages  dés  forêts,  de  la  place 
que  la  Providence  semblait  cependant  leur  avoir  assignée  pour  y 
entretenir  la  fertilité;  et  néanmoins,  les  arbres  ont  continué  à  fleurir 
et  à  se  multiplier  et ,  nous  en  sommes  persuadés ,  ils  continueront 
leur  multiplication  quand  même  de  pauvres  campagnards  y  cherche- 
raient des  litières  pour  les  animaux  utiles ,  auxquels  l'homme ,  dans 
son  égoîsme ,  a  octroyé  la  paix. 

Sans  aucun  doute,  l'administration  forestière  ne  partagera  pas  notre 
avis;  ootts  aurons  beau  dire«  écrire  e^  proclamer  que  la  chimie  en^. 


Digitized  by  VjOOQIC 


DE  L* ADMINISTRATION  DES  FORÊTS,  ETC.  S8i 

seigne  que  les  arbres:  puisent  la  plus  grande  partie  de  leur  nourriture 
dans  Tatmosphère ,  que  la  géologie  démontre  que  l'autre  partie  leur 
est  fournie  par  les  éléments  minéraux  du  sous-sol ,  que  les  agricul- 
teurs ,  se  basant  sur  l'expérience ,  sont  de  la  même  opinion  et  n'bé* 
sitent  pas  à  ramasser  les  feuilles  dans  leurs  propriétés  particulières. 
Nous  aurons  enfin  beau  dire  avec  M.  Perrot  :  que  les  forêts  sont 
éternellement  jeunes,  parce  que  les  vieux  art>res  tombent  sous  la 
cognée  du  bûcheron  et  ont  pour  successeur  les  sujets  nés  de  leur 
semence  ou  de  leurs  racines.  Peu  importe  !  l'administration  forestière 
n'en  restera  pas  moins  inébranlable  et  n'en  soutiendra  pas  moins , 
dans  sa  toute-puissance»  que^  sans  l'bumus  des  feuilles  mortes  les 
vastes  forêts  de  la  France  périraient  inévitablement. 

Un  dernier  mot  : 

Dans  la  haute  sollicitude  que  porte  H.  le  préfet  du  Haut-Rhin  aux 
populations  agricoles,  il  visita,  l'automne  dernier,  tous  les  chefs- 
lieux  de  son  département  et  fit  réunir  autour  de  lui  les  maires  des 
communes.  Ces  derniers,  invités  par  M.  le  préfet  de  lui  exposer  l'état 
et  les  besoins  de  leur  administration  respective,  plusieurs  d'entr'eux 
prirent  aussi  la  parole  en  faveur  de  la  classe  peu  aisée  pour  laquelle 
ils  sollicitèrent ,  vu  la  cherté  de  la  paille,  quelque  concession  de 
feuilles  mortes  dans  les  forêts  communales.  H.  le  préfet  leur  exprima 
ses  regrets  de  ne  pouvoir  leur  être  utile  en  cette  circonstance ,  parce 
que  l'administration  des  forêts  se  trouve  placée  en  dehors  de  ses 
pouvoirs.  Après  le  départ  de  M.  le  préfet ,  plusieurs  maires  de  diffé- 
rentes communes  du  vignoble  s'entendirent  pour  faire  une  démarche 
collective  auprès  de  l'administration  des  forêts  ellermême  ;  mais  les 
concessions  qu'ils  obtinrent  furent  accordées  sous  des  conditions  si 
nombreuses  et  si  multiples  qu'elles  devinrent  réellement  illusoires. 

Si  nous  ne  nous  trompons,  une  administration  autre  que  celle  des 
forêts  domaniales  et  communales  défendait,  il  y  a  une  trentaine  d'an- 
nées seulement,  de  planter  des  arbres  le  long  des  routes;  aujourd'hui 
elle  défend  aux  propriétaires  riverains  des  routes  d'abattre  les  arbres 
qui  ont  échappé  autrefois  à  ses  rigueurs  et  s'empresse ,  à  grands 
frais ,  de  repeupler  les  grandes  voies  impériales  et  départementales 
de  plantations  qui  jadis  furent  l'objet  de  son  interdiction. 

L'adfflinistraUon  forestière  aussi  ne  fut  pas  toujours  animée  d'une 
doctrine  tà  exclusive  et  si  rigoureuse.  Ce  qui  le  prouve  »  c'est  une 


Digitized  by  VjOOQIC 


282  RBVUE  D*ALaiGB. 

instruction  répandue  par  le  gouvernement  de  Louis  xvi  sur  les  moyens 
de  suppléer  aux  fumiers  de  paille  par  d'autres  engrais. 

En  voici  un  extrait  : 

c  II  faut  ramasser  les  feuilles  sèches  des  bois  et  des  forêts.  Cela  est 
c  habituellement  défendu  ;  cela  doit  Tétre  dans  les  années  ordinaires, 
c  parce  que  les  feuilles  qui  pourrissent  annuellement  sur  la  terre , 
c  forment  un  terreau  »  améliorent  le  sol  et  la  pousse  des  bois.  Mais 
c  dans  les  années  où  la  paille  manque ,  le  secours  à  donner  à  la  cul- 
c  ture  est  plus  important  que  le  petit  avantage  que  les  feuilles  procurent 
c  aux  bois.  > 

Cette  instruction ,  qui  résume  notre  opinion  personnelle ,  nous 
semble  avoir  été  inspirée  par  un  esprit  de  justice  et  de  conciliation. 
Nous  nous  estimerions  heureux ,  si  en  la  rappelant  à  la  mémoire 
d'une  administration  dont  il  est  impossible  de  méconnaître  les  grands 
services  journellement  rendus  par  sa  science  et  par  ses  travaux  au 
domaine  public  ;  nous  serions  heureux ,  disons-nous  »  si  l'exemple  de 
cette  instruction  pouvait  enfin  concilier  les  intérêts  d'une  grande 
partie  de  la  population  laborieuse  de  nos  campagnes  avec  les  intérêts, 
non  moins  importants ,  de  la  conservation  de  nos  forêts  ! 

J.  F.  VhkiLkV», 

propriétaire,  dâégaé eanlonal do rîDitnictioB prinaiM. 


Digitized  by  VjOOQIC 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 


GoliLBCnON  DE  nGURiHES  EN  ARaiLK,  osuvres  premètet  de  Van  gau^ 
lois ,  avec  les  nom»  des  Céramutei  qui  les  ont  eocéeutées ,  recueiUies , 
demnies  et  décrites  par  Edmond  Tudot  ,  conservateur  du  Musée  de 
Moulins,  membre  correspondant  de  llnstitut  arcbéoloipque  de 
Rome  •  etc.  »  etc.  —  i  vol.  in-4*  de  304  pages  de  telte  et  de  75 
planches  lUhographiées.  —  Paris,  4860.  C.  Rollin ,  éditeur,  rue 
Vivienne,  42.  —  Prix:  25  francs. 


Aiyourd'hui  que  la  Société  pour  la  conservation  des  monuments 
historiques  d'Alsace  a  propagé  le  goût  des  études  archéologiques  dans 
la  province,  l'ouvrage  que  nous  annonçons  mérite  d'être  connu.  Nous 
le  recommandons  vivement  aux  lecteurs  de  la  Revue.  Les  nombreux 
objets,  représentés  dans  ce  volume ,  niches  en  terre  cuite,  fours  à 
poterie,  moules  divers  avec  les  noms  des  céramistes,  matrices, 
poinçons,  figurines  avec  marques ,  Vénus  •  Anadyomènes  et  autres, 
divinités  gauloises ,  Mérées  ou  déesses  présidant  à  la  maternité ,  Mi- 
nerves d'époques  différentes ,  figurines  de  Mercure ,  d'Hercule,  d'A- 
pollon Bélen,  bustes  et  médaillons  antiques ,  animaux  sacrés,  costumes 
gaulois ,  caricatures ,  vases ,  marionnettes ,  divinités  topiques ,  toute 
cette  collection  de  types  variés ,  dont  presque  tous  ont  été  dessinés 
de  grandeur  réelle ,  donnent  une  juste  idée  de  la  richesse  céramique 
du  Musée  de  Moulins  et  de  la  collection  particulière  de  l'auteur ,  où 
ces  objets  sont  déposés. 

Les  figures  de  Vénus  sont  les  plus  nombreuses  ;  ce  qui  s'explique , 
dit  M.  Tudot,  par  une  remarque  de  Saint  Augustin  à  propos  des 
laraires.  L'auteur  de  la  cité  de  Dieu  constate  qu'entre  les  divinités  du 
paganisme,  réunies  dans  ces  petits  oratoires,  c'est  toiqours  Vénus 
qui  présidait.  Or  M.  Tudot  regarde  toutes  ces  figurines  de  divinités , 
comme  ayant  été  destinées  à  être  placées  dans  les  laraires.  Les  déesses 
qui  présidaient  à  la  maternité  sont  aussi  très^nombreuses.  Elles  sont 
toutes  représentées  tenant ,  tantôt,  un  seul  nourrisson,  tantôt  »  en 


Digitized  by  VjOOQIC 


284  REVUE  D*ALSACE. 

tenaot  deux  »  telle  qu'on  nous  montre  Latone.  Dans  le  premier  cas  » 
ce  serait  peut-être  Rumina.  Il  est  certain  que  le  type  de  la  maternité 
ne  pouvait  mieux  convenir  qu'aux  déesses,  mères  elles-mêmes. 
Aiijourd'bui  encore  »  n'est-ce  pas  à  la  Vierge  •  mère  de  l'enfant-Dieu, 
que  les  femmes  chrétiennes  viennent  demander  protection  pour  le 
fruit  de  leurs  entrailles  ?  La  déesse  de  la  maternité  gauloise  pouvait 
avoir  un  type  différent  de  la  Junon  Lucine  »  c'était  toujours  la  même 
signification. 

C'est  de  TEtrurie .  selon  l'auteur ,  que  l'art  »  tel  que  les  céramistes 
de  l'Allier  l'ont  traité ,  est  venu  se  naturaliser  sur  le  sol  gaulois.  Aussi, 
à  côté  de  la  Vénus  au  type  étrusque ,  trouvons-nous  la  Minerve  au 
même  type ,  déterrée  près  de  Gannat ,  en  exhumant  les  restes  d'une 
tombe  dans  les  ruines  d'une  villa  ;  Minerve ,  comme  nous  le  prouve 
un  passage  de  César,  était  une  des  divinités  les  plus  anciennement 
adorées  dans  la  Gaule.  Par  les  dates  des  monnaies ,  rencontrées  avec 
ces  statuettes ,  M.  Tudot  a  pu  en  partie  établir  les  diverses  phases  de 
leur  fabrication.  Les  figurines  qui  appartiennent  à  la  première  époque, 
ont  incontestablement  un  air  de  parenté  avec  les  statues  des  plus 
anciens  temps.  Elles  rappellent  ces  sculptures  qu'il  est  si  diflScile  de 
restituer  sans  incertitude  à  l'Egypte,  à  TEtrurle  ou  à  l'ancienne  Grèce. 
Sur  la  plupart  des  types  de  celte  époque,  les  plis  des  vêtements  sont 
parallèles  entre  eux ,  et  parfois  exécutés  avec  des  coups  d'ébauchoir 
donnés  en  lignes  droites.  Leur  attitude  est  uniforme,  on  pourrait  dire 
conventionnelle. 

Dans  les  statuettes  de  la  seconde  époque ,  plus  fréquentes ,  la  pose, 
l'ajustement  des  draperies,  annoncent  un  goût  plus  exercé.  Néan- 
moins il  faut  à  peine  donner  un  demi-siècle  à  cette  seconde  phase 
qui  renferme  les  productions  d'art  les  plus  satisfaisantes.  Alors  avec 
l'introduction  du  culte  d'Isis  dans  la  Gaule,  avec  les  émigrations  de 
Germains  répandus  chez  les  Gaulois,  des  idées  religieuses  d'un  ordre 
tout  différent  donnèrent  lieu  à  un  nouveau  style.  On  vit  se  manifester 
chez  les  Gaulois  les  traditions  du  Nord  en  opposition  avec  les  mythes 
brillants  de  la  Grèce  et  de  l'Italie.  A  côté  des  anciens  dieux ,  en  sur- 
girent de  nouveaux ,  à  la  physionomie  égyptienne ,  et  d'autres  divi- 
nités singulières  qui  semblent  sorties  des  forêts  germaniques.  C'est 
toujours  avec  talent  et  sagacité  que  l'auteur  met  en  parallèle  les 
figures  de  ces  trois  époques. 
:;  Une  charmante  allégorie  qu'une  de  ces  terres  cuites  représente,  est 


Digitized  by  VjOOQIC 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE.  285 

là  flgure  d'un  jeune  adolescent  endormi ,  porté  sor  le  dos  d'un  dau- 
phin. Or,  selon  la  tradition  druidique,  dit  avec  raison  Tauieur,  les 
âmes  des  justes ,  montées  sur  le  dos  d'un  dauphin ,  se  rendaient  aux 
Iles  des  bienheureux.  Quelle  ravissante  imagée  présente  à  la  pensée 
cette  jeune  âme  emportée  ainsi  vers  les  îles  fortunées  et  souriant  d'a- 
vance au  bonheur  qui  l'attend  ! 

Nous  pourrions  citer  plusieurs  traits  pareils  de  l'auteur  de  ce  beau 
livre.  Nous  préférons  y  renvoyer  le  lecteur ,  certain  qu'il  ne  le  dépo- 
sera pas  sans  y  avoir  trouvé  beaucoup  de  science ,  beaucoup  d'aperçus 
nouveaux ,  et  persuadé  que  sa  main  se  plaira  souvent  à  le  feuilleter. 

Cependant ,  avant  de  terminer ,  qu'une  petite  critique  me  soit 
permise. 

Sous  l'inspiration  de  M.  Maury ,  membre  de  l'Académie  des  inscrip- 
tions »  M.  Tudot  donne  à  Vénus  ayant  l'aigle  à  côté  d'elle ,  le  titre  de 
Shrona.  Sous  ce  nom ,  il  la  regarde  comme  la  puissance  bienveillante 
protégeant  la  chasteté  de  la  jeunesse. 

Je  ne  m'élève  point  contre  cette  idée  de  protection  ;  mais  je  ne  crois 
point  que  le  nom  de  Sirona  puisse  convenir  à  Vénus.  Sirona  ,  tantôt 
seule ,  tantôt  associée  dans  les  inscriptions  à  Apollon ,  protecteur  des 
sources  et  dieu  de  la  médecine ,  est  une  déesse  essentiellement  cura- 
trice qui  n'a  rien  de  dommun  avec  la  déesse  de  la  beauté. 

Max.  de  Ring, 

Secrétaire  da  la  Société  pour  la  consenratioD  dos  monummti 
historiques  d'Alsace. 


M.  Charles  Bartholdi  de  Colmar  vient  de  faire  paraître  la  première 
livraison  d'un  nouveau  recueil  intitulé  :  Curiosités  d^ Alsace.  La  pério- 
dicité de  celte  publication  sera  trimestrielle  et  le  prix  d'abonnement 
est  de  12  fr.  par  an  pour  la  France  et  de  15  fr.  pour  l'étranger.  Le 
bureau  des  Curiosités  est  établi  chez  M.  Eugène  Barlh,  libraire* éditeur, 
Grand'rue ,  n<^  22 ,  à  Colmar.  C'est  à  ce  bureau  qu'il  faut  s'adresser 
pour  souscrire  et  faire  les  communications  relatives  à  la  composition 
do  recueiL 


Digitized  by  VjOOQIC 


286  REVUE  D'ALSACE. 

Le  numéro  spécimen  des  curiosités  se  compose  de  ii2-VIII  pages 
iu-8*  sur  papier  fort  et  de  deux  plauches  représentant  Tune:  la  galerie 
occideniale  et  le  préau  do  cioftre  d'Unterlinden  avec  groupes  de 
Dones  se  promenant  sous  les  tilleuls;  l'autre  :  le  médaillon  de  Philippe 
comte  palatin  du  Rhin  en  4522,  le  sceau  du  couvent  d'Unterlinden 
en  4269,  celui  de  Jean  Manesse  chanoine  de  la  prévôté  de  Zurich, 
celui  de  la  ville  de  Colmar  en  4214.  découvert  aux  archives  du  Haut- 
Rhin  par  M.  J.  J.  Dietrich ,  et  en6n  celui  du  chapitre  de  Murbach  en 
i486. 

Frappé  de  Ténorme  quantité  de  livres  qui  traitent  de  l'histoire  de 
notre  pays,  H.  Bartholdi  regrette  que  c  parmi  tant  de  travaux  et  d'ou- 
vrages» il  y  en  ait  si  peu  qui  soient  consacrés  à  la  publication  des 
sources  de  notre  histoire  »  et  c'est  pour  combler  cette  lacune  que , 
d'accord  avec  quelques  hommes  à  connaissances  spéciales,  il  a  pris  la 
généreuse  détermination  de  fonder  le  recueil  que  nous  annonçons  et 
qui ,  selon  le  programme ,  élégamment  défini  par  le  fondateur,  est 
principalement  destiné  à  l'édition  c  des  documents  originaux,  chartes, 
diplômes ,  manuscrits,  mémoires,  chroniques  et  pièces  divei*ses,  pré- 
cieux à  tant  de  titres ,  véritables  trésors  accumulés  dans  nos  dépôts 
publics  et  reposant  encore  inconnus  au  fond  de  leurs  cartons  pou- 
dreux. » 

Les  documents  que  renferme  cette  première  livraison  sont  intéres- 
sants et  variés.  En  voici  l'indication  sommaire.  Au  lecteur,  ou  pro- 
gramme de  la  publication  par  M.  Ch.  Bartholdi  ;  La  maison  d'Autriche 
en  Alsace  ,  par  M.  Léon  Brièle  ,  archiviste  du  Haut-Rhin  ;  La  descrip- 
tion des  funérailles  d'un  archiduc  d'Autriche  en  4596  (extrait  d'un 
registre  du  fond  de  la  Régence  d'Ensisheim).  Catalogue  de  la  biblio- 
thèque des  seigneurs  de  Ribaupierre  au  46*  siècle;  Les  noms  des 
capitaines  alsaciens  tués  au  siège  de  Rome  en  4527;  Statuts  et  privi- 
lèges du  poêle  des  seigneurs  de  Ribauvillé  en  4548;  Le  règlement  de 
la  corporation  des  tisserands  de  Colmar  en  4392  ;  Une  lettre  de  Nico- 
las Bollwiller  à  la  régence  d'Ensisheim  ,  en  4587  ;  Signes  merveilleux 
et  prophétiques  aperçus  dans  le  ciel  en  4640  ;  l'horloge  spirituelle  ; 
pièce  po(^iique  tirée  d'un  album  illustré  de  4645  ;  la  féie  des  femmes 
dans  la  vallée  de  Munster  (extrait  des  annales  de  Lûck.)  Une  lettre 
inédite  de  Schœpflin  ,  de  4752  ;  Quelques  lignes  dues  à  la  plume  de 
M.  L.  Hugot  à  propos  du  livre  sur  les  cours  colongères  de  M.  le  profes- 
seur Burckbardl  de  Bà\e  ;  Une  bulle  du  pape  Innocent  IV  ,  de  4245 , 


Digitized  by  VjOOQIC 


BULLnm  BDLIOGlUPmOUE.  287 

coDfirmant  les  droits  et  privilèges  des  religieuses  de  St-Jean  de  Col- 
mar  ;  Une  notice  bîsiorique  sur  le  couvent  des  Unterlînden  et  enOo  , 
avec  une  pagination  séparée,  le  commencement  de  la  liste  des  admis- 
sions à  la  bourgeoisie  de  Colmar  depuis  le  SO  décembre  1561  jusqu'en 
4789. 


Dans  un  ordre  d'idées  différent  nous  devons  signaler  la  publication 
de  deux  autres  feuilles  périodiques,  particulières  à  l'Alsace.  Ce  sont  la 
Petite  Gazette  des  tribunaux  d'Alsace ,  journal  historique  et  judiciaire 
publié  par  H.  Ernest  de  Neyremand  ,  avocat  à  Colmar^  et  le  BuUetin 
agricole  de  la  société  d'agriculture  et  des  quatre  comices  du  Bas-Rhin. 
Ces  deux  journaux  paraissent  mensuellement.  On  s'abonne  au  1*' 
moyennant  5  francs  par  an  pour  l'Alsace  et  6  fr.  hors  de  la  province  ; 
au  second  •  moyennant  4  fr.  pour  les  deux  départements  du  Rbin  et 
5  fr.  pour  le  reste  de  la  France. 

La  Petite  Gazette  en  est  à  sa  troisième  année.  Fondée  sous  le  titre  de 
Petite  Gazette  des  tribunaux  d* Alsace ,  on  a  modifié  ce  titre  au  com- 
mencement de  l'année  courante  et ,  limitant  ses  comptes-rendus  aux 
causes  principales  dont  nos  tribunaux  sont  saisis,  son  rédacteur  tire  des 
archives  judiciaires  des  matières  intéressantes  au  point  de  vue  histo- 
rique. La  Petite  Gazette  est  du  formai  in-4«  et  chaque  n<»  contient  46 
pages,  rédigées  avec  esprit  et  imprimées  avec  soin. 

Le  Bulletin  agricole  vit  le  jour  en  1889.  c  Par  suite  d'une  série  de 
circonstances  indépendantes  de  la  volonté  des  éditeurs.  >  sa  publica- 
tion dût  être  interrompue  au  4«' janvier  4860.  Reprise  le  4«' janvier 
de  l'année  courante,  ses  rédacteurs  font  de  louables  efforts  pour  don- 
ner au  journal  le  caractère  d'utilité  qui  doit  assurer  son  existence.  Les 
articles  qu'il  contient  sont  publiés  dans  les  deux  langues  et  dans  le 
format  in-S^*  ;  chaque  numéro  se  compose  de  i8  pages  compactes. 

La  Société  départementale  d'agriculture  du  Haut-Rhiu  publie  ,  elle 
adssi,  un  bulletin  qui  jusqu'au  commencement  de  l'année  4864  n'avait 
pas  de  périodicité  fixe.  A  partir  de  cette  époque  ,  elle  a  modifié  ce 
mode  de  publication  et  chaque  mois  un  cahier,  composé  de  trois  ou 
quatre  feuilles  in-8°,  signale  l'existence  de  cette  société  dans  le  dépar- 
tement. 


Digitized  by  VjOOQIC 


288  fosnm  d'al8âge. 

La  Société  industrielle  de  Mulhouse  a  Clément  apporté  des  modi- 
fications dans  la  périodicité  de  son  bulletin.  Depuis  sa  fondation  jus- 
qu'au commencement  de  l'année  i860 ,  ce  bulletin  n'avait  non  plus 
de  périodicité  régulière  ;  il  paraissait  à  des  époques  indéterminées  » 
en  cahiers  plus  ou  moins  volumineux.  A  partir  de  l'époque  que  nous 
indiquons,  le  bulletin  a  été  soumis  à  la  périodicité  mensuelle.  Chaque 
numéro  se  compose  de  3  a  4  feuilles  de  texte  et  de  planches  d'une 
exécution  parfaite.  Le  prix  du  numéro  qui  était  de  3  francs  avant  la 
réforme  «  a  été  abaissé  à  i»  50 ,  soit  i8  francs  pour  l'abonnment  de 
l'année. 

Nous  mentionnerons  encore  ,  pour  mémoire ,  une  tentative  bizarre 
faite  sur  l'Alsace  par  un  jeune  homme  adonné  autrefois  au  commerce  des 
denrées  coloniales.  Cette  tentative  s'est  manifestée  sous  la  rubrique 
suivante  :  La  Germaine  et  l'AUace,  journal  littéraire  et  historique  sous 
la  direction  de  H.  le  comte  d'Agneaui  --  Paris  1860. 

Pour  justifier  ce  titre  pompeux  M.  le  comte  d'Agneau  et  son  collabo- 
rateur n'ont  trouvé  rien  de  mieux  à  faire  que  de  nous  gratifier  d'un 
récit  fantasque  de  la  révolte  des  Calabres  au  xvi*  siècle,  de  la  traduc- 
tion d'une  pièce  de  poésie  de  PfefiTel,  d'un  chant  dit  rustique,  et  d'un 
conte  norvégien.  Nous  ignorons  si  celte  entreprise  a  eu  plus  de  succès 
ailleurs  qu'en  Alsace. 

LÉOPOLD  Fbrtig. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'ANCIENNE  ALSACE 

A  TABLE. 


HUITIËIE  PARTIE.  0) 


Lis  tcegers  de  l'Alsace.  —  Fruits  indigènes:  groupe  celtique.  —  Fruits 

ACCLOUTÉS  :  GROUPE  ÉTRANGER.  —  VeRGERS  CARLOYINGIENS.  —  LES  ARERE8  A 
FRUITS  AU  MOTEN-AGE.  —  INTRODUCTION  DE  L'ORANGER.  —  JARDINS  CÉLÈRRES. 
-—  PÉPINIÈRES  ROYALES.  —  La  PÉPINIÈRE  DE  BOLLWILLER.  —  OrERLIN  ,  INTRO- 
DUCTEUR DBS  FRUITS  AU  BaN-DE-LA-ROGH£.  —LES NOYERS  DE  M.  DELUCÉ.  —  IDÉES 
DU  PRÉFET  DBSPORTES.   —  LES  PETITS  MARCHANDS  DE  FRAISES.  —  LE  TABLEAU 

DE  Sainte  âurélie.  —  Le  dessert  en  Alsace.  —  Singularités.  —  Les  apéri- 
tifs. —  Découvertes  indiscrètes.  —  Importance  des  épices.  —  Les  épiciers. 
•—  Les  glacières.  —  Philosophie  de  la  table.  —  Souvenirs.  —  Théorie 
empruntée  a  l'Ecriture-Sainte.  —  Fortune  poutique  des  cuisiniers.  — 
L'essor  des  Rohan  menacé  par  une  généalogie  suspecte.  —  Le  cuisinier  de 
Maximilibn  I**  —  Deux  cuisines  frontières.  —  Superstitions  de  la  table.  — 
Les  animaux.  -^  Les  végétaux.  —  Préjugés  divers.  —  Les  nains  familiers 
INVITÉS.  —  Offrandes  gastronomiques  aux  saints.  —  Régime  alimentaire  des 
sorcières. 


Nous  connaissons  par  l'histoire  »  telle  que  les  chroniques  et  les 
mémoires  Font  faite ,  une  foule  d'événements  sans  importance  et  sans 
intérêt  •  tandis  qu'une  obscurité  presque  complète  couvre  des  faces 
entières  de  l'histoire  du  développement  de  la  vie  civilisée.  L'on  sait 
très-exactement  que  tel  jour  un  baron  a  pillé  un  monastère  qu'il  avait 
promis  de  protéger,  qu'un  comte  a  incendié  une  ville  révoltée  contre 

(*)  Voir  les  Uvrsdsons  de  Juin  et  juillet  18S3,  page  241 ,  de  février  et  septembre 
i8S9,  pages  49  et  385,  de  janvier,  mars  et  novembre  1860,  pages  5,  107  et  481, 
et  de  janvier  1861 ,  page  5. 

S*Séri* 2*  Année.  i9 


Digitized  by  VjOOQIC 


290  REVUE  D*ALa^CK. 

sa  tyrannie,  qae  le  roi  a  fait  pendre  une  demi  doazaine  de  bourgeois 
trop  pressés  de  liberté.  Ces  événements  ne  sont  ni  rares  ni  curieux. 
Ils  étaient  le  produit  logique  et  accoutumé  de  l'âge  ancien.  Pourquoi 
les  chroniqueurs  sont-ils  si  prompts  pour  ces  récits  de  la  douleur  et 
de  la  violence ,  et  restent-ils  muets  au  spectacle  des  conquêtes  paci- 
fiques que  rhomme  fait  sur  la  nature  ?  C'est  que  l'histoire  fut  long- 
temps une  science  plus  féodale  que  civile  »  et  que ,  de  tout  temps , 
i'bomme  accorda  plus  d'attention,  au  tumulte,  à  la  guerre  et  au  sang 
qu'aux  efforts  du  travail,  à  la  persévérance  des  arts  et  aux  pi-ogrèsde 
la  culture  sociale. 

Je  voudrais  faire  connaître  l'état  ancien  des  ressources  alimentaires 
qu'offraient  les  vergers  alsaciens ,  et  surtout  marquer  avec  précision 
ce  que  le  temps ,  les  découvertes  des  voyageurs ,  le  développement 
des  rapports  commerciaux,  le  perfectionnement  des  méthodes  de  cul- 
ture y  ont  successivement  sgoulé.  Cette  histoire  des  arbres  fruitiers  de 
notre  pays ,  qui  charment  notre  vue  avec  leur  feuillage  diversifié , 
décorent  nos  campagnes ,  ombragent  nos  jardins  et  réjouissent  noire 
goût  par  les  saveurs  variées  de  leurs  fruits  dorés  ou  vermeils,  cette  his- 
toire, à  mon  sens,  aurait  plus  d'attrait  et  de  véritable  utilité 
que  l'analyse  des  dévasutions  commises  par  les  Armagnacs  ou  la 
patiente  étude  des  calamités  de  la  guerre  de  trente  ans.  Mais  comment 
la  faire  ?  Les  anciens  annalistes  n'ont  presque  rien  vu  des  faits  qui  la 
constituent ,  et ,  dans  tous  les  cas ,  n'en  ont  guère  parlé.  Elle  ne 
pourra  donc  être  que  bornée ,  incomplète ,  et  en  bien  des  poims  , 
conjecturale. 

Nos  vergers  et  nos  jardins  sont  constitués  actuellement  au  moyen 
de  deux  groupes  généraux  d'arbres  fruitiers.  L'un,  que  j'appellerai  le 
groupe  celtique ,  comprend  les  arbres  à  fruits  indigènes  k  notre  cli- 
mat ;  l'autre,  que  J'appellerai  le  groupe  étranger,  renferme  ceux  que 
l'art  a  acclimatés  sous  notre  ciel. 

Le  groupe  celtique  est  pauvre,  il  compte  le  poirier,  le  pommier,  le 
prunier,  le  châtaignier,  le  merisier,  le  noisetier,  le  néflier,  le  figuier, 
le  cognassier,  le  framboisier,  le  grosseiller,  le  cormier,  le  cornouillier, 
l'arbousier,  l'alizier,  le  prunellier.  Le  groupe  étranger  est  riche  de 
belles  espèces  variées  et  délectables  ;  il  renferme  le  noyer,  que  les 
Grecs  ont  emprunté  aux  bords  de  la  mer  Caspienne  au  v«  siècle  avant 
notre  ère  et  qu'ils  ont  répandu  dans  toute  l'Europe  ;  le  cerisier,  rap- 
porté par  Lucullus  de  Cérasonte  dans  le  royaume  de  Pont  ;  Tabrico- 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'ANCRNHB  ALSACE  A  TABLE.  S91 

lier,  originaire  d'Arménie  ;  le  pécher,  importé  de  la  Perse  depuis  dix- 
neuf  siècles  el  qui  a  acquis  la  succulence  qui  le  distingue,  sous  le  climat 
de  la  Gaule  ;  l'amandier,  venu  des  pays  méridionaux  de  l'Europe  ; 
Tamandier-pécher,  hybride  du  pécher  et  de  l'amandier,  que  nous 
defotts  aux  régions  persiques  ;  le  mûrier,  originaire  de  la  Grèce  ;  le 
pistachier  qui  provient  des  environs  de  Psittaque ,  en  Syrie  ;  le  gre- 
nadier, indigène  sur  les  bords  de  la  Méditerrannée  ;  le  citronnier,  né 
en  Asie ,  cultivé  de  temps  immémorial  sur  le  littoral  de  la  Méditer- 
rannée, acclimaté  par  les  Phocéens  dans  la  Provence,  oublié  et  perdu 
pendant  les  siècles  de  barbarie,  et  ne  réapparaissant  en  France  qu'au 
XIV*  siècle;  l'oranger,  venu  de  l'Asie  méridionale  et  répandu  en 
Europe  seulement  deiJuis  les  voyages  du  portugais  Juan  de  Castro 
aux  Indes  (1520);  la  vigne  ,  originaire  d'Asie ,  transportée  en  Grèce 
et  en  Italie ,  et  de  là  dans  les  Gaules  et  jusque  sur  les  rives  du  Rhin 
par  Probus  ;  l'ananas  »  apporté  du  Brésil ,  en  1555 ,  par  un  Bourgui- 
gnon, Jean  de  Livy,  mais  abandonné  et  réintroduit  en  Europe  par  les 
HoHandais  en  1690  ;  les  deux  premiers  mûrirent  en  France ,  en  4754, 
et  furent  savourés  par  Louis  XV  ;  un  vieux  jardinier  de  l'ancienne 
monarchie ,  Edi  »  en  rétablit  l'a  culture  à  Versailles ,  pendant  que 
Louis  xviii  •  son  maître,  s'occupait  de  l'acclimatation  du  régime  con- 
stitutionnel; il  ne  faut  pas  être  trop  exigeant  ;  l'une  de  ces  deux  choses 
a  réussi  ;  c'est  l'ananas. 

Du  temps  de  Gharlemagne ,  les  fermes  impériales  (  ViUœ)  avaient 
d^à  conquis  cinq  genres  du  groupe  étranger.  Le  §  70  du  capitulaire 
de  FtUtf  prescrit  de  cultiver  et  d'entretenir ,  dans  les  vergers  des 
domaines  de  ce  prince ,  des  pommiers ,  des  pruniers ,  des  sorbiers , 
des  néffiers ,  des  poiriers ,  des  châtaigniers ,  des  pêchers ,  des  noise- 
tiers, des  cognassiers,  des  amandiers,  des  mûriers,  des  figuiers, 
de»  noyers ,  des  cerisiers.  Quelques  uns  de  ces  genres ,  les 
pommiers ,  les  pruniers ,  les  poiriers  .  les  pêchers ,  les  cerisiers  com- 
prenaient déjà  plusieurs  espèces ,  car  l'empereur  dit  expressément 
que  Ton  enti'etiendra  les  diverses  variétés  de  ces  arbres  fruitiers.  Le 
capitulaire  ne  nous  a  laissé  qu'un  essai  de  nomenclature  des  espèces 
de  pommes  alors  régnantes  ;  il  nous  fait  connaître  les  Gormaringa,  les 
Geroldinga,  les  Crevedelia,  les  Spirauca,  les  Dulcia.  Vnetcœtera 
malencontreux  nous  dérobe  le  reste  (<). 

(*)  Corp.  jur.  gsrman, ,  édil^»"  Heineccius ,  page  dSO. 


Digitized  by  VjOOQIC 


S92  RBVCB  D'ALSACB. 

Les  annales  des  dominicains  de  Colmar  noua  font  connaître  au  xm» 
siècle  trois  espèces  de  poires  :  les  royales,  les  RegeUlnren  et  les  GigUs- 
biren  ;  ces  deux  dernières  espèces  furent  tellement  abondantes  en 
1278  que  l'on  en  donnait  40  et  50  pour  un  denier  (i).  Le  même  docu- 
ment nous  apprend  que  le  bîttig  de  pommes  dites  Grunacher  se  vendît 
la  même  année  5  deniers ,  et ,  qu'à  celte  époque,  les  pêchers  étaient 
déjà  communs  dans  nos  campagnes  (%  Geiler  parle  iesScfûlibiren.  Un 
passage  de  Ciosener  fait  voir  qu'au  xiv*  siècle  la  culture  des  figuiers 
était  très-répandue  dans  la  région  du  vignoble.  En  1362,  un  bourgeois 
de  Strasbourg ,  qui  exploitait  des  propriétés  à  Heiligenstein ,  donnait 
une  livre  de  figues  de  sa  récolle  pour  une  livre  de  pois.  (3) 

Au  xvi«  siècle  •  nous  trouvons  l'amandier  installé  dans  nos  jar- 
dins (^)  ;  Bock  comptait  dans  notre  pays  ^ize  espèces  de  pommes  : 
Johanntsœpfel  y  Augsuepfel^  Sûtsœpfel,  Schragen  ou  Herrgottsœpfel , 
Stromelting  f  Gemœpfel^  Paradysœpfel^  Kolcepfel^  We'mœpfel ,  Strem^ 
ling,  Speyerling,  Frauenœpfel ,  Heimelting,  Wûrtzœpfel  et  Hermel- 
ting  ;  ces  trois  dernières  étaient  les  meilleures.  On  connaissait  aussi 
alors  vingt  variétés  de  poires:  Mecherling ,  Alandsbiren^  Kochbiren, 
SchmaUbiren,  Fleischbiren ,  Bocktbïren,  Sommerbiren,  Pfaffenbiren, 
Reyehbiren^  Rundebùren,  Kirchbiren,  Winterbiren^  Ixnhartibiren , 
Schiffersbiren  ^  Wallenbiren,  MuUingsbiren ,  Lamloien,  Neustatter^ 
biren ,  Holxbiren  et  Geisbonen, 

Dès  cette  époque ,  l'oranger  fut  accueilli  avec  passion.  L'électeur 
palatin  créa ,  dans  ses  jardins  de  Heidelberg ,  la  première  orangerie 
qu'on  ait  vue  en  Allemagne  ;  ses  belles  serres  devinrent  célèbres.  Tous 
les  princes  et  les  grands  seigneurs  de  ce  pays  imitèrent  le  luxe  de 
l'électeur,  et  Olivier  de  Serres  dit  que  l'on  voyait  %rottre  et  mûrir  les 
oranges  dans  leurs  châteaux  (')•  Les  bourgeois  riches  de  Metz  et  de 
Strasbourg  cultivaient  l'oranger  comme  un  arbre  d'agrément  (^)  ; 
Félix  Plater  le  cultiva  à  Bâie  pour  en  livrer  les  produits  à  la  pharma- 
cie ;  d'après  son  livre  de  ménage,  cette  exploitation  lui  rapporta  1300 

{*}  Annales  des  Dominicains  de  Colmar ,  éàïi^^  de  1854 .  pag  75. 

(•)  Idem,  pag.  201. 

(')  Glosener  ,  Chronick ,  p.  112. 

{*)  RÔ8SLIN ,  Wasgauische  Gebirg  ;  p.  22. 

(")  Olivier  de  Serres  ,  Théâtre  d'agricuUure ,  ii ,  p.  403. 

(*)  J.  Bock  ,  Kreuterbuch ,  p.  341  • 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  393 

livres  bâioises.  (^  Les  comtes  de  Hanau  »  à  Bouxwiller,  et  les  comtes 
de  Birkenfeld ,  à  RibeauTîllé ,  se  créèrent  aussi  des  orangeries.  La 
première  est  devenue  la  propriété  de  la  ville  de  Strasbourg  ;  la 
seconde  a  passé  aux  mains  de  la  ville  d«  Colmar»  après  la  révolution. 
Les  plus  beaux  jardins  »  les  vergers  les  plus  renommés  appartenaient 
à  fa  noblesse  et  an  clergé ,  comme  de  raison.  On  ciuit  surtout  ceux 
des  princes  de  Roban  dans  leur  résidence  épiscopale  de  Saverne  ;  ils 
éuîent  immenses  et  rappelaient  la  magnîâcence  de  Versailles  par 
leurs  plantations  savantes,  leurs  terrasses  fleuries,  leurs  grottes,  leurs 
cabinets  de  verdure ,  leurs  pièces  d'eau ,  leurs  Iles  artificielles ,  leurs 
kiosques  galants»  leurs  serres  opulentes»  leurs  allées  consacrées 
aux  plus  grands  noms  de  la  France ,  Coudé  »  d'Estrées ,  Montmo- 
rency etc»  C)  ;  ceux  de  la  maison  de  Ribeaupierre»  ceux  de  la  famille  de 
Rosen  à  Bollwiller  »  ceux  des  Kiinglin  à  Zillisheim  ;  les  Lustgarten 
des  conseillers  de  la  régence  autrichienne  à  Ensisheim.  qui  leur  furent 
concédés  par  un  décret  de  l'archiduc^  de  1576  ;  (S)  ceux  des  Scbv^endi» 
à  Kientzheim,  espèce  de  petite  Provence  alsacienne  ;  ceux  de  l'abbaye 
d'AndIau,  ceux  du  château  d'illkirch ,  etc.  Le  jardin  des  Chartreux  de 
Molsheim  avait  un  renom  spécial  pour  la  beauté  et  la  suavité  de  ses 
fruits  ,  (^)  privilège  que  les  fils  de  S.  Bruno  avaient  aussi  à  Paris.  Un 
simple  chanoine  de  St-Dié  possédait  un  jardin  fameux.  Quand  Louis  xiv 
y  passa  »  en  1675  »  la  cour  le  visita  et  le  c  trouva  le  plus  joli  du 
monde  (^).  » 

C'est  un  fait  certain  dans  notre  histoire  que  la  culture  allemande  ne 
produisait  que  des  fruits  d'une  qualité  assez  médiocre  et  était  resser- 
rée dans  un  cercle  très-borné ,  quant  aux  espèces  et  aux  variétés- 
Sébastien  Munstef  dit ,  à  la  vérité  »  en  parlant  de  l'Alsace  »  c  que  les 
c  fruits  délicieux  y  croissent  abondamment  (^)  i  ;  mais  cet  éloge  ne 
doit  être  accepté  que  comme  l'éloge  d'un  allemand  qui  raisonnait 
avec  les  idées  de  son  époque  et  le  goût  de  sa  nation.  Les  bons  fruits» 
les  variétés  rares  et  délicates,  les  espèces  perfectionnées  ne  parurent» 

(*)  Plâtir  ,  Zwei  Àutobiograph,  p.  181. 

(*)  Klein,  Saverne  et  ses  environs ^  p.  13-16. 

C)  Herxlkn  ,  Histoire  d'Ensisheim^  p.  320. 

(*)  BERifECGiSR ,  Deseript.  particuL  territor.  Argentin. ,  ^,  p.  46. 

(*)  PBUSSOif  »  Lettres ,  n,  p.  2. 

n  MUNSTBR  »  Cosmographie  »  p.  803. 


Digitized  by  VjOOQIC 


294  REVITB  D'ALSAGB. 

dans  notre  province ,  qu'après  la  conquête  (hinçaiae.  Les  intendant» 
royaux ,  frappés  de  la  feniUté  du  sol  et  de  Tindigence  de  nos  vergers  • 
établirent  plusieurs  pépinières  qu'ils  confièrent  à  des  jardiniers  fran- 
çais et  dont  les  produits  éuient  destinés  à  propager  dans  le  pays  de 
meilleures  races  d'arbres  fruitiers.  Le  baron  de  Montclar,  commandani 
militaire  de  l'Alsace ,  en  créa  une  à  Kientzheim  »  (i)  sur  la  fin  du  xvn* 
siècle,  qui  eut  une  grande  renommée.  Il  y  en  avait  une  autre  dans  les 
environs  de  Haguenau ,  à  Hartshausen ,  je  crois ,  sur  un  domaine 
appartenant  au  maréchal  d'Huxelles.  Mais  la  plus  importante  parait 
avoir  été  celle  de  Dachstein»  établie  près  du  château,  c  Elle  renfermait 

<  toutes  sortes  d'arbres  fhiitiers  tirés  des  pays  du  midi ,  de  la  Tou- 
€  raine  et  de  la  Moselle,  objet  qui  n'était  point  à  cette  époque  en 

<  grande  culture  en  Alsace.  Pour  encourager  les  propriétaires  et  les 
€  fermiers ,  on  les  leur  vendait  deux  tiers  au-dessous  du  prix  ordi* 
c  naire  et  on  leur  donnait  les  instructions  nécessaires  pour  les  dire 
c  réussir.  On  fit  venir  aussi  des  jardiniers  français  dont  plusieurs 
c  ont  depuis  établi  des  pépinières  considérables  à  Strasbounr  »  à  Ha- 
€  guenau  et  ailleurs  (^).  >  C'est  de  ces  pépinières»^  dues  à  la  sollicitude 
de  l'administration  française ,  que  sont  sorties  ces  belles  espèces  det- 
fruits  qui  sont  la  richesse  de  nos  vergers  actuels.  Le  peuple  le  sak 
bien  quand  il  fait  la  judicieuse  distinaion  entre  les  fruits  indigènes  et 
vulgaires  et  ce  qu'il  appelle  franzosich-Obit  :  (les  fruits  français). 

Cette  régénération  des  arbres  fruitiers  en  Alsace ,  entreprise  et 
aidée  par  l'État ,  a  été  définitivement  accomplie  par  une  famille  de 
jardiniers  dont  les  travaux  et  l'intelligence  méritent  un  souvenir 
reconnaissant.  Jean  Baomann ,  de  Dornach ,  était  en  1750 ,  ouvrier- 
jardinier  chez  un  riche  horticulteur  de  la  Hollande.  Sur  le  bruit  du 
savoir  qu'il  avait  acquis»  le  maréchal  de  Rosen  l'engagea  à  son  service 
et  lui  confia  la  direction  de  ses  jardins  à  Bollwiller.  Vers  1740,1e 
maréchal  loi  permit  d'établir  une  petite  pépinière  d'arbres  fruitiers 
pour  son  compte.  Son  fils  François-Joseph  lui  succéda  en  1760;  il 
agrandit  la  pépinière*  l'enrichit  d'espèces  nombreuses  et  nouvelles  de 
fruits ,  tirées  des  meilleurs  jardins  de  la  France ,  et  en  fit  un  établis- 
sement célèbre  dans  toute  l'Europe.  Il  était  prévôt  de  Bollwiller  en 
4788.  J'ai  devant  moi  le  caulogue  des  arbres  fruitiers  qu'il  cultivait 

(*)  BuxniG ,  B9iehr.  des  Eltoêm ,  p.  131. 
n  Pbvchbt  ,  Ihieripu  du  Bat-Bhin ,  p.  13. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L*ANCIEimE  ALSACE  A  TABLE.  29S 

et  propageait  h  celte  époque.  It  est  très  riche  et  atteste  les  efforts  que 
cet  horticulteor  renommé  a  faits  pour  doter  notre  province  des  arbres 
à  fruits  qui  faisaient  la  gloire  des  jardins  français.  J'y  compte  trente- 
six  variétés  de  pèches  »  parmi  lesquelles  la  beUe  chevreuse,  la  made- 
htme^  Ia  chancelière ,  la  cardinale  de  Fursienberg^  la  belle  de  VUry,  le 
tèum  de  Vénus ,  le  pavie  rouge  de  Pomponne  :  dix  espèces  d'abricots  : 
tAngoununt,  de  Provence,  de  HoUande,  d* Alger,  de  Nancy,  le  plus 
recherché  de  tous  ;.  vingt  neuf  variétés  de  prunes  :  damas  de  Tours , 
drap  d'or,  impériale ,  royale ,  dauphme ,  de  monsieur,  perdrigon,  S^- 
Caiherine;  douze  espèces  de  cerises  :  guignes»  bigarreaux ,  griottes  ; 
le  général  marquis  de  Rosen  aimait  par-dessus  toutes  le  gros  bigav 
reau  noir  ou  cerise  royale  ;  quatre  vingt  trois  variétés  de  poires  ao 
nombre  desquelles  je  remarque  la  cuisse-madame,  la  Cassolette ,  la 
poire  éPceuf  ou  CoUnar  d'été,  le  beurré-domain ,  fromische)  beste  Bime , 
les  Bézy^  les  BergamoUes^  la  Lanzae,  inaugurée  par  Louis  xiv  enfant  « 
Vépine  d'été ,  la  favorite  de  Louis  xiv  vieilli ,  le  ckaî^brulé ,  la  belle  et 
bonne,  qui  n'est  pas  encore  connue  ,  dit  le  catalogue ,  le  muscai  aile- 
numé,  la  Cobnar  d'hiver;  trente-trois  espèces  de  pommes.  (*)  Je  suis 
surpris  de  ne  pas  rencontrer  dans  le  catalogue  de  1788  une  poire  fon- 
cièrement alsacienne  ;  c'est  la  poire  de  BoUwiller  (Pyr.  BoUvUlerià) 
espèce  indigène  aux  coteaux  de»  Vosges  d'Alsace  et  qui  a  été  perfec- 
tionnée dans  la  pépinière  de  BoUwiller,  comme  l'indique  son  nom. 
En  1804  l'établissement  de  Bollvriller  avait  presque  doublé  le  nombre 
des  espèces  de  ses  arbres  à  fruits  «  et  son  commerce  s'étendait  jus- 
qu'en Russie.  (')  Ce  domaine  est  aujourd'hui  administré  par  la  qua- 
trième génération  des  Baumann ,  et  les  produits  en  sont  expédiés 
dans  toute  l'Europe  et  au-delà  des  mers. 

L'esprit  de  charité^  fit  sur  un  autre  point  de  la  province  ce  que  la 
science  bounique  avait  fait  à  Bollvriller.  Quand  le  vénérable  Oberlin 
arriva»  en  1767»  dans  la  Ban-de-la-Roche,  il  n'y  trouva  d'autres  fruits 
que  des  pommes  sauvages  »  et  la  vulgaire  espèce  de  prune  connue 
sous  le  nom  de  quetsche  (prunus  germanica).  Il  choisit  les  deux  meil* 
leurs  champs  de  son  pauvre  domaine  presbytéral  et  les  planta  de 
pommiers»  de  poiriers»  de  cerisiers,  de  pruniers  et  de  noyers.  Quand 

(<)  F.  J.  Baumann  »  Catalogue  dès  arbres  fhntiers  qtd  peuvent  $e  eulHveT  dans 
notre  eUmat,  Golmar  1788 .  8«  de  nr-lSÎ  psges. 
[*)  Annuaire  du  Haut-Rkîn  pour  Van  Xltt^  p.  206. 


Digitized  by  VjOOQIC 


S96  REVUE  D'ALSACE. 

cette  petite  pépinière  fat  en  état  de  donner  des  fruits»  il  les  distribua 
à  ses  paroissiens.  Le  goût  s'en  répandit  promptement  parmi  eox ,  et 
il  leur  enseigna  Fart  de  greffer  (i).  Le  Ban-de-la-Roche  a  aojoord'hu 
des  fruits  eicellents  et  en  grande  quantité. 

L'Alsace  .doit  à  l'intendant  de  Lucé  les  belles  et  riches  allées  de 
noyers  qui  décorent  une  partie  de  ses  routes  »  notamment  dans  la 
basse  province.  Une  ordonnance  de  cet  administrateur  avait  prescrit 
l'emploi  du  noyer  pour  la  plantation  des  cbemiqs  publics.  0  II  me 
semble  que  cette  mesure  était  plus  sage  que  celle  adoptée  par  notre 
école  polytechnique  qui  pendant  longtemps  ne  plantait  rien  ,  et  qui , 
maintenant ,  ne  plante  que  des  arbres  improductifs.  Un  ancien  préfet 
du  Haut-Rhin.  Félix  Desportes ,  avait  marché  dans  la  voie  ouverte 
par  H.  de  Lucé  ;  en  trois  années ,  (an  xi ,  xii  et  xiii)  il  fit  planter,  le 
long  de  nos  chemins ,  près  d'un  million  d'arbres ,  parmi  lesquels  on 
comptait  415,000  arbres  fruitiers.  (')  Si  ce  mouvement  avait  été  conti- 
nué y  nous  jouirions  aujourd'hui  du  bienfait  et  du  spectacle  que  M. 
Desportes  avait  entrevus.  >  Bientôt,  disait-il»  le  Haut-Rhin  offrira 
c  l'image  d'un  riche  verger  ;  les  prairies  et  les  champs  garderont , 
c  sous  un  feuillage  protecteur»  leur  verdure  et  leur  richesse.  Le  pro- 
c  duit  de  ces  arbres  rendra  au  Haut-Rhin  le  commerce  des  fruits  secs 
c  qu'il  faisait  autrefois  avec  le  Nord.  • 

Qui  s'en  douterait  ?  Les  pauvres  enfants  qui»  pendant  l'été,  viennent, 
pieds-nus  »  les  cheveux  au  vent  »  de  nos  hautes  montagnes  »  vendre 
dans  les  villes  les  fraises  au  parfum  pénétrant  et  les  framboises 
nées  sur  la  ronce  des  bois»  ces  enfonts»  le  xiip  siècle  les  voyait 
déjà  offrir  leur  récolte  pourprée  à  la  porte  des  maisons  de  nos  vieilles 
cités,  c  A  la  Sainte  Petronille  (5i  mai)  de  l'année  i28i»  on  vit  paraître 
<  les  fraises  dans  les  montagnes  d'Alsace;  les  pauvres  les  ven- 
c  daient.  >  (^)  Tel  est  le  témoignage  d'un  document  contempo- 
rain. Depuis  plus  de  six  siècles»  les  enfants  et  les  femmes  de  Was- 
serbourg»  de  Hûsseren  et  du  Val  de  Munster  apportent  à  Colmar  leurs 
petits  paniers  de  fraises  »  comme  les  pauvres  de  Grendelbruch ,  de 
Laubenheim  et  de  Holikirch  les  portent  à  Strasbourg. 

C)  p.  Obbrlin  ,  Lb  Ban-de-lc^Roehe,  p.  67. 

(*)  Friese  ,  Oekonom,  Ifaturgeteh.  d$s  Bl$a$$e8 ,  p.  iO. 

C)  Annuaire  du  Haut-Rhin  pour  Van  Xlil,  p.  265. 

{*)  AnnaUi  des  Dominieaini  d$  Colmar  »  édit^»  1654 ,  p.  99. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'ANCnENNE  ALSACE  A  TABLE.  397 

Les  frnits  cultivés  en  Alsace  au  xvi«  siècle  ont  inspiré  à  an  peintre 
demeuré  inconnu  une  bizarre  fantaisie  artistique.  Il  a  représenté  les 
quatre  saisons  dans  quatre  figures  humaines  exclusivement  formées 
de  fruits  et  de  légumes  en  usage  dans  notre  pays.  L'bîver  emprunte 
ses  joues  pâles  à  deux  navets«  son  front  ridé  à  deux  pommes  reinettes  ; 
une  poire  longue  fait  Tofflce  du  nez  »  deux  carottes  à  la  pointe  eflfllée 
figurent  les  moustaches  menaçantes  et  un  radis  noir  forme  la  barbe  ; 
cette  tête  est  coiffée  d'une  feuille  de  choux  blanc  qui  a  très-exacte- 
ment pris  la  forme  du  chef.  Les  autres  figures  sont  exécutées  dans  le 
même  goât  et  avec  les  éléments  végétaux  fournis  par  chaque  saison. 
Ces  quatre  tableaux  qui  avaient  été  peints  pour  la  salle  d'assemblée  de 
la  tribu  des  jardiniers  des  Strasbourg,  se  trouvent  aujourd'hui  dans  la 
salle  capitulaire  de  l'église  de  Sainte-Aurélie  ('). 

Les  vieux  livres  nous  apprennent  que  l'on  n'a  pas  toujours  mangé  » 
comme  nous  le  faisons  actuellement,  les  fruits  au  dessert.  En  France, 
au  XVI*  siècle  encore  •  on  les  mangeait  au  commencement  du  repas  ; 
puis  venaient  seulement  les  mets  chauds,  les  viandes.  Après  celles* ci, 
on  servait ,  pour  faciliter  la  digestion ,  les  épices ,  qui  constituaient  à 
proprement  parler  le  dessert.  C'étaient  des  sucreries ,  des  aromates 
confits ,  des  électuaires.  Je  n'ai  point  vu  que  l'Alsace  ait  suivi ,  en 
cette  matière ,  la  même  mode  que  la  France ,  et  il  me  semble  bien 
certain  que  de  tout  temps  le  fruit  y  a  été  présenté  à  la  fin  du  repas. 
Mais  pour  ce  qui  concerne  l'usage  des  aromates  confits  »  elle  s'était 
conformée  au  goât  universel.  Nos  ancêtres  mangeaient ,  sur  la  fin  du 
repas ,  de  l'anis  ,  du  fenouil  et  de  la  coriandre  confits  au  sucre.  Les 
roses  jouaient  un  rôle  considérable  dans  le  service  de  leur  dessert  ; 
ils  en  tiraient  des  sirops  •  du  miel ,  un  sucre  célèbre ,  et  les  conver- 
tissaient en  compote.  (^)  Le  sucre  de  fleur  de  pêcher  était  une  délica- 
tesse hors  ligne ,  ainsi  que  le  sirop  de  violettes  noires  de  mars.  Ils 
aimaient  surtout  le  confortatif  de  cerises.  Un  vieux  docteur  dit  qu'il 
est  bon  à  employer  toute  l'année.  En  voici  la  recette.  L'on  faisait  ma- 
cérer pendant  quinze  jours  des  cerises  acides  dans  une  dissolution  de 
sucre  et  de  miel.  Ainsi  préparées,  on  plaçait  les  cerises  dans  un  bocal 
et  on  les  couvrait  d'un  bain  où  entraient  l'hysope ,  la  réglisse ,  l'eau 

(*)  Piton  ,  Strasb,  illust,  Faubourg$ ,  p.  Ii4.  M.  Piton  en  a  donné  une  excel- 
lente représentation  par  le  procédé  du  laTis-aqoarelle  intenté  par  M.  Simon, 
(*}  Bock  ,  Kreuterbuch  ,  déjà  cité ,  Y»  Roun, 


Digitized  by  VjOOQIC 


t98  MBVOE  d'alsacb. 

de  rose  et  Tesseoce  de  violette  ;  l'on  y  ^outak  canelle ,  girofle  et 
fleure  de  miucade  ;  après  quiose  jours  d'imprégnation  on  les  immer- 
geait dans  du  vîn  vieux»  le  meilleur  possible.  0)  Ce  confortatif  passait 
pour  un  tonique  de  première  classe.  Que  Ton  était  loin  déjà  de  la  rude 
simplicité  des  Romains  qui  confisaient  leurs  fruits  dans  le  vinaigre  et 
le  sel ,  et  qui  réservaient  pour,  les  malades  les  pommes  confites  au 
miel  ! 

Les  modernes  s'imaginent  volontiere  que  les  gens  du  temps  passé 
jouissaient  d'un  appétit  naturel  infatigable  et  qu'ils  ne  connaissaient 
point  les  allangnissements  et  les  inerties  qui  affligent  de  nos  jours 
tant  d'estomacs  riches  ou  blasés.  C'est  une  erreur.  De  tout  temps ,  il 
y  a  eu  des  hommes  qui  par  l'abus  des  jouissances  et  les  excès  ont 
énervé  leure  organes  et  surtout  leur  estomac  et  auxquels  il  a  fallu 
oflKr  le  secoure  d'un  appétit  factice  ou  d'emprunt  ou  tout  au  moins 
des  moyens  capables  de  réveiller  leur  appétence  engourdie  ou  émous- 
sée.  L'Alsace ,  comme  les  autres  pays ,  a  connu  ces  invalides  de  là 
gastronomie»  et  leur  est  venue  en  aide  avec  les  inventions  de  ses  méde- 
cins et  les  imaginations  de  ses  gourmets-vétérans.  L'on  recommandait 
chez  nous  aux  estomacs  paresseux  »  rebelles  ou  usés ,  comme  parti- 
culièrement douées  d'une  puissance  appétitive  y  les  substances  ou 
compositions  suivantes  :  le  raisinet  ;  (^)  le  thym  en  poudre  mêlé  de 
sel;  (*)  la  cicutaire,  (WUdenkorbelJ  préparée  d'une  façon  spéciale  ;  {*) 
la  feuille  d'angélique  cuite  dans  l'eau  ou  do  vin  ;  bringt  begir  und  but 
xu  der  Speii ,  dit  un  ancien  médecin  ;  (')  un  verre  de  malvoisie  ou  de 
Rheinfell  avec  une  bouchée  de  pain  ;  cet  appétitif  avait ,  en  outre ,  le 
privilège  de  chasser  le  mauvais  air  ;  (')  des  grains  d'anis  ;  C)  l'abbé 
Buchinger  recommandait  le  vin  d'aulnie  fAlani'Wein)  ;  c'était  du  vin 
cuit  t  préparé  avec  du  moût  »  et  dans  lequel  plongeait  un  sachet  qui 
renfermait  onze  espèces  d'aromates  :  racine  d'aulnée ,  canelle , 
girofles ,  zestes  de  citron,  muscade,  sauge,  hysope»  centaurée,  fleure 

(*)  Bock  ,  loe.  eit, ,  p.  382. 

(•)  Idem  »  p.  207. 

(*)  FocHS ,  Neu  Kreutirbueh ,  ch.  321. 

n  Idem ,  ch.  m. 

(*)Idem,  ch.  43. 

(*)  M06CHIR0SCH,  Àdêl,  Ubm ,  p.  36. 

f)FDCiis,  loe.  eit,  y  cb.  19. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L*ANaENNB  ALSACE  A  TABLE.  299 

de  boarrache,  llearsdebéloiDe  et  cardon-bénit  ;  (^  il  préconisait  ainsi 
le  Un  de  Vermouth  (  Wermouth^  Wrin)  dans  lequel  il  oe  veut  pas  faire 
Infuser  moins  de  vingt  espèces  de  plantes  aromatiques  ;  (')  le  bouniste 
Fncbs  en  faisait  aussi  grand  cas;  il  lui  reconnaissait  entr'autres 
mérites  celui  de  fortifler  les  facultés  digestives  de  resComac,  d'exciter 
l'appétit»  et  d'écarter»  quand  il  était  prisa  jeun,  tout  danger  d'ivresse 
pour  le  restant  du  jour  ;  mêlé  à  de  Thnile  de  roses  il  formait  un  sto- 
macbique  excellent  (').  Ce  genre  de  sensualisme  avait  pénétré  jusque 
dans  le  sauvage  Ban-de-la-Rocbe  ;  dans  celte  contrée  •  l'on  relirait 
l'huile  essentielle  de  la  semence  de  séséli  carvi,  au  moyen  de  la  distil- 
lation »  et  l'on  en  mettait  quelques  gouttes  dans  la  soupe  »  i  titre 
de  stomachique  et  d'apéritif  (^).  Les  digestifs  capitaux  des  paysans  de 
notre  pays  étaient  l'ail  et  la  moutarde  ;  Tail  que  les  vieux  docteurs 
appellent  la  thériaque  rustique  et  qui  est  en  possession  de  chasser  le 
mauvais  air  ;  la  moutarde»  aimée  du  sage  Pythagore»  et  dont  JérAme 
Bock  explique  le  crédit  sur  le  goût  des  paysans  par  la  double  raison 
qu'ils  espèrent  gagner»  dans  son  usage  »  une  plus  grande  subtilité 
d'esprit»  et  que  d'un  autre  côté»  cette  composition  éclaircit  le  cerveau» 
ranime  la  vitalité  de  l'estomac»  aide  la  digestion  et  favorise  les  entre- 
prises galantes  (^).  Moscberosch  a  placé  dans  le  premier  dialogue  de 
son  Adeliehes  Leben  un  Interlocuteur  qui  semble  n'avoir  pas  eu  besoin 
de  beaucoup  d'artifices  pour  disposer  son  estomac  à  faire  son  devoir. 
Voici  comment  il  s'exprime  dans  un  français  que  peu  de  personnes 
s'attendront  »  sans  doute  »  i  trouver  dans  un  livre  imprimé  à  Stras- 
bourg» chez  Jean  Philippe  Mùlben,  en  1643  :  c  J'ay  l'appétit  tousiours 
c  ouuert  comme  la  gibbecière  d'un  avocat;  il  me  faut  premièrement 
c  antidoter  mon  estomac  de  codignat  de  four  »  et  d'eau  béniste  de 
I  cave  »  et  de  quelque  chapon  froid  nageant  sur  Thypocras  »  a&n  que 
c  si  quelque  malheur  me  venoit  prendre  »  il  ne  me  trouvast  i  boyaux 
c  vuides  (^).  •  Voilà  certainement  un  homme  de  sage  précaution;  mais 
que  devenait  ce  génie  prévoyant»  logé  en  un  corps  dont  l'estomac  eût 
été  obligé  de  recourir  aux  appétitIfSi  ? 

(*)  BuCHiiiGER  9  Mœhbueh ,  form.  dSS9. 

nidem»fonn.  960. 

(*)  Fdcbs  »  loe.  cit. ,  cb.  1. 

{*)  Obbblin,  Propoê.  géohg,  iur  U  Ban-de-la-Moeho ,  p.  176. 

(*)  JÉa.  BOGi  ,loe.cU.,  p.  57  et  380. 


Digitized  by  VjOOQIC 


SOO  RETinS  D'ALSAGB. 

Quand  on  jage  combien  notre  monde  est  déjà  vieux  el  combien  sont 
enclins  à  la  curiosité  les  êtres  qui  décorent  cette  planète ,  l'on  ne 
peut  pas  raisonnablement  s'étonner  que  les  hommes  aient  fait  quel- 
ques découvertes  assez  indiscrètes  et  surpris  quelques  secrets  plus  ou 
moins  singuliers.  C'est  ainsi  que  nos  pères  s'étaient  cru  fondés  à 
attribuer  à  certaines  substances  une  influence  exhilarante  »  à  penser 
que  le  safran  mêlé  an  moût  détruisait  l'ébriété  »  que  l'améthyste  en 
préservait  totalement  celui  qui  portait  cette  pierre  précieuse.  Ils 
croyaient  aussi  que  la  chair  du  lièvre  disposait  i  la  tristesse  et  engen- 
drait  la  mélancolie,  opinion  bien  éloignée  du  sentiment  qui  portait  le 
poète  Martial  à  dire  du  lièvre  : 

Inier  qtêodrupedeê  ghria  prima  ic^mt , 
éloge  qu'un  hyperboliste  français  a  traduit  par  ces  mots  :  i  C'est  le 
civet  qui  mérite  la  couronne  civique,  t  ! 

Une  fois  engagée  à  la  poursuite  des  influences  mystérieuses  qui 
résidaient  dans  certaines  substances»  l'imagination  humaine  s'est 
laissé  persuader  qu'il  existait  des  mets  et  même  de  simples  plantes 
condimentaires  qui  avaient  la  vertu  de  rendre  les  femmes  plus  tendres 
et  les  hommes  plus  aimables  qu'à  leur  ordinaire.  Cette  opinion  est- 
elle  fondée,  et  la  science  l'a-t-elle  consacrée  ?  C'est  aux  physiologistes 
à  nous  fixer  sur  ce  point.  Les  plus  célèbres  paraissent  d'accord  pour 
reconnaître  cette  prérogative  éminente  à  la  truflb ,  et  on  les  voit 
pareillement  d'accord  pour  en  user.  La  trufi<e  ne  jouissait  pas  de  cette 
gloire  chez  nos  ayeux.  Leur  expérience  s'exerçant  dans  un  cercle 
plus  modeste  avait  seulement  remarqué  les  vertus  notables  que  pos- 
sédaient les  asperges ,  les  navets ,  le  cresson  •  le  safran ,  les  cibou- 
lettes, les  panais»  Torchis  (Knabenkraut)^  le  muguet  jaune  (  Waldstroh)^ 
la  sariète ,  la  moutarde ,  la  serpentaire  infusée  dans  le  vin  ;  (*)  l'anis 
avait  la  réputation  d'exercer  les  plus  douces  influences  sur  le  cœur 
du  sexe  faible  «  et  Ton  ne  doutait  point  que  les  feuilles  d'abrotomme 
{Stauhwuriz)  placées  sous  le  chevet  du  lit  nuptial  ne  concourussent  « 
par  la  magie  de  leurs  mystérieux  effets,  à  l'accroissement  des  familles. 
Si  tous  ces  végétaux  étaient  considérés  comme  honorables  et  nobles 
au  premier  chef»  il  en  était  d'autres  qui  »  par  contre,  étaient  voués 
au  mépris  le  plus  absolu .  les  feuilles  et  les  fleurs  de  saule  »  par 
exemple ,  les  froids  concombres ,  les  apathiques  lentilles ,  la  laitue 

{*)  PuGHS,  Neu  Krwierbwh,  édit<»<»  de  Bftle  1515  passim,  et  tous  les  vieux 
botanistes. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'ANGIEMIIB  AL8ACK  k  TABLE.  SOi 

que  Ton  accusail  de  produire  des  sommeils  invincibles  et  profonds,  la 
rœ  commune  à  l'odeur  nauséabonde ,  et  au  dernier  rang ,  le  frigide 
nénuphar  qui  a  si  longtemps  yécu  sur  la  fausse  gloire  d'avoir  détourné 
de  l'esprit  des  solitaires  chrétiens  les  tentations  de  la  volupté  ;  cette 
plante  jouait»  au  moyen-âge,  un  rdle  important  dans  la  discipline  des 
couvents  ;  mais  le  botaniste  Bock  remarque  avec  malice  que  si  elle 
est  seoourable  aux  moines ,  comme  on  le  croyait  alors ,  les  moines 
montraient  peu  de  penchant  à  en  user. 

En  général ,  l'histoire  des  épices  et  celle  des  substances  à  qui  les 
préju^s  populaires  ou  savants  reconnaissaient  certains  privilèges , 
mériteraient  d'être  approfondies.  Elles  fourniraient  de  curieuses  révé- 
lations. Nous  nous  ferions  peut-être  une  juste  idée  de  la  rareté  et  du 
prix  des  épices ,  au  vir  siècle ,  en  apprenant  que  Bède-le-Vénérable 
distribua,  avant  de  mourir,  aux  prêtres  de  son  monastère  de  Jarrow, 
les.  épices  qu'il  possédait  dans  sa  cassette  (*)  ;  nous  nous  rendrions 
compte  de  l'abus  que  l'on  en  faisait  encore  au  xvii«  en  voyant  la  reine 
de  Pologne ,  Louise  de  Gonzague ,  diminuer  sur  le  budget  de  sa  mai- 
son une  dépense  de  7000  écus  dans  le  chapitre  affecté  à  l'achat  du 
poivre  0  ;  nous  demanderions  pourquoi  le  seigneur  de  Falkenstein 
achetait,  en  4374,  huit  quintaux  de  safran  à  une  société  de  marchands 
btlois  (^  et  ce  qu'il  comptait  en  faire  ;  chemin  faisant ,  nos  appren- 
drions que ,  jusqu'au  xvi«  siècle ,  les  pharmacies  suisses  et  alsaciennes 
étaient  en  possession  de  fournir  à  la  table  et  à  la  cuisine  de  nos 
pères  les  conûtures,  les  électualres,  les  liqueurs,  le  sucre,  les  vinaigres 
précieux  et  délicats ,  les  huiles  fines ,  les  vins  factices  {KûmUiche 
fVeine),  les  aromates  et  les  épices  exotiques  ;  que  la  ville  de  Bâie 
s'est  enrichie ,  en  cherchant  ces  denrées  à  Lyon ,  et  en  les  revendant 
à  TAIIemagne,  concurremment  avec  Nuremberg  et  Augsbourg  ;  qu'au 
XVII*  siècle ,  les  habitants  de  Mulhouse  faisaient  venir  toutes  leurs 
épices  de  Bile  ;  que  plus  tard ,  les  épiciers  de  Rouffach ,  d'Ensisheim 
et  de  Thann  appovisionnaient  Mulhouse  en  se  rendant  régulièrement 
sur  ses  marchés;  qu'enfm  cette  ville  n'eût  ses  épiciers  propres  et  atti- 
trés (^)  qu'en  47M;  que  c'est  de  la  même  époque  que  date,  dans 

(*)  OzANAM  ,  Oeuwes  eompl. ,  iv ,  p.  392. 

(')  Tallemant  des  Réaux  ,  HiitorieUei ,  iv ,  p.  185. 

(']  Batel  im  XIV.  Jahrhund, ,  p.  88. 

{,*)  MiiG ,  Gêêch,  Mulhauêen ,  i ,  p.  303. 


Digitized  by  VjOOQIC  — ■ 


502  RBTUE  H'ALaUX* 

toute  ootre  Atoace,  la  consiitutioD  régulière  de  ce  commeroe  Impor- 
taot  qui  fut ,  dan»  l'origine ,  exploité  par  des  pîéaiODiais ,  des  mila- 
nais et  des  tessioois ,  déucinroés  sous  le  titre  géuérique  d'italiens,  et 
qui  oni  laissé  à  leurs  boutiques  la  qualification  encore  en  usage  dans 
le  peuple  d'ItaUaner  Laden.  Aujourd'hui ,  grAce  à  l'action  du  temps, 
l'épicerie  n'est  plus  une  science  secrète  ,  et  les  enfants  de  l'Alsace  eu 
ont  pénétré  les  lucratifs  mystères  à  l'égal  des  plus  fins  compatriotes 
deHazarin. 

Je  ne  crois  pas  que  nous  soyions  redevables  aux  épiciers  des  gla- 
cières qui  nous  procurent,  dans  les  journées  torrides  de  Pété,  la 
délectation  de  boire  à  une  température  sibérienne  ou  de  manger  ces 
délicieuses  plombières ,  ces  fromages  frappés ,  que  les  révolutions 
de  la  science  gastronomique  ont  définitiveoMut  classés  en  tête  des 
digestifs  les  plus  sûrs  et  les  plus  puissants.  Hais  il  me  parait  certain 
que  l'établissement  et  l'usage  des  glacières  en  Alsace  sont  contempo- 
rains de  l'arrivée  chez  nous  d'une  autre  colonie  industrielle ,  ita- 
lienne aussi ,  ou  à  peu  près ,  celle  des  limonadiers.  Le  premier  café 
fut  ouvert  à  Strasbourg,  en  1695.  Ces  institutions  se  répandirent 
promptement  dans  toutes  les  villes  qui  avaient  des  garnisons.  Les 
glacières  étaient  leur  complément  nécessaire  et  naturel.  A  Strasbourg, 
elles  avaient  été  établies  dans  cette  partie  des  remparts  comprise 
entre  la  rue  Sainte-Elisabeth  et  les  Ponts-couverts  (*).  l'ignore  où 
étaient  situées  celles  de  Colmar  ;  cependant  la  ville  avait  eu  la  cour- 
toisie d'en  créer,  à  ses  frais ,  pour  l'agrément  du  premier  président 
du  Conseil  souverain ,  du  commandant  militaire ,  du  coromissah*e 
des  guerres ,  du  major  de  la  place ,  et  du  préteur  royal.  La  glacière 
était  une  dépendance,  une  espèce  de  fief  attaché  au  titre  de  ces  hauts 
fonctionnaires.  Mais  il  fallait  être  en  activité  de  service  pour  avoir  le 
droit  de  boire  frais.  On  le  vit  bien  quand  le  premier  président  de 
Klinglin  prit  sa  retraite.  Son  successeur,  M.  de  Boug ,  eut  du  même 
coup  son  fauteuil  et  sa  glacière.  M""*  la  première  présidente  en  fut 
indignée.  Elle  avait  raison.  On  peut  se  résigner  à  ne  plus  juger,  mais 
non  à  se  priver  de  glace.  Aussi,  elle  porta  ses  justes  doléances  devant 
l'Intendant  qui,  en  homme  bien  appris,  entra  d'autorité  dans  la  ques- 
tion. M.  de  Blair,  le  grave  intendant ,  écrivit  le  26  octobre  4768  ,  au 
magistrat  de  Colmar  :  c  que  d'après  la  situation  de  la  Caisse  de  la 

(')  Piton  ,  Strasbourg  ilhutré.  Faubourgs ,  p.  94. 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'angirnnb  alsacs  a  table.  805 

c  ville  îl  avait  vu  avec  plaisir  que  sans  y  occasioDoer  de  dérangement, 
«  elle  pouvait  supporter  une  dépense  qu'il  prétumoU  devoir  Im  être 
«  agréable ,  et  que  comme  il  avait  été  instruit  à  son  dernier  voyage  à 
«  Colmar  que  le  magistrat  n'a  point  de  glacière  à  lui  affectée ,  il  se 
c  portoit  volontiers  à  ce  qu'il  en  fut  établi  une  incessamment  ;  que 
c  cependant  il  présamoit  que  le  magistrat  ne  se  refuseroit  pas  à  en 
c  abandonner  la  jouissance  &  M.  et  à  M""*  de  KUnglin  pendant  la  vie 
c  de  l'un  et  de  l'autre ,  après  quoi  il  la  fera  servir  à  son  véritable 
<  usage.»  {*)  Ce  véritable  usage,  on  le  devine ,  était  de  mettre  la  gla- 
cière à  la  disposition  des  bouchers  pour  la  conservation  de  la  viande. 
Quand  le  magistrat  de  Colmar  fut  publiquement  accusé,  en  4789, 
d'avoir  bu  à  la  glace ,  aui  dépens  de  la  bourgeoisie ,  il  s'en  défendit 
en  soutenant  que  la  glacière  de  M.  de  Klinglin  et  celle  du  commandant 
M.  de  Maoconseil,  mort  en  1782,  avaient  été  louées  aux  bouchers.  La 
sensualité  tenace  de  M""*  de  Klinglin  a  donc  contribué  à  doter  Colmar 
d'un  établissement  d'intérêt  public.  Voilà  comme  tout  s'encbaine  phi- 
losophiquement dans  le  monde  ! 

Ce  n'est  pas  une  témérité  que  d'allier  la  philosophie  et  la  cuisine. 
Les  théories  de  celles-ci  ont  certainement  plus  influé  sur  le  sort  des 
.empires  que  les  rêveries  de  celle-là.  Tous  les  bons  espriu , 
dans  tous  les  temps  >  ont  remarqué  l'importance  du  r6le  que 
la  table  a  joué  dans  les  affaires  publiques  et  le  génie  que  les 
cuisiniers  ont  dépensé  pour  illustrer  leur  art  et  immortaliser  leurs 
personnes.  Paul-Emile»  ce  généreux  romain,  ne  faisait  point  de  diffé- 
rence entre  un  grand  général  et  un  maltre-queux  de  premier  vol. 
c  U  disoit  que  d'une  même  suflBsance  d'entendement  dependoit  le  bien 
c  savoir  ordonner  une  bataille  formidable  à  ses  ennemis  qu'un  festin 
c  bien  agréable  à  ses  amis ,  car  l'un  et  l'autre  dépend  d'un  bon  juge- 
c  ment  de  savoir  bien  ordonner  et  ranger  »  (')•  Que  de  docteurs , 
parmi  les  philosophes  anciens  t  les  saints ,  les  pontifes ,  les  prélau  » 
les  rois ,  les  hommes  célèbres ,  je  pourrais  invoquer  pour  établir  la 
solidité  de  cette  vérité  !  Je  vais  droit  au  maître  qui  a  découvert  et 
fixé  les  lois  de  l'esthétique  de  ce  grand  art.  c  Tous  ceiu  qui  ont  sou- 
«  vent  à  traiter  les  plus  grands  intéréu ,  dit  Brillat*Savarin ,  ont  vu 
c  que  l'homme  repu  n'était  pas  le  même  que  l'homme  à  jeun  ;  que  la 

(<)  Mémoire  pour  U  Préteur  et  Magiêtrat  de  Colmar,  Colmar  i789 ,  p.  56. 
(*)  Plutabqde  ,  Vies  dee  hommee  iUuiirei ,  p.  161. 


Digitized  by  VjOOQIC 


3M  RBVDS  D'AUàGB. 

c  table  établissait  une  espèce  de  lien  entre  celai  qai  traite  et  celai  qui 
c  est  traité  »  qa'elle  rendait  les  convives  plas  aptes  à  recevoir  cer- 
c  laines  impressions ,  à  se  soumettre  à  de  certaines  influences  ;  de  là 
c  est  née  la  gastronomie  politique.  Les  repas  sont  devenus  an  tnoyen 
c  de  gouvernement  »  et  le  sort  des  peuples  s'est  décidé  dans  un  ban- 
t  quet.  Ceci  n'est  ni  un  paradoxe,  ni  même  ime  nouveauté  ;  mais  une 
c  simple  observation  des  faits.  Qu'on  ouvre  tous  les  historiens  depuis 
c  Hérodote  jusqu'à  nos  jours,  et  on  verra  que  sans  même  excepter  les 
.«  conspirateurs,  il  ne  s'est  jamais  passé  un  grand  événement  qui  n'ait 
c  été  conçu ,  préparé  et  ordonné  dans  les  festins  (^).  t  M.  Hichelet 
aussi  a  dit  très*sérieusement  :  c  une  chose  grave  à  observer  dans 
c  l'histoire  des  révolutions  c'est  de  savoir  si  les  acteurs  parlent  avant 
c  ou  après  les  repas  (^).  •  Dans  son  livre  de  l' Amour ^  il  élève  la  cui- 
sine à  la  hauteur  de  la  médecine:  c  cuisine  c'est  médecine,  dit-il, 
c  c'est  la  médecine  préventive,  la  meilleure  (^).  t  Perrot  d'Ablancourt 
ne  voyait  qu'une  chose  à  reprendre  dans  le  spectacle  agréable  de  la 
réfection  humaine,  et  qu'il  eut  volontiers  réformée  ;  c'est  que  la  Pro- 
vidence mettait  toujpurs  l'appétit  d'un  c6té  et  l'argent  de  l'autre.  (^) 
L'académicien  Bois-Robert  avait  une  si  haute  opinion  de  l'art  de  se 
bien  traiter  qu'il  lui  donnait  la  préséance  sur  tous  les  autres  plaisirs. 
Il  accordait  Indulgemment  que  les  beautés  pouvaient  être  journalières, 
mais  soutenait  inflexiblement  que  les  cuisiniers  n'avaient  aucua  droit 
à  cette  immunité  (^).  L'histoire  nous  signale  de  grands  personnages 
qui  ont  mis  leur  gloire  dans  la  perfection  avec  laquelle  ils  apprêtaient 
certains  mets  ;  à  quoi  bon  de  les  citer  ?  Arrêtons-nous  seulement  à  oe 
que  nous  ne  savons  que  d'hier  ;  le  savant  auteur  du  Voyage  d^Ana" 
chartii  ne  trouvait  rien  de  comparable  aux  œufs  brouillés  que  faisait 
avec  passion  la  duchesse  de  Lauzun  {^),  Le  roi  Louis  xm ,  qui  eut  le 
génie  de  laisser  gouverner  Richelieu ,  avait  appris  la  cuisine  dans 
toutes  ses  branches  ;  il  excellait  particulièrement  à  manier  la  lar- 
doire.  —  La  lardoire,  puisque  ce  mot  se  trouve  sous  ma  plume»  a  elle- 
même  été  une  révolution  dans  l'art  culinaire.  On  a  cru  longtemps 

(*]  BfiUXAT-SÂVARiN ,  Phyiiologie  du  go^ ,  p.  72. 

(*)  MiCflBLBT ,  RicheUmi  it  la  Fronde ,  p.  3U. 

C)    Idem ,       VÀmour ,  p.  97. 

(*)  Tallemant  ,  Hùtoriettes f  vi,  p.  i68 

n    Idem,  id.         ui,  p.  171. 

O  Cornsp.  de  4f »•  du  beffant ,  p.  97. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'àNOBRNB  AUACE  k  TABLE. 


30B 


qo'il  fallait  allribaer  Thonneur  de  ta  découverte  au  cuisinier  de 
Léon  1  ;  mais  on  sait  aujourd'hui  que  son  inveoiion  est  plus  ancienne 
de  eent  années,  et  qu'il  faut  la  reporter  au  temps  du  concile  de  Baie; 
c'est  le  cuisinier  d'Aroédée  de  Savoie,  (élu  pape  à  Râle  en  4440  et  qui 
prit  le  nom  de  Félix  V)  qui  en  gratifia  rhumaniié.  De  louie  façon. , 
comme  on  le  voit ,  nous  devons  ce  progrès  à  la  pap.iuié  C). 

Tout ,  dans  Tart  culinaire ,  a  paru  tellement  important .  que  les 
moines  avaient  tiré  de  TEcriture  une  méthode  particulière  de  dépecer 
et  de  partager  la  volaille,  quand  ils  en  mangeaient  dans  la  compagnie 
des  laïques.  Cette  méthode,  bien  entendu,  était  tout  à  leur  avantage. 
Elle  nous  est  connue  par  une  anecdote  rapportée  par  le  franciscain 
Jean  Paulli  de  Tbann.  c  Un  gentilhomme  avait  convié  à  sa  table  son 
c  confesseur  qui  était  un  moine;  sa  femme,  ses  deux  fils,  et  ses  deux 
c  filles  étaient  du  repas.  On  servit  un  chapon  pour  rôti.  Le  gentil- 
c  homme  présenta  le  chapon  au  moine  afin  qu'il  le  dépeçai.  Le  moine 
c  s'excusa  dévotement  sur  son  ignorance  bien  naturelle  en  pareille 
c  matière;  mais  le  chevalier  insista  :  Puisque  vous  l'exigez,  seigneur, 

<  répliqua  le  moine ,  je  dépècerai  cette  volaille  d'après  les  principes 
t  de  la  nible.  —  Oui ,  exclama  la  châtelaine,  agissez  conformément  à 
c  l'Ecriture-sainte.  —  Le  théologien  opéra.  Le  baron  reçut  sur  son 
c  assiette  la  tête  du  volatile  ,  la  baronne  le  col ,  les  deux  damolselles 
«  chacune  un  aileron ,  les  deux  jeunes  gens  chacun  une  paite  ;  le 
c  moine  mangea  tout  le  corps  de  place.  —  Sur  quelle  init^rprétation, 

<  fondez-vous  ce  mode  de  partage  î  demanda  le  geniilhomme  au  con* 
c  fesseur.  —  Sur  une  interprétation  tirée  de  ma  propre  pensée ,  ré- 

<  pondit  le  moine  ;  comme  chef  de  votre  maison,  la  tête  vous  revenait 
«  de  droit;  la  baronne  étant  ce  que  vous  avez  de  plus  proche,  elle 
i  devait  recevoir  le  col  qui  est  la  partie  la  plus  voisine  de  la  tête ,  les 
c  Jeunes  filles  doivent  reconualire  dans  les  ailerons  le  symbole  de  leurs 
t  pensées  mobiles  qui  flottent  d'un  désir  et  d'une  espérance  à  l'autre; 
c  quant  aux  jeunes  barons  ,  les  jambes  que  je  leur  ai  données  leur 
c  rappelleront  que  la  perpétuité  de  votre  race  repose  sur  eux ,  et 
f  qu'ils  sont  chargés  de  soutenir  votre  maison ,  comme  les  Jambes 

<  du  chapon  soutenaient  cet  animal  lui-même  >  ('). 

Ce  n'est  pas  seulement  l'art  culinaire  qui  a  toujours  passé  pour  une 


(*)  Là  Vallée  ,  Béeiu  d*un  vieux  ehaueur ,  p.  190. 
(*)  Paulu,  Setnmpfufid  Bmsi ,  édit««  de  i8S6,  p.  i7. 


SO 


Digitized  by  VjOOQIC 


306  RBVUB  D*AL8à<3. 

chose  considérable,  digne  de  ratleniion  et  des  sympathies  de  tous 
les  bons  esprits  ;  mais  les  cuisiniers ,  les  (lamines  de  cette  science 
secrète ,  ont  été  souvent  des  personnages  importants.  L'on  ferait  un 
chapitre  original  el  instructif,  si  Ton  recherchait  combien  de  favoris, 
de  princes ,  de  ministres  ont  dû  leur  élévation  à  leurs  talents  culi- 
naires, et  pour  combien  leur  opinion  a  influé  sur  le  cours  des  affaires 
publiques.  Je  n'en  citerai  que  deui  exemples. 

Henri  iv  avait  eu  à  son  service  un  marmiton  nommé  La  Varenne , 
qui ,  de  cet  humble  office ,  était  monté  par  degrés  au  rang  de  cuisi- 
nier, de  portemanteau  et  de  directeur  des  plaisirs  du  roi.  A  force 
d'esprit ,  d'adresse  et  de  services  rendus,  il  devint  H.  de  la  Varenne, 
s'enrichit  inGniment,  devint  un  personnage  d'un  grand  poids  politique, 
contribua  plus  que  personne  au  rappel  des  Jésuites  en  1604  et  se 
retira ,  après  la  mort  du  roi,  à  la  Flèche,  beau  et  riche  collège  que 
les  Jésuites  durent  à  sa  protection ,  et  qu'il  partagea  avec  les  bons 
pères  C).  On  peut  lire  sa  moil  plus  que  singulière  dans  Saint-Simon. 
Ce  La  Varenne  tient  quelque  peu  à-notre  histoire.  Il  était  le  bisaïeul  de 
notre  premier  cardinal  de  Rohan ,  du  prince  évéque  Armand-Gaston 
de  Soubise  ;  la  grand'mère  de  la  belle  madame  de  Sonbise  était  la 
propre  fille  de  cet  heureux  cuisinier.  Ce  La  Varenne  laillit  écarter  la 
famille  des  Rohan  du  siège  épiscopal  de  Strasbourg  ;  quand  en  1700, 
l'abbé  de  Soubise,  fut  proposé  pour  chanoine  du  chapitre  et  qu'il 
fallut  prouver  seize  bons  quartiers  de  pure  noblesse ,  le  marmiton  du 
Béarnais  projeta  une  ombre  un  peu  fâcheuse  sur  le  blason  du  favori 
de  Louis  xiv.  Hais  M.  de  Camilly,  fin  normand  ,  et  grand-vicaire  de 
l'évéché,  aidé  de  M.  de  Labatie,  lieutenant  de  roi  de  Strasbourg,  par- 
vint à  aplanir  cet  obstacle  généalogique  et  les  preuves  de  M.  de  Sou« 
bise ,  examinées  par  les  c  bons  allemands  i  du  chapitre  passèrent.  (*) 
Si  les  chanoines  de  Strasbourg  eussent  été  tant  soit  peu  moins  com- 
plaisants» La  Varenne  privait  l'église  d'Alsace  du  lustre  que  les  Rohan 
lui  ont ,  dit-on  ,  donné  et  faisait  presque  manquer  le  dix-huitième 
siècle  dans  notre  pays. 

L'autre  exemple  remonte  plus  haut.  L*empereur  Haximilien  I ,  si 
célèbre  dans  notre  histoire ,  s'était  si  follement  abîmé  dans  les  rêve- 
ries de  la  science  généalogique,  qu'il  en  avait  oublié  tous  les  soins  et 
tous  les  devoirs  du  gouvernement.  Un  cuisinier  rendit  à  l'empire  le 

(M  Saint-Simon  ,  Mémoire» ,  vi ,  p.  315.. 
(')      Idem ,  id.        u ,  p.  78. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'ANCniflfB  AUACB  A  TABLB.  307 

ftenrice  de  rappeler  ce  grand  prince  à  loi-méme.  Un  joar  que  Maxi- 
milien  était  absorbé  dans  ses  t^^nébreiises  visions ,  le  bon  sens  de 
rhomme  de  cuisine  eut  pitié  de  la  torture  où  se  consumait  l'esprit 
impérial ,  et  il  Teihorta  à  ne  pas  pousser  plus  loin  celte  espèce  de 
recherches ,  de  crainte  »  disait-il  que  sa  majesté  ne  trouvât  son  sang, 
confondu  avec  celui  de  son  marmiton  »  s*il  continuait  à  remonter  jus- 
qu'à Farche  de  Noé  (*).  Cette  saillie  guérit  l'empereur  qui  depuis 
régna  glorieusement. 

Les  limites  des  empires  •  qui  ont  tant  exercé  la  pstience  des  géo- 
graphes et  la  sagacité  dfs  historiens,  auraient  pu  être  quelquefois  recon- 
nues et  déterminées  si  les  savants  n'allaient  pas  tout  chercher  dans  la 
poudre  des  greffes  et  sous  la  voûte  des  archives.  Tandis  qu'on  disser* 
tait  doctement  sur  le  point  probable  où  unissait  l'ancien  royaume 
de  Bourgogne  »  la  borne  authentique  qui  séparait  son  territoire  de 
celui  de  l'Alsace  se  dressait  plaisamment  dans  la  cuisine  de  l'abbaye 
de  Lucelle  (^).  J'avertis  les  savants  à  venir  que  s'ils  sont  un  Jour  en 
peine  de  constater  la  limite  entre  les  départements  du  Haut-  et  du 
Bas-Rhin  dans  le  Rieth ,  ils  la  retrouveront  dans  la  maison  Pfadt  au 
Sponeck. 

Si  la  cuisine  a  sa  philosophie ,  comme  on  n'en  saurait  raisonnable- 
ment douter,  elle  a  aussi  des  superstitions  qui  lui  sont  propres. 
Aucune  branche  du  savoir  humain  n'a  été  exempte  des  erreurs  que 
llmagination ,  la  crédulité ,  Camour  du  merveilleux  se  sont  plu  à  ré- 
pandre sur  les  rapports  de  l'homme  avec  la  nature. 

Les  animaux  domestiques  ont  été  associés  aux  plaisirs  de  la  table. 
J'ai  rapporté  que  le  chien  n'avait  pas  été  oublié  dans  certains  règle- 
ments colongers.  Les  chevaux  des  empereurs ,  des  rois ,  des  princes 
ne  l'étaient  point  dans  les  dons  de  bien-venue  à  leur  arrivée  dans  les 
villes;  ils  recevaient  une  copieuse  provende  d'avoine  tirée  des  maga- 
sins municipaux  ;  les  chiens  de  chasse  jouissaient  de  la  curée  comme 
d'un  droit  naturel  qu'il  eût  été  malséant  de  leur  méconnaître.  Dans  nos 
campagnes  de  la  Basse-Alsace,  si  l'on  veut  assurer  un  développement 
prospère  au  jeune  porc  que  l'on  engraisse ,  on  lui  donne  son 
premier  repas  dans  la  soupière  qui  sert  à  la  famille  (^);  cet  acte  le 

(')  ZmCGRlF  y  TnOteher  NaHon  WmsfuU ,  i ,  p.  02. 
(*)  Baqool  ,  Dicitofifi.  hûL  de  PAUaeê,  SopplS  p.  69. 
('}  A.  SiotLKU,  Der  Kociiersjmg ,  p.  35. 


Digitized  by  VjOOQIC 


308  iiBTins  d'alsacb. 

ratiacbe  plus  intimemeui  à  la  maison.  Voulez-vous  que  vos  poules 
deviennenl  d*aciives  et  précoces  pondeuses  ?  régalez-les  du  preibîer 
beignet  doré  el  brûlant  sorti  de  la  poêle ,  au  carnaval.  Nos  paysans 
vosgiens  ont  un  oMyen  infaillible  pour  vaincre  la  nostalgie  du  bétail 
et  l'accoutumer  à  sa  nouvelle  demeure  ;  on  lui  donne ,  le  matin , 
avant  la  sortie  de  Fétable ,  une  tartine  de  beurre  tournée  trois  fois 
autour  de  la  crémaillère;  mais  elle  doit  être  présentée  de  la  main 
droite  (*).  Si  Ton  veut  fixer  des  poules  étrangères  dans  une  nouvelle 
résidence ,  on  les  fait  tourner  trois  fois  autour  d'un  des  pieds  de  la 
table ,  et  on  leur  donne  du  pain  mâché  dans  lequel  on  mêle  des  par- 
celles de  bois  coupé  aux  quatre  coins  de  la  table  ;  on  fait  aux  environs 
de  Scblestadt  la  même  cérémonie  du  pied  de  la  table  pour  attacher 
les  chats  à  leurs  nouveaux  maîtres.  Pour  écarter  des  bêtes  les  sorts 
qui  les  amaigrissent  et  les  tuent •  on  place,  dans  une  partie  du  Sund- 
gau  »  des  racines  d^allium  vicionale  sous  le  seuil  de  la  porte  des  écu-  ' 
ries  O;  à  Ferrette,  rien  n'est  plus  puissant  pour  bannir  les  méchants 
esprits  qu'un  morceau  de  plomb  Mnit  cloué  dans  l'étable  (');  ailleurs 
on  se  borne  à  placer  un  balai  renversé  dans  un  coin;  dans  beaucoup 
d'endroits  »  01^  donne  aux  bestiaux  pour  compagnon  un  bouc  noir;  en 
vrai  bouc  émissaire»  qui  connaît  son  rôle»  il  assume  sur  lui  toutes  les 
iniquités  et  tous  les  fléaux  ;  dans  la  plupart  des  villages  catholiques 
c'est  l'image  et  la  prière  de  Ste-Agathe  affichée  en  sauvegarde  »  qui 
éloigne  les  sorts  et  préserve  des  dangers  du  feu. 

Quelquefois  les  vaches  donnent  du  lait  ensorcelé  ;  on  le  recon- 
naît à  sa  teinte  bleuâtre  ou  rouge  ;  on  fait  cesser  ce  charme  mal- 
faisant ,  en  Alsace  »  en  en  cuisant  une  partie  entre  onze  heures  et 
minuit,  toutes  portes  soigneusement  closes  ;  quand  le  lait  bout,  on  le 
fouette  vigoureusement  avec  une  baguette  de  coudrier,  en  invoquant 
la  Trinité  ;  pendant  cette  opération  on  entend  des  cris  suspects  ;  ce 
sont  les  gémissements  de  douleur  de  la  sorcière  qui  a  jeté  le  sort , 
et  qui  a  reçu,  pour  son  châtiment,  tous  les  coups  frappés  dans  le  lait 
maléûcié  (*).  Dans  nos  montagnes  lorraines,  Ton  fait  rendre  à  la  crème 
une  plus  grande  quantité  de  beurre,  en  oignant  le  fond  de  la  baratte 

{*)  Richard  ,  Tradit,  popul,  de  la  Lorrain» ,  p.  53. 
(*)  K.  Stceber,  BUOêi,  Sagêbwh,  p.  284. 
(»)ldem,p.  6. 
O  Idem ,  p.  284. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'ANcnatme  alsage  a  table.  300 

avee  de  la  graisse  de  chat  (^).  Avant  que  la  police  correctionnelle  eAt 
pensé  à  punir  les  falsificateurs  du  lait  »  la  justice  populaire  les  avait 
châtiés.  D*après  la  traditon  colmarienne ,  la  rue  des  Augustlns  est 
hantée  par  le  fantôme  d'une  laitière  qui ,  de  son  vivant ,  fraudait  ou- 
trageusement sur  sa  marchandise.  En  punition  de  son  crime,  elle  vient 
quelquefois  encore  puiser  de  l'eau  au  puits  de  la  maison  Altherr.  La 
Ville  de  Barr  connaît  un  revenant  semblable;  c'est  l'âme  d'un  farinier 
fripon  qui  vendait  à  faux  poids.  Il  porte  une  calotte  rouge  d'où  lui  est 
venu  le  nom  de  Rothkœppel.  Combien  est  plus  douce  au  souvenir  la 
tendre  légende  du  PuUs-au'lah  (milch-brunnenj  d'illzach  !  C'est  là  que 
la  mère  de  Dieu  transporte ,  dans  le  silence  des  nuits  »  les  pauvres 
petits  enfants  à  qui  la  mort  à  pris  leurs  mères  ;  (*)  elle  les  nourrit 
mystérieusement,  et  le  matin  on  les  retrouve  dans  leur  berceau,  mai^ 
qnés  autour  de  la  bouche  d'un  cercle  lacté  qui  révèle  leur  restauration 
miséricordieuse.  —  L'ancien  hôpital  de  Mulhouse  possédait ,  parmi 
ses  biens,  un  verger  appelé  Milchiuppen'Acker,  Il  en  avait  été  gratifié 
à  la  suite  d'un  acte  de  charité  fait  envers  une  pauvre  vieille  femme 
qui ,  infirme  et  affamée,  était  venue  implorer  à  la  porte  une  modeste 
soupe  au  lait»  en  échange  de  tout  ce  qu'elle  possédait.  Elle  n'avait 
pour  tout  bien  qu'une  lande  stérile  et  mourut  aussitôt  qu'elle  eut 
mangé  la  soupe  au  lait  que  la  pitié  du  régisseur  lui  avait  accordée. 
Hais  la  lande  sauvage ,  fécondée  par  la  bénédiction  de  Dieu ,  *devlnt 
par  la  suite  un  riche  et  fertile  verger.  Le  cœur  reconnaissant  des 
pauvres  ne  pouvait  mieux  exprimer  sa  foi  dans  la  toute-puissance  dé 
la  charité. 

Selon  l'abbé  Buchinger>  les  poules  pondaient  avec  une  abondance 
particulière  »  quand  on  mêlait  du  tuileau  pulvérisé  aux  sons  dont  on 
les  nourrissait.  Il  enseignait  aussi  que  les  œufs  venus  dans  la  lune 
croissante  d'aotU  et  ceux  du  décours  de  la  lune  de  novembre  se  con* 
servaient  le  mieux.  Les  œufs  pondus  dans  la  nuit  du  vendredi-saint 
avaient  le  pouvoir  merveilleux  de  faire  reconnaître  les  sorcières.  Il 
su(n:»ait  de  se  rendre  à  Téglise  et  d*examiner  l'assistance  à  travers  un 
de  ces  œufs  magiques  ;  le  curieux  reconnaissait  les  sorcières  à  un 
double  signe;  au  lieu  d'un  livre  d'heures  elles  tenaient  dans  leurs 
mains  un  morceau  de  lard,  et  elles  étaient  toutes  coiffées  d'uncuveaa 


(*)  RiCHiRD ,  loe,  cil. ,  p.  89. 
(*)St<eber»(oo.  c>i,p.  121. 


Digitized  by  VjOOQIC 


510  9Mfm  D'ALSAOB. 

à  traire  {*).  J'ai  déjà  dit  qae  la  cbair  du  lièvre  passait  poor  disposer 
aux  idées  mélancoliques  ;  il  faut  ajouter  qu'elle  rachetait  cet  incon- 
vénieni  par  l'avantage  qu'elle  avait  de  maintenir  on  de  restituer  la 
beauté  du  visage. 

Dans  le  domaine  des  végétaux,  il  ne  régnait  pas  moins  de  préjugée 
singuliers.  Je  ne  les  citerai  assurément  pas  tous  ;  je  ne  peux»  comoM 
pour  les  autres  •  donner  qu'un  aperçu.  On  devait  planter  les  baricota 
pendant  la  pleine  lune ,  semer  les  épinards  i  la  Saint-Laurent ,  A  In 
Sainte-Barthélémy ,  à  la  Nativité,  et  i  la  Saint-Mathieu;  les  choux- 
cabus  réussissaient  surtout  si  on  les  plantait  pendant  la  pleine  lune 
et  le  s<iir  ;  le  porreau,  l'ail,  le  navet  exigeaient  d'être  semés  i  la  lune 
croissante ,  les  oignons  et  le  persil  à  la  liine  décroissante;  le  persil,  de 
.  plus ,  venait  beaucoup  mieux  si  l'on  avait  de  l'argent  sur  soi  en  le 
semant  ;  il  y  avait  des  règles  analogues  pour  faire  les  diverses  récoltes» 
les  pois  et  les  haricots ,  par  exemple  •  au  dernier  quartier,  les  navets 
à  la  pleine  lune ,  tous  les  fruits  à  conserver  sur  la  fin  du  cours  de 
l'astre  nocturne.  Les  jours  avaient  leurs  influences  décisives.  Les 
samedis  de  mai  étaient  souverains  pour  les  grosses  fèves,  le  premier 
samedi  particulièrement.  Venait-on  i  manquer  ces  journées  propices» 
le  Saint-Claude  amvait  au  secours;  les  fèves  plantées  le  jour  de  la 
fête  de  ce  saint  atteignaient  leurs  diligentes  devancières.  Dans  les 
Vosges ,  les  semeurs  de  carottes  devaient  avoir  soin ,  pendant  l'opé- 
ration, de  toucher  fri^quemment  leur  cuisse,  pour  en  obtenir  de  cette 
grosseur.  Pour  semer  heureusement  les  navets,  il  fallait  n'être  ni  fier, 
ni  orgueilleux ,  et  pour  en  obtenir  de  gros  on  réunissait  de  temps  en 
temps  les  deux  poings  bien  fermés.  Il  y  a  mille  variétés  de  ces  prati- 
ques superstitieuses. 

En  voici  quelques  autres  qui  tiennent  de  plus  près  aux  exercices 
actifs  de  la  table.  N'est-ce  pas  un  signe  fâcheux  qoe  de  rencontrer 
placés  en  croix  sur  une  table  servie  les  diflérents  instruments  qui 
constituent  ce  que  nous  appelons  le  couvert?  La  salière  renversée 
n'est-elle  pas  un  présage  de  malheur ,  déjà  connu  des  graves  Romains  T 
Le  pain  posant  sur  la  croûte  supérieure  n'esi-il  pas  un  augure 
sinistre  en  tout  temps,  et  le  pronostic  de  la  mort  du  maître  de  la 
maison ,  s'il  est  malade  ?  Pourquoi  redoute-t-on  le  nombre  treize  à 
table  î  Ce  nombre  n'avait  aucun  caractère  augurai  sinistre  chex  les 


(*)  STCBsia,  IO0.  cir. ,  p.  183. 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'aucibmmb  alsacs  a  tablb.  Sil 

Ronains  ;  leor  sigma  oo  lit  deroi-cirenlaire  contenait  de  sept  à  treize 
places  ;  il  faut  donc  chercher  la  cause  de  l'aYersion  populaire  pour  le 
nombre  de  treize  convives  dans  les  souvenirs  religieux  de  la  Cène , 
qui  compta  le  traître  Judas  parmi  ses  treize  assistants.  A  côté  des 
préjugés  qui  nourrissaient  les  noires  inquiétudes,  il  y  en  avait  d'autres 
qui  semaient  la  Joie  et  l'espérance  on  éveillaient  de  tendres  curiosités. 
La  èpirale  de  pelure  de  pomme ,  légèrement  détachée  du  fruit  odo- 
rant, et  que  la  main  capricieuse  de  la  Jeune  Olle  Jette  par-dessus  sa 
tète  et  derrière  elle»  forme  sur  le  sol  le  roonograme  de  l'époux  qui  lui 
est  destiné.  —  On  pénètre  les  plus  intimes  pensées  d'une  personne 
quand  on  boit  »  à  table ,  dans  le  verre  dont  elle  vient  de  faire  usage  (*)• 
Aussi  fait-il  beau  voir»  dans  les  fêtes  de  villages,  l'empressement  des 
amoureux  à  boire  dans  le  verre  des  jeunes  filles  à  marier. 

Comment  s'étonnerait-on  de  la  part  que  la  superstition  s'est  faite 
dans  les  actes  auxquels  Thomme  se  livre  le  plus  fréquemment  et  avec 
le  plus  de  plaisir  «  quand  on  le  voie  réserver  une  place  à  sa  table  aux 
étrea  surnaturels  créés  par  sa  propre  imagination  ?  Dans  le  pays  de 
Ferrette,  comme  dans  presque  toute  l'Allemagne,  on  croyait  aux 
nains  familiers.  Ils  aidaient  les  ménagères  dans  les  travaux  de  la 
maison.  Aussi  aux  fêtes  de  village,  aux  noces,  et  autres  grandes 
occasions  de  réjouissance  •  on  assignait  à  ces  hôtes  invisibles  les  pre* 
mières  places  et  on  leur  servait  les  meilleurs  morceaux  et  le  vin  le 
plilk  doux  (^. 

Leskobolt»  les  nains  et  les  gnomes  avaient  l'avantage  de  n'être 
qoe  des  convives  imaginaires.  Ils  ne  faisaient  sur  les  mets  qu'on  leur 
offrait  qu'une  prélibaiion  idéale;  l'honneur  de  l'invitation  leur  suffi- 
sait. Les  saints  du  moyeu-âge  paraissent  avoir  été  plus  positifs.  Le 
peuple  leur  présentait,  à  certaines  fériés,  des  offrandes  gasirono- 
miques  qu'ils  abandonnaient  généreusement  au  réalisme  actif  de  leurs 
serviteurs  les  moines.  Mattiias  Zell ,  le  curé  de  Saint-Laurent  de 
Strasbourg,  signalait  ainsi  ces  pratiques  utiles ,  en  i523:  c  Ou  offre 

•  à  ce  saiut  du  blé ,  à  celui-là  du  vin ,  à  tel  autre  du  pain  ,  du  fro* 
<  mage,  des  moutons,  des  porcs,  etc.  Il  en  est  quelques  uns  qui  sont 
c  assez  vertueux  et  assez  accomodanis  pour  accepter  tout  sans  dis* 

•  tioction.  Quoique  l'usage  commande  d'honorer  Saint  Valentin  par 

(*)  RiCiUBD ,  Tradit.  popuL  de  la  Lorraine^  p.  268. 
C)  Stcbsir  ,  Soffm  du  SUoiêês ,  p.  5. 


Digitized  by  VjOOQIC 


312  liBVUI  D'ALSACE. 

t  le  don  d'une  poule,  ses  serviieors  ne  refusent  pas  d*ainréer  oïl 
«  bœuf,  voire  même  un  porc,  bien  que  cet  animal  soit  spécialement 
i  roffrande  propre  à  Saint  Antoine  (1).  >  Ce  saint  possédait  i  Froideval, 
près  de  Belfort ,  un  monastère  où  aucun  de  ses  bienheureux  confrères 
ne  se  serait  permis  de  faire  concurrence  à  ses  droits  légitimes.  Il  y 
reçut  pendant  des  siècles  les  témoignages  de  la  vénération  et  de  la 
reconnaissance  populaires,  non  sous  le  voile  mystique  de  vœux  et  de 
prières ,  mais  sous  la  forme  concrète  et  substantielle  de  denrées  ali* 
mentaires.  La  révolution  ne  détrôna  pas  complètement  ce  pieoi 
usage.  Elle  vendit,  à  la  vérité,  le  monastère  des  Antonites de  Froi- 
deval  comme  domaine  national  ;  mais  le  profane  acheteur  de  ce  do- 
maine respecta  les  antiques  privilèges  de  >aint  Antoine.  Jusqu'à  des 
temps  bien  voisins  du  nôtre  c  des  pèlerins  qui  avalent  foi  en  Saint 
c  Antoine  venaient  presque  chaque  jour  pour  Tinvoquer,  et ,  pour  se 
€  le  rendre  favorable,  ils  déposaient  au  pied  de  sa  statue  desoflh'attdes 
c  d'une  étrange  nature  :  des  jambons,  des  saucisses ,  des  morceaui 
c  de  lard,  des  andouilles,  etc.,  dont  le  propriétaire  de  l'aBcieii 
<  couvent  fais;iit  son  profit.  >  (*)  Hais  le  curé  de  Daojoutin  s'avisa  de 
trouver  quelque  incorrection  canonique  dans  ce  mode  de  rester  fidèle 
aux  saines  traditions  du  passé.  Il  réprimanda  son  paroissien  H.  Relier, 
et  lui  fit  comprendre  qu'un  pécheur  du  siècle  n'avait  pas  le  droit  de 
recueillir  les  hommages  adressés  à  un  saint  de  l'ancien  régime. 
M.  Relier  enleva  l'attractive  statue  de  Saint  Antoine  ainsi  que  l'ioAge 
du  quadrupède  qui  l'accompagnait;  s'il  y  perdit  en  ne  trouvant  plus 
déposées  contre  sa  maison  les  marques  de  la  piété  des  fidèles  «  il  y 
gagna  de  vérifier  la  solidité  de  cet  aphorisme  philosophique  :  Subkia 
cauia  lolUlur  effectué. 

La  cuisine  avait  tellement  pris  sa  place  dans  toutes  les  branches  de 
la  superstition  populaire ,  que  la  crédulité  des  vieux  âges  en  avait 
imaginé  une,  exceptionnelle  et  immonde,  pour  les  fêtes  impies  qui 
réunissaient  les  sorcières.  Quiind  les  sorcières  alsaciennes  tenaient  » 
sous  la  présidence  du  diable,  leur  maître  et  leur  amant,  leurs  assises 
impures  et  voluptueuses  au  Bollf*nberg,  au  Bastberg,  au  Bischeoberg, 
au  Prowuld  d'Oberbronn ,  à  la  Uellmatt  de  Sav^me ,  au  Zimmerplatx 
de  CbAteiiois,  au  WurzeUtein  de  Munster,  à  la  Frauenau  d'Eiisisheim» 

(*)  Zfll  ,  Chriiilïehê  V^ranêwortung.  Stnsboorg  i5S3.  4*»  p.  37. 
C)  COKRET ,  Histoire  (U  Betfort ,  p.  90^. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'ANCIElQfB  ALSACE  A  TABLE.  315 

Où  en  d'antres  lien  maudits ,  elles  courooDarent  d'ordinaire  les 
rondes  de  leor  bal  magique  par  un  festin ,  une  orgie ,  on  les  noces 
sacrilèges  d'une  nouvelle  Initiée.  Dans  ces  agapes  diaboliques  qu'é- 
chauffait la  luxure  terrestre  et  où  régnait  la  toute-puissance  maléfique 
du  prince  des  ténèbres  »  le  sel»  symbole  antique  et  religieux  delà 
sagesse  •  était  absolument  banni.  Sa  présence  eût  rompu  la  sombre 
féerie  du  sabbat  et  dissipé  l'incantation  qui  enveloppait  d'une  fièvre 
surnaturelle  ces  bacchantes  du  monde  chrétien.  Le  pain  »  comme  em« 
blême  de  la  nourriture  normale  du  genre  humain ,  n'y  apparaissait  que 
rare  et  dénaturé  par  des  sortilèges.  Les  mets  qui  figuraient  sur  la  table  du 
sabbat  étaient  des  crapauds ,  la  chair  de  pendu  détachée  des  gibets ,  le 
corps  des  petits  enfants  morts  sans  baptême  C)  ;  les  noix  •  à  cause  de  leurs 
qualités  alexipharmaques  et  de  l'honneur  que  leur  avait  fait  le  paien 
Niibridate  de  les  employer  dans  son  fameux  antidote;  les  fromages 
aux  senteurs  violentes  et  étranges  (')  ;  les  chauve-*souris(')»  à  l'aspect 
équivoque  et  aux  mœurs  nocturnes  ;  le  lait  malicieusement  soustrait 
aux  béies  ensorcelées;  du  gibier ,  entr'autres  du  renard;  des  viandes 
d'animaux  domestiques,  comme  on  le  voit  par  les  protocolles d'Ober^ 
Bergbf  im  ;  des  broueu ,  des  gâteaux  aux  œufs  (Eyerwenlhii)  ;  des  rats 
et  des  souris  (*).  La  sorcellerie  avait  aussi  sa  flore  spéciale  ;  plusieurs 
plantes  concouraient  à  la  préparation  des  mets  servis  aux  banquets 
sabbatiques»  et  étaient  employées  dans  les  philtres  que  les  sorcières 
donnaient  à  leurs  victimes  ;  par  exemple  »  l'euphorbe  {Hexenmilch) , 
la  grande  chélidoine,  le  mîlle-pertuis  perforé  (BexenkrauiJ,  la  circée 
pubescente  ou  herbe  aux  sorciers  ou  herbe  de  Saint  Etienne,  la  clé- 
matite { Hexenstrang J ,  le  gui»  la  poudre  de  lycopode  (Beten" 
mehlj ,  etc.  (')  Les  festins  des  sorcières  ne  connurent  jamais  d'autre 
table  que  la  verte  pelouse  des  pâturages  »  le  tapis  rose  des  bruyères 
on  la  dalle  grise  des  roches  sauvages.  De  même  que  dans  le  monde 
réel  »  les  pauvres,  dans  ce  monde  de  la  fantaisie  et  du  délire»  ser- 
vaient les  riches.  Le  vin  y  apparaissait  sous  la  double  couleur  rouge 
et  blanche  dans  des  gobelets  d'argent  ou  d'or;  dans  les  réunions  de 

n  Merklen  ,  Histoire  d'Emisheim,  ii ,  p.  i3i. 

(*)  Ancienne  Bévue  d'AUaee  1837,  p.  209. 

(')  GoLBÉRT ,  Ànti^iéi  du  Haut-Rhin ,  p.  SO. 

(*)  AUatia  de  18S6-57 ,  die  Bexenproeesse,  par  A.  SiOEber ,  p.  331, 

n  Idem»  p.  328. 


Digitized  by  VjOOQIC 


Sti  UVfJB  D'ALSAO. 

sorcières  villageoises,  on  buvait  dans  des  coupes  de  bois  ;  le  verre 
étail  inconnu.  L'orchestre  qui  animait  les  rondes  éperdues  et  égayait 
l'orgie»  éuit  composé  de  fifres ,  de  violons  et  de  cornemuses.  Tous 
ces  détails  nous  sont  révélés  par  les  interrogatoires  des  pro<:édures 
alsaciennes  faites ,  en  matière  de  magie ,  aux  xvi*  et  xvii*  siècles.  Le 
questionnaire  légal  imaginé  alors  pour  informer  contre  les  sorcières 
veut  expressément  qu'elles  soient  inierpellées  sur  la  nature  des  mets 
consommés  dans  les  banquets  magiques  •  sur  le  mode  de  service 
adopté,  sur  la  circonstance,  alors  douteuse  encore,  de  l'emploi  d'une 
table,  sur  les  vins  qu'on  buvait,  enfin  sur  tous  les  faits  qui  se  rappor- 
taient au  régime  alimentaire  des  pauvres  visionnaires  qui  portaient 
jusque  dans  les  bûchers  la  foi  de  leur  folie. 

CH.  Gérard,  mMtàlaeovinpérUe. 


(La  «iiîff  à  Mii  ^prophtrim  livraimm.) 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNE  FANTAISIE 

A  PROPOS 

DES  PHOTOGRAPHIES  DE  M.  A.  BRAUN. 


Quel  ett  daD8  one  œafre  d*ait  qudcoDqne  le  caraclère  qui  dok 
primer  tous  les  autres ,  qai  nous  heurte  le  plus  fiolemment  par  son 
absence?  Cest  ce  je  ne  sais  quoi  d'insaisissable  et  d'iodéOnissable  que 
le  vulgaire,  comme  l'artistet  appelle  la  vie.  Vous  ne  peindriez  que  des 
rochers  stériles  »  vous  iieiodries  des  cadavres  »  que  votre  toile  n'atti- 
rera pas  un  regard ,  si  elle  ne  révèle  au  moins  votre  vie,  sinon  celle 
des  choses  que  vous  peignez,  c  Mais,  disent  beaucoup  d'artistes.  la  vie 
ne  peut-être  traduite  que  par  la  vie  ;  comment  voulez-vous  qu'un  art 
d'imitation  tout  physique  rende  quelque  chose  vivant  !  >  L'objection 
est  tout  au  moins  spécieuse.  Si  cependant  elle  n'est  que  cela,  noua 
saurons  bientôt  l'élaguer. 

Et  d'abord  qu'est-œ  que  la  vie  •  au  point  de  vue  de  l'art,  t 

Avant  de  répondre  à  cette  question  si  précise  i  il  nous  importe  de 
nous  occuper  un  peu  de  la  vie  en  elle-même.  Lecteur,  vous  le  savez , 
les  hommes  de  science  ont  en  général  une  assez  mauvaise  réputation. 
Comme  philosophes,  on  les  accuse,  entre  autres,  d'arriver  à  tout  nier, 
i  force  de  vouloir  tout  voir  ou  toucher  des  doigts  :  il  m'a  échappé  à 
moi-même ,  dans  le  cours  de  notre  conversation ,  quelque  propos 
qui  vous  ont  paru  sentir  le  fagot ,  et  vous  m'avez  jeté  des  regards 
terribles.  Eh  !  bien ,  écoutez-moi ,  et,  je  vous  prie,  ne  vous  fâchez  pas. 

La  partie  de  son  être  à  laquelle  l'homme  tient  le  plus,  même  quand 
il  la  foule  aux  pieds ,  quand  il  la  traîne  dans  la  fange ,  quand  il  la 
renie ,  c'est  la  partie  animique ,  spirituelle ,  intellectuelle ,  de  cet 


n  Vétt  Is  Umiioo  de  Join,  psge  UU 


Digitized  by  VjOOQIC 


516  RBYm  D'AUiCB. 

être.... ,  et  nous  pensons  qu'il  a  parfaitement  raison ,  car  c'est  cette 
partie  qui  le  fait  /ut,  qui  fait  qu'il  est  un  individu  et  non  un  autre,  qui 
lui  donne  sa  place ,  et  sa  première  place  »  dans  la  série  des  êtres; 
mais  nous  pensons  aussi  qu'il  ferait  mieux  de  respecter  plus  sérieuse- 
ment cette  partie  spirituelle  que  d'en  être  sottement  jaloux.  Dès  qu'il 
Tient  à  s'occuper  des  êtres  qui  l'entourent ,  fût-ce  même  de  ceux  de 
son  espèce,  il  semble  en  effet  qu'il  craigne  de  diminuer  son  propre 
lot  animique,  en  l'attribuant,  à  quelque  degré  que  ce  soit,  à  d'autres. 
Dans  la  plupart  des  systèmes  philosophiques,  ou  des  doctrines  reli- 
gieuses t  où  en  définitive  c'est  l'homme  qui  s'institue  •  de  fait ,  le 
Créateur  de  toutes  choses ,  il  s'est  toujours  montré  parcimonieux , 
avare  à  dispenser  ce  qu'il  croit  être  sa  prérogative.  N'a*t-on  pas  vu  un 
jour  une  assemblée  de  sages  et  savants  docteurs  discuter  gravement 
cette  question  de  savoir  si  la  femme  est  douée  d'une  âme  !  Le  blanc 
n'a-t-il  pas  maintes  et  maintes  fois  refusé  une  âme  au  nègre? 
Ou  »  quand  il  la  lui  accorde  •  n'est-ce  pas  pour  la  déclarer  déchue 
de  tout  droit  à  la  clémence  divine?  Mais  c'est  bien  pire  lors- 
qu'il s'agit  du  règne  animal ,  du  règne  végétal.  Quoi ,  s'écrie*t-on  » 
donner  une  âme  (n'importe  de  quel  degré),  à  l'animal ,  nous  con- 
fondre avec  les  bêtes  !  Fi  donc  !  (Si  vous  êtes  observateur  un  peu 
attentif,  à  lecteur,  vous  remarquerez  que  ceux  qui  se  récrient  le  plus 
sont  ceux  que  vous  seriez  peut-être  le  plus  tenté  de  confondre).  Quels 
efforts  n'a-t-on  pas  faits  de  tout  temps ,  et  sous  toutes  les  formes , 
pour  ext>liqner,  par  des  actes  purement  instinctifs ,  les  phénomène» 
de  la  vie  animale  et  végétale  ! 

Le  progrès  commence  à  faire  justice  de  toutes  ces  pauvretés  de' 
raisonnement,  de  ces  préjugés  qui  ont  eu  force  de  loi  pendant  si  long- 
temps. La  science  se  partage  en  deux  camps  bien  nets  et  diNttncts. 
Dans  l'un  on  cherche  ù  expliquer  tous  les  phénomènes,  toutes  les  mani- 
festations de  la  vie  ,  à  tous  les  degrés  ,  à  l'aide  des  forces  ordinaires 
de  la  nature.  Dans  l'autre,  on  admet  qu'il  faut  quelque  chose  de  plus 
pour  faire  un  être  organisé ,  que  chaque  être  vivant  doit  ses  proprié- 
tés ,  sa  manière  d'agir  à  un  principe  animique  qui  constitue  précisé- 
ment son  individualité,  qui  le  difimncie  des  autres  individus ,  qui 
fait  qu'un  oiseau  ne  peut  devenir  un  poisson ,  qu'un  homme  ne  peut 
être  confondu  avec  un  singe,  mais  qui  constitue  chez  tous  la  vie  dans 
son  essence  même ,  et  se  manifeste  par  la  conscience  des  actes,  et 
par  une  liberté  plus  ou  moins  étendue  d'agir  avec  volonté.  Des  deux 


Digitized  by  VjOOQIC 


um  Fantaisie  i  propos  pes  photographies  ,  etc.        SI  7 

c6tës  cependant  on  est  d'accord  sur  un  point  :  c'est  que  ce  qui  sufllt 
pour  expliquer  un  être  vivant  quelconque,  suffirait  pour  les  expliquer 
tous ,  et  que  si  quelque  cbose  de  plus  que  les  forces  ordinaires  est 
nécessaire  pour  constituer  Tbomme ,  un  quelque  chose  de  oiénie 
nature  l'est  aussi  pour  Taire  tous  les  autres  êtres  du  rè^^ne  animal. 
Nous  le  savons  »  dans  le  premier  camp  nous  trouverions  peut-être 
quelques  transfuges  prudents  t  qui»  par  décorum ,  font  de  l'homme 
quelque  cbose  d'à  part  •  et  qui  »  sur  la  vie  animale  qu'ils  lui  recon- 
naissent ,  greffent  un  esprit  immortel  ;  ce  qui  suppose  qu'il  peut  y 
avoir  non  seulement  des  vies  sans  âmes ,  mais  même  des  âmes  sans 
vie!  (J'ai  dit  »  par  décorum  ;  lecteur,  puisque  nous  sommes  seuls  en- 
semble dans  cette  parenthèse»  permettez-moi  d'employer  im  mot  plus 
Juste  :....  mais  je  me  rappelle  que  je  vous  ai  promis  de  ne  plus  vous 
parler  d'hypocrites).  Parmi  les  naturalistes,  qui,  aujourd'hui 
encore ,  s'obstinent  à  ne  voir  que  des  actes  purement  mécaniques  et 
instinctifs  chez  l'animal,  disons-le  hardiment,  on  ne  compte  plus 
guère  que  ceux  qui,  semblables  aux  artistes  dont  je  vous  parlais  quel- 
que part ,  n'ont  jamais  observé  en  pleine  nature ,  et  qui  ont  toujours 
vécu  au  milieu  des  dépouilles  empaillées  de  nos  musées»  où  désormais 
ils  feraient  bien  de  rester  avec  leurs  écrits.  Disons*le  ici  sous  forme 
de  digression  ,  et  bien  haut  pourtant  :  en  dehors  de  la  science,  il  se 
trouve  aujourd'hui  bon  nombre  d'esprits  éminents ,  historiens,  philo- 
sophes ,  ministres  de  tous  les  cultes ,  hommes  de  cœur  de  tous  les 
rangs ,  qui ,  frappés  de  cette  terrible  logique  de  la  science,  et  guidés 
seulement  par  leur  bon  sens ,  ont  vu  qu'en  s'isolant  trop  du  reste  de 
la  création ,  l'homme  se  condamne  lui-même  au  suicide ,  qui  ont 
compris  d'ailleurs  qu'il  n'est  pas  absolument  indispensable  pour  être 
honnête  bomme,  et  même  chrétien  pieux  et  6dèle  ,  d'admettre  que 
l'animal  n'a  point  d'âme»  et  que,  machine,  il  n'exécute  que  des 
actes  forcés  dont  il  n'a  pas  même  la  conscience  ;  ils  ont  senti  que 
l'homme  n'est  réellement  l'être  privilégié  qu'à  la  condition  d'être  à 
la  fois  le  meilleur  et  le  plus  intelligent  ;  et  ils  ont  eu  le  courage  de 
demander  à  la  loi  et  à  l'opinion  publique,  une  protection  envers  les 
êtres  inférieurs.  Celte  réclamation  sans  doute  fait  sourire  de  dédain 
plus  d'un  esprit  fort»  mais  elle  fera  un  jour  la  gloire  de  notre  époque. 
La  science,  disions-nous ,  se  divise  en  deux  modes  d'interprétation, 
bien  distincts,  quant  aux  phénomènes  de  la  vie  animale  :  cette  division 
subsiste,  et  devient  encore  bien  plus  radicale»  lorsqu'il  s'agit  du 


Digitized  by  VjOOQIC 


518  BIVUB  D*ALSA(Z. 

règne  végéul.  Ici  cependant  «aisi  le  jour  commence  A  te  fiûre.  Et, 
tandis  qoe  d'un  côté  on  ne  veut  voir  que  des  phénomènes  physiqoes 
et  mécaniques ,  des  eflists  de  capillarité ,  des  iUmulaiions  ealoru 
fiquei  (!!!) ,  et  que  l'on  se  rend  ainsi  compte  de  tout ,  excepté  de  la 
.  chose  principale ,  de  l'Unité  harmonique  de  l'Etre  »  qui  se  retrouve 
dans  la  planie  comme  dans  tout  être  vi?ant  ;  de  l'autre  eôié  »  en 
observant  tout  aussi  scrupuleusement  les  faits  »  mais  en  y  cherchant 
un  plan  général ,  ou  arrive  à  des  conclusions  plus  élevées  »  plus  en 
rapport  avec  la  pensée  d'harmonie  qu'exprime  si  évidemment  l'en- 
semble de  l'Univers.  C'est  à  de  telles  conclusions  que  sont  arrivés 
quelques  uns  des  savants  les  plus  éminenis  de  notre  époque  :  Smith , 

Percival ,  Martius,  Fechner Dans  un  travail ,  qui ,  d'un  bout  A 

l'autre  •  respire  la  plus  limpide  sérénité .  et  le  bon  sens  le  plus  pro- 
fond comme  esprit  d'observation ,  Boscowitz  vient  de  montrer  toute 
l'inanité  »  toute  TinsufiSsance  de  ces  interprétations  matérialistes ,  qui 
ne  reposent  au  fond  sur  rien  d'autre  que  sur  une  exagération  par 
trop  outrée  d'un  fait  d'ailleurs  évident  et  incontestable  :  la  préémi- 
nence de  l'homme  dans  l'échelle  de  la  création. 

Vous  pouvez  t  6  lecteur»  regarder  d'un  air  de  superbe  dédain  les 
créatures  que  vous  jugez  vos  inférieures  ;  vous  pouvez  même  »  dans 
un  excès  de  sotte  vanité  »  éloigner  de  voy*e  trône  ceux  de  vos  sem- 
blables i  qui  une  position  factice  vous  rend  supérieurs.  Hais  vous 
n'êtes  point  juge  en  dernier  ressort»  et  ni  vos  dédains  (ni  nos  disputes 
de  philosophie)  n'excluront  une  seule  âme  du  banquet  de  la  vie  ! 

Pour  l'artiste  réel  qui  sent,  et  qui  sent  presque  toujours  juste 
avant  de  comprendre,  quelque  fois  sans  comprendre,  la  vie  en  géné- 
ral a  un  caractère  parfaitement  net  et  tranché  »  que  l'on  méconnaît 
d'autant  plus  qu'on  a  moins  le  sentiment  de  l'art.  Le  peintre  de  figure 
peut  parfois ,  avec  le  vulgaire  «  nommer  peintre  de  nature  m»rte ,  le 
paysagiste ,  le  peintre  de  fleurs  :  il  ne  se  servira  de  cette  singulière 
expression  que  jusqu'au  jour  où  il  aura  peint  lui-même  une  fleur. 

Jadis ,  en  de  certains  jours  privilégiés ,  j'avais  accès  dans  l'atelier 
d'un  peintre  de  fleurs ,  et  une  haute  faveur  m'était  alors  accordée  : 
assis  sur  un  escabaut  élevé,  je  regardais,  pendant  des  heures  entières, 
par-dessus  l'épaule  de  l'artiste ,  et ,  tandis  que  mes  mains  encore 
enfantines  jouaient  avec  les  boucles  argentées  qui  couronnaient  sa 
tête  chérie ,  je  voyais  des  fruits  épars  au  hasard  sur  une  table ,  des 
fleurs ,  déjà  fanées ,  dont  les  pétales  se  détachaient»  renaître,  reinvre 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNI  FlIfTilSR  i  PR0F06  D'UNS  nOTOGRiPHlB ,  BTC.  Sl9 

6ur  la  toile  •  s'y  ranger  peu  à  peu  en  uo  tout  harmonieux ,  qui  lui- 
méme  semblait  vivre.  Pour  en  faire  une  réalité  »  il  n'y  manquait  que 
ce  souflDe ,  que  nul  de  nous  n'a  le  don  de  créer ,  mais  que  nul  aussi , 
espérons-le^  n'a  le  pouvoir  d'éteindre  à  jamais.  En  Tait  de  métaphy- 
sique ,  cet  artiste  connaissait  surtout  celle  que  lui  enseignaient  son 
cœur  et  son  bon  sens  :  mais  vous  eussiez  été  fort  mal  avisé,  Je  vous 
l'assure,  en  lui  disant  qu'il  ne  peignait  que  de  la  nuuière  inammiej 

Pour  l'artiste  ,  comme  pour  le  métaphysicien  ,  la  vie  i  tous  ses 
degrés ,  et  sous  toutes  ses  formes ,  est  la  révélation  de  l'activité  d'un 
principe  supérieur  à  la  matière.  Considérée  par  la  science  et  dans  sa 
généralité ,  elle  est  la  manifestation  des  âmes  de  tous  les  titres ,  de^ 
tous  les  degrés  de  l'échelle ,  à  l'aide  des  forces  et  de  la  matière  qui 
constituent  les  corps  des  êtres  organisés.  Pour  l'artiste,  qui  n'analyse 
pas,  et  qui  se  contente  de  sentir,  la  vie  a  un  caractère  moins  limité 
que  pour  le  métaphysicien  ;  elle  existe  hors  de  lui,  et  il  la  voit  se  ma* 
nifester  dans  la  réalité  des  choses  ;  mais  il  la  sent  surtout  en  /tri-m^me, 
ett  lorsqu'elle  manque  qtielque  part,  il  y  transporte  une  partie  de  sa 
propre  activité  vitale.  C'est  ainsi  que  le  pinceau  de  Tartiste  de  génie 
anime  Jusqu'à  la  nature  morte ,  les  glaces  éternelles  des  Alpes ,  les 
sables  du  désert ,  les  frimais  de  l'hiver. 

Les  faits  .  comme  vous  le  voyez ,  lecteur,  semblent  justiOer  pleine- 
ment l'objection  faite  par  quelques  artistes  à  la  valeur  d'un  art  qui  oa 
serait  que  de  pure  imitation  physique,  c  La  vie,  disent-ils,  peut  seule 
peindre  la  vie.  >  Cette  oljection  cependant  est  purement  spécieuse , 
et  n'a  nulle  force  au  fond. 

Elevons«nous  de  suite  ensemble  au  sommet  de  l'échelle,  et  jusqu'à 
l'homme.  Rassurez- vous.  Je  n'ai  nulle  envie  de  commencer  avec  voiu 
une  dissertation  sur  la  nature  de  l'âme  humaine ,  ni  sur  la  manière 
dont  ici-bas  elle  est  soudée  au  corps  ;  je  pourrais  vous  donner  mille 
et  mille  motifs  plausibles ,  pour  légitimer  mon  refus  ;  je  ne  vous  en 
donnerai  qu'un,  mais  il  est  bon  :  sur  ces  questions-là  je  n'en  sais  pas 
plus  long  que  vous.  Permettez-moi  seulement  de  vous  donner  m  con- 
seil en  passant.  Beaucoup  de  gens,  qui  ont  l'air  profond ,  vous  disent 
que  l'âme  est  un  pur  esprit  :  cette  déflniiion  en  vaut  une  autre,  en  ce 

sens  surtout  qu'elle  ne  vous  apprend  rien que  vous  ne  sachiez 

depuis  longtemps  ;  mais  on  ajoute  que  votre  partie  terrestre  n'a  aucun 
point  de  commun  avec  cette  âme ,  et  que  celle-ci  ne  se  mêle  pas  des 
questions  de  pav^m-feu  du  Corpz.  Oh  !  pour  le  coup,  méfiez-vous  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


ces  philosophes  là  »  et  gardez- vous  de  les  suivre  :  après  avoir  prouvé 
que  votre  corps  n'est  rien,  ils  pourraient  bien  en  faire  autant  de  votre 
âme,  et  vous  laisser  en  plan.  Quand  un  de  ces  esprits  purs  souffire, 
il  ne  dit  pas  :  c  mon  corps  a  mal  i  ;  il  dit .  comme  vous  et  moi  : 
c  j'ai  mal.  i  Quand  il  reçoit  un  soufflet  »  il  est  fort  rare  qu'il  tende 
l'autre  joue  »  mais  il  se  fâche,  et  cette  passion  se  peint,  comme  chez 
vous  ou  chez  moi ,  sur  sa  figure.  Croyez-moi,  il  y  a  parmi  eux  beau- 
coup  (mais  ce  mot  vous  a  déjà  rendu  maussade  une  fois ,  et  je  vous 

ai  promis  de  ne  plus  le  prononcer).  Ce  caractère  encore  »  si  vous 
savez  lire ,  se  voit  sur  la  physionomie. 

Tenez,  lecteur,  croyez-en  plutôt  au  gros  bon  sens  populaire,  qui  se 
sert  d'une  expression  admirable  de  vérité  et  de  clarté. 

c  Le  corps  est  le  miroir  de  l'âme,  i  Si,  au  lieu  de  miroir  seul ,  nous 
disions  :  c  et  l'instrument  > ,  le  métaphysicien  le  plus  difficile  n'aurait 
rien  à  répliquer.  Vous  l'observez  tous  les  jours,  chaque  passion ,  bonne 
ou  mauvaise ,  se  traduit  dans  les  traits  du  visage  par  une  expression 
spéciale  que  nous  reconnaissons.  Lorsqu'une  mauvaise  passion  /ou 
une  suite  de  mauvaises  passions  séjournent  trop  longtemps  en  nous , 
elles  laissent  une  trace ,  une  empreinte  ,  souvent  ineffaçable  ;  et  la 
physionomie  alors ,  à  son  tour ,  se  venge  de  celui  qui  y  a  laissé  cette 
empreinte.  Ainsi ,  un  instrument  de  musique ,  faussé  par  une  main 
inhabile ,  ne  rend  plus  que  des  sons  aigres  entre  les  mains  d'un  vir- 
tuose. 

Le  corps  est  le  miroir  de  l'âme  :  l'âme  peint  donc  avec  les  éléments 
matériels  qui  forment  ce  corps  et  qui  font  de  notre  figure  ce  qu'elle 
est  en  réalité. 

Comment  opère-t-elle  ainsi  ;  c'est  probablement  ce  que  nul  ne  saura 
jamais  dans  cette  vie.  Quel  est  le  rapport  mystérieux  qui  existe  entre 
une  expression ,  entre  une  forme  donnée  à  un  corps,  et  une  passion,  une 
pensée,  ou  une  manière  de  penser  ?  C'est  ce  que  nul  ne  sait  non  plus; 
et  ce  rapport  que  chacun  de  nous  sent,  car  nous  sommes  tous  plus  oa 
moins  physionomistes ,  ce  rapport  échappe  à  la  démonstration.  Tou- 
jours est-il  que  l'âme  peint  avec  la  matière  même.  Ce  fait ,  une  (ois 
qu'il  est  accompli ,  est  un  fait  physique,  et  rien  de  plus;  c'est  à  l'aide 
de  nos  sens  que  nous  le  constatons  ;  c'est  donc  encore  à  l'aide  d'une 
suite  «  souvent  très  compliquée ,  de  phénomènes  physiques  que  nous 
le  connaissons. 

Et  pourquoi  maintenant  un  procédé  d'imitation ,  tout  mécanique 


Digitized  by  VjOOQIC 


Vm  FANTAISIE  A  nOTOfi  DM  PV0T0GRAPHIB8  »  ETC.  331 

si  ions  voulez ,  ne  pourrait*!!  pas  immobiliser  une  eapressioa  ,  la 
Midre  stable  ? 

Regardes  une  personne  dirMiement,  ou  par  réflexion  à  l'aide  d'une 
glace, et,  quelque  vue  perçanteque  vous  ayez,  vous  nesalsireznullediffr • 
reaee  *  si  la  glaoe  est  convenablement  disposée  et  pat-faiiement  unie. 
La  gkee  est  donc  aussi  apte  que  la  figure  elle-même  A  vous  envoyer 
l'empreinte  d'un  être  vivant,  l'expression  d'une  passion  ;  c*est  pour- 
ti0t  iA  un'  phénomène  physique.  Supposez  que  vous  ayez  trouvé  le 
aeorei  merveilleux  de  conserver  fidèlement  l'empreinte  sur  la  glace  » 
qu'y  awra4«il  de  changé  ? 

Vous  le  voyez  »  lecteur,  s'il  était  vrai ,  comme  le  pensent  quelques 
artistes»  que  la  photographie  copie  autrement  qoe  le  crayon  ou  le  pin- 
ce ne  aérait  pas  en  tout  cas  parce  qu'^HJe  n'est  pas  uivanie.  Et 
ï  devons  chercher  la  raison  des  difiëreoces»  si  elles  existent,  ailleurs 
qoe  dans  une  explication  spécieuse  et  presque  puérile. 

Il  existe  deux  disiioctions  caaentielles  entre  les  deux  modes  d'imi- 
tation. L'noe  repose  sur  la  nature  de  l'ofaiet  à  copier  ;  Tautre ,  au 
contraire ,  dérive  du  procédé  même. 

La  moMUté  des  formes  et  des  apparences,  tel  est  le  sceau  distinctif 
que  hi  vie  imprime  à  tout  ce  qu'elle  anime.  Cette  marque  est  pour 
nous  tellement  caractéristique,  que  nous  seriotts  portés  à  croire  vivant 
Mut  ire  qui  nous  la  montre ,  fût-ce  même  des  objets  inauiiués.  Un 
passage  où  ne  se  uouve  pas  un  être  vivant ,  pas  un  brin  d'herbe  » 
s'anime  pour  nous  «  lorsque  nous  y  apercevons  un  cours  d'eau  par 
exemple,  ou  lorsque,  par  suite  du  mouvement  des  nuages  et  des  chan- 
gements d'illumination  qui  en  résultent ,  les  teintes  se  changent ,  les 
ombres  se  meuvent  devatH  nous.  Sur  la  figure  de  l'tiomme ,  c'est  le 
Jeu  continu  de  la  physiouomie  qui  donne  l'animation ,  bien  plus  que 
le  ^lori  lui-même. 

Le  peintre  ne  peut  évidemment  pas  plus  que  le  photographe  repré- 
senter le  mouvement.  Mais  en  nous  montrant  sous  une  forme  nette 
les  objets  comme  Ils  sont  réellement  pour  nous  pendant  un  temps 
extrêmement  court ,  en  immobtUtanif  par  exemple,  les  gouttes  d'eau 
d'une  cascade ,  il  nous  force  à  sous-eoiendra  le  mouvement,  à  l'ajou- 
ter par  la  pensée ,  et  à  ramener  la  vie  \k  où  un  repos  absolu  semblait 
l'exclure»  La  photographie  exige  encore  daus  la  pose  une  trop  longue 
durée  pour  attendre  un  tel  résultat  :  pour  rendre  à  nos  yeux  te  mou* 
vemeoc  à  une  cascadet  il  faudrait  qu'elle  pût  la  copier  en  un  millième 

•:*S«rie. -s*  Année  Si 


Digitized  by  VjOOQIC 


52S  REvms  d'alsacb. 

de  seconde,  et  riromobiliser  ainsi  d'une  manière  qni  nous  force  aussi 
:i  sous-entendre  le  mouvement.  Il  existe  dans  cet  ordre  de  faits  une 
autre  différence  essentielle  de  laquelle  la  plupart  des  personnes  ne 
tiennent  pas  compte. 

Rien  au  monde  n'est  plus  mobile  que  la  physionomie  humaine; 
l'habitude  fait  que ,  dans  nos  relations  journalières  avec  nos  sem* 
blables ,  cette  mobilité  nous  échappe  ou  du  moins  ne  fixe  plus  noire 
attention.  Elle  vous  frappera  au  plus  haut  degré  cependant  •  lorsque 
vous  observerez  scrupuleusement  un  de  vos  amis  au  moment  où  il  va 
poser  devant  le  peintre  ou  la  chambre  obscure  ;  à  votre  profonde 
stupéfaction,  vous  verrez,  souvent  en  moins  d'une  minute ,  passer 
devant  vous  vingt  figures,  accentuées  chacune  de  la  manière  la  plus 
frappante.  Un  peintre ,  qui  copie  une  tête  vivante  »  choisit  parmi  la 
multitude  d'expressions  fugitives  qu'il  voit  passer  sur  la  physionomie 
celle  qui  lui  semble  ta  plus  belle ,  ou  la  plus  habituelle ,  ou  la  plus 
facile  à  rendre  ;  et ,  à  l'aide  de  sa  mémoire  et  des  traits  principaux 
qu'il  a  devant  lui ,  il  reproduit  plus  ou  moins  correctement  cette  ex- 
pression. Le  photographe  au  contraire  ne  peut  choisir  :  il  vous  prend 
comme  vous  vous  faites  vous-même,  et  encore  à  la  condition  que  vous 
sachiez  conserver  assez  longtemps  l'expression  que  vous  avez  choisie 
presque  toujours  à  votre  insu. 

Regardez  plutôt  votre  second  négatif  que  vous  apporte  H.  Braao. 
Vous  n'avez  pas  bougé  cette  fois  ;  l'épreuve  est  bonne  ;  vous  êtes  par- 
faitement modelé.  Mais  je  vous  le  disais  :  l'air  de  royauté  que  vous 
aviez  pris  était  d'emprunt ,  et  vous  avez  abdiqué  avant  la  fin  de  la 
demi-minute  de  pose.  Croyez-moi ,  tâchez  cette  fois  d'être  naturel , 
d'être  vous-même.  Cela  est  difiScile ,  Je  le  sais.  Notre  œil  n'est  pas 
habitué  à  fixer  un  même  point  :  cette  immobilité,  obligée  ici,  trouble 
la  vue  et  produit  souvent  presque  un  phénomène  d*hyjmotUme  ^  lors- 
qu'on n*y  est  pas  exercé.  Et  d'ailleurs,  cela  est  difllclle  par  une 
bien  autre  rasion.  Voltaire  parle  quelque  part  d'une  gracieuse  et  jolie 
dame  qui  avait  le  tort  singulier  de  boiter,  dès  qu'on  la  regardait  mar- 
cher. Entre  nous  et  franchement,  n'est-ce  pas  là  un  peu  notre  fait  i 
à  nous  tous?  La  vanité  nous  fait  tous  boiter,  quand  on  nous  regarde; 
et  même  quand  nous  nous  regardons  nous-mêmes  ;  c'est  ce  qui  vous 
explique  pourquoi  il  y  a  tant  de  boiteux.  Mais  M.  Braun  vous  tourne 
le  dos,  car  il  paraît  qu'il  a  observé  ce  travers  chez  plus  d'un  visiteur  ; 
quant  à  moi ,  j'ai  vu  assez  de  gens  varier,  pour  ne  plus  douter  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


UNB  FiNTAISIE  A  PROPOS  DES  PHOTOGRAPHIES ,  ETC.     325 

votre  aptitude  à  cet  égard.  Si  vous  ne  vous  regardez  vous-même , 
vous  réussirez  celte  fois. 

Il  existe ,  avons-nous  dit,  une  autre  distinction  entre  les  imitations 
photographiques  el  celles  du  crayon  ou  du  pinceau  :  elle  repose  sur 
les  procédés  en  eux-mêmes,  et  il  est  essentiel  de  Texaminer  de  près, 
pour  juger  de  ce  que  la  photographie  peut  faire  et  des  progrès  qu'elle 
peut  recevoir  encore  •  pour  reconnaUre  dans  quelles  limites  elle  peut 
imiter»  non  servilement,  mais  fidèlement,  et  rendre  le^  choses,  non 
comme  elles  sont  réellement ,  mais  comme  nous  les  voyons. 

Dans  tout  art ,  dans  celui  qui  semble  le  plus  relever  de  la  pensée 
pure,  il  y  a  une  partie  matérielle  dont  Tartiste  est  obligé  d'étudier  et 
de  surmonter  les  difficultés ,  s'il  ne  veut  rester  un  génie  méconnu. 
Dans  la  composition ,  par  exemple  •  où  il  semble  qu'il  n'y  ait  qu'à 
écrire  des  pensées  musicales ,  pour  se  manifester  complètement  aux 
antres  hommes ,  cette  difficulté  matérielle  existe  ;  il  faut  du  travail , 
de  l'acquis,  pour  la  surmonter.  Elle  est  telle  que  si  vous  comparez 
les  œuvres  d'un  même  artiste  entre  elles ,  et  si  vous  faites  la  part  de 
ce  qui  tient  à  la  valeur  de  l'Inspiration  en  elle-même ,  la  pensée  vous 
semblera  prisonnière  dans  les  unes  et  parfaitement  libre  dans  les 
autres.  A  plus  forte  raison  en  est-il  ainsi  dans  les  autres  arts,  où  vous 
êtes  en  définitive  obligé  de  savoir  pétrir  habilement  la  matière, 
si  vous  voulez  montrer  que  vous  savez  penser.  Vous  aurez  beau 
avoir  le  génie  de  Raphaël,  de  Michel-Ange,  si  le  travail  ne  vous 
a  rendu  maître  de  votre  pinceau  ,  vous  ne  vous  ferez  connaître  que 
par  des  productions  difformes.  D'un  autre  côté,  dans  l'art  d'imitation 
le  plus  mécanique  en  apparence ,  il  y  a  aussi  une  large  part  à  faire  à 
l'intelligence  :  je  vous  l'ai  déjà  dit  :  il  y  a  photographe  et  photographe. 
La  photographie  d'aujourd'hni  n'est  pas  celle  de  demain. 

Pour  comparer  équitablement  deux  genres  d'art  aussi  différents , 
il  faut  supposer  d'une  part  que  le  peintre ,  le  dessinateur ,  complète- 
ment mattre  de  son  crayon  ,  de  son  pinceau ,  rende  les  choses ,  non 
comme  il  les  conçoit ,  car  alors  il  n'y  a  plus  de  comparaison  possible, 
mais  comme  nous  Ut  voyons ,  qu'il  se  borne  en  un  mot  à  les  faire 
ressemblantes;  il  faut  supposer  d'autre  pan  que  le  photographe  est 
assez  habile  pour  faire  peindre  la  lumière ,  aussi  bien  qu'il  est  pos- 
sible de  le  faire  dans  l'état  actuel  de  la  science. 

Dans  ces  proportions  ainsi  définies ,  et  ce  sont  les  seules  accep- 
tables, le  dessin  et  la  peinture  deviennent  la  langue  de  l'œil  humain, 


Digitized  by  VjOOQIC 


524  REVUS  D'àLSàCE. 

4a  photogra[>bie  devient  celle  de  la  chambre  obscure.  Ce  lotit  donc 
ces  deux  organes  que  nous  devons  comparer ,  pour  pouvoir  mettre 
leurs  langues  en  parallèle. 

Principe  transcendant  de  l'Univers  que  vous  appelez  matériel  »  la 
Lumière  est  pour  les  élres  vivants  le  grand  révélateur  du  monde 
exlerne ,  et  de  la  vie  universelle  de  la  Nature. 

Pour  qu'un  objet  puisse  être  vu  par  la  chambre  obscure  «  pour  qu'il 
puisse  être  vu  par  l'œil  »  il  Tant  qu'il  soii  éclairé  par  une  lumière 
propre,  ou  par  celle  que  lui  envoie  un  autre  corps  lumineux.  Uô 
corps  éclairé  par  la  lumière  du  jour ,  par  exemple ,  renvoie  cette 
lumière  en  lui  donnant  des  qualités  nouvelles  «  distinclives»  en  lui 
donnant  son  empreinte.  Mais  chaque  point  d'un  corps  éclairé  renvoie 
dans  toutes  les  directions  cette  lumièi*e  ainsi  modifiée  :  des  milliers 
d'yeux  à  lu  Tois  peuvent  voir  un  même  objet.  Pour  que  l'empreinte 
des  corps ,  renvoyée  sous  forme  diffuse  dans  l'espace  »  puisse  être 
vue  sous  forme  nette  «  il  faut ,  à  l'aide  d'un  appareil  spécial ,  séparer 
les  rayons  mêlés ,  et  puis  les  concentrer ,  les  localiser  en  un  lieu 
précis. 

Dans  la  chambre  obscure,  vous  le  savez,  cette  fonction  est  remplie 
par  l'objectif,  qui  n'est  autre  chose  qu'une  lentille  convexe  ou  con- 
vergente. L'objet ,  éclairé  et  placé  en  avant  de  celte  lentille ,  vient 
former  son  image  en  arrière  d'elle  ;  et  c'est  cette  image ,  reçue  par 
une  surface  iemible,  qui  est  ensuite  fixée  définitivement  par  les  pro- 
cédés de  la  photographie. 

L'œil  est  aussi  une  chambre  obscure ,  mais  celle-ci  n'est  pas  Toa* 

vrage  de  l'homme.  Dans  l'œil lecteur  savez^vous  ce  que  o'est 

-qu'un  œil?  La  question  est  naive  ou  impertinente,  n'est-ce  pas? 
Eh  !  bien  ,  je  vous  conseille  d'étudier  un  œil  ;  ici  tout  au  plus  pourrai- 
je  vous  apprendre  un  peu  comment  vous  vous  servez  des  vôtres  (autre 
knpenineace  !).  Cette  étude,  je  vous  l'assure ,  vaut  le  plus  beau  des 
sermons,  elle  vaut  une  prière.  Dieu  me  garde  de  critiquer  quoi  que 
ce  soit ,  sous  forme  générale  ;  mais  lorsque  vous  venez  d'entendre  le 
sermon  le  plus  rempli  d'onction  »  et  lorsque  vous  faites  la  part  légi- 
time du  bien  que  vous  a  fait  l'orateur ,  n'êtes-vous  pas  ordinairement 
très  convaincu  que  celui-ci  est  le  digne  représeiitani  du  meilleur  des 

cultes qui  est  toujours  la  vôtre?  Lorsque  vous  aurez  vu  de  quel 

admirable  instrument  le  Père  de  tout  ce  qui  vit  a  doté  ses  enfants, 
même  ceux  qui  vous  semblent  ne  pas  vm*»  vos  idées  s'élargiront. 


Digitized  by  VjOOQIC 


VM  FANTAISIE,  A  PBOPOS  DSS  PHOTOGRAPHIES.  ETC.  5^5 

et  de  plus  TOUS  commencerez  à  douter  que  tant  de  soins  et  de 
peines  sient  été  dépensées  quelque  part  pour  des  machines.  Et  si 
TOUS  n'êtes  assez  riche  pour  aimer  tout  ce  qu'il  aime .  vous  appren- 
drez du  moins  à  respecter  l'auteur  dans  son  œuvre  ;  si  vous  n'avez 
assez  d*amour  en  vous  pour  dire  avec  Saint  François  :  c  Hirondelles 
mes  sœurs  •  ne  pourriez-vous  être  un  peu  moins  babillardes  ?  j  vous 
comprendrez  du  moins  le  pieux  dicton  du  pauvre  paysan  lithuanien  : 
<  Celui  qui  fait  pleurer  le  Castor  ne  réussit  jamais  I  >  Et  vous ,  homme 
du  dii-neuvième  siècle,  vous  direz  peut-être  alors:  c  Celui  qui  im- 
pose inutilement  la  douleur  à  un  être  vivant  n'est  plus  de  notre 
époque.  * 

Lecteur  »  croyez-moi  •  si  parmi  vos  amis  vous  comptez  un  médecin* 
physiologiste,  un  peu  clairvoyant ,  faites-vous  expliquer  la  structure 
et  les  fonctions  de  l'œil  ;  faites-vous  expliquer  aussi  comment  la  lu- 
mière affii  et  se  manifeste  chez  les  êtres  mêmes  qui  n'ont  point  d'yeux; 
et  si  •  après  celte  leçon ,  vous  ne  vous  sentez  pss  meilleur,  nul  miracle 
désormais  ne  vous  rendra  bon  •  car  vous  n'y  croiriez  pas  plus  qu'à 
celui  que  votre  ami  vient  de  vous  montrer  dans  ses  plus  minimes 
détails. 

Dans  l'œil,  dis-je,  la  lumière  pénètre  par  une  ouverture  dont  la 
grandeur,  variable ^  est  à  chaque  instant  réglée  d'après  la  distance 
des  objets,  d'après  leur  éclat ,  leurs  nuances  ;  derrière  cette  ouver- 
ture, elle  rencontre  une  lentille  achromatique,  convergente,  qui 
rassemble  en  des  points  précis  les  rayons  envoyés  sous  divers  angles 
par  chaque  point  du  corps  éclairé.  L'image  ainsi  formée  derrière  cette 
lentille  est  reçue  par  une  surface  impressionnable ,  sensible. 

Cette  surface  n'pst  pas  autre  chose  que  l'épanouissement  à  Tinfini 
d'no  système  de  Als  télégraphiques  dont  Tauire  extrémité  va  se  rarni* 
fiçr  dans  le  cabinet  de  travail  de  Vobxervateur  :  pour  chaque  image 
formée  par  la  lentille  •  la  surface  Ren.«ible  envoie  une  dépêche  à  celui- 
ci.  Ainsi  que  la  main  la  plus  délicate ,  cette  surface  palpe  les  qualités 
les  plus  intimes  de  limage  lumineuse ,  et  en  avertit  l'observateur. 
Vous  le  voyez ,  lecteur ,  l'analogie  est  grande  entre  la  chambre  obs* 
cure  qu'a  inventée  Thomme,  et  celle  qu'a  inventée  Dieu  :  plus  grande 
même  que  vous  ne  le  pensez  ;  écoutez  plutôt.  Si  à  la  plaque  préparée 
par  le  photographe  vous  adaptez  convenablement  les  fils  suflflsamnient 
délicats  d'un  télégraphe  réel ,  celui-ci  aus»i  vous  donnera  un  signal , 
dès  que  la  lumière  viendra  impressionner  le  corps  sensible  déposé 


Digitized  by  VjOOQIC 


386  EBTUK  D'ALSAGS. 

sur  la  plaqué.  Le  signal  cesse  dès  que  l'image  esl  gravée.  Vous  croyez 
peut-être  que  ce  dernier  fait  élublit  une  différence  :  regardez  long«> 
temps,  et  sans  cligner  des  yeux ,  un  même  obj«*t  ;  l'impression ,  d'abord 
nette,  le  deviendra  de  moins  en  moins,  et  vous  finirez  en  quelque 
sorte  par  ne  plus  voir;  détournez  les  yeux  d'un  objet  brillant  que 
vous  avez  regardé  longtemps  »  et  vous  .l'aurez  encore  devant  voua  i 
c'est  donc  la  puissance  plastique  et  réparatrice  de  la  vie  qui ,  à  chaque 
instant ,  efface  les  images  réellement  fixées  dans  votre  œil ,  mais  deve^ 
nues  inutiles.  Voilà  pour  les  analogies ,  voyons  aussi  les  différences. 

En  tout  premier  lieu  ,  vous  devez  savoir  que  les  diverses  couleurs 
n'impressionnent  pas  également  la  matière  sensible  que  le  photCH 
gRiphe  dépose  sur  la  surface  exposée  ensuite  dans  la  chambre  obscure. 
Parmi  l«*s  couleurs  simples  de  l'arc-en-ciel ,  le  Jaune  •  par  exemple  » 
est  presque  sans  action  ;  parmi  les  couleurs  qu'aucun  œil  ne  voit  » 
parmi  les  rayons  invisibles ,  il  y  en  a  au  contraire  qui  agissent.  Il 
résulte  de  là  que  certams  objets  qui  sont  très-éclairés  pour  notre 
vue ,  deviennent  sombres  dans  la  photographie  ;  que  d'autres  que 
nous  voyons  sombres  deviennent  clairs.  Le  vert  des  arbres  photo* 
graphies  est  eu  général  trop  privé  de  lumière ,  puisque  le  Jaune  » 
qui  les  compose,  n'agit  pas.  Absolument  parUnt,  la  photographie 
ne  voit  pas  comme  nous,  quant  aux  nuances;  il  lui  en  échappe ,  qui 
nous  fatiguent  la  vue;  elle  en  voit  que  nous  n'apercevons  pas: 
écrivez  sur  du  papier  blanc  avec  de  Tencre  au  sulfate  de  quinine 
(qui  est  blanc  comme  la  neigea .  vous  ne  verrez  aucun  caractère;  la 
photographie  écrira  en  noir  toutes  vos  lettres  si  blanches. 

Lorsqu*avec  une  lentille,  avec  un  verre  grossissant  ordinaire»  vous 
regardez  un  objet  quelconque ,  vous  voyez  que  celui-ci  esl  iri$i  sur 
les  bord»;  en  d'autres  termes  »  il  est  entouré* par  les  nuances  de 
l'arc-eii-ciel. 

L'achromatisme  •  ou  l'exclusion  de  ce  défaut ,  regardé  comme  im^ 
possible  par  Newton ,  et  cherché  pendant  longtemps  en  vain  »  ne 
s'obtient  qu*à  grand*peine ,  et  pour  un  champ  de  vision  restreint  è 
une  faible  fraction  de  la  demi-circonférence.  Dans  Tœil  »  au  contraire» 
Tachromatisme  le  plus  parfait  est  obtenu  par  un  procédé  encore 
complètement  inconnu.  Avec  un  objectif  achromatique ,  très-soigné 
même,  l'étendue  d*un  paysage,  par  exemple,  qu'il  est  possible  de 
relever  sous  une  forme  nette ,  est  à  peine  le  douzième  de  l'horizon; 
l'étendue  embrassée  à  la  fois  par  Tœil  s'élève  au  tiers  de  l'horizon  (oa» 


Digitized  by  VjOOQIC 


DNB  FANTAISIB  A  PB0P08  DES  PH0T0GRAPHIB8  »  ETC.  iil 

81  Ton  aime  mieux,  aux  deux  tiers  de  la  demi-circonférence).  Toute- 
fois» cette  défectuosité,  très*importanle  comme  question  d'optique , 
l'eit  au  contraire  peu  au  point  de  vue  de  l*art.  Il  est  •  en  effet,  très- 
rare  qu'un  payiiage  rendu  par  un  artiste  occupe  une  étendne  plus 
considérable  que  celle  que  peut  donner  réellement  la  chambre 
obscure. 

Il  est  aisé  de  démontrer  que  les  images  des  objets  situés  à  l'horizon 
ôe  peuvent  être  exactes ,  nettes  et  bien  proportionnées  que  si ,  dans 
)a  chambre  obscure ,  on  les  reçoit  sur  une  surface  sphérique  concave  : 
c'est  préci>ément  lu  le  cas  de  l'œil ,  où  la  rétine  s'étale  sur  une  telle 
surface;  les  images  photographiques,  au  contraire,  ne  peuvent, 
jusqu'ici  du  moins,  être  faites  que  sur  des  surfaces  parfaitement 
planes  ;  il  suit  de  lu  que  ce  n'est  que  sur  une  petite  étendue  que 
l'image  photogi*aphique  peut  réellement  revêtir  celte  exactitude  ma- 
thématique qu'on  lui  attribue  en  général. 

Lorsque  vous  tenez  les  yeux  Axés  sur  un  point  en  repos  situé  à 
l*borizon  ou  n'itnporte  à  quelle  distance  de  vous,  vous  voyez  les  objets 
placés  à  droite  et  ù  gauche  de  ce  point  avec  leur  forme  et  leur  cou- 
leur: mais  la  netteté  de  la  perception  diminue  considérablement  à 
mesure  que  ces  objets  s'éloignent  plus  vers  les  deux  côtés  ;  vous 
n'avez ,  à  vrai  dire ,  de  perception  nette  que  du  seul  point  que  vous 
fixez  ;  et ,  si  vous  étiez  condamné  ù  fixer  un  seul  point  d'un  paysage 
ou  d'un  tableau ,  vous  ne  pourriez  avoir  qu'une  idée  extrêmement 
vague  de  l'ensemble.  Mais  l'œil  est  le  plus  mobile  de  nos  organes  : 
une  telle  condamnation  serait  sa  perte  ;  le  vertige ,  le  larmoiement , 
et  puis  un  brouillard  complet  vous  saisissent,  lorsque  vous  essayez  de 
subir  cette  condamnation  pendant  trè*i-peu  d'instants  même ,  et  c'est 
peut-être  là  une  des  plus  grandes  difficultés  que  vous  opposez  vous- 
même  ,  lorsque  vous  vous  faites  photographier.  Quand  vous  regardez 
un  paysage ,  un  tubleau ,  ou  même  une  figure  isolée ,  voire  œil  se 
promène,  A  votre  insu ,  sur  toute  la  surface  de  l'image  que  vous  avez 
devant  vous ,  et  la  palpe  comme  le  ferait  une  main  délicate.  A  chaque 
perception  nette,  le  télégraphe,  dont  je  vous  ai  parlé,  transmet  une 
dépêche  à  l'observateur ,  et  c'est  en  définitive  la  mémoire  de  celui-ci 
qui  reconstitue  l'unité  et  l'harmonie  de  l'œuvre  d'art. 

Le  lieu  où  se  forme  l'image  derrière  une  lentille  grossissante  dé- 
pend de  la  distance  de  l'objet  lui-mêm  -  ù  la  lentille:  plus  il  s'en 
éloigne ,  plus  l'image  s* eu  rapproche.  Voilà  pourquoi  vous  êtes  obligé 


Digitized  by  VjOOQIC 


SS8  EKVUfi  DAL&ACB. 

iie  régler  une  lunette  d'approcbe  d'après  la  distance  des  objets  que 
vous  regardez.  Voilà  pourquoi  vous  avez  vu  M.  Braun  vous  regarder 
d*abord  dans  sa  chambre  obscure,  pour  recevoir  votre  image.  Il 
résulte  de  là  qu'un  objet  en  relief  ne  peut ,  rigoureusement  parlant  » 
pas  former  son  image  sur  une  surface  plane  ;  que  rigoureusement 
parlant  un  portrait  »  photographié  d'après  l'original ,  ne  peut  être 
exact:  les  parties  situées  en  avant  sont  grossies  et  diffuses;  les  parties 
situées  en  arrière  sont  diminuées  et  diffuses.  C'est  en  effet  ce  que 
vous  remarquez  sur  beaucoup  de  portraits,  sur  Jbeaucoup  de  paysages 
photographiés. 

La  lentille  achromatique  de  l'œil  n'est  pas  plus  à  l'abri  de  ce  défaut 
que  celle  de  la  chambre  obscure  :  vous  ne  pouvez  voir  neilemeni  à  la 
fois  deux  objets»  dont  l'un  est  très-rapproché  et  l'autre  très-élolgné , 
quoiqu'ils  soient  sur  une  même  ligne.  Mais  un  mécanisme  admirable, 
que  vous  gouvernez  à  votre  tnm ,  vous  permet  à  chaque  instant  d'à* 
dapter  l'œil  à  la  distance  ;  lorsque  vous  regardez  un  objet  très-rap* 
proche  de  vous ,  l'adaptation  se  fait  rapidement  pour  tous  les  pointa 
du  relief;  l'œil  ici  agit  alor«  encore  comme  une  main  que  le  bras  aoos 
permet  d'avancer  et  de  reculer  pour  lui  faire  suivre  des  contours. 

Lecteur,  décidément*  que  pensez- vous  de  l'œil?  S'est*il  fait  de 
lui-même,  par  hasard?  El  m  voyons-nous  que  parce  que,  par  hasard 
aussi ,  nous  avons  des  yeux  ?  Sottes  questions ,  n'est-ce  pas  ?  Il  en 
est  de  plus  sotli's  encore  cependant. 

Lorsque  par  un  jour  radieux  de  printemps  vous  rencontrez  sur 
votre  route  un  aveugle  conduit  par  son  chien  fidèle ,  fermez  les  yeux 
et  figurez- vous ,  si  vous  en  avez  la  force,  qu'ils  sont  fermés  pour 
toujours  à  la  lumière;  si  alors  vous  n^  pleurez,  c'est  que  la  source 
des  larmes  est  tjri  )  en  vous.  Une  âme  sans  yeux,  dans  ce  mon  Je 
terrestre!  Voilà  une  pensée  horrible,  que  nul  ne  supporterait»  si 
nous  ne  sentions  que  l'âme •  une  fois  développée,  renferme  une  lu^ 
mière  propre,  supérieure  à  cePe  du  monde  externe ,  et  que  rien  ne 
saurait  éteindre.  Mais  que  pensez-vous  du  guide  de  cet  aveugle  ?  C'est 
une  machine  que  TinNiinct  seul  meut,  dit-on.  Il  y  aurait  donc  aussi 
des  yeux  sans  âme;  il  existerait  quelque  part  un  observatoire  admi- 
rable qui  serait  privé  d'observateur.  Et  dire  que  des  g<'ns  sincèrement 
pieux  admettent  de  telles  choses  I  Celle  sottise ,  inveniée  par  je  ne 
sais  qui  ei  je  ne  sais  quand ,  l'a  clé  sans  doute  aussi  pour  qu'aucune 
sottise  n*ait  fait  défaut  à  notre  pauvre  humanité. 


Digitized  by  VjOOQIC 


OHB  FANTATSIE  A  FROPO»  DES  PHOTOGRAPHIES  ,  ETC.     329 

Lecteur  »  ceci  est  ma  dernière  digression ,  mais  die  vous  expliqoe 
tontes  les  autres.  A  chaque  progrès  dans  l'ordre  matériel  en  répond 
nn  dans  Tordre  moral  :  n'en  déplaise  aux  amis  du  bon  vieux  temps. 
L'art  de  la  photographie  »  si  vous  voulez  l'approfondir .  vous  force  i 
étudier  l'œil  et  ses  fonctions  ;  et  cette  étude ,  si  votre  esprit  n'est 
aveugle ,  vous  condamne  à  un  progrès  moral  aussi  supérieur  au  pro- 
grès matériel  que  la  lumière  de  l'éme  l'est  à  celle  du  monde  physique. 

Je  viens  de  vous  montrer  combien,  sous  beaucoup  de  rapports, 
l'œil  est  un  instrument  d'optique  supérieur  à  la  chambre  obscure. 
Singulier  moyen ,  direz-vous ,  de  prouver  que  la  photographie  peut 
peindre  comme  le  pinceau  guidé  par  l'œil  (et  le  bon  sens)  ! 

Il  y  a  photographe  et  photographe  ;  il  y  a  photographie  et  photo- 
graphie.  C'est  ici  le  moment  de  montrer  le  pourquoi. 

Le  photographe  sagace  et  habile  sait  modifler  ses  réactifs  selon  le 
jour  t  selon  l'heure  du  jour;  il  sait  les  approprier  à  chaque  espèce  de 
lumière.  S'il  ne  peut  rendre  complètement  acùfo  tous  les  rayons  lumi« 
Deux ,  il  le  peut  du  moins  en  partie ,  et  il  peut  parer  aux  inconvé- 
nients qui  résultent  de  Vinacimîé  chimique  de  quelques-uns.  Voilà  ce 
qui  fait  le  photographe  :  je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  cela  ne  suffit 
point»  et  que  •  quoiqu'on  dise  »  il  faut  aussi  qu'il  soit  artiste»  dans  la 
vraie  acception  du  terme ,  pour  réussir. 

L'œil  est  un  instrument  identique  &  la  chambre  obscure ,  mais  il 
est  plus  parfait,  en  ce  sens  que  les  défectuosités  qui,  pour  )a 
vision,  résulteraient  des  propriétés  mêmes  des  éléments  qui  le 
forment,  y  sont  corrigées  par  le  mécanisme  admirable  de  la  construc- 
tion. Cette  construction  ne  peut  être  imitée  ;  mais  on  peut  aussi  parer, 
ao  moins  en  grande  partie ,  aux  inconvénients  qui  résultent  de  son 
absence.  Il  est  certes  impossible  de  faire  que  l'image  d'un  relief 
puisse  se  former  rigoureuiement  sur  une  surface  plane;  mais  on  le 
peut  à- peu-près  ;  et  cet  à- peu-près  est  tel  que,  si  au  lieu  de  raisonner 
en  mathématicien,  vous  vous  bornez  à  regarder  comme  toiit  le 
monde ,  vous  ne  vous  apercevrez  plus  des  défectuosités  du  dessin  de 
la  chambre  obscure.  L'emploi  d'instruments  très-puissants ,  dans  la 
photographie  des  portraits ,  par  exemple ,  permet  de  faire  poser  la 
tête  à  des  dislances  relativement  grandes  de  l'appareil  ;  dès  ce  moment, 
l'image  des  divers  points ,  sans  se  former  rigoureusement  à  une 
même  dbtance  de  l'objectif,  peut  pourtant  être  reçue  sur  un  plan^ 
et  y  dessiner  la  tête  comme  vous  la  voyez  réellement.  A  plus  forte 


Digitized  by  VjOOQIC 


S30  RIVUB  0'ALaàGI. 

raison  eo  est-il  ainsi  de  la  photographie  des  paysages ,  où  les  objets 
imités  sont  tellement  éloignés  que  leurs  foyers  derrière  l'objectif 
deviennent  presque  équidisiants .  et  peuvent,  par  suite  »  sans  incon* 
dénient  »  être  reçus  sur  une  glace. 

La  photographie,  nous  le  redisons  une  dernière  fois,  ne  peut 
créer  le  beau;  mais  la  grande  ressemblance,  la  presque  identité  de 
ses  procédés  de  perception  (passez-moi  ce  terme) ,  avec  ceux  de  rœil, 
hii  permet  de  reproduire  le  beau  qu'on  lui  présente  lout  fait  :  bien 
différente  en  cela  des  mauvais  peintres  qui ,  s'ils  étaient  même 
(Capables  de  peindre  le  beau  comme  nous  le  voyons,  se  garderaient 
bien  de  le  reproduire.  Dans  les  épreuves  complètement  réussies ,  les 
défectuosités  inhérentes  au  procédé  deviennent  pour  ainsi  dire  une 
manière  spéciale ,  à  laquelle  l'œil  se  (ait  très-vhe ,  et  à  laquelle  il 
trouve  même  un  caractère  qui  est  luin  de  déplaire.  Pour  ne  citer  que 
deux  exemples  très-différents  pris  dans  le  grand  nombre ,  il  est  im- 
possible de  rien  trouver  de  plus  saisissant  que  la  reproduction  des 
bas-reliefs  de  la  cathédrale  de  Strasbourg  ;  la  pierre  ici  semble  vivre. 
Et  pour  les  personnes  qui ,  avec  nous,  ont  la  naïveté  de  croire  que 
la  nature  sait  faire  de  belles  choses,  la  reproduction  du  Lac  noir  et 
de  ses  rochers  paraîtra  suflSsamment  belle,  en  attendant  que  tout  autre 
qu'un  peintre  ordinajre  vienne  nous  traduire  ce  site  sauvage. 

Croyez-le  une  bonne  fois ,  lecteur ,  les  vrais  artistes  n*ont  point  à 
s'inquiéter  de  la  photographie  ;  ils  y  trouvent  déjù  aujourd'hui  un 
moyen  puissant  pour  reproduire  à  l'infini  leurs  propres  œuvres. 
Quant  aux  muses  que  nous  avons  retrouvées  déjà  à  moitié  chemin 
de  notre  séance ,  si  elles  ont  jamais  eu  des  velléités  de  se  sauver, 
tons  nous  permettons  de  croire  qu'elles  étaient  plutôt  inquiétées 
par  le  zèle  trop  ardent  de  quelque  ami  du  bon  vieux  temps: 
ces  filles  de  la  nature  et  du  bon  sens  u'aiment  pas  les  anachronismes. 

Mais  vous  vous  fâchez  je  crois.  Diable  !  en  seriez-vous  un 

M.  Braun  vient  à  temps  nous  séparer.  Votre  épreuve  a  parfaitement 
réussi.  Je  vous  le  dirais  bien  :  soyez  naturel.  Mais  le  naturel  ne  revient 
pas  au  galop  «hez  tout  le  monde,  quoiqu'en  ait  pensé  Lafontaine. 
Votre  négatif  d»jà  est  par  ma  foi  plus  beau  que  vous  !  Soyez  sûr  que 
je  vous  éviterai  à  l'avenir ,  comme  ce  mauvais  orchestre  dont  je  vous 
ai  conseillé  de  vous  méfier ,  page  247. 

Gustavb-Adolphb  Hirn, 

Inféi^Mir  àhUt 
Logeibach ,  près  CoUnar ,  30  janvier  1861 . 


Digitized  by  VjOOQIC 


DOCCIENT  HISTORIQrE. 


Voici  la  traductioo  d'un  arrêté  pris  par  la  Chambre  des  iiii  de 
Strasbourg  ao  sujet  de  la  réception  de  Marie-Antoinette  »  le  7  mai 
1774. 

Cet  arrêté ,  qui  ne  porte  pas  de  date .  permet  de  faire  de  curieux 
rapprochements  et  je  crois  qu'il  ne  seront  pas  déplacés  dans  la  Revue. 

Le  voici  : 

En  vertu  des  dispositions  prises  par  Messieurs  de  la  Chambre  des 
lin .  pour  la  réception  de  Madame  la  Dauphine  »  les  injonctions  sui- 
vantes seront  faites  aux  bourgeois  de  cette  ville  p«r  les  appariteurs 
des  tribus. 

I.  Le  Jour  de  l'arrivée  de  Madame  la  Dauphine»  les  façades  de  toutes 
les  maisons  seront,  dès  8  heures  du  soir,  garnies  de  lumières  posées 
dans  des  lanternes  et  le  resteront  pendant  la  nuit. 

IL  Le  même  jour  et  le  suivant,  les  habitants  ne  paraîtront  dans  les 
mes  que  dans  une  mise  propre  fin  saubem  KleidemJ. 

IIL  Les  personnes  difformes  ne  se  laisseront  pas  voir  en  public. 

Vf*  Les  boutiques  et  magasins  seront  fermés  à  l'arrivée  de  Madame 
la  Dauphine,  principalement  dans  les  rues  par  lesquelles  elle  passera. 

Signé  :  Silberrad  ,  secrétaire  des  xiii. 

On  considérait  dans  ce  temps  la  liberté  personnelle  d'un  autre 
point  de  vue  que  de  nos  jours  ;  au  moins  on  nous  tnvtle  et  on  ne  nous 
ariomie  pas  d'illuminer  ;  nous  avons  la  faculté  de  circuler  dans  telle 
mise  qu'il  nous  plaira  et  les  pauvres  déshérités  de  la  nature,  ne  sont 
pas  condamnés  à  la  réclusion.  Il  y  a  donc  progrès  incontestable  et 
c'est  là  un  nouvel  argument  à  ajouter  à  ceux  d'Eugène  Pelleun  dans 
c  le  Monde  nuarche.  » 

6.  WOLFP. 
Slnsbuarg,  22  janvier  iMl. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ESSAI 

DE  TRADUCTION  DE  QUELQUES  POÉSIES  ALLEMANDES. 

DEUX  SONNETS  ALLEMANDS  DE  LAHEY, 

TiBliS  DU  Pfeffeli-Album. 

LA  DERNIÈRE  VICTOIRE.  4797. 

Un  grand  effort ,  dernier  coup  de  tonnerre , 
El  la  Tictoire  a  fiié  le  destin. 
Las  des  combats ,  l'ennemi  cède  enfin , 
L'aigle  autricbienne  a  replié  sa  serre. 

On  ne  toit  plus  les  horreure  de  la  gnerre  :  * 

L'auguste  Paix ,  propice  au  genre  humain , 
Epand  sur  nous ,  fiiit  luire  de  sa  main 
Les  doux  rayons  qui  fécondent  la  terre. 

Un  chant  jojeux  ,  cri  d'une  nation , 
S'élève  alors,  et  célèbre  la  France , 
Et  ses  eniants,  braves  comme  un  lion. 

Ce  chant  nous  dit  que  la  reconnaissance 
D'un  peuple  illustre  à  jamafs  un  grand 
Ce  nom  devient  un  cri  de  délivrance. 


LA  VILLE  NOUVELLE. 

Par»,  juillet  1858. 
OÙ  donc  était  la  petite  ruelle . 
Jeune  séjour  d'espoir  et  de  bonheur  ; 
Et  la  voisine ,  arrosant  une  fleur 
Dout  la  beauté  pftlissalt  auprès  d'elle  ? 

Où  la  trouver  dans  la  ville  nouvelle  ? 
Vieilles  malsons  et  juvénile  ardeur 

Ont  disparu Mais  il  reste  en  mon  cœur  » 

Doux  souvenir,  l'image  de  la  belle  ! 

La  foule  court.  Ces  palais  grandioses 
Cachent  l'endroit  où  ilans  mes  jaunes  ans 
J'entrevoyais  la  plus  belle  des  roses. 

Je  ne  vois  plus  son  étroite  fenêtre. 

Tout  doit  passer La  femme  aux  cheveux  blancs , 

Qui  m'a  souri ,  c'était  elle  peut-être  ? 


DEUX  CHANSONS  DE  KOTZEBUE. 
(Et  kun  ja  nicht  immer  lo  bleibeo). 
Tout  change  et  tout  passe  en  ce  monde.     Et  d*autres ,  entrant  dans  la  vie 
Voyez  le  ruisseau  qui  s'enfuit  :  Quand  la  nôtre  viendra  finir , 

Le  plaisir  fuit ,  semblable  à  l'onde ,  Pour  nous  boiront ,  dignes  d'envie , 

La  rose  brille  et  défleurit.  La  libation  du  souvenir. 

Nos  pères  aussi  savaient  boire ,  C'est  l'amitié  qui  nous  rassemble , 

Poui  tant  ils  sont  toun  enterrés.  La  galié  présiile  à  nos  chants. 

Amis ,  buvons  à  la  mémoin»  Ah  !  puissions-nous  rt'ster  ensemble 

De  ceux  qui  nous  ont  précédés.  Dans  toute  la  suite  des  temps! 


Digitized  by  CjOOQIC* 


SSEAI  DB  TRADCGTION  DE  QUELQUES  POÉSIES  ALLEMANDES.   533 

Mais  comme  ce  o'est  pas  possible ,  Gepeodant ,  aux  bouts  de  la  terre 

Sage  est  qui  bien  s*amasera ,  Kos  cœurs  seront  toujours  unis  : 

Car  bientôt  le  sort  inflexible  Le  bonheur  de  Tun  Tiendra  faire 

Peut-être  nous  dispersera.  Le  bonheur  de  tous  ses  amis. 

Que  TsTenir  nous  réunisse 
Encore  en  ce  monde  changeant , 
n  nous  verra  ,  Tinstant  propice , 
Tout  aussi  gais  que  maintenant. 


(Wir  sitxen  so  frôhlich  belummen). 
Cest  l'amitié  qui  nous  rassemble ,  Car  rien  ici  bas  n'est  durable  , 

La  gatié  préside  9i  nos  chants.  Rien  nVst  assuré  d*un  instant. 

Ah  !  puissions-nous  rester  ensemble  Puisque  le  bonheur  est  peu  stable , 

Dans  toute  la  suite  des  temps  !  Mettons  k  profit  le  présent. 

Tout  change  dans  la  vie  humaine .  Nous  quitterons  tous  cette  terre , 

Après  les  plaisirs  la  douleur.  Nous  sommes  sujels  à  l*  mort. 

Plus  d*un  chagrin ,  plus  d*une  peine  Songeonsquech;4quehommeestnnfrère, 

Viendra  nous  aiOlger  le  cseur.  Et  tAcbons  d'embellir  son  sort 

Si  courte  que  soit  notre  vie 
Qu*elle  soit  uiile  au  prochain. 
Dans  une  meilleure  pairie 
Nous  vivrons  d*un  bonheur  sans  fin. 


GAUDEAMUS  IGITUR. 


Soyons  gais ,  et  Jouissons  A  nos  doctes  faicultés , 
De  notre  Jeunesse.  A  ces  puiu  de  science , 

Nous  ne  nous  amuserons  Tontes  les  prospérités 
Plus  dans  la  vieillesse.  Gloire  en  abondance  ! 

Tohige,  et  semblable  au  vent,  Vivent  tous  nos  professenlt 

Le  plaisir  trop  promptement  Ainsi  que  leurs  auditeun 
Nous  fuit  et  délaisse.  Espoir  de  la  France  I 

Où  sont  ceux  (le  direz-vous?)  A  la  santé  des  amoora  ! 

Qui  sur  cf  tie  terre ,  Jeunesse ,  tu  brilles  I 

Au  temps  Jadis ,  comme  nous ,  Mais  que  sont  tes  plus  beaux  joun 

Vidaient  bien  leur  verre  ?  Sans  les  Jeunes  filles  ? 

—  Ils  ne  boiront  Jamais  plus  Qu'elles  aient  l'osil  bleu  on  noir , 

Du  raisin  le  divin  jus  ,  Elles  sont ,  J'aime  à  le  voir , 

Et  ne  riront  guère.  Toutes  fort  gentilles  ! 

Buvons  donc  et  bièrd  et  vins ,  Buvnns  au  pays ,  9i  ceux 

Vidons  les  bouteilles.  Qui ,  par  leur  vaillance , 

Répétons  de  gais  refrains ,  Ornent  de  rayons  glorieux 

Sous  de  vertes  treilles.  Le  nom  de  la  France  : 

A  ces  refrains  s'uniront  A  son  drapeau  redouté 

Les  baisers  que  donneront  Symbole  de  liberté 

Des  lèvres  vermeilles.  Et  dHndépendanee  1 

Buvons  tons  aux  bonnes  gens 

Aimant  que  l'on  rie. 
Mais  honnis  soient  les  méchants 

Voués  9i  t'envie , 
Tous  les  êtres  détestant 
Vin ,  amour ,  tabac  et  chhnt , 
Plaisir  et  folie. 

Trodmtê  de  PaUmmmd  par  Gb.  Bbsjnillé 


orgitized  by  VjOOQ IC 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQbE. 


ETUDBS  PHT8I0L06IQCS8  8UB  LBS^NIMALGULSS  DBS  INFUSONS  YÉCaiTALBS, 
comparé»  aux  organei  éUmenUùm  dei  végétaux,  par  Paul  LàUBENT, 
ancien  impecleur  des  forêu,  etc.  —  in-4'^  de  183  pages  avec  24 
planches.  —  Paris  »  chez  i.  B.  BaUlère  »  4858. 

Dans  la  Revue  éf  Alsace ,  4855  »  page  582  »  nous  avons  donné  on 
aperçu  do  î*'  Tolunie  de  cet  intéressant  travail,  consacré  aox  animal- 
coles  infusoires.  Nous  allons  aujoord'bui  un  peu  tardivement  »  il  est 
vrai  •  eniretenir  nos  lecteurs  du  2*  vol.  qui  traite  des  organes  élé- 
mentaires des  végéuox. 

Analyser  un  ouvrage  aussi  riche  et  en  expériences  et  en  observa- 
tions ingénieuses  serait  une  tâche  fort  difficile  »  si  Fauteur  n'avait 
lui-même  résumé  toutson  travail  dans  un  chapitre  intitulé  :  Conchuim. 
Nous  ne  pouvons  donc  mieux  faire  que  de  le  reproduire  intégralement. 

c  Dans  le  cours  de  toutes  les  observations  qui  précèdent,  les  seules 
différences  qu*on  a  trouvées  entre  certains  animalcules  des  infusions 
végétales  ou  leurs  travaux  et  les  organes  élémentaires  des  végétaux , 
n'ont  porté  que  sur  la  somme  de  vitalité  dont  les  uns  et  les  autres 
sont  animés.  » 

c  Tout  cela  concorde  avec  des  opinions  déjà  émises  par  des  savants 
des  plus  distingués  et  notamment  par  les  expériences  de  Mirbel  sor 
le  CordyUne  auitralii  et  sur  le  Dracasna  Draco.  » 

c  Ces  rapprochements ,  si  nombreux  entre  la  cellule  et  un  travail 
dinfusoires .  ou  même  d'un  infusoire,  ne  peuvent  plus  se  faire  entre 
un  végétal  tout  entier  composé  d'un  nombre  infini  de  cellules  et  un 
animal  d'un  ordre  un  peu  élevé.  » 

c  Toutefois,  dans  les  végétaux  les  plos  développés,  il  y  a  certaines 
parties  qui  jouissent  d'une  animation  propre  et  semblent  participer 
aux  manifestations  de  vitalité  des  organes  les  plus  irritables  des  ani- 
maux supérieurs.  » 

c  On  passe  en  revue  »  pour  le  prouver,  les  contractions  en  spirale 
des  plus  minces  filets  des  racines  »  des  vaisseaux  devant  des  feuilles , 
et  Ton  insiste  surtout  sur  l'excitabilité  de  celles  du  Dioncea ,  sur  les 
mouveroenu  saccadés  des  grains  de  pollen  .  sur  l'irritabilité  de  l7po- 


Digitized  by  VjOOQIC 


BlJLLBTm  BlBUOGRAraïQUB.  358 

mœa  tenritiva\  de  VAmarylliê  ialtatoria^  etc.  enfin  sar  répanchement 
du  pollen  dû  Berberit  mlgaris.  » 

c  La  vie  végétale  et  la  vie  animale ,  identiques  à  leur  point  de 
départ  y  aflectent  »  à  mesure  qu'elles  s'éloignent  de  ce  point  »  des 
allures  plus  ou  moins  différentes  ;  mais  le  Créateur  ne  parait  pas  avoir 
favorisé ,  en  définitive  ,  les  uns  plus  que  les  autres.  • 

c  Les  végétaux  sont  d'immenses  polypirs.  i 

c  Quand  on  songe  à  l'excessive  prodigalité  avec  laquelle  la  vie  est 
semée  partout  à  la  mince  surface  de  notre  planète  »  on  ne  saurait 
croire  que  la  vie  s'arrête  entre  de  si  étroites  limites  ;  et  sans  doute 
aussi  sont  habités  par  des  êtres  dont  l'organisme  nous  est  inconnu  » 
les  autres  satellites  de  notre  soleil  et  ceux  qui  probablement  gravitent 
aussi  autour  de  toutes  les  étoiles  du  firmament.  Nous  ne  saurions  croire 
que  les  immenses  espaces  du  monde  sidéral  ne  seraient  que  de  vastes 
solitudes  glacées  par  le  néant ,  et  qu'il  n'existe  pas  »  entre  toutes  les 
parties  du  ciel ,  des  communications  sans  nombre  et  qui  marchent 
avec  la  rapidité  de  la  pensée.  » 

c  Au  nombre  de  ces  relations  »  il  faudrait  comprendre  celles  qui 
mettent  les  êtres  organisés  en  rapport  avec  le  monde  extérieur»  et 
c'est  toujours  encore  l'électricité  que  nous  appelons  à  notre  aide  et 
et  que  nous  croyons  soutirée  aussi  bien  par  les  points  dont  sont  recou- 
verts les  animaux,  que  par  les  feuilles  et  les  racines  chez  les  plantes; 
car  la  vitalité  va  toiiyours  croissant  comme  le  nombre  de  ces  pointes» 
et  les  oiseaux  sont  »  sous  ce  rapport  »  en  tête  de  la  création  ;  chez 
l'homme,  l'intelligence  et  la  forme  du  langage  qui  la  révèle»  se 
développent  en  même  temps  que  les  pointes  déliées  surgissent  à  son 
jeune  et  impressionnable  épiderme.  i 

c  Avant  d'en  finir»  la  curiosité»  vivement  éveillée  par  ce  qui  précède» 
se  demande  quel  est  ce  mystérieux  agent  qui  »  tour-à-tour  »  se  fait 
calorique  ou  lumière  »  tonnerre  exterminateur  ou  Oulde  bienfaisant  » 
agent  chimique  et  magnétique  »  et  qui  »  s'associant  à  totis  les  phéno- 
mènes ,  parait  »  jusqu'à  un  certain  point  »  participer  à  la  nature  divine 
et  se  poser  comme  intermédiaire  entre  lé  Créateur  et  la  créature  ?  » 

c  Or,  la  Genèse  semble  l'avoir  défini  par  ce  spiriiui  immemui  qu'elle 

bit  apparaître  au  premier  jour  de  la  création  »  avant  même  qu'il  ait  été 

dit  à  la  lumière  de  paraître  »  sur  la  matière  toute  fluide  et  qui  n'était 

encore  qti'une  terre  incomposée  et  un  abîme  invisible,  t 

c  Cette  indication  coïncide  avec  l'état  actuel  de  la  science  dont  les 


Digitized  by  VjOOQIC 


336  .ftfttm  0*ALSACB. 

progrès  incessants  conduisent  à  considérer  la  lumière  «  le  calorique , 
les  Ouides  électrique  et  magnétique  comme  des  modifications  d'un 
même  principe.  Ce  serait  lui  qui  se  révélerait  à  l'homme  de  la  ma* 
nière  la  plus  imposante  par  le  grondement  du  tonnerre,  et  qui,  dans 
la  matière  organisée ,  dirigerait ,  selon  nous ,  les  instincts  variés  de 
tous  les  animaux,  provoquerait  le  sentiment  des  hautes  sciences  chei 
l'homme  ainsi  que  celui  du  beau  idéal  dans  les  arts ,  et  qui  enfin,  s'il 
cessait  d'être ,  ne  laisserait  après  lui  qu'un  désert  muet  et  inanimé.  » 

L'ouvrage  se  termine  par  une  note  sur  des  eipériences  d'électricité 
végétale. 

Un  travail  sur  les  petits  êtres  qui  naissent  ou  se  produisent  dans  les 
infusions  végétales ,  se  rattache  tellement  à  la  question  que  M.  Pou- 
chet  a  soulevée  dans  ces  derniers  temps ,  et  qu'il  a  défendue  avec 
autant  de  talent  que  de  conviction  »  qu'on  ne  peut  s'empêcher  dcf  ae 
demander  si  M.  Paul  Laurent  est  pour  la  Pantpermie  (dissémination 
des  germes),  ou  par  Vhéiirogênie  (génération  spontanée)  ?  La  réponse 
est  difficile ,  l'auteur  ne  s'est  pas  prononcé.  Du  reste ,  à  l'époque  de 
la  rédaction  du  travail  de  notre  savant  lorrain ,  les  expériences  de 
M.  Pouchet  n'étaient  pas  encore  publiées  et  cette  question  brftlante  » 
déjà  soulevée  a  diflérentes  époques ,  n'était  pas  encore  revenue  à 
Tordre  du  Jour.  Dans  les  deux  volumes  de  M.  Paul  Laurent  nous  avons 
trouvé  des  arguments  en  faveur  de  l'une  et  l'autre  de  ces  doctrines* 

Pour  critiquer  un  ouvrage  basé  sur  des  recherches  difficiles  à  con* 
trôler ,  n'est  pas  compétent  qui  veut  ;  ausii  nous  bornerons-nous  i 
une  petite  chicane  de  mots  en  reprochant  à  H.  Paul  Laurent  de  trop 
estropier  les  noms  propres.  Ainsi  nous  trouvons  tome  i«',  p.  S  et  sui- 
vantes Chimper  au  lieu  de  Sclùmper;  tome  il  page  B4  et  suiv.  Duman 
au  lieu  de  Dumas.  Des  noms  comme  celui  de  notre  savant  naturaliste 
de  Strasbourg  et  comme  celui  de  notre  grand  chimiste  français ,  mé- 
ritent plus  d'égards  ;  des  noms  de  cette  valeur  représentent  des  prin- 
cipes  de  science  et  sous  ce  rapport  leur  orthographe  est  aussi  impor- 
tante que  celle  des  termes^scientifiques. 

L'ouvrage  de  M.  Paul  Laurent  sera  étudié  avec  plaisir  et  intérêt  fiar 
tous  ceux  qui  s'occupent  d'histoire  naturelle  microscopiquei  qui  aiment 
tout  ce  que  la  nature  a  de  plus  admirable  et  de  plus  merveilleux  — 
le  monde  des  infiniment  petits  ouvrant  le  champ  aux  vues  et  aux 
pensées  les  plus  élevées.  Napoléon  Nicklës» 

corraspondant  4e  TAendénie  *  StanUat. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ESQUISSE 

CARTE  LINGUISTIQUE  DE  L'ALSACE. 


La  Revue  à'AUace  recueille  avec  un  soiû  si  miouiieux  tout  ce  qui 
regarde  notre  province  •  qu'elle  ne  refusera  pas ,  j'ose  l'espérer . 
l'insertion  du  présent  travail  «  qui ,  tout  imparfait  qu'il  est,  aura  au 
moins  le  mérite  d'être  le  premier  en  son  genre.  La  publicité  acquise 
à  ce  Recueil ,  me  permet  de  compter,  que  cette  esquisse  tombera  sous 
les  5eux  de  personnes  qui  voudront  contribuer  à  en  rectiOer  les 
erreurs,  et  à  en  compléter  les  lacunes.  Vivant  loin  de  mon  pays  natal, 
et  me  trouvant  ainsi  dans  l'impossibilité  d'obtenir  mes  renseignements 
sur  les  lieux  mêmes ,  je  convie  à  me  venir  en  aide  tous  ceux  qui  s'in* 
téressent  à  la  langue  aussi  bien  qu'à  l'ethnographie  de  notre  Alsace. 
Pour  tous  ceux  qui  tiennent  encore  à  l'idiome  qui  fut  celui  de  leurs 
ancêtres  aussi  bien  que  celui  de  leur  propre  enfance  «  rinlérêt 
qu'offrira  un  travail  spécial  sur  celte  langue  est  beaucoup  trop  visible 
pour  que  j'aie  besoin  de  le  démontrer.  Quant  à  l'ethnographie  de 
notre  province  elle  y  trouvera  aussi  son  profit.  Une  carte  linguistiqoe 
sera  seule  capable  de  faire  embrasser  d'un  coup-d'œil  les  différentes 
tribus  germaniques  qui  s'établirent  sur  la  rive  gauche  du  Rhin ,  en 
délimitant  exactement  les  sous-dialectes  dont  se  compose  la  branche 
allémanique  alsacienne ,  aussi  bien  que  les  dialectes  non  ailémaniques 
du  Nord  du  Bas-Rhin ,  et  les  patois  romans  du  Sud  et  de  l'Ouest. 

Les  pages  suivantes  ne  sont  du  reste  qu'un  des  chapitres  de  l'/niro- 
duclkn  d'une  grammaire  alsacienne  détaillée  à  laquelle  je  travaille 
depuis  17  ans  et  que  je  désire  rendre  aussi  complète  que  possible 
pour  qu'elle  soit  digne  de  notre  belle  patrie. 

DÉLIMITATION. 

L'alsacien  est  l'une  des  branches  du  grand  tronc  allémanique  qui 
s'étend  sur  le  Sud-Ou€St  de  l'Allemagne ,  la  Suisse  et  nôtre  propre 

s*  Séri«.  -  S*  Aanét.  ^2 


Digitized  by  VjOOQIC 


S38  REVUE  D'ALSACE. 

patrie.  Il  se  compose  d'une  série  de  sous^dialectes ,  présentant  chacun 
ses  particularités  spéciales,  tout  en  se  rattachant  à  un  centime  comoiun 
dont  chacun  d'eux  offre  les  caractères. 

Voici  les  voyelles:  Strasbourg  en  a  42  et  dans  certains  quartiers 
iZ.  (Voyez  plus  loin). 

Nous  établirons  d'abord  trois  grandes  divisions  :  dialectes  de  la 
Haute-Alsace ,  de  la  Moyenne-Alsace  et  de  la  Basse-Alsace. 

I.  HAUTE-ALSACE,  aj  Branche  orientale. 
Je  ne  saurais  indiquer  des  limites  très-précises. 

1.  Sundgau  supérieur  s'arrête  au  Sud  de  Mulhouse. 
Au  Sud  de  l'Alsace  le  langage  est  encore  presque  suisse. 

Caractères  génériques. 

ch  dur  remplaçant  k  au  commencement  du  mot  choehe=^kochen. 

tig  remplaçant  nd  :  hang  hand ,  hung  hund. 

li  terminaison  du  diminutif»  à  côté  de  celle  en  le. 

Pfèischle  =  P/irigsten ,  ièi{:=  fûnf,  Àoûscht  =  Àngst. 

a  remplaçant  è  mais  pas  absolument.  —  Quels  mots  gardent  ^? 

b  entre  deux  voyelles. 

Question.  •—  Quelle  est  la  limite  précise  de  chacune  de  ces  particu- 
larités? 

2.  Sundgau  inférieur. 

b  devient  w  entre  deux  voyelles:  lowe  loben, 

eh  est  toujours  dur  ich  »  à  peu  près  t*ch. 

au,  quand  il  se  trouve  en  strasbourgeois ,  conserve  en  partie  au. 
Dans  quels  mots? 

è  strasbourgeois  ne  devient  pas  toujours  a.  Dans  quels  mots?  —  ou 
strasbourgeois ,  d'après  le  N^  11  de  YElsàssische  Volksbuchlein ,  se 
trouverait  à  Alikirch.  Où  sont  les  limites  de  cette  diphthongue? 

g  entre  deux  voyelles  reste  g. 

Diminutif  le. 

A  Tbann  les  é  strasbourgeois  sont  en  partie  è  Schwèsier ,  Sèster. 

Quelle  est  la  limite  précise  de  chacune  de  ces  particularités  ? 

3.  Oberland  supérieur. 
Entre  Bollwiller  et  Colmar. 

g  devient  ;  entre  deux  voyelles  »  âge  devient  àje  sàie^s^sagen. 
i  devient  absolument  a. 


Digitized  by  VjOOQ IC 


KSQOiSSE  D'CRE^AKTfi  LlNGOimQUB  DE  L'ALSAGE.  3S9 

au  devieni  oi  —  î  gahl  pour  t  Mdy  i4âd:^kh  wûrde. 

Le  eh  doux  palatale  paraît.  —  Quelles  sont  les  limites  de  ces  parti- 
cularités? 

i.  Oberland  inférieur.  —  el,  diminutif. 

Jusqu*aux  limites  du  dialecte.  Erstein  au  Nord  et  la  rive  droite  de 
ril^  jasqu'^  Schlestadt ,  de  la  vers  l'Ouest.  Saint-Mainice  appartient 
encore  à  cette  famille. 

b)  Branche  occidentale. 

Les  vallées  des  Vosges  dont  les  carartères  ne  me  sont  pas  asses 
connus.  J'excepte  toutefois  la  vallée  de  Saint-Amarin  sur  laquelle  je 
viens  de  recevoir  des  renseignements. 

au  strasbourgeois  ==  àt  rauxîliaire  du  Conditionnel  est  coneorreB* 
ment  dad  et  gaht. 

Les  diminutifs  sont  el. 

Les  formes  spéciales  de  Tlmp.  du  Subjonctif  sont  presqo'inconnues. 

ge  préfixe  reste  ge^  excepté  devant  ich,  particularité  qui  distingue 
ce  sous-dialecte  de  tous  les  autres. 

GlotionèieM  {SprachinielnJ. 

i^  Wildenstein  dans  la  vallée  de  Saint-Amarin  et  les  vallées  de  la 
Fecbt,  Mûbibach,  par  ex.,  colonisées  par  des  Suisses,  parlent  un 
langage  qui  n'est  guère  alsacien.  Quelles  en  sont  les  limites? 

2*  Baldenbeim  ,  également  colonisé  par  des  Suisses  ,  a  aussi  beau- 
coup retenu  de  son  idiome  primitif. 

'  Caractères  génériques  de  la  Haule^Alsace* 

n  finale  omis  dans  la  plupart  des  monosyllabes  vô ,  wî. 

Absence  de  la  dipbchongue  ou  (sauf  quelques  locaUtés  peut-être) 
réaolQtioB  de  û  »  (vulgo  ue)  et  de  i  (vulgo  ie)  en  ù^  t^. 

Quantité,  revenant  en  gros  à  la  quantité  du  Schriftdeuisch. 

g  entre  deux  voyelles  faisant  g ,  et  plus  au  Nord  j. 

è  devenant  absolument  a  dans  certaines  parties,  et  ne  restante  que 
daae  un  eertaiù  nombre  de  mots  dans  d'autres  régions. 

If,  à  l'imparfait  du  subjonctif  de  la  flexion  faible,  forme  fort  usitée. 
Formes  curieuses  d'Imp.  dusubj.  de  la  flexion  forte:  t  schlgt^ch 
sehlûge ,  brong  =  bràchte  ,  etc. 

le ,  terminaison  du  diminutif,  au  Sud ,  au  Nord  et  à  l'Ouest  el. 

ge  préfixe,  =  g  devant  s ,  sch,  f,  h^  l,m,  n,r,  j  w  ;  disparaît 
devant  db  g  k. 


Digitized  by  VjOOQIC 


S40  BBTUB  D'ALSACE. 

II.   MOYENNE*ALSACB. 

A  des  caractères  communs  au  Nord  et  au  Sud. 
Absence  A*n  final  —  ;  pour  g  dans  âge. 
èi  pour  ai. 

Peut-être  aussi  déjà  la  dipbthongue  eu. 

Epfig ,  Dambach  et  le  long  de  l'Ill ,  dans  une  bande  resserrée  dont 
je  ne  saurais  exactement  indiquer  les  limites. 

01.  BASSE-ALSACE. 

Je  noterai  ici  tous  les  noms  de  localités  qui  me  paraissent  appar- 
tenir aux  branches  que  J'énumèrerai  »  tout  en  reconnaissant  que 
souvent  je  ne  donne  qu'un  à-peu-près. 

a)  Branche  ORffiMTALE. 
i.  Kochertberg. 

Caractères  génériques  :  à  è  toujours  a.  ai  strasbourgeois  èi  et  par- 
fois ê  ê.  au  strasbourgeois  eu  et  dans  quelques  mots  ô ,  e  (prononcez 
eu  gutturalement).  ét=t— à  dans  bien  des  localités  o.  —  o  fréquemment 
titt — n^=ûn ,  iin ,  on.  —  ou  parfois  ùû—chs=h»  dans  woh» ,  ftofu , 
ohsel ,  etc.  nd=ng  pas  dans  tous  les  mots ,  mais  surtout  dans  ceux 
en  ind,  Ônd,  tchinge,  bangel=bàndel  —  age=eue, 

Plobsheim  ,  Hipsbeim  ,  Fegersheim,  Entzbeim  ,  Hangenbieten. 
puis  poussant  jusqu'aux  limites  du  département  un  coin  plus  ou  moins 
large,  Dacbstein?  Avolsheim?  Dinsheim?  SiUl,  Oberhariach,  Nieder^ 
hailach  ;  ensuite  montant  vers  le  Nord  :  Kolbsheim,  Ernolsheim,  Ergers^ 
beim»  Dahlenheim,  Odratzheim  »  Rirchheim,  Fûrdenheim»  Quauen- 
heim,  Nordheim ,  Kûttolsheim^  Rangen ,  Westhusen  ,  Mendolsheim, 
Altenheim ,  Waldolwisheim ,  Lupstein  ,  Wilwilsheim  »  Gottesheim  « 
Printzheim ,  Imbsheim ,  Bosselshausen  •  Nieder-Sultzbach  »  Ober- 
Sultzbach  »  Weitersweiler  »  Engwiller ,  Mietesheim  •  Hegeney  •  Wal- 
burg,  Escbbacb ,  Merzwiller,  Schweighausen ,  Kaltenbausen,  Nieder- 
schœffolsheim  •  Gries  et  la  route  de  Bischwiller  jusqu'à  Souffel- 
weyersheim. 

S.  Semi'Kochersbergeois. 

Je  ne  suis  pas  très-sûr  de  ce  que  j'avance  ici ,  vu  que  les  renseigne- 
ments précis  me  fout  défaut. 


Digitized  by  VjOOQIC 


I8QDI8SB  D'UNP  CARTK  LINGUISTIQUB  DK  L'AUACB.  541 

Caractères  :  A  ce  qu'il  me  seiAble  atoence  de  nd  changé  en  ng  de 
ehi  changé  en  h$;  dans  ces  cas,  analogie  ayec  la  branche  occidentale. 

Plusieurs  groupes. 

a)  Sud.  Nordhausen,  Illkirch»  Grafenstaden,  Neuhof,  Schiltigheim, 
Bischbeim ,  Hœhnhëim.  Le  sirasbourgeois  y  est  de  plus  en  plus  adopté. 

Caractère  particulier  :  o  prononcé  comme  à  Kàrb  =  Karb. 

h)  Milieu.  Depuis  la  Wanzenau  jusqu'à  Drusenbeim  le  long  du  Rhin. 

r;  Nord.  Preuschdorf,  Gœrsdorf»  Reicbshoflen ,  Niederbronu, 
Oberbronn,  Zinzweiler,  Offweiler»  Rothbach,  Bischholz. 

3.  Siraibourgeois. 

Au  milieu  de  ces  flots  kochersbergeois  s'élèvent  comme  autant  d'Ile?* 
la  plupart  des  villes  de  cette  région  »  qui  se  rattachent  à  Strasbourg. 

Brumath  et  Hochfelden  en  partie  —  puis  complètement  moins  cer- 
taines particularités  insignifiantes  Bischwiller,  Haguenau ,  Bouxwiller, 
Ingwiller»  Wcerth ,  Praflenhoflbn.  —  Quelques  localités  badoises, 
Cork ,  Neumûhl ,  etc. ,  ayant  jadis  appartenu  à  la  ville  ou  à  l'évéché 
de  Strasbourg. 

Caractères  :  à  è  quand  ils  se  trouvent  en  allemand.  One  partie  d'et 
allemand  donnant  H — age=aue^  oge=ôûet  ogel=ogel^  egel=egel, 
ug=ûû. 

4.  Vnterland. 

Sessenheim  et  le  long  du  Rhin  jusqu'à  Beinheim  (un  hameau ,  Neu- 
beinheim  parle  le  dialecte  du  Palaiinat),  Kesseldorf,  Hatten,  Kiîhlen- 
dorf»  Kutzenhausen,  Schwabwiller ,  Schirrhein  »  Oberhoffen.  (Rohr- 
weiler?  ) 

Caractères  :  au  strasb.  =  â ,  at  strasb.  =i,  û  strasb.  =  u  (long) 
bâm  y  gês ,  bruder  —  âge  dans  certains  villages  aûe  dans  d'autres  eue. 
ge  =  g  devant  hfligchrmnwj, 

b)  Branche  OGcrnsNTALB. 
litière  des  montagnes. 

Commence  ù  Andiau ,  longe  (où  f)  le  Mittel-Elsassisch ,  arrive  dans 
le  voisinage  du  kochersbergeois,  est  scindé  en  deux  par  ce  sous- 
dialecte ,  reprend  un  peu  au  Nord  et  s'arrête  à  la  Zinsel. 

Caractères,  à  è  deviennent  généralement  a.  Cependant  Berr=^Hérr^ 
iÊensch=Mtnieh ,  etc.  —  au  strasb.  ^^  eil  —  ai  en  partie  è»  en  partie 
et.  Des  détails  sur  Barr,  Saverne  »  etc«,  me  seraient  fort  précieui. 


Digitized  by  VjOOQIC 


549  BByint  D'iUBACB.  . 

Caraciim  génitaux  4fi  la  B(use-Al^acf. 

g  entre  a  et  e  fait  u ,  entre  u  et  #  fait  ti  :  iaue,  ieue,  iaûe  -*  Hue  » 
l&ue  =  lugen^  sehauen. 

au  strasb.  fait  eii ,  o ,  â  dans  les  autres  aoas-dialeoles  --  «t  strasb. 
fait  et ,  I ,  é  dans  les  autres  sous-dialectes  --  ou  strasb*  en  partie  M , 
en  kochersbergeois. 

ge^=g  devant  h  /*  s  «cft  et  les  voyelles  excepté  Unterland  qui  lyoute 
l  m  n  r  j  w. 

Le  Conditionnel  ou  Imfiarfait  du  subjonctif  est  formé  avec  déi  > 
sauf  encore  du  côté  de  Barr  où  on  dit  gahL  Les  formes  des  flexions 
fortes»  excepté  dans  un  certain  nombre  de  verbes,  ne  sont  pas 
usitées. 

Caractère$  généraux  du  dtakeie  alioeUn. 

1.  Un  certain  nombre  de  mots  font  o.  jar,  hor,  etc.,  déjà  dans 
l'alsacien  du  moyen-âge. 

à  fait  a  (et  en  partie  é) ,  excepté  à  Strasbourg  et  le  Unterland. 

o  fait  tt  devant  m  n  suivies  d'autres  consonnes ,  sunn ,  kummet  d^i 
au  moyen-âge. 

fi.  i<>  ai  et  les  nuances  correspondantes  èiié;  moyen-âge eî.  *-  2°éi 
à  Strasb.  ailleurs  en  partie  t ;  moyen-âge  i,  ig.  •—  3^  t  (long  et  breO 
dans  toute  l'Alsace.  Moyen-âge  également. 

a^.  1*  au  Haute-Alsace  ai,  oi  —  Basse-Alsace  à,eû,  ô.  Moyen-âge 
au,  ouwt  d.  -rr  2®  ou  strasb.  et  nuances  correspondantes  ot,  ûû. 
Moyen-âge  u,  uw,û,  ûw. — Z^  û  dans  toute  l'Alsace.  Moyen-âge  u  ûi 

en  final  =  e  —  e  final  =  i^»  e;  2<»  t  ;  3^  se  perd. 

g  reste  au  Sud;  plus  bas  fait  jf ,  plus  bas  encore  u  u.  mage ,  nUije  » 
maue,  meu^ ,  maiie.  Moyen-âge  g.  Mais  la  disposition  développée  dans 
les  temps  modernes  s'y  montre  déjà  dans  ich,  seite,  geleU,  getreU= 
ich$agte,  gelegt,  getragen,  etc. 

ë.  toujours  é.  déjà  en  partie  au  moyen*âge  :  kffel, 

Préfixe  ge  fait  g  dans  toute  l'Alsace  devant  les  voyelles  eih  fi  sch 
et  be  fait  b  devant  les  voyelles  et  h  «  $ch.  Cette  particularité  apparaît 
au  quinzième  siècle. 

Geben  a  uue  foule  d'abréviations  qui  se  trouvent  déjà  dans  le 
moyen-âge:  gen,  du  gisi,  et  git^  iie  genu  II  en  est  de  même  pour 
sein  9  haben^  etc. 

fc  fait;  après  tt,  excepté  à  Haguenau  et  certaines  autres  localités 


Digitized  by  VjOOQIC 


ISQUISSE  d'une  carte  LINGOISTIfiOE  DE  L'ALEACB.  34S 

QUI  gardeni  h.  Déjà  au  moyen-ége,  où  d'ordinaire  cependant  on  écrit  g 
fruege=frûhe. 

Voyelles  spéciales,  û  excepté  l'Unterland.  —  t  (vulgo  ie), 
Ghuonise. 

Le  Klingenthal  »  colonisé  par  des  gens  de  la  Prusse  rhénane  et  ayant 
conservé  ce  dialecte  étranger  pour  fond  de  son  langage. 
Dialeetes  non  allémaniquet. 

I*  Diatecte  du  Palatinat  offrant  différents  sous-dialectes.  Il  occupe 
tout  le  Nord  du  Bas- Rhin.  —Je  désirerais  y  consacrer  un  paragraphe. 

2*  Dialecte  lorrain ,  le  Nord-Ouest  —  Limites  exactes? 
Languei  romanet. 

Les  limites  de  l'allemand  au  Sud  se  rencontrent  en  général  sur  la 
lisière  du  bassin  du  Rhin ,  à  en  Juger  d'après  les  noms  des  localités. 
En  tirant  ensuite  vers  le  Nord  elles  sont  exactement  aussi  sur  la  ligne 
de  partage  des  eaux  jusqu'au  Ventron  et  an  Hohneck. 

Quelles  sont  plus  au  Nord  les  limites  à  TOuest  ? 

à  hànd.  —  a.  le  son  qui  à  Colmar  remplace  â  è  Va  français  —  âè. 
kàs  rêcht.  Colmar  kas  raeht  —  i  klé  —  I  kind  lîd  —  i  min  —  û  lûtt  — 
û  mûder  Colmar  Mûader  —  ô  sôû  n'existe  pas  à  Colmar.  o  roth  —  u 
hund  —  U  dans  certains  quartiers  de  Strasbourg  devant  e  iaùe^  haùe 
—  e  le  son  sourd  de  gebunde.  En-dehors  de  Strasbourg  dans  la  Basse- 
Alsace  il  peut  devenir  long.  Il  est  inutile  de  marquer  ici  les  nuances 
fort  délicates  des  autres  sous-dialectes. 

Quant  aux  consonnes  il  suffît  de  faire  remarquer  que  j^  a  un  son 
qui  ne  se  trouve  ni  en  allemand  ni  en  français  vôijel ,  fUygel. 

Pour  indiquer  les  longues  il  faudrait  disposer  de  caractères  spé* 
ciaux.  Dans  ma  grammaire  je  marque  les  longues  en  plaçant  un  trait 
sons  la  voyelle;  pour  ces  quelques  pages  Je  me  suis  contenté  d'employer 
l'accent  circonflexe  où  j'ai  pu. 

Je  ne  veux  pas  entrer  dans  plus  de  détails  pour  ne  pas  fatiguer  les 
lecteurs  qui  ne  prendront  pas  goût  à  ces  recherches.  Quanta  ceux  qui 
seraient  disposés  à  aider  è  la  construction  du  moi\ument  que  nous 
désirons  élever  i  la  gloire  de  notre  chère  langue  maternelle ,  je  ne 
puis  que  réitérer  l'assurance ,  que  je  leur  donnais  plus  haut ,  de  la 
profonde  gratitude  avec  laquelle  j'accueillerai  toute  espèce  d'obser- 
vations. 

L.  LrEBiCH, 
pMMrkSaiAt-AodrédbUiieliiCLoièft).      » 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES 


SUR  LES 


RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT. 


SmU.  C) 
SIXIÈME  ÉTUDE. 

DE  LA  THtoLOGIB  GHIMOISB. 

» 

La  Chine  a  produit  une  série  spéciale  de  doctrines ,  se  composant 
d'une  tige  ou  centre  et  de  quatre  branches  ou  ailes.  Le  centre,  c'est 
l'antique  doctrine  des  Kings ,  dont  l'origine  remonte  à  Fouhi  ;  les 
branches  ou  les  ailes  sont  :  1®  la  doctrine  des  lettrés  anciens  ou  école 
des  Tou'kià ,  disciples  de  Koung^ueu  (Confucius)  ;  ^  la  doctrine  de 
Lao-ueu  ou  école  de  Taô-kià  ;  5<>  la  doctrine  des  lettrés  postérieurs 
ou  école  des  Kéou^joùi  ;  4^  la  doctrine  des  Trou-ufiû  modernes  et 
sectateurs  de  Tttt''ping'wang.  Nous  ne  rangeons  pas  dans  la  famille 
des  doctrines  d'origine  chinoise  celle  de  Foè,  qui  n'est  qu'une  déri- 
vation du  boudd'hisme  importé  en  Chine. 

Il  est  incontestable  que  Koung-tseu  s'est  inspiré  aux  sources  antiques 
des  Kings,  quil  a  même  débrouillés,  traduits  ou  contribué  à  remettre 
en  vigueur.  Quant  à  Lao-tseu  »  la  chose  parait  plus  douteuse  ;  car  ce 
philosophe  a  imprimé  à  l'ontologie  une  forme  tellement  nouvelle, 
qu'il  est  diflScile  d'y  reconnaître  les  traces  de  son  origine  traditionnelle. 
Toutefois  Ton  s'accorde  à  dire ,  à  la  suite  du  prince  philosophe  Hoal" 

O  Voir  les  livraisons  d'avril,  mai,  Jnin,  Juillet,  septembre,  octobre  1860, 
pages  145,  200.,  277,  515,  402,  458,  mai  et  Juin  1861 ,  pages  200  et  256. 


Digitized  by  VjOOQIC 


AtUDBS  sur  les  BBL1610MS  COMPARÉES  DE  L'OBIDIT.  34S 

nan^tseu ,  que  Lao-tseu  empruRia  sa  doctrioe  du  Taô  ou  do  la  Raison 
suprj8me  de  Chang*young ,  l'un  des  restaurateurs  des  Kings  »  qui 
vivait  en  l'an  1130  avant  notre  ère.  Néanmoins  il  est  aussi  incon- 
testable que  Lao-tseu  s'inspira  aux  sources  indiennes,  dont  son  onto- 
logie porte  des  traces  non  douteuses.  L'on  peut  donc  considérer  ces 
deux  branches ,  la  doctrine  de  Lao-ueo  et  celle  de  Koung-tseu ,  comme 
deux  développements  de  l'antique  doctrine  des  Kings  :  celle  de  Lao- 
Isen  en  serait  le  développement  métaphysique  et  celle  de  Koung-tseu 
en  serait  le  développement  moral.  —  La  doctrine  des  Keoù-Joùs  ou 
Néo-confuciens  doit  être  considérée  comme  une  sorte  de  transition 
de  celle  des  Youkiàs  à  celle  des  Taô-kiàs.  Quant  à  la  nouvelle  doctrine 
des  Trois-unis  et  sectateurs  de  Taï-ping-wang ,  elle  semble  aussi  être 
à  la  fois  un  renouvellement  et  une  réforme  de  l'antique  doctrine  des 
Kings  ;  elle  est  à  la  fois  une  synthèse  des  doctrines  de  Koung-tseu , 
de  Lao-tseu  et  des  Kings  et  une  transformation  de  celles-ci  dans  le 
sens  des  théologies  mahométane  et  judéo-chrétiennes.  De  sorte  que 
la  théologie  chinoise  (que  nous  appellerons  aussi  du  terme  générique 
desinntme^  dénomination  que  lui  donne  M.  Lenoir  dans  son  D}e- 
tiormaire  de»  droits  de  la  Ration  dam  la  foi)  formerait  un  arbre  qui , 
dans  sa  croissance  aurait  présenté  une  série  de  divisions,  depuis  Fou-hi 
jusqu'à  Taî-ping-veang ,  et  qui  aurait  cherché  à  s'étendre  sur  le  monde 
oriental. 

Nous  allons  présenter  l'analyse  succincte  de  ces  diverses  phases  de 
développement  de  l'arbre  de  la  théologie  sinéenne. 


L  Docirine  antique  dei  Kingi. 

D'après  les  annalistes  chinois ,  cette  doctrine  serait  la  plus  ancienne 
du  monde*  puisque  l'un  des  Kings  l'attribue  à  Fou-hi,  l'inventeur  des 
premiers  éléments  de  récriture  chinoise ,  qu'on  fait  remonter  à  l'an 
3369  avant  notre  ère. 

Cette  doctrine  a  pour  monuments  les  Kings ,  sorte  de  livres  sacrés 
des  Chinois,  qui  ont  pour  eux  la  même  vénération  que  nous  avons 
pour  la  Bible.  On  peut  même  dire  que ,  pour  le  genre  et  la  distribu- 
tion des  matières ,  les  Kings  ont  quelque  ressemblance  avec  les  livres 
de  Hoise.  C'est  tin  mélange  de  mystères  qui  confondent  la  raison ,  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


346  RB¥UE  D'ALSaGB* 

préceptes  religieoi  •  d'ordonaances  légales ,  de  poésies  allégoriques 
et  de  faits  carieui  qui  conceraent  l'bistolre  chinoise. 

Le  premier  de  ces  livres  s'appelle  Y-King  ou  livre  des  transforma- 
tions. Les  Chinois  l'attribuent  à  Fobi  on  Fou-bi.  Ce  livre  est  écrit 
avec  des  caractères  figurés,  espèce  d'hiéroglyphes.  Le  dualisme, 
représenté  par  les  deux  termes  le  ciel  et  la  terre ,  forme  le  fond  de  la 
doctrine  de  ce  livre,  c  C'est  le  ciel  primordial ,  Touen-Kkien ,  est-il 
dit ,  qui  a  donné  l'origine  à  l'universalité  des  êtres ,  lesquels  s'appuient 
sur  lui  et  ont  en  lui  leur  racine  ;  c'est-à-dire  »  que  le  ciel  est  le  lien 
qui  embrasse  tous  les  êtres.  Chose  phis  admirable  encore  !  C'est  sur 
la  terre ,  subordonnée  au  ciel  que  naissent  corporellement  on  s'ap- 
puient tous  les  êtres ,  c'est-à-dire  »  qu'ils  obéissent  aux  lois  qu'ils  ont 
reçues  du  ciel.  La  terre,  dans  son  ampleur,  contient  des  êtres  ;  par 
sa  vertu  elle  les  réunit  à  un  nombre  illimité.  (Y-King,  ancien  texte 
figuratif  y  commentaire  de  Wefi''wang^Kiouèn^  folio  A .  2.)  i 

c  Toutes  choses  naissent  par  la  composition ,  ptèn ,  et  périssent  par 
la  décomposition ,  hùù,  la  réunion  des  deux  termes  ,  ptèn-hoù ,  ex- 
prime les  mutations  ou  transformations  de  tous  les  êtres.  > 

Voilà  bien  les  trois  lois  primordiales  et  universelles  d'attraction , 
d'expansion  et  d'harmonie.  (V.  notre  figuûxe  â^une  science  morale, 
tom.  1,  p.  15). 

c  Le  ciel  est  représenté  par  l'unité  ou  le  nombre  un  ;  la  terre  par 
le  nombre  deux,  i 

Le  livre  des  transformations  admet  des  félicités  terrestres  pour  les 
hommes  vertueux  et  des  calamités  pour  les  vicieux.  Il  serait  difficile 
de  décider  si  la  doctrine  d'une  âme  immatérielle,  distincte  du  corps» 
celle  d'une  vie  future  et  celle  d'un  Dieu  suprême .  séparé  de  la  nature, 
sont  exprimées  dans  ce  livre.  Si  ces  doctrines  s'y  trouvent,  elles  n'y 
sont  qu'en  germe  ;  et  ce  qui  nous  parait  lé  plus  visible  •  c'est  que  la 
conception  théologique  de  Y-King  est  un  vaste  naturalisme ,  fondé  en 
partie  sur  un  système  mystique  ou  symbolique  des  nombres,  dont  on 
retrouve  les  traces  dans  les  écrits  fragmentaires  des  premiers  philo- 
sophes grecs.  Toutefois,  le  ciel  y  est  considéré  comme  une  puissance 
supérieure  »  intelligente  et  providentielle ,  dont  dépendent  les  éléments 
humains. 

C'est  surtout  dans  le  Chou-King  ou  Livre  des  annales  que  celle 
p«issanc6  providentielle  est  décrite  comme  agissant  d'une  maaièr» 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  KBLIGIONS  GOMPABÉES  DE  L'ORIENT.  347 

non  équivoque  &ur  le  cours  des  évéteoients.  Le  Ck4m»King ,  qei 
remonte  à  3200  ans  avant  notre  ère,  est  le  second  livre  sacré  de  la 
Chine.  On  rappelle  aussi  Baung'foà  ou  SuhUme  Doctrine.  11  est  divisé 
en  neuf  règles  fondamentales  «  dont  la  cinquième»  celle  qui  concerne 
U  souverain ,  est  la  fondamentale. 

Le  troisième  livre  sacré,  qu'on  nomme  Chi-Ung  ou  Uvre  dei  vers^ 
est  un  recueil  de  poésies,  partie  dévotes,  partie  morales. 

Le  quatrième  et  le  cinquième  sont  des  compilations  de  Koung-tsea. 

Par  les  noms  Tien  et  Cftan^ -  7i ,  que  les  Chinois  ont  coutume  d'in« 
voquer  dans  leurs  sacrifices,  ils  entendent  le  mattre  du  ciel  et  non 
le  ciel  matériel  ;  en  adressent  des  vœux  à  Tien  et  à  Chang-Ti ,  ils 
prétendent  invoquer  le  souverain  Seigneur  du  ciel ,  l'auteur  de  toutes 
choses ,  un  Dieu  qui  voit  tout ,  qui  gouverne  tunivers  avec  une  sagesse 
égale  à  sa  justice. 

Ainsi  dans  cette  antique  doctrine  des  Kings,  l'on  peut  apercevoir 
è  la  fois  le  panthéisme ,  le  dualisme  et  le  monothéisme.  Les  autres 
principes  ne  se  retrouvent  guères  dans  les  documents  qui  nous  en 
restent.  Toutefois  le  polythéisme  s'y  retrouve ,  à  certains  égards ,  à 
en  juger  par  les  livres  de  Koung^tseo ,  qui  parlent  des  génies. 

Mais  cette  antique  doctrine  va  être  commentée  et  développée  par 
lea  éootas  subséquentes ,  parmi  lesquelles  l'école  des  anciens  lettrés , 
YoihKià ,  occupe  le  premier  rang. 


H.  DoeSrme  des  lettrés  ou  école  des  Tok-kUs. 

L'école  des  lettrés,  Toù-lààs^  reconnaît  les  rois  ou  empereurs 
Fotf-ftt  (l'inventeur  de  l'écriture  chinoise) ,  Chin^noung  (le  divin  labou- 
reur) ,  Eoangti  (l'empereur  jaune) ,  Tao  et  Chun ,  pour  ses  fonda- 
teurs, et  Koung-ueu  (Confucius),  du  sixième  siècle  avant  Jésus-Christ» 
pour  son  chef,  ainsi  que  son  disciple  Meng-tseu.  Les  ouvrages  réunis 
de  ces  deux  philosophes  forment  les  Ischoû  ou  quatre  livres  classiques 
de  la  Chine ,  qui  constituent,  depuis  plus  de  2000  ans ,  le  code  reli- 
gieux et  politique  de  la  nation  chinoise ,  dont  la  population  est  au- 
jourd'hui de  plus  de  361  millions  d'habitants. 

La  doctrine  des  Yoùrkiàs  comprend  peu  de  théologie ,  de  mysticisme 


Digitized  by  VjOOQIC 


548  RSVUB  d'alsacs. 

et  de  questions  spéculatives.  Elle  a  un  caractère  plus  moral  »  plus 
positif,  plus  social  «  plus  rationnel  que  mystique  et  métaphysique.  Ce 
n'est  que  d'une  manière  contingente  et  relative  aux  questions  morales 
et  sociales  qu'on  y  trouve  quelques  principes  théogoniques ,  cosmo- 
goniques  et  mystiques.  C'est  ainsi  que ,  dans  les  commentaires  sur  le 
T'King ,  dans  le  court  appendice  de  Koung^tseu  sur  le  T^King  et 
surtout  dans  ses  ParoUs ,  recueillies  par  ses  disciples ,  l'oo  trouve 
quelques  uns  de  ces  principes  qui  semblent  plutôt  une  explication  de 
l'antique  doctrine  qu'une  nouvelle  doctrine  mystique. 

c  Le  ciel  symbolique  de  Fou-hi,  y  est-il  dit*  est  l'origine  de  tout  ce 
c  qui  existe ,  le  commencement  de  toutes  choses,  ce  qui  constitue  le 
c  principe  pensant  et  sentant ,  sans  ses  dons  et  ses  bienfaits  ...••. 
c  L'homme  supérieur  met  en  harmonie  ses  vertus  avec  celles  du  ciel 
c  et  de  la  terre  ;  il  met  sa  lumière  en  harmonie  avec  celle  du  ciel  et 
c  de  la  lune  ;  il  met  la  disposition  de  son  temps  en  harmonie  avec  les 
c  quatre  saisons ,  il  met  ses  félicités  et  ses  infortunes  en  harmonie 

c  avec  les  esprits  et  les  génies Que  les  facultés  des  Xouet- 

c  elûn  (êtres  spirituels)  sont  vastes  et  profondes  !  On  cherche  à  les 
c  apercevoir  et  on  ne  les  voit  pas  ;  on  cherche  i  les  entendre  et  on 
c  ne  les  entend  pas  ;  identiOés  à  la  substance  des  êtres,  ils  ne  peuvent 

c  en  être  séparés Ces  esprits  cependant ,  quelque  subtiles  et 

c  et  imperceptibles  qu'ils  soient ,  se  manifestent  dans  les  formes  cor- 
c  porelles  des  êtres,  leur  essence  étant  une  essence  réelle,  véritable, 
c  elle  ne  peut  pas  ne  pas  se  manifester  sous  une  forme  quelconque.  > 

Ce  qu'on  peut  débrouiller  de  la  doctrine  métaphysique  des  lettrés 
est  plutôt  un  naturalisme  rationnaliste,  perfectionné,  comprenant  le 
ciel«  la  terre  et  l'homme,  et  leurs  rapports  réciproques ,  qu'un  pan- 
théisme que  plusieurs  y  ont  voulu  voir,  ou  qu'un  théisme  que  d'autres 
y  ont  cru  voir.  Dans  cette  trilogie ,  le  ciel  occupe  nécessairement  le 
principal  rang,  et  il  a  eh  général  les  mêmes  attributs  que  ceux  de 
Dieu  dans  la  doctrine  spiritualiste,  excepté , toutefois  qu'au  lieu  de  le 
reléguer  loin  du  monde  et  d'en  faire  une  pure  abstraction ,  comme 
chez  les  théistes ,  il  est  dans  le  monde  et  y  tient  essentiellement.  Le 
ciel  est  le  type  parfait  de  toute  bonté,  de  toute  puissance ,  de  toute 
vertu ,  de  toute  Justice  :  c  II  n'y  a  que  lui ,  comme  il  est  dit  dans  le 
«  Ckou'King  qui  ait  la  souveraine,  l'universelle  intelligence:  > 
c  Le  ciel ,  dit  le  commentateur  Tschouhi ,  par  le  moyen  du  Yin  et  du 
c  Yarif  ou  du  principe  femelle  et  du  principe  mâle  (attraction  et 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  GOMPARfi»  DE  L'ORIENT.  549 

expansioo)  et  des  cinq  ëléments ,  domine  naissance  par  giniraiUm  et 
par  iransformation  (harmonie)  à  tous  les  êtres  de  l'univers.  > 

L'on  doit  dire  plutôt  qu'aucun  principe  n'est  prédominant  dans 
la  doctrine  des  lettrés.  L'on  y  voit;  au  contraire ,  dans  un  véritable 
équilibre ,  dans  un  certain  vague  primitif,  les  divers  principes  de  la 
théologie  mystique  :  le  panthéisme  par  l'immanation  du  ciel  ou  de 
Dieu. dans  le  monde;  le  monothéisme  ,  dans  Fidée  de  la  distinction 
de  Dieu  ou  du  ciel,  souveraine  Intelligence ,  d'avec  les  êtres  qu'il 
gouverne  ;  la  reproduction  du  dualisme  antique ,  ciel  et  terre  ;  une 
sorte  de  trialîsme ,  dans  la  trilogie  ciel .  terre  et  homme  ;  et  le  poly- 
théisme ,  dans  la  croyance  aux  génies  et  aux  esprits. 

Si  la  partie  métaphysique  et  mystique  de  la  doctrine  antique  est 
peu  développée  et. seulement  corrigée  par  l'école  des  lettrés»  par 
contre  la  partie  morale  et  sociale  y  apparaît  à  une  hauteur  qui  n'est 
dépassée  que  par  les  doctrines  évangéliques.  C'est  dans  le  Ta^hio  ou 
la  grande  Elude  (le  premier  des  quatre  livres  classiques)  et  dans  le 
Tehoùng^young  ou  VInvariable  dans  le  milieu  (le  second  des  quatre 
livres  classiques),  que  la  doctrine  morale  et  sociale  de  Koung-tseu  se 
trouve  le  plus  nettement  exposée  et  qu'elle  a  reçu ,  pour  ainsi  dire  • 
sa  formule  métaphysique.  Le  premier  de  ces  livres ,  le  Ta-hio ,  se 
compose  d'un  texte  attribué  à  Rouug-tseu ,  lequel  se  nomme  Kmg 
Livre  par  exceUenee,  D'après  ce  livre  »  les  devoirs  des  hommes  dans 
leur  plus  grande  généralité ,  se  réduisent  à  trois  :  i^  donner  le  plus 
grand  développement  possible  à  la  faculté  morale  et  intelligente ,  qui 
est  en  nous;  ^  renouveler  le  peuple ,  c'est-à-dire  l'éclairer,  l'instruire, 
lui  faire  part  des  vérités  morales;  placer  sa  destination  définitive  dans 
le  souverain  bien ,  c'est-à-dire  »  dans  le  perfectionnement  de  sot^ 
même.  «  La  loi  de  la  grande  étude,  y  est- il  dit,  consiste  à  développer 
et  remettre  en  lumière  le  principe  lumineux  de  la  raison ,  que  nous 
avons  reçu  du  ciel  ;  à  renouveler  les  hommes  et  à  placer  sa  destina- 
'tion  définitive  dans  la  perfection  ou  le  souverain  bien.  Par  principe 
lumineux  de  la  raison-^  l'interprète  Tchoubi ,  dit  que  Ton  doit  entendre 
c  ce  que  l'homme  obtient  du  ciel  et  qui ,  étant  immatériel ,  intelligent 
et  non  obscurci  par  les  passions ,  constitue  le  principe  rationnel  chez 
tous  les  hommes  et  fait  sentir  son  inOuence  sur  toutes  les  actions 
de  la  vie.  >  La  nature  morale  et  spirituelle  de  Thomme  est  donc  claire- 
ment et  positivement  établie  par  l'école  des  lettrés. 

Voici  comment  le  Tchuung'  Voung  définit  la  nature  morale  :  <  Le 


Digitized  by  VjOOQIC 


<350  UVQB  d'ALSACE. 

fUMidat  du  ciel  (d^slioée)  s'appelle  la  nature  raitannelle  ou  marêU;  1« 
<  principe  qui  nous  dirige  dans  la  conformité  de  nos  actions  atec  la 
:c  oatnre  rationnelle  s'appelle  droite  vote,  raison  (TaA);  le  système 
€  coordonné  de  la  droite  voie,  de  la  raison ,  s'appelle  Doctrine  des 
c  Devoirs  ou  Instructions  sociales» 

c  Le  commentateur  Tcliouhi explique  ainsi  ce  passage:  c  L'homme» 
c  atosi  que  tous  les  êtres  produits,  obéissent  chacun  à  leur  propre 
c  principe  ou  raison  d'être ,  aux  lois  spéciales  de  ieur  propre  mrtnre; 
(  alora  leur  action  opérée  journellement  est  intrinsèque»  ou  réside  en 
c  eux-mêmes.  Aucun  d'eux  n'existe  sans  tsvoir  une  voie  qu'U  doive 
c  sidvre,  dans  laquelle  il  doive  marcher;  c'est  alors  ce  qu'on  sMime 
c  la  droite  voie.  »  Et  cette  droite  voie  •  cette  raison  naturelle  n'est 
c  autre  que  le  bien,  c  L'homme ,  dit  Meng-tseu  •  est  oatarellenem 
c  bon ,  comme  l'eau  coule  naturelleaient  en  bas.  Si,  en  lui  opposatti  vm 
c  obstacle ,  vous  la  faites  refluer  vers  sa  aource  ou  jaillir  en  haut , 
c  appellerez-vous  cela  sa  nature  ?  Ce  sera  Veffet  de  la  contrainte,  » 

Fourier  et  ses  disciples  ne  disent  pas  autre  chose.  Cette  doctrine 
professe  le  tihre  arbitre  de  Vhomme  dans  la  vole  de  sa  destinée.  En 
effet,  le  libre  arbitre  est  reconnu  par  Koung-tseu  et  clairement  établi 
par  800  disciple  Meng-tseu.  Ainsi ,  celui-ci  veut-il  prouver  à  un  prince 
qu'il  ne  gouverne  pas  comme  il  deit  gouverner,  pour  rendre  le  peuple 
heureux ,  que  c'est  parce  qu'il  ne  le  veut  pas  et  non  parce  qu'il  ne  le 
peut  pas?  Il  lui  cite,  entr'autres  exemples,  cekii  d'un  homme  à  qui 
l'on  dirait  de  transporter  une  montagne  dans  l'Océan  septentrional  ou 
de  rompre  un  jeune  rameau  d'arbre;  s'il  répondait  dans  les  deux  cas 
qu'il  ne  le  peut  pas ,  on  ne  le  croirait  que  dans  le  premier;  la  raison 
s'opposerait  à  ce  qu'on  le  crût  dans  le  second.  C'est  de  cette  raison 
naturelle,  de  celte  droite  voie,  qui  est  la  grande  source  qui  sort  du 
àd  et  que  tout  être  possède  en  fait,  queTchoubi  fait  dériver  la  doctrine 
des  devoirs  ou  institutions  sociales ,  qui  n'est  que  la  formule  systéma- 
tique de  ses  prescriptions  ou  plutôt  instructions.  Ce  sont  les  usages 
pratiques  ,  la  musique ,  les  lois  pénales ,  les  lois  administratives  et  tout 
ce  qui  en  dépend. 

Le  principe  immatériel  dans  Thomnie  est  donc  bien  établi  ;  mais 
l'école  des  lettrés  n'attache  pas  à  ce  principe ,  à  cette  Ame ,  comme 
nous ,  l'idée  d'une  pérennéité  Individuelle.  En  effet,  l'âme,  dans  leor 
opinion ,  lorsque  la  mort  vient  à  opérer  la  séparation  du  corpa , 
retourne  se  perdre  dans  le  ciel ,  où  elle  n'a  plus  d'existence  propre  et 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  BiUGiOlilS  eOVPARÉES  DE  L'OBIENT.  3<H 

iodividoelie,  «insi  que  l'on  peol  conclure  de  la  plupart  dea  testes  de 
la  doctrine  du  Youkià.  Abstraction  faite  de  cette  lacune  •  cette  école 
élève  la  personnalité  bumaîne  aussi  haut  qu'elle  peut  l'élever ,  sans 
pourtant  oublier  sa  distinction  avec  l'absolu  :  c  II  n'y  a  que  rbomme» 

•  dit  Koung«tseu»  qui  soit  capable  de  discerner  le  bien  du  mal 

.  •  les  facultés  de  son  âme ,  ses  vertus  puissantes  l'égalent  au  ciel.  > 
D'an  autre  côté  il  est  dit  de  l'absolu  :  c  Le  parfait  est  par  lui-même 
«  parfait,  absolu....  la  loi  du  devoir  est  par  elle-même  loi  dudevoir...; 
c  le  parfait  est  le  commencement  et  la  fin  de  tous  les  êtres....;  sans 
t  le  parfait  les  êtres  ne  seraient  pas.  > 

L'école  de  Yoû-kiâ  pratique  aussi  un  culte  :  ce  culte  est  oeloi  du 
Chang^li  ou  touveram  Maître ,  souverain  Empereur  du  eiel ,  de  qui 
vient  toute  vie ,  qui  gouverne  toutes  les  transformations  de  substance 
en  vertu  des  lois  qu'il  a  établies.  Mais  ce  culte  ne  connaît  pas  d'images 
et  n'a  point  de  prêtres.  Les  sacrifices  au  ciel  et  à  la  terre  se  rapportent, 
en  dernier  lien,  an  Xanti  ou  Cbang-ti,  créateur  de  toutes  choses,  et 
le  culte  des  ancêtres,  institué  par  cette  école,  est  encore  un  remercie- 
ment adressé  à  ce  souverain  maître  dans  la  personne  de  ceux  aux- 
quels nous  devons  directement  la  vie,  source  de  tous  les  biens.  <  En 
c  réglant,  selon  les  rites  solennels ,  le  culte  du  ciel,  du  soleil ,  de  la 

<  lune  et  de  la  terre  »  dit  un  philosophe  moderne  de  la  Chine  (voyez 

<  Voyage  en  Chine  par  le  capitaine  Montfort ,  p.  203) ,  nos  premiers 

•  Instituteurs  ont  voulu  permettre  à  toutes  les  intelligences  de  com- 

<  prendre  les  r^les  qui  ont  présidé  à  la  création.  >  L'onpent  dire 
néanmoins  que  ce  qu'il  y  a  de  moins  vague  et  de  plus  sérieux  dans  le 
culte  des  Lettrés  est  absorbé  par  le  culte  de  Koung-tseu  lui*même. 
Sa  tablette  est  dans  toutes  les  écoles ,  les  maîtres  et  les  élèves  doivent 
se  prosterner  devant  ce  nom  vénéré.  Toutes  les  villes  ont  des  temples 
élevés  en  son  honneur  et  plus  de  300  millions  d'hommes  le  proclament 
depuis  Tingt-cioq  siècles  le  Saim  par  excellence,  mais  seulement  comme 
homme  de  génie  et  non  comme  Dieu. 

Si  le  mysticisme  est  peu  développé  dans  les  deux  systèmes  qui 
précèdent,  il  l'est  davantage  dans  les  écoles  suivantes ,  dont  la  plus 
grande  est  sans  contredit  celle  de  Ta&'Kià. 

III.  Doctrine  du  Taô  ou  école  du  Tad-Kià. 

La  doctrine  du  Taô  dont  l'auteur  premier  est  Lao-tseu ,  qui  vivait 
six  cents  ans  avant  Jésus-Christ ,  peut  être  considérée  comme  la  plus 


Digitized  by  VjOOQIC 


352  EKVOB  D'ALaàCi. 

complète  et  la  plas  riche  des  doctrines  de  la  Chine.  Par  sa  méupby- 
sique  et  sa  morale,  elle  touche  à  la  fois  an  brahmanisme,  au  boud- 
d'hisme  »  au  catholicisme,  aux  philosophies  de  Platon  et  de  Pythagore 
et  aux  doctrines  de  Koung-ueu  et  des  Kings.  On  pent  y  découvrir  les 
divers  pantbéismes  de  l'Inde,  quoiqu'avec  un  caractère  particulier  « 
le  caractère  plus  abstrait  et  plus  rationel.  On  y  voit  le  monothéisme, 
le  dualisme ,  le  iriniihéisme  ralliés  à  ce  panthéisme  et  toujours  avec 
celte  nuance  abstraite  et  métaphysique.  Ses  prêtres  en  ont  déduit  un 
polythéisme  assez  étendu ,  quoique  moins  riche  et  moins  poétique  que 
celui  de  l'Inde.  Enfin  sa  morale  se  rapproche  de  l'ascétisme  catholique 
et  de  la  morale  sociale  de  Koung*tseu. 

Le  Taô-té'King  ou  Livre  de  la  Rauon  suprême  et  de  la  vertu  ^  est 
regardé  comme  authentique  par  les  historiens  chinois  de  toutes  sectes. 
C'est  l'Evangile  des  sectateurs  de  Lao-tseu.  Selon  lui  Taô  (naturelle- 
ment identique  avec  les  mots  Theos  et  Deus)  est  la  raison  suprême , 
comme  l'entendent  les  diverses  sectesspiritualistesde  l'Orient, depuis 
lesMazdéens,  les  Essénéens,  les  philosophes  grecs,  Pythagore  et 
Platon ,  jusqu'aux  gnostiques  et  aux  Manichéens.  C'est  l'étemelle 
Raison  qui  maintient  le  ciel  et  soutient  la  terre.  Elle  est  très-élevée 
et  ne  peut  être  touchée,  très-profonde,  et  ne  peut  être  pénétrée. 
Elle  est  ancienne  ;  l'univers  entier  ne  peut  la  renfermer,  et  cependant 
elle  est  tout  entière  dans  la  plus  peiite  chose.  (Voilà  bien  le  panthéisme 
par  multiplication  ou  par  diffusion).  C'est  d'elle  que  les  montagnes 
tiennent  leur  hauteur ,  l'abfme  sa  profondeur;  c'est  par  elle  que  les 
animaux  marchent  sur  la  terre  et  que  les  oiseaux  volent  dans  l'air. 
Le  soleil  et  la  lune  lui  doivent  leur  clarté ,  les  astres  le  pouvoir  d'ac- 
complir leurs  révolutions. 

c  La  raison  ,  est-il  dit  ailleurs  •  enveloppe  le  ciel  et  pèse  la  terre 
c  dans  ses  doigts.  Elle  est  ineffable  ;  en  comparaison  de  son  incorpo* 
c  réiié ,  le  son  et  l'ombre  sont  quelque  chose  d'épais  et  de  matériel  ; 
c  en  comparaison  de  son  être»  toutes  les  créatures  sont  comme  si  elles 
c  n'étaient  pas,  (\o\ih  bien  le  panthéisme  par  identification  ou  par 
c  confusion). 

c  Le  7ad,  c'est  encore  Lao-tseu  qui  parie,  préexistant  à  tout,  ne 
c  peut  avoir  de  nom  par  lui* même  et  dans  son  essence;  mais  quand 
c  le  mouvement  a  commencé  et  quand  l'Etre  a  succédé  au  néant ,  alors 
c  II  a  pu  recevoir  un  nom  des  êtres  qu'il  avait  créés.  La  confusion  de 
c  tous  les  êtres  précéda  la  naissance  du  ciel  et  de  la  terre.  Oh  !  quelle 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  StR  LES  BtUGlONS  OOHPARÉES  DE  L'ORIENT.  SitS 

1  imanensité  et  quel  silence  !  Un  être  unique  plafiait  sur  lout ,  immuable 
c  et  toujours  agissant ,  sans  jamais  s'altérer.  Il  est  la  mère  de  Tuni- 
c  Ters  ;  j'ignore  son  nom  ;  mais  je  l'appelle  Tad ,  Verbe  on  principe. 
•  (ViMlà  bien  le  panthéisme  harmonique  avec  la  distinction  du  Dieu  un 
c  et  des  êtres  multiples).  > 

Cette  distinction  des  êtres  avec  Dieu  n'est  que  relative  à  l'existence 
mondaine,  comme  dans  la  théologie  brahmanique.  Leur  destinée 
finale  est  de  retourner  à  leur  principe  •  à  Dieu.  Cette  existence  mon- 
daine présente  les  mêmes  phases  de  transformations  et  de  naissances 
successives  que  dans  le  système  de  la  métempsychose  brahmanique  : 
c  Tous  les  êtres  apparaissent  dans  la  vie  et  accomplissent  leurs  des- 
c  tinées  ;  nous  contemplons  leurs  renauvelkmenu  successift.  Ces  êtres 
c  matériels  se  montrent  sans  cesse,  avec  de  nouvelles  formes' exté- 
c  rieures;  chacun  d'eux  retourne  à  son  origine,  à  son  principe pri- 
c  mordial.  Retourner  à  son  origine ,  signifie  devenir  en  repos;  deve- 
c  nir  en  repos  signi6e  rendre  son  mandat;  rendre  son  mandat  signifie 
«  devenir  éternel  ;  savoir  que  l'on  devient  éternel  (immortel)  signifie 
c  être  éclairé.  Ne  pas  savoir  que  l'on  devient  immortel  c'est  être  livré 
c  à  l'erreur,  et  à  toutes  sortes  de  calamités,  aux  renaissances  suc- 
c  cessives.  Si  l'on  sait  que  l'on  devient  immortel  (dans  le  sein  de  Taô)^ 
c  on  contient,  on  embrasse  tous  les  êtres  dans  une  commune  aSec- 
c  tion;  on  est  juste  et  équitable  pour  tous;  étant  juste  et  équitable , 
c  on  possède  lee  attributs  de  souverain  ;  possédant  les  attributs  de 
c  souverain  l'on  tient  de  la  vie  divine.  (Ici  la  doctrine  s'élève  presqu'au 
c  niveau  du  raiionalisme  moderne)  ;  tenant  de  la  vie  divine  l'on  par- 
f  vient  à  être  identifié  avec  le  Taô  ;  étant  identifié  avec  la  raison  su- 
c  prême  on  subsiste  éternellement  ;  le  eorps  même  étant  mort  l'on 
c  n'a  à  craindre  aucune  transmigration,  i  (V.  16"^  section  du  Taù-u- 
Kmg ,  traduction  de  Paulihier). 

c  Le  Taô  a  deux  natures  ou  modes  d'êtres  :  le  mode  spiriluel  ou 
<  immatériel  et  k  mode  corporel  ou  matériel.  C'est  la  nature  spiri- 
c  tuelle  qui  est  sa  nature  parfaite;  c'est  d'elle  que  l'homme  est  émané 
c  et  c'est  dans  elle  qu'il  doit  s'efforcer  de  retourner,  en  se  dégageant 
c  des  liens  matériels  du  corps  :  l'anéantissement  de  toutes  les  pas- 
c  sions  matérielles,  de  tous  les  penchants  du  corps,  l'éloignement  de 
«  tous  les  plaisirs  du  monde  et  la  contemplation  de  la  nature  spiri^ 
c  tuelle*dtvine  sont  les  moyens  les  plus  afiicaces  de  se  rendre  digne- 
c  d'elle  •  de  retourner  à  elle ,  de  s'identifier  avec  elle  et  de  rétablir , 


Digitized  by  VjOOQIC 


su  KKVtE  VTàlSkŒ. 

c  dans  cette  primitive  harmoDie  des  natures  spirituelles,  rendues  à  la 
c  source  dont  elles  étaient  émanées,  cette  vie  heureuse  et  divine  qu'elles 
f  avaient  perdue  un  instant,  dans  leur  union  avec  un  corps  grossier 
f  et  qu'elles  retrouvent  dans  le  sein  de  la  grande  et  universelle  intel- 
c  ligence.  i  Entre  ce  système  et  le  système  manichéen  et  méoie  le 
système  caiholique  de  l'anéaniissement  de  la  matière  ,  quelle  grande 
diflérence?  Entre  ce  système  et  les  systèmes  brahmaniques  et  boud- 
d'bistes  quelle  distance  autre  que  celle  d'un  panthéisme  plus  spiri- 
tuaiiste  à  un  panthéisme  plus  mélangé  de  roantériallsiiie?  Nous  y 
trouvons  même  la  doctrine  brahmanique  des  deui  états  de  Dieu: 
de  l'état  neutre,  immuable,  de  repos,  caraciérisé  par  Brahni,  et 
de  l'état  actif  de  manirestation  au  monde,  de  création  du  monde, 
caractérisée  par  Brahmâ  ;  muis  nous  y  trouvons  de  plus  cette  vue 
profonde  dans  l'Etat  primordial,  qui  est  donnée  par  la  doctrine 
boudd'histe  du  néant ,  et  cette  vue  plus  déterminée  de  l'Etat  posté- 
rieur, fournie  par  la  doctrine  du  Verbe,  de  la  Parole  créatrice,  qui 
est,  à  divers  degrés ,  celle  du  mazdéisme ,  du  judaïsme  et  du  plato- 
nisme. 

Ces  diverses  doctrines  ou  ces  diverses  aperceptions  de  la  Divinité , 
dans  son  Etat  absolu  et  dans  son  Etat  relatif  au  monde,  que  nous 
avons  trouvées ,  à  divers  degrés  et  d'une  manière  généralement  dé- 
fectueuse, dans  les  théologies  antiqiii's,  se  retrouvent  admirablement 
résumées  et  synthétisées  dans  la  doctrine  du  Taô.  Ne  citons  comme 
témoignage  que  les  passages  suivants ,  auxquels  nous  ne  trouvons  , 
pour  notre  compte ,  rif'n  à  comparer  dans  les  antres  théologies,  quant 
à  la  profondeur,  à  l'étendue,  comme  à  la  netteté  et  à  la  concision. 

c  Le  nom ,  qui  peut  être  nommé ,  n'est  pas  le  nom  éternel  et  Im- 
muable. Désigné  sous  le  nom  de  non^Etre ,  ce  principe  suprême  est 
la  cause  efficiente  ou  primordiale  du  ciel  et  de  la  terre  ;  désigné  sous 
le  nom  d'Etre ,  c'est  la  mère  de  tous  les  êtres.  C'est  pourquoi  V Eternel 
nom-Etre  éprouve  le  désir  de  contempler  sa  nature  imperceptible  aux 
sens,  sa  nature  merveilleuse  et  divine  ;  c'est  pourquoi  VEtemeUEtre 
éprouve  le  désir  de  contempler  sa  nature  limitée ,  sa  nature  corpo- 
relle, phénoménale.  Ces  deux  natures  ou  modes  d  être  du  principe 
suprême  ont  la  même  origine  et  se  nomment  cependant  diversement  ; 
ensemble  on  les  appelle  Y  Indistinct  et  le  Profend ,  comme  l'azur  du 
ciel,  porté  au  dernier  degré,  est  la  source  de  toutes  les  intelligences 
merveiUeuses.  »  (Taô^te^King ,  ch.  1). 


^    Digitizedby  VjOOQIC 


frUDES  8im  LES  REUGIONS  GOtfARÉES  DE  L'ORIERT.  r  3SS 

Pour  Laô*tsea,  l'Etre  primordial  est  rElernité,  Tlmmortalité , 
l'Absoia  ;  bien  plus  »  il  est  le  Bien ,  le  non-Etre  dans  son  eut  absolu , 
en  même  tempi  qu'il  est  l'Etre  relativement  au  monde  pbénoipénal. 
Il  est  le  monde  visible  et  le  monde  invisible.  Aussi  Lsiô-lseu  pose-t-il 
VDn ,  ïUnilé  abtolue  comme  la  formule  la  plus  abstraite  «  la  dernière 
limite  à  laquelle  la  pen*>ée  puisse  remonter,  pour  caractériser  le  pre- 
mier principe  ;  unité  qui  précède  nécessairement  et  ontologiquemect 
ses  modes  d'être  subséquents,  c  En  remontant  au  principe ,  est*il  dit 
€  ailleurs  •  on  arrive  ù  la  non-existence  formelle  des  choses  ;  c'est  ce 

<  que  l'on  appelle  figure  de  ce  qui  n*a  pat  de  figure;  c'est  ce  qu'on 
€  appelle  VIndéterminé  ,  Y  Indistinct ,  VEtre  et  le  non-Etre  tout 
€  ensemble.  En  remontant  les  anneaux  de  cette  chaîne ,  on  ne  lui 
c  voit  point  de  commencement  ;  en  les  descendant ,  on  ne  lui  trouve 

<  point  d<f  fin....  C'est  là  ce  qu'on  appelle  /a  chaîne  ou  la  succesiion 
€  indéfinie  de  la  Raiton  suprême,  i  A  celte  cbaliie  panthéistique,  au 
sommet  de  laquelle  se  trouve  le  principe  monothéiste  «  peuvent  se 
rattacher  le  panihéisme  brahmanique  et  boudd'histe  et  les  hiérarchies 
célestes  du  mazdéisuie. 

Dans  les  passages  suivants  nous  voyons  le  monothéisme  »  rattaché 
au  dualisme»  an  triniiheisme  et  polythéisme»  s'évolver  du  sein  de  ce 
panthéisme  harmonique,  comme  le  végétai  avec  ses  divisions  s'évolve 
de  la  graine. 

f  L'unité  n  est  pas  par  elle-même  unité;  c'est  par  la  triade  qu'elle 
c  est  uuité.  De  même  la  triade  n'est  point  par  elle-même  la  triade  ; 

<  c'est  par  l'unité  qu'elle  est  triade  ;  la  triade  e^t  donc  Vunité'^trine. 
c  C'est  par  la  triade  que  l'unité  existe  ;  l'unité  est  donc  la  triade-unité 
c  (ou  la  trinité'Une').  L'.unité  n'est  donc  point  parfaite  comme  simple 
>  unité  ;  li  triade  n'est  donc  pas  parfaite  comme  simple  tria<j|/e.  > 
(V.  Commentaires  de  Li-young  sur  le  Taô-te^Eing), 

Un  autre  »  Tseu-hon-t^eu  ,  dit  à  propos  de  ce  passage  :  c  Tous  les 
€  êtres  sortent  de  Vunité  »  subsistent  dans  la  duaUté  et  sont  parfaits 
t  dans  la  triade;  ou  trinité.  » 

Ce  dogme  antique  de  Vunité-trine  est  ainsi  exposé  par  Lao-tseu  lui- 
même  :  c  Le  Taô  ou  la  Raison  primordiale  a  produit  tin;  un  a  produit 
c  deux;  deux  a  produit  trois;  trois  a  produit  l'universalité,  (la  p/ii- 
c  raliié)  des  êtres.  Tout  s'appuie  sur  l'obscur  «  l'obscur  est  enveloppé 
€  parie  brillant;  l'esprit  en  e^t  le  lien....  Celui  que  vous  regardez  et 

<  et  que  vous  ne  voyez  pas  se  nomme  /;  celui  que  vous  écoutez  et 


Digitized  by  VjOOQIC 


%)(6  VSfÛÈ  D'AL6iGft« 

c  que  vous  n'entendes  pag  se  nomme  Bî;  celai  qae  votfe  main 
c  cherche  et  qu'elle  ne  peut  saisir,  se  nomme  Wei.  Ce  sont  troit  iirêt 

<  qu^on  ne  peut  comprendre  et  qui  cwifondus  n'en  font  qu'un.  Celui  qui 
c  est  au-dessus  n'est  pas  plus  brillant;  celui  qui  est  au-dessous  n'est 
c  pas  plus  obscur.  C'est  une  chaîne  sans  interruption  qu'on  ne  peut 
t  nommer,  qui  rentre  dans  l'incréé.  C'est  ce  qu'on  nomme  forme 
c  sans  forme,  image  sans  image,  être  indéfinissable.  En  allant  au- 
t  devant ,  on  ne  lui  yoît  point  de  principe  ;  en  le  snifant ,  on  ne 
t  Toit  rien  eu-delù....  Tons  les  êtres  s'appuient  sur  le  principe  positff 
c  femelle  ¥tn  et  embrassent ,  enveloppent  le  principe  actif  mâle 
c  Tânj;  on  principe»  on  souffle  vitîOant. entretient  partoat l'hiaf- 

<  OMinie.  »  {Taô-le-King ,  ch.  49). 

ise-ma-boM^kouog,  philosophe  chinois  du  onzième  siècle  de  notfe 
ère  9  dit  à  propos  de  ce  chapitre  :  t  Le  Tad  produisit  un;  c'est-à-dire, 
c  de  l'état  dé  non-Etre  (  Wok)  il  passa  à  l'état  û'Eire  (  Yéou).  Un  pro- 
c  doisit  deux;  il  se  divisa  partie  dans  le  principe  femelle  Tîn ,  et 
c  partie  dans  le  principe  mflle  Yàng.  Deux  produisit  frotf  ;  le  principe 
c  femelle  et  le  principe  mâle  s'unirent  et  ils  produisirent  Vhtmnonie 

<  (M)%  Trois  produisit  VuniversaUié  des  êtres  ;  le  souffle  vivifiant  de 
€  l'lMir«ionie  se  concentra  et  produisit  tout  les  êtres.  S  Cette  doctrine 
rapprochée  de  la  doctrine  catholique  de  la  procession  et  de  la  côo- 
substanlialité  des  Personnes  de  la  Trinité  n'est-elie  pas  propre  à  faire 
comprendre  plus  rationnellement  celle-ci? 

Quant  au  polythéisme,  les  disciples  de  Lao-tseu  se  sont  chatoies  de 
le  déduire  de  sa  doctrine.  Chaque  créature  est  en  quelque  sorte  repré- 
sentée par  une  divinité.  Il  y  a  la  déesse  des  camélias,  celle  des  pronîerSt 
celle  des  nénuphars,  ete.  Il  y  a  les  dieux  du  vent,  de  laneig^,  de  la 
lune»  etc.  De  plus»  ces  divinités  accomplissent  les  mêmes  intrighes 
que  les  divinités  d'Homère  et  de  Virgile.  Mais  tontelbis,  comme  les 
divinités  subalternes  des  Boudd'histes ,  elles  ne  sont  pas  immortelles. 
Au-dessus  d'elles  se  trouvent  les  immortels ,  les  Taô-ssé ,  comme  les 
Bodsattwas  ou  Boudd'has  x:hez  les  Boudd'bistes.  El  ceux-ci  se  con- 
fondent en  dernier  lieu  avec  le  Taô ,  comme  nous  l'avons  déjà  vu*  De 
sorte  qoe  ce  polythéisme  remonte,  par  une  série  d'ascensions  et  de 
perfections ,  ao  monothéisme  panthéistique. 

La  morale  de  Lao-tseu  se  rapproche  de  la  morale  mysliqae  et  aecé* 
tique  des  catholiques  grecs  et  romains.  Il  y  a  des  passages  du  7Vid*fe- 
Emg  qui  se  rapprochent  de  l'Evangile  ou  ressemblent  ailes  passages 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTD0B8  SUR  LES  RBUfilONS  GOMPARfES  DE  L'ORIENT.  357 

ie  livr«s  atcéliqaes  da  oalbolicisme.  En  toid  deux  :  c  Le  sant»  est-N 
•  dU  (cluip<  63)  pratiquo  la  non^ëgir;  il  Taîl  son  oecupatlon  de  la  non- 
f  occupation  ^i  trouve  de  la  aaveur  daoa  ce  qui  D*a  pas  de  saveur.  Il 
t  cofisidère  lea  petites  cboves  comme  les  grandes,  ki  pénurie  eenme 
c  l'abondance.  //  récompense  fei  injuret  par  dei  Ue»fàiu.  «  Ailleurs 
Ccbapilre  77)  il  eft  dits  c  La  Raison  du  ciel  esc  conune  le  fabricant 
c  d'ans:  elle  abaisse  ce  qui  est  élevé  et  elle  élève  ce  qui  est  abaissé  ; 
f  elle  àte  le  superflu  à  c^ux  qui  ont  de  trop  et  elle  vient  en  aide  à 
€  eeux  qui  manquent  du  nécessaire.  » 

Toutefois  les  conséquences  sociales  de  la  doctrine  de  Lao^^tseu  sont 
celles  de  tout  ascétisme  poussé  à  l'excès ,  à  savoir ,  Tabruilssenient 
de  la  pensée  humaine  et  l'asservissement  de  Tbomme.  Lao-tseu  dit 
dans  sou  Livre ,  cbap.  3  :  t  Le  saint  bomme  fait  en  sorte  que  le  peuple 
€  soit  sans  instruction ,  sans  savoir  et  par  conséquent  sans  désirs.  » 
Et  cbap.  63 ,  il  dit  :  c  Dans  l'antiquité  les  adeptes  du  Taô  ne  s'occu- 
€  paient  point  d'éclairer  les  peuples  ;  ils  s'occupaient  à  les  rendre 
c  ignorants.  » 

Ainsi  cette  doctrine  morale  est  l'opposé  de  celle  de  Koung-tseu  qui 
prescrit  sans  cesse  le  perfectionnement  et  le  développement  le  plus 
complet  de  touies  les  facultés  de  Tbomme  et  qui  a  été  à  plus  juste 
titre  la  doctrine  fondamentale  de  l'empire  cbinois. 

En  générai  «  la  doctrine  de  Taô-kià  renferme  tous  les  éléments 
d'une  religion  »  ei  cette  religion  est  i*un  des  développements  de  la 
religion  universelle  et  intégrale ,  dont  le  caibolicisme  est  l'expression 
la  plus  baute  et  la  plus  centrale.  Si  nous  pouvions  faire  une  analyse 
plus  détaillée  du  sysième  du  Taô  kià  »  Ton  verrait  que  les  principes 
fondamentaux  du  christianisme  s'y  trouvent  presque  complètement 
exprimés ,  avec  les  nuances  propres  à  l'Orient.  Il  est  vrai  que  le 
panthéisme  y  prédomine ,  mais  un  panthéisme  harmonique  et  inté- 
gral, mieux  systématisé  et  formulé  d'une  manière  plus  nette ,  plus 
précise  et  en  même  temps  plus  concise  que  dans  le  brahmanisme  et 
même  dans  le  boudd'hisme ,  où  il  faut  déjà  le  dégager  de  la  pierre 
brute  des  négations  et  des  exagérations.  Nous  devons  sgouter  que  le 
système  tbéologique  du  Taô  nous  paraîtrait  le  système  théologique 
le  plus  logique,  le  plus  rationnel  et  le  plus  complet,  s'il  n'était  pas 
trop  abstrait  et  s'il  ne  présentait  pas  une  lacune  fondamentale ,  à 
savoir,  la  définition  nette  de  la  personnalité  humaine  au  sein  de  Dieu 
et  du  mode  d'union  de  Dieu  avec  l'homme  par  l'incarnation.  En  effet, 


Digitized  by  VjOOQIC 


SBS  RKTUE  D'ALSàCB. 

cômnie  dans  le  système  brahmanique ,  rinëgalicé  entre  le  Créatear 
et  la  cr<^attire  disparaît»  dans  le  système  du  Taô  »  par  le  principe  de 
Yidentifieathn  vielle  de  la  créature  sanctifiée  avec  le  Créateur ,  Tâme 
de  l'univers.  Il  est  vrai  que  dans* ce  dernier  système,  l'unité  primor- 
diale »  qui  est  confondue  avec  le  Taô»  est  sortie  d'elle-même,  pour 
former  extérieurement  la  dualité ,  la  trialité ,  la  pluralKé  des  êtres  ; 
et  cette  pluralité  forme  à  son  tour  autant  de  nouvelles  unités  ou  d'ti- 
ftfiéi  $€€<mda\rei  qu'il  y  a  d'êtres  vivant  d'une  vie  individuelle.  Mais 
ces  unités  secondaires  rentrent  tôt  ou  tard  dans  la  grande  unité  • 
d'où  elles  sont  sorties»  dans  cette  unité  absolue,  qui  est  comme 
l'océan  des  êtres. 

A.  GiLLIOT. 


(LoL  tuitê  à  la  proéhaim  Uvroitonj. 


Digitized  by  VjOOQIC 


QUELQUES  MOTS 


▲  PR0P06 


DE  L'ADMINISTRATION  DES  FORÊTS 

ET  DES  FEUILLES  MORTES. 


Une  des  dernières  livraisons  de  la  Revue  JtAhaee  contient  des  con- 
sidérations sur  l*enlèvement  det  feuiUei  morlet  dans  les  forêts.  C'est  la 
réfutation  d'un  artirle  inséré  dans  le  Bulleiin  de  février  dernier  de  la 
Société  (t agriculture  et  det  comicet  du  Boi^Rhin,  par  M.  A.  de  Ttcrck- 
heim. 

Le  nouveau  plaidoyer  intervenu  dans  le  débat  agité  depuis  long* 
temps  sur  cette  matière  •  se  termine  par  des  conclusions  qui  paraissent 
avoir  été  inspirées  par  un  esprit  de  modération  très-louable.  Tous 
ceux  qui  se  sont  occupés  sans  prévention  de  la  question,  auront 
accueilli  avec  faveur  le  vœu  final  exprimé  par  M.  J.  F.  Flaxiand  » 
c  de  concilier  lei  intérêts  de  la  ftopulation  de  nos  campagnes  avec  Us 
<  intérêts  non  moins  importants  de  la  conservation  des  forêts.  > 

Jalouse  de  défendre  les  mêmes  intérêts,  la  Soàété  des  sciences, 
agriculture  et  arts  du  Bas^Rhin  »  consultée  à  diverses  époques  par 
Tadministralion  départementale ,  a  fait  des  proposition  dans  le  même 
but.  Elle  a  eu  occasion  de  formuler  explicitement  son  avis  en  1851. 
Il  se  résumait  à  subordonner  les  concessions  de  feuilles  à  la  possibilité 
des  forêts  »  dout  l'appréciation  appartient  aux  agents  chargés  de  leur 
conservation  et  à  une  réglemeutalion  périodique  réservée  à  l'au- 
torité prélectonile. 

Mais  il  ne  suffit  pas  que  des  mesures  administratives  préviennent  le 
désordre  et  le  dommage»  il  faut  s'efforcer  d'éclairer  les  populations 
rurales  sur  les  conséquences  de  leurs  prétentions  exagérées  :  il  est 
imprudent  de  leur  présenter  des  théories  qui  ne  s'appuient  que  sur 


Digitized  by  VjOOQIC 


360  REVUE  D'ALSàCB. 

des  cas  exceptionnels  et  qui  séduisent  par  leur  conforaiité  avec  des 
intérêts  trop  exigeants.  Vous  leur  dites  que  la  chimie  a  démontré  que 
l'absorption  des  gaz  atmosphériques  Joue  un  rdie  important  dans  le 
phénomène  de  la  végétation  et  vous  affirmez  que  les  plantes  vivaces 
trouvent  dans  l'air  une  quantité  d'aliment  presque  suffUante»  Vous 
admirez  la  vigueur  des  arbres  qui  ornent  nos  promenades ,  dont  le 
sot  consiste  en  gravier  imperméable  et  stérHe  ou  en  un  pavé  serré. 
Vous  parlez  de  chênes  et  de  hêtres  prodigieux  venus  au  milieu  de 
rochers  nus.  Vous  auriez  pu  citer  encore  des  pins  énormes  que  l'on 
voit  couronner  le  sommet  de  tours  ruinées.  Vous  concluez  de  là  que 
les  racines  de  ces  géants  séculaires  *  puisant  leur  nourriture  dans  les 
Bssures  rocheuses  où  elles  pénètrent  à  de  grandes  profondeum  »  se 
passent  d'humus»  puisqu'il  n'en  existe  pas  dans  ces  conditions  à  la 
surface  du  sol. 

Nous  reconnaissons  volontiers  avec  vous  que  <  c'en  à  la  maiière 
c  minérale  jmre  du  iout'sol  que  cei  grands  arlfres  emprunienl  presque 
c,  exclusivemeni  {abondante  sève  que  réclament  leurs  branches  ff^^nn- 
c  tesques.  »  Mais  nous  faisons  remarquer  que  ces  colosses  ont  dû  leur 
vigoureux  développement ,  les  premiers ,  à  une  couche  épaisse  de 
terreau  qui  a  été  apportée  à  Tépoque  de  leur  plantation  artificielle  ; 
les  autres»  A  l'action  lente  mais  puissante  du  temps  qui  s'est  écoulé 
depuis  que  la  semence,  fortuitement  introduite  par  les  venis  dans  les 
crevasses  rocheuses»  y  a  germé  miraculeusement  et  qu'elle  est  par- 
venue »  avec  l'aide  des  siècles  »  à  vaincre  la  dureté  de  la  pierre  qui 
s'est  insensiblement  décomposée.  Quand  l'on  abbat  un  de  ces  arbres» 
on  se  rend  compte  de  la  lenteur  extraordinaire  de  leur  croissance  en 
voyant  l'état  serré  des  couches  concentriques  du  tronc  et  en  les 
comparant  à  celles  que  présente  un  sujet  de  même  dimension  venu 
dans  un  fonds  riche.  On  ne  considère  alors  celui-là  que  comme  un 
exemple  curieux  de  longévité  et  de  sobriété  accidentelles  qui  ne  peut 
fournir  aucune  donnée  appréciable  de  produit  régulier  et  normal 
basé  sur  une  reproduction  certaine.  Tout  observateur  attentif  des 
phénomènes  de  la  végétation  silvestre  constatera  que  si  des  futaies 
parvenues  à  maturité  peuvent  végéter  quelques  temps  en  dépit  de 
l'enlèvement  des  feuilles  sèches»  des  arbres  moins  surannés  souBIrent 
bientôt  de  la  dénudation  du  sol  et  que  la  décrépitude  devance  l'Age 
ordinaire,  dès  que  leur  pied  n'est  plus  garanti  des  rayons  solaires  et 
que  leurs  racines  ne  sout  plus  protégées  par  un  lit  épais  d'humus.  U 


Digitized  by  VjOOQIC 


QtVmiM  M098,  VTC.  38i 

€OD((^t  Msri  que,  mm  ce  ttrrean  dom  hi  rratchear  est  entretoim 
par  la  diAtê  aaoaeUe  deg  feuilles  el  par  leor  déeompoahfoB  succès* 
sWe»  les  graines  fôresiières  seraient  torréfiées  au  lieu  de  s'accuimiler 
dans  ces  réservoirs  nourriciers  d'où  et^s  doivent  surgir  pour  accom- 
plir rcBuvre  de  régénération ,  aussitôt  ^e  la  futaie  aéra  abatlne. 

Si  f  on  pouvait  rendre  les  cultivateurs  attentifs  à  ces  faits .  ils  devien- 
draient moini  eaigeants  vîs-i-vis  de  la  dépouille  annuelle  des  forêts  ; 
ila  ne  regarderaient  pas  les  feuilles  comme  superflues  pour  entretenir 
I»  Mvondité  du  sol  boisé.  C'est  une  erreur  qu'il  importe  de  détruire: 
ha  ralsonneBsents  de  M.  i.  F.  Flaxiand  tendent  è  la  fortifier  au  con* 
lralre«  fia'ii  n^  pardonne  de  le  lui  reprocber  t  Nous  ne  ponvona  pas 
adirer  à  l'argument  qo'il  tire  de  la  création  primitive  des  arbres  : 
9  11$  (mi  frùipiré,  àMÏ,  lani  le  iêcùurê  de  l'kumui  dei  feuiUei 
«  morief  ....  >  Cette  croissance  spontanée  est  sans  doute  étonnante; 
comme  toutes  les  œuvres  du  divin  architecte,  elle  commande  notre 
admiration.  Son  omnipotence  a  dispensé  le  premier  homme  d'être 
allaité  ;  elle  a  peuplé  les  airs  d'oiseaux  qui  n'avaient  pas  eu  besoin 
d'éolore  dans  des  nids.  Ces  prodiges  une  fois  produits ,  l'ordre  et 
l'harmonie  se  sont  manifestés  invariablement  dans  la  régénération 
de  toua  les  étres« 

J'ai  bâte  de  sortir  de  la  sphère  conjecturale  oà  H.  J.  F.  Flaxiand 
m'a  entraîné  et  je  le  convie  à  rentrer  avec  moi  dans  l'actualiié  positive. 
Je  m'incline  devant  les  autorités  qu'il  invoque  pour  con>taier  l'in- 
fluence de  l'action  chimique  opérée  par  les  pores  des  feuilles  ;  mais 
je  ne  puis  rejeter  l'opinion  de  Duhamel  et  de  botanistes  célèbres , 
qm  aflrmeAt  que  les  feuilles  ponrries  procurent  aux  arbres  un  aliment 
aussi  nécessaire  que  le  fumier  l'est  aux  plantes  cultivées.  Je  suis  con- 
duit à  soutenir  que  l'on  ne  peut  pas  enlever  impunément  aux  forêts 
leur  moyen  naturel  d'entretien  et  que  si  on  les  dépouille  inconsidéré- 
ment, on  compromet  leur  prospérité  ;  on  fait  une  œuvre  de  destruc- 
tion sinon  subite  »  du  moins  lointaine  et  inévitable  (<). 

On  rend  un  véritable  service  aux  cultivateurs  en  les  éclairant  sur 
— * 

(')  A  l'assertion  de  M.  J.  F.  Flaxland  touchant  certains  pmpriéuires  qui  enlèvent 
annaellement  les  feuilles  de  lears  cb&taigoeraies,  sans  craindre  de  nuire  à  la 
croissance  du  bois,  nous  pouvons  opposer  la  citation  de  localités  où  les  particuliers 
défrichent  soocessivement  des  taillis  de  cette  essence ,  précisément  parce  qu'ils  ont 
été  i-ainés  par  reflet  de  Tenlèvement  continuel  des  .feuilles  mortes. 


Digitized  by  VjOOQIC 


86S  UYUB  D'ALSiCB. 

cette  conséquence  finale  et  en  leur  faisant  coropi:endre  qolls  ont  in- 
térêt à  user  modérément  des  feuilles  sèches.  En  effet,  l'abus  des  enlè- 
vemenis  »  entraînant  le  dépérissement  des  arbres  »  doit  amener  un 
jour  le  défrichement,  conséqueroment  la  diminution  du  sol  forestier: 
ôr,  l'augmentation  qui  s'en  suit  de  la  surface  arable  et  simultanément 
du  besoin  d'engrais,  aggravera  fatalement  dans  l'avenir  la  situation  dont 
se  plaint  aujourd'hui  la  classe  agricole  de  certaines  coq^rées. 

Nous  croyons  qu'il  faut  la  prévenir  qu'elle  se  trompe  en  considérant 
les  forêts  comme  des  magasins  inépuisables  de  litières  »  que  la  nature 
a  mis  i  sa  portée  et  qui  la  dispensent  de  s'ingénier  pour  créer  les 
moyens  d'engrais  que  Ton  emploie  dans  les  pays  privés  de  bois.  Nous 
pensons  que  c'est  lui  donner  un  conseil  salutaire  et  prévoyant  que  de 
la  persuader  de  regarder  les  feuilles  comme  un  supplément  acces- 
soire et  précaire  et  non  comme  un  agent  de  substitution  permanente 
de  la  paille. 

Nous  ajoutons  avec  conviction  que  l'administration  agira  paternel- 
lement de  son  côté  en  continuant  de  tolérer  les  enlèvements  dans  la 
mesure  de  la  possibilité  des  forêts  et  des  vicissitudes  des  recolles. 
D'accord  avec  M.  J.  F.  Flaxland ,  nous  souhaitons  qu'elle  se  pénètre 
des  intentions  bienfaisantes  de  Louis  xvi,  qui  se  révèlent  dans 
Ylmiruetion  donnée  aux  agents  de  son  gouvernement  pour  parer  à  la 
pénurie  des  engrais  c  dans  Ut  annéeg  où  la  paiUe  manque.  > 

Strasbourg,  le  28  joio  1861. 

F.  DEDARTEfN, 

nambn  de  la  Sooiélé  des  icimcet ,  agrionlum  et  «ti  te 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES 

DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE. 

SuUe  n. 

n. 

Les  premiers  poètes  élégiaques  se  sont  b<)aacoup  moins  occupés 
de  la  Temme  »  qu'on  ne  serait  en  droit  de  s'y  attendre  d'après  l'idée 
qu'on  se  fait  de  nos  jours  de  ce  genre  de  poésie.  L'élégie  »  en  effet  » 
n'avait  point  chez  les  Grecs  le  sens  restreint  que  nous  lui  attribuons  ; 
ce  n'était  point  ce  poème  sentimental ,  larmoyant,  tel  que  les  mo- 
dernes le  connaissent,  mais  un  poème  plein  de  force  et  d'énergie.  On 
désignait ,  du  reste  «  sous  ce  nom  des  chants  de  nature  fort  diverse 
et  qui  n'avalent  de  commun  que  le  mètre»  dans  lequel  ils  étaient 
écrits;  toute  pièce  de  vers  «  quels  qu'en  fussent  le  sujet  et  la  dimen- 
sion, pourvu  que  le  pentamètre  y  alternât  avec  l'hexamètre,  éuit 
une  élégie.  Le  distique  ou  vers  double ,  comme  on  est  aussi,  convenu 
de  l'appeler,  a-t-il  servi ,  dans  l'origine ,  ainsi  que  son  nom  semble 
l'indiquer,  à  exprimer  la  tristesse  et  la  douleur?  C'est  une  question, 
à  laquelle  il  serait  difficile  de  répondre ,  car  il  ne  nous  reste  rien  de 
ses  premiers  essais;  ce  qui  est  certain  c'est  que  dans  celles  de  ses 
productions  qui  passent  pour  les  plus  anciennes,  nous  voyons  déjà 
l'élégie  se  prêter  à  tous  les  tons.  Tantôt  elle  s'adresse  aux  chefs  des 
peuples,  qui  se  sont  laissés  aller  au  découragement  ou  à  la  molesse, 
et,  en  leur  rappelant  d'impérieux  devoirs,  elle  s'efforce  de  retremper 
leurs  âmes  et  de  leur  communiquer  une  énergie  nouvelle;  tantôt  elle 
bit  un  appel  chaleureux  aux  instincts  et  aux  passions  les  plus  nobles, 
afin  de  réveiller  dans  les  cœurs  l'amour  de  la  pairie ,  qui  a  dès  lors 
enfanté  des  prodiges.  D'autres  fois  encore ,  c'est  par  elle  que  des 

n  Voir  la  Umiflon  de  février,  page  4Q. 


Digitized  by  VjOOQIC 


364  REVUE  D'ALSACE. 

bommes  d*élite  •  placés  au-dessus  du  vulgaire  par  les  lumières  de  leur 
intelligence  el  l'ardeur  de  leur  patriolisnie  »  réussissent  à  entratoer 
leurs  contemporains  vers  un  but  noble  et  élevé ,  soit  qu'il  s'agisse 
d'engager  une  lutte  héroïque,  soit  qu'il  faille  faire  à  la  chose  publique 
le  sacriOce  de  ses  biens  ou  même  celui  de  sa  vie. 

L'élégie  grecque  a  été ,  dès  l'origine ,  essentiellement  guerrière, 
morale  et  politique;  elle  se  préoccupe  tellement  des  grands  intérêts 
de  la  patrie,  qu'elle  n'a  que  foj*t  peu  de  place  pour  ceux  de  la  vie 
privée;  la  femme  n'y  figure  le  plus  souvent  que  comme  un  accessoire, 
comme  une  partie  de  l'ensemble. 

Ainsi  Callinus  »  dans  les  beaux  vers  qu'il  adresse  à  ses  concitoyens 
amollis  par  une  civilisation  raffinée,  et  menacés  par  l'invasion^ des 
Kimmeries  et  des  Frères ,  après  avoir  protesté  contre  leur  honteuse 
inaction  ,  fait  cet  appel  énergique  au  sentiment  du  devoir  endormi 

dans  leurs  âmes *  qu'en  mourant  on  lance  un  dernier  trait.  Car 

c  il  est  honorable  pour  un  brave  de  marcher  contre  l'ennemi  pour  la 
€  défense  de  son  pays  ,  de  ses  enfants ,  de  ion  êpouie  légiiime.  »  — 
€  Tant  que  le  guerrier  est  dans  la  Oeur  de  la  jeunesse ,  dit  Tyrtée , 
€  dans  une  de  ses  élégies ,  il  est  pour  les  bommes  un  objet  d'adaai- 
c  ration  »  un  q))j'^t  d*amour  pour  les  femmei  durant  éa  vie ,  et  il  est 
€  beau  encore ,  quand  il  tombe  aux  premiers  rangs.  » 

Le  seul  des  poètes  élégiaques  de  la  Grèce,  qui  fasse  exception  S6us 
ce  rapport  est  Mimnerme,  qui  a  mis ,  le  premier,  ce  genre  de  poésie 
au  service  de  la  vie  privée  *  de  ses  sentiments  et  de  se>  besoins ,  et 
surtout  à  celui  de  l'amour.  Nous  trouvons  une  raison  suffisante  de 
cette  différence  dans  les  circonstances  mêmes ,  au  milieu  desquelles 
il  vécut. 

Mimnerme  appartenait  i  la  race  de  ces  Ioniens ,  qui ,  diaesëi  de 
rHellade  par  des  peuples  venus  du  Nord ,  s'étaient  portés  à  r£st,  sur 
les  côies  de  l'Asie  mineure ,  où  Ils  s'étalent  créé  une  nouvelle  patrie. 
Tout  entiers  adonnés  aux  arts  de  la  paix  •  favorisés  tout  spécialement 
par  la  fertilité  prodigieuse  du  pays  qu'ils  habitaient,  et  enrichis  par 
un  commerce  actif  et  étendu ,  Ils  étaient  dégénérés  peu  à  peu  de  le 
vertu  guerrière  de  leurs  ancêtres ,  et  devenus  une  proie  facile  pour 
les  Lydiens ,  leurs  belliqueux  voisins.  La  vie  du  poète  coïncide  avec 
cette  époque  de  servitudes  et  ses  poésies  rendent  eo  quelque  sorte 
témoignage  de  sa  durée.  Tandis  qu'avant  lui  les  poètes  élégiaques 
n'avaient  supporté  qu'en  frémissant  le  joug  de  rétraeger,  ets'étaioat 


Digitized  by  VjOOQIC 


LBS  FEHMBS  DAMS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  365 

ippliqoés  sans  relâche  à  réveiller  dans  les  cœurs  l'amour  de  Tindé- 
peodance;  MImnerme  se  nionlre  indifférent  à  tout,  hormis  au  plaisir. 
Il  De  trouve  pas  que  le  ciel  de  son  pays  soit  devenu  pour  cela  moins 
beau  et  moins  pur;  il  parait  fort  bien  s'accommoder  de  l'éiat  actuel 
des  choses  »  et  toute  son  ambition  consiste  à  en  faire  son  profit  au 
point  de  vue  du  plaisir  et  des  commodités  de  la  vie;  aussi  peut-il  être 
regardé  avec  raison  comme  un  des  principaux  représentants  de  cet 
énervement  moral  qui  avait  amené  la  ruine  de  l'indépendance  de 
rionie.  La  jeunesse  et  l'amour  »  voilà  ses  biens  suprêmes  :  c  A  quoi 
c  nous  servirait  de  vivre  et  de  jouir ,  s'écrie-t-il  »  si  la  déesse  de 

<  Chypre  venait  à  nous  manquer  ?  Je  préférerais  mourir  plutôt  que  de 
f  me  voir  privé  des  mystères  de  l'amour,  des  tendres  embrassements 
c  et  des  présents  pleins  de  douceur.  »  Il  ne  se  laisse  pas  troubler 
dans  ses  jouissances  par  la  vue  de  l'asservissement  de  ses  concitoyens, 
bien  au  contraire;  par  cela  même  que  rien  ne  l'oblige  à  prendre  part 
aux  affaires  publiques ,  Il  peut  se  livrer  tout  à  son  aise  à  ce  qui  lui 
apparaît  comme  la  suprême  félicité.  Mais  il  ne  peut  écarter  une  pensée 
importune,  et  qui  ne  laisse  pas  que  de  le  troubler,  c'est  celle  du  peu 
de  durée  de  cette  vie  consacrée  au  plaisir ,  c'est  l'approche  mena* 
çante  de  la  mort  •  dont  le  froid  attouchement  dissipera  un  jour  tous 
ses  rêves  de  bonheur.  Mimnerme  revient  perpétuellement  à  cette 
pensée  avec  une  merveilleuse  abondance  d'images  et  une  grande  viva- 
cité de  sentiment ,  quelque  fois  aussi  avec  une  rare  énergie  d'expan- 
sion. Elle  empoisonne  déjà  toutes  ses  jouissances ,  et  Tempêche  de 
s'y  livrer  sans  contrainte  et  en  pleine  sécurité.  Vieillir  est  pour  lui 
pire  que  la  mort ,  et  il  souhaite  de  ne  pas  dépasser  la  soixantaine,  c  Je 

<  sens ,  dit-il ,  une  sueur  froide  inonder  tous  mes  membres ,  et  ce 
€  n'est  qu'en  tremblant  que  je  contemple  mes  compagnons  de  plaisir, 
c  si  florissants  de  santé ,  si  charmants  et  si  beaux.  Oh  !  si  tout  cela 
t  pouvait  durer  !  Hais  semblable  à  un  rêve  •  elle  ne  dure  que  peu 
«  d'instants ,  cette  jeunesse  tant  vantée  ;  bientôt  apparaît  menaçante 
€  la  vieillesse,  la  vieillesse  hideuse  qui  réduit  au  même  point  l'homme 
€  laid  et  l'homme  beau ,  objet  de  haine  pour  les  Jeunes  gens  et  de 
c  mépris  pour  les  femmes.  Elle  rend  l'homme  méconnaissable ,  et 
€  s'appesantissant  à  la  fois  sur  l'esprit  et  sur  les  yeux ,  elle  les  rend 
€  sombres  et  aveugles,  i 

Ces  plaintes  au  sujet  de  la  courte  durée  de  la  jeunesse ,  cette 
frayeur  inspirée  pai*  l'approche  de  la  vieillesse ,  forment  en  quelque 


Digitized  by  VjOOQIC 


566  BEVUE  D*ALS1CB. 

sorte  le  fond  même  des  poésies  de  Mimnernie ,  de  celles  da  moins  .qoi 
ont  échappé  9ux  ravages  du  temps  et  à  rintoléraoce  aveugle  des 
prêtres  de  Byzance.  Oo  raconte  qu'il  devait  cette  teinte  de  mélancolie 
à  des  expériences  personnelles ,  et  surtout  aux  dédains  outrageants 
de  son  amante ,  Nanno  ,  la  joueuse  de  flùie ,  qui  lui  avait  préféré  des 
rivaux  plus  jeunes  et  plus  heureux.  Que  cette  histoire  soit  vraie  on 
non  y  nous  reconnaissons  en  tout  cas  dans  ces  angoisses ,  qui  s'eni* 
parent  de  son  âme ,  comme  un  châtiment  bien  mérité  de  l'insenaibilité 
de  ce  poète;  qui  ne  songeait  qu'à  se  plonger  outre  mesure  au  sein 
des  voluptés,  au  lieu  de  chercher  un  remède  efBcace  aux  maux  qui 
accablaient  sa  cité  natale. 

Aucun  poète  u'a  suivi  Mimnerme  dans  la  voje  qu'il  venait  de  tracer. 
Cependant  nous  le  retrouvons  plusieurs  siècles  après  en  grande  estime 
à  Alexandrie,  a  une  époque  où  le  véritable  esprit  hellénique  semble 
avoir  disparu  tout-à-faii.  Il  venait  de  se  former  autour  des  Ptolémées» 
amis  et  protecteurs  des  lettres  et  des  arts ,  une  pléiade  de  prêtres , 
qui  s'ingéniaient  de  toutes  manières  à  faire  revivre  le  genre  éléglaqoe. 
Mais  ces  beaux  esprits,  appelés  à  passer  leur  vie  au  milieu  des  plaisirs 
d'une  cour  luxurieuse ,  qui  se  trouvait  comme  isolée  sur  cette  antique 
terre  des  Pharaons  «  où  elle  ne  régnait  que  par  le  droit  du  glaive,  oe 
pouvaient  puiser  dans  la  vie  commune  et  réelle ,  qui  leur  était  fermée 
en  quelque  sorte,  ces  fortes  et  profondes  impr«>ssions  qtii  avaient 
inspiré  autrefois  leurs  modèles ,  et  leur  avaient  assuré  une  influence 
aussi  considérjble  parmi  leurs  contemporains.  La  vie  de  cour ,  avec 
ses  incidents  futiles  et  mesquins,  les  livres,  qui  formaient  leur  nour- 
riture de  chaque  jour ,  et  qui  leur  tenaient  lieu  d'inspiration ,  tel 
était  d'ordinaire  le  fond  commun  ,  aut^uel  ils  empruntaient  les  sujets 
de  leurs  compositions.  Et  même ,  quand  ils  avaient  à  exprimer  des 
sentiments  qui  leur  appartenaient  en  propre ,  il  fallait  encore  qu'ils 
eussent  recours  à  leur  mémoire  et  à  leur  érudition  ;  s'agissait-il ,  par 
exemple,  de  décrire  les  charmes  de  quelque  beauté  qu'ils  avaient 
aperçue  dans  la  réalité ,  ou  qu'ils  avaient  entrevue  seulement  dans 
leurs  rêves,  ils  croyaient  ne  pouvoir  mieux  faire  qu'en  mettant  pour 
ainsi  dire  au  pillage  toutes  les  fictions  de  la  mythologie.  On  comprend 
aisément  que  le  naturel  et  la  simplicité  aient  dû  leur  faire  défaut , 
chaque  fois  qu'ils  avaient  à  retracer  quelqu'événement ,  soit  réel ,  soit 
fictif,  où  l'amour  était  en  jeu  ;  la  vie  et  l'érudhion  se  confondaient 
saui  cesse  dans  leurs  écrits ,  ou  plutôt .  c'était  l'érudition  qui  débor- 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.         367 

dait  de  toutes  paris  et  étouffait  la  vie.  Nous  en  avons  un  exemple 
remarquable  dans  une  élégie  de  Callimaque ,  c  la  Chevelure  dr  Béré' 
titce»  1  dont  il  ne  nous  est  resté  qu'une  traduction  latine  ^  et  dont  le 
titre  seul  dispense  de  tout  conimeniaire. 

Cependant  à  mesure  qu'on  s'éloignait  de  la  nature,  on  éprouvait , 
en  même  temps,  le  besoin  d'y  revenir  ;  l'idylle  ,  destinée  à  exprimer 
tout  à  la  fois  ses  regrets  et  ses  aspirations ,  peut  être  regardée  à  juste 
titre  comme  une  production  de  l'époque  alexandrine.  Il  est  vrai  que 
Tbéocrile,  le  plus  célèbre  des  poètes  qui  cultivèrent  ce  genre,  ne 
réussit  à  créer,  la  plupart  du  temps ,  que  des  figures  pâles ,  dénuées 
de  couleur  et  de  vie  ;  le  peu  de  succès  qu'il  obtint  nous  parait  être  une 
pnmve  de  plus  de  la  fausse  voie,  où  l'on  s'était  engagé.  On  voulait 
être  naturel ,  c'est-à-dire  »  copier,  imiter  la  nature ,  et  l'on  n'arrivait 
le  plus  souvent  qu'à  produire  des  copies  et  des  portiails ,  où  la  res- 
semblance était  de  plus  en  plus  altérée.  Toutefois ,  pour  être  juste 
envers  Tliéocrite ,  il  importe  de  constater  que ,  partout  où  il  a  pu  se 
soustraire  à  l'influence  malfaisante  de  son  époque ,  et  où  il  a  abordé 
le  domaine  de  la  vie  commune  et  réelle ,  avisant  en  quelque  sorte  un 
ordre  d'idées  et  de  sentiments  jusqu'alors  subordonnés  à  l'unité  des 
grandes  compositions  épiques  ou  dramatiques .  il  a  déployé  un  talent 
tellement  supérieur,  qu'on  ne  peut  assez  regretter  qu'il  se  soit  par- 
tout ailleurs  laissé  entraîner  à  la  poursuite  d'un  idéal  évidemment 
trompeur  et  mensonger.  D'ailleurs,  il  faut  en  convenir,  la  forme 
trouvée  par  ce  poète ,  et  qui  a  constitué  le  genre  bucolique ,  est  par 
elle-même  assez  stérile ,  et  il  n'est  possible  d'y  mettre  une  variété 
féconde  »  qu'en  y  mêlant  des  i  jées  et  des  sentiments  étrangers  ù  la 
pastorale  proprement  dite,  comme  des  scènes  d'enrbaniement ,  des 
incidents  empruntés  à  la  vie  réelle ,  des  regrets  sur  les  mouvements 
politiques  des  empires  et  sur  les  désastres  causés  par  les  guerres 
civiles.  Tbéocrile  et  Virgile  paraissent  l'avoir  compris ,  et  l'on  peut 
dire  que  ces  digressions  ont  servi  à  répandre  dans  plusieurs  de  leurs 
œuvres  un  charme  indéfinissable.  Pour  nous  en  tenir  à  un  seul 
exemple ,  nous  citerons  une  des  plus  belles  idylles  du  poète  syracu- 
sain ,  celle  qui  a  pour  titre  :  c  let  Syracusaines  > ,  et  où  il  nous  est 
donné  de  jeter  un  regard  dans  la  vie  des  femmes  de  cette  grande 
Grèce,  sur  laquelle  il  reste  encore  beaucoup  à  dire  et  beaucoup  à 
apprendre. 

Deux  femmes  de  Syracuse»  Gorgo  et  Praxinoé,  dont  les  maris 


Digitized  by  VjOOQIC 


REVUE  D'ALSACX. 

habitent  Alexandrie,  se  sont  donné  rendez- vous  adn  d'aller  ensemble 
voir  au  palais  de  Plolémée  la  célébration  des  fêtes  d'Adonis.  Le  poète* 
on  le  voit,  s'est  proposé  tout  d'abord  de  décrire  ta  solennité  qui  va 
avoir  lieu  ;  mais  Tiniérét  se  concentre  plus  particulièrement  sur  les 
préparatifs  que  font  les  deux  Syracusaines  pour  y  assister,  snr  lenrs 
exclamations  dans  la  rue  et  leur  conversation  entr'elles  et  avec  les 
gens  de  la  fouie ,  et  cet  intérêt  est  complètement  justifié  par  ce  qu'il 
y  a  de  gracieux  et  de  piquant  dansions  ces  détails  et  incidents  divers. 
Gorgo  trouve  son  amie  encore  occupée  à  sa  toilette  s  en  attendant 
qu'elle  y  ait  mis  la  dernière  main ,  on  cause  de  choses  et  d'autres, 
on  médit  quelque  peu  des  maris  et  le  temps  se  passe  d'une  OMoière 
tellement  agréable ,  que  les  deux  commères  ont  presque  oublié  le 
motif  de  leur  rendez- vous.  Praxinoé,  craignant  d'être  en  retard  •  se 
met  alors  à  presser  et  à  gourmander  sa  suivante ,  qui ,  dans  la  préci- 
pitation qu'elle  met  à  obéir  aux  ordres  de  sa  maîtresse,  perd  la  tête 
et  fait  tout  de  travers  ;  enfin  la  robe  est  mise  et  agrafée  ;  Gorgo  ne 
peut  assez  Tadmirer,  et  elle  demande  à  son  amie  combien  elle  lai  a 
coûté.  On  apporte^nsuite  la  mante  et  le  voir,  et  l'enfant,  malgré  ses 
eris ,  est  remis  assez  brusquement  aux  mains  de  la  nourrioe.  c  le  ne 
c  puis  t'emmener ,  lui  dit  sa  mère  ;  là ,  où  je  vais,  il  y  a  des  luups  » 
c  et  les  chevaux  mordent  les  petits  enfants;  pleure  tant  que  tu  vou- 
c  dras,  c'est  dit ,  je  ne  l'emmènerai  pas ,  car  je  ne  tiens  pas  à  te  voir 
c  estropié  pour  le  reste  de  tes  jours.  Eh  !  nourrioe ,  fiis  Jouer  l'en- 
c  faut ,  appell«)  le  chien  et  ferme  la  porte.  » 

Les  deux  femmes  sont  enfin  dans  la  rue  »  ou  tout  excite  leur  éton« 
nement  ;  elles  ne  peuvent  assez  s'extasier  sur  le  bon  ordre  qui  règne 
partout ,  malgré  la  foule  qui  est  énorme.  Praxiooé  s'effraie  tout-à- 
coup  à  la  vue  d'un  cheval  qui  se  cabre  :  c  Chère  amie,  s'écrie-t-elle , 
f  qu'allons-nous  devenir?  Un  cheval  de  guerre  du  roi  I  Eh  t  l'ami , 
€  ne  m'écrase  pas!  dieux ,  comme  il  est  rétif!  Combien  je  me  félicite 
€  d'avoir  laissé  mon  fils  à  la  maison  !  »  Gorgo  s'efforce  de  la  tran- 
quilliser: c  Rassure- loi,  Praxinoé,  les  cavaliers  sont  déjà  loin  de 
€  nous  ;  les  voilà  qui  arrivent  sur  la  grande  place.  >  La  jeune  femme 
se  rassure  en  effet,  et  toute  honteuse  de  sa  pusillanimité,  elle  raconte^ 
pour  s'excuser ,  que  les  chevaux  et  les  serpents  lui  ont  toujours  inspiré 
une  terreur  invincible.  Ce  n'est  pas  saqs  peine  qu'elles  arrivent  enfla 
au  palais  ;  elles  oni  eu  à  fendre  la  presse  des  curieux ,  et  même  la 
mante  de  l'une  d'elles  aurait  couru  des  risques  sérieux,  ai  «n  étranger 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  569 

n'avait  eu  l*amabilité  de  leur  venir  en  aide.  Les  voici  en  face  des  mer- 
veilles de  la  féie  et  près  du  lil  où  repose  Adonis.  Ce  sont  des  excla- 
mations  qui  ne  tarissent  pas ,  au  point  qu'un  voisin  ,  que  leur  caque- 
tage  impuiienie ,  les  invite  à  se  taire  et  se  moque  de  leur  accent 
étranger  :  c  Par  Tellus  !  d'où  tombez- vous  donc ,  Tami  ?  que  vous  fait 
c  notre  babil  ?  Allez  commander  à  vos  esclaves  :  Prétendriez- vous 
<  peut-être  dicter  des  lois  à  des  Syracusaines  f  •  Elles  se  taisent  enfin  ; 
c'est  quand  la  cantatrice  Argée  a  entonné  un  hymne  en  l'honneur 
d'Adonis,  c  Ce  sera  sans  doute  fort  beau ,  dit  Tune  d'elle  ;  taisons- 
c  nous,  car  voilà  Argée  qui  prélude  déjà  !  i  Après  ie  chant,  elles 
voudraient  bien  rester  encore  ,  mais  Gorgo  se  rappelle  tout-à-coup 
que  son  mari  est  à  jeun ,  et  qu'il  ne  serait  pas  bon  de  le  faire  attendre 
trop  longtemps. 

S'il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  une  légère  tendance  à  la 
satyre  dans  ce  petit  tableau  de  mœurs,  surtout  dans  les  traits  de 
détail  qu'il  renferme,  cette  tendance  apparaît  d'une  manière  plus 
frappante  encore  dans  le  genre  iambique  qui  prit  naissance  à  peu  près 
dans  le  même  temps  que  l'élégie ,  mais  qui .  quoique  prudent , 
comme  cette  dernière ,  ses  principaux  motifs  d'inspiration  dans  les 
incidents  de  la  vie  commune  et  réelle ,  se  meut  cependant  sur  un 
terrain  entièrement  différent.  Tandis  que  l'élégie  ne  traitait  le  plus 
souvent  que  des  sujets  nobles  et  élevés  »  et  que  partant  d'une  espèce 
d'idéal,  elle  en  faisait  en  quelque  sorte  l'objet  et  le  but  de  ses  chants, 
riambe ,  ne  se  préoccupant  que  d'intérêts  individuels  et  plus  ou  moins 
vulgaires ,  ne  renfermait  généralement  que  des  attaques  vives  et  par- 
fois passionnées ,  où  l'aigreur  le  disputait  à  la  témérité  et  à  la  vio- 
lence. Les  poètes  élégiaques  proprement  dits  étaient,  pour  la  plupart, 
des  hommes  distingués  autant  par  leur  génie  et  leur  patriotisme  que 
par  la  position  élevée  qu'ils  occupoient  dans  l'Etat  ;  les  poètes  iam- 
biques,  au  contraire,  quoique  aussi  richement  doués,  n'arrivaient 
presque  jamais ,  par  suite  de  circonstances  malheureuses  ou  par  leur 
propre  faute,  à  se  faire  apprécier  à  leur  juste  valeur;  de  là  cet  em- 
pressement qui  les  distingue  à  révéler  les  faiblesses  d'autrui ,  à  fronder 
les  vices  et  les  travers ,  et  même  a  dissiper  de  généreuses  et  salu- 
taires illusions. 

Cest  pour  cette  raison  que  l'iambe  ne  tarda  pas  à  devenir  chez  les 
Grecs  synonyme  de  pamphlet ,  un  objet  de  terreur  pour  tous ,  amis 
et  ennemis.  Cependant  son  règne  ne  fut  pas  de  longue  durée;  le 

2"  Série.  — 2*  Année.  ^4 


Digitized  by  VjOOQIC 


370  REVUE  D'ALSACE. 

souflQe  qui  ranimait  passa  bientôt  après  dans  la  Comédie  où  il  trouva 
un  champ  beaucoup  plus  vaste  à  exploiter;  quant  aux  attaques  per- 
sonnelles, qui  étaient  de  son  ressort,  il  trouva  un  instrument  fort 
docile  dans  Félégie  qui ,  en  se  transformant ,  avait  pris  de  plus  en 
plus  les  allures  et  la  forme  de  Tëpigramme.  Aussi  le  genre  iambique 
ne  compte-t-il  que  trois  poètes  *  Ârchiloque ,  Simooide  d'Amorgos  et 
Hipponax  »  qui  se  soient  occupés  «  dans  leurs  compositions  ,  les  uns 
plus  y  les  autres  moins ,  de  la  femme  »  de  sa  condition  sociale  et  de 
ses  qualités. 

Le  plus  célèbre ,  et  »  en  même  temps  «  le  plus  ancien  est  sanscon- 
tredit  Archiloque,  poète  de  premier  ordre,  dont  le  génie  fécond  et 
créateur  se  retrempait  sans  cesse  dans  une  exubérance  de  vie  extra- 
ordinaire. Il  a  communiqué  une  impression  toute  nouvelle  à  la  poésie 
grecque ,  qui  était  sur  le  point  de  tomber  dans  une  monotone  unifor- 
mité et  de  s'emprisonner  dans  des  formes  conventionnelles  »  et  qui , 
dans  celte  voie  nouvelle  qu'Archiloque  lui  ouvrit,  se  para  de  fleurs 
nouvelles  et  jeta  un  nouvel  éclat.  Aussi ,  ce  que  la  Grèce  admirait  en 
lui ,  ce  n'était  pas  tant  le  poète  élégiaque ,  que  l'inventeur  dé  mètres 
nouveaux ,  d'un  nouveau  genre  de  poésie.  Archiloque  est  le  père  de 
la  satyre ,  et  c'est  lui  qui  «  le  premier ,  a  fait  usage  de  l'ïambe  ;  da 
moins ,  il  se  l'est  approprié  »  comme  dit  Horace,  et  s'en  est  fait  une 
arme  terrible  poiir  satisfaire  ses  ressentiments.  En  effet ,  dans  son 
activité  inquiète  et  fiévreuse  «  il  n'a  pas  craint  de  franchir  des  limites 
qui  ne  sont  ni  d'hier  »  ni  arbitraire ,  et  de  s'engager  dans  une  voie 
funeste ,  où  il  devait ,  il  est  vrai  »  trouver  son  vrai  génie ,  mats  où  il 
rencontra,  en  même  temps,  des  contrariétés  de  tout  genre»  des 
luttes  pénibles  et  parfois  périlleuses.  Ce  sont  surtout  les  personnes  de 
l'autre  sexe  qu'il  semble  avoir  choisies  pour  victimes  de  ses  toiits  les 
plus  acérés. 

Archiloque  aimait  Néobulé,  fille  de  Lycambès,  de  toute  l'ardeur  de 
sa  nature  passionnée  :  c  Infortuné ,  abattu  par  la  violence  du  désir , 
c  je  n'ai  plus  un  souflQe  de  vie;  les  dieux  l'ont  voulu  ainsi,  et  la  dou* 

t  leur  cruelle  transperce  mes  os Telle  est  la  violence  de  cet  amour 

c  qui  s'est  glissé  dans  mon  cœur,  répandant  sur  mes  yeux  un  épais 
c  nuage .  et  me  ravissant  ma  raison  égarée.  >  Le  père  de  la  jeune 
fille  lui  avait  promis  sa  main  ;  mais  plus  tard ,  pour  des  motifs  qu'on 
ignore^  il  avait  cru  devoir  reprendre  sa  parole.  Le  poète  ne  mit  dès 
lors  plus  de  bornes  à  son  ressentiment  ;  décochant  ses  traits  les  plus 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FBMMB8  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.         S7i 

envenimés  eontre  Lycambès  et  tous  les  membres  de  sa  Tamille ,  il  ne 
craignit  pas  de  révéler  les  mystères  de  l'amour  et  les  secrets  du  foyer 
domestique.  Le  père  fut  diffamé  dans  toute  la  Grèce  comme  un  homme 
sans  foi  et  sans  probité  •  Néobulé  et  ses  sœurs,  comme  des  femmes 
f  qui  avaient  bu  toute  honte.  >  Maintenant  qu'il  ne  peut  plus  posséder 
cette  jeune  Olle ,  il  prétend  avoir  acquis  la  certitude  que  le  malheur 
serait  entré  avec  elle  dans  sa  maison ,  et  pour  se  disculper  en  quelque 
sorte  de  l'amour  dont  il  a  brûlé  pour  elle ,  il  Faccuse  d'avoir  employé, 
pour  le  séduire,  tous  les  artiGces  de  la  coquetterie:  c  Elle  portait  la 
c  fleur  de  myrte  dans  sa  main  et  la  rose  au  doui  parfom  ;  ses  cheveux 
c  foncés  descendaient  en  tresses  abondantes  sur  son  cou  et  sur  ses 
c  épaules  ;  un  vieillard  même  se  serait  laissé  séduire.  »  H  se  montra 
tellement  impitoyable  à  Fégard  de  cette  malheureuse  famille  •  qu'on 
a  prétendu  par  la  suite  que  Lycambès  et  ses  filles  se  pendirent  de 
désespoir. 

Nous  ne  possédons  de  Simonide  d'Âmorgos ,  qui  mania  l'iambe  ayec 
une  dextérité  remarquable  »  qu'un  poème  dont  le  mérite  est  fort  dou- 
teux» et  qtii  n'est  autre  chose  qu'un  pamphlet  dirigé  contre  les 
femmes.  Dans  ce  travail ,  qu'on  pourrait ,  au  besoin ,  considérer 
comme  une  amplification  de  la  pensée  d'Hésiode  »  simonide  passe  en 
revue  les  diflërents  caractères  de  femmes ,  et  assigne  à  chacune  d'elles 
l'origine  qui  lui  convient.  Selon  lui,  la  femme  coquette ,  aimant  le 
luxe  et  la  parure ,  descend  du  cheval  ;  la  fainéante ,  de  l'âne  ;  la 
femme  laide  et  malicieuse,  du  singe,  la  rusée  du  renard,  lapiailleuse 
de  la  chienne,  la  perverse  de  la  belette  »  la  malpropre  de  la  truie; 
quant  à  celle,  dont  l'humeur  est  mobile  et  inconstante,  elle  n'a  pu 
sortir  que  des  profondeurs  de  la  mer.  Quoique  l'idée-mère  de  ce 
poème  ne  trahisse  ni 'finesse,  ni  profondeur,  l'auleur  en'  parait 
cependant  fort  satisfait ,  car  il  la  développe  avec  une  complaisance 
remarquable.  Il  a  esquissé  ses  portraits  avec  une  naïveté  un  peu  rus- 
tique» en  homme  qui  n'hésite  jamais  à  se  servir  du  mot  propre»  et 
qui  se  soucie  fort  peu  de  charmer  le  lecteur  par  des  images  gracieuses. 
Il  ne  se  déride  qu'à  la  fin  de  son  énumération ,  quand  il  vient  à  parler 
de  la  bonne  ménagère ,  de  cette  femme  laborieuse ,  dont  Hésiode . 
avant  lui ,  proclamait  l'excellence  et  la  prodigieuse  rareté  »  et  que 
lui-même,  il  fait  descendre  de  l'abeille.  Voici  quelques  passages  de 
cette  poésie  qu'on  s'accorde  assez  généralement,  et  non  sans  quelque 
vraisemblance ,  à  regarder  comme  un  fragment  d'un  grand  poème  ù 


Digitized  by  VjOOQIC 


37t  HBTUE  D'ALSâOS. 

la  fois  didactique  et  satyrique,  qui  avait  peut-être  pour  objet  le  choix 
d'une  épouse  : 

L'une  Yient  de  la  nier  ;  elle  a  un  double  cœur  ; 

Un  jour  elle  peut  èlre  gaie  et  contente  , 

De  sorte  que  tout  étranger  qui  la  voit  chez  elle  dit  : 

Il  n'y  a  certes  dans  le  nionde  entier 

Aucune  felnme  qui  soit  et  meilleure  et  plus  belle. 

Mais  le  jour  suivant ,  elle  est  insupportable  ; 

On  ne  peut  la  regarder,  ni  la  toucher ,  car  elle  est 

D*une  humeur  peu  aimable  et  contrariante  à  Tégard  de  chacun. 

Une  autre  provient  du  cheval  à  la  riche  crinière , 

r/est  celle  qai  se  reftise  aux  sotns  de  Tintérieur  et  à  tout  rude  travaU. 

Elle  ne  touche  jamais  à  un  moulin ,  ne  prend  jamais  e»  main  le  crible , 

Et  ne  balaie  point  la  maison  pour  en  faire  sortir  U  poussière. 

Tous  les  jours  ,  deux  fois  et  même  trois  fois  elle  se  lave  tout  le  corps. 

Pour  le  rendre  bien  propre,  et  verse  sur  ses  membres  une  huile  parfumée. 

Sa  chevelure  abondante  est  constamment  bouclée , 

Et  ses  tresses  artistement  faites  sont  entrelacées  de  fleurs. 

La  vue  d'une  femme  aussi  belle  doit  réjouir  le  cœur 

D'un  autre  homme  ;  mais  pour  le  mari  c'est  un  calice  amer , 

A  moins  qu'il  ne  sort  prince ,  assis  sur  un  trône  , 

El  qu'il  ne  prenne  plaisir  à  de  tels  artifices. 

Il  n'y  a  qu'une  seule  catégorie  de  femmes  qui  trouve  grâce  aux 
yeux  du  poète  : 

Cette  autre  descend  de  l'abeille  ;  heureux  sera  l'époux 

Qui  l'aura  en  parUge;  elle  est  à  l'abri  de  tout  reproche. 

La  fortune  s*accroU  et  s'étend  par  ses  soins. 

Dévouée  à  son  époux  qu'elle  aime ,  elle  vieillit  avec  lui. 

Entourée  d'enfants  beaux  et  dont  tous  font  l'éloge , 

Elle  est  distinguée  entre  toutes  les  femmes, 

Généralement  aimée  et  des  dieux  et  des  hommes. 

Candide  et  pure ,  on  la  voit  éviter  la  société 

Des  femmes  qui  ne  parlent  que  toilette  et  que  danses. 

C'est  Jupiter  qui  a  fuit  don  auix  hommes 

De  femmes  d'un  tel  caractère ,  si  excellentes  et  si  sages. 

Voici  la  conclusion  : 

Ce  qui  sortit  de  pire  des  mains  de  Jupiter, 

C'est  la  femme  ,  et  celui  qui  peut  croire  un  instant 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FBMMBS  DANS  LA  POÂSfE  GRECQUE.         375 

A  son  Qtilité ,  n'obtieot  en  t'é{K)usani 

Qa'un  bonbeur  apparent ,  car  sa  sérénilé 

Est  de  courte  durée ,  ^  i>artir  de  ce  moment  fatal. 

Car  là  où  est  la  femme,  c'est  à  peine  si  Ton  peut  recevoir 

Les  anciens  amis  qui  viennent  nous  visiter. 

Et  c'est  toujours  la  femme  qui  parait  la  meilleure 

Qui  fit  le  plus  de  mal  à  Tbomme  qui  Ta  choisie. 

SimoDide,  on  le  voit,  résume  sa  pensée  à- peu-près  dans  les  mêmes 
termes  qu'Hésiode  ;  comme  lui,  il  trouve  que  les  femmes  sont  un  fléau 
envoyé  par  Jupiter.  Mais  quel  esprit  étroit ,  quelle  vulgarité  dans  ses 
développements  !  on  y  cherche  en  vain  le  sel  et  l'esprit  propres  à  ce 
genre  de  poésie. 

C'est  à  Hipponax  qu'on  attribue  ces  paroles  devenues  fameuses  que 
c  la  femme  n*est  aimable  que  deux  fois  dans  sa  vie»  le  jour  de  ses 
c  noces  et  celui  de  sa  mort.  >  Jugement  malveillant,  s'il  en  fut  jamais  ; 
cependant  on  le  comprend  et  même  on  l'excuse  en  quelque  sorte 
lorsqu'on  considère  que  ce  poète  était  très^laid  de  figure  et  de  taille 
chéiive ,  et  que  cette  laideur  faisait  de  lui  une  espèce  de  paria  au 
milieu  d'un  peuple  amoureux  des  beautés  de  la  forme.  Ou  raconte 
que  deux  sculpteurs  de  Ghio  •  Bupalus  et  Athénis ,  s'étant  permis  de 
le  figurer  sous  des  traits ,  qui  sans  doute  n'étaient  rien  moins  que 
flatteurs ,  cette  caricature  le  mit  dans  une  telle  fureur ,  qu'il  traita 
ces  artistes  aussi  cruellement  qu'Archiloque  avait  traité  Lycambès.  Il 
les  pbursuivii  de  ses  sarcasmes  et  de  ses  injures  avec  une  rudesse 
impitoyable,  sans  trêve  et  sans  relâche,  et  ils  finirent,  dit-on  ,  mais 
le  fait  est  peu  croyable ,  par  se  pendre  de  désespoir.  L'exil  ne  dut 
pas  contribuer  à  adoucir  son  humeur  inquiète  et  chagrine.  Quoique 
de  race  ionienne ,  il  n'avait  rien  de  cet  aimable  laisser-aller  qui  dis- 
tinguait  ses  compatriotes;  on  l'aurait  dit  plutôt  né  à  Sparte.  Il  voyait 
avec  douleur  l'abaissement  de  son  pays»  et  ne  pouvait  exprimer  assez 
vivement  son  indignation  à  l'égard  de  ses  concitoyens,  qui ,  ne  son- 
geant qu'à  lenrs  plaisirs,  paraissaient  avoir  perdu»  avec  le  sentiment 
de  ce  qui  est  beau  et  grand ,  le  souvenir  glorieux  des  jours  de  la 
liberté.  Dans  son  impuissance  à  les  faire  sortir  de  leur  engourdisse- 
ment, il  ne  se  laissa  pourtant  pas  entraîner,  comme  Mimnerme,  aux 
séductions  du  luxe  et  aux  enivrements  de  la  volupté ,  et  il  ne  cessa 
d'attaquer ,  avec  toute  l'énergie  dont  il  était  capable ,  les  vices  et  les 
travers  de  son  temps ,  en  même  temps  que  la  frivolité  et  la  déprava- 


Digitized  by  V^OOQIC 


S74  RBYUB  ifàlBÂXm. 

tion ,  sous  quelque  forme  qu'elles  se  présentassent.  Il  ne  faut  donc 
pas  nous  étonoer  que  ce  poète  »  qui  »  du  reste»  n'épargna  ni  les  dieux» 
ni  les  auteurs  de  ses  jours  »  ait  traité  Tautre  sexe  ayec  si  peu  de  mé- 
nagements. Toutefois  nous  ne  pensons  pas  que  les  vers  suivants  qu'on 
lui  attribue  soient  de  lui  :  c  La  meilleure  union  pour  un  bomme  de 
c  sens  est  celle  qu'il  contracte  avec  une  femme  vertueuse  ;  il  ne  sau- 
c  rait  trouver  de  dot  plus  profitable.  Celui  qui  vise  à  l'économie  en 
c  prenant  une  femme ,  obtient .  au  lieu  d'une  maltresse  •  une  aide 
t  utile  »  sur  l'attachement  et  la  fidélité  de  laquelle  il  pourra  toujours 
c  compter.  >  Il  y  a  lieu ,  ce  nous  semble  »  d'attribuer  cette  règle  de 
conduite  au  bon  bourgeois  Simonide  d'Amorgos  plutôt  qu'au  bouillant 
Hipponax. 

Ed.  Gogobl. 


(La  iitiU  à  tm§  praehaîne  Uvraimm,) 


Digitized  by  VjOOQIC 


SOUFFRANCE." 


La  douleur ,  comme  un  jet  de  flamme» 

A  traversé  toute  mou  âme 

Et  consumé  Jusqu'au  désir  ; 

Elle  a  tari  toute  ma  joie  » 

Elle  a  »  comme  un  oiseau  de  proie* 

Labouré  mon  cœur  à  plaisir. 

Rapide  éclair  fendant  la  nue  » 
Comme  la  foudre  elle  est  venue 
Au  milieu  de  mon  ciel  serein  » 
Emportant  dans  sa  grande  aile 
Tout  le  bonheur  de  Tbirondelle 
Qui  se  trouvait  sur  son  chemin. 

Depuis  ce  jour ,  dans  la  nature  » 
Plus  de  rayons .  plus  de  murmure , 
Plus  de  parfums ,  plus  de  soleil  ; 
Pour  moi  le  ciel  est  toujours  sombre , 
Tout  me  parait  germer  à  Tombre 
Et  végéter  dans  le  sommeil. 


{*)  M»*  Hommaiire  de  Hell ,  dool  les  lecteurs  de  la  Rmntê  ont  pa  apprécier  déjà 
le  gracieoz  Ulent  littéraire ,  a  bien  voulu  nous  autoriser  à  publier  deux  de  ses 
poésies  inédites.  Noup  u^ajonteroos  aucun  commentaire  à  ce  cri  de  l'âme  meurtrie 
par  la  douleur.  Le  commentaire  est  tout  entier  dans  la  biographie  du  célèbre 
voyageur  dont  elle  fut  la  compagne  courageuse  et  qu'une  mort  prématurée  a  enlevé 
à  son  affection. 

Lamartine  a  dit  dans  ses  Confidences  : 

«  La  poésie ,  à  une  certaine  époque  de  la  vie ,  n'est  plus  qu'un  vase  funéraire 
«  qui  sert  â  brûler  des  parfums  pour  embaumer  de  saintes  mémoires.  « 


Digitized  by  VjOOQIC 


376  REVUE  D'ALSACE. 

L*oiseâu  gémit ,  la  brise  pleure  ; 

Lorsque  Diane  en  ma  demeure 

Verse  an  rayon  mystérieux , 

Je  vois,  au  milieu  des  décombres  • 

Aussitôt  s'agiter  les  ombres 

Des  jours  perdus ,  des  jours  heureux  ! 


Rien  ne  parait  digne  d'envie 
  ma  pauvre  âme  poursuivie 
Par  le  regret ,  cruel  vautour , 
Qui  s'accroupit  sur  ma  poitrine , 
El  me  meurtrit  et  me  fascine  » 
Et  boit  mon  sang,  la  nuit ,  le  jour. 


Dès  le  matin  je  suis  brisée 

El  si'je  cherche  la  rosée 

Pour  rafraîchir  mon  frontbrùlant , 

Je  ne  vois  que  feuilles  flétries , 

Gazon  brûlé ,  sources  taries  ; 

Et  je  reviens  en  chancelant. 


Que  faire  •  hélas  !  en  ma  misère  , 
Quand  toute  chose  m'est  amère , 
Quand  chaque  heure  accroît  mon  ennui  ; 
Quand  le  présent  est  triste  et  vide  « 
Le  passé ,  mort ,  la  route  aride , 
Et  que  tout  espoir  s'est  enfui  ? 


Marcher  encore ,  est-ce  la  peine  ? 
L'ombre  envahit  déjà  la  plaine  » 
La  ronce  couvre  le  ravin  ; 
On  entend  »  au  fond  des  vallées , 
S'élever  des  voix  désolées 
Qui  se  lamentent  bien  en  vain. 


Digitized  by  VjOOQIC 


SOUFFRANCE.  377 

Que  soni  nos  pleurs  et  nos  prières  » 
Et  nos  sanglots  et  nos  misères 
Devant  l'impassible  destin  ? 
Moins  que  le  cri  de  la  cigale  • 
Moins  que  la  plainte  qui  s'exhale 
De  la  fleur  mourant  au  matin. 


Se  reposer....  serait-ce  un  crime? 
Hélas  !  bêlas  !  dans  quel  abîme , 
Dans  quel  chaos  Tesprit  se  perd  ! 
Où  découvrir  un  sur  refuge 
Si  Dieu  lui-même ,  notre  juge , 
Nous  punit  d'avoir  trop  souffert  ; 


D'avoir  trouvé  que  cette  vie 
N'ayant  plus  rien  que  fiel  et  lie  » 
Noos  laissait  toute  liberté 
De  chercher  en  notre  détresse , 
Ce  que  le  cœur  cherche  sans  cesse 
Le  repos  !....  dans  l'éiernité  ! 


M"«  .\dèle  Hommaire  de  Hell. 


Paris,  i860. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LE  VOYAGEUR. 


Où  cours-tu  d'un  pas  si  rapide  • 
Voyageur  au  cœur  intrépide , 
Qui  »  toujours  seul ,  t'en  vas  errant  ; 
Semblable  à  l'oiseau  de  passage  » 
A  la  brise  »  au  flot ,  au  nuage 
Qu'emporte  un  étemel  courant  ? 

Que  chercbes-tu  dans  les  bois  sombres 
Lorsque  la  nuit  épand  ses  ombres 
Sur  les  grands  arbres  pleins  de  nids; 
Lorsqu'on  n'entend  d'autre  murmure 
Que  celui  de  la  source  pure 
Se  plaignant  au  fond  du  taillis? 

Que  chercbes-tu  dans  les  vallées  * 
Le  long  des  landes  désolées  » 
Près  des  torrents ,  sur  les  lacs  bleus  ; 
A  la  suite  des  caravanes  » 
Devant  le  palais  des  sultanes  » 
Près  du  cloître  silencieux  ? 

Que  cberches-tu  sous  l'humble  tente 
Du  derviche  que  rien  ne  tente. 
Quand  »  accroupi  sur  ses  talons , 
Il  fume  »  il  rêve,  il  dort»  il  prie» 
Tout  en  humant  avec  furie 
Du  tombeki  les  blancs  flocons? 


Digitized  by  VjOOQIC 


LB  TOTACSOR.  570 

Qae  oherches-to  dans  les  étones; 
Que  chercbes-ta  sous  les  longs  voiles 
De  mainte  esdave  du  Sultan  ? 
Que  cberches-tu  près  des  aimées 
Qui  vont  peintes  et  parfumées  » 
Orner  la  fête  d'un  Persan  ? 

Que  cbercbes-tu  cbes  le  Kabyle 
Quand  il  conduit  d'un  pas  agile 
Ses  cbamelles  à  l'abreuvoir  ; 
Et  qu'on  entend  sortir  des  lentes 
Rires  joyeux,  voii  caressantes 
Se  mariant  aux  bruits  du  soir? 

Que  cbercbes-tu  sur  le  rivage , 
Quand ,  dans  le  ciel  »  gronde  Torage 
Et  qu'un  essaim  de  sombres  voix 
Plane  au  bord  des  noirs  précipices  » 
Glisse  le  long  des  édifices 
Et  se  perd  au  fond  des  grands  bois  T 

Que  cbercbes-tu  dans  les  ténèbres  » 

Lorsque  l'orfraie  aux  cris  funèbres 

Rase  d'un  vol  bas  et  furtif 

L'acantbe  d'une  frise  antique 

Ou  le  buste  mélancolique 

De  quelque  nympbe  au  front  pensif? 

Que  cbercbes-tu  le  long  des  mornes , 
Lorsque»  le  soir,  les  pitons  mornes 
Jettent  leur  ombre  sur  les  flots  ; 
A  l'beure  où  la  brise  s'élève , 
Où  la  créole  »  pour  la  grève  » 
Fuit  son  bamac  et  ses  oiseaux  ? 

Que  cberches-tu  près  des  abtmes  » 
Sur  les  sentiers  des  bautes  cimes 


Digitized  by  VjOOQIC 


580  RBVUB  d'alsux. 

Se  perdant  au  sein  des  vapeurs  ; 
Sur  les  Océans  sans  rivages , 
Dans  lefls  déserts  pleins  de  mirages 
Dans  les  vallons  *  près  des  pasteurs  ? 

Que  cherches-tu  parmi  les  tombes  » 
Où ,  le  soir  »  de  branches  colombes , 
Dans  leur  plaintif  roucoulement , 
D*une  âme  errante  et  solitaire 
Semblent  redire  la  prière 
Douce  comme  un  soupir  d'amant  ? 

Que  cherches-tu  dans  la  campagne , 
Près  des  dolmens  de  la  Bretagne, 
Quand  la  nuit  n'a  plus  de  soupir  » 
Quand  la  lune  est  pâle  et  sereine 
Et  que  Vénus ,  comme  une  reine  , 
Brille  dans  un  ciel  de  saphir? 

Que  cherches-tu»  quand  ta  cavale 
T'emporte  à  travers  la  rafale 
Le  long  de  quelque  noir  torrent  ; 
Quand  tout  s'effraie  et  se  lamente , 
L'arbre ,  le  flot ,  la  louve  errante 
Qui  »  vers  le  bois,  fuit  en  hurlant? 

Que  cherches-tu  sur  les  collines 
  l'heure  où  le  soleil  incline 
Vers  la  mer  son  orbe  pâli  ; 
Que  cherches-tu  sous  les  charmilles 
Où  chuchotent  de  jeunes  filles , 
Est-ce  l'amour ,  est-ce  l'oubli  ? 

M'^''  AUÈLE  HOMMAIRE  DE  HeLL. 


Paris,  i860. 


Digitized  by  VjOOQIC 


UN  COMPLÉMENT 

A  LA  PIÈCE  HISTORIQUE  COMMUNIQUÉE  PAR  M.  WOLFF. 


Monsieur , 

Le  document  historique  que  vous  reproduisez  dans  le  dernier 
numéro  de  la  Revue  d'Alsace ,  page  551 ,  demande  un  complément 
que  je  prends  la  liberté  de  vous  envoyer;  il  est  probablement  moins 
connu  que  ne  Test  l'arrêté  des  XIII ,  dont  Gœthe  parle  tout  au  long 
dans  Dichtung  und  Wahrhett,  livre  9.  C'est  cet  arrêté  qui  lui  a  inspiré 
la  pièce  de  vers  qui  fait  l'objet  de  mon  observation.  Il  la  mentionne 
dans  Diehiun§  und  Wahrheii ,  mais  sans  la  reproduire.  C'est,  de  son 
propre  aveu ,  la  seule  fois  qu'il  ait  fait  des  vers  français.  On  pense 
(|ne  s'il  s'est  arrêté  dès  le  début ,  c'est  qu'il  a  été  découragé  par  les 
critiques  »  trop  vives ,  dont  son  œuvre  a  été  f  objet  de  la  part  d'un 
Français  •  son  commensal. 

Ce  point  de  vue  à  lui  seul  suffirait  pour  mériter  à  cette  pièce  de 
vers  sans  prétention,  une  petite  place  dans  l'histoire  de  la  littérature. 
Si  vous  pensez  comme  moi ,  vous  iniéresserez  peut-être  vos  lecteurs 
en  la  leur  rappelant  : 

ce  Lorsque  le  fils  de  Dieu  descendit  sur  terre 

«  Pour  béair  les  mortels  comblés  de  misère 

<c  Od  vit  de  tous  côtés  se  presser  sur  ses  pas 

ft  Des  boiteux ,  des  perclus  gisans  sur  leurs  grabats. 

n  Mais  lorsque  des  Français  Tauguste  reine  avance , 

ff  Qu'elle  pose  le  pied  sur  la  terre  de  France , 

tt  La  police  attentive  a  soin  de  décréter 

cr  Qu'à  son  royal  regard  ne  doit  se  présenter 

«  Ni  bessD  ,  ni  goutteux  ,  ni  pauvre  apoplectique , 

»  Ni  perclus,   ni  bancal ,  ni  même  rachitique , 

c(  Gomme  çà  de  chez  soi  Strasbourg  fait  les  honneurs. 

((  0  siècle  !  6  temps  !  6  mœurs  !  » 

JÉRÔlME  N, 


Digitized  by  VjOOQIC 


UN  MOT  A  PROPOS  D'ARfiEKTOUARIA. 


MoDsieur , 

Je  Tiens  de  lire  dans  la  iS""*  livraison  du  Siuiée  pittoresque  et  histo- 
rique  de  VAkace,  pages  446-447»  les  objections  pleines  de  conve- 
nance que  m'adresse  Tauteur  sur  la  question  d'Argentouaria  que  je 
place  à  la  hauteur  d'Obnenbeim  »  sur  la  voie  romaine  de  Milan  à 
Strasbourg ,  etc. 

Permettez-moi  de  recourir  à  la  publicité  de  la  Reme  d'Alsace  pour 
répondre  à  ces  objections.  Quelles  que  soient  les  inexactitudes  des 
itinéraires  »  il  est  un  point  constant,  c'est  qu'Argentouaria  se  trouvait 
entre  Helveius  (Eli)  et  Cambes  (Kembs)  et  qu'il  faut  rechercher  cette 
station  sur  la  voie  même. 

Les  ruines  trouvées  de  Heidolsheim  ù  Elsenheim  répondent  aux 
données  des  itinéraires  d'une  manière  incontestable. 

Quant  à  l'objection  que  l'on  considère  comme  plus  grave,  et  qui  a 
pour  base  les  délimitations  des  diocèses  de  Bâle  et  de  Strasbourg , 
j'avoue  qu'elle  ne  m'effraie  pas  le  moins  du  monde.  En  effet  «  la 
Haute- Alsace ,  avant  1790»  comprenait  encore  les  territoires  d'Elsen- 
heim ,  Ohnenheim  ,  Heidolsheim  et  Mussig  qui  étaient  du  bailliage  de 
Guémar ,  seigneurie  de  Ribeaupierre  et  comprenaient  jusqu'à  Mussig 
même  une  portion  du  pâturage  des  sept  communautés  appelées 
Gemeindmarck. 

Le  diocèse  de  Strasbourg  a  subi  bien  des  variations  et  il  en  est  resté 
des  preuves  certaines  dans  le  fait  de  la  collégiale  de  Lautenbach  et 
du  prieuré  de  Saint-Marc  qui  étaient,  dans  le  diocèse  de  Bâle ,  des 
enclaves  relevant  de  Strasbourg  pour  le  spirituel. 

Je  crois  que  le  ruisseau  d'Eckenbach  longé  par  le  landgraben  au 
Sud  du  territoire  de  Saint-Hypoliie  n'a  été  la  limite  de  la  Haute- 
Alsace  qu'à  partir  du  moyen-âge  et  surtout  quand  Saint-Hypolite  est 
devenu  terre  de  Lorraine  (cette  commune  était  à  la  vérité  du  diocéae 


Digitized  by  VjOOQIC 


m  MOT  A  PROPOS  d'argentouaria.  485 

de  Strasbourg)  et  je.  vois  une  démarcation  naturelle  bien  plus  sensible 
dans  le  Giessen  et  la  Scheer  qui  exercent  des  ravages  depuis  la  vallée 
de  la  Lièpvre  et  de  Ville  jusqu'à  la  hauteur  d'Ebersbeim  et  Mus^ig  : 
c'est  là  que  je  suppose  avoir  été  l'ancienne  limite  des  Belges  et  Séqua- 
niens  puis  des  Rauraques  et  des  Tr  iboques  ;  le  mur  païen  de  Than- 
nenkirch  domine  au  Sud  cette  plaine  ravagée  par  les  inondations. 

Agréez,  Monsieur  le  Directeur»  etc. 

C08TB. 

Schlesudt,23jiiUleti861. 


Digitized  by  VjOOQIC 


BILLETIX  BIBLIOGRAPHIQUE. 


Description  topographiqub  et  historique  de  la  partie  antérieure 
DE  LA  VALLÉE  DE  l'Ill  ,  avec  uîi  appendice  concemani  l*ancien  châ' 
teau  de  Brunsiait,  par  M.  A.  Stqbber.  —  I  vol.  ÎD-iâ  de  viii-i38 
pages.  —  Mulhouse ,  imprimerie  de  J.  P.  Risler,  i861. 

# 

Voici  une  monographie  que  nous  recommandons  à  Taccueil  Sym- 
pathique des  lecteurs  de  la  Revue,  indépendamment  de  l'empreinte 
qu'elle  porte  du  savoir  de  bon  aioi  •  elle  a  encore  le  mérite  de  devoir 
le  jour  à  une  bonne  pensée  :  celle  de  jeter  de  salutaires  lumières  sur 
un  coin  de  notre  pays  que  d'autres  ont  placé  «  on  ne  sait  trop  pour- 
(|Uoi ,  dans  un  jour  peu  favorable. 

A  un  autre  point  de  vue  cette  notice  nous  offre  un  grand  intérêt. 
En  l'absence  de  guide  pour  toute  l'Alsace,  la  description  de  M.  Stœbor 
peut  en  tenir  lieu  pour  la  contrée  qu'elle  embrasse.  Il  lui  manque , 
sans  doute  »  les  indications  que  contiendrait  spécialement  an  guide , 
mais  elle  en  renferme  de  plus  précieuses  parce  qu'elles  sont  plus 
difficiles  à  établir  et  leur  classlGcation  nous  parait  réaliser,  de  la  ma* 
nière  la  plus  heureuse ,  les  trois  quarts  du  plan  que  beaucoup  de 
personnes  cherchent  à  déBnir  pour  rendre  un  guide  intéressant  en 
même  temps  qu'utile.  L'œuvre  commencée  par  M.  Stœber  mérite 
d'être  continuée  pour  tous  les  points  de  l'Alsace ,  d'être  complétée 
au  point  de  vue  de  l'utilité  du  voyageur  et  de  former  ainsi  un  livre 
dont  l'absence  constitue ,  au  dire  de  tous  ,  une  étrange  lacune  dans 
notre  littérature. 

Pour  la  combler  complètement  il  faut  les  efforts  réunis  de  tous 
ceux  qui  connaissent  et  aiment  notre  pays.  Nous  saisissons  cette 
occasion  pour  leur  faire  un  appel  et  les  engager  à  se  concerter  enfin 
pour  écrire  le  livre  que  tout  le  monde  réclame  et  qui  ne  manque  à 
aucun  pays  voisin. 

Frédéric  Kurtz. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LA  CHAPELLE  DE  LA  FORÊT  D'ILL 

A   SCHLESTATT. 
EPISODE  DE  U  GUERRE  D'ITALIE. 


En  sortant  de  Schlestait  par  la  porte  de  Brisacb  •  on  se  troa?e  immë* 
diatement  en  face  d*un  paysage  toui-ùfait  différent  de  celui  que 
présentent  aux  r^ards  les  deux  autres  côtés  de  Tenceinte.  Ici.  plus  de 
promenades ,  de  Jardins,  de  vignobles ,  de  cultures.  La  vue  se  promène 
sur  un  Immense  tapis  de  prairies  que  sillonnent  des  eaux  silencieuses 
et  profondes.  Leur  cours  se  dessine  au  loin  par  les  saules ,  les  peupliers 
et  les  bouquets  d'aulnes  de  leurs  rives:  au  midi  et  à  Torient  s'étend 
comme  un  sombre  rideau  la  forêt  d*lll.  Au  couchant ,  on  voit  fuir  la 
chaîne  des  Vosges,  au  pied  de  laquelle  s'élèvent  les  fumées  lointaines 
des  Tillages  couchés  à  ses  pieds.  En  arrière  est  la  vieille  cité  impé« 
riale,  avec  sa  morne  ceinture  de  murailles  »  moitié  modernes,  moitié 
moyen«Age.  C'est  un  fragment  de  Hollande,  enchâssé  dans  un  cadre 
alsacien. 

Si ,  après  avoir  franchi  le  pont  écluse ,  on  remonte  vers  la  droite 
le  cours  du  Schiffweg ,  gros  bras  de  l'Ill  détaché  ù  Ulhseusern ,  et  qui 
s'y  réunit  de  nouveau  au  bas  de  la  ville ,  on  arrive  au  bout  d'une 
demi-heure  de  marche  &  travers  de  gras  herbages  que  ses  eaux 
abreuvent ,  à  l'entrée  de  la  forêt.  Le  sentier  quitte  la  prairie  et  s'en* 
fonce  sous  les  vertes  futaies  ;  puis  se  rapprochant  de  la  rivière  »  court 
tantôt  sur  le  gazon  de  la  rive  coupée  à  pic,  tantôt  rampe  sur  la  plage 
sablonneuse  qui  s'avance  dans  le  lit.  Bientôt  il  tourne  sur  la  gauche. 
La  voûte  de  feuillage  s'épaissit  et  s'abaisse.  Tout-à-coup ,  à  l'eulrée 
d'une  clairière ,  on  se  trouve  en  face  d'un  édifice  singulier ,.  doqt 
l'aspect  t  au  fond  de  cette  solitude,  au  sein  de  ce  silence,  a  quelque 
chose  d'étrange  et  d'imprévu,  qui  saisit  fortement  celui  qui  l'aperçoit 
pour  la  première  fois. 


Digitized  by  VjOOQIC 


586  RBVUK  D'aLSACK. 

Au  ceotre  d'une  enceinte  polygonale  formée  de  lattes  peintes  en 
vert ,  s^éiève  un  chêne  séculaire ,  presque  dépouillé  de  son  écorce  : 
quelques  rameaux  balancent  au-dessus  de  Sa  tête  rugueuse  des  restes 
d'un  feuillage  rare  et  maladif.  Autour  de  l'arbre  s'arrondit  une  sorte 
de  rotonde  formée  de  piliers  en  bois  peint ,  soutenant  un  toit  en 
parasol  recouvert  en  zinc.  Des  acacias  boules  sont  plantés  dans  Ves^ 
pace  ouvert  entre  les  piliers  et  l'enceinte  extérieure.  Cette  enceinte , 
garnie  de  bancs ,  est  ouverte  du  cdté  du  sentier.  Cet  édifice  est  un 
sanctuaire  ;  ce  vieux  chêne  est  une  chapelle  ;  la  Vierge  divine  en  est 
la  patronne. 

Sous  l'abri  du  toit  »  le  sol  au  pied  de  l'arbre  est  jonché  de  mains , 
de  brast  de  jambes  de  bois,  grossièrement  ébauchés:  de  longues 
mèches  de  cheveux ,  des  écheveaux  de  fil  rouge ,  des  espèces  d'arai- 
gnées ou  de  tortues  en  tôle  ou  en  bois  sont  accrochées  au  tronc»  an- 
quel  sont  appuyées  des  béquilles  abandonnées.  A  l'intérieur  et  au- 
dêbors  »  toutes  les  surfaces  sont  envahies  par  une  foule  de  tableaux , 
les  uns  à  l'huile ,  les  autres  présentant  d'informes  dessins ,  enrichis 
de  grotesques  enluminures.  Tous  exhibent  invariablement  l'idée  d'un 
péril  ou  d'une  afldiction;  tous  exhalent ,  dans  une  pieuse  légende,  on 
cri  de  douleur,  ou  un  hymne  de  reconnaissance,  élancé  vers  la 
source  des  célestes  secours.  L'un  d'eux  m'a  plus  particulièrement 
frappé  par  la  singularité  de  son  sujet.  Il  représente  la  scène  bien 
connue  dont  la  femme  de  Putipbar  et  le  vertueux  Joseph  sont  les 
acteurs  ;  on  lit  au  bas  :  Ex  vota  i8S7  f .  Il  ne  m'était  pas  encore  venu 
i  l'idée  qu'un  danger  du  genre  de  celui  qui  menaçait  le  chaste  fils  de 
lacib  fbt  de  nature  à  invoquer  l'intervention  divine. 

A  la  partie  inférieure  de  l'arbre  est  un  creux  fermé  d'une  grille. 
Cette  excavation ,  décorée  intérieurement  de  fleurs  de  papier  et  d*o- 
ripeaux  de  toute  sorte,  renferme  une  statuette  de  la  Vierge  portant 
l'enfant  divin ,  prétentieusement  vêtue  d'étofl'es  voyantes.  Là  est  le 
vrai  sanctuaire,  le  tabernacle  révéré.  Des  vases  de  fleurs  sauvages 
souvent  rafraîchies,  des  ornements  bizarres  en  décorent  l'entrée; 
des  escabeaux ,  de  grossiers  prie-Dieu  sont  disposés  en  face  de  la 
sainte  image.  De  toutes  parts  s'exhale  ce  parfum  de  foi  simple  et  pri- 
mitive dont  le  moyen-âge  semble  malheureusement  avoir  gardé  le 
secret. 

La  légende  veut  que  cette  statuette ,  ou  une  autre  pareille  »  ait  été 
portée  en  ce  lieu  par  les  eaux  débordées  du  Schîffweg,  puis  recoeillie 


Digitized  by  VjOOQIC 


U  GBAP8LLE  DB  U  FORâT  I^*ILL  ▲  SGHUMTATT.  3S1 

par  u  pécheur  de  Scblesiau  »  ei  Instaliée  par  ses  soins  dans  celle 
nicbe  creusée  par  ses  mains  ;  des  pèches  miraculeuses  »  des  vœux 
exaucés  •  des  maux  guéris  »  des  misères  soulagées  y  appelèrent  la 
foule ,  hélas  I  toujours  nombreuse  des  malades  et  des  déshérités» 
comme  à  une  source  infaillible  de  bienbits  et  de  consolations. 

J'ai  un  respect  profond  pour  les  légendes ,  et  je  les  accepte  avec 
une  foi  candide.  Il  se  pourrait  néanmoins  que  la  Ténéraiion  dont  ce 
lieu  est  entouré  eût  une  origine  non  pas  plus  respectable ,  mais  plus 
reculée.  Ne  serait-ce  pas  un  de  ces  sanctuaires  celtiques ,  comme  il 
en  existait  beaucoup  dans  nos  vieilles  forêts  de  l'Alsace  ?  L'on  sait 
que  longtemps  après  l'extinction  du  paganisme  gaulois,  les  lieux 
autrefois  consacrés  par  lui  continuèrent  à  être  l'objet  d'un  respect 
mêlé  de  terreur,  souvenir  effacé  et  incompris  d'un  passé  enseveli  à 
jamais»  L'on  sait  aussi  que  les  missionnaires  chrétiens ,  impuissants  k 
extirper  ces  derniers  vestiges  d'un  culte  condamné ,  furent  réduits  k 
ériger  les  symboles  de  la  foi  nouvelle  aux  lieux  mêmes  que  la  tradi* 
tion  des  ancêtres  désignait  encore  au  respect  obstiné  des  générations 
nouvelles.  Jen'aflSrme  rien:  mais  ce  chêne  mutilé  par  les  siècles,  ce  lieu 
désert  au  bord  de  l'eau  >  cette  forêt  bien  plus  v^ste  autrefob»  et  surtout 
la  nécropole  celtique  retrouvée  près  de  là  en  1857,  autorisent  des  hypo* 
thèses  beaucoup  plus  hardies  que  les  données  de  la  légende  même. 

De  tout  temps  j'ai  aimé  à  visiter  celte  solitaire  retraite  perdue  dan» 
la  profondeur  des  bois.  Que  d'heures  rêveuses  j'y  ai  passé ,  seul  avec  un 
livre  et  un  cigare ,  accoudé  sur  un  banc  de  l'enceinte  »  et  prêtant 
l'oreille  aux  murmures  confus  errants  sous  les  futaies ,  au  râle  stri- 
dent des  geais  »  aux  coups  sourds  et  lointains  de  la  cognée  du  bûche- 
ron. Que  de  fois,  étendu  sur  la  rive  du  Schiffweg ,  j'ai  écouté  le  cla- 
potement de  la  vague,  ou  suivi  du  regard  les  longues  ondulations  des 
prêles  flottantes  »  le  vol  des  libellules  au-dessus  de  leurs  mouvanu 
tapis  de  fleurs  blanches ,  le  pas  alerte  de  la  bergeronnette ,  courant 
d'ilot  en  ilôt,  à  la  poursuite  de  quelque  moucheron.  Silence,  solitude, 
fraîcheur  suave ,  ombre  impénéurable ,  tout  ce  qui  apaise  et  repose , 
je  le  trouvais  dans  ce  désert ,  et  je  ne  croyais  pas  Tacheter  trop  cher 
.  au  prix  d'un  peu  de  fatigue. 

C'était  le  24  juin  dernier  :  après  une  matinée  brûlante,  j'avais  résolu 
de  passer  mon  après-midi  dans  la  retraite  que  j'aimais  :  en  arrivani  mon 
apparition  fut  saluée  par  les  aboiements  sonores  d'un  chien  de  forte 
encolure  ;  je  me  mettais  en  défense ,  lorsque  je  vis  se  lever  d'un  des 


Digitized  by  VjOOQIC 


iss  wvtn  tfàîAkCÊ. 

bancs  un  homme  qui  de  la  voix  ei  du  geste  imposa  silence  i  l-aninml. 
Cet  homme  me  parut  avoir  irenle  à  trente-cinq  ans  ;  il  était  assez 
grand  «  robuste  et  bien  découplé  ;  sa  figure  brune ,  un  peu  fatiguée , 
.s'accentuait  d'une  moustache  blonde,  taillée  en  brosse,  et  d'une 
large  et  longue  barbiche  ;  il  portait  un  petit  chapeau  de  paille  •  une 
blouse  de  toile  écrue;  des  guêtres  blanches  descendaient  sur  sa 
chaussure  couverte  de  poussière.  Après  un  muet  salut  auquel  Je 
répondis' aussi  silencieusement,  il  alla  se  rasseoir  et  je  pris  place  à 
quelque  distance  de  lui.  J'aperçus  alors  sous  la  toiture  de  zinc  »  en 
face  de  la  madoqe,  une  femme  agenouillée  ou  plutôt  assise  sur  ses 
talons  ramenés  sous  elle;  un  chapelet  à  gros  grains  se  tordait  autour 
de  ses  mains  jointes  et  reposant  sur  ses  genoux.  Elle  était  vêtue  d'une 
robe  de  laine  brune.  Ses  cheveux  et  ses  épaules  se  dérobaient  sous 
une  pièce  d'étoffe  soyeuse  à  carreaux  •  rattachée  sous  le  menton.  Elle . 
tourna  lentement  la  tête  de  mon  côté ,  et  la  reporta  aussitôt  vers  la 
Madone;  mais  un  coup-d'œil  rapide  m'avait  permis  d'apercevoir  une 
figure  jeune  très-hâlée  »  de  grands  yeux  noirs,  des  lèvres  un  peu 
charnues ,  une  abondante  chevelure  d'ébêne  ;  Je  tout  présentant,  avec 
le  costume  et  l'attitude,  un  type  évidemment  méridional.  Partout 
ailleurs  qu'en  ce  lieu ,  je  l'aurais  prise  pour  une  Israélite.  Sur  un 
banc,  on  voyait  un  panier  recouvert  d'un  large  chapeau  de  femme, 
laissant  paraître  le  col  d'une  bouteille  :  tout  auprès  étaient  les  débris 
d'un  repas  champêtre»  et  par  terre ,  des  souliers  ornés  de  petites 
boucles  d'argent. 

Après  ces  quelques  minutes  de  silence  qui  suivent  invariablement 
le  contact  entre  deux  étrangers  amenés  par  hasard  dans  le  même 
lieu ,  je  tirai  mon  porte-cigares ,  et  Je  risquai  l'abordage  en  offrant  à 
mon  voisin  un  panetela  à  deux  sous.  Il  accepta  en  saluant,  c  Vous 
n'êtes  pas  de  ce  pays ,  Je  crois ,  lui  dis-je ,  Monsieur  ;  par  quel  hasard 
vous  trouvez-vous  dans  ce  lieu  retiré,  loin  de  toutes  les  roules?  savez- 
vous  qu'à  moins  d'un  guide,  et  je  le  serai  si  vous  voulez ,  vous  ris- 
queriez fort  de  passer  la  nuit  dans  la  forêt  ? 

c  Oh!  répondît-il  à  mon  ouverture,  dans  un  français  assaisonné 
d'une  petite  pointe  vosgienne;  je  ne  suis  pas  d'ici ,  c'est  vrai,  mais  je 
connais  cet  endroit  ;  et  quant  à  coucher  dans  la  forêt ,  cela  ne  m'effraie 
pas  beaucoup.  J'ai  dormi  dans  de  plus  mauvais  gîtes. 

<  Vous,  c'est  possible;  mais  cette  dame  qui  parait  être  venue  en 
votre  compagnie ,  répliquai-je,  envisagerait-elle  avec  la  même  tndîffié- 


Digitized  by  VjOOQIC 


LA  CHAPELLE  DE  LA  FORÊT  DILL  A  SCHLB8TATT.       389 

rence  une  telle  perspective?  elle •  du  moins,  est certainemeni  étran- 
gère à  l'Alsace  ? 

c  Etrangère,  oli  oui!  vous  pouvez  le  jurer  :  c'est  une  Uaiienne  ; 
c'est  ma  femme.  Elle  n'a  pas  peur  non  plus  quand  elle  me  sait  près 
d'elle  :  Eh  !  Gaëtana  !  > 

La  jeune  femme  se  leva  à  cet  appel  et  vint  près  de  son  mari:  elle 
était  grande,  svelte  et  bien  tournée.  Les  manches  de  sa  chemise, 
relevées  bien  au-dessus  du  coude .  laissaient  voir  des  bras  arrondis , 
et  des  mains  un  peu  grandes,  mais  fines,  que  ne  déparait  nullement 
le  bistre  vigoureux  de  la  peau.  Ses  jambes  et  ses  pieds  étaient  :ntts. 
Sur  un  signe  du  mari ,  elle  se  tourna  vers  moi  dans  une  confusion  pleine 
de  grâce ,  et  avec  un  sourire  qui  mit  en  évidence  des  dents  superbes, 
elle  m'adressa  une  petite  révérence  courte  et  brusque  qui  ne  manquait 
pas  d'une  certaine  coquetterie. 

f  Elle  ne  parle  pas  encore  couramment  le  français,  me  dit  l'homme; 
mais  cela  viendra;  c'est  moi  qui  suis  son  maître  de  langue,  s .. 
'  J'appelai  à  mon  aide  tontes  mes  réminiscences  italiennes',  et  j'en 
composai ,  comme  je  pus ,  quelques  banalités  bien  niaises  à  l'adresse 
de  Gaêiana.  Elle  comprit  sans  doute,  car  elle  sourit  encore;,  puis  elle 
'  dit  d'une  voix  timide  quelques  paroles  auxquelles ,  il  faut  bien  l'a- , 
vouer  en  toute  humilité ,  je  n'entendis  rien  du  tout.  Je  pris  néanmoins 
l'air  le  plus  intelligent  du  monde ,  et  après  quelques  compliments  de 
rigueur,  accueillis  avec  une  satisfaction  visible,  je  demandai  de  nechef 
à  l'étranger,  avec  l'accent  d'un  intérêt  vivement  excité,  à  quelles 
circonstances  j'étais  redevable  de  noire  rencontre  dans  cette  solitude. 
<  A  l'exception  de  quelques  pâtres,  de  quelques  bûcherons  et  des 
gardes  forestiers,  lui  dis-je,  il  ne  vient  guères  ici  que  des  pèlerins  et 
surtout  des  pèlerines  du  voisinage.  Vous  n'êtes  pas  des  premiers 
assurément  «  et  permettez-moi  de  le  dire,  vous  n'avez  pas  du  tout  la 
tournure  des  seconds. 

c  Cela  vous  intrigue  un  peu ,  paralt-il.  Et  bien  !  je  vais  vous  expli- 
quer notre  présence.  Nous  sommes  vraiment  des  pèlerins  ;  je  sors 
du  ^  régiment  de  grenadiers  de  la  garde  et  c'est  aujourd'hui  le  vingt- 
quatre  juin. 

<  Le  vingt-quatre  juin  :  Eh  bien  !  qu'est-ce  que  cela  fait  ? 

c  Comment ,  ce  que  cela  fait?  c'est  une  vraie  question  de  bourgeois. 
Cela  fait  qu'il  y  a  deux  ans,  jour  pour  jour  »  heure  pour  heure,  c'é- 
tait la  grande  baiailie  de  Solferino 


Digitized  by  VjOOQIC 


RSVUB  D'ALSACB. 

<  Ah  !  je  l'amie  doUié  en  effet;  mais  enAo  quel  rapport  peiit*il  y 
avoir  entre  cette  glorieuse  joamée  et  Thamble  oratoire  qui  nous 
abrite  tous  trois  en  ce  moment  ?  > 

L'étranger  flxa  sur  moi  ses  yeux  gris  avec  une  intention  marquée. 
Son  cigare  tirait  à  sa  fin.  Il  aspira  une  dernière  gorgée  de  fumée» 
lança  le  tronçon  dans  l'eau  voisine,  se  leva  et  vint  s'asseoir  tout  près 
de  moi;  sa  femme  le  suivit  «  et  le  cbien  se  coucba  à  leurs  pieds. 
»  Çàt  Monsieur  «  dit-il ,  avec  une  certaine  emphase  •  c'est  toute  uue 
histoire,  i  II  tira  sa  montre  d'argent,  puis  il  ajouta:  c  Ecoutez,  il  est 
quatre  heures  passées ,  et  je  voudrais  être  avant  la  nuit  à  Guémar. 
Vous  êtes  curieux;  mais  vous  me  fiiites  l'effet  d'un  brave  homme.  Si 
vous  avez  deux  heures  à  perdre»  je  vous  conterai  cela.  Dounez-moi 
encore  un  de  vos  cigares ,  et  avant  tout  »  permettez-moi  de  m'aitiqner 
un  peu  la  hingue.  > 

Je  m'empressai  de  le  satisbire  ;  il  alla  au  panier ,  en  sortit  la  bou- 
teille »  me  l'offrit  en  saluant  du  chapeau  »  et  sur  mon  reftis  •  l'appliqua 
à  sea  lèvres ,  et  la  remit  en  place.  Puis  m'ayant  demandé  du  feu ,  Il 
se  rasait»  et  se  disposa  è  parler.  J'étais  tout  oreilles.  Voici  ce  qu'il  me 
rteoBta. 

c  Je  demeure  avec  ma  femme  i  dix- huit  lieues  d'ici,  dans  une 

petite  fermé  adossée  aux  montagnes,  aux  environs  de  D et  qui 

est  ma  propriété.  Ma  mère  était  d'un  village  tout  proche  de  l'endroit 
oh  nous  sommes.  Quand  j'eus  treiie  ans ,  mon  père  m'envoya  chez  les 
perents  de  sa  femme  pour  apprendre  l'allemand ,  disait-il.  Je  passai  là 
trois  années  qui  ne  turent  pas,  il  s'en  faut  »  les  plus  heureuses  de  ma 
vie.  Mon  grand«père  m'employait  aux  plus  rudes  travaux  des  champs  ; 
et  le  soir,  quand  les  chevaux  rentraient  du  travail ,  il  fallait  les  con- 
duire au  pâturage  et  les  garder  jusqu'au  matin ,  en  compagnie  d'autres 
petits  pâtres  de  mon  âge.  Là  nous  allumions  un  feu  où  rôtissaient 
quelques  pommes  de  terre  souvent  dérobées  dans  les  cultures  voisines  ; 
par  fois  nos  bêtes  s'échappaient  et  pénétraient  dans  hi  forêt,  lot 
crainte  d'attirer  sur  nos  maîtres  les  procès-verbaux  des  gardes,  nous 
poussait  à  la  recherche  des  fugitifs ,  à  travers  les  rivières  et  les  hal- 
liers  ;  c'est  dans  une  de  ces  poursuites  que  je  vis  pour  la  première 
fois  cet  oratoire.  Il  n'y  avait  alors  pas  autre  chose  que  l'arbre  même, 
avec  la  Vierge  abritée  dans  ses  flancs,  et  une  croix  à  quelques  pas 
plus  loin.  Mais  déjà  alors  des  ex  voto  étaient  suspendus  au  tronc.  Il  y 
ai»it  Û  un  homme  qui  péchait  à  la  trouble  à  l'aide  d*uiie  Bipelie.  Je 


Digitized  by  VjOOQIC 


U  CHAPELLE  DE  LA  POBÉT  DILL  À  SCaLRSTAIT.  3M 

hiî  demâiMbii  de  m'expliqoer  ce  que  je  voyaia;  il  me  codu  la  légende 
de  rimage  sainte  apportée  par  les  eaui,  les  guérisons  merfeilleases  « 
les  secours  miraculeui  dont  les  tableaux  que  je  voyais  rendaient 
témoignage.  Lui-même,  disait-il ,  avait  éprouvé ,  plus  d'une  fois  •  les 
puissastf  effets  de  l'intercession  de  la  céleste  patronne.  U  avait  été 
soldat  et  avait  assisté  aux  sanglantes  affaires  de  Dresde  et  de  Leipzig; 
le  typhus  l'avait  jeté  sur  la  paille  des  hôphaux  à  Mayence ,  et  chaque 
fois  sa  prière  élevée  vers  elle  l'avait  préservé  des  blessures  et  de  la 
mort  :  <  Tu  es  encore  un  bien  petit  garçon  «  ayouta-t«il  «  en  posant  sa 
c  main  sur  mes  cheveux  ;  mais  un  jour  peut  venir  où  le  danger  sera 
c  sur  toi  aussi.  Si  cela  arrive ,  pense  à  la  bonne  Vierge  de  la  forêt , 
i  prie-la  de  te  secourir,  et  tu  t'en  trouveras  bien.  > 

c  Le  récit  de  cet  honune  avait  fait  sur  moi  une  impression  profonde» 
mes  idées  religieuses  avaient  alors  tonte  la  ferveur  du  premier  âge. 
J'avais  fait  récemment  ma  première  communion  ;  ce  lieu  se  prétait  à 
la  direction  de  mes  pensées;  j'y  revins  bien  des  fois,  et  le  soir  des 
dioMncbes  et  des  fêtes ,  au  lieu  d'aller  au  cabaret  comme  mes  cama- 
rades,  je  venais  passer  ici  de  longues  heures,  assis  sur  l'herbe  « 
priant  tout  bas ,  et  pensant  à  ma  fomille  absente. 

<  Quant  le  temps  de  mon  exil  fut  achevé.  Je  revins  à  la  ferme, 
chez  mes  parents.  Tout  y  éuit  bien  changé.  Ma  mère,  atteinte  d'une 
opaladie  inconnue,  s'éteignait  lentement.  Il  y  avait  là  une  servante 
qni  gouvernail  le  ménage  avec  l'assentiment  tacite  mais  évident 
du  maître.  Bientôt  ma  mère  mourut ,  et  cette  fille  devint  ma  marâtre. 
Je  me  sentais  peu  de  goût  à  travailler  pour  une  étrangère.  Je  com- 
pranais  instinctivemenL  qne  j'étais  de  trop  dans  la  maison.  J'étais 
grand  et  robuste,  dur  à  la  fatigue.  Quand  j'eus  dix-huit  ans,  je  m'en* 
gllgeai  dans  un  ^régiment  de  ligne,  et  je  fus  dirigé  sur  Blidab. 

c  Après  quelques  courses  ^m  dangereuses  en  Algérie ,  mon  corps 
revint  en  France,  et  j'obtins,  grâce  à  de  bons  états  de  service,  d'en- 
trer au  2™*  de  grenadiers  de  la  garde.  Je  fis  avec  une  partie  du  régi- 
ment  la  campagne  de  Crimée  d'où  je  rentrai  avec  les  galons  de  caporal 
et  l'accent  circonflexe  que  voici.  >  En  disant  ces  mots  il  souleva  sou 
chapeau  et  me  fit  voir  une  magnifique  balafre  affectant  la  forme 
d'un  A ,  qui  partait  de  l'extrémité  du  sourcil  gauche ,  montait  au 
sommet  de  la  tempe ,  et  redescendait  derrière  l'oreille. 

c  C'est  de  l'écriiure  russe,  dit-il  en  riant ,  mais  l'écrivain  ne  s'en 
vantera  pas. 


Digitized  by  VjOOQIC 


SM  HEVUE  b'alsacb. 

c  Povero  Michèle  !  articula  d'une  voix  sympathique  la  jeune  femme, 
en  posant  sa  main  sur  l'épaule  du  narrateur.  Celui-ci  la  regarda  avec 
expression ,  et  reprit  aussitôt  son  récit. 

c  Au  printemps  de  4859  s'ouvrit ,  comme  vous  savez,  la  campagne 
d'iiallc.  La  garde  impériale  ne  pouvait  manquer  à  la  fête  ;  les  pre- 
mières  loges  nous  étaient  réservées.  Je  ne  vous  fatiguerai  pasda 
récit  de  nos  marches ,  des  ovations  qui  nous  attendaient  à  chaque 
étape;  je  ne  vous  dirai  même  rien  de  cette  terrible  journée  de  Ma- 
genta, où  la  garde  soutint ,  presque  seule,  pendant  cinq  heures, 
l'effort  de  cent  mille  Autrichiens.  Vous  avez  certainement  lu  tout 
cela,  et  bien  mieux  raconté  que  ne  pourrait  le  faire  un  simple  troupîer 
comme  moi.  L'heure  s'avance ,  et  j'ai  hâte ,  comme  vous  aussi  peut- 
'  être ,  d'arriver  au  bout  de  mon  histoire. 

€  L'armée  marchait  en  quatre  corps  à  la  poursuite  de  l'ennemi  en 
pleine  retraite.  Le  23  juin  elle  était  arrivée  en  vue  d'une  suite  de 
collines  qui  du  lac  de  Garda  se  dirigent  surMantoue,  et  derrière  les- 
quelles coule  le  Mincio.  Aucun  Autrichien  ne  paraissait  à  la  portée  du 
'regard.  On  pensait  que  le  lendemain  nous  franchirions  le  fleuve,  pour 
pénétrer  enfin  dans  ce  fameux  quadrilatère  dont  on  nous  parlait  sans 
cesse,  et  où,  disait-on,  les  Autrichiens  avaient  creusé  notre  tombeau. 
Vers  le  soir,  on  aperçut  quelques  forces  sur  les  hauteurs  ;  mais  on  les 
considérait  comme  de  simples  éclaireurs  chargés  d'observer  nos 
mouvements.  L'ordre  de  marche  en  avant  fut  distribué  dans  les  cam« 
pements  à  l'entrée  de  la  nuit.  La  garde  avait  établi  ses  cantonnements 
h  Moniechiaro;  elle  devait  se  porter  sur  Casiiglione,  et  y  remplacer 
le  deuxième  corps  qui  se  dirigerait  sur  Cavriana.  Les  mouvemeilU 
des  autres  corps ,  combinés  avec  le  nôtre ,  devaient ,  à  uu  moment 
donné ,  porter  l'armée  entière  en  face  du  quadrilatère ,  de  manière  à 
y  pénétrer  de  front  sur  plusieurs  points.  A  cinq  heures  du  matin  la 
garde  se  mit  en  marche. 

cMais  dans  la  nuit,  l'armée  autrichienne,  dans  l'espoir  de  nous 
surprendre,  avait  repassé  le  Mincio  sur  des  ponts  de  bateaux,  et  au 
lever  du  jour ,  deux  cents  mille  bayonnettes  occupaient  la  ligne  vers 
laquelle  nous  nous  avancions  pleins  de  confiance ,  la  croyant  aban- 
donnée. 

c  Dès  six  heures  du  matin,  une  violente  canonnade  accueillit  la  tête 
de  la  colonne  qui  en  avant  de  nous ,  se  dirigeait  sur  les  hauteurs  de 
Cavriana\  elle  s'étendit  rapidement  sur  notre  gauche  dans  la  direc- 


Digitized  by  VjOOQIC 


U  CHAPELLE  DE  LA  FORÊT  D'iLL  A  SGHLE8TATT.  3ft3 

tion  d'une  suiie  de  collines,  sur  l'une  desquelles  on  distinguait  une 
vielle  tour  ;  c'était  Solferino.  Le  premier  corps  sous  Baraguey-d'Hil- 
liers ,  le  second  sous  le  duc  de  Magenta  étaient  engagés  :  bientôt  le 
feu  s'alluma  sur  toute  la  ligne. 

c  La  garde  avait  pris  position  entre  ces  deux  corps,  mais  en 
arrière  comme  réserve,  et  prête  à  appuyer  l'un  ou  l'autre  selon 
révènement. 

c  Nous  demeurâmes  l'arme  au  pied  Jusque  vers  trois  heures  de 
l'après  midi ,  suivant  du  regard  à  travers  la  fumée  »  les  péripéties  de 
la  bataille ,  et  ne  donnant  par  nos  propres  mouvements ,  qu'un  appui 
moral  aux  combattants  ;  notre  cavalerie  seule  avait  été  mise  dès  le 
matin  à  la  disposition  du  maréchal  de  Mac-Mahon ,  pour  s'opposer 
aux  entreprises  de  la  cavalerie  ennemie. 

€  A  trois  heures  les  chasseurs  à  pied  et  les  voltigeurs  formant  la 
brigade  du  général  Manèque  reçurent  l'ordre  de  se  porter  rapidement 
au  secours  de  l'attaque  dirigée  contre  la  tour  et  le  cimetière  de 
Solferino:  nous  les  vîmes  partir  au  pas-de-course,  et  tandis  que 
nous  rongions  le  frein  qui  nous  enchaînait  encore ,  nos  camarades 
enlevaient  les  positions  vainement  défendues;  en  moins  de  rien  le 
drapeau  tricolore  flottait  au  sommet  de  la  colline,  salué  par  les 
bourras  des  vainqueurs. 

€  Solferino  était  i  nous,  mais  l'ennemi  se  maintenait  sur  les 
hauteurs  plus  rapprochées  de  Cavriana^  protégé  par  des  restes  de 
vielles  fortifications  qui  en  couronnaient  les  crêtes.  L'Empereur 
ordonna  de  les  balayer:  ces  positions  furent  assaillies  avec  un 
Indicible  élan ,  et  les  vohigeurs  parvinrent  à  s'y  établir:  tout-à-coup , 
Tennemi  fit  un  retour  oflTensif  et  s'élança  avec  furie  sur  les  ouvrages 
d'où  II  avait  été  chassé.  L'effort  fut  si  violent  que  nos  soldats  plièrent 
sous  l'ouragan;  nous  pûmes  les  voir  qui  commençaient  à  redescendre 
les  rampes ,  toujours  en  combattant. 

c  A  ce  moment  parût  un  ofBcier  d'ordonnance  couvert  de  pous- 
sière, montant  un  cheval  blessé  et  blanc  d'écume;  il  apportait  au 
général  Mellinet  l'ordre  de  se  porter  avec  la  division  de  grenadiers 
sur  la  position  de  C^vriana,  où  l'on  avait  besoin  d'un  secours 
immédiat. 

c  L'Intrépide  Mellinet  était  à  cheval  depuis  le  lever  du  jour,  épiant, 
appelant  de  ses  vœux  le  moment  d'agir:  dès  que  l'ordre  de  marcher 
lui  eût  été  transmis»  il  se  fit  amener  une  monture  fraîche;  puisse 


Digitized  by  VjOOQIC 


3M  REVUE  D'ALSACE. 

portant  au  galop  sur  le  firont  de  la  dinsiOD»  l'épée  bante,  leièa 
daD8  les  regards;  c  EofaDS.  cria-t-il,  à  notre  tour!  allons  montrer 
à  ces  g*. •  là  comment  travaillent  les  grenadiers.  >  Les  tambours 
se  mirent  à  battre  »  les  musiques  se  6rent  entendre  et  la  trombe  de 
bonnets  d'ourson  s*ébran|a  d'un  pas  rapide  aux  cris  de  vive  l'Empe- 
reur! en  un  clin  d'œil  nous  gravissions  sous  un  feu  épouvantable, 
les  pentes  d^à  couvertes  de  nos  camarades  blessés  on  morts. 

c  Un  peu  en  avant  du  village,  se  trouvait  à  mi-côte  une  ferme 
appelée  Ca$a  nuooa  tm-Toomasso,  d'où  les  Autrichiens  dirigeaient 
sur  nous  des  coups  d'autant  plus  redoutables,  qu'ils  partaient  de 
derrière  des  abris  sûrs,  portés  par  on  ennemi  invisible:  ma  com- 
pagnie reçut  la  mission  de  les  déloger:  nous  nous  dispersâmes  en 
tirailleurs  dans  les  champs  de  mais ,  pour  envelopper  les  b&timents» 
et  découvrir  un  moyen  de  pénétrer  dans  l'enclos:  il  était  quatre 
heures:  la  chaleur  était  étouffiinte;  le  ciel  orageux  et  sombre, 
et  des  éclairs  encore  éloignés  répondaient  aux  éclairs  des  canons 
qui  brillaient  au-dessus  et  autour  de  n<His«  au  milieu  d'un  tapage 
véritablement  infernal. 

c  Je  venais  d'apercevoir  derrière  l'une  des  fenêtres  de  la  ferme 
des  uniformes  gris  et  des  chapeaux  empanachés,  et  je  rechargeais 
mon  arme  pour  leur  envoyer  de  nos  nouvelles,  lorsque  je  vis  A  la 
Cenétre  voisine,  entre  deux  voleu  entrebaillés,  le  canon  d'une 
carabine  s'abaisser  dans  ma  direction  :  une  flamme  brilb,  et.  soudain 
je  me  sentis  frappé  :  un  choc ,  pareil  an  coup  d'une  massue  me  fit 
chanceler;  mon  bonnet  à  poil  roub  par  terre,  mon  fusil  s'échappa 
de  mes  mains  ;  je  sentis  une  fraîcheur  se  répandre  de  mon  épaule 
droite  sur  ma  poitrine  sous  mon  vêtement:  mes  idées  devinrent 
vagues  et  tourbillonnantes,  puis  ma  tête  se  perdit  tout-à-fait,  et 
je  me  sentis  tomber  lourdement  sur  le  sol ,  sans  avoir  la  force  ni  la 
volonté  de  me  retenir. 

c  Je  n'ai  aucun  souvenir  de  ce  qui  se  passa  après  ma  chute ,  si 
ce  n'est  celui  d'une  pénible  sensation  de  froid  qui  me  ranima  un 
instant,  puis  d'une  angoisse  mortelle  qui  me  replongea  dans  l'ané- 
antissement. 

c  Quand  je  me  réveillai,  il  faisait  nuit:  je  voyais  au-dessus  de 
moi  le  ciel  sombre  et  étoile,  il  paraissait  si  près  de  moi,  que 
j'aurais  pu  le  toucher:  je  voulus  lever  mon  bras,  il  me  fut  impossible 
de  lui  imprimer  le  moiudre  mouvement:  un  silence  de  mort  régnait 


Digitized  by  VjOOQIC 


LA  CHAPELLE  DE  LA  FORÊT  D*1LL  A  SGBLE8TATT.  39S 

Mtour  de  moi:  je  chercbais  à  reeoeilllr  mes  idées  sans  y  réassir: 
j'avais  comme  uo  souTenir  confus  de  bruits  formidables,  de  tvmulie« 
de  cris  >  an  milieu  desquels  je  m'étais  endormi ,  il  y  avait  bien  long-* 
temps ^ je  n'éprouvais  aucune  douleur  déterminée;  et  cependant 
quelque  chose  me  disait  qu'un  grand  danger  pesait  sur  moi:  à  cet 
instant  une  sorte  de  lueur  consolante  traversa  mon  esprit  ;  je  vis 
(Comme  dans  un  rêve,  le  chêne  de  la  forêt  de  Schlestatt  avec  l'image 
sainte  qu'il  récèle:  il  me  semblait  entendre,  et  en  même  temps  je 
croyais  lire  gravées  sur  le  tronc  les  paroles  du  vieui  pêcheur,  c  Si 
t  un  danger  est  sur  toi ,  pense  à  la  Vierge  de  la  forêt,  prie- 
c  la  de  te  secourir,  et  tu  t'en  trouveras  bien.  >  je  voulus  prier,  et 
je  ils  un  violent  efort  pour  joindre  et  élever  mes  mains  vers  le  ciel. 
Ce  simple  mouvement  fot  suivi  d'une  sensation  de  douleur  immense , 
atroce,  inexprimable:  un  long  cri  m'échappa ,  et  je  crus  que  j'allais 
mourir. 

c  Mais  mon  heure  n'était  pas  venue.  Vous  me  croirez ,  Monsieur, 
si  vous  voulez;  je  ne  suis  qu'un  soldat  grossier  et  obscur;  ma  vie 
est  trop  insigniBante  pour  valoir  les  honneurs  d'un  miracle,  et  vous 
qui  me  paraissez  un  homme  instruit  et  bien  élevé,  vous  rirez  peut- 
être  de  ma  crédulité  ;  cela  m'est  égal ,  je  crois  ce  que  je  crois  ;  ma 
prière  commenoée  était  allée  à  son  adresse  ;  le  secours  ne  devait  pas 
tarder. 

c  Ici ,  le  narrateur  s'arrêta ,  comme  sous  l'étreinte  d'une  forte 
émotion  ;  ses  traits  s'étaient  animés  ;  ses  Joues  bronzées  s'étaient 
couvertes  d'une  vive  rougeur;  il  se  leva,  jeta  brusquement  son 
chapeau  à  terre,  et  son  regard  resta  attaché  quelques  instanu  sur 
la  niche  grillée  qui  recèle  l'image  de  la  vierge,  avec  une  fixité 
fiévreuse:  puis  embarrassé  et  comme  honteux  de  ce  moment  d'exal- 
tation, il  alla  droit  à  la  bouteille,  fai  vida  tout  entière,  et  revint  à 
sa  place ,  en  me  disant  aver  un  peu  de  confosion.  c  Excusez-moi  ; 
j'avais  très-soif;  et  puis,  que  voulez-vous;  on  ne  s'est  pas  fait  soi- 
même.  Non  è  eoft,  Gaëtana?  ajouta-t-il,  en  paraissant  chercher 
dans  un  regard  de  la  jeune  femme,  le  pardon  de  sa  foiMesse  d'un 
moment. 

c  Okbnè  Pavero  Mkhele  I  »  soupira  de  nouveau  celle*ci. 

Je  rassurai  de  mon  mieux  le  brave  soldat  à  l'endroit  de  ma  foi 
entière  dans  l'intercession  divine,  et  le  priai  avec  instance  de  conti- 
nuer lia  récit  qui  devendt  de  plus  en  plus  IniéressaiU  ;  il  reprit  ainsi. 


Digitized  by  VjOOQIC 


396  AEVim  D*A1.SAGB. 

I  Au  cri  que  m'avait  arraché  la  douleur,  répondirent  des  aboie-* 
ment  éJoignés ,  auxquels  se  mêlèrent  bientôt  des  voix  humaines  : 
j'é(*x)utai  :  les  sons  paraissaient  se  rapprocher ,  puis  s'éloigner,  puis 
se  rapprocher  encore  :  tout-à-coup  ils  éclatèrent  de  très-près ,  j'en- 
tendis le  frôlement  prolongé  de  feuilles  sèches  brusquement  traversées 
et  foulées  par  un  corps  en  mouvement  •  et  soudain  un  animal  dont  je 
ne  pus  distinguer  la  forme  s'élança  d'un  bond  sur  moi ,  en  poussant 
des  jappements  bruyans  et  précipités.  Je  vis  alors  à  peu  de  distance 
une  lumière  rouge  et  tremblante  s'avancer  doucement  vers  moi 
comme  une  étoile  détachée  du  firmament ,  puis  m'envelopper  de 
ses  rayons;  dans  l'auréole  lumineuse  qu'elle  traçait  autour  d'elle, 
je  distinguai  plusieurs  formes  humaines  ;  je  les  vis  m'entourer ,  se 
baisser ,  je  me  sentis  toucher,  saisir  et  soulever  :  mais  à  l'instant  une 
transe  plus  poignante ,  plus  mortelle  que  la  première ,  secoua  tout 
mon  être ,  ma  tête  s'égara  de  nouveau  ,  et  je  perdis  connaissance. 

c  Quand  je  repris  mes  sens ,  j'étais  couché  sur  un  lit  dans  une 
grande  chambre  nue  :  les  fenêtres  étaient  garnies  de  vitres  brisées, 
les  murs  troués  et  souillés  de  larges  plaques  noires  :  près  de  mon  lit 
se  tenaient  debout  deux  femmes  «  l'une  jeune,  l'autre  déjà  sur  le 
retour  :  elles  causaient  à  voix  basse  avec  un  homme  âgé ,  v^ta  de 
noir,  assis  à  mon  chevet  sur  un  escabeau;  â  côté  de  lui  était  un  coffre 
sur  lequel  j'apercevais  des  linges  et  des  fioles  comme  on  en  voit 
chez  les  pharmaciens.  En  me  voyant  ouvrir  les  yeux,  les  deux 
femmes  poussèrent  une  exclamation  que  l'homme  noir  réprima 
avec  autorité  ;  j'allais  parler  :  il  mit  la  main  sur  mes  lèvres  en  pro- 
nonçant avec  une  expression  mystérieuse  le  mot  c  Prudenza  > ,  je 
me  contins  :  au  bout  de  quelque  temps ,  je  le  vis  se  lever ,  faire  aux 
deux  femmes  quelques  recommandations  dont  j'étais  certainement 
l'objet ,  mais  que  je  ne  compris  pas ,  puis  sortir  de  la  chambre  sur 
la  pointe  des  pieds  ;  je  me  sentais  faible ,  afliiissé ,  malade  ;  ma  tête 
était  vide;  mes  idées  vagues  et  troublées.  Quand  je  n'entendis  plus 
aucun  bruit,  je  nfassoupis  de  nouveau. 

c  Cependant  à  partir  de  ce  jour  de  réveil ,  je  crus  sentir  la  vie 
renaître  en  moi ,  et  un  peu  de  force  me  revenir  :  je  revoyais  chaque 
jour  l'homme  noir.  Vous  avez  sans  doute  déjà  deviné  que  c'était 
un  chirurgien.  Les  pansements  dans  lesquels  il  était  aidé  par  mes  deux 
gardiennes ,  devinrent  plus  rares  et  moins  pénibles  :  de  jour  en  jour. 
Je  sentais  mon  corps  plus  fort»  ma  tête  plus  lucide:  mëS  deux 


Digitized  by  VjOOQIC 


I 
U  GflAFBUE  bE  U  FOBÉT  D'fLL  A  SCHLBSTiTr.  397 

lidCe$ses  rivaiftaîent  de.  soins,  d'aiieniions  délicates:  bientôt  mon 
entrée  en  convalescence  ne  fût  plus  douteuse.  C'est  alors  seulement 
que  je  sus.  ce  qui  s'était  passé  depuis  le  jour  de  bataille ,  et  dont 
je  n'avais  eu  aucune  idée  jusque  là. 

c  Le  lieu  ou  je  me  trouvais,  c'était  celte  même  Casanova  San 
Toomaiso  devant  laquelle  j'étais  avec  ma  compagnie  au  moment  où 
j'avais  été  frappé.  Quand  l'armée  autrichienne  vaincue  eût  repassé 
le  Mincio  dans  la  soirée  du  S4  juin ,  les  habitants  des  villages  et  des 
fermes  »  que  le  choc  imminent  des  deux  armées  avaient  chassés 
de  leurs  demeures,  y  étaient  revenus  dès  que  le  canon  avait  cessé 
de  retentir  :  les  morts  avaient  reçu  la  sépulture  ;  les  blessés  avaient 
été  par  les  soina  des  intendances  françaises  recueillis  et.  évacués 
sur  les  ambulances  et  les  hôpitaux  du  voisinage;  beaucoup; d'entre 
eux,  trop  grièvement  atteints  pour  être  transportés  à  distance; 
étaient  placés  chez  les  habitants  des  villages  et  des  fermes;  tes  of** 
ficiers  dans  les  villas  et  les  châteaux  les  plus  rapprochés.  L'endroit 
où  j'étais  tombé  était  un  champ  de  Mais ,  et  n'avait  pas  été  d'abord 
soigneusement  fouillé  :  j'étais  resté  là  soixante-seize  heures ,  gisant 
dans  mon  sang ,  sur  le  sol ,  sans  nourriture  et  sans  secours  !  mes 
cris  avaient  été  entendus  dans  la  ferme;  ou  avait  lâché  le  chien,  et 
c'est  lui  qui  avait  guidé  les  recherches  qui  avaient  abouti  à  mon 
internement  dans  la  ferme ,  quand  on  eût  reconnu  que  mon  pouls 
battait  encore.  Un  médecin  militaire  m'avait  donné  les  premiers 
soins.  La  balle  avait  brisé  l'épaule  et  échancré  l'omoplate ,  de  nom- 
breuses esquilles  obstruaient  la  blessure,  et  entretenaient  une  fièvre 
ardente,  et  un  délire  sans  trêve:  durant  vingt-un  jours  j'avais  été 
entre  la  vie  et  la  mort.  Pendant  ce  temps ,  les  préliminaires  de  paix 
avaient  été  signés  à  VtUafiranca,  et  l'armée  avait  reçu  l'ordre  de  ren- 
trer en  France.  Déjà  même  le  mouvement  de  retraite  avait  commencé; 
mais  il  ne  pouvait  être  question  pour  moi  de  le  suivre  :  un  nouveau 
médecin  était  indispensable  pour  diriger  le  traitement  entravé  à 
chaque  instant  par  des  accidents  imprévus  :  mes  excellentes  hô- 
tesses s'étaient  adressées  à  cet  effet  à  madame  la  comtesse  Luigia  de 
Giudici,  propriétaire  de  la  Casa,  et  qui  habitait  une  villa  près  de 
CasliglUme^  elle-même  encombrée  de  (blessés.  La  noble  dame  avait 
non  seulement  envoyé  son  propre  médecin ,  et  les  eff^ets  de  pan- 
sement immédiatement  nécessaires,  mais  elle  avait  donné  ses  ordres 
pour  me  procurer  à  ses  frais  tout  ce  qu'exigerait  un  traitement 


Digitized  by  VjOOQIC 


SOS  BKTOB  D'âlMCB. 

difllcilà  et  prolongé  :  eile«niéiiie  était  veoue  plasiours  foM  à  la  fonnet 
mais  mes  yeux  obstinémeDt  fermés  n'avaient  pu  b  voir  :  plus  tard , 
quand  ma  convalescence  fût  commencée ,  c'est  de  sa  propre  taUe 
que  venaient  les  aliments  qui  me  rendirent  après  cinq  mois  la  force 
et  la  santé. 

c  Que  irotts  dirai-je,  monsieur,  que  maintenant  vous. n'ayez  d^ 
deviné  ?  Après  Dieu  et  la  Vierge-sainte ,  c'était  aux  compatissantes 
fermières  de  San^Toomoiso  que  je  devais  la  vie  :  non  seulement  elles 
m'avaient  relevé  expirant  du  sol  inondé  de  mon  sang«  Elles  avaient 
appelé  à  mon  secours  l'art  qui  seul  pouvait  m'arracher  à  la  mort  : 
elles  l'avaient  aidé ,  elles  l'avaient  fécondé  par  leurs  soins  infatigables; 
le  jour ,  la  nuit  »  elles  avaient  veillé  à  mon  chevet ,  épié  mon  réveil, 
soutenu  mon  courage ,  adouci  mes  souArances  ;  et  pourtant  je  n'étais 
pour  elles  qu'un  soldat  étranger  ;  mon  unique  titre  à  leur  sympathie, 
était  mon  uniforme  et  mon  pays.  Aurais-je  pu  rester  indiffèrent  à  un 
dévouement  si  grand,  si  désintéressé.  Je  ne  le  fus  pas;  la  reconnais- 
sance fut  le  premier  lien  entre  elles  et  moi  :  un  antre  sentiment,  plus 
doux,  plus  puissant,  fut  le  second  :  j'offris  de  consacrer  à  là  jeune 
fille  cette  vie  qu'elle  m'avait  conservée  :  elle  y  consentit  sans  trop 
marchander ,  car  elle  avait  fini  par  aimer  celui  vers  lequel  la  pitié 
seule  l'avait  guidée  d'abord. 

Ma  blessure  s'était  fermée ,  j'étais  guéri ,  mais  pour  toiyours  inca- 
pable de  servir  :  une  ankylose  s'était  formée  au  point  où  le  bras  se 
joint  à  l'épaule  :  je  ne  pouvais  désormais  épauler  un  fusil.  Vers  la 
fin  de  novembre ,  je  rentrai  à  mon  corps  à  Paris ,  mais  dès  la  première 
inspection,  l'on  me  renvoya  dans  mon  lieu  natal  avec  un  congé  de 
réforme  et  une  pension  de  six  cents  /rancs  afférente  à  mon  grade 
de  sergent  dans  la  garde.  Au  printemps  suivant  je  repris  la  rouie  de 
Catfriana ,  et  devins  l'heureux  mari  de  celle  que  tant  de  souvenirs 
liaient  à  ma  destinée  :  bientôt  après  nous  allâmes  habiter  cette  autre 
ferme  où  j'étais  né,  que  dans  une  heure  de  chagrin  j'avais  quittée 
pour  un  avenir  inconnu ,  et  où  je  revenais  après  dix-sept  ans»  seul 
de  tous  les  miens,  mutilé,  mais  heureux  encore. 

•  Durant  les  longues  heures  de  ma  convalescence ,  J'avais  parlé 
à  mes  bonnes  hôtesses  de  la  vierge  de  la  forêt  d'Ill ,  de  la  prière 
élevée  vers  elle  du  fond  de  mon  agonie  >  du  prompt  secours  qui  l'avait 
suivie  ;  elles  ne  doutèrent  pas  plus  que  moi  d'une  intervention  divine 
dans  l'œuvre  de  ma  délivrance;  et  quand  nous  fûmes  établis  dans 


Digitized  by  VjOOQIC 


U  CHAPELLE  DB  LA  FOBÊT  D'ILL  A  flCHLSSTATf .  399 

notre  petiie  feriue  à  D...  ma  femme»  en  vraie  fille  de  Tlialie  »  fit  le  vœu 
d'un  pèlerinage  dnuuel  à  ce  saJiciuaire  d*oà  le  salul  était  venu  ;  c'est 
aujourd'hui  la  seconde  fott  qte  ce  veso  s'accomplit ,  et  le  jour  que 
nous  avons  voulu  lui  consacrer,  est  l'anniversaire  même  du  jour 
fameux  qui ,  sans  un  coup  de  Providence  »  eût  été  certainement  le 
dernier  de  ma  vie. 

i  Cette  çbère  créature  qui  m'a  arraché  à  b  mort ,  et  doublement 
rendo  l'existence  »  la  voilà  »  voilà  Gaëuaa  Panisi ,  m  boane  femme, 
dit  avec  élan  le  narrateur ,  en  saisissant  la  main  de  sa  compagne  ; 
et  voilà  Tedesco  •  le  brave  chien  qui  l'a  conduite  sur  la  piste  dn 
gibier  abattu  par  la  balle  de  rAutrichien.  Acqui ,  Tedesco  \ 

L'animal  s'élança  aussitôt ,  et  appuyant  ses  pattes  velues  sur  les 
genoux  de  son  maître ,  le  couvrit  de  ses  brusques  caresses. 

c  Et  malmenant,  monsieur,  vous  connaissez  aussi  bien  que  moi  le 

rapport  qui  existe  entre  Solférino  et  cette  chapelle,  entre  le  24 juin 

et  notre  présence  ici  :  pardonuez-moi ,  si  mon  histoire  vous  a  an 

^pèii  ennuyé ,  c'est  votre  faute  ;  il  se  fait  tard  ;  donnez-moi  un  dernier 

-cigare ,  et  au  revoir  le  24  juin  de  l'année  prochaine. 

•  Je  lui  exprimai  avec  l'accent  de  la  sincérité  la  plus  pure ,  tout  le 
plaisir  o^e  j'avais  eu  à  l'entendre ,  tout  l'intérêt  dont  m'avaient  pénétré 

;l6  récit  de  ses  aventures ,  sa  foi  dans  le  secours  de  la  Providence  ,  le 
bonheor  qn*il  devait  ressentir  à  posséder  pour  compagne  celle  qui 

•  avait  des  droits  si  sacrés  à  son  affection  :  je  le  priai  d'accepter  mon 
étui  à  cigares  et  ce  qu'il  contenait  comme  souvenir  de  notre  ren- 
contra ,  et  comme  promesse  de  nous  revoir  ;  pendant  ce  temps  la 
jeune  femme  avait  passé  le  panier  à  son  bras ,  placé  son  chapeau  de 
paille  sur  ses  cheveux ,  et  chaussé  ses  souliers  à  boucles  à  ses  pieds 
nus;  puis  tous  deux  vinrent  mettre  dans  mes  mains  leurs  mains 
que  je  pressai  avec  effusion  ,  et  après  un  instant  d'arrêt  devant  la 
Grille  de  la  chapelle ,  ils  sortirent  de  l'enceinte  ;  je  les  vis  remonter 

.  le  sentiei;  le  long  du  Scbiffweg ,  et  je  les  suivis  longtemps  des  yeux  : 
arrivés  à  un  coude ,  ils  me  saluèrent  une  dernière  fois  de  la  main 
et  disparurent  derrière  les  arbres  ;  mais  assez  longtemps  encore , 
les  aboiements  de  Tedesco  frappèrent  mon  oreille. 

Quand  je  n'entendis  plus  rien ,  je  repris  le  chemin  de  la  ville 
ei  pensant  à  ces  singuliers  voyageurs ,  et  repassant  dans  ma  mé- 
moiv»  l'étrange  récit  que  je  venais  d'écouler. 

P.  VaTIN  tairocirtàSchlMlàill. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES 


REUGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT. 


$ltU9.  0 


IV.  Doctrine  de$  letlrét  pottérieurt  ou  Kèou^joù 
(nio  confueéenij. 

Noos  venons  de  voir  que  l'école  de  Kong-tseu  a  peu  développé  iet 
questions,  mystiques  et  spéculatives ,  contenues  en  germe  dans  l'an- 
tique doctrine  de  Foubi  «  sur  lesquelles  l'école  du  Taô^Kià  et  même 
celle  de'Foé  ou  Boudd'ba,  qui  étaient  très-répandues  en  Chine» 
avaient  donné  des  solutions  quelconques  ;  mais  que  ces  écoles,  n'étant 
pas  en  Bliaiion  directe  avec  l'antique  doctrine  des  Kings,  ne  s'étaient 
pas  proposé  pour  but  de  développer  ces  questions  au  point  de  vue 
de  cette  dernière.  Il  fallait  donc  nécessairement  une  nouvelle  école , 
qui  reprit  cette  tâche  et  cherchât  à  remplir  les  lacunes  que  Koung- 
tseu  et  ses  disciples  avalent  laissées.  Cette  école  Ait  celle  des  lettri^ 
postérieurs  ou  Kiou^joà ,  par  opposition  à  celle  des  anciens''leurit , 
appelés  aussi  Ksièn-jou. 

Cette  école  »  qui  est  un  développement  de  l'antique  doctrine  de^ 
Kings ,  peut  être  considérée  comme  un  pont  jeté  entre  l'ancienne  école 
des  lettrés  et  celle  du  Taô-Kià  »  et  même  celle  de  Foê  ;  on  y  retrouve» 
en  effet»  des  idées  qui  semblent  identiquement  celles  de  Lao-tsen» 
sauf  une  terminologie  différente  ;  d'autres  ont  une  certaine  analogie 
avec  celles  du  boudd'bisme. 

0  Voir  les  livraisons  d'avril ,  mai,  jain,  juillet,  septembre,  octobre  iSGO, 
pages  145,  200,  277 ,  313,  408 ,458,  mai,  juin  et  aoûti801 ,  pages 200, «56 
et  344. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÈnnUËS  SUR  les  religions  comparées  de  l'orient.         404 

Selon  le  recueil  de  TchioU'Ueu ,  appelé  Somme  complète  de  pM/o- 
Sophie  naturelle  :  c  Tous  les  êtres  de  l'univers  réunis  sont  le  Tatki  ou 
Grand-faîte  (le  Umité  et  Ylllimité),  Le  Taïki  existe  sous  une  forme 
corporelle  dans  le  premier  principe  femelle  Yîn  ;  il  se  manifeste 
comme  Intelligence  spirituelle  dans  le  premier  principe  mâle  Tàng  ; 
les  cinq  grands  éléments ,  le  feu  «  l'eau  »  la  terre  »  le  bois  .  le  métal 
sont  ses  énergies.  Le  bien  et  le  mal  «  le  mâle  et  la  femelle  sont  ses 
divisions;  toutes  les  actions,  tous  les  êtres  le  représentent....  Les 
voies  ou  les  lois  du  ciel ,  de  la  terre  et  de  l'homme  ne  sont  chacune 
qu'une  seule  et  même  voie  t  une  seule  et  même  loi ,  qui  est  le  Taiki. 
Le  premier  principe  mâle  du  Taïki,  le  Yâng,  (le  dur)  l'humanité»  c'est 
le  principe  des  choses  ;  le  premier  principe  /femelle  •  Yln  (le  mou), 
la  justice ,  c'est'la  fin  des  choses.  Voilà  ce  qu'on  appelle  la  voie  univer- 
selle des  transformations  ,et  la  voie  où  la  loi  des  trois  termes  (ciel , 
terre  et  homme)  est  constituée.  En  réalité  les  trois  termes  n'en  font 
qu'un,  qui  est  le  grand  terme,  le  Taîki. 

€  Par  les  expressions  de  sans  Umite  et  grande  limite ,  dit  Tchouhi- 
c  Tchéou-tseu ,  on  n'a  pas  voulu  entendre  qu'il  y  ait  un  être  en  de- 
c  hors  du  Taîki  ;  mais  que  c'est  par  une  division  opérée  dans  l'esprit 
c  qu'il  y  a  VEtre  sans  limte.  Dans  cette  entité  existait  par  elle-même 
c  cette  cause  ou  raison  efiBciente...  Et  cette  cause  efficiente  de  l'uni- 
c  vers  est  le  Taîki  lui-même...  Avant  l'existence  de  toutes  choses 
c  existait  cette  cause  efficiente.  Elle  se  mit  en  mouvement  et 
c  engendra  le  principe  mâle ,  lequel  n'est  lui-même  que  celte  cause 
c  efficiente.  Elle  rentra  dans  son  repos  et  engendra  le  principe  fe- 
c  melle,  lequel  n'est  également  que  la  cause  efficiente....  Il  se  divisa 
<  encore  et  il  forma  les  cinq  éléments.  Il  se  répand  de  toutes  parts 
ç  et  il  est  tous  les  êtres  ;.^.  tous  les  êtres  de  l'univers  ne  sont  que 
c  des  effets  émanés  de  ce  Taîki.  > 

Il  résulte  de  ces  passages  que  le  Taïki  représente  la  substance 
absolue ,  primitive ,  et ,  Tétat  où  elle  se  trouvait  à  l'époque  qui  a 
précédé  toute  manifestation  dans  l'espace  et  le  temps  ;  que  ce  Taïki 
possède  en  lui-même  une  force  ou  une  énergie  latente ,  qui  prend  le 
nom  de  Taô ,  raison  ou  cause  efficiente ,  formelle ,  à  l'époque  de  sa 
manifestation  dans  le  temps  et  dans  l'espace  ;  que  cette  manifes- 
tation est  représentée  par  deux  modes  ou  accidents:  le  mou- 
vement et  le  repos ,  qui  prennent  les  noms  Yâng  et  Yîn ,  lesquels , 
tout  en  ifétant  toujours  que  le  Taïki  à  l'état  de  modalité,  ont 

i*SM.-.a«AiiBé«.  â6 


Digitized  by  VjOOQIC 


402  .  REVUE  D'âLSàGE. 

donné  naissance  aux  cinq  éléments  el  ceui^i  à  tous  les  êtres  de 
l'univers.  L'homme  occupe  une  noble  place  dans  ce  système.  Selon 
Tchéou-lseu ,  aucun  être  de  la  nature  n'a  reçu  une  Intelligence  égale 
à  celle  de  l'homme.  Celte  intelligence,  qui  se  manifeste  par  la  science» 
est  divine;  elle  est  de  la  même  nature  que  la  raison  efficiente  dont 
elle  est  dérivée  et  que  tout  homme  reçoit  en  naissant*...  Cette  intel- 
ligence retourne  au  ciel ,  lors  de  la  mort.  Mais  alors  toute  personna- 
lité disparait  pour  se  confondre  avec  le  principe  rationnel  (V.  Paul- 
thier  »  Chine  moderne). 

Nous  retrouvons  donc,  dans  cette  doctrine,  une  sorte  de  synthèse  des 
divers  systèmes  analysés  précédemment,  des  Kings,  des  Yoù-Kià  et  du 
Taô-Kià.  Seulement  le  système  des  Kéou-joû  plonge,  encore  plus  que 
les  autres ,  en  avant  dans  les  profondeurs  sans  fin ,  par  sa  conception 
du  Taîki ,  dam  lequel  exiitait  la  cause  efficiente  ou  le  Taô ,  qui  n'est 
que  sa  manifestation  dans  le  temps  et  Tespace.  Tandis  que ,  dans  le 
système  du  Taô-Kiâ,  la  raison  primordiale  est  en  quelque  sorte  placée 
au  faîte,  se  confondant  avec  le  non-Etre.  D'un  autre  côté,  le  système 
des  Réou-joù  explique  d'une  manière  plus  réaliste  la  procession  des 
êtres  de  cette  cause  efficiante  ou  créatrice.  Par  une  conséquence  de 
son  caractère  intermédiaire  et  synthétique ,  ce  système  a  constitué 
une  sorte  d'équilibre  de  neutralité,  un  indifférentîsme  entre  les 
divers  systèmes  religieux  qui  luttaient  auparavant  les  uns  contre  les 
autres.  Les  discussions  religieuses  ont  cessé  de  toutes  parts  et  la  na- 
tion chinoise  tout  entière  a  proclamé  cette  formule  dont  tout  le  monde 
est  satisfait:  San-Kiaô,  Y-Kiaô^  c'est-à-dire,  les  diveriei  relt^rtont 
ne  sont  qu'une. 

Ainsi  les  trois  écoles  des  You-Kià ,  des  Taô-Rià  et  des  Kéoujoùs 
reproduisent,  dans  leur  ensemble,  avec  une  profondeur ,  une  netteté 
et  une  concision  remarquable ,  mais  avec  une  inclinaison  vers  le  na- 
turalisme et  le  rationalisme,  la  mysticité  panthéiste,  monothéiste,  duo- 
théiste  ,  trinithéiste  et. polythéiste  des  autres  systèmes  tbéologiques. 

Que  signifient  dès  lors  les  vaines  déclamations  élevées  soit  contre 
le  matérialisme ,  soit  contre  l'athéisme ,  soit  contre  Tidolâtrie  des 
Chinois?  Ne  sont-elles  pas  celles  de  l'ignorance  et  d'une  fausse  intel- 
ligence de  l'esprit  des  systèmes  théologiques  de  la  Chine  ?  Si  l'Idée 
de  Dieu  paraît  d'une  manière  vague  et  peu  définie,  comme  quelque 
chose  d'innommé  «  dans  la  plupart  de  ces  systèmes ,  l'on  voit  que  ce 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT.  405 

n'est  que  la  recon naissance  chez  eux  de  rimpossibililé  de  définir  ce 
qui  est  Infini  et  l'on' ne  trouve  dans  eux  aucune  négation  d'un  Dieu 
réunissant  les  attributs  principaux  que  nous  attachons  à  l'idée  de  la 
divinité.  Il  est  vrai  que  la  prédominance  de  l'élément  moral ,  social  • 
rationnel  et  laïque  de  la  religion  des  lettrés  sur  l'élément  mystique  » 
théogonique ,  sacerdotal ,  a  imprimé  à  cette  religion  un  caractère 
moins  extérieur,  moins  rituel  et  plus  rationnel  que  les  cultes  de  Fôé 
et  même  que  les  autres  religions  de  l'Orient.  C'est  ce  qui  constitue  sa 
ressemblance  avec  les  systèmes  religieux  de  la  Réforme  moderne  • 
auxquels  on  adresse  le  même  reproche  d'irréligion,  parcequ'ils 
s'efforcent  de  développer  plus  particulièrement  l'élément  moral  »  so* 
cial  et  rationnel  du  Christianisme»  que  ses  éléments  mystiques,  ascé- 
tiques. Un  autre  point  qui  rapproche  encore  les  écoles  chinoises  des 
réformateurs  modernes ,  c'est  qu'on  y  trouve  beaucoup  de  gens  qui 
adoptent  tous  les  cultes  et  tous  les  systèmes  philosophiques.  La  ma* 
xime  favorite  en  Chine  est  celle-ci  :  Pout-toun-Kiaô,  toun^y^  c'est-à- 
dire  ,  les  religions  sont  diverses  ,  la  raison  est  une ,  nous  sommes 
tous  frères.  Toutefois  si  les  écoles  de  la  Chine  se  rapprochent  des 
rationalistes  et  des  réformateurs  modernes ,  il  leur  a  .manqiié  encore 
une  condition  essentielle  pour  leur  ressembler ,  c'est  qu'elles  n'ont 
guères  été  la  religion  de  la  multitude,  qui  est  restée  plongée  dans  les 
superstitions  de  l'idolâtrie.  Ceci  provient  en  grande  partie  du  carac- 
tère trop  savant  qu'elles  ont  présenté,  et  de  la  difficulté  pour  les  masses 
d'étudier  ces  systèmes  théologiques  dans  les  livres  nombreux  et  variés. 
Mais  depuis  quelque  temps  il  s'est  opéré  dans  les  couches  les  plus 
profondes  de  la  société  chinoise  un  travail ,  à  la  fois  social  et  reli- 
gieux, dont  le  résultat  doit  être  de  réunir  les  divers  systèmes  comme 
dans  un  vaste  alambic ,  d'où  ils  doivent  sortir  transformés  et  réduits 
à  une  expression  qui  les  mette  à  la  portée  des  masses.  Une  révolu- 
tion a  surgi  en  Chine ,  révolution  toute  populaire  et  traînant  à  sa 
suite  tous  les  excès  des  révolutions  populaires,  mais  portant  dans  ses 
flancs  un  principe  régénérateur  de  la  vieille  société  chinoise.  Cette 
révolution  présente  beaucoup  d'analogie  avec  celle  accomplie  au 
septième  siècle  dans  la  terre  d'Yèmen.  De  même  qu'en  Arabie  le 
rapprochement  des  hommes  de  toutes  les  sectes  religieuses  de  l'Orient 
avait  produit  un  travail  de  fermentation  religieuse  et  sociale,  analogue 
au  travail  chimique  des  éléments  aggrégés  dans  un  vase,  de  même  en 
Chine  le  rapprochement  de  toutes  les  croyances ,  protestants ,  ro« 


Digitized  by  VjOOQIC 


40i  RBVCB  D'ALaiGS. 

maios ,  gréco-russes ,  nestoriens  ,  mabomélans  »  boudd'histes  , 
Taô-tsés ,  lettrés  anciens ,  lettrés  modernes ,  a  produit  un  travail  de 
fermentation  religieuse ,  qui  est  parti  de  la  classe  des  lettrés  »  pour 
lesquels  la  lecture  des  Bibles,  répandues  à  profusion  par  les  mission- 
naires protestants  et  romains,  a  été  une  puissante  inoculation,  travail 
qui  s'est  ensuite  étendu  à  la  masse  du  peuple ,  remuée^  par  les  mis- 
sionnaires protestants  et  catholiques-romains  et  par  les  sociétés 
secrètes ,  fort  nombreuses  en  Chine  depuis  la  conquête  Tartare,  mais 
surtout  par  la  société  des  Troi$»unis  ou  frères  de  Ui  triade .  qui  a  été 
le  principal  organe  de  cette  révolution  sociale  et  religieuse. 

Cette  révolution  toute  moderne .  présente  à  la  fois  les  caractères 
d'un  développement  de  l'ancienne  doctrine  chinoise  et  ceux  d'un 
travail  de  réforme  d'une  nouvelle  religion ,  qui  se  rallie  par  plusieurs 
liens  à  la  révélation  indéo-cbrétienne.  Au  premier  titre,  cette>éforme 
se  rattache  à  la  série  des  écoles  de  souche  chinoise  ;  et  au  second 
titre ,  elle  tend  à  constituer  une  famille  socio-religieuse  »  ayant  son 
fondateur  et  ses  doctrines.  Elle  mérite  donc  que  nous  nous  y  arrêtions 
un  instant. 


V.  Religion  de$  Troie' Unis  et  Kouani'ii'jen  ou  tectateurs  de 
Tap'jinng»wang. 

La  société  des  Traii-'unis  »  ou  de  la  Triade,  ou  encore  des  Troii- 
frineipei ,  qui  est  peu  postérieure  à  la  conquête  mandchoue  »  paraît 
être  devenue  l'organe  d'incorporation  et  de  développement  des  di- 
verses doctrines  nouvelles  qui  se  sont  élevées  en  Chine ,  et  surtout 
avoir  été  le  drapeau  de  ralliement  des  sectes  opprimées  par  les  con- 
quérants Tartares.  C'est  ainsi  qu'elle  s'est  d'abord  assimilé  celle  des 
lettrés ,  notamment  des  lettrés  postérieurs ,  comme  l'indiquerait  son 
nom  ,  frères  de  la  Triade  ou  des  Trois  principes ,  qui  sont  le  ciel  »  la 
terre  et  l'homme,  formant  la  trinité  cosmogonique  des  lettrés  et  sur- 
tout de  l'école  des  Kéou-joùs.  Son  culte  a  été  celui  des  lettrés»  le  culte 
du  Chang-ti.  D'un  autre  cdié ,  il  parait  incontestable  aujourd'hui  que 
des  membres  de  cette  société  se  sont  assimilé  plusieurs  points  des 
doctrines  bibliques,  répandues  en  Chine  et  dans  les  Indes  par  les  mis- 
sionnaires des  diverses  Eglises  chrétiennes,  notamment  par  les  sociétés 
bibliques  d'Angleterre  et  d'Amérique.  A  ce  litre  la  société  des  Trois-unis 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT.  40o 

ne  se  présente  plus  comme  une  société  pureraenl  chinoise,  continuation 
de  récole  des  lettrés,  mais  comme  une  société  plus  universelle;  elle  l'est 
aussi  de  fait  ;  car  non  seulement  elle  a  ses  membres  répandus  dans 
les  provinces  de  la  Chine ,  mais  encore  elle  a  des  affiliations  nom- 
breuses au  dehors ,  par  exemple  à  Singapour,  à  Java ,  à  Manille  et 
en  Californie. 

Jusqn'en  1850 ,  époque  de  l'explosion  de  la  révolution  chinoise , 
où  cette  société  a  joué  le  principal  r6le ,  les  principes  des  Trois-unis 
paraissent  avoir  été  fort  vagues,  peu  formulés  et  par  conséquent  peu 
vulgarisés.  Cette  société  présentait  plutôt  le  spectacle  d'un  travail 
intra-utérin  de  fermentation  des  doctrines,  les  plus  diverses ,  qui 
cherchaient  à  se  combiner,  à  s'aggréger,  à  se  coordonner,  avant  de 
naître  au  monde  sous  une  forme  unitiaire  et  spécifique ,  comme  une 
doctrine  nouvelle ,  comme  un  principe  religieux ,  susceptible  de  se 
mouvoir  par  lui-même,  de  croître  et  de  se  développer  avec  ses  ca- 
ractères propres.  Pour  arriver  à  ce  dernier  point  il  fallait  deux  con- 
ditions: des  circonstances  extérieures  qui  facilitassent  la  naissance  au 
monde  extérieur  de  cet  embryon  religieux  et  puis  un  chef,  un  con- 
ducteur, un  apôtre  »  un  révélateur.  La  Révolution  de  I8S0  amena 
ces  circonstances  extérieures  ;  et  ce  chef,  cet  apôtre ,  ce  Révélateur 
s'est  produit  dans  la  personne  de  Tài-jnng'wang,  dont  le  nom  signifie 
littéralement  Paix  universelle. 

Tai-ping-wang  dit  le  Libérateur  de  la  Chine,  le  Sauveur  des  peuples; 
il  se  dit  continuateur  et  frère  cadet  de  Jésus-Christ ,  dernière  incar- 
nation de  Dieu.  Comme  Mahomet ,  il  monte  au  ciel  et  en  descend  à 
volonté  «  et  ses  décrets  émanent  de  la  volonté  divine.  11  fait  une 
guerre  sans  trêve  aux  idoles ,  en  démolissant  sur  son  passage  tout 
symbole  d'idoifltrie.  Il  pratique  la  polygamie  et  emmène  36  femmes 
à  sa  suite. 

Voici  une  profession  de  foi  des  sectateurs  du  Taï-ping-wang  dans 
une  lettre  adressée  à  George  Bonhomme,  le  2  mai  1853,  par  le  prince 
de  l'Est  et  du  Nord ,  lieutenant  du  Libérateur,  c  Le  Père  céleste,  est- 
c  il  dit,  le  maître  suprême,  le  grand  Dieu  a  créé  au  commencement 
c  le  ciel  9  la  terre ,  la  mer,  les  hommes  et  les  choses  en  six  jours, 
c  Depuis  cette  époque,  le  monde  n'a  formé  qu'une  seule  famille  et 
c  tous  les  hommes  qui  demeurent  entre  les  quatre  mers»  sont  frères, 
c  Comment  dès  lors  pourrait-il  y  avoir  la  moindre  différence  entre  les 
c  hommes?  Comment  existerait-il  aucune  distinction  de  naissance? 


Digitized  by  VjOOQIC 


406  RKVUE  T>*A!.SACE. 

c  Mais  depuis  que  la  race  humaine  a  subi  Tinfluence  du  diable  ,  les 
c  hommes  onl  cessé  de  reconnaître  les  bienfaits  de  Dieu  ,  notre  Père 
c  céleste ,  et  d'apprécier  le  mérite  infini  du  sacrifice  expiatoire  ac- 
c  compli  par  Jésus  ,  notre  frère  atné.  C'est  pourquoi  les  hordes  tar- 
c  tares  et  les  Huns  nous  ont  dépouillés  de  notre  territoire...  Heureu- 
c  sèment ,  le  Père  céleste  et  Jésus ,  notre  frère ,  ont  envoyé  un 
c  messager  de  leur  miséricorde ,  pour  emmener  au  ciel  notre  royal 
c  maître ,  l'Empereur  céleste ,  auquel  ils  ont  donné  le  pouvoir  de 
c  chasser  des  trente-six  cieux  les  influence»  diaboliques  et  de  les 
«  reléguer  dans  ce  bas-monde.  Et  par-dessus  tout»  il  est  heureux  que 
c  le  Père  céleste ,  notre  grand  Dieu ,  manifeste  sa  miséricorde  et  sa 
c  compassion  en  descendant  sur  la  terre  et  que  Jésus-Christ,  notre 
c  frère  aîné,  le  sauvenr  du  monde ,  ait  également  daigné  venir  parmi 
«  nous....  Depuis  600  ans  ils  ont  admirablement  dirigé  les  affaires 
c  humaines ,  ils  ont  déployé  leur  puissance ,  multiplié  les  miracles 
c  en  exterminant  une  foule  de  diables  et  en  aidant  notre  céleste  souve- 
c  rain  à  prendre  le  gouvernement  de  tout  V empire,  i 

Ainsi  l'idée  d'un  règne  réel  de  Dieu  sur  la  terre  forme  l'un  des 
articles  de  foi  des  Kouam-si-jen ,  (nom  des  sectateurs  de  Taï-ping- 
wang)  et  la  mission  divine  et  libératrice  de  Jésus  est  reconnue  par 
eux. 

Quoique  les  documents  écrits  sur  les  doctrines  de  cette  secte  soient 
encore  fort  rares  (ce  qui  est  d'autant  plus  étonnant  que  depuis  un 
certain  nombre  d'années  le  contact  des  Européens  avec  les  Chinois  est 
très-fréquent),  il  existe  une  série  de  treize  brochures  imprimées  à 
Nanking  par  les  ordres  du  Taï-ping-v^ang  et  déposées  par  les  soins  de 
M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  de  France  à  la  bibliothèque 
impériale. 

On  trouve  dans  une  de  ces  brochures  un  texte  de  livres  saints  » 
parmi  lesquels  figurent  l'Ancien  et  le  Nouveau-testament ,  dontioui 
chinois  libéral  devra  recommander  la  lecture  à  son  fils.  Plus  loin  les 
commandements  du  Décalogue  sont  reproduits  avec  fidélité  et  ces 
commandements  sont  acccompagnés  d'une  glose  où  Taï-ping-wang 
aflSrme  que  Dieu ,  lui-même ,  sur  le  mmt  Sinaï  »  a  donné  aux  hommes 
ces  préceptes  de  sagesse. 

La  troisième  brochure  traite  de  la  création  du  ciel  et  de  la  terre , 
du  déluge  «  de  la  sortie  du  peuple  d'Israël ,  de  la  venue  du  Sauveur 
du  monde  Yésou  (Jésus)  et  dç  ses  souffrances ,  pour  le  rachat  de  nos 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT.  407 

péchés.  De  celle  époque  à  l'époque  de  U  mission  du  Taï-ping-wang  il 
y  a  une  solullon  de  coniÎDuilé.  Ce  fut  en  i857  que  Dieu»  voulant 
susciter  le  Libérateur  de  la  Chine ,  envoya  un  messager  auprès  de 
Tai-ping-wang.  Ce  messager  était  un  ange  ;  il  prit  Taï-ping-wang  sur 
ses  ailes,  le  conduisit  au  ciel,  où  il  vit  Dieu  face  à  face:  c  Va,  lui 
c  dit  le  Seigneur,  extermine  les  soldats  barbares  et  sauve  les  peuples.  > 
Le  roi  de  la  paix  universelle  accepta  cette  mission. 

La  plus  curieuse  de  ces  brochures  est  sans  contredit  celle  qui  a 
pour  titre  :  Livre  des  phrases  de  trois  mots.  C'est  un  abrégé  de  l'his- 
toire sainte  et  une  série  de  préceptes  moraux  en  vers. 

L'on  voit  par  les  rares  documents  que  l'on  en  possède  »  que  la  doc- 
trine des  Konam-si-jen ,  qui  sont  le  corps  d'une  secte  dont  les  Trois- 
unis  sont  l'âme,  est  encore  vague,  flottante,  peu  développée.  Us  pra- 
tiquent le  culte  du  Chang-ti  et  respectent  partout  les  temples  du  ciel 
et  de  la  terre.  Ils  ont  une  idée  incomplète  de  la  Trinité  catholique. 
Ils  considèrent  Jésus  comme  le  Sauveur  du  monde ,  mort  sur  la  croix 
pour  la  Rédemption  du  genre  humain.  Ils  sont  juifs  en  culte,  admet- 
tant les  offrandes  des  fruits  de  la  terre  et  le  sacrifice  des  animaux. 
Ils  sont  mahométans  en  morale ,  pratiquant  la  polygamie ,  la  rési- 
gnation et  le  mahométisme  iconoclaste  des  musulmans.  Ils  sont 
boudd'bistes  en  dogme ,  admettant  un  certain  panthéisme  coDune 
fond  de  leur  doctrine  théogonique ,  les  incarnations  successives  et  la 
transmigration  des  âmes  (le  roi  de  la  paix  universelle  étant  lui-même 
une  incarnation  de  Dieu  qui  vivra  dix  mille  années).  Il  sont  rationa- 
listes bibliques  par  la  recommandation  à  tous  de  la  bible  ,  par  leur 
haine  contre  les  idoles ,  les  images,  les  cérémonies  extérieures  et  les 
monastères  des  bonzes  et  des  bonzesses.  Tai-ping-v^ang  nous  pré- 
sente certaines  ressemblances  avec  le  prophète  des  Anabaptistes  et 
celui  des  Mormons.  On  raconte  de  lui  qu'il  va  présider  à  la  prière 
tous  les  vendredis ,  suivi  des  reines  du  premier  et  du  second  ordre  ; 
qu'il  monte  ensuite  sur  une  estrade ,  faisant  aux  assistants  le  com- 
mentaire de  la  prière  et  leur  appliquant  les  dogmes  de  la  religion 
nouvelle. 

II  est  vrai  que  l'histoire  de  cette  Révolution  est  souillée  par  les 
récits  des  massacres ,  dévastations ,  pillages.  Mais  quelle  secte  a  été 
exempte  de  pareils  excès?  Il  faut  juger  les  doctrines  en  elles-mêmes 
et  non  par  les  excès  de  ceux  qui  les  professent ,  sans  quoi  elles 
seraient  condamnées  toutes.  Il  faut  surtout  se  garder  contre  les  récits 


Digitized  by  VjOOQIC 


408  nEVUE  D'ALSACE. 

souvent  contradictoires  et  passionnés  de  ceux*qui  sont  les  victimes  de 
la  révolution  chinoise ,  et  songer  qu'elle  est  en  même  temps  une 
réaction  politique  contre  les  oppresseurs  et  agitateurs  étrangers  de 
toute  espèce,  et  que  dans  un  mouvement  de  masses  populaires»  encore 
grossières  et  ignorantes ,  les  excès  sont  presque  toujours  inévitables. 
Quoiqu'il  en  soit ,  il  faut  espérer  que  lorsque  ce  travail  de  fer- 
mentation révolutionnaire  sera  terminé ,  lorsque  ce  chaos  se  sera 
débrouillé ,  il  en  sortira  une  transformation  sociale  et  religieuse  des 
écoles  de  l'antique  Chine  «  dans  le  sens  catholique  et  que  par  cette 
théologie  chinoise  »  laquelle  est ,  à  la  fois,  en  parenté  avec  toutes  les 
théologies  anciennes  et  avec  les  théologies  modernes,  se  réalisera ,  à 
l'eitréme  Orient  •  le  trait  d'union  entre  les  théologies  de  l'antiquité 
et  celles  issues  de  la  prédication  évangélique. 


INTERMÈDE. 

Nous  avons  clôt  avec  les  systèmes  de  la  théologie  chinoise  »  qui  est 
à  la  fols  la  plus  antique  et  la  plus  moderne,  la  série  des  systèmes  théo- 
logiques qui  ne  sont  pas  en  filiation  directe  avec  la  révélation  évangé- 
lique et  qui  ne  sont  en  parenté  avec  elle  que  par  le  lien  qui  relie  entre 
elles  toutes  les  religions  du  globe ,  passées ,  présentes  et  futures , 
à  savoir  la  révélation  universelle  et  intégrale. 

Nous  avons  trouvé  dans  les  monuments  des  théologies  que  nous 
venons  d'esquisser  les  principes  fondamentaux  de  la  théologie  » 
le  monothéisme  ,  le  duo-théisme,  le  trinithéisme ,  le  polythéisme  et 
le  panthéisme ,  avec  leurs  rapports  réciproques  et  multiples.  Nous  y 
avons  trouvé  même  les  divers  dogmes  particuliers  qui  se  rattachent 
à  cet  immense  problème  de  l'union  du  fini  et  de  l'infini.  En  général . 
nous  y  avons  trouvé  l'ébauche  de  toutes  les  théories  et  doctrines 
métaphysiques  et  théologiques ,  qui  se  sont  produites  dans  le  monde 
moderne  ;  il  n'y  a  aucune  d'elles  qui  ne  retrouve  son  correspondant 
dans  la  théologie  antique  et  intermédiaire. 

Mais  ce  germe  doctrinal ,  ces  ébauches  théoriques ,  ces  principes 
théologiques  y  semblent  comme  imperceptibles  et  cachés  derrière  ie 
voile  de  l'abstraction ,  des  symboles ,  Ides  formules  vagues ,  des  in- 
cohérences ,  et  ne  sont  sondables ,  perceptibles  et  intelligibles  que 
pour  certains  esprits  d'élite.  Tek  qu'ils  se  produisent,  les  dogmes  de 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDBS  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT.  409 

ces  théologies  ne  peuvent  s'universaliser  et  se  vulgariser  ;  ils  ne 
peuvent  former,  même  par  leur  réunion  sériaire  »  le  dogme  universel 
et  intégral.  En  effet,  ce  qui  manque  essentiellement  aux  théologies 
que  nous  venons  d'esquisser,  c'est  l'universalité  et  l'intégralité.  Il  y  a 
des  lacunes  regrettables,  des  vides,  qui  laissent  Tintelligence  en 
suspens ,  des  obscurités  et  des  contradictions  nombreuses ,  non  seu- 
lement dans  chaque  théologie ,  prise  isolément ,  mais  encore  dans 
leur  réunion  en  corps  de  doctrines.  De  plus ,  leur  action  historique 
s'est  toujours  spécialement  concentrée  dans  certaines  régions  et  dans 
certaines  races.  Le  boudd'hisme ,  le  plus  universaliste ,  n'a  pas  dé- 
passé les  régions  et  races  de  l'Inde ,  de  l'Indo-Chin^  ,  de  la  Tartarie 
et  de  la  Chine.  Le  mahométisme»  déjà  imprégné  de  l'esprit  de  propa- 
gande universelle»  n'a  pourtant  eu  aucun  accès  auprès  des  peuples  qui 
échappaient  à  l'action  brutale  du  glaive. 

Ce  travail  théologique  de  l'antiquité  0)  est  donc  incomplet  et  défec- 
tueux dans  ses  résultats.  Il  faudra  que  ce  travail  soit  repris, et  conti- 
nué dans  tous  ses  détails  par  les  disciples  de  Celui  qui  a  prononcé  ces 
mémorables  paroles  :  AUez  et  enseignez  len  natwnt\  a6n  qu'il  acquière 
le  caractère  à  la  fois  universel  et  intégral. 

L'Evangile  de  Christ  marque  en  effet  une  ligne  de  démarcation  dans 
le  travail  d'élévation  de  l'édiBce  religieux.  L'esprit  évangélique  est 
cet  esprit  oniversel  et  intégral,  qui  contient  en  lui  ces  germes  de  tous 
les  dogmes  théologiques  ;  il  est  destiné  à  se  répandre  par  ces  germes 
jetés  aux  quatre  vents  du  monde  •  à  toutes  les  lattitudes ,  dans  tous 
les  terrains  ;  à  attirer ,  à  remuer  les  sucs  nourriciers  de  doctrines 
contenus  dans  les  sols  les  plus  divers  ;  à  produire  une  nouvelle  vé- 
gétation doctrinale ,  qui ,  tout  en  étant  appropriée  à  chaque  région  » 
soit  plus  harmonique ,  plus  synthétique  et  plus  appropriée  aux  be- 
soins universels  de  l'humanité. 

A  dater  de  la  prédication  de  l'Evangile,  a  du  commencer  un  travail 
d'intususception ,  de  ralliement ,  de  transformation ,  d'alBnité  ,  de 
concordance  et  de  réunion  sériaire  de  tous  les  éléments  doctrinaux , 
produits  dans  le  cours  des  siècles  et  dans  les  différentes  régions  du 
globe  terrestre. 

(0  Nous  Toalons  toujours  parler  de  cette  antiquité  dont  les  élémens  religieux 
sont  encore  vivante  an  sein  de  rbumanité  et  font  encore  partie  intégrante  de  809 
corps. 


Digitized  by  VjOOQIC 


410  REVUE  D'ALSACE. 

Ce  travail  présentera  trois  périodes  bien  distinctes. 

La  période  confuse ,  où  les  divers  éléments  doctrinaux  ont  été 
réunis  dans  ce  laboratoire  qui  s'appelle  la  théologie  de  VEglue  primi- 
tive ,  confusément ,  à  l'état  de  neutralité  vag^ue .  dans  une  sorte 
d'équilibre ,  sans  sortir  de  l'état  de  germes ,  peu  développés.  Néan- 
moins ,  dans  leur  faible  état  de  développement  par  les  écoles  ou  héré- 
sies de  FEglise  primitive,  l'on  aperçoit  déjà  la  destination  universelle 
et  intégrale  des  doctrines  cbrétienpes  dont  elles  sont  l'expression 
rudimentaire.  La  plupart  des  écoles  ou  hérésies  portent  plus  ou 
moins  t  le  cachet  ou  l'empreinte  des  rapports  du  christianisme 
avec  les  systèmes  théologiques  de  l'antiquité.  Ainsi  les  chrétiens 
judaïsans  étaient  une  transition  du  monothéisme  hébraïque  et  le 
germe  du  futur  arianisme.  Les  Gnostiques  portaient  plus  parti- 
culièrement l'expression  du  panthéisme  brahmanique ,  l'opposé  du 
monothéisme  hébraïque.  Les  Manichéens  avaient  un  rapport  intime 
avec  le  mazdéisme.  La  doctrine  d'Origène  et  de  son  école  se  rapproche 
du  boudd'hisme  ;  Cerynthe ,  Sabellius  et  Arius  reproduisent  d'une 
manière  plus  caractéristique  le  monothéisme  hébraïque;  l'école 
d'Alexandrie ,  s'il  n'est  pas  prouvé  qu'elle  ait  eu  des  rapports  avec 
l'éclectisme  chinois,  puisque  sa  parenté  directe  avec  le  platonisme  est 
seulement  en  évidence ,  peut  être  consid^e  du  moins  comme  on 
écho  mystérieux  de  ce  vaste  syncrétisme  de  la  théologie  chinoise  ; 
car  il  existe  des  rapports  intimes  avec  certaines  parties  essentielles 
de  la  théologie  chinoise  et  les  doctrines  de  l'école  d'Alexandrie.  Nous 
pourrions  démontrer  les  mêmes  rapports  variés  dans  les  doctrines 
des  Pères  de  l'Eglise  primitive. 

La  période  qui  a  suivi  celle-là,  période  dans  laquelle  se  trouve  encore 
la  société  chrétienne»  est  celle  qui  a  commencé  après  le  concile  deNicée 
Dans  cette  période ,  que  nous  appuierons  tUffuse ,  les  divers  germes 
doctrinaux  issus  de  l'Evangile  se  sont  successivement  développés , 
mais  en  tendant  plutôt  à  se  spéci6er,  à  s'isoler,  qu'à'  se  grouper»  se 
classer,  se  coordonner  en  séries ,  ne  produisant  à  raison  de  cela  que 
des  synthèses  incomplètes,  et  aboutissant,  en  dernier  lieu,  à  ce  pèle- 
mêle  des  doctrines  multiples  et  diverses,  qui  constitue  l'état  actuel 
de  l'humanité. 

Quel  est  en  effet  aujourd'hui  le  spectacle  des  théologies  issues  de 
la  prédication  évangélique  depuis  le  concile  de  Nicée  au  4<°*  siècle  de 
l'Eglise? 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES  SUR  LES  RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT.  U  1 

Divers  corps  de  doctrines  se  développent ,  côte  à  côte ,  sans  lien 
de  solidarité  visible.^  Et  pourtant  »  en  regardant  de  près ,  l'on  verra 
que  l'œuvre  d'assimilation  d'intususception ,  d'afiBnité,  si  elle  ne 
se  Tait  plus  d'une  manière  confuse  comme  par  les  écoles  de  l'Eglise 
primitive ,  n'en  continue  pas  moins ,  mais  d'une  manière  diffuse  » 
dans  chacun  des  systèmes  théologiques  qui  se  sont  produits  depuis 
le  concile  de  Nicée. 

Nous  voyons  en  effet  l'arianisme  avec  son  dérivé  le  semi-arianisme 
renouer  l'anneau  du  monothéisme  hébraïque  ;  or  l'arianisme ,  sans 
compter  le  mahométisme,-  qui  en  est  l'expression  la  plus  virtuelle  , 
mais  qui  forme  une  théologie  sut  generis ,  possède  encore  ses  repré- 
sentants sur  la  terre  orientale.  A  l'autre  extrémité  de  la  chaîne  théo- 
logique, nous  voyons  le  nestorionisme  avec  ses  dérivés,  monophysites, 
moDOthélites ,  qui  possèdent,  tous,  leurs  représentants  modernes 
dans  la  même  région ,  renouer  l'anneau  du  panthéisme  brahmanique 
et  boudd'histe.  Nous  voyons  enfin  le  catholicisme  renouer  les  anneaux 
intermédiaires  de  synthèse  universelle ,  si  bien  commencée  par  les 
théologies  mazdéenne  et  chinoise. 

Mais  le  catholicisme  oriental  se  divise  lui-même  ensuite  en  trois 
branches  distinctes,  quoiqu'ayant  toutes  trois  pour  lien  fonda- 
mental et  commun  la  doctrine  théologique  élaborée  par  les  sept  con- 
ciles, à  partir  de,  et  y  compris,  celui  de  Nicée.  Ce  sont  le  catholicisme 
grec»  dont  l'expression  la  plus  virtuelle  est  le  catholicisme  gréco- 
russe  ;  le  catholicisme  romain  qui  est  une  continuation  du  catholi- 
cisme oriental,  et  le  catholicisme  de  la  Réforme,  qui  est  aussi  issu  du 
catholicisme  oriental,  quoiqu'il  semble  au  prime  abord  n'avoir  qu'une 
origine  occidentale,  (f).  Nous  appellerons  ce  dernier,  catholicisme  du 
Nouveao-Monde ,  où  il  a  son  siège  principal. 

Or  ces  trois  catbolicismes ,  avec  les  rameaux  nombreux  qui  en  sont 
issus,  quoique  se  concentrant  chacun  sur  un  siège  régionnaire  distinct, 
possèdent  néanmoins  actuellement  leurs  nombreux  représentants 
dans  ce  vaste  Orient ,  où  ils  sont  nés  et  où  ils  se  disputent  l'empire 
des  âmes.  De  sorte  qu'on  peut  dire  avec  raison  que  l'Orient ,  qui  a 
été  le  berceau  mystique  de  toutes  les  religions  du  globe ,  est  aujour- 
d'hui rimmense  caravansérail ,  où  louus  se  rencontrent  dans  leur 

(*)  Nous  démontrerons  cela  dans  les  élades  que  nous  publierons  sur  les  doctrines 
oomptrées  de  la  Réforme. 


Digitized  by  VjOOQIC 


412  REVUE  D'ALSACE. 

pérégrination  séculaire  et  universelle ,  pour  y  réparer  leurs  forces 
épuisées ,  et  s'y  donner  mutuellemi'nt  le  baiser  de  paix.  C'est  un  pri- 
lége  que  ne  possède  aucune  partie  du  globe  terrestre. 

C'est  donc  l'Orient  qui  est  destiné  à  devenir  le  théâtre  de  ce  vaste 
travail  de  conciliation  »  '  de  concordance .  de  synthèse  des  religions 
existantes,  travail  qui  sera  la  tâche  de  la  troisième  période  »  de  la 
période  harmonique  ou  vnUgrale  »  qui  est  devant  nous.  Cette  période 
est  celle  oii  les  diverses  doctrines  religieuses ,  arrivées  à  un  état  de 
maturité  »  devront  se  justà-poser,  se  classer,  se  réunir  en  série  uni- 
verselle et  intégrale  »  travail  immense  qui  demandera  la  réunion  de 
conciles  plus  nombreux  et  plus  universels  que  ceux  du  passé  ;  car,  dans 
ce  travail,  l'unité  et  la  variété  doivent  se  marier,  l'hypothèse,  rompue 
par  l'analyse ,  doit  faire  place  à  la  synthèse ,  et  la  syndoxie  doit 
concilier  l'orthodoxie  et  l'hétérodoxie. 

Mais  laissons-li  ces  considérations  théoriques  sur  l'avenir  religieux 
du  monde  et  revenons  au  présent ,  c'est-à-dire ,  à  l'étude  comparée 
de  celles  des  religions  de  l'Orient  que  nous  n'avons  pas  encore  exa- 
minées, et  qui  sont,  comme  nous  l'avons  dit,  les  religions  issues 
directement  de  la  prédication  évangélique. 

Nous  entrons  là  sur  un  terrain  battu  et  rebattu.  Âusssi  le  lecteur 
nous  dispensera-t-il  de  lui  présenter  une  analyse  de  chacune  de  ces  théo- 
logies. Nous  nous  contenterons  seulement  de  signaler  leur  état  actuel 
en  Orient  et  de  faire  ressortir  par  des  traits  rapides  leurs  rapports , 
leurs  affinités ,  leur  parenté  avec  les  systèmes  théologiques  que  nous 
venons  d'analyser,  et  comment  chacune  d'elles  développe  plus  ou 
moins  les  principes  fondamentaux  de  la  théologie. 

A.  GiLLIOT. 


(Lœ  iwU  à  la  prochaine  liwaisan). 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES 

DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE. 

9UUe  (*). 

m. 

Les  genres  élégiaque  et  iambique  nous  ont  retenus  Jusqu'ici  au 
milieu  des  populations  de  race  ionienne  ;  le  genre  lyrique  va  nous 
ramener  cbez  les  Doriens  et  les  Eoliens.  Il  ne  faut  pas  nous  attendre 
à  trouver,  dans  ce  champ  que  nous  allons  explorer,  des  matériaux 
nombreux  pour  le  sujet  qui  nous  occupe ,  parce  que  les  poètes  qui 
s'y  sont  le  plus  distingués ,  et  dont  nous  ne  possédons  que  des  frag- 
ments plus  ou  moins  tronqués  et  mutilés»  paraissent  s'être  fort  peu 
occupés  de  la  femme.  Et  cela  n'a  rien  d'étonnant  surtout  pour  ce  qui 
concerne  les  chœurs ,  dont  le  caractère  était  essentiellement  religieux, 
et  quit  comme  partie  intégrante  du  culte,  durent  conserver  un  ca- 
ractère  bien  prononcé  de  gravité  et  d'austérité  ;  peu  importait  qu'il 
fussent  chantés  par  déjeunes  garçons  ou  par  déjeunes  filles.  Quelques 
poètes  seulement ,  qui  inclinaient  davantage  vers  la  lyrique  subjective, 
composèrent  sur  un  ton  un  peu  moins  sévère  les  chants  qui  devaient 
être  mis  dans  la  bouche  des  jeunes  filles  ;  c'est  ainsi  qu'AIcman  leur 
fait  dire  :  c  Père  céleste ,  fais  en  sorte  qu'il  devienne  notre  époux  t  et 
que  dans  une  autre  occasion ,  il  leur  prête  ces  paroles  tout  aussi 
naïves  :  t  nous  autres  jeunes  filles ,  toutes  tant  que  nous  sommes , 
c  nous  louons  le  joueur  de  cithare.  > 

Les  cérémonies  religieuse  constituaient  un  des  principaux  éléments 
de  la  nationalité  dorienne  ;  c'étaient  de  véritables  fêtes  populaires , 
où  personne  ne  restait  inaclif,  mais  où  tous,  au  contraire,  avaient 
leur  place  marquée  dans  les  chœurs  destinés  à  en  rehausser  l'éclat. 

{*)  Voir  les  livraisons  de  février  el  août ,  pages  49  et  565. 


Digitized  by  VjOOQIC 


444  RBTUB  D*ALSACX. 

Aussi ,  ces  chants  lyriques ,  auxquels  se  mélaieut  les  accents  mélo- 
dieux de  la  flûte  et  de  la  cithare ,  et  qui  étaieut  accompagnés  de 
danses  exécutées  par  des  individus  des  deux  sexes  et  de  tout  âge , 
étaient  en  quelque  sorte  la  poésie  nationale  des  Spartiates,  de  ce 
peuple  généreux  qui .  même  au  milieu  des  angoisses  d'une  guerre 
désespérée,  n'avait  pas  laissé  de  prêter  une  oreille  attentive  aux 
accents  de  chantres  inspirés.  Âlcman  fut  pendant  de  longues  années 
leur  poète  offldei  ;  né  à  Sardes ,  dans  une  condition  servile  »  il  avait 
fini  par  obtenir  le  droit  de  cité  à  Sparte ,  qui  jouissait  alors  d'une  paix 
profonde  et  n'avait  autour  d'elle  que  des  nations  soumises  ou  des 
alliés  complaisants,  c  Ce  n'est,  disait-il  en  parlant  de  lui-même,  ni  un 
c  homme  sauvage ,  ni  un  misérable  •  ni  un  homme  sorti  d'une  race 
€  inepte,  un  Thessalien.  un  Erysichéen ,  un  prêtre  de  Calydon,  mais 
c  un  enfant  de  Sardes  la  puissante.  >  Jusqu'à  lui  le  dialecte  dorîen 
avait  été  négligé ,  même  des  poètes  qui  chantaient  à  Sparte ,  comme 
trop  rude  et  trop  grossier,  et  comme  peu  propre  à  la  culture  littéraire. 
Alcman  l'assouplit .  lui  donna  de  l'aisance  et  de  la  grâce ,  et  le  mit  à 
même  de  se  mesurer  avec  ses  atnés ,  llonien  et  TEolien.  Il  se  servit 
de  ce  dialecte  avec  un  succès  tel  que  ses  rudes  intonations  ne  nui* 
saient  en  rien  à  la  douceur  de  ses  chants  ;  c  il  sut ,  a-t-on  dit ,  allier  la 
c  lyre  dorienne  aux  chants  de  la  Lydie.  >  Ses  odes ,  la  plupart  du 
moins ,  étaient  destinées  à  être  chantées  par  des  chœurs  de  jeunes 
filles ,  dç  là  le  nom  de  Parthénies ,  sous  lequel  elles  sont  fréquemment 
désignées.  Il  en  composait  la  musique  en  même  temps  que  lés  paroles, 
et  c'est  lui  encore  qui  en  dirigeait  et  assurait  l'exécution.  La  musique, 
disons-le  en  passant ,  n'éuit  pas  chez  les  Grecs  un  art  distinct;  tou- 
jours unie  à  la  poésie ,  à  la  danse  et  au  drame ,  elle  devait  sa  puis- 
sance à  cet  accord  mutuel  non  moins  qu'à  la  constitution  tout  entière 
de  la  civilisation  contemporaine.  La  poésie  des  Grecs ,  remontant  à 
sa  source,  se  rapprocha  bientôt  de  la  musique;  la  tragédie  elle-même, 
dans  sa  magnificence ,  commença  par  le  chœur.  Le  plus  souvent ,  la 
mélodie  des  instruments  et  du  chant  se  mêlait  à  la  comédie ,  aux 
cérémonies  publiques ,  aux  expéditions  guerrières ,  à  la  joie  des  fêtes 
domestiques ,  et  l'on  comptait  peu  de  jeux  qui  ne  fussent  pas  animés 
par  la  danse. 

Nous  trouvons  une  preuve  certaine  des  relations  affectueuses  et 
touchantes,  qui  existaient  entre  le  vieux  maître  et  ses  jeunes  élèves, 
dont  la  troupe  charmante  se  renouvelait  sans  cesse ,  dans  l'admirable 


Digitizecfby  Google 


LB8  FEMMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  415 

fragment ,  où  il  se  souhaite  à  lui-même  le  sort  du  Kérylus  :  c  Vierges 
c  à  la  voix  harmonieuse,  aux  sacrés  accents ,  mes  membres  ne  peuvent 
c  plus  me  porter.  Ah  !  que  nesuis-jeun  Kérylus,  s'envolant  en  pleine 
c  sécurité  sur  Taile  des  alcyons  par-dessus  les  vagues  écumantes . 
•  oiseau  au  plumage  empourpré,  au  cœur  exempt  de  soucis,  et  pré- 
t  disant  rapproche  du  printemps  !  »  (^)  Le  poète  espère  donc  que , 
grâce  à  leur  assistance  si  dévouée  et  si  affectueuse ,  il  lui  sera  donné 
de  diriger  leurs  chœurs  pendant  quelques  années  encore.  Parmi  ces 
jeunes  filles,  il  y  en  avait  une  entre  toutes ,  qui  lui  avait  inspiré  un 
attachement  profond,  c'était  c  la  blonde  Hégalostrate,  heureuse  entre 
les  jeunes  vierges,  •  ainsi  qu'il  l'appelle,  et  qui  était  en  même  temps 
animée  du  souffle  poétique.  Il  s'en  trouvait  sans  doute  dans  le  nombre 
plusieurs  autres  encore,  qui  ayant  reçu  comme  elle  c  le  don  des 
Muses ,  1  étaient  également  capables  de  prêter  un  concours  actif  à 
leur  mattre  bien-aimé.  Hais  leurs  noms ,  comme  ceux  des  poètes , 
leurs  rivaux ,  se  sont  perdus  pour  toujours  ;  leur  ambition  sans  doute 
consistait  uniquement  à  chanter  pour  leur  nation  et  leurs  compatriotes. 

Stésichore ,  qui  modifia  considérablement  la  structure  du  chiœur 
en  rompant  l'alternance  monotone  de  la  strophe  et  de  l'antistrophe 
par  l'introduction  de  l'épode ,  qui  se  chantait  au  repos ,  n'écrivit 
jamais  pour  peindre  des  sentiments  personnels,  ni  pour  raconter  des 
événements  de  sa  vie.  Il  préférait  les  thèmes  anciens  à  des  sujets 
plus  récents  ou  empruntés  à  la  vie  réelle ,  et  qui  sans  doute ,  ne  lui 
auraient  pas  fait  défaut.  Les  poèmes  erotiques  qu'on  lui  attribue,  tels 
que  Nalyké ,  Rhadina  et  Daphnis ,  sont  des  histoires  de  jeunes  filles 
mortes  depuis  longtemps,  et  victimes  infortunées  d'un  ravisseur 
odieux  ou  de  quelque  tyran  jaloux.  Dans  la  première  de  ces  compo- 

{*)  Les  Alcyons,  doD^  le  mftle  était  appelé  ches  les  Grecs  KipvXéf,  et  la  femelle 
ixnimi  étaient ,  selon  la  croyance  populaire ,  tout  spécialement  favorisés  des 
dieux.  On  disait  que  pendant  tout  le  temps  qu'ils  s'accouplaient ,  construisaient 
leurs  nids  et  couvaient  leurs  œufs ,  le  vent  et  les  vagues  se  taisaient ,  et  que  le 
ciel ,  éclairé  par  un  soleil  radieux  ,  conservait  son  J^el  éclat  azuré.  C'étaient  autant 
de  jours  heureux  pour  les  navigateurs.  Du  reste ,  ces  oiseaux  étalent  dignes  de 
cette  fiiveur  céleste  à  cause  de  leur  fidélité  conjugale  et  de  leur  touchant  amour. 
Lorsque  le  mâle,  devenu  vieux  et  infirme ,  n'était  plus  capable  de  se  soutenir 
sans  appui  dans  les  airs ,  la  femelle  le  prenait  sur  ses  ailes  et  le  transportait  ainsi 
dans  l'espace. 


Digitized  by  VjOOQIC 


116  RBrUB  D'AL8ACB. 

skions,  Stésichore  dépeint  Tamour  malheareux  de  Kalyké  pourEua- 
tbos  ;  la  jeune  fille  supplie  Aphrodite  de  lui  donner  pour  époux  Pobjet 
de  sa  passion ,  mais  Euathos  la  dédaigne  ,  et,  dans  son  despoir,  elle 
se  précipite  du  haut  du  promontoire  de  Leucade.  Dans  Rhadina ,  il 
chante  les  malheurs  des  deux  jeunes  amants ,  Léontichos  et  Rhadina, 
qui'  furent  mis  à  mort  par  ordre  du  tyran  de  Corinthe.  Platon ,  dans 
un  de  ses  dialogues  (Phèdre),  raconte  que  ce  poète  devint  tout-à-coup 
aveugle ,  pour  avoir  composé  un  poème ,  où  il  n'avait  pas  respecté  la 
vertu  d'Hélène.  Averti  par  un  songe,  il  reconnut  sa  faute  et  dicta 
aussitôt  ces  vers  :  c  non ,  ce  récit  n'est  pas  vrai  ;  non ,  tu  n'es  point 
montée  sur  les  vaisseaux  au  tillac  solide  ;  et  tu  n'es  point  allée  à 
Troie.  »  Cette  palinodie  faite ,  le  poète  blasphémateur  recouvra  au 
même  instant  la  vue. 

On  s'accorde  également  à  ranger  parmi  les  poètes  qui  ont  chanté 
l'amour  Ibycus ,  qui  composa  à  la  cour  de  Polycrate  des  poésies  ero- 
tiques, que  les  Anciens  plaçaient  au-dessus  des  ouvrages  plus  étendus» 
et  qui  révèlent  des  passions  vives  et  fougueuses,  c  Moi ,  à  qui  l'amour 
c  ne  laisse  point  de  trêve ,  que  Borée  tourmeote  de  sa  fougue  éter- 
c  nelle ,  lorsque ,  envoyé  par  Vénus ,  il  dessèche  cruellement  les 
c  cœurs  des  Traces  et  le  mien ,  je  meurs ,  sans  pouvoir  contenter 
c  mon  ardeur  auprès  de  la  vierge  aimable ,  objet  de  mes  désirs.  >  Il 
dépeint  surtout  le  feu  qui  le  consume  dans  les  airs  suivants  :  c  Au 
c  priiuemps  •  les  cognassiers  fleurissent ,  arrosés  par  les  filets  d'eau 
c  que  versent  les  rivières  dans  le  jardin  sacré  des  vierges  ;  les  grappes 
c  de  la  vigne  poussent  et  grossissent,  abritées  par  les  pampres  touffus, 
c  Quant  à  moi ,  l'amour  en  aucune  saison  ne  me  laisse  en  repos  ; 
c  semblable  à  l'ouragan  de  Thrace ,  chargé  d'éclairs  brûlants  •  il 
c  s'élance  d'auprès  la  déesse  de  Chypre,  saisi  d'un  transport  Airieux, 
c  il  m'assaille  à  l'improviste  ;  il  s'acharne  à  m'arracher  le  cœur  du 
c  fond  de  ma  poitrine.  »  Il  y  a  toutefois  de  la  grâce ,  plutôt  que  delà 
passion  dans  le  portrait  qu'il  trace  d'un  jeune  homme  :  c  Euryllus , 
«.rejeton  des  douces  grâces,  souci  des  jeunes  filles  à  la  belle  cheve- 
c  lure .  Cyprès  et  la  persuasion  aux  aimables  regards  l'ont  nourri 
«  parmi  les  roses.  > 

Cependant  Ibycus ,  de  même  qu'Anacréon  et  Pindare  s'est  attaché 
plus  particulièrement  à  célébrer  la  beauté  masculine. 

Quant  à  Anacréon ,  il  faut  sans  doute  ranger  parmi  les  inventions 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DANS  LA  POÉSTE  GRE(^Q(JE.  41? 

âtis  grammairiens  son  amour  pour  Sapbo  et  beaucoup  d'autres  fables 
qui  lui  ont  attiré  son  renom  d'immoralité. 

On  pourrait  croire ,  au  premier  abord  .  que  la  femme  ne  dut  point 
trouver  de  place  dans  les  chants  graves  et  sérieux  ou  Pindare ,  ce 
poète  resté  6dèle  aux  vieilles  traditions ,  a  chanté  les  athlètes  vain- 
queurs aux  jeux  publics  de  la  Grèce  ;  et  même  ,  si  nous  devions  nous 
en  rapporter  aux  renseignements  fournis  par  Âthènée ,  (Xlll) ,  sub- 
jugué moins  que  d'autres  par  l'amour  pour  la  femme  »  ils  se  serait 
plutôt  passionné  pour  de  jeunes  garçons ,  pour  un  Théoxène ,  par 
exemple ,  un  Âgathon  et  d'autres.  Mais  Pindare  n'eut  pas  été  poète , 
s'il  était  resté  insensible  aux  attraits  de  l'amonr.  Il  conçoit  encore  la 
femme  à  la  manière  d'Homère  •  qui  parle  toujours  d'elle ,  et  même 
de  ses  fautes ,  avec  égards  et  blenvieillance ,  qui  s'indigne ,  par 
exemple,  contre  l'assassinat  commis  par  Clytemnestre  sur  la  personne 
de  son  époux,  uniquement  parce  que  les  suites  de  ce  forfait  réjailliront 
sur  toutes  les  femmes ,  et  qu'on  leur  imputera  à  jamais  cette  action 
criminelle  (Od.  XU ,  455).  Lorsque  Pindare  décrit  les  amours  des 
dieux  et  des  mortelles ,  il  relève  ces  dernières,  au  lieu  de  les  sacri- 
fier, et  nous  le  voyons  même  colorer  de  nuances  chastes  et  gracieuses 
certaines  histoires  assez  scandaleuses.  Partout  où  il  parle  des  femmes, 
il  le  hM  avec  décence^  avec  respect;  il  y  a  même  une  teinte  toute 
homérique  dans  le  portrait  qu'il  trace  des  jeunes  Cyrénéennes,  assis- 
tant aux  luttes  solennelles ,  qui  doivent  rehausser  l'éclat  de  leurs 
fêtes  religieuses,  et  désirant,  chacune  à  part  soi,  d'avoir  pour 
époux  ou  pour  fils  le  brillant  vainqueur  Télésicrate  (Pyth.  IX ,  100.) 

Mais  si  Pindare  a  payé ,  comme  tant  d'autres  poètes ,  son  tribut  à 
l'amour,  il  faut  dire  qu'il  parait  ne  s'y  être  livré  qu'avec  mesure,  et  qu'il 
recommande  en  toute  occasion  à  ses  amis  d'observer  la  même  modé- 
ration, c  Tu  peux  aimer  et  te  livrer  aux  plaisirs  de  l'amour  en  temps 
€  opportun  ;  mais  prends  garde  que  ton  cœur  s'y  attache  outre  me- 
t  sure.  »  Parmi  les  chansons  bachiques^  il  en  est  une  où  il  s'occupe 
des  courtisanes  ;  son  ton  n'a  plus  rien  de  la  gravité  dorienne  ;  il  se 
montre  à  nous  avec  un  air  d'enjouement  gracieux ,  et  qu'on  cherche- 
rait en  vain  dans  ses  odes  triomphales ,  et  qui  n'exclut  ni  les  regrets 
mélancoliques ,  ni  même  une  légère  pointe  d'ironie.  On  dirait  qu'il 
se  soavient  d'Anacréon  et  de  son  éternel  sourire. 

Nous  n'avons  d'un  contemporain  de  Pindare,  plus  jeune  que  lui, 
Simonide  de  Céos ,  qui  passait  pour  un  maître  dans  l'élégie  plaintive 

2*Séri6.  — 8*  Aimés.  27 


Digitized  by  VjOOQIC 


U6  RfiVOB  D'AUiCB. 

(Cea  neniâ,  cea  cameoa,  Aor),  qa'un  seul  chant,  où  l'amour  maternel 
brille  d'une  beauté  inimitable.  Danaé  »  exposée  sur  la  mer  par  son 
père  Acrisius ,  dans  un  coffre  artistemeot  façonné  ,  avec  Perse  son 
fils  nouveau-né ,  voit  avec  terreur  les  vagues  se  briser  contre  son 
étroite  prison;  les  joues  baignées  de  larmes,  et  saisie  de  frayeur, 
elle  serre  son  enfant  dans  ses  bras  et  s'écrie  :  c  0  mon  enfant,  quelles 
c  souffrances  j'endure.  Mais  toi,  tu  n'entends  rien  ;  tu  goûtes  un  som- 
c  meil  paisible  dans  cette  triste  demeure,  dans  cette  nuit  sans 
c  lumière ,  au  milieu  de  ces  épaisses  ténèbres.  Peu  l'importe  que  tes 
f  cheveux  se  raidissent  au  contact  des  vagues  «  que  le  vent  résonne  à 
c  ton  oreille.  Tu  reposes,  enveloppé  dans  ta  couverture  de  pourpre , 
c  visage  de  beauté  !  Si  l'horreur  de  ta  situation  te  causait  quelque 
c  effroi ,  tu  prêterais  l'oreille  à  mes  plaintes  amères.  Repose  donc  en 
c  paix ,  mon  doux  enfant  !  Puisse  aussi  s'endormir  et  l'élément  per- 
c  fide  et  ma  douleur  qui  n'a  point  de  bornes  !  Jupiter,  notre  Père , 
I  viens-nous  en  aide!  Pardonne-moi  cette  prière,  peut-être  trop 
c  hardie ,  pardonne  pour  l'amour  de  mon  enfant  !  > 

Simonide  a  chanté ,  en  outre ,  dans  ses  inscriptions  tumulaires,  les 
femmes  héroïques  de  son  temps;  Archidicée «  fille  d'Hippias ,  qui , 
quoique  sœur,  épouse  et  mère  de  dynastes  puissants ,  ne  se  montra 
jamais  orgueilleuse ,  ni  arrogante  ;  Xantippe ,  de  la  famille  de  Pé* 
riandre^  l'épouse  célèbre  d'Archénaute ,  et  d'autres  encore.  Selon  ce 
poète ,  un  jeune  homme  et  une  jeune  fille  sont  vraiment  à  plaindre, 
lorsque  la  mort  les  atteint  avant  qu'ils  aient  goûté  les  douceurs  de 
l'hymen. 

Parmi  les  poètes  lyriques  proprement  dits ,  tels  que  l'Eolie  lesr  a 
produits ,  Alcée  prend  une  part  trop  vive  aux  destinées  politiques 
de  Lesbos ,  sa  patrie  ;  il  est  trop  homme  de  parti ,  pour  se  recueillir 
d'une  manière  suffisante  et  trouver  le  temps  de  ^chanter  l'amour. 
Après  les  intérêts  de  la  religion  et  de  la  politique,  ce  sont  les  joies  de 
l'amitié  et  les  plaisirs  de  la  société  qui  l'occupent  le  plus  ;  toutefois , 
l'amour  a  dû  tenir  aussi  une  certaine  place  dans  son  existence ,  et  il 
est  à  regretter  que  les  poésies  erotiques  qu'on  lui  attribue  et  qu'Ho- 
race a  sans  doute  imitées  en  plus  d'un  endroit,  ne  soient  pas  venues 
jusqu'à  nous.  Ce  qu'il  importerait  surtout  de  counattre ,  ce  sont  les 
vers  qu'il  adressait  à  Sappho,  et  dont  quelques  uns  subsistent  encore. 
Il  lui  fait  cette  déclaration  d'amour  avec  tout  l'embarras  d'un  cœur 
vivement  épris:   c  Charte  Sappho ,  au  doux  sourire ,  toi  dont  les 


Digitized  by  VjOOQIC 


tfSS  FEMMES  BANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  419 

t  boucles  sont  autant  de  violettes ,  J'aurais  quelque  chose  à  te  dire , 
t  mais  la  honte  me  retient.  >  On  connaît  la  réponse  de  la  femme-poète, 
où  se  trouvent  ili  la  fois  la  grâce  et  la  dignité  naturelle  de  l'esprit  hel- 
lénique :  c  si  tu  avais  des  désirs  nobles  et  généreux  ,  et  que  des  pa- 
c  rôles  mauvaises  ne  fussent  pas  sur  ta  langue,  aucune  honte  ne  voile« 
f  rait  ton  regard  ,  mais  tu  dirais  hardiment  ce  qui  est  bien.  > 

Nous  voici  arrivés  à  Sappho»  cette  femme-poète  qui  paraît  résumer 
dans  sa  personne  tout  ce  que  l'antiquité  à  témoigné  d'intérêt  à  la 
femme.  Avant  d'exprimer  notre  opinion  sur  son  compte,  noua 
croyons  devoir  jeter  préalablement  un  coup  d'œil  sur  la  condition  des 
femmes  chez  les  différentes  races  de  la  nation  hellénique  ;  cet  examen 
du  reste ,  ne  sera  pas  sans  utilité  pour  le  sujet  qui  nous  occupe. 

Les  Ioniens  ont  passé  de  tout  temps ,  parmi  les  Grecs ,  pour  les 
représentants  du  mouvement,  du  progrès  ;  chaque  conquête  nouvelle» 
qu'ils  la  dussent  aux  armes  ou  ù  ta  navigation ,  n'était  en  quelque 
sorte  pour  eux  qu'une  occasion  nouvelle  de  se  procurer  une  somme 
plus  grande  de  bien-être ,  d'arriver  à  une  phase  plus  élevée  de  leur 
développement  intellectuel  et  social.  Leur  vie  se  passait,  en  grande 
partie ,  sous  les  yeux  de  tous ,  et ,  dans  cette  vie  commune ,  la  part 
de  l'homme  était  prépondérante.  C'est  d'eux ,  on  peut  le  dire ,  et  prin- 
cipalement des  Ioniens  de  l'Asie ,  que  provint  cette  habitude ,  de 
plus  en  plus  générale  chez  les  Grecs ,  de  retenir  la  femme  dans  son 
état  de  dépendance  et  d'infériorité,  qui  ressemblait  même  au  servage 
au  moment  où  l'influence  romaine  commença  à  se  faire  sentir.  Deux 
causes  peuvent  avoir  contribué  plus  que  d'autres  à  faire  pénétrer 
dans  les  mœurs  cette  habitude,  qui ,  du  reste,  n'était  pas  commune  à 
tontes  les  branches  de  la  grande  famille  hellénique;  ce  fut  d'abord  la 
nécessité ,  où  se  trouvèrent  les  émigrés  ioniens  de  s'unir  avec  les 
femmes  des  Carions ,  leurs  nouveaux  tributaires  ,  peu  favorablement 
disposées  à  leur  égard  ;  ce  fut  ensuite  leur  contact  de  chaque  jour 
avec  les  Lydiens ,  puis  avec  les  Perses ,  chez  lesquels  ils  retrouvaient 
la  polygamie  et  tout  le  système  oriental  du  harem.  Hâtons-nous  de 
dire  toutefois  que  ce  système  contre  nature  fut  loin  de  prévaloir  par- 
mi eux  •  et  qu'il  est  fort  probable  que  la  déchéance  de  la  femme  ne 
s'accomplit  que  plus  tard  par  suits  de  la  domination  exercée  par 
les  Perses.  Du  moins  dans  l'hymne  d'Homère  à  Apollon  (v.  146-164), 
il  n'est  nullement  question  d'un  pareil  état  de  choses;  nous  voyons  , 
au  contraire,  les  jeunes  filles  célébrant  les  hauts  faits  des  héroïnes 


Digitized  by  VjOOQIC 


4M  RBTUE  D'aLSAO. 

aussi  bien  que  ceux  des  héros ,  et ,  à  cdté  des  femmes  faisant  parâo 
du  ciiœur,  il  y  en  a  encore  d'autres,  des  mères  de  famille  et  de  jeunes 
fillest  qui  assistent  avec  le  reste  du  public  à  ces  cérémonies  religieuses.^ 
Cependant  il  ne  pouvait  être  question  de  femmes-poètes  chez  les 
Ioniens.  En  effet ,  ce  peuple  qui  revendique  à  juste  titre  rinvention 
de  l'épopée  homérique ,  a  été  aussi  le  premier  qui  fit  entrer  dans  le 
domaine  de  la  poésie ,  non  plus  exclusivement  les  faits  et  gestes  des 
dieux  et  des  héros ,  mais  encore  les  événements  de  la  vie  réelle,  heur 
el  malheur  •  joies  et  peines  ;  la  réflexion  s'empara  peu  à  peu  de  ee 
champ  réservé  jusqu'alors  aux  élans  du  cœur  et  à  TexpressioD  des 
sentiments.  '  De  là  les  genres  élégiaque  el  iambique ,  dont  le  ton 
et  le  langage  se  rapprochent  davantage  de  ceux  de  la  vie  réelle , 
mais  que  les  femmes  ne  purent  aborder  pour  une  raison  fort 
simple ,  c'est  que  la  plupart  de  leurs  productions  renfermaient  des 
attaques  dirigées  contre  elles.  Mais ,  dans  ces  productions  elles* 
mêmes ,  dans  le  pamphlet  de  Simonide  d'Amorgos ,  par  exemple  «  on 
ne  découvre  aucune  trace  d'oppression  ou  de  mauvais  trakemenis , 
exercés  conti'e  les  femmes ,  et  même  les  critiques  dont  elles  y  sont 
l'objet ,  si  rudes  et  acerbes  qu'elles  soient ,  sembleraient  plutôt  dire 
une  preuve  du  contraire.  En  effet ,  si  les  femmes  ioniennes  avaient 
été  réduites  à  une  condition  aussi  misérable ,  il  serait  fort  difficile  de 
s'expliquer  comment  elles  auraient  pu  •  par  leur  manière  d'agir , 
empoisonner  l'existence  do  leurs  maris.  Nous  ne  sacliions  pas  qu'on 
ait  jamais  écrit  des  satyres  contre  des  esclaves.  Hâtons-nous  d'sgouter 
toutefois  que  dans  la  suite  des  temps ,  chez  ces  peuples  de  race 
ionienne ,  et  en  particulier  chez  les  Athéniens  »  la  condition  de  la 
femme  fut  bien  différente  de  ce  qu'elle  avait  été  d'abord.  Confiaée 
dans  la  partie  la  moins  accessible  de  la  maison ,  exclue  de  toute  par- 
ticipation aux  travaux  de  l'esprit  »  condamnée  par  des  époux  jaloux 
ott  indifférents  à  n'exercer  son  intelligence  que  dans  le  cercle  des 
occupations  domestiques  »  la  femme  de  l'Aitique  n'avait  presque  plus 
rien  de  cette  naïveté  d'allures  et  de  cette  aimable  liberté ,  dont  telle 
héroïne  d'Homère ,  Nausikaa ,  par  exemple,  nous  offre  la  charmante 
image.  Aux  courtisanes  seules ,  à  une  Aspasie ,  à  une  Lais  et  à  leurs 
émules ,  on  permettait  de  tout  dire  et  de  tout  faire ,  de  se  mêler  des 
plus  grandes  choses ,  de  parler  politique  et  de  tenir  bureau  d'esprit. 
Une  femme-poète,  comme  Sappho,  disputant  hardiment  aox  hommes 
sa  place  parmi  les  privilégiés  de  la  Muse»  initiant  le  public  à  ses 


Digitized  by  VjOOQIC  . 


LES  FEMMES  DANS  LA  POfelE  GRECQUE.  AU 

pensées  intimes»  lui  contant  ses  amours  et  cherchant  à  lui  faire  par-* 
tager  ses  affections  et  ses  haines»  une  telle  Temme  ne  pourrait  être 
«nx  yeux  d'un  Athénien  qu'une  impudique,  trafiquant  de  son  honneur 
et  de  son  corps.  C'est  pour  cette  raison  que  les  poètes  comiques  et 
Aristophane»  en  particulier,  ont  Jugé  cette  fille  de  Lesbos ,  morte  de- 
puis plus  de  deux  siècles ,  d'après  les  idées  qui  avaient  cours  parmi 
leurs  contemporains. 

Mais  les  Eoliens  et  les  Doriens  en  usaient  plus  libéralement  que 
leurs  frères  d'Ionie  et  d'Athènes  à  l'égard  du  sexe  plus  faible.  Ils  ne 
renfermaient  pas  comme  ceux-ci ,  les  femmes  dans  le  gynécée;  ils 
caltiTaient  leur  esprit  et  ne  craignaient  pas  de  les  voir  s'élever  à  la 
gloire  littéraire.  Dans  l'Etat  Spartiate ,  qui  était  comme  une  sorte  de 
phalanstère ,  organisé  par  Lycurgue  sur  le  principe  d'une  éducation 
commune  et  toute  militaire  y  d'une  aristocratie  patriarcale  de  la 
vieillesse  et  d'une  hiérarchie  fortement  constituée  de  fonctionnnaires» 
on  comprend  que  les  femmes  aient  été  placées  dans  des  conditions 
toutes  spéciales  »  et  qu'il  n'ait  pu  y  être  question  d'une  oppression 
quelconque  exercée  sur  elles.  A  une  époque  de  décadence  morale , 
Aristote  bit  à  Lycurgue  le  reproche  peu  mériié  de  n'avoir  pas  su  im- 
poser des  limites  convenables  à  l'action  de  la  femme ,  et  l'on  sait  que 
les  Athéniens  eux-mêmes  ne  cessaient  de  railler  les  Spartiates ,  leurs 
rivaux ,  les  représentant  en  toute  occasion  comme  les  très-humbles 
serviteurs  de  leurs  épouses.  La  raison  d'une  telle  domination  est  facile 
i  trouver;  les  maris,  presque  constamment  absents  de  chez  eux  pour 
guerroyer  au  dehors,  étaient  comme  des  étrangers  dans  leur  propre 
intérieur,  où  les  femmes  commandaient  et  agissaient  à  leur  gré. 
D'ailleurs»  cette  législation  d'airain,  qui  arrachait  aux  mères  leurs 
enfants ,  déchirait  la  tunique  des  vierges ,  qui  ordonnait  au  mari  d'a- 
bandonner la  couche  nuptiale  à  un  étranger  plus  robuste  »  et  faisait 
du  vol  une  vertu ,  n'était  pas  de  nature  à  favoriser  le  développement 
régulier  de  la  vie  de  famille.  Le  costume  des  jeunes  filles  »  dont ,  du 
reste»  les  déclamaieurs  athéniens  ont  exagéré  l'indécence ,  leur  habi- 
tude de  se  livrer,  en  présence  des  hommes ,  à  des  exercices  gymnas* 
tiques ,  et  d'autres  usages  de  ce  genre ,  qui  nous  surprennent  à  juste 
titre ,  tenaient  aux  mœurs  mêmes  de  la  race  dorienne  »  qui  admet- 
taient que  les  jeunes  filles  fussent ,  moins  que  les  femmes  mariées  » 
renfermées  dans  l'intérieur  de  la  maison ,  plus  exposées  qu'elles  aux 
regar4f  t^pltts  mêlées  à  la  société  des  hommes.  C'étaient,  il  faut  le 


Digitized  by  VjOOQIC 


422  RSVUE  D*ALSACB* 

dire  •  des  mœurs  plus  franches ,  plus  fortes  «  plus  septentrionales  et 
moins  asiatiques  que  celles  des  populations  ioniennes  »  et  Ton  com- 
prend que  ces  peuples»  qui  conservèrent  obstinément  la  trace  et  les 
débris  de  la  constitution  héroïque  »  aient  donné  à  la  femme  une  liberté 
d'action»  une  élévation  de  rang  et  de  pensées»  que  le& nouvelles 
formes  sociales  »  empruntées  à  TÂsie ,  lui  refusèrent  par  la  suite  avec 
une  certaine  dureté.  C'est  aussi  à  ces  rapports  plus  libres  et  plus  fré- 
quents que  les  femmes  de  Sparte  »  auxquelles  on  imprimait  ainsi  un 
caractère  rude  et  guerrier,  furent  redevables  de  cette  rare  énei^e 
qui  les  distinguait  à  un  si  haut  degré  »  et  qui  contribuait  à  faire  res- 
sortir davantage  leur  beauté  sévère  et  imposante;  il  leur  arriva  même 
plus  d'une  fois  de  faire  taire  les  sentiments  de  la  nature  devant  les 
exigences  impérieuses  de  l'honneur  national  et  au  milieu  des  dangers 
que  courait  la  chose  publique.  Mais  elles  avaient  conscience  de  la 
grave  mission  et  des  devoirs  diflBciles  que  cette  législation  austère 
leur  imposait,  ainsi  que  de  leur  supériorité  à  l'égard  des  autres 
femmes  grecques.  Une  étrangère  dit  un  jour  à  Gorgo ,  femme  de 
Léonidas  :  c  Vous  êtes  les  seules  qui  commandiez  aux  hommes.  — 
c  Cela  est  vrai ,  répondit  l'épouse  Spartiate  »  mais  nous  sommes  aussi 
c  les  seules  qui  mettions  au  monde  des  hommes.  »  Nous  comprenons 
aisément  que  des  femmes  aussi  fortement  trempées  aient  pu  pour- 
suivre impunément  de  leurs  sarcasmes  et  de  leurs  injures  les  citoyens 
lâches  et  efféminés,  qu'une  mère  en  remettant  un  bouclier  aux  mains 
de  son  fils  qui  partait  pour  la  guerre ,  ait  pu  lui  dire  ces  paroles  tout 
ensemble  si  simples  et  si  énergiques ,  que  tout  le  monde  connaît ,  et 
que  même  un  roi  de  Sparte  ait  cru  devoir  tenir  compte  des  recom- 
mandations de  sa  fille  encore  enfant,  qui  l'avertissait  de  se  tenir  en 
garde  contre  les  paroles  mielleuses  et  perfides  de  l'étranger. 

Si  les  Ioniens  représentent  chez  les  Grecs  l'élément  du  progrès ,  et 
les  Doriens,  celui  de  la  stabilité,  les  Eoliens  représentent,  à  leur  tour, 
celui  de  la  sensualité  et  de  la  passion.  Leur  gouvernement  consistait 
généralement  dans  une  espèce  de  souveraineté  exercée  presque  sans 
contrôle  par  des  magnats  tout-puissants  sur  des  sujets  privés  de  tous 
droits,  sur  des  paysans  tributaires.  C'étaient  comme  autant  de  confé- 
dérations aristocratiques  dont  les  membres,  véritables  grands  sei- 
gneurs, se  livraient  avec  passion  à  tous  les  exercices  du  corps  et 
partageaient  leur  temps  entre  les  jouissances  de  la  bonne  chère  et 
celles  de  l'amour.  Les  arts  plastiques  leur  étaient  étrangers,  mais  ils 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  PBMMtft  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  423 

€alti?aient  la  musiaue  avec  ardeur .  et  la  flûte  était  leur  instrument 
de  prédilection.  Le  culte  divin,  lui-même  »  était  empreint  du  même 
caractère  ;  c'est  surtout  chez  les  Eoliens  que  nous  retrouvons  ces 
processions  désordonnées  et  ces  orgies  nocturnes ,  où  l'on  rendait  un 
culte  à  Baccbus»  Fauteur  de  toute  joie.  Eros.  le  dieu  de  l'amour, 
avait  partout  des  temples  et  des  autels ,  mais  aussi,  ne  l'oublions  pas, 
les  Muses  et  les  Grâces  étaient  cbez  eux  l'objet  d'une  vénération  toute 
particulière.  Cbez  les  Eoliens ,  comme  cbez  les  Doriens ,  nous  retrou- 
vons encore  ces  amitiés  étroites  entre  les  individus  du  même  sexe , 
ces  liaisons  si  promptes  à  dégénérer.  De  là,  dans  plusieurs  Etats,  cet 
amour  viril ,  cette  ardeur  d'émulation ,  cette  constance ,  ce  sacrifice 
de  soi-même ,  qui  ont  lieu  de  nous  étonner  aujourd'hui.  Dans  ces 
cœurs  d'bommes ,  l'amour  et  Tamitié  se  confondaient  jusqu'à  la  mort  ; 
de  là  ces  prodiges  de  valeur,  si  fréquents  dans  les  annales  de  la  Grèce , 
de  là  ces  bataillons  sacrés ,  comme  celui  de  Tbèbes  qui  décida  la  vic- 
toire à  Leuctre ,  et  succomba  à  Cbéronée.  Incessamment  tourmenté 
d'une  noble  émulation ,  l'ami  redoutait  les  regards  de  son  ami ,  comme 
une  flamme  qui  pénètre  jusque  dans  les  profondeurs  de  la  pensée. 
Ces  luttes  de  vertu  et  de  génie  étaient ,  du  reste ,  prescrites  publi- 
quement dans  les  gymnases ,  dans  les  occupations  guerrières  et  poli- 
tiques. Si  elles  provoquèrent  des  mœurs  licencieuses ,  anormales ,  il 
faut  déplorer  un  tel  abus ,  sans  oublier  qu'il  fut  une  conséquence  du 
caractère  national  même.  Avec  une  imagination  aussi  ardente,  un 
amour  du  beau  qui  allait  cbez  ce  peuple  jusqu'au  délire,  et  dont  il 
faisait  le  plus  noble  attribut  de  ses  dieux ,  de  tels  désordres  étaient 
ioévitables. 

Si  de  telles  dispositions  naturelles ,  jointes  aux  influences  du  sol  et 
du  climat,  ont  pu  faire  des  Béotiens  un  peuple  éminemment  sensuel ,  et 
même ,  si  le  proverbe  est  vrai ,  rebelle  à  toute  culture  plus  noble ,  ce 
fut  tout  le  contraire  chez  les  Eoliens  de  l'Est .  et  principalement  à 
Lesbos,  dans  cette  tie  de  la  mer  Egée,  si  admirablement  dotée  par  la 
nature.  Les  femmes  lesbiennes  jouissaient  déjà  d'une  certaine  célé- 
brité dans  les  poèmes  homériques  à  cause  de  leur  beauté  remarquable; 
Agamemnon,  dans  l'Iliade,  croit  ne  pouvoir  faire  un  présent  plus 
agréable  à  Achille  qu'en  lui  envoyant  sept  jeunes  filles  provenant  de 
cette  terre  privilégiée.  Elles  vivaient  dans  un  état  de  liberté  presque 
aussi  complet  que  chez  les  Doriens  ;  comme  les  hommes  i  elles  culti- 
vaient les  Muses  et  formaient  des  associations  féminines ,  que  prési-> 


Digitized  by  VjOOQIC 


424  REVUE  D'ALSACe. 

daient  les  feniroes  les  plus  en  renom  par  leurs  talents  »  et  où  les 
jeunes  filles  se  formaient  aux  nobles  manières,  en  même  temps qu'elLe& 
apprenaient  à  bien  chanter  et  à  bien  dire.  Nous  citerons  eotr'autrea 
l'institution  des  Kallistées.  que  l*on  ne  rencontre  que  chez  les  Eoliens, 
et  où  les  jeunes  filles  établissaient  entr'elles  dans  le  temple  de  Junon» 
à  l'occasion  de  la  fête  de  cette  déesse  »  des  luttes  solennelles  où  le 
prix  était  décerné  à  la  beauté. 

Lesbos  fut  de  tout  temps  le  siège  principal  de  la  musique,  depuis 
que  la  tête  d'Orphée ,  emportée  avec  la  lyre  du  divin  poète  par  le 
fleuve  Hébrus  loin  des  rives  de  Thrace ,  avait  été ,  selon  la  tradition  » 
jetée  sur  les  côtes  de  cette  île  fortunée ,  où  elle  avait  trouvé  une 
terre  consacrée.  Cet  art  y  subit  même  des  réformes  importantes ,  qui 
passèrent  avec  Terpandu  dans  la  mère-patrie  ,  sur  le  sol  dorien ,  et 
l'on  sait  que  sous  la  brillante  administration  de  Pittacus ,  on  vit  s'épa- 
nouir ,  au  sein  de  cette  population  alors  riche  et  puissante,  la  fleur  la 
plus  splendide  de  la  poésie ,  le  chant  lyrique ,  expression  passionnée 
de  la  haine  et  de  l'amour ,  et  dont  Âlcée  et  Sappho  sont  regardés  à 
juste  titre  comme  les  représentants  les  plus  illustres. 

Sappho  •  du  reste  ,  dont  nous  allons  parler ,  ne'  fut  pas  la  seule 
femme-poète  de  son  temps ,  car  elle  fait  elle-même  mention  de  deux 
autres  femmes^  Gorgo  et  Andromède,  qui  étaient  ses  rivales  en 
poésie.  Les  femmes  de  Lesbos  ne  rougissaient  pas  de  leurs  talents , 
elles  en  étaient  fières ,  au  contraire ,  et  l'ignorance ,  même  opulente , 
même  entourée  de  luxe  et  d'honneurs ,  ne  trouvait  pas  grâce  devant 
elles.  C'est  ce  qui  nous  explique  les  paroles  si  dédaigneuses  que 
Sappho  adresse  à  une  de  ses  compatriotes ,  qui  n'avait  d'autre  mérite 
que  sa  naissance  et  ses  richesses ,  et  sans  doute  aussi  sa  beauté  : 
c  Morte ,  tu  seras  ensevelie  tout  entière  ;  nul  souvenir  ne  restera  de 
€  toi ,  et  la  postérité  ignorera  ton  nom ,  car  tu  n'as  pas  ton  lot  des 
I  roses  de  Piérie.  Tu  erreras  sans  gloire  dans  les  sombres  demeures, 
•  voltigeant  parmi  les  ombres  des  morts  les  plus  obscurs.  >  Ce  n'est 
donc  que  chez  les  Grecs  de  race  éolienne ,  à  cause  de  la  plus  grande 
somme  de  liberté  dont  elle  jouissait ,  et  des  occasions  favorables  qui 
s'ofl'raient  à  elles  en  si  grand  nombre  ,  que  la  femme-poète  a  pu  se 
produire  avec  tous  ses  avantages;  aussi  n'avons-nous  point  de  peine 
à  comprendre  pourquoi  Sappho  fut  méconnue  en  dehors  de  l'Eolie 
et  principalement  à  Athènes,  où,  grâce  à  des  additions  de  tout 
genre,  dictées  par  la  malveillance  autant  que  par  rignorancet  s'est 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEVIIBS  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  425 


formé  ce  portrait  que  nous  possédons  aujourd'hui ,  et  que  grâce  ; 
efforts  tentés  avec  succès  par  la  critique  moderne ,  nous  pouvons 
regarder  à  l'heure  qu'il  est  comme  altéré  et  contrefait. 

Sappbo  ne  fut  pas  une  courtisane  »  ainsi  qu'on  s'est  plu  à  le  dire  et 
à  le  répéter  sur  toutes  sortes  de  tons  depuis  des  siècles.  Nous  savons 
par  Hérodote  qu'elle  appartenait  à  une  riche  famille  »  tenant  un  rang 
distingué  à  Mitylène.  Un  de  ses  frères ,  le  jeune  et  beau  Laricbos , 
remplissait  les  fonctions  d'échanson  au  prytanée  de  sa  vijle  natale  ; 
un  autre ,  Charvaux ,  était  un  riche  marchand  »  qui  exportait  sur  ses 
navires  les  vins  généreux  de  Lesbos  jusqu'à  Naukratis,  en  Egypte.  Un 
jour»  il  eut  la  fantaisie  d'acheter  dans  ces  pays  lointains  »  au  prix 
d'une  somme  très-considérable ,  une  courtisane  fameuse ,  nommée 
Doricha ,  et  de  lui  rendre  sa  liberté  »  après  avoir  uni  son  sort  au  sien» 
Hais  lorsqu'il  rentra  dans  sa  patrie  avec  cette  femme  suspecte  •  il 
trouva  dans  sa  sœur  un  censeur  sévère,  qui  osa  lui  reprocher  publi* 
quement  son  indigne  amour.  Sappbo ,  nous  le  demandons ,  aurait-elle 
eu  le  droit  de  malmener  de  la  sorte  son  frère  dans  ses  vers  »  si  sa 
propre  conduite  n'eût  pas  été  à  l'abri  de  tout  reproche  ?  Nous  avons 
parlé  de  sa  correspondance  avec  Alcée;  ce  poètes!  âer»  et  «  en  même 
temps,  si  timide  dans  son  amour,  aurait-il  pu  parler,  comme  il  le 
fait,  de  la  chasteté  de  Sappbo,  et  user  d'une  telle  discrétion  à  son 
égard ,  s'il  se  fût  adressé  à  une  courtisane?  Nous  pouvons  hardiment 
reléguer  dans  le  domaine  des  fables  ou  des  mauvaises  plaisanteries , 
inventées  en  grande  partie  par  les  poètes  comiques  d'Athènes,  tout  ce 
qu'on  a  raconté  au  sujet  du  nom  même  de  son  mari ,  de  ses  relations 
amoureuses  avec  Pbaon ,  et  du  saut  qu'elle  fit  en  se  précipitant  du 
haut  de  l'affreux  rocher  de  Leucade ,  cette  res^urce  suprême  des 
amants  malheureux  des  temps  anciens,  et  qui,  on  le  sait,  était  à  une 
assez  grande  distance  de  Lesbos  ;  ce  qui ,  d'ailleurs ,  nous  dispose  à 
croire  que  Sappbo  n'usa  pas  de  ce  remède  désespéré ,  c'est  qu'elle 
atteignit  un  âge  assez  avancé.  Nous  attacherons  tout  aussi  peu  d'im- 
portance à  ses  prétendues  relations  avec  Anacréon,  Archiloque  et 
Hipponax  •  où  la  chronologie  n'a  pas  été  respectée. 

A  en  juger  par  les  fragments  qui  nous  sont  restés  de  ses  poésies  , 
Sappbo  a  su  interpréter  les  sentiments  de  la  femme  avec  toute  la 
richesse ,  toute  la  fraîcheur  et  toute  la  profondeur  dont  ils  sont  sus- 
ceptibles-  Nous  n'y  trouvons  aucune  trace  des  passions  politiques , 
dont  les  poésies  d'Alcée  sont  en  quelque  sorte  saturées.  Sa  passion  , 


Digitized  by  VjOOQIC 


426  RBVCE  D'ALSACE. 

c'est  l'amour  »  le  printemps  du  cœur  féminin  ;  c'est  pour  elle  comme 
un  trésor  inépuisable,  où  il  puise  la  plupart  de  ses  aspirations.  Elle 
est  le  poète  de  l'amour,  et  ce  qui  serait  un  reproche  à  l'adresse  de 
tout  homme ,  qui  se  maintiendrait  exclusivement  sur  un  pareil  ter* 
rain ,  tourne  au  contraire  à  sa  louange.  Mais  Sappho  est  une  femme 
grecque ,  et  surtout  une  fille  de  Lesbos  ;  aussi  n'est-ce  pas  seulement 
de  la  chaleur,  de  la  tendresse  qu'il  faut  nous  attendre  à  trouver  dans 
ses  vers,  mais  de  l'ardeur,  de  la  passion.  Sa  poésie  est  vraiment 
lyrique,  toute  d'impulsion,  d'instinct,  de  passion;  une  simplicité 
véhémente ,  un  élan  vif  et  naïf  en  constituent  la  beauté.  Toutefois,  il 
faut  le  dire ,  il  y  a  dans  son  accent  une  tendresse  pleine  de  délicatesse, 
lorsqu'elle  emprunte  ses  images  à  la  nature  qui  l'environne ,  lors- 
qu'elle décrit,  par  exemple,  la  vie  de  la  plante,  avec  laquelle  elle 
s'unit  d'esprit  et  de  cœur.  Elle  sait  compatir  aux  souffrances  de  la 
fleur ,  lorsqu'elle  nous  montre  l'hyacinthe  foulée  aux  pieds  par  les 
bergers  dans  les  montagnes ,  et  qu'elle  esquisse  ce  portrait  d'une 
jeune  fiancée  :  c  Telle  brille  sur  la  branche  la  plus  élevée  une  pomme 
c  aux  fraîches  couleurs;  on  l'a  sans  doute  oubliée,  lorsqu'on  a  fait  la 
«  cueillette  ;  non ,  on  ne  Ta  pas  oubliée ,  mais  on  n'a  pu  arriver 
c  jusqu'à  elle.  > 

Ed.  Goguel. 


(La  suite  à  un»  prochaine  liwraiêan») 


Digitized  by  VjOOQIC 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 


Histoire  d'une  bouchée  de  pain  ,  Lettrée  à  une  petite  fiUe  sur  la  vie  de 
l'homme  et  des  animaux,  par  Jean  Hagé  ,  professeur  au  pensionnat 
du  Petit-Château  à  Beblenheim  (Haut-Rhin).  Paris,  E.  Dentu,  1861. 

On  a  dit  souvent  que  les  Français  ne  savaient  pas  écrire  pour 
l'enfance,  que  ce  privilège  était  réservé  aux  Anglais  et  aux  Allemands. 
Voici  un  démenti  donné  à  ce  préjugé ,  démenti  d'autant  plus  énergi- 
que que  la  matière  traitée  par  M.  Macé  était  jugée  inaccessible,  non 
seulement  aux  enfants ,  mais  aux  gens  du  monde. 

c  J'entreprends ,  ma  chère  petite,  dit-il  dans  son  introduction ,  de 
vous  expliquer  bien  des  choses  qu'on  regarde  en  général  comme  très- 
diflBciles  à  comprendre  et  que  l'on  n'apprend  pas  toujours  aux  grandes 
demoiselles.  Si  nous  parvenons,  en  nous  y  mettant  à  deux ,  à  les  faire 
entrer  dans  votre  tête ,  j'en  serai  très-fler  pour  mon  compte  et  vous 
verrez  combien  la  science  de  messieurs  les  savants  est  amusante 
pour  les  petites  filles ,  bien  que  ces  messieurs  prétendent  quelquefois 
le  contraire.  > 

Puis  l'auteur  commence  Vhistwe  tune  bouchée  de  pain,  c'est-à- 
dire  qu'il  spit  pas  à  pas  les  transformations  par  lesquelles  les  aliments 
se  changent  en  substance  humaine  ;  qu'à  cette  occasion  il  décrit  les 
diflérents  organes  du  corps  et  le  rôle  quils  jouent  dans  la  nutrition. 
€  Vous  avez  peut-être  entendu  parler,  dit-il,  de  ces  admirables  ma* 
chines ,  dont  on  se  sert  en  Angleterre ,  qui  reçoivent  par  un  bout  le 
coton  en  paquet ,  tel  que  vous  le  voyez  dans  la  ouate ,  et  qui  le  ren- 
dent ,  par  l'autre  bout ,  en  belle  toile  fine ,  toute  pliée ,  toute  empaque- 
tée, prête  à  être  livrée  aux  marchands.  Eh  bien  !  vous  avez  au  dedans 
de  vous  une  machine  bien  plus  admirable  encore,  qui  reçoit  de  vous 
votre  tartine,  et  vous  la  rend  changée  en  ongles,  en  cheveux,  en  os, 
en  chair,  et  en  bien  d'autres  choses  encore  ;  car  il  y  a  mille  choses 
dans  votre  corps  qui  ne  se  ressemblent  pas  du  tout ,  et  que  vous 
fabriquez  constamment  sans  le  savoir • 

Ce  n'est  pas  tout.  Après  avoir  observé  l'appareil  nutritif  sur  l'homme 
l'auteur  explique  comment  ce  même  appareil  va  toujours  se  simpli- 
fiant dans  les  différentes  classes  d'animaux  et  il  le  montre  à  la  fin 


Digitized  by  VjOOQIC 


428  REVUE  D* ALSACE. 

^  dans  les  végéiaux  eux-mêmes.  Il  développe  ainsi  cette  thèse  d'ana- 
tomie  comparée  :  que  la  conformation  de  tout  l'organisme  dépend  de 
la  manière  dontun  être  se  nourrit.  L'animal,  dit-il,  est  un  tube  digestir 
servi  par  des  organes.  Je  ne  suis  pas  compétent  pour  émettre  un  avis 
sur  la  justesse  de  cette  thèse,  mais  acceptant  de  confiance  les  données 
scientifiques  j'admire  la  clarté  parfaite  avec  laquelle  l'auteur  a  su  les 
mettre  à  la  portée  des  plus  simples  intelligences  et  l'intérêt  qu'il  a  su 
donner  à  ses  démonstrations.  Celles-ci  deviennent,  sous  sa  plume,  de 
véritables  petits  contes  de  fées.  Il  emprunte  ses  comparaisons  aux  choses 
les  plus  usuelles  ;  le  corps  y  devient  un  château  ,  dont  les  organes 
sont ,  suivant  leur  importance ,  les  maîtres  ou  les  serviteurs  et  il  ex- 
plique si  bien  les  procédés  par  lesquels  chacun  des  domestiques 
remplit  son  office  qu'on  voit  pour  ainsi  dire,  toute  la  machine  travail- 
ler et  qu'on  se  rend  un  compte  parfaitement  net  des  transformations 
chimiques  ou  des  fonctions  vitales  les  moins  comprises  jusqu'ici  de 
tout  autre  que  des  hommes  spéciaux. 

Je  ne  puis  résister  au  plaisir  de  donner  aux  lecteurs  de  la  Revue 
d'Alsace  une  idée  de  la  méthode  de  M.  Macé  en  extrayant  au  hasard 
quelques  lignes  de  son  livre.  Je  prends  la  lettre  XIX  intitulée  : 

€  LE  JEU  DES  POUMONS. 

<  J'espère  vous  en  avoir  dit  assez,  ma  chère  enfant,  pour  que  vous 
puissiez  vous  rendre  suffisamment  compte  de  la  force  avec  laquelle  l'air 
presse  tous  les  corps  qui  sont  à  la  surface  de  la  terre,  et  le  nôtre  aussi , 
par  conséquent. 

c  Cela  compris,  rien  n'est  plus  aisé  que  de  comprendre  comment 
l'air  va  et  vient  dans  nos  poumons. 

c  Quand  la  cuisinière  veut  allumer  son  charbon  avec  deux  ou  trois 
petites  braises  rouges,  que  fait-elle? 

€  —  EUe  prend  le  soufflet. 

c  — ^  Et  quand  elle  n'a  pas  le  soufflet  sous  la  main? 

f  —  Elle  souffle  dessus  de  toutes  ses  forces. 

t  Ah  !  ah  !  nous  sommes  donc  un  soufflet  vivant ,  que  nous  pouvons 
remplacer  au  besoin  le  soufflet  de  cuir  et  de  bois?  et ,  si  nous  sommes 
en  état  de  faire  la  besogne  du  soufflet ,  serait-ce  par  hasard  parce  que 
nous  avons  en  nous  une  petite  machine  faite  comme  le  soufflet? 

f  Précisément ,  et  cela  va  me  donner  l'occasion ,  pour  vous  faire 
comprendre  le  jeu  des  poumons ,  de  vous  expliquer  celui  dii  soufflet 
que  tout  le  monde  a  dans  les  mains ,  et  que  les  trois  quarts  de  ceux 
qui  s'en  servent  n'ont  jamais  cherché  à  s'expliquer. 

c  Le  soufflet,  comme  vous  le  savez,  se  compose  de  deux  planchettes, 
pouvant  s'éloigner  et  se  rapprocher  à  volonté ,  et  réunies  par  un  mor- 
ceau de  cuir  disposé  de  façon  à  se  replier  sur  lui-même  quand  les 


Digitized  by  VjOOQIC 


AULLETIN  BIBLIOGRAPHIÛUB.  4S9 

planchettes  se  rapprochent,  de  sorte  que  Tentre-deux  forme  comme 
une  espèce  de  boite  bien  fermée ,  dont  la  capacité  augmente  ou  diminue 
à  chaque  mouvement  des  planchettes. 

€  Nous  décrochons  le  soufflet ,  les  planchettes  s«nt  Tune  contre  l'autre, 
et  la  boîte  est  toute  petite.  Qu'y  a-t-il  dedans? 

«  —  R^n,  elle  est  vide. 

€  —  An  !  vous  croyez  cela?  Vous  croyez  aussi  que  les  verres  sont 
vides ,  quand  on  a  bu  ce  qui  était  dedans ,  et  que  les  pots  de  confitures 
sont  vides  quand  la  confiture  est  mangée?  Q  n'y  a  pas  tant  de  choses 
vides  jue  vous  le  pensez ,  ma  chère  enfant.  Vous  oubliez  l'air,  ce  bru- 
tal qui  veut  touiours  s'étaler,  et  qui  pousse  tout  devant  lui.  C'est  un 
monsieur  qui  n  est  i|as  gêné ,  et  toutes  les  places  qu'on  quitte  il  les 
prend;  à  chaque  cuillerée  que  vous  ramenez  dans  votre  assiette,  il 
prend  la  place  de  la  confiture  qui  part;  à  chaque  gorgée  que  vous 
ouvez ,  il  prend  la  place  de  Peau  qui  s'en  va.  Quand  vous  croyez  que 
le  verre  et  le  pot  sont  vides ,  ils  sont  pleins  d'air.  Vous  ne  le  voyes  pas , 
mais  il  y  est,  vous  pouvez  y  compter. 

c  D  y  a  donc  de  l'air  dans  la  boîte  du  soufflet,  puisqu'il  v  en  a 
partout  oik  il  uq  trouve  rien  qui  puisse  lui  disputer  la  place.  Il  n  y  en  a 
qu'un  peu ,  par  exemple  ;  car  la  boîte  est  petite ,  et  elle  ne  peut  pas  en 
contenir  beaucoup. 

c  Mais  voici  que  j'écarte  les  planchettes ,  et  que  la  boîte  qui  était 
petite  devient  grande.  Pour  le  coup,  voilà  une  boîte  qui  va  être  vide, 
au  moins  en  partie,  car  il  vient  de  s'y  créer  par  enchantement  une 
place  où  positivement  il  n'y  a  rien,  puisqu'elle  n'existait  pas  aupa- 
ravant. 

c  Oui;  mais  regardez  au  milieu  de  la  planchette  d'en  haut.  Vous 
voyez  bien  ce  petit  trou ,  et ,  dessous ,  un  petit  morceau  de  cuir  qui  a 
l'air  de  le  fermer?  C'est  une  soupape ,  une  de  ces  portes  comme  nous 
en  avons  vu  dans  le  cœur,  et  comme  il  y  en  a  au  surplus  dans  toutes 
les  maisons ,  qui  laissent  passer  les  gens  d'un  côté ,  et  pas  de  l'autre. 
Celle-là  s'ouvre  quand  on  la  pousse  du  dehors ,  et  ne  laisse  plus  sortir 
quand  on  est  entré. 

c  L'air  oui  est  dehors ,  avons-nous  dit ,  pousse  toujours  et  partout. 
D  pousse  donc  naturellement  la  soupape ,  et  comme  il  n'y  a  rien  der- 
rière pou):  la  soutenir,  à  mesure  qu  il  se  fait  de  la  place  à  l'intérieur 
de  la  boite ,  il  entre  et  la  remplit. 

€  Mais  bientôt  il  se  trouve  pris  entre  les  planchettes ,  quand  on  vient 
à  les  rapprocher.  Elle  l'invitent  poliment  à  déguerpir,  à  la  façon  de 
ces  lignes  de  factionnaires  oui  se  déploient  «  à  l'heure  de  la  retraite, 
dans  Te  Luxembourg  et  les  Tuileries ,  chassant  les  promeneurs  devant 
elles ,  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  trouvé  le  chemin  de  la  porte.  L'air  ne 
peut  plus  s'en  retourner  par  où  il  est  venu:  la  porte  est  fermée. 
Comme  il  faut  sortir,  bon  gré ,  mal  gré ,  il  enfile  le  tuyau  qui  est  au 
bout  de  la  boite ,  et  c'est  par  là  qu'il  arrive  en  courant  sur  le  feu. 

c  Quand  il  est  parti,  les  planchettes  s'écartent  de  nouveau  et  la 
manœuvre  recommence  indéfiniment. 

€  Eh  bien ,  c'est  là  ce  qui  se  passe  dans  notre  poitrine. 

t  Votre  poitrine,  chère  petite,  est  une  boîte  qui  s'élargit  et  se 


Digitized  by  VjOOQIC 


4SS0  HBTUB  D'ALgACB. 

rapetisse  alternativement,  laissant  à  l'air,  dans  le  premier  cas.  une 
place  dont  elle  le  chasse  dans  le  second.  C'est  un  soufflet ,  ni  plus  ni 
moins ,  mais  plus  simple  que  celui  des  cuisinières.  Le  tuyau  de  sortie 
sert  en  même  temps  me  porte  d'entrée ,  et  il  n'y  a  qu'une  planchette 
au  lieu  de  deux. 

c  Le  tuyau  de  sortie,  c'est  le  larynx,  dont  nous  avons  déjà  parlé 
Quand  il  a  été  question  d'avaler  de  travers ,  et  qui  communique  à  la 
fois  avec  l'air  du  dehors  par  la  bouche  et  par  le  nez ,  ce  qui  nous 
permet  de  respirer  par  l'une  ou  par  l'autre ,  comme  nous  voulons. 

c  Quant  à  la  planchette,  je  vous  en  ai  dit  un  mot  à  l'occasion  du 
foie.  C'est  le  diaphragme,  cette  cloison  de  séparation,  ce  plancher 
jeté  entre  les  deux  étages  du  corps ,  le  ventre  et  la  poitrine. 

c  Hais  c'est  ici  surtout  qu'éclate  .dans  toute  sa  grandeur,  l'infinie 
aipériorité  des  inventions  du  bon  Uieu  sur  nos  pauvres  petites  in- 
ventions. 

c  A  un  soufflet  qui  devait  avoir  l'honneur  d'entretenir  en  nous  ce 
feu  miraculeux,  le  feu  sacré  par  excellence,  qui  s'appelle  la  vie,  il 
fallait  mieux  qu'une  planchette  ordinaire.  Aussi  bien  celle-ci  est-elle 
une  merveille  admirable ,  dont  je  veux  vous  raconter  l'histoire  en  détail. 
Quand  vous  l'aurez  lue ,  je  me  figure  que  ce  vilain  mot  de  diaphragme 
ne  vous  fera  plus  tant  faire  la  grimace. 

«  Jetons  d'abord  un  coup-d'œil  sur  la  construction  du  soufflet. 

f  De  chaque  côté  de  la  colonne  vertébrale ,  depuis  le  cou  jusqu'aux 
reins ,  partent ,  l'un  au-dessous  de  l'autre ,  douze  os  plats ,  plies  en 
forme  d'arcs,  qu'on  affile  les  côtes.  Les  sept  premières  paires  de 
côtes  viennent  s'appuyer  et  comme  se  rejoindre  en  avant  sur  un  os 
nommé  sternum,  que  vous  pouvez  suivre  avec  le  doigt  jusqu'au  creux 
de  l'estomac  :  arrivé  là ,  le  doigt  enfonce  tout  à  coup ,  il  n'y  a  plus  de 
sternum ,  et  les  cinq  dernières  côtes  de  chaque  rangée  ne  se  rejoignent 

Elus  avec  celles  de  la  rangée  opposée.  On  les  appelle,  à  cause  ae  cela, 
)s  fausses  côtes.  En  revanche  elles  se  réunissent  entre  elles  par  le 
bout ,  au  moyen  d'une  bande  de  substance  assez  ferme ,  mais  pourtant 
flexible  et  un  peu  élastique ,  qu'on  nomme  cartilage.  Reffardez  bien  la 
première  fois  qu'on  vous  servira  à  table  un  petit  os  de  veau ,  vous 
veiTfi  au  bout  quelque  chose  de  blanc  qui  croque  sous  la  dent  :  c'est 
un  cartilage. 

c  Tout  cela  fait  la  charpente  de  notre  soufflet  que  vous  pouvez  vous 
représenter  comme  une  sorte  de  cage,  évasée  par  en  bas,  et  s'en 
allant  en  pointe  dans  le  haut,  car  les  arcs  formés  par  les  premières 
côtes  sont  plus  petits  que  les  autres  ;  le  tout  se  termine  par  une  espèce 
d'anneau ,  à  travers  lequel  passent  côte  à  côte  l'oBSophage  et  le  laiTUx. 

«  L'entre-deux  des  côtes  est  occupé  par  des  muscles  ^i  vont  de 
l'une  à  l'autre ,  et  l'ouverture  du  bas  est  fermée  par  le  diaphragme , 
cette  merveilleuse  planchette,  dont  je  vous  ai  promis  l'histoire. 

c  Le  diaphragme ,  vous  ai-je  dit  dans  le  temps ,  est  une  cloison ,  un 
plancher,  qui  partage  notre  corps  en  deux  étages.  C'est ,  s'il  vous  en 


t 

le 


Digitized  by  VjOOQIC 


BULLETIN  mBLIOORAPHIQUE.  «51 

souvient ,  un  grand  muscle  mince  et  plat,  tendu  comme  une  toile  enbré 
la  poitrine  et  Tabdomen,  Il  s'attache,  par  une  infinité  de  petits  fils 
qu'on  appuie  des  fibres^  au  bord  inférieur  de  la  cage  aue  je  viens  de 
vous  décrire;  et  il  semblerait  d'abord  qu'il  est  incapaole  de  bouger 
puisqu'il  est  fixé  d'u^e  manière  invariable  tout  autour  au  corps. 

€  Il  4)ouge  cependant ,  mais  pas  à  la  manière  des  planchettes  de 
nos  soufflets. 

(  Priez  votre  frère  de  tenir  deux  coins  de  votre  mouchoir  ;  prenez 
les  deux  autres  et  tournez  le  mouchoir  du  côté  du  vent.  Les  quatre 
coins  resteront  bien  en  place,  n'est-ce  pas?  mais  le  milieu ,  gonflé 
par  le  vent ,  va  se  courber  et  s'arrondir  en  avant ,  comme  une  voile 
de  vaisseau ,  qui  n'est  qu  un  grand  mouchoir,  après  tout.  Ramenez  le 
mouchoir  fortement  à  vous,  chacun  de  votre  côté,  il  reviendra  sur 
lui-même  et  se  mettra  à  plat.  Cédez  un  peu ,  il  se  courbera  de  nouveau 
par  le  milieu ,  et  vous  pourrez  recommencer  la  manœuvre  tant  que 
vous  voudrez. 

«  Cette  manœuvre-là ,  le  diaphragme  l'exécute  continuellement  à 
lui  tout  seul. 

€  Dans  sa  position  naturelle,  il  monte  en  s'arrondissant  par  le  milieu, 
comme  une  toile  gonflée  par  le  vent ,  et  occupe  ainsi  une  partie  de  la 
poitrine ,  aux  dépens  des  poumons.  Quand  il  s'agit  de  faire  une  place 
à  l'air,  il  roidit  ses  fibres,  qui  le  ramènent  à  plat,  comme  vous  le 
dedsiez  tout  à  l'heure  avec  le  mouchoir,  votre  frère  et  vous.  Tout 
Fespace  qu'occupait  sa  courbure  est  rendu  ainsi  aux  poumons,  qui 
s'étalent  aussitôt,  car  ils  sont  élastiques  :  l'air  accourt  par  le  nez  et  la 
bouche ,  et  remplit  à  mesure  le  vide  formé  par  l'agrandissement  des 
poumons ,  absolument  comme  pour  le  soufflet. 

€  Bientôt  les  fibres  du  diaphragme  se  relâchent.  Il  remonte  dans 
son  ancien  domaine ,  refoulant  devant  lui  les  poumons  ;  et  l'air,  qui  se 
trouve  alors  de  trop,  s'en  va  par  où  l'autre  est  entré.  Je  dis:  l'autre, 
faites  bien  attention ,  car  il  n  est  plus  le  même  en  sortant  qu'en  en- 
trant, et  c'est  là  tout  le  secret  du  :  Pourquoi  Von  resvire,  comme  ce 
mouvement  de  va-et-vient  du  diaphragme  est  toute  rexpUcation  du: 
Comment  on  respire. 

c  Comme  vous  le  voyez,  le  mécanisme  de  ce  soufflet-là  est  des 

Iilus  simples ,  des  plus  ingénieux  par  conséquent ,  et  il  laisse  loin  derrière 
ui  tous  ceux  que  nous  avons  imaginés.  » 


ici  comme  ailleurs,  Y  Histoire  d^une  bouchée  de  pain  entretient  sou- 
vent ses  lecteurs  de  Dieu  ;  elle  y  arrive  tout  naturellement  en  expli- 
quant les  choses  de  la  nature ,  mais  aucune  religion  ne  saurait  consi- 
dérer de  pareilles  réflexions  comme  un  empiétement  sur  son  domaine. 
Jamais  une  question  dogmatique  ou  tbéologique  ne  vient  se  mêler  à 


Digitized  by  VjOOQIC 


4SS  RKWE  D'ALSACE. 

ces  aimables  causeries  et  y  Jeter  un  ferment  de  discorde.  M.  Macé 
parle  de  Dieu  comme  ne  peuvent  s'empêcher  d'en  parler  tous  les 
hommes  religieux ,  à  quelque  culte  qu'ils  appartiennent,  et  jamais  il 
ne  prononce  ce  mot  sans  faire  faire  à  ses  lecteurs  petits  ou  grands , 
un  progrès  dans  la  connaissance  de  l'œuvre  divine .  sans  les  amener 
à  de  salutaires  réflexions  sur  la  manière  dont  il  convient  d'user  des 
bienfaits  de  la  Providence. 

Le  livre  de  M.  Macé  se  recommande,  non  seulement  aujL  peiîles 
filles  pour  lesquelles  il  est  écrit,  mais  à  toutes  les  personnes  curieuses 
de  s'initier  à  des  connaissances  qui  sont  la  condition  indispensable 
d'une  bonne  hygiène.  Il  est  particulièrement  précieux  aux  pères  el 
mère»  de  famille.  Il  leur  fournil  un  texte  inépuisable  d'utiles  causeries 
avec  de  jeunes  intelligences  avides  de  s'instruire  ;  il  leur  montre  corn» 
ment  il  est  possible  de  répondre  à  ces  nombreuses  questions  qu'on 
repousse  souvent  en  disant  :  c  tu  ne  peux  pas  comprendre  cela  «  » 
tout  simplement  parce  qu'on  ne  veut  pas  se  donner  la  peine  d'y  faire 
une  réponse  qui  soit  à  la  portée  d'un  enfant,  ou  plutôt  pareequ'oo  n'a 
soi-même  qu'une  idée  confuse  des  choses  et  qu'on  les  juge,  bien  à  tort , 
trop  difficiles  ou  trop  ennuyeuses  à  apprendre.  Rendre  son  sujet 
facile  et  amusant ,  telle  est  la  tâche  que  s'est  imposée  M.  Macé  ;  il  y 
a  réussi  au-delà  de  toute  expression. 

Ch.  Kâss. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'ANCIENNE  ALSACE 

A  TABLE. 


tmSa  lum.  o 


Des  lois  somptoaires  en  général.  —  Idées  anciennes   —  Liberté  moderne.  — 
Législation  somptuaire  en  Alsace.  —  La  coutlhe  de  Ferrette.  — •  Les 

ORDONNAN.CES   HE    MONTBÉLURD.    —   REFORHATIONS-OrDNUNG   DE   MULHOUSE.  — 

Statut  de  Colmar  du  xiii*  siècle.  —  Les  noces  dans  le  Rociierspbrg.  — 
Polizby-Ordnung  de  Wissembourg.  —  Gode  de  police  de  la  ville  de  StRis- 

bourg  :  NOCES ,  BAPTÊMES ,  RÉPRESSION  DU  LUXE  DE  TABLE  ,  REPAS  DANS  LES 
POÊLES  DES  TRIBUS,  COLLATIONS  DANS  LES  TIRS,  PARTIES  DE  PLAISIR.  —  LIBERTÉ 
PLÉNIÈRE  DES  PRINCES.  —  KOCES  DU  PALATIN  GEORGES  DE  BAVIÈRE.  —  KOCES 
D'UN  COMTE  DE  RiBEAUPlERRB.    — -   MARUGE  DE  LOUIS  XV  AVEC  MaRIE  LeGZINSKA 

A  Strasbourg.  —  Hors-d*oeuvre  empruntés  a  Tallemant  des  Réiux.—  Goethe 
ET  Bois-de-Chêne.  —  Suppression  des  repues  a  l'enchère  des  dImes.  — 
Buvettes  fabriciennes.  —  Règlements  somptuaires  promulgués  par  l*eglise. 

—  Charte  des  bains  de  Wattwiller.  —  Institution  du  carême.  —  Fluctua- 
tions doctrinales.  —  L*imp6t  du  beurre  «ous  l'évêque  Albert  de  Bavière. 

—  Le  cinquième  jour  de  la  Genèse.  —  Six  têtes  coupées  pour  un  dîner 
GRAS.  —  Régime  plus  doux  pratiqué  a  Guebwiller.  -—  Le  FiioTBSTANnsMB 

ENTERRE  LE  CARÊME.  —  DEUX  DISCOURS  DE  RENIRÉE. 


Nos  idées  modernes  sur  le  rondement  légitime  des  lois  ne  s'aceom- 
moderaient  que  bien  difficilement  de  codes  ou  de  décrets  qui  auraient 
la  prétention  de  régler  la  forme  de  nos  vêtements»  de  nous  eoncéder 
ou  de  nous  interdire  l'usage  de  certaines  couleurs ,  de  déterminer  la 

0)  Voir  les  UvrRisons  de  juin  et  juillet  18S3,  page  241 ,  de  février  et  Geptembre 
18S9,  pages  49  et  385,  de  janvier,  mars  et  ooveoibre  1860,  pages  5,  107  et  484, 
de  janvier  et  de  juillet  1861 ,  pages  5  el  289. 

S-  Série.  -  9-  Anoêà,  28 


Digitized  by  VjOOQIC 


4M  REVUE  D*ALSAGB. 

nature  et  la  qualité  des  étoffes  que  nous  pourrions  porter  et  de  celles 
dont  nous  devrions  nous  abstenir.  De  quel  droit ,  la  puissance  pu- 
blique viendrait-elle  fixer  le  nombre  de  nos  domestiques,  statuer  que 
nous  n'aurons  que  deux  chevaux  à  notre  carrosse  s'il  nous  plaisait 
d'en  payer  et  d'en  nourrir  quatre ,  ordonner  que  nos  voitures  auront 
telle  ou  telle  ûgure  telle  ou  telle  nuance  ?  Nous  pourrions  encore 
moins  souffrir  que  la  loi  se  mtt  en  tête  de  régler  le  degré  de  richesse 
ou  de  modestie  de  nos  meubles ,  de  calculer  la  finesse  des  dentelles 
de  nos  femmes ,  de  peser  le  poids  et  d'examiner  le  titre  de  leurs 
bijoux  •  de  mesurer  la  longueur  des  plumes  de  leurs  chapeaux  ,  de 
critiquer  la  largeur  ou  l'élégance  de  leurs  rubans.  Il  nous  paraîtrait 
tout-à-fait  insupportable  qu'un  décret  voulût  s'aviser  de  compter  le 
nombre  des  bouteilles  que  nous  pourrions  boire ,  et  de  mettre  son 
nez  dans  les  casseroles  de  notre  cuisine  pour  s'assurer  que  notre 
appétit  ou  notre  gourmandise  ne  dépasse  point  les  limites  du  rang 
que  nous  tenons  dans  la  société.  Nourris  des  principes  constitution- 
nels,  forts  de  nos  droits  politiques»  appuyés  sur  notre  double  dignité 
d'hommes  et  de  citoyens ,  nous  ne  manquerions  pas  de  trouver  que 
ces  lois  restrictives  sont  de  grandes  impertinentes  et  que  les  décrets, 
leurs  frères .  sont  des  rustres  et  des  mal  appris.  Nous  ferions  peut- 
être  une  révolution  pour  le  leur  prouver. 

Nos  théories  en  économie  politique  protesteraient  tout  aussi  vive- 
ment contre  l'établissement  de  lois  somptuaires.  C'est  un  dogme  du 
monde  nouveau  que  le  luxe  fait  la  prospérité  des  Etats,  puisque  c'^t 
lui  qui  vivifie  le  commerce  et  entretient  l'industrie.  L'on  ne  se  donne 
pas  la  peine  de  le  prouver.  On  l'affirme  et  chacun  fait  semblant  de  le 
croire ,  en  haut  comme  en  bas.  Cela  suffit  »  en  bas  aussi  bien  qu'en 
haut. 

Anciennement ,  les  idées  étaient  fort  différentes  sur  ce  sujet;  L'on 
pensait  qu'il  était  d'une  bonne  police  de  conformer  l'appareil  extérieur 
à  la  situation  sociale ,  de  régler  le  costume  sur  le  rang ,  de  propor- 
tionner la  figure  à  la  dignité.  L'on  estimait  que  le  paysan  ne  se  devait 
point  hausser  aux  allures  du  bourgeois ,  que  l'artisan  avait  sa  place 
naturelle  entre  les  deux ,  que  le  bourgeois  offensait  la  décence  pu- 
blique et  dérangeait  l'harmonie  de  l'Etat  en  imitant  le  train  réservé 
aux  gentilshommes  »  que  ceux-ci  ne  devaient  point  »  à  leur  tour , 
affecter  le  large  déploiement  qui  était  le  privilège  des  seigneurs. 
De  même  «  et  surtout ,  pour  les  femmes  de  ces  diverses  classes.  L'on 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'ANOEmiE  ALSACE  A  TABLE.  4S5 

afvait  déjà  reconnu  alors  que  rélément  féminin  est  plus  enclin  que 
l'autre  à  franchir  les  limites  du  rang; ,  ù  sauter  les  barrières  sociales , 
à  proclamer  la  liberté  de  la 'eauté  et  à  affirmer  le  droit  qu'elle  a  de 
se  faire  valoir  et  admirer. 

Les  philosophes  et  les  législateurs  ont  ^  sans  doute ,  sur  ces  ques- 
tions, des  opinions  bien  arrêtées  et  pourraient  nous  dire  si  les  règle- 
ments homptuaires  sont  légiiimes  ou  tyranniques ,  s1ls  sont  utiles  pu 
nuisibles ,  s'ils  constituent  un  progrès  ou  ne  seraient  qu'une  naïve 
vieillerie.  Mon  sentiment  est  que  chacun  se  puisse  habiller  à  sa  fan- 
taisie ,  porter  les  étoffes  qui  lui  plairont ,  se  meubler  comme  il  Ten- 
tend ,  mettre  six  chevaux  à  un  tilbury  si  le  cœur  lui  en  dit ,  avoir 
autant  de  domestiques  que  sa  patience  en  pourra  supporter,  instituer 
sa  cuisine  et  sa  cave  selon  ses  goûts,  charger  sa  table  d'après  les 
rites  de  Lucullus  ou  l'alléger  d'après  la  règle  de  Saint  Bruno.  Ainsi  le 
veut  la  liberté.  Que  chacun  exerce  l'office  de  censeur  dans  sa  propre 
maison.  Ceux  qui  ne  se  rendront  pas  aux  conseils  de  la  sagesse  se 
laisseront  probablement  convaincre  par  la  dialectique  expressive  de 
leur  bourse  vide.  Là  où  manquera  la  modération  naturelle  ou  volon- 
taire pourra  bien  venir  un  jour  la  réforme  nécessaire  et  forcée.  Mais 
que  la  police  et  le  gouvernement  restent  chez  eux  et  n'entreprennent 
point  de  nous  rendre  modestes  et  sobres  malgré  nous ,  en  supputant 
la  quantité  de  soie  qui  est  entrée  dans  nos  habits  et  en  comptant  les 
plats  qui  doivent  former  notre  d)ner.  Voilà  ma  profession  de  foi  sur 
cette  matière ,  et  j'ajoute  que  je  regarderais  comme  un  progrès  très- 
sensible  que  nos  paysannes  sussent  toutes  accommoder  un  poulet  à  la 
marengo ,  et  qu'on  eût  de  la  peine  à  dire ,  en  se  réglant  sur  la  vue 
de  l'habit,  si  cet  homme  qui  passe  est  un  charpentier  ou  «m  sénateur. 
Nos  anciens  rois  ont  fait  des  édits  somptuaires  en  des  siècles  où  il 
eut  été  plus  sage  et  plus  pressant  de  songer  à  habiller ,  à  chausser,  à 
nourrir  et  à  loger  le  peuple  que  de  penser  à  lui  interdire  l'excès  dans 
les  choses  dont  il  était  natufellement  privé.  Du  temps  de  Louis  xiv  et 
même  de  Louis  xv ,  les  Anglais  qui  ont  voyagé  en  France ,  lady  Mon- 
tagne «Locke,  Addison,  remarquent  qu'au-dessous  de  la  cour,  du 
beau  monde ,  d'une  petite  élite  dé  gens  parés  et  satisfaits ,  vivait  un 
amas  de  paysans  hâves  qui  grattent  la  terre  infatigablement,  qui 
mangent  du  pain  de  fougère ,  qui  s'accrochent  aux  voitures  des 
étrangers  pour  mendier  un  morceau  de  véritable  pain  ;  que  par- 
dessous  les  fêtes  de  Versailles  s'agitait  une  populace  de  déguenillés 


Digitized  by  VjOOQIC 


436  REVUE  D'ALSACE. 

et  d'affamés  (0*  La  belle  iroaginaiion  d'aller  (ermonner ,  avec  un 
vertueux  édii,  eeUe  foule  de  pauvres  diables,  et  de  leur  recommander 
la  tempérance  et  la  modératiun  !  C'était  donc  moins  de  la  nécessité 
de  réformer  les  abus  et  d'endiguer  le  flot  des  mauvaises  mœnrs  que 
du  besoin  de  mainienir,  la  séparation  des  classes  de  la  société ,  que 
dérivait  la  législation  sompiuaire.  Elle  était  un  hommage  rendu  à  la 
prééminence  politique  de  la  noblesse ,  du  haut  clergé  ,  et  une  morti- 
fication adressée  à  la  richesse  des  roturiers  et  des  marchands.  On 
servait  par  là  la  vanité  du  sang  et  l'orgueil  des  castes  plus  que  l'on  ne 
s'appliquait  au  soin  de  la  morale  et  à  la  culture  de  la  vertu. 

Il  en  était  de  même  en  Allemagne  et  partout  ;  mais  avec  cette  diflRé- 
rence  notable  qu'en  France  les  édits  somptuaires  émanaient  du  pou- 
voir royal  ou  de  ses  représentants  et  avaient  ainsi  un  caractère  général, 
tandis  qu'en  Allemagne  ces  ordonnances  émanaient  de  la  puissance 
municipale  »  quelquefois  de  l'autorité  seigneuriale  et  qu'elles  n'avaient 
d'empire  que  sur  les  habitants  d'une  cité,  ou  sur  les  communautés 
d'une  même  seigneurie. 

En  Alsace,  les  règlements  somptuaires  apparaissent  principalement 
dans  les  villes  libres  impériales  et  à  partir  du  xvi*  siècle.  Ils  sont  nés 
d'une  triple  cause.  La  marche  ascendante  de  la  civilisation ,  le  déve- 
loppement du  commerce  et  des  relations  internationales ,  l'extension 
du  luxe  jointe  à  l'avidité  des  jouissances  nouvelles ,  me  semblent  les 
avoir  naturellement  provoqués.  C'est  leur  cause  génératrice  et  géné- 
rale. J'en  découvre  une  autre  dans  le  perfectionnement  relatif  qui 
s'était  introduit  dans  l'art  d'administrer  et  qui  excita  chez  les  admi- 
nistrations la  passion  de  tout  réglementer.  EnAn,  le  grand  ébranle- 
ment religieux  de  la  réforme  devait  aussi  faire  naître  l'envie  d'épurer 
les  mœurs  et  de  les  accorder  avec  l'austérité  du  culte  protestant. 

Je  crois  sincèrement  que  le  protestantisme ,  dans  te  temps  de  sa 
première  ferveur ,  a  beaucoup  contribué  à  l'amélioration  des  mœnrs 
publiques  en  Alsace,  non  seulement  là  où  il  dominait,  parmi  ses 
propres  croyants  »  mais  aussi  parmi  ses  adversaires,  dans  les  contrées 
qui  voyaient  le  spectacle  de  ses  exemples  et  qui  recevaient  la  conta- 
gion salutaire  de  l'amendement  qu'il  portait  dans  les  habitudes  de  la^ 
vie  domestique. 

Je  vais  parcourir  quelques-uns  de  ces  documents  curieux  connus 

'    ■    ■  ■■■■        ■  ■  ■    ..    ■■       ,      ,4.  ■ 

O  H.  Taine  ,  La  FowtaiM  et  ses  fables,  p.  57. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'ANCIBNNE  ALSACE  k  TABLE.  437 

dans  notre  histoire  sous  le  nom  de  PoUtei-Ordnungen,  dans  lesquels 
00  saisit  à  la  fois  l'état  des  mœurs  ancienoes,  les  excès  et  les 
dérèglements  qui  les  avaient  perverties  »  et  le  zèle  réformateur  qui 
s'efforçait  tantôt  de  les  purifier  radicalement,  tantôt  seulement  de 
les  purger  de  leurs  corruptions  les  plus  choquantes.  Je  ne  m'occu- 
perai ni  des  vêtements,  ni  des  jeux,  ni  de  la  sanctification  du 
dimanche ,  ni  des  blasphèmes  et  jurements ,  ni  de  l'éducation  des 
enfants,  ni  de  b  police  relative  aux  domestiques,  dî  des  danses  etc. 
Je  me  restreindrai,  comme  je  le  dois,  aux  particularités  qui  rentrent 
directement  dans  le  cadre  de  cette  étude. 

L'on  possède  une  rédaction  de  la  célèbre  coutume  de  Ferrette , 
écrite  en  1567  ;  même  dans  l'agreste  Sundgau ,  qui  confine  à  la' Suisse, 
et  qui  a  quelque  chose  de  son  air,  de  ses  mœurs  et  de  son  langage , 
les  excès  de  la  bonne  chère  et  surtout  l'exagération  numérique  des 
convives  aux  festins  de  famille  avaient  ému  la  sollicitude  de  l'autorité 
autrichienne.  La  coutume  fait  défense  expresse  d'inviter  plus  de 
vingt  personnes  aux  repas  de  noce,  et  de  servir  plus  de  quatre  plats, 
non  compris  le  fromage  et  les  fruits  ;  pour  chaque  personne  régalée 
en  délit ,  il  sera  payé  une  amende  de  deux  livres  et  pour  chaque  plat 
de  contrebande  une  amende  d'une  livre  et  dix  schillings.  Celle 
disposition  est  commune  à  toute  espèce  de  banquets  et  de  festins. 
Nul  ne  pourra  avoir  d*hôtes ,  parents  ou  étrangers ,  aux  fêtes  pa- 
tronales {Kilwe ,  Kilbe)^  qu'il  veuille  les  traiter  dans  sa  maison  ou 
hors  de  chez  lui ,  sous  peine  d'une  livre  et  dix  schillings  par  per- 
sonne conviée  (i).  Le  paysan  et  le  citadin  doivent  se  contenter  de 
chômer  le  saint  de  la  localité  en  famille.  La  coutume  règle  avec  une 
indulgente  bonhomie  ce  qui  regarde  les  bapiêmes.  Elle  permet  c  de 
i  servir  un  repas  eonvenable,  sans  dépasser  toutefois  le  nombre 
i  de  quatre  plats ,  aux  femmes  qui  se  sont  donné  de  la  peine  pour 
c  assister  l'accouchée  ainsi  qu'aux  parrains  et  marraines;  lors  des 
c  relevailles  ,  de  bons  voisins  et  de  bons  amis  pourront  visiter 
c  l'accouchée  et  accepter  chez  elle  un  modeste  repas  (^)  i. 

Les  comtes  de  Montbéiiard  avaient  rendu  plusieurs  ordonnances 
dans  le  but  de  modérer  les  dépenses  excessives  qui  se  faisaient  aux 
repas  de  fiançailles  ,  de  noces  et  de  baptême.  La  plus  ancienne  est 

{*)  GOUTZWILLER ,  EtqtUsses  historiques  du  comté  de  Ferrette ,  p.  77. 
C)  Idem ,  p.  78. 


Digitized  by  VjOOQIC 


438  REVUE  d'alsàge. 

de  1585.  Ed  i65i  il  fat  prescrit  :  c  de  o'esire  davantage  que  13  per- 
c  soDoes  aux  nopces  et  de  ne  les  point  faire  chez  Thoste  (^)  ».  En 
1650 ,  une  nouvelle  ordonnance  fixa  à  16  le  nombre  des  convives , 
sous  peine  de  50  livres  d'amende.  Il  ne  parait  pas  que  cette  loi  ait 
été  toujours  très-sévèrement  exécutée,  car  le  conseiller  Perdrix 
nous  raconte  qu'en  1661  c  II  marchanda  son  festin  de  noces  au  cousin 
c  Wild  «  à  raison  de  24  batz  par  teste  pour  le  jour  et  de  25  batz 
c  pour  le  lendemain  ,  et  qu'il  se  trouva  à  ses  noces  100  personnes 
<  le  jour  et  43  le  lendemain  (')  ».  Le  prince  de  Monlbélianl  avait 
peut-être  fait  une  faveur  à  son  conseiller.  Mais  alors  pourquoi  ne  la 
pas  faire  complète  ?  Pourquoi  se  montrer  tolérant  pour  les  festins  et 
faire  le  puritain  sur  le  chapitre  de  la  danse?  c  On  n'y  a  dansé  que 
c  deux  ou  trois  rondeaux ,  dit  piteusement  le  conseiller,  pourquoy 
c  S.  A,  S.  a  esté  tellement  indignée  qu'elle  menace  de  punir  exem- 
t  plairement  ceux  et  celles  qui  ont  dansé.  Le  bon  Dieu  le  veuille 
adoucir  !  » 

Les  ordonnances  de  Montbéliard  auraient  certainement  été  mieux 
observées  »  si  le  caprice  des  princes  n'avait  pas  été  le  premier  à 
les  violer.  Quand  le  fils  du  châtelain  de  Blamont  se  maria ,  en  1696 , 
c  son  festin  de  noces  fut  assisté  de  218  personnes  (')  »  et  quand  le 
duc  Georges  de  Wurtemberg  célébra  ses  noces ,  en  1648 ,  avec  Anne 
de  Coligny ,  fille  du  maréchal  de  Châtillon ,  les  banquets  durèrent 
trois  jours  à  i'hdteUde*ville  de  MontbéKard  (^). 

A  Mulhouse ,  le  magistral  avait  déjà ,  en  1571  limité  à  80  convives 
les  festins  de  noces  les  plus  opulens.  L'infraction  était  punie  d*une 
amende  de  5  livres  slaebler  (^).  Après  plusieurs  renouvellements  des 
anciennes  ordonnances,  apparut  la  ReformalUnU'Ordnung  de  1750, 
dont  les  dispositions  passèrent  avec  plus  «de  précision  et  de 
détails  dans  la  rédaction  de  1782.  Le  repas  de  noces  ne  pouvait 
réunir  plus  de  60  assistants,  y  compris  les  époux  et  tous  leurs 
parents;  les  lendemains  sont  impitoyablement  supprimés  ainsi 
que  le  Bofmeister'lmbis  (espèce  de  banquet  supplémentaire)  qui 

(*)  Bois  DE  Chêne,  Ckron. ,  année  1631. 
(*)  Perdrix  ,  Chronique,  année  1661. 
(■)  Bois  de  Cbéne,  loe.  cit. ,  année  1626. 
Oldem,  année  1648. 
C)  PuRi ,  MulhauuM  Geiehïchtdj  p.  557. 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  439 

a  d^Déré  »  dU  le  texte  •  en  un  mient  abue  ;  les  mets  doivent 
être  apprêtés  modestement,  selon  la  condition  de  chacun,  sans 
rechercbe ,  ni  raffinement,  ni  superfluité;  l'ancienne  coutume  d'en- 
voyer des  plats  (das  Teller  schiken)  aux  amis  et  aux  connaissaoces^ 
au  moyen  de  laquelle  on  éludait  la  question  du  chiffre  des  invités., 
fut  abolie  ;  il  fut  seulement  permis  aux  convives  d'envoyer  quelque 
chose  à  leurs  parents  qui  n'avaient  pu  assister  à  la  noce.  Une  dispo- 
sition curieuse,  est  celle  qui  enjoint  aux  fonctionnaires  chargés  de 
tenir  la  main  à  l'exécution  de  l'ordonnance  d'envoyer  à  chaque 
noce  deux  surveillants  (Ambi  Knechte)  et  même  davantage  •  si  le  cas 
le  requiert  (^).  Quel  plaisir  délicat  de  manger  et  de  s'égayer  en  face 
et  sous  la  surveillance  de  la  police  ! 

On  réforma  aussi  les  abus  qui  s'étaient  introduits  dans  les  banquets 
de  baptême.  «  C'est  une  pratique  nuisible ,  incommode ,  conteuse 
c  et  inutile ,  de  servir  des  repas  dans  la  chambre  de  l'accouchée , 
t  d'y  faire  des  soupers  ou  de  les  envoyer  tout  préparés  au  dehors  ; 
c  nous  en  ordonnons  l'abolition  (^)  > 

Dans  la  ville  de  Colmar,  on  parait  s'être  un  peu  plus  pressé  qu'ail- 
leurs pour  opposer  une  barrière  aux  abus  de  la  bonne  chère.  Le 
schultheiss  Sigfrid ,  un  puritain ,  trouva  que  c'était  un  luxe  déplacé 
que  de  célébrer  les  anniversaires  trentenaires  des  mariages  et  de 
tenir  des  festins  à  leur  occasion,  il  y  avait  bien  de  la  rigueur  à 
condamner  une  cérémonie  aussi  excusable  et  que  les  plus  favorisés 
ne  pouvaient  guère  faire  qu'une  seule  fois  en  leur  vie;  mais  le 
schultheiss  Sigfrid ,  pour  qui  l'hymen  ne  semble  avoir  allumé  que 
des  flambeaux  incommodes,  proscrivit  énergigement  toute  com- 
mémoration en  l'honneur  des  noces.  L'on  ne  connaît  pas  le  texte 
de  sob  ordonnance,  qui  est  de  Tannée  4280;  le  moine  de  Colmar 
se  contente  d'énoncer  le  fait  et  certainement  pour  le  faire  remar- 
quer («). 

Il  est  tout  à  fait  digne  d'attention ,  qu'aucune  loi  retrictive  du  luxe 
et  des  débordements  de  la  table  n'a  atteint  les  populations  des  vastes 
domaines  soumis  à  la  puissance  seigneuriale  des  évéques  deStras- 

[*)  RêformalionS'Ordnung  der  Stadi  lHulhauien ,  p.  13. 

(•).ldem,p.  H. 

{')  AnnaUi  et  Chronique  des  Dominicains  de  Colmar ,  p.  93. 


Digitized  by  VjOOQIC 


440  ftBTUB  D'ALSACB. 

bourg.  Il  semble  pourtant  que  les  serinons  et  les  mandements 

n'étaient  pas  parvenus  à  faire  la  besogne  qu'un  bon  statut  »  appuyé 

de  la  force  du  bras  séculier,  eut  infailliblement  faite.  Le  train  et 

Fampleur  pantagruélique  des  noces  dans  le  Kochersberg ,  ont  été ,  de 

tout  temps ,  f)ameu\  ;  ces  vastes  fériés  villageoises  se  sont  prolongées 

jusque  dans  notre  siècle  avec  la  fidélité  la  plus  persistante ,  et  avec 

toutes  les  grasses  opulences,  toutes  les  pesantes  matérialités  qui 

étaient  le  triomphe  et  la  joie  des  noces  d'autrefois.  M.  Piton  en  a  faîc 

un  tableau  t^rop  vrai  et  trop  expressif  pour  que  je  n*hésite  point  à 

le  lui  emprunter,  t  Quelle  folle  gaité  rustique  ne  règne  pas  à  une 

c  noce  du  Kocbersberg?  Elle  prend  huit  jours  entiers»  où  bœufs, 

c  veaux  »  volaille ,  et  nombre  de  fûts  de  vin  sotit  sacrifiés  pour 

c  satisfaire  ces  estomacs  robustes;  ce  sont  des  banquets-monstres 

c  dignes  des  temps  fabuleux.  Déjà  au  commencement  de  la  semaine, 

c  les  garçons  de  noce  ,  parés  d'un  grand   bouquet  de  romarin 

i  enrubané ,  enjambent  les  plus  beaux  chevaux  de  leur  écurie ,  bien 

c  sellés  et  harnachés  et  ornés  même  de  rubans,  et  vont  de  village 

t  en  village   inviter  les  convives^  où  partout  les  attendent  le  repas 

c  d'usage  et  le  cruchon  blanc  (Shimmel)  rempli  de  vin.  Si  le  fiancé 

c  cherche  la  jeune  mariée  dans  une  autre  commune,  il  j  arrive 

c  avec  les  voilures  ,  accompagné  de  ses  camarades  à  cheval  ;  elles 

c  sont  chargées  de  ses  meubles ,  de  son  linge  ,  de  ses  provisions , 

c  et  la  voiture  principale  sur  laquelle  sont  assises  la  fiancée ,  les 

t  filles  d'honneur  et  ses  amies ,  est  toujours  décorée  de  guirlandes 

c  et  de  verdure,  et  une  quenouille  gigantesque  du  plus  beau  chanvre» 

(  parée  de  rubans  et  de  fleurs ,  forme  le  grand  mal  de  celle  barque 

c  de  verdure  roulante;   un  rouet  artislement   tourné  et  incrusté 

f  l'accompagne  toujours.  Arrivée  à  la  maison  nuptiale ,  cette  que- 

c  nouille  est  fixée  comme  drapeau  devant  une  fenêtre  du  premier 

c  étage.  Déjù  avant  l'entrée  du  village ,  ordinairement  sur  la  limite 

c  de  la  banlieue ,  les  jeunes  gens  à  cheval  attendent  le  convoi  ; 

c  des  hourras ,  des  coups  de  fusil  ei  de  pistolet  saluent  sa  venue 

c  et  la  cavalcade  fait  son  entrée  solennelle  aux  acclamations  géné- 

c  raies ,  jusqu'à  ce  que  la  grande  cour  delà  ferme  les  reçoive  et  que 

c  commence'  le  cortège  pédestre  vers  l'église.  Après  la  cérémonie 

€  nuptiale  festins  et  danses  commencent  et  durent  souvent  deux 

c  ou  trois  jours  et  autant  de  nulis  pendant  lesquels  tout  le  village 

c  est  en  émoi ,  surtout  si  les  jeunes  mariés  appartiennent  à  de  riches 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'ANGIENNfi  ALSACE  A  TABLE.  441 

c  rsmiites  qui  mettent  ieor  gloire  et  leur  orgueil  à  célébrer  les  noces 
c  avec  la  pins  grande  pompe  (i).  » 

J'ai  dit  que  les  règlements  somptuaires  avaient  surtout  régné  dans 
ks  villes  libres  impériales.  J'ajoute  qu'ils  n'apparaissent  formulés 
et  certains  que  dans  les  cités  protestantes,  à  Wissembourg»  i 
Landau»  à  Strasbourg;  ces  villes  en  possédaient  de  très-détaillés. 
Colmar,  Hagueoau»  Scblesladt»  Munster,  Turckhetm,  Obernai, 
Rosbeim  n'avaient  que  des  coutumes  traditionnelles  ou  des  dis- 
positions éparses.  J'analyserai  un  de  ces  règlements ,  celui  de  Wis« 
sembourg;  il  donnera  une  idée  générale  de  ces  monuments  de 
l'ancienne  police  somptuaire  de  notre  pays. 
.  La  Polizei-Ordnung  de  Wissembourg  date  de  1577.  Elle  fut 
renouvelée  et  amendée  en  1614  c  parce  que,  dit  le  préambule,  en 
c  ces  temps  de  perversité  et  de  corruption,  l'impiété,  le  désordre 
«  des  mœurs  et  le  libertinage  vont  s'accroissant ,  et  menacent  de 
c  prendre  te  dessus.  >  il  est  interdit  de  mettre  en  vente  des  fruits 
pendant  le  prêche ,  sous  peine  de  confiscation.  Les  repas  de  noce 
f  qui  donnent  lieu  à  tant  d'abus,  de  désordres,  et  d'inutiles  dé- 
penses sont  soumis ,  de  l'ordre  et  volonté  expresse  de  l'autorité  » 
à  la  réforme  suivante  ;  l'on  ne  pourra  inviter  uu*delà  de  60  personnes 
aux  banquets  de  noces  qui  se  tiennent  à  l'auberge  et  dans,  lesquels 
chaque  convive  paie  son  écot  (Irtenhochzeh)  sous  peine  de  un  florin 
d'amende  par  chaque  excédant  de  cinq  personnes  ;  il  est  interdit 
aux  invités  de  se  réunir  et  faire  fesiin  dans  une  auberge  autre  que 
celle  désignée  pour  la  noce  ;  la  célébration  religieuse  du  mariage 
doit  se  faire  au  plus  tard  à  neuf  heures  du  malin,  et  le  repas  sera 
servi  à  iO  heures  ou  à  dix  heures  et  demie  par  tolérance.  Au  coup 
de  deux  heures  il  devra  être  terminé  et  la  séance  levée.  Le  souper 
commencera  à  six  heures  pour  être  rigoureusement  achevé  à  dix. 
Les  lendemains  sont  et  demeurent  interdits,  ainsi  que  les  veilles. 
On  supprime  aussi  l'usage  de  donner  le  troisième  jour  après  les 
noces  certains  régals  couverts  du  prétexte  de  la  pêche  ou  du  bain  ; 
on  doit  se  contenter  d'un  souper,  fait  en  dedans  des  murs  de  la 
ville  f  et  que  le  règlement  appelle  crûment  <  un  mauvais  souper  > 
ce  qui  veut  dire,  sans  aucun  doute,  simple  et  modeste.  Dans  les 
mariages  entre  veufs  et  veuves,  il  n'y  aura  point  de  festins  le  jour; 

(*)  Strasbourg  illustré ,  H  ,  p.  183, 


Digitized  by  VjOOQIC 


442  REVUE  D'ALSACE. 

les  époux  se  contenteront  d'un  souper  ;  défense  expresse  d'y  inviter 
des  filles  ;  mais  quand  un  garçon  épouse  une  veuve»  les  mariés 
auront  le  droit  de  tenir  les  deux  repas  et  d'y  convier  les  filles. 
Les  noces  célébrées  à  la  maison  ne  pourront  durer  plus  de  deux 
jours.  En  ce  qui  concerne  le  régime  même  des  repas ,  l'ordonnance 
ne  concède  que  quatre  plats  »  dont  un  seul  de  poisson  ;  le  fromage  » 
les  fruits ,  les  pâtisseries  n'entrent  pas  en  compte  »  c  le  tout  afin  que 
c  les  hôtes  soient  honnêtement  et  convenablement  traités  pour 
c  l'argent  qu'ils  contribuent.  >  S'il  se  rencontre  des  gens  qui  trouvent 
le  programme  ofilciel  trop  laconique  et  qui  pensent  avoir  des  motifs 
pour  le  dépasser»  ils  exposeront 'leurs  raisons  au  bourguemeistre 
régent  qui  les  appréciera  et  y  statuera.  Il  y  avait  une  seconde 
espèce  de  noces  qui  se  faisait  aux  frais  des  mariés  ;  mais  les  invités 
devaient  acquitter  le  festin  et  le  bal  qu'on  leur  offrait  par  un  cadeau  ; 
c'étaient  les  Schenck'hoehzeiien,  Ordinairement  elles  se  tenaient 
dans  les  tribus  de  métiers.  On  pouvait  y  convier  jusqu'à  cent  per- 
sonnes (0- 

Lies  baptêmes  avaient  donné  lieu  à  beaucoup  d'abus  et  de  prodi- 
galités que  le  magistrat  considère  comme  très-préjudiciables  à 
l'intérêt  de  ses  administrés.  Il  règle  en  conséquence  les  cadeaux 
que  l'on  pourra  faire  à  l'enfant  et  en  limite  la  valeur,  défend  aux 
parrains  de  distribuer  du  sncre  »  des  pains  d'épices  et  autres  frian- 
dises y  et  abolit  formellement  la  coutume  qui  obligeait  Taccouchée 
à  offrir  à  la  marraine  de  son  enfant  un  goûter  (Abendzehren)  ou  un 
souper;  mais  on  lui  permit  de  réunir  dans  un  repas  c  d'où  sera 
banni  tout  excès  la  sage-femme  et  les  personnes  qui  l'auront 
assistée  dans  son  besoin.  >  On  proscrivit  de  plus  l'usage  coûteux  des 
repas  ou  des  buvettes  surérogatoires  que  le  père  et  le  parrain 
donnaient  »  dans  les  poêles  des  tribus ,  à  l'occasion  des  baptêmes  ; 
et  afin  que  le  parrain  ne  soit  pas  grevé  de  nouvelles  dépenses, 
personne  ne  doit  s'aviser  de  lui  faire  cortège  lorsqu'il  rentre  chez  lui  ; 
le  père  et  le  parrain  prendront  congé  l'un  de  l'autre  dans  le  poêle 
même  de  la  tribu. 

Lia  vigilance  réformiste  du  magistrat  de  Wissembourg  ne  s'exerce 
pas  seulement  sur  les  occasions  qui ,  par  leur  importance  et  leur 

{*)  Emewertê  Polixey-Ordnung  der  Statt  Weissenburg.  Strasbourg,  1614, 
4»,  psg.  11  et  suiv. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L*ANaENllE  ALSACE  A  TABLE.  443 

publicilé ,  pourraient  'entraîner  des  abus  et  causer  du  scandale  ;  elle 
pénètre  aussi  dans  riniimité  de  la  vie  privée  et  surveille  le  citoyen 
dans  sa  maison.  L'ordonnance  considérant  c  Que  la  surabondance 
i  et  la  somptuosité  dans  la  bonne  chère  offensent  et  irriteni  Dieu , 
c  puisqu'elles  dissipent  inutilement  ses  bienfaits  ;  que  les  abus  de  la 
i  table  renchérissent  le  prix  des  denrées ,  occasionnent  des  chertés , 
c  et  détruisent  toutes  bonnes  et  Odèles  sociétés  >  dispose  que  tout 
citoyen  quel  que  soit  son  rang ,  doit  s'abstenir,  dans  le  repas  qu'il 
donne  chez  fui  »  de  toute  superfluité,  et  ne  faire  paraître  sur  sa  table 
que  cinq  ou  six  plau  tout  au  plus  0). 

Deux  villes  prolestantes ,  Mulhouse  et  Wissembours; ,  viennent  de 
nous  montrer  leur  sollicitude  pour  l'amélioration  des  mœurs  ;  elles 
jugeaient  qu'il  était  possible  de  porter  la  répression  légale  dans  le 
cercle  des  usages  domestiques.  J'aimerais  de  mettre  en  regard  de 
ces  tentatives  inspirées  par  l'esprit  de  la  réforme  des  tentatives 
semblables  ou  analogues  faites  par  le  pouvoir  municipal  dans  les 
cités  catholiques  »  et  en  les  comparant  >  de  voir  par  qnels  points 
elles  se  ressemblaient  ou  étaient  différentes  »  et  de  quel  côté  se 
trouvait  le  p\m  de  sagesse  et  de*  zèle.  Celte  étude  comparative  est 
impossible.  Aucune  de  nos  villes  libres  impériales  catholiques  n'a 
édicté  de  règlement  somptuaire,  ni  Haguenau,  la  capitale  de  la 
décapole ,  ni  Schlestadt ,  ni  Obernai .  ni  Rosheim  etc.  Il  y  régnait 
peut-être  quelques  coutumes  traditionnelles  ou  des  dispositions  de 
police  éparses;  encore  né  voudrais-je  pas  l'aflSrmer;  mais  aucune 
de  ces  communes  privilégiées,  qui  avaient  le  droit  de  se  gouverner 
et  de  se  créer  des  lois ,  n'a  porté  son  attention  vers  la  correction 
extérieure  des  mœurs: 

L'on  s'attend  bien  que  la  ville  de  Strasbourg  »  la  mère  de  la 
réforme  en  Alsace  ,  n'est  point  restée  indifférente  à  ce  grand  objet  « 
et  qu'elle  a,  de  bonne  heure ,  mis  sa  main  vigoureuse  à  la  discipline 
des  mœurs  publiques  et  privées.  Dès  les  premiers  temps  de  l'éta* 
blissement  du  proiestautisme  »  le  gouvernement  de  la  république 
promulgua  des  mandements  ,  des  décrets  et  des  ordonnances  ayant 
pour  but  la  réformation  de  quelque  partie  vicieuse  des  habitudes 
sociales.  C'est  ainsi  que ,  déjà  en  1544 ,  il  interdit  de  célébrer  les 
noces  ailleurs  que  dans  les  maisons  parlîcnlières  et  les  tribus ,  fixa 

(*)  Emewêrle  PoHxey^Ordnung  der  SlM  WHsnnbwrgf  Strasb.  1614,  p.  30« 


Digitized  by  VjOOQIC 


iU  REVinS  D'ALSACE. 

à  SO  le  DOflobre  des  convives  qui  pouvaient  y  figurer,  borna  à  deux 
les  jours  de  réjouissance  et  défendit  que  cbaque  noce  donnât  lieu 
à  plus  de  quatre  repas  (i).  Toutes  les  prescriptions  partielles  qui 
furent  édictées  dans  le  cours  du  XV^  siècle ,  furent  enOn  réunies  et 
complétées  dans  le  grand  travail  qui  signala  la  régence  du  steit- 
meistre  Louis  Bœcklin  de  Bœcklinsau.  Cette  refonte  et  celte  révision 
des  anciens  règlements  produisirent  la  fameuse  Polizeif-Ordnung 
de  i628 .  véritable  monument  législatif  où  Ton  rencontre  associée 
à  la  volonté  légale  qui  réprime  la  persuasion  morale  qui  éclaire  et 
conduit.  Je  prendrai  dans  ce  document  (^)  les  dispositions  somp*- 
tuaires  qui,  à  l'époque  de  la  guerre  de  trente  ans,  étaient  en  vigueur 
dans  la  république  de  Strasbourg  ;  elles  fixent  Tétat  des  mœurs  au 
sortir  de  la  grande  crise  du  XV^  siècle.  Cette  ordonnance  renouvelée 
en  i708 ,  e«t  demeurée  le  code  général  de  la  police  Strasbourgeoise 
jusqu'à  la  révolution  de  1789. 

Elle  consacre  le  titre  V  aux  noces.  Il  y  en  avait  de  trois  sortes: 
les  Freyhochzeilen .  en  usage  dans  la  première  classe  de  la  bour- 
geoisie-, les  invités  étaient  traités  aux  frais  des  époux  et  ne  donnaient 
pas  de  présents  ;  les  Gaabhochzeiien ,  pour  la  seconde  et  la  troisième 
classes;  les  invités,  en  reconnaissance  de  l'honneur  qui  leur  était 
fait ,  offraient  des  cadeaux  aux  époux  ;  Ips  Irienhochzeïten ,  apanage 
commun  des  trois  dernières  classes  ;  cbaque  convive  payait  son  écot. 

Aux  Freyhochzeilen  et  Gaabhochzeiten  célébrées,  soit  dans  la 
demeure  des  époux ,  soit  chez  un  parent ,  soit  dans  les  tribus , 
pouvait  assister  toute  la  parenté  jusqu'au  degré  de  cousin  issu  de 
germain  ;  mais  on  ne  pdtivait  y  convier  strictement  que  30  personnes 
étrangères  à  la  famille.  Les  réjouissances  étaient  limitées  à  deux 
journées  ;  cependant  une  troisième  journée  pouvait  être  employée 
à  régaler  les  gens  qui  avaient  aidé  au  service  de  la  noce.  Toute 
fraude  ou  supercherie  sur  ce  dernier  point  était  punie  d'une  amende, 
i  Pour  remédier  aux  abus  de  la  magnificence  ruineuse  qui  s'est  ré- 
c  pandue  partout  et  jusque  chez  les  gens  de  basse  condition ,  >  il  ne 
sera  pas  permis  aux  personnes  des  deux  premières  classes  de  pré- 
senter sur  la  table  du  banquet  plus  de  huit  plats  parmi  lesquels 

{*)  Wencrer  ,  Chraniek ,  mss.  de  la  bibl.  de  Sirasb. ,  fol<» ,  ann.  itiéi, 
(*)  Der  Statt  Strasiburg  Polixey-Ordnwng.  Sirasb.  1628 ,  io-fol«  de  102  pages 
et  un  appendice  de  48  pages. 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  445 

compteront  de  droit  les  entrées,  les  entremets  et  les  pièces  à  effet 
{Schaueaen)  ;  mais  il  y  avait  une  concession  gracieuse  pour  le  rôti; 
ce  chapitre  important  pouvait  se  subdiviser  en  trois  paragraphes  » 
trois  rôts  ne  comptaient  que  pour  un  plat  ;  à  la  bonne  heure  !  La 
pitisserie,  bornée  à  un  seul  genre»  les  soupes,  les  salades»  les 
légumes  communs ,  les  sauces  »  et  tout  ce  qui  constitue  le  dessert 
étaient  francs  et  n'entraient  pas  dans  la  compulation  de  la  règle 
somptuaire.  c  Cependant  chacun  voudra  bien  se  souvenir  de  son 
c  état  et  condition  et  se  modérer  convenablement  sur  le  fait  des 
c  dispendieux  plats  à  spectacle  «  des  confitures  étrangères  et  des 
c  sucreries ,  et  se  garder  ainsi  de  tout  dommage  personnel  et  de 
c  punition.  »  Dans  les  noces  «qui  se  faisaient  entre  gens  de  la  troi- 
sième classe,  le  nombre  des  plats  était  limité  à  six  «  mais  toujours 
avec  le  bénéfice  des  tolérances  que  je  viens  d'énumérer. 

Les  /rtenhocAxeilen. pouvaient  réunir  au  maximum  60  personnes, 
étrangers ,  parents ,  et  époux  compris  ;  ces  noces  se  tenaient  dans 
les  poêles  des  tribus,  dans  les  hôtelleries  et  dans  les  auberges; 
pour  se  soustraire  à  cette  limitation  numérique ,  on  avait  imaginé 
de  faire  traiter  les  jeunes  gens  dans  des  auberges  autres  que  celle 
où  se  réunissait  la  noce  ;  cette  fraude  est  sévèrement  punie  et  sur 
les  contrevenants  et  sur  le  nouveau  marié.  A  ces  noces  on  ne  pouvait 
servir  que  quatre  plats  chauds  ;  les  aubergistes  devaient  les  fournir 
bons  et  convenables ,  et  suivant  la  taxe  que  l'autorité  se  réservait 
de  fixer  d'après  les  circonstances  du  temps;  si  le  marié  voulait 
gratifier  l'assistance  de  quelque  pâtisserie,  on  le  lui  permettait. 
Quant  au  vin ,  il  devait  être  servi  en  quantité  satisfaisante  à  chaque 
service ,  être  d'une  qualité  moyenne  et  telle  que  la  noce  n'eut  pas 
à  se  plaindre  ;  chaque  table  de  dix  couverts  avait  droit  à  deux  pots 
de  vin  d'honneur,  mais  seulement  à  l'apparition  du  rôti.  La  sagesse 
du  règlement  prévoit  le  cas  où  deux  pots  de  vin  d'honneur  entre  dix 
pourraient  ne  pas  suffire  à  la  gatté  des  convives  ;  elle  ne  veut  pas 
molester  la  soif  un  peu  exigeante  ou  trop  riche  ;  mais  qu'elle  se 
désaltère  à  ses  propres  dépens;  elle  pourra  donc  invoquer  des 
suppléments  qu'elle  paiera  seule ,  sans  aucune  réaction  contre  les 
convives  ou  le  nouvel  époux.  Ce  règlement  raisonne  fort  bien  et  en 
toute  chose.  Ecoutez-le  sur  un  autre  point  essentiel  aussi.  La  noce , 
de  quelque  grade  qu'elle  soit ,  se  rendra  à  l'église  au  plus  tard  à 
dix  heures.  Pourquoi  cette  ponctualité?  €  Afin  qu'elle  en  revienne 


Digitized  by  VjOOQIC 


446  REYDB  D'ALSACE. 

c  d'autant  plas  tôt  et  apparaisse  au  festin  à  une  heure  correete.  i 
Ce  moment  correct  est  onze  heures,  f  II  s'est  introduit  depuis  quel- 
c  que  temps  une  habitude  désordonnée.  Le  dtner  des  lendemains 
c  et  des  surlendemains  commence  trop  tard  ;  on  se  permet  souvent 
i  de  ne  se  mettre  à  table  que  vers  midi  «  à  midi ,  et  même  plus  tard 
c  encore;  outre  que  c'est  une  chose  afiQigeante  pour  les  invités t  le 
k  monde  est  encore  induit  à  tabler  au«delà  de  ce  que  la  raison  au- 
c  torise.  »  La  noce  prendra  donc  séance  exactement  à  l'heure  6xée ,  et 
les  hôteliers  sont  tenus  de  servir  avec  une  précision  qui  n'admet 
ni  excuse  »  ni  délais.  L'entrepreneur  du  repas  qui  sera  trouvé  en 
défaut  paiera  une  amende  de  5  livres  pfennings ,  et  tout  convive 
retardataire  versera  une  contribution  dans  la  boite  des  pauvres  que 
l'auberipste  lui  présentera. 

Les  Irtenhochzeilen  ou  noces  à  écot  ne  pouvaient  durer  plus  de 
deux  jours  «  et  pour  couper  court  à  tout  prétexte  de  les  prolong^er 
illégalement,  le  magistrat  défend  que  la  noce  se  transporte  dans  les 
villages  environnants  ou  autres  lieux  •  et  encore  plus  sévèrement 
qu'on  aille  les  y  célébrer  totalement ,  sans  sa  permission  expresse. 

Moins  libéral  que  le  magistrat  de  Wissembourg ,  celui  de  Stras- 
bourg estime  que  c'est  assez  de  dîner.  Il  abolit  absolument  les 
soupers  de  noces  qu'il  considère  c  comme  une  superfluité  inutile 
c  et  coûteuse  >  sans  distinction  de  la  qualité  des  personnes.  Tout 
festin  de  noce  »  y  compris  la  danse ,  devait  être  terminé  à  6  heures 
du  soir,  en  hiver,  et  à  sept  heures,  eu  été. 

11  existait  à  Strasbourg  des  fondations  charitables  destinées  à  favo- 
riser l'établissement  des  citoyens  sans  fortune  ;  ceux  qui  y  auront 
recours  et  en  obtiendront  des  dons  devront  célébrer  leurs  noces 
€  avec  tranquillité  et  réserve;  »  le  même  ordre  s'applique  aux 
pauvres  gens  qui  participent  aux  bienfaits  de  la  caisse  des  aumônes; 
à  ces  noces  de  la  misère  il  ne  devait  se  trouver  que  vingt  ou  trente 
personnes  au  plus  et  un  repas  unique  était  permis  sans  musiciens , 
ni  danse.  La  république  respectait  la  joie  du  pauvre  qui  se  mariait 
et  y  aidait  avec  une  générosité  touchante  :  mais  elle  rendait  hom- 
mage à  la  sainteté  de  l'aumône  en  défendant  de  la  détourner  de  son 
but  et  de  la  profaner  par  des  excès. 

Quand  une  noce  était  terminée ,  l'autorité  voulait  savoir  comment 
tout  $*y  était  passé.  L'bôieli«ir  chez  qui  elle  s'était  tenue  devait ,  dans 
la  quinzaine,  adresser  au  magistrat  un  rapport  circonstancié  de  la 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  447 

solennité,  avec  les  noms  des  époux,  TindicatioD  du  nombre  des 
convives  à  chaque  repas,  la  mention  si  les  jeunes  gens  avaient  assisté 
à  la  noce  ou  s'ils  avaient  été  traités  en  fraude  dans  des  succur- 
sales etc. 

Cette  ordonnance  fut  assez  fidèlenftent  observée  pendant  une  tren- 
taine d'années.  Mais  il  parait  que  ,vers  4662 ,  il  s'était  déjà  opéré 
un  assez  grand  relâchement  pour  que  l'autorité  dftt  prendre  dès 
mesures  propres  à  refréner  les  envahissements  que  [e  goût  de  la 
dépense  s'était  permis  de  faire  dans  l'ancien  règlement.  Les  hôteliers 
dépassaient  le  nombre  légal  des  plats  et  excédaient  les  taxes  offi* 
cielles.  Un  décret  du  ii  janvier  4662  veut  que  les  hôteliers  ainsi 
que  l'époux  soient  juridiquement  interrogés  (bey  hanirew)  sur  certaines 
circonstances  ;  par  exemple  ,  s'est-on  tenu  à  la  quantité  ordonnée 
des  mets  pour  chaque  repas,  selon  les  classes?  a*t-on  payé  des 
extra ,  ou  fait  des  fournitures  en  nature  à  l'hôtelier,  aûn  qu'il  put 
traiter  plus  largement?  a-t-on  payé  comptant  ou  l'hôtelier  a-t-il  fait 
crédit  ?  etc.  Ce  document  nous  fait  connaître  aussi  le  tarif  en  vigueur 
à  cette  époque;  les  gens  des  trois  dernières  classes  payaient,  savoir: 
un  homme  6  sch.  8  pf. ,  une  femme  5  scb.  4  pf.  une  fille  4  sch.  4  pf.; 
la  V"  classe ,  pour  les  mêmes  personnes ,  était  taxée  à  8  sch.  6  sch. 
et  5  sch.  ;  dans  la  seconde,  le  prix  par  tète  ne  devait  pas  dépasser 
i5  sch.  avec  le  vin,  et  -10  sch.  sans  vin  (dmehen-Mahl) ;  à  la 
première  classe  on  recommandait  seulement  de  se  tenir  dans  des 
bornes  raisonnables  (i). 

Après  la  réunion  de  Strasbourg  à  la  France ,  le  magistrat  reconnut 
que  le  c  changement  de  domination  et  la  différence  des  temps  exi- 
c  geaient  quelques  modifications ,  en  plus  ou  en  moins ,  d'autant 
€  plus  qu'on  affectait  de  ne  plus  se  soumettre  ponctuellement  à 
c  l'ordonnance.  »  11  émit  en  4687,  six  années  après  l'annexion,  un 
décret  en  22  articles  dans  lequel  je  choisis  ces  dispositions  :  c  encore 
c  que  nous  louions  ceux  qui  s'abstiennent  à  leurs  noces  de  tous 
€  festins  publics  et  recherchés ,  nous  n'entendons  pas  néanmoins 
c  interdire  ces  réjouissances ,  dans  une  mesure  licite .  à  ceux  qui 
c  prennent  plaisir  aux  repas  solennels;  ils  pourront  même  y  vaquer 
c  deux  jours  ;  mais  les  jeunes  gens  ne  prendront  part  qu'au  second 


(^)  Ikeretvm  de»  il  Jamnar 


Digitized  by  VjOOQIC 


448  REVUE  D*AUACB. 

c  jour  ;  »  le  prix  des  repas  ne  dépassera  pas  «  dans  les  dernières 
classes,  10  scli.  par  tête  mâle  et,  dans  les  plos  élevées»  2  livres 
pfenning  par  paire  d'époux  ;  les  Gaab'  et  Freyhochieiten  sont  exclu- 
sivcment  réservées  aux  deux  premiers  ordres  de  citoyens;  aux 
Irienhochzeiten  le  marié  ne  pourra  tenir  aucun  de  ses  invités  franc 
de  son  écot;  l'heure  réglementaire  du  festin  est  portée  à  midi;  il 
doit  commencer  par  une  prière  fervente  et  se  terminer  par  de 
sérieuses  actions  de  grâces  envers  Dieu;  les  pauvres  ne  seront  pas 
oubliés  ;  la  boite  aux  aumônes  circulera  au  dessert  ;  les  festins  du 
soir,  Tusage  d'envoyer  au  dehors  la  soupe  de  la  fiancée  {BrauhSuppe} 
et  le  potage  aux  oeufs  (Eyerbrûh) ,  ainsi  que  la  coutume  de  la  soupe 
matutinale  et  de  la  collation  avant  le  départ  pour  l'église  »  sont  et 
demeurent  interdits.  Il  n'est  rien  innové  quant  au  nombre  des  plats  (t). 

Je  reprends  la  vieille  ordonnance.  Les  réformes  déjà  décrétées ,  en 
i62i  et  4625,  dans  les  dépenses  de  baptême  furent  maintenues  et 
renouvelées  par  le  règlement  organique  de  4628.  On  avait  mis  une 
telle  exagération  dans  la  valeur  des  présents  que  l'on  offrait  aux 
nouveaux-nés  sous  le  nom  de  Tauf-pfennig ,  gëUelbeltzen ,  gôuel- 
Rôckt  que  le  magistral  crut  devoir  poser  dos  limites  à  ces  dons 
vaniteux ,  en  statuant  que  dans  les  familles  les  plus  élevées  ces  ca- 
deaux ne  dépasseraient  pas  le  prix  d'un  florin  d'or,  et  dans  les 
familles  du  commun  un  écu  de  l'empire.  La  distribution  des  sucre- 
ries fZuckerwerkj  coûteuses  et  excesives  que  l'on  faisait  aux  femmes, 
aux  enfants  et  aux  domestiques  fut  ramenée  à  de  plus  modestes 
proportions,  et  le  luxe  des  banquets  baptismaux  réprimé.  Les  sage- 
femmes  jurées ,  les  nourrices  et  les  gardes  des  accouchées  étaient 
tenues  de  signaler  les  contraventions  au  magistrat,  et  recevaient 
le  sixième  des  amendes  avçc  l'assurance  du  secret  le  plus  inviolable. 
Ces  prescriptions  furent  renouvelées  en  4664  et  en  4687.  Ce  dernier 
décret  proscrivit  absolument  aux  baptêmes  toute  espèce  de  banquet 
et  même  les  simples  collations  où  ne  figuraient  que  les  confitures 
et  les  gâteaux  ainsi  que  les  buvettes.  Plus  tard,  au  XVilI«  siècle , 
je  crois,  l'usage  s'introduisit  que  le  père  de  famille  devait  être  régalé 
d'un  repas  dans  le  poêle  de  sa  tribu ,  et  aux  fiais  de  celle  ci ,  à  la 
naissance  de  chacun  de  ses  enfants.  S'il  le  préférait ,  il  recevait  un 

(*)  Hochzeit-Ordnung  renovirt  anno  4687.  Sli^asb  f». 


Digitized  by  VjOOQIC 


L^ÀNGI^NB  ALSA(!E  À  TABLÉ.  ^49 

Horta  de  la  caisse  0).  Cet  honneor  renda  i  la  paternité  né  manque 
pas  d'originalité. 

Enfin  l'ordonnance ,  an  titre  VII ,  règle  d'une  manière  générale 
la  police  de  tous  les  repas  qui  se  feront  chez  les  sujets  de  la  répu- 
blique, c  Assurément,  dit-elle,  les  réunions •  les  sociétés»  et  les 
f  repas  bonnétes.  quand  le  tout  est  pratiqué  avec  mesure  et  bon 
c  entendement ,  ont  une  grande  utilité  »  en  ce  qu'ils  établissent  et 
<  maintiennent  entre  les  membres  d'une  même  commune  l'affection 
€  et  la  confiance  ;  mais  la  «ondilion  privée  des  citoyens  aussi  bien 
c  que  l'intérêt  de  l'état  reçoit  un  grave  dommage  et  est  exposée  à 
c  de  notables  périls  »  si  ces  habitudes  dégénèrent  en  lîbertjnage 
c  coupable  et  se  dégradent  par  les  excès  dans  le  boire  et  le  manger.  » 
Après  avoir  rappelé  une  douzaine  de  mandements  promulgués  de 
4510  à  1622  et  qui  avaient  pour  but  de  réprimer  les  abus  de  la  table 
c  à  quoi  elles  ne  sont  pourtant  pas  parvenues  >  le  code  de  i628 
recommande  sévèrement  à  tous  les  membres  de  la  république  de 
se  garder  du  vice  honteux  de  l'ivrognerie ,  de  toutes  folles  dépenses 
en  festins»  banquets,  grands  repas»  réunions  et  mangeries  quel- 
conques i  afin  que  les  dons  de  Dieu  soient  employés  raisonnablement, 
c  avec  la  modération  chrétienne  »  et  que  la  nourriture  passagère  ne 
c  soit  point  dissipée  (vergeitet)  au  grand  détriment  de  notre  corps  •  de 
c  notre  honneur»  de  notre  bien  et  surtout  de  notre  âme.  »  Ceux 
qui  ne  seront  pas  arrêtés  sur  la  pente  de  ces  funestes  entraînements 
par  la  pensée  que  Dieu  les  punira  »  c  doivent  s'attendre  à  une  sévère 
i  répressPon  de  la  part  de  l'autorité  de  la  république.  » 

Elle  accorde  aux  deux  premiers  ordres  de  citoyens  le  droit  de 
présenter  sur  leur  table  huit  plats;  à  la  troisième  classe»  six  plats; 
aux  trois  dernières  »  quatre  plats  ;  les  mets  froids  compteront  aussi 
bien  que  les  mets  chauds;  néanmoins  le  rôti  pourra  consister  en 
trois  sortes  de  viandes.  S'il  sagit  de  traiter  quelqu'étranger  de  dis- 
tinction» l'on  pourra»  en  son  honneur»  selon  les  diverses  classes  » 
porter  le  nombre  des  plats  à  douze,  à  huit  et  à  six»  mais  pas  davan*^ 
tage  et  sous  aucun  prétexte;  tout  plat  en  excès  entraînera  une 
amende  de  deux  livres  pfennings;  il  en  sera  de  même  de  toute 
recherche  trop  magniûque  et  de  toute  dépense  excessive  (muthwillig). 
Il  est  enjoint  aux  hôteliers  et  aux  aubergistes  d'observer  les  mêmes 

C)  Piton  ,  Stroëbourg  Uluttré.  Ville ,  p.  200. 
S'S^ilt.-S-An^  29 


Digitized  by  VjOOQIÇ 


àS6  ftkvm  b'al8Agb. 

'règles  et.  d6  baser  le  meDu  des  repas  qalls  serviroiit  aux  eajeu  de 
la  répubiiqae  sar  les  diverses  conditioDS  de  ceux-ci  ;  les  éuaogers 
auront  le  droit  de  se  faire  sertir  comme  ils  l'eoteodroDt  et  avec  la 
liberté  la  plus  illimitée» 

L'ordoonance  concède  une  douceur  à  l'Ammeister  dirigeant.  Le 
maître  dliôtel  {hempt''Ean)  qui  tenait  le  poêle  réservé  aux  chefs  de 
la  république  (Ammeiiier  itubej  était  autorisé  à  suivre  ses  iospiratioiis 
lorsque  l'ammeister  recevait  à  sa  table  des  étrangers ,  et  dans  tous 
les  repas  de  céréoDonie  qu'il  donnait  ;  on  s'en  rapportait  à  sa  sagacité 
pour  proportionner  rbonneur  du  traitement  à  l'importance  des 
occasions.  Tant  vaut  Thomme ,  tant  vaut  le  dîner. 

Une  partie  essentielle  dans  l'organisation  des  tribus  de  métiers  » 
c'était  la  cuisine.  Du  temps  de  Geiler,  en  iSOI  «  elle  jouait  déjà  un 
rôle  excessif,  et  noire  grand  sermonaire  en  était  si  frappé  qu'il 
suppliait  l'autorité  de  modérer  la  marche  de  ce  rouage  administratif 
qui  élevait  les  habitudes  gastronomiques  du  vieux  Strasbourg  à  une 
puissance  scandaleuse  (^).  En  dépit  de  nombreuses  réformes  et  de 
persistantes  admonestations  officielleis,  le  mal  avait  duré  et  était 
grand  encore  en  i6S8.  La  tribu  était  le  domicile  politique  du  bour- 
geois; il  s'y  sentait  pins  libre  «t  plus  important  que  chez  loi.  Dans 
sa  maison ,  il  n'était  que  chef  de  sa  famille  ;  ici ,  il  était  citoyen , 
membre  de  l'Etat.  Cette  situation  était  exigeante.  Il  était  presque  un 
fonctionnaire  public  et  se  traitait  volontiers  comme  tel.  Les  repas 
d'admission  »  les  régals  à  l'examen  des  chefs-d'œuvre  de  maîtrise 
étaient  devenus  une  source  de  dépenses  et  d'abus.  L'on  supprima 
les  premiers  et  l'on  restreignit  les  seconds.  On  ne  conserva  dans  son 
entière  franchise  que  le  repas  d'honneur  offert  aux  échevins  à  leur 
entrée  en  charge  (SchœffeUImhu)  ;  encore  y  assistait*ou  si  on  le 
voulait.  Beaucoup  de  bourgeois  avaient  pris  le  pli  de  goûter  au  poêle 
de  la  tribu;  ils  ne  le  purent  désormais  qu'une  fois  par  semaine, 
jusqu'à  six  heures  en  hiver,  et  sept  heures  en  été,  et  l'on  ne  devait 
y  servir  que  des  mets  froids.  Il  est  enjoint  aux  chefs  des  tribus  de 
veiHer  à  ce  qu'aucune  réunion  n'usurpe  sur  l'heure  du  prêche.  L'on 
maintient 9  du  reste,  aux  tribus  qui  en  avaient  adopté  la  coutume, 
la  faculté  de  fêter  la  visite  annuelle  de  l'Ammeistre  dirigeant  et  de 

(<)  ScmuoARS ,  Pfngitfeitf  i6M  v  p.  49. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L^NdÈllilB  ÀL8iGB  A  tABLÉ.  4SI 

tenir  iMt  ouverte  pendant  le  temps  des  denx  grandes  foires  de  Noél 
et  de  la  S^-Jean. 

S'il  était  devenu  nécessaire  de  modérer  l'intempérance  du  bour- 
geois dans  la  vie  dvile,  à  la  tribu ,  Ton  juge  bien  que  cette  nécessité 
ne  fut  pas  moins  grande  dans  les  occasions  où  il  endossait  le  harnais 
militaire  et  se  rendait  au  tir  à  Tarquebose.  L'ordonnance  réprime 
les  coUatiôns  excessives  et  les  pocalations  prolongées  qui  couronnaient 
inévitablement  les  chaudes  journées  où  les  rifflemen  strasbourgeois 
du  XVH*  siècle  se  formaient  aux  travaux  de  la  guerre.  Les  capitaines 
des  compagnies  de  tireurs  devaient  veiller  ù  ce  que  tout  excès  fût 
banni  de  ces  exercices  patriotiques. 

Un  mandement  de  4570  avait  déjà  réglementé  les  parties  déplaisir, 

les  promenades  dominicales  que  faisaient  nos  ancêtres  dans  les 

villages  et  endroits  de  plaisance  répandus  autour  de  Strasbourg. 

Hais  riiabitude  et  l'esprit  de  l'époque  les  avaient  converties  en 

bombances  tellement  outrées  qu'en  i620 ,  le  magistrat ,  effrayé  des 

progrès  du  mal»  crut  devoir  interdire  absolument  toute  dépense 

de  bouche  dans  les  auberges  suburbaines  dans  un  rayon  d'un  mille. 

La  prescription  était  trop  rude  pour  durer.  «  Nous  pourrions  la 

f  maintenir,  dit  le  législateur  de  16^8 ,  mais  comme  nous  ne  voulons 

f  pas  priver  nos  bourgeois  d'un  plaisir  honnête  et  de  quelques  ré- 

c  créations  modestes ,  nous  permettons  de  nouveau  ces  parties  de 

1  campagne  »  à  la  condition  qu'on  n'y  fera  que  de  simples  collations, 

t  qu'on  ne  négligera  point ,  pour  ces  promenades ,  le  service  reli- 

<  gieux  et  l'enseignement  de  la  parole  de  Dieu ,  et  qu'au  dehors , 

€  aussi  bien  qu'à  la  rentrée  dans  la  ville  «  on  s'abstiendra  de  chanter, 

c  de  crier,  de  faire  tapage  ou  de  se  livrer  à  toute  autre  démonstration 

f  bruyante  et  déréglée.  » 

Tel  est  le  tableau  d'ensemble  qu'offre ,  sous  le  rapport  de  la  police 
gastronomique,  le  fameux  règlement  somptuaire  de  4628.  Il  n'est 
pas  bien  rigoriste;  il  n'atteint  que  les  excès,  sans  cesser  d'être 
Indulgent  pour  l'humaine  faiblesse.  L'on  ne  pouvait  pas  attendre 
d'une  république  alsacienne,  où  dominaient  la  sensualité  un  peu 
lourde  et  l'appétit  puissant  du  tempérament  germanique,  les  inspi- 
rations du  génie  de  Lacédémone.  Ce  n'est  pas  Lycurgne  qui  aurait 
songé  i  rendre  un  édit,  comfne  celui  émané  du  magistrat  de 
Strasbourg ,  en  4659  »  par  lequel  il  est  fait  défense  aux  maîtres- 
artisans,  sous  peine  de  5  livres  pfennings  d'amende ,  de  rien  dimi« 


Digitized  by  VjOOQIC 


453  RBVUK  D'ALSàGI. 

nuer  sur  la  nourriture  et  la  boisaon  de  leurs  compapiODS  (*) ,  par 
forme  de  correction  ou  de  châtiment  ;  disposition  sage  et  respectable 
assurément,  mais  qui  sent  le  terroir  d'Allemagne,  où  Ton  est  par 
dessus  tout  attentif  à  ce  que  notre  pauvre  corps  reçoive  de  quoi  se 
soiiienir.  et  aussi  un  peu  de  quoi  prospérer. 

Nous  venons  de  voir  comment  Tautorité  publique  s*y  prenait  pour 
mettre  une  sourdine  à  la  gourmandise  des  bons  bourge^s.  Et  l'ap- 
pétit des  princes ,  demiindera-t-on ,  quelqu'un  se  chargeait*!!  de  le 
dompter?  Ah!  ma  foi,  les  princes  du  vieux  temps,  comme  ceux 
du  temps  présent ,  aimaient  assez  de  laisser  à  leurs  sujets  les  avan- 
tages de  la  sobi  iélé  et  l'honneur  d'une  bonne  discipline  et  de  garder 
pour  eux-mêmes  tous  les  inconvéniens  de  la  bonne  chère  et  de  la 
liberté.  Ils  faisaient  avec  une  touchante  bonbommie  tout  ce  qui  leur 
passait  par  la  tête  et  ne  rendaient  compte  de  leurs  repues  souve- 
raines qu'à  Dieu.  La  dignité  du  sceptre  commandait  que  les  choses 
allassent  de  cette  sorte.  L'on  Jugera ,  par  quelques  exemples ,  com- 
ment ils  traitaient  soit  à  leurs  noces,  soit  dans  d'autres  grandes 
journées. 

Quand  le  palatin  Georges  de  Bavière  épousa ,  en  i475,  la  princesse 
Hedwige  de  Pologne ,  les  fêles  durèrent  huit  jours ,  et  la  cuisine 
ducale  consomma ,  pour  les  célébrer,  300  bœufs  de  Hongrie ,  62,000 
poules ,  500  oies ,  75  sangliers ,  i&i  cerfs ,  75,000  écrevisses ,  i60 
tonneaux  de  vin  de  Landshut ,  200  tonneaux  de  vins  du  palatinat  et 
70  barriques  de  vins  de  France  (').  Je  comprends  qu'un  tel  prince 
ait  reçu  de  l'histoire  le  surnom  de  Riche ,  mais  on  peut  douter  que 
sous  un  tel  régime  son  peuple  le  soit  devenu. 

Les  curieux  peuvent  aussi  consulter,  pour  se  faire  une  idée  de 
ce  genre  de  solennités,  l'intéressante  description  qui  fut  envoyée 
à  Strasbourg  des  fêtes  qui  se  tinrent  i  Bruges ,  en  1473,  à  l'occasion 
du  mariage  du  duc  de  Bourgogne  avec  Marguerite  d'Angleterre  (').  ■ 

L'Alsace  ne  vit  rien  de  si  considérable.  Mais  je  puis  donner,  d'après 
M.  Dietrich  (*),  le  détail  du  festin  qui  fut  célébré  à  Ribeauvillé,  le  6 
novembre  i343,  pour  les  noces  de  Georges  de  Ribeaupierre  et  d'Eli- 

■      ■  I    ■       I  11  II  I  I  I  I  I  I    ■»  ■■      !■     I  — 

(<)  Heitz  ,  Zunftweun,  p.  32. 

(2)  BUëtiUehes  Samsiagshlati ,  6«  année  ,  p.  95. 

O  Codediplom.  et  Mstor.  de  la  vilU  de  Straihourg,  Archiv-Chronlck ,  p.  i9i4 

{*)  Légendes  et  cKroniqueê  aUadenneê ,  p.  i77. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'ANOBreOE  AL0AGB  A  TABLB«  48^ 

sabeth  de  HeUénsteiD.  c  Après  la  messe  »  les  cors  sonnèrent  i  table 
c  et  le  maître  des  cérémonies  a?ec  sa  baguette  blanche  assigna  aux 
i  convives  les  places  qu'ils  devaient  occuper.  >  Les  dames  occupaient 
sept  tables  dans  une  salle  séparée  ;  dans  la  grande  salle  du  château 
siégeaient  à  neuf  tables  les  seigneurs  et  les  nobles  ;  les  prêtres  et  les 
députatiors  en  remplissaient  douze  autres  dans  la  ialk  tité  ;  dans  le 
grand  corridor  les  écuyers  ei  les  gens  de  la  suite  des  seigneurs  gar- 
nissaient six  tables  ;  la  salle  de  la  chancellerie  était  occupée  par  les 
employés  et  les  serviteurs,  et  la  cuisine  avait  été  réservée  à  ta  domes- 
ticité féminine  ;  \h  teuaient  quinze  tables  ;  total  quarante-huit  t:ibies. 
Sept  cuisiniers  et  sept  coadjuteurs  commandés  par  un  mailre  d*hôiel 
avaient  préparé  le  festin  ;  une  compagnie  de  pages  servait  les  dames 
et  la  noblesse;  des  valets  servaient  le  restant  de  l'assistance.  La 
confrérie  des  Joueurs  d'instruments,  dont  le  seigneur  de  Kibeuupierre 
était  le  roi ,  exécutaient  des  symphonies  pendant  les  entr'actes  du 
banquet.  Voici  l'ordre  du  repas  : 

PREMIER  SERVICE. 

\.  Un  pâle  contenant  trois  perdrix  vivantes. 

2.  Chevreuil  moucheté  de  raisins  de  Corinthe. 

3.  Soupe  aux  œuf». 

i.  Une  énorme  téie  de  brochet  au  bleu  tenant  dans  la  bouche  un 
lys  blanc,  image  de  l'innocence  de  la  jeune  fiancée.  / 

5.  Uu  broi'het  lardé. 

6.  Bœuf  a('COinp:igné  de  raifort. 

7..  Une  tarte  suniioutée  des  hgures  d*Âdam  et  d  Eve  ;  le  coutume 
officiel  des  cours  alleniaudes  remplaçait  le  costume  hiblique. 

8.  Pâtés  chauds  aux  poulets. 

9.  Chapons  rôtis. 

SECOND  SERVICE. 

1.  Une  tour  laissant  échapper  du  viu  blanc  et  des  petit:»  poi»sons. 
S.  Carpe  en  sauce. 

3.  Tête  de  porc  dorée. 

4.  Cboocroùie  ornée  de  foie. 

5.  Pâtés  de  chevreuil. 

6.  Uu  mouton  entier  ;  d'une  ouverture  qui  lui  avaii  été  faite  an  cm 
s'épanchait ,  en  guise  de  sang ,  du  vin  rouge. 

7.  Tarte  chaude  au  lard. 

8.  Saumon  froid* 


Digitized  by  VjOOQIC 


.ii. 


4K4  RBVUK  B'ALSACIL 

TBOXSIÈIIB  SERVICE. 

i.  Pâté  de  mésanges. 

2.  Venaison  en  saace. 

3.  Une  maison  en  pâtisserie. 

4.  Ecrevisses. 

5.  Cochons  de  lait. 

6.  Marmelade  aux  œuft. 

7.  Un  aigle  en  pâtisserie  dorée ,  rempli  de  gelée. 

8.  Tarte  aax  pommes. 

9.  Soupelette  aux  poissons. 

Le  chef  de  cuisine  a  laissé  le  relevé  exact  de  tout  ce  <|ui  a  été  con« 
sommé  dans  cette  circonstance.  Il  faut  l'ajouter  au  tableau  :  9  bœufs» 
i8  veaux,  80 moutons»  iOO chevreuils,  i 52  chapons,  SOO  poules, 
120  pièces  d'autre  volaille ,  90  oies,  60  perdrix ,  70  bécasses ,  200 
autres  volailles ,  3000  œufs  achetés,  sans  compter  ceux  fournis  par 
les  basses  cours  seigneuriales ,  iOO  cochons  de  lait ,  un  quintal  de 
lard  et  336  mesures  de  vin. 

Lors  du  mariage  de  Marie  Leczinska  avec  Louis  xv ,  qui  fut  célébré 
à  Strasbourg  en  i72S ,  l'élite  de  la  cour  s'y  était  transportée.  Le  roi 
était  représenté  par  M.  le  duc  d'Orléans.  Le  cardinal  de  Robsn 
reçut,  dans  son  château  de  Saverae,  tout  ce  grand  monde  à 
son  passage  dans  celte  résidence.  La  princesse  de  Clermoat,  dit  le 
chevalier  Daudet ,  y  soupa  le  il  août  avec  sonEminence,  le  duc 
d'Antin  ,  le  duc  d'Olonne ,  M.  de  Harlay ,  intendant  de  la  province  • 
la  princesse  de  Montauban ,  les  duchesses  d'Epernon,  deTallardet 
de  Montbazon ,  Mesdames  de  Nesie ,  de  Prie ,  la  maîtresse  du  régent , 
de  Ribérac  et  M"«  de  Villeneuve,  c  Le  souper  fut  servi  â  neuf  heures 
c  avec  tonte  la  magnificence  possible  dans  la  grande  salle  du  château 
c  où  règne  une  balustrade  ou  galerie  où  purent  se  mettre  plus  de  200 
c  personnes  pour  voir  souper  la  princesse.  »  Le  lendemain ,  le  roi 
Stanislas  arriva.  Il  dîna  avec  le  cardinal  et  la  princesse  et  une  nom- 
breuse noblesse  dans  laquelle  je  remarque  le  duc  de  Noailles ,  les 
comtes  de  Lautrec ,  de  la  Feuillade ,  de  Berchiny ,  le  colonel  des 
houaardst  Mesdames  de  Rupelmonde,  de  Bergeret,  etc.  Le  duc 
d'Orléans  était  arrivé  à  Strasbourg  le  42;  il  logeait  chez  le  maréchal 
Dubourg;  le  duc  d^Antin  s'était  installé  â  la  commanderie  de  S^-Jean. 
c  On  ne  peut  exprimer  avec  quelle  magnificence  il  fit  les  honneurs  de 
«  sa  maison  et  les  dépenses  immenses  qu'il  faisait  tous  les  jours  au 


.  \ 


Digitized  by  VjOOQIC 


1 94èiiQ  mariige  do  roi.  t  Le  15  août»  jour  du  muimat  la  sou- 
▼elle  reine  dtea  à  5  heures  au  Gouvemea)ent«  chez  te  maréchal 
Dubourg  ;  elle  dtoa  à  son  grand  couvert  avec  Sunislaa  et  la  reine  de 
Pologne  ;  les  officiers  du  roi  la  servaient.  M^'*  de  Clermont  dîna  après 
elle ,  avec  la  haute  noblesse,  c  Ce  fut  icy  une  assead)lée  des  plus 
c  parfaites  ^t  un  festin  des  plus  accomplis ,  par  la  beauté  des  per« 
I  sonnes  qui  le  composaient ,  et  par  la  magnificence  de&  habits.  ». 
0  historiographe  t  où  aviez-vous  donc  la  tète ,  pour  ne  pas  dire  un 
seul  mot  de  la  beauté  des  menus  I  Vous  nous  dites  aussi  que  le  sur- 
lendemain t  le  pauvre  village  de  Willgottheim  eut  l'honneur  d'être 
choisi  pour  la  dlnée  de  la  cour,  qu'il  vit  la  jeune  reine ,  le  doc  d'Or- 
léans ,  le  ddc  d'Antin ,  M^^  de  Qermont  »  tant  de  grands  seigneurs , 
et  tant  de  belles  dames ,  à  table  »  dans  une  de  ses  rustiques  maisons  ; 
mais  vous  ne  dites  pas  qui  a  pourvu  au  repas  et  quel  il  fut.  Â  quoi 
étes-Yous  donc  bon  »  si  vous  négligez  de  pareilles  choses ,  historio- 
graphe trop  léger?  Ce  n'est  pas  racheter  .suffisamment  vos  torts  que 
de  nous  apprendre  que  le  soir  du  même  jour  la  cour  soupa  au  château 
de  Saveme  •  c  que  les  tables  furent  servies  avec  autant  de  profusion 
c  que  de  magnificence  aux  dépens  du  cardinal ,  et  que  son  Eminence 
c  donna  au  duc  d'Orléans  •  dans  son  petit  château  ,  un  grand  souper 
c  où  assistèrent  tous  les  seigneurs  et  quelques  dames  de  la  cour.  > 
Vous  ajoutez ,  à  la  vérité  •  c  que  ce  souper  peut  s'appeler  sans  exagé- 
c  ration  un  festin  royal ,  par  son  abondance ,  sa  bonté ,  sa  magnifi- 
c  cence  et  que  M.  le  duc  d'Orléans  parut  en  éiret  très-content.  >  (i) 
Je  le  crois  sans  peine ,  mais  nous  aurions  voulu  juger  de  plus  près 
des  causes  de  la  haute  satisfaction  d'un  homme  tel  que  le  régent. 

Parlez-moi  de  gens  comme  cet  indiscret  de  Tallemant  des  Réaux 
qui  vous  fait  toucher  les  choses  du  doigt  et  déshabille  ses  personnages 
jusqu'au  vif.  Ouvrez*le  au  hasard.  Ici  »  il  vous  montrera  l'amiral  de 
Brezé  faisant  fermer  les  portes  de  Brouage ,  dont  il  était  gouverneur, 
pendant  le  temps  de  son  dîner,  afin  de  ne  pas  courir  fortune  d'être 
dérangé  (^)  ;  là  »  il  nous  apprendra  que  l'archevêque  de  Bourges , 
Renaud  de  Beaulne,  était  d'un  tempérament  si  chaud  qu'il  avait  besoin 
d'un  aliment  presque  continuel  pour  entretenir  sa  santé,  qu'il  faisait 
sept  repas  par  vingt-guatre  heures  :  à  une  heure  après  minuit ,  à  4 

{*)  Daudet  ,  Journal  hUtorique  du  mariage  de  la  reine.  Paris ,  io-IS,  p.  111, 
(*)  Bi$t9rieUei,m^  p.  UU 


Digitized  by  VjOOQIC 


4t(è  ksVUB  D*ALkà€B«  . 

heures  da  matin,  à  8  heures ,  à  midi ,  à  4  heures ,  vers  8  heures  dd 
soir  »  et  un  mediaoocbe  avant  de  se  coucher  (<)  ;  qu'un  autre  arl^lie* 
véque,  celui  de  Reims*  Eiéonore  d'Etampes  de  Valençay,  avait 
poussé  la  virtuosité  gastronomique  au  point  de  devenir  un  vériuble 
c  pédant  de  bonne  chère;  >  aussi  ne  pouvait-il  pardonner  à  un  oeHain 
Martin  qui  vivait  de  son  temps,  c  autre  happeur  »  dit  Taliemant ,  de 
mettre  du  persil  sur  une  carpe ,  et  ne  trouvait-il  rien  de  si  ridicnle 
que  de  servir  une  bisque  aux  pigeonneaux  après  Pâques  (*).  Le  féu 
électeur  de  Hesse-Cassel ,  dont  j'ai  déjà  parlé  »  avait  encore  de  nos 
jours  t  de  ces  dits  notables  ;  il  n'aurait ,  pour  rien  au  monde ,  mangé 
des  bécasses  avant  le  quatrième  dimanche  qui  précède  PAques ,  et  il 
formulait  celte  règle  dans  ce  beau  distique  : 

OeuU, 
Dû  Aontfiitfffi  iiê. 

Pourquoi  Taliemant  entre-t-il  dans  ces  détails,  et  le  chevalier 
Dandet  les  déda!gne-t-il  ?  C'est  que  Taliemant  était  un  peintre ,  et 
Daudet  un  greffier  de  maître  de  cérémonies.  La  différence  est  grande» 
et  elle  existe  pareillement  entre  les  hommes  de  génie  et  les  hommes 
qui  n'ont  que  du  talent.  Molière  et  Lafontaine  ne  se  refusent  pas  aux 
détails  de  la  cuisine;  vous  n'en  trouverez  pas  un  chez  Casimir  Delà- 
vigne  ou  chez  Alexandre  Soumet.  Le  génie  de  Goethe  ne  pensait  pas 
déroger  en  semant  dans  ses  mémoirei  tant  d'observations  sur  la  vie 
familière  ;  l'artisan  Bois-de-Chéne ,  deHonlbéliard ,  était  plus  délicat. 
H  notait  de  préférence  les  choses  qui  avaient  un  air  aristocratique. 
Voyez  plutôt.  Racontant  sa  campagne  de  France  »  en  1792,  Goethe 
écrit  ce  passage:  c  Nous  partîmes  pour  Landres ,  village  où  on  allait 
•  transporter  le  camp.  Chemin  faisant  notre  régiment  avait  fait  halte 
c  dans  un  petit  bois  nouvellement  abattu  et  allumé  un  grand  feu 
c  autant  pour  se  chauffer  que  pour  faire  la  cuisine.  Lorsque  nous  le 
c  rejoignîmes  le  dîner  éiait  prêt  et  les  tables  dressées.  Mais  les  cha- 
f  riots  qui  menaient  les  bancs  n'arrivaient  point  et  l'on  fut  forcé  de 
c  manger  debout ,  ce  qui  nuisit  beaucoup  au  coup-d'œil  de  cet  im* 
f  mense  repas  en  commun.  >  (3)  Comprenez- vous  cette  armée  prus- 
sienne qui  envahit  la  France  en  traînant  après  elle  des  tables  et  des 

I  I  ■  ■  ■     .-1    ■  .  H  !..  I 

(*)  Hiitoriêtiei ,  iv ,  p.  231 . 

n  idem,  VI,  p.  18i. 

(")  MémQÎr$i  de  G9tK»,  u ,  p.  270. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L^ANCIEMMB  ALSAGB  ▲  TABLB.  itil 

baocs  poar  dloer  i  Taise?  Et  n'est-il  pas  intéressant  d'entendre  le 
f  rand  poète  regretter  qu'il  ait  manqoé  quetque  chose  au  tableau  d'un 
régiment  qui  dîne?  Bois-de-Chéne  a  des  impressions  tout  autres, 
c  Le  i7  janvier  4664,  S.  A.  S.  Georges  traita  au  chasteau  MM.  les 
f  eonseillers.  Le  lendemain  il  traita  aussi  MM.  les  Neuf- Bourgeois  dé 
c  la  tille  «  y  estant  présent  M.  Vriscbmann  (le  résidant  de  Louis  xiv) 
de  Strasbourg.  On  y  a  tiré  plus  de  80  coups  de  canon.  »  (i)  Dans  ce 
festin ,  ce  qui  frappe  l'artisan .  le  petit  plébéien ,  c'est  le  bruit  de 
rariillerie ,  le  vacarme  militaire.  Goethe  a  les  sensations  d'un  peintre , 
Bois-de-Ghéne  l'ébahissement  d'nn  bon  bourgeois.  Taime  mieux 
Bois-de-^Gbéne  quand  il  nage  en  pleîn  dans  son  gros  patois  de  Mont- 
béliard  et  qu'il  écrit  tout  juste  comme  s'il  eut  conversé  avec  son  voisin 
sur  le  pas  de  sa  porte.  Alors,  du  moins ,  Il  nous  apprend  quelque 
chose,  c  Le  4  de  féburier  (4664)  S.  A.  a  traité  aussi  au  chasteau  la 
«  moitié  de  MM.  les  Dix-Huit  »  et  le  samedy  suivant  sont  esté  traitez 
c  l'autre  moitié  où  qu'ils  ont  fait  Gouierding.  »  Voilà  un  mot  bien 
hasardé ,  moitié  rabelaisien,  moitié  huguenot,  et  entièrement  mont* 
béliardais,  pour  exprimer  la  bonne  chère  et  la  bombance. 

Nous  nous  sommes  un  peu  écartés  de  la  matière  somptuaire  ;  j'y 
reviens. 

Le  (Conseil  souverain  d'Alsace  fut  aussi  forcé  de  faire  sentir  son 
autorité  pour  redresser  des  abus  qui  s'étaient  introduits  dans  le  mode 
de  gestion  de  certaines  affaires  administratives.  En  4682 ,  le  procureur 
général  exposa  que'  les  habitants  et  communautés  des  villages  qui 
doivent  dés  dîmes  font  préparer  un  festin  lorsqu'on  les  met  à  l'enchère. 
Celte  repue  ,  qui  doit  être  payée  par  le  preneur  des  dîmes ,  monte  à 
des  sommes  considérables  et  consomme  une  partie  des  dîmes  qui  de- 
vrait plutôt  être  employée  aux  réparations  des  églises.  Le  Conseil 
pensa  que  le  procureur  général  avait  raison  et  établit  une  amende  de 
i(K)  liv,  contre  les  contrevenants.  (*)  A  partir  de  là  on  paya  la  dlme 
sans  jouir  des  douceurs  que  le  bon  sens  des  rustres  avait  réussi  à 
prélever  sur  elle. 

L'on  fut  plus  tolérant  sur  les  abus  qui  réjouissaient  les  baillis  et 
officiers  de  justice.  (}uand  ils  procédaient  à  Taudition  des  comptes  de 
fabriques ,  on  avait  soin  de  corriger  la  sécheresse  naturelle  aux  opé- 

(')  Bois-DE-GBÊNfi  y  Chronique  f  année  1664. 

C)  doRBERON  y  Recueil  d'ordorm.  du  Conteil  eouverain  d*Al$aee ,  p,  146. 


Digitized  by  VjOOQIC 


4t$6  UEvm  d'aiiSaob. 

rations  do  calcul  par  ûe$buveiteê  abondantes  ei  même  par  dos  ropas 
en  bonne  et  due  forme.  Mais  en  1712 ,  le  Conseil  souteraln  simplifia 
les  complabilités  ecclésiastiques  en  inierdisant  aux  baillis  toute  dé« 
pense  de  ce  genre,  (i)  Les  gens  du  roi ,  toujours  pnritains  et  qui  ne 
comprennent  pas  les  demi-vertus,  insistèrent  pour  que  la  défense 
atteignit  aussi  les  curés.  Le  Conseil  n'osa  pas  donner  cetle  affliction 
aux  serviteurs  de  Dieu  et  ceux^si  restèrent  en  possession  du  droit 
d'éuncher  leur  soif  aux  dépens  d'une  partie  des  revenus  de  leur 
église. 

L'église  avait  aussi  promulgué  ses  règlements  somptuaires.  Je  les 
ai  indiqués  en  faisant  connaître  le  régime  adopté  pour  les  chanoines 
de  Strasbourg  et  les  Bernardios  de  Lucelle.  Ces  règlements  tantôt  onl 
la  forme  législative  directe ,  untôt  ils  se  cachent  dans  de  simples 
programmes  culinaires;  mais  le  but  est  toujours  visible.  Un  des 
grands  soucis  de  l'Eglise  fut  de  maintenir  dans  les  chapitres  l'obliga* 
tion  de  manger  en  commua.  Elle  y  voyait  un  moyen  de  mieux  faire 
observer  ses  prescriptions  et  de  soustraire  les  clercs  i  la  tenution  de 
faire  bonne  chère  en  cachette.  Mais  l'usage  de  la  vie  commune  dis- 
parut de  bonne  heure.  Dans  le  chapitre  de  Bàle  »  il  cessa  au  xii«  siècle 
déjà  ;  dans  celui  de  Strasbourg  un  peu  plus  tard.  Au  xv*  siècle  «  le 
grand-chœur  de  la  cathédrale  n'avait  plus  conservé  de  la  comment 
salité  ecclésiastique  qu'un  souvenir.  Ses  membres  mangeaient  en- 
semble à  certains  jours  de  l'année  seulement,  et  pendant  le  carême. 
Depuis  le  mercredi  des  cendres  jusqu'au  jeudi-saint ,  ils  se  rendaient 
au  réfectoire,  après  la  grand'messe.  Us  prenaient  place  à  trois 
classes  de  tables ,  suivant  le  rang  qu'ils  tenaient  à  l'église;  à  la  tête 
de  la  première  table  siégeait  le  Roi  du  chœur.  Après  la  lecture  d'un 
chapitre  de  Saint  Augustin,  des  enfants  de  chœur  servaient.  Co dîner 
n'avait  sans  doute  point  les  attraits  de  celui  qu'ils  auraient  pu  faire 
chez  eux ,  dans  leurs  maisons,  car  II  fallait  rémunérer  leur  sacrifice 
par  la  prestation  d'un  droit  de  présence  appelé  ju$  reftclom,  et  à  la 
fin  de  l'épreuve ,  l'on  récompensait  par  la  prime  asseï  ronde  du 
voleté ,  ceux  qui  s'étaient  dévoués,  sans  faillir  d'un  jour,  a  l'exercice 
complet  (^). 

Les  bains  de  Wattwiller  étaient  régis  par  une  espèce  de  charte  qui 

(')  GoBBERON ,  Recueil  d'ordonn,  du  Conseil  wuverain  d'Àl$a€9 ,  p.  504. 
(')  GaAMiMDiER ,  S$$ais  fur  kk  MMdrak ,  p.  392, 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'aMGIBNSE  ALaàCB  A  TABLE.  480 

tenait  du  caractère  d'an  règlement  somptiiaire  et  de  oeliri  d'un 
tarif.  (>)  Elle  avait  été  promulguée  le  43  juin  1720  par  S.  A.  S.  le 
prince-abbé  de  Murbacb  »  et  porte  pour  titre  :  c  Taxe  et  règlement 
i  des  bain»  de  Wattwiller.  Comment  Tbôtesse  des  bains  se  doit  con- 
i  duire  envers  les  baigneurs  et  ce  que  chaque  baigneur  doit  pajer 
«  suivant  la  manière  dont  il  entend  être  servi  et  traité.  >  Le  document 
débute  par  accorder  à  tout  chacun  qui  veut  visiter  les  bains  la  liberté 
de  manger  et  de  loger  où  bon  lui  semblera  ;  le  prix  d'une  chambre 
et  des  bains  sera ,  par  semaine  •  de  3  liv.  iO  sous.  Ceux  qui  veulent 
faire  leur  cuisine  eux-mêmes  paieront»  par  semaine,  pour  le  bois, 
tt  sous;  ils  pourront  user  de  la  vaisselle  de  Thôtesse,  pour  le  même 
prix.  L'hôtesse  établira  et  servira  trois  tables  distinctes  :  à  la  pre- 
mière ,  on  aura ,  au  dîner,  cinq  plata  et  un  demi-pot  de  bon  vin  blanc 
ou  ronge  ;  au  souper,  trois  plats  ;  orge  en  légume ,  rôti ,  ragoût  de 
veau  ou  de  volaille  ;  le  coût  de  chaque  repas  est  de  22  sous.  —  A  la 
seconde  table ,  l'hôtesse  servira  une  bonne  soupe ,  du  bouilli  et  un 
plat  de  légumes ,  avec  un  demi  pot  de  vin  ;  le  repas  se  paiera  13  sous 
eti  deniers;  à  la  troisième  table,  on  jouissait  d'une  soupe,  d'un 
légume,  d'une  petite  tranche  de  viande  et  d'une  chopine  de  vin,  le 
tout  pour  8  sous.  La  journée  de  pension  pour  les  domestiques  et  les 
servantes  est  tarifée  â  13  sons  et  4  deniers,  et  ils  auront  une  chopine 
de  vin  à  chaque  repas.  Le  vin  vieux  de  Guebwiller,  blanc  ou  rouge , 
se  débitera  à  raison  de  6  sous  et  8  deniers  le  pot,  le  nouveau  à  i  sous 
4  deniers.  Les  baigneurs  qui  n'apporteront  ni  leur  lit ,  ni  leur  linge , 
paieront ,  par  semaine ,  y  compris  les  frais  de  blanchissage ,  13  sous 
4  deniers.  Une  disposition  curieuse ,  sous  le  rapport  de  la  propreté 
et  de  l'hygiène  médicale  est  celle-ci  :  •  Les  pauvres  gens  qui  voudront 
c  profiter  d'un  bain  lorsque  le  baigneur  en  sera  sorti ,  donneront  1  sol 
€  et  4  deniers.  »  Ah  !  mon  Dieu ,  il  a  toujours  été  incommode  d'être 
pauvre ,  même  dans  le  bon  temps ,  et  sous  la  crosse  du  prince-abbé 
de  Hurbach. 

L'on  peut  aussi  ranger  parmi  les  lois  somptuaires ,  bien  qu'elles 
aient  un  caractère  plus  spécialement  religieux  et  pénitentiaire,  l'in- 
stitution du  carême  et  l'abstinence  de  la  viande  les  vendredis  et  les 
samedis.  L'histoire  du  carême  offrirait  biep  des  traits  singuliers  qui 

('}  Je  suis  redevable  de  la  oommuoication  de  ce  document  à  ToWlgeaDle  amilié 
de  M-  Franti ,  cbef  de  division  à  la  préCèatqre  du  Baut-fUiia, 


Digitized  by  VjOOQIC 


460  '     teVim  0*AL6ÀCB. 

pourraient  autoriser  les  esprits  mal  faits  à  douter  de  la  constance  des 
doctrines  de  l'Eglise.  Le  beurre  et  le  lait  furent  tolérés ,  par  exemple» 
jusqu'au  \rf  siècle  ;  mais  en  4365 ,  le  concile  d'Angers  classa  ces 
deux  substances  parmi  les  aliments  gras.  Heureusement  »  l'évéque  de 
Strasbourg,  Albert  de  Bavière ,  imagina ,  vers  4478 ,  de  solliciter  du 
pape  la  faveur  de  laisser  manger  du  beurre  dans  son  diocèse  pendant 
le  temps  du  carême.  Le  pape  l'accorda  et  l'évéque  la  convertit  en  un 
bon  et  fructueux  impôt.  Quiconque  voulait  user  licitement  de  beurre 
payait  une  taxe  proportionnée  à  son  état  de  fortune.  Tout  le  peuple 
et  le  clergé  étaient  si  fatigués  du  maigre  mdical  que  les  coffres  épis- 
copaux  se  remplirent.  Albert  put  racheter  ses  terres  et  ses  revenus 
engagés,  et  de  l'argent  qui  lui  resta  il  fit  fondre  une  fort  belle 
artillerie  que  le  peuple  appela  les  canons  de  beurre  0)  {Ankenbûchsen). 
Les  oiseaux  et  les  poissons  ayant  été  créés  le  même  jour,  selon  la 
Genèse ,  la  volaille  a  longtemps  passé  pour  un  aliment  maigre,  s*  Odoo 
de  Cluny  avait  une  opinion  bien  fixée  sur  ce  point  ;  les  conciles 
étaient  unanimes  et  Saint  Thomas  d'Aquin  pensait  comme  les  conciles. 
Je  ne  sais  plus  qui  s'avisa  de  trouver  qu'il  y  avait  quelque  difliérence 
entre  un  goujon  et  un  faisan  et  que  le  coq  de  bruyère  avait  un  autre 
goût  que  le  barbeau.  Ce  grand  naturaliste  »  qui  avait  vu  clair  dans  les 
œuvres  du  cinquième  jour  de  la  création ,  exila  la  plume  des  cuisines 
chrétiennes  pendant  la  quadragésime ;  mais,  par  bonheur,  il  ferma 
un  peu  les  yeux  sur  les  sarcelles  et  les  poules  d'eau.  S'il  les  eut  rou- 
vert un  peu  plus  tard  les  canards  sauvages  étaient  conquis. 

Si  l'Eglise  montra  quelque  complaisance  dans  son  travail  de  classi- 
fication théorique,  en  revanche,  elle  n'en  montra  aucune  dans  sa 
manière  de  juger  les  faits  de  la  pratique.  On  sait  que  Clément  Marot 
faillit  être  brûlé  vif  pour  avoir  mangé  du  lard  en  carême.  Beaucoup 
d'autres  le  furent  très-réellement.  Au  milieu  du  xvi* siècle,  l'électeur 
de  Bavière  fit  décapiter  six  bourgeois  de  Munich  qui  avaient  usé  de 
viande  dans  un  jour  défendu ,  et  le  médecin  de  Son  Altesse  ,  Jean 
Epiphanius  de  Venise,  leur  compagnon  de  délit,  ne  sauva  sa  tête 
qu'en  prenant  la  fuite  et  en  venant  s'établir  à  Porrentruy  (^).  Je  ne 
veux  pas  croire  que  Ton  ait  poussé ,  chez  nous ,  le  zèle  aussi  avant. 
Mais  les  exemples  d'une  répression  plus  ou  moins  rigoureuse  de  ces 

(*)  Berleb  ,  Chroniek ,  Code  diplom.  de  Strasbourg ,  p.  94. 
(')  TooHAS  und  Félix  Plater,  %w9i  Àutohiog. ,  p.  69. 


Digitized  by  VjOOQIC 


l'ancienne  ALSACE  A  TABLE.  461 

infraciions  ne  manquenl  pas  dans  notre  histoire.  En  ?oici  un  qui  nous 
est  fourni  par  un  moine,  c  Le  29  mars  1533»  le  dimanclie  des  rameaux, 
c  un  bourgeois  de  Guebwiller ,  Jacques  Glaser ,  le  tondeur  de  laine , 
i  et  sa  femme  Elsi ,  et  Melcbior  Biatter ,  le  médecin  (encore  un  më^ 
decin  !  eh  !  mon  Dieu ,  qu'ils  sont  donc  réfractaires  au  carême  !)  et  sa 
c  femme  M:irguerite  se  sont  assemblés  avec  quelques  autres  confi- 
c  dentiellement  chez  Glaser  pour  s*y  régaler,  à  la  bonne  mode  lutbé- 
c  rienne ,  d'une  tête  de  veau  et  d'un  aloyau  garni  de  son  rognon.  Ils 
c  furent  dénoncés.  On  mit  les  femmes  dans  la  prison  de  Goldbach , 
c  le  tondeur  dans  la  tour  et  Melcbior  au  cachot.  Le  dimanche  après 
c  Misericordia,  on  les  exposa  tous  quatre  au  carcan  {BaUmen);  après 
f  quoi ,  on  les  chassa  de  la  ville  >  (<)• 

Partout,  l'autorité  veillait  scrupuleusement  au  respect  des  deux 
derniers  commandements  de  l'Eglise.  A  Ensisheim»  pays  d'obéissance 
autrichienne ,  les  valets  de  police  avaient  mission  de  visiter  les  auberges 
et  les  boutiques  de  pâtissiers  pour  s'assurer  de  la  stricte  observance 
du  maigre  (^). 

Dans  les  villes  qui  adoptèrent  la  réforme ,  le  carême  et  tontes  les 
prescriptions  du  même  genre  furent  immédiatement  abandonnés.  A 
Strasbourg  leur  suppression  fut  prononcée  légalement.  Un  acte  du 
magistrat,  du  mois  de  février  1523 ,  abolit  tous  les  jours  de  Jeûne  et 
d'abstinence  et  décréta  que  pendant  le  carême  on  vendrait  publique- 
ment de  la  viande  comme  en  temps  ordinaire  (^). 

Je  le  dis  en  toute  humilité ,  il  parait  qu'il  y  eut  un  temps  où  les 
avocats  du  barreau  de  Colmar ,  et  vraisemblablement  ceux  de  toute 
l'Alsace,  ne  se  recommandaient  point  par  les  habitudes  de  frugalité 
et  de  modération  qui  sont  l'honneur  de  leurs  mœurs  et  la  nécessité 
de  leur  profession.  Us  ne  se  contentaient  pas  autrefois ,  comme  je  le 
fais,  de  regarder  la  cuisine  à  travers  les  vieux  livres  et  de  faire  de 
l'histoire  ancienne.  Ils  la  regardaient,  au  contraire ,  de  pleine  face  et 
d'un  œil  trop  réjoui ,  et  donnaient  à  l'actualité  et  aux  exercices  pra- 
tiques plus  de  temps  que  je  n'en  consacre  à  la  théorie.  Aussi  l'avocat- 
général  Le  Laboureur  se  sentait-il  autorisé  à  les  réprimander  assez 
vivement  dans  la  harangue  de  rentrée  qu'il  prononça»  en  1684, 

Ç)  Chronique  des  Dominieaini  de  Guebwitter^  p.  199. 
(*)  Mbrklen,  Histoire  d'Ensisheim^  ii ,  p.  124. 
C)  Traosch  ,  Ckron,  mss. ,  2«  parUe ,  foi«  91* 


Digitized  by  VjOOQIC 


462  nivins  b'ALdAdt. 

deyant  le  Conseil  souverain  qui  siégeait  alors  encore  à  Brisach. 
c  Vous  devez  fuir  avec  soin,  leur  disait*!!,  tout  ce  qui  peut  vous 
c  écarler  de  voue  eniploy,  comme  sont  ces  trop  fréquents  voyages  i 
c  vos  maisons  de  campagne,  les  trop  longues  promenades,  les  bonnes 
c  tables ,  les  danses ,  les  conversations  voluptueuses  »  (i).  Celte  vitu- 
pération magistrale,  si  on  l'en  visage  bien ,  équivaut  à  une  prescription 
somptuaire  »  s'adressant  à  un  ordre  de  citoyens  qui  a  toujours  fait 
plus  de  cas  des  censures  morales  que  des  mandements  répressifs.  Les 
avocats  du  Conseil  souverain  du  xvii«  siècle  se  sont-îls  rangés  à  la 
discipline  que  recommandait  Le  Laboureur?  La  chose  n'est  pas  dou* 
teuse,  puisqu'on  1694  le  même  avocat-général  rendait  au  barreau  un 
hommage  qu'il  n'avait  pu  mériter  que  par  la  régularité  de  ses  mœurs, 
son  amour  du  travail  et  le  renoncement  aux  anciennes  habitudes 
allemandes,  c  II  y  a  douze  ans ,  dit-il  dans  sa  harangue  de  rentrée  « 
c  ce  barreau  n'était  rempli  d'avocats  qui ,  n'ayant  que  le  nom  et  la 
c  robe ,  étoient  tout  au  plus  de  mauvais  lecteurs  de  plaidoyers  mal 
c  digérés.  Cela  nous  fit  former  le  dessein  de  changer  cet  abus  en 
«  excitant  les  avocats  à  imiter  ceux  du  Parlement  du  royaume.  En 
c  quoy  nous  avons  si  bien  réussi  qu'il  y  a  déjà  plusieurs  années  que 
c  ce  barreau  s'est  perfectionné  à  un  tel  point  que  tous  ceux  qui  ont 
c  entendu  vos  discours  soKdes  et  éloquens  sont  convenus  que  l'on 
c  plaidait  à  Brisack  sur  les  bords  du  Rhin  comme  on  plaide  à  Paris 
c  sur  les  bords  de  la  Seine  >  (').  Je  crois  que ,  sur  ce  dernier  point  » 
M.  Le  Laboureur  les  flattait  ou  que  l'enthousiasme  de  sa  réforme 
l'emportait  un  peu  trop  loin.  Les  avocats  d'aujourd'hui  seraient  bien 
heureux  de  mériter  la  moitié  des  éloges. dont  on  comblait  leurs 
confrères  en  1694. 

Ch.  GéRARDi   BvoettilBooarinpériale. 


(ta  niitê  à  une  prochaine  livraison,) 


{*)  Reeuiil  de  harangues  pranoneies  devant  h  CofiMÎI  souverain  d'Alsace. 
Mss.  apparteosnt  à  M.  H.  Wilhelm ,  avocsu 
C)  Idem. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉTUDES 


tOK  U» 


RELIGIONS  COMPARÉES  DE  L'ORIENT. 


Suite,  n 
SEPTIÈME  ÉTUDE. 

DE  LÀ  THÉOLOGIE  ÀBIBNNE  ET  DE  SES  DÉRIVÉES. 

Après  la  mort  de  Jésus-Christ ,  ceax  qui  Tavaient  vu  et  entendu 
s'étaient  partagés  en  deux  croyances  :  ceux  qui  avaient  des  doutes 
sur  la  divioilé  et  ceux  qui  y  croyaient;  ceux  qui  restaient  attachés  au 
DODOlhéisine  pur  et  ceux  qui  admettaient  les  doctrines  trinitaires.  Le 
mouQthéisme  hébraïque  restait  debout  comme  une  affirmation  néces- 
saire, pour  que  le  dogme  trinitaire  n'aboutit  pas.  par  une  exagération 
du  tri-théisme,  au  polythéisme  pur.  De  là  la  protestation  du  mono- 
théisme hébraïque  ;  soit  qu'elle  se  fût  perpétuée  en«dehors  de  TEglise , 
•oit  qu'elle  se  fut  introduite  au  sein  de  l'Eglise»  comme  par  les  par- 
tiacms  de  Ceryatbe.  Dans  le  sein  même  des  trinitaires,  s'était  formé 
le  parti  monothéiste,  par  l'invasion  des  doctrines  de  Platon.  Ainsi 
Sabellius  n'admettait  point  des  personnes  en  Dieu  ;  il  n'admettait  que 
les  attributs,  aboutissant  à  la  négation  de  la  personnalité  du  Verbe  » 
incarné  dans  le  Christ. 

Arius  chercha  à  combiner  le  monothéisme  hébraïque  et  la  doctrine 
de  Platon  avec  la  révélation  évangélique.  Il  crut  expliquer  la  person* 
nalité  du  Verbe,  en  présentant,  à  l'exemple  de  Platon,  le  Verbe 
comme  une  créature  distincte ,  typique,  engendrée,  pour  servir  de 
modèle  aux  hommes  i  comme  une  manifestation  du  Dieu  étemel ,  mais 
■■  ■  '■        ■  ■■■■1*?^»^^—  I      1^— —*■■■■■  ■  Il     I ■* 

O  Voir  les  UvniscMis  d'^ixû,  mai.  Juin,  jamet,  septembre ,  octobre  1860, 
pages  145,  âOO,  277,  313,  403,  488,  mai,  juin,  août  et  septembre  1801, 
mes  200, 256»  344  et  400. 


Digitized  by  VjOOQIC 


464  REVUE  d'alsagr. 

inférieure  au  Père ,  qui  est  plus  grand  que  le  Fils  et  qui  est  le  seul 
vrai  Dieu.  Il  ne  niait  donc  pas  le  Verbe ,  ni  son  incarnation  en  Christ. 
Seulement  il  rétrécissait  la  notion  de  ce  Verbe  au-dessous  de  ce  quelle 
se  trouve  être  dans  le  platonisme  et,  par  suite  de  la  controverse  «  Il 
était  allé  jusqu*à  la  négation  de  la  consubstantialité  du  Verbe  avec  Dieu. 
Toutefois,  malgré  cette  imperfection,  le  monothéisme  arieû est supé* 
rieur  au  monothéisme  hébraïque,  en  ce  qu'il  joint  à  la  notion  du  Dieu 
un  9  celle  du  verbe  de  Dieu  et  de  son  incarnation  en  Christ  et  qu'il 
ouvre  ainsi  une  éclaircie ,  par  laquelle  pourra  être  aperçue  toute  la 
doctrine  catholique  de  l'incarnation  et  de  la  trinilé. 

Considéré  sous  ce  point  de  vue ,  —  et  non  comme  négation  de 
l'essence  trine  de  Dieu ,  sous  lequel  il  a  été  envisagé  à  Nicée  et  sous 
lequel  il  l'est  communément  de  nos  jours ,  —  l'arianisme  est  le  lien 
commun ,  qui  rattache  •  à  l'Eglise  universelle  et  intégrale  le  judaïsme» 
le  mahoméiisme  et  le  déisme  des  philosophes  et  qui  les  y  rattachera 
tous  les  jours  davantage,  à  mesura  que  l'Uorizon  de  la  science  tbéûlo- 
gique  s'élargira. 

Abstraction  faite  de  son  esprit  de  négation ,  conséquence  da  la 
lutte ,  l'arianisme  peut  donc  être  considéré  comme  le  fond  mono- 
théiste du  dogme  catholique  et  intégral  sur  la  divinité. 

Le  nombre  des  Ariens  est  encore  grand  de  nos  jours  en  Orient 
comme  en  Occident.  L'arianisme  est  devenu  ,  de  nos  jours  «  la  prin- 
cipale croyance  des  philosophes,  des  esprits  positifs,  des  rationalistes. 
Que  d'Ariens  de  ce  genre  qui  portent  le  nom  de  Chrétiens  1  Après 
qu'il  eut  été  empereur  en  Orient  avec  Consuntin  et  ses  successeurs 
et  pape  en  Occident  avec  Libère,  l'arianisme  reparut  là  où  il  avait 
commencé,  repris  en  sous-œuvre  par  le  mabométisme;  et,  sous  la 
raison  d'Islam,  il  inonda  la  moitié  de  l'ancien  monde, 

Mais ,  outre  ces  représentants ,  il  a  encore  .laissé  d'autres  vestiges 
en  Orient. 

Nous  trouvons  dans  la  Perse  une  secte  nommée  les  Chrétiem  de 
Saint  Jean,  ainsi  nommés  psrce  qu'ils  regardent  Jeaa-BaptiSte  comme 
leur  premier  apôtre  et  parce  qu'ils  ne  reçoivent  pas  d'autre  baptême 
que  le  sien.  Leur  religion  est  un  mélange  de  christianisme ,  de  Ju- 
daïsme, de  mabométisme  et  de  manichéisme.  Leurs  dogmes  sont 
contenus  dans  une  Bible  appelée  Divan.  Ils  ne  croient  pas  que 
Jésus-Christ  soit  Dieu;  mais  ils  le  regardent  comme  un  saint,  un 
prophète  du  fremter  ordre.  Ils  vénèrent  la  croix.  Leur  baptême  qui  se 


Digitized  by  VjOOQIC 


èrUDES  StJR  Les  hÈUGIONS  ËOHPARJ^ES  DB  L^ORUSNt.  4éH 

renouvelle  tous  les  ans ,  oe  se  fait  qu'au  nom  du  Dieu  un ,  parce  qu'ils 
ne  reconnaissent  pas  les  trois  personnes.  Us  célèbrent  une  espèce  de 
cène  ,  avec  un  gâteau  pétri  dans  du  vin  et  de  l'huile,  qu'ils  portent 
en  iirocession  après  l'avoir  béni.  Leur  clergé  est  composé  de  prêtres 
etd'évéques;  le  sacerdoce  et  l'épiscopat  sont  des  charges  hérédi- 
taires. L'ordination  du  prêtre  se  fait  par  l'évéque ,  qui  leur  impose 
les  mains  en  présence  du  peuple.  Ils  regardent  le  dimanche  comme 
un  jour  sacré.  Les  Persans  les  appellent  SaUi. 

Dans  les  Indes  orientales,  dans  le  pays  de  Halayab ,  se  trouve  une 
autre  seéte  »  dont  les  croyances  se  rapprochent  du  théisme  des  pre- 
miers chrétiens  :  ce  sont  les  chrétiens  de  Saint  Thomas.  Leur  Bible 
est  l'ancien  et  le  nouveau  Tesument ,  traduits  en  langue  malayaline. 
Les  dernières  communications  des  communautés  chrétiennes  de 
Saint  Thomas ,  qui  sont  au  nombre  de  cent  existantes  encore  de  nos 
jours ,  remontent  au  concile  de  Nicée,  dont  les  actes  font  foi  de  la 
présence  de  Jobannes,  évéque  de  l'Inde.  Les  Portugais,  à  leur  arrivée 
sur  les  côtes  de  l'Inde,  loin  de  tendre  la  main  aux  chrétiens  de  ce 
pays,,  comme  à  des  frères  en  Jésus-Christ»  s'empressèrent  de  les 
présenter  comme  de  vrais  hérétiques  et  de  brftler  en  auto-dafé  les 
versions  malayalines  des  saintes  Ecritures;  mais  les  Hollandais  les 
empêchèrent  de  pousser  plus  loin  leurs  persécutions. 

Outre  l'arianisme ,  d'autres  hérésies  restèrent  fidèles  à  l'antique 
monothéisme  :  tels  furent  les  Patripassiens  et  les.  Macédoniens, 
Les  premiers  soutenaient  que  c'était  le  Père  qui .  s'était  incarné 
et  rejetaient  par  conséquent  la  seconde  personne  de  la  trinilé  et  les 
Macédoniens  ne  reconnaissaient  pas  le  Saint-Esprit  comme  consubs- 
tantiel  ou  égal  en  dignité  à  Dieu  le  Père ,  et  le  déclaraient  sijbordonné 
au  Père  et  au  Fils,  ce  qui  constituait  dans  leur  doctrine  une  sorte  de 
dnothéisme  plutôt  que  le  monothéisme.  Ce»  deux  hérésies  n'ont  pas 
laissé  de  représentants  modernes.  Toutefois  l'on  peut  considérer 
comme  une  dérivation  de  l'hérésie  de  Macédonius  la  doctrine  de 
l'Eglise  grecque  sur  la  procession  du  Saint-Esprit  uniquement  du  Père» 
doctrine  qui  repose  sur  une  interprétation  »  en  sens  restreint ,  de  la 
décision  du  concile  de  Constantînople  et  est  plutôt  un  pas  vers  la 
doctrine  de  Macédonius  que  vers  celle  consacrée  par  les  conciles 
postérieurs  et  surtout  par  l'Eglise  latine.  C'est  en  ce  sens  que  l'Eglise 
grecque  est  en  parenté  avec  l'arianisme.  A.  Gilliot. 

(La  suite  à  uns  prochame  livraison,) 


Digitized  by  VjOOQIC 


ht  LlDIIlnSTtlATlOlï 
DES  FORÊTS  DOMANIALES  ET  COMMUNALES 

▲  PftOPOS  DE  L'BNLÈyBMBirr 

DES  FEUILLES  MORTES  EN  ALSACE. 


Dans  son  namëro  du  mois  de  jain ,  la  Revue  tAUace  a  bieo  voulu 
publier  un  article  que  nous  lui  avions  communiqué  »  concernant 
Tadministration  forestière  et  les  feuilles  mortes.  Nous  avions  cru 
devoir  mentionner  dans  cet  article  la  facilité  avec  laquelle  un  journal 
agricole  du  Bas-Rhin,  qui ,  du  reste ,  a  toutes  nos  sympathies .  avait 
tMibéré  à  l'opinion  d'un  honorable  garde  général,  qui  prétend  que 
Tenlèvement  des  feuilles  mortes  dans  les  forêts ,  par  les  populations 
agricoles  »  ne  peut  être  toléré ,  vu  le  préjudice  qui  en  résulte  pour  la 
végétation  des  forêts. 

Nous  avons  cherché  à  notre  tour  i  démontrer  que  l'Alsace  «  dont 
les  terrains  fertiles  sont  de  plus  en  plus  envahis  par  ses  racines  sur* 
clées ,  par  ses  immenses  plantations  de  tabaC  »  par  ses  houblonnières 
qui  se  propagent  d'année  en  année»  et  par  ses  vignes,  dont  le 
nombre  f ugmente  continuellement ,  ne  paraît  plus  pouvoir  suffire 
pour  produire ,  par  sa  culture  des  céréales ,  la  quantité  d'engrais  dont 
elle  a  besoin ,  et  que  »  par  conséquent  »  le  secours  que  les  feuilles 
mortes  des  forêts  donneraient  à  l'agriculture  serait  plut  imporiant  que 
le  petit  avantage  qu'elles  procurent  aux  bois. 
•  Nous  avons  encore  soutenu  que  les  feuilles  mortes,  quoiqu'elles  ne 
produisent  qu'un  engrais  inférieur  à  celui  que  donne  la  paille,  offiynt 
néanmoins  une  litière  saine  aux  bestiaux  et  que ,  mélangées  avec  le 
fumier  animal ,  elles  donnent  des  engrais  plus  économiques  et  plus 
recherchés  par  les  cultivateurs,  que  ne  le  sont,  en  général,  ceux 
plantés  par  le  commerce. 


Digitized  by  VjOOQIC 


DB  L'administration  dfs  forêts  »  etc*  467 

Nous  avons  aussi  prétendu  plus  particulièrement»  que  les  vigne- 
rons »  en  achetant  la  paille  aux  paysans  de  la  plaiae^  enlèvent  à  ces 
derniers  les  matières  premières  dont  ils  ont  besoin  pour  la  prospérité 
de  leurs  cultures  et  que  le  prix  exorbitant  auquel  s'est  élevé  la  paille, 
dans  ces  dernières  années  »  prouve  incontestablement  sa  rareté. 

Enfin  y  c'est  en  nous  appuyant  sur  les  travaux  scientifiques  de 
M.  Boubée,  que  nous  avons  dit  que  les  arbres  empruntent  presqu  ex- 
clusivement la  sève  abondante  que  réclame  leur  végétation  gigan- 
tesque à  la  matière  pure  du  sous-sol  et  que  la  mince  couche  d'humus, 
qui  se  trouve  quelquefois  à  la  surface  de  la  terre  •  ne  peut  contribuer 
d'une  manière  importante  au  développement  des  arbres. 

Tels  sont ,  en  résumé  succinct  »  les  arguments  que  nous  avons  cru 
devoir  opposer  à  l'article  publié  par  le  DulUtïn  de  la  Société  d'agrim 
culture  du  Bas^Rhin,  Mais  nos  observations  ont  soulevé  dans  le  monde 
agricole  une  certaine  sensation  et  de  nombreuses  réclamations  nous 
ont  été  adressées  :  Des  forestiers ,  des  observateurs  de  la  physiologie 
végétale,  des  agronomes  expérimentés  nous  ont  fait  toutes  les  objec- 
tioDS  possibles,  contraires  à  notre  opinion,  tandis  que  d'autres  per- 
sonnes ,  non  moins  intéressées  dans  la  question  ,  soit  sous  le  rapport 
scientifique  ou  sous  celui  d'un  intérêt  direct  »  nous  ont  fortement 
engagé  à  continuer  notre  tâche  commencée. 

Ajoutons  que  la  Réforme  agricole ^  publiée  à  Paris,  a  applaudi  i 
nos  eflbrts  et  soutient ,  comme  nous,  que  les  prAentions  de  l'admi- 
nistration de  priver  les  populations  rurales  des  feuilles  mortes ,  de 
tout  temps  abandonnées  pour  l'engrais  des  terres»  sont  c  mal 
fondées.  > 

Nous  nous  bâtons  donc  de  répondre  aux  différentes  objections  qui 
nous  ont  été  faîtes. 

c  Vous  prétendez ,  nous  a-t-on  dit ,  que  les  feuilles  peuvent  servir 
d'engrais  à  l'agriculture.  S'il  en  est  ainsi ,  à  plus  forte  raison ,  elles 
doivent  puissamment  contribuer  à  la  nuirition  de  la  végétation 
forestière.  > 

Nous  répondrons  que  les  feuilles  mortes  ne  sont  nullement  consi- 
dérées par  le  cultivateur,  comme  ayant  une  grande  valeur  nutritive, 
et  qu'elles  n'acquièrent  cette  qualité  qu'après  avoir  servi  de  litière , 
et  avoir  été  imprégnées  d'ammoniaque ,  qui  accélère  leur  décompo- 
sition. Le  plus  grand  service,  du  reste,  que  les  feuilles  mortes 
rendent  aux  cultivateurs  •  c'est  d'être  la  matière  la  plus  propre  k 


Digitized  by  VjOOQIC 


diviser  les  excréments  des  bestiaux  »  tandis  que  d'autres  substances, 
telles  que  la  sciure  de  bois  etc.,  ont  le  grand  inconvénient  de  tasser 
le  fumier  animal.  Les  feuilles  mortes  sont  donc  appelées  à  remplir 
le  rôle  de  la  paille ,  quoique  cette  dernière  ait  la  supériorité  de 
retenir  dans  ses  tubes  les  urines  des  bestiaux ,  de  faciliter,  plus 
encore  que  les  feuilles,  la  cii'culation  de  l'air  dans  le  fumter,  et  de 
préparer  ainsi  ce  dernier  à  ameubler  la  terre ,  à  la  soulever,  et  à  la 
rendre  accessible  aux  influences  de  l'atmosphère. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  engfrais  préconisés  par  des  spéculations 
commerciales ,  qui  sont  généralement  privés  de  cette  qualité  à  nos 
yeux ,  une  des  principales  qualités  du  fumier  de  ferme ,  et  l'une 
des  plus  importantes. 

A  part  M.  Yver  de  la  Brucbollerie ,  nons  n'avons  Jamais  vu  d'agri- 
culteur avoir  la  fantaisie  de  fumer  les  terres  avec  de  la  paille  seule , 
sans  les  matières  animales,  et  remplacer  ces  dernières  par  des 
produits  chimiques.  Si  la  paille*  produit  le  fumier  le  plus  estimé , 
à  coup  sûr,  cela  ne  prouve  pas ,  que ,  si  elle  était  abandonnée  à 
elle-même ,  comme  le  sont  les  feuilles  mortes  dans  les  forêts ,  elle 
aurait  la  même  influence  sur  le  sol  qu'étant  mélangée  avec  du  fumier. 
'  Nous  ne  craignons  donc  pas  d'aflirmer  que  les  feuilles  mortes , 
après  avoir  subi  les  mêmes  opérations  que  la  paille ,  produisent  iin 
excellent  engrais ,  tandis  que  livrées  à  elles-mêmes  et  au  gré  des 
vents ,  elles  ne  sont  que  d'une  très-minime  utilité  pour  la  fertilité 
des  terres. 

Il  en  résulte  donc  que  les  feuilles  mortes,  sans  contribuer  puis- 
samment à  la  végétation  forestière,  sont  néanmoins  appelées  à  jouer 
un  rôle  important  dans  l'agriculture. 

Un  agronome  qui  dirige,  avec  zèle  et  intelligence ,  une  exploiution 
vinicole,  nous  a  fait  une  objection  plus  sérieuse  que  la  précédente 
qui ,  nous  l'avouons,  a  ébranlé  un  moment  notre  conviction. 
'  c  Je  crois ,  nous  a  écrit  H.  /••• ,  que  les  feuilles  mortes  ne  con- 
tribuent que  faiblement  à  l'alimentation  forestière ,  mais ,  dans  ce 
cas ,  pourquoi  réclamerions- nous  la  faible  contribution  que  donnent 
les  feuilles  aux  arbres  en  faveur  de  nos  vignes ,  lesquelles ,  an  bout 
du  compte ,  ne  sont  autre  chose  que  des  arbrisseaux ,  et  par  consé- 
quent de  la  famille  des  arbres.  Nos  vignes  ne  pousseraient^^les  pas 
et  ne  porteraient-elles  pas  de  fruits,  sans  le  fumier  qu'on  leur 
prodigue?  Et,  si  l'arbrisseau  qui  porte  le  nom  de  vigne  fatigue  et 


Digitized  by  VjOOQIC 


M  L^ADMiraSTRATION  DBS  POR^S,  WC.  46^ 

épuise  la  terre,  aa  point  que  pour Jui  faire  porter  des  fruits,  nous 
sommes  obligés  de  lui  donner  des  engrais,  à  plus  forte  raison  les 
arbres  volumineux  ne  réclament-ils  pas  en  faveur  de  leur  croissance 
tout  rhumus  qui  résulte  de  la  décomposition  des  feuilles  et  des 
détritus  du  sol.  i  En  examinant  cette  question  dont  la  logique  appa* 
rente  nous  a  réellement  surpris  nous  ne  pouvons  nous  dissimuler, 
qu'il  peut  paraître  étrange  de  réclamer  en  faveur  des  vignes  les 
feuilles  mortes  des  forêts.  Mais  en  approfondissant  la  question  nous 
trouvons,  que  cette  objection  n'est  guère  mieux  fondée  que  la 
précédente. 

La  végétation  de  la  vigne  est.  une  des  plus  curieuses  et.  des 
plus  intéressantes  à  suivre  dans  la  physiologie  végétale.  Elle  est 
placée  en  première  ligne  parmi  les  arbres  à  fruits  propres  aux 
boissons  fermentées,  ainsi  que  te  pommier,  le  poirier  et  le  cor- 
mier. La  vigne  a  fait  et  fait  encore  journellement  disparaître 
des  jachères  •  et  utilise  sans  relâche  toute  TétiAidne  du  territoire , 
compris  sous  le  climat  qui  lui  est  propre.  On  nous  pardonnera 
donc ,  vu  l'importance  de  la  question  •  la  digression  que  nous  allons 
dire  et  qui  nous  ramènera  tout  naturellement  à  notre  sujet. 

Les  régions  qui  fournissent  les  meilleurs  vins  de  France  sont: 

1*  Les  terrains  silicéo-argileux  mélangés  d'une  notable  quantité  de 
gravier  et  de  cailloux  siliceux. 

2«  Ceux  composés  de  sable  plus  ou  moins  pur,  mélangés  de  cailloux 
roulés  de  grosseur  très-variée  et  allant  quelquefois  jusqu'à  donner 
à  la  terre  l'espect  du  délaissement  récent  d'un  torrent. 

S*  Ceux  dits  calcaires ,  comme  le  vignoble  de  la  Champagne. 

4^  Ceux  composés  de  schiste  argileux  et  enfin  ceux  dont  la  base 
est  ou  granitique  ou  volcanique. 

Les  terrains  renfermant  une  certaine  quantité  de  petits  cailloux 
sont  surtout  très-propres  à  la  culture  de  la  vigne,  car  ces  derniers 
paraissent  agir  avantageusement  sur  la  fertilité  du  sol ,  en  le  rendant 
plus  perméable  à  l'action  de  l'air  et  de  l'eau ,  et  en  l'aidant  à  s'é- 
chaufler  plus  facilement  au  soleil. 

Pour  planter  la  vigne ,  les  vignerons  d'Alsace  défoncent  la  terre  • 
et  ouvrent  parallèlement  aux  champs  des  fossés  d'une  largeur 
de  0,50°  à  O.eO''  sur  0,40''  à  0,50«  de  profondeur.  U  terre  dite  arable 
est  ainsi  enlevée  de  la  place  destinée  i  recevoir  les  crossettes .  et  se 
trouve  entassée  en  monticules  également  parallèles  aux  champs. 


Digitized  by  VjOOQIC 


470  RfiWB  B*àLSÀCS. 

Dans  ces  dernières  années ,  Jes  agronomes  chimistes  •  en  attri- 
buant une  part  si  largfe  et  si  importante  aux  substances  organiques, 
ont  vivement  réclamé  contre  ce  procédé,  en  prétendant  que  le 
vigneron  enlève  ainsi  la  terre  arable  pour  planter  sa  vigne  dans  le 
sous-sol  privé  d'humus,  et  leur  recommandent  de  jeter  la  terre  arable 
du  second  fossé  dans  le  premier,  du  troisième  dans  le  second ,  et 
ainsi  de  suite. 

Cette  recommandation  a  été  suivie  psir  quelques-uns  de  nos  plus 
soigneux  viticulteurs ,  mais  jusqu'à  ce  jour,  nous  n'avons  pas  encore 
appris  qu'elle  ait  abouti  à  un  résultat  autre  que  celui  de  mieux 
ameublir  la  terre  pour  la  plantation  de  la  vigne. 

Il  est  donc  évident  que  depuis  des  siècles  il  a  toujours  été  d'usage 
de  planter  l'arbrisseau  ^de  la  vigne  dans  le  sous-sol  qui ,  s'il  n'est 
pas  entièrement  dépourvu  d'humus  ou  de  décomposition  végétale 
n'en  renferme ,  en  tout  cas ,  qu'une  partie  très-minime. 
'  La  vigne  se  nourrit  donc ,  ainsi  que  les  arbres  de  matières  mi- 
nérales. En  effet ,  à  peine  est-elle  plantée  ,  que  les  vignerons  s'em- 
pressent d'enlever  de  la  terre  toutes  les  herbes  dont  l'immense 
quantité  produite  par  un  terrain  planté  de  vigne ,  sert  de  fourrage 
aux  bestiaux.  En  outre ,  au  fur  et  à  mesure  que  la  vigne  se  déve* 
loppe»  on  la  taille,  et,  par  cette  opération,  on  lui  enlève  en 
moyenne  au  moins  lea  V»  ^^  bois  qu'elle  produit.  Ainsi  après  avoir 
privé  un  terrain  approprié  à  la  vigne  non-seulement  de  toutes  ses 
herbes,  et  par  le  pincement  d'une  partie  de  ses  feuilles,  qui, 
réunies  à  ces  premières  auraient  produit  de  l'humus ,  on  lui  enlève 
encore  la  plus  grande  partie  de  son  bois  et  enfln  tous  ses  fruits. 

Nous  voyons  donc  ces  terres  maigres ,  caillouteuses ,  granitiques 
qui  présentent  quelquefois  l'aspect  d'un  lit  de  torrent  et  qui  sont 
totalement  dépourvues  de  toutes  les  substances  dont  les  forêts 
surabondent ,  produire  néanmoins  des  herbes ,  des  branches  ,  des 
fruits  et  des  feuilles  innombrables.  Si  après  cinq  ou  six  ans  on 
leur  donne  une  mince  couche  de  fumier,  que  l'on  ne  répand  du  reste 
qu'à  leur  surface ,  où  les  malièreê  organiques  s'évaporent ,  cette  couche 
assurément  est  loin  de  remplacer  toutes  les  immenses  quantités 
d'herbes  et  de  bois  qu'on  leur  a  enlevées ,  et  qui ,  selon  la  théorie 
forestière,  sont  si  indispensables  à  la  prospérité  des  arbres. 

Mais  celte  mince  couche  d'engrais,  est-elle  réellement  destinée  à 
améliorer  U  nature  du  sol  ?  Les  avis  sont  partagés  à  cet  é^qrd ,  et 


Digitized  by  VjOOQIC 


m  L'ADMNimUTiOll  DBS  PORATS,  ETC.  471 

des  agriculteara  diHîoguëft  la  considèrent  plnlAt  comme  un  fUmalsnt 
pssssger  et  comme  moyen  d'ameublir  le  terre  »  qui ,  à  diflérent^s 
reiMrises.  eet  soouellement  foulée  et  tassée  par  les  pieds  des  tra- 
feiUeurs*  Le  fait  est ,  que  la  vigne  n'en  continue  pas  moins  à  se 
revêtir  d'une  verdure  luxuriante  et  à  occuper  le  sol  pendant  un 
siècle  entier. 

Sans  doute  »  d'après  la  théorie  forestière ,  un  terrain  qui  a  été 
aussi  productif  pendant  un  si  grand  nombre  d'années  sans  recevoir 
ni  humus  •  ni  engrais  ne  serait  plus  qu'un  terrain  fatigué  et  ruiné. 
U  n'en  est  heureusement  pas  ainsi;  ce  terrain  »  si  longtemps  ex- 
pioiié ,  au  lieu  d'être  plus  pauvre  et  plus  maigre  t  s'est  au  contraire 
amélioré ,  et  li  »  où  avant  la  plantation  de  la  vigne  on  n'eût  pu 
produire  ni  céréales,  ni  racines,  nous  voyons  le  vigneron,  après 
avoir  défriché  le  sol ,  y  semer  des  blés  ou  y  planter  des  pommes 
de  terre. 

N'en  est-il  pas  de  même  du  défrichement  des  bois?  L'écobuage  i 
qui  a  pourtnit  de  brûler  les  matières  organiques ,  ne  prouve-t-ii  pas 
que  ces  matières  sont  souvent  plutôt  un  embarras  •  qu'un  élément 
nécessaire  à  la  végétation  ?  •—  Le  forestier  expérimenté ,  lorsqu'il 
sème  le  pin ,  par  exemple .  n'a-t-il  pas  grand  soin  de  prendre  toutes 
ses  précautions  »  en  préparant  le  sol ,  de  creu»er  les.  bandes  ou  les 
trous,  ainsi  que  le  fait  le  vigneron  •  Jusqu'à  la  couche  de  terre  infé- 
rieure au  terreau  noir  qui  se  trouve  i  la  surface?  —  C'est  que  le 
forestier  n'ignore  pas  qu'en  répandant  la  graine  dans  ce  terreau  on 
dans  cet  humus,  qui  n'a  aucune  consistance,  qui  est  impropre  à 
retenir  l'humidité ,  et  qui  »  par  sa  couleur ,  s'échauffe  à  un  haut  degré, 
les  semis  manquent  presque  toujours. 

Un  exemple  plus  frappant  encore  de  l'inutilité  des  matières  orga- 
niques nous  est  présenté  par  le  département  des  Ârdennes,  autrefois 
un  des  plus  pauvres  et  qui  aujourd'hui,  après  avoir  doublé  sa  popu- 
^lion ,  se  trouve  être  un  des  plus  riches  sons  le  rapport  agricole. 
Parmi  ses  procédés  de  culture  Veaartage  se  pratique  depuis  un  temps 
immémorial  ;  H  consiste  à  mettre ,  après  la  coupe  d'un  taillis  de  chêne, 
le  feu  aux  feuilles ,  genêu,  branchages,  herbes  et  débris  de  toute 
nature  qui  restent  sur  le  sol  ;  on  laboure  ensuite  sans  craindre  de 
blesser  les  racines  et  on  prend  une  ou  deux  récoltes  de  céréales , 
seigle,  blé  noir  ou  avoine.  Celte  dévastation  des  souches  par  le  feu 
et  la  charrue ,  loin  de  nuire  au  sol ,  ne  le  rend  que  plus  productif;  le 


Digitized  by  VjOOQIC 


472  RBVUB  D'ALSACfi. 

bois  repousse  avec  plus  de  vigueur  et  a  bieo  vite  regagné  le  temps 
perdu  (*). 

Que  l'on  ne  vienne  pas  nous  dire  que  le  terreau ,  -l'humus»  la -terre 
de  bruyère  dont  nous  faisons  si  peu  de  cas  dans  la  question  qui  nous 
occupe ,  sont  cependant  si  recherchés  pour  certaines  plantes  rares  et 
précieuses.  Nous  n'ignorons  pas  que  les  jardiniers  auxquels  ces  sub-^ 
stances  rendent  des  services  éminents ,  se  les  procurent  à  grsnds 
frais  :  c'çst  que  la  nature  est  organisée  d'une  manière  si  admirable , 
que  chaque  chose  a  son  emploi  :  c'est  ainsi  que  les  hauteurs  agrestes 
de  nos  montagnes ,  qui  sont  couvertes  de  neige  pendant  les  deux' 
tiers  de  l'année ,  nou»  fournissent  les  plantes  et  les  racines  les  plus 
aromatiques ,  que  les  terrains  les  plus  riches  de  nos  vallées  ne  sauraient 
produire.  C'est  ainsi  encore  que  nos  plaines  les  plus  fertiles  produisent 
les  céréales  et  les  légumes  les  plus  succulents ,  tandis  que  nous  recueil- 
lons les  vins  les  plus  Ans  et  les  plus  exquis»  sur  nos  coteaux  les  plus 
arides  et  les  plus  brûlants.  Et  de  même  que  dans  le  règne  animal  lea 
oiseaux  sont  pourvus  d'ailes  pour  s'élever  dans  les  airs ,  de  même  » 
d'autres  animaux  sont  destinés  à  chercher  leur  nourriture  sur  la  sur* 
face  du  sol ,  ou  à  vivre  dans  Tobscuriié  souterraine  de  la  terre. 

Nous  avons  donc  la  conviction  qu'il  en  est  également  ainsi  du  règne 
végétal ,  et  que  les  arbres  et  les  arbrisseaux  >  qui  évidemment  datent 
de  la  première  période  de  la  crés^îon  »  sont  destinés  à  se  nourrir  princi- 
palement des  matières  minérales  du  sous-sol»  matières  è-peu-près  iné- 
puisables» tandis  que  d'autres  plantes  plus  faibles,  qui  n'ont  qu'une  durée 
annuelle,  végètent  en  plus  grande  partie  aux  dépens  des  détritus ,  mais 
sont  incapables  de  donner  plus  de  deux  ou  trois  récoltes  successives. 

Nous  concluons  donc  que  l'humus  n'est  pas  l'une  des  matières 
destinées  par  la  nature  à  la  nutrition  de  la  végétation  forestière,  et 
que  »  si  le  cultivateur  réclame  les  feuilles  mortes  »  ce  n'est  nullement 
pour  améliorer  le  sol ,  proprement  dit  »  de  ses  vignes  ou  de  ses 
champs ,  mais  bien  pour  apprêter  ses  engrais  et  suppléer  i  ses  litières. 

L'objection  de  M.  Z...  est  donc  »  selon  nous ,  sans  fondement. 

On  a  dit.  quelque  part,  que  la  science  de  l'agriculture  n'en  est 
encore  qu'à  son  berceau.  Nous  sommes  également  de  cet  avis ,  et  ce 
qui  nous  porte  à  le  croire ,  c'est  que  »  non  seulement  des  agronomes 
distingués»  mais  même  des  chimistes  en  sont  encore  à  se  demander: 

.  {*)  Y07.  Economie  rurale  d^  ïq  Fnmcê ,  ]^r  (f.  1>|E  Lavsrgmb, 


Digitized  by  VjOOQIC 


DB  LUraiNISTRATION  DBS  P0RÉT8  •  Vtt.  47$ 

qoelle  est  l'inflaence  de  l'humas  ?  Voici  i  ce  sojet  Topinion  d'an 
forestier  éniinent.  c  L*bumus,  disent  MM.  Lorentzet  Parade  »  auteurs 
d'oD  cours  élémentaire  de  culture  des  bois,  fournit,  non  seulement 
les  sucs  nourriciers  aux  terres  siliceuses  et  calcaires,  mais  il  leur  donne 
de  plus  la  consistance  qui  leur  msnque  et  les  rend  propres  à  retenir 
l'humidité.  > 

Nous  nous  permettrons  de  faire  observer  aux  auteurs  •  de  la  cul* 
ture  des  bois  >  que  nous  voyons  devant  nous  une  grande  place  garnie 
d'immenses  marronniers ,  que  cette  place  est  réservée  à  une  centaine 
d'écoliers  qui  y  passent  leurs  heures  de  récréation  et  qu'elle  est  soi* 
gneusement  ratissée  au  moins  une  fois  par  semaine ,  que  ces  arbres 
volumioeui  existent  depuis  près  d'un  siècle ,  que  le  terrain  est  com- 
posé de  silice  presque  toute  pure ,  et  qu'assurément  on  n'y  trouve- 
rait pas  la  moindre  trace  d'humus.  Néanmoins  ces  arbres  gigan- 
tesques donnent  chaque  année  un  ombrage  épais  et  frais  sous  lequel 
s'ébat  la  bande  des  joyeux  écoliers. 

c  La  question  de  l'humus,  dit  encore  l'un  de  nos  plus  savants 
agronomes,  M.  Kirschleger,  est  une  grande  question,  difficile  et 
scabreuse;  elle  demande  à  être  analysée  avec  soin.  Elle  se  combine 
avec  la  question  de  sous-sol  et  partant  avec  l'étude  de  la  géologie  qui 
devient  ici  entièrement  chimique,  i 

Si  ces  lignes  de  H.  Kirschleger  ne  nous  donnent  pas  une  explica- 
tion précise  de  la  nature  et  de  l'influence  de  l'humus ,  elles  prouvent 
du  moins  que  la  question  est  loin  d'être  approfondie ,  et  qu'elle  pa- 
rait encore  à  d'éminents  savants  aussi  scabreuse  que  complexe.  Nous 
croyons  néanmoins  devoir  faire  remarquer  qu'elle  ne  parait  pas  si 
compliquée  à  H.  A.  Du  Breuil  qui  nous  apprend  que  l'humus ,  dans 
toute  sa  pureté ,  n'est  aulre  chose  que  de  la  tourbe,  connue  sous  la 
dénomination  de  sol  humifère ,  que  cette  terre  se  distingue  par  sa 
couleur  brun  foncé ,  et  que  ses  propriétés  physiques  sont  les  sui- 
vantes: elle  est  d'une  consistance  très-spongieuse  et  absorbe  une  très- 
grande  quantité  d'eau ,  mais  l'abandonne  avec  facilité  soiis  l'influence 
de  la  haute  température  que  sa  couleur  foncée  lui  fait  emprunter  au 
soleil,  d'où  H  résulte  que,  pendant  l'été,  elle  est  exposée  à  une 
sécheresse  excessive.  Cette  terre ,  dit  encore  M.  Du  Breuil ,  contient 
à  peine  d'autres  substances  que  de  l'humus.  Elle  doit  sa  formation 
à  la  décomposition  des  végétaux.  Celte  décomposition  s'opéraut  Con- 
tinuellement ,  on  voit  dans  les  marais  op  I9  végétation  est  générale* 


Digitized  by  VjOOQIC 


474  REVUE  d'auàcs. 

ment  plus  rapide  »  la  couche  dlioiDas  acquérir  en  peo  de  temps  one 
épaisseur  très-coosidérable*  C'est  aiosi  jjue  dans  les  marais  d'Bear- 
tau  ville,  de  Forge -les-Baux  »  etc. ,  on  remarque  des  bancs  de  tourbe 
de  huit  à  dix  mètres  d'épaisseur  ;  c  puis ,  ajoute  encore  M.  Du  BreutI , 
cette  terre  en  la  plus  stérile ,  on  ne  peut  l'améliorer  qu'en  y  répandant 
des  sables,  des  cendres,  de  la  chaux  ou  en  brûlant  une  partie  de  sa 
surface  pour  en  faire  disparaître  l'acidité,  i 
Voici  l'analyse  de  l'une  de  ces  terres  : 

Matières  organiques 9S,  3. 

—        minérales 7,  7. 


iOO,  0. 

.  Cela  nous  explique  un  fait ,  qui ,  tout  récemment ,  nous  a  paru 
étfange  :  il  y  a  quelques  années  »  nous  avions  fait  déposer  une  voi- 
ture d'herbes  sur  une  place  non  cultivée,  et  nous  l'avions  fait  soigneu- 
sement entourer  de  planches.  La  première  année ,  le  volume  des 
herbes  s'est  sensiblement  affaissé ,  la  seconde  année  il  a  diminué 
encore  davantage  et  aujourd'hui  on  remarque  à  peine  rexhaussèment 
de  la  place ,  où  nous  ne  retrouvons  plus  que  quelques  matières  miné- 
rales. Il  est  donc  évident  que  les  matières  organiques ,  si  elle  ne  se 
transforment  pas ,  moyennant  une  grande  quantité  d'eau  en  terre 
humifère .  se  distillent  et  s'évaporent  dans  un  très-court  espace  de 
temps. 

Cet  humus ,  dont  la  durée  est  si  courte ,  s'il  n'est  pas  transformé 
en  terre  humifère,  serions-nous  dans  le  faux  en  soutenant  qu'il 
semble  éire  destiné  plus  spécialement  par  la  nature  à  produire  des 
plantes  faibles  et  annuelles  et  que  cette  immense  végétation  fores- 
tière devant  laquelle  les  générations  s'étei^inent,  empruntent  leur 
nourriture  et  leur  fertilité  persistante  aux  énormes  masses  formées 
par  les  matières  minérales?  —  La  science,  d'ailleurs,  nous  révèle  à 
cet  égard  un  fait  décisif ,  péremploire,  et  largement  écrit  dans  les 
annales  du  globe  :  c  Aux  premiers  âges  géologiques ,  dit  M,  Boubée, 
lorsque  les  premiers  végétaux  apparrurent  sur  la  terre ,  le  sol  était 
purement  formé  de  débris  des  terrains  primitifs  ;  il  était  abwlumeni 
privé  de  tout  humus  •  de  tout  engrais  organique ,  néanmoins  il  se 
montra  d'une  fertilité  extrême  et  il  produisit  ces  masses  énormes  de 
végétaux  dont  les  détritus  accumulés  et  enfouis  sous  les  alluvions  de 
cette  époque ,  ont  coostiiué  ces  réserves  inépuisables  de  bouille  et 


Digitized  by  VjOOQIC 


DE  L'ADMlNISTBATlON  DBS  FORÊTS,  ETC.  47S 

d*aDthracit6 ,  qae  nous  sommes  si  heureux  de  trouver  aujourd'hui.  > 
Ces  lijj^nes  nous  rappellent  qu'un  honorable  aumônier  de  l'Empe- 
reur »  qui  emploie  ses  loisirs  à  étudier  les  phénomènes  de  la  nature , 
a  bien  voulu  aussi  nous  écrire,  que,  contrairement  à  notre  opinion, 
il  crort  que  l'enlèvement  des  feuilles  mortes  tend  nécessairement  à  la 
destruction  du  règne  végétal:  cAu  troisième  jour  de  la  création , 
dit-il  •  les  forêts  ont  trouvé  un  sous-sol  originel  que  les  suçoirs  de 
l'arbre  ont  successivement  épuisé  et  absorbé ,  mais  que  parallèlement 
les  feuilles  mortes  ont  formé  sol ,  humus ,  et  ^  dernier  lieu  sous-sol 
ioiutritif ,  et  cela  d'une  manière  incessante  à  travers  les  siècles.  > 

Cette  appréciation,  résumant  la  pensée  d'un  grand  nombre  d'agro* 
nomes  et  surtout  celle  de  l'administration  forestière  «  est  assurément 
fondée  sur  une  erreur  ;  car  dans  les  temps  modernes ,  la  chimie  et 
la  géologie ,  qui  ont  éclairé  le  monde  par  le  flambeau  de  la  science» 
nous  ont  démontré  par  des  analyses  scrupuleuses  qu'elles  sont,  jus- 
qu'aux plus  minimes  parties,  les  substances  ou  matières  qui  com- 
posent notre  globe. 

Nous  avons  déjà  vu,  par  une  analyse  empruntée  à  M.  Du  Breuil  « 
que  les  terrains  qui  contiennent  à  peine  d'autres  substances  que  des 
végétaux  décomposés  sont  les  terres  les  plus  infertiles.  Nous  mettons 
en  regard  de  cette  analyse ,  celle  d'une  terre  fertile ,  empruntée  aux 
mémoires  de  M,  Bertbier. 

Argile 60,  8. 

Calcaire 48,  0. 

Carbonate  de  magnésie   ....  >    > 

Oxyde  de  fer 04«  0. 

Sable 05.  0. 

Eau Jl,  0. 

98,  8. 

Cette  analyse  n'est-elle  pas  la  réponse  la  plus  éloquente  que  nous 
puissions  donner  à  l'honorable  aumônier,  et  s'il  fallait  lui  prouver 
d'une  manière  plus  décisive  encore  que  les  profondeurs  immenses  du 
globe  et  les  espaces  incommensurables  du  ciel  n'ont  pas  besoin  des 
feuilles  mortes  pour  entretenir  la  fertilité  des  terres ,  nous  lui  dirions 
que  la  décomposition  du  granit  môme  donne  naissance  ù  des  terrains 
qui  se  composent  d'une  silice  argileuse  et  qui ,  quoique  aride  ,  con- 
vient néanmoins  encore  mieq^^  à  la  vé^étatiop  forestière  que  les  terres 


Digitized  by  VjOOQIC 


bnmifères.  Nous  loi  dirions»  de  plos  »  que  les  terres  volcaniques  »  U 
produit  dei  iruptioni  de  lave,  jouissent  d'une  étonnante  fertiUti  et 
qu'assurément  la  lave  ne  peut  être  suspectée  de  devoir  sa  formation 
h  la  décomposition  des  feuilles  mortes. 

Hais  cette  opinion  singulière  sur  le  renouvellement  du  sol ,  qui . 
du  reste  »  comme  nous  l'avons  déjà  dit  plus  haut ,  est  partagée  par 
certains  agronomes,  n'est  pas  la  seule  observation  que  l'honorable 
aumônier  ait  bien  voulu  nous  faire,  c  Si  le  vent  emporte ,  nous  dit-il  • 
y^^  de  feuilles  mortes  sur  certains  versants  des  montagnes  •  cette 
circonstance  vous  expHquera  suffisamment  pourquoi  certains  cAteaux 
sont  si  maigrement  boisés.  Voyez ,  dit- il  encore  »  la  luxuriante  végé- 
tation sur  les  pentes  presque  inaccessibles  et  vous  comprendrez  que 
cette  végétation  puissante  est  due  »  en  plus  grande  partie  »  à  la  diffi* 
culte  d'y  enlever  les  feuilles.  » 

Nous  répondrons  que ,  ni  les  coteaux ,  ni  les  plaines  ne  produisent 
une  végétation  uniforme  et  qu'elle  varie  selon  la  composition  géolo- 
gique du  sol  «  selon  le  climat  et  l'exposition ,  et  non  selon  la  quantité 
de  feuilles  mortes,  et  que,  si  la  végétation  est  plus  luxuriante  sur  les 
pentes  inaccessibles ,  cette  circonstance  vient  précisément  à  l'appui 
de  notre  assertion  ;  car,  &  coup  sûr,  c'est  sur  les  pentes  les  plus 
rapides  et  les  plus  élevées  que  les  vents ,  les  orages  et  la  fonte  des 
neiges  emportent  le  plus  de  feuilles  ne  laissant  quelquefois  &  toute 
cette  immense  végétation  que  les  énormes  racines  des  arbres  qui  se 
cramponnent  après  des  roches  presque  dénudées. 

Mais ,  n'y  a-t-il  pas  une  autre  cause  encore  qui  produit  sur  cer- 
taines hauteurs  de  nos  montagnes  ce  magniOque  Spectacle  de  forêts 
presque  vierges?  — N'avons-nous  pas,  en  effet,  des  cAteaux  si  forte- 
ment boisés ,  qu'ils  sont  presque  inaccessibles  au  chasseur  le  plus 
Intrépide  et  où  Ton  se  croirait  à  mille  lieues  du  monde  civilisé  ?  — 
c  Des  arbres  gigantesques,  dit  M.  de  Lavergoe  dans  son  admirable 
travail  sur  l'économie  rurale  de  la  France,  pf^rissent  sur  pied,  sur  les 
deux  versants  des  Vosges  comme  dans  les  déserts  de  TAmérique.  De 
toutes  parts  s'ouvrent  des  profondeurs  sans  bornes  où  le  coq  de 
bruyère  trouve  son  dernier  refuge ,  et  le  silence  qui  y  règne  n'est 
interrompu  que  par  le  bruit  des  torrents.  • 

C'est  sans  doute  de  ces  immenses  massifs,  qui  réellement  se  trouvent 
encore  sur  les  trois  cent  mille  quatre-vingt-un  hectares  de  forêu  que 
l'Alsace  possède ,  que  M.  l'aumdnier  a  voulu  nous  parler.  Mais  qu'il 


Digitized  by  VjOOQIC 


Dfe  L'ADMimSttUTiON  DES  FORÊTS,  ETC.  477 

se  détrompe  donc  s'il  attribue  aux  feuilles  mortes  ce  qui  n'est  que 
l'effet  des  exigences  dii  génie  militaire ,  chargé  de  la  défense  du  terri- 
toire •  et  qui  s'est  toujours  opposé  à  l'ouverture  de  routes  d'exploi- 
tation dans  ces  épaisses  et  sombres  forêts  !  —  Hâtons-nous  cependant 
d'ajouter  avec  une  sincère  satisfaction ,  et  pour  l'édification  de  nos 
lecteurs ,  que  le  géuie  parait  se  relâcher  de  ses  prétentions  et  que  les 
forêts  «  qui  se  sont  trouvées  les  plus  voisines  des  débouchés*  donnent 
déjà  des  produits  hors  de  proportion  avec  ceux  du  passé.  C'est  ainsi 
que  la  ville  de  Uaguenau,  co-propriétaire  de  quinze  mille  hectares  de 
bois ,  en  retirait,  à  la  fin  du  dernier  siècle,  vingt  mille  fi'ancs  au  plus, 
tandis  qu'aujourd'hui  elle  en  retire  trois  cent  mille. 

Le  nom  de  l'illustre  membre  de  l'Institut,  M.  de  Lavergne,que 
nous  venons  de  citer,  nous  fait  souvenir  que,  lui  aussi,  s'est  occupé, 
de  la  question  deS  feuilles  mortes  en  Alsace,  c  Une  question  délicate , 
dit*il ,  se  débat  dans  cette  province.  Il  s'agit  -de  l'enlèvement  des 
feuiles  mortes  pour  servir  d'engrais  aux  terres  arables.  Les  forestiers 
disent  avec  raison  que  cet  usage  nuit  aux  bois  eu  appauvrissant  le 
sol.  Les  cultivateurs  répondent  par  leurs  traditions  et  par  leurs 
besoins.  Si  intéressants  qu'ils  soient,  ceux-ci  succomberont  proba- 
blement ,  car  la  culture  qui  a  besoin  de  feuilles  pour  engrais  ne  peut 
être  qu'imparfaite,  et  l'intérêt  du  sol  boisé  l'emporte  ici ,  comme 
plus  naturel.  > 

Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  partager  l'avis  de  i'éminent  acadé- 
micien. Les  arguments  qu'il  invoque  contre  l'enlèvement  des  fenilles 
mortes ,  n'ont  rien  de  nouveau  ,  et  les  différentes  réponses  que  nous 
venons  de  faire  à  d'honorables  contradicteurs,  nous  semblent  prouver 
suffisamment ,  que  la  richesse  du  sol  des  forêts  ne  serait  nullement 
compromise  par  la  continuation  des  usages  antiques  de  nos  campa- 
gnards. Il  paraît  que  ces  usages ,  consacrés  par  des  traditions  locales» 
n'ont  pas  fait  jusqu'à  présent  de  grands  dommages  à  nos  bois  »  car 
M.  de  Lavergne  reconnaît  lui-même  :  c  que  les  plaintes,  par  lesquelles 
on  déplore  le  trop  grand  déboisement  de  la  France,  sont  mal  fondées 
pour  la  chaîne  des  Vosges.  » 

Quoiqu'il  en  soit ,  il  nous  est  impossible  d'admettre  la  conclusion 
de  M.  de  Lavergne  :  que  la  culture  qui  a  besoin  de  feuilles  ne  peut 
être  qu'imparfaite.  Ce  raisonnement  n'est  logique  que  pour  certaines 
régions  et  pour  certains  domaines.  Quant  à  l'Alsace,  envahie,  comme 
nous  l'avons  dit  plus  haut»  par  des  cultures  exotiques  et  surtout  par  ta 


Digitized  by  VjOOQIC 


478  MTUfi  D'ALSÀdS. 

vigne,  ce  raisonnement  n'est  évidemment  pas  admissible.  En  effet,  les 
immenses  terrains  appropriés  à  cette  dernière  cnlture  sont  d'oo  prix 
dix  fois  trop  élevé  pour  être  emblavés  et  dix  fois  trop  pauvres  quant 
à  la  nature  du  sol.  Le  vigneron  perdrait  certainement  au  change  s'il 
transformait  ses  vignes  en  champs. 

M.  de  Lavergne  reconnaît  qu'un  des  plus  grands  écneils  de  son 
ouvrage ,  auquel  il  a  sacrifié  des  années  d'études  et  de  voyages ,  c'est 
c  que  chaque  lecteur  pourrait  en  savoir  plus  que  Ini  sur  un  point 
donné  du  territoire  ;  i  il  le  prie  par  conséquent  de  lui  signaler  les 
erreurs  qu'il  pourrait  avoir  commises.  Cette  Invitation ,  qui  témoigne 
d'une  rare  modestie»  nous  a  donc  engagé  à  lui  en  signaler  une  et  des 
plus  graves. 

Nous  sommes ,  dii  reste  »  convaincu  que  si  M.  de  Lavergne  habitait 
parmi  nous,  il  reconnaîtrait  l'immense  service  que4)0urraient  rendre 
les  feuilles  mortes  à  notre  agriculture  sans  préjudice  pour  la  végé- 
tation forestière. 


Le  51  juillet  1861. 


J.  F.  Plaxland, 

propriétaire ,  délé^  cantonal  de  rfaulruction  primairo. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ÉPISODE 
DE  LA  GRANDE  PESTE  DE  1348. 

(Fragment  de  l'bistoire  de  Gaebwiller). 

Un  auteur  a  dit  quelque  part ,  que  les  hommes  passent  comme  les 
fleurs ,  qui ,  épanouies  le  matin ,  le  soir  sont  flétries  et  foulées  aux 
pieds.  Ce  fait  malheureusement  n*est  que  trop  vrai  ;  oui ,  les  hommes 
passent  et  les  choses  restent  ;  oui ,  la  vie  des  êtres  organisés  est  fugace  ; 
oui  y  leur  existence  est  éphémère  et  ne  compte  pour  rien  sur  la  grande 
échelle  du  temps  ;  c'est  que  la  vie ,  ce  drame ,  qui  pour  les  uns  est 
oomiaue ,  heureux»  pour  les  autres  tragique ,  malheureux ,  n'est  qu'une 
expéaition  synthétique  d'éléments  hétérogènes,  qui,  à  une  époque  donnée, 
se  dissocient,  se  séparent ,  se  dispersent  et  retournent  à  la  place  que 
le  cadre  primitif  de  la  nature  leur  a  assignée ,  pour  être  là ,  plus  tard  « 
appelés  à  formuler  de  nouvelles  existences,  de  nouvelles  organisa- 
lions  (<).  Les  acteurs  s'en  vont,  le  théâtre  reste ,  les  actes  aussi  restent , 
ils  sont  acquis  à  l'histoire  et  à  la  postérité ,  témoin  le  fait  qui  nous  oc- 
cupe. 

Dans  la  maison  qui ,  à  Guebwiller,  porte  le  N*  74  (Grand'rue ,  mai- 
son Latscha]) ,  il  existe,  dans  la  fenêtre  de  la  tourelle  qui  surplombe  la 
nie ,  trois  vitres  antiques ,  coloriées. 

La  première  (celle  de  gauche) ,  représente  un  chevalier  portant 
armure ,  bi*assards  et  cuissards  et  tenant  à  la  main  une  hallebarde  ; 
une  femme  en  costume  noble  lui  présente  une  coupe ,  en  bas  se  remarque 
un  radis  noir  dans  un  champ  rouge ,  en  haut  est  figuré  un  combat  entre 
deux  troupes  armées  de  pique§ ,  d'épées ,  de  lances  et  de  boucliers.  Le 
tout  est  encadré  de  glands  et  de  feuilles  de  chêne. 

La  deuxième ,  celle  du  milieu  et  qui  est  la  plus  importante ,  figure 
un  grand  repas  ;  plusieurs  hommes  et  quelques  lemmes  sont  assis  autour 
d'upe  table;  ils  ont  l'air  de  s'amuser  joyeusement,  ils  causent  et  ils 
trinquent  ensemble  ;  sur  le  milieu  de  la  table  est  déposée  une  bague , 
vers  le  bas  se  voit  une  servante  coifiée  à  longues  tresses ,  à  robe  verte 
et  ayant  à  la  main  une  lanterne. 

Au  haut  de  la  vitre  plusieurs  femmes  prennent  leurs  ébats  dans  un 
bain ,  au  bas  on  lit  un  nom.  ^etg  $Tofi  (George  Prost)  (J)  ;  une  guir- 
lande de  pampres  de  vigne  ceint  le  tout. 

Sur  la  troisième  ,  une  châtelaine  offre  à  un  cavalier  en  habit  de  cour 
un  vase  ;  c'est  pour  ainsi  dire  la  répétition  du  sujet  de  la  première  vitre. 
Le  haut  est  très  remarquable  ;  on  y  voit  un  tir  à  la  cible ,  effectué  avec 
des  flèches ,  ce  qui  nous  prouve  immédiatement  que  notre  sujet  est  an- 
térieur à  l'usage  des  armes  à  feu. 

Or ,  que  signifient  ces  personnages ,  cette  femme  qui  fait  boire  son 
chevalier^  ce  repas  joyeux  ,  cet  anneau ,  cette  servante  qui  porte  une 
lanterne  ,  et  ce  radis  mystérieux  ? 

Aucune  chronique ,  aucun  livre  ne  nous  apprend  rien  à  ce  sujet  :  la 

{*)  Nous  envisageons  id  la  vie  sons  un  seul  point  de  vue  ,  sous  le  point  de  vae 
matériel ,  tnalyiiqoe  «  car  soi»  le  point  de  vue  moral ,  nous  acceptons  on  principe 
qui  survit  »  et  qui  est  indépeudaDt  de  l'enveloppe  matérielle. 

0  C'est  le  nom  d'an  ouvrier  de  Bàle  qui  a  oonfeoUonné  ces  vitres. 


Digitized  by  VjOOQIC 


480  RSVOB  ïfàlSkCÈ. 

tradition  seule  qui  est  le  livre  d'histoire  du  peuple ,  nous  fournit  quel- 
ques données. 

Voici  la  légende  de  ces  vitraux ,  telle  que  me  Ta  racontée  le  proprié- 
taire de  la  maison  ,  trois  semaines  avant  sa  mort. 

On  était  en  i348  :  la  peste  noire  fauchait  la  population  de  Gebwiller, 
un  silence  funèbre  régnait  dans  la  ville  ;  à  cnaque  moment  des  tinte- 
ments lugubres  annonçaient  la  mort  des  quelques  habitants ,  la  con- 
sternation était  générale  :  on  ignorait,  comme  le  condamné  à  mort,  le 
moment  ou  Ton  serait  frappé  :  Thomme  était  absorbé  en  lui  même,  il  ne 
se  souciait  plus  ni  de  sa  position .  ni  de  son  avenir ,  ni  de  sa  famille. 
On  n'enterrait  plus  les  morts  inoividuellement ,  on  se  contentait  de  les 
déposer  au  seuil  de  la  maison  ;  un  fourgon  traversait  la  ville ,  les  char- 
geait et  allait  le  conduire  dans  une  fosse  commune  établie  prés  du 
Brakenthor ,  là  où  s'élève  actuellement  la  fabrique  de  M.  Stradenwitsch. 

A  cette  époque ,  le  n*  14  était  habité  par  un  ménage  noble  :  on  y 
faisait  bonne  cnère ,  et  on  y  consommait  oeaucoup  de  vin ,  car  telles 
étaient  les  prescriptions  des  médecins  d'alors  ;  néanmoins ,  la  dame  de 
la  maison  fut  prise  de  la  peste  et  moijûrut  en  peu  d'heures  ;  son  cadavre 
lut  placé  y  comme  c'était  de  règle ,  sur  la  rue  près  de  la  porte  d'entrée, 
et  enlevé  par  le  fourgon  communal.  Le  hasard  voulut  que  le  corps  de 
cette  femme  ne  fût  pas  jeté  au  fond  de  la  fosse  mortuaire  ;  il  resta  à  la 
superficie  et  exposé  à  l'action  de  l'air,  car  les  fossoyeurs ,  travaillés  par 
la  peur  générale ,  ne  s'étaient  pas  donné  la  peine  de  combler  la  fosse 
avec  de  la  terre. 

Or ,  vers  minuit,  la  fraîcheur  de  la  nuit  ranima  la  vie  dans  le  cadavre 
présumé  de  cette  femme ,  qui  peut-être  n'était  tombée  que  dans  une 
profonde  léthargie  ;  elle  se  dégagea  des  morts  qui  l'entouraient  et  prit 
instinctivement  le  chemin  qui  menait  à  sa  demeure.  Arrivée  là ,  elle 
frappa  à  la  porte;  la  servante  descendit  avec  une  lanterne  et  demanda 
quel  était  ce  visiteur  nocturne  :  la  pauvre  femme  tremblotante  dans  son 
hnceuil  lui  dit  qu'elle  était  la  maîtresse  du  logis;  la  servante  effrayée 
et  n'osant  ouvrir  la  porte  courut  avertir  son  mattre  ;  celui-ci  descendit 
et  à  son  tour  demanda  ce  que  l'on  voulait  à  cette  heure  indue  ;  il  reçut 
la  même  réponse  aue  sa  domestique  ;  non ,  dit-il ,  non  vous  n'êtes  pas 
ma  femme,  car  celte  qui  portait  mon  nom  est  dûment  morte  et  enterrée... 
—  Ouvre  la  porte  tant  soit  peu ,  reprit  la  visiteuse ,  et  regarde  cet  an- 
neau ,  c'est  1  anneau  de  nos  fiançailles.  Le  mari  d'une  main  trembhinle 
saisit  la  bague  qu'elle  lui  tendit ,  et  la  reconnut  immédiatement  pour  sa 
bague  de  noces.  A  l'instant  la  porte  est  ouverte  et  la  pauvre  morte  est 
conduite  dans  ses  appartements. 

Le  lendemain,  le  ban  et  l'arrière  ban  des  amis  de  la  famille  est  con- 
voqué ,  un  grand  repas  est  improvisé ,  mais  avant  le  diner ,  les  deux 
époux  (raconte  la  légende)  se  remarièrent  solennellement  dans  l'église 
^  Liéfer.  Ils  tinrent  leurs  secondes  noces. 

Voilà  l'énigme  de  ces  vitraux ,  l'explication  de  ce'4:m)as ,  de  cette 
bagae ,  de  cette  lanterne  ;  quant  au  radis ,  les  médecins  de  l'époque  en 
avaient  conseillé  l'usage  comme  purifiant  le  sang  ;  cette  prescription 
était  logique  :  Ton  sait  oue  la  plupart  des  crucifères  sont  anti-septiques^ 
et  propres  à  combattre  l'altération  du  sang.  Ch.  Kiïoll. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ESQUISSE 

d'une 

HISTOIRE  DE  L'IDIOME  ALSACIEN. 


PÉraODE  ANTÉRIEiniE  A  L' APPARITION  SPÉCIALE 
DE  L'IDIOMB  alsacien. 

Le  premier  monument  des  langues  germaniques  est  la  traduction  de 
la  Bible  en  tangue  gothique ,  faite  au  4'"«  siècle  de  notreère  parTévéque 
Ulfilas. 

Aucun  document  des  quatre  cents  années  subséquentes  ne  nous  a  été 
conservé  pour  la  branche  méridionale ,  hochdeuueh  {*), 

Lorsque  les  sources  recommencent  à  couler ,  la  langue  est  arrivée  à  une 
nouvelle  période  de  transformation  :  du  9*"  au  12« siècle,  s'étend  Tépoque 
de  Vanden  allemand  ,  althochdeuisch ,  désigné  dans  les  documents  con- 
temporains sous  le  nom  de  langage  franc  (^). 

La  langue  n'offrant  pas  encore  de  traces  bien  marquées  de  dialectes , 
différant  ensuite  beaucoup  trop  de  l'allemand  moderne  pour  que  les 
rapports  entre  les  deux  périodes  puissent  être  saisis  sans  peine  par  des 
lecteurs  étrangers  à  ce  genre  d'études ,  nous  ne  ferons  que  rester  fidèle 
à  notre  programme  restreint,  en  n'adoptant  pour  point  de  départ  que  la 
2«  moitié  du  12*  siècle,  où  commence  la  période  appelée  Aatif-alfemafMf 
de  l'époque  intermédiaire ,  mitlel'hochdeîUsch. 

(i)  Un  rameau  delà  branche  sepWntrionale  transplanié  en  Angleterre,  VangUh- 
«curon,  a  vu  pendant  cette  époque,  et  plus  tard  encore,  fleurir  une  littérature 
iotéressaute. 

(2)  Nu  freuuen  sib  es  aile  se  uuer  so  uuola  uuoUe 
job  so  uuer  si  hold  in  muate  frankono  tbjote 
tbaz  uuir  Krisle  sungun  in  unsera  zungun 
job  uuir  oub  tbaz  gilebetun  in  frenkisgon  nan  lobotun: 

OTfiUET,  de  Wissembourg. 
fSMt S'Aonée.  31 


Digitized  by  VjOOQIC 


482  REVUE  D' ALSACE. 

l'idiome  ALSAOEN.  —  CARACTÉRISTIQUE  DE  LA  LANGUE  DU  MOYEN-AGE. 

La  langue  parvenue  à  un  nouveau  degré  de  transformation  s'est  enfin 
creusé  le  lit  dans  lequel  elle  coulera  désormais.  Bien  que  le  dialecte 
alsacien  se  confonde  encore  pendant  un  certain  temps  avec  l'idiome 
général  de  l'Allemagne  méridionale ,  nous  pourrons  placer  ici  le  point 
de  départ  de  son  histoire;  car  certains  traits  essentiels  font  dès  cette 
époque ,  leur  apparition  dans  la  langue  du  pays.  Il  ne  faudrait  pas  cepen- 
dant se  figurer  l'ancien  idiome  comme  offrant  une  trop  grande  ressem- 
blance avec  celui  de  nos  jours.  On  pourrait  le  définir  de  la  manière 
suivante:  C'est  un  hochdeutschj  mêlé  de  certaines  formes  alsaciennes, 
employant  un  certain  nombre  de  mots  alsaciens,  et  présentant  en  outre, 
des  formes  gramaticales  particulières ,  un  certain  nombre  de  mots  parti- 
culiers ,  et ,  pour  les  parties  invariables  du  discours  un  sens  moins 
défini  qu'on  ne  le  trouve  de  nos  jours. 

Il  est  identique  avec  l'allemand  littéraire  moderne ,  par  l'emploi  du 
génitif  et  du  datif  ;  des  terminaisons  eneie  {^)  ;  l'emploi  de  l'article  com- 
plet; la  présence  (sauf  les  exceptions  qui  se  sont  maintenues  dans  le 
Sundgau^  du  g  au  milieu  et  à  la  fin  des  mots  ;  l'emploi  du  b  entre  deux 
voyelles  ;  l'iiisage  général  du  participe  présent ,  de  l'Imparfait  de  l'Indi- 
catif, du  Subjonctif  présent  et  futur ,  de  l'Imparfait  du  Subjonctif  de  la 
flexion  faible  ;  l'emploi  de  mots  relevés  que  le  dialecte  moderne  ne  con- 
naît plus. 

Les  particularités  de  l'ancien  idiome  sont  :  souvent  h  pour  ch ,  addi^ 
tion  de  e  au  participe  et  à  beaucoup  de  terminaisons  de  substantifs  et 
d'adjectifs  «nde-nîMe-ele-^re  ;  l'emploi  du  participe  présent  avec  le  verbe 
rin  (umschreibende  Form)  :  ich  bin  kommende  anglaU  ;  I  am  coming  ; 
Infinitif  en  ende  usité  avec  les  prépositions  :  zuo  singmde  ;  ge  devant 
l'Infinitif  avec  ioUen,  wollen»  mœgen ,  getorsteny  werdm ,  kcetMm  :  ich 
wil  gelesen  ;  ge  devant  l'Indicatif  présent  et  l'Imparfait ,  de  sorte  que  la 
forme  simple  donne  le  sens  du  futur  antérieur ,  du  passé  défini ,  du 
passé  indéfini,  du  passé  antérieur,  du  conditionnel  présent ,  du  con- 
ditionnel passé  :  dos  betûtet ,  wan  du  gestirbest ,  so  sige  ein  klein  keffer- 
lein  stercker  danne  du  —  nuo  weis  ich  nit  me  du  es  gemeinest  in  dm 
alten  ziten  —  er  vant  nit  anders  daz  er  gotte  gelobel  daz  er  niemer 

(1)  Au  13«  siècle  tu  te  trouve  pour  e  ;  dans  b  S"  moiUé  da  15*  $  disparatt  de 
plu  en  pins. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ESQUISSE  D'UNE  HISTOmE  DE  L'IDIOME  ALSACIEN.  483 

keine  gro$e  sunde  gedete ,  etc.  ;  sens  plus  étendu  des  parties  invariables 
du  discours  ;  en  négatif  kh  enwil  hein  geld  ;  mots  spéciaux  beiten , 
attendre  ;  gemeyt,  aimable  ;  bekorung,  tentation ,  etc. 

Les  points  de  ressemblance  avec  le  dialecte  moderne  sont  :  la  pro- 
nonciation dure  Anbp  gkdt,  la  présence  de  Yi  ;  l'échange  de  cer- 
taines voyelles  :  o  pour  a  dans  les  mots  qui  ont  o  :  aujourd'hui  :  jor ,  hor, 
rot-u  pour  o  dans  les  mots  qui  ont  u  aujourd'hui ,  kummmy  hunig , 
etc.  ;  Hy  quand  l'alsacien  moderne  a  ai  (avec  les  nuances  correspon- 
dantes èi,  èjé);ijigy  quand  aujourd'hui  il  y  a  A*  et  i ,  blig ,  firi ,  frig, 
zil;  eu  y  àu(eu^  cew^  œUy  ôi,  œy) ,  quand  Strasbourg  a  ai  (avec  les 
nuances  correspondantes)  ;u,ûyUWyûw  ^  quand  Strasbourg  a  éiy  i,  û; 
an  (ou,  ouw,  o,  (bw)  quand  Strasbourg  garde  au  (avec  les  nuances  cor- 
respondantes dî,  ot,  ^^  ^  long,  prononcez ^^^  UyUWyû^ûWy  quand 
Strasbourg  a  où  (avec  les  nuances  correspondantes  (A,  M) ,  ou  que  tout 
le  dialecte  garde  â;  apparition  des  premières  abréviations  git.  Ion,  nit, 
etc.  ;  le  commencement  des  particularités  du  g  (chapitre  excessivement 
curieux)  dans  du  seist,  er  seit,  geseit;  du  treist,  er  treit,  getreit;  du 
leisty  er  leity  geleil,  etc.;  identité  de  plusieurs  temps  des  auxiliaires 
han^  sin ,  werden;  adoucissement  de  ¥e  des  verbes  dans  la  première 
personne  déjà  :  ich  nimm* 

Identité  avec  l'allemand  en  opposition  avec  l'alsacien:  absence  de 
certaines  formes  :  diminutif  de  diminutif;  résolution  du  pronom  en 
Intentionnel  et  Indicatif:  i  kumm ,  ich  kumm ,  de  bisch ,  dû  bisch ,  etc.  ; 
—  etc.,  etc. 


PREMIÈRE  PÉRIODE.  —  DE  LA  FIN  DU  XIP  AU  COMMENCEMENT 
DU  Xr»  SIÈCLE. 

Le  dialecte  alsacien  moderne  se  compose  proprement  d'une  série  de 
sous-dialectes  qui  se  rattachent  successivement  les  uns  aux  autres  et 
qui,  tout  en  conservant  certains  traits  particuliers,  offrent  des  caractères 
généraux  qui  permettent  de  les  ranger  sous  un  même  chef.  Le  dialecte 
du  moyen  âge,  au  contraire ,  est  un  dans  toute  la  province  ;  les  différences 
ne  se  sont  pas  encore  produites  ;  en  partie  aussi  il  est  impossible  de  les 
déterminer  exactement  à  cause  des  variations  de  l'orthographe  et  de 
l'in^flisance  des  signes  usités.  La  langue  reste  la  même  à  peu  d'excep- 
tions près  ;  au  IS""  siècle  tu  remplace  les  terminaisons  e  et  ie  de  l'article  et 


Digitized  by  VjOOQIC 


484  REVUE  D'àLSàGB. 

des  pronoms  ;  s  précède  u;  dans  swer  »  swaz ,  swenne  ;  les  terminaisons  în, 
im,  atiy  remplacent  encore  fréquemment  en  qui  domine  aul4^ siècle»  etc. 

La  dénomination  spéciale  d'idiome  alsacien  parait  au  14®  siècle  (>). 

C'est  le  lieu  d'examiner  une  question  controversée  de  nos  jours. 
Durant  cette  première  période,  chaque  auteur  aurait-il  écrit  exactement 
comme  il  parlait  dans  la  vie  commune  (^)  ?  Cette  opinion  a  été  com- 
battue de  nos  jours  :  on  rappelle  que  les  Minnesânger  ont  tous  le  même 
langage ,  le  langage  raffiné  de  la  cour  des  Hohenstaufen;  que  par  con- 
séquent dès  le  iS^  siècle  on  écrit  une  langue  littéraire.  Pour  nous,  sans 
aller  si  loin ,  nous  reconnaîtrons  que  la  langue  des  Minnesânger  a  ex^*cé 
une  certaine  influence  :  elle  fournit  aux  sentiments  plus  délicats  déve- 
loppés dans  un  milieu  élégant  et  civilisé ,  les  formes  de  style  et  les 
expressions  nécessaires.  Si  nous  ajoutons,  que  de  longtemps  les  abrévia- 
tions qui  se  montraient  dans  la  vie  ordinaire  n'eurent  pas  droit  de  bour- 
geoisie dans  la  littérature ,  nous  pensons  avoir  placé  sous  son  jour  véri- 
table la  différence  entre  la  langue  du  peuple  et  celle  des  littérateurs. 

SECONDE  PÉRIODE.  —  PREMIÈRE  MOITIÉ  DU  XV«  SIÈCLE. 

Dans  les  dernières  années  du  iA^  siècle  commence  une  période 
de  transformation:  les  abréviations  et  les  contractions  deviennent 
plus  fréquentes  surtout  g  pour  ge ,  b  pour  be  ;  d'un  autre  côté  bien^  des 
mots  anciens  commencent  à  être  délaissés  ;  quand  ils  sont  employés , 
l'auteur  les  fait  suivre  immédiatement  de  leur  explication  :  warumbe 
haben  die  diet  oder  vôkker  gegrissgrammet. 

TROISIÈME  PÉRIODE.  —  DE  LA  DEUXIÈME  MOITIÉ  DU  XV«  SIÈCLE 
JUSQU'A  LA  RÉFORMATION. 

La  langue  entre  dans  une  période  nouvelle.  Une  langue  littéraire, 
savante ,  commence  à  faire  concurrence  à  la  vieille  elsasser  sproche  : 

(i)  Ich  hettê  uch  geme  dai  aUe  bueeheUn  geiont  (suppléez  :  that  ich  es  aber 
nkht)  to  Ut  e$  wol  halbês  einer  iolUckm  fnmnden  iproehm  die  ir  nit  geleeen 
kundent ,  und  ich  uebete  mich  telber  darane  vier  toge  und  naht  umbe  da%  ich  e% 
ueh  geichriebe  in  uwerre  elsasser  sproche.  Nicolas  de  B&le  aux  prêtres  de  la 
maison  «  Ztm  gUnen  Wârth  « ,  à  Strasbourg ,  âO  janvier  1569.  Voyez  encore: 
Lettre  de  1577,  Theohg.  BéUrage.  F. 

(d)  V^ie  ihm  der  Schnabel  gewacbsen  war. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ESQUISSE  D'UNE  HISTOIRE  DE  L'iDIOMB  ALSACIEN.  485 

c'est  \e Hochdeulsch  dont  les  traits  caractéristiques  sont  remploi  de  au, 
eu  y  ew  pour  M;  i^ei,  ey  pour  i;  d'au,  au,  aw  pour  ti.  Le  Narreti- 
schiffy  de  Brant,  parle  encore  le  vieui  alsacien,  quoique  pour  la  rime  il 
emploie  quelques  mots  hauts-allemands  :  nickt^  mer  (au  lieu  de  :  nil 
me) ,  etc. ,  et  retranche  parfois  les  terminaisons  en  (0< 

Dans  ses  fables  il  emploie  le  Hochdeutschy  dans  sa  chronique  manu- 
scrite il  mêle  les  deux.  C) 

Si  nous  ajoutons  que  des  formes  alsaciennes  modernes  commencent 
à  se  montrer  çà  et  là:  par  exemple,  des  diminutifs  en  leeily.  (^) , 
nous  trouverons  le  dernier  représentant  important  du  dialecte  alsa- 
cien ,  employant  le  vieil  idiome  littéraire  du  pays ,  se  soumettant  en 
d'autres  occasions  au  nouveau  dialecte  qui  envahit  TAllemagne,  et 
pourtant  parlant  dans  la  vie  ordinaire  un  troisième  dialecte  non-litté- 
raire. (^)  Celui-ci  a  pour  caractère  les  variations  de  l'orthographe  ûbel, 
iebely  y  bel;  bliick^  blkk;  hûrt ,  hirt;  môrken,  merken;  lôr,  lehre^  etc.  ; 
d'un  autre  côté  la  disparition,  facultative,  il  est  vrai ,  A*e  dans  ge  et  be,  (^) . 

Ce  que  nous  venons  de  mentionner  renverse  donc  l'opinion  tradition- 
nelle qui  attribue  à  l'influence  de  Luther  et  de  la  Réformation  la  désué- 
tude dans  laquelle  tombe  le  dialecte  natal  comme  langue  littéraire ,  et 
son  remplacement  par  le  dialecte  saxon.  La  réformation  ne  fit  qu'ac- 

(i)  C'est  le  commencement  delà  déformation,  souvent  incroyable,  que  sartout 
vers  la  fin  dn  16«  siècle  les  poètes  faisaient  subir  à  la  langue  pour  l'adopter  à 
leurs  rimes. 
(2)  Le  cas  arrive  pour  d'autres  auteurs  de  l'époque  :  par  exemple  ZéU, 
(3)  Dar  vogt  fi^uit  zuo  «tm  ditch , 

Danxm  auoh  Kan  mn  tehlàgle  visek» 
Die  kUnnm  dan  die  sœh  wol  bretten 
jr  gam  nœh  dem  unUprtBi  ustpreiten  - 
dos  us  eim  sàchle  ufurt  «m  taeh , 
und  u$  eim  ritntly  tvttrt  ein  baeh. 
(4)  Il  est  tout  naturel  qu'à  cette  époque  les  auteurs  conservassent  des  formes 
anciennes.  Leurs  modèles  étaient  tous  des  auteurs  plus  anciens  ;  ils  durent  donc 
arriver  à  regarder  certaines  formes  comme  les  seules  littéraires,  et  les  conserver 
dans  leurs  écrits,  même  après  qu'elles  eurent  disparu  <ie  la  bouche  du  peuple. 

(5]  Elle  est  encore  facultative  à  la  fin  du  i6«  siècle.  Voy.  Vinseriptian  du 
Spirbad,  Ebr.  Stoeber  ,  ui  .  83  ;  elle  se  régularise  au  siècle  suivant,  et  est  fixée 
au  i8« ,  non  sans  laisser  des  traces  dans  le  Slrasbourgeois  jusqu'au  commencement 
du  19*  siècle. 


Digitized  by  VjOOQIC 


486  RSVUE  DilLSAGE. 

célérei^  et  généraliser  le  mouvement  qui  avait  déjà  commencé  depuis  le 
milieu  du  siècle  précédent.  —  C'est  ici  le  lieu  d'examiner  les  causes 
qui  ont  procuré  au  dialecte  saxon  une  suprématie  si  générale  dans  tous 
les  pays  de  TAllemagne  méridionale  et  centrale  pour  que  l'apparition  de 
la  réformation  la  rendît  durable  sans  contestation.  Cette  importante 
question  n'a  été  soulevée  qu'il  y  a  peu  d'années  et  résolue  par  H.  Ro- 
dolphe de  Raumer.  cJe  ne  crois  pas  me  tromper,  dit-il  (Deutsche 
Mtmdarten,  V,  241),  en  admettant  la  chancellerie  impériale  et  les 
diètes  comme  l'atelier  le  plus  important  où  s'élabora  la  langue  littéraire 
de  l'Allemagne  moderne ,  et  la  cause  principale  de  la  suprématie  qu'elle 
exerça  si  vite  sur  toutes  les  provinces  de  l'empire.  Je  ne  fais  qu'un  delà 
chancellerie  impériale  et  des  diètes  pour  mieux  faire  comprendre  l'action 
réciproque  que  ces  deux  ipstitutions  exercèrent  l'une  sur  l'autre.  Il  est 
hors  de  doute  que  la  langue  de  la  chancellerie  impériale  a  eu  la  plus 
grande  part  dans  la  fixation  de  la  langue  officielle  des  diètes  ;  d'un  autre 
côté ,  elle  n'a  pas  moins  subi  l'influence  des  nombreuses  diètes  du  15* 
siècle ,  aussi  bien  que  de  ses  rapports  fort  actifs  avec  les  chancelleries 
des  Etats  particuliers.  >  Il  ne  faudrait  pas  cependant,  dit  ailleurs  notre 
auteur ,  s'attendre  à  une  identité  complète  de  la  langue  de  ces  diffé- 
rentes institutions  ;  les  différents  dialectes  se  rapprochent  successivement 
et  par  voie  d'action  et  de  réaction  réciproque ,  les  uns  des  autres  aussi 
bien  que  de  la  langue  littéraire  des  siècles  précédents ,  en  tant  qu'il  en 
existât  une  déjà  au  13*  siècle.  Néanmoins ,  avant  l'apparition  de  Luther 
ce  rapprochement  est  déjà  assez  avancé  pour  que  la  langue  officielle  de 
la  chancellerie  impériale  avec  toutes  ses  variétés  se  distingue  déjà  de  la 
langue  du  peuple  dans  chaque  province.  Une  autre  cause  de  la  rapide 
dissémination  de  la  langue  littéraire ,  ce  Ait  que  les  presses  les  plus 
actives  du  15*  siècle  se  trouvaient  précisément  en  grande  partie  dans  les 
contrées  que  l'on  peut  regarder  comme  en  étant  le  berceau. 

On  comprendra  maintenant  comment  il  fut  possible  à  la  langue  litté- 
raire de  remplacer  partout  les  dialectes  dans  un  temps  relativement 
restreint.  Quiconque  écrivait  un  ouvrage  le  faisait  eu  vue  du  public  le 
pins  nombreux  possible ,  et  en  outre  ne  voulait  pas  passer  pour  écrire 
simplement  pour  le  peuple ,  mais  pour  les  personnes  cultivées  de  la 
nation  entière.  Du  reste ,  il  était  bien  plus  facile  qu'aujourd'hui  de  passer 
d'un  dialecte  à  l'autre ,  parce  qu'il  y  avait  beaucoup  moins  de  différence 
entre  ceux-ci  et  la  langue  littéraire  qui  commençait  à  se  former ,  qu'il 


■Digitized  by  VjOOQIC 


ESQUISSE  d'une  UISTOIKE  DE  L*1DI0MB  ALSADEN.  487 

n'y  en  a  aujourd'hui  entre  les  dialectes  et  le  bon  aHeraand.  Il  suffisait, 
par  exemple ,  à  un  alsacien  de  remplacer  par  «i  le  son  i ,  par  ^  ^  eUj 
le  son  A ^  par  ou  le  son  Uj  etc.,  pour  obtenir  un  vernis  suffisant 
de  hautrallemand(i). 

QUATRIÂME  PÉRIODE.  —  DE  LA  RÉFORMATiaN  JUSQU'A  LA  RÉAPPARITION 
DU  DIALECTE  PROPREMENT  DIT. 

Quoiqu'une  langue  littéraire  se  fût  définitivement  dégagée  des  nom- 
breux dialectes  de  l'Allemagne ,  par  suite  du  grand  mouvement  religieux 
du  i6*  siècle ,  nous  la  trouvons  loin  d'être  fixée  en  tout  point;  aussi 
à  l'exception  des  formes  spéciales  du  haut-allemand  la  veine  alsacienne 
coula-t-elle  toujours.  Nous  en  suivrons  aisément  les  traces  dans  les 
actes  y  les  documents  judiciaires  et  autres  ^  durant  tout  le  cours  du  IG*"  et 
du  17«  siècle.  Nous  la  retrouvons ,  en  outre ,  dans  la  poésie ,  parce  que  la 
forme  alsacienne  se  prête  parfois  mieux  au  vers.  De  cette  manière ,  il  y 
a  un  mélange  plus  ou  moins  grand  des  deux  dialectes.  Il  est  curieux ,  en 
outre ,  de  voir  combien  de  temps  les  formes  littéraires  de  l'ancien  alsacien 
se  maintiennent  dans  la  littérature  locale.  Lisez,  par  exemple  ,  comme 
curieux  spécimen  du  mélange  de  ces  trois  dialectes ,  dans  le  premier 
quart  du  iS""  siècle,  la  pièce  suivante  :  Ein  schôn  geistlich  Lied  von 
dem  hdL  Morand,  Akaiia,  1856-1857 ,  page  34  et  suivantes  ('). 

Formes  alsaciennes  que  nous  trouvons  pour  cette  période.  Article  tron- 
qué :  Schlachts  helsch  fur  zum  Femter  vss,  1539  ;  an  dwelte  bractu 
1555.  Vfin.  (Proc.  de  sorc.  d'Oberhei^heim  1586.).  Déjà  Geiler:  rie 
dragen  dkh  in  Wald;  forme  mulhousienne  moderne  pour  tVn> 
inden. 


(1)  Bien  que  les  dialectes  populaires  se  liassent  en  dehors  de  Tinfluence  du 
baut-allemand ,  il  n'en  est  pas  moins  arrivé  parfois  quMIs  ne  Taicnl  parfois  subie. 
Ainsi  Strasbourg  a  adopté  ei  dans  un  certain  nombre  de  mots  en  i  dans  Tanden 
alsacien  ,  particularité  que  d'autres  sous-dialectrs  partagent  en  moindre  mesure , 
et  que  quelques  uns  même  n'ont  presque  pas  admise  du  tout. 

(2)  Dans  ce  poème ,  composé  en  1721  par  un  auteur  anonyme  du  Sundgau ,  nous 
trouvons  certaines  fonnes  de  l'alsacien  moderne  du  Haut-Rbin,  strictt* m^^nt  formées 
(p.  ex.  l'élision  d'6  dans  les  préfixes  ge ,  6e,  et  l'absence  de  g  ovl  gê^  quand  cela 
a  lieu  de  nos  jours ,  la  disposition  de  l'u  dans  %u  ,  etc.).  On  pourrait,  jusqu'à  un 
certain  point ,  considérer  celle  pièce  comme  la  première  en  rang  dédale  du  dialecte 
moderne. 


Digitized  by  VjOOQIC 


488  RBVUB  D'ALi&ACK. 

Terminaison  e  pour  m:  die  hungrige  Fischart,  Diminutif  des 
noms^  en  el,  Fischart  ^  —  en  pour  heim  1458,  Tagelsm  pour 
Tagokheim  ;  —  e  pour  in ,  terminaison  du  féminin  :  fegere  Proc.  de  sorc. 
de  Saverne ,  1629  ;  —  la  forme  erin  (ère)  pour  indiquer  le  féminin  des 
nomspropres.  Proc.  de  Sorcellerie  d'Altkirch  1589  et  de  1614; — ehender 
pour  eher.  Zaberner  Raihsprotocoll  1650  ;  et  pour  end  (ce  qui  se  trouve 
parfois  déjà  au  14«  siècle)  hinckheL  Proc.  de  sorc.  d'Oberbergheim 
1586.  t  pour  h.  Neierin  9iussi  Negerin  :  diehinckhel  N.  ut.  supra» 
(14®  siècle  déjà  fruije  :  Closener)  —  ihro ,  ihren ,  dans  tous  les  procès 
sus-mentionnés. 

Terminaison  du  Sundgau  is  pour  es:  Bratis;  Proc.  de  sorcellerie 
1630(0. 

cinquième  période.  —  de  hk  réapparition  du  dialecte 
jusqu'à  nos  jours. 

Dans  la  2^  moitié  du  18"  siècle,  après  que  la  séparation  de  Tallemand 
littéraire  et  des  dialectes  est  complètement  opérée ,  le  besoin  de  conser- 
ver rhabil  original  aux  productions  qui  s'inspirent  de  la  vie  journalière , 
ramène  devant  le  public  Tidiome  populaire.  Mais  il  s'est  grandement 
modifié  dans  le  cours  de  deux  siècles  et  s'est  développé  parallèlement 
avec  le  bon  allemand ,  surtout  pour  ce  qui  regarde  le  sens  plus  précis 
donné  aux  parties  invariables  des  discours.  En  outre ,  ce  n'est  plus  un 
dialecte  unique  qui  apparaît  à  nos  yeux  ;  l'ancien  idiome  a  donné  nais- 
sance à  une  série  de  sous-dialectes  qui  offrent  parfois  entre  eux  des  dis- 
semblances notables. 

DE  LA  LITTÉRATURE  DU  DULECTE  MODERNE. 

Les  différents  sous-dialectes  dont  se  compose  l'alsacien  ont  été 
énumérés  plus  haut;  nous  n'avons  pas  .à  y  revenir.  Nous  parlerons  ici 
de  ce  qui  nous  est  connu  de  leur  littérature.  Â  part  le  strasbourgeois , 
je  ne  saurais  indiquer  qu'un  petit  nombre  de  quartiers  où  le  dialecte 
spécial  reçoive  les  honneurs  d'une  culture  soignée.  C'est  donc  un  véri- 
table service  que  M.  Aug.  Stœber  a  rendu  à  ceux  qui  devront  connaître 

(1)  Ces  formes  sont  les  premières  de  chaque  espèce  que  j*ai  trouvées  ;  mais  il 
doits*en  trouver  de  plus  anciennes  pour  plus  d*une.  Je  serais  reconnaissant 
envers  les  personnes  qui  voudraient  m'en  signaler.  L'éloignement  dans  lequel  je 
me  trouve  de  l'Alsace ,  ne  me  permet  pas  de  consulter  une  foule  de  documents 
qu'il  est  impossible  de  se  procuier  dans  le  midi. 


Digitized  by  VjOOQIC 


ESQUISSE  d'une  HISTOIRE  DE  L'iDlOME  ALSACIEN.  489 

notre  idiome  particulier,  en  pnhMàni son  Elsàssisches  Yolksbùeklein » 
dont  le  !«'  volume  de  la  seconde  édition  contient  des  spécimens  de  la 
plupart  des  dialectes  alsaciens.  Nous  examinerons  tout  à  Theure  la  litté- 
rature slrasbourgeoise  ;  quant  à  celle  des  autres  sous-dialectes  dont  j*ai 
connaissance,  j'en  dirai  tout  ce  que  je  âais,  en  priant  les  personnes 
compétentes  de  me  faire  parvenir  leurs  additions  et  leurs  rectifications. 
/.  Mulhouse.  —  Les  premières  pièces  dont  j'ai  eu  connaissance , 
sans  les  posséder  malheureusement,  datent  des  années  183...  à  1844 
au  plus  tard.  La  première  édition  de  YEkàssisches  Volksbûchlein  a  un 
joli  conte  en  prose  y  outre  un  certain  nombre  de  petites  poésies:  depuis, 
M.  F,  Otte ,  et  autres  après  lui ,  ont  donné  une  impulsion  remarquable 
à  la  littérature  de  ce  dialecte. 

2.  Colmar.  —  Arnold ,  dans  son  Pfingstmoniag ,  a  introduit  ce  dia- 
lecte, dont  il  a  reproduit  les  traits  essentiels ,  sans  toutefois  avoir  écrit 
tout-à-fait  strictement  la  langue  d'une  localité  unique.  Je  ne  connais 
rien  en  dehors  du  rôle  de  Glaesler. 

3.  Kochersberg.  —  Une  fort  belle  chanson  et  quelques  mots  que  pro- 
nonce Claus  dans  le  Pfingstmoniag^  sont  les  premiers  documents  de  ce 
dialecte  :  néanmoins  la  langue  qu'écrit  Arnold  est  plutôt  une  quintes- 
sence de  kochersbergeois  que  l'idiome  spécial  de  telle  ou  telle  localité. 
M.  Berdellé  a  publié  dans  V Indicateur  de  Baguenau  et  YElsâsrisches 
Samstagsbhat  plusieurs  morceaux  en  kochersbergeois  des  environs  de 
Haguenau. 

4.  Haguenau,  —  L'Indicateur  de  cette  ville  a  souvent  des  morceaux 
en  vers  et  en  prose  écrits  dans  l'idiome  spécial  de  la  ville.  Je  n'en  con- 
nais que  quelques  fragments.  H.  Berdellé  en  a  inséré  dans  YEkàssisches 
SamstagsblaU. 

5.  Strasbourg.  —  La  littérature  de  cette  ville  est  fort  riche.  Elle  ' 
présente ,  quant  à  la  langue ,  plusieurs  périodes  que  nous  allons  exa- 
miner successivement.  —  Première  période:  depuis  l'apparition  du 
dialecte  jusqu'au  Pfingstmontag  exclusivement.  Le  premier  morceau 
que  je  connaisse ,  est  :  Vertraulis  Brunnegsprâch  zwischâ  viàr  Stros- 
burjerischâ  Dienst-Maidà  Lissel^  Susel^  Kettely  Gredel;  uffgsetzt 
vom  Hans  Jerri  Werdo ,  der  Schildwaacht ,  die  sellemols  am  Brunnà 
gstandâ  isch ,  sihns  Zeiches  a  Strosburjer  Kind  ;  sans  date  ni  nom 
d'auteur  et  d'imprimeur.  EUeest  au  plus  tard  des  années  177...  La  pièce 
est  fort  plate  et  se  meut  dans  un  milieu  que  le  titre  indique  suffisam- 
ment ;  mais  sous  le  rapport  de  la  langue  elle  est  fort  importante.  Elle 


Digitized  by  VjOOQIC 


490  REVUE  D'ALSACE. 

nous  montre  un  courant  strasboùi^eois  rattaché  beaucoup  plus  aux  dia- 
lectes voisins  que  les  autres  courants  linguistiques  de  la  ville.  L'auteur 
a  été  probablement  jardinier,  ou  issu  de  cette  tribu,  laquelle,  jusqu'à  ces 
derniers  temps  a  conservé  quelque  chose  de  rustique  dans  sa  pronon- 
ciation ;  des  particularités  remarquables  sont  :  la  résolution  (Auflôsung) 
d't  en  ià  que  fait  supposer  l'ortliographe  presquecon<;tanted'îdlpour  i^  ; 
d'à  en  ùa^  que  fait  supposer  )' orthographe  d'ua  pour  ue  —  aj  pour  è; , 
ce  qui  se  trouve  aussi  dans  d'autres  pièces  à  peu  près  contemporaines , 
grade  waj8.  Fraubasengsprâch  2 ,  min  waj,  et  qui  exclut  l'idée  d'une 
faute  d'impression.  Cet  aj  est  général  dans  toute  la  Basse-Alsace  en 
dehors  de  la  ville  de  Strasbourg  ^  ihà  n  em,  n'est  plus  strasbourgeois 
—  gedocht  «  dans  le  vers.  Frb.  3 ,  l'a  à  la  rime  ;  il  faut  aujourd'hui  ge- 
dènkt  —  un  certain  nombre  d'adoucissements  des  verbes  en  a  qui  ne 
l'ont  plus  aujourd'hui  :  t  verrâth,  Frb.  <  ,  a  :  «  schlàt  —  un  mot 
inconnu  sin  kaliâ  hand  <-  des  imparfaits  du  subjonctif  remarquables: 
i  miâch  ;  Pfingstmontag  :  micht ,  de  maelien ,  t  sij,,  de  sagen  —  quelques 
remarques  sur  les  pronoms ,  etc. ,  qui  regardent  toute  cette  période.  — 
Viennent  ensuite  les  Fraubasengsprâch.  J'en  connais  quatre.  Les  deux 
premiers  sont  à*peu-prés  de  la  même  époque  que  le  morceau  précédent. 
Ce  sont  :  i.  Emsthaftes  dabei  doch  lustiges  Gespràch  zwischen  zweien 
Slratburger  Frau  Baasen,  cUs:  Frauen  UrschelundFrauSalme;  — 
2.  Ein  vertrauliches  Gespràch  welches  beym  rothen  Haus  gehalten  wor- 
den^  zwischen  zweyen  Fraubaasen  unserer  Stadt  Strasburg,  ak: 
Frau  JtUiana  und  Frau  Ursula  y  wekhe  wegen  ihrens  aufrichtigen 
und  sittzamen  Wesens  bey  ihrem  Geschlechl  in  groser  Hochachtung 
siehn,  Strasburg ,  gedruckt  und  zu  finden  bey  G.  L.  Schuler.  Le  troi- 
sième et  le  quatrième  qui  proprement  n'en  font  qu'un ,  1814.  3.  Neues 
Fraubasen-Gespràch  zwischen  der  Frau  Bas  Kutzlerin  und  der  Frau 
Bas  Ziwelmânin,  wàhrend  und  nach  der  Blokade  von  Strasburg  y 
1814.  L  Wdhrend  der  Blokade.  4.  IL  Nach  der  Blokade.  Remarques 
communes  à  ces  pièces.  Man  y  toujours  me ,  ihn  y  souvent  e  (forme 
perdue  aujoud'hui)  comme  dans  le  Haut-Rhin  ;  ihr  pour  re ,  ihre.  — 
Les  Imparfaits  du  Subj.  de  la  flexion  forte  :  de  liefsch ,  er  trug  (prononcez 
Hich  ou  trich),  —  La  conservation  de  e  dansée,  préfixe,  gestritte, 
geschwéie  y  etc.  Ce  ne  sont  pas  les  besoins  du  vers  qui  amènent  cette 
forme,  car  il  eât  été  tout  aussi  aisé  de  mettre:  dû  hésch genù jetz 
gschtriite..  Ce  doit  donc  être  la  dernière  apparition  de  la  forme  que 
nous  avons  signalée  ci-dessus.  Ce  qui  achève  de  le  prouver ,  c'est  que 


Digitized  by  VjOOQIC 


ESQUISSE  d'une  BISTOIEE  DE  L'IDIOME  ÂLSkCLEN.  491 

Félision  de  Ve  se  rencontre  dans  quelques  mots  devant  w  ^n^  g'wisSy 
^nà,  et  qu'Ehr.  Stœber  a,  dans  Daniel  y  ainsi  en  prose:  g^réik. 
(Frt.  3.  a:îwolrt). 

DEUXIEME  PÉRIODE  :  Amold  ef  Ehr.  Skeber. 

Nous  avons  parlé  de  courants  linguistiques  existant  parallèlement  à 
Strasboui^  :  Examinons-les  d'après  iios  documents  : 
I.  Imp.  du  subj.  3  courants. 

1.  La  flexion  faible  avec  l'auxiliaire ,  forme  qui  a  généralement  pré- 
valu aujourd'hui  et  qu'Ehr.  Stœber  emploie  exclusivement. 

2.  La  forme  en  dt  et  didi  constamment  employée  par  Arnold. 

3.  Le  changement  de  la  voyelle  radicale:  Brunnespràch  et  Frau- 
baasegspràch.  —  Deux  formes  remarquables  que  j'ai  entendues  jadis 
dans  la  bouche  de  personnes  âgées  mortes  aujourd'hui ,  ce  sont  :  i  kràchty 
encore  de  nos  jours  usités  en  Lorraine ,  et  :  t  firàcht. 

IL  Un  autre  courant  se  rapporte  au  pronom  fur.  i^  période  fir  — 
Amold  for  —  Ehr.  Stœber  fir.  Aujourd'hui  encore  les  deux  pronon- 
ciations subsistent  parallèlement. 

IIL  mon.  l'»  période  me,  Arnold  m^,  Ehr.  Stœber  fréquemment  i»e. 

rV.  Ehr.  Stœber  a  les  restes  du  n  euphonique  du  Haut-Rhin ,  que  le 
strasbourgeois  actuel  ne  place  plus  qu'après  Ve ,  mais  que  Brunnegspr. 
place  aussi  après  a  :  so-nrene  Uffwàrtery  etc.. 

TROISIÈME  PÉRIODE  JUSQU'A  NOS  JOURS. 

Nous  entrons  à  pleines  voiles  dans  la  période  de  corruption  de  la 
langue ,  appauvrissement  de  formes ,  invasion  croissante  de  mots  et  de 
tournures  françaises ,  etc.  Cette  remarque  ne  s'applique  pas  précisément 
aux  auteurs  actuellement  vivants  qui  se  rattachent  en  général  à  la 
période  précédente,  quoique  l'on  puisse  remarquer  l'influence  du  français 
sur  la  plupart  de  ceux  qui  sont 'au-dessous  de  la  cinquantaine  ;  mais 
elle  s'applique  à  toute  la  jeune  génération  au-dessous  de  la  trentaine. 
Je  ne  citerai  point  tous  les  auteurs  qui  illustrent  actuellement  notre 
langue  natale.  Les  noms  de  MM.  Hirtz,  Hartmann,  A.  Stœber,. 
Ch.  Bernhard ,  etc. ,  sont  connus  de  toutes  les  personnes  qui  s'inté- 
ressentà  la  littérature  nationale.  Les  feuilles  d'nnnonces  contiennent  fré- 
quemment des  articles  en  strasbourgeois,  et  l'année  dernière  a  été 


Digitized  by  VjOOQIC 


49S  Rimns  d'alsagr. 

fondée  une  feuille  spéciale ,  en  grande  partie  rédigée  dans  le  dialecte 
local  :  Hans  im  Schnokeloch  :  rédacteur  :  Cb.  Bernbard.  —  Les  cou- 
rants linguistiques  de  nos  jours  sont  :  i<>  Dans  la  littérature  fir  ei  for , 
l'emploi  d'^  pour  i  dans  les  verbes  qui  adoucissent  la  voyelle.  Ch.  Bern- 
bard dit  toujours  i  nèmm,  de  nèmmsch ,  ernèmmt ,  tandis  que  Vi  à  la 
première  personne  déjà  caractérise  le  dialecte  alsacien  depuis  son  appa- 
rition dans  l'histoire  (').  %^  La  forme  nisseinuss  :  Wildnuss  et  WM- 
niss  ;  —  ta  l'adjectif:  s  àrmi  Kind,  et  suppression  ;  —  i  pour  e  dans 
les  noms  abstraits  Wèrmiy  Kélti^  etc.  —  Ces  trois  formes  particulières 
deviennent  de  plus  en  plus  rares.  Dans  la  langue  usuelle ,  l'emploi  de  à 
(ou  français)  dans  les  faubourgs ,  la  Krutenau ,  etc. ,  dans  saùe ,  haùe  , 
etc.  ;  —  a  pour  ai ,  hame  pour  haime;  a  pour  au ,  bam  pour  baum;  — 
awBj  owe  pour  auBy  ôûe,  sawe ,  blowi. 


L.   LiEBICH, 

pasteur  à  Saint- And  ré  de  Lancize  (Lozère). 


(i)  Outre  les  mots  actuels  rancien  dialecte  dit  encore:  du  p/It^«(  et  parfois 
même  :  du  bryntut. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES 

DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE. 

Suite  (*). 


il  De  Taul  pas  s*aUendre  à  rencontrer  chez  Sappho  celle  senlimen- 
talilé  qui  se  perd  dans  le  vague  des  désirs»  de  ces  déraillances  occa- 
sionnées par  la  violence  d'un  sepliment  longlemiis  contenu.  Elle  se 
livre  francbemeni  et  ouvertement  à  toute  la  fougue  de  ses  affections, 
au  point  qu'on  a  dit  d'elle  dans  l'antiquité ,  pour  nous  servir  de  l'ex- 
pression emphatique  de  Pluiarque ,  c  que  ses  chants  Jaillissaient , 
semblables  à  des  flammes ,  de  l'embrasement  de  son  cœur,  i  (<)  C'est 
avec  la  même  impétuosité  méconnue  à  une  autre  époque ,  (')  qu'elle 
dépeint  l'impression  irrésistible  qu'a  produite  sur  elle  la  vue  de  la 
beauté  :  c  A  peine  t'ai-je  vue ,  que  la  voii  manque  à  mes  lèvres,  que 
«  ma  langue  est  comme  enchaînée  ;  un  feu  subtil  parcourt  mes  veines  ; 
t  les  oreilles  me  tintent,  une  sueur  froide  inonde  tout  mon  corps  qui 
«  frissonne.  Je  deviens  plus  pâle  que  l'herbe  fléirie  ;  je  demeure  sans 
«  haleine;  il  me  semble  que  je  louche  à  mes  derniers  instants.  »  (^) 

C'est  surtout  dans  ses  épithalames ,  dont  il  nous  reste  de  nombreux 
et  précieux  fragments»  que  l'on  trouve  les  images  les  plus  aimables, 

(*)  Voir  les  liîraisoDS  de  février ,  août  et  septembre,  pages  i9 ,  365  et  4i3. 

{*)    Viwmt  cotnmissi  ealorei 
Adoliœ  fidibuê  pyellm.  (Hoa.) 

(*)  De  là  répitbète  de  moieula  cbez  Horace  (Ep.  I,  i9,  28)  et  d'antres  Juge- 
menls  encore  plus  défavorables. 

(*}  Pltttarque  rapporte  qu'an  médecin  copia  ces  ?ers  de  Sappho  pour  les  classer 
parmi  ses  diagnostics,  tant  il  trouYait  fidèle  et  exacte  la  description  qui  y  était 
ftile  des  symptômes  extérieurs  de  l'amour. 

Catulle  a  reproduit  avec  un  rare  bonheur  les  sentiments  de  Sappho  ;  ?oici  la 
traduetion  française  de  sa  poésie ,  d'après  Pb.  Ghasles  :   «  11  est  ri?al  des  dieux  » 


Digitized  by  VjiOOQIC 


494  REVUE  d'alsâgb. 

les  comparaisons  les  plus  gracieuses  que  la  coDtemplation  de  la  nature 
ait  pu  inspirer  à  la  muse  antique.  La  femme  qui  a  pour  la  défendre , 
un  époux  selon  son  cœur»  est  pour  Sappho  c  une  fleur  qui  s'épanouit 
c  dans  un  jardin  et  qui  n'a  rien  à  craindre  des  outrages  des  passants»» 
tandis  que  celle  qui  est  abandonnée  à  elle-même  est  c  semblable  à 
c  une  de  ces  fleurs  des  champs  »  doni  nul  ne  prend  souci ,  et  qui 
€  foulée  aux  pieds ,  reste  gisante  sur  le  sol.  >  En  voyant  le  soleil  se 
coucher  ù  l'horizon  :  c  Salui ,  belle  étoile ,  s'écrie-t-elle ,  salut  le  plus 
c  brillant  des  astres  !  Tu  donnes  tout  aux  mortels  ;  tu  ramènes  la  paix 
c  chez  riiomme ,  la  brebis  au  bercail ,  le  berger  et  la  bergère  au 
c  logis.  Salut  !  Salut  !  » 

Mais  on  s'aperçoit  aussi  qu'elle  a  payé«  comme  femme»  son  tribut 
aux  faiblesses  humaines ,  et  que ,  si  elle  a  chanté  et  connu  l'amour , 
elle  en  a  aussi  éprouvé  les  déceptions  et  les  tourments.  C'est  ainsi 
que,  dans  un  de  ses  poèmes ,  en  proie  à  un  amour  malheureux  »  elle 
supplie  Aphrodite  de  se  laisser  fléchir  par  ses  prières  et  de  venir  à 
elle ,  comme  elle  Ta  déjà  fait  autrefois  :  <  0  déesse  «  tu  me  soiiriais 
de  ta  bouche  divine ,  tu  me  demandais  pourquoi  je  t'appelais,  que  les 
tourments  déchiraient  mon  cœur  et  en  quels  nouveaux  désirs  il  s'é- 
garait ,  que  je  voulais  enchaîner  par  les  liens  d'un  nouvel  amour.  > 
c  Qui  oserait,  me  disais-tu»  te  faire  injure»  6  Sappho  1  s'il  te  fuit  au- 
€  jourd'hui  »  il  te  recherchera  demain  ;  si  aujourd'hui  il  refuse  tes 
€  dons  »  bientôt  il  t'en  offrira  lui-même  à  son  tour  »  et  s'il  ne  t'aiaie 
c  pas  en  ce  moment»  un  temps  viendra  où  11  s'attachera  à  tes  pas» 
t  lors  même  que  tu  le  repousserais.  »  Oh  !  viens  donc  aujourd'hui  » 
déesse ,  me  délivrer  de  mes  cruels  tourments  !  Rends-toi  aux  désirs 
de  mon  cœur  !  ne  me  refuse  pas  ton  assistance  toute-puissante.  » 


«  le  jeune  homme  qui»  assis  devant  loi  »  contemplant  ton  visage»  entend  ta  douce 
a  voix  reteniîr  à  son  oreille. 

«  Tu  souris ,  et  mon  sein  se  soulève  »  et  mon  cœur  débille  »  et  la  force  me 
«  manque.  Je  te  regarde»  et  mes  lèvres  qui  frémissent»  restent  muettes. 

«  Ha  langue  s*atUche  à  mon  palais.  Une  subite  flamme  vibre  à  travers  tout  mon 
c  corps  ému.  Mes  yeux  fixes  se  couvrent  d*un  nuage.  Des  bruits  confus  murmurent 
R  et  bourdonnent  autour  de  moi. 

«  Une  froide  sueur  tombe  dans  mes  membres  et  couvre  mon  front  pâlissant;  ils 
c  frissonnent,  agités  et  convulsifb  ;  et  pâle  et  inanimée  »  sans  couleur,  sans  souffle, 
;  vie»  Je  tombe»  Je  me  meurs  î  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  495 

Elle  Dous dépeint  elle-même  la  violence  des  seniiments  qui  l'agiient» 
lorsqu'elle  dit  :  c  Tamour  a  bouleversé  mon  âme ,  comme ,  sur  la 
c  montagne ,  la  tempête  qui  déracine  les  ebéues ,  i  ou  lorsqu'elle 
s'écrie  :  c  l'amour,  vainqueur  de  tous  les  obstacles  »  me  trouble  et 
c  m'agite.  C'est  un  oiseau  aussi  cruel  qu'il  est  doux  ;  nul  ne  saurait 
t  lui  résister.  Atbès ,  je  suis  maintenant  pour  toi  un  objet  de  dédain 
€  et  de  baine ,  tandis  que  toutes  tes  pensées  sont  pour  la  belle 
t  Andromède.  > 

On  s'accorde  assez  généralement  à  représenter  Sappbo  entourée 
de  jeunes  filles,  qui  sont  à  la  fois  ses  amies  et  ses  élèves,  qu'elle 
exerce,  comme  Aleman  le  faisait  à  Sparte,  au  cbant  et  à  la  danse,  et 
dont  elle  s'applique  à  éveiller  et  à  développer  le  talent  poétique.  Dans 
les  fragments  que  nous  possédons,  on  rencontre  Us  noms  d'un  grand 
nombre  de  ces  jeunes  Lesbrennes,  Atbès,  Gyrinno,  Mnasidiké,  Anak- 
toria  ,  Gorgylé ,  Euniké ,  Erinne  ,  Démophile  et  tant  d'autres.  Quand 
file  s'adresse  à  quelqu'une  d'elles,  ses  reprocbes,  comme  ses  éloges, 
ont  quelque  cbose  de  si  passionné  ,  qu'on  la  dirait  animOe  pour  elle , 
d'un  amour  violent,  impérieux,  plutôt  que  d'une  affection  maternelle. 
0»  comprend  aisément  comment  ces  rapports  intimes  ont  pu  revêtir 
ainsi  le  caractère  de  la  passioa ,  lorsqu'on  songe  au  climat  délicieux 
de  ces  contrées  tièdes  et  parfumées,  et  qu'on  se  rappelle  que  le  com- 
merce des  Muses  absorbait ,  chez  les  Eolieus ,  toute  l'existence  de  la 
femme-poète.  Mais  c'est  parce  qu'on  n'a  pas  voulu  se  rendre  compte 
des  circonstances  exceptionnelles,  au  milieu  desquelles  Sappbo  vivait, 
qu'on  a  dépeint  parfois  sous  un  jour  hideux  ses  relations  avec  les 
personnes  de  son  sexe;  cette  grande  liberté  dont  jouissaient  les 
femmes  de  Sun  pays  a  fourni  plus  d'une  arme  aux  poètes  comiques 
d'Athènes,  au  point  que  la  Sappbo  de  l'histoire  avait  presque  entière* 
ment  disparu  derrière  celle  de  la  comédie  et  de  la  tradition  (i).  Ces 
rapports  avaient,  au  contraire,  un  caractère  moral  ;  nous  en  trouvons 
la  preuve  dans  les  nombreux  préceptes ,  qu'elle  adressait  à  ses  corn- 


ai*) C'est  pour  cette  raison  qu*Ovide  qui  lui  refuse  jusqu'à  la  beauté  de  la  taille 
et  du  teint,  lui  fait  dire  dans  ses  HéràUies  (xv  ,  201)  :  Lesbides  infamen  quœ  me 
feeUtii  amatiBf  et  que  Suidas  s'exprime  à  son  égard  d'une  manière  tout  aussi  peu 
favorable.  Un  savant  allemand  a  réussi  à  réfuter  victorieusement  la  plupart  de  ces 
erreurs.  Voir  Welkbr:  Sappho  délwréê  d$$  prév9nHon$  qui  p$$aient  mir  êU$. 
Goettiogae  18i6. 


Digitized  by  VjOOQIC 


4%  REVUB  D'ALSAGB. 

pagnes ,  et  doot  quelques-uns  ont  été  respectés  par  le  temps.  Gom- 
ment, en  effet,  lui  supposer  des  relations  coupables  avec  des  jeunes  allés 
qu'elle  inviiait  à  faire  peu  de  cas  de  la  beauté  extérieure ,  à  sacrifier 
la  grâce  et  les  charmes  physiques  à  la  beauté  morale ,  à  la  vérité ,  et 
auxquelles  elle  adressait  des  avertissements  semblables  à  ceux-ci  : 
c  Evite  de  donner  un  libre  cours  &  la  langue .  lorsque  la  colère  s'est 
c  emparée  de  ton  cœur.  »  —  c  La  richesse,  sans  la  vertu,  ne  Tait  pas 
c  le  bonheur ,  mais  toutes  deux  réunies  rendent  vraiment  heureux.  » 
—  €  Ne  te  fie  pas  trop  à*  la  beauté  extérieure.  »  —  Les  dieux  ont 
prouvé  eux-mêmes  que  la  mort  est  un  mal  »  autrement  ils  se  seraient 
soumis  à  cette  dure  nécessité. 

Je  ne  puis  ré^ster  au  plaisir  de  citer  le  rapprochement,  fort  incom- 
plet j  il  est  vrai ,  que  Maxime  de  Tyr,  qui,  du  reste,  n'était  pas  un 
grand  admirateur  de  Sappho,  a  cru  devoir  établir  entre  celte  femme* 
poète  et  Socrate ,  qui  ne  se  montrait  jamais  en  public  qu'entouré  de 
jeunes  hommes ,  attentifs  à  ses  moindres  paroles.  Gyrinne ,  Âthis , 
Ânaktoria  étaient  pour  elle  ce  qu'étaient  pour  le  philosophe  Alcibiade, 
Gharmide  et  Phèdre.  Si  Socrate  avait  des  rivaux  redoutables,  tels  que 
Prodiciis ,  Gorgias ,  Tbrasimaque ,  Sappho  avait  aussi  ses  rivales  en 
poésie ,  Gorgo  ,  Andromède  et  d'autres  encore.  Gomme  lui ,  elle  les 
critique  et  les  combat  avec  les  armes  de  l'irouie.  «  Jon,  je  le  salue,  i 
dit  Socrate  quelque  part.  (Jon)  —  c  Je  te  salue  mille  fois ,  fille  de 
Polyanaktidas ,  >  dit  à  son  tour  Sappho.  Socrate ,  dans  le  banquet  de 
Platon ,  raconte  qu'il  aimait  Alcibiade  depuis  longtemps ,  mais  qu'il 
n'avait  pas  voulu  s'approcher  de  lui  avant  de  l'avoir  reconnu  capable 
de  comprendre  ses  discours.  Nous  retrouvons  la  même  pensée  chez 
Sappho ,  lorsqu'elle  parle  d'une  de  ses  élèves  :  c  Tu  me  faisais ,  lui 
«  dit-elle,  l'eflei  d'une  enfant  encore  petite  et  peu  gracieuse,  i  Socrate 
se  moque  de  la  tenue  d'un  sophiste,  c  Quelle  toilette  rustique  !  • 
s'écrie  Sappho  à  l'aspect  d'une  jeune  fille.  Diotime  dit  quelque  part  à 
Socrate  qu'Eros  n'est  pas  le  fils  d'Aphrodite ,  mais  son  compagnon , 
son  Aerviteur.  Telle  est  aussi  la  manière  de  voir  de  Sappho  au  sujet 
de  (!e  dieu  :  c  Et  aussi  ton  beau  serviteur  Eros,  i  dit-elle  à  Aphrodite, 
dans  une  de  ses  poésies.  Socrate  appelle  ce  m£me  Eros  un  sophiste  • 
et  Sappho  le  nomme  <  un  artisan  de  paroles.  >  Socrate  reprochait  à 
Xantippe  de  se  lamenter  au  sujet  de  sa  mort.  Sappho,  près  de  mourir, 
dit  à  sa  fille  :  «  Non  ,  dans  une  maison  vouée  au  culte  des  Muses ,  le 
f  deuil  ne  saurait  habiter  ;  pareille  chose  ne  nous  sied  nullement.  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


LB8  PEMMBS  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  497 

Certes,  ce  n'est  pas  sans  raisoo  que  l'Antiquité  disait  de  ce  c  rossi- 
c  gnol  de  Lesbos ,  i  qu'aucune  femme  ne  l'avait  jamais  égalée ,  de 
même  qu'aucun  homme  ne  s'était  jamais  élevé  à  la  hauteur  d*Homère, 
et  qu'elle  Ot  d'elle  une  dixième  Muse.  Solon ,  dans  ses  vieux  jours  • 
ayant  entendu  ses  neveux  réciter  une  poésie  de  Sappbo,  pria  ceux-ci 
de  la  lui  communiquer,  ne  voulant  pas ,  disait-il ,  mourir  avant  de 
l'avoir  apprise  par  cœur.  Platon ,  qui  ne  renia  jamais  ses  instincts  de 
poète ,  l'a  rangée ,  on  le  sait ,  parmi  les  Sages  des  temps  anciens. 
(Dial.  de  Phèdre.) 

L'école  des  femmes-poètes  éoliennes  subsista  après  la  mort  de 
Sappbo ,  mais  la  plupart  sont  restées  inconnues  ;  quant  à  celles  dont 
les  noms  sont  arrivés  jusqu'à  nous ,  il  n'est  pas  possible  de  porter  on 
jugement  positif  sur  leur  compte.  L'histoire  littéraire  a  enregistré  les 
noms  de  Damophile ,  de  Gorgylé ,  d*Euniké ,  mais  rien  de  plus.  Une 
seule  apparaît  entre  toutes  entourée  de  quelques  renseignements  qui 
laissent  encore  beaucoup  à  désirer,  c'est  Erinne,  morteà  Tâgede 
i9  ans.  On  raconte  que  sa  mère  l'ayant  rigoureusement  astreinte  aux 
travaux  de  l'inlérieur,  afin  de  l'empêcher  de  se  livrer  au  culte  des 
Muses,  elle  exhala  ses  sentiments ,  ou  plutôt  ses  regrets  et  ses  peines 
dans  un  petit  poème  épique  de  300  vers ,  qui  avait  pour  titre  c  la 
Quenouille  >  et  passait  pour  une  œuvre  très-distinguée ,  an  point 
qu'on  comparait  son  auteur  à  Homère  et  à  Pindare  ;  les  fragments 
presque  insignifiants  qui  nous  en  sont  restés»  ne  nous  permettent  pas 
de  nous  faire  idée  de  l'ensemble;  on  s'accorde  à  croire  que  ce  poème 
fut  adressé  à  une  amie ,  dont  Erinne  allait  être  séparée  (t).  Tout  ce 
qu'on  sait  de  Damophile ,  c'est  que ,  comme  Sappbo ,  son  amie ,  elle 
s'entoura  de  jeunes  filles ,  qui  étaient  ses  élèves,  et  qu'elle  fompomi 
des  poésies  erotiques  et  un  hymne  à  Diane,  que  le  temps  n'a  pas  plus 
respectés  que  tant  d'autres  productions  remarquables  de  la  Muse 
hellénique. 

{*)  Dans  les  rares  fragments  qoi  nous  sont  restés  d'Erinne ,  nons  trouvons  des 
plaintes  sur  les  rigueurs  de  la  mort  et  une  épigramme  à  l'adresse  de  Bauds,  une 
de  ses  condisciples,  enlevée  par  un  trépas  prématuré.  On  lui  attribue  également 
un  hymne  à  Borna  (la  Foioe)  en  strophes  sapphiques  et  dans  le  dialecte  ionien. 
Ceux  qui  voient  dans  ce  titre  la  ville  de  Rome  elle-même ,  donnent  à  cette  ode 
pour  auteur  une  autre  Lesbienne ,  du  nom  de  Mélinno ,  et  qui  aurait  vécu  lieau- 
coup  plus  tard ,  c'est-ânlire  à  une  époque  où  il  aurait  été  possible  à  une  femme 
grecque  de  cbanter  les  louanges  de  la  ville  étemelle. 


Digitized  by  VjOOQIC 


498  REVUE  D'ALSACE. 

La  Béotie  a  fourni  deux  femmes ,  Corinne  et  Myrtis ,  ani  descen- 
dirent 9  Tune  et  Taotre ,  dans' la  lice  poétique  pour  disputer  la  palme 
à  Pindare.  leur  compatriote.  Corinne  l'emporta,  dit-on ,  cinq  fois 
dans  ces  luttes  solennelles,  mais,  à  en  croire  Pausanias,  elle  n'aurait 
dû  ces  succès  qu'à  l'ignorance  des  Juges  ou  à  l'effet  produit  par  la 
t)eauté ,  plut6t  qu'au  mérite  de  ses  chants.  Quoiqu'il  en  soit ,  il  est 
certain  que  Pindare  fut  loin  de  se  montrer  généreux  envers  elle. 
Vamcu  par  une  truie  I  se  serait-il  écrié  dans  son  dépit  ;  ce  qui  prouve 
que  ces  paroles  sont  historiques,  ce  sont  les  invectives  qu'il  adresse  à 
sa  rivale  (Olymp,  YI).  Cependant,  à  en  juger  par  les  titres  des  petits 
poèmes  épiques,  où  elle  chanta  des  mythes  nationaux  et  des  légendes 
locales,  tels  que  ceux  de  Jolas,  d*Œdipe.  d'Orion,  des  chinyades,  et 
par  les  hymnes  et  thrénes  qu*on  lui  attribue,  et  surtout  par  l'influence 
qu'elle  exerça ,  dit-on  ^  sur  Pindare,  il  y  aurait ,  ce  nous  semble ,  de 
l'injustice  à  lui  refuser  un  grand  talent  poétique.  La  délicatesse  de 
son  jugement  est  attestée  par  un  mot  fort  connu  qu'on  lui  attribue , 
et  qui  nous  donne  une  idée  de  la  manière  dont  elle  entendait  qu'on 
employât  les  ornements  mythologiques  dans  la  poésie.  Pindare  venait 
de  lui  lire  un  hymne ,  dont  les  six  premiers  vers  sont  arrivés  jusqu'à 
nous ,  et  où  il  avait  étalé  toutes  les  richesses  de  la  mythologie  thé- 
tNiine  :  «  Il  fauti  lui  dit-elle,  ensemencer  avec  la  main,  et  non  à  plein 
c  sac.  » 

Quant  à  Myrtis ,  comme  Corinne ,  son  amie  «  elle  n'a  aussi  laissé  à 
peu  près  que  sa  gloire  après  elle.  Nous  n'avons  d'elle  que  le  cadre 
d'un  de  ses  poèmes ,  qui  appartenait  sans  doute  au  genre  épique  ;  ce 
ne  sont  d'un  bout  à  l'autre  que  des  scènes  de  haine  et  de  mort ,  pro- 
voquées par  les  dédains  d'un  amant,  et  telles  qu'Euripide  se  plut  par 
la  suite  à  les  produire  sur  la  scène.  Une  jeune  fille ,  nommée  Ochna . 
accuse  faussement  auprès  de  ses  firères  un  Jeune  homme,  dont  le  seul 
crime  est  d'avoir  repoussé  ses  avances;  ceux-ci,  après  avoir  tué  celui 
qu'ils  croyaient  coupable ,  périssent  misérablement ,  et  Ochna ,  con- 
damnée par  son  propre  père ,  s'élança  d'un  rocher  dans  la  mer. 

Nous  avons  dit ,  en  parlant  d'Aleman ,  le  poète  national  de  Sparte , 
qu'il  s'entourait  de  jeunes  filles  qui  recevaient  ses  instructions  pour 
les  cérémonies  religieuses ,  et  qu'il  initiait,  en  même  temps ,  au  culte 
des  Muses ,  mais  que  le  nom  d'aucune  de  ces  compagnes ,  Mégalos- 
trate  exceptée ,  n'a  été  transmis  à  la  postérité.  Nous  serions  cepen- 
dant asses  disposé  à  rattacher  à  cette  école  dorienne  deux  femmes 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DANS  LA  POESIE  GRECQUE.  499 

remarqaablet ,  sur  lesquelles  nous  n'avons ,  il  esi  vrai ,  que  des  ren- 
seifi^nements  assez  vafi^ues ,  mais  qui  sont  dignes  de  âgurer  au  firma- 
ment poétique  de  la  Grèce  ;  nous  voulons  parier  de  Télésille  »  d'Argos 
et  de  Praxilla  «  de  Sicyone. 

Télésilla ,  à  la  fois  poète  et  héroïne ,  fut  la  libératrice  de  sa  ville 
natale ,  alors  que  Cléomène ,  roi  de  Sparte  »  menaçait  ses  remparts , 
après  avoir  écrasé  l'armée  des  Argiens  dans  un  combat  meurtrier. 
Elle  se  mit  à  la  tête  des  femmes  d'Argos  et  repoussa  les  Spartiates , 
qui  s'étaient  déjà  répandus  dans  les  rues  de  la  ville.  Ses  hymnes  qui 
enflammaient,  dit-on»  ses  concitoyens  d'une  ardeur  guerrière»  éuient 
empreints  du  caractère  dorique  ;  destinés  sans  doute  à  être  chantés 
par  des  chœurs  de  jeunes  garçons  et  de  jeunes  filles .  ils  célébraient 
la  bravoure  et  la  vertu .  en  même  temps  qu'ils  étaient  consacrés  à  la 
louange  des  divinités  dorîennes .  d'Apollon  à  la  belle  chevelure ,  qui, 
en  sa  qualité  de  messager  infaillible  de  Jupiter»  annonce  la  vérité  • 
enseigne  la  vertu  et  perce  de  ses  traits  tout  ce  qui  est  impur  et  cri- 
minel, d'Artémis,  la  chaste  et  austère  chasseresse,  qui  réside  sur  les 
cimes  élevées  des  montagnes  (*). 

Praxilla  chanta  surtout  Bacchus ,  le  dieu  du  vin ,  adoré  tout  parti- 
culièrement à  Sicyone.  Lorsqu'on  dit  qu'elle  fait  de  ce  Dieu  le  fils 
d'Aphrodite ,  on  entend  sans  doute  parler  de  l'alliance  étroite  qni 
règne  dans  ses  dithyrambes  et  surtout  dans  ses  scolies  ou  chansons  à 
boire ,  entre  le  vin  et  l'amour.  Elle  aimait  surtout  à  chanter  les  his- 
toires amoureuses .  et  >  de  préférence ,  celles  qui  avaient  un  caractère 
dorien ,  ainsi  les  relations  qu'Apollon  entretint  avec  le  beau  Karnos, 
dont  elle  fait  un  fils  de  Jupiter  et  d'Europe»  et  qui,  comme  la 
plupart  des  favoris  des  dieux ,  était  prédestiné  à  périr  d'une  mort 
violente.  C'est  ainsi  encore  que ,  dans  un  de  ses  hymnes ,  elle  a 
chanté  Adonis  qui  fut ,  comme  on  le  sait  >  victime  du  ressentiment  de 
Mars.  Dans  les  trois  vers  qui  nous  sont  restés  de  ce  petit  poème , 
Adonis  répond  aux  divinités  infernales  qui  lui  demandent  quelle  est 
la  chose  qui  lui  a  paru  la  plus  belle  sur  la  terre  :  c  Ce  que  j'ai  laissé 
€  de  plus  beau ,  c'est  d'abord  la  lumière  du  soleil,  ce  sont,  en  second 

- 

(*)  Pausanias ,  (11,  âO)  nous  a  laissé  une  description  de  la  statue  que  ses  oonci- 
toyens  reconnaissants  lui  avaient  élevée  dans  le  temple  d*Aphrodite.  11  la  repré- 
sente vêtue  en  guerrière  et  prête  à  se  couvrir  de  son  casque  ;  des  firagments  de 
poésies  gisent  épars  devant  ses  pieds. 


Digitized  by  VjOOQIC 


800  BBVDE  D'ALSACE. 

c  lieu,  les  astres  éliocelants  et  le  disque  de  la  lune,  ce  soot  enfin  les 
c  melons  •  les  pommes  et  les  poires ,  arrivés  à  leur  maturité,  i  Cette 
ingénuité  du  béros  du  poème  avait  passé  en  proverbe  ;  on  disait  géné- 
ralement :  f  Plus  enfant  que  l'Adonis  de  Praxilla.  >  Les  ravages  du 
temps  n'ont  pas  respecté  ses  œuvres;  quelques  vers  dépareillés,  voilà 
tout  ce  qui  nous  reste  d'elle. 

Nous  ne  ferons  que  citer  en  passant  Anyta,  Nôssis  et  Myro,  qui  ne 
brillèrent  qu'au  second  rang ,  et  qui ,  vivant  à  une  époque  de  déca- 
dence, où  la  sève  poétique  s'affaiblissait  chaque  Jour  d'avantage, 
n'écrivirent  en  quelque  sorte  que  des  épigrammes  et  des  inscriptions; 
météores  d'un  jour,  elles  ne  brillèrent  que  peu  de  temps  pour  dispa- 
raître bientôt  après  0). 

De  même  que  la  domination  des  Perses ,  les  luttes  avec  Athènes  et 
la  suprématie  plus  ou  moins  tyrannique  exercée  par  cette  cité  avaient 
étouffé  peu  à  peu  les  accents  de  la  Muse  éolienne,  qui  avait  brillé  d'un 
si  vif  éclat  à  Lesbos ,  de  même  aussi ,  les  tristes  et  sombres  péripéties 
de  la  guerre  du  Péloponnèse ,  de  ce  duel  terrible  engagé  entre  l'aris- 
tocratie dorienne  et  la  démocratie  ionnienne,  en  portant  des  atteintes 
mortelles  à  l'édifice  construit  par  Lycurgue ,  firent  taire  peu  à  peu  à 
Sparte ,  à  Argos ,  à  Sicyonne  et  partout  »  les  femmes-poètes  de  l'école 
d'AIcman. 

D'ailleurs,  le  culte  des  Muses,  transporté  des  côtes  de  l'Asie ,  des 
Iles  de  la  mer  Egée ,  de  la  Béolie  et  du  Péloponnèse  à  Athènes ,  qui 
finit  par  absorber  tous  ces  éléments  divers,  subit  dans  cette  ville  une 
transformation  presque  complète.  L'âge  de  la  Jeunesse  avait  cessé 
pour  la  Grèce  ;  son  âge  mûr  venait  de  s'annoncer. 

IV. 

Si  Athènes  ne  produisit  point  de  femmes-poètes ,  elle  vit  du  moins 
s'épanouir  dans  son  sein  la  fleur  la  plus  parfaite  de  l'esprit  hellénique, 

(^)  Cependant  leurs  œuvres  se  distinguent  parfois  par  une  naïveté  qui  plait; 
ainsi  celte  inscription  ,  placée  à  l'entrée  d'une  groUe ,  et  qui  fut ,  dit-on ,  com- 
posée par  Anyta  :  «  Etranger,  que  tes  membres  fatigués  s'étendent  en  ces  Ueux. 
R  Un  doux  murmure  agile  le  feuillage  ;  une  source  limpide  vient  baigner  tes  pieds 
«  pendant  l'ardeur  du  Jour.  Etancbb  ta  soif,  6  voyageur,  et  repose  en  paix  Jos^- 
«  qu'an  ooucher  du  soleU.  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FBMHBa  DANS  LA  POASIB  GRECQUE.         504 

le  drame  y  qui  accorde  à  la  feinme  ud  rôle  très-Important.  Nulle  pan, 
en  effet ,  excepté  dans  les  poèmes  homériques  •  ou  les  poètes  tragi- 
ques paraissent  avoir  puisé  leurs  plus  nobles  inspirations ,  on  ne 
trouve  des  modèles  aussi  purs  et  aussi  naturels;  nulle  part,  les  filles, 
les  épouses,  les  mères,  ne  Sont  représentées  sous  des  traits  qui 
attirent  davantage  la  sympathie  et  le  respect.  Chacun  des  trois  grands 
tragiques  a  apprécié  à  sa  manière  l.e  caractère  et  le  râle  de  la  femme. 

Eschyle,  avec  sa  manière  grandiose  et  héroïque,  reconnaît  dans  le 
sexe  féminin  le  sexe  le  plus  faible ,  dont  les  qualiti^s  principales  doivent 
être  le  silence ,  la  retenue  et  la  modestie  (Sept.  c.  Theb.  300-201 , 
230).  Aussi  airoe-t-il  à  faire  paraître,  à  côté  de  ses  caractères  d'hommes 
forts  et  énergiques,  un  chœur  de  femmes,  destiné  principalement 
à  faire  ressortir  davantage  tout  ce  qu'il  y  a  de  mâle  et  de  puissant  en 
eux.  C'est  ainsi  que ,  dans  la  tragédie  des  sept  chefs  contre  Thèbes , 
la  terreur  dont  les  jeunes  Thébaines  sont  accablées  sert  à  mettre  en 
relief  la  grandeur  du  danger  que  court  la  ville  assiégée,  ainsi  que 
Théroîsme  inébranlable  d'Etéocle.  Dans  la  tragédie  de  Prométbée , 
rhumilité  pleine  de  déférence  et  les  calculs  timides  des  filles  de 
l'Océan  doivent ,  dans  la  pensée  du  poêle  ,  faire  éclater  davantage , 
par  voie  de  contraste ,  la  supériorité  intellectuelle  et  l'orgueil  in- 
flexible du  héros  de  la  pièce.  Mais  ces  femmes  du  chœur  ne  sont  pa^ 
seulement  timides  et  curieuses  ;  Eschyle  leur  prête  encore  d'autres 
qualités  bien  plus  précieuses ,  la  fidélité  et  la  constance  dans  le  mal- 
heur. Hermès  les  invire  à  délaisser  Prométbée,  pour  qu'elles  n'aient 
pas  à  partager  ses  souffrances  :  c  Pourquoi,  répondent-elles,  exiges- 
c  tu  de  notre  part  un^  bassesse  ?  Nous  sommes  prêtes  à  partager 
c  fidèlement  son  sort ,  quelque  rigoureux  qu'il  puisse  être ,  car  nous 
c« haïssons  la  trahison ,  nous  l'avons  toujours  haïe,  et  il  n'est  point 
c  de  poison  que  nous  détestions  autant.  >  (v.  i066). 

Ce  poète ,  dont  l'imagination  héroïque  était  pleine  principalement 
d'une  idée  qui  avait  triomphé  avec  les  guerres  médiques,  celle  d'une 
justice  divine  dans  la  vie  des  peuples  aussi  bien  que  dans  celle  des 
individus,, aime  mieux  représenter  sur  la  scène  des  dieux  ou  des 
héros  semblables  aux  dieux ,  plutôt  que  de  simples  mortels ,  aussi  ne 
lui  arrive-t-il  que  fort  rarement  de  s'arrêter  aux  intérêts  vulgaires 
de  la  vie  privée.  Cependant ,  comme  poète ,  il  ne  se  montre  point 
insensible  à  l'amour  d'une  femme  ;  il  avoue  que  chaque  passant  aime 
à  lancer  les  traits  magiques  de  son  regard  sur  les  formes  séduisantes 


Digitized  by  VjOOQIC 


50S  RBYUE  D*ALSACB. 

de  belles  jeunes  filles,  se  laissant  ainsi  aller  au  désir  de  les  posséder, 
et  il  sait  faire  une  différence  entre  le  regard  cbaste  et  pudique  xie  la 
jeune  vierge  et  le  regard  ardent  de  la  remme  qu'un  homme  a  déjà 
possédée.  (Sappho  973).  Si  les  affaires  du  dehors  regardent  l'homme 
plus  particulièremeni ,  celles  de  rintérieur  sont  du  ressort  de  la 
femme,  qui  ne  doit  point  se  permettre  un  langage  hardi ,  mais  dont  le 
devoir  est  de  savoir  se  taire  et  de  rester  chez  elle.  (Supp.  181 ,  189, 
S15 ,  757).  Lui  aussi,  comme  Hésiode,  avant  lui,  il  trouve  qu'en  fait 
d'union ,  la  plus  sortable  est  celle  que  l'on  contracte  avec  une  per- 
sonne de  son  rang  :  c  un  indigent  ne  doit  point  rechercher  la  main 
c  d'une  femme  enorgueillie  de  sa  richesse  ou  tout  enflée  de  sa  nais- 
c  sance.  >  (Prométh.  89). 

Eschyle  a  compris,  en  outre ,  que  la  femme ,  malgré  la  faiblesse 
inhérente  à  son  sexe,  est  pourtant  capable  de  s'élever  jusqu'à  l'hé- 
roïsme •  lorsque  la  voix  du  cœur  se  fait  entendre ,  ou  qu'elle  est  sous 
l'influence  de  la  pression.  Tel  est  le  caractère  d'Anligone ,  dans  les 
Sept  Chefe  contre  Thèbes  ;  le  poète  la  représente  d'abord  plongée 
dans  une  profonde  douleur  après  le  fatal  combat  qui  l'a  privée  de  ses 
deux  frères  ;  mais  à  la  nouvelle  que,  par  ordre  de  Gréon ,  Polynice 
doit  être  privé  des  honneurs  de  la  sépulture ,  comme  traître  envers 
son  pays ,  elle  se  relève  loul-à-coup  de  son  abattement  et  déclare 
avec  une  fermeté  inébranlable  que  <  s'il  ne  se  trouve  personne  qui 
c  veuille  rendre  les  derniers  devoirs  à  Polynice ,  c'est  elle  qui  s*ac- 
«  quittera  de  celte  pieuse  mission.  »  (v.  1026). 

Chez  Aniigone ,  c'est  un  noble  motif  qui  la  fait  sortir  des  limites 
imposées  à  son  sexe.  Mais',  dans  la  pièce  d'Agamemnon ,  Eschyle 
s'est  proposé  de  nous  faire  voir  tout  ce  dont  est  capable  une  femme , 
qu'une  passion  illicite  entraîne  dans  les  voies  du  crime,  où  elle  arrive 
à  surpasser  les  hommeé  les  plus  dangereux ,  les  plus  malfaisants ,  les 
plus  irréconciliables  dans  leur  bahie.  Nous  trouvons  chez  Clytemnestre 
l'union  la  plus  monstrueuse  de  la  dissimulation  et  de  la  cruauté  :  elle 
est  véritablement  uù  objet  d'horreur  et  d'effroi.  Sous  les  dehors  dé 
l'affection  h  plus  sincère,  elle  attire  à  sa  perte  Agamemnon  qui 
revient  dans  ses  foyers  après  une  longue  absence ,  et  qui  est  loin  de 
se  douter  du  sort  cruel  qui  l'attend  ;  après  l'avoir  immolé  de  sa  propre 
main ,  elle  décrit  son  action  barbare  autant  que  criminelle  avec  une 
franchise  et  une  ironie  qui  touchent  à  la  férocité.  On  dirait  qu'Eschyle 
s'est  complu  à  intervertir  le  rôle  de  chaque  sexe ,  car  Clytemnestre , 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  PBMMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  SOS 

qui  est  la  véritable  héroioe  de  la  pièce  »  se  montre  infiaiment  supé* 
rieure  à  Egistbe  ;  elle  ne  recule  point  devant  les  conséquences  du 
forfait  qu'elle  a  commis ,  quelque  terribles  qu'elles  soient.  Lorsque 
rheure  de  la  vengeance  a  sonné ,  sa  présence  d'esprit  ne  l'abandonne 
point  un  seul  instant,  et  même  elle  prépare  tout  pour  uae  résistance 
désespérée.  Quoique  les  traits  dont  se  compose  ce  portrait  dépassent 
les  proportions  humaines»  on  reconnaît  cependant,  lorsqu'on  les 
considère  isolément ^  qu'ils  ont  été  tracés  avec  une  finesse  et  une 
délicatesse  remarquables;  on  dirait  même  qu'en  leur  donnant  ces 
proportions  exagérées,  le  poète  a  voulu  ôter  à  la  vengeance  d'Oreste 
tout  ce  qu'elle  pouvait  avoir  d'affreux  et  de  dénaturé.  De  plus ,  dans 
la  différence  qu'il  a  su  mettre  en  Egistbe  et  Clytemnestre,  il  y  a 
quelque  chose  qui  nous  réconcilie  en  quelque  sorte  avec  cette  der- 
nière ,  qui  la  relève  à  nos  yeux.  Lorsque ,  vers  la  fin  de  la  pièce , 
Egistbe ,  qui  n'est  au  fond  qu'un  lâche  et  vulgaire  assassin ,  s'emporte 
contre  de  faibles  vieillards,  et  paraît  tout  disposé  à  les  envoyer  à  la 
mort ,  Clytemnestre ,  que  leurs  discours  n'ont  pas  plus  épargné  que 
son  complice ,  s'interpose  entre  eux  et  le  bourreau  :  <  Assez  de  sang 
c  a  été  versé ,  s'écrie-t-elle  «  il  ne  faut  point  ajouter  aux  misères  de 
c  cette  fatale  journée.  »  (v.  i626).  On  éprouve  une  certaine  satisfac- 
tion à  entrevoir  chez  cette  femme»  dont  la  férocité  nous  a  frappés  de 
stupeur ,  et  qui ,  dans  la  perpétration  de  son  crime  abominable,  n'a 
fait  voir  ni  irrésolutions ,  ni  remords ,  le  trouble  naissant  de  la  con- 
science ,  une  tristesse  secrète  •  un  je  ne  sais  quoi  qui  nous  rappelle 
involontairement  la  mère  d'Iphigénie,  cherchant,  à  force  de  dévoue- 
ment ,  à  arracher  sa  fille  au  couteau  de  Cbalcas. 

Il  y  a ,  sinon  de  l'héroïsme ,  au  moins  un  sentiment  qui  touche  au 
sublime,  à  force  de  naturel  et  de  vérité ,  dans  la  scène  de  la  tragédie 
des  Perses ,  où  Atossa ,  la  veuve  de  Darius ,  reçoit  la  nouvelle  du 
grand  désastre  de  Salamène.  Le  messager,  troublé  par  la  douleur  ; 
ne  peut  répondre  d'abord  aux  questions  qu'elle  lui  fait.  Atossa ,  avec 
une  condescendance  généreuse  autant  que  délicate ,  l'invite  à  s'ac- 
quitter de  son  message  :  <  J'ai  gardé  le  silence  dans  mon  affliction , 
«  lui  dit*elle;  une  telle  infortune  est  au-dessus  de  mes  forces;  je  ne 
c  puis ,  dans  ma  stupeur,  ni  parler,  ni  interroger.  Il  nous  faut  bien 
c  cependant,  mortels,  supporter  les  maux  que  les  dieux  nousen- 
c  voient.  Remets-toi ,  et ,  malgré  tes  larmes,  fais-nous  part  de  notre 
c  malheur,  i  (v.  294-299).  Mais  Atossa  est  mère  avant  d'être  rçine. 


Digitized  by  VjOOQIC 


S04  REVUE  D'ALSACE. 

elle  hésite  cependant  à  s'informer  du  sort  de  son  fils;  c  Qui  a  échappé 
c  à  la  mort ,  demande-t-elle  ;  quel  est,  parmi  nos  princes  »  celui  qu'il 
c  faut  pleurer?  »  Et  lorsque  le  messager ^  devinant  sa  pensée,  lui 
répond  que  Xerxes  vit  encore ,  il  lui  est  impossible  de  se  contenir 
plus  longtemps  :  c  Ah  !  s'écrie-t-elle  «  tu  rends  la  lumière  à  ma  maison  ; 
c  c'est  le  jour  qui  luit  après  les  ténèbres.  »  La  mère  a  remplacé  la 
reine;  elle  semble  avoir  oublié  le  malheur  de  la  Perse ,  elle  sait  que- 
son  fils  vit  encore  ! 

Eschyle  a  pu  dire ,  dans  sa  modestie ,  que  ses  ouvrages  n'étaient 
que  des  c  reliefs  des  festins  d'Homère.  »  Gardons-nous  de  prendre  ces 
paroles  au  pied  de  la  lettre.  Le  dialogue  n'est  pas  la  narration ,  le  jeu 
de  la  scène  n'est  pas  le  récit ,  l'action  théâtrale  n'est  pas  l'action 
épique.  Si  Eschyle ,  Sophocle  et  Euripide  profitèrent  de  ces  relieft , 
et  il  est  certain  qu'ils  l'ont  fait ,  il  faut  dire  qu'ils  s'en  sont  servis 
admirablement  pour  préparer  à  leurs  hôtes  un  banquet  non  moins 
splendide. 

Sophocle  a  su,  mieux  que  tous  ses  compatriotes,  dépeindre  et 
apprécier  le  caractère  de  la  femme ,  et  cela  ne  nous  étonne  pas  de  la 
part  du  poète  qui  déclare  bien  neltement  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de 
bonheur  dans  la  maison  d'un  mortel ,  si  riche  et  honoré  qu'il  fût  » 
sans  la  présence  d'une  femme  vertueuse.  Toutefois  »  comme  la  plupart 
des  législateurs  et  des  grands  écrivains  de  la  Grèce ,  il  ne  semble  pas 
reconnaître  à  la  femme  celte  puissance  morale  qu'elle  peut  exerceV 
sur  les  actions  de  l'homme ,  quand  l'éducation  et  des  institutions 
favorables  lui  en  donnent  les  moyens  ;  lui  aussi ,  il  parait  croire  qu'elle 
doit  être  tenue  dans  un  état  d'infériorité  relativement  à  l'homme  : 
€  Un  chef  ne  doit  jamais  plier  sous  le  joug  d'une  femme.  On  pourra 
c  lui  pardonner  de  se  laisser  entraioer  par  des  tyrans  de  son  sexe , 
f  dès  qu'il  n'aura  pas  à  rougir  d'avoir  subi  la  loi  d'une  femme.  > 
(Antigone).  Ce  que  l'on  estime  surtout  dans  la  femme,  c'est  la  fidélité, 
l'obéissance  •  la  tendresse,  le  dévouement,  c  Quel  est,  demande  une 
c  de  ces  héroïnes,  celui  qui  daignera  me  nommer  sa  femme  ;  quel  est 
c  le  maître  qui  enchaînera  ma  destinée  à  la  sienne?  i  Mais  on  ne  voit 
rien  chez  lui  qui  fasse  peser  sur  elle  soit  de  la  défaveur ,  soit  du  mé* 
pris;  quoique  l'esprit  héroïque  paraisse  s'être  afiaibli,  la  femme 
grecque  se  colore  encore,  dans  ses  drames,  d'un  rayon  plein  de  dou- 
ceur et  de  purelé.  Nous  en  trouvons  une  preuve  éclatante  dans  le 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  805 

tableau  qu'il  a  tracé  des  deux  Biles  d'Oedipe,  Antigoueet  Isuiène» 
dans  sa  tragédie  d'Antîgone. 

Autîgone  est  la  femme  héroïque,  qui  allie  à  l'Intrépidité  de  l'homme»  • 
la  chaleur  de  sentiment  et  le  dévouement  plein  d'enthousiasme  de  la 
femme.  Elle  méprise  et  hait  tout  ce  qui  lui  fait  obstacle  ;  de  là  les 
paroles  provoquantes  qu'elle  adresse  à  Créon  ,  de  là  aussi  sa  dureté 
-apparente  à  l'égard  de  sa  sœur.  Ismène  représente»  pour  ainsi  dire  » 
le  côté  élégiaque  du  cœur  ;  elle  envisage  les  choses  sous  leur  véri- 
table jour  ;  elle  pense  et  agit  dans  les  limites  du  possible  et  de  la  léga- 
lité» et  elle  déploie»  dans  ce  cercle  qui  lui  est  tracé,  toute  la  richesse 
et  toute  la  profondeur  de  sa  sensibilité.  Douce  et  timide  par  instinct  » 
elle  recule  devant  l'action  téméraire  d'Aniigone,  et  même  les  reproches 
durs  et  blessants  de  sa  sœur  ne  parviennent  pas  à  lui  faire  franchir 
les  limites  naturelles  imposées  à  son  sexe»  ou  à  lui  faire  prendre  le 
change  an  sujet  de  la  vénération  et  de  l'amour  qu'elle  éprouve  pour 
Antigone.Xette  femme  si  réservée  avant  que  l'action  ait  été  résolue  » 
s'anime  en  quelque  sorte  à  la  vue  du  danger  ;  elle  n'a  pu  partager 
l'enthousiasme  d'Antigone»  aussi  longtemps  qu'il  ne  s'agissait  que 
d'une  idée»  d'un  projet  ;  mais  maintenant  que  cette  existence»  qui  lui 
est  chère,  est  sérieusement  menacée,  elle  se  montre,  à  son  tour» 
capable  d'héroïsme.  Elle  aborde  Créon  avec  hardiesse  »  toutefois  sans 
le  braver  »  et  demande  à  mourir  comme  complice  de  sa  sœur.  Ce 
personnage  dismène  revendique  notre  sympathie  à  un  plus  haut  degré 
que  celui  d'Antigone  excite  notre  admiration  ;  c'est  »  qu'il  nous  soit 
permis  de  le  dire,  la  peinture  la  plus  complète  et  la  plus  pure  que 
l'antiquité  nous  ait  laissée  du  vrai  caractère  de  la  femme.  On  serait 
même  porté  à  croire  que  ces  deux  caractères  ont  été  les  créations  de 
prédilection  du  poète ,  car  non  seulement  nous  les  voyons  repfbrahre 
dans  Oedipe  à  Colone,  mais  il  est  plus  que  probable  qu'elles  étaient 
encore  dans  sa  pensée  lorsqu'il  produisit  sur  la  scène  Electre  et  sa 
sœur  Chrysothémis. 

Antigone,  guidant  son  vieux  père  aveugle  dans  son  exil  volontaire» 
est  le  personnage  le  plus  touchant  du  théâtre  antique.  Elle  l'accom- 
pagne avec  une  piété  toute  âliale  jusqu'au  seuil  de  la  tombe:  c  Mon 
<  père  »  dit-elle  alors,  mon  père,  dans  mon  infortune»  je  trouvais  du 
c  plaisir  à  te  donner  mes  soins  »  car  les  maux  ont  aussi  leur  charme  » 
(Oed.  à  Col.  V.  1697).  Et ,  lorsque  la  perte  de  son  père  bien-aimé  l'a 
dégagée  de  ses  obligations  sacrées  »  elle  s'en  retourne  à  Thèbes  pour 


Digitized  by  VjOOQIC 


506  REVUE  D'ALSACE. 

s'y  dévouer  a  un  devoir  également  pieux.  DansOedipe  à  Colone»  elle 
est  rhéroïoe  de  l'amour  fraternel  ;  elle  brave  pour  Polynice  une  mort 
certaioe ,  comme  elle  a  bravé ,  pour  son  père  infirme  et  délaissé  »  les 
misères  de  l'exil,  c  Sophocle  s'est  plu  à  rassembler  en  elle  les  traits 
les  plus  touchants  et  les  plus  nobles  du  caractère  de  la  femme  »  ceux 
d'un  dévouement  passionné  à  tous  les  devoirs  de  la  nature.  Par  un 
contraste  frappant ,  c'est  dans  une  race  incestueuse  que  se  développent 
ces  pures  et  vives  aflections  de  la  naissance  et  du  sang  ;  c'est  une 
fille  d'Oedipe  qui  efface  ainsi,  à  force  d'innocence  et  de  vertu,  la 
tache  dont  le  destin  a  prétendu  la  souiller.  >  (Patin). 

Mais  si  Antigène  se  montre  ferme»  énergique,  dépassant  la  fai- 
blesse de  son  sexe  de  toute  la  hauteur  de  sa  résolution,  elle  redevient 
femme,  lorsqu'elle  considère  avec  plus  de  calme  les  suites  inévitables 
de  son  sacrifice.  Lorsque  nous  la  voyons  jetant  un  regard  de  tristesse 
sur  cette  destinée  lugubre  qui  s'apprête  pour  elle,  sur  cette  jeunesse 
qui  sera  sitôt  moissonnée,  sur  toutes  les  joies  de  cette  vie  gui  vont  lui 
échapper  et  qui  lui  apparaissent  si  belles  dans  ce  moment  suprême , 
l'admiration  qu'elle  nous  inspirait  un  moment  auparavant  fait  place  à 
une  douloureuse  compassion  ,  surtout  lorsque  ,  en  proie  à  une  sorte 
d'égarement  et  de  délire,  elle  élève  vers  le  ciel  un  regard  découragé, 
comme  pour  lui  reprocher  de  l'avoir  laissée  ainsi  seule,  sans  appui  et 
sans  défenseurs  (v.  918).  Cependant  cette  jeune  femme ,  naguère  si 
belle  et  si  forte  dans  son  héroïsme ,  ne  doit  pas  rester  plongée  dans 
ce  douloureux. abattement  ;  elle  retrouve  toute  sa  fierté  au  moment 
de  mourir,  et,  dans  celte  princesse ,  qui  prend  le  peuple  thébain  à 
témoin  de  l'injuste  traitement  qu'on  lui  fait  subir,  nous  retrouvons 
aisément  une  jeune  fille  de  sang  royal ,  contemplant  avec  calme  et 
dignité  les  bourreaux  qui  l'entraînent  et  le  supplice  qui  l'attend. 

Electre  est  aussi  une  jeune  fille  héroïque ,  qui  se  laisse  entraîner 
par  son  amour  fraternel  au*delà  des  bornes  assignées  à  son  âge  et  à 
sou  sexe.  Mais,  dans  cet  amour  ardent  et  passionné,  nous  cherchons 
en  vain,  comme  chez  Ântigone,  la  noblesse  et  la  dignité  qui  con- 
viennent à  la  femme ,  ce  que  nous  trouvons  avant  tout  c'est  la  ven- 
geance avec  tout  ce  qu'elle  a  de  sauvage  et  d'horrible.  Pleurant  à 
toute  heure  son  père  si  odieusement  immolé ,  elle  ne  trouve  d'autre 
soulagement  à  sa  douleur ,  qu'en  menaçant  les  assassins  et  en  appe- 
lant de  tous  ses  vœux  le  vengeur  qui  se  fait  trop  longtemps  attendre. 
Elle  a  bien  la  fermeté  mâle  et  énergique  d'Ântigone ,  mais  il  y  a  dans 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  507 

son  caractère  une  soif  de  vengeance  et  de  sang  qui  nous  fait  frémiri 
une  véhémence  indomptable  qui  fait  que  parfois  nous  détournons 
d'elle  nos  regards  avec  effroi.  Auprès  de  cette  autre  Âniigone , 
Sophocle  a  placé  ,  comme  pour  c(»mpléier  la  ressemblance  dont  nous 
v^'uons  de  parler,  Chrysothémîs,  une  autre  Ismène,  dont  le  caractère 
timide  contraste  avec  l'énergie  suuvage  de  sa  sœur.  Mais  ce  person-^ 
nage  est  loin  d'avoir  la  douceur  et  la  délicatesse  qui  charment  à  un 
si  haut  degré  chez  Ismène  ;  ce  qui ,  chez  cette  dernière ,  est  l'effet: 
d'un  tact  exquis  et  d'une  grande  délicatesse  de  sentiment  »  est ,  au 
contraire,  chez  la  sœur  d'Electre  le  résultat  d'un  calcul  plein  de  pru- 
dence et  de  réflexion.  Chrysoihémis  se  soumet  sans  résistance  à  la 
loi  du  plus  fort,  non  pas  parce  qu'elle  a  l'instinct  de  sa  timidité  et  de 
sa  faiblesse ,  mais  après  mûre  réflexion,  après  qu'elle  s'est  livrée  en 
quelque  sorte  à  un  examen  minutieux  des  circonstances»  où  elle  se 
trouve  engagée.  Elle  déclare  à  sa  sœur  que  sa  conduite  tient  de  la 
folie ,  et  ni  les  reproches  de  celle-ci ,  ni  ses  plaintes  touchantes  ne 
peuvent  l'irriter,  ou  l'émouvoir^  ou  l'enthousiasmer;  elle  reste  calme, 
froide  et  réfléchie. 

Cependant  cette  même  Electre,  que  nous  voyons  consumée  par  son 
désespoir,  et  qui  semble  ne  plus  t.enir  à  la  vie  (v.  818),  ne  pense  déjà 
plus  à  mourir,  lorsque  son  malheureux  frère,  égaré  par  les  remords, 
en  proie  à  la  folie,  la  supplie  de  se  ménager  pour  lui,  parce  que,  si, 
elle  tombait  malade  à  son  tour,  il  se  sentirait  perdu ,  n'ayant  plus 
qu'elle  au  monde  pour  le  secourir  et  le  soutenir  ;  elle  ne  pense  plus 
qu'à  le  soigner  et  à  le  consoler,  c  Non ,  non ,  lui  dit-elle  ;  je  veux 
c  vivre.  Eh  !  si  tu  meurs  •  que  pourrai-je  faire  ,  que  deviendrai-je  » 
c  faible  femme,  seule  au  monde,  sans  frère,  sans  père,  sans  amis?... 
c  Etends  seulement  sur  ta  couche  tes  membres  fatigués  ;  ne  le  laisse 
c  pas  trop  facilement  surprendre  à  ces  terreurs  qui  t'en  arrachent  ; 
c  demeures-y  paisiblement.  Lorsqu'on  n'est  pas  malade  et  qu'on  croit 
c  l'être,  on  ressent  tout  le  trouble,  toute  la  fatigue  de  la  maladie.  » 

Entr'autres  caractères  de  femmes  moins  importants,  citons  encore 
celui  de  Tecmesse ,  dans  Âjax ,  la  fille  du  roi  de  Mysie ,  devenue 
l'esclave  et  la  compagne  d'Âjax  ;  avec  son  attachement  touchant  pour 
son  maître  et  son  profond  amour  pour  son  enfant ,  elle  nous  rappelle 
l'Ândromaque  de  l'Iliade,  arrêtant  aux  portes  de  Troie  son  époux 
dont  elle  pressent  la  perte  prochaine.  Nous  croyons,  en  effet,  entendre 
l'épouse  d'Hector,  quand  elle  conjure  Ajax  de  vivre  pour  son  vieux 


Digitized  by  VjOOQIC 


508  REYUB  D' ALSACE. 

père,  pour  son  Bb,  qu'il  laissera  exposé  sans  défense  aux  insultes  de 
ses  ennemis,  et  surtout  pour  celle  à  qui  il  a  tout  ravi,  et  qui  a  reporté 
sur  lui  toutes  ses  affections.  Et ,  lorsqu'Ajax ,  uniquement  préoccupé 
du  sort  de  son  enfant,  demande  qu'on  le  lui  apporte,  il  y  a  dans  cette 
scène  éminemment  pathétique  quelque  chose  de  cette  autre  scène , 
également  émouvante,  où  Homère  nous  représente  son  héros  de  pré- 
dilection souriant  à  la  vue  d'Astyanax ,  et  déposant  son  casque ,  afiu 
de  l'embrasser  plus  à  son  aise,  be  père  et  la  mère ,  dans  ce  commun 
embrassement ,  semblent  avoir  oublié ,  l'un ,  ses  sombres  préoccu- 
pations ,  l'autre ,  ses  alarmes  et  son  effroi. 

Déjanire,  dans  les  Trachiniennes,  l'épouse  bonne  mais  peu  intelli- 
gente d'Hercu)e,  dont  Sophocle  dépeint  avec  tant  de  vérité  les  inquié- 
tudes jalouses,  les  espérances,  le  désespoir,  est  encore  un  personnage 
qui  nous  attache,  surtout  par  sa  résignation,  t  Vous  venez,  je  le  vois, 
f  dit-elle  aux  jeunes  Trachiniennes,  au  bruit  de  mes  chagrins.  Puissiez- 
c  vous  toujours,  comme  aujourd'hui ,  en  déplorer  l'amertume  !  Ils  ne 
c  sont  pas  de  votre  âge.  Dans  cette  retraite  paisible ,  au  sein  de 
€  laquelle  croit  la  jeune  611e,  à  l'abri  des  injures  de  l'air  et  des  ardeurs 
c  du  soleil ,  les  jours  s'écoulent  doucement  parmi  d'innocents  plaisirs 
€  jusqu'au  momeot  où ,  quittant  le  nom  de  vierge ,  elle  prend  à  son 
•  lour  sa  part  des  inquiétudes  de  la  vie ,  et  commence  à  trembler 
€  pour  un  époux  et  pour  des  enfants.  Alors,  mes  filles,  vous  saurez 
€  par  votre  propre  eipérience  quelles  sont  les  peines  qui  m'acca- 
c  blept  (V.  i41,  etc.).  •  Ne  nous  attendons  pas  à  la  voir  se  livrer  aux 
emportements  de  la  jalousie ,  ni  aux  plaintes  du  désespoir,  ni  aux 
suggestions  de  la  vengeance,  lorsqu'elle  apprend  qu'Hercule  la  délaisse 
pour  Joie,  dont  la  beauté  est  dans  toute  sa  fleur,  tandis  que  la  sienne 
commence  à  s'effacer  ;  elle  reste  calme  et  dévouée  dans  sa  douleur, 
et  elle  ne  se  montre  ardente  et  passionnée  ,  que  lorsqu'elle  apprend 
que  le  fatal  don  de  Nessus ,  auquel  elle  a  cru  devoir  recourir,  comme 
à  une  ressource  extrême ,  va  devenir  la  cause  de  la  mort  de  son 
époux,  qu'elle  aime  de  toutes  les  forces  de  son  être,  et  dont  elle  jure 
de  partager  le  sort.  Ici  encore ,  on  peut  le  dire ,  Sophocle  a  pris  la 
nature  sur  le  fait. 

Ed.  Gogubl. 

(La  fin  à  îa  prochaine  livraison). 


Digitized  by  VjOOQIC 


HISTOIRE  DE  LA  VILLE  DE  SOULTZ. 


CHAPITRE  f. 

SITUATION  GÉOGRAPHIQUE  ET  ÉCONOMIQUE  DE  LA  VILLE  DE  SOULTZ ,  SA 
BANLIEUE .  SES  FORÊTS ,  SES  RUISSEAUX  ,  SES  FABRIQUES ,  ETC. 

DiM€  Siadt  SuU%  liegi  an  emem  fruehtharen  M , 
hetonders  hat  ne  etnén  guten  Weinwachs. 

(SÉBASTIEN  MimsTER,  Welibeschreibung ,  4576), 

Son  territoire  fertile  en  vin  et  en  céréales  s'étend 
au  loin  à  travers  la  forêt  de  la  Yosge. 

(Schocfflin). 


Assise  aux  pieds  des  Vosges ,  dans  une  situation  fort  pittoresque  et 
très-riante ,  la  ville  de  Soulu  •  Tancien  Sulz  du  Hundat  (<),  possède 
à  sa  gauche  l'industrieuse  cité  de  Guebwiller ,  à  sa  droite»  la  belle 
villa  d'Ollwiller,  le  séjour  favori  desWaldner;  derrière  se  voit  la  cime 
du  Ballon ,  le  mont  Pelem  des  anciens  et  devant  elle  la  magniâque 
plaine  de  la  Hardt .  bornée  à  l'horizon  par  la  Forét-Noire. 

Soultz  possède  quatre  mille  âmes  O  ;  c'est  un  chef-lieu  de  canton. 
Son  sol  des  plus  fertiles  produit  de  tout»  son  vin  très-agréable  acquiert 
avec  l'âge  ce  bouquet  aromatique  qui  est  le  propre  des  vins  du  Rhin  ; 
ses  forêts  très-étendues  sont  peuplées  de  sapins  et  de  chênes  »  ses 
prés  sont  nombreux  et  entretiennent  beaucoup  de  bêtes  à  cornes,  en 
résumé»  dans  ce  petit  coin  de  terre»  l'homme  trouve  réunis,  le  bois, 
le  blé»  l'herbe  et  le  vin  »  les  quatre  mamelles  du  globe,  les  sources 
de  l'existence ,  les  quatre  facteurs  de  la  vie  animale. 


(*)  Car  l'on  écrivait  Sulz  et  non  SoulU. 

(')  Avec  Tanneze  de  Jungholtz  et  les  habitants  des  métairies  de  Tliierbach  et 
du  Ballon. 


Digitized  by  VjOOQIC 


5i0  REVUE  D' ALSACE. 

Le  territoire  de  Soullz  a  environ  quatre  lieues  de  longueur  (du 
Ballon  au  ban  de  Raedersheim) ,  sur  une  lieue  et  demie  de  largeur;  il 
confine  aux  bans  de  Guebwiller,  d'Issenheim,  de  Rœdersheim,  de 
Feldkirch,  deBollwiller,  de  Berrwiller,  de  Harimannswiller ,  de 
Wattwiller ,  de  Wuenbeim ,  de  Goldbacb ,  de  Murbacb  et  de  Rimbacb- 
Zell  ;  il  en  traversé  par  la  route  impériale  de  Lyon  à  Strasbourg 
portant  le  numéro  83,  par  la  route  départementale  de  Lucelle  à 
Guebwiller,  par  la  voie  de  grande  communication  du  Rbin  à  Souitz 
et  ps^  une  quantité  de  cbemîns  vicinaux. 

Deux  petites  rivières  arrosent  cette  banlieue.  La  première,  la 
rivière  de  Jungboltz ,  surgit  au  pied  du  Ballon  dans  un  lieu  appelé 
Fûrslenbrunnen ,  descend  en  serpentant  la  pente  de  la  Glashûu 
^métairie)  et  là  opère  sa  jonction  avec  un  ruisseau  qui  arrive  du  côté 
opposé ,  puis  traverse  le  baroeau  désert  de  Dieffenbach  ,  le  village  de 
Rimbacb ,  les  sombres  sapins  du  Schlûssel^  et  vient  mouiller  tout  près 
du  Breiierutein ,  ce  rocher  célèbre  par  ses  exorcismes ,  où  jadis  les 
capucins  conjuraient  les  revenants  qui  obsédaient  nos  ancêtres.  De  là 
elle  passe  aux  pieds  du  village  de  Rimbacb-Zell ,  traverse  la  riante 
petite  vallée  de  Jungboltz ,  que  dominent  le  Geiskopf ,  l'Âx  et  le  Binz- 
bourg,  sépare  en  deux  le  bameau  où  jadis  les  barons  de  Schauenbourg 
faisaient  résidence,  coule  en-dessous  des  Ruines  de  leur  château, 
sert  de  démarcation  au  canton,  arrive  au  sud  de  la  ville  où  elle  par- 
tage ses  eaux ,  dont  une  partie  se  jette  dans  le  canal  appelé  Mûblbach 
qui  pénètre  directement  dans  Souitz  et  l'autre  partie ,  restée  dans  son 
lit ,  prend  le  nom  d'Âltbacb ,  baigne  les  anciens  remparts  de  la  ville 
et  n'y  fait  son  entrée  qu'entre  le  château  et  la  commanderie  ;  elle 
coupe  l'ancien  faubourg  Saint-Jean  dans  toute  sa  largeur  en  le  sépa* 
rant  de  la  ville  et  va  rejoindre  le  canal  dit  Mûblbach  (canal  intérieur) 
immédiatement  après  sa  sortie,  où,  débaptisée  derechef,  elle  prend 
le  nom  de  Grumbacb ,  glisse  à  travers  l'herbe  et  les  broussailles , 
arrose  les  prés  enclavés  entre  l'Allemend  ,  le  bois  d'Issenheim  et  le 
Bilfcld  et  finit  par  s'y  perdre  insensiblement. 

Cette  petite  rivière  fait  marcher  plusieurs  usines  (i)  et  une  demi- 
douzaine  de  moulins.  Si  ses  eaux  étaient  plus  fortes  depuis  longtemps 

(')  Ces  usines  sont  celles  de  Riipbach ,  Rimbach-Zell ,  la  fabrique  Latcha ,  celle 
de  M.  J.  Barth ,  les  moulins  de  Jungboltz ,  la  Herrenmûbl ,  la  Zipfelmûhl ,  la 
Scbleienmûbl  et  les  moulins  de  la  ville. 


Digitized  by  VjOOQIC 


HISTOIRE  DE  LA  VILLE  DE  SODLTZ.  54  i 

d'autres  fabriques  seraient  établies  à  Souliz;  nous  croyons  qu'on 
pourrait  créer  un  courant  bien  plus  fort  en  aménageant  les  .filets 
d'eau  qui  se  perdent  dans  la  montagne. 

Le  second  ruisseau  ,  celui  de  Wuenheim ,  descend  le  versant  rabo- 
teux du  Kaltenbach,  parcourt  le  vallon  dit  Huenerthal,  arrose  le 
socle  du  Fasnacbtkopf»  puis  celui  du  Roihrœin»  passe  au  sud  de 
Wuenheim  et,  à  la  base  de  rOrscbwillerburg,  contourne  en  partie  la 
butte  de  Saint-Georges  et  va  se  perdre  dans  le  hideux  bassin  de  Saint- 
Fridolin  (^) ,  vrai  basilic  de  la  contrée. 

Les  forêts  que  possède  Souitz  sont  immenses  :  elles  commencent 
aux  clairières  de  Jungboitz  et  aux  marais  de  l'Erlenbach  ,  puis  s'é- 
tendent par  Sainte-Anne  jusqu'au  Ballon.  Ces  cantons  boisés  se 
nomment:  le  Fuchsthal,  le  Lunerbœchle,  le  Schlûssel,  le  Ziegelweg, 
le  Hoehwasen ,  le  Ruchihal,  le  Laberenbuckel ,  le  Hochbum ,  le  Kohi" 
graben,  le  Breiuhal,  le  HertzfeUen,  \e  Metzgergraben ,  \e  KohUchlag, 
le  Klein- Ofen ,  le  Gros-Ofen ,  le  Klem-Siail  et  le  Gros-Stall. 

Le  roc  du  Freundstein ,  te  berceau  des  Waldner ,  est  entouré  par 
le  Klein-Ofen ,  cette  forêt  futaie  est  la  plus  belle  qui  se  trouve  dans 
l'étendue  du  ban  de  Souitz  ;  elle  se  nomme  du  terme  général  de 
ffein-O/en  ou  petit  four,  parce  que  dans  les  anciennes  guerres  le 
village  de  Wuenheim  s'y  était  réfugié  et  y  avait  établi  ses  pénates 
pour  échapper  à  la  fureur  du  soldat  (^).  Celte  forêt  »  qui  a  donné  lieu 
à  un  grand  procès  entre  la  famille  Waldner  et  la  ville  de  Souitz  (S) , 
se  divise  en  dififfTents  cantons.  La  partie  la  plus  voisine  du  château 
est  appelé  Freunduetn,  une  autre  partie  se  nomme  Hartenfelt  et  une 
troisième  est  dite  MeUgergraben  (fossé  du  boucher) ,.  par  une  opinion 
populaire  qu'un  boucher,  réputé  sorcier,  y  a  été  justicié. 

Le  Klein-Ofen  est  entouré  du  Gros-Ofen  qui  a  servi ,  durant  les 
guerres ,  d'asile  à  la  bourgeoisie  de  Souitz  ;  ce  nom  lui  a  été  donné 
par  opposition  à  la  forêt  précédente ,  qui  n'avait  recueilli  que  les 

(*]  Ce  gouffre  très-profond ,  et  qu^on  dit  tourbillonnant  an  fond ,  est  situé  à  l'est 
de  la  route  de  Cernay  à  Issenheim ,  sur  une  ligne  droite  qui  unirait  Hartmanns- 
willer  à  Bollwiller. 

(*)  C'était  à  répoque  de  la  guerre  des  Suédois  que  la  population  avait  émigré 
dans  cette  forêt. 

(')  Ce  procès  avait  été  intenté  à  la  ville  par  le  comte  Dagobert  de  V^aldner  de 
Freundstein  ;  on  trouve  toutes  les  pièces  de  ce  procès  aux  archives  de  la  ville. 


Digitized  by  VjOOQIC 


812  REVOB  D'ALSàCB. 

bourgeois  de  Waenheim.  Le  Klein-Stall  airait ,  dans  les  dentiers  siècles» 
été  le  réceptacle  da  bétail  de  WueDheiat  »  le  Gros-Stall  a  fourni  le 
même  secours  à  la  yille  de  Soulu. 

Cette  yille  était  sur  le  point  de  perdre  cette  magnifique  propriété  ; 
l'argent  qui  est  le  nerf  de  la  procédure  comme  celui  de  la  guerre . 
commençait  à  lui  manquer,  et  le  comte  Dagobert  était  bien  puissant; 
il  prétendait  que  ces  forêts  avaient  appartenu  à  ses  ancêtres,  il  cher- 
chait i  prouver  que  le  Freundstein  était  antérieur  à  la  ville;  dans  cette 
occurence  les  prévôts  de  Souliz ,  de  guerre  las,  allaient  céder,  quand 
lout-à-coup  un  secours  inattendu  en  argent  leur  arriva  et  le  procès 
fut  gagné.  Ce  service  ne  fut  pas  oublié  lors  du  bouleversement  de  89, 
la  bourgeoisie  s'en  souvint. 

Souitz  est  plutdt  une  ville  agricole  et  vinicole  qu'industrielle. 
Néanmoins  trois  rubaneries  y  sont  actuellement  établies  et  occupent- 
500  ouvriers  0). 

Le  marché  se  tient  le  mercredi  de  chaque  semaine  ;  il  est  très- 
important  (').  Les  transactions  en  céréales  sont  très-fortes;  ce  marché 
peut  être  classé  après  ceux  de  Colmar  et  de  Mulhouse,  et  au  pair 
avec  celui  de  Thann. 

Le  revenu  annuel  de  la  ville,  avec  Thierenbach  et  les  autres  métai- 
ries qui  lui  appartiennent,  est  en  moyenne  de  cinquante-six  mille  fr., 
la  commune  paie  7278  fr.  de  contributions.  Les  coupes  ordinaires  de 
bois  fournissent  annuellement  de  viogt-trois  à  vingt-cinq  mille  francs, 
les  usines  communales  et  les  fermes,  de  onze  à  douze  mille  francs. 

Souitz  est  pourvu  de  très-bonnes  fontaines  ;  ce  qui  lui  manque 
encore,  ce  sont  des  écoles:  radministration  actuelle  s'en  occupe  acti- 
vement; d'autres  améliorations,  comme  la  construction  d'une  halle , 
l'établissement  d'une  grande  fontaine  Jaillissante  sur  la  place ,  sont  à 
l'étude. 


(*)  La  rabannerie  de  MM.  Meyar^Mérian  occupe  160  ouvriers. 

GeUe  de  M.  Hoffmann 300      » 

Et  celle  de  M.  Stocker 80      » 

Latscha  (Jungholiz) 90     » 

(*}  Ou  y  voit  fréquemment  ]usqu*à  1000  bectolilres  de  blé. 


Digitized  by  VjOOÇIC 


HISTOIRE  DE  LA  VILLE  DE  SOULTZ.  543 

LE  BALLON, 

Le  Ballon ,  eo  allemand  le  Belchen^  est  la  plus  baote  oionlagoe  des 
Vosges ,  et  dépasse  de  1414  mètres  le  niveau  de  la  mer;  il  appartient 
depuis  un  temps  immémorial  à  la  commune  de  Souitz. 

Des  huit  montagnes  nommées  Belchen  ou  Ballons  qui  s'élèvent  au- 
dessus  de  toutes  celles  qui  les  avoisinent .  et  dont  six  appartiennekit 
à  la  chaîne  des  Vosges ,  le  Bekh  de  Souitz  est  la  plus  élevée. 

La  dénomination  française  se  prononce  Ballon  en  Alsace  «  en  Lor- 
raine Bâioo.  Les  populations  allemandes  ont  conservé  le  mot  celtique, 
la  dénomination  primitive,  Bœlacha^  Bél-a-cha  (<).  Les  auteurs,  qui 
ont  écrit  en  latin ,  se  servent  des  expressions  Btleus;  dans  un  privilège 
accordé  par  Louis-le-Débonnaire  à  l'abbaye  d'Ebersheim ,  le  48  mai 
847,  ùgure  Peleuf  {^). 

M.  Moue  ,  le  savant  archiviste  du  grand  duché  de  Bade  (^) ,  fait 
remonter  l'origine  de  Béleh  à  Bel,  Bélen,  Beknus,  le  dieu  du  soleil 
des  Celles,  le  Baal  des  Assyriens,  l'Apollon  des  Romains.  (Dièse 
Belche  waren  dent  Dienste  des  Goties  Bel  oder  Belen  geweiht). 
M.  Stœber,  l'archéologue  de  Mulhouse ,  pense  que  ce  mot  celtique 
Belleach  est  composé  de  Bel ,  nom  du  dieu  du  soleil  •  et  de  U'och , 
qui  signiâe  lieu ,  endroit ,  place. 

Bélch  désigne  donc  un  lieu  consacré  au  culte  de  Bel ,  de  Baal ,  au 
culte  du  soleil. 

Beaucoup  de  preuves  attesieut  l'existence  en  Alsace ,  et  dans  les 
contrées  avoisiuantes ,  du  culte  que  nos  ancêtres  vouaient  au  soleil. 

Le  dieu  Soleil ,  le  Baal  des  Assyriens ,  chez  nous  en  Alsace,  se  nom- 
mait Belenus  ;  les  Romains  qui  nous  imposèrent  leur  domination  et 
leurs  divinités ,  rappelèrent  Mercure ,  dipu  Soleil.  Or ,  on  a  trouvé 
beaucoup  de  monuroenu  qui  nous  rappellent  ce  dieu  dans  le  district 
de  Dabo ,  à  Strasbourg  et  à  Ebersbeim  ;  d'un  autre  côté  les  feux 
allumés  sur  les  sommets  et  sur  les  versants  orientaux  de  nos  mon- 
tagnes, notamment  aux  solstices  d'été  (feux  de  Saiut-Jean)  et  d'hiver 
(feux  de  la  Noël) ,  feux  qui  n'ont  aucune  signification  dans  les  rites 

{*)  Bel  a  eha ,  avec  un  a  fartif  entre  les  oonsonnes  2  et  ch  et  une  forte  aspiration 
de  ^  gutturale  ch  (Schoepflin  ,  Signification  des  noms  Delch ,  BaUon.) 
(*)  Alsace  illustrée ,  par  Schcepflin  ,  f .  4. 

(')  Gesehiehte  des  Heidenthums  im  nœrdUehen  Europa ,  tom.  u ,  page  337. 
S*  Série.  -  S*  AMét.  33 


Digitized  by  VjOOQIC 


5U  REVUE  D'ALSACE. 

de  la  religion  cbréticfune,  se  rattachent  aussi  à  ce  colle  qui  est  le  plus 
ancien  de  tous.  Cela  se  comprend  »  Thonime  a  adoré  le  soleil  par 
reconqaissance ;  cet  astre  lui  donne  la  lumière,  la  chaleur  ;  il  lui 
mûrit  les  fruits  et  lui  fait  cadeau  de  toute  la  végétation  ;  la  nuit  el  le 
froid  c'est  la  mort,  c'est  le  néant ,  le  jour  et  la  chaleur  c'est  la  vie , 
c'est  l'existence  ;  c'est  ce  besoin  de  la  lumière  »  c'est  son  énergie 
créatrice  qui  a  été  sentie  par  tous  les  hommes,  qui  n'ont  rien  vu  de 
plus  affreux  que  son  absence  ;  voilà  leur  première  divinité ,  voilà  le 
dieu  Bel  des  Ghaldéens ,  l'Oromaze  des  Perses ,  TOsiris  des  Egyptiens, 
l'Hercule  des  Romains.  Le  culte  du  soleil  s'exerçait  ordinairement  sur 
les  hauteurs ,  sur  les  sommets  des  montagnes  les  plus  élevées  ;  c'est 
là  que  s'allumaient  les  feux  sacrés ,  c'est  là  que  se  célébraient,  autour 
de  monuments  bruts  et  grotesques,  Yes  danses  mystérieuses  des  prêtres 
et  des  prétresses  et  de  leurs  adeptes  ;  c'est  là  que  s'immolèrent  les 
victimes ,  surtout  les  chevaux ,  que  les  Celtes  et  les  Germains  ainsi 
que  les  peuples  de  l'Orient  sacriâaient  de  préférence  au  soleil  (i). 

Chose  curieuse  et  digne  de  remarque ,  c'est  que  là  où  le  monde  du 
moyeo*âge  plaçait  le  rendez-vous  des  sorciers  et  des  sorcières ,  là , 
jadis,  dansaient  les  druidesses;  là,  jadis,  l'on  sacrifiait  àMythra, 
témoin  le  Bollenberg  près  d'Orschwibr.  Je  sais  bien  qu'un  critique 
très-distingué  a  dernièrement  voulu  établir  que  les  pierres  celtiques 
qui  se  trouvent  sur  cette  montagne  étaient  des  blocs  erratiques ,  por- 
tés là  par  les  révolutions  du  globe  ;  cela  est  possible ,  mais  qu'im- 
porte I  le  déluge  est  antérieur  aux  druides  ;  ces  blocs  ont  pu  être 
erratiques  avant  que  de  servir  aux  sacrifices  des  prêtres  gaulois  C). 

Le  sommet  de  notre  Beich  était  un  autel  créé  par  la  nature  même, 
et  la  divinité,  qui  y  recevait  l'adoration ,  le  choisissait  comme  un  lieu 
de  prédilection.  Une  tradition  répandue  parmi  les  habitants  de  notre 
Ballon ,  spectateurs  du  premier  réveil  du  jour ,  rapporte ,  qu'à  la 
hauteur  où  se  trouve  le  sommet  de  cette  montagne ,  les  crépuscules 
de  la  nuit  et  les  lueurs  de  l'aurore,  pendant  les  grands  jours  de  l'été, 
se  confondent  de  telle  sorte ,  qu'il  est  à  peine  donné  quelques  instants 

{*)  Le  Schimmelréin ,  le  o6teau  du  cheval  bUnc  près  de  Hartmanoswiller,  et  le 
BoÊêhtrg  près  de  Thann  ont  probablement  vu  de  pareils  sacrifices.  Les  peuples 
primitifs  ont  toujours  sacrifié  sur  les  hauteurs  ,  témoin  Abraham  qui  monta  pour 
immoler  Isaac  sur  la  montagne. 

C)  Noos  reviendrons  sur  le  Bollenberg  en  parlant  des  environs  de  Soulu. 


Digitized  by  VjOOQIC 


HISTOIRE  DE  LA  TILLE  DE  SODLTZ.  515 

.à  la  nuit  (').  Mais  les  Belch  n'étaient  pas  les  seuls  hauts-lieux  où  se 
célébrait  le  culte  du  soleil  dans  nos  contrées  :  nous  avons  déjà  cité  le 
Bollenberg ,  citons  en  outre  le  Rossberg  (  la  montagne  du  cheval  ) 
derrière  Tbann  et  dont  le  plateau  occideotal  ,  chose  précieuse  à  con- 
stater, a  conservé  jusqu'à  nos  jours  le  nom  de  Belacker  (champ  de 
Bel);  le  Rotskopf  dans  la  forêt  de  Barr ,  et  enfin  »  tous  ces  nombreux 
coteaux  qui  s'élèvent  sur  le  versant  oriental  de  nos  Vosges  et  qui , 
depuis  Thann  jusqu'à  Wissembourg,  sont  nommés  Sannenberge  ou 
Simnenkœpfle  (*). 

Specklin  ,  qui  a  rédigé  ses  manuscrits  il  y  a  près  de  trois  cents  ans, 
prétend  que  l'on  voyait,  de  son  temps  ,  sur  le  Ballon,  une  longue 
muraille  épaisse  de  douze  pieds.  Cet  auteur  attribue  ces  restes  aux 
Romains;  ses  expressions  paraissent  indiquer,  non  un  camp,  comme 
le  croit  de  Golbéry  ,  mais  un  temple ,  car  l'on  conçoit  \liflScilement 
un  poste  militaire  dans  ces  lieux  inaccessibles.  Sans  doute ,  comme 
l'indique  M.  Kavenèz  (Schœpflin  traduit  avec  notes,  lom.  ii,  p.  li), 
il  y  avait  du  temps  des  Romains,  sur  le  sommet  des  Vosges,  une 
série  d'enceintes  qui  en  défendaient  les  défilés  et  les  hauteurs  ;  suns 
doute ,  la  tradition  place  un  camp  romain  sur  une  des  hauteurs  qui 
forment  l'entrée  du  Florival ,  mais  ce  n'est  pas  sur  le  Ballon  qu'il  faut 
chercher  ce  fort,  mais  bien  près  de  Guebwiller,  sur  VOberlinger , 
montagne  qui  jadis  portait  le  nom  de  Castelberg ,  et  où  l'on  voit  en- 
core les  restes  d'un  ancien  camp  fortifié. 

Du  haut  du  Ballon  ou  découvre  toute  l'Alsace ,  la  terre  sacrée  de 
notre  patrie  ;  à  l'est  se  voient  les  prairies  du  Sundgau ,  la  forêt  im- 
mense de  la  Hardt ,  la  rivière  de  l'IU  et  plus  loin ,  comme  un  ruban 
d'argent  cousu  sur  la  bordure  de  ce  magnifique  tapis ,  le  Rhin  que 
tant  d'armées  ont  traversé  victorieuses  ou  vaincues ,  le  Rhin ,  le  vieux 
gardien  de  la  Germanie ,  comme  l'appelle  Schiller ,  et  qui  a  vu  tour  à 
tour  les  triomphes  et  les  désastres  des  Césars  et  des  peuples  bar- 
bares {*). 

A  l'ouest,  du  cdté  de  la  Lorraine,  se  remarque  la  vallée  de  Saint- 
Amarin ,  les  chalets  du  RedU  et  du  Gnstiberg^  les  maisons  éparpillées 

(*)  SchOepflin  ,  jiUaee  illustrée,  trad.  par  M.  Ravenèz ,  tom.  i,  f.  33. 
(*)  Il  y  a  un  Sonnmkœp/le  à  SouUzmall ,  au  nord  du  Wllage. 
(')  Der  aUe  Vater-Rhein ,  der  alte  GrenzenhUter  der  Germanen,  Schiller  , 
tom.  I,  page  421. 


Digitized  by  VjOOQIC 


5i6  REVUE  D'ALSACE. 

d'Altenbach  et  de  Geisbosen »  collées  ao  flanc  de  la  montagne,  et ,  au 
fond,  le  Mordfeli,  ce  lieu,  de  sinistre  mémoire,  où  furent  massacrés 
sept  religieux  de  Murbach  (en  937).  Au  sud  Ton  distingue  la  métairie 
du  Gertîenacker ,  celle  de  la  Goldmau ,  le  joli  village  de  Goldbacb,  et 
enfin  le  Freundstein ,  le  castel  antique ,  le  berceau  des  Waldner  où 
tant  de  drames  se  sont  joués  et  qui  aujourd'hui  n'est  plus  qu'un  amas 
de  ruines  ;  puis,  plus  loin  les  hauteurs  du  Jura  et,  par  delà  cette  ligne 
avancée,  les  Alpes  et  les  glaces  qui  les  couvrent  avec  les  contours 
neigeux  de  la  Jungfrau  ei  ceux  du  Finster^Aarhorn  (i). 

D'autres  métairies  entourent  encore  le  Ballon,  celles  du  Sudel,  du 
KohUchlag  et  de  la  GUuhûit;  on  se  dirait  là  haut  transporté  dans 
une  petite  Suisse ,  qui ,  elle  aussi ,  a  ses  chftIetSt  ses  troupeaux  et  ses 
pâturages  parfumés. 

Ch.  Kmoll. 


(La  imi$  à  um  pracMne  HwéUon,) 


(*)  Le  pUtetu  du  Btllon  éqainot ,  d'après  M.  Silbermann,  en  étendue,  à  la 
plaoe  Saim-Tbomas  à  Suraaboarg. 


Digitized  by  VjOOQIC 


L'HIRONDELLE. 


Hiroodelle»  oà  vas-to?  Pourquoi  quitter  la  France? 
A-t-on  détruit  le  nid  de  tes  chères  amours? 
Reste  au  milieu  de  nous ,  car  pour  moi  ta  présence 
Est  le  symbole  heureux  de  nos  derniers  beaux  jours  ! 
Vois,  je  suis  triste  •  et  j'aime  à  voir  ton  aile  noire 
Effleurer  ma  fenêtre .  au  lever  du  soleil. 
Tu  me  dis  d'espérer,  de  sourrire  et  de  croire , 
Quand  mes  yeux  fatigués  s'élèvent  vers  le  ciel  ! 

Je  partage  avec  toi  le  pain  de  ma  misère  ; 
Je  protège  ton  nid  menacé  chaque  jour. 
Dis-moi ,  trouveras-tu  sur  la  terre  étrangère , 
Un  ami  plus  aimant,  un  plus  calme  séjour? 
Ce  n'est  point  aux  palais  des  riches  de  la  terre 
Que  tu  pourras  placer  ton  fragile  berceau. 
Non ,  tu  verrais  bientdt  une  main  téméraire 
Briser  avec  dédain  ton  nid ,  petit  oiseau  ! 

Hélas  !  je  parle  en  vain .  tu  vois  déjà  le  givre 

Glacer  chaque  matin  mes  modestes  carreaux  ; 

Tu  sens  venir  l'hiver ,  tu  veux  aimer  et  vivre  : 

Pars,  et  laisse  pour  moi  les  soucisret  les  maux. 

Et  quand  un  doux  printemps  renaîtra  pour  la  France , 

Pense  au  pauvre  qui  souffre  et  attend  ton  retour , 

Et  viens  à  ma  fenêtre  apporter  l'espérance. 

Au  cœur  du  malheureux  il  faut  un  peu  d'amour  ! 

M"^  Geneviève  Bourgeois. 

Mulhouse ,  octobre  1861. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LA  MORALE  ET  LA  PHILOSOPHIE  DES  MŒURS,  par  M.  Natter, 
Conseiller  honoraire  de  F  Université,  ancien  Inspecteur  général  des 
bibliothèques  publiques. 


Il  y  a  quelque  temps  déjà ,  nous  avons  annoncé  aux  lecteurs  de  la 
Revue  d'Alsace  l'ouvrage  de  M.  Maiter  en  nous  promettant  d'y  revenir 
plus  tard  pour  en  donner  une  analyse  plus  étendue. 

Nous  ne  nous  étions  pas  trompés  en  lui  prédisant  le  succès.  Le 
monde  philosophique  a  reçu  avec  faveur,  et  la  critique  a  apprécié 
avec  éloge  la  nouvelle  production  de  notre  savant  compatriote. 

Le  principal  mérite  du  livre  de  M.  Matter,  à  nos  yeux,  c*est  d'être 
véritablement  philosophique.  L'auteur  n'a  pas  voulu  refaire ,  après 
tant  d'autres ,  un  Cours  de  Morale,  et  exposer  dans  les  cadres  con- 
sacrés l'ensemble  systématique  des  devoirs  qui  règlent  la  destinée 
morale  de  l'homme  et  les  rapports  variés  qui  le  lient  à  ses  semblables. 
M.  Matter  s'est  élevé  au-dessus  de  cet  ensemble  de  préceptes  pure- 
ment formels,  que  la  science  philosophique  a  depuis  longtemps  expo- 
sés et  classés ,  et  auxquels  il  ne  semble  pas  qu'il  y  ait  beaucoup  I 
ajouter,  ni  rien  à  retrancher.  Il  a  voulu  examiner,  chose  plus  difficile 
et  plus  neuve ,  d'une  part  les  principes  métaphysiques  auxquels  les 
préceptes  de  la  morale  empruntent  leur  certitude  et  leur  autorité ,  et 
d'antre  part  les  faits  psychologiques  et  historiques  qui ,  en  influant 
sur  la  conduite  de  l'homme,  tendent  égaleqent  à  modiOer  les  pré- 
ceptes trop  abstraits  d'une  morale  purement  spéculative. 

En  un  mot ,  M.  Matter  a  voulu  faire  et  a  fait  une  véritable  Philoso- 
phie des  mœurs.  Il  s'est  préoccupé  de  plusieurs  problèmes  du  plus 
haut  hfitérét,  et  que  la  morale  théorique,  enfermée  dans  la  région  des 
principes  abstraits ,  dédaigne  ou  ignore. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LA  MORALE  ET  LA  PHILOSOPHIE  DES  MOEURS.  519 

Parmi  ces  problèmes  il  en  est  deux  sartoot  qui  ont  particulière- 
meut  fixé  l'atteution  de  M.  Matler:  les  rapports  de  la  morale  avec  la 
politique  et  ses  rapports  avec  la  religion.  Egalement  éloigné  de  la 
doctrine  chimérique  et  dangereuse  qui  absorbe  complètement  la  poli- 
tique dans  la  morale ,  et  de  la  doctrine  plus  dangereuse  encore  qui 
les  sépare  complètement ,  M.  Matter  revendique  avec  énergie  pour  la 
morale  le  droit  de  contrôler  la  politique  »  de  redresser  ses  erreurs  » 
de  prévenir  ses  abus»  seul  moyen  de  la  sauver  des  fautes  qui  la  com- 
promettent et  des  excès  qui  la  perdent. 

Les  rapports  de  la  morale  avec  la  religion  sont  d'une  nature  plus 
délicate  et  plus  difficile  à  préciser.  La  politique,  lorsqu'elle  ne  se 
soumet  pas  à  la  morale ,  s'en  passe  complètement.  Mais  la  religion  a 
la  prétention  d'être  elle-même  une  morale,  ou  plutôt  la  seule  morafô 
légitime.  Elle  est  généralement  peu  disposée  à  reconnaître  à  la  raison 
et  à  la  philosophie ,  son  interprête ,  le  droit  de  donner  des  lois  et  de 
régler  la  destinée  morale  de  l'homme.  La  question,  on  le  voit,  est 
délicate  ,  surtout  pour  les  esprits  sérieux  et  véritablement  philoso- 
phiques ,  qui  ne  peuvent  se  décider  à  résoudre  le  problème  en  sup- 
primant l'un  des  deux  termes ,  et  à  vider  le  différend  entre  les  deux 
rivaux  en  dépouillant  l'un  au  profit  de  l'autre. 

Il  faut  louer  également  M.  Matter  d'avoir  abordé  loyalement  cette 
difficile  question,  et  de  Tavoir  résolue  avec  une  entière  indépendance 
et  un  égal  respect  pour  les  droits  de  la  religion  et  les  droits  de  la 
raison.  M.  Matter  est  persuadé  que  la  religion  et  la  philosophie  ont 
chacune  autant  à  gagner  à  la  conciliation  de  la  morale  religieuse  et 
de  la  morale  philosophique,  qu'elles  auraient  à  perdre  à  ce  que  l'une 
fût  supprimée  au  profit  de  l'autre. 

Passant  à  la  morale  elle-même  •  M.  Matter  réduit  à  quatre  toute  la 
variété  des  théories  qui  se  sont  produites  sur  le  principe  fondamental 
de  la  Morale  :  Ce  principe  a  été  cherché  ou  bien  I)  dans  les  lois,  dans 
la  politique ,  dans  l'éducation  ;  ou  bien  â)  dans  les  rapports  néces- 
saires qui  résultent  de  la  nature  même  des  choses  ;  ou  bien  5)  dans 
la  constitution  naturelle  de  l'homme  ;  ou  bien  enfin  4)  dans  la  nature 
divine  elle-même ,  considérée  comme  le  principe  créateur  de  l'ordre 
moral  de  l'univers.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  qu'aux  yeux  de 
M.  Matter,  la  plus  fausse  de  ces  théories  est  celle  qui  fait  dériver  les 
principes  de  la  morale,  de  l'éducation,  des  institutions  politiques,  ou 


Digitized  by  VjOOQIC 


5S0  REVUE  D'ALSACE. 

de  ropioion  des  hommes.  Ed  effet»  ou  bien  tes  iostituUoos  politiques, 
les  préceptes  qui  dirigent  i'éduCatlon  et  les  maximes  qui  règlent 
l'opinion ,  ont  elles-mêmes  leur  raison  d*étre  dans  un  principe  supé- 
rieur, et  alors  ce  n'est  plus  sur  elles  mais  sur  ce  principe  que  repose 
louie  morale  ;  ou  bien  elles  sont  l'œuvre  éphémère  du  caprice  ou 
d'une  convention  arbitraire ,  et  alors  c'est  en  réalité  détruire  la  mo- 
rale que  de  l'appuyer  sur  cette  base  fragile  et  toujours  chancelante. 

Nous  sommes  également  de  l'avis  de  M.  Matter,  quand  il  montre 
que  ce  n'est  pas  davantage  dans  la  nature  mobile  et  passionnée  de 
l'homme  qu'il  faut  chercher  le  principe  qui  doit  r<^gler  notre  destinée 
morale  et  opposer  l'autorité  souveraine  et  absolue  du  devoir  aux  agi- 
tations turbulentes  et  aux  fantaisies  capricieuses  de  la  passion.  Le 
vrai  principe  de  la  Morale  ne  peut  se  trouver  que  là  où  est  le  prin- 
cipe même  de  toute  existence  dans  la  raison  éternelle  et  divine.  Là 
est  aussi,  aux  yeux  de  M.  Matler,  la  vraie,  la  seule  solution  du  pro- 
blème moral.  Cependant  nous  ferions  volontiers  une  réserve  en  faveur 
de  la  théorie  qui  place  le  fondement  de  la  morale  dans  les  rapports 
nécessaires  des  choses ,  et  que  M.  Matler  condamne  expressément 
comme  portant  atteinte  c  à  la  liberté  du  créateur  et  de  la  créature.  » 

c  Ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  cette  théorie  des  rapports  nécessaires  , 
dit  M.  Matter,  c'est  que  l'auteur  des  choses  est  un  être  nécessaire  et 
que  la  loi  qu'il  leur  a  donnée  pour  régler  leurs  rapports  est  pour  eux 
à  ce  point  obligatoire,  étant  suprême,  éternelle  et  universelle,  qu'elle 
doit  nécessairement  être  suivie  pour  que  soit  atteint  le  but  qui  l'a 
motivée.  Mais  il  n'y  a  de  nécessaire  que  cela.  La  loi  a  été  librement 
donnée  pour  un  dessein  librement  choisi,  à  des  êtres  librement 
appelés  à  y  concourir.  >  (P.  62.) 

Nous  croyons  que  la  nécessité  de  la  loi  morale  qui  fait  son  auto- 
rité, sa  force  et  sa  beauté,  réside  précisément  dans  sa  nature  même, 
et  qu'en  exprimant  les  rapports  nécessaires  des  agents  moraux  »  elle 
exprime  la  loi  même  qui  les  régit,  comme  les  rapports  immuables  des 
nombres  et  des  lignes  expriment  en  même  temps  les  lois  immuables 
des  mathématiques  et  de  la  géométrie.  Est-ce  à  dire  que  cette  néces- 
sité détruise  la  liberté  divine  ?  Non ,  pas  plus  que  la  liberté  divine  ne 
crée  cette  nécessité,  car  cette  nécessité  est  l'intelligence  divine  elje- 
même  ,  et  comme  le  dit  excellemment  le  pieux  Ma'ebranche  :  •  cet 
ordre  immuable  est  certainement  la  règle  inviolable  des  volontés 
divines  i  (Traité  de  l'Amour  de  Dieu.  Ed.  Charpentier,  p.  548.) 


Digitized  by  VjOOQIC 


LA  MORALE   ET  LA  PHILOSOPHIE  DES  MOEURS.  521 

Nous  ne  pouvons  pas  non  plus  nous  résoudre  à  croire,  avec 
M.  Mat  1er»  que  la  nécessité  des  rapports  détruise  la  liberté  de  l'agent 
moral  et  conduise  au  déterminisme.  Il  s'agit  ici  d'une  nécessité  toute 
morale  qui  commande  à  l'homme  sans  le  contraindre ,  et  le  pouvoir 
de  violer  la  loi  morale  qui  reste  toujours  en  nos  mains ,  n'altère  en 
rien  la  nécessité  idéale  de  cette  loi,  pas  plus  que  cette  nécessité  elle- 
même  n'altère  le  libre  arbitre  de  l'agent  moral. 

Après  cotte  exposition  intéressante  et  cette  discussion  approfondie 
des  principes,  théories  morales,  parmi  lesquelles  nous  signalons  sur- 
tout un  chapitre  curieux  et  nouveau  sur  |ps  Odactites^  M.  Matter  arrive 
à  la  théorie  des  devoirs.  Ici  nous  rencontrons  une  idée  qui  nous  paraît 
d'une  incontestable  justesse.  M.  Matter  s'écarte  de  la  classification 
généralement  admise  et  qui  partage  les  devoirs  en  devoirs  envers 
nous-mêmes,  envers  les  autres,  et  envers  Dieu.  Si  le  principe  de  nos 
devoirs,  dit  très-bien  l'auteur,  est  dé  nous  rattacher  à  l'ordre,  ce 
n'est  pas  envers  nous .  c'est  envers  l'ordre  que  nous  nous  acquittons. 
Tout  ce  qu'on  appelle  improprement  devoirs  envers  nous-mêmes 
n'est  qu'un  ensemble  d'obligations ,  les  unes  générales ,  les  autres 
spéciales  qui  découlent  très-réellement  de  nos  rapports  avec  Dieu , 
ou  de  nos  rapports  avec  nos  semblables.  Ce  sont  les  devoirs  fonda- 
mentaux ,  les  devoirs  essentiels ,  qu'il  nous  faut  remplir  afin  de  nous 
mettre  à  même  de  nous  acquitter  de  tous  les  autres.  En  efiet ,  il  n'en 
est  aucun  dont  nous  soyons  en  état  de  nous  acquitter  à  moins,  i 
(P.  212.) 

Les  endroitJT  du  livre  auxquels  nous  nous  sommes  arrêtés  ne  sont 
pas  les  seuls  qui  soient  dignes  d'attention  el  d'intérêt.  Dans  le  cha- 
pitre consacré  aux  devoirs  de  l'homme  avec  ses  semblables  »  en  trai- 
tant des  relations  des  citoyens  avec  le  gouvernement ,  des  droits 
respectifs  de  l'individu  et  de  l'Etat ,  M.  Matter  aborde  avec  mesure 
mais  avec  fermeté  plusieurs  questions  qui  n'intéressent  pas  seulement 
le  philosophe ,  mais  chacun  de  nous  ,  car  elles  sont  débattues  chaque 
jour  autour  de  nous  :  elles  surgissent  du  sein  de  toutes  les  agitations, 
de  toutes  tes  révolutions,  et  l'histoire  de  notre  siècle  n'est  guère  que 
rhistoir,e  de  leur  triomphe  ou  de  leui'  défaite. 

Un  des  mérites  de  l'auteur  de  l'ouvrage  que  nous  analysons ,  c'est 
précisément  celte  préoccupation  de  rattacher  à  l'étude  théorique  et 
stientifique  de  la  morale  l'examen  des  problèmes  politiques  et  sociaux 


Digitized  by  VjOOQIC 


522  REVUE  D' ALSACE. 

qui  pattioDoent  notre  époque  #  et  en  les  rapprochant  de  la  région 
des  principes  immuables  et  absolus  »  de  les  dégager  des  passions  et 
des  intérêts  qui  les  obscurcissent.  C'est  aujourd'hui  le  devoir  le  plus 
sérieux  et  riniérél  le  plus  pressant  de  la  philosophie ,  de  défendre 
l'utilité  si  souvent  contestée  des  hautes  spéculations  métaphysiques , 
en  montrant  que  tous  les  problèmes  qui  intéressent  le  bonheur  des 
individus  et  le  salut  des  peuples»  trouvent  leur  solution  dans  les  prin- 
cipes constitutifs  de  l'ordre  moral.  Le  meilleur  éloge  que  nous  puis- 
sions faire  du  livre  de  M.  Matter.  c'est  qu'il  a  prouvé,  une  fois  de  plus» 
que-  la  philosophie  comprend  son  devoir  et  qu'elle  est  capable  de  le 
remplir. 

Emile  Grugker  , 

profMsenr  de  phOoiophie  aa  Gymnaie  de  Strasbourg. 


Digitized  by  VjOOQIC 


UN  LIVBE  INTÉRESSANT  POUR   LES  FAMILLES  ET  L*HISTOIRE  D'ALSACE.  — 

L'Armoriai,  —  Paris,  Colmar  et  Strasbourg.  1861. 


M.  Â.  de  B.  vient  de  mettre  la  dernière  main  à  l'édition  d'un  gros 
volume  qui  paraîtra  dans  quelques  jours ,  si  déjà  il  n*a  paru ,  et  qui 
présente  un  intérêt  considérable  pour  l'histoire  d'Alsace.  Ce  volume 
a  pour  titre  :  Armoriai  de  la  généralité  d^ Alsace,  —  Recueil  dressé  par 
ordre  de  Louis  xiv  et  édité  pour  la  première  fois. —  Il  se  compose  de 
vii-i08  pages  non  compris  les  tables  que  l'on  n'a  point  placées  sous  nos 
yeux  au  moment  où  nous  traçons  ces  lignes.  L'ouvage  paraîtra  ou  a 
paru  simultanément  chez  £ug.  Barth,  libraire  à  Colmar,  chez 
E.  Piton ,  rue  de  la  Lanterne ,  à  Strasbourg  et  chez  Aubry ,  rue  Dau- 
phine ,  N^  6 ,  i  Paris.  Le  prix  en  est  de  7  francs. 

Sous  les  initiales  inscrites  en  tête  de  cette  anonce  nous  reconnais- 
sons M.  Â.  de  Barthélémy ,  ancien  sous-préfet  de  Belfort  retiré  en  ce 
moment  à  Paris  où  il  se  livre  à  ses  études  de  prédilection.  M.  de  Barthé- 
lémy, ancien  élève  de  l'école  des  chartes,  a  laissé  parmi  nous 
d'excellents  souvenirs,  et  si  nous  devions  juger  de  son  affection  pour 
l'Alsace  par  les  relations  qu'il  y  a  conservées  et  les  moments  qu'il 
consacre  à  notre  histoire,  nous  pourrions  en  induire  la  preuve  que,  à 
l'inverse  de  la  plupart  des  fonctionnaires ,  i]  paie  d'une  réciprocité 
parfaite  les  nombreuses  connaissances  qu'il  a  faites  parmi  nous  et 
qui  aiment  sa  personne  autant  qu'elles  estiment  son  caractère. 
Hâtons-nous  d'ajouter  d'ailleurs ,  que  M.  de  Barthélémy  est  quelque 
peu  Alsacien  par  sa  famille  et  qu'à  ce  titre  le  patriotisme  que  nous  lui 
reconnaissons  est  aussi  un  peu  une  dette  d'honneur. 

Cela  établi ,  passons  non  pas  à  l'analyse  i*u  livre,  ce  qui  est  l'affaire 
des  héraldisants ,  mais  à  sa  description.  11  ne  contient  pas  moins  de 
quatre  mille  cent  cinquante-deux  enregistrements  d'armoiries  con- 
cernant les  familles  nobles  et  bourgeoises ,  les  villes  et  villages ,  les 
seigneuries ,  les  comtés  et  les  bailliages ,  l'évêché  de  Strasbourg  et 
les  deux  officialités  de  la  province ,  les  abbayes ,  les  chapitres  et  les 
couvents ,  les  confréries ,  les  tribus  et  les  corporations  d'arts  et  mé- 


Digitized  by  VjOOQIC 


524  REVUE  D'ALSACE. 

tiers  «  en  un  mot  les  personnes  et  les  institutions  qui  constituaient  la  so- 
ciété civile  •  la  vie  politique  et  religieuse  de  la  province  à  l'époque  de  son 
a&nexion  à  la  famille  française.  On  saisit ,  à  la  seule  énumération  qui 
précède ,  Tintérét  qui  s'attache  à  cette  publication  pour  les  familles 
dont  la  descendance  s'est  perpétuée  jusqu'à  nos  jours ,  et  surtout  pour 
une  face  de  l'histoire  de  la  conquête  »  qui  était  jusqu'ici  demeurée  dans 
une  demi-obscurité  favorable  à  quelques  tentatives  contraires  aux 
tendances  démocratiques  du  dix-neuvième  siècle. 

Selon  le  point  de  vue  auquel  on  se  place  »  l'exhumation  de  ces  do- 
cuments peut  paraître  revêtir  lé  caractère  d'une  œuvre  rétrograde , 
ou  bien  de  progrès.  L'une  et  l'autre  thèse  peut  être  soutenue ,  mais 
nous  opinons  pour  la  dernière ,  par  la  raison  bien  simple  que  nobles 
et  bourgeois  se  confondent  avec  une  égale  docilité ,  avec  un  égal 
empressement  sous  la  main  du  maître  auquebles  premiers  se  sont 
donnés  avec  joie  pour  la  plupart,  et  que  les  derniers  ont  subi  ;  ceux-là 
font  coqflrmer  les  hochets  dérobés  aux  violences  du  moyen-âge , 
ceux-ci  les  reçoivent  de  la  main  du  prince  qui  ne  leur  laisse  pas  même 
la  liberté  de  les  refuser  ;  ils  les  lui  paient  et  la  majorité  de  leurs  des- 
cendants les  laisse  tomber  dans  l'oubli ,  où  ils  restent  en  effet  jusqu'à 
ce  qu'un  sentiment  d'équité  porte  un  esprit  recommandable  à  leur 
restituer,  en  186i ,  tel  quel,  le  patrimoine  qui  leur  appartient. 

C'est  là  véritablement  un  acte  démocratique  au  premier  chef;  car, 
outre  qu'il  répand  la  lumière  sur  un  terrain  où  quelques  velléités 
nobiliaires  ont  tenté  de  prendre  racine ,  V Armoriai  nous  montre  con- 
fondus dans  un  pêle-mêle  égalitaire  et  tout-à-fait  chrétien ,  la  mître  et 
le  rabot ,  le  noble  et  le  marchand  ,  le  bourgeois  et  le  moine ,  l'ouvrier 
et  le  fonctionnaire ,  en  un  mot  la  marque  du  croisé  avec  celle  du  dis- 
ciple de  Saint  Cr^pin.  Que  ce  sentiment  ail  été  un  des  mobiles  de 
l'éditeur,  c'est  ce  qu'il  ue  nous  appartient  pas  d'affirmer  et  encore  moins 
de  rechercher;  mais  ce  que  nous  avons  le  droit  de  dire,  c'est  que 
son  œuvre  ne  peut  avoir  pour  résultat  de  rendre  à  des  titres  le  pres- 
tige qu'ils  OUI  perdu ,  et  bien  moius  encore  de  raviver  un  esprit  de 
caste  dont  l'un  des  privilèges  honorifiques  est  dev*  nu .  par  le  fait 
même  du  Souverain ,  le  partage  de  la  bourgeoisie  du  xvii*  siècle  ou 
de  la  démocratie  de  nos  jours. 

En  publiant  ce  document  authentique ,  dit  l'éditeur  dans  son  éru- 
dite  préface,  c  nous  croyons  rendre  un  service  véritable  à  nos  com- 
patriotes et  à  l'histoire  de  la  province.  >  Gela  est  bien  dit  et  très- 


Digitized  by  VjOOQIC 


m  LIVRE  INTÉRESSANT  POUR  LES  FAMILLES  ,  ETC.  525 

vrai ,  car,  i!i  quelque  poiut  de  vue'qtte  Ton  se  place,  le  service  rendu 
est  incontestable  et  mérite  d'être  reconnu  par  tous  les  encoura^^e- 
ments  que ,  dans  notre  pays ,  l'on  ne  manque  jamais  d'accorder  aux 
efforts  de  ceux  qui  réunissent  et  élaborent  les  matériaux  de  notre 
curieuse  et.  Intéressante  histoire. 

A  nos  yeux  le  service  rendu  è  l'histoire  est  plus  considérable 
encore  que  ne  paraît  s'en  douter  M.  de  Barthélémy.  Nous  manquons 
totalement  de  connaissances  sur  l'Ârmorial  communal  de  l'Alsace. 
Jacques  Baquol ,  dans  son  Alsace  ancienne  et  moderne ,  ou  pour  mieux 
dire ,  dans  son  dictionnaire ,  nous  a  légué  les  écussons  de  cinquante- 
deux  villes  ou  villages ,  composés  au  moyen  de  renseignements  pris 
dans  les  municipalités  que  ces  armoiries  concernent.  Or,  il  a  dû 
arriver  à  ce  laborieux  ami  de  son  pays  ,  ce  qui  arrive  à  tout  écrivain 
qui  est  obligé  de  produire  sans  pouvoir  recourir  aux  sources  officielles 
qui  lui  permettent  de  donner  à  son  travail  un  contrôle  indispensable; 
c'est-à-dire  que  beaucoup  des  armoiries  qu'il  a  éditées  sont  fausses 
souvent  et  plus  souvent  encore  inexactes.  M.  de  Barthélémy  le  con- 
state dans  Tavant-dernier  alinéa  de  sa  préface  et  nous  le  reconnais- 
sons avec  lui.  Mais  nous  dirons ,  à  la  décharge  de  la  mémoire  de 
Baquol  •  que  tout  incomplet  et  tout  imparfait  que  soit  son  travail  »  il  n'a 
pas  moins  le  mérite  d'avoir  été  le  premier  livre  historique  d'une  utilité 
journalière ,  d'avoir  beaucoup  aidé  à  la  vulgarisation  des  connaissances 
en  matière  d'histoire  locale  et  enfin  d'avoir,  le  premier  dans  notre 
province,  donné  une  certaine  illustration  au  blason  communal. 

L'édition  de  V  Armoriai  arrive  à  temps  pour  rectifier  les  erreurs  du 
dictionnaire  de  Baquol ,  dont  une  troisième  édition  est ,  nous  assure- 
t-on ,  décidée  depuis  quelques  semaines.  Seulement  nous  remarquons 
que  l'éditeur  de  V Armoriai  réserve  la  publication  de  l'atlas  devant 
contenir  la  reproduction  coloriée  et  authentique  des  armoiries  des 
communes  qui ,  à  l'époque  de  la  conquête ,  ont  pourvu  à  leur  enre- 
gistrement dans  les  bureaux  de  la  province.  Le  nombre  en  est  consi- 
dérable :  nous  en  comptons  plus  de  cinq  cents ,  abstraction  faite  des 
lieux  qui,  ayant  probablement  adopté  l'armoirie  de  la  seigneurie ,  du 
comté ,  du  chapitre  ou  de  l'abbaye  dont  ils  relevaient,  ont  été  repré- 
sentés collectivement  par  l'une  ou  l'autre  de  ces  juridictions.  La 
coïncidence  de  ces  deux  projets  implique  une  question  de  propriété 
et  de  double  emploi  qu'il  est  bon  de  signaler  avant  que  chacun  ne 
reçoive  séparément  une  définitive  solution. 


Digitized  by  VjOOQIC 


526  REVUR  n'ALSACB. 

Quelque  fomiliarisé  que  Ton  soit  avec  le  langage  et  les  conoais- 
sances  héraldiques ,  il  est  assez  difficile  de  recomposer ,  avec  uoe 
irréprochable  exactitude  de  détail,  uoe  armoirie  compliquée;  la 
reproduction  risque  d'offrir  souvent  des  variantes  entr'elle  et  la  com- 
position-type sur  laquelle  la  description  a  été  écrite  ;  de  sorte  que 
pour  être  exact ,  l'atlas  aurait  besoin  d'être  composé  d'après  le  calque 
de  chaque  armoirie.  Il  nous  paraît  que  c'est  ainsi  que  l'entend  M.  de 
Barthélémy  et  qu'il  dispose  des  éléments  nécessaires  à  une  semblable 
publication.  Ces  raisons  nous  font  vivement  désirer  qu'il  soit  donné 
suite  au  projet  que ,  dans  la  préface ,  l'on  subordonne  à  l'accueil 
réservé  au  texte ,  ou  pour  mieux  dire  au  volume  qui  va  ou  qui  vient 
de  paraître.  S'il  devait  en  advenir  ce  que  nous  souhaitons»  l'historien, 
les  communes  et  l'administration  posséderaient  enfin  l'image  exacte 
du  blason  communal ,  au  lieu  d'être  réduits  à  se  contenter  de  i'à-peu- 
près  d'une  main  plus  ou  moins  habile  ou  bien  encore  de  l'imparfait 
croquis  dont,  sous  la  Restauration  #  M.  d'Hozier  a  investi ,  moyennant 
finance ,  quelques  commmunes  de  l'Alsace. 

Nous  ne  nous  dissimulons  pas  que  la  publication  de  cet  atlas  est 
une  grosse  affaire  ,  non  seulement  au  point  de  vue  des  difficultés  de 
l'exécution  »  mais  encore  au  point  de  vue  de  la  dépense.  Cependant 
elle  intéresserait  toutes  les  communias  dont  les  armoiries  seraient 
reproduites  et ,  en  outre ,  les  amis  assez  nombreux  de  notre  histoire 
provinciale.  Quel  que  restreint  que  soit  ce  public,  il  nous  semble 
susceptible  de  répondre  aux  exigences  de  l'exécution.  Si  nous  insis- 
tons sur  ce  point ,  qui  est  moins  notre  affaire  que  celle  d'un  éditeur, 
c'est  parce  que  nous  apprécions  le  dévouement  dont  M.  de  Barthélémy 
a  fait  preuve  en  éditant  le  texte  dont  l'atlas  serait  l'inappréciable 
complément. 

M.  de  Barthélémy  s'est  abrité  derrière  une  règle  qui  nous  interdit 
de  lui  chercher  querelle  sur  une  énorme  question  d'orthographié. 
Voici  comment  il  explique  un  parti  qu'il  était  plus  facile  de  prendre 
que  d'adopter,  celui  de  la  rectification  à  outrance  : 

•  Nous  avons  cru ,  dit-il ,  devoir  respecter  dans  l'édition  de  ce  volu- 
mineux document  l'orthographe  de  rorîgînal  ;  si  défectueuse  qu'elle 
soit ,  elle  va  rarement  jusqu'à  rendre  méconnaissables  les  noms  des 
familles  qui  ont  de  la  notoriété  dans  l'histoire  de  la  noblesse  alsacienne; 
la  même  remarque  s'applique  aux  familles  bourgeoises  non  éteintes , 
mais  il  n'en  est  pas  toujours  de  même  pour  les  noms  des  localités  : 


Digitized  by  VjOOQIC 


CHRONIQUE  PROTESTANTE  DE  L'ANGOUMOIS.  527 

dans  la  plupart  des  cas  noos  avons  Jugé  utile  de  rétablir  »  entre  pa* 
rentbèse ,  le  nom  du  Heu  auquel  s'applique  rappellaiton  «  plus  ou 
moins  défigurée  »  que  les  agents  de  la  conquête  ont  souvent  écrite  » 
sans  autre  règle  que  celle  résultant  de  la  prononciation  du  mot  dans 
le  langage  alsacien.  Dans  beaucoup  de  cas ,  cette  restitution  nous  a 
paru  absolument  indispensable  pour  empêcher  la  confusion  dans  les 
esprits  qui  ne  sont  point  familiarisés  avec  la  topographie  de  la  pro- 
vince. 9 

II  est  vraiment  dommage  que  cette  précaution  impose  silence  à  la 
critique  locale  qui  a  tant  de  méfaits  à  venger  à  l'endroit  d'une  fonle 
de  beaux  esprits  de  la  capitale.  Malgré  cette  précaution  nous  nous 
serions  peut-être  décidé  à  rompre  une  lance  si  nous  n'avions  immé- 
diatement réfléchi  qu'en  cette  occasion ,  nous  aurions  commis  le  plus 
injuste  desanachronismes,  eu  rendant  responsable  un  de  nos  contem- 
porains des  Injures  faites  à  notre  nationalité  par  les  Velches  de 
Louis  XIV.  Ensuite  nous  sommes  obligés  de  convenir  que  la  matière 
touchant  à  l'Etat-civil  de  l'Alsace  au  dix-septième  siècle ,  M.  de  Bar- 
thélémy a  bien  fait  de  ne  rien  changer  au  document  original  et  de 
laisser  à  chacun  des  intéressés  le  soin  de  reconnaître  les  siens. 

Louis  de  Chalandret. 


CHRONIQUE  PROTESTANTE  DE  L'ANGOUMOIS  ,   XVI%  XVI1%  XYIIP  SIÈCLE , 

par  Victor  Bujeaud.  —  In-8<>  de  394  pages ,  6  fr. 

Un  bon  livre  de  plus ,  renfermant  une  collection  de  (Pièces  rares  ou 
inédites,  toutes  relatives  à  cette  province  où  Calvin  posa  les  fonde- 
ments de  sou  Imiiiution  de  la  religion  chrétienne ,  donnant  lecture 
des  premières  ébauches  à  quelques  prêtres  et  seigneurs  qui  mon- 
traient de  grandes  velléités  pour  la  Réforme.  L'auteur  a  enchâssé  ces 
pièces  dans  un  récit  rapide  des  faits  principaux  de  notre  histoire 
nationale  pendant  les  trois  derniers  siècles.  Il  a  pensé  remplir  un 
devoir  »  comme  enfant  du  pays  »  amoureux  de  toutes  les  libertés ,  en 
dressant  la  liste  de  ceux  de  ses  compatriotes  qui  ont  été  éprouvés  par 
la  persécutiou.  Ce  livre  nous  a  beaucoup  intéressé ,  et  d'autant  plus 
que  nous  avons  été  appelé  autrefois  à  exercer  le  ministère  en  ces 


Digitized  by  VjOOQIC 


528  REVOB  D  ALSAOB. 

lieux  qai  marqaent  leur  place  dans  les  origines  de  la  RéforinatioD 
française.  Nous  étant  occupé  nous-mêmes  »  il  y  a  25  ans ,  de  l'histoire 
religieuse  de  cette  contrée ,  nous  avons  pu  reconnaître  toute  Timpor- 
tance  de  la  chronique  de  M.  Bujeaud. 

Voici  un  échantillon  de  sa  manière  de  faire  un  portrait  vivant,  celui 
de  Pierre  de  La  Place  d'Ângouléme ,  premier  président  à  la  cour  deis 
compie^^  »  que  Charles  ix  affectionnait  particulièrement ,  quoiqu'il  fut 
partisan  du  prince  de  Condé.  C'est  après  avoir  été  témoin  du  supplice 
d'Anne  Oubourg  et  des  barbaries  exercées  dans  la  capitale  sur  les 
Huguenots ,  que  La  Place  avait  fait  profession  publique  de  la  religion 
réformée  :  c  Magistrat  »  philosophe ,  historien ,  écrivain  politique  et 
religieux  »  de  La  Place  nous  apparaît  comme  le  champion  de  la  justiee 
et  de  la  légalité  •  comme  l'apôtre  du  droit  positif  «  de  la  raison  »  de  la 
mansuétude  parmi  les  protestants  du  xvp  siècle.  Sa  conversion ,  rér 
sultat  d'une  conviction  rassise ,  fut  sincère  et  désintéressée.  En  se 
déclarant  pour  la  Réforme  ,  il  n'embrassa  point  un  parti  i  mais  l'âme 
pleine  d'un  sentiment  douloureux  des  malheurs  de  l'Etat  >  esprit  ouvert 
à  toutes  les  idées  de  progrès ,  il  se  fit  un  devoir  de  contenir  ses  core- 
ligionnaires ,  en  même  temps  que ,  d'une  pLume  hardie .  il  combattait 
pour  la  liberté  de  conscience.  Un  langage  puissant  et  persuasif,  une 
intelligence  droite  et  nette ,  la  virilité  de  son  caractère  et  sa  modé- 
ration lui  avaient  acquis  une  autorité  souveraine  sur  les  HuguenoU  et 
sur  les  Catholiques.  Redoutable  aux  uns ,  aimé  des  autres  »  n'épar- 
gnant le  blâme  à  personne ,  honoré  dans  tous  les  camps ,  constant 
dans  la  disgrâce ,  allègre  au  milieu  des  persécutions ,  instruisant 
d'exemple  jusqu'à  sou  dernier  soupir .  il  montra  •  que  la  parole  de 
Dieu  était  plantureusement  distillée  en  son  âme.  >  Sa  mort  est  celle  d'un 
homme  intrépide  et  d'un  chrétien.  Ses  écrits,  où  palpite  un  cœur  tout 
français  »  d'où  déborde  une  charité  ardente ,  témoignent  de  son  patrio- 
tisme et  de  sa  vertu.  •  •  .  Il  avait  pour  maxime  :  €  Faire  le  bien  où  il 
n'y  a  pas  danger  »  est  chose  assez  commune  ;  mais  où  il  y  a  danger 
faire  le  bien ,  c'est  le  propre  office  d'un  homme  d'honneur  et  de  vertu.  > 
Tous  les  amis  des  études  historiques ,  avec  les  réformés  de  l'an- 
cienne province  de  l'Angoumois  ,  seront  reconnaissants  à  M.  Bt^eaud 
d'avoir  publié  cette  histoire  locale  nom  par  nom ,  date  par  date.  C'est 
encore  une  de  ces  bonnes  monographies  qui  sera  consultée  avec  fruit 
pour  quelque  travail  général  ou  d'ensemble. 

G.  GOGUBL, 


Digitized  by  VjOOQIC 


HISTOIRE  DE  LA  VILLE  DE  SOULTZ. 

Suite  (*). 
PÉRIODE  FRANQUB  (667  A  40i5)  APRÈS  LE  CHRIST. 

Si  nous  n'avons  pu  prouver  par  A4. B  que  Soullz  a  existé  du  temps 
des  Romains ,  il  nous  est  facile  de  démontrer  Texisience  de  cette 
localité  sous  les  premiers  rois  de  race  franque. 

Reportons-nous  pour  un  moment  à  cette  époque  ;  nous  sommes 
en  Tan  425  ;  les  Allemani  traversent  le  Rhin  ,  les  légions  romaines 
sont  chassées  de  l'Alsace ,  les  villes  sont  renversées ,  les  citoyens 
anéantis  par  Tépée  du  vainqueur  ou  emmenés  en  esclavage  ;  la  loi 
romaine  est  abolie  ,  et  notre  belle  province  tombe  subitement  dans 
la  barbarie.  En  451,  Aitilla  avec  les  Huns  traverse  l'Alsace  et  détruit 
Augusta  Rauracorum  (ville  romaine  située  près  de  Bâle).  C'est  à  cette 
période  que  notre  province  fut  divisée  en  Sundgau  (Haut-Rhin),  et 
Nordgau  (une  partie  du  Bas-Rhin) ,  et  de  cette  époque  datent  aussi 
les  terminaisons  en  ach ,  bach ,  heim,  burg,  haUsen^  kirch,  staii,  etc. , 
dont  l'Alsace  est  encore  pleine  aujourd'hui. 

En  510 ,  les  Francs  arrivent  dans  la  Gaule  (<),  ils  embrassent  le 
Christianisme ,  et ,  sous  l'influence  des  évéques ,  ils  rebâtissent  les 
villes ,  réparent  les  villas  romaines  et  font  cultiver  les  terres.  Les 
rois  mérovingiens ,  très-adonnés  à  la  chasse  »  viennent  demeurer  à 
risenbourg  (Rouffach),  à  Marlenheim  ,  à  Sierentz  ;  ils  font  de  riches 
dotations  aux  monastères  naissants  et  c'est  dans  les  chartes  de  dota- 
tions que  l'on  retrouve  l'histoire  des  villes  et  villas  habitées. 

(*)  Voir  la  livraison  de  novembre ,  page  509. 

(*)  Les  Francs  ne  prirent  pas  possession  de  l'Alsace  dîreetement  après  les 
Romains  ;  ils  snlijaguèreDt  les  Allemani  qui  avaient  chassé  les  Romaios  vers  Tan 
420  après  le  Christ,  et  qui  étaient  demeurés  maîtres  ée  cette  province  pendant  90 
ans.' 

£*Séne.—2«  Année  54 


Digitized  by  VjOOQIC 


530  REVUE  D'ALSACE. 

Quelques  maisons  furent  alors  bâties  à  Souitz  ainsi  qu'à  Âiscbviller* 
puis  vers  Tan  600,  une  petite  église  dédiée  à  St-Maurice  fut  élevée  dans 
la  première  de  ces  localités. 

Sous  le  règne  des  mérovingiens  Childéric  il  et  Tbiérri  m,  il  existait 
en  Alsace  un  ducgouverneur,  nommé  Eticbon,  ou  Atbic,  (en  allemand 
Âdelbert);  son  épouse  se  nommait  Beresvinde  et  était  proche  parente 
de  St-Léger.  évéque  d'Antun.  Ce  duc  attendait  avec  impatience  la 
naissance  d'un  fils,  premier  fruit  de  son  mariage;  il  fut  tellement 
irrité  de  voir  naître  une  fille  aveugle ,  qu'il  la  bannit  de  sa  présence 
et  voulut  même  la  faire  périr. 

Une  fidèle  nourrice  la  transporta  au  monastère  de  Palme  en  Bour- 
gogne (Baume-les-Dames)»  où  le  baptême ,  que  lui  administra  Saint 
Ërhard  opéra  le  miracle  d'ouvrir  ses  yeux  à  la  lumière.  Le  père  la 
reprit  plus  tard.  Cette  fille  fut  St-Odile  qui  fonda  l'abbaye  de  Hohen- 
bourg  et  celle  de  Niedermunster. 

i^  c  En  667,  Adelbert ,  aida  à  fonder  l'abbaye  d'Eberstmûnster,  Il 
donna  à  cette  abbaye  plusieurs  de  ses  domaines  situés  dans  la  haute 
Alsace  ,  entre  autres  la  cour  seigneuriale  et  l'église  de  Souliz  avec 
toutes  les  dîmes  du  ban  de  cette  ville  (i). 

^^  c  Sainte  Odile,  abbesse  de  Hohenbourg  et  fille  d' Adelbert,  fonda 
l'abbaye  de  Niedermunster  vers  Tan  700  ;  elle  adjugea  à  celte  dernière 
des  biens  situés  à  Souitz  : 

c  Sulze  cum  suis  appenéUcus ,  est-il  dit  dans  le  testament  de  cette 
abbesse  .  fait  vers  l'an  708  (^). 

3®  c  Du  temps  de  Colombe ,  qui  était  l'abbé  d'Eberstmûnster  sous  - 
le  règne  de  Pépin  ,  vivait  un  prêtre  nommé  Irin  ,  qui  bâtit  à  Souitz , 
près  de  la  porte ,  l'église  de  S.-Pierre ,  ecdesiam  que  cella  sancti 
Peirt  dicitur,  dit  la  chronique  d'Ebersmunster;  cette  église  fût  consa- 

{*)  La  chronique  d'Ebersmûnster,  qui  raconte  ce  fait ,  se  trouve  dans  la  biblio- 
thèque  de  Schlestadt  ;  elle  a  été  publiée  en  partie  en  17i7,  par  Dom  Martène. 

Le  texte  de  la  dotation  d'Adalric  porte  «  Ac  suprâ  altare  sancti  Mauriqi  oontra- 
didit  in  Suiza ,  curtis  dominica  cum  omnibus  appendicis  »  puis  pour  fixer  l'éten- 
due du  ban  de  Soulz  «  ac  totus  simul  bannuus  généralis  a  jugo  montis ,  qui 
Beleus  didtur  (balon)  et  à  fonte  qui  Breitenbninnen  vocatur,  usque  ad  saltum 
qui  Munebruochisvocatur.  >  C'est  donc  par  erreur,  que  le  balon  est  appelé  balon 
de  Guebwiller.  Cette  montagne  depuis  667  ftit  partie  de  la  banlieue  de  Souliz. 

(■)  Granduibr  ,  Biêtoirs  d9  VégUn  d$  Strasbourg. 


Digitized  by  VjOOQIC 


HISTOIRE  DE  LA  VILLE  DE  SOULTZ.  554 

crée  par  Pirmin ,  abbé  de  Reichenau  lequel  vinl  se  retirer  en  Alsace, 
en  Tan  7i7. 

4^  c  Carloman  roi  d'Austrasie,  par  son  diplôme  du  6  mai  770.  con- 
firme à  l'abbaye  d'Ebersmûnster  les  possessions  qu'Adairic ,  duc 
d'Alsace ,  avait  acccordées  à  ce  monastère  dans  le  ban  de  Souitz , 
{In  suiza  cum  omnibus  ad  $e  perientibusj. 

5<»  c  L'empereur  Charlemàgne  en  fit  autant  par  son  diplôme  du  12 
août  810.  (Grandidier,  il ,  Hist,  de  Véglhe  de  Strasbourg. 

6^  c  Enfin  ,  Louis-le-Débonnaire .  dans  une  charte  du  i«'  mai  818 , 
assigne  à  Tabbaye  d'Ebersmûnster»  une  cour  dominicale  dans  SOuItz 
avec  toutes  ses  dépendances ,  c'est-à-dire  l'église  avec  ses  dîmes .  la 
cour  qui  est  près  de  la  porte,  la  chapelle  de  Sarmenza  (Sermersheini 
près  Réguisheim)  relevant  aussi  de  la  dite  cour  delà  porte  ;  dans  le  ban 
de  Regenesheim ,  (Réguisheim)  la  dîme  de  deux  manses,  celle  de  cinq 
manses  dans  Gundolvesheim,  celle  d'une  vigne  dépendant  aussi  de  la 
•même  cour.  Tout  ce  qui  dépend  de  ladite  cour  dominicale  de  Suiza  dans 
Balieresheim  »  Batenheim  ,  Buclicheseim  dans  Hirzvelt ,  dans  Polle- 
villre  paie  la  dlme  à  la  cour  de  la  porte.  Enfin ,  la  charte  donne  à 
l'abbaye  tout  le  ban  c  de  ipsa  villa  sive  marcha^  que  marcha  orditur'ui 
jugo  moniii  qui  Peleus  dicitur  >  de  cette  villa  même  de  la  marche  »  et 
cette  marche  commence  au  sommet  du  mont  qu'on  appelle  le  balon 
(Schœpflin ,  t.  iv  p.  206). 

De  tous  ces  passages  nous  pouvons  conclure  que  Souitz  apparte- 
naît  à  k'abbaye  d'Ebersmûnster  dès  l'an  667  ;  ce  n'est  que  vers  l*an 
1015  que  notre  ville  fit  partie  du  haut-mundat  et  perdit  son  titre  de 
cité  abbatiale  ;  voici  de  quelle  manière  : 

Dès  l'an  889,  le  roi  Arnolf  avait  placé  le  monastère  d'Ebersmûnster, 
sous  la  surveillance  de  l'évéque  de  Strasbourg  ;  or,  en  l'an  1007, 
Werinhaire  ou  Wernber»  qui  descendait  en  ligne  directe  d'Athic , 
occupa  le  siège  épiscopal  de  Strasbourg. 

Cet  homme  était  actif ,  ambitieux  et  doué  de  beaucoup  de  talents. 
Lié  intimement  avec  l'empereur  Henri  ii»  il  profita  de  sa  position  pour 
enrichir  sa  famille. 

Il  avait  fait  bâtir,  par  son  frère  Radebotou,  le  Burg  de  l'avoir,  le  châ- 
teau de  Habsbourg  (1),  qui  plus  tard  donna  son  nom  à  l'illustre  famille;  il 
avait  accompagné  l'empereur  dans  toutes  ses  campagnes  et  s'était 

■  «  •  i  I  ■  Il  t^^m^ 

(*)  Der  Burg  dêr  Habe. 


Digitized  by  VjOOQIC 


553  RRVm  9'AL8ACS. 

approprié  beaucoup  de  biens  appartenant  à  l'abbaye  d'Ebersheim  0). 
Cette  dernière  »  tant  que  Tempereur  Henri  fut  en  vie ,  n'oaa  pas  se 
plaindre,  mais  après  sa  mort,  l'abbé  frostré  se  rendit  chez  Conrad,  le 
successeur  de  Henri»  et  lui  exposa  ses  griefii.  Conrad,  n'osant  attaquer 
de  front  le  redoutable  éTéque,  l'envoya  comme  ambassadeur  i  Cons* 
tantinople ,  où  II  périt  misérablement  vers  l'an  4099. 

Souitz  néanmoins  ne  fut  plus  rendue  à  l'antique  monastère  ;  son 
bailliage  fut  incorporé  au  baut^mundat ,  aux  terres  de  l'évéque  de 
Strasbourg.  La  cour  dominicale  resta  seule  aux  religieux  d'Ebers- 
heim; ils  la  vendirent  plus  tard  à  l'évéque  de  Bftie,  qui  la  posséda 
jusqu'à  la  révolution  de  1789. 

Il  nous  reste  encore  un  souvenir  des  relations  que  nous  avions  avec 
Ebersheiif).  St.  Maurice»  le  patron  de  notre  cité  >  le  chef  de  la  légion 
thébaine,  immolé  pour  la  foi,  était  aussi  le  patron  de  l'abbaye  d'Ebers- 
heim et  nous  fut  probablement  imposé  par  cette  dernière. 

Nous  venons  de  voir  que  la  ville  de  Souitz  fut  annexée  au  haut- 
mundat  vers  l'an  1015;  nous  sommes  amenés  naturellement  à  exami- 
ner kl  question  territoriale  qui  portait  ce  nom,  son  origine ,  son  éten* 
due  et  sa  constitution  politique. 

La  haute  et  la  basse  Alsace  possédaient  chacune  un  arrondissement 
remarquable ,  riche  en  villes  fortes ,  en  châteaux  ,  en  villages  et  eo 
propriétés  rurales,  qui  n'étalent  ni  un  Pagus,  ni  un  comté  et  qu'on  ap- 
appelait  Emunitas.  Ce  nom  d'Emunitas  est  devenu  munîtas ,  dont  le 
vnigaire  a  fait  mundat. 

Les  habitants  des  districts  jouissant  de  l'émuaité  portaient  en  alle- 
mand le  nom  de  Mundater, 

Le  haut-mundat ,  dont  RoutTach  était  le  chef-lieu  ,  forma  le  pre- 
mier et  le  plus  ancien  patrimoine  de  l'évéché  de  Strasbourg  ;  le  roun« 
dat  inférieur  était  celui  de  l'abbaye  de  Wissembourg,  sise  dans  l'évéché 
de  Spire.  L'un  et  l'autre  furent  un  don  de  la  libéralité  du  roi  Dago- 
bert.  Voici  l'origine  du  haut-mundat  : 

En  l'an  675 ,  Sigebert ,  le  61a  unique  de  Dagobert  ii ,  roi  d'Ans* 
trasie ,  chassait  dans  la  forêt  d'Ebersheim  (^)  :  monté  sur  un  cheval 

(*)  La  chronique  d'Ebersheim  lapporte  le  Sût  «  allodia  et  cartes  qoUaoi  suicU 
Maurïcii  novreniesis ,  cenobli  fratri  suo  per  rapinam  ooncesslt  Weritthavk»s  «pis- 
copas  idest  Salu  cum  perUaentlis  sois.  —  Dam  ifartènê, 

(*)  Bberaheim ,  près  dl&bersmOaster. 


Digitized  by  VjOOQIC 


HISTOIRE  DE  LA  VILLE  DE  S0ULT2^  S35 

fouiBfQem ,  il  poursui?ait  de  toute  80d  ardeur  un  sanglier  d'une  gros- 
seur énorme  ;  bientôt  il  l'atteint  et  il  lui  porte  un  vigoureux  coup 
d'épieu  ;  la  béte  féroce,  blessée  et  ivre  de  fureur»  fait  volte-face  et  se 
précipite  sur  le  diasseur  ;  le  cheval  du  prince  est  effrayé,  il  se  cabre 
et  met  son  cavalier  à  terre  ;  Sigebert  resta  comme  mort  sur  la  place 
et  fut  ramassé  par  sa  suite  (^).  Qui  pourrait  concevoir  la  douleur  de 
Degobert  et  de  toute  la  famille  royale  »  quand  on  apporta  lé  corps  du 
prince  tout  sanglant  dans  le  château  de  llsenbourg  (^.  Le  monarque 
franc  en  fut  inconsolable  et  la  reine  éclatait  en  sanglots  ;  dans  cette 
consternation  on  ne  savait  que  faire  ,  lorsque  quelqu'un  prononça  le 
nom  de  l'évéque  de  Strasbourg. 

Or,  à  cette  époque  un  homme  pieux  et  irès-vénéré  occupait  le  siège 
épiscopal  ;  c'était  St  Arbogaste.  Le  roi  le  fil  chercher  immédiatement  ; 
arrivé  sur  l'Isenbourg,  Arbogaste  versa  d'abord  le  beaume  de  la  con* 
solation  dans  le  cœur  du  pieux  monarque,  puis  il  s'enferma  seul  avec 
le  cadavre  de  Sigebert  dans  la  chapelle.  Là  il  passa  toute  la  nuit  en 
oraisons ,  il  conjura  le  Seigneur  de  rendre  la  vie  à  Sigebert  ;  le  Sei- 
gneur exauça  les  humbles  supplications  de  son  serviteur,  le  prince 
revint  à  la  vie  et  St  Arbogaste  le  présenta  sain  et  sauf  à  ses  parents  (*). 
Comblé  de  bénédictions ,  l'évéque  de  Strasbourg  voulut  se  dérober 
par  une  prompte  fuite  aux  témoignages  de  reconnaissance  qui  lui 
arrivaient  de  tontes  parts  ;  mais  Dagobert  le  retint  auprès  de  sa  per- 
sonne ;  le  roi  était  pensif,  il  parcourait  en  esprit  toute  l'Alsace ,  cber- 
chant  s'il  ne  trouverait  pas  un  lieu  qui  fut  propre  à  être  donné  en 
récompense  à  Arbogaste  ;  il  lui  sembla  que  la  ville  de  Rubeach  (oppi- 
dum Rttbiackum)  et  ses  environs  étaient  propres  à  une  donation  de 

(*)  U  y  a  des  histoneas  qui  prétendent  qu'il  fût  foulé  aux  pieds  de  son  cheval , 
d'autres  acceptent  qu'il  fut  blessé  par  le  sanglier  ;  nous  pensons  qu'il  fot  simplement 
jeté  à  terre,  et  qu'il  tomba  en  syncope. 

(')  Le  château  de  l'Isenboarg  dominait  Rouffach ,  c'était  une  résidence  royale. 

f]  Le  St.  évèque,  ^  c6té  des  prières,  a  peut-être  (ait  usage  de  quelques  médi- 
caments :  la  médecine,  la  chimie  et  la  physique  n'étaient  pas  inconnues  aux  célé- 
brités religieuses  d&  cette  époque ,  témoin  St.  Golomban  qui  ne  kûssait  pénétrer 
personne  dans  une  certaine  partie  de  son  abbaye  de  Luxeuil.  La  reine  Brunebaut 
elle-même  ne  peut  foire  déroger  à  la  règle.  Ce  lieu  séparé  des  profanes  contenait 
peutrêtre  le  laboratoire  du  chimiste .  le  cabinet  d'étude  du  physicien  et  du  mé- 
decin. {Ànti^itét  4e  Bêmiremont ,  par  Ch.  Frirj,  1835.) 


Digitized  by  VjOOQIC 


83A  RBVUB  d'alsacb. 

cette  importance  ;  il  ne  différa  point ,  le  cfaancelier  fui  appelé  et  la 
donation  fut  faite  {Âcia  sancL,  u  V.  p.  178). 

L'acte  de  donation  fut  remis  à  Arbogaste  en  présence  de  toute  la 
cour',;  le  prélat  de  retour  à  Strasbourg»  le  déposa  soleunellennent  sor 
le  grand  autel  de  sa  catbédrale  en  présence  du  cJergé ,  et  en  Al  don 
à  Nolre^ame  ('). 

Le  mundat  qae  Dagobert  donna  à  l'église  de  Strasbourg  était  très- 
étendu;  il  comprenait  le  pagus  de  Rubiacus,  une  partie  de  la  marche 
de  Soultz  »  et  d'autres  localités  situées  dans  le  comté  dlllicbe  (une 
partie  du  Sundgau  inférieur).  Il  était  limité  au  sud  par  Gernay»  Staf- 
felfelden  et  Mulhouse»  au  nord  par  Colmar  et  Eguisheim,  à  l'ouest  par 
les  Vosges  et  à  Test  par  la  forêt  de  la  Hardi. 

Le  mundat  a  éprouvé  bien  des  Yîcissitades ,  et  a  vu  tour  à  toitr 
agrandir  ou  diminuer  son  territoire.  Ensisheim  «capitale  de  l'Alsace 
autrichienne  et  Meyenheim,  siège  des  assises  landgraviales»  formaient 
dans  le  temps  les  extrémités  du  mundat.  La  ville  de  Sainte-Croix 
et  les  trois  villages  de  Woffenheim ,  de  Bliensviller  et  de  Dings- 
heim,  annexés  autre  fois  à  Ste.  Croix  et  qui  ont  péri  pendant  la  guerre 
.  des  Armagnacs,  ainsi  que  Haltstadt,  Hûsseren  et  Voegtlioshoffeu  fai- 
saient au  i4*  siècle  partie  du  mundat. 

Beaucoup  de  biens  lui  ont  été  enlevés  par  Fabbaye  de  Murbach  et 
surtout  par  les  Habsbourg  d'Autriche,  toujours  jaloux  d'étendre  leur 
pouvoir  et  d'augmenter  leurs  richesses. 

Le  bailliage  d'Eguisheim  avec  Wettolsheim  et  Morschwiller  ne  fut 
annexé  au  mundat  que  vers  le  commencement  du  i3^  siècle ,  après 
l'extinction  de  ses  comtes  particuliers. 

Au  commencement  de  la  révolution  de  1789  le  mundat  comprenait 
trois  bailliages,  celui  de  Rouffach  ,  celui  de  Soultz  et  celui  d'Eguis- 
heim  ;  les  fiefs  qui  en  dépendaient  uppartenaient  aux  Waldner  de 
Freundstein  et  Ollweiler)  et  aux  Schauenbourg  (Jungholz ,  Schran- 
kenfels  et  Herriisheim)  (S). 

[*)  L*acte  de  dotation  a  péri  ;  il  y  a  heureusement  d'autres  documents  propres 
^  y  suppléer. 

(*)  Voici  rénumération  des  villes ,  bourgs,  villages  et  châteaux  qui  composaient 
primitivement  le  haut-mundat. 

Villes  :  Rouffacb  ,  Soultz ,  Ensisheim  ,  BoUwiller. 

Villages  :  AIschwiller,  AlrichswiHer,  Hartmannswillcr,  Wuenhcim,  Rimbach-Zell, 
Raedersheim ,  Pulversheim,  Wittelsbeim,  Wittenheim,  Woffenheim,  Meyenheim, 


Digitized  by  VjOOQIC 


HISTOIRB  DB  LA  VILLB  DE  SOULTZ.  555 

D'où  vient  ce  mot  le  oiundat^  da$  Mundat ,  donné  à  cette  immense 
propriété?  Wehner  suppose  qu'il  vient  de  murniu  datum,  récompense 
donnée ,  d'âutres  en  font  manu  datum,  affranchi  ;  Il  nous  paratt  vrai- 
semblable de  former  ce  mot  de  immunité,  îmmtititioi,  espèce  de 
franchise  particulière  que  les  rois  donataires  accordaient  à  ces  dis- 
tricts. 

En  effet,  le  même  roi  Dagobert,  dans  le  diplôme  octroyé  à  l'abbaye 

de  Wissembonrg  et  par  lequel  il  créa  le  bas-mundat(daf  wif^re  Jfun- 

.  doi),  emploie  le  mot  Emunitat;  *  que  le  père -abbé,  dlt*il,  et  tous  ses 

frères  jouissent  librement  »  sous  la  protection  de  notre  émunité ,  de 

tout  ce  qui  appartient  à  l'abbaye. 

L'émuoité  affranchissait  le  territoire  de  la.juridiction  des  comtes, 
des  vicomtes ,  des  centeniers  et  de  tous  les  autres  agents  du  pouvoir 
royal ,  et  elle  donnait  à  l'évéque  la  faculté  d'y  instituer  les  juges  qui 
lui  conviendraient. 

L'officier  par  lequel  l'évéque  faisait  régir  le  mundat  portait  le  nom 
d'Obervogt  ;  cette  charge  fut  concédée  en  6ef  aux  comtes  de  Habs- 
bourg ,  à  la  condition  de  rendre  la  justice  d'après  la  coutume  de 
Strasbourg  et  de  percevoir  le  tiers  de  la  taille  seigneuriale  vulgaire- 
ment appelée  die  Bethe.  Rodolphe  de  Habsbourg ,  avant  de  monter 
sur  le  trône  impérial ,  rendit  le  6ef  de  cette  advocatie  (i)  à  l'évéque 
Henri  (4260)  ;  il  se  réserva  le  droit  d'appel  (Gexog)  et  la  franchise  du 
passage  sur  les  terres  du  mundat  pour  lui  et  les  siens. 

Lorsque  les  Habsbourg  eurent  résigné  celle  charge ,  les  évéques  ne 
l'abrogèrent  pas,  mais  ils  la  donnèrent  à  des  hommes  nobles  et  éprouvés. 
Soultz  et  Eguisheim  eurent  parfois  dés  Untervogl ,  d'où  il  résulte 

« 
Bleinswiller,  Diogsbeim ,  Ste.-Croiz  ,  Klein,  Phaffenheim,  Guodolsheim,  Guebers- 
wibr,  Westhalten,  Orschwibr,  Osenbihr,  Osenbacb,  WinzfeldeD ,  Sonlzmatt,  Hûs- 
sereD  ,  W'ettolsbeim ,  Obermorscbwihr ,  ADdoUbeim ,  HattsUdt ,  VœglliQsboffen , 
Sundbeim. 

Gbâteaux  :  Isenbourg ,  Freundstein,  Buchnek,  Jungboitz,  Ollwiller,  Orschwibr, 
Hobenack  ,  Scbrankenfels  ,  Wasserstelzen ,  Spiegelburg  ,  Laubeck  ,  Zillbaosen  , 
PresteDricb  ,  Wagenbourg,  (Soulzmalt)  et  Jestelt  (Scbœpflin.,  t.  IV  p.  202). 

(')  Chaque  monastère,  chaque  maison  religieuse  s'était  choisi  une  famille  noble 
pour  la  défendre  en  cas  de  besoin  ;  le  chevalier  chargé  de  cette  protection  se 
nommait  radvocatas  ;  très-souvent  ces  protecteurs  empiélaienl  sur  les  terres  el  la 
fortune  de  leurs  clients* 


Digitized  by  VjOOQIC 


836  KVin  D'ALSACB. 

qae  ces  villes  a?ec  les  Tillagos  qui  en  dépeodaieBl  soDl  a|>pelés4l«6 
Vogteyen  ('). 

Dans  les  premiers  siècles  de  son  eiisleoce  ,  le  mandat  était  régi 
d'après  les  lois  de  la  ville  de  Strasbourg.  Plus,  tard  •  chacmie  de  ces 
villes  coiisiilua  ses  lois ,  ses  franchises  à  elle ,  ce  quiarrivait  d'ailleufs 
à  toutes  les  cités  du  moyeu-ige.  Chacune  de  ces  trois  vQgtey  devint 
fodépendanle  Tune  de  l'autre.  Aussi  i  partir  du  xv«  siècle  on  ne  pou- 
vait plus  considérer  Roufiich  comme  éunt  la  capitale  du  mundti-. 
attendu  que  Souliz  et  Eguisheim  avaient  déjà  leur  magistrat  à  eu», 
parfaitement  indépendant  de  celui  de  RouSach.  L'évéque  au  xii?  siècle 
disait  dans  ses  actes  :  umer  Obermundai  zu  Ruffach  ;,au  xvi«  siècle  la 
.formule  était  changée.)  on  écrivait:  vM^er  Obermundai  zu  Ruffach. 
Suliz,  Eguisheim  mil  Thëlem  unâ  Dôrfem  $o  dazu  gehôeen.  Le  ma- 
gistrat de  Souitz  dans  ses  actes  ne  disait  plus  :  SouU  im  Ruffacher 
Mundat,  mais  :  ii;îr  Vogt,  Schullheis^  BûrgermeiiUr  und  Ralb  der  Sladt 
Sulz  9  Obermundai ,  im  BasUrtnilhum  •  Ober*EUai$  gelegen  etc«  »  car 
quant  au  spirituel  »  le  mundat  relevait  de  l'évéque  de  Bâie 

L'évéque  nommait  le  bailli,  de  chaque  vogtey  ;  c'était  le  premier 
magistrat  du  distria ,  duquel  ou  appelait  au  palais  de  l'évéque  pour 
se  pourvoir  encore,  si  besoin  était»  près  de  l'empereur;  au  xviir.  siècle , 
c'était  le  conseil  souverain  d'Alsace  qui  jugeait  en  dernier  ressort  ;  le 
le  mundat  aloi*s  était^  administré  par  un  des  membres  du  grand  cha- 
pitre de  Strasbourg.  Ce  chanoine  s'occupait  spécialement  de  la  juri- 
diction et  des  besoins  de  ce  district. 

Examinons  maintenant  quelles  élaieni  les  franchises  et  l'organisa- 
tion politique  de  notre  ville. 

*     PRIVILÈGES  DES  HABITANTS  DU  MUNDAT. 

Les  habitants  de  la  ville  de  Soullz ,  comme  tous  ceux  du  mundat, 
jouissaient  de  certains  privilèges  octroyés  aux  sujets  de  l'évéque  de 
Strasbourg.  En  thèse  générale ,  ou  peut  dire  qu'ils  étaient  plus  heu- 

(*)  La  VQgtey  de  RoulEich  comprenait  en  1789  Rouffacb ,  Soulzmatt,  P&ffenheiin, 
GHeberscbwihr ,  W«s(hallen,  Gundoisbeim ,  Orachwilir»  Osenbacb  ,  WiozfeléeOt 
et  le  village  de  Sandheim ,  détruit  depuis  longtemps. 

Celle  d'Eguisbeim  comprenait  Eguisheim,  Wettolsbeim  et  Obermorschwiller. 

Celle  de  Soulu  renfermait  Soulu,  Wuenbeim,  Rimbach-Zell  et  Hartmannswiller. 


Digitized  by  VjOOQIC 


HISTOIRE  DB  LAVIU^E  MB  SOULTZ.  957 

reoi  que  te  reste  de  là  population  d'Alsace,  la  dûmîBàtion  du  priuce- 
éféque ,  étaot  plus  douce  que  celle  des  haut-barons  féodaux ,  et  ses 
terres  étant  bien  rarement  ravagées  ;  car  on  y  regardait  à  deux  fois» 
avant  que  d'Indiapoeer  ce  pvissant  prélat ,  qui  nvait  pour  soutien  le 
pape  et  t'eiBpereur  (*)• 

Néanmoins ,  iors  des  interrègnes  et  des  doubles  élections,  alors  que 
révéqne  était  obligé  d'opter  pour  un  des  deut  candkats  qui  se  dispu- 
taient Tenipire,  il  arriifait  que  celui  qui  n'avait  pas  son  adhésion, 
se  vengeah  par  te  fer  et  le  féu  ;  souvent  aussi ,  le  siège  épiscopal 
était  oocilpé  par  des  prélats  belliqueux ,  qui  préféraient  le  casque  à 
la  nttre  et  qui  attiraient  bien  des  maux  h  leurs  sujets  logiquement 
exposés  d'après  les  convenances  féodates ,  à  payer  de  leurs  biens  et 
é^  leurs  personnes  •  les  faiHes  ou  les  turpitudes  de  leurs  maîtres. 

c  En  décembre  775  Gbarlemagne  déclarait  exempts  du  droit  de 
péage  tons  les  hommes  de  Tévéque  de  Strasbourg  ;  il  est  dit  dans  ce 
diplôme  :  pour  que  nulle  part ,  dans  les  cités ,  burgs  ,  bacs  et  ports 
aucun  admmistrateur  de  la  chose  publique  n'exige  le  moindre  impôt 
des  hommes  de  ladite  église ,  lorsqu'ils  vont  par  terre  oh  par  eau , 
avec  char  ou  bétes  de  somme,  dans  le  but  de  faire  commerce  ;  qu'en 

CJ  L'évèqoe  de  Stnsbourg  était  prince  du  St.  Empire  romain  ;  il  possédait 
doaae  haiUitges,  trois  comtés  et  un  grand  nombre  de  efaâtcaax  assis  dans  la 
plaioe  et  sur  tes  Askigs  des  Vosges.  Sept  de  (ces  bailHages  éuient  situés  dans  la 
Basse-Alsace  ,  k  savoir  :  ceux  de  Benfeid  ,  de  Markolsheim,  de  Schirmeck ,  de 
Sayerne  ,  de  Dachstein ,  du  Kochersberg  et  de  la  Waaaenan  réunissant  pour  le 
moins  une  population  de  120,000  âmes  ;  deux  autres  étaient  situés  au-delà  du 
Rhin  ;  celui  d'Oberkirch  et  celui  d*Ettenheim ,  trois  dans  la  Haute-Alsace  qui 
formaient  le  mundat.  Les  comtés  étaient  ceux  de  Dagsbourg,  de  Luzelstein ,  de 
Lichtenberg.  Parmi  les  châteaux  nous  citerons  :  le  Haut-Barr,  le  Hobenstein  ,  le 
Bemstein ,  le  Hnndstein ,  le  Greiffenstein  ,  le  borg  de  Girbaden  etc.  La  viUe  de 
Strasbourg  aussi  était  tribniaire  du  prince^véque.  ftinni  les  vassaux  da  prince 
épiscopal  on  oomptait  les  Rappolstein,  les  Scbauenbonrg ,  les  Waldner,  les  d'And- 
lau ,  les  Soulz ,  les  Pfiaffeaheim  ,  les  âerolseck ,  les  Wanaser,  les  Turkheim ,  les 
Bollwiller,  les  Ochsenstein ,  les  Hittenbeim ,  les  Winstingen ,  les  Dettlingen  ,  les 
comtes  de  Unange ,  de  FerreUe ,  de  Salm,  de  Habsbooig ,  de  Kaseneileabogen  , 
les  landgrafs  de  Weid,  tes  princes  de  P«rstenberg  et  rempereur  Itti-anème  à  qui 
révéqne  avait  donné  en  fief  la  ville  de  Mulbausen ,  stegullërt  esnséqMnce  du 
sfstànie  fléodal  ;  le  ciief  s«prène  de  Tétât  se  trouvait  être  le  vassal  d^en  de  ses 
vassaux.  QliAnt  à  la  fores  militaire ,  le  prince  évéqne  diaposait  de  10,000  tetw* 
sins  et  de  fOOO  eavaUeiè  ara^  de  pied  en  cap. 


Digitized  by  VjOOQIC 


558  REVUE  D'ALSACE. 

conséquence  tout  sujel  de  l'éfiflise  de  Strasbourg  ait  la  facuhé  de 
transporter  ses  marchandises  librement  et  sans  redevance  et  par  tout 
l'empire. 

f  En  992,  Otton  m  confirma  ce  privilège  commercial. 

c  En  1346,  révéque  Bertbold  de  Bucbeke  concéda  à  ses  très-chers 
sujets  du  mundat  Tusage  commun  dans  une  très-grande  étendue  des 
foréu  de  la  Vosge  (i).  Strobel,  t.  m.  p.  151. 

c  En  i558,  révéque  Jean  de  Licbtenberg  obtint  de  l'empereur 
Charles  iv ,  que  nul  sujet  épiscopal  ne  pût  être  distrait  de  ses  juges 
naturels,  représentés  par  les  bourgeois  composant  le  sénat  {der  Jtoift) 
de  la  ville  et  de  la  vogtey. 

c  Die  Leule  die  in  der  Stadi  und  auMierhalb  der  Sladt ,  die  in  die 
Gerichie  oder  Vogleyen  gehoren,  an  kein  Landgericht  (justice  du  land- 
grave) noch  an  der  Gerichl  forlreten  miiuen  der  wer  zu  ihnen  zu  spre» 
chen  hat  »  der  soll  dos  thun  vor  dem  Schultheisxen  daselbst.  > 

Ce  privilège  pour  cette  époque  était  énorme  ;  les  bourgeois  étaient 
jugés  par  leurs  pairs ,  on  ne  pouvait  les  déplacer  ',  ils  n'étaient  pas 
justiciables  du  landgraf  (espèce  de  grand-juge  féodal). 

c  Cette  franchise  politique  fut  confirmée  en  1380  par  l'empereur 
Wenceslas,  et  en  1434  par  l'empereur  Sigismond ,  puis  encore  •ratifiée 
par  Frédéric  ii. 

L'impôt  que  le  haut-mundat  payait  à  son  seigneur  était  en  l'année 
i^OO  de  cinq  cents  livres  stebler  (^);  en  1860  le  seul  bailliage  de 
Soullz  payait  au  fisc  de  Louis  xiv  huit  cent  quatre  vingt  trois  livres. 
Les  temps  avaient  bien  changé  ! 

Quant  au  contingent  en  hommes  que  noire  circonscription  devait 
fournir,  il  variait  suivant  les  circonstances  ;  en  temps  ordinaire,  il 
était  de  cent  hommes  d'infanterie  et  de  quinze  cavaliers  ;  quand  le 
seigneur  évéque  faisait  la  guerre  pour  son  propre  compte  ,  il  y  avait 
une  levée  en  masse,  tout  homme  valide  était  alors  obligé  de  marcher. 

Ch.  Knoll. 
(La  êuUe  à  une  prochaine  livraison.) 

{*)  On  appelait  la  Vosge ,  pays  de  la  Vosge ,  des  forêts,  Tallées ,  vallons  et  éu- 
blissements  habités  qui  se  trouvaient  enclavés  dans  la  chaîne  des  Vosges. 

(*)  En  Tannée  du  seigneur  1300 ,  le  pays  possédé  par  Vévèque  de  Strasbourg, 
et  qui  s'étend  depuis  Wettolsbeim  jusque  et  y  compris  Soultz ,  ne  payait  à  son 
seigneur  que  cinq  cents  livres  stebler,  dont  le  tiers  était  attribué  au  landgraf. 
Chronique  d9S  dominicaini  de  Colmar,  page  75. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES 

DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE. 


Suite  et  fin»  Ç) 


Nous  pourrions  nous  étendre  encore  sur  quelques  autres  caractères 
moins  saillants ,  il  est  vrai ,  mais  tracés  également  de  main  de  roaitre, 
tels  que  celui  de  Jocaste ,  l*épouse  légère  et  sans  cœur  d'Oedipe  • 
celui  de  Clytemnesire  •  mère  dénaturée  autant  que  criminelle ,  dans 
Electre  ;  nous  nous  bornerons  pour  le  moment  à  une  seule  observa- 
tion» c'est  que  sur  les  sept  pièces  qui  nous  sont  restées  de  Sophocle, 
il  n'y  en  a  qu'une  seule ,  celle  de  Philoctète ,  où  nous  ne  rencontrons 
point  de  rôle  de  femme ,  tandis  que  dans  les  six  autres ,  c'est  le  plus 
souvent  la  femme  qui  se  trouve  placée  au  premier  rang.  Cette  prédi- 
lection du  grand  poète  tragique  pour  la  peinture  des  caractères  de 
femmes,  et  surtout  l'habileté  avec  laquelle  il  a  su  les  tracer»  s'ex- 
pliquent en  grande  partie  par  la  douceur  presque  féminine  de  son 
génie  et  par  sa  grande  impressionnabilité.  La  pâture  et  la  destinée , 
s'étaient  disputé  le  soin  de  le  combler  de  leurs  dons  »  et  l'avaient 
merveilleusement  doué  de  toutes  les  qualités  requises  pour  une  étude 
approfondie  du  cœur  de  la  femme.  11  s'est  principalement  complu  à 
introduire  dans  la  famille  dramatique  un  personnage  charmaut,  qui 
n'a  pour  ainsi  dire  pas  de  rôle  dans  notre  théâtre ,  et  qui  a  fourni  à 
l'antiquité  son  type  peut-être  le  plus  élevé  et  le  plus  poétique,  c'est 
le  personnage  de  la  sœur,  gracieux ,  dévoué  et  pathétique ,  s'il  en  fût. 

Euripide  est,  sous  ce  rapport ,  tout  le  contraire  de  Sophocle ,  son 
rival  plus  âgé.  Ce  poète  connaissait ,  il  est  vrai ,  à  fond  la  nature  de 
la  femme  ,  car  il  excelle  à  peindre  les  phénomènes  de  l'âme  et  surtout 
les  passions.  Sa  Phèdre  et  sa  Médée  sont  de  véritables  chefs-d'œuvre  , 


{*)  Voir  les  liTraisons  de  février,  août,  septembre  et  novembre ,  pages  49 , 
563,  413  et  495. 


Digitized  by  VjOOQIC 


540  RBYUB  D'ALSACE. 

et  quand  il  s*agii  de  faire  parallre  «ur  la  scène  une  éponse  fidèle  et 
dévouée,  comme  Alceste»  comme  Andromaqne,  ou  une  jeune  fille 
noble,  pure  et  forte  en  même  temps,  comme  Ipbigénre.  comme 
Polymène ,  comme  Macarie ,  il  a  su  charger  sa  palette  des  couleurs 
les  plus  brillantes  et  produire  des  portraits  d'une  ressemblance  par- 
faite. On  peut  même  dire,  sans  crainte  d'être  démenti ,  que,  depuis 
Homère,  aucun  poète  n'a  créé  des  types  aussi  remarquables  d'épouses 
et  de  jeunes  filles. 

Mais  il  nous  a  semblé  qu'en  peignant  ces  caractères  si  vrais,  si 
naturels,  il  s'est  laissé  plutôt  guider  par  un  intérêt  purement  psyco* 
logique.  Nous  avons  peine  à  croire  qu'il  les  ait  étudiés  et  retracés 
avec  un  véritable  amour  ;  nous  dirons  plus;  nous  avons  dès  preuves 
presque  certaines  qu'il  était  peu  favorablement  prévenu  à  l'égard  du 
sexe,  en  général.  Euripide  passait,  aux  yeux  de  ses  contemporains, 
pour  un  ennemi  des  femmes  ,  et  Aristophane  s'est  emparé  de  cette 
antipathie  bien  prononcée ,  pour  le  persiffler  dans  une  de  ses  comé- 
dies. Dans  c  les  fêtes  de  Cérès ,  i  les  femmes  réunies  en  assemblée 
prennent  la  résolution  de  se  venger  sur  la  personne  du  poète-philo- 
sophe des  calomnies  injurieuses  qu'il  n'a  cessé  de  débiter  sur  leur 
compte  :  c  Quels  outrages  ne  nous  a-t-il  pas  prodigués  ?  Quand  a-t-il 
c  cessé  de  nous  calomnier?  Partout  où  il  a  pu  trouver  des  spectateurs, 
«  des  acteurs  et  des  chœurs ,  il  nous  a  traitées  d'adultères  ,  de  débau- 
c  chées  ;  il  nous  accuse  d'aimer  le  vin ,  d'être  trompeuses ,  babiliardes, 
c  de  n'être  l)onnes  à  rien  qu'à  faire  le  tourment  de  nos  maris.  > 

11  suffit  de  relire  avec  quelque  attention  ses  principales  tragédies , 
pour  se  convaincre  qu'une  telle  accusation  n'était  pas  entièrement 
dénuée  de  fondement.  A  l'entendre ,  les  femmes  seraient  de  leur 
nature ,  incapables  pour  le  bien  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  habile 
pour  machiner  le  mal  (Méd.  v.  415).  et  de  tous  les  êtres  doués  de 
vie  et  de  raison ,  aucun  ne  serait  plus  pernicieux  (Méd.  v.  233).  La 
mort  d'un  homme  laisse  des  regrets  dans  une  famille ,  mais  une 
femme  est  impuissante  (Iph.  en  Taur.  v.  974).  Le  penchant  à  blsSmer  est 
naturel  aux  femmes,  dit-îl  encore  quelque  part  (Ohen.  v.  198),  et 
tout  léger  prétexte  est  pour  elle ,  une  occasion  de  propos  sans  On  ; 
c'est  un  plaisir  pour  elles  de  médire  les  unes  des  autres,  c  Oh  !  que 
jamais ,  dit-il  encore  par  la  bouche  d'Oreste ,  les  hommes  sensés  • 
qui  ont  uni  leur  destinée  à  celle  d'une  femme ,  ne  permettent  à 
d'autres  personnes  du  sexe  d'entrer  dans  leurs  maisons  et  de  fré- 


Digitized  by  VjOOQIC 


LBS  FEMMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  541 

que.Dter  leare  épouses  •  car  elles  sont  des  maîtresses  de  corruption  ; 
l'une  est  payée  pour  la  corrompre ,  une  autre ,  qui  se  sent  coupable, 
veut  renlratner  avec  elle  dans  le  mal  •  un  grand  nombre  la  séduisent 
par  libertinage  *  (Androm.  v.  943).  Mais*  c'est  surtout  dans  la  tragédie 
d'Hippolyte  qu'il  paraît  avoir  épancbé  toute  sa  bile  contre  les  femmes, 
lorsqu'il  met  ces  paroles  dans  la  bouche  de  son  héros  :  c  0  Jupiter, 
c  pourquoi  as-tu  fait  voir  la  lumière  du  soleil  à  cette  engeance  pleine 
c  d'astuce  qu'on  appelle  la  femme  ?  Si  tu  voulais  conserver  et  propa- 
t  ger  la  race  des  mortels,  il  n'était  pas  besoin  que  tu  fisses  servir  les 
c  femmes  à  cet  usage.  Les  hommes  n'auraieni-ils  donc  pu  t'offrir  dans 
c  tes  temples  de  l'airain ,  du  fer  ou  de  l'or,  et  se  procurer  à  ce  prix 
c  des  enfants  d'après  un  tarif  fixé  d'avance  ?  11  fallait  avant  tout  écar- 
ç  ter  à  jamais  de  leurs  demeures  cette  engeance  nuisible^  Du  moment 
€  que  nous  faisons  entrer  dans  nos  maisons  un  pareil  fléau ,  c'en  est 
c  fait  de  l'aisance  qui  devrait  y  régner.  Ce  qui  prouve  que  la  femme 

<  est  le  plus  grand  mal  qui  puisse  nous  affliger»  c'est  que  le  père  qui 
t  l'a  engendrée  et  élevée  se  trouve  dans  la  nécessité  de  lui  donner 
c  une  dot ,  afin  de  s'en  débarrasser  plus  facilement.  Et  celui  qui 
c  emmène  dans  sa  demeure  cette  plante  parasite  »  se  réjouit  d'abord 
c  de  son  acquisition  ;  il  couvre  de  riches  parures ,  et  de  vêtements 
f  magnifiques  sa  misérable  idole.  L'infortuné  !  il  ne  se  doute  pas  dans 
c  son  aveuglement ,  qu'il  a  tari  dans  son  intérieur  la  source  de  son 
c  bonheur  à  venir  !..«..  Celui-là  est  mille  fois  plus  sensé ,  qui  s'unit  à 
c  une  femme  tout*à-fait  nulle  et  Inutile  par  sa  simplicité.  Pour  moi , 
c  j'ai  en  horreur  toutes  celles  qui  prétendent  à  l'esprit,  et  je  ne  souf- 

<  frirai  jamais  dans  ma  maison  une  femme  qui  en  saurait  plus  quil 
c  ne  convient  à  son  sexe ,  car  ce  sont  les  savantes  que  Vénus  rend 
c  fécondes  en  fraudes ,  tandis  que  la  femme  simple ,  grâce  à  l'insufii- 
c  sauce  de  son  esprit ,  est  exempte  d'impudicité.  >  (V.  616). 

En  lisant  cette  tirade  sanglante ,  il  est  bon  toutefois  de  ne  pas 
perdre  de  vue  que  conformément  au  plan  de  la  pièce ,  Hippolyte  doit 
se  montrer  injuste  et  blessant,  afin  que  Phèdre  ait  par  cela  même  un 
motif  réel  pour  passer  sans  scrupule  de  l'amour  à  la  haine  et  au  désir 
de  la  vengeance  ;  d'ailleurs ,  nous  nous  garderions  bien  de  faire  un 
crime  au  poète  d'avoir  voulu  nous  oflrir,  à  une  époque  relâchée  et 
corrompue ,  le  modèle  le  plus  parfait  de  la  chasteté  et  de  la  pudeur 
masculine ,  poussées  même  jusqu'au  rigorisme.  Cependant ,  il  faut 
en  convenir,  il  résulte  de  la  manière  dont  Euripide  a  traité  son  sujet 


Digitized  by  VjOOQIC 


542  aevuE  d'alsage. 

comme  la  conviclion  qu'il  s*est  acquitté  de  cette  tâche  avec  amour, 
et  nous  en  dirons  autant  de  la  plupart  des  passasses  ,  où  il  s'exprime 
avec  le  même  dédain  ou  la  même  armertume,  où  l'on  pourrait  objec- 
ter que  la  situation  même  des  personnages  semblait  exiger  un  pareil 
langage.  Cette  partialité  à  l'égard  des  femmes  s'explique  en  partie 
par  des  expériences  personnelles  qui  avaient  aigri  et  comme  assombri 
l'humeur  du  poète.  Euripide  était  un  penseur,  un  homme  d'étude , 
sérieux  et  recherchant  la  solitude ,  et  un  tel  caractère  devait  peu 
convenir  à  une  femme  superficielle  ,  comme  elles  l'étaient  générale- 
ment à  Athènes.  Aussi  raconte-t-on  qu'il  dut  se  séparer  de  sa  pre- 
mière femme ,  parce  qu'elle  lui  avait  fait  des  infidélités  ,  et  que  son 
second  hymen  fut  tout  aussi  malheureux,  puisque  sa  seconde  femme 
le  quitta  de  son  plein  gré.  D'ailleurs,  les  Athéniennes  de  ce  temps  ne 
justifiaient  que  trop  par  leur  conduite  cette  antipathie  et  ces  accusa- 
tions ;  mais ,  cette  corruption  ,  qui  donnait  lieu  à  des  plaintes  aussi 
graves ,  à  qui  convient-il  de  l'attribuer,  sinon  au^  hommes  qui  leur 
avaient  créé  une  position  si  exceptionnelle  ?  Rebutées  et  négligées 
dès  leurs  plus  jeunes  ans,  privées  de  toute  culture  scientifique  et  litté- 
raire, c'est  à  peine  si,  avant  leur  mariage,  elles  trouvaient  l'occasion 
de  voir  les  maris  qui  leur  étaient  destinés.  Traitées  ensuite  par  ceux- 
ci  à  peu  près  comme  des  esclaves ,  mal  servies  par  les  institutions  et 
voyant  l'indifférence  accueillir  leurs  vertus ,  tandis  que  la  considéra- 
lion  entourait  les  courtisanes ,  dont  la  beauté ,  l'adresse  ou  le  talent 
arrachaient  aux  hommes  l'amour  qu'ils  auraient  dû  reporter  sur  leurs 
épouses,  les  femmes  grecques,  reléguées  dans  la  solitude  délétère  du 
gynécée ,  ont  dû  justifier  jusqu'à  un  certain  point  les  invectives  dont 
tant  d'auteurs  les  accablèrent.  Leurs  vices  et  leurs  fautes  doivent  donc 
être  considérés  comme  un  des  nombreux  symptômes  de  la  démora- 
lisation générale ,  qui  avait  été  produite  non  point  par  elles ,  puis- 
qu'elles n'avaient  pas  de  volonté ,  et  qu'elles  vivaient  sous  un  joug 
oppressif ,  mais  par  les  hommes  eux-mêmes^  dont  l'indifférence  cou- 
pable et  l'injuste  dédain  avaient  provoqué  ce  déplorable  état  de 
choses. 

Euripide  a  conscience  de  celte  triste  situation  des  femmes ,  et  il  lui 
arrive  assez  souvent  de  s'apitoyer  sur  leur  condition  et  de  les  traiter 
avec  ménagement.  Il  fait  dire  ù  Creuse  :  c  La  condition  des  femmes 
c  est  bien  malheureuse  à  l'égard  des  hommes  ;  les  bonnes  sont  con- 
c  fondues  dans  tine  haine  commune  avec  les  méchantes ,  tant  la  iia- 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DAMS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  MS 

c  tare  nous  a  fail  malheureuses.  »  (Jon.  v.  397).  C'est  surtout  dans 
le  passage  suivant  qu'il  parait  apprécier  à  sa  juste  valeur  cet  état 
anormal  ;  c'est  Médée  qui  parle  :  c  de  toutes  les  créatures  qui  respi* 
c  rent  et  qui  pensent ,  nous  femmes ,  nous  sommes  les  plus  malheu- 
c  reuses  ;  il  nous  faut  d'abord  acheter  un  époux  à  un  grand  prix 
€  d'argent  et  recevoir  un  maître  de  notre  corps  ;  or  ce  secobd  mal 
€  est  pire  encore  que  le  premier,  et  la  grande  épreuve  est  de  savoir 
€  si  le  maître  est  bon  ou  mauvais  ;  car  le  divorce  n'est  point  hono* 
«  rable  pour  les  femmes,  et  elles  n'ont  pas  le  droit  de  répudier  leurs 
c  époux.  Mais  celle  qui  commence  une  nouvelle  vie  et  subit  des  lois 
c  nouvelles  ,  doit  posséder  l'art  des  devins  pour  savoir  (ce  qu'elle  n'a 
t  pu  apprendre  dans  la  maison  paternelle),  ce  que  sera  le  mari  auquel 
c  elle  va  unir  sa  destinée.  Si  la  fortune  a  secondé  nos  voeux  ,  si  nous 
«  sommes  unies  à  un  époux  qui  porte  le  joug  sans  impatience ,  notre 
c  sort  est  digne  d'envie ,  sinon  ,  il  faut  mourir.  Un  homme ,  quand 
t  l'intérieur  de  sa  famillle  lui  devient  à  charge ,  peut  en  sortir  et 
c  délivrer  son  âme  de  tout  ennui  par  le  commerce  de  quelque  ami  ou 
c  des  personnes  de  son  âge  ;  mais  nous ,  nous  ne  pouvons  regarder 
c  que  dans  notre  propre  cœur.  >  (Méd.  v.  330  etc.). 

Cependant  les  femmes  d'Euripide  ne  se  bornent  pas  à  des  plaintes 
et  à  des  gémissements,  et  ici  nous  retrouvons  le  poète  moraliste,  qui 
s'est  imposé  la  tâche  de  rendre  meilleurs  ceux-là  même  auxquels  il 
s'adresse.  Il  leur  arrive  parfois  de  rappeler  leurs  devoirs  aux  Athé- 
niennes  qui  les  écoutent.  Ândromaque  décrit  ainsi  la  ligne  de  con- 
duite qu'elle  s'était  tracée  à  l'égard  d'Hector,  son  premier  époux  : 
c  Une  femme  ,  qu'elle  soit  innocente  ou  coupable ,  s'expose  à  la  mé- 
c  disance  par  cela  seul  qu'elle  ne  reste  pas  à  la  maison  ;  je  minterdis 
c  le  désir  d'en  sortir  et  me  renfermai  dans  ma  demeure ,  sans 
t  admettre  au  sein  de  mes  foyers  les  entretiens  flatteurs  des  femmes; 
c  je  n'avais  d'autre  maître  que  les  sentiments  honnêtes  de  mon  cœur, 
c  et  ils  me  sufiisaient.  Je  présentais  toujours  à  mon  époux  un  visage 
€  serein  et  une  bouche  silencieuse,  et  je  savais  à  propos  quand  il  fal* 
c  lait  lui  céder  la  victoire  ou  l'emporter  sur  lui.  >  (Troy.  651).  C'est 
encore  par  la  bouche  de  ses  principales  héroïues  qu'il  rappelle  à  ses  con- 
temporains combien  il  importe  d'assurer  de  nouveau  au  mariage  son 
influence  bienfaisante  et  son  caractère  sacré,  c  Quand  la  base  d  une 
t  famille  n'est  pas  solidement  assise,  les  enfants  sont  nécessairement 
«  condamnés  au  malheur.  »  (Heic.  fur.  v.  i332).  Aussi  »  pour  éviter 


Digitized  by  VjOOQIC 


544  REVUE  D'ALSACE. 

une  pareille  calamité  fera-t-on  bien  de  choisir  une  épouse  bonne  et 
vertueuse  etde  donner  à  ses  filles  des  maris,  dont  le  cœur  soit  noble 
généreux  (Ândrom.  1235).  c  Celui  qui,  frappé  de  Téclaide  la  fortune 
c  ou  de  la  naissance,  épouse  une  femme  perverse,  est  un  insensé  ;  an 
c  hymen  modeste,  où  Ton  trouve  que  la  chasteté  est  préférable  aux  gran« 
c  deurs.  >  (Elect.  v.  iiOl).  c  L'hymen,  pour  les  mortels  bien  assortis, 
€  fait  le  bonheur  de  la  vie  ;  mais  pour  ceux  qui  ont  fait  un  mauvais 
c  choix  il  n*y  a  que  malheur,  soit  dans  le  foyer  domestique ,  soit  au 
c  dehors.  >  (Or.  591).  L'adultère  trouve  dans  Euripide  un  censeur 
impitoyable,  c  Périsse  misérablement ,  dit  Phèdre ,  la  femme  qui  »  la 
c  première  souilla  le  lit  conjugal ,  en  entretenant  avec  d'autres 
€  hommes  un  commerce  adultère  !  C'est  des  nobles  familles  que  celte 
c  corruption  a  commencé  à  se  répandre  parmi  les  femmes  ;  quand  le 
c  crime  est  honoré  des  gens  de  haute  naissance  ,  certes  •  il  doit  être 
c  encore  plus  en  honneur  chez  les  hommes  de  basse  condition.  > 
(Hipp.  407).  Electre  rappelle  aux  maris  que  tout  séducteur  qui  cor- 
rompt une  femme  par  un  amour  adultère ,  et  qui  ensuite  est  forcé  de 
la  prendre  pour  épouse  «  s'abuse  étrangement ,  s'il  croit  que  cette 
femme  qui  n'a  pas  été  fidèle  à  son  premier  mari ,  lui  gardera  une 
chasteté  qu'elle  a  jetée  loin  d'elle.  (Elect  925).  Et  la  femme  trompée 
par  son  mari ,  a  le  droit  de  se  plaindre  et  même  de  se  venger  :  c  En 
c  tout  autre  occasion ,  la  femme  est  remplie  de  crainte  ;  elle  redoute 
€  les  combats  et  tremble  à  la  vue  du  fer,  mais  lorsqu'elle  est  outragée 
c  dans  ses  droits  d'épouse,  il  n'est  pas  d'âme  plus  altérée  de  sang.  » 
(Méd.  266). 

Arislote  a  bien  raison  de  dire  qu'Euripide  a  dépeint  les  hommes  , 
non  tels  qu'ils  doivent  être ,  mais  tels  qu'ils  sont  en  réalité.  (PoUt. 
XXVI ,  11)  ;  les  passages  que  nous  venons  de  citer  nous  permettent 
d'apprécier  jusqu'à  un  certain  point  les  Athéniennes  de  son  temps. 

11  nous  serait  impossible  de  prendre  congé  de  ce  poète ,  avant 
d'avoir  jeté  un  coup  d'œil  sur  quelques  uns  des  admirables  portraits 
qu'il  nous  a  laissés.  Iphigénie ,  Polyxène  et  Hacarie ,  figures  émi* 
nemment  poétiques  ,  sont  des  êtres  vraiment  ravissants ,  les  modèles 
les  plus  purs  et  les  plus  naturels  qu'on  puisse  se  représenter  de  la 
jeune  fille.  Sophocle  nous  montre  Antigone,  son  héroïne  de  prédilec« 
tion  ,  pleurant  en  marchant  au  supplice  ;  c'est  que  le  sacrifice  de  la 
sœur  de  Polynice  a  été  volontaire ,  et  que  maintenant  qu'il  est  irré*» 
vocable  ,  il  lui  est  bien  permis  de  lui  donner  des  larmes.  Iphigénie , 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FKIIMBS  DANS  LA  POÉSIB  GBBCQUE.  545 

au  coDiraire  ne  veut  point  mourir  encore;  pour  détourner  de  sa 
léte  le  eouieau  fatal ,  elle  recourt  aux  larmes ,  aux  caresses ,  aux 
supplications  ;  il  n'est  pas  de  moyen  qu'elle  n'emploie  pour  émouvoir 
le  cœur  de  son  përe.  Mais  voyez  avec  quelle  fermeté  cette  jeune  fille» 
d'abord  si  timide  et  si  craintive ,  marche  maintenant  à  la  mort  : 
c  Je  me  donne  à  la  Grèce  ;  immolez-moi  guerriers  •  et ,  couverts  de 
\  mon  sang ,  courez  renverser  Troie  ;  ies  ruines  seront  les  monn- 
c  ments  éternels  de  ma  gloire  ;  ce  seront  mes  enfants ,  mon  hymen  , 
c  mon  triomphe  >  (v.  4579).  Ce  qui  fait  de  ce  rôle  d'Iphigénie  un  rôle 
incomparable  •  r/est  qu'il  descend  jusqu'aux  plus  gracieuses  et  aux 
plus  enfantines  familiarités  de  la  jeune  fille ,  qu'il  s'abaisse  à  des  naï- 
vetés charmantes  ,  qui  semblent  n'appartenir  qu'à  la  comédie ,  pour 
s'élever  de  degrés  en  degrés  jusqu'au  lyrisme  le  plus  pathétique. 
Iphigénie  est  à  la  fois  une  enfant  et  une  héroïne  ;  elle  tremble  devant 
là  mort  et  elle  la  brave,  elle  pleure  sur  la  destinée  et  y  marche  réso- 
lument ,  et  tous  ces  contrastes ,  qui  embrassent  l'échelle  tout  entière 
des  sentiments  les  plus  opposés  ,  se  fondent ,  se  succèdent  si  harmo- 
nieusement, que  l'unité  résulte  de  l'assemblée  des  extrêmes  eux- 
mêmes. 

Le  caractère  de  Polyxène  est  sans  doute  moins  gracieux  que  celui 
d'Iphigénie ,  mais  il  est  plus  élevé  et  plus  touchant  en  ce  sens,  qu'au 
lieu  de  disputer  sa  vie ,  dont  on  lui  demande  le  (.acrifice ,  la  fille 
d'Hercule  l'abandonne,  au  contraire,  et  que  tous  ses  efforts  tendent  à 
adoucir  la  douleur  d'une  mère  inconsolable ,  qui  demande  à  mourir 
avec  elle.  Quels  touchants  accents  de  piété  filiale  et  de  résignation 
dans  ces  paroles ,  où ,  s'arrachant  à  un  entretien  pénible ,  elle  dit  à 
Ulysse  :  c  Voilà  ma  tête  et  conduisez*moi  ;  je  sens  mon  cœur  défaillir, 
c  avant  d'être  frappée ,  aux  douloureux  accents  de  ma  mère ,  et  moî- 
c  même  ,  je  la  fais  mourir  par  mes  pleurs.  0  lumière,  je  puis  encore 
c  invoquer  ton  nom .  mais  je  ne  jouirai  plus  de  ta  vue  que  dans 
«  un  court  moment  entre  le  glaive  et  le  tombeau  d'Achille.  >  (Bec. 
V.  430-455). 

Ce  n'est  pas  seulement  de  l'enthousiasme  et  une  grande  fermeté 
de  résolution  que  nous  rencontrons  chez  Macarie ,  la  fille  d'Hercule  et 
de  Déjanire  ;  il  y  a  chez  cette  jeune  fille,  qui  se  dévoue  spontanément 
pour  sauver  la  race  d'Hercule ,  une  puissance  de  raison  ,  que  nous 
ne  pouvons  assez  admirer,  et  un  héroïsme  qui  va  toujours  croissant 
et  finit  par  nous  émouvoir  profondément.  Comme  Polyxène ,  elle 

i*S4rto.-9-ABDé».  ^ 


Digitized  by  VjOOQIC 


546  RBVUE  D'ALSACE*  ^ 

offre  sa  tête  au  fer,  mais  c'est  par  un  sacrifice  tout  volontaira  t  avant 
d'y  être  contrainte.  On  voit ,  par  les  paroles  qui  vont  suivre,  qu'elle 
a  conscijence  de  sa  situation ,  et  qu'elle  n'est  pas  restée  insensible 
jusqu'à  ce  jour  aux  malheurs  qui  ont  frappé  sa  race  proscrite  !  Ne 
c  vaut-il  pas  mieux  mourir,  que  de  tomber  dans  une  fortune  indigne 
<  de  moi ,  convenable  peut-être  à  toute  autre  qui  serait  de  race 
c  moins  illustre  ?  Prends  donc  ce  corps  ,  Jolas ,  et  conduis-moi  où  il 
c  faut  que  je  meure  ;  couronne-moi,  consacre-moi  comme  tu  le  jugeras 
c  bon  ,  et  puis  soyez  vainqueurs  de  vos  ennemis.  Cette  vie  est  à  vous 
c  tous ,  je  vous  l'abandonne  bien  volontiers  et  sans  contrainte.  Oui  • 
c  je  le  dis  bien  haut ,  je  veux  mourir  pour  mes  frères  et  pour  moi- 
c  même.  Je  ne  tiens  pas  ù  l'existence ,  et  j'ai  trouvé  une  noble  voie 
c  pour  en  sortir.  >  (Ueracl.  499).  Mais  derrière  cette  héroïne ,  qut 
marche  courageusement  au-devant  de  la  mort ,  apparaît  tout-à  coup 
la  jeune  vierge  timide  et  chaste  ,  jalouse  de  son  innocence.  Peut-oo 
concevoir  quelque  chose  de  plus  charmant  que  la  condition  qu'elle 
met  à  son  sacrifice,  et  qui  lui  est  dictée  par  sa  pudeur  ?  elle  demande 
que  le  roi  d'Athènes  lui  accorde  comme  une  grâce  de  mourir  loin  du 
regard  des  hommes.  11  y  a,  disons-le  encore,  quelque  chose  de  profon- 
dément émouvant  dans  ce  trouble  mystérieux,  qui  s'empare  de  l'âme  de 
lajeuue  fille,  au  moment  où  elle  va  consommer  ce  sacrifice  ,  et 
s'élancer  au-devant  d'un  avenir,  dont  il  ne  lui  est  pas  donné  de  sou- 
lever le  voile  (v.  57S||595). 

Euripide  est  inimitable  dans  l'art  de  retrouver  les  détails  gracieux 
qui  font  partie  de  la  vie  intime  de  la  jeune  fille  et  de  la  jeune  femme  ; 
on  ne  s'attendrait  guère  de  la  part  du  poète  qui  a  composé  ks  por- 
traits de  Médée  et  de  Phèdre,  à  la  fois  si  simples  et  si  belles,  qu'il  met 
dans  la  bouche  des  jeunes  Troyennes,  chargées  par  lui  de  la  doulou- 
reuse mission  d'entonner  l'hymne  funèbre  de  la  patrie,  t  ..  Ce  fut  au 
c  milieu  de  la  nuit  que  se  consomma  noire  ruine,  à  l'heure  qui  suit 
c  le  repas  du  soir,  et  où  un  doux  sommeil  se  répand  sur  les  paupières, 
c  Quittant  les  chants  joyeux,  les  plaisirs  de  la  fête,  mon  époux  s'éiait 
c  étendu  sur  sa  couche,  ses  armes  négligemment  suspendues,  sans  se 
c  douter  'de  l'arrivée  des  bataillons  ennemis ,  qui ,  des  vaisseaux 
c  acbéens ,  s'avançaient  en  foule  contre  nos  remparts...  Et  moi  • 
c  rassemblant  sous  une  bandelette ,  attachée  avec  grâce  •  ma  cheve- 
c  lure  flottante  ,  les  yeux  fixés  sur  le  métal  brillant  qui  répéuit  mou 
c  image  »  j'allais  aussi  monter  sur  la  couche  pour  m'y  livrer,  au  som- 


Digitized  by  VjOOQIC 


LB8  FEMMES  DANS  LA  POÉSIE  GRECQUE.  547 

c  mell ,  quand  tout-à-coup  un  grand  briiit  se  fait  entendre  par  toute 
c  la  trille...  i  (Hec.  896). 

En   présence   de  ces  tableaux  qu'on  dirait  empruntés  à  Vàge 
héroïque ,    tel    qu'Homère    Ta  dépeint ,    nous   ne   pouvons  nous 
dispenser  de  faire ,  au  sujet  d*Euripide  ,  une  remarque  que  nous 
croyons  juste  «  c'est  que  si ,  comme  poète  dramatique ,  il  s'est  rendu 
l'écho  des  idées  et  des  mœurs  de  son  temps ,  et  s'il  a  pu  passer  pour 
an  adversaire  prévenu  de  l'autre  sexe ,  psr  cela  même  qu'il  s'appe- 
santissait en  quelque  sorte  sur  ses  imperfections  et  ses  faiblesses»  il  a 
aussi ,   comme  Platon ,  qui  fut  ainsi  que  lui  un  disciple  aimé  de 
Socrate ,  devancé^  par  ses  théories  ,  le  siècle  où  il  vivait ,  et  a  rêvé 
pour  la  femme  ce  large  et  noble  rôle  que  les  siècles  futurs  devaient 
lui  réserver.  S'il  se  plie  aux  exigences  de  son  temps  ,  dont  il  est  une 
des  expressions  les  plus  vives  et  les  plus  saillantes,  s'il  ne  peut  accom- 
plir celte  <  œuvre  d'instituteur  de  la  société  > ,  comme  rappelle  Aris- 
tophane ,  sans  offrir  à  ceux  qui  viennent  s'instruire  à  ses  pièces;  des 
tableaux  et  des  personnages,  qui,  par  leurs  lignes  et  par  leurs  traits, 
•leur  rappellent  des  originaux ,  que  le  commerce  de  la  vie  commune 
place  chaque  jour  sous  leurs  yeux  ,  il  n'en  conserve  pas  moins ,  avec 
cette  concession  même  ,  son  allure  originale ,  le  fond  de  son  carac- 
tère et  la  ferme  volonté  ,  toute  naturelle  à  un  disciple  de  Socrate , 
de  réformer  les  hommes  et  de  leur  donner  d'utiles  leçons.  Aristo- 
phane ,  en  lui  jetant  à  la  face  ses  t  Phèdres  imfudiques,  ses  Sthéno- 
c  bées ,  ses  sœurs  incestueuses,  ses  femmes  qui  accouchent  dans  les 
«  temples  » ,  semble  avoir  perdu  de  vue  Ândromaque ,    Alceste , 
Polyxène ,  Iphigénie ,  Macarie ,  Eradné ,  touchantes  et  délicates 
figures  ,  qui  sont  devenues  autant  de  types  tbéâtrals. 

La  plupart  des  femmes  d'Homère  ressuscitent  en  quelque  sorte 
sous  le  pinceaii  d'Euripide  ;  mais  il  a  répandu  sur  elles  un  souffle 
vraiment  tragique.  C'est  ainsi  qu'il  représente  la  vieille  et  noble 
épouse  du  roj  Priaro  entraînée  en  esclavage  et  condamnée  à  devenir 
la  servante  d'Ulysse  ;  il  nous  la  montre  accablée  par  de  nouvelles 
pertes  tout  aussi  douloureuses  que  les  premières ,  et ,  après  qu'elle 
s'est  vu  ravir  par  le  destin  cruel  une  jeune  fille  qui  pouvait  être  le 
soutien  de  sa  vieillesse  avilie  •  et  un  jeune  prince  digne  par  ses  ver- 
tus de  relever  llion  de  ses  cendres ,  consacrant  le  peu  de  jours'ei  de 
forces  qui  lui  restent  à  de  sanglantes  représailles ,  qu'une  soif  insa- 
tiable de  vengeance  peut  seule  expliquer.  L'Andromaqùe  d'Euripide 


Digitized  by  VjOOQIC 


548  REVUE  D'ALSACE. 

est  bien  eQcore  la  noble  et  digne  épouse  d'Hector»  du  Héros  »  qui  » 
au  moment  de  se  rendre  au  combat ,  n'enteetoyait  pour  elle  de  sort 
plus  cruel  que  de  tomber  au  pouvoir  d'un  maître  orgueilleux.  Mais 
/lepuis  que  celui  sur  lequel  elle  avait  reporté  toutes  ses  affections  a 
succombé  sous  les  coups  d'Acbille,  on  dirait  que  cette  femme  a  perdu 
l'énergie  qu'elle  déployait  au  temps  de  sa  prospérité ,  et  qui  était  en 
grande  partie  le  fruit  de  sa  tendresse  ;  elle  ne  pensa  pas  un  seul  ins- 
tant à  [opposer  à  la  force  une  résistance  qui  n'est  pas  de  son  sexe , 
et  toute  sa  volonté  semble  s'être  concentrée  dans  son  amour  pour 
son  fils  :  <  Pourquoi  me  presser  de  tes  mains ,  pourquoi  t'at  tacher 
f  à  mon  voile  »  pauvre  colombe  réfugiée  sous  mon  aile  ?  Hector,  avec 
f  sa  lance  redoutable,  ne  sortira  point  de  la  tombe  pour  te  défendre.  > 
(Troy.  758.) 

Sa  Médée ,  une  de  ses  plus  belles  conceptions  »  est  dans  le  théâtre 
antique  le  type  le  plus  expressif  de  la  femme  délaissée  et  jalouse. 
Elle  ne  doit  pas  seulement  nous  effrayer;  le  poète  veut  encore 
qu'elle  nous  attendrisse  par  ses  plaintes ,  qui ,  toutes  véhémentes 
qu'elles  sont,  n'en  sont  pas  moins  d'une  simplicité  et  d'une  vérité 
remarquables ,  et  par  son  plan  de  vengeance ,  qui  est  horrible  «  il  est 
vrai ,  mais  pourtant  vraisemblable.  <  Eotre  vous  et  moi  »  dit^elle  au 
c  chœur  des  femmes  corinthiennes»  la  condition  n'est  pas  égale: 
f  vous  avee  une  patrie  »  hi  maison  d'un  père ,  les  Jouissances  de  la 
c  vie,  le  commerce  de  vos  amis  ;  et  moi,  dans  l'abandon,  dans  l'exil, 
€  je  me  vois  outragée  par  l'époux  qui  m'a  arrachée  à  la  terre  natale, 
c  sans  que  ni  mère ,  ni  frère ,  ni  parent  puissent  me  conduire  au 
c  port  dans  cette  tempête.  >  Euripide  n'a  pas  fait  d'elle  une  mère 
dénaturée  •  qui  tue  ses  enfants  sans  hésiter  et  froidement.  Elle  aime 
ses  enfants  autant  que  mère  a  jamais  aimé  les  siens  ;  il  sufHt .  pour 
s'en  convaincre ,  de  relire  les  paroles  si  touchantes  et  si  pathétiques 
qu'elle  leur  adresse,  avant  d*étre  subjuguée  tout-à-fait  par  l'atroce 
pensée  qui  s'est  développée  dans  son  âme  et  qui  finit  par  la  rendre 
criminelle  au  premier  chef.  Et  lorsqu'enfin  elle  reproche  à  Jason  son 
orgueil  et  son  infidélité,  qui  ont  été  la  véritable  cause  du  meurtre  de 
ses  enfants,  et  qu'elle  lui  prédit  une  vieillesse  triste  et  désolée,  nous 
ne  pouvons  nous  empêcher  de  partager  la  compassion  du  chœur  : 
«  J^gémis  sur  ta  douleur,  mère  infortunée ,  qui  vas  égorger  tes  en- 
c  fiints  pour  venger  l'outrage  de  ta  couche  et  l'injuste  abandon  d'nn 
«  époux  qui  a  volé  dans  les  bras  d'une  autre.  » 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DANS  LA  PO^IE  GRECQUE.  840 

Mais  un  câraciëre  tout  h  la  fois  moderne  et  antique  est  celui  d'Aï- 
ce$te  qui  se  dévoue  pour  son  époai.  Euripide  ne  pouvait  nous  oflHr 
un  tableau  plus  parfait  de  Tamour  conjugal ,  qu'en  nous  montrant 
cette  jeune  femme  mourant  avec  le  regret  de  la  vie  et  des  joies  de  la 
famiHe ,  aniipée  d'une  sollicitude  jalouse  pour  ses  enfiints  qu'elle  va 
laisser  orphelins.  Il  n'y  a  chez  elle  ni  fausse  gradéeuf ,  oi  magnani- 
mité raffinée  ;  elle  ne  prend  point  »  comme  le  dit  fort  bien  un  criti- 
que aussi  savant  qu'ingénieux  ,  M.  St.  Marc  Girardin ,  le  soin  hypo- 
crite de  cacher  tout  ce  que  lui  coûte  sa  résolution  et  combien  elle 
rélève  à  ses  propres  yeux.  Elle  se  pare  de  sa  vertu  aux  yeux  de  soa 
époux  et  de  ses  enfants  avec  une  sorte  d'orgueil  qui  est  dans  la 
nature ,  et  qui ,  loin  de  nuire  à  l'effet  du  tableau ,  l'achève  au  con- 
traire •  et  le  complète  par  un  trait  de  vérité  naïve. 

Ce  que  nous  avous  dit  des  mœurs  relâchées  et  eorrompues 
d'Athènes ,  à  l'époque  où  Euripide  vivait  et  écrivait ,  nous  permettra 
d'apprécier  i  leur  juste  valeur  les  injures  dont  les  femmes  ent 
été  l'objet  de  la  part  de  la  Comédie  attique.  Ces  injures  *  en 
même  temps  qu'elles  téniorgnentde  la  profonde  immortalité  qui  régnait 
alors,  prouvent  encore  jusqu'à  une  certaine  évidence  que  les  hommes 
étaient  encore  plus  corrompus  que  les  femmes.  On  ne  sera  pas  très- 
désireux  d'entrer  dans  beaucoup  de  détails  è  ce  sujet ,  lorsqu'on 
saura  que  l'un  des  griefs  principaux ,  soulevés  contre  elles,  et  il  y  en 
avait  de  plus  graves  encore ,  était  un  penchant  très-prononcé  pour 
l'ivrognerie.  Je  me  bornerai  a  faire  valoir  trois  considérations  dont 
l'importance  n'échappera  sans  doute  à  personne  ;  la  première  »  c'est 
qu'il  arrive  quelquefois  aux  poètes  comiques  eux-mêmes  •  lorsqu'ils 
entr'ouvrent  le  gynécée  •  pour  nous  en  montrer  l'ordre  et  le  silence 
troublés  par  mille  folies  et  déshonorés  par  mille  désordres  «  de 
prendre  la  défense  des  femmes  et  de  reconnaître  qu'elles  valent 
incontestablement  mieux  que  les  hommes.  C'est  ainsi  qu'Aristophane 
met  les  paroles  suivantes  dans  la  bouche  de  Tune  d'elles,  c  Exami- 
ff  nous  qui  vaut  le  moins  des  deux  sexes  ;  nous  disons  :  c  c'est  vous  > 
c  vous  dites  au  contraire  que  c'est  nous.  Voyons ,  comparons  en 
c  détail  ;  opposons  individuellement  homme  à  femme.  Cbarminius  ne 

<  vaut  pas  Nausimacha ,  c'est  un  fait  certain.  Cléophon  est  de  lotis 
a  points  au-dessous  de  Salabaccha.  Depuis  longtemps,  il  n'est  per- 

<  sonne  de  vous  qui  ose  disputer  la  palme  à  Aristomacha ,  l'héroïne 

<  de  Marathon  ,  où  à  Stratonice,  Parmi  les  sénateurs  de  Tan  deruier, 


Digitized  by  VjOOQIC 


SSO  REVUE  D* ALSACE. 

c  qui  vieDoeiit  de  remeltre  leurs  cbaives  à  d'autres  citoyens,  en  est- 
c  il  un  qui  vaille  Euboula?  ils  n'oseraient  certes,  eux-mêmes  s'en  van- 
c  1er.  Ainsi  »  nous  soutenons  que  les  hommes  nous  sont  inférieurs.  » 
(Fét.  de  Gères  v.  800). 

Dans  une  autre  pièce  du  même  poète»  Lysisiraie,  les  femmes  trou* 
vanl  que  les  hommes  ont,  par  leurs  folies»  provoqué  la  ruine  de  l'Etat» 
et  que  tous  les  efforts  qu'ils  ont  faits  pour  réparer  le  mal  n'out  servi 
qu'à  l'empirer  »  se  sont  mises  elles-mêmes  ù  la  télé  des  affaires  : 
c  Pendant  tout  le  temps  qu'a  duré  la  dernière  guerre  »  nous  avons 
c  supporté  dans  un  modeste  silence  lout  ce  que  vous  faisiez»  vous  ne 
c  nous  permettiez  pas  d'ouvrir  la  bouche.  Nous  n'étions  guère  con« 
c  tentes»  car  nous  savions  bien  où  en  étaient  les  choses.  Souvent,  dans 
c  nos  maisons  »  nous  vous  entendions  discuter  à  tort  et  à  travers  sur 
c  quelque  affaire  importante  »  alors  le  cœur  bien  triste,  mais  le  sou« 
c  rire  aux  lèvres  »  nous  vous  demandions  :  Eh  bien  i  a*t-ou  voté  la 
c  paix  dans  rassemblée  d'aujourd'hui  ?  Occupe-ioi  de  tes  affiiires , 
c  répondait  le^mari  »  tais*toi  !  —  Et  je  me  taisais....  Mais  bientôt 
c  j'apprenais  que  vous  aviez  arrêté  quelque  résolution  plus  fatale 
c  encore,  c  Ah  !  mon  ami  »  disais-je  quelle  folie  est  la  vôtre  !  •  Hais 
c  lui  »  me  regardait  de  travers  en  disant  :  «  tisse  ta  toile  »  ou  tes 
c  joues  te  cuiront  longtemps  ;  la  guerre  est  l'affaire  des  hommes.  »... 
c  Ah  !  misérable»  la  guerre  nous  est  un  fardeau  bien  plus  pesant  qu'à 
c  vous.  D'abord  »  nous  enfantons  des  fils  qui  vont  combattre  loin 
c  d'Athènes.  Ensuite  »  au  lieu  de  goûter  les  plaisirs  de  Vénus  et  de 
c  jouir  de  notre  jeunesse  »  nous  languissons  loin  de  nos  époux  qui 
c  sont  à  l'armée.  Mais  ne  parlons  pas  de  nous  ;  ce  qui  m'afflige»  c'est 
c  de  voir  nos  filles  vieillir  dans  leurs  couches  solitaires.  Et  si  les 
f  hommes  vieillissent  aussi»  ce  n'est  pas  la  même  chose.  Le  guerrier» 
c  à  sou  retour»  eùt-il  des  cheveux  blancs  »  trouve  bientôt  une  jeune 
c  épouse;  mais  la  femme  n'a  qu'une  saison  ;  si  elle  ne  se  hdte  d'en 
c  profiter»  personne  ne  veut  plus  d'elle ,  et  elle  passe  son  temps  à 
c  consulter  les  destins»  qui  ne  lui  envoient  pas  de  mari.  >  (Lysistr. 
V.  507,  etc). 

Du  reste  »  ce  poète  ne  s'adresse  jamais  directement  aux  femmes  ; 
il  ne  leur  a  destiné  aucun  de  ces  admirables  morceaux  lyriques  »  qui 
comptent  à  juste  titre  parmi  ses  plus  beaux  litres  de  gloire.  Ne  cher- 
chons donc  pas  dans  ses  drames  les  grandes  et  belles  figures  de 
l'Iliade  et  de  l'Odyssée  »  si  admirablement  reproduites  et  retouchées 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMES  DANS  LÀ  F0É8IE  GRECQUE.  S51 

par  les  grands  maiires  de  la  tragédie.  On  voit  que  rbomme  régnait 
alors  seul  et  sans  partage,  et  que  le  développement  iotellecluel  s'était 
opéré  exclusivement  au  profit  de  la  conquête ,  de  la  volupté  et  de  la 
beauté  ;  c'est  à  peine  si ,  à  de  rares  intervalles ,  nous  retrouvous 
eette  déférence  pour  le  sexe  faible ,  qui  avait  fait  l'honneur  des  âges 
héroïques.  La  femme  d'Aristophane,  c'est  l'épouse  grecque,  condam- 
née à  s'ensevelir  dans  l'obscurité  de  ses  mystérieux  appartements  ; 
ce  ne  sont  plus  les  poètes  qu'il  faut  lire  pour  se  rendre  un  compte 
exact  de  sa  triste  situation  au  sein  de  celte  société  toute  démocra- 
tique ,  mais  les  historiens ,  les  orateurs  .  Xénophon  ,  Thucydide , 
Démosthènes.  La  femme ,  dit  Xénophon ,  doit  ressembler  à  la  reine 
des  abeilles ,  ne  pas  sortir  de  sa  maison  ,  surveiller  ses  esclaves  et 
diriger  leurs  travaux ,  recevoir  les  approvisionnements  et  les  mettre 
en  ordre ,  économiser  avec  soin  et  mettre  en  réserve  tout  ce  qui  n'a 
pas  été  employé  ;  surveiller  le  lissage  des  toiles,  le  confeclionnement 
des  vêtements  et  la  cuisson  du  pain,  prendre  soin  des  esclaves 
infirmes,  quel  que  soit  leur  nombre  ou  leur  âge  ;  veiller  à  la  propreté 
des  ustensiles  du  ménage ,  leur  donner  des  noms  convenables  ,  qui 
permettent  de  les  distinguer  et  de  les  classer  et  élever  les  enfants  ; 
elle  doit  enfin  prendre  soin  de  sa  toilette.  (Econom  c.  7).  Ainsi  la 
femme  n'a  plus  pour  elle  que  la  part  la  plus  vulgaire  de  l'existence  ; 
de  même  que  depuis  longtemps  elle  se  trouve  exclue  de  toute  parti- 
cipation aux  aflaires  sociales  ,  sa  sphère  d'action  s'est  rétrécie  peu  à 
peu  à  un  tel  point  qu'elle  n'est  plus,  à  tout  prendre,  que  la  maîtresse 
des  esclaves ,  chargée  uniquement  des  soins  administratifs  de  l'inté- 
rieur et  forcée  de  rendre  un  compte  exact  de  sa  gesilon  à  son  époux 
et  maître. 

La  seconde  observation  que  nous  avons  ù  faire ,  c'est  que ,  dans  le 
domaine  de  la  littérature  y  l'importance  accordée  aux  femmes ,  s'ac- 
croît en  raison  inverse  de  l'influence  que  les  poêles  sont  appelés  à 
exercer  sur  les  affaires  publiques.  De  même  que  la  poésie  erotique  est 
comme  une  plante  parasite  qui  ne  peut  prospérer  qu'à  une  époque 
où  la  vie  intellectuelle  s'est  affaiblie  ,  au  milieu  des  générations  éner- 
vées qui  ont  perdu  tout  à  la  fois  et  l'énergie  de  la  volonté  et  la  puis- 
sance d'agir,  de  même  aussi ,  pour  ce  qui  concerne  la  comédie  aiti- 
que ,  les  attaques  dirigées  contre  les  femmes  deviennent  chaque  jour 
plus. fréquentes  et  plus  amères  .  à  mesure  que  les  affaires  publiques 
cessent  d'être  pour  le  poète  un  objet  d  examea  et  de  libre  discussion* 


Digitized  by  VjOOQIC 


I^  vie.d'Ari&toph^ne  lui-même  lert  à  confirmer  rexacilUide  de  noire 
observation.  Ce  poèie  comique  qui  »  dens  une  de  ses  premlèreft 
comédies,  la  PaiXt  (v.  751)  se  vanlftk  de  n'&Yoir  point  bit  de  ta 
femme  l'objet  de  ses  railleries ,  a  Qni ,  dans  ses  pièces  posiérieures  » 
par  exploiier  sur  une  vaste  iécbelle  c^ue  matière  qui  semblait  d*abord 
Jui  répugner»  et  elle  devient  même  pour  lui ,  ea  même  temps  que  ta 
critique  littéraire,  son  arme  de  prédilection.  Et,  plus  le  ciel  politique 
de  la  ^rèce  s'assombrit,  au  milieu  du  discrédit  où  était  iorobée  ta 
politique  active ,  et  des  préoccupations  nouvelles  qui  absorbaient  les 
esprits,  plus  aussi  la  Comédie  parait  se  concentrer  dans  le  domaine 
des  io|éréts  privés  :  et  cette  part  restreinte  qui  lui  est  faite  finit 
par  devenir  exclusivement  celle  de  la  Comédie  nouvelle ,  représentée 
par  Ménapdre* 

On  comprend  que  dans  cette  Athènes  déchue  de. la  souveraineté  • 
où  le  mouvement  d'esprit  et  le  goftt  du  plaisir  avaient  pris  toute  la 
place  qu*occupaieni  naguère  les  passions  des  partis  et  l'intérêt  de  la 
gloire  nationale ,  les  intrigues  d'amour  se  soient  trouvées  placées  au 
premier  rang.  Il  est  à  remarquer  toutefois  que  les  inirigues  portent 
un  cachet  tout  particiilier.  Il  y  avait ,  nous  l'avons  dit ,  à  Athènes 
deux  classes  principales  de  femmes,  qui  formaient  un  coBlrasIe 
frappant ,  les  unes ,  filles  et  femmes  libres ,  chastes  et  pudiques  pour 
la  plupart ,  mais  n'ayant  reçu  qu'une  culture  fort  iucomplètet.et  rete- 
nues dans  un  isolement  tout  oriental;  les  autres,  filles  affranchies, 
cultivant  .les  lettres  et  les  arts.,  la  plupart  spirituelles ,  d'un  physique 
séduisant ,  mais  bien  connues  pour  la  légèreté  et  la  dépravation  de 
leurs  mœurs.  Il  était  généralement  reconnu  qu'on  ne  pouvait  aimer 
que  les  héiaires  ,  qui  avaient  fini  par  s'emparer ,  au  détriment  des 
femmes  légitimes,. des  hommages  et  des  attentions  des  citoyens  les 
plus  notables  d'Athènes ,  tandis  qu'on  ne  pouvait  épouser  que  les 
premières ,  el  c'est  dans  cette  situation  que  résidait  le  pUis  commu- 
nément le  nœud  de  l'intrigue,  dans  les  différentes  pièces  de  la  comé* 
die  moyenne  et  de  la  comédie  nouvelle. 

Il  ne  faut  donc  pas  nous  éionnoer  qu'à  une  époque  pareille  a  celle 
dont  nous  parlons ,  la  femme  ait  été  tenue  dans  un  tel  état  d'infé* 
riorité,  qu'elle  ait  été  l'objet  d'une  antipathie  aussi  prononcée  et 
d'un  mépris  aussi  injuste.  Cependant ,  et  c'est  ici  que  vient  se  placer 
tout  naturellement  notre  troisième  observation ,.  il  fisut  convenir 
que  d'Aristophane  à  Ménandreta  société  a  fait  .00  progrès  moral  qu'il 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  FEMMBS  DAKS  LA  POÉSIE  GRECQCIE.  888 

imfiorie  de  coiiscater.  Après  fai  •  guerre  da  Péloponèsé ,  le  règne  des 
bélaires»  losuguré  par  Aspasie,  avait  remplacé  celoî  des  démagogues. 
Aristoptiane  avaii  déji  mis  en  scène  ces  femmes  libertines ,  la  plupart 
de Ixis  étage,  mais  uniquement  comme  comparses  et  pour  égayer  h 
speetacle.de  festius  lioencteux.  Mais  leurs  Tiees,  leufs  stratagèmes  et 
leurs  mœurs  dissolues  ftirent  pour  les  poètes  de  la  comédie  moyenne 
mi  sujet  de  prédileaion.  Prenez  garde  à  ces  femmes ,  semUaient-ils 
dire ,  elles  vous  ruineront ,  sans  que  vous  puissies  compter  sur  leur 
amour;  mais  jamais  ils  ne  disaient  :  fuyez  leur  contact,  car  il  vous 
corrompra  et  vous  avilira.  La  société  athénienne ,  qui  avait  perdu  son 
ancien  esprit  de  hardiesse  et  de  domination  »  les  suivait  avec  empres* 
sèment  dans  cette  voie  nouvelle;  au  lieu  de  s'irriter,  comme  autre- 
fols  contre  les  mensonges  des  démagogues  qui  la  trompaient ,  elle 
trouvait  son  plaisir  à  rire  des  leurs  perfides  des  courtisanes  avides  • 
qui  trompaient  et  ruinaient  les  mauvais  sujets. 

Nais  on  dirait  qu'à  dater  de  rappariilon  de  la  nouvelle  comédie ,  le 
rôle  des  femmes ,  au  sein  de  la  société ,  s'est  transformé ,  et  que  la 
dignité  de  la  vie  privée,  du  mariage  et  de  l'épouse  a  été  constamment 
en  progrès.  Quand  Aristophane  parle  des  désordres  du  gynécée ,  on 
sent  toujours  l'indifférence  sous  la  raillerie;  toujours  il  les  traite  avec 
ce  mépris  sans  colère  que  Ton  réserve  aux  enfants.  Peu  importe  au 
poète  qu'elles  absorbent  enir'elles  tont  le  produit  d'une  vendange  ou 
iju'elles  introduisent  des  amants  au  sein  de  leurs  demeures  ;  peu  im- 
porte encore^qu'elles  se  montrent  jalouses  et  grondeuses.  Les  maris 
auront ,  pour  se  distraire  de  leurs  ennuis  domestiques ,  la  faculté  de 
déserter,  quand  il  leur  plaira,  le  toit  conjugal ,  d'aborder  à  toute 
heure  la  place  publique  et  la  maison  de  la  courtisane ,  qui  leur  offri- 
ront une  ample  compensation.  Mais  pour  Ménandre  et  ses  confrères, 
le  bonheur  réside  dans  les  incidents  de  la  vie  privée ,  et  tout  ce  qui 
tend  à  troubler  l'intérieur  de  la  famille  est  un  roaf  grave  et  irrépa- 
rable. Aussi  attachent-ils  un  bien  grand  intérêt  à  la  vertu  de  la 
femme  qui  c  peut  être  ou  la  ruine  ou  le  Falut  d'une  maison ,  qui ,  si 
€  elle  est  vertueuse ,  est  comme  le  gouvernail  de  la  famille ,  capable 
c  de  préserver  son  mari  et  ses  enfants  de  tont  accident  funeste.  > 

Cependant,  hâtons-nous  de  le  dire,  s'il  y  a  un  progrès  à  constater 
dans  la  eonditiou  de  la  femme ,  ce  progrès  n'est  pas  encore  de  nature 
à  faire  concevoir  à  l'homme  une  noble  idée  de  celle  qui  doit  être  sa 
compagne ,  ni  à  lui  faire  trouver  auprès  d'elle  l'enthousiasme  dont  H 


Digitized  by  VjOOQIC 


554  RBVUB  D'ALSACE. 

a  besoin  pour  s'éprendre  de  ce  qui  est  beau»  grand  et  généreux.  C'est 
pour  cette  raison  que  Télément  moderne  •  représenté  par  l'élément 
germanique ,  et  qui  se  rencontra  avec  le  christianisme  dans  le  partage 
égal  de  droits  moraux  entre  les  deiii  sexes ,  constitue  dans  l'histoire 
de  l'humanité  un  véritable  progrès  snr  l'élément  hellénique.  L'amour 
prit  dès  lors  un  caractère  tout  opposé ,  il  devint  le  mobile  de  l'hé- 
roïsme et  du  dévouement ,  heureux  privilège  qui  assigne  aux  femmes 
une  graude  part  dans  les  progrès  de  ta  civilisation  moderne,  et  que 
les  lois  même  les  plus  défavorables  à  leur  action  n'ont  pu  leur 
enlever  ! 

Ed.  Goguel. 

Strasbourg  ,  le  10  mars  i860. 


Digitized  by  VjOOQIC 


SOUVENIRS  DE  VOYAGE. 


TOMBEAU  DE  CHARLESLE-CHAUVE. 


Si  le  voyageur  qui  de  Genève  pi^nd  la  route  de  France  est  fatigué 
du  panorama  que  la  rapidité  vertigineuse  du  chemin  de  fer  dérobe 
sans  cesse  ù  ses  regards»  qu'il  suive  l'ancienne  route  de  Bellegarde  à 
Lyon.  Il  n'assistera  pas  sans  doute  comme  en  Suisse  aux  scènes  gran- 
dioses de  la  nature  alpestre ,  il  ne  pourra  même  s'empécber  de 
regretter  le  lac  de  Genève  ,  ses  bords  riants  »  son  animation  et  sa 
vague  bleue  argentée,  d'une  teinte  si  douce.  Nous  traverserons  cepen- 
dant une  contrée  aussi  pittoresque  qu'accidentée  ;  déjà  nous  allons 
voir  un  phénomène  aussi  étrange  que  bizarre,  la  perte  du  Rhône  qui 
semble  vouloir  disparaître  à  tout  jamais  dans  le  gouffre  qui  quelques 
instants  absorbe  son  cours.  Plus  loin  nous  suivons  la  capricieuse 
Walserine  dont  les  eaux  bondissent  sur  les  anfractuosités  d'un  lit  de 
rochers  que  son  impétuosité  torrentielle  a  creusé,  et  taillé  a  pic  à  20  ou 
30  mètres  de  profondeur.  £lle  aussi  veut  imiter  le  grand  fleuve  avant 
de  s'unir  à  lui  et  se  p^rd  tout  à  coup  dans  un  étroit  et  profond  sillon 
formé  par  Técartement  des  rochers  dont  elle  ressort  en  bouillonant 
après  un  trajet  de  quatre  à  cinq  cents  mètres. 

Bientôt  les  montagnes  abaissent  leurs  lignes  sinueuses  et  sur  leurs 
flancs  tapissés  de  vignes  l'on  découvre  quelques  villages  que  séparent 
de  frais  et  riants  vallons.  De  ces  localités  on  ne  conserve  du  reste  que 
le  souvenir  de  la  visite  des  douanes  qui  rappelle  à  la  réalité  le  touriste 
égaré  dans  le  vague  de  la  contemplation. 

Mais  le  paysage  ne  tarde  guère  à  changer  de  physionomie  et  à 
reprendre  toute  sa  sauvage  âprelé.  Au  fond  d'une  gorge  étroite  nous 


Digitized  by  VjOOQIC 


886  REVUE  D'ALSàCB.      . 

longeoDS  le  lac  de  Silans ,  à  droite  d'énormes  roches  sorplombeni  la 
roule  et  senibleoi  suspendus  sur  les  voyageurs  comme  une  éternelle 
menace  de  rnoit*  A  gauche  s'élève  une  monlagne  couverie  de  Jianis 
sapins  dont  la  nuance  sombre  reflète  sur  le  lac  une  teinle  sinistre. 
Rien  de  plus  solilaire ,  rien  de  plus  mélancolique  que  Taspert  de  ce 
lac.  Involoulairemeni ,  l'imagination  est  prête  à  évoquer  quelque  lu* 
gubre  légende  ou  quelque  scène  tragique  ;  mais  la  poésie  légendaire 
est  inconnue  dans  ces  cpnirées.  Nous  ne  sommes  plus  en  Allemagne 
où  chaque  source  a  sa  naïade  et  ses  ondines ,  chaque  ruine  son 
esprit  et  ses  apparitions  fantastiques ,  chaque  grotte  son  génie  ou  sa 
fée ,  l'air  même  sa  légion  de  sylphes  moqueurs.  L'on  ne  rencontre 
ni  Menhirs  ni  Dolmens  dans  ces  lieux  qui  semblent  destinés  à  abriter 
les  sanglants  mystères  du  dieu  Tentâtes. 

Après  avoir  suivi  quelque  temps  une  rouie  qui  serpente  entre  des 
ravins  tapissés  de  maigres  broussailles  et  de  buis ,  nous  nous  enga- 
geons dans  une  des  gorges  les  plus  sauvages  de  la  chaîne  Jurassique  • 
de  hautes  montagnes  à  ta  cime  orgueilleuse  hérissée  de  sapins  fer- 
mant l'horizon.  Elles  semblent  défier  la  force  humaine  qui  nn  instant 
parait  s'être  arrêtée  impuissante  à  se  frayer  une  voie  à  travers  ces  for- 
midables rochers. 

Nous  aurions  pu  nous  croire  transportés  au  Val  d'Enfer,  mais  cet 
étroit  et  sombre  défilé  dépasse  encore  la  sauvage  grandeur  dn  Hôllen- 
TbaK  Tout-à-coup  après  un  brusque  détour  la  route»  qu'un  massif  de 
rochers  et  de  sapins  dérobait  à  nos  regards,  se  trouve  transformée  en 
avenue  bordée  de  platanes  et  d'ormes  séculaires.  Enfin  nous  apper- 
cevons  dans  le  lointain  rantique  ville  de  Nantua  avec  sa  vieille  église 
bysantine  qui  domine  le  lac  éclairé  par  un  soleil  de  juillet.  Sa  sur- 
face resplendit  au  loin ,  scintillante  de  paillettes  d'or  et  de  lueurs 
diamautées. 

Mais  bientôt  avec  le  dernier  rayon  de  soleil  vont  disparaître  toutes 
ces  richesses  magiques  et  tout  ce  splendide  mirage.  Encore  une  fois 
le  paysage  va  reprendre  sa  sombre  et  austère  physionomie.  La  ville 
s'étend  dans  la  vallée  Jusqu'au  bord  oriental  du  lac  profondément  en- 
caissé entre  deux  montagnes.  Celle  de  droite,  taillée  à  pic  jusqu'à  la 
crête  ,  simule  à  s'y  méprendre  les  murailles  crénelées  d'une  antique  for- 
teresse. A  gauche  d'immenses  forêts  couvrent  les  flancs  de  la  montagne 
dont  les  cimes  élevées  réfléchissent  dans  le  lac  leur  sombre  verdure. 
Du  reste  pas  la  moindre  animation  j  le  mouvement  ne  se  révèle  que 


Digitized  by  VjOOQIC 


S0DVENIR8  DE  V0TA6B ,  ETC.  887 

par  un  sourd  el  monotone  dapotement  où  le  bmisseoieni  des  frêles 
ei  rares  embarcalions  amarrées  à  la  ri?e.  De  loin  en  loin  des  aigles 
Jellent  un  cri  aigu  en  regagnant  d'un  vol  rapide  leurs  aires  suspen- 
dues aux  pics  inaccessibles. 

A  gaucbe  du  lac  à  mi*oôte  on  a  creusé  dans  le  roc  un  large  sentier 
qni  abottlit:  d'un  c6té  à  la  ville  et  de  l'autre  à  l'eitrémité  orientale  du 
lac  ;  au  milieii  du  trsyet  on  a  ménagé  une  petite  plateforme  où  se 
trouve  placée  la  Madone  du  lac.  Cette  statue  d'une  exécution  assez 
heureuse  se  détache  comme  une  blanche  et  gracieuse  apparition 
d'un  groupe  de  sapins  ei  projette  une  ombre  mystique  sur  Tes  sévères 
contours  du  paysage. 

La  ville  de  Nantua  •  malgré  son  origine  romaine  »  n'est  pas  riche 
en  souvenirs  historiques  qui  prêtent  tant  de  charmes  aux  contrées 
que  l'on  visite.  Son  histoire  est  en  quelque  sorte  celle  de  l'ancien 
prieuré  de  Nantua  (>)  qui  dépendait  de  Cluny.  Cependant,  d'après  les 
traditions  populaires  et  locales»  un  tombeau  de  Charles-le-Chauve 
devait  exister  dans  le  cœur  de  l'Eglise. 

Cette  vallée  empreinte  d'une  sauvage  majesté  et  dont  la  vue  inspire  un 
indicible  sentiment  de  mélancolie,  semblait  bien  choisie  pour  assurer 
au  moins  le  repos  de  la  tombe  au  prince  dont  l'existence  finit  d'une 
manière  si  humble  et  si  misérable. 

Son  règne  appartient  en  grande  partie  à  l'histoire  d'Alsace.  La  re- 
«  lation  de  la  fête  solennelle  du  serment  {Bundfest  zu  Strasbourg, 
842)  O  restera  une  des  pages  les  plus  intéressantes  des  annales  de 
Strasbourg.  En  876 ,  il  voulut  s'emparer  de  l'Alsace  et  du  cours  du 
Rhin  jusqu'à  Aix-la-Chapelle  (^).  Cet  éternel  rêve  de  la  rive  gauche 
ne  devait  point  se  réaliser.  Après  sa  défaite ,  il  se  dirigea  vers  Rome 
où ,  pour  se  consoler  de  ses  revers  •  il  alla  revêtir  la  pourpre  impé- 
riale (^).  L'approche  d'un  de  ses  neveux  le  força  à  s'enfuir. 

(  Charles-le-Chauve  meurt  à  Brîor  empoisonné  par  un  juifnommé 
Sededas  «  son  médecin  qui  avait  toute  sa  confiance.  Aucun  historien 


(*)  L*abbaye  de  Nantua  fat  fondée  par  Saint  Amand ,  premier  évêque  de  Stras- 
bourg. 

(*)  New  vaierliindUehe  Gesehiehiê  der  Stadt  Stratburg,  von  Iohanmes  Fribse, 
1792. 

(>)  LAGUiLLK ,  Biitoire  d'ÀUaee. 

{*)  MieULBf ,  Hiitalrè  (U  FroMê. 


Digitized  by  VjOOQIC 


558  REVUE  D'ALSACE. 

ne  nous  a  appris  si  ce  médecin  avait  été  puni  et  nous  ignorons  quels 
avaient  été  les  instigateurs  du  crime....  Gharles-1e-Chauve  fut  enterré 
au  prieuré  de  Nantua  dans  le  diocèse  de  Lyon;  et  sept  ans  après,  ses 
os  furent  transférés  à  St-Denis  (<)  (^). 

c  Hemedeus  huitième  abbé  (de  Nantua)  fil  inhumer  au  côté  gaurhe 
du  grand  autel  Cbarles-le-Chauve  qui  venait  de  mourir  à  Brior  près 
du  Rhône  .  dans  la  chaumière  d'un  paysan. 

c  L'abbé  fit  mettre  une  épitaphe  sur  son  tombeau. 

c  Charles-le 'Chauve  laissa  à  Téglise  de  l'abbaye  quatre  évangiles 
manuscrits  •  deux  encensoirs  ,  un  calice  d'argent ,  des  chandeliers , 
des  habits  et  ornements  (^)  (^).  • 

D'après  ces  données  historiques ,  et  d'après  les  traditions  nous 
allions  donc  voir  une  tombe  royale  carolingienne ,  une  tombe  du  ix« 
siècle.  Après  avoir  parcouru  l'église  en  tous  sens  et  admiré  dans  une 
chapelle  une  voôie  à  pendentifs ,  style  renaissance  d*une  hardies.«e  et 
d'une  légèreté  incomparables  ,  nous  n'avions  découvert  que  la  pierre 
tombale  d'un  bon  bourgeois  du  xv*"  siècle.  C'était  une  première  dé- 
ception et  nous  allions  nous  retirer  fort  désapointés,  lorsque  nous 
flmes  rheureuse  rencontre  d'un  digne  ecclésiastique  qui  avec  une 
exquise  urbanité  voulut  bien  nous  guider  et  nous  renseigner.  Nous 
fûmes  introduits'  à  droite  du  cltœur  dans  une  chapelle  qu'une  fausse 
porte  mettait  en  communication  avec  une  espèce  de  crypte.  Sur  la 
partie  gauche  de  la  voûte  de  ce  caveau  se  trouve  incrusté  un 
arc  tumulaire  à  la  base  duquel  se  remarque  une  inscription  in« 
déchiffrable.  C'est  ce  chétif  monument  qui  doit  avoir  servi  de 
sépulture  provisoire  à  Charles*le-Chauve. 

Sans  avoir  aucune  prétention  à  la  noble  science  des  antiquaires 
nous  avons  immédiatement  reconnu  une  erreur  archéologique  des 
plus  patentes ,  lanachronisme  était  par  trop  criant.  La  tombe  caro- 
lingienne avait  disparu  et  nous  étions  en  présence  d'une  des  plus 
élémentaires  et  des  plus  mesquines  productions  de  l'art  du  xv»«  siècle. 

[*)  Henault  ,  Abrégé  chronologique  de  V Histoire  de  France. 

(')  Le  tombeau  en  bronze  de  Gbarles-le-Cbauve ,  autrefois  conservé  à  TégUse  de 
Saint-Denis  et  qui  était  probablement  une  œuvre  du  iti^*  siècle,  a  été  fondu  en 
1792.  {Histoire  de  France ,  Henri  Bordier  et  Edouard  Gharton). 

(")  Au  musée  du  Louvre  on  voit  encore  une  Bible  de  Gbarles-Ie-Cbauve. 

(*)  Gacon  ,  Histoire  de  la  Bresse  et  Buget ,  abrégée  par  M.  de  Latejssoupière. 


Digitized  by  VjOOQIC 


SOUVENIRS  DE  VOYAGE,  ETC. 

L'iDScription,  en  caraclères  gothiques  très-allongés  et  très  rapprochés, 
confirma  cette  date  par  son  illisibitité  même  •  si  Ton  vent  bien  nous 
permeltre  celte  expression. 

Nous  fimes  confidence  de  noire  désillusion  à  notre  vénérable  ecclé- 
siastique et  nous  lui  fîmes  remarquer  que  les  détails  d'architecture 
tumulaire  et  surtout  le  spécimen  bien  caractérisé  de  paléographie 
murale  asHlgnaieni  une  date  bien  pins  récente  à  cette  tombe.  Il  nous 
fut  répondu  qu'un  archéologue  de  passage  à  Nantua  ,  et  dont  nous 
regrettons  de  ne  pouvoir  citer  le  nom ,  avait  déjà  contesté  Toriglne 
carolingienne  de  ce  monument ,  et  qu'il  était  même  parvenu  à 
déchiffrer  «i' inscription  qui  d'après  lui  devait  être  de  la  fin  du  %\v°^ 
siècle. 

Si  les  révélations  du  Spiritisme  sont  tant  soit  peu  vraies»  le  cheva- 
lier ou  le  prieur  qui  repose  sous  cette  pierre,  a  étt  plus  d'une  fois  se 
réjouir  de  l'hommage  royal  rendu  à  cette  tombe  par  de  nombreux 
visiteurs. 

Nous  nous  consolerons  de  ce  cruel  désappointement  en  donnant  à 
nos  lecteurs  Tépitaphe  bien  authentique  qui  figure  sur  la  pierre 
carolingienne  qui  peut-être  existe  encore ,  masquée  par  les  boiseries 
du  chœur  à  ce  que  prétendait  notre  vénérable  ecclésiastique. 

Les  historiens  nous  ont  conservé  Tépitaphe  du  tombeau  de 
Ghsrles-le-Chauve  qui  avait  été  enterré  à  Nantua. 

Hoe  domini  Caroli  servantur  membra  supulchro 

Conspieuus  Romœ  qui  fuit  itnpério 
Dardanidœque  simul  génies  non  septra  reliquens 

Sed  poiius  pladde  régna  tenens  alia         ^ 
Ecclesiamque  pio  tenuit  moderanime  ChrisH 

Semper  in  adversis  iutor  et  egregius 
Iialiam  pergens  febribus  corrompitur  atris 

Et  rediens  nostris  obiit  in  finilnu 
Quam  Deu8  exeekis  dignetur  jungere  turmis 

Sanctorumque  choris  consociari  jnis 
Quinta  dies  mensi  lumen  cum  panderet  orbi 

Octobrit  spatium  redidit  iste  deo  (*), 


(*)  BtMtoirê  de  la  Brette  et  du  Bugey  ;  abrégée  par  M.  de  Lateyssonnière. 

Cette  épitaphe  se  trouve  également  reproduite  dans  Guicbenon  ,  Histoire  de  la 
Bresse  et  du  Bugey,  Elle  a  sans  doute  été  extraite  des  titres  de  Tabbaje  de 
Nantua. 


Digitized  by  VjOOQIC 


060  Rcnns  d'alsacc. 

Ed  lisant  celte  épitapbe  bien  authentique  coiupoaée  par  un  eocté- 
siastique ,  nous  ferons  remarquer  qu'on  ne  fait  pas  la  oioindrp  allu- 
sion au  genre  de  mort  auquel  aurait  succombé  Gharles-le»CliauYe 
d'après  quelques  auteurs.  A  cette  époque  l'antipathie  étant  bien  pro- 
noncée contre  les  Israélites,  et  le  juif  Sedecias  n'aurait  point  échappé 
à  un  supplice  que  les  Instigateurs  mêmes  du  crime  auraient  cherdié 
à  provoquer  pour  étouffer  tout  soupçon  de  complicité. 

Le  Président  Henault  remarque  judicieusement  que  les  historiens 
gardent  le  silence  sur  les  instigations  du  crime  et  sur  le  genre  de 
punition  encourue  par  Sedecias  dont  le  forfiiH  s'est  peui-éire  qu'imi* 
ginaire.  Puisque  nous  citons  le  président  HenauR  nous  lermiaeroM 
contrairement  à  l'usage  par  une  épigraphe  qui  se  trouve  en  tête  de 
son  ouvrage  : 

Indociî  dUcant  et  ament  tneminisee  PtrUi, 

i.  fé  PUTHOD. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LE  BOLLENBERG. 

{PKtS  DR  ROOFPAGfi  HAUT*Rlll2f.) 


Le  mol  Bal  ou  Baal  signifiait  seigneur  el  maître  {*)  ches  les 
Cbaldéens,  qui  donnèrenl  principalement  ce  titre  au  dieu  Soleil,  Jeur 
grande  divinité  ,  et  »  par  extension  aussi ,  aux  divers  génies  qui  pré- 
sidaient aux  astres  principaux.  Chez  les  Phéniciens,  Saturne  portait 
le  nom  de  Beel^Shamin.,  c'est-à-dîre ,  maître  et  roi  des  cieux  (*). 
Sous  ce  titre  il  était  confondu  avec  le  Soleil ,  en  tant  que  régulateur 
du  temps.  Ce  mot  Bel  ou  Beel  répondait  chez  eui,  ainsi  que  chez  les 
Assyriens  et  chez  les  Perses,  au  Bal  ou  Baal  des  Chaldéens.  Chez  les 
Perses ,  le  nom  de  Bel  était  donné  à  Jupiter,  dont  la  statue ,  en 
bfoiize ,  représentait  le  dieu  dans  l'action  de  marcher,  pour  symbo- 
liser la  marche  du  soleil. 

Ce  culte  baalique  passa  d'Asie  en  Europe  avec  les  peuples  qui 
vinrent  s'y  établir.  On  voyait  en  Grèce ,  à  Palras ,  le  tombeau  du 
Dieu  Bel  dans  le  temple  de  Sérapis,  qui  n'était  lui-même  que  la 
représentation  mystique  d'Osiris  ou  du  dieu  Soleil  descendu  au  tom- 
beau (*).  Dans  te  borique  au  contraire  »  à  Aquilée ,  c'est  sous  le  nom 
de  Bélên  ou  Bélénus  qu'il  était  invoqué  comme  dieu  printanier  on 
Apollon  (4).  C'est  sous  celte  forme  aussi  que  les  Keltes  de  TOccident 
Kddoraicnt ,  et  que ,  sur  la  pointe  des  monts  les  plus  élevés ,  (  t  sur 
le  penchant  des  coteaux,  où  ses  rayons  venaient  régénérer  la  nature, 
Hs  lui  sacrifiaient  le  <'heva) ,  qui  lui  était  consacré  comme  symbole  de 
la  rapidité  de  sa  course.  M.  le  professeur  Bergmann  ,  dans  son  ou- 
vrage sur  les  Gètes,  a  voulu  rattacher  l'une  à  l'autre  les  deux  figures 


(*)  KïrkeT.Œdip. ,  T.  I ,  p.  262.  —  Selden  ,  de  diis  Synit ,  2.  c.  4. 

(')  Easeb. ,  Orœp,  evang. ,  I.  c.  iO 

(')  Paasao. ,  Hfesseniac. ,  p.  228. 

O  Hérodian. ,  VIII ,  p.  302. 

S«  Série.  -  8*  Année.  M 


Digitized  by  VjOOQIC 


562  REVUE  D'ALSACE 

mythiques  d*Hérakèi  et  ô'Apollo ,  dont  le  dernier  nom  ,  selon  lui . 
dériverait  du  premier.  Cette  opinion  ne  saurait  prévaloir  ni  pbilolo* 
gtquement  ni  sous  le  rapport  religieux.  Hérakiès  »  en  effet ,  n*est  pas 
le  dieu  Soleil  du  printemps  ;  c  est  le  dieu  fort  qui  meut  la  nature  et 
engendre  le  temps ,  tandis  qu'Apollo  ou  Appello ,  comme  nous  le 
lisons  sur  quelques  inscriptions  (i)»  représente  Tinfluence  bienfaisante 
(}u  Soleil  printanier.  L'un  était  peint  sous  les  attributs  de  la  force 
musculaire,  l'autre  sous  tes  traits  de  la  beauté  idéale  et  de  la  force 
junévile. 

Quand  les  Romains  s'emparèrent  des  provinces  rhénanes  .  et  en 
soumirent  les  diverses  nationalités,  ils  adoptèrent,  fidèles  à  leur 
politique  et  à  leurs  principes  de  conquête ,  les  cultes  qu'ils  y  trou- 
vèrent établis.  Le  culte  de  Bel  fut  donc  confondu  avec  celui  d'Appol- 
lon,  le  dieu  printanier  des  Grecs  et  des  Romains.  Lorsqu'à  leur  tour 
les  Germains  (Burgondes  et  Âllemanes),  s'emparèrent  des  rives  du 
Rhin  ,  se  perpétuèrent  dans  la  langue  et  dans  les  traditions  de  ces 
peuple^,  les  diverses  dénominations  de  Belchen ,  de  Boll,  ou  BolUn , 
de  Rossberg,  de  Sanuenberg,  etc. ,  selon  que  la  tradition  rattachait 
aux  lieux  qui  les  portaient ,  le  culte  gaulois  de  Bélén  ,  celui  romain 
d'Apollon ,  les  sacrifices  de  chevaux  en  l'honneur  du  dieu  Soleil ,  ou 
le  culte  solaire  lui-mé.me  dégagé  de  toute  nature  zoo  ou  aotropo- 
morpbe. 

Les  deux  Bolleuberg .  le  grand  et  le  petit ,  dans  le  Haut-Rhin,  ont 
conservé  dans  la  tradition  le  souvenir  de  cette  transformation  du 
culte  de  Bélén  en  celui  d'Apollon.  Les  murs  de  la  chapelle  qui  se 
montrait  jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier  sur  le  second  de  ces  sommets, 
étaient  dédiés  à  sainte  Polona  plutôt  Apolona  (^) ,  dont  la  légende 
chrétienne  ,  je  n'en  saurai  douter,  s'est  naturellement  entée  sur  le 
mythe  d'Apollon.  Sainte  Polona ,  dans  cette  légende ,  est  regardée 
comme  la  fille  du  fondateur  de  la  race  des  chevaliers  de  Boll  ou 
Bollen ,  qui  eux-mêmes  étaient  seigneurs  du  Bollenberg  (3).  Elle 
remplit  ici  le  rôle  que  remplit ,  plus  au  nord  ,  sainte  Odile ,  patronne 

(*)  Hist.  des  peuples  Opiques  ,  p.  340. 

(*)  Elsâssiche  Topographia  ,  2«  part. ,  p.  30. 

(').  Districlus  Bolleul>erg  prope  RuHiacum  ad  Dynasiiam  hanc  etiam  spectans  , 
primum  BoHvianœ  genlis  patrimonium  censelur,  ScbœpQ.  Ah.  illusl, ,  T.  H. ,  p. 
102. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LE  BOLLBNBEBC.  Mi 

d'Alsace ,  sur  les  lieux  consacrés  à  Sieg  ou  Odin  ;  comme  cette  der- 
nière le  remplit  aussi  près  de  Frîbourg  dans  la  chapelle  placée  au 
pied  du  dernier  versant  du  Rossberg ,  du  bant  duquel .  selon  la  tra- 
dition »  on  lançait  dans  l'abîme  les  chevaux  indomptés  offerts  en 
sacrifice  à  ce  dieu. 

Le  grand  Bollenberg  offre  une  masse  calcaire.  Ses  contours  arron- 
dis sont  exemps  de  parties  abruptes.  Son  sommet  ei  ses  versants ,  à 
pente  raide  vers  le  nord^  moyenne  vers  l'est,  plus  douce  vers  l'ouest 
et  le  sud ,  sont  couverts  d'une  faible  végétation  de  graminées  et  de 
bruyères. 

Du  côté  du  sud»  il  est  séparé  de  la  plaine  par  une  deuxième  colline 
calcaire  moins  élevée ,  nommée  le  petit  Bollenberg.  Cette  dernière , 
autrefois  recouverte  d'une  forêt  de  chênes ,  est  située  en  partie  dans 
la  banlieue  de  Rouffach .  ei  en  partie  dans  celle  d'Orschwyhr. 

L'une  et  l'autre  hauteur  sont  parseipées  de  blocs  de  grès  »  tantôt 
présentant,  dans  leur  rapport  de  position»  des  angles  ou  des  aligne- 
ments ;  tantôt  disséminés  sans  symétrie  aucune,  ou  accusant  quelque 
cercle  naturel.  C'est  sur  la  dernière  que  se  trouvait  la  chapelle  de 
sainte  Polona  qui,  jusqu'en  d576,  servit  d'église  aux  habitants  da 
village  d*Orschwyhr. 

Ces  blocs  de  grès ,  dont  quinze  seulement  ont  été  (déchaussés  pour 
Texploration  ,  afin  de  constater  leur  assise  •  sont  tous  d'un  volume 
assez  peu  considérable.  Aucun  d'eux  ne  pénètre  à  plus  d'un  mètre 
dans  le  sol.  Le  terrain  sur  lequel  ils  reposent ,  est  formé  de  bancs 
calcaires,  en  couches  minces,  superposées ,  recouverts  d'une  terre 
végétale  qui  ne  dépassé  nulle  part  trente  centimètres.  Ils  sont  en 
général  tous  couchés.  Aucun  ne  possède  de  forme  régulière,  qui 
accuse  la  main  de  l'homme.  Presque  tous  sont  pius  longs  que  larges, 
et  plus  larges  qu'épais.  Les  plus  petits  de  ces  blocs,  sont  d'une 
dimension  de  GO,  de  50  ou  de  40  centimètres  dans  les  trois  sens.  Le 
plus  fort ,  appuyé  sur  une  assise  de  pierres  superposées ,  représen- 
tant assez  exactement  un  mûrement  sans  ciment,  mesure  S"",  70*"  de 
longueur.  Il  existait  autrefois  à  la  base  antérieure  une  fosse  irrégu- 
lière de  50  à  60  centimètres  de  profondeur,  qui,  à  l'examen,  a  laissé 
apercevoir  des  traces  de  cendres  et  de  charbon.  Il  serait  téméraire 
toutefois  de  vouloir  affirmer  l'antiquité  de  ce  foyer,  quand  ,  avec 
autant  de  probabilité,  on  peut  l'attribuer,  soit  aux  feux  que  les  habi- 
tants d'Orschwyhr  allument  encore  chaque  année  le  soir  du  mardi-' 


Digitized  by  VjOOQIC 


864  REVtlB  D'ALSACE. 

gra«  sur  cette  hauteur,  soit  à  quelqu'un  des  pâtres  dont  les  troupeaux 
vienoeni  ici  brouter  Tberbe  aromatique. 

Quoi  qu'il  en  soil»  il  est  certain  que  ce  n'est  pas  la  main  de  l'hoiome 
qui  a  réuni .  sur  ce  sol  calcaire  tous  ces  blocs  de  grès  ;  ni  la  ntanîère 
dont  ils  sont  disposés ,  ni  les  figures  que  ces  divers  groupes  présen- 
tent ,  ne  se  prêtent  »  comme  on  l'a  voulu  d'abord  »  à  cette  supposi- 
tion. Ces  blocs  de  grès  sur  Toolithe  du  Bollenberg  n'ont  rîea  de 
contraire  aux  lois  géologiques ,  quelque  anomalie  que  leur  présence 
puisse  offrir  au  premier  aspeçi.  Après  le  dépôt  de  calcaire  jurassique 
et  avant  le  soulèvement  du  Bollenberg ,  c'est-à-dire ,  au  moment  où 
le  calcaire  jurassique  était  étalé  en  surrace  plane  au  pied  des  mon* 
tagnes  plus  anciennes,  il  a  dû  se  former  des  alluvions  sur  ce  terrain. 

Les  matériaux  de  ces  alluvions  on^  dû  être  empruntés  aux  mon- 
tagnes voisines.  Postérieurement  au  bouleversement ,  les  parties  les 
plus  ténues  de  ce  terrain  alluvial  ont  été  entraînées  par  les  eaux  »  et 
les  gros  blocs  sont  seul^  restés  en  place,  lu  où  nous  les  voyons  encore 
aiiyourd'bui.  Le  grand  nombre  de  ces  pierres,  l'irrégularité  de  leur 
foro^  et  de  leur  distribution  ,  militent  en  faveur  de  cette  hypothèse 
qui  s'accorde  avec  les  théories  présentées  par  M.  le  professeur  Léon- 
bard,  d'Heidelberg,  pour  les  deux  chaînes  des  Vosges  et  de  la  Forêt- 
Noire^  avec  celles  de  M.  Alb.  Mûller,  de  Bâle,  ù  l'occasion  de  phéno- 
mènes semblables  observés  sur  le  Jura ,  dans  la  Suisse  et  sur  le 
plateau  bâlois. 

Mais  cette  circonstance  ne  détruit  en  rien  l'importance  du  Bollen- 
berg sous  le  rapport  archéologique  et  religieux.  Pourquoi  les  hommes, 
en  venant  prendre  possession  du  sol  désert  où  ils  s'établirent ,  n'au* 
raient-ils  pas  mis  à  profit ,  pour  les  mystères  de  leur  culte ,  ce  que 
la  nature  elle-même  leur  présentait  de  mystérieux  sur  le  sommet 
des  monts,  où  Ils  se  plaisaient  à  invoquer  la  divinité?  Pourquoi 
n'auraient-ils  pas  choisi  les  plus  gros  blocs  de  ce»  pierres  pour 
autels,  et  n'auraient-ils  pas  profité  de  leur  dédale  pour  leurs  proces- 
sions? S'ils  n'avaient  point  sous  les  yeux,  comme  àCarnac^des 
alignements  symétriques,  posés  par  la  main  de  l'homme;  s'ils 
a'avalent  pas  de  cercles  parfaits ,  symbole  du  disque  du  soleil  et  de 
ses  douzes  demeures,  ne  semble*t-il  point  que  chacun  de  ces  agrestes 
autels  que  la  nature  avait  créés ,  répondit  à  chacun  des  génies  de 
ce.  ciel  étoile  ,  au  milieu  desquels  circule  l'astre  qu'ils  venaient  invo* 
quer?  Un  des  cantons  de  la  montagne  porte  encore  aiyourdhui  le 


Digitized  by  VjOOQ IC 


LE  bollbnbbug.  56K 

nom  de  Sonnenglânzk  ou  éclat  do  soleil.  Ce  doid,  dont  rien  ne  rap- 
^lle  rorigioe ,  n'est -il  pas  aussi  vieux  que  celui  des  sociétés  qui 
venaient  ici  prier?  Les  pontifes»  au  milieu  de  ce  labyrinthe  que  la 
relifion  avait  nécessairement  dâ  consacrer»  guidaient  la  marche  do 
people ,  chantant  les  hymnes  sacrées  et  attisant  les  feux  qui  symbo- 
lisaient le  retour  de  la  lomière  et  de  la  chaleur  et  qui»  même  lorsque 
le  cërisliauisme  eût  renversé  Tancienne  croyance ,  se  perpétuèrent 
6ur  ces  hauteurs ,  sans  que  les  hommes  initiés  a  la  nouvelle  foi  se 
préoccupasserit  de  leur  signification  primitive.  Le  christianisme  rem- 
plaça» par  une  naïve  légende,  la  figure  mythique  d'ÂpoMon.  Il  donna 
à  la  jeune  vierge  qui  lui  fut  substituée  un  nom  qui  bientôt  fit  oublier 
Tancien  culte  ;  et  peu  de  générations  s'élaient  écoulées  »  que  ces 
mêmes  populations  qui  maintenant  donnaient  aux  lieux  habités  »  aux 
voies  de  communication  ,  aux  buttes  tumulaires,  des  noms  qui  attes- 
taient de  leur  haine  pour  le  paganisme  »  allaient  sur  la  montagne 
implorer  sainte  Âpolona.  La  chapelle  qui  lui  fut  consacrée  datait 
sans  doute  d'une  époque  bien  reculée  ,  si  nous  faisons  attention  qu'à 
plusieurs  reprises  furent  retirés  du  sol  où  elle  avait  existé  ,  des  sar- 
cophages d# pierre  »  dont  Tun  d'eux  recelait  une  monnaie  mérovin- 
gienne, qui  fut  donnée  par  M.  le  curé  Zimberlin  au  musée  de  Colmar. 
Ces  sarcophages  qui  »  selon  lui  »  peuvent  remonter  jusqu'au  huitième 
ou  neuvième  siècle  ,  présentent ,  tous»  les  contours  du  corps  humain 
creusés  dans  la  pierre  »  de  manière  que  la  tète  avait  sa  cavité  propre 
à  elle.  Une  de  ces  pierres  sert  aujourd'hui  d'auge  au  puits  delà  ferme 
du  Bollenberg  ;  le  couvercle  de  l'une  d'elles  »  ornementé  ,  forme  le 
seuil  de  la  porte  de  la  grange.  Beaucoup  sont  encore  enfouies  dans  . 
ce  terrain.  Aucune  inscription  n'est  venue  nous  révéler  quelles  sont 
ces  sépultures.  Il  n'a  jamais  existé  près  de  cette  petite  église  d'éta- 
blissement religieux.  La  ferme  qu'on  voit  encore  tout  près  du  vignoble 
sous  lequel  gisent  ces  débris  »  jouissait  autrefois  du  droit  d'asile  pour 
les  criminels.  A  côté  s'élevait  la  modeste  demeure  de  l'ermite  qui  des- 
servait le  petit  temple  .  jusqu'à  l'époque  où  la  révolution  française 
détruisit  l'un  et  l'autre.  L'église  était  alors  le  rendez-vous  processionel 
de  toutes  les  paroisses  des  environs  qui  »  au  temps  des  Rogations , 
venaient  jusque  sur  ce  sommet  prier  Dieu  et  sainte  Polona  de  bénir 
et  de  protéger  leurs  moissons.  Cependant  aucun  des  hagiographes 
d'Alsace»  ni  l'abbé  Grandidier»  ni  l'abbé  Hnnckler»  n'ont  cité  cette 
pieuse  fille  de  la  race  des  Bollen  dans  leurs  Yiet  da  Saints  de  la  pro* 


D^itized  by  VjOOQIC 


S66  REVUE  DALSiiX. 

vîDce.  Elle  n*66t  conoue  •  invoquée  que  là  où  sa  légeode  a  pris  nais- 
sance »  au  point  de  contact  des  d»)ux  cultes  païen  et  chrétien.  Un 
acte  notarié  de  n68  fait  mention  d'elle,  sous  le  nom  à'ApoUa, 
comme  patronne  de  rancienne  église  d'Orschwybr  sur  le  Bollenberg. 
La  montagne  à  laquelle  elle  préside  comme  bon  génie.  9st  elle-même 
hantée ,  à  Topposé ,  par  le  génie  impur,  près  duquel,  dans  la  bouche 
du  peuple,  viennent  se  réunir  les  sorcières.  Quand  tout  dort  dans  les 
vallées  »  c'est  là  qu'elles  viennent  célébrer  leurs  danses  et  leurs  fes- 
tins »  et  qu'elles  reçoivent  du  prince  des  ténèbres  tes  soru  qu'elles 
vont  ensuite  jeter  sur  les  champs  et  sur  les  troupeaux.  C'est  encore 
un  reste  des  traditions  du  paganisme ,  où  les  deux  principes  bon  et 
mauvais ,  ou  de  la  lumière  et  des  ténèbres,  étaient  toujours  en  oppo- 
sition. 

Max.  DE  Ring. 


Digitized  by  VjOOQIC 


LES  ALSACIENS 

ET   L^ADMINISTRATION   FORESTIÈRE. 


M.  Flaxiand  noas  a  adressé  deux  brochures  que  nous  venons  de 
lire  avec  intérêt.  Ce  sont  deux  plaidoyers  en  faveur  des  culivateurs  de 
l'Alsace  qui  semblent  ne  pas  vivre  en  parfaite  intelligence  avec  l'ad- 
ministration forestière.  Ces  cultivateurs  sont,  de  père  en  61s,  et  de 
génération  en  génération,  dans  l'usage  de  ramasser  à  pleins  chariots 
les  feuilles  mortes  des  bois ,  d'en  faire  litière  à  leurs  bétes ,  et  par 
conséquent  de  les  convertir  en  engrais  ;  mais  l'administration,  plus 
ou  moins  tolérante  jusqu'ici,  n*entend  plus  se  dessaisir  de  son  bien 
et  donne  ses  raisons  pour  cela.  M.  Flaxiand  lui  oppose  les  siennes. 
C'est  un  feu  croisé  d'arguments  qui  ne  sont  pas  tous  également  heu- 
reux ,  mais  qui  ont  le  grand  mérite  de  ne  pas  s'écarter  des  bornes  de 
la  courtoisie.  L'administration  forestière  ne  se  contente  pas  d'affirmer 
que  les  feuilles  d'arbres  restituent  au  sol  ce  que  les  racines  de  ces 
mêmes  arbres  ont  enlevé  au  couches  profondes ,  qu'elles  forment  de 
l'humus  en  se  décomposant  et  que  l'humus  est  favorable  au  réense- 
mencement naturel ,  ce  qui  est  d'une  exactitude  incontestable  ;  elle 
voudrait,  en  outre,  persuader  aux  cultivateurs  que  les  feuilles  en 
question  ne  valent  point  la  peine  qu'on  se  donne  pour  les  recueillir  , 
et  qu'en  fin  de  compte  elles  ne  constituent  qu'une  litière  humide  et 
détestable  au  point  de  vue  de  l'hygiène  du  bétail.  Les  cultivateurs  ne 
se  laissent  pas  convaincre,  et  H.  Flaxiand  n'est  pas  non  plus  de  l'avis 
de  l'administration. 

Puisque  nous  sommes  appolé  implicitement  à  intervenir  dans  le 
débat ,  nous  dirons  ,  qu'à  moins  de  faire  fléchir  les  principes  de  la 
physiologie  végétale ,  il  nous  paraît  convenable  de  rendre  ou  mieux 
de  laisser  à  la  foret  ce  qui  vient  de  la  forêt.  Les  arbres  vivent  de 
l'atmosphère  par  leurs  branches  et  leurs  feuilles  comme  ils  vivent  de^ 


Digitized  by  VjOOQIC 


SM  RBVDE  D*AL8ACE. 

sels  terreux  par  leurs  racines.  Du  côté  de  Taunosphère , .  il  n'y  a  rien 
à  craindre,  les  provisions  ne  B*épuiseronl  pas,  mais  du  côté  du  sol, 
c'est  une  autre  affaire  ;  eu  que  les  racines  y  prennent  ne  s*y  retrouve 
plus ,  et  à  la  longue ,  si  la  restitution  ne  se  faisait  plus  en  nature ,  les 
provisions  souterraines  s'épuiseraient.  On  comprend  ,  à  la  rigueur , 
Que  l'homme  s'approprie  une  partie  des  produits  et  qu'en  se  les 
appropriant  il  se  dise  :  c  l'atmosphère  opérera  la  restitution  ;  mais 
il  doit  y  avoir  une  limite,  et  nous  demandons  jusqu'où  l'on  peut  aller. 
Vous  voudrez  bien  remarquer  que  nous  enlevons  ù  nos  forêts  nos  bois 
de  charpente  et  nos  bois  de  chauffage  et  que  nous  ne  leur  rendons 
absolument  rien  de  tout  ceci.  Si ,  avec  cela,  nous  enlevons  encore  les 
feuilles,  nous  dérangeons  l'équilibre:  nous  ne  nous  contentons  plus 
de  ce  qui  a  été  créé  aux  dépens  de  l'atmosphère ,  nous  prenons  en 
outre  ce  que  le  sol  a  produit.  C'est  aller  trop  loin. 

S'il  s'agissait  d'une  forêt  non  exploitée ,  d'une  forêt  vierge  .  le  ra- 
massage des  feuilles  mortes  n'aurait  pas  de  très- grands  inconvénients» 
mais  il  s'agit  de  forêts  où  nous  prenons  beaucoup  déjà ,  peut-être 
plus  que  la  part  de  l'atmosphère  ,  donc  il  est  prudent  d'y  regarder 
à  deux  fois  avant  de  prendre  davantage  .  puisque  la  prise  se  ferait 
aux  dépens  du  sol ,  et  que  nous  sommes  bien  décidés  à  ne  rien  lui 
restituer. 

Nous  nous  permettrons  encore  de  faire  observer  que  les  terrains 
8'enrichissent  nécessairement  d'année  en  année  par  raccumnlation 
des  dépouilles  qui  s'y  décomposent ,  et  qu'un  fonds  de  forêt  privé  du 
feuillage  mort  ne  saurait  valoir  »  en  cas  de  défrichement^  celui  qui 
n'aurait  rien  perdu  de  ses  propres  débris.  C'est  là  un  point  important 
à  considérer,  et  dont  il  n'a  pas  été  question  dans  le  débat.  En  admet- 
tant donc  que  les  cultivateurs  n'enlèvent  qu'une  partie  des  feuilles  et 
ne  fassent  pas  un  tort  sensible  à  la  végétation  et  au  repeuplement, 
il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  cette  suppression  tourne  au  désavan- 
tage de  la  couche  superficielle  et  que  Ton  empêche  cette  couche  de 
s'enrichir .  de  valoir  un  peu  plus  l'année  d'après  que  l'année  d'avant. 

En  définitive  •  l'administration  forestière  qui  autorise  l'enlèvement 
des  feuilles  mortes ,  appauvrit  plus  ou  moins  le  fonds  de  ses  bois,  ou , 
ce  qtii  revient  au  même,  se  prive  d'une  plus-value  qui  n'est  pas  sans 
importance.  Voilà  la  vérité. 

Nous  croyons  avec  M.  de  Lavergne  •  et  avec  beaucoup  d'autres , 
que  des  cultivateurs  qui  ne  savent  point  créer  la  quantité  d'engrais 


Digitized  by  VjOOQIC 


m  ALSACIEN  ET  L' ADMINISTRATION  FORESTièRE.  560 

nécessaire  à  leur  exploiution  sont  engagés  dans  une  mauvaise  voie , 
et  qo*il  vaut  mieux  les  en  sorlir  par  de  bons  conseils  et  de  bons 
exemples  que  de  les  encourager  dans  une  lutie  où  ils  échoueront  bien 
certainement.  Il  ne  s*agit  pas  ici  d'examiner  le  plus  ou  moins  de 
qualité  des  feuilles  mortes  employées  à  titre  de  liiière.  En  abordant 
cette  question ,  l'administration  forestière  n'a  cherché  qu'à  se  rendre 
aimable  et  à  adoucir  les  angles  de  la  difficulté.  Elle  aurait  pu  dire 
tout  de  suite  :  —  En  abandonnant  jusqu'ici  mes  feuilles  mortes  aux 
cultivateurs ,  je  leur  ai  fait  un  cadeau ,  j'ai  enrichi  leui-s  terres  aux 
dépens  des  miennes  ;  il  ne  me  convient  plus  de  continuer  le  cadeau , 
en  m'imposant  des  sacrifices  ;  c'est  mon  droit  et  j'en  use. 

M.  Flaxiand  nous  apprend  que  les  cultivateurs  de  la  plaine  vendent 
leurs  fumiers  aux  vignerons  des  coteaux.  C'est  regrettable;  nous 
n'admettons  pas  en  principe  un  commerce  de  cette  sorte  ;  les  fumiers 
de  la  ferme  doivent  aller  aux  terres  de  la  ferme ,  non  ailleurs.  Les 
vignerons  ont  pour  eux  la  cendre  des  sarments  et  des  souches  et  le 
marc  des  raisins  ;  on  s'en  contente  au  clos  de  Vougeot ,  on  pourrait 
également  s'en  contenter  en  Alsace. 

P.  JOIGNEAUX. 


Digitized  by  VjOOQIC 


UN  PASSEPORT  POUR  L^AUTRE  MONDE. 


A  Monsieur  le  Directeur  de  la  Revue  d'Alsace. 

Quoique  votre  estimable  Revue  me  semble  principalement  destinée 
à  des  intérêts  locaux ,  vousaveznéanmoins  jugé  à  propos  d'y  admettre 
différents  articles  sur  la  Russie  ;  sans  doute  •  vous  avez  pensé  que 
l'intérêt  que  présente  aujourd'hui  ce  pays  est  devenu  si  général,  qu'il 
est ,  pour  ainsi  dire  ,  local  à  chaque  province ,  car  chacune  compte 
quelques  uns  des  siens  parmi  ceux  qui  ont  combattu  dans  un  pays  si 
lointain  pour  la  justice  et  le  droit. 

Cette  considération  m'engage  à  vous  faire  parvenir  à  mon  tour 
un  petit  document  qui  vous  fera  connaître  jusqu'à  quel  point  les 
Autocrates  de  toutes  les  Russies  ont  abusé  à  la  fois  et  de  leur  pouvoir 
et  de  l'ignorance  des  peuples  moscovites;  abus  qui  certainement 
dépasse  toutes  les  bornes  de  l'imagination,  car  il  ne  s'agit ,  ni  plus  ni 
moins ,  que  de  passeports  délivrés  pour  l'autre  monde  et  adressés 
directement  à  Saint-Pierre. 

Voici  le  texte  d'un  de  ces  c  laissez-passer  >  tel  qu'il  est  rapporté 
par  la  feuille  anglaise  :  c  The  britisch  and  foreign  Review  ,  or  Euro- 
pean  Quaterly  Journal;  Vol  JX.  N^  il,  Jul  18S9 ,  p.  353.  >  et  qui , 
de  son  côté ,  l'a  tiré  d'un  manuscrit  qui  doit  se  trouver  au  musée 
de  Londres. 

c  Macariut ,  (>)  Dei  gratta  Kiovensis ,  Halicensis  et  Vniversae  Rus- 
siae  Archiepiscopus  Domino  et  amico  nostro  S,  Pelro,  Dei  Omnipotentis 
janitori. 

Significamus  Ttbi  hoc  tempore,  dlem  Suum  obéuse  quendam  Dei 
servum  Princtpem  Teodor ^Wlodimirski  :  quamobrem  prœcipimus  Ttbi, 

(')  Macarius  ir,  métropolitain  de  Kiew.  (1578-i5d0.) 


Digitized  by  VjOOQIC 


UN  PASSEPORT  POUR  l'aUTRB  MONDE.  571 

Ht  iUum  sine  omni  impedimento  et  cunctatione  recte  intramitas  m  regnum 
Dei.  Absolvimus  eum  ab  omnibus  suis  peccalis  et  dedimus  et  benedictio" 
Item.  Ilaque  nihil  eorum  transgredieris  alque  ne  secns  fiât,  dedimus  et 
has  literas  absolutionis. 

Datum  in  nostro  CUxustro  in  Kiovia  XXX.  JuUi  i541. 

Voici  encore  la  copie  d'un  autre  passe-port  de  la  vie  future,  qui  se 
trouve  inséré  dans  c  La  Clef  du  Cabinet  des  Princes  de  l'Europe,  avril 
nos,  p.  989.  Quoiqu'il  me  paraisse  moins  authentique  que  le  premier, 
il  ne  confirme  pas  moins  un  usage  aussi  indigne  que  ridicule. 

c  Je  soussigné ,  évéque  ou  prêtre  de  N.  reconnais  et  certifie ,  que 
N.  porteur  de  ces  lettres ,  a  toujours  vécu  parmi  nous  en  bon  chré- 
tien ,  faisant  profession  de  la  religion  Grecque  ,  et  quoiqu'il  ait  quel- 
quefois péché ,  il  s'en  est  confessé ,  en  a  reçu  l'absolution  et  la  com- 
munion ,  en  rémission  de  ses  péchés  ;  il  a  honoré  Dieu  et  ses  saints  ; 
îl  a  jeûné  et  prié  aux  heures  et  saisons  ordonnées  par  l'Eglise  ;  il 
s'est  fort  bien  gouverné  avec  moi ,  qui  suis  son  confesseur,  en  sorte 
que  je  n'ai  point  fait  difficulté  de  Tabsoudre  de  ses  pèches ,  et  n'ai 
pas  sujet  •  de  me  plaindre  de  lui ,  en  témoin  de  quoi  nous  lui  avons 
expédié  le  présent  certificat ,  afin  que  St-Pierre,  le  voyant,  lui  ouvre 
la  porte  de  la  joye  éternelle.  > 

J'ignore,  si  de  pareils  laissez-passer  se  délivrent  encore  de  nos 
jours  en  Russie  ;  mais  dans  ce  cas ,  la  besogne  ne  doit  pas  manquer 
dans  les  bureaux  de  passe-ports. 

Agréez ,  Monsieur  le  Directeur,  etc. 

Félix  Marquât, 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 

Personne  n'a  oublié  les  lettres,  si  intéressantes,  que  M.  Louis 
Spach  a  écrites  dans  le  Courrier  du  Bas'Rhin  sur  les  archives  dépar- 
tementales dont  le  dépôt  lui  est  confié.  La  collection  de  ces  lettres 
forme  un  iravail  de  longue  haleine  dont  le  public  est  redevable  aux 
traditions  obligeantes  et  aux  habitudes  laborieuses  de  l'auteur  ;  mais, 
il  faut  bien  le  dire  »  dissiroinées  dans  le  journal  sur  les  instances 
duquel  elles  ont  été  écrites ,  ces  lettres  ont  nécessairement  participé 


Digitized  by  VjOOQIC 


878  REVUE  D'ALSACE. 

du  sort  réservé  aux  organes  de  la  publicilé  quotidienne  et ,  à  pari 
dans  quelques  rares  colleciions  du  journal ,  elles  n'existent  plus  que 
dans  les  souvenirs  ;  nous  nous  trompons  cependant ,  elles  existent 
dans  un  volume  tiré  à  l'usage  de  l'auteur,  mais  en  si  petit  nombre 
que  la  librairie  peut  en  faire  abstraction  et  considérer  une  édilioa 
iij^éciale  comme  étant  l'édition  d'une  œuvre  inédite.  C'est  aiusi , 
paraît-il ,  qu'en  a  jugé  M.  E.  Piton  dont  le  dernier  bulletin  bibliogra- 
phique annonce  l'édition  in-S""  des  trente-neuf  lettres  qui  résument 
d'une  manière  si  attachante  les  connaissances  acquises  par  vingt 
années  de  travail  et  d'études  de  l'un  des  écrivains  les  plus  aimés  et 
les  plus  justement  honorés  du  pays. 

La  RevHe  d* Alsace  a  ouvert  ses  colonnes  à  une  demaude  de  rensei- 
gnements qui  nous  a  valu ,  pensons-nous ,  la  publication  du  livre 
«  Des  nombres  »  que  nous  annonçons  en  ce  moment.  Ce  livre  est  une 
production  inédite  jusqu'alors  de  iM.  le  comte  de  Saiut-Martin  »  dit 
le  philosophe  inconnu ,  qui  a  passé  quelques  années  à  Strasbourg, 
vers  la  fin  du  siècle  dernier,  dans  le  commet  ce  d'une  femme  de 
mérite ,  Mme  de  Bœcklin ,  au  sujet  de  laquelle  M.  Matler  demandait 
des  renseignements  à  ses  contemporains.  Peut-être^  a-t-il  quelque 
chose  de  trop  hasardé  dans  l'allégation  ,  que  c'est  aux  lettres  écrites 
à  la  Revîie  par  H.  Matter  qu'est  due  la  publication  du  livre  des 
nombres.  Nous  voyons,  en  effet,  dans  Tavant-propos  du  nouvel  éditeur 
de  M.  de  Saint-Martin ,  que  depuis  c  quinze  ans  »  les  œuvres  c  du 
plus  grand  des  mystiques  français  >  de  la  fm  du  dernier  siècle  sont 
ro1)jet  d'une  sollicitude  et  de  recherches  particulières.  Cependant 
nous  avons  quelques  raisons  de  penser  que  le  souvenir  donné  dans 
cette  Revue  par  M.  Maiter  à  un  petit  groupe  d'esprits  distingués  » 
est  entré  pour  quelque  chose  dans  la  détermination  de  l'éditeur. 

Cet  éditeur,  M.  Louis  Scbauer,  est  nécessairement  un  disciple  du 
maître  dont  il  a  conçu  le  projet  de  rééditer  toutes  les  œuvres, 
c  L'expérience  ,  dit-il ,  que  ,  depuis  quinze  ans ,  nous  avons  faite 
de  l'effet  moral  produit  par  Tétude  des  œuvres  dix  philosophe  inconnu, 
nous  a  inspiré  le  désir  de  commencer  une  réimpression  des  œuvres 

de  cet  homme  admirable et  dont  la  renommée  est  si  au-dessous 

de  celle  à  laquelle  il  atteindra  un  jour  parmi  les  inteiligençes  d'élite. i 

H.  Schauer  a  voulu  associer  à  son  premier  essai  d'édition,  M. 
Matter,  lui-même ,  de  qui  il  a  sollicité  et  obtenu  une  préface  pour  la 
livre  des  nomffr^s.  Il  faut  lire  cette  préface  pour  concevoir  une  idée 


Digitized  by  VjOOQIC 


BULLETIN   BIBLIOGRAPHIQUE.  575 

bien  nette  du  livre  qui  se  présente  avec  les  formes  de  la  science 
exacte  appliquée  à  la  plus  haute  pression  spéculative  de  Tesprii  hu- 
main. M.  Matter  a  en  outre  donné  ù  M.  Scbauer  le  conseil  de  joindre 
à  «  un  écrit  aussi  apocalyptique  >  une  publication  qui  est ,  par  sa 
nature ,  à  la  portée  de  tous  et  qui ,  parait*il ,  est  devenue  très-rare , 
à  savoir:  Véclair  sur  1^ association  humaine.  Cest  cet  écrit  du  même 
philosophe  inconnu,  que  M.  Matter  croit  être  le  plus  propre  ù  donner 
en  même  temps  les  principaux  traits  de  la  morale,  de  la  politique  et  de 
la  spéculation  philosophique  de  Saint-Martin. 

Il  vient  de  paraître  sous  le  titre  :  Séjour  en  Alsace  de  quelques 
hommes  célèbres  ,  une  petite  brochure  in- 12  de  ii4  pages  et  qui  con- 
tient le  récit  de  c  la  bonne  fortune  qu*a  eue  TAIsace  deVecevoir  la 
c  visite  de  plusieurs  grands  personnages  de  la  République  des 
c  lettres.  >  Il  y  est  question  d*Erasme  •  de  Voltaire*  d'Âlfieri,  Delille, 
Casanova  et  J.  J.  Rousseau*  Cette  brochure  n'est  autre  chose  qu'un 
tirage  à  part  des  articles  qui  ont  paru  sur  ces  citoyens  de  ladite  Ré- 
publique ,  dans  la  petite  gazette  des  tribunaux  d'Alsace.  On  conçoit ,  à 
la  seule  indication  du  titre  du  livre  et  des  noms  qui  en  forment  le 
sujet ,  l'intérêt  qui  s'attache  à  une  semblable  publication.  C'est  une 
face  de  l'histoire  d'Alsace  qui  est  esquissée  avec  autaut  de  délicatesse 
qne  d'élégance  par  l'estimable  rédacteur  de  notre  peliie  gazette, 

Aus  dem  Elsasse.  Gedîchte  von  Friederich  Olte.  St.  Gai.  4862,  un 
charmant  petit  volume  de  YlI-245  pages. 

L*auteur  de  ces  poésies  e^t  le  rédacteur  de  notre  chère  Samstag- 
blati ,  le  seul  organe  qui  en  Alsace  ose  encore  parler  noblemement 
et  honorer  la  langue  maternelle.  Il  sera  ultérieurement  parlé ,  nous 
le  pensons ,  du  volume  que  nous  venons  d'annoncer. 

La  Fascination  de  Gulfi.  —  7ra</é  de  Mythologie  Scandinave , 
composé  par  Snorri ,  fils  de  Sturla  ;  traduit  du  texte  norrain  en  fran- 
çais et  expliqué  dans  une  introduction  et  un  commentaire  critique 
par  F.  G.  Bcrgmann  ,  professeur  de  littérature  étrangère  et  doyen 
de  la  facilité  des  lettres  de  Strasbourg.  —  Un  vol.  in-8''  de  XlI-343 
pages.  —  Strasbourg  et  Paris.  —  Treuttel  et  Wurtz.  —  J861. 

Le  savant  et  estimé  doyen  de  la  faculté  des  lettres  est  une  connais- 
sance ancienne  pour  les  lecteurs  de  la  Revue.  Le  livre  qu'il  vient  de 
publier  sera  probablement  une  occasion  de  résumer  en  quelques 
pages  les  trésors  de  science  que  renferme  le  nouveau  livra  d« 
M.  Bergmann.  F.  Kurtz. 


Digitized  by  VjOOQIC 


TABLE  DES  MATIÈRES.  —  2""*  SÉRIE.  2"^  ANMÉE. 


HISTOIRE.  —  ARCHÉOLOGIE. 

Ch.  Gébard.  —  L'aDcienne  Alsace  à  table.  (7«  partie) 5 

—  —    —    —    Idem    (8«  parUe) 289 

—  —    —    —    Idem    (9«  partie) 433 

G.  Prants.  —  La  dame  de  Hangerstein 28 

AuG.  Stqebeb.  —  Chants  et  légendes  populaires  d'Alsace  qui  se  rattachent  à  la 

température  et  aux  différents  agents  qui  la  déterminent 58 

Ingold.  —  Topographie  des  Gaules  an  v«  siècle 97 

G.  GoGUEL.  —  LaYater  à  Golmar  et  à  Montbéliard 123 

P.  KiRSCOLEGER.  —  Quelques  regards  rétrospectifs  sur  Tétat  littéraire»  scien- 
tifique ,  industriel  et  agricole  de  T Alsace  au  commencement  du  xix«  siècle  220 

J.  J.  DiETRicii.  —  Le  poêle  des  seigneurs  à  Ribauvillé 235 

CosTE.  —  Un  mot  à  propos  d'Argentouaria 382 

L.  LiRBiCH.  —  Esquisse  d'une  caHe  linguistique  de  l'Alsace 337 

—  —    _    _    Esquisse  d'une  histoire  de  l'idiome  alsacien  ......   481 

Gh.  Kmoll.  —  Episode  de  la  grande  peste  de  1348.  (Pragment  de  l'histoire 

deGuebwUler)     429 

—  —    —    —    Histoire  de  la  ville  de  Soullz 509 

—  —    —    —    i"  êuite 529 

SCIENCES  NATURELLES.  —  AGRICUI.TURE.  —  INDUSTRIE. 

J.  P.  Plaxland.  —  La  pèche  de  la  grenouille  dans  \&  canton  de  Kajsersberg. 
—  Ses  vertus  médicinales 36 

—  —    —    —    Coup  d'o&il  sur  les  divers  systèmes  de  chimie  agricole    .    112 

—  —    —    —    De  l'administration  des  forêts  domaniales  et  communales 

à  propos  des  feuilles  mortes 274 

—  —    —    —    Idem  id      466 

F.  DE  Dartein.  —  Quelques  mets  à  propos  ào.  l'administration  des  forêts  cl 

des  feuilles  mortes 359 

Gu6T.-Ad.  Hirn.  —  Une  fantaisie  à  propos  des  photographies  de  M.  A.  Braun  241 

—  —    —    —    Suite  et  fin 315 

P.  Joigneaux.  —  Les  Alsaciens  et  l'administration  forestière 567 

BIOGRAPHIE. 

Ch.  Goutzwiller.  —  X.  Hommaire  de  Hell 69 

—  —    —    —    —    Suite  et  fin 145 


Digitized  by  VjOOQIC 


TABLE  DES  MATIÈRES.  57S 


Mattbr.  —  m.  de  Saiotr-MartiD  ,  M»*  de  Boecklia ,   les  deux  Salzinann , 

GcBlhe.  (Suite  9t  fin) 187 

L.  Spagr.  —  Théodore  Kreiss 195 

ÉTUDES  LITTÉRAIRES.  —  RELIGIEUSES.  —  HAGIOGRAPHIE. 

Ed.  Goguel.  —  Les  femmes  dans  la  poésie  grecque 49 

—  —    —    —    i^  suite 363 

—  —    —    —    ^  suite 413 

— .    —    —    —    3«  suite 495 

—  —     —    —    i^  suite  et  fin 359 

A.  GiLLiOT.  —  Etudes  sur  les  religions  comparées  de  rOrieni.   ...;..  SOO 

—  —    —    —    i^  suite 2S6 

—  —    —    —    1*  suite 544 

-_    —    __-    ^  suite 400 

—  —    —    —    i^  suite 465 

Max.  de  Ring.  —  Le  Bollenberg S61 

VARHSTÉS. 

Gh.  TBiERRt-MiEG.  —  Quatre  jours  à  Tunis  et  Carthage.  (Suite  et  fin)    .  .  .  167 

Sabourin  de  Nanton.  —  Une  nuit  au  château  du  Hohen-KœDigsbourg  ...  174 

Ch.  Berdellé.  —  Essai  de  traduction  de  quelques  poésies  allemandes  .   .   .  532 

M"«  Adèle  Hommaire  de  Hell.  —  La  souffrance 575 

—       —        —        —         —  Le  voyageur 578 

P.  Vatin.  —  La  chapelle  de  la  forêt  d'Ill  à  SchlesUU.  —  Episode  de  la  guenre 

d'Italie 585 

M"e  Geneviève  Bourgeois.  —  L'Hirondelle 517 

DOGUMENIS  HISTORIQUES. 

G.  WoLFF.  —  Réduction  des  monnaies  royales  et  conversion  des  livres,  sols 
et  deniers  en  florins,  schellings  et  pfennings  de  la  ville  lihre  royale  de 
Strasbourg 88 

—  —  —  —  Arrêté  de  \à  Chambre  des  XIII  pour  la  réception  de  Marie- 
Antoinette 551 

Jérôme  N.  —  Un  complément  à  l'arrêté  de  la  Chambre  des  XIII 581 

Félix  Marquât.  •—  Un  passeport  pour  Tautre  monde 570 

CRITIQUE  LITTÉRAIRE. 

N.  NiCKLÈs.  ~  Zoologie  du  jeune  âge  ou  Histoire  naturelle  des  animaux , 
écrite  pour  la  jeunesse ,  par  M.  Lereboullet 45 

—  —  —  —  Etudes  physiologiques  sur  les  animalcules  des  infusions 
végétales,  comparés  aux  organes  élémentaires  des  végétaux,  par  P.  Laurent  554 


Digitized  by  VjOOQIC 


576  TABLE  DBS  MATIÈRES. 


A.  Jacqobt.  —  Eludes  litténîres  et  monlej  sur  Homère  ,  par  M.  il.  Wiémi  92 
Gh.  Gérard.  —  Histoire  de  la  guerre  de  trente  ans ,  par  Sekiikr  ;  traduite 

par  M.  Langhans i27 

Eo.  CÎ06UEL.  —  Marie  Smart ,  de  SehUUr ,  traduite  en  vers  par  Tli.  Braun  VSi 
J.  DiETRiCB.  -  AlsaUa  de  M  AuguêU  Slœber,  9«  vol. ,  i**  parUe ,  1898-4960  191 
Mai.  de  Ring.  —  CoUeclion  de  figurines  en  argile ,  etc. ,  par  E.  Tudot .  .  283 
Ch.  KÛS8.  —  Histoire  d'une  boocbée  de  pain.  —Lettres  à  une  petite  fille  sur 

la  ?ie  de  Thomme  et  des  animaux ,  par  Jean  Macé 427 

Emile  Grucier.  —  La  morale  et  la  philosophie  des  moeurs,  par  M.  MoUêt  .  «flS 
Loois  DE  Gbalandret.  —  Un  Ii?re  intére^aant  pour  les  familles  et  Tbistoire 

d'Alsace.  —  L'Armoriai  d'Alsace 523 

G.  Gocuel.  —  Chronique  protestante  de  l'Angonmois,  ivi«,  xvri«,  xviu* 

siècle ,  par  Victor  B^taud S27 

BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 

Le  manuel  du  touriste  au  chftteau  du  Hobkœnigsbourg ,  etc 96 

Frédéric  Kortz.  —  Strasbourg  pendant  ses  deux  blocua  et  les  cent  Jours   .    240 
^    _    _    _    Description  lopographique  et  historique  de  la  partie  anté- 
rieure de  la  vallée  de  l'Ill ,  avec  un  appendice  concernant  l'ancien  cbJlteaa 

de  Brunsutl,  par  M.  A.  SiiBber 384 

—    —    —    —    Lettres  sur  les  archives  ,  de  M.  Spaeh,   —  Le  livre  des 

nombres,  etc 571 

I.ÉOPOLD  Fertic.  —  Curiosités  d'Alsaco ,  par  €A.  BarthMi.  —   La  Petite 
Gazette  des  tribunaux  d'Alsace  ,  par  Ernest  de  Keyremand,  --  Le  BuHelio 
agricole  du  Bas-Rhin.  —  Le  Bulletin  agricole  du  Haut-Rhin.--  Le  tolletio 
de  la  Société  industrielle. —La  Germanie  et  l'Alsace ,  par  le  comte  d'Agneau  28S 
Société  pour  la  conservation  des  monuvents  historiques  d'Alsace 192 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC 


Digitized  by  VjOOQIC